# 06-09-56
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*CE NUMÉRO est honoré par la collaboration de deux représentants qualifiés de la pensée du monde ouvrier : Hyacinthe* DUBREUIL *et Georges* DUMOULIN*. Très différents l'un de l'autre, ils ont ce qui manque tant aux* « *intellectuels* »*, notamment catholiques* (*et que des* « *contacts* »*, voire des* « *séjours* » *en usine ne suffisent à donner*) : *une expérience personnelle véritable du travail ouvrier et de la vie ouvrière dans l'industrie moderne. A quoi ils ont su ajouter une culture intellectuelle qu'ils se sont donnée par leurs propres moyens, ce qui manque tant à beaucoup de syndicalistes.*
*-- Au centre de nos préoccupations les plus douloureuses demeurent les exigences de la fraternité chrétienne et de l'unité catholique. Les moyens simplement humains n'y suffisent pas* (*éditorial*)*.*
*-- La corporation : notre nouvelle enquête est sur le chantier. Elle provoque déjà des mouvements divers.*
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## ÉDITORIAL
### Vers Lourdes
LA NOUVELLE ÉGLISE dont S. Exc. Mgr Théas a décidé la construction à Lourdes pourra contenir vingt mille personnes. Cette construction ramène notre attention, trop souvent négligente et distraite, vers Lourdes, dont le rôle visible et invisible dans la chrétienté moderne croît de jour en jour.
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CETTE ÉGLISE SOUTERRAINE, immense et nécessaire, il faut l'édifier, et l'œuvre est difficile. L'avoir entreprise est un acte de foi. Les travaux sont à leur début. Nous sommes invités à y apporter la contribution de nos prières et de nos dons ([^1]).
La nouvelle église sera dédiée à saint Pie X. Ce n'est pas sans importance. Une revue de spiritualité a fait naguère une enquête sur les voies contemporaines de la sainteté ; mais elle ne s'est apparemment point aperçue que l'Église répond aussi à cette interrogation-là, en proposant à notre dévotion, à notre méditation, à notre imitation les saints qu'elle canonise en notre temps et pour notre temps. Avec une grande angoisse, nous avions constaté que la France semblait bouder certains d'entre eux, tels saint Pie X et saint Louis-Marie de Montfort. La construction à Lourdes d'une église saint Pie X est un trait lumineux d'espérance et de foi, qui traverse ce mauvais brouillard et qui va le dissiper.
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LE CENTENAIRE des dix-huit apparitions de la Très Sainte Vierge dans la Grotte de Massabielle n'est plus très éloigné : elles eurent lieu du 11 février au 16 juillet 1858. Pour commémorer ce centenaire, le Saint-Père a décidé et fait annoncer le 13 juin dernier le principe d'une Année jubilaire qui sera célébrée à Lourdes du 11 février 1958 au 11 février 1959.
D'une autre manière, ce centenaire a été préparé de longue main. S. Exc. Mgr Théas a suscité, pour l'instruction de la catholicité tout entière, l'historien et le théologien que Lourdes n'avait point encore, malgré une abondante littérature, parfois non sans mérite, mais généralement trop imparfaite, sur les Apparitions et le sens du Message. Par leur contenu, par leur occasion, par leur qualité, les deux ouvrages composés à la demande de l'Évêque de Lourdes sont de nature à exercer une influence déterminante sur la pensée catholique contemporaine. Ils lui apportent ce qui lui manque le plus.
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L'HISTORIEN choisi par l'Évêque de Lourdes est Mgr Trochu, qui était déjà l'historien du saint curé d'Ars. Le livre a paru en 1953 ([^2]). Enfin dégagée des légendes, des épisodes inexactement rapportés, des récits incertains ou mal interprétés, voici l'histoire des Apparitions et celle de Bernadette, leur témoin unique et transparent. S. Exc. Mgr Théas a écrit à l'auteur, désignant son ouvrage à l'attention de tous : « *Toujours vous citez fidèlement vos témoins et rapportez scrupuleusement vos références. Cela, jamais aucun narrateur des faits de Massabielle ne l'avait réalisé encore : d'où chez certains, maints détails fantaisistes, maintes pages romancées ; ce qui est inadmissible. Avec vous, on va d'un pied sûr.* »
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Le théologien est l'abbé Laurentin, professeur à l'Université catholique d'Angers et membre de l'Académie mariale internationale de Rome. Lui aussi, après l'avoir suscité, S. Exc. Mgr Théas le désigne dans la lettre du 11 mai 1955 qui sert de préface à son ouvrage ([^3]) : « *J'ai le souvenir de vous avoir dit ou écrit que vous seriez* LE THÉOLOGIEN DE LOURDES. *Après la lecture de votre essai* « *Le sens de Lourdes* », *je constate que vous réalisez ma prédiction au-delà de mes espérances... Rien n'a été écrit d'aussi beau ni d'aussi lumineux*... *Vous révélez le mystère de Lourdes et sa place dans la vie de l'Église.* »
La théologie de l'abbé Laurentin s'exprime d'ailleurs avec clarté et simplicité : ce n'est pas un livre réservé aux spécialistes, mais accessible à l'ensemble des fidèles.
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RÉDUIT à sa plus simple expression, le message de Lourdes pourrait être formulé ainsi : La Vierge sans péché vient au secours des pécheurs, écrit l'abbé Laurentin. Et à cet effet, elle propose trois moyens qui nous ramènent aux prolégomènes de l'Évangile : la source d'eau vive, la prière et la pénitence... Ce programme paraît banal : et il l'est. Il ne nous apprend rien de nouveau ; et il n'entend rien nous apprendre que nous ne sachions déjà. Il n'est pas une thèse, mais un cri du ciel, un appel qu'on saisit de l'intérieur, en s'y engageant.
Bernanos disait de l'Apparition de Lourdes qu'elle est la Vierge « plus jeune que le péché ». L'abbé Laurentin explique ce mot profond. Et il nous avertit : *Les apparitions de Massabielle ne sont pas un événement du passé auquel la vision du* 16 *juillet* 1858 *aurait mis un terme, mais une fondation qui continue de se développer.*
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La LIBERTÉ et la VIE, dont on nous parle tant, se trouvent seulement par les voies de la Pénitence. Car l'esclavage et la mort sont les fruits du péché : et c'est pourquoi l' « actualité » de Lourdes ira grandissant.
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NOUS PENSONS alors aux misères dont nous supportons le poids et dont nous offrons le spectacle. Aux nôtres premièrement, à celles de notre état et de notre métier. Nous ne pouvons nous dissimuler que certaines réalités restent rebelles à nos efforts. Une publication catholique connue pour son objectivité et sa modération ([^4]) le constate : le dialogue que nous avons proposé ne s'engage pas, il est implicitement et quelquefois explicitement *refusé.* Cette publication va même, devant l'état de choses qui se révèle ainsi, jusqu'à conclure : « *Le dialogue entre catholiques est impossible.* » Réalité affreuse et scandaleuse, fruit des péchés innombrables.
En nous tournant vers Lourdes, à cette heure de divisions dans les ténèbres, nous pouvons réapprendre les voies de la pénitence et de la prière qui nous libèrent du péché. Nous pouvons réapprendre, dans la leçon ecclésiale que Lourdes manifeste de manière visible, les voies de la pénitence et de la prière en commun. Pourquoi les écrivains et journalistes catholiques, qui s'affrontent aujourd'hui comme des adversaires, n'auraient-ils point, par exemple le premier samedi de chaque mois, une messe commune ? Ils y viendraient et ils y seraient tels qu'ils sont, sans conditions préalables fixées par les uns contre les autres, sans qu'un clan soit invitant et les autres invités, sans rien se promettre les uns aux autres. Non point une réunion, ni une conférence diplomatique, ni une confrontation ;
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non point pour se parler les uns aux autres, s'il est vrai qu'entre eux actuellement « le dialogue est impossible » ; mais enfin peut-être pouvons-nous ensemble aller à la messe. Ou alors pourquoi nous dire catholiques.
Et si nous sommes divisés c'est peut-être précisément le moment d'aller à la messe ensemble. Ou alors à quoi croyons-nous.
Nous ne savons ni si cela peut se faire, ni comment. Simplement, nous en formulons le vœu.
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NOUS PENSONS AUSSI aux misères qui accablent notre patrie et le monde contemporain. Elles proviennent pareillement, en dernière analyse, des péchés innombrables. Cette vérité « paraît banale, et elle l'est ». C'est pourquoi, croyant la trop bien connaître, nous n'y attachons plus notre attention. Comme s'il était un autre moyen que la pénitence de préparer les voies du Seigneur. Comme s'il était une autre affaire plus urgente.
Henri Charlier disait dans notre précédent numéro :
« Chacun de nous s'aperçoit trop tard dans sa vie qu'il lui eût fallu faire un saint. Trop tard certes pour agir en saint, mais assez tôt cependant pour mourir saintement. C'est en quoi consiste l'épreuve de la vie, étrange et mystérieuse alliance d'événements fortuits en apparence et de la grâce de Dieu. Prions-Le qu'Il nous envoie des saints jeunes qui puissent répondre à l'obscure attente du peuple français, et lui apprendre, en prenant le joug et le fardeau du Christ, à trouver le repos de son âme. »
Que Notre-Dame de Lourdes nous convertisse. La Vierge sans péché vient au secours des pécheurs.
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## CHRONIQUES
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### Le communisme sous la toise
LES ÉVÉNEMENTS SOVIÉTIQUES du printemps et de l'été sont une catastrophe pour la pensée socialiste. Heureusement pour elle, c'est de valeurs et de réalités qui n'appartiennent pas principalement à l'ordre de la pensée qu'elle tient son influence et son pouvoir actuels. Si nous vivions dans un monde aussi libre qu'il le dit, si nous n'étions pas sous la loi de puissances administratives, publicitaires, financières, il ne resterait rien de soutenable dans les affirmations traditionnelles et permanentes du socialisme.
Je ne dis pas que les aspirations fondamentales de la pensée de gauche seraient atteintes : mais ses méthodes et conclusions socialistes les plus ordinaires. Car le rapport Krouchtchev et L'insurrection de Poznan ont porté un témoignage qui n'est pas mince.
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ON NOUS ASSURAIT que le communisme soviétique et l'Occident « ne parlent pas le même langage », et que l'homme communiste a *une autre* conception de la liberté, de la justice, de la personne humaine. Et qu'en somme l'État communiste respecte la justice et la liberté à sa manière, qui est différente. Et qu'ainsi il serait impossible de placer l'Occident « capitaliste » et l'Empire des Soviets à des degrés inégaux sur une même échelle de valeurs. Le communisme était « un autre monde » et c'était une faute de logique, voire de morale, de le juger d'après nos « valeurs bourgeoises ».
Mais l'homme communiste Krouchtchev a dit un jour qu'il n'est pas de cet avis.
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L'homme communiste Krouchtchev, communiste exemplaire et stalinien parfait puisqu'il réussit à faire admirablement carrière dans l'appareil communiste stalinien, s'est mis à parler le même langage que l'Occident et à invoquer les mêmes valeurs que nous : il a déclaré que l'État stalinien avait été une dictature policière, régnant sur les masses par la terreur, commettant des injustices et machinant des crimes. L'homme communiste Krouchtchev s'est mis un jour à parler non comme l'homme nouveau du marxisme, mais comme l'homme de tous les temps, et que Chesterton appelait, on comprend ce qu'il voulait dire, « l'homme éternel ».
Ainsi l'esprit humain a retrouvé d'un coup son identité et son unité, qui ne lui avaient été enlevées que par l'artifice des docteurs. Il n'y a donc ni deux vérités, ni deux justices, ni deux natures humaines. On nous expliquait au contraire que le communisme ne mentait pas, mais qu'il avait construit « une autre vérité ». Et qu'il ne commettait pas De crimes, mais qu'il avait établi « une autre justice ». Et qu'enfin il ne persécutait pas la nature humaine, mais lui donnait un autre visage et une autre incarnation.
Il n'y a qu'une manière de fabriquer une « autre » vérité que la vérité : c'est de mentir, et le communisme mentait. Il n'y a qu'une manière de fabriquer une « autre » justice que la justice : c'est d'imposer l'injustice. Il n'y a qu'une manière de fabriquer une « autre » nature humaine : c'est d'installer une tyrannie et une persécution qui constamment seront contre nature.
L'homme communiste Krouchtchev n'a pas dit que, sous Staline, on aurait mal appliqué la méthode scientifique du marxisme-léninisme et mal construit la vérité historique : il a dit que l'on a falsifié l'histoire ; que l'on a menti. L'homme communiste Krouchtchev n'a retenu, pour les fameux procès politiques de Moscou, aucune des interprétations forgées en Occident sur le coupable en puissance et la justice prononcée en fonction du sens de l'histoire : il dit que l'on a condamné des innocents, avec des aveux arrachés par la torture, et en produisant de faux témoins. Ce qui s'appelle en Occident un faux témoin ne s'appelle pas en Orient soviétique un interprète supérieur du sens de l'histoire.
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Ce qui est en Occident un faux témoin l'est aussi en Orient soviétique, il l'est dans le rapport Krouchtchev tout autant, de la même manière et dans le même sens que dans le *Staline* de M. Boris Souvarine.
L'homme communiste Krouchtchev n'avoue la vérité qu'en faveur d'une seule catégorie des victimes de Staline : les innocents communistes, qui étaient de bons communistes, et qui furent condamnés mensongèrement comme contre-révolutionnaires, saboteurs ou agents du capitalisme.
Le stalinien Krouchtchev ne réhabilite pas les autres catégories de victimes. Ce n'est point parce que l'homme communiste Krouchtchev conserverait une « autre » ou deux conceptions de la justice et de la vérité. C'est parce qu'il reste communiste, et stalinien, et qu'il continue par ailleurs à mentir.
Bien sûr, cela pose, concernant l' « évolution » du communisme, des problèmes. Importants. Mais *moins* importants : on évolue, quand on évolue, selon sa nature, et l'évolution du communisme importe moins que sa nature. Une certaine manière de (trop) parler de l'évolution (réelle) du communisme est faite pour continuer à dissimuler sa nature. Et d'ailleurs dans son évolution même, le plus important pour nous est ce qui permet de mieux situer sa nature.
Le plus important est d'avoir eu cette confirmation : les notions de mensonge et d'injustice sont fondamentalement les mêmes pour les Occidentaux, et pour le communiste Krouchtchev qui l'avoue un jour, et pour tous les communistes quand ils ne l'avouent ou ne le savent plus.
Le communisme peut atténuer, pervertir, suspendre, supprimer le sens de la justice : il ne peut pas en construire « un autre ». Ni une autre vérité. Ni une autre nature humaine.
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ON NOUS DISAIT d'autre part que le communisme aurait pour effet de diminuer les injustices sociales dont souffrent les travailleurs salariés. Même des esprits très attentifs à ce que le communisme comporte de moralement inacceptable croient devoir lui concéder ses « réalisations sociales ».
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Jusqu'à des catholiques éminents pensent ainsi, non point par complaisance pour le communisme, mais parce que, tout en le rejetant, ils le *voient* autre qu'il n'est. Et ils nous disent (par exemple dans *Masses ouvrières* de juin) :
« *Le monde libre doit montrer et prouver qu'il veut et qu'il peut introduire, développer les améliorations sociales et culturelles, la justice sociale, mieux que le monde communiste.* »
Mais en vérité c'est le monde communiste qui devrait être sommé de *montrer et prouver,* et qui ne le peut pas. Et c'est le monde (imparfaitement) libre qui a inventé et développé, chez lui, aux États-Unis, en Angleterre, au Canada, en Suède, en Allemagne, en Italie, en Belgique, en Espagne, au Portugal, en France, des « améliorations sociales » très réelles, très constatables, inférieures parfois ou souvent à ce qu'elles devraient être, et même mal conçues, mal orientées, mais incomparablement supérieures à celles du monde communiste.
Par le volume et l'organisation de sa publicité, le mensonge communiste des « réalisations sociales » a réussi à s'imposer, ou à en imposer, même aux esprits les plus justement prévenus contre lui. Ce phénomène de trompe-l'œil est bien un phénomène de propagande. Pie XI l'avait vu à un moment où il était certainement plus malaisé de l'apercevoir, car la connaissance descriptive des réalités communistes était moins avancée qu'aujourd'hui. Dans l'Encyclique sur le communisme, il notait en 1937 que « la diffusion si rapide des idées communistes *s'explique par* une propagande vraiment diabolique ([^5]) » ; il notait aussi les caractères principaux de cette propagande : la direction unique à Moscou, les grands moyens financiers, les organisations gigantesques.
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C'est de cela que nous parlons, quand nous parlons de *volume publicitaire* et de *fonctionnement de l'appareil*. Beaucoup d'esprits sont mal défendus contre les effets de cette propagande, parce qu'ils négligent son existence ou sous-estiment son importance : et tant de bruit systématiquement organisé autour des « réalisations sociales » du communisme leur laisse l'impression qu'il doit y avoir là au moins une part de vérité. Il n'y en a aucune : c'est la leçon qu'apporte, ou plutôt la confirmation que donne Poznan.
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NOUS DISONS POZNAN : nous désignons aussi bien une série d'événements analogues. Car il y eut Berlin-Est ; et Vorkouta ; et cette insurrection larvée mais permanente du prolétariat tchèque, dont on trouve le témoignage tout au long des dernières années dans les discours et documents officiels eux-mêmes. Le régime communiste est un esclavage pour les ouvriers. C'est aussi un esclavage pour les intellectuels, les techniciens, les fonctionnaires : mais ceux-ci y trouvent un profit matériel. Les ouvriers au contraire y sont plus misérables qu'avant ou qu'ailleurs.
Sous le règne communiste existent des pays déjà industrialisés comme la Bohême, l'Allemagne de l'Est et la région de Poznan précisément. Le prolétariat y est antérieur à l'arrivée des Soviets : et les Soviets y ont aggravé la condition prolétarienne. Aussitôt après Poznan, *Le Monde* s'est hâté d'assurer que de toutes façons les ouvriers polonais ne réclament pas un retour à l'exploitation capitaliste antérieure : qu'en sait-on ? qu'en sait *Le Monde ?* Il est probable qu'aucun prolétariat, pas même celui de Poznan, ne considère le régime capitaliste comme un idéal : puisque c'est le régime qui a fabriqué le prolétariat moderne. Mais en régime communiste, les ouvriers sont prolétaires plus encore qu'en régime capitaliste. Entre ces deux maux (entre leur réalité personnellement connue et non l'image qu'en donne la propagande), il n'est pas rare que les ouvriers choisissent le moindre et préfèrent être prolétaires en régime capitaliste plutôt qu'en régime communiste. Les ouvriers polonais justement. Il y en a en France. Allez donc les interroger là-dessus.
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Il y a d'autre part, sous le règne communiste, les pays que les Soviets ont dû industrialiser, et l'on explique par là les misères ouvrières : inséparables, dit-on, de l'industrialisation ; comme dans l'Occident capitaliste du XIX^e^ siècle. On ne voit pas très bien comment l'Occident capitaliste serait coupable et l'Orient communiste innocent d'un phénomène analogue. Mais on voit très bien que l'industrialisation de l'Europe bourgeoise, qui fut lourde, fut moins lourde pour le monde ouvrier que l'industrialisation de l'U.R.S.S. ou celle de la Chine communiste.
Que l'industrialisation soit à entreprendre ou qu'elle soit déjà avancée, les ouvriers ont à subir en régime communiste des souffrances plus grandes : plus grandes par leur degré, plus grandes par leur nature. On pourra rechercher pourquoi. Mais d'abord, et au moins, il faut constater le fait.
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LES JUGES les plus sévères de la vie sociale en Occident deviennent volontiers indulgents pour Poznan : un « incident », en somme. Une quarantaine de morts (avoués), plusieurs centaines de blessés (avoués), qu'est-ce donc que cela dans la marche de l'histoire ?
C'est beaucoup. Il y a des morts, aussi, dans l'histoire du mouvement ouvrier français. Treize à La Ricamarie en 1869. Dix à Fourmies en 1891. Trois à Draveil et à Villeneuve-Saint-Georges en 1908. Ces morts ont pesé d'un poids terriblement lourd dans les esprits et dans les faits : ils n'étaient pourtant pas quarante. Quarante d'un coup.
Il est déjà significatif que les régimes communistes connaissent des insurrections ouvrières. Mais il est peut-être plus significatif encore que la réaction communiste en face des insurrections ouvrières soit plus brutale et plus sanglante que la réaction capitaliste. Voilà évidemment qui bouleverse un peu les idées reçues. Les idées toutes faites. Qui dissimulent cette constante : *ce sont les classes ouvrières qui ont le plus souffert des révolutions communistes.*
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VOULEZ-VOUS CONSENTIR à vous aviser d'une chose : le régime communiste est celui où l'ouvrier est le moins défendu contre son employeur, parce c'est celui où il n'est pas défendu du tout.
La raison en est simple, mais contraignante comme une mécanique. Le patron des entreprises, en régime communiste, c'est l'État, et le patron de l'État, c'est le Parti. Mais attendez. Le Parti est aussi le maître du gouvernement. *Et du syndicat.* L'employeur est donc l'organisateur, le contrôleur, le dirigeant absolu des syndicats ouvriers. C'est la structure même du régime : sa structure économique et sociale, qui réduit les travailleurs en esclavage, sans recours possible. Et cet état de fait n'est pas une « déviation » : il est conforme à la théorie communiste, à la légalité soviétique, telles qu'elles s'expriment par la *Constitution* (*loi fondamentale*) *de l'U*.*R.S*.*S.* Qu'on lise, si on sait lire, l'article 126, et qu'on lise à sa lumière les articles 125 et 141 ([^6])...
Imaginez ceci. Supposez que M. Dreyfus, président-directeur de la Régie Renault, soit aussi chef du gouvernement et ministre de la Justice ; et en même temps patron de tous les journaux et ministre de la Police ; et en outre président, chef et maître des syndicats au point d'en nommer tous les responsables, d'accepter ou de refuser arbitrairement les adhésions, de dicter toutes les décisions. M. Dreyfus serait alors dans la situation du Parti communiste. Les ouvriers de chez Renault, sans journaux, sans tribunaux, sans syndicats qui ne dépendent directement de leur employeur, seraient entièrement dans sa main. Esclaves. Comme en U.R.S.S.
Car enfin vous ne croyez pas que les ouvriers soviétiques sont communistes. Vous n'allez tout de même pas croire qu'ils adhèrent au Parti. Le Parti, c'est leur maître, et ils n'en sont pas. Il y a environ cinq millions d'adhérents au Parti en U.R.S.S. : et environ cinq millions de fonctionnaires d'autorité. Ce sont les mêmes. La remarque n'est pas de moi : mais de Tito. Qui s'y connaît.
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Il existe un régime communiste, une légalité communiste, une pratique communiste : la pratique est conforme à la légalité pour instituer un régime d'esclavage. D'esclavage spirituel et intellectuel, tout le monde s'en doute, et politique. Mais ce n'est point de cela que je parle. Beaucoup croient que cet esclavage politique et moral est la condition communiste des « réalisations sociales » du communisme ; et que dans ce régime de tyrannie matérialiste, les ouvriers atteignent plus ou moins au bonheur matériel ; au confort matériel ; aux jouissances matérielles (et même *culturelles,* ajoute-t-on parfois). Ils ne comprennent pas que le régime communiste est aussi, ou peut-être d'abord, en tout cas essentiellement *un régime d'esclavage ouvrier.* C'est le régime où l'ouvrier a le moins de moyens de se faire entendre et de revendiquer quoi que ce soit : car il n'en a aucun, sauf l'insurrection, laquelle est plus férocement réprimée que partout ailleurs. Il n'a pas de recours, pas de tribunaux, pas de syndicats qui ne soient entre les mains de son employeur. Cette structure sociale est évidente, et évidemment esclavagiste. Ceux qui nous parlent tant des structures feraient bien d'étudier un peu sérieusement cette structure-là. Pour les ouvriers, le communisme a inventé la structure moderne, la légalité moderne, la pratique moderne de l'esclavage.
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CES CONSTATATIONS ne portent pas témoignage seulement contre le communisme soviétique. Elles mettent directement en cause tout ce qui dans la pensée de gauche est *socialiste,* elles mettent en cause tous les socialismes, qu'il s'agisse du socialisme d'inspiration chrétienne de M. Georges Hourdin ([^7]) ou du « socialisme démocratique » de M. Guy Mollet. Elles mettent en cause la part de collectivisme matérialiste que contiennent ces pensées, même si la part faite au collectivisme n'est que la part du feu, comme c'est peut-être le cas, dans la meilleure des hypothèses, de M. Hourdin.
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Tous les (plus ou moins) socialistes voudraient sauver quelque chose du communisme, parce que tous ont quelque chose en commun avec lui. Le fond de la pensée socialiste à l'égard du communisme est que le communisme y est allé trop fort et trop vite, sans ménager les transitions, avec trop de brutalité à l'encontre des droits acquis et des habitudes anciennes : mais la pensée socialiste est orientée *vers une structure économique et sociale analogue.* Une structure qu'il faudrait édifier doucement, et en conservant simultanément d'autres « valeurs » que le communisme trop pressé sacrifie. Le fond de la pensée socialiste est que le communisme a eu tort de sacrifier les « libertés démocratiques » et l' « humanisme », alors que le changement des structures économiques devrait au contraire avoir pour effet de leur donner un contenu réel et non plus seulement « formel ». C'est pourquoi la pensée socialiste met surtout en cause les « méthodes » et les « excès » du communisme, tout en croyant que les structures économiques qu'il crée contiennent quelque chose d'essentiel qui est dans le sens du progrès (par exemple une nouvelle « technique de dévolution du pouvoir économique », dit le P. Bigo).
Il apparaît au contraire que la nature du communisme est pire que ses excès. Il est concevable et sans doute possible d'établir par des méthodes réformistes, pacifiques et patientes des structures économiques analogues à celles du régime soviétique. Mais ces structures sont en vérité plus dures et plus injustes encore, pour les travailleurs salariés, que les structures actuelles de l'Occident « capitaliste ». C'est là-dessus finalement que le communisme doit être jugé, puisque ainsi il est jugé non plus sur ses manques ou ses excès, mais sur ce que prétendument il apportait malgré tout de positif.
Et c'est la pensée de gauche, dans la mesure où elle reste fidèle à sa volonté de justice sociale pour les travailleurs, qui devrait être la première et la plus ardente à tirer les conclusions de cette révélation maintenant irrécusable.
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Pour cette raison, nous préférerions avoir en face de nous une gauche et une pensée de gauche véritables ; vivantes et non routinières ; une *gauche intelligente* qui se mesurerait avec le problème réel et actuel que lui voilà posé. Une gauche qui cesserait de répéter mécaniquement les vieilleries socialistes du XIX^e^ siècle. Il faut renoncer à ces vieilleries, ou accepter leur mise en œuvre communiste : il n'y a pas de troisième voie pour la pensée de gauche. C'est l'avis que donne de son côté, à sa manière, M. Paul Sérant ([^8]).
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CERTAINS TROUVERONT outrecuidant : 1. -- que je parle de la gauche comme si elle était stupide ; 2. -- que je n'aperçoive pas que c'est la droite qui est réputée stupide ; et qu'il nous est demandé à grands cris « une droite intelligente ».
Toute la gauche n'est pas stupide : seulement, quand les hommes intelligents qu'elle compte s'y manifestent intelligents *in actu exercito,* ils sont aussitôt réputés « de droite » par leurs camarades et compagnons, et plus ou moins exclus. Je ne donne pas de noms pour cette fois, afin de ne faire rougir personne.
Quant à la « droite intelligente », n'aurait-elle que les hommes de gauche que la gauche exclut pour crime de non-conformisme intellectuel, elle se porterait déjà assez bien.
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LE SOCIALISME a donné en Occident tout ce qu'il pouvait donner comme adjuvant, comme stimulant, comme accélérateur, et même comme gérant occasionnel. Au pouvoir et dans l'opposition, il a réalisé ou fait réaliser toute la série de réformes dites sociales qui constituaient son programme immédiat. Il est même arrivé qu'il ne soit pour rien dans cette réalisation, opérée parfois ou souvent sur l'initiative du « capitalisme ». Organisation syndicale légalement et constitutionnellement reconnue ; limitation du temps de travail ; salaire garanti ; sécurité sociale ; comités d'entreprise ; nationalisations...
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Ce fut bon ou mauvais : mais c'est fait. Ces réformes sont passées dans les institutions et dans les mœurs, il ne reste qu'à les étendre, les aménager ou les corriger. Ce réformisme socialiste qui n'est nullement comme on le croyait autrefois, incompatible avec le « capitalisme », est maintenant au bout de son rouleau. Ou bien il est condamné à rester désormais au point mort, ou bien il lui faut aller jusqu'à la société « sans classes » et jusqu'à la propriété « collective » de TOUS les moyens de production, conformément à ses grands objectifs théoriques : mais c'est là que la voie est barrée, par le repoussoir communiste.
La querelle des structures économiques est en définitive celle du rôle de l'État ([^9]). L'histoire le montrait déjà, l'histoire soviétique le montre de manière plus sonore et plus colorée : ce qui est enlevé aux individus, aux familles, aux entreprises, aux associations et collectivités privées n'est jamais donné à « la collectivité », sinon par une fiction juridique qui n'est qu'une fiction ([^10]), mais à un État anonyme et totalitaire (et laïque : au fond, et à la longue, c'est tout un). Une pensée « socialiste » et « humaniste », une pensée de gauche qui serait plus fidèle à ses inspirations qu'à ses conclusions toutes faites se mesurerait là avec un problème qui concerne directement les « valeurs » qu'elle entendait sauvegarder. La justice sociale telle qu'on la voit à gauche appelle plus d'une critique théorique, mais nous n'en sommes plus là : l'important est qu'elle est plus brutalement et plus complètement contrariée en régime collectiviste qu'en régime capitaliste. Et non point seulement par les « excès » du communisme : mais surtout par les structures économiques du socialisme. Léon Blum, qui n'était pas un penseur extraordinaire, s'en était au moins partiellement aperçu.
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A la tête de la politique comme à la tête de la mystique socialistes, dans le socialisme laïque adopté d'ailleurs par un secteur de la pensée chrétienne, les successeurs de Léon Blum ferment davantage les yeux à mesure que cette constatation devient plus éclatante. Puisqu'ils négligent à ce point de se poser les questions qui les concernent, ils voudront bien souffrir que nous prenions la liberté de les leur poser.
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NOUS SOMMES, le XX^e^ siècle est voué à cet esclavage dont le monde communiste donne une image si criante. Sous nos yeux le communisme expose sa leçon. Il la pousse jusqu'à la caricature, comme pour nous taire mieux comprendre, comme pour ne nous laisser aucune excuse de ne pas voir. Nous sommes promis au communisme si nous ne résistons pas à ses entreprises ; nous sommes promis à l'équivalent du communisme si nous ne résistons pas au funeste projet de « faire mieux » que lui et de le « devancer » à force de socialisme, de collectivisme, de matérialisme étatique.
Nous n'avons pas inventé cette résistance et ce combat. D'autres mieux que nous les ont menés déjà. Leur exemple montre qu'il est toujours indispensable mais qu'il ne suffit jamais qu'une erreur soit disqualifiée dans les esprits. Au lendemain de Poznan et du rapport Krouchtchev, auxquels il importe d'être extrêmement attentifs, je voudrais demander que l'on soit attentif simultanément à ces lignes que Péguy traçait en 1913, sur le même sujet en vérité, et qui valent d'autant plus pour le rapport Krouchtchev et pour Poznan, puisqu'elles valent depuis quarante-trois ans, puisqu'elles ont quarante-trois ans de vérification (*Note conjointe,* éd. Gallimard 1935, pp. 284 et 287) :
Il est parfaitement vrai qu'il y a en philosophie des systèmes que l'on a rendus insoutenables : ils seront donc soutenus, et même ils seront les plus soutenus. On les a rendus insoutenables pour la raison, mais on ne les a pas rendus insoutenables pour le pouvoir.
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On les a rendus insoutenables pour le véritable philosophe. Ils seront donc soutenus par l'école, par l'État, par la Sorbonne, par les bureaux, par les puissances, par le gouvernement, par tout le temporel. Et peut-être par les professeurs de philosophie.
On les a rendus insoutenables pour Platon et pour Épictète : ils seront soutenus par César. Par les partis politiques. Par les partis populaires. Par les masses parlementaires...
C'est une sottise de croire qu'il suffit qu'une idée ait été rendue indéfendable, une fois pour toutes, pour qu'on n'en entende plus parler.
...*Le matérialisme est devenu intenable. Mais le matérialisme se tient très bien. Et même il nous tient. Car il est au pouvoir.*
Le matérialisme (qui au fond et à la longue est identique au laïcisme ; et à l'étatisme ; et au collectivisme), il faut à chaque instant le faire et refaire passer sous la toise du jugement historique, philosophique, -- intellectuel. Il faut le maintenir ou le remettre sous la toise, et ce n'est plus *intellectuellement* très difficile. Pour lui, devant la pensée, le communisme soviétique est une expérience catastrophique ; une réfutation complète. Mais il n'en est pas moins au pouvoir, dans l'État, dans le gouvernement, dans les bureaux, dans l'école, à la Sorbonne, dans la presse, le cinéma, la radio, la télévision.
Il a eu contre lui tout le monde dans le domaine de la pensée ; dans tous les secteurs de la pensée française depuis 1900 ; dans chaque famille spirituelle ; dans toutes les écoles intellectuelles et politiques qui ont compté et qui ont combattu ; dans toutes les œuvres de l'esprit qui ont laissé une trace, un héritage, une leçon. Il a eu contre lui les grands chefs de file et les grands isolés de la pensée, de la littérature et de la politique. Péguy. Et Barrès. Et Bergson. Et Maurras. Et Claudel. Et Lyautey. Et Charles de Foucauld. Et Foch. Et Saint-Exupéry. Et Bernanos. Qui étaient divers et même divisés ; et même opposés. Et qui n'auraient pas eu un sort meilleur s'ils avaient pu ne faire qu'une seule armée dans un combat unique.
Ces grands morts nous ont légué leurs lumières et la leçon de leur échec. Le meilleur de leur pensée, le meilleur de leurs œuvres, personne sans doute n'aurait pu le faire davantage ni mieux qu'ils ne l'ont fait.
21:6
Et il fallait le faire, et il le faut encore, et il le faut toujours. Mais ils ont échoué, comme Péguy le pressentait dans son dernier livre, et le matérialisme au pouvoir nous tient toujours.
L'âme française a lutté pendant cinquante ans contre le matérialisme au pouvoir. Elle a lutté avec une extraordinaire richesse de moyens humains, de talents humains, de forces humaines : rarement autant de dons éclatants furent rassemblés dans cinquante années de la vie d'un peuple. Autant de grands hommes au simple et vrai sens du terme. Et pourtant nous en sommes toujours au même point ; à moins que nous ne soyons beaucoup plus bas.
C'est un mystère dont l'Église nous donne le sens depuis vingt siècles : nous le connaissons, et comme si nous le connaissions trop nous n'y pensons pas et à chaque instant nous l'oublions. Pour cette raison sans doute le Souverain Pontife met une grande insistance à nous le rappeler :
« A plusieurs reprises, nous avons averti le monde, afin qu'il s'arrête à temps au bord de l'abîme. Nous avons invité les hommes à réfléchir : il n'y a pas de salut vrai ni durable, si ce n'est en Jésus. Nous avons adressé des appels réitérés à tous les chrétiens pour que, mettant de côté ce qui divise, ils s'emploient avec hardiesse et concorde à vivifier et à élargir l'Église... Les hommes doivent se rendre compte que, loin du Christ, il n'y a que découragement et perdition ([^11]).
« Dans la conjoncture présente, grave à bien des titres, Nous exhortons la jeunesse, les familles, les paroisses, les Instituts religieux et les Mouvements d'Action Catholique à méditer devant l'hostie sainte sur le devoir, plus impérieux que jamais, de tout instaurer dans le Christ.
Sur les autels de vos villes et de vos campagnes, le Christ est présent, auteur du salut, source de grâces, ferment de notre unité et de notre paix.
22:6
Allez à lui ; vivez sa vie ; fondez en lui l'œuvre de votre sanctification et l'élan de votre apostolat ; bâtissez sur lui la cité chrétienne ([^12])... »
« ...la France, à laquelle nous souhaitons la paix et le bonheur dans la plus parfaite adhésion à ses destinées de grande nation catholique ([^13]). »
Les tâches humaines, chacun la sienne à sa place, n'en sont pas supprimées. Le combat intellectuel et moral contre les idées et les mœurs du matérialisme régnant n'en est pas moins nécessaire en permanence. Aucune de nos œuvres temporelles n'est diminuée par l'enseignement de l'Église : au contraire, elles en reçoivent toutes comme une dimension supplémentaire, et dont tout le reste dépend.
Indignes, nous mettons nos pas dans les pas de nos aînés et de nos maîtres, parce qu'ils étaient sur le vrai chemin. Mais, grâce à eux, nous allons plus loin qu'ils n'allèrent. L'un d'eux disait, parlant sur la fin de sa vie à des jeunes gens :
« Je ne peux vous souhaiter d'avoir plus de courage, plus d'intelligence, plus de générosité que les hommes de cette génération ; mais je vous souhaite d'être plus heureux que nous. »
Ce n'est pas une Fortune aux yeux bandés qui donnera un sort plus heureux au même cheminement, au même combat sur la même route.
Nisi Dominus ædificaverit domum, in vanum laboraverant qui ædificant eam. Nisi Dominas castioderit civitatem, frastra vigilat qui castodit eam. Vanum est vobis ante lucem surgere... Si le Seigneur ne bâtit la maison, c'est en vain que travaillent ceux qui la bâtissent. Si le Seigneur ne garde la cité, c'est en vain que veille celui qui la garde. C'est (alors) en vain que vous vous levez avant le jour...
Les paroles du Psaume 126, que les moines chantent pour nous chaque jour au milieu du jour, peuvent se lire en sens inverse. Si les Français ont travaillé en vain, et en vain monté la garde, c'est qu'ils n'ont pas assez demandé au Seigneur d'agir en eux et par eux, ouvriers inutiles offerts à Sa divine Volonté.
23:6
Cela se fait dans l'Église, par l'Église, dans la prière et par la grâce. Il faut comprendre que l'Église est notre seul recours contre l'esclavage administratif de la barbarie moderne. Il faut comprendre aussi, mais il s'agit alors de davantage que comprendre, qu'elle l'est seulement par surcroît, ou qu'elle ne l'est pas du tout.
Jean MADIRAN.
24:6
### Retour aux vérités premières
Georges Dumoulin est l'une des figures les plus marquantes, et les plus importantes, du mouvement ouvrier français depuis cinquante ans.
Mineur de fond, devenu secrétaire confédéral de la C.G.T. pendant plus de vingt ans, il détermina en 1921 l'exclusion des communistes. Quand ceux-ci, en 1936, rentrèrent dans la C.G.T. et entreprirent sa colonisation, il mena la lutte contre eux avec le journal « Syndicats ».
Mais Georges Dumoulin a encore autre chose à dire, il a choisi de le dire aujourd'hui, et il a bien voulu nous le confier.
LES CONFIDENCES ci-après seront diversement interprétées et commentées différemment. D'aucuns diront gentiment que je suis « tombé sur la tête » : d'autres hausseront les épaules en affirmant que ce qui m'arrive est un phénomène de vieillissement, une tendance au gâtisme et la peur de la fin. Le mieux est de laisser dire en s'estimant heureux de participer à un dialogue qui engage des états d'âme.
J'en connais qui vont me reprocher de vouloir me lire moi-même dans une publication qui, semble-t-il, n'est pas faite pour moi. Ils feront remarquer que ma situation de proscrit, que je partage avec ceux qui ont été les victimes de l'ostracisme des gens du « système », m'ennuie et me porte à rechercher une brèche pour effectuer une « rentrée ».
J'ai pensé un moment que je pouvais éviter les cancans en me bornant comme d'aucuns à écrire une lettre à Madiran, en le priant de ne pas la publier et de la tenir comme une mise au point venant d'une conscience qui peut se satisfaire d'un seul interlocuteur valable.
25:6
Mais Madiran désire que l'on sache ; que les curiosités s'éveillent ; qu'il soit connu pourquoi un syndicaliste ouvrier, qui vient de loin, est revenu à Dieu ; comment il se sent à nouveau chrétien ; : que signifie pour lui le christianisme et de quelle religion et de quelle église il a fait choix.
En sorte que me voilà dans l'itinéraire, dans le dialogue et parmi les sarcasmes des censeurs.
J'y arrive pourvu d'un complexe d'infériorité, lequel m'oblige à avouer, sans rougir, que j'ai quitté l'école à 12 ans, sans plus jamais y retourner.
N'ayant rien appris, je ne sais rien. Je veux dire par là que je suis probablement le contraire d'un intellectuel, dont le cerveau, vigoureusement frotté sur les dalles de la connaissance, brille d'un éclat particulier. Ma cervelle obscure me condamne à dire que les intellectuels ont eu les moyens d'apprendre mais qu'ils ont été privés de la faculté de sentir. Et c'est cette faculté de sentir que j'ai le plus développée en moi et dont j'ai fait le moteur et la nourriture de mon âme.
Dieu sait parfaitement ce que je veux dire.
Si je viens de loin je ne viens cependant pas du communisme, ni du marxisme. Ma faculté de sentir ne m'a pas orienté vers Moscou ni vers le dessèchement spirituel qui résulte des prophéties scientifico-sociales. Je ne cultive pas le remords d'avoir admis un moment la dictature sanglante, le despotisme doctrinal, l'esclavage policier, administratif et bureaucratique. Plutôt qu'être savant en ces matières, j'ai préféré ignorer la dialectique marxiste et le matérialisme historique.
Revenir du syndicalisme, ce n'est pas un fardeau insupportable ni une nostalgie accablante. On peut parfaitement demeurer fidèle au réel sans abandonner l'idéal. N'est-il pas établi que le travail exécuté par des communautés nombreuses au sein des entreprises portait ces communautés à se grouper pour défendre leurs intérêts ? Le syndicalisme n'est pas autre chose qu'un fait. Un fait de cette importance continue l'histoire des corporations, des confréries, des maîtrises et des jurandes qui donnaient valeur humaine aux professions et aux métiers avant la coupure jacobine de 1791.
Le syndicalisme qui fut le mien a rêvé d'atteindre un idéal en absorbant des idées d'autant plus chimériques qu'elles étaient généreuses. Il proclamait son indépendance absolue et sa liberté totale. Le travail devait être affranchi par lui et l'atelier serait appelé à remplacer le gouvernement. L'action directe serait celle qui ne se délègue ni à un Parti, ni à un Parlement, ni à des chefs inamovibles.
26:6
Ce mouvement ardent, dans l'ardeur d'un demi-siècle avait connu qu'il tenait de l'anarcho-syndicalisme par les bouffées de chaleur qu'il avait reçues de Proud'hon, de Bakounine, et des autres penseurs opposés au caporalisme talmudique de Karl Marx. Pourquoi rougir de cette provenance ? Le mieux est d'en garder le meilleur souvenir puisque c'est elle qui m'a immunisé contre le virus moscovite : puisque c'est par elle que j'ai senti la valeur du refus de parvenir, puisque c'est d'elle que j'obtiens la permission de méditer, de prier, de me recueillir, de repenser ma vie et de me refaire un univers dans lequel Dieu n'est plus absent.
Le fut-il jamais ? Dans l'acharnement des combats sociaux, nous ne faisions pas appel à l'intervention du Créateur : c'est au fils que nous nous adressions le plus souvent : c'est le Christ que nous évoquions et que nous citions en exemple pour mieux faire apparaître l'égoïsme des patrons voltairiens et le faux christianisme des employeurs sans âme.
La tendance de notre esprit et l'orgueil de notre nature nous portaient à reconnaître un Jésus social, prêchant la justice, fustigeant les riches et les mercantis du Temple, comme nous le faisions nous-mêmes contre les patrons et les affameurs. Il était à nos yeux le trimardeur, le propagandiste, le pèlerin, que des Magistrats poursuivent et condamnent pour des propos séditieux qui ressemblaient aux nôtres. Sa Mort, les coups qu'il reçut les injures de la foule, la Croix et le Calvaire, la désinvolture du chef romain s'apparentaient dans notre cœur avec le souvenir des Martyrs de la commune de Paris et des victimes de la répression Bourgeoise.
Il était mort pour nous, mais nous ne réalisions pas sa résurrection, ni son élévation auprès de notre Père, ni la mission rédemptrice dont il était chargé. Nous nous le représentions comme un modèle, comme un analogue, comme un lointain compagnon de route. Quand je dis « nous », j'entends par là ceux qui, comme moi, cherchaient un idéal dans l'homme et qui voyaient dans la confusion des idées libertaires ce qui pouvait être charitable et juste.
\*\*\*
EN MESURANT LE CHEMIN parcouru, compte tenu de l'espace et du temps, je m'aperçois que je ne viens pas tellement de loin. Il est clair pour moi que j'ai vécu une vie qui s'est agitée entre un commencement et une fin.
27:6
Au commencement il y eut baptême et communion catholiques, donc attachement à une religion, et foi dans le christianisme. A la fin, c'est le retour à Dieu par la prière et l'humilité. La période active n'a pas à souffrir de cet effort de purification : elle profite au contraire des bienfaits d'une lumière dont elle était privée.
Nous avons tenté d'élever l'homme-matière au niveau du bonheur possible. Nous avons voulu que le travailleur s'établisse dans les mêmes parages que les privilégiés : qu'il ait lui aussi ses vacances annuelles, ses courtes journées d'effort physique, ses biens matériels, ses loisirs et les denrées et les objets formant la base de sa consommation. Les Marxistes ont conféré à la Révolution sociale le pouvoir d'un paradis sur la terre. Nous n'avons pas admis ce postulat. Mais cependant, à cause de nous, le patronat s'incorpore avec le salariat dans un système capitaliste condamné à gaver sa clientèle de confort artificiel. Nous avons engendré des monstres administratifs qui ont mis la médecine et la maladie en caserne. L'homme-travailleur devient un numéro matricule de sa naissance à sa mort.
Il s'ensuit que les responsables constatent que la civilisation occidentale décline et fléchit dans le vieillissement des consciences. Les progressistes portent en eux des âmes de vaincus en acceptant par avance le recul et en cédant la place à la barbarie asiatique. Des prélats assemblés se font revendiquants et tracent la route du scooter, de la machine à laver, du frigidaire et du poste téléviseur. Des prêtres-ouvriers adhèrent à la C.G.T. communiste, parlent l'argot d'usine dans les meetings et oublient leur sacerdoce. Les Églises constatent des ébranlements dans les charpentes de leurs dogmes. Les responsabilités se sont alourdies par ces apports de qualité qui entraînent les foules dans la course au bonheur. Aussi, quand les augures communistes prétendent que la paupérisation sévit dans les pays capitalistes, ils se trouvent toujours des opposants armés de chiffres pour affirmer que la masse laborieuse vit mieux qu'avant et que la somme de biens qu'elle reçoit est supérieure aux rations attribuées aux esclaves des pays communistes. Certes, les opposants ont raison et les faits seront longtemps favorables à leur argumentation.
Mais il advient alors que la mesure du monde échappe à la spiritualité. Les compétitions, les comparaisons s'établissent sur des normes de nourritures et de jouissances matérielles. L'homme ne se mesure plus à la grandeur de son âme, à la sensibilité de son cœur, au degré de sa confiance en Dieu.
28:6
Bien sûr, il ne convient pas de dire que les hommes du XX^e^ siècle ont trop de salaires, trop de loisirs, trop de vacances, trop de Sécurité Sociale. Il convient seulement de remarquer que ce qu'ils ont ne les satisfait pas : que leurs souffrances sont faites de convoitises et du désir d'avoir toujours plus. L'usage qui est fait des conquêtes sociales actuelles durcit les cœurs et dessèche les âmes. Autour de nous, il n'est plus habituel de regarder au-dessous de soi. La qualité de pauvre n'est plus admise et ceux qui en sont pourvus prennent aux yeux des autres la forme d'une déchéance.
Or, c'est par le chemin de la pauvreté que je reviens à Dieu. Les prières que je lui adresse ont pour objet de me maintenir en cet état de pauvre qui regarde au-dessous de lui et qui tend la main à plus pauvre que lui. Prier pour ne pas être mordu par le remords d'avoir raté le chemin de l'arrivisme. Prier pour que jamais la flamme du regret ne vienne brûler mon âme qui n'a pas connu la tentation de me hisser sur les pentes du « système ». Prier pour que demeure en moi l'humilité offerte au Rédempteur. Prier pour glorifier la prière.
\*\*\*
L'ENJEU DU RETOUR s'inscrit dans le combat qui oppose la civilisation chrétienne à la barbarie asiatique. J'ai cru, moi comme d'autres, à l'internationalisme prolétarien. Il m'a été dit que « les prolétaires n'ont pas de patrie » : il m'a été prouvé que ces formules étaient devenues vagues. Il m'a été démontré qu'il était à peine possible de rassembler les nations de l'Occident européen autour d'un faisceau d'idées simples et pratiques. Il est clair maintenant que le barrage anti-barbare ne peut tenir que sur les fondements du christianisme. Non pas qu'il s'agisse d'un christianisme réformé ou réformateur, progressiste ou transformateur, mais du christianisme issu du sang répandu par Jésus et qui a été propagé par les apôtres et les évangiles.
