# 08-12-56
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## ÉDITORIAL
### Un peuple martyr témoigne contre le mensonge des docteurs
LES RÉPONSES de l'Histoire aux mensonges des doctrinaires sont infiniment plus cruelles, infiniment plus complètes aussi que celles des commentateurs. On nous disait : *le monde occidental doit montrer et prouver qu'il peut introduire et développer les améliorations sociales et culturelles mieux que le monde communiste*. On aurait dû nous dire au contraire : *prions, supplions la Providence que le monde communiste ne nous montre pas une fois de plus, dans la misère et dans le sang, à quel point il est incomparablement plus monstrueux que les pires injustices du monde occidental*.
POUR CE QUI EST de « montrer et prouver », le communisme vient de montrer, il vient de prouver une fois encore : seulement les démonstrations et les preuves de l'Histoire se font avec des témoins, c'est-à-dire des martyrs.
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Un peuple entier vient d'être martyr à la face du monde. Si Dieu a permis un tel témoignage, c'est sans doute qu'Il l'adresse à quelqu'un ; c'est peut-être que l'Occident et ses docteurs avaient encore besoin, pour comprendre et pour savoir, de témoins qui se fassent tuer.
De la crucifixion du peuple hongrois, l'Occident n'est pas innocent.
DIEU NE FAIT RIEN EN VAIN. Et les choses les plus terribles qu'Il fait, c'est parce que l'homme, minuscule et misérable, l'y contraint. Étrange pouvoir de cette infime créature, parce qu'elle est libre. Dieu ne damne jamais une âme, que cette âme ne l'y ait contraint en quelque sorte ; en vérité. Peut-on croire que Dieu laisse massacrer un peuple sans que les hommes aient appelé ce massacre, et l'aient rendu inévitable, et l'aient rendu nécessaire ?
LE MARTYRE du peuple hongrois fait éclater l'imposture communiste. Il fait éclater cette partie et cette pointe de l'imposture qui était acceptée ou subie par plusieurs de nos docteurs catholiques, clercs ou laïcs, les plus célèbres, les plus influents. L'histoire du sens de l'Histoire. Celle du bienfait matériel apporté aux travailleurs par une « *technique de dévolution du pouvoir économique* » regrettablement athée, regrettablement brutale dans ses procédés, mais positive dans son ordre économique et social. Cette histoire selon laquelle, dans cet ordre-là, le chrétien devrait s'occuper de « faire mieux » que le communisme athée.
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Cette histoire selon laquelle l'Histoire allait dans ce sens-là ; et qu'il fallait l'assumer, le baptiser ; et que les communistes, avec ou malgré leurs défauts, leurs excès, leurs crimes, étaient néanmoins du côté des pauvres...
Du côté des pauvres ? Pour leur prendre leur âme. Et leur sueur. Et leur pain. Et leur sang.
TOUT CE DONT TÉMOIGNE la Hongrie martyre, nous aurions dû le savoir. Tout cela était déjà dans les livres ; du moins dans les nôtres. Et nous n'avons pas su convaincre et persuader. Nous n'avons pas réussi à détromper les grands et petits docteurs de congrès, de semaines et de journaux qui règnent en France sur l'opinion catholique, sur l'action sociale, sur la morale civique. Nous les avons pris à rebrousse-poil peut-être, sans tenir assez compte de leur susceptibilité à fleur de peau qui obstrue les voies de leur entendement. Ils n'ont rien compris au communisme parce que nous qui savions, nous qui avions rudement appris à savoir, après avoir partagé naguère plusieurs de leurs erreurs sur « le communisme et les pauvres », nous n'avons mis ni assez de douceur, ni assez de patience, ni assez d'insistance, ni surtout assez de force à leur faire comprendre. Nous n'avons pas su nous faire entendre d'eux, et ils ont continué à croire aux « réformes concrètes » du communisme, à son « exigence de justice sociale ». Il a fallu le martyre du peuple hongrois pour leur « montrer et prouver ».
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Et si d'aventure ils n'avaient pas encore compris, il y aurait encore d'autres peuples martyrs. Jusqu'à ce que l'Occident soit écrasé à son tour, ou jusqu'à ce que ses docteurs catholiques saisissent enfin la leçon, et s'aperçoivent que ce qui nous est demandé (ce qui nous est demandé notamment, et d'abord, par le Souverain Pontife) n'est pas de « *devancer les communistes sur le chemin de la justice* », ni de reconnaître que le communisme « *fait choix d'objectifs conformes aux exigences de la conscience chrétienne* », ni de « *poursuivre par des voies parallèles des campagnes ayant les mêmes objets* ».
Nous n'avons pas su nous faire écouter à temps par ceux qui, plus ou moins responsables, plus ou moins officiels, ont enseigné en Occident les effroyables impostures que je cite sans nommer leurs auteurs. Nous n'avons pas su les convaincre, et c'est pourquoi, si leurs responsabilités sont immenses, nous ne sommes pas non plus nous-mêmes innocents de la crucifixion du peuple hongrois.
LES CINQUANTE-HUIT PRÊTRES-OUVRIERS français qui ont abandonné l'Église du Christ, ils l'ont abandonnée pour qui et pour quoi ? Pour maintenir d'abord une solidarité avec la classe ouvrière en lutte. Pour être du côté des pauvres. Pour être dans le sens de l'Histoire et y être l'avant-garde de l'Église. Et parce qu'ils confondaient, *selon ce qu'on leur avait appris ou suggéré,* mouvement ouvrier et communisme soviétique.
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Et parce qu'*on leur avait dit* et parce qu'ils croyaient que pour être du côté des pauvres il fallait quitter et combattre le « camp » opposé au communisme...
Les docteurs de journaux et de congrès qui au dernier moment se mirent à leur conseiller d' « obéir » et de « se soumettre » à une mesure « disciplinaire » leur avaient enseigné et continuaient à garantir les *motifs* temporels qui inclinaient ces prêtres à l'apostasie. Ils continuaient à garantir le mensonge.
Si c'était à refaire aujourd'hui, après le rapport Krouchtchev, après Poznan, après la protestation de la Pologne, après surtout le martyre du peuple hongrois, sans doute les cinquante-huit prêtres-ouvriers ne le referaient pas, et resteraient dans l'Église.
On aurait dû savoir. Et la preuve, c'est que l'on savait. Et la preuve que l'on savait, c'est qu'on le disait. Nous parlions des *réalités concrètes* du communisme. Nous disions que « l'exigence de la justice sociale » n'est pas du côté des communistes, mais contre eux. Que les tares du capitalisme occidental (et du socialisme occidental) restent plus humaines, ou moins féroces, que la barbarie économique et sociale du communisme. Que le sort des travailleurs occidentaux (en voie d'amélioration, trop lente peut-être, et surtout, souvent, mal orientée) est incomparablement moins injuste et moins cruel que celui des esclaves du monde communiste.
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Que ni la justice sociale ni la charité ne consistent à « montrer et prouver que le monde libre peut introduire et développer les améliorations sociales et culturelles mieux que le monde communiste », -- non, ni la justice ni la charité, parce que ni la justice ni la charité ne peuvent consister en un mensonge.
Quand on relit aujourd'hui ce que nos penseurs et sociologues, même catholiques, ont écrit depuis dix ans sur ce chapitre, on se sent couvert et accablé de honte pour avoir toléré tant de mensonges.
Des mensonges que les cinquante-huit prêtres-ouvriers n'avaient certes pas inventés, mais qu'ils ont reçus, qu'ils ont consignés dans leur livre de justification et de rupture, et qu'ils ont subis, victimes jusque dans leur âme de l'imposture organisée par d'autres.
Les docteurs de l'Occident n'écoutaient pas les savantes et justes analyses que leur proposaient, au chapitre des réalités communistes, quelques-uns d'entre eux pourtant, comme M. Raymond Aron ou le P. Fessard. Les docteurs de l'Occident avaient *vu* les « améliorations sociales » et même, Seigneur ! « culturelles » du communisme. Où les avaient-ils vues ?
Partout à l'Est. Et notamment, en Hongrie.
EN HONGRIE, où les ouvriers ont été au premier rang d'un peuple entier dressé pour mourir plutôt que de continuer à subir L'INJUSTICE SOCIALE LA PLUS ATROCE de ce siècle et de beaucoup d'autres.
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En Hongrie, où parmi les derniers résistants figurent les ouvriers retranchés dans leurs usines, qui ont préféré être écrasés sous les bombes au phosphore plutôt que de vivre à nouveau sous le régime des « améliorations sociales ». En Hongrie, où au prix de son sang et de sa vie un peuple unanime a « montré et prouvé » à l'Occident que *le combat essentiel du mouvement ouvrier au XX^e^ siècle est le combat contre le communisme*.
En Hongrie, qui vient de « montrer et prouver » que LE COMMUNISME EST L'INJUSTICE SOCIALE. Et qu'il RÉSUME DANS L'INJUSTICE SOCIALE TOUTES SES INJUSTICES ET TOUS SES CRIMES.
VAINCRE LE COMMUNISME à coups de réformes sociales ? Du moins peut-on espérer que vos réformes sociales ne seront plus inspirées par le calcul tactique, par le fameux dessein de « faire mieux » que lui. Du moins peut-on espérer que leur conception et leur réalisation ne seront plus hypothéquées, jusque dans la formule que vous en donnez, par les impostures de ce que Pie XI définissait déjà comme une « propagande diabolique ». Du moins peut-on espérer que la sociologie catholique française ne nous invitera plus, par la parole et par la plume de son représentant le plus éminent et le plus écouté, à « reconnaître les réalisations matérielles du communisme » et à faire parmi elles « le tri du vrai et du faux, du bien et du mal ».
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Ou alors, ce tri, qu'il aille l'opérer sur le tas, en Hongrie.
LE MARTYRE du peuple hongrois porte encore un autre témoignage. Il montre où est la civilisation et quelle est sa faiblesse. Car la civilisation, et je dis *chrétienne,* dont nos docteurs niaient jusqu'à l'existence, -- la civilisation chrétienne survit parmi nos impuretés et nos péchés, elle survit chez nous et non ailleurs. Dès le premier jour, tout l'Occident s'est mobilisé pour nourrir et soigner un peuple dans le malheur. Ce n'est pas le monde de la barbarie arabe, ce n'est pas le monde de la barbarie communiste qui, spontanément et comme par réflexe, a aussitôt pensé aux blessés, aux réfugiés, aux enfants malades ou abandonnés. Ce n'est pas la religion de Moscou, ce n'est pas non plus celle de Mahomet qui apprend aux hommes à secourir l'homme. C'est l'Occident, le nôtre, dans la mesure profonde où il demeure chrétien, souvent sans en garder la mémoire précise. C'est la *civilisation chrétienne,* tournée en dérision par les docteurs, frappée d'inexistence par les sociologues, réduite au néant par la Semaine des intellectuels catholiques de l'année dernière, -- c'est la civilisation chrétienne qui a donné des vêtements, des vivres, des remèdes, des secours pour ses frères accablés, sans même avoir besoin de s'interroger, sans s'occuper non plus de leur race ni de l'étiquette ou du drapeau qu'ils allaient prendre, sans savoir s'ils étaient encore communistes, ou s'ils ne l'étaient plus, ou si en vérité ils ne l'avaient jamais été.
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Tout ce qui avait été nié de la civilisation chrétienne, tout ce qui avait été contesté à l'Occident chrétien par ses propres docteurs faillis, s'est manifesté d'un coup, toujours vivant, et vivant seulement ici. Ni « l'humanisme marxiste », ni « l'esprit religieux de l'Islam », dans les mondes qu'ils occupent et transforment en déserts inhumains, n'ont eu ce geste de l'homme pour l'homme malheureux, du Samaritain pour le blessé inconnu au bord du chemin.
Mais le martyre du peuple hongrois porte du même coup le témoignage sanglant d'une vérité cardinale que nous avons oubliée depuis le temps où Péguy et Maurras d'accord sur ce point, et bien d'autres avec eux, nous en prévenaient : C'EST LE SOLDAT QUI MESURE L'ÉTENDUE DES TERRES OÙ VIT UNE CIVILISATION.
La civilisation chrétienne, et elle seule, s'est portée au secours des pauvres et des malheureux. Mais elle n'était pas en mesure de leur porter le secours essentiel du soldat, qui est l'unique moyen temporel de défendre les pauvres et les malheureux contre leurs bourreaux.
ON NOUS A TELLEMENT MENTI, nos docteurs nous ont tellement trompés, et d'abord sur nous-mêmes. Ils nous reprochaient de préparer une « digue » contre la barbarie et les moyens politiques et militaires d'un « refoulement ».
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Ils couvraient de sarcasmes indignés une telle intention. Ils nous accusaient d'en oublier le secours charitable aux malheureux, vêtir ceux qui sont nus, nourrir ceux qui ont faim, soigner les malades et les blessés.
NOS DOCTEURS DISAIENT EXACTEMENT LE CONTRAIRE DE LA VÉRITÉ.
Et nous n'avons pas su à temps, c'est notre remords, les convaincre de leur erreur et faire éclater leur imposture.
Il y a fallu, ici encore, le martyre d'un peuple entier.
L'Occident avait toujours, lui, lui seul, le souci et la volonté de nourrir, vêtir et soigner les pauvres : au milieu de ses inconstances et de ses péchés, lui, lui seul, sans se concerter, sans hésiter, l'a fait dès le premier jour.
Mais il n'a pu donner le secours militaire. Ni militairement ni politiquement il n'était prêt à opérer ce « refoulement » auquel on nous accusait d'avoir tout sacrifié. -- ce « refoulement » du communisme qui fut le premier et l'essentiel secours demandé par le peuple martyr. L'Occident n'était pas prêt à accomplir le *devoir de charité* qui est celui du soldat contre le barbare. L'Occident chrétien avait été détourné de la claire conscience de ce devoir de charité. Il en avait été détourné par les mensonges de ses docteurs. Ceux-ci en portent, attachée à leur cou comme une pierre énorme, la responsabilité première.
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La responsabilité seconde est la nôtre, nous qui n'avons pas su à temps soit convaincre soit culbuter les docteurs du mensonge.
POUR LES CONVAINCRE s'il se peut, et travailler avec eux à défaire leur mensonge, ou pour les culbuter s'il le faut, nous demandons à Dieu, en cette heure de honte et de remords, la constance, la patience et la force. Nous les demandons pour nous, qui nous sommes trouvés engagés dans ce combat spirituel sans l'avoir recherché, conscients de notre dénuement moral et de l'insuffisance tragique de nos moyens matériels. Nous les demandons pour d'autres, s'ils peuvent, soit en nous aidant, soit de leur côté, mener avec nous ou mieux que nous nous ce nécessaire combat. Nous supplions le Dieu de Vérité de délivrer l'Occident du mensonge qui le tue.
J. M.
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## CHRONIQUES
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### Lettre à Jean Madiran sur le P. Bigo
10 *octobre* 1956.
MON CHER MADIRAN,
*J'ai lu avec beaucoup d'intérêt votre article sur le P. Bigo*.
*Sur tout ce que vous dites je suis pleinement d'accord*. *Je le suis d'autant plus que vos réflexions rejoignent les miennes*.
*J'ai, en effet, consacré trois articles au P. Bigo dans* Fédération (*en décembre* 1952, *avril* 1953 *et janvier* 1954.). *Si vous avez la place de les reproduire, les voici*. *La plupart de vos lecteurs les ignorent vraisemblablement*.
*Ajouterais-je que ni le P. Bigo, ni ses amis n'ont jamais fait écho à ces articles*. *C'est une habitude que vous connaissez*.
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*Le silence éternel de ces candidats perpétuels au* « *dialogue* » *m'effraie*.
*Cordialement à vous,*
Louis SALLERON.
Nous commencerons dans notre prochain numéro la publication de ces trois articles de Louis Salleron.
Le premier concerne un article du P. Bigo dans *Témoignage chrétien* du 24 octobre 1952.
Le second concerne le livre du P. Bigo *Marxisme et humanisme*.
Le troisième concerne la communication magistrale du P. Bigo à la Semaine sociale de Pau (1953), reproduite dans la *Revue de l'Action populaire* de septembre-octobre 1953.
Nous avons dit quelle importance capitale nous attachons à une connaissance attentive, exacte et précise de la pensée du P. Bigo au sujet du communisme. Les événements de Pologne et de Hongrie nous montrent l'actualité d'une telle connaissance, qui est l'une des clés, et probablement la plus importante, des réactions de la pensée catholique française en face de l'idéologie, de la propagande et des réalités communistes.
Nous avons également dit, et nous répétons, que nous avons mené et que nous poursuivrons cette étude sous réserve des explications et éclaircissements qu'éventuellement le P. Bigo voudrait bien nous fournir.
L'étude de Jean Madiran : « Une clé de la connaissance du communisme : la pensée du P. Bigo » a paru dans le numéro 6 d'ITINÉRAIRES. Ce numéro est en vente. Vous pouvez le commander chez votre libraire ou dépositaire habituel, qui se le procurera aux N.M.P.P., 111, rue Réaumur à Paris. Le même numéro contient l'étude intitulée : « Le communisme sous la toise », qui est à relire à la lumière des derniers événements de Pologne et de Hongrie.
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### La Réforme de l'Enseignement Réponse à un professeur (II)
NOTRE correspondant ([^1]) écrit très justement. « Ne vaut-il pas mieux réagir contre l'éparpillement (des études), réduire l'enseignement secondaire à un très petit nombre de matières vraiment formatrices et, pour tenir compte de tous les tempéraments, avoir quelques sections différentes ? »
Nous sommes de son avis ; le mal est très grand, tout le monde le voit, mais devant le mal, qui trouvera le remède approprié, maintenant, tout de suite ? Un homme libre certainement ; pas une administration ; un homme aimant les enfants et responsable devant les parents ; et qui aura la liberté de le faire, chose, interdite à tout proviseur de lycée, à tout recteur d'Université. Or, une initiative de ce genre vient d'être prise par les Salésiens (Bulletin salésien n° 684) au collège secondaire et technique de l'Immaculée Conception à Saint-Dizier. Il a été créé une classe où les enfants peuvent entrer directement en venant de 6^e^ ou de 5^e^ et appelée « Technique préparatoire ». Laissons parler le maître :
« Cette classe mérite d'abord son nom réellement, parce qu'elle sert de « *classe-vestibule* » aux élèves qui, venant du Cours Supérieur ou de Fin d'Études Primaires, (munis ou non du Certificat) désirent s'orienter vers des études techniques (du type Collège Technique ou E.N.P.) préparant aux Brevets et aux Baccalauréats Techniques.
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C'est ainsi donc une classe de « rattrapage », de « réadaptation » pour des élèves qui se décident un peu tard, vers 12, 13 ou 14 ans « à faire des études ». Le programme porte uniquement sur le Français (6 h.) les Maths (6 h.) l'Anglais (6 h.) le Dessin géométrique (2 h.) l'Atelier (2 h.) et prépare à l'entrée en Quatrième Technique.
Mais c'est aussi et surtout une classe de « dépannage » pour des élèves de Cinquième ou de Quatrième Modernes, (ou des élèves de Cinquième ou Quatrième Classiques, fourvoyés dans des études de Latin) qui, après avoir mal débuté -- parce que mal aiguillés ou trop vite lancés dans le Secondaire -- risquent, à cause de leurs échecs répétés, de perdre l'espoir de réussir dans leurs études.
En général, ils manquent de l'orthographe la plus élémentaire, leur écriture est détestable, le calcul fourmille d'erreurs, les tables ne sont quelquefois pas sues... leurs essais en latin ont échoué, faute d'analyse. -- Quant à la langue vivante, ils n'en savent pour ainsi dire rien... Leur faiblesse conseille et impose de donner au Français, aux Maths et à l'Anglais, une importance maxima et de reprendre ces disciplines à un niveau élémentaire. L'orthographe, l'écriture, le calcul (les quatre opérations), le vocabulaire anglais, sont utilisés comme moyens et critères de fixation d'attention et donnent lieu à des exercices quotidiens, courts et nombreux. L'anglais et le raisonnement mathématique sont repris à leurs débuts. La seule consigne donnée aux professeurs d'anglais et de maths, est d'aboutir, en fin d'année, avec la majorité des élèves, au niveau d'une fin de Cinquième Moderne.
C'est enfin une classe d'orientation, parce que les élèves de Technique Préparatoire peuvent étudier sur place, en se renseignant auprès de leurs camarades et de leurs professeurs, les possibilités que leur offre l'École à la sortie de cette classe polyvalente.
Sont-ils suffisamment dépannés en enseignement général ? Ils ont le choix entre la Quatrième Moderne et la Quatrième Commerciale.
Joignent-ils à un bon niveau d'enseignement général des aptitudes manuelles révélées par l'initiation au Dessin et à l'Atelier ? Ils peuvent entrer en Quatrième Technique Mathématique.
Se sont-ils révélés plus doués pour le dessin et l'Atelier que pour l'enseignement général (qui doit cependant toujours rester d'un bon niveau) ? Ils sont tout indiqués pour continuer en Quatrième Technique Industrielle (préparation au brevet d'enseignement industriel). »
Dans vingt ans, si les catastrophes qu'elle prépare ne sont pas arrivées, quand il y aura partout de telles classes dans l'enseignement libre, l'administration s'avisera d'en créer ; et essaiera par quelque astuce de s'en réserver le privilège.
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Pourtant, comme on le voit, ce n'est qu'un *remède* aux maux amenés par la décision démagogique de donner gratuitement l'enseignement secondaire. Il eût fallu créer des écoles techniques et multiplier les bourses. La nouvelle classe dont nous donnons le programme ne vise guère qu'à sauver les enfants fourvoyés dans le secondaire, après un enseignement primaire probablement très médiocre lui aussi. L'absence d'histoire dans ces études est caractéristique. Il n'y a pas de vraie formation de l'esprit, il n'y a pas de citoyen sans étude de l'histoire. Or, elle est sacrifiée ici par nécessité. Mais elle l'est déjà dans notre enseignement lui-même car les changements préconisés ne vont qu'à affaiblir toujours plus la véritable formation secondaire, dont seule une élite est capable.
NOUS MONTRERONS quelque jour quel est le problème intellectuel, car nos maux demandent avant tout une réforme intellectuelle. L'administration de l'enseignement est le principal obstacle à cette réforme dont beaucoup de professeurs de l'Université sentent le besoin, ont en eux les principes, sans aucun espoir de la voir jamais se réaliser.
Il faut déjà la concevoir, c'est à quoi nous essayons de travailler. Elle ne sera pas réalisée, tant que les professeurs de l'enseignement public eux-mêmes ne seront pas libres dans leur corporation, mais soumis à une administration d'État, qui vise non seulement à une domination temporelle, mais très certainement aussi à une domination intellectuelle en éliminant tous ceux qui n'auraient pas reçu sa formation. D'un trait de plume, au mois de mai dernier, elle a supprimé sur un prétexte, pour huit cents établissements d'enseignement libre (sur 950), l'habilitation à recevoir des boursiers nationaux. Or il est notoire que les établissements libres ont un pourcentage plus élevé d'élèves reçus aux examens que les établissements de l'État. Simplement parce que les professeurs se donnent plus de mal. Ils assument en même temps que leurs cours la charge de répétiteurs. Nous ne disons pas que c'est bien. Juger les gens sur des examens et des diplômes est tellement stupide que cette stupidité entache tout ce à quoi elle oblige. Nous plaignons seulement ces malheureux professeurs. Mais la discrimination qui atteint les établissements où ils enseignent est une injustice de plus au compte d'un pouvoir tyrannique.
RÉSUMONS-NOUS et donnons un exemple significatif. L'administration étatisée de l'enseignement a su éliminer les hommes, même sortis de son sein, qui étaient capables d'intelligence réaliste. Taine et Renan sont parmi les plus typiques des hommes du XIX^e^ siècle.
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Taine est un positiviste, incapable de spéculation métaphysique. Dans la préface de son *La Fontaine* cet auteur d'un livre sur l'intelligence ose écrire : « On peut considérer l'homme comme un animal d'espèce supérieure, qui produit des philosophies et des poèmes à peu près comme les vers à soie font leurs cocons. » On ne saurait donner plus de gages aux hypothèses mécanistes qui ont enchanté son siècle.
Renan est un homme qui ne répondit pas aux grâces et aux dons qu'il avait reçus. Nous ne le jugeons pas, car nous-mêmes sommes capables de tout mal sans la grâce. Mais dans l'*Avenir de la Science* Renan a écrit : « Les sciences historiques et leurs auxiliaires, les sciences philologiques, ont fait d'immenses conquêtes depuis que je les embrassai avec tant d'amour, il y a quarante ans. Mais on en voit le bout. Dans un siècle, l'humanité saura à peu près ce qu'elle peut savoir sur son passé ; et alors il sera temps de s'arrêter ; car le propre de ces études est, aussitôt qu'elles ont atteint leur perfection relative, de commencer à se démolir. »
« Cette pensée, dit Péguy dans *Zangwill*, implique au fond une idée hautement et orgueilleusement métaphysique, extrêmement affirmée, portant sur l'humanité même ; elle implique cette idée que l'humanité moderne est la dernière humanité, que l'on n'a jamais rien fait de mieux dans le genre, que l'on ne fera jamais rien de mieux, qu'il est inutile d'insister, que le monde moderne est le dernier des mondes, que l'homme et que la nature a dit son dernier mot. »
Tels sont les deux hommes éminents qui sont les principaux hérauts de la pensée du monde moderne. Ils résument l'ambition des intellectuels de leur temps. Mais ils étaient intelligents. Ils avaient l'esprit d'observation, dons précieux bien qu'ils fussent gâchés par des métaphysiques inconsistantes et inavouées.
Or, à la fin du second Empire, ces deux esprits observateurs s'avisèrent que la société issue de la Révolution à laquelle ils appartenaient allait à sa ruine. Renan écrivait en 1867, dans la préface des *Questions contemporaines :* « Toujours grande, sublime parfois, la Révolution est une expérience infiniment honorable pour le peuple qui osa la tenter ; mais c'est une expérience manquée. En ne conservant qu'une seule inégalité, celle de la fortune ; en ne laissant debout qu'un géant, l'État, et des milliers de nains ; en créant un centre puissant, Paris, au milieu d'un désert intellectuel, la province ; en transformant tous les services sociaux en administrations, en arrêtant le développement des colonies et fermant ainsi la seule issue par laquelle les États modernes peuvent échapper aux problèmes du socialisme, la Révolution a créé une nation dont l'avenir est peu assuré, une nation où la richesse seule a du prix, où la noblesse ne peut que déchoir.
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« Un code de lois qui semble avoir été fait pour un citoyen idéal, naissant enfant trouvé et mourant célibataire ; un code qui rend tout viager, où les enfants sont un inconvénient pour le père, où toute œuvre collective et perpétuelle est interdite, où les unités morales, qui sont les vraies, sont dissoutes à chaque décès, où l'homme avisé est l'égoïste qui s'arrange pour avoir le moins de devoirs possibles, où l'homme et la femme sont jetés dans l'arène de la vie aux mêmes conditions, où la propriété est conçue non comme une chose morale ; mais comme l'équivalent d'une jouissance toujours appréciable en argent, un tel code, dis-je, ne peut engendrer que faiblesses et petitesses. »
Après 71, Taine et lui-même crurent le moment venu de réagir et de sauver leur pays. Il n'était pas question pour eux de changer de principes intellectuels mais de tenir compte de soixante ans d'histoire. D'ailleurs en soi leur méthode n'était pas mauvaise, c'était celle des sciences d'observation. Ils avaient le tort de l'appliquer seule à la connaissance de l'homme et de son histoire, car en ces matières où intervient la liberté, des notions métaphysiques précises deviennent indispensables. Et rien de pire dans ces études que les métaphysiques qu'on ne s'avoue pas et dont on use sans s'en douter. Ce fut leur cas. Renan écrivit *La réforme intellectuelle et morale de la France*, Taine se mit à étudier les *Origines de la France contemporaine*. Renan voit très justement dans notre enseignement la cause de notre abaissement intellectuel et moral. Il s'en prend au système des concours :
« *Le système des examens et des concours n*'*a été appliqué en grand qu*'*en Chine. Il y a produit une sénilité générale et incurable. Nous avons été nous-mêmes assez loin dans ce sens, et ce n*'*est pas là une des moindres causes de notre abaissement*. » (p. 359)
Claudel dit quelque part que la Chine s'est débarrassée de ses intellectuels en leur faisant passer des concours jusqu'à quatre-vingts ans. Voici une indication pour nous... Mais voici encore des fragments de la *Réforme intellectuelle* :
« La majorité numérique peut vouloir l'injustice, l'immoralité ; elle peut vouloir détruire son histoire, et alors la souveraineté de la majorité numérique n'est plus que la pire des erreurs. » (p. 379). « L'instruction publique ne peut être donnée directement par l'autorité centrale ; un ministère de l'Instruction publique sera toujours une très médiocre machine d'éducation. » (p. 391).
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« Les écoles spéciales, imaginées par la Révolution, les chétives facultés créées par l'Empire ne remplacent nullement le grand et beau système des universités autonomes et rivales, système que Paris a créé au Moyen Age et que toute l'Europe a conservé, excepté justement la France qui l'a inauguré vers 1200. En y revenant, nous n'imiterons personne, nous ne ferons que reprendre notre tradition. Il faut créer en France cinq ou six universités, indépendantes les unes des autres, indépendantes des villes où elles seront établies, indépendantes du clergé. Il faut supprimer du même coup les écoles spéciales, École polytechnique, École normale, etc., institutions inutiles quand on possède un bon système d'universités, et qui empêchent les universités de se développer. » (p. 395)
NOUS CITONS largement parce que ces textes qui devraient être classiques ont été soigneusement mis dans l'ombre par ceux dont ils gênaient les idéologies et les intérêts. Taine, après avoir étudié honnêtement les tares de l'Ancien Régime, étudia la Constituante et ce qu'il appelle « l'anarchie spontanée ». Ces études montrent sous un jour lamentable les idées et les actes de la glorieuse Révolution. Mais que de maladresses ! « Il trouva le moyen, écrit Augustin Cochin, de publier son *Ancien Régime* sous le duc de Broglie, sa *Constituante* sous Ferry, de dire leur fait à tous les partis au pouvoir, et le paya : il ne fut jamais l'historiographe attitré d'aucun, et n'eut pas de chaire à la Sorbonne. » La Sorbonne écrivit même un livre contre lui, celui d'Aulard. Elle a éliminé de son enseignement aussi bien la *Réforme intellectuelle et morale* de Renan que les *Origines* de Taine. Les intellectuels qui s'étaient emparés par passion politique et esprit de domination de l'administration de l'enseignement, *empêchèrent que les deux plus grands esprits de leur propre parti ne fussent écourtés.*
Il en a été de même pour Péguy, pour Maurras ; il en sera de même pour tous ceux qui toucheront, de manière indirecte même, au privilège d'une administration d'État.
Il est triste de penser que ce que nous disons a été dit, très bien, il y a soixante-dix ou quatre-vingt ans et n'a servi à rien. Le mal est bien plus grand aujourd'hui ; les observations s'accumulent, les idées peuvent être précisées, c'est à quoi nous nous appliquons.
Taine et Renan ne faisaient pourtant qu'user de la raison naturelle pour juger les faits patents. La paix sociale est le signe qui distingue les sociétés bien ordonnées. Ils voyaient clairement qu'on faisait tout pour l'écarter. Mais ils touchaient au mythe du Progrès qui permet de faire n'importe quoi, assuré qu'on est de voir le Progrès se continuer quand même.
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Notre Université où abondent les communistes et les catholiques communisants veut guérir les maux de la société *en entretenant une guerre sociale qui sans eux serait finie*. Nos intellectuels seront les derniers à voir les faits tels qu'ils sont.
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IL Y A d'autres exemples de la malfaisance d'une administration d'État à la tête de l'enseignement. Les autres modes de pensée en ont pareillement subi les effets d'une manière aussi sensible quoique moins connue ou moins apparente.
L'École des Beaux-Arts a tout simplement séparé l'enseignement de l'art même et des artistes. L'art s'est fait en dehors d'elle et tout le poids des récompenses, des prix de Rome, de l'Institut distribué aux médiocrités est retombé sur les vrais artistes pour les écraser. Aucun des grands artistes de la fin du XIX^e^ siècle *n'a pu enseigner*, et tous ont eu du mal à vivre, chose inouïe dans l'histoire d'une civilisation. L'art est tombé dans l'anarchie ; faute d'une corporation comme était celle des peintres du roi, il est devenu la proie de ces parasites : marchands, critiques, École du Louvre, et ne nourrit plus guère que ceux qui vivent de l'art sans en faire. Les artistes comme Matisse et Picasso (et presque tous les autres) ont depuis leur jeunesse des traités avec des marchands dont ils dépendent, pour leur gain, pour leur réclame, pour leur réussite. Ils n'ont jamais été libres. Et les marchands feront réussir qui ils voudront, comme on fait réussir une brillantine ou un apéritif.
Ils cherchent en ce moment un nouveau départ (pour eux une nouvelle mode) qui ne peut être qu'un retour aux conditions naturelles de l'art. Mais il leur faut des œuvres et des hommes qui donnent quand même des gages à l'école de l'art abstrait, afin de ne pas déprécier leurs stocks de marchands. Les catholiques suivent tous ces mouvements de peur de manquer au mythe du Progrès tant est grand leur aveuglement.
Nos grands artistes de la fin du XIX^e^ siècle étaient des réformateurs qui faisaient aboutir un mouvement commencé dès Poussin, pour retrouver les qualités d'*expression spirituelle de l'art*. L'art officiel était conçu comme l'illustration d'un texte ; la peinture d'Histoire était la « grande peinture ». Les vrais artistes ont toujours conçu l'art comme une parabole plastique sur « l'*étant* ». Il faut porter l'attention sur certaines abstractions internes propres à la plastique, et non sur l'imitation matérielle. L'école officielle a éloigné les esprits de la plus profonde et la plus sérieuse des réformes qu'on ait vues depuis le XI^e^ siècle et lui a opposé tout le poids de l'État. Celui d'entre ces grands artistes qui a le mieux réussi (à cause de ce qui lui restait de romantisme, à cause de ses défauts) Rodin, n'a jamais été de l'Institut.
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Debussy non plus. Il s'est passé la même chose en musique que dans les arts plastique. Si Chabrier, mais surtout Erik Satie et Debussy ont fait une réforme profonde dans leur art. Elle consistait à le débarrasser de la pesante rhétorique musicale des Allemands pour retrouver la liberté de l'inspiration. Le résultat en fut une rénovation de l'harmonie et un retour à la liberté rythmique, condition essentielle d'une véritable spiritualité. Erik Satie est le La Fontaine de la musique. Il a fait nombre de petites pièces où toutes les notes ont une signification. Elles devraient être aussi populaires que « le Renard et le Corbeau » ou que « Nils Holgerson » pour les petits Suédois. Les musiciens croient encore que Satie était un fumiste. Car au rebours des arts plastiques où l'artiste est en même temps l'exécutant, la musique demande un grand nombre d'exécutants qui ne sont nullement des créateurs et pas même des artistes et pas même des gens de goût.
