# 12-04-57
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INTERPELLÉ au moins cinq fois successives en deux mois, par trois organes ([^1]érents, et en des termes plus que pressants, sur ce que j'ai pensé et pense aujourd'hui, je réponds par la déclaration suivante.
1. -- N'ayant fondé rien qui ressemble à une école ou à une doctrine, je vois très clairement que l'histoire de ma pensée personnelle n'a aucune importance publique, sauf celle qui lui est artificiellement donnée pour les besoins supposés d'une polémique peu exigeante sur le choix des moyens et qui ne me concerne même pas.
2. -- Je précise que le directeur d'*Itinéraires* ne juge pas les articles qu'il publie en fonction de leur analogie ou de leur contradiction avec ses pensées personnelles. Je démens comme inexactes et injurieuses les insinuations en ce sens, qui traitent soit comme inexistante soit comme déloyale la « Déclaration liminaire » de la revue ([^2]).
3. -- Je déclare que les écrits publiés sous le nom de Jean-Louis Lagor trouvent complément, correction ou rectification dans mes écrits postérieurs, qui ont d'ailleurs été parfaitement compris comme tels par ceux qui les ont lus dans un esprit objectif.
4. -- Concernant l'ouvrage intitulé *La philosophie politique de Saint Thomas,* qui est plus spécialement mis en cause, je déclare l'avoir écrit en 1943-1944, et avoir mis, à une époque où ce n'était pas facile, beaucoup de persévérance à le publier pour la raison qu'il comportait une ample lettre-préface de Charles Maurras, dernier texte, daté du 2 septembre 1944, qu'il ait écrit avant son emprisonnement. Je réussis enfin à le faire éditer en 1948. A cette époque déjà, je n'aurais pas écrit de la même manière cet opuscule. Mais comme il était en réalité un recueil d'articles ayant effectivement existé ; comme d'autre part la lettre-préface me paraissait beaucoup plus importante que mon texte propre ;
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comme je ne pouvais remanier mon texte sans détruire en quelque sorte la préface (où Maurras dit sur lui-même et sur sa pensée des choses qu'il n'a dites ni ailleurs, ni avant, ni après), je laissai tout en l'état. D'autant plus qu'avait paru quelques mois plus tôt un autre livre de moi où s'exprimait déjà (notamment aux pages 51-53, dans mon hommage à l'Ordre de saint Benoît) ce qui commençait de m'éloigner de certaines théories sommaires, et parfois inexactes, exposées dans ma *Philosophie politique de saint Thomas.*
5. -- La lettre-préface ci-dessus mentionnée note que « l'étude continuée du même problème peut avoir eu d'autres résultats que d'en altérer la position : elle a pu aussi le faire avancer ».
Si je croyais avoir eu à l'époque de mes premiers livres une totale et définitive compréhension des sujets qu'ils traitaient, il me suffirait aujourd'hui de les rééditer.
Je crois au contraire que l'étude continuée des mêmes sujets m'a fait avancer dans une compréhension plus exacte de l'enseignement de l'Église. J'estime que le livre en question, et tous ceux que j'ai publiés sous le nom de Jean-Louis Lagor, contiennent des vues incomplètes ou superficielles, des erreurs implicites ou même explicites : il est connu que je contredis et combats ces erreurs depuis des années.
De ces écrits anciens, et qui n'eurent que peu de lecteurs, on exhume et on exploite aujourd'hui certaines erreurs : mais non point pour m'en faire un reproche rétrospectif. Au contraire : on les approuve, on fait mine de m'en complimenter comme d'autant de vérités. On le fait sans aucune raison sérieuse, du moins exprimée, et apparemment par simple procédé agressif : mais il n'importe, le résultat est le même, l'on donne ainsi une publicité à ces erreurs concernant la physique sociale, la morale politique, l'urgence relative de la réforme des institutions et de la réforme des mœurs, et autres choses analogues. On croit, ou l'on feint de croire, que je resterais fidèle à ces erreurs, ou que je les aurais insuffisamment rectifiées, ou que je rechercherais ou prolongerais quelque équivoque sur ce point. On propose ces erreurs au public sous la caution invoquée de « Jean-Louis Lagor, *alias* Jean Madiran ».
6. -- La manière et la nature de telles pratiques compromettent et bafouent la part de vérité que contiennent les écrits en question ; elles les exploitent au seul profit d'équivoques et d'erreurs qui, au chapitre des rapports de la morale et de la politique, me paraissent depuis des années, et plus encore aujourd'hui après avoir pris conseil, contraires à la doctrine de l'Église.
