# 5. Le concept de totalité
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Bonjour et bienvenue dans ce nouveau podcast.
Aujourd’hui, nous allons étudier un concept fondamental pour la pensée en générale et la politique en particulier, mais tragiquement déformé par la modernité : le concept de totalité. D’aucun auront remarqué que nous n’utilisons pas le terme de “principe” pour composer la formule courante : “principe de totalité”. Cette formulation est absente des écrits de Thomas d’Aquin et il nous semble à raison. En effet dans l’ordre des sciences morales pour lesquelles ce concept de totalité sera appliqué, un principe est ce qui détermine la validité et la légitimité de l’action envisagée. Or le seul véritable principe politique est le bien commun car rappelons le Marcel de Corte écrit dans *Réflexion sur la nature de la politique* : “Politique qui fait régner par la loi une vie vertueuse moyenne dans la Cité, et morale ne font qu'un, humainement parlant, dans l'ordre de la nature.”[^1]
[^1]: Marcel de Corte, *Les droits de l'homme et la révolution permanente*, Cahiers Charles Maurras n° 67.
Le concept de totalité traite de la relation ordonnée entre la partie et le tout d’un être. Dans la société politique, un être d’unité d’ordre, c’est la clé de voûte de toute société bien constituée. Nous verrons sa signification métaphysique, nous le distinguerons de sa caricature déformée, le totalitarisme, et nous l’appliquerons à l’ordre politique pour en tirer les conséquences qui s’imposent, notamment face à une notion moderne ignorée d’Aristote et de Thomas d’Aquin, celle de subsidiarité. Un pseudo principe qui est souvent, et à tort, opposée au totalitarisme comme un remède alors qu’il n’en est rien.
## Partie 1 : Fondement métaphysique du concept
Commençons, comme il se doit, par le commencement, c’est-à-dire par la métaphysique. Le concept de totalité n’est pas une simple opinion politique ou une option sociologique ; il est une loi de l’être. Il énonce une vérité simple et profonde : *la partie est ordonnée au tout*. La partie n’existe et n’a de sens que par et pour le tout dont elle est partie.
Considérez la main. Elle est une partie du corps. Toute sa perfection, toute sa raison d’être lui vient de son ordination au corps. Une main séparée du corps n’est plus une main, sinon de nom ; elle est un cadavre, une matière en décomposition, ayant perdu sa finalité, qui était de servir le tout. De même, une corde dans un orchestre n’a de sens que par la symphonie qu’elle contribue à produire. Isolée, son jeu devient inintelligible.
Ce concept s’éclaire admirablement à la lumière des quatre causes dont nous avons parlé dans un podcast dédié que je vous invite à écouter. Le tout agit à l’égard de ses parties comme une **cause formelle** et une **cause finale**. Il est la forme qui donne unité et cohésion à la multiplicité des parties, et il est la fin, le bien, en vue duquel les parties opèrent. La main agit *en vue* du bien de tout le corps. Les parties sont donc, pour le tout, ce qui tient lieu de **cause matérielle**.
Il faut cependant distinguer la nature des « touts » dont nous parlons. Il existe en effet des touts substantiels et des touts d’ordre. Un **tout substantiel**, comme un organisme vivant — un homme ou un animal —, possède une unité si parfaite que l’opération de la partie est entièrement celle du tout. Le mouvement de la main est le mouvement de l’homme. Un **tout d’ordre**, en revanche, possède une unité -disons- plus lâche. Une unité de finalité et de coordination. Nous avons déjà abordé cet aspect dans le podcast sur l’individu et l’Etat, l’un et le multiple.
La société politique, ou la famille, sont de tels touts. Thomas d’Aquin, dans son C*ommentaire de l’Éthique d’Aristote*, nous donne une distinction capitale. Il écrit : « une partie de ce tout [d’ordre] peut posséder une activité qui n’est pas l’activité du tout, comme un soldat dans une armée possède une activité qui n’est pas celle de toute l’armée. Néanmoins le tout lui-même aussi possède une opération qui n’est pas propre à l’une de ses parties, mais qui est propre au tout, par exemple le combat de toute l’armée. »[^2]
[^2]: Thomas d’Aquin st, Com Eth, I, 1 n 5
Retenons cette distinction, elle est capitale. La société politique est une unité d’ordre. Les parties qui la composent — les personnes, les familles, les corps intermédiaires de la sphère du social — ont leurs opérations propres, leurs finalités propres. Mais ces opérations et ces finalités sont elles-mêmes ordonnées à l’opération et à la finalité du tout, qui est le bien commun. L’ordination de la partie au tout est donc **totale**, mais elle respecte la nature et l’intégrité de la partie c’est là toute la subtilité du concept appliqué au politique et toute la difficulté de la théorie politique.
