# Cours du Professeur Barrera sur le commentaire de la Politique d'Aristote par Thomas d'Aquin ## Enregistrement audio du cours <iframe width="100%" height="450" scrolling="no" frameborder="no" allow="autoplay" src="https://w.soundcloud.com/player/?url=https%3A//api.soundcloud.com/playlists/2046747519&color=%23ff5500&auto_play=false&hide_related=true&show_comments=false&show_user=true&show_reposts=false&show_teaser=false"></iframe><div style="font-size: 10px; color: #cccccc;line-break: anywhere;word-break: normal;overflow: hidden;white-space: nowrap;text-overflow: ellipsis; font-family: Interstate,Lucida Grande,Lucida Sans Unicode,Lucida Sans,Garuda,Verdana,Tahoma,sans-serif;font-weight: 100;"><a href="https://soundcloud.com/savoirgouverner" title="Savoir Gouverner" target="_blank" style="color: #cccccc; text-decoration: none;">Savoir Gouverner</a> · <a href="https://soundcloud.com/savoirgouverner/sets/jorge-martinez-barrera-le" title="Jorge Martinez Barrera - Le commentaire de la Politique d&#x27;Aristote par Saint Thomas" target="_blank" style="color: #cccccc; text-decoration: none;">Jorge Martinez Barrera - Le commentaire de la Politique d&#x27;Aristote par Saint Thomas</a></div><div style="font-size: 10px; color: #cccccc;line-break: anywhere;word-break: normal;overflow: hidden;white-space: nowrap;text-overflow: ellipsis; font-family: Interstate,Lucida Grande,Lucida Sans Unicode,Lucida Sans,Garuda,Verdana,Tahoma,sans-serif;font-weight: 100;"><a href="https://soundcloud.com/savoirgouverner" title="Savoir Gouverner" target="_blank" style="color: #cccccc; text-decoration: none;">Savoir Gouverner</a> · <a href="https://soundcloud.com/savoirgouverner/le-commentaire-de-la-politique-daristote-par-thomas-daquin-1ere-partie" title="Le commentaire de la Politique d&#x27;Aristote par Thomas d&#x27;Aquin (1ère partie)" target="_blank" style="color: #cccccc; text-decoration: none;">Le commentaire de la Politique d&#x27;Aristote par Thomas d&#x27;Aquin (1ère partie)</a></div> ## Synopsis du cours **Le Commentaire de Saint Thomas sur la Politique d’Aristote : une analyse à partir du Proemium** **1. Introduction** 1.1 Pourquoi ce texte ? Un complément à l’œuvre de Hughes Kéraly. 1.2 L’importance de la nature. L’art imite la nature. 1.3 Analyse du proverbe. **2. Art** 2.1 Trois contextes : expérience-art-science (*Métaphysique* I, 1). 2.2 Art et prudence (*Éthique à Nicomaque* VI, 3-4). 2.3 Art et nature (*Physique* II, 8). 2.4 Fabrications et actions. 2.5 La politique est un art. **3. Imitation** 3.1 Comment devons-nous comprendre l’imitation ? 3.2 Imitation de l’esprit divin. 3.3 L’imitation est inspiration. **4. Nature** 4.1 Ressemblances et différences apparentes entre la manière d’agir de la nature et celle de l’homme. 4.2 Une perspective éminemment philosophique. 4.3 Telle nature, telle conception politique. **5. Difficultés avec la philosophie de la nature d’Aristote** 5.1 La finalité immanente de la nature transposée à la cité. 5.2 L’autarcie comme un bien et comme ce qu’il y a de meilleur. **6. Comment saint Thomas aborde le concept aristotélicien de nature** 6.1 Une nouvelle perspective de la nature et ses projections politiques. 6.2 Malaise de saint Thomas face à Aristote. 6.3 Différentes perspectives de finalité. 6.4 Définition de la nature fondée sur la définition aristotélicienne. **7. Le concept thomasien de nature et ses implications politiques : telle nature, telle cité** 7.1 La nature créée. 7.2 Le gouvernement divin du monde auquel la communauté politique est soumise. 7.3 L’homme n’atteint pas sa plénitude dans la cité. **8. La question de la meilleure forme de gouvernement à la lumière du proverbe « l’art imite la nature »** 8.1 La monarchie comme constitution et comme principe de gouvernement. 8.2 Tout gouvernement est monarchique, même s’il ne l’est pas dans sa constitution. ## Textes choisis > [!pdf] Télécharger les textes choisis en pdf > [[Barrera Textes choisis.pdf]] 1. (...) L'art en réalité peut certes examiner les choses naturelles et s'en servit pour réaliser son œuvre propre, mais elle ne peut les conduire à leur achèvement. D'où il est évident que la raison humaine ne peut que *connaître* les choses qui sont faites par la nature mais qu’elle peut à la fois *connaître et fabriquer* les choses qui sont produites par l’art : d'où il suit que les sciences humaines qui se rapportent aux choses naturelles soient *spéculative*s et que celles qui se rapportent aux choses produites par l'homme soient *pratiques*, c'est-à-dire opérationnelles conformément à une imitation de la nature.» (*Prooemium* 79067). 