# 05-07-56 2:5 ## ÉDITORIAUX ### Sens et non-sens de l'historicisme par Gustave THIBON QUE LE MYTHE MARXISTE du « sens de l'histoire » et du progrès nécessaire soit devenu un des pôles d'attraction de la pensée contemporaine, y compris d'une large partie de la pensée chrétienne, c'est là un phénomène qu'on peut déplorer à son aise, mais dont il faut bien constater l'ampleur et la gravité. Que se cache-t-il sous cette « cliolâtrie » qui se substitue peu à peu dans les consciences à la vraie notion de l'homme et au culte du vrai Dieu ? Par un renversement total de l'ordre des êtres et des valeurs, cette nouvelle métaphysique transfère à l'écoulement du temps les caractères de nécessité, d'intelligibilité, de finalité, etc., que la philosophie traditionnelle attribuait à la nature humaine. Nous avions appris que les essences sont déterminées et que les actes, les événements sont contingents. 3:5 On nous enseigne le contraire, à savoir que la nature humaine (s'il est permis d'employer encore ce mot) est foncièrement contingente, indéterminée et malléable tandis que les événements sont nécessaires et qu'ils nous informent, nous recréent sans cesse. Pour ces pseudo-métaphysiciens, tout est obscur dans l'homme (son être, qu'on ne définit jamais, se dissout dans l'économique et le social), mais tout est clair dans l'histoire ; nous ne savons pas qui nous sommes, mais nous savons où le temps nous mène : c'est le chemin qui crée, non seulement le but, mais le voyageur lui-même. Dans cette conception, ce n'est plus l'homme qui fait l'histoire, c'est l'histoire qui fait l'homme. Le temps n'est plus un canevas à remplir, un instrument offert à l'homme pour déployer sa liberté, c'est-à-dire pour réaliser son destin temporel et préparer son destin éternel, non, c'est l'homme qui est l'instrument du temps, la matière informe et chaotique qui reçoit sa forme et sa fin de ce démiurge. L'histoire, ainsi érigée en acte pur et en puissance créatrice, ressuscite à son profit les plus sombres idolâtries des âges barbares, dans cette perspective, tous les sacrifices humains sont permis et exigés : pourvu que le char divin poursuive sa course lumineuse, qu'importent les êtres obscurs broyés par ses roues ! Si, en effet, tout le vrai et tout le bien résident dans l'avenir, les pires horreurs du présent se trouvent justifiées : est bon tout ce qui conduit à cet avenir, tout ce qui est conforme « au sens de l'histoire ». 4:5 Mais de quel avenir s'agit-il et quel est ce sens de l'histoire ? En bonne logique, les adorateurs de l'histoire devraient attribuer la même valeur à tout ce qui arrive, indistinctement : l'insertion de n'importe quel événement dans le temps devrait suffire à le légitimer. Mais en fait personne n'ose aller jusque là et les plus fougueux progressistes choisissent, dans le complexe historique, un certain nombre de courants d'opinions et d'événements qu'ils déclarent a priori conformes au sens de l'histoire à l'exclusion des autres. -- Ils tombent ainsi dans une contradiction insoluble, car, après avoir affirmé que l'histoire juge de tout, ils jugent eux-mêmes l'histoire en décrétant d'avance quel doit être son vrai sens -- en l'espèce la marche vers une société sans classes et une espèce de démocratie universelle. Et tout ce qui s'oppose à ce mouvement a beau prendre place dans l'histoire, ils le proscrivent et veulent l'effacer comme opposé au sens de l'histoire ! Ce n'est donc plus l'histoire qui donne un sens à l'homme, c'est l'homme qui donne un sens à l'histoire en essayant de l'orienter suivant ses préférences philosophiques et politiques, lesquelles dépassent nécessairement l'histoire puisqu'elles prétendent la diriger. Car on ne sort pas de ce dilemme : ou bien l'histoire fait l'homme et alors il n'y a rien à désirer et rien à choisir, ou bien l'homme manifeste une préférence pour telle ou telle forme d'avenir et alors il affirme sa transcendance par rapport à l'histoire. 5:5 On pourra répondre que cette conception d'une histoire orientée vers une société sans classe et l'extinction des nationalités n'a rien à voir avec un choix transcendant de l'esprit et qu'il s'agit plutôt d'une simple découverte de type scientifique où les données fournies par le passé permettent d'anticiper sur l'avenir. On ne choisit pas le sens de l'histoire, on le constate. Laissons de côté la question de savoir si cette prise de conscience de la marche de l'histoire, cette conception embrassant le passé et l'avenir de l'espèce humaine peuvent être considérés comme des phénomènes purement historiques (est-il possible à un être emporté tout entier par le courant d'embrasser du regard l'amont et l'aval du fleuve ?) et demandons-nous seulement de quel droit nous osons affirmer que la connaissance (fort relative et fort discutable d'ailleurs) que nous avons du passé et du présent nous permet d'anticiper avec certitude sur ce que sera l'avenir ([^1]). Il y a là une extrapolation qui va au-delà de la constatation scientifique et même de la spéculation métaphysique et qui relève tout simplement de la foi. De même que certains croyants confondent leur volonté propre avec la volonté de Dieu, de même les idolâtres du progrès passent de ce souhait : cela doit être parce que je veux que cela soit, à cette pseudo-constatation : *cela sera parce que l'histoire le veut*. 6:5 Je répète qu'il s'agit d'une foi, c'est-à-dire d'un phénomène psychologique qui dépasse la réalité présente et contrôlable, mais d'une foi où l'idée de Dieu est remplacée par l'idée de l'avenir : substitution qui réalise ce paradoxe de mettre une mystique au service de l'athéisme ([^2]) et de soustraire la nouvelle religion aux démentis de l'expérience sans l'élever jusqu'à l'éternel. La foi en l'avenir est en effet indéfiniment reportable comme l'avenir lui-même. On parle de « lendemains qui chantent ». Il faut toujours une chanson pour bercer la misère humaine : l'hymne de la Terre promise remplace la chanson des anges dans le ciel. Et cette harmonie future, cette plénitude imagée et imaginaire, justifie d'avance toutes les privations et tous les tourments endurés par les malheureux -- présents, suants et saignants qui tirent le char de l'histoire. Elle justifie aussi les persécutions infligées aux aveugles et aux mécréants qui, enfreignant le décret qui impose un sens unique à l'histoire, s'obstinent contre tout sens commun à choisir leur direction et leur but. Les opinions et les actes des hommes ne sont plus pesés dans la balance éternelle de la vérité et de la justice : 7:5 leur valeur dépend de leur conformité à une certaine orientation temporelle qu'on déclare d'avance irrésistible. On aboutit ainsi au plus atroce des conformismes : celui qui porte, non pas sur telle ou telle modalité extérieure de la pensée et de l'action, mais sur la substance même de l'être et qui déracine en nous la liberté. Gustave THIBON. 8:5 ### Le combat d'aujourd'hui QUAND, dans *La Croix,* un auteur tel que le P. Ducatillon écrit que : 1. -- il y a une « crise du patriotisme au sein du catholicisme français » ; 2. -- cette crise « est l'une des plus aiguës et des plus graves du moment présent » ; 3. -- l' « avenir du catholicisme français ». 4. --... « *et celui de notre pays lui-même* » dépendent de son évolution ; quand en outre le P. Ducatillon précise que cette crise d'une gravité extrême : 1. -- est due à « *l'influence* » de tendances étrangères au christianisme, « *à commencer par le marxisme* »* *; 2. -- et que cette influence s'exerce sur « ceux qui aiment à se considérer comme l'aile marchante de l'Église » ; nous pouvons alors penser que nos inquiétudes, que nos angoisses n'étaient pas fondées sur des imaginations illusoires qui nous auraient été personnelles. 9:5 Nos inquiétudes et nos angoisses sont confirmées. Mais, confirmée aussi, notre résolution de poursuivre autant qu'il dépend de nous, et Dieu aidant, l'œuvre ici entreprise. \*\*\* PRÉCISÉMENT, c'est *contre cette influence marxiste,* subie et propagée par *ceux qui aiment à se considérer comme l'aile marchante de l'Église,* et c'est pour faire face à cette crise, que des écrivains catholiques très divers par l'âge, par les goûts et préférences, par les préoccupations personnelles, apportent à cette revue une collaboration que n'a pu décourager aucune des pressions, des manœuvres d'intimidation, des campagnes de dénigrement, aucun des mauvais procédés ourdis contre ceux qui ont accepté de venir ici se « compromettre », et exprimer ce qu'il leur eût été parfois difficile, voire impossible, d'exprimer ailleurs. \*\*\* LA CRISE DU PATRIOTISME français, qui met en cause jusqu'à l'existence de la Patrie, parce que le patriotisme des catholiques est celui qui doit être le plus pur, le plus vivant, et parce qu'il est aussi celui qui est le plus indispensable aux destinées de la France, -- n'est pas la seule des crises mortelles, et conjuguées, auxquelles il nous faut aujourd'hui faire face. 10:5 Elle est, dit le P. Ducatillon, « *l'une* des plus aiguës et des plus graves du moment présent ». Il en est d'autres qui nous assaillent simultanément. En un temps où les questions sociales ont, dans les faits et dans les esprits, une influence souvent déterminante, *la crise de la doctrine sociale et du comportement social au sein du catholicisme français* est d'une gravité aussi certaine, elle doit dans le même temps, et tout autant, retenir notre attention. Le « social » et le « national » sont menacés et compromis ensemble. Et le « social », plus encore que le « national », est le terrain sur lequel s'exercent l'influence marxiste, la pénétration communiste. C'est par l'intermédiaire du « social » que le communisme atteint et blesse jusqu'au « national ». \*\*\* UNE GRAVE QUESTION DE CONSCIENCE est posée, sur le terrain social, aux catholiques français. Marcel Clément l'a exposée dans notre numéro précédent. Il revient ce mois-ci sur ces problèmes essentiels, à la lumière de l'enseignement le plus récent du Souverain Pontife. Dans nos « Documents », le chapitre sur *L'opposition à la doctrine sociale de l'Église* montre à quel point inouï de confusion et de gravité atteint aujourd'hui cette crise majeure elle aussi. 11:5 La crise du social et la crise du national sont les deux aspects les plus immédiatement dramatiques de la crise profonde que traversent l'intelligence et l'âme française. Il est plus que jamais urgent d'y faire face dans la clarté et dans la vérité. \*\*\* Nous apportons le témoignage de nos travaux et de notre foi. Nous croyons, et nous voulons avant tout faire partager cette conviction, que l'espérance est d'abord en la prière de l'Église. Par la prière, nous participons à la causalité de Dieu et nous changeons la face monde. C'est par la prière qu'agit le chrétien, et son action extérieure est elle-même inspirée, commandée et nourrie par sa prière. Les pensées et les actions des hommes qui ne sont pas filles de la prière sont impuissance et vanité au temporel comme au spirituel. Nous croyons, et nous devons en témoigner, que notre salut spirituel, et par surcroît temporel, dépend du nombre et de la qualité des âmes qui prient le Père au nom de Jésus-Christ, par l'intercession de la Très Sainte Vierge, dans la communion des saints, sous la direction et dans l'unité de l'Église hiérarchique. Nos tâches temporelles ne sont quelque chose que dans la mesure où elles ont quelque chose de cette lumière, de cet esprit, de cette vie. \*\*\* SANS COMPLAISANCE nous luttons contre les idées fausses qui mènent le monde à sa perte et qui, en France, ont opéré cette tragique *décomposition* des mœurs, des esprits et des institutions au milieu de laquelle nous vivons. 12:5 C'est notre sort d'y vivre et c'est notre vocation de la combattre. Nous combattons sur la brèche par où pénètrent les influences idéologiques qui envahissent la conscience et le cœur des Français. Les erreurs mortelles qui défont l'homme français, nous les combattons sans indulgence ni faiblesse, mais c'est d'abord chacun en nous-mêmes que nous avons à les combattre. C'est nous-mêmes d'abord que nous avons à convertir, et cette conversion n'est jamais achevée et jamais suffisante, elle est permanente ou elle cesse d'être. L'âme et le cœur français que nous avons à défendre, c'est d'abord et c'est toujours le nôtre propre. C'est sur lui-même qu'agit le chrétien : et son action sur les autres, sur les êtres et sur les choses, passe à travers son action sur lui-même, à la mesure de cette action sur lui-même, et dans la dépendance, et dans la conséquence de cette action. \*\*\* Nous ne cherchons à faire la leçon à personne, sauf à nous-mêmes. Les erreurs que nous examinons, et que nous combattons avec la plus grande énergie, nous les combattons afin de défendre ou de retrouver pour nous-mêmes la sûreté du cœur, la vérité de la pensée, la justice et la paix de l'âme. Peut-être, ce faisant, pourrons-nous aussi les procurer à d'autres : nous le pourrons dans la mesure où notre exigence spirituelle et intellectuelle porte sur nous-mêmes. 13:5 C'est en portant sur nous qu'elle pourra aussi, avec la grâce de Dieu et si telle est Sa Volonté, porter sur d'autres, et les toucher, et les convaincre, et les défendre, et les sauver. Et par surcroît, et de cette manière-là, sauver la Patrie, pour qui l'heure qui sonne est aujourd'hui l'heure de la confusion, l'heure des ténèbres, et partout dans le monde l'heure de l'humiliation, et en Afrique du Nord l'heure du sang. ## 14:5 ## CHRONIQUES 15:5 ### La fête chrétienne du travail JÉSUS EST NÉ dans l'humilité d'une étable. Cette pauvre naissance a pris, de siècle en siècle, les dimensions extérieures d'une fête universelle que célèbrent les peuples, que respectent même les guerres. Telle est la manière de Dieu, qui prend de longues années pour faire sortir un chêne puissant d'une modeste origine. Ce rappel est opportun. L'an dernier, en effet, le 1^er^ mai 1955, le Pape Pie XII a institué la fête liturgique de saint Joseph artisan, aux acclamations des travailleurs italiens rassemblés en grand nombre sur la place Saint Pierre. Cette année, cette fête a été célébrée pour la première fois en Europe. Ce n'est nullement prophétiser, mais simplement raisonner par une sage analogie que de penser que, d'année en année, la Fête chrétienne du Premier Mai va prendre une importance spirituelle dans les âmes, et publique dans les sociétés, sans aucune proportion avec cette première célébration, -- passée inaperçue d'un grand nombre. #### I La première considération qu'inspire la nouvelle Fête liturgique, c'est qu'elle apparaît comme un exemple privilégié de l'immense amour dont Dieu ne cesse pas, au cours de l'histoire, d'envelopper son Église, et, par vocation, l'humanité tout entière. 16:5 De toutes les célébrations inventées par les hommes pour s'opposer à Dieu, on peut dire que depuis des décennies, la fête du 1^er^ mai était la plus spectaculaire. Interminables défilés d'hommes et de femmes au poing fermé, aux bras raccourcis en un geste de haine, retentissantes parades sur la place rouge à Moscou, discours exaltant la lutte des classes et une illusoire, mais séduisante « libération » des travailleurs, tels étaient les principaux aspects de ces manifestations. Peu à peu, l'habitude s'était prise de fêter la Naissance du Sauveur et Sa Résurrection avec Rome, -- puis, de célébrer le Travail et la lutte des Classes avec Moscou. L'Ennemi du genre humain tentait ainsi, dans son immense orgueil, de ravir le travail à la royauté du Christ, d'inscrire la célébration du travail dans l'esprit de l'éternelle révolte, et pour mieux marquer sa haine, de le faire à l'occasion du premier jour du mois consacré à Celle dont l'humilité écrase la tête du serpent. Il faut noter avec soin les fondements de la « liturgie » communiste du premier mai. La parodie satanique n'en apparaît que plus manifeste. L'essentiel de la pensée de Karl Marx, à ce sujet, tient dans cette phrase : « *Toute la prétendue histoire du monde n'est rien d'autre que la production de l'homme par le travail humain*. » ([^3]) L'homme se produit lui-même. Il est l'Auteur de sa propre existence. « *La création est donc une représentation difficile à éliminer de la conscience populaire. Cette conscience ne comprend pas que la nature et l'homme existent de leur propre chef*. » ([^4]) Ainsi le travail, humble coopération à la Création, est arraché de la place que Dieu lui assigne. Par le travail, l'homme devient son propre Créateur. La célébration du travail et des travailleurs, devient le sommet de l'année communiste, une sorte de monstrueuse Nativité de l'humanité, naissant d'elle-même par le Travail. 17:5 Il apparaît donc que le 1^er^ mai communiste n'est pas en réalité une fête des travailleurs. C'est une manifestation de haine de l'homme à l'égard de Dieu : « Nous ne servirons pas, car nous nous créons nous même, sans Toi, contre Toi ». En bref, les fondements doctrinaux de la célébration communiste du premier mai sont l'expression déguisée des deux Tentations et des deux chutes, celle de l'Ange : « *Non serviam* », et celle de l'homme : « *Eritis sicut dii* ». N'est-ce pas cela même que le Pape Pie XII évoquait, le premier mai 1955, dans le discours aux travailleurs par lequel il instituait la nouvelle fête liturgique de saint Joseph artisan : « *Depuis longtemps malheureusement, l'Ennemi du Christ sème la discorde* », « *SANS RENCONTRER TOUJOURS ET PARTOUT UNE RÉSISTANCE SUFFISANTE DE LA PART DES CATHOLIQUES*. » ([^5]) « *Spécialement dans le milieu des travailleurs, il a fait et fait tout le possible pour diffuser de fausses idées sur l'homme et le monde, sur l'histoire, sur la structure de la société et de l'économie. Le cas n'est pas rare où l'ouvrier catholique, faute d'une solide formation religieuse, se trouve désarmé, quand lui sont présentées de telles théories *; *il n'est pas capable de répondre et parfois même, il se laisse contaminer par le poison de l'erreur*. » ([^6]) Face à l'erreur que cristallisait en elle la célébration marxiste du travail, deux périls menaçaient les chrétiens : péril de *participer* à cette fête pour en assumer les valeurs, et péril de *refuser* d'y participer en laissant ainsi la fête du travail aux mains de l'Adversaire. La gloire de Dieu ne pouvait s'accommoder d'aucune de ces deux attitudes. Mais Son amour a voulu dégager tout ce qu'il y avait de bon, de sain, de positif dans l'aspiration des travailleurs trompés par le Communisme : « *Le Pape et l'Église ne peuvent se soustraire à la mission divine de guider, de protéger, d'aimer surtout les affligés* (...) *Ce devoir et cette obligation, Nous, Vicaire du Christ, Nous désirons bien hautement les confirmer ici, en ce jour du* 1^er^ *mai,* 18:5 QUE LE MONDE DU TRAVAIL S'EST CHOISI POUR SA PROPRE FÊTE*, dans l'intention que par tous soit reconnue la dignité du travail et que celle-ci inspire la vie sociale et les lois fondées sur la juste répartition des droits et des devoirs.* Accueilli de la sorte par les travailleurs chrétiens et en recevant pour ainsi dire le sceau chrétien, le 1^er^ mai, bien loin d'être un réveil de discordes, de haine et de violence, est et sera une invitation annuelle à la société moderne pour accomplir ce qui manque encore à la paix sociale. Il sera une fête chrétienne, c'est-à-dire d'allégresse pour le triomphe concret et continu des idéals chrétiens de la grande famille du travail. » ([^7]). #### II La seconde considération qu'inspire la nouvelle fête est suggérée par le choix de celui qui en devient le Patron : saint Joseph. Il y a là évidemment, une volonté providentielle. Toutefois, nous pouvons tenter de scruter, avec un affectueux respect, les motifs de Sagesse qui ont guidé un tel choix. Une première indication nous est donnée par la date de la publication de l'Encyclique *Divini Redemptoris,* promulguée par le Pape Pie XI, le 19 mars 1937, donc en la fête de saint Joseph : « *Nous mettons,* disait-il, *la grande action de l'Église catholique contre le communisme athée mondial sous l'égide du puissant protecteur de l'Église, saint Joseph. Il a laissé un exemple à tous ceux qui doivent gagner leur pain par le travail manuel, et a mérité d'être appelé le Juste, modèle vivant de cette justice chrétienne qui doit régner dans la vie sociale*. » ([^8]). Une seconde indication nous est fournie par Pie XII dans le discours par lequel il institue la Fête. 19:5 « *Aucun travailleur ne fut jamais aussi parfaitement pénétré* (*de l'esprit de l'Évangile*) *que le Père putatif de Jésus, qui vécut avec Lui dans l'intimité et la communauté les plus étroites de la famille et du travail.* » ([^9]) Une troisième indication nous est apportée par le nom même que Pie XII donne à cette fête : « Nous avons le plaisir de vous annoncer Notre décision d'instituer -- comme de fait, Nous instituons -- la fête liturgique de Saint Joseph artisan, en lui assignant précisément le jour du 1^er^ mai. » ([^10]) Si l'on réunit, comme en un faisceau, ces diverses indications, il semble bien que le patronage de Saint Joseph apporte essentiellement une invitation à remettre le travail à sa place dans le plan divin. La religion catholique n'est pas centrée en premier lieu sur le travail mais sur l'Amour : « *Dieu est Amour : celui qui demeure dans l'amour demeure en Dieu, et Dieu demeure en lui*. » ([^11]) La vie sociale n'est pas centrée en premier lieu sur le travail mais sur la Famille, et Pie XII marque bien que Joseph vécut auprès de Jésus dans l'intimité « *de la famille et du travail* ». La vie intérieure du travailleur n'est pas centrée en premier lieu sur le travail, mais sur le Christ Jésus et son Évangile ; et Saint Joseph est un modèle spécialement pour les travailleurs manuels parce que, lui-même travailleur manuel, il a pénétré plus parfaitement qu'aucun autre « *l'esprit de l'Évangile* »*.* Enfin, la vie professionnelle du travailleur qui, comme toute autre, a besoin d'être sanctifiée, ne s'identifie pas avec le seul travail industriel ou le seul travail salarié. Aussi le Pape a tenu à évoquer la condition historique de Joseph, qui était artisan. C'est à tous les travailleurs qu'il a confirmé le patronage de Saint Joseph. C'est Dieu qui crée. L'homme n'est qu'un modeste collaborateur. Il ne l'est que par la volonté de Dieu. C'est ce que résume dans une synthèse extraordinaire de densité la collecte de la nouvelle messe du 1^er^ mai : 20:5 « *Dieu, Créateur de l'Univers, qui avez imposé au genre humain la loi du travail, daignez nous accorder, grâce à l'exemple et à la protection de Saint Joseph, d'accomplir parfaitement le travail que vous nous fixez et d'obtenir la récompense que vous nous promettez. Par Notre-Seigneur Jésus-Christ.* » Désormais, chaque année, à l'offertoire de la messe du premier mai, tous les travailleurs qui aiment Dieu pourront, employeurs ou salariés, offrir ensemble, à l'imitation de Joseph, leur travail, et s'offrir ensemble au Père, par la médiation du Fils, dans l'unité de l'Esprit d'Amour, unissant profondément de cœur les classes réconciliées. Ainsi la fête sera vraiment « *une invitation annuelle à la société pour accomplir ce qui manque encore à la* PAIX SOCIALE ». #### III La troisième considération qu'inspire la nouvelle fête liturgique, c'est qu'elle protège le monde du travail contre les mensonges du communisme en le rétablissant avec fermeté dans les perspectives de la Foi, de l'Espérance et de la Charité. La fête de Saint Joseph artisan remet le monde du travail en face du Premier Commandement, de l'espérance théologale et de l'amour de Dieu. Le communisme, on le sait, s'est appliqué à persuader les membres de la classe ouvrière que ceux qui leur parlaient du Ciel ne pouvaient être que des hypocrites : « *L'homme fait la religion, et non la religion l'homme. La religion est la conscience de soi de l'homme, ou quand il ne s'est pas encore trouvé, ou quand il s'est déjà perdu. Or, l'homme c'est le monde de l'homme, l'État, la Société. Cet État et cette société produisent la religion, conscience faussée du monde parce qu'il est un monde faussé. La misère religieuse est à la fois l'expression de la misère réelle, et la protestation contre cette misère réelle. C'est le soupir de la créature accablée, l'âme d'un monde sans âme et l'esprit d'un monde sans esprit. C'est l'opium du peuple* ([^12])... » 21:5 Cette interprétation donnée de la religion par le matérialisme historique a contribué à développer chez les travailleurs une méfiance profonde à l'égard de la Foi. Ils ont été entraînés à considérer, sans réflexion plus poussée, qu'il y a nécessairement contradiction entre la promesse du bonheur du Ciel et la conquête de la justice sociale ici-bas. Ils ne voient pas qu'à l'inverse, c'est la grâce qui, dès ici-bas, est seule capable de rendre plus justes et plus aimants les employeurs comme les salariés. La réforme des mœurs, la charité et l'apostolat sont les impératifs premiers. « *Ils se trompent donc*, remarquait Pie XII, *ces catholiques promoteurs d'un nouvel ordre social qui soutiennent : tout d'abord la réforme sociale, puis on s'occupera de la vie religieuse et morale des individus* ([^13]). » Aussi, c'est à affirmer le primat des fins surnaturelles que concourent tous les textes de la nouvelle messe. Le travail y apparaît dans ses véritables perspectives, qui sont théologales. Dès l'Introït (Sag X, 17) il est parlé de la Sagesse qui donne aux saints le salaire de leur peine. L'Épître (Colos III, 14, 15, 17, 23, 24) affirme en son début « *Par-dessus tout, la Charité* » et montre ensuite que le travail, comme moyen de sanctification, conduit à une autre vie : « *Quel que soit votre travail, faites-le avec âme, comme pour le Seigneur et non pour les hommes, sachant que le Seigneur vous récompensera en vous faisant ses héritiers. C'est le Seigneur Christ que vous servez.* » Quant à l'Évangile, repris en partie par la Communion (Mat. XIII, 54, 55) il marque l'étonnement des Juifs qui observaient la Sagesse et les miracles du fils du Charpentier. Ainsi les fidèles du monde du travail sont-ils appelés à se considérer à leur tour comme fils adoptifs de Dieu, et cela avant de se considérer comme fils de charpentier ou de tourneur. 22:5 Par ailleurs la fête de Saint Joseph artisan remet le monde du travail en face du second commandement et des exigences de la charité fraternelle. C'est surtout dans le récent message radiophonique du 1^er^ mai dernier que le Saint-Père a insisté à ce sujet. Le rassemblement chrétien des membres de la classe ouvrière n'a pas une valeur de séparation et d'isolement, encore moins d'hostilité, à l'égard des autres classes. Elle a essentiellement une valeur d'apostolat auprès des non-chrétiens de la même classe. « *Parmi vous en effet se distinguent très nombreux et pleins d'enthousiasme, des représentants de travailleurs catholiques non seulement de toutes les parties de l'Italie, mais aussi de beaucoup d'autres nations, venues témoigner* NON PAS D'UNE IMAGINAIRE UNITÉ INTERNATIONALE DE LA CLASSE OUVRIÈRE*, mais de l'étroite* UNITÉ *des travailleurs* CATHOLIQUES*, comme membres de l'Église désireux de ramener au Christ tout le monde du travail qui Lui appartient comme tous les autres domaines de la vie sociale*. » ([^14]) \*\*\* LE PAPE PIE XI a institué la fête du Christ-Roi. Désormais, grâce au Pape Pie XII, la fête de Saint Joseph artisan ouvrira le mois consacré à la Sainte Vierge, et ce mois se terminera par la fête de Marie Reine. Ainsi se prépare dans la liturgie et aussi dans les cœurs, dans la Famille, dans la Profession, dans l'État et dans la Société des États, ce Règne Social de Jésus-Christ qui demeure le sens le plus profond de la doctrine sociale catholique ([^15]), et aussi le vrai sens de l'histoire. Marcel CLÉMENT. 23:5 ### Déclaration de paix QUE FAUT-IL FAIRE quand on est insulté et calomnié, collectivement et personnellement, par une publication que M. Dubois-Dumée, qui en fut et en est peut-être encore codirecteur, présente comme « *le plus grand hebdomadaire catholique d'opinion* »* ?* Mais d'abord, voici les faits. Le 11 mai 1956, *Témoignage chrétien* a publié deux articles qui peuvent retenir notre attention, puisqu'il y est question de nous. Le premier est l'éditorial intitulé *Sous le signe de la bassesse.* La bassesse, et pis que la bassesse, on va le voir, est imputable, indistinctement et sans aucune exception, à tous les « hommes de droite » : elle fait partie du « tempérament de l'homme de droite », elle est un « trait de caractère » chez lui, en compagnie de l'*ordure,* de l'*impudence* et de la *calomnie.* \*\*\* INSULTER une vaste catégorie de Français et exciter à la haine contre elle, à n'importe quel moment, et plus encore dans les tragiques moments que connaît présentement la patrie, dans la crise profonde que traverse le catholicisme français ([^16]) est chose particulièrement grave. D'autres penseront peut-être ou même iront jusqu'à dire que de telles insultes, de telles excitations devraient être vengées. D'autres estimeront qu'à cette polémique aux procédés si peu recommandables doit répondre une polémique légitime. 24:5 Je prie que l'on veuille bien comprendre ce genre de réactions si elles se produisent : elles sont difficilement évitables. Mais ce ne sont pas les miennes. A cette polémique, je veux tenter de répondre par autre chose qu'une polémique, même légitime. Regardons les choses en face, calmement, pour les analyser et les comprendre sans amertume ni colère. La colère est contagieuse : un effort vers le calme et la mesure le sera peut-être aussi. Ce n'est pas principalement parce que ces insultes et ces excitations nous visent que nous nous arrêtons pour les examiner. Nous en avons entendu d'autres. Nous nous y arrêtons parce qu'elles constituent un phénomène infiniment dommageable, qui transforme en divisions les diversités de tendances entre catholiques, et qui fait dégénérer ces divisions en batailles. A n'importe quel moment, et plus encore par les tragiques moments que nous vivons, il faut, dans une telle situation, chercher les moyens et les itinéraires de l'unité à retrouver. L'occasion de cet examen est venue nous interpeller et nous provoquer. Nous ferons un examen sur pièces, précis et circonstancié. L'autre méthode, honnête et permise, mais qui n'est pas la nôtre, consiste à parler de ces choses en termes tellement généraux et abstraits que les lecteurs cherchent vainement ce que l'on a voulu dire, et qu'ils sont aussi peu avancés que si l'on n'avait rien dit. Quant à nous, nous parlons au moins autant que les autres des « grands problèmes de notre temps » : mais nous les abordons à l'occasion des « petits faits vrais ». C'est, croyons-nous, une bonne précaution en nos temps trop idéologiques, c'est d'ailleurs la méthode de la chronique, et l'on y gagne au moins de savoir de quoi l'on parle. \*\*\* SANS Y TENIR EXAGÉRÉMENT, nous ne refusons pas l'étiquette de « droite » que l'on nous impose avec beaucoup d'insistance. Nous comprenons mieux pourquoi : on entend dire par là, dans « le plus grand hebdomadaire catholique d'opinion », que nous sommes bas, orduriers, impudents et calomniateurs. 25:5 Quoi ? demandera-t-on. *Témoignage chrétien* porte un tel « témoignage » contre les hommes de droite *sans aucune exception ?* Sans aucune exception. Voici le texte entier de cet éditorial : « Que la polémique soit une arme normale du combat politique, on serait naïf de s'en étonner. Notre journal lui-même passe pour n'être pas tendre avec les hommes dont il désapprouve les idées. Au vrai, ils nous rendent nos coups avec usure, et leurs chemins sont souvent plus tortueux que les nôtres. Mais que sert de faire l'effarouché ? Il faut accepter la règle du jeu. De la polémique à la calomnie et à l'ordure, il y a pourtant un abîme. L'ordure est toujours d'extrême-droite, écrivait naguère Mauriac. Si droite et gauche sont des tempéraments avant de devenir des politiques, il n'est pas étonnant que l'homme de droite et l'homme de gauche se distinguent par des traits de caractère. Jaurès, Jean Zay, Salengro, Léon Blum attestent que le trait noté par Mauriac est véridique. On peut reconnaître, en France, un homme de gauche à ce signe qu'il est accusé publiquement de trahison, et en privé de concussion. On ne sait ce qu'il faut surtout admirer : l'impudence des calomniateurs, ou la lâcheté de ceux qui laissent dire, se taisant, feignant d'être hors du débat. L'arme est d'ailleurs efficace. La calomnie persuade, pourvu qu'elle soit utilisée sans scrupule. Ses excès font sa force. Beau thème de méditation pour les chrétiens. Moraliser la vie publique est une de leurs tâches. Ils l'affirment. Nous l'affirmons. On en oublierait parfois que les bons sentiments ne suffisent pas à faire une bonne politique. L'occasion est belle de passer aux actes. On va nous dire : « Vous montrez le bout de l'oreille. La morale n'est pas votre seul souci ; vous avez pris parti ». Parbleu oui ! Nous ne sommes pas frères lais, mais laïcs. Il faut être fidèle à son personnage, et Grosjean fait rire quand il contrefait son curé. Nous avons pris parti sur la crise de la colonisation, et quelques autres problèmes, car tel est notre office. Or, notre position est proche de celle des hommes que l'on veut faire passer pour traîtres faute de pouvoir les convaincre d'erreur. On nous permettra de laisser à d'autres le rôle de Georges Dandin. » 26:5 Cet éditorial n'étant pas signé, conformément à l'usage nous en tiendrons le directeur de *Témoignage chrétien,* M. Georges Montaron, pour directement et personnellement responsable. L'occasion des griefs qu'il formule n'est pas très claire : on ne voit pas bien de quoi il parle, peut-être ne le sait-il pas trop lui-même. Mais quelle que soit l'occasion, il veut que tout homme de droite soit tenu pour un calomniateur impudent, ordurier et bas : cela du moins est très net. A côté de cet éditorial, le sommaire du numéro nous invite en ces termes à une lecture complémentaire : « La tension des esprits en France a des répercussions sur la presse catholique, et plus particulièrement sur sa présentation à la sortie des églises. C'est l'occasion pour certains de passer à l'attaque contre cette presse catholique. Georges Montaron répond à ces attaques (p. 4) ». Allons donc en page 4 : nous y sommes nommé. Dans le bloc indivisible de bassesse et d'ordure que constitue la droite, M. Montaron a discerné deux personnages particulièrement indignes : M. Lemaire ([^17]) et moi-même. Avant de citer intégralement cet article pour que le lecteur puisse juger sur pièces, je remarquerai que la tâche de la « presse chrétienne » dont *Témoignage chrétien* fait partie, s'y trouve définie comme « *une tâche d'éducation chrétienne à partir de l'actualité* ». 27:5 Fort bien. Je demande que l'on fasse ici une pause, et qu'avant d'aller plus loin, on revienne à l'éditorial de *Témoignage chrétien* qui vient d'être ci-dessus reproduit en son entier. Je vois bien que cet éditorial a été écrit *à partir de l'actualité.* Mais je voudrais que quelqu'un me montrât, texte en main, en soulignant les mots, en expliquant les phrases, *où* peut bien se cacher la *tâche d'éducation chrétienne* dans cette collection d'injures. \*\*\* EN PAGE 4, l'article de M. Montaron est intitulé : *Les démolisseurs à l'assaut de la presse catholique.* Étant, avec M. Lemaire, la seule personne nommée sous ce titre, j'en conclus que je suis un démolisseur éminent, un démolisseur en chef, ou un démolisseur exemplaire ; et que toutes les « bassesses », toutes les « ordures » qui sont énumérées dans l'article, j'en suis tout particulièrement coupable. Voici l'article de M. Montaron (c'est moi qui souligne, sauf les mots *jusqu'à ce jour,* à propos de *Notre Époque,* qui ont été soulignés par M. Montaron lui-même) : « Un nouvel assaut est déclenché contre la presse catholique. Le climat général leur paraissant favorable, des *groupes extrémistes* reprennent leur offensive. Nous retrouvons toujours les mêmes combattants : des hommes connus comme catholiques, MM. Lemaire et Madiran, des journaux d'extrême-droite et d'opposition au régime auxquels participent à côté d'athées bien connus quelques catholiques ([^18]) : « Aspects de la France », « Rivarol », « La Nation Française ». Les slogans restent les mêmes. 28:5 L'objectif également. Seules les méthodes ont varié. *L'action directe succède à la littérature et le dimanche matin des commandos saisissent des journaux aux portes des églises, les détruisent spectaculairement et malmènent quelque peu les vendeurs*. En même temps le clergé paroissial est invité à interdire la vente de la presse catholique dans les églises par respect pour les sanctuaires (!), mais surtout pour que les paroisses n'aident plus à la diffusion des journaux chrétiens. Tout ceci paraît fort habile. Les catholiques pratiquants n'aiment guère le scandale ou les bagarres et, bénéficiant d'une prudence mal comprise, ces *groupes politiques extrémistes* espèrent obtenir l'arrêt de la vente du journal objet des attaques. Ainsi pense-t-on faire cesser aujourd'hui la vente de « T.C. », demain celle de « La Vie Catholique » à laquelle succèderait « La Croix », puis « La France Catholique ». Hélas le piège est un peu gros et guère de paroisses s'y sont déjà laissées prendre. Il est vrai qu'il est si facile pour se faire une opinion d'identifier ceux qui causent le scandale. Aucun groupe d'action catholique n'a jamais l'avantage de compter sur leur dynamisme et même pour organiser les ventes de charité MM. les Curés ne peuvent bénéficier de leur concours. *Leurs préoccupations politiques priment toute action apostolique*. 29:5 Il y a quelques semaines, dans certains diocèses, il a été recommandé de ne pas vendre la presse catholique à l'intérieur des églises mais de préférence aux portes. *Aussitôt nos extrémistes de crier victoire !* Comme si les évêques de ces régions avaient cédé à leur pression. Comme si l'on avait mis hors de l'Église (avec un E majuscule) l'ensemble de la presse catholique. Voilà où conduit l'esprit *exclusivement politicien* incapable de comprendre des mesures qui n'ont rien à voir avec les jeux de la politique et qui sont seulement inspirés par une volonté de remise en ordre et des soucis missionnaires. Peut-être pensera-t-on qu'il faudrait plutôt retirer des églises les cierges électriques, les ventes d'images, de statuettes ou de médailles au goût artistique douteux, c'est possible. Encore que cela est en esprit inclus dans cette remise en ordre. Mais surtout cette décision nous rappelle dans les faits que la presse catholique doit servir aux chrétiens pour porter l'enseignement de l'Église, à l'extérieur. En tout cas, cela ne veut pas dire que le clergé se désintéressera des problèmes de l'information et de la diffusion de la presse chrétienne. Comment d'ailleurs un évêque pourrait-il ignorer la presse catholique quand tant de cardinaux et de papes l'ont recommandée ; quand le cardinal Mercier a écrit qu'elle était une « mission permanente dans les paroisses » ou que Pie XII a tant de fois parlé en faveur de son développement. Comment est-il concevable que l'Église de 1956 abandonne un tel moyen d'expression et un tel outil d'action sur l'opinion publique ? C'est un peu comme si on voulait nous faire croire que les évêques abandonnent l'éducation chrétienne. Or la presse chrétienne, comme l'école pour les jeunes, assume envers les adultes *une tâche d'éducation chrétienne* non pas à partir des mathématiques ou de la géographie mais *à partir de l'actualité*, qu'elle soit sociale, politique, familiale ou religieuse. Mais évidemment tout ceci est très loin des préoccupations des *politiciens extrémistes qui montent actuellement à l'assaut de la presse catholique.* Pour qu'ils puissent comprendre il leur faudrait une âme de bâtisseurs, or ils sont incapables d'avoir une autre action que négative. La naissance de l'hebdomadaire de M. Lesourd, « Notre Époque », en porte témoignage. Bien que, par la plupart de ses prises de position celui-ci *corresponde à certaines des préoccupations de ces groupes,* ses attitudes devant la vie politique ou économique étant loin d'être les nôtres, ceux-ci font la moue devant lui. 30:5 C'est que *jusqu'à ce jour* cet hebdomadaire a, par ailleurs, accepté la diversité souhaitée par la hiérarchie des journaux catholiques ; il ne prétend pas parler seul au nom de l'Église ; il ne mène pas campagne contre tel ou tel journal catholique. Je comprends alors le peu d'empressement de ces groupes à l'égard d'une publication en laquelle ils avaient espéré, comme j'approuve la presse catholique qui s'est refusée à critiquer « Notre Époque » bien que les actes passés de M. Lesourd, je pense à « L'Observateur Catholique », n'aient pas été sans nous inquiéter sur ce que serait son nouveau journal. La preuve en est faite à nouveau. *Ces extrémistes ont toujours été contre ce qu'il y avait de vivant dans l'Église,* *hier l'A.C.J.F., les Semaines Sociales, la J.O.C. ont été leurs cibles de prédilection.