Ils prennent dans les écoles des habitudes dont ils ne se débarrassent jamais. La musique commence pour eux quand les formes musicales sont observées. Pas étonnant qu'ils fassent échec en corps aux artistes réformateurs. Le plus grand des musiciens français de ce temps, Claude Duboscq, est mort à quarante ans sans avoir pu faire jouer, autrement que chez lui, une note de musique.
L'absence de corporation d'artistes livre aux incompétents, aux profiteurs et aux fonctionnaires de l'État, le sort de l'une des principales fonctions de la pensée désintéressée, celui des arts. Seule la corporation eût pu défendre la pensée de la domination de l'argent.
Le mal est général, on le voit ; il est très grand. Sur la famille, sur le métier, sur l'économie, sur la pensée, s'étend la domination d'administrations généralement incompétentes et toujours irresponsables.
Cette irresponsabilité rend le métier si profitable qu'il n'est pas étonnant qu'on désire le continuer et en étendre les attributions. Mais on voit le résultat : quand Renan écrivait la *Réforme intellectuelle et morale de la France*, nous étions encore à égalité avec les Allemands pour la population, supérieurs en outillage, en marine, en richesses. Tout pouvait être sauvé et la France avait tous les hommes nécessaires en tous les métiers. L'absence de gouvernement et la toute-puissance de l'administration, avec les conséquences qu'entraînent ces deux erreurs politiques, nous a menés où nous sommes, à deux doigts de la ruine et de la dissolution d'une communauté plus que millénaire.
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Il n'y avait, il n'y a là rien de fatal. Le mal est dans l'esprit. C'est l'esprit qu'il faut guérir.
La religion qui fait pratiquer l'humilité devrait y aider en amortissant les passions*,* en rectifiant les appétits, en donnant une idée juste des vraies fins de l'homme et en enseignant ce qu'est le royaume de Dieu. La religion ne guérit pas de la cataracte ; il faut encore par des moyens naturels enlever la taie qui couvre l'œil. Il est probable que c'est Dieu lui-même qui sera obligé de faire l'opération. Elle sera rude. Car enfin celle de 1940, faite avec des ménagements miséricordieux, n'a pas été acceptée ni comprise.
Henri CHARLIER.
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### Les sciences sociales sont-elles des sciences morales ?
LE PAPE Pie XII a prononcé, le 9 septembre dernier, à l'adresse des membres de l'Association Internationale des Économistes, une Allocution ([^2]) qui apporte une prise de position du Magistère Ordinaire sur la question de la nature de la science économique et, par le fait même, de façon plus générale, sur la nature de la science descriptive et explicative des faits sociaux. L'étude approfondie de ce texte permet de tirer au clair des questions disputées depuis longtemps. Elle peut apporter, dans le cas particulier d'un dialogue récent ([^3]) tous les principes, nous semble-t-il, nécessaires à une conclusion positive.
Nous avions écrit, dans *Itinéraires,* à propos de la nature de la science économique : « *Le problème est le suivant : ou la production, la circulation et la répartition des biens sont soumises à des* LOIS PHYSIQUES, *et les échanges sont soumis au mécanisme des prix et des salaires, -- ou bien ils sont soumis à des* LOIS MORALES. »
Après avoir cité ce passage, les *Libertés Françaises* commentent : « *Et M. Clément, après s'être enfermé volontairement dans ce dilemme, opte pour la deuxième solution*. *Il ne veut pas admettre qu'un échange puisse être soumis sous des rapports différents à des lois morales* ET *à des lois physiques de l'Économie*. » Dirait-il au pilote d'avion : Soumettez-vous à la mécanique OU au catéchisme, au médecin :
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Rédigez vos ordonnances conformément aux règles de la toxicologie OU selon votre conscience, au capitaine : Choisissez entre vos cahiers de l'École de Guerre et un recueil d'Enseignements Pontificaux ? Je ne le pense pas, mais, en fait d'économie, il accepte le risque de s'imposer et de nous proposer des choix douloureux. » (p. 42).
Pour donner un fondement à ce raisonnement par analogie, les *Libertés Françaises* tentent une démonstration, en trois points, que l'on peut ainsi résumer :
a\) -- Les sciences descriptives et explicatives des faits sociaux sont des sciences positives. Les sciences positives décrivent ce qui est et ne cherchent point à prescrire ce qui doit être. Donc les sciences sociales positives ne sont pas des sciences morales.
b\) -- L'objet propre des sciences sociales, n'étant pas constitué par des actes humains volontaires, réside essentiellement dans l'impersonnel et dans l'involontaire.
c\) -- Les sciences sociales descriptives induisent des lois rigoureuses qui constituent au sens propre une physique sociale que le libre arbitre humain peut utiliser. Cette physique sociale induite des faits ne tombe en aucune façon sous l'autorité du Magistère de l'Église.
Nous nous efforcerons d'examiner ces arguments successivement.
#### I. -- Existe-t-il une science positive des faits moraux ?
Les *Libertés Françaises* reprennent à leur compte la distinction célèbre entre les sciences normatives, qui prescrivent *ce qui doit être,* et les sciences positives qui décrivent *ce qui est*. Ce qui doit être, voilà, nous dit-on, l'objet de la morale. L'observation de ce qui est ne saurait porter sur des normes, mais sur des faits. Donc l'observation des faits sociaux ne saurait être une science morale. Et l'on cite Gaëtan Pirou : « *Quoique la science économique et la morale se déroulent sur des plans différents, l'une s'occupant de* ce *qui est, l'autre ce qui doit être, il existe entre elle certains contacts*. *Ce principe logique de Gaétan Pirou, poursuivent les* LIBERTÉS FRANÇAISES, *où nous substituerions volontiers les mots de* « *rapports* » *à celui de* « *contacts* » *ne nous paraît pas opposé à l'éthique d'Aristote, commentée par l'Angélique Docteur*. » (page 44).
C'est ici le premier point douteux du débat.
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LA DISTINCTION entre science normative et science positive est une distinction apparemment claire. En réalité, elle est une source permanente de confusion.
En effet, *le savant* peut étudier un objet de science déterminé : soit positivement, pour décrire ce qui est, soit de façon normative, pour prescrire ce qui doit être. Dans les deux cas, la fin poursuivie par le savant est différente. Mais peut-on dire que, parce que le *but* poursuivi par le savant vient à changer, la nature de l'objet étudié vient à changer aussi et par le fait même ?
Lorsqu'un économiste étudie le chômage pour le connaître, soit dans son essence, soit dans son existence sociale et dans ses causes, il peut poursuivre cette étude, soit positivement, en vue de connaître et de faire connaître le nombre des chômeurs et les origines du chômage, soit de façon normative pour rechercher des moyens de combattre le fléau et d'essayer de le réduire. Dans les deux cas, la fin poursuivie par le savant est différente, positive (ou spéculative) lorsqu'il cherche simplement à connaître ce qui est, normative (ou pratique) lorsqu'il formule une politique qui prescrit ce qui doit être. Mais l'objet étudié, le chômage, n'en est pas pour autant modifié. Le chômage est essentiellement une cessation involontaire de travail qui porte atteinte à la dignité de la personne qui en est la victime. Quel que soit le but poursuivi par celui qui l'étudie, cette réalité ne change pas de nature. Elle est une atteinte portée à un droit. Or ce droit n'existe pas seulement dans la tête du moraliste qui observe « pour prescrire ». Ce droit existe dans la structure intime du chômeur, dans sa structure intime en tant qu'homme. De même les normes morales n'existent pas seulement dans l'intelligence et la volonté de ceux qui prescrivent ce que l'on doit faire. Les normes morales naturelles sont inscrites dans la structure intime de la nature humaine *puisqu'elles dérivent toutes des fins profondes auxquelles cette nature est essentiellement ordonnée*. Celui qui observe les hommes, fût-ce simplement pour les connaître et donc avec un but strictement positif, ne peut, sous prétexte d'être positif, *dénaturer* l'objet de sa science au point d'affirmer que, dès le moment où il est objet de science positive, l'homme cesse d'être ordonné profondément aux fins que le Créateur lui assigne, qu'il cesse d'avoir une dignité qui peut être respectée ou compromise etc.
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NOUS SAVONS BIEN la difficulté pratique qui empêche beaucoup d'esprits, même chez les catholiques, d'accepter cette évidence. Ils songent que la science est universelle, -- ce qui est vrai. Ils en déduisent qu'elle doit être édifiée de telle façon que les incroyants puissent y adhérer, ce qui est faux. Si l'on affirme que l'ordre moral -- personnel, conjugal, économique, politique -- est objectivement inscrit dans la structure intime de l'ordre social naturel tel qu'il est voulu de Dieu, il est clair qu'une telle science sera rejetée par les incroyants logiques. Il est clair qu'une sociologie qui va décrire les faits sociaux, non pas comme on le dit trop souvent en *introduisant* des jugements moraux dans la description positive, mais en *constatant* objectivement et positivement que les normes morales qui existent dans la nature même des choses et que les droits qui y correspondent sont respectés ou violés, une telle sociologie ne sera pas reconnue comme « scientifique » par la multitude des sociologues athées, protestants et par les catholiques libéraux, qui veulent bien de la morale comme d'un idéal personnel et facultatif mais qui refusent de l'affirmer objectivement et de constater positivement que les désordres moraux sont, EN FAIT, la cause profonde de la plupart des désordres sociaux.
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LES *Libertés Françaises* nomment science morale une discipline normative. Kant ne les contredirait sûrement pas sur ce point. Pour Aristote et saint Thomas, ils nomment science morale les sciences qui portent sur l'agir humain, qu'elles prescrivent ou qu'elles décrivent. Autrement dit, ce qui fait la nature morale de la science c'est son objet, ce n'est pas l'attitude normative (ou pratique) du savant.
Car Aristote et saint Thomas enseignent que dans toute science, il faut distinguer trois choses :
a -- *L'objet de science*. Il peut être par nature spéculatif ou pratique. Lorsque l'objet de science est un *non opérable,* c'est-à-dire qu'il n'a en aucune façon besoin d'être produit par l'homme pour exister, on dit que *l'objet* de science est *spéculatif*. Le cours des astres ne dépend en rien de l'opération humaine. La loi de la gravitation universelle non plus. Les lois qui régissent les organismes vivants non plus. L'homme peut utiliser librement ses connaissances en ce domaine.
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Mais l'objet de science passe sans lui de la puissance à l'acte. Les sciences de la nature (et d'ailleurs aussi la métaphysique) sont, pour cette raison appelées sciences spéculatives par leur objet. Lorsqu'au contraire l'objet de science est un *opérable,* c'est-à-dire qu'il a besoin d'être produit par l'homme pour exister, on dit que *l'objet* de science est *pratique*. C'est le cas, par exemple, de la logique qui est une science dont l'objet est un opérable, qui ne passe de la puissance à l'acte que par l'intermédiaire de la raison humaine. Il est donc impossible d'étudier un raisonnement sans l'étudier dans la lumière de sa norme. Le fait que l'on étudie un raisonnement pour le connaître n'empêche pas ce raisonnement d'être, en lui-même, vrai ou faux. Et si l'on fait abstraction de sa vérité ou de sa fausseté, on ne voit plus très bien ce qui reste du raisonnement comme tel. De même, l'objet des sciences morales est un opérable : c'est l'acte humain. Il est, par essence même, conforme ou contraire à la raison, c'est-à-dire à la rectitude qu'impose la structure même de la finalité humaine. Le fait qu'on l'étudie « pour le connaître » ne change rien à la nature de l'acte humain.
b -- *La méthode de la science*. Elle peut être *synthétique* et procéder en appliquant les principes universels et simples aux choses singulières et composées. C'est la démarche normale de la *doctrine* sociale et économique. Celle-ci en effet se développe à partir de l'affirmation première de la dignité humaine appliquée aux diverses nécessités de la vie sociale.
La méthode de la science peut au contraire être *analytique* et procéder en allant des choses particulières et composées pour remonter aux principes. C'est le cas, par exemple de la physique, où l'on part des faits en tant que singuliers pour s'élever jusqu'à la formulation des théories. Dans le cas des sciences descriptives et explicatives des faits sociaux, cette méthode conduit à l'élaboration de ce que l'on nomme *théorie* sociologique, ou *théorie* économique. Son emploi n'implique nullement une négation du caractère moral de l'objet de science.
c -- *Le but poursuivi par le savant*. N'insistons pas sur ce point. Nous avons déjà dit que le but était spéculatif lorsque le savant ne se soucie que de connaître, et qu'il était pratique lorsque le savant se préoccupe d'agir, de prescrire ou de réformer.
Ainsi, selon la scolastique, une science peut être spéculative ou pratique, soit sous le rapport de son objet, soit sous le rapport de la méthode, soit sous le rapport du but poursuivi par le savant ([^4]).
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Dans cette lumière, il apparaît clairement que la distinction d'Auguste Comte entre les sciences normatives et les sciences positives conduit à la confusion. C'est l'attitude du savant qui est positive ou normative ; et la chose est indépendante de la nature spéculative ou pratique de l'objet de science, ou de la méthode.
#### II. -- Les faits sociaux sont-ils des faits moraux ?
Il résulte de ce qui précède que la science morale, qui est toujours une science pratique par son objet, peut être tantôt normative et tantôt positive sous le rapport de la fin poursuivie par le savant. Toutefois, les *Libertés Françaises* pourraient nous objecter que cette démonstration n'atteint pas encore l'essentiel de leur position. En effet, même s'il est établi que l'on peut étudier de façon positive et pour les connaître des actes humains qui sont essentiellement des actes soumis à des normes morales, il n'est pas établi pour autant que les faits sociaux et économiques soient essentiellement constitués par des actes humains volontaires. Les *Libertés Françaises* considèrent que « *la volonté est une faculté personnelle et que la société, comme le Pirée, n'a pas de libre arbitre*. *La société n'est pas une somme de volontés personnelles*. *Elle est d'un autre ordre : En soi,* PAR ESSENCE*, par définition,* LE FAIT SOCIAL EST IMPERSONNEL*, donc involontaire*. L'OBJET PROPRE DES SCIENCES SOCIALES*, c'est justement* L'UNE DES PARTS D'INVOLONTAIRE *que comporte tout* ACTE HUMAIN. » (pages 45-46). Remarquons en passant que la dernière phrase est malencontreuse. Parler des « *parts d'involontaire que comporte tout acte humain* » revient à nier la définition même de l'acte humain : « *Seules,* dit saint Thomas, *sont appelées humaines les actions sur lesquelles l'homme a le domaine... Seuls sont proprement humains les actes qui émanent du libre arbitre* ([^5]). » On sait que précisément, les philosophes distinguent entre les actes humains, essentiellement volontaires, et les actes de l'homme (le rêve par exemple) qui sont trouvés dans l'homme sans résulter pour autant de son libre arbitre. Mais il semble inutile d'insister à ce sujet.
La société, nous dit-on, n'est pas une somme de volontés personnelles. Elle est d'un autre ordre. La société est « *par essence* » constituée par de l'impersonnel et de l'involontaire.
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Nous voulons croire qu'en affirmant sérieusement de telles choses, l'auteur s'exprime mal. Sans doute songe-t-il que, du moment où on l'observe « pour la connaître », la société devient un « fait social » où la réalité morale se métamorphose en simple phénomène physique !...
La société est constitué par quatre causes. Une cause *matérielle *: les hommes qui la constituent ; une cause *finale :* le but en vue duquel ils sont unis ; une cause *formelle :* l'ordre organique qui les unit et son principe concret : le gouvernement ; une cause *efficiente :* les ACTES HUMAINS des membres de cette société. Si l'on nie l'existence de la cause efficiente, on abolit toute différence entre une société humaine et une fourmilière.
Les *Libertés Françaises* nous opposent « *qu'on ne fera jamais qu'il soit au pouvoir du petit homme d'élire son papa et sa maman, ni que sa liberté, si souveraine soit-elle, puisse choisir l'emplacement de son berceau* » (page 45). Cela réfute parfaitement bien J.-J. Rousseau et la philosophie individualiste du contrat social. Mais cela ne prouve nullement que la cause efficiente de la société ne soit pas constituée essentiellement par des actes humains. L'enfant ne choisit pas ses parents, mais ses parents, eux, ont choisi un jour de se marier ! Il ne choisit pas la place de son berceau, -- mais cela n'empêche pas qu'il y a quelqu'un qui a choisi cette place, et pour des raisons déterminées. En définitive, il suffit de lire une phrase, -- la première, -- de la politique d'Aristote pour comprendre ces choses ! Dire que la société est essentiellement constituée par des actes humains sociaux ce n'est, après tout, que constater des faits : un mariage, une naissance, la fondation d'une entreprise, la décision d'un gouvernement, sont-ce là des actes humains sociaux ou des faits physiques ? Peut-on étudier les faits sociaux, abstraction faite de ces actes humains ? Nous croyons difficile de le soutenir dès que l'on reconnaît le libre arbitre de l'homme. On dira qu'il y a des gens qui usent mal de leur liberté, et qui se laissent mouvoir par les appétits. On dira qu'il y a, autour de l'acte humain, une large zone de contingences et qu'un accident d'automobile est un fait social sans que pour autant il ait été délibéré et voulu. Cela n'empêche pas que le fait d'obéir à ses passions plutôt qu'à sa raison et que le fait de tenir un volant relève du libre arbitre. Affirmer que la société est essentiellement composée d'actes humains ne revient à nier ni la contingence même de l'acte humain concret, ni la contingence des rencontres et des coïncidences qui caractérisent la vie sociale et aussi la vie psychologique et même biologique.
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Mais, comme le demande Pie XII : « *qu'on ne complique pas le fait tout simple : l'homme est un être personnel, doué d'intelligence et de volonté libres, un être qui finalement décide lui-même de ce qu'il fait et de ce qu'il ne fait pas. Être doué d'autodéterminations ne veut pas dire échapper à toute influence, interne ou externe, à tout attrait et à toute séduction ; cela ne veut pas dire ne pas lutter pour garder le droit chemin, ne pas devoir livrer chaque jour un combat difficile contre des poussées instinctives peut-être maladives ; mais cela signifie que, malgré tous les obstacles, l'homme normal peut et doit s'affirmer ; cela signifie ensuite que l'homme normal doit servir de règle* DANS LA SOCIÉTÉ *et dans le droit* ([^6]). »
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LORSQUE LES *Libertés Françaises* écrivent : « *les liens du mariage et ceux du sang, ceux de la terre et ceux du métier* ne *sont pas purement moraux* » (page 45), elles rappellent que l'exercice du libre arbitre humain est conditionné, très largement d'ailleurs, par le biologique, par le géographique, par l'historique etc. Mais enfin cela ne prouve pas que la société, telle que le sociologue ou l'économiste l'étudient, peut être intégralement ou même essentiellement expliquée en ne retenant que ce qui, dans la société, conditionne la liberté. Admettre cela reviendrait à admettre que la causalité de la matière et de la vie donne l'ultime explication des lois statiques de la vie sociale. Prétendre que le libre arbitre reste capable d'utiliser ces lois quand par ailleurs on affirme que la vie sociale peut s'expliquer sans ce libre-arbitre est une position intellectuelle assez peu défendable.
La seule attitude scientifique est donc d'admettre que l'étude explicative des faits sociaux porte essentiellement sur les actes volontaires envisagés dans leur conditionnement biologique, géographique, etc. C'est là strictement s'en tenir à l'enseignement de Saint Thomas qui déclare que la science morale est divisée en trois parties : « *La première étudie les opérations volontaires d'un seul homme ordonnées à une fin, c'est la monastique, la deuxième étudie les opérations volontaires du groupe familial, c'est la domestique ; la troisième enfin s'occupe des opérations volontaires dans la société civile et c'est la politique* ([^7]) ».
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Dans ces conditions, les principes des sciences sociales sont de nature morale et relèvent du magistère de l'Église.
C'est précisément ce qu'établit le discours pontifical du 9 septembre 1956, par lequel Pie XII, dans le cadre du Magistère ordinaire, a porté le jugement suivant : « *La science de l'économie commença à s'édifier, comme les autres sciences de l'époque moderne, à partir de l'observation des faits*. *Mais si les physiocrates et les représentants de l'économie classique crurent faire une œuvre solide,* EN TRAITANT LES FAITS ÉCONOMIQUES COMME S'ILS EUSSENT ÉTÉ DES PHÉNOMÈNES PHYSIQUES ET CHIMIQUES, *soumis au déterminisme des lois de la nature,* LA FAUSSETÉ D'UNE TELLE CONCEPTION *se révéla dans la contradiction criante entre l'harmonie théorique de leurs conclusions et les misères sociales terribles qu'elle laissait subsister dans la réalité*. *La rigueur de leurs déductions ne pouvait remédier aux faiblesses du point de départ : dans le fait économique, ils n'avaient considéré que l'élément matériel, quantitatif et* NÉGLIGEAIENT L'ESSENTIEL, L'ÉLÉMENT HUMAIN, *les relations qui unissent l'individu à la société et lui imposent des normes, non point matérielles*, *mais morales, dans la manière d'user des biens matériels* ([^8]) ». ([^9])
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AINSI la science économique est une *science morale* et elle doit intégrer, dans sa description et ses explications, le libre arbitre humain, Pie XII le dit et le répète nettement : « *On a omis de regarder le fait économique dans toute son ampleur, à la fois matériel* ET HUMAIN, *quantitatif* ET MORAL, *individuel et social, au-delà de son insertion dans des rapports sociaux de production,* IL FALLAIT ENVISAGER L'ACTIVITÉ VRAIMENT LIBRE, *personnelle et communautaire du sujet de l'économie* ([^10]). »
Or les Libertés Françaises ont écrit : « La société n'est même pas une somme de volontés personnelles, elle est d'un autre ordre : en soi, par essence, par définition, le fait social est impersonnel, donc involontaire. L'objet propre de la science sociale, c'est justement l'une des parts d'involontaire que comporte tout acte humain. » (pages 45-46)
Ajoutons, pour éviter tout malentendu que le passage de Pie XII plus haut cité ne s'applique pas seulement à la *doctrine* de l'Église (objet moral ; méthode synthétique) en matière économico-sociale, mais à la *théorie* économique (objet moral ; méthode analytique) telle que l'économiste est amené à l'édifier pour formuler un principe général d'explication à des faits d'ensemble tels que le chômage, les crises économiques etc..
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Le Souverain Pontife affirme en effet : « *Ainsi, pour apprécier exactement les* FAITS *économiques, la* THÉORIE *doit-elle envisager* A LA FOIS *l'aspect matériel et humain, personnel et social, libre mais cependant pleinement logique et constructif parce que commandé par le sens véritable de l'existence humaine* ([^11]). »
Les *Libertés Françaises* peuvent donc constater qu'il est conforme à l'enseignement de l'Église que la science descriptive et explicative des faits sociaux ne se limite pas à la considération de ce qui dans la vie sociale est déterminisme involontaire, mais que son objet s'étende à tout ce qui dans la société est personnel et libre, ainsi que nous l'avions affirmé.
#### III -- Physique sociale ou loi naturelle ?
Les *Libertés Françaises* enfin, insistent sur un dernier point. Elles affirment que la physique sociale (dans laquelle elles absorbent la science descriptive et explicative des faits sociaux) est une science qui « *n'est pas satisfaite* » *d'* « *examiner des tendances* », *de* « *mesurer des régularités statistiques* », *de* « *noter une liaison constante entre un phénomène et son antécédent nécessaire ; elle veut découvrir de véritables lois naturelles qui expliquent les faits par leurs causes, leur raison d'être*. » (page 52)
C'est ici que la réponse que nous avons à faire à notre contradicteur est la plus délicate. En effet, nous sommes en désaccord avec lui, d'une part sur l'expression qu'il donne à sa pensée, d'autre part sur la nature « physique » des lois qu'il cite en exemples. Pourtant, sur l'essentiel, son intuition est juste ; il y a des lois sociologiques ; il y a des lois économiques. Ce sont des lois naturelles. Mais elles ne dérivent pas DE LA NATURE PHYSIQUE DES CHOSES. Elles dérivent DE LA NATURE MORALE DES HOMMES.
Il faut en effet distinguer, dans les faits sociaux, entre diverses catégories de régularités susceptibles de suggérer l'existence de lois.
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a\) -- Il y a d'une part des régularités *imaginaires,* sans aucun fondement objectif, et déduites de fausses prémisses. Ce sont par exemple les « lois naturelles » des physiocrates et des économistes libéraux. Ceux-ci imaginèrent ce que « devaient être » les lois économiques à partir de l'hypothèse d'un homme mu par le calcul économique du plus grand profit pour le moindre coût. Ils firent garantir leur « science » par la Providence, et pendant cent ans l'humanité vécut dans le vain espoir que les fameuses « lois » finiraient par jouer. Ces lois n'existaient pas. « *La rigueur de leurs déductions,* dit Pie XII, ne *pouvait remédier à la faiblesse de leur point de départ* ([^12]). »
b\) -- Il y a d'autre part des régularités *empiriques,* des tendances statistiques, que l'on peut dégager de l'observation des faits, et qui suggèrent l'existence de lois. Ainsi peut-on dégager des corrélations, établir des séries de fréquences, par exemple entre des groupes sociaux classés par sexe, par âge, par métier, par tendances politiques, par confession religieuse d'une part, et les habitudes collectives qui leur sont communes, d'autre part. Mais ces « lois » statistiques ne sont pas de véritables lois scientifiques ; on les nommerait des lois empiriques, si les deux mots ne juraient pas d'être accouplés. En effet, les actions humaines sont, par nature, contingentes : elles ne sauraient devenir nécessaires par le seul fait qu'un statisticien les compte et les rapproche. Or, « *scientia non est, de contingentibus, de corruptibilibus, de fortuitis, neque de hisque sunt per accidens* ([^13]). » Et Pie XII remarque, dans le même sens, à propos de l'économie, « *que des raisons d'amour-propre*, *de prestige, de vindicte, peuvent renverser complètement la direction d'une décision économique*. *Toutefois, ces facteurs introduisent surtout dans l'économie des perturbations et des troubles qui échappent aux prises d'une véritable science* ([^14]). » A ce groupe des « lois empiriques » se rattachent les régularités sociales qui résultent des conditions matérielles de vie : influence habituelle d'un climat, de la nature du sol, de la fertilité, de la mer etc. sur un groupe humain. Il n'y a pas *déterminisme* physique, mais *conditionnement* plus ou moins étroit, que le progrès moral, le progrès technique, etc. peuvent plus ou moins maîtriser.
c\) -- Il y a enfin la *loi morale naturelle,* inscrite dans la structure même de l'homme, et selon laquelle il est appelé à poursuivre des fins, seules en accord avec sa nature raisonnable. L'homme, ayant le libre arbitre, peut (ou non) se soumettre à la loi morale.
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MAIS IL NE PEUT ÉVITER LE LIEN NÉCESSAIRE qui existe, de façon immanente, entre l'exigence de la loi morale naturelle et les conséquences sociales des actes qui la respectent ou qui la transgressent.
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POUR illustrer ce point, reprenons l'un des exemples allégué par les *Libertés Françaises* à l'appui de leur thèse. On nous dit : « *La démocratie électorale a pour effet de centraliser*. » (p. 52) C'est expérimentalement vrai, mais la *régularité* des expériences ne suffit pas à nous faire connaître la *cause* pour laquelle il en est ainsi. Si au lieu d'affirmer qu'il s'agit là d'une loi physique les *Libertés Françaises* veulent bien y reconnaître une loi sociologique dérivant de la transgression de la loi *morale* naturelle, elles pourront la formuler scientifiquement c'est-à-dire en montrant la cause et la nature de sa nécessité.
En effet la cause profonde réside, *non dans le caractère électoral* de la démocratie (on pourrait fonder une démocratie organique sur le vote familial et corporatif), mais sur le caractère *individualiste* de la démocratie. La relation est facile à établir : à partir du moment où l'ordre social individualiste présuppose que *chaque individu se donne à lui-même sa loi,* et donc refuse la loi morale naturelle, il est inévitable que les individus s'opposent les uns aux autres et que le mouvement de désagrégation sociale s'accentue. Le gouvernement qui veut respecter un postulat qui va aussi profondément contre la nature morale de l'homme a pour seul recours, au fur et à mesure que les forces centrifuges s'expriment, de centraliser, c'est-à-dire de socialiser par la contrainte externe, un organisme que la licence individuelle interne livre à l'anarchie. Cette nécessité est rigoureuse. Sa cause est apparente. Elle dérive de la nature de l'homme, soumise à la loi morale et non pas à une nécessité physique. A n'y voir qu'une loi physique, on en dissimule la cause morale.
Les sciences descriptives et explicatives des faits sociaux, tendant à la formulation d'une théorie élaborée analytiquement à partir des faits, rejoignent ainsi, dans la formulation des lois vraiment scientifiques, les notions fondamentales de la doctrine, élaborée synthétiquement. Ce n'est guère surprenant : de la même manière, l'homme qui a péché, souffert et médité, rejoint lorsqu'il fait, au soir de la vie, la théorie de son expérience, les enseignements doctrinaux de sa jeunesse dont il s'était détourné, parce qu'il les jugeait, peut-être, alors, insuffisamment scientifiques !
37:8
#### Conclusion
Nous espérons avoir été clair. Si nous affirmons qu'il faut cesser d'appeler « physique sociale » les lois sociologiques et économiques, ce n'est point simplement pour une question de vocabulaire. C'est pour effacer toutes les traces de ce positivisme qui nous dissimule que la pratique personnelle et communautaire de la loi morale est le fondement premier de toute restauration sociale. Dans la mesure même où l'on refuse de reconnaître que les lois sociologiques dérivent de la loi morale, on refuse de fonder la structure intime de cette vie sociale sur le respect de cette loi morale.
Le pilote d'avion n'a pas à choisir *sous le même rapport* entre les lois de la mécanique et les lois du catéchisme. Dans l'économie, l'homme a à choisir *sous le même rapport* entre la loi *physique* de la concurrence et la loi morale qui impose de limiter cette concurrence. On n'utilise pas la concurrence *de l'extérieur,* comme on utilise une loi physique. On la règle *de l'intérieur,* en rectifiant et en maîtrisant l'appétit de l'argent et l'usage de la force économique. En physique, quand un mobile est projeté par une force, il ne règle pas librement sa trajectoire pour obéir à une autre loi que celle qui lui est imposée...
NOUS SAVONS BIEN pourquoi les *Libertés Françaises* nous liront avec peine. Ses rédacteurs sont attachés à la pensée de Charles Maurras comme à la pensée d'un maître infaillible de science politique. L'heure est venue de comprendre que l'agnosticisme dans lequel Charles Maurras a vécu pendant la majeure partie de sa vie ne lui a pas permis de donner leur place ni leur nom véritables aux réalités morales de la vie sociale. Il les a décrites, à cause de cela, comme des nécessités physiques, ce qui, sans pour autant fausser nécessairement les *conclusions* de sa sociologie, a limité la clairvoyance de sa pensée. L'heure est venue de donner à la doctrine sociale, familiale, économique et politique de l'Église, qui est la vraie Maîtresse de Vérité, sa place totale dans l'architecture de notre pensée, dans la détermination de notre vocabulaire, comme lumière de nos observations et orientation profonde de notre action.
Il s'agit d'une réforme capitale. Profondément, il s'agit d'une réforme d'âme.
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Nous ne pouvons plus nous contenter d'attendre indéfiniment que les circonstances permettent d'appliquer les « lois » de la « physique sociale ».
L'heure est grave. Pour nous, Catholiques de France, désireux avant tout de répondre à l'appel divin, de retrouver toutes les exigences de la vérité dans la charité, l'action sociale commence dans la prière, dans la pénitence, dans la vie sacramentelle.
Précisons notre pensée :
La Vierge Marie n'est pas venue nous dire à Fatima :
« *Dépassez la lutte des classes par l'instauration d'un ordre corporatif organique*. »
Marie, *Sedes Sapientiae,* a dit :
« *Convertissez-vous ! Dites le Chapelet ! Faites Pénitence !* *Si l'on fait cela la Russie se convertira... Finalement, mon Cœur Immaculé triomphera*. »
Nous avons entendu, cette année, à Fatima, le Cardinal Cereijera nous redire ces mêmes mots. Et nous y croyons.
Et nous croyons que ces prières, ces sacrifices, obtiendront que les libertés des hommes, dans la vie sociale, soient peu à peu déchargées du poids que le péché exerce sur elles. Nous croyons que peu à peu, âme par âme, *les conditions spirituelles* qui permettront d'obéir à Pie XII (et de dépasser la lutte des classes par l'instauration de la Corporation) *seront réalisées*.
Ce ne sera point là physique sociale, utilisation extérieure de lois statiques.
Ce sera l'œuvre de la grâce, élevant et perfectionnant la nature, et lui donnant lumière et force pour pratiquer la justice et la charité dans le cadre d'une organisation sociale voulue de Dieu, parce QU'ORDONNÉE PROFONDÉMENT A LA DIGNITÉ DE LA PERSONNE ET AU SALUT ÉTERNEL DES ÂMES.
Marcel CLÉMENT.
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### Le conte du fondeur de vieilles
IL Y AVAIT UNE FOIS un grenadier qui revenait des Flandres. On le nommait Nicolas. Il rentrait au village, les guerres venaient de finir.
Il se redressait comme un sergent, tenant à porter beau sur les routes de France. Mais il n'était pas tellement beau : tout tanné, décharné et plus grêlé qu'un dé de tailleur, -- lui eût-on envoyé une jatte de pois à la figure qu'il n'en eût pas roulé à terre. -- Il n'était pas non plus tellement riche. Son habit se délabrait, et surtout se touchaient les doublures de ses poches. C'était là ce qui l'enrageait le plus. Il en avait appris de toutes, dans ses campagnes et finalement il n'était pas plus avancé.
« Je reviens au pays aussi gueux que j'en suis parti. A peine cinq sous dans la bourse, pour que les chiens ne viennent pas lever la patte contre mes jambes ! Mon père n'a pas de terre : moi, je n'ai pas d'état : des filles de bien et d'honneur, laquelle me donnera-t-on en mariage ? »
Dans quelques mois il serait ce vieil escogriffe, grand licheur, grand videur de chopines, qui a trente-six métiers, et encore plus de misères. Celui qui piège les taupes, fait récolte de simples dans les champs, pêche les grenouilles, raccommode les horloges. Et quand il irait à la ville, dans son habit bleu à boutons de cuivre, les gamins le suivraient en chantant leur rengaine :
Nicolas, Barabara,
Marchand d'allumettes.
A vendu sa femme
Pour une poire blette !
