# 7. Le bien commun ## Enregistrement audio du podcast <iframe width="100%" height="166" scrolling="no" frameborder="no" allow="autoplay" src="https://w.soundcloud.com/player/?url=https%3A//api.soundcloud.com/tracks/soundcloud%253Atracks%253A2218713089&color=%23ff5500&auto_play=false&hide_related=true&show_comments=false&show_user=true&show_reposts=false&show_teaser=false"></iframe><div style="font-size: 10px; color: #cccccc;line-break: anywhere;word-break: normal;overflow: hidden;white-space: nowrap;text-overflow: ellipsis; font-family: Interstate,Lucida Grande,Lucida Sans Unicode,Lucida Sans,Garuda,Verdana,Tahoma,sans-serif;font-weight: 100;"><a href="https://soundcloud.com/savoirgouverner" title="Savoir Gouverner" target="_blank" style="color: #cccccc; text-decoration: none;">Savoir Gouverner</a> · <a href="https://soundcloud.com/savoirgouverner/le-bien-commun" title="Le bien commun" target="_blank" style="color: #cccccc; text-decoration: none;">Le bien commun</a></div> ## Texte support du podcast > [!pdf] Télécharger l'article en pdf > [[PODCAST Init SP 7 le bien commun.pdf]] Bienvenue dans ce sixième épisode de notre série d’initiation à la Science Politique. Après avoir posé les fondements de la politique, nous abordons aujourd’hui le cœur même de notre discipline, sa cause finale : la notion de Bien Commun. Dans notre précédent exposé, nous avons établi la distinction capitale entre la sphère sociale, qui est celle des parties de la Cité visant des biens particuliers, et la sphère politique, qui est celle du tout, ordonnant ces parties vers une fin supérieure. Cette fin, cette cause finale de la Cité, est précisément ce que la tradition nomme le Bien Commun. C’est la raison d’être du Prince et le critère de toute politique légitime. Mais que recouvre exactement cette notion ? Loin d’être une simple abstraction ou, ce qui est encore plus fâcheux, un slogan ou une bannière de propagande, le Bien Commun est un concept d’une rigueur et d’une richesse profondes. Pour le saisir, nous procéderons méthodiquement, en définissant d’abord ce qu’il est, puis en écartant ce qu’il n’est pas, en nous appuyant constamment sur les textes de la tradition aristotélico-thomiste. Des podcasts dédiés exposeront point par point chaque élément qui le constitue et débattrons en profondeur les difficultés posées par des visions idéologiques de tous bord le concernant à commencer par le personnalisme. ### **Premièrement, qu’est-ce que le Bien Commun ?** Pour commencer, il nous faut clarifier un terme essentiel : la nature. Quand nous disons que l’homme est par nature un animal politique, nous ne parlons pas de la nature au sens des forêts et des rivières. En philosophie, la nature d’une chose, c’est son essence, son principe interne d’opération, ce qui fait qu’elle est ce qu’elle est et qu’elle agit comme elle agit. Thomas d’Aquin, dans son traité *De Regno* (Du Royaume), nous explique pourquoi la nature de l’homme le pousse à vivre en société. Contrairement aux animaux, l’homme ne naît pas pourvu de tout ce qui est nécessaire à sa survie. Il doit, par sa raison et le travail de ses mains, se procurer nourriture, vêtement et abri. Or, un seul homme ne peut suffire à cette tâche. De plus, l’homme est doué de la parole, non pour exprimer de simples émotions comme les animaux, mais pour communiquer sa pensée, pour échanger sur le juste et l’injuste. Cela étant dit l’homme n’aspire pas qu’au vivre, c’est à dire à la survie physique. Mais il aspire au bonheur. La simple survie, la satisfaction des besoins matériels, relève de la sphère sociale, de l’économie domestique. De la famille et du village. La Cité, en tant que société parfaite et autosuffisante, vise plus haut. Elle vise une vie bonne. C’est à dire le Bien-Vivre. Ce Bien-vivre l’individu ne peut l’acquérir seul, il a besoin de la Cité pour l’acquérir. C’est pourquoi il est, par nature, un animal