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Je n'ai pas la possibilité matérielle de composer et de publier en quelques jours une réédition revue, corrigée et complétée de ces ouvrages. Ce qu'ils contiennent de positif est d'ailleurs peu à peu repris et complété dans mes travaux ultérieurs, parus ou à paraître, et notamment dans un livre qui est actuellement sous presse.
Mais j'estime devoir sans attendre empêcher autant qu'il est en moi l'utilisation erronée qui en est faite présentement.
En conséquence, je déclare :
-- que je désavoue et rétracte tous les écrits que j'ai publiés sous le nom de Jean-Louis Lagor ;
-- qu'attester ces écrits comme véridiques et dignes de foi ne peut être fait que sans mon aveu, contre mon gré et avec ma désapprobation catégorique ;
-- que je prie le public de les tenir pour nuls et non avenus ; ou d'y voir seulement un témoignage des lenteurs, des cheminements et des faiblesses de ma pensée ; et une invitation, s'il existe quelqu'un pour se croire ou se vouloir mon disciple, à n'avoir qu'un seul Maître, qui est Notre-Seigneur Jésus-Christ, crucifié (même par nos écrits) et présent parmi nous, et qui nous parle par la bouche de son Vicaire, Notre Saint-Père le Pape, et des Évêques, successeurs des Apôtres, en communion avec le Siège apostolique ; -- que ce précédent invite en outre le lecteur à ne tenir mes écrits actuels que pour ce qu'ils sont, à savoir proposés seulement à la réflexion et à la discussion sans aucune autorité ni qualification particulières, soumis au jugement de l'Église et toujours prêts à être révisés selon les indications de son enseignement.
Les erreurs contenues dans les écrits publiés sous le nom de Jean-Louis Lagor eussent-elles, bien que je les aie contredites et combattues dans mes écrits postérieurs, égaré un seul lecteur, j'en demande pardon à Dieu et à ce lecteur.
7. -- Les trois organes de presse qui ont soulevé ces questions ne me paraissent pas réellement préoccupés -- ni personne d'ailleurs -- de l'histoire de ma pensée personnelle depuis ses premiers balbutiements. Si, contre toute probabilité, ces trois organes de presse, ou l'un d'entre eux, estiment que cette histoire personnelle a une importance ou un intérêt quelconque pour leurs lecteurs, je reste prêt à leur donner, dans leurs colonnes, tous les éclaircissements précis et détaillés qui sont en mon pouvoir.
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8. -- Je remercie ces trois organes de presse, quelles qu'aient pu être leurs intentions apparentes ou réelles, de m'avoir conduit à cette mise au point que j'estimais avoir suffisamment faite *passim,* mais que voilà rédigée d'un seul tenant. Je les autorise, eux et quiconque le jugera utile, à la reproduire intégralement dans leurs colonnes.
27 février 1957.
Jean Madiran.
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## ÉDITORIAUX
### Préparons le Premier Mai
TOUS A L'ACTION POUR LE PREMIER MAI. UNITÉ D'ACTION POUR LE PREMIER MAI. C'est notre appel et notre mot d'ordre. C'est le vieil appel révolutionnaire, il a changé de camp et de contenu par la volonté de Pie XII, et il n'est pas devenu moins révolutionnaire, il l'est infiniment plus, mais autrement ; il l'est infiniment mieux. Il est la grande espérance du XX^e^ siècle, qui vient prendre la place de l'espérance morte du socialisme.
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QUI sait encore ce que représentait l'ancien 1^er^ Mai, et de quoi il était l'anniversaire, et d'où il venait ? Fête socialiste du travail, ce 1^er^ mai-là est célébré par un défilé solennel de l'Armée rouge à Moscou. Ne croyez pas que l'Armée rouge n'ait aucun rapport avec le travail et les travailleurs. Avec eux, elle a le rapport de bourreaux à victimes qui vient de s'illustrer une fois de plus, l'automne dernier, en Hongrie.
Le 1^er^ mai socialiste est d'origine américaine. Le socialisme l'a oublié. Nous pouvons bien au passage lui rappeler son histoire, que nous savons et qu'il ne sait plus : nous manifestons ainsi le privilège du vivant sur le mort.
Cela se passait en 1886. Les organisations syndicales des États-Unis, encore faibles, étaient groupées soit en une sorte de compagnonnage, les « Chevaliers du Travail », soit en Trade-Unions à la manière britannique.
