# 3. L'Un et le Multiple
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Aujourd’hui, nous devons nous pencher sur une question fondamentale concernant la politique en tant que science de la Cité, un problème qui conditionne toute pensée politique saine. Il s’agit de la question de **l’Un et du Multiple**. Pour cette étude nous nous appuyerons sur Louis Lachance dans on ouvrage *L’humanisme politique de Thomas d’Aquin* et sur les travaux de Bernard de Midelt dans *Peut-il exister une politique chrétienne ?*
La problématique des rapports entre l’un et multiple peut ne pas sauter immédiatement aux yeux de l’observateur distrait par la modernité habitué à l’individualisme d’une part et à la substantialisation de l’Etat d’autre part. Pourtant, ce problème est central à toute appréhension complète de la cité en particulier dans ce qu’il conditionne la lecture objective de la réalité.
Comment une multitude de personnes, de familles, de corps intermédiaires, peut-elle former une seule Cité sans les asservir totalement ? Comment concilier l’unité du tout qu’est la cité avec la multiplicité et la réalité des parties qui la composent ? De la réponse à cette question dépendent la nature du pouvoir, la définition du bien commun et la juste relation entre l’individu et l’État. Les grandes erreurs politiques qui ont ensanglanté l’histoire, du jacobinisme au communisme, du libéralisme anarchique au totalitarisme fasciste, trouvent presque toujours leur source dans une conception erronée de ce rapport entre l’Un et le Multiple.
Pour y voir clair, nous procéderons selon l’ordre de la raison : nous examinerons d’abord ce que l’on entend par la formulation de l’Un et du Multiple, pour ensuite l’appliquer à notre objet, la société politique.
### Première partie : Le problème de l’Un et du Multiple
En toute rigueur philosophique, l’être et l’un sont convertibles. *Omne ens est unum*, disaient les Scolastiques : tout être est un. Qu’est-ce que l’un, l’*Unum* ? C’est ce qui est indivisé en soi-même, et divisé de tout autre. Une pierre est *une* pierre parce qu’elle n’est pas divisée en plusieurs pierres, et elle est distincte de l’arbre qui est à côté d’elle. L’homme est *un* homme, un tout substantiel, indivisé en lui-même.
La multiplicité, ou le multiple, n’est rien d’autre, en tous cas à première vue, qu’une collection d’unités, un ensemble d’êtres qui sont chacun *un*.
Le problème philosophique surgit immédiatement : comment penser le rapport entre ces deux notions ? Car la société est une réalité, un être composé d’être individués. La société est-elle *une* ? Ou est-elle *multiple* ? Est-ce que le tout est plus réel que les parties, ou les parties plus réelles que le tout ?
L’histoire de la philosophie nous présente deux grandes erreurs, deux solutions extrêmes et fausses à ce problème.
La première erreur est celle dont Platon est la figure emblématique. Pour cette école, l’Un, l’universel, semble être la seule véritable réalité. La Cité, en tant qu’unité, serait un être subsistant en soi, une sorte de super-personne dotée, comme le dénonçait le Père Pedro Descoqs, de « sa conscience et son autorité propre » (*Individu et personne*, ARCHIVES DE PHILOSOPHIE, Volume XIV, cahier 2, 1938.). Dans cette vision, les individus ne sont que des parties, des membres entièrement absorbés par le tout, des rouages dans une grande machine. La multiplicité des personnes, la richesse de leurs amitiés, la vitalité de leurs communautés naturelles sont sacrifiées à l’unité monolithique de l’État. Cette vision conduit logiquement au **collectivisme** et au **totalitarisme**. Thomas d’Aquin, commentant *La politique* d’Aristote, nous met en garde avec une force saisissante : “Par trop d’unité détruit la Cité”. Car la Cité, par nature, est une certaine sorte de multiplicité. La réduire à une unité substantielle, c’est la faire régresser à l’état de famille, et de la famille à l’individu, et donc, c’est la détruire en tant que Cité.