## Partie 2 : Le concept de totalité et sa contrefaçon, le totalitarisme
Cette doctrine de l’ordination totale de la partie au tout est aujourd’hui suspecte pour nombre de penseurs contemporains. L’esprit moderne, imbu d’individualisme, y voit immédiatement le spectre du totalitarisme. Il est donc de la plus haute importance de dissiper cette confusion, qui est une erreur philosophique majeure.
Le totalitarisme n’est pas une simple tyrannie. La tyrannie, nous enseigne Thomas d’Aquin notamment dans le *De Regno*, est un régime politique — qu’il soit monarchique, oligarchique ou démocratique — qui ne poursuit pas le bien commun, mais le bien privé du ou des gouvernants. Le totalitarisme est bien pire encore que la tyrannie. C’est une perversion intrinsèque à la société politique. Il consiste précisément à nier la distinction que nous venons d’établir, en traitant la société politique, qui est un tout d’ordre, comme si elle était un tout substantiel et organique.
Dans un régime totalitaire, l’État absorbe les personnes et les corps intermédiaires. Il ne se contente pas d’ordonner leurs activités au bien commun ; il les nie dans leur essence, il les prive de leur finalité propre pour en faire de simples rouages, de purs instruments au service d’un Tout hypostasié, qu’il s’agisse de la Race, de la Classe ou de l’État lui-même. La partie n’est plus une partie vivante et ordonnée, elle est une simple matière indifférenciée, entièrement fondue dans la masse et par la même asservie et sacrifiable. L’individu devient un numéro et une pièce interchangeable et jetable. Les communautés naturelles et sociales disparaissent. Ce qui peut donc surprendre c’est que le concept de totalité, bien compris, est le rempart le plus solide contre le totalitarisme, car il fonde la légitimité de l’existence et de l’action propre des parties. Le totalitarisme, au contraire, est la négation même de ce concept, car en détruisant les parties, il détruit le tout lui-même. Une société politique sans familles, sans corps de métiers, sans citoyens jouissant d’une sphère d’action propre, n’est plus une société politique, mais une sorte de machine.
## Partie 3 : Le concept de totalité dans l’ordre politique
Appliquons maintenant ce concept à son domaine d’élection : la société politique. La société politique est une société parfaite d’ordre naturel, c’est-à-dire qu’elle possède en elle-même tous les moyens nécessaires à sa fin. Et quelle est cette fin ? C’est le **bien commun**.
Le bien commun n’est pas, comme le voudrait la pensée libérale issue du nominalisme, la somme des biens particuliers des individus. Une telle conception est absurde, car elle ignore la nature sociale et politique de l’homme. L’homme, nous dit Louis Lachance dans *L’humanisme politique de Thomas d’Aquin :* « constatant qu’il ne possède qu’en germe le capital de civilisation et de culture que représente le bien humain, […] éprouve spontanément le besoin de se joindre à d’autres ».[^3] Le bien commun est cet ensemble de conditions sociales, cette paix, cette concorde, cette vertu moyenne, cette suffisance de biens matériels, qui permet aux personnes et aux familles d’atteindre leur perfection. Comme le dit encore Lachance : « Sans l’influence de l’État, sans le climat d’idées, de vertus, d’arts et d’aisance matérielle qu’il crée, la plupart des citoyens croupiraient dans l’ignorance et le vice. »
[^3]: p. 233
Le rôle du Prince, de l’autorité politique, est d’être la cause efficiente du bien commun. Il est, selon le mot d’Aristote, l’architecte de la société politique. Sa fonction est d’ordonner toutes les parties de la société à cette fin commune. Cette ordination est totale. L’homme, en tant que membre de la société politique, est tout entier ordonné au bien commun politique. Thomas l’affirme sans détour dans la *Somme Théologique* : « l’homme tout entier est ordonné comme à sa fin à l’ensemble de la communauté dont il est une partie » (*IIa IIae, q. 65, a. 1*).
Cette affirmation peut choquer nos esprits modernes, habitués à penser en termes de droits de l’individu contre la société et à cloisonner et diviser le réel en parties autonomes. Mais elle est d’une rigueur logique implacable. L’individu est partie, la société politique est le tout. Or, la partie est pour le tout. Il ne s’agit pas, redisons-le, d’une instrumentalisation de la personne. Car dans l’ordre qui est le sien, l’ordre naturel, la partie est ordonnée au bien de la communauté, car c’est par ce bien commun qu’elle poursuit en fait son véritable bien. Comme le dit Thomas d’Aquin, « celui qui recherche le bien commun de la multitude, par voie de conséquence, recherche aussi son propre bien » (*IIa IIae, q. 47, a. 10, ad 2*).