2. « Et de plus, puisque la raison dans les sciences pratiques opère parfois par mode de fabrication par une opération qui passe dans une matière extérieure, mode qui s'étend à proprement parler aux arts qu'on appelle mécaniques comme par exemple l'art du forgeron, celui de la construction des navires et d'autres du même genre, mais puisqu'elle opère aussi parfois par mode d'action par une opération qui demeure dans celui qui opère comme on l'observe dans ces actes, à savoir le conseil, le choix, et le vouloir qui appartiennent à la science morale, il est évident que la science politique, qui a pour objet le gouvernement des hommes, n'est pas contenue sous les sciences de fabrication, c'est-à-dire sous les arts mécaniques, mais sous les sciences de l'action, à savoir les sciences morales.» (*Prooemium* 79071). 3. « Mais comme la raison humaine doive disposer *non seulement des choses dont l'homme se sert* mais aussi des hommes eux-mêmes qui sont gouvernés par la raison, dans l'un et l'autre cas elle procède du simple au composé: il en est certes ainsi à l'égard de ces choses dont il se sert, comme lorsqu'il construit un navire à partir du bois ou comme lorsqu'il fabrique une maison à partir du bois et des pierres, mais aussi à l'égard des hommes eux-mêmes, comme lorsqu'il ordonne une multitude d'hommes en les intégrant dans une certaine communauté. » (*Prooemium* 79069. Souligné par moi). 4. « *Le troisième* est *la dignité* et *le rang* que tient la science politique par rapport à toutes les autres sciences pratiques. La cité en effet est la première de toutes les choses qui peuvent être produites par la raison humaine car c'est à elle que toutes les communautés humaines se rapportent. Et de plus tous les ensembles qui au moyen des arts mécaniques sont constitués à partir des choses dont l'homme se sert sont eux-mêmes ordonnés à l'homme comme à leur finalité. Si donc la première des sciences est celle dont l'objet est le plus noble et le plus parfait, il est nécessaire que la science politique soit la première de toutes les sciences pratiques et que ce soit elle qui les règle toutes puisque c'est elle qui, parmi les choses qui se rapportent à l'homme, considère son bien ultime et parfait. Et c'est pour cette raison que le Philosophe dit, à la fin du dixième livre *des Éthiques*, que c'est dans la chose politique que la philosophie qui a pour objet les choses humaines trouve sa perfection.» (*Prooemium*, 79072 ). 5. « Ainsi que le Philosophe l’enseigne dans le deuxième livre des *Physiques*, l'art imite la nature. Et la raison en est que, tel est le rapport entre les principes, tel est, dans la même proportion, le rapport entre les opérations et les effets.» (*Prooemium*, 79066). 6. « Et c'est pourquoi l'intelligence humaine, à laquelle la lumière intelligible parvient grâce à l'intelligence divine, doit nécessairement, dans les choses qu'elle produit, s'informer de l'examen des choses qui sont produites par la nature pour arriver à poser une opération qui lui ressemble.» (*Prooemium*, 79066. Souligné par moi). 7. « Si en effet celui qui maîtrise un art donné réalisait une œuvre d'art, il faudrait que le disciple qui acquiert de lui cet art porte une grande attention à l'œuvre produite par ce dernier pour que son opération, à son tour, puisse être à sa ressemblance. » 8. « car la nature est un principe et une cause de mouvement et de repos pour la chose en laquelle elle réside immédiatement, par essence et non par accident.» (*Phys*. II, 1, 192b 23). *Commentaire de st Thomas* : « Pourtant, à ce qu’il semble, tout changement des choses naturelles ne procède pas d’un principe qui leur soit intérieur. L’altération et la génération de corps simples, assez manifestement, tirent tout leur principe d’un agent extérieur. Ainsi, l’eau qui se réchauffe, l’air qui change en feu le doivent à un principe issu d’un agent extérieur.» (Comm. ad loc. [n.143] ed. Maggiòlo. Trad. Yvan Pelletier). 9. « Même pareils changements, réplique-t-on, comportent un principe actif intérieur au mobile ; quoiqu’imparfait, celui-ci assiste l’action de l’agent extérieur. Il y a dans la matière, prétend-on, une espèce d’ébauche de forme, qu’on appelle une privation, le troisième principe de la nature. Ce principe interne suffit pour appeler naturelles les générations et les altérations des corps simples. Pourtant il ne peut en aller ainsi (*sed hoc non potest esse*). En effet, rien n’agit qu’en autant que déjà en acte. Alors, l’ébauche de forme citée, ne constituant pas l’acte, mais comme une aptitude à l’acte (aptitudo quaedam), ne peut pas fournir un principe actif ». 