# 09-01-57
1:9
## ÉDITORIAL
### « A qui la faute ? »
CE NUMÉRO apporte diverses études sur LES DIVISIONS ET L'UNITÉ DES CATHOLIQUES FRANÇAIS. Plusieurs aspects de ces divisions sont analysés dans les *Notes critiques* (« Sur quelques pensées de M. Étienne Borne », avec une *annexe sur l'unité catholique et la démocratie chrétienne*) et dans l'article de Pierre LOYER : *Les divisions des catholiques devant les enseignements pontificaux en matière sociale.* Divers chapitres de nos « DOCUMENTS » évoquent ou examinent certains faits, les uns encourageants, les autres regrettables, concernant nos divisions dans le domaine des journaux, des publications, de l'expression publique.
Dans ce même domaine, la *Lettre de Jean Madiran à Fabrègues* sur LA DIVISION DES CATHOLIQUES renouvelle des PROPOSITIONS CONCRÈTES déjà formulées, les complète par quelques autres, et s'attache à indiquer dans quel esprit peuvent être entreprises des démarches de cette sorte.
2:9
L'article de Marcel CLÉMENT SUR LES CONDITIONS DE L'UNITÉ présente un essai de synthèse méthodique des *causes intellectuelles* qui -- par le biais des sciences profanes (comme l'a marqué le Souverain Pontife), et notamment des sciences sociales, et par suite, des opinions, préférences, préjugés et habitudes politiques -- viennent blesser l'unité des catholiques, et plus que leur unité.
Marcel Clément met en lumière *le postulat commun à la* « *droite* » *et à la* « *gauche* » *catholiques,* postulat parfois implicite ou non conscient, mais erroné, responsable intellectuel de nos divisions : c'est un postulat positiviste, hérité du XIX^e^ siècle, entré dans la pensée catholique comme un cheval de Troie, et cause des impasses divergentes où se perdent et s'exaspèrent nos divisions politiques, -- et morales, -- et plus que morales et politiques.
Par cette étude, le Directeur du Centre Français de Sociologie ouvre la voie à une clarification des positions doctrinales tenues face à face par la « droite » et la « gauche » ; clarification qui requiert une méditation exacte et attentive.
*Avertissement au lecteur :* s'il veut seulement comprendre ce que nous disons, c'est beaucoup plus qu'un coup d'œil rapide qui lui est ici demandé. Mais nous ne croyons pas trop attendre en espérant de lui l'effort intellectuel qu'exigent les problèmes en question.
\*\*\*
3:9
CES DIVERSES ÉTUDES, qui constituent notre contribution de ce mois-ci aux efforts pour retrouver les conditions et les exigences de l'unité catholique, nous les proposons à l'examen de tous ceux, quels qu'ils soient et où qu'ils se trouvent, qui travaillent dans la même direction. C'est notamment en allant à la rencontre les uns des autres, fût-ce en trébuchant, plutôt qu'en se tournant le dos, que les catholiques français referont leur unité.
Nos itinéraires vers l'unité peuvent être distincts ou différents de tels autres : l'important est qu'ils ne soient pas divergents et que, fraternellement, loyalement, tous les catholiques français, à leur place et selon leur fonction, avancent vers le même but.
Nos suggestions, nos remarques, nos analyses, nos propositions sont évidemment, comme toujours, et plus encore qu'à d'autres propos, soumises aux critiques que l'on voudra bien nous adresser. Dans l'ordre de l'activité intellectuelle, la critique sérieuse n'est jamais inutile, elle est souvent indispensable, elle est une aide précieuse, et c'est dans cette pensée que nous recevrons celle que l'on nous apportera.
\*\*\*
METTRE L'ACCENT sur de telles préoccupations n'est point se retirer du monde. Nous sommes attentifs à ce qui se passe autour de nous.
4:9
En ces mois de novembre et de décembre où étaient composées les études de notre présent numéro, l'Occident s'est trouvé menacé, et la France humiliée, et la Hongrie écrasée. La stratégie soviétique organise et exploite méthodiquement l'excitation du monde arabe contre les Chrétiens. De Port-Saïd à Casablanca, nous avons connu de douloureuses retraites en Afrique du Nord ; que pourrons-nous tenir et garder ? (voir dans nos « Documents » nos DIX-HUIT REMARQUES SUR L'ALGÉRIE). Profondément blessés dans leur plus légitime fierté nationale, les Français hésitent jusque dans leur jugement et dans leur conscience, intérieurement divisés entre leurs devoirs religieux et leurs devoirs civiques qui parfois se présentent apparemment sous des visages contraires. (Et cette opposition, superficielle mais non point profonde, est utilisée par des docteurs étourdis et par des publicistes sans scrupules.) L'unité de chaque conscience, comme l'unité nationale, comme l'unité catholique, est de Dieu, en Dieu, par Dieu. De bonnes habitudes civiques, sociales, personnelles, peuvent survivre à l'oubli de Dieu : elles ne survivent pas indéfiniment. Les fruits empoisonnés de la division sont la rétribution des hommes qui se sont détournés de Dieu ; ou qui, sans vouloir se détourner, Lui refusent quelque chose, si peu que ce soit en apparence, et qui est toujours, justement, cela même que Dieu demandait.
\*\*\*
5:9
Nous ne recherchons pas l'unité catholique *pour* la France : nous la recherchons en elle-même. Mais nous savons qu'elle est aussi -- et qu'elle l'est seulement *par surcroît* cela seul qui peut redresser et sauver notre Patrie humiliée. *Nous croyons* à ce que les Papes, et singulièrement Pie X et Pie XII, nous ont dit sur la France, avec tant de netteté, avec tant d'insistance. Nous croyons que *l'apostasie de la France,* péché contre la Foi ET EN MÊME TEMPS CONTRE L'UNITÉ, est l'origine, la source et la cause de nos malheurs nationaux. Nous croyons que cette apostasie doit être renoncée et combattue non point seulement ni d'abord par amour de la France, mais essentiellement, chacun en nous-même, par amour de Dieu et du prochain, dans l'humilité, la pénitence et la prière que nous enseigne l'Église.
D. Minimus rapporte dans son article cette anecdote de sainte Bernadette, interrogée à Nevers en 1871 sur l'avance des Prussiens :
-- N'avez-vous pas quelque frayeur ?
-- Non, Monsieur.
-- Il n'y aurait donc rien à craindre ?
-- *Je ne crains que les mauvais catholiques.*
-- Ne craignez-vous rien autre chose ?
-- Non, Monsieur.
6:9
Au début de cette année 1957, face aux entreprises soviétiques conjuguées avec la frénésie arabe, nous n'avons non plus rien d'autre à craindre. « Ne craignez rien de ceux qui tuent le corps, mais ne sauraient tuer l'âme. » (Mt X, 28). « Vos cheveux même sont tous comptés (30). » *Je ne crains que les mauvais catholiques.* Et les « mauvais catholiques », hélas, mon Dieu ! ce ne sont pas *les autres...*
Une parole récente et solennelle de S. Em. le Cardinal Ottaviani rejoint le propos de sainte Bernadette. Lors de l'imposante manifestation publique du 25 novembre, le Cardinal a déclaré, à Saint-Pierre de Rome :
« S'il y en a qui sont sans toit, sans feu, sans pain, sans travail, à qui la faute ? Qui a péché ?
« S'il y en a parmi nous qui ignorent Dieu, et même qui le blasphèment ou le nient, à qui la faute, sinon à nous, qui ne savons pas le révéler, par notre action, et le défendre, par notre vie ?
« Si tant de saletés se cachent dans les maisons ou s'étalent sur les murs de nos villes, à qui la faute ?
« Si le monde est redevenu païen et ignore Dieu ou le combat, à qui la faute, sinon à nous ? »
7:9
## CHRONIQUES
8:9
### Hommage à la Hongrie gardienne de l'Église en face de l'Asie
**La Couronne à la Croix penchée**
TOUT HOMME a une place dans le monde. Tout homme a sa place dans le monde. Sa place voulue par Dieu, la place choisie pour lui par Sa Majesté la Providence. Cette place peut être plus ou moins grande, plus ou moins haute, mais elle est fixée. Tout homme a un rôle plus ou moins grand, plus ou moins important. Car il n'y a pas d'égalité dans L'amour divin, où les uns reçoivent plus et les autres moins, Mais tous reçoivent et tous reçoivent assez. Plus tard nous verrons, dans la mesure de gloire, la mesure de grâce et de fidélité à cette grâce.
L'Église ne nous montre que l'éclat de quelques saints. La plupart des hommes se perdent -- anonymes pour nous mais non pour Dieu -- dans l'océan de lumière rayonnante qu'est l'Église triomphante.
MAIS les nations ne survivront pas à ce monde. Aussi peut-on et doit-on mesurer dès ce monde leur grâce et leur gloire, le rôle qui leur a été donné, leur fidélité ou leur infidélité à leur mission. A travers la liberté humaine, le doigt de Dieu écrit l'histoire.
La personnalité d'un peuple, d'une nation, se confirme au cours des siècles. On en voit le trait essentiel, toujours le même. Le même caractère se manifeste dans la foi ou dans l'hérésie. Telle nation comme l'Angleterre, est missionnaire pour la foi ou pour l'erreur ; parfois le zèle missionnaire se transforme en avidité commerciale, comme une église que l'on transformerait en marché à cause de la longueur de Sa nef et de la hauteur de sa voûte. Telle autre nation sera, comme l'Allemagne, le gendarme de la chrétienté, chargé de rétablir l'ordre par la manière forte ; et, détournée de son but, cette force se transformera en esprit d'invasion. Telle nation, comme l'Espagne, portera toujours la croix des croisades. La Pologne sera toujours sacrifiée ou prête au sacrifice. La Hongrie sera toujours, en face de l'Asie, gardienne de l'Église. En face de la menace asiatique venant de l'est ou du Sud.
9:9
AENEAS SILVIUS le disait déjà lorsqu'il écrivait qu'elle était « le mur sans lequel la religion chrétienne ne peut être en sûreté ».
Entre les fleuves et les montagnes, la Hongrie protège l'Occident contre les invasions venant des fleuves et des montagnes. Les Carpathes forment un bastion de défense devant le Nord et l'Est ; la Save et le Danube sont des fossés coupant les routes du Sud et de l'Ouest. Le quadrilatère hongrois est une sorte de champ-clos où les chrétiens luttent contre hérésie et barbarie, hérétiques et barbares.
Rempart de défense, la Hongrie est aussi trait d'union entre la chrétienté d'occident et la chrétienté d'orient. Elle connaît l'orient, sa richesse et sa faiblesse, ses trésors trop remplis et ses arsenaux vides. Le prestige de Byzance ne l'éblouit pas. Le cavalier de la plaine n'envie pas le marchand qui pèse la poudre d'or, ni le philosophe qui se perd dans les voluptueuses complications de sa pensée. Mais il avertit du péril le philosophe et le marchand ; il crie vers l'occident le péril que courent le marchand et le philosophe avant que le cimeterre musulman ne vienne couper la tête, briser la balance et déchirer les pages ensanglantées des précieux manuscrits.
Et lorsque l'Occident ne répond pas au cri d'alarme, le Hongrois, seul, accepte la lutte, se jette aux naseaux du cheval musulman, l'arrête, le fait reculer ou s'écroule écrasé par la bête. Le Hongrois voit alors ses rois, ses prêtres, ses évêques, ses princes, massacrés. Ses villes sont incendiées, ses provinces désertes. Et soudain, les morts ressuscitent, de nouveaux guerriers viennent livrer de nouveaux combats. Les morts ressuscitent ou les fils des morts reprennent le glaive. Alors, un nouveau roi vient recevoir la Sainte Couronne, la couronne à la croix penchée. A travers les siècles, le grondement des blindés soviétiques répond au galop des cavaliers d'Asie. L'étoile rouge et le croissant d'Islam luttent contre la croix d'or invincible.
Un jour, saint Léon, aux portes de Rome, arrêta Attila. Mais le Hongrois, ce n'est pas Attila, ce n'est pas le Hun. La Hongrie, c'est Saint Étienne et le Magyar. La Hongrie, ce n'est pas la horde venant galoper aux portes de la Ville, c'est l'armée chrétienne d'un royaume chrétien toujours prête à défendre jusqu'à la mort la Croix du Christ.
Il n'y a pas de royaume chrétien plus royal que la Hongrie. Si tel pays du monde est un don de son fleuve, parce que sans son fleuve il ne serait qu'un désert, la Hongrie est un don de ses rois, car sans eux elle ne serait pas un État, ni un peuple, ni surtout un État chrétien. Elle a reçu la foi chrétienne de ses rois, et c'est la foi chrétienne qui a donné à ses rois leur couronne, leur Sainte Couronne.
10:9
A LA FIN DU X^e^ SIÈCLE, en 985, le chef Geisa reçoit le baptême. C'est à peu près le moment où la dynastie capétienne monte sur le trône de France. C'est le moment où s'élèvent les grands piliers de l'immense cathédrale que fut la chrétienté. Le 17 août 1.001, le duc Étienne, fils de Geisa, reçoit du pape Sylvestre II la Sainte Couronne et le titre de roi. Plus tard, l'Église lui donnera, comme à son fils Imré, le titre de saint. Il semble que les rois de Hongrie ne puissent porter le titre de Grand sans y ajouter la gloire de l'auréole. Tel, cent ans après Étienne, le saint roi Ladislas le Grand.
Étienne le Grand consacre son royaume à la Vierge Marie, la Grande Dame. Comme la France, la Hongrie sera le royaume de Marie. Bâtisseurs de cathédrale, rebâtissant après les destructions, croisés toujours prêts à défendre, l'histoire de la Hongrie n'est qu'une lutte, un massacre, un martyre et un triomphe.
Le roi Emeric lutte contre les Slaves et contre les Serbes, « ce qui est considéré comme une croisade ». Au XIII^e^ siècle, André II va jusqu'en Asie écraser les Turcs au Mont Thabor. Au XIV^e^ siècle, Louis le Grand combat les hérétiques de Serbie au moment où commence la guerre de cent ans. Les Turcs pénètrent en Europe, s'emparent d'Andrinople, et Louis le Grand veut former une « Ligue de la Chrétienté » pour sauver Constantinople et protéger l'Europe contre ces sultans qu'on appelle « le Féroce » ou « le Magnifique » et qui seront des massacreurs de chrétiens.
Cent ans plus tard, ce qui restait de l'empire d'orient s'effondre. Le dernier empereur de Byzance est retrouvé sous un monceau de cadavres et les vainqueurs le reconnaissent à ses sandales de pourpre. L'empereur mort, l'empire écroulé, l'Europe s'ouvre à l'invasion. Le pape demande une croisade.
C'est le moment où Dieu envoie des saints combattre. En France, sainte Jeanne d'Arc ; contre les Turcs, un franciscain, saint Jean de Capistran qui se jette la croix à la main sur les Ottomans et les repousse sous les murs de Belgrade. Les Turcs n'ont pas mis longtemps pour aller du Bosphore au Danube. Derrière Jean de Capistran, il y avait Jean Hunyade, un Hongrois, et une poignée de Hongrois. Quelques épées derrière une croix, et tout fut sauvé.
Bientôt, en 1458, le fils de Jean Hunyade, Mathias, devient roi. Après les infidèles, il faut combattre les hérétiques ; après les Turcs, les hussites. Il combat le péril du Nord. La Hongrie doit toujours combattre. Pas même un quart de siècle après Belgrade, elle doit arrêter en Transylvanie une invasion ottomane. Une armée turque commandée par douze pachas est détruite. C'est la paix pour un demi-siècle, une génération.
11:9
Luther entre en scène et le Turc accourt aussitôt. En 1526, Soliman rassemble une armée innombrable. Les Hongrois tiennent tête, parce qu'ils n'ont jamais cédé sans combattre. Ils sont écrasés à Mohacs. Le roi Louis II est tué, l'archevêque Timori, qui commandait les soldats chrétiens, est tué, vingt-trois prélats sont tués. Les Turcs pillent, brûlent, massacrent et déportent. Toute la population est arrachée à la terre hongroise et jetée en Turquie. Les infidèles n'ont d'indulgence que pour les protestants. En 1541, Buda tombe en leur pouvoir pour 150 ans.
Et pendant 150 ans, ni les pères, ni les fils, ni les petits-fils n'ont désespéré. Et après 150 ans, leur grande espérance se réalise. Jean Sobieski, après avoir délivré Vienne, reprend Buda. Captive délivrée, la Hongrie retrouve sa place dans ce qui reste de la Chrétienté.
AU XX^e^ SIÈCLE**,** de nouvelles épreuves la frappent sans l'écraser. Après la première guerre mondiale, elle chasse une première fois les communistes et rappelle son roi, le roi apostolique, le roi Charles, le roi qui voulut la paix. Le monde libéral l'oblige à chasser ce souverain légitime. Alors, un régent veille sur le royaume et sur la Sainte Couronne.
Après la deuxième guerre mondiale, la Hongrie est jetée à la Bête rouge et subit pendant 12 ans sa domination. Mais, la première, elle prend les armes et combat par les armes toute la puissance de l'Union Soviétique. Première des nations satellites, elle se révolte contre la tyrannie communiste. Et les armées russes viennent de nouveau l'enchaîner au communisme, comme jadis les diplomates l'avaient liée au monde libéral.
De nouveau son peuple est déporté, ses princes exilés, son cardinal emprisonné. Le royaume apostolique redevient une république rouge. Comme le croissant de l'Islam, l'étoile soviétique efface la croix. C'est de nouveau le temps de la grande épouvante. Mais l'écho répète à travers le monde le cri de la Hongrie, la première des victimes à jeter son appel, la première nation chrétienne à rompre le silence de l'Église bâillonnée.
De nouveau la vigilante sentinelle hongroise avertit du péril. Elle arrache au loup la peau de brebis dont il s'affublait. Elle oblige la bête à montrer ses crocs et ses griffes. La bête que certains disaient déjà apprivoisée. Il faut, pour dompter le monstre, des chaînes et non des rubans.
Jadis, au temps de la première croisade, le pape choisit le roi apostolique, saint Ladislas le Grand, pour conduire vers le tombeau du Christ les armées chrétiennes. Seule, la mort empêcha le monarque d'aller en Terre Sainte. Mais il avait eu l'honneur immense et mérité d'être choisi. Une nouvelle croisade commence pour délivrer, non pas une ville et quelques provinces, mais des millions d'âmes. Le royaume apostolique a l'honneur et la grâce d'être la première terre ensanglantée, le champ de bataille où commence le grand combat.
12:9
AU CONGRÈS EUCHARISTIQUE de Buda-Pest, au moment où le Cardinal-Légat élevait l'Hostie de l'Élévation, on entendit rouler au fond du ciel trois coups de tonnerre. Un grand drame allait commencer. Un grand drame qui allait livrer au communisme la moitié de l'Europe. « Et ce furent des éclairs, des bruits, des tonnerres. » (Apocalypse, XVI, 18) « Une grande voix sortit du Temple et elle dit : C'est la fin. » (Ibidem, 17).
« Et je vis la femme rire du sang des saints et du sang des témoins de Jésus. » (XVII, 6)... « Puis après cela, je vis descendre du ciel un ange revêtu d'une grande puissance. Et la terre fut illuminée de sa gloire... »
Aujourd'hui, au fond de la nuit, on entend rouler les trains remplis de déportés ; des hommes massacrés sont étendus sur le sol ; des pendus chargent les branches des arbres. Mais le peuple du royaume apostolique sait que la Croix Penchée ne sera jamais arrachée de la Sainte Couronne. Il sait aussi que la terre est illuminée de sa gloire.
Antoine EGRET.
13:9
### L'appel de nos frères de l'Est
Nous avons dit dans nos précédents numéros quelle importance capitale nous attachons à une connaissance aussi exacte que possible de la pensée du P. Bigo concernant le communisme.
Louis Salleron nous apporte son renfort (voir sa lettre dans *Itinéraires*, n° 8, page 14). Les trois articles qu'il publia en 1952, 1953 et 1954 sur la pensée du P. Bigo sont des documents et des jalons précieux dans cette étude.
Voici le premier d'entre eux. Le rapport Krouchtchev, les événements de Pologne et de Hongrie sont venus donner une actualité renouvelée aux idées qu'avançait le P. Bigo, et aux propos qu'elles suggéraient à Louis Salleron.
Rappelons que nous poursuivons cette étude méthodique de la pensée du P. Bigo sous réserve des explications et éclaircissements qu'éventuellement le P. Bigo lui-même voudra bien nous fournir.
*Témoignage chrétien* a consacré son numéro du 24 octobre 1952 à « L'Église derrière le rideau de fer ».
Il y aurait beaucoup à dire sur ce numéro, mais je m'en tiendrai à l'article principal, intitulé « L'appel de nos frères de l'Est » et signé Pierre Bigo s.j.
Cet article me paraît très important en ce sens qu'il révèle la profondeur du marxisme latent chez les catholiques les plus indemnes apparemment de tout marxisme.
On pense bien, en effet, que si *Témoignage chrétien* a fait un numéro spécial sur l'Église derrière le rideau de fer, ce n'est pas pour claironner les vertus de l'U.R.S.S. Et s'il a confié au R.P. Bigo le soin de donner le ton au numéro, sous un grand titre rouge et noir de cinq colonnes en première page, c'est évidemment que le R.P. ne risquait pas de « marquer » de manière dangereuse. De fait, il est directeur de l'Institut d'études sociales, qui fonctionne à l'Institut catholique de Paris, et dont le but est de former les jeunes gens, prêtres ou laïcs, qui sont appelés à exercer des responsabilités sociales dans l'action catholique.
14:9
Après avoir montré la force marxiste engageant « un combat avec la force chrétienne qui semble être sans merci », le P. Bigo demande :
« *Nous sommes-nous suffisamment interrogés sur cette situation de l'Église derrière le rideau de fer ? Avons-nous réfléchi aux réactions qu'elle provoque en nous ? Dans les positions que nous adoptons, ne cédons-nous pas trop facilement aux pentes intellectuelles ou sentimentales qui nous entraînent inconsciemment ?* »
Ces questions sont assez étonnantes. Car si les réactions que provoque en nous la situation de l'Église derrière le rideau de fer sont défavorables au *communisme,* et si les positions que nous adoptons sont, intellectuellement, celles de l'antisoviétisme et, sentimentalement, de l'indignation contre les bourreaux, il n'y a là rien que de très naturel. Pourquoi, dès les premiers mots, mettre en garde le lecteur contre la spontanéité de l'attitude la plus légitime ?
« *C'est devant les adversaires du Christ qu'il est le plus difficile d'être chrétiens, continue le P. Bigo. Les deux bouillants apôtres qui voulaient déjà appeler le feu du ciel sur les ennemis de l'Évangile, les fils du Tonnerre, étaient sévèrement repris :* « *Vous ne savez pas de quel esprit vous êtes* »*. Face aux hommes qui ont conçu le projet d'étouffer le christianisme dans le monde, sommes-nous sûrs de nos comportements et de l'esprit qui les inspire ?* »
Même observation. Va-t-il falloir que nous soyons sûrs d'être inspirés par la pure charité chrétienne pour adopter un comportement net en face des hommes « qui ont conçu le projet d'étouffer le christianisme dans le monde ? » Il est peut-être difficile d'être chrétien devant les adversaires du Christ ; mais si on attend de l'être pour faire quelque chose, quand fera-t-on quelque chose ? L'esprit de croisade est mal vu de nos jours. Saint Louis n'a tout de même pas été « décanonisé », et Jeanne d'Arc non plus, qui luttait sur un plan apparemment plus national que chrétien (mais l'exemple est d'autant plus frappant). Dans la mesure où nous savons bien que, dans l'action, nos sentiments sont toujours un mélange de bon et de mauvais, il est préférable de se mettre du côté ou les clartés sont les plus grandes, quant aux valeurs engagées. Pour un catholique, en l'espèce, le choix à faire n'est pas douteux. Alors pourquoi, de prime abord, semer en lui des scrupules qui ont toutes chances de dériver en positions fausses ?
« *Beaucoup d'entre nous se laissent gagner par les complexes de ressentiment dont nous n'avons peut-être pas sondé l'impureté. Le communisme ne nous attaque pas seulement dans nos convictions religieuses et dans nos droits essentiels.*
15:9
*Il met en question les fondements mêmes d'un ordre de privilèges dans lequel nous nous trouvons confortablement installés. Nous sommes heureux de le prendre pour ainsi dire en faute à l'égard de Dieu et à l'égard de l'homme, afin de nous assurer qu'il a tort, du même coup, de menacer nos privilèges.* « *Nous l'avions bien dit : ces hommes doivent être mis au ban de l'humanité *»*. Dans les cris de triomphe qui accompagnent les condamnations de l'Église, il y a quelque chose d'inquiétant. Il y a au moins une énorme inconscience.* »
Toujours la même observation, sur un texte toujours aussi ambigu. Mais l'ambiguïté, ici, croît. Car le P. Bigo a l'air de considérer que le communisme est fait de deux courants : l'un, mauvais, qui serait contre Dieu, l'autre, bon, qui serait contre l'ordre de privilèges dans lequel nous sommes confortablement installés. C'est une invitation à condamner le communisme, comme athée, mais à l'admettre, comme juste. Ne serait-il pas plus normal de renverser la présentation du problème et d'écrire : « Parce qu'il menace certains privilèges injustes, ne sommes-nous pas tentés d'accepter le communisme qui, pourtant, tend à ruiner non seulement le christianisme mais encore les structures de la civilisation ? »
« *Il faudrait écouter davantage nos frères de l'Est *», écrit le P. Bigo. Il cite le témoignage d'une religieuse, provinciale de sa Congrégation, qui, après cinq ans de travail forcé dans la démocratie populaire, revient en France. « ...*Elle s'imagine que l'Occident est en train de faire, dans un style chrétien, une révolution qui permettra au monde de faire l'économie de la révolution communiste, cette révolution à la fois effrayante et séduisante qu'elle vit avec tout un peuple...* »*. Elle s'aperçoit qu'il n'en est rien et* « *éclate en sanglots* ».
Ainsi donc la révolution communiste est effrayante et « séduisante ». Comment n'être pas séduit ? Pour l'éviter il faudrait en faire une ici, analogue, mais de style chrétien ? Ô pentes savonnées ! Il y a eu le fascisme, le nazisme ; il y a le franquisme, le titisme. Le P. Bigo les repousse sans doute. Absence de « style chrétien ».
Alors ? La démocratie américaine ? Évidemment pas. Alors ? La conversion des cœurs ? Très bien. Mais avec ou sans la force ? Avec ou sans Saint Louis ? Avec ou sans Jeanne d'Arc ? Si vous n'admettez pas la force, si vous renvoyez à leurs œuvres de paix les fils du Tonnerre, pourquoi prêcher autre chose que le simple Évangile ?
Autre témoignage. « *Un prêtre allemand de l'Allemagne de l'Est, témoin de la persécution que fait subir à ses frères un régime qui n'est, à ses yeux d'Allemand, qu'un régime d'occupation, déclare qu'il serait impossible, cependant, à la plupart des catholiques de l'Est, de se faire au climat de l'Ouest :* « *Là-bas, vous êtes riches de vos libertés, mais vous êtes inertes. Ici nos libertés sont menacées. Mais une communauté du peuple se cherche.* »
16:9
En somme, tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes. Si « *la plupart des catholiques de l'Est* » préfèrent leur sort à celui des catholiques de l'Ouest, on peut penser que les choses s'arrangeront assez vite.
« *Nous assistons au douloureux et tragique enfantement d'un monde nouveau. Voilà le mot que nous crient du fond de leurs prisons, de leurs camps de travail, nos frères de l'Est. Ce monde est abominable par les libertés qu'il nous enlève. Il est une dictature policière. Mais il représente une prise en mains par l'homme de ses destinées et un essai de communauté qui est, malgré tout, une chose positive.* »
Fort bien. Mais on attendrait plutôt le raisonnement inverse : « Le communisme représente une prise en mains par l'homme de ses destinées. Il est un essai de communauté où les réalisations positives abondent incontestablement. Mais sa tentative reposant sur la dictature policière, le mépris des libertés personnelles, la déchristianisation et la déshumanisation de l'homme, nous ne pouvons l'accepter et nous devons le combattre -- comme nous avons, par exemple, combattu le nazisme. »
Il est un peu rapide, et passablement déplaisant, de nous assurer que le cri que nous lancent les martyrs de l'U.R.S.S., c'est : « *Nous assistons au douloureux et tragique enfantement d'un monde nouveau.* » L'autocritique sur le dos des écrasés est tout de même abusive. Je ne pense pas que le P. Bigo aurait mis cette profession de foi dans la bouche des victimes de l'hitlérisme ? Est-ce parce qu'il estime que le nazisme était voué à l'échec et que le communisme est voué au succès ?
« *Purifiés par l'épreuve, dans une évolution douloureuse, nos frères de l'Est sont parvenus, peu à peu, à dégager leur foi de toute inféodation politique, à reconnaître dans le communisme, mêlées aux plus graves erreurs sur la personne humaine, déformées par elles, des valeurs encore reconnaissables.* »
Quelles valeurs ? Il est bien évident que toute action humaine conserve toujours, par définition, des valeurs humaines. Mais les valeurs propres du communisme sont parfaitement inhumaines, et c'est cela qui importe. Les persécutés de l'Est n'ont-ils droit à notre sympathie que parce qu'ils dégagent enfin leur foi de toute attitude politique et qu'ils reconnaissent, de ce fait, les valeurs reconnaissables du communisme ?
« ...*Sommes-nous capables de regarder le communisme avec des yeux purs, de discerner en lui le positif et le négatif étroitement impliqués l'un dans l'autre ? Sommes-nous assez pauvres, avons-nous le goût de la pauvreté, notre foi est-elle assez engagée, la misère et l'injustice nous sont-ils une brûlure assez cuisante, notre effort de construction sociale est-il assez efficace, pour que nous proposions au monde communiste une référence chrétienne authentique ?* »
17:9
On n'en sort pas. C'est toujours le mythe de la Cité de Dieu devenue cité terrestre, le mythe du Royaume de Dieu incarné dans les institutions d'une idéale chrétienté. Si nous n'avons pas les yeux purs, nous ne devons pas regarder le mal communiste ; si nous n'avons pas à proposer au monde communiste une référence chrétienne authentique, nous n'avons plus le droit de parler ni d'agir contre lui. On est désarmé.
Mais la suite des réflexions du P. Bigo est plus grave encore, parce qu'elle traduit l'état d'esprit de ses lecteurs. État d'esprit supposé ? Je l'espère. Mais tout de même, il doit y avoir des chrétiens qui pensent de la manière qu'imagine le P. Bigo, sans quoi il ne s'adresserait pas à eux dans les termes où il le fait.
Or, si je comprends bien, certains se réjouiraient des persécutions, comme d'un bon instrument de fructification chrétienne, et les autres, allant plus loin, n'auraient qu'indifférence ou mépris pour les persécutés.
«* Peut-être avons-nous pris, presque allègrement, notre parti des persécutions que subissent nos frères de l'Est... Peut-être sommes-nous tentés, en tout cas, d'en minimiser la portée, ou même, par un calcul trop subtil, de construire notre espérance sur la persécution même... Sanguis martyrum, semen Christianorum. Mais c'est par le jeu de la Miséricorde divine, ce n'est pas par une sorte de déterminisme de la persécution. De soi la persécution est redoutable. Elle ne fait pas que des martyrs elle fait aussi des apostats... Comptons sur Dieu, mais ne comptons pas sur la persécution, car c'est une arme à deux tranchants. Dieu seul peut s'en servir. *»
Charmant !
Les autres ne comptent même pas sur la persécution. Ils l'approuvent, ou du moins ils la comprennent !
«* Peut-être avons-nous trop aisément expliqué et presque justifié cette torture dont nos frères étaient l'objet en reprochant aux Églises de l'Est leur inféodation politique, comme si les crimes abominables des bourreaux disparaissaient devant les erreurs des victimes, erreurs que tout un contexte historique rend explicables, partiellement inévitables, et qui ne constituaient pas, en tout cas, des crimes contre l'humanité.*
«* Il ne faut pas être trop malin. Il ne faut pas dire :* «* Si nous avions été à leur place nous saurions bien ce que nous aurions fait. *» *Sommes-nous sûrs que nous aurions eu leur intrépidité ?* «* Le communisme est le plus fort. Il fallait se mettre avec lui. Il nous en aurait eu gré. *» *Qui peut l'affirmer ? Lequel d'entre nous pourra jamais faire valoir, auprès des communistes, les états de service d'un Kostov, d'une Anna Pauker, d'un Marty ou d'un Tillon ?*
18:9
«* Pouvons-nous supposer que le jour où nous devrons dire : non, à cause de notre foi, les communistes voudront bien prendre en considération les concessions que nous leur aurons faites. La rédemption ne se construit pas sur des calculs aussi humains. Il y a des moments où il faut dire : non. Nos frères de l'Est l'ont fait. Ne leur jetons pas le reproche d'avoir adopté une position politique, alors qu'ils défendaient leur foi dans ce qu'elle a de plus essentiel. *»
Il faut avoir le cœur solidement accroché pour lire une prose pareille. Évitons les commentaires et retenons au bénéfice du P. Bigo qu'il invite les catholiques qui en seraient tentés à ne pas jeter la pierre aux millions de martyrs de l'univers concentrationnaire.
Après quoi le P. Bigo nous conseille de « purifier notre espérance ».
«* ...C'est vouloir se passer de Dieu que de désespérer d'une situation sans issue pour l'Église, que de vouloir la résoudre par la force temporelle, par les armes.*
«* Mais c'est aussi vouloir se passer de Dieu que d'attendre de la persécution elle-même un renouveau de l'Église. *»
Pauvre petite Espérance ! Péguy la reconnaîtrait difficilement.
Voici la fin de l'article :
«* Puisse leur souvenir (des persécutés) nous inciter à construire de nos propres mains cette communauté humaine à laquelle aspire le monde tout entier et dont les peuples de l'Est ne peuvent déjà plus détacher leurs espoirs, même s'ils se détournent de celle qui se construit dans l'inhumain, cette communauté qui ne serait plus partagée entre ceux qui l'ont belle et ceux qui l'ont dure, où nul ne serait plus en droit de tirer son épingle du jeu, où tous marcheraient ensemble vers une civilisation du bonheur, de la culture, de l'entraide, dans le respect des personnes, des familles et des peuples.*
«* C'est cette inquiétude-là, et non point une autre, que nous communiquent nos frères de l'Est. *»
Autrement dit, nos frères chrétiens de l'Est, persécutés pour leur foi, et devenus des martyrs authentiques (puisqu'ils sont parvenus à dégager leur christianisme de toute inféodation politique) nous laissent un message : celui de faire un communisme réussi, à la place du communisme raté qui les a écrasés.
Je force à peine. Je ne force même pas du tout. Le P. Bigo nous explique, tout au long de son article, que le communisme athée a bien fait des martyrs véritables de ces chrétiens qui se sont si mal débrouillés avec lui ; et « l'inquiétude » finale de ces martyrs, ce n'est pas que nous trouvions avec eux le Royaume de Dieu, mais que nous le réalisions sur terre, dans la direction que le communisme avait, en somme, bien vue, mais dont il s'est écarté à cause de quelques erreurs regrettables, telles que son athéisme militant, son régime policier, ses méthodes esclavagistes, etc.. On croit rêver.
19:9
Le grave, c'est qu'un article pareil paraisse dans *Témoignage chrétien.* Grave, comme signe ; et grave comme fait.
Grave comme signe, car, nous l'avons dit, si *Témoignage chrétien* a fait un numéro spécial sur l'Église derrière le rideau de fer, ce n'est évidemment pas pour faire de la propagande pour les Soviets. C'est même vraisemblablement pour se désolidariser discrètement de certains mouvements qui exagèrent visiblement dans le sens communiste. Donc l'intention est à la fois d'orthodoxie et de prudence. Qu'une telle intention aboutisse à centrer sur l'article du P. Bigo tout le numéro donne la température du journal.
Grave comme fait, car *Témoignage chrétien* a une grande diffusion. Il tire, croyons-nous, à 80.000 exemplaires**.** Ce numéro spécial, autour duquel une importante publicité a été faite, a dû être tiré à 100.000 ou 125.000. Quels sont les lecteurs ? Des prêtres, des étudiants, des familles catholiques. Dans ce public, 5 % au plus doivent être marxistes, et 20 % plus ou moins marxisants. Les autres ont cette bonne volonté candide qui fait lire le journal qu'on vend à la porte de l'Église et dont on accepte les propos comme parole d'évangile. Je demande donc quel peut être l'effet d'un article comme celui du P. Bigo. Pour moi, ma réponse est très nette : un tel article prédispose le lecteur moyen à admettre le fait soviétique comme définitif, à admettre la révolution communiste comme ouvrant la voie, malgré ses « erreurs », à un monde nouveau, meilleur que le nôtre, à admettre qu'au fond il était fatal et peut-être heureux que « nos frères » de l'Est fussent déportés, étripés, exterminés, etc.. Chaque phrase, prise séparément, ne compte pas, ni dans un sens, ni dans l'autre. Ce qui compte, c'est l'ensemble, c'est la courbe, c'est le ton. Il y a, dans l'article du P. Bigo, un désespoir humain que balance seule une espérance religieuse ; il y a l'aveu latent que notre civilisation est morte et que c'est à partir de la « civilisation » communiste que quelque chose de nouveau peut s'édifier ; il y a un aveu de défaite et une provocation au désarroi que ne corrige aucune volonté positive de combat, aucune intelligence claire de ce qui doit être fait face au communisme.
Sur des adultes, l'article ne risque guère de porter. Mais les jeunes y trouveront presque nécessairement un aliment de progressisme.
C'est ce que je déplore pour ma part.
Louis SALLERON.
20:9
### Les conditions de l'unité des catholiques de France
par Marcel CLÉMENT
Directeur du Centre Français de Sociologie.
LES CATHOLIQUES de France sont divisés. Les divisions ne sont pas d'hier. Mais elles deviennent plus graves année après année. S'en inquiéter est bon. Supplier du fond du cœur la Vierge Marie et l'Esprit Saint de les éclairer est indispensable. Mais cette prière, elle-même, n'est qu'un prélude. Les catholiques ne seront pas éclairés s'ils n'acceptent pas de l'être. Ils ne seront pas éclairés si chacun tient ses positions en refusant d'avance toute recherche, tout examen de conscience intellectuelle et attend, fût-ce patiemment, la conversion *des autres.*
La grâce que nous sollicitons de Marie, Siège de la Sagesse, consistera d'abord à admettre que la Vérité existe, que la Vérité est une, que cette Vérité vivante, c'est Jésus-Christ, et qu'en Jésus seul nous trouverons la pleine connaissance de toutes les choses.
La grâce que nous sollicitons consistera ensuite à accepter de sacrifier des habitudes de pensée, des « convictions » de l'esprit ou du cœur, des attitudes, apostoliques parfois pourtant, des Maîtres, admirables cependant sous plus d'un rapport.
La grâce que nous sollicitons consistera enfin à rechercher ensemble -- catholiques « de gauche » et catholiques « de droite » -- dans une ferveur unique pour notre unique Seigneur, à découvrir ce qui nous unit. « *Enracinés dans l'amour, fondés sur l'amour* » nous pourrons ainsi « *recevoir avec tous les chrétiens, la force de comprendre ce qu'est la longueur, la largeur, la hauteur et la profondeur,* en *un mot la force de connaître cet amour du Christ qui pourtant défie toute connaissance.* ([^1]) »
21:9
Plus nous connaîtrons de façon intérieure et vivante cet amour du Christ, et plus profondément nous entrerons dans la Vérité, que nul au monde ne peut prétendre séparer de la charité.
Les catholiques de France sont divisés. Ils le sont depuis la Révolution. Ils le sont depuis le Ralliement. Ils le sont depuis l'Action Française et le Sillon. Inutile de nous voiler la face : c'est ainsi. Par ailleurs, c'est abominable.
IL EST ABOMINABLE que nous, catholiques, soyons plus fidèles à des hommes qu'à l'Homme-Dieu, à des *maîtres* de la terre qu'au seul et unique *Maître* de Vérité, et à son Vicaire sur la terre. C'est une première cause de nos divisions. Renoncer à ces maîtres *comme tels,* cesser d'en faire des références *absolues,* telle est la première étape à franchir. Elle est crucifiante, car c'est souvent le meilleur de notre cœur que nous avons donné, un jour, à un Sangnier, à un Mounier, à un Maurras. Mais tous trois, maintenant, peut-être, unissent leur supplication au Seul Christ Jésus pour la réconciliation de la famille de Dieu. Il est abominable que nous, Catholiques, soyons plus fidèles à *nos idées* qu'à *l'enseignement du Père Commun.* Il ne s'agit plus ici de nos maîtres. Mais des fruits que leur enseignement a porté en nous. C'est une deuxième cause de nos divisions. Accepter de découvrir ce qui en nous est durci, sclérosé, dans notre intelligence et plus profondément -- à notre insu -- *dans nos âmes,* telle est la seconde étape à franchir. Elle est douloureuse pour nous, latins, car nous mettons notre gloire davantage dans notre fidélité à un idéal, à une vision du monde que dans notre soumission au réel, à l'enseignement quotidien des faits. Or le Christ, seul, est notre idéal parfait. Le Christ seul nous enseigne, par Sa Providence les leçons du réel. Et c'est seulement en Lui que nous pouvons nous glorifier.
C'est pourquoi nous voulons aborder la question qui semble aujourd'hui la plus grave par le rôle qu'elle joue dans nos divisions : celle de la racine *intellectuelle* de nos querelles. Elle porte sur la méthodologie sociale, dont nous avons déjà parlé ([^2]), mais dont il faut maintenant mesurer la crise dans toute son ampleur.
