# 4. Nature de la Cité ## Enregistrement audio du podcast <iframe width="100%" height="166" scrolling="no" frameborder="no" allow="autoplay" src="https://w.soundcloud.com/player/?url=https%3A//api.soundcloud.com/tracks/soundcloud%253Atracks%253A2218709447&color=%23ff5500&auto_play=false&hide_related=true&show_comments=false&show_user=true&show_reposts=false&show_teaser=false"></iframe><div style="font-size: 10px; color: #cccccc;line-break: anywhere;word-break: normal;overflow: hidden;white-space: nowrap;text-overflow: ellipsis; font-family: Interstate,Lucida Grande,Lucida Sans Unicode,Lucida Sans,Garuda,Verdana,Tahoma,sans-serif;font-weight: 100;"><a href="https://soundcloud.com/savoirgouverner" title="Savoir Gouverner" target="_blank" style="color: #cccccc; text-decoration: none;">Savoir Gouverner</a> · <a href="https://soundcloud.com/savoirgouverner/nature-de-la-societe-politique" title="Nature de la société politique" target="_blank" style="color: #cccccc; text-decoration: none;">Nature de la société politique</a></div> ## Texte support du podcast > [!pdf] Télécharger l'article en pdf > [[PODCAST Init SP 4 nature de la cité.pdf]] Dans un précèdent podcast, Damien a examiné le concept aristotélico-thomiste des quatre causes. Nous avons vu comment toute réalité naturelle peut être comprise à travers sa cause matérielle, sa cause formelle, sa cause efficiente et sa cause finale. Aujourd’hui, nous allons appliquer cette grille de lecture à l’un des objets les plus complexes et les plus essentiels à la vie humaine : la société politique, que nous nommerons, à la suite de nos maîtres Aristote et Thomas d’Aquin, la Cité. Notre objectif n’est pas de répéter la théorie, mais de l’utiliser comme un instrument de précision pour disséquer la réalité politique et en comprendre la nature, l’organisation, l’origine et la finalité. Pour cette rapide étude nous nous inspirerons en grande partie du travail synthétique de Bernard de Midelt dans sa brochure : Nature de la société politique. La politique n’est pas, pour nous, un simple jeu d’opinions ou un rapport de forces. C’est une réalité naturelle, un être d’unité d’ordre qui, comme tout être, possède des principes constitutifs que la raison peut et doit connaître. Comme le dit Thomas d’Aquin, l’homme est par nature un animal social et politique. Il ne peut atteindre sa pleine perfection en vivant seul. La Cité n’est donc pas une convention artificielle, mais le prolongement nécessaire de la nature humaine. C’est dans ce cadre que nous allons maintenant la sonder. Commençons, comme il se doit, par les causes intrinsèques, celles qui constituent la Cité de l’intérieur, qui forment sa substance même. La première est la **cause matérielle**. La question est : *de quoi la Cité est-elle faite ?* La réponse moderne, individualiste, serait : d’individus. C’est là une vision réductrice et erronée, qui conçoit la société comme une simple masse inorganique d’atomes humains. Pour la philosophie réaliste, la matière de la Cité est bien plus riche et plus complexe. C’est la **population organisée**. Qu’entendons-nous par-là ? Que les hommes ne sont pas la matière première de la Cité en tant qu’individus isolés, mais en tant qu’ils sont déjà membres de communautés naturelles et de corps intermédiaires. La véritable matière de la Cité, ce sont les **familles**, les **communes**, les **corps de métier**, les associations diverses. La famille est la cellule de base, le village ou la commune, c’est le premier tissu social. Ces communautés sont les briques vivantes avec lesquelles la Cité est construite. Une société où ces corps intermédiaires sont affaiblis, dissous ou ignorés par l’État est une société dont la matière même est affaiblie voir corrompue, friable, inapte à soutenir un ordre politique sain. La qualité de la matière est donc essentielle. Un peuple vertueux, éduqué, attaché à ses traditions et à ses devoirs, constitue une matière noble, apte à recevoir une forme politique élevée. Vient ensuite la **cause formelle**. La question est : *quelle est la forme, la structure essentielle qui fait de cette matière une Cité et non une simple foule ?