# 6. Distinguer social et politique
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Dans nos précédents exposés, nous avons posé certains fondements de la science politique réaliste. Aujourd’hui, nous allons approfondir notre compréhension en abordant une distinction capitale, souvent méconnue ou confondue dans le débat public : la distinction entre le social et le politique. La question peut sembler académique, mais ses implications sont éminemment pratiques. Une manifestation de rue, la signature d’une pétition, une grève syndicale sont-elles des actions politiques au sens propre du terme ? Pour y répondre, il nous faut, comme toujours, remonter aux principes.
### Première partie : la sphère du social, domaine des parties
Commençons par la célèbre affirmation de Thomas d’Aquin, héritée d’Aristote : « l’homme est un animal social et politique ». La conjonction « et » n’est pas un simple ajout stylistique ; elle signale une différence. Si les deux termes étaient synonymes, l’un des deux serait superflu. Il y a donc lieu de les distinguer. Distinguer deux éléments n’est pas davantage une figure de style ou une façon de parler. Nous récusons fondamentalement les formules poétiques, manipulations stylistiques d’une stratégie d’évitement malhonnête comme celles d’un Jacque Maritain par exemple : « distinguer pour unir ». Non. « Distinction » signifier « différence ». Et en ce qui concerne la différence entre social et politique, il s’agit d’une différence spécifique, distinction faite par la finalité propre de chaque notion.
Qu’est-ce que le **social** ? Le social est le domaine des **parties** qui composent la Cité. Il constitue le tissu de la vie humaine en société organisée. Nous le rappelons, une société organisée au sens d’une cité politique avec ces quatre causes.
La cellule de base de ce tissu est la **famille**. Mais la famille, seule, ne peut suffire à tous les besoins de ses membres. Car comme le dit Thomas d’Aquin : Une cité n’est pas une grande famille. C’est autre chose. En effet, la famille requiert l’aide de ce que l’on nomme les corps intermédiaires ou les sociétés supplétives : les entreprises, les écoles, les associations professionnelles ou culturelles, les communes, etc. L’ensemble de ces familles et de ces corps intermédiaires forme le **tissu social**. Tissu social qui se distingue encore de la Cité en tant que telle.
Quelle est la finalité de la sphère sociale ? Chaque organisation sociale poursuit un **bien particulier ou un bien singulier collectif** comme peut l’être le bien d’une école ou d’une entreprise. La famille a pour bien l’éducation des enfants et la vie commune. L’entreprise a pour bien la production de biens ou de services. L’école a pour bien la transmission du savoir etc.
La finalité propre du domaine social est ce que les Anciens nommaient le **Vivre** (*vivere*). C’est-à-dire, tout ce qui est formellement nécessaire à la vie humaine : l’existence, la subsistance matérielle, l’éducation de base, le développement moral et intellectuel au sein de la famille et des communautés locales.
En ce sens, les sociétés dites intermédiaires qui composent le tissu social sont dites « imparfaites ». Ce terme n’est pas péjoratif. Il signifie, techniquement, qu’elles ne sont pas auto-suffisantes. Aucune famille, aucune entreprise, aucune association ne peut se procurer par elle-même la totalité des conditions nécessaires à sa propre survie et à son plein épanouissement. Par exemple, une école ou une entreprise seront dépendantes des pompiers en cas d’incendie. Ce n’est pas l’école ou l’entreprise qui pourvoient aux services de secours. Les familles et les sociétés intermédiaires imparfaites dépendent d’un ordre plus vaste pour exister en paix et en sécurité.
### Deuxième partie : la sphère du politique, domaine du tout
Si le social est le domaine des parties, le **politique** est le domaine du **tout**. Il ne s’agit pas d’une partie plus grande que les autres, mais de ce qui ordonne l’ensemble des parties. Le politique se rapporte à l’agencement de la Cité elle-même. Le Tout n’est pas la collection ou la juxtaposition des parties contre le nominalisme d’un Guillaume d’Occam par exemple. Le tout c’est l’organisation des parties par une cause efficiente, le Prince, en vue d’une bien supérieure : le bien commun. Ce bien est le bien du tout et non le bien des parties en tant qu’il n’est pas un bien prédiqué, c’est-à-dire accaparé comme une chose qu’on possède par les parties.
La finalité du politique n’est en effet pas le bien particulier, mais le **Bien Commun**. Le Bien Commun n’est pas la simple somme des biens particuliers des familles et des corps intermédiaires. C’est un bien d’un ordre supérieur, qui est le bien du tout en tant que tout. Ce bien consiste, comme le disait Marcel de Corte, en la paix, l’amitié et la justice dans une certaine prospérité matérielle. C’est l’harmonie de la Cité qui fonctionne parfaitement. Nous étudierons avec précision le bien commun dans un prochain podcast.
La finalité propre du domaine politique est le **Bien-vivre** (*bene vivere*), c’est-à-dire la vie selon la vertu. Le politique ne vise pas seulement à ce que les citoyens survivent, ce qui revient en propre au domaine du social, mais à ce qu’ils vivent bien, qu’ils puissent atteindre leur plein développement humain, intellectuel, moral et spirituel par leur participation au bien commun de la Cité.