22:9
UNE RÉFLEXION SÉRIEUSE sur les documents pontificaux en matière sociale, économique et politique permet en effet de mesurer avec précision ce qui écarte la méthode maurrassienne de l'enseignement social de l'Église dont elle se réclame, ce qui écarte la méthode silloniste, et celle des écoles catholiques de gauche plus récentes, de l'enseignement social de l'Église dont elles se réclament. C'est en effet DANS LA MESURE OU CES MÉTHODES ET CES ÉCOLES S'ÉCARTENT DE LA DOCTRINE SOCIALE CATHOLIQUE QU'ELLES SONT DIVISÉES SUR DES POINTS ESSENTIELS.
Précisons immédiatement que nous ne nous plaçons nullement ici au niveau prudentiel, c'est-à-dire au niveau des applications pratiques à des situations contingentes. Il est entendu qu'à ce niveau, des catholiques peuvent légitimement différer d'opinion. Nous nous plaçons au niveau de « *la doctrine sociale de l'Église, dont les points principaux sont contenus dans les Encycliques, les Allocutions et les Lettres Pontificales* ([^3]) ».
#### I. -- Les origines positives du conflit.
Depuis Vico et Montesquieu, les physiocrates, les économistes libéraux jusqu'à Saint Simon, Comte, Taine, Durkheim et un grand nombre de nos contemporains, la conviction s'est affirmée, dans la pensée moderne, que les faits sociaux doivent être « *traités par les mêmes méthodes et de la même manière qu'on traite aujourd'hui les faits relatifs aux autres phénomènes* ([^4]) ». Quetelet, l'inventeur de la statistique, a fourni à Auguste Comte le nom de « *physique sociale* » ([^5]) et ce dernier a tenté, sur les bases du postulat positiviste, de concevoir une somme des connaissances humaines sous la forme d'une synthèse hiérarchisée des sciences. Ces bases, enseignées encore aujourd'hui comme si elles constituaient la véritable logique matérielle, sont la cause intellectuelle profonde des incompréhensions qui opposent non seulement les catholiques, mais plus généralement les deux familles d'esprits classés « à droite » et « à gauche ».
Or, on peut se demander si le ressort profond de cette opposition ne provient pas d'une erreur commune. C'est en effet, bien souvent, dans la mesure où des hommes partagent, inconsciemment, un postulat de base erronée, qu'ils se disputent ensuite interminablement au niveau des conséquences contradictoires de leur erreur commune.
23:9
Dans le cas qui nous occupe, on peut se demander si la « *physique sociale* » ([^6]) de Charles Maurras a été suffisamment dégagée du positivisme qui lui a servi de berceau, -- et si les « *points de convergence, ou au moins d'apparentement entre la conception marxiste et la conception chrétienne de l'histoire* ([^7]) » de Mounier n'ont pas pour origine intellectuelle invisible, mais radicale, les thèses de Vico et de Condorcet sur le progrès indéfini, reprises par Comte dans la « loi des trois états » avant de se métamorphoser, grâce aux marxistes, en un « sens de l'histoire ».
Le fondateur du positivisme, Auguste Comte, affirmait en effet que l'humanité, après avoir traversé l'âge *théologique* où l'esprit explique toutes choses par les *dieux,* puis l'âge *métaphysique,* où l'esprit explique toutes choses par « l'obscure notion de *cause* » est parvenu au dix-neuvième siècle à l'âge *positif,* où l'esprit se contente simplement d'observer les régularités qui relient entre eux deux phénomènes et d'en formuler, après vérification suffisante, la *loi.* Ainsi, la science, pour cette école, consiste à dégager des lois, c'est-à-dire à déceler des rapports constants entre les phénomènes observés.
Un grand nombre d'esprits acceptent cela, sans nulle malice, et presque comme un premier principe. On l'enseigne d'ailleurs trop souvent comme tel dans les classes de philosophie. Voyons, appliqué aux faits sociaux, où cela conduit.
Auguste Comte distinguait, dans la « physique sociale », deux grandes parties : la *statique sociale,* qui étudie les lois de *constance,* les rapports de connexité que soutiennent entre eux les divers éléments constitutifs d'une société, et la *dynamique sociale,* qui étudie les lois de *succession,* c'est-à-dire la loi d'évolution des sociétés humaines dans le temps. Au vrai, Comte n'a inventé ni l'une ni l'autre. Il a recueilli la première presque formulée dans l'œuvre de Montesquieu et chez les économistes classiques ; il a trouvé la seconde chez Condorcet et chez Saint Simon. Ce qui va caractériser l'apport d'Auguste Comte, c'est son effort de synthèse. Toute sa vie, il s'emploiera à réconcilier, au niveau de la physique sociale, l'ordre (statique) et *le* progrès (dynamique), en prenant bien soin de définir le progrès comme le développement de l'ordre, et donc de subordonner la dynamique à la statique, c'est-à-dire finalement, le devenir à l'Être.
24:9
Les mots : statique et dynamique, empruntés à la physique, donnaient une apparence fort « scientifique » à toute cette construction. Apparence trompeuse, car précisément la notion positiviste de la *science,* identifiée avec la formulation des *lois* est une notion faussée, aussi faussée que la loi des trois états dont elle est le fruit. La science n'est pas essentiellement une *formulation des lois.* Elle est, essentiellement, une CONNAISSANCE CERTAINE PAR LES CAUSES. Car le savant ne se contente pas de constater des faits ni d'affirmer leur liaison empirique. Il en donne la raison d'être, la cause. Il énonce, non pas ce qui est, mais la nécessité causale de ce qui est, autrement dit : ce qui doit être. Il ne se borne pas à connaître les choses, mais le *pourquoi* des choses.
Cette vraie nature de la science fut niée par Auguste Comte. Elle est niée aujourd'hui par tous ceux qui, en sciences sociales, veulent réduire la science à la description des *faits* et à la formulation des *lois* tout en refusant de donner son plein relief à la racine même de l'intelligible : la *cause,* le « pourquoi », le lieu de dépendance nécessaire entre une chose et ce qui la produit.
CETTE erreur sur la nature de la science est l'origine profonde de l'échec de Comte dans sa tentative d'une synthèse des sciences, couronnée par la sociologie, sur les fondements du positivisme. Ses études sont restées à la surface de ce qu'il décrivait. Non seulement la « religion de l'humanité » devait faire naufrage dans la petite maison de la rue Monsieur le Prince, mais encore les disciples de Comte n'eurent rien de plus pressé que de disloquer sa synthèse, laquelle, de fait, n'avait pas d'unité organique. Toutefois, il en reste les morceaux !
Les uns s'emparèrent de la statique et de ce que l'on a pu nommer un Auguste Comte conservateur. Une figure se détache parmi eux : celle de Charles Maurras. Celui-ci a écarté, sans une hésitation, toute la dynamique de Comte : « *Autant la recherche des lois du devenir des sociétés semble avoir donné jusqu'ici des résultats flottants, chanceux, discutables, stériles, autant la poursuite de constantes régulières et de lois statiques se montre certaine et féconde* ([^8]). » On ne saurait plus clairement repousser la « dynamique sociale », sinon comme irréalisable, du moins comme non encore réalisée, ni même ébauchée.
25:9
Les autres, à l'inverse, s'emparèrent de la Dynamique et élevèrent la statue de notre Auguste Comte officiel, docteur du Progrès et trônant place de la Sorbonne. Celui-ci a existé aussi. Ce n'est pas un faux. Mais c'est là, beaucoup plus, l'image du jeune secrétaire de Saint Simon que celle de l'auteur, plus mûr, du « Système ». C'est dans ce sens évolutionniste que le tireront ses disciples universitaires -- spécialement Lévy-Bruhl -- et leur influence jouera un rôle non négligeable pour préparer les esprits à accepter l'évolutionnisme dialectique.
#### II. -- Le positivisme de droite.
Fondé sur l'identification comtiste de la *science* avec l'établissement de *lois empiriques,* le positivisme de droite affirme qu'il y a des lois statiques : « *La loi de la centralisation républicaine, la loi de l'offre et de la demande, la loi de Gresham, et d'une façon générale les lois de l'état des sociétés, ne sont pas, selon Maurras et selon les Économistes, purement conjecturales... le jeu du libre arbitre personnel perturbe beaucoup moins qu'on ne le croit généralement le jeu des lois naturelles de l'état des sociétés* ([^9]). » Ces lois sont de véritables lois physiques, et comme toutes les lois physiques, sont utilisables par le libre arbitre : « *Si tu ne veux pas de la centralisation, ne veuille pas de la République* ([^10]). » Car « *il est absurde d'opposer physique sociale et libre arbitre ou physique sociale et morale qui ne sont pas plus contradictoires que le chaud et l'humide* ([^11]) ». Ainsi, la liberté resterait entière d'appliquer telle ou telle loi au cours de l'histoire.
C'est précisément cette position qui ne nous semble pas exempte de positivisme. Quelques définitions sont ici nécessaires.
La loi, enseigne saint Thomas, est une ordination de la raison en vue du bien commun, établie par celui qui a la charge de la communauté, et promulguée ([^12]). En ce sens, il y a des *lois physiques* naturelles disposées par le Créateur comme la structure intime de l'univers matériel. La communauté de l'univers en effet est gouvernée par la raison divine. En ce sens, il y a par ailleurs une *loi morale* qui dérive de la nature de la raison et du libre arbitre humains. On la nomme loi morale naturelle. Elle fonde le *droit naturel.* Dans leurs actes, les hommes peuvent s'y soumettre ou s'y soustraire. A chaque fois QU'ILS S'Y SOUSTRAIENT, ILS DÉTERMINENT UN DÉSORDRE SPIRITUEL QUI TÔT OU TARD S'EXPRIMERA TEMPORELLEMENT ET FERA DES VICTIMES.
26:9
Dans ces conditions, il revient à la communauté politique de prescrire des lois, un *droit positif,* c'est-à-dire de régler les actes humains en vue de les maintenir dans le respect du bien commun. Mais les hommes sont libres de se soustraire et au droit naturel et au droit positif.
La loi morale n'est donc pas une régularité empirique. C'est un ordre intelligible inscrit dans la nature humaine. Mais il y a un lien nécessaire entre la pratique ou la trahison par l'homme de la loi morale naturelle et les conséquences qui en résultent. C'est précisément l'idée centrale que développe Bossuet tout au long de la « Politique tirée de l'Écriture Sainte ». Ce n'est pas en effet seulement dans l'ordre individuel que les actes déraisonnables portent des conséquences immanentes mais aussi dans l'ordre social : familial, politique et économique.
C'est donc par un durcissement de la réalité contingente que l'on distingue d'une part, les lois de la physique sociale statique, d'autre part le libre arbitre des hommes susceptibles d'utiliser ces lois. Cette distinction est adéquate dans les sciences physiques véritables : d'un côté l'univers est soumis à des lois immanentes, de l'autre côté, l'homme doué de libre arbitre les utilise. *Mais la société n'est pas semblable à l'univers matériel.* Il n'y a pas d'un côté, la société, et de l'autre les hommes doués de libre arbitre qui dirigent la physique sociale. Il y a des hommes, doués de libre arbitre, qui vivent en société, c'est-à-dire qui, dans leur vie communautaire au cours des siècles, s'unissent ou se désunissent à propos de la conception du monde, établissent, lors des périodes de crise, des institutions juridiques positives qui peuvent être en accord et en désaccord essentiels avec les exigences de l'ordre moral naturel. L'histoire, elle, enregistre l'inexorable connexion de la cause et de l'effet. Cette connexion est, non une liaison empirique, mais une nécessité intelligible. De tout temps, les tyrannies de l'argent ont fait les peuples exploités. De tout temps, la vengeance des exploités a dépassé son objet et a engendré des injustices pires que celles qu'elles entendaient supprimer. Ce sont là des lois. Ce sont des lois sociologiques tout à fait universelles. Toutefois, elles ne dérivent pas du déterminisme physique d'un univers soumis à des lois qu'il ignore. Ces lois dérivent de la nature morale de l'homme et se vérifient, positivement ou négativement, selon que l'homme agit en accord avec sa raison ou en contrariété avec cette raison, compte tenu aussi des conditions familiales, politiques ou économiques, favorables ou défavorables.
27:9
L'enseignement politique chrétien ne consiste donc pas dans l'élaboration d'une physique sociale livrée comme instrument aux beaux pouvoirs du libre arbitre de l'homme agissant unilatéralement à l'extérieur de lui-même. Cette claire représentation cartésienne séduit par ce qu'elle évoque la progressive, mais relativement facile domination de l'homme sur l'univers matériel. Elle séduit, aussi, parce qu'elle divise l'homme religieux et l'homme politique, et suggère que l'on peut unir les hommes au niveau de la science politique, lors même qu'ils sont divisés dans le domaine religieux. Mais cette représentation, claire et distincte, n'en est pas moins inadéquate à son objet. L'homme domine l'univers matériel dans l'ordre du « faire » c'est-à-dire par la mise en œuvre de la technique. L'homme ne peut dominer et ordonner la vie sociale que dans l'ordre de « l'agir », que par la rectitude de TOUS ses actes volontaires, intérieurs et extérieurs, c'est-à-dire, selon l'enseignement de la *Quadragesimo Anno* ([^13]) par la double réforme des mœurs et des institutions. A supposer que l'action politique est une action unilatéralement *externe,* on en vient nécessairement à l'identifier avec la seule réforme des institutions, et à séparer radicalement celle-ci de la réforme des mœurs.
C'est ici le point fondamental. Il est vrai que de bonnes lois favorisent de bonnes mœurs et que des lois injustes sont de puissants moyens de dissolution morale. Mais de cette vérité, on ne saurait déduire qu'il y a un déterminisme de nature *physique* dans la causalité qu'exercent les bonnes lois sur les bonnes mœurs. Ce serait compromettre la vraie notion de la liberté. Ce serait, par ailleurs et plus encore, sous-estimer les pouvoirs, exquis et puissants, de la grâce. Sous ce rapport, on peut trouver un thème utile de méditation dans cet avertissement récent de Pie XII, qui s'adresse aux positivistes de gauche, mais qui peut être aussi un enseignement pour ceux que séduit le positivisme de droite : « *Ils se trompent donc, ces catholiques promoteurs d'un nouvel ordre social qui soutiennent : tout d'abord la réforme sociale, puis on s'occupera de la vie religieuse et morale des individus et de la société. On ne peut en réalité séparer la première chose de la seconde, parce qu'on ne peut désunir* ce *monde de l'autre,* NI DIVISER EN DEUX PARTIES L'HOMME QUI EST UN TOUT VIVANT ([^14]). »
28:9
NOUS SOMMES DONC AMENÉS à conclure. La physique sociale statique énonce des constantes sociales qui existent objectivement. Toutefois, elles ne les décrit pas objectivement, car elle les formule non comme l'expression d'un ordre moral immanent mais comme l'expression d'un déterminisme physique. Il en résulte d'une part un éclairage philosophique faussé des réalités politiques décrites. Il en résulte d'autre part une atteinte accidentelle mais véritable à la conscience intime de l'efficacité spirituelle dont chaque membre du corps social -- et du corps mystique -- est capable en vue du bien commun. C'est ici, il faut le dire, sans que cela entrave le respect ou interdise l'admiration, la défaillance centrale de la pensée sociologique de Charles Maurras. Parce qu'il n'a pas cru, pendant la plus grande partie de sa vie, que le Christ Jésus est le Fils de Dieu, et qu'il est ressuscité, parce qu'il n'a pas, pendant la plus grande partie de sa vie, mangé la Chair et bu le Sang du Seigneur, il a pu connaître les cheminements de la grâce qui ramène à Dieu, mais il n'a pas pu connaître toutes les délicates exigences intérieures de l'Amour divin et de la lutte, chaste et fidèle, qui correspond à la croissance du Christ dans l'âme. Il n'a pas pu, de ce fait, comprendre, dans la pleine lumière de l'Esprit Saint, ce *qu'est* le *poids du péché sur une société* ni ce qu'est *l'application des mérites du Calvaire* à cette société. Il n'a pas pu percevoir que la mise en œuvre des lois sociologiques de la restauration sociale ne se réduisait pas à la mise en œuvre politique par la force de l'argumentation ou de l'action d'institutions historiquement efficaces parce *qu'en* accord avec le génie profond d'un peuple. Il n'a pas pu accepter que l'œuvre de restauration de la France ne soit pas politique seulement et qu'à cause de cela, elle ne soit pas politique d'abord. Ce n'est pas un régime politique que la France a perdu le jour du martyre de Louis XVI, C'EST DIEU. Ce n'est pas un régime qu'il faut donc lui rendre, seulement ou même d'abord. C'EST DIEU. Et pour obtenir le retour de la France aux normes du droit naturel, non seulement dans les actes des personnes mais aussi dans les institutions politiques, il nous faut à tout prix cesser de dissocier le politique du chrétien, la grâce de Dieu de l'action humaine, mais au contraire les lier et les relier intimement.
C'est pourquoi, avant même d'affirmer nos options politiques, républicaines ou monarchistes, nous devons, comme catholiques, nous réunir sur l'essentiel : la vraie notion de l'État dont les positivistes de gauche, d'ailleurs, ne s'écartent pas moins que les positivistes de droite.
29:9
« *La vraie notion de l'État est celle d'un organisme fondé sur l'ordre moral du monde ; et la* PREMIÈRE TACHE *d'un enseignement* CATHOLIQUE *est de dissiper les erreurs, celles en particulier du positivisme juridique, qui, en dégageant le Pouvoir de son essentielle dépendance à l'égard de Dieu, tendent à briser le lien éminemment moral qui l'attache à la vie individuelle et sociale* ([^15])*.* »
#### III -- Le positivisme de gauche.
Le positivisme de gauche ne s'affirme pas toujours aussi explicitement que le positivisme de droite. Il ne formule pas toujours son postulat sous-jacent, c'est-à-dire la croyance en une loi physique, de nature dynamique, s'imposant inéluctablement à l'histoire. Mais il est objectivement fondé sur ce postulat. Dans la pensée moderne, le père de cet esprit est Jean Baptiste Vico qui en 1725, formula les « *Principes d'une science nouvelle* » et dont la postérité intellectuelle s'est prolongée jusqu'à nous. Vico distingue un premier âge des sociétés, le *stade divin,* où les grandes œuvres de l'esprit sont celles des théologiens, créateurs de cosmogonies et de légendes. A ce stade succède la nature héroïque correspondant à *l'idéal aristocratique,* où les hommes se peignent sous les traits de héros qui opposent la noblesse de leurs actes aux façons d'agir de la plèbe. Enfin, *le* troisième âge est celui de la nature humaine intelligente, caractérisée par *l'esprit égalitaire,* le sens du devoir et la prépondérance de la raison.
La même orientation a inspiré le progrès indéfini auquel croyait Condorcet, la loi des trois états rêvée par Saint Simon et formulée par Auguste Comte, l'évolutionnisme de Darwin, le matérialisme de Karl Marx. A travers une grande diversité de présentations, ces auteurs ont en commun de rechercher *une loi d'évolution qui rendrait intelligible le devenir contingent de l'humanité.* Le Sillon et les tendances progressistes actuelles expriment les efforts faits par les catholiques pour intégrer cette vision d'un déterminisme dynamique dans la représentation chrétienne du monde.
Un récent article de la *Civiltà Cattolica* a attiré l'attention sur la contribution apportée par Jacques Maritain à ce courant de pensées. L'organe romain souligne que dans « Humanisme Intégral », ce philosophe affirme que « *la religion n'agit pas, ne peut agir directement sur la formation de la civilisation ; celle-ci* *est effet de la conscience profane et se réalise dans l'existence profane.*
30:9
*Dans l'histoire n'agissent que les forces humaines, auxquelles la religion vient en aide, non comme credo religieux et voie vers la vie éternelle, mais comme débris tombé du paradis et se mélangeant à la terre, pour avoir efficacité sur le progrès humain...*
*Il s'ensuit alors que l'humanisme intégral n'est pas un humanisme intrinsèquement chrétien, il n'est pas l'humanisme de l'homme régénéré par la grâce, de la société soulevée et sanctifiée à travers l'homme, des relations dont la loi découle d'une nature élevée et appartient à l'ordre transcendant de la Révélation. C'est un humanisme extrinsèquement chrétien seulement. En fait, même l'agnostique et l'athée, le rationaliste et l'incroyant peuvent y adhérer. Dans sa substance, l'humanisme intégral est un naturalisme intégral* ([^16]) ».
On sait combien cette dissociation entre l'humanité profane et la vie chrétienne a inspiré profondément la pensée d'Emmanuel Mounier et de ses disciples de la revue « Esprit ». Elle conduit à considérer l'évolution sociale comme un fait résultant d'une loi immanente et qui à ce titre s'impose définitivement au réalisme politique et à l'efficacité temporelle du chrétien. Dans cette perspective, par exemple, la laïcité historiquement attachée au régime républicain, l'appropriation collective historiquement attachée à la conception communiste, ne s'imposent pas seulement aux chrétiens comme des faits. Ils s'imposent à lui comme des faits irréversibles. Ils sont donc des « acquisitions » de l'histoire, la manifestation d'une loi. On touche ici comme du doigt le danger qu'il y a, à considérer la science, non comme une explication certaine par les causes, mais comme une induction des lois. Elle conduit alors à renoncer à la nécessité des principes au nom de la nécessité des faits.
Cette façon d'intégrer l'orientation *contemporaine* de l'événement dans une *philosophie* de l'histoire n'est pas nouvelle. Parce qu'elle engage l'avenir, elle éveille en l'homme l'adhésion de forces spirituelles destinées par nature à adhérer dans un « Fiat » sublime à la Providence de Dieu. Quand ce « Fiat » à la volonté divine où nous mettons *le* meilleur de nous-mêmes devient un fiat à l'événement humain divinisé, il risque d'être terriblement démenti par Dieu lui-même. Le pauvre Drieu-La-Rochelle avait ainsi publié, sous l'occupation allemande, des « Notes pour comprendre le temps », où il présentait l'homme fasciste, le nazi comme la manifestation d'une nécessité immanente de l'histoire, comme une étape victorieuse et irréversible.
31:9
Lorsque la défaite allemande sonna le glas historique du national socialisme, Drieu, à trois reprises tenta de se donner la mort et y parvint malheureusement. Il avait engagé son intelligence, sa liberté, sa foi dans une vision prophétique que l'événement confirma d'abord puis, soudain, démentit avec la vigueur même de la justice divine. Plus récemment, nous avons vu les événements de Hongrie inspirer à Jean-Paul Sartre une attitude symétrique, bien que contradictoire. Pressentant les premiers grondements du cataclysme par lequel la main de Dieu peut, s'Il le veut, purifier le monde du communisme, l'auteur de « La Nausée » prit les mesures nécessaires pour rendre publique sa désapprobation et prendre ainsi, non sans opportunité, les dispositions favorables à un prochain tournant brutal du sens de l'histoire. Ainsi, le positivisme évolutionniste aboutit logiquement, -- parce qu'il est faux -- soit au suicide, soit à l'humiliation publique (avouée ou déguisée) de ceux qui se laissent séduire par lui.
Les catholiques, victimes sur le plan intellectuel du positivisme de gauche, ont fourni par ailleurs un effort pour préciser ce que devenait l'attitude du chrétien dans cette perspective du déterminisme dynamique de l'évolution sociale.
Une fois posé en principe que l'évolution des structures politiques et économiques est un fait scientifique, irréversible, l'apostolat ne saurait être considéré dans les perspectives de la restauration d'un ordre social chrétien selon le programme de la « Quadragesimo Anno ». Il doit se fonder sur une analyse sociologique du mouvement, du devenir des faits et sur une étude prévisionnelle de leur évolution historique. De ces faits, le chrétien doit dégager tout ce qu'il y a de bon, c'est-à-dire, dans le langage d'aujourd'hui, en *assumer les valeurs.* Plus ! Il ne doit pas rester inactif dans le développement de cette évolution, mais il doit travailler à y insérer les éléments *inspirés* de la doctrine chrétienne qui pourront y trouver place et pour y parvenir il doit selon les exigences du même langage, *s'engager dans le temporel.* Enfin, étant chrétien, fils de lumière, il doit, en prenant le plus grand soin d'apporter sa présence *au monde qui se fait,* montrer à ceux qui ne croient pas dans le Christ (mais qui eux portent la fusion historique de bâtir la cité profane) que le chrétien n'est pas l'adversaire qu'ils redoutent, mais que la charité du Christ en fait un collaborateur fraternel et de bonne volonté. Le catholicisme est transcendant, il n'est attaché à aucune structure historique passagère et le chrétien peut donc porter le témoignage évangélique dans les diverses formes que peut revêtir la vie sociale au cours du temps.
32:9
Il peut porter un *témoignage authentique* s'il sait renoncer à la séduction qu'exercent encore sur lui des structures sociologiques condamnées par l'histoire.
Le grand danger que fait courir le positivisme de gauche, lorsqu'il s'insinue dans l'intelligence des catholiques, c'est de leur inspirer que des faits accidentels, contingents, sont en réalité des étapes essentielles et nécessaires de l'évolution de l'humanité. En particulier, ce positivisme leur inspire qu'il existe un déterminisme immanent dans le développement de certaines idées à un moment donné de l'histoire. Dès lors, on doit accepter le *déterminisme* comme un *fait* et renoncer *historiquement* à celles des normes du droit naturel que l'évolution élimine.
Il y a une base objective qui fonde cette malheureuse illusion. Cette base objective c'est l'attitude dynamique des idées à s'incarner dans les institutions et dans les mœurs. Il en va de la croissance des idées dans l'histoire comme de la croissance des germes dans la terre. On les voit pousser leur racine, monter leur tige, se couvrir de feuilles et de fleurs et finalement porter leurs fruits. Dans l'histoire, le développement d'une idée *peut* demander des siècles : ce n'est toutefois pas là une loi d'évolution, mais une loi psycho-sociologique d'incarnation. Les hommes ne peuvent éviter, tôt ou tard, soit de transformer leurs idées en substance vécue, soit de renoncer à ces idées. Lorsque l'on assiste à l'incarnation d'une idée fausse, cette incarnation peut bien paraître irréversible dans le moment même où l'on reste étonné de l'avidité avec laquelle elle cherche à s'emparer de l'homme et de la société. En réalité, lorsque les épis sont mûrs, le Faucheur vient, qui fait la moisson et trie *le* bon grain de l'ivraie.
Il n'est pas douteux que c'est le déterminisme historique du positivisme de gauche que Pie XII a condamné lorsqu'à propos du communisme, il a pris la décision suivante : « *Nous rejetons aussi l'opinion selon laquelle le chrétien devrait aujourd'hui considérer le communisme comme un phénomène, ou une étape dans le cours de l'histoire,* COMME UN « MOMENT » NÉCESSAIRE DE SON ÉVOLUTION*, et par conséquent l'accepter comme décrété par la Providence divine.* » ([^17])
33:9
#### Conclusion
L'unité des catholiques de France ne se fera pas pleinement dans la charité vivante du Christ si elle ne se fait pas dans la Vérité. Par conséquent, la situation actuelle est une situation sans issue. Deux mondes clos l'un à l'autre attendent que les événements les justifient. Les plus profondément chrétiens s'efforcent de prier pour leurs adversaires et d'exercer à leur endroit un amour de volonté que n'adoucit d'ailleurs aucune affection sensible. Si nous voulons vraiment sortir d'une telle impasse, une seule issue nous reste ouverte. Mais c'est une porte étroite. Il faut que l'humilité se joigne à la charité et que dans un vaste dialogue d'une droiture absolue, oubliant les préjugés, renonçant aux excommunications tacites, tous prennent conscience que la discussion des idées, entre catholiques, faite dans le respect des personnes, non seulement n'est pas un péché, mais qu'elle est le témoignage pratique d'une volonté de contacts de laquelle, seule, peut sortir un rapprochement des points de vue.
La chose est possible. Ne nous payons pas de mots : le plus grand obstacle qui s'y oppose, c'est notre orgueil. A genoux devant le Seigneur, et dans l'intime de notre conscience, nous savons bien qu'il nous est plus facile d'obtenir des grâces de charité que des grâces d'humilité. Si, pourtant les catholiques de France, et spécialement ceux qui écrivent, voulaient accepter dans leur ensemble d'entreprendre une vaste confrontation des points de vue qui les opposent, il en résulterait beaucoup plus de bien que de l'actuelle situation, qui, faute d'humilité souvent de part et d'autre, constitue un tragique et ridicule dialogue de sourds.
Dans cet esprit, et en conclusion des pages qui précèdent, nous voudrions dégager, brièvement et clairement, d'une part le ressort et le mécanisme de l'opposition actuelle entre la droite et la gauche, dans le monde catholique français, d'autre part, les conditions indispensables qui doivent être acceptées, de part et d'autre, en vue d'un effort tenté, héroïquement si c'est nécessaire, pour que cesse le scandale de nos divisions.
#### A. -- Les ressorts de l'opposition.
**1.** *Les ressorts* profonds de l'opposition de la droite et de la gauche sont tendus par le postulat positiviste -- qu'ils partagent en commun. Dans le concret de l'observation des faits sociaux, les uns et les autres s'efforcent de prendre appui sur un déterminisme de nature physique, comme si les faits sociaux étaient le produit d'une nécessité immanente. Les uns et les autres admettent, au moins implicitement, qu'il existe réellement une physique sociale. Ils nient, par là, que les faits sociaux sont, essentiellement des faits moraux.
34:9
Ils tendent ainsi à limiter le domaine de la contingence et à étendre le domaine du nécessaire dans les situations ou les évolutions auxquelles ils se réfèrent. Mais ils le font dans des proportions nettement différentes.
2\. Le positivisme de droite entend constater des liaisons empiriques régulières entre des faits sociaux et en induire une *statique sociale.* Ce faisant, il décrit la causalité réelle qu'exercent les actes humains dans la vie sociale selon qu'ils sont conformes ou contraires à la loi morale naturelle. Mais pour ceux qui décrivent cette causalité intelligible sous les apparences d'une loi physique, il en résulte :
a\) -- Qu'ils *s'abusent sur la facilité* avec laquelle on peut mettre en œuvre les lois statiques formulées, car ils raisonnent par analogie avec la mise en œuvre des lois de la physique véritable. Une fois déçus, ils adoptent, en réaction, une attitude « d'attentisme » social.
b\) -- Qu'ils concentrent leurs efforts intellectuels sur la *réforme des institutions,* envisagée plus ou moins séparément de la réforme des mœurs, et qu'ils risquent de désirer cette réforme des institutions comme un bien suprême, et non comme un fruit de la réforme des mœurs et un moyen, lui-même ordonné aux fins religieuses et morales de la vie sociale.
c\) -- Qu'ils sont tentés de considérer que le problème de la *réforme des mœurs,* de la vie intérieure, des exigences évangéliques, de l'apostolat laïque sont du domaine purement individuel et ne sauraient inspirer profondément la pensée ni l'action politique qui constituent un secteur autonome de l'activité humaine.
d\) -- Qu'ils sont tentés de *réduire* la mise en œuvre communautaire du plan de Dieu sur la vie sociale à la seule application des *aspects politiques du droit naturel,* mais d'un droit naturel *durci* dans la mesure même où il est présenté sous l'apparence d'une physique sociale.
3. -- le positivisme de gauche entend découvrir le déterminisme immanent qui commande le déroulement de l'histoire pour formuler une *dynamique sociale.* Là où le positivisme de droite durcit le droit naturel et le présente sous le vêtement de lois physiques, le positivisme de gauche cherche dans la succession historique des choses contingentes une loi qui n'existe pas. Il en résulte pour ceux qui s'abandonnent à cette erreur :
35:9
a\) -- Qu'ils *exagèrent les difficultés* qui s'opposent à la mise en œuvre des exigences de la loi naturelle telles que la doctrine sociale de l'Église nous la rappelle et finalement qu'ils y renoncent. Certains buts chrétiens tout à fait fondamentaux et constamment rappelés par le Magistère leur semblent de ce rait définitivement hors d'atteinte.
b\) -- Qu'ils *renoncent* en conséquence à envisager que la *réforme des institutions* pourrait être *présentée par* les chrétiens aux non-chrétiens. Il leur semble au contraire qu'il appartient aux chrétiens *d'être présents* dans les réformes institutionnelles que travaillent à opérer les non-chrétiens. Ces réformes leur paraissent parfois si efficaces qu'ils font de leur réalisation concrète une condition préalable à tout effort d'évangélisation (progressisme).
c\) -- Ils sont tentés de considérer que le problème de la *réforme des mœurs,* du développement de la vie surnaturelle et de l'apostolat ne doit pas être posé uniquement par rapport aux circonstances contingentes des rencontres avec des personnes, mais principalement par rapport au développement nécessaire des structures et des systèmes sociaux dont la victoire est historiquement probable.
d\) -- Qu'ils sont tentés de *confondre* la mise en œuvre du plan de Dieu sur la vie sociale avec *les méandres du devenir historique concret* et *d'assouplir* les *exigences* du droit naturel, au point, parfois, de les sacrifier tout à fait au primat de l'efficacité pratique probable de leur apostolat dans des milieux idéologiquement anti-chrétiens.
#### B. -- Les mécanismes de l'opposition.
Dans ces conditions, il n'est pas étonnant que les partisans de la statique sociale considèrent leurs adversaires comme des hommes qui montent volontairement dans les wagons du progressisme et réduisent l'attitude chrétienne à en arpenter les couloirs en direction inverse de la marche du train, cependant que les partisans de la dynamique sociale, eux, considèrent leurs adversaires comme des intégristes qui durcissent avec intransigeance des réformes utopiques et les rabâchent indéfiniment pour se consoler de leur incapacité historique de les mettre en œuvre.
36:9
AINSI, DES DEUX CÔTÉS on omet de considérer la contingence des faits sociaux dans toute son étendue. Des deux côtés, on élabore des lois sociologiques fondées sur un déterminisme physique. Mais le positivisme de droite par ses lois ne fait que durcir, ankyloser l'homme dans l'histoire. Le positivisme de gauche l'agenouille devant l'histoire. Les lois statiques et les lois dynamiques s'excluent donc. Cette exclusion réciproque constitue le mécanisme de l'opposition. Ceux qui formulent des lois statiques supposent que les hommes grâce à leur libre arbitre, S'EN SERVENT. Ceux qui formulent des lois dynamiques supposent que les hommes les SUBISSENT sauf sous le rapport de l'apostolat. On peut imaginer l'exaspération douloureuse qu'une telle opposition peut susciter puisque finalement, les positivistes de droite ont l'impression que leurs adversaires veulent les empêcher de se servir de leur liberté en face de l'histoire, cependant que les positivistes de gauche ont l'impression que leurs adversaires se cantonnent dans la critique et refusent toute espèce d'efficacité temporelle et d'effort d'évangélisation, dans l'attente utopique d'un retour à des structures sociologiques révolues. Dans les deux cas, c'est le plus intime de l'homme qui se sent menacé : les positivistes de droite se sentent menacés dans leur liberté politique en face de l'histoire ; les positivistes de gauche se sentent menacés dans leur liberté d'action sociale et apostolique en face des réalités contemporaines. De part et d'autre, on est convaincu du caractère scientifique de la méthode employée, les lois statiques étant vérifiées par l'expérience et les lois dynamiques confirmées par l'actualité. De part et d'autre, l'intention fondamentale est droite : on veut, ici, *revenir* aux normes du droit naturel ; là, on veut porter le Christ et son Évangile au monde contemporain. De part et d'autre enfin, on veut être fidèle à des maîtres qui n'ont donné qu'une réfraction imparfaite de l'enseignement de l'Église et, par un souci scrupuleux de fidélité d'où l'affection n'est pas exclue, on ne retient de cet enseignement de l'Église que ce que ces maîtres en ont eux-mêmes compris. Tel est le contexte intellectuel dans lequel les catholiques de France souffrent et se combattent, se durcissent dans l'orgueil ou encore parfois renoncent à y comprendre quoi que ce soit.
37:9
#### C. -- Les conditions de la ré-unité.
Dans ces conditions, l'effort qui nous est demandé, de part et d'autre, est très douloureux. Seule une grâce extraordinaire de Dieu peut nous en accorder l'humilité préalable.
Trois étapes sont à parcourir :
1 -- Renoncer au positivisme érigé en méthode d'observation des faits sociaux.
2 -- Accepter en plénitude la doctrine sociale de l'Église telle que le Pape la formule.
3 -- Unir étroitement la réforme des mœurs et des institutions.
Reprenons ces trois points :
**1. --** Il faut commencer par renoncer au positivisme érigé en méthode d'observation des faits sociaux. Ce ne peut être ni l'œuvre d'un jour ni l'œuvre d'un homme. A gauche comme à droite, voilà bien des décennies que des tics intellectuels ont été pris, et dont on ne se défera pas facilement. Renoncer au positivisme de droite, c'est accepter de nouveau le droit naturel non plus sous le déguisement de lois physiques sans rapport avec la morale personnelle, mais dans sa réalité d'exigence morale aussi bien sur le plan conjugal et familial que sur le plan politique et économique. Renoncer au positivisme de gauche, c'est cesser de n'admettre du droit naturel que ce que les doctrinaires victorieux des erreurs contemporaines veulent bien en accepter en même temps que cesser de conférer un caractère irréversible aux victoires d'idéologies essentiellement contraires à ce même droit naturel : la laïcisation et la collectivisation.
**2. --** Il faut ensuite accepter en plénitude la doctrine sociale de l'Église telle que le Pape la formule. Pour cela, il faut cesser de lire les Messages et les Allocutions du Saint-Père pour vérifier dans quelle mesure son jugement correspond au nôtre et pour n'en retenir que ce qui est compatible avec notre système. Que d'examens de conscience il y aurait à faire à ce sujet ! Depuis les discours tronqués jusqu'aux discours complètement passés sous silence ! D'abord, le Pape est le Vicaire du Christ et nous savons « *qu'à ce qui est enseigné par le Magistère Ordinaire, s'applique aussi la parole *: « *Qui vous écoute M'écoute* ([^18]) ».
38:9
Ensuite, si l'on veut bien docilement soumettre son intelligence à la totalité de l'enseignement de Pie XII, et accepter sans aucune réserve cet enseignement comme une lumière pour juger les événements contemporains, on ne peut pas ne pas constater que cette intelligence est élargie, illuminée, et que peu à peu ses préjugés fondent parce qu'elle découvre la société d'aujourd'hui dans la Lumière même de Dieu, qui est la Lumière de l'Unité.
**3. --** Il faut enfin unir étroitement la réforme des mœurs et la réforme des institutions. « Un amour qui sait comprendre, un amour qui se sacrifie et qui, par son sacrifice secoure et transfigure ; voilà le grand besoin, voilà le grand devoir d'aujourd'hui. Sage programme, larges organisations, tout cela est fort bien ; mais avant tout, le travail essentiel est celui qui doit s'accomplir au fond de vous-mêmes, sur votre esprit, sur votre cœur, celui-là seul est capable d'entraîner les autres vers la royauté du Christ ([^19]). » Dans la mesure même où notre foi, vivante et rayonnante, nous rendra davantage désireux de plaire à Dieu que de plaire aux hommes, nous recevrons la force pour réaliser les buts qui semblent, aujourd'hui, les plus éloignés de notre atteinte. Notre apostolat quotidien est nécessaire et en confessant notre foi, en affirmant que le Christ Jésus est ressuscité, comme aussi en pratiquant la charité et l'entraide fraternelles, nous remplissons la première de toutes les tâches qu'inspire l'amour de Dieu. Mais cet apostolat ne saurait contredire la poursuite de desseins à plus long terme, lorsque le Pape nous les demande. Ces desseins à plus long terme convergent tous, selon le vœu de Quadragesimo Anno vers la restauration, dans le respect des aspirations profondes et légitimes de la société contemporaine, d'un ordre social chrétien à la fois soucieux des exigences de la loi naturelle et de la Fin suprême à laquelle nous convie le Père aimant de la famille humaine. Quant aux chances d'y parvenir, elles dépendent de Dieu, de nos efforts, de notre Foi.
« Que signifie la foi en Dieu ? Elle consiste à s'abandonner avec toutes les forces de la volonté, avec le soutien de la grâce, à croire malgré tous les doutes à la sagesse et à l'amour de Dieu. A croire que rien n'échappe à Sa Providence et à sa Toute-puissance, à considérer que rien n'arrive dans le monde, d'universel ou de particulier, qui n'ait été prévu, voulu, permis ou dirigé par Lui (...)
39:9
Aussi rude que puisse paraître la main de Dieu quand elle enfonce le fer dans la chair vive, c'est l'amour qui la guide. C'est seulement son amour pour les peuples et les individus qui la fait intervenir aussi douloureusement. LA FOI CONSISTE A CROIRE QUE LE TRIOMPHE DU MAL NE DURERA QU'UN TEMPS. L'heure de Dieu viendra. L'heure de la miséricorde, l'heure de la sainte justice, l'heure du cantique nouveau, l'heure de l'exultation, l'heure de la charité, de la libération et de la joie ([^20]). »
Marcel CLÉMENT.
40:9
### Lettre à Jean de Fabrègues sur la division des catholiques
CHER FABRÈGUES,
*La France catholique* est aussi « officielle » (au sens large du mot) que beaucoup d'autres journaux, mais elle le fait sonner moins haut, voire point du tout, et on lui sait gré d'être dépourvue sur ce chapitre de l'insupportable arrogance que manifestent plusieurs. Ceux-ci n'entendent jamais une objection sans répondre, avec l'automatisme des robots et la morgue des intellectuellement faibles, qu'ils ne discutent pas avec des gens « sans mandat » et qu'ils sont « approuvés par la Hiérarchie ».