10. « Enfin, il semble même à certains qu’étant quelque chose de semblable au divin et de plus surnaturel, le hasard est une cause qui demeure inaccessible à la pensée humaine ». *Commentaire de st. Thomas* : « Certains prétendaient que tous les événements fortuits pouvaient être réduits à une cause divine ordonnatrice, tout comme nous affirmons que toutes les choses sont ordonnées par la providence divine. Mais même si cette opinion a une racine vraie, le terme ‘hasard’ n'est pas bien utilisé. En effet, l'ordonnateur divin lui-même ne peut être appelé par le nom de ‘hasard’, car dans la mesure où quelque chose participe à la raison ou à l'ordre, il s’éloigne du hasard » (Comm. ad loc., n.71737). Souligné par moi. Remarquez le terme « nous »). 11. « Du reste, dans plusieurs cas, trois causes sont réductibles à une, car, d’une part, ce d’où s’amorce initialement le mouvement leur est spécifiquement identique, puisque c’est un homme qui engendre un homme, et, en général, les choses qui meuvent tout en étant mues, tandis que celles qui ne sont pas mues, ne relèvent pas de la physique, dans la mesure où elles ne meuvent pas parce qu’elles possèdent en elles un mouvement ou un principe de mouvement, mais en tant qu’elles sont immobiles. » *Commentaire de st Thomas* : « Il dit (Aristote) qu’il est fréquent de réduire trois des causes à une, de sorte que la cause formelle et la cause finale soient numériquement une seule. Mais cela doit être compris de la cause finale de la génération, et non de la cause finale de la chose engendrée. En effet, la fin de la génération de l’homme est la forme humaine. Cependant, la fin de l’homme n’est pas sa forme, mais par sa forme il lui convient d’agir en vue de la fin » (comm. ad loc. 71773). 12. « Partant de là, il faut dire d’abord en quoi la nature appartient aux causes en vue d’une fin. » *Commentaire de st. Thomas* : « Il dit (Aristote) qu’il doit d’abord être dit que la nature appartient au nombre de ces causes qui agissent par un but. Et cela est valable pour la question de la providence. En effet, celles qui ne connaissent pas le but, ne tendent vers lui que dans la mesure où elles sont dirigées par quelqu’un qui le connaît, comme la flèche par l'archer. Ainsi, si la nature agit par un but, il est nécessaire qu’elle le fasse ordonnée par un être intelligent, et c'est l'œuvre de la providence » (comm. ad loc. 71781). Souligné par moi). 13. «Enfin, il est absurde de ne pas croire qu’il y a un devenir en vue d’une fin, si l’on ne voit pas ce qui meut avoir délibéré. Certes, l’art non plus ne délibère pas, et pourtant si l’art de construire des vaisseaux était dans le bois, il produirait d’une façon semblable à la nature ; de sorte que si ce en vue de quoi est effectivement immanent à l’art, il doit l’être également dans la nature. Cela est surtout manifeste dans le cas de celui qui se guérit lui-même, car la nature lui est semblable. Il est donc clair que la nature est une cause, et qu’elle est ainsi une cause au sens de ce en vue de quoi» (*Phys*. II, 8, 199b 26 ss.). *Commentaire de st. Thomas* : « Il est donc manifeste que la nature n'est autre que la raison d'un certain art divin, intérieur aux choses mêmes, par lequel elles-mêmes se dirigent vers un but déterminé » (Comm. ad loc., 71799 in f. L'éditeur Maggiòlo souligne cette définition avec un excellent critère). 14. « Le but du Philosophe est de montrer que Dieu ne comprend autre chose que Lui-même dans la mesure où ce qui est compris est la perfection de celui qui comprend et de son activité, qui est de comprendre. Il est aussi évident qu'aucune autre chose ne peut être comprise de Dieu de manière à être la perfection de Son propre intellect. Cependant, cela ne signifie pas que toutes les choses distinctes de Lui ne soient pas connues de Lui (...); Lui, se comprenant, connaît toutes les autres choses. » (*In XII Metaph*. Lectio XI, n.84185). 15. « L'homme n'est pas destiné à la communauté politique selon tout ce qu'il est et tout ce qu'il a, et c'est pourquoi tous ses actes ne sont pas méritoires ou répréhensibles par rapport à la communauté politique. Au contraire, tout ce que l'homme est, tout ce qu'il peut et tout ce qu'il possède, doit être ordonné à Dieu, et c'est pourquoi tout acte bon ou mauvais de l'homme, en tant qu'il procède de sa raison, est méritoire ou répréhensible devant Dieu. » (*S. Th.