# 8. Le personnalisme
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Dans notre dernier entretien, nous avons défini le Bien Commun comme la cause finale de la Cité, c’est-à-dire la vie bonne et vertueuse de la multitude, rendue possible par l’ordre politique. Nous avons vu que ce Bien Commun est le bien du tout, de la communauté politique, et qu’il est supérieur aux biens particuliers de ses membres.
Aujourd’hui, nous devons aborder une doctrine qui est née dans le milieu thomiste catholique et qui a donc une part religieuse importante à savoir l’imbrication de l’ordre surnaturel dans la réalité naturelle que nous connaissons par la raison. L’homme créer par Dieu avec toute la perfection de sa nature humaine peut en effet vivre dans l’ordre des choses de manière épanouie. Cependant l’Eglise enseigne que Dieu a donné en plus gratuitement une vie d’ordre supérieur à l’homme : la vie surnaturelle (la grâce sanctifiante, ce fameux “état de grâce”. Il s’agit de la présence de Dieu dans l’âme qui permet par de-là la mort de vivre concrètement dans l’essence divine, de voir Dieu face à face et non plus à travers d’un miroir et par ses effets perceptibles dans l’ordre naturel) En effet d’après Thomas d’Aquin dans le *De veritate : “le bien ultime de l’homme, qui meut en premier comme une fin ultime la volonté, est double. L’un d’eux est proportionné à la nature humaine, car les puissances naturelles suffisent pour l’obtenir ; et ce bien est la félicité dont les philosophes ont parlé : soit la contemplative, qui consiste dans l’acte de la sagesse ; soit l’active, qui consiste d’abord dans l’acte de la prudence, et conséquemment dans les actes des autres vertus morales. L’autre est le bien de l’homme qui dépasse la mesure de la nature humaine, car les puissances naturelles ne suffisent pas pour l’obtenir, ni même pour le connaître ou le désirer, mais il est promis à l’homme par la seule libéralité divine ; 1 Cor. 2, 9 : « l’œil n’a point vu, etc. », et ce bien est la vie éternelle*.”
L’homme ayant donc été appelé à une vie supérieure à l’ordre naturel amène certains pseudo thomistes à constituer une doctrine fausse quant à l’articulation des facultés humaines en vue de ses fins et de l’ordination de la personne humaine en soi. Cette doctrine se nomme le personnalisme. Sous des apparences séduisantes, elle vient subvertir l’ordre des choses et le politique en particulier. Le personnalisme prétend défendre la « dignité de la personne humaine » contre les totalitarismes, mais elle le fait au prix d’une inversion complète de l’ordre politique naturel, en subordonnant le Bien Commun au bien de la personne.
Le principal architecte de cette théorie au XXe siècle fut le philosophe français Jacques Maritain. Notemment dans son ouvrage Humanisme intégral (1936) mais également dans Les droits de l'homme et la loi naturelle (1942) et de nombreuses autres publications.
Son influence a été considérable, et ses idées se sont infiltrées partout, y compris dans les milieux se réclamant de la tradition thomiste. Certains thomistes peuvent en effet se dire contre le personalisme en métaphysique mais l’être tout à fait en politique ou en moral ou en théologie. C’est pourquoi il est indispensable d’examiner sa thèse avec la plus grande rigueur, pour en déceler les erreurs et réaffirmer la saine doctrine de Thomas d’Aquin.
Notre thèse sera la suivante : le personnalisme de Jacques Maritain, malgré ses intentions, repose sur une fausse distinction philosophique qui l’amène à inverser la relation naturelle entre la personne et la Cité. En faisant de la société un simple moyen au service de la personne, il détruit la notion même de Bien Commun et annihile le politique, paradoxalement, le personnalisme finit par nuire à la personne qu’il prétendait exalter.
### **Première partie : La thèse personnaliste de Jacques Maritain**
Pour comprendre le personnalisme, il faut d’abord exposer la distinction centrale sur laquelle il repose : la distinction entre l’*individu* et la *personne*.
Pour Maritain, l’être humain est un composé de deux principes métaphysiques.