APPROUVÉS PAR LA HIÉRARCHIE : ils le disent si souvent, et sur un tel ton, que tout le monde, c'est un fait, je n'y puis rien, finit par en douter.
*La France catholique* pourrait le dire à au moins aussi bon droit : mais en règle générale elle ne le dit pas, et cette discrétion de bonne compagnie mérite d'être appréciée.
\*\*\*
DIVERSES CATÉGORIES DE JOURNALISTES installés et privilégiés nous reprochent d'être « sans mandat » et croient ainsi nous disqualifier. Il faut de tout pour faire un monde : il faut beaucoup plus de gens « sans mandat » que de personnalités officielles pour faire l'activité intellectuelle d'une nation.
Toujours, dans toutes les sociétés, en marge des corps constitués et des académies, la fonction d'une pensée précisément « sans mandat » s'est avérée irremplaçable. Une telle pensée n'est pas de tout repos, elle cause parfois, par sa seule existence, divers tracas mérités ou immérités aux gens en place.
41:9
Mais on aurait tort de s'en priver. On risquerait de se priver de la pensée elle-même. Car le propre de la pensée, géniale ou modeste, brillante ou médiocre, est d'être personnelle et non pas collective ; et donc personnelle et non pas officielle.
\*\*\*
DANS CE QUE L'ON APPELLE la division actuelle des catholiques, les responsabilités des journaux chrétiens sont évidentes, et déterminantes, par l'ostracisme qu'ils pratiquent à l'égard de catégories entières de catholiques, au moment même où ils reconnaissent en théorie (parce qu'ils ne peuvent pas faire autrement) le principe rappelé naguère par S. Em. le Cardinal Feltin :
« *Les catholiques peuvent légitimement appartenir à différentes tendances politiques et sont en droit d'avoir leurs journaux d'inspiration chrétienne qui correspondent à leur option.* » (*Conférence aux retraites pastorales, 27 septembre 1956.*)
Ce principe n'est pas une clause de style. Il comporte des conséquences pratiques. Je crois que l'une de ces conséquences ressemble fort à la proposition que nous avons lancée dès la « Déclaration liminaire » d'*Itinéraires,* et même avant, malheureusement sans éveiller beaucoup d'échos parmi les catholiques installés : SUBSTITUER LE DIALOGUE A LA POLÉMIQUE SUR TOUTES LES QUESTIONS DISPUTÉES.
Les journaux catholiques NE DONNENT PAS L'EXEMPLE sur ce point, et cela dévalorise singulièrement leurs discours sur ce sujet. Car on peut discuter longuement du caractère plus ou moins « polémique » de tel ou tel article ; ce qui est hors de discussion, ce qui tranche la question, c'est LE FAIT.
Et le fait est celui qui répond à la question : OUVREZ-VOUS VOS COLONNES AUX CATHOLIQUES DONT VOUS DISCUTEZ LES IDÉES OU LA « TENDANCE » ?
\*\*\*
JE CROIS POUVOIR oser dire que sur ce point la revue *Itinéraires* a ouvert une voie et montre un exemple. Je le dis en toute fierté et en toute humilité.
42:9
En toute humilité, parce que je suis convaincu que, même ce faisant, nous sommes infiniment inférieurs à ce que la situation actuelle requiert de nous (et de tous), et que d'autres à notre place auraient infiniment mieux développé les propositions pratiques de dialogue pacifique dont nous nous sommes faits les propagateurs. Mais ces autres, où sont-ils ? Nous ne les avons pas lus. Nous avons rempli une fonction qui, dans la presse, était désertée, et qui l'est toujours.
Je le dis aussi en toute fierté. Car *nous l'avons fait,* et nous sommes seuls à le faire dans la presse, catholique ou non : CHAQUE FOIS QUE NOUS CRITIQUONS UNE TENDANCE, UNE IDÉE OU UN AUTEUR, NOUS LUI DONNONS LA PAROLE DANS NOS PROPRES COLONNES. Si l'auteur visé n'accepte pas de venir lui-même défendre chez nous son point de vue, nous reproduisons alors ce qu'il en écrit ailleurs. Ainsi, même s'agissant des idées auxquelles nous nous opposons le plus catégoriquement, nous traitons EN INTERLOCUTEURS ET NON EN ADVERSAIRES ceux qui les professent.
S. Em. le Cardinal Feltin, dans la conférence déjà citée, a dit encore :
« *Tant qu'un journal ou une revue, qui ont pu recevoir des avertissements de la Hiérarchie, ne sont pas interdits par l'autorité compétente, nul n'a le droit de s'opposer à leur vente. Et toute accusation ou condamnation en matière doctrinale ou disciplinaire, qui sont du ressort exclusif de la Hiérarchie, faite par des individus sans mandat, doit être considérée comme un procédé contraire à la constitution de l'Église et qui relève des méthodes insurrectionnelles.* »
...Voilà donc le point juste, opportunément rappelé par le cardinal-Archevêque de Paris. Quand nous critiquons une idée ou un auteur, nous ne devons jamais donner d'impression que nous les *condamnons* au sens où l'Église condamne. Mais quel meilleur moyen, je le demande, d'éviter cet excès et jusqu'à l'apparence de cet excès, que d'INVITER CHEZ SOI L'AUTEUR MIS EN CAUSE ? On manifeste ainsi, mieux que par des mots, *par un acte,* que l'on voit en lui un INTERLOCUTEUR puisqu'on lui demande d'accepter d'être un HÔTE.
\*\*\*
43:9
ON PARLE BEAUCOUP de la « mentalité de ghetto » que risquerait de donner une « chrétienté fermée ». Or, aujourd'hui, BEAUCOUP DE JOURNAUX SONT CONSTITUÉS COMME UN PETIT GHETTO, RIGOUREUSEMENT FERMÉ AUX CATHOLIQUES DES AUTRES TENDANCES (ou de *telle* autre tendance), soit que l'on feigne de les ignorer, soit qu'on les attaque nommément, mais sans jamais leur donner la parole.
Au même titre que l'invitation, la *réponse à l'invitation* manifeste concrètement les mêmes sentiments pacifiques et la même attitude de dialogue, -- sentiments et attitude que l'on ne remarque guère dans une grande partie de la presse catholique, peut-être parce que, précisément, elle n'a pas su imaginer les moyens de cette manifestation concrète. C'est pourquoi j'ai proposé un moyen.
Dira-t-on que de tels échanges devraient être réglés ? Je propose que l'on prenne, pour charte et règlement du dialogue, l'intervention déjà citée de S. Em. le Cardinal Feltin sur la presse catholique (*Semaine religieuse,* 29 septembre 1956, pages 954-955).
J'exprime ici mon adhésion aux consignes et indications données par le Cardinal.
Je demande à tous mes interlocuteurs s'ils veulent bien, accepter la même règle.
\*\*\*
CHER FABRÈGUES, le P. Daniélou a lui aussi, et sans doute plus que vous, des fonctions d'Église. Cela ne l'a pas empêché de donner l'appui de son nom, de son talent, de son influence à un hebdomadaire tel que *Témoignage chrétien.* M. Georges Hourdin a pareillement une grande liberté de propos. Ce qu'il ne pourrait dire, pour des raisons qui tombent sous le sens, dans l'une des publications catholiques qu'il dirige, il ne se prive pas d'aller le dire dans *Le Monde :* vous pouvez y relire son article en date du 8 janvier 1956 où, sans abandonner le M.R.P., il prônait le programme de la S.F.I.O. et la « *socialisation de la société* ».
44:9
Je ne vous les donne pas en exemple. Et pas davantage le P. Avril qui, au mois de septembre, et non pour la première fois, a utilisé ses fonctions de prédicateur à la messe radiodiffusée pour tenir des propos assez « unilatéraux », assez « polémiques », et en tout cas fort personnels. Le texte en est reproduit dans *Radio-Cinéma* du 16 et du 30 septembre : c'est une lecture très suggestive. Le fait que M. Hourdin soit (outre tout le reste) vice-président des programmes de la Radio d'État n'est peut-être pas étranger aux propos du prédicateur. Ce que le P. Avril ne peut plus aller dire, paraît-il, dans *L'Express* et dans *Témoignage chrétien,* dont il fut pendant quelque temps l'un des ornements les plus distingués, il le raconte donc à la messe, pendant le sermon.
Votre réserve, Fabrègues, tranche sur le comportement qui apparaît dans ces exemples que je vous cite sans vous les proposer. Je sais, ou je suppose, ou je devine les hauts motifs et même, je le dis comme je le pense, les vertus parfois véritablement héroïques qui vous font choisir souvent le silence. Et vous comprenez bien que je ne vous invite certes pas à être en quelque sorte un Georges Hourdin de droite ou un Père Avril de droite.
Mais enfin, leur spectacle même est instructif. S'il nous semble que, dans les deux derniers exemples cités, on abuse d'une liberté, cela veut dire au moins une chose. Cela veut dire que cette liberté existe.
Et qu'il en existe un usage légitime.
Il est pour le moins curieux que, parmi les catholiques « officiels », il s'en soit trouvé tellement pour apporter un appui ouvert, net, efficace à des publications comme *Témoignage chrétien* ou *Esprit,* -- et si peu à *Itinéraires.*
La situation « sociologique », ou psychologique, dans le catholicisme français, est telle que les catholiques plus ou moins officiels sont autorisés (ou invités) à se compromettre à « gauche » mais point à « droite » ?
Si cette situation existe bien telle que je la vois, vous êtes fondé à en tenir compte dans votre comportement, au plan de la prudence, même si vous ne l'approuvez pas.
45:9
Mais il ne m'est pas interdit (ni à vous) de travailler, par les moyens légitimes de la persuasion, à transformer une situation psychologique qui, entre autres inconvénients, a celui de choquer une grande partie (voire la plus grande partie) des catholiques à qui elle paraît offensante et injuste ; et à qui elle fait perdre confiance en « la presse catholique ».
\*\*\*
CE QUI EXISTE AUSSI, ce sont des PROPOSITIONS, formulées ici et non ailleurs. On peut tout en dire, sauf nier leur existence. On peut les taire, on ne les supprime pas pour autant. (On peut aussi les remplacer par des propositions meilleures, je n'y vois aucun inconvénient, au contraire.)
1. -- Une proposition générale : SUBSTITUER LE DIALOGUE A LA POLÉMIQUE DANS TOUTES LES QUESTIONS DISPUTÉES.
2. -- Une proposition concrète pour mettre en œuvre la proposition précédente : QUE CHAQUE PUBLICATION INVITE A S'EXPRIMER DANS SES PROPRES COLONNES CEUX A QUI ELLE ADRESSE DES OBJECTIONS OU DES CRITIQUES.
3. -- Et aussi un vœu, car en ce domaine je ne puis faire davantage que souhaiter et espérer, mais c'est le principal de mon espérance, car de là tout le reste suivrait tôt ou tard : le vœu exprimé par l'éditorial de notre numéro 6 :
POURQUOI LES ÉCRIVAINS ET JOURNALISTES CATHOLIQUES, QUI S'AFFRONTENT AUJOURD'HUI COMME DES ADVERSAIRES, N'AURAIENT-ILS POINT, PAR EXEMPLE LE PREMIER SAMEDI DE CHAQUE MOIS, UNE MESSE COMMUNE ? ILS Y VIENDRAIENT ET ILS Y SERAIENT TELS QU'ILS SONT, SANS CONDITIONS PRÉALABLES FIXÉES PAR LES UNS CONTRE LES AUTRES, SANS QU'UN CLAN SOIT INVITANT ET LES AUTRES INVITÉS, SANS RIEN SE PROMETTRE LES UNS AUX AUTRES. NON POINT UNE RÉUNION, NI UNE CONFRONTATION ; NON POINT POUR SE PARLER LES UNS AUX AUTRES, S'IL EST VRAI QU'ENTRE EUX ACTUELLEMENT « LE DIALOGUE EST IMPOSSIBLE » ; MAIS ENFIN PEUT-ÊTRE POUVONS-NOUS ENSEMBLE ALLER A LA MESSE. OU ALORS POURQUOI NOUS DIRE CATHOLIQUES.
ET SI NOUS SOMMES DIVISÉS C'EST PEUT-ÊTRE PRÉCISÉMENT LE MOMENT D'ALLER A LA MESSE ENSEMBLE. OU ALORS A QUOI CROYONS-NOUS.
46:9
NOUS NE SAVONS NI SI CELA PEUT SE FAIRE, NI COMMENT. SIMPLEMENT, NOUS EN FORMULONS LE VŒU.
4. -- Et peut-être un autre vœu encore. Une démarche initiale que vous, Fabrègues, ou quelqu'un comme vous, pourriez accomplir. Aux publicistes, aux écrivains, aux journalistes qui se trouvent actuellement dans un état de contestation, voire de polémique, voire de division, voire de guerre civile, -- à chacun vous pourriez adresser une invitation personnelle : -- JE VOUS INVITE A PARTIR AVEC MOI, A UNE DATE PROCHAINE QUE J'AI FIXÉE (OU QUE NOUS FIXERONS ENSEMBLE), EN PÈLERINAGE A LOURDES. NOUS IRONS TELS QUE NOUS SOMMES, C'EST-A-DIRE BIEN MALADES, DEMANDER LA GRACE DE NOTRE GUÉRISON.
\*\*\*
A CHAQUE ÉPOQUE, l'accueil que les officiels réservent à ceux qui ne le sont pas (et que les aînés réservent aux cadets) est l'un des symptômes où se mesure la santé intellectuelle du corps social.
Quand les premiers se servent de leurs fonctions pour accabler de mauvais procédés les seconds, ceux-ci sont alors rejetés vers la tentation révolutionnaire ; ou tout au moins vers celle d'organiser quelques chahuts un peu violents qui ne seront pas sans justification, ou du moins sans excuse.
Il n'apparaît pas clairement aujourd'hui, à l'intérieur du catholicisme français, que les officiels de la presse soient très accueillants, ni très compréhensifs, ni même toujours très (intellectuellement) honnêtes à l'égard de certaines catégories de non-officiels.
Cette apparence fâcheuse n'est peut-être rien de plus qu'apparence ; ou négligence. En outre, elle tient moins, sans doute, à la volonté consciente des hommes (encore que certains se montrent singulièrement vindicatifs, rancuniers et sectaires) qu'à des partis pris, des préjugés, des habitudes, des routines.
L'académisme, le conformisme, l'esprit de club sont jusqu'à un certain point utiles à la vie en société. Mais ils sont directement contraires à l'activité intellectuelle : et d'ailleurs, on s'en aperçoit.
\*\*\*
47:9
VOUS SAVEZ BIEN, Fabrègues, que le vrai diagnostic est celui porté par Henri Charlier : « Notre abaissement intellectuel vient non de ce que les hommes manquent, mais de ce qu'ils sont éliminés. »
\*\*\*
NOUS VOULONS BIEN AVOIR, à l'égard des officiels, une compréhension qu'ils sont loin de toujours nous manifester. Nous comprenons que plusieurs publications et plusieurs écrivains ont ressenti un choc violent en nous voyant apparaître et exister. Nous supposons qu'à la longue ils se feront une raison et cesseront de considérer notre seule existence comme une offense qui leur serait faite. Nous espérons que s'établiront peu à peu les rapports courtois et même amicaux qu'il dépend des officiels de consentir à entretenir avec ceux qui ne le sont pas. Nous vous remercions, Fabrègues, d'y avoir travaillé par un acte public, énorme, et sans précédent à notre égard : répondre par une parole humaine à une parole humaine que nous avions dite.
\*\*\*
VOUS AVEZ COMMENCÉ votre « réponse à Jean Madiran » dans *La France catholique* du 3 août et dans celle du 17 août. C'était une série d'articles dont vous demandiez au lecteur d'attendre la fin. Vous disiez :
« ...La clarté est, en ces temps de crise intellectuelle et spirituelle, ce qui nous est le plus nécessaire... »
Par quoi vous rejoigniez Louis Salleron disant ici : « L'équivoque fait la division et non pas l'union. Aujourd'hui plus que jamais c'est la clarté, la fermeté, le caractère qui peuvent rassembler. »
Et vous ajoutiez :
« Quelle « crise » intellectuelle et spirituelle ? Mon Dieu, ne nous bouchons ni les yeux ni les oreilles. Il y a trois ans qu'un et plusieurs articles du très sérieux *Monde* -- malheureusement anonymes -- ont dénoncé le « malaise du catholicisme français ».
48:9
Madiran fait de même, dans un autre sens. J'ai écrit, dans ma lettre à Madiran, que « les plaies cachées pourrissent, d'une manière ou d'une autre : elles empoisonnent tout le corps ou elles contaminent les voisins ». Je le pense profondément : le débridement est nécessaire, et il est urgent. »
Mais votre série d'articles s'est arrêtée avant d'en avoir dit davantage. Vous en avez entrepris une autre, dans *La France catholique* du 12 octobre :
« Parmi les plus inquiets, les plus abandonnés, les plus désemparés des catholiques français, se trouvent ceux qu'on appelle les « traditionalistes » ou les catholiques « de droite ». C'est à eux qu'on s'adressera ici d'abord. On a, depuis quelque temps déjà, depuis la naissance d'*Itinéraires,* le désir de leur parler à cœur ouvert. »
Vous continuiez le 19 octobre par des considérations sur « le rôle de la droite », et le 26 sur le « vrai réalisme politique ». Cette nouvelle série s'est elle aussi arrêtée en chemin, sans avoir abordé ce qu'annonçait votre titre du 12 : « *Le drame des catholiques français.* » Je vous dirai seulement, pour faire court, et parce que c'est vrai, que les propos que vous nous adressez ne nous concernent pas. On ne m'a jamais, que je sache, appelé un « traditionaliste ». Mes amis et moi-même ne sommes ni abandonnés ni désemparés, ou seulement au sens le plus superficiel. Et tout ce qu'a pu être « la droite » au temps de Thiers, de Gambetta et du Comte de Chambord est certes très intéressant, mais nous n'étions pas dans le coup. Nous voulons bien être les héritiers de tout ce qu'il y a eu de chrétien et de français sur notre terre, et au sein de la droite et au sein de la gauche, mais certainement pas de leurs querelles d'autrefois ou d'avant-hier. Nous voulons bien toutes les traditions, sauf les traditions de guerre civile qui ont constitué une droite et une gauche. Nous n'y pouvons rien, nous n'y sommes pour rien, mais c'est un fait, nous sommes venus *après,* et nous nous efforçons de ne pas recommencer. Ce souci est aussi celui, je le sais, de Marcel Clément, de Pierre Andreu, de quelques autres, chacun à sa manière ; néanmoins je ne parle ici, selon mon habitude, qu'en mon nom propre.
49:9
En mon seul nom, je vous donne le sentiment qui est simplement le mien. Il serait déloyal de ma part de vous cacher, cher Fabrègues, que les problèmes actuels évoqués dans votre lettre à *Itinéraires,* vous ne les avez pas traités jusqu'ici dans *La France catholique.* J'en rappelle quelques uns, en citant vos termes mêmes :
I. -- LE MALAISE : « Il y a un malaise dans le catholicisme en France. Quand je dis malaise, je m'exprime en termes discrets... L'atmosphère de « coups fourrés », de discussions sous cape, qui règne dans une partie du catholicisme en France... Moi, je n'aime pas tout cela. » (Fabrègues, *Itinéraires*, n° 3, pages 10-11.)
(Certes, il ne m'échappe pas que vous y faites explicitement allusion, et que vous précisez : le débridement est nécessaire, et il est urgent.
Je constate que l'urgence et la nécessité restent toujours pendantes, sans qu'on l'on y ait pourvu.)
II. -- L'HOMME ADULTE : « Ce que je n'admets pas, ce qu'un chrétien ne pourra jamais admettre, c'est toute une série de balivernes mal pensées, indistinctes... J'entends par là tout ce qu'on a nommé « l'autonomie du temporel », la reconnaissance que l'homme est devenu « adulte », et d'abord la classe ouvrière... Il n'y aura jamais d'homme adulte et encore moins de classe ouvrière adulte. » (Fabrègues, *Itinéraires*, n° 3, page 13.)
III. -- LE RENOUVELLEMENT DES ÉLITES INTELLECTUELLES ET LA RELÈVE DES GÉNÉRATIONS : « Sur la route où nous sommes, -- et où nous sommes effroyablement solitaires, n'étaient ces jeunes hommes que je vois surgir depuis quelques mois et qui nous éclairent du soleil d'un avenir certain... » (Fabrègues, *Itinéraires*, n° 3, pages 16-17.)
IV -- L'UTILISATION MENSONGÈRE DE BLOY, PÉGUY ET BERNANOS : « Nous assistons depuis quelques années à un véritable détournement de succession spirituelle : les noms de Bloy, de Péguy, de Bernanos résonnent beaucoup parmi nous. Où est leur esprit ? » (Fabrègues, *Itinéraires*, n° 3, pages 16-17.)
\*\*\*
50:9
CHER FABRÈGUES, vous nous serez toujours cher, pour beaucoup de raisons, et notamment celle-là. Vous pensez droitement ces choses. Vous avez le courage de les dire. Vous sentez combien il est urgent de les faire entendre. Vous ne refusez pas de les écrire.
Mais je constate le fait : par le temps que nous vivons, c'est seulement dans *Itinéraires* que vous avez pu les évoquer, vous n'en dites rien dans *La France catholique,* ou seulement en termes si généraux, ou si enveloppés, qu'ils ne seront vraiment intelligibles qu'à quelques dizaines de personnes déjà parfaitement averties, et pour lesquelles il est inutile d'en écrire.
Les quatre questions retenues ci-dessus ne sont pas les seules. Elles ne sont pas toutes quatre sur le même plan et n'ont pas toutes la même importance, ou le même genre d'importance. Mais elles se situent, si je puis m'exprimer ainsi, dans le même secteur de la pensée et de l'action. Elles relèvent de la même sorte de préoccupations.
Elles vous tiennent à cœur et elles nous tiennent à cœur. Peut-être la plus grave, et la source de tout le reste, est-elle justement celle de « l'homme adulte », on l'a vu encore dans les commentaires qui ont entouré la « crise de l'A.C.J.F ».
Car le premier homme adulte, ce fut Adam, le jour du premier péché. Et tout est venu de là. Et tout vient toujours de là.
\*\*\*
INSISTONS, UN PEU, trop peu, sur « l'homme adulte ». Vous nous dites : « *Les maladies profondes demandent à être prises à leur source*. » Oui, certes. Vous ajoutez : « *Ce qui est premier, comme toujours, c'est la théologie, c'est la vision du monde*. » Non, oh ! non. Il faut très nettement dire non.
Ce qui ne signifie pas que vous ayez tort. Votre mouvement est juste et je ne vous dis pas non parce que vous auriez tort. Je vous dis non pour marquer clairement que vous n'avez pas assez raison.
51:9
A la « source », il y a l'attitude et en quelque sorte la posture de l'âme. Il y a l'attitude de l'âme, formée et moulée, plus ou moins, ou pas du tout, par la pénitence et l'humilité. Attitude surnaturelle ? Oui. Mais déjà il existe une attitude naturelle de simplicité et de droite raison qui est comme conforme avant la lettre à l'humilité et à la pénitence. Les païens l'ont eue souvent. L'homme naturel du XX^e^ siècle ne l'a plus, et l'homme catholique de notre temps s'en écarte, du moins dans ses activités de penseur et de militant. C'est tout le problème.
Avant la vision du monde, il y a l'œil qui voit. Platon disait déjà qu'il faut que l'œil soit sain ; et qu'il soit tourné vers son objet (ce qui est la première soumission à l'objet). Cette très simple métaphore évoque une attitude de l'âme : attentive et soumise. Car l'on va au vrai avec toute son âme, disait-il encore. Soumise et attentive à l'être. D'avance décidée à accepter l'être tel qu'il est (quant à la connaissance). D'avance décidée à accepter ce qui lui sera demandé et qui, même dans l'activité créatrice, sera toujours et d'abord renoncement (quant à la conduite).
Le XX^e^ siècle a perdu cette clarté du regard et cette attitude juste de l'âme. En deux livres qui firent une sorte de scandale, je n'ai pas dit autre chose, je n'ai voulu montrer rien d'autre, et naturellement nos profonds penseurs n'ont même pas aperçu l'existence explicite de cette « thèse » centrale, la seule au fond : à savoir que les vertus les plus humbles sont maintenant celles qui font le plus mortellement défaut aux grands desseins ; que le premier besoin de notre temps est le réapprentissage de la prière quotidienne et de la tâche de chaque jour. Et que tout, y compris nos « grands problèmes contemporains », se joue sur ce « terrain-là », qui est le vrai point de rencontre du naturel et du surnaturel. Le « message pour notre temps » est celui de sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus. C'est dans le devoir quotidien que nous réapprendrons l'ordre naturel des choses. Et ce devoir quotidien est une croix, insupportable et incompréhensible sans la prière de chaque jour.
Le XX^e^ siècle est tout simplement, tout banalement, et pitoyablement (et nous avec lui) dans les ténèbres de l'orgueil, comme toujours ; et en outre le XX^e^ siècle en fait la théorie, avec une triomphante et imbécile satisfaction :
52:9
la théorie de « l'homme adulte », qui est le contraire de l'esprit d'enfance. « Seigneur, qui avez dit : Si vous ne devenez semblables à ces petits, vous n'entrerez point dans le Royaume des cieux ; donnez-nous de suivre et d'imiter l'humilité de la Bienheureuse vierge Thérèse... » (Messe de sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus, 3 octobre.)
Rien, *sauf la pénitence et l'humilité et la prière,* ne rendra à « l'homme adulte » du XX^e^ siècle la clarté du regard.
\*\*\*
CES QUESTIONS, et d'autres analogues, dans leur aspect de débat et de controverse, sont délicates à manier dans le respect dû aux personnes. Aux personnes éminentes de docteurs plus ou moins célèbres qui, en toute innocence, en toute inconscience, je veux bien le croire, nous ont dit tant de mensonges de fait sur le sens de l'histoire, l'évolution sociale et psychologique, le train des choses contemporaines. Ces questions, il faut sans doute, comme presque toujours, qu'elles aient d'abord été soulevées et (peut-être longtemps) agitées avec tous les points utiles sur tous les « i » opportuns, par des gens de notre sorte, « sans mandat » et sans titres officiels. Puis, un jour, les publications plus ou moins officielles y viendront à leur tour, et retiendront (sans le dire) l'essentiel de nos travaux, pour le contredire, l'adopter ou le corriger.
Telle est ordinairement la fonction réciproque de ceux qui sont (plus ou moins) officiels et de ceux qui ne le sont pas (du tout). Cela n'est évidemment pas aussi systématique ni aussi constant que je le dis, mais en gros c'est cela. Et cela ne va pas changer.
Mais ce qui peut changer, c'est l'absence de bienveillance, voire l'hostilité que nous manifestent aujourd'hui la plupart des plus ou moins officiels. Il y a parmi eux des hommes d'une grande valeur : nous n'avons pas la sottise de les sous-estimer, ni l'intention de les bousculer. Nous ne cédons pas à la tentation révolutionnaire, ni à d'évidentes provocations.
53:9
EN CONSIDÉRATION DE LA TACHE QU'ICI NOUS REMPLISSONS COMME NOUS POUVONS, plusieurs d'entre eux pourraient, à titre personnel et occasionnel, nous apporter une aide et une collaboration analogues à celles que (c'est un exemple entre cent) le P. Daniélou apporte ostensiblement à *Témoignage chrétien.*
Quand ils voudront... Notre porte est ouverte. Nous les espérons, mais sans pouvoir les attendre, je veux dire : sans pour autant nous arrêter en chemin.
\*\*\*
JE DATE CETTE LETTRE. Non point pour dater une amitié d'esprit qui, cher Fabrègues, ne dépend pas de la chronologie et ne varie pas avec les circonstances. Mais parce que je sais bien qu'aujourd'hui ou après-demain, d'un moment à l'autre, et peut-être avant que cette lettre ne vous parvienne par les voies un peu lentes de l'imprimé, vous serez sorti de votre réserve à l'égard des docteurs faillis qui nous ont tant trompés. Je termine cette lettre à la date du 13 novembre 1956. L'oraison de ce matin nous fait dire : « Dieu tout-puissant et éternel qui, par une providence admirable, choisissez ce qu'il y a de plus faible dans le monde pour confondre ce qu'il y a de plus fort, soyez propice à notre humilité... » Toute prière est aussi un enseignement. Celui-ci est amer à notre vanité d'intellectuels. Mais que dis-je, amer ? Si nous ne l'écoutons pas, nous sommes condamnés à ne moudre indéfiniment que paroles vaines.
Jean MADIRAN.
54:9
### La division des catholiques devant les enseignements pontificaux en matière sociale
LE LIVRE que vient de faire paraître Marcel Clément sous le titre *Le chef d'Entreprise* vient en un moment où chacun s'interroge sur l'avenir des structures sociales actuelles et le devoir de ceux qui exercent des fonctions d'autorité dans les milieux professionnels.
Que les esprits soient troublés, qu'une grave confusion règne parmi les catholiques sur les conditions de construction d'un ordre social vraiment chrétien, les récentes difficultés de l'A.C.J.F. venant après les douloureux débats des Prêtres-ouvriers, ne le montrent que trop.
Il faut voir les choses en face. Depuis l'Encyclique « Rerum Novarum » un effort considérable a été fait par l'élite catholique pour accéder à une notion chrétienne de la société économique ; sous l'influence de cette élite, une très profonde transformation de la mentalité des ingénieurs et des chefs d'entreprises s'est progressivement opérée ; la notion de l'existence d'un devoir social s'est répandue. Sans qu'il soit possible de faire une statistique, on peut cependant admettre qu'une bonne part de ceux qui exercent l'autorité des entreprises sont conscients du fait qu'ils commandent à des hommes dont ils doivent respecter la dignité et vis-à-vis desquels ils ont une responsabilité sociale qui se superpose à leurs obligations techniques.
Les milieux ouvriers dirigeants n'ont pas encore compris, semble-t-il, cette transformation surprenante de la mentalité des cadres et des patrons. Il ne faut pas s'en étonner, car leur optique est nécessairement déformée par les propagandes socialiste et communiste qui maintiennent dans ces milieux une atmosphère de lutte de classe peu favorable à l'appréciation objective des faits. Mais cette transformation existe ; et elle atteint par une osmose toute naturelle ceux-mêmes qui ne participent pas au renouveau de vie chrétienne constaté dans les milieux scientifiques et techniques.
55:9
Vers 1910, les chefs d'entreprise qui dépassaient une vue purement mercantile de l'économie étaient rares. Aujourd'hui, la plupart admettent que l'économie doit être au service de l'homme, et ils agissent en conséquence, s'efforçant d'améliorer les conditions de travail et de vie du personnel.
C'est à notre avis, cette transformation progressive -- bien qu'encore très insuffisante -- des cadres dirigeants de l'industrie, qui est la cause principale de l'échec des redoutables tentatives de subversion dans les mines pendant l'hiver 1948, dans les Sociétés nationalisées en août 1954 et dans les chantiers navals en 1955.
Par trois fois, les réseaux du syndicalisme politisé d'extrême-gauche sont parvenus à déborder un moment les Syndicalistes F.O. et à entraîner dans leur action les syndicats chrétiens, en saisissant avec habileté l'occasion offerte soit par une mesure maladroite ou une incompréhension patronale locale ; mais la masse ouvrière n'a pas suivi. Parmi toutes les raisons que l'on peut alléguer pour expliquer ce fait surprenant, je pense que l'une des plus importantes est que, dans leur bon sens, les ouvriers français ont parfaitement perçu le mensonge des propagandes et apprécié les efforts considérables faits dans leurs entreprises pour le personnel. Peu à peu les Comités sociaux créés en 1941 par la Charte du Travail et rebaptisés depuis Comités d'Entreprises ont, malgré bien des imperfections et des incompréhensions, permis l'établissement de contacts fréquents qui diminuent l'antagonisme.
C'est à ce moment où les conditions nécessaires au rétablissement de la confiance sont en voie de se rétablir ; où en particulier, les dirigeants même non chrétiens s'efforcent de réaliser plus de justice dans les rapports sociaux (primes de productivité, salaire proportionnel, essais de participation des travailleurs aux bénéfices et même parfois à la gestion, essais d'entreprises communautaires), que l'on voit se manifester l'impuissance des milieux catholiques français à promouvoir un ordre social qui réponde aux enseignements pontificaux.
Cette impuissance est tragique, car elle a pour résultat d'avoir fait faire de grands progrès à la croyance que seul le communisme est capable d'apporter la solution, même dans les milieux que leur Foi eût dû protéger d'une telle contagion.
Et nous ne pensons pas que le mot « tragique » soit excessif ; car cette situation est la conséquence de positions prises sur des principes essentiels, et qui sont inconciliables, malgré un accord apparent, sur l'obéissance, avec les enseignements de l'Église.
D'innombrables cercles d'études catholiques, des rapports, des congrès, ont tourné et retourné sur toutes leurs faces les notions de juste salaire, d'intéressement à la production, de dignité humaine, de promotion ouvrière, etc..
56:9
Un nombre considérable de salariés de tous grades et de patrons ont participé à cet effort intellectuel et sont pleins de bonne volonté réciproque. Nous sommes témoins de ce fait qu'il existe des hommes héroïques qui ont tout sacrifié pour faire progresser l'idéal de justice entrevu : que des salariés qui auraient pu monter dans l'échelle sociale ont préféré demeurer sur un tour ou sur une fraiseuse pour servir leurs camarades ; que des patrons ont engagé et perdu toutes leurs ressources dans des entreprises où ils voulaient que règne plus de justice. Cas particulier dirait-on ? Certainement. Mais que des cas particuliers de cette valeur existent est un signe des temps.
C'est « tragique » parce que malgré un climat général de calme, malgré la générosité d'un nombre de patrons et de salariés beaucoup plus grand qu'on ne le croit généralement... rien ne débouche.
Il en sera ainsi, et l'ensemble des catholiques sera réduit à des parlottes cependant que quelques audacieux s'épuiseront à tenter des réalisations dans l'incompréhension générale tant que subsistera le dualisme doctrinal qui paralyse tous les efforts.
Bien que tout raccourci risque de déformer, nous tenterons de résumer brièvement les deux tendances qui s'affrontent :
Les uns disent : il faut que tous, patrons et salariés *s*'*unissent* pour résoudre ensemble les problèmes concrets, dans les entreprises, dans les organisations sociales inter entreprises. Nous avons mieux à faire que nous combattre, il faut résoudre les problèmes vitaux : logement, formation technique, productivité, etc.
Les autres disent : il n'y a pas de conciliation possible entre patrons et salariés. La lutte des classes est un fait et c'est par le combat que la classe ouvrière fera régner plus de justice. Tout ce qui diminue la force combative de la classe ouvrière doit être écarté.
Faut-il ajouter -- et nous ne le faisons pas sans tristesse -- qu'un grand nombre de patrons et de salariés catholiques pratiquants et fervents sont actuellement complètement désemparés parce que le principal obstacle qui s'oppose à leurs efforts sociaux dans les entreprises où ils ont des responsabilités, est l'influence de clercs qui défendent en paroles et en actes la primauté de la notion de classe sur toute autre considération, et maintiennent dans le personnel un état de défiance systématique contre toute initiative patronale. Certains en sont découragés ; d'autres poursuivent leurs efforts dans la tristesse, sachant que la loi suprême est celle du sacrifice que Dieu seul connaît.
Quelle tentation, devant ce mur, pour le patron catholique moyen, de jeter le manche après la cognée et de se confiner dans une attitude d'attente, se bornant à bien gérer temporellement ce qui n'est déjà pas si facile !
\*\*\*
57:9
ET CEPENDANT, que n'a pas fait le Pontife actuellement régnant pour éviter les déformations tendancieuses des deux grandes Encycliques Rerum Novarum et Quadragesimo Anno, et pour préciser des directives susceptibles de ramener l'unité.
Dans un nombre considérable de discours, allocutions et lettres, Sa Sainteté Pie XII a repris les grands thèmes développés par ses prédécesseurs, les confirmant et mettant en lumière les points dont l'importance est devenue plus grande. Il semble, hélas, que ses paroles n'atteignent que peu d'auditeurs, à voir avec quelle obstination sont maintenues, par certains, des positions manifestement contraires à ces enseignements. Combien maigre est l'écho fait par la presse catholique aux messages et allocutions pontificales. Comme il est difficile à un catholique français de trouver des collections de ces textes et combien rares et parcimonieux en sont les commentaires !
Marcel Clément avait déjà, l'an dernier, publié en un double volume ([^21]) la collection des textes de S.S. Pie XII touchant l'Économie Sociale, accompagnée d'un commentaire synthétique permettant au lecteur de retrouver facilement l'enchaînement logique de la pensée pontificale à travers ces nombreux fragments. Tous les catholiques soucieux de participer à une action constructive devraient posséder cette remarquable collection de textes. Après leur lecture, il n'est plus possible de soutenir, comme je l'ai entendu faire un jour à un tenant des idées progressistes, qu'après tout « Rerum Novarum » et « Quadragesimo Anno » sont bien dépassées !... Ces textes font apparaître l'extraordinaire unité de la doctrine enseignée par l'Église en matière économico-sociale et, aussi bien, que cette doctrine n'est que l'adaptation aux problèmes de ce temps des vérités éternelles dont elle est gardienne. On ne peut même s'empêcher d'admirer la sagesse doctrinale de l'Église et de sourire de la superbe de ceux de ses fils qui prétendent trouver le salut dans un emprunt au socialisme, voire au communisme ; et cela, au moment même où ces doctrines, là où leur réalisation a été tentée, aboutissent au plus effroyable écrasement de l'homme par l'arbitraire du clan au pouvoir que l'on ait vu depuis le commencement du monde, et à la révolte inévitable contre cet écrasement.
La nouvelle étude de Marcel Clément est consacrée au Chef d'Entreprise ([^22]). Ici encore, il suit pas à pas la pensée pontificale.
58:9
De cette étude se dégage un enseignement d'ensemble sur la mission et les obligations de ceux qui détiennent l'autorité dans les professions.
Il est frappant que le Pape ne manque aucune occasion de s'adresser à eux, leur rappelant la grandeur et l'importance de leurs fonctions, mais aussi les exigences qu'elles impliquent. C'est un fait que ; les démagogies ont donné à beaucoup de chefs d'entreprise un complexe de timidité ; pour un peu, certains n'oseraient plus croire à la légitimité de leur autorité, tant on a abusé de la phraséologie marxiste qui fait d'eux des accusés. Mais le Pape, en affirmant avec force le caractère privé des entreprises et en exposant avec tant de précision quel doit être l'idéal de leurs chefs et les buts de leur action, rétablit par là même la légitimité de leur autorité. « Un des points essentiels de la doctrine sociale chrétienne a toujours été l'affirmation de l'importance primordiale de l'entreprise privée par rapport à celle subsidiaire de l'État. » (Allocution du 6 juin 1955 aux membres de l'Union chrétienne des Chefs d'Entreprises italiens).
Par ailleurs le Pape, dans l'admirable allocution du 31 janvier 1952 qui semble être jusqu'ici peu connue en France, a tracé l'idéal du Chef d'entreprise, et en quelque sorte lui a assigné sa tâche : celle de la transformation de son entreprise, de manière à y faire pénétrer « le véritable sens humain ».
Ceux qui liront ces lignes, s'ils sont chefs d'entreprise, y trouveront la justification de leurs efforts sociaux, et un nouveau courage pour résister aux critiques. Il faut espérer aussi que d'autres y trouveront matière à d'utiles réflexions et seront conduits à tempérer leur attitude de classe et à travailler désormais dans la perspective de l'union de tous les chrétiens, quelque soit leur rang dans la hiérarchie économico-sociale, car tous, ils sont fils du même Père.
\*\*\*
L'ouvrage de M. Marcel Clément commence par une étude du caractère de l'Entreprise. Puis, considérant que le gouvernement d'une affaire ressortit à la vertu de prudence, il traite des « trois prudences du Chef d'entreprise ». La « prudence politique » lui permet d'exposer les conditions dans lesquelles s'acquiert et s'exerce l'autorité dans l'entreprise, et de faire les distinctions nécessaires entre paternalisme et paternité.
La « prudence économique » est l'occasion de l'étude du juste et de l'injuste en face des grands problèmes posés par l'activité de l'entreprise.
59:9
La « prudence sociale » conduit enfin l'auteur à traiter de l'entreprise en tant que source et communauté de vie et à décrire le rôle de son chef vis-à-vis de ses membres et face au bien commun.
Ce très bref résumé montre que le problème est traité sous tous ses aspects. Que l'auteur soit félicité d'avoir si bien mis en valeur l'immense importance du rôle des chefs d'entreprise et d'avoir si bien fait écho à cet appel que S.S. Pie XII leur adresse : « Vous avancez au contraire sur la seule voie sûre, celle qui tend à animer les rapports personnels de sentiments de fraternité chrétienne ; voie qui est praticable partout et qui traverse largement le plan de l'entreprise...
« Allez donc de l'avant et travaillez avec une persévérante confiance sous la protection divine !... »
Pierre LOYER.