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Les uns et les autres firent cette année-là une grève générale le 1^er^ mai pour réclamer la journée de huit heures avec un salaire de dix. Cette grève, qui connut un certain succès, dut sa célébrité à des incidents sanglants survenus les jours suivants, à Chicago, au cours d'une manifestation : des anarchistes lancèrent une bombe sur des policiers qui dispersaient un rassemblement. Les chefs anarchistes furent arrêtés et cinq d'entre eux exécutés dix-huit mois plus tard.
En souvenir des « martyrs de Chicago », l'American Federation of Labor, constituée sur ces entrefaites, fixa au 1^er^ mai 1890 une nouvelle grève générale de 24 heures en faveur de la journée de huit heures. Ce projet fut aussitôt repris et étendu par les syndicaux et les socialistes de France, suivis bientôt par la plupart des pays d'Europe Journée revendicative, donc, mais aussi, dès l'origine, fête laïque du Travail. Le journal des anarchistes français, *La Révolte,* déclarait le 3 mai 1890, dans un commentaire écrit probablement par Kropotkine : « La manifestation pour la journée de huit heures s'effaça dans la pensée ouvrière : l'idée qui prima tout fut celle d'une fête prise de force par les travailleurs en dehors des saints du calendrier. »
Faites aujourd'hui l'expérience. Interrogez un militant communiste ; un militant socialiste ; un militant de F.O. ou de la C.F.T.C. : demandez-lui de quoi le 1^er^ mai est l'anniversaire et où il a commencé ; et pourquoi ; et comment. Vous vérifierez que la tradition et l'esprit du syndicalisme socialiste sont morts. Ce qu'il en reste n'est pas rien : un énorme poids matériel, un énorme *poids mort,* une pente à la bureaucratie étatiste, à la colonisation étatique du travail (et des loisirs, et de l'éducation, et de tout) qui menace très directement d'étouffer peu à peu la société tout entière. Il ne faut pas négliger ce péril qui, manipulé et renforcé par le communisme, est le plus grand péril temporel de notre époque. Il est immense. Il est terrible. Il va nous écraser : nous allons être écrasés, mais sous un cadavre. Et c'est contre quoi nous luttons.
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Pour le 14 juillet, dont le contenu s'est transformé (et amenuisé aussi), on sait de quoi il retourne : la prise de la Bastille, la révolution contre la monarchie, contre les nobles et contre le clergé. Mais pour le 1^er^ mai, on ne sait plus. On a oublié les « martyrs de Chicago ».
Le 1^er^ mai était vidé de lui-même. Le 1^er^ mai était à prendre.
Pie XII l'a pris.
Suivons-le.
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C'EST le 1^er^ mai 1955 que le Souverain Pontife a institué la fête liturgique de saint Joseph artisan, aux acclamations des travailleurs italiens rassemblés par dizaines de milliers sur la place Saint-Pierre à Rome. La fête chrétienne du travail est fixée en « ce jour du 1^er^ mai que le monde du travail s'est adjugé comme sa fête propre » et qui a reçu maintenant « la consécration chrétienne » ([^3]). Le journal socialiste *Franc-Tireur* parlait le 5 mai 1955 d'un « *coup de main catholique sur le 1^er^ mai* » ; il n'en niait pas le succès, bien qu'il s'en tint aux signes extérieurs :
« La manifestation a été gigantesque. Trente trains spéciaux, 1.500 autocars ont amené à Rome, de tous les points de l'Italie, 150.000 travailleurs ([^4]) qui se sont réunis le matin autour d'une énorme enclume surmontée de différents symboles du travail : une gerbe, une ancre, des agneaux, des roues dentées. Et, dominant le tout, le drapeau tricolore et la Croix... Relégués à la place Saint-Jean, les dirigeants de la C.G.T. n'ont fait entendre qu'une faible protestation contre cette sorte de coup de main catholique sur le 1^er^ mai. »
Nous n'avons en France rien fait de comparable ?
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Nous le ferons. Cette année. Ou la suivante. Ou plus tard. Il faut commencer par le commencement, et c'est peu à peu que l'on avance.