L’erreur du personnalisme politique, popularisé par Jacques Maritain, est précisément de renverser cet ordre. En posant la personne comme fin ultime de la société politique, il subordonne le tout à la partie, le bien commun au bien particulier. Il vide la politique de sa substance et la réduit à n’être qu’une servante des aspirations individuelles, ruinant ainsi la notion même d’autorité et de bien commun. Les religions diverses et en particulier une version libérale et moderniste du catholicisme tombent dans la même erreur lorsqu’elles prétendent subordonner la politique au salut de l’individu. C’est ce que Bernard de Midelt nomme le personnalisme religieux.
## Partie 4 : Totalité et Subsidiarité
Une objection moderne, et qui vient du monde intellectuel occidental catholique, est opposée au concept de totalité mal compris et confondu avec le totalitarisme : c’est le pseudo principe de subsidiarité. Vous aurez d’une part compris pourquoi cela ne peut être un principe politique et d’autre part nous allons maintenant démontrer qu'il s’agit d’un concept erroné. C’est notamment le Pape Pie XI dans l’encyclique *Quadragesimo Anno*, qui introduit cette idée dans la pensée contemporaine. Il énonce qu’« on ne peut enlever aux particuliers pour les transférer à la communauté les attributions dont ils sont capables de s’acquitter de leur propre initiative ». Ce serait, dit ce Pape, « commettre une grave injustice » et « troubler d’une manière très dommageable l’ordre social ».
Certains voient dans ces deux concepts, totalité et subsidiarité, une antinomie irréductible. Le concept de totalité affirmerait la primauté de l’État, tandis que le concept de subsidiarité affirmerait celle des corps inférieurs et des personnes. Cette opposition est artificielle et repose sur une méconnaissance de la nature de la société politique comme tout d’unité d’ordre.
En réalité, il n’y a pas d’antinomie entre le tout et ses parties, mais une subordination. Le concept de totalité est premier et fondateur. Le concept de subsidiarité, est théorie politique qui méconnait les subtilités du réel.
En effet, pour que le tout existe et poursuive sa fin, il faut que les parties qui le composent existent et soient saines. Un tout ne peut être bien ordonné si ses parties sont atrophiées ou empêchées dans leur action propre. Inutile d’ériger cet aspect en “principe”. Il fait partie intégrante du concept de totalité appliqué à une unité d’ordre. L’autorité politique, en ordonnant la société politique au bien commun, doit donc non seulement respecter, mais aussi aider et soutenir l’action des personnes et des corps sociaux — familles, communes, corporations diverses. Elle ne doit se substituer à eux que lorsqu’ils sont défaillants car leur action nuit au bien commun.
Le concept de subsidiarité est donc inutile car il se veut une limite à l’autorité de l’État, comme une norme qui guide son exercice. Or la juste application du concept de totalité à un tout d’ordre, où les parties ont leur propre consistance et leur propre sphère d’activité se suffit à elle-même. L’État ne doit pas faire ce que la famille peut faire, non parce que son autorité serait limitée par la perfection supposée des familles, mais parce que le bien commun lui-même exige que la famille accomplisse sa mission propre. L’État ordonne, il ne se substitue pas. Il unifie, il n’uniformise pas. Par la même les théories familialistes se voient disqualifiées.
L’erreur moderne est d’avoir fait de la subsidiarité un pseudo principe de défense contre l’État, un droit à l’autonomie contre le pouvoir. C’est là une conséquence de la vision libérale de l’autorité politique comme un ennemi potentiel de la liberté individuelle. Dans une société politique saine, ordonnée au vrai bien commun, l’autorité n’est pas une menace, c’est un principe d’ordre.
## Conclusion
Le concept de totalité, loin d’être une porte ouverte sur l’oppression, est la condition même d’un ordre politique et social juste et harmonieux. Il nous rappelle que nous ne sommes pas des atomes isolés, mais les parties d’un tout qui nous dépasse et nous perfectionne. Il fonde la nécessité et la dignité de l’autorité politique, dont la charge est de conduire la multitude vers le bien commun.
Il nous préserve de deux erreurs mortelles qui sont les deux faces de la même errance politique moderne : d’un côté, l’**individualisme libéral**, qui nie le bien commun et dissout la société politique dans la somme des égoïsmes particuliers ; de l’autre, le **collectivisme totalitaire**, qui nie la dignité des personnes et les absorbe dans un État déifié et totalitaire. Par contre, créer de toutes pièces un pseudo principe de subsidiarité pose plus de problème qu’il n’en résout car c’est la porte ouverte au libéralisme politique, au capitalisme sauvage et à la domination de l’économie sur le Politique. A qui profite le crime ? Telle est la question que nous laisserons ouverte...
La philosophie de Thomas d’Aquin, nous enseigne la voie de la raison, la voie de l’ordre naturel. Oui, la personne est ordonnée totalement à la société politique. Mais cette ordination est celle d’une partie vivante à un tout non organique d’unité d’ordre, une subordination qui perfectionne, et non une instrumentalisation qui détruit.
Merci pour votre écoute et à très bientôt.