# 03-05-56
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### « Fanatiques attardés »
*Nous n'avons pu lire sans un serrement de cœur, sans une révolte de l'esprit, sans une blessure de l'âme, ces lignes de la* Vie intellectuelle*, organe des Pères Dominicains de Paris* (*éditorial du numéro de mars*) :
« La polémique contre l'école publique, la contestation de la laïcité de l'État républicain ne sont le fait que de quelques fanatiques attardés et au demeurant sans mandat. »
*Quatre idées dans cette phrase :*
1*° La polémique contre l'école publique.*
2*° La contestation de la laïcité de l'État.*
3*° Les fanatiques attardés...*
4*°... et au demeurant sans mandat.*
*Quatre idées dont il est important, et peut-être même urgent, d'examiner le contenu.*
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#### I. -- Sans mandat.
*Faut-il maintenant un* « *mandat* » *pour avoir le droit de formuler ou même de former une pensée ?*
« *Sans mandat* »* : ces deux mots dispensent de tout autre argument, terminent la discussion avant qu'elle ait commencé, interdisent le dialogue, bref suppriment les démarches les plus ordinaires de la vie de l'esprit.*
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*L'emploi qui se répand de ces deux mots signifie implicitement qu'une pensée, pour avoir droit à l'existence, doit désormais être* « *mandatée* »*. Autrement dit, la pensée sera officielle ou ne sera pas.*
*C'est une grande nouveauté. Nous voulons dire une nouveauté chez les catholiques : on n'avait point, que nous sachions, demandé leur* « *mandat* » *à Pascal, à Péguy, à Bernanos. Mais cette nouveauté chez les catholiques, on l'avait déjà vue en dehors d'eux, efficace instrument du totalitarisme. C'est une nouveauté étonnante, en outre, chez des catholiques et des Révérends Pères qui veulent se montrer sur plusieurs points* « *révolutionnaires* » *: c'est-à-dire, s'ils savent ce qu'ils disent, le contraire d'* « *officiels* »*.*
*Le service qu'a toujours rendu dans l'histoire, à toutes les sociétés et à tous les corps constitués, l'existence d'une pensée non-officielle est évident. Cette pensée non-officielle ne demande rien à personne, que de pouvoir exister à sa place modeste, et d'être traitée pour ce qu'elle est, c'est-à-dire pour une pensée : elle accepte volontiers d'être anéantie, à la condition que ce soit par le moyen de l'argumentation loyale. On peut aussi chercher à la supprimer par des moyens administratifs, diffamatoires, persécuteurs : mais alors, en règle générale, on ne réussit qu'à manifester et qu'à grandir ce qu'elle contenait de vérité.*
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#### II. -- La polémique contre l'école publique.
*Personne ne mène en France une telle polémique.*
*Mais certains esprits estiment que l'école publique devrait être supprimée et remplacée par autre chose. Ils l'estiment pour des motifs qui ne sont pas d'ordre polémique, qui viennent de l'étude, de la réflexion, de l'expérience, et qui pourraient être pris en considération par les Pères Dominicains. Ces motifs ne sont pas nécessairement chimériques, car ils s'inspirent aussi d'institutions enseignantes qui existent très réellement, qui fonctionnent de manière souvent satisfaisante, dans de grands pays qui sont au moins aussi* « *modernes* »*, aussi* « *libéraux* » *et aussi* « *démocratiques* » *que le nôtre. Rejeter ces motifs sans les avoir entendus, sans avoir sérieusement examiné la part de vérité et la part d'erreur qu'on peut leur reconnaître, est une attitude qui nous paraît manquer gravement d'objectivité.*
*Ces motifs, les Pères Dominicains les trouveront, s'ils le veulent, en beaucoup d'endroits, et notamment dans* Culture, École, Métier *d'Henri Charlier et dans* Les Libertés universitaires *de Jean Rolin. Ils en trouveront quelques-uns dans l'article sur* L*'*administration de l*'*enseignement *qu'Henri Charlier publie dans le présent numéro.*
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*Secondement, ce n'est pas non plus faire de la* « *polémique* » *contre l'école publique que de considérer le fait actuel, et nouveau, de sa colonisation par 20.000 instituteurs communistes.*
*Ce fait nouveau a ému des* « laïques » *qui n'ont pas cru faire de* « *polémique* » *en manifestant leur inquiétude et en disant publiquement la vérité.*
*Dans* L*'*École et la Démocratie*, organe de défense de l'école laïque dirigé par M. Gallois, M. Émile Roche a pu écrire, en juin* 1953*, toutes preuves à l'appui, que* « *le communisme s'empare peu à peu de l'école* »*, et formuler cette question précise :* « Que répondrons-nous quand les parents nous diront qu*'*ils ne veulent pas envoyer leurs enfants à une école où le maître viole la neutralité de l*'*enseignement au profit du communisme ? »
*Cette inquiétude des* « *laïques* » *lucides, cette angoisse des parents chrétiens ou non-chrétiens, et les réalités qui suscitent cette inquiétude et cette angoisse, ce sont des faits et non point de la* « *polémique* »*. Ces faits méritent au moins d'être enregistrés, d'être connus, d'être examinés par quiconque prétend analyser les* « *grands problèmes* » *de l'enseignement. Il est admirable de voir combien ceux qui dissertent des* « *grands problèmes* » *se moquent des réalités concrètes et crient à la* « *polémique* » *quand on ose simplement leur rappeler l'existence des faits tels qu'ils sont.*
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*Les médecins de Molière eux aussi auraient semblablement crié à la* « *polémique* » *si le mot avait eu déjà cet usage :*
*Et il est singulier que cette colonisation de l'école publique par les communistes n'ait ni provoqué la protestation ni seulement attiré l'attention de la plupart des journaux et revues catholiques. Cette colonisation, les Pères Dominicains de la* Vie intellectuelle *font comme si elle n'existait pas : est-ce par ignorance ? est-ce par complaisance ? ou bien par l'effet de quelque fameuse* « *tactique* »* ?*
*M. Émile Roche en a dit plus encore. Après les élections du* 2 *janvier, il a publié cet article du* Monde *sur la* « paix scolaire »*, qui a trouvé un grand écho, mais il a publié aussi, dans* Le Progrès *de Lyon du 16 février, un article que personne n'a voulu remarquer : un article extrêmement concret et documenté sur les réalités actuelles de l'école publique en France. Nous citons M. Roche parce que, lui, les Pères Dominicains ne l'accuseront tout de même pas de* « fanatisme clérical »*. Et nous le citons parce qu'il est presque le seul qui ait osé signaler à l'attention publique l'existence de* L'École et la Nation*, mensuel communiste qui fait le récit circonstancié des expériences d'enseignement communiste déjà réalisées par des instituteurs communistes à l'intérieur de l'école publique française.*
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*Que les Pères Dominicains de Paris se procurent par exemple le numéro de* L*'*École et la Nation *de novembre* 1955* : ils y verront comment ces expériences vont jusqu'à fonder l'enseignement,* en France*, dans l'école publique, sur l'usage de manuels soviétiques simplement traduits en français par les maisons d'édition communistes.*
*Il y a là une situation de fait qui requiert une exacte attention, justifie d'expresses réserves, suscite une inquiétude légitime. Ce n'est pas de la* « *polémique* »*, c'est voir les choses telles qu'elles sont, de dire que l'école publique, en* 1956*, ne nous satisfait pas pour cette raison d'abord, qui est la plus volumineuse, la plus manifeste, mais aussi la plus systématiquement passée sous silence : elle est colonisée par une entreprise communiste qui ne trouve en face d'elle aucune résistance.*
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#### III. -- La contestation de la laïcité de l'État.
*Si l'on rejette radicalement toute contestation de cet ordre, on prétend donc que premièrement le principe de la laïcité de l'État et secondement l'application qui en est faite actuellement doivent être réputés incontestables et demeurer définitivement in contestés.*
*Ah ! si l'on nous disait que cette contestation reste nécessaire, mais qu'elle doit être réglée par la prudence chrétienne et la charité, et qu'elle doit tenir compte du fait actuel de la division religieuse des Français, nous y souscririons entièrement.*
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*Mais on ne nous dit pas cela. C'est la* « *contestation* » *elle-même, c'est l'existence d'une contestation qui est traitée avec indignation et mépris. Voilà qui est peut-être d'une étrange gravité. Nous croyons avoir le droit* (*et le devoir*) *de dire que nous souhaitons un État qui ne soit pas laïque, mais qui reconnaisse la Royauté du Christ. Nous n'imaginons pas d'imposer à qui que ce soit, par quelque violence que ce soit, la reconnaissance du Christ-Roi. Mais nous croyons pouvoir* (*et devoir*) *prier et travailler pour cette reconnaissance, sans laquelle nous serons perdus.*
*Et nous formons le vœu supplémentaire, mais tout à fait secondaire, de n'être pas insultés par les Pères Dominicains de la Vie intellectuelle quand, dans notre cœur, dans nos prières et dans nos propos, nous opposons à la laïcité de l'État une contestation en faveur du Christ-Roi.*
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#### IV. -- Les fanatiques attardés.
*Reste à savoir si tout ce qui précède doit être réputé pensées et propos de* « *fanatiques attardés* »*.*
*La considération des réalités scolaires actuelles, telles qu'elles sont concrètement* (*et non telles qu'on les pourrait peut-être rêver*)*, la soumission aux enseignements de la fête du Christ-Roi et de son exposé des motifs dans l'encyclique du* 11 *décembre* 1925*, cela ne nous semble ni anachronique, ni* « *attardé* »*, ni* « *fanatique* »*. Mais nous nous trompons peut-être. C'est pourquoi nous demeurons attentifs à toute contradiction motivée que l'on voudrait bien nous apporter.*
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### Lettre (19 mars 1956)
> Mon Cher Madiran,
Vous m'aviez demandé un article pour *Itinéraires* et je vous l'avais promis : il devait montrer, à la lumière du Message Pontifical de Noël 1954, que le catholicisme ne pouvait se concilier avec le nationalisme.
Je vous annonce que je ne vous enverrai pas cet article. Une promesse non tenue, me dites-vous, cela vaut au moins une explication.
Cette explication, la voici :
Il y a un malaise du catholicisme en France. Quand je dis malaise, je m'exprime en termes discrets. Deux signes au moins de ce malaise éclatent aux yeux les moins prévenus : d'abord la déclaration de l'Épiscopat français du 28 avril 1954 qui en a dessiné les traits principaux, et, autour d'elle, avant et après une série d'avertissements et de condamnations venus de Rome et de Paris frappant successivement les prêtres-ouvriers, *Jeunesse de l'Église, Quinzaine,* et quelques autres, hommes ou groupes. Deuxième signe du « malaise », non le moindre : l'atmosphère de « coups fourrés », de discussions sous cape, qui règne dans toute une part du catholicisme en France : il y a des hommes, des groupes, (vous en êtes) qu'on ne nomme qu'à mots couverts, des thèses, des livres, auxquels on ne répond que par allusions pudiques. Ma parole ! On croirait que quelqu'un a enfanté secrètement dans la maison...
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Moi, je n'aime pas tout cela. Et c'est parce que je n'aime pas tout cela que je vous avais promis cet article. Les plaies cachées pourrissent, d'une manière ou de l'autre : elles empoisonnent tout le corps ou elles contaminent les voisins.
A l'annonce d'*Itinéraires,* j'ai d'abord pensé qu'on pourrait, là, débrider les abcès. Et, comme dit Dostoïevski : « Il y a plaisir à parler avec des gens intelligents. » Voici la revue, quelque chose y manque, me semble-t-il, et qui me paraît essentiel, qui me paraît le centre du débat. J'irai tout de suite à ce que je crois ce centre : tout notre problème est de savoir *qui* est créateur et *qui* est rédempteur : créateur du monde et créateur des hommes, rédempteur du monde et rédempteur des hommes. A parler, à écrire, comme le génial poète qu'a été Teilhard de Chardin, nul ne le sait plus : est-ce ce mouvement profond des choses où le temps, l'histoire, élèvent peu à peu la matière jusqu'à en faire des hommes, des âmes, toute distinction disparaissant dans un « milieu » qui n'a point cessé, du moment originel au final d'être le « milieu divin » ? J'entends bien qu'au travers de ce lent, majestueux et bouleversant avènement, on nous dit que c'est Dieu qui bouge et nous fait bouger. Au travers de tout cela, je ne vois plus cependant ce qui est de Dieu et de l'homme, ce qui est substance d'être bénéfique et vide du mal, je ne vois plus ce qui est grâce, -- ou plutôt la grâce se confond, se dilue, dans cette montée universelle où ne se distingue plus la tranchante, douce et tragique lumière du monde irremplaçable qui nous a « sauvés par les mérites de Jésus-Christ ».
Je vous l'avoue, Madiran, auprès de cette mise en question de la foi, tout m'est de peu d'intérêt. Et je tiens pour certain que là est notre alpha et notre oméga, qu'il n'y aura de reprise de la contexture du catholicisme en France qu'à l'heure où ces crêtes là auront été vues, dites, où le nuage de l'équivoque ne recouvrira plus toutes choses.
A ceci est liée la vieille mais toujours nouvelle querelle du pessimisme et de l'optimisme. Depuis plus de vingt ans, j'entends dire que le fossé entre droite et gauche -- en théologie comme en politique -- c'est celui qui sépare l'optimisme et le pessimisme. Je le veux bien croire.
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Mais je demande qu'on précise : je me souviens d'un mot de l'étonnant Sorel : les vrais pessimistes, disait-il, sont les optimistes ; les vrais optimistes sont les pessimistes. Paradoxe ? Non pas. Expliquons-nous. Quand je lis sous la plume de l'Abbé Lepp -- dans ce livre significatif qui vient de paraître sous le titre : *Espoirs et déboires du progressisme* -- que le chrétien « de gauche » est celui qui « croit à l'homme », je demande à distinguer. Car, enfin, voilà des concepts qui me paraissent marquer une singulière évolution régressive sur l'admirable analyse des actes humains à laquelle était parvenue la théologie catholique autour des idées de péché originel, de grâce et de liberté.
Nous savons -- parce que nous avons derrière nous la Révélation, le miracle grec, et vingt siècles de saintetés, de péchés, et de théologie -- nous savons que l'homme créé bon, a été corrompu par le péché originel, non dans l'essence de sa nature mais dans son exercice.
Je m'étonne toujours que ces vues merveilleuses de la théologie, si profondes qu'elles en font venir les larmes aux yeux, si vraies qu'elles se trouvent -- comme par hasard, mais quel hasard providentiel ! -- percuter au plein de nos querelles du XX^e^ siècle : ici l'existentialisme, la phénoménologie, Sartre et toutes les Beauvoir du pandémonium des *Temps modernes* -- je m'étonne toujours que nous côtoyons ces vues merveilleuses de la théologie comme, chez Proust, un vieux duc et pair cagneux marié depuis vingt ans à la plus rayonnante beauté et qui l'aurait oublié.
Or la conception catholique de la nature ne nous permet en aucune manière de dire : je fais ou je ne fais pas « confiance à l'homme ». Elle dit des choses infiniment plus précises : elle dit que l'homme, orienté au Bien dans le moment premier de sa création, corrompu par le péché originel, *peut* retrouver son ordination au Bien et la retrouve même normalement, mais qu'il *ne* la retrouve *que* par la Grâce, par l'APPLICATION GRATUITE DES MÉRITES DE JÉSUS-CHRIST.
Ah ! Mon Cher Madiran ! Il faut que je vous dise, à vous et à ceux qui vous entourent, avec quelle secrète dilection je me répète chaque jour depuis quelques années cette phrase que nous ressassons comme on foule sans s'en apercevoir les tapis des sacristies de St-Honoré d'Eylau ou de St-Augustin.
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Toutes les « erreurs » du monde moderne fondent à son contact comme neige au soleil. Vous « faites confiance à l'homme » pour construire des cités justes, pour faire le Bien, aimer les autres, pratiquer la justice, organiser l'internationale ? Mon Dieu, je veux bien, j'en suis : je fais confiance, moi aussi, mais je vous précise seulement cette petite précision circonstancielle : à condition que ce soit « par l'application des mérites de N.-S. Jésus-Christ ». Dès lors, la grâce vous viendra : je ne suis pas *pessimiste.* Mais, si c'est cette confiance dans les mérites de Jésus-Christ que vous qualifiez d'*optimiste*, auquel cas je le suis avec vous, je vous demande encore une petite précision : c'est de reconnaître que notre commun « optimisme » ne peut en aucune façon se confondre avec celui de Diderot ou celui du bonhomme Lénine ; je veux bien croire au Progrès et à la Bienfaisance des Machines -- si vous m'accordez qu'il et qu'elles ne seront bienfaisantes que par don de grâce et seulement, donc, s'ils ne se révoltent pas contre Dieu.
Oh ! bien sûr ! j'entends déjà qu'on m'a qualifié de *clérical.* Vous voulez revenir à la « chrétienté », cette horreur, vous *subordonnez le temporel au spirituel.* Bien sûr que je *subordonne,* comme tout le monde : comme les marxistes, comme les démocrates, qui, tous, subordonnent la vie à une conception du *temporel* hypostasié en salut spirituel. Mais pour ce qui est de la « chrétienté » point du tout. J'accepte toutes les distinctions « modernes ». J'ai fait mes classes. Je sais qu'il faut « distinguer pour unir ». Je suis même prêt à travailler avec des hommes qui n'ont pas de foi, j'admets la *distinction* du temporel. -- Ce que je n'admets pas, ce qu'un chrétien ne pourra jamais admettre, c'est toute une série de balivernes mal pensées, indistinctes et à ce titre aussi périlleuses que les propos des diseuses de bonne aventure ou la conception de l'amour selon Victor-Margueritte. J'entends par là tout ce qu'on a nommé « l'autonomie du temporel », la reconnaissance que l'homme est devenu « adulte » et d'abord la classe ouvrière.
Eh bien, non ! Il faut en faire son deuil ! Et c'est un deuil qui fait un beau bûcher, un joyeux bûcher qui éclaire et éclairera toutes nos vies !
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Il n'y aura pas, il n'y aura jamais d'autonomie absolue du temporel et il n'y a pas, il n'y aura jamais d'homme adulte et encore moins de classe ouvrière adulte.
Il n'y a pas d'autonomie absolue du temporel pour deux raisons : la première est que rien ni personne n'est jamais autonome par rapport à la douce et violente grâce de Jésus-Christ qui, seule, fonde notre optimisme et assure le mouvement de l'histoire. Mais ceci nous avons d'abord à le professer pour nous-mêmes, en nous-mêmes -- en même temps qu'à en rappeler l'exigence aux Cités sans pour cela brimer leur liberté, parce que Dieu, dans son infinie miséricorde et sa prescience infinie, a prévu quelque chose encore qui limite singulièrement « l'autonomie » des hommes et des cités : c'est la nature même de l'homme, qui se fait entendre et doit se faire respecter même par ceux qui n'ont pas la foi, et qui nous permet de faire, en commun avec qui ne partage pas les dons de la grâce, les constructions naturelles qui assurent la vie des hommes ici-bas, et tout d'abord le monde politique.
J'en arrive ici, mon cher Madiran, à des propos où je vais vous rejoindre, vous et vos amis, car, si j'ai voulu marquer plus haut ce qui est pour moi la clé de toute position complète en ce milieu du XX^e^ siècle -- je voudrais marquer ce qui, dans *Itinéraires,* me paraît précisément répondre à nos interrogations de 1956. Expliquant votre « anticommunisme méthodique » vous précisez qu'il n'y a pas, dans l'optique communiste, possibilité « d'objectifs conformes aux exigences chrétiennes ». Vous avez raison. Il n'y a « d'objectifs conformes aux exigences chrétiennes » que là où : 1° la place de Dieu et de la Foi est laissée libre au ciel des idées et de la vie ; 2° les réalités naturelles sont vues dans leur substance propre de réalités naturelles et respectées comme telles.
Constater cela, ce n'est pas appeler à une « chrétienté » confessionnelle et fermée, ce n'est pas rejeter dans ce qu'on a si sottement nommé « le Ghetto » c'est au contraire permettre une collaboration claire avec les non-chrétiens, mais c'est en assurer les limites en fixant à la fois les fins de la vie et les conditions où elle ne peut pas ne pas se dérouler.
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Ainsi, lorsque, dans le même premier numéro d'*Itinéraires,* Marcel Clément écrit que « l'on a tendance à considérer comme *structures historiques* des institutions que tous les Papes, sans exception, ont déclaré institutions de *droit naturel* », il met le doigt sur un des lieux essentiels de nos querelles. Même dans l'ordre naturel, et donc politique et social, le chrétien ne peut pas accepter n'importe quoi. Le pauvre Mauriac et beaucoup de Madaules ont, depuis six mois en particulier, invoqué très fort la liberté des catholiques en matière politique et sociale. Ils ont raison : cette liberté existe. Mais elle est du même ordre que celle que le père rappelle à son fils qui va choisir épouse : il y a un certain *genre* de systèmes sociaux comme il y a un certain *genre* d'épouses qui ne peuvent convenir aux enfants du Dieu Sauveur : ce sont justement les systèmes qui, croyant que l'homme peut être « sauvé » HORS DES MÉRITES DE N.-S. JÉSUS-CHRIST, occupent la place qui doit rester libre pour ce salut par des systèmes de vie et de pensée qu'il faut pour cette raison nommer *totalitaires* -- pour cette raison et non pas seulement pour des motifs d'ordre social ou de respect de la « liberté ».
Comment ne pas s'étonner qu'on n'ait pas mieux vu que les systèmes tyranniques du monde moderne étaient justement tyranniques parce qu'ils attendaient de la terre le salut des hommes : dès lors ils pouvaient et ils devaient TOUT demander aux hommes puisque les hommes devaient TOUT attendre d'eux.
Mon Cher Madiran, je m'étonne aussi d'autre chose : c'est que tant de catholiques d'aujourd'hui se pressent à vouloir être « comme les autres », -- les autres, ceux qui n'ont pas rencontré la Grâce et la Gloire de Jésus-Christ, car Sa Grâce et Sa Gloire sont indissociables. Or, nous vivons tout au contraire une époque « religieuse », une époque « métaphysique ». Ce que les « autres » nous demandent, c'est justement une parole qui ne sera pas comme les paroles « des autres ».
Car tout se tient aujourd'hui, aujourd'hui comme jamais, mais plus que jamais. Ce monde est menacé, ces hommes sont menacés. Et ils sont menacés par leur propre pouvoir déchaîné, par leur puissance qui n'a plus ni limite, ni foi, ni justice, ni amour.
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Cette menace créée par le pouvoir des hommes, elle est née très proprement, très précisément du faux « optimisme ». C'est d'avoir cru que le mouvement propre des choses, le pouvoir sur le monde pouvait le libérer, que l'homme est en train de mourir comme homme... Et nous n'osons pas le dire, nous semblons ne pas oser dire ou ne pas savoir dire, cette parole dure mais qui sera tout de même la parole libératrice parce qu'elle sera une parole dure : vous mourez parce que vous vous êtes détournés de la Douce Grâce de N.-S. Jésus-Christ.
Savoir qui est créateur et qui est rédempteur, optimisme et pessimisme, connaissance de ce qui est le vrai anticommunisme, reconnaissance de la nature et de ses lois, voilà quelques-unes des *flèches* qui me paraissent devoir luire au ciel des années dures et merveilleuses où nous sommes entrés. Je ne les ai pas toutes reconnues dans les pages d'*Itinéraires.* J'en ai reconnu plusieurs. Je les voudrais mieux liées en faisceau, mieux dominées par leur centre.
J'ajoute ceci qui me semble essentiel : je n'ai pas aimé la présentation des « documents » qui terminent votre revue. Il y a là-dedans un angle de vue qui me paraît -- pardonnez-moi -- un peu « étroit ». Surtout, il y a cette reproduction *in fine* d'un texte concernant un homme qui est pour moi plus qu'un ami déjà ancien : un inséparable compagnon de travail, de lutte et d'espérance.
Sur la route où nous sommes -- et où nous sommes effroyablement solitaires, n'étaient ces jeunes hommes que je vois surgir depuis quelques mois et qui nous éclairent du soleil d'un avenir certain -- l'amitié est une des choses auxquelles il ne faut rien refuser. Le plus grand de nos amis est mort. Il est pour nous, cependant, toujours vivant : Bernanos reste parmi nous. Je veux aussi préserver l'amitié des vivants.
J'ai nommé Bernanos. Je voudrais finir sur lui et sur un autre grand mort qui est Péguy. La besogne que vous voudriez faire, Madiran, je ne crois pas qu'elle puisse se faire hors de la lumière de ces *prophètes* auxquels j'ajouterai Bloy.
Nous assistons depuis quelques années à un véritable *détournement de succession spirituelle :* les noms de Bloy de Péguy, de Bernanos, résonnent beaucoup parmi nous.
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Où est leur esprit ? Où évoque-t-on encore les pages admirables de Péguy sur le monde moderne « qui avilit » et celles sur le monde intellectuel, et celles sur la justice dans le monde républicain... ? Quand ont paru les pages -- vraiment testamentaires -- de Bernanos, prononcées à la Sorbonne (je le vois et l'entends encore, le bras tendu, devant une salle étonnée et muette) sur un certain progressisme chrétien, qui leur a fait écho ?
Oui, de grandes lumières nouvelles sont là, à notre porte, dans le catholicisme d'aujourd'hui. Elles *demandent à naître.* Je suis sûr qu'elles naîtront -- et bientôt. Nous n'avons pas le droit de leur ôter un *iota* de leur sens, de risquer d'atténuer un rayon de leur lumière...
... Voilà pourquoi. Madiran, je ne collaborerai pas à *Itinéraires.*
Bon courage. Souffrez. Soyez solitaire. Ce sont des Grâces.
J. DE FABRÈGUES.
La belle lettre que l'on vient de lire n'appelle de ma part, au moins pour le moment, aucun commentaire, pour une très simple raison : ce que Fabrègues regrette de ne point trouver dans ITINÉRAIRES, c'est précisément ce que nous nous proposons d'apporter, selon le dessein que nous en avons formulé dans notre *Déclaration liminaire.* C'est ce qu'à mon avis, différent de celui de Fabrègues, apportent à cette revue, principalement, D. Minimus, et Henri Charlier, et Louis Salleron, et Marcel Clément, et d'autres qui déjà viennent ou viendront plus tard nous rejoindre... Au demeurant chacun a le droit de remarquer des manques, des absences, des carences dans ITINÉRAIRES : ma seule réponse est de demander alors à celui qui les a remarqués de venir parmi nous y suppléer lui-même. C'est aussi la seule réponse que je ne puisse plus faire à Fabrègues, puisqu'il se récuse.
Dans ces conditions, je n'ai rien à dire sur le fond. L'avenir jugera.
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Deux détails réclament une précision.
I. -- L'article annoncé, que Fabrègues n'a point fait, et qui pour cette raison n'a pu paraître dans le numéro 2, paraît dans ce numéro 3 : Marcel Clément a bien voulu accepter, très simplement, de s'en charger. Je tiens à l'en remercier ici.
II. -- L'allusion de Fabrègues à « cette reproduction *in fine* d'un texte concernant un homme qui... » vise la reproduction documentaire, dans notre numéro 1, d'un article de M. Xavier Vallat critiquant le dernier livre de M. Henri Rollet. Les critiques de M. Xavier Vallat étaient convenables, courtoises, honnêtes. Reproduites dans les « Documents », elles étaient précédées de cette précision explicite :
« *A notre connaissance, M. Rollet n'a pas encore répondu à ces objections, qui sont celles de M. Xavier Vallat, et que nous nous garderons de faire nôtres tant que nous n'aurons pas vu si la réponse les dissout ou non*. »
Quand je dis que nous nous gardons de les faire nôtres, c'est que nous nous gardons de les faire nôtres. Je n'ai pas l'habitude des « clauses de style », ni de dissimuler derrière un parapluie les objections que je crois devoir énoncer : deux volumes récents et tout mon passé de journaliste répondent ici pour moi. On m'a plutôt reproché un excès de franchise qu'un excès de prudence. Aucune ambiguïté, aucune équivoque ne peuvent subsister sur ce point.
La faute serait donc non pas d'avoir repris et soutenu les objections faites à M. Rollet, mais d'avoir signalé leur existence et leur contenu. Autrement dit, il fallait taire et ce contenu et même cette existence. Ah, ça ! M. Xavier Vallat a-t-il donc raison à ce point ?
Oui ou non, M. Henri Rollet a-t-il donné le *Sillon* pour l'origine des réalisations du catholicisme social, tout en passant sous silence sa condamnation par Pie X ? Oui ou non, a-t-il sous-estimé ou méconnu l'action sociale dans les milieux ruraux ? Ces questions sont posées par la critique de M. Xavier Vallat. Elles n'ont rien de déshonorant pour le questionné. Elles n'excèdent pas les droits de la plus ordinaire critique des livres. En tous cas, les objections ainsi formulées sont justiciables de la réfutation, *et seulement de la réfutation :* non pas du silence organisé, ni d'autre chose que je ne nommerai pas.
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Votre amitié pour M. Rollet s'est émue et vous avez tenu à le dire ; mais l'amitié n'avait là rien à voir et ne se trouve atteinte en rien ; mon cher Fabrègues, il arrivera peut-être un jour, tout arrive, que j'aie des objections à vous opposer. Je les formulerai, comme M. Xavier Vallat a fait pour M. Rollet, tranquillement, sans injures ni complaisance. Je ne pense pas que pour autant, si vous m'apercevez dans votre rue des Saints Pères, vous changerez de trottoir.
Ne me dites pas que M. Rollet est un catholique de droite, ou qu'il est favorable aux catholiques de droite. Je n'ai fondé ni une coterie, ni une ligue, ni une entreprise partisane. Je n'ai promis à personne de faire systématiquement l'éloge des catholiques de droite et systématiquement la critique des catholiques de gauche. S'il ne tenait qu'à moi, d'ailleurs, cette distinction, ou cette division, serait abolie dans l'instant. Il n'y avait rien de scandaleux ni d'inattendu à ce que des objections concernant le dernier livre de M. Rollet trouvent place dans la partie documentaire de cette revue. Nous cherchons à nous éclairer en examinant le pour et le contre : c'est-à-dire par une connaissance exacte des arguments en présence. Il eût été plus « adroit » d'omettre et de se taire ? Mais une collection de silences et d'omissions n'a jamais éclairé personne.
Nous touchons là un point auquel je tiens beaucoup. Les autorités sociales ne sont pas *ipso facto* des autorités tout court quand elles se mettent à écrire des livres d'histoire. Elles ne sont pas au-dessus des objections. Elles ont droit aux signes extérieurs de respect, et je les leur accorde tous. J'ôte mon chapeau à leur passage et j'incline ma tête. Mais je n'incline pas mes raisons. Je n'incline mes raisons que devant des raisons contraires, et meilleures.
Quand M. Rollet écrit, tout M. Rollet qu'il soit, et président de beaucoup de choses, et futur membre de l'Académie des Sciences morales et politiques, ce n'est plus le monsieur, ni le président, ni le futur académicien qui écrit. Il a droit à toute notre courtoisie, et l'article de M. Xavier Vallat rendait très courtoisement hommage à son livre précédent et à son action en général. Mais il n'a aucun droit à faire intervenir le président au profit de l'historien, pour interdire par voie d'autorité ou d'influence la libre critique de son livre d'histoire. M. Rollet est un personnage éminent, il n'est pas un personnage sacré. Et si les « catholiques de droite » entendent faire de M. Rollet écrivain un personnage aussi sacré, aussi au-dessus de toute objection que les « catholiques de gauche » ont tenté un moment de le faire pour M. Hourdin journaliste, ils me trouveront eux aussi sur leur chemin, pour les contredire.