Fragment de ce barrage, à quelle Église irais-je ? A celle qui me donna le baptême et qui vit ma communion première ? Je répondrai à cette question.
Georges DUMOULIN.
29:6
### L'évolution du syndicalisme
*Hyacinthe* DUBREUIL *est un des rares hommes qui soient réellement au courant des moyens de résoudre la question sociale telle qu'elle se présente dans le monde industriel. Il est entré en usine à* 14 *ans, et dans l'industrie automobile parisienne en* 1900*. Il devint en* 1912*, à l'époque héroïque de l'action syndicale, secrétaire du syndicat des mécaniciens.*
*Soucieux d'expérience sociale vécue, il quitta la C.G.T. en* 1927 *pour aller travailler dans les usines des États-Unis, afin de s'enquérir des conditions du travail dans une société prospère et non troublée par la lutte de classe. Il en revint avec un livre,* Standards (1930) *qui fut traduit en sept langues. Son expérience, jointe à la culture qu'il avait acquise par ses propres moyens, le firent appeler au Bureau International du Travail, où il pouvait vraiment représenter la pensée du monde ouvrier.*
*Dans tous ses ouvrages* (*et tout récemment encore dans* Des Robots ou des hommes*, chez Grasset*)*, Hyacinthe Dubreuil montre que la question sociale ne peut être résolue d'une manière uniquement matérielle et administrative, comme on s'y épuise depuis cinquante ans : elle comporte, puisqu'il s'agit d'hommes, un problème psychologique rarement aperçu, même par les esprits les plus droits, faute d'expérience véritable du travail. Les catholiques auraient intérêt à étudier attentivement les solutions apportées par Hyacinthe Dubreuil : elles élèvent l'ouvrier d'industrie, au sein même des usines, à la condition d'artisan, et elles sont parfaitement pratiques.*
LES PERSONNES qui désirent s'informer sur le syndicalisme ne disposent guère que d'une littérature généralement écrite par des personnes étrangères par leur éducation et leur vie aux phénomènes réels qui se produisent dans le milieu ouvrier vivant. Rares sont ceux qui, comme Georges Sorel, l'auteur des célèbres *Réflexions sur la Violence* -- précisément inspirées par le spectacle de ce que nous appellerons l'ancien syndicalisme -- ont pu écrire, en faisant allusion aux professeurs d'Histoire et de Philosophie qui font profession de discuter du syndicalisme, et bien qu'il soit professeur lui-même :
30:6
« On peut douter que ces manieurs de bouquins aient, en industrie, la haute compétence qu'ils s'attribuent ([^14]). »
Sera-t-il donc permis à quelqu'un qui a longtemps vécu dans ce mouvement -- et à la « base », comme on dit aujourd'hui -- d'en exposer les caractéristiques mouvantes. Tout au moins de contribuer à l'information, dont il vient d'être question ?
\*\*\*
IL EST UNE CHOSE qui est probablement très difficile à concevoir pour les générations nouvelles : C'est la réalité de la coupure extraordinaire qui a été produite dans la société française -- sinon européenne -- par la guerre de 1914-18. Ceux qui ont vécu ces deux périodes peuvent seuls « réaliser » qu'ils ont connu deux mondes différents. Aussi est-il probable que ceux qui ne connaissent que la seconde ne peuvent guère entendre décrire la première qu'avec un certain scepticisme, avec le sentiment qu'on éprouve à l'égard d'un radotage de gens âgés...
Pourtant, cette coupure, constatée en tant de domaines, s'est également produite dans les situations respectives des employeurs et des salariés.
Bien entendu, il n'est guère possible d'observer des faits sociaux sans les soumettre à une sorte de grossissement, analogue à celui qu'on opère dans le domaine de la physique. C'est pourquoi j'accorderai d'avance que la situation sociale d'avant 1914 conserve encore de nombreux prolongements dans la société d'aujourd'hui. Le patron de « droit divin » que combattait le syndicalisme de 1900 n'a sans doute pas entièrement disparu. Ce que je montrerai cependant, c'est que, depuis 1914, des changements notables sont intervenus dans ce domaine, et qu'ils continuent à se développer. En conséquence, comme le syndicalisme de 1900 était pour ainsi dire la contre-partie de l'état de fait de l'époque, celui d'aujourd'hui ne saurait entièrement correspondre à celui qui est décrit d'après les documents anciens. Trop d'éléments sont changés depuis 1914, sinon dans l'esprit des hommes, du moins dans les méthodes d'organisation industrielle qui ont précisément pour résultat de modifier considérablement la situation des hommes qui sont en présence dans l'entreprise nouvelle.
\*\*\*
31:6
SELON LA MÉTHODE de description sommaire et résumée que j'ai annoncée tout à l'heure, je dirai donc qu' « en gros », la direction des entreprises, et surtout en ce qui concerne ses relations avec le personnel, correspondait encore, avant 1914, à ce que nous savons des mœurs de l'industrie au XIX^e^ siècle, dans la période de création empirique de notre équipement. La main-d'œuvre, à cette époque, constituait bien ce qu'on a si durement appelé le « matériel humain ». Si l'on ne peut aller jusqu'à dire que le travailleur était mal traité par sentiment de pure méchanceté, son sort n'en était guère plus enviable. Résumons-le : Des salaires souvent insuffisants. Une durée exagérée du travail. Hygiène inexistante. Pas de compensation financière et automatique des accidents du travail ([^15]). Le « Service Social » inconnu, excepté chez quelques précurseurs comme Godin. Des ouvriers parfois obligés de quitter non seulement l'établissement d'où on les chassait, mais une localité, pour le seul fait qu'on ait appris qu'ils lisaient un journal réputé « subversif ». Je conclurai ce rapide tableau en rappelant que, jusqu'à la veille de cette guerre de 1914, des ouvriers, notoirement connus pour leur activité syndicale, se voyaient fermer les portes de tous les établissements par l'effet d'une mystérieuse consigne, ou même parfois du fait de circulaires du genre de celle-ci, envoyée en 1923 par une association patronale de la Métallurgie : « Les adhérents du Groupe s'interdisent de la façon la plus formelle, et sous réserve de sanctions ultérieures, d'embaucher jusqu'à nouvel ordre tout ouvrier qui ne faisait pas partie de leur personnel avant le 25 avril 1923 ([^16]). »
On a compris que ceux qui ne faisaient pas partie du personnel avant le 25 avril étaient ceux qui avaient été renvoyés pour avoir pris part aux grèves du 1^er^ Mai... Alors ils étaient mis en pénitence -- en chômage, non payé naturellement -- « jusqu'à nouvel ordre », dans l'espoir qu'après s'être « serrés la ceinture » pendant quelque temps, ils deviendraient plus « raisonnables »...
Enfin, on excusera ce souvenir personnel, à la veille de cette même guerre de 14, une des tâche du signataire de ces lignes, alors secrétaire de son syndicat, consistait à aller chaque semaine à la prison de la Santé, pour visiter un certain nombre de ses adhérents, enfermés là pour faits de grève. On leur faisait l'honneur de les incarcérer au « quartier politique », alors ainsi très fréquenté ! Il avait même fallu prévoir pour leurs familles un système de secours régulier.
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Il suffit, je pense, de rappeler ces faits que d'autres témoins pourraient encore confirmer, pour commencer à apprécier toute la différence avec ce qu'on appelle encore le syndicalisme, mais qui, de toute évidence, ne ressemble plus exactement à ce qui s'abritait sous ce drapeau avant 1914. Il n'y a pas d'abus à dire que le contenu que l'on met aujourd'hui dans ce mot n'est aucunement comparable à celui qu'il était hier. Hier, c'était le temps d'un syndicalisme qui ne se pratiquait pas sans risques. Nous lisons maintenant à chaque instant des informations dans lesquelles on peut dire qu'on y fait un usage abusif du mot « grève ». Dans de nombreux cas, ceux des services publics en particulier, la cessation du travail présente plutôt l'aspect d'un congé que les intéressés s'octroient sans permission, et qui ne comportera pour eux aucune conséquence sérieuse. Les seuls à éprouver les inconvénients de l'événement étant les « usagers » privés de ces services.
Et non seulement on n'est plus emprisonné pour action syndicale, mais de façon générale, non seulement la grève ne met pas l'emploi des grévistes en question, mais elle peut aussi ne pas entraîner de perte de salaire ! Avant 1914, jamais l'idée ne serait venue à un ouvrier syndicaliste de réclamer d'être payé pour du travail qu'il n'avait point fait.
Il est inutile d'analyser longuement les conséquences morales qui peuvent s'ensuivre, par la disparition du risque et du sentiment de responsabilité. On est loin du véritable héroïsme qu'il fallut aux fondateurs du syndicalisme d'autrefois, qui durent braver, il y a un siècle, les fameux articles 415 et 416 du Code Pénal qui punissaient de 6 jours à 3 ans de prison et de 16 à 3.000 francs (or) d'amende tout « meneur » convaincu d'avoir provoqué une grève. Et combien est-il significatif de voir que ce terme de « meneur », par lequel la presse dite « bourgeoise » qualifiait hargneusement l'ouvrier syndicaliste, a disparu du vocabulaire journalistique. Au contraire, si quelque « mouvement » apparaît aujourd'hui, on y rivalise plutôt pour créer autour une atmosphère de sympathie, et aussi systématiquement qu'autrefois on faisait l'inverse. Les syndicats sont devenus, dans une certaine mesure, une puissance officielle comme les autres. Aussi est-il curieux de rappeler à ce sujet une prophétie singulièrement clairvoyante faite par Georges Sorel, dans cette préface à l'Histoire des Bourses du Travail que nous avons déjà citée tout à l'heure, et où il écrit : « La Confédération du Travail me paraît destinée à devenir une sorte de conseil officieux du travail, une Académie des idées prolétariennes, qui présentera des vœux au gouvernement ([^17])... »
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N'est-ce pas un peu le fait auquel nous assistons, maintenant qu'au lieu de fusiller les grévistes comme à Draveil, sous le Ministère Clemenceau on reçoit leurs représentants avec tous les égards protocolaires ? On peut dire que l'attitude de l'État a subi à l'égard des représentants ouvriers, des anciens « meneurs », ce qu'on peut appeler une véritable révolution. Si, dans les années 1910 on mettait les militants de la C.G.T. en prison, aujourd'hui non seulement les reçoit-on cérémonieusement, mais encore met-on des fonds à leur disposition pour leur propre instruction et celle des successeurs qu'ils désirent former. Une décision récente vient de répartir plus de... 80 millions entre deux « centrales » syndicales pour : leurs écoles de militants ([^18]).
\*\*\*
MAIS si nous pénétrons plus avant dans l'examen de la situation ouvrière, nous pouvons constater, dans la réalité industrielle d'aujourd'hui, la présence d'activités pratiques qui commencent, d'autre part, à transformer la nature du terrain sur lequel est né le syndicalisme, et qui, à longue échéance, le modifieront certainement de façon profonde.
Autrefois, alors que l'organisation des entreprises était loin d'avoir atteint la complexité et l'étendue que nous voyons se développer sous nos yeux, leur hiérarchie était courte. On ignorait alors le problème du recrutement des « cadres », ou tout au moins n'avait-il que des proportions réduites. La conséquence sociale de cet état de fait, en ce temps où l'on ne prêtait aucune attention à la main-d'œuvre, était que les hommes capables qui, on voudra bien le reconnaître, ne sont pas distribués par la nature conformément aux situations de fortune, les hommes susceptibles de monter dans la hiérarchie sociale, restaient, lorsqu'ils avaient eu la malchance de naître dans un foyer ouvrier, confinés pour leur vie en des tâches obscures.
Jetons un coup d'œil rapide sur l'histoire du XIX^e^ siècle. Songeons aux « intellectuels ouvriers » qui fondèrent à cette époque le mouvement social, et jouèrent un rôle de premier rang dans les grands événements du siècle dernier. Les ouvriers qui, entre 1830 et 1848 publiaient ce journal *l'Atelier*, dont la tenue littéraire fut remarquée par divers écrivains de l'époque ([^19]).
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La Société d'alors n'avait pas su leur donner un commandement dans leur travail régulier, mais ils montraient qu'ils avaient cependant en eux l'étoffe dont on fait les chefs.
On peut se poser aujourd'hui cette question : Si des services de sélection à l'embauchage avaient existé de leur temps, comment seraient-ils passés à travers ce crible ? Ne seraient-ils pas devenus les chefs naturels que réclame l'entreprise, plutôt que des chefs politiques ? Eugène Varlin n'aurait pas été fusillé en 1871...
La présence des individualité supérieures, qui ont pu jouer ces rôles historiques, n'était réellement que le résultat de méthodes primitives d'organisation.
Or, ces méthodes, on le sait, ont fait des progrès considérables en ces dernières décades, dont le commencement coïncide à peu près avec la « coupure » de 1914. Si nous avons rappelé que la hiérarchie du travail était autrefois courte, chacun sait que les progrès de l'organisation ont eu pour effet de l' « allonger » par une multiplication des fonctions qui continue sous nos yeux.
Où alors va-t-on recruter les hommes capables de les occuper ? Il existe une vieille plaisanterie sur les militaires qui se recrutent « dans le civil ». Il en est de même dans l'industrie : les cadres, tout au moins les cadres subalternes, ne sauraient être découverts ailleurs que dans le personnel, où il s'agit de déceler ceux qui pourraient accéder à des emplois supérieurs à ceux qu'ils occupent. C'est ce qui est fait maintenant par la généralisation des services de sélection, grâce auxquels un homme intelligent, qui autrefois aurait pu végéter dans quelque emploi inférieur, sans qu'on prête jamais attention à sa valeur possible, est souvent dirigé, dès son embauchage, vers une occupation qui sera mieux à sa mesure que par le passé. A moins qu'il soit seulement « repéré », afin d'être tenu en réserve pour une « promotion » ultérieure.
On aperçoit tout de suite les conséquences psychologiques qui pourront un jour en résulter pour l'atmosphère de l'entreprise, telle qu'elle peut résulter d'une adaptation plus ou moins bonne des opérateurs à leur travail. Et par voie de conséquence sur l'avenir des groupements dont l'ancienne situation avait provoqué la naissance. Des signes visibles démontrent qu'à cet égard une certaine évolution est déjà commencée.
Mais si cette évolution est en cours, l'organisation nouvelle est loin d'avoir atteint la totalité des entreprises. Par voie de conséquence, la transformation dont je montre les effets possibles et déjà visibles est également loin de son terme. Il est donc certain qu'il subsiste dans le milieu ouvrier des personnalités susceptibles de développement, et que les entreprises ne savent pas encore utiliser selon leurs capacités. Il faut donc reconnaître qu'il subsiste des hommes capables parmi les chefs des syndicats. Mais ils ne peuvent échapper à l'évolution de leur temps.
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Ce ne sont plus des hommes du même type que celui de leurs aînés de 1906 : On voit qu'ils s'efforcent de parler en « économistes », ce qui montre que la direction de leur esprit n'est plus la même que celle des hommes qui rédigèrent la fameuse « Charte d'Amiens », document alors fondamental, mais bien oublié aujourd'hui.
Le parallèle entre ces deux types serait trop long à faire ici. Il suffit de rappeler que les chefs de 1906 avaient subi l'influence des Kropotkine et des Élysée Reclus, d'où ils tenaient des préoccupations qui les éloignaient absolument de toute idée de collaboration avec les organismes de l'État. Enfin, chez les ouvriers eux-mêmes subsistaient des vestiges de l'idéalisme corporatif de 1848, qui ne ressurgit aujourd'hui, assez curieusement d'ailleurs, que chez les quelques militants de la petite troupe qui a donné naissance au « Mouvement Communautaire », aujourd'hui centré autour d'une entreprise de ce type située à Valence ([^20]).
Dans tous les cas, les militants syndicaux ne sont plus mis en prison. On les rencontre plutôt, comme nous l'avons vu tout à l'heure, en des commissions officielles de toute sorte, collaborant à l'élaboration d'un nouveau statut du travail, siégeant au Conseil Économique avec leurs « collègues » patronaux, et des techniciens d'origine variée. On les voit aussi faire des conférences, même devant des chefs d'entreprise qui -- fait nouveau, impensable il y a cinquante ans -- se réunissent spécialement pour les entendre, et pour discuter avec eux des moyens de faire progresser l'organisation du travail, ou de préparer de nouvelles méthodes de « relation » entre tous les éléments de l'entreprise moderne.
Il est remarquable que ce soit surtout dans l'industrie privée que ces dernières constatations puissent être faites. Il n'y a guère que parmi les chefs des ouvriers de cette catégorie qu'on en trouve qui s'intéressent au progrès du travail et de ses méthodes d'organisation. Dans les divers organismes qui s'occupent du développement de la « productivité », on trouve surtout des délégués de cette origine, alors que, de toute évidence, ce développement serait non moins nécessaire dans le secteur public. Mais c'est là une question qui permettrait d'évoquer les influences qui s'échangent entre le secteur privé et le secteur public, car il y a là, pour l'avenir du pays, maints sujet de réflexion. Il est incontestable que le spectacle des avantages particuliers dont jouit le personnel du secteur public agit fortement sur l'état d'esprit de celui du secteur privé. L'ouvrier d'usine, assujetti aux fluctuations de la vie industrielle, envie deux choses chez son collègue des services publics : l'invariable stabilité de l'emploi, et la rémunération le plus souvent indépendante du « rendement ».
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Si nous avons remarqué que des grévistes peuvent maintenant réclamer d'être payés même pour les jours où ils n'ont pas travaillé, nous pouvons ajouter que c'est une conséquence de l'expansion de l'idée que la rémunération est due en tout état de cause, sans qu'il soit nécessaire qu'elle soit compensée par un travail quelconque : l'ouvrier industriel rêve des échelles de traitements des fonctionnaires... On peut constater une extension de cet état d'esprit dans la réclamation du paiement des jours fériés. Si l'on ajoute à cela l'effort continu qui est fait pour les conquêtes d'avantages en nature : repas à la cantine au-dessous de leur prix, fourniture gratuite d'effets de travail ([^21]), etc. on peut constater une série de faits qui sont en contradiction absolue avec toute idée de productivité et d'initiative. C'est le développement assuré d'un état d'esprit de passivité, la perpétuation, chez les travailleurs, du sentiment qu'ils sont des « mineurs » dégagés de toute responsabilité personnelle, et dont les besoins doivent être couverts par quelque autorité tutélaire et une bienveillance automatique.
Est-il besoin de dire que ce n'est pas ainsi qu'on peut former les hommes hardis et combatifs dont une nation a besoin, dont la France a certainement besoin au milieu d'un monde qui se réveille, de nations qui entrent progressivement dans l'arène de la concurrence internationale. Dans tous les cas, ces observations nous montrent que, comme dans toute époque de transition, des faits contradictoires subsistent les uns à côté des autres. Pendant que, d'un côté, on étudie tous les moyens d'accroître la productivité par toutes les formes de l'initiative, de l'autre on s'accroche à toute sorte de pratiques d'un esprit absolument contraire et qui ne peuvent que développer une dangereuse passivité.
Cependant, malgré ces faits contradictoires, et probablement inévitables, il est certain qu'un monde nouveau naît sous nos yeux. Son élaboration est exprimée par la littérature -- également nouvelle -- qui est maintenant consacrée aux « relations humaines ». Des groupements se forment pour ce but spécial et c'est un grand fait nouveau que d'y voir affluer des hommes qui ne sont pas des ouvriers, mais plutôt les détenteurs de fonctions dont les ouvriers avaient autrefois à se plaindre. Il n'y a point de revues techniques précisément destinées aux « cadres », qui ne tiennent maintenant à honneur de faire une large place aux études relatives au « facteur humain ».
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Cette littérature nous apporte un nouvel exemple d'un certain mouvement rythmique des affaires humaines, d'une sorte de mouvement de pendule « qui donne à l'aspect des idées d'aujourd'hui un contraste complet avec celles du passé. Aux paroles dures du temps de Guizot -- « le travail sans relâche est nécessaire pour contenir le peuple... » -- a succédé un sentimentalisme expansif qui, en allant à l'extrémité opposée, ne correspond guère davantage aux besoins réels des ouvriers. Mais le temps décantera ces effusions nouvelles, pour la création de cet homme de la « moyenne » dont parlait Walt Whitman.
Il est cependant déjà indéniable que ce mouvement intellectuel, entièrement nouveau, je le répète, mais qui avait été annoncé par Saint-Simon il y a plus d'un siècle, commence à exercer une influence certaine sur la vie industrielle, tout au moins chez les jeunes générations de dirigeants. On voit maintenant apparaître dans certaines familles d'industriels une forme inattendue du « conflit des générations ». Des pères, types des anciens pionniers. Créateurs d'entreprises prospères à force de ténacité et d'énergie, mais sans grand souci des « relations humaines ». Concevant encore l' « autorité » à l'ancienne mode. Des fils qui ont entendu l'appel des temps nouveaux, et qui ressentent d'intimes sensations que leur père ignora. Il est superflu de rappeler que la formation du Centre des Jeunes Patrons est significative à cet égard.
Sans doute, en de nombreux cas, ces émotions ne conduisent guère qu'à des velléités non suivies d'effets positifs. Ce n'est souvent qu'une bonne volonté vague, non encore traduite en actes réels. C'est néanmoins un signe qui montre que, de ce côté, on a compris que les mœurs du passé sont devenus impossibles. D'ailleurs, un travail positif est en cours, par lequel ce passé est en train de disparaître rapidement. La littérature sur les « Relations humaines » se transpose graduellement dans le domaine pratique par des méthodes d'administration du personnel qui démontrent que l'on a enfin appris à prendre les choses par le commencement ! Par s'apercevoir que le point de friction le plus important entre l'ouvrier et l'entreprise se trouve au point de contact de cet ouvrier avec le premier degré de la hiérarchie du travail : son chef direct. N'est-ce pas là, en effet, que naissent la plupart des conflits d'atelier ?
Or, la plupart de ceux qui étudient ce qu'on peut appeler un syndicalisme « littéraire », ignorent visiblement le travail considérable qui est entrepris dans l'industrie pour modifier cet ancien état de choses, sous l'invocation des trois mystérieuses lettres : T.W.I. ! Training Within Industry, ce qu'on interprète généralement par notre expression familière : Formation « sur le tas ».
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Il s'agit de mettre au courant un opérateur nouvellement embauché, et qui ne sait rien du travail qu'on va lui confier. D'après cette observation fort pratique qu'une telle « mise au courant » est une période improductive, et que par conséquent elle coûte de l'argent, parce qu'elle constitue une sorte de « manque à gagner », il faut se préoccuper de réduire sa durée au minimum, en employant une méthode rigoureuse et systématique, soigneusement étudiée à l'avance. Pour que ce nouveau venu, forcément dépaysé dans un milieu où tout est aussi nouveau pour lui, acquière rapidement ce qu'on veut lui apprendre, il faut éliminer ce dépaysement avec autant d'amabilité qu'on pourra. Aussi enseigne-t-on à celui qui aura la charge de cette formation de veiller soigneusement à le « mettre à l'aise ». On fait appel aux enseignements de la psychologie, ce qui nous montre que la science entre dans l'industrie par diverses portes ! Bien loin des procédés brutaux et empiriques du passé, on introduit de véritables « prévenances », non pas toujours, il faut l'avouer, qu'on soit devenu meilleur, mais parce qu'on s'est aperçu que « ça paye » !
J'ai souligné tout à l'heure ce mot enseigner. Au chef improvisé du passé, on s'efforce de substituer un homme régulièrement formé par un enseignement spécial, qui est destiné à lui faire comprendre que, si on lui donne une fonction de chef, cette fonction doit surtout s'apparenter à celle d'un professeur, en possession de connaissances qu'il s'agit de transmettre avec le plus d'ingéniosité possible, c'est-à-dire pourvu d'une véritable technique pédagogique.
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EST-IL BESOIN d'insister pour montrer que le travail entrepris par les divers organismes qui s'occupent de la Formation du Personnel de Commandement est destiné à transformer complètement l'atmosphère du travail, et par conséquent les conditions d'où avait surgi la protestation ouvrière dans le passé, cette protestation qui avait pris forme dans l'ancien syndicalisme. Ce syndicalisme du passé accusait l'existence de deux blocs rivaux dans le travail et l'entreprise. Or, l'évolution des choses, gouvernée par des nécessités techniques et économiques, est en train de ressouder, de refondre ensemble ces deux blocs, pour rendre à l'organisation du travail humain l'unité perdue depuis la Révolution Industrielle. Les pays totalitaires, qui au fond poursuivent aussi la réalisation de la même unité, l'établissent à leur manière, par les formes les plus lourdes de l'autorité de l'État. C'est la voie apparemment la plus courte et la plus facile. Nos tergiversations, les vicissitudes que nous traversons, sont la rançon de la liberté.
Espérons que la majorité des Français continueront à préférer cette élaboration difficile aux facilités de la servitude.
Hyacinthe DUBREUIL.
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### L'Euratom et l'Eurafrique
QUAND LES CROISÉS de saint Louis essayèrent de déboucher de Damiette pour remonter le Nil, ils se heurtèrent -- raconte Joinville -- à un arrosage de feu grégeois. Ce « feu » tombant du ciel surclassait les armes dont ils se servaient, qu'on appellerait aujourd'hui « conventionnelles ». Les Sarrazins avaient hérité cette arme secrète des Byzantins qui, bien que membres de la grande famille chrétienne, n'avaient jamais passé leur procédé de fabrication aux Latins. Impuissants, ceux-ci ne pouvaient que se mettre en prière à chaque reprise du bombardement. Mais, si la prière est indispensable pour appeler la grâce de Dieu sur ceux qui combattent en son nom, elle ne saurait -- sauf miracle sur lequel il est imprudent de compter -- détourner des projectiles de leur objectif : les machines de guerre des croisés furent incendiées ; l'expédition tourna à la catastrophe. Puisse ce précédent lointain -- avec d'autres qu'on pourrait rappeler -- faire réfléchir ceux de nos dirigeants qui, par aveuglement, se désintéresseraient des armes atomiques et pourraient ainsi contraindre les nouveaux croisés que nous sommes à combattre éventuellement sans elles. Tout le monde connaît, depuis Hiroshima, la redoutable puissance de destruction de la bombe atomique. Ce qu'on connaît moins, en général, c'est le progrès, si l'on peut dire, que les explosions thermonucléaires ont fait depuis cette époque.
La bombe A de 1945 était équivalente à 20.000 tonnes d'explosif ordinaire (un gros projectile de Marine en contient tout au plus une demi-tonne) : les bombes H modernes peuvent dépasser 50 millions de tonnes. Il y a dix ans un seul impact a anéanti une ville, y faisant 80.000 tués et 70.000 blessés : aujourd'hui un impact analogue dévasterait ou infecterait un Territoire grand comme la Belgique.
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Ce n'est pas seulement en rayon d'action et puissance que le nouvel explosif a fait des progrès : en sens inverse, on a réalisé des bombes miniature tirées par des canons comme des projectiles ordinaires et qui n'ont d'effet que sur quelques kilomètres carrés ; on munit d'une « tête atomique » les missiles volants téléguidés qu'on s'efforce de mettre au point pour les lancer d'un continent à l'autre, voire en partant de quelque sous-marin ; et il n'est pas stupide n'imaginer qu'un jour les explosifs classiques dont nous nous servons actuellement seront aussi démodés par rapport à l'explosif atomique, nouvelle « poudre » à tout faire, que le feu grégeois par rapport à la poudre noire après la bataille de Crécy.
Ce qui produit le phénomène explosif, c'est la simultanéité de la désagrégation des atomes ou plutôt le caractère inexorable et instantané de leur déflagration en chaîne. La chaleur, la pression, l'énergie dégagées en une fraction de seconde sont telles qu'elles échappent à tout contrôle. En ralentissant le cours du phénomène, en le modérant par l'interposition de corps appropriés, en « cassant » les atomes un à un -- si l'on peut se permettre cette image -- au lieu de les désintégrer tous à la fois, on apprivoise l'énergie qu'ils produisent et qu'on peut dès lors appliquer à des fins pacifiques.
Les applications économiques de l'énergie nucléaire apparaissent comme innombrables. Elles vont du classique dégagement de chaleur faisant fonctionner les chaudières d'un bateau ou d'une usine électrique à de simples appareils ménagers stérilisant les pommes de terre pour les empêcher de germer.
Les réserves mondiales de charbon s'épuisent. L'Europe, en dépit de certaines espérances, ne produit que très peu de pétrole L'essentiel de l'énergie hydraulique est déjà capté. L'énergie nucléaire est la source qui fera vivre les siècles à venir. Mais l'industrie capable de l'exploiter exige le rassemblement de moyens immenses. Dans l'état actuel des connaissances, ces moyens dépassent le cadre national français. Il était naturel que l'organisme qui pense les problèmes économiques à l'échelle européenne cherche à fédérer les entreprises des pays voisins de nature à s'intéresser au problème. Il est absolument anormal que cette affaire soit devenue un piège où, comme les croisés de saint Louis, l'Europe puisse un jour être prise.
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A UN PROJET primitif de l'O.E.C.E. ([^22]) traitant sagement des seuls aspects techniques et économiques de la question dans le cadre de la grande Europe, celle des seize, s'est substituée, on ne sait trop comment, une conception plus politique réduisant l'Europe aux dimensions de la C.E.C.A. ([^23]) et faisant revivre l'appareil anonyme de souveraineté qu'on avait déjà inventé pour la C.E.D. ([^24]).
Je ne mets pas en cause l'intérêt assurément vital d'une formation européenne dépassant les cadres nationaux, mais l'esprit matérialiste, privé de base patriotique et morale, dans lequel cette Europe pourrait naître, car elle en resterait marquée.
L'Euratom, ainsi qu'on l'appelle communément, serait un pool supranational ayant -- pour la France, l'Allemagne, l'Italie et le Benelux -- le monopole de la recherche atomique, de l'exploitation des centrales thermonucléaires et de l'utilisation de l'énergie atomique sous toutes ses formes. Ce serait un organisme qui, dans cinquante ou cent ans, pourrait être aussi mêlé à la vie quotidienne de l'Européen moyen que l'Électricité ou le Gaz de France à la nôtre aujourd'hui. Par principe, l'Euratom s'interdirait toute recherche militaire et toute réalisation d'arme. Le pool devant avoir la propriété exclusive du « combustible » nucléaire et le monopole de tout ce qui touche à la science atomique, aucun État contractant ne pourrait s'il le voulait, procéder à des recherches militaires pour son propre compte. Plusieurs données de ce plan appellent la critique. Pourquoi d'abord limiter une coordination économique dont tout le monde reconnaît la nécessité aux seuls pays de la « petite » Europe ? Il n'y a aucune raison de laisser à l'extérieur du pool des pays aussi industrialisés que la Suisse et la Suède, qui font d'ailleurs déjà de la recherche atomique.
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Tout se passe comme si en donnant à l'Euratom les mêmes limites qu'à la C.E.C.A, on voulait lui imposer la même « Haute Autorité » et faire revivre le même arsenal d'institutions conçu jadis pour la C.E.D., par exemple cette assemblée incapable de se définir elle-même autrement qu'en se disant « ad hoc »... Il y a sans doute quelque arrière-pensée dans cette coïncidence.
Le traité qui a reconnu à l'Allemagne de l'Ouest l'égalité des droits avec les autres grandes puissances lui en a refusé un : celui de fabriquer des bombes atomiques. De ce fait, l'Allemagne, comme les autres pays du projet d'Euratom, en est encore à zéro au point de vue de la recherche atomique. La France au contraire, a des savants, des laboratoires, des usines d'essai et bientôt des centrales atomiques qui la placent très en avance sur ses voisins. La fabrication d'armes ne serait pour elle qu'une question de moyens. A la conférence atomique de Genève en 1955, les ingénieurs français ont soutenu le dialogue avec les Russes et les Américains. Nous voyons bien, dans ces conditions, ce que d'autres gagneraient à former un pool avec nous ; on n'aperçoit pas ce qui, à défaut d'un apport du même ordre, leur a été demandé.
Une chose cependant serait intéressante : la mise en commun des matières premières radioactives. La plus courante est l'uranium dont de gros tonnages doivent être traités et enrichis avant d'obtenir le « combustible » nucléaire. La France et son empire se classent au sixième rang des puissances productrices du camp occidental, ce qui n'est pas négligeable. Le Congo belge, lui, est un très gros producteur qui se classe au deuxième rang. On pouvait penser qu'un projet de marché commun englobant la Belgique nous apporterait au moins la promesse de l'uranium du Congo. Il n'en est rien. Les quatre cinquièmes de l'uranium belge sont vendus, en exclusivité, aux États-Unis et à l'Angleterre, qui ont même une option sur la portion restante. L'Euratom en serait frustrée.
Mais l'objection la plus grave qu'on puisse faire au projet est évidemment celle qui a trait à l'institution d'une autorité supranationale, anonyme, incontrôlée, strictement affairiste, opérant cependant dans un domaine où des problèmes moraux peuvent se poser, en particulier celui de la fabrication ou de l'emploi des armes atomiques que, d'emblée et sans réfléchir, l'Euratom s'interdit, l'interdisant du même coup à l'Occident chrétien.
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DEPUIS UN DEMI-SIÈCLE, le problème du désarmement ne cesse de faire couler l'encre des chancelleries.
Qu'il s'agisse du premier traité de La Haye en 1899, des grandes conférences de la Société des Nations entre les deux guerres ou de celles de l'O.N.U. aujourd'hui, les diplomates passent leur temps à chercher la solution d'un problème insoluble : limiter les armes mises à la disposition des passions humaines sans freiner ces passions, désarmer matériellement sans que le désarmement soit d'abord dans les cœurs, rendre pacifique la coexistence sans que, au préalable, la paix soit établie.
La paix n'est pas la non-violence, d'ailleurs aussi capable que la guerre de tuer : elle est, nous dit saint Thomas, la tranquillité dans l'ordre. S'il y a désordre, il ne peut pas y avoir de paix. Et si le désordre est attentatoire à l'ordre divin, comme le serait par exemple une société entièrement et violemment athée, la rupture de la prétendue « paix » pourrait peut-être s'imposer comme un devoir à condition, entre autres, que le résultat ne risque pas d'être pire...
Ces problèmes -- la paix, le désarmement, les conditions d'une guerre juste -- ne peuvent pas être médités avec sécurité sans l'éclairage de la foi. Si bien intentionné qu'il soit, un homme d'État laïc ou raisonnant comme tel ne peut pas les placer facilement dans leur vraie perspective. A fortiori la « Haute Autorité » exclusivement matérialiste de l'Euratom.
Le pape Pie XII, dans son allocution de Noël 1955, a précisé les conditions auxquelles on pourrait subordonner l'abandon des expériences et armes nucléaires : ne faisant, semble-t-il, aucune différence de nature entre ces armes et les autres, il n'admet de renonciation à leur emploi que si tout le monde promet d'en faire autant et accepte, en gage de cette promesse, un « contrôle général des armements ». Nous sommes loin de l'extravagance de l'Euratom.
C'est peut-être la peur de la bombe atomique qui, il y a quelques années, a empêché les deux Grands d'en venir directement aux mains. Encore actuellement, où les armements atomiques paraissent s'équilibrer à peu près entre les deux camps, c'est la menace atomique qui les dissuade d'étendre et de généraliser les conflits.
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Chacun d'eux sait très bien qu'il pourrait, par surprise, porter un coup effroyable à son adversaire le jour J, mais qu'au jour J+1 il recevrait en retour un coup équivalent, car des deux côtés les précautions sont prises en permanence pour mettre à l'abri les formations de contre-attaque.
Je ne cherche pas à déterminer si nous avons les moyens ou non de fabriquer des bombes atomiques : ce n'est pas ici mon propos. Il s'agit simplement de savoir si l'Occident chrétien -- dont l'Europe reste tout le même le noyau -- a le droit moral de se priver unilatéralement et sans garantie d'une arme dont la simple menace peut aider les générations futures à tenir en respect la marée communiste du monde asiatique. On se demande sous quelle inspiration satanique un tel abandon a pu être envisagé.
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LA BOMBE D'HIROSHIMA ayant contraint l'ennemi à capituler sans délai, les vainqueurs crurent qu'avec une telle arme il n'y aurait plus de guerre ou plutôt qu'ils pourraient encore les terminer d'un seul coup, sans piétaille et sans risque.
Or, depuis dix ans -- que ce soit en Grèce, en Corée, à Formose, en Indochine, dans le Proche Orient, aujourd'hui en Afrique du Nord -- les conflits n'ont pas cessé. C'est que la guerre s'est décomposée. Prêtes à s'affronter dans la stratosphère, les armes atomiques s'équilibrent sans se combattre. Sous l' « ombrelle » de coexistence pacifique qu'elles constituent ainsi, la compétition idéologique froide ou chaude fait rage. Froide, elle se nourrit de notes diplomatiques, représailles économiques, coups d'État politico-pétroliers, manifestations d'intellectuels, grèves et mouvements de rue. Chaude, elle mobilise de gros effectifs car elle se déroule avec les armes légères classiques (fusils, mitrailleuses), quand ce n'est pas à coups de couteaux ou ; de cailloux comme les Berbères du bled savent si bien le faire.
Cette analyse comporte un enseignement.
Entre le monde asiatique et le monde américain, l'Europe ne peut survivre sans s'unir à l'Afrique. C'est même ce qui rend si douloureux pour un chrétien d'Occident le drame actuel. En admettant qu'il ne soit pas trop tard, une armée classique pourvue d'armes légères est nécessaire pour faire régner l'ordre et la justice dans les territoires africains encore perméables à notre influence.
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Pour une telle armée il faut des effectifs. Or, comment dégager les effectifs nécessaires outre mer sinon en « atomisant » au maximum notre participation à la défense européenne ?
Sur le front métropolitain, bien des choses dont nous nous encombrons encore paraissent périmées. Le ministre de la Défense du Canada pense, par exemple, que « les canons de D.C.A. n'auront désormais aucune efficacité contre les avions à réaction volant bas ou les bombardiers à réaction opérant à un plafond très élevé ». L'effort de destruction accompli par les Alliés au cours de la dernière guerre a exigé 1.500.000 sorties d'avions bombardiers, au cours desquelles 22.000 appareils et 158.000 aviateurs ont été perdus. Les mêmes effets pourraient être obtenus aujourd'hui avec des moyens matériels et humains réduits peut-être au millième. Ce n'est pas moi qui l'affirme : c'est un reflet de l'O.T.A.N., la revue *Interavia* (numéro spécial de 1954), qui écrit : « Une cinquantaine de bombes H exerceraient simultanément, c'est-à-dire en quelques minutes, des ravages analogues à ceux qu'auraient laissés vingt années de bombardement à l'explosif conventionnel. »
En vertu de cette idée, mais dans un autre but, les Russes accélèrent la construction de leurs bombardiers T37 et démobilisent plus d'un million de fantassins.
Je n'ai pas la prétention de poser les bases d'une reconversion analogue de l'armée métropolitaine au bénéfice de celle d'outre mer : c'est aux chefs responsables de le faire. Je voudrais simplement montrer que, s'ils jugeaient un jour souhaitable une évolution dans ce sens, le projet d'Euratom la rendrait impossible. C'est une raison de plus pour qu'il ne soit pas accepté sans mûre réflexion.
Amiral AUPHAN.
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### Se réformer ou périr (IV)
*Despotisme de l'Administration*
NOUS DISIONS page 58 du n° 3 de cette revue : « Il va de soi que les paysans, s'ils étaient informés, les industriels, les commerçants, les armateurs, les artisans ajouteraient à ce tableau, chacun dans son métier, une multitude de précisions et des couleurs plus éclatantes. Je les incite à le faire. »
Certains l'ont fait et nous tirons de ces documents ce qui peut éclairer nos lecteurs. Car il en est très peu qui ont l'occasion de voir l'ensemble des maux de la nation. Certains n'en voient qu'une partie, celle qui a trait à leur propre métier. D'autres, comme la plupart des intellectuels et des membres du clergé, de par leur vocation même sont en dehors de ces préoccupations.
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CERTAINS même pensent que c'est une question uniquement religieuse : si les Français : se convertissent et s'efforcent d'accomplir la loi de Dieu, tout doit s'arranger. A ceux-là je ferai remarquer que l'empire romain s'est converti tout entier, l'empereur, la plupart de ses officiers, la plus grande partie de l'aristocratie et le peuple des villes par qui avait commencé la conversion du monde païen.
Or, un siècle plus tard, l'empire -- en Occident -- était par terre. Rome, conquise, pillée, ravagée.
En 313, l'édit de Milan donne la liberté à l'Église chrétienne, trop tard, hélas, pour l'empire romain car en
408, Rome est obligée de se racheter pour éloigner Alaric, officier de l'armée impériale et gouverneur de l'Illyrie.
409, Alaric s'empare de Rome, y place un empereur et exige une riche rançon.
410, les Goths rentrent dans Rome et la pillent.
412, Attila est devant Rome qui paye rançon.
455, Genséric, roi des Vandales, venant d'Afrique, pille Rome pendant quatorze jours.
467, le Suève Ricimer, après avoir fait et tué combien d'empereurs, pille Rome à son tour.
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L'histoire de l'empire est celle du conflit toujours latent du Sénat avec l'empereur et son administration. Le Sénat représentait ce qui restait dans l'empire de patriotisme romain, et surtout ce qui restait des institutions naturelles issues de l'organisation libre des cités. Il ne pouvait s'appuyer que sur une armée ayant le sens de ces libertés. C'est pourquoi la politique des empereurs et de leur administration fut de supprimer la liberté de ces institutions naturelles et d'éliminer de l'armée le patriotisme romain. En l'an 70, les Italiens (et toutes les personnes des provinces jouissant du *jus italicum*) furent dispensés du service militaire. En 193, Septime Sévère licencia les Italiens qui composaient les cohortes prétoriennes. Ils formaient la pépinière des sous-officiers et des centurions de l'armée, ils y maintenaient le patriotisme, mais ils pouvaient appuyer le Sénat. En 261, les sénateurs (à qui on avait enlevé leurs troupes possibles) furent exclus de tout commandement militaire. Pour régner, l'administration avait détruit tout civisme. Il n'y avait rien contre ces armées barbares qui n'étaient autres que les armées de l'administration impériale.
Cette administration n'avait pas seulement détruit le civisme, mais fait disparaître les citoyens. Les exigences du fisc étaient à ce point intolérables que les petits propriétaires donnaient leurs terres à un grand propriétaire plus à même de se défendre, à condition d'y demeurer comme colons perpétuels et de payer une redevance en travail. C'est une des origines du servage.
Il ne faut pas croire que les Français pourront rester patriotes lorsqu'on leur aura enlevé, ce qui se fait petit à petit, la disposition de leurs biens, ou qu'on aura découragé tout esprit d'initiative. Caliban au pouvoir ne sait que dilapider ou détruire.
L'empire chrétien n'avait pu et n'avait su accomplir la réforme de ses institutions.
Le pouvoir était aux mains d'un chef militaire, souvent un barbare, ignorant de tout sauf des armes. Les empereurs se succédaient par l'assassinat parfois en moins de six mois. L'administration était toute puissante pour gouverner à la place du chef de l'État. Il suffisait qu'elle lui fournît la solde des troupes.
Elle fit comme font toutes les administrations : elle appliqua les règles de l'administration au gouvernement. Nous avons montré qu'elles sont opposées. Elle annihila les ressources de l'empire en hommes, en initiatives, en bonne volonté. Nous citons, page 32 du N° 4 de cette revue, les paroles de Synésius qui en font foi.
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Les Gaulois essayèrent d'avoir un empereur à eux, Avitus, le beau-père de Sidoine Apollinaire, trop tard pour réformer l'empire et remplacer l'administration par des institutions adaptées à la vie.
\*\*\*
CETTE RÉFORME empêchée par l'administration eût été possible. L'esprit était bon dans l'ensemble des provinces comme en témoigna vers l'an 400 le passage cité de Synésius. Saint Augustin écrivit *La cité de Dieu* entre 413 et 427, entre les Goths et Attila, deux ans avant l'invasion vandale en Afrique. Il dit, livre I, XXIII :
« Quoi, tous les peuples d'Orient pleurent la perte de Rome ! Aux confins de la terre, dans les plus grandes cités, c'est une consternation profonde, un deuil public ! Et vous courez au théâtre ! »
Mais l'opinion des provinciaux ne comptait plus, ni celle de leur aristocratie, ni celle de leurs corps de métiers ; seules régnaient les habitudes d'une administration toute-puissante.
Chez nous, les hommes politiques qui gouvernent changent aussi avec rapidité. Ils ne peuvent avoir aucune connaissance des affaires. Leur seul véritable savoir est celui des combinaisons parlementaires. Ils ne peuvent à la tête d'un ministère que prendre les idées de l'administration, ou de ceux des chefs de l'administration qui ont misé sur leur parti. C'est ainsi que l'administration étend son pouvoir, par esprit de domination chez quelques-uns, chez les autres par désir d'avancement, cet avancement étant d'autant plus rapide qu'on peut créer de nouveaux services. C'est un cancer dans la nation.
Nous courons à la même catastrophe que l'empire romain pour les mêmes raisons, quand bien même le ministère socialiste ferait pénitence, pieds nus, la corde au cou, sur le parvis de Notre-Dame. Et si les ministres socialistes font une réforme ils augmenteront le pouvoir de l'administration et hâteront la catastrophe.
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OR LE SAINT-SIÈGE ne cesse d'avertir sans être écouté des catholiques ; il montre avec insistance quelles sont les conditions naturelles nécessaires à la société : famille, propriété, corporation, institutions locales, responsabilité personnelle des dirigeants. Ce ne sont pas là des vérités surnaturelles révélées : mais des vérités naturelles, raisonnables (c'est une hérésie de croire la raison incapable d'arriver à quelque vérité).
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Je dois dire, dussé-je offenser les passions, que c'est ce que Maurras essayait de faire, comme nous tous, avec une raison imparfaite, qui eut pu le mener plus loin dans la connaissance naturelle de Dieu.
On résiste au Saint-Siège au sujet du programme social de l'Église, au sujet de la corporation en particulier. Cela vient d'idéologies contraires à la nature des choses, à la nature humaine et à la nature de la société. « L'omnipotence de l'État, écrit Le Play dans la préface de son livre sur l'*Organisation de la famille*, et l'oppression de la famille ont été érigées en doctrine par J.-J. Rousseau dans l'*Émile* et *le Contrat social*. Cette doctrine a été propagée, à la fin du XVIII^e^ siècle, par des disciples fervents. Enfin, elle a été sanctionnée par les lois de la Terreur, du Consulat et du Premier Empire. Ces lois, momentanément neutralisées par les coutumes locales et la tradition des familles, s'accréditent de plus en plus par le zèle intéressé des agents officiels, et par l'excitation qu'ils donnent aux mauvais instincts de la jeunesse. Elles dominent aujourd'hui les idées et les mœurs dans les deux tiers de la France, et elles y sapent sans relâche les fondements de la société. »
J.-J. Rousseau écrit dans l'introduction du *Contrat social *:
« L'homme est né libre et partout il est dans les fers. La plus ancienne de toutes les sociétés est la famille : encore les enfants ne restent-ils liés au père qu'aussi longtemps qu'ils ont besoin de lui pour se conserver. Sitôt que ce besoin cesse, le lien naturel se dissout. Les enfants, exempts de l'obéissance qu'ils devaient au père ; le père, exempt des soins qu'il devait aux enfants, rentrent tous également dans l'indépendance. »
De telles idées sont le fondement de l'oppression de l'État, de la loi du nombre et des « réformes de structure » à la mode marxiste. Le rôle de l'État devrait être celui d'un arbitre, non d'un administrateur. La conversion à Dieu de notre pays rendrait la réforme plus facile par la conversion des mœurs et l'entente fraternelle : la réforme des institutions n'en serait pas moins nécessaire. Il est bon d'éclairer les esprits sur ce sujet, car, comme il arriva dans l'empire romain finissant, aurions-nous le temps de la faire après conversion ? Et la catastrophe, quasi fatale, n'arrivera-t-elle pas avant la conversion ?
L'administration chez nous aussi détruit le civisme, tend à supprimer les associations fondamentales de toute société normale et à faire des prolétaire de tous les citoyens, d'où l'iniquité des impôts envers les hommes libres, artisans, commerçants. Le mal est si étendu qu'il n'y a plus entre ce que nous sommes et une société du type russe que l'épaisseur d'un ordre de mobilisation générale.
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Les socialistes ne sont pas moins néfastes que les communistes : ce sont deux équipes simplement concurrentes dont l'une est en place et agit sous le couvert des institutions actuelles, l'autre désire la remplacer par la violence.
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VOYONS CES EXEMPLES. L'administration des Eaux et Forêts vient par un simple décret d'essayer de mettre la main sur toutes les forêts particulières. C'est très simple. Il suffit d'exiger un *permis d'exploitation*. On ne l'exige pas d'un cultivateur pour couper son blé ou d'un vigneron pour vendanger ; cette atteinte à la propriété privée toucherait trop de monde et serait irréalisable. Il faut attendre le kolkhoze. Mais c'est assez facile pour la forêt privée : le blé, le raisin ne peuvent attendre, le bois peut se prêter aux fantaisies administratives. Il faudrait donc qu'un fonctionnaire visitât vos bois avant que vous eussiez le droit de les couper si ce fonctionnaire l'autorise.