« A l'heure où tant d'esprits doutent, c'est une grande source de paix intérieure que de pouvoir s'en remettre filialement à l'enseignement de l'Église. »
Marcel CLÉMENT, *Itinéraires,* n° 1
60:9
### NOTES CRITIQUES Sur quelques pensées de M. Étienne Borne
SECRÉTAIRE GÉNÉRAL du Centre catholique des intellectuels français, animateur de la Semaine des intellectuels catholiques, M. Étienne Borne est tout à la fois un « professeur de philosophie » et un « polémiste de talent » qui « ne songe pas à dissimuler sa sympathie active pour le M.R.P. », nous disent les *Informations catholiques* ([^23]) du 1^er^ novembre 1956, en publiant un article de lui qui juge déplorables les querelles entre chrétiens politiquement divisés et qui insiste sur la nécessité de renoncer à « *l'habitude de penser religieusement les réalités temporelles* ».
Dans cet article, le « polémiste de talent » Étienne Borne déclare notamment :
« ...Les polémiques politiques entre chrétiens sont d'un ton insupportable, beaucoup se croyant appelés en conscience à constituer le coreligionnaire de l'autre bord en état d'indignité chrétienne ou catholique. La manière dont les deux plus célèbres polémistes de ce temps, M. Madiran et M. Mauriac, s'en prennent, avec un talent inégal, aux positions et aux propositions de leurs adversaires politiques, les soupçonnant systématiquement du pire, montre bien dans quel déplorable état se trouvent les rapports publics entre chrétiens politiquement divisés. On revendique l'autonomie de la chose politique et on n'a pas perdu l'habitude de penser religieusement les réalités temporelles, d'où cette passion sacrée que l'on met à admirer ou à vilipender. Il serait urgent d'interrompre ce processus de dégradation et de rétablir les conditions d'un dialogue entre chrétiens diversement engagés. »
61:9
Dans *Forces nouvelles* du 10 novembre 1956, le même « polémiste de talent » Étienne Borne assure que « *trop d'écrivains, surtout parmi les vrais attardés et les faux avancés, pratiquent des polémiques d'inquisition, se faisant juges de l'orthodoxie et de l'honneur chrétien de leurs adversaires politiques* ». Et il précise que « *de telles meurs* », « *pratiquées, pour donner un exemple, par M. Madiran* », « *pourrissent le climat de ce qui nous reste de chrétienté intellectuelle* ».
Ce qui me concerne explicitement dans cette double algarade censure donc mes mauvaises mœurs, me désigne comme un inquisiteur et un pourrisseur, m'accuse de juger l'honneur chrétien de mes adversaires, et de les soupçonner systématiquement du pire, et de les constituer en état d'indignité catholique. N'en jetez plus. « Polémiste de talent », M. Étienne Borne est aussi un polémiste abondant, et plein d'imagination.
\*\*\*
LA PREMIÈRE REMARQUE qui vient à l'esprit est que M. Étienne Borne donne un exemple manifeste des mauvais procédés qu'il conteste. Sans alléguer ni un fait précis ni un mot cité, au nom de son seul arbitraire, il s'en prend à mon honneur de chrétien. Il me soupçonne du pire. Il me constitue en état d'indignité catholique. Oui ou non ?
Cette remarque suffit à la « polémique personnelle », que voilà terminée en ce qui me concerne. M. Borne me fait exactement ce qu'il me reproche de faire. Il me fait, dans le texte cité, ce qu'il me reproche sans pouvoir citer un seul mot. Il me reproche exactement le contraire de ce que déclarent mes propos les plus explicites et mes actes les plus incontestables. C'est tout. Le lecteur appréciera.
Restent les idées à propos desquelles il formule ces accusations. Je veux bien, abstraction faite du procédé détestable, examiner la pensée manifestée à travers des violences verbales peut-être excusables, après tout, puisqu'elles font apparemment partie de la panoplie ordinaire du « polémiste de talent » tel qu'on l'imagine aux *Informations catholiques*.
\*\*\*
62:9
DONC, si je néglige les invectives de M. Borne pour ne retenir que la pensée qui s'y peut trouver, je suis amené en effet à des précisions de méthode et à des explications susceptibles de dissiper un éventuel malentendu.
Sur la *connaissance* du communisme et sur le *comportement* à son égard, mes objections sont d'ordre descriptif et non pas moral. Je parle des réalités concrètes du communisme soviétique et de la manière dont certains intellectuels, notamment catholiques, les analysent, les représentent, les comprennent. Même s'ils les comprennent très mal, même s'ils en font un portrait complètement faux, et même si je leur dis en quoi et pourquoi, cela ne saurait ni mettre en cause leur « honneur de chrétiens » ni les placer en état d' « indignité catholique » ; cela ne saurait non plus les « soupçonner systématiquement du pire », comme l'assure si gentiment M. Borne. Je dis qu'ils connaissent mal et décrivent inexactement les réalités communistes. Ils ont pu comprendre que je m'en prenais à leur honneur ou à leur bonne foi ? Tout peut arriver dans l'ordre du malentendu. Je ne leur tiens pas rigueur de celui-là. Mais s'il se prolonge malgré mes explications ([^24]) et malgré l'évidence, je suis fondé à me demander s'il s'agit d'une occlusion de l'entendement ou d'une tactique. Je vous dis : vous vous trompez sur les réalités du communisme. Vous me répondez régulièrement : inquisiteur, polémiste, pourrisseur du climat. Est-ce un « procédé » ?
Quant au comportement, je vous demande s'il faut *résister* au communisme et, dans l'affirmative, en quoi consiste votre résistance et où donc elle se situe. Cette question ne concerne pas M. Borne, mais ceux qu'il défend contre ma prétendue « inquisition ». Je demande au P. Bigo : vous qui définissez votre attitude en face du communisme par : « *Sur le plan doctrinal, adhésion impossible, discernement nécessaire ; sur le plan de l'action, coopération impossible, dialogue nécessaire* », où est en tout cela votre RÉSISTANCE ?
63:9
Consiste-t-elle seulement en une attitude de refus et de dialogue, suffit-il de « *ne pas contribuer à l'avènement du communisme dans notre propre pays* », cette ABSTENTION est-elle le tout de votre OPPOSITION, et que voulez-vous donc dire à la dernière page de *Marxisme et humanisme* lorsque vous déplorez « des décades d'*incompréhension* et de *batailles inutiles* » entre le christianisme et le marxisme ([^25]) ?
J'invoque des points de repère précis. Je demande : vous avez refusé le dialogue avec le nazisme et entrepris la résistance, pourquoi au contraire refusez-vous la résistance au communisme et prônez-vous le dialogue avec lui ? Et pourquoi ne vous en expliquez-vous jamais ? Vous alléguez des motifs pour ne pas me répondre. Bon. Mais ces motifs, à supposer qu'ils soient fondés, ne devraient pas vous conduire à laisser subsister le malentendu, si c'en est un. Expliquez-vous, fût-ce sans me répondre. Faites abstraction du questionneur, ignorez-le autant qu'il vous plaira. Reste la question, que vous laissez pendante.
Un autre point de repère concret ? Voici : il concerne la *Vie intellectuelle,* revue des Dominicains de Paris. M. Étienne Borne, justement, faisait l'éloge des activités de cette revue entre 1933 et 1955 dans un article du *Monde* paru le 4 mai 1955. Il notait premièrement :
« *On y a contesté, et avec quel éclat, les prétentions à nous révéler le sens de l'histoire qu'affichaient alors le fascisme et le nazisme.* »
Et il notait secondement qu'on n'y a « jamais fait de concessions au bas marxisme du progressisme vulgaire ».
Pourquoi cette différence d'attitude ?
(M. Étienne Borne ne pourrait en effet pas dire l'inverse. Il ne pourrait pas dire d'une part : « On y a contesté, et avec quel éclat, les prétentions du communisme à nous révéler le sens de l'histoire », -- et d'autre part : « On n'y a jamais fait de concessions au bas racisme du nazisme vulgaire. » En inversant ainsi ses notations, on aperçoit encore mieux le sens et la portée des nuances considérables qui distinguent les deux attitudes.)
64:9
Le nazisme a donc été contesté avec éclat. Bien. Quant au communisme, on se contente de ne pas lui faire de concessions (ou même, plus précisément, de n'en pas faire à ses formes « basses » et « vulgaires »). Mais n'est-ce pas une concession au communisme, et considérable, que de ne point le « contester » avec *autant* d' « éclat » que l'on avait contesté le nazisme ? N'est-ce point une carence, et très précisément une non-résistance ? J'interroge. Non pas M. Borne lui-même, mais la revue dont il parle avec exactitude. Et telle est, à l'égal d'autres aussi, à l'égard du P. Bigo notamment, mon interrogation essentielle. M. Borne l'appelle une « polémique d'inquisition » : je lui demande, comme c'est mon droit, de réviser l'expression publique de son jugement, qui est contraire à la vérité.
\*\*\*
ON ME RÉPOND, quand on me répond, que la *charité chrétienne,* ou la *justice sociale,* ou les deux, commandent à l'égard du communisme (et ne commandaient pas à l'égard du nazisme ?) ce genre d'attitude, cette sorte de non-résistance que je critique. Attention : on me répond au plan de la doctrine et de la religion. Si inquisition il y a, elle n'est justement pas de mon côté. On me répond que l'anti-communisme en général, ou le mien en particulier, est condamné par l'Épiscopat, contraire à la doctrine de l'Église, voire immoral. Non, je ne rêve ni n'invente. C'est le sens explicite (par exemple) de l'article de M. Folliet dans la *Vie catholique illustrée* du 29 mai 1955 ([^26]).
C'est parce que l'on me répond en m'accusant sur le plan moral et religieux que je suis amené à m'y défendre : il n'y a, en l'occurrence, rien de plus de ma part. N'étant pas tout à fait ignorant de la doctrine de l'Église, je réponds qu'à *ma connaissance,* et *sous réserve du jugement de l'Église,* décrire les réalités communistes telles que je les vois et proposer l'attitude pratique de résistance que je préconise ne sont pas contraires à la charité, à la justice ou à l'orthodoxie.
65:9
Je réponds, *toujours sous réserve du jugement de l'Église,* qu'à mon avis la doctrine de l'Église, que l'on m'oppose comme une couverture, une excuse ou une justification, ne couvre en réalité, ni n'excuse, ni ne justifie la méconnaissance des réalités concrètes du communisme et des nécessités pratiques de résistance, -- méconnaissance que j'ai relevée dans des cas précis, sur textes, sur pièces, et je l'ai relevée à tort ou à raison, je ne suis pas infaillible, on peut en discuter raisonnablement, mais je constate que je n'ai pas été contredit sur les faits.
Je réponds qu'au plan de la connaissance descriptive et concrète des réalités communistes, rien ne me paraît plus net que l'exposé des motifs qui précède ou accompagne les condamnations doctrinales portées par les Papes. Je réponds que je suis en accord avec cet exposé des motifs, ou que je m'efforce d'y être. Cela n'est ni d'un docteur ni d'un inquisiteur, mais conforme -- il me semble -- au droit et au devoir d'un simple chrétien, d'un simple citoyen, d'un simple chroniqueur, et l'on peut y voir à la rigueur une *controverse,* mais ce n'est en rien Une « polémique d'inquisition ». Et je ne réclame la condamnation de personne. Mon souci constant est au contraire, concernant ceux dont on peut craindre qu'ils en viennent à encourir une condamnation, de les amener, par l'interrogation, la critique et le dialogue, à s'examiner et se reprendre avant qu'éventuellement, sait-on jamais, une condamnation finisse par être jugée nécessaire. Sur ce plan-là aussi, sur ce plan-là surtout, je leur tends la main : sans mièvrerie ni fausse tendresse ni charabia pseudo-sentimental, mais ils s'apercevront un jour, et je leur souhaite que ce ne soit pas trop tard, que ma main leur était réellement tendue, et que c'était, parfois avec quelque brusquerie apparente, une main secourable.
\*\*\*
DANS CETTE « CONTROVERSE », ce n'est pas moi qui ai dit, *c'est à moi que l'on a dit :* « Vous n'êtes pas orthodoxe ; vous êtes en contradiction avec la doctrine sociale de l'Église ; allez donc l'étudier. » Il se trouvait que je ne l'ignorais pas autant qu'on le supposait.
66:9
Mais il est vrai que l'on n'a jamais fini d'étudier et de comprendre. J'ai donc poursuivi cette étude, qui est instamment recommandée à tous les citoyens catholiques. J'y ai vu, ou cru voir, que les anathèmes qui m'étaient, par des individus sans mandat, lancés au nom de la doctrine sociale de l'Église, *n'étaient pas fondés en doctrine.* J'ai bien le droit de le dire, comme je le dis, c'est-à-dire sous la double réserve des explications de mes anathématiseurs et du jugement de l'Église. En l'occurrence, je peux même constater que mes anathématiseurs, et non pas moi, mènent une « inquisition ». Je n'ai jamais présenté mes remarques que comme personnelles, leur autorité n'étant que celle de leur argumentation. Eux, au contraire, usent et abusent de leurs titres « catholiques », qui sont réels, mais qui ne leur confèrent aucun mandat inquisitorial, pour me réputer à la fois hérétique et immoral : comme quoi, mon bon monsieur Borne, je connais très bien la « polémique d'inquisition », c'est celle que je subis depuis bientôt deux ans.
\*\*\*
M. ÉTIENNE BORNE n'est point de ceux qui ne résistent pas au communisme : nous ne le confondons pas avec tels de ses amis ou voisins, même si d'aventure il les défend contre nous, et même si, de son côté, il nous confond avec d'autres. Avec M. Borne, nous avons un large accord et un net désaccord : en lui disant au moins un aspect de l'un et de l'autre, nous réussirons peut-être à lui faire entendre, et à lui démontrer par le fait, que nous ne menons pas une « polémique d'inquisition », que nous ne le « soupçonnons » pas « systématiquement du pire » : mais que ce qui nous intéresse est l'examen critique des réalités et le débat sur les idées.
67:9
De la révolution hongroise, M. Borne écrit ([^27]) :
« Si d'importants chroniqueurs n'ont pas su lire les signes annonçant cette révolution -- la première révolution démocratique en Europe depuis 89 et 48 -- c'est que leur pensée était prisonnière d'une alternative artificieuse : « puisque les peuples de l'Est ne pouvaient pas vouloir le retour à un ancien régime féodal, le progrès pour eux s'appelait communisme ». Comme si la démocratie n'était pas un troisième terme capable de rompre l'alternative. Ainsi le manque de foi dans la démocratie, la trop légère association d'idées entre bourgeoisie et politique libérale, un certain complexe d'infériorité devant le système marxiste sont des obstacles à la clairvoyance d'une pensée politique, etc. »
Notre accord avec M. Borne porte sur un point fondamental : le communisme *n'est pas* un progrès économique et social, et ce n'est pas l'espérance d'un progrès de cette sorte qui l'a établi en Europe orientale. M. Borne repousse avec raison l' « alternative artificieuse ». Dire que cette alternative se serait posée aux peuples d'Europe orientale, et aurait commandé chez eux un choix en faveur du communisme, est en effet une histoire de bibliothèque rose, dissimulant une atroce réalité.
Car le communisme n'est pas arrivé en Europe orientale sous les apparences d'un progrès et il ne s'est pas installé parce qu'il aurait été choisi. Il a été imposé, aux derniers jours d'une longue et épuisante guerre mondiale, au dernier degré de la misère et de l'épouvante, par l'arrivée de l'Armée rouge. Les pays d'Europe orientale ont d'abord été mis à sac d'une manière que les « lois de la guerre », même entendues au sens le plus cynique, n'avaient jamais prévue. Les arrestations, déportations ou exécutions en masse d'hommes et de femmes ont commencé au premier jour de l'occupation soviétique. La population féminine a été mise en coupe réglée, des fillettes aux grand-mères, au point que les évêques allemands ont dû parler publiquement de ce problème, ont dû traiter publiquement du sort des milliers d'enfants qui sont nés de cette façon. Le communisme est arrivé en Europe orientale dans le désespoir, la terreur, le déchaînement sans mesure de la plus barbare des grandes invasions. C'est en France que l'on reconnaissait au communisme soit la réalité soit l'apparence d'un progrès économique et social. Les peuples d'Europe orientale n'ont pas eu le loisir de se poser de questions sur le régime féodal, le système capitaliste et le progrès.
68:9
Pour eux commençait l'écrasement dans la nuit, la survie individuelle étant le seul problème, l'appel secret de l'âme à Dieu le seul recours.
Nulle part en Europe orientale il n'existait un Parti communiste et une emprise communiste analogues ou comparables à ceux qui ont existé en France et que l'on y remarque toujours. Non, ni dans l'Allemagne de l'Est, ni en Pologne, ni en Hongrie, ni en Roumanie, ni en Tchécoslovaquie, ni en Bulgarie : les partis communistes en 1944 y étaient peu importants, voire squelettiques, l'influence communiste sur les intellectuels et sur les travailleurs était infime. Dans aucun de ces pays le communisme n'a été installé par l' « espérance » d'un « progrès ». Le problème ne s'y est jamais posé dans les termes de cette « alternative artificieuse » que M. Borne a raison de contester. Aujourd'hui non plus : les peuples d'Europe orientale ne sont pas déçus, après dix années d'expérience ou d'espérance. Ils n'ont pas désiré le régime imposé, ils ne lui ont jamais donné leur confiance. Ils ont essayé de survivre, qui dans la résistance, qui dans la collaboration, la plupart dans cette sorte de « collaboration-résistance » que provoque la tyrannie au niveau du plus grand nombre. Il est grave que l'on se trompe là-dessus et il est utile que M. Borne contredise cette tromperie, qui est aussi un alibi. Non, l'espérance ou le mirage d'un progrès économique et social par le communisme n'était pas dans la conscience des peuples écrasés de l'Europe orientale. Ce mirage, c'est dans les livres des docteurs d'Occident qu'on le trouve, à sa place et à sa date, et par exemple dans *Marxisme et humanisme* et dans divers autres textes du P. Bigo qui ont été patiemment analysés par Louis Salleron ou pour moi-même sans jamais rencontrer une contradiction motivée.
Et je suis d'accord avec M. Borne sur plusieurs de ses conclusions. « *Quelle que soit l'issue politique immédiate du drame hongrois*, écrit-il ([^28]), *l'heure de la vérité a enfin sonné pour un progressisme qui est désormais moralement et intellectuellement défunt*. » Ce progressisme « *exerçait une influence, souvent larvée et indirecte, sur tous les esprits qui se laissaient aller à admettre, et souvent pour en gémir, la fatalité d'une victoire du communisme marxiste sur l'Occident libéral *».
69:9
Je suis d'accord, sous la réserve néanmoins que l'écrasement de la Hongrie ne date pas de novembre 1956, que des faits équivalents ont été portés antérieurement, et plus d'une fois, à la connaissance de l'Occident et de ses docteurs, et que ce n'est pas la première fois que le progressisme se trouve « défunt ».
Et puisque j'ai en commun avec M. Borne, entre autres choses, la lecture de Péguy, je lui rappelle ce qu'il disait en 1913, dans la *Note conjointe* ([^29]), et que j'ai déjà cité à propos du communisme, du progressisme et en général du matérialisme ([^30]) :
« Il est parfaitement vrai qu'il y a en philosophie des systèmes que l'on a rendus insoutenables : ils seront donc soutenus, et même ils seront les plus soutenus. On les a rendus insoutenables pour la raison, mais on les a pas rendus insoutenables pour le pouvoir.
On les a rendus intenables pour Platon et pour Épictète : ils seront soutenus par César. Par les partis politiques. Par les partis populaires. Par les masses parlementaires...
C'est une sottise de croire qu'il suffit qu'une idée ait été rendue indéfendable, une fois pour toutes, pour qu'on n'en entende plus parler.
...Le matérialisme est devenu intenable. Mais le matérialisme se tient très bien. Et même il nous tient. Car il est au pouvoir. »
Péguy avait posé là un « grand problème contemporain » de son temps ; et aussi du nôtre. Nous sommes « confrontés » à ce problème-là. J'ai déjà dit pour ma part (ou du moins esquissé) ce que j'en pense ([^31]).
\*\*\*
70:9
ON L'A VU, M. Étienne Borne donne la révolution hongroise pour une « *révolution démocratique* », et comme antidote du communisme il propose « *la foi dans la démocratie* ». Il nous dit encore ([^32]) : « *Contre le communisme soviétique, il y a désormais la vaillance polonaise, l'héroïsme hongrois et tout simplement une vérité démocratique certainement bien vivante puisque c'est pour elle que tant de jeunes hommes acceptent de mourir.* » Et encore ([^33]) : « *La foi démocratique n'est pas une illusion puisqu'elle a soulevé durant une semaine la Hongrie martyre.* » Ici, il est impossible de taire une très grave objection.
Quel que soit le rôle (et même s'il est réel, et même si on le croit important) que l'on attribue à la « *foi démocratique* » dans la révolution hongroise, il est excessif et inexact de ne voir qu'elle. On risque de commettre une énorme injustice. Parlant du « sacrifice du peuple hongrois », l'abbé Richard remarque ([^34]) : « Il faut savoir, *malgré le silence de presque tout le monde,* qu'il lutte et meurt *pour sa foi.* » Pour sa foi tout court, c'est-à-dire pour sa foi chrétienne. Et le « silence » injuste de « presque tout le monde » est aussi celui de M. Borne.
La persécution religieuse en Hongrie, l'attachement de la population à sa foi catholique, ce sont des faits. Nulle part dans les articles de M. Borne il n'apparaît que *la foi* tout court a été pour quelque chose dans la résolution et dans le martyre des chrétiens de Hongrie. Pas un mot du christianisme dans la résistance hongroise ? Pas un mot. C'est peu. On dirait que la « foi démocratique » ne désigne pas seulement, chez M. Borne, une « option légitime » au plan politique et technique, mais devient en fait une sorte d'annexion de valeurs humaines, morales, religieuses dont elle a certes le droit et le devoir de s'inspirer, mais point celui de les monopoliser, de les absorber, de *changer leur nom* jusqu'à en faire *des valeurs spécifiquement démocratiques.*
71:9
Rien ne prouve d'ailleurs que le mouvement de la Pologne et celui de la Hongrie relèvent d'une « foi démocratique », comme dit M. Borne, pas plus que d'un complot « fasciste », comme dit *L'Humanité.* Ces deux pays, et d'autres, souhaitent visiblement se diriger vers des « élections libres » permettant une désignation des gouvernants par les gouvernés parce que, dans leur situation, ce système est un moyen de lutter contre la tyrannie et d'avoir contre elle une garantie. De ce système, ils ne font apparemment ni une « vérité » ni une « foi ». Ce système n'est pas leur but, mais un moyen. Refuser le mensonge, résister à la tyrannie, réclamer la liberté et la paix sont des exigences élémentaires du droit naturel et de la conscience, indépendamment de toute « vérité démocratique ». M. Étienne Borne peut penser que ces exigences sont satisfaites par le régime démocratique : celui-ci n'en est que *l'une* des expressions, la meilleure ou la moins bonne selon les temps et les lieux, et cela se discute au plan de la « technique » et des « options politiques », non point à celui de la morale et de la doctrine. La démocratie relève du *choix,* de l'*opportunité,* voire de la *confiance,* elle ne peut relever de la *foi* que par un abus de vocabulaire qui manifeste sans doute un abus plus profond, et qui révèle peut-être une sorte de « métaphysique », celle-là que M. André Frossard désignait à M. Borne, à la dernière Semaine des intellectuels catholiques, comme la partie de la démocratie moderne qui est inacceptable en conscience.
Ces remarques ne visent nullement à empêcher M. Borne ni personne d'être démocrate ; mais elles l'invitent à s'expliquer sur l'apparence, ou la réalité, d'un blocage entre la démocratie, devenue « foi démocratique », et la foi chrétienne. Une démocratie chrétienne est parfaitement concevable, et permise en morale et en doctrine : mais elle n'est pas doctrinalement et moralement obligatoire pour le chrétien. Il peut y avoir coïncidence de fait entre certaines valeurs chrétiennes et certaines valeurs aujourd'hui habituellement nommées démocratiques : quoiqu'il en soit de cette coïncidence, elle ne doit pas devenir confusion.
Une confusion dont la réalité, ou l'apparence, et les malentendus qu'elle provoque, peut d'une part fausser l'appréciation portée sur les événements (par exemple de Hongrie) ; et qui, d'autre part, se trouve au fond de certaines oppositions inexpiables entre catholiques français.
72:9
Une clarification, un dialogue sérieux sur ce chapitre, avec celui (ou tous ceux) des docteurs de la démocratie chrétienne qui voudra bien y consentir, serait d'une utilité majeure. Pour cette clarification indispensable et pour ce dialogue fondamental, notre invitation est ancienne, constante et répétée ([^35]).
\*\*\*
TOUS CES PROPOS ont eu pour point de départ la grande colère de M. Borne contre moi, et je m'avise, pour conclure, que je lui ai peut-être fait naguère quelque tort dont il me garde une inexpiable rancune. Mais en quelle occasion ?
Je n'en vois que deux. Il n'y avait pourtant pas de quoi être bouleversé.
La première est un article du *Monde* (13 avril 1955) où M. Borne dénonçait « *cet excès d'autoritarisme qui est un des traits* de *l'histoire contemporaine* de *l'Église* ». J'ai fait remarquer ([^36]) que ce jugement était faux, et que M. Borne lui-même en fournissait la démonstration. Car le propre de l' « *autoritarisme* », surtout quand il va jusqu'à l' « excès », est de ne point tolérer ceux qui le critiquent. M. Borne, ayant tenu un tel propos, ne l'ayant jamais désavoué, est très bien toléré par l'Église, notamment au poste de secrétaire général des intellectuels catholiques : nous pouvons donc en conclure, disais-je, (et je le répète) que « l'histoire contemporaine de l'Église » ne manifeste aucun « excès d'autoritarisme » ni même aucun « autoritarisme ». Au lieu de former en lui un long ressentiment pour une remarque aussi innocente et aussi incontestable, M. Étienne Borne aurait pu profiter de cette occasion pour préciser, nuancer, voire corriger l'expression de sa pensée. A ma connaissance il n'en a rien fait : je n'y puis rien, tant pis pour lui.
73:9
La seconde occasion remonte elle aussi à plus d'un an. M. Borne exposait ([^37]) que la Semaine des intellectuels catholiques s'est « *jetée au plus épais des embarras de la conscience chrétienne contemporaine* ». Et ce plus épais des embarras était exposé en une alternative.
Premier membre de l'alternative : « L'Église doit-elle se vouer uniquement à prêcher la vie intérieure, les fins dernières et l'espérance du Royaume à venir ? »
Inconvénient (d'après M. Borne) : « Mais alors le christianisme ne prendrait-il pas la figure d'une religion d'évasion indifférente à la terre et à l'histoire des hommes ? »
Second membre de l'alternative : « L'Église choisirait-elle au contraire de s'engager temporellement, de jouer, sur telles formes de la civilisation ou telles figures de la culture, son avenir et l'avenir du monde, parce qu'elle les jugerait plus humaines ou plus perméables à l'inspiration chrétienne ? »
Objection (d'après M. Borne) : « Mais alors on expose le christianisme à des partialités dangereuses pour la pureté et l'universalité de son esprit, on le compromet avec des institutions et des régimes précaires et discutables et on risque de le faire haïr d'une moitié du monde. »
J'avais alors remarqué ([^38]) combien cette alternative est sommaire ; et déconcertante dans la mesure où M. Borne s'exprimait là en secrétaire général et porte-parole des intellectuels catholiques. Car construire une alternative entre la « vie intérieure » et l' « engagement temporel » les défigure tous deux. C'est en prêchant la vie intérieure, les fins dernières et l'espérance du Royaume à venir que l'Église a transformé la face du monde, -- et l'on ne voit pas quel autre moyen elle aurait de le transformer. Craindre que la « vie intérieure », celle que prêche l'Église, puisse aboutir à « une religion d'évasion indifférente à la terre et aux hommes », et présenter cela comme « le plus épais des embarras de la conscience chrétienne contemporaine », c'est (disais-je) (et je le répète) porter témoignage d'un effroyable recul de la pensée catholique, dépossédée de ce qui doit la constituer.
Je renvoyais M. Borne au livre d'un « intellectuel catholique » qui s'appelait Bernanos : *Le dialogue des Carmélites.*
74:9
Je lui rappelais que ceux qui mènent dans les ordres religieux une vie contemplative n'ont pris aucune voie d' « évasion », qu'ils suivent au contraire un « engagement temporel » plus réel et plus « efficace » que tous les nôtres. Faut-il vous expliquer cela ? ajoutais-je. Apparemment oui. D'autres seront infiniment plus qualifiés que moi pour le faire. Permettez-moi simplement de vous dire que vous avez tout à reprendre à partir du commencement. Le livre qui est aujourd'hui le plus nécessaire aux intellectuels catholiques a été édité en 1947. Il porte *l'imprimatur* manuscrit du cardinal Suhard. Je vous indique l'éditeur : Maison Mame, à Tours (Indre-et-Loire). Je vous indique aussi son titre : *Catéchisme à l'usage des diocèses de France.*
M. Étienne Borne, « professeur de philosophie » et « polémiste de talent », aura trouvé abrupt que je lui désigne du doigt le rudiment de notre religion. Si je le lui ai sans façons désigné une fois, c'est parce que je me le désigne à moi-même tous les jours, profondément convaincu que si nous n'y veillons nous l'oublions au fur et à mesure, et que là se trouve la principale cause intellectuelle de nos incertitudes, de nos hésitations, de nos défaillances savantes. Ce n'est pas « inquisition », monsieur Borne : c'est un simple et très modeste témoignage.
J. M.
75:9
### Annexe sur l'unité catholique et la Démocratie chrétienne
SAUF ERREUR de notre part, et sous réserve des explications qu'il pourrait donner, il nous semble que M. Borne présente la « foi démocratique » comme une *exigence morale.* M. Borne n'ayant à notre connaissance qu'une morale, la morale chrétienne, il en résulte, au moins implicitement, que « la foi démocratique » est une conséquence logique, un impératif obligatoire du christianisme.
Lorsqu'il parle de « foi démocratique », il n'apparaît pas que M. Borne ait pour sa part renoncé, comme il le demande, à l' « habitude de penser religieusement les réalités temporelles ». Remarque simplement *ad hominem *: car sa condamnation d'une telle « habitude » ne saurait être approuvée que sous réserve de précisions et de distinctions.
Parler de « foi démocratique » et de « vérité démocratique » ([^39]) revient à sacrer et consacrer une alliance de l'urne et de l'autel beaucoup plus « cléricale » que l'alliance antérieure du trône et de l'autel.
Nous croyons au contraire que les « valeurs chrétiennes », et notamment la doctrine sociale de l'Église, *n'exigent ni ne refusent* la forme démocratique du gouvernement, et qu'il existe à ce sujet, en France, parmi les catholiques, deux malentendus de sens inverse.
\*\*\*
76:9
LES DÉMOCRATES CHRÉTIENS, c'est le P. Avril qui l'atteste ([^40]), sont « *une minorité parmi les catholiques français* ». Et, c'est encore le P. Avril qui en témoigne : IL N'EST PAS DOUTEUX QUE « LA PLUPART DES CATHOLIQUES SE CLASSENT POLITIQUEMENT A DROITE ». Cela ne signifie nullement (c'est nous qui commentons) que la majorité des catholiques français serait par exemple maurrassienne et, de cette manière-là ou d'une autre, résolument opposée aux institutions démocratiques. Cela veut dire que la grande majorité des catholiques français, qui partage ses votes politiques entre le M.R.P., la droite classique, les poujadistes et l'extrême droite nationaliste, et qui se classe « politiquement à droite », est tiède, réservée ou indifférente à l'égard de la « foi démocratique » et de la « vérité démocratique » ([^41]). Elle admet ou refuse plus ou moins, en fait, ce qu'on lui présente sous le nom de « démocratie » : elle n'y voit ni une *vérité* ni une *foi,* mais au maximum une opportunité, une réalité, plus ou moins bonne, plus ou moins discutable, dont elle n'exclut pas qu'elle puisse être partiellement responsable de notre actuelle décadence nationale. Et selon les circonstances, cette grande majorité des catholiques français prête une oreille plus ou moins attentive aux critiques *politiques* qu'adressent à la démocratie les anti-démocrates résolus (par exemple maurrassiens).
77:9
Mais, d'autre part, la « minorité » démocrate chrétienne -- je constate le fait -- détient la presque totalité des postes de commande, d'influence, de représentation dans la plupart des *organisations* et des *journaux* proprement et officiellement catholiques. Je répète que c'est une constatation, de l'ordre du fait, et non point une contestation de l'ordre du droit. Je ne dis pas que l'opinion catholique devrait être *démocratiquement* représentée dans les journaux et organisations catholiques, c'est-à-dire y déterminer une prédominance de la majorité de droite. Le net décalage existant au profit des démocrates chrétiens qui sont, *démocratiquement parlant,* NON-REPRÉSENTATIFS du catholicisme français, -- ce décalage est soit le fruit du hasard, soit le résultat d'un dessein délibéré, soit la conséquence de ce que l'on voudra : je n'en juge pas.
Mais, constatant le fait, j'y vois la cause d'une *tension* et d'un *malaise* (une cause, je le lui signale cordialement au passage, qui semble avoir jusqu'ici échappé aux investigations de Fabrègues dans la *France catholique*)*.* La situation privilégiée des démocrates chrétiens dans les organisations et journaux est *démocratiquement* précaire : elle l'est d'autant plus que, malgré dix ans au moins de prédominance quasiment exclusive, de quasi-monopole parfois ou souvent très jaloux, de contrôle très strictement exercé sur les instruments catholiques d'expression et de diffusion, ils n'ont pas modifié le rapport numérique : malgré les pressions, la grande majorité des catholiques français continue, au témoignage non contestable du P. Avril, à « se classer politiquement à droite ». Elle a le sentiment d'être victime d'une sorte d'injustice, ou tout au moins d'une incompréhension systématique : mais les années passent, elle refuse d'abdiquer ses préférences politiques.
N'ayant pas qualité pour cela, et n'ayant même pas à savoir s'il conviendrait de le faire, je ne demande pas que la direction des journaux et organisations catholiques s'ouvre à une majorité d'hommes « classés politiquement à droite ». Il y a sans doute là un problème réel, que j'aimerais voir objectivement traité par la *France catholique,* par *L'Homme nouveau* ou par les *Études,* mais ce n'est ni mon problème ni mon propos.
78:9
Je demande autre chose. Je demande que l'on veuille bien, dans la presse catholique, cesser de traiter *la grande majorité des catholiques français* comme des catholiques diminués, ou comme des imbéciles (ou alors que l'on ne s'étonne pas que les plus impatients, dans cette majorité, aient une envie grandissante de répondre par des claques sur la figure). Car cette grande majorité se sent implicitement et même, trop souvent, explicitement « constituée en état d'indignité catholique », comme dit si bien M. Borne. Il y a là un état de fait qui est subit par la majorité catholique comme un état *violent.* J'ai déjà fait observer ([^42]) que j'en parle avec netteté, mais avec la modération et la réserve qui s'imposent ; j'ai fait observer en outre que si d'autres commentateurs n'y mettent pas la même mesure, ils ont tort sans doute de se laisser entraîner à quelques excès de langage, mais ils sont peut-être excusables, car ils s'y sentent provoqués : une situation ressentie comme violente provoque toujours, inévitablement, des réactions excessives.
On s'est plaint, dans la presse catholique, que des catholiques aient indiscrètement demandé la condamnation EN DROIT de *Témoignage chrétien :* il ne faut pas oublier qu'ils ont le sentiment qu'a été interdite EN FAIT l'existence d'un « journal politique d'inspiration chrétienne », qui serait le pendant, pour la « droite » majoritaire, de ce qu'est *Témoignage chrétien* pour la « gauche » minoritaire, et qui serait diffusé et propagé au même titre par les « comités de presse ». Il ne m'appartient pas d'examiner dans quelle mesure ce sentiment est fondé ou trompeur : je rappelle simplement qu'il est tel, parce que je suis convaincu que le prendre en considération (fût-ce pour lui montrer en quoi éventuellement il s'abuse) aiderait à la compréhension mutuelle. Une franche explication là-dessus, par exemple dans *La Croix,* serait la bienvenue.
J'ai nommé *La Croix.* Sans nier ses efforts anciens ou nouveaux pour devenir le journal de tous les catholiques, il apparaît que ses rédacteurs politiques sont très favorables à la démocratie chrétienne, plus compréhensifs et plus bienveillants dans l'ensemble à l'égard du M.R.P. qu'à l'égard des catholiques qui siègent à la droite de l'Assemblée ;
79:9
et quand d'aventure ils critiquent le M.R.P. lui-même (voir notamment les articles de M. Pierre Limagne), c'est ordinairement d'un point de vue qui se situe *plus* et non pas moins à gauche que le M.R.P.
C'est là, certainement, *le droit* des rédacteurs de *La Croix.* Leur recrutement, quant à leur orientation politique, relève d'une *opportunité* que je n'ai ni à approuver ni à désapprouver (au fait, on ne sait d'ailleurs pas au juste de qui dépend réellement l'appréciation de cette opportunité). Je voudrais seulement que l'on comprenne la grande majorité des catholiques : il lui est bien difficile de soutenir de bon cœur un tel journal. Si on le lui demande néanmoins, on lui demande *un sacrifice :* un sacrifice concernant ses préférences politiques légitimes. Un tel sacrifice peut évidemment être demandé pour des raisons supérieures (et pour notre part nous n'hésitons pas, dans les « Documents » du présent numéro, à reproduire sans y être obligés, et sans que personne nous l'ait seulement demandé, les appels en faveur de *La Croix*). Mais enfin, les « options politiques » sinon de *La Croix* elle-même, du moins de l'ensemble de ses rédacteurs politiques, et à moins d'un changement consécutif à l'adoption de sa nouvelle formule ([^43]), ne correspondent que rarement, et plus souvent s'opposent, en matière libre, aux tendances *permises* de la « majorité des catholiques français qui se classent politiquement à droite ». Savoir qu'il y a là une cause de *tension* -- d'une tension patiemment ou impatiemment supportée selon les tempéraments ne pourrait qu'aider, ici encore, à la compréhension mutuelle entre catholiques.
\*\*\*
PEUT-ÊTRE EST-IL INÉVITABLE que des tensions de ce genre, que des situations délicates de cette sorte se produisent, dans un sens ou dans l'autre.
80:9
Et peut-être M. Borne, à l'opposé (ceci n'est pas une insinuation, mais une simple hypothèse) se plaindrait surtout des occasions où *La Croix* a manqué de bienveillance à l'égard du M.R.P. ou de fraternelle compréhension à l'égard de *Forces nouvelles *; peut-être trouverait-il qu'il lui est arrivé d'être fort sévère pour *Esprit,* puisqu'elle a condamné un jour son directeur, le Piasecki français, M. Jean-Marie Domenach, en le situant encore plus bas que moi-même dans l'échelle de l'abomination : « *M. Domenach a pris un ton et une méthode de polémique que M. Madiran n'avait pas utilisés* ([^44]) ». Peut-être M. Borne contesterait-il ce jugement de *La Croix,* peut-être le trouverait-il injuste et partial, puisque M. Domenach lui paraît digne des honneurs du dialogue, et moi-même indigne... J'évoque ces détails pour faire entendre qu'en tout état de cause, le rôle de *La Croix* est bien difficile à tenir, et que nous serions fort embarrassés s'il lui venait l'idée, heureusement improbable, de nous demander conseil.
\*\*\*
MAIS REVENONS À NOTRE PROPOS (qu'en vérité nous n'avons pas réellement quitté : il faut bien mentionner des exemples concrets si l'on veut manifester de quoi l'on parle). Nous disions que les « valeurs chrétiennes », et notamment la doctrine sociale de l'Église, *n'exigent ni ne refusent* la forme démocratique du gouvernement, et qu'il existe sur ce point deux malentendus de sens inverse. Ces deux malentendus ne sont pas explicitement présents dans toutes les querelles, mais ils contribuent, dans la mesure où ils ne sont pas suffisamment dissipés, à empoisonner les relations intellectuelles et politiques entre fils d'une même Église. Nous croyons qu'un dialogue sérieusement mené aurait pour résultat de placer les divisions politiques entre catholiques à leur vraie place : c'est-à-dire secondaire. Nos remarques s'adressent à M. Borne et à ses amis comme à leurs adversaires les plus résolus. Elles s'adressent aussi à tous ceux qui se sont voués, comme par exemple l'équipe de *L'Homme nouveau,* à l'étude des conditions et exigences pratiques de l'unité.
81:9
1. -- *Premier malentendu. --* Se fondant sur certaines apparences (que l'on examinera contradictoirement avec qui voudra) les critiques anti-démocratiques ont parfois ou souvent présenté la démocratie (chrétienne) comme une hérésie, condamnée par l'Église. Ce n'est pas vrai. L'Église condamne une certaine métaphysique de la démocratie moderne, et certaines mœurs apparues en régime démocratique ; je crains même que l'expression « foi démocratique », chère à M. Borne, ne risque de lui paraître ambiguë ou dangereuse. Mais elle laisse les citoyens libres de préférer ou de rejeter, de promouvoir ou de supprimer la forme démocratique de gouvernement, sous la réserve évidente que l'obéissance reste due, dans les limites de sa fonction, au gouvernement établi, -- et que l'opposition, quand on choisit l'opposition, doit être menée par des moyens honnêtes et dans l'attention à ne pas nuire au bien commun.