D’une part, il y a l’*individu*. L’individualité, explique-t-il, est liée à la matière. C’est ce qui, en nous, est fragmentaire, égoïste, refermé sur soi. L’individu est une simple partie de l’espèce, un point dans le grand réseau des forces cosmiques et sociales. En tant qu’individu, l’homme est une *partie* de la société, et à ce titre, il est ordonné au Bien Commun de la société, comme la partie est ordonnée au tout.
Mais d’autre part, il y a la *personne*. La personnalité, selon Maritain, est liée à l’esprit, à l’âme spirituelle. La personne est une réalité d’ordre spirituel, une source de liberté, de connaissance et d’amour. En tant que personne, l’homme n’est pas une partie, mais un *tout*. Il est un univers à lui seul, une réalité qui subsiste spirituellement. Et c’est là que se produit la rupture décisive.
Car, dit Maritain, si l’homme en tant qu’*individu* est pour la société, l’homme en tant que *personne* n’est pas pour la société. La personne est ordonnée directement à Dieu, à un bien absolu qui transcende la Cité et son Bien Commun temporel. Par conséquent, la société et son Bien Commun sont, en dernière analyse, pour la personne. La société est un moyen au service de la personne et de sa destinée supra-naturelle.
Pour appuyer sa thèse, Maritain cite une phrase de Thomas d’Aquin : « L’homme n’est pas ordonné à la communauté politique selon tout lui-même et selon tout ce qui est en lui ». Cette phrase, sortie de son contexte, devient la clé de voûte de tout l’édifice personnaliste. Elle est interprétée comme signifiant qu’une partie de l’homme – sa personnalité spirituelle – échappe à la Cité et la subordonne à ses propres fins.
Cette doctrine a un attrait certain. Elle semble offrir une voie moyenne entre l’individualisme libéral, qui dissout la société, et le totalitarisme, qui écrase l’homme. En affirmant la dignité transcendante de la personne, elle paraît fournir une base solide pour les droits de l’homme et la limitation du pouvoir de l’État.
Mais cette construction, aussi bien intentionnée soit-elle, est un château de cartes philosophique. Elle repose sur une distinction qui est, en réalité, une séparation, et elle aboutit à une conclusion qui contredit les principes les plus fondamentaux de la philosophie politique réaliste.
### **Deuxième partie : La critique thomiste du personnalisme**
La saine philosophie, à la suite de Thomas, doit rejeter la distinction maritainienne, non pas parce qu’elle est entièrement fausse, mais parce qu’elle est mal posée et conduit à des conclusions erronées.
Premièrement, la distinction entre individu et personne est une fausse dichotomie.
Il n’y a pas en nous deux réalités, l’une matérielle et l’autre spirituelle, qui se partageraient notre être. L’homme est *un*. C’est le même et unique être qui est à la fois corporel et spirituel. La distinction entre l’individualité matérielle et la personnalité spirituelle est une distinction de raison, une abstraction utile pour l’analyse, mais elle ne correspond pas à une séparation dans la réalité.
Le Père Louis Lachance, un des grands thomistes du XXe siècle, a bien montré que cette distinction n’est pas « heureuse ». La politique, dit-il, ne s’adresse pas à un « individu » abstrait, mais à la personne concrète, à l’homme tout entier. C’est la personne humaine, dans son unité substantielle, qui est membre de la Cité. Vouloir soustraire la « personne » à l’ordre politique pour n’y laisser que l’« individu » est une opération de l’esprit qui ne correspond à rien de réel.
Deuxièmement, et c’est le point capital, le personnalisme inverse l’ordre des fins.
La thèse centrale de la philosophie politique thomiste, que nous avons établie dans nos précédents podcasts, est que la partie est ordonnée au tout. La personne humaine, en tant que membre de la Cité, est une partie de ce tout. Par conséquent, le bien de la personne, en tant que partie, est ordonné au bien du tout, qui est le Bien Commun.
Saint Thomas est sans équivoque sur ce point. Il écrit dans la *Somme Théologique* : « Chaque personne singulière se compare à toute la communauté comme la partie au tout ». Et encore : « Le bien de la partie est en vue du bien du tout ».
Le personnalisme maritainien renverse cette hiérarchie. Il affirme que le Bien Commun est un simple moyen au service de la fin de la personne. C’est une erreur fondamentale.