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Et puis que m'importent vos « catholiques de droite » ? J'accepte d'être « de droite », de recevoir l'étiquette « de droite », uniquement parce qu'on me la donne, et que tout le monde a une peur comique d'accepter cette étiquette-là. On me la donne et je la reçois, et je l'accepte, et je la garde, et même pour mieux la garder je m'assois dessus. Mais je n'ai promis à personne d'être un bon « catholique de droite ». Il me suffit d'être un catholique tout court, ce n'est déjà pas si commode.
Peser le pour et le contre, formuler des objections et examiner les réponses sont des démarches certainement normales et souvent nécessaires de l'intelligence humaine, du moins dans sa fonction spéculative. Il faut rendre à l'objection un droit de cité qu'elle n'a pratiquement plus parmi les publicistes catholiques. Il faut rendre droit de cité à toutes les objections sérieuses et honnêtement formulées, sans acception de personnes. Les objections de M. Xavier Vallat, nous ne les réputerons pas fondées avant de les avoir comparées avec les réponses de M. Rollet : mais il est évident qu'elles sont honnêtes, qu'elles sont sérieuses, qu'elles sont civilement habillées de courtoisie et même de gentillesse ; *non pas émoussées par la complaisance :* ne confondons pas ces deux choses distinctes. Il va de soi, mais je précise explicitement, que M. Rollet peut choisir *Itinéraires* pour y publier ses réponses à M. Xavier Vallat. Je rappelle notre Déclaration liminaire :
« *Les lieux de libre discussion se font rares. Nous proposons le nôtre à ceux qui voudront en user.* »
\*\*\*
Moi aussi, mon cher Fabrègues, j'ai connu des personnages éminents qui ont bien voulu m'honorer de leur amitié. Je pense en ce moment à deux d'entre eux. L'un est mort aujourd'hui, vous l'avez bien connu d'ailleurs. L'autre collabore à cette revue. Tous deux, je les ai rencontrés, je les ai connus à l'occasion d'objections que j'avais faites contre eux. C'étaient des objections plus vives et plus sévères que celles formulées par M. Xavier Vallat à l'endroit de M. Rollet. C'étaient même des objections qui pouvaient passer pour impertinentes, si l'on tient compte de mon âge et du leur, considération qui ne joue pas, ou qui ne joue pas dans le même sens, entre M. Xavier Vallat et M. Rollet. Enfin, circonstance aggravante, c'étaient des objections probablement beaucoup moins fondées que celles de M. Xavier Vallat à M. Rollet. Et cela s'est terminé par leur amitié qu'ils m'ont donnée.
21:3
Ces hommes éminents, je compare leur comportement avec celui d'autres hommes différemment éminents. Oui, très différemment éminents. Dans cette différence, mon cher Fabrègues, tient l'affreuse décadence des esprits, l'affreuse décadence des hommes, l'affreuse décadence de notre pays et de son élite pensante : elle ne sait même plus vivre, elle n'a même plus de mœurs intellectuelles.
Nous sommes quelques-uns qui voulons refaire cela aussi, ou peut-être cela d'abord : des mœurs intellectuelles franches et honnêtes, où la discussion soit possible, cordiale et fraternelle, où l'objection ait droit de cité. On a enterré la France dans un linceul de silence, et vous le sentez bien, on a étouffé en les dénaturant, et vous le dites, jusqu'aux voix de Bernanos et de Péguy. Mais vous le dites chez nous.
Car nous, et qui d'autre ? avec vous si vous l'aviez voulu, sans vous s'il le faut, nous soulevons la pierre du tombeau.
Jean MADIRAN.
22:3
## CHRONIQUES
23:3
### Pie XII et le Nationalisme
A l'occasion des deux derniers messages au monde rédigés par le Saint-Père, une orientation précise a été donnée aux chrétiens sur la question du nationalisme. Devant la douloureuse crise intérieure qui se dessine actuellement en France, crise qui aboutit, parfois, à mettre en accusation toutes les formes de piété nationale, il semble opportun de se retourner vers les orientations précises qui nous sont données par le magistère ordinaire de l'Église, pour les recevoir, les méditer, et les appliquer au mieux de notre jugement, à nos responsabilités civiques les plus urgentes.
#### I. -- DÉFINITIONS
La crise intellectuelle contemporaine se manifeste, entre autres, dans le domaine de la langue. Nous assistons à une détérioration du vocabulaire et nous voyons les mots employés les uns pour les autres. L'État, la nation, la patrie sont ainsi trop souvent confondus. La confusion s'aggrave lorsqu'elle porte non plus sur ces réalités elles-mêmes mais sur des représentations intellectuelles de valeur fort inégale : l'étatisme, le nationalisme, ou sur une vertu, le patriotisme.
Efforçons-nous de définir ces diverses notions.
a\) *L'État* est une institution naturelle. Il désigne parfois la société politique -- ou société civile -- considérée en même temps que l'autorité légitime qui la gouverne. Tantôt encore, il désigne l'institution gouvernementale elle-même, le Pouvoir, abstraction faite de la multitude des familles qui constitue la Société civile. Dans les deux cas, la notion d'État désigne une institution naturelle profondément ordonnée au bien commun.
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b\) *L'étatisme*, lui, n'est pas une institution naturelle. C'est un système d'organisation sociale qui fait reposer sur l'État des responsabilités d'initiative que la loi naturelle attribue aux personnes, aux familles, aux municipalités, aux professions, ou à d'autres libres groupements.
c\) *La Nation* ne se confond pas avec l'État. L'État est une réalité politique. La Nation ne se confond pas avec une organisation juridique de familles poursuivant le bien commun sous l'autorité du gouvernement. Elle apparaît comme une communauté de valeurs spirituelles, morales, culturelles. « La vie nationale est de sa nature l'ensemble actif de toutes les valeurs de civilisation qui sont propres à un groupe déterminé, le caractérisent et constituent comme le lien de son unité spirituelle. Elle enrichit en même temps, par sa contribution propre, la culture de toute l'humanité. Dans son essence, par conséquent, la vie nationale est quelque chose de non-politique ; c'est si vrai que, comme le démontrent l'histoire et l'expérience, elle peut se développer côte à côte avec d'autres, au sein d'un même État, comme elle peut aussi s'étendre au-delà des frontières politiques de celui-ci. » ([^1])
Le cas de la nation française illustre parfaitement cette définition. D'une part, la nation française s'étend largement au-delà des frontières politiques de la France. L'existence, par exemple, d'une « action nationale » au Canada français en témoigne. N'est-ce pas S.E. Maurice Roy, archevêque de Québec, qui affirmait devant M. Vincent Auriol, alors Président de la République que la mission des évêques de Québec avait été, depuis les origines, « d'assurer la croissance d'une nouvelle nation chrétienne et française ». D'autre part, dans ces conditions, il est clair qu'au Canada cette nation française se développe côte à côte avec une nation anglaise au sein d'un même État, l'État canadien, et que les Canadiens français tiennent également à être des citoyens du Canada et à être des membres de la nation française.
d\) Dans ces conditions, qu'est-ce donc que le nationalisme ? C'est, selon l'enseignement de Pie XII, « *l'erreur qui consiste à confondre la vie nationale au sens propre avec la politique nationaliste ; la première, droit et gloire d'un peuple, peut et doit être développée ; la seconde, source de maux infinis, ne sera jamais assez rejetée...*
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*La vie nationale ne devint un principe dissolvant pour la communauté des peuples que lorsqu'elle commença à être exploitée comme moyen pour des fins politiques, à savoir quand l'État dominateur et centralisateur fit de la nationalité la base de sa force d'expansion. On eut alors l'État nationaliste, germe de rivalités et source de discordes*. » ([^2]) L'Allemagne hitlérienne illustre à merveille cette définition, ainsi que tous les États qui ont fait du vieux « principe des nationalités » le ressort de leur impérialisme.
e\) Quant à la *Patrie*, elle semble désigner une réalité moins déterminée que l'État et même que la nation. Littéralement elle désigne la terre des Pères. « *Nos parents en vivaient, nous en vivons par eux ; ils nous confient à elle en nous confiant à l'existence. Elle nous domine pour autant que nous en sommes partie ; elle nous est bienfaisante dans une mesure difficilement assignable. Elle appelle donc, elle aussi, la piété, ayant tous les droits d'une mère*. » ([^3])
La Patrie se définit donc comme le milieu de vie à l'égard duquel nous avons une dette qui relève de la vertu de piété, vertu on le sait annexée à la justice. On parlera, dans ces conditions, de la petite patrie, pour parler d'un pays, ou d'une province. On parlera de la Patrie de façon plus courante en désignant par là la société politique à l'égard de laquelle on a une dette. Mais on pourra avec plus de vérité encore parler de la Patrie du Ciel, de ce sein du Père auquel les baptisés que nous sommes sont appelés comme vers le parfait milieu de vie, lorsque seront réalisés les nouveaux Cieux et la nouvelle Terre. ([^4])
f\) Il en résulte que le *patriotisme*, en dépit de son suffixe, ne peut en aucune manière être mis sur le même pied que l'étatisme ou le nationalisme. L'étatisme et le nationalisme sont des systèmes intellectuels. Ils sont des idoles fabriquées par les hommes et adorées par eux. Le patriotisme est une vertu naturelle, que le chrétien, lui, doit pratiquer dans la grâce, et donc de façon surnaturelle.
26:3
De notre patrie, en effet, spécialement de la société politique, nous recevons tant et de si diverses façons qu'il n'est pas possible de rendre tout ce que nous recevons. C'est pour cela que nos devoirs vis-à-vis de notre patrie ne relèvent pas immédiatement de la vertu de justice, qui requiert que l'on rende tout ce qui a été reçu, ou son équivalent. Ils relèvent de cette justice déficiente qu'est la piété filiale, vertu qui règle notre activité à l'égard de ceux qui, au-dessous de Dieu, sont excellents par rapport à nous, mais auxquels néanmoins nous ne pouvons que payer de manière incomplète ce que nous en avons reçu, et cela, selon la nature et la raison elles-mêmes.
#### II. -- LES DEUX « NATIONALISMES » FRANÇAIS
Les lignes qui précèdent constituent un exposé de l'enseignement traditionnel de l'Église concernant la société politique et la vertu de patriotisme, et aussi de l'enseignement plus récent de Pie XII concernant la vie nationale et le nationalisme. Il nous reste maintenant à examiner au milieu de quelles circonstances cet enseignement nous est donné et les conséquences pratiques qu'il comporte pour nous.
Il nous est impossible, dans le cadre d'un article, de suivre dans le détail les aspects divers que le nationalisme français a pu revêtir, spécialement depuis ses origines jacobines. Toutefois, bien qu'au prix d'un schématisme un peu rigoureux, il n'est pas impossible de distinguer deux grandes formes du nationalisme français. Sous ce nom en effet, on a vu, depuis la révolution française, les idées de gauche et les idées de droite promouvoir leurs idéologies contradictoires.
**A**) *Le nationalisme jacobin *: Le mot nation est ancien. Toutefois, il se colore au moment de la révolution française d'une teinte populaire. Lorsque les jacobins crient : « Vive la nation », c'est pour exalter la liberté du peuple contre le pouvoir royal. Dans cet esprit, le nationalisme se présente comme une tradition qui attache aussi étroitement quel possible la vie nationale à une forme déterminée de l'idéal politique. Quelle était cette forme déterminée de l'idéal politique ? On est d'abord tenté de répondre : la forme populaire de gouvernement, c'est-à-dire la république. Mais il faut reconnaître que cette réponse est incomplète.
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La substitution de la république à la monarchie n'a pas été l'essentiel de ce qu'on nomme la révolution française. Elle n'a pas été principalement le passage d'une forme politique raisonnable à une autre forme politique également conforme à la raison et simplement considérée comme plus adaptée aux circonstances nouvelles. Le bouleversement qu'apporte la révolution française est autrement profond. Il porte atteinte au droit naturel lui-même.
L'autorité royale venait de Dieu. Pour que la révolution française puisse être réduite à une simple révolution politique, il aurait fallu que les révolutionnaires affirment que l'autorité républicaine, désignée par le peuple, venait aussi de Dieu. Ce ne fut pas le cas. La république, depuis cent cinquante ans en France, n'a pas été seulement, en fait, l'affirmation de la souveraineté populaire comme *mode d'exercice de l'autorité*, mais aussi l'affirmation de la souveraineté populaire comme *source ultime*, comme fondement suprême de l'autorité. Finalement, ce qu'a apporté la révolution française, c'est moins la forme républicaine du gouvernement que l'affirmation de la laïcité absolue de l'État, par suite d'une conception erronée de la liberté de conscience, elle-même fondée sur un postulat rationaliste et individualiste.
Nous pouvons alors atteindre, dans son fond même, l'erreur du nationalisme de la tradition de « gauche ». Il consiste dans l'exploitation des valeurs nationales par une politique idéologique qui substitue le peuple à Dieu, et qui affirme que l'autorité vient du peuple alors que nous savons que toute autorité, même républicaine, vient de Dieu. La guerre d'expansion idéologique faite à l'Europe par les révolutionnaires exprime ce nationalisme-là.
**B**) *Le nationalisme intégral.* Sans que l'on puisse établir une symétrie parfaite entre la tradition nationaliste de droite et la tradition nationaliste de gauche, il faut néanmoins reconnaître qu'avec Charles Maurras a été formulée une doctrine qui, fort opposée à la précédente, n'en est pas moins du point de vue chrétien, insuffisante. Ce que Maurras apporte, en effet, sous le nom de nationalisme intégral, c'est une doctrine qui regroupe des éléments divers et qu'il importe de distinguer.
1. -- En premier lieu, la pensée de Charles Maurras contient l'affirmation du patriotisme au sens naturel du mot, c'est-à-dire, des devoirs de piété que nous avons à pratiquer vis-à-vis de la France en tant qu'elle est notre patrie.
28:3
2. -- En second lieu, Charles Maurras entend établir par l'expérience historique que les valeurs nationales de la France ne peuvent être respectées que dans le cadre d'un régime politique : la monarchie.
3. -- Enfin, en raison même de son agnosticisme, Maurras ne peut pas affirmer l'origine divine de l'autorité.
Cette position spéciale du nationalisme intégral résultant du patriotisme et de l'agnosticisme de Charles Maurras aboutit à deux conséquences contradictoires :
D'une part, elle fait de Maurras le défenseur des valeurs sociales les plus certaines du point de vue du droit naturel, celles que Pie XII énumérait à Noël : « *La famille et la propriété, comme facteurs complémentaires de sécurité, les institutions locales et les unions professionnelles et finalement l'État*. » **(**[^5]) L'auteur de *L'Enquête sur la Monarchie* affirme ces valeurs non pour des raisons chrétiennes, mais pour des motifs inspirés de ce qu'il nommait « l'empirisme organisateur ».
D'autre part, cette défense des institutions en accord avec le droit naturel n'était pas fondée sur l'affirmation antécédente d'un Dieu Créateur, Auteur de cet ordre, mais sur un impératif politique que Maurras ne pouvait pas, intellectuellement, soumettre à la suprême majesté de Dieu et de Sa loi. Ainsi, nous retrouvons dans le nationalisme intégral la même erreur que dans le nationalisme jacobin. Toutefois, la laïcité du nationalisme jacobin est une conséquence désirée et volontaire DU rationalisme. La laïcité du nationalisme intégral est une conséquence douloureuse et regrettée D'UN agnosticisme. La soumission à Rome, et la levée de l'interdit en 1939, l'attestent. Il en résulte que le nationalisme jacobin conduit à exclure Dieu comme source et fondement de la vie sociale, alors que le nationalisme intégral souffre plutôt d'ignorer Dieu comme fondement du droit et de l'autorité, -- et recherche, tantôt dans l'orgueil, tantôt dans la soumission, à affirmer en conclusion des valeurs politiques compatibles avec les prémisses de l'enseignement de l'Église.
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#### III. -- PATRIOTISME CHRÉTIEN ET OPTIONS POLITIQUES
Nous sommes maintenant en mesure de comprendre le motif le plus profond de la condamnation que Pie XII a portée contre le nationalisme. Ce motif, c'est finalement le même que celui qui inspire la condamnation du racisme, du socialisme ou de l'absolutisme d'État. Pie XII l'a expliqué lui-même dès la première Encyclique de son règne, *Summi Pontificatus *: « *Considérer l'État comme une fin, à laquelle toutes choses doivent être subordonnées et orientées ne pourrait que nuire à la vraie et durable prospérité des nations. Et c'est ce qui arrive soit quand un tel empire illimité est attribué à l'État, considéré comme mandataire de la NATION, du peuple, de la famille ethnique ou encore d'une classe sociale, soit quand l'État s'arroge cet empire en maître absolu, indépendamment de toute espèce de mandat*. » **(**[^6])
Sans doute, beaucoup de catholiques ont pu se dire nationalistes sans pour autant tomber dans l'erreur que Pie XII définit sous ce nom. Cela conduit à nettement dissocier trois choses :
1. -- La vertu de patriotisme, dont la Sainte de la Patrie demeure le parfait modèle chrétien, et qui, aujourd'hui comme hier, reste non seulement un droit, mais un devoir, et un grave devoir de conscience. Son Éminence le Cardinal Grente vient de le rappeler dans une Lettre Pastorale dont le titre est pour nous l'expression même de ce devoir : « Aimer et servir la Patrie ».
2. -- L'exercice d'une saine liberté civique nous conduit à préférer une des formes politiques conformes à la raison, comme plus particulièrement adaptée à notre pays. Sous ce rapport il s'agit d'un jugement prudentiel et, de ce fait, il est permis entre chrétiens de différer d'opinions. Ces opinions, d'ailleurs, s'opposeraient moins vivement si les catholiques voulaient bien se mettre d'accord sur le point qui suit, au niveau de la doctrine politique.
3. -- Le point fondamental qui nous interdit d'être nationalistes, au sens défini par Pie XII, c'est la nécessité de ne pas considérer l'État politique comme le mandataire de la nation, ou ce qui revient au même, à ne pas faire de la nation la base d'une politique absolutiste, intérieure ou extérieure.
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Or c'est là nécessairement l'une des erreurs où l'on tombe dès que l'on cesse d'affirmer en doctrine que l'État comme tel est, par nature, soumis à Dieu et à sa foi : « *La vraie notion de l'État est celle d'un organisme fondé sur l'ordre moral du monde ; et la première tâche d'un enseignement catholique est de dissiper les erreurs, celles en particulier du positivisme juridique qui, en dégageant le Pouvoir de son essentielle dépendance à l'égard de Dieu, tendent à briser le lien éminemment moral qui l'attache à la vie individuelle et sociale. *» **(**[^7])
C'est en ces termes que doit être posé le problème dans toute son ampleur. Dès lors, nous sommes tous convoqués à l'examen de conscience. C'est légitimement que les anciens nationalistes intégraux sont attachés aux institutions sociales fondamentales : « *La famille et la propriété, comme facteurs complémentaires de sécurité, les institutions locales et les unions professionnelles, et finalement l'État *». En tant que chrétiens ils doivent renoncer à affirmer ces valeurs dans le cadre d'un nationalisme, c'est-à-dire comme servantes ordonnées à la seule valeur politique de la nation. C'est d'abord par obéissance à la volonté divine qu'ils affirment ces valeurs, et en cherchant à les promouvoir non pas dans l'abstrait d'une conception intellectuelle, mais dans le concret d'une vie évangélique vécue par la grâce de Dieu.
D'autre part, c'est légitimement que les nationalistes de tradition jacobine, -- et qui se fondent encore plus ou moins consciemment sur le principe des nationalités -- affirment, en accord souvent avec les précédents, qu'il convient de respecter les aspirations nationales que l'on voit se développer aujourd'hui en divers points du monde. En effet, « *chez quelques peuples considérés jusqu'à présent comme coloniaux, le processus d'évolution vers l'autonomie politique que l'Europe aurait dû guider avec prévoyance et attention s'est rapidement transformé en explosions de nationalisme avide de puissance. *» **(**[^8]) Toutefois le respect des aspirations nationales ne saurait aller jusqu'à l'approbation du nationalisme. Cette distinction qui résulte immédiatement de l'enseignement de Pie XII est fondamentale.
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En effet, deux nations peuvent développer harmonieusement leurs valeurs originales dans la compréhension et même dans la complémentarité. Deux nationalismes, au contraire, ne peuvent que s'affronter et se nier mutuellement. C'est cette logique interne du nationalisme qui fait que l'on constate parfois aujourd'hui, spécialement chez des nationalistes français « de gauche », une adhésion si totale aux nationalismes indochinois ou africains, qu'ils en viennent à se conduire comme des ennemis de leur propre pays et à présenter le patriotisme français comme un péché.
Au terme de cette étude, nous croyons donc pouvoir conclure que la condamnation du nationalisme par Pie X nous conduit comme chrétiens, -- quelles que soient par ailleurs nos options, républicaines ou monarchistes -- à réaffirmer en doctrine la souveraineté de Dieu sur la société, comme position commune de base, et aussi les exigences morales -- en morale chrétienne -- de la vertu de patriotisme. Si de tels fruits d'unité résultent de la soumission de tous les fidèles au magistère de l'Église, ils compenseront largement le sacrifice que peut représenter pour plusieurs l'abandon du nationalisme, du mot, et, s'il y a lieu, de l'erreur elle-même.
Marcel CLÉMENT.
32:3
### Réflexions sur le drame colonial
La carrière normale d'un marin se passait autrefois en grande partie dans ce qu'on appelait l'Empire. Depuis mon entrée dans la Marine, sans parler des guerres, j'ai parcouru le monde en tous sens, j'ai passé plusieurs années dans les pays arabes du Moyen-Orient, j'ai visité la plupart de nos territoires d'outre-mer, j'ai séjourné dans les ports grouillants d'activité de notre Afrique du Nord comme dans les mouillages les plus reculés de nos îles d'Océanie. Et, par-dessus le marché, le régime m'a fait grâce de dix longues années de « loisirs forcés » pour me permettre de réfléchir à tout ce que j'avais vu...
J'ai consacré un livre entier à ces réflexions. Je ne voudrais ici que résumer mes conclusions sur l'œuvre coloniale de la France. Il y a tellement de gens qui parlent aujourd'hui du drame colonial sans être allés y voir. Un ministre des Affaires Étrangères n'avouait-il pas, il y a quelques années, en venant assister à une conférence sur la Côte d'Azur, qu'il voyait la Méditerranée pour la première fois. Et il avait dans ses attributions les affaires du Maroc et de la Tunisie. On a de même l'impression que le voyage récent d'un président du Conseil à Alger a été son premier contact avec la réalité.
\*\*\*
33:3
Les Français ne devraient pas avoir honte, comme ils finissent par y succomber, du mot de colonie. C'est la propagande intellectuelle marxiste ou progressiste qui cherche à leur donner ce complexe.
Depuis que le monde existe et que les hommes se déplacent à la surface de la terre, tout peuple est ou a été -- plus ou moins -- le colon ou le colonisé d'un autre. Les Celtes ont colonisé la Gaule. Puis, ce fut le tour des Romains. Grâce à quoi la France est devenue chrétienne : preuve que la colonisation a quelquefois du bon.
Les Romains avaient également colonisé la Berbérie (Afrique du Nord). Au temps de saint Augustin, celle-ci était chrétienne et comptait, dit-on, plus de deux cents évêques. C'est l'Islam arabe, inventeur de la « guerre sainte » (djihad), qui, en la colonisant à son tour, a forcé sa population à devenir mahométane, ce qu'elle est encore aujourd'hui.
Avant que la Révolution française ait dérangé les esprits, l'expansion européenne outre-mer, tout au moins celle des puissances catholiques, s'accompagnait toujours d'apostolat religieux La véritable hiérarchie des valeurs était respectée. L'État et ses fonctionnaires étaient officiellement chrétiens. L'idée de colonisation était inséparable de celle de christianisation.
\*\*\*
34:3
En reconstruisant au XIX^e^ siècle un empire colonial pour remplacer celui dont l'Angleterre nous avait pris les meilleurs morceaux, nous ne sommes pas allés enlever l' « indépendance » à des gens qui l'auraient déjà eue. Les pays que nous avons occupés étaient inorganisés et totalement incapables d'évoluer par eux-mêmes. S'ils n'étaient pas devenus français ils eussent été anglais ou allemands comme demain, si nous les quittons, certains d'entre eux deviendront « américains » ou « russes ».
Dans l'ensemble notre protection et notre aide ont été accueillies partout comme des bienfaits. L'ordre et la paix ont entraîné un accroissement important des populations et une amélioration notable des niveaux de vie. Évidemment, des intérêts particuliers se sont mêlés à cette œuvre, mais pas plus que dans n'importe quelle autre entreprise humaine. La mise en valeur du pays a profité au bien commun, celui des colonisés comme celui des colonisateurs. L'empire colonial français d'avant 1939 constituait une réussite matérielle éclatante.
Si cet empire se disloque aujourd'hui, c'est que l'éducation morale n'a pas suivi le progrès matériel. On n'y voit en haut lieu qu'une crise sociale appelant des remèdes techniques : révision de salaires, grands travaux, investissements nouveaux. Ils sont indispensables, mais il y a plus que cela. Nous avons suscité des besoins sans morale correspondante, nous avons répandu une civilisation privée de son contenu religieux essentiel, nous avons créé un vide métaphysique sans penser à le combler : nous en subissons aujourd'hui les conséquences.
\*\*\*
35:3
Je ne sais quel théologien imagine que le châtiment des damnés en Enfer sera de contempler éternellement les vices de leur existence terrestre en souffrant de leurs effets... Peut-être les nations purgent-elles leur peine dès ce monde. Tout ce passe en tout cas comme si la France laïque et révolutionnaire n'avait qu'à se mirer dans son empire pour y apercevoir les fruits des idées qu'elle a semées.
Le laïcisme a perverti une partie de l'élite intellectuelle indigène et a scandalisé l'autre, les traditionalistes musulmans par exemple, qui ne conçoivent pas de société sans Dieu. Le refus de considérer les questions religieuses a empêché de voir à temps le difficile problème que pose aujourd'hui en Afrique du Nord la juxtaposition sans fusion de deux sociétés, l'une théoriquement chrétienne régie par le Code Civil qui sépare l'État de l'Église, l'autre musulmane régie par la loi coranique qui mêle intimement le spirituel au temporel.
En écartant Dieu on a oblitéré les sources de la morale et par conséquent celles de l'autorité.
A la place, on a répandu les « grands principes ». Tous les élèves indigènes ont appris par exemple que les trois ordres ou « collèges » qui constituaient les États généraux de 1789 ont été démocratiquement remplacés par un « collège unique » dans lequel tous les citoyens ont le même pouvoir souverain grâce au suffrage universel. Ne soyons pas étonnés qu'aujourd'hui nos élèves demandent la même chose...
36:3
Dépouillé de toute charité et de toute référence à Dieu, le patriotisme enseigné est devenu le nationalisme exacerbé, hérité des Jacobins. Naturellement les communistes l'ont soutenu dans la mesure où il servait leurs desseins. Il n'est pas jusqu'aux méthodes de « libération » employées il y a douze ans qui ne soient fidèlement copiées avec leur terminologie particulière : résistance, maquis, pillages patriotiques, comités de libération, armée de la libération nationale, etc.
Proposer des solutions dépasserait le cadre de ces quelques réflexions. L'essentiel de notre œuvre, même en Indochine, pourrait être sauvé avec une France forte et vraie, enracinée dans le réel au lieu d'être intoxiquée par l'idéologie fumeuse des partis. Une chose est certaine : aucun équilibre durable n'est possible sans un changement profond des bases philosophiques et morales du régime.
Amiral AUPHAN.
37:3
### De l'influence de la civilisation actuelle sur le catholicisme
Malgré sa forte structure, le catholicisme contemporain ne laisse pas d'être remué en profondeur par les participations qui secouent le monde d'aujourd'hui. Il participe, par ses membres, à la civilisation actuelle dont le moins qu'on puisse dire est qu'elle branle.
Ce n'est pas la première fois que la religion chrétienne traverse une période aussi trouble. Elle était à peine née qu'elle devait affronter la fin d'un monde. On sait comment nos ancêtres ont surmonté cette épreuve : par leur vitalité surnaturelle et par leur vitalité naturelle. Ils s'enracinèrent doublement et puissamment dans la stabilité des cieux et dans celle de la terre. La prière leur semblait la première et la plus efficace des protections contre le chaos. Leur foi, suspendue à la transcendance du Créateur et implantée dans la Création dont ils savaient qu'elle ne pouvait être disloquée jusqu'en ses assises, reconstruisit le monde écroulé. Tout s'était effondré autour d'eux : ils avaient sauvé l'essentiel. Et l'essentiel se mit à nouveau à croître, assimilant ce qui vivait encore et rejetant ce qui était mort dans cet immense naufrage.
Cette confiance inébranlable dans un ordre surnaturel et dans la fixité fondamentale de la nature est actuellement disparue chez de nombreux chrétiens.
Entraînée par l'éboulement de la civilisation, la transcendance divine s'est affaissée : elle est devenue de plus en plus immanence. La nature a suivi la même pente : elle est dégringolée à l'intérieur de l'esprit humain qui la cerne de toutes parts et prétend se la soumettre totalement.
Ce processus d'intériorisation est tellement avancé que Dieu et la nature se sont dégradés, de présences qu'ils étaient naguère encore, en représentations de plus en plus évanescentes, si bien que, pour la plupart des hommes, ils n'ont plus d'existence réelle et ne sont que des mots dépourvus de sens.
38:3
Ils ne signifient plus rien d'autre qu'eux-mêmes : des sons que l'être humain tire de son sein et qu'il profère du dedans au dehors sous forme de juron ou d'affirmation subjective du type « tout naturel », un langage où l'homme n'exprime que soi en face d'un obstacle ou dans la déflagration d'un appétit, une traduction d'impressions qu'on peut appeler purement intestinales par quoi l'homme se dit ce qu'il s'éprouve être. La transformation de Dieu et de la nature en phénomène verbal est la fine pointe de l'immanence : l'homme amputé de sa relation à ce qui le dépasse, se clôt sur lui-même comme l'animal et rétrograde vers l'irrationnel, vers l'impossibilité de devenir « l'autre en tant qu'autre » par l'intelligence, vers le fonctionnement préformé de l'instinct.
Ce n'est pas que l'homme moderne se soit coupé de la raison. Loin de là ! Il n'est même que raison. Il n'admet que Son autonomie d'être raisonnable. Mais les entrailles sont remontées à l'étage de la tête. Confondues avec le cerveau, elles ont engendré « la barbarie savante » dont Vico a trouvé le stigmate dans chaque fin de civilisation. A ce niveau, l'animalité fait bon ménage avec la cérébralité et les puissances de l'instinct avec l'activité calculatrice de la raison. La fable de l'aveugle et du paralytique l'illustre parfaitement : la raison immobile éclaire et guide l'instinct qui déferle, celui-ci à son tour réalise les desseins de son acolyte.
La mentalité chrétienne résiste sans doute à ce processus caractéristique de la civilisation contemporaine. Par toutes ses origines, elle est essentiellement réactionnaire. Le christianisme et la Révélation n'ont d'autre fin que de SAUVER l'homme sur la terre et de lui donner ensuite la Vie éternelle, d'affermir sa SANTÉ. Ils s'élèvent contre le repliement de l'homme sur lui-même qui est sans doute la forme la plus insidieuse de la mort. Ils articulent l'homme à Dieu et à la nature comme un organe est accordé à la synergie des autres organes dans un corps bien portant. Ils le dirigent vers la vie sans fin de l'Au-delà. Mais dans une ambiance aussi délétère et aussi contagieuse que celle de notre époque, il est fatal que le chrétien qui s'abandonne soit contaminé par la maladie. Il faut une bonne dose de force pour se maintenir intact dans la saturation de l'atmosphère actuelle.
Que des chrétiens choient dans l'immanence n'a donc rien d'étonnant. On peut même s'étonner qu'ils ne soient pas plus nombreux.
Mais il n'est aucune maladie de l'esprit qui s'avoue maladie. La formule d'Adler est ici prodigieusement éclairante : « toute névrose est une névrose RENTABLE ».