*, Ia, q.6, a.4c.). 16. « (…) le meilleur gouvernement est celui d’un seul. La raison en est que le gouvernement n’est rien d’autre que la conduite des gouvernés vers une fin qui est un bien. Et l’unité appartient à l’idée de bonté : c’est ce que Boèce prouve par ce fait que toutes choses, en désirant le bien, désirent l’unité sans laquelle elles ne peuvent exister. (...). Or la cause propre de l’unité, c’est l’un par soi. Il est manifeste en effet que plusieurs individus ne peuvent réaliser l’unité et l’accord sur divers objets que s’ils sont déjà unis eux-mêmes de quelque manière. Mais ce qui est un par soi peut être cause d’unité d’une manière beaucoup plus étroite et aisée que ne le peuvent plusieurs individus unis ensemble. La multitude est donc mieux gouvernée par un seul que par plusieurs. Il reste donc que le gouvernement du monde, qui est le meilleur, est l’oeuvre d’un seul. Et c’est ce que remarque Aristote quand il écrit : ‘ Les êtres ne veulent pas être mal gouvernés ; la pluralité des chefs fait obstacle au bien ; ce qu’il faut donc, c’est un chef unique’. » (*S. Th*., Ia, q.103, a.3c.). ## La traduction d'Hugues Kéraly **AVANT-PROPOS PAR HUGUES KERALY, 1974** Parmi les nombreuses questions de philosophie sociale abordées dans l'œuvre de saint Thomas d'Aquin, il en est une qui semble avoir été traitée pour elle-même, ou à tout le moins d'une manière séparée. Or il s'agit précisément de la question que nos contemporains, lorsqu'ils se la posent, auraient tendance à considérer comme « préalable » en ce domaine à toute autre recherche: qu'est-ce que la *Politique ?* Existe-t-il une *s*cience originale de la Cité ? Les réponses apportées ici définissent la position thomiste en matière de science politique, sa « perspective » propre. Cette perspective est fixée ou plutôt condensée par le Docteur commun dans sa Préface au *Commentaire des livres de la Politique d'Aristote* (1272). Il semble pourtant qu'en dépit de sa rigueur, de son importance, de son évidente actualité, aucune édition en langue française de cet ouvrage n'existe en librairie ; de même l'avons-nous cherché en vain dans les plus grandes bibliothèques. On pouvait par conséquent en risquer une - première ? - traduction[1]. Traduction large, et libre, dans l'esprit de la collection: elle n'hésite point à sacrifier le mot à mot, et parfois les mots eux-mêmes, pour faire revivre les arguments et les doctrines dans une langue accessible à celui-là même qui ignorerait tout du langage de l'Ecole. « Un bon traducteur, dit saint Thomas, doit, tout en gardant le sens des vérités qu'il traduit, adapter son style au génie de la langue dans laquelle il s'exprime**[2]**. » Garder le sens ... adapter le style, voilà bien l'obstacle majeur, à l'époque où tout s'emploie à dégrader le sens le mieux établi des mots indispensables à la pensée philosophique, et partant à la pensée tout court. Mais le Commentaire des livres de la Politique est immense - 450 pages très serrées dans notre édition. Seul le commentaire des quatre premiers livres est de saint Thomas d’Aquin. Pour la traduction complète par Serge Pronovost en 2015, toutes les citations de Saint-Thomas que nous avons traduites en français sont tirées des Éditions Marietti.¨ | Textum Leoninum Romae 1971 editum emendatum ac translatum a Roberto Busa SJ in taenias magneticas denuo recognovit Enrique Alarcón atque instruxit | Traduction complète par Serge Pronovost, 2015 | Traduction du prologue par Guy Delaporte, 2004. | |----------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------|----------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------|--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------| | | | | | Prooemium | **Prologue à la politique** | | | [79066] Sententia Politic., pr. 1 Sicut philosophus docet in secundo physicorum, ars imitatur naturam. Cuius ratio est, quia sicut se habent principia adinvicem, ita proportionabiliter se habent operationes et effectus. Principium autem eorum quae secundum artem fiunt est intellectus humanus, qui secundum similitudinem quamdam derivatur ab intellectu divino, qui est principium rerum naturalium. Unde necesse est, quod et operationes artis imitentur operationes naturae; et ea quae sunt secundum artem, imitentur ea quae sunt in natura. Si enim aliquis instructor alicuius artis opus artis efficeret; oporteret discipulum, qui ab eo artem suscepisset, ad opus illius attendere, ut