social et politique. C’est en ce sens que Thomas d’Aquin écrit dans le *Commentaire de la Politique* : Aristote « montre à quelle fin la cité est ordonnée. En premier lieu elle doit fournir ce qui est nécessaire à la vie de façon que tous puissent se procurer leur subsistance. Elle permet aux hommes de vivre mais aussi de bien vivre quand les lois et la justice gouvernent la vie des hommes. »[^1] [^1]: Thomas d’Aquin, Com Pol. I, 1, 31 Et qu’est-ce que cette vie bonne ? La tradition est unanime : c’est la vie selon la vertu. Mais qu’est-ce que la vertu ? Ce n’est pas une simple bonne action isolée. La vertu est une disposition stable, un habitus, une qualité acquise par l’exercice qui nous rend apte à bien agir. C’est ce qui perfectionne notre volonté par la répétition de bonnes actions et notre intelligence par la contemplation, les inclinant à choisir le bien contemplé et à l’accomplir avec facilité et constance. Marcel de Corte l’expose ainsi : « Politique qui fait régner par la loi une vie vertueuse moyenne dans la Cité, et morale ne font qu'un, humainement parlant, dans l'ordre de la nature. »[^2] L’aspiration au bonheur ne s’accomplit pas de manière individuelle ou personnelle. L’imperfection de la vie animale et sociale exige qu’elle ne s’acquiert qu’en commun, *in commune*, dans la société politique. [^2]: Marcel de Corte, *Réflexions sur la nature de la politique*, L'Ordre Français n°191 mai 1975, p 21. Le Bien Commun est donc, en son essence, la vie vertueuse de la multitude, rendue possible et aisée par l’ordre politique. Il ne s’agit donc pas d’un bien matériel à se partager, comme un gâteau, mais d’un état, d’une perfection de la communauté elle-même. C’est un bien de l’agir humain, qui réside dans l’activité même des citoyens, activité ordonnée à la perfection qui permet la paix, l’amitié, la justice, qui cause la prospérité matérielle et qui génère la civilisation. Concrètement, ce bien-vivre se déploie en plusieurs dimensions. Il requiert d’abord la paix, qui peut être définie comme « la tranquillité de l’ordre ». Lorsque chaque élément du tout est à sa place en vue de l’harmonie, comme les instruments d’un orchestre jouant chacun à sa place et dans l’ordre une symphonie. La paix n’est pas forcément l’absence de conflit, mais c’est une concorde active où chaque partie de la Cité accomplit sa fonction propre en harmonie avec les autres. Le bien commun requiert ensuite la justice, qui assure que chacun reçoive ce qui lui est dû, et que les relations entre les citoyens et entre les parties de la Cité soient droites et proportionnées. Cette justice n’est pas qu’horizontale entre les citoyens. Mais elle est aussi verticale, elle requiert l’obéissance[^3] au Prince et la prudence de ce dernier dans l’exécution de sa politique. Par extension, car l’ordre du monde est métaphysiquement analogique, elle nécessite une relation avec la Cause Première et Finale de l’Univers : Dieu. En effet *« Rex est in regno sicut Deus in universo. »*, « Le roi est dans son royaume ce que Dieu est dans l’univers. »[^4] Garrigou-Lagrange déployait cette vision totale du monde dans la citation suivante : « Dans la société, l'agent individuel qui poursuit son bien propre est subordonné à l'autorité civile qui poursuit le bien commun de la Cité, et cette autorité est nécessairement subordonnée à Dieu qui ordonne toute chose à la fin suprême de l'univers, c'est-à-dire à la manifestation de sa bonté. »[^5] [^3]: « L’obéissance a pour rôle d’insérer l’individu dans la collaboration à un ordre qui le dépasse. L’obéissance est une vertu de bien commun. » Labourdette, RT, 1957 [^4]: Thomas d’Aquin, *De Regno*, I, 13 [^5]: Garrigou-Lagrange Réginald, *Le réalisme du principe de finalité*. Enfin le bien commun ne serait pas total sans une suffisance de biens matériels, non comme une fin en soi, mais comme les instruments nécessaires à l’exercice de