2. -- *Second malentendu*. -- Se fondant sur des apparences inverses (que l'on est également prêt à examiner contradictoirement avec qui voudra), les démocrates chrétiens donnent souvent à entendre, ou même professent explicitement, que la doctrine (notamment sociale) de l'Église réclame la démocratie, soit comme une exigence morale, soit parce qu'en fait cette doctrine ne peut pratiquement coïncider qu'avec un régime démocratique. Ce n'est pas vrai. L'Église défend certains principes, certaines valeurs, certaines réalités qui peuvent figurer parmi les intentions et le vocabulaire de la démocratie (qui sont aussi peut-être, ou ne sont pas, on n'en discute point pour le moment, parmi ses réalisations), mais qui n'appartiennent pas en propre à la démocratie, et sur lesquelles démocrates et non-démocrates peuvent (et devraient) être théoriquement et pratiquement d'accord.
Ces deux malentendus ne se situent pas seulement au ciel des idées. Ils commandent directement ou indirectement notre comportement quotidien, politique et social. Ils tiennent ouverte la blessure, la déchirure qui empêche trop souvent les catholiques français, dans la cité, sur le tas, de faire bloc, par-delà leurs partis ou leurs « options », pour défendre les exigences pratiques -- d'ordre économique, social et politique -- de la doctrine chrétienne.
82:9
Il est bien vrai qu'il y a sur ce terrain, au moins implicitement, des « inquisitions » mal fondées et des exclusives réciproques qui détournent les catholiques de toujours manifester leur *unité* là où il le faudrait.
Il est vrai que l'on s'épuise depuis des années à réaliser l'unité dans un alignement général derrière la minorité démocrate chrétienne. Naturellement on n'y arrive pas. On arriverait, peut-être très vite, à une véritable unité (n'enlevant rien aux pluralismes permis) si les démocrates chrétiens renonçaient à cette méthode artificielle et injuste ([^45]), et si les catholiques, sans abdiquer leurs diversités politiques, acceptaient de se tendre la main *là où ils sont et tels qu'ils sont.* Un effort d'éclaircissement doctrinal leur permettrait de mieux comprendre (ou de commencer à comprendre) quelle est la légitimité de leurs divergences politiques, et à quel niveau d'importance elles se situent.
Nous avons plusieurs fois esquissé ce propos depuis la naissance d'*Itinéraires,* et même avant. Apparemment, les doctrinaires de la démocratie chrétienne s'en moquent bien. Ils ont tort : car ils donnent ainsi l'impression qu'ils préfèrent abuser de leur situation et de leurs privilèges, et qu'ils ne sont pas étrangers au dessein de n'admettre qu'une sorte d'unité catholique, celle qui se ferait derrière leur « petite minorité » socialement et publicitairement bien placée. Ils donnent l'impression qu'ils usent et abusent de leurs moyens politiques, financiers, matériels, pour imposer à la conscience chrétienne une sorte d'unité différente de celle qui est exigée en doctrine et en conscience. C'est l'unité qui fait les frais de l'entreprise : car leur unité, dans la mesure où elle est artificielle et tyrannique, ils n'arrivent jamais à l'imposer.
\*\*\*
83:9
AU MOINS POUR LA SECONDE FOIS depuis qu'existe la revue *Itinéraires,* je soumets à l'attention de tous ceux, où qu'ils soient « politiquement engagés », qui se préoccupent de maintenir ou de retrouver l'unité à travers leurs divergences temporelles, les quatre propositions suivantes. Elles ne disent pas tout, mais elles se situent en l'un des points où le *malaise* et la *tension* (entre la petite minorité démocrate chrétienne qui monopolise les postes de direction et d'influence, et la grande majorité des catholiques qui « se classent politiquement à droite ») sont probablement les plus vifs et les plus regrettables.
1. -- Le catholicisme peut donner « sa traduction sociale » ([^46]) indépendamment de la forme du gouvernement, démocratique ou non, à la seule condition que cette forme de gouvernement, dans son principe et dans son fonctionnement, ne viole pas (ou même ne viole pas trop, si l'on peut ainsi parler) le droit naturel.
2. -- On peut être « catholique social » aussi bien en n'étant pas démocrate qu'en l'étant.
3. -- On peut travailler au développement du catholicisme social dans le cadre d'un régime démocratique sans qu'il soit nécessaire d'être soi-même démocrate.
4. -- On peut également être un bon artisan du catholicisme social dans le cadre d'un régime démocratique tout en travaillant d'autre part, selon des moyens conformes à l'honnêteté, soit à une profonde réforme du régime démocratique existant, soit à son remplacement par un régime moins démocratique ou même radicalement non-démocratique.
\*\*\*
JE N'AI JAMAIS DIT et je ne dis pas que ces propositions s'imposent d'elles-mêmes dans l'état actuel des esprits en France. Je dis seulement qu'elles sont ici proposées comme point de départ d'une clarification.
84:9
Ces quatre propositions, selon les cas, sont explicitement niées en théorie ou paraissent contestées en pratique par les doctrinaires et les praticiens de la démocratie chrétienne installés à la direction des journaux et organisations. Nous leur demandons de ne plus les nier par leur comportement ou de nous dire clairement pour quels motifs ils les nient. Et de toutes façons, nous mettons actuellement en chantier la préparation d'une enquête à ce sujet.
J. M.
85:9
### Retour aux vérités premières (III) Les lettres que j'ai reçues
ELLES ONT ÉTÉ relativement nombreuses. Je les ai accueillies avec joie parce que leurs auteurs ne me dissimulaient pas la part de bonheur que leur avait procuré mon « retour aux vérités premières ».
Un Lillois, avocat de son métier, m'a fait connaître qu'il me considérait comme son frère et que son cœur vibrait à l'unisson du mien. Un postier, que j'ai connu à Angoulême, m'a dit qu'il comprenait ma reconversion et qu'il aimerait pouvoir en faire autant. Un jeune, sur lequel ont passé les misères de l'occupation allemande et les douleurs de la Libération française, aimerait que son exemple m'aide à franchir le seuil de l'Église dans laquelle il est entré corps et âme. Un professeur de droit me dit qu'il n'est pas en état d'apprécier les mérites de la pauvreté. Il voudrait m'aider à vaincre les dernières hésitations et me conseille un séjour en retraite en des lieux qu'il me désigne. Sa suggestion est sage mais je ne peux pas la mettre en pratique étant retenu par d'autres devoirs.
D'autres lettres se sont ajoutées à celles que je signale. Elles sont également encourageantes et répondent à mon désir d'espérer et à ma volonté d'accroître mes connaissances.
La revue qui a bien voulu accueillir mes textes se flatte de tracer un itinéraire au long duquel il est désirable que s'achemine une série de dialogues profitables à l'esprit religieux. Je me suis senti très modestement qualifié pour ce genre de pèlerinage. Mais j'ai voulu courir mon risque sans appréhender par avance les remous que provoquent d'ordinaire les vagues en profondeur.
86:9
L'élan de mon cœur auquel j'ai obéi à déjà trouvé sa récompense dans les lettres que j'ai reçues, lesquelles s'inspirent uniquement du souci de souscrire honnêtement à un événement heureux.
Aucun de mes correspondants n'a été effleuré par l'idée d'avoir remporté une victoire, d'avoir ramené au bercail une brebis depuis longtemps égarée, d'avoir assuré la supériorité d'un clan sur un autre par une conquête inattendue.
Les lettres que j'ai reçues se placent au-dessus des calculs médiocres et des jugements sommaires pour atteindre au niveau des heures graves que nous vivons.
Pourvu de cette bienfaisante cuirasse, j'attends les autres : je veux dire les autres lettres en provenance de l'autre bord. Il se peut que je n'en reçoive pas et que mon attitude présente soit seulement soulignée par quelques injures anonymes. Il se peut que j'en reçoive et qu'elles ne me ménagent pas. C'est un commerce qui m'est depuis longtemps familier et que j'ai traité le plus souvent par l'indifférence. Il me suffira de continuer.
SUIS-JE DEVENU du même coup hostile à la laïcité ? Pas du tout. L'esprit laïc est une base sur laquelle reposent la liberté des consciences et leur développement. Mais il y a incompatibilité entre l'esprit laïc et la politique de la laïcité. Les politiciens de la laïcité prétendent que l'homme doit être intégré dans l'État et que celui-ci est chargé d'en faire un élément civique, un électeur, un producteur et un soldat. On comprend pourquoi les politiciens de la laïcité font appel aux communistes pour mener leur combat. En Russie Soviétique l'esprit laïc n'existe pas Mais la « laïcité » en vigueur ramène tous les hommes à l'État et les soumet à la dictature du Parti politique unique.
La Liberté a d'autres exigences. Elle veut que l'homme choisisse lui-même les voies de son épanouissement. Elle veut que le Père et la Mère de famille choisissent eux-mêmes le mode d'enseignement qui convient à leurs enfants.
Les politiciens de la laïcité font la guerre à l'enseignement privé et lui contestent le droit de vivre. Cette guerre a des relents de moisissure qui s'accompagnent des scories d'un jacobinisme attardé. Les hommes d'État, qui s'attachent à rassembler patiemment les matériaux constructifs d'une Europe nouvelle et qui voient avec tristesse l'Occident se démanteler au fur et à mesure que s'affaiblissent les bases chrétiennes de sa civilisation, ne sont pas fiers de réunir autour d'eux des « farfelus » mangeurs de curés. Ces attardés gênent leur parti et nuisent à la cause qu'ils croient servir.
87:9
Aussi j'attends avec calme ce que l'on voudra bien m'écrire de ce côté et je ne redoute pas les clameurs dont je percevrais les échos.
LES LETTRES QUE J'AI REÇUES portent la marque des inquiétudes qui angoissent actuellement le monde. En réalité, les événements actuels ne sont pas superficiels. On ne peut pas les sentir passer comme un frisson passager caressant doucement la planète à fleur de peau. Les gens simples que le vent a secoués sont allés hâtivement chez leur épicier dans le dessein de mettre en réserve quelques stocks de victuailles, comme d'autres se sont rués sur les dépôts d'essence.
La panique alimentaire est un retour au passé. Or les événements sont en profondeur et s'inscrivent à la fois dans le présent et l'avenir. Ils creusent la terre dans son tréfonds au risque d'y engloutir les hommes jusqu'au dernier. Mais le mal est encore plus profond que la guerre qui n'est elle-même qu'un épisode à échéance plus ou moins lointaine. Le mal profond atteint le monde dans ses racines nourricières. Les dernières qui lui restent.
C'est ici que l'on voit apparaître le recul de l'esprit humain, le repli des âmes, le dessèchement lamentable des cœurs.
Osons alors raisonner avec les faits, en les prenant comme ils sont et tels qu'ils sont parvenus à notre connaissance.
IL EST CLAIR que ce qui s'est passé en Russie, en Pologne et en Hongrie depuis la mort de Staline marque le sommet d'une expérience sociologique qui ne parviendra plus à se développer. La société soviétique appuyée sur le bolchevisme, issu des théories marxistes, est à son plafond. Un plafond pétri de chair humaine, cimentée par une mer de sang, par des chaînes de cadavres et de déportés. Un plafond qui a pris la forme d'une chape et dont le volume et le poids écrasent, étouffent deux cents millions d'êtres humains. Les dirigeants du régime cherchent à fuir cet écrasement par de nouvelles saignées et d'autres crimes qui les conduisent jusqu'au massacre universel.
L'effroyable réalisme de cette image ne fait que mettre en relief le caractère du recul irrémédiable.
Le Communisme, tel que l'ont conçu ses promoteurs, a fait son temps. Il a terminé sa carrière expérimentale.
88:9
Vers quoi, vers quel repliement, vers quelle fragmentation nationale, vers quel système, vers quel régime nouveau vont se diriger les populations disparates de l'Empire moscovite menacé de désagrégation ? Déjà il semble que le titisme est dépassé.
NE FAUT-IL PAS alors lancer l'idée d'une mise en garde à l'adresse des pays de l'Occident européen ? Un recul offre toujours des tentations pour les rétrogrades. Ceux-ci peuvent se dire que le Communisme n'est plus à craindre puisqu'il est mort. Ils peuvent ajouter que les Partis Communistes ne sont plus les animateurs des poussées revendicatives parce qu'ils sont condamnés à la défensive. Osons dire qu'il n'est pas encore l'heure de vendre la peau de l'ours. Osons ajouter que cette immense puissance peut encore faire beaucoup de mal. Osons affirmer que si le recul du Communisme soviétique devait servir de prétexte au recul de la civilisation occidentale le désastre serait total.
L'idée d'une mise en garde va plus loin que l'opposition des intérêts entre les patrons et les ouvriers : elle va plus loin que le capitalisme libéral, plus loin que le socialisme d'État, plus loin que le réformisme social Les perspectives économiques, les tendances politiques, ne préfigurent pas un recul dans le domaine matériel du travail. La personnalité qui a dit au Congrès des Indépendants qu'il n'était plus question d'aller à droite ou à gauche mais de marcher en avant a exprimé une part de vérité. Mais cette vérité n'écarte pas le péril : elle ne met pas le monde à l'abri du recul Le progrès, les machines, les biens matériels, les loisirs, les courtes journées, les logements accrus, la Sécurité Sociale sont pour les pays évolués la somme des réalisations possibles.
C'EST DU RECUL de l'esprit humain qu'il s'agit : de la part de bien que Dieu a accordée aux hommes pour les rendre dignes d'eux-mêmes : pour les rendre attentifs au respect qu'ils portent au but sacré de leur existence et à la tolérance qu'ils témoignent à leurs semblables.
J'aimerais qu'il soit dit à l'adresse de l'Occident que le Communisme a tenté d'instaurer en Russie une société sans Dieu, laquelle a fait faillite. Les Russes, les Polonais, les Hongrois sont retournés à leurs Églises d'où leur âme n'était pas sortie. Que l'Occident évite de s'affranchir des croyances ou de ses devoirs envers Dieu en s'imaginant que le péril soviétique a disparu.
89:9
Pas de recul possible pour la Chrétienté, pas de fléchissement moral en présence d'un écroulement prévu par les Lois divines, pas d'abandon au profit de la facilité de vivre.
Aller en avant c'est aller vers Dieu.
Les lettres que j'ai reçues n'envisagent pas la guerre comme une menace dans l'immédiat. Toutefois, elles me font revivre les stades de son évolution dans le temps et dans l'espace.
Les clans, les tribus, les seigneurs, les princes, les rois, les empereurs, les républiques ont fait la guerre. Aujourd'hui ce sont les États qui la font.
Jadis on pouvait croire que politiquement la guerre venait par la droite : aujourd'hui, on est tenté de dire que la guerre vient par la gauche. Le bellicisme était blanc, présentement il est rouge.
La guerre a été d'abord locale, puis provinciale, puis régionale, ensuite nationale, internationale, mondiale, elle se veut maintenant planétaire.
Les lettres que j'ai reçues me disent tout cela. J'en remercie ceux qui me les ont envoyées.
Georges DUMOULIN.
POST-SCRIPTUM ([^47]). -- Dans son numéro du 7 décembre, LA FRANCE CATHOLIQUE reproduit de larges extraits de l'article publié par Georges Dumoulin dans notre numéro 6.
LA FRANCE CATHOLIQUE écrit dans son préambule :
« La presse n'a fait aucun écho à la profession de foi émouvante de Georges Dumoulin... Le texte en question a paru dans la revue *Itinéraires*, ce qui a sans doute suffi à provoquer le silence. »
Ce serait une étrange explication. Il en est peut-être une autre. La presse, notamment celle des intellectuels catholiques, est volontairement distraite devant les témoignages de *militants ouvriers* qui viennent contredire, en matière « sociale », son idéologie préfabriquée. Nous aurons l'occasion d'y revenir.
90:9
### Le Christ Roi
LES NATIONS s'enorgueillissent facilement de leurs succès ; succès permis de Dieu très certainement pour des fins à longue échéance qui nous échappent généralement, et en qui s'accomplira la volonté du Très-Haut. Ces succès sont dus souvent aux circonstances, tout simplement, ou à quelque grand homme. La suprématie de l'Angleterre au XIX^e^ siècle tient presque uniquement à sa situation insulaire et aux folies de la Révolution française ; la suprématie actuelle des États-Unis, aux folies guerrières des Européens et aussi à une situation insulaire qui devient fragile. Philippe-Auguste et saint Louis ont fait la grandeur de la France au XIII^e^ siècle. Mais le grand homme est une rareté ; on le cherche parfois en vain alors qu'on en aurait besoin, il est un envoyé de Dieu pour le bien de son peuple ou pour son châtiment, comme l'a été Napoléon. Les nations oublient qu'elles sont comme le vêtement d'un monde surnaturel qui est l'âme de leurs corps ; elles s'enorgueillissent de simples dons qu'elles reçoivent pour une tâche qui doit être ordonnée à Dieu.
91:9
En ce moment, la collusion du monde « intrinsèquement pervers » des communistes athées et celle des ennemis du nom chrétien est évidente ; les nations dites occidentales ne semblent pas se douter de ce qu'elles représentent. Elles ne parlent dans leurs essais d'union ou d'alliance que de démocratie et de liberté, sans même songer à se rappeler qu'elles sont chrétiennes et que la démocratie et la liberté, dans le sens le meilleur où on peut entendre ces vocables, c'est-à-dire dans le sens d'une conformité à la loi morale de l'homme vivant en société, sont des biens que le christianisme seul a su conserver et que nous tenons de lui. En Amérique, les « penseurs politiques » souhaitent une domination mondiale pour éviter les guerres, et ce souhait enfantin, pour se réaliser, précipiterait l'univers dans un abîme de maux. Oublier le christianisme, c'est oublier le péché originel, les difficultés du bien, oublier que nous dépendons de Dieu pour nous sortir de nos misères.
C'est seulement en reconnaissant ce qu'elles doivent au Christ que les nations occidentales garderont leur raison d'être. Car elles ont reçu le dépôt de la foi avec mission de la transmettre à l'univers. La science leur fut donnée dans ce but. Mais cette science même finira par l'évanouissement, comme dit Écriture si elle est détournée du but que lui assigna le Seigneur. L'abaissement des nations européennes vient de la lutte intestine qu'elles ont menée en elles contre le christianisme et entre elles pour la domination temporelle ; leur châtiment est depuis longtemps commencé, et elles peuvent reconnaître aujourd'hui que la force leur est retirée par leur propre faute pour passer soit aux ennemis déclarés de Dieu, soit à un peuple incapable de discernement qui les unira dans une commune soumission à son propre intérêt.
\*\*\*
92:9
OR LA FÊTE DU CHRIST-ROI a été instituée pour rappeler aux peuples d'origine chrétienne que la vie individuelle et la vie sociale doivent être ordonnées à Dieu et que l'oubli de cette vérité fondamentale mène les sociétés à leur perte. Depuis cent cinquante ans, les sociétés civiles ont voulu élaborer leurs institutions en dehors de toute pensée religieuse : depuis ce temps, elles n'ont jamais retrouvé la paix sociale et les guerres internationales sont allées en s'aggravant. Le remède est dans la royauté du Christ. Reproduisons donc la préface de la messe du Christ-Roi qui résume l'esprit de la fête et qui a peut-être échappé à nos lecteurs, lors d'une messe basse trop rapide pour la méditation des textes que l'Église propose à notre attention :
*...Père tout-puissant, Dieu éternel, qui avez oint d'une onction d'allégresse votre Fils unique, Notre-Seigneur Jésus-Christ, le Prêtre éternel et le Roi de l'univers : pour que s'immolant lui-même sur l'autel de la Croix, victime sans tache et pacifique, il accomplît le mystère sacré de la rédemption des hommes, et que soumettant toutes les créatures à son empire, il remit à votre Majesté le royaume éternel et universel : le royaume de vérité et de vie, le royaume de la sainteté et de la grâce, le royaume de la justice, de l'amour et de la paix...*
Ce royaume est réel et actuel.
Il n'est pas de ce monde, le Christ l'a dit à Pilate, mais il est dans ce monde, comme Notre-Seigneur était dans ce monde lorsqu'il parcourait avec ses apôtres les chemins de la Palestine. Il guérissait tous ceux qui s'approchaient de lui avec la foi. Il le peut toujours, il s'offre de même ; ce n'est pas dans les écrits de J.-J. Rousseau que les nations chrétiennes trouveront la paix sociale mais dans Évangile... Peut-être finiront-elles par s'en apercevoir, et ce sera une grâce qui leur sera obtenue dans ce royaume sous-jacent qui est celui du Christ.
93:9
Comme au temps de Tibère César, les grands seigneurs de ce royaume ne sont pas bien connus et estimés. Ce peut être un saint pape, mais aussi quelque religieux ou religieuse incompris et méprisés de leurs supérieurs. Ce grand seigneur peut être dans une mansarde, ce peut être dans une chaumière devant un petit feu de femme veuve, quelque pauvre femme, comme la veuve de Sarepta qui met en croix deux morceaux de bois dans son feu avant de mourir. Ce peut être un ouvrier dans le métro du matin, debout et silencieux, la main accrochée aux filets, qui prie pour ceux qui l'entourent. Le roi de ces grands seigneurs est un roi de l'Amour qui au jour de l'Incarnation a reçu l'onction d'allégresse, une onction de grâce et de gloire que les anges manifestèrent aux bergers dans la nuit de Noël. Il la reçut pour s'immoler sur la Croix et accomplir ainsi le mystère de la rédemption des hommes.
« Or, dit la bienheureuse Angèle de Foligno, voici la société que le Dieu Très Haut dans Sa Sagesse donna en ce monde à son Fils bien-aimé : d'abord la pauvreté parfaite, continuelle, absolue ; ensuite l'opprobre parfait, continuel, absolu ; enfin la douleur parfaite, continuelle, absolue. »
QUEL SORT ÉTRANGE fait à la souffrance ! La nature n'y peut échapper ; la vie naturelle qui est le plus grand don que Dieu puisse faire à l'homme après la grâce voit dans la souffrance comme une contradiction, une atteinte à son être, elle la rejette et la veut éviter à tout prix. Et voici que de l'autre royaume, Notre-Seigneur enseigne qu'il est Roi par sa souffrance et sa mort ; et ceux qui veulent le suivre peuvent seuls comprendre le sens, la valeur de la souffrance et de la mort. Ils acceptent l'un et l'autre avec amour, c'est dans la joie surnaturelle d'aimer Dieu que se peuvent unir, à l'exemple du Christ, la souffrance et la joie.
C'est par là que Jésus acquit son Empire. Comme Créateur il le possédait depuis toujours, mais Dieu caché visitant les hommes par les lumières de la seule raison, aidées de grâces obscures rarement dévoilées, mais certaines, sans lesquelles il n'est pas possible à l'homme d'observer même la simple loi naturelle.
94:9
Mais c'est par le Verbe incarné mourant sur la Croix « *que le Père nous a rendus dignes d'avoir pris part à l'héritage des saints dans la lumière qui nous a arrachés à la puissance des ténèbres et nous a transplantés dans le royaume de son Fils bien-aimé en qui nous avons la rédemption dans son sang et la rémission des péchés... Car il est Lui avant toutes choses et toutes choses subsistent en Lui... Car il a plu au Père que toute plénitude résidât en Lui, soit celles qui sont sur la terre, soit celles qui sont dans le ciel, en établissant la paix par le sang de la Croix...* »
CHOISISSEZ DONC de comprendre ou de ne pas comprendre. Telle est votre liberté. Choisissez le désaccord de la nature et de la pensée ou choisissez l'accord de la nature, de la pensée, et de la grâce. Et pour cela demandez les lumières de la foi. Ainsi vous appartiendrez à ce royaume éternel et universel de vérité et de vie, de sainteté et de grâce, de justice d'amour et de paix.
\*\*\*
HÉLAS Seigneur Jésus comme vous êtes par nous frustré de ce que nous vous devons. Vous continuez au saint sacrifice de la messe à offrir à notre Père votre humanité vêtue de la pourpre royale de votre sang, afin de nous arracher au jugement et de nous faire entrer au royaume de la miséricorde. Mais protégés contre l'Amour de Dieu par l'amour de nous-même jusqu'au mépris de Dieu, nous perdons vérité, vie, sainteté, justice, amour et paix, privilèges de votre royaume.
95:9
Pendant la guerre de 1870 Bernadette écrivait à son père : « *Les Prussiens font leur métier* », entendez l'instrument du Très-Haut pour châtier un peuple infidèle ; et lorsqu'en 1871 Nevers fut menacé par les armées prussiennes quelqu'un disait à Bernadette : « N'avez-vous quelque frayeur ? »
-- Non Monsieur.
-- Il n'y aurait donc rien à craindre ?
-- Je ne crains que les mauvais catholiques.
-- Ne craignez-vous rien autre chose ?
-- Non Monsieur.
(*La confidente de l'Immaculée :* sa vie par une religieuse de la Maison mère, p. 194.)
Elle craignait de voir oublier par les catholiques le royaume de Jésus où « le mystère de la rédemption des hommes » s'accomplit sur l'autel de la Croix. Car, disait-elle, « il faut à Dieu des victimes ». Des victimes libres, consentantes, qui demandent avec une foi intègre que le règne de Dieu arrive sur la terre comme au ciel.
CAR CE ROYAUME du Christ, sous-jacent au royaume du monde, en fait commande à celui qui lui est comme superposé. Ce principat apparaît par éclairs d'une manière évidente et toujours accompagné des signes de la Croix. C'est saint Louis dont la sainteté fonde pour six siècles le respect religieux dont fut entourée la maison royale de France et sa mission chrétienne, et il meurt de misère physique et de douleur à la fin d'une entreprise manquée (et prophétique).
Le royaume de Dieu a encore montré sa prééminence en toutes choses par la vocation de sainte Jeanne d'Arc. Une jeune fille de dix-huit ans est appelée à commander les armées du roi de France pour manifester que les valeurs spirituelles et morales sont plus pratiques que l'esprit du monde ; car l'homme fait partie de la nature, et la fin de l'homme étant surnaturelle la nature tout entière elle-même a, comme moyen, une fin surnaturelle.
96:9
Et peu de vies sont aussi semblables que celle de sainte Jeanne d'Arc ne l'est à celle de Notre-Seigneur Jésus-Christ : l'humble vie cachée, la mission publique, si brève, la trahison, le jugement inique par les prêtres de son peuple, le martyre.
*Elle n'avait passé ses humbles dix-neuf ans*
*Que de quatre ou cinq mois et sa cendre charnelle*
*Fut dispersée aux vents.*
Enfin en cet instant même l'héroïque résolution des peuples polonais et hongrois montre comment le royaume du Christ prévaut et prévaudra contre celui du prince de ce monde... Mais comme le Christ à l'aide du martyre.
« *Il arriva qu'on prit sept frères avec leur mère, et que le roi* (*Antiochus*) *voulut les contraindre, en les déchirant à coups de fouet et de nerf de bœuf, à manger de la chair de porc, interdite par la loi. L'un d'eux, prenant la parole au nom de tous, dit :* « *Que demandes-tu et que veux-tu apprendre de nous ? Nous sommes prêts à mourir plutôt que de transgresser la loi de nos pères. *» *Les sept frères, l'un après l'autre, moururent sous les yeux de leur mère, et leur mère après eux.* » Nous prions nos lecteurs de chercher et de relire leurs saintes paroles (II Macc. VII). Dans le même temps, les frères Maccabées moururent au combat pour protéger leurs frères de l'apostasie, et ils ont ainsi assuré au peuple juif cette préparation ardente et tranquille à la venue du Christ dont saint Jean-Baptiste fut le précurseur.
C'est au moins la troisième fois que les peuples polonais et hongrois sauvent la chrétienté. Tandis que les tours de Notre-Dame ne s'élevaient qu'à la base de la galerie à jour, et que Philippe-Auguste vainquait à Bouvines la première de ces coalitions européennes contre l'alliée du Saint-Père et contre la société chrétienne la moins imparfaite de ce temps, alors que saint Louis était un poupon de quelques mois, alors que l'Université de Paris était la lumière intellectuelle de l'Europe, les Polonais et les Hongrois luttaient contre les Tartares et protégeaient le reste de l'Occident.
97:9
Les Polonais avaient sur la plus haute tour de Cracovie un guetteur chargé d'annoncer l'arrivée des cavaliers païens : ce veilleur fut conservé par honneur et reconnaissance jusqu'à la dernière invasion russe en 1944 : ainsi se dévoile le royaume de Dieu.
CE ROYAUME du Christ est en même temps le royaume de Marie. Et la Très Sainte Vierge a manifesté depuis plus de cent ans la place qu'elle tient dans ce royaume de Dieu. Elle a essayé de prévenir les maux qui menaçaient une chrétienté infidèle. Nous ne pensons pas qu'Elle ait été entendue. Sans doute beaucoup de grâces matérielles et spirituelles ont été obtenues à Lourdes. A coups de miracles Marie nourrit de fidèles le royaume de Dieu. Mais ses premières paroles publiques à Bernadette, que celle-ci répéta en pleurant, furent : « *Pénitence, pénitence, pénitence...* »* *Où est la pénitence, non pas la pénitence obligatoire de carburant, ou la pénitence imposée de l'occupation, mais la pénitence volontaire ? Cependant Notre-Seigneur a dit : « *Faites pénitence, car le royaume de Dieu est proche* » (Matt. XI).
Pratiquement les avertissements de Notre-Dame à la Salette sont restés inconnus :
« *Si mon peuple ne veut pas se soumettre, je suis forcée de laisser aller la main de mon fils. Elle est si lourde et si pesante que je ne puis la retenir. *»
Entre 1875 et 1880, lorsqu'on disait à Maximin le petit berger de la Salette : « *Les menaces de la Sainte Vierge n'ont eu aucun effet* », il répondait : « *Noé a été averti cent ans avant le déluge.* »
Et Léon Bloy écrivait en 1879 ces paroles prophétiques :
« Le Discours de la Salette a des sous-entendus terribles qu'il est à peine possible de formuler, mais que l'avenir dévoilera vraisemblablement et qui s'interpréteront alors en taches de sang sur la pierre du foyer domestique. » (*Le symbolisme de l'Apparition.*)
98:9
Or nous avons souvent entendu des prédicateurs vanter la France d'être le royaume de Marie et donner pour preuve toutes les apparitions, et nous leur disions : « Je ne suis pas bien d'accord ». Les Français s'enorgueillissent en quelque sorte de ces manifestations de la Sainte Vierge alors qu'ils devraient en pleurer de contrition et implorer miséricorde. Quand les faits de la Salette furent bien prouvés, le cardinal Fornari disait : « *Je suis effrayé de tels prodiges ; nous avons dans la religion tout ce qu'il faut pour la conversion des pécheurs et quand le ciel emploie de tels moyens il faut que le mal soit bien grand !* »
Et la Très Sainte Vierge continuait disant aux enfants :
« *Depuis le temps que je souffre pour vous autres !* »
Quel mystère ! Marie liée à son fils dans l'expiation. Notre-Seigneur est à la droite du Père dans son corps glorieux et impassible ; et pourtant sur la Croix à la sainte messe, il est en agonie jusqu'à la fin des temps. Et Marie au ciel, glorieuse et reine, demeure avec son fils au pied de la Croix jusqu'à la fin des temps. Aux théologiens de serrer la question, de préciser le sens des mots et de nous éviter les erreurs. Mais la qualité d'un tel amour échappe à toute précision conceptuelle ; elle ne peut être que *qualifiée* et non pas *nommée.* Et ici nous dépassons toute qualité concevable à un homme pécheur ; nous ne pouvons recevoir que le reflet d'une merveille lointaine. Mais ce simple reflet qui est grâce imméritée nous fait pénétrer dans ce royaume du Christ où la souffrance et la joie parfaite s'unissent pour nous donner le sens de la Création et de sa fin. Le Verbe éternel a créé le temps, il s'est incarné dans le temps, et vit avec nous dans le temps de cette vie d'élection par la Croix qu'Il veut nous voir vivre. Le monde sensible qui voile les réalités spirituelles impose de vivre de la foi. Le temps est père de l'espérance dont les promesses passent par lui. Impassible au ciel, la Vierge Marie vit avec nous dans le temps par l'amour ; elle est, Écriture le dit, « la Mère de la Sainte-Espérance » et nous rappelle à l'unité parfaite de la vie divine.
99:9
Ô CHRÉTIENS, mes frères, le monde n'est qu'un moyen, la grande œuvre de la foi sans laquelle elle n'est qu'une foi morte, c'est l'Espérance surnaturelle et notre œuvre en ce monde doit être de manifester ce royaume du Christ qui commande l'autre, avec nous si nous voulons, contre nous si nous sommes rétifs. Il faut, dit saint Paul, « *tout restaurer dans le Christ* ». C'est une tâche familiale, ouvrière, sociale, politique. Tant que les citoyens des nations chrétiennes ne s'en aviseront pas, ces nations verront d'abaissement en abaissement se multiplier leurs épreuves et leurs victoires mêmes accroître leur abaissement.
Or qu'avons-nous vu ? Des chrétiens s'engager dans la lutte des classes. De plus, à la fin de la dernière guerre, l'union des nations occidentales était une nécessité pressante. Il se trouvait que ce reste d'Europe continentale rogné par nos alliés était en majorité de pratique ou de formation catholique ; la France était au centre géographique de ce petit monde chrétien. Quelle fut l'action de nos ministres catholiques ? Mettre l'Espagne au ban de l'Europe ! Nous sommes châtiés de cet aveuglement fait de sottise, et d'intentions démagogiques ; on le voit aujourd'hui, la politique de restauration de la chrétienté eût été plus pratique. Elle l'a toujours été ; elle le reste ; elle est la seule. L'aveuglement utilitaire des Anglo-Saxons achèverait la ruine d'une chrétienté menacée de partout. Par la prière et la pénitence il nous faut faire se manifester le royaume du Christ, et demander ce que saint Ignace appelle (ad Eph. 19) « magna mysteria clamoris quae in silentio Dei parata sunt », ces mystères divins éclatants, opérés dans le silence de Dieu.
D. MINIMUS.
100:9
## ENQUÊTES
### La corporation
AUX ESPRITS DÉSORIENTÉS, aux bonnes volontés déçues par une « marche de l'Histoire » qui contredit en fait le fameux « sens de l'Histoire » des idéologies et des propagandes contaminées par le communisme, il est plus opportun et plus urgent que jamais de proposer la doctrine économique et sociale de L'Église comme solution aux incertitudes, aux difficultés, aux injustices dont souffre le monde occidental.
M. Joseph Folliet, dans « La Croix » du 14 novembre, méditant les leçons de l'événement hongrois -- leçons qui pourtant ne sont pas nouvelles, le rapport Krouchtchev, pour ne pas remonter plus haut, les avait déjà rendues évidentes ([^48]) -- M. Joseph Folliet se prononçait en faveur d' « un effort vers cet au-delà du capitalisme et du collectivisme que les plus conscients des chrétiens ont toujours souhaité et recherché ».
Le plus « conscient » des chrétiens est à chaque époque le Souverain Pontife. Mais il n'est pas toujours écouté. On peut même constater que les moins écoutés, les moins compris ou les moins bien suivis, voire les plus discutés des Papes de l'époque contemporaine, du moins en France, sont précisément, hélas, ceux-là même que l'Église porte sur ses autels : Pie X, qui a été canonisé, Pie IX, dont le procès de béatification est en cours.
\*\*\*
Pie IX, Léon XIII, Pie X, Benoît XV, Pie XI et Pie XII ont enseigné avec précision ce que « les chrétiens ont souhaité et cherché » : un « au-delà », comme dit M. Folliet, et de la démocratie capitaliste et du socialisme collectiviste.
101:9
Ils l'ont enseigné, mais en ce domaine aussi se vérifie la remarque de Fabrègues : « Ce n'est pas la faute de l'Église si les laïcs ont appliqué leur réflexion (fort utile) à cent sujets (intéressants) mais ont oublié (ou simplement toujours ignoré) ce que l'Église leur disait sur ce point et que S.S. Pie XII répète plusieurs fois chaque mois qui passe. »
On a présenté souvent, sans le dire ou même en le disant, la « pensée sociale » de Léon XIII comme une réaction contre la « politique » de Pie IX. On a présenté souvent, sans le dire ou même en le disant, la « pensée sociale » de Pie XI comme une réaction contre la « politique » de Pie X. On a donné à entendre que la doctrine sociale de Léon XIII était un désaveu partiel du « Syllabus » de Pie IX ; et que la doctrine sociale de Pie XI était un désaveu partiel de l'enseignement de Pie X. C'est ainsi que, de très bonne foi, divers esprits ont été amenés à interpréter de manière fort bizarre les « grandes encycliques sociales » de Léon XIII et de Pie XI, parce qu'ils ne les situaient pas dans le contexte de la pensée constante de l'Église.
Il serait plus juste de considérer que la doctrine sociale de Léon XIII est en quelque sorte une application particulière de la doctrine générale que Pie IX avait défendue et restaurée contre le monde moderne en général et contre le libéralisme en particulier. Il serait plus juste de considérer que la doctrine sociale de Pie XI est en quelque sorte une application particulière de la doctrine générale que Pie X avait défendue et restaurée contre le modernisme en général et contre le Sillon en particulier.
En explicitant et précisant la « doctrine sociale » de Léon XIII et de Pie XI dans le temps même où il ordonnait le procès de béatification de Pie X puis de Pie IX, S.S. Pie XII manifeste avec éclat la hiérarchie et l'unité de la pensée de l'Église.
On connaît le mot affreux (affreux à force d'incompréhension) d'un illustre écrivain catholique : « Pie X ? Ce saint-là n'est pas de ma paroisse ». Là sans doute se trouve l'origine du contresens permanent que font lui et les siens lorsqu'ils se réfèrent aux « encycliques sociales » et lorsqu'ils exposent ce qu'ils ont retenu de leur doctrine. Si l'on n'est pas « de la paroisse » de Pie X, on risque torr de n'être pas non plus de celle des « encycliques sociales », -- et tous les jours cela se voit de reste.
102:9
Les « encycliques sociales » ne créent pas une doctrine (plus « pure », ou plus « moderne ») à l'intérieur de la doctrine catholique. Elles ne créent pas une chrétienté (plus « présente au monde », ou plus « efficace ») à l'intérieur de la chrétienté. Tout se passe pourtant comme si certains le croyaient plus ou moins confusément.
\*\*\*
UNE PENSÉE ÉCONOMIQUE et sociale qui ne soit celle ni du socialisme collectiviste, ni de la démocratie capitaliste : c'est précisément la pensée constante de l'Église, -- pensée trop mal connue ou trop méconnue, ou déformée par des préjugés d'origine partisane, dans le genre de ceux qui viennent d'être évoqués.
Marcel Clément le notait :
« Depuis tantôt dix ans, la pensée sociale chrétienne, en France et dans le monde, est marquée par une contradiction. Jamais, semble-t-il, l'opinion publique n'a été aussi sensible à l'exposé des misères sociales, des problèmes du prolétariat, du chômage, du taudis. Livres, revues et articles sont venus répondre en grand nombre à l'ouverture des cœurs et des âmes qui se sont ainsi révélée.
Or, simultanément, la solution que le magistère de l'Église nous donne comme le grand « programme social » de notre époque a été passée sous silence avec un ensemble impressionnant.
Ainsi, depuis dix ans, les fils, en chœur, clament leur misère, dépensent des efforts innombrables pour y remédier, et cependant ne parviennent pas, pour des causes diverses, à entendre la solution que leur montre le Père commun...
.........
Nous ne l'évoquons ni pour condamner, ni pour nous lamenter. Nous l'évoquons seulement dans l'espoir d'éviter que la contagion d'une semblable débilité spirituelle et intellectuelle se répande pendant dix nouvelles années. »
Telles sont l'occasion et la raison de notre enquête sur LE PROGRAMME SOCIAL DE L'ÉGLISE : LA CORPORATION.
\*\*\*
103:9
CETTE ENQUÊTE, nous voulions la commencer dans notre numéro de décembre. Mais le développement, d'autre part, de notre enquête sur le nationalisme, nous a mis en retard.
C'est donc dans notre numéro 11, qui paraîtra le 1^er^ mars, que nous commencerons la publication des réponses.
Le nombre et la qualité des réponses reçues permettront de faire le point du degré de pénétration de la doctrine sociale de l'Église dans les esprits, comme des difficultés qui lui sont actuellement objectées ou des obstacles qu'elle peut rencontrer.
Cette recherche, croyons-nous, correspond à l'un des besoins spirituels et temporels les plus aigus de l'heure.
Elle répond aussi à l'insistance avec laquelle l'Église invite tous les laïcs (et notamment les intellectuels et les politiques) à entreprendre, à poursuivre ou à approfondir l'étude de sa doctrine sociale.
\*\*\*
SIGNALONS ENFIN au lecteur que, dans le présent numéro, la dernière partie de la « Conversation avec Henri Charlier » concerne la corporation et constitue en fait une première réponse à notre enquête.
« *Nous ne pouvons ignorer les altérations avec lesquelles sont dénaturées les paroles de haute sagesse de Notre glorieux prédécesseur Pie XI, en donnant le poids et l'importance d'un programme social de l'Église, en notre époque, à une observation tout à fait accessoire au sujet des éventuelles modifications juridiques dans les rapports entre les travailleurs, sujets du contrat de travail, et l'autre partie contractante ; et en revanche, en passant plus ou moins sous silence la partie principale de l'Encyclique Quadragesimo Anno, qui contient en réalité ce programme, c'est-à-dire l'idée de l'ordre corporatif professionnel de toute l'économie.* »
S.S. PIE XII*,* 31 *janvier* 1952*.*
104:9
### Le Nationalisme français
L'enquête sur le nationalisme a été close avec notre précédent numéro.
Y ont répondu dans nos colonnes : Maurice BARDÈCHE, le Chanoine BARTHES, Henri CHARLIER, V.-H. DEBIDOUR, Fabricius DUPONT, M^is^ de la FRANQUERIE, André FROSSARD, René GILLOUIN, Benjamin LEJONNE, Marie-Madeleine MARTIN, Henri MASSIS (avec une lettre inédite de Charles MAURRAS), Jean PAULHAN, Henri RAMBAUD, Paul SÉRANT, Gustave THIBON, André du VAL, Michel VIVIER.