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En attendant, Nicolas donc allait, mains aux poches, sur le pavé du roi. D'un pont, entre les peupliers, sur la rivière, à la passerelle, sous un saule, enjambant le torrent : d'une auberge, au haut de la montée, près d'un tilleul, à un château sur la colline, au bout d'une avenue de chênes. Et lui, il passait l'œil sur tout ce gras pays. Il était peut-être brave garçon, dans le fond, mais la guerre n'arrange pas les hommes. « C'est résolu ! Avant de rentrer, il faut que je me fasse des écus. Que mon saint patron m'aide, ou bien le diable, alors ! »
\*\*\*
VOILA que d'un chemin de traverse il a vu venir un vieil homme. Vieux, oui, la barbe d'argent, comme ruisseau dans les roches : mais tout riant, les yeux en point de feu, les joues presque aussi vives, plus vermeilles que les braises qu'on ramène du four.
Ce bonhomme l'ayant rejoint s'est mis à marcher à son pas.
« Salut, soldat.
-- Salut, brave homme.
-- Ou je suis bien trompé, ou tu rentres au pays ? Comment t'appelle-t-on ?
-- On m'appelle Nicolas.
-- Tiens, moi aussi ! Nous faisons route ensemble ? »
Ils ont fait route ensemble, portant chacun son baluchon au dos. Marchant le long des champs où la caille va volant.
« Dis donc, soldat, a fait le vieil homme, l'inspectant d'un coup d'œil, il nous faudrait faire un métier. Si non, de quoi vivrons-nous ? Quel métier sais-tu faire ?
-- Un métier ? Je n'en sais point, brave homme ! Mais je suis bien décidé à me faire des écus. Ah, ma foi oui ! Il m'en faudrait cinq cents. Si je les avais arrivé au pays, je demanderais ma payse, -- j'ai su par une lettre qu'elle n'était pas mariée. Alors, toi, dis, quel métier sais-tu bien ?
-- J'en sais un qui gagnerait gros, si tu veux tant gagner... Mais il faut être adroit de tes doigts, à ce métier-là.
-- Écoute, sans vouloir me vanter, moi, je ferais des yeux à un chat, comme on dit... »
Le grenadier se met sur ses petits talents. Il ne voulait pas se vanter, mais comme un charlatan au milieu d'un foirail, il se faisait valoir.
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-- Et puis, vois-tu, j'ai si grande envie de faire des écus que je dois en avoir les moyens !
-- Ha, soldat, Nicolas, ne sois pas convoiteux, pas plus que tu n'es fanfaron. Nous reparlerons de ce riche métier. Pour l'instant, ce qu'il nous faudrait, ce serait manger quelque morceau.
\*\*\*
A la corne d'un bois, un troupeau de moutons pâturait.
-- Tiens, soldat, dans ma poche je retrouve trois écus : va au pâtre, acheter un agneau.
Trois écus, c'était dix fois trop. Mais le soldat empoche cette monnaie sans rien dire.
Il va trouver le pâtre, fait marché pour un quart d'écu, rapporte la bête et ne rend pas l'argent. -- Puisque le camarade de son métier gagne ce qu'il veut !...
Sur la lisière, tous les deux, ils s'installent. Ils font un peu de bois mort, allument un feu entre trois pierres.
-- Pendant que je mets l'agneau à la broche, dit le vieux bonhomme, toi, Nicolas, va me chercher de l'eau dans ce pot.
Le soldat prend le pot, descend à la rivière. Mais là, il a beau puiser et repuiser, le pot reste vide.
Il revient donc, tout déferré.
-- Que veux-tu ? C'est un pot qui n'aime pas les trompeurs. Combien as-tu payé l'agneau ?
-- Hé, Trois écus.
-- Ha oui ! Tu es soldat qui revient de la guerre. Il t'a fallu faire bien des tours. Passe pour celui-là. Mais n'en fais plus. Donne-moi le pot, et tandis que je vais à la rivière, tourne la broche.
Le soldat se met à tourner la broche. Cette odeur de rôti lui chatouillait le nez. « Bon sang de bon sang du diable ! J'ai faim de toutes mes dents... » Ma foi, après un coup d'œil à la rivière, comme le camarade ne revenait pas, il n'y tient plus : il arrache la fressure de l'agneau et il la mange.
L'autre pourtant revient, apportant le pot rempli.
Ils dépècent l'agneau, ils en font leur dîner.
Et ils avaient un si bel appétit, par ce temps frisquet, qu'ils laissent juste les os sur l'herbe.
-- Mais, dit le vieil homme en passant la main sur sa barbe, manquait quelque chose à cet agneau : où est donc la fressure ?
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-- Ha, dit le soldat, il ne devait pas en avoir.
-- Tu as vu des agneaux sans fressure ?
-- Eh bien, j'ai vu celui-ci, puisqu'il n'en avait pas.
-- Un agneau sans fressure, quel drôle d'agneau !
-- Que vas-tu chercher ? En route, mauvaise troupe !
Ils reprennent leur route. Et, bien lestés, ils font lestement lieue sur lieue, de verte campagne en verte campagne.
\*\*\*
A deux heures de relevée, ils arrivent dans une ville.
-- Grosse ville, dit le vieil homme. Ici, je vois bien que le métier se pourrait faire.
-- Et alors quel métier ?
-- Celui de fondeur de vieilles !
-- Fondeur de vieilles, camarade ? Que diable veux-tu dire ?
-- Soldat Nicolas, tu vas voir ! Toi qui es si adroit de tes mains, voilà un bon métier pour toi.
Ils entrent donc en ville. Ils passent de rue en rue, criant tous les deux à tue-tête : « Fondeurs de vieilles ! Fondeurs de vieilles ! » Dans la grande rue habitait une vieille dame toute en frisettes et en faveurs, parée de dorures comme un châsse. Seulement si flageolante qu'elle ne quittait plus son fauteuil. Et si cliquetante que les deux seules dents qu'elle eût en bouche remuaient au moindre courant d'air.
Mais à quatre-vingt dix et des ans, alors qu'il n'y avait de mariage pour elle qu'avec Monsieur des Quatre-Planches, elle n'avait pas renoncé à faire quelque conquête !
Elle entend ce cri : « Fondeurs de vieilles ! Fondeurs de vieilles ! ». Elle sonne sa chambrière : « Toinon ! Toinon ! Cours vite voir ! Fondeurs de vieilles ? Qu'est-ce que cela veut dire ? »
La voilà se réinstallant dans son fauteuil, tendant l'oreille et surveillant la porte, tandis que la servante revient, poussant devant elle le bonhomme et le soldat.
-- Vous êtes fondeurs de vieilles ?
-- Madame, pour vous servir !
-- Ha, misère de moi ! Si vous pouviez me ramener à mes jolis quinze ans !...
-- Madame, nous le pouvons.
-- Et que demandez-vous ?
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-- Trois cents écus, madame.
-- Ho, je vous les donnerai... Alors, que vous faut-il ?
Le bonhomme a fait allumer un grand feu au fond de la cour : il s'est fait apporter une chaudière pleine d'eau.
Lorsque l'eau s'est mise à bouillir, il a pris doucement la dame.
-- Vous ne me ferez pas mal, au moins ?
-- Madame, n'ayez crainte.
Il l'a mise à bouillir. Ensuite il a tiré les os de la chaudière, les a bien nettoyés, raclés, les a serrés dans une serviette blanche, a fait trois fois le tour du puits en les secouant comme une salade. Le soldat, cependant, le suivait pas à pas sans le quitter de l'œil : et il mettait par ordre dans sa tête toute la manière de s'y prendre. Puis le vieil homme à face vermeille est retourné dans la chambre, il a rangé ces os comme il le fallait sur le lit...
...Et la dame a reparu, revenue à ses jolis quinze ans.
\*\*\*
La chambrière n'en croyait pas ses yeux. Sa dame, cette antiquaille, changée en jouvencelle, en petit poulet de grain ! Chaude comme la caille dans sa plume, pimpante comme la mésange !... Oui, la chambrière demeurait là, ouvrant des yeux plus grands que des soucoupes.
Le soldat tout pareillement.
-- Vive la joie ! L'hôpital brûle !
-- Camarade, dit-il au vieil homme, voilà un fameux tour. Je t'ai bien regardé faire : maintenant, je saurai.
-- Tu sauras ? fait le vieil homme en caressant sa barbe. Et il fixait sur lui des yeux vifs comme le feu.
-- Ne te vante pas trop.
-- Va, je me sens sûr de moi ! J'aurai bonne main pour faire ! Ce métier de fondeur de vieilles, le beau métier ! Allons boire bouteille, camarade !
Ils entrent sur la place, dans la plus grosse auberge. Et tout de suite, le soldat, en coupant l'air de son bâton :
-- Du meilleur ! C'est bien bon pour nous !
La fille leur apporte du vin blanc cacheté. Ils trinquent, ils boivent. Sur la table, le vieil homme fait trois parts des trois cents écus.
-- Mais, dit le soldat, trois parts ? Nous ne sommes que deux.
-- Nous sommes trois.
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-- Ha, voyons : toi et moi.
-- Il faut qu'il y en ait un troisième : celui qui a mangé la fressure.
-- Hé, mais alors, c'est moi qui l'ai mangée, j'aurai droit à deux parts !
-- Eh bien, prends ces deux parts.
Le soldat les empoche sans se le faire redire.
Il vide son verre, jette la dernière goutte par-dessus son épaule. Puis il se lève :
-- Adieu donc, camarade ! J'en sais assez. Je vais faire le métier : ce n'est pas sorcier, et on y gagne honnêtement sa vie.
-- Tu en sais assez, tu crois ?
-- Ma foi, plus besoin de toi. Séparons-nous, plutôt que de nous porter tort pour notre clientèle. Tire de ton côté je tirerai du mien.
-- Si tu le veux, je le veux bien, soldat... Ainsi, tu penses n'avoir plus besoin de moi ? Eh bien, soldat Nicolas, adieu donc !
Le soldat prend la porte, plus redressé que jamais. Les écus allaient choir à gros flot dans sa poche. Il se voyait riche dans quatre matins, à faire bâtir château.
-- Fondeur de vielles ! Fondeur de vieilles !
D'une voix à fendre les pierres, le voilà à crier, tout en battant le pavé.
\*\*\*
Il n'était pas au bout de la place qu'une chambrière l'appelle. C'était une autre dame, de cent ans, celle-là. Tremblante comme une queue de chèvre. Si encroûtée qu'on l'aurait dite faite d'écorces d'arbres. Quand du fond de son fauteuil, elle entend ce « fondeur de vieilles ! » elle cogne de son bâton, appelle lai servante.
-- Allez voir, vite, et vite ! Cet homme qui crie, tout de suite, amenez-le moi !
La chambrière le lui amène, qui salue, qui se présente, d'un air délibéré.
-- Quel est ce métier que vous faites, de fondeur de vieilles ?
-- Oui, madame, il y en a qui fondent les vieilles cuillères et ils vous les rendent neuves. Moi, je fonds les vieilles dames. Je sais les faire revenir à leurs jolis quinze ans.
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-- Ha, j'ai eu mon temps comme une autre : mais j'ai cent ans un peu passés : si vous me faisiez revenir à vingt ans seulement ! Disons donc : à dix-huit : si vous voulez, à seize... Vous le pourriez mon ami ?
-- Madame, je le peux. Pour vous, ce ne sera que cinq cents écus.
-- Eh bien, je vous les donnerai. Et une bouteille de ratafia par là-dessus, si je suis contente. Faites-vous apporter ce qu'il vous faut.
\*\*\*
En frisant sa moustache et d'un air d'importance, le soldat commande tout : la chaudière, le tas de bois. Il fait courir le valet, trotter la chambrière. Au fond de la cour, il fait allumer le feu. Et lui, là, les jambes écartées, il le regardait monter.
Quand la chaudière a bouilli, il s'est fait amener la dame. Sans balancer, comme il avait vu faire au camarade, il la plonge en cette eau bouillante.
Mais ces cris ! Mais ces cris !
-- HO ! HO ! ! HO ! ! ! Retirez-moi ! Ho, c'est l'enfer ! Maudit fondeur de vieilles ! Tirez-moi de ce chaudron !
Et de rejeter la tête, et de tordre le cou, d'envoyer bras et jambes et de droite et de gauche, dans les cris, les glapissements.
Lui la prêchait, s'empressait autour d'elle, la renfonçait dans ces bouillons de l'eau, non sans y attraper quelques bonnes échaudures. Il ne trouvait peut-être plus le métier si fameux...
-- Madame, il faut souffrir un peu pour être belle. Ce n'est qu'un moment à passer. Endurez, endurez ! Vous voyez : ça va déjà mieux !
De fait, la dame avait tout dit, n'avait plus rien à dire ! Encore quelques gémissements : elle s'habituait à l'eau bouillante... Elle s'y habituait si bien qu'elle n'en voulait plus sortir : ne restaient que ses os.
Le soldat Nicolas tire ces os de la chaudière : il les nettoie, les met dans une serviette blanche et fait trois fois le tour du puits en les secouant comme une salade. Puis revient à la chambre, les range sur le lit, bien par ordre...
Mais pas de nouvelles. La dame ne ressuscite point. Pas plus à ses jolis quinze ans qu'à ses cent ans si décrépits.
\*\*\*
46:8
Le soldat, démonté à ne plus savoir où il en était, piétinait devant ce lit. Il s'arrache les cheveux, se baratte la cervelle.
-- Que le diable me torde l'échine si je sais que faire à présent !
La servante rôdait dans le couloir. En l'entendant sacrer, elle ouvre la porte. Elle risque un œil :
-- Quoi ?... Mais comment ?... Ho ! Ho ! Ho ! ! ! Au secours ! Au secours ! Venez voir ce que ce scélérat a fait de madame !
-- Pas un mot, malheureuse ! Vous arrêteriez tout le mystère.
-- Hé, c'est vous qu'il faut arrêter et qu'on vous pende. Je cours chercher les gens du guet !
-- Attendez, attendez... Ne manque qu'un petit ingrédient de rien du tout ! Je vais le quérir !
Le soldat Nicolas se précipite dans l'escalier, dévale les degrés quatre à quatre, enfile la porte sans reprendre son havresac.
La servante cependant s'était jetée à la fenêtre. Elle y faisait tant de carillon qu'elle commençait à ameuter tout le quartier. Nicolas, tout courant, prend par une venelle, de là gagne un boulevard : de là, il pensait se jeter dans la campagne. Et tout à coup -- Dieu soit béni ! -- il tombe sur l'autre Nicolas, le vieux camarade aux joues en pommes rouges, à la barbe de neige.
-- A l'aide, camarade ! Au secours ! J'ai affaire de toi, vite et vite !
-- Affaire de moi ? Pourquoi ?
-- Pour refondre une vieille qui n'a pas su se bien laisser fondre... Ils sont tous à japper, là-bas... On va me pendre, on va me pendre ! Viens vite y mettre la main !
-- Ha, je te croyais sûr de ton coup... Mais allons voir.
Et le camarade y va. Le soldat suivait, à quatre pas derrière. Mais c'était l'oreille basse et en rasant les murs.
Comment le vieil homme savait-il bien chez qui aller ? le soldat Nicolas avait la cervelle trop renversée pour se le demander.
Du reste, il n'en eut pas le temps.
A peine paraît-il sur la porte que, -- « Le voilà, le brigand ! C'est lui ! » -- les cris de la servante éclatent. Aussitôt les archers du guet lui sautent au collet, l'agrafent de partout.
-- Laissez, dit le vieil homme en riant, -- et il levait la main -- laissez-nous donc finir l'ouvrage. Je ne vous demande que trois minutes.
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Il pousse le soldat dans la chambre. Il va au lit, remet les os dérangés dans l'ordre, souffle bonnement dessus...
Et de ce lit la dame se lève, toute reverdie, toute refleurie, fraîche comme la rose !
-- Madame, vous plairait-il d'apaiser votre chambrière et les archers ?
-- Ha, pour vous, oui, je les apaise. Vous aurez les cinq cents écus et la bouteille de ratafia. Mais l'autre fondeur de vieilles, le jeune, qu'on le jette au fond d'un cachot !
-- Voyez, madame, nous travaillons ensemble. Archers, laissez, que je l'emmène : c'est mon aide et madame est contente de nous.
Ils sont partis tous deux. Sans une parole ils ont quitté la ville. Le soldat suivait, le dos rond, la mine morte, piteux comme un chien qu'on vient de battre.
A l'entrée d'un petit bois, le vieil homme s'est arrêté. La bourse des cinq cents écus, il l'a remise au compagnon.
-- Mais, crois-moi, ne te fie plus à faire ce métier-là.
-- Il faut, a dit le soldat, que vous soyez le bon Dieu ?
-- Nicolas, je suis Nicolas comme je te l'ai dit. Des ossements d'une vieille femme, je peux refaire une fille de quinze ans. Toi, le peux-tu ?
-- Vous êtes le grand saint Nicolas, mon patron, vous avez tiré du saloir, chez le boucher, les trois enfants qui y étaient depuis sept ans et coupés en morceaux. Être fondeur de vieilles, comme vous, je vois maintenant que je ne le peux pas.
-- Rentre donc au pays, soldat Nicolas, mon ami. Vis-y de la peine de tes bras, de bonne soupe, de sagesse sans vantardise : tu auras encore assez à faire !
En lui donnant l'adieu, le saint a disparu. Le soldat est reparti avec la bourse d'écus.
Et le conte finit là-dessus.
Henri POURRAT.
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### Rachetez le temps (II)
LE MOIS DERNIER nous avons essayé de préciser le sens de cette expression de saint Paul : rachetez le temps. Notre désir est aujourd'hui d'attirer l'attention sur ce à quoi elle peut s'étendre. Notre-Seigneur est mort pour tous les hommes ; pour tous les hommes depuis Adam, pour ces innombrables générations qui séparent Adam d'Abraham. Nous savons aujourd'hui que l'humanité existe depuis des centaines de milliers d'années. En toutes les régions de la terre on trouve les restes de ces hommes des anciens âges. Quel fut leur sort ? La théologie n'a pas à nous instruire sur ce que la Révélation a gardé caché. Il nous suffit de savoir que Dieu est amour ; que l'amour de Dieu est comme un torrent de flammes qui s'offre à nous (et auquel nous tournons généralement le dos) pour que nous nous inclinions devant un mystère qui est certainement un mystère d'amour dans la justice.
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Mais nous savons que Dieu a visité ces peuples. S. Grégoire le Grand nous disait ces jours-ci (Samedi des Quatre-Temps de septembre) : « Trois fois le Seigneur est venu visiter le figuier stérile, avant la loi, sous la loi, et sous la loi de grâce... Il est venu avant la loi, car il a fait connaître à chacun, par l'intelligence naturelle, comment il devait agir à l'égard du prochain. » Voilà qui est précieux ; il s'agit de ce qu'on appelle la loi naturelle. Mais il y a dans la plupart des esprits une confusion à ce sujet. *La loi naturelle de l'homme n'est pas la toi de la nature*. C'est l'erreur de tant d'innocents raisonneurs comme Rabelais, ou d'esprits malintentionnés comme les Encyclopédistes, d'avoir confondu les deux pour pouvoir exclure de la loi naturelle tout sens religieux. Rabelais supposait le problème résolu en faisant abstraction du péché originel dont, comme artiste, il peignait si puissamment les effets ; il supposait la nature bonne. Or la loi de la nature est impitoyable, c'est la loi du plus fort ; le chêne étouffe l'arbrisseau né d'un de ses propres glands, la lapine mange ses petits, le matou dévore les petits chats qu'il rencontre ; les abeilles ouvrières tuent les mâles inutiles. Jamais les hommes n'ont suivi la loi de la nature, car la loi naturelle des hommes est une loi morale avec tout ce que la morale implique de conditions métaphysiques. Les plus anciens codes nous montrent toujours une protection des personnes faibles ; les sociétés les plus primitives ont des règles morales pour l'initiation, pour le mariage. Dans les tombes des plus anciens hommes connus on trouve des squelettes d'enfants parés de coquillages par la tendresse des mères, enfants qui comme les nôtres « se sont mis un jour à saluer leur mère par un sourire » parce que leur âme était faite pour l'amour.
50:8
En faire des moitiés d'animaux est une hypothèse controuvée par ce que nous connaissons d'eux ; ils ont eu des hommes supérieurs dont quelques-uns ont su dessiner comme Phidias. Je suppose que les hommes de lettres ne sont plus infatués de leur spécialité au point de croire qu'une société dont il ne nous resterait que les dessins de Michel-Ange ou les danses de Rameau était une société sans intelligence. S'ils ont eu des Phidias, ils ont eu des Platons. D'ailleurs, la magie, dont il semble que ces dessins aient été le complément, témoigne d'un essai d'action par l'esprit. Le dessinateur de Lascaux avait conscience de saisir par l'esprit des *essences*. L'erreur de son temps était de croire que la saisie des essences permettait une action sur les êtres. Mais les Égyptiens du temps de Moïse pensaient de même, et la magie a toujours des adeptes même à Paris. Des peuples nombreux la pratiquent encore.
La vallée de la Vézère fut très peuplée et cette société avait des lois car elle a duré des siècles. Les hommes de ce temps ont connu des époques chaudes et des époques glaciaires, dont l'existence reste un mystère pour nous encore maintenant. Ils ont combattu le tigre, chassé le bison et peut-être domestiqué le renne. Mais ils avaient tous un ange gardien placé par Dieu pour les garder dans la raison naturelle. L'un de ces anges gardiens est bien connu, c'est celui qu'en des temps moins lointains, les anciens ont appelé eux-mêmes le démon de Socrate. On sait qu'il *retenait* Socrate de faire ceci ou cela, généralement pour protéger son existence. Socrate aurait pu facilement s'échapper de la prison où il mourut. Ses juges eux-mêmes le désiraient peut-être. Mais n'ayant pas d'indications de son ange gardien le retenant de mourir, Socrate resta. Quelle était alors sa règle de conduite ? Xénophon nous le dit dans les Mémorables (I. 3) :
51:8
« Les actions et les pensées de (Socrate) étaient conformes à la réponse de la Pythie : lorsqu'on vient l'interroger sur les sacrifices que l'on doit faire, sur les honneurs qu'il faut rendre aux ancêtres... la pythie répond que se conformer aux lois de sa patrie, c'est pratiquer la piété. Socrate se réglait sur cette maxime et engageait les autres à faire de même, regardant toute conduite différente comme bizarre et insensée. Il demandait simplement aux Dieux de lui accorder les choses bonnes, persuadé que les Dieux savent mieux que nous ce qui peut nous rendre heureux. »
Telles sont les interventions de Dieu, avant la loi comme dit saint Grégoire, ou en dehors de la loi. Cet exemple est historiquement connu ; connu encore pour Melchisédech. Ce nom propre veut dire « roi de la paix ». Melchisédech était un cananéen, de ceux que Josué passera plus tard au fil de l'épée. Quelle rencontre que celle d'Abraham et de ce petit prince païen, roi d'un village, qui avait une idée si juste de Dieu que David, que l'Église tout entière continue d'associer son nom au sacerdoce du Messie ! Nous sommes peinés de voir, même dans des revues ecclésiastiques, présenter les premiers hommes comme des sauvages près de la brute. Primitifs pour l'outillage, oui, sans doute, mais pour la raison, qu'en savons-nous ? D'ailleurs lequel d'entre nous est capable d'inventer la roue ? ou le moyen de faire du feu ? ou de dessiner cette harde de cerfs filant sous la ramée, avec un sens aussi profond de l'écoulement du temps et d'une permanence des essences ?
Il y a des sociétés primitives qui ont eu comme Melchisédech une idée très haute de Dieu et où les anges gardiens se réjouissaient de rapporter à Dieu les humbles prières de ces ignorants (mais sainte Bernadette n'était-elle pas naturellement parlant aussi ignorante que ces anciens hommes ?).
52:8
Dans le canton sur lequel régnait Melchisédech, la paix sociale et la vertu devaient régner autant qu'il se peut en ce bas monde. Et il y eut des sociétés très dégradées, comme la nôtre, si contente d'elle et si vile, car il arrive que le figuier stérile refuse la visite de Dieu. Mais au jour du salut, Notre-Seigneur a racheté le temps opportun. Il l'a fait quand le mélange des populations a enlevé au Dieu de la cité antique tout privilège, quand les peuples se rendirent compte que tous ces Dieux pourraient bien être le même Dieu, quand ils furent attirés par les religions du salut, quand l'empire romain, unissant l'ancien monde, permit aux apôtres de porter la foi aux extrémités de la terre. Mais Jésus l'a fait pour tous les anciens hommes comme pour nous, et aujourd'hui la chrétienté, héritière de la mission des apôtres, avec Jésus présent en son sein comme il l'a été en celui de la Vierge Marie (hélas ! hélas ! la Vierge Marie était pure !), est chargée d'acheter le temps opportun pour tous les païens, les incroyants, les infidèles qui ont vécu. L'Église nous demande de prier pour nos bienfaiteurs défunts ; qui ne doit quelque chose à ces plus anciens hommes, qui ont éliminé les bêtes sauvages, donné leur nom aux fleuves et aux montagnes, noms que nous répétons encore, domestiqué les animaux, trouvé les minéraux et su édifier des sociétés où on respectait la loi naturelle. Or il n'est pas possible de respecter la loi naturelle sans une aide de Dieu.
Comment Dieu s'y est-il pris, à travers quelles fantaisies ou erreurs des hommes a-t-il accompli cette œuvre d'amour ? Ce n'est pas notre affaire ; ne peut-il tout ce qu'Il veut ? Et s'Il ne le faisait maintenant même, à travers nos sottises, que deviendrions-nous ? De toute façon, l'œuvre des chrétiens est immense dans le temps, même dans le temps passé, et ils l'ont compris dès les temps apostoliques : l'auteur anonyme de l'épître à Diognète ne dit-il pas : « Ce que l'âme est au corps, les chrétiens le sont au monde. »
\*\*\*
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AUSSI CROYONS-NOUS devoir attirer l'attention sur une grave erreur de notre enseignement ; l'antiquité païenne qui sert de base à nos études, à juste titre puisque elle est l'histoire de l'humanité, est présentée seulement comme une histoire des formes artistiques, de la philosophie, à travers des superstitions dont on ne fait que rire. Or, une étude plus attentive nous montrerait aisément qu'il y a eu dans l'humanité païenne une espérance, une attente de quelque chose qu'elle ne connaissait pas et qui est la Révélation confiée aux Juifs d'abord, puis aux chrétiens. Mais la même Université qui cache la piété des païens ne tient-elle pas à l'écart et même sous le boisseau l'histoire de la Révélation qui est cependant aussi historique que la guerre du Péloponnèse ?
Voyons par des exemples ce qui concerne la loi naturelle et nous examinerons ensuite l'appartenance à l'Église. Nous sommes obligés de citer ces textes qui étaient il y a soixante ans seulement à la portée de tous les écoliers et sont quasi ignorés aujourd'hui des gens instruits. Voici Plutarque, prêtre d'Apollon dans un petit bourg de Béotie, à Chéronée ; il écrit dans la Vie d'Aristide : « *Mais Dieu lui-même à qui ils veulent* (*les princes et les tyrans*) *tant se comparer et ressembler, ne diffère des autres êtres que par trois attributs, l'immortalité, la puissance et la vertu ; et de ces trois qualités, la vertu* est *sans doute la plus auguste et la plus divine*. L'immortalité *est aussi le partage du vide et des éléments... mais la droiture et la justice ne peuvent se trouver que dans des êtres qui sont capables de raisonner et de connaître Dieu... Mais... de ces trois attributs de la Divinité, les hommes ne désirent que l'immortalité dont notre nature n'est pas capable, et la puissance qui dépend en grande partie de la fortune ;*
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*mais la vertu seule des biens divins qui soit en notre pouvoir, ils la laissent au dernier rang*. *Erreur grossière qui les empêche de voir que la justice seule rend en quelque sorte divine la vie de ceux qui sont au comble de la puissance et de la fortune et que l'injustice la rend semblable à celle des bêtes sauvages*. »
Mais Plutarque est un ami de Pline, un contemporain de Trajan et aussi de saint Jean l'Évangéliste ; il entendit probablement parler des chrétiens, mais en quels termes ?
Voyons donc des temps plus anciens. Nous tirons des *Mémorables* de Xénophon les passages suivants :
« Il accusait de folie ceux qui résistent à une inspiration divine, pour se garantir des moqueries des hommes. Pour lui, la prudence humaine lui paraissait bien méprisable, comparée aux avis de la divinité » (*Mém. *I, 3.)
« Ne vois-tu pas que les établissements les plus antiques et les plus sages, les États et les nations, sont aussi les plus religieux, que les temps des plus grandes lumières sont aussi les temps de la plus grande piété ? » (*Mém. *I, 4.)
Comme il serait souhaitable que nos contemporains eussent des idées aussi sensées ! Xénophon est tenu pour un dévot d'esprit étroit, un bigot de l'antiquité ; il éleva une chapelle à Diane d'Éphèse en Laconie, dans un bois sauvage, à son retour de l'expédition des Dix-Mille ; voilà un homme condamné par nos intellectuels. Il raconte que dans les montagnes d'Arménie, les Grecs se trouvèrent avoir un fleuve à passer avec des ennemis de l'autre côté du fleuve et des ennemis derrière. Mais un jeune soldat découvre un gué ; il court l'annoncer à Xénophon, qui aussitôt prend du vin et fait une libation aux Dieux. Il en donne au soldat pour qu'il fît de même ; puis ils se rendent ensemble chez le Lacédémonien qui commandait l'avant-garde et lui racontent la découverte du gué.
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Aussitôt celui-ci prend du vin et fait une libation. Comme nous voudrions que les chrétiens de ce jour eussent un sentiment égal de la présence de Dieu, Lui reportant la gloire des chances heureuses et Le remerciant de les leur accorder !
Voici maintenant des extraits de Sophocle :
« LE CHŒUR. -- Puissé-je conserver toujours dans mes paroles, dans mes actions l'auguste sainteté dont les lois sublimes résident dans les cieux où elles ont pris naissance, ces lois dont l'Olympe seul est le père, que les hommes n'ont point créées, et que l'oubli n'effacera jamais.
ANTIGONE. -- Je n'ai pas cru que tes ordres eussent assez de force pour que les lois non écrites mais impérissables, émanées des Dieux puissent fléchir sous un mortel.
Ce n'est pas d'aujourd'hui, ce n'est pas d'hier qu'elles existent ; elles sont éternelles, et personne ne sait quand elles ont pris naissance.
...Je suis née pour partager l'amour et non la haine. »
Je pense que ces Anciens ont été, comme dit saint Grégoire, visités par le Dieu d'Abraham.
Passons à l'appartenance à l'Église. Elle consiste essentiellement en la croyance en *un salut venant de Dieu*. S. Augustin nous dit (Retrac. I, 13) : « La chose même qui maintenant s'appelle la religion chrétienne existait déjà autrefois et dès le commencement du genre humain, elle n'a jamais fait défaut. » Le saint homme Job, qui n'était pas Juif, mais païen, a certainement appartenu à l'Église. Ses plaintes véhémentes, l'obscurité même de bien des points de la Révélation en son temps, rendent ces plaintes plus touchantes et aussi plus éclatante l'affirmation de sa foi :
*Je veux mettre ma chair entre mes dents,*
*je veux mettre mon âme dans ma main*.
*Je défendrai devant Lui ma conduite,*
*mais il sera mon salut*. (XIII, 14-16)
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Or il y a dans l'antiquité païenne, en dehors de Job, une plainte aussi douloureuse, un cri d'espoir aussi véhément, c'est celui qu'a poussé la tragédie grecque. Nous avons cité Sophocle. Son héroïne Antigone est martyre de la loi naturelle ; mais Sophocle est encore l'auteur de la tragédie antique où l'affreuse destinée de l'homme et le grand problème qu'elle soulève pour les consciences droites est exposé avec le plus de puissance : c'est Œdipe-Roi. Les mythes qui entourent cette fable servent à montrer à quel point l'homme peut être criminel sans être coupable. Quel est ce Destin auquel les Dieux même sont soumis, sinon le péché originel avec ses conséquences ? Les Grecs l'ont appelé fatalité pour avoir constaté qu'on ne peut y échapper par soi-même. Or il est entièrement vrai qu'on ne peut sortir du péché par ses propres forces : il y faut l'intervention de Jésus. Nous n'avons pas toute la pensée de Sophocle ; il reste peu d'œuvres de ces grands hommes et il nous manque certainement celles de leurs pensées que les païens de leur temps n'ont pas comprises. Vers l'an 300 Aristoxène de Tarente dit que certains amateurs vomissaient la bile dès qu'ils entendaient le mode enharmonique utilisé par les tragiques grecs pour la musique de leurs œuvres. Il nous reste quelques lignes de musique d'un chœur d'Euripide. (Reinach, la Musique grecque.) C'est d'une affreuse tristesse, comme jamais il n'en a plus été exprimée depuis l'Incarnation. Les Grecs ne pouvaient plus supporter l'exposé de leur misère : ils préféraient s'en accommoder, et comme dit Pascal « se distraire ».
Ce qui nous reste d'Eschyle est entièrement probant ; Eschyle a cru à un salut venant de Dieu et il a exposé sa croyance dans son Prométhée et surtout dans l'Orestie. Prométhée est un Dieu qui se sacrifie pour les hommes et qui est accablé par la justice divine. « Telle est la cause, dit-il, des rigueurs qui m'accablent : j'ai eu pitié des mortels. » Et Mercure, qui fait assez bien figure de pharisien, fait cette prophétie :
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« N'espère point voir la fin de ces tourments, à moins que quelque Dieu ne succède à ta place, et ne veuille descendre chez l'invisible Pluton, dans les abîmes obscurs du Tartare. » Dans l'Orestie on assiste au pardon d'un criminel par la Sagesse divine. Athéna, née du cerveau du Père des Dieux, vote pour l'acquittement ; les voix se partagent également. Oreste est acquitté par la voix d'Athéna. Cette froide analyse est bien incapable de rendre la grandeur religieuse de ce drame, celle des anticipations, pour ne pas dire des prophéties qui y abondent. Le chœur des Furies s'écrie après le jugement : « Ô jeunes Dieux ! les vieilles lois, c'est ainsi que vous marchez sur elles ! » Et ceci est censé se passer à l'Aréopage d'Athènes, où saint Paul, cinq siècles plus tard, découvrit l'autel dédié au Dieu inconnu et prêcha la venue du Messie. Il y eut d'ailleurs dans l'antiquité païenne elle-même un progrès des conceptions religieuses. Il y a plus d'espérance dans la tragédie grecque que dans l'Iliade ou l'Odyssée. L'Écriture Sainte nous donne elle-même un écho de l'inquiétude de toute l'humanité, tant païenne que Juive. Le livre des Proverbes, antique collection de sentences morales, nous donne les *paroles d'Agur fils de Jaké*.