* Qu'ont-ils construit ? Aujourd'hui ils mènent assaut contre la presse catholique qui a fait tant de progrès en France ces dernières années. *Quel journal chrétien ont-ils réalisé ? Aucun*. *Ils en sont incapables.* Ce ne sont que des démolisseurs. » Tout est faux dans cet article. *Rien* ne m'y concerne. Rien ne m'y concerne, mais *tout* m'est personnellement, nommément imputé. Nous sommes donc ramenés à ma question initiale : que faut-il faire quand on est ainsi insulté et calomnié ? Voici en tout cas ce que j'ai fait. Je ne suis pas tellement sûr d'avoir eu raison. J'ai peut-être péché par faiblesse ou par naïveté. J'ai répondu à ces injures et à ces calomnies par une déclaration de paix. J'ai écrit à M. Montaron la lettre suivante : Monsieur le Directeur, Dans *Témoignage chrétien* du 11 mai (page 4) vous me nommez en compagnie de M. Lemaire, et ce sont les seuls noms de personne que vous mettez en accusation dans un article consacré aux « *démolisseurs à l'assaut de la presse catholique* ». 31:5 Vos lecteurs sont fondés à croire que toutes les imputations extrêmement vives et extrêmement graves contenues dans cet article s'appliquent d'abord et surtout à ceux que vous nommez. Je n'ai pas qualité pour répondre au nom de M. Lemaire, mais je le fais au mien. Je constate que ces imputations sont principalement : 1. -- un assaut contre la presse catholique ; 2. -- la destruction spectaculaire de journaux aux portes des églises ; 3. -- l'incapacité d'avoir une autre action que négative ; 4. -- le fait d'avoir crié victoire parce que dans certains diocèses la vente des journaux a été interdite dans les églises ; 5. -- le fait d'avoir toujours été contre ce qu'il y a de vivant dans l'Église. Je vous déclare que ces imputations sont absolument fausses et singulièrement injurieuses en ce qui me concerne. Je vous demande de préciser à quel titre j'ai été nommé à un tel propos. Si c'est par erreur et si ces imputations ne me concernent pas, il vous suffira de le dire dans votre journal pour que l'incident soit clos. Si au contraire, conformément à ce qui ressort apparemment de l'article, vous croyez que l'une ou l'autre de ces accusations est justifiée à mon égard, je vous propose et vous demande de vous en expliquer. A votre choix : soit dans *Témoignage chrétien* que vous dirigez, soit dans *Itinéraires* dont je suis le directeur. Je vous propose et vous demande de préciser vos griefs à mon sujet et de les comparer contradictoirement avec les réponses que j'apporterai. Je vous propose et vous demande d'organiser cette confrontation dans l'esprit de dialogue, de loyauté et de compréhension fraternelle qui devrait régner entre les catholiques français. Je vous suggère que nous comparions méthodiquement nos raisons plutôt que d'opposer des invectives. Dans l'incertitude, à l'égard de vos sentiments que font naître en moi les termes inattendus de votre article, je vous requiers conformément à la loi de publier intégralement la présente lettre dans le prochain numéro de *Témoignage chrétien,* à la même place et dans les mêmes caractères. Mais j'ose supposer et espérer que cette invocation de la loi est superflue, que vous publierez spontanément cette lettre et que vous donnerez une réponse positive à ma proposition. Veuillez agréer, Monsieur le Directeur, mes salutations distinguées. Jean MADIRAN. 32:5 Cette lettre est du 12 mai 1956. M. Montaron n'y a fait aucune réponse. Contrairement aux usages, contrairement à la loi, contrairement à mon droit le plus strict et à son devoir le plus certain, il ne l'a pas publiée dans *Témoignage chrétien.* \*\*\* AGISSANT AINSI, M. Montaron se place en dehors des rapports sociaux, il s'exclut de la communauté temporelle. Ou il croit m'en exclure, ce qui n'est pas mieux. Et ce qui comporte, en pratique, les mêmes conséquences violentes. Il se plaint que des adversaires politiques, probablement catholiques, aient déchiré son journal à la porte des églises. Cet excès que d'ailleurs il m'impute (alors que je n'y suis pour rien), il le provoque lui-même. Il se place dans une situation de violence et de guerre. Il refuse la discussion loyale. Il refuse de publier une lettre qu'il a le devoir de publier. Il refuse toute conversation. Il donne à entendre que quels que soient les arguments que l'on énonce, il ne les écoutera même pas. J'avais longuement cité M. Montaron dans le n° 2 d'*Itinéraires* (pp. 68-80) : moins pour le critiquer que pour lui poser des questions, lui demander des explications. Voilà donc la sorte de réponse qu'il me fait, en prenant bien soin, lui, au contraire, de ne citer ni une ligne ni un mot. Si j'ai mal jugé les idées de M. Montaron, mes propres lecteurs peuvent s'en apercevoir, parce que j'ai d'abord reproduit, et largement, ses propos. Tandis que M. Montaron me diffame devant ses lecteurs sans rien leur donner à lire de mes textes, et en allant jusqu'à refuser d'insérer ma réponse. 33:5 Il est inévitable que ce comportement non justifiable, *et en tout cas non explicitement justifié,* soit interprété par certains catholiques comme une volonté de guerre. Quand ils vont alors déchirer le journal de M. Montaron, ils pensent se trouver sur le terrain où M. Montaron lui-même a choisi de se placer ostensiblement. Si, contrairement aux apparences, qui sont fâcheuses, M. Montaron a des motifs raisonnables et pacifiques de traiter ainsi toute une catégorie de catholiques (qui est la catégorie la plus nombreuse, comme le P. Avril le reconnaissait dans *Témoignage chrétien* du 18 novembre 1955), alors qu'il prenne le temps et la place de le dire une bonne fois, publiquement et clairement. Mais, plus simplement encore, qu'il accepte donc le débat qu'on lui propose. Cela dissiperait bien des équivoques insupportables et calmerait bien des passions. \*\*\* TOUTES LES INJURES, toutes les calomnies lancées contre mes amis et contre moi, je les considère systématiquement comme des excès commis de bonne foi et résultant d'un malentendu. Je propose chaque fois aux hommes supposés sincères, qui ont commis ces excès, d'éclaircir les malentendus par une confrontation loyale. A leurs invectives, je réponds par une proposition pacifique. Si loin que nous soyons les uns des autres dans nos positions temporelles, nous sommes pourtant, nous sommes d'abord les fils d'une même Église, nous mangeons le même Pain au pied des mêmes autels. Nous pouvons, si nous le voulons, et Dieu aidant, nous comprendre les uns les autres. Nos différences, nos oppositions, si elles sont insurmontables -- encore faudrait-il examiner dans la clarté si elles le sont, et en quoi et pourquoi -- du moins devons-nous apprendre à les supporter : à les vivre en paix. C'est là le cas le plus difficile, mais peut-être le seul probant, où ceux qui nous regardent doivent dire : « Voyez comme ils s'aiment. » Mais aujourd'hui, évoquer ce qui devrait être la règle paraît une dérision. Et les spectateurs remarquent au contraire « les cris de haine » qui me sont lancés par d'autres chrétiens. ([^19]) 34:5 Profond mystère que celui de la haine. Depuis des mois, je suis placé en face de ce mystère et contraint à sa douloureuse méditation. J'accepte volontiers de subir cette haine, mais ce que je ne puis me résoudre à accepter, c'est qu'il y ait des hommes pour la porter en eux, dévorante, pour la nourrir de leur propre substance, pour consentir à ce lent suicide, qui défigure avant de tuer. \*\*\* IL NE M'EST PAS POSSIBLE de me dissimuler que c'est de moi qu'il s'agit, que c'est moi qu'ils détestent. Mais je suis prêt à m'effacer devant un autre interlocuteur. A m'effacer beaucoup plus facilement qu'ils ne l'imaginent, car tout cela me fatigue, et j'ai peut-être autre chose à faire. Quand la *Vie intellectuelle* insulte tous les « intellectuels de droite », en les traitant tous indistinctement de « cyniques qui ne croient plus à rien », je lève le doigt pour affirmer que je crois à ce que je dis et que la *Vie intellectuelle* peut trouver au moins en moi -- ce qui devrait lui faire plaisir -- un interlocuteur, un contradicteur attentif et convaincu. Quand *Témoignage chrétien* se plaint de n'apercevoir à droite qu' « ordure » et « calomnie », je fais remarquer que ce n'est pas vrai, et je me propose comme interlocuteur. Je vois bien que l'on me récuse avec tous les signes extérieurs du mépris. Mais alors, acceptez-en un autre -- *au moins un.* Si bas que l'on imagine ce que l'on nomme « la droite », il n'est pas vraisemblable, quoi que vous en disiez, que tous sans aucune exception y soient des êtres bas et vils, ne croyant plus à rien, n'ayant que la vocation de l' « ordure ». Il faut beaucoup de passion, d'emportement, d'aveuglement, et plus encore, pour imaginer cela, pour aller jusqu'à l'écrire et, l'ayant écrit, jusqu'à la maintenir. Voyons, voyons, il y en a bien un, tout de même, fût-ce un seul, parmi tous les catholiques qui de votre propre aveu constituent la très grande majorité du peuple chrétien en France, il y en a bien un qui n'est pas complètement indigne d'être traité en être humain et d'entendre une parole humaine en réponse aux paroles qu'il prononce. Vous allez partout répétant : « *On ne discute pas avec un Madiran.* » Bon. 35:5 Pour vous dispenser de « discuter » avec moi, vous chuchotez en tous lieux que je suis un affreux personnage sans foi ni loi, et vous finissez par vous en persuader. Mais alors, trouvez-en un autre. Que Madiran soit un rat visqueux est peut-être croyable : ce qui n'est pas croyable, c'est que les catholiques « de droite » le soient tous ; c'est que vous les traitiez tous comme vous traitez Madiran. Dans les sommaires d'*Itinéraires,* choisissez donc un autre interlocuteur, si c'est cela que vous voulez : Marcel Clément ? Thibon ? Salleron ? Ou alors vous voulez qu'il y ait dans le catholicisme français une coupure définitive et un ostracisme total ? Ce serait simplement comique s'il ne s'agissait que de nos personnes. Mais il s'agit du peuple chrétien que vous avez ainsi, en France, affreusement déchiré. Vous vous plaignez que des catholiques détruisent *Témoignage chrétien* à la porte des églises. De fait, d'autres moyens existent ou devraient exister pour l'affrontement des idées : mais précisément vous refusez ces moyens. Ceux qui déchirent *Témoignage chrétien* sont convaincus par votre attitude que vous ne voulez en aucun cas entendre raison : entendre leurs raisons, que nous exprimons. Si vous vous joigniez à nous pour substituer entre catholiques le dialogue à la polémique, ce climat de violence s'apaiserait de lui-même. Ceux qui déchirent vos journaux, vous les avez poussés à bout en les traitant comme des bêtes, en les insultant, en les méprisant, en les attaquant de toutes les manières, et en fermant toujours la porte à la seule chose qui serait raisonnable et pacifique : la comparaison méthodique des points de vue. C'est aussi pour surmonter ces divisions et pour les empêcher d'en arriver aux violences physiques que j'ai proposé qu'elles soient exprimées et enfermées dans le cadre d'un débat. Pour éviter ces violences, j'ai proposé que nous nous rappelions les uns et les autres que nous sommes d'abord fils de la même Église et que nous devons *dans cette pensée* comparer et opposer nos raisons. Le dialogue est une issue à l'état de profonde division où se trouve le catholicisme français. L'autre issue est celle qui consiste à nous exclure. Mais celle-ci est une issue illusoire, car vous n'avez pas le pouvoir d'opérer une telle exclusion. Vous existez et nous existons, c'est une situation de fait. 36:5 Nous proposons le dialogue et l'effort en commun pour nous soumettre à la parole du Souverain Pontife et à la prière de l'Église, dont nous étudierions ensemble, complémentairement ou contradictoirement, sous le contrôle du Magistère et de la Hiérarchie catholiques, le contenu et les conséquences. Vous refusez cette proposition. La question qui va alors vous être posée, *et point par nous,* sera maintenant : que voulez-vous donc ? \*\*\* L'ATTAQUE VIOLENTE de M. Montaron n'est pas une critique portant sur les idées, mais une agression contre les personnes. J'ai eu fréquemment l'occasion, depuis plus d'un an, de constater ce trait de mœurs actuel du catholicisme français : les agressions contre les personnes, faites au nom de la morale, y ont largement droit de cité ; et simultanément, les critiques visant seulement les idées, et réservant la bonne foi des personnes, y sont dénoncées comme un abominable « procédé ». Quand je critique par exemple la pensée du P. Villain comme l'on critique celle de Leibniz, on me répute infâme : et dans le même temps, si quelque publiciste de *La Croix* ou de *Témoignage chrétien* me traite d'imposteur et de misérable, on répute ce journaliste dans son bon droit. Il y a là un assez énorme renversement des valeurs, un véritable défi au bon sens et à la morale la plus ordinaire. Donc, M. Montaron attaque, et personne ne s'émeut de ses violences haineuses. Moi non plus d'ailleurs. J'ai tout de même le droit de l'inviter à analyser et critiquer mes idées plutôt que d'injurier ma personne. Je pourrais lui répondre sur le même ton : mais justement, je ne crois souhaitable pour personne de le suivre sur son terrain. Abstraction faite du caractère injurieux de son propos, je cherche ce qu'il contient d'intelligible. Et dans la confrontation des raisons, je voudrais, autant qu'il dépend de moi, élever le débat plutôt que l'abaisser. 37:5 M. Montaron m'accuse d'être contre ce qu'il y a de plus vivant dans l'Église : et il nomme l'A.C.J.F., les Semaines sociales, la J.O.C. Je voudrais bien savoir où il a pu prendre que je sois « contre ». Mais il me vient, à propos de son accusation, d'autres pensées, que je voudrais lui soumettre. \*\*\* MON PREMIER MOUVEMENT quand je vois désigner par exemple l'A.C.J.F. et la J.O.C. comme ce qu'il y a de plus vivant dans l'Église, est de contester cette hiérarchie des valeurs. Dans le cadre d'une comparaison et d'un classement que je n'ai pas instaurés, mais que je reçois (et que je reçois même en pleine figure), je remarque que la contemplation et la prière sont plus *vivantes* que l' « action », qui est leur fille. Tout ce qu'il peut y avoir de « vie » véritable dans les organisations actives provient de quelque chose qui est infiniment plus vivant encore : la vie de contemplation, de prière et de grâce que nous menons tous à un degré bien misérable, et que d'autres mènent à un degré éminent : par la communion des saints, nous avons part à ce trésor de « vie ». Dans l'Église, et au regard de l'Église, le Carmel et la Trappe (par exemple) sont *plus vivants* que l'A.C.J.F. et la J.O.C. Je le crois et je crois que l'Église le croit. Nous aurions là un sujet de méditation, voire de discussion, plus fructueux que la dispute cherchée par M. Montaron. Sa vue de la *vie* dans l'Église me paraît sommaire et superficielle. Il situe le plus vivant du côté où il n'est pas. Je pense que la J.O.C. et l'A.C.J.F. ne se donnent pas elles-mêmes pour ce qu'il y a de plus vivant dans l'Église. Elles sont utiles, voire indispensables : elles le seront d'autant plus qu'elles professeront une hiérarchie des valeurs conformes à la vérité. Le Jociste que sa vocation propre conduit à la Trappe ne déserte pas, *il ne va pas à une diminution mais à un accroissement de vie pour lui et pour nous*. Il serait bon, s'il lit *Témoignage chrétien,* qu'il y trouve une confirmation de cette vérité très certaine, plutôt qu'un propos qui risque de l'en détourner. \*\*\* ET CELA encore reste trop superficiel et trop abstrait. Mon second mouvement, en continuant à méditer le propos de M. Montaron, est de m'apercevoir que ce qu'il y a de plus vivant dans l'Église n'est pas une chose, ni une organisation, ni un état, ni une idée, mais une Personne. 38:5 Cette vérité que nous connaissons bien, que nous croyons trop bien connaître, nous l'oublions et nous la renions à chaque instant. Le Christ est ce qu'il y a de plus vivant mais aussi de plus invisible dans l'Église. Et nous allons chercher « ce qu'il y a de plus vivant » dans ce qui est plus visible à nos yeux. Nous trouvons toute sorte de moyens pour ne pas penser d'abord au Christ. Spontanément nous nous détournons. Et souvent il nous faut un long effort de réflexion et de recueillement pour Le retrouver. J'écris ces lignes en ce jeudi 31 mai, et la messe de ce matin est justement celle du Très Saint Corps du Christ, dont la fête sera solennisée dimanche prochain. Cette fête et sa liturgie, comme toutes les fêtes et toute la liturgie de l'Église romaine, est destinée aussi à notre instruction. Et l'Évangile de ce matin nous dit selon saint Jean : « *Comme le Père qui m'a envoyé est vivant, et que moi je vis par le Père, de même celui qui me mange vivra aussi par moi*. *C'est ici le pain qui est descendu du ciel. Ce n'est pas comme la manne que vos pères ont mangée, après quoi ils sont morts. Celui qui mange ce pain vivra éternellement.* » En désignant autre chose que le Christ comme ce qu'il y a de plus vivant dans l'Église, M. Montaron fait du langage un mauvais usage. Il décrit l'Église comme une société naturelle, où le plus *vivant* serait telle ou telle organisation humaine qu'il préfère. Qu'il préfère pour quels motifs ? La mise au jour, noir sur blanc, de ces motifs, serait instructive pour tout le monde, et d'abord pour lui. En prenant conscience de ce qu'il écrit, et de ce qu'il propage dans les églises, M. Montaron serait sans doute amené à regretter de l'avoir écrit, et à le regretter publiquement. Car son propos *implique que dans l'Église le laïc est au-dessus du clerc et l'humain au-dessus du divin.* A débattre de telles considérations, à rechercher et méditer ensemble ce qu'il y a de plus vivant dans l'Église, nous pourrions y gagner un enrichissement spirituel réciproque et un approfondissement pour les spectateurs d'une telle confrontation. Nous nous efforcerions en commun de situer et de voir chaque chose à sa vraie place, ce qui ne serait pas sans utilité à cette heure de confusions et de ténèbres. 39:5 *Ce qu'il y a de plus vivant dans l'Église :* M. Montaron a imaginé là un bon thème d'enquête et de débat, propre à nous faire reprendre conscience des réalités fondamentales de notre foi, et conforme à ce qu'il appelle « une tâche d'éducation chrétienne à partir de l'actualité ». Veut-il que nous menions ensemble cette enquête, qu'ensemble nous organisions ce débat ? Je l'avertis que je ne place ni l'A.C.J.F., ni les Semaines sociales, ni la J.O.C. au rang de ce qu'il y a de plus vivant dans l'Église. Et encore moins la presse catholique, même supposée parfaite. Au nombre des réalités les moins vivantes, je range les journaux et publications, et *Témoignage chrétien,* et M. Montaron, et moi-même. Mais j'attacherais du prix à connaître l'avis de M. Montaron là-dessus. \*\*\* NOUS AVONS SOUVENT L'IMPRESSION, en lisant *Témoignage chrétien,* que la prière et la grâce n'ont pas la première place dans la représentation que ce journal fait du christianisme. Nous avons l'impression qu'il propose un système ressemblant beaucoup au christianisme, mais naturalisé, mais laïcisé, mais humanisé. Bien sûr, nous n'offrons tous que des images imparfaites de notre foi. La confrontation et le dialogue, qui sont pour les journalistes l'équivalent de la correction fraternelle, nous permettraient de mieux nous en apercevoir. \*\*\* TOUTES LES PROPOSITIONS DE PAIX qui précèdent, même repoussées par ceux qu'elles concernent, sont maintenues. Quand ils voudront la paix ils nous trouveront. Nous en avons à leurs raisons ; nous en avons à leur pensée. Leur pensée et leurs raisons nous intéressent infiniment plus que leurs grimaces et leurs invectives. Je n'irai pas jusqu'à dire que ces personnages, dont M. Montaron est un exemple éminent, nous les aimons spontanément, d'affection naturelle et sentimentale. Mais nous essayons de les considérer comme Dieu veut qu'ils soient considérés, et d'aimer en eux la créature de Dieu baptisée et rachetée. 40:5 Nous ne les traitons pas, nous ne les traiterons jamais comme ils nous traitent ; nous ne les traitons pas, nous ne les traiterons jamais comme des bêtes, mais comme des êtres raisonnables, c'est-à-dire capables de raison un jour ou l'autre. Qu'ils ne nous le rendent pas ne change rien à notre attitude. Car ce que nous faisons à leur égard, ce n'est pas pour eux que nous le faisons. \*\*\* MAIS pour la clarté et la progression de la réflexion, j'ai fait comme si M. Montaron avait parlé de ce qu'il y a de *plus* vivant dans l'Église. En réalité, il a écrit une chose infiniment plus effrayante. Il a écrit *vivant,* c'est tout, sans plus ni moins. Il a écrit : « *Ces extrémistes ont toujours été contre ce qu'il y avait de vivant dans l'Église : hier l'*A.C.J.F.*, les Semaines sociales, la* J.O.C. *ont été leurs cibles de prédilection.* » Pour M. Montaron, il y a, *dans* l'Église, *ce qui* est *vivant,* et il dit quoi. Il y a donc aussi ce qui est mort, dont il ne parle pas. Je crois alors comprendre pourquoi ce malheureux s'est fait insulteur furibond, et pourquoi il est si peu pacifique. Pour lui, pour ses lecteurs, je lui renouvelle mes propositions de dialogue**.** Je lui propose d'essayer ensemble, à la mesure de nos moyens, de découvrir et de dire aux Français ce qu'il y a de VIVANT dans l'Église, et ce qui fait cette VIE, et d'où elle vient**.** Je lui tends la main. \*\*\* MAIS ATTENTION : je ne lui tends pas la joue gauche. Ce n'est pas le cas où il convient de la tendre. Je lui tends la main pour que nous puissions dissiper les erreurs qu'il professe et qu'il propage ; et dans la pensée que je nourris peut-être des erreurs symétriquement opposées, qu'il m'aidera à discerner. Je ne tends pas la joue gauche parce qu'il s'agit d'autre chose que de moi et que je n'ai pas le droit de laisser diffamer les idées qu'il diffame. 41:5 Je n'ai pas le droit de laisser s'accréditer que défendre le primat de la contemplation sur l'action, du spirituel sur le temporel, de la réalité divine de l'Église sur ses organisations humaines, soit comme il le prétend le fait d'un « esprit exclusivement politicien ». M. Montaron doit s'en expliquer. Il doit s'en expliquer dans la paix. Il doit s'en expliquer contradictoirement. Il a tout à y gagner. Il ne risque d'y perdre que la face, ce qui est sans importance pour un chrétien : néanmoins nous veillerons à lui éviter que cette disgrâce superficielle soit trop éclatante. Un refus motivé de sa part appellerait l'examen public de ses motifs. Un refus non motivé, venant après ce qui vient de lui être dit en détail, serait une autre manière de lever toute équivoque. On aura compris, mais je précise, que ce discours s'adresse aussi bien à tous ceux qui se sont mis dans le cas de M. Montaron. Jean MADIRAN. 42:5 ### Grandeur de la Contemplation Sous ce titre : *Grandeur de la Contemplation,* un auteur spirituel inconnu, dont je sais seulement qu'il est professeur dans un lycée français, vient de faire paraître un ouvrage que je n'hésite à proclamer le plus profond et le plus perspicace qu'il m'ait été donné à lire depuis longtemps. En un temps où tant de prêtres et de laïcs n'ont d'autre souci que l'*action* et singulièrement l'action collective sur « les masses », l'auteur nous ramène à l'unique source de la vie chrétienne : *la contemplation* de Dieu et des mystères de l'amour divin. Une seule chose est nécessaire, *unum est necessarium *: contempler Dieu. L'Évangile le dit d'une manière expresse. Nulle part ailleurs dans le Livre sacré, nous ne voyons le Christ s'exprimer plus énergiquement. Marie a choisi *la meilleure part,* qui ne lui sera jamais enlevée. Les grands écrivains spirituels sont unanimement d'accord sur ce point : sans la contemplation, aucune action ne vaut ; sans la surabondance de la contemplation, l'action la plus abondante se transforme en un torrent qui se dessèche et meurt. La primauté de la contemplation sur l'action qui constitue la pierre d'angle du Christianisme, inclut un corollaire essentiel dont l'importance est communément sous estimée aujourd'hui que les Chrétiens, à l'instar des États et des peuples, sont despotiquement soumis à la hantise du Collectif : si la contemplation est première, elle se fonde sur la relation de l'âme solitaire à Dieu. 43:5 Le rapport de l'âme seule à Dieu seul, par l'intermédiaire de l'Église qui n'est autre, selon l'expression de Bossuet, que « Jésus-Christ répandu et communiqué », c'est-à-dire Dieu lui-même, est celui qui soutient tous les autres. Sans cette pénétration de Dieu, par son enseignement et par sa grâce, *au centre* même de l'âme *individuelle,* le Christianisme n'est qu'un habit, un revêtement, une couleur plaquée sur l'être humain qui peut à toute occasion être remplacée ou recouverte par une autre. La contemplation seule ne pourra jamais être enlevée. Il est urgent d'insister là-dessus. « C'est une des victoires du marxisme, écrit justement l'auteur, et peut-être la plus grande parce que la plus pernicieuse, que d'avoir égaré des esprits chrétiens et, hélas !, parfois des prêtres, en les absorbant dans des préoccupations sociales qui leur masquent le vrai Royaume. Déviation subtile mais réelle, très dangereuse parce que la plupart des intéressés croient agir par charité. » En bien des endroits de la terre, et particulièrement dans l'Église de France, souligne-t-il, le Christianisme est en proie à « l'hérésie du Social » qui méconnaît la parole divine : « Mon royaume n'est pas de ce monde ». Comme l'écrivait Romano Guardini, « on a trop dit du Christ qu'il était l'ami des hommes, le philanthrope plein de bonté. Notre temps a une prédilection pour les œuvres sociales et caritatives. Il a donc voulu voir en Jésus le grand réformateur social. *Mais cette vue est fausse.* Il est à cent coudées du social au sens naturel du mot. Il vise l'homme et ses relations avec Dieu. Jésus cherche l'homme et le place devant Dieu ». La socialisation du Christianisme a été si loin de nos jours qu'à lire certains auteurs religieux contemporains, le prêtre, l'Église, l'Évangile ne sont plus les intermédiaires entre l'homme et Dieu, mais entre l'homme et l'homme. L'auteur en cite de nombreux exemples. Ce Christianisme ne place plus l'homme devant Dieu, mais devant sa propre image, projetée et agrandie sur l'immense océan du Collectif où l'homme s'exalte et se divinise insidieusement. 44:5 Ce Christianisme n'est plus axé sur le renoncement à soi-même et sur l'abandon à la volonté du Père, mais sur la revendication de « la dignité de la personne humaine » et sur l'installation, vaguement teintée de religiosité, dans la vie présente. Il ne s'agit plus d'introduire Dieu dans son âme mais de s'occuper activement d'autrui, d'être « engagé » partout : dans le sport, dans les mouvements de jeunesse, dans les groupes syndicaux, dans les partis politiques même hostiles à la Foi, dans les questions internationales, dans les problèmes du colonialisme, que sais-je encore ? Le chrétien moderne ne se soucie plus de son âme. Il a honte de rentrer en lui-même, dans le sanctuaire intérieur où il retrouve Dieu par la contemplation. Cette conversation intime et secrète de l'âme avec Dieu lui semble une « désertion ». Pourquoi passer tant d'heures devant le Saint-Sacrement, disait un prêtre à une contemplative, alors qu'il y a tant de bien à faire au dehors ? L'expression est typique. Un bon nombre de chrétiens modernes ont dépassé le stade dit « bourgeois » du Christianisme où l'âme exsangue et privée de la nourriture de la contemplation abrite son anémie spirituelle sous la carapace de la présence à la messe d'onze heures hebdomadaire. Leur « progressisme » a troué ce rempart protecteur du rite qui protège encore l'étincelle sous la cendre. Ils se déversent au dehors*.* Ils s'extravasent. Et faute de l'aliment d'une contemplation toujours plus intérieure et plus jaillissante, ils ne voient plus Dieu en eux-mêmes, ils ne le saisissent même plus dans autrui, ils n'appréhendent plus que l'homme dans l'homme. Leur Christianisme s'est dégradé en humanisme. Une telle dévaluation est fatale. Il n'y a peut-être pas de déviation plus pénétrante, plus profonde et plus nocive pour le chrétien que la poursuit de la charité *pour elle-même.* La charité n'est vertu *théologale* que *reliée à Dieu.* On rougit de rappeler cette évidence. 45:5 Dès que l'amour pour autrui ne passe plus par l'amour de Dieu, il tourne en philanthropie, en action sociale laïcisée, en solidarité, et, à la limite, en communisme ou en activité « communautaire » prétendument chrétienne. Le prochain ne doit pas être aimé pour lui-même mais pour Dieu. L'amour chrétien a Dieu seul pour objet et c'est dans la mesure où il atteint Dieu qu'il atteint le prochain. Il est rigoureusement impossible d'aimer le prochain pour lui-même, car le prochain n'est rien s'il n'est rattaché à Dieu dont il dépend jusqu'à la racine. Aimer le prochain pour lui-même n'est qu'aimer un fantôme, une image, une idée. Détaché de Dieu et de l'amour de Dieu, le prochain n'est plus *un être réel.* Il n'est plus une *présence* effective. Il s'est mué en *représentation* impersonnelle et collective. Ce n'est plus Pierre ou Paul en chair et en os qui est aimé, mais la catégorie sociale à laquelle Pierre ou Paul appartiennent. On en arrive de la sorte à aimer non pas tel ouvrier, mais l'ouvrier, non pas tel Juif, mais le Juif, non pas tel Arabe, mais l'Arabe, non pas tel homme, mais l'homme. « Les droits de l'homme » évacuent le droit imprescriptible de Dieu à être aimé *par-dessus* toutes choses. Avec une grande fermeté doctrinale et psychologique, l'auteur de *Grandeur de la Contemplation* écrit : « On en arrive aujourd'hui à taxer d'égoïsme celui qui meurt à soi-même pour Dieu et pour son prochain. Le grand commandement se réduit pour beaucoup de nos contemporains à sa seconde partie : tu aimeras ton prochain. Ils oublient qu'il n'a plus de sens (du moins plus aucun sens chrétien) sorti de ce tout qui est l'amour de Dieu. On aime son prochain pour lui-même parce qu'on se retrouve en lui, parce qu'on s'aime. Les païens en faisaient autant. Aimer son prochain comme soi-même veut dire l'aimer pour Dieu, car nous ne devons nous aimer que pour Dieu ! » Songeant sans doute à la plaie qui s'étale et suppure en son pays, l'auteur ajoute : « Un des grands maux du progressisme est la négligence dans laquelle on tient son propre salut. Il est courant de voir tancer d'égoïsme et de bourgeois celui qui pense que la première affaire est son propre perfectionnement. 46:5 Il paraît que l'on ne se sauve qu'en s'occupant des autres. Communions, oraisons, prières ne valent pas les camps de vacances ou les réunions politico-sociales chrétiennes. Un collectivisme abusif et étouffant vide l'âme de toute vie intérieure. » Je ne puis penser à Dieu à la messe, me disait quelqu'un, je suis ahuri par les commentaires qu'on m'impose. La prière individuelle doit disparaître, dirait-on parfois. Le marxisme remporte là une belle victoire en tuant l'âme humaine. » Il est temps, il est plus que temps, en face de cet amour et de cette action « communautaires » qui monte parallèlement à la propriété « communautaire », de revenir à l'obligation qui nous est faite dans l'Évangile de « prier le Père dans le secret ». Le Christianisme n'est social que s'il est *d'abord* individuel. Dieu veut que notre charité s'exerce *d'abord* envers nous. Mais ce retour à la contemplation, au seul à seul avec Dieu, inclut une terrible exigence devant laquelle les âmes renâclent : l'immolation de soi. L'action authentique ne commence que si le chrétien s'efface totalement devant Dieu pour laisser agir Dieu. Marcel DE CORTE, professeur à l'Université de Liège. O. BRUNO-SOREN, *Grandeur* de *la Contemplation,* un volume de 325 pp., prix non indiqué, Luçon, Vendée, France. L'ouvrage est muni de l'Imprimatur. Il contient la plus belle anthologie de textes mystiques que je connaisse. 47:5 ### Le conte de l'Annette IL Y AVAIT UNE FOIS un pauvre homme de campagne, métayer du château. La métairie n'était pas de ces bien grandes, bien bonnes : des pacages de cailloux où l'on voyait courir le cri-cri, des terres à sablons, fumées au fumier d'alouette. Ce métayer n'avait qu'une fille, mais pour faire vivre sa fille, sa femme et lui, qu'il s'en voyait, cet homme. Les années ont passé, l'une poussant l'autre. Ceux de la métairie ont vécu. Puis sont venues à la file quatre années mauvaises. Le métayer s'est mis dans les dettes. Il lui a fallu des avances pour acheter les semences. Il a dû de l'argent au seigneur. Et ce seigneur était un homme souvent dans le vin, jamais dans la crainte de Dieu. Un homme sans mœurs. Qui aurait dû vivre dans les villes. Là on trouve des dames comme dans la chanson : Dessus le pont, j'ai vu-t-une jeune dame. Entre ses mains porte une fleur de rose. -- Dame dites-moi, que voulez-vous de la rose ? -- Deux cents écus, et autant de la dame ! Lui, aux champs, il se passait de donner ses écus. Tout devait aller selon son bon plaisir. Les femmes, les filles dans le pays redoutaient son abord plus qu'elles n'eussent fait d'un serpent. Il se riait de leurs larmes autant qu'un petit canard des gouttes d'eau qui lui roulent sur l'aile. Le rire, l'ordure, la rage. \*\*\* Le métayer a vu grandir sa fille. On la nommait Annette, cette petite. Jolie comme un petit bouquet. Et elle allait sur ses quinze ans. Voyant cela, lui, le père, il l'a menée plus rudement, en homme qui ne badine point. Toujours un mot à la bouche contre les filles : 48:5 Filles, lentilles, pain chaud La ruine de l'oustau ! L'Annette, il ne la laissait même plus aller à la branche morte. Et pour la remplacer au bois ou dans les terres il avait acheté une ânesse, -- ce qui l'avait mis du reste un peu plus dans les dettes, -- une bête mais vaillante comme l'abeille, réveillée comme cinq sous. Il l'a appelée Annette, cette ânesse, comme sa fille. Peut-être, -- on se l'est demandé ensuite, -- parce qu'il voyait de loin venir les choses. \*\*\* Un peu de temps a passé. L'Annette fille ne sortait plus guère. Mais il lui fallait tout de même aller à la messe le dimanche, aux enterrements aussi de la parenté ; et à l'herbette, enfin, pour la biquette. Un jour, par un de ses hommes, le seigneur fait dire au métayer qu'il eût à monter au château. L'autre y va, d'un pied froid. Se grattant le nez, penchant la tête. Plus coq saigné que coq claironnant. -- Ah, te voilà ? lui dit d'entrée le seigneur. -- Il avait une grosse voix sonnante comme s'il parlait dans une cruche de fer battu. -- J'ai fait regarder à ton compte. Tu me dois cent soixante écus. Je ne peux plus laisser traîner ça. Ou tu me les apportes, ou je fais main basse sur toi. -- Mais, seigneur, cent soixante écus ! Où voulez-vous que je les prenne ? -- Ha, ce sont tes affaires ! Tu vas les mettre sur cette table ; sinon, ce soir je te fais mettre en prison. -- Seigneur, il y aura bien du délai ? -- Plus de délai pour toi qui m'as tant lanterné. Je dis à mes sergents de te jeter dans ma grosse tour. -- Grâce, seigneur : je m'acquitterai pieu à peu ! -- Je ne vois qu'un moyen pour toi de t'acquitter : donne-moi ton Annette, qu'elle vienne en service au château. -- Mon Annette, qui m'est de si bonne aide ! Qu'est-ce que nous ferions sans elle ? -- Écoute, assez de paroles ! Je suis bon prince : tu m'amènes ton Annette, moi, je te remets ta dette, et ta métairie par-dessus. -- Ça vaut bien qu'on y pense. Vous me feriez un papier ? *Contre le service d'Annette.* 49:5 -- Son service jusqu'à ce qu'elle ait cessé de m'agréer. -- Je remets au Pierre de la Borde-Basse, et ses dettes et sa métairie. -- *Pour qu'il en jouisse en toute propriété sans empêchement aucun.* Mais, à la nuit, tu amènes l'Annette. Vous entrerez tous les deux par la poterne. Et tu la laisseras dans la salle basse, près de la grosse tour. -- Dans la salle ? -- Dans la salle ! Le métayer se fait remettre le papier, dûment signé et redescend chez lui, la crête haute. \*\*\* « Femme, j'ai passé un contrat avec le seigneur du château. Plus de dettes, et la métairie sera nôtre. » -- Ho ! Comment ça ? -- Annette ! Annette ! La petite arrive. Il leur montre le papier. Il leur dit ce qu'il porte. Voilà la mère aux cents coups, voilà la fille aux larmes. On ne s'entendait plus dans la maison. -- Mais, dis, ce n'est pas vrai ? Tu as vendu la petite ? -- Ho, moi, jamais je n'irai ! Je le hais comme un crapaud, ce seigneur à grosse panse. Plutôt que de monter au château, je me jetterai dans le puits ! Sans s'amuser à leur répondre, le métayer va sur la porte. Et là, mais sur un autre ton, d'une grosse voix sonnante, il crie derechef : -- Annette ! Annette ! L'ânesse arrive. Il jette l'œil sur Annette-fille, le reporte sur Annette-ânesse, et, comme elle vient à lui, il lui flatte l'encolure. -- Salut, salut, brave bête ! Dis à ces femmes de te donner l'avoine : que ce soit même aujourd'hui un double picotin. Sa fille, aussi sa femme, comprenant qu'il y avait quelque anguille sous roche, le regardent, arrêtent les cris, sèchent les larmes. Et lui, sans plus un mot, prenant sa bêche, va donner une façon à un carreau du jardin où il veut planter les choux. \*\*\* Il attend la nuit noire, puis part avec l'Annette. Au château il trouve la poterne ouverte, il entre, puis fait entrer l'Annette-ânesse dans la saille basse, referme la porte et s'en va. 50:5 Au bout d'un temps le seigneur arrive à cette porte. -- Pour quelque cri ou quelque vacarme qu'on entende, dit-il à ses valets, je défends qu'on vienne et qu'on me dérange : vous m'entendez : je le défends ! Les autres s'éloignent, vont passer la consigne à tout le monde. Ils ne la recevaient pas pour la première fois. Le seigneur donne deux tours de clef, pousse les verrous. Puis voyant remuer le rideau de l'alcôve, de sa grosse voix sonnante, il chante vite : « Annette ! Annette ! » Ho, mais alors !... Il a cru, le malheureux, avoir affaire au diable. Le diable apparu sous forme de quelque bête noire, à cornes dressées, relevées, qui montrait en brayant, beuglant, une denture épouvantable. Un griffon, mais plus enragé qu'un âne rouge devenu frénétique ; la bête pharamine elle-même. Le seigneur, dans son épouvante, en a perdu le sentiment. Il est tombé le nez sur la dalle. La bête l'a piétiné, foulé, traîné, frotté. -- Il faut dire que l'Annette-ânesse avait humé à la cheminée, placé devant la braise, un saladier de vin chaud. Elle y avait mis le museau, et elle avait trouvé ce vin chaud si bon qu'en trois goulées elle lui avait fait un sort. Après cela, déchaînée, endiablée ! Et donc, la nuit s'est faite de ce tête-à-tête : d'une part le seigneur assommé d'un coup de sang, de l'autre l'ânesse saoule qui ne savait plus que caracoler, ruer et braire. Trois fois il a voulu se mettre sur son séant, se traîner vers la porte : trois fois, d'une ruade, elle l'a recouché sur la dalle. Les valets ont bien jugé un peu violent le remue-ménage, mais raison de plus pour se tenir à l'écart. \*\*\* C'est seulement au matin que le seigneur est venu à bout de ramper jusqu'à la cour. Une gardeuse de dindons l'a trouvé gisant sur le pavé, quasi sans vie. -- Qu'on me porte dans un beau lit blanc, je n'y resterai pas longtemps ! Puis il a dit encore : -- Qu'on fasse main-basse sur le métayer, le Pierre ! Qu'on le pende haut et court. Le métayer s'est défendu comme un beau diable. 51:5 -- Moi ! mais moi, j'ai mon papier qui m'innocente ! Seigneur, je n'ai fait que vous obéir. L'Annette, dans mon idée, ce ne pouvait être que mon ânesse, qui est de si bon service. -- Fais ton simple, a dit le seigneur. -- Je l'ai amenée. J'ai fait tout ce qu'il m'était commandé de faire. Je suis blanc de ce qui est arrivé comme le pauvre agneau qui vient de naître. -- Oui, pauvre agneau, va donc ! Tu mériterais d'être pendu ! Mais tu me trouves à ton avantage, maintenant que le chapelain est près de moi. Le seigneur avait grand-peur du diable, après son épouvantable nuit. Et il se sentait guetté par la camarde. De sorte que le métayer s'en est sauvé, braies nettes. Il a pu retourner chez lui et faire vie qui dure avec sa femme, sa fille, -- sans parler de l'autre Annette, l'ânesse. Et le bonheur, c'est bien d'être dans sa maison, avec sa femme, ses enfants, se suffisant du bien qu'on travaille. Que serait-ce, si ce n'était cela ? Henri POURRAT. 