Il y a un prétexte ; certaines coupes à blanc, dangereuses sur les fortes pentes montagneuses, ou bien supprimant quelques métayers, comme il arrive dans les Landes où les pins sont saignés pour recueillir la résine. Mais la cause en est dans les lois successorales. On ne place pas une forêt en Suisse. Quand la fortune d'une famille est faite de forêts, il suffit que le père et le fils meurent à dix ou quinze ans d'intervalle pour que les trois quarts de la fortune passent dans les mains de l'État. Alors on coupe les bois pour payer les frais de succession.
Mais quelle est la raison profonde de cet essai de domination des fonctionnaires sur les producteurs ? Placer du personnel en surnombre, cela fut avoué à un protestataire. Créer un nouveau bureau des « permis d'exploitation » avec frais de déplacement, etc. Enfin éliminer les experts forestiers libres en les remplaçant. Si le propriétaire, pour estimer son bois lors des préliminaires d'une vente, prend un fonctionnaire des Eaux et Forêts, en le payant bien entendu, il est sûr d'avoir son permis d'exploitation.
Les fonctionnaires des Beaux-Arts ont inauguré la méthode. Lorsqu'un curé veut remplacer dans une église qui est monument historique un autel ou une chaire, il doit soumettre le projet aux architectes des B.-A. Il n'en aura pour ainsi dire jamais l'approbation, même si ce projet est d'un architecte génial. Mais s'il demande aux B.-A. de faire eux-mêmes ce projet, le travail coûtera le double, mais il aura tout de suite l'autorisation. Les fonctionnaires ont remplacé la corporation des artistes, détruite à la Révolution. Les fonctionnaires sont couverts de titres et de diplômes, mais on n'entre pas dans l'administration des Monuments Historiques parce qu'on est assoiffé de construire et que les idées à réaliser vous étouffent ; là encore les vrais créateurs sont éliminés.
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Quant aux propriétaires forestiers, ils ont certainement davantage soin des intérêts de leurs bois que l'administration n'en a des forêts domaniales. Cet admirable domaine ne rapporte pour ainsi dire rien à l'État : les profits sont dévorés, là comme ailleurs, par les frais d'administration. Les grandes créations forestières, depuis un siècle, sont l'œuvre de particuliers : en témoignent l'immense forêt landaise et l'immense peupleraie qui maintenant longe toutes nos rivières. Les plantes fourragères ont en effet permis de transformer les prés en peupleraies, mais ce n'est pas l'administration qui y a pensé. De même les petites pineraies de Champagne ont remplacé les pâtures où s'élevaient les moutons, élevage ruiné après 1860 par l'importation des laines d'Australie.
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COMMENT S'OCCUPE DONC l'administration ? Il y a une commission des *Emballages légers pour fruits et légumes* dont les deux tiers des membres sont fonctionnaires et ne font qu'entraver l'entente pratique des chemins de fer, des producteurs et des fabricants.
Il y a une commission du peuplier dont les fonctionnaires sont allés voir de l'Afghanistan à la Floride comment on élevait le peuplier en ces pays-là et à quelle distance on le plantait, ce que savent depuis cinquante ans tous les paysans de France qui ont des terres au bord de l'eau. En l'absence de tout gouvernement digne de ce nom, l'administration exploite la nation à son profit. Et ses poulains sont bien soignés. Les jeunes gens qu'on forme dans l' « École Nationale d'Administration » sont payés (pour étudier) 40.000 francs par mois et ont des places gratuites en permanence à l'Opéra et à la Comédie Française.
On nous parle des privilégiés de l'Ancien Régime. Ils payaient peu ou point d'impôt et par des pensions, des bénéfices, essayaient d'exploiter la nation à leur profit. Les nouveaux font de même. Le véritable producteur n'est plus qu'une machine pour les nourrir et l'administration cherche à l'éliminer des conseils. Les fonctionnaires avaient des avantages sociaux considérables, sécurité, travail facile, congés, retraites avantageuses, qui étaient la rançon de leur fidélité à l'État.
Ils ont voulu conserver ces avantages et se débarrasser de cette charge de la fidélité ; avoir conjointement, ce qui est contradictoire, le droit qu'ont les nommes libres de cesser un travail qui ne leur convient pas, le droit de faire grève. Mais alors il suffit qu'ils s'entendent pour faire grève et il n'y a plus d'État.
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Au temps de Charles le Chauve, les comtes, les ducs, marquis, fonctionnaires non héréditaires alors, qui administraient les provinces pour l'empereur s'entendirent de même et les Normands remontèrent impunément la Seine, la Loire et l'Allier jusqu'au Cœur de l'Auvergne. Nous avons le même mal, nous aurons des désastres analogues. Nous qui gagnions notre vie tout en poursuivant nos études (comme font encore les étudiants américains) et nous trouvions cela tout naturel ! Nous ne demandions rien et faisions ce que nous voulions. Et nous faisions la queue deux heures pour avoir une place à dix sous dans le poulailler de l'Opéra Comique et y entendre *Pelléas* ou pour assister à un concert. Et que de bonnes conversations pendant cette attente ! Et nous avions dû économiser ces dix sous sou par sou sur la nourriture et les transports : ce qui donne de bonnes notions d'économie politique. « Et sur quoi donc veux-tu qu'on ré-pargne (sic), nous disait un vieux parent, si ce n'est sur la nourriture ? » Les élèves de l'École d'administration croiront toujours qu'ils pourront faire des miracles en économie.
« L'esprit moderne de liberté, disait Chesterton, prend la plupart de ses racines dans la peur. Ce n'est pas que nous soyons trop hardis pour supporter des règles ; c'est plutôt que nous sommes trop timides pour supporter des responsabilités. » (*Ce qui cloche dans le monde*, p. 16.)
L'administration est aujourd'hui un moyen de dominer sans paraître, de gouverner sans responsabilité, et d'opprimer les hommes entreprenants sous prétexte de liberté démocratique.
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VOICI MAINTENANT un extrait des Journées patronales de formation professionnelle. C'est un rapport sur les « liaisons entre l'enseignement technique et les professions ». Il s'agit surtout du bâtiment, et l'homme choisi pour faire ce rapport, homme sage et conciliateur, avait le but ainsi défini :
« L'objectif des Journées Patronales de la Formation Professionnelle est de resserrer les liens qui, à tous les niveaux, doivent unir Éducation nationale et professions ; le progrès de l'école ne peut venir que d'une confrontation continuelle entre utilisateurs et formateurs.
« Il ne s'agit pas de critiquer, si ces critiques doivent diviser et ainsi contrarier l'action... »
Mais un homme de métier est bien forcé de croire que les professionnels sont les mieux placés pour savoir comment diriger l'apprentissage. Après avoir montré quelle serait une organisation raisonnable, le rapporteur étudie la situation réelle en France.
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« On doit constater qu'en France le fonctionnement de nos institutions ne s'inspire pas des principes d'une coopération effective entre les pouvoirs publics, les professions et les organismes chargés de préparer la main-d'œuvre.
« Les règles posées par la loi Astier permettaient cette coopération. Elles confiaient aux professions un rôle fondamental dans la formation technique sous la direction et le contrôle de l'État. »
Mais ce contrôle s'est tourné en monopole : « La direction de l'enseignement français appartient essentiellement aux universitaire. » Telle est la doctrine de l'administration. Il eût fallu, au moins dans l'enseignement technique, une entente entre les professions et les « universitaires ».
« C'est le contraire qui advint : de plus en plus lâches, les liens furent brutalement rompus en 1946.
C'est à cette date, en effet, que professions et « utilisateurs » ont été éliminés du conseil de l'Enseignement technique où ils siégeaient autrefois en nombre important.
La même année, les représentants des professions qui constituaient depuis 1921 le corps des inspecteurs de l'Enseignement technique a dû faire place à un nouveau corps de fonctionnaires auquel le même nom a été donné. De ce fait, toutes les attributions que la loi Astier prévoyait pour les « inspecteurs régionaux et départementaux » de l'Enseignement technique, *professionnels,* sont normalement revenus aux inspecteurs d'Enseignement technique *fonctionnaires.* »
Pourquoi ? Toujours pour fournir des places et de l'avancement à des fonctionnaires qui, formés en dehors de tout savoir expérimental, sont souvent des idéologues qui veulent modeler le réel sur ce qui n'est qu'un phantasme de l'esprit.
Partout se retrouvent les mêmes tendances. Il a été fondé à l'Université de Paris un « Institut des sciences sociales du Travail ». Les cours (publics) sont assurés par :
> deux conseillers d'État ;
>
> deux professeurs de droit ;
>
> le directeur de l'École des hautes Études ;
>
> un professeur du Conservatoire des Arts et Métiers.
Ces messieurs sont censés parler des « relations humaines » et des « questions sociales dans les entreprises ». Ils ne peuvent être que des compilateurs d'enquêtes faites par d'autres qui, eux-mêmes, n'ont fait que passer comme enquêteurs dans la profession où ils ont mené l'enquête. Quelle connaissance peuvent avoir du sujet des gens qui étant fonctionnaires touchent leur salaire régulièrement chaque mois complètement à l'abri des lois économiques ? En Amérique les fonctionnaires qui étudient ces questions ont passé par des entreprises privées, en font encore partie et y retournent volontiers. Leur compétence est réelle.
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Chez nous, les habitudes de l'administration sont telles : attendre que l'initiative privée ait fondé les instruments nécessaires qu'elle-même était incapable d'inventer ; et alors s'en emparer en établissant un petit permis ou un petit diplôme à elle qui lui réserve les décisions ou l'enseignement. Le projet Langevin de réforme de l'enseignement qui impose d'aller à l'école jusqu'à dix-huit ans est une réédition des lois du Bas-Empire romain. Les propriétaires libres étaient contraints d'entrer dans les charges publiques. Il avait fallu rendre héréditaire la charge de décurion, redoutée entre toutes, car le décurion était responsable de l'impôt foncier des paysans ; les familles aisées devaient envoyer leurs enfants dans les écoles afin que ces enfants puissent remplir les charges publiques. Une loi de Valentinien imposait aux étudiants provinciaux de prolonger leur séjour à Rome jusqu'à vingt ans. C'est à ce genre de despotisme que saint Benoît, sur ses quatorze ans, s'efforça d'échapper par la fuite. « *Scienter nescius et sapienter indoctus *» : savamment ignorant, sagement indocte. Nul doute que tous nos paysans feraient de même si on les forçait à rester sur les bancs de l'école jusqu'à dix-huit ans.
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L'ENSEIGNEMENT MÉNAGER RURAL a été créé en dehors de l'État par des personnes désolées de voir la stupidité de notre enseignement primaire, de constater l'ignorance où restaient les jeunes filles des arts nécessaires à la femme dans son ménage et des principes moraux qui doivent la guider.
L'État s'efforce de leur faire concurrence mais sans la formation morale. Il a les atouts matériels pour lui : il paye davantage les monitrices. Et bien qu'il soit obligé pour l'instant par nécessité de prendre celles qu'a fournies l'enseignement libre, il interdira pour l'avenir d'enseigner à toutes celles qui n'auront pas ses propres diplômes.
On commence à organiser l'enseignement agricole. Ici encore ce n'est pas l'administration qui eut l'initiative. Le ministère de l'agriculture, sagement, se contentait de subventionner les écoles de ce genre fondées par des groupes d'agriculteurs ou par les associations paroissiales. Mais le ministère de l'Éducation nationale y a vu une atteinte à son privilège. (Pourquoi en a-t-il un ? Ce sont les mœurs du despotisme.) Il a hâtivement, en six mois, formé des instituteurs à prendre la tête de cet enseignement post-scolaire. Que peut-on connaître de l'agriculture en six mois par des cours théoriques ? Rien que des formules et des théories qui ne sont rien par elles-mêmes sans l'expérience.
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Et tandis que le premier projet (projet Charpentier) prévoyait des moniteurs ayant cinq ans de pratique professionnelle (donc des cultivateurs), le projet Saint-Cyr élimine la profession au profit d'instituteurs diplômés dans un concours spécial. On sait ce que valent ces concours où la mémoire joue le plus grand rôle. Les instituteurs qui enseignent aux enfants le classement des terrains (argileux, siliceux, etc.) continueront à être incapables de les reconnaître sous la charrue ; mais le monopole des fonctionnaires est sauf.
C'est toujours la même erreur que nous avons relevée dans ÉCOLE, CULTURE, MÉTIER : depuis la suppression des corporations *on remplace l'atelier par l'école*. L'agriculture est la dernière des corporations où cette manière de former les hommes puisse réussir ; car les sols, les climats et le cours de chaque année sont si variables sur un même territoire communal que la théorie est relativement peu de chose auprès de l'expérience.
Il y a partout dans le monde civilisé une tendance à la centralisation qui s'explique très bien par la facilité des transports et par la division du travail. La vie devient de plus en plus complexe et la tâche des gouvernements grandit : raison de plus pour ne pas *administrer* ce qu'il s'agit de *gouverner*.
Voici un extrait du journal *Compagnonnage*, organe des Compagnons du Tour de France. Cette admirable institution réunit dans une fraternité véritable fondée sur l'honneur du métier, patrons, compagnons, apprentis. Elle s'efforce de former ceux-ci. Elle a des cours de perfectionnement donnés par des hommes de métier : elle nourrit et loge des apprentis qui sont « sur le Tour de France ». Cette institution qui date du haut Moyen-Age est avec l'Église une des seules qui aient traversé les âges.
C'est une merveille qu'elle ait pu durer et presque uniquement chez nous. C'est une grâce. Elle témoigne de ce que l'idéal naturel le plus élevé d'entente fraternelle entre des conditions sociales différentes, de soutien des jeunes par les anciens, de formation morale par l'amour de la vérité et de la perfection dans le métier, est toujours prêt ici à revivre. Les absurdités et le désarroi auxquels aboutissent les idées qui mènent le monde moderne laissent cette institution jeune et vivante parce qu'elle répond aux plus nobles désirs de l'âme humaine et à ses besoins les plus profonds. Or, deux compagnons, le provincial de Strasbourg et le provincial de Lyon, sont allés récemment en Angleterre. Ils racontent ce qu'ils ont vu et nous leur laissons la parole :
Ainsi donc la charpente et la menuiserie ne font qu'un seul et même métier à Londres. C'est dire qu'il n'y a, aussi, qu'un seul et même apprentissage. C'est sans doute une des raisons pour lesquelles l'apprentissage dure cinq ans (5 ans) !
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Voilà une méthode qui n'a rien « d'accélérée » n'est-ce pas ?... Il faut d'ailleurs reconnaître qu'après trois années les apprentis touchent des petits salaires. D'une manière générale, dans sa presque totalité, l'apprentissage s'effectue chez un maître. On pensera que voilà un pays bien en retard si, comme en France, on mesure le progrès à ce que la formation professionnelle s'effectue de plus en plus en atelier scolaire, loin de la réalité des métiers.
Il faut savoir que les jeunes charpentiers-menuisiers doivent fréquenter pendant quatre ans l'école professionnelle *une fois par semaine,* et deux ou trois fois le soir après le travail.
Après quatre années, c'est l'examen final de charpente-menuiserie ouvrant le droit à passer l'examen d'admission à « l'Institut Corporatif Britannique des Charpentiers Diplômés » qui est une association professionnelle privée.
Il y a deux compétences. D'abord l'État : il entretient les écoles, sélectionne -- PARMI LA PROFESSION -- forme les maîtres, les contrôle, les paie. Ensuite : les *corps professionnels indépendants.* Ceux-ci *établissent les programmes* et demandent aux maîtres d'en *étudier l'application.* De plus, ils prévoient, *organisent, fixent* le niveau et font passer les examens. C'est clair, et les deux compétences s'équilibrent heureusement.
Mais, avons-nous encore demandé à un représentant des corps professionnels, l'État n'a-t-il pas tendance, puisqu'il supporte la plus grande part des frais, à vouloir tout contrôler, tout organiser, tout surveiller ?... Et là, nous avons « reçu sur la tête » cette réponse, fantastique pour un Français, dite avec une grande tranquillité, le sourire aux lèvres « ...mais, c'est que nous ne lui permettons pas » !... C'est toute l'histoire des institutions anglaises qui est contenue dans cette réponse !
Le mot d'un Anglais sonnait encore à nos oreilles : « nous ne demandons qu'une chose à notre gouvernement, c'est qu'il soit paresseux et qu'il confie tout ce que d'autres peuvent faire aux corps constitués compétents... »
Le sentiment d'admiration pour la sagesse de ce peuple nous faisait regretter, plus douloureusement que jamais, en France, que les choses soient portées par un mouvement contraire qui fait que l'État accapare tout, veut tout contrôler, et ne fait confiance à personne...
Un pareil témoignage est significatif. Il nous rappelle deux textes. L'un d'Augustin Cochin, l'autre de saint Augustin, son patron. A la dernière page de son livre *La Révolution et la libre pensée* où il décrit la socialisation de la pensée (1750-1789), la socialisation de la personne (1789-1792), la socialisation des biens (1793-1794), il arrive à notre temps et il écrit (en 1909) :
« Et notre régime parlementaire apparaît comme ces chenilles qui nourrissent de leur substance une larve étrangère qui respecte les centres nerveux, le minimum nécessaire pour que sa victime vive et se nourrisse -- ou plutôt la nourrisse -- puis, sa croissance achevée, de la larve en cocon sort un frelon.
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« Ce parasite-là qu'on ne voit ni ne nomme, c'est le régime officiel de demain, le régime réel d'aujourd'hui, enfin parvenu à sa parfaite croissance et prêt à éclore, alors que bien des gens sont encore à savoir qu'il existe. C'est la démocratie pure -- dont la parlementaire n'est qu'une forme intermédiaire et bâtarde l'étatisme universel et non limité comme le nôtre, le socialisme, collectivisme, syndicalisme, peu importe le nom : il n'y a là que des voies diverses convergeant plus ou moins droit vers le même terme. »
Ce que la Révolution avait essayé de réussir d'un coup s'accomplit lentement ; c'est tout simplement une œuvre satanique pour supprimer tous les restes d'une société chrétienne.
Et voici le texte de saint Augustin : « Deux amours ont donc fait deux cités ; l'une terrestre, œuvre de l'amour de soi jusqu'au mépris de Dieu ; l'autre céleste, œuvre de l'amour de Dieu jusqu'au mépris de soi. » (*De civ. Dei*, XIV, 28.)
Or en 1914 un de mes amis reçut une balle dans le ventre. Dès que je pus j'allai le voir à l'ambulance. Il entrait en convalescence. Je croyais le trouver fort abattu, et je vis un homme souriant d'un air de contentement intérieur. Je lui dis : « Vous avez l'air d'aller fort bien. » -- « C'est que je viens d'en entendre une bien bonne. Le curé de la ville voisine vient voir les blessés. Il propose des livres à ceux qui peuvent lire. Je lui ai demandé la *Cité de Dieu* de saint Augustin, et il m'a répondu : « Oh ! mon cher ami, ne prenez pas cela : ce n'est plus au courant. »
Trop de chrétiens aujourd'hui ont adopté les idées de la Cité du monde et pour eux saint Augustin n'est plus au courant, et ils poussent de toutes leurs forces à la mainmise de l'État sur la pensée, sur les sociétés naturelles et sur les biens. Ils se croient « l'aile marchante » quand ils sont des égarés.
Nous répondrons la prochaine fois à un professeur de lycée qui présente des objections à l'article sur l'administration de l'enseignement.
Henri CHARLIER.
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### Étapes vers le progressisme
LE DÉVELOPPEMENT d'une mentalité progressiste chez trop de catholiques -- en France et ailleurs -- n'est pas le résultat du hasard ni d'une simple mode. Profondément, il est le fruit des efforts de l'Esprit du Mal.
Ce n'est point là quelque hypothèse « mystique ». C'est la pensée même du Pape. « *Depuis longtemps, malheureusement,* L'ENNEMI DU CHRIST *sème la discorde dans le peuple italien, sans rencontrer toujours et partout une résistance suffisante de la part des catholiques. Spécialement dans le milieu des travailleurs,* IL A FAIT ET FAIT TOUT LE POSSIBLE POUR DIFFUSER DE FAUSSES IDÉES SUR L'HOMME ET LE MONDE*,* SUR L'HISTOIRE*,* SUR LA STRUCTURE DE LA SOCIÉTÉ ET DE L'ÉCONOMIE*. Le cas n'est pas rare où l'ouvrier catholique, faute d'une solide formation religieuse, se trouve désarmé quand lui sont présentées de telles théories ; il n'est pas capable de répondre et parfois même, il se laisse* CONTAMINER PAR LE POISON DE L'ERREUR*.* ([^25]) »
Ce que le Saint-Père déplore pour le peuple italien et dans le milieu des travailleurs n'est, hélas ! pas moins déplorable en France -- et dans d'autres milieux. L'ennemi du Christ déploie cette même tactique dans le monde entier. Il ne lui suffit plus de séduire chaque personne, individuellement, en lui présentant des biens illusoires. Il ne lui suffit plus de faire appel aux appétits déréglés ([^26]). Ce qu'il veut maintenant, c'est s'emparer de l'homme jusque dans sa nature. Il entend remodeler à sa guise son intelligence et son jugement. Ce qu'il veut enfin, c'est s'emparer de la Société tout entière. Il cherche à lui donner le plan d'une nouvelle organisation.
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Pour parvenir à ses fins, nous dit Pie XII, il fait « *tout le possible* ». Il faut peser ces mots. C'est celui que Dieu a créé le plus parfait des Anges qui, dans sa chute, fait « tout le possible » pour perdre les âmes. Dans toute guerre il y a des temps forts et des temps faibles. Nous sommes dans un temps fort. Il ne faut donc pas trop s'étonner de l'exquise et atroce perfidie de la séduction, ni qu'elle puisse atteindre des intelligences même remarquables. Celui qui l'entreprend y a mis toute la puissance de son esprit, au service de toute sa haine.
Quant à la séduction elle-même, en quoi consiste-t-elle ? En de « *fausses idées sur l'homme et sur le monde, sur l'histoire, sur la structure de l'histoire et de l'économie.* » Cette énumération par le Pape des jardins de l'Intelligence où le tentateur s'est introduit et où il rôde, « *tanquam leo rugiens, quaerens quem devoret* », appelle la réflexion. Ne sont-ce pas essentiellement des sciences profanes qui se nomment l'anthropologie, l'histoire, la sociologie, l'économie, qui sont ici visées ? N'est-ce pas à propos des erreurs qui peuvent s'insinuer en de telles sciences que Pie XII insiste sur la nécessité « *d'une solide formation religieuse* »* ?* N'est-ce pas finalement la foi et la morale qui sont secrètement sapées lorsqu'en ces domaines on « *se laisse contaminer par le poison de l'erreur* », lorsque celle-ci ne rencontre pas « toujours et partout une résistance suffisante » ? Ne faut-il pas dès lors signaler, par tous les moyens, le danger ? Ne faut-il pas agir vite, efficacement ?
Devant l'habileté des attaques, devant une certaine innocence intellectuelle de victimes qui deviennent rapidement complices, devant l'imminence du péril pour les âmes, le Saint-Père a formulé, en s'adressant aux travailleurs italiens, la mise en garde qui précède, En restant dans le même esprit, il peut être fructueux d'étudier, sur la base de l'expérience que nous en avons, la tactique diabolique qui nous menace, de visiter la panoplie des déguisements que revêt l'Ange des ténèbres pour nous abuser.
C'est ce que nous voulons tenter, « *veritatem facientes in caritate* ([^27]) ».
#### I. -- LE POSITIVISME CONTRE L'INTELLIGENCE
L'évolution qui peut porter le catholique vers le progressisme se trouve facilitée et accélérée par deux conditions préalables : une générosité profonde du cœur, une intelligence affaiblie par le positivisme.
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Ces deux conditions sont souvent réunies chez nous. La générosité du cœur n'y est pas si rare. Quinze cents ans de vie française ont permis assez de saints qui en témoignent. Quant au positivisme, spécialement dans les sciences sociales, il est devenu l'équivalent d'un premier principe, évident par soi. Cinquante ans de laïcité dans les programmes scolaires ont obtenu aisément ce résultat.
En quoi consiste donc ce positivisme, considéré par tant de Français comme « l'attitude scientifique » par excellence ? Il enseigne que, dans l'observation des faits sociaux, il faut faire méthodiquement abstraction de toute notion morale et finaliste. On nous avait enseigné quelque chose comme cela, naguère, à la Sorbonne, en nous imposant la règle de Durkheim : « *Il faut traiter les faits sociaux comme des choses* », et donc observer les comportements sociaux, abstraction faite de leur légitimité.
Aujourd'hui, cette maladie contagieuse de l'intelligence est largement répandue. C'est elle, par exemple, qui permet aux économistes d'étudier le mécanisme des prix, abstraction faite de tout jugement moral sur ces prix, ou aux sociologues d'étudier la lutte des classes comme « un fait », que le sociologue comme tel refuse de juger.
Le positiviste se croit objectif parce que, dit-il, il « part des faits », c'est-à-dire qu'il étudie les cas singuliers, les *existences* concrètes et historiques, abstraction faite de leur nature profonde, de leur *essence.* Peu à peu, l'intelligence est comme remodelée par une disposition permanente -- un habitus -- à ne saisir les faits sociaux que par leur comportement externe, leur aspect « phénomène social », soigneusement vidé de tout contenu moral objectif.
Sans doute, l'homme qui, pour être « scientifique » s'exerce quotidiennement à une semblable désarticulation de l'intelligence peut rester catholique de cœur et de vie. Il n'empêche que son intelligence, elle, perd progressivement de sa vigueur. Elle accepte de décrire et d'expliquer les faits sociaux comme s'ils n'étaient pas, essentiellement, des faits moraux. Elle accepte, en d'autres termes, de fonder ses démarches sur un mensonge méthodique identifié avec la vérité scientifique. Elle est déjà sur la pente au bas de laquelle elle admettra que, seul, le matérialisme historique donne une explication « scientifique » des faits sociaux.
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#### II. -- LE MATÉRIALISME CONTRE LA LIBERTÉ
Le terrain préparé, il faut ensemencer. C'est à quoi, depuis dix ans, l'ennemi du Christ a travaillé ferme. Mais il n'a pas présenté les idées marxistes sous leur vêtement matérialiste. Il a mis en circulation des idées fausses « *sur l'homme et le monde, sur l'histoire, sur la structure de la société et de l'économie* », en les revêtant du déguisement *chrétien le plus ressemblant qu'il a pu trouver*.
L'attaque initiale porte dans le domaine économique. C'est celui où, hélas ! l'ignorance religieuse d'un trop grand nombre de catholiques les rend particulièrement vulnérables. On leur a si souvent répété qu'il n'y avait pas de doctrine économique de l'Église qu'ils croient sincèrement qu'en un tel domaine -- technique, n'est-ce pas ? -- la foi ni les mœurs ne sont en jeu !... Par ailleurs on leur a tellement inculqué la *honte* du vrai programme de l'Église -- la corporation -- la peur du mot, le mépris de la chose, qu'ils devaient bien finalement chercher une autre solution.
Tout le travail de l'ennemi du Christ a ainsi consisté à désarmer la méfiance dans le domaine économique, à discréditer la vraie solution, puis à conduire les esprits, par relais délicatement successifs, vers des erreurs mortelles. Au point de départ, il montre la misère, la souffrance, l'injustice. C'est là le déguisement, l'appât, car, en face de ces images qui évoquent autant de devoirs sociaux, un cœur chrétien s'émeut. Ces faits, choisis tous dans le même sens, évoqués fréquemment, tendent à inspirer peu à peu une conviction qui constitue la première étape-relais vers le progressisme et qui peut être ainsi formulée :
« LA MISÈRE DU PROLÉTARIAT EST LE FRUIT DU RÉGIME CAPITALISTE FONDÉ SUR LA PROPRIÉTÉ PRIVÉE DES BIENS DE PRODUCTION. LE SEUL MOYEN EFFICACE DE LUTTER CONTRE CETTE MISÈRE EST DONC LA SUPPRESSION DU RÉGIME CAPITALISTE. »
Notons avec précision où se situe l'erreur la plus grave de cette maxime. C'est une erreur *sur l'homme.* Elle suppose en effet que l'homme, propriétaire de biens de production, doit *inéluctablement* se conduire de façon injuste et telle que le prolétariat rural ou industriel, en résulte *nécessairement.*
Tant que l'on admet que les injustices commises par des patrons concrets sont des actes libres d'hommes qui, mieux formés et plus chrétiens, auraient pu agir autrement, le jugement reste sain.
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Mais dès que -- le positivisme aidant -- on admet que les salariés sont victimes du patronat « abstrait », et donc d'une exploitation qui résulte *nécessairement* DU CAPITALISME, c'est que l'on postule (consciemment ou non) que « *dans la production sociale de leur existence les hommes entrent dans des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté* ([^28]) », rapports qui sont pratiquement déterminés par les conditions matérielles de production. Dès lors le ferment du *matérialisme* est dans l'intelligence : celle-ci désespère du libre arbitre de l'homme dans l'économie.
Précisons davantage encore. Le déguisement chrétien qui consiste à dénoncer la misère et l'injustice enveloppe une attitude pratique -- que le chrétien se croit invité à adopter s'il veut être logique -- ET QUI N'ABOUTIT PAS A FONDER LA RESTAURATION SOCIALE SUR LA RÉFORME DES MŒURS, mais sur une réforme des institutions : la suppression du capitalisme, l'évolution « au-delà du capitalisme » ou n'importe quoi qui conduise à l'irresponsabilité anonyme collective dans l'économie.
Notons que ce premier degré du progressisme -- actuellement le plus répandu, d'après ce que nous avons pu observer dans les divers milieux -- consiste essentiellement dans la coexistence (contradictoire) 1° d'une vie chrétienne personnelle sérieuse, nourrie des idéaux chrétiens, avec 2° l'abandon de la réforme morale personnelle comme moyen fondamental pour réaliser ces idéaux dans la vie économique.
#### III. -- LA DIALECTIQUE CONTRE LA CHARITÉ
L'étape précédente, souvent, rassemble des chrétiens dont le cœur reste fondamentalement rattaché à l'Église, mais dont l'intelligence n'a pas été suffisamment formée pour éviter de se laisser contaminer. Ils souffrent et tournent en rond, à la fois sûrs de leur générosité et inquiets de voir que l'Église ne les suit pas.
Mais il y a, et c'est beaucoup plus douloureux encore, ceux qui, déjà séduits par ces erreurs sur l'homme et l'économie, cèdent aussi aux erreur ; sur l'histoire et la société. C'est le deuxième degré dans l'évolution vers le progressisme. Cette fois l'intelligence (consciemment ou non) va recevoir le ferment du matérialisme *dialectique* par le biais de la maxime suivante :
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« LE CAPITALISME EST UN SYSTÈME QUI NE SERA DÉTRUIT QUE PAR UNE LUTTE ACTIVE DONT LA LUTTE DES CLASSES COMMUNISTE FOURNIT LE MODÈLE PRATIQUE ET EFFICACE. »
Il va de soi que cette étape n'est atteinte que par approches successives. Le plus souvent, c'est la coopération pratique ou au moins la sympathie attentive à l'action des syndicats communistes qui y conduit. Mais les mauvaises lectures jouent efficacement le même rôle et l'influence de *La Quinzaine* était, par exemple, bien faite pour conduire les catholiques à ce degré.
Il comporte principalement l'acquiescement de l'intelligence à la dialectique comme ressort profond de l'histoire et principe d'explication de la Société. De proche en proche, elle découvre qu'il est vrai que « *l'histoire de l'humanité jusqu'à ce jour n'est que l'histoire de la lutte des classes* ([^29]) » et que l'explication des faits sociaux s'éclaire toujours à la lumière d'une théorie de l'exploitation.
Il est plus difficile au cœur -- à l'âme -- de rester intact à ce degré de perversion de l'intelligence. On constate fréquemment, à ce point d'évolution, un fanatisme parfois accentué, à caractère obsessionnel, et qui tend à ridiculiser « *l'utopie de la réconciliation des classes* », à s'attaquer violemment aux réalisations faites en ce domaine, et qui ne peuvent résulter que d'un « *paternalisme odieux, qui sait s'y prendre pour désarmer l'agressivité de la classe ouvrière.* »
Le développement du ferment dialectique dans l'intelligence -- et dans le cœur -- peut même devenir virulent au point de conduire le catholique à des critiques acerbes ou méprisantes contre le Pape, les Évêques et l'enseignement de l'Église. On ne cherche plus ici -- comme au degré précédent -- à infléchir cet enseignement dans le sens désiré. L'ennemi du Christ se sépare peu à peu de son déguisement : il a atteint le cœur. Il inspire alors de déplorer que l'Église soit « *complice du capitalisme* », qu'elle aille *contre* « le sens de l'histoire » ; et parfois même il parvient à persuader ses victimes de consommer un ultime déchirement.
\*\*\*
AINSI, l'ennemi du Christ fait tout le possible pour diffuser de fausses idées sur l'homme et le monde, sur l'histoire, sur la structure de la société et de l'économie.
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On peut alors comprendre pourquoi Pie XI écrivait ces lignes célèbres, mais qu'il convient, pour terminer, de citer à nouveau :
*Veillez, vénérables Frères, à ce que les fidèles ne se laissent pas tromper. Le communisme est intrinsèquement pervers et l'on ne peut admettre sur aucun terrain la collaboration avec lui de quiconque veut sauver la civilisation chrétienne... Quand les Apôtres demandèrent au Sauveur pourquoi ils n'avaient pu, eux, délivrer de l'esprit malin un démoniaque, le Seigneur répondit :* « *De pareils démons ne se chassent que par la prière et par le jeûne.* » *Le mal qui aujourd'hui ravage l'humanité ne pourra de même être vaincu que par une sainte et universelle croisade de prière et de pénitence. Et Nous recommandons tout spécialement aux Ordres contemplatifs d'hommes et de femmes de redoubler leurs supplications et leurs sacrifices, pour obtenir du ciel, en faveur de l'Église, un vigoureux appui dans les luttes présentes, grâce à la puissante intervention de la Vierge Immaculée, Elle qui écrasa jadis la tête de l'antique serpent et reste toujours, depuis lors, la sûre défense et l'invincible* « *Secours des chrétiens* » ([^30]).
Pour Pie XI comme pour Pie XII, le communisme est œuvre satanique. Plus que jamais, il importe de le rappeler.
Marcel CLÉMENT.
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### Notes critiques Une clef de la connaissance du communisme : La pensée du P. Bigo
EN SUIVANT d'aussi près que possible la pensée du P. Bigo, nous faisons exactement ce que fait une grande partie du catholicisme français. L'influence directe qu'exerce cette pensée sur les dirigeants de presse et d'organisations a pour conséquence une immense influence indirecte sur les organisés et sur les lecteurs de journaux. Quand nous avons écrit que l'attitude du catholicisme français à l'égard du communisme a pour clef les thèses du P. Bigo, c'était un pressentiment motivé : et pourtant nous sous-estimions encore le nombre de serrures qu'ouvre cette clef. Sachant ce que nous savons aujourd'hui, nous devons redoubler d'attention dans l'analyse de cette pensée dont l'importance est capitale. Beaucoup, et non des moindres, lui attribuent une valeur quasiment dogmatique. D'autres dépassent ses positions ou bien restent en de ça, mais finalement, s'ils donnent aux problèmes soulevés par le communisme des solutions partiellement différentes, ils posent ces problèmes dans les mêmes termes et dans les mêmes perspectives.
Ce serait une question de savoir si la pensée du P. Bigo est cause ou bien expression d'un état d'esprit que nous remarquons un peu partout. Sans doute est-elle l'une et l'autre, tour à tour ou simultanément. En tous cas elle est au centre.
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La connaissance du communisme, pour le catholicisme français, passe par le P. Bigo. Travailler à mieux connaître sa pensée est donc travailler positivement à éclairer cette connaissance.
#### I. -- UN TEXTE NOUVEAU
Voici qu'est publié un document nouveau du P. Bigo, le plus récent depuis ses *Aspects doctrinaux du progressisme* ([^31]) : sous le titre *L'Église en présence du communisme,* c'est le texte de son intervention à la Semaine des intellectuels catholiques de novembre dernier ([^32]).
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Des précisions y sont formulées qui nous manquaient jusqu'ici pour pénétrer plus complètement certains aspects essentiels de sa pensée. Des précisions déjà connues y trouvent un relief et un éclairage nouveaux. Une pensée vivante n'a jamais dit son dernier mot. Or, la pensée du P. Bigo est une pensée vivante -- et avec quelle vigueur ! On peut encore tout en attendre, et même le meilleur, parce qu'elle est écoutée, parce qu'elle est vivante, et parce que rien n'exclut qu'après une longue étude et un long itinéraire, le P. Bigo ne devienne finalement le grand docteur de la résistance chrétienne au communisme. Mais n'anticipons pas.
#### II. -- LA PENSÉE DE L'ÉGLISE ?
Dans son *Église en présence du communisme,* le P. Bigo est plus nuancé et plus explicite que dans ses *Aspects doctrinaux du progressisme*. Le titre néanmoins pourrait induire en erreur. Le P. Bigo ne fait pas un exposé de la pensée de l'Église, mais de la sienne propre. Cette nuance n'apparaît pas au premier abord, et c'est même plutôt la nuance contraire qui apparaîtrait. Premièrement dans le titre. Secondement dans la manière de l'auteur. Il dit rarement : « *je pense que...* ». Il dit plus souvent « *l'Église* » et « *la doctrine de l'Église* ». Mais ce n'est qu'une apparence. Un examen plus attentif montre que le contenu n'est pas une analyse des avertissements concernant le communisme publiés par Pie XI et Pie XII. Le P. Bigo fait allusion aux « *directives que l'Église nous a données* », mais il n'en rappelle ni la teneur ni les références. Il ne remarque pas non plus, et ne fait pas remarquer, que ces « *directives* » s'appuient souvent sur ce que j'appellerai un « exposé des motifs », et que tous ces exposés des motifs mis ensemble constituent une profonde étude de la réalité communiste et l'expression, précisément, de la *pensée de l'Église* à ce sujet.
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Il est regrettable que l'on se réfère toujours aux seules *directives* de l'Église, sur un plan disciplinaire, et quasiment jamais, sur le plan de la connaissance du communisme, aux *motivations* de ces directives. Les directives ne sont pas la pensée de l'Église : elles en sont la conséquence pratique.
Cette considération est d'ordre général et ne vise pas particulièrement le P. Bigo. On ne lui reproche pas ici d'avoir exposé sa pensée propre sur le communisme : c'est chose parfaitement licite. Il importait seulement de situer son propos, en dégageant sa réalité d'une apparence contraire ; le P. Bigo, dans le texte que nous étudions, n'enseigne pas la doctrine des Papes, il fait autre chose, qui n'est pas contradictoire, mais qui est différent.
#### III. -- DISCRIMINATION ENTRE LES TOTALITARISMES
Le P. Bigo condamne toute complicité théorique ou pratique avec le communisme. *Sur le plan doctrinal,* dit-il, *adhésion impossible ;* et *sur le plan de l'action,* ajoute-t-il, *coopération impossible.* Néanmoins, la question est posée de savoir s'il va plus loin que Ce double refus, si sa défense contre le communisme est autre chose que purement négative. La question est posée de savoir s'il envisage une résistance positive à l'entreprise soviétique. Refuser son accord, refuser son concours, c'est une chose. Une bonne chose en soi, mais insuffisante : si l'on se borne à ce refus, il peut être une manière de *laisser faire* sans coopérer ni adhérer.
Certes, le communisme est « complexe » et il « pose à la conscience chrétienne un problème déchirant » (p. 110). Mais voici ce qu'en écrit le P. Bigo :
« Il n'est pas facile de tenir tout entière sous le regard de l'esprit la complexité du communisme, pas facile de faire le tri entre des éléments contradictoires si profondément amalgamés dans sa doctrine, pas facile de faire ce discernement dont personne ne nous saura gré, *ni les adversaires du communisme qui nous reprocheront d'être ses complices,* ni les communistes qui ne nous pardonneront pas d'opérer cette critique. » (p. 110 ; ici comme dans toutes les citations suivantes, c'est moi qui souligne.)
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Le P. Bigo parle des « adversaires du communisme » comme s'il n'en était pas lui-même. Il en parle comme si, entre l'adhésion et l'opposition au communisme, il existait une troisième position, la sienne (voire, suggère-t-il, celle de l'Église) ; une troisième position qui serait en somme de neutralité réservée, de refus sans combat. Avant de pousser plus loin l'examen, il apparaît paradoxal, ou impossible, que le P. Bigo ne soit en rien, nulle part, *adversaire* du communisme, et que sur aucun terrain il ne s'emploie à le combattre. Il apparaît incroyable qu'il puisse relever de cet état d'esprit que *l'Osservatore romano* flétrissait chez certains catholiques français, au mois de février 1954, en le définissant comme un « *refus du combat* ». Au demeurant, nous ne tenons pas pour acquis que ce refus du combat soit bien dans la pensée du P. Bigo. Mais si nous cherchons où et comment il envisage une résistance et un combat, il est de fait que nous ne trouvons rien dans son propos. A la question *quand* et à la question *comment* faut-il combattre le communisme, le P. Bigo n'a jamais, à notre connaissance, répondu. Il n'est *ni adversaire ni complice.* Il n'appartient ni au camp du communisme, ni au camp de ses adversaires. Il ne faut pas, il le dira, aider à la victoire du communisme (p. 118) ; mais je ne vois pas où il dirait qu'il faut travailler positivement à empêcher cette victoire.
\*\*\*
LE P. BIGO ne retire rien à l'impossibilité d'adhérer et de coopérer au communisme ; mais il nuance cette impossibilité. Il « résume » sa pensée par « deux expressions » (p. 115). *Sur le plan doctrinal* (...) « *adhésion impossible, discernement nécessaire* ». *Sur le plan de l'action* (...) « *coopération impossible, dialogue nécessaire* ». Il revient avec insistance sur cette nécessité du dialogue (p. 119). Il s'écrie : « *Communiste, mon frère, comment aller jusqu'à toi ?* » Arrivé à ce point, je ne vois pas en quoi ni pourquoi les communistes sont nos frères privilégiés. Je dis privilégiés. Je vois en quoi ils sont nos frères, c'est le privilège que je ne comprends pas.
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Car il ne s'agit pas ici de traiter tout communiste en être humain. Il s'agit d'autre chose et de bien plus. Il s'agit d'un privilège, et la démonstration peut en être produite immédiatement.
Si le P. Bigo voulait simplement faire entendre qu'il existe un homme en chaque communiste, et qu'il devra toujours être traité en homme, créature de Dieu, rachetée par Notre-Seigneur Jésus-Christ, *alors sa phrase devrait rester vraie même si l'on changeait l'étiquette.* A la place de « communiste », on pourrait inscrire le nom de n'importe quelle erreur, de n'importe quelle hérésie, de n'importe quelle perversion. Par exemple, le nom du nazisme. Chaque fois que l'on me prêche la charité à l'égard du communisme, et que j'hésite sur le point de savoir s'il s'agit de la charité véritable, ou d'une complaisance indue, j'examine quel son rendrait le même discours, dans la même bouche, en y mettant « nazisme » à la place de « communisme ». Ici, cela donnerait :
« Nazi, mon frère, comme aller jusqu'à toi ? »
Or, je dois bien constater que je n'ai jamais entendu le P. Bigo tenir un semblable propos.
Hier, on refusait le dialogue avec le nazisme et l'on prêchait la résistance. Aujourd'hui les mêmes ne prêchent plus la résistance, mais nous invitent au dialogue avec le communisme. Laquelle de ces deux attitudes est la bonne ? Et quand donc s'est-on trompé ? Quand on *résistait* au totalitarisme ? ou quand, tout en refusant son adhésion, on cherche à *dialoguer* avec lui ?
#### IV. -- MOTIF DE LA DISCRIMINATION
Je ne cherche nullement à embarrasser le P. Bigo par cette comparaison. C'est moi au contraire qui suis embarrassé. Je cherche à comprendre. Je cherche la raison de cette discrimination entre les totalitarismes, de cette discrimination en faveur du communisme. Et je crains bien de la trouver. Si je me trompe, si j'interprète mal, qu'on me le dise. Voici ce que je vois.
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Je vois que le communisme est dans le sens de l'histoire et qu'il sera nécessairement vainqueur, tandis que (par exemple) le nazisme n'y était pas et devait être vaincu. Je ne vois pas cette proposition explicitement formulée. Mais je vois ceci (pp. 110-111) :
« Un précédent devrait ici nous éclairer. Nous nous sommes trouvés une fois déjà, nous catholiques français, *dans une situation analogue.* Nous en parlons à notre aise, *maintenant que nous nous sommes réconciliés* avec les principes de liberté, d'égalité et de fraternité que véhiculait la Révolution française. Nous risquons d'oublier. En réalité, la double hostilité à l'Église des idées et du pouvoir, cette conjonction si redoutable chaque fois qu'elle s'est historiquement produite, le monopole de l'Église constitutionnelle, la division du clergé, la persécution des réfractaires, les exécutions d'hommes et de femmes qui n'étaient pas des criminels, c'était là des formes très graves de persécution que nous retrouvons dans les démocraties populaires : aux catholiques du temps, la Révolution apparaissait destructrice de la foi et l'était réellement. Nous ne pouvons pas leur reprocher de l'avoir repoussée de toutes leurs forces. Nous souhaiterions seulement que tous aient eu assez d'intelligence historique pour comprendre que ce mouvement, si réellement néfaste pour leur foi, *était aussi porteur des idées qui allaient un jour,* dans un autre contexte et dans des formes moins tyranniques, *triompher dans les esprits et dans les institutions.* Qui peut nier que le monde d'aujourd'hui se trouve démocrate ?...
« ...Devant la réalité du communisme, quel prêtre prendrait la responsabilité d'engager la pensée chrétienne dans une attitude qui ne discernerait pas, au sein de cette réalité, mêlées à de redoutables erreurs, déformées par ces erreurs, *les idées qui,* sous une forme actuellement imprévisible et *sûrement* très différente de la forme qu'elles ont prises dans les démocraties populaires, *se dégageront peut-être un jour du gigantesque creuset marxiste* ».
Voici donc le motif du *privilège* accordé au communisme par rapport aux autres totalitarismes et aux autres matérialismes : c'est un totalitarisme *qui l'emportera.* L'affirmation est nuancée d'un *peut-être* qui ne m'échappe pas. Mais il ne saurait non plus nous échapper que ce *peut-être* arrive très tard, au moment où devient explicite la conclusion d'un propos qui n'était nullement hypothétique à son départ.
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En outre, ce *peut-être* vous a un air d'avoir été rajouté au dernier moment, dans une phrase qui ne le comportait pas, davantage comme une précaution que comme une nuance. Non seulement la phrase ne le comportait pas, mais elle l'excluait. Elle disait : *sûrement,* et elle le dit toujours. En ajoutant le *peut-être,* le P. Bigo ne s'est pas avisé qu'il laissait subsister, deux lignes plus haut, ce *sûrement* bien révélateur. Ce n'est qu'une hypothèse (qu'on en propose une autre). Cette hypothèse a l'avantage de rendre compte du charabia final, selon lequel il se dégagerait *peut-être* des idées sous une forme *sûrement* très différente. Je prie le lecteur de relire la citation, et d'analyser de très près cette occurrence illogique du *sûrement* et du *peut-être *: elle donne à penser.
Le P. Bigo ne nous dit pas que les idées de la Révolution française étaient bonnes et vraies. Il nous dit qu'elles ont *triomphé dans les esprits et dans les institutions.* Il ne nous dit pas que les catholiques ont manqué de discernement en n'apercevant pas sur le moment ce que la Révolution française contenait de vrai et de bon. S'il nous le disait, nous pourrions admettre, au moins partiellement, son propos, et en tous cas sa manière de poser la question. Dans *La France contre les robots,* Bernanos a fait l'éloge sinon des idées de la Révolution française, du moins de l'élan qui les portait, des aspirations qui les animaient. Cet éloge peut être jugé excessif. Mais qu'on admette ou non le jugement de Bernanos, la perspective dans laquelle s'inscrit ce jugement est parfaitement normale et admissible. Elle cherche le bon et le vrai. La perspective du P. Bigo, fondamentalement différente, s'attache au *fait.* Le fait du *triomphe dans les esprits et les institutions.* Le fait accompli. Sans doute le P. Bigo estime-t-il que ce triomphe est juste : mais ce n'est pas la justice qui le frappe surtout, ce n'est pas elle qu'il invoque, il invoque le fait. Il y a là un renversement des valeurs. De toute évidence, le P. Bigo tient pour informulable, impensable, ou négligeable, l'objection qui dirait : « Mais ce qui a ainsi triomphé, c'est le mal ». Il ne sépare pas le fait du bien -- et il met l'accent beaucoup plus sur le fait que sur le bien.