Dans notre prochain numéro : LES CONCLUSIONS DE MARCEL CLÉMENT.
\*\*\*
*Encore quelques échos dans la presse.* ASPECTS DE LA FRANCE *du* 9 *novembre : M. Pierre Debray publie les précisions et les mises au point que voici :*
« Ma pensée, si j'en crois M. Madiran, serait de qualité modeste. Voici un jugement sévère, mais que j'ai tout lieu de tenir pour fondé, son auteur n'étant rien de moins que l'un de nos brillants journalistes. Qu'une pensée soit modeste est de peu d'importance, le grave serait qu'elle soit fausse. Par contre, je ne puis suivre M. Madiran quand il me reproche l'hostilité à la revue qu'il dirige.
A l'inverse de ce qui peut lui sembler, je n'éprouve *a priori* pour « *Itinéraires* » que de la sympathie. Dans la triste conjoncture qui est la nôtre, il était bon, il était nécessaire, qu'une revue comme celle de M. Madiran travaille de façon méthodique à désabuser les chrétiens qui, consciemment ou non, capitulent devant le matérialisme. S'il en était besoin, les événements de Hongrie suffiraient à prouver l'urgence de la tâche qu'assume « *Itinéraires* ». Mais, précisément parce que j'ai de l'estime pour son entreprise courageuse, je ne saurais taire mon inquiétude, quand M. Madiran publie un article de M. Marcel Clément sur le nationalisme -- article dont le moins qu'on puisse dire, c'est qu'il est tout à la fois inopportun et confus. »
105:9
*Nous n'avons nullement porté le* « *jugement sévère* » *que la pensée de M. Debray serait de* « *qualité modeste* »*. S'il a pu trouver dans nos propos du numéro* 7 *l'apparence d'un tel sous-entendu, qui n'était pas* (*et n'avait pas à être*) *dans notre intention, nous le prions de nous en excuser. Et nous le remercions d'avoir, dans ce malentendu, conservé bonne grâce et bonne humeur.*
*M. Debray poursuit :*
« M. Madiran s'indigne de ce que je n'ai pas informé mes lecteurs qu'en même temps qu'il publiait cet article, il invitait les nationalistes à donner dans les colonnes de sa revue leur avis sur les difficultés soulevées par M. Clément. Je ne les en ai pas informés, parce que je ne le savais pas. Rien dans la présentation n'indiquait que cet article dût servir de point de départ à une enquête. Je n'avais de lumières que communes aux lecteurs d' « *Itinéraires* », ce qui me donnait le droit de penser que la décision d'engager une enquête était postérieure à la publication de l'article.
Je savais, par contre, parce que plusieurs d'entre eux me l'avaient écrit, que de nombreux catholiques avaient été choqués, blessés même, par l'article de M. Clément, et ne le lui avaient pas envoyé dire. Ce qui devait, logiquement, m'amener à penser que leurs protestations étaient pour quelque chose dans le débat ouvert par « *Itinéraires* ».
Il se trouve que je me trompais. C'est bien volontiers que je donne acte à M. Madiran de mon erreur. Qu'il me permette cependant d'ajouter que je suis en droit, moi aussi, de trouver violent qu'il soit si pressé de mettre en doute ma bonne foi. Une explication d'homme à homme, et le malentendu eût été dissipé. Nous ne nous serions pas engagés dans une querelle pour le moins malheureuse. »
*Mais non, mais non.*
1*. -- Une telle* « *querelle* » *serait en effet* « *malheureuse* »*, et ne pourrait qu'embrouiller le débat sur les idées. Mais elle ne saurait se produire, puisque ni M. Debray ni nous ne la désirons.*
2*. -- Nulle part la bonne foi de M. Debray n'a été mise en cause dans* ITINÉRAIRES*. Cela allait sans dire. Mais puisqu'il y a eu, semble-t-il, quelque équivoque à ce sujet, disons très clairement que nous n'avons pas eu l'occasion et que nous ne nous reconnaissons pas le droit de mettre en doute la bonne foi de M. Debray.*
3*. -- Nous donnons bien volontiers acte à M. Debray du fait qu'il avait été tenu dans l'ignorance de notre invitation à* ASPECTS DE LA FRANCE *et par suite de la date de cette invitation.*
4*. -- Nous le remercions de sa mise au point à ce sujet.*
106:9
5*. -- Quant aux hypothèses déplaisantes qu'il faisait sur notre compte et qu'il confesse elles ne sont nullement fondées. Les* « *nombreux* » *protestataires qui se sont manifestés à lui ont, pour la plupart, négligé de nous en avertir. Nous avons reçu un important courrier sur cette enquête, exprimant une infinie variété de positions, mais nos lecteurs n'ont nullement contesté à Marcel Clément le droit ou l'opportunité de publier ce qu'il pense au sujet du nationalisme. Les exceptions, c'est-à-dire les* « *protestations* » *effectivement reçues, se comptent sur les doigts de la main.*
\*\*\*
*Après diverses épigrammes qu'il ne nous paraît pas indispensable de reproduire, M. Debray discute l'article publié par* L'HOMME NOUVEAU *du* 23 *septembre au sujet de notre enquête.*
*Cet important article de l'abbé Richard a déjà été recueilli dans notre numéro* 7*, pages* 91-95*. Pour l'intelligence de ce qui suit, nous en redonnons ici le passage le plus significatif :*
« Il est clair que si Rome a scrupule de jeter une note défavorable sur l'État nationaliste de Salazar, c'est précisément parce que l'État Portugais est fondé sur la reconnaissance explicité de l'autorité de Dieu, auteur de l'ordre moral naturel. Salazar a reconnu qu'on ne peut pas bâtir la cité sans ce minimum ; et Rome que ce minimum est de nature à limiter en quelque manière la poussée nationaliste, à maintenir l'État dans l'ordre moral.
Sur ce point, nous avons pressé autrefois Pierre Boutang de prolonger son maître.
Maintenant que nous savons les circonstances de la conversion finale de Maurras, nous dirions volontiers à ses disciples qu'il s'agit moins de le dépasser, que de le suivre, en explicitant ce que la mort l'a empêché d'exprimer. »
*La position de l'abbé Richard est très semblable, on le sait, à celle de Marcel Clément. D'ailleurs,* L'HOMME NOUVEAU *approuvait explicitement l'article de notre collaborateur.*
*M. Pierre Debray répond :*
« C'est oublier que Maurras ne s'est pas « converti » à la dernière extrémité. Entre le moment de la grâce qui l'a touché et celui de sa mort, il a continué son combat intellectuel sans éprouver le besoin de le modifier de quelque manière que ce soit. Il était trop soucieux de vérité pour soutenir des propositions qu'il aurait tenues pour douteuses. Ce que Maurras a voulu dire, il l'a dit. Il n'y a rien à expliciter.
107:9
Et pourquoi aurait-il cru nécessaire d'amender sa pensée ? Celle-ci n'a jamais revêtu la forme d'un système. Elle se réduit aux principes et à la méthode d'une physique politique. Il n'y a pas deux manières de soigner le corps social : l'une qui serait chrétienne, l'autre qui ne le serait pas. »
*Soulignons au passage que M. Debray a ici le mérite d'aborder le fond du problème, au moins sous l'un de ses aspects.*
« *Il n'y a pas, dit-il, deux manières de soigner le corps social : l'une qui serait chrétienne, l'autre qui ne le serait pas.* »
*Sans anticiper sur les conclusions de l'enquête, qui paraîtront dans notre prochain numéro, nous croyons utile de renvoyer dès maintenant le lecteur, sur ce point, aux deux articles de Marcel Clément :* Pie XII et la vocation de la France (n° 7), Les sciences sociales sont-elles des sciences morales ? (n° 8).
*Nous renvoyons également le lecteur au livre fondamental de Marcel Clément, peut-être indispensable pour situer exactement les développements ultérieurs de sa pensée :* Introduction à la doctrine sociale de l'Église (Éditions Fidès, 1951).
*Suite du propos de M. Debray :*
« Sommes-nous pour autant condamnés à « rabâcher » Maurras ? Ce serait le moyen le plus sûr de le trahir. L'abbé Richard a mille fois raison de le souligner : les conditions présentes de la France sont toutes différentes de celles du début du siècle. A nous donc d'appliquer à cette réalité nouvelle des principes et une méthodes qui, eux, sont immuables. Immuables parce que vrais, et que la vérité, pour nous qui ne sommes pas romantiques, n'a jamais dépendu de nos états d'âme. Sur cette vérité, toute empirique et modeste, des incroyants et des croyants sont susceptibles de se réunir. Cela ne signifie nullement que les catholiques doivent se contenter d'une référence implicite à Dieu. Si on est catholique, on l'est dans toutes les manifestations de sa vie. Mais qui peut le plus, peut le moins.
Un exemple pour me faire mieux comprendre. Est-il besoin d'être croyant pour juger dangereuse pour la nation la remise en question de la Loi Barangé ? Il n'est que trop évident, pour prendre les choses par le plus petit bout, que si demain, faute des subventions qui leur sont nécessaires, les écoles libres venaient à disparaître, la situation scolaire de la France, déjà dangereuse, tournerait à la catastrophe. Sans doute les objections d'un catholique sont-elles plus hautes et plus fortes. N'empêche qu'il faudrait être fou pour rejeter les incroyants qui, pour des raisons purement nationales, viennent en renfort.
Allons plus loin. Un patriote incroyant est contraint de reconnaître que la France est de tradition catholique. Dès l'instant que l'on a commencé à déchristianiser la nation, celle-ci a connu l'aventure, l'invasion étrangère, la ruine de sa puissance matérielle et morale. C'est là un fait d'expérience que l'empirisme organisateur nous permet de saisir. Le patriote incroyant en vient donc à découvrir, du seul point de vue de l'intérêt national, la nécessité d'un régime traditionnel. C'est précisément un régime de cette sorte qu'a instauré le Président Salazar, dans les conditions propres à son pays.
108:9
Mais cela suppose que l'on admette l'existence d'une nature politique que la surnature couronne, sans la détruire ni la contredire. Pour ne pas tenir compte de cette nature, le catholique tombe dans les pires aberrations, tout autant que l'incroyant. Je n'en donnerai pour preuve que l'actuelle équipe de *Témoignage Chrétien.*
J'ai eu l'occasion de fréquenter jadis Mounier. Il est peu d'hommes auxquels je doive davantage du point de vue spirituel. Le rayonnement de sa foi ne pouvait manquer de bouleverser qui l'approchait. Du reste, la publication de ses « *Carnets* » permet de retrouver parmi nous cette présence brûlante. Et pourtant, je ne puis m'empêcher de m'interroger. N'y avait-il pas, chez ce spirituel, un terrible orgueil intellectuel qui lui interdisait précisément de se soumettre aux humbles lois du réel ? »
*Notons ici que ni Marcel Clément, ni, croyons-nous, l'abbé Richard ne contestent l'existence des* « *humbles lois du réel* »*. Le débat n'est pas sur leur existence, qui est admise. Le débat n'est pas sur le fait que Charles Maurras en ait découvert ou redécouvert plusieurs : Marcel Clément l'a explicitement noté dans son article du* 1^er^ *mai, et M. Debray lui en a donné acte dans son article du* 4 *mai.*
*Le débat, qui n'est certainement pas sur l'existence de ces lois, et qui n'est probablement pas, dans la plupart des cas, sur leur formulation descriptive, -- le débat est sur leur nature* (*physique, ou non*) *et sur leur utilisation* (*de l'extérieur, ou non*)*. Ici encore nous renvoyons le lecteur à l'article de Marcel Clément :* Les sciences sociales sont-elles des sciences morales ? (n° 8)*, et à celui du présent numéro :* Les conditions de l'unité des catholiques de France*.*
*Fin du propos de M. Debray :*
« Tout se tient. La nature et la surnature. Un catholique ne saurait les dissocier, pas plus qu'il n'est en droit de rejeter l'aide de l'incroyant qui, poursuivant des objectifs purement temporels, entend travailler à la restauration d'un ordre naturel. Sur la hase du compromis nationaliste, le catholique et le non-catholique luttent ensemble. Que le catholique aille plus loin, fasse davantage, comment l'incroyant qui est son camarade de combat, ne s'en réjouirait-il pas ?
Quoiqu'il en soit, un catholique ne saurait admettre aucune concession. L'abbé Richard croit possible d'amener la généralité des Français à reconnaître plus facilement l'existence de Dieu que la nécessité d'interdire le divorce. Mais qu'est-ce qu'une reconnaissance de l'existence de Dieu qui coïnciderait avec l'acceptation du divorce, sinon un vague déisme romantique ? On peut toujours unir beaucoup de gens dans la confusion. Mieux vaut en rassembler quelques-uns dans la vérité, même si l'on doit, aux vœux des docteurs modernes, passer pour inefficace. »
109:9
NOUS AVIONS CRU *voir chez M. Debray un parti pris d'hostilité parfaitement étranger au débat : c'est parce que nous avions eu le tort d'interpréter son article du 24 août dans le contexte général du journal Aspects de la France. Nous disions d'ailleurs très explicitement que notre interprétation était influencée par ce contexte.*
*Aspects de la France en effet -- sans doute dans la pensée de nous exprimer courtoisement son désaccord sur les idées -- nous accusait de* « *manœuvre* » *et de* « *perfidie* » (*21 septembre*)*.*
*Nous avons déploré ce vocabulaire immodéré et divers procédés discutables employés par ce journal à notre égard* (n° 7, pages 98-101)*.*
*Et nous disions* (page 99) :
« Nous supposons bien que ces procédés discutables ne résultent pas de quelque mauvais dessein froidement délibéré, mais d'une extrême susceptibilité sur tout ce qui touche à la personne et aux idées de Charles Maurras. C'est pourquoi nous voulons croire que si nous en appelons à une appréciation plus calme, plus équitable, plus exacte, il nous reste encore une chance d'être entendus d'*Aspects de la France*...
...Nous ne sommes pas du même avis qu'*Aspects de la France* sur plusieurs points, les uns secondaires, les autres plus importants.
Est-ce une raison pour en venir aux invectives ? »
*Notre appel à une appréciation plus calme, plus équitable, plus exacte n'a pas été entendu.*
*Olivier de Roux, dans Aspects de la France du 16 novembre, nous signifie qu'il n'a vu dans notre appel que* « déchaînement des foudres d'une hargne caustique » (*!?*)*.*
*Il nous accuse d'* « injure à la mémoire de Charles Maurras »*, de* « croc en jambe » *et de* « tricherie ».
*Pas moins.*
*Nous ne le suivrons pas sur un tel terrain, où nous lui laissons très volontiers et le premier et le dernier mot.*
\*\*\*
ET NOUS TOURNONS LA PAGE. *Nous pouvons, comme tout le monde, nous tromper : c'est pourquoi nous en appelons à l'examen contradictoire des idées, à la discussion du pour et du contre.*
110:9
*Avons-nous, à l'égard du nationalisme maurrassien, été coupables de* « *manœuvre* »*, de* « *perfidie* »*, d'* « *injure* »*, de* « *croc en jambe* »*, de* « *tricherie* »* ?*
*Dans ce cas, des hommes aussi fidèles à la pensée et à la mémoire de Charles Maurras que le sont Henri Massis, Gustave Thibon, Pierre Boutang, Henri Rambaud, Michel Vivier, André du Val ne nous auraient pas fait l'honneur de discuter nos positions avec une honnêteté de ton, un souci d'exactitude, un respect de l'interlocuteur, un sérieux qui nous paraissent indispensables pour seulement s'entendre.*
*Eux, et ceux qui ont soutenu des positions analogues, différentes ou contraires, soit en répondant dans nos colonnes à notre invitation, soit en s'exprimant ailleurs : le Chanoine Barthas, l'abbé Richard, Jean Paulhan, V.-H. Debidour, Henri Charlier, André Frossard, Paul Sérant, Fabricius Dupont, Maurice Bardèche, Pierre Debray, le Marquis de la Franquerie, René Gillouin, Marie-Madeleine Martin, Benjamin Lejonne, -- eux tous nous les remercions d'avoir par leur concours, contribué à faire de cette enquête et de ce débat, dans l'affrontement des points de vue divers, une conversation sereine.*
111:9
### Conversation avec Henri Charlier sur l'illustration des missels
*Sur diverses questions directement ou indirectement soulevées par l'illustration des Missels Labergerie, nous avons interrogé Henri Charlier, lui demandant le point de vue d'un artiste chrétien qui a réfléchi, en homme d'expérience et en philosophe, sur les conditions de son art.*
Première question. -- le Saint-Office a « réprouvé de la manière la plus absolue » l'illustration des Missels Labergerie, dont le plus connu est celui dit « du Frère Yves » (voir « Itinéraires », n° 8 ; pages 108-110, reproduisant « la Croix » du 10 octobre).
Raison donnée : « Cet art favorise, surtout dans l'imagination des enfants, la formation de concepts erronés ou indignes des choses saintes ».
L'intervention de l'autorité religieuse, en un tel domaine et pour de tels motifs, est de plein droit, et ne soulève aucune objection de principe de la part d'un artiste chrétien ?
Je n'ai vu du Missel que les dessins qui ont paru dans *Match* et qu'une bonne âme m'a fait parvenir ; mais il y a là une vingtaine de gravures, probablement choisies, qui suffisent pour s'en faire une idée.
Le Saint-père essaye de ramener au bon sens des gens à qui le snobisme et la fureur des nouveautés font perdre de vue les conditions mêmes de l'art et de toute pensée. C'est l'âme qui conditionne le développement et l'architecture du corps et chaque âme est unique et originale.
112:9
Présenter le corps humain comme une espèce de mannequin identique sous tous les noms qu'on veut bien lui donner, c'est supprimer l'âme. L'art du missel condamné favorise donc « la formation de concepts erronés chez les enfants, concepts indignes des choses saintes ». D'ailleurs les enfants résistent : en regardant ces images, ils rient de bon cœur, comme à Guignol.
Un artiste chrétien ne peut qu'être reconnaissant au Saint-Père ; car il arrive que de bons artistes eux-mêmes, voyant réussir dans le monde de telles sottises, se demandent avec sincérité s'ils doivent renoncer à tout ce que la tradition leur a appris sur la noblesse de la Création, la beauté de la nature humaine, faite à l'image de Dieu, sur le Christ, le plus beau des enfants des hommes, et sur l'art. Notre-Seigneur a pourtant dit lui-même :
« *C'est ainsi que tout scribe initié à la doctrine du règne des Cieux est semblable à un maître de maison qui tire de son trésor des choses nouvelles et des choses anciennes.* »
La nature humaine est immuable, le dogme est immuable ; chaque âme est nouvelle et le dogme est pour elle une nouveauté (c'est même la bonne nouvelle). Les conditions extérieures changent sans changer les conditions de l'art et de la pensée.
Le frère Yves croit sans doute se rattacher à l'art roman ; mais il se rattache aux œuvres manquées de ce temps-là, car il y en eut beaucoup, comme toujours, en tout temps. La nouveauté, pour lui, consiste à mépriser l'étude et le savoir et les traditions des maîtres, et à *imiter* ce qui passe pour nouveau chez les snobs et passera comme toutes les modes.
Seconde question. -- Le Centre national de l'enseignement religieux, en faisant connaître la décision du Saint-Office, remarque d'autre part, d'après « La Croix » du 10 octobre : « Il y a de réels éléments de beauté dans l'illustration » de ces missels.
Il ne s'agit donc plus là du point de vue proprement religieux (tranché par la négative), mais d'un point de vue en quelque sorte naturel ou esthétique ?
113:9
Je ne vois aucune espèce de beauté dans les dessins du missel ; cependant il pourrait y en avoir et la condamnation être motivée. Car *il y* a *différents degrés dans la beauté,* comme il y a différents degrés d'abstraction (parce que l'art est de la pensée, tout simplement).
Il y a un *beau sensible,* comme par exemple de trouver deux couleurs justes ; c'est ce que fait une modiste en choisissant le ruban qui va bien sur un chapeau, ou bien le brodeur en choisissant la doublure d'une chasuble. Peindre un bel homme au teint fleuri, bien en chair, sans autre souci que de le montrer tel, est un art plus difficile, mais pas très élevé ; il s'agit là d'une *beauté animale*.
Il y a une *beauté sentimentale* qu'on trouve chez Rembrandt.
Les grandes œuvres de la plastique, égyptienne, grecque, française, un portrait de Fouquet (ou de Van Gogh) atteignent *l'âme elle-même* dans sa nature formatrice et responsable ; *cet art seul est digne de devenir un art religieux.* Il y a désordre si on se sert d'un art capable seulement d'une *beauté sensible* alors qu'il faut exprimer des *beautés spirituelles.* L'art dit impressionniste, avec une technique rendant impossible de donner une expression aux formes, ne peut servir à des sujets religieux. Il ne parlera jamais que de lumière et de rapports de couleur. Ce peut être très profond, mais ne saurait parler de l'âme en tant que telle. C'est la faiblesse de Rubens.
Tenez, voici justement l'opinion de Van Gogh sur ce sujet ; je vais vous la lire.
« Rien ne me navre moins que Rubens au point de vue de l'expression de la douleur humaine. Que je te dise tout d'abord, pour mieux expliquer ma pensée, que les plus belles têtes de Madeleine ou de *Mater Dolorosa* en pleurs me font toujours penser aux larmes d'une belle fille qui aurait par exemple un chancre, ou quelqu'autre *petite misère de la vie humaine.* »
Une œuvre très déplacée dans une église pourrait donc avoir des « éléments de beauté ». Les moyens de l'art sont naturels. L'art peut donc dire des choses *naturellement justes et même bonnes,* sans être capable d'être *religieux.* L'art impressionniste, par exemple, ressemble beaucoup à la recherche d'un savant faisant des expériences pour trouver des signes de l'unité de la matière. C'est une philosophie naturelle.
114:9
Troisième question. -- Un art qui « favorise la formation de concepts erronés ou indignes » peut-il être, en même temps, réputé « beau » ? Quels sont ces « éléments de beauté » qui peuvent être contraires à la vérité ?
J'ai déjà répondu à cette question. Il n'y a malheureusement aucune beauté, d'aucun degré et d'aucun ordre, dans les dessins du missel. Il y a seulement des signes que leur auteur, un tout jeune homme, aurait quelques dons de plasticien et une imagination qui en quelques cas est heureuse. Cela peut s'appeler, si on veut, des « éléments de beauté ». Un enfant qui sait à peine parler peut être un enfant bien doué : ce n'est pas un grand poète. Les dessins du missel sont de simples balbutiements ; y voir autre chose est une corruption de l'esprit.
Quatrième question. -- La note du Centre national de l'enseignement religieux expose qu' « un missel a d'autres exigences, même artistiques, qu'un livre ordinaire ». Peut-on (ou doit-on) comprendre alors que l'art du Frère Yves, déplacé dans un missel, serait acceptable, ou même recommandable, pour illustrer une œuvre littéraire, écrite par un laïc, par exemple le « Jésus en son temps » de Daniel-Rops, ou « Cet homme qu'on appelle le Christ » de Chesterton ?
Un livre ordinaire peut être illustré sottement et sans art ; un missel devrait l'être avec soin par des œuvres de qualité. Dans l'état actuel de la société, les dessins sont choisis par un éditeur sans compétence, vantés par un journaliste qui n'en a pas davantage, et lancés par les mêmes procédés qu'une marque de brillantine ou d'apéritif... ou une actrice : voyez *Match* ([^49]).
115:9
Quelques religieux ont vu tout l'intérêt du procédé. Les dessins du missel ne sont pas davantage à leur place pour illustrer un livre sur *Jésus en son temps* que dans un missel ; ils rendent grotesque la Création, qu'ennoblit le peintre de la grotte de Lascaux. Ce dernier, s'il lui était proposé un pareil élève, l'enverrait chasser l'ours pour qu'il apprenne à regarder. Mais aujourd'hui on veut tout sortir de sa tête. Incapables de saisir *l'essentiel* d'un mouvement ou d'une forme, ils préfèrent l'inventer ; mais le beau est *vrai.* Si on ne peut le tirer du langage de la Création, on ne fait que des *schémas *; le dessin n'a plus d'autre sens que d'être le *signe* d'une chose. C'est ainsi que sont nées les écritures hiéroglyphiques des Chinois ou des Égyptiens. Mais ceux-ci faisaient en sorte que ces simples signes fussent beaux. Dans le missel du frère Yves, toutes les têtes sont interchangeables ; le curé d'Ars ressemble à Bernadette, qui ressemble à saint Germain, à la Sainte Vierge ou à Notre-Seigneur ; ce sont des œufs ; c'est ainsi que les gamins font des « bonhommes ». Cela peut devenir une écriture, mais c'est la négation de l'art plastique.
Cinquième question. -- D'après « La Croix », Rome a dit : « un art à réprouver absolument ». Le Centre national d'enseignement religieux : traduit ce jugement par la consigne pratique suivante : « Nous devons nous abstenir de recommander ces missels ». Pensez-vous que ces deux recommandations sont équivalentes, ou bien qu'il y a entre elles, aux yeux d'un artiste chrétien, une nuance importante ?
*La Croix* reproduit les paroles de Rome. La manière dont le Centre National « passe les consignes » laisse à penser qu'il ne les croit pas justes, ou du moins qu'il les croit exagérées. Le mal est si grand aujourd'hui dans les esprits que le Saint-Père se tue à rappeler à la mémoire, non pas seulement la doctrine révélée, mais les conditions naturelles de la pensée et de la vie sociale. Et presque tout le monde résiste.
116:9
Le Centre National est probablement habitué à se plier à l'opinion mondaine. On se croit très « à la page » lorsqu'on met en usage tous les trucs du diable. C'en est un que d'aveugler sur les conditions naturelles de l'expression de la pensée. Peut-être le Centre National croit-il au progrès indéfini en art comme en matière d'industrie, et la nouveauté est pour lui un signe de ce progrès. Mais on se demande ce que pourrait bien vouloir dire des propos comme ceux-ci : « Nous sommes en progrès sur Phidias », ou : « Michel-Ange est dépassé », ou : « Le Portail Royal est dépassé. » Ces artistes n'ont pas dit la même chose et rien n'est parfait ni complet sur la terre ; Péguy disait à peu près : les grandes métaphysiques sont des langages de la Création, car l'univers est un langage que Dieu parle à l'esprit de l'homme. De même les arts.
Presque tous les intellectuels sont incompétents en art ; ils confondent une nouveauté extérieure, comme de faire des têtes en œuf, avec l'invention. Il n'y a aucune nouveauté entre le langage du Titien et celui de Tintoret ou de Véronèse, et leurs trouvailles dans la création sont parfaitement originales. Il y a eu probablement trois maîtres (sans compter les élèves) pour travailler au Portail Royal ; il n'y a aucune nouveauté dans leur langage, ni entre eux ni avec leurs prédécesseurs, mais une vie de l'âme, une vie du dessin qui manque complètement dans le langage schématique du frère Yves. Pline, constatant la décadence de la peinture en son temps, disait :
« N'étant plus appelée à représenter les âmes, elle perd jusqu'au secret de représenter les corps. »
Vous demandez la référence ?
Attendez, c'est Pline l'Ancien.
Voici : *Hist. Naturelle,* XXXV, I.
Le Saint-Père demande aux artistes d'être aussi clairvoyants que ce païen.
Le frère Yves croit atteindre l'âme parce qu'il s'occupe du corps le moins possible, mais *dans les arts plastiques, on ne peut atteindre l'âme que par sa trace dans les corps*. Il faut une étude sérieuse et prolongée pour savoir choisir cette trace parmi tous les éléments matériels. Nous sommes ramenés aux degrés de l'abstraction.
117:9
Mais l'abstraction, dans notre esprit, est très vivante ; c'est le *concret de l'esprit.* Un schéma n'en est que la géométrisation ; il ramène ce qui est essentiellement qualité à de la quantité.
Aujourd'hui ce sont des intellectuels outrecuidants, sans aucune pratique du langage de l'art, qui font l'opinion, et le désarroi de leur pensée sur l'art suit le désarroi de leur pensée sur le reste des activités humaines. Peut-être désirent-ils des réformes de structure de la nature humaine ? Il n'y en a qu'une qui soit possible et Notre-Seigneur l'a faite, c'est de nous faire enfants de Dieu et co-héritiers du Christ.
En dehors de cela, nous sommes obligés de dessiner comme les premiers hommes ; un bon dessin d'il y a quarante siècles est un bon dessin pour nous, et le peintre de la grotte de Lascaux saurait parfaitement distinguer les bons dessins de notre temps.
Mais aujourd'hui, il n'y a plus d'apprentissage, plus de maîtres en droit de sélectionner les élèves. Un élève de Fouquet, de Ghirlandaio, de Rubens, *devait* son travail à son maître, et n'avait pas le droit de vendre d'œuvres personnelles, tant qu'il n'était pas reçu maître. De pareils règlements ont assuré à l'Europe, pour mille ans, un art prestigieux et constamment renouvelé. C'est depuis qu'il y a des écoles officielles et un Institut, c'est-à-dire une *administration* des Beaux-Arts, qu'il y a des talents méconnus, et non du temps des corporations. Van Dyck était reçu maître à vingt-cinq ans, Watteau à vingt-sept, Chardin et Fragonard à vingt-neuf. Ce n'est pas suffisant d'être membre de l'Académie Royale de peinture à vingt-neuf ans ? et d'avoir honnêtement gagné sa vie jusque là à travailler avec un maître ? Rubens pour Van Dyck, Cazes et Coypel pour Chardin, Audran pour Watteau ?
Développant ce dernier propos, Henri Charlier nous parle alors de la corporation, seul moyen, pour les arts plastiques comme pour d'autres métiers, de remplacer l'école par l'atelier partout et dans toute la mesure où elle devrait l'être :
118:9
Puisque vous faites une enquête sur la corporation, voici des faits : l'art décoratif a été tué par la Révolution française. Le *maître ébéniste* qui créait à chaque génération un nouveau style est devenu *l'employé de l'homme d'argent* qui lui a imposé de faire du Henri II, du Louis XIII ou du Louis XV.
Jamais la corporation des sculpteurs n'eût permis ce commerce avilissant de moulages qui a déshonoré le nom du quartier où on les vend, et abêtit les murs de nos églises. L'art tout court s'est fait tout de même parce que les artistes qui ont quelque chose à dire ne peuvent pas davantage se tenir de l'exprimer qu'un poète. Mais ils ont mené une vie misérable et *aucun des véritables maîtres n'a pu enseigner *; l'état actuel de l'art en est la conséquence. Jamais les écoles ne pourront remplacer l'atelier où l'élève travaille non à de vains exercices, mais aux œuvres du maître, sous sa direction ; contrairement aux écoles (où le grand nombre d'élèves est un succès) le maître n'en veut avoir que de bons et il les sélectionne. Mais s'il n'a pas de garanties, par un règlement corporatif, il n'enseignera pas.
J'ose dire que c'est dans l'art que se manifeste au maximum le mauvais effet du manque d'organisation professionnelle. Mais aujourd'hui, lorsqu'on parle d'organisation professionnelle, c'est contre les métiers. On voudrait une organisation qui ne fût liée ni au métier, ni à la hiérarchie professionnelle ; c'est-à-dire qu'on veut livrer à des Syndicats politisés d'ouvriers, et finalement à l'État, la direction du travail. On veut bien d'un maître anonyme, irresponsable, le Parlement, le syndicat, l'État, on ne veut pas d'un maître dans la profession. Ce sont des pensées nées de l'envie, le grand ressort des démocraties, disait G. Sorel, elles vont contre la nature des choses et ne peuvent amener que des misères. L'élite ouvrière est opprimée, dans ce système, aussi bien que les autres élites. Cela ne profite qu'à ceux qui ont un intérêt matériel ou idéologique à voir se perpétuer la lutte des classes.
Une réforme intellectuelle est nécessaire ; elle consisterait à faire rentrer l'expérience dans l'éducation et à enseigner qu'on ne peut rien établir de solide sans elle. Le Saint-Père rappelle incessamment, avec un courage admirable à son âge, la loi naturelle de l'homme.
119:9
Nos écoles, nos revues, nos journaux, même catholiques, entretiennent des bavardages sans fondement dans l'expérience. Pratiquement, je crois qu'il faudrait commencer par nous débarrasser de nos intellectuels, à la manière des Chinois, en leur faisant passer des examens jusqu'à quatre-vingts ans. Comme cela, ils ne pourraient plus nuire.
Je crois, mon cher Monsieur, que nous sommes en train de sortir de la question que vous m'avez posée ; non pas d'en sortir, mais de nous apercevoir qu'elle s'étend à beaucoup de choses, et qu'une bonne méthode demanderait d'en traiter séparément chaque aspect ; parlons d'autre chose, s'il vous plaît. Que diriez-vous d'un petit tour dans les bois de pins ?
120:9
## DOCUMENTS
121:9
#### PIE XII : LA LIBERTÉ ET LA PAIX
*Le Radiomessage de S.S. Pie XII, du 10 novembre 1956* (*Osservatore romano, édition française, 16 novembre*)*, a parfois été présenté comme un* « *tournant* » *dans la* « *politique* » *pontificale.*
*Nous croyons que ces deux termes sont fondamentalement impropres. Malgré quoi, ils auront peut-être contribué à attirer l'attention des chrétiens et des incroyants sur le contenu de ce Message, qui est d'une importance décisive.*
\*\*\*
*Nous en reproduisons ci-dessous le texte intégral. Nous soulignons en capitales les indications qui nous ont le plus frappés. Parmi celles-ci, nous noterons plus particulièrement :*
*1. -- Les mots* « *redoutables* » *de paix et de liberté ont perdu leur équivoque* (*par laquelle le communisme les faisait mentir*)*. A nous donc, chrétiens, de les maintenir désormais dans leur* « *sens originel et lumineux* » *qui leur a été rendu par l'événement.*
*2. -- Les peuples, les familles, les individus doivent faire entendre leur voix aux gouvernants, pour réclamer une paix véritable et une juste liberté.*
*3. -- Le nom ineffable de Dieu doit résonner dans les Parlements et sur les places, dans les maisons et les usines, sur les lèvres des intellectuels et des travailleurs, dans la presse et à la radio, véritable* « *étendard des hommes de bonne volonté* » *et* « *signe auquel se reconnaîtront les frères et les artisans de l'œuvre commune de salut* »*.*
Notre cœur de Père est déchiré devant l'iniquité qui se consomme pour la ruine du cher peuple hongrois, coupable d'avoir voulu le respect des droits humains fondamentaux ; et à cette souffrance s'ajoutent l'angoissante vision de la paix menacée et LA DOULEUR PROFONDE DE VOIR AFFAIBLIS LES RANGS DE CEUX, SUR L'AUTORITÉ, L'UNION ET LA BONNE VOLONTÉ DESQUELS IL SEMBLAIT QU'ON PUT GRANDEMENT COMPTER POUR LE RÉTABLISSEMENT PROGRESSIF DE LA CONCORDE ENTRE LES NATIONS, DANS LA JUSTICE ET DANS LA VRAIE LIBERTÉ.
Qui pourrait nier que les questions de la paix et la juste liberté ont, hélas ! fait un pas en arrière, rejetant avec elles dans l'ombre les espérances laborieusement ressuscitées et fortifiées par de multiples témoignages ?
Trop de sang a été injustement versé ! Trop de deuils et de massacres soudain renouvelés ! Le fil ténu de la confiance qui avait commencé à réunir les peuples et soutenait tant soit peu les âmes, semble brisé ; le soupçon et la défiance ont creusé un plus profond abîme de séparation.
122:9
Le monde entier a tressailli à bon droit devant le hâtif recours à la force, exécrée mille fois et par tous, comme moyen d'aplanir les conflits et d'assurer la victoire du droit.
Il n'est pas douteux que, du paroxysme de ces jours de violence, le monde ne soit sorti désorienté et ébranlé dans sa confiance, ayant assisté au retour d'UNE POLITIQUE QUI, à des titres divers, PLACE L'ARBITRAIRE ET L'INTÉRÊT ÉCONOMIQUE AU-DESSUS DES VIES HUMAINES ET DES VALEURS MORALES.
Devant de telles atteintes à la justice et à l'amour fraternel, devant le scepticisme qui envahit progressivement les hommes en face de l'avenir, devant la désunion croissante des esprits, NOUS QUI TENONS DE DIEU LE MANDAT DE PROMOUVOIR LE BIEN DE TOUTES LES NATIONS et qui estimons fermement que la paix n'est pas un vain songe, mais un devoir à la portée de tous, dans l'intention de contribuer à sauver cette paix, tant en elle-même que dans les facteurs sur lesquels elle se fonde ; Nous voulons adresser aux peuples Notre cri angoissé ; restaurons les voies de la paix, renforçons l'union de ceux qui la désirent, redonnons la confiance à ceux qui l'ont perdue.
C'est pourquoi NOUS NOUS ADRESSONS D'ABORD A VOUS, CHERS PEUPLES, hommes et femmes, intellectuels, travailleurs, artisans et paysans, de toute race et de tout pays, AFIN QUE VOUS FASSIEZ ENTENDRE A VOS GOUVERNANTS quels sont vos sentiments intimes et vos vraies aspirations. Les faits récents ont confirmé que LES PEUPLES, LES FAMILLES, LES INDIVIDUS PRÉFÈRENT LA TRANQUILLITÉ DU TRAVAIL ET DE LA FAMILLE AUX RICHESSES LES PLUS CONVOITÉES. Ils sont prêts à renoncer à celles-ci, s'il faut les payer au prix de la tyrannie et au risque d'une guerre avec ses conséquences de ruines, de deuils, de prison et de mort. Au nom de la religion, de la civilisation et du juste sentiment humain ; C'EN EST ASSEZ des répressions illégales et brutales, des desseins belliqueux DES RIVALITÉS D'HÉGÉMONIE ENTRE PUISSANCES, toutes choses qui font de la vie terrestre un abîme d'angoisses et de terreurs, qui torturent les âmes et réduisent à rien les fruits du travail et du progrès.
CETTE VOIX QUI EST CELLE DE LA NATURE, IL FAUT QU'ELLE SE FASSE ENTENDRE BIEN HAUT, A L'INTÉRIEUR ET A L'EXTÉRIEUR DE CHAQUE NATION, et qu'elle soit entendue et accueillie de ceux à qui les peuples ont confié le pouvoir. Si une Autorité publique, dans la mesure où cela la concerne, ne tendait pas à assurer au moins la vie, la liberté, la tranquillité des citoyens, -- quelles que soient ses autres réalisations -- elle faillirait dans la substance même de son but.
Mais, plus que toute autre préoccupation, pèse sur les âmes le sens des faits douloureux de Hongrie. L'émotion universelle et spontanée du monde, que l'attention portée à d'autres graves événements ne réussit pas à diminuer, montre combien IL EST NÉCESSAIRE ET URGENT DE RENDRE LEUR LIBERTÉ AUX PEUPLES QUI EN ONT ÉTÉ PRIVÉS. Le monde peut-il se désintéresser de ces frères et les abandonner au destin d'un DÉGRADANT ESCLAVAGE ? Assurément la conscience chrétienne ne peut se soustraire à L'OBLIGATION MORALE DE TENTER TOUS LES MOYENS PERMIS POUR RESTAURER LEUR DIGNITÉ ET LEUR RENDRE LA LIBERTÉ.
123:9
Nous ne dissimulons pas combien actuellement sont compliqués les rapports entre les nations et les groupes continentaux dont elles font partie. Mais que l'on écoute la voix de la conscience, de la civilisation, de la fraternité, que l'on écoute la voix même de Dieu, Créateur et Père de tous, et QU'ON FASSE PASSER AU SECOND PLAN, même au prix de lourds sacrifices, TOUT AUTRE PROBLÈME et tout intérêt particulier DEVANT CELUI -- primordial et fondamental -- DES MILLIONS DE VIES HUMAINES RÉDUITES EN SERVITUDE.
Que l'on s'occupe au plus tôt de resserrer à nouveau les rangs et de GROUPER DANS UN SOLIDE PACTE PUBLIC TOUS CEUX QUI, GOUVERNEMENTS ET PEUPLES, VEULENT QUE LE MONDE SUIVE LE CHEMIN DE L'HONNEUR ET DE LA DIGNITÉ DES ENFANTS DE DIEU ; UN PACTE QUI SOIT CAPABLE AUSSI DE DÉFENDRE EFFICACEMENT SES MEMBRES de toute attaque injuste contre leurs droits et leur indépendance. Ce ne sera pas la faute des honnêtes gens si, pour ceux qui s'écartent de ce chemin, il ne reste que le désert de l'isolement. Peut-être arrivera-t-il, Nous le souhaitons de tout cœur, que LA COHÉSION DES NATIONS aimant sincèrement la paix et la liberté suffise à amener à des desseins plus modérés ceux qui se soustraient aux lois élémentaires de la société humaine et qui se privent eux-mêmes par là du droit de parler au nom de l'humanité, de la justice et de la paix. Leurs peuples ne pourront pas ne pas sentir les premiers le besoin de faire à nouveau partie de LA FAMILLE HUMAINE pour en goûter l'honneur et les avantages. Tous unis, donc, POUR LA LIBERTÉ ET POUR LA PAIX, vous, chers peuples de l'est et de l'ouest, membres de la commune famille humaine ! LA PAIX, LA LIBERTÉ : désormais ces mots redoutables NE SONT PLUS OBJET D'ÉQUIVOQUE. Ils ont retrouvé LEUR SENS ORIGINEL ET LUMINEUX, celui qui fut toujours le Nôtre, comme dérivant de la nature et de la volonté du Créateur. Répétez-les, proclamez-les, réalisez-les. Que vos gouvernants se fassent les interprètes fidèles de vos vrais sentiments, de vos vraies aspirations. Dieu vous aidera. Dieu sera votre force.