52:5 ### Au fil des jours AU FIL DES JOURS l'Église enseigne, nourrit, console ; elle donne un aliment spirituel quotidien non seulement par le saint sacrifice de la messe et l'Eucharistie, mais par le choix des lectures qu'elle propose à notre attention et celui des saints qu'elle célèbre. La suite des fêtes de l'année est comme un catéchisme annuel où est rappelé non seulement à l'intelligence, mais à la charité, à la mémoire des bienfaits de la Providence, toute l'histoire de la Rédemption et la manière dont les saints ont su profiter des mérites de Jésus Christ. Aussi n'est-il pas besoin de méthodes compliquées pour trouver les sources de la vie spirituelle. Un peu d'attention à ce que fait l'Église chaque jour suffit ; sa fonction essentielle est de prier car c'est par la prière que Dieu nous associe à son action et que nous « *participons à sa causalité* », comme dit Pascal. La prière est donc le moyen essentiel de toute action ; elle est la fonction essentielle du prêtre. La prédication même vient après, suivant la parole des Actes des Apôtres ; les Douze établirent des diacres « *pour servir aux tables* », « *et nous* », dirent-ils, « *nous serons tout entiers à la prière et au ministère de la parole* ». 53:5 Les difficultés du temps présent et les idées fausses font qu'il n'est pas toujours gardé un juste équilibre entre la prière et les nécessités de l'action extérieure ; et bien entendu les laïcs le gardent encore moins bien que le clergé. Combien de familles chrétiennes font-elles la prière du soir en commun ? Pourtant elle est presque toujours possible avec les enfants réunis, tandis que la prière du matin ne l'est guère à cause des heures différentes du lever des membres de la famille. Et le « *benedicite* », et les grâces ? prières si courtes, si faciles et essentielles à la sanctification d'actes nécessaires à la vie ? Ces pratiques sont, dans l'éducation, le meilleur moyen d'apprendre aux enfants à se rappeler la présence de Dieu. Le père de famille a un pouvoir sanctificateur sur les siens, grâce conférée par le sacrement de mariage. La prière du soir en commun est un moyen pour le père de famille de donner l'exemple de la prière et d'*assurer à tout le monde le temps de la faire.* Car la prière est très certainement l'acte essentiel de la journée. Le « Notre Père... » enseigné par Notre-Seigneur en est la base, et pourrait suffire à la méditation. CAR LES AUTEURS SPIRITUELS ont tous conseillé la méditation et beaucoup ont donné des méthodes très différentes en apparence et très semblables au fond, car il n'y a qu'une spiritualité qui consiste à imiter Jésus-Christ selon sa condition et ses moyens. Jésus est l'exemplaire éminent de la vie spirituelle, Verbe éternel fait homme, vivant en présence du Père dans l'union du Saint-Esprit. Il nous a par ses propres paroles invité à cette vie d'union à Dieu et nous en a laissé les moyens sans en exclure personne. Comme en Jésus, la vie spirituelle commence, continue et finit par l'exercice de la présence de Dieu. 54:5 Méditer est un moyen de s'habituer à cette présence. Le plus simple est de faire ce que fait l'Église et de suivre le cours de ses fêtes. Nous avons été pendant plusieurs mois l'hôte d'une maison religieuse où l'on donnait chaque jour un sujet de méditation. Nous nous souvenons qu'un certain jour ce fut le mystère de l'Annonciation qu'il fut indiqué de méditer et ce jour était celui de l'Invention de la Sainte-Croix. Tous les jeunes gens de cette maison servirent chacun quatre ou cinq messes de l'Invention de la Sainte Croix et eurent à méditer l'Annonciation. On ne peut pas dire qu'on avait en ce lieu le sens de la prière de l'Église. Sans doute le Saint-Esprit passe partout où Il veut, à travers les plus mauvaises méthodes et les fantaisies les mains raisonnables. Que ferions-nous si le Saint-Esprit ne traversait nos sottises et nos préjugés ! On peut donc et on doit recommander pour la méditation le cours des offices de l'Église. Comme c'est le Saint-Esprit qui la guide, la prière de l'Église est la prière même du Saint-Esprit. C'EST AINSI que nous passons du Vendredi Saint à Pâques, à l'Ascension, à la Pentecôte et que nous pouvons vivre avec Notre-Seigneur souffrant, puis glorieux en nous instruisant du mystère de notre salut. Nous pouvons aussi vivre ces grands jours avec la Très Sainte Vierge qui les a vécus mieux que nous ne ferons jamais et désire nous aider à les vivre comme son Fils. 55:5 Car la conduite de la Sainte Vierge fut certainement très différente de celle des Apôtres qui, avec une grande humilité, ne nous ont guère décrit que la leur. Car la foi de Marie était autrement assurée et confirmée que la foi des apôtres. L'épouse du Saint-Esprit avait attendu dans l'angoisse le moment où « tout serait consommé ». Mais elle comprenait, elle consentait, et comme elle était toute pure et sans tache depuis sa conception, en compatissant avec son Fils, elle participait à notre Rédemption. Oh, certes, à sa grande confusion ! Sachant que son Fils avait d'avance payé pour elle, que son Immaculée Conception était le fruit anticipé de la Passion, la Très Sainte Vierge s'effondrait d'humilité devant les pécheurs et leur demandait dans son âme de lui pardonner sa Pureté. Cette qualité d'âme demeure à la Très Sainte Vierge dans la gloire. L'élan inénarrable de l'amour brûlant qui est son état actuel est comme gonflé de cette humilité profonde qui devrait être celle de tous les rachetés. C'est une des sources de sa maternelle intercession pour les pécheurs ; elle ne cède pas seulement à nos requêtes, mais les prévient par ce souci d'humilité de ne pas demeurer inégale à la grâce qui lui fut faite. Et maintenant, voici l'Ascension passée. Notre-Seigneur a quitté la terre pour y revenir une fois, le jour du Jugement dernier, mais quand ? La Sainte Vierge qui, dans son enfance, avait attendu le Messie, et puis l'avait tenu dans ses bras, cuit son pain, raccommodé ses vêtements, suivi dans sa Passion, va se trouver privée jusqu'à sa mort de contempler ce visage adoré. « *Mon cœur a dit de ta part : Cherchez ma Face. Je cherche ta Face, Seigneur, ne me cache pas ta Face.* » C'est ainsi que chante l'Église au dimanche qui suit l'Ascension. La Sainte Vierge a répété cette prière pendant de longues années et nous pouvons lui demander d'entrer dans son attente et de nous faire accorder ce désir du ciel qui était le sien. C'est là une grande grâce car la foi est bien rarement intègre en nous. 56:5 Elle n'a probablement jamais été intègre que chez la Sainte Vierge. Mais pouvons-nous continuer ainsi à parler de Marie ? Comme de quelqu'un d'absent ? Certes, ô très douce Vierge Marie, vous avez vécu comme nous de la foi. Avant l'Annonciation cela va sans dire. Vous désiriez la venue du Messie mais comme personne ne l'avait jamais désiré, ni David qui pourtant savait qu'il serait son fils et son Seigneur, ni même Isaïe qui le voyait si clairement qu'il le croyait tout proche. En personne parfaitement sage et raisonnable vous êtes allée vérifier le signe que l'ange vous avait donné, de la grossesse d'Elizabeth, non défiance de Dieu, mais défiance de vous-même. Vous êtes allée voir Élisabeth et porter Jésus au dernier et plus grand des prophètes, Jean-Baptiste, trépignant à votre venue dans le sein de sa mère. Les signes ont abondé dans ce commencement de la Rédemption, pour confirmer votre foi. La naissance à Bethléem prédite par Michée. La venue des bergers, celle des Mages. Mais votre foi était la foi, faite pour la terre avec les obscurités de la foi. Ne fûtes-vous pas étonnée des paroles de votre fils lorsque, dans le Temple, il fut recouvré ? Tout vous préparait certes à l'intelligence des mystères ; votre pureté, les mots d'enfant de Notre-Seigneur, chargés de sens comme sa réponse au Temple, votre connaissance des saintes Écritures, et puis l'enseignement de votre Fils grandi, qui le mesura à l'accroissement de votre charité. Car les mérites ne sont point des sous qu'on met dans une tirelire ou dans une caisse d'épargne du ciel : ils consistent en une transformation de l'être même de la personne méritante. Vous croissiez sans cesse en grâces et en mérites, divine Mère, et Jésus vous ouvrait toujours plus grandes les portes du Ciel. On ne vous voit point avec les Saintes Femmes au matin de Pâques ; vous ne vous êtes pas dérangée. Vous aviez foi en la parole de votre Fils qu'il ressusciterait le troisième jour, et peut-être êtes-vous la première à qui Notre-Seigneur s'est montré ; mais peut-être a-t-il compté simplement sur votre foi, plus grande que la multiplicité des mondes. 57:5 *Apparuit Simoni *: la Mère des chrétiens y compris saint Pierre, c'est Vous. Le chef de l'Église, c'est saint Pierre. Ô mystère de votre effacement et de votre humilité ! Comme cette ombre où vous étiez laissée vous était chère ! A saint Pierre les voyages, les soucis, l'action sur les hommes, mêlés à la prière. A vous la contemplation dans la solitude et l'action sur Dieu pour les hommes. VOUS avez fait avec les apôtres, les disciples qui le pouvaient et les saintes Femmes, cette retraite de dix jours qui sépare, l'Ascension de la Pentecôte. Les *Actes des Apôtres* disent : « *Tous, dans un même esprit, persévéraient dans la prière, avec quelques femmes et Marie, mère de Jésus, et ses frères* ». C'est pendant cette retraite que fut choisi l'apôtre qui devait remplacer l'Iscariote, saint Matthias. Ils étaient environ cent vingt disciples en ce temps. Il n'y a pas à s'étonner ni s'effrayer du nombre relativement petit des chrétiens authentiques dans le monde actuel, ni de l'aveuglement de tant d'autres. Jésus lui-même qui avait fait tant de miracles, guéri tant de malades, nourri avec quelques pains des milliers d'hommes, laissait à sa mort cent vingt disciples authentiques. Au contraire par l'action du Saint-Esprit, en une fois, le jour de la Pentecôte, saint Pierre, l'homme au coq, et le chef de l'Église, en convertit trois mille qui demandent le baptême. « Pierre à Lydda trouva un homme nommé Énée couché sur un lit depuis huit ans : c'était un paralytique. 58:5 Pierre lui dit : « Énée, Jésus-Christ te guérit ; lève-toi et fais toi-même ton lit. » Et aussitôt il se leva. Tous les habitants de Lydda et de Saron le virent et se convertirent au Seigneur. » Jésus en avait guéri bien d'autres sans les convertir. Il se réservait la Passion, et réservait au Saint-Esprit les conversions. La condition, c'est de « persévérer dans la prière ». Chacun de nous a beaucoup de coqs dans sa basse-cour, qui ne nous ont pas fait pleurer amèrement comme a fait celui de saint Pierre ; mais si nous persévérons dans la prière, nous ne serons pas impuissants et nos désirs de voir le nom de Dieu sanctifié sur la terre comme il l'est au ciel s'accomplira quand Dieu jugera le moment venu, dans la mesure où Il l'aura voulu. COMME Il l'a fait pour le saint homme Job, Dieu a permis que Satan éprouvât la chrétienté. En France particulièrement le prince de ce monde se croit près d'arriver à ses fins. Combien de prêtres dont la vie était parfaitement respectable, et même sainte, ont vu se détruire sous leurs yeux les chrétientés dont ils avaient la charge sans pouvoir y remédier en rien, malgré leurs efforts. « *Un grand vent s'est élevé de l'autre côté du désert et a saisi les quatre coins de la maison : elle s'est écroulée sur les jeunes gens, et ils sont morts, et je me suis échappé seul pour te l'annoncer... et Job prit un tesson pour gratter ses plaies et s'assit sur la cendre. Et sa femme lui dit : Tu persévères dans ton intégrité ! Maudis Dieu et meurs !* » L'épouse du prêtre c'est la chrétienté qu'il doit conduire au port du salut. Combien d'entre elles ont parlé et agi comme la femme de Job ! Mais Dieu dit à la fin : « *Venez trouver mon serviteur Job et offrez pour vous un holocauste. Job mon serviteur priera pour vous, et c'est par égard pour lui que je ne vous traiterai point suivant votre folie... et Yaweh eut égard à la prière de Job.* » 59:5 Dieu a de longs desseins qui dépassent la mesure de nos vies ; nous ne pouvons entrer dans sa pensée, un tout petit peu, qu'à la lumière de la foi. La chrétienté peut rester longtemps comme Job, sur le fumier. Et Dieu sait si le fumier est abondant aujourd'hui. Le grand malheur est pour les chrétiens de s'y habituer si bien, que l'odeur je crois leur manquerait maintenant. D'autres dans leur désir d'être de leur temps s'efforcent pour dire : comme ça sent bon ! Mais l'apôtre dit : « *C'est dans la patience que vous posséderez vos âmes* ». Dieu est amour, vivons de la foi et répétons avec Job : Quel est celui qui obscurcit le plan divin sans le savoir ? Oui, j'ai parlé sans intelligence De merveilles qui me dépassent et que j'ignore. D. MINIMUS. 60:5 ## ENQUÊTE ### Le Nationalisme français Voici les premières réponses à l'enquête instituée sur les positions exprimées par Marcel Clément, dans ITINÉRAIRES de mai, sous le titre : « Pie XII et le nationalisme ». Avis est donné que TOUTES AUTRES RÉPONSES DOIVENT NOUS PARVENIR avant le 20 juillet, DERNIER DÉLAI. De même, pour les réponses qui sont faites dans d'autres publications, nous pourrons en faire état et en tenir compte dans le cadre de cette enquête seulement si elles sont publiées avant le 20 juillet. \*\*\* Cette enquête est ouverte à tous les écrivains catholiques, quelles que soient leurs positions politiques, et à tous les écrivains dits de « droite », qu'ils soient catholiques ou non. Nous en attendons d'abord -- c'est notre premier objectif un inventaire des positions actuelles à l'égard du nationalisme. Cet inventaire est fait dans la liberté et dans l'objectivité : les écrivains qui viennent exposer leur avis dans le cadre de cette enquête n'adhèrent pas pour autant à l'ensemble des positions d'ITINÉRAIRES sur tous les sujets, et inversement ils n'engagent pas la revue, s'exprimant sous leur seule responsabilité. \*\*\* Notre ami Henri Chartier n'avait pas dessein de participer à l'enquête : mais le sujet de sa chronique, ce mois-ci, nous a paru commander de faire figurer son propos à cette place. 61:5 Les réponses de MM. André Frossard et V.-H. Debidour nous ayant été envoyées sans titre, le titre qu'elles portent dans les pages ci-après leur a été donné par la rédaction d'ITINÉRAIRES. \*\*\* Ceux qui se disent eux-mêmes « nationalistes », et qui mènent une action politique sous cette dénomination, il nous a paru normal de les interroger les premiers : le jour même de la parution de l'article de Marcel Clément, nous les avons invités à bien vouloir nous dire ici même leur pensée. Nous avons donc adressé cette invitation aux quatre groupements qui, à notre connaissance, revendiquent aujourd'hui le titre de nationalistes : 1. -- L'ASSOCIATION DES AMIS DE CHARLES MAURRAS, animée par M. François Daudet. Au moment où nous composons le présent numéro, nous ne savons pas encore si ce groupement répondra à notre invitation. 2. -- LA RESTAURATION NATIONALE, mouvement politique maurrassien dirigé par M. Olivier de Roux, dont « Aspects de la France » est l'organe hebdomadaire : il y a paru un article de M. Pierre Debray dont M. Olivier de Roux nous a confirmé qu'il exprime valablement la position de la RESTAURATION NATIONALE. Nous reproduisons cet article à titre documentaire. 3. -- LA NATION FRANÇAISE, hebdomadaire animé par M. Pierre Boutang (directeur) et M. Michel Vivier, (rédacteur en chef) et se réclamant également de la pensée de Charles Maurras. M. Michel Vivier nous a donné au nom de LA NATION FRANÇAISE la réponse que l'on lira ci-après. Nous reproduisons également, à titre documentaire, les articles publiés dans ce journal par MM. Boutang et Ploncard d'Assac. 4. -- DÉFENSE DE L'OCCIDENT, revue politique dirigée par M. Maurice Bardèche, qui se réclame du nationalisme, mais en un sens peut-être partiellement différent du sens maurrassien. M. Bardèche nous enverra une réponse qui paraîtra dans notre prochain numéro. \*\*\* Ainsi est en voie de constitution un véritable dossier du nationalisme en 1956. 62:5 Il convient d'ajouter à ce dossier l'article capital publié par le P. Ducatillon dans LA CROIX. On le trouvera reproduit dans nos « Documents ». Il nous confirme dans la pensée que les questions soulevées par notre enquête sont au centre des préoccupations nécessaires du moment. \*\*\* L'inventaire des positions actuelles étant notre premier objectif, le second est de provoquer, s'il se peut, un progrès de la réflexion. Un tel progrès de la réflexion est susceptible de contribuer à une RESTAURATION DE LA VERTU DE PATRIOTISME, vertu naturelle et vertu chrétienne aujourd'hui terriblement troublée, contrecarrée, désorientée et même combattue au sein du catholicisme français : c'est le P. Ducatillon qui le dit : il dit même, rejoignant notre propos, que cette crise du patriotisme a pour origine l'influence du marxisme sur ceux qui se considèrent eux-mêmes comme « l'aile marchante de l'Église ». \*\*\* Marcel Clément tirera les conclusions de cette enquête lorsque la publication des réponses sera terminée. 63:5 ### La patrie L'AMOUR de la patrie est naturel comme l'amour des parents ; et comme il y a des enfants « dénaturés » il y a des citoyens dénaturés. Mais il n'y a pas plus d'opposition entre l'amour de la patrie et la foi qu'entre celle-ci et l'amour filial. Au contraire. Plus forte et saine est la nature, plus large est la base où s'appuie la surnature. Le Christ n'est pas venu supprimer une nature qu'il a commencé par adopter ; par adopter avec ses caractères animaux comme la faim, le sommeil et la soif, et ses singularités humaines, le travail et la peine dans le travail, la famille, la parenté pas toujours bienveillante, l'Évangile le laisse entendre, le sang, la race, les souvenirs des tombeaux, comme ceux des rois de Juda dont il descendait, celui de Rachel sa lointaine mère-grand sur la route de Bethléem. Jésus est venu couronner la nature en lui rendant cette gloire manquée par nos premiers parents, et non pas l'abolir. Il aimait ses compatriotes. Il savait que sa carrière s'accomplirait uniquement parmi eux car ils avaient cette vocation d'être le peuple élu et cette vocation était attachée à leur patrie : « Je n'ai été envoyé, disait-il, qu'aux brebis perdues de la maison d'Israël. » (Mt. XV, 24.) « Et lorsqu'Il se fut approché, voyant la ville, il pleura sur elle en disant : « Ah ! Si dans ce jour tu avais connu, toi aussi, ce qu'il fallait pour la paix... mais maintenant cela a été caché à tes yeux. » (Luc XIX, 41.) « Jérusalem ! Jérusalem toi qui tues les prophètes et lapides ceux qui te sont envoyés ! Combien de fois ai-je voulu réunir tes enfants comme une poule réunit ses poussins sous ses ailes, et vous n'avez pas voulu. » (Mt. 23, 37.) Les chrétiens qui se donnent des airs supérieurs et se vantent d'être supranationaux n'imitent nullement en cela Notre-Seigneur. Il suffit d'être chrétiennement patriote, c'est-à-dire de faire en chrétien son devoir de patriote. \*\*\* LES apôtres écoutaient, et Notre-Seigneur pleurait en pensant au sort de sa patrie. Mais Jésus était un homme très pratique. Il donnait des exemples plutôt que des théories. 64:5 Aussi quand on nous parle de nationalisme nous sommes gênés comme devant une théorie qui masque un sentiment naturel. Car le nationalisme peut être une déformation de l'amour de la patrie qui devient une idole remplaçant le vrai Dieu. Nous l'avons vu en Allemagne pendant le troisième Reich. Chez nous le nationalisme n'a été qu'un moyen intellectuel de défendre par des arguments puisés dans l'histoire et la philosophie le sentiment naturel d'amour de la patrie qui y était combattu par toute sorte d'idéologies et un enseignement falsifié de l'histoire, auxquels beaucoup de catholiques se laissent prendre encore. Mais jamais chez nous personne n'a dit ni gravé sur les ceinturons : « La France par-dessus tout. » Maurras plaçait la vérité et l'honneur au-dessus de tout, et si malheureusement il ne pouvait donner que des raisons naturelles, elles étaient excellentes. Il n'est pas de Français, du Nord au Sud, de droite à gauche, qui ne place quelque chose au-dessus de sa patrie terrestre : c'est en quoi nous sommes Français, c'est pourquoi de cette patrie est née Jeanne d'Arc, en qui ce patriotisme fut béni de Dieu. Sur nos navires, sur nos drapeaux, il y a : « Honneur et Patrie. » L'honneur c'est le Décalogue, tout simplement. L'ordre traditionnel de ces deux mots éclaire la philosophie d'une nation. \*\*\* DIEU a créé ou laissé se créer les patries. Elles sont bonnes en soi, comme la famille même. On peut même en inférer qu'elles concourent toutes, chacune à sa manière, au plan divin sur l'avenir du monde. Elles seraient donc toutes complémentaires. Chesterton disait plaisamment que pour corriger la déraison française Dieu avait créé l'absurdité allemande. Nous ne lui en voulons pas du tout et je crois que ce cher et grand esprit, qui nous aimait, a plus d'admirateurs en France que partout ailleurs : quelques années après la mort de Chesterton nous avons traversé l'Atlantique avec des étudiants d'Oxford. Aucun ne connaissait son nom ; finalement l'un d'eux s'est souvenu d'un poème lu dans une anthologie. Les Anglicans cachent Chesterton comme la Sorbonne cache Péguy. Complémentaires, soit ; mais ici l'observation et l'expérience interviennent et font remarquer que si les nations sont complémentaires, elles sont néanmoins fort inégales. Si on représente l'ensemble des nations par un cercle, l'une peut remplir 300 degrés et toutes les autres soixante : elles sont complémentaires. 65:5 Dans l'antiquité, l'Égypte et la Grèce ont joué un rôle très supérieur aux autres nations. Ce premier des anciens empires connus ; ce tout petit peuple grec si plein de défauts politiques, ont fait davantage que les Assyriens, les Perses et les Romains réunis. Je parie au point de vue naturel, car le peuple hébreu auquel appartenait Notre-Seigneur a joué un rôle incomparable au point de vue surnaturel pour lequel il n'eut jamais de nation complémentaire. L'Égypte lui avait préparé une théologie naturelle que Moïse a connue ; la Grèce, une philosophie de la sagesse. Ces deux nations ont en outre jeté les fondements de l'art chrétien : l'Égypte par ses œuvres ; la Grèce, en séparant pour la raison l'art de la magie, la philosophie du mythe, a permis aux apôtres d'autoriser ce que détendaient les Juifs. « Ô terre antique, ô terre d'Égypte, tu parais dormir mais tu as été visitée trois fois. Et la première fois c'était le Juste. Et la troisième fois c'était le Saint. Mais la deuxième fois qui était-ce, sinon à la fois le Juste et le Saint ? » Plus que les Grecs mêmes, les Égyptiens étaient doués pour fonder l'art chrétien. Dans une : fresque datant du V^e^ ou VI^e^ siècle, à Baouït ; en Haute Égypte, on trouve la composition exacte des tympans de notre XII^e^ siècle comme celui de Charlieu. Je ferai remarquer aux philarabes contemporains que ce grand peuple qui a donné outre son passé antique les premiers modèles de vie érémitique et de vie monacale et certaines des plus heureuses formules de notre art chrétien, a été complètement détruit par les Arabes, d'une destruction sans remède, au nom d'une loi plus dure et plus sauvage que l'ancienne loi juive, sept siècles après le Sermon sur la Montagne. \*\*\* JE NE PARLERAI PAS des nations contemporaines pour ne pas exciter les passions. Il nous suffit de prouver par des faits qui ne sont plus contestés de personne l'inégalité des nations. Les peuples d'aujourd'hui en offrent autant et d'aussi fortes que les peuples antiques. La civilisation chrétienne d'Occident sur laquelle s'appuient encore, malgré leurs efforts pour s'en débarrasser, les peuples même les plus éloignés de la religion révélée, doit beaucoup plus à l'Italie, à l'Espagne, à la France qu'à toute autre nation. L'abaissement actuel de ces peuples sous la domination des nations mercantiles traduit l'abaissement de l'esprit chrétien dans le monde. Il est impossible de lutter à armes égales avec l'esprit mercantile sans l'avoir. Et c'est un honneur et une grâce de ne pas l'avoir. 66:5 Les nations qui n'en sont pas affligées devraient s'entendre, devraient être assez fortes afin de pouvoir imposer des vues conformes à la véritable nature humaine et à la justice. Au contraire, les ministres catholiques qui nous ont dirigés voulurent mettre l'Espagne au ban de la société occidentale. Et ils essaient, sans succès comme de juste, de s'ouvrir à l'esprit américain par qui n'arriveront que des sottises. Les nations cathodiques ne peuvent qu'attendre les catastrophes qu'amène inévitablement un esprit aussi contraire aux vraies fins de l'homme et que l'on voit inscrites d'avance dans le cours des choses. Elles ne peuvent qu'attendre en ceignant leurs reins, la tête couverte du casque du salut, les revanches miséricordieuses du Sauveur et jouir de cette paix du cœur qui est le grand profit de l'humanité rachetée. Mais ces nations méprisées par le mercantilisme triomphant ont un devoir de patriotisme plus grand qu'aucune autre, car leur trésor national est un trésor de vérités universelles qui ont fait leurs preuves dans le passé et que malheureusement nous voyons dilapider sous nos yeux. Pour nous, dès notre jeunesse, sur nos dix-huit ans, nous voyions notre vie se passer à remettre en forme et revigorer comme nous le pourrions l'esprit français parce que nous l'estimions plus universel. La grâce de Dieu aidant, nous nous aperçûmes que ce qu'il y a d'universel dans l'esprit français était catholique et que la première chose à réformer c'était nous-même. C'est le chemin même que Péguy, notre aîné, a suivi. En dehors du fleuve de poésie qui sort de ses fontaines, la grande œuvre de Péguy est l'esquisse d'une réforme intellectuelle nécessaire depuis cent cinquante ans mais que personne ne veut faire, les catholiques pas plus que les autres, parce que les routines de l'esprit sont les plus difficiles à réduire. La génération qui pensait ainsi a disparu presque entière pendant la guerre de 1914 qu'elle a gagnée, la France ne s'est pas relevée de cette perte ; mais ce qui fut un châtiment momentané pour elle lui prépare dans les mérites de tant de fils sacrifiés un relèvement pour l'avenir. \*\*\* DES PERSONNES VÉNÉRABLES nous proposèrent d'émigrer. C'était chez elles un hommage d'amour à la France catholique, et pour nous certainement un honneur. 67:5 Mais changer de nation sans nécessité vitale, s'exiler sans intention d'apostolat religieux direct nous eût paru une ingratitude, une désertion, un vol envers la terre même qui nous avait nourri, envers les parents qui nous avaient formé aux mœurs honnêtes, appris à retourner des sillons que nous avons compassés jusqu'à trente-six ans sur des terres dont quelques lopins sont en ligne directe dans la famille depuis le XIII^e^ siècle, le long d'un chemin où saint Louis a passé, se rendant à Pontigny. N'est-on pas débiteur et peut-on s'en aller ? Et vous, pouvez-vous passer sur le Petit Pont à Paris sans songer aux dix-huit Parisiens qui périrent dans la tour le défendant, lors de l'attaque des Normands ? Leurs noms sont connus et doivent être encore gravés sur une maison du quai. Au Canada, de même, trente jeunes volontaires habitants de Ville-Marie s'en allèrent au dernier rapide établir un petit fort pour arrêter une invasion d'Iroquois menaçante. Ils y périrent tous et en ce lieu aussi leurs noms furent gravés, car ils avaient sauvé la chrétienté naissante de Montréal : les Iroquois, atterrés par leurs pertes et le courage de ces héros, se retirèrent sans aller plus avant. En canot comme eux, nous avons suivi l'écho de leurs rames, traversé le lac des Deux-Montagnes et remonté la rivière dans les reflets moirés de l'aurore, sur les eaux tranquilles : leur dernier voyage sur la terre. Les patries reposent sur le sacrifice de leurs meilleurs enfants. Le seul poète épique de notre histoire depuis le chantre de Roland, Péguy, est mort en combattant ; l'auteur des Perses avait combattu de même à Marathon. Ce qui faisait frémir d'amour les jeunes Grecs, cette gloire toute récente et qu'on touche de la main, cette grandeur intellectuelle et spirituelle qui fleurit en sacrifice, est-ce que les jeunes Français la connaissent seulement ? On leur cache le nom, l'œuvre, et la vie de Péguy. Et peut-être même nos beaux esprits traiteront de colonialistes les jeunes Canadiens dont nous venons de conter l'histoire. Peut-on quitter le pays de saint Louis et de Jeanne d'Arc ? De ce roi prisonnier dont les vertus étaient telles que les musulmans d'Égypte voulurent en faire leur sultan ; de cette enfant que Dieu suscita pour sauver notre patrie, Judith qui jamais ne versa que son propre sang, Esther qui ne se vengea de personne. « Obéissante, elle quitte ses douces compagnes, la maison paternelle, son père et sa mère. Devenue soldat de Dieu elle chevauche sans peur où l'appelle l'Archange. » (Office de la Sainte.) Quelle patrie qui suscite une telle intervention divine ! 68:5 Peut-on abandonner l'œuvre de conversion que la Sainte Vierge demande à notre pays d'accomplir depuis si longtemps, par des instances maternelles répétées, par des miracles constants, par un miracle permanent comme celui de cette petite paroisse où je vis et qu'Elle veut donner en exemple de ce qu'elle désire et de ce qu'Elle peut faire quand on le lui demande ? \*\*\* LE PATRIOTISME JUDAÏQUE des Israélites est un sentiment qui tient à leur vocation de peuple élu. Les dons de Dieu sont sans repentance. Ce peuple reste élu, autrefois source, maintenant témoin, les Juifs conservent les Écritures, ils font la preuve historique de notre foi. La survie dans l'Histoire d'un peuple antique dispersé par tout le monde est unique et miraculeuse. Péguy en fut fortement touché et ce fut là le premier pas de sa pensée vers le retour au Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob. Le devoir de patriotisme des Juifs est donc un devoir éminent pour eux. Mais il l'est aussi pour nous. La vocation de la France dont un miracle comme la vie de Jeanne d'Arc indique assez le sens, n'a pas davantage cessé que la vocation des Juifs. Nous nous trouvions en Hollande dans un monastère bénédictin avec un curé de la Frise du Nord, il reprochait aux catholiques français de s'être si peu défendus lors des persécutions. Et je fus amené à lui dire : « Monsieur le Curé, vous êtes ici dans un monastère fondé par des religieux chassés de France. Voici trois cent cinquante ans que vous étiez incapables de faire renaître chez vous la vie parfaite. Il a fallu que le gouvernement de la fille aînée de l'Église tout indigne qu'il fût, vous envoyât des religieux, maintenant il y a quarante de vos compatriotes dans cette maison de prière et il est parlé d'une fondation. Malgré elle la France reste dans sa vocation. Les religieux sont en France aujourd'hui plus nombreux qu'ayant et vous avez enfin des monastères. » Il en est de même pour l'Algérie. On sait avec quel dédain depuis plusieurs années il est parlé des Croisades. Les revues missionnaires elles-mêmes en parlent comme d'une grande erreur, et d'un abandon de l'esprit apostolique. Et voici que la France est contrainte, malgré elle, avec le dernier des gouvernements qu'on en eût cru capable, de commencer la croisade contre une guerre sainte organisée par les Musulmans. Car la séparation du pouvoir religieux et du pouvoir politique est essentielle à la civilisation chrétienne : c'est pour les Musulmans le grand désordre. Voici la pensée de Ibn Taymiya (1328) : « Ces deux fausses voies (la juive et la chrétienne) sont celles d'hommes qui ont adopté une religion sans la parfaire par tout ce qui est nécessaire à sa propre existence : pouvoir, guerre sainte, ressources matérielles, ou celles d'hommes qui ont cherché le pouvoir, la fortune ou la guerre, sans se donner pour but de faire triompher la religion. » 69:5 Le plus grand des historiens arabes, Ibn Khaldoun (1332-1406), disait de même : « Les autres religions ne s'adressent pas à la totalité des hommes, aussi n'imposent-elles pas le devoir de faire la guerre aux infidèles, elles permettent seulement de combattre pour sa propre défense. Pour cette raison, les chefs de ces religions ne s'occupent en rien de l'administration publique. » De nos jours Mohamed Ahdoh (1848-1905), l'un des esprits les plus modérés de l'Islam, écrit : « Elle (la communauté musulmane) exigera, au besoin par les armes, la liberté de prêcher partout la foi musulmane et de pratiquer sa loi. Si le recours aux armes est nécessaire dans ce dernier but, la guerre sera faite pour se rendre maître de la terre et y faire exécuter les prescriptions de la loi musulmane. Il s'agira en somme d'étendre la *pax islamica*, petit à petit, au fur et à mesure des interventions armées contre les pays qui mettent des empêchements à la libre propagande de l'Islam et à sa pratique par les fidèles. » Les peuples arabes échappent aujourd'hui à leurs autorités traditionnelles. Vous verrez le sultan du Maroc et le bey de Tunis rejoindre en Europe le roi d'Égypte ou bien prendre contre nous la tête de la guerre sainte pour n'être point chassés. Je conseille de lire pour connaître la pensée du colonel Nasser l'article de N. Lejeune dans les Études d'avril 1955 : Le point de vue arabe sur l'Afrique du Nord, d'où sont tirées les citations précédentes. Deux civilisations vont s'affronter, celle du Christ fondée sur la connaissance des faiblesses de l'homme, avec l'humilité comme base, qui assure à l'homme avec la liberté des âmes vis-à-vis de César, une aide surnaturelle pour une destinée surnaturelle ; celle de Mahomet où la confusion du spirituel et du temporel est complète et qui ne peut rien contre le péché. Le marquis de Custine, cet esprit si clairvoyant, écrivait il y a un siècle : « Il faut que l'Univers redevienne païen ou catholique. Hors de là il n'y a d'un côté que fourbe, et de l'autre qu'illusion. » Et ailleurs : « Partout où j'ai posé les pieds sur la terre, depuis le Maroc jusqu'aux frontières de la Sibérie, j'ai senti couver le feu des guerres religieuses. Dieu seul sait le secret des événements, mais tout homme qui observe et qui réfléchit peut prévoir quelques-unes des questions qui seront résolues par l'avenir : ces questions seront toutes religieuses... » « De l'attitude que la France saura prendre dans le monde comme puissance catholique dépend désormais son influence politique. » Aujourd'hui l'Égypte entreprend sur son sol même la fabrication d'armes modernes et même une usine atomique : on peut être certain qu'elle ne négligera pas l'armement atomique. 70:5 Les barbaresques recommenceront avec des sous-marins la guerre de course qu'ils faisaient avec des galères jusqu'en 1830 ; ils recommenceront à enlever des femmes et des enfants sur les côtes d'Italie et de Provence. Un de nos généraux de la conquête d'Algérie était un enfant enlevé à six ou huit ans à l'île d'Elbe, croit-on. Il avait été élevé à Tunis pour en faire un mamelouk. Aux yeux des musulmans, c'est là une bonne œuvre. L'avenir est plein de promesses. En tout cela ce ne sont pas les nations anglo-saxonnes qui sont menacées directement les premières : elles sacrifient la chrétienté au pétrole arabe. Ce n'est pas la malheureuse Italie chassée de Cyrène par des marchands ignorant certainement qu'elle fut aussi grecque que Marseille pendant mille ans, que le mathématicien Théodore de Cyrène est un des interlocuteurs du Théétète de Platon, que saint Synésios l'ami d'Hypatie en fut évêque cinq siècles après Jésus-Christ. Voyant sa patrie abandonnée sans armes par l'empire aux attaques de Bédouins du désert, il s'écriait : « Ô Cyrène, dont les registres publics font remonter la naissance jusqu'à la race des Héraclides ! Tombeaux antiques des Doriens où je n'aurai point de place ! Malheureux Ptolémaïs dont j'aurai été le dernier évêque !... » Sans compter un certain Simon. Ce n'est pas la fière et noble Espagne qui est visée, elle qui fit la croisade pendant sept cents ans, c'est la France indigne et officiellement athée qui est désignée par la Providence pour reprendre la Croisade, *gesta Dei per Francos*. \*\*\* CE PATRIOTISME doit paraître étrangement désuet à ceux dont l'âme est enduite de la sale purée verbale fabriquée par le siècle présent et pourtant c'est le seul réel. Sans doute : Nous savons tous que saint Rémy Fit poser la colombe au milieu du royaume... comme le chantait Claude Duboscq ; nous savons que saint Louis... que Jeanne d'Arc... que Marguerite-Marie... Nous savons tous que le maréchal Foch, à Paray le Monial, consacra solennellement nos armées au Sacré-Cœur. Nous savons tous et nous voyons aussi. Mais voici le vers d'un vieil auteur qui explique bien des choses, il est de saint Colomban, abbé de Luxeuil : « Nil oculi prosunt quibus est mens cœca videndi. » « Les yeux ne servent de rien quand l'esprit est aveugle. » 71:5 On préfère rêver d'un avenir ajusté à nos désirs que faire l'effort de comprendre le présent à la lumière du passé. Chesterton disait dans *Ce qui cloche dans le monde *: « Les hommes inventent de nouveaux idéaux parce qu'ils n'osent se mesurer aux anciens. Ils regardent devant eux avec enthousiasme parce qu'ils ont peur de regarder en arrière ». « Il y eut tant de fidélités glorieuses que nous ne pouvons soutenir, tant de dur héroïsme que nous ne pouvons imiter. » Un religieux me disait entre les deux guerres : « Péguy a bien fait de mourir, il eût été condamné : il était trop patriote. » Que lui répondre ? *Mens cœca videndi*. Le Saint-Siège qui désirait voir s'apaiser les conflits ne demandait pas qu'on le fît sottement La charité ne gagne rien dans les âmes qui abandonnent les devoirs naturels. \*\*\* POUR TERMINER nous citerons seulement les propos d'un saint. Saint Pie X, qui baisa le drapeau français incliné sur son passage lors de la béatification de Jeanne d'Arc, a dit dans une audience privée à un homme qui me l'a raconté : « la France est la tribu de Juda de la Nouvelle Alliance. » Cette phrase avait un sens personnel pour la personne à qui elle était dite. Cet homme était parfaitement digne de l'entendre, et Pie X le savait. Mais le Saint s'est aussi exprimé publiquement. Voici, tirée du *Pie X* de Bazin, la prophétie du saint Pontife : « L'allocution consistoriale du 29 novembre 1911 fut, et demeurera pour nous et pour d'autres, une douceur, et comme une fontaine d'espérance. Le pape imposait la barrette à des cardinaux d'Angleterre, de Hollande, des États-Unis et de France. La veille au soir, il avait écrit tout le discours de sa main. Le matin venu, il leur dit que la pourpre est un symbole de douleur et de sacrifice, mais que, dans la peine même d'un combat qui ne cesse point, ils auraient des consolations. Ayant parlé d'abord à ses fils d'Angleterre et de Hollande, il termina ainsi : « *Que vous dirai-je, maintenant, à vous, fils de France, qui gémissez sous le poids de la persécution ? le peuple qui a fait alliance avec Dieu, aux fonts baptismaux de Reims, se repentira, et retournera à sa première vocation. Les mérites de tant de fils, qui prêchent la vérité de l'Évangile dans le monde presque entier, et dont beaucoup l'ont scellée de leur sang ; les prières de tant de saints qui désirent ardemment avoir pour compagnons, dans la gloire céleste, les frères bien-aimés de leur patrie ; la piété généreuse de tant de ses fils, qui, sans s'arrêter à aucun sacrifice,* 72:5 *pourvoient à la dignité du clergé, et à la splendeur du culte catholique... appelleront certainement sur cette nation les miséricordes divines. Les fautes ne resteront pas impunies, mais elle ne périra pas, la fille de tant de mérites, de tant de soupirs et de tant de larmes.