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Entendons par là que la névrose spirituelle du chrétien, corrélative à la névrose générale de la civilisation, s'installe dans le monde irréel, détaché de Dieu et la nature, que cette civilisation sécrète, comme dans un monde qui lui est conforme, qui la fait fructifier et qu'elle féconde à son tour, de telle manière que sa situation pathologique lui devient indiscernable.
Bien plus : puisqu'elle bénéficie de ce monde qui lui communique l'assurance qu'elle est saine, tout autre monde sera pour elle monstrueux et mensonger. L'immanence refuse systématiquement tout autre critère qu'elle-même. S'il y en a un, il est faux. Elle l'élimine. La civilisation actuelle ne se défait pas. Elle se fait au contraire. On accordera peut-être qu'elle traverse une crise, avec les brisures de coquilles qui accompagnent toute crise, mais ce ne peut être qu'une « crise de croissance ». La chute n'est que le tremplin de l'ascension. On casse des œufs, mais c'est pour l'omelette. Il faut à la névrose que le monde névrosé qui est son monde soit un gain. Il n'y a plus ainsi de névrose, mais une manifestation de santé.
DANS UN TEL MONDE, la conception du christianisme change de cap. Elle reste intégralement la même, mais sa finalité est autre. Elle est moins axée sur l'observance des lois divines et naturelles, sur l'incarnation de celles-ci dans le monde, que sur leur assouplissement et sur leur adaptation aux « exigences » de ce monde où le chrétien « s'engage ». Les chrétiens qui la mettent en œuvre ne cessent pas d'être chrétiens. Ils n'ont pas apostasié. Ils ne sont pas hérétiques au sens traditionnel du terme. Ils ont seulement inverti les perspectives. La conscience chrétienne est devenue en eux adulte, elle a inviscéré en elle Dieu et la nature. C'est une conscience moderne et lucide qui ne reçoit rien « du dehors » et qui puise en elle-même, tant elle a immanentisé le message chrétien, son action chrétienne sur le monde. Ce n'est plus à Dieu et à la nature que le monde doit se conformer, mais à la conscience chrétienne elle-même qui est conscience de Dieu et de la nature. Les impératifs de la conscience chrétienne sont toujours imprescriptibles. C'est elle qui définit l'orientation du monde. C'est elle qui détermine, non pas l'action individuelle, mais l'action collective des chrétiens dans le monde où ils sont. Nous assistons à un phénomène étrange, inédit dans l'histoire : A LA SOCIALISATION DE LA CONSCIENCE CATHOLIQUE. Celle-ci n'est plus une conscience individuelle qui juge en dernier ressort l'action individuelle à mener ici et maintenant. Elle devient sous nos yeux une entité générique, une sorte d'hypostase qui dirige le comportement du chrétien dans le siècle. D'immanente, la conscience est devenue transcendante, exactement comme la fameuse « conscience universelle ». Durkheim doit frémir d'aise en sa tombe.
40:3
La socialisation de la conscience a été admirablement étudiée par Augustin Cochin. Il nous suffit de transposer ses analyses et les prolonger.
Qu'il se forme des « sociétés de pensée » au sein du catholicisme dans le bouleversement actuel des mœurs et de la civilisation, l'aventure est pour ainsi dire « normale ». Quand une société se disloque, son contre-coup atteint cette société supérieure et vivante qu'est l'Église. Le corps humain a toujours été l'image du corps social. Lorsqu'il est travaillé par la maladie qui oppose ses organes les uns aux autres, on en prend conscience :
Toute chose m'est claire à peine disparue :
Ce qui n'est plus se fait clarté.
Le caractère social du Christianisme n'a historiquement surgi dans la conscience des chrétiens qu'au fur et à mesure où ils n'ont plus été unis en fait dans la convergence de leurs esprits et de leurs volontés vers leur fin unique et souveraine : Dieu, le Christ, la Vie éternelle. A l'époque où la foi avait bâti le plus vaste édifice social de tous les siècles : au Moyen Age, l'Église n'est même pas nommée dans la SOMME de saint Thomas d'Aquin. Les énergies tendues vers la foi religieuse constituaient du coup une société par leur tendance vers cette réalité centrale. La vérité était donnée d'abord, l'union s'en suivait. Les hommes se nourrissaient du même pain. Il y avait communion sociale entre eux.
La situation change totalement lorsque la communauté des fidèles se pulvérise comme la communauté humaine. La conscience du fait social précède la conviction commune. La communion de tous n'est plus l'effet de la conviction de chacun. C'est la conviction de chacun qui doit engendrer la communion de tous, dans la mesure où elle prend conscience du bien social disparu. Mais la prise de conscience est un phénomène intellectuel. Elle s'accomplit au niveau de la pensée. Il faut que des hommes s'unissent au préalable dans une pensée commune qui doit être elle-même établie avant de s'incarner dans l'existence.
Qui donc peut la déterminer sinon un groupement d'INTELLECTUELS, sinon une INTELLIGENTSIA ? Un travail collectif préalable est requis pour que naisse la conscience cohérente d'une société chrétienne. Il est nécessaire de la construire de toutes pièces pour qu'elle se projette dans la vie et que naisse un « nouveau » monde social. Ainsi surgissent des « chapelles », où des intellectuels s'associent pour fixer le contenu de la conscience chrétienne.
41:3
Elles se veulent indivisiblement « personnalistes et communautaires » : chacun y vient avec son opinion personnelle en vue d'établir une opinion commune. On y est moins uni PAR la vérité que POUR la vérité, PAR des liens indépendants de toute décision personnelle que POUR les nouer. En d'autres termes, on s'y assemble pour créer ce monstre qu'est LA conscience chrétienne et pour diriger LES consciences chrétiennes en vue d'une conscience chrétienne toujours plus étendue qui absorbera en fin de compte l'univers.
ENTREPRISE VAINE au demeurant ! Il n'y a pas de conscience collective, ni dans le christianisme ni ailleurs. Si l'on veut à toute force garder cette expression ambiguë, il la faut réserver aux consciences individuelles, les seules existantes, qui se dirigent vers un foyer commun qui les dépasse, de la plus humble à la plus haute. La socialisation de la conscience est le plus beau mythe qu'ait jamais inventé l'homme.
Aussi faut-il toujours soutenir artificieusement LA conscience chrétienne, par la parole, par l'écrit, par la propagande. A peine née, elle se dégonfle. La moindre piqûre la crève. Elle n'est qu'une abstraction vide dont l'écran commode dissimule la réalité d'une conscience individuelle ou de consciences individuelles qui prétendent imposer un sens propre, le leur, au christianisme et qui s'universalisent par un sophisme dérisoire. Derrière LA conscience chrétienne, et du reste derrière toute conscience collective, ce sont des consciences particulières qui s'essaient de s'égaler à la société tout entière et au monde en les rapportant à elles-mêmes. Rivées au HIC ET NUNC, elles se veulent coextensives à l'univers dont elles seraient le moteur et la fin !
Mais on a toujours les conséquences, même de la vanité. D'où la suite.
FABRIQUER une conscience chrétienne collective qui s'égale à la planète comporte des servitudes. La plus visible et la plus inaperçue en ce siècle qui se nourrit d'êtres de raison -- COMEDENS SECUNDAS INTENTIONES ET BOMBYNANS IN VACUO -- est la nuée d'abstractions où le christianisme s'évapore. Nous n'entendons plus parler de Dieu, ni du Christ, ni de la Vie éternelle, ni de l'Évangile, mais de la Justice, de la Charité, de la Liberté, du Peuple, du Droit de l'Homme. La première parole que le Christ prononça dans l'Évangile est rigoureusement inintelligible à la plupart des Chrétiens, clercs ou laïc : « Pourquoi me cherchiez vous... Ne savez-vous pas que je dois être auprès de mon Père ? »
42:3
L'être le plus concret qui soit, le Père aux Cieux est oublié. LA conscience chrétienne l'a dissout dans son abstraction, l'a transformé en une entité abstraite, commode et maniable, pour le projeter dans le monde dont elle fait la conquête.
Elle ne peut du reste agir autrement. N'étant qu'un concept, elle n'enfante que des concepts. Celui de société chrétienne ou de « nouvelle chrétienté » est le plus gros et le plus vide. C'est le type du concept pur, à priori, élaboré dans l'esprit où siègent toutes les abstractions. Il est saupoudré de divin. Il est assaisonné de théologie. Mais il reste, sous sa décoration, un concept de par sa naissance. Comme tous les concepts, il s'applique de la même façon aux individus auxquels il convient. Tous les hommes y rentrent en vrac, indistinctement, également. C'est le concept d'une société uniforme, composée d'atomes identiques, où il n'y a plus ni Grec ni Juif, ni Gentil rien que des hommes, tous appelés plus ou moins obscurément au Salut.
Ces individus qu'il rassemble sont encore des concepts, et non des êtres en chair et en os qui convergent vers l'Unique Nécessaire, des chrétiens virtuels et non des baptisés, des possibilités et non des réalités. Dans cette atmosphère spectrale, le prochain est lui-même une abstraction : n'importe qui. Ainsi le veut la conscience chrétienne : la société chrétienne n'est pas celle où je noue des liens concrets, effectifs et vivants avec mes frères en vue de cette fin suprême qui est Dieu, c'est une collection où tous les hommes sont mes frères, une cohorte d'êtres abstraits où l'amour est lui-même un sentiment abstrait.
Il n'est pas du tout étonnant que la conscience chrétienne soit attirée par le communisme, car le communisme est le modèle suréminent de l'abstraction sociale, fruit d'un intellect séquestré du réel. Le communisme est tout simplement le concept abstrait d'humanité considéré comme un être réel et comme un individu gigantesque où tous les êtres humains en chair et en os s'engouffrent pour disparaître. Il est une entité mythologique comme la conscience chrétienne. Il la surclasse. Il en est la promotion. Il a sur elle l'inappréciable avantage d'être logique avec lui-même : il est athée. La conscience chrétienne, si abstraite qu'elle soit, ne peut l'être. Elle doit garder les formes, un certain langage, des attitudes. Elle ne peut dire avec Marx que « la conscience humaine est la plus haute divinité ». Mais elle peut parfaitement mettre l'athéisme entre parenthèses.
Le mécanisme de cette opération est simple. Il suffit d'affirmer que l'athéisme n'appartient pas à l'essence du communisme et que le communisme est avant tout une « exigence » de justice sociale.
43:3
Il est donc possible, il est donc requis de faire avec lui « un bon bout de chemin » puisque la conscience chrétienne, engagée en ce monde et désireuse elle aussi de bâtir une société nouvelle, postule le même objectif.
Le malheur est que la justice sociale et l'athéisme sont identiques. Il faut affirmer, malgré toutes les criailleries, qu'il n'y a pas de justice sociale. Comme le disent les Anciens, la justice est AD ALTERUM. Elle n'existe que dans la mesure où les êtres humains sont autres. S'ils sont un, il n'y a pas de justice possible. Au niveau du « gros animal », il n'est point de justice parce qu'il n'y a plus d'hommes concrets, en chair et en os différents les uns des autres, capables de respecter autrui, mais une collectivité où l'individu est englouti. On aura beau dire, beau faire, dès que l'individu est assimilé à un groupe où il se situe comme une unité identique à celle du voisin et à celle du tout, la justice s'évanouit. La notion de justice sociale est une expression verbale absolument dépourvue de toute signification. Dans un système socialiste ou communiste ce qu'on appelle justice sociale est tout bonnement une structure collective, imposée de l'extérieur, transcendante aux éléments anonymes et interchangeables du groupe, devant laquelle ils doivent s'incliner et qui remplit la fonction dévolue à un Dieu terrible. Pour l'homme socialisé, justice sociale et athéisme coïncident. Du reste, l'accent avec lequel ses thuriféraires parlent de la justice sociale ne trompe pas : c'est celui de « la piété », c'est celui « l'adoration ». Comme l'écrit Simone Weil, le collectif -- et son attribut la justice sociale -- est un ersatz de Dieu.
Il n'est pas davantage étrange que la conscience chrétienne soit démocratique. La démocratie n'est autre que le stade primaire du communisme. Il est inutile d'insister sur ce point. Balzac a tout dit lorsqu'il a défini le communisme comme « la logique vivante de la démocratie ». Nous sommes ici en présence de faits bien connus.
Ce qui est plus remarquable, c'est l'évolutionnisme où se complaît la conscience chrétienne. Pour elle, ce n'est pas seulement la société qui évolue vers une « inévitable » socialisation, c'est l'univers. Le R.P. Teilhard de Chardin a donné à cette conception toute la publicité désirable. Il n'est pas un seul « néo-chrétien » qui ne soit partisan fanatique de la fatale évolution sociale et de l'évolution universelle. C'est la réplique du « progrès des lumières » et du « progrès indéfini » du XVIII^e^ siècle.
Cette conception fataliste est elle-même fatale. Une conscience immanente et abstraite qui contemple les abstractions qu'elle produit ne peut être qu'évolutive, parce qu'elle se prétend la réalité elle-même.
Ce n'est point un paradoxe. D'une abstraction, on ne peut rien tirer que des conséquences abstraites par voie déductive. Le processus reste statique.
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Mais si l'abstraction s'hypostasie, si l'abstraction est une entité réalisée, si l'abstraction est une sorte d'individu immense, elle doit participer à ce mouvement de croissance qui caractérise tout individu vivant sur la terre, avec cette différence qu'elle ne sera pas assujettie à la mort, puisqu'elle est transcendante aux individus qu'elle traverse pour ainsi dire de part en part. Elle sera toujours de plus en plus. Les démentis de l'expérience ne comptent pas : nous sommes en dehors de toute expérience, dans le domaine de la mythologie, mais d'une mythologie moderne ou les images sont remplacées par des concepts. Et cette croissance est nécessaire parce qu'une abstraction, qu'elle soit statique ou romantiquement dynamique, engendre nécessairement les conclusions qui s'en extraient. « Le mouvement de l'histoire » est le produit des noces de l'imagination et de la raison.
La conscience chrétienne ira donc toujours s'élargissant et s'approfondissant. D'abord individuelle, elle sera sociale, puis elle sera cosmique et, enfin, entraînant l'univers à sa suite, elle rejoindra Dieu. Elle sera toujours de plus en plus démocratique, de plus en plus communiste, si bien qu'elle finira par surclasser la démocratie et le communisme (athée), de manière à fonder définitivement la Cité des Parfaits. De la terre au ciel, il n'y a pas de solution de continuité. Dans un raisonnement, tout est déjà dans la proposition initiale. Le déroulement de celle-ci est son évolution inéluctable.
Sur l'évolutionnisme se greffe impérieusement le syncrétisme. Là où il n'est point de différence, moins encore d'opposition, là où règne la continuité, tout entre de plain-pied. La conscience chrétienne est « ouverte ». Elle est « accueillante » à toute conscience, à la conscience laïque, à la conscience républicaine, à la conscience des peuples, à la conscience prolétarienne, etc. Ne sont exclus que ceux qui, par incurable cécité, par méchanceté même, ne croient pas à la conscience abstraite. Ils sont rejetés dans les ténèbres extérieures, en dehors de l'immanence. Pour les autres, il n'y a qu'une distinction entre le plus et le moins. Ils se situent dans la ligne de LA conscience chrétienne. Une alliance entre la conscience chrétienne et toutes les consciences est possible. Sont bannis les inconscients, les imbéciles, les ignorants qui Se tournent vers autre chose qu'eux-mêmes.
SI NOTRE ANALYSE est exacte -- et nous l'aurions pu étoffer de nombreux exemples -- le nouveau christianisme, tributaire de la prise de conscience qui accompagne la perte d'équilibre et de santé dans la civilisation actuelle, est axé sur des REPRÉSENTATIONS. La PRÉSENCE lui échappe totalement : L'AUTRE n'existe pas pour lui EN TANT QU'AUTRE et, lorsqu'on en parle, il est aisé de voir qu'il n'est en quelque sorte que l'ectoplasme et la projection au dehors d'une idée.
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CE christianisme-LA ne saisit et ne manœuvre que des abstractions. Il ne communie avec le réel. Il se pense. Il ne participe qu'à soi-même. Il n'est plus une religion, mais une conception du monde. Il n'est plus même une éthique, faute de tendresse et d'énergie, faute de CŒUR, faute de relation effective avec autrui en chair et en os. Il n'est relié qu'à ses propres pensées qu'il exonère et qu'il prend pour la réalité elle-même. Il n'a plus comme fin Dieu mais sa propre réalisation. Il est braqué vers soi et non vers le Christ, vers le Christianisme en tant que phénomène social et non vers le Royaume de Dieu qui n'est pas de ce monde. Alors que Jésus cherche l'homme concret et le place devant le Père, il se lance à la poursuite de l'homme en général et l'établit dans des structures temporelles qui sont par ailleurs préfabriquées. Malade comme le monde moderne dont il se grise, il s'ausculte perpétuellement : sera-t-il capable de rejoindre ce monde qui le fascine ?
Il souffre de cette terrible, de cette inguérissable maladie de l'intelligence qui s'appelle la cérébralité et qui se définit en deux mots : un PRIMITIVISME DÉCADENT. Le primitif est établi dans l'imaginaire. Le primitif des époques déclinantes se roule dans l'abstrait.
Mais de l'abstrait au concret nul passage n'est possible. L'impuissance de ce nouveau christianisme en dérive, mais aussi sa passion destructrice. Car enfin, pour que l'abstrait devienne concret, il faut faire table rase du concret, renier la tradition et le passé, entrer dans la Révolution.
Marcel DE CORTE,
professeur à l'Université de Liège.
46:3
### Post-scriptum sur le P. Teilhard de Chardin
A peine avais-je terminé mon article sur *Le Phénomène humain* ([^9]) que je voyais annoncer en librairie un nouveau livre du P. Teilhard de Chardin : *Le groupe zoologique humain.*
J'ai donc lu *Le groupe zoologique humain.* Je n'en parlerai pas. Il ne dit rien d'autre et rien de plus que ce qu'on peut lire dans *Le Phénomène humain.*
Mais cette double lecture -- venant après celle de nombreux articles du Père -- a suscité en moi diverses réflexions dont je voudrais donner ici l'écho en toute liberté.
J'ai déjà dit ce qui me plaisait dans le P. Teilhard de Chardin. Comme tout le monde, je suis attiré par la science, et dans la mesure même où je ne suis pas un scientifique.
Enfant, j'adorais le Buffon des enfants. Adulte, j'aime le P. Teilhard de Chardin.
C'est dans le même esprit que je lis et que je goûte Lecomte du Nouÿ. C'est dans le même esprit que je vais voir Walt Disney au cinéma.
Mais si je suis attiré par le P. Teilhard de Chardin, il me repousse aussi, ou me rebute, pour des raisons diverses, que je voudrais dire très simplement.
On m'excusera d'user et d'abuser du « je » et du « moi » (haïssables). C'est modestie plus qu'orgueil ou vanité. Je ne suis ni un savant ni un philosophe, ni un théologien. Je ne peux livrer que des impressions. Elles sont du domaine du *moi* et du *je.*
47:3
Je dirai donc, pour résumer, que les cogitations du Père heurtent en moi le « raisonneur » et le chrétien. J'emploie le mot « raisonneur » pour éviter celui de philosophe. J'entends par là l'être doué de raison, et capable de raisonnement -- par éducation et par exercice.
D'un bout à l'autre de son œuvre, le P. Teilhard de Chardin nous explique qu'il fait œuvre de savant, qu'il nous propose une hypothèse scientifique.
Fort bien.
Je ne suis ni géologue, ni paléontologue, ni anthropologue, ni rien en « logue ».
Je prends donc les *faits* qu'on me propose.
Je ne peux les vérifier.
Je ne peux vérifier que les *liaisons* qu'on établit entre eux.
Oserai-je dire que les *démonstrations* du P. Teilhard de Chardin me semblent d'une extrême fragilité -- j'allais dire d'une curieuse inconsistance ?
Je le dis en tremblant, car il est (il fut) de l'Académie des Sciences, et le comité de patronage de ses livres comprend tout ce qu'on peut rêver en matière de références académiques. Mais enfin, si les faits sont les faits, leur succession, leur assemblage, leur liaison, leur interprétation sont de l'ordre logique. Tout le monde en est juge. Peut-être suis-je mauvais juge, mais je ne vois rien de convaincant, rien de probant, rien de satisfaisant dans la conjonction, en forme d'hypothèse, que le P. Teilhard de Chardin établit entre les faits fuligineux qu'il nous expose dans les éclairs et le tonnerre du Sinaï.
*Scientifiquement parlant,* j'ai l'impression d'une immense tautologie. Le Père définit l'homme comme l'animal doué de conscience. Transférant *dans le temps* les hiérarchies qu'on observe *dans l'espace* entre ce que les vieilles classifications appelaient le règne minéral, le règne végétal, le règne animal et l'homme, il baptise de noms mystérieux les passages évolutifs ou « mutationnistes » d'un règne à l'autre, il s'émerveille de cette montée humaine et il prolonge dans la noosphère les péripéties de cette aventure merveilleuse.
48:3
Passionnant ! Mais en quoi scientifique ?
Il dit « conscience ». Il pourrait dire avec Lecomte du Nouÿ « liberté ». Il pourrait dire « sagesse », « prière », « rire », « invention » -- n'importe quoi qui est le propre de l'homme. Il pourrait dire « l'homme », et ce serait plus simple. « *Post hoc* » -- ce n'est pas une explication. Ce n'est rien. Seuls, les images et l'émotion, le verbalisme et l'autosuggestion donnent une apparence de démonstration à ce qui est baptême de mots d'un bout à l'autre.
Pour moi qui ne suis pas un savant, je suis choqué que me soit présentée comme hypothèse scientifique une enfilade de vocables où, à aucun moment, n'apparaît l'explication, la démonstration ni la preuve. Il n'y a pas « hypothèse ». Il y a « image », cinéma, cinémascope, vistavision. Du Walt Disney. Pas de la science. Tel est mon premier grief.
\*\*\*
Mon second grief est d'ordre religieux.
Bien davantage, ici, j'en fais une question de « je » et de « moi », car je ne juge pas (n'ayant aucune qualité pour juger) : je donne mon impression.
Eh ! bien donc, je suis choqué par le P. Teilhard de Chardin.
Par son vocabulaire, d'abord.
*Le Phénomène humain, Le groupe zoologique humain*, -- pouah !
Il parle en savant. C'est entendu. Mais c'est le prêtre, le croyant, le jésuite qui parle. Il a des notes, des annexes, des postfaces pour nous expliquer ceci, ou cela. Comme c'est gênant ! S'il n'était que savant, il n'y aurait pas une querelle du P. Teilhard de Chardin.
Donc, il mêle des choses à ne pas mélanger.
Mais, dira-t-on, il y a bien un « phénomène » chrétien. Si l'on veut. Au sens étymologique, oui. Est phénomène tout ce qui se voit, tout ce qui se manifeste, tout ce qui apparaît. A cet égard, le christianisme est « phénoménal » (et combien !).
49:3
Mais dans le langage du Père, le phénomène est réductible à la phénoménologie. Il y a, si je puis dire, quelque chose comme une essence du phénomène -- ce qui est intolérable du point de vue chrétien.
Je remâche la Bible : « Vos pensées ne sont pas mes pensées et mes libertés ne sont pas les vôtres. » Le péché du P. Teilhard de Chardin (à mes yeux), c'est qu'il veut vous rendre compte des pensées de Dieu, les libertés de Dieu. -- C'est cela qui n'est pas chrétien.
Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob.
Non pas le Dieu des philosophes et des savants.
Oui, il y a continuité. Oui, tout est dans tout, avec continuité. Mais il y a *d'abord* discontinuité. D'abord rupture.
Immanence, et transcendance. Mais d'abord transcendance.
« Je suis celui qui suis, et tu es celle qui n'est pas. » Cette parole de Dieu à une mystique est ce qui ne peut rentrer dans la théo-cosmogonie du P. Teilhard de Chardin.
Que le monde soit rationnel, d'accord !
Que l'homme soit rationnel, d'accord !
Que la raison soit maîtresse de tout, et si l'on veut : du Tout -- d'accord !
Mais quand nous nous serons mis d'accord sur tout, il restera Dieu inconnu et souverain, et inatteignable dans son essence, et que n'atteindront jamais les apologétiques les plus osées.
« Il y a plus de choses au ciel et sur la terre que n'en peut rêver toute ta philosophie », dit Hamlet à Horatio. On a envie de le dire et de le redire au P. Teilhard de Chardin.
Ce ne sont pas ses audaces de savant qui nous font peur ou qui nous déconcertent. Quelles audaces ? Quelle mine auront-elles dans dix ans ? On ne peut s'empêcher de sourire -- de rire -- de rire aux éclats. Non, ce qui nous choque, ce qui *me* choque, c'est qu'il a l'air précisément de *réconcilier* Dieu avec notre prodigieuse puissance !
Là, je ne marche pas.
50:3
Je marche d'autant moins qu'il m'étonne moins.
Je ne lui en veux pas. Je le sens sincère et de bonne foi. Mais je suis gêné, je rougis de ce qu'il ait l'air de vouloir *mettre Dieu à l'aise.*
Juste ciel ! Nous prend-il pour des imbéciles !
Sont-ce les savants qu'il veut mettre à l'aise ? Qu'il laisse donc les savants reprendre un peu leurs proportions devant le mystère !
Et cette démarche hasardée, choquante au plan religieux, l'est davantage encore au plan chrétien -- au plan catholique.
Ici, je sens que je vais dire des bêtises.
Théologiens, fourbissez vos armes contre moi, car je n'ai pour moi que le catéchisme et mes habitudes de piétaille. Je vais donc dire des bêtises.
Mais en rigueur de termes seulement.
*Pas sur le fond*.
Je vais dire des bêtises.
*Mais pas sur le fond*.
Quiconque sait son catéchisme et est de bonne souche catholique est dans le vrai, même s'il se trompe dans l'énoncé verbal des vérités élémentaires.
Je dirai donc au P. Teilhard de Chardin : ce qui me choque dans vos livres, c'est que vous voulez *réintégrer le christianisme dans la science.*
Or, excusez-moi, le christianisme n'est réintégrable dans rien -- et surtout pas dans la science.
Il n'y a pas de « phénomène chrétien » qui trouve sa place dans le « phénomène humain ».
Le christianisme est une « catastrophe ». C'est ainsi. Bernanos, mauvais théologien, a senti ces choses : « Tout est grâce ». Voilà l'alpha et l'oméga du christianisme.
Tout est grâce.
Tout est gratuité.
Oui, il y a une rationalité du monde.
Il n'y a pas de rationalité du christianisme.
*Credo*. -- Credo *quia absurdum*.
Je crois, à l'instant que la raison ne peut plus rien.
Je crois à des vérités *révélées --* « *folles* » et « *scandaleuses* ».
51:3
Je ne vous en veux pas, cher Père Teilhard de Chardin, de nous rendre le cosmos rationnel, raisonnable *et divin.*
Mais ce divin est aussi éloigné du Dieu des chrétiens que l'amour des amants et celui des fourmis. Aussi éloigné, et je m'empresse de le dire : aussi proche. Car rien n'existe hors de Dieu, et sans Dieu -- même pas l'amour des fourmis. Mais la Croix est autre chose.
Dans le très beau et très émouvant chapitre que vous consacrez au « phénomène chrétien » vous écrivez, parlant de l'Incarnation : « Le Christ se drape organiquement de la majesté même de sa création. » ([^10]) Vous avez le droit de l'écrire. Dans un sens c'est vrai. Mais, justement, ce n'est pas le sens chrétien. Dieu ne s'ennoblit pas en se faisant homme. *Et homo factus est.*
J'écris ces lignes pendant la Semaine Sainte, et tout cela m'est aigu. -- Quel sens *humain,* quel sens *divin* trouvez-vous à la mort, à la mort de la Croix ?
\*\*\*
Voilà mes impressions.
Eh ! direz-vous, quel rapport avec l'anti-communisme méthodique annoncé par Madiran au seuil de cette revue ?
Bien des rapports, qu'il serait long d'analyser. Mais celui-ci, pour commencer, que quand le P. Teilhard de Chardin annonce (follement) l'ère à venir comme celle de la « socialisation » et de la « totalisation », il ne peut que favoriser le communisme, même si son « Oméga » est le Christ.
Méfions-nous des faux prophètes, et des « bouts de chemin » ensemble !
Il y a le communisme, d'un côté ; le christianisme, de l'autre.
Il n'y a pas de parallélisme, ni de convergence entre les routes qui mènent à l'un et à l'autre.
Louis SALLERON.
52:3
### Se réformer ou périr (II)
*L'administration de l'enseignement*
BIEN DES LECTEURS vont trouver étrange que nous touchions ici même aux questions d'enseignement. Ces questions tiennent à de si grands intérêts spirituels, moraux et intellectuels qu'il semble malséant d'en parler à propos d'une idée politique ou d'une conception de l'État. Pourtant, c'est là que la confusion du gouvernement et de l'administration produit les effets les plus désastreux car c'est la formation intellectuelle de toute la nation qui en pâtit. Comme les autres, l'administration de l'enseignement est routinière, elle s'aperçoit cinquante ans trop tard de ce qu'il eût fallu faire et elle ne sait pas le faire. La conséquence est que notre jeunesse ne sait plus voir les choses comme elles sont ; et cet abaissement intellectuel vient, non de ce que les hommes nous manquent, mais de ce qu'ils sont éliminés par une administration qui soutient avant tout ses hommes, et qui, hélas, voudrait gouverner la pensée comme par ailleurs elle veut gouverner la production sans écouter les producteurs.
Daniel Halévy remarque : « Voici une *Histoire contemporaine* écrite par M. Jacques Ancel, universitaire distingué, édité par Delagrave, bonne maison. Les étudiants y trouvent les faits essentiels de la période 1848-1930. C'est un travail commode mais toujours dirigé. Barrès y est mentionné dans un paragraphe intitulé : *Le dilettantisme classique*. Le voilà classé : Barrès est un dilettante ; s'il s'est occupé de politique, s'il a été nationaliste, c'est en dilettante. Quant à Péguy, Claudel, Maurras, ils sont absents, totalement ignorés. » On ne tient pas à ce que la jeunesse les lise. Ce n'est pas spécial aux Belles-lettres ; aujourd'hui nous arrive d'Angleterre, traduit en anglais, l'œuvre d'un géographe français, Y-M. Goblet, sur la *Géographie politique*, qui renouvelle cette étude ; il n'est pas universitaire et la Sorbonne honnit la géographie politique. Tel autre savant reste confiné en quelque lycée de province et ne pourra jamais publier.
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Nous avons connu un excellent fonctionnaire de l'enseignement, parfaitement honnête et instruit, sinon très intelligent. Il ne voyait de progrès possible dans l'enseignement et de remède à la crise qu'en mettant tout entre les mains de l'État. Cependant, les *usagers*, ceux qui utilisent les jeunes gens sortant des établissements de l'État, savent que c'est très faux et que si l'enseignement était réellement libre (c'est-à-dire si la collation des grades n'était entre les mains d'une administration d'État), il y a longtemps que l'initiative privée, les corporations, eussent créé des écoles exactement adaptées aux besoins des usagers. La fonction du gouvernement eût été simplement d'imposer à ces écoles, qui eussent peut-être été trop utilitaires, un certain degré de culture générale.
Notre administration de l'enseignement songe seulement aujourd'hui à organiser l'enseignement technique qui est prospère à l'étranger depuis plus de cinquante ans et fait la supériorité de son industrie. Les trois quarts des écoles de ce genre qui existent chez nous sont des écoles privées. Au lieu de les soutenir, l'État, remplacé par ses administrations, essaye de les supplanter pour étendre le pouvoir de celles-ci. Ses méthodes rendront routinier et inopérant l'enseignement qu'il donnera, car il sera fondé sur des livres et non sur l'expérience, donné dans des écoles et non dans des ateliers.
