# Les quatre causes en philosophie
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Aujourd’hui, nous allons explorer un outil fondamental pour comprendre la réalité qui nous entoure : la notion des quatre causes. Vous pourriez vous demander pourquoi s’attarder sur des concepts philosophiques anciens. Eh bien, comprendre les principes constitutifs des choses est essentiel pour ne pas se tromper dans notre appréhension du réel. En philosophie classique, on considère que la science est une connaissance certaine par les causes. Pour vraiment connaître quelque chose, pour savoir ce qu’elle est et pourquoi elle est, il faut en identifier les causes, c’est-à-dire ce qui contribue à sa constitution et en est, par conséquent, une explication.
Ces principes, développés notamment par Aristote[^1] et Thomas d’Aquin[^2], s’appliquent à toute réalité naturelle, de la plus simple à la plus complexe. Ils nous aident à répondre à des questions fondamentales sur ce qui existe. Il y a quatre types de causes qui correspondent à quatre questions irréductibles que l’on peut se poser à propos de toute chose et applicables à tout les être par analogie. [^3]
[^1]: Aristote, *Physique* (II, 3-9) et au livre Z de la *Métaphysique.*
[^2]: Thomas d’Aquin, *Les principes de la réalité naturelle*.
[^3]: Cf Annexe 1
### Les causes intrinsèques
Commençons par les **causes intrinsèques**, celles qui sont à l’intérieur même de la chose, qui la composent de l’intérieur.
La première est la **cause matérielle**. Elle répond à la question : “De quoi cette chose est-elle faite ?” C’est le matériau dont elle est composée et qui lui demeure immanent, c’est-à-dire qui réside en elle. Par exemple, pour une statue, la cause matérielle pourrait être le bronze, le marbre ou le bois. Pour un meuble, ce serait le bois dont il est fait. C’est ce qui compose l’être, le principe d’individualisation – car Pierre et Paul sont des hommes, mais Pierre n’est pas Paul, et cela tient en partie à leur matérialité distincte. La matière en terme philosophique est donc l’élément indéterminé, potentiel, considéré comme le récepteur immanent et passif de la forme. Comme le bois brut qui demande à être travailler et qui peut potentiellement devenir un être différent : une poutre, une chaise, une statue etc.
La deuxième cause intrinsèque est la **cause formelle**. Elle répond à la question : “Qu’est-ce que c’est ? Quelle est sa structure, son essence, sa définition ?” C’est ce qui détermine la matière, lui donne une consistance, un certain mode d’être, et une spécificité. Ce n’est pas juste la silhouette extérieure d’une chose c’est ce qui fait que ce qu’elle est, est ce qu’elle est. Pour notre statue, la cause formelle est le principe intelligible qui fait qu’elle est, par exemple, la représentation d’un discobole plutôt que d’un simple bloc de marbre. Pour un meuble en bois, la cause formelle serait son type de meuble et son style, par exemple une chaise style Louis XV, qui le distingue d’une planche ou d’une table rustique. La forme est le principe déterminant et spécificateur ; elle confère l’espèce. La causalité de la forme consiste dans le fait d’actualiser la potentialité de la matière, de la faire passer de l’indétermination à une réalité déterminée.
Ces deux causes, matière et forme, sont inséparables dans les êtres composés. Une matière sans forme est indéterminée, une forme (créée) sans matière n’existe pas concrètement. Elles se causent mutuellement, mais chacune selon sa manière de causer : la matière gêne la forme, la limite, la délimite et lui donne une consistance ; inversement, la forme n’est telle que si elle informe une matière, et dès lors, elle la détermine et la spécifie. Elles sont dans une interrelation constante.
### Les causes extrinsèques
Passons maintenant aux **causes extrinsèques**, celles qui agissent de l’extérieur pour produire ou expliquer l’être.
La troisième cause est la **cause efficiente**. Elle répond à la question : “Par qui ou par quoi cela a-t-il été fait ou produit ?” C’est l’agent, le moteur, ce qui produit l’effet, ce qui donne une forme à la matière. Pour notre statue, la cause efficiente est le sculpteur. C’est lui qui, par son action, a façonné le marbre. Pour le meuble, c’est l’ébéniste. Comme le dit Bossuet, c’est “ce proprement qui agit pour qu’elle existe.”[^4]
[^4]: Bossuet, Œuvres complètes, *Education du Dauphin*, traité des causes.
La quatrième cause, et souvent considérée comme la plus importante : c’est la **cause finale**. Car la cause finale est en fait la première des causes c’est celle qui entraine la création de l’être car tout est fait pour une finalité, dans un but, et sans l’idée de ce but à atteindre rien ne serait entrepris. C’est pourquoi la cause finale est la cause première.