* *Un jour viendra, et Nous espérons qu'il n'est pas très éloigné, où la France, comme Saül sur le chemin de Damas, sera enveloppée d'une lumière céleste, et entendra une voix qui lui répétera :* « *Ma fille, pourquoi me persécutes-tu ? *» *Et sur sa réponse :* « *Qui es-tu, Seigneur ? *» *la voix répliquera :* « *Je suis Jésus que tu persécutes. Il t'est dur de regimber contre l'aiguillon parce que, dans ton obstination, tu te ruines toi-même. *» *Et, elle, tremblante et étonnée, dira :* « *Seigneur, que voulez-vous que je fasse ? *» *Et lui :* « *Lève-toi, lave-toi des souillures qui t'ont défigurée, réveille dans ton sein tes sentiments assoupis, et le pacte de notre alliance, et va, Fille aînée de l'Église, nation prédestinée, vase d'élection, va porter, comme par le passé, mon nom devant tous les peuples et tous les rois de la terre. *» \*\*\* QUE MANQUE-T-IL pour que ces choses s'accomplissent ? Des saints, c'est tout. Le peuple de France est, ne l'oublions pas, un peuple trompé par de mauvais bergers, et peut-être moins coupable qu'il n'y paraît. Ceux qui le connaissent tel qu'il est, que ce soit la femme de charge lavant le sol des cliniques ou le lampiste Leguignon, savent qu'il ne croit plus à aucun des idéaux politiques ou sociaux qu'on lui propose depuis cent ans. Maintenant il se sait trompé. Mais il est impossible à l'homme d'arracher de son âme l'amour de ses enfants et l'aspiration au bonheur que Dieu y a placée comme le germe de l'intelligence du surnaturel : le peuple de France suivra les saints, quand Dieu jugera le moment propice. Chacun de nous s'aperçoit trop tard dans sa vie qu'il lui eût fallu faire un saint. Trop tard, certes, pour agir en saint, mais assez tôt cependant pour mourir saintement. C'est en quoi consiste l'épreuve de la vie, étrange et mystérieuse alliance d'événements fortuits en apparence et de la grâce de Dieu. Prions-Le qu'Il nous envoie des saints jeunes qui puissent répondre à l'obscure attente du peuple français, et lui apprendre, en prenant le joug et le fardeau du Christ, à trouver le repos de son âme. Henri CHARLIER. 73:5 ### La vocation de la France : laborieuse et humble *A titre de* « *réponse* » (*avant la lettre*) *aux questions soulevées par notre enquête sur le nationalisme, un de nos lecteurs nous communique le texte d'une lettre écrite en* 1948 *par un religieux français, missionnaire depuis* 1938 *dans ce qui était l'une des colonies lointaines de la France :* AH ! CETTE VOCATION de la France dont vous me reparlez encore ! Mais oui, c'est sûr que cette vocation existe ! Mais je crois qu'on ne la découvre pas dans sa pureté parce qu'on veut trop la séparer de la vocation du monde, on voudrait une France exclusive et elle doit être « inclusive », c'est-à-dire laborieuse et humble. Hélas ! ne croyez-vous pas qu'il y ait aujourd'hui une certaine indécence à accoler ces deux adjectifs à notre pauvre pays ? Depuis 1938 je ne vois la France qu'ici. Vous dirai-je qu'à certaines époques j'en ai rougi et pleuré. J'ai vu en effet tant de Français pour qui la France ne signifie pas autre chose que « les douanes et régies ». Des hommes qui ont chassé l'Esprit et avec lui l'honneur. J'ai vu ici des monstruosités et j'ai quelques raisons de penser que la métropole n'en est pas exempte ! Qu'entendre par monstruosités ? Un dévergondage des mœurs ou le vol organisé ? Non ! Cela est monnaie courante et ne scandalise plus. Mais la grande, l'ignoble monstruosité, c'est qu'on puisse faire n'importe quoi des honnêtes gens. J'entends des honnêtes chrétiens, des chrétiens qui vont à la messe et qui communient à peu près tous les dimanches. La grande monstruosité, l'odieuse ! c'est que ces honnêtes gens se croient en règle parce qu'ils ont fait des actes extérieurs ! des mannequins ! Je soutenais il y a quelques jours devant un officier supérieur que de servir le gouvernement de la République française posait un cas de conscience très grave... 74:5 PENDANT longtemps le slogan des discours aux jeunes a été de leur prêcher une spiritualité incarnée ! Il serait peut-être temps de prêcher une spiritualité religieuse. Je veux dire de prêcher l'adoration de Dieu et ainsi de spiritualiser la chair. Certes, le Verbe de Dieu s'est incarné, mais pourquoi ? est-ce pour prêcher une doctrine sociale ? pour réorganiser la terre sur le patron du Paradis terrestre ? Mais non ! Pour prêcher l'expiation du péché qui est mépris de Dieu ; pour tourner nos regards vers Dieu afin de Le découvrir dans sa splendeur transcendante et dans sa miséricorde déconcertante, et que nous commencions dès ici-bas à chanter le cantique de la louange et de la miséricorde. C'est ce qu'a fait le Moyen Age français auquel essayent de nous raccrocher Claudel et Péguy. Mais le laïcisme a bouché le ciel d'un nuage tellement épais que les hommes se vautrent dans les ténèbres de leurs instincts et ont oublié la joie et le chant ! Ils ne savent plus que revendiquer et hurler dans des meetings infects. Les intellectuels, eux, essaient de concilier des contraires. Les catholiques eux-mêmes s'égosillent à montrer aux communistes qu'ils possèdent tout ce qu'ils ont ! Heureux et sinistre mensonge. Il faut au contraire affirmer que nous n'avons rien de commun avec eux, pas même l'air que nous respirons puisque nous devons le respirer d'une autre manière, pour la gloire de Dieu. Mais a-t-on vraiment le souci de Dieu ? Le cherche-t-on ? Mais non, on ne cherche que l'homme et c'est pour le tuer. On a oublié la définition de la « religion d'abord » ! et ensuite, pour ceux qui la connaîtraient, la menace des dangers apocalyptiques les empêche de la réaliser. On croit gagner du temps en éteignant les petits incendies qu'on voit poindre ici ou là et on ne songe pas, ou on ne prend pas le temps d'aller à la racine des choses. Chesterton dit que ce n'est pas perdre son temps que d'étudier les lois de l'hydraulique quand une maison brûle ! Hélas, personne ne pense à l'étude du vrai, à la recherche du vrai. On n'a jamais tant parlé d'humanisme que depuis que l'on ignore totalement la définition de l'homme. Aussi la salive répandue sur ce sujet est un véritable vomissement. 75:5 Je n'ai aucune tendresse pour la démocratie, qu'elle soit républicaine ou autre. Je n'ai pas davantage d'admiration pour la monarchie maurrassienne et aussi laïque que la République. Je n'ai pas davantage de goût pour l'époque périmée d'un saint Louis, mais je voudrais que les Français, s'ils voulaient prendre conscience de leur unique et vraie richesse, reviennent à l'esprit de saint Louis pour faire face par une croisade plus urgente que celle de Terre-Sainte au monde matérialiste qui menace de nous étouffer. Mais cela exige une confiance dans les moyens divins et une âme de martyrs ! La paralysie spirituelle dont meurt la France la rend, hélas, incapable de ce sursaut ! Les catholiques eux-mêmes sont atteints très profondément de cette paralysie. IL FAUT PRIER pour que la France retrouve sa tête et son cœur avec son baptême mais sans oublier que cela ne fera jamais le Paradis terrestre ! ça c'est communiste ! Nous, nous l'avons perdu pour toujours ! Le Royaume, pour nous, est au ciel, mais à le chercher on produit par surcroît un peu de bonheur sur la terre. 76:5 ### Le patriotisme et la paix JE SUIS COMPLÈTEMENT D'ACCORD avec l'article que Marcel Clément a consacré au nationalisme dans le n° 3 d'*Itinéraires*. Mon tour d'esprit et ma compétence, qui ne sont pas ceux d'un philosophe ou d'un doctrinaire, ne m'autorisent pas à en faire un commentaire direct, mais ma pensée m'amène aux mêmes conclusions que lui. Ne serait-ce pas en effet par ces voies-là qu'on pourrait espérer un regroupement solide, et *divers*, de tous ceux qui se veulent les membres sains du corps français ? J'ai toujours été très frappé du fait que le nationalisme est né, comme idée-force, de la Révolution. De même que les Français se sont alors persuadés, par une aberration d'idéologues, que la France était incomposée, qu'il fallait d'urgence la *constituer* par des textes ad hoc, pour l'accoucher enfin après l'interminable gestation anarchique et tyrannique dont le travail philosophique allait la délivrer, de même se convainquirent-ils que désormais la Nation, source et fin réelle de la Liberté, de l'Égalité et de la Fraternité idéales, garantit seule, défensivement et offensivement, le rayonnement de tout ce qui doit rayonner dans les cœurs, dans esprits et dans les sociétés. Elle est devenue à la fois un dogme et un mythe, ce qu'exprime à merveille le suffixe en *isme* de mots comme nationalisme ou impérialisme, ou l'emploi de formules d'accent religieux comme : Au nom de la Nation. Rien n'est plus étranger à la tradition française que de telles idées. C'étaient la Chrétienté, le Trône, l'État qui y jouaient le rôle d'idées-forces (non sans des déviations graves que je n'ai pas à étudier ici), ce n'était sûrement pas la Nation. Même chez Jeanne d'Arc, que Michelet a si curieusement tirée à un jacobinisme avant la lettre alors que tout en elle est indemne d'esprit jacobin. Quand Mme de Staël -- cette femme intelligente qui était si sotte -- écrit bravement : « Avant 89, il n'y avait pas de patrie », elle dit une insanité, car Dieu aidant et Dieu merci, la patrie n'avait pas attendu le 14 juillet de l'émeute ni celui de la Fédération pour naître. Mais elle dit une grande vérité s'il s'agit de comprendre : « Avant 89, il n'y avait point de sentiment national ni d'institutions nationales qui eussent pour écho et pour étendard un état d'esprit *nationaliste*. » 77:5 PARTANT de là, je me demande si le critère d'un patriotisme authentique ne serait pas dans les rapports qu'il entretient avec l'esprit de paix et l'esprit de guerre dans leurs formes légitimes et aberrantes. Patriotisme et esprit de paix : ces deux notions, ou plutôt ces deux orientations de l'intelligence et du cœur ont des points communs, ne serait-ce que celui-ci : toutes deux ont un côté utilitaire, « réaliste », et un côté idéal et désintéressé. Patrie et paix sont deux carrefours où se rejoignent des besoins et des désirs profondément naturels -- mais qui *ne* sont *que* naturels -- avec des aspirations beaucoup plus hautes, plus détachées et qui peuvent aller jusqu'aux plus purs sacrifices ; bref, des carrefours entre la « politique » et la « mystique », pour parler comme Péguy -- qui d'ailleurs, on le sait, n'admettait aucune rencontre entre ces deux plans, ce qui est peut-être la seule erreur, mais fondamentale et irrémédiable, de sa pensée si généreuse. L'amour de la patrie est un égoïsme dilaté, où nous nous aimons nous-mêmes (nous en avons le droit, et le devoir) dans la communauté de la patrie ; c'est un égoïsme aux bras ouverts, ou du moins qui ne les referme que sur des millions de frères : nous nous y chérissons nous-mêmes avec eux, indissolublement. Mais si le patriotisme est ainsi un égoïsme *sublimé*, et même à la limite *presque renoncé*, il peut être aussi un égoïsme *multiplié *: car tel est le paradoxe du patriotisme, d'être un oubli de soi dans lequel on ne s'oublie pas. Route étroite que guettent à tout instant les déviations. Et l'esprit de paix est lui aussi une sorte d'égoïsme. Il émane d'un vouloir-vivre, d'un vouloir-survivre ; mais s'il est authentique, ce vouloir ne se sépare pas de la volonté que les autres, tous les autres, vivent et s'épanouissent dans la sérénité, dans cette « tranquillité de l'ordre » par où saint Augustin définit la paix ; cela est si vrai que les plus hauts apôtres de l'esprit de paix n'hésitent pas à compromettre, à renoncer leur paix à eux, leur vie à eux pour celle de leurs frères : tels saint François courant les risques de passer en terre barbaresque pour y prêcher le Christ et sa paix ; tel, tout près de nous, la mahatma Gandhi. Mais pour s'en tenir au niveau de la commune humanité, de la commune chrétienté, il est bien sûr que l'esprit de paix est fait d'un égoïsme aux bras ouverts. 78:5 Patriotisme et esprit de paix sont deux égoïsmes *sacrifiés *: je veux dire par là qu'ils peuvent aller jusqu'à la complète immolation du moi, chez les meilleurs ; mais sacrifier ne veut pas nécessairement dire amputer : sacrifier, c'est exactement rendre sacré, sanctifier, c'est-à-dire offrir ce qui en est cause, à bras ouverts, à Celui qui est le très Haut Amour. Mais l'avarice de notre moi nous porte invinciblement à sentir cette oblation comme une dépossession, une mutilation -- et le fait même que le mot ait pris couramment ce sens montre combien l'instinct possessif du moi est profond et tenace. Sacrifier, au vrai, c'est à la fois moins et beaucoup plus que renoncer. Bref, dans ces « égoïsmes sacrifiés » il ne s'agit point tant de saccager les attaches avec le moi, que de les purifier. Ainsi patriotisme et esprit de paix sont-ils les deux points privilégiés de notre vie morale : l'un est, comme la fraternité dont il n'est qu'un cas particulier, un point de rencontre de notre instinct d'aimer avec notre devoir d'aimer ; l'autre un point de rencontre de notre instinct de vivre et besoin de sécurité, avec notre devoir de respecter la vie et de promouvoir la plus radieuse efflorescence de toute la création et de toutes les créatures sous le regard de leur Créateur. Mais comment se fait-il alors qu'ils puissent s'affronter ? comment se fait-il que nous voyions des *exploitants* du patriotisme et du pacifisme se dresser implacablement les uns contre les autres, idéal contre idéal, mythe contre mythe ? Opposition si irréconciliable que certains tenants du nationalisme considèrent toute trace d'esprit de paix comme une maladie de dégénérescence, et certains pacifistes toute trace du sens de la patrie comme une sorte de chancre politique et moral ? Et les sarcasmes de se croiser : le nationalisme exacerbé dégrade les hommes par *frénésie*, et les animalise, disent les uns (et ils ont raison) ; le pacifisme systématique les dégrade par *inertie*, par lâcheté douillette, et les abaisse au niveau pour ainsi dire végétal, disent les autres (et ils ont raison). Comment ces admirables lieux de santé naturelle et surnaturelle de l'homme en collectivité ont-ils pu prendre ces masques hideux ? Comment ces deux forces, ces deux vertus -- *virtutes* -- ces deux vaillances sereines et pures, qui semblaient faites pour aller de pair, comment s'entre-déchirent-elles ? Il est évident que l'esprit de paix ; du fait de sa valeur universelle, de son éminente dignité, ne saurait être primé par le patriotisme. L'esprit de paix est une des béatitudes : *Pacifici*, les faiseurs de paix, les ouvriers de paix. Il faut donc que, dans l'opposition qui se dessine, ce soit l'autre terme qui soit modelé pour s'accorder avec lui ; c'est le patriotisme qui doit s'assouplir, se plier, et non pas l'inverse. Ce n'est pas l'esprit de paix qui doit renoncer à telles de ses exigences pour s'ordonner au patriotisme comme à un bien supérieur : c'est celui-ci qui doit le faire, même s'il lui en coûte, pour s'ordonner à la paix. 79:5 JOUBERT, dont la méditation paisible et noble touchait à tout, a noté que « le mot *patria*, chez les Anciens, voulait dire terre paternelle, et avait pour eux un sens qui allait au cœur. Celui de *patrie*, n'étant lié à aucun autre mot connu, ne s'entend que par réflexion ; il n'a pour nous qu'un son muet, un sens obscur, et ne peut exciter dans notre âme les mêmes affections. Devenu substantif, cet adjectif ne dénomme qu'une chose morale, et par conséquent il est froid ». Il y a dans ces observations beaucoup de vérité et une grosse erreur : la vérité, c'est ce caractère abstrait, *idéal*, et volontiers universaliste qu'a pris chez les Français, surtout depuis 89, le concept de patrie. Quelle chose extraordinaire, troublante, de songer que le mot patrie est en français un mot *savant*, importé artificiellement par les érudits, et qui n'apparaît pas dans la langue avant le XVI^e^ siècle ! Cet aspect idéologique, construit et non pas hérité du mot et de la notion de patrie est un danger terrible. L'idéologie entraîne à tous les fanatismes impérialistes lorsqu'on voit dans la nation le porte-drapeau de l'Idée. Ce fut le cas pour le patriotisme révolutionnaire qui, après avoir sincèrement déclaré la paix au monde, conquit l'Europe pour le compte de la France, au nom de cette Liberté dont elle était le foyer et tenait le monopole. De même pour l'expansion du pangermanisme et du panslavisme communiste. C'est que les idées, ces « choses morales » sont loin d'être froides et inertes. Plût à Dieu qu'elles le fussent ! Nous sentons, au contraire, que l'idéologie est, en notre XX^e^ siècle, ce qui nourrit de la façon la plus brûlante les formes les plus abominables de l'impérialisme. Si les Français jadis, les Allemands hier, n'avaient aimé, si les Russes aujourd'hui n'aimaient que la France, l'Allemagne ou la Russie, et non pas un certaine idée de la France, de l'Allemagne, de la Russie, il y aurait sans nul doute un peu plus de paix dans le monde. Il y a un terrible péril à voir dans la patrie, pour la chérir, essentiellement un foyer de droits et de devoirs. Non qu'elle ne le soit pas : mais elle est d'abord un fait. Les hypertrophies et les dérèglements du patriotisme ont pour source (et d'ailleurs pour conséquence) une méconnaissance de la patrie comme fait. Hypertrophie, dans le cas d'un *patriotisme sans limite*, alors que la patrie est précisément ce qui a des frontières. Dérèglement, dans le cas d'un « patriotisme » idéologique, dont le procédé est de haïr d'abord ceux de nos compatriotes qui n'en partagent pas les passions, ni les intérêts. 80:5 LANZA DEL VASTO nous rapporte qu'il n'a jamais entendu Gandhi ni les siens tenir de propos patriotiques. Il y voit un « trait de distinction ». Il faut aller au-delà de cet éloge qui tient encore trop d'une sorte d'esthétisme moral. Ce *silence* du patriotisme n'est pas seulement une beauté morale, il est aussi une santé spirituelle et politique. Ce n'est pas le silence négatif égotiste et sceptique d'un humanisme *apatriote* comme chez Montaigne. C'est le silence d'un homme qui se refuse à haïr et à mépriser l'ennemi même que son devoir est inséparablement de réduire et d'aimer à la fois. Il ne s'agit certes pas d'abdiquer le patriotisme, de se faire, même au nom de la charité, je ne sais quelle âme de citoyen du monde, pour qui toutes les patries se vaudraient. L'indifférentisme et le dessèchement du cœur y trouveraient certes plus facilement leur compte que l'amour. Sous quelle forme le Christ nous a-t-il demandé d'aimer tous nos frères ? Sous ce nom si tendre, si mystérieux de *prochain*. Par là il a voulu permettre, et sanctifier ces *préférences de la charité* que sont l'amour conjugal, familial, et l'amitié, et l'amour de nos compatriotes. S'il nous avait interdit ces *relais*, nos misérables cœurs, invités à aimer tous les hommes dans l'indistinction ([^20]) auraient senti cette loi comme une obligation d'aimer *dans le vide*. Nous nous sentirions placés au centre d'un no man's land que nos pauvres forces d'amour, si vite découragées, ne pourraient franchir sans se glacer ou se pervertir (sauf chez les âmes héroïques). Et encore, même ainsi, elles se glacent et se pervertissent. Le vrai patriotisme, comme l'amour conjugal ou familial, est un admirable chemin de mérite et de grâce, parce qu'il unit indissolublement un droit joyeux, tonique, accordé à nos plus profonds instincts naturels, avec un âpre et imprescriptible devoir. Mais le patriotisme risque de verser dans l'absurdité et l'iniquité, et ce danger commence très exactement dès l'instant où l'on se sent tenu, ou tenté, de faire passer à l'état de doctrine, d'idée-force, de mythe ou seulement de controverse, un lien préférentiel qui est de l'ordre très simplement organique et vital, et qui devrait toujours le rester. Il en est du sens de la patrie comme du sens de la famille, du foyer, du métier : toutes attaches qui, pour être saines, doivent se vivre et non pas se proclamer, et pour être incontestables, doivent être incontestées. 81:5 L'antipatriotisme est le frère jumeau et inévitable du patriotisme qui s'exalte et se gonfle. Ces deux *maladies* de l'esprit civique s'appellent sans fin l'une de l'autre, comme un faux remède l'une de l'autre, et sans qu'on puisse savoir laquelle est à l'origine de ce cercle infernal. Une des malédictions de notre temps, c'est qu'il n'y ait, pour répondre à un mal, qu'un contre-mal, qui en est solidaire comme la suée et le frisson, sont solidaires dans la fièvre. ([^21]) On dira que c'est une réaction de défense salutaire que de crisper son patriotisme quand il est attaqué du dedans ou du dehors, que c'est un remède nécessaire. Sans doute, mais cela ne doit pas nous faire oublier que, quand le patriotisme apparaît comme un remède auquel il faut *recourir*, quand on a besoin de *penser à lui*, de le célébrer, c'est justement qu'il y a quelque chose de vulnérable ou de pourri dans le corps et l'âme d'une nation. Le patriotisme ne devrait pas avoir à être nourri, puisque c'est lui qui doit nourrir. Le brandir, c'est le fausser. En faire le drapeau qui claque au vent des mots, ce n'est pas guérir l'insanité de ceux qui le jettent au fumier. Si douloureux qu'il soit de le dire, les deux attitudes sont sœurs, et l'événement a assez montré comme on passe aisément de l'une à l'autre. Simone Weil a écrit : « On ne doit aimer d'amour qu'en charité. Une *nation* ne peut pas être un objet de charité. ([^22]) Mais un *pays* peut l'être, comme milieu porteur de traditions éternelles. Tous les pays peuvent l'être. » Ces lignes lumineuses dégagent du nationalisme -- qui ne rend pas justice aux groupes étrangers -- le patriotisme, l'amour du pays, qui ne se sépare jamais d'un universalisme authentique, parce qu'il ne méconnaît pas les autres patriotismes, parce qu'il n'est pas contradictoire avec eux, mais au contraire les appelle et va à leur rencontre. Ainsi le patriotisme pur n'est pas une raison de vivre, il est un mode de vie ; il n'est pas un remède, il est une vertu ou une santé. Or, une vertu, cela s'exerce ; une santé, cela se vit, un point c'est tout. (Et surtout pas un point d'interrogation, ni un point d'exclamation, ni non plus, comme on en a eu des exemples, des points de « suspension ».) Le patriotisme est humble, silencieux, fidèle, quotidien comme la réalité même de l'air que nous respirons, l'air natal, l'air du pays, le meilleur, parce qu'il est celui auquel nous ne pensons même pas tant que nous y vivons, tant que nous en vivons. 82:5 Ce patriotisme est patient, et ignore toute malice ; à lui s'appliquent exactement les termes de saint Paul, cette sorte de litanie de la Charité qu'il chante dans l'épître aux Corinthiens. Et certes, ce patriotisme simple et détendu, il n'est pas aisé de le vivre aujourd'hui, parce que la patrie, toutes les patries sont malades dans un univers malade : mais justement il est d'autant plus nécessaire de tenter de le vivre. Que ses exigences puissant être, en telles occasions, actives, urgentes, c'est ce que montrerait l'éminent exemple de Jeanne d'Arc, dont le patriotisme concret voulut bouter les Anglais hors de France, simplement parce qu'ils n'y étaient pas à leur place, mais qui ne se croyait pas obligée pour autant de les haïr. (Elle a eu sur eux ce mot admirable : « Je les aime moins. ») Exemple d'un patriotisme nullement faussé tout en étant terriblement engagé, comme c'est nécessaire dans les circonstances dramatiques d'une nation. Il faut être prêt pour ces jours-là. Mais cela ne doit pas nous interdire de garder la nostalgie, et de nourrir l'espérance, si pâle soit-elle, d'un temps où il serait permis de ne porter, pour aimer et servir utilement sa patrie, ni fanion ni enseigne. Jeanne d'Arc, de toute son âme de fille de France et de paisible bergère, eût souhaité un pareil temps, un temps où elle n'eût pas eu à revêtir le harnais des gens de guerre. Et comme elle, nous pouvons désirer de tout notre cœur, nous devons prier de toute notre âme que revienne -- sinon pour nous, du moins pour nos enfants -- le temps où il serait permis d'être Français, ma foi, simplement, fonctionnellement, au ras des jours : à la façon dont Péguy disait : « Nous aimons bien faire notre devoir, et qu'on n'en sache rien dans la rue. » Faire notre devoir de Français, notre métier de Français -- sans en parler ; et, à tous les niveaux de sens de cette locution à la fois si commune et si belle, et qui peut être, bien sûr, la devise de l'égoïsme, mais qui est aussi celle de la sainteté -- EN PAIX. V.-H. DEBIDOUR. 83:5 ### Le nationalisme intégral est mort, le nationalisme jacobin est aplati. L'ARTICLE de M. Marcel Clément a le mérite d'être clair et mesuré. Il pose de difficiles questions au nationalisme intégral, qui ne les laissera malheureusement pas sans réponse. Le nationalisme intégral se fait une obligation d'avoir réponse à tout ; mais M. Marcel Clément a très bien vu que sa métaphysique est inachevée, de sorte qu'il est d'emblée exposé au danger de n'avoir d'autre fin que lui-même. Danger si réel qu'il en est mort. \*\*\* QUANT au nationalisme jacobin, il est depuis des années tellement aplati qu'il se tient bien au-dessous des condamnations papales. Il ne retrouve de faibles forces qu'au spectacle du nationalisme des autres ; c'est un nationalisme de voyeurs, impuissant et ficelé de complexes. Il ne s'appuie pas sur l'évidence de la patrie, qui joue en politique le rôle du « monde extérieur » en philosophie, mais sur une certaine idée de l'homme, métaphysiquement informe. \*\*\* LA CONCLUSION que je tire de l'article de M. Marcel Clément, c'est que l'on ne peut décidément pas se passer de métaphysique. Nous sommes les sinistrés d'une longue bataille perdue il y a quatre ou cinq siècles au troisième degré d'abstraction. 84:5 D'AILLEURS LE PUBLIC MODERNE est tout à fait persuadé 1. -- que la vérité n'existe pas ; 2. -- que la pensée, par conséquent, n'a d'autre valeur que pratique, pour faire (des objets), ou littéraire, pour défaire (les certitudes). Les jardins publics sont pleins de penseurs de pierre, dont les pensées ont écrabouillé dès avant leur naissance les pauvres enfants qui jouent innocemment autour d'eux. Voilà le vrai, et qui m'effraie. C'est un grand malheur qu'il y ait aujourd'hui si peu de métaphysiciens authentiques -- au surplus réduits au silence par la volubilité des médiocres -- et tant de gens, même parmi les esprits religieux, pour croire que la métaphysique est un art d'agrément. André FROSSARD. 85:5 ### Harmonies chrétiennes du nationalisme L'importante étude de Marcel Clément sur « Pie XII et le nationalisme », parue dans le numéro 3 d'*Itinéraires*, nous a offert une chaîne solide de définitions qui sonnent clair et juste et qui donnent souvent à l'esprit cette sorte de satisfaction qu'on trouve aux grands textes thomistes. Pour une fois, la voix du Souverain Pontife a éveillé dans la presse catholique française un écho qui n'est pas indigne d'elle. Dans cette chaîne bien forgée, quelques maillons pourtant m'ont paru de moins bon aloi. C'est ainsi que Marcel Clément récuse le nationalisme intégral jusqu'à l'égal du nationalisme jacobin, du fait que Charles Maurras, en raison même de son agnosticisme, ne peut affirmer l'origine divine de l'autorité. Cette proposition que beaucoup, à droite et à gauche, admettront comme une évidence, me paraît appeler commentaires et réserves. #### I. -- Maurras et l'origine de l'autorité. C'est un fait que Maurras, agnostique, n'a pas affirmé l'origine divine de l'autorité. Maurras croyant l'eût-il affirmée ? Un politique dont le devoir d'état est de rassembler autour des idées de salut public des Français que tout divise et dont une bonne part professe en matière religieuse l'incroyance ou l'indifférence, peut-il poser au principe de sa doctrine et de son action « l'origine divine de l'autorité » ? Le fait-il, il s'aliène nombre de ceux qu'il a entrepris de gagner et compromet l'œuvre nationale que son devoir est de mener à bien. Pour rassembler les Français au service de leur patrie temporelle, il est nécessaire que cette patrie et son gouvernement ne soient point l'objet d'une dispute métaphysique, il est nécessaire que la désunion sur les principes n'empêche point l'accord sur les actes. 86:5 « En d'autres termes, écrit Maurras, il faudra quitter la dispute du Vrai et du Beau pour la connaissance de l'humble Bien positif », ce bien commun de la Cité qui est l'objet du politique. Les esprits purs se récrieront, et pourtant rien n'est plus naturel : cette méthode que Maurras applique sur le Forum, nous voyons les chrétiens les plus stricts la mettre en œuvre dans leur vie quotidienne. Au chevet d'un malade, le médecin athée et la sœur de charité ne disputent point de la Providence, mais unissent leurs efforts pour vaincre la maladie. Et les soins que la sœur prodigue à son malade ne la dispensent pas de prier pour lui. Et il se peut bien que ses prières soient autrement puissantes que ses soins. N'empêche qu'avec toute sa foi elle ne refuse point son concours au médecin athée, ni même ne tente de lui prêcher son credo : elle consent à parler avec lui, non le langage de la prière, mais seulement le langage des soins, le langage tout terrestre de la médecine. Le « compromis d'ordre médical » qui s'instaure ainsi entre la sœur et le médecin est à l'image exacte du « compromis nationaliste » que Maurras souhaite instaurer entre les Français. On dira sans doute que cette méthode du compromis n'est jamais qu'un pis-aller, et qu'à l'ériger en système, on sacrifie le souci religieux au souci national, et le spirituel au temporel. Mais de quel spirituel s'agit-il ? Le spirituel catholique n'étant plus admis, hélas, par une large part du monde moderne, le spirituel tout court risque d'être un mot creux. Maurras a puisé chez Comte et chez Taine une aversion tenace pour « les vains perroquets de l'éclectisme » et leur façon d'édulcorer religions et doctrines afin de les mieux amalgamer et de créer ainsi, en matière synthétique, un Dieu vague et pâle, aussi dérisoire qu'inoffensif. Contre une pareille conception, un peu de positivisme ne messied point : c'est finalement rendre hommage au Spirituel que de refuser la niaise image qu'en donne le « spiritualisme ». Cette idée, Maurras l'a exposée maintes fois, mais nulle part sans doute avec plus d'insistance et de vigueur que dans les textes datant des dix dernières années de sa vie ([^23]), donc de l'époque où le souci du spirituel fut chez lui le plus aigu. C'est ainsi qu'il écrit en 1950 les réflexions que voici : 87:5 *Dès que l'unité des consciences a disparu comme chez nous, la seule façon de respecter le Spirituel est celle qui en accueille toutes les manifestations nobles, sous leurs noms vrais, leurs formes pures, dans leurs larges divergences, sans altérer le sens des mots, sans adopter de faux accords en paroles. Un Spirituel qui ne serait ni catholique ni protestant ni juif n'aurait ni saveur ni vertu. Mais il doit être l'un ou l'autre. Ainsi seront sauvés la fécondité des féconds et le bienfait des bons : ainsi le cœur des grandes choses humaines et surhumaines. Il existe une Religion et une Morale naturelles. C'est un fait. Mais c'est un autre fait que leurs principes cardinaux tels qu'ils sont définis par le catholicisme, ne sont pas avoués par d'autres confessions. Je n'y puis rien...* *De l'abondance, de la vanité et de la contrariété des idées morales en présence, on peut tout attendre, excepté la production de leur contraire. Il ne sera donc pas possible à chacun, catholique, juif, huguenot, franc-maçon, d'imposer son mètre distinct pour mesure commune de la Cité. Ce mètre est distinct alors que la mesure doit être commune pour tous. Voilà les citoyens contraints de chercher pour cet office quelque chose d'autre, identique chez tous et capable de faire entre eux de l'union. Quelle chose ? L'on n'en voit toujours qu'une : celle qui les fait vivre en commun avec ses exigences, ses urgences, ses simples convenances.* ([^24]) *Et Maurras de citer aussitôt cet exemple entre dix, tiré de nos débats les plus contemporains : le divorce. Dans la perspective nationaliste, le divorce n'est pas considéré par rapport à tel droit ou telle obligation, à telle permission ou prohibition divine, mais relativement à l'intérêt civil de la famille, et au bien de la Cité.* « *Tant mieux, ajoute-t-il, si tels ou tels, comme les catholiques, sont d'avance d'accord avec ce bien-là.* » *Et il apparaît déjà, par cet exemple et par dix autres, que pour n'être pas explicitement fondé sur la foi catholique, le nationalisme de Maurras n'en concorde pas moins dans ses applications avec le catholicisme.* \*\*\* SI DONC lorsqu'il s'agit d'assurer hic et nunc le salut de la cité commune de concert avec des incroyants ou des fidèles d'une autre religion, le catholique maurrassien s'interdit provisoirement 88:5 et par méthode de soulever des débats d'ordre religieux pour s'en tenir aux humbles nécessités de la vie politique, sur quoi l'expérience et le bon sens de tous peuvent s'accorder, rien pourtant, ni en droit ni en fait, n'empêche qu'en son for intérieur, mais aussi par la parole ou par la plume, ledit catholique ne relie la Politique à la Foi et le Temporel au Spirituel. Rien ne l'en empêche. Et même tout l'y pousse. Car cette absence de Dieu -- qui fut bien réelle chez Maurras agnostique -- aurait pu être chez Maurras croyant, une absence toute tactique, une sorte de camouflage ou de ruse. Et c'est ainsi d'ailleurs que l'avaient entendu nombre de clercs éminents frappés par la concordance de sa politique avec le thomisme le plus strict. L'un d'eux, l'abbé Delfour, ami du Cardinal de Cabrières, lui disait même : « Non, ce n'est pas possible ! Vous camouflez les origines véritables de vos idées politiques ! Votre empirisme, c'est de la théologie toute pure ! Cette feinte est de bonne guerre. Elle ne peut pas me tromper !... » ([^25]) Et Maurras, très honnêtement, de s'en défendre. Trente ans plus tard, il écrit encore : *Pas plus que les* Ouvriers Européens *de Frédéric Le Play ne sortaient des Encycliques, mes vues expérimentales venues d'Auguste Comte ou formées à son école ne découlaient de Saint Thomas. Mais la concordance finale existe ou n'existe pas, il est difficile d'imaginer qu'elle ait été rêvée simultanément par des dogmatistes croyants et des observateurs incroyants que tout séparait. Si elle existe, est-il rien de plus normal ? Comment les uns et les autres n'auraient-ils pas appréhendé la même vérité, malgré la diversité de leurs voies et de leurs esprits ? Ou pour voir l'ordre des saisons, faudra-t-il se munir d'un billet de confession ?* ([^26]) Sans doute, répliquera-t-on. Mais si l'on admet une Physique sociale tirée de l'observation pure, ne se trouvera-t-il pas des « esprits sommaires et violents » pour conclure à l'inutilité de la théologie ? Et Maurras de répliquer à son tour : *D'esprits sommaires et violents, de sommaires violences seront toujours attendues à coup sûr. Mais sont-ils seuls au monde ? Il existe d'autres esprits. Tenons un compte particulier de ceux qui, partant de l'anarchisme ou du pyrrhonisme viendront adhérer a telles vérités naturelles sur la société.* 89:5 *Plusieurs d'entre eux, beaucoup peut-être, seront tentés de transcender ces vérités ou de leur trouver quelque fondement métaphysique absolu. Comme la connaissance du cantique des Sphères, la découverte d'une législation du physique et d'un ordre régulier des sociétés peut être fort capable d'inspirer à ces esprits la recherche et l'idée de la gloire de Dieu*... (**4**) Et, de fait, la liste est longue des esprits de qualité qui convertis d'abord à la politique maurrassienne se convertissent ensuite à la foi catholique. Pour ces radicaux, pour ces spinozistes, pour ces protestants, le nationalisme intégral fut le chemin qui mène à Rome -- le chemin qui mène à Dieu. On veut bien qu'il en soit d'autres, et qu'on puisse se convertir, par exemple, pour l'amour des vitraux gothiques ou celui du plain-chant. Pourtant, ne médisons point de celui-ci, et prenons acte que des conditions et des vertus de l'autorité il a paru logique à de bons esprits de remonter jusqu'à l'origine de celle-ci, et de conclure que cette origine est divine. On pourrait aller plus loin, et poser le cas de Maurras lui-même. Il y a l'étrange parole de saint Pie X qui le nomme « un beau défenseur » non de Rome ou de l'Église, comme on eût pu l'admettre, mais bel et bien « un beau défenseur de la Foi ». Et puis il y a sa conversion finale. Conversion qui n'eût pas eu lieu sans la Grâce. Mais conversion qui n'apparaît en rien comme le reniement de son œuvre temporelle, qui en est bien plutôt le couronnement et la consécration. #### II. -- Le nationalisme et l'ordre chrétien. Admettons cependant que ne pas affirmer en toute occasion l'origine divine de l'autorité relève d'un opportunisme ou d'un pragmatisme blâmable et soit en fin de compte un péché. S'en suit-il que le nationalisme soit condamné ? On peut (Pierre Boutang l'a noté) ([^27]) ne pas affirmer l'origine divine de l'autorité, et être, ou n'être pas, nationaliste. Si l'on a choisi de l'être, tombe-t-on sous le coup des condamnations pontificales ? « *Le point fondamental*, écrit Marcel Clément, *c'est la nécessité de ne pas considérer l'État politique comme le mandataire de la nation, ou, ce qui revient au même, de ne pas faire de la nation la base d'une politique absolutiste, intérieure ou extérieure.* » Le nationalisme intégral pratique-t-il à l'intérieur ou à l'extérieur cette politique absolutiste ? C'est ce qu'il convient d'examiner. 90:5 A l'intérieur d'abord -- Maurras ne cesse d'opposer aux programmes volontaristes d'un État central livré au seul choix des volontés populaires (parlement élu ou chef plébiscité) la « politique réelle » du nationalisme intégral, soucieux de respecter l'ordre des choses, cet ordre que les chrétiens disent établi par Dieu quand les autres se contentent de le dire « naturel ». « La physique de la politique réelle, écrit Maurras, se trouve tout naturellement rangée du côté catholique où l'on respecte sans prétendre les réformer, les structures fondamentales. » Et ces structures, Maurras les énumère ainsi : « *La structure des familles -- Le régime des mariages -- L'appartenance de l'enfant -- L'éducation, l'instruction, l'école -- La structure de la commune et de la province, celle du pays et du métier -- La structure de la Nation, de l'État central, des États décentralisés -- Le rapport du temporel et du spirituel.* » ([^28]) A vouloir bouleverser ces structures et détruire leur ordre naturel, l'État jacobin (ou nazi, ou soviétique) fait assurément preuve d'*absolutisme* et son nationalisme est à coup sûr condamnable. Tout au rebours, l'État monarchique prôné par Maurras a pour fonction première la restauration et la conservation des droits naturels : par là échappe-t-il au reproche d'absolutisme à quoi n'est pas voué *ipso facto* tout nationalisme, mais celui-là seulement qui, foin d'être intégral, c'est-à-dire monarchique, relève consciemment ou non de l'idéologie révolutionnaire. Il est certes possible que ces distinctions doctrinales aient été parfois brouillées par la fumée des événements et des passions. Aux yeux de certains, l'Action Française a pu revêtir pendant quelques saisons d'avant-guerre une couleur profasciste, qu'accentuait encore le langage de tels docteurs ou de tels militants, réputés maurrassiens, mais en fait séduits déjà plus qu'à demi par les régimes totalitaires. Les événements de 40 et leur suite mirent fin à la confusion (pour les gens de bonne foi s'entend, et non pour les profiteurs de l'Épuration). La lutte de Maurras contre la centralisation, contre les projets de parti unique et, d'une façon générale, contre tout alignement de la France sur les fascismes étrangers, rappelèrent à ceux qui l'avaient peu ou prou oublié la vraie nature du maurrassisme. Aussi les prétendus maurrassiens qui n'avaient retenu de Maurras que ses critiques contre le parlementarisme se séparèrent-ils de lui, déçus de le voir réfractaire à cet absolutisme dont ils avaient le goût secret. 91:5 Nombre d'entre eux choisirent alors de militer pour un fascisme français, allié et collaborateur du fascisme allemand. D'autres tentèrent d'incarner en la personne du général de Gaulle une manière de nationalisme plébiscitaire et populaire. Tels autres enfin rallièrent tout bonnement, dans les rangs du P.C., le nationalisme soviétique. Et de même que les hérésies sont nécessaires à l'Église, ces dissidences permettent de mieux discerner *a contrario* la vraie nature du nationalisme intégral, et combien il est foncièrement différent des absolutismes de toute couleur. Quelles que soient les motivations et les intentions, il reste sur le plan pratique cet accord profond de la politique maurrassienne avec les exigences de l'ordre chrétien. Et cela n'étonnera pas ceux qui, par-delà les différences de vocabulaire et de style, voient en Maurras l'héritier direct des contre révolutionnaires catholiques du dix-neuvième siècle, de Joseph de Maistre à Veuillot, et de Bonald à La Tour du Pin. Quoi qu'ait écrit René Rémond, ([^29]) la seule Droite dont l'Action française ait prolongé (et vivifié) parmi nous la tradition, c'est la droite légitimiste et catholique, celle qu'en son temps bénissaient à l'envi les évêques et les archevêques de France. Nullement *absolutiste* sur le plan intérieur, donc nullement condamnable, tel apparaît bien le nationalisme intégral quand on le distingue de ses contrefaçons. Il semble que Marcel Clément ne soit pas si loin de nous en donner acte, puisqu'il reconnaît que Maurras est *le défenseur des valeurs sociales les plus certaines du point de vue du droit naturel, celles que Pie XII énumérait à Noël :* « *la famille et la propriété comme facteurs complémentaires de sécurité, les institutions professionnelles et finalement l'État.