C'est une chose courante et une chose admise qu'un jeune homme sortant des grandes écoles, ingénieur, architecte, a tout à apprendre du métier qu'il a choisi. Il est manifeste qu'un jeune architecte sait manœuvrer le tire-ligne, faire un plan, mais ne sait pas construire. Ce scandale sévit dans toutes nos grandes écoles et vient de ce que l'enseignement est dominé par l'État et régi par une administration qui est dans l'ignorance profonde des besoins réels des métiers ; car ce scandale date du jour où État a voulu administrer l'enseignement.
Ici, certes, la question d'argent ne joue pas : l'enseignement doit coûter sans rapporter d'intérêt visible et immédiat. L'administration est même de celles (l'armée et la marine sont les autres), sur qui l'État a toujours fait le plus d'économies qu'il a pu. Mais on voit mieux en ce cas les défauts d'une administration se confondant avec l'État. D'abord, il y a mainmise d'un gouvernement temporel sur la vie intellectuelle et spirituelle d'une nation. C'est la négation de la seule liberté qui compte. Le christianisme a séparé pour toujours, en droit, le pouvoir temporel du pouvoir spirituel et, pour la liberté de l'homme, a rendu à jamais impossible leur confusion. Aussi tous les pouvoirs temporels de l'Univers où règne l'esprit de domination essayent d'asservir l'Église ou de la détruire.
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J'élimine aujourd'hui ce défaut si grave qui ne vient pas de l'administration elle-même, mais de sa dépendance du gouvernement. Partout dans le monde, les universités sont libres, élisent leurs recteurs, s'administrent elles-mêmes et possèdent des revenus dont certains, en Angleterre, en Allemagne, en Espagne, remontent au temps de Philippe Auguste, de saint Louis et même de Charlemagne. Ceux qui chez nous avaient la même origine ont été dilapidés à la Révolution. Les trois ordres d'enseignement sous Napoléon I^er^, furent nourris par les seuls revenus de l'ancien collège de Clermont. Maintenant, nos laboratoires, suspendus au budget de État, manquent du nécessaire. Depuis cent cinquante ans, dans une époque de prospérité générale comme l'a été le XIX^e^ siècle, des Universités libres eussent certainement, par donations, recueilli de grands biens. Mais qui se soucie de léguer à une Administration d'État ? Chacun connaît son irresponsabilité financière et sa dépendance du pouvoir. M. Étienne Gilson nous contait dernièrement ceci : « En 1945, une puissante et généreuse université des États-Unis offrait de contribuer à la restauration d'une petite ville française dévastée par la guerre en y construisant à ses frais une école d'agriculture pourvue de ses bâtiments, de ses laboratoires, de son cheptel mort ou vif. Elle proposait même d'y joindre une école de génie rural. Lorsqu'il reçut cette offre magnifique et merveilleusement adaptée à la région qui en devait bénéficier, le professeur français à qui elle était faite n'eut pas de peine à prévoir ce qui allait fatalement arriver. A qui la transmettre étant donnée la loi, sinon au recteur de l'académie dont la juridiction s'étend à cette ville ? Ainsi fut fait. Au câble de deux pages qu'il envoya le jour même le professeur attend encore la réponse. Et qu'en est-il advenu ? Que le ministère de l'agriculture a voulu intelligemment reprendre une proposition qui soulevait si peu d'enthousiasme chez notre ministère de l'Éducation Nationale. Malheureusement les Américains ont de curieuses idées. Un ministère de l'Agriculture, chargé d'enseigner même l'Agriculture leur semblerait aussi étrange qu'un ministère de l'Éducation chargé d'assurer le ravitaillement. Surtout, ils croyaient parler à une Université et c'était un ministère qui leur répondait. Comme il n'y avait pas d'université pour leur répondre, ils ont finalement retiré leur offre. »
M. Gilson est lui-même un fonctionnaire, il n'a pas même eu l'idée d'agir en dehors de la filière administrative. Tous ceux qui ne sont pas fonctionnaires se seraient adressés aux villes, aux communes, aux chambres d'agriculture, auraient créé un syndicat pour administrer le cadeau des Américains. Voilà les mœurs de la liberté et de l'action.
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Mais les maîtres, les professeurs, même en s'en plaignant, ont peur de n'être plus fonctionnaires ; il en est tant qui ne sont entrés dans l'enseignement que pour cela.
Mais en dehors de ces deux faits, l'absence de revenus propres et la mainmise de État, le caractère administratif de la direction de l'enseignement lui enlève même l'idée de l'*efficience* de l'enseignement. Et n'en ayant pas eu l'idée, toutes ses réformes sont inefficaces. Voici la plainte récente de l'un de ses directeurs : « Les enfants sont écrasés de travail ? C'est certain... La faute n'en incombe pas à nous, mais à la place que nous occupons dans l'évolution de l'humanité. Nous sommes à un stade très avancé du développement humain, nous vivons sur une masse énorme de connaissances. Que faire ? plus nous irons, plus les connaissances s'amoncelleront et l'on ne pourra cependant les négliger. »
Sans doute, cet homme est un sot, et un sot pourvu de tous les diplômes utiles ; il conçoit l'enseignement comme une administration du savoir et voilà pourquoi on accable de jeunes esprits sous l'amas de connaissances encyclopédiques pour leur faire passer des examens uniformes. Quelle différence avec l'Angleterre ! Le candidat au diplôme de fin d'études secondaires *choisit les matières sur lesquelles il sera interrogé*. Pourquoi forcer à faire des mathématiques l'esprit qui n'y est pas disposé ? Ce peut être un esprit précis, logique et abstrait, mais qui ne s'intéresse pas à la quantité et n'a pas la forme d'abstraction qu'elle requiert. Pourquoi contraindre celui dont la mémoire s'y refuse à apprendra des langues étrangères ? Un bon esprit acquiert tout ce qui lui est utile par des méthodes qui lui sont propres. Il suffit donc de savoir si le candidat est un bon esprit qui a fait des efforts pour se former dans les voies qui sont les siennes. Le métier achèvera sa formation. Rien n'est plus contraire à la vraie formation de l'esprit que de le contraindre à apprendre de tout. Il lui faut pénétrer l'être par ses propres moyens, il lui faut *choisir*, il lui faut apprendre à choisir par lui-même selon ses besoins et ses aptitudes. Mais c'est seulement en créant, si humblement que ce soit qu'on apprend à choisir ; l'étude de chaque métier particulier intéresse *tout* l'esprit et forme *tout* l'esprit ; il forme à abstraire et à généraliser, à juger ; et le jugement se forme non par la logique formelle mais par *l'expérience de l'interdépendance des causes*.
Or l'agriculteur, le marin, l'industriel, le commerçant, l'homme politique se trouvent chaque jour devant des situations nouvelles. Il leur faut, non pas être instruits à savoir, mais instruits à *créer*. Jamais une méthode conçue pour simplifier et généraliser le savoir acquis, n'enseignera comment s'acquiert le savoir de créer. L'enseignement officiel est fait pour former d'autres professeurs et des fonctionnaires, et non pas des créateurs.
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Si l'on veut des hommes aptes à suivre les transformations qu'un monde changeant impose à tous ceux qui travaillent, il faut que l'enseignement soit lié à l'expérience, donc à la vie ; il nous faut des hommes capables de *faire* l'histoire et non de la *subir* ou de l'*enseigner*.
Les meilleurs, parmi les maîtres, le sentent bien, mais l'administration d'État s'entête à vouloir unifier, à faire entrer tous les enseignements techniques dans les cadres de ses « ordres », primaires, secondaires, supérieurs, d'ailleurs fort jaloux de leur indépendance, fort soucieux d'absorber ce qui peut se créer en dehors d'eux. Lors des essais de réforme de l'enseignement technique qui eurent lieu il y a quelques années, la commission chargée de préparer cette réforme était composée de treize membres, parmi lesquels il y avait bien sept ingénieurs des Arts et Métiers, mais six étaient des fonctionnaires ; voilà comment l'administration croit s'entourer de compétences. Sur les treize membres de la commission, il y en avait donc un *seul* travaillant dans l'industrie, un seul capable de juger de l'efficience de l'enseignement. Et pour les douze autres, c'était un gêneur. Les divisions administratives de l'enseignement sont surannées et sont un obstacle à toute réforme intelligente. La place immuable des examens en est une autre. Quand le baccalauréat se passait à dix-huit ans et qu'il était réduit à un essai de connaissance de l'homme, sa place était justifiée. Il était simplement la porte d'entrée de l'enseignement supérieur ; il faisait la preuve d'une formation commencée du jugement, et c'est tout (et c'est beaucoup). Mais aujourd'hui où il est encombré d'une foule de connaissances spéciales, cet examen se fait trop tôt ou trop tard. Trop tôt pour les futurs ingénieurs, officiers, par exemple, qui n'ont nul besoin d'un examen qui coupe leurs études en un âge difficile. Trop tard pour ceux qui doivent entrer dans la vie à seize ou dix-sept ans. Ceux-là devraient à ce moment savoir l'essentiel de ce que leur métier demande, sans être pour cela dénués des moyens de se cultiver à l'avenir, s'ils le peuvent et s'ils le désirent Georges Sorel faisait il y a quarante ans les remarques suivantes : « Depuis qu'on a voulu faire absorber aux élèves une somme énorme de connaissances, il a fallu mettre entre leurs mains des manuels appropriés à cette instruction extra-rapide ; tout a dû être exposé sous une forme si claire, si bien enchaînée et si propre à écarter le doute, que le débutant en arrive à croire que la science est chose beaucoup plus simple que ne pensaient nos pères. L'esprit se trouve meublé très richement en peu de temps, mais il n'est point pourvu d'un outillage propre à faciliter le travail personnel » (*Réflexions sur la violence,* p. 7)
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Et Péguy : « L'immense majorité des historiens se recrutent aujourd'hui dans les fonctions de l'enseignement ; et comme il n'y a rien de si contraire aux fonctions de la science que les fonctions de l'enseignement, puisque les fonctions de la science requièrent une perpétuelle inquiétude, et que les fonctions de l'enseignement au contraire exigent imperturbablement une assurance admirable, il n'est pas étonnant que tant de professeurs d'histoire n'aient point accoutumé de méditer sur les limites et sur les conditions de la science historique » (*De la Situation...*)
Le seul travail personnel qu'enseigne l'université et à quoi ses examens contraignent, c'est la compilation, or c'est la plus mauvaise de toutes les méthodes intellectuelles, inventée pour remplacer la pensée. Voilà le mal principal dont souffrent les Français ; séparés de l'expérience pendant tout le cours de leurs longues études, habitués à une méthode fausse, ils sont, pour la plupart incapables d'en changer quand ils entrent dans la vie, de profiter des expériences les plus douloureuses et les plus éclatantes. Ils ne savent que raisonner sur des idées toutes faites. Augustin Cochin écrivait : « Les jugements portés sur le bien général courent les rues ; tout le monde en émet tout le temps ; on se sert de la logique pour décider de toutes les questions sur lesquelles on manque d'expérience, ou plutôt, la logique sert à tout, est toujours à nos ordres et à notre disposition ; l'expérience et la science, presque jamais. » (*Abstraction révolutionnaire*, p. 60)
Le savoir et le zèle de nos maîtres est hors de cause. Mais ils ne sont nullement triés sur leur goût et leur aptitude à l'enseignement : ils le sont sur la quantité de savoir. Ensuite, l'esprit administratif auquel les oblige leur appartenance à l'État, les sépare pour toujours des métiers auxquels ils devraient former. Tous les efforts honnêtes de beaucoup d'excellents maîtres sont annihilés à leur insu par cette tare. La crise politique, économique, sociale, nationale, religieuse où notre pays se débat est avant tout une crise intellectuelle, car tout se passe d'abord dans l'esprit. Les passions, sans doute, y jouent leur rôle, mais si tant d'hommes sincères et instruits n'arrivent pas à sortir de l'ornière notre char embourbé, la faute en est aux méthodes intellectuelles. Celles-ci sont mauvaises. Elles viennent de l'enseignement : son appartenance à une administration d'État le fait évoluer en dehors de la vie et des métiers, en dehors de la vraie science et du vrai savoir, qui n'est pas compilation, mais choix et création.
L'excès d'un savoir mort stérilise l'esprit d'invention dans la pensée, les sciences et les arts. L'énorme quantité de gens qui, aujourd'hui possède ce savoir mort et sans but accable les esprits créateurs et les élimine. Il n'y a même plus de Collège de France où un pouvoir libre puisse appeler des amateurs à enseigner.
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Or les grands savants eux-mêmes sont généralement des amateurs. Fermat était magistrat, Descartes, officier, Pascal, rentier, Lavoisier, fermier général : c'est un scandale qui ne peut plus se produire. Il fallut que Curie eût des médailles d'or de toutes les sociétés savantes du monde pour que ce simple licencié put enseigner à la Sorbonne.
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DANS L'EMPIRE ROMAIN aussi l'enseignement était une administration d'État qui finit par *éteindre toute recherche originale*. Et l'empire romain est mort de n'avoir su faire à temps sa réforme politique, sociale, administrative. Et personne n'est sorti de ses écoles qui fût capable de l'avertir, qui fût capable de créer Ni dans la pensée, ni dans l'action. Nous sommes au même point.
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Il va de soi que les paysans, s'ils étaient informés, les industriels, les commerçants, les armateurs, les artisans, ajouteraient à ce tableau, chacun dans son métier, une multitude de précisions et des couleurs plus éclatantes. Je les incite à le faire. Nous sommes pratiquement gouvernés par des administrations, très capables (du moins elles l'étaient jadis) de bien administrer, mais forcément très ignorantes des conditions véritables de toute production, aussi bien intellectuelle qu'agricole ou industrielle. Les erreurs dans la direction de l'enseignement sont moins visibles et moins connues que les autres parce que, chose affreuse, les esprits informés par ces erreurs, pensant par elles, ne peuvent plus les voir. On nous fabrique des administrateurs et non des producteurs. La culture générale telle qu'elle est donnée, sans intervention précoce de l'expérience, fabrique des bavards capables de parler de tout sur des on-dit, qui se croient des « spécialistes de l'universel » et non pas des hommes de pensée ingénieux à analyser le réel. Or il n'y a pas de généralisation valable sans une connaissance approfondie des grands métiers. Claude Bernard disait :
« *Il faut avoir été élevé* ou avoir vécu dans les laboratoires pour bien sentir l'importance de tous ces détails de procédés d'investigation qui sont souvent ignorés et méprisés par les faux savants qui s'intitulent généralisateurs. »
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Il n'y a pas de pire malheur qu'une mauvaise formation de l'esprit, car il est très peu d'hommes capables de se défaire des mauvaises méthodes de juger et de penser acquises dans la jeunesse. Ceux qui ont pu apprendre de bonne heure un vrai métier avec un homme intelligent échappent à peu près seuls à cette misère. Péguy a donné sa démission de Normale pour devenir libraire et éditeur ; on a pris cela pour la singularité d'un caractère indépendant C'était un exemple : il se mettait dans la condition normale où vivent la majorité des hommes, mais aussi dans les conditions normales de la *connaissance* et des bonnes méthodes à appliquer aux problèmes humains.
La décadence de la France est avant tout une décadence intellectuelle qui tient pour beaucoup aux conditions dans lesquelles est *administré* l'enseignement. Or il ne s'agit pas tant de connaître que de *faire l'histoire*. Nous avons eu bien des ministres qui étaient de brillants agrégés et même des agrégés d'histoire. Ils semblent n'avoir puisé dans leurs études, suivant le mot de Valéry, que « l'art de reconstituer les catastrophes ». Mais lui-même, Valéry, si intelligent, si universitaire, qu'a-t-il fait par son œuvre, sinon d'enlever à ses contemporains toute confiance dans le savoir et le jugement, toutes les raisons d'être intelligent ? C'est, suivant le mot de Chesterton, le suicide de la pensée. Le *Solitaire* de « Mon Faust » s'écrie :
«* J'étais plus intelligent qu'il ne faut l'être pour adorer l'idole Esprit. Le mien* (*qui cependant était assez bon*) *ne m'offrait que la fermentation fatigante de ses activités malignes. *»
Il est l'image d'une société intellectuelle si orgueilleuse de ses vaines méthodes qu'elle préfère nier l'être ou le mépriser plutôt que reconnaître le mystère où il est, plutôt que distinguer où est sa dépendance, où sa liberté. Faust de Valéry finit en disant : *Et je suis excédé d'être une créature.*
Orgueil effrayant, qui se préfère au salut et à la vie.
Le cheminement de la pensée vient de nous faire rencontrer deux poètes qui furent en même temps des esprits supérieurs, des philosophes, des moralistes. L'un d'eux, Péguy, entreprit d'abord de réviser les méthodes intellectuelles reçues de son temps, puis il nous donna les seuls poèmes épiques qui vaillent depuis la Chanson de Roland. Ses écrits, sa vie, sa mort sont une source de grandeur et de santé pour notre jeunesse : il a vécu pauvre et méprisé. L'autre, malgré ses dons et sa réussite, est un poison pour l'esprit. C'est le second qui eut des funérailles nationales.
Mais comment expliquer cet insuccès de nos plus grands hommes, penseurs, poètes, peintres, sculpteurs ? Depuis cent ans, aucun d'entre eux n'a pu enseigner et beaucoup n'ont même pas été connus de leur vivant. Sans doute il n'y a plus de « Société », c'est-à-dire d'aristocratie où l'élite de la nation se tient prête à faire entrer les hommes de valeur.
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Aucune société ne peut se passer d'une telle institution. Mais il faut croire que nos Universités sont incapables de la remplacer. La méconnaissance des hommes de valeur, que ce soit un économiste, comme La Tour du Pin, un poète et un moraliste, comme Péguy, un peintre, comme Gauguin, un musicien, comme Erik Satie, est une chose moderne. Je pourrais ajouter tous les noms aujourd'hui célèbres du XIX^e^ siècle : Delacroix, Millet, Berlioz, Puvis de Chavannes, Cézanne, Van Gogh, mais aussi Hello, Verlaine, Claudel lui-même et Maurras. Il faut croire que les études telles qu'on les comprend, ne donnent pas de flair pour reconnaître la pensée, il faut croire qu'elles en donnent une idée fausse. Et c'est toujours la même : elles en font un catalogue, une compilation reliée par la logique, alors que c'est une invention. Il ne faut pas s'étonner de voir la France dans l'état où elle est, puisqu'elle a méconnu ses guides naturels. Il ne faut pas s'étonner de voir les Beaux-arts livrés à leurs parasites et exploités par des hommes d'argent. Une école administrative et officielle a écarté pendant cent ans tous les grands hommes de l'enseignement de l'art.
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DONNONS ENCORE des exemples, en des métiers qui occupent plus de gens. On sait que nos anciennes vignes de plants français sont toutes mortes, tuées par un insecte d'origine américaine, le phylloxera. Ce désastre, qui représente une perte de plus d'un milliard de francs-or toucha la Bourgogne, haute et basse, entre 1890 et 1905. Or, sauf dans les grands crûs de la Côte, les propriétaires de vignes étaient de tout petits propriétaires. Nombre d'entre eux n'avaient qu'un hectare ou un hectare et demi de vignes et vivaient honorablement. Mais la plupart furent incapables de reconstituer en plants américains et d'attendre quatre ans que ces nouvelles vignes puissent rapporter. Ils s'en allèrent. En une seule année deux cents jeunes gens quittèrent le village de Chablis, grand crû pourtant, où il n'y a que deux mille habitants. Ils firent n'importe quoi ; presque tous des prolétaires.
Pendant ce temps, en Alsace, les Allemands avaient fondé des pépinières qui fournissaient gratuitement le plant aux petits vignerons. Pendant ce temps aussi, les vignerons du Midi, qui avaient achevé la reconstitution de leurs vignes, manquaient de main-d'œuvre et introduisaient des Espagnols, qui ont formé là-bas un affreux, un pitoyable, un dangereux prolétariat agricole.
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Ainsi donc, on avait laissé des hommes libres et indépendants se changer en prolétaires, (en République, n'est-ce pas, on est bien libre), et laissé s'introduire, pour les remplacer dans leur profession, une population étrangère des plus médiocres. Beaucoup de vignes étaient devenues de simples friches, sans que personne s'en souciât. Ces petits vignerons de Bourgogne votaient comme un seul homme pour le gouvernement alors au pouvoir Celui-ci s'inquiétait-il de transférer dans le Midi ces vignerons de Bourgogne à qui l'ouvrage manquait ? Il s'inquiétait de chasser les congrégations, de séparer l'Église de l'État, de rendre intenable dans l'armée la situation des familles militaires.
Or ce désastre démographique était accru par une évolution économique sans doute impossible à empêcher : la Bourgogne avait approvisionné jusque là le marché des vins ordinaires de la région parisienne. Grâce aux moyens de transport modernes, les vins du Midi pouvaient désormais les remplacer à meilleur compte. Le devoir du gouvernement était d'atténuer les conséquences démographiques de ce fait, et d'en tirer parti pour le bien commun. Il ne s'est même pas aperçu de ce qui se passait, ni l'administration, car ces intérêts vitaux ne sont même pas représentés devant eux.
Le gouvernement eut pu créer dans le Midi pour ces vignerons de Bourgogne, des métayages honorables chez les gros propriétaires de vignes du Midi. Ceux-ci ne s'y seraient prêté qu'en rechignant, car leur égoïsme était grand alors ; c'eut été là cependant gouverner pour le bien de tous.
De ces paysans expérimentés et disponibles, race longue à former et irremplaçable, à défaut de place en France même, le gouvernement eut pu faire des colons. Ce n'est pas avec des chômeurs de l'industrie qu'on peut coloniser des terres nouvelles. Mais il était admis en ce temps que pour faire un colon il fallait beaucoup d'argent, 10.000 ou 20.000 francs-or. Cela voulait dire simplement que le gouvernement se désintéressait de la colonisation : colonisait qui en avait le moyen. Or toujours, en tout temps, il en coûte pour un État de coloniser. Il faut toujours soutenir les colons pauvres et il est bon de les choisir. Le bien commun qui en résulte, c'est d'avoir des clients et des fournisseurs outre-mer, c'est un accroissement de population et de puissance. Car si le Français de France n'a que deux enfants, le Français d'Algérie en a quatre. Il suffit de transplanter un Français outre-mer, pour qu'il désire famille et enfants, car les enfants y sont une richesse. Un véritable gouvernement eut dû le savoir. Le nôtre préférait des besognes plus faciles : il distribuait aux parlementaires de son bord de grandes concessions en Tunisie et ceux-ci les faisaient valoir avec l'aide d'Italiens et d'indigènes sans avoir la pensée de s'installer eux-mêmes en ces nouveaux pays.
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Il devrait y avoir deux millions de Français en Afrique du Nord et cent mille colons à Madagascar. La France n'en serait pas moins peuplée.
La Belgique est riche en dollars à cause du Congo. Nos colonies ont le même âge. Pourquoi ne nous rendent-elles pas des dollars ? Notre argent allait en Russie, Roumanie, Turquie, au Brésil ou ailleurs. Les grands établissements de crédit préféraient lancer de tels emprunts qui en trois mois leur rapportaient un nombre respectable de millions que prêter à des sociétés coloniales ; car il faut là de cinq à dix ans pour récolter les premiers fruits. Un gouvernement sensé eut donné à notre or la bonne direction. Aujourd'hui les nations qui nous ont emprunté ne nous payent plus ou payent en francs-papier ce qu'elles ont reçu en francs-or. Et nos colonies ne sont pas outillées. Aujourd'hui, trente mille Français demandent à partir pour l'Australie ; ils seraient certainement aussi bien à Madagascar et plus utiles à la mère patrie... si notre propre gouvernement ne s'arrangeait pour rendre Madagascar inhabitable.
Il faut de l'expérience et du savoir et de l'imagination pour gouverner. Nous n'avons pas de gouvernement digne de ce nom ; l'administration remplit l'interrègne, mais sa fonction même est contraire à l'esprit de gouvernement et les esprits aptes à créer n'ont pas coutume de se précipiter dans l'administration.
Les Français se résignent malheureusement à leur décadence, et l'Université les nourrit de philosophies qui leur font accepter l'abaissement continu de leur pays comme une fatalité dont les causes sont naturelles et économiques. Or s'il y a fatalité pour le caillou (et je n'en suis pas tellement sûr, puisque le monde est un tout dont l'homme fait partie) il n'y a point de fatalité pour l'homme. La France, depuis cent ans a eu plus d'occasions de grandeur qu'aucun pays peut-être. Elle a eu les hommes, de grands coloniaux, de grands missionnaires, et en grand nombre qui lui ont donné, malgré elle, malgré ses gouvernements, un empire colonial admirable et admirablement situé puisqu'il va d'un seul tenant de Dunkerque au Congo. Seule des nations européennes, elle a une colonie de peuplement à sa porte, son empire est le lien naturel de l'Europe et de l'Amérique latine, lien commercial, lien militaire. La France avait l'argent, elle avait les savants, elle avait les penseurs et les hommes d'action. La simple répression des crimes, une politique démographique tant soit peu intelligente lui eut aussi donné le nombre. Elle a tout gâché. Cela n'est pas sans cause et la première est dans l'esprit. Les vignerons chassés de leurs vignes par un insecte donnaient leur confiance à un gouvernement qui, au lieu de chasser l'insecte ou de remédier à ses destructions, chassait de France d'excellents Français et dilapidait la fortune du pays.
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Une pareille absurdité fut souvent dirigée par des membres de l'Université (ce n'était sûrement pas ceux qui aimaient le mieux leur métier), sans qu'il sorte de la bouche des milliers d'intellectuels de sérieuses protestations. Le corps enseignant, soumis à l'État, instrument de règne pour beaucoup, depuis plus de cent ans cultive en chambre close, loin des réalités, hybride, ressème et propage des idées fausses, non par malice, mais parce qu'il n'est pas en condition d'en avoir de justes. Telle est la vérité.
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PUIS, quand l'administration est irrémédiablement confondue avec le gouvernement, quand l'enrayage est à peu près complet, comme il arrive en France de notre temps, et, qu'en plus, les frais d'administration sont devenus si écrasants qu'il n'y a plus de profit à partager pour personne, un pays est mûr pour la tyrannie. Une main de fer est alors nécessaire pour comprimer les dépenses et former les fonctionnaires à l'initiative. On fusille ou on pend l'employé qui n'a pas réussi. C'est ce que nous voyons en Russie : le communisme est la fusion complète de l'administration et de l'État.
Or, le communisme n'a pas triomphé comme Karl Marx le pensait, dans les États économiquement les plus développés (en Angleterre par exemple), en vertu d'une loi matérielle qui amène d'abord la création d'un prolétariat, la concentration des entreprises et leur nationalisation. Le communisme s'est installé d'abord dans un pays très arriéré, où l'industrie était très peu développée, et le prolétariat très peu nombreux, un pays, aussi, où les idées étaient confuses. Une mystique nationale, un orgueil national fondés sur un christianisme désorbité, avec un czar conçu comme un messie, ont été remplacés, devant l'insuccès du premier, par une mystique matérialiste chargée des mêmes fonctions. Et cette extravagance a réussi parce qu'aucune institution libre ne pouvait s'opposer à l'asservissement, parce que la Russie était le pays *où la confusion du gouvernement et de l'administration* était la plus ancienne et la plus complète.
A la Russie qui n'en voulait pas, et n'y était pas préparée, Pierre le Grand avait imposé par la force la civilisation occidentale, fruit d'un travail de huit siècles. Il l'avait imposée par le moyen d'une bureaucratie d'État qui dirigeait tout ; devenue bolchevique, cette bureaucratie, encore amplifiée, continue à gouverner en même temps qu'elle administre.
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La France est, en Occident, le pays le plus menacé par le communisme, non pas à cause de l'argent du Kominform, non pas à cause des agents de l'étranger, dont on viendrait facilement à bout, mais à cause de ses institutions. La France a détruit au moment de la Révolution toutes les institutions naturelles qui -- étaient le produit vivant de sa civilisation, et elle les a remplacées par des administrations. Les Français, pourtant si indépendants de caractère, et, à l'état naturel, à peu près ingouvernables, ont pris l'habitude de tout demander à l'État et de n'oser rien sans lui. *Désirer la sécurité absolue sur cette terre, pour le travail, pour la maladie, la vieillesse et la mort sans s'y efforcer par une application libre et personnelle, c'est vouloir se placer dans la condition des esclaves car c'est forcément abandonner à des maîtres le choix des conditions économiques, administratives et politiques qui permettront cette sécurité. C'est leur abandonner le souci, le risque et la responsabilité, c'est-à-dire, toute puissance.*
Qu'est donc le communisme russe, sinon le cas extrême d'une administration qui se confond avec le gouvernement ? Le secrétaire de la mairie devient le chef absolu de la commune ; le maître de poste est l'inquisiteur des correspondances. Le fonctionnaire est roi. La tyrannie est complète non seulement à cause de la concentration de tous les pouvoirs, mais parce que partout la confusion de l'administration et du gouvernement aboutit à un résultat désastreux. L'administration soviétique est encore plus lourde, plus routinière, plus paperassière que la nôtre. J'ai sous les yeux des extraits du rapport de Gasposchkine, chef du bureau de la planification au Commissariat du Peuple à l'armement, paru dans la Pravda du 23 novembre 1945 :
« La planification détaillée à l'excès se transforme en autant de freins qui paralysent l'initiative du directeur.
« Un autre problème qui s'impose est celui des encouragements à apporter aux directeurs et autres travailleurs responsables des usines. Il aurait fallu résoudre ce problème dans le sens suivant : au cas où le bénéfice obtenu dépasse celui du plan, le directeur et l'ingénieur principal devraient automatiquement être primés ; une partie du bénéfice en excédent devrait rester à la disposition du directeur pour encourager les travailleurs de l'entreprise qui se sont les mieux distingués, comme pour être consacrés aux perfectionnements... »
« Je ne peux pas, nous dit un directeur, engager des dépenses, ne fussent-elles que de quelques milliers de roubles, pour améliorer la production, si ces mesures ne sont pas prévues dans le plan. »... « Les travaux inutiles, les produits semi-fabriqués s'accumulent, non pas parce qu'on ne peut pas les vendre, mais parce que beaucoup de gens pensent seulement : Pourvu qu'il n'arrive pas d'histoires, une réserve n'est pas gênante. »
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Si on donnait aux directeurs le droit de faire de la publicité et de vendre librement à d'autres entreprises les matériaux, l'outillage, les instruments, les produits semi-fabriqués superflus, l'économie nationale n'en tirerait que du profit. »... « Bien souvent, là où un employé intelligent, avec une instruction correspondante à son emploi et à qui on aurait accordé des honoraires élevés, aurait suffi, nous avons une masse de gens pris au hasard, sans instruction spécialisée. »
Ce sont les maux bien connus de toute administration d'État, mais étendus à l'activité entière d'un pays.
Henri CHARLIER.
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### Menacés de tout perdre allons à sainte Jeanne d'Arc
*Bientôt le cinquième centenaire du procès de réhabilitation de Jeanne d'Arc. En ce mois de mai, sa fête le* 30* ; solennité le dimanche* 13* :* LA SAINTE DE LA PATRIE*, dont Péguy disait* « *Cette sainte avait reçu le plus grand Commandement qui ait jamais été donné à une sainte, avait été appelée pour la plus grande vocation, avait été envoyée dans la plus grande mission.* » *A nous d'en* « *faire mémoire comme nous pouvons.* »
CONSIDÉRANT QUE, dans les pays marxistes, les recrues sont soumises à un entraînement idéologique poussé, le général Chassin demandait, dans la *Revue Militaire* du 10 octobre 1954, que l'instruction de nos jeunes soldats commençât, elle aussi, par trois mois d' « entraînement idéologique militaire ». Impossible de se tromper sur ses intentions. « Quoiqu'on nous berce, ajoutait-il, d'espoir de renaissance chrétienne,... il faut bien reconnaître, hélas ! que les foules françaises n'ont pas dans leur ensemble, retrouvé la foi de leurs pères. »
Il osait donc proclamer que l'armée doit se faire catéchiste et rendre à nos hommes la foi chrétienne. Pourquoi ? Parce qu'à juste titre il y voit le meilleur rempart contre la menace communiste et qu'il en attend les convictions et les vertus qui font les troupes solides.