Comme l’explique Bernard de Midelt dans le document que nous étudions, « le bonheur des personnes est un *effet* du Bien Commun, non pas sa *fin* ». L’État, en poursuivant le Bien Commun – c’est-à-dire en instaurant un ordre de paix, de justice et de vertu – crée les conditions qui permettent aux personnes d’atteindre leur perfection. La perfection des personnes est un résultat, un fruit bienheureux du Bien Commun, mais elle n’est pas la cause finale de l’ordre politique. La cause finale, c’est le bien de la Cité elle-même, la vie bonne de la multitude.
Le grand thomiste canadien Charles De Koninck a consacré un ouvrage magistral à la réfutation de cette erreur, intitulé *De la primauté du bien commun contre les personnalistes*. Il y démontre que le bien commun n’est pas l’ennemi de la personne, mais au contraire son plus grand bien dans l’ordre naturel. Car le bien d’une partie, c’est précisément de s’ordonner parfaitement au bien du tout auquel elle appartient. Le bien de la main n’est pas de s’opposer au corps, mais de le servir. De même, le bien de la personne humaine, dans l’ordre temporel, est de se dévouer au Bien Commun de la Cité.
### **Troisième partie : Les racines théologiques de l’erreur personnaliste**
L’erreur politique du personnalisme ne vient pas de nulle part. Elle plonge ses racines dans une confusion plus profonde, d’ordre théologique, concernant les rapports entre la nature et la grâce.
Le personnalisme, tel que le conçoit Maritain, est ce que l’on peut appeler un « personnalisme religieux ». Il ne se contente pas de subordonner la Cité à la personne dans l’ordre naturel ; il subordonne directement l’ordre politique naturel à la fin surnaturelle de la personne.
Le raisonnement est le suivant : la fin ultime de la personne humaine est la vision de Dieu, la vie éternelle. Or, la société doit être au service de la fin de la personne. Donc, la société politique a pour fin de conduire la personne à la vie éternelle. L’État devient ainsi un simple instrument, un moyen au service des destinées surnaturelles de l’homme.
Le Père Lachance a parfaitement analysé cette déviation. Il écrit : « C’était déjà, sous le couvert d’une apparente mésestime, lui faire trop d’honneur que de l’élever au rang de moyen à la vision béatifique. C’était l’insérer directement dans un ordre auquel il n’appartient qu’indirectement ».
C’est là une confusion des ordres. L’État et l’Église sont deux sociétés parfaites, chacune souveraine dans son ordre. L’État a pour fin le Bien Commun temporel, qui est une fin d’ordre naturel. L’Église a pour fin le salut des âmes, qui est une fin d’ordre surnaturel.
En faisant de l’État un simple moyen pour la fin surnaturelle de la personne, le personnalisme détruit la nature même de l’ordre politique. Il le vide de sa substance et de sa finalité propre. Par suite il induit une confusion de l’ordres naturel et de l’ordre surnaturel, un monophysisme détruisant le fondement même de la doctrine catholique : la vie surnaturelle est un don gratuit de Dieu c’est à dire totalement indépendant des puissances de la nature. Les puissances naturelles de l’homme ayant leur propres fin atteignable naturellement pour laquelle la nature est faite : le bien commun. Cette erreur est liée à une autre, plus vaste, celle du Père Henri de Lubac, qui tendait à nier l’existence même d’une fin naturelle pour l’homme, absorbant ainsi toute la nature dans le surnaturel. Si l’homme n’a pas de fin naturelle propre, alors la Cité, qui est une réalité naturelle, n’a pas non plus de fin naturelle propre. La politique s’évanouit.
### **Quatrième partie : La juste doctrine thomiste**
Comment donc la saine philosophie résout-elle cette apparente tension entre la personne et la société ? En maintenant fermement les deux principes qui semblent s’opposer.
Premièrement, la personne humaine, en tant que partie de la Cité, est ordonnée au Bien Commun.
L’homme tout entier, avec tout ce qu’il est et tout ce qu’il a, appartient à la communauté politique pour la défense et la promotion du Bien Commun. Il peut être requis de donner ses biens, son temps, et même sa vie pour le salut de la Cité. C’est le concept de totalité, qui veut que la partie soit pour le tout.