La seconde erreur, diamétralement opposée, est celle du **nominalisme**, dont Guillaume d’Occam est représentant emblématique. Pour les nominalistes, seuls les individus, le multiple, en tant que collections d’unités sont réels. L’unité politique, la société, n’est qu’un mot, une fiction, une simple somme arithmétique d’individus. La Cité n’est pas une personne, nous dit Occam, mais elle est « plusieurs véritables personnes »(*Opera politica I*, Manchester University ; Press, Manchester 1974, p. 366:). Cette thèse, résumée par la formule *totum sunt partes* – le tout, ce sont les parties –, est le fondement philosophique de l’**individualisme** et du **libéralisme**. La société n’a plus de consistance propre ; le bien commun se dissout dans la somme des biens particuliers ; et l’Étatest considéré comme un « pis-aller artificiel », un mal nécessaire dont il faut limiter au maximum l’emprise. C’est la porte ouverte à la théorie du contrat social, où la société n’est plus un fait de nature, mais le produit d’une convention de volontés individuelles, et où la loi n’est plus l’ordonnance de la raison en vue du bien commun, mais l’expression de la volonté générale, somme paradoxale des intérets particuliers.
Face à ces deux impasses, qui mènent l’une à la servitude et l’autre à la dissolution et au chaos, le réalisme de Thomas d’Aquin nous offre une solution lumineuse et équilibrée.
### Deuxième partie : La solution thomiste : la Cité comme unité d’ordre
Pour Thomas d’Aquin, la Cité n’est ni une substance unique qui absorberait ses membres, ni une simple collection d’individus juxtaposés. La Cité est une **unité d’ordre** (*unitas ordinis*).
Pour bien comprendre cette notion capitale, il faut distinguer plusieurs types d’unité.
Il y a d’abord l’**unité substantielle**, celle d’un être vivant, comme un homme. L’activité de la main est l’activité de l’homme tout entier. La partie n’a pas d’opération propre qui ne soit celle du tout. La Cité, nous l’avons vu, n’est pas une unité de ce type.
Il y a ensuite l’**unité de composition**, comme celle d’une maison. Les briques et le ciment sont liés pour former un tout. Mais là encore, ce n’est pas la nature de la Cité.
L’unité de la Cité est une **unité d’ordre**. L’analogie classique est celle de l’armée. Une armée est un tout, mais elle n’est pas une substance. Elle est composée de soldats, qui sont des personnes réelles et distinctes. Chaque soldat peut avoir une activité qui lui est propre, qui n’est pas celle de toute l’armée. Cependant, l’armée elle-même possède une opération qui est propre au tout : le combat de l’armée, qui n’est pas la simple addition des combats individuels, mais une action coordonnée et unifiée.
Qu’est-ce qui fait l’unité de l’armée ? C’est l’**ordre**. Les soldats, qui sont multiples, sont *ordonnés* les uns par rapport aux autres et tous ensemble vers une **fin commune** – la victoire – par un **principe unificateur** – le général.
Appliquons maintenant cette analogie à la Cité.
Les parties de la Cité sont d’abord et avant tout les **personnes**, qui sont des réalités substantielles. Mais ces personnes ne sont pas des atomes isolés. Elles sont naturellement groupées en communautés, elles-mêmes dotées d’une unité d’ordre : la famille, les corps intérmédiaires (villages, entreprise, associations diverses qui permettent la vie en société). La Cité est donc un ordre d’ordres. Elle est, comme le dit Thomas d’Aquin dans le *De Regno*, la « communauté parfaite » qui englobe les communautés inférieures, non pour les anéantir, mais pour les parfaire.
La Cité est donc un tout dont l’unité ne vient pas d’une fusion des parties, mais de leur ordination à une fin commune. Quelle est cette fin ? C’est le **Bien Commun politique**, la vie vertueuse et heureuse de la communauté. C’est ici qu’on retrouve la notion d’Etat. Car quel est le principe qui ordonne les parties à cette fin ? C’est l’**Autorité politique**, le Prince. Il convient donc d’éviter de confondre l’Etat en tant que formulation moderne - et donc concept moderne – de la société en tant que telle et le Prince : l’organe du pouvoir.