« Cet homme dit :
Je me suis fatigué pour connaître Dieu,
pour connaître Dieu, et je suis à bout de forces ;
Car je suis plus stupide que personne,
et je n'ai pas l'intelligence d'un bomme**s**
Je n'ai pas appris la sagesse,
et je ne connais pas la science du Saint.
Qui monte au ciel et qui en descend ?
Qui a recueilli le vent dans ses mains ?
Qui a lié les eaux dans son vêtement ?
Qui a affermi les extrémités de la terre ?
Quel est son nom et quel est le nom de son fils ?
Le sais-tu ? » (*Prov*. XXX*,* 1-4)
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Les études classiques, telles qu'on les fait depuis longtemps, laissent entrevoir aux élèves quelques hommes supérieurs, mais les trompent en cachant les aspirations religieuses de ces grands hommes. Ne verraient-ils pas ainsi l'immense supériorité non des talents mais de la révélation religieuse en Israël ? Est-ce cela que l'on craint ?
\*\*\*
NOUS ARRIVONS au doux temps de l'Avent, où nous faisons mémoire de l'Attente des peuples anciens, de celle des Juifs, de celle de la Vierge Marie avant Noël, et aussi du second avènement du Christ. Or il y a toujours des païens qui attendent, ils ne savent quoi et les meilleurs s'interrogent comme Agur fils de Jaké. Les Hindous, les lamas du Tibet et de Mongolie pratiquent une religion analogue à celle des anciens Égyptiens pour les rites et la magie. Les sorciers règnent sur un tiers de l'humanité ; le rôle des chrétiens est de continuer l'œuvre du Christ pour toute cette humanité souffrante, pour le passé, le présent et l'avenir. Aucune possibilité pour eux de se soustraire à cette œuvre d'amour, puisqu'ils sont membres du Christ, non pas symboliquement, ni en manière d'allégorie, ni analogiquement, mais réellement ; les chrétiens sont *incorporés* au Christ. Le petit enfant baptisé est un trésor pour le monde entier, il a une charge universelle. Il y a une attente du monde vis-à-vis des chrétiens. Ce qu'il attend n'est pas un changement de structure économique pour être heureux sur la terre, car les hommes savent qu'ils ne peuvent pas l'être ; il attend des chrétiens un sens pour la mort et une raison de vivre. Puissent les chrétiens ne pas s'y soustraire et, pour instruire ces âmes que le Tout-Puissant leur a confiées, accepter dans la joie la vie même du Christ, pauvre et peineuse jusqu'à l'ignominie, se rappelant, comme le dit l'épître à Diognète, que « *ce que l'âme est au corps, les chrétiens le sont au monde*. »
D. MINIMUS.
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## ENQUÊTES
### La corporation
Nous pensions commencer dans le présent numéro la publication des réponses faites à notre enquête sur la corporation. Mais, d'autre part, le nombre et l'étendue des réponses à l'enquête sur le nationalisme nous ont tenus jusqu'à ce mois-ci. Faute de place, nous ne pouvons publier simultanément deux enquêtes.
La publication des réponses à l'enquête sur la corporation commencera donc quand sera terminée celle des conclusions de Marcel Clément à l'enquête sur le nationalisme.
\*\*\*
En attendant, voici quelques notules destinées à rassurer M. Joseph Folliet... et beaucoup d'autres.
#### I. -- La caution de Jaurès
On a vu dans notre numéro 6 que ce qui fait surtout peur à M. Joseph Folliet dans l'ordre corporatif, c'est le mot.
Or Louis Salleron nous rappelle que Jaurès n'était pas si timide et il nous adresse quelques citations curieuses, tirées de la *Revue socialiste,* année 1895.
Jaurès écrivait :
« Ou bien la nation fera de chaque branche d'industrie une administration, et la production sera administrative. Ou bien elle délèguera la propriété effective et l'usage de l'outillage à des groupements professionnels sous des conditions déterminées, et la production sera CORPORATIVE. »
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Et encore :
« De même que l'organisation nationale du travail ne peut demeurer exclusivement administrative, et qu'elle doit se décomposer en un certain nombre de grandes CORPORATIONS relativement autonomes, de même elle ne peut aboutir au régime pleinement corporatif et perdre son caractère national et un. Car chacune de ces CORPORATIONS, si elle était absolument indépendante, serait un État économique dans l'État économique. »
#### II. -- LA CAUTION DE JULES GUESDE
De son côté, M. René Gillouin nous écrit :
*A propos de corporatisme voulez-vous me permettre de vous rappeler un fait qui vous a peut-être échappé, étant fort antérieur à votre naissance, mais qui ne me paraît pas, de votre point de vue, dénué d'intérêt ? C'est qu'il y a cinquante ans, au temps de la Charte d'Amiens et du Congrès de Limoges, le monde ouvrier employait communément le mot corporation. A l'ordre du jour du dit Congrès figuraient textuellement* « *les rapports entre l'organisation corporative et l'organisation politique de la classe ouvrière *»*. La résolution préliminaire, inspirée de Guesde, parlait sans ambages de* « *l'action syndicale ou corporative *»*, et Guesde lui-même n'hésitait pas à déclarer :* « *Ce qu'il faut, c'est l'unité corporative *»*. Vous trouverez ces textes dans l'excellent Bulletin* « *Les Études sociales et syndicales *»*, dirigées par Claude Harmel* (*n° d'avril* 56*, p. *14).
*Il serait intéressant de savoir à partir de quand et sous l'action de qui ou de quoi le mot corporation a été banni du vocabulaire* « *prolétarien *»*.*
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### Le Nationalisme français
#### La réponse de Gustave Thibon
Montréal, Toussaint 1956.
MON CHER MADIRAN,
*J'aurais voulu répondre avec le meilleur de moi-même à votre enquête sur le nationalisme. Mais la vie que je mène en Amérique -- où j'ai trop à faire en trop peu de temps -- ne me laisse ni le temps ni le recueillement nécessaires à ces nobles exercices de la pensée.*
*Au reste, qu'aurais-je d'essentiel à ajouter à la lumineuse analyse de Marcel Clément ? La vision catholique de la cite des hommes s'y déploie avec toute son ampleur et toute sa fermeté. On peut approfondir ou nuancer, on ne peut pas contredire...*
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*Le seul point où je voudrais apporter quelques précisions est celui du nationalisme maurrassien. On ne mettra jamais assez en lumière l'abîme qui sépare la pensée de Maurras de l'idéologie jacobine.*
a\) *Le nationalisme* intégral *n'est, à aucun degré, un nationalisme* exclusif*. Il y a même une antinomie entre ces deux termes, car aucune chose créée ne peut subsister et s'épanouir sans s'ouvrir aux diverses réalités qui l'entourent. Une frontière est un trait d'union plus qu'une barrière -- et le culte exclusif d'une nation conduit à l'étouffement de cette nation.*
b\) *Les durcissements du nationalisme maurrassien dans telle ou telle situation concrète tiennent à des nécessités imposées par les circonstances et non à l'essence de la pensée de Maurras. Il s'agit d'une priorité d'urgence et non d'une priorité de valeur. Quand on voit un homme qui se noie, on ne pense qu'à le tirer hors de l'eau -- ce qui ne veut pas dire qu'on mette le salut de son corps au-dessus du salut de son âme. Ainsi Maurras devant le corps de la France si souvent mis en péril par une politique incohérente.*
*c*) *Clément affirme avec raison que le nationalisme de Maurras ne repose pas, au moins explicitement, sur la conception d'un ordre social voulu par Dieu. Sans doute, mais la pensée de Maurras,* « *cet obscur appétit des lumières du jour *» *comme il l'a dit splendidement lui-même, n'est qu'un long cheminement vers cette affirmation divine.*
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*Un nationalisme jacobin est un écran entre l'homme et Dieu parce qu'il repose sur une métaphysique anti-chrétienne ; le nationalisme de Maurras, au contraire,* parce qu'il n'est qu'un empirisme, *peut servir de pont entre l'homme et Dieu, car c'est la démarche normale de l'esprit de passer de l'existence à l'essence, du physique au métaphysique. Maurras est mort, mais sa pensée reste vivante -- et cette pensée n'a rien de figé ni de fermé : c'est à nous qu'il appartient de la prolonger jusqu'à ses ultimes conséquences que Maurras n'a entrevues qu'au seuil de la mort. Que, pour nous chrétiens, son enseignement soit incomplet -- la chose est indiscutable, mais nous ne lui serons jamais assez reconnaissants de nous avoir fourni les fondements empiriques d'un édifice social qui peut et qui doit s'élever jusqu'au ciel.*
Gustave THIBON.
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#### Nationalisme et « nationalisme intégral »
« TOUS LES ÉCRIVAINS CATHOLIQUES, quelles que soient leurs positions politiques ; tous les écrivains dits « de droite », qu'ils soient catholiques ou non », dites-vous : je suis catholique, je suis homme de droite, impossible de me dissimuler qu'à ce double titre votre enquête m'interroge.
Mais ma plus pressante raison d'y répondre pourrait bien être une troisième : le plaisir que j'éprouve à profiter de l'occasion pour donner enfin à *Itinéraires* ce signe public de sympathie que ce m'était un grand regret de n'avoir pu lui apporter encore.
En vérité tout me ravit dans votre revue : le constant souci d'y enchaîner correctement des idées claires et distinctes ; la quantité de documents réunis par ses chroniques si précieuses pour suivre d'un peu près les penseurs patentés de notre temps ;
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mais surtout cette fermeté, cette loyauté qui tranchent si décisivement avec les petites habiletés de l'adversaire. Bref, -- puisque j'ai commencé de parler net, -- le plus précieux foyer de ce redressement de l'esprit français qui reste, à mon sens, pour les hommes de pensée, la tâche capitale d'aujourd'hui et de demain ; car j'ai grand peur qu'il n'y suffise pas d'une génération.
Mais évidemment, ce n'est pas que ce large et profond accord ne laisse ici ou là le champ libre à de menues divergences. Témoin précisément, cet article de Marcel Clément, à l'égard duquel ma position se dit en deux mots : je souscris pleinement à sa thèse ; j'ai plus de peine à le suivre jusqu'au bout dans l'ordre de l'hypothèse, c'est-à-dire des applications et des résolutions.
1. -- PAS DE DISCUSSION POSSIBLE sur la malfaisance de « l'État nationaliste », tel que Pie XII le définit : c'est-à-dire, pour reprendre les termes de Sa Sainteté, « l'État dominateur et centralisateur qui fait de la nationalité la base de sa force d'expansion ». Et je n'élève non plus la moindre objection contre Marcel Clément, quand il fait résider le « point fondamental » de cet enseignement dans l'obligation de « ne pas faire de la nation la base d'une politique absolutiste, intérieure ou extérieure », c'est manifestement dire la même chose. Que donc une doctrine politique émette cette prétention, ou seulement implique nécessairement cette conséquence, parfaitement d'accord, cette doctrine est une peste, et doit être combattue.
Pourquoi cela ? Parce que quelque hautes et bienfaisantes que soient les réalités naturelles exprimées par les termes d'État, de nation, de patrie, -- non je ne les confonds pas, mais ce que je vais dire s'applique à toutes les trois, et à bien d'autres choses encore, -- aucune d'entre elles n'est notre fin dernière, d'aucune d'entre elles nous n'avons le droit de faire notre tout ; car c'est là proprement diviniser, et ni l'État, ni la nation, ni la patrie ne sont Dieu. Et, par suite, l'homme qui fait de la nation un absolu commet, en rigueur de termes, le péché d'idolâtrie ; en élevant une créature au rang qui n'est dû qu'à Dieu.
Mais peut-être va-t-il surprendre qu'à propos du nationalisme j'emploie un terme si grave et si général. Je crois bien pourtant que c'est le terme juste et que rien n'éclaire mieux le problème précis du nationalisme que cette référence à la vertu de religion, sous le double aspect de ce qu'elle interdit et de ce qu'elle prescrit.
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Observez d'abord, dirai-je aux objecteurs, que ce terme d'idole exprime excellemment qu'il ne s'agit nullement de contester qu'État, nation, patrie, ne soient des réalités par elles-mêmes bienfaisantes. Car il n'y a point d'idoles par nature ; il n'y a que des idolâtres. Et, davantage, non seulement c'est toujours le culte abusif qui fait l'idole, mais ne savons-nous pas, de la plus commune expérience, que c'est régulièrement l'excellent que choisit pour le diviniser cet irrépressible besoin d'adoration si profondément inscrit dans L'intime de notre nature que l'homme ne peut que le dévier, non l'abolir ? C'est à ce point qu'il faut dire exactement la même chose de la famille. Elle aussi est une institution naturelle, et donc nullement à détruire, mais sans doute possible à protéger, à fortifier. Serait-ce cependant chose si rare qu'il se commette des crimes en *son* nom ? Mais d'ailleurs, rassurez-vous, ce n'est pas l'institution que j'incrimine, la faute n'est pas en elle, tout le tort est aux égarés qui *ne* mettent rien au-dessus : oubliant que toutes les idoles ont les pieds sanglants. Eh oui ! : « Qui ne hait pas son père et sa mère... » Conclurons-nous de la parole sacrée qu'il ne soit pas devoir d'aimer sa famille, même d'un amour de préférence ? mais ne serait-ce pas ôter à cette parole toute signification que de n'y pas entendre que les affections les plus légitimes cessent de l'être lorsqu'elles usurpent sur ce que nous devons à Dieu ?
Cet exemple explique assez clairement ce qu'interdit, à mon sens, comme ce que n'interdit point, la condamnation de l'idolâtrie. Elle n'implique aucun mépris des réalités de la création, n'invite pas le moins du monde à ne pas rendre à chacune ce qui lui est dû ; simplement, elle ne permet pas d'ériger aucune d'entre elles en absolu, tentation qui, hélas ! n'a rien d'illusoire. Seulement, qui s'arrêterait là, nous sommes bien toujours d'accord, n'est-ce pas ? n'émettrait que du vent ; car ce serait méconnaître que le renversement lui-même des idoles, quand il ne s'accompagne pas du culte du vrai Dieu, est encore idolâtrie. Voyez Gide, de quel accent véritablement testamentaire (et certes à très bon droit, car c'est bien la source secrète de sa plus profonde pensée), à la dernière ligne de ses *Nouvelles Nourritures* inscrivant son inattaquable : « Camarade, ne sacrifie pas aux idoles », et qui pourtant...
Autant dire qu'il ne sert rigoureusement de rien de condamner le nationalisme aussi longtemps que l'on ne consent à joindre à cette condamnation la vertu vivifiante d'un enseignement positif : parce qu'il ne se peut qu'alors l'homme, incapable de vivre sans objet d'adoration, ne se façonne au plus tôt de ses mains une autre idole, -- voyez seulement en face, -- laquelle ne vaudra pas mieux que la première et pareillement n'engraissera ses adorateurs que pour les dévorer. Si cette condamnation est nécessaire, c'est à la manière de toutes les prohibitions, dont aucune n'est le dernier mot de la morale, quoiqu'il n'y ait point de morale qui n'en doive édicter, parce qu'un être fini ne peut posséder certains biens qu'au prix de certains refus. Et par suite, le premier, le vrai problème, là comme ailleurs, est de rendre à Dieu ce qui lui est dû.
-- Et comment cela en politique ? opposeront les têtes modernes ? -- De deux manières.
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La plus complète est sans nul doute la reconnaissance théorique et pratique, c'est-à-dire la profession, par l'État, de la vraie religion. Inutile que personne pousse les hauts cris ; l'exigence n'est même pas propre à la doctrine chrétienne ; la seule philosophie naturelle, en allant jusqu'à Dieu va jusque là. Et quant à craindre de verser nécessairement, de ce chef, dans la théocratie ou le cléricalisme, erreur d'analyse. Ces périls ont pu être, à de certaines époques, très réels, et leur retour n'a rien d'inimaginable ; mais ils tiennent à d'autres causes, témoin les si fréquents démêlés avec Rome, à tort ou à raison selon les cas, de notre monarchie très chrétienne ; et de même de la monarchie très catholique.
Il n'en faut pas moins convenir que les circonstances ne permettent pas toujours cette reconnaissance expresse. Comment demander de faire profession de foi catholique à l'État d'un pays de majorité largement protestante ? ou seulement de déisme là où les athées, par une hypothèse extrême, l'emporteraient de trop loin ? Ne serait-ce pas aller à de très graves difficultés ? et, davantage, méconnaître ce principe capital de la doctrine chrétienne que l'acte de foi est un acte libre et l'adhésion de l'être à la vérité tout autre chose qu'une nourriture à ingurgiter de force aux récalcitrants ? Et j'entends bien qu'il ne s'agit pas de convertir les gens malgré eux, qu'il ne s'agit que de l'État, des lois de la cité. Il n'empêche que, sans faire de l'État le simple mandataire de la nation, on ne gouverne pas sans un minimum d'assentiment, dont, au surplus, le bulletin de vote n'est qu'une forme superficielle, grossière, souvent mensongère ; le véritable assentiment est celui qui n'a pas à être donné, parce qu'il est, et que, sans qu'il soit besoin d'interroger, le comportement, qui est l'intime de l'homme, fournit la réponse. Que donc, comme il peut se rencontrer, cet assentiment là soit clairement, indubitablement refusé, et non pas, il va de soi, par quelques remous de l'opinion, mais par un volonté générale, durable, enracinée de la population, je ne dis pas du tout qu'un État conscient de ces devoirs ne doive travailler à changer les choses et à rendre le désirable et le normal possible ; jusqu'à ce qu'il y soit parvenu, il manquerait à la fois de prudence et d'honnêteté à passer outre. « J'ai encore beaucoup de choses à vous dire, déclarait le Christ à ses apôtres, mais maintenant vous ne pouvez les porter. »
Même alors, cependant. L'État n'en demeure pas moins soumis par nature à la souveraineté divine, et ce n'est pas parce que les circonstances interdisent à cette soumission d'être dans le discours qu'il s'ensuit de cette impossibilité dispense qu'elle passe dans les faits. Et pour cela nul besoin d'aller chercher bien loin : il n'est que de recourir à ce qui marque essentiellement la dépendance de l'homme à l'égard de Dieu, -- fût-ce du Dieu inconnu, à savoir l'observation de la loi morale. Mais évidemment, par rapport à la première, cette seconde solution n'est pas un progrès ; elle est un recul, simple ligne de repli exigée par le malheur des temps ; en outre, de bien moindre sécurité, une morale sans religion explicite, comportant inévitablement un risque beaucoup plus grand d'impureté, d'erreur et d'hypocrisie.
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Ce n'est donc là qu'un minimum ; mais il suffit qu'il n'y ait point de communauté humaine si rudimentaire où l'homme cesse d'être l'animal capable du bien et du mal pour que ce minimum soit partout et toujours exigible. Il faut que la politique accepte de se soumettre à la morale, ou tout ce qui se peut entreprendre pour la grandeur d'un État, d'une nation, d'une patrie en devient indigne de L'homme.
Il importe toutefois de prévenir une méprise grosse de conséquences.
On se tromperait en effet du tout au tout à penser que cette subordination de la politique à la morale implique confusion des deux ordres : chacun d'eux y garde son autonomie spécifique. Car cette subordination signifie seulement que quiconque accomplit acte de politique, ne fût-ce qu'en déposant un bulletin de vote, doit, comme en chacun de ses actes, se soucier du juste et de L'injuste ; nullement qu'à dicter son choix soit suffisante, à elle seule et comme toute brute, la seule considération de la justice, je veux dire sans le concours obligé de la prudence. Mais que l'on y prenne garde, l'effet de cette distinction est si peu de soustraire la politique à la morale que l'obligation en procède bien plutôt en droite ligne d'une exigence morale plus sévère et plus sérieuse ; du simple fait qu'il ne suffit pas de vouloir le bien pour le faire, et qu'ainsi c'est ne le vouloir que mollement, verbalement que de négliger de s'entourer des connaissances qui en feront mieux qu'un vœu stérile. Si bien qu'en définitive, c'est encore la morale elle même qui impose au politique le devoir rigoureux de s'enquérir d'un ordre qui, lui, n'est pas celui de la moralité, mais de la technique ; faute de quoi, il se flatterait à tort de n'être pas responsable -- responsable *moralement* -- des abîmes de souffrance et de calamité qu'auront ouvert, pour autrui, ses ignorances et ses maladresses.
(Comme ce n'est pas la morale qui enseigne au médecin la médecine, quoique ce soit elle qui lui fasse un devoir de l'apprendre, pour être en état de guérir ses malades, et que, dans l'usage même de son savoir, il doive respecter la distinction du bien et du mal. Ou comme l'artiste a le devoir d'acquérir la maîtrise de son art, quoique l'esthétique ne soit pas une province de la morale et qu'il n'ait jamais suffi d'une âme pure pour enfanter un chef-d'œuvre ; encore qu'il soit avantageux pour l'artiste -- mais il faut d'abord être un artiste -- d'être aussi un honnête homme).
Vous voyez, je pense, où je veux en venir ; à ceci, que les exigences de la morale, dès qu'on prend souci de la vivre, chose autrement difficile que de l'avoir chaque semaine au bout de son stylo, s'étendent infiniment au-delà de la facilité dégoûtante des bonnes intentions. La vraie morale n'est pas dans les paroles, elle est dans les actes ; et non pas à se caresser l'âme avec béatitude, de la générosité de son cœur, mais plus laborieusement, plus dangereusement, à mettre de son mieux en œuvre les moyens les plus propres à diminuer la somme de mal dans le monde.
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Et c'est bien pourquoi elle ne saurait se satisfaire de la creuse opposition de la justice et de la force exploitée jusqu'à la nausée par les rhéteurs de tous les temps ; car si la justice a besoin de la force pour être autre chose que le cri de l'innocence à la face du ciel, comme il n'est que trop sûr, c'est leur alliance que réclame la morale et la force est devoir d'état de l'État : ou ses libéralités n'aboutissent qu'au désordre, générateur d'injustices, pour les faibles, infiniment plus cruelles et plus étendues que celles qu'on prétendait éviter. Regardez seulement en Algérie, où, parmi les victimes du terrorisme ; les Musulmans, à qui nous devions protection, l'emportent de si loin sur les Français. Qui oserait dire que ce sang-là ne crie pas contre nous ? Voilà pourtant où l'on est conduit quand, trop fier de clamer à tous les échos que la politique doit être morale, -- et elle doit l'être, on ne rougit pas, sur le plan de l'exécution, par idolâtrie, car c'en est une autre, de la plus niaise des idéologies de dépouiller en même temps cette morale si hautement professée de son contenu positif, en privant l'État des moyens d'assurer le bien commun. Tant il est vrai qu'encore qu'il faille s'appliquer à penser et à parler juste, la parole n'est le plus souvent que l'alibi de l'action.
C'est grand malheur qu'il soit aujourd'hui nécessaire de rappeler de si claires leçons de la vie, mais c'est grand bienfait qu'elles se déduisent aussi droitement et naturellement de l'enseignement même de l'Église. Car, remarquez-le, je n'ai fait que dérouler des conséquences. Au départ, rien de plus que le refus, que Pie XII nous demande, de « considérer l'État comme une fin à laquelle toutes choses doivent être subordonnées et orientées », et l'obligation corrélative qu'il nous impose de confesser « sa dépendance essentielle à l'égard de Dieu ». Or, au terme, tout autre chose que faiblesse, lâcheté, démission ; le devoir au contraire, d'être fort, mais non par volonté de puissance, au sens nietzschéen, non comme une fin en soi ; force ordonnée, c'est là le point, à la fin propre de l'État, elle-même subordonnée à la fin dernière de l'homme. Ou bien, faute de cette subordination fondamentale, pour avoir manqué à ce que nous devons à Dieu, nous irons encore, toujours selon le pontife, contre nos propres intérêts, ayant cherché la grandeur et rencontrant la ruine. Car il est de la perfection du subordonné de ne point usurper, son bonheur même en dépend, et c'est bien pourquoi une politique qui revendique pour la nationalité tous les droits, ou, ce qui revient au même, qu'au nom de la nation l'État s'arroge « un empire illimité » ne peut, déclare Pie XII, « que nuire à la vraie et durable prospérité des nations ».
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Dira-t-on que l'expérience ne confirme pas quand le fracas de l'Allemagne hitlérienne fait encore retentir à nos oreilles la duperie de toutes les idolâtries ? Parce que toujours l'objet même de leur culte, pour leur châtiment, échappe aux idolâtres.
2. -- CES PRINCIPES POSÉS, -- où je ne vois pas (à l'humeur près, si l'on y tient) quelle divergence me sépare de Marcel Clément, -- reste à passer à l'application. Et là, je n'ai pas à dire où gît, pour un Français catholique et de droite, le vif du débat : savoir si le « nationalisme intégral », tel que Maurras l'a professé et vécu, tombe sous le coup de la condamnation du nationalisme, tel que Pie XII le définit.
Entre nous, je ne tiens pas l'étiquette pour fort heureuse. Encore faut-il la comprendre. « Intégral » n'y signifie pas que la nation soit la réalité suprême à quoi tout se doive subordonner : il ne me souvient pas d'avoir nulle part lu rien de tel dans Maurras, et j'ajouterai qu'il ne l'a jamais pensé, fût-ce aux brèves années de sa ferveur positiviste ; car c'est au Grand-Être que son insatiabilité de l'universel eût alors réservé la primauté. Un « nationaliste intégral », dans son vocabulaire, est simplement le Français qui, poussant jusqu'au bout la logique des exigences de la nation ou patrie, termes pour lui synonymes, -- de ses justes exigences, vie, sécurité, prospérité, rien de plus, -- conclut à la nécessité de la monarchie. En d'autres termes, avec cette épithète, nous restons dans l'ordre de la physique politique ; et j'entends bien que cette physique-là peut se discuter ; fondée ou non, elle n'a pas de prétention métaphysique.
Remarque analogue pour l'interprétation de ses écrits. Je ne conteste pas qu'il soit assez facile d'y cueillir plus d'une formule en elle-même reprochable ; mais là encore il faut comprendre. Maurras n'est pas un géomètre, un pur logicien ; c'est un orateur et un poète, homme de la mer et de l'agora, mélange d'Ulysse et de Démosthène, impatient de persuader et vif à la manœuvre, et, par suite, de qui la démarche instinctive n'est pas d'édifier un système, mais d'interroger les flots inépuisables du concret pour en faire rayonner les hautes et bienfaisantes leçons. Il résulte de là que fréquemment la frange de son expression déborde le langage d'une rigoureuse exactitude. Et, dès lors, je le veux bien, procédé de bonne guerre, si c'est de le convaincre d'erreur qu'il s'agit, que de s'emparer de ces outrances de la verve et de les prendre au mot ; mais un vrai critique procède tout à l'inverse. Il aperçoit bien ces excès de l'expression, et, sachant que tout est significatif, ne refuse pas d'y voir un trait de tempérament ; mais c'est le courant central et constant de la pensée qu'il s'attache à dégager et qui le retient comme l'essentiel, auprès de quoi le reste n'est qu'un peu d'écume, mousse légère, changeantes couleurs de la suite des jours et des saisons de l'âme.
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Au demeurant, je ne fais ici l'une et l'autre de ces observations que par acquit de conscience et manière de précaution. Car c'est un fait que Marcel Clément ne reproche pas à Maurras l'appellation de « nationalisme intégral », comme c'en est un autre qu'il ne cite de lui que deux mots tout juste, échappant par là-même au soupçon d'abuser d'une phrase malheureuse. Seulement, tout accord donné sur la question de méthode, reste à examiner s'il résume fidèlement cette pensée générale de Maurras et si les reproches qu'il lui adresse sont fondés. Et là, je ne puis me dire tout à fait content : ni sur la question de fait, ni sur la question de droit. Entendez par cette distinction qu'il me paraît tout ensemble prêter à Maurras un nationalisme en effet inadmissible, mais aux antipodes de sa pensée, et, d'autre part, là où les lacunes sont bien réelles, qualifier un peu vite d'erreur ce qui n'est que silence, problème à tort ou à raison réservé ou même de l'implicite passé plus tard à l'explicite ou bien près. Et finalement, je ne jurerais pas que sa critique, au premier regard la netteté même, ne prît au second une apparence sensiblement différente.
Aussi bien sied-il de reproduire au plus près ses propres expressions. Disons donc que, selon lui, l' « erreur » du « nationalisme intégral » est d' « aboutir à deux conséquences contradictoires » : en ce que, d'une part, il défend « les valeurs sociales les plus certaines du point de vue du droit naturel », mais que, « d'autre part, cette défense des institutions en accord avec le droit naturel n'est pas fondée sur l'affirmation antécédente d'un Dieu Créateur, Auteur de cet ordre » ; elle l'est « sur un impératif politique que Maurras ne pouvait pas, intellectuellement, soumettre à la suprême majesté de Dieu et de Sa loi », -- cette dernière formule présentant en outre les deux variantes suivantes, également nécessaires à transcrire : que « ces valeurs défendues par Maurras le sont non pour des raisons chrétiennes, mais pour des motifs inspirés de ce qu'il nommait *l*'*empirisme organisateur* » ; et que les anciens nationalistes intégraux devront « renoncer à affirmer ces valeurs comme servantes ordonnées à la seule valeur politique de la nation », ce qui semble bien impliquer qu'ils le faisaient.
Soit, d'évidence : accord sur les valeurs défendues par le « nationalisme intégral », de part et d'autre tenues pour légitimes ; désaccord sur les raisons de les défendre. Je n'ai ainsi à traiter que du second point, ce que je ferai en essayant de déterminer la position vraie de Maurras à l'égard des différentes justifications de ces valeurs qui lui sont prêtées ou opposées par Marcel Clément.
a\) Et d'abord, accordons-le tout de suite : s'il est vrai que Maurras ait ordonné les institutions fondamentales de la société à *la seule valeur politique de la nation*, ou, ce qui revient au même, les ait fondées sur un *impératif politique*, à l'exclusion de rien d'autre, point de dispute, en cela Maurras s'est trompé. Non que ces valeurs ne servent, en définitive, pour reprendre l'expression de Pie XI, « la vraie et durable prospérité des nations ».
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Mais parce qu'elles sont logiquement antérieures à la nation, parce qu'elles n'ont pas la nation pour fin : conception qui reviendrait à ne considérer en l'homme que le citoyen.
Mais cette conception indiscutablement erronée est-elle celle de Maurras ? Aucun familier de sa pensée ne l'y reconnaîtra, tant elle hurle avec le vrai de sa nature. C'est oublier en effet que la politique est bien loin d'être le moteur premier de son activité. Il peut bien la suivre avec un intérêt passionné, s'y être jeté à corps perdu, lui laisser généreusement dévorer le plus gros de ses rudes journées de travail ; elle ne l'intéresse qu'en fonction d'autre chose. Avant elle, au-dessus d'elle, il y a une voie qu'il a, de son propre aveu, courue plus passionnément encore ; et certainement dans cette « poursuite de la vérité première et dernière », déclare-t-il en 1913 ([^15]), il n'a « pas abouti, pas trouvé ce qu'il cherchait » ; le problème de Dieu est resté pour lui sans solution ; mais encore garde-t-il de sa quête amèrement déçue le bénéfice indéniablement positif d'être vitalement habité par la plus solide philosophie de l'être. Entendez que l'idée qui domine tout en lui est que la perfection n'est pas dans le changement, ni dans la multiplicité, vrais champs de bataille des contraires, mais dans l'immuable plénitude d'une simplicité essentielle : à l'homme donc, trop évidemment incapable de se hausser jusqu'à cette pure et transparente unité, d'avoir du moins la sagesse de se régler sur ce sublime modèle, idéal ou réel, en se composant, en se hiérarchisant, en faisant régner en lui et autour de lui, à l'encontre de tous les égalitarismes, ces « hautes et salutaires lois de gradation qui pénètrent si vivement toutes choses sur la terre et dans le ciel ». « Ce qui est un est un, écrira-t-il un jour, dans une de ses plus fortes pages ; ce qui n'est pas un doit se rapporter à l'un ([^16]) ». Admirable parole qui avec la plus profonde origine de sa haine de la démocratie, nous livre le nœud de toutes ses pensées et comme l'intime et brûlant foyer de sa longue et puissante vie. Et c'est cet homme-là pour qui l'on voudrait que l'homme n'existât que pour la cité.
Allons donc !
Non : ce qui règne sur lui et le meut, ce qui le fait chaque jour courir au rempart et sans répit y défendre sa vérité contre les idéologies modernes, est tout autre chose : une certaine notion de l'homme, elle-même commandée par une certaine idée de l'Être. Maintenant, notion juste ou fausse, autre question et je consens qu'on en dispute ; certainement insuffisante pour un chrétien ; mais suffisante, en tout cas, pour le soustraire à l'étroitesse essentielle des nationalismes.
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Au surplus, la vérification de fait est bien aisée. Car un débat sur les fondements de la société n'est pas controverse académique. Le primat du politique entraîne des conséquences ; et de même, celui du national : au-dedans, l'omnipotence de L'organisme politique, c'est-à-dire de l'État ; au dehors, le mépris des droits des autres nations. Posons donc les questions cruciales. Qui primera en cas de conflit, de l'État ou de la famille ? à qui appartiennent les enfants, et, tout particulièrement, le choix de leurs éducateurs ? Voit-on que Maurras n'ait pas tranché en faveur des parents ? Et quant à l'extérieur, que pense-t-il du principe des nationalités ? Il le rejette aussi décisivement que possible ; mais on ne le voit pas non plus tendre à quelque domination impériale de la France, de type napoléonien. Son rêve, son profond regret traversé d'une obscure espérance, se porte dans une direction bien différente : vers la Chrétienté, mais oui, vers les temps heureux de « l'unité des consciences » (autant qu'il se peut ici-bas) sous le magistère du plus haut pouvoir spirituel dont la lumière ait brillé dans notre pauvre monde. Au vrai, nationalisme de défense contre les dissolutions de l'internationalisme et les menaces des nationalismes étrangers ; non d'agression ([^17]).
J'ai peine à croire que ces arguments, qui sont des faits, ne soient pas à prendre en considération très sérieuse. Comment admettre, devant d'aussi positifs démentis, l'exclusion de rien de supérieur au politique et au national dans le nationalisme de Maurras ? Et de fait, Marcel Clément le sent si bien qu'il invoque la contradiction. La chose n'a en soi rien d'inconcevable, des prémisses fausses peuvent aboutir à des conclusions justes. Mais encore faut-il alors, pour que l'explication ait quelque apparence, que le principe erroné soit d'autant plus clairement et hautement affirmé que ses applications le combattent ; ou c'est lui-même qui, faute d'être étayé par le détail de la doctrine, s'il ne trouve pas non plus appui dans une indubitable énonciation, manquera de fondement et deviendra conjecture. Jusque là, c'est au clair, en bonne critique, à fixer le sens de l'équivoque, sans que la contradiction doive être admise qu'en désespoir de cause.