Se souvenait-il de ce mot de Lénine : « Il n'y aura bientôt plus que deux camps pour recevoir l'héritage du monde : le Catholicisme et la Révolution » ? En tout cas, nous ne diminuerons pas son mérite en constatant qu'il reprenait une idée de Jeanne d'Arc.
Les écrivains militaires ont étudié la Pucelle chef de guerre, sa science des armes, son sens tactique, son génie d'artilleur.
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Ils se sont rarement arrêtés aux épisodes qui la montrent préoccupée de la conversion de ses gens. « Tous ceux, mandait-elle au Duc de Bourgogne le 17 juillet 1429, qui guerroient au saint royaume de France guerroient contre le Roi Jhésus ». Assurée que son armée était celle du roi du ciel, elle la voulait digne d'un tel service. Et, sachant ce que peut la religion sur le moral ([^11]), non contente de chasser des camps les ribaudes, elle obtient qu'un grand nombre de ses gaillards, La Hire en tête, passât par le confessionnal avant de la suivre sur le chemin d'Orléans, ouvert devant elle par les bannières des prêtres.
Chrétiens d'abord ! Ainsi la Pucelle concevait-elle l'entraînement « idéologique » militaire. En d'autres termes, pour parler comme elle : « Notre Sire (Notre-Seigneur) premier servi ». Aussi bien, si nous voulons que la foi chrétienne anime nos institutions, chacun de nous doit commencer par s'imposer l'incessante réforme personnelle qu'elle exige. Et puisque le cinquième centenaire du Procès de réhabilitation nous invite cette année à honorer plus particulièrement sainte Jeanne d'Arc, prenons-la comme modèle du chrétien.
Tout chrétien doit être un autre Christ. Quelques réflexions vont nous permettre d'admirer nombre de similitudes étonnantes entre l'existence du Seigneur et celle de Jeanne d'Arc.
\*\*\*
« *Fille de Dieu*. »
Le baptême fait de tout homme un enfant de Dieu, l'Église l'enseigne, il suffit. Mais qui donc, hormis Jeanne, s'est entendu décerner ce titre à haute voix par des Anges et des Saints du Paradis ? L'un de ses biographes, le chanoine Debout, conte qu'après s'être fait reconnaître d'elle en affirmant : « Je suis Michel, le protecteur de la France » après lui avoir appris qu'il y avait grande pitié en ce royaume et que Dieu enverrait bientôt un sauveur, saint Michel aurait ajouté : « Ce Sauveur, c'est toi, Fille de Dieu. » Il y a là vraisemblance, ou plus précisément attribution à l'Archange d'un mot que Jeanne attribuait à « ses Voix », sans préciser davantage. « *Va, Jehanne, fille de Dieu, va !* *C'est toi qui lèveras le siège d'Orléans...* » lui disaient-elles quand elles lui ordonnaient de se rendre à Vaucouleurs.
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-- Vos voix, lui demanda l'un de ses juges de Rouen, vous ont-elles jamais appelée Fille de Dieu ?
-- Avant le siège d'Orléans, répondit-elle, et depuis, tous les jours qu'elles m'ont parlé, elles m'ont appelée plusieurs fois Jehanne la Pucelle, fille de Dieu.
L'Archange Gabriel avait dit à Marie de Nazareth : « Celui qui naîtra de vous sera nommé le Fils de Dieu ». Fils de Dieu, par nature, il est vrai, tandis que le chrétien ne l'est que par adoption. Mais quels qu'aient été ses porte-parole, Anges ou Saintes le Ciel a très explicitement reconnu ce titre à Jeanne d'Arc. Et voici entre elle et le Christ un premier rapprochement. Tous ceux que nous pourrons faire ne seront pas à première vue aussi frappants. Cependant -- et parce qu'il serait peu utile de rappeler ces histoires si la méditation ne s'en mêlait en brisant chaque fois l'écorce des apparences, on touchera aux magnifiques réalités qu'elle enrobe.
Pensons-nous à Jeanne devant ses examinateurs de Poitiers ? Aussitôt une scène de l'Évangile s'éclaire dans notre mémoire : l'Enfant-Jésus dans le Temple au milieu des Docteurs.
Époque des mystères joyeux. Mais, de même que dès la Présentation de Jésus un vieillard prophétisa l'Homme de douleurs en annonçant à la Vierge-Mère le glaive qui lui percerait le cœur, par-delà l'assemblée de Poitiers nous entrevoyons l'autre, celle qui siègera deux ans plus tard à Rouen. Le Père Vallet, fondateur des Coopérateurs paroissiaux du Christ-Roi, disait parfois à ses retraitants : « Les mystères joyeux, c'est l'histoire des tribulations de la Sainte Famille. » Une ombre couvre aussi les mystères joyeux de l'évangile de Jeanne d'Arc. Le doute qui entoure l'Envoyée de Dieu -- ce père qui aurait préféré la noyer plutôt que de la voir partir avec les soldats -- les parents, les amis, les étrangers qui ne comprennent pas, haussent les épaules ou même menacent, nous les retrouvons dans les enfances du Seigneur. La trace en subsiste dans cette question de la Vierge : « Pourquoi avez-vous agi de la sorte à notre égard ? » -- « Il faut que je sois aux affaires de mon Père » répliqua Jésus. Et nous entendons en écho Jeanne protester : « Il n'y a personne au monde, ni rois, ni capitaines, ni fille de roi d'Écosse, ni autres quelconques qui puissent restaurer le royaume... *Il faut que j'aille, car mon Seigneur l'a ordonné.* »
\*\*\*
« Êtes-vous Celui qui doit venir ou devons-nous en attendre un autre ? » fit demander Jean-Baptiste à Jésus.
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« Allez et rapportez ce que vous avez vu » répondit le Seigneur aux envoyés de Jean. « Les aveugles voient, les sourds entendent,... les morts ressuscitent... »
Une multitude de miracles témoignaient déjà en faveur du Messie qu'avaient prévu les Prophètes. Il n'en va pas de même au début de la vie publique de Jeanne. Une vague prédiction annonçait bien qu'une vierge des marches de Lorraine restaurerait la France perdue par une autre femme, et de mystérieuses ondes parcoururent le royaume tandis que la Pucelle chevauchait de Vaucouleurs à Chinon. A peine eut-elle traversé Gien qu'aussitôt, dans Orléans investi, le bruit courut qu'elle était le Sauveur tant désiré. Deux lieutenants de Dunois, Villard et Jamet, montèrent à cheval et trottèrent jusqu'à Chinon afin de savoir ce qu'on en pensait là-bas. Était-elle bien celle qui devait venir ou fallait-il en attendre une autre ? A Chinon, le 8 mars 1429, elle reçut les envoyés du Dauphin, deux officiers royaux qui la questionnèrent. Ses réponses furent nettes, mais elle ne pouvait s'appuyer sur aucun « signe ». Toutefois, le 9 mars, elle révéla au Dauphin « une chose de grant qu'il avait faite bien secrète, qu'il n'y avait personne qui le peust scavoir que Dieu et luy. » ([^12]) Cela ne suffit pas. Elle l'a précisé à Rouen. « Le Roi a eu signe sur moi avant de croire à moi. » Charles se contenta d'ordonner qu'on l'interrogeât plus longuement avant d'aviser à ce qu'elle demandait.
Des miracles ! réclamèrent les « maîtres » de Poitiers. Certes, cette « simple paysanne aimait Dieu de toutes ses forces », certes « en elle on ne trouvait que bien, humilité, virginité, dévocion, honnesteté, simplesse... » ([^13]) Mais de là à conclure qu'elle était vraiment chargée par Dieu d'une aussi extraordinaire mission...
-- Non, patoisa le dominicain Séguin, Dieu ne veut pas que nous croyions à vos paroles si vous ne nous faites pas voir que nous devons y croire... Faites quelque miracle...
-- En nom Dieu, s'écria Jeanne, je ne suis pas venue à Poitiers pour faire des miracles... Conduisez-moi à Orléans, je vous en montrerai...
A cette génération avide de signes sensibles Dieu, par la voix de la Pucelle, répondait encore comme autrefois par la voix du Verbe incarné : « Pourquoi craignez-vous, hommes de peu de foi ? » Croire d'abord !
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« Venez, suivez-moi, et je vous ferai pêcheurs d'hommes », toi, Simon, vous André, Jacques et Jean. Et vous prêtres et capitaines de France, suivez mon envoyée et je vous ferai vainqueurs. Vous aurez toujours des aveugles et des sourds, mais le royaume que vous croyez mort ressuscitera.
\*\*\*
« Quand la Voix me pressait d'aller en France, je ne *pouvais durer où j'étais*. »
Le vrai chrétien s'empresse d'accomplir la volonté de Dieu.
« Ma nourriture, a dit le Seigneur c'est de faire la volonté de mon Père. » Quelle était donc la volonté du Père ? Le discours sacerdotal du Christ au soir du Jeudi Saint le révèle en termes bouleversants : racheter les hommes pour qu'ils redeviennent un en Dieu. Et comme pressé de réaliser cette union ici-bas, Notre-Seigneur institua ce soir-là l'Eucharistie.
Nous sommes ce que nous mangeons, professent les matérialistes. Prenons-les au mot, sans chercher plus loin. Si nous mangeons Dieu, que serons-nous ? Et d'autant plus respectueux que cette scène nous inspirera plus de reconnaissance et d'amour, osons imaginer le Fils s'adressant au Père : « C'est en Moi seul que vous avez mis toutes vos complaisances. Ô Dieu qui sondez les reins et les cœurs, regardez donc ceux-ci à qui je viens de me donner à manger. Je me suis assimilé à eux, les voici tous Moi. Et je veux que tous soient un en Nous, comme Vous en Moi, ô Père, et comme Moi en Vous. »
S'il est une heure que Jésus fut impatient de voir venir Lui qui a dit plusieurs fois : « Mon heure n'est pas encore venue » -- c'est bien celle où il réalisa le moyen sacramentel de cette union. Écoutons-le avouant à ses apôtres : « J'ai désiré d'un grand désir de manger cette Pâque avec vous. » Nous ne nous sommes pas éloignés de Jeanne d'Arc. Ces réflexions nous amènent au contraire plus près d'elle avec trois sujets de méditation La chair divine, « véritable nourriture », le corps de Jésus-Christ, comme elle disait, elle s'en nourrissait fréquemment, « avec moult larmes ». A l'union à Dieu, elle brûlait d'ajouter l'unité entre les hommes, d'abord dans le parti du roi. -- *Plus il y aura de sang de France ensemble, en vérité mieux il vaudra* ([^14]) ; ensuite dans toute la France (lettre au duc de Bourgogne) ; enfin dans toute la chrétienté (lettre aux Anglais les invitant à la croisade).
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C'est surtout l'empressement à accomplir en tout, quoi qu'il en coûte, la volonté de Dieu que nous retenons ici ; cette sainte hâte, ce « grand désir » que la Pucelle a exprimé plusieurs fois en termes si familiers et si vrais : *Je ne pouvais durer où j'étais. -- Il faut qu'avant la mi-carême je sois près du roi, et j'y serai, dussé-je user mes jambes jusqu'aux genoux ;* ce grand désir qu'on remarquait à Vaucouleurs rien qu'en la regardant.
« Elle se desséchait, rapporte Catherine Le Royer au Procès de réhabilitation. Le temps lui pesait ainsi qu'à une femme qui attend son terme. » ([^15])
\*\*\*
Reprenant gestes et paroles, on retrouverait, comme l'écrit saint Jean à la fin de son évangile, une foule de choses que de nombreux livres ne contiendraient pas. Offrons donc seulement quelques autres repères à qui voudra méditer l'évangile de sainte Jeanne d'Arc.
Elle vient de vaincre à Patay. Retournant à Orléans, elle voit de loin l'un de ses hommes abattre un prisonnier d'un violent coup sur le crâne. Un temps de galop, elle descend de cheval, s'assied, attire la tête du blessé sur ses genoux, étanche le sang, parle doucement au malheureux. Ce n'est plus un ennemi, elle le prépare à bien mourir. N'est-ce pas l'épisode du bon larron ?
La voilà sur le chemin de Reims. Un Cordelier, Frère Richard, était fort curieux d'examiner de plus près cette femme « habillée en guise d'homme » que les partisans d'Angleterre et de Bourgogne tenaient pour une sorcière. Aux abords de Troyes, peu rassuré, il s'approche d'elle, en multipliant les signes de croix et les coups de goupillon. « Venez hardiment, lui crie-t-elle, je ne m'envolerai pas. » Ce n'était donc point par Beelzébuth qu'elle chassait les Anglais.
Le 13 juillet 1429, à Châlons-sur-Marne, elle rencontre un de ses camarades d'enfance, Gérandin, le seul gosse de Domremy qui fût alors « bourguignon ». « Jeanne, lui demande-t-il, dans les grands dangers des batailles, n'avez-vous pas peur ? -- *Je ne crains rien,* répondit-elle, *fors la trahison.* » Et dans cette réplique résonne doucement la voix de l'autre Victime : « En vérité l'un de vous me trahira. »
Quatre jours plus tard, c'est le triomphe, le sacre de Charles VII. Et comme le jour des Rameaux la foule se pressa dans Jérusalem en criant Hosannah !, le peuple de Reims accouru clame Noël ! Lorsque Charles a prêté serment, on lui impose l'épée :
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« Brave entre les braves, placez cette épée sur votre cuisse. Employez-la pour défendre l'Église et votre peuple. Rappelez-vous pourtant que c'est, non par le glaive, mais par la foi que les saints remportent leurs victoires. » Le Rituel confirmait ainsi combien Jeanne avait eu raison : il fallait croire. A la fin de la cérémonie, l'héroïne s'agenouille aux pieds dru roi et lui dit : « Gentil Roy, *ores est exécuté le plaisir de Dieu* qui voulait que levasse le Siège d'Orléans et vous amenasse en cette cité de Reims recevoir votre sainct sacre. »
\*\*\*
La Passion du Christ se clôt sûr cette parole : « Tout est consommé. » Celle de Jeanne commence avec cette parole qui formule autrement la même pensée. « Ores est exécuté le plaisir de Dieu. »
A Crespy-en-Valois, le 11 août 1429, l'évêque Regnault de Chartres, chevauchant près de l'héroïne, lui pose cette question :
-- Jeanne, en quel lieu espérez-vous mourir ?
-- Où il plaira à Dieu, répond-elle... *Plût à mon Créateur que je pusse me retirer maintenant, déposer mes armes* et aller servir mon père et ma mère...
Prosterné à Gethsémani, Notre-Seigneur a soupiré : « Mon Père, s'il est possible, éloignez de moi ce calice. Cependant que Votre volonté, non la mienne, se fasse. »
Et un autre rapprochement frappant vient ici à l'esprit. Au début de son évangile, saint Jean écrit de Jésus : « Il vint chez lui et les siens ne le reçurent pas. » Jeanne après Reims et Paris revint en France fidèle et les siens la tinrent à l'écart. Le roi qu'elle avait fait roi préféra écouter les politiques qui lui déconseillaient de l'employer. Mieux encore ! De même qu'après l'Ascension des truqueurs surgirent au sein de l'Église (les Actes des Apôtres en nomment quelques-uns) l'histoire nomme quelques truqueurs qui s'acharnèrent contre la Pucelle. Au premier rang, La Trémouille. Celui-ci avait un frère, un certain sire d'Albret. Et ce nom nous amène sous les murs de Saint Pierre-le-Moutier, dans la première semaine de novembre 1429. Depuis quelques jours Jeanne assiégeait la place avec une armée composée de sa petite compagnie et d'un corps de troupe aux ordres de ce Sire d'Albret, qui sans doute avait reçu mission de profiter des occasions pour ruiner le prestige de la Pucelle. Enfin Jeanne commanda l'assaut. Lisons le récit qu'en fit son fidèle écuyer, Jean d'Aulon :
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« A cause du grand nombre de gens d'armes en la ville et de la grande résistance qu'ils faisaient, les Français furent contraints de se retirer. Et à cette heure moi, tellement blessé d'une flèche au talon que sans béquilles ne me pouvais tenir, je vis que la Pucelle restait très peu accompagnée, et craignant que dommage ne s'ensuivît, je pris un cheval et courus à elle et lui demandai ce qu'elle faisait là seule et pourquoi ne s'en allait pas avec les autres. »
Jeanne ôta son casque et répondit : « Je ne suis pas seule. *J'ai encore en ma compagnie* 50.000 *de mes gens* et d'ici ne partirai que ne soit prise la ville. »
Or elle n'avait pas avec elle plus de quatre ou cinq hommes, au témoignage même de d'Aulon. ([^16]) Mais la ville fut prise et l'on a eu raison de nommer cette bataille « la bataille des Anges ». Car ces 50.000 compagnons, invisibles pour tout autre que la sainte, étaient de ces légions célestes dont le Christ a refusé le secours au Jardin des Oliviers. Rappelons-nous : « Pierre, remets ce glaive au fourreau. Crois-tu que je ne pourrais prier mon Père et qu'il ne m'enverrait plus de douze légions d'anges ? »
\*\*\*
Il faut abréger. Passons donc à la Passion proprement dite. Au Sanhédrin qui entoura le grand-prêtre Caïphe fait pendant l'assemblée des juges ecclésiastiques rameutée par Cauchon. Le manteau de pourpre dont les légionnaires couvrirent le Flagellé, une tunique le remplace, cette tunique des condamnées au feu dont Jeanne fut revêtue. Au lieu de la couronne d'épines, voici la mitre portant ces injures aussi gratuites que cruelles : hérétique, relapse, apostate, ydolâtre. Le rôle de saint Pierre pleurant après son reniement, celui de Simon le Cyrénéen, Nicolas Loyseleur les joue tous les deux : se repentant d'avoir tout au long du Procès berné la Française, il monte sur la charrette qui la mène à la mort et demande pardon à sa victime.
Quand elle aperçoit « l'eschaffault » la condamnée s'écrie : « Rouen ! Rouen ! Est-ce ici que je devrai mourir ? » Et l'on se souvient de l'apostrophe du Seigneur : « Jérusalem ! Jérusalem, qui tues les prophètes et lapides ceux qui te sont envoyés... »
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L'une des paroles qu'elle prononce sur le bûcher : « *Je vous pardonne le mal que vous m'avez fait* » est en concordance parfaite avec la première des sept paroles du Crucifié : « Père ! Pardonnez-leur... »
Si le supplice n'est pas le même, il y a cependant, pour rappeler la Croix, ce poteau auquel elle est liée sur « l'eschaffault ». Et comme au sommet de la Croix la pancarte « Jésus de Nazareth, roi des Juifs » sur un piquet, devant le bûcher un écriteau porte cette inscription : « *Jehanne, qui s'est fait nommer la Pucelle...* » plus quatre lignes d'insultes.
Fini, le Nazaréen qui mentait au peuple ! Finie, elle aussi « l'abuseresse de peuple ! ».
Mais quand Jésus eut rendu le dernier soupir, le Centurion qui se tenait en face de la Croix s'écria : « Cet homme était vraiment le Fils de Dieu. » Et quand Jeanne fut morte, un secrétaire d'Henri VI -- roi d'Angleterre qui ne serait jamais roi de France -- Jean Tressart, ne put se retenir de dire : « Nous sommes perdus, car nous avons brûlé une sainte. »
\*\*\*
Méditer c'est, suivant saint Ignace, appliquer les trois facultés de l'âme à un sujet déterminé. La mémoire le rappelle en détail, l'intelligence l'éclaire, l'analyse, l'approfondit et le présente enfin à la volonté, laquelle y intéresse le cœur pour en tirer des actes de vertu, des résolutions pratiques. Celui qui consacrerait ses méditations à la vie de sainte Jeanne d'Arc manquerait donc son affaire s'il se contentait d'assouvir son goût de l'histoire ou même sa curiosité des phénomènes spirituels, s'il s'arrêtait par exemple à imaginer, en réplique à l'Angelus un Angelus de la Pucelle : L'Ange du Seigneur annonça à Jeanne -- Je suis la servante du Roi du Ciel Et la Fille de Dieu devint chef de guerre...
Il faut aller beaucoup plus loin. -- Si nous sommes nombreux à comprendre la nécessité de rechristianiser la France, si quelques-uns -- et jusque dans les rangs de l'armée le proclament hautement, c'est qu'à présent, menacés de tout perdre, nous voyons s'effriter entre nos doigts tous les moyens humains. Il devient de plus en plus évident que nous sommes frappés d'impuissance parce que nous avons oublié cette parole du Christ : « Sans moi, vous ne pouvez *rien.* » Contre l'ennemi d'aujourd'hui, le communisme, renforcé ici par la trahison, là par le fanatisme ou les mauvais prétextes d'une charité mal ordonnée, voilà le seul et suprême recours.
Jeanne d'Arc l'affirme et l'a prouvé.
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« De par le roi du ciel. » Méditer sa vie doit donc nous amener à imiter ce qu'il y aura de toujours imitable en elle : ses vertus, sa foi tenace, son humilité, son désintéressement, son renoncement, sa pureté, tout ce qui a fait d'elle et fera de chacun de nous un instrument bien façonné dont le Sauveur pourra se servir.
« Ni rois, ni capitaines, ni fille de roi d'Écosse... » disait Jeanne il y a cinq cents ans. Pas plus qu'alors les armes ne suffisent, ni les astuces politiques.
Joseph THÉROL.
76:3
### A la source
*Henri Pourrat confie à* ITINÉRAIRES *la primeur des pages qu'il a écrites pour servir d'introduction à un livre du Docteur André Schlemmer,* Renouvellement de la Pensée*, à paraître aux Éditions ouvrières.*
Une vieille estampe, que j'aime regarder, me souvenant de ceux qui me l'ont donnée, fait voir les Bains du Mont-Dore en des temps rustiques. Cela sent la montagne hérissée et râpeuse : des hangars, des chaumines mal en ordre, avec leurs tignasses de paille, leurs poteaux, leurs pans de bois, qui tiennent encore du sapin brut ou de la brande, de la rudesse première. Et, mal en ordre aussi, sous leurs bonnets, leurs souquenilles, des baigneurs qui semblent des humains quasi revenus à la condition de nature. Cette prise de vue date peut-être de deux cents ans, -- difficile de la dater. Mais le brun de la sépia, comme ferait une encre rouillée, lui prête un curieux aspect de légende.
Le beau c'est que la source fameuse, en ce Mont-Dore d'un autre âge, reprend sa vertu primordiale. Elle y est fontaine dans l'herbe, à même le sol : et selon le mot des Gaulois, « œil de la terre », le thermalisme, même, si l'on veut, la médecine, retrouvent là leur véritable dignité.
Bien sûr, les Bains devront acquérir un prestigieux équipement thermal : tout ce qu'on voudra d'inhalateurs superréglables, de pulvérisateurs à repérage radioactif, ou autres merveilles de l'âge atomique ! Mais il faudra toujours revenir à ce surgeon, à cette sève sourdant de la roche mère.
N'est-il pas beaucoup plus beau encore de voir un médecin, et qui a profondément repensé la médecine, toucher terre à la source, et donner ainsi à son art une force nouvelle ?
77:3
Nos petits-fils jugeront durement cette époque, son mépris de la nature, sa suffisance, sa naïveté, et ce que le docteur André Schlemmer nomme très bien son « mécanomorphisme ». -- On la sent si pertinente, si autorisée, cette critique, celle d'un grand observateur qui a formé ses pensées dans la patiente étude des êtres et de la vie. Comme on souhaite que de telles pages, écrites avec retenue, mais où fait pression la sourde passion du vrai, alarment au moins certains lecteurs.
Un ignorant ose à peine s'aventurer en ces domaines. Ne voit-on pas pourtant que cette humilité devant la nature marque l'aube d'un renouvellement ? Il ne se peut point que l'on ne gagne pas toujours à revenir boire à la source.
Le corps humain est, non pas une mécanique qu'aucune pensée organisatrice ne dirige, mais une nature : comment ne se trouverait-il pas bien de rapprendre le respect de la nature, la confiance en la nature ?
Cela n'est d'ailleurs pas si simple et demande à être intelligemment pris. C'est-à-dire grandement pris. Je renvoie aux pages qui suivent, si denses et de tant de portée. Ne sont-elles pas un des présents les plus utiles qu'un médecin, qui continue en l'étendant l'œuvre de son maître, pouvait faire aux mal portants, -- et qui ne l'est à notre époque.
L'esprit terrien savait accepter les réalités instituées par les formes de la création. Il avait senti que tout est toujours plus vivant, plus riche en secrètes ressources et réactions qu'on ne l'avait cru d'abord.
« Respect et amour de la nature, des paysages et des êtres ; -- le docteur Schlemmer notera que nombre de croyants, de prêtres, de pasteurs, ont été de tout temps épris de sciences naturelles ; -- respect et amour de la vie, dans l'être humain (...) reconnaissance de l'œuvre providentielle incessamment constituée, qui s'accomplit, qui veut s'accomplir partout (...) respect et amour de l'œuvre de Dieu... »
De sorte que, véritablement, « un médecin chrétien n'est pas simplement un chrétien pratiquant la médecine, une médecine identique à celle de ses confrères matérialistes ».
Les Grecs, déjà, savaient que l'on ne peut soigner, guérir, si l'on n'approche du malade avec un certain sentiment de son être et de sa vie. Le médecin, chez eux, devait être un prêtre.
Et aujourd'hui, plus avant dans le vrai que les Grecs, voyant d'autre part comment la maladie travaille l'être et peut le forcer à vivre plus haut, le médecin pensif peut écrire avec un sourire :
« Tout le monde n'a pas la chance d'être maladif. »
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L'univers est profond. Le génie de la vie, en action dans les natures, est plus profond qu'on ne voulait le penser. Et même à l'âge atomique il y a profit à retrouver le sens religieux de la Création, du Créateur, qu'avaient acquis, -- par l'observation, la méditation, -- les grands anciens.
On peut s'en aviser : les parages du Mont-Dore, de la Bourboule, sont le plus bel endroit du monde pour retrouver ce sens-là, à peu près perdu, de l'œuvre des sept jours. Ce pays, de toute sa bosse, avec ses montagnes puissantes, tordant leurs larges muscles comme sous l'action du feu encore, si raviné soit-il en ses replis, si ruiné en ses cimes, semble sorti tout frais des mains brûlantes du Créateur.
Sous les chaudes poussées montées de son épaisseur, la terre a travaillé ici comme un organisme. Ces volcans, ces lacs, ces eaux torrentueuses, et puis ces arbres contournés qui forcent de toute leur membrure, ces fayards tordus, biscornus, du Pavin, qui s'arrachent des quartiers de pierre et des masses de tuf pour continuer la terre, en haussant leur feuille verte sous le soleil, et ces grandes mulgédies pyramidales aux fleurs d'un bleu pâli comme l'horizon le plus lointain, oui, c'est la terre essayant de répondre au soleil. Tout monte : et l'homme aussi pourrait monter. Retrouver la santé, guérir, faire même plus que guérir, -- se sauver.
Le médecin l'a vu : en chacun de nous, plus sage souvent que notre esprit, agit une sorte de Providence. Il faudrait rapprendre l'humilité et l'orgueil, rapprendre la confiance, le sentiment de Dieu, « de son œuvre créatrice, et de son œuvre miraculeusement salvatrice en son Fils ».
Celui qui en parle ainsi, qui traite non des maladies mais des malades, qui se dévoue encore à la médecine générale, -- et ce domaine lui est peu disputé, -- qui cherche à discerner et orienter les obscures démarches de la vie, le plan de Dieu, son action, et remettre les êtres dans la voie de la grande santé, celui-là fait figure d'un attardé, sans doute ? Il a le sens de la valeur et du destin de l'homme, c'est-à-dire la foi. Dans ces monts, quand il va ainsi sous l'étoile, à ses confrères qui se croient plus scientifiques, il semble donc parti pour une promenade au clair de lune. Seulement, ce clairvoyant aura sa récompense. Ce sera de voir avant eux, par-delà le mont, l'espace démesuré devenir plein d'aurore.
Henri POURRAT.
79:3
### La Sainte Trinité
LORSQUE, pour la dernière fois, les apôtres montèrent à Jérusalem, tous sentaient qu'une crise était proche, car la haine des pharisiens était bien visible : « *Jésus marchait devant eux, et ils étaient saisis d'étonnement. Et ceux qui suivaient avaient peur.* » Puis, Jésus rassemble les apôtres autour de lui, et, pour la troisième fois, Il leur annonce sa passion, sa mort et sa résurrection. Et saint Luc ajoute : « *Et ils ne comprenaient rien de cela. Et cette parole leur était cachée. Et ils ne savaient pas ce qu'Il leur disait.* » Ils ne comprenaient pas, mais croyaient le « grand soir » tout proche, car la mère des fils de Zébédée, prosternée, demande à Jésus : « *Dis que mes deux fils que voici soient assis l'un à ta droite, l'autre à ta gauche dans ton royaume.* » Même les paroles prononcées au repas pascal ne pouvaient les tirer de cet aveuglement particulier attaché au messianisme des Juifs : « *Je ne boirai plus désormais de ce fruit de la vigne jusqu'à ce jour où je le boirai à nouveau dans le royaume de Dieu.* » Demain, donc, le Christ allait régner.
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Quel lendemain ! En moins de vingt-quatre heures, toutes les prophéties étaient accomplies et les apôtres voyaient s'écrouler, avec l'idée qu'ils s'étaient faite du royaume de Dieu, toutes leurs espérances. Ils s'étaient enfuis ; Pierre, devant les moqueries d'une servante, avait nié appartenir au Christ. La nuit se fait en plein midi, la terre tremble et c'est un centurion romain épouvanté qui déclare : « Vraiment celui-ci était fils de Dieu. » Il ne restait plus qu'à l'ensevelir dignement ; c'est à quoi se préparèrent les Juifs honorables qui avaient été disciples en secret de Jésus et les Saintes Femmes.
Tout ce samedi à ne rien faire ! A repasser dans son esprit le grand malheur survenu et ses misères propres ; personne, sauf la Sainte Vierge et saint Jean, n'avait été bien brave. Pierre pleurait, et le premier chant du coq du samedi matin raviva ses remords. Les apôtres étaient, dit saint Marc, « *dans le deuil et les larmes* ». Si bien certains de leur malheur qu'ils ne crurent ni les Saintes Femmes, ni les disciples d'Emmaüs.
Mais, pendant que les apôtres s'entretenaient avec Cléophas et son compagnon, les portes de la maison étant fermées « *par crainte des Juifs* », Jésus lui-même se tint au milieu d'eux. « *Et comme ils étaient encore incrédules à force de joie et dans l'étonnement. Il leur dit : Avez-vous quelque chose à manger ?* » Ce corps glorieux qui traverse les murs est un vrai corps qui n'a plus besoin de manger, mais qui le peut. Il était à table avec les apôtres, le jour de l'Ascension, avant de les quitter pour le ciel, ce jour où, devant eux, Il commença à ne plus peser, pour disparaître derrière un nuage.
Les savants ont eu depuis cinquante ans trop de surprises avec les états inconnus de la matière pour s'étonner des propriétés d'un corps glorieux. La matière est bien plus mystérieuse pour nous que l'esprit, car la conscience est notre seule connaissance immédiate. La chair de notre propre corps et ce torrent de vie qui la traverse nous sont aussi peu connus que les nébuleuses obscures au milieu des étoiles.