DIEU ! DIEU ! DIEU !
Que ce Nom ineffable, SOURCE DE TOUT DROIT, DE TOUTE JUSTICE, DE TOUTE LIBERTÉ, RÉSONNE DANS LES PARLEMENTS ET SUR LES PLACES, DANS LES MAISONS ET LES USINES, SUR LES LÈVRES DES INTELLECTUELS ET DES TRAVAILLEURS, DANS LA PRESSE ET LA RADIO. Que le nom de Dieu, synonyme de paix et de liberté, soit l'étendard des hommes de bonne volonté, le lien des peuples et des nations, le signe auquel se reconnaîtront les frères et les artisans de l'œuvre commune de salut. Que Dieu vous tire de votre torpeur et vous écarte de toute complicité avec les tyrans et les fauteurs de guerre, qu'il éclaire vos consciences et raffermisse vos volontés dans l'œuvre de reconstruction.
Que Son Nom résonne surtout dans les temples sacrés et dans les cœurs comme un appel suprême au Seigneur pour qu'il aide à réaliser, par sa puissance infinie, ce que les faibles forces humaines ont tant de peine à obtenir.
Avec cette prière que Nous sommes le premier à faire monter vers le trône de la divine miséricorde. Nous vous quittons, chers fils, dans la confiance que la sérénité viendra à nouveau briller sur le monde et sur les fronts accablés, et que la paix, mise à si dure épreuve, en sortira plus limpide, plus durable et plus juste.
~===============~
124:9
#### Substituer aux équivoques de l'O.N.U. un pacte public fondé sur Dieu
*Dans* L'HOMME NOUVEAU *du* 25 *novembre, son directeur l'abbé Richard met en lumière ce point essentiel de* « *l'appel historique du* 10 *novembre :* IL FAUT SUBSTITUER AUX ÉQUIVOQUES DE L*'*O.N.U. UN PACTE PUBLIC FONDÉ SUR DIEU, SEULE SOURCE DE TOUT DROIT, DE TOUTE LIBERTÉ*.*
*L'abbé Richard présente son commentaire* « sans autre mandat que celui-là même qui est conféré à chacun d'entre nous par le fait que Pie XII veut atteindre les éléments du peuple par-dessus la tête de gouvernements sourds et aveugles. »
*Voici le passage essentiel de son article :*
La pointe de l'intervention du Pape, que l'avenir reconnaîtra comme historique, c'est qu'il faut absolument passer, en ce qui concerne Dieu, de la référence implicite à la référence explicite. L'O.N.U. est impuissante. Pourquoi ? Parce que les mots de liberté, de démocratie, de paix n'ont pas le même sens dans la bouche de tous les diplomates, même s'ils sont tous assis à la même table. Il y a une équivoque fondamentale.
Or, il n'y a qu'une manière de lever cette équivoque, c'est de rattacher les notions de liberté et de paix aux droit que l'homme tient, non pas de la bienveillance des gouvernements ou des décisions qu'ils prennent ensemble, mais de Dieu lui-même qui l'a créé à son image et l'a doté d'une dignité supérieure à toute Raison d'État.
Il s'agit donc maintenant de réaliser un nouveau pacte public qui devra grouper tous les gouvernements et tous les peuples qui acceptent une référence fondamentale à Dieu. « *C'est à* ce *signe seulement que pourront se reconnaître les frères et les artisans* de *l'œuvre commune de salut.* »
C'est par là que seront écartés de la communauté des peuples ceux qui s'y sont introduits seulement pour y faire avancer, à la faveur de mots employés hypocritement, leur projet de domination mondiale. C'est par là que les peuples pourront s'unir solidement et se trouver en mesure de défendre efficacement les membres de la communauté contre les attaques injustes. C'est par là que se manifestera « *une cohésion des nations aimant sincèrement la paix et la liberté, et que s'établira une communauté assez bénéfique en faveur de* ses *membres, pour que les autres peuples laissés au désert de l'isolement, finissent par éprouver le besoin de faire partie à nouveau de la famille humaine pour en goûter l'honneur et les avantages* ».
Tout cela, est-ce un beau rêve utopique, ou un plan réaliste d'action ? Cela dépendra de nous, et d'abord des catholiques dans tous les pays. A eux d'influencer l'opinion publique. A eux de répondre à l'appel et à l'indication pathétiques de Pie XII : « *Dieu !* *Dieu ! Dieu ! que ce nom ineffable source de tout droit, de toute justice et de toute liberté, résonne dans les Parlements et sur les places, dans les maisons et les usines, sur les lèvres des intellectuels et des travailleurs, dans la presse et la radio. Que le nom de Dieu, synonyme de paix et de liberté soit l'étendard des hommes de bonne volonté.* »
125:9
Le sacrifice du peuple hongrois -- dont il faut savoir, malgré le silence de presque tout le monde, qu'il lutte et meurt pour sa foi -- a déjà fait sauter, comme une perforeuse électrique, des épaisseurs de matérialisme dans beaucoup d'esprits encombrés par le préjugé marxiste.
Puisque le marxisme, qui est la tentative la plus logique pour construire un monde à partir de la négation de Dieu, s'avère décidément si monstrueux dans ses réalisations, n'est-ce pas que sa base même est fausse et que, pour édifier un monde vivable, il faut partir d'une position contraire, c'est-à-dire de l'affirmation de Dieu ?
Ce cheminement de pensée, on nous l'assure, se vérifie actuellement chez plus d'un communiste de bonne foi, récupérable par conséquent pour l'effort auquel nous invite le Pape.
*Ces positions de* L'HOMME NOUVEAU*, on le sait, sont aussi les nôtres, totalement et sans réserves.*
*Nous croyons même que la plupart des gouvernements du monde libre sont prêts à ce nouveau pacte public, fondé sur Dieu. Les gouvernements catholiques, comme ceux de l'Italie, de l'Espagne et du Portugal, cela va sans dire. Mais aussi ceux des États-Unis et de la Grande-Bretagne. Se souvient-on de la Déclaration commune anglo-américaine publiée à Washington le 1^er^ février 1956, il n'y a pas un an ? Elle commençait ainsi :*
« *En cette année 1956, nous sommes conscients que persiste le conflit déjà ancien entre ceux qui croient que l'homme a son origine et sa destinée en Dieu et ceux qui traitent l'homme comme une machine au service de l'État.* »
*Mais comment s'en souviendrait-on ? La presse française avait refusé non pas même de l'approuver ou de la commenter, mais bien de seulement reproduire ce passage initial, et la conclusion qui affirmait semblablement la volonté publique de* « *poursuivre résolument les fins qui naissent de notre foi en Dieu* »*.*
*Nous avions été tout à fait seuls à trouver que cette Déclaration contenait non point* « *peu de chose* »*, comme disait malencontreusement* LA CROIX*, mais au contraire* L'ESSENTIEL (*voir notre article : Dieu censuré,* ITINÉRAIRES*,* n° 2)*.*
*Oui,* « *il faut partir de* (*il faut fonder sur*) *l'affirmation de Dieu* »*.*
~===============~
126:9
#### HIÉRARCHIE ET LAÏCAT
*Nous nous sommes abstenus de tout commentaire sur ce que l'on appelle* « *la crise de l'*A.C.J.F. »*, pour deux raisons d'ordre différent mais convergentes.*
*La première est que l'Action catholique est un apostolat* (*des laïcs*) *entrepris sous la direction de la Hiérarchie : il ne nous paraissait donc pas que nos opinions personnelles en un tel domaine, à supposer que nous en ayons, devaient être exposées indiscrètement.*
*La seconde raison était l'appel explicite de S. Em. le Cardinal Gerlier, reproduit dans notre numéro* 7*, qui invitait au silence, en termes particulièrement graves, tous ceux qui ont la responsabilité d'écrire ou de parler en public.*
*Nous avions seulement remarqué qu'à propos de l'*A.C.J.F.*, plusieurs journaux répandaient diverses idées de portée générale, apparemment fort douteuses.*
*La Note doctrinale de l'Assemblée des Cardinaux et Archevêques* (*publiée dans* La Croix *du* 30 *octobre et dans la* Documentation catholique *du* 11 *novembre*) *apporte, concernant ces idées de portée générale, des éclaircissements qui seront utiles même aux chrétiens qui, en raison de leur âge ou d'autres circonstances, ne sont pas personnellement concernés par les problèmes propres à l'*A.C.J.F.
*Voici donc plusieurs passages de cette Note, classés par nos soins sous des titres qui expriment simplement les préoccupations auxquelles nous trouvons une réponse dans le texte cité*
I. -- Perte du sens du péché\
et de la Révélation
La notion d'apostolat est *essentielle* à la conception de l'Action catholique. Elle comporte en même temps, par le même effort, une éducation intégrale des qualités humaines et des vertus de foi d'espérance et de charité, en partant des mêmes problèmes de la vie réelle. L'apostolat pour la croissance du Corps du Christ et le règne social de Jésus-Christ est une *valeur chrétienne *: Il faut la sauver.
Car elle est *menacée* de nos jours. Le sens de l'apostolat a été affaibli chez des chrétiens et parfois même perdu, avec l'affaiblissement ou la perte du sens du péché et de la rédemption.
Or, cette carence est d'autant plus grave qu'elle se produit à une époque où le *problème missionnaire* du salut de tant d'hommes, qui vivent tout près de nous dans des milieux coupés de l'Église, se pose avec une acuité angoissante.
II. -- Les rapports du laïcat et de la hiérarchie\
ne s'éclairent que dans la foi
Il est naturel que ceux qui n'ont pas la foi ou qui n'ont qu'une foi vacillante n'envisagent les rapports des laïcs avec la Hiérarchie que sous un angle humain et souvent dans une optique politique. Ils en parlent comme ils le feraient des revendications d'un groupement à l'égard d'une autorité extérieure, contre les empiétements de laquelle ils entendent bien se défendre. Du même coup, ils s'interdisent de s'ouvrir au mystère de l'Église.
Bien loin de tenir les laïcs dans une dépendance passive, l'Église les appelle instamment à coopérer à la mission apostolique de la Hiérarchie, à prendre part activement, avec elle et sous sa conduite, au souci du salut des âmes.
127:9
Elle donne au mouvement un mandat pour l'évangélisation d'un milieu déterminé. Les rapports du laïcat avec la Hiérarchie ne s'éclairent que dans la lumière de la foi, de la foi au mystère du Christ vivant et agissant dans son Église par le magistère de la Hiérarchie apostolique, son ministère sacramentel et sa juridiction.
III. -- « Engagements temporels »
Il en est qui reprochent à la Hiérarchie et à l'Action catholique d'interdire l'engagement dans une action temporelle.
Or, la Hiérarchie n'a pas cessé de faire aux laïcs un devoir de s'engager dans une action d'ordre politique, syndical, social, familial, pour y prendre leurs responsabilités personnelles de citoyens...
.........
En fait, contrairement à ce que disent et écrivent certaines personnes, les jeunes catholiques des divers mouvements sont membres de syndicats dès l'âge de 18 ans, de mutualités et, dès qu'ils sont électeurs, ils prennent leur place librement, à titre personnel, dans un mouvement politique.
De son côté, l'Action catholique demande à ses membres de s'engager en chrétiens dans ces diverses formes de l'action temporelle...
.........
Sur le plan du mouvement lui-même, non plus seulement au plan de l'action individuelle, il est normal que, dans le cadre de l'A.C.J.F., les mêmes problèmes de la jeunesse soient étudiés par tous les mouvements sous l'aspect commun à tous...
...Mais, comme d'ailleurs l'A.C.J.F. le proclame elle-même, les mouvements de jeunes doivent s'arrêter à la frontière des problèmes de pure technique politique : ceux-là sont le domaine des partis, relèvent d'options libres et donc provoquent logiquement des oppositions, des positions de combat. L'apôtre ne peut pas être un partisan dans son mouvement d'Action catholique. L'Action catholique doit demeurer en dehors et au-dessus des partis politiques, pour unir tous les jeunes des divers milieux à la fois dans le souci apostolique et l'initiation progressive à la recherche du bien commun de la cité.
La liberté des chrétiens, que l'Église tient à sauvegarder dans le domaine des options libres, serait menacée si l'A.C.J.F., au nom d'une certaine politique de la jeunesse, était entraînée dans l'avenir à obtenir, par un vote à la majorité, une prise de position de l'Association elle-même sur ces questions, où chacun doit demeurer libre.
IV. -- Action sociale et civique\
et Action catholique
L'Action catholique et l'action sociale ou civique d'inspiration chrétienne sont distinctes. Toutes les deux sont nécessaires dans leur ordre respectif. Elles ont besoin l'une de l'autre.
Étant distinctes dans leur objet, leur nature et leurs moyens, elles doivent s'exercer par des mouvements distincts, sous peine de tomber dans une confusion paralysante et des équivoques dangereuses.
L'A.C.J.F. a été une action sociale et civique singulièrement féconde et a formé d'ardents apôtres jusqu'à l'apparition de l'Action catholique spécialisée. Du jour où elle s'ouvrait aux mouvements spécialisés d'Action catholique, elle était conduite à devenir un organisme d'Action catholique au sens précis du mot.
~===============~
128:9
#### L'APOSTOLAT DES LAÏCS
*Ce sont les mêmes questions, ou des questions analogues, que le Saint-Père a traitées dans son allocution du* 27 *septembre* 1956 *aux directeurs nationaux de l'Apostolat de la Prière.*
*Voici les passages de cette allocution qui concernent plus spécialement* L'APOSTOLAT DES LAÏCS :
Il nous apparaît évident que jamais les fidèles n'ont eu autant à cœur d'exercer l'apostolat. Il en est même, Nous le savons, qui vont jusqu'à affirmer que tous les chrétiens doivent s'inscrire pour ce travail apostolique.
En cette matière, cependant, il faut être réservé et prudent.
Car, pour s'adonner à l'apostolat, il faut certains dons particuliers d'ordre intérieur, certaines conditions de vie aussi, qui ne sont pas le fait de tous. Tous ne peuvent être de bons catéchistes, de bons prédicateurs, de bons propagandistes de la doctrine catholique. Tous ne sont pas capables d'entraîner et de gagner à leur cause l'esprit de ceux qui les entourent.
Ajoutons que, pour un grand nombre, le souci d'une famille, qu'ils ont été appelés à fonder et qui doit toujours rester leur préoccupation première, les empêche de trouver le temps et les forces nécessaires à un apostolat particulier.
Il est cependant deux genres, deux formes d'apostolat qui sont à la portée de tous : l'apostolat du bon exemple et l'apostolat de la prière.
Ces deux espèces d'apostolat ne demandent, en effet, ni loisirs ni talents particuliers.
Elles requièrent seulement qu'un chacun se montre franchement chrétien et qu'il vive très étroitement uni au Christ...
.........
...Si l'apostolat de la prière et de l'exemple porte du fruit par lui-même et en un certain sens se suffit, il n'en est pas de même des autres formes d'apostolat. Ceux qui s'y livrent, en effet, doivent avoir à un degré supérieur l'esprit de prière et donner un exemple insigne de vie chrétienne. Les Constitutions de votre Ordre le disent : « *C'est de ces choses intérieures, en effet, les vertus solides et le zèle des choses spirituelles, que les moyens extérieurs tirent leur efficacité pour la fin qui nous est proposée.* » (*Constitutions S. J.* P. X, n. 2). L'expérience quotidienne Nous l'apprend de façon éclatante.
Aussi souhaitons-Nous ardemment que tous ceux qui se livrent aux tâches extérieures de l'apostolat donnent leur adhésion à l'Apostolat de la Prière et se pénètrent de son esprit : clercs et laïcs, hommes et femmes qui, dans les rangs de l'Action catholique ou ceux d'autres Associations, coopèrent à l'apostolat hiérarchique.
~===============~
129:9
#### DIX-HUIT REMARQUES SUR L'ALGÉRIE
*Presque seuls dans la presse métropolitaine, nous avons intégralement reproduit dans notre numéro* 5 *du* 1^er^ *juillet* (*pages* 115-118) *la* Lettre des Étudiants d'Alger aux Français de la Métropole.
*Voici cette fois dix-huit remarques sur l'Algérie, extraites ou inspirées de la documentation du Gouvernement général.*
*Nous n'y ajoutons qu'un seul commentaire, celui-ci : les* « *grands problèmes contemporains* » *que mettent en théorie les profonds penseurs, docteurs et intellectuels, notamment catholiques, de notre temps, s'accompagnent trop souvent chez eux d'une méconnaissance systématique des réalités concrètes qui sont en question.*
1. -- 9.600.000 Français, dont 1.100.000 Français d'origine européenne et 8.500.000 Français musulmans vivent côte à côte en Algérie.
Ces 8.500.000 Français musulmans sont d'origines ethniques diverses et constituent des collectivités très distinctes, ayant souvent des coutumes très différentes.
Les Berbères (Kabyles, Mozabites, Chaouias de l'Aurès, Touaregs) qui habitent en général des régions montagneuses ou déshéritées, pratiquent le semi-nomadisme (Chaouias), le nomadisme (Touaregs) ou s'expatrient pour nourrir leur famille. C'est ainsi que l'on peut voir le Kabyle dans les usines métropolitaines et le Mozabite commerçant dans les grandes villes d'Algérie du Nord.
2. -- La population européenne dont l'origine est surtout métropolitaine mais aussi méditerranéenne, réside dans le pays depuis plusieurs générations.
Cette population ne diffère en rien de celle de la Métropole. On y trouve comme en France, ET DANS DES PROPORTIONS EN TOUS POINTS ANALOGUES, des ouvriers, des commerçants, des fonctionnaires, des agriculteurs et quelques gros propriétaires. Les ouvriers, employés et cadres musulmans ont exactement les mêmes salaires et avantages sociaux : que les non-musulmans. Sur 14.983 employés des chemins de fer algériens, 7.578 sont musulmans.
130:9
3. -- Un hectare de céréales ne peut se cultiver qu'une année sur deux en raison des conditions climatiques et de la nature des terres ; en conséquence, sauf pour quelques rares régions, 100 hectares en Algérie n'en valent guère que 50 en France.
Les ressources agricoles de l'Algérie ne sont pas extensibles et ELLES NE SUFFISENT PAS à nourrir sa population. L'industrialisation du pays, qui pourrait compenser cette insuffisance, se heurte à l'insuffisance des ressources énergétiques.
4. -- Il est facile, trop facile, de condamner ou d'exalter l'œuvre de la France en Algérie sans en exposer la réalité, les carences, la complexité, et sans souligner les difficultés auxquelles elle s'est heurtée.
*Ces réalités* qui s'inscrivent dans le pays sous forme de barrages, de routes, de ports, d'institutions sociales et culturelles, etc., méritent un examen attentif.
*Ces carences* sont malheureusement des réalités souvent imputables à des conditions géographiques (immensité du territoire, dispersion de la population, climat, etc.), à des conditions humaines (existence de deux communautés complexes), à des conditions économiques (pauvreté de l'Algérie en ressources énergétiques).
Il est facile de juger la France pour ce qu'elle a fait ou n'a pas fait, de dire qu'elle a beaucoup fait ou qu'elle n'a rien fait ; mais *le vrai problème* est de SAVOIR CE QU'HUMAINEMENT ET FINANCIÈREMENT ELLE POUVAIT FAIRE.
\*\*\*
5. -- Le nationalisme algérien a été créé par la France. Jamais le Musulman algérien n'avait eu le sentiment d'une nation algérienne.
Ferhat Abbas, un des principaux leaders du nationalisme algérien, écrivait en 1936 : « Si j'avais découvert la nation algérienne, je serais nationaliste ; je ne l'ai pas découverte, j'ai interrogé l'histoire, les vivants et les morts, j'ai visité les cimetières, personne ne m'en a parlé. »
En faisant de l'Algérie une entité politique spéciale, en lui donnant un budget, une assemblée semi-parlementaire, des signes monétaires propres, des timbres-poste particuliers, la France a créé chez les Algériens le sentiment d'une collectivité particulière.
6. -- Il n'y a pas en Algérie 1.100.000 « *colons* » dominant, par leur richesse et leur situation, 8.500.000 Musulmans.
131:9
Il y a 1.100.000 Français d'origine européenne dont 20.000 possèdent des propriétés terriennes d'importances diverses.
85 % *des Européens habitent les villes : les* ¾ *d'entre eux occupent des professions subalternes.*
7. -- Il n'y a pas de ségrégation en Algérie.
Les 9.600.000 Français (Musulmans et Européens) peuvent habiter les mêmes immeubles, fréquenter les mêmes spectacles, être soignés dans les mêmes hôpitaux, gérer ensemble les intérêts de leur pays, travailler dans les mêmes usines, envoyer leurs enfants dans les mêmes écoles.
8. -- L'économie algérienne ne vit que grâce aux injections artificielles de richesses constituées par les investissements français.
L'aide française a atteint 150 milliards en 1956 (les dépenses militaires non comprises).
Le montant des *investissements sociaux,* destinés seulement à élever le niveau de vie des populations et réalisés à fonds perdus, atteint LE TIERS DES DÉPENSES TOTALES D'INVESTISSEMENT, ce qui excède, et de loin, les possibilités financières d'une Algérie livrée à ses seules ressources.
9. -- Une Algérie indépendante se trouverait en face de ce dilemme : ou sacrifier pendant plusieurs années les réalisations sociales, ce qui entraînerait une baisse du niveau de vie, ou sacrifier l'effort d'équipement économique, ce qui conduirait rapidement au même résultat.
10. -- La coexistence de deux collectivités en Algérie contraint à considérer le problème algérien comme un problème à trois termes : la Métropole, les Musulmans et les Européens d'Algérie.
La réduction de ce problème à trois termes en un problème à deux termes (Métropole et Musulmans) est la source d'une foule d'erreurs et d'idées simplistes ; parmi celles-ci, l'affirmation selon laquelle le rapport de la Métropole à l'Algérie serait un rapport de pays colonisateur à colonie.
Ce troisième terme, que l'on oublie, fait toute la complexité du problème.
Si l'Algérie n'était pas un pays de peuplement européen, les problèmes économiques demeureraient, les problèmes institutionnels et politiques seraient beaucoup plus faciles à résoudre.
11. -- La France a peut-être commis une grande erreur, par humanitarisme naïf ou par démagogie, comme on voudra, en faisant passer l'effort social (santé publique, scolarisation, etc.) avant l'effort d'équipement économique : ce qui revenait à favoriser le développement des aspirations et des revendications de la population musulmane avant d'avoir créé les moyens de les satisfaire.
132:9
En attendant la formation de cadres techniques musulmans, il est nécessaire, dans l'intérêt même de l'Algérie, que les cadres français qui, du fait de la disparité numérique entre les deux communautés, risqueraient d'être exclus de la gestion du pays, puissent avoir une influence proportionnée à la part qu'ils prennent à l'activité économique.
\*\*\*
12. -- Les difficultés économiques créées par l'étendue du territoire, l'irrégularité des pluies et le manque de ressources énergétiques NE PEUVENT ÊTRE APLANIES QU'A LA LONGUE et par des investissements massifs.
La pauvreté naturelle de l'Algérie ne lui permet pas de financer seule ces investissements.
13. -- Il est facile de déterminer les devoirs de la France à l'égard des populations musulmanes, facile de lui faire reproche de n'avoir pas assez fait, en particulier dans le domaine social, alors que LA QUESTION EST DE SAVOIR SI ET COMMENT LA FRANCE POUVAIT FAIRE PLUS, AUTREMENT OU AUTRE CHOSE.
Il est facile de soulever des problème tels que ceux de la scolarisation et de l'habitat qui, dans l'état actuel des réalités algériennes, sont *presque insolubles*.
14. -- La scolarisation de deux millions d'enfants est *pratiquement irréalisable* dans l'immédiat, puisque la construction des écoles absorberait *la totalité du budget algérien,* soit plus de 100 milliards, et qu'il faudrait payer 40.000 maîtres supplémentaires.
C'est une absurdité analogue de prétendre assurer à tous les Algériens un habitat convenable en quelques mois ou quelques années, alors qu'en plus du retard énorme à rattraper, il s'agirait de loger chaque année 280.000 personnes supplémentaires.
\*\*\*
15. -- L'indépendance politique implique, pour être une réalité, l'indépendance financière. L'Algérie réduite à ses propres ressources aurait le choix entre la misère dans l'isolement et une nouvelle dépendance économique.
Cette nouvelle dépendance, *purement économique,* prendrait alors la forme d'une *exploitation* véritable : tous les investissements (non générateurs de recettes) visant par exemple à l'équipement social, seraient exclus.
133:9
Les pays qui, comme le Maroc et la Tunisie, s'enorgueillissent de leur indépendance nouvellement acquise, EN SONT DÉJA RÉDUITS A VENIR DEMANDER UNE AIDE DE PLUSIEURS DIZAINES DE MILLIARDS A LA FRANCE QU'ILS PRÉTENDAIENT REJETER.
Aucun autre pays au monde parmi ceux qui parlent de solidarité arabe n'est venu proposer à ces nouveaux « libérés » le moindre petit milliard.
16. -- Il est bien évident que LES PAYS ISLAMIQUES DONT LE NIVEAU DE VIE EST BEAUCOUP PLUS BAS QUE CELUI DE L'ALGÉRIE FRANÇAISE ne seraient pas capables de *donner à un pays étranger ce qu'ils ont été impuissants à donner au leur.*
Il est intolérable d'entendre reprocher à la France, au nom d'institutions et de principes qu'elle a elle-même enseignés, de n'avoir pas fait assez de réalisations sociales, économiques et culturelles au moment même où l'on prêche aux Algériens le retour à des « traditions » qui relèvent de la barbarie de l'Islam, créatrice de déserts.
Il est odieux de voir jouer sur nos scrupules de civilisés et de chrétiens, en se réclamant des droits de l'homme et de la liberté des peuples, ceux qui usent de la liberté pour se conduire en barbares.
\*\*\*
17. -- Si la France, comme osent le prétendre des intellectuels menteurs, employait vraiment à une répression aveugle les moyens militaires considérables dont elle dispose en Algérie, il n'existerait sûrement plus de rébellion ni de nationalistes ni même de population musulmane.
18. -- Si l'on peut *comprendre* (ce qui ne signifie pas approuver) celui qui refuse de combattre sous le drapeau français pour une cause qu'il estime injuste, on ne peut admettre que des Français soient moralement ou physiquement complices de l'ennemi qui tue nos soldats.
~===============~
134:9
#### FABRÈGUES ACCUSE
*Juste indignation de Fabrègues dans* LA FRANCE CATHOLIQUE *du* 9 *novembre. Les imbéciles* (*ou les sournois*) *vont encore dire que* « *c'est de la polémique* »*.*
*Fabrègues rappelle d'abord le sort du Domenach polonais :*
L'un des premiers gestes significatifs de la Pologne à l'heure où elle se trouvait sur le chemin de la liberté a été l'exclusion de son sein, par l'Association des Écrivains Polonais, du comte Piasecki, chef des chrétiens progressistes. Les Polonais, ce faisant, savaient ce qu'ils faisaient...
*...à la différence du Piasecki français, directeur-gérant d'*ESPRIT*, qui ne sait pas ce qu'il fait ; ou, du moins, on l'espère pour lui.*
*Mais Fabrègues s'en prend directement aux docteurs faillis, pourrisseurs de l'Occident, qui nous ont tant menti sur le communisme et sur nous-mêmes :*
Il y a deux ans, on nous avait amené à Paris M. Piasecki et ses semblables. Et l'on nous avait dit : « Il faut les entendre, il faut les comprendre. »
*Les noms, Fabrègues : vous, vous le devez.*
La voix de Rome avait déjà répondu. Mais aujourd'hui, une autre voix répond : c'est Varsovie vomissant les Piasecki, c'est la Hongrie ruisselante de sang.
Et vous...
*Les noms, Fabrègues, vous, vous le devez.*
...Et vous qui avez été parmi nous les répondants, les imitateurs et les introducteurs des Piasecki, nous voulons bien écouter vos *mea culpa,* nous voulons bien entendre vos démissions du groupe *France-U.R.S.S.* ou du Comité national des écrivains, vos « dénonciations indignées » de « l'emploi de la force par l'U.R.S.S. dans ses relations avec les pays socialistes », -- comme si tout cela était nouveau, imprévu, comme si 1945 n'avait pas vu la même chose à Varsovie, puis 1948 à Prague, comme si ce n'était pas là *l'essence* même du soviétisme, nous voulons bien écouter tout cela à une condition, une seule, mais elle est nette : QUE VOUS RÉPARIEZ.
*Les noms, Fabrègues : vous, vous le devez.*
135:9
Je sais bien ce que vous dites, lamentables enfants pris en faute : « Nous ne savions pas, nous ne nous doutions pas. » C'est ce que vous avez dit, la semaine dernière, lorsqu'une femme admirable, socialiste de surcroît, revenant du procès de Poznan, a tenté de vous ouvrir les yeux sur le mensonge sanglant que vous aviez couvert.
*Les noms, Fabrègues : vous, vous le devez.*
Vous ne saviez pas ? Étiez-vous donc si bêtes, si ignorants ? Nous n'en croyons rien. Si vous l'êtes, alors, allez-vous en... Mais si vous restez, vous avez le devoir de RÉPARER : de réparer la ruine des esprits, le dommage des âmes.
Vous devez AVOUER : *nous nous étions trompés,* il est faux qu'il y ait un irréversible « sens de l'histoire ». Il suffit d'un acte héroïque, d'une volonté héroïque pour que le sens de l'histoire soit changé.
Lever l'obnubilation marxiste est la première condition de la liberté à retrouver.
Vous devez avouer...
*Les noms, Fabrègues : vous, vous le devez.*
...Vous devez avouer : « Nous nous étions trompés ; la vraie *mystification du prolétariat* est à l'Est, et le premier devoir du chrétien, le premier devoir de tout homme, c'est de sauver les autres hommes et le prolétariat le premier en dénonçant cette mystification. C'est le sang du prolétariat hongrois qui crie cela désormais à travers l'Europe. »
Il n'est pas vrai que « l'anti-communisme » soit ruineux. L'anti-communisme est le premier devoir d'aujourd'hui, comme l'asepsie la première nécessité de la chirurgie...
...Ce qui est clair désormais, c'est qu'un certain refus de l'anti-communisme est le meilleur allié de la pénétration marxiste.
Un si bon allié, hélas, que c'est maintenant votre manière de raisonner et d'être qui est marxiste de l'intérieur : ce qui a compté pour vous, ç'a été le succès, l'avenir, ce qui vient, ce qui réussit.
Les noms, Fabrègues : vous, vous le devez.
136:9
Et par souci d'être avec « l'avenir », c'est vous qui avez délité les esprits et les âmes, substituant peu à peu à la Providence ce « sens de l'histoire », à l'appartenance à l'Église on ne sait quel corps mystique de l'humanité souffrante en marche qui ne tiendrait que d'elle-même sa vérité et sa grâce même.
**Les noms, Fabrègues : vous, vous le devez.**
Le premier devoir que nous ayons à l'égard des martyrs de Hongrie, c'est que ces choses soient dites, criées. Nous attendons que les crient D'ABORD les plus responsables d'entre vous.
Les noms des plus responsables d'entre eux, Fabrègues : donnez-les, si vous voulez, et si l'on veut éviter que ce soit nous qui les donnions, avec tous leurs textes, avec toutes les preuves.
Ce que nous vous reprochons ? Ah ! C'est beaucoup plus, c'est tout autre chose qu'un option politique comme dit désormais l'inénarrable charabia auquel les plus vénérables personnes et les agrégés de grammaire eux-mêmes ne peuvent plus découvrir un sens quelconque, au milieu des *si* et des *mais* qui retirent à la ligne suivante ce qui a été dit à la précédente.
Ce que nous vous reprochons, c'est d'avoir cru qu'il y avait un autre « sens de l'histoire » que la volonté éternelle de Dieu, un autre salut que la lente assomption de l'humanité vers la parousie dans et par les mérites de Jésus-Christ.
*Les noms, Fabrègues : sans haine et sans crainte, par charité, parce que c'est le seul moyen d'empêcher les mêmes docteurs faillis de se remettre, dans trois semaines ou dans trois mois, à tisser les mêmes mensonges.*
137:9
*Mais pour donner leurs noms, il faut aussi donner tous les nôtres à côté des leurs, avec humilité, avec remords. Car ce qu'ils ont fait, nous le leur avons laissé faire, tous tant que nous sommes. Par temporisation. Par fausse prudence. Par timidité devant les conventions sociales, devant les conformismes, devant les situations acquises, devant les académies, les congrès, les semaines et toutes leurs autres manigances. Par crainte de l'incompréhension et par peur d'être réputés* « *polémistes* » *par les imbéciles. Par manque de force. Nous qui savions.*
*Ces docteurs faillis, ils sont nos frères dans le Christ. Il fallait ou les convaincre ou les culbuter : Il le faut toujours : fraternellement, mais sans mièvreries ni fausses indulgences. Avec tous leurs noms. En parlant clair. En les mettant et en nous mettant au pied du mur.*
*Vous, Fabrègues, et votre vieille et noble* FRANCE CATHOLIQUE *pleine d'honneur, nous ne vous contestons pas le droit de marcher au premier rang. Nous ne passons devant vous que lorsque vous n'avancez pas.*
~===============~
#### LOUIS PAUWELS CHERCHE LE DIALOGUE
*Toujours à propos du communisme soviétique et des longues complicités ou complaisances qu'il a trouvées parmi les intellectuels français, M. Louis Pauwels, dans* PARIS-PRESSE *du* 14 *novembre, adresse une* « *lettre aux intellectuels de gauche* »* :*
138:9
Vous êtes dans un grand désarroi. Vous ne le cachez pas. *La confusion qui règne autour de nous se prolonge dans nos pensées,* écrit votre Mauriac en cachetant sa lettre de démission de France-U.R.S.S.
Vous regardiez vers l'Est, depuis des années, avec quelque bienveillance, avec quelque espérance. Vous jugiez de beaucoup de choses par là. Vous voilà *replongés dans la nuit oppressante* depuis que vous vous êtes détournés avec horreur de ce phare russe submergé par le sang hongrois. Vous venez de perdre la ligne générale. Ou plutôt ce n'est plus qu'un fil imperceptible dans l'ombre.
L'avenir du socialisme ne passe plus nécessairement par *les opérations tactiques de l'État et de la diplomatie soviétiques,* constate avec inquiétude Gilles Martinet. Comment repérerez-vous sans risque d'erreurs la bonne direction, maintenant, dans *ce brouillamini d'erreurs et de violences* qu'est devenue à vos propres yeux l'histoire présente depuis que le messianisme soviétique s'en est retiré dans le fracas des chars ?
Sartre, lui aussi rompt. Il maintient une position communiste, mais sans Moscou. Sans titisme non plus. C'est une position claire et intenable. Ce n'est pas la vôtre, qui n'est ni tenable ni claire. Sartre, d'ailleurs, désespère de cette gauche si vague à laquelle vous vous honorez d'appartenir. *La triste réalité,* vous dit-il, *c'est que la gauche française risque de mourir de ces événements.*
*M. Sartre nous la baille belle et M. Pauwels est bien bon d'accueillir cette grimace.*
*La gauche française risque de mourir : mais non pas de l'événement hongrois.*
*Preuve : ce que dit M. Sartre, ce qu'enregistre M. Pauwels, nous l'avions dit ici* AVANT *l'insurrection hongroise. Nous avions dit aussi* POURQUOI *et* COMMENT*. Nous avions dit* QUELLE « *gauche* » *risque de mourir.*
*On se reportera utilement à notre étude :* « Le communisme sous la toise »*, parue dans notre n°* 6*, le* 15 *septembre, c'est-à-dire avant la révolte et le martyre de la Hongrie.*
\*\*\*
*M. Pauwels, trop indulgent ou un peu distrait, ne remarque pas que les intellectuels de la non-résistance au communisme* NE SAVENT PAS LIRE. I*ls ne savent lire ni les textes ni les événements, perdus dans des abstractions sans mains ni pieds. Ils n'avaient pas lu le rapport Krouchtchev, ou n'y avaient rien compris.*
139:9
*Du rapport Krouchtchev, nous avions tiré les conclusions que la plupart des intellectuels français ont tirées seulement de l'événement hongrois. Et nos conclusions étaient beaucoup plus précises que ne le sont, avec six mois de retard, les leurs. Car enfin,* « *la gauche* »*, c'est trop ou trop peu dire. Nous avons dit, quant à nous, CE QUI, dans l'idéologie dite de gauche, est mis en question, -- à savoir* « *le socialisme* »*, la* « *propriété collective* » *systématisée et exploitée par l'administration d'État, et justement ce que le P. Bigo nomme avec satisfaction une nouvelle* « *technique de dévolution du pouvoir économique* »*. Nous avions posé la question aux intellectuels de gauche le 15 septembre.*
*S'ils avaient écouté la question, cela leur aurait au moins évité d'être si manifestement surpris par l'événement.*
\*\*\*
*M. Pauwels poursuit :*
Quelle gauche ? Un parti communiste disqualifié. Un parti socialiste qui consomme la faillite de la doctrine. Un neutralisme devenu impraticable. Un mendésisme qui est, de votre aveu même, fait d'inquiétudes plus que d'affirmations. Qui êtes-vous ? Que représentez-vous ?
Vous êtes des gens qui vous faites une idée de la droite pour oublier qu'il n'y a plus d'idée de gauche. Vous êtes des gens qui ont besoin de croire, par exemple, que des gens comme moi sont fascistes pour se sentir bonne conscience révolutionnaire. Vous entretenez le conflit gauche-droite pour vous persuader d'avoir le cœur du bon côté, faute de ne savoir de quel côté tourner la tête.
Nul moins que moi ne songe à tirer satisfaction de votre désarroi. Nous avons vu avec la même horreur se démasquer la Russie.
« *Se démasquer* »* ? N'exagérons rien. Pas pour ceux qui avaient lu le rapport Krouchtchev et divers autres documents plus anciens ; par exemple, sans remonter plus haut, le texte intégral de la Conférence de Berlin* (*janvier-février 1954*) *et celui de la Conférence des Ministres des affaires étrangères à Genève* (*octobre-novembre 1955*)*.*
*Mais les intellectuels ne lisent rien. Ils lisent, quand ils les lisent, des livres de sociologie et de philosophie : c'est le meilleur moyen de passer à côté des* RÉALITÉS *communistes.*
140:9
*L'événement hongrois n'a rien* DÉMASQUÉ *: mais il a* (*pour quelque temps*) *rendu impossible aux intellectuels de continuer trop manifestement à* IGNORER *ou à* CACHER *des réalités devenues évidentes depuis des années.*
Il n'y a aujourd'hui de confort moral ni pour vous ni pour personne. Cessons donc un moment de nous renvoyer la responsabilité du péril commun. Cette responsabilité vous échappe comme elle échappe à ceux qui ne pensaient pas comme vous hier et ont aujourd'hui beaucoup plus d'inquiétude que d'intime satisfaction.
Nous n'échapperons ni les uns ni les autres à demain, odieux ou propre. Ne perdons pas le temps qui nous reste. Ne faisons ni les uns ni les autres perdre son temps à la bonne foi. Cessons les polémiques. Il y a un ordre d'urgence. Cherchons ensemble. Essayons ensemble de comprendre.
*On adhère volontiers au propos et au projet de M. Pauwels. C'est exactement le nôtre, depuis la fondation d'*Itinéraires*. Mais existe-t-il des interlocuteurs à gauche ? Voilà plus de dix mois que nous les cherchons. Nous n'avons jusqu'ici trouvé que des sortes de robots, apparemment incapables d'entendre une parole humaine. Avec une patience infinie, nous les convoquons toujours à la confrontation qu'ils refusent.*
~===============~
#### HOMMAGE AU CARDINAL SALIÈGE
*Parmi les multiples hommages adressés par les journaux français au Cardinal Saliège* (*et dont plusieurs paraissent réticents, ou se révélaient étrangement partiels*)*, nous avons surtout retenu celui de* LA NATION FRANÇAISE*, pour sa clarté, sa force et sa netteté* (14 *novembre*) :
141:9
Avec la mort du Cardinal Saliège, l'une des figures les plus nobles, les plus belles et les plus pures de l'épiscopat français vient de disparaître. *La Croix, Le Monde, Témoignage chrétien* ont célébré avec raison l'attitude de ce grand prélat sous l'occupation allemande. Ils ont replacé, justement, sous nos yeux des extraits de ces lettres pastorales où la foi chrétienne, le patriotisme, la hauteur de la pensée et la beauté du style se conjuguent pour en faire d'impérissables témoignages de la vie religieuse française contemporaine : « Les Juifs sont des hommes ; les Juives sont des femmes... » ; texte superbe, rappelant l'imprescriptible devoir de la fraternité chrétienne et son extension sans limites. Mais, par quel étrange sens du temps et de l'espace ces journaux ont-ils pu suspendre leur hommage en 1946 ? La vie du Cardinal Saliège ne s'est pas arrêtée à la Libération, mais douze ans plus tard, en 1956.