* La cause formelle de la société politique est l’**ordre politique** lui-même. Ce n’est pas simplement la forme extérieure du gouvernement – monarchie, aristocratie ou république – mais le principe interne d’organisation qui unifie la multitude et l’oriente vers une action commune. Cet ordre est ce qui donne à la Cité son unité et sa nature propre. Il est incarné dans la constitution du pays, qu’elle soit écrite ou coutumière, dans ses lois fondamentales, dans la hiérarchie des autorités et dans l’ensemble des relations justes entre les citoyens et les communautés qui la composent. Comme l’âme informe le corps et lui donne vie et unité, la cause formelle, l’ordre politique, informe la population et fait d’une multitude une véritable Cité, une *unité d’ordre* et une *unité d’action*. Il est crucial de comprendre la **réciprocité** entre ces deux causes. La matière et la forme se conditionnent mutuellement. Un peuple corrompu (matière viciée) ne supportera pas longtemps des lois justes (forme saine). Inversement, des lois injustes et des institutions perverses (forme corrompue) finiront par dégrader le peuple le plus vertueux. Le bon législateur, comme un bon artisan, doit donc adapter la forme à la matière dont il dispose, tout en cherchant à l’élever et à la perfectionner. Après avoir vu ce que la Cité *est* de l’intérieur, tournons-nous vers les causes extrinsèques, celles qui expliquent *pourquoi* elle existe et *vers quoi* elle tend. La plus importante de toutes les causes, celle qui est première dans l’ordre de l’intention, est la **cause finale**. La question est : *en vue de quoi la Cité existe-t-elle ? Quel est son but ultime ?* La fin de la Cité est le **Bien Commun**. Attention, ce terme est aujourd’hui galvaudé et vidé de son sens. Le Bien Commun n’est pas la somme des biens particuliers des citoyens, ni la simple prospérité matérielle, ni la sécurité à tout prix. Thomas d’Aquin, dans son traité *De Regno*, nous donne une définition : la fin de la société est de « vivre selon la vertu ». Le Bien Commun est donc une **vie bonne, une vie vertueuse, menée en commun dans un cadre serein et paisible où l’amitié règne**. Il inclut, bien sûr, la paix, la justice et une suffisance de biens matériels. C’est un bien qui est *commun* non pas parce qu’il est partagé comme un gâteau entre des enfants, mais parce qu’il ne peut être atteint que *par l’action commune* de la multitude et qu’il se rediffuse sur tous les membres de la Cité, les perfectionnant. Ce bien n’est pas un simple bien *utile*, comme un outil que l’on utiliserait pour autre chose, mais un bien *honnête*, désirable pour lui-même. C’est le plus grand bien proprement humain que l’on puisse poursuivre ici-bas. La primauté de cette cause finale est absolue : c’est elle qui doit déterminer la forme de la société (ses lois) et donc l’action de celui qui les édicte : l’action de son chef. Une Cité qui se donne pour fin ultime la richesse, la puissance ou une idéologie, est une Cité dénaturée qui manquera sa véritable raison d’être. Enfin, quelle est la **cause efficiente** de la Cité ? *Qui ou quoi met en acte la Cité, l’amène à l’existence et la dirige vers sa fin ?