Nous verrons dans un prochain podcast comment la proposition aristotélicenne des quatre causes, que éclaire ce problème. Le Bien Commun est la **cause finale** de la Cité. L’Autorité est sa **cause efficiente**. La population, organisée en personnes, familles et corps intermédiaires, en est la **cause matérielle**. Et l’ordre juste, l’ensemble des relations qui unissent les parties au tout, en est la **cause formelle**.
Contre le nominalisme individualiste, il faut affirmer la réalité de la Cité et la primauté de son Bien Commun, qui n’est pas la simple somme des biens privés. Et contre le collectivisme, il faut faut maintenir la dignité et la réalité des personnes et des corps intermédiaires, qui ne sont pas de simples rouages au service d’un État autoritaire.
### Troisième partie : Conséquences pratiques pour la Cité juste
Cette doctrine de l’unité d’ordre n’est pas une pure spéculation. Elle a des conséquences pratiques immenses sur la manière de concevoir une société juste.
L’erreur collectiviste, en ne voyant que l’Un, tend à absorber et à détruire tous les corps intermédiaires. La famille, la commune, les corporations, les associations, tout doit être dissous dans l’État ou devenir un simple rouage de son administration. L’État devient le seul acteur, la seule réalité sociale, il légifère sur tout les détails de la vie et concentre tout dans sa main. La confiscation du bien commun pour son propre intérêt n’est pas loin, c’est la tyrannie.
L’erreur individualiste, à l’inverse, en ne voyant que le Multiple, abandonne ces mêmes corps à eux-mêmes. Elle les considère comme de simples contrats privés, sans rôle public, et les laisse sans protection face aux puissances de l’argent ou à la dissolution des mœurs. L’État se contente de garantir les contrats entre individus, se désintéressant de la santé des communautés naturelles et du bien commun réel et général.
La vision thomiste, elle, est rend justice à la complexité du réel. Parce que la Cité est une unité d’ordre, elle n’absorbe pas ses parties, mais elle les *ordonne*. L’État juste ne détruit pas la famille, il la protège et la soutient. Il ne supprime pas les corps de métier, il les reconnaît et les intègre à la poursuite du bien commun. Il respecte l’autonomie de chaque communauté dans sa sphère propre, tout en les ordonnant à la fin supérieure de la Cité. Cependant nous verrons qu’une vision thomiste plus authentique n’érige pas cette doctrine en principe libéral interdisant au Prince toute ingérence comme tendent à le faire les inventeurs modernes du pseudo principe de subsidiarité. Mais nous y reviendrons dans un prochain podcast.
De plus, cette unité d’ordre n’est pas seulement une structure juridique ou administrative. Elle est une réalité vivante, cimentée par ce qu’Aristote et Thomas nomment l’**amitié politique** (*amicitia civilis*). Ce n’est pas l’amitié affective que l’on a pour ses proches, mais une forme de bienveillance mutuelle entre citoyens, fondée sur la vertu et le désir partagé de vivre bien ensemble. C’est l’amour du bien commun qui fait des citoyens plus que des associés : des amis, au sens politique du terme. Sans cette amitié, l’ordre politique se dessèche et devient une pure contrainte. Nous approfondirons cet aspect dans un podcast dédié au bien commun.
### En conclusion
En somme, le problème de l’Un et du Multiple trouve sa solution politique dans la notion thomiste d’**unité d’ordre**. La Cité n’est ni une fiction de l’esprit, ni une substance dévorante. Elle est un tout réel, dont l’unité consiste dans l’ordination de ses parties multiples – les personnes et les communautés naturelles – à une fin commune, le Bien Commun, par le moyen d’une autorité légitime appliquant la forme appropriée à sa finalité. Comprendre cela, c’est posséder la clé d’une vision politique saine. C’est comprendre que la personne s’accomplit dans la Cité et pour la Cité, sans jamais y être anéantie. C’est comprendre que l’Autorité n’a de légitimité que par rapport au Bien Commun. C’est, enfin, se donner les moyens intellectuels de penser une société à la fois forte et libre, unie et diverse, ordonnée et respectueuse des personnes et des communautés qui la composent. Ce n’est pas une “troisième voie” molle entre deux extrêmes, mais une véritable synthèse supérieure qui transcende de fausses alternatives.