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C'est un évolutionnisme historique, considéré à la fois comme fatal dans l'ordre de l'événement et comme incontestable sur le plan des valeurs. Ou alors, si ce n'était pas cela, en quoi donc consisterait l'argument du P. Bigo ?
Ce qui arrive est inévitable. Et ce qui arrive est *bien,* pour la seule raison que cela arrive, que cela « triomphe dans les esprits et les institutions ». Le communisme est promis à un « triomphe » semblable : il faut avoir « assez d'intelligence historique » pour l'apercevoir. Il y a là une certaine philosophie de l'histoire, indiquée au passage, et hésitante devant la formulation explicite de ses principes et de ses conclusions. Hésitante, mais *elle est la ;* et c'est elle qui commande les choix et les attitudes du P. Bigo.
\*\*\*
L'EXCLAMATION : *quel prêtre prendrait la responsabilité*... (relisez la suite : c'est le dernier alinéa de la citation ci-dessus) est étrange et inquiétante. Cette responsabilité, un prêtre l'a prise pourtant devant le communisme, comme il l'avait prise devant la Révolution française, le premier de tous les prêtres, le propre Vicaire de Jésus-Christ, le Pape. Le P. Bigo n'aperçoit-il pas *le fait :* à savoir que *cette responsabilité a été prise ?* et n'aperçoit-il pas *le droit :* qu'il était *juste de prendre cette responsabilité ?* Malgré leur « triomphe » et leurs transformations, les idées de la Révolution française gardent inchangé ce qui les a fait condamner par l'Église, et cela, l'Église ne l'admet pas plus aujourd'hui qu'hier : la négation de la source en Dieu de toute autorité ([^33]). Cette négation est et demeure inacceptable et inacceptée. Le triomphe dans les esprits et les institutions du naturalisme, du laïcisme, est un fait accompli, du moins en France, mais un fait qui *doit* être changé. L'évolutionnisme historique a pour conséquence un fétichisme du fait accompli -- considéré non plus comme une acquisition immuable, mais comme une étape du devenir. Le P. Bigo sacrifie à ce fétichisme. Du moins, à l'endroit cité et de la manière que j'ai dite.
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#### V. -- ÉVOLUTIONNISME HISTORIQUE
Dans le chapitre de *Marxisme et Humanisme* ([^34]) où il développait la même idée (pp. 126-131), l'accent était analogue, mais placé différemment. Il était mis sur l'évolution que connaîtra lui-même le marxisme, à l'image de celle qu'a subie la « démocratie rousseauiste ». Les deux évolutions sont liées dans la pensée du P. Bigo. Il y a premièrement une évolution qui impose le triomphe, dans les esprits et les institutions, de certaines « grandes mystiques temporelles qui opèrent des bouleversements, de véritables « catastrophes » dans les structures mentales et sociales de l'humanité » (*Marxisme et Humanisme*, p. 127). Et il y a simultanément l'évolution interne de ces grandes mystiques temporelles. Si bien que *le communisme n'est pas acceptable,* mais *il le sera*. Il le sera parce que le moment viendra où l'on ne pourra plus refuser son triomphe, et parce qu'en même temps on verra s'atténuer ou disparaître en lui ce qui, aujourd'hui et *provisoirement,* motive notre refus. Le P. Bigo partage ce refus, pour les raisons qui sont celles de l'Église, semble-t-il. Mais il ajoute, ce que l'Église n'ajoute pas, que ces raisons deviendront un jour périmées et ce refus sans objet. Il l'ajoute de manière suffisamment parlante, expressive, persuasive, pour qu'il soit nécessaire de préciser, comme nous l'avons fait d'emblée, et contrairement à ce que l'on entend souvent dire, qu'il n'exprime pas la pensée de l'Église, mais sa pensée propre sur le problème posé à « l'Église en présence du communisme ».
En outre, les perspectives évolutionnistes du P. Bigo doivent bien avoir quelque conséquence sur le contenu et la qualité du refus qu'il oppose momentanément au communisme. Il prononce ce refus que l'Église prononce : il le prononce par discipline et par conviction, je l'admets entièrement. Mais enfin, supposons un théologien qui croirait que Satan puisse demain se convertir : il pourrait bien prononcer à certains égards le même jugement que l'Église sur Satan, et souvent avec les mêmes mots, ces mêmes mots ne recouvriraient ni la même pensée, ni la même attitude intérieure, ni le même comportement pratique.
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CONSIDÉRER LA RÉVOLUTION française comme un *précédent* et une *situation analogue* au communisme est une comparaison possible, mais c'est chez le P. Bigo une pensée marxiste, conçue dans une perspective marxiste, et c'est lui qui le dit (*Marxisme et Humanisme, p. *126) :
« Il est éclairant de se reporter à une autre grande mystique révolutionnaire dont la percussion sur l'histoire semble comparable à celle du socialisme marxiste : la mystique républicaine de ce qu'on a appelé, peut-être à tort, la « grande » Révolution. Ce *parallèle est très marxiste :* Marx, dans son « Manifeste », fait plus que le suggérer, il l'impose. »
Voici donc, dans Marxisme et Humanisme, l'idée que nous avions trouvée dans *l'Église en présence du communisme *:
« Un énorme partage s'est opéré entre les éléments que la Révolution portait en elle. La démocratie a triomphé comme doctrine politique et comme technique de dévolution du pouvoir... Mais la démocratie s'est peu à peu dégagée de la métaphysique de l'homme dont elle s'inspirait au départ.
A l'état naissant, la mystique révolutionnaire tranchait de tous les grands problèmes de l'existence humaine. Elle véhiculait une métaphysique et une philosophie totale. Elle avait son idée sur Dieu, sur la religion, sur la destinée.
*L'histoire* a trié là-dedans. La mystique républicaine et démocratique s'est progressivement décantée au cours de l'histoire. De religion laïque, qu'elle était au départ, un siècle et demi *d'évolution* l'a peu à peu ramenée à une grande doctrine et à une haute technique du pouvoir, à une certaine conception et à une certaine organisation de la relation entre gouvernants et gouvernés, à une *politique* en un mot, au sens le plus large du terme... S'il y a encore des « purs », des « radicaux », pour penser que l'on ruine la démocratie en la séparant de la métaphysique de l'homme dans laquelle la démocratie s'est d'abord pensée, il y en a beaucoup qui n'hésitent pas à penser la démocratie dans une philosophie toute différente et dont on ne peut suspecter les convictions démocratiques. » (*Marxisme et Humanisme,* pp. 126-127.)
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Le P. Bigo considère donc que, grâce à *l'histoire* et à *l'évolution,* la démocratie de la Révolution française est devenue à la fois acceptable et inévitable. Il croit tellement à l'évolution historique qu'il va même jusqu'à écrire (p. 127) qu' « *aucun roi n'oserait plus gouverner comme Louis XIV ou comme Élisabeth première du nom* », sans s'apercevoir qu'en régime communiste précisément, l'arbitraire de l'État et le « culte de la personnalité » en *osent* infiniment davantage que ne le fit jamais Louis XIV.
La manière dont le P. Bigo juge la Révolution française est peut-être à l'origine de la manière dont il juge la révolution communiste. Ce qui s'est imposé de la Révolution française est ramené à « *une technique de dévolution du pouvoir* », c'est-à-dire à la désignation des gouvernants par les gouvernés : mais cela n'est ni une création ni un reliquat de la Révolution française. Cela est la démocratie classique, celle de toujours, celle que décrivent et qu'admettent Aristote et saint Thomas, et avec laquelle l'Église n'eut jamais de conflits de principes. Le propre de la Révolution française a été non pas de donner aux gouvernés la *désignation* des gouvernants, mais de voir en eux *la source et la légitimation* de *l'autorité,* et de faire de la démocratie une autocratie, ce qui est une atteinte à la morale chrétienne et à la morale naturelle. Or, sur ce point, la pensée démocratique et les réalités constitutionnelles de la République n'ont pas fondamentalement varié. Ou si elles ont varié, il faudrait nous montrer clairement en quoi et comment.
« Beaucoup n'hésitent pas à penser la démocratie dans une philosophie toute différente » de celle qui animait la Révolution française : mais cela n'est pas dû à un « tri » opéré par *l'histoire* et *l'évolution* sur ce qu'apportait la mystique révolutionnaire de 89. C'est une réalité beaucoup plus ancienne. La démocratie entendue simplement comme une « technique de dévolution du pouvoir », Aristote l'a « pensée » sans aucune difficulté dans les perspectives de la morale naturelle, et saint Thomas dans celles de la morale chrétienne.
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Et l'on aurait pu attendre de la démocratie chrétienne qu'elle en fit autant : mais, par un mouvement inverse à celui qu'aperçoit le P. Bigo, ce sont les chrétiens qui ont été partiellement gagnés non pas à une « technique de dévolution du pouvoir » parfaitement admissible en doctrine et en morale, mais à la philosophie naturaliste et laïciste qui fait l'originalité de la démocratie révolutionnaire.
La même confusion des perspectives se retrouve dans le second terme de la comparaison (*Marxisme et Humanisme,* pp. 128-129) :
« Si le socialisme marxiste subit la même évolution que la démocratie rousseauiste, un partage semblable s'opérera en lui. Il s'affirmera de moins en moins comme une philosophie totale, il se dépouillera de ses revêtements métaphysiques, il se muera en une grande doctrine politique, en une haute technique de dévolution du pouvoir économique.
Quelque chose restera du marxisme comme quelque chose est resté du rousseauisme. Quoi exactement ? Il est très délicat de le prophétiser. Il semble que le marxisme se traduira dans l'histoire par une modification définitive dans la technique de dévolution du pouvoir économique... Avec le socialisme marxiste, quelque chose est fini, quelque chose s'est aboli dans les esprits avant de s'abolir dans les institutions : un pouvoir économique absolument autonome et lié à l'argent. Quelque chose commence, une ère nouvelle s'ouvre, l'ère d'un pouvoir économique s'appuyant sur la volonté des masses. »
Assurément, le caractère abrupt de l'évolutionnisme du P. Bigo est déconcertant. Les choses *finissent,* et c'est *définitif.* On ne peut plus oser gouverner comme Louis XIV, disait-il plus haut, en raison de *l'évolution* démocratique : et il n'aperçoit pas Staline. Il n'aperçoit pas que les choses finissent, certes, mais *pour un temps...* Passons.
Le P. Bigo attribuait à la Révolution française l'invention d'une « technique de dévolution du pouvoir » qui se trouvait chez Aristote et chez saint Thomas (et chez cent autres). Il attribue maintenant à la Révolution de 1917 une « technique de dévolution du pouvoir économique » qui est dans toute l'histoire de l'humanité. Marx n'a pas inventé le communisme (au sens étymologique). La propriété collective a toujours été *l'une* des formes *normales* de la propriété, coexistant avec la propriété privée.
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C'est la Révolution française qui a détruit cette coexistence. Et ce « communisme » là a été bien oublié au XIX^e^ siècle. Mais il n'est ni une création ni un apport marxiste.
La désignation des gouvernants par les gouvernés et la propriété collective sont choses vieilles comme le monde. *Elles conviennent ou ne conviennent pas selon les temps et les lieux.* Elles sont en effet, elles ont toujours été reconnues *conformes* à la raison, à la condition de ne pas devenir des dogmes obligatoires. La nouveauté qu'apportent à leur égard la Révolution de 1789 et celle de 1917 est de les imposer en cherchant à détruire tout ce qui, dans les esprits et les institutions, reste distinct et différent d'elles. Alors ces « techniques de dévolution » deviennent des techniques d'oppression.
\*\*\*
DANS *L'Église en face du communisme,* le P. Bigo envisage avec plus de prudence, moins d'assurance, mais dans les mêmes perspectives, *l'évolution* possible du communisme. Dans *Marxisme et Humanisme,* il la présentait comme probable et comme probablement fatale. Ici (à part le texte commenté plus haut qui comportait une curieuse occurrence du *sûrement* et du *peut-être*)*,* il se contenterait plutôt d'ouvrir la porte à son éventualité :
« ...Mais, dira-t-on alors, le communisme peut évoluer. La question est d'importance. Elle est à l'arrière-plan de beaucoup de complicités pratiques de chrétiens à l'égard du communisme.
Non, diront certains, le communisme ne peut évoluer, car il est, selon le Pape Pie XI, *intrinsèquement pervers. --* Nous croyons qu'il n'est pas possible d'attribuer ce sens à la parole de *Divini Redemptoris.* Par cette expression, Pie XI a déclaré que le communisme était moralement condamnable dans des éléments de sa pensée et de son action essentiels et qui sont considérés par les communistes eux-mêmes comme essentiels. Il n'a pas dit -- sa condamnation est assez ferme pour que nous n'y ajoutions pas indûment -- que les communistes ne pouvaient pas sur ces points essentiels marquer une évolution. Mais il a dit implicitement que si un tel changement se produisait, il signifierait de la part du communisme historique que visait son encyclique une véritable conversion. » (*L'Église en face du communisme,* p*. *117.)
79:6
Pardon : ne confondons pas. L'évolution est une chose, la conversion en est une autre. La conversion n'est pas le produit historique d'une évolution. Même quand elle a été préparée par une évolution, elle est une rupture avec cette évolution même. Le mot *conversion* vient à la fin du paragraphe pour couvrir, ou pour couronner, ce que la pensée du P. Bigo définit au contraire comme une évolution historique. Et après avoir dit *conversion,* le P. Bigo revient immédiatement à la seule évolution, il affirme au début du paragraphe suivant : « *Le communisme peut évoluer.* » Évoluer ou se convertir ? L'équivoque est mortelle.
Le P. Bigo croit à l'évolution du communisme et il s'intéresse à cette évolution. Je crois à la conversion des communistes et je m'intéresse à cette conversion. L'évolution du communisme ne m'intéresse guère. Inversement, je ne vois pas le P. Bigo s'intéresser souvent à la conversion des communistes. Pourtant, la « pensée de l'Église », c'est la *conversion,* non ?
#### VI. -- LES « MYSTIQUES TEMPORELLES »
Pour pénétrer plus profondément la pensée du P. Bigo sur l'évolution du communisme, il faut se souvenir de ce qu'il écrivait dans *Marxisme et Humanisme* (p. 127) :
« La Révolution (de 89) a démontré qu'à côté des grandes mystiques spirituelles et religieuses qui traversent l'histoire humaine et transforment *la structure même de l'homme* (sic), il existe aussi, travaillant l'histoire et l'homme en profondeur, mais sur un autre plan, de grandes mystiques temporelles qui opèrent des bouleversements, de véritables « catastrophes » dans les structures mentales et sociales de l'humanité. »
Ce dualisme, cette indépendance *sans* interdépendance laisse rêveur. Cela pourtant est essentiel à la pensée du P. Bigo. Il considère que des « mystiques » entièrement coupées du Christ, et même en révolte contre lui, peuvent produire des apports positifs à l'histoire de l'humanité.
80:6
Faut-il penser alors que la Providence, que l'Esprit Saint travaillent même à travers et par ces « mystiques » ? D'autre part, faut-il penser que les « mystiques religieuses », disons que la religion du Christ transforme seulement la « structure » de l'homme ? La *structure même de l'homme,* c'est d'ailleurs beaucoup dire, et beaucoup trop peu néanmoins. En convertissant les esprits et les cœurs (ce qui n'est pas changer « *la structure même* de l'homme »), le christianisme transforme profondément les sociétés. Le P. Bigo ne l'affirme pas. Nous touchons ici, je crois, au cœur même de sa pensée historique, et nous craignons d'y trouver une grande confusion.
Ce dualisme, en tous cas, inspire la conclusion célèbre de *Marxisme et Humanisme* (p. 261) :
« Peut-être le marxisme peut-il s'ouvrir à l'idée qu'à côté des mystiques temporelles qui changent les structures des sociétés, il y a place pour des forces spirituelles qui changent l'homme lui-même et apportent une solution finale à son problème total. Peut-être peut-il envisager de se soumettre aux légitimes exigences que ces forces spirituelles posent, au nom de l'homme, à cette transformation des structures mêmes... Une ère nouvelle s'ouvrirait grâce à la convergence des deux plus grandes forces qui soient actuellement au travail dans le monde, le courant social sur le plan temporel, le courant chrétien sur le plan spirituel. Combien de décades d'*incompréhension* et de *batailles inutiles* faudra-t-il pour en venir là ? »
Ce qui m'occupe pour le moment, ce n'est pas le refus de « *batailles* » réputées « *inutiles* », c'est ce dualisme qui donne aux forces spirituelles l'homme intérieur, et les structures de la société aux mystiques temporelles. Il est vrai que la religion chrétienne demande d'abord (ex, en un sens, seulement) la conversion de l'homme intérieur. Il est vrai que des mystiques temporelles ont opéré des transformations sociales. Mais enfin, ce cœur même de la pensée du P. Bigo est bien sommaire.
81:6
Il existe des réalités historiques, et sans doute les plus importantes, qu'un regard évolutionniste discerne mal. En recherchant d'abord (et en un sens, je le répète, seulement) la conversion de l'homme intérieur, le christianisme a opéré, comme sans l'avoir voulu, de profondes transformations « sociales » authentiques progrès ; mais précaires parce que constamment menacés.
Les mystiques temporelles ont produit des bouleversements sur lesquels il est au contraire difficile de revenir, qui ont modifié le visage et les structures des sociétés, qui ont changé les termes dans lesquels se posent les « problèmes contemporains », mais qui ont davantage éloigné que rapproché les hommes du but qu'elles se proposaient. L'efficacité visible, en matière sociale, et la transformation durable, apparaissent plutôt du côté des mystiques temporelles. A la condition de les envisager dans une perspective historique et évolutionniste, c'est-à-dire plus *descriptive* que *critique,* et de ne pas trop poser à leur propos les questions du bien et du mal, du juste et de l'injuste, de l'utile et du nuisible.
Une vue plus attentive que celle du P. Bigo marquerait davantage, ou même disons simplement marquerait (car il ne la marque pas du tout) l'efficacité profonde mais parfois peu visible, dans l'ordre social aussi, de ce qu'il appelle les « forces spirituelles ». Et elle marquerait l'efficacité purement descriptive des « mystiques temporelles » : elles changent la surface du monde, et c'est vrai, cela existe, c'est important, c'est énorme, cela semble même « définitif », mais elles la changent (presque) *toujours en pire.* Les mystiques temporelles de libération sociale de l'homme ont abouti à augmenter son asservissement social. Elles sont condamnées, comme tout ce qui est séparé du Christ, à procurer le contraire de ce qu'elles voulaient donner. Après la Révolution française, « on n'oserait plus gouverner comme Louis XIV », dit le P. Bigo, et ce n'est pas vrai, répond Staline : mais ce qui est vrai, c'est que les libertés sociales du sujet de Louis XIV ont été perdues, remplacées par d'autres qui sont inférieures en étendue comme en qualité.
\*\*\*
RELISONS encore une fois la conclusion de *Marxisme et Humanisme* (p. 261) :
82:6
« ...Une ère nouvelle s'ouvrirait grâce à la convergence des deux plus grandes forces qui soient actuellement au travail dans le monde, le courant social sur le plan temporel, le courant chrétien sur le plan spirituel. Combien de décades d'incompréhension et de batailles inutiles faudra-t-il pour en venir là ? »
Soyons nets : le « courant chrétien » *n'est donc pas au travail sur le plan temporel ?*
Ou bien : ne peut-il y être que dans et par une convergence avec le marxisme ?
\*\*\*
CE DUALISME du P. Bigo, qui néglige la fécondité sociale de la conversion intérieure, et qui magnifie l'efficacité dangereuse des mystiques temporelles, est essentiel aux démarches de sa pensée et commande son attitude. C'est lui qui inspire la conclusion de *L'Église en face du communisme,* et cette conclusion prend tout son relief quand elle est replacée dans les perspectives fondamentales *de Marxisme et Humanisme.* Le P. Bigo parle d'un jeune camarade communiste (p. 120) :
« J'ai eu un jour l'occasion de mettre ce jeune camarade en contact avec la charité vivante de l'Église, qu'il ne connaissait pas parce qu'elle travaille en silence, sans publicité.
Je lui ai fait rencontrer des femmes chrétiennes qui ont donné toute leur vie pour aider quelques-unes de leurs sœurs à retrouver, du fond de leur misère, le sens de l'amour, du foyer, du travail, de la vie.
Il en a été bouleversé, il aurait voulu que certaines de ses camarades communistes fassent comme elles.
Et cet homme m'a dit, ce soir-là, quand nous nous sommes séparés : « Au fond, le travail que nous faisons, nous communistes, sur le plan temporel, vous le faites, vous catholiques, sur le plan spirituel. » *Tout est là*. Quand cette parole sera dite, non par un communiste, mais par le communisme, *et que le communisme aura commencé à changer en lui ce qui doit être changé pour que cette parole-là soit vraie* ([^35]), alors les conditions du dialogue et de la collaboration seront transformées. »
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Ce jeune communiste a tenu au P. Bigo le langage de *Marxisme et Humanisme :* reconnaissance réciproque des deux plans, reconnaissance du dualisme, au communisme le plan temporel, au christianisme le plan spirituel. Alors, évidemment, le P. Bigo exulte : *tout est là,* dit-il. Il en dit trop. Il se rattrape, mais mal. Il demande simplement au communisme de changer ce qui doit être changé *pour que cette parole-là soit vraie.* Et que la *collaboration* devienne alors possible. Le P. Bigo vit dans cette attente et dans cette espérance. Mais ce n'est pas l'espérance d'une conversion. Ce n'est pas mon espérance. Oserai-je dire que ce n'est pas davantage celle de l'Église ?
*Pour que cette parole-là soit vraie :* « ce que nous faisons, nous communistes, sur le plan temporel, vous le faites, vous catholiques, sur le plan spirituel... » Littéralement, le P. Bigo ne s'en est pas avisé, cette parole est affreuse, parce que littéralement, *ce que les communistes font* sur le plan temporel, il faudrait que le catholicisme le fît sur le plan spirituel. Littéralement, ce n'est même pas une évolution du communisme que cette parole appelle, c'est une évolution du catholicisme. Et certains ont bien dû entendre littéralement cette parole-là, qui travaillent surtout à une évolution du catholicisme...
Littéralement, cette parole-là, c'est précisément ce que le communisme tente d'imposer aux églises, dans les pays passés sous sa domination.
Quoi qu'il en soit du sens littéral, que le P. Bigo devrait bien rectifier de toute urgence, toute la pensée du directeur de *l'Action populaire* est tournée vers cette éventualité incertaine : une évolution du communisme qui, gardant l'emprise du temporel, abandonnerait le spirituel aux religions. Mais, incertaine ou pas, cette éventualité même serait *insuffisante.* Et il est clair que le P. Bigo la trouve suffisante.
#### VII. -- A FAIRE ET A NE PAS FAIRE
En conséquence de quoi, nous découvrirons ce que nous devons faire et ce que nous ne devons pas faire. La collaboration qu'une évolution historique rendra possible (après des « décades d'incompréhension et de batailles inutiles ») est aujourd'hui inacceptable :
84:6
« *Nous n'avons pas le droit de donner notre collaboration au communisme en précédant de nos désirs une évolution qui ne s'est pas produite et qui ne se produira peut-être jamais* » (*L'Église en présence du communisme,* p. 118). Le P. Bigo ajoute même avec beaucoup de force que ce qui peut être permis, ou inévitable, dans un pays sous domination communiste, n'est ni inévitable ni permis pour nous :
« Le communisme n'est pas en France le pouvoir établi. Nous sommes donc obligés de tenir compte du risque de contribuer d'une manière efficace à l'avènement du communisme dans notre propre pays et par conséquent du risque de nous rendre responsables de cet avènement... » (p. 118.)
Position très nette sur ce point, qui condamne *hic et nunc* toute collaboration avec le communisme. De même le P. Villain, au milieu d'affirmations plus discutables, et que nous avons discutées ([^36]), précise dans le même sens qu' « *il faut éviter de coopérer à la victoire du communisme* ».
Pourtant, cette « victoire du communisme » est une notion imprécise. Le P. Bigo est plus précis (mais aussi plus restrictif) en parlant de « l'avènement du communisme dans notre propre pays ». Cette prudence est nécessaire. Est-elle suffisante ? Elle appelle deux questions, qui sont deux objections :
1\. *L'abstention suffit-elle ?* Le P. Bigo voit bien le risque de contribuer à l'avènement du communisme dans notre pays et la responsabilité de coopérer à cet avènement. Il dit très bien qu'il ne faut pas porter cette responsabilité ni courir ce risque. Mais il existe un risque connexe, une responsabilité voisine, qu'il n'aperçoit pas, ou du moins, dont il ne parle pas.
L'abstention, le simple refus de collaborer, comporte, si l'on n'y ajoute rien, le risque de *n'avoir pas empêché de manière efficace* l'avènement du communisme dans notre propre pays et ce serait une autre manière d'être *responsable de cet avènement.*
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C'est ici que j'interroge le P. Bigo, et non pour la première fois : faut-il, oui ou non, travailler positivement à contrecarrer et empêcher les progrès politiques du communisme en direction de la prise du pouvoir ?
Si non, pourquoi ?
Si oui, *comment ?*
Ce « comment » n'apparaît jamais dans les propos du P. Bigo. Il conseille le refus. Il conseille le dialogue. Il conseille le discernement. Mais enfin, refus, dialogue et discernement sont-ils des moyens, sont-ils les seuls moyens de barrer au communisme la route du pouvoir ?
Ma question est inquiète : car je repense aux *batailles inutiles* qui sont le dernier mot de *Marxisme et Humanisme.* Faire plus et autre chose, contre le communisme, que le refus, le dialogue et le discernement, sera-ce « bataille inutile » ?
2. -- La seconde question, et la seconde objection, qu'appelle le passage cité, est que collaborer à *l'avènement du communisme dans notre pays* n'est pas la seule manière possible de *coopérer à sa victoire*. Il en est d'autres.
Le Parti communiste français ne cherche pas *constamment* à s'emparer *le plus tôt possible* du pouvoir en France. D'abord parce qu'en de certaines périodes, il est trop loin du pouvoir pour avoir l'espérance prochaine de le saisir. Ensuite parce que l'occasion peut se présenter pour lui de le prendre, *et lui la refuser*.
Cela s'est produit en 1944. Et cela est connu ; ou devrait l'être. Les affaires Marty et Tillon ont amené le P.C.F. à un certain nombre de publications auxquelles on n'a guère prêté attention, et l'on comprend pourquoi. Diverses personnes affirment qu'elles et elles seules ont empêché le P.C.F. de prendre le pouvoir en 1944. *Il est certainement vrai que telle était leur intention, il est peut-être vrai que tel aurait pu être le résultai de leur efforts.* Mais enfin, la question, en réalité, ne s'est pas posée. Tant pis si cela diminue un peu quelques légendes et la gloire de quelques-uns. Il est de fait que Marty a reproché au P.C.F. de n'avoir pas pris le pouvoir en 1944.
86:6
Il est possible que le P.C.F. ait été hors d'état d'y arriver : mais il est de fait *qu'il ne l'a pas voulu,* parce qu'il avait l'ordre de ne pas le vouloir. Les intérêts de l'U.R.S.S. passent très loin avant les intérêts de la prise du pouvoir par le Parti dans n'importe quel pays. En 1944, Staline estimait qu'une telle prise du pouvoir en France aurait desservi la politique qu'il menait à l'égard des États-Unis.
Tout Parti communiste a un objectif réel, *qui n'est pas de prendre le pouvoir :* il est de servir la politique de l'U.R.S.S. selon les consignes reçues, élaborées à Moscou d'après une stratégie d'ensemble. La prise du pouvoir *peut être différée.* Elle l'a été en 1944.
On aimerait que le fonctionnement de l'appareil communiste soit mieux compris par le P. Bigo, ou plus explicitement décrit, au chapitre des « collaborations à éviter ». Le risque de la collaboration, celui aussi de la non-résistance, ce n'est pas seulement de favoriser, soit par son activité, soit par sa passivité, l'arrivée des communistes au pouvoir dans notre pays. Le risque majeur est de *favoriser une stratégie mondiale centrée sur l'U*.*R.S.S. et dirigée par elle.* Il y a quantité d'opérations idéologiques, publicitaires ou politiques, menées par le Parti communiste, qui ne le rapprochent pas directement du pouvoir en France : mais ces opérations servent efficacement la marche soviétique vers la domination mondiale. C'est une bien lourde responsabilité de collaborer à ces opérations ; c'en est une presque aussi lourde de rester neutre et passif devant elles, ou de ne leur opposer qu'un refus négatif. Il existe là un vaste domaine de la pensée et de l'action sur lequel le P. Bigo ne semble pas avoir porté son regard : je propose ce domaine à ses investigations.
\*\*\*
AYANT DIT CE QU'IL NE FAUT PAS FAIRE, le P. Bigo dit aussi ce qu'il faut faire. C'est la conclusion de *L'Église en face du communisme ;* conclusion moins négative que celle de *Marxisme et Humanisme.* Ayant rapporté le mot du jeune communiste : « Au fond, le travail que nous faisons, nous communistes, sur le plan temporel, vous le faites, vous catholiques, sur le plan spirituel », et ayant dit :
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« *Tout est là* », et ayant précisé : « *Quand le communisme aura commencé à changer en lui ce qui doit être changé pour que cette parole-là soit vraie* », -- ayant ainsi montré ce qu'il attend de *l'évolution* du communisme, -- le P. Bigo ajoute et conclut (p. 120) :
« *Hélas, la décision ne dépend pas de nous*. Que pouvons-nous faire ? Une seule chose : donner au communisme, *non par nos paroles, auxquelles il ne croit pas, mais par nos actes*, par le contact vivant de la charité de l'Église, *la preuve que nous ne nions pas en lui ce qu'il a de meilleur* et qu'il ne peut se passer de la présence de Celui qui a dit : « Aimez-vous les uns les autres », et qui ne s'est pas contenté de le dire, qui l'a vécu jusqu'au sacrifice de sa vie, et qui sait encore le faire vivre dans le monde jusqu'à ce don total par ceux qui se réclament de Lui. »
Si je comprends bien :
1. -- La décision *ne dépend pas de nous,* parce que ce qui est attendu par le P. Bigo, c'est une *évolution du communisme.* Si, au lieu d'attendre une évolution, il espérait une conversion, il dirait sans doute que la décision dépend *aussi* de nous, *et d'abord de notre prière prononcée, pensée et vécue.* Je suis très frappé par le silence du P. Bigo sur la prière. Pourtant, l'accueil fait par le Saint-Père aux révélations de Fatima, s'il n'en fait pas un article de foi, devrait au moins incliner notre pensée dans cette direction. La « prière pour la conversion de la Russie », l'avertissement donné par la Très Sainte Vierge que cette prière sera en quelque sorte créditée et avalisée par la manière dont nous accomplirons notre devoir quotidien, à commencer par celui de pénitence, cela n'est pas étranger à la pensée de l'Église sur le communisme. Cela paraît étranger à la pensée du P. Bigo. C'est en tous cas totalement étranger à son propos.
2. -- Le P. Bigo propose le « contact de la charité de l'Église ». Il en a donné un exemple quelques lignes plus haut, je cite à nouveau :
88:6
« J'ai eu un jour l'occasion de mettre ce jeune camarade (communiste) en contact avec la charité vivante de l'Église... Je lui ai fait rencontrer des femmes chrétiennes qui ont donné toute leur vie pour aider quelques-unes de leurs sœurs... »
Je ne voudrais scandaliser personne, mais je dois dire avec une entière netteté que cela, *c'est du spectacle.* Un spectacle permis, peut-être souhaitable ou utile parfois. La Grâce peut bien prendre le détour d'un tel spectacle, elle peut tout. Mais la charité de l'Église n'agit sur les âmes par le spectacle qu'accessoirement, secondairement, facultativement. Elle agit essentiellement auprès de Dieu et par Lui, par une participation à sa causalité, par l'application des mérites de Son Fils. La charité de l'Église la plus *efficace,* c'est (par exemple) celle des Carmélites, dont on n'a pas besoin de donner spectacle. On dirait que le P. Bigo naturalise et laïcise, quand il aborde des considérations d'efficacité, la charité de l'Église.
3. -- Une considération plus occasionnelle nous conduit aux mêmes pensées. Le P. Bigo constate que les communistes *ne croient pas à nos paroles*. Alors il veut leur montrer *nos actes.* Mais son analyse s'est arrêtée en chemin. Il devrait voir que les communistes *ne croient pas non plus à nos actes,* qu'ils décrivent dans leur langue comme « objectivement » capitalistes, ou impérialistes, ou contre-révolutionnaires. La porte est rigoureusement fermée sur les moyens humains, aussi bien sur les gestes, les actes, les spectacles que les paroles, comme si le communisme avait pour mission de nous faire retrouver ce que nous aurions dû ne jamais oublier sur la vanité des moyens humains.
J'ignore si le P. Bigo connaît bien beaucoup de communistes. Si oui, il sait alors que l'exemple de son « jeune communiste » n'est guère valable. Ce jeune communiste ne croit pas aux paroles et il est bouleversé par le spectacle des actes visibles de la charité chrétienne. Mais d'autres communistes sont bouleversés par une simple parole. Cela existe. Tout existe. Mais *la règle,* que n'infirment pas d'heureuses exceptions, c'est que le communiste n'est touché ni par les paroles ni par les actes, c'est qu'il n'est pas entamé davantage par les actes que par les paroles.
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Nos paroles et nos actes et nos spectacles peut-être même sont nécessaires, et nos silences aussi, comme occasions pour un Autre de manifester quand il le veut Sa puissance et Sa gloire.
C'est du moins ce que je crois. Peut-être le P. Bigo le croit-il aussi. Alors, pourquoi ne le dit-il pas ? C'est cela d'abord, c'est cela surtout, il me semble, qu'il faudrait dire.
Si ce n'est pas cela, -- pourquoi ?
#### VIII. -- CONCLUSION
Les pensées qu'énonce le P. Bigo sur le communisme ou à son propos, le catholicisme français en est absolument imprégné. Les uns boivent directement ses paroles. D'autres subissent indirectement son influence. Beaucoup, sans avoir consciemment discerné le cœur évolutionniste de cette pensée, baignent dans ce climat. A tous les niveaux, on rencontre cet état d'esprit.
Au niveau le plus terre-à-terre, celui de l'anti-communisme politique, plusieurs font les dégoûtés. Ils veulent du « spirituel ».
Mais au niveau du « spirituel », on ne peut s'empêcher de trouver le leur un peu court, un peu sommaire, ou peut-être un peu trop timide. Dès qu'on leur parle de *conversion de la Russie,* ils se dérobent, et eux n'en parlent point. Ils semblent se situer dans une zone qui n'est ni celle de la politique ni celle du spirituel ; une zone intermédiaire où règne un spirituel dégradé en moralisme bien-pensant, où la charité doit se donner en spectacle et se porter en bandoulière, où il faut jeûner sans parfumer sa tête, et où les bonnes œuvres sont recommandées pour des motifs d'efficacité tactique. Quelquefois on nomme cela « le social », un *social* qui est plus spirituel que le politique mais qui reste plus politique que le spirituel, et qui donne surtout une impression d'extrême confusion.
Ce qui vient d'être dit ne vaut pas (ou ne vaut pas pleinement) pour la pensée du P. Bigo. Cela vaut pour un climat et un état d'esprit, dégradés sans doute, mais qui : relèvent pourtant, je crois, de sa pensée et de son influence.
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C'est pourquoi il paraît tout désigné pour porter remède à cette dégradation, et clarté dans cette confusion.
A condition d'avoir levé certaines équivoques et mis en question quelques-unes de ses positions.
\*\*\*
RÉSUMONS. La première équivoque est un silence. Parlant beaucoup du communisme, le P. Bigo ne parle jamais d'une résistance à organiser ni d'un combat à mener (sur le plan politique comme sur les autres).
Secondement, dans la connaissance du communisme, sa méconnaissance de l'appareil. Il voit la « mystique temporelle ». Il ne voit pas que cette mystique est l'instrument de l'appareil, et non l'inverse. Je lui propose cet objet d'étude.
Troisièmement, son évolutionnisme historique, ou ce qui m'a paru tel, sous réserve des éclaircissements qu'il pourrait apporter. Je crains qu'il ne fasse là d'immenses concessions à l'idéologie ennemie, et qu'elles ne l'entraînent à une méconnaissance systématique du libre arbitre tant dans l'ordre personnel que dans l'ordre économique, politique et historique. Qu'il mette en question ces concessions, qu'il en prenne conscience : il gardera néanmoins une expérience psychologique, intellectuelle, voire spirituelle, qui pourrait faire de lui, à condition qu'il la domine, le plus pénétrant docteur de la résistance au communisme.
(Mais si cet évolutionnisme est bien, dans sa pensée, tel que nous l'avons vu, s'il est effectivement au cœur de ses positions et de ses attitudes, qu'attendre alors du P. Bigo s'il refuse de le mettre en question ?)
Quatrièmement, nous attendons du P. Bigo une plus grande ouverture, ou plus explicite, aux réalités spirituelles de la prière et de la grâce. Nous ne pouvons pas les enseigner à sa place. Mais nous pouvons lui demander de les enseigner, et précisément au chapitre du communisme. Nous pouvons lui demander de nous parler un peu moins de l'évolution du monde communiste et un peu plus de sa conversion.
91:6
Nous pouvons lui demander d'enseigner que la conversion intérieure des âmes change aussi la face du monde, et la change bien plus, et la change bien mieux que toutes les mystiques temporelles.
Nous pouvons aussi nous tromper en tout cela. Ici encore, nul ne sera mieux placé que le P. Bigo pour nous montrer en quoi et pourquoi nous nous trompons.
Jean MADIRAN.
92:6
### L'Encyclique sur le Sacré-Cœur de Jésus
DANS NOTRE NUMÉRO du mois de juin nous avons publié un petit encouragement à pratiquer la dévotion au Très Sacré Cœur de Notre-Seigneur. Nous ne nous doutions pas que dans les mêmes minutes du temps le Saint-Père écrivait sur le même sujet et pour les mêmes raisons. C'est là pour nous une de ces attentions de la Providence qui encouragent les malheureux dans cette vallée de larmes. Mais tandis que nous désirions seulement inciter ceux qui daignent nous lire à entrer dans une voie spirituelle normale et simple, la nouvelle Encyclique est un admirable écrit doctrinal où sont exposés les fondements, l'histoire et la théologie du culte de l'Amour Pénitent.
Hélas il débute par un avertissement.
« ...à ceux de nos fils qui cèdent aux préjugés et opinions et vont parfois jusqu'à estimer ce culte moins adapté pour ne pas dire nuisible aux nécessités spirituelle de l'Église et de l'humanité, les plus urgentes à l'heure actuelle.
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Il n'en manque pas en effet qui, parce qu'ils confondent et mettent sur le même plan la nature supérieure de ce culte avec les formes particulières et diverses de dévotion que l'Église approuve et favorise sans les commander, pensent que ce culte est quelque chose de superflu que chacun peut pratiquer ou non à son gré : certains vont jusqu'à prétendre que ce culte est importun et de peu d'utilité, voire même tout à fait inutile pour ceux qui militent pour le règne de Dieu, principalement dans le but de travailler en y consacrant toutes leurs forces, leur temps et leurs ressources à la défense et propagation de la vérité catholique, à la diffusion de la doctrine sociale chrétienne et à la multiplication des actes de religion et des œuvres qu'ils estiment beaucoup plus nécessaires à notre époque. »
Nous ne nous doutions pas de cela dans notre solitude, quoiqu'un incident récent qui nous a été rapporté venant d'un lointain diocèse nous ait fait toucher à la fois l'actualité de l'Encyclique et cette profonde blessure de l'âme chrétienne. Quelques prêtres zélés ont invité les hommes de leur région à une veillée de prière le soir du premier vendredi de chaque mois, tantôt ici, tantôt là. Il y a une instruction d'environ une heure, l'adoration du Très-Saint-Sacrement, une heure, puis la messe. Ô miracle ! ce pays où les prêtres peuvent avoir quatre paroisses et en tout trois pâques, où les églises sont à peu près vides, voit ce soir-là ces églises remplies d'hommes venus de tous les pays voisins et trois ou quatre prêtres confesser pendant deux heures. Il semble que Dieu ait fait sentir tout à coup le vide d'une existence privée du secours de Dieu. Or quelle fut la réaction du prêtre chargé des œuvres en ce diocèse lorsqu'on lui fit un rapport sur ces conversions sollicitées seulement par le Sang du Calvaire, les prières et les sacrifices du corps mystique accomplissant « ce qui manque aux souffrances du Christ » ? Il repartit : « *A quoi ça aboutit ?* » Entendez : ce n'est pas ainsi qu'on forme des secrétaires de syndicat, des orateurs pour les comités, des organisateurs pour les fêtes de la terre.
94:6
Voilà exactement ce que déplore le Saint-Père :
« Il y en a encore, d'autre part, qui, du fait qu'ils considèrent que ce culte fait appel surtout à la pénitence, à l'expiation et aux autres vertus qu'on déclare « passives » parce que privées apparemment de fruits extérieurs, ne l'estiment pas propres à ranimer la spiritualité de notre époque à qui incombe le devoir d'entreprendre une action franche et d'envergure pour le triomphe de la foi catholique et la défense vigoureuse des mœurs chrétiennes. Car ces mœurs, de nos jours, se trouvent facilement entachées des erreurs de ceux qui pratiquent l'indifférence en matière de religion... et sont malheureusement pénétrés des principes du matérialisme athée et du laïcisme.
Qui ne voit, Vénérables Frères, que de telles manières de penser sont en totale opposition avec les déclarations qu'ont faites solennellement de cette chaire de vérité Nos prédécesseurs, en approuvant le culte du Sacré-Cœur ! »
De qui peut venir l'aide sinon de Jésus-Christ, fils de Dieu ? « *Car il n'est sous le ciel aucun autre nom parmi ceux qui ont été donnés chez les hommes qui doive nous sauver*. »
Or
« Beaucoup de fils de l'Église en effet défigurent par de nombreuses taches et de nombreuses rides le visage de leur Mère qu'ils reflètent en eux : tous les fidèles n'ont pas cette sainteté de mœurs à laquelle Dieu les a appelés... Il y a encore plus. Si nous éprouvons une douleur amère à voir la foi languissante des bons qui, séduits par les faux attraits des choses terrestres, voient diminuer et progressivement s'éteindre l'ardeur de l'amour divin dans leurs âmes, Nous souffrons encore bien davantage des actes impies qui, aujourd'hui plus que jamais, comme excités par l'infernal ennemi, poursuivent d'une haine implacable Dieu, l'Église, et surtout le représentant sur la terre du divin Rédempteur.
95:6
...Poussés par le désir ardent d'opposer de solides barrières aux machinations impies des ennemis de Dieu et de l'Église, et de ramener dans le sentier de l'amour de Dieu et du prochain les familles et les nations, Nous n'hésitons pas à présenter le culte du Cœur très sacré de Jésus comme l'école la plus efficace de l'amour divin : Nous parlons de l'amour divin qui doit être le fondement du royaume de Dieu dans toutes les âmes, dans les familles et dans les nations, pour les affermir, comme le disait avec beaucoup de sagesse Notre prédécesseur de pieuse mémoire : « Le Royaume de Jésus-Christ trouve sa force et sa beauté dans l'amour divin : son fondement et sa beauté sont d'aimer saintement et dans l'ordre... »
Tels sont les motifs et les intentions du Souverain Pontife au début et à fin de l'Encyclique. Entre ce commandement et ce terme, le Saint-Père « puise dans la joie aux sources du Sauveur » et montre la préfiguration du culte du Sacré Cœur dans l'Ancien Testament ; il cite les paroles d'Osée, celles d'Isaïe : « Je les tirais avec des liens d'humanité, avec des liens d'amour » ou de Jérémie : « C'est d'un amour éternel que je t'ai aimée... Voici que les jours viennent -- oracle de Yaweh où je conclurai avec la maison d'Israël et avec la maison de Juda une alliance nouvelle... Je mettrai ma loi au-dedans d'eux ; je l'écrirai dans leur cœur. »
Mais l'amour de Dieu pour les hommes s'est manifesté d'une manière incomparable par l'Incarnation du Verbe, qui est venu dire « qu'il n'y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis » et qui l'a fait.
Or cet amour n'est pas un amour purement spirituel comme il convient à Dieu en tant que Dieu est esprit, et tel qu'ont pu le connaître les élus en Israël et parmi les païens :
96:6
« L'amour qui s'exhale dans l'Évangile, les lettres des apôtres et les pages de l'Apocalypse, où est décrit l'amour du Cœur même de Jésus, exprime non seulement la charité divine mais encore les sentiments d'une affection humaine : et cela pour tous ceux qui sont catholiques est absolument certain. Le Verbe de Dieu, en effet, n'a pas pris un corps impalpable et artificiel... mais en réalité, il a uni à sa Personne divine une nature individuelle, complète et parfaite, qui fut conçue dans le sein très pur de la Vierge Marie par la puissance du Saint-Esprit. Il ne manqua donc rien à cette nature humaine que s'est uni le Verbe de Dieu. Lui-même l'a prise, sans aucune diminution ni aucun changement, tant pour ce qui est du corps que pour ce qui est de l'esprit : c'est-à-dire douée d'intelligence et de volonté, et de toutes les autres facultés de connaissance internes et externes, des facultés sensibles d'affection et de toutes les passions naturelles. Toutes ces choses sont enseignées par l'Église comme solennellement proclamées et confirmées par les pontifes de Rome et les Conciles œcuméniques : « Tout entier dans sa nature, tout entier dans la nôtre. » (S. Léon.) « parfait dans sa divinité, et également parfait dans son humanité. » (Concile de Chalcédoine.) « entièrement Dieu-homme et entièrement homme-Dieu. » (Saint Gélase.)
Hélas, sommes-nous sourds ? Sommes-nous aveugles ? La tendresse humaine de Jésus ne nous apparaît-elle pas lorsqu'il dit, le soir du Jeudi-Saint : « J'ai ardemment désiré manger cette Pâque avec vous avant de souffrir. » Allons-nous dormir comme les Apôtres pendant cette sainte nuit où la nature humaine de Jésus eut à accepter librement les souffrances et la mort dont il connaissait exactement d'avance l'implacable dureté ? Les apôtres n'avaient pas encore reçu le Saint-Esprit, mais nous, nous sommes confirmés et bien plus inattentifs qu'ils ne l'ont jamais été au mystère des deux natures du Christ.
« Il est nécessaire, dit l'Encyclique, que chacun ait toujours présent à l'esprit que la vérité du symbole naturel en vertu duquel le Cœur physique de Jésus est rattaché à la Personne du Verbe, repose tout entière sur la vérité fondamentale de l'union hypostatique. »
97:6
Quel mystère que l'union de l'âme de Jésus à la Très Sainte Trinité, dont nous touchons ici, en ce point, l'étonnante réalité. Car en dehors d'elle-même, la Très Sainte Trinité agit toujours dans l'unité de sa Puissance. Dieu donc s'est présenté dans sa sainteté de justice à une âme unie au Verbe ; le Verbe même, dans l'âme créée par Lui et à laquelle il était uni de l'union la plus étroite qu'on puisse concevoir, étalait la justice divine, l'immensité des injustices des hommes et montrait à l'âme humaine de Jésus la nécessité d'une réparation. Quelle humilité insondable en devait découler pour la nature humaine de Jésus, et comme nous sommes loin d'en pratiquer le plus petit degré. La réponse de Jésus, cette seconde où il fit l'acte libre par lequel Notre-Seigneur acceptait librement de souffrir injustement pour nous est connue de tous : « Non pas ce que je veux, mais ce que Toi tu veux. » Et son cœur souffrit en faisant cette réponse au point de chasser le sang hors du corps sur la terre, avec la sueur.
C'est cet acte de libre amour qui nous est donné en exemple par la dévotion au Sacré-Cœur. Conviés à nous unir à Dieu, nous ne le pouvons que par Jésus ; hommes, nous avons à imiter l'homme-Dieu. La seule voie est d'entrer dans les sentiments d'homme qu'a éprouvés Jésus dans son union au Verbe, devant l'Amour qui est Dieu, devant l'amour de Dieu pour les hommes ; car Dieu livrait à la souffrance cette créature chère entre toutes qu'était l'humanité de Jésus. L'Église, enivrée de ce mystère d'amour va jusqu'à s'écrier le samedi saint : « Heureuse faute qui nous a valu un tel Rédempteur. »
Et Péguy chante :
Avons-nous répandu les cendres de nos haines
Comme un manteau d'argent sous des pieds adorés.
Avons-nous répandu le sable de nos peines
Comme un tapis d'argent aux reflets mordorés.
98:6
Avons-nous délavé du ruisseau de nos larmes
Ces pieds percés de clous et ces membres sanglants.
Avons-nous exposé nos reins, nos dos, nos flancs
Entre le fils de l'homme et ses quatre gendarmes.
Avons-nous recueilli dans un dernier linceul
Ce corps incorrompu, ces membres déliés.
Avons-nous pas laissé mélancolique et seul
Ce grand corps détendu, ces jarrets dépliés.