ad eius similitudinem et ipse operaretur. Et ideo intellectus humanus ad quem intelligibile lumen ab intellectu divino derivatur, necesse habet in his quae facit informari ex inspectione eorum quae sunt naturaliter facta, ut similiter operetur. | **1**. Ainsi que le Philosophe l’enseigne dans le deuxième livre des *Physiques*, l'art imite la nature. Et la raison en est que, tel est le rapport entre les principes, tel est, dans la même proportion, le rapport entre les opérations et les effets. Mais le principe des choses qui sont produites selon l'art est l'intelligence humaine, laquelle, selon une certaine ressemblance, provient de l'intelligence divine qui est le principe des choses naturelles. D'où il est nécessaire à la fois que les opérations de l'art imitent les opérations de la nature et que les oeuvres qui découlent des opérations de l'art imitent celles qu’on retrouve dans la nature. Si en effet celui qui maîtrise un art donné réalisait une oeuvre d'art, il faudrait que le disciple qui acquiert de lui cet art porte une grande attention à l'oeuvre produite par ce dernier pour que son opération, à son tour, puisse être à sa ressemblance. Et c'est pourquoi l'intelligence humaine, à laquelle la lumière intelligible parvient grâce à l'intelligence divine, doit nécessairement, dans les choses qu'elle produit, s'informer de l'examen des choses qui sont produites par la nature pour arriver à poser une opération qui lui ressemble. | Aristote enseigne au deuxième livre de sa physique que l'art se modèle sur la nature. Les opérations et les effets ont entre eux des relations identiques, toutes proportions gardées à celles de leurs principes respectifs. Or l'intelligence humaine, auteur des artefacts, a une certaine filiation avec l'intelligence divine, source des œuvres naturelles, en raison de leur ressemblance. Par conséquent, les procédés artificiels ne peuvent qu'imiter les opérations naturelles. | | [79067] Sententia Politic., pr. 2 Et inde est quod philosophus dicit, quod si ars faceret ea quae sunt naturae, similiter operaretur sicut et natura: et e converso, si natura faceret ea quae sunt artis, similiter faceret sicut et ars facit. Sed natura quidem non perficit ea quae sunt artis, sed solum quaedam principia praeparat, et exemplar operandi quodam modo artificibus praebet. Ars vero inspicere quidem potest ea quae sunt naturae, et eis uti ad opus proprium perficiendum; perficere vero ea non potest. Ex quo patet quod ratio humana eorum quae sunt secundum naturam est cognoscitiva tantum: eorum vero quae sunt secundum artem, est et cognoscitiva et factiva: unde oportet quod scientiae humanae, quae sunt de rebus naturalibus, sint speculativae; quae vero sunt de rebus ab homine factis, sint practicae, sive operativae secundum imitationem naturae. | **2**. Et c'est pour cette raison que le Philosophe dit que si l'art faisait les choses naturelles, il les ferait de la même manière que la nature; et inversement, si la nature faisait les choses artificielles, elle les ferait de la même manière que l'art les réalise. Mais certes la nature ne conduit pas à leur perfection les choses artificielles mais elle en prépare seulement certains principes et leur offre d'une certaine manière un modèle d'opération. L'art en réalité peut certes examiner les choses naturelles et s'en servit pour réaliser son œuvre propre, mais elle ne peut les conduire à leur achèvement. D'où il est évident que la raison humaine ne peut que *connaître* les choses qui sont faites par la nature mais qu’elle peut à la fois *connaître et fabriquer* les choses qui sont produites par l’art: d'où il suit que les sciences humaines qui se rapportent aux choses naturelles soient *spéculative*s et que celles qui se rapportent aux choses produites par l'homme soient *pratiques*, c'est-à-dire opérationnelles conformément à une imitation de la nature. | De fait lorsqu'un maître exerce son art, l’apprenti qui veut s'y initier doit porter son attention sur cette pratique, afin d'œuvrer de la même façon. Voilà pourquoi l'homme, dont l'intelligence reçoit sa lumière de l'intelligence divine, doit conformer ses actes à l'observation des œuvres de la nature, afin de faire de même. D'où cette phrase du philosophe : pour faire œuvre naturelle, l’art procéderait comme la nature, et inversement, la nature produirait des œuvres artificielles comme le ferait l'art lui-même. Mais la nature ne porte jamais un artefact à son achèvement. Elle se borne à en préparer certains principes et