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Toutefois, nous ne tenons encore ici qu'une conclusion négative, L'origine assignée par Maurras aux institutions fondamentales restant dans l'ombre. Il nous faut chercher plus avant.
b\) L'empirisme organisateur va nous ouvrir de bien plus vastes perspectives ; mais encore à la condition d'entendre correctement l'expression fameuse, sans charger ces mots innocents d'un venin qu'ils n'ont jamais eu dans la pensée de qui les associa le premier côte à côte, ni non plus méconnaître la distinction capitale qui résulte directement de leur juxtaposition. Ce substantif et cet adjectif joints disent pourtant le mieux du monde la chose très simple qu'ils veulent dire. De quoi s'agit-il donc ? Uniquement de la démarche si raisonnable et si féconde qui consiste à recueillir les leçons de l'expérience heureuse ou malheureuse, -- c'est *empirisme*, -- et à les *organiser*, à les systématiser, de façon à transformer le fortuit en méthodique ; à quoi s'oppose la démarche inverse qui est de commencer par le système sans souci de la réponse qu'y fera la réalité, et de s'y obstiner quand de son côté la réalité s'obstine à refuser son assentiment. Nous sommes donc là dans l'ordre de la *technique*, et, de fait, ce n'est pas autrement, depuis que l'homme est sur la terre, et selon le commandement de la Genèse, peine à se la soumettre, que les arts et les sciences ont fait leurs progrès. A l'origine, telle réussite que l'événement nous propose, sans que souvent nous la cherchions de ce côté, que peut-être nous ne cherchions nulle part ; entrent en jeu l'observation et l'analyse pour y distinguer ce qui la facilite de ce qui l'entrave ; et finalement le soin mis à réunir les conditions propices comme à écarter les chances d'insuccès change l'accident heureux en procédé régulier.
Voilà très exactement, et s'ans aucune espèce de doute, la suite d'opérations que Maurras entendait signifier par cette remarquable alliance de mots, dont il aura été l'inventeur. Mais ce n'est pas toutefois qu'il ait été le premier à dégager démarche si naturelle et si générale de l'*homo faber*, ce ne serait pas croyable. Et même son originalité n'est certainement pas d'avoir pensé que, féconde partout, cette démarche fondamentale devait L'être aussi en politique, tant il est banal d'y prôner les leçons de l'expérience ; mais seulement d'avoir élevé une très vieille et très commune vérité, détenue et vécue de tout temps par les hommes d'État de quelque sagesse, au rang d'un principe distinctement reconnu, qu'une formule d'un netteté saisissante condensera. Quelle arme merveilleuse, en effet, que ces deux mots pour reprendre la lutte d'un Joseph de Maistre contre les idéologies oublieuses de la réalité, et comme leur conseil sonne clair !
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« Pas d'*a priori*, pas de ces mécanismes si plaisants à l'œil et qui ne marchent que sur le papier. Consultons plutôt l'événement. Voyons dans le passé ce qui a réussi, ce qui a échoué ; suivons avec plus d'attention encore le succès de nos tentatives présentes. L'échec se répète-t-il obstinément, pensons, qu'il a une cause, cherchons ce qui cloche, et tâchons d'y porter remède ; mais, là où les résultats sont ordinairement passables et quelquefois brillants (car c'est tout ce qui se peut espérer dans l'art malaisé du gouvernement des hommes), demandons-nous comment ils ont été obtenus et faisons de même, la bonne route est là. » Et quant à l'application : « La monarchie a fait la France, la république la perd. Soyons monarchistes. »
Rien que de très innocent, comme on voit, même si l'on discutait l'application. Visiblement, nous sommes là dans l'ordre de la prudence politique, où l'avis est pleinement de mise. Mais Marcel Clément n'entend pas ce langage si naïvement que je fais. Il lui confère une intention métaphysique ; du moins il me semble, car c'est un des points où j'eusse aimé qu'il exprimât plus nettement sa pensée ([^18]). Je l'exposerai comme je la comprends, en le priant de m'excuser si je me trompe.
Sauf erreur donc, l'empirisme organisateur, pour Marcel Clément, d'humble règle de conduite que nous l'avons vu devient proprement l'origine même et la justification assignées par Maurras aux institutions (ou valeurs) fondamentales (comme la famille, la propriété), que l'enseignement de l'Église nous dit de droit naturel. On voit aussitôt la portée de ce passage sur le plan supérieur. Car les deux justifications ne sont pas du tout équivalentes : l'empirisme organisateur, c'est l'industrie de l'homme ; le droit naturel, c'est l'institution divine. Or, que ces institutions fondamentales soient d'origine humaine ou divine, l'option n'est pas de peu de conséquence : car, dans le premier cas, l'homme auteur de ces institutions, a le droit de défaire ce qu'il a fait ; tandis que dans le second, il ne revient plus au pouvoir politique que d'en régler au mieux des circonstances l'aménagement, sans qu'il lui soit jamais permis de les abolir.
Telle est, ce me semble, la critique de base adressée par Marcel Clément à la doctrine sociale de Maurras, un dernier indice allant dans le même sens : il ne fait pas difficulté de reconnaître que les valeurs défendues par Maurras sont « *en accord avec* le droit naturel », puisque c'est un fait, il s'est bien gardé d'écrire qu'elles fussent *fondées sur* la nature de l'homme :
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c'est qu'en effet la première expression ne dit qu'une liaison accidentelle, que la seconde eût changée en dépendance essentielle, laquelle conduirait tout droit, au moins implicitement, à assigner à ces valeurs, dans la pensée même de Maurras, une origine plus qu'humaine, -- le point débattu, précisément, et davantage, le nœud même de tout le débat ; car, quant à moi, je conviens volontiers que, si le reproche est fondé, il dévoile dans les idées de Maurras sur la société un de ces vices radicaux qui corrompent une doctrine dans son principe et n'y laissent subsister que des vérités d'occasion.
Le grief est donc capital. Et sans doute y peut-il être répondu, j'entends très valablement, que jamais Maurras n'a pensé mettre tant de choses dans l'empirisme organisateur et qu'ainsi son transfert de la prudence à la métaphysique est arbitraire. Mais s'en tenir à cette réplique, parfaitement suffisante à motiver en l'espèce une ordonnance de non-lieu, laisse le très grave problème soulevé sans réponse. Je crois que l'on peut et doit aller plus loin, et qu'il n'est que de mieux interroger l'expression incriminée, à la prendre dans son sens le plus naturel, pour y lire distinctement le plus net commencement, tout au moins, de cela même que Marcel Clément déplore que Maurras n'ait pas vu.
Qu'exprime en effet la juxtaposition de ces deux termes, sinon la distinction dans les inventions de l'homme elles-mêmes, de deux facteurs irréductibles ? Il y a la part de l'inventeur, la formule dit l'*organisation*. Mais il y a aussi et d'*abord*, expressément affirmé par le terme d'*empirisme*, ou je ne sais plus le sens des mots, ce que l'expérience fournit à l'organisateur et dont il faut qu'il s'accommode ; car ce donné-là, lui rappelle-t-on, n'est pas une matière informe et ployable à merci ; il est une matière *déjà* organisée, avec sa structure et ses caractères propres et immuables, ses affinités et ses répugnances, ses lignes de clivage, ses possibilités de devenir ceci, mais non cela, et le reste. C'est l'évidence dans le monde physique : et de même, observe Maurras (l'application seule de l'empirisme organisateur à la politique en témoignerait), du monde moral ; non toutefois que chacun de nous n'ait le pouvoir de se déterminer par soi ; mais parce que là aussi l'ingénieur rencontre des caractères constants, besoins, instincts, capacités, tout un fond premier de l'homme qu'en dépit des colorations d'époque on ne voit pas changer au cours des âges et qu'il faut donc tenir pour les traits de l'espèce. Ainsi, partout, l'homme peut bien dans une certaine mesure transformer le donné qui l'accueille et, par là, très véritablement changer la figure de l'univers ; mais il ne le peut que dans certaines limites ; non pas à son caprice ; exclusivement selon les propriétés de la matière proposée à son action, et qui, elles sont rigoureusement soustraites à son arbitraire ; qu'il ne peut que *reconnaître*, qui est tout ensemble les découvrir et confesser leur suprématie.
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Maintenant, s'il préfère jouer les fortes têtes et, comme un mauvais ouvrier, parce qu'il ne sait pas s'en servir, casser l'outil qu'on lui met en main, libre à lui, personne ne l'en empêchera ; mais qu'il n'imagine pas alors, Maurras l'en avertit sans relâche, qu'il aura le dernier mot, tôt ou tard l'échec infailliblement châtiera sa rébellion ; tandis que, s'il a la sagesse, l'humilité de se soumettre et docilement d'interroger, d'écouter cette immense réalité qui, l'entourant et le pénétrant de toutes parts, le domine de si haut, c'est elle-même alors qui lui viendra bénignement dévoiler ses secrets. De toute manière il obéira : au pilote ou à l'écueil.
Voilà, pour moi, ce que j'entends dans l'expression d'empirisme organisateur, et point ne pense y avoir grand mérite, car c'est aussi ce que, sous mille formes, Maurras a répété toute sa vie, ayant reçu le beau privilège que les vérités immémoriales, comme il me le confiait à ma première vraie visite, voici plus de trente ans, lui fussent à chaque fois découverte de ravissante nouvelleté. On ne peut ainsi douter que le tableau ne soit fidèle. Mais qu'est-ce à dire alors, je le demande à Marcel Clément, sinon, de toute évidence, -- une évidence que les textes les plus formels et les plus nombreux confirmeraient, -- que pour Maurras l'univers a des lois ? Leur origine ? Mystère. Question disputée. Ajournons le problème. Ce qui est sûr, ce qui crève les yeux, c'est qu'elles existent, et que l'homme n'a qu'à s'y soumettre bon gré mal gré, parce que ce n'est pas lui qui les a faites et qu'elles sont plus fortes que lui.
J'aurais pu écrire, -- ce n'aurait été qu'un autre langage, -- que pour Maurras autant que pour ce mâle salubre et souverain Lucrèce dont il avait fait son compagnon de toutes les heures ([^19]), antérieure et supérieure à l'homme, et dans toutes les directions concevables le passant infiniment, il y a une *nature des choses*, commun fondement de tout ce qui est, le fondement qu'elle-même appelle restant réservé.
Je ne dis rien de plus pour l'instant, soucieux de n'avancer que de l'incontestable. C'est assez pourtant de ce peu pour que, lisant sous la plume de Marcel Clément, le reproche qu'il fait à Maurras de ne pas fonder sa défense des institutions naturelles « sur l'affirmation antécédente d'un Dieu Créateur, Auteur de cet ordre » -- assertion pleinement véridique, reproche parfaitement fondé, je ne puisse me défendre d'être un peu surpris qu'il n'ait pas pensé à une disjonction assez simple : entre Dieu et son œuvre. Il est très sûr, et c'est chose infiniment regrettable, que pendant une longue période de sa vie, Maurras n'a pas connu Dieu, ou du moins ne s'en est fait qu'une idée trop incertaine pour être autre chose qu'une interrogation douloureuse. Il n'est pas moins sûr qu'il s'est élevé de très bonne heure à la notion de l'*ordre de la nature* et qu'il ne l'a jamais perdue, qu'elle est constante et fondamentale dans sa pensée, -- ce qui n'entraîne pas qu'il ait toujours dessiné le contour exact de cet ordre, mais suffit pour que sur le point débattu, il ne soit plus, du chef de la question de principe, en désaccord positif avec l'enseignement de l'Église : puisque lui aussi situe au-delà de l'homme, quelle qu'elle soit et sans rien trancher, l'origine des traits constitutifs de notre humanité.
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c\) Je n'ai pas à souligner, après cela, qu'un tel accord, certain dans les limites que j'ai tâché de déterminer, reste purement négatif sur le plan des vérités dernières. La cause suprême n'est pas sortie de l'ombre. Et de cette ombre, un chrétien ne peut s'accommoder. Pas même un philosophe. Car déjà la seule raison ne se satisfait pas qu'un ordre soit si nettement conçu et qu'en même temps l'existence d'un ordonnateur reste sujette au doute, quelque commune que soit la faute de logique.
Je ne suis pas sûr que le terme de contradiction soit le meilleur pour la qualifier : comment y aurait-il contradiction entre l'affirmation de thèses justes et saines et fondées en expérience et une déclaration d'ignorance touchant leur justification dernière ? Les deux vérités n'ont pas le même objet. Ne serait-ce pas un peu comme si l'on accusait de se contredire l'arpenteur qui déclarerait avoir mesuré quantité de triangles rectangles et, pour avoir trouvé dans tous le carré de l'hypoténuse égal à la somme des deux autres, conclurait de ces constatations répétées qu'il en est certainement toujours ainsi, si d'autre part il se confessait incapable d'expliquer pourquoi il ne peut en être autrement ? Mais s'il n'y a pas contradiction, il y a certainement inconséquence : exactement, pour poursuivre la comparaison, comme il faudrait bien convenir que la précision de ses mesures et le bon sens de son empirisme, sans prix dans son métier, ne feraient pas de ce praticien un bien savant géomètre. Et de fait, pour moi, je croirais volontiers que c'est quelque chose comme cela que Maurras, né modeste, pensait de lui-même.
Il se rendait bien compte, certes, avec son sens si vif de la causalité, que l'ordre de l'univers déploie sous nos yeux trop d'intelligence et de bonté pour ne pas avoir une cause infiniment intelligente et bonne. Mais il le voyait en même temps un si vaste et vain charnier du beau et du bien, il en entendait monter un si profond gémissement de douleur et de deuil qu'il ne parvenait pas à chasser la crainte que cette cause suprême ne fût au contraire infiniment mauvaise. L'antinomie le jetait dans une grande perplexité. Absurdités de toutes parts, comme lorsque un objet ne nous présente qu'évidences incompatibles : absurde que l'Être parfait ne soit pas ; mais absurde aussi qu'il soit la perfection du bien, ou celle du mal, ou de l'un et de l'autre, ou qu'il y en ait deux. Il ne savait ainsi que résoudre, et avait fini par laisser s'établir au plus secret de sa méditation métaphysique une espèce d'*Est-il bon, est-il méchant ?* qu'il marmonnait en latin comme une sourde dépréciation : *Optumo sive pessumo pejori tamen et meliori*...
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Encore avait-il bien trop de bon sens pour ne pas apercevoir que cette position désespérée n'était pas une solution, -- qu'elle ne faisait, précisément, que poser le problème, et rien de plus, -- et, tout en dédiant à ce mystérieux Seigneur de l'un et l'autre abîme, « Déesse ou Monstre », sa rude bataille en hommage, acceptait avec humiliation de ne véritablement rien savoir de l'essence de cet ineffable et tout inconcevable *Numen*. Tel était son agnosticisme : qui n'était donc ni négation qui n'ose pas dire son nom, ni même, comme l'agnosticisme positiviste, proclamation de l'impuissance essentielle de l'homme à s'élever au-delà de l'ordre phénoménal ; agnosticisme tout personnel, et plutôt confessé que professé ; accordant sans détour et en toute honnêteté que d'autres pussent voir à bon droit ce que lui, pour son malheur, dans l'état actuel de ses yeux, ne voyait pas ; comportant ainsi, comme le marque très bien Marcel Clément, le désir plus ou moins obscur de la foi.
Ni ce désir cependant, ni la loyauté de Maurras à tenir son incroyance propre à l'écart de la doctrine du « nationalisme intégral » ne sauraient entièrement rassurer : même exempte d'erreurs positives, de quelle bienfaisance peut bien être une doctrine aussi radicalement incomplète ? est-ce qu'à lui seul ce vide béant sur l'unique nécessaire ne la frappe pas de stérilité ?
Je ne crois pas qu'un chrétien puisse ne pas se poser la question. Elle passe même d'infiniment loin le cas de Maurras : question, bien plutôt cruciale, vraie ligne de partage des esprits, et, davantage, dès que les positions se durcissent, des philosophies. Et j'entends bien que Marcel Clément ne soulève pas expressément l'objection ; mais elle habite visiblement son esprit, si du moins je n'ai pas tort d'y lire un sentiment voisin de l'inutilité, sinon du péril, pour un chrétien, de la pensée de Maurras, quand il convie les « anciens nationalistes intégraux », non point du tout à l'abandon des « institutions sociales fondamentales auxquelles ils sont légitimement attachées », mais à les « affirmer d'abord par obéissance à la volonté divine et en cherchant à les promouvoir non pas dans l'abstrait d'une conception intellectuelle, mais dans le concret d'une vie évangélique vécue par la grâce de Dieu ».
Certes ! car il n'est que trop clair que la requête n'appelle que l'assentiment : quelle meilleure consigne donner à des chrétiens que de vivre selon l'Évangile avec le secours de la grâce de Dieu ? Rien à ôter ; rien à ajouter. Cela dit tout, exactement comme toute la morale chrétienne tient en deux commandements, dont en outre le second est semblable au premier. Mais encore ne voit-on que ni l'Église, ni d'abord le Christ le premier, aient pour autant jugé superflu de détailler un peu davantage ce qu'exprime cependant complètement le double devoir d'aimer Dieu et son prochain : ou certainement nous serions restés encore bien plus loin que nous ne sommes de mesurer l'étendue de cette dévorante exigence.
79:8
Je crois que le cas est ici tout pareil, et qu'il n'est que d'approfondir ce que réclame de nous cette obéissance, primordiale en effet, à la volonté divine pour cesser aussitôt de voir dans l'incroyance personnelle de Maurras motif d'invalider ses idées politiques.
Une première observation s'impose : c'est que les chrétiens ne sont pas les seuls auxquels les chrétiens eux-mêmes aient à penser. Il existe des incroyants. Et ceux-là, ne disons pas, à Dieu ne plaise, qu'il ne leur soit pas nécessaire de s'entendre exposer l'entière pensée de l'Église, qui ne peut être que d'instaurer toutes choses dans le Christ, nous aurions l'air de penser que l'on n'évangélise jamais mieux qu'en cachant l'Évangile. Mais s'ensuit-il de là qu'un langage qui se réfère expressément au Christ soit le seul qui doive frapper leurs oreilles ? J'admets, certes, que les y puisse séduire d'emblée la révélation soudaine de la face inouïe ; mais qui voudrait soutenir qu'elle sera toujours efficace, et qu'il ne soit pas aussi de la plus grande utilité de parler à l'incroyance, pour commencer, le simple langage de la nature ? N'est-ce pas celui qu'elle a le plus de chances d'entendre, ou dira-t-on que : ce soit là s'écarter de l'Évangile ? Quant à maintes reprises nous y voyons au contraire le Christ lui-même guider notre regard vers une sagesse tout expérimentale : « Quand le figuier se met à pousser, vous savez que l'été est proche... » ; ou « Qui de vous, s'il veut bâtir une tour, ne s'assied auparavant pour calculer la dépense et voir s'il a de quoi l'achever ? »
Il n'est d'ailleurs que de passer à l'application pour que l'évidence saute aux yeux. Prenons par exemple le cas du divorce. Il est bien clair que la première raison, pour un chrétien, de le rejeter est le commandement du Christ « que l'homme ne sépare pas ce que Dieu a uni ». Mais de quelle autorité veut-on bien que soit le précepte pour qui ne croit pas à l'Évangile ? Et, dès lors, trouvera-t-on mauvais que devant des incroyants un incroyant (ou même un chrétien) combatte le divorce en alléguant que sur le simple plan de l'expérience et de la morale naturelle, le seul où l'incroyance ait accès, le divorce est funeste au bonheur des époux comme des enfants qu'ils ont pris la responsabilité de mettre au monde ? Ne serait-ce pas vérité, et très digne d'inspirer les conduites ? Ou, parce qu'il y a plus à dire, jugera-t-on que l'argument doive être tu ?
Je vois mal que Marcel Clément, si attentif toujours aux ordinations naturelles des choses, osât adopter cette position extrême. Il me reprocherait plutôt, je crois, si je n'invoquais ici que le cas des incroyants, d'oublier que cette considération de la nature est encore très utile aux chrétiens aussi, qui ne sauraient la méconnaître sans erreur et péril. Et non pas certes qu'en elle soit leur suprême vocation, non pas qu'ils aient le droit de perdre de vue que leur espérance leur présente, et que la grâce, s'ils l'ont, obscurément déjà leur donne la possession de Dieu même ; mais parce que selon la grande parole de Bérulle, « la nature aussi est de Dieu ».
80:8
« Nous la laisserons donc sans la ruiner » en concluait-il, et certainement il n'y a pas de disposition plus propre à établir l'âme dans la lumière que ce docile et reconnaissant respect de la création. Voyez seulement de quel prix, en l'espèce, ne peut être pour le croyant la certitude que cette fidélité dont l'Église, pour des raisons supérieures encore et contre une récompense incomparablement plus sublime lui fait une loi, n'entrave pas, mais guide, assure, fortifie l'humble accomplissement d'abord, de son humanité ?
Concluons donc, nous aussi, si vous le voulez bien, qu'il n'y a pas d'avantage à ruiner cette notion de « politique naturelle » inscrite par Maurras (car l'expression est de lui) à la première page de *Mes Idées politiques* comme la plus juste qualification de cette « étude des fondements sociaux de la vie humaine » qui, disait-il, avait fait son souci constant. Car enfin, si « la nature aussi est de Dieu » n'est-ce pas encore obéir à sa volonté que d'essayer docilement de comprendre ce qu'elle nous dit, qui n'est autre, pour un croyant, que ce qu'il nous dit par elle ? A la vérité, l'on eût pu redouter que l'incroyance de Maurras, par les facteurs passionnels qu'elle risquait d'entraîner, n'altérât sa lucidité. Mais en droit, l'entreprise était pleinement légitime, au point d'être de celles qui réclament rigoureusement, chrétien ou non, quelqu'un pour l'accomplir. Et, en fait, il est bien remarquable que son enquête se développa dans un climat si spontanément catholique que plus d'un de ses disciples lui dût, à parler humainement, de retrouver la foi. Ce n'est pas cependant qu'il n'y eût dans sa pensée, surtout dans les premiers temps, des aspects qui résistassent à l'Évangile ; mais ils agissaient peu. Ce qui comptait, c'était ce que chacun voyait, et qui d'ailleurs gagnait en lui d'année en année : cette humble soumission à la nature des choses, ce désir ardent de l'ordre, ce sentiment si profond de ses responsabilités : toutes dispositions de l'âme qui, pour être bien incapable de faire naître la foi, qui ne peut être qu'un don gracieux, préparent du moins assez communément à la recevoir.
**d**) Il reste que lui-même n'aura rallié le sein de l'Église qu'*in extremis*, et nous ne savons que trop n'est-il pas vrai ? ce que certains croient pouvoir déduire de ce retard prolongé jusqu'au lit de mort... au mieux, que sa conversion, soudaine illumination de la dernière heure, fût le démenti de tout son œuvre... Il n'y a pas de vue plus fausse. En réalité, tout le monde devrait le savoir après les beaux livres du chanoine Cormier, si le retour aux sacrements n'eut lieu que la dernière semaine et sur la sommation de l'échéance imminente, il y avait des années qu'un long, très long travail intérieur orientait l'incroyant de naguère vers la foi. -- Me permettrez-vous d'en retenir ce qui peut éclairer le dernier état de sa pensée politique.
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On se tromperait en effet en pensant que l'attitude que j'ai taché de caractériser d'après *Optumo sive pessumo* se soit prolongée jusqu'au seuil de la vieillesse. L'épigraphe elle-même, sous sa forme latine, doit remonter à peu près à 1900, et son inscription à la première page de l'Enquête sur la Monarchie comme au seuil de *l*'*Étang de Marthe* atteste assez l'extrême importance que Maurras lui attachait alors. Combien de temps répondit-elle à l'intime de sa pensée ? On ne saurait le dire ; dès *la Musique intérieure* en tout cas (1925), il avait passé outre, ramené par la méditation de la mort « dans les voies royales de l'antique espérance au terme desquelles sourient la bienveillance et la bienfaisance d'un Dieu ([^20]) ». Il ne garda pas moins les deux quatrains pour conclure le recueil, dans un sentiment que je croirais assez mêlé : parce qu'il restait beau de dédier sa vie à l'essentielle ambiguïté de l'univers, sans doute aussi parce qu'il était dans sa nature d'aimer à conserver le souvenir des heures, l'homme les eût-il dépassées, que l'artiste gardait la fierté d'avoir fixées par le miracle d'une expression parfaite. Mais il ne lui échappait pas pour cela que « son air spirituel s'était renouvelé, comme la pente de ses doutes, la montée de ses espérances », selon l'aveu qui figure en tête des *Vergers sur la mer* (1937), simplement précisé par la déclaration que dans le chapitre des Mémoires de son esprit qu'est Corps glorieux « une pensée pourtant fidèle à elle-même s'y étend et s'y purifie ([^21]) ».
Il ne s'expliquait pas davantage : il avait toujours montré une extrême pudeur à l'endroit de ses convictions philosophiques, jugées par lui « incommunicables ([^22]) » et ce n'était évidemment pas le travail qu'il sentait s'opérer en lui qui pouvait l'inviter à se départir de cette réserve : sans compter que les négociations avec Rome, alors en cours, lui interdisent d'acheter la réconciliation par l'apparence d'une conversion qu'il peut bien intimement désirer, mais qu'honnêtement il ne peut dire faite ; car il voudrait pour cela l'entière lumière et se sent douloureusement de « ceux qui gisent dans les ténèbres et dans l'ombre de la mort » comme s'exprimera sa seconde lettre à Pie XI. Aussi bien ne se décidera-t-il à franchir le pas qu'averti qu'il ne peut cette fois plus tarder, et n'a que le choix de croire dans la nuit ou de renoncer définitivement à franchir le seuil de son plus profond désir.
Simple attente, pensera-t-on peut-être, attente immobile qui ne change rien au fond, puisque l'adhésion n'est toujours pas donnée. Oui, telle est bien l'apparence, et pourtant ! Ouvrez les deux textes théoriques les plus importants de sa vieillesse :
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la Politique naturelle de *Mes Idées politiques* et l'Introduction générale du *Bienheureux Pie X*. Y chercheriez-vous une profession, je ne dis pas de catholicisme, mais seulement de déisme, vous ne l'y trouverez pas : le doute reste expressément réservé. Affirmation de l'ordre de la nature ; mais quant à son auteur, « est-ce Dieu ? est-ce les dieux ? ou quelque nature acéphale, sans conscience ni cœur ? Cet Être des Êtres, créateur ou ressort central peut, quant à lui se voiler, *Deus absconditus*, qu'on affirme ou qu'on nie... ([^23]) ». Soit ; mais l'accent ne trompe pas : dans *la Politique naturelle* cet éblouissement plein de larmes devant le sentiment maternel qui « n'est point à classer entre les durs axiomes du Juste, mais procède du souple décret d'une Grâce », Justice « qui se confond certainement avec l'Amour », Fatalité « où il faut reconnaître le visage d'une Faveur ([^24]) » : et dans le *Pie X*, cette joie enivrée à marquer l'accord de ses thèses ([^25]) avec l'*Omnis potestas a Deo*, qu'il se garde pourtant de professer. En vérité, l'hésitation n'est pas permise : dans l'intime de lui-même, l'homme qui parle avec cette chaleur a opté, et pour se sentir encore indigne de nommer Celui dont il n'a pas encore reçu l'agrément, n'en reconnaît que plus profondément l'auteur de cet ordre auquel il soumet tout son être.
Grande leçon pourtant que cette longue attente de tant d'intelligence et de bonne volonté au seuil du mystère désiré. Parce que, si l'une des plus hautes vertus de l'œuvre de Maurras est dans sa soumission à l'ordre de la nature, d'autant plus convenait-il peut-être que son exemple montrât que la foi passe la nature et qu'ici l'homme ne peut rien, comme devant le secret qui n'est qu'à Dieu et à ceux à qui il le communique.
3. -- QUANT À LA REQUÊTE de Marcel Clément... Mais cette réponse est déjà trop longue. Un mot suffira. Au surplus, sur le fond j'ai déjà répondu.
« Réaffirmer en doctrine la souveraineté de Dieu sur la société ? » Oui. « Et aussi les exigences morales -- en morale chrétienne -- de la vertu de patriotisme ? » Oui encore. Et croyez-le bien, sans aucune arrière-pensée.
Mais il y a sa dernière phrase qui me chiffonne : « Si de tels fruits d'unité résultaient de la soumission de tous les fidèles au magistère de l'Église, ils compenseraient largement le sacrifice que peut représenter pour plusieurs l'abandon du nationalisme, -- du mot, et, s'il y a lieu, de l'erreur elle-même. » Pardonnez-moi : je suis un peu gêné de le voir placer sur le même plan le sacrifice de l'*erreur*, qui s'impose, et celui du *mot *: est-il sûr que l'abandon de celui-ci soit pareillement requis par l'obéissance au magistère de L'Église ?
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Ah ! j'entends bien que si l'unité de tous les patriotes en résultait, ce ne serait sûrement pas la payer trop cher du sacrifice d'un mot. Mais oserait-il donc assurer que ce serait le résultat qu'on obtiendrait ? J'en crains pour ma part, un autre, qui, je n'en doute pas, lui ferait horreur, autant qu'à vous : à forcer les nationalistes français à changer d'appellation, vous jetteriez sur eux une suspicion qu'ils ne méritent pas ; vous ne purifieriez pas le patriotisme français ; vous lui donneriez mauvaise conscience et fortifieriez ses adversaires, et vraiment croyez-vous qu'il en ait besoin aujourd'hui ? C'est un peu comme si vous répétiez tous les jours à un fils qui n'aime pas sa mère qu'il n'a pas le droit de l'idolâtrer : affirmation en soi, parfaitement véridique, mais en l'espèce, peu indiquée.
Et voilà pourquoi, tout en ne me sentant nullement coupable de nationalisme au sens condamné, et vous en ayant, j'imagine, donné la preuve, je n'en pense pas moins qu'il y a lieu de réfléchir encore avant d'accorder à Marcel Clément le changement de vocabulaire qu'il réclame. L'heure est trop grave pour le patriotisme français pour qu'on brouille les cartes et coure, sans nécessité, le risque de l'affaiblir encore.
Henri RAMBAUD.
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#### Le Nationalisme et l'Histoire de France
ALLEZ-VOUS ACCUEILLIR CE TEXTE après un tel retard ? J'ose encore l'espérer car il me serait pénible de n'avoir pas participé à un débat évoquant pour moi l'élaboration d'un livre qui dévora six années de ma jeunesse. Si j'ai entrepris, un jour, d'écrire l'histoire de l'idée de patrie en France, c'était bien pour tenter d'apporter une petite lumière dans l'un des problèmes les plus aigus de notre temps. Au cours de la dernière guerre, constatant non seulement les divisions des Français sur ce sujet, mais (ce qui me semblait plus angoissant) les séparations à l'intérieur des partis, même de ceux qui s'intitulaient *nationaux*, je me disais que l'idée de patrie devait contenir sûrement le secret d'un débat primordial pour notre siècle. L'Histoire me sembla un moyen modeste d'éclaircir la discussion : moins abstraite que les affrontements d'idées, elle me paraissait aussi revêtir un importance particulière dans un domaine où la leçon des aïeux est l'une des bases du débat.
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Après avoir lu l'enquête ouverte par ITINÉRAIRES à la suite de l'article de Marcel Clément, je pense toujours que l'histoire seule aide à comprendre le problème jusqu'en ses plus extrêmes arcanes.
Je suis frappée par exemple que, parmi vos correspondants, des écrivains formés aux mêmes disciplines n'arrivent pas à se trouver d'accord sur un sujet dont la qualification initiale semblait rappeler leur principale raison de cohésion : le nationalisme, dans son sens mesuré, limité, humain. Mais ce qui paraît surprenant du point de vue philosophique, ne l'est plus pour qui suit pas à pas la succession des faits de l'histoire à ce sujet.
Comment Marcel Clément a-t-il pu comparer le nationalisme intégral du début du XX^e^ siècle et le nationalisme jacobin ? Incomplète information, ont proclamé certains de vos correspondants, ou bien incompréhension des limites dans lesquelles Maurras avait toujours enfermé modestement ses leçons...
C'est très exact. Mais il me semble que ces réponses sont insuffisantes. Car enfin, pourquoi l'équivoque se produit-elle si souvent, au point que des condamnations émanées soit des autorités religieuses, soit des princes français eux-mêmes ont pu frapper à certains moments (passagers) ledit nationalisme ? Tout en laissant leur place aux intrigues nouées par des passions partisanes contre une pensée supérieure, il me semble que l'histoire seule explique complètement des circonstances aussi paradoxales.
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LA GRANDE CHARNIÈRE de l'histoire des Français, sur le sujet qui nous occupe, est l'époque de la Révolution (presque tous vos correspondants l'ont bien vu). Je tenterai seulement de compléter leurs indications.
Quand on essaie de discerner en quoi la notion de patrie, dans l'ancienne France, différait le plus des idées qu'allait prôner le XVIII^e^ siècle, on est amené à constater que c'était par son *réalisme*. Pendant des siècles, l'idée de patrie, chez nous, *avait été vécue plus que définie*. Chaque cité, chaque province possédait avant tout la notion très vive de son particularisme, de ses paysages, de ses richesses matérielles, de ses traditions propres, de ses coutumes, de ses modes, de son langage, si différents de ceux des autres cités et provinces de France. Et l'élargissement de ces particularismes jusqu'à la notion d'une communauté plus vaste ne s'e produisait qu'au travers encore d'une image concrète : celle du roi, fédérateur des provinces et des cités, et symbole vivant de la continuité nationale.
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Au XVIII^e^ siècle, les philosophes de l'Encyclopédie d'abord, les Révolutionnaires ensuite, tentèrent de détruire brusquement les traditions de leurs aïeux pour composer un ordre politique *idéal*, capable de s'adapter à l'homme *idéal*. L'une des premières étapes de cet effort, dans le domaine qui nous occupe, fut de prouver que la patrie existait indépendamment du prince, et de ressusciter l'antique théorie romaine de l'État-souverain, de l'État-dieu à laquelle l'ancienne France avait toujours refusé d'adhérer.
C'est alors que triompha une notion abstraite de la patrie et une recherche dite « rationnelle » de la tradition ancestrale. Puisqu'on supprimait tous les attachements concrets, desquels la notion de patrie surgissait sans avoir besoin d'être toujours exprimée, puisqu'on sapait d'un seul coup le lien de fidélité à un chef commun, il fallait bien remplacer ces forces et ces passions naturelles par une abstraction nourrie de passion elle aussi. Il devenait nécessaire que chaque individu porte en lui-même une connaissance historique du passé de son pays, une représentation totale de l'héritage ancestral qui ne lui était plus révélé, comme autrefois, dans la confidence obscure et quotidienne d'attachements concrets, de traditions muettes mais puissantes.