Le Saint-Père ajoute :
« Nous devons pareillement méditer avec beaucoup d'amour les battements de son très saint Cœur, dont il a comme mesuré le temps de son passage sur cette terre jusqu'au moment suprême où, au témoignage des Évangélistes, « poussant un grand cri, il dit : « Tout est consommé. » Et ayant incliné la tête, il rendit l'esprit ». Alors, son Cœur s'arrêta et cessa de battre et son amour sensible fut suspendu jusqu'au jour où, triomphant de la mort, le Christ ressuscita du tombeau. Depuis que son Corps, revêtu de l'état de gloire éternelle, s'est réuni à l'âme du divin Rédempteur vainqueur de la mort, son Cœur très saint n'a jamais cessé et ne cessera jamais de battre d'un mouvement paisible et imperturbable. Il ne cessera jamais pareillement de signifier le triple amour qui lie le Fils de Dieu à son Père et à toute la communauté des hommes, dont il est de plein droit le chef mystique. »
Mais pour aboutir nous-mêmes à la gloire, nous devons entrer dans les sentiments de pénitence de Notre-Seigneur et accepter les sacrifices que lui-même a supportés par amour pour nous. Saint Augustin montre Dieu qui nous parle : « J'ai quelque chose à vendre. -- Quoi donc, Seigneur ? -- Le royaume des cieux. -- Avec quoi l'acheter ? -- Avec la pauvreté, le règne ; avec la douleur, la joie ; avec le travail, le repos ; avec l'abaissement, la gloire ; avec la mort, la vie. »
Et dans l'office du Précieux Sang, s'inspirant de l'épître aux Hébreux, l'Église chante le répons suivant (nos lecteurs se souviennent que le Calvaire était autrefois en dehors des portes de Jérusalem) :
99:6
« Jésus, afin de sanctifier le peuple par son sang, a souffert en dehors des portes. -- Allons donc à lui hors du camp, portant son opprobre. -- En combattant le péché vous n'avez pas encore résisté jusqu'au sang. Allons donc à lui hors du camp, portant son opprobre.
Pour compléter ces images des vues de Dieu sur notre salut, mettons en présence les textes anciens et récents qui nous en instruisent. La préface de la fête du Sacré-Cœur dit : « Nous vous rendons grâce, Seigneur saint, Père tout-puissant, Dieu éternel, d'avoir voulu que votre Fils unique, suspendu à la Croix, fut transpercé par la lance d'un soldat, afin que son Cœur ouvert, sanctuaire de la munificence divine, épanchât sur nous des torrents de miséricorde et de grâce, et que l'amour dont il ne cessa jamais de brûler pour nous en fît le lieu de repos des âmes ferventes, et le port du salut pour les pécheurs. C'est pourquoi, avec les anges... » Et voici maintenant la prophétie annonçant les grâces dont remercie ce texte magnifique ; c'est la vision d'Ézéchiel : « Et les eaux descendaient de dessous le côté droit de la maison, au midi de l'autel. Il me fit sortir par le portique du septentrion et me fit faire le tour à l'extérieur, jusqu'au portique extérieur qui regardait l'orient ; et voici que les eaux coulaient du côté droit. Quand l'homme fut sorti vers l'orient avec le cordeau qu'il avait à la main, il mesura mille coudées et me fit passer par cette eau : de l'eau jusqu'aux chevilles. Il en mesura encore mille et me fit passer dans l'eau : de l'eau jusqu'aux genoux. Il en mesura encore mille et me fit passer : de l'eau jusqu'aux reins. Il en mesura encore mille : c'était un torrent que je ne pouvais traverser, car les eaux avaient grossi... »
Ce sont ces « torrents de miséricorde et de grâce » que vous chantez au temps pascal à l'aspersion : « J'ai vu de l'eau sortir du côté droit du temple et tous ceux qu'a touchés cette eau ont été sauvés. »
100:6
Et l'Église a toujours estimé qu'elle était née ainsi, du flanc percé de Notre-Seigneur. Une ancienne séquence de la fête de la Dédicace résume poétiquement cette doctrine des anciens Pères : « Alors qu'il pendait sur l'arbre de la Croix, Dieu fait homme, par l'effusion de l'eau et du sang, de son propre flanc a fait naître l'Église, et la première femme, Ève notre mère qui sortit de la côte d'Adam en donna la figure. »
Aussi, dit le Saint-Père,
« si on examine comme il faut les arguments sur lesquels se fonde le culte rendu au cœur transpercé de Jésus, il est manifeste pour tout le monde qu'il ne s'agit pas d'une forme commune de piété que chacun, peut arbitrairement faire passer au second rang ou déprécier, mais d'une discipline qui conduit excellemment à la perfection chrétienne. »
Ainsi même après la mort, ce Cœur qui ne battait plus accomplissait l'œuvre de la Très Sainte Trinité, l'eau figurant le baptême et le sang l'Eucharistie. Puissions-nous, lorsque notre cœur aura cessé de battre, apporter encore consolation et enseignement à ceux que Dieu nous a confiés.
Mais ce serait donner une idée incomplète de l'économie du salut de ne pas rappeler le rôle de la Très Sainte Vierge. Le Saint-Père, pour finir, joint la Mère au Fils :
« Pour que des fruits plus abondants découlent dans la famille chrétienne et dans tout le genre humain du culte du cœur très sacré de Jésus, les fidèles doivent veiller à l'associer étroitement au culte envers le cœur immaculé de Marie. Puisque de par la volonté de Dieu, la Bienheureuse Vierge Marie a été indissolublement unie au Christ dans l'œuvre de la Rédemption humaine, afin que notre salut vienne de l'amour de Jésus-Christ et de ses souffrances intimement unies à l'amour et aux douleurs de sa Mère, il convient parfaitement que le peuple chrétien qui en a reçu du Christ la vie divine par Marie, après avoir rendu le culte qui est dû au cœur très sacré de Jésus, rende aussi au cœur très aimant de sa céleste Mère de semblables hommages de piété, d'amour, de gratitude et de réparation. »
101:6
Pendant neuf mois, le cœur de Jésus ne s'est mû que par les battements du Cœur de Marie. Ce rythme très pur, et calme, et pacifié qu'il créait comme Verbe dans le cœur de sa Mère, Jésus l'a reçu d'elle ensuite. Que notre cœur batte donc comme le leur à la gloire de la Très Sainte Trinité, de qui tout vient, par qui tout naît, en qui tout est, *ipsi gloria in sæcula.*
D. MINIMUS.
102:6
## ENQUÊTES
### Le Nationalisme français
Dans notre précédent numéro, nous avons publié les réponses de MM. V.-H. Debidour, André Frossard, Henri Massis, Michel Vivier ; une lettre inédite de Charles Maurras ; et un article d'Henri Charlier sur « La Patrie ». Nous avons en outre reproduit les réponses faites par MM. Pierre Debray (dans « Aspects de la France »), Pierre Boutang et Jacques Ploncard d'Assac (dans « La Nation française »).
Dans le présent numéro, voici les réponses de MM. Maurice Bardèche, directeur de « Défense de l'Occident », Fabricius Dupont, rédacteur en chef de « Rivarol », Jean Paulhan et Paul Sérant ; et la reproduction de la seconde lettre sur le nationalisme publiée par M. Pierre Boutang dans « La Nation française ».
Rappelons que nous attendons de cette enquête :
1° un inventaire des positions actuelles à l'égard du nationalisme ;
2° un progrès de la réflexion, susceptible de contribuer à une restauration du patriotisme, vertu naturelle et vertu chrétienne.
103:6
#### Une définition du patriotisme
Excusez-moi. J*'*ai déjà assez longuement traité la question du patriotisme (dans ma préface à *La Patrie se fait tous les jours*) et je ne vois pas trop comment je pourrais y revenir.
Mais je puis vous donner une définition :
*Le patriotisme, c'est de croire que notre voisin* (*de qui nous voyons chaque jour les manies, la sottise, les mauvaises lectures, les abominables défauts*) *n'est, malgré tout, pas moins sympathique que le Chinois ou le Peau-Rouge que nous ne connaissons pas.*
Jean PAULHAN.
104:6
#### Lettre de M. Maurice Bardèche
APRÈS Y AVOIR LONGUEMENT RÉFLÉCHI je trouve que je ne peux donner à votre enquête une réponse qui me satisfasse. La situation actuelle du nationalisme pose trop de questions, elle oblige à des prises de position trop délicates vis-à-vis de doctrines et d'hommes divers : je ne puis me résoudre à trancher tout cela avec précipitation. Le nationalisme tel que je le conçois avec une partie de notre génération en France et à l'étranger constate l'incapacité définitive de nos nations actuelles à jouer un rôle international déterminant et insiste sur la nécessité absolue de réaliser une nation européenne capable de prendre en charge les responsabilités et les perspectives que nos pays ne sont plus en moyen d'assumer. Cette nouvelle orientation du nationalisme pose des problèmes d'une telle gravité qu'ils ne peuvent être résolus ni même convenablement exposés dans une réponse de quelques pages. Elle implique d'autre part que nous nous éloignons dans nos solutions et nos préférences et même parfois sur quelques principes de doctrines et d'hommes qui nous ont été chers et dont je ne veux parler, pour ma part, qu'avec ménagement. Je risquerais de peiner beaucoup de vos lecteurs si je n'apportais à de tels jugements toutes les nuances, toutes les prudences et aussi toutes les justifications qu'ils sont en droit d'attendre de moi. Je les tromperais, d'autre part, si j'omettais de leur exposer quelles difficultés nous attendent dans cette évolution du nationalisme au-delà du cadre des anciennes nations. Tout cela, mon cher Madiran, qui comprend aussi bien des aveux que des raisons, serait plutôt le sujet d'un livre que d'une intervention de quelques pages dans laquelle par brièveté, par raccourci, je risquerais de blesser, et en même temps de ne pas expliquer complètement ma pensée. Je respecte trop vos lecteurs et les collaborateurs éminents qui ont répondu à votre enquête pour leur opposer une réponse hâtive, suffisante, et dont je serais moi-même peu content. C'est ce que m'ont appris les esquisses de réponse que j'avais commencées à votre intention. Puisque je n'ai pas trouvé le temps de rédiger cette prise de position longue et complète que je vous destinais -- et puisque je n'ai pas eu le talent d'être court -- je préfère la remettre à un autre temps.
105:6
Excusez-moi donc, je vous prie, au besoin par la publication de cette lettre si elle vous paraît valoir la peine d'être mentionnée, auprès de ceux à qui vous aviez annoncé mon intervention dans ce débat. J'espère qu'ils comprendront mes scrupules. Quant à vous, mon cher Madiran, votre expérience vous a assez familiarisé avec le devoir de prudence et de réflexion pour que je sois sûr de votre absolution. Croyez, je vous prie, etc.
Maurice BARDÈCHE.
106:6
#### Ce bon vieux nationalisme...
JE VEUX BIEN qu'il y ait une mode -- et une mode dangereusement envahissante -- des mots en *isme.* Mais je remarque deux choses. La première, c'est que ceux-là mêmes qui s'insurgent contre cette tendance abusive n'y échappent pas. S'ils luttent contre un certain rationalisme ou contre toute forme de rationalisme, ils ne manifestent pas la même aversion à l'égard de l'empirisme, qui, pourtant, représente lui aussi une systématisation. On pourrait même soutenir que, de toutes les représentations philosophiques, certaines modalités de l'empirisme sont celles qui font preuve, à l'égard de l'expérience *simple et complète*, du mépris le plus souverain.
Mieux : le terme « expérimental » est souvent préféré, par les adversaires des *ismes*, au terme « empirique » : or il marque une action plus déterminée encore de l'esprit humain instituant une expérience et ne se bornant pas à l'enregistrer (si tant est que j'enregistrement passif d'une expérience puisse avoir un sens).
Il n'est pas jusqu'au mot « réalisme » qui, par la multiplicité des acceptions (parfois contradictoires) qu'on lui donne, ne recouvre les plus dangereuses équivoques.
Je constate également que les attaques les plus vigoureuses contre les idéologies sont menées par des idéologues : je n'attache à ce dernier terme aucune nuance nécessairement péjorative, je veux dire que nous avons affaire, dans ce débat, non point à deux camps hétérogènes l'un à l'autre, se situant dans deux mondes sans relation, mais bien à deux écoles qui font usage du même mécanisme intellectuel et s'opposent par les conclusions auxquelles elles parviennent, sans que cette opposition *matérielle* à l'arrivée s'accompagne d'une opposition *formelle* au départ.
Pour appliquer cette remarque générale au cas qui nous occupe, je suis frappé par le fait que le nationalisme est, dans le cours de cette enquête, combattu le plus fréquemment au nom du patriotisme. Nous aurions affaire, d'une part, à la déformation spéculative -- et coupable -- d'une réalité naturelle -- et éminemment respectable -- : la nation. D'autre part, à une vertu dont la pratique s'imposerait à tout citoyen chrétien, à la fois parce qu'il est citoyen et parce qu'il est chrétien.
107:6
Le contraste est-il aussi net ? Ce n'est pas la patrie sans l'intervention du patriote qu'on oppose à l'attitude nationaliste, c'est le patriotisme -- vertu, j'y consens, mais parce que ses défenseurs (ils ont à cela d'excellentes raisons) en décident ainsi. Le patriotisme n'est pas une réalité existant à part de celui qui en éprouve l'excellence et la nécessité. Cette vertu correspond à une option et la preuve (s'il en était besoin) en serait, hélas, fournie par le nombre croissant de Français que son service laisse indifférents.
Il s'agit donc d'une prise de position qui valorise une réalité aux yeux d'un groupe d'hommes, non pas d'une réalité indépendante d'eux et s'imposant obligatoirement selon un ordre naturel.
En cela, le patriotisme n'est pas différent du nationalisme, qui, lui, valorise la réalité nationale : je ne discute pas ici du bien ou du mal-fondé de cette prétention, j'entends tout simplement souligner que le procès ainsi fait au nationalisme ne repose pas sur l'opposition d'une réalité à une construction.
Deux idées s'affrontent : celle qui met l'accent sur la primauté des valeurs nationales, celle qui veut les « dépasser » au profit de valeurs qu'elle estime plus compatibles avec le vœu chrétien de fraternité universelle.
Dans l'un et l'autre cas, je le répète, il y a construction : on reste libre de préférer l'une à l'autre, on n'a pas le droit de refuser à l'interlocuteur l'arme dont on se sert soi-même.
J'ajouterai que, si l'enquête s'était étendue à nos ennemis, la majeure partie des arguments utilisés contre le nationalisme n'aurait pas manqué d'être empruntée à telle ou telle idéologie internationaliste, et il y a gros à parier que les manieurs de ces arguments auraient eux aussi excipé de la constatation d'une pseudo-réalité opposée au caractère artificiel de valeurs anachroniques et condamnées par le « sens de l'histoire »...
\*\*\*
J'en arrive à la deuxième remarque.
Les contempteurs du nationalisme sont devenus si nombreux et si diserts que la concurrence s'en trouve découragée. Il y aurait, d'ailleurs, beaucoup à dire sur nombre de ces honnêtes consciences qui s'élèvent aujourd'hui contre *survivances* et *préjugés*, alors, qu'au moment où un effort utile aurait pu être teinté pour substituer à ces cadres poussiéreux une architecture plus large, mieux adaptée au monde de ce demi-siècle, elles avaient été les premières à traiter de « dévergondage barbare » la seule attitude capable de sauver la civilisation qui nous a nourris.
108:6
Mais passons et contentons-nous de noter qu'il en va sur ce point comme sur celui des rapports Europe-Amérique : ceux qui acclamaient les généreuses initiatives de feu Roosevelt à une époque où les Européens conscients de leurs devoirs et de leurs responsabilités eussent pu se passer du concours étoilé des bombes des démocrates yankees font maintenant la fine bouche devant la nécessité d'une collaboration qui heurte leurs scrupules d'humanistes vétilleux.
Le nationalisme donc a mauvaise presse et Dieu sait qu'il a pris, dans un passé récent, trop de formes ridicules ou odieuses pour qu'il soit difficile de lui régler son compte. Mais après ? c'est un lieu commun que de recommander de ne rien détruire ou de ne participer à la destruction de rien qu'on ne soit capable de remplacer -- autant que possible en mieux --. Or ce qui m'inquiète est la pauvreté, la pâleur, l'insignifiance, pour ne pas dire l'inexistence de ce qu'on se propose de substituer, dans l'âme d'un peuple, à ces valeurs méprisées ou abhorrées.
Je crains qu'on perde de vue que ce qui fait la vitalité, la substance d'un pays, n'est pas le degré de raffinement de minorités évoluées, mais bien le sens civique, le dévouement, l'ardeur au travail d'une majorité à laquelle il importe de parler un langage simple, qui ne la « dépayse » pas trop. Nous rencontrons ici la difficulté de toute besogne d'éducation. Comment établir le dosage convenable ? Il faut s'employer, sous peine de trahir sa mission, à « élever » celui dont on s'occupe, mais, si l'on vise trop haut, la peine et l'ingéniosité que l'on déploie sont perdues.
Or, dans l'état où se trouvent le peuple français et, à des degrés divers, tous les peuples d'Europe occidentale, je redoute qu'en s'adressant à eux en termes trop chargés de spiritualité, on se condamne à n'obtenir que des résultats médiocres.
Ou vous défendez une conception charnelle de la patrie et, quelle que soit la noblesse de votre discours, vous ne parviendrez pas à faire comprendre à votre auditoire moyen la distinction que vous établissez entre l'orgueil nationaliste et l'attachement à votre patrie, préfiguration d'une humanité fraternelle.
Ou, par crainte de cet échec, vous « forcez la note », vous vous coupez de toute référence aux traditions, aux habitudes, aux manières de sentir et de réagir qui ont façonné votre « public », et vous conservez alors peu de chances d'être suivis dans votre ascension.
En nous référant toujours au niveau des hommes qu'il s'agit de convaincre d'un « dépassement » nécessaire, le seul thème moteur que nous ayons trouvé jusqu'ici employé pour soustraire le Français de bonne volonté à la sclérose d'un nationalisme ombrageux, le seul thème *dans le siècle* est le thème européen.
109:6
Sans tenir compte d'un certain nombre de circonstances, qui, dès le début, faussaient cette tentative, au même titre qu'elles rendaient illusoire toute entreprise de révolution nationale, il n'est pas douteux que les Latins en général et les Français en particulier sont les moins aptes des Européens à faire craquer les frontières. Mais n'en serait-il pas ainsi que le résultat ne s'en trouverait pas modifié : l'idée européenne a fait long feu.
Quels que soient les responsables, nous en sommes là aujourd'hui et ce ne sont pas les louables intentions de l'Assemblée de Strasbourg ni les touchantes initiatives fédéralistes qui pourront y changer quelque chose.
Pourquoi ? Pour de nombreuses raisons, dont l'une est amplement suffisante : à savoir qu'il ne saurait exister d'Europe que politiquement unie. Et pas unie de n'importe quelle façon : unie pour la sauvegarde de son patrimoine matériel et moral, pour la lutte contre l'impérialisme bolchevik et pour la défense de la suprématie de l'homme blanc dans le monde.
Aussi longtemps que l'intelligentsia officieuse du « monde libre » s'emploiera impunément à démultiplier les problèmes et à multiplier les compagnons de route, à nuancer les positions et à promouvoir les dialogues, rien de ce que les nationalismes seront appelés à perdre ne profitera à une communauté supranationale digne de ce nom.
En mettant les choses au mieux, ce sera une grisaille insipide où s'éteindront les originalités. En les mettant au pire (et le pire est parfois sûr...), ce sera le dernier acte d'abdication avant la catastrophe.
Aussi, quoi qu'on puisse ou doive penser du nationalisme à œillères, en vient-on parfois -- contre son gré -- à se demander, devant le désarroi où l'Occident patauge, si nous ne regretterons pas un jour ce bon vieux un peu radoteur qui avait, du moins, l'avantage d'exister.
En tout cas, si quelque espérance demeure d'échapper au précipice où l'univers civilisé menace de basculer, elle me paraît tenir à l'attraction qu'un faisceau d'idées ajustées à leur objet exercerait sur des peuples invités à s'unir dans un ensemble plus vaste. Or, quand l'idée paraît, l'*isme* n'est pas loin : ne peut-on s'en consoler, pourvu que l'idée soit à la fois droite et tonifiante ?
Fabricius DUPONT.
110:6
#### L'équivoque du mot
LA CONDAMNATION DU NATIONALISME ne me gêne en aucune façon, car je n'ai jamais été nationaliste au sens que le Pape donne à ce terme dans son message. J'irai plus loin : l'apparition des nationalités m'apparaît comme un des événements les plus funestes de l'histoire de la Chrétienté. J'ai le sens de la fidélité à la terre, au pays, et à celui qui est responsable du destin du pays ; la fidélité à la « nation » est une chose abstraite, que je ressens beaucoup moins.
Je crois pourtant que cette condamnation du nationalisme devra être expliquée avec beaucoup de précisions, si l'on veut éviter de créer de graves confusions dans les esprits. Vous connaissez la célèbre formule (j'oublie pour l'instant de qui elle est) : « J'aime trop mon pays pour être nationaliste. » Il n'y a rien à redire à cette formule, si l'on prend le mot nationaliste dans le sens que lui donne Pie XII. Mais lorsque certains intellectuels ont recours à cette formule ou à une autre semblable, ils veulent plutôt dire : « Nous sommes opposés à une politique qui ne tient pas compte de la mission spirituelle de la France. » Cela peut mener très loin. Nous avons vu récemment un professeur de la Sorbonne, intellectuel catholique, écrire que la guerre d'Algérie lui paraissait indigne de la France des Droits de l'Homme. Voilà évidemment un homme qui n'est pas nationaliste. Mais ce qu'il est -- et que je ne vois pas très bien comment définir -- ne me paraît pas non plus souhaitable. Disons, si vous voulez, que cet intellectuel choisit les guerres qui lui semblent justes, et refuse celles qui lui semblent injustes. Je comprends parfaitement qu'on désapprouve une guerre, et même la guerre en général ; et tout homme sensé préfère les solutions pacifiques aux solutions guerrières. Je suis convaincu, pour reprendre les mots de Pierre Laval, que « la guerre ne paie pas, même victorieuse ». Cela dit, au moment où la guerre a lieu, il me paraît grave de désavouer publiquement le gouvernement et les armées de son pays. Je pense que, si on avait adopté à temps certaines mesures, la guerre d'Algérie n'aurait pas eu lieu ; que cette guerre est un malheur effroyable pour la France métropolitaine comme pour l'Algérie.
111:6
Mais dire : la guerre d'Algérie est indigne de la France des Droits de l'Homme, cela signifie : les armées de mon pays se battent pour une mauvaise cause ; et, par voie de conséquence, c'est donner raison aux adversaires. Celui qui a pris cette position aime peut-être son pays, mais d'un amour qui me paraît plus « idéal » que réel.
Or, précisément, nous sommes habitués en France à désigner du nom de nationalistes ceux qui mettent l'amour de la patrie au-dessus de leurs préférences idéologiques ; ceux qui refusent de dire : « La France, mais... » Fâcheuse habitude, sans doute : mais elle est prise. Maurras aurait mieux fait de ne pas donner à sa doctrine le nom de *nationalisme intégral*. Mais il l'a fait, et beaucoup de républicains lui pardonnaient son royalisme précisément parce que son nationalisme signifiait, pour eux, amour intransigeant de la nation, avec ou sans le roi. Je fais allusion à Maurras, mais pour beaucoup de gens qui n'en ont jamais lu une ligne être nationaliste veut dire également : ne pas transiger, lorsque le sort du pays est en jeu.
Je ne crois d'ailleurs pas être nationaliste maurrassien, du moins au sens strict du terme. Pendant l'occupation, Maurras condamnait totalement, au nom du nationalisme, et les collaborationnistes, et les résistants. Je suis persuadé qu'on pouvait adhérer à la collaboration ou à la résistance sans manquer un instant au patriotisme, à condition d'adopter une attitude réellement patriotique dans l'un et l'autre cas. Après la guerre, Maurras et ses disciples ont condamné non moins violemment la politique « européenne », que pour ma part j'approuve dans son principe : de même que mon amour de la France ne m'empêche pas d'aimer chaque province française en particulier, de même je peux souhaiter la création d'une Fédération européenne sans avoir un instant le sentiment d'oublier la France, ou de la renier. C'est vous dire que si je ne suis pas nationaliste au sens de Pie XII, je ne le suis pas non plus exactement au sens de Maurras (dont le nationalisme ne tombe d'ailleurs pas, me semble-t-il, sous le coup de la récente condamnation pontificale).
Donc, la condamnation du nationalisme ne me gêne pas. Ce que je crains, c'est l'usage que certains seront tentés d'en faire. Reprenons l'exemple de tout à l'heure : mon intellectuel de gauche ne manquera pas de s'écrier que ceux qui lui reprochent son étrange conception du patriotisme font preuve de nationalisme -- et que le nationalisme « est condamné par le Pape ». On pourra évidemment lui répondre qu'il n'en est rien, que c'est au nom du patriotisme qu'on lui reproche son attitude. Mais le mot patriotisme n'a-t-il pas été détourné depuis longtemps de son sens véritable ? Les jeunes gens qui acclamaient cet hiver à la Mutualité l'insurrection algérienne ne se proclameraient probablement pas nationalistes.
112:6
Mais je crois qu'ils se diraient volontiers patriotes. Parce que le mot « patriote » a pris un sens idéologique que vous connaissez comme moi. Est « patriote », dans la nouvelle terminologie, l'homme qui n'est pas très chaud pour se battre en 40, parce que le gouvernement « bourgeois » de MM. Daladier et Reynaud lui déplaît, mais qui « résiste » (ou fait semblant) en 1944, parce que la lutte lui paraît vraiment « révolutionnaire » ; et qui, au contraire, ne veut absolument pas se battre en 1956, parce que la lutte lui paraît vraiment « réactionnaire ». Et ceci nous permet de mesurer le degré de confusion du vocabulaire courant. Car il est évident que pour les « patriotes » dont je vous parle, je ne suis probablement pas, moi, un « patriote » : ils me considèrent plutôt comme un nationaliste. Je suis persuadé qu'ils se trompent. Je pense que le véritable patriote, c'est moi, et non pas eux. Mais comment le leur faire comprendre ?
Bref, le texte pontifical risque d'être compris de travers. Les choses seraient peut-être plus claires si le Pape avait également condamné le « patriotisme » au sens moderne, jacobin du terme. Je saisis bien que le « patriotisme » ainsi entendu tombe sous le coup de la condamnation portée contre le nationalisme. Et que d'autre part, un « nationalisme » qui n'est, en somme, que l'expression du patriotisme au sens classique du terme, ne tombe pas sous le coup de cette condamnation. Mais je songe à ceux qui vont adroitement brouiller les cartes ; à ceux qui condamneront la lutte contre le terrorisme de la Ligue Arabe en la qualifiant de nationaliste, et qui excuseront ce même terrorisme en le qualifiant de patriote.
Le drame des mots dont on a trop abusé est évidemment d'être ployables en tous sens. Certains, au lieu de se dire nationalistes, préfèrent se dire nationaux. En supprimant ainsi l'*isme*, ils veulent indiquer qu'ils ne se réfèrent à aucune idéologie. J'avoue pourtant que ce mot m'irrite un peu, car si nationaliste, ou patriote, indique un choix, *national* indique une qualité qui appartient évidemment à tout citoyen de la nation. Rien ne me paraît plus ridicule et plus abusif que de dire : les partis nationaux, pour désigner les Indépendants et les Républicains sociaux. Est-ce que la S.F.I.O., par hasard, n'est pas nationale ? Est-ce que M. Lacoste est moins national que M. Paul Reynaud ? Et s'il est vrai que le parti communiste est un parti nationaliste étranger, comme l'a dit Léon Blum, les militants, communistes, eux, sont tout aussi nationaux que vous et moi. Déjà, dans une très belle page des *Grands Cimetières sous la lune*, Bernanos a fait justice de l'abus du mot national.
113:6
Et même, voyez l'équivoque créée maintenant autour du mot catholique. On le prend couramment dans le sens de militant d'une organisation catholique, officielle, reconnue et recommandée par les autorités ecclésiastiques. Cet emploi restrictif du mot catholique découle évidemment de l'existence de l'Action catholique. Mais c'est tout de même assez grave que, pour désigner les étudiants ou les ouvriers groupés au sein de telle ou telle association, on dise maintenant : les étudiants catholiques, les ouvriers catholiques. Car enfin, en France, jusqu'à nouvel ordre, l'immense majorité des étudiants et des ouvriers sont catholiques. Beaucoup d'entre eux, évidemment, ne songent pas à adhérer aux associassions dont je viens de parler parce qu'ils ont cessé de pratiquer et qu'ils ne veulent pas s'affirmer en qualité de catholiques. Mais d'autres peuvent refuser « d'en être » parce que ces associations leur paraissent inutiles, ou politiquement orientées dans un sens qui ne leur convient pas. Je ne sais s'ils ont tort ou raison, je dis : seulement que le fait de ne pas appartenir aux associations catholiques ne peut suffire à faire d'eux des catholiques de seconde zone.
J'ai l'air de m'écarter de la question du nationalisme. Mais je pense que pour tout ce qui concerne le vocabulaire, le véritable problème est d'ordre disciplinaire. Il règne dans le monde catholique, parmi les clercs comme parmi les laïcs, une grande confusion intellectuelle. Les textes émanant de l'autorité suprême sont sollicités, commentés, interprétés dans tous les sens possibles et imaginables. Le comportement de beaucoup de catholiques à l'égard des textes pontificaux ressemble à celui des protestants dits « non-conformistes » à l'égard de l'Écriture. On ne sait plus où on en est. Tant que cet état de choses durera, tant que l'ordre ne sera pas rétabli dans l'Église, les définitions les plus précises ne serviront qu'à alimenter de nouvelles polémiques confusionnistes. J'ajoute seulement -- pour que l'on n'aille pas me prêter je ne sais quels desseins extravagants -- que ce rétablissement de l'ordre ne saurait être assuré par le mouvement Poujade, bien que son chef soit catholique.
Paul SÉRANT.
114:6
### A travers la presse
#### Lettre de M. Pierre Boutang à M. André Frossard sur le nationalisme et la métaphysique
*La première lettre de M. Pierre Boutang sur le nationalisme, parue dans La Nation française du* 9 *mai, était adressée à Marcel Clément et a été reproduite dans notre précédent numéro. La seconde lettre de M. Pierre Boutang est adressée à M. André Frossard, et a paru, intitulée* « *Sur le nationalisme et la métaphysique* »*, dans La Nation française du* 11 *juillet :*
Je n'aime guère discuter des fondements théoriques du nationalisme. J'ai avoué, dans une première lettre, à Marcel Clément, que la tâche ne me paraît pas très actuelle : il faut et il suffit, en politique française d'aujourd'hui, dans un Occident miné, quand la tâche africaine a priorité absolue, que les gens de bonne foi reconnaissent la primauté temporelle de la communauté nationale, qu'ils admettent que la nation, la France, en droit et en fait, demeure la forme de leur destin et fournit la matière de leur histoire.
La revue *Itinéraires* accomplit pourtant une excellente besogne en établissant, à la suite de l'article contesté de Marcel Clément, une sorte de dossier du nationalisme.
Jean Madiran, lui, a autre chose à faire, et le fait. Par exemple, dans le dernier numéro paru, sa réponse à M. Montaron et à *Témoignage Chrétien* est un chef-d'œuvre de polémique juste, généreuse, et décisive. Sur le débat du *nationalisme* il ne se prononce pas, et laisse la plus grande liberté à ses collaborateurs.
Michel Vivier, qui a répondu à l'enquête d'*Itinéraires,* reviendra sur l'ensemble de la question. Je ne veux, pour l'instant, retenir que l'article d'André Frossard dont l'injustice sommaire doit être immédiatement relevée. Frossard est de nos amis, de nos voisins ; tout ce qu'il y a en lui de brillant et de raisonnable exige que nous lui disions, fraternellement, qu'il s'est, pour une fois, moqué du monde.
*Le nationalisme intégral est mort,* assure-t-il. Le nationalisme intégral qui « malheureusement se fait une obligation d'avoir réponse à tout » est aussi mort que son frère jumeau jacobin est « aplati ».
115:6
Pourquoi ? « *M. Marcel Clément a très bien vu que sa métaphysique est inachevée, de sorte qu'il est d'emblée exposé au danger de n'avoir d'autre fin que lui-même. Danger si réel qu'il en est mort.* »
Étant un peu métaphysicien de goût et de métier je dois assurer André Frossard qu'il ne sait pas de quoi il parle.
1\) La métaphysique du nationalisme intégral n'a pas à être *achevée* parce qu'elle n'existe pas. Le nationalisme intégral, c'est-à-dire le souci du bien commun national, prolongé jusqu'à l'exigence de la monarchie historique, est une « physique » si l'on veut ; il raisonne sur le corps social, sur sa nature d'ailleurs singulière, distincte de celle des corps matériels, et des corps vivants, comme le fait saint Thomas lorsqu'il s'en occupe : selon l'ordre du temps et de la création. Il peut lui arriver d'en raisonner mal ; il serait même possible d'imaginer qu'une autre physique lui succédât, comme la post-newtonienne à la newtonienne. Mais si la physique newtonienne est « morte » personne ne s'avise de dire que c'est parce que sa métaphysique était inachevée : le métaphysicien, et plus exactement le théologien, a pour fonction de rechercher comment la création renvoie au créateur. Mais puisque le Créateur, prévoyant et voulant notre liberté n'est pas *dans* la nature comme une partie de la nature, il y a place pour la recherche d'harmonies naturelles et d'un ordre, dont le chrétien, le croyant, lui fait hommage mais qui peuvent être reconnues par toute raison : même quand cette raison ne se connaît pas soi-même comme un reflet de l'esprit divin.
Bref, il peut y avoir une politique, que la théologie affermit et illumine, mais qui possède ses certitudes propres et sa vérité singulière.
2\) Cher Frossard, une métaphysique n'est jamais « achevée ». Il y a du pharisaïsme à croire qu'elle pourrait l'être. Sans cesse l'oubli, le sommeil et la mort menacent l'être, sans cesse il faut que l'esprit ordonne les abîmes. Savoir, et dire, que tout pouvoir vient de Dieu, n'empêche pas le catholique de déraisonner, à l'occasion, en politique ; le théocentrisme achevé de Lamennais le conduit, d'aventure, du trône à la divinisation de l'Histoire. Une doctrine, surtout politique, n'a pas de garantie de vie dans *l'achèvement métaphysique* chez ses inventeurs et promoteurs. Au contraire, la prétention au système, la déclaration de totalité, l'ignorance de l'ouverture de l'existence -- abîmes et mûrissements -- sont de mauvais signes pour elle. Voyez Hegel, sa métaphysique achevée et sa politique bien déduite de la philosophie de l'esprit. N'est-il pas mort aussi, non sans empuantir l'Histoire d'autres cadavres dérivés, marxisme, fascisme etc. ?
3\) Le risque pour un nationalisme intégral (s'il ne devient pas maniaque, ce qui peut arriver aux politiques de toute espèce) de se prendre, lui et sa méthode, pour fin unique, n'est pas réel. Car le nationaliste intégral ne divinise rien, ni l'État, ni l'individu, ni la race ; mais il place son espérance dans un objet privilégié, dans une famille, image et garant de la condition nationale, et sa raison s'ouvre sur une fidélité.
116:6
Cette fidélité dans l'ordre politique peut coïncider avec la foi religieuse ; elle peut y conduire ; elle peut, plus rarement, lui rester étrangère. Mais, de grâce, ne demandez pas, pour savoir s'il faut défendre l'Algérie, un accord préliminaire (désirable sans doute, mais difficile) sur la transsubstantiation !
#### Point de vue sur la conversion de MAURRAS
*Dans* Aspects de la France *du* 20 *juillet, une citation et une note qui ne sont peut-être pas étrangères au débat :*
Dans le *Phare-dimanche,* qui paraît à Bruxelles, M. Paul Dresse consacre un long article au très beau livre de M. le chanoine Cormier (« La vie intérieure de Charles Maurras », Plon, édit.), il résume l'ouvrage et il conclut :
« *Le livre que ce prêtre nous donne aujourd'hui est un beau livre. La forme littéraire d'une intelligence, toute en finesse. L'information paraît remarquable, chez un homme qui n'appartenait pas aux milieux d'Action Française. Sans doute, il lui arrive d'omettre telle circonstance qui eut du retentissement dans la vie de son modèle : par exemple, la mort du père de Maurras qui laissa celui-ci orphelin de si bonne heure, ou son voyage en Grèce, au cours duquel l'auteur d'Anthinéa, connut, sur l'Acropole, de si vives émotions. Mais, dans l'ensemble, la reconstitution nous paraît fort bonne... Au fait, est-ce que, vraiment, Maurras s'est converti au sens propre ?*
*Nous ne le pensons pas. Il avait eu une enfance pieuse qui le marqua profondément. En son adolescence, le doute surmonta son esprit pour un très long temps. En son grand âge, les objections que ne cessait de formuler sa raison furent de plus en plus contrebalancées par le désir de la foi. Enfin, dans les tout derniers jours de l'octogénaire, ce désir l'emporta sur les voix du doute, qui pourtant n'avait point fini d'objecter... Voilà ce qui semble avoir été son évolution intime.* »
M. Paul Dresse a raison. On ne saurait parler ici d'une conversion au sens propre ; Charles Maurras n'eut pas à quitter un système philosophique quelconque. La grâce qui le vint prendre exauçait son désir. Tous les catholiques devraient être reconnaissants à M. le chanoine Cormier qui guida les pas trébuchants d'une âme -- et quelle âme ! -- qui avait tant souffert.
*Dans le même numéro d'*Aspects de la France*, à propos du Congrès tenu à Orléans par* La Cité catholique-Verbe *sur le thème :* « *La Royauté sociale de Notre-Seigneur Jésus-Christ et son apôtre parmi nous : sainte Jeanne d'Arc* »* :*
117:6
... *Verbe* entend s'en tenir rigoureusement au seul enseignement de l'Église.
Sur le plan, qui est le nôtre, d'une action politique reposant sur le « compromis nationaliste » et l'empirisme organisateur, nous ne pouvons que saluer tout effort en faveur de la défense de la civilisation chrétienne.
Tout ce qui touche à la Sainte de la Patrie nous est particulièrement cher. Au cours des rapports du Congrès, pleins de substance et de foi, un hommage très objectif a été rendu à la « magnifique jeunesse qui, derrière Maxime Réal del Sarte et Maurice Pujo, a combattu pour Jeanne d'Arc ». Et cela aussi méritait d'être signalé.
118:6
### La corporation
AUX PRÉOCCUPATIONS créées par ce que le P. Ducatillon, dans LA CROIX, appelle « la crise du patriotisme au sein du catholicisme Français », répond notre enquête actuellement en cours sur le nationalisme.
Mais la crise de l'esprit social n'est pas moins grave. Et elle a, croyons-nous, la même cause prochaine : « L'influence du marxisme » sur « ceux qui aiment à se considérer comme l'aile marchante de l'Église. »
\*\*\*
Au cours des vingt-cinq dernières années, le Souverain Pontife a affirmé et réaffirmé Lui-même QUATORZE FOIS que l'organisation corporative est un point de la doctrine catholique ; un point qui est « la partie principale de l'Encyclique *Quadragesimo Anno* » et qui constitue « le programme social de l'Église ».
En rappelant ces quatorze interventions, qui ne semblent pas avoir été suivies parmi les catholiques de l'effet attendu, Marcel Clément demandait (ITINÉRAIRES, numéro de juin, article : « Le programme social de l'Église : la corporation. ») :
« DANS CES CONDITIONS ON PEUT SE DEMANDER SI UN PROBLÈME N'EST PAS POSÉ. -- UN PROBLÈME QUI ENGAGE NOTRE CONSCIENCE ? »
Cette question est celle que pose la nouvelle enquête que nous avons mise sur le chantier.
Nous demandons aux catholiques : intellectuels, écrivains, professeurs, sociologues, syndicalistes, hommes politiques, chefs d'entreprise, leur réponse à cette question. Nous demandons aussi leur réponse à ceux qui, sans être catholiques, reconnaissent l'importance et l'intérêt du « programme social de l'Église ».
\*\*\*
119:6
Comme l'écrivait Marcel Clément, cette enquête n'est entreprise « ni pour condamner ni pour nous lamenter », mais, après dix années de silence sur l'organisation corporative, « pour éviter que la contagion se répande pendant dix nouvelles années ».
Toute enquête est d'abord un inventaire. De celle-ci, nous attendons premièrement l'inventaire des raisons pour lesquelles les uns ont, selon la parole de Pie XII, « passé plus ou moins sous silence » la nécessité d'une organisation corporative de l'ensemble de l'économie ; et des raisons pour lesquelles les autres n'ont pu percer ce silence.
Nous espérons secondement que cette enquête sera susceptible de ramener l'attention des catholiques sur ce qui nous est désigné et enseigné comme « la partie principale » de la doctrine sociale de l'Église.
Les réponses seront reçues jusqu'au 20 octobre 1956.
\*\*\*
Cette nouvelle enquête a été instituée le jour même de la parution de l'article de Marcel Clément, et nous avons déjà reçu, de France et de l'étranger, des réponses extrêmement importantes tant par leur qualité que par la personne de leurs auteurs.
D'autres, qui sont concernés par cette enquête, et que nous n'avons pas manqué d'interroger, nous ont manifesté leur intention de ne pas répondre. Peu importe. Le fait d'assister au déroulement de cette enquête, et déjà le fait d'avoir été interrogés, les aidera efficacement à reprendre conscience de « la partie principale de la doctrine sociale de l'Église ».
120:6
### L'avant-réponse de M. Georges Hourdin
*Comme pour notre enquête sur le nationalisme, nous serons attentifs à ce qui sera publié d'autre part dans la presse sur le même sujet.*
*Le 6 juillet, nous avions le plaisir de lire dans* LA FRANCE CATHOLIQUE *un article de M. le chanoine Vancourt, professeur aux Facultés catholiques de Lille, qui disait notamment :*
« Un (correspondant) me fait remarquer qu'il ne sert de rien de remplacer le mot « communisme » par des synonymes moins explosifs. Il s'étonne que le directeur d'un hebdomadaire catholique ait pu écrire dans *Le Monde* (8 janvier 1956) les lignes suivantes concernant les socialistes français : « ...*leur marxisme, déjà bien tempéré au temps de Jaurès et de Blum par l'idéalisme kantien et l'humanisme libéral* (*sic*), *s'est brisé comme une chimère de jeunesse au contact brutal du totalitarisme stalinien. Eux aussi ont choisi de préférer la liberté de conscience et de réaliser progressivement dans la paix* L'INÉVITABLE SOCIALISATION DE LA SOCIÉTÉ MODERNE. »
Si je comprends bien, continue mon correspondant, la socialisation suppose la suppression de la propriété privée des biens de production, bref le collectivisme ; il suffirait donc que nous y soyons amenés autrement que par la violence pour que soient tranquillisées les consciences chrétiennes...
......
Plusieurs me demandent pourquoi, même dans les milieux catholiques, on n'ose plus parler de cet ordre corporatif, dont il est souvent question dans les textes pontificaux. Pourquoi ? Parce qu'aux yeux de certains, le mot évoque l'organisation mussolinienne ; comme si les deux choses étaient nécessairement liées !
121:6
Mais on peut se demander si les efforts déployés de nos jours pour échapper au collectivisme et à un individualisme excessif dans l'exercice de la propriété privée des biens de production, ne tendent pas finalement à restaurer un Nouvel ordre corporatif qui, évidemment, tiendrait compte de tout l'apport de la technique et des sciences modernes... »
*L'article du* « *Monde *» *dont parle le correspondant du Chanoine Vancourt n'a pas été écrit par n'importe quel directeur d'hebdomadaire catholique, mais par M. Georges Hourdin* ([^37]). *Il est directeur de* LA VIE CATHOLIQUE ILLUSTRÉE, *directeur des* INFORMATIONS CATHOLIQUES, *directeur de* RADIO-CINÉMA-TÉLÉVISION, *vice-président de la Commission des programmes de la Radio-Télévision française, administrateur de la* SOFIRAD, *président du* CENTRE NATIONAL DE LA PRESSE CATHOLIQUE, *etc., etc. Pour ces raisons et pour d'autres, son influence sur la presse catholique est considérable et très souvent décisive. Que pendant dix années cette presse ait* « *plus ou moins passé sous silence *» *le programme social de l'Église, -- M. Georges Hourdin doit savoir pourquoi et comment.*
*D'ailleurs, nos instances à ce sujet ne lui ont pas échappé. Dans ses* INFORMATIONS CATHOLIQUES *du 15 juillet, M. Georges Hourdin y fait allusion* (*page 3*) *en ces termes :*
« Il y a bien, par-ci par-là, quelques épigones des grands polémistes conservateurs qui nous reprochent encore de ne pas tenir assez compte de la notion de corporation. »
*M. Hourdin mentionne ce* « *reproche *»*, mais n'y répond rien. Il le déforme au demeurant, car on ne lui reproche nullement de ne pas tenir* « *assez *» *compte de la corporation : on lui reproche de n'en pas tenir compte du tout. On lui reproche de la passer sous silence. On lui reproche d'altérer et de dénaturer la doctrine de* QUADRAGESIMO ANNO.
*En disant qu'on le lui reproche* « *encore *»*, et que ce reproche vient des* « *conservateurs *»*, M. Hourdin donne à entendre que la* « *notion de corporation *» *serait un instrument de conservatisme social en voie de disparition.*
122:6
*Le contexte accentue cette fâcheuse insinuation : car il expose qu'il y a, d'une part, le catholicisme social, d'autre part et contre lui, les tenants de l'idée de corporation. Voici ce contexte :*
« Les catholiques sociaux approuvés par l'Église ont fait admettre la légitimité de l'intervention législative, la constitution et l'action du syndicat professionnel, la nécessité de donner à chacun un salaire décent, une rémunération qui permette à la famille ouvrière de construire au-delà du déterminisme économique des foyers solides. Ces théories, qui nous apparaissent aujourd'hui si simples, si naturelles, comme allant de soi, représentèrent, le jour où elles furent énoncées pour la première fois, une grande novation. Une sorte de grande lueur révolutionnaire se dégageait alors de l'action catholique sociale. La publication de l'encyclique *Rerum novarum,* la réunion à partir de 1904 des premières Semaines sociales, firent naître chez les bien-pensants un scandale et une sorte d'hypocrite étonnement.
Que les temps ont changé ! Il y a bien, par-ci par-là, quelques épigones des grands polémistes conservateurs qui nous reprochent encore de ne pas tenir assez compte de la notion de corporation. En gros, les choses qui furent dites par les catholiques sociaux pendant un demi-siècle sont acceptées par tous comme vérités évidentes... »
*Pour qui sait lire, aucun doute n'est possible. M. Georges Hourdin considère et déclare qu'invoquer la* « *notion de corporation *» *est le fait des opposants au catholicisme social. Et que le catholicisme social ne voit dans la* « *notion de corporation *» *qu'un vestige des oppositions conservatrices. Et* « *hypocrites *»*, précise M. Hourdin qui ne craint personne pour l'exercice de la générosité intellectuelle et de la charité chrétienne.*
*On ne lui retournera pas cette injure. Mais on s'interrogera sur ce* « *catholicisme social *» *qui* (*tel du moins que le conçoit et le présente M. Hourdin*) *ne connaît comme adversaires ou comme opposants que les tenants de l'ordre corporatif, qui est justement le programme social de l'Église.*
*S'il fallait en croire M. Hourdin, l'étiquette* « *catholiques sociaux *» *servirait donc à désigner, paradoxalement, ceux des catholiques qui rejettent la partie principale de la doctrine sociale chrétienne.*
123:6
*M. Georges Hourdin est d'ailleurs bien mal informé des choses catholiques, s'il croit vraiment que le* « *reproche *» *auquel il fait allusion est prononcé par des* « *hypocrites *»*, des* « *épigones *»*, des* « *polémistes *» *et des* « *conservateurs *»*.*
*Le reproche est formulé par le Souverain Pontife en personne. Et l'on se demande comment il est encore possible de le dissimuler ou de l'ignorer.*
*S.S. Pie XII a déclaré le 31 janvier 1952* (*et ceci n'est que l'une des quatorze interventions analogues du Saint-Père depuis vingt-cinq ans*)* :*
« Nous ne pouvons ignorer les altérations avec lesquelles sont dénaturées les paroles de haute sagesse de Notre glorieux prédécesseur Pie XI, en donnant le poids et l'importance d'un programme social de l'Église, en notre époque, à une observation tout à fait accessoire au sujet des éventuelles modifications juridiques dans les rapports entre les travailleurs, sujets du contrat de travail, et l'autre partie contractante ; et en revanche, en passant plus ou moins sous silence la partie principale de l'Encyclique *Quadragesimo Anno,* qui contient en réalité ce programme, c'est-à-dire l'idée de l'ordre corporatif professionnel de toute l'économie ([^38]). »
*M. Georges Hourdin est cordialement invité à venir, lui aussi, dans le cadre de notre enquête, nous exposer ici son avis sur cette question. Nous osons espérer qu'il voudra bien faire bon accueil à la présente invitation. Nous comprenons mal les motifs de son opposition à l'ordre corporatif professionnel : qu'il consente à nous exposer lui-même ses raisons, cela aurait pour résultat une clarification certaine.*
\*\*\*
*On le voit, notre enquête sur la corporation, comme notre enquête sur le nationalisme, se situe au centre des questions actuelles. Et nous avons quelques raisons précises d'espérer qu'elle ne sera pas inutile.*
124:6
Pour faciliter la propagande de nos amis autour de cette enquête, nous venons d'éditer un tiré à part de l'article de Marcel Clément : « *Le programme social de l'Église : la corporation.* » Ce tiré à part comporte l'annonce de l'enquête et toutes les indications pratiques pour se procurer la revue au numéro ou pour s'y abonner.