La cause finale répond à la question : “En vue de quoi cela a-t-il été fait ? Quel est son but, sa raison d’être, sa finalité ?” Toute chose, selon cette perspective, agit ou est faite en vue d’une fin. La statue a pu être faite pour la beauté, pour la commémoration, ou pour la dévotion. Le meuble est fait pour s’asseoir, pour ranger, pour écrire. La fin est ce que Bossuet nomme “le dessein que se propose celui qui agit.” Nous l’avons dit, la cause finale est la plus importante. C’est un principe fondamental car “La Fin est première dans l’intention mais dernière dans la réalisation.”[^5] On conçoit d’abord le but dans l’esprit, et c’est ce but qui guide toute l’action de la cause efficiente.
[^5]: Thomas d’Aquin, *Somme Théologique*, I-II, q. 1, a. 1, ad 1 : "Finis est primus in intentione et ultimus in executione."
La cause finale peut se manifester en plusieurs phases : d’abord l’intention dans l’esprit de l’agent, puis souvent un modèle ou un plan (c’est la cause exemplaire, qui est une conception intellectuelle de la forme donc inhérente à la cause finale dans l’intention et appliquée à la cause formelle), et enfin la réalisation concrète de la chose. Il est utile de distinguer la “fin de l’œuvre” (finis operis), qui est le but intrinsèque pour lequel la chose est faite, de la “fin de l’opérant” (finis operantis), qui est l’intention subjective de celui qui agit, qui peut parfois différer. Mais c’est la fin de l’œuvre qui spécifie véritablement la chose.[^6]
[^6]: Thomas d’Aquin, *Somme Théologique*, I-II, q. 12, a. 4 : "Alius est finis ipsius actus, qui dicitur finis operis; et alius est finis operantis, qui est id quod intendit per actum." Traduction : "Il y a une fin de l’acte lui-même, qu’on appelle fin de l’œuvre ; et une autre fin, qui est celle de l’agent, c’est-à-dire ce qu’il entend atteindre par l’acte."
### Aller plus loin : l’interdépendance des causes
Ces quatre causes ne sont pas des compartiments étanches ; elles sont profondément interdépendantes. Nous avons déjà abordé la réciprocité entre matière et forme : la matière est en puissance par rapport à la forme qui la spécifie. Par ailleurs il faut ajouter que la forme est parfois limitée par la matière par exemple une œuvre d’art sera limitée par la qualité du matériau utiliser dans la sculpture.
Il y a aussi une réciprocité entre la cause efficiente et la cause finale. L’adage “Tout agent agit en vue d’une fin”[^7] l’illustre bien. La cause efficiente est en quelque sorte le “bras séculier” de la fin, comme le dit un des textes. Un ébéniste (cause efficiente) qui n’a pas en tête la fabrication d’un meuble déterminé (cause finale) ne se mettra pas à l’œuvre, ou le fera mal. L’action de la cause efficiente n’existe complètement que par la fin. Inversement, les meilleures intentions (cause finale) resteront lettre morte sans un agent (cause efficiente) pour les réaliser.
[^7]: Thomas d’Aquin : *Somme Théologique*, I-II, q. 1, a. 2 (corpus) : "Omne agens agit propter finem." Traduction : "Tout agent agit pour une fin."
Une autre interrelation fondamentale, peut-être la règle la plus importante dans les lois métaphysiques des quatre causes, est celle entre la **cause formelle et la cause finale**. À chaque Forme sa Fin et inversement. Tout être étant déterminé par sa Forme, c’est dans la Forme que se trouve la raison de la Finalité. La structure d’un être est spécifiquement ordonnée à son but, et le but détermine la structure nécessaire. Reprenons l’exemple des sièges. Un tabouret, une chaise, un fauteuil. Leur finalité de confort diffère légèrement, et donc leur forme aussi. Le tabouret a une forme simple pour une assise basique. La chaise a une forme qui inclut un dossier, car sa fin est de permettre de s’asseoir et de s’adosser. Le fauteuil a une forme encore plus élaborée, avec des accoudoirs, car sa fin est un confort accru. La forme de chacun est spécifiquement adaptée à sa fin. Si vous visez une certaine fin, vous devez choisir la forme correspondante. Imaginons un voyage en train. Si la destination (cause finale) est Marseille, toute l’organisation du voyage – les horaires, le trajet, le type de train (cause formelle) – sera structurée pour atteindre Marseille. Vous ne pouvez pas prendre la structure du voyage Paris-Marseille pour arriver à Brest. La forme du voyage est spécifique à sa fin. Cela signifie que la forme est, en quelque sorte, “programmée” pour sa fin. Et si vous utilisez une certaine forme, vous tendrez inexorablement vers la fin qui lui est propre.