* » \*\*\* Reste le domaine extérieur. Oui ou non, le nationalisme intégral prône-t-il hors des frontières une politique *absolutiste ?* Là encore certaines apparences ont pu prêter au nationalisme intégral une couleur qui revenait à d'autres. C'est ainsi que dans la première *Revue d'Action Française*, ouverte à des nationalistes de toute origine, telles maximes sur la guerre d'un Hugues Rebell ou d'un René Quinton peuvent paraître entachées de nietzschéisme et choquer un esprit chrétien. Elles n'engagent évidemment que leurs auteurs. 92:5 Dans les années qui suivirent, il est bien vrai que l'Action Française contribua puissamment au réveil national qui prépara notre résistance victorieuse à l'invasion. Il n'est pas question, je suppose, de le lui reprocher. Du moins certains pourraient-ils flairer ici et là dans les campagnes de presse que Maurras et ses amis menèrent alors, je ne sais quels relents d'exaltation guerrière ou d'impérialisme. Posons la question : le nationalisme intégral fut-il plus agressif que le patriotisme du républicain Barrès, du chrétien Péguy, du catholique Albert de Mun ? On connaît les pages fameuses où Maurras exprime alors sa nostalgie de la paix chrétienne que l'Église jadis imposait aux nations. On connaît aussi celles où Maurras prenait en pleine guerre la défense du Pape et de sa neutralité contre le sectarisme chauvin de certains patriotes. On connaît peut-être moins cette réflexion de 1912 qu'a rapportée Henri Massis : « *C'est, quand on y songe, une extrémité odieuse et abominable qu'il ait fallu susciter un état d'esprit nationaliste pour permettre la défense de la nation.* » Dans ses démarches pratiques autant qu'en sa doctrine, le nationalisme intégral paraît tourné non point vers la conquête mais vers la paix. Depuis qu'ils ont découvert, un beau matin de leur seizième année, la pensée politique de Maurras, les Français de mon âge n'ont cessé de voir dans l'Action Française non certes un parti pacifiste, mais bel et bien le parti de la paix. Si je me remémore les campagnes que j'ai suivies, lutte contre les sanctions antifascistes, lutte contre l'intervention en Espagne, lutte contre la croisade des démocraties, lutte contre toute aide militaire à l'Europe allemande, lutte contre ceux des résistants qui appellent la création d'un second front sur le sol national, j'énumère autant de combats pour la paix. Quant aux campagnes que les maurrassiens menèrent contre la C.E.D., on peut, politiquement, les approuver ou non : tel n'est pas mon propos. Il reste, moralement qu'ils n'entendaient pas par là dire non à toute forme d'organisation supranationale et d'interpréter « la France seule » au sens de « la France isolée ». A une organisation boudée par l'Angleterre et vouée, pensaient-ils, à la domination allemande, les maurrassiens n'opposaient pas l'isolement, splendide ou non, d'une nation narcissiste, mais ce qu'ils nommaient « l'Europe des patries », c'est-à-dire une organisation techniquement différente, mais non moins soucieuse de l'union, et de la paix. A qui raisonne du nationalisme intégral le contexte de toute une littérature doit toujours être présent. Le reproche majeur qu'en des pages innombrables Maurras, Bainville, Daudet firent à la Révolution et à « son fils Bonaparte » c'est d'avoir entraîné la France dans vingt-deux années de guerre d'enfer. 93:5 Le principal éloge qu'ils ont adressé à la Restauration et à la Monarchie de Juillet, c'est d'avoir envers et contre toutes les oppositions maintenu la France dans la paix. On pourrait même tirer de l'*Histoire de trois générations* tout un manuel sur l'art politique d'éluder l'aventure et d'éviter la guerre. On lui donnerait pour exergue cette phrase de Maurras : « *Le patriotisme ne doit pas tuer la patrie* ». Et l'on y verrait combien, à l'extérieur comme à l'intérieur, ce nationalisme intégral issu des crises de 1900 et parfois revêtu de quelque apparence jacobine ou bonapartiste est l'héritier direct de la Droite la plus traditionnelle, celle qu'un Stendhal, un Béranger, et toutes les grisettes tricolores du siècle accusaient de sacrifier l'honneur national à la paix. Ce n'est pas à cette Droite là qu'il faut imputer un nationalisme contraire à l'enseignement chrétien. ([^30]) \*\*\* ON ME COMPRENDRAIT MAL pourtant si l'on croyait que je veux exempter le nationalisme intégral de toute erreur et de tout péché. Ce serait là d'un sot ou d'un pharisien. Proclamer à tous vents qu'on eut toujours et partout raison relève de la mégalomanie dont souffrent les dictateurs vieillissants promis à la déroute et au gibet. Laissons à qui les voudra ces vaniteuses maximes. De même que le meilleur catholique doit se dire qu'il n'est jamais assez chrétien, de même le nationalisme le mieux en règle avec l'enseignement de l'Église doit toujours se garder des tentations qui guettent ici-bas les doctrines comme les hommes. L'esprit de système qui mutile ou sclérose la réalité, l'orgueil de l'esprit qui rend insensible aux vertus du cœur, le culte du passé devenant routine et rabâchage, enfin tout ce qu'on peut redouter des « esprits sommaires et violents » dont parle Maurras, voilà quelques uns des périls à quoi s'exposerait le nationalisme intégral s'il cessait d'être vigilant. 94:5 C'est en quelque manière, un risque professionnel. Nulle doctrine n'y échappe, non plus que nul métier. Et le clergé lui-même. Pourtant ces tentations, pourtant ces péchés ne font pas une hérésie. Aujourd'hui comme hier, les nationalistes français seront fidèles à l'essentiel d'eux-mêmes en travaillant pour l'ordre chrétien -- et en priant pour lui ; en travaillant pour la paix du monde -- et en priant pour elle. Michel VIVIER. 95:5 ### Lettre à Jean Madiran sur le sujet du nationalisme C'EST VERS LES PLAGES lointaines du passé que me reconduit l'enquête dont les pages de Marcel Clément sur le nationalisme sont aujourd'hui l'objet, et c'est à un débat rétrospectif qu'en l'occurrence elle m'invite. La même enquête, qui fit un certain bruit à l'époque, fut, en effet, ouverte il y a plus de trente ans par Maurice Vaussard dans la revue *Les Lettres* que dirigeait alors Gaétan Bernoville ; il m'avait convié à y prendre part, mais la réponse que je lui destinais n'a jamais paru jusqu'ici. Bonne occasion de la sortir du vieux dossier où elle dormait depuis 1923, puisque aussi bien la voilà redevenue actuelle, et qu'elle me semble toucher au vif de la question, tant par ce qu'elle contenait en elle-même que par les objections qu'y fit Charles Maurras et qui me déterminèrent à ne la publier point. Voici donc, un peu jaunies par le temps, les pièces du débat : et d'abord le texte inédit de ma réponse à Maurice Vaussard : 25 août 1923. Vous voulez bien me presser de répondre à votre enquête sur le *Nationalisme* et vous ajoutez pour m'en convaincre : « Je tiens à votre participation à l'enquête... » D'où vient donc que ma réponse vous semble si nécessaire ? Serait-ce parce que vous savez mon attachement à une doctrine de politique française qui se définit « nationaliste » et que certains, toujours prompts à enrôler la théologie au service de leurs passions, voudraient convaincre d'hérésie ? Je puis donc là-dessus, et sans avoir reçu mandat de personne, vous donner *proprio motu* mon opinion, mon opinion de catholique et de Français -- de nationaliste français. 96:5 Et d'abord d'où vient ce mot de nationalisme ? Je crois pouvoir fixer son origine. Nous croyons communément que Maurice Barrès en est l'inventeur et c'est un fait qu'il a le premier formulé, en la nommant, la doctrine qui provoque aujourd'hui votre enquête. Mais quelque chose me disait qu'il n'était point de chez nous, ce mot-là. Littré n'en donnait aucun exemple : je voyais bien pourquoi Barrès, Maurras, tant d'autres à leur suite, l'employaient et sachant leur juste répugnance à user de ces affreux mots en *isme* dont le XIX^e^ siècle a revêtu ses successives idolâtries, je m'expliquais à moi-même qu'ils ne faisaient en somme qu'amputer, pour lui ôter son virus, le mot d'*internationalisme,* mot et doctrine qui avaient depuis longtemps des théoriciens et des adeptes. Assurément le nationalisme n'est rien d'autre, dans leur vocabulaire comme dans leur pensée -- que l'antithèse, l'antidote de l'internationalisme patricide. Mais *internationalisme,* le mot et la chose, nous venaient d'Allemagne : *nationalisme* aussi. Et la première fois qu'on le rencontre en notre langue, c'est -- je vous livre ma découverte -- sous la plume du jeune Renan, du Renan des *Cahiers de jeunesse,* du Renan de 1846, ivre de Fichte, de Hegel, de Schleiermacher et qui venait de pénétrer dans la philosophie allemande « comme dans un temple ». Je n'ai point la référence sous la main, mais vous trouverez le mot à cet endroit des *Cahiers* où le néophyte déclare qu'il « vendrait la France aux Cosaques pour une découverte importante dans l'ordre de la philologie ». Singulière coïncidence. Or, Renan, en employant ce vocable, le traduisait, l'empruntait à ses « chers penseurs allemands ». Nationalisme, *nationalismus,* la filiation est évidente : évident aussi que c'est une hérésie comme tout ce qui nous vient d'Outre-Rhin en fait de philosophie, de politique ou de théologie, qu'il s'agisse de kantisme, de socialisme ou de modernisme. Et nul besoin d'une Encyclique pour condamner le nationalisme : il est condamnable il est condamné par ceux-là même qui se sont servis de ce mot allemand faute d'en avoir un autre à opposer à cette doctrine allemande : l'*internationalisme,* autre hérésie. Qui emploie, d'ailleurs, le mot de « nation » ? C'est Fichte dans ses fameux Discours et non point un Barrès qui rassemble les énergies morales et intellectuelles de son temps sous le signe de la patrie. Qui emploie le titre d'*Histoire de la nation française *? le républicain Hanotaux et non pas le monarchiste Jacques Bainville qui intitulera la sienne *Histoire de France* tout simplement. 97:5 Je crois précisément qu'un seul homme -- et sans équivoque -- peut se servir de ce mot de *nation,* et c'est le Roi de France, en qui vit la nation, qui l'a reçue de Dieu en partage, qui en est comptable devant lui. Pour nous, nous avons une patrie, une patrie temporelle -- et ce mot établit un rapport juste, conforme à la nature des choses, un rapport de paternité : *la terre où ont vécu nos pères.* Un patriote, au sens exact du terme, ne peut pas être hérétique : il obéit au quatrième commandement : Tes père et mère honoreras. Mais faire de la terre où nous sommes nés (*nati*) une terre élue, et de cette élection tirer une doctrine qui, sous prétexte d'investiture particulière, nous donnerait dans le monde un rôle, une mission, au nom de laquelle nous croirions pouvoir opprimer, subjuguer d'autres peuples -- c'est cela le *nationalisme,* au sens propre, au sens étymologique et germanique du terme : l'Allemagne, *Christ des nations.* Mais on entend tout autre chose quand on dit, par exemple, de la France qu'elle est la fille aînée de l'Église : cela vaut au sens mystique et dans la mesure où notre patrie s'est acquise par les mérites, les vertus, la sainteté de ses fils et de ses princes, aux yeux du Christ, des grâces spéciales et des faveurs divines ; elle ne peut y trouver d'elle-même nul droit à prétendre sur aucun autre peuple ; et si le Père commun des fidèles donne aux œuvres qu'elle produit devant la Chrétienté cet hommage de sa tendresse et de sa dilection, il faut, à coup sûr, l'entendre spirituellement. Il ne s'agit, au reste, que de vocation chrétienne, -- et d'une sorte de précellence dans ce rôle d'apôtre, de témoin qui est dévolu aux nations comme aux individus. Mais voici que j'emploie ce mot de *nation* à propos des grandes familles spirituelles qui relèvent du commandement de l'Église : c'est que je le crois, en ce sens, parfaitement légitime ; en tant que nés (*nati*) par notre baptême, en Jésus-Christ, et par là membres de son Église, et incorporés à elle par la confession de notre *foi,* nous faisons partie réellement de ces *nations* chrétiennes fédérées sous un chef universel qui est à Rome. Il n'y a qu'un seul nationalisme qui tienne, comme il n'y a qu'une seule internationale qui tienne, et tous deux sont l'aspect d'un même pouvoir et d'une même doctrine, celle de l'Église catholique, apostolique et romaine. « Allez et prêchez toutes les nations en mon nom et au nom de mon Père qui est dans les Cieux. » 98:5 Un roi seul peut ainsi s'adresser aux Nations et c'est le roi du Monde, Notre-Seigneur Jésus-Christ -- tout de même qu'il n'y a qu'un roi -- et consacré de droit divin -- qui puisse parler au nom de la Nation qu'il a très chrétiennement prise en charge, par la grâce de Dieu. Ces considérations vont, je le crains, sembler bien « inactuelles », et sans doute certains vont-ils songer au théocratisme de Joseph de Maistre. Mais l'Église n'a pas souci de l'actualité, ou plutôt elle ne se laisse pas déranger par elle. Elle ne fait pas de ce que l'actualité suggère une vérité ou de ce qu'elle méconnaît une erreur ; elle est essentiellement réaliste, comme nous aimons à dire aujourd'hui, en ce sens qu'elle se fonde sur ce qui *est* éternellement et non pas sur ce qui n'a pour s'imposer que le fait d'être un fait. Elle distingue entre ce qui est réellement, et ce qui n'est que par abus, par idéologie, par fausseté, ce qui, aux yeux de sa philosophie même, n'a pas d'*être ;* et pour en juger elle possède seule le critérium du vrai et du faux, du bien et du mal, autrement dit de ce qui *est* et de ce qui *n'est pas,* de ce qui doit être et de ce qui ne doit pas être, moralité et vérité, politique et théologie, n'ayant qu'un seul et même principe transcendant. Bref, elle distingue entre les idées fausses et les idées vraies, entre les réalités bonnes et les réalités mauvaises, entre les faits légitimes et les faits illégitimes. Le nationalisme au sens propre et étymologique du mot, tel que je le définissais plus haut, ce nationalisme-là peut bien être un fait -- elle le condamne implicitement en ce que ce fait conduit à s'entre-dévorer les hommes, et que c'est au nom du principe des nationalités, de leur développement et de leurs besoins ou de la supériorité de telle nation sur telle autre que se sont commis toutes les injustices et tous les crimes qui, depuis plus d'un siècle, ont ensanglanté la terre. Elle le condamne comme doctrine, parce qu'elle a horreur de l'idéologie ; le « nationalisme » en soi, ce fruit théorique de la pensée allemande, est de l'idéologie et une idéologie meurtrière, inventée par un peuple blasphémateur qui, lui, ne se croyait pas le fils aîné de l'Église, mais le peuple-Dieu, et l'idéologie révolutionnaire -- la nôtre, celle de 93, celle qui fomenta dans le monde le trouble nationalitaire -- était, elle aussi, une manière de contre-Évangile, et l'on sait que « l'Évangile rendu absolument naturel (et donc absolument corrompu) devient un ferment de révolution d'une virulence extraordinaire ». 99:5 L'Église, en tout cas, sait cela -- car pareille à l'épouse attentive, elle a précisément pour mission de veiller à ce que rien ne vienne corrompre le levain dont elle a la garde. Dans ce nationalisme-là, elle distingue un mysticisme dévié, la notion corrompue de cette grande vérité que chaque « nation » doit ici-bas témoigner pour la gloire de Dieu -- ce qui ne veut pas dire qu'aucun peuple puisse jamais se croire l'instrument de Dieu pour imposer sa propre loi par l'injustice et la violence. On a, je le reconnais, un peu abusé pendant la grande guerre du *Gesta Dei per Francos* et de tous ces rapprochements qui tendaient à identifier la cause des Alliés et celle des Croisés. Ce fut l'origine de bien des confusions qui, en fait, profitèrent surtout à l'idéologie wilsonienne, à une conception hérétique de la Justice et du Droit, ces « vertus chrétiennes devenues folles », comme dirait Chesterton. Péguy lui-même, notre cher Péguy, n'a-t-il pas un peu forcé les interprétations mystiques ? Et pourtant il ne parlait jamais de nationalisme, il ne se disait point nationaliste : et songeant à la France, il songeait à la Chrétienté. J'entends bien que, dans un sens, il n'y a que des guerres religieuses et que tout catholique français s'est alors senti en quelque sorte le soldat de la civilisation chrétienne contre l'hérésie germanique. Mais nous ne pouvions prétendre que le Chef de l'Église universelle identifiât notre cause à celle de la Chrétienté tout entière. Les plus téméraires d'entre nous ne se fussent permis que de formuler un vœu : celui de voir le Père de la Catholicité rappeler l'enseignement doctrinal de l'Église sur la guerre ; et à l'entendre définir à nouveau, après tant de Conciles et de Docteurs, la notion de guerre juste et de guerre injuste, nous nous fussions sentis confirmés dans notre cause. Nul ne souhaitait davantage : mais -- encore que nous, catholiques français, y eussions trouvé réconfort -- une nouvelle Encyclique était-elle vraiment nécessaire ? Tout l'enseignement de l'Église n'était-il pas là, évident et sûr, illustré par la longue tradition théologique ? Il en va pareillement aujourd'hui du nationalisme. On voit bien l'intérêt que les Internationalismes rouges, verts ou bleus, trouveraient pour leur propre idéologie à ce qu'une Encyclique vînt condamner le « nationalisme », car le résultat qu'ils cherchent, c'est un renforcement de l'internationalisme. Ces deux hérésies sont également suspectes à l'Église, l'une et l'autre sont, par avance, condamnées. Elles substituent aux vérités vivantes qui ne peuvent se concilier que dans l'unité catholique, deux idolâtries également faiseuses de désordre. 100:5 Et voilà pour la doctrine. Mais, me direz-vous, ne continuez-vous pas néanmoins à vous dire, vous et vos amis, *nationalistes,* ne faites-vous pas profession de cette théorie que Maurras lui-même définit le *nationalisme intégral ?* Nous y voilà, car je sens bien que c'est à ce nationalisme-là que songent certains de vos interlocuteurs. Mais ils pourfendent un adversaire qui n'existe pas et ils donnent de grands coups d'épée dans le vide. Dans tout ce qu'a écrit Maurras, je ne vois guère qu'une seule expression qui pourrait nous sembler suspecte, à nous autres catholiques d'abord -- et c'est une magnifique image de poète, un beau cri d'amour, tel qu'on en trouve chez le très chrétien Ronsard et dans ces « humanistes dévots » chers à Henri Brémond : cette métaphore imprudente, vous la connaissez comme moi, c'est quand Maurras nous parle de *la Déesse France.* Oh ! le beau nom et qui montre bien de quelle passion se nourrit la Muse de celui que certains ne tiennent que pour un aride logicien... Comme le dit notre Pascal : « La netteté d'esprit cause aussi la netteté de la passion. C'est pourquoi un esprit grand et net aime avec ardeur, et il voit distinctement ce qu'il aime. » Mais il serait sans doute facile de montrer que cette « idole » maurrassienne n'a rien de commun avec Isis ou Osiris, ou la Justice, ou le Progrès, ou la Vérité, et que « *la déesse France* » n'est que l'appellation lyrique, énamourée, d'une réalité naturelle et bienfaisante : *notre patrie* ([^31]). Mais laissons au païen Maurras son ivresse ; accordons même aux docteurs pointilleux que c'est là du « paganisme », et abattons l'idole pour nous souvenir que notre France a été vouée à la Vierge Marie, par le vœu de Louis XIII que l'Église nous rappelait naguère... 101:5 Est-ce là tout ? Je cherche et ne trouve nulle part ailleurs à me rebeller. J'ai dit pourquoi Maurras, après Barrès, avait usé de ce méchant mot de nationalisme -- et que ce fut d'abord pour l'opposer à cette chose méchante et qui a nom *l'internationalisme,* et qui vit toujours, sous un masque rouge ou sous un masque blanc. Remarquez que ce mot il ne l'emploie jamais *absolument* pour lui donner une valeur théorique, philosophique. Et je crois bien pouvoir vous dire qu'il tient le *nationalisme en soi* pour une chose absurde, une « nuée », une entité vide de sens et par là même dangereuse. « Je ne sais pas ce que c'est que le *nationalisme en soi,* fait-il, je sais ce qu'est le *nationalisme français,* et par là j'entends non pas tant un système que le traitement nécessaire au salut de la France, à telle époque de son histoire, étant donné certaines conditions de sa vie politique, bref une méthode de redressement, un enseignement d'expérience et de mémoire susceptible de la replacer dans le sens de sa continuité ; et c'est à cela que nous nous appliquons. » Nous ne sommes donc pas ici dans l'abstrait, dans le métaphysique, mais dans le physique, dans la politique, dans une science du réel, du contingent, où certain *relatif* est parfaitement acceptable ; sans doute y faut-il des principes, et pour appliqué qu'il soit à la réalité française, Maurras n'en néglige pas d'autant les leçons de son vieux maître Aristote... Doctrinaire, il l'est dans la mesure où il se définit monarchiste : et le *nationalisme intégral* n'est rien d'autre qu'un *De Monarchia* à l'usage des Français d'aujourd'hui, car, comme je le disais plus haut, c'est dans la personne du roi que pour nous catholiques et Français *nationalistes,* l'idée de la nation s'*intègre,* s'incarne, devient une idée juste, une réalité bonne : et le nationalisme français ne saurait être que le monarchisme, la fidélité aux rois qui ont fait la France, qui en ont fédéré les familles, avec la grâce de Dieu. Ceux d'entre nous qui ne sont pas monarchistes ne peuvent se dire intégralement nationalistes ([^32]) : leur prétendu « nationalisme » est une vérité diminuée, *désintégrée.* 102:5 J'accorde qu'elle est immédiatement moins dangereuse que l'internationalisme qu'ils combattent, mais s'il développait tontes ses conséquences logiques, l' « égotisme national » serait susceptible d'engendrer d'autres désordres... Pour me résumer, je dirai donc que nous ne faisons pas profession de « nationalisme en soi », ce qui serait « hérétique », mais que nous sommes des *nationalistes français,* c'est-à-dire des Français convaincus par l'expérience et la raison que le retour à la monarchie peut seul guérir la France des maux dont elle souffre sous un gouvernement qui lui est étranger, en droit comme en fait. Nous accordons, dis-je, que certains se prétendent nationalistes et utilisent telle ou telle vérité particulière du nationalisme français pour s'opposer à l'*internationalisme* d'origine germanique, et c'est tout. Catholique, nous ne saurions être suspect d'hérésie en professant ce nationalisme-là. Puisse ce mot de nationalisme retourner un jour dans les Universités allemandes où il a été forgé ; ce jour-là, nous nous dirons, comme nos pères : les sujets du Roi très chrétien**.** Il n'y aura plus de nationalisme français : il y aura la monarchie française. En attendant, nous sommes catholiques et nationalistes français. CE TEXTE, je l'avais d'abord soumis à Jacques Maritain qui m'en avait écrit, le 11 septembre 1923 : « *Je pense beaucoup de bien de votre réponse à Vaussard. C'est tout à fait le biais par lequel à mon avis, il fallait aborder la question. Vous prenez l'équivoque à la gorge ; c'est excellent.* » Pour désarmer l'adversaire, ne point le laisser user et abuser du mot nationalisme, j'avais feint, en effet, de le lui abandonner d'abord pour mieux faire tête ensuite, et cela par une sorte de jeu chestertonien que Maurras, lui, ne devait pas apprécier. Il trouvait dangereuse la manœuvre et dès qu'il eut communication de ma réponse, il m'écrivit : 13 septembre 1923. > Mon cher ami, Une lettre remplacera difficilement une conversation. Cependant voici les graves objections que, pour ma part, je fais à la position ainsi prise. Elle met tout le nationalisme français en posture d'hérésie et d'erreur. Et pour quels motifs ! 103:5 Je vois l'intérêt électoral, intellectuel, intentionnel de vos adversaires. Je ne vois ni le vôtre, ni le nôtre. Vous réduisez le front sans y être obligé. Pardon de vous parler si vivement et si vite. Mais voyez : la distinction entre *patrie* et *nation, patriotisme* et *nationalisme,* ne tient pas. Le culte de la patrie est le respect, la religion de la terre des pères ; le culte de la nation est le respect et la religion de leur sang. *Nation* n'est pas un mot révolutionnaire : « A la gloire de la Nation », dit Bossuet dans son discours de réception à l'Académie française. *Patriotisme* convenait à Déroulède parce qu'il s'agissait de reprendre *la terre.* « Nationalisme » convenait à Barrès et à nous parce qu'il s'agissait de défendre *des hommes,* leur œuvre, leur art, leur pensée, leur bien, que l'invasion juive, métèque et métèque nordique, métèque protestante, menaçait spécialement. Il faut se reporter à cette époque de 1885-1895-1900 *non pour excuser,* mais pour *expliquer* et *comprendre* le mouvement de défense nécessaire et indispensable. Il ne s'agissait pas seulement de répondre à l'internationalisme, mais *aux autres nationalismes.* Dans une Europe où tous les peuples maximaient, systématisaient, canonisaient Leur droit à la vie et la prétention de chacun à tout dominer, une France sans nationalisme eût été et serait gravement menacée et compromise, parce que démantelée. -- A mon sens, il ne faut pas distinguer entre *nation* et *patrie ;* tout le mal que vous pensez de l'une retomberait sur l'autre, tout le bien qui justifie *patrie* pourra justifier *nation ;* l'un et l'autre par définition ressortissent au IV^e^ commandement, qui n'a jamais signifié pourtant que l'on doit voler et assassiner pour honorer ses père et mère. A mon avis, il faut distinguer non entre *la* patrie et *la* nation, mais entre *les* patries diverses et *les* diverses nations. Toutes ont quelque droit. Elles n'ont pas toutes le même droit. L'antiquité, le bon usage de la vie, les services rendus au genre humain et à l'esprit humain créent en faveur de celle-ci ou de celle-là un privilège plus ou moins étendu. Je ne sais pas ou je sais mal ce que c'est que « les patries » ; « la patrie » en général comporte un sentiment et un devoir qui, tous deux, peuvent être fort circonscrits. Mais la patrie française, c'est autre chose, et ce bien défini ne va pas sans exiger des sacrifices définis, à sa mesure, à sa profondeur, donc immenses. 104:5 L'Allemagne, l'Italie, occupées, opprimées, ont eu à s'occuper de leur condition nationale avant nous, dont la nationalité jaillissait naturellement de l'œuvre des rois, séculaire. On comprend que *nationalismus* ait paru d'abord en Allemagne. Soyez sûr qu'en des circonstances historiques différentes c'est dans les Cahiers de Bossuet, et non de Renan, que vous découvririez le premier usage du nationalisme. Notre asservissement intellectuel et moral au XIX^e^ siècle exigeait ce redressement. Il a eu lieu où il devait. Nous n'en pouvons avoir ni regret ni repentir, et j'estime que nous aurions tort de céder à des fantômes surtout agités par la petite bande qui rédige *Les Lettres...* Je vous serais reconnaissant de soumettre ce point de vue à Maritain. Je crois qu'il a senti un peu le malaise que j'éprouve, mais naturellement moins vif. Je vous l'expose tel quel, afin que vous voyiez plus nettement mon état d'esprit. Il y aurait sans doute beaucoup à dire encore. Ceci ne vise que l'ensemble et le ton. Il me semble, en effet, que, avec une position légèrement modifiée, presque tout ce que vous avez écrit servirait... CHARLES MAURRAS. JE CRUS NÉANMOINS devoir renoncer à répondre à l'enquête de Vaussard et je mis, en fin de compte, ces deux pièces dans un tiroir, où elles sont restées depuis 1923 ([^33])... Si je reviens sur cette vieille histoire, c'est qu'elle me semble propre à éclairer le débat que vous ouvrez. Je me bornerai à y ajouter quelques remarques complémentaires à l'adresse de Marcel Clément. D'une manière générale, il me semble, dans son ardeur à faire le théologien (nous avons tous passé par là), il me paraît, dis-je, confondre l'ordre des moyens au temporel et l'ordre des fins au spirituel. En parlant de la « laïcité du nationalisme intégral » et en le jugeant là-dessus, il se place d'emblée au sommet de la hiérarchie des fins spirituelles, alors que Maurras ne situe sa doctrine qu'en fonction d'une hiérarchie des réalités naturelles où la nation occupe une place éminente. Faute d'un absolu d'amour dont jusqu'au seuil de l'autre vie la privation lui fut si douloureuse, Maurras s'était voué à la défense de ces réalités finies que sont la patrie, la nation française, et c'est sur celles-ci que s'est réglé son nationalisme, ce nationalisme profondément humain, profondément pacifique, gardien de nos vies et du sang français. Jamais il n'a fait de la nation un absolu métaphysique, ni la « base d'une politique absolutiste intérieure ou extérieure », car il n'a jamais considéré « les institutions sociales fondamentales comme des valeurs ordonnées à la seule valeur politique de la nation ». 105:5 C'est que le nationalisme français n'a rien d'un système : il a eu à se définir non pas théoriquement, mais en fonction d'une situation historique donnée qui contenait en puissance les dangers que dénonce justement aujourd'hui S.S. Pie XII. Ces dangers, Maurras a été l'un des premiers à les nommer : « Nous sommes entourés de nationalismes : nationalismes européens, nationalismes asiatiques, nationalismes américains, et nous tâterons bientôt du nationalisme africain », écrivait-il, il y a trente ans. Et à ces nationalismes dynamiques, agressifs, déréglés, Maurras opposait alors « le nationalisme purement défensif, conservateur, statique des Français » : « Le peuple français, précisait-il, est le moins nationaliste de tous les peuples, parce qu'il est de tous le plus anciennement achevé, le plus spontanément uni en corps de nation. » Maurras n'en déplorait pas moins que « l'estime due aux communications naturelles des hommes » eût, dans le dur temps présent, à souffrir des mesures de conservation et de défense auxquelles nous a contraints l'état du monde où nous vivons. « C'est le malheur des siècles et la suite funeste de nos révolutions qui ont voulu que, de nos jours, les nations deviennent des intermédiaires inévitables pour ces rapports humains qui, sans elles, s'effondreraient », disait-il en 1918 dans la préface de son livre *Le Pape, la guerre et la paix* (p. VI). Et parlant des « dures inventions du jour », pareilles à ce qu'elles furent jadis au temps des migrations médiques, puis germaniques, Maurras ajoutait non sans tristesse : « Je ne dis pas qu'elles sont douces, ni pures de maux. Je dis qu'à leur succès s'attache le destin de l'homme. Elles sont bonnes, comparées à ce qui, *sans elles*, serait » ([^34]). Et voilà ce qui donne tout son sens à cette phrase de Maurras, écrite en 1912, et que je ne me lasse pas de citer. « C'est, quand on y songe, une extrémité odieuse et abominable qu'il ait fallu susciter un *état d'esprit nationaliste* pour permettre la défense de la nation. » Cela, hélas, n'a pas cessé d'être nécessaire. Henri MASSIS. 106:5 ### A travers la presse #### Réponse de M. Pierre Debray *Dans* Aspects de la France *du* 4 *mai, M. Pierre Debray, sous le titre* « *Dialogue avec* Itinéraires »*, a publié la réponse suivante :* I. -- LE DIALOGUE POSSIBLE. -- La nouvelle revue que dirige M. Madiran, *Itinéraires,* s'est donné pour tâche la critique méthodique d'un système de pensée qui pervertit le zèle apostolique et finalement le fait servir au pire, c'est-à-dire à l'entreprise communiste. Du point de vue qui doit rester le nôtre, celui de la contre-révolution *politique,* nous ne saurions que louer, qu'encourager dans son propos M. Jean Madiran. Aussi quelle n'est pas notre tristesse de trouver dans le numéro 3 d'*Itinéraires* une chronique de M. Marcel Clément sur « *Pie XII et le nationalisme* » qui reprend, à l'étourdi, quelques-uns des contresens accrédités par la postérité silloniste. Sans doute M. Clément évite-t-il la confusion la plus commune. Il sait distinguer le nationalisme intégral du nationalisme jacobin, ce qui lui permet de reconnaître en Maurras « *le défenseur des valeurs sociales les plus certaines du point de vue du droit naturel, celles que Pie XII énumérait à Noël* ». De même, il fait mention de la levée, en 1939, de l'interdit. Probité malheureusement assez rare, de nos jours. Il convient, par ailleurs, de porter au crédit de M. Clément le résumé, en tous points excellent, qu'il donne de l'enseignement de saint Thomas sur la vertu de patriotisme. On aimerait que tout, dans son article, soit de cette veine. C'est assez du moins pour permettre le dialogue loyalement mené, que, pour ma part, je souhaite tout autant que M. Jean Madiran. « *Nous sommes quelques-uns,* écrit en effet M. Madiran, *qui voulons refaire cela aussi ou peut-être cela d'abord : des mœurs intellectuelles franches et honnêtes, où la discussion soit possible, cordiale et fraternelle, où l'objection ait droit de cité.* » Objectons donc. II. -- LE PAPE ET LE NATIONALISME. -- M. Clément soutient que Pie XII aurait condamné le nationalisme en soi. J'avoue lire et relire les textes pontificaux et ne rien trouver de semblable. 107:5 1^e^ Dans son radio-reportage de Noël 1955, le Souverain Pontife met l'humanité en garde contre « *le nationalisme exagéré* », « *le nationalisme agressif* ». Si les mots ont un sens, cela signifie que pour Pie XII il existe un nationalisme qui n'est ni exagéré ni agressif. Un nationalisme susceptible, comme l'a fort bien montré M. Salazar, d'une pratique vertueuse. 2^e^ Il est vrai que dans son précédent message radiophonique de Noël le Souverain Pontife avait expressément dénoncé « l'État nationaliste », « la politique nationaliste », c'est-à-dire un État, une politique qui tiendraient la Nation pour un absolu. Or le nationalisme intégral a toujours considéré non la Nation hypostasiée, divinisée, mais une certaine Nation, très précisément la nation française, création de l'histoire, relative donc. Bien plus, il reconnaît l'existence d'autres formes d'organisation politique : l'Empire par exemple, la confédération, l'État multinational (du type de l'ancienne Autriche-Hongrie). Il lui paraît évident que la dislocation (au nom du sacro-saint principe des nationalités) de l'Autriche-Hongrie a constitué un événement très dommageable pour la paix du monde. Mais c'est un fait d'expérience que la forme nationale léguée par nos ancêtres est liée à notre être de Français au point que pour nous patrie et nation sont indissociables. Anéantir la Nation française ([^35]) ce serait couper chacun d'entre nous de sa tradition, déracinement, rupture révolutionnaire qui nous réduirait collectivement à la condition prolétarienne (puisque, par définition, le prolétaire c'est l'homme privé de tout patrimoine, l'homme sans passé, réduit à son avenir, a ses enfants). 3^e^ « *Beaucoup de catholiques,* constate M. Clément, *ont pu* SE DIRE *nationalistes sans pour autant tomber dans l'erreur que Pie XII définit sous* ce *nom.* » Il leur suffirait, si je comprends bien, de renoncer à se dire nationalistes tout en continuant à professer leurs doctrines. Mais qui exige d'eux ce « *sacrifice* »* ?* Le Pape ? Allons donc ! Pie XII en levant la condamnation de l'Action Française n'a demandé à ses membres aucune renonciation particulière. Qui oserait prétendre que le Souverain Pontife n'était pas exactement informé de leur nationalisme, du mot comme de la chose ? 4^e^ M. Marcel Clément semble, par ses variations, ses contradictions, mal assuré de ses positions. En effet, il affirme, dans les premières lignes de la page 29, que Pie XII a porté condamnation du nationalisme. Pourtant, au bas de la même page, il soutient qu'il nous est « *interdit d'être nationaliste au sens défini par Pie XII* ». Donc le nationalisme est condamné en un certain sens, mais licite en un autre sens. III. -- NATIONALISME ET AGNOSTICISME. -- En tout cas, M. Clément, sur un point au moins, ne barguigne pas : ce sens licite ne saurait être celui donné par Charles Maurras (puisque ce ne saurait être non plus celui donné par les jacobins et que M. Clément est, comme tout un chacun, incapable d'en trouver un troisième, l'incohérence, dirait M. Fenouillard, coule à plein bord !) 108:5 « *En raison de son agnosticisme*, soutient son censeur, *Maurras ne peut pas affirmer l'origine divine de l'autorité. *» *De ce fait la* « *défense des institutions en accord avec le droit naturel, n'était pas fondée sur l'affirmation antécédente d'un Dieu Créateur, auteur de cet ordre, mais sur un impératif politique que Maurras ne pouvait pas, intellectuellement, soumettre à la suprême majesté de Dieu et à sa foi. Aussi retrouvons-nous dans le nationalisme intégral la même erreur que dans le nationalisme jacobin. Toutefois, la laïcité du nationalisme jacobin est une conséquence désirée et volontaire* DU *rationalisme. La laïcité du nationalisme est une conséquence douloureuse et regrettée* D'UN *agnosticisme *». Quel agnosticisme ? Celui du seul Maurras ? Bien plutôt celui de millions de nos compatriotes. Un régime essentiellement anti-chrétien a travaillé (en particulier par le biais de l'école) à détacher les Français de l'Église. Il y est pour une part parvenu. Situation de fait qu'un catholique doit, par son apostolat et par ses prières, transformer. N'empêche, comme l'écrit Fabrègues à Madiran, que « *c'est la nature même de l'homme qui se fait entendre et qui doit se faire respecter même par ceux qui n'ont pas la foi, et qui nous permet de faire, en commun avec qui ne partage pas les dons de la grâce, les constructions naturelles qui assurent la vie des hommes ici-bas, et tout d'abord le monde politique.* » Dans ces conditions, ne faut-il pas se réjouir de ce que des agnostiques se soient mis d'accord avec des catholiques pour reconnaître un certain nombre de vérités. Pour soutenir, en particulier, que la tradition française étant imprégnée, imbibée de catholicisme, le laïcisme, le naturalisme politique étaient incompatibles avec cette tradition (si bien que ce n'est que par un abus de langage que M. Clément peut parler de la « laïcité » du nationalisme intégral !). Sans doute les vérités retrouvées empiriquement par le nationalisme intégral demeurent-elles incomplètes dès l'instant qu'on ne les situe pas dans l'ordre surnaturel, ce dont un agnostique est bien entendu incapable. Mais il n'y aurait faute et perversion que si l'incroyant faisait système de ce manque. Or Maurras s'est toujours gardé de donner au nationalisme intégral un caractère systématique Bien plutôt il n'a cessé de préserver l'ouverture sur le divin, si bien qu'innombrables sont les militants d'*Action Française,* au départ agnostiques, qui se sont finalement convertis. Comment, dans ces conditions, accepterions-nous sans protester que M. Clément traite le nationalisme (sans autre précision), de système intellectuel, d'idole fabriquée par les hommes et adorée par eux ? Ce qui vaut de toute évidence, pour le nationalisme jacobin. Non pour le nationalisme intégral professé par l'*Action Française.* On doit d'ailleurs reconnaître que la conception que M. Clément se fait du nationalisme intégral est d'une remarquable indigence. On aurait aimé une réflexion plus attentive. Puissent ces quelques remarques amener M. Clément à préciser ses raisons. A le lire, on mesure combien les libellistes de la Démocratie chrétienne ont embrouillé le problème des rapports du catholicisme et du nationalisme. Souhaitons du moins que ce débat permette de le poser correctement. 