* La cause efficiente est l’**Autorité politique légitime**. C’est le Prince, le gouvernement, le pouvoir souverain. Son rôle, comme l’explique Thomas d’Aquin, est double. Il est d’abord **fondateur** : il choisit le lieu, rassemble les hommes, établit la première organisation. Puis il est **gouvernant** : il dirige la Cité vers sa fin. Sa fonction est analogue à celle du pilote pour un navire. La multitude, composée de volontés diverses, se disperserait si personne ne la dirigeait vers le port, c’est-à-dire vers le Bien Commun. La fonction de l’Autorité est donc d’ordonner les parties au tout, de promulguer et de faire respecter des lois justes (la cause formelle) pour conduire la communauté (la cause matérielle) vers sa fin propre (le Bien Commun). La légitimité de l’Autorité ne vient donc pas premièrement de la volonté du peuple, comme le prétend la fiction du contrat social, mais de son ordination effective au Bien Commun. Une autorité qui, de manière systématique et obstinée, travaille contre le Bien Commun, perd sa raison d’être et dégénère en tyrannie. Ces quatre causes ne sont pas simplement juxtaposées ; elles forment un système hiérarchisé et interdépendant. La **cause finale**, le Bien Commun, est la « cause des causes ». Elle est première dans l’intention et doit commander à tout le reste. C’est en vue du Bien Commun que l’Autorité (cause efficiente) doit instituer une Forme (des lois et des institutions) adaptée à la Matière (le peuple). De cette hiérarchie découle un principe d’une importance capitale pour l’analyse politique : **la forme est spécifique de la fin**. Cela signifie qu’une structure politique donnée est intrinsèquement ordonnée à une fin particulière, et ne peut en produire une autre. On ne peut espérer obtenir une fin vertueuse avec une forme politique révolutionnaire contraire à l’ordre naturel des choses. Vouloir le contraire, c’est ignorer la nature même de la création. C’est une loi inexorable de la réalité politique. Venons-en à la conclusion, qui n’est pas seulement théorique mais éminemment pratique. Comment cette doctrine des quatre causes oriente-t-elle l’action politique ? Elle nous préserve d’abord de deux erreurs symétriques et funestes. La première est le **moralisme**, ou le culturalisme. C’est l’illusion de croire que l’on peut restaurer une société saine en se concentrant uniquement sur la **cause matérielle**, c’est-à-dire en cherchant à perfectionner les individus, les familles, la culture, tout en laissant intacte la structure politique en place. C’est une entreprise louable mais vaine, car elle revient à vouloir faire pousser des plantes saines dans un sol empoisonné. La forme politique corrompue, par ses lois, son système éducatif, ses incitations, viendra constamment saper et détruire les efforts de redressement moral et culturel. La seconde erreur est l’**idéalisme constitutionnel**. C’est l’obsession de la **cause formelle**, la recherche de la constitution parfaite, du régime idéal sur le papier, sans se soucier de savoir qui aura le pouvoir de l’appliquer. C’est une construction intellectuelle stérile, une politique de salon, déconnectée du réel et de la nécessité de l’action. La doctrine des quatre causes nous enseigne une hiérarchie dans l’action. Si la cause finale est première dans l’intention, dans l’ordre de l’exécution et de la restauration, la **cause efficiente** revêt une priorité stratégique. Pourquoi ? Parce que l’Autorité est l’**agent**. C’est elle qui détient le pouvoir d’agir sur les autres causes. C’est l’Autorité qui promulgue les lois et qui, par ces lois, éduque, contraint et oriente le peuple vers sa fin. Par conséquent, pour celui qui veut restaurer un ordre politique juste, l’objectif premier, non pas unique mais premier dans l’ordre de l’action, doit être la conquête ou l’instauration de la **cause efficiente**, c’est-à-dire du pouvoir politique légitime. Le politique est véritablement “premier” parce que seule l’Autorité peut initier le cercle vertueux : une autorité juste instaure des lois justes ; des lois justes forment un peuple vertueux ; et un peuple vertueux soutient une autorité juste. Comprendre la Cité par ses causes, c’est donc comprendre la nature du combat politique. Ce n’est pas d’abord une bataille d’idées ou une croisade morale, mais une lutte pour le pouvoir, non pour le pouvoir lui-même, mais pour le pouvoir en tant que cause efficiente du Bien Commun. C’est là le véritable réalisme politique.