Enfin, considérons l’interrelation entre la **cause matérielle et la cause efficiente**. Le sculpteur (cause efficiente) est contraint par son matériau (cause matérielle). La matière impose des contraintes par son propre état. On ne travaille pas le bois comme on travaille le marbre ou l’ivoire. Chaque matériau impose ses limites, ses qualités et ses défauts. L’agent doit s’adapter à la matière, sa puissance s’exprime en prenant compte de ce qu’elle est. Mais, en même temps, c’est bien la cause efficiente qui domine la matière, la façonne, lui imprime une forme en vue de la fin. La matière ne peut résister à la cause efficiente que comme… une matière, c’est-à-dire en imposant ses contraintes propres, mais pas en détournant fondamentalement l’intention de l’agent si celui-ci est compétent et si la fin est réalisable avec cette matière.
### Hiérarchie des causes
Il existe une hiérarchie entre ces causes. La finalité, l’idée qui spécifie l’action, est la première de toutes les causes dans l’ordre de l’intention ; c’est elle qui guide la cause efficiente. Vient ensuite la cause efficiente, puis apparaît la forme qui est imposée à la matière. De plus, un principe général de causalité nous dit que tout effet est d’une certaine manière précontenue dans sa cause, et qu’une cause ne produit que ce qu’elle contient. Il faut une cause proportionnée à l’effet.
Comprendre ces quatre causes et leurs interrelations nous offre une grille d’analyse pour toutes les réalités naturelles car tout ce qui existe est de l’être et les lois métaphysiques qui régissent la réalité de l’être en tant qu’être s’appliquent analogiquement à tous les êtres. Devant n’importe quelle réalité, nous pouvons nous demander : de quoi est-elle faite ? Quelle est sa structure essentielle ? Qui ou quoi l’a produite ? Et surtout, quel est son but intrinsèque ? En répondant à ces questions, nous nous approchons d’une connaissance plus profonde et plus certaine de ce qui est. C’est un outil qui permet de ne pas confondre les aspects d’une réalité, de voir comment ils s’articulent, et de comprendre pourquoi les choses sont ce qu’elles sont et pourquoi elles agissent comme elles le font. C’est une base solide pour toute réflexion cherchant à appréhender le réel dans sa complexité et sa cohérence.
### Annexe 1 : L’analogie
La notion d'analogie en métaphysique occupe une place centrale dans la pensée scolastique, en particulier chez les penseurs médiévaux comme Thomas d’Aquin, Duns Scot, et Suárez. L’analogie permet de penser la multiplicité des significations d’un même terme appliqué à des réalités différentes, notamment à Dieu et aux créatures, sans tomber dans l’univocité (même sens) ni dans l’équivocité (sens complètement différent).
**Définition de l’analogie en métaphysique scolastique**
Analogie (du grec ana-logia, proportion) :
En métaphysique scolastique, il s'agit d’un mode de signification intermédiaire entre l’univocité et l’équivocité, permettant de dire d’un même mot des réalités différentes, mais selon un certain ordre ou proportion.
**Trois types d’analogie selon la tradition scolastique**
- Analogie de proportionnalité (analogia proportionalitatis) :
On applique un mot à plusieurs réalités selon des proportions analogues, par exemple :
La "vision" de l’œil / la "vision" de l’intelligence : dans les deux cas, il y a une proportion entre l’organe et son objet.
- Analogie d’attribution (analogia attributionis) :
Un terme s’applique à plusieurs choses par référence à un seul sujet principal.
"Sain" se dit du remède (car il guérit), du régime (car il maintient la santé), de l’urine (car elle est signe de santé).
- Analogie métaphysique ou analogie de l’être (analogia entis) :
C’est le cas le plus célèbre : le mot "être" (ens) s’applique à Dieu et aux créatures ni univoquement ni équivoquement, mais analogiquement, car tous sont des "êtres", mais dans des degrés d’intensité ontologique différents.
### Références
- Thomas d’Aquin : *Somme théologique*, I, q. 13, a. 5 : Il développe l'idée que les noms attribués à Dieu sont analogues, car Dieu est cause de tout ce qui est dans les créatures.
- Thomas d’Aquin , *De Veritate*, q. 2, a. 11 : Distinction entre l’analogie de proportionnalité et l’analogie d’attribution.