109:5 *En outre,* Aspects de la France *a publié le 8 juin la note suivante :* Nous attendions avec curiosité la réponse que M. Marcel Clément ferait à Pierre Debray. Rien dans le numéro de juin d'*Itinéraires* sur la position du nationalisme français définie par notre ami, voici un mois déjà. Sur le sujet du nationalisme, M. Marcel Clément se borne à citer des passages du message de Noël bien connus de nos lecteurs. Félicitons par ailleurs M. Marcel Clément pour son article de la page voisine consacré aux textes pontificaux sur l'organisation corporative. Est-il besoin de rappeler que Charles Maurras a toujours affirmé qu'il n'avait d'autre doctrine sociale que celle de l'Église. #### Réponse de M. Pierre Boutang *Dans La Nation française du* 9 *mai, M. Pierre Boutang, sous le titre* « *Première lettre à Marcel Clément sur Pie XII et le nationalisme* »*, a publié la réponse, suivante :* Cher Marcel Clément. Il faut que je vous réponde, encore qu'aujourd'hui je n'en ai guère envie. La vieille idée du bien le définit convenable, suffisant à soi, mais aussi « Kaïron », de circonstance. Est-il bien de circonstance de prescrire des limites au nationalisme français ? La fierté nationale, le souci exclusif ou prédominant du bien commun national encombrent-ils à ce point notre présente histoire. Et, sans les défendre -- je ne les aime pas plus que vous les aimez -- les Jacobins de notre temps, s'il en était de nationalistes, qui fissent contrepoids à Mendès, faudrait-il les décourager ? Nos Jacobins lâchent tout, sont Jacobins pour Bourguiba, pour Nasser, et point comme Carnot ; ils organisent la défaite. J'esquisse pourtant une réponse tout de suite, afin que nous remettions ensemble l'ouvrage sur le métier ; et aussi parce que Maurras est mort, pour qui vous ne cachez pas votre vénération, mais qui doit être défendu contre une analyse, à mon avis étrange, et contre les fausses fenêtres d'une quasi-symétrie que vous dessinez entre lui et les Jacobins. Vos définitions de départ, telles que vous les tirez des messages de Pie XII sont excellentes : l'État y est opposé à l'étatisme, le patriotisme y est reconnu comme une vertu, non un système. 110:5 Mais vous tirez du message pontifical ce qui n'y est point tout à fait, en écrivant : « Dans ces conditions, qu'est-ce donc que le nationalisme ? C'est selon l'enseignement de Pie XII, « l'erreur qui consiste à confondre la vie nationale au sens propre avec la politique nationaliste... » Or, ce n'est pas le nationalisme comme doctrine, méthode ou sentiment, qui est visé dans le texte que j'ai sous les yeux : Pie XII se réfère explicitement à l'échec depuis 1946, de l'unification de l'Europe, à partir des conditions naturelles de vie de ces peuples. « Beaucoup estiment que la haute politique s'oriente à nouveau vers un type d'État nationaliste, fermé sur lui-même, concentrant ses forces et instable dans le choix de ses alliances, qui, de ce fait, n'est pas moins pernicieux que celui qui fut en honneur au siècle dernier. » Ce type d'État nationaliste est donc condamné, et le message enchaîne : « Mais le fond de l'erreur consiste à confondre la vie nationale au sens propre avec la politique nationaliste. » Ce n'est donc pas le nationalisme comme souci de la nation, du bien commun national, qui est ici rejeté : jamais aucun document pontifical n'a ainsi condamné le nationalisme en tant que tel, mais seulement là où il se révèle exclusif ou exagéré. En revanche, la politique nationaliste *exploitant la vie nationale comme moyen pour des fins politiques, est historiquement celle où l'État dominateur et centralisateur fit de la nationalité la base de sa force d'expansion.* Cette erreur, vous le savez, cher Marcel Clément, est l'erreur nationalitaire, jacobine et révolutionnaire que Maurras n'a cessé de désigner et de combattre. Jamais il n'a défini l'État dont il souhaitait l'instauration comme nationaliste. C'est, au contraire, le souci nationaliste du bien commun français qui le conduisit à placer au sommet de cet État la famille-chef. La famille royale, image et incarnation du bien commun national interdit, justement, que la vie nationale devienne un moyen au service d'une politique ; un rapport de participation et un dialogue -- une dialectique si vous voulez -- sont introduits, qui opposent directement la monarchie, selon Maurras, au monologue du pouvoir nationalitaire et jacobin. Bref, le nationalisme intégral n'est en rien justiciable du texte invoqué. Maurras a vécu, défini et prolongé le nationalisme comme un souci et une angoisse, en face de cette histoire du dix-neuvième siècle où la France laissait pourrir sa vie nationale, où son État républicain négligeait le bien commun, pendant que les passions nationalitaires s'exerçaient et que de féroces États, issus de la Révolution de 1789, s'en faisaient les instruments. Il s'agissait, pour lui, de mettre l'État, la politique, au service de la vie nationale, et non l'inverse. Vous l'ignorez si peu, que vous distinguez ainsi les composantes de la méthode de notre maître commun : « 1. -- En premier lieu, la pensée de Charles Maurras contient l'affirmation du patriotisme au sens naturel du mot, c'est-à-dire, des devoirs de piété que nous avons à pratiquer vis-à-vis de la France en tant qu'elle est notre patrie. « 2. En second lieu, Charles Maurras entend établir par l'expérience historique que les valeurs nationales de la France ne peuvent être respectées que dans le cadre d'un régime politique : la monarchie. 111:5 « 3. Enfin, en raison même de son agnosticisme, Maurras ne peut pas affirmer l'origine divine de l'autorité. » Votre troisième proposition, que j'aurai d'ailleurs l'occasion de discuter et de limiter, est la seule qui justifie, à vos yeux, un rejet, au moins partiel, du nationalisme maurrassien. Mais, songez-y : ce n'est pas en tant que nationaliste, et le message du Saint-Père que vous avez cité n'y a que faire. Ne pas affirmer l'origine divine de l'autorité peut être une erreur, ou une faute ; erreur ou faute qui n'enlèveraient rien à la valeur d'une preuve de votre seconde proposition tirée de Maurras. Je puis nier l'origine divine de l'autorité, et être, ou n'être pas, nationaliste. Je vous accorde, en revanche, que si j'affirme cette origine divine, je ne peux pas être nationaliste au sens jacobin du mot. Car le Jacobin affirme l'origine populaire de l'autorité et fait une idole de la volonté générale : idolâtrie qui conduit tantôt à la fureur « nationalitaire », tantôt au mépris, dans la pratique, des conditions réelles du bien commun national. *La première lettre de M. Pierre Boutang s'arrête là. Au moment où nous composons le présent numéro, la seconde n'a pas encore paru.* #### Réponse de M. Jacques Ploncard d'Assac *Dans La Nation française du* 23 *mai, M. Jacques Ploncard d'Assac, sous le titre* « *Pie XII et le nationalisme* »*, a publié la réponse suivante :* Puisque le message de Noël 1954 de Pie XII provoque une polémique à retardement ([^36]) autour du Nationalisme, on me permettra d'entrer dans la discussion pour apporter un « fait nouveau ». 112:5 Lorsque les services de presse du Vatican envoyèrent au Portugal le texte du Message pontifical, ils n'employèrent pas dans leur traduction l'expression *estado nacionalista,* qui aurait été la traduction littérale d' « État nationaliste » et aurait pu sembler porter condamnation du régime du Dr Salazar, qui se proclame justement nationaliste ; ils forgèrent le néologisme nécessaire : « *estado nacionalistico* » (nationalitaire), et ce fut le terme qu'employa toute la presse portugaise. Ce fait, inconnu je pense de M. Clément, ramène, à mon sens, la polémique ([^37]) d'*Itinéraires* à un simple problème philologique. Ce n'est pas la première fois que le besoin d'un terme voisin, mais distinct de nationalisme se fait sentir. Dès 1918, M. René Johannet, dans son Principe des Nationalités, faisait remarquer que le mot nationaliste avait été inventé sous Napoléon III par Prévost Paradol pour désigner les tenants du principe des nationalités mais qu'avec Barrès, à la fin du XIX^e^ siècle, le sens s'en est modifié à tel point qu'il proposait de créer deux termes nouveaux : *nationalitaire* et *nationalitarisme* pour établir « cette connexion avec le principe des nationalités que les mots de nationalisme et de nationaliste n'expriment plus en français depuis 1892 » (p. 18). Or, l'État *nacionalistico* est très exactement défini par Pie XII comme étant celui qui fait de la nationalité la base de sa force d'expansion et qui emploie « à des fins politiques » la « vie nationale ». En revanche, cette « vie nationale », Pie XII la définit comme étant « le complexe efficient de toutes ces valeurs de civilisation qui sont propres et caractéristiques d'une groupe déterminé et qui constituent comme le lien de son unité spirituelle », et il l'approuve comme étant « une contribution propre qui enrichit la culture de toute l'humanité ». Nous avons là, sous la plume de Pie XII, deux définitions excellentes. La première s'appliquant à ce que René Johannet proposait d'appeler l'État nationalitaire et que les services du Vatican traduisent en portugais par *nacionalistico *; la seconde concernant la « vie nationale » et à laquelle on peut appliquer le terme de nationalisme dans le sens qu'ont voulu lui donner les maîtres de l'école nationaliste de Barrès à nos jours. L'équivoque pesant sur le mot nationalisme, du fait de l'usage imprécis et souvent impropre qui en était fait, a alimenté suffisamment de polémiques pour que le louable souci philologique des services du Vatican soit apprécié comme il convient. \*\*\* 113:5 De Barrès à nos jours, d'ailleurs, les contours du nationalisme ont été nettement tracés. Bourget et Maurras, dans l'école française, précisent, épurent, complètent l'instinctif Barrès. « La Patrie n'a pas deux histoires », dit Bourget (Au service de l'Ordre, p. 38), mais il n'entend pas que ce soit une histoire égoïste, et c'est lui qui donne cette magnifique définition de la Chrétienté, qui répond si bien à l'anxiété de Pie XII devant la « dissolution de la communauté des peuples » : « Un concert de peuples indépendants gravitant autour d'un point central où est condensée la civilisation. » (Pages de critique et de doctrine. II, 18.) Quant à Maurras, qui donc connaît cette parole de lui que cite Massis : « C'est, quand on y songe, une extrémité odieuse et abominable qu'il ait fallu susciter un état d'esprit nationaliste pour permettre la défense de la nation ? » Comment pourrait-on mieux dire que le nationalisme n'est que la défense de ce « complexe de valeurs de civilisation » particulier à chaque « vie nationale » dont parlait Pie XII ? Oui, le nationalisme n'est que cela, mais il est tout cela. 114:5 ## DOCUMENTS 115:5 #### L'Algérie française parle à la Métropole *La lettre adressée aux Français de la Métropole par les Étudiants d'Alger* (*avril* 1956) *n'a guère été reproduite dans la presse. C'est pourquoi nous en publions le texte intégral :* Cette lettre est un appel de détresse. Nous nous tournons vers vous, parce que de vous, Français de la métropole, de vous seuls, nous pouvons recevoir encore un signe d'espoir et parce que nous savons que notre détresse ne fait qu'annoncer la vôtre. Notre destin est entre vos mains, et le vôtre se joue ici. Pour vous le dire, nous ne pouvons que vous écrire cette lettre. Les fellaga peuvent faire entendre leur voix à l'O.N.U., à la radio du Caire, de Belgrade, de Madrid, dans les journaux tunisiens et marocains, dans des journaux et des hebdomadaires de la Métropole ou à la salle de la Mutualité et dans les rues de Paris. Tandis que nous, nous sommes réduits au silence. On vous a fait croire longtemps que les Français d'Algérie n'étaient qu'une poignée d'hommes à la solde de quelques grands propriétaires et quand nous avons pu crier brutalement notre existence au départ du gouverneur général Soustelle et à la venue du Président du Conseil, on s'est empressé de vous dire que ce million de Français d'Algérie, s'il existait, n'était qu'une masse exaltée de réactionnaires, fascistes, sudistes, énergumènes trublions et malades irrécupérables. Sans radio, sans journaux, sans députés, *nous sommes le peuple le plus bâillonné de la terre* et nous nous sentons aussi le peuple le plus seul devant les grands intérêts internationaux qui se partagent déjà nos ruines. L'unanimité, qui nous a isolés, n'a pu que nous faire redresser la tête. Vous a-t-on dit que le revenu annuel moyen du Français d'Algérie est de 200.000 francs par an, alors qu'il est de 240.000 francs en France métropolitaine ? (Voilà les féodaux). Que la résistance algérienne a paralysé l'occupant le 8 novembre 1942, deux ans avant la résistance métropolitaine ? Que les Français d'Algérie ont eu 34 classes mobilisées au cours de la dernière guerre, plus que l'Allemagne ? Qu'aux côtés de 800.000 Musulmans, les Français d'Algérie ont donné 300.000 mobilisés ou engagés volontaires, 130.000 morts et blessés ? *Que cela aurait représenté pour les Français de la métropole* 15 *millions de soldats dont* 6 *millions de victimes *? (Voilà les énergumènes). 116:5 Que le peuplement français d'Algérie est composé, pour beaucoup, de déportés politiques de 1848, d'Alsaciens qui n'ont pas voulu être Prussiens. *Que les Français d'Algérie ont demandé eux-mêmes dès* 1945 *la réforme agraire, l'industrialisation du pays, la promotion technique des masses indigènes, la répartition du revenu national dans l'artisanat indigène,* et que Paris a classé le dossier ? Qu'aucune idée, aucune ombre de ségrégation n'existe depuis l'école du bled jusqu'à notre Université ? (Voilà les Sudistes). Que le prix de l'énergie en Algérie est supérieur de 33 % à celui de la France ? Que la péréquation de ce prix nous a été refusée, mais que nos salaires industriels et miniers sont alignés sur ceux de la métropole ? Que nous représentons 20 % du commerce extérieur de la métropole ? *Que l'Algérie, pour l'industriel français, est un pays semi-étranger qui lui donne droit à d'importantes primes à l'exportation ?* *Que la concurrence métropolitaine a réduit à la stagnation ou à la fermeture la plupart des industries nouvelles nées dans l'euphorie du Plan d'industrialisation de l'Algérie en* 1947 ? (Voilà les exploiteurs coloniaux imperméables à la reconversion économique du pays). Que les jeunes économistes de M. Mendès-France ont conclu, dès avant sa campagne électorale, qu'il fallait abandonner l'Algérie, « parce qu'elle n'était pas payante » mais que, quelque temps auparavant, le directeur de l'Institut français du pétrole, dans un congrès à Alger, pouvait démontrer que *l'Algérie représente un potentiel théorique de 60.000.000 de tonnes de pétrole par an, c'est-à-dire quatre fois la consommation française ?* Que l'Algérie possède l'une des plus fortes réserves de fer du monde, le plus grand gisement de phosphate du monde, d'importants gisements de cuivre et de manganèse ? Que dans le nord de l'Algérie, au centre du Sahara et près de la frontière libyenne des découvertes pétrolifères importantes ont été faites en 1955 et au début de cette année ? *Vous en a-t-on parlé autant que de Parentis dans les Landes ? Non, bien sûr !* (Voilà « le pays pauvre et condamné par sa démographie » d'une campagne électorale.) Nous sommes des étudiants et nous voulons ignorer les marchés subtils qu'on noue en France et dans le monde sur l'indépendance algérienne et les richesses encore vierges de ce pays. C'est au Parlement de Paris, s'il lui reste un peu d'intégrité, de les dénoncer à la nation. 117:5 Nous savons cependant que Casablanca et Tunis, à peine reçue leur indépendance brusquée, parlent d'unité et s'empressent de prendre la relève du Caire dans *la surenchère de la haine raciale et religieuse.* Nous savons que la France, aveuglée par un axe Casablanca-Le Caire-La Mecque, perdra la Méditerranée, l'Afrique et se perdra elle-même et l'Occident avec elle. Nous savons que, présente des deux côtés de la Méditerranée, *elle peut rester la grande nation juste et fraternelle qui reconstruira autour d'elle l'Europe et l'Afrique dans la civilisation occidentale.* Nous savons enfin que s'il faut combattre l'injustice par plus de justice, il faut être respecté et honorable et nous ne pouvons l'être qu'en défendant notre civilisation devant l'anarchie barbare des fellagha, la folie panarabe de quelques nations médiévales et leur univers prévaricateur et concentrationnaire. Mais nous avons honte. Honte pour la communauté franco-musulmane d'Algérie qu'on a laissée se briser depuis plus d'un an dans les exercices intellectuels, les renversements de ministère, la déception et la terreur. Honte pour *certains catholiques qui croient préserver la présence de l'Église au milieu de l'Islam en se faisant les porte-parole des assassins d'enfants et des brûleurs d'écoles et en se taisant sur le sort des minorités chrétiennes du Moyen et de l'Extrême-Orient.* Honte pour les soldats métropolitains et algériens qu'on a laissés pendant plus d'un an dans le dénuement matériel et l'isolement moral. Certains Français appellent encore les musulmans tournés vers l'Occident des « collaborateurs », les soldats, des « ratisseurs », les colons du bled, des « colonialistes » ; c'est à un prix de sang qu'ils se rachètent une bonne conscience et ajoutent leur imposture aux maladies d'un régime. *Nous voulons qu'ils aient honte à leur tour devant le musulman fidèle à la France qu'on mutile au sécateur et qu'on fait mourir par la douleur, devant les enfants mitraillés en plein visage parce que ce sont des enfants européens, devant les écoles incendiées parce qu'on y enseigne notre langue, devant le petit colon isolé qu'il doit abandonner en une heure son foyer et ses champs ou s'y faire massacrer,* devant les arbres et les bœufs abattus parce qu'ils avaient été entretenus par des Français, *devant tous les innocents mis en terre sans un mot d'adieu du Président de la République.* S'il le faut, nous voulons bien mourir, mais pas de honte : les armes à la main. Nous ne voulons pas encore nous résoudre à cette émigration massive vers le Canada, l'Australie ou le Brésil vers laquelle s'engagent déjà des petits colons, artisans et ouvriers du bled, désespérés. 118:5 Aujourd'hui (et cela on ne vous l'a pas dit), *les étudiants français de l'Université d'Alger ont demandé leur mobilisation au sein d'une mobilisation générale.* Beaucoup d'entre eux, sans attendre, viennent de résilier leur sursis et d'abandonner leurs études pour défendre, comme leurs aînés en 1942, la souveraineté de notre civilisation. Nous ne pouvons rien faire de plus parce que la maladie dont nous nous sentons mourir est *parmi vous.* C'est à vous de répondre à notre appel. Nous savons que votre réponse s'adressera, par-dessus nous à tous les Français qui, partout dans le monde, à l'extérieur de la métropole, se tournent encore vers elle. Ne détruisez pas cette lettre. Elle ne fait que vous dire la vérité, rien qui n'ait été pesé, une vérité et un état d'esprit où nous n'avons voulu manifester aucune outrance parce que nous sommes de bonne foi et de bonne volonté. *Diffusez cette lettre. N*ous n'avons pas de capitaux ni de parti pour nous soutenir et nous voudrions *que le plus grand nombre de métropolitains nous entendent.* Nous vous remercions de nous avoir lus. ~===============~ #### Nos soldats en Algérie *Notre ami Jacques Perret était en mai avec nos soldats en Algérie, comme envoyé du quotidien* PARIS*-*PRESSE*.* *Voici la conclusion des observations qu'il a rapportées de ce séjour* (PARIS*-*PRESSE *du* 23 *mai*) : Après des mois d'indifférence et de tergiversations une armée est venue, qui n'est pas une armée d'Afrique, mais qui s'applique à le devenir vite. Sa mission est très difficile car elle doit mettre fin aux massacres et s'interdire de les venger. Effectivement, elle a déjà montré qu'elle avait à la fois du cœur au ventre et de bonnes manières, mais il n'est pas permis d'affirmer que la question sera réglée bientôt. Il y aura peut-être un temps de repos, une accalmie trompeuse et c'est alors qu'il faudra lutter contre les palabreurs ignares et les brocanteurs passionnés qui vont crier aux urnes, au pacte et au négoce. 119:5 C'est bien à Paris qu'est le gros danger. MM. Nasser, Abbas, Youssef, tous les émirs insolents et les prophètes éhontés de la démocratie sarrazine ont les yeux fixés sur Paris. C'est là que sont leurs chaouchs et les inventeurs de leur cause, les fournisseurs d'arguments, les revendeurs de sophismes, les alliés bénévoles ou gagés, les grands marabouts de la démission française et les si précieux renégats de l'ordre chrétien. L'Islam n'est aujourd'hui gonflé que des faiblesses de l'Occident. Le Coran dit expressément qu'il faut vénérer la force et mépriser la faiblesse, baiser la main qui frappe et cracher dans celle qui pardonne. C'est donc bien au Prophète que les clercs de la trahison ont demandé leur méthode quand ils veulent interdire aux Français l'usage de la force. Pour faire passer les bataillons de marche on a décidé que les réformes sociales iraient de front. C'est un marché conclu entre la vigilance démocratique et la défense nationale. C'est ainsi que nous avons suspendu le cours de la justice pour permettre aux éventreurs de se repentir à loisir en attendant les indemnités, hommages et emplois réservés. C'est ainsi qu'en pleine saison d'égorgements rituels nous avons entre autres, *octroyé aux étudiants musulmans la faveur d'accéder sans diplômes à certaines fonctions publiques ;* les étudiants qui, *n'ayant pas le privilège d'être musulmans* sont bien obligés de travailler, *ont manifesté contre cette mesure de discrimination raciale *; ils ont été flétris du nom d'extrémistes et tant soit peu matraqués. Nous ne gagnons, bien sûr, à ces flagorneries que le mépris des bénéficiaires ; d'aucuns ne se gênent pas pour nous renvoyer à la tête ces tartines de confiture. La statistique est en train de faire le décompte mensuel et quotidien des camouflets injures et avanies que l'épouvantail islamique a pu, en deux ans, nous administrer impunément de Damas à Rabat. C'est tout de même étonnant. Car enfin nous sommes un peuple de quarante millions d'habitants, organisé en nation depuis plus de dix siècles, et quelle que soit notre décrépitude nous avons encore, bon Dieu ! assez de vertu, de science et de force pour ne pas abandonner aux nomades le restant de l'héritage. C'est tout de même étonnant de nous voir tremblants devant des baudruches, fascinés par des matamores, snobés par des joueurs de poker alexandrins, aveuglés par un sirocco de jactance arabique, intimidés enfin par une ligue de vent. Derrière Le Caire, assez loin derrière encore, on sait bien que le monstre s'ébroue et que l'Orient communiste et pullulant prépare ses épanchements. Mais nous pourrions au moins ne pas capituler devant ses commandos de bluffeurs bédouins. La France n'est pas seule en cause. Il doit exister de par le monde atlantique un sacré virus qu'on n'ose pas nommer. 120:5 Il expliquerait pourquoi l'Occident tout entier, ayant travaillé plus d'un millénaire à l'édification d'un gigantesque ouvrage, ayant sué sang et eau pour forger, bâtir et rassembler, paraît impatient de mettre ces fabuleux trésors aux pieds du peuple arabe qui, dans sa religieuse et immémoriale stérilité, n'espérait pas l'aubaine si facile. Après tout, malgré elle et ses amis, c'est encore la France qui s'accroche et va livrer bataille. On ne paraît pas bien se rendre compte, à Édimbourg, à Boston, à Madrid, ni même à Paris, que l'homme aujourd'hui le plus important de l'Occident, le champion imprévu de ses dernières chances, c'est probablement M. Robert Lacoste. Sans doute en est-il assez convaincu lui-même pour ne pas se contenter d'un baroud d'honneur. *Cet article de Jacques Perret, on le rapprochera des fermes principes que, dans le même sens, expose le P. Ducatillon dans la dernière partie* (L'amour de la plus grande patrie) *de l'article reproduit plus loin.* ~===============~ #### L'emploi de la force en Afrique du Nord *De M. André Frossard, dans* L'AURORE *du* 2 *juin, ces justes remarques, que ne veulent pas entendre les frénétiques du défaitisme :* La gauche pacifiste (et non point pacifique, il s'en faut de plusieurs tonnes d'injures) est bien bonne de nous répéter sur tous les tons que la force ne résout rien, quand M. Savary est en train de prouver au Parlement qu'elle a, en tout cas, résolu à notre détriment le problème de l'indépendance marocaine. Tout ce que l'on peut reprocher à notre politique nationale, c'est de faire alterner depuis dix ans les refus inopérants et les capitulations les plus flasques, comme ces patrons insensés qui commencent toujours par refuser vingt francs et qui finissent par en donner deux cents. La force ? Elle a été employée, c'est vrai, mais contre nous, avec des chances de succès d'autant plus grandes que l'œuvre française, par son ampleur même, se trouvait mieux exposée aux coups du terrorisme et du sabotage. 121:5 Personne ne saurait soutenir de bonne foi que la France ait jeté le poids de sa force en Afrique du Nord. Il faut vraiment une espèce de sadisme pour sommer le gouvernement de choisir entre la négociation et la guerre, comme si l'esprit de conciliation lui faisait défaut, au moment où il donne à notre armée du Maroc des ordres acceptables par n'importe quel Témoin de Jéhovah, et lance depuis trois mois en Algérie des appels à une solution honorable (des élections libres) restés jusqu'ici sans réponse. Il y a de l'inconscience à relever contre ce gouvernement des torts qui sont précisément ceux de ses adversaires. *En effet, depuis dix ans, le gouvernement de la République s'est toujours abstenu de faire face avec une force suffisante aux violences des ennemis de la France. On peut déplorer ou approuver cette attitude : mais au moins faut-il d'abord la reconnaître telle qu'elle est. Prétendre que la France a fait en Afrique du Nord une politique de force est un mensonge pur et simple, diffusé par la moitié au moins de la presse parisienne.* ~===============~ #### Le devoir militaire LA CROIX *du* 21 *avril a publié* « *un communiqué de la* J.O.C. *au sujet du rappel des disponibles* »*. En voici le texte intégral :* L'évolution des événements en Algérie et le nouveau rappel des disponibles provoquent un profond désarroi dans la conscience des jeunes. Les conditions de leur départ compromettent leur avenir et celui de leur famille. Ils ont droit d'être informés à la mesure de la complexité des problèmes en présence pour être assurés de servir la paix dans le rôle qu'ils doivent tenir. Des vies humaines sont en danger. Ce danger affecte à la fois ceux qui portent les armes et les populations civiles. Une conscience d'homme et de chrétien ne peut se résigner à l'effusion du sang. Elle ne peut que réprouver tous les massacres et les répressions collectives quels qu'en soient les auteurs. S'il faut, pour assurer la sécurité, un effort militaire plus grand, n'est-il pas aussi urgent, pour aboutir à la paix, que le dialogue s'établisse entre tous ceux qui sont intéressés à l'avenir de l'Algérie ? 122:5 L'usage de la force ne résout rien. Comment peut-on espérer, sans le dialogue qu'exige le respect de la dignité et des aspirations légitimes de chacun, créer une atmosphère de détente et rapprocher deux communautés qui auront demain à vivre dans la paix retrouvée ? La J.O.C. demande à tous, quelles que soient leurs responsabilités et leur situation, de travailler à ce rapprochement et s'adresse en particulier aux jeunes travailleurs de France pour qu'ils continuent de réaliser dans leur vie de chaque jour, où qu'ils soient, une œuvre de paix en créant des liens de fraternité et d'amitié avec leurs camarades Nord-Africains. *On remarquera qu'alors que se manifeste ce que le communiqué appelle* « *un profond désarroi dans la conscience des jeunes* »*, ce même communiqué est totalement muet sur la vertu de patriotisme et sur les devoirs, notamment militaires, qu'elle commande.* *Un oubli ?* ~===============~ ### La crise du patriotisme au sein du catholicisme français *En marge de l'enquête organisée autour de l'article de Marcel Clément sur* « *Pie XII et le nationalisme* »*, encore que sans y faire allusion, le R.P. Ducatillon a publié dans* LA CROIX *du* 29 *mai un article très remarquable.* *Cet article rejoint notre propos, qui est de restaurer le patriotisme, vertu naturelle et vertu chrétienne, en le distinguant d'idées voisines, justes ou fausses, mais qui en tous cas ne doivent pas être confondues avec lui, ni l'hypothéquer.* *L'article du P. Ducatillon est de ceux que l'on aime lire dans* LA CROIX *et qui répondent à la haute vocation de ce journal : être le grand quotidien catholique français.* *Nous citons intégralement cet article, parce qu'il mérite d'être lu et médité en son entier* (*les passages soulignés le sont par nous*) : Il n'y a pas tellement longtemps encore que, dans l'estimation habituelle de la plupart des catholiques français, l'affirmation de la patrie et celle de la religion allaient rigoureusement de pair, comme si les dieux causes n'en faisaient qu'une. 123:5 L'UNION TRADITIONNELLE DU PATRIOTISME ET DE LA RELIGION. -- Sur les genoux de sa mère, à l'école, à l'église, l'enfant apprenait l'amour de son pays en même temps et d'un même mouvement que celui du Christ et de l'Église. Dieu et patrie ! L'Église et la France ! L'ensemble des catholiques français ne concevait pas que ce double idéal pût être disjoint, que l'on pût servir l'un sans servir en même temps l'autre, ni porter une atteinte à l'un qui n'affectât immédiatement l'autre. La génération de ceux qui ont aujourd'hui 50 ans fut nourrie dans le culte de héros qui personnifiaient cette indissoluble union de la patrie charnelle et de la cité de Dieu : sainte Geneviève, la gardienne vigilante de Paris ; saint Louis, le roi juste et sage ; sainte Jeanne d'Arc, la pucelle libératrice et guerrière. Leur jeunesse s'exaltait des écrits d'un Péguy, d'un Ernest Psichari et de l'exemple prestigieux d'un Père de Foucauld, patriote en même temps qu'ermite. Pour ceux de cette époque, le service de la France par l'épée et celui de l'Église par l'Évangile, l'œuvre du soldat et celle du missionnaire, s'épaulaient, se corroboraient, s'harmonisaient, se complétaient. L'expansion de l'influence française par toute la terre doublait comme tout naturellement celle de l'Église. L'on aimait à justifier cette conjugaison du double idéal patriotique et religieux par la théologie traditionnelle : saint Thomas d'Aquin ne nous présente-t-il pas le patriotisme comme une piété distincte, sans doute, de la piété religieuse, mais étroitement coordonnée avec elle. L'on se plaisait à invoquer aussi l'histoire de l'étroite partie liée qu'il y eut dans le passé entre l'Église et la France, sa fille aînée, et celle des services réciproques qu'ils n'ont jamais cessé de se rendre au cours des siècles. \*\*\* LA CRISE ACTUELLE DU PATRIOTISME. -- Force nous est de reconnaître que cette situation s'est, de nos jours, considérablement modifiée chez l'ensemble des catholiques français, en particulier *chez ceux qui aiment à se considérer comme l'aile marchante de l'Église,* et qui comptent, assurément, parmi les plus généreux, les plus fervents, les plus militants de ses fils. Sans doute n'est-ce pas tellement dans leurs déclarations de principe que se révèle ce changement. Plutôt que sur le plan des théories et des thèses, il se discerne à travers les manifestations concrètes de leurs sentiments, dans leurs réactions et leurs prises de position en face des événements. 124:5 *Ouvrons ici une parenthèse. On ne conteste pas la générosité de ceux que l'on appelle souvent* L'AILE MARCHANTE *de l'Église. Leur modestie, c'est une autre affaire, quand on constate, comme le fait le P. Ducatillon, que cette appellation d'*AILE MARCHANTE*, c'est, parfois ou souvent, eux-mêmes qui se la donnent.* *Mais dans cette histoire d'*AILE MARCHANTE*, il y a une erreur intellectuelle qu'il faut contester, et que nous signalons au passage, en reproduisant ce qu'en écrivait Jean Madiran dans* Ils ne savent pas ce qu'ils font (*page* 38) : ...C'est leur fausse monnaie que je refuse : leur prétention au monopole de l'expression catholique, leur assurance : d'être le progrès, l'avenir, *l'aile marchante de l'Église*. Le progrès, l'avenir, l'aile marchante, de toutes façons, ne sont ni eux ni leurs adversaires, ni leur pensée ni la pensée contraire. Ils sont, nous sommes les poids lourds de l'Église, nous tous qui nous trouvons engagés à ce point dans les affaires temporelles : et, bien sûr, l'Église a besoin aussi de ces poids lourds, elle doit travailler dans ce monde et peut-être parfois sur ce monde, mais le soutier d'un navire ne peut se prendre pour l'homme de quart, ni le steward pour l'incarnation d'une vocation maritime. Ce ne sont pas les publicistes, mais les silencieux qui sont l'aile marchante de l'Église ; ce ne sont pas ceux qui discutent, mais ceux qui prient ; ce ne sont pas ceux qui élaborent une doctrine sociale et politique, mais ceux qui enseignent la parole de Dieu. Et ce ne sont pas ceux qui crient si fort, mais ceux qui obéissent sans rien dire*.* Et c'est là ce qui nous manque le plus : pour cette raison sans doute, notre temps n'a point reçu un saint Dominique, mais une sainte Thérèse de Lisieux. Et à Fatima, la Sainte Vierge n'est pas venue prêcher une croisade, mais la prière et le devoir quotidien. J'y crois voir une indication qui devrait suggérer quelque humilité à ceux qui, religieux ou laïcs, font le métier, aujourd'hui très fourni et souvent bien superflu, de doctrinaires et de publicistes. Et la conclusion de *Ils ne savent pas ce qu'ils disent :* 125:5 La seule espérance est révolutionnaire. Mais attention : les révolutions politiques et sociales sont d'une vanité dérisoire. Elles veulent supprimer par la violence matérielle les malfaçons, les maux, les injustices d'une société : il leur est bien difficile de boucher des trous sans en creuser de nouveaux. La véritable, la seule révolution est intérieure, spirituelle, permanente ; et silencieuse : ce qui ne veut pas dire que les publicistes eux-mêmes ne puissent pas, très modestement, y contribuer ; elle ne se manifeste ordinairement que par une série d' « échecs » temporels, le disciple n'est pas au-dessus du Maître. Jusqu'au jour où l'on s'aperçoit, mais bien après coup, que l'esprit a changé, et que toutes choses en ont été depuis longtemps imperceptiblement mais profondément modifiées. C'est là toute l'histoire du Christianisme, que chacun de nous est appelé à recommencer pour son compte à chaque instant, dans sa prière quotidienne et dans sa tâche de chaque jour. Il n'y a pas d'autre problème. *Mais refermons cette parenthèse sur la soi-disant* « *aile marchante* »*, et poursuivons notre lecture du P. Ducatillon.* *Analysant l'attitude des hommes de l'* « *aile marchante* »*, il en écrit :* C'est ainsi qu'ils ne nient pas expressément la patrie ni l'attachement que nous lui devons, mais ils ont comme la pudeur de la proclamer et soupçonnent immédiatement celui qui l'invoque de verser dans un nationalisme abusif. Chose étrange, *c'est notre propre patriotisme à nous qui les gêne, tandis qu'ils* ne *se font pas faute d'exalter et de favoriser celui des autres.* S'agit-il d'action missionnaire, ils ne veulent plus, à aucun prix, entendre parler à son propos d'influence française. Quant à la colonisation, ils s'attachent surtout à mettre en valeur les abus dont elle a été l'occasion, les exagérant parfois comme à plaisir. Ils ne veulent l'admettre que comme l'exercice d'une bienfaisance gratuite au seul bénéfice du colonisé. La pensée qu'elle peut s'appuyer sur un droit et un intérêt légitime de la puissance colonisatrice est immédiatement considérée par eux comme étant le fait d'une mentalité colonialiste. Il serait facile de relever d'autres indices qui aboutiraient tous à nous faire diagnostiquer ce qu'il ne faut pas craindre d'appeler *une crise du patriotisme au sein du catholicisme français.* Cette crise est l'une des plus aiguës et des plus graves du moment présent. L'avenir du catholicisme français et celui de notre pays lui-même dépendent de son évolution. \*\*\* 126:5 LA CRITIQUE DU FAUX PATRIOTISME. -- A l'origine de cette crise, la sous-tendant, il faut voir, sans aucun doute, l'action d'une critique, en grandie partie légitime, d'ailleurs, du patriotisme français traditionnel tel qu'il tendait à s'affirmer dans la période à laquelle je faisais allusion tout à l'heure. Le moins que l'on puisse en dire est qu'il n'évitait pas toujours certaines outrances ou certaines confusions regrettables. La liaison entre la patrie et l'Église, d'une part, entre la patrie et la guerre, d'autre part, n'y était certainement pas conçue avec toutes les nuances et tout le discernement souhaitables. Il était urgent de montrer que la notion de patrie n'était pas nécessairement une notion chrétienne, que même sous couleur chrétienne elle pouvait être une reviviscence du paganisme, qui en faisait une divinité, et que *s'il y a un vrai patriotisme, il y en a aussi un faux ;* que si la patrie a des droits, *ils sont limités par des droits plus élevés,* à commencer par ceux de Dieu même, avec lesquels ceux de la patrie ne peuvent être confondus. Il fallait faire comprendre aussi -- ce que l'on semblait parfois ignorer -- que beaucoup plus que sur la notion de patrie le christianisme insistait sur celle, plus universelle, de l'homme considéré en lui-même et qu'il appelait *l'humanité tout entière à former une même société unique, l'Église, au sein de laquelle s'effacent toutes les différences nationales, car pour elle, selon la parole de saint Paul, il n'y a plus ni Grec ni Juif, pas plus qu'il n'y a d'homme libre ou d'esclave.* Il fallait rappeler que, par contrecoup, non seulement le christianisme abattait les barrières intangibles qui cloisonnaient l'humanité en groupes fermés et hermétiques, favorisant ainsi entre tous les hommes une continuelle communication fraternelle, mais qu'il entraînait même, comme par une incitation instinctive de son esprit, *vers une organisation temporelle universelle du monde, doublant de quelque manière son unification spirituelle.* C'est vers un accomplissement de cette sorte que la chrétienté médiévale ne cessa jamais de tendre, et la crise du monde moderne est, en bonne part, *la conséquence de la désagrégation de cette chrétienté,* dont le processus historique s'achève dans le temps même où le développement de la civilisation exige de plus en plus, non seulement comme un idéal de perfection, mais comme une urgente nécessité vitale, l'organisation unifiée de toute la terre. 127:5 Il est certain, en outre, que le patriotisme traditionnel des générations antérieures avait essentiellement caractère guerrier, pour ne pas dire belliciste. L'armée tendait à être considérée par lui comme l'expression par excellence de la patrie, le service militaire comme l'accomplissement privilégié du devoir patriotique, et la guerre, comme l'acte par lequel la patrie, tout en se manifestant dans sa plus pure essence, trouvait le grand moyen et le plus noble de poursuivre ses buts et de répondre à sa vocation. La geste de Dieu par les Francs était avant tout une geste de soldat. De là à penser que la guerre a une valeur en soi et qu'elle est toujours bonne dès lors qu'elle est requise par les intérêts de la patrie, il n'y a qu'un pas. Sur ce point aussi une critique s'imposait. Il fallait montrer vers quelles aberrations pouvait conduire une telle mystique patriotique des armes laissée à son seul dynamisme et que les vertus guerrières les plus héroïques deviennent fausses et diaboliques dès lors qu'elles ne s'exercent pas au service d'une justice dont les normes dépassent celles du seul intérêt d'une patrie. *Il fallait montrer que la guerre devait d'abord être considérée comme un des grands maux de l'humanité,* qu'il ne faillait jamais y recourir que comme à un pis-aller et une fois épuisés tous les autres moyens de satisfaire à la justice ; que le plus juste motif de guerre ne légitime pas l'emploi de tous les moyens de vaincre, et que, plus encore qu'au service de la justice, la guerre doit être au service de la paix, c'est-à-dire de l'amour. Il fallait montrer, enfin, que la liaison entre la patrie et la paix est plus profonde et plus essentielle encore que celle qu'il y a entre la patrie et la guerre... *Sur ce point, on se reportera aux très belles et très profondes réflexions de M. V.-H. Debidour, dans la réponse, publiée dans le présent numéro, qu'il a faite à notre enquête.* ...que l'on peut et doit servir la patrie autant et plus dans et par la paix que dans la guerre ; que l'on peut être un excellent guerrier mais un mauvais citoyen et, par là, un mauvais patriote, et que les vertus patriotiques de la paix sont autant et plus valables que celles de la guerre. Sans compter que *la guerre entraîne vers des abîmes d'abjection tout autant que vers des sommets d'héroïsme,* et *qu'elle fait souvent la honte des patries bien plus que leur honneur.