la vertu. Car il est impossible à l’indigent involontaire de pratiquer la vertu. Le rôle de l’autorité politique, du Prince, est précisément de procurer et de préserver ce Bien Commun. Le Prince n’est pas un simple agent de police assurant la sécurité, ni un simple arbitre des intérêts privés. Il est, selon la formule de thomiste, l’architecte de la Cité. Son office se décline en trois tâches : premièrement, instituer la vie bonne dans la multitude ; deuxièmement, la conserver en la protégeant des menaces intérieures et extérieures ; troisièmement, l’amener à une plus haute perfection. Il doit, par des lois justes, par l’éducation et par l’exemple, ordonner toutes les activités de la Cité à cette fin supérieure qu’est la vie vertueuse de l’ensemble. La politique est donc la plus haute des sciences pratiques, car elle a pour objet le plus grand des biens humains. Charles de Koninck l’écrit dans *La primauté du bien commun* : « La Cité est en quelque sorte plus humaine que l’individu pris séparément ». ### **Deuxièmement, pour mieux cerner ce concept, il est crucial de dire ce que le Bien Commun n’est pas.** Et ici, nous devons dissiper plusieurs équivoques modernes. Le Bien Commun n’est pas la somme des biens particuliers des individus. Il n’est pas non plus le bien singulier collectif d’une famille ou d’une entreprise ou du village. La table de la cuisine n’est pas le bien commun de la famille, la bonne tenue des bâtiments scolaire n’est pas le bien commun d’une institution scolaire. C’est l’erreur fondamentale de l’individualisme libéral, dont la racine philosophique se trouve dans le nominalisme de Guillaume d’Occam, pour qui le tout n’est que la somme ou la collection, la juxtaposition de ses parties. La Cité, nous l’avons vu, est une unité d’ordre, un tout qui est ontologiquement plus que la simple addition de ses membres. De même, son bien est d’une nature supérieure et différente des biens de ses membres. Le bien de l’orchestre n’est pas la somme des virtuosités individuelles, mais l’harmonie de la symphonie qu’ils jouent ensemble. La partie est ordonnée au tout. Le bien particulier de chaque citoyen et des corps intermédiaires trouve sa juste place et sa perfection en s’ordonnant au Bien Commun de la Cité. Le Bien Commun n’est pas non plus le bien privé du ou des gouvernants. Lorsque l’autorité recherche son propre intérêt au détriment de celui de la communauté, elle cesse d’être légitime. Le gouvernement n’est plus une royauté ou une aristocratie ou un gouvernement collectif du type de la politeia grecque. C’est une tyrannie. Thomas d’Aquin est très clair : le tyran est celui qui « opprime par la puissance, il ne gouverne pas par la justice ». Pire encore, le tyran s’efforce d’empêcher ses sujets de devenir vertueux, car il craint leur grandeur d’âme. Il sème la discorde, prohibe ce qui unit les hommes, et les maintient dans la servitude. Le critère de légitimité de tout pouvoir est sa finalisation effective par le Bien Commun. Son absence engendre des conséquences morales innombrables à commencer par le devoir d’insurrection. Enfin, et ce point est essentiel car les thomistes sont très souvent catholique et confondent souvent le naturel et le surnaturel. le Bien Commun de la Cité n’est pas le salut éternel des âmes, un bien personnel. La Cité, en tant que société naturelle, a pour fin le bonheur naturel et temporel de l’homme, c’est-à-dire la vie vertueuse ici-bas. L’Église est par contre une société surnaturelle, qui elle propose une fin d’ordre surnaturelle. Confondre les deux sociétés mène soit à la théocratie, où l’État devient le bras séculier de l’Église, soit au césaropapisme, où l’Église devient un instrument de l’État. Pour cerner l’importance de ces distinctions il faut comprendre que le bien commun est un bien participé par les parties du tout. C’est le bien du tout qu’est la cité. C’est un bine non partageable