On peut commander ce tiré à part (uniquement par correspondance) à *Itinéraires.* Les commandes sont acceptées seulement à partir de dix exemplaires. *Prix franco :* les 10 exemplaires, 150 francs ; les 50 exemplaires : 650 francs ; les cent exemplaires : 1.000 francs. Les quantités demandées seront expédiées au plus tard 30 jours après réception effective du montant des commandes. Tous versements à l'intitulé : *Itinéraires, C.*C.P. Paris 13.355.73.
125:6
### L'avant-réponse de M. Joseph Folliet
Sous le titre LE « CORPORATISME », DADA OU CHEVAL DE BATAILLE ? M. Joseph Folliet a publié dans la CHRONIQUE SOCIALE (dont il est directeur) datée du 1^er^ juillet, l'article que voici :
Depuis quelques mois, dans les milieux catholiques d'extrême-droite, dont certains croient se rattacher à la tradition du catholicisme social (alors qu'en fait, ils remontent plutôt à l'*Action française,* à Firmin Baconnier et à un moment de Georges Valois) l'idée et le mot de « corporatisme » reviennent à la mode. On les accommode à cette crème dont on fait les tartes.
On présente le « corporatisme » comme le point essentiel de la doctrine sociale de l'Église -- presque l'article unique, en tout cas, l'article Numéro Un. On y voit la solution de la question sociale. (« La question sociale est enfin résolue », comme chantait le fameux cantique du P. Marie-Antoine) et le secret de la promotion ouvrière. On va jusqu'à reprocher aux Semaines Sociales d'abandonner pratiquement ce thème central de leur pensée.
Soyons francs et quelque peu brutaux : certains de ceux qui parlent ainsi de corporatisme ne savent pas très bien à quoi correspondent leurs paroles. Il s'agit, pour eux d'un grand mot qui les grise et les dispense de réflexion. Lorsqu'on les prie de préciser, de passer à des applications *hic et nunc,* ils se dérobent ou bafouillent. J'en eus, un jour, la preuve attristante et comique, lorsque, après une réunion où j'avais abondamment parlé d'organisation professionnelle, un curé barbu me reprocha de passer sous silence le « corporatisme ». Il ne savait même pas le rapport entre les deux notions !...
Pour être juste, je dois aussi rapporter que j'ai fait des expériences analogues et de sens inverse. Discutant avec un brillant professeur de droit, je dus écouter une diatribe contre l'organisation professionnelle, dada fourbu d'un catholicisme social « dépassé ». Je ne répondis pas, laissant mon interlocuteur dérouler son plan de réforme sociale. Après quoi je n'eus guère de peine à lui remontrer que, dans la ligne de Monsieur Jourdain, il faisait de l'organisation professionnelle sans le savoir, qu'il valait mieux qu'il le sut et qu'il était plus loyal de l'avouer.
126:6
Il réagissait contre un mot. Pour ce mot, d'autres s'emballent. Dans les deux cas, c'est un dada, que, selon sa fantaisie, on chevauche ou l'on envoie à l'équarrisseur.
\*\*\*
C'est parce que nous croyons à l'enseignement social de l'Église, parce que nous le prenons au sérieux, que nous estimons indispensable de ne pas céder au verbalisme et aux réactions extrêmes qu'il provoque. Pour nous, le « corporatisme » ne saurait être ni un dada ni un cheval de bataille -- mais un sujet de réflexion et un objectif d'action.
Pour y voir clair, il faut d'abord savoir de quoi l'on parle et, à cette fin, distinguer trois zones : celle de la terminologie, celle de la sentimentalité, celle de l'analyse conceptuelle. La confusion de ces trois domaines engendre erreurs et malentendus.
\*\*\*
Pour la terminologie, il paraît clair que le mot de *corporatisme,* quel que soit le sens mis sous ces quatre syllabes, est impossible à employer dans la France de 1956. Il est à ce point délavé, déformé, discrédité, qu'à s'en servir malgré tout on s'exposerait à des contresens inévitables, et qu'en fin de compte, on irait à l'opposé du but poursuivi, parce qu'on commencerait par cabrer les milieux mêmes qu'il faut convaincre d'abord, ceux des syndicats ouvriers et même patronaux.
Pour neuf Français sur dix, le terme de corporatisme évoque le temps de Vichy, des comités d'organisation et de leur dirigisme discutable, de la dissolution des syndicats ouvriers ou patronaux, et de la Charte du Travail, qui eut peut-être toutes les vertus hormis une seule, par malheur indispensable, l'existence. On peut le déplorer : c'est ainsi, et quiconque a l'habitude de l'opinion sait que, contre ces forces d'inertie, il n'y a pas grand-chose à faire -- à moins de perdre son temps à batailler pour des mots au lieu de travailler pour les idées qu'ils portent.
Dans les groupes mieux informés, le mot de « corporatisme », s'il prend un sens plus complexe, n'éveille guère de résonances plus sympathiques. Il fait penser soit aux Corporations médiévales, ce qui le teinte d'un archaïsme fâcheux, soit, plus souvent, aux expériences de l'Italie fasciste ou, en mettant les choses au mieux, à celle du Portugal. Or cette dernière ne prouve pas grand-chose et parce que, de l'aveu même de ses auteurs, elle n'a jamais été poussée à bout, et parce que l'économie portugaise demeure, pour une large part, pré-capitaliste. A tympaniser le « corporatisme », on éveille les suspicions ou, pis encore, les sourires blasés.
127:6
Il n'est pas étonnant que les milieux néo-corporatistes d'extrême-droite ne sentent pas ces nuances de l'opinion -- et d'autant que beaucoup de gens, parmi eux, furent « vichystes », partisans de la Charte du Travail ou de la « Corporation agricole », (laquelle, d'ailleurs, montrait des qualités et n'a pas vraiment été remplacée par la C.G.A.). Le propre de ces milieux, c'est précisément de se trouver presque toujours en désaccord avec l'ensemble de l'opinion, de n'exprimer que l'avis de groupes fermés, doctrinaires (il n'y a pas toujours besoin d'une doctrine pour être doctrinaire) et volontiers agressifs.
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Il semble, par ailleurs, impossible de créer, dans la France de 1956, un mouvement sentimental, « mystique », dirait Péguy, autour de la notion de « corporatisme ». Ou si sentimentalité, si mystique il y a, elles se trouveront limitées à des groupuscules doctrinaires et, par conséquent, faussées. Elles aboutiront à des balourdises comme celles que nous signalions plus haut. La doctrine sociale de l'Église ne s'identifie pas, purement et simplement, avec le « corporatisme », moins encore avec un corporatisme déterminé, en projet ou en acte ; il suffit, pour s'en convaincre, de jeter un coup d'œil sur la masse des textes pontificaux. Il y a, par exemple, une doctrine pontificale des nationalisations ; on aimerait que les néo-corporatistes ne l'oublient pas -- comme l'oubliaient naguère les fervents de la nationalisation à outrance. Que le corporatisme soit la solution de la question sociale, l'idée est si excessive qu'elle en devient biscornue : ce n'est qu'un élément (important, d'ailleurs) de cette « solution » entre d'autres. Que le corporatisme réalise la promotion ouvrière, autre exagération démesurée : il peut être, sur le plan professionnel, un moyen de promotion ouvrière, comme l'avait montré François Perroux, dans *Capitalisme et Communauté* de *travail --* à la condition qu'il instaure des rapports institutionnels d'égalité entre les divers corps de la profession ; sinon, il tourne à l'escroquerie.
Pourquoi le Français moyen ne peut-il, en l'an de grâce 1956, trépigner d'enthousiasme devant le « corporatisme » ?... Pour la raison toute simple que le « corporatisme » n'est plus simplement une idée d'avenir, un « mythe » au sens sorélien du mot, mais une réalité du présent -- au moins dans une certaine mesure. Que l'idée de la Corporation ait pu avoir la force d'un « mythe » au temps où les historiens, un Martin-Saint-Léon par exemple, redécouvraient les corporations médiévales par-delà les ignorances des époques « éclairées » et où les premiers catholiques sociaux élaboraient, à la lumière du passé, ce qu'ils appelaient le « corporatisme d'association » ; que ce « mythe » ait pu retrouver de son éclat entre les deux guerres, avec Bélime, Paul Chanson et *l'Ordre réel,* avec des hommes comme MM. Verger et Loyer, avec les théoriciens du syndicalisme agraire qui, par une réaction justifiée contre le « syndicat-boutique », évoluaient vers le corporatisme, ou avec les études d'un François Perroux ; que certains aspects de la Semaine Sociale d'Angers correspondent à cette sentimentalité traditionnelle ou passagère, c'est, je crois, une évidence historique. Depuis, le corporatisme est sorti de la « pureté du non-être » ; il existe, ou plutôt il commence à exister -- et sous une forme, d'ailleurs, caricaturale.
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Cette existence embryonnaire, c'est le phénomène contemporain que j'ai appelé, sans tendresse excessive, le « pseudo-corporatisme des groupes d'intérêts » ou le « corporatisme sans Corporation ». La France risque d'en crever... tout simplement. Par leurs revendications, leurs obstructions, leurs manifestations, par leur emploi savant du « lobby », par leur colonisation de la presse, des partis et des gouvernements, ces groupes d'intérêts, plus ou moins professionnels, qui n'ont de la corporation que l'extérieur, contribuent à entretenir l'immobilisme malthusien qui a mené la France en pleine fondrière. Je sais ce que diront les « corporatistes ». « Ce n'est : pas *notre* Corporation : Nous n'avons pas voulu, nous ne voulons pas cela ». C'est précisément ce qu'il faut commencer par dire haut et fort, afin de couper court à toute méprise. Il ne semble pas que les « néo-corporatistes » mettent trop d'empressement à le proclamer. Leur « clientèle » principale -- P.M.E., Mouvement Poujade -- leur rend, en cette matière, la netteté difficile.
Loin de pouvoir compter sur une « mystique » corporatiste, il faut donc, en dissipant des confusions, remonter un courant de sentimentalité « anti-corporatiste » -- réaction explicable, mais outrée contre le pseudo-corporatisme des groupes d'intérêts.
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Reste l'analyse conceptuelle de la notion de corporatisme. Elle montrera que cette notion recouvre pratiquement celle d'organisation professionnelle, qui a le triple avantage de remonter à la tradition du catholicisme social, de n'être point démonétisée et se prêter peu aux débordements sentimentaux. Ajoutons qu'elle offre le mérite de correspondre aux nécessités de notre temps car il est, dans les conjonctures présentes, également impossible d'ordonner l'économie nationale ou l'économie internationale, ni d'apporter un commencement de solution aux problèmes ouvriers comme aux problèmes agricoles sans un minimum d'organisation professionnelle.
L'organisation professionnelle, c'est non seulement la profession organisée à partir de ses articulations historiques et vivantes, les syndicats, mais aussi l'organisation inter-professionnelle et la représentation institutionnelle des professions organisées auprès de pouvoirs nationaux et internationaux. C'est, sur le plan de la philosophie politique, la reconnaissance des corps intermédiaires entre le citoyen et l'État.
Cette thèse doctrinale, qui met en jeu la conception même de l'économie et de la politique, appartient à la synthèse du catholicisme social. Il est possible que certains catholiques « de gauche » en sous-estiment l'importance. Les Semaines Sociales ne l'ont jamais perdue de vue : qu'on relise le cours de M. Jean Rivero, à la Semaine Sociale de Rennes, qui constitue une belle mise au point. Mais il y a loin de ce grand thème, susceptible de développements indéfinis, à un « corporatisme » d'école ou, pis encore, de slogan.
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La thèse est faite pour s'appliquer. Les applications ne sont pas le fort des « néo-corporatistes ». La proclamation d'un principe, plus ou moins bien entendu, suffit trop souvent à épuiser leurs réserves intellectuelles. Nous espérons, dans l'avenir, travailler efficacement à la réalisation d'une véritable organisation professionnelle dans la France de 1956, avec le concours de tous ceux qui refusent de capituler devant le pseudo-corporatisme des groupes d'intérêts comme de revenir au vieux libéralisme. D'ores et déjà, un numéro spécial de la *Chronique Sociale* est à l'étude.
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En attendant, concluons : amputer le catholicisme social du grand thème de l'organisation professionnelle et des corps intermédiaires, ce serait le mutiler. Le réduire à un « corporatisme » le mutilerait également. Nous n'avons pas le goût des mutilations.
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### Lettre à M. Joseph Folliet sur la corporation l'Action française, le « vichysme » et sur la fraternité chrétienne
*Sous forme de lettre ouverte, dont M. Joseph Folliet trouvera ici le texte, Jean Madiran répond à l'article de la* CHRONIQUE SOCIALE *reproduit aux pages précédentes*.
CHER MONSIEUR JOSEPH FOLLIET,
Je crois avoir quelque part de responsabilité dans votre article de la *Chronique sociale.* Vous aviez reçu le 1^er^ juin l'article de Marcel Clément. Je vous avais écrit dès le 2 juin que cet article, sous réserve de confirmation ultérieure, allait faire l'objet d'une vaste enquête, à laquelle vous étiez prié de participer. Quelques jours plus tard je vous le confirmais. Je vous disais même qu'il vous serait bien difficile, sur un tel sujet, de ne pas répondre, soit chez nous, soit chez vous. Peut-être vous êtes-vous senti pressé en quelque sorte. Vous avez donc fait cet article LE « CORPORATISME », DADA OU CHEVAL DE BATAILLE ? dans votre *Chronique sociale* datée du 1^er^ juillet mais parue effectivement aux environs du 15. Je n'aurais pas dû vous donner fût-ce l'impression que je vous pressais. Car vous vous êtes trop pressé, et maintenant votre article existe, il est hâtif et injuste, et nul ne saurait en être content, pas même vous.
Son mérite pourtant doit être noté. Vous donnez des motifs. Qui ne se voile pas la face devant un écrit « polémique » (car le vôtre l'est, terriblement) ; qui ne ferme pas la porte en disant par exemple, à la manière de M. Hourdin, que voilà l'article d'un « épigone des grands polémistes » ;
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qui a le goût de rechercher, même sous la violence verbale, et sous ce que vous appelez votre « brutalité », le contenu intellectuel, la substance de la pensée, -- alors oui, celui-là trouve les raisons de votre opposition au « corporatisme ». Je note l'existence explicite de ces raisons, et je prie qu'on la note.
Vos raisons seront discutées au cours ou à la fin de notre enquête sur la corporation, qui promet d'être vaste et longue. On peut examiner sans polémique la pensée d'un écrit polémique comme le vôtre, -- de même que l'on peut examiner en prose la pensée des poètes. La polémique est un genre ou un moyen d'expression. Un genre que nous ne pratiquons pas ici, ou le moins possible : mais nous ne prononçons pas d'ostracisme à l'égard des polémistes, nous examinons calmement la pensée qui les meut, et qu'ils manifestent.
\*\*\*
MAIS JE VOUS ÉCRIS, cher monsieur Joseph Folliet, pour vous demander en toute simplicité de cesser quelques mauvaises plaisanteries aux conséquences funestes et d'en venir enfin aux choses sérieuses. Vous mettez un peu trop en cause les perfides intentions et les sombres arrière-pensées que vous prêtez aux défenseurs de l'idée corporative. Là non plus, je ne me voile pas la face. Je ne crie pas au scandale. Je dis seulement que c'est inutilement méchant. On vous propose une pensée : reconnaissez-la donc comme une pensée, qui se discute, qui peut-être se rejette, mais autant que possible par d'autres moyens que ceux du soupçon, du discrédit, de l'insinuation injurieuse.
Vous dites que le « corporatisme » est pour ceux qui en parlent aujourd'hui un *dada,* ou un *cheval de bataille,* et une *mode ;* vous ajoutez plus loin que les « corporatistes » manquent de « netteté », parce que leur *clientèle* leur rend difficile d'être nets. Remarquez-vous comme cela est peu de bonne compagnie ? J'y vois mal une manifestation de la charité compréhensive et de la générosité intellectuelle dont vous aviez acquis la réputation, et dont vous m'avez donné quelquefois des signes certains.
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Vous attaquez les hommes, et leurs mobiles supposés, et leur servilité à l'égard de leur « clientèle ». C'est d'ailleurs un procédé chez vous, ou une habitude, de souvent représenter les adversaires de vos idées comme mus principalement par le souci d'exploiter ou de servir une « clientèle » ; c'est une sorte d'obsession. Elle vous détourne plus d'une fois de comprendre ; elle vous détourne d'être juste ; elle vous fait grand tort.
Vous avez exposé vos raisons de n'être pas « corporatiste » ; mais vous n'avez pas réfuté les raisons des « corporatistes » ; vous avez ignoré leurs thèses, et même insinué qu'il n'y en a pas ; et que ces gens-là sont des imbéciles sournois.
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VOUS VOUS EN PRENEZ aussi à des arrière-pensées « politiques » -- au sens péjoratif du terme. Vous brandissez des classifications sommaires, des étiquettes tendancieuses. Les « corporatistes » sont par vous appelés « d'extrême-droite ». Vous affirmez, sans l'ombre d'un motif ou d'une preuve, *qu'ils ne se rattachent pas à la tradition catholique,* mais à celle de l'Action française. Vous dites que ce sont des « vichystes ». Cher monsieur Joseph Folliet, ou bien tout cela est sans importance réelle, et ne veut rien dire, et ne devrait pas être dit ; ou bien vous commettez ainsi une mauvaise action.
Le climat est tel, encore aujourd'hui (du moins dans la presse catholique) que si l'on étiquette quelqu'un « extrême-droite », et « vichyste », et *Action française,* il est exclu sans discussion. Cela est injuste, et anti-chrétien, et absurde, mais cela est. Alors, il faut faire attention, cher monsieur Joseph Folliet. Cette arme empoisonnée, il ne faut pas la manier à la légère.
Je trouve excessif (mais sans doute trouvez-vous normal) que de telles étiquettes aient l'affreux pouvoir d'exclure un être humain, de disqualifier un chrétien, d'en faire un paria dont on n'écoutera pas les raisons. Mais justement : il faut faire d'autant plus attention, cher monsieur Joseph Folliet. Car ces étiquettes empoisonnées, il serait certainement immoral de les donner à des gens qui ne les méritent pas ; ou qui ne les méritent plus.
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Et il serait doublement immoral qu'elles soient ainsi données par des censeurs qui en réalité les méritent pour eux-mêmes ; ou qui en ont mérité quelqu'une.
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VOYONS, cher monsieur Joseph Folliet, ne vaudrait-il pas mieux déblayer tout cela ; une fois pour toutes. Je vous y invite. Avec tristesse, car je n'aurais pas cru que vous en reviendriez à ces amalgames, ces blocages, ces étiquettes de division, ces « discriminations » qui nuisent si profondément à l'unité catholique. Plutôt que de parler des arguments en présence, en 1956, sur la corporation, vous allez rechercher et ressortir des histoires d'Action *française* et de « vichysme », dont on ne vous parlait point. Puisque vous en parlez, on vous répondra. Non point pour défendre qui que ce soit ; ni pour vous attaquer en quelque manière ; mais pour déblayer, avec vous si vous le voulez bien, quelques fantômes ou quelques cadavres, qui empoisonnent nos mœurs intellectuelles. Je vous soumets donc les considérations suivantes.
1. -- L'ACTION FRANÇAISE. -- Il existe, cher monsieur Joseph Folliet, une tradition *catholique* d'Action française, une tradition réellement CATHOLIQUE. Qu'elle ne soit point la vôtre, et que vous la critiquiez, c'est votre droit. Mais ce n'est pas votre droit d'exclure de la communauté catholique, d'exclure comme « ne se rattachant pas à la tradition catholique » quiconque reçoit (avec plus ou moins d'exactitude) l'étiquette d'*Action française.* Le drame qui a duré treize années, de 1926 à 1939, est terminé. Ou du moins, c'est la volonté de l'Église qu'il le soit. L'Action française a publiquement regretté ses torts, et ce regret a été agréé par le Saint-Père. Les catholiques d'Action française sont donc nos frères, -- nos frères nullement « séparés », -- ils doivent être traités comme tels.
Il est simplement immoral que la presse catholique continue à parler de Charles Maurras, qui s'est converti, et qui est mort, comme elle en parle. Charles Maurras est des nôtres, à nous autres catholiques, comme Péguy (et « juridiquement » comme vous dites, plus que Péguy), comme Mounier, comme Claudel, comme Bernanos.
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Nous sommes libres à l'égard de leur pensée et de leur héritage. Les idées se prennent, se transforment, se refusent, il n'y a ni droit de propriété, ni obligation de ne pas changer d'avis. Le débat des idées reste ouvert en permanence. Mais l'atroce drame de 1926-1939 est achevé. On dirait que vous croyez toujours les catholiques *d'Action française* sous le coup d'un interdit. Détachez-vous donc des querelles mortes de votre jeunesse, ne venez pas en encombrer et en obscurcir les problèmes du temps présent. Sachez au moins que voici derrière vous une autre génération, la nôtre, qui ne comprend rien et ne veut rien comprendre à la persistance des vieilles rancunes, et qui laisse les morts ensevelir les morts.
Une autre génération maurrassienne, d'ailleurs, a repris l'héritage de l'Action française, une génération neuve. Regardez-la : MM. Pierre Boutang. Michel Vivier, Olivier de Roux. Pierre Debray et leurs amis. Par chance, ou plutôt par grâce, ils sont tous catholiques. Leurs journaux et leurs organisations politiques sont dirigés par des catholiques. L'angoissante question posée par l'agnosticisme de Maurras n'existe plus entre eux et vous. Entre eux et vous et nous tous, l'essentiel est commun. Nous avons la même foi chrétienne, nous appartenons à la même et seule Église, nous tâchons de vivre du même et unique nécessaire. Nous sommes profondément semblables pour ce qui compte le plus. Direz-vous que nous n'en avons guère conscience et que nous le manifestons bien mal ? Hélas. Mais c'est notre faute à tous, cher monsieur Joseph Folliet. Tendez donc votre main, ouvrez donc votre porte à ces catholiques d'Action française. Faites au moins pour eux ce que j'ai fait pour votre ami Montaron. Votre ami Montaron m'en a bien mal récompensé, et peut-être les catholiques d'Action française ne vous comprendront-ils pas davantage, surtout au début. Mais qu'est-ce que cela fait. Et est-ce que cela compte. Et est-ce que par hasard nous aurions le droit d'agir autrement.
Critiquez tant que vous voudrez les catholiques d'Action française. Critiquez leur pensée politique et sociale ; et philosophique ; et religieuse (s'ils en ont une autre que catholique, ce que je ne crois pas). Mais ne reniez pas vos frères.
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Nous sommes décidés, ici, à faire quelque chose et même beaucoup de choses en direction de la fraternité chrétienne et catholique. Et je crois que nous l'avons prouvé. Critiquez-nous, cher monsieur Joseph Folliet, mais aidez-nous. Si nous nous y prenons mal, montrez-nous comment il faut s'y prendre mieux. Mais n'allez pas peser en sens contraire. N'allez pas réveiller les querelles d'autrefois et relancer le jeu des étiquettes, des classifications, des amalgames, des discriminations, des exclusives, des ostracismes. Depuis 1939, un catholique d'Action française est un catholique comme les autres. Depuis la conversion de Maurras, il est encore plus (si je puis dire) comme les autres. Depuis que la nouvelle génération maurrassienne est politiquement dirigée par des catholiques, il n'y a vraiment plus l'ombre d'un obstacle. Il n'y a comme obstacle que nos préjugés et notre méchanceté : ce qui ne fait pas de quoi se vanter.
2. -- LES « VICHYSTES ». -- L'accusation de « vichysme » ne fait plus de tort à personne, en règle générale, aujourd'hui, ni dans la rue, ni devant le corps électoral. Des « vichystes » notoires ont été président du Conseil et ministres de la IV^e^ République. D'autres ont fait admirablement carrière dans la bonne société et les honneurs du régime. D'autres dans toute la presse parisienne, et notamment au journal *Le Monde.* Pourquoi faut-il que cette accusation rétrospective garde sa vertu empoisonnée dans une certaine presse, dans certains milieux, dans certaines organisations -- catholiques ? Pourquoi faut-il qu'elle reparaisse, cher monsieur Joseph Folliet, sous votre plume imprudente ?
L'affreuse querelle 1941-1947, il faut enfin qu'on cesse périodiquement de la ranimer. Et de la ranimer à l'endroit, dans le sens et sous les plumes où il est le plus paradoxal de le faire. Que venez-vous nous raconter avec votre « extrême-droite vichyste » ? -- Et la droite ? Et le centre ? Et la gauche ? Ils n'étaient pas « vichystes », non ? Et L'ENSEMBLE DU CATHOLICISME FRANÇAIS ? Vous le savez pourtant.
Je ne vous prête pas de noirs desseins, cher monsieur Joseph Folliet. Je sais bien que vous écrivez vos épithètes en toute innocence, sans trop réfléchir à leur portée.
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D'autres, non loin de vous, n'ont pas cette candeur. S'ils font aujourd'hui, s'ils relancent aujourd'hui une campagne anachronique contre le « vichysme », s'ils veulent discréditer et disqualifier TOUS ceux qui ont été « vichystes » à un degré quelconque, vous savez bien pourquoi. Ou si vous ne le savez pas, un peu de réflexion attentive vous le révélera. Prenez le temps d'y penser, et vous apercevrez le sens de la manœuvre. Elle vise très haut. Elle complète ou prolonge, elle politise et passionne les attaques portées contre le Souverain Pontife et les Évêques par la revue *Esprit.* Car il ne suffit pas à cette « excellente revue chrétienne » de ranger explicitement les « *visions du Pape* » parmi les « *jeux de cirque* » (numéro de février 1956, page 243) ; il ne lui suffit pas d'avoir pris à partie l'Épiscopat français avec une insolence, une injustice, une violence presque sans précédents. Il n'est pas possible, cher monsieur Joseph Folliet, que vous ne voyiez pas, à la réflexion, qui la campagne contre le « vichysme » atteint d'abord, qui elle atteint le plus.
Ne soyons pas complices. N'y aidons pas. Pesons en sens contraire, chacun à notre place et selon nos moyens. En ordre dispersé si pour le moment nous ne pouvons mieux faire. En ordre concerté s'il plaît à Dieu, et si vous y consentez. Pourquoi ne déciderions-nous pas, implicitement, ou mieux, explicitement et publiquement, que nous mettons un terme aux vieilles querelles, que nous en rejetons les survivances, que nous enterrons les tragiques divisions de 1926-1939 et de 1941-1947, que nous refusons toutes ces « discriminations » entre catholiques, et que toutes nos discussions seront PLACÉES DÉSORMAIS DANS LE CADRE DE NOTRE ESSENTIELLE FRATERNITÉ ?
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UNE AUTRE CHOSE ne va point dans votre article. Vous parlez des « corporatistes » comme s'ils étaient des imbéciles. Comme s'ils n'avaient aucune pensée. Vous prétendez même en donner « la preuve attristante et comique » : vous vous moquez d'un « curé barbu » qui n'avait pas votre science. Mais vous n'avez rien prouvé du tout.
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Ce curé qui « *ne savait même pas* » (mais qui savait certainement beaucoup d'autres choses, ne serait-ce que par grâce d'état), vous auriez pu l'instruire, plutôt que d'aller le tourner en ridicule dans les pages de votre revue. S'il la lit, que va-t-il penser des « intellectuels catholiques ». Et de leur rôle.
Je vais, cher monsieur Joseph Folliet, vous faire une confidence. Elle concerne votre invitation, dans La *Vie catholique illustrée* du 29 mai 1955 : « Nous engageons les chrétiens à faire mieux que les communistes et à les devancer sur le chemin de la justice et de la paix ». J'ai rencontré un jour un vicaire, qui n'était pas barbu, et qui m'en voulait très fort d'avoir critiqué votre phrase. Il était d'accord avec vous. Il m'a dit : CETTE PHRASE DE FOLLIET, MAIS ELLE EST DANS L'ÉVANGILE ! De quoi j'aurais pu et pourrais encore faire un commentaire aussi méchant que celui que vous destinez à votre « curé barbu ». Je pourrais détailler ce que cela « prouve » contre ceux qui veulent « faire mieux » que les communistes. Mais cela ne prouve rien, en vérité. Laissons donc votre curé barbu et mon vicaire imberbe à leur ministère : dans leur tâche quotidienne, dans leur croix quotidienne, dans leur expérience des réalités et dans les grâces qu'ils ont et que nous n'avons pas, ils trouvent et trouveront bien davantage que nous ne pourrions, vous et moi réunis, leur apprendre.
Vous prenez, cher monsieur Joseph Folliet, les « corporatistes » pour des imbéciles, et vous les présentez comme tels. Vous analysez leurs arrière-pensées supposées, mais leur pensée exprimée vous la tenez pour totalement négligeable. Ils ne savent pas. Ils ne comprennent pas. Ils n'ont ni votre savoir ni votre intelligence. Non pas que vous l'ayez montré en discutant leurs thèses : justement, vous ne les discutez pas, vous les déclarez discréditées, sans consistance, sans contenu, méprisables. Quelle morgue intellectuelle.
Vous vous trompez, cher monsieur Joseph Folliet. Vous avez en face de vous une pensée. Et qui vaut la vôtre. Mais ici il faut d'abord que je vous livre une seconde confidence. Je ne parle point d'une pensée qui serait la mienne, pour la simple raison que j'ai renoncé aux ambitions de cette catégorie. Je les ai eues. J'étais un peu ou beaucoup plus jeune.
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Je travaillais dans l'espoir temporel de devenir, qui sait, un penseur ; un savant ; un docteur ; un Folliet, quoi. Ce qui m'a amené à écrire toute sorte de sottises ; ou plus exactement, à entourer de sottises surajoutées l'expression des vérités que j'avais reçues. Cela arrive à tout le monde : mais c'est une grande chance, ou une grande grâce, de s'en apercevoir. Il y en a qui apparemment ne s'en aperçoivent jamais. Ils n'en trônent pas moins dans les académies et dans les congrès et dans les semaines. Ils pontifient. Dieu me garde de pontifier. Le temps où je pontifiais est derrière moi.
Vous exposez, cher monsieur Joseph Folliet, que la corporation n'est qu'un « slogan ». Vous prétendez que les « corporatistes » sont dans une telle misère de pensée que « la proclamation d'un principe (...) suffit à épuiser leurs réserves intellectuelles ». Si ce jugement méprisant me concernait seul, ce serait parfait : il viendrait sagement me prévenir contre un éventuel retour de l'ambition, que j'avais autrefois, de devenir un puissant intellectuel, un second Folliet.
Mais ce jugement méprisant rencontre Marcel Clément, et c'est là, mon cher monsieur Joseph Folliet, que je vous arrête, et que je vais vous faire entendre ce qu'appelle votre propos. Vous vous annoncez, dans votre article, « franc et quelque peu brutal ». Je vous annonce que je serai franc à mon tour, quoique sans aucune brutalité.
Si l'on parle à nouveau de corporation, c'est sans doute grâce à *La Cité catholique,* de M. Jean Ousset ; grâce à certains catholiques d'Action française ; grâce à quelques autres ; et leur mérite à tous est certain ; et c'est même grâce à moi ; mais c'est aussi, mais c'est surtout grâce à Marcel Clément. Grâce à lui surtout : non point eu égard à la chronologie, ou à la quantité, mais à la qualité.
Puisque vous cherchez vous trouverez, cher monsieur Joseph Folliet. Je dis ici, à cette place, d'où l'on est fort bien entendu, que l'*Introduction à la doctrine sociale catholique,* de Marcel Clément ([^39]), est un ouvrage qui peut être mis à côté de tous les vôtres : ce n'est pas lui qui souffre de la comparaison.
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Sur le sujet, depuis dix ans, il y a peu d'œuvres en France de cette valeur, de cette profondeur, de cette force, -- à moins qu'il n'y en ait véritablement aucune autre. Et je dis que vous avez, cher monsieur Joseph Folliet, la notoriété, l'expérience, de vastes connaissance, de l'érudition, parfois ou souvent du bon sens : avec une érudition moins ancienne, une expérience plus courte, Marcel Clément a pour lui une vigueur de pensée que je n'aperçois point chez vous au même degré. Et je dis que Marcel Clément nous a donné encore une *Économie sociale selon Pie XII* ([^40]) et tout récemment un *Chef d'entreprise* ([^41]) qui font de lui le premier des sociologues catholiques de sa génération ; et plusieurs de la vôtre en pâlissent, à moins qu'ils n'en disparaissent tout à fait. Et je dis encore que Marcel Clément a parlé aux Français de la nouvelle fête chrétienne du travail, fixée au 1^er^ mai, comme aucun commentateur de votre presse « catholique sociale » n'a voulu, n'a su ou n'a pu le faire ([^42]). Quoi de plus urgent pourtant.
Tout cela ne se sait point, direz-vous ? Je suis ici pour le faire savoir. Et je le dis d'abord à vous, qui avez besoin de l'apprendre.
Vous auriez pu l'apprendre tout seul. Vous auriez pu faire à Marcel Clément sa place parmi les vôtres, dans votre « catholicisme social ». Avoir un Marcel Clément et n'en pas vouloir, c'est un peu fort. Vous auriez pu vous réjouir d'apercevoir tant de force jeune se préparer à prendre le relais et la relève de vous autres, blanchis sous le harnais. Vous auriez pu veiller à assurer progressivement, dans votre « catholicisme social », la transition entre votre génération, dont beaucoup de tics intellectuels commencent à dater singulièrement, et la génération de Marcel Clément. Mais non. Vous traitez Marcel Clément comme la Sorbonne traitait Péguy. Vous faites en sorte d'enlever aux jeunes écrivains catholiques l'envie ou la possibilité d'aller chez vous. Vous leur fermez les portes du catholicisme sociologiquement organisé, du monde catholique de la presse et des organisations. Sans le savoir, vous rendez peut-être à ces jeunes écrivains un inestimable service, en les gardant ainsi de la tentation du conformisme et de celle de faire carrière.
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Ce n'est pas Marcel Clément que les éditions de la *Chronique sociale* poussent vers l'Académie des sciences morales et politiques : c'est tant mieux, et au fond il faut vous en remercier. Mais ce n'est pas tant mieux pour vous.
Marcel Clément avait besoin sans doute, au seuil de cette enquête sur la corporation, d'être présenté au public, puisque la presse française l'avait omis. Vous m'en avez, cher monsieur Joseph Folliet, donné l'occasion, grâces vous en soient rendues, voilà qui est fait. Je ne doute pas que vous l'eussiez fait beaucoup mieux, mais justement, vous ne l'avez pas fait ; c'est une de ces choses que votre presse ne veut pas dire, et qui doivent pourtant être dites, fût-ce par votre indigne serviteur.
\*\*\*
VOUS ASSISTEREZ DONC, cher monsieur Joseph Folliet, à notre enquête sur la corporation. Ne brouillez pas les cartes. Vous écrivez avec réprobation : « On présente le corporatisme comme le point essentiel de la doctrine sociale de l'Église. » Mais non. Ce n'est pas ça. Ce n'est pas *on.* C'est le Saint-Père. Qui dit très précisément que l'ordre corporatif professionnel est la partie principale de *Quadragesimo Anno* et constitue le programme social de l'Église. Nous ne faisons que le répéter après lui, et en porter témoignage, parce que vous ne le faites pas.
Vous voulez faire croire que l'on oppose la « corporation » à l' « organisation professionnelle ». Point du tout. Au contraire. Nous disons bien *ordre corporatif professionnel,* comme l'Église nous apprend à dire, et comme vous ne dites pas. Vous voulez faire croire que l'on oppose la « corporation » aux « corps intermédiaires ». Vous n'y êtes pas. Vous y êtes si peu que c'est précisément dans l'œuvre de Marcel Clément que l'on trouve le plus d'insistance sur les « corps intermédiaires ».
Vous me parlez enfin de « corporatisme », comme si c'était notre drapeau, ou notre dada. Pourtant, vous devriez vous souvenir que je vous ai dit, à vous tous « intellectuels catholiques » d'appellation contrôlée, en une occasion mémorable ([^43]) :
141:6
J'entends bien que corporatisme, avec sa désinence en isme, peut être entendu eu un sens péjoratif ; qu'il s'agit alors d'une déviation de l'ordre corporatif catholique ; que toute déviation doit être énergiquement flétrie comme une « tentation » et une « duperie ». Cette interprétation ne doit pas être exclue.
Mais je remarque que l'on nous parle très souvent du corporatisme, pour le flétrir, et quasiment jamais de l'ordre corporatif, pour le prôner.
Cela aussi est une manière de le « passer plus ou moins sous silence ».
\*\*\*
TOUT CELA concerne le discrédit injuste que vous tentez de jeter hâtivement sur ceux que vous appelez les « corporatistes ». Quant au fond, quant aux motifs de votre opposition, ils seront examinés, lorsque le temps en sera venu, par Marcel Clément. Pour le moment, nous les avons notés, et nous vous remercions de les avoir dits (ce que n'a point daigné faire M. Hourdin).
L'une de vos raisons pourtant est de mon gibier. Vous dites que la corporation « *fait penser aux Corporations médiévales, ce qui la teinte d'un archaïsme fâcheux* ». Ce réflexe et cette réflexion heurtent le simple catholique du dernier rang, le catholique tout court, sans étiquette, sans parti, sans système personnel, que je m'efforce d'être désormais, et que je veux être seulement.
S'il fallait rejeter tout ce qui est ou risque d'être « teinté d'un archaïsme fâcheux », que nous resterait-il. Et pourquoi l'archaïsme serait-il fâcheux. Pourquoi ne serait-il parfois ce dont notre temps manque le plus, et dont il a le plus besoin.
Saint Louis-Marie de Montfort a été canonisé seulement par Pie XII. Allons-nous trouver qu'il est archaïque. Et qu'il n'apporte rien à la dévotion mariale, parce qu'il vivait sous l'Ancien Régime. Si Pie XII l'a canonisé en notre temps, ne devons-nous pas penser plutôt que l'Église veut précisément aujourd'hui et demain, pour aujourd'hui et pour demain, nous mettre à l'école de cette pensée archaïque. Malgré son archaïsme.
Et les *Exercices spirituels* de saint Ignace, sont-ils archaïques. Pie XI et Pie XII nous les recommandent spécialement pour notre temps. Est-ce « fâcheux » ? Et la Règle de saint Benoît.
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Aujourd'hui 19 juillet, l'Église offre à notre méditation la messe de saint Vincent de Paul, du propre de France. Allons-nous fermer le livre et n'écouter point. Allons-nous demander qu'on nous donne une autre fête et un autre saint. Et supprimer tous les saints « archaïques ». Allons-nous dire qu'il ne faut plus les appeler des saints, mais trouver un mot moins archaïque.
Et qu'allons-nous dire de cette nouvelle fête chrétienne du travail. De ce 1^er^ mai. Que le Pape a nommé la fête de saint Joseph artisan. Artisan, voilà bien qui est archaïque. « Fâcheusement archaïque ». Donner un artisan pour patron aux travailleurs modernes. C'est incroyable. Et c'est sans doute pour cela que votre presse « catholique sociale » ne nous en a quasiment rien dit.
Pour la *corporation,* d'ailleurs, le mot m'est bien égal. Je l'emploie parce que c'est celui du Pape. Qui lui-même en emploie parfois un autre. C'est la chose qui nous importe. Et dans la chose, c'est d'abord son esprit. Mais je crois qu'il ne saurait être mauvais d'avoir ou de garder un vocabulaire commun avec l'ensemble de la catholicité. Et que serait ce vocabulaire commun, s'il n'était celui du Pape.
\*\*\*
ALLONS, cher monsieur Joseph Folliet, discutez, critiquez autant que vous le voudrez ; polémiquez même contre nous si vous ne pouvez vous en empêcher : mais à l'intérieur de l'unité et de la communauté catholiques. Ne ressortez plus vos histoires d'Action française et de « vichysme », comme si nous étions en 1938 ou en 1945. Ne brandissez plus vos exclusives et vos excommunications. Cessez d'imaginer à vos contradicteurs des arrière-pensées ténébreuses et des intentions perfides. Nos différences, nos divergences, examinons-les dans la paix. Je vous invite très cordialement à venir ici réfuter l'article de Marcel Clément qui fait l'objet de cette enquête : « *Le programme social de l'Église : la corporation.* » Vous n'êtes pas d'accord ? Cognez dur. Mais sur les idées. Et fraternellement, comme je vous prie de me croire vôtre.
Jean MADIRAN.
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### « Le chef d'entreprise »
La lettre à M. Joseph Folliet, qui figure aux pages précédentes, peut trouver ici une sorte de post-scriptum. Ce sont des extraits de l'article que M. Dauphin-Meunier a consacré, dans la « Nouvelle Revue de l'Économie contemporaine » (numéro de juillet-août) au « Chef d'entreprise » de Marcel Clément ([^44]) :
Point n'est besoin de présenter Marcel Clément à nos lecteurs. Par les articles de lui que nous avons publiés ils ont pu juger de l'étendue des connaissances, de la sûreté de jugement et de la pénétration d'esprit de l'un des plus talentueux représentants de la nouvelle École catholique française.
Ses travaux antérieurs sur les salaires et les rendements publiés sous les auspices de l'Institut de Science économique appliquée que préside M. François Perroux ([^45]), et sur l'évaluation des dommages de guerre, édités par les soins du gouvernement français ([^46]), suffiraient à eux seuls à le qualifier parmi les économistes de la génération montante.
Mais, depuis plusieurs années, M. Marcel Clément s'est assigné une tâche particulière et singulièrement attachante : celle de faire connaître les enseignements de l'Église en matière économique et plus précisément les leçons de Pie XII.
Professeur aux Universités de Québec et de Montréal, directeur du Centre Français de Sociologie, M. Marcel Clément est placé à des points hautement propices à l'exposé et à la diffusion de la doctrine économique et sociale de l'Église...
Assurément, M. Marcel Clément n'est pas isolé dans son effort. On sait l'action déjà ancienne de M. Jean Le Cour Grandmaison ; on connaît les travaux de M. Vialatoux, de Louis Salleron, d'Henri Guitton, de Valarché, du R.P. Tonneau. Moi-même, j'ai apporté à maintes reprises depuis quinze ans ma contribution à l'œuvre commune.
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...Il faut du courage en France et dans les milieux catholiques d'aujourd'hui, pour affirmer son admiration pour Pie XII et sa fidélité à ses instructions d'ordre économique.
M. Marcel Clément ne manque ni de courage, ni d'intelligence, ni de foi. Son Introduction à la doctrine sociale catholique ([^47]), plus récemment les deux tomes de sa magistrale Économie sociale selon Pie XII ([^48]) et quelques œuvres comme Sciences sociales et catholicisme ([^49]) en témoignent.
Son récent ouvrage, destiné à répondre aux interrogations souvent angoissées que, dans le monde entier, les chefs d'entreprise se posent à eux-mêmes sur la légitimité de leur fonction, sur les règles de conduite qu'ils doivent suivre, sur l'avenir même de l'entreprise en tant qu'institution, est de la même veine.
.........
M. Marcel Clément ne s'est pas borné à présenter dans une suite logique et à commenter les enseignements pontificaux concernant l'entreprise. Il a tenu à publier dans leur intégralité les textes mêmes de Pie XII. On les trouve donc en annexe à son livre...
...Il était nécessaire de réunir tous ces textes admirables de manière à les rendre directement accessibles aux chefs d'entreprise auxquels ils sont destinés. A leur vue, l'éditorialiste de *La Croix* aura-t-il encore le front d'écrire qu'il n'y a pas de doctrine économique de l'Église ?
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## DOCUMENTS
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### Un mythe : la communauté « franco-musulmane »
LES NOUVELLES DE CHRÉTIENTÉ*, publication hebdomadaire de* CIVITEC (25*, boulevard des Italiens à Paris*) *ont donné l'analyse d'un ouvrage récent sur l'Islam et les problèmes qu'il nous pose, notamment en Afrique du Nord.*
*Cette analyse fait justice d'erreurs et de mythes aussi répandus que dangereux. On la lira avec profit :*
*Un livre de choc sur l'Islam. --* A cette époque où se pose le problème du rôle civilisateur de la France dans les pays islamiques qui dépendent d'elle, il peut être bon de savoir ce qu'est l'Islam et ce que nous devons faire pour les hommes qu'il soumet à son indéniable obscurantisme. Deux forts volumes, signés HANNA ZAKARIAS et que l'on peut trouver chez l'auteur, boîte postale 46, Cahors (Lot), viennent d'élucider les origines du message musulman d'une manière rigoureuse et solide qui « de prime abord, dit l'auteur, chez les musulmans et chez les érudits occidentaux, bien sagement conformistes », fera crier « au scandale et à l'impiété ».
*L'Angleterre est beaucoup plus libérale. --* « Nous n'ignorons pas qu'en France toute étude non conformiste sur l'Islam sera taxée immédiatement de dangereuse et d'imprudente. L'Angleterre est beaucoup plus libérale. Un Gouverneur anglais agit en administrateur pur et simple ; agent politique, il ne se mêle pas de religion. » (p. 20.)
*Il pleurait à chaudes larmes... --* « Les Gouverneurs et les Résidents français éprouvent toujours le besoin, même et surtout s'ils sont incroyants, de « passer la main dans le dos des musulmans. » On raconte qu'un des derniers Gouverneurs de l'Algérie, d'un laïcisme notoire, pleurait à chaudes larmes en saluant les pèlerins de la Mecque. Les hauts fonctionnaires -- moins réalistes et moins précis que leurs confrères anglais -- parlent continuellement de communauté franco-musulmane. » (p. 20.)
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*La communauté franco-musulmane n'existe pas. --* « Cette communauté, en soi, est un mythe ; et si cette communauté existait, ce ne serait certainement pas sur les bases sus dites ; *il ne peut y avoir de communauté* « *franco-musulmane* ». Le terme « *franco* » désigne la *nation occupante* et le terme « *musulman* » la *religion des occupés.* Pour être précis, il faudrait parler ou de communauté « *christiano-musulmane* » ou bien de communauté « *franco-algérienne* »*,* « franco-tunisienne », « franco-marocaine. » (p. 20.)
*Neutralisme ou bienveillance simulée. --* « *O*n croirait que les autorités françaises exigent de l'historien qui s'occupe des musulmans de croire à l'Islam. Une critique de l'Islam n'est pas admise. On voudrait circonscrire l'histoire par le fidéisme, au moins un fidéisme d'apparence. En termes concrets : restez tranquilles ; ne nous causez pas d'ennuis. Écrivez tout ce que vous voulez sur l'Islam, mais faites au moins semblant d'y croire. C'est le mot d'ordre de toute l'Afrique du Nord ; pas d'histoires avec l'Islam, mais le plus parfait neutralisme ou, ce qui est évidemment plus apprécié, une bienveillance au moins simulée**.** Nous ne pouvons tenir compte dans notre étude de ces consignes. A chacun sa liberté et sa dignité. » (p. 20.)
*La méthode historique appliquée à l'Islam. --* M. Hanna Zakarias se préoccupe d'appliquer aux origines de l'Islam la rigoureuse méthode de l'histoire. Cet auteur semble fort averti de son sujet ; son livre est rempli de démonstrations précises. Il est écrit, cela va sans dire, avec une probité qui ne fait point de doutes et dans un esprit qui ne se laisse point aller à ce dénigrement systématique qui ne conviendrait pas plus à un savant soucieux de vérité qu'à un catholique respectueux du sacré. Nous ne pouvons songer à l'analyse de ce livre mais nous donnons ci-après de larges extraits de la préface. Le volume est intitulé : L'ISLAM, ENTREPRISE JUIVE. DE MOÏSE A MOHAMMED.
*Il n'y a pas d'historien coranique. --* Pour les musulmans, le Coran est un livre tombé du ciel ; on ne l'étudie pas ; « on l'apprend par cœur, mais personne ne doit avoir l'audace impie d'en écrire l'histoire... On ne trouve chez eux aucun historien coranique. Quelle en est la raison et pourquoi un musulman serait-il incapable de faire de l'histoire religieuse, alors que, par ailleurs, il n'est pas, par essence, inhabile dans les sciences juridiques, médicales, administratives ou politiques ? » (p. 10.)