à en illustrer la méthode. Parallèlement, l’artiste peut observer les œuvres de la nature et s'en inspirer pour la sienne propre, il ne peut cependant réaliser entièrement une œuvre naturelle. Il est donc clair que la raison humaine ne peut que connaître ce qui est naturel, alors qu'elle connaît et produit ce qui est artificiel. Les sciences naturelles seront par conséquent spéculatives et les sciences portant sur les réalisations humaines seront pratiques et se conformeront à la nature. | | [79068] Sententia Politic., pr. 3 Procedit autem natura in sua operatione ex simplicibus ad composita; ita quod in eis quae per operationem naturae fiunt, quod est maxime compositum est perfectum et totum et finis aliorum, sicut apparet in omnibus totis respectu suarum partium. Unde et ratio hominis operativa ex simplicibus ad composita procedit tamquam ex imperfectis ad perfecta. | **3**. Mais dans son opération la nature procède en allant du simple au composé, de telle manière que dans les choses qui sont produites grâce à l'opération de la nature, le plus composé tient lieu de perfection, de tout et de finalité à l'égard de ses composantes, ainsi qu'on l'observe dans tous les ensembles à l'égard de leurs parties. D'où il suit que la raison pratique de l'être humain procède du simple au composé comme de l'imparfait au parfait. | Or une opération naturelle va du simple au complexe. De la sorte, les êtres qui par processus naturel sont plus complexes, achèvent, englobent et finalisent les autres. C'est le cas de n'importe quelle entité face à ses parties. La raison pratique passe, elle aussi, du simple au complexe et de l'imparfait au parfait. | | [79069] Sententia Politic., pr. 4 Cum autem ratio humana disponere habeat non solum de his quae in usum hominis veniunt, sed etiam de ipsis hominibus qui ratione reguntur, in utrisque procedit ex simplicibus ad compositum. In aliis quidem rebus quae in usum hominis veniunt, sicut cum ex lignis constituit navem et ex lignis et lapidibus domum. In ipsis autem hominibus, sicut cum multos homines ordinat in unam quamdam communitatem. Quarum quidem communitatum cum diversi sint gradus et ordines, ultima est communitas civitatis ordinata ad per se sufficientia vitae humanae. Unde inter omnes communitates humanas ipsa est perfectissima. Et quia ea quae in usum hominis veniunt ordinantur ad hominem sicut ad finem, qui est principalior his quae sunt ad finem, ideo necesse est quod hoc totum quod est civitas sit principalius omnibus totis, quae ratione humana cognosci et constitui possunt. | **4**. Mais comme la raison humaine doive disposer *non seulement des choses dont l'homme se sert* mais aussi des hommes eux-mêmes qui sont gouvernés par la raison, dans l'un et l'autre cas elle procède du simple au composé: il en est certes ainsi à l'égard de ces choses dont il se sert, comme lorsqu'il construit un navire à partir du bois ou comme lorsqu'il fabrique une maison à partir du bois et des pierres, mais aussi à l'égard des hommes eux-mêmes, comme lorsqu'il ordonne une multitude d'hommes en les intégrant dans une certaine communauté. Et comme les rangs et les degrés des communautés sont divers, la communauté de la cité ordonnée à l'autosuffisance de la vie humaine est la plus achevée. D'où il suit que parmi toutes les communautés humaines cette dernière est la plus parfaite. Et puisque les choses dont l'homme se sert sont ordonnées à l'homme comme à leur finalité, laquelle détermine les moyens, pour cette raison il est nécessaire que ce tout qui est la cité soit premier à l'égard de tous les autres ensembles qui peuvent être connus et construits par la raison humaine. | Et elle n'a pas seulement la disposition de ce qui est utile à l'homme, mais des hommes eux-mêmes, dont le gouvernement est rationnel. Dans ces deux domaines, elle va du simple au complexe : A partir de planches, elle construit un navire, à partir de poutres et de pierres, elle bâtit une maison ou bien avec une pluralité d’hommes, elle réalise une communauté. Mais parmi les divers ordres et classes qui constituent des communautés, la dernière est la société civile, organisée pour suffire par elle-même à la vie humaine. De même que l'utilitaire est ordonné à l'homme comme à une fin plus importante que ce dont il est fin, ainsi cette totalité constituée par la cité est la plus importante des collectivités concevables et réalisables par la raison. | | [79070] Sententia Politic., pr. 5 Ex his igitur quae dicta sunt circa doctrinam politicae, quam