En Italie, les Associations chrétiennes des travailleurs ont douze années d'existence et d'activité. Nous n'en avons pas en France un équivalent aussi nombreux ni animé du même esprit. Nous l'aurons un jour ou l'autre, d'une manière ou d'une autre. Nous avons, en communion avec toute l'Église, la fête chrétienne du travail, la fête de saint Joseph artisan. Nous serons à la messe du 1^er^ mai, dans notre paroisse ou avec notre corporation. Nous y serons beaucoup ou nous y serons seuls, -- avec Notre-Seigneur Jésus-Christ présent sur l'autel. Ce n'est pas nous qui assumons et consacrons le travail et la fête du travail : c'est Lui. Il l'a déjà fait. Il a été du métier dans sa vie terrestre. Il a été travailleur. Il veut l'être en nous et à travers nous, et que nous le soyons en Lui et par Lui.
Avec nos camarades et compagnons de travail, avec ceux que nous amènerons et en pensant aussi à ceux qui n'auront pas encore voulu venir, nous irons à la messe du 1^er^ mai, au rendez-vous du Seigneur.
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MAIS voici d'abord le dimanche de la Passion et le dimanche des Rameaux. Nous sommes en Carême. « Le Carême n'est pas triste, il est sérieux et c'est différent. Les chrétiens, pendant quelques semaines, vont réfléchir à la voie dans laquelle ils se sont engagés. Ils en sortiront mieux armés, plus patients, plus forts et plus assurés au matin de Pâques de la résurrection finale ([^5]). » Nous sommes rassemblés dans les mêmes pensées. Et voici bientôt la Semaine Sainte et le dimanche de Pâques.
Et dans la lumière de Pâques, dix jours plus tard, le mercredi 1^er^ mai.
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Oui, *unité d'action,* oui, *tous à l'action* pour le 1^er^ mai. Notre action de chrétiens. D'instruments inutiles qu'il plaît à la volonté du Seigneur d'utiliser. Il n'avait pas besoin des apôtres et Il a voulu que tout passât par eux. Il n'avait pas besoin d'une l'Église, et Il a voulu être présent et communiqué par l'Église et ne faire qu'un avec l'Église.
Le 1^er^ mai a changé de camp : mais il ne s'agit point des camps que dessinent parmi les hommes les illusions, les passions, les intérêts, les idées fausses et même les idées (trop) justes. Il s'agit du camp de Dieu, -- et de l'autre. Il s'agit du camp de Jésus-Christ et du camp de son Ennemi. En instituant la fête chrétienne du travail, Pie XII remarquait que « depuis longtemps l'Ennemi du Christ sème la discorde dans le peuple », et cela « sans rencontrer partout et toujours de la part des catholiques une résistance suffisante » ; « dans le milieu ouvrier spécialement, l'Ennemi du Christ a fait et fait tous ses efforts pour répandre de fausses idées sur l'homme et sur le monde, sur l'histoire, sur la structure de la société et de l'économie ».
Pie XII a *repris* à l'Ennemi la fête du 1^er^ mai. Il a institué le 1^er^ mai chrétien et l'a voulu sans compromis avec l'autre 1^er^ mai, déclarant nettement :
« Jésus-Christ n'attend pas, pour pénétrer les réalités sociales, qu'on lui ouvre le chemin avec des systèmes qui ne dérivent pas de lui, qu'ils s'appellent *humanisme laïque* ou *socialisme purifié du matérialisme.* »
Le 1^er^ mai socialiste était, au moins implicitement, une manifestation de refus et de haine à l'égard du Créateur. Fête du travail, oui, mais d'un travail qui aurait pour fonction de « produire l'homme », d'un travail par lequel l'homme serait auteur de lui-même, d'un travail qui ferait que « la nature et l'homme existent de leur propre chef » ([^6]). La célébration socialiste du 1^er^ mai était une sorte de monstrueuse Nativité de l'humanité, naissant d'elle-même par le Travail.
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Reprenant à l'Ennemi la fête du 1^er^ mai, Pie XII nous invite à célébrer et consacrer le travail humain comme une humble coopération à la Volonté divine. REMETTRE LE TRAVAIL A SA PLACE DANS LE PLAN DIVIN : c'est la grande et l'essentielle bataille de notre siècle. Même un regard superficiel aperçoit, dans l'état actuel de nos sociétés modernes, que tout semble se jouer pratiquement dans le domaine, sur le terrain, dans le monde du travail. Notre destinée temporelle apparaît dans la dépendance des problèmes du travail, des aspirations, des luttes, des transformations qu'ils provoquent. Regard superficiel mais non pas faux, apparence qui est signe et symptôme, qu'il importe d'approfondir en communion avec la pensée de l'Église Mais il faudrait méditer l'enseignement des Papes sur ce point ; il faudrait d'abord le connaître ; et le faire connaître.