* Tout cela étant plus vrai encore de la guerre totale moderne, qui est une des pires aberrations qu'ait jamais connues l'humanité. \*\*\* 128:5 PERMANENCE DU PATRIOTISME. -- Cette critique était donc parfaitement juste en elle-même et elle méritait d'être exercée à l'endroit d'une forme de patriotisme à tendance trop souvent païenne et belliciste. Elle était, à ce titre, parfaitement opportune, nécessaire, bienfaisante. Il est arrivé, cependant -- comme il arrive souvent en pareil cas, par une sorte de loi du balancier, mais ce fut aussi sous l'influence de tendances et d'idéologies qui n'ont rien à voir avec le christianisme, *à commencer par le marxisme* (il faut avoir le courage de le dire), -- que d'un excès l'on soit tombé dans un autre diamétralement opposé, et c'est toute La crise du patriotisme devant laquelle nous nous trouvons en ce moment placés. *Cela est donc dit, et nettement dit : sur l'* « *aile marchante de l'Église* » *s'est fait sentir l'influence du marxisme. Et* « *il faut avoir le courage de le dire* »*.* *Influence du marxisme, oui. Mais nous ajoutons ou précisons, quant à nous : influence sociologique et publicitaire de l'appareil idéologique et politique du communisme soviétique.* *Cette influence est donc l'une des causes essentielles de ce que le P. Ducatillon nommait plus haut* « *une crise du patriotisme au sein du catholicisme français* »*, en spécifiant que* « *cette crise est l'une des plus aiguës et des plus graves du moment présent* » *et que* L'AVENIR DU CATHOLICISME FRANÇAIS ET CELUI DE NOTRE PAYS LUI*-*MÊME DÉPENDENT DE SON ÉVOLUTION*.* *Ainsi, au centre de toutes les questions essentielles du moment, nous retrouvons un même problème, une même maladie, le problème que pose et la maladie que combat la revue* ITINÉRAIRES* : la non-résistance au communisme.* Sous prétexte de répondre aux exigences internationales, l'on en est venu à minimiser, jusqu'à les annihiler, celles de la patrie. Sous prétexte de paix, l'on aboutit à un véritable pacifisme systématique qui condamne tout emploi de la force. Sous prétexte de justice et de charité envers les autres peuples, l'on méconnaît la justice et la charité qui sont dus au nôtre, et l'on frappe ainsi le patriotisme au cœur, lui qui n'est pas autre chose que le *légitime amour de préférence* qui est dû à notre propre pays. 129:5 Aussi importe-t-il aujourd'hui de rétablir l'équilibre rompu, de dénoncer vigoureusement l'anémie patriotique et la *paralysie du défaitisme* qui nous menacent, de réaffirmer le bien-fondé de la patrie et de ses droits, à commencer par celui qu'elle a, le cas échéant, d'*user de la force à son service* et de faire appel, dans ce but, au concours de ses fils. Ni le droit naturel, ni la foi chrétienne, ni les nécessités de l'évolution du monde ne *pourront jamais exiger l'abandon des patries, pas plus que celui de leur droit d'user de la force pour se défendre,* conformément à la justice. La société internationale la plus achevée ne devra et ne pourra jamais être qu'une société de patries arrivées à maturité, et donc toujours libres, comme un véritable État ne doit jamais et ne peut jamais être qu'une société de citoyens libres : l'épanouissement de la société internationale suppose l'épanouissement des patries. Quant à l'organisation internationale de la force, *il est difficile de penser qu'elle puisse jamais impliquer le désarmement total des patries.* \*\*\* L'AMOUR ET LE SERVICE DE LA PLUS GRANDE PATRIE. -- Il est vrai que dans la conjoncture présente ce n'est pas tant l'idée de patrie en elle-même ni le droit qu'elle a d'user de la force qui sont immédiatement et directement mis en cause. Ceux dont l'attitude fait question reprochent, en effet, au patriotisme français de méconnaître les droits d'autres patriotismes, celui de peuples demeurés jusqu'ici en notre tutelle. Ce qu'ils mettent en cause, c'est la permanence du droit d'une patrie comme la nôtre au maintien de son expansion, et surtout par la force. Sur ce point brûlant, une claire vue des principes qui doivent commander le jugement et la conduite s'impose. 1. -- Il est certain, tout d'abord, et sans aucun doute, que tout homme la droit à une patrie, c'est-à-dire à vivre en communauté avec ses congénères sur un sol où ils sont nés, où ont vécu et sont morts leurs ancêtres. *Nulle patrie,* en conséquence, *n'a le droit d'en étouffer une autre.* Nous trouvons là une requête fondamentale et indestructible de notre nature. 2. -- Il faut bien voir, cependant, que tout peuple vivant de la sorte en communauté sur un même sol *n'a pas droit,* par le fait même, nécessairement et en tout état de cause, *à la pleine autonomie politique.* Il faut, pour cela, qu'il en soit capable effectivement et efficacement. 130:5 *Il peut d'ailleurs mériter, par sa faute, d'en être privé*. Autrement dit, *le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes n'est pas un droit absolu et inconditionné*. 3. -- En outre, nulle patrie n'a jamais le droit de se fermer complètement à des hommes venus d'ailleurs pour s'y fixer pacifiquement et mettre en valeur ses ressources non seulement au profit des autochtones, mais aussi au leur et à celui de leur patrie d'origine. La terre est à tous et nul pays n'est le monopole exclusif d'aucune catégorie d'hommes déterminés. Ce que les auteurs appellent le droit de communication et de société, c'est-à-dire le droit d'émigration et d'immigration, est le principe le plus fondamental du droit des gens. Il vaut d'ailleurs, en tout état de cause, pour tous les peuples -- non seulement ceux qu'on a pris l'habitude d'appeler peuples coloniaux, -- et il joue dans tous les sens, bien que, cependant, les régions les moins peuplées et les moins mises en valeur soient tout naturellement celles vers lesquelles l'afflux du dehors trouve le plus à s'exercer. Des populations d'origines différentes peuvent ainsi très légitimement en venir à se fixer sur un sol qui devient, avec le temps, leur patrie commune, et le principe entre eux non seulement d'une simple coexistence, mais d'un véritable lien sociétaire. A la vérité, la plupart des grandes nations d'aujourd'hui sont faites d'un amalgame de cette sorte, à commencer par la France, et, plus proche de nous dans le temps, les États-Unis d'Amérique. Tant que ce travail de fusion n'est pas achevé, *il revient à la patrie d'origine des colons de les protéger si leur sécurité ou seulement leurs légitimes intérêts sont gravement menacés*, et ce peut être pour cette mère patrie une raison valable d'en venir à établir sa domination sur le pays colonisé par les siens. Tel est même le fondement véritable du droit politique de colonisation. Pour un peuple ainsi mis en tutelle, *la poursuite d'une émancipation politique qui soit au détriment des populations plus récemment implantées est contraire à la justice*. 4. -- Enfin, nul peuple ne peut jamais faire valoir son droit patriotique, si légitime qu'il puisse être, par le moyen de ce qui ressemble de près ou de loin au terrorisme. De toutes façons, et quel que soit le motif qui l'inspire, celui-ci est condamnable et *doit être réprimé*. Loin d'être un moyen légitime d'émancipation, il devient *une nouvelle raison pour le peuple colonisateur de maintenir, sinon de renforcer sa domination*, puisque la répression de tels abus est le fondement même du droit d'un peuple à exercer son autorité sur un autre. 131:5 Qu'en exerçant ce droit un peuple colonisateur soit tenu à la justice et, plus encore, à la charité, même envers les coupables ; qu'il ait le devoir d'aider le peuple colonisé à sortir de son état d'infériorité et de l'acheminer ainsi vers les conditions d'une pleine participation à la vie civique, cela ne fait aucun doute. Mais il manquerait à la justice et il compromettrait la charité en n'exerçant pas ce droit. C'est le devoir et l'honneur d'une patrie féconde et prospère que d'être ainsi dans le monde, en même temps que le défenseur des intérêts des siens, un agent bienfaisant de la civilisation. En exerçant ce rôle, notre patrie a pu, comme d'autres, se laisser aller à des abus. Nous devons le reconnaître, mais nous garder aussi de masquer les bienfaits qu'elle a répandus et qui seraient ruinés si elle cessait, par sa faiblesse, de défendre ses prérogatives. Le patriotisme qui nous est demandé se rapporte aussi à notre patrie dans ses prolongements au-delà d'elle-même, qui sont, ne rougissons pas de le dire, sa gloire et son patrimoine. Pour les défendre, elle a le droit de réclamer la coopération unanime et, s'il le faut, le sang de ses fils. C'est sur un point de cette sorte -- nous ne le savons que trop bien -- que la crise actuelle du patriotisme se manifeste comme dans un de ses abcès de fixation. C'est sur ce point aussi qu'aujourd'hui le sort de notre patrie se joue. *Le lecteur aura compris, sans que nous y insistions davantage, l'importance, la qualité, le bienfait de cette magistrale étude du P. Ducatillon.* *Comme il serait utile que* LA CROIX *demandât maintenant au P. Ducatillon une étude de même qualité sur la crise de la doctrine sociale au sein du catholicisme français.* *Ce sujet non moins inquiétant, et d'ailleurs connexe, est évoqué dans le chapitre suivant des présents* « *Documents* »*.* ~===============~ 132:5 ### L'opposition à la doctrine sociale de l'Église *Le* 24 *mai,* LA CROIX *a publié un article de M. Claude Roffat qui est un éclatant défi. Il nous arrive d'être en désaccord avec* LA CROIX *sur des questions d'opinion. Le plus souvent, nous n'en disons rien, et nous préférons ne retenir que les articles qui appellent notre assentiment. Notre attitude est commandée par le fait que* LA CROIX *est en France le seul grand quotidien catholique d'importance nationale.* *Mais justement : quand le seul grand quotidien catholique d'importance nationale dénature la doctrine de l'Église, en soutenant les thèses mêmes que le Saint-Père a condamnées et flétries comme dénaturant la doctrine de l'Église, alors nous sommes placés devant une situation intolérable, violente et scandaleuse, qui trouble profondément les consciences.* *L'article de M. Claude Roffat est intitulé :* « *Publiée il y a vingt-cinq ans, l'Encyclique Quadragesimo Anno demeure l'encyclique de l'avenir.* » *Sous ce titre excellent, M. Roffat donne de cette Encyclique précisément l'interprétation que le Souverain Pontife a dénoncée comme une* « *altération* » *qui* « *dénature* » *la doctrine sociale de l'Église.* *Nous publions donc à la suite :* 1*° Le texte de M.Claude Roffat ;* 2*° Le texte du Souverain Pontife. Ces deux textes se correspondent, mais en sens inverse : M. Roffat enseigne exactement ce que le Saint-Père a énergiquement rejeté.* *Voici ce qu'écrit M. Roffat, dans* LA CROIX *du* 24 *mai, à propos de Quadragesimo Anno :* ...Droits et devoirs de la personne humaine, l'Église considère qu'elle en est la gardienne, qu'elle en doit prendre la défense à chaque menace, comme elle en doit dégager la teneur exacte dans le complexe de chaque civilisation, au nom du principe essentiel, nettement affirmé par Pie XI : « La société est faite pour l'homme et non l'homme pour la société. » Cette mise en place de l'homme au couronnement de la civilisation, comme il le fut au couronnement de la création, a commandé en fait toute l'évolution des structures sociales depuis deux mille ans. Elle a exigé la disparition progressive de l'esclavage, puis du servage ; elle est en train d'amorcer celle du salariat. Et c'est sur ce point, précisément, que *Quadragesimo Anno* reste l'Encyclique de l'avenir. 133:5 Dans le paragraphe consacré au relèvement du prolétariat, le Pape Pie XI, après avoir rappelé la légitimité institutionnelle du salariat -- de même que saint Paul ne contestait pas l'institution de l'esclavage -- écrit les lignes suivantes, qu'on ne soulignera jamais assez : « Nous estimons cependant plus approprié aux conditions présentes de la vie sociale de tempérer, dans la mesure du possible, le contrat de travail par des éléments empruntés au contrat de société », et le Pape se félicite des initiatives qui permettent dès maintenant aux « ouvriers et employés de participer en quelque manière à la propriété de l'entreprise, à sa gestion ou aux profits qu'elle apporte ». C'est bien là orienter l'avenir vers des structures économiques neuves. Les laïcs responsables devront en trouver les solutions techniques et les réalisations concrètes, mais l'esprit en est clairement dégagé par la Papauté : il s'agit d'associer les ouvriers aux entreprises qui les emploient sur un plan de collaboration effective avec la direction et non plus d'autorité sans appel. Il est évident qu'une telle directive ne supporte plus la conception du contrat de salariat conçu comme contrat de louage ou de vente, où l'ouvrier n'a droit à rien d'autre que son salaire strictement payé. Que l'ouvrier n'accepte plus, désormais, de n'être qu'un salarié vendant son travail comme une marchandise, mais désire être intéressé, d'une manière ou d'une autre, au résultat de son effort, etc. *Et voici ce que disait le Souverain Pontife dans son allocution du* 31 *janvier* 1952 (*traduction dans l'*OSSERVATORE ROMANO*, édition française du* 8 *février* 1952* ; une traduction littéralement un peu différente, mais semblable quant au fond, a été publiée par la* DOCUMENTATION CATHOLIQUE *du* 24 *février* 1952) : « Nous ne pouvons ignorer les altérations avec lesquelles sont dénaturées les paroles de haute sagesse de Notre glorieux prédécesseur Pie XI, en donnant le poids et l'importance d'un programme social de l'Église, en notre époque, à une observation tout à fait accessoire au sujet des éventuelles modifications juridiques dans les rapports entre les travailleurs, sujets du contrat de travail, et l'autre partie contractante ; et en revanche, en passant plus ou moins sous silence la partie principale de l'Encyclique *Quadragesimo Anno,* qui contient en réalité ce programme, c'est-à-dire l'idée de l'ordre corporatif professionnel de toute l'économie. » 134:5 *Relisez à la suite, comparez les deux textes.* *M. Roffat, qui ne parle nulle part dans son article de l'ordre corporatif professionnel, fait exactement ce que reproche le Saint-Père : il* « donne le poids et l'importance d'un programme social de l'Église à une observation tout à fait accessoire » *sur le contrat de travail.* *Ce que Pie XII, interprète qualifié de* Quadragesimo Anno*, désigne comme* « une observation tout à fait accessoire »*, M. Roffat tient à dire que c'est un point* « qu'on ne soulignera jamais assez ». *Il prétend même que* « c'est sur ce point » (*et non sur les autres ?*)*, sur ce point* « précisément » *que l'Encyclique* « reste l'Encyclique de l'avenir ». *Ainsi l'article de* LA CROIX *enseigne catégoriquement que ce qui reste valable de* Quadragesimo Anno*, c'est ce que Pie XII appelle* « une observation tout à fait accessoire ». *De la doctrine sociale de l'Église, l'article de* LA CROIX *ne retient qu'un point tout à fait accessoire et ignore l'essentiel.* \*\*\* *Cette opposition insolente à la doctrine sociale de l'Église n'a soulevé aucune contestation, aucune protestation. Les intellectuels catholiques, les journalistes chrétiens de notre pays n'y ont rien vu, ou bien ils sont complices.* *Ce silence, fait d'ignorance profonde ou de complaisance malsaine, nous avons le devoir de le rompre. Pour l'honneur des journalistes catholiques en France, il importe qu'une voix s'élève parmi eux, qui ne laisse pas insulter la doctrine sociale de l'Église.* *L'enseignement catégorique du Souverain Pontife se trouve directement attaqué. Nous n'avons pas le droit d'être complaisants, faussement indulgents, silencieux, complices. Nous élevons avec toute notre énergie une protestation et une plainte motivées.* \*\*\* 135:5 *Il faut malheureusement ajouter ceci : ce n'est pas la première fois que* LA CROIX*, au chapitre de la doctrine sociale, se livre à une entreprise analogue.* LA CROIX *du* 19 *novembre* 1955 *avait publié un article de M. Duroselle* (*résumé de son intervention à la Semaine des intellectuels catholiques, rédigé et signé par lui*)*, -- elle l'avait publié sans aucune espèce de réserve, et cet article contenait les lignes suivantes :* Les suggestions de Léon XIII, en ce qui concerne le corporatisme par exemple, sont liées à l'époque où il écrivait. Ce qui demeure, c'est un esprit. *Contre-vérité historique, énorme et scandaleuse, qui tendait à faire croire que ni Pie XI, ni Pie XII n'avaient repris cette* « *suggestion* »*, alors que Pie XII affirme au contraire qu'elle constitue la partie principale de* Quadragesimo Anno ! *Nous sommes fondés à craindre qu'il n'y ait en France, chez les intellectuels catholiques en général et chez les publicistes de* LA CROIX *notamment, une opposition déterminée et systématique à ce que la Hiérarchie désigne avec une extrême insistance comme l'essentiel de la doctrine sociale de l'Église.* *Nous interrogeons* LA CROIX*. Nous lui demandons, comme c'est au moins notre droit et comme c'est son devoir, de s'expliquer sur ce point.* \*\*\* *Nous n'ignorons pas que ce mot de* « *corporation* » *fait peur, pour des motifs que Pie XII a appelés* « *de vieux préjugés inconsistants* » (*Allocution du* 7 *mai* 1949)*.* *Nous n'ignorons pas non plus que souvent les publicistes catholiques, en France, flétrissent non pas* « *la corporation* »*, mais le corporatisme.* *Nous avons remarqué, nous remarquons à nouveau, nous remarquerons à haute voix aussi longtemps qu'il le faudra, que l'on nous parle très souvent du corporatisme, pour le flétrir, et quasiment jamais de l'ordre corporatif, pour le prôner.* *Si M. Claude Roffat ou si quelque lecteur de ces lignes ignore vraiment tout de ce qui constitue l'essentiel du programme social de l'Église, nous le renvoyons à l'article publié sur ce sujet par Marcel Clément dans* ITINÉRAIRES *de juin.* 136:5 *Il y verra, sur textes, qu'au cours de ces vingt-cinq dernières années, le Souverain Pontife* (*Pie XI, puis Pie XII*) *a réaffirmé* EN PERSONNE QUATORZE FOIS *que l'organisation corporative est un point essentiel de la doctrine sociale de l'Église.* Combien de fois encore *faudra-t-il que le Souverain Pontife réaffirme cet essentiel pour que* LA CROIX*, à défaut de l'enseigner à son tour, cesse au moins de le contredire explicitement ?* \*\*\* *Notre discours est dur : ce n'est pas notre habitude. Et s'il est dur, c'est bien à contre-cœur. Mais c'est qu'il s'agit là de questions sur lesquelles, le Souverain Pontife ayant parlé -- et avec quelle netteté, et avec quelle vigueur, et avec quelle insistance ! -- il n'est pas possible en conscience de transiger.* *On se demande souvent pourquoi la doctrine sociale de l'Église ne porte pas en France des fruits plus rapides et plus étendus : c'est parce qu'elle n'est pas enseignée par la plupart des publicistes et journaux catholiques. Ils enseignent à la place les* « *altérations* » *que MM. Duroselle et Roffat publient dans* LA CROIX*.* \*\*\* *Dans son acharnement à faire d'une* « *observation tout à fait accessoire* » *de* Quadragesimo Anno *le* (*seul*) *point sur lequel cette Encyclique* « *reste l'Encyclique de l'avenir* »*, M. Roffat est allé* (*relisons*) *Jusqu'à écrire ceci :* Dans le paragraphe consacré au relèvement du prolétariat, le Pape Pie XI, après avoir rappelé la légitimité institutionnelle du salariat -- de même que saint Paul ne contestait pas l'institution de l'esclavage -- écrit les lignes suivantes, etc. *Ainsi, le salariat est assimilé à l'esclavage. Pie XI rappelant la légitimité du salariat est assimilé à saint Paul ne contestant pas l'esclavage.* 137:5 *Saint Paul ne contestait pas l'esclavage parce qu'il avait autre chose à faire, -- autre chose de plus urgent. Il n'en reconnaissait pas pour autant la légitimité. Il ne l'approuvait pas. L'esclavage va contre le droit naturel. Assimiler le salariat à l'esclavage, c'est insinuer que le droit naturel exige la suppression du salariat. Dans cette perspective, il ne resterait plus d'autre issue d'un contrat d'association généralisé, c'est-à-dire le communisme d'entreprise obligatoire partout.* *Il est peu probable que M. Roffat ait conscience de ces conséquences-là, qui sont pourtant contenues dans son propos. Nous ne lui en demandons pas tant. Nous l'excusons bien volontiers de n'avoir* (*vraisemblablement*) *pas vu si loin.* *Mais d'autre part, il est incroyable que M. Roffat soit radicalement incapable d'entendre les directives les plus claires, les plus catégoriques du Souverain Pontife en matière de doctrine sociale. Et que, ce faisant, il prétende moins exposer non pas ses opinions personnelles, mais* « *l'esprit clairement dégagé par la Papauté* »* !* *Nous lui demandons d'étudier loyalement la question et, l'ayant étudiée, de se dédire : une telle attitude l'honorerait, et d'autre part, et surtout, elle réparerait le mal qu'il fait. Qu'il lise et relise l'allocution de Pie XII du* 31 *janvier* 1952* : elle s'applique littéralement à son article.* *En conséquence, nous disons à* LA CROIX *et à M. Roffat que ni cet auteur ni ce journal ne peuvent laisser les choses en l'état.* *Simples catholiques du dernier rang, simples lecteurs de* LA CROIX *parmi d'autres, violemment blessés par le fait qu'en prétendant exprimer l'* « *esprit de la Papauté* »*, ce journal ose au contraire apporter une aussi vive contradiction aux enseignements du Saint-Père, nous demandons une mise au point et une réparation. Nous les attendons.* Errare humanum est. *Précisons que c'est bien dans* LA CROIX *datée du* 24 *mai qu'a paru l'article de M. Claude Roffat. En effet, dans certaines éditions de* LA CROIX *du* 24 *mai, l'article ne figurait point, remplacé par un article de M. Robert d'Harcourt.* *Ceux qui voudront se procurer à* LA CROIX (5*, rue Bayard*) *l'article de M. Roffat devront bien préciser qu'ils demandent un exemplaire de celles des éditions datées du* 24 *mai où figure l'article intitulé :* « Publiée il y a vingt-cinq ans, l'Encyclique Quadragesimo Anno demeure l'Encyclique de l'avenir. » ~===============~ 138:5 ### La pauvreté évangélique *Deux grandes études sur la pauvreté ont paru simultanément au mois de mars en tête de deux importantes revues catholiques : l'une dans la* REVUE DE L'ACTION POPULAIRE*, l'autre dans* LES ÉTUDES*.* \*\*\* *La première est du P. Bigo. Sa lecture laisse mal satisfait et incertain. A côté de vérités assurées, elle contient des grandes obscurités et d'étonnantes variations. Le* « *péché de richesse* » *est présenté comme un* « *péché de classe* » *et comme un* « *péché inconscient* » (p. 258) : *puis ces formules sont partiellement corrigées* (p. 259)*. Ces deux pages restent pleines de redoutables ambiguïtés que la suite de l'article n'éclaire pas.* *Cette suite pourtant ne doit pas être méconnue. Sans toujours éviter l'obscurité et la confusion, le P. Bigo y apporte des réflexions d'un intérêt certain. Ce qui nous touche, et ce qui touchera tout lecteur, c'est l'effort pour se dégager des préjugés politico-sociaux et retrouver l'esprit de l'Ancien et du Nouveau Testament, de saint Thomas, de Léon XIII, de Pie XI et de Pie XII. Peut-être cet effort n'aboutit pas autant qu'on le souhaiterait. Telle quelle néanmoins, l'étude du P. Bigo est intéressante et utile, si elle est lue avec discernement.* \*\*\* *Le second article est du P. Daniélou. Nous trouvons admirable qu'un homme aussi* « *engagé* » *et même aussi* « *marqué* » *à certains égards puisse avec une telle aisance se dégager de tous les préjugés politico-sociaux pour ne plus voir que la Vérité. C'est un grand don et une grande grâce. Quand il parle dans cette perspective et sous cette inspiration, le P. Daniélou doit être entendu, écouté, médité.* *La méditation de cette étude permet de lire ensuite, et d'utiliser avec le discernement nécessaire, celle du P. Bigo.* 139:5 *Voici les principaux passages de l'article du P. Daniélou dans les* ÉTUDES *de mars :* Dans la Bible, les « pauvres » sont avant tout « les pieux », « les justes ». Ce sont les hommes qui sont fidèles à la loi de Dieu. Ceci donne à l'expression une signification qui est fondamentale. La pauvreté se définit essentiellement dans sa relation à Dieu et non d'abord dans une relation aux biens matériels ou aux autres hommes. Et ceci suffit à marquer la pauvreté biblique de son caractère propre. Elle appartient à un monde de pensée où la relation à Dieu est première et commande tout le reste**.** Le pauvre est celui qui observe la loi de Dieu. Il est aussi celui qui souffre de ne pas la voir observée dans le monde. Il est dévoré de la faim et de la soif de la justice, c'est-à-dire, ici encore au sens biblique, de l'accomplissement de la volonté de Dieu. Le pauvre est ainsi mis inévitablement en conflit avec les puissants de ce monde. Ceux-ci ne sont pas ceux qui possèdent des biens matériels ou qui occupent de hautes situations. Mais ils représentent les hommes qui, au lieu d'obéir à la Loi de Dieu jusqu'au mépris de leurs intérêts, ne servent que leurs intérêts au mépris de la Loi de Dieu. Or, entre ces deux cités, le conflit est inévitable. Les « pauvres » sont pour les « riches » un reproche vivant. Leurs efforts pour faire régner la loi de Dieu les obligent à lutter coutre les intérêts égoïstes des autres. Et dès lors ils sont nécessairement voués à leurs sarcasmes, à leurs sévices, à leurs persécutions. La pauvreté nous introduit au cœur même de la Bible, à l'intérieur du conflit des deux cités, qui en constitue la trame. ...... Le pauvre est celui qui met la volonté de Dieu au-dessus de tout, parce qu'il a compris que Dieu est préférable à tout. Nous sommes dans cette perspective religieuse qui est celle de toute la Bible**.** Mais en même temps cette fidélité à Dieu entraînera inévitablement des conséquences matérielles. Quelqu'un qui prend Dieu au sérieux sera nécessairement entraîné à compromettre sa réputation, à sacrifier ses intérêts, à perdre sa tranquillité. Il ne s'agit pas ici de se construire une petite pauvreté, qui satisferait la conscience à bon compte et à l'abri de laquelle on vivrait sans difficultés. Mais la pauvreté évangélique est l'acceptation des risques immenses que comportera toujours la fidélité à la Loi de Dieu. Il n'est pas besoin de la chercher. Elle viendra d'elle-même, -- et plus tôt qu'on aurait voulu. Celui qui prend Dieu au sérieux est sûr qu'il sera un pauvre. 140:5 Or cette conception de la pauvreté qui est celle de l'Ancien Testament est aussi celle du Nouveau. Le pauvre sera nécessairement un persécuté. Et réciproquement il sera inquiétant pour un chrétien de rencontrer trop bon accueil auprès du « monde ». Il pourra se demander s'il ne doit pas cette trop grande bienveillance à de secrètes compromissions. ...Qu'il soit question de « justice », de « royaume », de « terre », dans tous les cas il s'agit de la soif, de l'accomplissement de la volonté de Dieu. Et ceci non seulement sur le plan individuel, mais aussi sur le plan collectif. Et ceci d'abord sur le plan spirituel de la réalisation du dessein de Dieu, qui est la croissance du Corps Mystique ; mais aussi sur le plan temporel, où la fidélité à Dieu exige que l'on fasse respecter la loi qui régit les sociétés humaines. Ainsi le pauvre sera amené aussi à lutter contre l'injustice sociale, non par solidarité avec une classe, mais par obéissance à Dieu. Or, cette attitude, le Nouveau Testament le répète après l'Ancien, entraînera nécessairement le pauvre à compromettre ses intérêts. « Vous ne pouvez servir Dieu et Mammon », dira le Christ. Suivre sérieusement le Christ sera forcément se perdre du point de vue du monde. On ne peut à la fois chercher sa réussite personnelle et celle de l'œuvre de Dieu : « Celui qui sauve sa vie la perdra et celui qui la perd à cause de moi la sauvera. » Celui qui suit le Christ est nécessairement un homme perdu, perdu de réputation, perdu de repos, perdu de fortune. Car le serviteur ne peut être plus grand que le Maître. Lui, le premier, a voulu tout perdre. Il est le Pauvre. Celui qui le suit sera nécessairement un pauvre. ...... La pauvreté évangélique est libre, même à l'égard de la pauvreté. Elle consiste à être libre à l'égard de tout sauf la volonté de Dieu. La privation sera bonne, quand elle sera voulue de Dieu, mais la prospérité le sera, quand elle sera voulue de Dieu. C'est encore attacher trop d'importance aux biens terrestres que de s'attacher à leur privation. La loi évangélique est formulée par le Christ quand il dit : « Ne vous préoccupez pas de ce que vous mangez ou de ce que vous buvez, ni de la manière dont vous vous vêtez. Cherchez d'abord le royaume de Dieu et Sa justice. » Mais cela veut dire aussi bien : « Ne vous préoccupez pas de ce que vous ne mangez pas ou ne buvez pas ou de la manière dont vous ne vous vêtez pas. » Le non-usage n'est pas plus parfait que l'usage. Mais l'usage est bon, s'il est voulu de Dieu, et le non-usage, s'il est voulu de Dieu. 141:5 Tel a été le comportement du Christ lui-même pendant la plus grande partie de sa vie. On l'a souvent remarqué, il n'a pas été un ascète comme Jean-Baptiste. Lui-même le dit aux Juifs : « Jean-Baptiste est venu, ne mangeant ni ne buvant. Et vous dites : C'est un possédé du démon. Mais le Fils de l'Homme est venu, mangeant et buvant. Et vous dites : C'est un mangeur et un buveur de vin » (Mt, XI, 19). Le Christ a mené la vie commune. Il n'a érigé en absolu aucun interdit alimentaire. Il ne s'est fait remarquer par aucune singularité ascétique. Il a vu dans les biens de la terre des dons de son Père. Et il en a usé avec action de grâces. Mais il a su aussi bien s'en passer quand c'était la volonté de son Père. Il a eu soif au puits de la Samaritaine. Il n'a pas eu de pierre où reposer sa tête. La pauvreté évangélique est cela. Elle ne consiste pas à s'attacher au dénuement comme tel. Mais être prêt à accepter le dénuement, si Dieu le demande. Nous pécherons contre la pauvreté évangélique quand l'attachement à nos aises, à notre réputation, à nos intérêts, nous empêchera d'accomplir une volonté certaine de Dieu. Le péché contre la pauvreté est la préoccupation. ...... Nous avons dit que la pauvreté évangélique consistait à être libre à l'égard des biens terrestres, en sorte d'être capable d'en user ou de n'en pas user. Mais, concrètement, les hommes ne sont pas libres à l'égard de ces choses, c'est-à-dire que naturellement ils leur sont attachés. Il y a donc un grand risque que le jour où la volonté de Dieu leur en demandera le sacrifice, ils ne soient pas préparés à le faire. Cette liberté, il va donc falloir la conquérir. Pour la conquérir, il faudra aller contre le penchant naturel de l'homme, qui est d'être attaché à son confort, à sa réputation, à ses jouissances, à son ambition. La privation effective de ces choses deviendra donc une ascèse nécessaire. Nous avons dit qu'en soi elle ne constituait pas une valeur et n'avait pas à être recherchée pour elle-même. Cette recherche, qui est l'ascétisme, en tant qu'elle n'est qu'une technique humaine, n'est pas la pauvreté évangélique. Elle existe d'ailleurs partout, chez les moines indiens, chez les sages de la Grèce, dans les religions primitives. Mais cette ascèse le chrétien sera amené à la pratiquer d'abord comme entraînement nécessaire pour se garder libre. Il faut ajouter que l'usage des plaisirs ou le maniement des richesses n'est jamais sans danger. L'usage des plaisirs provoquera toujours un développement de la vie instinctive, qui n'est pas mauvaise en elle-même, mais qui inévitablement envahira le champ de la psychologie. On ne peut se développer à la fois dans tous les sens. 142:5 C'est l'erreur de Gide de penser que l'on puisse cultiver à la fois sa sensualité et sa spiritualité. Saint Augustin l'a dit admirablement : « Si tu veux dilater les espaces de l'amour, il faut restreindre les espaces de la chair. » La pauvreté effective, la frugalité de la nourriture, la simplicité de la vie créent un climat favorable à la vie spirituelle : « Il n'y a rien qui nous dispose davantage à la prière, disait Psichari, que de vivre d'une poignée de dattes et d'eau claire. » Il en est de même des richesses. Elles sont une source d'innombrables tentations, par les moyens qu'elles apportent. Elles sont aussi une source de préoccupations, qui laissent peu de liberté pour vaquer au service de Dieu... La malédiction portée sur les riches n'est aucunement une condamnation de la richesse comme telle, mais c'est un avertissement sur l'obstacle qu'elle constitue pour la pratique de la pauvreté évangélique. Elle est le filet dont Satan se sert pour saisir l'âme et l'entraîner dans son armée. Ainsi ce n'est pas la richesse qui est mauvaise. Et ce sera pour certains hommes la volonté de Dieu qu'ils aient à disposer de grands biens. Mais c'est nous qui sommes mauvais. Et parce que nous sommes mauvais, les créatures sont pour nous dangereuses. Il n'est pas plus parfait d'être borgne que d'avoir deux yeux. Mais il vaut mieux être borgne et entrer dans le Royaume que de n'y pas entrer en gardant les deux yeux. « Si ton œil te scandalise, arrache-le. » Il peut y avoir des cas où la richesse soit un tel danger qu'il y ait devoir d'y renoncer pour sauver son âme. Et ceci a été à l'origine de bien des vocations de moines. Et de toutes manières il y aura toujours un devoir de se garder du danger qu'elle présente et de pratiquer donc dans son usage des renoncements effectifs, hors desquels elle devient une servitude qui détruit la liberté spirituelle. On peut montrer la même chose en ce qui concerne la mise en commun des biens et le renoncement à la propriété. La pauvreté évangélique n'a rien à voir avec la condamnation de l'appropriation privée des biens : celle-ci est une réalité sociologique, fondée sur la nature de l'homme. Ce n'est pas un péché d'être propriétaire et c'est parfaitement compatible avec la pauvreté évangélique. Mais ceci pose plusieurs problèmes. La propriété en effet est essentiellement liée à la responsabilité. Les problèmes qu'elle pose sont ceux que pose toute prise en charge de responsabilités temporelles. Ils ne sont pas substantiellement différents chez le chef d'entreprise, le haut fonctionnaire, le gros actionnaire, l'homme d'État. ...... La pauvreté est bien au cœur même de l'existence chrétienne. 143:5 Et les chrétiens ont raison de le sentir. Mais l'erreur était de vouloir lui faire sa part en l'identifiant avec telle réalisation particulière. Ces réalisations ne lui sont pas étrangères. Mais elles ne valent qu'autant qu'elles expriment une attitude plus profonde. Et cette attitude est le christianisme lui-même, en tant qu'il est la prise au sérieux du royaume de Dieu et de sa justice. Toute tentative pour constituer la pauvreté en dehors de cette perspective en fausse le sens. Mais, dans cette perspective au contraire, toutes les formes de la pauvreté prennent leur signification. Elles sont les réalisations particulières, selon leurs vocations personnelles, de la vocation universelle de tous les chrétiens à la pauvreté. ~===============~ ### Deux articles du « TABLET » sur « les chrétiens de gauche en France » *Le grand hebdomadaire catholique de Londres,* THE TABLET*, dont on connaît la haute tenue, la parfaite objectivité et la considérable influence internationale, a publié les 10 et 17 mars deux articles de M. Frank MacMillan intitulés :* Les chrétiens de gauche en France. *Nous reproduisons à titre documentaire les passages principaux de ces deux articles, dont l'importance n'a échappé à personne. Ils ont fait une grande impression dans le monde catholique tout entier.* *Ils ont été suivis de la publication de diverses lettres dont nous parlerons dans notre prochain numéro.* #### ARTICLE DU 10 MARS L'étude la plus documentée sur la propagande que mènent en France les chrétiens de gauche est sans doute l'ouvrage publié l'année dernière par M. Jean Madiran : *Ils ne savent pas ce qu'ils font.* 144:5 Dans ce livre, l'auteur invite les groupements de cette obédience à un dialogue sur leurs tendances et leur propagande, plus spécialement en ce qui concerne ce qu'il nomme leur « non-résistance » au communisme ; et en ce qui concerne leur aversion pour les autres intellectuels catholiques, qu'ils accusent d'anti-communisme systématique et négatif. Les réponses des chrétiens de gauche, tant publiques que diffusées de façon privée, ont été récemment examinées dans un autre livre de M. Madiran, intitulé : *Ils ne savent pas ce qu'ils disent.* Le travail de M. Madiran n'a provoqué que des réponses désobligeantes de la part de ceux qu'il invitait au dialogue ; mais ses informations n'ont pas été sérieusement contestées, et ses vues méritent d'être prises en considération. ...... Ce qui est incontestablement significatif, au sujet des chrétiens de gauche, c'est la ligne générale de leurs publications. L'une d'elles, *La Quinzaine,* a été condamnée par la Hiérarchie française, et deux de ses collaborateurs ecclésiastiques les plus en vue, le P. Chenu, o.p., et le P. Boisselot, o.p., ont été pour un temps réduits au silence par le Général de leur ordre et impérativement éloignés de Paris, événement qui a provoqué une immense vague de protestations parmi les chrétiens de gauche. M. Mauriac s'est écrié que « l'aile marchante de l'Église de France était redoutablement atteinte » ; et, au cours de la controverse sur les prêtres-ouvriers, il a demandé la conclusion d'un nouveau Concordat, afin que les activités du Nonce puissent être limitées par un protocole. Les chrétiens de gauche ont également exprimé des critiques contre la suspicion supposée des « cercles du Vatican » à l'égard de leurs activités, suspicion provoquée, affirmaient-ils, par odes « dénonciations » de catholiques français qui leur étaient hostiles. M. Mauriac a fait une assertion similaire au cours d'une récente polémique avec *La Croix* dans la période pré-électorale ; *La Croix* lui a répliqué que cette supposition montrait combien M. Mauriac se rendait peu compte des procédures et de l'atmosphère réelles du Vatican. La ligne générale de ces publications, affirme M. Madiran, c'est la « non-résistance systématique » au communisme (ainsi que l'a noté *L'Osservatore romano* en février 1954), à quoi s'ajoute une attitude hautement critique à l'égard des prises de position du Vatican, y compris les allocutions du Pape. Ceci, explique M. Madiran, n'est pas surprenant si l'on prend en considération les activités personnelles et les sympathies de certaines des personnalités dirigeantes des groupements les plus importants. ...... 