Aristoteles in hoc libro tradit, quatuor accipere possumus. Primo quidem necessitatem huius scientiae. Omnium enim quae ratione cognosci possunt, necesse est aliquam doctrinam tradi ad perfectionem humanae sapientiae quae philosophia vocatur. Cum igitur hoc totum quod est civitas, sit cuidam rationis iudicio subiectum, necesse fuit ad complementum philosophiae de civitate doctrinam tradere quae politica nominatur, idest civilis scientia. | **5**. Donc à partir des choses qui ont été dites sur la science politique enseignée par Aristote dans ce livre nous pouvons retenir *quatre points*. Et *le premier* certes est *la nécessité* de cette science. En effet, c'est à l'égard de tout ce qui peut être connu par la raison qu'il est nécessaire pour la perfection de la sagesse humaine d'établir une science qu'on appelle philosophie. Donc, puisque ce tout qu'est la cité est assujetti à un certain jugement de la raison, il était nécessaire à l'achèvement de la philosophie d'établir sur la cité une science qui a pour nom la science politique, c'est-à-dire la science de la vie en société. | Retenons quatre thèmes de ce qui a été dit sur la science politique dont traite le livre d'Aristote. Tout d'abord la nécessité de cette science : Pour tout ce que la raison peut connaître, il y a nécessairement un enseignement contribuant à la sagesse humaine, qu'on appelle philosophie. Comme cette entité qu'est la cité est sujette à quelque jugement de la raison, il est nécessaire à la plénitude de la philosophie de donner une doctrine sur la cité, nommée politique c'est à dire science de la cité. | | [79071] Sententia Politic., pr. 6 Secundo possumus accipere genus huius scientiae. Cum enim scientiae practicae a speculativis distinguantur in hoc quod speculativae ordinantur solum ad scientiam veritatis, practicae vero ad opus; necesse est hanc scientiam sub practica philosophia contineri, cum civitas sit quiddam totum, cujus humana ratio non solum est cognoscitiva, sed etiam operativa. Rursumque cum ratio quaedam operetur per modum factionis operatione in exteriorem materiam transeunte, quod proprie ad artes pertinet, quae mechanicae vocantur, utpote fabrilis et navifactiva et similes: quaedam vero operetur per modum actionis operatione manente in eo qui operatur, sicut est consiliari, eligere, velle et hujusmodi quae ad moralem scientiam pertinent: manifestum est politicam scientiam, quae de hominum considerat ordinatione, non contineri sub factivis scientiis, quae sunt artes mechanicae, sed sub activis quae sunt scientiae morales. | **6**. *Le deuxième* est la compréhension *du genre* de cette science. Puisqu'en effet les sciences spéculatives se distinguent des sciences pratiques en ceci que les premières sont ordonnées seulement à la connaissance de la vérité alors que les secondes sont ordonnées à la production d'une oeuvre, il est nécessaire que la science politique se range dans le genre de la science pratique puisque la cité est un certain tout que la raison humaine peut non seulement connaître mais aussi produire. Et de plus, puisque la raison dans les sciences pratiques opère parfois par mode de fabrication par une opération qui passe dans une matière extérieure, mode qui s'étend à proprement parler aux arts qu'on appelle mécaniques comme par exemple l'art du forgeron, celui de la construction des navires et d'autres du même genre, mais puisqu'elle opère aussi parfois par mode d'action par une opération qui demeure dans celui qui opère comme on l'observe dans ces actes, à savoir le conseil, le choix, et le vouloir qui appartiennent à la science morale, il est évident que la science politique, qui a pour objet le gouvernement des hommes, n'est pas contenue sous les sciences de fabrication, c'est-à-dire sous les arts mécaniques, mais sous les sciences de l'action, à savoir les sciences morales. | Ensuite le genre de cette science : Les sciences pratiques se distinguent des sciences spéculatives par le fait que ces dernières sont destinées à la seule connaissance scientifique de la vérité, alors que les premières visent à la réalisation d'une œuvre. La science dont nous parlons appartient donc à la philosophie pratique puisque la cité est une entité non seulement conçue, mais aussi réalisée par la raison. De plus l'œuvre de la raison est tantôt la transformation d'une matière extérieure, opération propre aux arts mécaniques comme la forge ou la construction navale, et tantôt elle est un acte immanent à celui qui opère comme