Deuxièmement, la personne humaine peut être appelée à un ordre qui transcande la Cité mais sans se la subordonner car il s’agit d’un autre ordre l’ordre sunaturel.
C’est ici qu’il faut bien comprendre la phrase de saint Thomas que Maritain a détournée de son sens. Quand saint Thomas dit que « l’homme n’est pas ordonné à la communauté politique selon tout lui-même et selon tout ce qui est en lui », il ne veut pas dire qu’une *partie* de l’homme (la personne) échappe à la Cité. L’homme n’est pas une réalité squizophréne dont une partie (l’individu) vivrait dans la société et une autre (la personne) aspirerait à une vie toute spirituelle d’un ordre surpra-naturel.
La subordination de l’homme en tant que personne indivuée au Bien Commun politique est réelle et totale, mais il faut comprendre qu’elle s’exerce *dans l’ordre naturel.* Par suite si l’homme est appelé à participer à un autre ordre de réalité, l’ordre surnaturel, ce n’est pas en subordonnant l’ordre naturel à l’ordre surnaturel, ou en ordonnant le bien commun naturel au salut surnaturel de la personne. La grâce surnaturelle se greffe à la nature par mode d’accident et agit par “puissance obédientielle”, comme le terreau fertile reçoit une plante nouvelle, le bien commun est la condition et non la cause, de l’action de la grâce surnaturelle dans le monde. C’est donc en concourant au Bien Commun de la Cité terrestre que l’homme pourra atteindre, avec l’aide de la grâce, le Bien Commun de la Cité céleste. Il y a donc davantage coordination que subordination. Comme souvent dans les déviations autour de la pensée de Thomas d’Aquin, c’est un biais cartésien qui veut tout cloisonner et découper la réalité en petits morceaux mathématiquement appréhendables, et qui par-dessus le marché confond la nécessité de la métaphysique avec la complexité harmonieuse du téléologique en science Ethique et morale. Louis Lachance parle d’une obsession Métaphysique.
Il n’y a donc aucune opposition entre la vie politique naturelle et la recherche d’un bien d’un ordre supérieur, surnaturel. Le Bien Commun n’est pas l’ennemi de la personne dotée de la grâce. Il n’est pas non plus une finalité infravalente ordonnée à une fin d’un ordre extérieur à l’ordre naturel. Au contraire, c’est en s’ordonnant au Bien Commun de la Cité que la personne trouve sa perfection naturelle, qui est la base de sa perfection surnaturelle. La vie vertueuse, qui est l’essence du Bien Commun, est le chemin naturel qui dispose à recevoir la grâce, grâce jamais nécessaire au vue e l’ordre naturel mais gratuite. Par conséquent, la primauté du bien commun est totale dans l’ordre naturel et même d’un certain point de vue nécessaire pour l’extension de l’ordre surnaturel à titre de condition et non de cause.
### Conclusion
Le personnalisme, sous ses dehors généreux, est une doctrine de subversion. En prétendant exalter la personne, il la déracine de son ordre naturel et la coupe de la communauté politique qui est la condition de son épanouissement. En faisant du Bien Commun un simple instrument, il le détruit.
La vérité est à la fois plus simple et plus exigeante. L’homme est un animal politique. Il ne s’accomplit que dans et par la Cité. Son plus grand bien, dans l’ordre de la nature, est de contribuer au Bien Commun, à la vie bonne et vertueuse de ses frères. Cet ordre politique, avec sa fin propre, est voulu par Dieu. Il n’est pas un simple échafaudage que l’on pourrait jeter une fois la maison spirituelle construite. Il est une œuvre bonne en elle-même, une fin honnête.
La dignité de la personne n’est jamais aussi grande que lorsqu’elle se donne librement à une œuvre qui la dépasse. En s’ordonnant au Bien Commun de la Cité, la personne ne se perd pas, elle se trouve. Elle accomplit sa nature, et par là, elle se dispose à la grâce qui l’élèvera à une fin qui, elle, dépasse infiniment la Cité et tous les biens de ce monde.