145:5 Une affaire-test capitale qu'étudie M. Madiran est constituée par un « reportage exclusif » de la *Vie catholique illustrée,* en janvier 1952, sur les réformes agraires en Chine communiste, qui ne fait aucune mention du climat de terreur dans lequel ces réformes ont été réalisées ; aucune critique, aucune réserve n'est formulée ou suggérée. Bien que des détails sur les massacres des chrétiens et sur les tortures des missionnaires aient été abondamment publiés dans la presse mondiale. Ces réalités ont été simplement passées sous silence, remarque M. Madiran, et c'est ainsi qu'en janvier 1952, on a vendu et distribué dans les églises de France un panégyrique sans réserve du communisme de Mao Tsé Tung. Plus tard, les directeurs de la *Vie catholique illustrée* ont dit en privé que leur bonne foi avait été surprise. En ce qui concerne la nature « exclusive » du « reportage », le B.E.I.P.I., qui fait autorité, avait écrit : « L'article est donné comme un « reportage exclusif ». C'est un double mensonge. « L'article n'est nullement un « reportage ». Un reportage est un récit de choses vues, d'événements concrets, fait par quelqu'un qui est allé sur place. L'article de la *Vie catholique* est au contraire un texte abstrait, sans un nom de lieu, sans un nom de personne, sans une impression vécue. Il ne contient pas une phrase, pas un mot qui ne puisse être écrit par quelqu'un n'ayant jamais mis les pieds en Chine. « Ce faux reportage n'a rien d' « exclusif ». Le contenu en traîne depuis plus d'un an dans la presse stalinienne de trois ou quatre continents. » A la même époque, le *Bulletin des Missions étrangères de Paris* donnait des extraits d'un livre rapportant le témoignage de cent cinquante missionnaires expulsés de Chine, *L'Étoile contre la Croix,* qui n'a pas été publié en France mais a seulement été rendu accessible au public français grâce à une maison d'éditions belge. « La conspiration du silence organisée autour de ce livre, remarque M. Madiran, est un chef-d'œuvre du genre. » Et, de la même manière, après que le Pape Pie XII eût dit à Mgr Riberi, expulsé de Chine : « Vous avez le devoir d'éclairer l'opinion catholique en disant la vérité sur la réalité et sur l'ampleur des actuelles persécutions religieuses en Chine », le *Bulletin des Missions* notait amèrement : 146:5 « Tel quotidien catholique a refusé de publier, sauf sous la forme d'une courte information, un article sur l'expulsion de Mgr Riberi, l'Internonce apostolique. Où est donc la volonté d'éduquer et d'éclairer l'opinion catholique sur les persécutions communistes ? » ...... Un autre cas-test exposé dans le premier livre de M. Madiran a été l'attitude des chrétiens de gauche lors de l'expiration du premier mandat des prêtres-ouvriers et lors de la mise au pas (*disciplining*) des Pères Boisselot et Chenu, tous deux étroitement liés à certains journaux dont M. Madiran examine les positions. Sous le titre *Les prêtres-ouvriers et l'espérance des pauvres,* M. Albert Béguin écrivait dans *Esprit* que ces mesures constituaient un scandale pour les intelligences et pour les cœurs catholiques, et qu'en conséquence il redoutait que le monde moderne puisse désormais ranger l'Église, ses prêtres et ses fidèles parmi les ennemis qui immobilisent la marche de la justice, étouffent les élans de l'amour et voilent les lumières de l'espérance. Selon M. Béguin, les termes de la déclaration des évêques manifestent des traces d'influence « intégriste », car ces termes sont en plus d'un endroit désagréables aux oreilles d'une libre créature du Bon Dieu ; et M. Béguin ajoutait : « *J'en sais assez long, comme tout le monde, sur l'élaboration des textes épiscopaux, pour n'avoir aucune envie de faire le procès de ceux qui ont eu à les signer*. » C'est à l'aide de l'accusation d' « intégrisme » que les chrétiens de gauche contre-attaquent ordinairement ceux qui critiquent leurs positions politiques et idéologiques. Comme le remarque M. Jean de Fabrègues dans *La France catholique* (13 mars 1953) : « Chacun sait que si *La France catholique* discute avec *Esprit* ou la *Vie intellectuelle* en rendant justice à leurs efforts mais en disant ce qu'elle en pense, c'est de l'intégrisme et de l'inquisition ; mais si *Esprit* ou la *Vie intellectuelle* jette feu et flammes sur *La France catholique,* c'est défense de la liberté ». C'est en juillet et août 1954 que le débat est entré dans une phase dont on peut dire qu'elle s'est achevée avec les positions prises au cours de la dernière campagne électorale. A partir de ce moment, c'est-à-dire celui de Dien-Bien-Phu, des négociations de Genève et du début du ministère Mendès-France, les publications des chrétiens de gauche ont Lancé une campagne contre les catholiques qui critiquaient M. Mendès-France, et un tir de barrage simultané contre le M.R.P. Cette campagne s'est poursuivie jusqu'en décembre 1955, pour que le M.R.P. ne soit pas bénéficiaire des suffrages catholiques qui sans lui pourraient, espérait-on, se porter sur M. Mendès-France. M. François Mauriac quitta le *Figaro* pour *L'Express* afin de donner libre cours à sa sympathie bruyamment affirmée pour M. Mendès-France et à sa violente antipathie contre le M.R.P. et ses chefs. 147:5 La *Vie intellectuelle* lança une attaque en règle contre le M.R.P., attaque à laquelle se joignirent *Esprit* et *Témoignage chrétien.* L'éditorial d'août de la *Vie intellectuelle,* intitulé : « Alerte au cléricalisme », dénonçait les adversaires catholiques de M. Mendès-France. La parution du premier livre de M. Jean Madiran fut suivie d'une vive controverse, tant publique que clandestine, qui conduisit les Cardinaux de France à publier une mise en garde contre les écrits violents venant de différents secteurs. Dans chaque camp, on interpréta cette mise en garde comme dirigée contre l'autre camp ; les journaux des chrétiens de gauche considérèrent que cette mise en garde visait les publications qui avaient hautement critiqué leurs positions : *Rivarol* et les *Écrits de Paris,* la *Pensée catholique, Verbe,* l'*Homme nouveau* et d'autres. Pour quiconque était familiarisé avec ces différentes publications, il était évident que l'avertissement des Cardinaux était dirigé tout autant contre les positions extrêmes des chrétiens de gauche que contre les écrits polémiques de leurs adversaires. #### ARTICLE DU 17 MARS Un certain nombre de réponses publiques ou diffusées de manière privée furent faites par les organismes et les personnalités que M. Madiran avait critiqués dans son premier livre, et c'est à elles qu'il a répondu dans son second livre, *Ils ne savent pas ce qu'ils disent.* La *Vie catholique* avait envoyé une lettre circulaire ronéotypée à un grand nombre de personnalités et publié ensuite un article signé par M. Joseph Folliet. Dans la circulaire, la *Vie catholique* soulignait, entre autres choses, qu'elle distribuait une commission de 200 millions de francs par an aux églises qui vendaient le journal, et elle citait divers numéros du journal qui avaient donné de la publicité aux déclarations pontificales et épiscopales contre le communisme... et publié un certain nombre d'articles défendant les écoles catholiques, exposant des points de vue catholiques sur la famille, etc. M. Madiran était accusé d'avoir omis de citer cette dernière catégorie d'articles. Comme ce n'était pas là le sujet de son premier livre, il se contente, dans le second, de citer sans commentaire sur ce point la défense du journal. 148:5 Mais *Carrefour* remarqua que si M. Madiran avait consulté sur la question scolaire la collection de la *Vie catholique,* il aurait découvert que ce journal n'a donné aucun compte rendu ni aucune photo de l'énorme querelle qui, en Belgique, sur ce sujet, a suivi la loi Collard. ...La thèse de M. Madiran est que la *Vie catholique* manifeste une inquiétante absence d'esprit critique à l'égard de la propagande et de la politique communistes ; et cette mentalité est mise *e*n lumière par une phrase capitale de la réponse de M. Folliet (*Vie catholique,* 29 mai 1955) : « Nous engageons les chrétiens à faire mieux que les communistes et à les devancer sur le chemin de la justice et de la paix. » M. Madiran remarque : « Cela veut dire, si les mots ont un sens, que les communistes sont effectivement sur la voie de la justice et de la paix, et que les catholiques n'ont pas encore réussi à les y devancer. Cela veut dire que les catholiques doivent avancer sur cette voie communiste de la paix et de la justice. Cela veut dire que nous sommes invités à rattraper et à dépasser ceux qui nous ont devancé sur la voie de la justice communiste et de la paix communiste. « Ce n'est pas l'intention ? Mais c'est le texte. Le texte est tel. Le texte est toujours tel. Il est malheureux, dit-on, ou maladroit. Non. Ce n'est pas la question. Car cette catégorie de maladresses et ce genre de malheurs sont constants... Il s'agit d'une profonde confusion de vocabulaire et de pensée ; d'une confusion entre la propagande communiste et la réalité communiste ; d'une ignorance de cette réalité. La justice communiste et la paix communiste ne sont pas une paix et une justice réelle (et imparfaites, ou insuffisantes, ou mélangées d'erreur), elles sont une imposture pure et simple, portée, animée, imposée par certaines méthodes publicitaires et par l'activité d'un « appareil » conçu selon un type particulier d'organisation. « C'est cela qu'il faudrait dire. C'est cela que l'on ne veut pas dire. On dit même le contraire. On dit aux catholiques, en croyant provoquer parmi eux une saine émulation, qu'ils sont devancés par les communistes sur la voie de la justice et de la paix. Je dis que c'est un mensonge, je dis que c'est le mensonge même du communisme. « En d'autres termes, les communistes attendent de la collaboration catholique une chose et une seule : que le communisme cesse d'être réputé *intrinsèquement pervers.* » 149:5 En ce qui concerne la réponse de la *Vie catholique* sur sa fidélité aux enseignements sociaux des Papes, M. Madiran remarque que ce journal, ainsi que *Témoignage chrétien,* Les *Informations catholiques internationales* et la *Vie intellectuelle,* entre dans la catégorie définie par le Pape Pie XII dans son allocution du 31 janvier 1952 : « Nous ne pouvons ignorer les altérations avec lesquelles sont dénaturés les paroles de haute sagesse de Notre glorieux prédécesseur Pie XI, en passant plus ou moins sous silence la partie principale de l'Encyclique « Quadragesimo Anno » qui contient en réalité ce programme, c'est-à-dire l'idée de l'ORDRE CORPORATIF PROFESSIONNEL de toute l'économie. » Et M. Madiran de citer une allocution prononcée par M. Henri Bartoli, l'un des principaux écrivains des chrétiens de gauche, au cours de la septième Semaine des Intellectuels Catholiques, le 9 janvier 1955, qui, selon le compte rendu de la *Documentation catholique,* « rejette catégoriquement le corporatisme, tentation à laquelle cèdent parfois les catholiques : cette solution est une duperie. » Ce qui est surprenant et significatif, remarque M. Madiran, c'est qu'il n'y avait apparemment aucun catholique présent à cette Semaine qui semblât suffisamment informé ou intéressé pour faire remarquer que quel que soit l'avis personnel de M. Bartoli, il était excessif d'appeler « tentation » et « duperie » ce qui constitue précisément, selon Pie XII, le programme social de l'Église : et cette ignorance n'est pas un accident ; elle est précisément ce à quoi on peut s'attendre, et même ce qui est inévitable, dans un rassemblement nourri par les publications des chrétiens de gauche. D'une façon générale, affirme M. Madiran, le vocabulaire même de la doctrine sociale de l'Église est rejeté ou tenu pour suspect par ces écrivains-là. ...(Tout cela) justifie la thèse centrale de M. Madiran selon laquelle ces écrivains et leurs publications ne sont pas du tout typiques de la pensée sociale catholique et pas du tout représentatifs des catholiques français ordinaires qui éprouvaient un malaise jusqu'alors mal défini lorsqu'ils se trouvaient mis en présence de telles opinions. Non moins significatives sont les réactions et commentaires des chrétiens de gauche, relevés par M. Madiran, concernant le Vatican, la Papauté ou l' « entourage » du Pape. M. Madiran note qu'il y a eu une campagne systématique d'insinuations, d'accusations, de calomnies contre le Souverain Pontife et contre les très rares écrivains catholiques qui avaient protesté contre cette campagne (qui avaient protesté dans *La Croix, La France catholique* et en outre dans quelques périodiques séculiers tels que les *Écrits de Paris* et *Rivarol*)*.* 150:5 M. Madiran relève les articles anonymes du *Monde* contre la « politique vaticane » ; les commentaires de M. Albert Béguin dans *Esprit* sur les textes épiscopaux ; les observations de M. Étienne Borne, organisateur de la Semaine des intellectuels catholiques, déplorant dans *Le Monde* du 13 avril 1955 « *cet excès d'autoritarisme qui est un des traits de l'histoire contemporaine de l'Église* ». ...De même M. Bartoli, dans *Esprit* de novembre 1954, écrit : « La doctrine sociale de l'Église... apparaît comme témoignant d'une méconnaissance regrettable du contexte économique et social. » Les origines intellectuelles et politiques de l'actuel mouvement des chrétiens de gauche remontent à l'époque du *Sillon,* condamné au début de ce siècle : un nombre non négligeable de ces intellectuels continuent à regretter explicitement cette condamnation. Ce mouvement eut un regain de vitalité au cours des années 30, à l'époque de *Sept* et de *Temps présent.* Mais l'influence contemporaine de ces écrivains et de leurs publications, et l'origine des tendances très marquées qu'ils expriment, tout cela date de l'occupation et de la période post-libératoire. C'était une époque trouble où il semblait que les communistes pouvaient être acceptés comme un parti véritablement français, et où leur politique de 1939 à 1941 était habilement oubliée. ......... Qu'il y ait eu un profond malaise parmi le public catholique à cause des activités et des écrits des groupements de ces chrétiens de gauche qui sont hautement non-représentatifs de la généralité des catholiques français, cela est certain. Les critiques de M. Madiran et la documentation qui lui a permis de les illustrer, tout cela avait été exprimé depuis quelques années par plusieurs observateurs beaucoup moins méthodiques. Ces critiques ont permis au catholique français ordinaire de questionner très sérieusement ces écrivains et périodiques de gauche sur leurs postulats, leurs tendances, leurs procédés. Les vigoureuses réactions des personnalités ainsi mises sur la sellette montrent que ces critiques ont atteint leur but. ~===============~ 151:5 ### Le cas de « Radio-cinéma » *Dans notre numéro de juin, nous avons cité, d'un article de M. Joseph Folliet paru dans* LA CHRONIQUE SOCIALE *qu'il dirige, un passage essentiel, et que nous approuvions.* *Ce que nous n'en approuvons pas contenait notamment une remarque de détail sur laquelle nous voulons revenir. Elle est trop caractéristique pour qu'on ne la relève pas.* *Elle concerne* RADIO*-*CINÉMA*, le grand illustré* « *spécialisé* » *publié par le consortium Hourdin-Sauvageot :* On est allé jusqu'à taxer de « moindre résistance au communisme » des journaux spécialisés comme *Radio-Cinéma !...* Pourquoi pas le *Petit Écho de la Mode* ou la *Semaine de Suzette ?* *Nous n'avons pu retrouver où, quand ni par qui* RADIO-CINÉMA *a été* « *taxé de moindre résistance au communisme* »*.* *Nous savons en revanche que* RADIO-CINÉMA *a été accusé de non-résistance au communisme.* *Mais l'important, c'est en l'occurrence le raisonnement de M. Folliet. Sa ponctuation exclamative, les comparaisons qu'il choisit* (*avec la Semaine de Suzette et le Petit Écho de la Mode*) *manifestent très clairement sa pensée : pour lui, la question de la résistance au communisme est une question politique, ou religieuse, ou sociale, ou tout cela à la fois, -- mais il ne voit pas comment cette question pourrait se poser aussi à une publication spécialisée dans la radio et le cinéma. C'est pourquoi il s'exclame. C'est pourquoi il cite cela comme un exemple éclatant des excès auxquels se porte la* « *chasse aux sorcières* »*.* \*\*\* *Or* LE CINÉMA *et surtout* LA RADIO *sont parmi les domaines où la pénétration et la colonisation communistes sont les plus poussées, et où elles ont le plus de conséquences morales et politiques.* *Si le* « *grand* » *ou le* « *seul* » *hebdomadaire catholique* « *spécialisé* » *dans la radio et le cinéma doit ignorer ce fait, s'il doit ne pas s'en occuper, quel atout pour les communistes !* *Et qui donc, alors, se préoccupera de cette pénétration, de cette colonisation ?* *Qui donc, alors, la fera connaître aux Français, pour les mettre en garde ? Qui se préoccupera de la contrecarrer ? D'y résister précisément, si l'organe* « *spécialisé* » *des catholiques est neutre à cet égard ?* \*\*\* 152:5 RADIO-CINÉMA *ne résiste pas au communisme dans son domaine* « *spécialisé* »*. Cela est dommageable pour ses lecteurs Cela est dommageable pour le pays tout entier, -- car justement l'hebdomadaire catholique de la radio et du cinéma serait le plus qualifié pour résister efficacement à la colonisation communiste en ce domaine.* *Mais cela est dommageable, aussi, pour cette publication elle-même.* *Ne se préoccupant pas de résister au communisme, elle se trouve sans défense contre ses pièges... et elle y succombe.* *C'est la* SEMAINE RELIGIEUSE DE PARIS *qui l'a remarqué dans son numéro du* 31 *mars, en quelques mots précis empreints de la plus grande dignité :* *Radio-Cinéma* blâme les Français d'avoir montré peu d'empressement à voir les films russes lors de la dernière Semaine soviétique : 500 places vides sur 2.000 ! Mais les places vides ont une réponse toute prête : le film communiste, nous le connaissons. Il se déroule sous nos yeux de Varsovie à Shanghai, et cela nous suffit. Nous ne sommes pas de ceux qui passent l'éponge sur le sang de leurs frères. *Que M. Folliet veuille bien méditer cette note de la* SEMAINE RELIGIEUSE DE PARIS* : une telle remarque sur le véritable* « *film communiste qui se déroule de Varsovie à Shanghai* »*, aurait pu, aurait dû figurer dans* RADIO-CINÉMA *précisément, à propos de cette Semaine du film soviétique.* *Elle n'y a pas figuré parce que* RADIO-CINÉMA *est prisonnier de pensées analogues à celles exprimées par M. Folliet : à savoir qu'une publication* « *spécialisée* » *dans le cinéma et la radio n'a pas à se préoccuper de résister au communisme.* *Et c'est ainsi que* RADIO-CINÉMA *a pu donner au public* (*et à la* SEMAINE RELIGIEUSE DE PARIS) *l'impression qu'il est* « *de ceux qui passent l'éponge sur le sang de leurs frères* ». ~===============~ 153:5 ### L'Occident et son destin *Avec le livre d'Henri Massis, la grande littérature politique renaît en France, note M. Michel Mourre dans le* BULLETIN DE PARIS (19 *avril*) : On peut certes échapper à tel ou tel jugement de détail de Massis, mais non à la rigueur d'analyse, à la richesse de documentation, dans les ordres les plus divers, de *L'Occident et son destin.* Depuis des années peut-être n'avait paru un livre qui obligeât à réviser autant de positions passionnelles, de jugements hâtifs, d'espoirs ou de désespoirs non fondés. Avec *L'Opium des intellectuels* de Raymond Aron, il est le signe d'une renaissance de la grande littérature politique en France, après dix ans de bavardages et de confusions. *M. Michel Mourre insiste très justement :* Rigueur sur les principes, curiosité infinie des idées, des événements, des hommes, c'est cette rencontre assez rare qui fait l'originalité d'Henri Massis, adversaire de Gide, fidèle de Maurras, certes, mais aussi élève de Bergson et de Péguy, admirateur (quand il n'y en avait guère) de Claudel, longtemps compagnon d'un Maritain et d'un Bernanos. Un esprit « dogmatique », a-t-on dit ? Voyez plutôt l'étonnante diversité des contacts pris, des dialogues ouverts, de France à Barrès, de Radiguet et de Cocteau à Thibon ! *M. Pierre Boutang note semblablement dans* LA NATION FRANÇAISE *du* 11 *avril :* *L'Occident et son destin ;* malgré l'avilissement de la presse et la croissante lâcheté des intellectuels, doit susciter un vaste débat, éveiller des esprits, convertir des volontés. C'est un grand livre, dont Henri Massis peut fièrement affirmer qu'il est le livre de sa vie. *Dans* RIVAROL *du* 3 *mai, M. Robert Poulet écrit :* A la fin du raccourci fulgurant qui inaugure *L'Occident et son destin,* Henri Massis murmure un « acte d'espérance », d'une voix que l'émotion étrangle ; et alors on mesure l'aberration de ceux qui l'ont pris pour un pur cérébral. Lui qui se meut si aisément dans l'abstraction n'a jamais en vue, en politique, que le concret... 154:5 C'est un homme que tourmente le souci d'aider et de protéger ses semblables ; et d'autant plus qu'il en connaît les moyens dont ils n'ont pas voulu. ...... Moyennant quelques précautions, Henri Massis a su faire franchir à la méthode maurrassienne une période où elle risquait de s'enliser. Cette méthode, sous sa plume, est simplifiée, dénudée, en gardant toute sa phosphorescence littéraire, qui fait qu'en ouvrant *L'Occident et son destin,* les admirateurs des penseurs nouveaux venus apprendront non sans étonnement qu'il est possible de donner à la rigueur de l'esprit une expression intelligible et artistique. Et que la « pensée de droite », dont Simone de Beauvoir annonça la *mort* un peu vite, s'enferme volontiers dans cette enveloppe qu'on appelle -- mais non par antiphrase -- l'œuvre d'un *écrivain.* *Dans la* REVUE DES DEUX MONDES *du* 1^er^ *mai, M. Paul Sérant nuance son jugement de quelques réserves :* On ne saurait reprocher à Henri Massis son entière fidélité à l'héritage romano-chrétien. Mais on peut regretter que cette fidélité l'entraîne parfois à porter des jugements arbitraires sur les autres traditions spirituelles de l'humanité. L'Église orthodoxe russe ne se caractérise pas seulement par son refus du juridisme romain. Et l'Hindouisme, le Taoïsme et le Confucianisme n'ont pas grand-chose de commun avec l' « orientalisme » anti-occidental de certains propagandistes modernes. *Une autre critique avait été exprimée par M. Paul Sérant encore, dans* CARREFOUR *du* 25 *avril :* M. Massis reste fidèle à un anti-germanisme systématique qui était peut-être « réaliste » il y a trente ans, mais qui est singulièrement dépassé aujourd'hui. Cet anti-germanisme conduit l'auteur à penser que l'Allemagne optera fatalement pour une entente avec l'U.R.S.S. Mais que fait-il de l'échec du communisme en Allemagne occidentale, et de la résistance de l'Allemagne orientale contre ce même communisme ? Ajoutons que si l'influence soviétique l'emportait demain en Allemagne en dépit de l'anti-communisme allemand d'aujourd'hui, c'en serait fait de l'Occident dont la défense ne peut pas être assurée efficacement par les seuls pays latins. 155:5 *Ces objections n'empêchent pas M. Paul Sérant de conclure ainsi son article de la* REVUE DES DEUX MONDES* :* Ces divergences de vues sur certains points ne sauraient nous empêcher de rendre hommage au caractère prophétique de l'œuvre et de marquer notre accord avec l'auteur sur le problème contemporain. Quiconque a pris conscience du tragique « sens » de l'histoire contemporaine sera conduit à penser avec Henri Massis que c'est entre monde moderne et monde chrétien que nous devons choisir. *Dans le* BULLETIN DES LETTRES *du* 15 *mai, M. V.-H. Debidour, au milieu de ses approbations, suggère des réserves analogues à celles de M. Paul Sérant, et qui sont assurément les thèmes principaux sur lesquels porterait le* « *vaste débat* » *souhaité plus haut par M. Boutang sur ce grand livre :* Il semble bien que certains développements de 1925 sur l'invasion des « mystiques » orientales, qu'il nous montre liées par de souterraines correspondances avec l'esprit slave et germanique, ne sont pas aujourd'hui tout à fait pertinents. ...A certains moments de l'exposé de Massis, on a le sentiment que la citadelle des idées vraies et de la conscience saine se rétrécit par trop. Elle exclut l'Amérique -- dont les naïvetés sont dénoncées magistralement -- mais de connivence en infiltration, élimination faite de tout ce qui est teinté de germanisme, de protestantisme, d'européisme, de leurs séquelles et sous-produits, la plate-forme est bien étroite, et sur la carte et dans les esprits. *A propos du même livre, M. Jean de Fabrègues écrit dans* LA FRANCE CATHOLIQUE *du* 27 *avril :* On ne saurait entrer ici dans la discussion précise qui conclut le nouveau livre de Massis, et où il affirme qu'il y a une Europe à faire mais qu'elle ne se fera que sur la reconnaissance des souverainetés nationales. Peut-être, hélas ! cette heure-là est-elle, elle-même, déjà « dépassée »... 156:5 *...*L'homme que ne protège plus son appartenance à Dieu est promis aux tyrannies totalitaires nées du panthéisme historique : pour « obéir à l'histoire », c'est l'homme d'abord qui est sacrifié, en même temps que Dieu. Le sort des hommes et de la liberté est donc lié à la renaissance d'une société internationale où la vue de la liberté humaine apportée par le christianisme soit acceptée. En ce sens, le livre de Massis apporte à la méditation qui doit être en ce moment la nôtre une contribution essentielle. L'Allemagne occidentale de 1956 n'est plus l'Allemagne spenglerienne et pré-hitlérienne de 1926. Les mystiques de l'Orient ont pris parmi nous d'autres visages. Mais c'est toujours l'absorption de l'homme dans un collectif indéfini qui nous menace. Et seule toujours, aujourd'hui comme il y a trente ans, mais plus clairement que jamais, l'idée chrétienne de la vie apparaît comme la dernière protection du visage humain. ~===============~ ### Les cinquante meilleurs livres catholiques *Nous avons, dans notre numéro de mai* (*pages* 108*-*110) *posé les questions qu'appelle la mise en circulation d'une liste des* « *cinquante meilleurs livres catholiques* »*, ou prétendus tels, édités en* 1955*.* *Cette liste avait paru dans* ECCLESIA *de mars. Voici la note publiée au bas de sa page* 35 *par* ECCLESIA *de mai.* La liste des « cinquante livres sélectionnés » parue page 125 du N° 84 (mars) *d'Ecclesia,* établie par un comité d'éditeurs et de libraires catholiques, attire simplement l'attention sur des ouvrages dignes d'intérêt, mais ne présuppose pas le jugement que l'on peut porter sur eux. C'est à ce titre que dans cette page publicitaire figurait *Le Phénomène humain.* *Cette note met très heureusement les choses au point pour le public d'*ECCLESIA*.* *Il n'en va pas de même pour l'ensemble du public. Nous avons remarqué que la liste des* « *cinquante meilleurs* » *est affichée dans un grand nombre de librairies, où elle prend l'allure d'un classement officiel.* 157:5 *La note d'*ECCLESIA *a l'avantage de préciser les points suivants :* 1*. -- Il s'agit d'une opération publicitaire, et non d'un classement ayant une valeur intellectuelle, morale et religieuse.* 2*. -- Les auteurs en sont un comité d'éditeurs et de libraires : on aimerait connaître leurs noms, pour vérifier si leur liberté de jugement est allée jusqu'à recommander des ouvrages n'ayant point été édités par eux.* 3*. -- La qualification de* « *meilleurs* » *livres* « *catholiques* » *est implicitement reconnue inexacte par* ECCLESIA*, puisque cette* « *sélection* »*, nous est-il dit maintenant,* « *attire simplement l'attention* » *sur* 50 *ouvrages, compte non tenu du* « *jugement que l'on peut porter sur eux* »*.* \*\*\* Surtout *si la liste de*s 50 *vient d'un comité de libraires et d'éditeurs, nous protestons contre son existence et nous réclamons sa suppression*. Libraires et éditeurs sortent de leur rôle *et s'arrogent, par le moyen de la publicité,* une fonction de censure qui ne saurait être la leur. *Leur rôle est légitimement de* GUIDER *le choix du public. Il ne peut pas être de* SUPPRIMER *jusqu'à la possibilité de ce choix.* *Or, c'est le résultat qui serait obtenu si l'existence d'une telle liste était acceptée. Nous avons dit pourquoi dans notre numéro de mai. Il faut y insister. Cinquante livres par an, cela fait un par semaine. L'homme cultivé qui n'est pas intellectuel de profession, qui a un autre métier,* ne lit pas un livre par semaine. *Par l'existence d'une telle liste, il est* pratiquement *invité, lui qui ne peut lire les cinquante ouvrages, à choisir du moins ceux qu'il lira uniquement parmi ces cinquante. Il y a donc là censure et ostracisme de fait, exercés à l'encontre des autres ouvrages par un organisme qui ne dit pas son nom, qui ne formule pas ses motifs et qui n'est absolument pas qualifié.* ~===============~ 158:5 ### Le cléricalisme aujourd'hui *Le mouvement de* La Cité catholique (3*, rue Copernic, Paris XVI^e^*)*, dirigé par MM. Jean Masson et Jean Ousset, a reçu, plus spécialement l'année dernière, des encouragements publics du Saint-Siège qui le désignent à l'attention des chrétiens.* *En outre, dans son numéro du* 12 *janvier* 1956*, l'*OSSERVATORE ROMANO *a publié un article très élogieux sur* La Cité catholique*. La presse française, estimant qu'elle avait assez fréquemment et assez complètement fait connaître à ses lecteurs cet important mouvement catholique, a jugé superflu, dans ces conditions, de reproduire ou de signaler l'article de l'*OSSERVATORE ROMANO*. On en trouvera la traduction dans le numéro* 75 *de* VERBE*, organe de* La Cité catholique*.* *Le même numéro de* VERBE *s'ouvre par un éditorial sur l'usage* (*et sur l'abus*) *du terme de* « *cléricalisme* ». *En voici la conclusion :* Le cléricalisme, au sens péjoratif du mot, ne peut être le péché de l'Église, puisque Elle seule a clairement défini la nature des « deux pouvoirs » autant que leur juste domaine. Le cléricalisme ne peut être que le péché d'hommes, clercs ou laïcs qui, contrairement à l'enseignement catholique, tendent à engager le pouvoir spirituel qu'ils détiennent, ou qu'ils voudraient utiliser, au-delà des limites que l'Église a fixées. Le cléricalisme est donc essentiellement un trafic d'influence, un abus de pouvoir, un empiètement illégitime des détenteurs -- réels ou prétendus tels -- de l'autorité spirituelle, usant de cette autorité -- vraie ou fictive -- au détriment des justes libertés et initiatives que l'Épouse de Jésus-Christ reconnaît Elle-même à ses fils sur le plan civique. Clérical, donc, le prêtre ou le prélat qui, pour faire prévaloir sa propre opinion politique, abuserait du prestige de son sacerdoce ou invoquerait son autorité de pasteur spirituel. Cléricaux, tels journalistes catholiques, laïcs ou non, qui tendraient aisément à laisser croire que leurs moindres propos sur l'événement quotidien sont autant de sentences de la hiérarchie. Cléricalisme de droite ? On en a beaucoup parlé jadis Cléricalisme de gauche ? On tendrait à en parler davantage aujourd'hui. 159:5 Des deux côtés : abus de pouvoir trop humain. Péché des hommes, non de l'Église. L'Église, elle, en ce sens, n'est pas cléricale, Les hommes, eux, clercs ou laïcs, risquent de l'être encore assez souvent. ~===============~ ### La « neutralité » de l'enseignement laïque *M. Billères, ministre de l'Éducation nationale, est un député du parti radical ; il est aussi, dit-on, catholique. Quoi qu'il soit d'ailleurs, le contenu de ses propos est généralement assez inattendu. Tel celui que relève M. André Frossard dans* L'AURORE *du* 5 *juin :* A force de monter en chaire, disait un bon curé mécontent de son sermon, on finit par dire n'importe quoi. C'est un peu ce qui arrive aux ministres en tournée, et je suppose qu'il faut mettre au compte d'une certaine lassitude oratoire cette formule de M. Billères, grand maître de l'Université : -- *L'École, c'est la Révolution qui continue !* Contre qui ? demanderez-vous. Et pourquoi l'école ne serait-elle pas plutôt la Révolution qui s'arrête, et qui parle ? Mais le ministre se croyait sans doute à Montreuil, à une réunion de faucons rouges. Il était à. Combourg (Bretagne), patrie de Chateaubriand, et loin de participer à une kermesse socialiste, il inaugurait un groupe scolaire, placé comme les autres, et même un peu plus, vu le lieu, sous la règle constitutionnelle de la neutralité de l'enseignement. Les Bretons auront été surpris d'apprendre que l'école laïque n'est qu'une sorte de conservatoire révolutionnaire chargé de prolonger dans les esprits le souvenir de ce que la politique a tué depuis longtemps. ============== Fin du numéro 5. [^1]:  -- Si les « intellectuels » de l'Age d'or de l'Empire romain, voire ceux du IV^e^ siècle chrétien (*cf.* l'hymne de Prudence : « La Ville est devenue le monde », etc.) avaient été imbus comme aujourd'hui de ce mythe du sens de l'histoire, auraient-ils hésité un seul instant à affirmer que l'histoire évoluerait dans le sens d'une fédération de tous les peuples de l'univers sous l'hégémonie de la Ville Éternelle ? Mille ans de passé semblaient confirmer cet avenir. Quel étonnement scandalisé pour les contemporains d'Hadrien ou de Constantin s'ils avaient pu prévoir que le mouvement de l'histoire amènerait la pulvérisation de l'Empire et l'avènement de la société féodale ! [^2]:  -- (1). On répondra que tous les progressistes ne sont pas des athées. C'est certain. Mais même ceux qui croient en Dieu pensent et agissent dans le sens de l'athéisme. Un Dieu déchu de sa transcendance par rapport à la durée, un Dieu qui se « réalise » dans le courant de l'histoire devient tôt ou tard une épave que ce courant rejette sur le rivage. La pente est lisse et fatale du panthéisme de Hegel à l'athéisme de Marx. [^3]:  -- Karl MARX : *Économie politique et philosophie,* œuvre complète, T. VI, page 40. [^4]:  -- Id. page 38. [^5]:  -- C'est nous qui soulignons, ici et ailleurs. [^6]:  -- Allocution publique du 1^er^ mai 1955. Édition française de l'*Osservatore Romano* du 6 mai 1955. [^7]:  -- Id. [^8]:  -- Pie XI -- Encyclique *Divini Redemptoris,* n° 81. [^9]:  -- Pie XII -- Loc. cit. [^10]:  -- Id. [^11]:  -- Saint Jean : 1^re^ épître, 4, 16. [^12]:  -- Karl MARX : *Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel.* [^13]:  -- Pie XII : Allocution du 14 mai 1953 (Édit. f. de l'O. R. du 22 mai 1953). [^14]:  -- Pie XII -- Allocution du 1^er^ mai 1956 (Éd. fr. de l'O. *R.* du 11 mai 1956). [^15]:  -- Cf. Pie XI -- Encycliques «* Ubi arcano Dei *» et «* Quas Primas *». [^16]:  -- (1). Cette crise profonde du catholicisme français, c'est le P. Ducatillon qui la désigne et la nomme dans *La Croix* du 29 mai (article évoqué dans le second de nos éditoriaux et reproduit dans nos « Documents »). [^17]:  -- (1). M. Lemaire dirige une revue fort estimable et intéressante, *Paternité,* publiée à Angers. Je réponds ici en ce qui me concerne, M. Lemaire le fera pour sa part s'il le juge à propos. Il semble être, d'après M. Montaron, mon associé et mon complice dans un noir complot**.** Si j'était l'associé de M. Lemaire -- il n'y aurait aucun déshonneur à cela -- je le dirais. Mais il se trouve que dans toute ma vie j'ai vu M. Lemaire et conversé avec lui moins longtemps qu'avec M. Montaron, ce qui est vraiment fort peu. Je précise en outre que je n'adhère à aucun « *groupe* », fût-il « *extrémiste* », contrairement à ce qui est affirmé ou suggéré par l'article de M. Montaron. [^18]:  -- (1). Je n'ai pas l'intention de commenter ligne à ligne l'article de M. Montaron. Ici néanmoins je veux placer une remarque. Qu'il y ait des « *athées bien connus* » dans la presse politique d'opposition au régime, c'est possible. Pour ma part je n'en vois qu'un, ou peut-être deux, *au total, dans les trois journaux cités.* M. Montaron s'exprime donc d'une manière qui fait violence à la vérité et qui est une diffamation pure et simple. Elle l'est d'autant plus que les trois directeurs et deux au moins des trois rédacteurs en chef des trois journaux cités sont des catholiques. Et que beaucoup de rédacteurs, ou même la plupart d'entre eux, le sont également**.** La calomnie lancée par M. Montaron est scandaleuse, d'autre part, parce que le reproche qu'il formule s'appliquerait à beaucoup plus juste titre aux amis de *Témoignage chrétien* qui, tels M.M. Mandouze et Robert Barrat, vont jusqu'à collaborer à l'hebdomadaire *France-Observateur* dont on sait à quel point il se montre insolent et agressif à l'égard de la foi et de la morale catholiques. Le reproche de M. Montaron s'appliquerait à beaucoup plus juste titre à M. Jacques Haussmann qui a publié, dans *France-Observateur* du 16 février et dans celui du 1^er^ mars 1956, deux articles violemment injurieux pour la Hiérarchie catholique en général et pour S. Em. le cardinal Gerlier en particulier. *France-Observateur* pouvait écrire le 1^er^ mars que M. Jacques Haussmann est « *un militant actif des mouvements catholiques* » et donner en outre cette précision qui ne fut pas démentie : « Il ne semble pas avoir choqué nos amis de *Témoignage chrétien. *» On le voit, M. Montaron est sur ce point d'une inconscience ou d'une audace peu banales. [^19]:  -- (1). Remarque faite notamment par M. Bernard Voyenne, *Revue de la pensée française,* numéro de mai 1956, page 48. [^20]:  -- (1). Ou plutôt ce qui nous serait apparu comme l'indistinction. Car nous devons aimer comme Dieu nous aime, et Dieu ne nous aime pas indistinctement : *entre tous ses fils, Il préfère, du même amour,* chacun *de ses fils.* [^21]:  -- (2). Ceci n'a point échappé à Maurras : « C'est, quand on y songe, une extrémité odieuse, qu'il ait fallu susciter un état d'esprit nationaliste pour permettre la défense de la patrie. » (Propos tenu en 1912, et recueilli par Massis.) [^22]:  -- (3). Je me permets d'ajouter : une idée non plus, aucune idée, pas même *l*'*idée* de Dieu. [^23]:  -- Le bon Cuvillier, dans son manuel de Philosophie, n'est pas le seul à vouloir que tout Maurras soit inclus dans ses œuvres antérieures à 1900, Si à cette date les grandes directions de sa politique sont fixées, mainte retouche, mainte nuance ont été apportées ultérieurement à la doctrine première. Dans l'ordre philosophique et religieux, c'est dix fois plus vrai encore. Le chemin est long et souvent hésitant qui va du *Chemin de Paradis* au *Colloque des Morts* et à *Corps Glorieux,* puis de ces textes platoniciens à la *Prière* chrétienne de la *Balance Intérieure,* enfin à la conversion finale. (Voir à ce propos le beau livre du Chanoine Cormier : *La Vie Intérieure de Charles Maurras --* Plon 1956.) [^24]:  -- *Mémorial pour un jeune Français* (1950) et *Œuvres Capitales* (1955) II, p. 529-530. [^25]:  -- Préface à *La Philosophie Politique de Saint Thomas,* de Jean-Louis Lagor. [^26]:  -- *Le Bienheureux Pie X sauveur de la France* (1953) et *Œuvres Capitales,* II, p. 259. [^27]:  -- Cf. *La Nation Française,* 9 mai 1956, Pierre Boutang : « Première Lettre à Marcel Clément sur le nationalisme ». [^28]:  -- *Le Bienheureux Pie X, sauveur de la France* et *Œuvres Capitales,* II, p. 253. [^29]:  -- cf. René Rémond : *La Droite en France de* 1815 *à nos jours* (1954). [^30]:  -- Que Pie XII ait condamné le nationalisme jacobin et la politique nationalitaire, et non point le nationalisme prôné par un Maurras, et appliqué par un Salazar, c'est ce que confirme la très intéressante précision que Jacques Ploncard d'Assac communiquait à *La Nation Française* du 23 mai : « Lorsque les services de presse du Vatican envoyèrent au Portugal le texte du Message pontifical, ils n'employèrent pas dans leur traduction l'expression estado nacionalista, qui aurait été la traduction littérale d' « État nationaliste » et aurait pu sembler porter condamnation du régime du Dr Salazar, qui se proclame justement nationaliste ; ils forgèrent le néologisme nécessaire : « estado nacionalistico » (nationalitaire), et ce fut le terme qu'employa toute la presse portugaise. » [^31]:  -- (1). Maurras lui-même n'a-t-il pas écrit à ce propos : « Les nationalistes attribuent à la patrie une immortalité approximative. Ils se contentent d'opposer à la fugace destinée des individus la permanence relative, mais appréciable et précieuse, des cadres sociaux, politiques et nationaux, parce que cette opposition soutient des vertus de dévouement et de travail, de subordination et de sacrifice qui aident au difficile cours de la vie ; mais on peut préférer le bien commun de la France à celui de quelques milliers de Français vivants, par considération du milliard de Français qui n'est encore qu'à naître, *sans croire pour cela que la déesse France soit un personnage de chair et d*'*os, même subtilisé et sublimé, sans que personne, je dis personne, soit dupe de l*'*attribut quasi éternel.* Ici dieux et déesses ne sont que des symboles surhumains ou demi-divins parfaitement finis ; Ils ne font aucune métaphysique, et c'est à peine s'ils touchent du bout de leur sandale au seuil brillant de la théologie de Pindare et d'Ovide. » (*Dictionnaire politiqu*e, tome III, p. 167.) [^32]:  -- (1). Ici, Maritain m'avait fait cette remarque : « Je me demande si vous n'allez pas *un peu trop loin* dans ce sens. Il faut réserver à des non-royalistes la possibilité d'être nationalistes au sens de fidélité intégrale à la patrie et d'être précisément conduits par là, s'ils sont logiques, à la monarchie. Mais ce n'est qu'une petite nuance à ajouter. » Le mot *intégralement* apporta la précision nécessaire. [^33]:  -- (1). Le texte de Maurras a été partiellement cité dans son *Dictionnaire* politique, article Nationalisme, et utilisé par moi dans *Maurras et notre temps*. [^34]:  -- (1). Préface à *Rome, Naples et Florence* de Stendhal. [^35]:  -- (1). Précisons dès maintenant que Marcel Clément n'a nullement le dessein d'anéantir la nation française. (Note *d*'*Itinéraires*)*.* [^36]:  -- (1). Il n'est pas possible d'accepter de telles expressions sans protester. L'article de Marcel Clément n'était nullement polémique. A l'exception de M. Ploncard d'Assac, tous nos interlocuteurs, qu'ils aient approuvé ou désapprouvé les termes de cet article, ont rendu hommage à sa mesure. S'il fallait tenir pour *polémique* le langage de Marcel Clément, il deviendrait impossible d'articuler un seul mot. En outre, pourquoi *à retardement ?* Ce ne peut être « à retardement » que si le Message de Pie XII doit être tenu pour périmé et enterré dix-huit mois après sa publication ; ou que si M. André Frossard a raison d'assurer que « le nationalisme intégral est mort ». En voulant être désagréable en une occasion qui ne le justifiait pas, M. Ploncard d'Assac n'y a gagné que de se mettre en une curieuse posture. On comprendra que nos raisons d'être attentifs à un détail de cette sorte, et de protester, ne sont pas superficielles. Tout notre effort est d'instituer un style et une méthode de débat intellectuel qui ne soit pas d'ordre « polémique ». Peut-être n'y parvenons-nous pas toujours autant que nous le voudrions. Du moins, il est certain que le ton et la manière des articles de Marcel Clément en général, et de celui-là en particulier, ne peuvent être qualifiés « polémiques » que par un abus du langage (Note d'*Itinéraires*). [^37]:  -- (1). cf. note précédente.