et non prédicable ; ce bien il n’est pas « à moi » il n’est même pas à tous, il est au tout dont je suis partie. Ce n’est pas un bien collectif c’est un bien commun. Ceci nous amène à un dernier point : la relation entre la personne et le Bien Commun. L’objection moderne la plus courante est que la primauté du Bien Commun écraserait la personne humaine et sa dignité. C’est une crainte qui repose sur une incompréhension, souvent issue de la fausse distinction établie par Jacques Maritain entre l’individu, qui serait pour la Cité, et la personne, qui serait pour Dieu, donc dévolue à un bien personnel supérieur : la béatitude individuelle. Pour saint Thomas, la distinction est plus simple : la personne est la substance individuelle de nature raisonnable. Il n’y a pas de division en l’homme. La philosophie politique ne sacrifie pas la personne à un État totalitaire. Elle enseigne que l’homme, en tant qu’animal politique, est par nature une partie d’un tout plus grand que lui, la Cité. Et comme pour toute partie, son bien propre est de s’ordonner au bien du tout. La main n’accomplit sa perfection qu’en servant le corps tout entier. De même, la personne humaine atteint sa pleine perfection en participant à la vie vertueuse de la Cité et en contribuant au Bien Commun. Thomas d’Aquin va jusqu’à dire que « toute partie aime naturellement le Bien commun du tout plus que son propre bien particulier », et il donne l’exemple du bon citoyen qui s’expose à la mort pour le bien commun. Cette vision s’oppose radicalement à la pensée moderne, incarnée par des philosophes comme Hobbes ou Rousseau, pour qui « l’amour de soi-même est le seul motif qui fasse agir les hommes ». Il n’y a donc pas d’opposition, mais une ordination. Le Bien Commun n’est pas un bien extérieur à la personne, qui viendrait la spolier. C’est le bien de la Cité, dont la personne est membre. En poursuivant le Bien Commun, la personne poursuit donc son propre bien, son bien le plus élevé, celui qu’elle ne peut atteindre seule : le bien d’une vie pleinement humaine, c’est-à-dire vertueuse et politique. Le bien commun politique est « dans l’ordre des choses terrestres, fin absolue » et « est fin des fins » expose Louis Lachance dans *L’humanisme politique de saint Thomas* *d’Aquin*.[^6] Le Bien Commun n’est pas contraire au bien propre de la personne, c’est son bien propre. Non son bien particulier. Mais son bien propre. [^6]: éd Lévrier 1965, p 197 et p330 Pour conclure, retenons que le Bien Commun est le concept central et directeur de toute la science politique. Il est la fin de la Cité, qui consiste dans la vie bonne et vertueuse de la communauté. « C’est une félicité pratique de la cité tout entière, et une félicité spéculative de la cité tout entière. »[^7] selon les mots de Pierre d’Auvergne cités par Charles de Koninck commentant Aristote. Le bien commun n’est ni la somme des intérêts privés, ni le bien du Prince, mais le bien du tout politique en tant que tout. C’est en s’ordonnant à ce bien que chaque citoyen trouve l’accomplissement de sa nature d’animal politique et atteint son plus haut degré de perfection dans l’ordre naturel. [^7]: Pierre d’Auvergne, Com Pol. Cite par Charles de Koninck. Comprendre le Bien Commun, c’est comprendre la finalité même de l’État et posséder le critère infaillible pour juger de la rectitude de toute action et de toute institution politique. C’est le point focal de la compréhension de la science pratique, l’Ethique à proprement parler. Rappelons-le, L’Ethique d’Aristote est avant tout une politique. Bernard de Midelt l’exprimait ainsi : « le politique est le dispositif central de l’ordre naturel »[^8] [^8]: “En détruisant l’ordre naturel et en le remplaçant par un ordre naturel/surnaturel, on supprime aussi le politique qui est le dispositif central de l’ordre naturel.” Bernard de Mildetl, Peut-il exister une politique chrétienne ? p75.