Pour cette raison, la Cité est une société parfaite. Cela signifie que contrairement aux sociétés intermédiaires et aux familles, elle est auto-suffisante et possède toutes les capacités d’assurer sa propre finalité. Elle possède en elle-même tous les moyens nécessaires pour atteindre sa fin, qui est le Bien Commun. Elle assure la défense contre les ennemis extérieurs, rend la justice entre les citoyens, et établit un ordre général qui permet à toutes les sociétés inférieures de prospérer dans la paix.
La science politique est, selon Aristote et saint Thomas, la science morale **architectonique**. Elle se subordonne les autres sciences morales que sont la morale individuelle des familles et la morale économique ou domestiques des corps intermédiaires. Comme un architecte qui conçoit le plan d’ensemble d’un édifice, la politique ordonne toutes les autres activités sociales. Elle ne se substitue pas à elles, mais elle les dirige vers la fin commune, en s’assurant que le bien particulier de chaque partie ne nuise pas au bien de l’ensemble, mais y contribue.
### Troisième partie : une différence de nature, non de degré
Nous touchons ici au cœur philosophique de la distinction. La différence entre le social et le politique n’est pas une différence de **degré**, mais une différence de **nature**, ou d’espèce.
Certains penseurs, comme Platon, soutenaient qu’il n’y avait qu’une différence de quantité entre l’art de bien gérer sa famille et celui de bien gouverner la Cité. Une grande famille serait comme une petite Cité. Aristote et saint Thomas réfutent vigoureusement cette idée. La finalité étant différente, la nature de l’activité est spécifiquement différente. Nous insistons sur ce point. L’activité politique n’est pas l’activité sociale. On ne fait pas du politique avec une école ou un lobby. On fait du politique en agissant dans l’organe du pouvoir.
Prenons une analogie : les fourmis ou les abeilles ont une vie sociale extrêmement complexe et organisée. Il y a une division du travail, une communication, une poursuite du bien commun de la colonie. Mais elles n’ont pas de vie politique. Pourquoi ? Parce que cet ordre est fixé par l’instinct. Elles ne peuvent pas délibérer et choisir de modifier l’organisation de leur société pour l’orienter vers une fin meilleure. L’agir politique, qui est l’action de décision de la classe dirigeante en vue du bien commun, est propre à l’homme, animal doué de raison.
Le social est en effet la condition matérielle nécessaire du politique. Sans familles et sans corps sociaux, il n’y a pas de Cité. Mais le politique est ce qui donne sa forme à cette matière sociale. Sans politique, le social n’est qu’une poussière de groupes poursuivant des fins divergentes, incapable d’assurer durablement la paix et la justice et le social finira par disparaitre incapable d’assurer sa survie.
### Quatrième partie : conséquences pratiques et erreurs courantes
Revenons à notre question initiale : une manifestation ou une pétition sont-elles des actions politiques ?
À la lumière de notre distinction, la réponse est non. Ce sont des actions **sociales**. Elles émanent d’une **partie** de la société – un groupe de citoyens, un syndicat, une association – qui exprime une demande ou un mécontentement concernant un **bien particulier ou un bien singulier collectif**. D’ailleurs aujourd’hui la question serait à savoir si les revendications n’ s’attachent pas à dénoncer des effets de manière sociale plutôt qu’à entreprendre de modifier les causes qui elles sont bien politiques. Ce mode d’action soi-disant politique s’adressent au pouvoir politique en cherchant à l’influencer, mais ce n’est pas un véritable mode d’action politique. Le politique c’est l’acte de gouverner. Réduire le politique au social c’est croire que l’action politique se résume à l’activisme social, à la pression exercée par les parties sur le tout.
Cette confusion a une conséquence majeure : l’inefficacité. En ne visant que les symptômes sociaux ou les décisions particulières, on ne touche pas à la racine du mal politique, qui se situe au niveau de la tête, de la cause efficiente de la Cité, c’est-à-dire de l’Autorité qui détient le pouvoir de gouverner. Une institution dont la finalité est sociale, comme un syndicat, n’est pas structurée pour prendre et exercer le pouvoir politique. Son but, sa forme, ses moyens d’action sont d’un autre ordre infrapolitque et son imperfection opérative est un frein ontologique à ses aspirations. La question du bénéfice pour le pouvoir en place, d’une telle situation systémique d’auto-entrave de la contestation devrait d’ailleurs poser la question fondamentale quant à la façon de sortir de l’impuissance politique. En effet, l’histoire confirme que les changements politiques profonds ne se font pas par la simple accumulation de pressions sociales, mais par la conquête du pouvoir politique lui-même, afin de réformer la Cité dans son ensemble et de l’ordonner à nouveau au véritable Bien Commun.
En conclusion, retenir cette distinction est un exercice de salubrité intellectuelle. Le social et le politique sont deux réalités connexes, mais spécifiquement distinctes, comme la partie et le tout, comme le *Vivre* et le *Bien-vivre*. Le social est le lieu de l’activité des citoyens dans leurs communautés naturelles, associatifs et professionnelles ; le politique est l’art de gouverner l’ensemble de ces communautés en vue de la vie bonne. Confondre les deux, c’est se condamner à une action stérile et à une incompréhension profonde de la nature de la Cité, c’est une facilité de domination pour un pouvoir autoritaire et une erreur pratique pour ceux qui cherchent la restauration du bien commun.