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*L'Islam n'a pas de prêtres qui l'expliquent. --* « Intellectuellement, l'Islam est la religion la plus stagnante qu'on puisse imaginer et il n'y a guère de chance de voir surgir dans le monde musulman de sérieuses vocations d'historiens religieux... La masse est illettrée, et parmi les lettrés, la volonté de recherches religieuses est totalement inexistante. Le coup de massue originel qui a converti à l'Islam, au vue siècle, les peuples du Proche-Orient et les populations berbères de l'Afrique, continue à peser sur eux... La religion catholique a ses prêtres, l'orthodoxie a ses popes, le protestantisme a ses pasteurs, qui instruisent les fidèles et les éclairent sur ses dogmes. L'Islam n'a aucun guide. Les imams, dans les mosquées, ne savent que réciter des bribes du Coran, accompagnées parfois de vagues considérations morales ; le cheik, dans les medersas, n'a qu'un enseignement primaire d'où est bannie naturellement toute allusion historique, relative au Coran. Ce serait péché. » (p. 11.)
*Le Coran est un défi à l'histoire. --* « Tout le monde sait que le « Coran » othmanien est un défi à l'histoire. La chronologie y est remplacée par le « mètre ». Les 114 sourates sont classées selon leur dimension : les plus longues au début, les plus brèves à la fin. C'est l'ordre inverse de la réalité : les sourates brèves placées à la fin du Coran othmanien, sont les plus anciennes et datent, dans la vie de Mohammed, de la période mecquoise et sont par conséquent les dernières en date. Mais comment rétablir l'ordre réel de ces sourates qui s'échelonnent sur une période d'une vingtaine d'années (612-632) ? Dans cette masse de plus de 6.000 versets, bien rares sont les points de repère historique qui nous permettraient d'attribuer à certains chapitres une date absolue, qui pourraient servir de pivot pour le groupement d'autres sourates. » (p. 13.)
*Les historiens occidentaux. --* L'auteur passe en revue les différents historiens occidentaux de l'Islam et s'étonne de l'inintelligence qu'ils manifestent : « Il y a trop d'érudition dans les études coraniques et pas assez d'intelligence lucide. On scrute à la loupe, alors qu'il faudrait travailler à la lumière des projecteurs.
« Notre procès des études coraniques est sévère, nous le savons, Mais nous demandons à nos lecteurs de se mettre à notre place. Nous avons tout lu de la littérature coranique. Nous avons tout lu avec une profonde tristesse. Nous avons pensé constamment aux 400 millions de pauvres gens qu'on maintient depuis 13 siècles dans l'obscurantisme le plus opaque, dans une méconnaissance totale du problème religieux ou simplement humain.
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Nous avons pensé et nous pensons aux érudits et aux historiens du monde entier qui ont fait et font encore fausse route, égarant à leur suite l'opinion publique si crédule dans les domaines qu'elle ignore et qu'il est si facile de leurrer. » (pp. 18-19.)
*Fatras de sottises*. -- « Devant toutes les folies dont nous avons dû faire l'expérience, les « insanités » et les inepties qui nous ont pris à la gorge en abordant ces études, il nous a été difficile parfois de conserver la paix intérieure. Nous l'avouons. Mais qu'on veuille bien penser qu'il nous a fallu soulever 13 siècles d'incohérence et de divagations. Il a fallu nous dégager de tout un appareil de fausse érudition, de folles légendes et ce dégagement nous a demandé un rude et constant effort. Il a fallu nous désintoxiquer nous-même de ce fatras de sottises qui pesaient sur notre esprit, malgré nous. Le travail le plus difficile en matière coranique, c'est de se replacer tout simplement en face des textes ; c'est dans la nudité de l'esprit que se font les véritables méditations. »
*La vérité sur Mohammed. --* « *C*ette méditation solitaire nous a conduit à des résultats absolument révolutionnaires, en matière coranique. Au fur et à mesure de notre lecture du texte, faite en honnête homme, un Mohammed se dégageait qui n'était pas le Mohammed traditionnel, travesti, camouflé par de sottes légendes. Pour nous, Mohammed n'a rien, absolument rien d'un Prophète, son histoire est beaucoup plus simple et plus humaine. Au milieu de sa vie, cet homme qui avait vécu jusque là dans l'idolâtrie, se convertit au judaïsme, à la pure religion d'Israël. » (p. 19.)
*Madame Mohammed et un Rabbin. *-- « Il y fut sans doute poussé par sa femme et certainement par un rabbin. L'est un rabbin qui lui fit connaître Moïse et les révélations de Yahvé sur le Mont Sinaï. Il y a plus. C'est un rabbin qui fit de Mohammed l'apôtre du Judaïsme. Mohammed n'a jamais été qu'un instrument entre les mains des Juifs pour judaïser l'Arabie. A la Mecque, Mohammed n'a jamais eu la moindre initiative ni intellectuelle ni apostolique. Il y a plus encore. Le Coran qu'on nous représente comme le plus grand miracle de Mohammed est l'œuvre ce grand rabbin, fin connaisseur de la Bible, de l'histoire d'Israël, du Talmud et des Midrashim. » (p. 19.)
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*Le Coran primitif est perdu. --* « Et ce Coran primitif est perdu ou du moins nous ne le connaissons plus directement. Il ne nous reste de cet ouvrage du rabbin que des bribes, à vrai dire d'importance, insérées dans un autre livre, qu'on désigne aujourd'hui faussement sous le nom de Coran et qui n'est qu'une chronique, un livre d'histoire rédigé par le même rabbin, et que nous appellerons les Actes de l'Islam. » (p. 19.)
*L'Islam impénétrable ?* -- Il est devenu classique de déclarer l'Islam impénétrable, in convertissable. Le livre, fort charpenté, que présente la préface que nous venons de citer, permet de sortir de cette impasse. Nous ne pouvons que nous en réjouir car le sort de millions d'hommes que le communisme guette ou dont le simplisme religieux peut renforcer et exaspérer le nationalisme primaire, en dépend. L'indéniable et fort admirable sentiment religieux qui anime l'Islam, c'est à nous chrétiens de le faire tourner vers Celui qui est venu apporter au monde le message libérateur de l'Amour. Notre rôle en Afrique ne fait que commencer et les soldats qui meurent sur ce sol embrasé seraient heureux de savoir qu'ils contribuent à une véritable libération, si nous ne nous laissons pas ensorceler par nous ne savons quel respect indistinct de l'Islam, nous ne savons quelle complaisance à l'égard d'un « néo-arabisme nationalitaire » qui est peut-être le dernier sursaut du fanatisme devant la marche conquérante du Christ vainqueur, qui vient à tous les hommes dans la douceur et dans l'humilité.
*Fausses routes. --* « *D*epuis un demi-siècle, l'apologétique catholique s'inquiète de plus en plus du problème de l'Islam. Elle est certainement animée des meilleures intentions : rechercher les moyens les plus efficaces pour opérer un rapprochement entre musulmans et chrétiens... Le courant est au syncrétisme, qui s'étale dans des conférences publiques, des articles de revues, des entreprises apostoliques, des contacts personnels sous la double forme : « tasses de thé en commun et conversations organisées... » (p. 278, t. II.)
L'auteur s'en prend à un opuscule de Philippe de ZARA (1954) : « MARIE ET L'ISLAM », qu'il estime « saugrenu », à un article de B. VERNIER paru dans la revue dominicaine LUMIÈRE ET VIE du 16 juillet 1954 et intitulé LE CORAN ET LES DEUX TESTAMENTS, au terme duquel on pourrait proposer à Mohammed « un diplôme d'histoire des religions ». Les bras nous tombent. On peut bien corriger une erreur, une fausse lecture de texte, redresser une interprétation ; mais convertir une boule de chewing-gum en règle d'acier toute droite, toute simple, c'est, croyons-nous, au-dessus des forces humaines.
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Répétons-le : des ouvrages comme ceux de Massignon, de Tor Andrae, de Dermenghen, de Montet, d'Abd-el-Jalil et de Blachère, et de bien d'autres littérateurs, si différents soient-ils de tendance et d'esprit, échappent pour cette raison à tout redressement et à toute critique. C'est l'esprit même qu'il faudrait changer. Notre jugement peut paraître sévère. Il est cependant fondé et nous ne faisons que dire tout haut ce que généralement on pense tout bas. » (p. 281, t. I.)
*Savez-vous que les Musulmans aussi croient* à *la Sainte Vierge ?* -- La revue ECCLESIA, de M. DANIEL-ROPS, publiait sous ce titre un petit article dans son numéro d'août 1954, pp. 113-118. La conclusion en était : « Le culte marial est sûrement l'un des aspects de l'Islam par lequel l'âme musulmane peut être approchée ». Notre critique est formel : « Tout cela n'est vraiment pas sérieux. Ce sont là des systèmes sans base, des rêveries sans consistance. La littérature coranique (chrétienne) est, selon nous, l'exemple le plus saillant des extravagances auxquelles peuvent aboutir des esprits sans critique. » (p. 281, t. II.)
*En lisant les textes. --* L'auteur aborde ensuite les textes prétendus « chrétiens » de Mohammed et montre aisément qu'ils sont purement juifs et vidés de toute référence au message évangélique. Mohammed fait l'éloge de Jean-Baptiste mais chez lui le Précurseur est un prophète sans message et absolument scindé du Christ qui l'explique.
Venons-en à la Vierge. Prenons les textes : « Pour l'ensemble des âmes pieuses, conclut le R.P. Abd-el-Jalil dans son petit travail sur Marie et l'Islam, il y a des faits rapportés dans le Coran qui constituent un stimulant religieux et qui font penser à une sorte d'*Imitatio Mariae* » (p. 81). Or Zakarias prétend, au contraire, que ces textes, quand on les étudie de près, ont été écrits dans « un but anti-chrétien » (p. 295, t. II) et essentiellement juif. « Dans la sourate XIX, 29, Marie, Mère de Jésus, est désignée comme sœur d'Aaron ! » Le R.P. Abd-el-Jalil conseille, ici, de ne point sourire... Il a raison. Cette appellation rentre « dans le plan général de la judaïsation des données évangéliques que nous trouvons dans le pseudo-Coran. » Zakarias prouve par d'autres passages que cette identification de Marie, sœur d'Aaron et de Marie, mère de Jésus, n'est pas un lapsus.
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Pour le Coran, Marie n'est pas la mère du Christ-Dieu des chrétiens ; elle est scindée de son Fils Divin et rattachée seulement à Jésus Prophète, même procédé que pour saint Jean-Baptiste. Jean et Marie sont rattachés au cycle mosaïque sans aucun lien avec l'avenir chrétien. Cela nous paraît extraordinaire. Dans le milieu à qui le Coran s'adressait on aurait « pu faire croire n'importe quoi à n'importe qui. » (p. 298.) Jésus, fils de Marie, n'est plus qu'un serviteur de Dieu. « L'Évangile de l'Enfance » qui a inspiré le rabbin auteur du Coran a été soigneusement expurgé de tout christianisme. « En transformant de cette manière le texte de l'Évangile de l'Enfance, dont il connaissait cependant la teneur, l'auteur de la sourate XIX se révèle une fois de plus comme un Juif authentique, ennemi des doctrines chrétiennes. » (p. 301.)
Et Jésus et Marie sont annexés à l'histoire d'Israël mais dépouillés de leur mission. Il n'y a donc rien de chrétien dans le Coran. « Il ne faut pas que Jésus apparaisse comme Fils de Dieu, ni comme Sauveur du monde, ni comme annoncé par Jean-Baptiste. Quelle que soit la pensée de nos « concordistes », ces récits coraniques n'ont rien d'unifiant... Dans les ACTES DE L'ISLAM, Jésus n'est pas un lien, il constitue une barrière entre le judaïsme et le christianisme. » (pp. 301-302.) Parler de la divinité de Jésus est qualifié de « mensonge et de monstruosité ». Le nationalisme et le racisme religieux juifs s'expriment dans le Coran et leur principal ennemi, c'est le Christ. Non, Yahvé ne peut avoir de fils, et cela est affirmé dans la Mosquée d'Omar sur l'emplacement du Temple. Que Marie soit Vierge est une affirmation sans importance, mais le Coran repousse à plusieurs reprises avec horreur sa maternité divine. « Comment Dieu qui n'a pas de femme pourrait-il avoir un fils ? » Les chrétiens, pour les musulmans, sont des idolâtres et, en tant qu'hommes du Livre, ils sont, par surcroît des hérétiques...
*Conclusion. --* L'Islam n'est qu'une communauté d'arabes convertis au judaïsme par un rabbin et par Mohammed, son porte-parole ; c'est une religion qui se présente comme contraire au christianisme sur les points mêmes où les chrétiens se séparent du judaïsme. Telle est la conclusion du livre dont nous avons cru devoir donner connaissance pour éviter aux catholiques la déconvenue d'impossibles accords. (CIVITEC.)
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### Étienne Gilson : défendre la liberté contre l'État
*Le danger, il faut sans doute même dire l'ennemi, c'est l'État laïque, anonyme et totalitaire, qui chaque jour davantage réduit en esclavage l'homme du XX^e^ siècle.*
*Dans* LA FAMILLE ÉDUCATRICE*, organe mensuel de l'Association des parents d'élèves de l'enseignement libre* (*11, rue de Sèvres à Paris-VI^e^*)*, numéro de juin, un important éditorial de M. Gilson rejoint nos préoccupations. En voici les principaux passages :*
Mettez-vous à la place d'un proviseur : Que peut-il faire ? Il peut assurer l'exécution des règles administratives et l'observation des programmes. C'est tout. Un proviseur ne peut prendre aucune initiative pédagogique ; un proviseur ne peut rien inventer. Le jour où vous aurez un monopole d'État en France, vous aurez tué l'invention pédagogique. Nous ne sommes déjà pas tellement en avance !
Regardez quels noms portent les méthodes nouvelles : ce sont tous des noms suisses, des nom italiens. Ce sont des gens qui, étant libres, ont inventé à l'étranger et dont l'État maintenant se charge, en France, d'exploiter les inventions, quand il peut et avec combien de retard !
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Mais, chose plus grave encore, dans l'enseignement supérieur nous ne savons même plus ce que signifie ce mot de liberté de l'enseignement. Lorsque nous parlons de liberté de l'enseignement nous donnons tous l'impression que nous demandons la liberté pour les écoles libres, mais c'est l'enseignement d'État qui n'est pas libre !
C'est à lui qu'il faut d'abord rendre la liberté. C'est ce qui se passe aux États-Unis, en Angleterre. Quelles sont les grandes universités : Oxford, Cambridge ? Des universités libres. Harvard, Chicago, etc., toutes sont libres. Harvard ne touche pas un sou de l'État, et pourtant c'est de Harvard et de Chicago que partent toutes les initiatives pédagogiques. Chicago est en train, en ce moment, de réformer complètement ses programmes d'enseignement supérieur. Pourquoi ? Parce que Chicago est une université libre !
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Mais imaginez qu'en France personne ne peut le faire. Si, dans une université, un recteur, qui est fonctionnaire nommé par le Ministre, veut essayer d'introduire une modification quelconque, s'il veut essayer de faire preuve d'initiative, vous n'aurez personne pour le suivre.
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Est-ce que vous ne croyez pas que, si nous vivons encore pendant cinquante ou soixante ans dans un univers où les institutions d'enseignement supérieur travaillent librement, cherchent et inventent, et où nous serons ligotés par les règlements, est-ce que vous ne croyez pas que nous serons à brève échéance en retard sur tout le monde ?
Et ne sortons pas de France : où est-ce qu'on apprend la peinture ? A l'École de Beaux-Arts ?
Où est-ce que Roussel a appris la musique ? Où est-ce que Paul Dukas a appris la musique ? A la Schola Cantorum mais pas au Conservatoire !
Qui est-ce qui a fondé l'École libre des Sciences Politiques ? Émile Boutmy. L'État vient de s'en emparer, en effet, parce que c'était réussi !
L'État n'a rien inventé. L'État n'a jamais rien inventé ! Ce n'est pas l'État qui a inventé les Universités, ce n'est pas l'État qui a inventé les Collèges. Ce sont les Jésuites.
Ce n'est pas l'État qui a inventé l'école primaire. C'est le bienheureux Jean-Baptiste de la Salle. L'État arrive toujours à point pour recueillir les résultats de l'initiative des inventeurs... et pour les exploiter... Mais lui-même n'invente rien. Pas plus, disait un grand savant, que jamais on n'a vu une académie des sciences faire une découverte.
Je crois que c'est sur ce terrain-là qu'il faut nous transporter à longue échéance et c'est sur ce terrain-là qu'il faut nous battre, qu'il faut demander la liberté de l'enseignement pour tout le monde. A commencer par l'enseignement de l'État. Ce ne sera pas facile.
*M. Étienne Gilson n'est pas seulement un historien de la philosophie, d'ailleurs très remarquable. Dans diverses œuvres, notamment* Le Réalisme méthodique (*Téqui, s. d.*) *et* L'Être et l'Essence (*Vrin,* 1948)*, il a montré qu'il est un philosophe personnel, profond et perspicace. Après avoir été en France fonctionnaire de l'enseignement d'État, il enseigne aujourd'hui au Canada et aux États-Unis.*
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*Une remarque cependant : il y eut toujours en France au moins une Université libre, l'Université catholique de Paris. On regrette que M. Gilson n'y ait jamais enseigné : il en eût été l'une des illustrations.*
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### Pour des programmes libérés de l'administration
*Il s'est constitué une* UNION INTERNATIONALE DE L'ENSEIGNEMENT LIBRE *qui a tenu l'an dernier un congrès à Florence et qui doit en tenir un l'an prochain à Nantes.*
*Voici la motion qu'a élaborée le Conseil général de l'Union, dans sa réunion du* 22 *mai à Bruxelles :*
I
Les programmes doivent contribuer à élever la jeunesse dans le plein épanouissement de ses aptitudes religieuses, morales, intellectuelles, sociales et physiques ; ils ne peuvent pas constituer une accumulation de matières destinées à l'acquisition de connaissances servant uniquement à obtenir des diplômes.
II
La famille, première gardienne et responsable de l'enfant, a le libre choix du genre d'école. Les programmes doivent être, dans le respect de ce droit, adaptés aux facultés et aux exigences naturelles de l'enfant, en vue de développer ses aptitudes et d'épanouir sa personnalité, dans le cadre général du bien commun. Cela exclut toute uniformité et exige dans les programmes, diversité et ouverture de larges possibilités.
Les avis autorisés des parents sur les programmes présentés par leurs organisations représentatives doivent être pris en considération.
III
L'école, en raison de sa mission, est responsable dans une grande mesure de la formation de la jeunesse. C'est pourquoi elle a le droit, quant aux programmes :
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1°) de choisir librement les livres de classe d'après le caractère de l'école ;
2°) d'appliquer toute méthode d'enseignement qu'elle juge la mieux appropriée à ses élèves ;
3°) d'user de tout matériel didactique qu'elle considère le plus apte à l'accomplissement de sa mission.
Ainsi sera en même temps assurée au maître la liberté de remplir sa double tâche d'instruction et d'éducation dans l'esprit particulier de l'école où il professe.
IV
L'État, dans l'établissement des programmes minimum, doit veiller à ce qu'y soient incluses les valeurs de formation communément admises, et à ce qu'ils correspondent aux différents degrés du développement de la jeunesse.
Tant pour les écoles d'État que pour les écoles libres, les programmes ne peuvent rien contenir qui blesse les convictions religieuses.
Les principes posés pour les programmes doivent être pris en considération pour l'organisation des examens officiels.
V
Les programmes doivent favoriser l'idéal d'entente entre les peuples. Un effort de collaboration internationale se recommande, à cet effet, dans l'élaboration des programmes.
*Cette motion avait été préparée par les délégués allemands... Mais la hardiesse de la pensée n'est pas le privilège des Allemands : l'article de M. Étienne Gilson, cité au chapitre précédent de ces* « *Documents* »*, les articles de notre collaborateur Henri Charlier, sur le même sujet et dans le même sens* (Itinéraires*, numéros* 3 *et* 4)*, le montreraient s'il en était besoin. Malheureusement, une grande timidité de pensée paralyse les représentants politiques et civiques des catholiques français. Ils ne songent à réclamer à l'État que de l'argent, -- ce qui est un expédient nécessaire, mais provisoire ; et enfin un simple expédient. Si l'on ne veut pas se mettre à concevoir, créer et défendre les conditions de la liberté, l'enseignement français finira par tomber dans une servitude totale.*
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### Les étranges correspondants du « Tablet »
*M. Servais, le P. Chifflot, M. Dubois-Dumée*
*Nous avons reproduit dans notre numéro de juillet l'essentiel des deux articles sur* « *Les chrétiens de gauche en France* » *publiés par M. Frank MacMillan dans le* TABLET (*128 Sloane Street, S.W. 1, in the County of London*)
*Ces articles ont été suivis d'un phénomène étrange. Plusieurs personnes ont, de France, écrit au* TABLET *pour porter dans ce journal, contre Jean Madiran, des accusations qu'elles n'avaient jamais formulées en France.*
*M. Servais, des Éditions Casterman, s'est, comme on va le voir, simplement ridiculisé. Quant aux deux autres correspondants, le P. Chifflot et M. Dubois-Dumée, ils ont été priés par Jean Madiran de bien vouloir exposer en France, et par exemple dans* ITINÉRAIRES*, ce qu'ils étaient allés raconter dans le* TABLET* : ils se sont dérobés.*
*Il importe que soit mis en pleine lumière le procédé de ceux qui, refusant la discussion loyale sur les idées, attaquent les personnes par des moyens obliques et, faute de pouvoir réfuter Jean Madiran, diffusent contre lui des textes tronqués et des contre-vérités de fait.*
\*\*\*
*Voici d'abord la lettre, parue dans le* TABLET *du* 24 *mars, de M. Pierre Servais, directeur littéraire des Éditions Casterman :*
Monsieur,
L'article de M. MacMillan « Les chrétiens de gauche en France », paru dans le *Tablet* du 10 mars, semble appeler des commentaires, du moins sur les points suivants.
Selon M. Madiran, la conspiration du silence organisée autour du livre *L'Étoile contre la Croix* est un chef-d'œuvre du genre. Étant les éditeurs de ce livre, nous sommes obligés de dire que nous ne pouvons pas être d'accord sur cette affirmation. De longs comptes rendus ont été publiés dans les journaux français les plus variés...
*M. Servais ne dit pas dans quels journaux, ni à quelle date.*
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...A ce jour, plus de soixante-dix mille exemplaires ont été vendus...
*En France ?*
*Au demeurant, comme le soulignera M. Frank MacMillan, c'est grâce* (*notamment*) *à Jean Madiran que l'on a fini par faire autour de ce livre le bruit qui convenait. L'éditeur en exprime donc à Jean Madiran sa reconnaissance, mais il l'exprime à sa manière.*
Nous aurions plutôt tendance à dire que des « conspirations » de cette sorte sont les bienvenues. Le livre a été tout d'abord édité à Hong-Kong par l'auteur qui vit là-bas comme missionnaire. Dans le *Figaro* du 26 janvier 1953, Georges Duhamel, de l'Académie française, qui avait acheté le livre au cours d'un voyage en Extrême-Orient, exhorta les éditeurs français à imprimer une édition européenne de cet ouvrage. Nous eûmes la chance de prendre contact immédiatement avec l'auteur et d'obtenir les droits avant les autres firmes. J'ajoute que notre maison n'est nullement une maison « belge ». Comme plusieurs autres maisons importantes, nous avons des bureaux et des imprimeries en Belgique, mais notre maison de Paris va atteindre ses cent ans l'année prochaine. Nous savons que beaucoup d'autres maisons parisiennes eussent été heureuses de diffuser le livre du P. Dufay. Puis-je vous signaler qu'une version anglaise du livre a été publiée par *Paternoster Publications* sous le titre *The Pattern of Persecution,* par F. Dufay et Douglas Hyde.
Fidèlement vôtre,
P. SERVAIS.
*Ces histoires n'ont pas pris. Mais pas du tout. Car dans le même numéro du* TABLET*, M. Frank MacMillan répondait :*
Si M. Servais veut bien relire mon article, il verra qu'à l'endroit où il est question de *L'Étoile contre la Croix,* je cite M. Madiran parlant de la période allant de janvier à juin 1952, au cours de laquelle le *Bulletin des Missions étrangères de Paris* publiait des extraits du livre du P. Dufay. M. Madiran oppose le sort que l'on fit *à cette époque-là* à ces extraits et la vaste diffusion d'un reportage tout à fait dépourvu d'esprit critique sur les évènements de Chine, dans *La Vie catholique illustrée,* en janvier 1952.
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M. Madiran remarque qu'il y avait à l'époque une conspiration du silence autour des révélations du P. Dufay. L'exactitude de cette remarque semble bien être entièrement confirmée par la lettre de M. Servais, d'où il paraît résulter que sa maison a entendu parler pour la première fois du livre du P. Dufay, grâce à un article de M. Duhamel paru dans le *Figaro* en janvier 1953. On est heureux de savoir que la conspiration du silence a été brisée par la vente de soixante-dix mille exemplaires réalisée à ce jour par les Éditions Casterman. Mais j'estime que M. Servais ne rend pas justice à l'excellente publicité faite à ce livre par M. Madiran. Et il serait intéressant de se demander de combien plus importantes eussent été les ventes si la maison de M. Servais avait brisé la conspiration du silence, mettons en janvier 1952. Il serait également intéressant de savoir si parmi les « longs comptes rendus » consacrés à ce livre, les périodiques des *chrétiens de gauche* figurent de façon marquante.
Je m'excuse d'avoir omis de parler du prochain centenaire du bureau parisien des Éditions Casterman.
*Visiblement, M. Servais est* (*spontanément ?*) *intervenu dans le débat pour le brouiller par une diversion ridicule : il conteste que* l'Étoile contre la Croix *ait été édité par une maison belge ; or cela est inscrit sur le volume lui-même !*
*Apparemment M. Servais appartient à cette catégorie bien connue de* « *directeurs littéraires* » *qui éditent des livres, qui en parlent à tort et à travers, mais qui surtout ne les lisent pas.*
*Le 2 avril, Jean Madiran écrivit à M. Servais la lettre suivante :*
Monsieur,
C'est avec un très vif étonnement que j'ai pris connaissance de votre lettre publiée par THE TABLET du 24 mars.
Vous y contestez des affirmations contenues dans mon livre *Ils ne savent pas ce qu'ils font,* paru en mars 1955, c'est-à-dire il y a plus d'un an...
Or vous ne m'avez à ce jour, ni vous ni aucun autre représentant de la maison Casterman, fait tenir aucune contestation ni aucune rectification.
Vous n'avez non plus, à ce jour, publié aucune rectification ni contestation en France.
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S'il y avait quelque erreur de ma part, il me semble que c'est d'abord auprès de moi que vous auriez pu la dénoncer ; il me semble aussi que c'est d'abord en France qu'elle aurait dû être rectifiée.
C'est pourquoi je suis fondé à trouver extrêmement singulier le procédé consistant à faire publier dans le TABLET une rectification que vous n'avez jamais formulée ici.
Le contenu de cette rectification me paraît d'ailleurs aussi singulier que son occasion. Je ne comprends ni pourquoi ni comment vous pouvez contester que l'édition Casterman ait été éditée en Belgique : veuillez vous reporter à cette édition elle-même, vous y trouverez :
1. -- à la page 238, la mention : « imprimé en Belgique par les Établissements Casterman, Tournai » ;
2. -- à la page 4, la mention : « édité par les Établissements Casterman, Tournai, Belgique », suivie de la précision : « diffusion pour la France et l'Union française : Maison Casterman, 66, rue Bonaparte, Paris ». Ce qui établit clairement, il me semble, que cette édition a bien été *éditée* en Belgique et *diffusée* (notamment) en France.
Quant à la conspiration du silence que vous niez, c'est je crois une négation gratuite ; et en tous cas une négation qui n'a jamais encore été formulée publiquement en France. Mais sans doute avez-vous des éléments d'appréciation qui m'échappent : nous pourrons quand vous voudrez examiner les comptes rendus de presse, leur importance, leur teneur et leur date.
En tout cas, je suis très attentif à toutes précisions, rectifications ou contestations motivées que vous voudrez bien me faire tenir, et je vous prie d'agréer, Monsieur, mes salutations distinguées.
JEAN MADIRAN.
*A cette lettre, M. Servais n'a rien répondu.*
*Et depuis lors, on n'a plus entendu parler de ce M. Servais.*
\*\*\*
*Le second des étranges correspondants du* TABLET *est le P. Chifflot, dont nous ne savons rien, sinon, qu'il a signé sa lettre* (*sauf erreur de traduction*) *comme* « *Supérieur des Éditions du Cerf* »*.*
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(*Les Éditions du Cerf,* 29 *boulevard Latour-Maubourg, sont la maison d'éditions des Dominicains de Paris ; elles éditent notamment* LA VIE INTELLECTUELLE)
*La lettre du P. Chifflot a paru dans le* TABLET *du* 7 *avril. La voici, avec toutes ses contre-vérités :*
Monsieur,
Les deux articles de M. MacMillan publiés par THE TABLET les 10 et 17 mars, qui rendent compte de l'ouvrage de M. Madiran *Ils ne savent pas ce qu'ils font* (et de sa suite *Ils ne savent pas ce qu'ils disent*) appellent de sérieuses réserves, tout comme les ouvrages eux-mêmes. Certaines de ces réserves ont été faites par des personnes autorisées. Mon intention n'est point de prendre part à cette polémique, encore que deux de mes frères en religion aient été attaqués par M. MacMillan, dont l'un appartient à la communauté dont j'ai l'honneur d'être le supérieur. En fait, les procédés de controverse de M. Madiran et de M. MacMillan ne sont guère propres à provoquer une discussion fructueuse. Lorsqu'une des personnes que M. Madiran attaque ne répond pas, M. Madiran tient pour acquis que son adversaire est confondu. Mais lorsqu'une autre répond, M. MacMillan (omettant de mentionner les points sur lesquels M. Madiran a été publiquement contraint de se rétracter) affirme tout simplement : « Les vigoureuses réactions des personnalités ainsi mises sur la sellette montrent que les critiques ont atteint leur but. »
*Le P. Chifflot pratique l'amalgame de M. MacMillan et de Jean Madiran* (*qui ne se connaissent pas et qui ne se sont jamais rencontrés*)*. L'amalgame est un procédé ordinaire de la* VIE INTELLECTUELLE*, qui affirme charitablement, constructivement et généreusement que tous les* « *intellectuels de droite* »*, sans aucune exception, sont des* « *cyniques qui ne croient à rien* »*.*
*Toutes les contre-vérités du P. Chifflot reçoivent plus loin la réponse qu'elles appellent. Notons ici la confusion qu'il essaie d'établir entre les* « *vigoureuses réactions* » *notées par M. MacMillan et des réponses loyales. Il y a eu en effet de* « *vigoureuses réactions* » *à la suite de la publication d'*Ils ne savent pas ce qu'ils font*. Mais il n'y a pas eu de discussion méthodique des faits et des idées de ce livre. Les* « *vigoureuses réactions* » *ont été recueillies et analysées dans* Ils ne savent pas ce qu'ils disent, *pour la honte de ceux qui osèrent employer les procédés que l'on sait.*
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Dans ces conditions, une réponse efficace et convaincante ne pourrait se faire que sous la forme de longues citations et d'exposés détaillés des faits, elle excéderait donc considérablement la place dont on peut disposer dans vos colonnes pour revenir sur une question.
*La place nécessaire à une réponse efficace et convaincante a été offerte, dans* ITINÉRAIRES*, au P. Chifflot ; voici cinq mois déjà ; et nous n'avons rien vu venir.*
Je me contenterai en conséquence de rappeler la phrase introductive du premier article de M. MacMillan : « L'étude la plus documentée sur la propagande menée par les *chrétiens de gauche* français est sans doute le volume publié l'an dernier par M. Jean Madiran, *Ils* ne *savent pas* ce *qu'ils font.* » Et je lui opposerai...
*Nous atteignons ici la partie la plus grave de la lettre du P. Chifflot, celle où il tronque un texte.*
...je lui opposerai l'appréciation suivante que Mgr Guerry, archevêque de Cambrai et secrétaire de l'Assemblée des cardinaux et archevêques de France, a donnée sur ce livre dans sa lettre pastorale de mai 1955 (reproduite dans la DOCUMENTATION CATHOLIQUE, le 12 juin 1955) : « Tel livre récent, qui n'a puisé dans l'Évangile que la lettre de son titre, attaque en polémiste véhément le progressisme et voit des progressistes partout. » (A cet endroit, le texte épiscopal s'assortit d'une note : « Nous ne parlons pas des attaques diffamatoires des personnes : elles relèvent d'une autre juridiction et ne sont pas dignes de chrétiens. Dans le même sens, on ne doit pas s'attendre à trouver, dans des publications de satire politique, professionnelles de la diffamation, les renseignements précis, objectifs et vrais, qui permettraient de savoir « où va l'Église de France ».)
Je suis certain que cette appréciation autorisée permettra à vos lecteurs de se faire une opinion plus équilibrée sur le caractère « documentaire » de l'ouvrage qui a inspiré les articles de M. MacMillan.
Fidèlement vôtre,
TH. G. CHIFFLOT, o.p.
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*Jean Madiran écrivit alors au P. Chifflot, le* 14 *avril* 1956*, la lettre suivante :*
Mon Révérend Père,
La lettre que vous avez inopinément publiée dans le TABLET de Londres du 7 avril, à mon sujet, appelle de ma part, vous vous en doutez bien, plusieurs sortes de considérations.
D'abord quelques remarques :
1. -- Vous n'avez jamais publiquement exprimé en France les contestations à mon endroit que vous êtes allé publier dans un journal britannique. Vous ne m'avez informé ni de l'existence de ces contestations, ni de leur publication à Londres.
2. -- Je ne tiens nullement pour acquis que ceux qui ne me répondent pas sont confondus. Simplement, il est évident pour tout le monde que l'autorité de mon argumentation restera entière aussi longtemps qu'elle n'aura pas été réfutée. Qualifier mes livres de pamphlets ne change absolument rien à cet état de fait.
3. -- Vous habillez étrangement la vérité en prétendant que j'aurais été *contraint de rétracter* quoi que ce soit. Il n'y a eu ni rétractation ni contrainte. Il y a simplement que j'ai *rectifié* spontanément, dès la seconde édition, le seul fait inexact qui m'ait été signalé parmi tous les faits exposés dans la première édition de mon premier volume. Il n'y a, mon Révérend Père, que deux sortes de gens qui ne fassent jamais de rectifications : ceux qui se croient infaillibles et ceux qui maintiennent consciemment leurs erreurs. Je n'appartiens ni à l'une ni à l'autre catégorie. Et vous ?
4. -- Vous citez un texte de S. Exc. Mgr Guerry, qui ne nomme ni ma personne ni mon ouvrage, en assurant qu'il me concerne. Si S. Exc. Mgr Guerry n'a pas cru devoir désigner publiquement l'auteur et le livre visés, pourquoi et comment pouvez-vous ajouter une précision que son intervention ne comportait pas ? S. Exc. Mgr Guerry mentionne en revanche, dans le texte que vous citez, le titre de l'enquête « *Où va l'Église de France ?* » Mais, contrairement à ce que vous laissez habilement supposer aux lecteurs du TABLET, et conformément à ce que vous savez bien, cette enquête n'est pas de moi et a paru dans un journal auquel je n'ai jamais collaboré. Cette manière qui est la vôtre de compléter, majorer, préciser et appliquer arbitrairement les interventions de la Hiérarchie correspond très exactement, il me semble, à ce qu'on appelait naguère les « procédés intégristes ».
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5. -- Quoi qu'il en soit, d'ailleurs, du point précédent, celui-ci me paraît encore plus grave. Du texte de S. Exc. Mgr Guerry que vous citez, vous omettez la phrase : « *Il a raison de poursuivre l'erreur.* » Je souhaite très vivement qu'il vous plaise de me faire connaître le motif de cette mutilation, qui modifie singulièrement le sens du texte cité.
Après ces remarques, je désirerais vous soumettre une proposition.
Vous n'avez pas, dites-vous, la place de faire dans le TABLET l'exposé détaillé qui serait seul efficace et convaincant ? Directeur de la revue mensuelle ITINÉRAIRES, je vous propose, dans cette revue, la place qu'il vous faudra pour un tel exposé.
En espérant que vous voudrez bien prendre en considération ces remarques et cette proposition, je vous prie d'agréer, mon Révérend Père, mes respectueuses salutations,
JEAN MADIRAN.
*A cette lettre, le P. Chifflot n'a rien répondu.*
*Et depuis lors, on n'a plus entendu parler de lui dans cette affaire.*
\*\*\*
*Le troisième des étranges correspondants du* TABLET *est M. Dubois-Dumée.*
*Les lecteurs d'*ITINÉRAIRES *le connaissent au moins par notre numéro* 3 (*pages* 121*-*124)*. Ses responsabilités sont capitales dans la presse des* « *chrétiens de gauche* »* ; les postes de direction qu'il a occupés ou qu'il occupe toujours, à* TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN*, à* L'ACTUALITÉ RELIGIEUSE DANS LE MONDE*, aux* INFORMATIONS CATHOLIQUES INTERNATIONALES*, etc. sont nombreux et divers. Rien d'étonnant à ce qu'il ait voulu répondre aux livres de Madiran. L'étonnant est qu'il l'ait fait si tard, et à Londres, alors qu'en France il reste silencieux.*
*Voici la lettre de M. Dubois-Dumée parue dans le* TABLET *du* 21 *avril :*
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Cher Monsieur,
J'ai été surpris de lire dans le TABLET des 10 et 17 mars les articles de M. MacMillan sur « Les chrétiens de gauche en France ».
1. -- La documentation de M. MacMillan repose essentiellement sur un ouvrage polémique au sujet duquel, dans une déclaration commune, les Cardinaux français ont publié une mise en garde.
*C'est la première contre-vérité de M. Dubois-Dumée.*
Si M. MacMillan a trouvé cette mise en garde ambiguë ou insuffisante, il aurait pu se reporter à de nombreuses *Semaines religieuses* dans lesquelles des évêques ont parlé explicitement de ce livre afin d'en souligner le caractère malfaisant.
*C'est la seconde contre-vérité de M. Dubois-Dumée. Il se garde bien de l'avancer en France. Il la diffuse à l'étranger.*
*M Dubois-Dumée sait très bien que c'est seulement dans la partie non officielle de certaines* « *Semaines religieuses* »*, et nullement par des évêques, qu'il a été explicitement question de Madiran et de son premier livre. M. Dubois-Dumée sait très bien que les avis ont été partagés, puisque selon les* « *Semaines religieuses* »*, on a pu lire à ce sujet soit de vives critiques, soit un éloge sans réserves. M. Dubois-Dumée sait enfin que les* « *Semaines religieuses* » *qui ont abordé ce sujet sont, contrairement à ce qu'il prétend, très peu nombreuses.*
*On le voit, chacun des mots de M. Dubois-Dumée dans cette phrase est le contraire de la vérité.*
*Et ce monsieur est le rédacteur en chef d'une publication qui s'intitule* « *informations catholiques* »*. Il montre, en matière d'* « *information* »*, un scrupule qui est à faire frémir...*
2. -- M. MacMillan classe dans la même catégorie les équipes rédactionnelles de publications qui sont en réalité très différentes. Il commence par les véritables *progressistes* qui ont été condamnés par ailleurs et il en arrive petit à petit à des journalistes ou à des équipes rédactionnelles qui n'ont rien à voir, ou rien de considérable, avec les précédents. Il les réunit alors tous sous le nom de « chrétiens de gauche », comme s'ils jouaient tous le jeu communiste d'une manière ou d'une autre.
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Les autres, par contre, de l'autre côté de cette ligne de démarcation entièrement arbitraire, sont les purs et les bons. Ce n'est pas là un procédé d'analyse objective, mais un procédé polémique. Nous n'avons pas été habitués à trouver des articles de cette sorte dans le *Tablet.* J'attends un article de M. MacMillan sur les « chrétiens de droite ». Je ne doute pas que nous y trouverions traités comme d'authentiques fascistes ou maurrassiens, en vertu des mêmes procédés, des gens qui n'ont rien à voir avec de telles idéologies.
3. -- Les remarques de M. MacMillan sont particulièrement injustes lorsqu'elles concernent un journal comme LA VIE CATHOLIQUE ILLUSTRÉE qui n'aurait pas un tirage de six cent mille exemplaires et ne serait pas vendu dans les églises si la Hiérarchie le considérait comme mauvais**...**
*La lettre de M. Dubois-Dumée est d'avril. Aujourd'hui, récrirait-il cela, avec si peu de nuances ?*
...Suivant en ceci comme sur beaucoup d'autres points les livres et les articles de M. Madiran, M. MacMillan reproche en particulier à LA VIE CATHOLIQUE la publication, il y a déjà fort longtemps, d'un article insuffisamment critique sur la réforme agraire en Chine...
*Nouvelle contre-vérité : cet article n'était pas* « *insuffisamment critique* »*, pour la simple raison qu'il n'était pas critique du tout.*
...A ceci, je répondrai tout d'abord que cet article est venu directement de l'Agence Keystone qui est, si je ne trompe, une agence britannique et qu'il n'est point commun de soupçonner d'être pro-communiste.
*M. Dubois-Dumée sait fort bien que ce que l'on a reproché à cet article ne venait pas de l'Agence Keystone, mais avait été écrit à Paris. Il sait même par qui, car l'auteur ne s'en cache pas et reconnaît sa responsabilité.*
*M. Dubois-Dumée sait fort bien que ce qui fut en question au sujet de cet article, ce sont les phrases, rédigées par un ami de M. Dubois-Dumée, affirmant catégoriquement que cette* « *réforme agraire* » *opérée par les communistes en Chine s'effectuait* « sans révolution brutale »*, qu'elle n'était pas* « imposée par la force » *et qu'elle était* « faite avec équité ».
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*Il ne s'agit donc pas de* « *soupçonner* » *qui que ce soit de* « *pro-communisme* »*. L'affirmation de* LA VIE CATHOLIQUE *se suffit à elle-même.*
*Au demeurant, M. Dubois-Dumée a presque raison de dire que cette publication remonte à* « *fort longtemps* » (6 *janvier* 1952)*. On n'en parlerait plus, on pardonnerait volontiers à* LA VIE CATHOLIQUE ILLUSTRÉE *son erreur, si elle ne profitait de chaque occasion pour ergoter sur cet article indéfendable et, comptant sans doute sur l'oubli, pour prétendre qu'il était seulement* « *maladroit* » *ou seulement* « *insuffisamment critique* »* : il n'était ni l'un ni l'autre. Il était une affirmation positive et catégorique de l'équité des* « *réformes* » *agraires des communistes chinois. Une telle affirmation est entièrement fausse et complètement irrecevable ; et elle est plus que choquante dans un journal catholique. Point c'est tout.*
*Que les dirigeants et amis de* LA VIE CATHOLIQUE ILLUSTRÉE *cessent de défendre cet article, et on ne leur en parlera plus.*
*Mais chaque fois qu'ils reviendront sur cet article pour tenter de le justifier, ils s'exposeront à s'entendre rappeler ce qui vient de l'être.*
En second lieu, ce sont vraiment de curieux procédés, de dénoncer les tendances d'une œuvre de dix années sur la foi d'un ou deux articles. Une lecture continue et attentive du périodique en question eût mieux qualifié M. MacMillan que des sources de seconde main. Il aurait eu, alors, une notion plus juste de l'œuvre accomplie par LA VIE CATHOLIQUE ILLUSTRÉE. Il aurait dû aussi être en mesure de s'informer par des contacts avec des journalistes catholiques français ; mais aucun de nous ne l'a jamais vu dans notre pays...
*Encore une* « *information* » *du rédacteur en chef des* « *informations catholiques* » *qui est une vaillante contre-vérité. M. Joseph Folliet, co-directeur de* LA VIE CATHOLIQUE ILLUSTRÉE*, est peut-être un journaliste catholique ? Il a vu M. MacMillan en France.*
*M. Dubois-Dumée fait comme si, -- comme s'il s'était* « *informé* » *auprès des journalistes catholiques. Et il affirme. Il affirme le contraire de la vérité.*
*Quel informateur ! Et quelle garantie, pour les* INFORMATIONS CATHOLIQUES *dont il est le rédacteur en chef !*
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...en admettant qu'il écrive sous son véritable nom.
Je serais heureux que le *Tablet* trouvât la place de publier cette lettre dans son excellent courrier des lecteurs. Permettez-moi de vous dire, cher Monsieur, avec quel intérêt je lis et continuerai à lire votre hebdomadaire, et acceptez mes meilleurs vœux.
Votre, etc.
J.-P. DUBOIS-DUMÉE.
*Ce magnifique document rempli d'* « *informations* » *fausses se termine donc par une insinuation personnelle contre M. MacMillan.*
*On prend ici sur le vif, une fois de plus, le procédé de ces publicistes. Ils ne répondent pas sur les faits et les idées, ils crient à la calomnie. Eux-mêmes reconstruisent les faits avec une absence de scrupule vraiment sensationnelle. Et enfin ces ennemis de la* « *polémique* » *s'en prennent aux personnes, par voie d'insinuation déplaisante.*
*M. Dubois-Dumée s'était ainsi attiré une juste réplique de M. Frank MacMillan, qui parut dans le* TABLET *du* 28 *avril :*
...La plaidoirie de M. Dubois-Dumée expliquant la publication par son journal d'un soi-disant *reportage exclusif* sur ce qu'il continue à appeler « la réforme agraire » en Chine, justifie complètement les sévères remarques confraternelles faites à ce sujet par le B.E.I.P.I. et les commentaires de M. Madiran, et les récents articles du P. Dufay dans le *Bulletin des Missions* étrangères de Paris.
Il est exact qu'aucun des confrères de M. Dubois-Dumée ne me connaît (à l'exception de M. Joseph Folliet, que j'ai eu le plaisir de rencontrer il y a quelques années à la « Semaine sociale » de Lyon où je représentais le *Tablet *; il sera en mesure de rassurer M. Dubois-Dumée et de lui dire que je ne suis pas un fantôme). Comme je considère qu'ils ne sont pas représentatifs de l'opinion catholique française, je n'ai jamais estimé qu'il fût nécessaire de faire plus que de lire leurs publications, ce que j'ai fait attentivement et assidûment par devoir professionnel.
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D'autre part, comme je ne suis pas un catholique français, je n'ai aucune raison de partager le malaise ou même le ressentiment très répandus en France, concernant la représentation abusive de l'opinion catholique française par les « chrétiens de gauche ». La seule objection personnelle que je fais à leurs publications est le jargon pompeux de leurs écrits...
FRANK MACMILLAN.
*Négligeant volontairement les apparences très fâcheuses de la lettre de M. Dubois-Dumée au* TABLET*, Jean Madiran s'imposa de considérer que toutes ces contre-vérités avaient été écrites et publiées avec une entière bonne foi.*
*Et il écrivit à M. Dubois-Dumée, le* 26 *avril, la lettre suivante :*
Monsieur,
Je lis aujourd'hui votre lettre parue dans le TABLET du 21 avril, et je m'étonne que vous soyez allé publier à Londres, à mon sujet, des appréciations et accusations que vous n'avez jamais publiées en France.
Toutes réserves faites sur un tel procédé, où je distingue mal un acte de courtoisie confraternelle, je veux passer sur le caractère du procédé lui-même pour vous soumettre, en toute simplicité, les observations qu'appelle de ma part le contenu de votre lettre.
1. -- Vous invoquez une Déclaration commune des Cardinaux français et vous la présentez comme une mise en garde contre le premier de mes volumes. Il ne vous échappe pas que, cela serait-il exact, ce n'est rien dire à l'encontre du second volume, postérieur à cette Déclaration.
2. -- Cette Déclaration proteste d'abord contre les attaques visant le Souverain Pontife. Vous n'ignorez pas, mais je rappelle pour le cas où vous l'auriez oublié, de qui venaient ces attaques. Et vous n'ignorez pas non plus que je suis au nombre des rares journalistes français qui ont élevé la voix pour protester contre ces attaques et montrer au public que les prétextes qu'elles invoquaient n'étaient pas valables. Je ne me souviens pas qu'à l'époque vous nous ayez apporté votre renfort personnel dans cette défense publique du Souverain Pontife et du Saint-Siège ([^50]).
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3. -- La même Déclaration des Cardinaux, ensuite, relève les attaques lancées contre l'Épiscopat français : vous savez dans quelle revue principalement ont paru ces attaques. Vous savez aussi que j'ai été l'un des rares journalistes, et parfois le seul, à relever ces attaques et à les contredire ([^51]).
4. -- Puis la Déclaration reproche à toute sorte d'écrits et à toute sorte d'auteurs, *au pluriel,* leurs polémiques contre des journaux et écrivains catholiques. Vous ramenez de votre propre autorité ce pluriel à un singulier. Est-ce de votre part un procédé polémique ?
Ou bien pouvez-vous croire en conscience que la Déclaration des Cardinaux ait voulu excepter de sa mise en garde les polémiques violentes qui ont été dirigées contre des journaliste et écrivains catholiques tels que MM. de Fabrègues, André Frossard (et moi-même) ?
5. -- En fait, personne n'a été nommé dans la Déclaration des Cardinaux, et le commentaire, généralement considéré comme autorisé, qu'en a fait LA CROIX a aussitôt souligné qu'il ne convenait pas que personne soit nommé. Personne n'a été nommé non plus à l'époque dans les journaux où vous jouez un rôle dirigeant. Personne enfin n'a mis en doute que cette mise en garde contre les excès de la polémique s'appliquait à plusieurs, de diverses tendances.