Et il devenait également *nécessaire* que la nation exalte son particularisme, affirme violemment sa distinction des autres peuples, ressente jusqu'au paroxysme les divergences qui la séparaient des autres sociétés humaines. Les Français, de l'Ancien Régime pouvaient s'adonner à des sympathies pleines de curiosité pour l'étranger, sans que le sort du pays fut compromis, parce qu'un organisme indépendant et supérieur veillait au bien général. Désormais, chaque individu est chargé du poids total du destin de son pays, et son opinion envers tel ou tel peuple influe lourdement sur la vie de la patrie. A partir de la Révolution, c'est sur la passion des individus pour la chose publique que repose avant tout le salut commun : c'est pourquoi en cas de péril, dans les guerres, dans les troubles, il devient nécessaire de fournir à toute la nation ces affirmations violentes de son particularisme, et c'est alors que surgiront ces xénophobies souvent fort opposées aux enseignements du réel, car c'est par des haines ardentes que s'exprimera le mieux désormais le patriotisme qui avait recouvert jadis tant de multiples et puissantes amours.
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CE QUE LA FRANCE de la Révolution avait institué chez elle, elle le porta à travers toute l'Europe comme un ferment de bouleversements sans fin contre lesquels la voix d'un Pape s'élève aujourd'hui. A la suite des croisades utopiques de la Révolution et des guerres de l'Empire, grandit sur tout le continent cette idolâtrie de chaque peuple par lui-même qui remplaçait les anciennes fidélités dynastiques. (C'est ainsi également que croîtra de plus en plus l'importance des écrivains et publicistes qui se chargeaient de présenter à chaque peuple des images simplifiées de lui-même.
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Par la parole et par la plume orateurs et écrivains créèrent alors les mythes nationaux. De toutes parts, mués par un souci neuf et passionné, les peuples recherchèrent leurs titres de gloire et les caractères de leur individualité, se contemplèrent dans les miroirs grandioses présentés par leurs poètes, et puisèrent dans ces mirages, des passions sans cesse plus vives et qui n'eussent point eu tant d'importance si le système politique nouveau n'en avait fait des ressorts primordiaux de la politique internationale.)
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JE M'EXCUSE de cet exposé historique un peu long, mais sans son rappel il est impossible de comprendre la suite des événements. Quand, à la fin du XIX^e^ siècle, les utopies révolutionnaires eurent engendré en Europe les nationalismes les plus séparatistes et les plus violents, on comprend que des patriotes français aient senti la nécessité de réveiller le sentiment national dans leur propre pays. Déjà, avant 1870, Edgar Quinet attaquant la teutomanie romantique de Lamartine écrivait cette phrase prophétique : « *Si la démocratie française se fait cosmopolite, comme elle sera la seule qui se détachera du sol natal, elle deviendra immanquablement la dupe de toutes les autres*. »
Je ne veux pas redire, après Henri Massis qui l'a si bien fait, que l'origine du combat mené par le nationalisme intégral fut une nécessité purement défensive. Je rends grâce à votre correspondant d'avoir rappelé à Marcel Clément la belle phrase de Charles Maurras : « *C'est, quand on y songe, une extrémité odieuse et abominable qu'il ait fallu susciter un état d'esprit nationaliste pour permettre la défense de la nation*. »
Au cours de mes recherches sur les origines du combat de Charles Maurras, j'ai trouvé d'autres phrases semblables ([^26]) si bien que j'en étais arrivée à m'étonner que l'on pût appliquer le terme de *nationalisme* (suspect à tant de points de vue), à cette résurrection d'une idée de patrie traditionaliste, civilisée, humaine, on pourrait dire, chrétienne, en pensant à saint Thomas et à Bossuet si souvent évoqués dans ce domaine par Maurras. Cette distinction frappait encore en 1927 le R.P. de la Brière ([^27]) dans un article dont je ne citerai que quelques phrases :
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Au premier sens, dit l'auteur, le nationalisme se confond avec la théorie des nationalités, du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, pour se séparer, quand il leur plaît, de l'État auquel ils appartiennent, ou pour se réunir à un autre, suivant leurs aspirations passagères.
Mais au deuxième sens, le nationalisme est la « *conception politique qui, dans le gouvernement de l'État, considère surtout l'intérêt national, de préférence à toute autre conception juridique ou sociale. La suprématie de l'intérêt national est proclamée dans sa sphère, dans son ordre, non pas par comparaison avec toute autre valeur et tout autre droit, mais par comparaison avec chacun des autres objectifs politiques et sociaux qui peuvent tenir légitimement et raisonnablement le premier rang dans les préoccupations des hommes d'État et dans la gestion de la chose publique... Le nationalisme apparaît alors comme une réaction saine et salutaire contre des forces ennemies ou anarchiques, contre des influences dissolvantes.* »
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MAIS IL ME SEMBLE que c'est surtout par une découverte essentielle que Charles Maurras a placé sa doctrine du nationalisme à l'opposé des conceptions jacobines. En proclamant son « Politique d'abord », en démontrant que le réveil français postulait en premier lieu la restauration du roi, il arrachait le germe pernicieux qui depuis plus d'un siècle faisait glisser presque tous les mouvements « patriotes » du côté de l'idéologie révolutionnaire. Il détruisait l'erreur essentielle qui avait consisté à transférer au peuple l'autorité accordée jadis au monarque de *droit divin* ([^28]).
Relisez les œuvres de tous les écrivains nationalistes, avant la leçon de Charles Maurras : de Barrès à Déroulède, de Renan à Péguy, vous les voyez toujours, à un moment ou un autre, appuyer le salut de leur pays sur la volonté du peuple, c'est-à-dire sur la conception individualiste de la Révolution.
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Maurras, lui, s'en remettait à une *institution naturelle* qui insère l'effort de l'homme dans les lois voulues par la création de Dieu. Il me semble que cela suffit à démontrer que non seulement sa doctrine ne peut être identifiée avec celle des Révolutionnaires, mais qu'elle s'y oppose par son essence même.
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MAIS JE CROIS que vos lecteurs peuvent maintenant comprendre aussi pourquoi cette doctrine a tellement prêté aux équivoques :
Étant donné les circonstances engendrées par la Révolution, étant donné l'état présent de la France, Maurras se voyait continûment forcé de lutter sur une ligne de crête où il était bien difficile de se maintenir sans fléchissements momentanés (surtout dans les hâtives constructions du journalisme quotidien). Comprenant la barbarie du nationalisme outrancier, il se voyait souvent contraint d'emboucher le clairon de Déroulède devant le cosmopolitisme de la plupart de ses compatriotes, ou les audaces agressives de nos voisins. Persuadé de la malfaisance des partis, il était amené à en créer un pour la résurrection des idées d'ordre. Enseignant sans cesse que la nation était incapable de se gouverner elle-même, il appelait les Français, momentanément, à sauver leur pays par leur seul effort.
Rien de tout cela n'était voulu par lui, mais l'état de la France engendrait cette lutte pleine de contradictions. Ce n'est pas dans le domaine des idées que l'on pourra jamais comparer Maurras aux jacobins, mais on peut dire qu'au point de vue des faits, il s'est trouvé souvent dans la même situation qu'eux, je veux dire *forcé de haranguer une nation veuve de ses chefs naturels*. Il n'est point dans mon intention de développer ici ce qui frappe bien souvent quand on étudie l'histoire du nationalisme intégral au début de ce siècle : à savoir que la plus belle démonstration des vérités doctrinales de Charles Maurras réside dans les échecs ou erreurs passagers que son action ne peut éviter. Il avait dit, clamé, proclamé que rien ne pourrait ressusciter en France tant qu'y subsisterait le désordre instauré en 1789 : certaines incohérences apparentes de son parti sont encore une démonstration supplémentaire de la vérité de son enseignement.
Et l'on comprend maintenant comment certains critiques peu bienveillants, découpant artificiellement dans son œuvre de polémique immense, tel fragment, tel paragraphe, en l'isolant de l'ensemble, ont pu dénaturer complètement sa pensée.
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IL SEMBLE POURTANT qu'avec le recul du temps la grandeur de cette œuvre ne peut que mieux apparaître. Dépouillée de certaines conclusions hâtives de journaliste harcelé, sa doctrine se dresse dans une grande majesté au carrefour où venait aboutir l'effort des penseurs politiques de l'antiquité, et des écrivains traditionalistes français.
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En mettant l'accent sur le geste essentiel réclamé par la renaissance de la patrie au début du XX^e^ siècle, il rappelait les plus sûrs cheminements de nos résurrections anciennes : l'obstination de Jeanne à faire précéder par le sacre de Reims l'expulsion des Anglais ; la persévérance des Politiques du XVI^e^ siècle à faire reconnaître la légitimité d'Henri IV avant de faire triompher l'idéologie de la Ligue ; l'adjuration suprême de Chénier déplorant « le sort affreux d'une nation réduite à choisir entre Coblentz et les Jacobins ».
Par-dessus tout, il semble que l'histoire retiendra son effort continu pour ramener les Français à l'humilité devant les lois de la création, et verra dans cette action la synthèse de l'effort qui constitue la « Contre-Encyclopédie ». Le XVIII^e^ siècle s'était vanté de ramener l'âge d'or, d'instaurer l'ère du Progrès indéfini, de créer la société parfaite. Relisez bien Maurras et vous verrez que, d'un bout à l'autre de son œuvre, il y a aussi bien que chez les catholiques Maistre et Bonald cette constante modestie de l'homme qui contemple la brièveté de son passage sur la terre et s'en remet à la sagesse et à la force des institutions naturelles, du soin d'éterniser quelques-uns de ses bonheurs.
Marie-Madeleine MARTIN.
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#### Question de mots : nationalisme ou patriotisme
*Le Chanoine Barthas, directeur honoraire des* Croix *du Midi et Curé de l'Immaculée Conception à Toulouse, nous a envoyé, comme réponse à l'enquête sur le nationalisme, son livre,* Le Christ devant la question nationale (*préface de S. Em. le Cardinal Saliège*)*, en nous donnant l'autorisation d'en extraire ce qui nous paraîtrait utile.*
*Tout le livre est à signaler : il a paru en 1945 à* « *Fatima-Éditions* »*, rue de Constantine à Toulouse. C'est l'abrégé d'une thèse de théologie soutenue devant l'Institut Catholique de Paris et éditée chez Spes en 1933 sous le titre :* « L'Évangile et le nationalisme ».
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*On notera ces dates. Elles sont importantes. Ce livre fait écho aux débats d'alors, qui ne sont plus les nôtres. Il fait une allusion explicite à l'enquête de la revue Les Lettres, dont nous a parlé Henri Massis* (Itinéraires, n° 5)*.*
*Notre enquête se fonde, on le sait, sur un fait nouveau : le Message de Noël* 1954 *de S.S. Pie XII.*
*Avant ce Message, le terme nationaliste n'avait pas encore dans l'Église une signification forcément péjorative : et le Chanoine Barthas l'indique nettement. Mais il indique aussi pour quelles raisons il prévoyait, en* 1933*, en* 1945*, une évolution en ce sens.*
*Cette évolution du langage s'est traduite par le Message de Noël* 1954* : pour la première fois, dans un document pontifical, nationaliste est employé dans un sens uniquement péjoratif.*
*Quelles sont les raisons de cette évolution du langage catholique ? Le Chanoine Barthas avait prévu cette évolution : les raisons qu'il en donnait doivent, au moins pour ce motif, être prises en considération.*
...L'enquête de la revue *Les Lettres* sur la question du nationalisme concluait à la nécessité de fixer spécialement l'usage des mots « nationalisme » et « patriotisme » qui sont, déclarait-on, « abusivement confondus ».
Ce désir de clarté, nous nous sentons d'autant plus autorisés à le formuler que déjà l'usage courant a tendance à s'y conformer. La constatation très nette de l'enquête des *Lettres* fut que l'usage tendait à prévaloir de désigner par le mot *nationalisme* non pas l'expression de l'amour pour son propre pays, mais la tendance à en exagérer les mérites et la puissance.
Parmi tant d'exemples que nous pourrions citer pour confirmer cette constatation, signalons seulement celui de Pie XI distinguant « l'amour de sa patrie et de sa race, source puissante de multiples vertus » et le « nationalisme immodéré » qui est trop souvent le « germe d'injustices et d'iniquités nombreuses ». Il semble bien que le grand Pape qui avait si profondément senti le danger doctrinal du nationalisme moderne, ait ajouté l'adjectif « immodéré » uniquement parce qu'il n'a pas encore voulu consacrer l'usage de réserver le mot « nationalisme » pour désigner les excès ou les errements du sentiment national.
L'on parle facilement des outrances, des abus, des dangers, des déviations du nationalisme, tandis que ces expressions péjoratives s'accouplent très mal avec le nom « patriotisme ». Dès qu'on peut supprimer les épithètes « excessif, outrancier, désordonné, etc. » à côté du mot « nationalisme », celui-ci peut être remplacé par « patriotisme ».
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Les auteurs qui veulent lui conserver un sens favorable sont contraints, pour ne pas commettre d'amphibologie, d'y ajouter des formules explicatives. L'un dira : « le nationalisme *ainsi compris* »* *; un autre : « le nationalisme *maintenu à sa place et dans ses justes limites* »* *; un troisième : « le nationalisme *ainsi défini et seul acceptable* »* *; etc.. M. Lucien Romier, lui, parle du « nationalisme *sain, celui qui se confond avec le patriotisme* ». Puisque « nationalisme sain » et « patriotisme » se confondent, pourquoi ne pas les désigner par le seul et même mot, réservant l'autre pour le nationalisme qui n'est pas sain et qui deviendrait définitivement le « nationalisme » tout court ?
*Et déjà dans sa préface, qui est du* 10 *octobre* 1945*, S. Em. le Cardinal Saliège se conformait à cet usage, en écrivant :*
Il y a des vertus qui, dépassant certaines limites et n'étant pas modérées, équilibrées par d'autres vertus, aboutissent à des catastrophes. C'est ainsi que le patriotisme peut devenir le nationalisme.
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#### Une lettre de M. René Gillouin
*D'une lettre de M. René Gillouin en date du* 23 *septembre, dont un extrait a été cité plus haut à propos de l'enquête sur la corporation :*
... Je n'applaudis pas moins chaleureusement à votre enquête sur le nationalisme, et j'y aurais volontiers pris part si, étant protestant, je n'avais craint d'être indiscret. J'aurais aimé introduire les deux thèmes suivants.
D'abord l'idée que par rapport au patriotisme, qui est un sentiment riche, souple et complexe entre tous, le nationalisme, qui est une doctrine, apparaît comme une *rationalisation*, avec tout ce que cette opération comporte d'artifice et d'arbitraire, de rigidité et d'appauvrissement.
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Le patriotisme se pose en s'affirmant, le nationalisme se pose en s'opposant. Le patriotisme est une amitié qui ne demande qu'à élargir ses frontières ; le nationalisme est un isolationnisme, qui préfère se resserrer dans les siennes, jalousement, quand ce n'est pas haineusement. Le patriotisme est à base de fierté, le nationalisme est à base d'orgueil, et c'est pourquoi la guerre n'est pas de l'essence de l'un, tandis qu'elle appartient à l'essence de l'autre.
Ensuite, l'idée que, quelles que puissent être les valeurs intellectuelles, morales, spirituelles, qu'englobe un nationalisme doctrinal, il y a toujours dans le *pathos* nationaliste quelque chose de *plébéien* (je ne dis pas de populaire) qui est à la fois déplaisant et dangereux. Chez un Maurras même, âme de feu, volonté tragique, hôte habituel des plus nobles cimes de l'esprit, voyez comment voisinent avec les raffinements de la plus délicate courtoisie et de la plus exquise culture la susceptibilité la plus ombrageuse, la promptitude au soupçon, à la colère et à la violence, des ressentiments inextinguibles, la fureur d'offenser l'adversaire par tous les moyens, fût-ce l'injure la plus grossière, fût-ce le plus vulgaire sobriquet, la partialité la plus aveugle en faveur de l'ami, pour qui il n'est pas de louange assez hyperbolique ; tous traits spécifiquement plébéiens qui sont peu favorables à la paix intérieure et qui, transportés dans le domaine des relations internationales, y créent une atmosphère bien différente de celle... eh bien ! disons de celle du Congrès de Vienne, à qui on a tant et si sottement reproché de s'*amuser*. Et puisque le Congrès de Vienne vient sous ma plume, comment ne pas rappeler que l'aristocrate Metternich avait horreur de tous les nationalismes, et en particulier du nationalisme prussien, que la France, en proie à l'étrange perversion de l'instinct vital dont elle est atteinte depuis deux siècles, encourageait au contraire de tout son pouvoir ?
Pour en revenir à Maurras et pour en finir avec lui, comment n'être pas frappé du ravage que la passion nationaliste exerçait sur son intelligence même, lorsqu'elle lui inspirait la prétention de faire *la preuve par neuf de la monarchie*, ou l'affirmation que *le nationalisme est une obligation rationnelle et mathématique*, ce qui est une singulière abdication de l'esprit de finesse au profit de l'esprit de géométrie ?
Ce qui sauvait Maurras dans une certaine mesure, c'était sa faiblesse pour les gens d'esprit, à quelque parti qu'ils appartinssent, un Monzie, un Lautier, d'autres encore. Un jour que, causant avec lui, je m'étonnais de son indulgence pour l'un d'eux, canaille avérée et journaliste de talent, il eut ce mot admirable :
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-- Que voulez-vous, mon cher ? C'est un voleur, mais il sait ses classiques.
Comme frein aux excès du nationalisme, une bonne culture classique n'est assurément pas négligeable ; est-elle suffisante ?
René GILLOUIN.
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#### Une lettre de M. Paul Sérant en marge de l'enquête
*Ayant été interrogé par* Aspects de la France *du* 21 *septembre, à propos d'un passage de la réponse qu'il fit ici à notre enquête sur le nationalisme, M. Paul Sérant répond à cette interrogation.*
Mon cher Madiran,
Dans son numéro du 21 septembre dernier, *Aspects de la France* commentait en ces termes ma réponse à votre enquête sur le nationalisme :
« *Paul Sérant déclare approuver,* « *dans son principe* »*,* « *la politique européenne* »*. Laquelle ? Il omet de le dire. Lorsqu'il aura éclairé sa lanterne, chacun y verra plus clair et nous pourrons discuter, peut-être même nous entendre -- oh, pas sur tout !* »
La phrase dont *Aspects de la France* cite les premiers mots se terminait ainsi :
« *De même que mon amour de la France ne m'empêche pas d'aimer chaque province française en particulier, de même je peux souhaiter la création d'une Fédération européenne sans avoir un instant le sentiment d'oublier la France ou de la renier.* »
Voilà, me semble-t-il, qui ne laissait place à aucune équivoque. *Aspects de la France* voudrait sans doute que je me prononce sur les diverses tentatives ou sur les divers projets « européens » qui ont vu le jour depuis la fin de la guerre. Mais je n'aime pas parler de ce qui n'est pas de ma compétence. Il ne m'appartient pas de dire ce que pourraient être la meilleure organisation de l'économie européenne, la meilleure organisation de la défense européenne, les meilleures institutions européennes. Je ne suis ni économiste, ni stratège, ni juriste. Certains hommes de lettres se figurent volontiers qu'ils ont la science infuse, qu'ils ont le droit de se prononcer sur tous les sujets. Ce n'est pas mon cas. Je pense que les principes sont de mon domaine, mais non pas leur application : elle ne concerne que les spécialistes.
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Mais justement, c'est le principe d'une Fédération européenne que refuse *Aspect de la France,* si je ne me trompe. Le journal qui porte en exergue cette belle parole de Maurras : « *de toutes les libertés humaines, la plus précieuse est l'indépendance de la patrie* », pense que la création d'une Fédération européenne entraînerait la disparition de la souveraineté nationale. Mais le même journal constate aussi, avec beaucoup d'autres, que la souveraineté française n'existe plus, que le régime actuel n'assure pas l'indépendance de la nation, que le destin de la France se joue à Moscou, ou à Londres, ou à Washington. S'il en est ainsi, *Aspects de la France* devrait plutôt dire que la Fédération européenne CONSACRERAIT la disparition de la souveraineté nationale : comment la Fédération européenne pourrait-elle détruire quelque chose qui n'existe plus ?
Si j'approuve le principe de la Fédération européenne, ce n'est pas parce que je me résigne à la disparition de la souveraineté nationale. C'est au contraire parce que je crois que les nations européennes ne peuvent plus assurer leur salut si elles n'unissent pas très étroitement leurs efforts. L'Europe est aujourd'hui menacée comme elle ne l'a jamais été depuis les grandes invasions, -- est-ce vrai, oui ou non ? Et si c'est vrai, comment pourrions-nous résister efficacement à une telle menace autrement qu'en nous unissant ?
Il est vrai que toute politique européenne suppose la réconciliation de la France et de l'Allemagne. Selon les nationalistes d'*Aspects de la France,* cette réconciliation est impossible. Je ne sais si Maurras et Bainville avaient raison d'affirmer, après 1918, que les efforts de rapprochement franco-allemand étaient chimériques ; je n'en suis pas certain. Ce dont je suis sûr, en revanche, c'est que de tels efforts concernant la France et l'Allemagne d'aujourd'hui ne sont pas dépourvus de réalisme.
Pour plusieurs raisons. Les Français et les Allemands d'aujourd'hui savent qu'un nouveau conflit franco-allemand aboutirait à l'anéantissement de leurs pays respectifs. (Ils en sont *sûrs,* alors qu'ils pouvaient ne pas en être sûrs il y a seulement vingt ans). D'autre part, les plus raisonnables des Français et des Allemands comprennent qu'une domination de l'un des deux pays sur l'autre ne pourrait aboutir à aucun ordre durable. Enfin, Français et Allemands ont pris conscience des possibilités limitées de leurs pays respectifs dans le monde de 1956 ; je veux dire qu'ils savent que les grandes puissances mondiales s'appellent désormais les États-Unis, l'U.R.S.S. et la Chine. Dans ces conditions, l'antagonisme franco-allemand, parfaitement logique il y a quelques décades, perd progressivement son sens, et s'atténue peu à peu dans la conscience collective des deux pays.
A cela les nationalistes intégraux répondent : vous oubliez l'éternelle Allemagne ; vous oubliez l'aisance avec laquelle la patrie de Bismarck, de Guillaume et d'Hitler passe du pacifisme le plus bonasse au militarisme le plus frénétique ; vous oubliez le romantisme allemand, le nihilisme allemand.
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Je n'oublie rien du tout. Je sais très bien que l'Allemagne est le pays des retournements imprévus. Mais je pense aussi qu'elle sera d'autant plus tentée par un nouveau retournement si nous rejetons systématiquement toute idée de coopération avec elle. On nous dit, par exemple : un jour ou l'autre, l'Allemagne sera amenée à s'entendre avec la Russie ; nous assisterons à la résurrection de la vieille entente germano-slave contre l'Occident latin. Une telle éventualité n'est concevable que si l'Allemagne, sans cesse repoussée par la France, perd définitivement tout espoir d'entente avec elle. Cet espoir existe actuellement : faut-il vraiment l'éteindre pour pouvoir dire ensuite que « *l'Action française* avait raison » ?
Je comprends fort bien que les nationalistes intégraux aient une profonde horreur de tout ce qui est germain, et de profondes affinités avec tout ce qui est latin. Mais il ne s'agit pas, dans cette affaire, de nos préférences esthétiques ou sentimentales : il s'agit de réalisme politique. Peut-on concevoir, en 1956, un système d'alliances qui se limiterait aux seules nations latines ? Au temps où Maurras préconisait l'entente la plus étroite entre la France, l'Italie, l'Espagne et le Portugal, à la fois pour résister à l'Allemagne et pour éviter l'ingérence excessive des Anglo-Saxons dans les affaires européennes, y avait-il cent vingt millions d'Européens soumis à la tutelle soviétique ?
Parmi les hommes qui militent aujourd'hui pour l'idée européenne -- et donc pour le rapprochement franco-allemand -- il y a d'anciens déportés. Songe-t-on assez à tout ce qu'ils ont dû surmonter pour entrer dans la voie d'une entente européenne ?
Il est tout de même difficile de prétendre que ces homme ignorent ce dont l'Allemagne est capable !
S'ils ont choisi la réconciliation, c'est précisément parce qu'ils voient en elle le seul moyen d'éviter le renouvellement des horreurs qu'ils ont vécues. En tous cas, leur exemple prouve que l'idée européenne -- en dépit de tous les abus de vocabulaire, de tous les débordements confusionnistes auxquels elle se prête -- est tout de même susceptible de susciter d'étonnants efforts individuels. On constate aussi que, depuis la fin de la guerre, dans chaque pays européen, des hommes que tout séparait politiquement acceptent de surmonter leurs divergences pour s'unir dans la volonté de « faire l'Europe ». Est-ce tellement ridicule ?
J'accorde cependant volontiers aux nationalistes intégraux qu'une Europe qui s'édifierait sur la destruction des nations serait notre plus grand malheur. Je n'ignore pas que certains technocrates ou que certains intellectuels déracinés rêvent précisément d'une Europe de ce genre. Mais le meilleur moyen d'empêcher la réalisation de cette Europe-là, c'est de faire, alors qu'il en est encore temps, l'Europe qui, au lieu de détruire les nations, les sauvera au contraire, en les fédérant contre le péril qui les menace pareillement. Je n'ignore pas que, depuis dix ans, c'est aux États-Unis d'Amérique que les nations européennes doivent d'avoir évité l'invasion ou le chaos. Mais nous ne pouvons pas nous reposer indéfiniment sur la puissance américaine. Il est temps que nous prenions en mains notre destin -- et ce sera d'ailleurs le moyen le plus sûr de conserver l'amitié des États-Unis, qui souhaitent assez vivement, assez profondément, la fin des vieilles querelles du continent.
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De même, ce n'est que par l'union des pays européens que nous pouvons espérer parvenir à un règlement pacifique avec l'Union Soviétique. Quant aux problèmes asiatiques et africains, la récente crise de Suez comporte, me semble-t-il, quelques enseignements que les Européens auraient tort de négliger.
Je m'excuse, mon cher Madiran, de ce rappel de vérités premières, mais faut-il laisser croire à certains que l'on choisit l'Europe parce qu'on abandonne sa patrie ?
Paul SÉRANT.
P.S. -- *Aspects de la France* me reproche également de « faire injure à Maurras » en écrivant qu'il condamnait les collaborationnistes et les résistants. J'aurais dû écrire, paraît-il, qu'il condamnait les collaborationnistes et les *gaullistes --* mais non pas les *résistants,* puisqu'il en était un ! J'ai employé le mot *résistant* dans le sens qui est celui de notre vocabulaire politique, et qui désigne ceux qui refusèrent l'autorité du Gouvernement du Maréchal Pétain. Ce qui n'était évidemment pas le cas de Charles Maurras. Je ne suis d'ailleurs pas certain que Maurras eût considéré qu'on lui « faisait injure » en ne le qualifiant pas de résistant...
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## DOCUMENTS
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#### L'ÉGYPTE ET LE MONDE ARABE
Nos lecteurs ne trouveront pas ici un jugement sur les opérations militaires menées dans le Moyen-Orient : ce n'est pas de notre compétence. D'autre part il est trop tôt, au moment où nous composons ce numéro, pour formuler une appréciation sur les dernières initiatives des gouvernements français et britannique.
\*\*\*
Citoyens français, convaincus que la France n'a pas le gouvernement qui lui convient (ceci étant d'ailleurs une conviction qui concerne beaucoup plus les institutions et les principes que telle ou telle personne), nous pensons que la gravité des événements impose à tous une stricte discipline civique.
Et d'abord aux écrivains et journalistes, qui ne sont pas membres du gouvernement, et qui ont d'autres responsabilités.
La première de ces responsabilités, si les menaces de conflits armés se confirment, est de s'abstenir de commentaires incompétents qui se situent au niveau du Café du Commerce ; et d'éviter de formuler, sur le détail des décisions gouvernementales et militaires, des critiques qui, même apparemment fondées, n'ont pour effet que d'accroître le désordre des esprits.
Quand l'armée française est engagée dans des opérations de combat (qu'elles reçoivent ou non la qualification officielle de « guerre »), quiconque tient une plume s'impose la censure spontanée de ne rien écrire qui puisse, fût-ce indirectement, desservir nos armes ou démoraliser ceux qui combattent sous nos drapeaux.
\*\*\*
Cette considération peut nous amener, sur plusieurs points, à nous taire. Mieux vaut se taire que prétendre avoir raison contre son gouvernement, quand ce gouvernement, qu'il en soit digne ou non, détient et détient seul la responsabilité effective de l'emploi qui est fait de nos forces armées.
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La France a les autorités civiles, militaires et religieuses que Dieu lui a données pour sa sauvegarde, ou qu'il a permises pour son châtiment. Celui-ci, quand il se produit, n'est d'ailleurs pas contraire à celle-là. Le Saint-Père vient de nous le rappeler, c'est Dieu qui « tient entre ses mains le sort des peuples, et non seulement la puissance, mais la vie même de leurs chefs ».
Nous ne savons pas si la paix du monde sera sauvée. Nous ne savons pas si la France sera entraînée dans la guerre. Nous savons qu'en temps de guerre plus encore qu'en temps de paix, notre devoir est d'obéir strictement, dans les limites de leurs pouvoirs, aux autorités civiles, militaires et religieuses sous lesquelles nous sommes placés. Nous savons aussi que notre devoir est d'abord de prier pour que Dieu les guide.
\*\*\*
*Ce n'est donc point pour approuver ou désapprouver telle initiative gouvernementale, peut-être lourde de conséquences, que nous reproduisons le texte d'Henri Charlier ci-dessous.*
*Ce texte est extrait d'un article publié avant les événements de novembre : il a paru dans notre numéro* 5 (1^er^ juillet)*. Nos nouveaux lecteurs ne le connaissent pas. Nos anciens lecteurs le retrouveront avec profit : ils ne l'ont peut-être pas suffisamment remarqué, car il constituait une incidente, à propos d'un autre sujet.*
*Sa date de parution suffirait à montrer, s'il en était besoin, qu'il n'est pas un jugement sur les initiatives politiques et militaires de novembre. Il indique* LES DONNÉES PERMANENTES ET FONDAMENTALES *des problèmes que nous pose le monde arabe. C'est à ce titre qu'il s'impose, aujourd'hui plus encore qu'hier, à notre méditation :*
Dans l'antiquité, l'Égypte et la Grèce ont joué un rôle très supérieur aux autres nations. Ce premier des anciens empires connus ; ce tout petit peuple grec si plein de défauts politiques, ont fait davantage que les Assyriens, les Perses et les Romains réunis.
Je parle au point de vue naturel, car le peuple hébreu auquel appartenait Notre-Seigneur a joué un rôle incomparable au point de vue surnaturel.
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L'Égypte lui avait préparé une théologie naturelle que Moïse a connue ; la Grèce, une philosophie de la sagesse. Ces deux nations ont en outre jeté les fondements de l'art chrétien : l'Égypte par ses œuvres ; la Grèce, en séparant pour la raison l'art de la magie, la philosophie du mythe, a permis aux Apôtres d'autoriser ce que défendaient les Juifs.
Plus que les Grecs mêmes, les Égyptiens étaient doués pour fonder l'art chrétien. Dans une fresque datant du V^e^ ou VI^e^ siècle, à Baouït, en Haute-Égypte, on trouve la composition exacte des tympans de notre XII^e^ siècle comme celui de Charlieu.
Je ferai remarquer aux philarabes contemporains que CE GRAND PEUPLE ÉGYPTIEN, qui a donné, outre son passé antique, les premiers modèles de vie érémitique et de vie monacale, A ÉTÉ COMPLÈTEMENT DÉTRUIT PAR LES ARABES, d'une destruction sans remède, au nom d'une loi plus dure et plus sauvage que l'ancienne loi juive, sept siècles après le Sermon sur la Montagne.
\*\*\*
On sait avec quel dédain, depuis plusieurs années, il est parlé des Croisades. Les revues missionnaires elles-mêmes en parlent comme d'une grande erreur et d'un abandon de l'esprit apostolique. Et voici que la France est contrainte, malgré elle, avec le dernier des gouvernements qu'on en eût cru capable, de commencer la Croisade contre une guerre sainte organisée par les Musulmans. Car la séparation du pouvoir religieux et du pouvoir politique est essentielle à la civilisation chrétienne ; c'est pour les Musulmans le grand désordre.
Voici la pensée de Ibn Taymiya (1328) : « Ces deux fausses voies (la juive et la chrétienne) sont celles d'hommes qui ont adopté une religion sans la parfaire par tout ce qui est nécessaire à sa propre existence : pouvoir, guerre sainte, ressources matérielles ; ou celles d'hommes qui ont cherché le pouvoir, la fortune ou la guerre, sans se donner pour but de faire triompher la religion. »
Le plus grand des historiens arabes, Ibn Khaldoun (1332-1406) disait de même : « Les autres religions ne s'adressent pas à la totalité des hommes, aussi n'imposent-elles pas le devoir de faire la guerre aux Infidèles, elles permettent seulement de combattre pour sa propre défense. Pour cette raison, les chefs de ces religions ne s'occupent en rien de l'administration publique. »
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De nos jours, Mohamed Ahdoh (1848-1905), l'un des esprits les plus modérés de l'Islam, écrit :
« La communauté musulmane exigera, au besoin par les armes, la liberté de prêcher partout la foi musulmane et de pratiquer sa loi. Si le recours aux armes est nécessaire dans ce dernier but, la guerre sera faite POUR SE RENDRE MAÎTRE DE LA TERRE ET Y FAIRE EXÉCUTER LES PRESCRIPTIONS DE LA LOI MUSULMANE. Il s'agira en somme d'étendre la PAX ISLAMICA, petit à petit, au fur et à mesure des interventions armées contre les pays qui mettent des empêchements à la libre propagande de l'Islam et à sa pratique par les fidèles. »
Les peuples arabes échappent aujourd'hui à leurs autorités traditionnelles. Vous verrez le Sultan du Maroc et le Bey de Tunis rejoindre en Europe le roi d'Égypte ou bien prendre contre nous la tête de la guerre sainte pour n'être point chassés.
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Deux civilisations vont s'affronter, celle du Christ *fondée sur la connaissance des faiblesses de l'homme, avec l'humilité comme base, qui assure à l'homme, avec la liberté des âmes vis-à-vis de César, une aide surnaturelle pour une destinée surnaturelle *; et celle de Mahomet, *où la confusion du Spirituel et du Temporel est complète, et qui ne peut rien contre le péché*.
Le marquis de Custine, cet esprit si clairvoyant, écrivait il y a un siècle : « Il faut que l'Univers redevienne païen ou catholique. Hors de là, il n'y a d'un côté que fourbe, de l'autre qu'illusion ». Et encore : « Partout où j'ai posé les pieds sur la terre, depuis le Maroc jusqu'aux frontières de la Sibérie, j'ai senti couver le feu des guerres religieuses... Dieu seul sait le secret des événements, mais tout homme qui observe et qui réfléchit peut prévoir quelques-unes des questions qui seront résolues par l'avenir : *ces questions seront toutes religieuses* ». « De l'attitude que la France saura prendre dans le monde comme puissance catholique dépend désormais son influence politique. »
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Aujourd'hui l'Égypte entreprend sur son sol même la fabrication d'armes modernes et même une usine atomique. Les barbaresques recommenceront avec des sous-marins la guerre de course qu'ils faisaient avec des galères jusqu'en 1830 ; ils recommenceront à enlever des femmes et des enfants sur les côtes d'Italie et de Provence. Aux yeux des Musulmans, c'est là une bonne œuvre.