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UN HOMME DONC avait traversé la mort, non comme le fils de la veuve de Naïm ou comme Lazare, qui moururent à nouveau en leur temps, mais pour vivre toujours dans un état de gloire. « *Semé dans la corruption, le corps ressuscite incorruptible, semé dans l'ignominie, il ressuscite glorieux ; semé dans la faiblesse, il ressuscite plein de force ; semé corps animal, il ressuscite corps spirituel* » (S. Paul). Un homme, un vrai homme, né d'une femme avait, par son union à Dieu, commencé une ère nouvelle dans l'histoire de l'humanité. Un nouvel Adam avait restitué à l'homme l'héritage que le premier avait perdu. Nos pères, plus sensibles que nous à cette merveille, dataient leurs écrits de « l'an de grâce... ». Car une histoire nouvelle commençait avec la résurrection de Notre-Seigneur ; non plus celle des débats de l'homme avec la loi naturelle, mais l'histoire de la liberté de l'homme en face de la vie divine. Aujourd'hui, les peuples chrétiens s'essayent à vivre et à penser comme s'il n'y avait pas eu Jésus-Christ, comme si des lois naturelles seules et non des lois morales expliquaient la vie des hommes et des peuples ; mais ils ne peuvent faire qu'il n'y ait pas eu Jésus-Christ. Il est vivant. Ces nations avaient reçu le dépôt de la foi pour la porter aux extrémités de la terre ; aujourd'hui apostates, elles se déchirent elles-mêmes dans leur aveuglement et leur décadence est manifeste. Elle durera tant qu'elles n'auront pas compris que, depuis la Résurrection, la pensée divine, à chaque instant, nous confronte au Fils mort pour nous qui nous a ouvert les portes de la vie divine.
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Et chaque homme, à sa mort, sera confronté au Fils de l'Homme et sa mort confrontée à celle de Jésus. Quant aux nations, c'est jour par jour qu'elles se tuent ou se libèrent suivant qu'elles acceptent ou non qu'il y ait eu Jésus-Christ. Tel est le sens de l'histoire et il ne peut y en avoir d'autre après une aussi extraordinaire infusion de grâces. La pensée fondamentale des chrétiens doit être de vivre en vue du ciel où ils sont appelés et de prêcher par la parole ou par l'exemple la vie de la foi.
Sans doute, sur cette terre beaucoup de choses terreuses et terriennes nous doivent occuper. Il y a toujours quelque chose à ajuster pour nous conformer à la nature des choses et à la justice, car les circonstances changent chaque jour et on ne saurait trop bien faire. Mais notre faiblesse est telle que la justice n'est jamais juste si la charité ne l'éclaire. Chacun a toujours d'excellentes raisons naturelles de croire juste sa propre cause et de la croire uniquement juste. Pour faire régner la justice, il faut d'abord enseigner l'amour de Dieu et du prochain. Depuis la venue du Christ, faire autrement, c'est mettre la charrue avant les bœufs. Ceux qui croient devoir réformer la société avant que de la convertir font l'erreur des Juifs et des apôtres avant la résurrection : ils pensent que le royaume de Dieu est de ce monde ; contre l'Écriture et contre l'appel de Dieu à la Samaritaine, ils estiment que ce n'est pas encore le temps d'adorer Dieu en esprit et en vérité. Il y a beaucoup d'hommes préoccupés d'établir une justice naturelle sur la terre. Le rôle des personnes consacrées à Dieu est de parler un autre langage, celui même de saint Paul, qui, pénétré de joie par la résurrection de Notre-Seigneur, s'écriait, rappelant les paroles d'Isaïe et d'Osée : « Ô mort, où est ta victoire, ô mort où est ton aiguillon ?... Maintenant, le Christ est ressuscité des morts ; il est les prémices de ceux qui se sont endormis. »
MAIS la survie et la gloire de l'homme que fut Jésus-Christ n'est pas seulement la preuve des destinées qui attendent l'homme. Lorsque Jésus monta au ciel se placer à la droite du Père, par Lui, la nature humaine commença de faire société avec la Sainte Trinité.
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Dieu nous propose cette vie nouvelle dès cet instant. Jésus après la Cène l'a dit et redit : « Soyez un comme mon Père et moi nous sommes un... Je suis la vigne, vous êtes les sarments... Je prie... pour ceux qui croiront en moi à cause de leur parole (celle des apôtres), afin que tous soient un, comme toi-même, ô Père, tu es en moi et moi en toi, afin qu'eux aussi soient en nous... afin qu'ils soient consommés en l'unité... »
Un saint religieux disait que de l'oubli de la Sainte Trinité naissent des maux sans nombre, en tête desquels il faut mettre la perte de la foi, car la Sainte Trinité étant le mystère capital de notre foi, qui oublie ce grand mystère ne fait plus les actes de foi dans la plénitude de leur vérité. Jésus nous appelle à la vie d'union à Dieu et cette vie est celle même de la Sainte Trinité. Tous les chrétiens, en droit, y peuvent participer. Il faudrait qu'ils le veuillent et qu'on ne les égarât point dans l'activisme. Saint Paul célèbre cette vie en nous : « *Tous ceux qui sont conduits par l'esprit de Dieu sont fils de Dieu. En effet, vous n'avez pas reçu un esprit de servitude pour être encore dans la crainte, mais vous avez reçu un esprit d'adoption en qui nous crions : Abba ! Père ! Cet esprit rend lui-même témoignage à notre esprit que nous sommes enfants de Dieu* » (Rom. VIII). Et plus loin : « *Nous qui avons les prémices de l'Esprit, nous gémissons en nous-mêmes, attendant l'adoption, la rédemption de nos corps... De même aussi l'Esprit vient en aide à notre faiblesse, car dans nos besoins, nous ne savons pas ce que nous devons demander dans nos prières. Mais l'Esprit lui-même prie pour nous par des gémissements inénarrables...* »
Le drame du Calvaire se renouvelle chaque jour pour nous à la Sainte Messe, et nous montre présent le résultat de nos iniquités. Jésus, glorieux et impassible dans le Ciel, est sous cette forme sacramentelle en agonie jusqu'à la fin des temps. Cette agonie est une agonie d'amour, dont l'amour seul peut donner l'intelligence. Nous communions, et, avec Jésus en nous, nous vivons sa vie de ressuscité jusqu'à ce que l'autre consolateur promis le remplace et vive en nous la vie de désir qui l'unit au Père et au Fils ;
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c'est cette union du Père et du Fils et du Saint-Esprit qui agit en nous avec les gémissements inénarrables dont parle saint Paul. Inénarrables, oui vraiment. La Sainte Trinité comprend et agit sans rien dire, aime et commande sans parler. Aussi les paroles par lesquelles la théologie exprime ce que nous pouvons savoir par révélation de la vie intime de Dieu sont-elles très inefficaces pour dire ce que nous savons.
Car Dieu est Père sans supériorité vis-à-vis du Fils. Le Fils est Dieu sans subordination à son Père, le Saint-Esprit procède dans une égalité d'amour avec le Père et le Fils. Le mot de *personne,* ô bienheureuse Trinité, exact en ce sens que notre personnalité est une image lointaine de la personne de Dieu un, de celle du Père, de celle du Fils, de celle du Saint-Esprit, ne s'applique quand même à Vous que dans un sens très imparfait, puisque le Père, le Fils et le Saint-Esprit n'ont qu'une même nature divine et que Dieu est personnel. On disait autrefois qu'il y a en Vous trois *subsistances* nécessaires, indivisibles et inséparables, car le Père ne peut être sans le Fils, le Fils ne peut être sans le Père, le Père et le Fils ne peuvent être sans le Saint-Esprit. En cet instant même comme toujours et éternellement, le Père engendre le Fils, le Fils naît du Père et le Saint-Esprit procède du Père et du Fils. Et il est quelqu'un dans le ciel, la Vierge Marie, créature comme nous, charnelle comme nous, née d'un père connu et d'une mère de la terre, qui contemple pour l'éternité son Père, son Fils et son Époux et demande pour nous les trésors de grâce qui nous sont nécessaires pour mener dès maintenant cette vie divine.
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Car nos facultés, mémoire, intelligence, volonté, sont dans l'unité de notre personne, l'image très faible et hors mesure des *subsistances* divines. Elles sont, non pas semblables, mais analogues. L'analogie est la règle de toute création, la Création divine comme celle du peintre, du poète ou du musicien. La société des insectes est analogue et non semblable à la société des mammifères, comme sont les troupeaux de ruminants, celle-ci est analogue à une société humaine. La Sainte Trinité est l'analogie première ; le problème essentiel sur lequel se penchent philosophes et savants, celui de l'un et du multiple, se trouve résolu dans la vie intime de Dieu, trine et un, et nous n'avons pas inventé ce mystère, qui cependant lie le Créateur à sa créature. Le poète, le musicien ne peuvent nous montrer qu'un analogue de leur propre pensée dans un langage donné. C'est une illusion de vouloir se servir du langage comme on se sert des mathématiques. La seule image, analyse, étude de la création que nous puissions donner est nécessairement analogique. C'est pourquoi Notre-Seigneur s'est servi de paraboles ; la parabole est l'explication analogique la plus fidèle de la Création. Le savant aussi, qui cherche des égalités et des similitudes, ne peut donner qu'une analogie quantitative de l'univers et cette analogie est la plus médiocre de toutes, car, étant quantitative, elle tient l'esprit à l'écart de ses études. L'esprit se venge, heureusement, puisque le nombre est une invention de l'esprit et puisque l'interprétation des nombre est œuvre éminemment intellectuelle. Mais ces fameuses lois naturelles ne sont que des approximations quantitatives d'un monde qui échappe à la quantité, qui est sans cesse nouveau, contient au moins un être doué de conscience, des âmes qui sont des nouveautés absolues. Chercher à expliquer cette nouveauté par des actions naturelles quantitatives est une simple aberration. Il est incompréhensible que ceux qui ont la foi cherchent des explications crues scientifiques dans l' « *évolution* » quand ils ont ce texte de saint Jean (v, 17) : « *Mon Père œuvre jusqu'à présent et moi j'œuvre aussi.* »
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On traduit généralement par *agir,* mais c'est une mauvaise traduction. En grec comme en latin (*operor*) il y a : *œuvrer* sans autre sens possible. La création est continue. L'évolution ne remplace pas la Sainte Trinité au sein de la création. Le désir de remplacer Dieu par une idée d'homme ne rend pas l'évolution une idée moins misérable ; elle n'est autre chose qu'une *virtus mutativa,* fille directe de la *virtus dormitiva* de Molière, être fictif créé pour remplacer un être réel, Dieu, pour expliquer mécaniquement un monde où vivent des esprits inexplicables par la matière. Et on s'étonne de ne pas pouvoir arriver à prouver sérieusement l'évolution !
Car l'homme faisant partie de la Création et ayant une fin surnaturelle, toute la création est en fait surnaturelle. Et c'est pourquoi saint Paul, dans le même passage de l'épître aux Romains que nous avons cité plus haut (VIII, 19) s'écrie : « *Aussi, la création attend-elle avec un ardent désir la manifestation des enfants de Dieu. La création a été assujettie à la vanité, non de gré mais par la volonté de celui qui l'y a soumise, avec l'espérance qu'elle aussi sera affranchie de la servitude de la corruption, pour avoir part à la liberté glorieuse des enfants de Dieu. Car nous savons que, jusqu'à Ce jour, la création tout entière gémit et souffre les douleurs de l'enfantement.* »
Ce qui s'entend de la création dite inanimée et non raisonnable. Au milieu des multitudes de causes dîtes secondes et des intérêts des empires, quelle petite place tenaient les douze pauvres gens et le « Fils de l'artisan » qui les enseignait ! C'était en eux, pourtant, qu'était le secret de deux mille ans d'histoire jusqu'à nous, et plus loin, tant qu'il plaira à Dieu. Nous voyons en ce moment renaître la guerre sainte des hommes égarés par Satan, unis aux ennemis déclarés de Dieu, et devant cette attaque les nations occidentales sont désemparées par leur impiété seule qui les empêche de voir les choses comme elles sont.
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La Sainte Trinité ne laisse pas de soutenir dans l'être tout ce monde égaré, car la vie est le plus grand bienfait de Dieu après la grâce, et ce bienfait est la condition naturelle du bienfait de la grâce. La Sainte Trinité offre sa vie d'amour en exemple et crée en nous l'analogue de son être pour nous rendre capables de participer à sa vie.
DANS une paroisse que nous connaissons, au chant des psaumes, à chaque *gloria* toutes les voix se font plus nourries, comme d'une flûte octaviante. Tous les petits enfants qui ne savent pas lire ou qui n'ont pas encore de livre et ne savent les psaumes par cœur, tous ceux aussi qui, en été, lassés par le travail de la semaine donnent un peu par les grosses chaleurs, tous à ce moment, heureux de savoir ce mystère, élèvent la voix et bénissent la Sainte Trinité. Puissions-nous comme ces innocents qui ne savent autre chose, dire avec jubilation tous les *gloria patri* dont est semée la prière de l'Église ; et puissions-nous la répéter souvent au cours de notre travail et tout le long du jour. Ô beata Trinitas !
Voici pour finir une prière qui est le début de la *Théologie mystique,* dans la traduction de Dom Jean de Saint-François, premier assistant du T.R.P. Général des Feuillants, 1629 :
« Ô Trinité qui êtes par-dessus et plus que l'être, par-dessus et plus que la Divinité, par-dessus et plus que la bonté, qui êtes la surintendante et la directrice de la divine sapience des chrétiens, conduisez-nous à la plus haute cime des Écritures mystiques qui est par-dessus toute ignorance, et par-dessus toute lumière et dans laquelle les mystères simples, absolus, immuables de la Théologie sont cachés et tenus secrets dans l'obscurité plus que très claire du silence qui enseigne les choses mystiques et secrètes.
« Et laquelle fait éclater et reluire ce qui est très lumineux dans les ténèbres très sombres ; et dans ce qui ne se peut ni toucher, ni voir, remplit à mesure comble de clartés très belles les entendements qui ne se servent point de la vue. C'est quant à moi, la prière que je fais. »
D. MINIMUS.
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## DOCUMENTS
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### L'accueil fait à « Itinéraires »
NOUS DEVONS formuler un remerciement motivé. Nos confrères installés dans la presse, et particulièrement ceux qui jouissent d'une existence commerciale largement assurée, auraient pu ignorer ITINÉRAIRES et organiser une conspiration du silence : procédé peu recommandable mais parfois efficace. Notre revue, quoique modeste pauvre et jeune, risque d'inquiéter celui-ci et de prendre les lecteurs à celui-là. Nos « confrères » pouvaient envisager la naissance d'ITINÉRAIRES du seul point de vue de la concurrence commerciale (bien que notre revue ne fasse concurrence à personne, pour la raison qu'il n'existe en France aucune autre publication de ce genre et de cette catégorie) ; ils pouvaient, nos « confrères », du seul point de vue de la concurrence commerciale, faire sur ITINÉRAIRES un silence public absolument total, tout en organisant de bouche à oreille un dénigrement systématique tendant -- à nous priver tout à la fois de collaborateurs et de lecteurs.
Il n'en a rien été. Plusieurs de nos « confrères », et notamment plusieurs de nos confrères catholiques, ont accueilli avec sympathie la nouvelle revue. Indépendamment même de cette sympathie qui nous émeut, ils ont estimé qu'ils avaient le devoir d'informer objectivement leur public, tout en marquant, comme c'est leur droit, les différences d'inspiration ou d'opinions qui peuvent nous séparer d'eux sur divers problèmes temporels.
Publications et auteurs consacrés ont donc salué l'apparition d'ITINÉRAIRES avec une impartialité qui mérite d'être notée. Plutôt que d'essayer d' « étouffer » une jeune revue, ils lui ont tendu une main fraternelle. Ils ont été sensibles à notre volonté de *substituer entre catholiques le dialogue à la polémique.*
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Sans rien abdiquer de leurs idées, sans nous demander de rien abdiquer des nôtres, ils ont répondu à cette volonté et à cette offre de dialogue. Ils ont jugé que leur situation, leurs fonctions, leur réputation solidement établie leur imposaient cet « accueil » et cette « compréhension » dont ils se sont d'ailleurs faits les théoriciens. Ils ont mis leurs théories en pratique. Les divergences qui peuvent nous opposer, ils les tiennent, comme nous le souhaitons de notre côté, pour des sujets de loyale confrontation, toute discussion sérieuse étant une occasion d'approfondissement pour ceux qui y participent, et pour le public qui en est spectateur.
Nous avons l'impression réconfortante que nos aînés remplissent ainsi, avec bonne volonté et même avec bonne humeur, avec une simplicité qui n'exclut pas un certain humour, précisément leur rôle d'aînés.
Nous remercions donc tout particulièrement MM. Albert Béguin, Georges Hourdin, Étienne Borne, Georges Montaron, Joseph Folliet, ainsi que le journal LA CROIX, et le mieux que nous puissions faire est sans doute de citer ci-après les articles qu'ils ont consacrés à ITINÉRAIRES.
*Dans le* « *Journal à plusieurs voix* » *de la revue* ESPRIT (*numéro d'avril*)*, cette note signée A.B. : à ces initiales comme au style lui-même, nous avons cru reconnaître M. Albert Béguin, directeur de cette revue. Voici son texte :*
On le sait, *Esprit* ne refuse jamais le dialogue. C'est avec intérêt que nous voyons naître une nouvelle revue qui ouvre un champ dialectique complémentaire à l'affrontement intellectuel efficace : *Itinéraires*, revue dirigée par Jean Madiran, avec qui nous aurons d'utiles confrontations propres à éclairer dans l'esprit des catholiques le mouvement de l'histoire et le cheminement sociologique du progrès.
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La perspective de débats cycliques et cosmogénétiques, loyalement menés avec cette nouvelle revue, contribuera à l'édification d'une vérité qui est toujours se faisant et d'un être qui est assez extraordinairement contraire, encore que nous ayons à maintenir, parce que c'est notre vocation propre, l'homogénéité du mouvement ouvrier conçu comme test de la bonne volonté fabricatrice.
Assez éloignés pourtant de la pensée qui se manifeste à ITINÉRAIRES, nous pensons que notre attitude à son égard doit être analogue, ou plutôt symétrique de celle que nous assumons d'autre part à l'égard du marxisme : il y va de la réconciliation de l'humanité avec elle-même et de la fin de l'inhumain dans l'humain, et c'est pourquoi nous ne pouvons nous dérober à un accueil critique qui ne sera ni la peur, ni l'évasion, ni le repliement, mais l'affrontement. Il s'agit pour nous bien plus d'assumer le valable que de condamner le hiatus, et plusieurs signes présagent qu'un tel dialogue pourrait remodeler le conditionnement d'une inquiétude fécondée.
*Un important passage de l'éditorial de M. Georges Hourdin, dans les* INFORMATIONS CATHOLIQUES *du* 15 *mars, était consacré à* ITINÉRAIRES*. Nous sommes heureux de le reproduire intégralement :*
Le développement d'une civilisation nouvelle, caractérisée par la prédominance des facteurs audiovisuels dans la technologie des instruments de diffusion, rend plus difficile la dure tâche de ceux qui ont à maintenir les procédés scripturaires de l'expression de la pensée. Leur effort s'en trouve minimisé, mais non pas dévalorisé. L'actualité de cette dernière quinzaine nous en apporte une confirmation neuve, par l'acte de foi et le témoignage de vitalité que constitue valablement un épiphénomène tel que la création de la revue *Itinéraires.*
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L'équipe de base de cette publication est significativement formée par des militants généreux, encore que leur impulsions, divergentes d'avec certaines des nôtres, fassent un contrepoint qui pourrait surprendre le conformisme bien-pensant des nouvelles élites d'un certain milieu catholique.
Nous en attendons au contraire, quant à nous, une large et inédite ouverture, ou du moins un prélude, à moins que ce ne soit une courante, ou une gigue, ou, qui sait, une sarabande. Je cherche à préciser les sentiments confus mais authentiques qui, sous le signe de la charité, inhibent ma formulation, mais j'ai trop l'habitude de cet embarras très valable pour n'y pas discerner une prescience encore obscure.
Sur le chemin de nos inquiétudes psycho-mécaniques, la revue *Itinéraires* est un jalon qui ne contredit pas forcément notre marche à l'automation, laquelle doit être intégrale et non pas intégriste. Il faut à cet égard surmonter une réticence, sans doute complexe, mais qui serait entachée de discrimination. Emmanuel Mounier, avec qui nous avons mené tant de luttes pour la justice distributo-sensorielle, aurait discerné comme moi qu'apparaît dans *Itinéraires* un certain examen critique de la modernité, qui apporte en réalité à la modernité ambiante ce supplément de modernité par lequel s'affirme un apostolat en devenir dont nous avions naguère, au travers de fièvres douloureuses, entrevu la spontanéité profondément humaine (voir nos informations en page 5).
*Nous remercions M. Georges Hourdin de ce beau texte qui définit si nettement sa pensée et la nôtre.*
Dans la VIE INTELLECTUELLE d'avril, c'est M. Étienne Borne lui-même qui nous a salués en ces termes :
La création d'*Itinéraires* attire cette fois d'une manière irrécusable notre attention sur les intellectuels catholiques, nos frères, dits « de droite », que nous avons trop négligés.
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Le directeur de la nouvelle revue, M. Madiran, me reprochait récemment de ne connaître et reconnaître qu'une partie des intellectuels catholiques, rassemblés parce qu'ils se ressemblaient. Je lui rends les armes : il avait partiellement raison. Et je crois m'honorer en reconnaissant mes torts. Pour la prochaine « Semaine des intellectuels catholiques », je compléterai volontiers la liste des conférenciers en m'inspirant des noms qui composent les sommaires d'*Itinéraires,* dont la réalité existentielle renouvelle les bases fondamentales du dialogue fraternel engagé dans le cadre d'une démocratie qui se doit de ne pas laisser s'éteindre les étincelles même adverses où s'allument les flambeaux alternés de l'avenir.
Je n'en fais pas un article supplémentaire du *Credo,* mais j'y vois une condition notionnelle de ce que j'appellerai, sans être autrement satisfait de cette dénomination, notre foi invincible en une humanité résolument irréversible.
*Sous le titre significatif :* « A propos d'une revue »*,* LA CROIX *du* 17 *avril a publié l'entrefilet suivant :*
Voici une nouvelle revue, *Itinéraires,* où l'on remarque la signature d'éminents écrivains catholiques, consacrés par leur talent, leurs œuvres et leur fidélité : Henri Massis, Louis Salleron, Henri Pourrat, Marcel De Corte, Gustave Thibon, Henri Charlier. Il est infiniment consolant qu'une telle initiative ait été prise par M. Madiran, au sujet duquel nous tenons à préciser que nous oublions très volontiers le mal que nous avons pu lui faire.
Nous sommes tenus à une réserve que l'on comprendra et nous ne pouvons positivement recommander cette revue ni même, évidemment, lui manifester l'attention régulière et respectueuse que nous sommes tenus de manifester à *Témoignage chrétien* ou à *Esprit ;*
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mais il ne nous est pas interdit de considérer qu'il nous sera permis de ne pas manquer de nous réjouir de l'apparition de ce commencement de preuve de la permanence de la vitalité de l'esprit de la pensée catholique des élites de l'intelligence de la France de la seconde moitié du milieu du XX^e^ siècle.
*Après* LA CROIX*, nous devons citer* TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN* ; le directeur de cet hebdomadaire, M. Georges Montaron, y a écrit le* 20 avril les lignes que voici *:*
Dans notre tâche uniquement missionnaire, c'est un puissant réconfort de voir les publications d'inspiration catholique s'augmenter d'une unité. La revue nouvelle née *Itinéraires* semble devoir relever d'une pensée de droite que nous ne partageons pas, mais avec laquelle nous avons toujours mené un dialogue fraternel et profondément charitable.
Nous suivrons en tout cas avec sympathie, et avec toute la gamme de sentiments religieux et compréhensifs que nous manifestons habituellement, les efforts généreux d'*Itinéraires.*
Les nécessités du journalisme moderne nous empêchent évidemment d'en dire beaucoup plus long dès maintenant ; si nos militants visitaient nos installations techniques, ils verraient de leurs mains et toucheraient de leurs yeux que nous écrivons au rythme infernal et séduisant des rotatives, et que, quelquefois, ensuite, nous trouvons en outre, contre toute probabilité vraisemblable, le temps de réfléchir.
Au demeurant, toute apologie dans un sens ou dans l'autre serait manquer de respect aux faits. La suite de nos commentaires dépendra de l'occasion, qui fait le bon larron, comme aussi, hélas ! le mauvais.
Nous abstenant de toute conclusion prématurée, nous noterons pourtant que ceux qui veulent tuer la vie produisent immanquablement la mort : notre vocation depuis 1941 est et demeure de défendre à l'intérieur de l'Église et quoi qu'il en coûte cette vérité nuancée, que le marxisme, dans sa partie valable,
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est venu providentiellement nous rappeler, au moment où elle s'oblitérait dans l'esprit du cléricalisme capitaliste qui a sécrété Paul Lesourd, le redoutable chef fasciste que nous avons toujours dénoncé comme tel.
*Nous pensions que, seule,* LA VIE CATHOLIQUE ILLUSTRÉE *ne dirait rien. Mais c'était un jugement téméraire. Elle a seulement pris son temps. Dans son numéro du dimanche* 22 *avril, mis en vente dans les églises où on l'accepte encore, M. Joseph Folliet nous consacrait son billet hebdomadaire, vivant et familier comme toujours :*
Au courant de la plume, de la plume qui court et qui s'essouffle, je rencontre *Itinéraires,* du jeune et sympathique Madiran, avec qui je n'ai pas beaucoup d'idées communes en ce monde de misère, ce qui me le rend d'autant plus cher.
Il a beaucoup à apprendre, le bougre, mais il peut compter sur mon aide paternelle : c'est pourquoi je l'invite à faire mieux que les communistes et à les devancer sur le chemin de la justice et de la paix.
Après la critique, une critique sur laquelle d'ailleurs je maintiens toutes réserves utiles et résolument implicites, Madiran passe à l'action.
Cela m'attendrit et me plaît. Nous en sommes tous passés par là, un peu plus tôt, un peu plus tard, mais tout vient à point à qui sait attendre. Je suis un vieux polémiste chrétien, croyez-moi, je le dis tel quel, afin que nul n'en ignore, et à bon entendeur salut. Quand je regarde le chemin que j'ai parcouru, je m'interroge sur celui qu'il me reste à parcourir. Car pierre qui roule n'amasse pas mousse, et l'argent ne fait pas le bonheur ; autrement dit aide-toi et le ciel t'aidera, c'est par la tête que pourrit le poisson. Tandis que les chiens aboient des insinuations, la caravane passe à l'eau bénite de cour. Cela saute aux yeux, et notre tactique est simple et claire ; d'ailleurs nous savons bien pourquoi.
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Du point de vue sociologique, la boulangère a des écus, et la voici économiquement déterminée à un poujadisme négatif. Moi, j'ai du bon tabac mais je ne fume pas : les petites privations font les grandes douleurs.
Je l'ai dit et je ne m'en dédis pas, et même je le maintiens : bon itinéraire à *Itinéraires !*
Ces gars-là, je leur en serre cinq, ce qui ne m'empêche pas de les attendre objectivement au tournant, à la loyale, les yeux dans les yeux, et à la bonne vôtre, comme de bien entendu, car qui vivra verra.
HÉLAS ! On l'aura compris avant même que nous ne le disions, mais il faut le dire : les textes d' « accueil » qui viennent d'être « cités » ne sont que des pastiches.
Ils auraient pu être écrits et publiés (presque) sans y changer un mot.
Mais ils ne l'ont pas été.
Nous le regrettons sincèrement. Nous regrettons que le « climat », entre publicistes catholiques, soit ce qu'il est. Et, pour porter remède, autant qu'il peut dépendre de nous, à cette carence, ou du moins à cette absence, nous avons écrit nous-même ces textes d' « accueil compréhensif », ces pastiches ayant peut-être l'utilité de mesurer la distance qui sépare le rêve de la réalité (ou la théorie de la pratique).
Dans un prochain numéro, nous reproduirons les notules ou articles qui ont été réellement publiés dans la presse pour saluer la parution d'ITINÉRAIRES.
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### Collaboration catholique avec le communisme
*Excellent article de* LA CROIX *du* 15 *mars :*
Dans certains milieux, on s'efforce de montrer qu'il n'y a pas un lien nécessaire entre les régimes communistes et la persécution religieuse, qu'au surplus cette persécution n'existe pas, du moins dans le sens que lui donnent les catholiques. On a essayé de faire le silence sur les faits, ou encore de prouver que les victimes de mesures policières s'étaient elles-mêmes compromises par leur comportement politique. On a voulu séparer le sort de l'Église de celui des hommes d'Église. Ces faux-fuyants, inspirés par un désir de collaboration avec les communistes...
*Le mot est lâché, la chose existe effectivement, il s'agit bien de collaboration.*
... et parfois même par la bonne foi,...
*Nous serons plus indulgents que* LA CROIX*, qui ne concède que* « *parfois* »*. Nous croyons assez bien connaître la question et pouvoir affirmer que* SOUVENT*, que* PRESQUE TOUJOURS*, c'est avec une entière bonne foi et une égale inconscience* (*ils ne savent pas ce qu'ils font*) *que des catholiques tombent dans la collaboration.*
... ramènent l'attention sur les techniques de persécution. Persécuter l'Église ne signifie pas toujours, en effet, que des catholiques sont exécutés ou mis en prison ; le culte peut être pratiqué ; le clergé n'est pas décimé ; les églises ne sont pas toutes fermées. C'est là que naît une équivoque dangereuse : elle n'a pas manqué de se faire jour dans de multiples récits sur les pays à régime communiste.
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La persécution religieuse, savamment mise au point, comporte les vexations policières, les emprisonnements, les exécutions, mais aussi des méthodes plus sournoises, dont le but est de parvenir à l'étouffement progressif de la foi : la législation intervient ainsi que l'endoctrinement et la propagande. Une liberté formelle de pratique religieuse sera consentie, mais on s'attachera aux intelligences ; on organisera un réseau de pressions qui rejettent peu à peu la religion en dehors de l'État, en dehors de la vision du monde futur.
L'opinion a besoin qu'on lui rappelle ces choses, non pas pour engendrer la haine, mais pour considérer où se trouvent les vrais périls.
*Telle est en effet l'urgente nécessité de l'anticommunisme méthodique que nous définissions et que nous appelions dans notre premier numéro.*
\*\*\*
*Encore dans* LA CROIX*, un autre article, lui aussi excellent, le* 27 *mars, sur le* « *mystère* » *communiste. Nous le trouvons excellent, nous le disons, et nous disons pourquoi : parce qu'il parle de la réalité communiste. Il ne donne pas dans le travers, encore très répandu, de considérer seulement le* « *marxisme* »*, présenté comme une école de philosophie sociale dont la doctrine est malheureusement dépréciée par un certain athéisme. Nous ne sous-estimons certes pas l'importance de cet athéisme mais c'est une erreur -- tragique -- de considérer l'appareil communiste comme une académie de philosophes sociaux malheureusement athées.*
*L'article de LA CROIX ne donne pas dans cette erreur ; au contraire :*
Les intellectuels (... *marxistes diront...*) que seule la philosophie marxiste, son matérialisme, sa doctrine de l'homme et de l'histoire les attire et qu'ils y trouvent une synthèse de remplacement. Ils (*diront*) encore que les solutions sociales à longue échéance prônées par le marxisme permettent de ne pas tenir compte des positions passagères ni des palinodies inhérentes à une politique de « réalisme ».
Ce sont justement ces réponses dilatoires qui ne peuvent satisfaire nos esprits.
« *Réponses dilatoires* »*, et même, dit plus loin le même article,* « *imposture* »* : mais oui.* LA CROIX *écarte le piège* « *philosophique* » *du* « *marxisme* » *et parle des faits, des méthodes de l'appareil communiste, de la réalité concrète du communisme soviétique, -- ces réalités concrètes que tant d'intellectuels ne voient pas, tout occupés qu'ils sont à analyser la* « *doctrine* »*.*
99:3
*L'article de* LA CROIX *continue, et continue très bien :*
Il s'agit, en effet, de juger des méthodes et des faits qui se passent dans le présent ; il s'agit de savoir si une élémentaire moralité à l'égard de l'homme sera, elle aussi, considérée comme une aliénation dont il faut se libérer ; il s'agit de ne plus recourir à cette imposture intellectuelle qui consiste à dissocier une philosophie et la politique qui prétend s'en inspirer...