Entre temps, le Cardinal avait beaucoup parlé. Après avoir cru, semble-t-il, un moment, en 1945, qu'un communisme, rendu patriote par la Résistance, pourrait être apprivoisé, le Cardinal Saliège avait condamné rapidement, avec son habituelle vigueur morale et intellectuelle, la déviation progressiste. Au moment de la grande crise des prêtres-ouvriers, le Cardinal avait dévoilé et condamné en des termes admirables, dans la *Semaine religieuse de* Toulouse, la tentation catholique du communisme... *Tout se passe,* disait le Cardinal en août 1953, *comme s'il y avait une action orchestrée par une certaine presse, plus ou moins périodique, par certaines réunions plus ou moins secrètes, tendant à préparer au sein du catholicisme un mouvement d'accueil au communisme*.
« *Il y a les meneurs qui savent, il y a les suiveurs qui sont inconscients et qui marchent. *»
Plus près de nous, le Cardinal Saliège -- ni *La Croix,* ni *le Monde,* ni *Témoignage chrétien* ne l'ont, non plus, rappelé, avait vigoureusement pris parti sur l'Algérie. Il ne mettait pas sur le même plan les assassins et les assassinés. En mars 1956, dans une lettre pastorale consacrée à l'Algérie, il disait :
« Au moment où le gouvernement fait une effort considérable pour sauver l'Algérie -- qui ne peut être sauvée que par un sursaut de patriotisme --, il est facile aux idéologues de dire : « Nous voulons la paix. » Tout le monde veut la paix. Mais comment établir la paix ?
« Actuellement, en Algérie, les révoltés, aidés par des étrangers, répandent la terreur. La paix viendra quand la situation sera renversée, c'est-à-dire quand les révoltés auront peur. » Fortes paroles que *la Croix* ne publiait pas, osant déclarer à notre journal : « avec le Cardinal Saliège, il faut être prudent. Vous savez, le Cardinal est coutumier des déclarations percutantes. Nous verrons quand nous aurons le texte complet... » Quand *la Croix* eut le texte complet, personne ne vit jamais rien venir.
142:9
Un hommage sincère au grand prélat disparu aurait dû rappeler non seulement l'évêque patriote, défenseur de la Cité, de 1942, mais l'évêque patriote, toujours sur le rempart, de 1956. Ce double hommage, nous le lui offrons, humblement, ici.
~===============~
#### UNE QUESTION À « LA PRESSE CATHOLIQUE »
*Ce n'est pas nous qui posons cette question, mais* LES NOUVELLES CATHOLIQUES (*bulletin hebdomadaire d'informations mondiales,* 153*, rue de Grenelle, Paris VII^e^*)*. Après avoir mentionné l'article de Georges Dumoulin paru dans notre n°* 6*, suite et fin dans le n°* 7*, le bulletin ajoute* (8 *novembre*) :
Nous souhaitons que beaucoup de gens lisent cet article de Georges Dumoulin, qui montre les étapes de la grâce dans l'âme d'un militant cégétiste bien connu. Mais parce qu'il a été publié dans *Itinéraires*, est-ce qu'il sera signalé par les journaux... catholiques ? Auront-ils le courage de manifester leur indépendance ?
*Apparemment, et du moins jusqu'ici, les journaux catholiques français se moquent parfaitement du témoignage d'un militant ouvrier. De la droite à la gauche, pas un mot. Nous notons le fait* (*un de plus*)*.*
*Seule exception qui soit parvenue à notre connaissance :* DOCTRINE ET VIE (*bulletin de l'association pour l'étude des questions religieuses,* 26*, rue d'Armenonville, Neuilly*)*, où M. Jean Daujat écrit :*
*Itinéraires,* n° 6 : Georges Dumoulin, *Retour aux vérités premières,* où l'on a la joie d'apprendre la rentrée dans l'Église du vieux militant syndicaliste.
*M. Jean Daujat formule sur la revue* ITINÉRAIRES *ce jugement :*
143:9
*Itinéraires* dont nous désapprouvons et regrettons vivement la partie polémique, contient dans sa partie positive et constructive des articles remarquables : D. Minimus..., Joseph Thérol..., Marcel Clément..., l'amiral Auphan..., Marcel De Corte..., Henri Charlier..., Gustave Thibon...
*M. Jean Daujat ne nous dit pas* EN QUOI *il désapprouve ce qu'il nomme* « *la partie polémique* ». *Sans doute serait-il bien en peine, puisque cette* « *partie polémique* »* ne fait que mettre en œuvre le contenu de la* « *partie positive* » *qu'il approuve.*
*Quant à regretter... Disons à M. Daujat que, nous aussi, nous regrettons la* « *partie polémique* » *de la revue, d'ailleurs réduite le plus possible. Nous ne soutenons de *« *polémiques* » *que celles auxquelles on nous contraint. Et même dans la* « *polémique* »* nous considérons les personnes mises en cause bien plus comme des interlocuteurs que comme des adversaires.*
ET NOUS LE PROUVONS *: en invitant ces interlocuteurs à venir exposer leur pensée dans nos propres colonnes, pour dire à nos propres lecteurs ce qui a pu leur paraître erroné ou injuste dans nos propos.*
*Nous remarquons qu'aucun journal, fût-il catholique, ne nous a encore traités de la sorte. Et nous ne voyons pas comment quelqu'un pourrait être fondé à se plaindre d'être ainsi traité.*
\*\*\*
*Puisque M. Daujat veut bien nous lire avec attention, nous serions heureux de connaître son avis sur les propositions concrètes et précises que nous avons formulées dans notre* « *déclaration de paix* » *du n°* 5 *et dans notre éditorial du n°* 6*. Celles dont le Chanoine Henri Collin écrivait dans* L'APPEL DE SAINT-CLOUD*, après les avoir citées en détail :*
Quel écrivain de bonne foi, quel catholique loyal et sincère ne souscrirait à une telle proposition ?
~===============~
144:9
#### UN NOUVEAU QUOTIDIEN
*Depuis le* 19 *novembre,* LA CROIX (22*, cours Albert* 1^er^ *et* 5, *rue Bayard, Paris VIII^e^*) *paraît sous une présentation nouvelle et selon une formule renouvelée. Elle porte maintenant en manchette :* « *quotidien catholique d'information* ».
*Dans l'ordre technique, la transformation est évidente. Il est encore trop tôt pour savoir si ce progrès, qui représente un considérable effort matériel et financier de la part de la Maison de la Bonne Presse, aura pour conséquence une augmentation durable de la diffusion.*
« *Cela constitue l'événement journalistique de la fin de l'année* » *écrivait le P. Gabel, rédacteur en chef, dans une lettre-circulaire en date du* 12 *novembre, qui annonçait l'événement, et qui disait notamment :*
Nous savons l'intérêt que vous voulez bien porter au journal et nous nous permettons de penser qu'avec nous vous désirerez que dans le respect de son rôle et de ses techniques il devienne chaque jour une présence chrétienne plus loyale et plus dynamique.
*Ici encore, il est trop tôt pour se faire une idée exacte des progrès accomplis.*
*La lettre-circulaire du P. Gabel annonçait en outre :*
Rien ne sera négligé pour faire connaître le fait à l'opinion publique : émissions de radio, affiches, crieurs de journaux, publicité, et surtout distribution massive de tracts publicitaires.
*Tous nos vœux, au matériel et au moral, pour le nouveau quotidien. Dans le passé, il est arrivé que* LA CROIX *nous déçoive cruellement, et nous n'avions aucune raison de le cacher. C'est pourquoi, peut-être plus vivement que d'autres, nous souhaitons et nous espérons que les transformations de* LA CROIX *l'amèneront à mieux répondre à sa difficile fonction de grand journal de tous les catholiques français.*
*S. Em. le Cardinal Feltin, archevêque de Paris, a lancé l'appel suivant* (LA CROIX *du* 17 *novembre*) :
A diverses reprises déjà, et il y a quelques semaines encore, nous avons recommandé à notre clergé la lecture de *la Croix*, journal d'Action catholique qui se tient au-dessus des partis et qui, à tous égards, apparaît comme remarquablement informé.
145:9
Aujourd'hui, nous recommandons spécialement la lecture de ce journal à nos fidèles à l'occasion d'un nouvel effort qu'il va tenter, d'une part, pour multiplier ses informations et ses rubriques, d'autre part, pour être mis plus aisément à la portée d'un large public.
*S. Exc. Mgr Renard, évêque de Versailles, a lancé l'appel suivant* (LA CROIX*,* 27 *novembre*) :
Le journal « La Croix » et en vente une édition nouvelle qui veut intéresser spécialement toute la région parisienne. A cette occasion, nous devons nous rappeler l'importance d'une presse chrétienne et le rôle primordial qu'elle joue dans le monde actuel.
Au moment où le grand journal catholique fait un effort, d'une part, pour multiplier ses informations ; d'autre part, pour être mis plus aisément à la portée du public, que les fidèles le choisissent comme leur journal quotidien : il importe de lire et soutenir la presse qui, dans ses articles et ses jugements, s'inspire de la foi et de la doctrine de l'Église.
*Il est évident que tous les catholiques devraient lire un quotidien catholique : comme il n'en existe Actuellement qu'un qui soit de diffusion nationale, cette situation* (*étonnante pour un pays comme la France, si l'on y réfléchit*) *a au moins l'avantage de ne laisser place à aucune hésitation et de simplifier le choix.*
\*\*\*
*Parmi ses propres lecteurs, nous dit* TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN (30 *novembre*)*,* 63* % lisent* LE MONDE *ou le* FIGARO (52*% le premier,* 11* % le second*)*,* 23* % lisent des quotidiens régionaux et seulement* 9* % lisent* LA CROIX*. C'est vraiment peu.*
*Si l'on se souvient que les lecteurs de* TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN *sont ordinairement considérés comme les plus ardents militants en matière de presse catholique, on peut présumer que le pourcentage de lecteurs de* LA CROIX *est encore plus faible ailleurs.*
*C'est précisément à ce problème que s'attaque résolument l'actuelle réorganisation de* LA CROIX*.*
~===============~
146:9
#### LES VŒUX DE L'ASSEMBLÉE DES CARDINAUX ET ARCHEVÊQUES CONCERNANT LA PRESSE
*L'Assemblée des Cardinaux et Archevêques a rédigé, concernant la presse catholique ou d'inspiration chrétienne, une note qui a été rendue publique fin novembre :*
« L'Église a toujours reconnu aux catholiques la liberté de leurs opinions en matière politique, économique et sociale, pourvu que celles-ci soient conformes à sa doctrine.
Cette liberté permet aux chrétiens d'exprimer leurs opinions personnelles dans des revues ou dans des journaux. Elle leur donne aussi le droit d'avoir une presse d'inspiration chrétienne, qui corresponde à leurs options.
Il est normal que, sur un sujet d'actualité, des chrétiens portent des jugements différents. Il est normal, aussi, que le choix fait par certains d'entre eux, en matière libre, ne plaise pas à d'autres qui ont des opinions différentes ou même opposées. C'est là un sujet d'étonnement pour certains. Mais l'Église, qui respecte cette liberté chez ses fidèles, sans jamais s'inféoder elle-même à une tendance particulière, demande à chaque chrétien de la respecter aussi chez ses frères.
L'assemblée des cardinaux et archevêques croit donc opportun de formuler les vœux suivants :
1\) Il est à souhaiter que les comités de presse développent de plus en plus leur effort de diffusion des publications catholiques. Ils méritent d'être encouragés dans leur tâche, qui est un véritable apostolat ;
2\) Journalistes, propagandistes et lecteurs auront le souci d'une charité vraie. Ils éviteront les polémiques personnelles, les critiques inutiles et le reproche de manquer de fidélité à l'Église, trop fréquemment adressé à ceux qui ne pensent pas comme eux ;
3\) Les catholiques éviteront de présenter leurs options personnelles comme l'enseignement de l'Église. Ils auront soin de ne pas porter des condamnations qui sont du ressort exclusif de la hiérarchie. »
147:9
*On remarquera que si l'Assemblée des Cardinaux et Archevêques a estimé opportun d'exprimer des* « *vœux* » *plutôt que des consignes impératives ces vœux n'en doivent pas moins être accueillis avec une déférente attention par les catholiques qui, de bon cœur, s'efforceront dans la voie indiquée.*
\*\*\*
*Les délibérations de l'Assemblée des Cardinaux et Archevêques sont ordinairement entourées d'une discrétion totale, on n'en connaît, sous forme de communiqué, que certaines conclusions.*
*Cette fois, précisément sur les questions de presse,* TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN *a été en mesure de publier des détails supplémentaires, ceux-ci* (30 *novembre*) :
Le rapport à l'Assemblée (sur la presse) a été fait par la Commission épiscopale de l'Information, que préside S. Em. le Cardinal Feltin. Cette dernière avait longuement entendu M. Georges Hourdin, président du Centre National de Presse catholique, venu exposer le point de vue des directeurs de journaux catholiques.
*Une inexactitude s'est glissée dans le commentaire de* TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN*. M. Hourdin n'a pas exposé le point de vue* DES *directeurs de journaux catholiques, mais de* CERTAINS D'ENTRE EUX*.*
*Les lecteurs de* TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN *auront d'ailleurs rectifié d'eux-mêmes, puisque ce journal ajoute en note, à propos du Centre National que préside M. Hourdin :*
Rappelons que cet organisme groupe les journaux suivants : *La Croix, La Croix du Dimanche, La Vie catholique illustrée, Le Pèlerin, Promesses, Radio-Cinéma, Témoignage chrétien, Jeunes Forces rurales, Âmes vaillantes, Bayard, Bernadette, Cœurs Vaillants, Perlimpinpin, Fripounet et Marisette*.
*Le Centre national de Presse catholique* (*qui ne concerne que les journaux Parisiens*) *est donc un organisme ne groupant qu'une partie de la presse catholique. Que, par exemple,* LA FRANCE CATHOLIQUE *s'abstienne résolument d'y adhérer, est hautement significatif, et manifeste quelles sont les limites de la* « *représentativité* » *que peut avoir le président de ce* « *Centre National* »*.*
148:9
*L'inconvénient des* « *indiscrétions* » *fragmentaires publiées par* TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN *est de laisser supposer que le point de vue de* LA FRANCE CATHOLIQUE *et de* L'HOMME NOUVEAU*, par exemple, n'aurait pas été* « *longuement entendu* »*, et que ces deux publications, entre autres, seraient en quelque sorte des publications catholiques de seconde zone.*
*Nous savons qu'il n'en est rien : le haut témoignage de satisfaction, que nous publions d'autre part, envoyé par S. Em. le Cardinal Feltin à* L'HOMME NOUVEAU*, donne au contraire à penser que le point de vue de M. Hourdin, forcément unilatéral, incomplet, et par là éventuellement discutable, n'a pas dû être le seul qu'ait* « *longuement entendu* » *la Commission compétente.*
~===============~
#### A PROPOS DES « COMITÉS DE PRESSE »
*A ceux qui désirent se procurer l'édition française de l'*OSSERVATORE ROMANO*, nous avions cru pouvoir conseiller de s'adresser au* « *Comité de presse* » *de leur paroisse.*
*Nous avons reçu de nombreuses lettres nous exposant le résultat de telles démarches, et les réponses parfois étonnantes qui ont été recueillies.*
*C'est toujours avec le plus grand intérêt que nous lisons les informations et les commentaires que nous adressent nos lecteurs : mais nous leur indiquons que sur ce point le problème qu'ils soulèvent dépasse, et de beaucoup, notre compétence.*
*Nous pouvons seulement leur signaler à nouveau que l'édition française de l'*OSSERVATORE ROMANO *a pour adresse :* 6*, rue Christophe Colomb, Paris VIII^e^.*
~===============~
#### « L'HOMME NOUVEAU » OFFICIELLEMENT APPROUVÉ
*Le bi-mensuel catholique* L'HOMME NOUVEAU (1*, place Saint-Sulpice à Paris*) *a fêté son dixième anniversaire à la fin du mois d'octobre.*
*S. Em. le Cardinal Feltin avait chargé S. Exc. Mgr Rupp d'y déclarer en son nom :*
149:9
Comment l'Église catholique, comment l'Archevêque de Paris, comment les évêques français ne seraient-ils pas reconnaissants à un journal qui se fait l'écho fidèle, constant, des enseignements de l'Église ; qui met son point d'honneur à rester uniquement dans la ligne de l'Église ; à être l'écho de ses enseignements, de ses angoisses aussi, de ses espérances, de ses volontés ?
*Tous nos vœux et toutes nos félicitations à notre excellent confrère, qui eut beaucoup à souffrir dans le passé de certaines partialités et de certains sectarismes.*
~===============~
### Le pape oublié
L'HOMME NOUVEAU *a publié le* 25 *novembre l'allocution prononcée par l'abbé Loyez, lors de la conférence de presse organisée le* 27 *octobre à l'occasion du congrès de ce journal.*
*Plusieurs passages de cette allocution viennent confirmer nos convictions souvent exprimées.*
*L'abbé Loyez a vécu assez longtemps à l'étranger. Il est rentré en France il y a cinq ans :*
Dès mon retour à Paris, j'ai voulu m'instruire. J'ai voulu reprendre contact avec ce qu'on appelait « *l'aile marchante de l'Église de France* ». J'en avais tellement entendu parler en Espagne et au Portugal ! Je me disais : « Voilà dix ans que tu négliges l'actualité théologique et philosophique française, tu n'es plus à la page, il s'agit de t'y remettre ! » Alors je me suis mis à lire, à écouter le plus possible. Je suis allé d'ouvrage en ouvrage, de conférence en conférence, à la quête de la lumière qu'on me disait émaner d'esprits vigoureux, pénétrants, les mieux adaptés à notre temps. Un très grand étonnement me saisit alors, dont je crois avoir le droit de vous faire part : dans beaucoup de ces travaux éminents les citations abondaient. On citait souvent n'importe qui ; mais pas assez souvent l'Évêque des Évêques, l'Autorité suprême de l'Église, le Saint-Père, qui, pourtant, avait parlé sur les sujets abordés. Je ne comprenais pas ce silence massif. J'hésitai longtemps, craignant que mon séjour à l'étranger me rendit injuste à l'égard des « réalités françaises ». Puis me vint cette persuasion qu'une tâche essentielle de mise en valeur de l'enseignement pontifical s'imposait.
150:9
Oui, on en était arrivé là, me semblait-il : à ce qu'une simple répétition, une répétition toute élémentaire, si j'ose dire, des mots que disait le Pape, devenait absolument nécessaire. Et ces mots étaient salvateurs.
.........
Je me souviens d'avoir discuté avec des Pères, par ailleurs estimés et estimables, qui me disaient ceci : *nous souffrons d'une sorte de malaise ; entre ce que nous avons tiré de nos études théologiques, de nos écoles, de notre expérience humaine, et ce que dit le Pape, nous constatons comme un décalage*. Eh bien ! J'atteste, pour ma part, que je n'ai jamais constaté un tel décalage. Quand le Pape a parlé de psychanalyse, par exemple, je me suis dit : « Voilà une pensée qui m'éclaire. C'est de cela que nous avions besoin ; c'est cela que j'attendais ». Quand le Pape a parlé de l'existentialisme et de tant d'autres « ismes », qui déboussolent notre monde moderne, je me suis dit : « c'est encore sauveur ». Chaque fois, c'était pour moi, un accord, un épanouissement. Je l'aimais, le Pape, d'avoir eu ces paroles. Voilà ce que je voulais dire.
Je voudrais aussi évoquer une grande idée qui imprègne tout l'enseignement de Pie XII : l'idée de la « relation à Dieu ». Depuis que l'humanité est apparue sur cette terre, elle a des querelles. Querelle de l'homme avec lui-même, querelle de l'homme avec les autres hommes, avec ses proches, ou ses moins proches, querelle de l'homme avec la nature, qui devant les violences ou les négligences de l'homme, se rebelle. Et puis il y a une quatrième querelle, celle de l'homme avec Dieu. Eh bien, Pie XII est venu dire que cette dernière querelle constitue le grand clivage de l'humanité moderne. Les trois premières querelles trouvent une solution dans la mesure où l'on s'apercevra de la quatrième et où elle cessera, transformée en amour. Malheureusement, s'établit un monde qui veut faire disparaître les trois premières querelles par le fait même qu'on s'efforce de ne pas résoudre la quatrième. Ceci est l'essentielle vanité, l'essentielle illusion. Si vous voulez, répète sans cesse Pie XII, que l'homme s'accorde avec lui-même, avec ses semblables, avec la nature, faites en sorte qu'il s'accorde d'abord avec son Créateur, qu'il soit d'abord relié à Lui. Telle est la grande idée lancée par Pie XII dans un monde qui, l'ayant perdue, a le vertige du vide. Enfin, puisque nous souffrons, Catholiques, de nos divisions et souhaitons une unité plus vraie, puissions-nous songer à ceci : le chemin le plus court de l'unité passe par la fidélité au Vicaire du Christ, au Pontife de Rome, au Père universel.
151:9
De même, comme dit Saint Thomas, qu'il n'y a pas d'unité d'action, d'unité d'Église, sans unité de Foi, il n'y a pas non plus d'unité de foi, ni d'action sans Chef Suprême.
~===============~
### Le centenaire des « Études »
*Le numéro de novembre des* ÉTUDES (15*, rue Monsieur, Paris VII^e^*) *est consacré au centenaire de la revue qui a été solennisé par diverses cérémonies, et par une conférence de M. Adrien Dansette, l'historien pour lequel, selon le mot de S. Exc. Mgr Blanchet, qui présidait,* « *il y a ses amis, et puis... les autres* »*.*
*La fonction souvent tenue par les* ÉTUDES *dans le mouvement des idées en France est définie par M. Louis Barjon :*
Les *Études* sont loin certes de méconnaître cette forme de courage qui consiste à se porter, à ses risques et périls, sur des positions avancées : hardiesse souvent nécessaire pour faire progresser la vérité. Telle n'est point cependant leur mission propre. Un devoir particulier de vigilance leur incombe, auquel elles ne se pourraient soustraire sans trahir la confiance qu'elles s'honorent d'avoir avec le temps acquise de façon solide auprès des lecteurs. Vigilance exigeant de ses rédacteurs l'attention à s'inspirer dans leurs jugements d'une grande fermeté et sûreté dans la doctrine, exigeant aussi d'eux cette autre forme de courage non moins certaine qui consiste à apporter contrepoids au naturalisme et au scepticisme dont est menacée plus que toujours la société d'aujourd'hui.
*Il est malaisé, ou délicat, d'oser faire quelque objection à une aussi vénérable centenaire. Néanmoins le numéro commémoratif a fait l'objet le* 8 *novembre, dans* RIVAROL (354*, rue Saint-Honoré -- Paris 1^er^*) *des remarques suivantes :*
152:9
Presque à chaque page, cela est notable, revient un thème unique, orchestré avec d'infinies variations : « une pensée généreusement humaine » (p. 166), « un courageux effort de compréhension » (p. 170), « une charité délicate et compréhensive » (p. 194), « une humeur conciliante » (p. 197), « le support mutuel des différences d'opinion » (p. 211), « bienveillance avertie, courtoisie apostolique » (p. 222), « générosité loyale » (p. 223), « effort pour pénétrer la pensée » des adversaires (p. 293), etc., etc.
Ce sont là les divers visages d'une belle et bonne chose. Mais à tant en parler, cela finit par ressembler à un tic intellectuel ou même verbal, à une clause de style.
Nous ferons d'ailleurs remarquer aux rédacteurs des ÉTUDES que cette « compréhension généreuse », très certaine chez eux, s'arrête bizarrement devant certains seuils. On ne la voit pas se manifester dans ce numéro même, quand il est question des « catholiques intransigeants » ou de « l'esprit de Louis Veuillot ». Ceux-ci se trompaient ? Ce n'est pas la question en l'occurrence : pourquoi sont-ils exclus des bienfaits de la « générosité compréhensive » ?
La portée de cette remarque n'est peut-être pas seulement rétrospective. Mais puisque ce numéro des ÉTUDES ne parle pas des temps présents, nous imiterons sa réserve.
*On comprend le sens et l'opportunité de ces réflexions, discrètes mais claires.*
*M. Louis Barjon écrit encore, dans le même numéro des* ÉTUDES*, suite immédiate du texte cité plus haut :*
Il reste que cette exigence du témoignage doit, en cet âge qui est le nôtre, assouplir son exercice. Ce qui suppose chez l'écrivain catholique un courageux effort de compréhension et d'intelligence, une effective volonté d'être présent à ce dialogue qui, sur un plan manifestement plus fraternel et constructif qu'il n'était naguère, s'engage dans le monde intellectuel d'aujourd'hui et particulièrement en France.
*Un pas décisif, pour réaliser de telles intentions, serait certainement accompli si les* ÉTUDES *apportaient leur renfort aux* PROPOSITIONS CONCRÈTES *que nous avons* (*seuls, hélas*) *formulées concernant le dialogue fraternel, -- ou si, de leur côté, elles en formulaient de meilleures.*
*Parmi les vœux que nous adressons aux* ÉTUDES *pour leur centenaire, nous pouvons bien inscrire celui-là.*
~===============~
153:9
## Note de gérance
Le 8 décembre a été adressée à nos abonnés, amis, propagandistes la lettre-circulaire suivante.
Ceux de nos lecteurs qui n'ont pu être joints directement, et ceux qui n'ont pas remarqué cet imprimé dans leur courrier, en trouveront ici le texte :
M...
La revue *Itinéraires* en arrive au point décisif de son existence et de son développement.
Je viens vous exposer comment et pourquoi.
Ceux qui, jusqu'ici, ont répondu à mon appel, quelquefois avec une dévouement allant jusqu'au sacrifice, ne sont ni les plus riches, et de loin, ni assez nombreux.
Grâce à eux, un résultat déjà important a été obtenu. Le nombre d'abonnements reçus à ce jour serait suffisant pour n'importe laquelle des revues que vous voyez en librairie, qui sont soutenues par de puissantes maisons d'édition ou par des groupements organisés. La plupart d'entre elles n'ont jamais atteint et n'atteindront jamais ce résultat que nos amis ont obtenu dans le court délai de neuf mois.
Mais pour *Itinéraires*, revue indépendante, sans appuis extérieurs, sans ressources préexistantes, et qu'aucun groupement, qu'aucune maison d'édition ne soutient, ce résultat est insuffisant.
Ce résultat doit être doublé dans les trois mois qui viennent.
154:9
Je n'ai d'autre ressource que de vous le dire, et de vous demander d'entreprendre tous, et tout de suite, l'effort nécessaire de souscription et de propagande, chacun selon ses moyens.
\*\*\*
*Chacun selon ses moyens : je vous dois la vérité. Et je dois attirer votre attention sur cette vérité. Ce sont les plus démunis, les plus pauvres qui ont été les plus prompts à répondre à mon appel. Je n'ai pas vu beaucoup d'abonnements de soutien à* 5*.*000 *francs : je sais quel effort cette souscription a représenté pour la plupart de ceux, peu nombreux, qui l'ont faite. J'ai vu très rarement quelqu'un souscrire d'un coup* PLUSIEURS *abonnements de soutien : je l'ai vu exactement quatre fois. Pourtant,* ceux qui le peuvent *existent, et ils sont plus de quatre.*
*Un soutien de cette sorte nous est indispensable. Il doit nous tenir lieu du* budget de publicité et de lancement *dont dispose en général toute publication nouvelle, et dont nous ne disposons pas.* Il peut seul nous donner les moyens d*'*atteindre un public plus étendu, numériquement assez important *pour assurer l'existence de la revue par les seuls abonnements ordinaires. Voulez-vous,* chacun d*'*entre vous*, par retour du courrier, nous envoyer toutes les adresses des personnes auxquelles destiner utilement un numéro spécimen ? Voulez-vous,* CEUX QUI LE PEUVENT ET QUI NE L*'*ONT PAS ENCORE FAIT*, nous envoyer* un *ou* plusieurs *abonnements de soutien ?*
\*\*\*
155:9
*S'il est vrai, comme nous le croyons, que les publications installées ne sont pas* « *représentatives* » *des tendances véritables de l'opinion française,* c*'*est le moment de le prouver*. C'est le moment de montrer que les Français qui désapprouvent les périodiques installés* SONT CAPABLES *de reconnaître, de soutenir, de faire vivre une publication indépendante :* s'ils s'en montraient incapables, leurs protestations même les plus légitimes seraient tenues pour sans valeur, parce qu'impuissantes à promouvoir des effets pratiques.
*Je vous dis les choses comme elles sont. Vous lirez ou vous ne lirez pas cette lettre. Vous y répondrez ou vous n'y répondrez pas. Je n'y peux rien. Je peux seulement vous dire qu'en ce mois de décembre* 1956*, vous tenez entre vos mains l'existence d'*Itinéraires*, et que votre réponse aura des conséquences qui dépassent de très loin la simple existence d'une revue. Je n'ai pas besoin de vous nommer tous ceux qui espèrent ardemment la disparition de celle-ci. Sachez qu'ils vous observent et qu'ils ne comptent que sur votre négligence, votre distraction ou votre lenteur. Ils donneraient n'importe quoi pour que les nombreux Français dont la revue Itinéraires exprime et défend les volontés ne soient pas avertis de son existence, ne soient pas attentifs à sa signification et à l'influence évidente qu'elle exerce déjà, et ne lui apportent leur soutien que trop tard.*
*Je vous le dis parce que je le sais : le soutien que vous apporterez ou n'apporterez pas à Itinéraires est observé de toutes parts ; il est considéré comme un test décisif de l'opinion des Français en matière de publications ; et comme un test de leur* APTITUDE A TRADUIRE CONCRÈTEMENT LEUR OPINION PAR DES ACTES*.*
Jean MADIRAN.
UN MOT ENCORE, un mot *précis,* que je veux ici ajouter à cette lettre-circulaire. M. Georges Montaron, directeur de *Témoignage chrétien,* écrivait le 11 mai 1956 :
156:9
« *Ces extrémistes* (il s'agit des catholiques qui ne croient pas pouvoir approuver les « options politiques » de *Témoignage chrétien*)... *aucun groupe d'action catholique n'a jamais l'avantage de compter sur leur dynamisme, et même pour organiser des ventes de charité MM. les Curés ne peuvent bénéficier de leur concours...*
« *Qu'ont-ils construit ?... Quel journal chrétien ont-ils réalisé ? Aucun. Ils en sont incapables. Ce ne sont que des démolisseurs*. »
En ce qui concerne les œuvres, c'est une affirmation fausse.
EN CE QUI CONCERNE LES PUBLICATIONS, c'est une affirmation *dont on n'a pas encore prouvé par les faits* qu'elle est fausse.
Certes, il serait facile de montrer que les « grands journaux » des « chrétiens de gauche » ont bénéficié, pour leur lancement et leur développement, de circonstances politiques très particulières et d'importants capitaux. Il serait facile de montrer *qu'aujourd'hui,* les capitaux indispensables au lancement d'un « grand journal » sont plus importants encore, et véritablement astronomiques.
Mais je ne vous demande pas ces capitaux astronomiques. Je vous demande de montrer que vous êtes assez nombreux et assez résolus pour faire vivre une publication qui n'a pas besoin d'un tel gigantisme financier : la revue *Itinéraires*.
L'argument de M. Montaron, M. Montaron n'est pas le seul à l'employer. En public ou en privé, ils le répètent presque tous. Et cet argument, en fait, est terriblement efficace. Car jusqu'ici, LES APPARENCES SEMBLENT MONTRER QUE LES FRANÇAIS QUI DÉSAPPROUVENT LES PUBLICATIONS INSTALLÉES NE SONT PAS DÉCIDÉS A SOUTENIR EFFICACEMENT UNE PUBLICATION NON INFÉODÉE AU CONFORMISME POLITIQUE « GAUCHISTE » ACTUELLEMENT RÉGNANT.
L'apparition d'*Itinéraires* a constitué un fait nouveau. Certains l'observent avec inquiétude et même avec terreur. Car ils savent bien, dans leurs journaux installés et privilégiés, qu'ils ne correspondent aux vœux que d'une minorité. Ils savent bien que la preuve matérielle peut en être faite, *si les Français de qui elle dépend ne dorment pas.*
Ces Français-là sont handicapés, souvent, par leur dispersion, leur inorganisation et la modicité de leurs ressources.
157:9
Mais ce qui est demandé à CHACUN ne dépasse pas leurs possibilités s'ils s'y mettent TOUS.
Nous le savons. Les organisateurs de la presse installée le savent aussi. Ils espèrent et ils ont parié que vous resteriez distraits ou négligents. Ils ont rendu public leur fameux argument et lui ont donné l'allure d'un défi solennel. Et je dois bien constater que partout aujourd'hui on surveille *Itinéraires* comme un test, la respiration suspendue et l'œil inquiet.
Dans trois mois, dans deux mois, pourra-t-on dire que l'exemple d'*Itinéraires,* réduit à ne plus paraître que cinq ou six fois par an sur un petit nombre de pages, prouve que *Témoignage chrétien* avait raison en disant de vous : « *Quel journal chrétien ont-ils réalisé ?* *Aucun*. *Ils en sont incapables. Ce ne sont que des démolisseurs*. »
Si ce défi n'est pas relevé, si vous ne donnez pas à *Itinéraires* les moyens de maintenir son existence actuelle, on dira que vous êtes donc quantité négligeable *en fait,* même si d'aventure vous avez raison « en principe ». Et l'imposture continuera, renforcée, triomphante.
Oui, je vous l'assure, les conséquences auront une portée qui dépasse infiniment la simple existence de la revue *Itinéraires.*
Cela est entre vos mains.
J. M.
158:9
#### PARMI LES LIVRES REÇUS
- Georges DUHAMEL, de l'Académie française : *Les compagnons de l'Apocalypse,* roman (Mercure de France).
- Christiane FOURNIER *Missionnaires de choc* (Plon).
- M. M. D'HENDECOURT : *La perfection de l'amour d'après sainte Thérèse de l'Enfant Jésus* (Nouvelles Éditions Latines).
- Pol VANDROMME : *Robert Brasillach, l'homme et l'œuvre* (Plon).
- Raymond de WITTE : *Problèmes et images de la vie sociale* (Éditions Renée Lacoste, 121, avenue de Villiers, Paris XVII^e^).
- Gérard HUPIN : *Un grand défenseur de la civilisation, Charles Maurras,* préface de Gustave Thibon (Éditions Universitaires).
- Marquis de la FRANQUERIE : *Jeanne d'Arc la Pucelle* (chez l'auteur, château de la Tourre par Condom, Gers).
- Jean POURTAL DE LADEVEZE : *D'une flûte d'argent éveilleuse d'écho,* poèmes (Divan).
Paul LECLERE : *La danse des vivants et des morts,* poèmes (Debresse).
============== Fin du numéro 9.
[^1]: -- Ep. 3.
[^2]: -- Cf. nos articles d'*Itinéraires* (n° 2 et n° 8).
[^3]: -- Pie XII : Allocution du 17 octobre 1953 (O. R., éd. française du 30 octobre 1953).
[^4]: -- L. ST SIMON : « Mémoire sur les sciences de l'homme », p. 187.
[^5]: -- Le nom des « physiocrates » postule, déjà, la même conception
[^6]: -- Cf. « Les Libertés françaises » : pp. 40-43 (mai 1956).
[^7]: -- Emmanuel MOUNIER : *Feu la Chrétienté* (Le Seuil, 1950) p. 112.
[^8]: -- Charles MAURRAS : *Mes idées politiques* (Fayard édit.) p. 102.
[^9]: -- *Les Libertés Françaises,* mai 1956, page 52.
[^10]: -- *Idem,* page 61.
[^11]: -- *Idem,* page 63.
[^12]: -- *Somme théologique* I-II, Qu. 90 a 4*.*
[^13]: -- Pie XI : *Quadragesimo Anno,* n° 84 à 105**.**
[^14]: -- Pie XII : Allocution du 14 mai 1953.
[^15]: -- Pie XII : Lettre aux Semaines Sociales de France, le 14 juillet 1954.
[^16]: -- Cf. R.P.A. MESSINEO, s.j. : *L*'*Humanisme Intégral* in CIVILTÀ CATTOLICA, 1^er^ septembre 1956, traduction des N*ouvelles* de *Chrétienté,* 14 septembre 1956.
[^17]: -- Pie XII : Message radiophonique du 24 décembre 1955.
[^18]: -- Cf. Pie XII : Encyclique *Humani Generis* (3^e^ partie). Luc X, 16.
[^19]: -- Cardinal PACELLI : Discours du 13 juillet 1939 sur la vocation de la France.
[^20]: -- Pie XII : Discours du 29 juin 1941 sur la Divine Providence dans les événements humains.
[^21]: -- (1). *L*'*Économie sociale selon Pie XII.* Nouvelles éditions latines. 2 Vol.
[^22]: -- (2). *Le Chef d*'*Entreprise* -- Nouvelles éditions latines -- 1 Vol.
[^23]: -- (1). Ci-devant *Actualité religieuse dans le monde.*
[^24]: -- (1). Explications, j'ai bien le droit de le faire remarquer, qui ne sont pas nouvelles. Voir notamment le chapitre premier de *Ils ne savent pas ce qu*'*ils disent.*
[^25]: -- (2). Voir *la pensée du p Bigo,* dans *Itinéraires,* n° 6.
[^26]: -- (1). Intégralement cité et analysé dans *Ils ne savent pas ce qu'ils disent,* chapitre IV. Depuis lors, c'est-à-dire depuis plus d'un an, M. Folliet, à ma connaissance, n'a rien corrigé ou retiré de son article, ni rien répondu aux observations contenues dans ce chapitre.
[^27]: -- (1). *Forces nouvelles,* 3 novembre 1956.
[^28]: -- (1). *Loc. cit.*
[^29]: -- (1). Édition Gallimard, 1935, pages 284 et 287.
[^30]: -- (2). *Itinéraires,* n° 6 : « *Le communisme sous la toise*. »
[^31]: -- (3). Même numéro, pages 19 à 23.
[^32]: -- (1). *Loc. cit.*
[^33]: -- (2). *Forces nouvelles,* 10 novembre 1956.
[^34]: -- (3). *L*'*Homme nouveau,* 25 novembre 1956.
[^35]: -- (1). Voir notamment *Ils ne savent pas ce qu'ils disent,* pages 61-68 ; *Itinéraires,* n° 4. pages 44-45 ; n° 8 page 124. Voir aussi, plus bas : *Annexe sur l'unité catholique et la démocratie chrétienne.*
[^36]: -- (2). *Ils ne savent pas ce qu'ils disent,* pages 170-171.
[^37]: -- (1). *Carrefour,* 23 novembre 1955.
[^38]: -- (2). *Écrits de Paris,* décembre 1955, pages 78 et suivantes.
[^39]: -- (1). Étienne Borne, *Forces nouvelles,* 3 et 10 novembre 1956, et *passim.*
[^40]: -- (2). *Témoignage chrétien* du 18 novembre 1955.
[^41]: -- (3). On sait, ou l'on devrait savoir, que beaucoup d'électeurs, de sympathisants et même quelquefois d'élus M.R.P. admettent la démocratie chrétienne par *opportunité* plus que par « *foi démocratique* ». La « minorité démocrate chrétienne » proprement dite est une minorité même *à l*'*intérieur du M.R.P. *et le plus souvent elle en sort, ou n'y est jamais allée, et s'oriente politiquement vers les socialistes de *France-Observateur* ou les radicaux de *L'Express.*
Une enquête de *Témoignage chrétien* (30 novembre 1956) est très significative à cet égard. Parmi les lecteurs de *Témoignage chrétien,* 71 % lisent régulièrement *L'Express* ou *France-Observateur* (31 % le premier, 40 % le second) ; et seulement 5 % lisent *Force nouvelles,* organe hebdomadaire du M.R.P.
(Ces chiffres portent seulement sur les jeunes lecteurs de *Témoignage chrétien,* c'est-à-dire jusqu'à 26 ans : ils n'en sont que plus démonstratifs.)
[^42]: -- (1). *Ils ne savent pas ce qu*'*ils disent,* pages 159-160.
[^43]: -- (1). Formule mise en œuvre depuis le 19 novembre 1956. Il est encore trop tôt, au moment où nous écrivons ces lignes, pour se faire une idée même approximative des transformations qui ont pu intervenir.
[^44]: -- (1). *La Croix,* 21 mai 1955.
[^45]: -- (1). Qui les conduit (c'est un détail, mais aussi un exemple) à croire et à dire que *L'Homme nouveau* serait un journal « de droite », ce qui est manifestement et scandaleusement faux. *L*'*Homme nouveau* n'est ni de droite, ni de gauche, ni du centre, simplement catholique : on ne croit pas qu'il soit humainement possible de tenir beaucoup plus exactement qu'il ne le fait une telle position. Qu'il y arrive mieux que *La Croix* est tout simplement normal : *L*'*Homme nouveau,* bi-mensuel, *se tait* ou *s'abstient* sur un grand nombre de questions « politiques ». tandis que *La Croix,* quotidien d'information, est contrainte d'en parler, ce qui entraîne forcément, voire contre son propre gré, des prises de position.
[^46]: -- (1). Expression empruntée à M. Maurice Vaussard, auteur d'une récente *Histoire de la démocratie chrétienne* (Éditions du Seuil). Voir *Itinéraires,* n° 4, pages 43 et suivantes.
[^47]: **∗** -- Note de 2001 : ce « post-scriptum » se trouve à la page 158 de l'original.
[^48]: -- (1). Voir « Le communisme sous la toise »*, Itinéraires* n° 6.
[^49]: -- (1). En effet : et cela n'a échappé ni au Saint Office ni au Centre national. *La Croix* du 10 octobre, reproduisant la note du Centre national telle qu'elle avait paru dans la *Vie diocésaine d*'*Évreux* du 5 octobre, a omis le membre de phrase où il est explicitement dit : « Vous connaissez certainement ces Missels et *la propagande bien orchestrée qui a été faite à leur sujet* ». (N.D.L.R.)*.*