6. -- Une mise en garde s'appliquant à plusieurs, un chrétien l'applique d'abord à soi. Comment ne l'aurais-je pas appliquée à moi-même, pour la part qui pouvait m'en revenir, puisqu'elle allait à la rencontre de mes vœux ? Au moment où elle a été publiée paraissait en librairie une nouvelle édition de mon premier volume où j'avais spontanément retranché les excès polémiques auxquels je m'étais laissé entraîner.
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7. -- D'autre part, en esprit de soumission à cette Déclaration, j'ai proposé de *substituer le dialogue* à *la polémique entre chrétiens sur toutes les questions disputées.* En esprit de soumission, j'ai fondé la revue ITINÉRAIRES, dont la « déclaration liminaire » reprend les principes et jusqu'aux termes mêmes de la Déclaration des Cardinaux.
Malgré mes réitérations, malgré mon insistance à proposer de substituer le dialogue à la polémique, je dois constater que ni vous ni aucun de vos amis n'a encore jugé bon de répondre à cette proposition.
De ces observations, il ressort que vous faites de la Déclaration des Cardinaux une utilisation unilatérale, inexacte et tendancieuse. Vous vous comportez, c'est là le plus étrange, comme ceux à qui vous reprochez, dans un article récent, d'avoir voulu utiliser contre TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN la récente déclaration du Cardinal Gerlier.
-- Secondement, vous dites que j'ai jugé les 10 années de LA VIE CATHOLIQUE ILLUSTRÉE sur un seul article. Je vous fais observer que ce n'est pas vrai.
Mais on peut en discuter. Vous savez comme moi que le Souverain Pontife a déclaré que la doctrine sociale de l'Église est dénaturée par ceux qui passent plus ou moins sous silence la partie essentielle de cette doctrine : l'ordre corporatif. Je serais très heureux que vous me communiquiez tous les articles où, en dix années d'existence, LA VIE CATHOLIQUE ILLUSTRÉE a enseigné, évoqué ou seulement nommé la partie principale de cette doctrine sociale.
Cette observation est de celles que tout lecteur, tout simple lecteur de LA VIE CATHOLIQUE ILLUSTRÉE est en droit de formuler : non comme une condamnation, mais comme une demande d'explications.
-- Troisièmement, vous accusez ma méthode de n'être pas un procédé d'analyse mais un procédé de polémique. Je ne vois pas en quoi. Mais, si cela est vrai, je ne demande pas mieux que de le voir, et de mettre en garde d'abord mes propres lecteurs contre ce qu'il y aurait de malfaisant dans mes écrits. Aussi je vous propose d'exposer vos arguments et vos raisons dans ITINÉRAIRES. Si vous désirez autant que moi substituer le dialogue à la polémique, voilà, je crois, une occasion.
En espérant que vous voudrez bien prendre en considération ces observations et cette proposition, je vous prie d'agréer, Monsieur, mes salutations distinguées,
JEAN MADIRAN.
172:6
*Or, M. Dubois-Dumée n'a rien répondu.*
*Et depuis, l'on n'a plus entendu parler de lui dans cette affaire.*
\*\*\*
*Nous nous abstiendrons de conclure en qualifiant le comportement du P. Chifflot et de M. Dubois-Dumée. Les textes sont là. Nous croyons que le mieux est de laisser à ces deux étranges correspondants du* TABLET *le soin de qualifier eux-mêmes leur propre conduite, dans le secret de leur cœur. Nous ne leur demandons pas d'aveux publics.*
*Depuis avril 1956, cinq mois se sont écoulés.*
*Le P. Chifflot et M. Dubois-Dumée avaient le temps de répondre s'ils le désiraient. Ils avaient le loisir de réfléchir à la proposition qui leur était faite de venir, dans* ITINÉRAIRES*, dire aux lecteurs de Madiran en quoi les livres de Madiran leur paraissent contestables. Ils avaient une occasion de répondre à une parole humaine par une parole humaine, à un geste de paix par un geste de paix.*
\*\*\*
*Rappelons simplement ce qui est en question.*
*Madiran n'accuse personne d'hérésie ni même de* « *progressisme* »*.*
*Il démontre, par des faits, par des textes et par des analyses, tout au long de ses deux volumes, qu'il existe dans un très large secteur de la presse catholique une* non-résistance au communisme*.*
\*\*\*
*Si Madiran s'est trompé, il devrait être facile, il aurait dû être très simple de le dire, en montrant qu'au contraire cette presse* résiste *au communisme ; en montrant où est sa résistance, et en quoi elle consiste.*
\*\*\*
173:6
*Si* (*hypothèse*) *Madiran s'est trompé d'une autre manière ; si c'est* à bon droit que cette presse ne résiste pas au communisme*, -- il devrait être facile, il aurait dû être aisé de dire très simplement :* « *En effet, cette presse ne résiste pas, parce qu'elle ne le veut pas, parce qu'elle ne le doit pas, et voici pourquoi.* »
\*\*\*
*On n'a dit ni l'un ni l'autre. On n'a donc rien dit sur le fond du débat, qui est : doit-il y avoir résistance ? où est* (*si elle est quelque part*) *cette résistance ?*
*Ce n'est apparemment pas manquer à la prudence de considérer qu'après de si longs silences des intéressés, coupés seulement par des réponses faites* à côté *de la question et publiées* ailleurs (*à Londres*)*, la cause est entendue en ce qui concerne le passé.*
*Il reste le présent ; et l'avenir. Il reste à organiser cette résistance. Nous sommes prêts à tourner la page sur le passé, à considérer comme closes toutes discussions rétrospectives. Dès le premier numéro d'*ITINÉRAIRES*, nous reprenions cette juste formule de l'Abbé Richard :* « Sur la base de la parole du Pape devraient se réconcilier tous les fils de l'Église, ceux qui se défient de tout anti-communisme et ceux qui se contentent de n'importe lequel. »
*Sur cette base, notre main reste tendue, et notre porte ouverte.*
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174:6
### Pie X a-t-il existé ?
*Nous ne cachons pas la haute considération où nous tenons la revue* ÉTUDES (15, *rue Monsieur à Paris VII^e^*)*. Non que tout y soit d'égale qualité. Mais l'on trouve une amplitude d'accueil intellectuel dont rien n'indique a priori qu'elle soit limitée par des questions de personnes ou par des partis pris partisans.*
*La place que tiennent les* ÉTUDES *dans les mouvements de la pensée contemporaine est capitale. Les responsabilités de cette revue sont naturellement à la mesure de la place qu'elle occupe et de l'influence qu'elle exerce.*
*Dans le numéro de juin, l'article du P. Rouquette intitulé* Bilan du modernisme *est très représentatif d'un état d'esprit, et c'est à ce titre qu'il mérite d'être étudié.*
\*\*\*
*Le P. Rouquette a savamment composé les vingt-trois pages de ce* « *bilan* ». *Sans écrire une seule fois le nom de saint Pie X. Sur un tel sujet, c'est un paradoxe, et un tour de force. Il faut beaucoup de virtuosité dialectique et un grand talent de plume pour arriver à parler du modernisme comme si Pie X n'avait pas existé.*
*Non que Pie X soit tout à fait absent de l'article. Jamais nommé, certes, il est cependant évoqué par cette* « *figure de rhétorique* » *que l'on nomme* « *l'allusion* ».
*Première allusion* (p. 322) :
...l'encyclique *Pascendi* elle-même le reconnaît, les mœurs de la plupart des coryphées du modernisme, un Marcel Hébert, un Alfred Loisy, un Tyrell, ont été, pour autant qu'on puisse le savoir, irréprochables.
*Seconde allusion* (p. 331) :
En 1907 paraissent les deux grands actes doctrinaux du Saint-Siège, le décret *Lamentabili* (17 juillet) et l'Encyclique *Pascendi* (16 septembre) ; le 7 mars 1908, un décret d'excommunication majeure contre Alfred Loisy déclaré *vitandus *: il a dit la messe presque jusqu'à cette date.
*Et c'est tout ce qui est dit de Pie X. C'est peu ; et lointain ; et impersonnel.*
*A quoi l'on se demande s'il ne faudrait pas équitablement ajouter ce qui est peut-être une troisième allusion* (p. 342) :
175:6
...L'expérience de l'histoire montre que les réactions de l'Église, qui ont parfois été exagérées, brutales, unilatérales, ont été nécessaires...
*Ce silence sur Pie X donne à songer, et même à penser. Il est difficile d'admettre qu'il soit fortuit. Pour ne pas prononcer une seule fois ce nom au cours de vingt-trois pages traitant du modernisme, il faut assurément le vouloir, et y veiller avec beaucoup de soin.*
*Or il se trouve que Pie X a été canonisé par le Souverain Pontife actuellement régnant.*
*Nous ne le répéterons jamais assez, puisque d'autres multiplient, renouvellent et prolongent des silences à ce point insistants ; des silences que l'on pourrait appeler* « *systématiques* »*.*
*Nous croyons que la canonisation récente de Pie X a un sens et une valeur d'enseignement. Nous croyons que saint Pie X est proposé à notre méditation par l'Église comme un saint dont la vie, les leçons, les actes sont particulièrement précieux pour notre époque.*
*Et nous constatons qu'une partie de la pensée catholique française se tient à l'écart de ces leçons. Et ne les transmet pas. Et point seulement par négligence ou légèreté. Mais avec de grands et laborieux efforts pour détourner l'attention de la personne et de la doctrine de saint Pie X.*
*Il y a là un phénomène qu'aucune analyse un peu sérieuse de la pensée catholique contemporaine ne saurait négliger.*
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*Le P. Rouquette a d'ailleurs des vues historiques très personnelles* (p. 323) :
Cette crise (moderniste) a été possible surtout parce que, à la fin du XIX^e^ siècle, le catholicisme français venait de traverser une sorte de sommeil intellectuel qui durait depuis une bonne centaine d'années.
*Eh ! quoi ?* « *Sommeil intellectuel* »*, les Maistre, les Bonald, les Blanc de Saint-Bonnet, les Veuillot, les Bloy ? On peut contester leurs vues. Mais prétendre qu'ils dormaient est un procédé historique un peu violent.*
*Certains comprendront que le P. Rouquette a voulu parler du grand nombre des catholiques ; et des instituts, des écoles, de l'enseignement de la théologie. Le contexte immédiat inviterait à cette interprétation limitée. Mais à la page suivante, le P. Rouquette précise sans équivoque sa pensée :*
176:6
Un seul penseur catholique vraiment vigoureux et original pendant tout ce siècle et qui est Lamennais, mais un Lamennais qui ne se préoccupe guère des fondements de la foi chrétienne et qui bientôt abandonne l'Église.
*...Alors il est peut-être tendancieux de faire de ce Lamennais-là le seul* « *penseur catholique* » *du XIX^e^ siècle. La perspective historique du P. Rouquette paraît sur ce point bien étroite et bien négative ; voire* « *polémique* »*, ce qui, comme chacun sait, est un comble.*
\*\*\*
*Suite de la même perspective historique : c'est grâce au modernisme qu'a pu s'opérer une résurrection de la pensée catholique, malgré les efforts de l'intégrisme pour la stériliser* (p. 341) :
La crise moderniste n'a pas été inutile, loin de là. Elle a suscité d'abord, il est vrai, une réaction fanatique de certains milieux d'orthodoxie étroite et soupçonneuse ; elle a provoqué une vague d'intégrisme sectaire qui voyait du Modernisme dans toute recherche, dans tout développement, dans toute tentative... Des injustices ont été ainsi commises, d'excellents chercheurs ont été suspectés. Ces erreurs et ces injustices sont graves et il faut les déplorer. Mais elles ne doivent pas nous cacher l'immense travail accompli grâce à l'ébranlement provoqué dans les intelligences par la crise moderniste.
*Et, plus nettement encore* (p. 343) :
De cette tombe (celle d'Alfred Loisy) a germé la vie. Une élite de chercheurs catholiques, historiens, philosophes, théologiens et exégètes est née des cendres du Modernisme, une élite qui dans ses difficultés et ses tâtonnements, reste fidèle à l'Église.
*On craint que cette proposition ne s'énonce aussi en sens inverse. Les penseurs catholiques qui ne sont pas* « *nés des cendres du modernisme* »*, ceux-là le P. Rouquette les tient-il pour* « *une élite* »* ?*
177:6
*Ceux-là, on redoute qu'il n'ait envie de les traiter comme il traite Pie X : de supprimer leur existence. Ce qui, au demeurant, serait leur faire un immense, un excessif honneur.*
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*On se tromperait fort si l'on imaginait que le P. Rouquette est poussé à de telles considérations* (*étrangement tendancieuses*) *par une complaisance quelconque à l'égard du modernisme.*
*Au contraire. Il rejette le modernisme avec une extrême vigueur* (p. 340*-*341) :
Le Modernisme, à partir de quelques principes révolutionnaires, a modifié tout le christianisme. Il est la synthèse de toute hérésie, a pu dire un homme aussi accueillant, aussi peu intégriste que le Père Léonce de Grandmaison. Il détruit définitivement, en en gardant seulement l'enveloppe verbale, les grandes affirmations du christianisme primitif : la Révélation, la personnalité de Dieu, la Trinité, l'Incarnation, la Rédemption, l'Église. Sous prétexte d'adaptation à la pensée moderne, sous prétexte de transposition dans une mentalité nouvelle, il ruine complètement la pensée chrétienne et par contre-coup toute la vie chrétienne, la spiritualité chrétienne, la conception chrétienne de Dieu, du monde, de l'homme. Je ne pense pas que jamais danger plus radical, catastrophe plus totale aient, du dedans, menacé le christianisme.
*Même dans cette ferme et catégorique condamnation, le P. Rouquette évite toute référence à saint Pie X.*
*Mais cette condamnation est sans équivoque. Alors, pourquoi le P. Rouquette est-il tendancieux, -- puisque ce n'est point par complaisance pour le modernisme ?*
*Nous nous demandons si ce ne serait point par hostilité systématique à l'égard des adversaires du modernisme. Car enfin, ces adversaires avaient raison. Ils avaient raison au moins en ceci, qu'ils professaient sur le modernisme ce que le P. Rouquette en professe dans la citation ci-dessus. Pourquoi n'en nomme-t-il aucun, de ces clairvoyants, à l'exception du P. de Grandmaison ?*
*Ce danger moderniste, dont le P. Rouquette assure qu'il a été* LE PLUS RADICAL *et* LE PLUS CATASTROPHIQUE *que le christianisme ait* JAMAIS *connu, il ne s'est pas résorbé tout seul. Comment a-t-on pu en triompher, puisqu'il était si dangereux ?* Ne serait-ce pas que Dieu a suscité contre lui des docteurs, des saints, un Pape à la dimension, à la hauteur du péril ?
178:6
*Une telle question est suggérée par l'article même du P. Rouquette. Et une question conjointe :* pourquoi le P. Rouquette manifeste-t-il tant d'éloignement (ou d'hostilité) à ces docteurs, à ces saints, à ce Pape ?
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*Le P. Rouquette nous annonce que* (p. 343) :
...le Modernisme est un phénomène complètement dépassé, tellement qu'il devient difficile de faire comprendre ce qu'il a été et surtout quelle séduction il a exercée et l'angoisse qu'il a suscitée.
*Dieu veuille qu'il ait raison. Et en un sens il a raison. Mais est-il bien sûr que rien n'ait en quelque sorte pris la suite du modernisme, exerçant une séduction semblable et provoquant une angoisse analogue ?*
*Quoi qu'il en soit, la manière dont on nous parle en France du modernisme, et dont simultanément on nous parle* (*ou on ne nous parle pas*) *de saint Pie X constitue un phénomène bien troublant, et qui appelle peut-être une attention exacte. On pourrait en examiner divers aspects intellectuels à la lumière de l'Encyclique* Humani generis, *de Pie XII : cette Encyclique paraît d'ailleurs, elle aussi, boudée par certaines têtes pensantes.*
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*Il y aurait encore beaucoup à dire sur le rôle historique attribué au modernisme, et simultanément refusé à Pie X, dans la renaissance de la pensée catholique.*
*Pour certains, c'est malgré la condamnation du modernisme que cette renaissance a pu se produire. On n'a pas oublié ce texte étonnant, récemment commenté par Louis Salleron :*
Ni le conflit avec l'État et les persécutions qui s'ensuivirent, *ni la condamnation de l'erreur moderniste* et l'exploitation que tentèrent d'en faire les tenants de l'intégrisme *n'empêchèrent* des hommes, au demeurant très divers, *d'accomplir un vaste effort d'approfondissement doctrinal...*
*Pour certains autres, c'est la perspective du P. Rouquette qui est juste. Perspective voisine et au fond semblable : en ce qu'elle enlève tout rôle décisif et positif à saint Pie X.*
*Il nous semble plus exact de marquer ce rôle essentiel, déterminant, en disant avec Louis Salleron :*
179:6
La condamnation du modernisme et la lettre sur le Sillon redressèrent les esprits et obligèrent à un nouvel approfondissement doctrinal.
*Mais cela, il est de fait que nous sommes présentement assez peu nombreux en France à le dire nettement.*
*Assez peu nombreux parmi ceux qui parlent, écrivent et discourent.*
*Car pour les hommes de silence, de contemplation et de prière, qui sont la véritable* « *aile marchante* » *de l'Église, nous croyons que leur sentiment est identique au nôtre.*
*C'est pourquoi nous voulons faire entendre une voix qui s'efforce de n'être point trop indigne et point trop différente des pensées que nourrit* « *l'aile marchante* » *véritable, celle de la prière, celle de la grâce, celle de la primauté du spirituel et de la contemplation, celle pour qui Pie X a existé et dans le cœur de laquelle saint Pie X est toujours vivant.*
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#### LE SOUVERAIN PONTIFE SELON SAINT PIE X
VERBE*, organe de La Cité catholique* (3*, rue Copernic, Paris XVI^e^*)*, reproduit dans son numéro* 77 *un important passage du discours prononcé par saint Pie X, le* 2 *décembre* 1912*, à l'intention des prêtres de l'Union apostolique.*
*La leçon est toujours actuelle :*
Quand on parle du Vicaire de Jésus-Christ, ce n'est pas le lieu d'examiner, mais d'obéir ; il ne faut pas mesurer l'étendue de l'ordre donné afin de restreindre l'obéissance qu'on lui accorde ; il ne faut pas chicaner sur la plus claire parole du Pape pour en travestir le sens ; il ne faut pas interpréter la volonté du Pape selon : ses préjugés, en détruisant la substance évidente ; il ne faut pas opposer des droits au droit qu'a le Pape d'enseigner et de commander ; il ne faut pas peser les jugements, discuter les ordres, si l'on ne veut pas faire injure à Jésus-Christ Lui-même...
Comment doit-on aimer le Pape ? Non pas par des paroles seulement, mais avec des actes, et avec sincérité...
180:6
Quand on aime le Pape, on ne s'arrête pas à discuter sur ce qu'il conseille ou exige, à chercher jusqu'où va le devoir rigoureux de l'obéissance, et à marquer la limite de cette obligation. Quand on aime le Pape, on n'objecte point qu'il n'a pas parlé assez clairement, comme s'il était obligé de redire directement à l'oreille de chacun sa volonté clairement exprimée tant de fois, non seulement de vive voix, mais par des lettres et autres documents publics ; on ne met pas en doute ses ordres sous le facile prétexte, de qui ne veut pas obéir, qu'ils n'émanent directement de lui, mais de son entourage ; on ne limite pas le champ où il peut et doit exercer sa volonté ; on n'oppose à l'autorité du Pape celle d'autres personnes, si doctes soient-elles, qui diffèrent d'avis avec le Pape. D'ailleurs, quelle que soit leur science, la sainteté leur fait défaut, car il ne saurait y avoir de sainteté là où il y a dissentiment avec le Pape.
Saint Pie X disait encore : « *La société est malade, toutes les parties de son corps sont touchées ; les sources de la vie sont atteintes. L'unique remède, c'est le Pape.* »
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#### LA TRADUCTION DES ENCYCLIQUES
*Concluant, dans les* ÉTUDES *de juillet-août, quelques* « *notations hâtives* » *sur l'Encyclique* Haurietis aquas*, le P. Robert L. Petit fait cette remarque :*
Il sera permis, en terminant, de regretter que la langue de la traduction française la rende difficile d'accès à la plupart des fidèles. Il faudrait que les traducteurs comprennent qu'une traduction authentique n'est pas un décalque de l'original latin. Chaque langue a son génie. La nôtre est sobre et précise : elle ne supporte pas, comme le latin traditionnel de l'Église, qui est une vraie langue vivante, un luxe d'adjectifs qui n'ajoutent rien aux substantifs qu'ils qualifient. Il suffirait de supprimer dans la traduction la plupart des adjectifs et des épithètes pour rendre le texte accessible... C'est en décalquant mécaniquement une langue sur l'autre qu'on la trahit et qu'on la mutile.
181:6
*Cette remarque est abrupte et sans nuances ; ou* « *hâtive* »*. Nous pensons notamment qu'il est inexact et dangereux, de considérer que la langue des Encycliques comporte* « *un luxe d'adjectifs qui n'ajoutent rien aux substantifs qu'ils qualifient* »*. Ces adjectifs importent souvent à la précision de la pensée. En outre, la traduction d'un texte officiel peut difficilement se permettre les audaces d'une transposition littéraire. Ce que demande le P. Robert-L. Petit est plutôt la tâche des commentateurs que celle des traducteurs.*
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#### PETITE DIFFICULTÉ, GRAND EMBARRAS
*Nous venons de parler du Père Robert-L. Petit : en fait nous ignorons s'il existe. A cette occasion, et une fois pour toutes, nous nous excusons d'erreurs que nous pouvons commettre à ce sujet, et dont nous ne croyons vraiment pas que la faute nous incombe.*
*En effet, nous ne pouvons jamais savoir si le signataire d'un article est clerc ou laïc.*
*Assurément, nous n'ignorons pas que les* ÉTUDES *sont la* « *revue mensuelle fondée en* 1856 *par des Pères de la Compagnie de Jésus* »* : cela est indiqué dans chaque numéro. Nous croyons savoir, bien que rien ne l'indique, que ce sont toujours des Pères de la Compagnie de Jésus qui en dirigent la rédaction et l'édition. Il n'y aurait donc guère d'incertitude si cette revue était rédigée seulement par des religieux. Mais elle a aussi des collaborateurs laïcs.*
*...Quand, dans les* ÉTUDES*, nous lisons la signature de* « *Jean Daniélou* » *ou de* « *Robert Rouquette* »*, nous savons qu'il s'agit de religieux ; et nous savons qu'il s'agit de laïcs quand nous lisons la signature de* « *Robert d'Harcourt* » *ou de* « *Jean Onimus* »*. Mais d'autres sont moins connus, -- voire totalement inconnus. Que faut-il faire, comment faire ? A chaque instant nous risquons de donner du monsieur à un Révérend Père, et inversement.*
*C'est de quoi nous nous excusons : mais nous n'y pouvons rien.*
*Peut-être, au demeurant, faudrait-il appeler* « *monsieur* » *tous ceux qui signent de leur simple nom, même quand on sait par ailleurs qu'ils sont des religieux. Il existe en effet un précédent très significatif.*
182:6
*Le livre du P. Bigo, Marxisme et Humanisme, porte simplement* « *Pierre Bigo* » *comme nom d'auteur. Ce livre est orné d'une préface de M. Jean Marchall. Or M. Jean Marchall sait parfaitement que* « *Pierre Bigo* » *est en réalité un Révérend Père de la Compagnie de Jésus. Néanmoins, tout au long de sa préface, il parle de* « *Monsieur Pierre Bigo* »*. Il doit avoir quelque motif de le faire.*
*Bref, il y a là une petite difficulté qui crée parfois un grand embarras, et si quelque lecteur de ces lignes pouvait nous éclairer sur la conduite à tenir, nous lui en serions reconnaissants.*
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#### ENCORE LA COLLABORATION
*Dans* ASPECTS DE LA FRANCE (10*, rue Croix des Petits-Champs à Paris-I^er^*)*, M. Xavier Vallat évoque le* 22 *juin l'un des scandales récents de la collaboration :*
En promenade dans les Vosges, j'ai acheté *L'Est républicain* et j'ai appris ainsi que, le dimanche 10 juin, s'était tenu à Saint-Dié un Grand Rassemblement pour la Paix...
...Si les hommes de Moscou, à Saint-Dié comme ailleurs, avaient naturellement pris l'initiative de ce Rassemblement, ils avaient eu soin de faire largement appel à des complices ou à des dupes progressistes.
A Mme Bonnaure, institutrice communiste, succéda M. Perrin, du Mouvement de Libération du Peuple, d'inspiration Jeune République...
*En fait, M. Xavier Vallat se trompe sur ce point. Le* « *Mouvement de Libération du Peuple* »*, issu du* « *Mouvement Populaire des Familles* » *après une scission séparant les pro-communistes des autres, est entièrement aligné sur la politique communiste. Il est formé d'anciens jocistes gagnés à la collaboration permanente avec le communisme.*
...à Mme Paulette Carton, de l'U.F.F. (communiste), M. Roland Étienne, « militant catholique » ; à M. Ebral, secrétaire départemental de la C.G.T., et à une « mère de soldat », M. Pascal Rogé, de la J.O.C. ; au camarade Bilquey, orateur officiel du Parti communiste, M. Harburger, du Mouvement de la Paix, et l'abbé Poirson.
183:6
Quant aux deux députés communistes locaux, Poirot et Chambeiron, ils s'étaient réservé l'honneur de clore la réunion ; au total, six communistes et six catholiques, dont un prêtre, qui est *Supérieur du Grand Séminaire de Saint Dié.*
.........
L'Encyclique *Divini Redemptoris* n'a pas encore vingt ans d'âge, et elle est tenue pour lettre morte. Pour avoir rappelé dans un récent article son enseignement capital : « le communisme est intrinsèquement pervers et l'on ne peut admettre sur aucun terrain la collaboration avec lui de quiconque veut sauver la civilisation chrétienne », je me suis fait demander sur un ton persifleur par un jeune étudiant catholique où j'étais allé pêcher des propos aussi réactionnaires !
*Que cela ait été possible à la date du* 10 *juin* 1956, *et avec la participation d'un Supérieur de Grand Séminaire, doit bien, hélas ! signifier quelque chose.*
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#### A LA MANIÈRE DE DON JUAN ?
*Dans* LA FRANCE CATHOLIQUE (12*, rue Edmond-Valentin, Parie VII^e^*)*, numéro du* 20 *juillet, Fabrègues a révélé qu'à la suite de trois articles de* TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN *le mettant en cause de manière inexacte, il avait adressé à ce journal deux lettres successives de rectification.*
*Ces deux lettres n'ont pas plus été publiées que celle de Jean Madiran. C'est donc une habitude ; singulièrement fâcheuse.*
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*A la Déclaration de paix parue dans* ITINÉRAIRES *de juillet,* TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN *n'a encore fait aucune autre réponse que celle-ci :*
*Dans son numéro du* 3 *août,* TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN (49*, rue du Faubourg-Poissonnière, Paris IX^e^*) *présente une enquête :* « *Vos vacances, Monsieur, comment les passez-vous ?* »*.* TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN *a* « *inventé les réponses* »*. Voici le texte de l'interview imaginaire de Jean Madiran :*
184:6
Il ne faut pas parler de vacances à M. Madiran, ce maître de la littérature d'imagination, l'auteur déjà célèbre de *Ils ne savent pas ce qu'ils font.* Comme l'écrivait récemment le chroniqueur de la *Gazette policière de Sumatra :* « Il n'est que James Hadley Chase qui sache comme Madiran créer de rien un personnage et lui donner l'apparence de la vie. »
M. Madiran nous reçoit, entouré de manuscrits :
-- Vos vacances, Maître ?
Il repousse notre question de la main, faisant choir de précieux documents sur lesquels il travaillait : la liste des menus du patriarche Alexis ; le carnet de blanchissage de la femme du concierge de *La Vie catholique illustrée ;* un manuscrit récemment découvert près de la Mer Morte et révélant l'existence d'un lien de filiation entre Caïphe et le chroniqueur des mots croisés de *Témoignage chrétien*.
Au risque de paraître indiscret, nous insistons :
-- Mais enfin, Maître, Dieu lui-même s'est reposé le septième jour.
Notre interlocuteur ne semble pas convaincu :
-- Dieu, bien sûr... Mais il n'avait pas nos soucis.
Son ardeur se rallume :
-- Je vais travailler. Après « Ils ne savent pas ce qu'ils font » et « Ils ne savent pas ce qu'ils disent », je prépare « Ils ne savent pas ce qu'ils savent » et « Plût au ciel qu'ils sussent ce qu'ils sont ».
Une telle fécondité nous éblouit :
-- Quand ils auront lu, Maître, ils seront bien obligés de savoir.
La réponse arrive, tranchante comme un calembour de Staline :
-- Impossible. Je suis celui qui sait.
TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN *nous attriste souvent. Nous voulons bien* (*et nous sommes les premiers à en rire*) *que, pour changer, il nous donne la comédie, fût-ce sur notre dos.*
*Mais il ne faudrait pas que ce soit à la manière de Don Juan donnant la comédie à son créancier, pour ne le point payer.*
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185:6
#### « L'AVENIR CATHOLIQUE »
L'AVENIR CATHOLIQUE (4*, rue de Beauvau, Versailles, Seine-et-Oise*)*, qui n'était que trimestriel, devient mensuel.*
*Nous avons déjà signalé à nos lecteurs* (Itinéraires, n° 3, pp*. *125*-*126) *l'existence de ce grand magazine illustré catholique, qui diffuse par l'image la doctrine du Souverain Pontife, au lieu de naïvement* « *engager les chrétiens à faire mieux que les communistes et à les devancer sur le chemin de la justice et de la paix* »*.*
*Nous espérons que bientôt, franchissant une nouvelle étape, de mensuel* L'AVENIR CATHOLIQUE *deviendra hebdomadaire.*
*Le jour où il existera un magazine catholique, illustré et hebdomadaire, correspondant à l'attente et aux besoins du public catholique français, on s'apercevra qu'un tel magazine peut aisément atteindre un tirage de deux millions d'exemplaires.*
*Tous nos vœux à* L'AVENIR CATHOLIQUE*.*
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#### LIVRES REÇUS
- Hyacinthe DUBREUIL : Des robots ou des hommes ? L'œuvre et l'influence de l'ingénieur Taylor (333 p. ; Grasset).
- Frédéric DUPONT, député de Paris, ancien ministre des États associés : *Mission de la France en Asie* (351 p. ; Éditions France-Empire*,* 68, rue Jean-Jacques Rousseau, Paris-1^er^).
- Paul SERANT : *Gardez-vous à gauche* (145 p. ; collection « libelles », Fasquelle, éditeur).
- Blanc de SAINT-BONNET : *L'infaillibilité.* Préface de Dom Georges Frénaud, moine de Solesmes (313 p. ; Nouvelles Éditions Latines).
- Albert GALTER : *Le communisme et l'Église catholique : le livre rouge de la persécution* (445 p. ; Éditions Fleurus, 31, rue de Fleurus, Paris VI^e^).
- R.P. Pascal DE CHOLET : *Messe paroissiale et cérémonies de communion solennelle* (62 p. ; en vente chez l'auteur, 26, rue Boissonnade, Paris XIV^e^).
- Jacques BONHOMME : *La France à la* 25^e^ *heure ?* (70 p. ; Thouret, rue Saint-Jean, Rabat, Maroc).
- R.P. CALMEL, o.p. : *Si ton œil est simple* (77 p. ; Librairie catholique, 8, rue des Arts. Toulouse).
- Abbé René LAURENTIN : *Sens de Lourdes,* avec une Lettre-Préface de Son Exc. Mgr Théas (140 p. ; Lethielleux, éditeur, 10, rue Cassette à Paris).
186:6
- Abbé Honoré MAZUE : *La Madone qui pleure : la Vierge de Syracuse* (230 p. ; éditions Salvator, Mulhouse, Haut-Rhin, et Casterman, Paris, Tournai).
- Renée GRISEL : *Présence de Jeanne d'Arc* (316 p. ; Nouvelles Éditions Latines).
- Pierre VIRION : *Le Roi du Ciel et le saint royaume de France selon sainte Jeanne d'Arc* (28 p. ; La Cité catholique, 3, rue Copernic, Paris XVI^e^).
- Marcel-Edmond NAEGELEN : *Grandeur et solitude de la France* (240 p. ; Flammarion).
- Louis-Georges PLANES et Robert DUFOURG : *Bordeaux, capitale tragique,* Préface du général Weygand, Avant-propos de l'amiral d'Harcourt (232 p. ; éditions Médicis, 63 *bis,* rue du Cardinal-Lemoine, Paris-V^e^).
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### « Chaque chrétien est le paroissien du pape »
Au moment où nous terminons le présent numéro, nous lisons un très bel article de S. Exc. Mgr Rupp, dans LA FRANCE CATHOLIQUE du 17 août.
Nous voulons dès maintenant en signaler l'importance et en reproduire plusieurs passages essentiels.
« ...L'authentique charité fuit les imprudences, les compromis, et fustige les démissions coupables.
Il est vrai qu'il y a aussi des « *zelanti* », des maniaques de la « défense de la Foi en danger, qui ne vivent que pour stigmatiser matin et soir les mal-pensants ».
Ils mériteraient nos sourires plus que nos blâmes s'ils ne réussissaient pas à compromettre la vraie défense de la Foi et à munir d'armes inespérées les autres Don Quichotte toujours acharnés contre les moulins à vent du « Cléricalisme » ou de l' « Intégrisme » (?).
Fausse charité, faux zèle que celui dont se parent les professeurs d'orthodoxie surgissant, tels les prophètes de l'Ancien Testament, tel Isaïe sur le chemin du Foulon, pour semoncer leurs chefs religieux et aussi les stimuler.
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Fausse charité aussi que celle qui murmure, avec les intonations de Basile : « Nos évêques, notre Église nationale (?) ne peuvent pas dire leur mot ; ils sont écrasés par l'autorité centrale... ». Les évêques de France sont heureux et fiers d'obéir, évangéliquement au successeur de Pierre. Ils savent que leur rôle doctrinal n'est ni de rénover, ni de transposer, ni d'adapter l'enseignement de l'Église universelle, mais de le transmettre. C'est leur fidélité, au cours des âges, qui a forgé l'âme profonde du pays. ......
...La conclusion de tout cela est qu'il faut connaître l'enseignement de l'Église qui se récapitule en celui du Pape. Chacun d'entre nous a le droit et le devoir de se faire le héraut des paroles pontificales. S.S. Pie XII vient de lancer, tout récemment, de merveilleux appels à notre peuple qui a besoin, plus que d'autres peut-être, d'entendre ses leçons. A Rouen, le Pape nous a demandé de rester une « *nation catholique* »* *; à Rennes, il nous rappelle qu'il n'y a pas d'autre apostolat que celui qui veut « *tout instaurer dans le Christ* ». Continuerons-nous à prôner je ne sais quelle hégémonie du profane sur notre charité ?
Chaque chrétien est le paroissien du Pape, docteur universel, pasteur immédiat de tout le troupeau. Répandons, vivons son message. C'est le vœu de l'Épiscopat, de toute l'Église de France. »
-- Les deux points d'interrogation qui figurent, entre parenthèses, dans le texte cité, sont de S. Exc. Mgr Rupp.
-- Nous avons également lu, dans *La France catholique*, le début de la « Réponse à Jean Madiran », en plusieurs articles, que Fabrègues a entreprise. (Les deux premiers articles ont paru le 3 août et le 17 août). Fabrègues demande au lecteur d' « attendre » (la fin de son propos) « avant de juger ». Disons du moins dès maintenant que nous écoutons cette réponse amicale avec la plus amicale attention.
-- Dans un registre hélas très différent, *Témoignage chrétien* a publié à notre intention, le 10 août, une catégorique fin de non-recevoir en réponse à la « Déclaration de paix » que nous adressions à ce journal et à son directeur dans notre numéro 5. Il faut maintenant tirer les conséquences d'une situation de fait évidente. Elles sont trop graves pour que nous ne le fassions pas après mûre réflexion.
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## Note de gérance
**Merci aux uns,\
appel aux autres.**
Nous remercions tous ceux qui ont répondu à notre lettre-circulaire du 15 juin en nous envoyant des abonnements de soutien et des abonnements multiples.
Un soutien de cette sorte est indispensable, *surtout au cours de la première année d'existence,* pour : 1. -- continuer à exister ; 2. -- maintenir à 1.000 francs seulement le prix de l'abonnement ordinaire, ce qui est très important.
Grâce à ceux qui ont bien voulu répondre à notre appel, nous avons atteint la moitié du nombre des abonnements qu'il nous est indispensable de recevoir en une année.
Nous ne sommes donc ni en déficit, ni en retard. *Mais nous ne sommes pas non plus en avance.* Il est vital que le recrutement des abonnés se maintienne au même rythme.
\*\*\*
Pour que l'effort de recrutement et de souscription soit poursuivi comme il doit l'être, nous nous adressons plus particulièrement à ceux qui n'ont pas encore répondu à notre appel.
Nous demandons à *tous ceux qui le peuvent,* et qui ne l'ont pas encore fait, de souscrire selon leurs moyens un ou plusieurs *abonnements de soutien à* 5.000 *francs.*
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De chacun de vous, de vos souscriptions et de votre effort pour faire connaître ITINÉRAIRES, dépend la réponse *effective* à la question qui est posée : UNE REVUE DE CETTE SORTE DOIT-ELLE, PEUT-ELLE VIVRE ?
\*\*\*
L'accueil fait à notre numéro précédent, qui comportait 164 pages (celui-ci en comporte 192) nous montre qu'une revue de ce volume, paraissant chaque mois, jouerait un rôle peut-être décisif dans l'évolution des idées en France et dans les pays de langue française.
Mais nous n'en sommes pas encore là. Nous en sommes même loin. Nos possibilités matérielles dépendent de l'étendue du public qui s'abonne à la revue.
Et l'étendue de ce public dépend de chacun de vous. Persuadez vos amis de s'abonner et de souscrire des abonnements de soutien. La revue ne peut accroître son public qu'en gagnant de proche en proche grâce à L'EFFORT DE TOUS SES AMIS.
\*\*\*
L'effort déjà accompli représente exactement la *moitié* de celui qui est nécessaire pour assurer la parution de la revue chaque mois sur 96 pages.
IL SERAIT JUSTE QUE L'AUTRE MOITIÉ DE L'EFFORT SOIT ACCOMPLIE PAR CEUX QUI ONT ÉTÉ NÉGLIGENTS, PAR CEUX QUI SONT EN RETARD... ET PAR NOS NOUVEAUX LECTEURS.
C'est pourquoi nous demandons à CEUX QUI LE PEUVENT, et qui NE L'ONT PAS ENCORE FAIT, de nous aider.
============== Fin du numéro 6.
[^1]: -- (1). Pour tous renseignements matériels. on s'adressera au *Journal de la Grotte,* Lourdes, Hautes-Pyrénées**.**
[^2]: -- (1). Mgr Francis TROCHU : *Sainte Bernadette, voyante de Lourdes,* édition Emmanuel Vitte, 10, rue Jean-Bart à Paris et 3, place Bellecour à Lyon.
[^3]: -- (1). René LAURENTIN : *Sens de Lourdes,* P. Lethielleux, éditeur, 10, rue Cassette, Paris, 1955**.**
[^4]: -- (1). *Les Nouvelles de Chrétienté,* 13 juillet 1956, page 13 de la seconde partie.
[^5]: -- (1). On n'a guère médité, semble-t-il, le sens que peuvent avoir le mot « *diabolique* » et l'expression « *vraiment diabolique* » sous la plume d'un Souverain Pontife. Cette expression, insistons. qualifie très précisément la *propagande* communiste**.**
[^6]: -- (1). Le texte de la Constitution soviétique est en vente à bas prix dans toutes les librairies communistes**.**
[^7]: -- (1). Voir son article du *Monde* (8 janvier 1956).
[^8]: -- (1). Dans son « libelle » *Gardez-vous à gauche* (Fasquelle).
[^9]: -- (1). Ou encore, autrement dit, celle du gouvernement et de l'administration, qui a fait l'objet de trois articles successifs d'Henri Charlier (*Itinéraires* numéros 2, 3 et 4), lequel y revient dans le présent numéro.
[^10]: -- (2). Comme le souligne M. Joseph Folliet dans *La Croix* du 11 juillet, article sur *Le communisme et le problème ouvrier.*
[^11]: -- (1). Discours aux tertiaires de l'Ordre de saint François, 1^er^ juillet 1956**.**
[^12]: -- (1). Lettre, datée du 25 juin, adressée au Congrès eucharistique de Rennes (juillet 1956).
[^13]: -- (2). Radiomessage au peuple de France pour le V^e^ centenaire de la réhabilitation de Jeanne d'Arc, 25 juin 1956.
[^14]: -- (1). Préface à l'Histoire des Bourses du Travail, de F. Pelloutier.
[^15]: -- (2). Tout au moins était-elle récente. La loi sur les Accidents du travail ne date que de 1898**.**
[^16]: -- (3). Cette dernière date nous montre, conformément aux « prolongements » dont j'ai parlé plus haut, que malgré la « coupure » de 14 les mœurs du passé avaient de la peine à disparaître.
[^17]: -- (4). Il s'agit évidemment de la C.G.T. non encore divisée par la scission communiste.
[^18]: -- (5). *Documents,* publiés par le Comité National de la Productivité, Séance du 22 juillet 1954. n° 60**.**
[^19]: -- (6). Un important ouvrage de M. A. Cuvillier, *Un Journal d*'*Ouvriers,* (Lacan, 1914) donne sur ce journal d'intéressants renseignements, ainsi que sur les conditions de la lutte ouvrière de cette époque.
[^20]: -- (7). La communauté Boimondau. qui fabrique des boîtes de montres (Autrefois Communauté « Barbu ».
[^21]: -- (8). On y ajoute maintenant, paraît-il, la fourniture du linge de corps...
[^22]: -- (1). Organisation européenne de coopération économique.
[^23]: -- (2). Communauté Européenne du Charbon et de l'Acier.
[^24]: -- (3). Ce n'est pas l' « armée européenne » que je vise, mais les rouages technocrates, affairistes, parlementaires, auxquels l'armée aurait servi de marchepied. Je souhaite une *Europe chrétienne* (avec ou sans armée, ceci étant accessoire) et non un consortium capitaliste avec des députés cooptés, sur lesquels nous, citoyens français, aurions encore moins de prise que sur nos parlementaires actuels.
[^25]: -- (1). Pie XII : Allocution du 1^er^ mai 1955 (O. R. Édit. française du 6 mai 1955).
[^26]: -- (2). Cf. Pie XII : « Les discussions ne proviennent pas seulement d'élans de passions rebelles, mais d'une profonde crise spirituelle. » (Encyclique *Summi Pontificatus.*)
[^27]: -- (3). *Ephès*. IV, 15.
[^28]: -- (4). K. MARX : Contribution à la critique de l'économie politique, p. 3.
[^29]: -- (5). Karl MARX : *Manifeste communiste,* n° 2.
[^30]: -- (6). Pie XI : *Divini Redemptoris*, n° 58-59.
[^31]: -- (1). Sur ceux-ci, voir *Itinéraires* d'avril, pages 60 et suivantes.
[^32]: -- (2). *L*'*Église et les civilisations,* « Semaine des intellectuels catholiques 1955 », Pierre Horay éditeur, 22 bis passage Dauphine, Paris VI^e^. Le texte du P. Bigo diffère sur certains points du compte rendu, non démenti, qu'avaient donné à l'époque plusieurs journaux (notamment *Combat*). Le volume ne fait pas état de corrections apportées par les auteurs à leur texte primitif : il présente ces textes comme ceux qui auraient été réellement prononcés lors de la « Semaine ». Dans plusieurs cas, c'est inexact. Et cette inexactitude est regrettable. Il n'y a aucun déshonneur, au contraire, à corriger et améliorer l'expression de sa pensée, voire sa pensée elle-même : mais il n'y a aucune raison de le faire clandestinement et comme en se cachant. Il y a bien plutôt de multiples raisons de le dire avec la plus grande netteté et la plus grande précision. Plus que l'état définitif, ou supposé tel, d'une pensée, ce qui est instructif et fécond pour ceux qui la reçoivent, c'est souvent de voir par quels cheminements elle s'est plus ou moins dégagée de certaines erreurs...
Dans ses repentirs comme dans ses persistances, ce volume appelle de graves observations et bien des réserves. Comme toujours, nous attendrons que d'autres s'en chargent. Il nous paraît impossible qu'un tel livre soit mis en circulation dans le public catholique sans les mises en garde que nécessitent certaines de ses prises de position (notamment *contre* ce que Pie XII a nommé et désigné comme *l'essentiel* de la doctrine sociale de l'Église). Nous n'exprimerons ces réserves que s'il apparaît qu'il n'y a personne d'autre pour les formuler.
Heureusement, le volume s'ouvre sur le texte de l'allocution très vigoureuse, et parfois très émouvante, prononcée par S. Em. le Cardinal Feltin à la séance de clôture. Bien des faiblesses, des incertitudes, des erreurs du volume s'y trouvent soit implicitement soit explicitement contredites. Notons enfin que, contrairement à ce qu'avaient annoncé les journaux, la séance de clôture n'eut pas lieu *sous la présidence,* mais, ainsi qu'il est nettement précisé (pages 219 et 254) « *en présence* de S. Em. le Cardinal Feltin ».
[^33]: -- (3). Voir Marcel Clément, *Itinéraires* de mai, pages 26-27.
[^34]: -- (4). Presses Universitaires de France, 1954**.**
[^35]: -- (5). Ici, c'est le P. Bigo qui souligne.
[^36]: -- (6). Voir *Itinéraires* de mars, pages 10 à 14. J. Villain, *L*'*enseignement social de l*'*Église,* tome I, pp. 202-203 (SPES, éditeur).
[^37]: -- (1). Cet article du *Monde* (8 janvier) est en effet extrêmement important, sur ce point et sur plusieurs autres. Rappelons que nous avons cité et commenté d'autres passages du même article dans *Itinéraires,* n° 1, pp. 57-62.
[^38]: -- (2). *Osservatore romano,* édition française du 8 février 1952 ; traduction littéralement un peu différente, mais semblable quant au fond, dans la *Documentation catholique* du 24 février 1952.
[^39]: -- (1). Éditions Fidès, Paris, 1951.
[^40]: -- (2). Nouvelles Éditions Latines, Paris, 1953.
[^41]: -- (3). Nouvelles Éditions Latines, Paris, 1956.
[^42]: -- (4). *Itinéraires,* n° 5.
[^43]: -- (5). *Ils ne savent pas* ce *qu*'*ils disent,* pp. 57-58, et ITINÉRAIRES, *passim***.**
[^44]: -- (1). Nouvelles Éditions Latines, 1, rue Palatine, Paris, 1956.
[^45]: -- (2). *Salaire et rendement,* Presses Universitaires de France, Paris, 1947**.**
[^46]: -- (3). Exploitation de la main-d'œuvre française par l'Allemagne, Imprimerie nationale, Paris, 1948.
[^47]: -- (4). Éditions Fidès, Paris, 1951.
[^48]: -- (5). Nouvelles Éditions Latines, Paris, 1953.
[^49]: -- (6). Institut social populaire, Montréal, Canada, 1949**.**
L'œuvre de Marcel Clément comprend en outre : *Évaluation des dommages subis par l'Union indochinoise* (Institut de Conjoncture, Saïgon 1947) ; *I Cristiani all'alba di un nuovo mezzo secolo* (*Edizioni Christus, Tortona,* Italie, 1952) ; *La joie d*'*aimer* (Nouvelles Éditions Latines, Paris, 1955) ; *Scènes de la vie sociale* (en collaboration avec Jean de Livonnière, Centre Français de Sociologie, Beaumont-Monteux, Drôme, 1955).
[^50]: -- (1). Jean Madiran fait ici allusion principalement à la revue *Esprit,* dont le numéro de mars 1954 contenait un article de son directeur, M. Albert Béguin, extrêmement agressif à l'égard du Saint-Siège. La revue *Esprit* continue dans cette voie. Ses attaques se font de plus en plus vives, et mêmes grossières, contre la personne du Saint-Père. Dans le numéro de février 1956, M. Georges Suffert, qui est par ailleurs rédacteur en chef de *Témoignage chrétien,* osait nommer les « *visions du Pape* » parmi les raisons pour lesquelles « *en fait de jeux de cirque nous avons battu l*'*antiquité* ». Ce texte de M. Suffert a été cité dans *Itinéraires,* numéro 4, page 77.
[^51]: -- (2). C'est principalement à la revue *Esprit* que Jean Madiran fait allusion ici encore. M. Albert Béguin y avait publié en mars 1954 des insinuations agressives et injurieuses sur « l'élaboration des textes épiscopaux », sur ceux « qui ont eu à les signer » et sur les « termes choisis plus d'une fois désagréables à l'oreille d'une libre créature du Bon Dieu ». Telle est la terreur qu'inspire M. Albert Béguin (on se demande bien pourquoi), qu'il ne s'est trouvé personne en France, à notre connaissance, en dehors de Jean Madiran, pour relever ce texte d'*Esprit.*