Ce ne sont pas les nations anglo-saxonnes qui sont menacées directement les premières : elles sacrifient la Chrétienté au pétrole arabe.
Ce n'est pas la malheureuse Italie, chassée de Cyrène par des marchands ignorant certainement qu'elle fut aussi grecque que Marseille pendant mille ans.
Ce n'est pas la fière et noble Espagne qui est visée, elle qui fit la Croisade pendant sept cents ans.
C'est la France indigne et officiellement athée.
*Certes la paix, aussi longtemps qu'elle est moralement et pratiquement possible, est infiniment supérieure et préférable à la guerre. Et nous ne cesserons, à l'appel du Souverain Pontife, de prier pour la paix.*
*Mais nous éviterons les confusions et les contrevérités lancées par ceux qu'Henri Charlier nomme les* « *philarabes* »*.*
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#### L'ISLAM CROIT A L'IMMACULÉE-CONCEPTION ET IL A SA PLACE À LOURDES ?
*Depuis quelques mois en effet, des* « *informations* » *douteuses, et même suspectes, sont lancées dans le public catholique français.*
*Dans* LE MONDE *du* 26 *août, à propos du* « *pavillon musulman* » *en construction à Lourdes, M. Gaston-Charles Pignault écrivait :*
...L'Islam, en effet, vénère la Vierge Marie, et l'Immaculée Conception est dans sa foi. Il a donc sa place à Lourdes, et les dons déjà reçus du Liban et de Syrie en sont la preuve.
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*Semblablement, dans* TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN *du* 14 *septembre, M. Hervé Bourges prétendait :*
Parmi les innombrables souscriptions, il faut noter de nombreuses offrandes de Musulmans de Palestine, d'Égypte et du Proche-Orient... L'Islam, en effet, porte un culte particulier à la Sainte-Vierge et, comme les catholiques, les Musulmans croient au dogme de l'Immaculée Conception.
*Et* LA VIE CATHOLIQUE ILLUSTRÉE *du* 16 *septembre, plus prudemment :*
Un pavillon sera spécialement réservé aux Musulmans qui vénèrent la Vierge et viennent souvent la visiter.
*Ces affirmations apparemment orchestrées et en tout cas non démenties nous semblent contraires à la vérité.*
*C'est pourquoi, sous réserve du jugement de l'Église, nous les contestons.*
*Nous croyons devoir les contester d'autant plus fermement qu'elles sont répandues dans le public catholique en un moment* (*est-ce une coïncidence ?*) *où le* « *philarabisme* » *politique de plusieurs organes et de quelques milieux catholiques va jusqu'au seuil d'un syncrétisme religieux.*
*Nous croyons même que ce seuil a parfois été franchi.*
\*\*\*
*Premièrement, sur la question des* « *dons des Musulmans* »*, il existe une mise au point extrêmement nette de S. Exc. Mgr Rodhain, secrétaire général du Secours catholique.*
*Il a déclaré à* LA CROIX (8 *septembre*) :
Dès le début de la souscription, le Secours catholique a reçu des dons DES CATHOLIQUES de Palestine, d'Égypte et du Proche-Orient.
*Il s'agit donc de catholiques des pays musulmans, et non pas de fidèles de l'Islam.*
LE MONDE *et* TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN *ont voulu au contraire nous faire croire qu'il s'agissait de dons envoyés par des fidèles de l'Islam, qui s'expliqueraient par le fait que l'Islam* « *croit au dogme de l'Immaculée Conception* »*.*
104:8
*L'* « *information* » *du* MONDE *et de* TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN *est donc équivoque et tendancieusement déformée.*
*L'article du* MONDE *était antérieur à la déclaration de S. Exc. Mgr Rodhain : à notre connaissance.*
LE MONDE *n'a pas rectifié.*
*Quant à l'article de* TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN*, il était postérieur à la déclaration de S. Exc. Mgr Rodhain.*
\*\*\*
*Secondement, si nous croyons que tout homme peut venir à Lourdes et y être accueilli, nous nions l'affirmation du* MONDE*, non démentie à ce jour, selon laquelle l'Islam en tant que tel aurait sa place a Lourdes.*
*Nous prenons l'initiative de nier cette affirmation parce que personne ne le fait, et que la confusion se répand dans les esprits.*
*Nous le faisons sous réserve du jugement de l'Église.*
\*\*\*
*Troisièmement, nous nions que l'Islam reconnaisse* « *le dogme de l'Immaculée Conception* »*, comme le prétendent* LE MONDE *et* TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN*. Nous renvoyons là-dessus le lecteur aux documents publiés dans notre numéro* 6*, page* 146 *et suivantes, et principalement pages* 151*-*152*.*
\*\*\*
*Quatrièmement, nous n'avons pu obtenir de précisions sur la venue des Musulmans à Lourdes. La déclaration de S. Exc. Mgr Rodhain, déjà citée, disait :*
Dès le début de la souscription, le Secours catholique a reçu des dons des catholiques de Palestine, d'Égypte et du Proche-Orient, et d'ailleurs... Aussi avons-nous décidé la construction d'un pavillon qui hébergera, en effet, des Musulmans.
*Nous n'avons pas pu savoir si ces* « *Musulmans* » *sont d'anciens Musulmans convertis au christianisme ou des fidèles de l'Islam ; nous n'avons pas pu davantage savoir si leur venue est espérée, ou si elle a été effectivement constatée. Interrogées par nos soins sur ce point comme sur les trois précédents, les sources d'information dont semblent*
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*Nous savons en tout cas que* MUSULMAN *a en français un sens et un seul :* QUI PROFESSE LA RELIGION DE MAHOMET.
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*Nous espérons et nous souhaitons sur ces questions une mise au point de l'Église, à l'heure que l'Église jugera opportune. D'avance, nous nous y soumettons.*
*Dans l'attente de cette mise au point, et constatant le désordre grandissant des esprits sur ces questions, nous avons exprimé, à l'encontre des affirmations du* MONDE *et de* TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN*, une contestation et une mise en garde qui n'engagent évidemment que nous-mêmes.*
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#### POUR LIRE LES MESSAGES DU PAPE
*Dans notre précédent numéro nous avons un peu trop rapidement signalé à quelles sources en France on peut se procurer, au moment de leur parution, les Messages du Souverain Pontife. Notre énumération, à peine commencée, se terminait par un* « *etc.* » *qui ne renseignait guère nos lecteurs.*
*Sur cette question importante, il convient de donner des précisions moins incomplètes. Voici les sources que nous connaissons :*
1*. --* LA CROIX (5*, rue Bayard*) : *seul quotidien catholique de diffusion nationale* (*pour le moment*)*. On y trouve sans retard au moins l'annonce des discours ou des messages, avec des analyses et des extraits ; ceux-ci proviennent le plus souvent de dépêches d'agences et sont établis parfois d'une manière discutable :* LA CROIX *n'en est nullement responsable. Par la suite,* LA CROIX *publie souvent de larges passages, voire les textes entiers, ou bien annonce leur publication dans la* DOCUMENTATION CATHOLIQUE*.*
106:8
2*. --* LES NOUVELLES DE CHRÉTIENTÉ (25*, boulevard des Italiens à Paris*) : *la première partie de ce volumineux bulletin hebdomadaire est toujours consacrée aux actes du Saint-Père. C'est à notre connaissance, en France, la publication qui donne le plus rapidement et le plus complètement le texte de toutes les interventions du Souverain Pontife. Par sa présentation austère et par son prix forcément assez élevé, ce bulletin est plutôt un instrument de travail* (*à notre avis excellent*) *qu'un moyen de vaste diffusion.*
3. -- L'OSSERVATORE ROMANO*, édition française hebdomadaire* (*6, rue Christophe-Colomb, Paris VIII^e^*)*. Son titre dit assez sa qualité et sa fonction. C'est, avant tout autre, l'organe catholique indiscutable. Nous supposons que les* « *comités de presse* » *le procurent aux catholiques qui le demandent, ou même font en sa faveur un effort spécial de diffusion.*
4. -- *DISCOURS DU PAPE* (*8, rue Thiers, Angers*)*. Petites brochures mensuelles, qui ne peuvent tout publier ; mais c'est à notre connaissance la seule publication populaire des messages du Pape, permettant une* « *diffusion de masse* » (*à part quoi, il y a quelques éditions en tracts, malheureusement trop peu fréquentes et trop peu connues, de la Maison de la Bonne Presse, 5, rue Bayard à Paris*)*.*
5. -- LA DOCUMENTATION CATHOLIQUE (*5, rue Bayard*)*. Nous avons peu de renseignements sur l'activité actuelle de cette publication, qui n'a pas accepté d'établir avec Itinéraires le service d'échanges qu'elle consent même à...* (*mais ne soyons pas indiscrets*)*.*
\*\*\*
*Plus ou moins longtemps* (*mais souvent fort longtemps*) *après leur parution, les actes du Souverain Pontife sont publiés en volume chez divers éditeurs et selon diverses méthodes : chacun trouvera dans sa paroisse tous renseignements à ce sujet.*
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#### PRIER ENSEMBLE POUR L'UNITÉ
*Dans* L'APPEL DE SAINT-CLOUD (15 *octobre*) *le Chanoine Henri Collin cite plusieurs passages de notre numéro* 6*.*
*Notamment celui-ci* (*tiré de la lettre à M. Joseph Folliet*) :
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...Ne soyons pas complices (des campagnes d'*Esprit,* etc., contre le Pape et les Évêques sous prétexte d'anti-vichysme). N'y aidons pas. Pesons en sens contraire, chacun à notre place et selon nos moyens. En ordre dispersé si pour le moment nous ne pouvons mieux faire. En ordre concerté s'il plaît à Dieu, et si vous y consentez. Pourquoi ne déciderions-nous pas, implicitement ou mieux, explicitement et publiquement, que nous mettons un terme aux vieilles querelles, que nous en rejetons les survivances, que nous enterrons les tragiques divisions de 1926-1939 et de 1941-1947, que nous refusons toutes « discriminations » entre catholiques, et que toutes nos discussions seront placées désormais dans le cadre de notre essentielle fraternité ?
*Le Chanoine Henri Collin commente*
Quel écrivain de bonne foi, quel catholique loyal et sincère ne souscrirait à une telle proposition ?
Et pour attirer la bénédiction de Dieu sur une si louable volonté commune, pour la préparer et la fortifier contre des tentations toujours possibles, voilées sous un prétexte ou un autre, pourquoi ne pas prier ensemble à cette intention, comme le propose encore M. Madiran ?
*Et le Chanoine Henri Collin cite ce passage de notre éditorial :*
Pourquoi les écrivains et journalistes catholiques, qui s'affrontent aujourd'hui comme des adversaires, n'auraient-ils point, par exemple le premier samedi de chaque mois, une messe commune ? Ils y viendraient et ils seraient tels qu'ils sont, sans conditions préalables fixées par les uns contre les autres, sans qu'un clan soit invitant et les autres invités, sans rien se promettre les uns aux autres. Non point une réunion, ni une conférence diplomatique, ni une confrontation ; non point pour se parler les uns aux autres, s'il est vrai qu'entre eux actuellement « le dialogue est impossible » ; mais enfin peut-être pouvons-nous ensemble aller à la messe. Ou alors pourquoi nous dire catholiques.
108:8
Et si nous sommes divisés, c'est peut-être précisément le moment d'aller à la messe ensemble. Ou alors à quoi croyons-nous.
Nous ne savons ni si cela peut se faire, ni comment. Simplement, nous en formulons le vœu.
*Le Chanoine Henri Collin commente.*
Des discussions d'idées, des polémiques ardentes, il y en a toujours eu dans l'Église depuis les temps apostoliques jusqu'aujourd'hui, et bien des saints y ont pris part, et plus d'une fois du choc des idées ont jailli des lumières nouvelles.
Pour rendre plus sereines, moins blessantes celles d'aujourd'hui, ne pourrait-on pas, d'un commun accord, dissiper l'atmosphère empoisonnée d'histoires passées, éviter de raviver certaines plaies, faire cesser des ostracismes, des conspirations du silence contraires à la justice et à la charité, prier surtout, ensemble, pour cela ?
Oui, pourquoi pas ?
*Tel est le premier écho, et le seul au moment où nous achevons la rédaction du présent numéro, qui ait été fait aux propositions et aux vœux publiés dans notre numéro* 6 (*paru le* 15 *septembre*)*.*
« *Quel écrivain de bonne foi, quel catholique loyal et sincère ne souscrirait à une telle proposition ?* » *demandait le Chanoine Henri Collin.*
*Hélas...*
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#### LES MISSELS LABERGERIE
*Nous avons lu dans* LA VOIX DE SAINT-NIZIER (*de Troyes en Champagne*) *cette note du Chanoine Benoît* (*numéro du* 26 *août*) :
Le Missel Labergerie : les habitués des librairies catholiques sont peut-être étonnés de ne plus le voir à l'étalage. C'est que le Saint-Office, c'est-à-dire Rome, en a, en termes sévères, réprouvé les fameuses illustrations du Frère Yves, que nous n'avons pas hésité, à l'époque, à qualifier de grotesques et scandaleuses, alors que les grands journaux catholiques comme LA CROIX et LA FRANCE CATHOLIQUE biaisaient. Le Saint-Office dit nettement qu'il espère que pareille *faute* ne se renouvellera pas... Il est regrettable que cette réprobation ne soit pas venue plus tôt, et plus encore qu'il ait fallu une intervention de Rome pour mettre ordre à des élucubrations de cette espèce.
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*Deux semaines plus tard, dans son numéro du* 10 *octobre,* LA CROIX *publiait la note suivante :*
A PROPOS DE L'ILLUSTRATION DES MISSELS. -- *La Vie diocésaine* d'Évreux, dans son numéro du 5 octobre, a publié une note du Centre national de l'enseignement religieux. Cette note, qui fait suite à une lettre (en date du 2 juin) de S. Em. le Cardinal Pizzardo, secrétaire du Saint-Office et préfet de la Congrégation des Séminaires et Universités, au président de la Commission du catéchisme, déclare, à propos des Missels Labergerie :
« L'illustration de ces missels, et particulièrement celle du missel de Frère Yves, a donné lieu à des discussions parfois véhémentes.
« Je dois vous signaler que les hautes autorités romaines ont fait savoir qu'il s'agissait, dans ces missels, « *d'un art qui est à réprouver de la manière la plus absolue, parce qu'il favorise, surtout dans l'imagination des enfants, la formation de concepts erronés ou indignes des choses saintes qui en font l'objet.* »
La note reconnaît...
*Il s'agit maintenant, si nous comprenons bien, non plus de la lettre du Saint-Office, mais de la note du Centre national de l'enseignement religieux.*
La note reconnaît qu' « il y a de réels éléments de beauté dans l'illustration », mais relève qu' « un missel a d'autres exigences, même artistiques, qu'un livre ordinaire ». Tout en soulignant « l'excellente présentation » des missels Labergerie, le Centre national de l'enseignement religieux déclare : « Nous devons donc nous abstenir de recommander ces missels quant à l'illustration ».
110:8
*Si nous avons bien compris ce que publie* LA CROIX*, nous devons non seulement* NOUS ABSTENIR DE RECOMMANDER *cette illustration, mais nous devons encore bien davantage :* RÉPROUVER CET ART DE LA MANIÈRE LA PLUS ABSOLUE*.*
*Ce qui s'est produit pour les Missels Labergerie nous paraît* L'ANALOGUE *de ce qui se produit dans d'autres domaines. Nous supposons que Dieu le permet pour notre instruction et notre édification : on y touche en quelque sorte du doigt à quel point l'institution du Saint-Siège à la tête de l'Église n'est pas une superstructure décorative, mais une autorité absolument indispensable.*
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#### « DEVIENS CE QUE TU ES »
*Marcel et Marie De Corte viennent de publier : Deviens ce que tu es : Léon, notre fils,* 1937*-*1955 (*Éditions universitaires,* 72 *boulevard Saint-Germain à Paris et* 163*, rue du Trône à Bruxelles*)*.*
*Voici ce qu'en écrit M. Gabriel Marcel dans* LA FRANCE CATHOLIQUE *du* 5 *octobre :*
Léon De Corte, fils du philosophe bien connu, fut atteint à l'âge de dix ans d'une poliomyélite qui devait le laisser dans un état de moindre résistance ; et il succomba, le 13 octobre 1955 à une simple bronchite : il avait dix-huit ans.
Voilà tout ce qui est susceptible d'être porté sur fiche. Mais la réalité, c'est l'ascension spirituelle continue de cet enfant qui, même avant de tomber malade, avait frappé les siens par ce qu'on ose à peine appeler, d'un mot quelque peu prétentieux, sa spiritualité précoce. Dès avant la catastrophe qui devait faire de lui un infirme, il se distinguait non seulement par sa piété, mais par son amour pour les arts -- particulièrement la musique et le dessin, par l'intérêt passionné qu'il vouait à l'histoire, et chose étrange, tout spécialement à l'Égypte ancienne, enfin par son désir d'explorer la lignée d'où il était issu.
Ce dernier trait me paraît d'autant plus remarquable que, dans le monde d'aujourd'hui, il a quelque chose d'exceptionnel. Combien d'êtres, même au sein d'une famille chrétienne unie, se désintéressent de leurs ancêtres, ne se soucient en aucune façon de remonter vers les origines ! Léon De Corte au contraire, était passionnément désireux de remonter vers ses propres sources.
111:8
C'est en août 1947 qu'il tombe malade. Il se plaint de vives douleurs dans la nuque, on le transporte dans une clinique. Très vite, les médecins formulent leur terrible diagnostic. Il va passer six mois dans un poumon d'acier. Quand il y entre, il pèse trente-sept kilos ; à sa sortie, il sera réduit à vingt-quatre. Quand on le ramène chez lui, c'est physiquement une épave. Mais il est rayonnant.
On dirait que sa vitalité spirituelle a été comme renforcée par la terrible épreuve. Il ne souffrira plus physiquement, mais il éprouvera souvent des angoisses causées par les pulsations accélérées de son cœur, par l'insuffisance respiratoire, par l'aérophagie. En huit ans, il ne connaîtra que quelques rares bonnes nuits. Néanmoins, il tiendra à continuer ses études, et son horizon intellectuel ne cessera de s'élargir. Il dessinera beaucoup, de préférence la figure humaine, copiant des têtes peintes par les plus grands maîtres.
Cette copie exige « *de l'esprit et de la main une attention de l'être tout entier qui ressemble à la prière, une* RÉCEPTIVITÉ ACTIVE *qui est l'analogue au plan humain de cette attente sans défaillance dont il est dit dans l'Évangile qu'elle sera toujours comblée* ».
La musique n'est pas oubliée non plus : aussitôt que ses mains redeviennent mobiles, il se tourne vers son cher piano. Mais ce n'est pas tout : dès la fin de 1949, il engage une vaste correspondance avec tous les membres dispersés de sa famille. « *Vivons dans la joie,* écrit-il, *la joie même dans les ennuis, même quand* on *est triste*. *Il faut toujours sourire*. *Il dit vrai, le vieux proverbe :* « *Un saint triste est un triste saint, dès lors, si nous voulons être agréable à Notre-Seigneur, gardons la joie et le sourire même dans les épreuves*. »
Ainsi, nous allons voir cet enfant prédestiné s'ouvrir toujours plus largement au monde des adultes, mais pour n'en recueillir que ce qu'il a de meilleur et de plus pur.
A partir de 1951, il peut entrer au Collège Saint-Barthélemy, à Liège. « *Un rêve merveilleux prenait corps... je vais avoir tant d'amis* », nous disait-il. Certes, les plus grands ménagements étaient indispensables, il ne pouvait monter l'escalier, ni tenir son cartable, ni enlever son pardessus. Bien qu'il ne pût travailler qu'une ou deux heures par jour par ordre du médecin, il se classa d'emblée et jusqu'au bout parmi les premiers.
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Et voici qu'il prend contact avec l'œuvre des plus grands spirituels, un saint François de Sales, un saint Jean de la Croix. Il remet toute sa vie entre les mains de Dieu. « *Il suspend son être à tout ce qu'il aime*. *Il le donne à l'Amour, sans lequel il n'est plus rien*. »
Le 22 mai 1953, il échappe de justesse à un accident de voiture, et cette circonstance le confirme dans sa conviction qu'il est, à la lettre, *dans la main de Dieu*. Ses parents l'emmènent à Lourdes. Il en reviendra, « *sans avoir rien reçu en apparence,* AYANT TOUT REÇU EN RÉALITÉ. » Au cours de ce voyage, il visite quelques-unes des plus belles cathédrales de France. Son amour pour l'architecture sacrée n'a d'égal que sa passion toujours grandissante pour la musique. Il rêve d'écrire un traité sur la spiritualité de la musique. On possède des notes de lui et même de petits essais sur ce thème. « *Étant spirituelle, la musique exige de l'auditeur des facultés de compréhension qui varient selon le degré de sa propre élévation spirituelle*. *C'est de l'intérieur,* « *de anima ima* »* c'est du fond de l'âme que nous devons écouter son chant*. *Plus l'âme se vit elle-même, plus elle est réceptive aux formes que peut revêtir la beauté, plus elle les goûte, plus elle s'épanouit*. »
Ce que nous appelons sans doute très improprement sa mort, surviendra après une indisposition de deux ou trois jours qui ne paraissait pas alarmante.
Ce que je voudrais dire seulement, c'est qu'une existence comme celle-là, quelle que soit sa brièveté, selon les mesures arithmétiques, nous fait éprouver directement ce qu'est la perfection. Il est impossible de la prendre comme objet de méditation sans du même coup se libérer des dimensions dans lesquelles s'enferme notre existence, lorsque son développement ne se réfère qu'aux données de ce monde. Grâces soient rendues à cet enfant prédestiné et à ceux qui, après avoir veillé de toute leur tendresse sur cette flamme, à présent très libéralement, nous la communiquent.
*Sur le même livre, un article de M. Jean Guitton dans* LE FIGARO *du* 17 *octobre :*
L'enfant infirme, l'enfant inguérissable, pour un père et pour une mère, quel poids, mais aussi parfois quelle source, quelle lumière ! Il y a des enfants prédestinés, dont on pressent qu'ils ne pourront pas vivre, écrasés par un don supérieur ou par une de ces maladies qui ne pardonnent pas. Ils semblent avoir été prêtés par le destin.
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Léon De Corte était né en 1937 d'une famille adonnée aux Lettres, à la cause de l'esprit en ce monde. La poliomyélite s'abattit sur lui comme un vautour. Il ne fut sauvé que de justesse par le poumon d'acier. Mais voici l'étonnant. L'enfant comprit très distinctement que cela n'allait pas diminuer sa vie véritable, que cela l'aiderait au contraire à découvrir des mondes. L'opération la plus naturelle et la plus simple, celle de respirer, allait devenir pour lui d'abord un problème, puis un effort d'attention. Mais il chantait dans le poumon d'acier et il engageait deux petites filles qui se lamentaient dans les poumons voisins, à chanter avec lui. Sa mère lui avait proposé pour règle d'imiter sainte Thérèse, qui vivait non pas au le jour, mais une heure à la fois, sans se charger inutilement de l'heure qui a précédé et de celle qui va suivre. Condamné à la déchéance dans l'âge de la vitalité, toutes les voies étant barrées devant lui, il ne lui restait, comme à la fleur ou au turboréacteur, qu'à prendre de l'altitude.
Lorsqu'il sortit de son poumon, il recommença sa vie au foyer. Le plus dur fut d'apprendre à dormir sans moyen mécanique. C'est alors que, passant à Liège, je le connus. Et je me souviendrai toujours de l'impression que l'enfant-roi me fit : il n'était d'aucun âge, le visage intemporel avec une vague ressemblance égyptienne, l'air d'un Toutankhamon plus spirituel, plus souriant, plus surpris, plus épris d'exister. Il n'avait rien d'un adulte, même futur : il était enfant et vieillard. Il aimait jouer au train électrique, lire des livres d'enfants (il avait discerné les *Contes du Chat perché* de Marcel Aymé). Surtout, il s'était passionné pour l'Égypte ancienne, terre inconnue qu'il explora jusqu'à la fin, dont il apprit à déchiffrer les hiéroglyphes et qui lui paraissait le lieu sacré où l'homme, pour la première fois, avait défié la mort. Il me disait en riant que Ptahhotep et Pétorisis valent bien Socrate ou Platon.
Je me rappelle que tout ce qu'il disait était fin, était neuf, était bien dit, et si émouvant, parce que sortant de ce corps si fragile et qui reposait sur l'arête qui nous sépare de l'autre séjour. Il me semblait être une épave dans un nimbe d'or, une statue d'ivoire pourvue d'un vrai sourire. Son frère Jacques prétendait qu'il le voyait dans la Vallée des Rois, distribuant à ses sujets des fleurs de lotus.
Le problème se posa pour ses parents de savoir s'ils devaient lui faire mener une vie d'infirme ou la vie de tout le monde, malgré de si grands risques. Avec raison ils choisirent ce dernier parti et ils mirent l'enfant au collège. Le miracle alors se produisit. L'enfant put s'accroître merveilleusement.
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Accablé par la lourdeur des programmes qui, disait-il, écrasent l'esprit, il s'allégea en cherchant en tout la manne cachée, le sens invisible, le rapport de la « matière » enseignée avec la vie profonde, comme si chaque chose était un hiéroglyphe, avec un mystère derrière le voile.
On le porta à travers la France. Il aima ses églises romanes, qui sont ses hypogées, et ce grand fleuve du Rhône, qui est son Nil. En Provence, un disciple de Mistral lui apprit à épeler les constellations.
L'an passé, il était entré en première. Et le 15 octobre, après un rhume de saison, il cessa doucement de respirer encore une fois, en disant à son père et à sa mère le mot le plus beau, celui du consentement : OUI.
Ses parents ont composé un livre sur lui qu'ils ont appelé *Deviens ce que tu es,* titre un peu sibyllin. Désormais, ils se trouvent dans cette situation paradoxale d'avoir dans l'enfant disparu une sorte d'ancêtre, d'inspirateur et d'ange. Et on comprend que son père ait le droit d'aimer plus qu'un autre père ce mot mystérieux qu'il me cite : « L'enfant est le père de l'homme. »
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#### ENTRE LE « CAPITAL » ET LE « TRAVAIL » créer une « communauté réduite aux acquêts »
*Sur la question sociale telle qu'elle se pose en régime capitaliste, un intéressant article de l'Amiral de Penfentenyo dans* L'AVENIR CATHOLIQUE (4*, rue de Beauvau, Versailles*)*. En voici le passage essentiel, qui contient une importante proposition concrète :*
Depuis plus de soixante ans j'observe tout ce qui a été tenté pour résoudre le problème social. Des efforts considérables ont été faits, notamment par les catholiques, depuis Albert de Mun, sur le plan intellectuel et dans le domaine pratique. Si ces efforts ont pu améliorer la situation matérielle des salariés, il n'en reste pas moins que le malaise social ronge toujours la société.
C'est donc, à mon avis, qu'on a soigné les effets du mal sans atteindre, sans même apercevoir ses causes profondes.
......
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Pour qu'une entreprise puisse naître, il faut d'abord : acheter un terrain ;
y construire un bâtiment ;
y loger l'outillage nécessaire ;
y réunir les matières premières et un fonds de roulement ; toutes choses sans lesquelles on ne peut démarrer.
L'ensemble constitue ce que nous appellerons le *capital foncier* SUR lequel tout va reposer et SANS lequel rien ne peut se faire : « Pas de travail sans capital » (Léon XIII).
Ce *capital foncier* initial peut provenir :
-- soit de l'épargne privée qui, en fait, n'est que le fruit d'un travail antérieur : « Pas de capital sans travail » (Léon XIII) ;
-- soit de l'État, solution collectiviste, ruinant toute indépendance.
De toute manière le *capital foncier* initial est indispensable pour permettre à l'entreprise de naître.
Peut-on dire que le *travail* a des droits sur lui ?
-- Évidemment non, puisque le *travail* n'est pas encore intervenu.
Voilà un point précis où nous nous séparons des marxistes. Par contre, si nous considérons cette entreprise 20 on 30 ans après sa naissance, nous constatons (en général) que son actif réel est 10, 100, 1.000 fois supérieur au *capital foncier* initial.
On a donc construit, sur les fondations du début, des *superstructures* parfois extrêmement importantes.
On est appelé à se demander : qui a construit ces superstructures ? C'est le fruit de *l'association* de fait qui existe entre le *capital* et le *travail*.
En toute équité ces fruits devraient être partagés entre eux. Or, la loi du 24 juillet 1867, qui régit toute notre économie, attribue TOUT au *capital,* et voilà le point précis où réside la cause profonde du mal.
Le monde du travail sent intuitivement qu'il existe une injustice dans la constitution même de notre économie, et le malaise subsiste, quels que soient les avantages qu'on lui accorde.
Bien que légale, tant que cette injustice persistera, je suis convaincu qu'aucune réforme ne saurait être pleinement efficace.
De ce qui précède, nous pouvons tirer deux conclusions :
1°) Ce n'est pas le *capitalisme* en lui-même qui est à condamner (Pie XI), mais sa forme légale actuelle.
116:8
2°) Ce n'est pas le *capital* qui s'arroge des droits illimités et excessifs ; c'est la loi qui les lui donne.
Je crois donc pouvoir affirmer qu'il est impossible de résoudre le malaise social actuel tant qu'on n'aura pas dénoncé l'injustice de cette loi et obtenu sa modification.
Remarquons enfin que, dans tous les pays civilisés, l'économie industrielle s'est développée à la même époque, et que partout la constitution de l'économie s'est inspirée des mêmes principes, dont le moins qu'on puisse dire est qu'ils ne sont pas équitables !
Voici maintenant l'esquisse d'une solution qu'il me paraît possible d'envisager.
Je crois tout d'abord indispensable que l'économie ne soit au service exclusif :
-- *ni d'un petit nombre d'intérêts particuliers* (régime capitaliste actuel) ;
-- *ni de l'État* (régime collectiviste ou marxiste conduisant à l'esclavage) ;
-- mais bien, suivant l'étymologie du mot, *au service du foyer,* au service des *familles,* parce que c'est sur elles que tout repose.
Je crois ainsi que le *capital foncier* provenant de l'épargne mérite un certain salaire, tout comme le *travail,* mais je ne pense pas que ses droits soient illimités.
Ce *capital-épargne* devrait être représenté, comme maintenant, par des *actions* correspondant au *capital foncier initial* (ou d'apport ultérieur) dont on pourrait envisager l'amortissement si la prospérité de l'affaire le permet.
Les réserves et les provisions, c'est-à-dire les *superstructures,* devaient être représentées par des *parts bénéficiaires* à répartir entre le *travail* et le *capital* suivant des proportions variables d'une entreprise à l'autre.
Après paiement des justes salaires au *capital* et au *travail,* les bénéfices seraient répartis entre les *parts bénéficiaires*.
On réaliserait entre le *capital* et le *travail* une véritable « COMMUNAUTÉ RÉDUITE AUX ACQUÉTS ».
Je suis convaincu que rien de fécond ne sera réalisé tant que chacun des membres de cette Communauté ne pourra dire, en parlant d'elle : « *Notre* affaire ».
Reste à savoir ce que les ouvriers d'une part, les patrons d'autre part pensent de cette solution.
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Les ouvriers, j'en ai vu beaucoup... Ils sont méfiants et souvent mal préparés à comprendre ces problèmes : ils ont tellement peur d'être trompés ! Mais quand ils ont compris, leur visage s'illumine, et je n'ai noté de leur part que les deux réactions suivantes :
« Enfin ! un peu de justice ! ! !
« Qu'est-ce que les curés attendent pour nous dire tout ça ? »
Quant aux patrons, j'ai observé trois attitudes :
a\) Quelques-uns désirent avant tout ne rien changer aux errements actuels ;
b\) les plus nombreux répondent : « Jamais on ne m'a dit que la loi était injuste ; je l'applique donc, et j'ai la conscience tranquille » ;
c\) enfin une petite minorité de patrons voudraient bien réaliser cette *Communauté réduite aux acquêts,* mais ils ne peuvent y parvenir puisque les dispositions qu'ils prendraient à cet effet sont contraires à la loi et qu'ils courraient ainsi des risques extrêmement graves.
En conséquence, et pour conclure, je crois qu'il est pratiquement impossible d'apporter un peu de justice dans notre économie tant qu'on n'aura pas modifié la loi.
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#### UN ARTICLE DU « RHEINISCHER MERKUR » SUR LES « CATHOLIQUES DE GAUCHE » EN FRANCE
*Le* RHEINISCHER MERKUR*, le grand hebdomadaire d'inspiration chrétienne publié à Cologne, a fait paraître le* 6 *juillet un article de M. Erik von Kuehnelt-Leddihn intitulé* (*un peu bizarrement*) « *Le cas Madiran* »*, et portant en sous-titre :* « *Les catholiques de gauche français dans le feu croisé de la discussion.* »
*En voici les principaux passages :*
Le débat entre Jean Madiran, le directeur de la nouvelle revue *Itinéraires,* et une partie importante de la presse catholique française, englobe des cercles de plus en plus importants. Deux articles consacrés à cette controverse ont déjà été publiés dans le *Tablet* de Londres par le publiciste connu Frank MacMillan et ont provoqué un grand nombre de lettres de protestation auxquelles Madiran et MacMillan ont répondu d'une manière très cassante.
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*N'exagérons rien. Il y eut peu de lettres de protestation. Les réponses qui leur furent faites n'étaient nullement* « *cassantes* »*, sauf peut-être pour M. Pierre Servais, qui trouva ce qu'il avait cherché.* ITINÉRAIRES *a publié dans son numéro* 6*, sous le titre :* « *Les étranges correspondants du* TABLET »*, les documents concernant cette correspondance. Les lettres adressées par Jean Madiran au P. Chifflot, supérieur des Éditions du Cerf* (*qui éditent* LA VIE INTELLECTUELLE) *et à M. Dubois-Dumée* (*co-directeur ou rédacteur en chef de diverses publications catholiques*) *étaient très mesurées et leur offraient de venir exprimer dans* ITINÉRAIRES *leurs points de vue, leurs doléances éventuelles et leurs arguments. Cette proposition de paix n'a pas été retenue par ceux qu'elle concernait.*
L'écho de cette controverse entre la droite et la gauche a dépassé déjà le cadre français...