...Il y a la « foi », disent certains sociologues qui étudient le communisme, et cette « foi » passe par-dessus les contradictions.
Les chrétiens protesteront cependant contre cette logomachie qui transporte dans la psychologie communiste des comportements de nature religieuse. Il est vraiment trop commode de se servir de la « foi » pour étiqueter ce que l'on ne parvient pas à définir ou ce que l'on ne veut pas définir : la puissance de l'endoctrinement, le détournement d'aspirations sociales vers le marxisme, l'exploitation de l'ignorance et de l'incroyance.
...Cette « foi » n'empêche pas que des militants vont défenestrer Staline après l'avoir porté aux nues. Ceux qui dictent ces retournements ne respectent pas l'intelligence ; ils manœuvrent les hommes comme des instruments de propagande ; ils insultent la liberté.
Que, dans un pays comme le nôtre, ces procédés ne causent plus de scandale et ne provoquent plus la révolte, tel est le mystère communiste. Quand on ne peut plus invoquer le bon sens, c'est qu'une perversion irrémédiable s'est emparée de l'homme. Et qu'on ne nous parle plus de « foi », mais de fanatisme.
*Cet article n'est guère* « *philosophique* » *et ne retiendra pas l'attention de certains* « *intellectuels* »*. Mais cet article* DIT VRAI *; et c'est un grand malheur quand toute une partie de l'élite* « *intellectuelle* » *et* « *philosophique* » *d'un pays ne sait plus reconnaître le vrai...*
100:3
*Il semble que les deux articles cités de* LA CROIX *fassent partie d'une série d'études appelée à se continuer. Nous nous en réjouissons. Et nous insistons, et nous répétons : une connaissance sérieuse des réalités concrètes de l'appareil communiste aidera fortement les catholiques français à éviter les pièges qui leur sont quotidiennement tendus.*
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### Le vote pro-communiste de l'Institut catholique
*Diverses contestations se sont élevées au sujet du vote pro-communiste* (800 *voix contre* 50) *des étudiants de l'Institut catholique. On s'est notamment demandé si la liste qui a recueilli auprès des étudiants catholiques cette écrasante majorité, la liste Favret, était véritablement communiste, ou n'aurait pas mérité plutôt, et plus exactement, d'être appelée soit* « *progressiste* » *soit* « *cryptocommuniste* »*, soit* « *para-communiste* »*.*
*Sans nier la valeur descriptive de ces nuances, sur lesquelles on peut d'ailleurs discuter à l'infini, on ne peut leur reconnaître une grande valeur pratique :* la liste Favret était la seule liste que les communistes voulaient faire élire, et ils y ont réussi.
*Voici au demeurant les éléments d'appréciation que nous pouvons soumettre à nos lecteurs :*
1. -- La liste Favret comprenait des communistes et crypto-communistes avérés, tels M. Pierre Gilhodes, membre du bureau de la Fédération des Groupes d'Études de Lettres.
2. -- M. Favret lui-même a fait partie d'une des premières délégations en U.R.S.S. à l'un des moments les plus tendus de la guerre froide (1952) : à cette époque un tel geste avait nécessairement une signification politique.
3. -- La liste Favret comprenait des Jécistes *pour qui les communistes ont fait voter aux élections des* « *Corpos* » : MM. Brossons, Cossé, Bosc-Bierne, La Fournière.
4. -- Plusieurs de ces Jécistes n'appartiennent pas seulement à la catégorie qui est soutenue par les communistes : ils appartiennent simultanément à la catégorie des ennemis de l'enseignement libre. Ainsi M. La Fournière, par des motions votées au Groupe d'Histoire de la Sorbonne et à la Fédération des Lettres qu'il préside, avait demandé à l'U.N.E.F. de se prononcer « pour la laïcité ».
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5. -- La seule liste concurrente de la liste Favret, la liste Mondan n'était justiciable d'aucun de ces griefs. En outre, elle comprenait plus d'administrateurs sortants que la liste Favret. Toutes les Facultés y étaient représentées, ainsi que tous les bureaux des « Corpos » non-communistes. Le seul reproche que l'on pouvait lui faire est qu'elle était appelée liste « réactionnaire » par les communistes.
6. -- Le 25 février, commentant le succès de la liste Favret, *L'Humanité* écrivait : « *Les étudiants ont bien voté.* »
*Le fait est donc que l'écrasante majorité des suffrages exprimés à l'Institut catholique a* BIEN VOTÉ *au sens des communistes, et en a reçu les félicitations de L'Humanité.*
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### Le mouvement ouvrier chrétien risque de respirer une philosophie marxiste
*M. René Rémond décrit dans la* VIE INTELLECTUELLE *de mars la crise actuelle de l'*A.C.J.F.*, dont il est lui-même un ancien dirigeant. A ce propos, il formule les réflexions suivantes, qui appellent l'attention :*
Le mouvement ouvrier chrétien, s'il adopte comme règle et comme critère d'appréciation de retenir tout ce qui émane du milieu, sans le principe de discrimination que fournit une doctrine antérieure et extérieure à sa réalité immanente, respirera inconsciemment une philosophie imprégnée de réminiscences marxistes. Laissons les risques qu'une telle situation comporte pour la vie de la foi et la fermeté de la pensée chrétienne. Ne considérons que ses inconvénients pour la lucidité de l'analyse ou la rigueur du jugement. On se trouve incliné à reprendre à son compte toute une mythologie prolétarienne dont les postulats relèvent davantage de la conviction sentimentale que de l'analyse objective des réalités et même à faire sien un certain messianisme ouvrier qui après tout n'est pas vérité de foi.
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C'est que la fidélité au milieu, si elle comporte nécessairement un effort pour le connaître et s'enquérir de ses sentiments, appelle de façon non moins impérative une double confrontation de son opinion avec la réalité objective d'une part et des principes de jugement d'autre part. Or, où trouver cette confrontation, sinon en partie dans le rapprochement avec le point de vue d'autres milieux ? D'aucune classe les intérêts, les sentiments, les aspirations, ne peuvent être érigés en absolu.
...Est-ce que le bien commun de l'une (la classe ouvrière) pourrait être fondamentalement différent de celui de toute la société ? L'admettre serait grave, car ce serait admettre le postulat d'une opposition insurmontable de points de vue, entre groupes sociaux, d'un antagonisme radical d'intérêts. Qu'on ne s'y trompe point, ce débat est au centre de la crise actuelle. Ou l'on croit à la possibilité de dégager de la multiplicité des points de vue une base d'entente, ou l'on s'enferme dans un point de vue particulier par paresse d'esprit, ou attachement aveugle à son milieu.
Mais refuser l'effort d'entrer dans le point de vue des autres entraîne pour les mouvements spécialisés des conséquences incalculables, surtout à l'âge adulte : les voilà cantonnés dans un rôle bien singulier pour un mouvement d'Action catholique, celui d'un syndicalisme d'intérêts coloré de préoccupations confessionnelles. Les ouvriers tentent alors de faire aboutir les revendications ouvrières, les ruraux défendront les intérêts du monde rural, tant pis s'ils sont contradictoires. On assistera à ce spectacle déconcertant de mouvements initialement apostoliques qui entretiendront les préjugés, les ressentiments antagonistes des différents milieux, et aboutiront involontairement, mais le plus sûrement du monde, à dresser milieu contre milieu, classe contre classe...
*La pensée que nous venons de voir s'ébaucher est extrêmement importante, tant par son contenu qu'eu égard à la personne de son auteur et à la publication où elle s'exprime. M. Rémond continue et précise :*
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...On ne peut, devant certaines réactions, se défendre parfois de l'impression qu'aux yeux de certains catholiques, qui découvrent aujourd'hui avec un siècle de retard et l'enthousiasme des néophytes l'existence de la classe ouvrière, celle-ci jouit d'une sorte d'immunité privilégiée qui justifie toutes ses positions. Certes on comprend leurs sentiments, on partage leur émotion, on admire leur générosité, mais l'historien se surprend quelquefois à craindre que les catholiques n'érigent en absolu un état passager de l'histoire, ne prennent fait et cause pour une classe au moment où celle-ci va peut-être se transformer profondément.
*Nous croyons même que les signes de cette transformation apparaissent déjà, dans certaines structures modifiées, et aussi dans l'évolution des mouvements syndicaux. Beaucoup de catholiques ont du monde ouvrier une connaissance livresque qui date en vérité du XIX^e^ siècle, mais que la propagande et la mise en scène communistes présentent comme toujours actuelle.*
Une fois de plus nous nous trouverions d'un demi-siècle en retard sur l'évolution, et ceux-mêmes qui s'imaginent à l'avant-garde seraient à la veille de se laisser distancer par le cours des choses.
*Ce que M. Rémond pense hypothétiquement, nous le pensons catégoriquement. Mais nous savons bien que cette réalité n'a pas encore été aperçue de beaucoup qui n'en parlent pas moins à tort et à travers des questions sociales.*
Précisons notre pensée : nous n'entendons pas nier l'existence d'une classe ouvrière dont la seule présence pose un problème à la conscience chrétienne autant qu'à l'intelligence nationale, pas davantage nous n'envisageons de contester la légitimité de ses revendications ; ce n'est pas nous qui donnons dans les illusions de ceux qui ont intérêt à croire et à faire croire que de récents avantages ont supprimé la condition prolétarienne...
*M. Rémond tombe ici dans les habitudes du mauvais langage qui a cours dans la revue où il écrit occasionnellement. Il avait bien dit :* « *illusions* »*. Pourquoi ajouter qu'il s'agit forcément d'* « *intérêt* »* ?* « *Illusions* » *était net, objectif, et suffisait. Ne peut-on donc écrire à la* VIE INTELLECTUELLE *sans glisser dans quelque coin de son texte des insinuations injurieuses ?*
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*Mais cette remarque ne doit pas nous détourner d'approuver la pensée de M. Rémond. Ce serait une illusion de croire que la condition prolétarienne en France aurait été totalement supprimée, ou serait restée totalement inchangée. Elle a été largement aménagée, atténuée, dans des secteurs importants* (*mais point partout*) *en ce qui concerne le trait essentiel de sa définition classique : l'insécurité du lendemain. Elle n'a, en revanche, pas été très sensiblement améliorée en ce qui concerne la séparation du prolétariat d'avec le reste de la nation. Mais de toutes façons, la condition prolétarienne n'est plus, dans la réalité actuelle, ce qu'elle était au XIX^e^ siècle. Elle l'est encore néanmoins : dans l'imagination et les connaissances livresques de certains docteurs sociaux. On souhaite donc que les réflexions de M. Rémond retiennent leur attention.*
...Mais d'une part le mouvement ouvrier, même en conjuguant toutes ses énergies actuellement divisées, peut-il raisonnablement espérer, par ses seules forces, modifier à son avantage la situation présente ? Une analyse lucide et sans préjugés des rapports de forces à l'intérieur de la société française ne permet pas raisonnablement de le penser... D'autre part, rien n'impose de croire que la classe ouvrière ne peut sortir de sa condition présente que par une révolution totale : l'évolution naturelle déjoue ordinairement les pronostics des théoriciens et les systèmes des doctrinaires. De fait bien des signes semblent indiquer depuis quelques années qu'une évolution de ce genre est amorcée.
*Certes,* « *rien n'impose de croire que la classe ouvrière ne peut sortir de sa condition présente que par une révolution totale* »*. Nous serions même, quant à nous, plus nets encore sur ce point ; nous dirions volontiers que nous sommes invités à croire le contraire, et à penser que l'application de la doctrine sociale de l'Église* (*dont la partie principale, a dit Pie XII, est la construction d'un ordre corporatif*) *répond à la question posée.*
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105:3
### Le dialogue
*Nous ne nous faisons aucune illusion sur les difficultés immenses que rencontrera, que rencontre déjà notre volonté de substituer le dialogue à la polémique sur toutes les questions disputées. En certains endroits, l'habitude de remplacer la discussion sur les idées par la calomnie contre les personnes est ancienne et profondément ancrée.*
*Voici, hélas ! le témoignage que nous adresse un lecteur de l'Est de la France :*
Au cours d'une réunion (...) un prêtre influent d'une grosse agglomération industrielle a dit :
« La revue ITINÉRAIRES est suspecte de toutes manières. Son directeur est un ennemi acharné de l'Action catholique... Les Aumôniers des mouvements spécialisés mettent en garde contre tout ce qui sort de la plume de Jean Madiran. »
J'ai interrogé ce prêtre : il n'a jamais rien lu de vous, ne vous connaît pas, ne désire ni vous connaître ni rien lire de vous, mais fonde uniquement son jugement (qui, propagé, devient une calomnie) sur des on-dit. Voilà où nous en sommes !
*La calomnie et la haine seront difficiles à vaincre, parce qu'elles sont aveugles.*
*Mais nous croyons profondément que la patience, le travail, l'argumentation, la prière et l'amour seront, avec la grâce de Dieu, finalement plus forts que la calomnie et la haine.*
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### Le cas de Robert Barrat
*Intellectuel catholique d'appellation contrôlée, et même ancien secrétaire général de l'organisation desdits, M. Robert Barrat, soutenu par une grande partie de la presse catholique, est en France le principal défenseur des fellagha. Il a eu avec eux des contacts amicaux qui ont entraîné l'ouverture d'une information par la justice militaire. Son* « *cas* » *est analysé par M. Pierre Boutang dans* LA NATION FRANÇAISE du 14 mars *:*
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Un Robert Barrat, naïf et criminel... (écrit dans *France-Observateur*) :
« Le chapitre des assassinats devient de plus en plus difficile à aborder ». Pour un peu il se plaindrait du mauvais tour que lui joue ce CHAPITRE, de la mauvaise volonté qu'il oppose au chroniqueur.
En effet, le petit Servat, ce « colonialiste » de cinq ans, massacré par les « interlocuteurs valables », crève le papier, fausse la chronique, embarrasse Barrat.
« IL NE S'AGIT CERTES PAS D'EXCUSER DES ASSASSINATS DE FEMMES ET D'ENFANTS. » Non certes ; à l'*Observateur,* on ne va pas gâter sa robe à ce point. MAIS... Il y a un *mais.* Barrat trouve cette conjonction cette opposition conjonctive, exactement comme tant de bien-pensants (la troupe immonde des « je-n'excuse-pas-mais ») lorsqu'il s'agissait de laver l'Allemagne et l'État allemand des crimes d'Oradour. C'est la même logique, le même mouvement.
Au bout de ce mouvement, il y a des raisons, sagement dénombrées. La première, la plus belle, est que : RIEN NE PROUVE QUE CE SONT LES DIRIGEANTS DU FRONT DE LIBÉRATION NATIONALE QUI SONT RESPONSABLES DE CES ASSASSINATS. A NOTRE CONNAISSANCE, LA CONSIGNE DONNÉE PAR EUX AUX FELLAGHA EST AU CONTRAIRE DE NE S'ATTAQUER QU'AUX MILITAIRES FRANÇAIS.
*A notre connaissance...* Cela est sublime, ou horrible : les chefs des fellagha n'ont pas porté à la connaissance de Robert Barrat leur intention de faire violer les femmes et tuer les enfants. Ce complice avoué de l'ennemi, *qui est en mesure de ne rien ignorer des* CONSIGNES *de l'ennemi,* ne doute pas que les incendies de fermes et les massacres ne soient des accidents, des hasards de l'indiscipline. Il ne s'interroge pas si ses amis du Front de Libération Nationale n'auraient pas eu simplement le souci de ménager ce qui lui reste de délicatesse, ou la peur de perdre un allié si précieux, s'ils lui communiquaient leurs consignes de terreur et de crime !
Ce délabrement spirituel, cette perte de l'honneur et de la fierté chez un homme de l'espèce de Barrat pose des questions auxquelles je voudrais avoir le loisir de répondre. Il y a un *cas* Robert Barrat, dont la définition permettrait de comprendre l'aventure de toute une « intelligence » catholique depuis 1944.
J'ai connu un Robert Barrat, mon camarade à l'École Normale, qu'une méditation nouvelle venait de conduire dans les parages du catholicisme et de l'idée monarchiste. Il se disait, se croyait, il y a encore peu de temps, monarchiste.
107:3
Les liens spirituels très étroits qui le rattachaient à un ministre du maréchal Pétain ne le disposaient guère, à priori, à l'anticolonialisme sans mesure qu'il professe aujourd'hui. Sa résistance à l'ennemi allemand passa par les « Chantiers de Jeunesse » par leur idéologie, qu'il contribua même parfois à définir.
Quel vertige, peut-être à partir de l'incontestable « gentillesse » goût de plaire et désir qu'on lui plaise, qui se reconnaissent en lui, l'a saisi et porté jusqu'aux bords de la trahison ?
*M. Pierre Boutang s'interroge sur* « *l'influence* » *qui a* « *comme investi* » *Robert Barrat et qui l'a* « *dépossédé de ses réflexes nationaux et de sa patrie* »*.*
*Et à ce propos, avec une discrétion louable, mais en des termes qui n'en sont pas moins nets, M. Boutang pose une très grave question doublée d'un très grave témoignage :*
Quel put être l'effet, sur cette tête charmante mais faible, des calculs de certains jésuites et dominicains, spécialistes de l'intellectuel catholique, ceux-là mêmes qui m'offraient en 1946, au lieu de l'Évangile, de saint Augustin et de saint Thomas, la manne des divagations cosmologiques du R.P. Teilhard de Chardin ?
*Le sang qui coule aujourd'hui, les jeunes hommes qui découvrent avec horreur qu'ils ont trahi leur patrie, ou qui n'arrivent même pas à s'en apercevoir, et qui doivent répondre de leurs actes devant les tribunaux militaires, ils n'ont point inventé les idées qui les ont menés là. On les leur a soufflées. Parfois par calcul politique. M. Boutang a raison, et il peut avoir raison : il a personnellement connu ces influences-là. Il a vu se développer autour de lui et sur lui leur processus. Il a eu à s'en défendre. Et il ne nie pas non plus, il désigne* (LA NATION FRANÇAISE *du* 21 *mars, compte rendu de discours, page* 5) *le fait que :*
...Un boursier de la République (*comme M. Boutang lui-même*) trouverait dans la sottise conservatrice cent raisons de rallier les rangs du marxisme.
108:3
*Mais enfin, les explications, car il y a des explications, et qui sont parfois des excuses ne sont pas des justifications.*
*M. Pierre Boutang note que c'est* « *la rencontre de Charles Maurras* »*, dans son cas personnel, qui l'a prémuni contre le ralliement au marxisme -- la rencontre de Charles Maurras et non l'influence des Pères jésuites ou dominicains qui en* 1946 *lui proposaient Teilhard de Chardin et la suite...*
*De jeunes hommes ont été intellectuellement et spirituellement livrés aux manœuvres mentales et publicitaires du communisme soviétique. Ils sont aujourd'hui spirituellement et physiquement exposés. Pour eux, nous demandons l'indulgence car cela n'est pas venu d'eux-mêmes. Ils avaient des maîtres et des docteurs qui les ont poussés par les épaules.*
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### Les cinquante meilleurs livres catholiques
*Dans* ECCLESIA*, numéro de mars, page* 127*, une liste d'ouvrages surmontés d'un titre définitif :* « Sélection des cinquante meilleurs livres catholiques parus en France en 1955. » *On ne dit pas d'où vient cette sélection, ni qui l'a faite, ni d'après quels critères. Mais elle est publiée dans* ECCLESIA*, ce qui inspire toute confiance.*
*Autant dire que vous avez là tout ce qu'il faut lire, et que vous êtes invités à ne rien lire d'autre. Car, en dehors des spécialistes, des intellectuels de profession, etc., qui donc lit plus de cinquante livres par an ? Songez donc : un par semaine... C'est beaucoup. C'est vraiment beaucoup pour la plus grande partie du public cultivé, celle qui lit, mais qui n'a pas que cela à faire, qui a famille et métier... Proposer par exemple les trois meilleurs livres, ce serait une recommandation et une bonne publicité pour ces trois-là, mais laisserait entière la chance des autres. Proposer les cinquante meilleurs c'est, pratiquement, une recommandation impérative. Tous ceux qui ne lisent pas un livre par semaine sont invités à choisir leurs lectures uniquement parmi ces cinquante. Ils ne pourront pas tous les lire : qu'au moins ils choisissent parmi ces cinquante meilleurs, en négligeant tout le reste...*
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*Nous sommes en présence d'une nouvelle forme de censure et d'ostracisme par des méthodes apparemment non contraignantes : par des méthodes simplement publicitaires.*
*La gravité de la diffusion publicitaire d'une telle liste conduira à poser des questions sur ses auteurs et sur sa composition. On remarque que parmi ces soi-disant 50 meilleurs livres catholiques parus en 1955 figure* Le Phénomène humain *du P. Teilhard de Chardin. C'est un peu gros...*
L'HOMME NOUVEAU *du 25 mars a exprimé son étonnement. Comment se fait-il qu'un ouvrage aussi sévèrement critiqué par* L'OSSERVATORE ROMANO *ait pu trouver place sur cette liste ?*
*Voici ce qu'en dit* L'HOMME NOUVEAU *:*
Les critiques sévères qui ont paru dans *L'Osservatore romano,* dans *Les Études,* dans *Carrefour* sous la plume de M. Daniel-Rops, montrent avec évidence que cet ouvrage ne peut se parcourir, comme disait saint Jérôme, *inoffenso pede.* Non seulement il ignore des aspects fondamentaux de la réalité surnaturelle, mais il suggère une mystique ambiguë, dangereuse. Ce qui ne veut pas dire qu'il soit sans utilité pour faire saisir aux évolutionnistes matérialistes la finalité du cosmos. On ne devrait pas, pour autant, à notre avis, le classer dans une collection des meilleurs ouvrages catholiques.
*Parmi ces cinquante meilleurs figure aussi* Pour une théologie du travail*, du P. Chenu... Il n'est pas sûr que ce livre n'appelle pas, lui aussi, d'expresses réserves...*
*Si l'on considère la liste des cinquante du point de vue des éditeurs on remarque que les Éditions du Cerf, avec* 9 *titres, et les Éditions du Seuil, avec* 7 *titres, arrivent très largement en tête et sont très nettement favorisées, les autres maisons d'éditions n'ayant qu'un, deux ou trois titres* (*ou zéro*)*, à la seule exception des Éditions Desclée de Brouwer qui ont tout de même* 5 *titres... Question : les Éditions du Cerf et les Éditions du Seuil ne seraient-elles pas pour quelque chose dans la fabrication de cette étrange sélection ?*
*Mais, quoi qu'il en soit de son contenu, nous insistons sur ce qui est notre propos essentiel ; il y a plus grave, beaucoup plus grave que le contenu discutable, ou imparfait, ou partial d'une telle sélection. Le plus important, c'est son existence, c'est son choix des* « *cinquante meilleurs* »*, c'est la censuré implicite et l'ostracisme de fait à l'égard des ouvrages que l'on n'a point fait figurer parmi les cinquante.*
110:3
*Certes, que* L'Enseignement social de l'Église*, du P. Villain, dont au moins le troisième tome a paru en* 1955*, ne figure pas sur la liste, nous ne nous en plaindrons pas. Mais nous préférerions que l'ouvrage du P. Villain soit écarté -- s'il mérite effectivement, comme nous le croyons, d'être écarté -- par une franche, loyale et nette motivation, et non point par le procédé oblique que nous soulignons.*
*Nous remarquons que le très beau et très important livre catholique d'André Frossard,* Voyage au Pays de Jésus*, n'est point cité, et que dans la meilleure des hypothèses nous sommes invités à ne le considérer que comme le* 51*^e^ meilleur livre catholique et à ne le lire que si nous avons d'abord lu les cinquante autres.*
*Nous remarquons que l'étude fondamentale de Pierre Andreu,* Grandeurs et erreurs des prêtres-ouvriers*, étude qui est l'un des plus précieux livres catholiques parus au cours de l'année* 1955*, est reléguée, dans la meilleure des hypothèses au même rang, c'est-à-dire au rang des livres que l'on est pratiquement invité à ne pas lire.*
*Nous remarquons que le* Lamennais ou l'hérésie des temps modernes*, de Michel Mourre, qui est l'un des livres catholiques certainement les plus importants parus en* 1955*, subit le même sort.*
*Nous remarquons enfin que cette liste ne comporte aucun Péguy, aucun Bernanos. Or, en* 1955*, ont paru des volumes de Bernanos et de Péguy qui n'étaient pas des rééditions, qui étaient des publications d'inédits. Cette dernière remarque est au moins aussi importante que les précédentes. L'ostracisme s'étend à Péguy, il s'étend à Bernanos. Bon. Nous prenons note.*
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### L'historien Dansette et les prêtres-ouvriers
*M. Pierre Andreu, qui a publié en* 1955 *aux Éditions Amiot-Dumont, dans la collection catholique dirigée par Fabrègues, ce livre fondamental :* Grandeurs et erreurs des prêtres-ouvriers*, a été amené, par une communication de M. Adrien Dansette à l'Académie des Sciences morales et politiques, à revenir sur un point essentiel de cette tragique aventure* (LA NATION FRANÇAISE*,* 28 *mars*) :
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M. Adrien Dansette a présenté la semaine dernière, à l'Académie des Sciences morales et politiques, une communication sur les prêtres-ouvriers... Elle évite de se prononcer sur un des points les plus importants -- sans doute le plus important de « l'expérience » : l'ordre de retrait des prêtres-ouvriers formulé par Rome, au cours de l'hiver 1953-1954. Cette attitude est tout à fait révélatrice d'une certaine crainte de l'esprit d'aborder les vrais problèmes en face.
Dans sa communication, M. Dansette avait pourtant franchement admis que sur deux points essentiels, l'expérience des prêtres-ouvriers avait dévié : s'engageant à fond dans la C.G.T. et dans les organisations para-communistes, les prêtres-ouvriers avaient glissé, selon M. Dansette, « de l'ouvriérisme au progressisme » -- quand ils n'étaient pas allés plus loin -- et, sur le plan proprement religieux... des relâchements graves s'étaient produits. On est loin d'Albert Béguin assurant dans sa ferveur gauchiste (*Esprit*, mars 1954), que les prêtres-ouvriers étaient toujours restés fidèles à toutes leurs obligations sacerdotales... Certains prêtres, poursuivait Dansette, ne disaient plus leur messe, n'y assistaient même plus. Et il rappelait l'opinion des prêtres-ouvriers qui ne se sont pas soumis, formulée dans leur livre collectif : « Nous ne pouvons plus participer à un sacerdoce bourgeois ».
*L'article de M. Albert Béguin, dans* ESPRIT *de mars* 1954*, revêtait l'importance d'un manifeste ; il bénéficia d'une très volumineuse publicité et d'une très vaste diffusion ; il fut et il est encore considéré quasiment comme parole d'Évangile dans tous les milieux catholiques où* ESPRIT *est tenu pour* « *une excellente revue chrétienne* »*.*
*Cet article d'*ESPRIT *fut discuté et contredit par Jean Madiran, dans les* ÉCRITS DE PARIS*, dès le mois d'avril* 1954* ; cette contestation précise fut reprise dans* Ils ne savent pas ce qu'ils font (*publié en mars 1955*)*. M. Béguin n'a jamais rien répondu, ni dit pourquoi il ne répondait pas. Il n'a pas non plus rectifié les inexactitudes, les erreurs manifestes et démontrées sur lesquelles était fondée son argumentation. Il a maintenu toutes ces erreurs. Il a refusé de répondre aux questions qui lui étaient posées ; il a ainsi maintenu ces erreurs dans l'esprit du public catholique et dans cette partie du clergé qui attachent -- c'est un fait -- une valeur quasiment dogmatique aux affirmations et aux commentaires de la revue* ESPRIT*.*
112:3
*On ignore si le silence de M. Béguin doit être éternel. Par ce silence, par ce refus de s'expliquer et de corriger explicitement ses erreurs, M. Béguin et* ESPRIT *portent une capitale, une effroyable responsabilité. C'est par eux, c'est à cause d'eux notamment* (*et peut-être principalement*) *que l'intervention du Magistère romain a été et demeure encore aujourd'hui mal comprise et mal acceptée dans certains secteurs de l'opinion catholique française.*
*M. Béguin a esquivé toutes les occasions qui lui étaient offertes de rectifier ses erreurs* (*ou de dire pourquoi il ne voulait pas, ou ne croyait pas devoir les rectifier*)*. Quand parut le livre de M. Pierre Andreu, il écrivit dans* ESPRIT (*juillet* 1955*, pages* 1277 *et* 1278) :
Malgré l'effort d'objectivité de Pierre Andreu et la loyauté de son enquête, il demeure malheureusement très en deçà des vrais problèmes... Au bout de dix pages (*sic*)*,* le lecteur sait que rien ne sera présenté, ni texte ni événement, sans qu'intervienne aussitôt une critique appuyée sur des critères préconçus...
Il n'est pas utile de discuter en détail les thèses d'un ouvrage qui passe à côté de toutes les questions concrètes et qui, en dépit de ces formules lénifiantes, est écrit par un homme dont, au départ, le siège est fait. Il intéressera ceux qui adhèrent d'avance à ses conclusions. Les autres n'y trouveront la chance ni d'un dialogue ouvert, ni d'une controverse vive, qui n'est pas concevable sur le terrain où Andreu situe les choses.
*Admirons au passage les procédés intellectuels de M. Béguin. Il n'avance pas une idée contre le livre de M. Pierre Andreu, il cherche seulement à discréditer, à disqualifier l'auteur, afin que personne des lecteurs d'*ESPRIT *n'ait l'envie d'aller y voir, de confronter les thèses et les faits.*
*Même s'il était vrai que les* « *textes* » *et les* « *événements* » *présentés par M. Andreu aient été suivis d'une critique* « *préconçue* » (*!?*)*, ces textes et ces évènements n'en existent pas moins : et parmi eux plusieurs que M. Béguin n'a jamais voulu enregistrer ni dire à ses lecteurs ; plusieurs qu'il leur a cachés et qu'il leur cache encore* (*voir* Ils ne savent pas ce qu'ils font*, pages* 93 *à* 107)*. Les lecteurs d'*ESPRIT *ne les ont jamais trouvés dans* ESPRIT* : ils auraient pu les trouver dans le livre de M. Andreu : M. Béguin a pris là-contre les précautions que l'on vient de lire.*
113:3
*Même s'il était vrai qu'il ne soit* « *pas utile* » (*!?*) *à M. Béguin de discuter les* « *thèses* » *de M. Andreu, il n'en reste pas moins qu'il lui eût été utile et nécessaire de revenir sur ses propres erreurs, dont certaines sont des erreurs de fait ; des erreurs graves, publiquement établies, et dont il n'a jamais pu contester ni réfuter la démonstration. Il eût été utile et nécessaire à M. Béguin, à l'occasion du livre de M. Andreu ou à toute autre occasion, de rectifier pour ses lecteurs les erreurs qu'il a lui-même accréditées et répandues par son article de mars* 1954*. C'est cela qu'en bon français l'on appelle l'honnêteté intellectuelle.*
*Plus de deux ans maintenant ont passé. M. Béguin n'a toujours rien rectifié ; il a maintenu, par son absence de rectification, toutes les contre-vérités qu'il avait énoncées et diffusées ; il n'a rien trouvé à répondre pour la défense de ses contre-vérités ; et parce que ces contre-vérités seraient manifestes pour quiconque comparerait les* « *textes* » *et les* « *événements* » *mentionnés par M. Andreu avec les affirmations audacieuses de son article de mars* 1954*, il a voulu disqualifier la personne et l'esprit de M. Andreu, sans rien pouvoir avancer contre ses* « *thèses* »*.*
*Le comportement intellectuel de M. Béguin est trop caractéristique, et trop important par ses conséquences sur l'opinion catholique, pour que l'on n'y revienne pas, avec plus de précision encore, s'il continue à s'y obstiner.*
*En attendant, reprenons la lecture de l'article de M. Pierre Andreu sur la communication de M. Dansette. Nous n'avons pas encore abordé l'essentiel de son propos :*
Cet état de fait, M. Dansette le reconnaît, était grave, dramatique. Sur tous les plans, une centaine de prêtres échappaient à l'église. Que faire ? Les y ramener, bien entendu. L'épiscopat français s'y emploie, sans succès, dans les années 51, 52 et la première moitié de 53. Je cite ici le compte rendu d'Henri Fesquet dans *Le Monde,* qui coïncide avec mes notes :
« En 1953, nous dit alors M. Dansette, Rome, jugeant les évêques débordés, intervient. Le nonce apostolique, employant un « procédé inusité » tient trois réunions (à Toulouse, Lyon et Paris)... Les évêques furent *médiocrement satisfaits.* »
Et là se posent de très graves questions que l'on n'a pas le droit d'esquiver. Si les évêques étaient, comme le dit M. Dansette, « débordés », le devoir de Rome n'était-il pas d'intervenir ? Et si les constatations de M. Dansette sur l'aboutissement en 1953 de l'expérience sur le plan politique et sur le plan religieux sont justes, ne devait-elle pas être modifiée, arrêtée ?