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LORSQU'IL lança le premier appel solennel et universel à l'action contre le communisme, Pie XI donna une indication qui n'a peut-être pas été suffisamment entendue. Contre le communisme qui est une colonisation et une exploitation du travail humain, et des problèmes du travail, et des injustices du travail, et des possibilités du travail, -- une colonisation qui est la grande menace du siècle, -- une exploitation visant essentiellement à « libérer » l'homme de Dieu, -- Pie XI publia l'Encyclique *Divini Redemptoris.* Il la publia le 19 mars 1937. Le 19 mars, c'est-à-dire en la fête de saint Joseph. Et ce n'est pas une coïncidence, puisqu'il y déclarait (paragraphe 81) :
« Nous mettons la grande action de l'Église catholique contre le communisme athée mondial sous l'égide du puissant protecteur de l'Église, saint Joseph. Il appartient, lui, à la classe ouvrière ; il a fait la rude expérience de la pauvreté...
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Dans l'accomplissement du devoir quotidien, il a laissé un exemple à tous ceux qui doivent gagner leur pain par le travail manuel, et il a mérité d'être appelé le Juste, modèle vivant de cette justice chrétienne qui doit régner dans la vie sociale. »
Cette pensée de Pie XI n'était pas nouvelle dans l'Église. Il n'y a dans l'Église jamais rien de nouveau. Mais il y a d'infinis développements. Et toujours l'Église trouve, non à l'extérieur, mais en elle-même, ce qui est pour chaque temps la Voie, la Vérité, la Vie. Toujours l'Église « se contente de rappeler la doctrine traditionnelle », comme disent avec une moue blasée ceux qui tiennent à manifester qu'ils se croient beaucoup plus malins. Dans son dépôt, dans son trésor « traditionnel », dont elle « se contente », l'Église a tout ce qu'il lui faut et tout ce qu'il nous faut : c'est toujours de ce trésor qu'elle tire « *nova et vetera* », des choses anciennes et des choses nouvelles (Mt XIII, 52). Préparée par Pie XI, instituée par Pie XII, la fête chrétienne du travail a saint Joseph pour patron : en un sens, il l'était depuis toujours.
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QUE faire donc ? D'abord nous pénétrer de cet enseignement. Ne pas laisser la lumière sous le boisseau, mais l'établir de manière qu'elle brille aux yeux des hommes (Mt V, 14-16), par nos actes, chacun selon notre état et selon nos moyens.
Chacun, dans sa paroisse et auprès des organisations catholiques, se renseignera sur les messes du 1^er^ mai et sur les diverses manifestations qui suivront. Il est important de demander le texte liturgique de la nouvelle messe, de l'avoir lu et médité à l'avance. Si, dans la semaine qui précède le premier mai, plusieurs compagnons de travail demandent au curé de leur paroisse, ou à leur aumônier, de les réunir pour leur expliquer et commenter la prière liturgique de cette messe, ils ne se rendront pas coupables d'une initiative déplacée, au contraire, l'Église les appelle et les attend.
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Que partout les travailleurs chrétiens lui soumettent leurs désirs, leurs suggestions, leurs idées pour donner à *leur* fête toute sa solennité extérieure et toute sa dimension intérieure.
Sur le lieu même du travail, il faudra penser au voisin, au camarade, au compagnon. Sans insistance déplacée et bien sûr sans rien qui puisse ressembler à une pression. Mais comment les travailleurs fêteraient-ils leur fête s'ils ne connaissaient même pas son existence ? Il faut simplement les informer et les inviter ; leur dire la signification et l'importance de la fête liturgique de saint Joseph artisan, exemple et protecteur de tous ceux qui, par leur travail, doivent gagner leur pain. Il faut être en mesure de répondre aux questions et aux objections. La responsabilité personnelle de chaque travailleur chrétien est engagée, quant à ce qu'il fera et quant à la manière dont il le fera.
Et puis, nous penserons particulièrement aux isolés. Isolés dans un milieu de travail hostile. Isolés loin de toute église ou dans une paroisse sans prêtre. Chaque isolé est par définition, là où il est, un combattant d'avant-garde. Plus d'un isolé, sans doute, ne pourra pratiquement, le premier mai, qu'adresser à Dieu une prière solitaire. Mais c'est d'abord la prière qui compte. Et c'est dans la prière surtout que l'on n'est jamais seul.
ITINÉRAIRES.