conseiller, choisir, vouloir, etc. tous actes relevant de la morale. Il est donc clair que la science politique, qui considère l'organisation des hommes, n'appartient pas aux sciences de la production les arts mécaniques mais à celles de l'action les sciences morales. | | [79072] Sententia Politic., pr. 7 Tertio possumus accipere dignitatem et ordinem politicae ad omnes alias scientias practicas. Est enim civitas principalissimum eorum quae humana ratione constitui possunt. Nam ad ipsam omnes communitates humanae referuntur. Rursumque omnia tota quae per artes mechanicas constituuntur ex rebus in usum hominum venientibus, ad homines ordinantur, sicut ad finem. Si igitur principalior scientia est quae est de nobiliori et perfectiori, necesse est politicam inter omnes scientias practicas esse principaliorem et architectonicam omnium aliarum, utpote considerans ultimum et perfectum bonum in rebus humanis. Et propter hoc philosophus dicit in fine decimi Ethicorum quod ad politicam perficitur philosophia, quae est circa res humanas. | **7**. *Le troisième* est *la dignité* et *le rang* que tient la science politique par rapport à toutes les autres sciences pratiques. La cité en effet est la première de toutes les choses qui peuvent être produites par la raison humaine car c'est à elle que toutes les communautés humaines se rapportent. Et de plus tous les ensembles qui au moyen des arts mécaniques sont constitués à partir des choses dont l'homme se sert sont eux-mêmes ordonnés à l'homme comme à leur finalité. Si donc la première des sciences est celle dont l'objet est le plus noble et le plus parfait, il est nécessaire que la science politique soit la première de toutes les sciences pratiques et que ce soit elle qui les règle toutes puisque c'est elle qui, parmi les choses qui se rapportent à l'homme, considère son bien ultime et parfait. Et c'est pour cette raison que le Philosophe dit, à la fin du dixième livre *des Éthiques*, que c'est dans la chose politique que la philosophie qui a pour objet les choses humaines trouve sa perfection. | La valeur de cette science, en outre, et sa place parmi les sciences pratiques : La cité est l'œuvre la plus importante que la raison puisse réaliser. Toute autre communauté humaine y fait référence. De plus, tout ce que les techniques produisent d'utile à l'homme est ordonné à ce dernier comme à sa fin. Si donc une science est plus importante parce que son sujet est plus élevé et plus parfait, la politique ne peut qu'être la première des sciences pratiques, et leur clef de voûte, car sa considération porte sur le bien le plus élevé et le plus parfait. Elle est, selon Aristote, l’aboutissement de la philosophie de l’homme. | | [79073] Sententia Politic., pr. 8 Quarto ex praedictis accipere possumus modum et ordinem huiusmodi scientiae. Sicut enim scientiae speculativae quae de aliquo toto considerant, ex consideratione partium et principiorum notitiam de toto perficiunt passiones et operationes totius manifestando; sic et haec scientia principia et partes civitatis considerans de ipsa notitiam tradit, partes et passiones et operationes eius manifestans: et quia practica est, manifestat insuper quomodo singula perfici possunt: quod est necessarium in omni practica scientia. | **8**. *Le quatrième* enfin est *le mode* et *la disposition* d'une telle science. En effet, tout comme les sciences spéculatives qui examinent un ensemble, à partir de la considération des parties et des principes parviennent à la connaissance de cet ensemble en en manifestant les passions et les opérations, de même cette science, à partir de l'examen des parties et des principes de la cité, transmet la connaissance de cette même cité en manifestant les parties, les passions et les opérations qui lui sont propres; et parce qu'il s'agit d'une science pratique, elle manifeste en outre comment les individus peuvent parvenir à leur perfection, ce qui est nécessaire dans toute science pratique. | La méthode de cette science, enfin, et son plan : Pour étudier une entité, les sciences spéculatives partent de ce qu'elles savent des parties et des principes, et terminent leur étude du tout avec l’explication de ses propriétés et de ses opérations. De même la politique nous livre une connaissance de la cité en étudiant ses principes et ses parties, et jusqu'à la manifestation de ses propriétés et de ses opérations. Science pratique cependant, elle doit comme les autres donner jusqu'à la façon de poser chaque acte concret. | ![[Trad. Kéraly 1.pdf]]