114:3
La situation, pour n'avoir pas été prise en main plus tôt, n'était-elle pas alors sans issue sauf celle qui est intervenue et que pourtant M. Dansette n'accepte visiblement qu'à contre-cœur et pour laquelle il n'a pas un mot d'approbation ou de justification ?
Les évêques -- et ici je laisse à M. Dansette la responsabilité de ses affirmations (j'ai mentionné, dans mon livre, cette situation, avec, je crois, plus de tact, de réserve et d'attachement à l'Église, sans obtenir d'ailleurs pour cela le quart des égards auxquels M. Dansette a droit de naissance) -- « *subissent une suppression qui ne correspond pas à leur vœux* ». Nos Seigneurs Feltin, Liénart et Gerlier ne cachent pas à Mgr Marella « *leur surprise* ». Mgr Liénart s'écrie : « *C'est un désastre pour l'Église de France* ». Les trois cardinaux sont reçus à Rome « *avec froideur* ».
M. Fesquet qui, l'an dernier, dans *Le Monde,* me reprochait en termes prudents de n'avoir pas marqué assez nettement, dans mon livre, les responsabilités de la Hiérarchie dans l'échec de l'expérience, n'a pas osé reproduire ces paroles de M. Dansette. Pourtant, M. Dansette les a bien dites et tous les membres de l'Institut les ont entendues. Que signifie ce double jeu ?
*M. Andreu a cent fois raison de souligner au passage ce qu'il appelle le* « *double jeu* » *d'une certaine presse. Ce comportement d'une partie de la presse catholique, et du Monde, est un facteur essentiel du malaise actuel.*
On mine l'autorité de la Hiérarchie par une campagne incessante de paroles, et l'on a l'habileté, comme TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN, de s'abriter derrière elle.
Je terminerai sur un point important. M. Jacques Chastenet ayant marqué son étonnement qu'après la condamnation renouvelée du communisme en 49 par Pie XII, les prêtres-ouvriers aient pu adhérer, dans leur quasi-totalité, à la C.G.T., -- la C.G.T. étant notoirement connue, dit-il, comme une des filiales du Parti communiste -- M. Dansette a répondu que : 1° toutes les activités de la C.G.T. ne sont pas communistes (ce qui ne veut rien dire)...
115:3
*Quand le concierge de la C.G.T. ouvre la porte, en un sens, effectivement, c'est une activité qui n'est pas exclusivement communiste...*
... et 2° que dans la grande industrie c'est la seule organisation où la présence chrétienne puisse être efficace...
*Cette réponse de M. Dansette nous ramène à l'une des positions de la question de M. Béguin, dans son article de mars* 1954* : il parlait, sans le nommer, du* « *mouvement ouvrier* »* ; et Jean Madiran lui demandait : votre* « *mouvement ouvrier* »*, est-ce donc la C.G.T. communiste ? A cause de cette objection, Jean Madiran fut assez misérablement accusé, on s'en souvient* (*mais point par M. Béguin qui fut plus astucieux et plus prudent, et préféra se taire*)*, -- Jean Madiran fut assez misérablement accusé de* « *confondre le communisme et le mouvement ouvrier* »*, justement pour le punir d'avoir discerné, montré et combattu cette confusion.*
*Mais tout s'éclaire peu à peu. Il est manifeste aujourd'hui que les prêtres-ouvriers, et M. Béguin, et M. Dansette, et d'autres ont confondu, au moins partiellement, le communisme et le mouvement ouvrier ; il est manifeste que, lorsqu'ils parlaient de* « *mouvement ouvrier* »*, c'était bien de la C.G.T. communiste qu'ils voulaient parler ; et il est manifeste que ceux qui ont entretenu cette confusion ont eu l'audace de l'imputer à Jean Madiran qui très précisément, au contraire, la désignait, l'analysait, la critiquait.*
*M. Pierre Andreu continue :*
C'est toujours l'argument *nombre,* l'argument *masses,* qui a tant contribué à égarer les prêtres-ouvriers. M. Dansette a ajouté que ces opinions étaient celles de la majorité des évêques français.
Nous rappellerons simplement que le *Directoire pastoral en matière sociale,* adopté par l'Assemblée générale des évêques en avril 1954, engage les catholiques à adhérer aux syndicats « d'esprit chrétien » et déclare qu'il faut des « circonstances exceptionnelles » pour qu'un catholique adhère à un autre syndicat. En aucune manière, l'adhésion à d'autres syndicats, sous prétexte qu'ils seraient plus représentatifs dans certaines branches d'industrie, n'est recommandée.
Qui a raison ? M. Dansette ou le *Directoire pastoral ?*
116:3
*Mais M. Andreu l'a noté : M. Dansette a des droits de naissance qui n'appartiennent pas à tout le monde. M. Dansette et un certain nombre de catholiques de sa catégorie et des catégories voisines ont pratiquement le droit de contredire publiquement les évêques, de raconter sur eux toute sorte d'indiscrétions ; c'est un fait bien connu, nous n'en sommes pas au premier exemple. Et s'il faut malgré tout un coupable, ce sera M. Pierre Andreu, pour avoir pris acte des paroles de M. Dansette. Ces procédés ne datent pas d'aujourd'hui. Mais combien de temps dureront-ils encore ?*
### L' « intégrisme » remplacé par le « traditionalisme »
L' « intégrisme » se meurt : usé pour avoir trop servi, il est en voie de disparition. On se préoccupe donc de remplacer sans tarder cet utile alibi.
On sait que, lorsque le modernisme fut condamné, toute l'astuce consista à découvrir « de l'autre côté » une erreur aussi grave ou même plus grave : l'intégrisme. Habile diversion.
La même diversion servit pour le progressisme ; et un récent numéro de la CHRONIQUE SOCIALE, d'ailleurs plein d'inexactitudes de fait, s'est efforcé de montrer qu'en face du progressisme existe un intégrisme, aussi erroné, aussi dangereux, aussi funeste, voire animé par la même (!) erreur.
L'intégrisme, tel qu'il a été défini en France, est un travers et non une hérésie. Travers peu recommandable mais dont la gravité ne saurait être comparée à celle du modernisme avant-hier ou du progressisme hier : c'est pourquoi les Papes n'ont jamais jugé nécessaire de le condamner.
Ceux qui pourchassent l'intégrisme comme une dangereuse hérésie en étaient donc réduits à accuser implicitement (et quelquefois explicitement) les Papes de distraction ou de complaisance à l'égard d'un mal qui aurait été aussi grave (ou plus grave) que le modernisme et le progressisme. C'était une position intenable à la longue.
D'autre part, l'intégrisme avait servi de fausse fenêtre systématiquement opposée au modernisme : le faire resservir, le même, pour le progressisme, n'avait plus grande chance d'être pris au sérieux.
117:3
On a donc à peu près renoncé à pourfendre une hérésie « intégriste » qui ferait pendant (et diversion) à la collaboration avec le communisme. Et l'on va y renoncer de plus en plus. Mais il devenait urgent de trouver autre chose.
*Plusieurs signes montrent que l'on s'y emploie. Parmi eux, l'article de* TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN *du* 30 *mars intitulé* « *L'indiscipline du traditionalisme* » *et signé* « *Daniel Pézeril, prêtre* »*. Contre ce* « *traditionalisme* » *opportunément mis en avant, on a les références romaines qui manquaient contre l'intégrisme :*
Il suffit de consulter un dictionnaire de théologie pour apprendre que le « traditionalisme » a surtout sévi au XIX^e^ siècle, où il revêtait la forme d'une théorie de la foi. Il consistait à déprécier les conquêtes authentiques de la raison, pour mieux exalter disait-on, la part de Dieu dans notre transformation intérieure.
L'Église n'admet pas que la grandeur de Dieu soit ainsi cherchée au détriment de l'homme...
*Quel langage ! Fruit de quelle pensée ?*
... C'est pourquoi elle a censuré cette erreur en 1840 chez l'abbé Bautain, en 1855 chez Bonnety et le Concile du Vatican en 1870 a confirmé solennellement ces positions.
Quel est l'esprit du « traditionalisme » ainsi saisi sur le fait ? Le P. Harent le caractérise par deux traits : « un mépris sceptique » de l'homme et « une exagération du principe d'autorité ».
*Très intéressant. Le* « *traditionalisme* » *se définit donc en des termes analogues à ceux qui définissaient l'intégrisme : il pourra servir au même usage. Il y a de sérieuses chances que certains publicistes découvrent soudain les ravages profonds exercés par ce* « *traditionalisme* »*.*
*L'article de Daniel Pézeril, prêtre, commençait par ces lignes :*
118:3
Nous n'avons plus rien à apprendre, hélas, sur la révolte où sombrent, comme dans un marais, les pionniers qui comptent davantage sur eux-mêmes que sur l'Église pour renouveler le monde chrétien.
*Cela est une allusion discrète à l'effroyable drame des prêtres-ouvriers et à sa fin tragique : au moins une quarantaine de prêtres catholiques quittant l'église du Christ pour passer au communisme, et le manifestant publiquement dans un livre publié aux Éditions de Minuit et répandu parmi les chrétiens à des dizaines de milliers d'exemplaires.*
*Ces malheureux restent des* « *pionniers* » *vous dit-on. On dissimule qu'ils sont passés au communisme, et même qu'ils ont quitté l'Église. On fait une allusion à leur* « *révolte* »*, définie pudiquement comme le fait de* « *compter davantage sur eux-mêmes que sur l'Église pour renouveler le monde chrétien* »*. On ne parle pas de* « *péril* » *à leur propos.*
*Tandis que le* « *traditionalisme* » *beaucoup plus grave et beaucoup plus dangereux, est bien, lui, un* « *péril* »*, un affreux péril actuel. Et le* « *traditionaliste* » *a, mais oui,* « *la face agitée de l'hérétique* »*. Ceux qui quittent l'Église pour aller au communisme ne sont pas des hérétiques. L'hérésie actuelle, la seule qui mérite une attention véritable, est celle du* « *traditionalisme* ». *Lisez donc :*
Malheureux, comment ne voient-ils pas qu'en lui prêtant abusivement leurs réactions, ils font tort à l'Église ? Ils n'ont de cesse qu'ils n'aient imprimé à tout le corps de la chrétienté une sorte de panique, qui reproduise leur propre désarroi : serait-ce là, en vérité, la possession que la sagesse marque d'elle-même ?
Pourtant le malaise que ces inquiets répandent autour d'eux monte aujourd'hui autour de nous. Vous n'aurez pas grands pas à faire pour rencontrer la face agitée de l'hérétique. Il habite à votre porte.
Ouvrez certains périodiques, mêmes « catholiques », lisez pour une fois les revues qu'on sert gratuitement dans les presbytères, voyez certaines maisons d'éditions vous y retrouverez ce « traditionalisme » misérable.
*Ceux qui quittent l'Église pour le communisme ne sont ni des* « *malheureux* » *ni des* « *misérables* »*. Ils sont et demeurent, on vous l'a dit plus haut, des* « *pionniers* »*.*
119:3
*On ne vous a pas dit que ces* « *pionniers* » *devenus communistes* « *font du tort à l'Église* »*. Non, ils n'en font pas : le tort, le seul tort vient des* « *traditionalistes* »*. Vous voyez le procédé ? Il n'est pas nouveau.*
*Pas nouvelles non plus, la mention de* « *revues qu'on sert gratuitement dans les presbytères* » *et l'allusion à* « *certaines maisons d'édition* »*. Si ces revues n'existent pas, on les invente pour les besoins de la cause. Tout est bon pour détourner l'attention du vrai péril : le communisme, qui, lui, et lui seul, a pris à l'Église du Christ des dizaines de prêtres, et qui n'a pas fini d'attaquer et de manœuvrer, -- grâce à la diversion créée et entretenue par des publicistes tels que Daniel Pézeril, prêtre.*
*Il ajoute encore :*
Il n'est que temps de protester clairement.
Les traditionalistes dont nous parlons portent l'atteinte la plus grave à ce qui est sacré chez nous...
*Vous avez bien lu : il s'agit d'atteinte au sacré, et l'on vous dit que c'est l'atteinte* LA PLUS GRAVE*.*
*La plus grave n'est pas la* « *révolte* » *des* « *pionniers* »*.* La plus grave ne vient pas du communisme et de ses auxiliaires conscients ou inconscients. *La plus grave est forcément, nécessairement, comme toujours,* « *de l'autre côté* »*. La plus grave, c'est encore et toujours l'intégrisme.*
*Baptisé désormais* « *traditionalisme* ».
*A moins que vous ne trouviez une meilleure dénomination.*
*On cherche un nom nouveau pour la fausse fenêtre.*
« *Traditionalisme* » *est proposé : mais si vous avez une autre idée, apportez-la sans tarder. On a besoin, un besoin urgent, de trouver un péril le plus grave, qui ne soit ni le modernisme d'avant-guerre, ni le progressisme d'hier ni la non-résistance au communisme d'aujourd'hui.*
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120:3
### La « droite », nouvelle ou non
*Depuis* MM*. Étienne Borne et Venaissin dans* TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN *jusqu'à M. Beau de Loménie dans* CARREFOUR*, tout un chacun s'interroge et prétend renseigner le public sur la* « *nouvelle droite* »*. Mais cette prétention de renseigner cache mal une autre réalité, qui est très exactement d'égarer. Quand* TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN *désigne les* « *porte-plume* » *actuels de la droite et nomme Louis Pauwels, Jacques Laurent, Raymond Abellio, Roger Nimier, Félicien Marceau et Antoine Blondin, c'est une assez belle comédie. Ces écrivains ont presque tous un grand talent et plusieurs d'entre eux sont estimables : mais ils ont en commun un refus récent ou ancien, provisoire ou définitif, de toute politique fût-elle de droite.*
*Qu'on l'aime ou qu'on ne l'aime pas, il serait simplement honnête de montrer la droite là où elle est et non là où elle n'est pas. M. Paul Sérant est l'un des rares critiques qui sortent délibérément des chemins battus du silence, de l'omission et du mensonge concerté, en écrivant dans* CARREFOUR *du* 21 *mars :*
...Les intellectuels de gauche évitent le plus possible de citer leurs noms : mais Pierre Boutang, Jean Madiran, Maurice Bardèche, Alfred Fabre-Luce, Pierre Dominique, voilà tout de même des gens qui se situent à l'extrême pointe d'un certain anti-marxisme. Devons-nous considérer qu'ils représentent la véritable pensée de droite aujourd'hui ? Ils affirment plus volontiers qu'ils entendent dépasser les vieilles notions de droite et de gauche...
*...En quoi ils seraient justement de droite, selon le critère d'Alain. Mais l'incertitude descriptive que souligne M. Sérant, ainsi que le mensonge par omission qu'il stigmatise, avaient été notés également par M. Robert Poulet dans* RIVAROL *du* 28 *juillet* 1955*, à propos d'une étude de la* « *pensée de droite* » *publiée par Mme de Beauvoir :*
121:3
Du moment que Simone de Beauvoir voulait se faire une idée de la « pensée de droite » dans ses rapports avec la politique, elle n'avait, me semble-t-il, qu'à lire attentivement Michel Dacier, Alfred Fabre-Luce, Jean Madiran, Pierre Boutang, une demi-douzaine d'autres... Il est vrai que voici peu, le bras séculier n'était que trop prompt à s'abattre sur les hérétiques désignés par les cris des docteurs... Entre nous, il n'est pas étonnant qu'un observateur naïf les trouve encore un peu sur l'œil.
*Parler de la pensée de droite en ignorant systématiquement, comme on le fait le plus souvent, jusqu'à l'existence de MM Michel Dacier, Pierre Boutang, Alfred Fabre-Luce, Louis Salleron, Marcel Clément, etc., est aussi honnête que parler de l'action politique et parlementaire de la droite en taisant jusqu'au nom de M. Tixier-Vignancour. S'il y a une pensée politique de droite, et il y en a une, et même plusieurs, c'est ou ce sont celles qui s'expriment dans* ÉCRITS DE PARIS*,* RIVAROL*,* LA NATION FRANÇAISE*,* ASPECTS DE LA FRANCE*,* LES LIBERTÉS FRANÇAISES*,* LE BULLETIN DE PARIS*,* FRATERNITÉ FRANÇAISE*, etc., et parfois dans certaines chroniques ou tribunes libres de* PARIS*-*PRESSE *ou de* CARREFOUR*. Mais il est plus commode de penser, ou du moins de prétendre charitablement, comme le fait la* VIE INTELLECTUELLE *des Dominicains de Paris en un texte cité dans notre précédent numéro, que les* « *intellectuels de droite* » *sont tous des* « *cyniques* » *qui ne* « *croient plus à rien* » *et ne se soucient que de conserver leurs* « *privilèges* » (?)*. On sait assez que, chez certains publicistes, et notamment plusieurs de la* VIE INTELLECTUELLE*, la diffamation remplace l'argumentation.*
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### Les grands problèmes et les petits faits
*M. Dubois-Dumée a été pendant de longues années l'un des six co-directeurs de* TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN* ; nous ignorons s'il l'est encore, car depuis quelque temps ce journal ne publie plus la composition de son Comité de direction.*
122:3
*M. Dubois-Dumée est en outre, et notamment, rédacteur en chef des* INFORMATIONS CATHOLIQUES*, où il a publié le* 15 *mars des* « *réflexions* » *dont deux passages surtout ont retenu notre attention.*
*Voici le premier :*
Deux événements ont fait grand bruit ces dernières semaines dans la presse catholique : d'une part les « remontrances » du Cardinal Gerlier au plus important hebdomadaire catholique d'opinion en France et, d'autre part, la sortie d'un magazine illustré nouveau, lancé à la suite d'une vive campagne d'opinion.
*Nous discernons mal pourquoi et comment M. Dubois-Dumée peut attribuer à* TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN*, puisque c'est de lui qu'il s'agit, le titre de* « *plus important hebdomadaire catholique d'opinion en France* »*. Et, pour préciser l'objet de notre incertitude, nous discernons mal en quoi* TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN *serait nécessairement et indiscutablement plus important que par exemple* LA FRANCE CATHOLIQUE*. Il ne nous échappe pas que* TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN *doit avoir un tirage légèrement supérieur à celui de* LA FRANCE CATHOLIQUE*. Mais l'importance d'un hebdomadaire, et surtout d'un hebdomadaire d'opinion, ne saurait se juger uniquement d'après une supériorité de tirage, surtout quand cette supériorité n'est pas écrasante.*
*Poursuivons la lecture de ce premier passage :*
Pourquoi tant de bruit ? N'est-il pas normal qu'un évêque expose sa pensée aux rédacteurs et aux militants d'un journal catholique et qu'il redresse ce qu'il considère comme des erreurs ? Qu'y a-t-il d'étrange à ce qu'il manifeste en même temps sa sympathie à l'égard d'un effort sincère et désintéressé ? Les uns n'ont remarqué que l'avertissement, les autres n'ont retenu que les encouragements. Les uns ont ricané et se sont réjoui de ce qu'ils ont considéré comme une « condamnation » (voilà où nous en sommes, hélas ! dans le catholicisme français, où sévit si fort la dénonciation). Les autres ont critiqué cette « ingérence hiérarchique » dont ils n'ont pas voulu comprendre les raisons, et ils ont dénoncé un glissement de l'Épiscopat vers la droite.
123:3
*M Dubois-Dumée est là sur un terrain très délicat. S'il est toujours permis et souvent nécessaire de formuler publiquement des objections aux idées publiquement énoncées, il est beaucoup moins normal de critiquer la moralité et la religion des personnes.*
*Et s'il est peut-être utile de formuler le mea culpa des catholiques français, il est probablement recommandé de ne pas frapper ce mea culpa sur la poitrine de son voisin.*
*En outre, la symétrie harmonieusement balancée de M. Dubois-Dumée se balance dans les nuages. Nous avons lu avec une extrême attention les journaux catholiques qui ont parlé de l'intervention du Cardinal Gerlier : nous n'avons vu nulle part les* « *ricanements* » *dont M. Dubois-Dumée nous entretient. Nous n'avons pas vu non plus de protestations contre cette* « *ingérence hiérarchique* » *qu'il mentionne entre guillemets, mais malheureusement sans donner de références. Non, la presse catholique ne s'est pas si mal tenue que le prétend M. Dubois-Dumée ; elle a été très réservée dans ses commentaires, et souvent même n'en a fait aucun.*
*Il est excellent que les journalistes catholiques traitent* « *les grands problèmes* »* : mais il n'est pas excellent qu'ils les traitent en se moquant des faits concrets.*
*Pour être complet, nous avons remarqué que le commentaire de* FRANCE*-*OBSERVATEUR *pourrait bien entrer dans la seconde catégorie des comportements que flétrit M. Dubois-Dumée. Et, certes, nous savons que* FRANCE*-*OBSERVATEUR *a deux ou trois rédacteurs en commun avec* TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN *et avec la* VIE INTELLECTUELLE* : mais cela ne suffit tout de même pas, croyons-nous, pour que l'on puisse ranger* FRANCE*-*OBSERVATEUR *au nombre des journaux catholiques. Or, à part* FRANCE*-*OBSERVATEUR*, nous ne voyons pas où M. Dubois-Dumée a pu lire les propos qu'il relève avec tant de vivacité.*
*Lisons maintenant le second passage :*
En fait, mis à part les journaux officiels de l'Église -- et ils sont très rares : les bulletins diocésains eux-mêmes prennent soin de séparer la partie officielle de celle qui ne l'est pas -- à part aussi les revues de spiritualité et publications spécialisées dans l'information religieuse (comme cette revue elle-même), la presse catholique ne peut guère échapper aujourd'hui au temporel, c'est-à-dire au social, au familial, à l'économique, au culturel, au politique.
124:3
*M. Dubois-Dumée a donc écrit :* « Comme cette revue elle-même »*. Cette revue où il publie ces* « *réflexions* »*, et dont il est rédacteur en chef :* LES INFORMATIONS CATHOLIQUES*.*
*Relisez son propos. Il en ressort très nettement très clairement, très catégoriquement que les* INFORMATIONS CATHOLIQUES *échappent au temporel, c'est-à-dire au social, à l'économique, au culturel, au politique, et qu'elles sont seulement et strictement une* « *publication spécialisée dans l'information religieuse* »*.*
*Pourtant, c'est bien dans ces* INFORMATIONS CATHOLIQUES *que nous avons lu un éditorial de M. Georges Hourdin sur l'existence en France de citoyens de seconde zone. Ces remarques très pertinentes ont d'ailleurs fait l'objet de l'éditorial d'*ITINÉRAIRES *d'avril. M. Hourdin expliquait qu'Emmanuel Mounier et lui-même, et leurs amis avaient pu cesser d'être des Français de seconde zone en s'en allant défendre et servir le régime politiqué établi. Pour pertinentes qu'aient été ces remarques, elles n'en relevaient pas moins, bien certainement, du temporel, du politique, et non de la seule* « *information religieuse* »*.*
*M. Dubois-Dumée ne saurait-il donc pas ce qu'il fait, comme rédacteur en chef des* INFORMATIONS CATHOLIQUES*, quand il fait composer et mettre en pages un article comme celui de M. Hourdin ? M. Dubois-Dumée ne saurait-il pas ce qu'il dit, quand il affirme ce qui vient d'être cité ? Nous avons toutes raisons de le craindre. C'est un mal fort répandu aujourd'hui.*
*Et un mal bien dangereux pour la réputation même de ceux qu'il frappe. Car d'autres, qui n'ont pas notre compréhension, ne croiront pas que M. Dubois-Dumée ne sache ni ce qu'il fait ni ce qu'il dit : ils auront tendance à y voir plutôt quelque machiavélique fourberie ; ils croiront que, très consciemment, M. Dubois-Dumée donne la publication dont il est rédacteur en chef pour simplement d'* « *information religieuse* » *afin précisément de pouvoir faire passer subrepticement sous ce couvert certaines opinions temporelles, sociales, politiques.*
*Nous savons, nous, qu'il n'en est rien, que les intentions de M. Dubois-Dumée sont pures, et qu'il s'agit seulement d'une déficience mentale, sémantique, grammaticale :* Ils ne savent pas ce qu'ils disent*.*
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125:3
### A propos de Péguy
*Mais oui, nous le savons bien, nous sommes quelques-uns à le savoir, et Fabrègues a raison de l'affirmer catégoriquement, Péguy et Bernanos ont été victimes d'un détournement de succession spirituelle. Où donc a-t-on la liberté de le dire et de l'expliquer, sinon ici même ?*
*L'héritage spirituel de Péguy a été confisqué par des gens qui, très précisément, sont la suite de ce* « *parti intellectuel* » *que Péguy combattait. C'est pourquoi les jeunes Français ignorent cet héritage, ou ne le reçoivent que dénaturé. Mais tout n'est pas dit. Car d'autres hommes, et en toute première ligne Daniel Halévy et Henri Charlier, ont maintenu et sauvé l'héritage.*
*Nous aurons l'occasion d'en reparler. En attendant, voici deux pensées de Péguy que V.H. Debidour recueille dans son* BULLETIN DES LETTRES*.*
*La première, nous la dédions aux* « *intellectuels catholiques* »* :*
Il n'y a pas d'exemple qu'il ait jamais été donné à un homme de faire à la fois sa carrière et son œuvre. Comme il n'a jamais été donné à un homme de faire à la fois son bonheur et son salut.
*Et la seconde, nous la dédions tout autant, ou plus encore, à nos* « *intellectuels catholiques* »*.*
C'est une des manies les plus caractérisées de l'âge moderne : ne pas faire son métier et faire de préférence n'importe quoi d'autre, mais plutôt quelque chose de public, de politique, surtout de *social.*
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126:3
### Un grand magazine illustré catholique
*Dans* L'HOMME NOUVEAU *du* 25 *mars cette recommandation de M. l'Abbé Richard :*
Nous ne pouvons que recommander vivement le numéro 8 de L'AVENIR D'OUTREMER, devenu L'AVENIR CATHOLIQUE DANS LE MONDE. Ce numéro, tout entier centré sur le mythe marxiste de la paix, comprend une étude lumineuse du P. Trivière des Missions étrangères de Paris, sur les catholiques et le Mouvement de la Paix, qui rejoint les dernières mises en garde du Souverain Pontife dans son récent discours aux diplomates. Vraiment, aujourd'hui, aucun catholique n'a plus le droit de se laisser prendre.
*Le numéro* 7 *de* L'AVENIR D'OUTREMER *était consacré à la doctrine sociale de l'Église,* « *pour la première fois mise à la portée de tous avec de nombreuses photos évocatrices* »*. Nous ne saurions trop recommander nous-mêmes ce numéro* 7*, que l'on peut encore se procurer à l'adresse nouvelle de* L'AVENIR CATHOLIQUE DANS LE MONDE*,* 4 *rue de Heauvau, à Versailles, Seine et Oise. Voici enfin un grand magazine illustré catholique qui diffuse la doctrine du Souverain Pontife au lieu de naïvement* « *engager les chrétiens à faire mieux que les communistes et à les devancer sur le chemin de la justice et de la paix* »*.*
*Du numéro* 8 *de* L'AVENIR CATHOLIQUE DANS LE MONDE*, ces justes et fortes remarques au sujet du prétendu* « *négatif* »* :*
Est-il vrai que pour éviter un « anti-communisme négatif » on doive reconnaître « ce qu'il y a de bon » dans le camp adverse ? Tout dépend, nous semble-t-il, du point de vue auquel on se place. Le nôtre étant religieux, nous jugeons à la lumière de l'Évangile, et nous ne voyons que perversité. Mais si l'on sépare l'ordre naturel de sa fin qui est DIEU, si l'on fait abstraction de DIEU, si l'on s'abaisse au niveau du plan marxiste, on peut subir l'attraction, être plus ou moins conquis par la séduction étonnante du marxisme.
Résumons d'un mot, qui n'est pas un paradoxe, la thèse de ces nouveaux censeurs : ils nous reprochent au fond de n'être pas « un peu » marxistes !
Nous avons eu naguère une longue conversation avec un militant communiste, garçon intelligent et cultivé : il nous adressa les mêmes reproches, ce qui offrait l'immense avantage de nous en confirmer l'origine : *slogans d'inspiration communiste et colportés par des catholiques...*
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### Livres reçus
- O. BRUNO-SOREN : *Grandeur de la contemplation* (324 p ; S. Pacteau, à Luçon, Vendée).
- Guy DE LIONCOURT : *Un témoignage sur la musique et sur la vie au XX^e^ siècle* (382 p. ; Éditions Arche de Noé).
- Jean GUETTIER : *Terreur sur le monde* (250 p. ; Nouvelles éditions Latines).
- Yves BOUTHILLIER : *Réalisme ou idolâtrie* (142 p. ; Éditions du Cèdre).
- Jean DANIELOU : *Dieu et nous* (250 p. ; Grasset).
- Léon ÉMERY : *Sagesse de Gœthe* (152 p. ; Les Cahiers libres, 37 rue du Pensionnat à Lyon).
- Fernand HAYWARD : *L'Énigme des Borgia* (124 p. ; Le Centurion).
============== Fin du numéro 3.
[^1]: -- (1). PIE XII, Message du 24 décembre 1954. Édition Française de l'*Osservatore romano,* 7 janvier 1955.
[^2]: -- (2). *Idem*
[^3]: -- (3). R.P. SERTILLANGES : *La philosophie morale de Saint Thomas d*'*Aquin,* page 205. Voir aussi St Thomas : *Somme Théol.* IIa -- IIae Q. CI, a. 1.
[^4]: -- (4). Deuxième épître de saint Pierre, III, 13.
[^5]: -- (5). Radio-message de Pie XII du 29 décembre 1955. Édition française de l'*Osservatore Romano,* 30 décembre 1955.
[^6]: -- (6). Pie XII, Encyclique *Summi Pontificatus.*
[^7]: -- (7). Pie XII, Lettre aux Semaines Sociales de France, du 14 juillet 1954.
[^8]: -- (8). Pie XII, Radio-message du 24 décembre 1955.
[^9]: -- (1). *Itinéraires* de mars, pp. 27 et suiv.
[^10]: -- (2). Page 331 du *Phénomène humain.*
[^11]: -- (1). TOUCHET : *La Sainte de la Patrie,* T. I.
[^12]: -- (1). *Chronique de la Pucelle.*
[^13]: -- (2). QUICHERAT, III, 392.
[^14]: -- (1). *Déposition du duc d*'*Alençon.* QUICHERAT, III, 91.
[^15]: -- (1). QUICHERAT, II, 446.
[^16]: -- (1). QUICHERAT, III, 217.