*...ce qui, soit dit par parenthèse, souligne le ridicule des journaux catholiques français qui veulent tenir leurs lecteurs dans l'ignorance du sérieux* (*et même de l'existence*) *de cette controverse...*
...De quoi s'agit-il dans cette discussion passionnée qui est menée d'une manière très française avec un grand nombre d'arguments *ad hominem ?* Au début de 1955, un jeune journaliste, Madiran, a publié un livre... (etc.)... L'accusation que porte Madiran n'est qu'en partie celle d'une opposition systématique à Rome ; son reproche essentiel vise une attitude excessivement compréhensive et bienveillante envers la menace communiste. Au lieu de prendre position contre le Parti communiste, certaines publications catholiques feraient constamment *mea culpa...*
*...non point d'ailleurs sur leur poitrine, mais sur celle des* AUTRES *catholiques...*
Elles reprennent la vieille rengaine que l'Église serait trop embourgeoisée et aurait pour cette raison perdu le contact avec les « masses ». L'Église ne pourrait reconquérir la « classe ouvrière » qu'en se montrant compréhensive à l'égard du « parti des ouvriers », c'est-à-dire envers le Parti communiste. Les textes cités par Madiran sont en effet troublants.
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Un article de la *Vie catholique illustrée*... (etc.)
Non moins surprenantes sont les phrases du P. Bigo dans la Revue de l'Action populaire qui présentent la Conférence de Genève de la façon suivante :
*A Genève, deux mondes s'affrontent. D'un côté, un prolétariat humain, ce milliard d'hommes qui veut avoir accès au bien-être, à la culture, à l'humanité, sans tomber dans la dépendance politique ou économique des autres peuples, et qui ne croit pas pouvoir accéder à l'autonomie et à la prospérité sans imposer aux privilégiés sa dictature. De l'autre, un monde qui ne croit pouvoir défendre des libertés humaines de grand prix qu'en se dressant devant la* « *barbarie* » *pour l'endiguer.*
(A remarquer les guillemets autour du mot *barbarie*.)
Celui qui lit ces lignes avec attention et médite jusqu'aux dernières conséquences de leur signification, ne peut pas se soustraire à un sentiment d'inquiétude.
Madiran ne se contente pas de faire des citations ; il recherche les relations souterraines qui relient entre elles les différentes citadelles du catholicisme français. Le restaurant *Au Petit Riche...* (etc. : voir *Ils ne savent pas* ce *qu'ils font,* chapitre I)... Madiran se montre très bien informé et il insiste spécialement sur le fait que les hommes qui se sont engagés pour la « gauche » sont des gens qui disposent de moyens financiers importants. L'objet principal de leurs préoccupations est l'ouvrier industriel, qui fait grand cas de sa condition de prolétaire, mais qui, en France aussi, malgré sa haine pour la bourgeoisie, se trouve sur la voie de l'embourgeoisement. L'idéalisation romantique de l'ouvrier considéré comme seul capable de créer la civilisation de l'avenir est en France aussi un phénomène d'un anachronisme étonnant.
Le premier livre de Madiran provoqua une vive réaction, mais cette réaction est, quant à son contenu, plutôt décevante. Surprenantes furent les deux attaques de *La Croix,* le grand quotidien catholique de la Maison de la Bonne Presse. Ces deux attaques ont montré l'étendue de l'influence que la gauche a su s'assurer au-delà des cercles intellectuels proprement dits. Madiran n'avait aucunement mis en cause *La Croix*. Après le premier article de ce journal, il lui envoya une rectification qui n'eut pour conséquence qu'une explosion de fureur encore plus grande. La revue *Esprit* ne fit aucune réponse ; pas davantage la *Vie intellectuelle ;* ni le P. Bigo. Par contre, *La Vie catholique illustrée* et les *Informations catholiques internationales...*
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*...qui s'appelaient encore, à l'époque,* L'Actualité religieuse dans le monde*...*
...répondirent à Madiran d'une manière indirecte, sans essayer pour autant de nier les accusations qui avaient été formulées contre elles...
Madiran releva ces attaques dans un second livre, intitulé *Ils ne savent pas* ce *qu'ils disent...* Le livre laisse une sensation désagréable, non seulement à cause du ton de l'auteur, mais surtout à cause des subterfuges utilisés par ses adversaires afin d'éviter de répondre directement.
*L'article continue par une analyse des positions historiques de la* « *gauche* » *et de la* « *droite* » *en France, et conclut :*
Le débat provoqué par Madiran a révélé une regrettable vérité : la gauche française a perdu son libéralisme et elle fait preuve aujourd'hui, plus encore que la droite, d'un sectarisme étroit. Le lecteur croyant peut lire dans *La Vie catholique illustrée* du 29 mai 1955 : « *Nous engageons les chrétiens à faire mieux que les communistes et à les devancer sur le chemin de la justice et de la paix*. » Quel trouble une telle phrase doit-elle jeter dans les esprits !...
Depuis que les livres de Madiran ont paru, quelque chose a changé : on se montre plus circonspect. Celui qui lit actuellement les publications catholiques françaises trouve même, ici et là, des symptômes d'une prise de conscience et d'une tentative de clarification. Cela ne signifie pas encore la fin du débat idéologique qui devrait remuer des idées plus profondes pour aboutir à une décision définitive.
*La* « *circonspection* » *se remarque en effet. Disons que la circonspection est le commencement de la sagesse. Et que plusieurs trouvent ici, chaque mois, à la lecture d'*Itinéraires*, des raisons nouvelles de redoubler de circonspection.*
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121:8
#### A TOI, CALIBAN
*M. Joseph Folliet publie aux Éditions de la Chronique sociale un livre sur* « *le peuple et la culture* »* :* A toi, Caliban*.*
*Ce livre nous paraît discutable sur plusieurs points. Nous remarquons néanmoins qu'il fait* (p. 131) *l'éloge d'Hyacinthe Dubreuil, qu'il recommande de lire* (p. 265) *Henri Charlier* (Culture, École, Métier*, Arthaud éditeur*)*, qu'il honore à plusieurs reprises Henri Pourrat.*
*Un auteur qui s'avance vers nous en prônant trois des principaux et des plus éminents collaborateurs d'*Itinéraires*, nous n'allons tout de même pas l'assassiner.*
*D'ailleurs, malgré la réputation qu'on nous fait parfois, nous n'avons jamais assassiné personne.*
\*\*\*
*Pour la raison qui vient d'être dite, et surtout par goût de l'entente et de l'accord, nous préférons noter ici quelques-unes des pages où M. Folliet rencontre tel de nos points de vue et confirme certaines positions d'*Itinéraires*.*
*Sur l'école primaire en France, M. Joseph Folliet écrit* (*pages* 46 *et* 47) :
L'école primaire, en France, ne confère pas une culture mais de l'instruction, sans plus (et quelquefois des préjugés). Elle a renoncé à donner une culture, comme une éducation. Nous mettons quelque brutalité à constater le fait. Un jugement plus complet appellerait des précisions. Un minimum de lucidité exige qu'on ne se leurre point et qu'on dresse un procès-verbal de carence. Jusqu'à nouvel ordre, la prolongation de la scolarité semble ne rien changer à cet essentiel défaut. En apprenant à lire, en bourrant les crânes enfantins de notions en vrac, l'école primaire confectionne en série des lecteurs de journaux « sensationnels », des liseuses d'hebdomadaires féminins et des auditeurs de Radio-Andorre, au mieux des amateurs de « digestes » ou de vulgarisation scientifique...
...Fait plus grave : non seulement l'école primaire ne donne pas de culture, mais elle en sèvre à jamais beaucoup d'enfants... Une locution proverbiale du Lyonnais parle des enfants qui font leur instruction « autour du collège ». C'est le cas de la majorité des enfants dans leurs villages ou dans les banlieues ouvrières.
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*C'est l'enseignement français tout entier, et non le seul enseignement primaire, qui a besoin d'être profondément réformé. De l'enseignement français dans son ensemble, M. Folliet dit très justement qu'il a le tort d'être*
...donné par des clercs, à des clercs, en vue de fabriquer des clercs.
*...des* « *clercs* » *au sens d'* « *intellectuels de profession* »*. C'est tout à fait exact : Henri Charlier a précisément insisté sur ce point dans ses articles sur la réforme de l'enseignement* (Itinéraires*, numéros* 3*, 7 et* 8)*.*
\*\*\*
*Pages* 109 *et suivantes, des vues sur la culture par le métier, et notamment par le métier manuel, qui méritent d'être soulignées et signalées :*
Le travail des mains, c'est ajustement continu des facultés corporelles et intellectuelles, passage constant du projet dans la réalité rétive, de la pensée dans les nerfs et les muscles, calcul incessant des fins et des moyens...
...Le travail des mains, c'est l'expérience des disciplines spontanées qu'imposent la nature de la besogne et les nécessités d'une œuvre commune. Même dans les tâches hautement qualifiées, l'imprimerie, la mécanique de précision, l'horticulture, l'arboriculture, s'il y a place pour l'initiative, il n'en reste guère pour l'arbitraire et la fantaisie. Le travail des mains est sérieux ; celui de l'intelligence pas toujours.
.........
Ajoutons à la gloire particulière du travail agricole qu'il est expérience à la fois millénaire et toujours nouvelle de la nature, des jours et des saisons, de la vie. Il porte en lui peut-être plus de germes de culture que le travail urbain...
...Tout métier a sa technique, et chaque technique sa logique. Tout métier a donc sa logique, faite d'une rationalisation millénaire à partir d'un humble point de départ, de la première pierre taillée, de la première pirogue, de la première hutte. Cette logique, il faut la retrouver en faisant voir à l'apprenti le pourquoi et le comment des outils, des machines, des opérations et des gestes.
Il en va pour l'enseignement des techniques comme pour celui des sciences, dont viennent, d'ailleurs, les techniques. L'enseignement des sciences ne cultive pas lorsqu'il se borne à livrer des résultats bruts par voie d'autorité ; il risque même d'aboutir au dogmatisme primaire.
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Il cultive lorsqu'il se fait logique et historique, lorsque les résultats communiqués ressortent comme des étapes provisoires dans une série de recherches.
\*\*\*
*Mais nous nous souvenons tout à coup que l'auteur, M. Folliet, est un écrivain et pamphlétaire catholique auquel nous avons, avec patience et persévérance, posé des questions, présenté des objections, -- sans obtenir de réponse.*
*Aussi, nous nous demandons de qui donc il trace le portrait, quand il écrit* (page 98) :
Confondant le dialogue et le monologue, il n'aime ni l'objection ni, moins encore, la contradiction ; il s'habitue à parler seul, en s'écoutant un peu, avec autorité, avec la certitude d'avoir toujours raison.
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#### M. ÉTIENNE BORNE ET LE DIALOGUE
*Dans l'organe hebdomadaire du M.R.P.,* FORCES NOUVELLES (7*, rue de Poissy, Paris*)*, M. Étienne Borne, doctrinaire de ce parti et en même temps animateur de la* « *Semaine des intellectuels catholiques* » *et du* « *Centre catholique des intellectuels français* »*, propose les définitions et les maximes suivantes* (20 *octobre*) :
...Il n'y a démocratie que par une reconnaissance mutuelle de l'homme de droite et de l'homme de gauche, toujours partenaires et jamais ennemis, l'un homme du fait, de la tradition, des héritages, attentif aux lois de la continuité et de la durée, tenté de ne voir dans l'idéal qu'abstraction et utopie...
*...alors Gustave Thibon ne serait pas un* « *homme de droite* » *quand il dit :* « *Le réel, ce n'est pas ce qui s'oppose à l'idéal, c'est ce qui s'oppose au mensonge* »* ?*
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...l'autre, homme du droit, soucieux des principes universels et des raisons de vivre plus que des nécessités biologiques qui soutiennent l'existence des communautés politiques. Le dialogue, et parfois l'échange des fonctions entre l'un et l'autre font une démocratie authentique...
*Il semble que M. Étienne Borne ne décrive point là le fait* (*existant*)*, ni ne définisse le droit* (*moralement obligatoire*)*, mais exprime une préférence, un souhait, un vœu.*
\*\*\*
(*Ni en fait ni en droit, la démocratie ne se présente comme une reconnaissance mutuelle et un dialogue.*
*Nous connaissons premièrement la démocratie classique, ou désignation des gouvernants par les gouvernés ; et secondement la démocratie moderne, qui situe dans le peuple l'origine et le fondement légitime de tout pouvoir. La première, depuis 1789 et 1793, connaît la tentation constante d'adopter les principes et les pratiques de la seconde. Elle est conforme à la raison, nullement obligatoire, convenant selon les temps et les lieux, et parfaitement admise par la morale politique chrétienne. Sous le même nom de* « *démocratie* »*, la seconde se présente comme moralement obligatoire et contredit les principes chrétiens.*
*Nous avons plusieurs fois soumis cette distinction* (*entre démocratie classique et démocratie moderne*) *aux docteurs de la démocratie chrétienne. Nous n'avons jamais pu jusqu'ici connaître leur sentiment sur ce point.*)
\*\*\*
*Donc, nous supposons que M. Borne formule un vœu, et qu'il définit la démocratie telle qu'il voudrait qu'elle soit.*
*Selon nous,* « *démocratie* » *en ce sens est alors simplement synonyme d'honnêteté intellectuelle, ou même d'honnêteté tout court.*
*Mais quoi qu'il en soit, nous voudrions savoir où et quand M. Étienne Borne, homme de gauche, a exprimé aux hommes dits de droite son désir de* « *reconnaissance mutuelle* » *et de* « *dialogue* »*.*
*Nous entendons bien : qu'il l'ait antérieurement fait ou non, en tout cas il le fait maintenant, par son article du 20 octobre ?*
*Si c'est cela, nous sommes prêts à répondre à son ouverture. Nous venons de lui donner notre avis sur son propos* (*nous pouvons développer s'il le désire*)*. Nous attendons le sien sur le nôtre, et -- par exemple -- sur celui qui vient d'être exprimé, concernant la* « *démocratie moderne* » *et la* « *démocratie classique* »*.*
\*\*\*
125:8
*Nous disions ici* (*et notamment le mois dernier en citant un article de M. Michel Vivier*) *que nous considérons l'adversaire de nos idées comme un interlocuteur. M. Étienne Borne manifeste son intention de voir dans l'adversaire de ses idées toujours un partenaire et jamais un ennemi. Nous avançons donc. Nos intentions sont convergentes. A quand donc non plus seulement les déclarations d'intention, mais le dialogue effectif ?*
\*\*\*
*Dernière remarque : quelle que soit la réponse ou l'absence de réponse, LE DIALOGUE A LIEU. Depuis plus de huit mois, il a lieu dans les colonnes d'Itinéraires. Chacun de nos numéros DIALOGUE avec la pensée exprimée de ceux qui n'ont pas encore accepté d'être nos interlocuteurs. Nous citons leurs textes. Nous y opposons nos objections ; ou nous présentons nos questions. Et LE DIALOGUE CONTINUERA.*
*Mais il serait souhaitable que le dialogue ne reste pas enfermé entre les pages d'Itinéraires, et que d'autres publications, surtout celles qui sont catholiques, veuillent bien s'y mettre aussi.*
\*\*\*
POST-SCRIPTUM. -- *Un autre article de M. Borne, dans les* INFORMATIONS CATHOLIQUES *du 1^er^ novembre, où il accable ensemble ceux qu'il nomme bizarrement* « *les deux plus célèbres* (*?*) *polémistes de ce temps, M. Madiran et M. Mauriac* »*, nous est parvenu trop tard pour que nous puissions en faire état et le commenter. Ce sera pour un prochain numéro.*
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#### COMMENT DIFFUSER UN HEBDOMADAIRE : APRÈS LES ÉGLISES, LES ÉCOLES
*Nous avons sous les yeux la lettre imprimée, à entête de* LA VIE CATHOLIQUE ILLUSTRÉE (163*, boulevard Malesherbes, Paris*)*, qui a été remise à tous les élèves de l'école paroissiale de XXX., accompagnée d'un exemplaire de ce journal.*
*Voici le texte de cette lettre :*
Nous sommes heureux de vous offrir un exemplaire de notre hebdomadaire lu maintenant par plus de 600.000 familles françaises. Ce succès sans cesse grandissant nous a permis d'améliorer notre journal en augmentant son nombre de pages et en utilisant la couleur. La variété de ses chroniques et son prix modique (25 francs le numéro) font de LA VIE CATHOLIQUE ILLUSTRÉE le magazine idéal de toutes les familles.
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Aussi est-ce avec joie que nous vous informons de la décision de la Direction de École fréquentée par votre enfant de mettre notre magazine à votre disposition. Pour recevoir LA VIE CATHOLIQUE ILLUSTRÉE, il vous suffit :
1. -- De détacher le bulletin ci-dessous et de le renvoyer à la Direction de l'Établissement d'Enseignement ;
2. -- De remettre chaque vendredi 25 francs à votre enfant pour qu'il puisse vous apporter votre revue.
Nous espérons vous compter bientôt parmi nos lecteurs et amis et vous assurons de nos sentiments entièrement dévoués.
(*signé*) LA VIE CATHOLIQUE ILLUSTRÉE.
*Si nous citons ce document, ce n'est certes pas dans une intention de critique stérile.*
*C'est au contraire dans un sentiment d'admiration pour une inépuisable ingéniosité technique qui a déjà donné maintes preuves de son élan constructeur.*
*Ici, il s'agit d'une trouvaille d'ordre financier vraiment sensationnelle. Ce mode de diffusion d'un hebdomadaire est tout à fait moderne, il réduit considérablement les frais de distribution.*
*D'autre part, les écoles libres et les Associations de parents d'élèves n'ont jamais eu qu'à se louer de la vigilance sans faille manifestée par* LA VIE CATHOLIQUE ILLUSTRÉE *sur le chapitre de la liberté de l'enseignement. Il est donc juste qu'en retour les écoles libres s'emploient à diffuser un hebdomadaire aussi recommandable.*
\*\*\*
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#### M. ÉTIENNE GILSON À LA CATHO
*Nous regrettions dans notre numéro* 6 *que M. Étienne Gilson n'ait jamais enseigné à l'Institut catholique de Paris. Une de nos lectrices, professeur agrégé de philosophie à Aix-en-Provence, nous écrit à ce sujet :*
Étienne Gilson a enseigné à l'Institut catholique de Paris durant l'année scolaire 1942-1943 où j'ai suivi avec joie son cours hebdomadaire sur l'être et l'essence. Ce cours était remarquable. En outre il était singulièrement frappant de voir un membre du Collège de France commencer son cours, comme tous nos professeurs de la Catho, par la récitation du *Veni Sancte Spiritus,* et je ne puis évoquer ce souvenir sans émotion.
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#### RECTIFICATION RENOUVELÉE
*Le directeur d'*Itinéraires *a reçu la lettre suivante :*
Dans votre réponse au P. Chifflot (numéro 6 d'*Itinéraires,* p. 163, troisième paragraphe) vous déclarez que vous avez « rectifié spontanément dans la seconde édition (d'*Ils ne savent pas* ce *qu'ils font*) le seul fait inexact qui vous ait été signalé ».
Ayant un volume de la 1^re^ édition de cet ouvrage, je souhaite que vous me fassiez connaître ce fait afin que je le rectifie sur mon exemplaire. Le mieux, me semble-t-il, serait que la rectification paraisse dans *Itinéraires*. Cela compléterait aussi parfaitement qu'il est possible de le faire en ce monde votre rectification spontanée.
*Excellente suggestion. Mieux vaut rectifier deux fois qu'une* (*ou que pas du tout, comme cela se pratique à notre égard*)*.*
*Voici donc le début de la Postface qui figure dans tous les tirages d'*Ils ne savent pas ce qu'ils font *à partir de la seconde édition :*
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A la page 10 de la première édition, il était dit que Mme Sauvageot est une ancienne militante communiste. Mme Sauvageot a formellement affirmé, devant témoins, qu'avant sa conversion au catholicisme elle n'était pas communiste, mais radicale socialiste. Voilà donc un faux mystère d'éclairci.
Il y avait apparence de mystère, car les communistes qui se convertissent au catholicisme ne se comportent jamais comme Mme Sauvageot. Ils ne gardent aucune nostalgie du Parti. Ils sont insensibles aux mirages de la collaboration. Leur attitude est exactement à l'opposé de celle d'un catholique qui se convertit au marxisme. Ils repoussent toutes les formes de non-résistance spirituelle et politique au communisme. Ils sont clairement et activement « anti-communistes ». Leur expérience du Parti, éclairée par la foi chrétienne, leur fait voir que l'organisation communiste est un système d'asservissement et de destruction des consciences avec lequel aucun compromis n'est possible. Il manque effectivement à Mme Sauvageot d'avoir été communiste plutôt que radicale-socialiste avant sa conversion. Si elle l'avait été, elle ne reprocherait pas aujourd'hui à l' « anticommunisme » d'être trop résolu, mais de ne l'être pas assez.
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#### ÉCRIRE SUR L'ALGÉRIE
*Le livre de Jean Paillard,* La pacification de l'Algérie et la conscience française*, qui vient de paraître aux Éditions Baconnier à Alger, commence ainsi :*
Joseph Folliet accomplissant un voyage en Algérie et désireux d'écrire un livre sur ce pays, s'était adressé à un Père Blanc rompu aux problèmes algériens. Celui-ci aurait fait la réponse peu encourageante que je place en tête de ce livre :
« Quand on débarque en Algérie, on veut faire un livre ; au bout de six mois de présence, on se contenterait d'un article ; au bout de vingt ans on n'a plus rien à dire ou, si on a quelque chose à dire, c'est à des gens qui ne peuvent plus vous comprendre. »
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#### PARMI LES LIVRES REÇUS
- Marcel et Marie DE CORTE : *Deviens ce que tu es : Léon, notre fils,* 1937-1955 (Éditions universitaires, 72 boulevard St-Germain à Paris et 163, rue du Trône à Bruxelles).
- Chanoine C. BARTHAS : *Fatima et les destins du monde* (Fatima-Éditions, 3, rue de Constantine à Toulouse).
- Jean PEILLARD : La *pacification de l'Algérie et la conscience française,* un catholique d'Algérie s'adresse aux catholiques (Éditions Baconnier, Alger).
- Jean DAUJAT : *Idées modernes, réponses chrétiennes* (Téqui).
- Abbé Jean MARIE : *De l'amour à l'unité* (Privat).
- G. CROUVEZIER : *La cathédrale de Reims* (Nouvelles Éditions Latines).
- Marie-Françoise ROUSSEL : *Les croisés de Notre-Dame* (Centre marial canadien, Nicolet, P.Q., Canada).
- Léon BERARD, Georges HARDY, Marcel CLÉMENT, André FROSSARD, S.A. le Prince Xavier de BOURBON, R.P. GUETTIER, Raoul FOLLEREAU, Jean de BRONAC, général WEYGAND : *Patrie française et principes chrétiens* (Nouvelles Éditions Latines).
- Wilfrid DAIM : *Transvaluation de la psychanalyse* (Albin Michel).
- Ennemond BONIFACE : *Thérèse Neumann la stigmatisée* (Préface de Jacques Madaule ; Pierre Horay, éditeur).
- Marcel LORGEOU : *Les voix qui crient sur la côte* (Debresse).
- Jean BERTRAND : *Principes de vie politique* (Nouvelles Éditions Latines).
- François GAUCHER : *Notes politiques écrites en exil* (Éditions Etheel).
- Karl-Ludwig Opitz : *Mon général* (Pierre Horay, éditeur).
- Michel RABAUMONT : *La cinquième zone* (Pierre Horay, éditeur).
- Joseph FOLLIET : *A toi, Caliban,* le peuple et la culture (Éditions de la Chronique sociale de France).
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## Note de gérance
**A l'attention de nos Amis**
DANS SON DÉVELOPPEMENT, la revue *Itinéraires* en est maintenant arrivée à un point crucial. Avec beaucoup de générosité, plusieurs ont déjà répondu à nos appels, s'abonnant, abonnant leurs amis ou, parfois, souscrivant des abonnements de soutien.
Le résultat obtenu est appréciable. Le nombre d'abonnements reçus, en neuf mois, dépasse les prévisions « commercialement » raisonnables que l'on fait ordinairement pour une revue mensuelle. Mais pour une revue qui, comme la nôtre, doit équilibrer son budget avec ses seuls abonnements, leur nombre reste insuffisant de moitié.
IL NOUS FAUT DE TOUTE NÉCESSITÉ, DANS LES TROIS MOIS QUI VIENNENT, RECEVOIR AUTANT D'ABONNEMENTS QUE NOUS EN AVONS DÉJÀ REÇUS. Je dis bien : *autant ;* je dis bien : *dans les trois mois*.
\*\*\*
LE POIDS FINANCIER du soutien de la revue porte actuellement sur un nombre de lecteurs et d'abonnés 1. -- trop restreint, 2. -- ayant des moyens limités. Beaucoup lisent la revue parce qu'on la leur prête, sans s'abonner et sans souscrire. Il est frappant de voir que ce *sont surtout les plus pauvres* de nos amis qui s'emploient à faire connaître autour d'eux *Itinéraires* et qui s'efforcent de souscrire. Il est frappant de constater qu'à la suite de ma lettre circulaire de juin, la revue a reçu UNE SEULE souscription de 30.000 francs.
131:8
Les « notes de gérance » publiées dans la plupart de nos numéros n'étaient peut-être pas suffisamment explicites. Je vais donc essayer d'être clair.
\*\*\*
Je demande à tous les lecteurs d'*Itinéraires* qui le peuvent -- *il y en a un certain nombre --* d'AIDER LA REVUE PAR DES SOUSCRIPTIONS DE SOUTIEN.
A ceux qui consentiront de telles souscriptions, je n'ai rien à offrir en échange. Je peux seulement leur donner l'assurance que s'ils répondent tous, ils m'éviteront de renouveler des appels aux moins fortunés de nos amis, qui se sont montrés jusqu'ici les plus prompts, au prix parfois de véritables sacrifices.
Je peux aussi leur donner l'assurance que leur réponse permettra de maintenir à 1.000 francs le prix de l'abonnement ordinaire à la revue, ce qui est très important pour sa diffusion et son développement. Beaucoup de nos abonnés ne pourraient pas se réabonner si nos tarifs étaient augmentés.
\*\*\*
MAIS IL FAUT que nos amis les plus actifs portent cet appel à ses destinataires. Les uns risquent de ne pas lire *Itinéraires* en cet endroit ; les autres ne connaissent pas encore la revue. Les uns et les autres peuvent être distraits ou négligents. Allez les trouver, et exposez-leur ce qui suit.
\*\*\*
CES SOUSCRIPTIONS que je demande nous donneront les moyens matériels de faire connaître *Itinéraires* à un public assez nombreux pour que la revue puisse vivre normalement par les seuls abonnements ordinaires à 1.000 francs.
132:8
Ce public, dont nous exprimons les sentiments et les volontés, nous n'en touchons encore qu'une petite partie. Ou bien il ne nous a pas encore répondu, ou bien il ne nous connaît que par ouï-dire, ou même pas du tout. Il faut l'ATTEINDRE et le PERSUADER. Cela demande l'activité de tous nos amis anciens et nouveaux, qui a déjà fait merveille en certains lieux, malheureusement trop limités géographiquement et numériquement. Cela demande aussi un minimum de *moyens financiers* pour la revue. Il faut premièrement assurer son existence jusqu'à ce qu'un public assez nombreux ait été atteint et persuadé. Il faut secondement que nous puissions faire un certain nombre de services de propagande et d'envois de numéros spécimens.
Ce sont les abonnements de soutien qui nous le permettront. Ceux qui peuvent consentir à la revue de tels abonnements, et qui ne l'ont pas encore fait, répondront-ils cette fois ? Je leur demande en tous cas de RÉPONDRE SANS TARDER.
C'est MAINTENANT que nous avons besoin de ce soutien, qui nous donnera les moyens matériels d'atteindre, au cours des trois mois qui viennent, un public plus nombreux.
Chacun d'entre vous peut nous aider à l'atteindre :
-- directement, par le « porte à porte » et le « bouche à oreille », en faisant lire la revue et en suscitant des abonnés nouveaux ;
-- indirectement, en NOUS ENVOYANT TOUTES LES ADRESSES des personnes susceptibles de lire *itinéraires* et de s'y abonner.
\*\*\*
N'ATTENDEZ PAS : en ce début de décembre, prenez votre carnet d'adresses, DRESSEZ LA LISTE de tous ceux qui peuvent s'intéresser à I*tinéraires,* et envoyez-nous cette liste, ou allez les voir.
133:8
Je vous le répète : les trois mois qui viennent vont être décisifs. A l'issue de ces trois mois, ou bien l'existence d'*Itinéraires,* revue mensuelle, sera assurée, ou bien nous devrons prendre la décision (par exemple) de ne plus paraître que tous les deux, trois ou quatre mois. Une intervention méthodique sur le mouvement des idées, une influence réelle sur les esprits exigent une parution mensuelle. Elle dépendra de la réponse de *tous* pendant ces trois mois, et ces trois mois commencent aujourd'hui. Dans trois mois, il sera trop tard pour se mettre en mouvement. Car il est plus long de gagner un lecteur ou un abonné à une revue mensuelle qu'à un quotidien ou un hebdomadaire : le lecteur hésitant veut souvent voir plusieurs numéros successifs avant de se décider. C'est donc bien maintenant que vous devez, *vous qui ne l'avez pas encore fait,* nous envoyer les adresses que vous connaissez et les souscriptions dont nous avons besoin.
Jean MADIRAN.
============== Fin du numéro 8.
[^1]: -- Voir *Itinéraires,* n° 7.
[^2]: -- *Osservatore Romano,* édition française du 21 septembre 1956. Également reproduite, sous le titre : « *Les facteurs humains dans l*'*économie* », par la *Documentation Catholique* du 28 octobre 1956.
[^3]: -- Cf. notre article « Déguisements et réalité de la science économique » dans *Itinéraires,* n° 2, pages 42 sq., et l'article publié par *Les Libertés Françaises* de mai 1956 sur « Physique sociale et libre arbitre », pages 40 à 63.
[^4]: -- Cf. St. Thomas : Ia, qu. 14, art. 16.
[^5]: -- I-II, qu. 1, art. 1.
[^6]: -- Pie XII -- Allocution du 3 octobre 1953.
[^7]: -- In Eth. L. I -- 1.
[^8]: -- La 7^e^ note de l'original porte en réalité le n° 8. \[2005\]
[^9]: -- Pie XII -- Allocution du 9 septembre 1956 -- Loc. cit.
[^10]: -- Idem.
[^11]: -- Idem.
[^12]: -- Idem.
[^13]: -- Saint Thomas d'Aquin -- Post. Anal. I., 14.
[^14]: -- Pie XII -- Allocution du 9 septembre 1956.
[^15]: -- (1). *L*'*Action française et la religion catholique,* pp. 66-67 (ou *la Démocratie religieuse,* pp. 461-462).
[^16]: -- (2). *Quand les Français ne s*'*aimaient pas*, p. 189 (ou *les Vergers sur la mer,* p. 127).
[^17]: -- (1). S'il y a quelque reproche à faire dans cette ligne à Maurras, il se situe sur un tout autre plan. Maurras est fondamentalement un Grec, lointain rejeton de la plus intelligente et de la plus souple des races, venu presque sans mélange jusqu'à nous par le canal de l'antique Phocée ; et certainement débiteur de Rome aussi, mais pur méditerranéen, sans rien de nordique ou d'oriental dans sa composition. Insigne avantage pour l'intime pénétration de notre tradition gréco-latine, à l'égard de laquelle Maurras est mieux qu'un connaisseur, un homme du pays ; mais inversement les valeurs qui ne relèvent pas de cette tradition ne se verront pas toujours reconnaître leur prix. Toutefois, ici, affaire de sensibilité esthétique, non de doctrine.
[^18]: -- (1). Maurras, écrit-il seulement, « affirme ces valeurs \[« les valeurs sociales les plus certaines du point de vue du droit naturel »\] non pour des raisons chrétiennes, mais pour des motifs inspirés de l'empirisme organisateur ». Il semble bien que ce ne soit pas sans dessein qu'il n'ait pas dit plus simplement : « mais pour des motifs purement naturels », comme l'opposition avec les « raisons chrétiennes » y invitait et comme il eût été très exact ; et l'on ne voit guère de raison à ce refus que l'intention d'exclure que Maurras ait fondé sur la nature lia défense des institutions naturelles.
[^19]: -- (1). *La Musique intérieure*, p. 32.
[^20]: -- (1). *La Musique intérieure*, p. 81.
[^21]: -- (2). *Les Vergers sur la mer*, p. XIV.
[^22]: -- (3). *L*'*Action française et la religion catholique*, p*. *66.
[^23]: -- (1). *Le Bienheureux Pie X*, p. IX.
[^24]: -- (2). *Mes idées politiques*, p. XVIII.
[^25]: -- (3). *Le Bienheureux Pie X*, p. 196.
[^26]: -- (1). *Le nationalisme français est fort éloigné de présenter la nécessité pratique et moderne du cadre national rigide comme un progrès dans l*'*histoire du monde, comme un postulat philosophique et juridique absolu : il voit au contraire, dans la nation, une très fâcheuse dégradation de l*'*unité médiévale, il ne cesse pas d*'*exprimer un regret profond de l*'*unité humaine représentée par la République chrétienne... Le monde moderne ne retarde pas seulement sur l*'*Empire romain mais sur le Moyen Age puisqu*'*il est moins unifié...*
[^27]: -- (1 bis) *Revue Philosophique*, Juin 1927.
[^28]: -- (2). Il me semble bien hâtif d'écrire qu'il ne reconnaissait pas l'origine divine de l'autorité. Certes, il se défendait toujours d'aborder le domaine métaphysique mais c'était chez lui, comme il le redisait sans cesse, prudence pleine d'humilité et non agnosticisme véritable. « *De très bons maîtres,* disait-il un jour, *m'ont enseigné autrefois qu'il n'y avait pas opposition mais composition entre le naturel et le surnaturel *: *le surnaturel se bornant à surélever et à compléter la nature*. » Et dans son respect de l'ordre naturel, comment ne pas voir finalement un agenouillement devant le Créateur ?
Il n'a jamais nié l'origine divine de l'autorité du roi sous l'Ancien Régime : il craignait seulement que nos contemporains n'y fussent plus très sensibles, *et* qu'en les amenant à discuter sur ce point, les causes de division entre Français ne fussent multipliées. « *Il n'y a pas de droit divin particulier à la royauté,* a-t-il écrit dans l'Enquête sur la Monarchie. *En effet, pour qui croit en Dieu, tous les droits sont divins* »... Et ailleurs : « *Moderne ou antique, toute idée du droit est divine*. *Que l*'*on ait foi au droit du Sénat romain, à celui du roi de France ou du peuple français, ce droit suppose pour qui y croit une marque sacrée ; elle ne peut tenir son caractère absolu que d'une Divinité quelle qu*'*elle soit*. »