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### Saint Joseph artisan
A la communion de la messe de la Pentecôte, il est chanté sur un texte des Actes des Apôtres : « Ils disaient en différentes langues les merveilles de Dieu. » Et sur ce mot *mirabilia* se trouve une mélodie inoubliable et généralement mal chantée parce qu'hélas, on n'y voit que des notes. Ces merveilles de Dieu, l'Église passe son temps sur la terre à les proclamer : *L'Église ou la société de la louange divine,* tel est le titre révélateur d'un opuscule de dom Guéranger. Une des merveilles de Dieu est certainement la vie de saint Joseph et l'Église, en nous offrant cette nouvelle fête de saint Joseph artisan, continue cet office de louange de Dieu et d'enseignement des fidèles qui est sa mission sur la terre.
L'ÉGLISE agit en cela comme elle fit aux temps anciens vis-à-vis des fêtes païennes. La petite procession que les Romains faisaient en l'honneur du dieu, ou de la déesse (on ne sait pas bien) de la gelée, Robigo, est devenue la procession des litanies majeures, le jour de la saint Marc, où il est demandé à Dieu de protéger son peuple et les biens de la terre.
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Les personnes âgées ont connu les « Premier Mai » d'autrefois, cortèges de révoltés, avec le drapeau rouge, des pierres, des « épreuves de force », des soldats et des gendarmes aux carrefours. Lentement, quand on paya aux ouvriers le salaire de cette journée, le chômage du premier Mai se généralisa et devint inoffensif. Il devint officiel quand le premier Mai, fête de saint Philippe et saint Jacques, fut la fête du chef de l'État. Entrée dans les mœurs, elle est aujourd'hui la fête propre aux travailleurs ; et comme tout le monde l'est ou à peu près, elle est sympathique à tout le monde. Cependant, elle reste plus particulièrement la fête des travailleurs manuels qui, au travail même, joignent par la force des choses une pénitence physique plus ou moins accentuée. Or cette pénitence est précisément celle qui fut indiquée (et offerte en quelque sorte) à Adam après sa faute. Il y a là pour le travailleur une situation qu'on peut dire privilégiée à qui sait la voir. Dans les monastères contemplatifs, même pour le théologien, l'helléniste, l'hébraïsant ou le musicologue, il y a un temps déterminé pour le travail manuel. C'est là une très sage coutume qui rappelle les intellectuels à l'humilité nécessaire et aux conditions primordiales de l'existence et du salut.
L'Église fait aujourd'hui une fête de ces pensées, mais on voit par ce que nous venons de dire qu'elles les a eues de tout temps. Dans sa tendresse pour l'humanité, elle choisit seulement l'occasion favorable pour proposer aux travailleurs manuels un modèle digne entre tous de leur inspirer l'amour de leur travail et les motifs supérieurs de cet amour.
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Car l'humble artisan que fut saint Joseph est vraisemblablement le plus grand des saints. Il fut l'époux légal de la Sainte Vierge, et le Père éternel lui confia de le remplacer auprès de son Fils unique ; il fut, comme le dit Hello : *l'ombre du Père.* Aucun des plus grands saints n'eut mission aussi élevée que saint Joseph ; pourtant sa vie est obscure. Si obscure que l'Église n'a que très lentement éclairé sa gloire. Les quatre premiers siècles sont les siècles des martyrs ; il y en eut des millions ; le nom de chrétien suffisait à faire condamner à mort ; dans les périodes de persécutions officielles, chacun pouvait être pris et condamné du jour au lendemain. Les textes de ces jugements qui nous sont parvenus devraient être largement répandus parmi les jeunes gens dans les écoles ; ils sont hélas à peu près inconnus de la plupart des chrétiens et même dans les communautés. Cette détestable ignorance nous pousse à en citer un fragment :
« *Sous le consulat de Presens* (*pour la seconde fois*) *et de Condianus, le* 16 *des calendes d'Août* (cela donne le 17 juillet 180) *Speratus, Nartzalus et Cittinus, Donata, Secunda, Vestia, ayant été conduits en la salle du tribunal à Carthage, le proconsul Saturninus dit : Vous pouvez mériter l'indulgence de notre maître l'empereur si vous revenez à un bon esprit.*
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*Speratus dit : Nous n'avons jamais fait de mal, ni prêté la main à aucune injustice. Nous n'avons jamais dit de mal, mais quand on nous a maltraités, nous avons rendu grâces, parce que nous obéissons à notre empereur.*
*Le proconsul Saturninus dit : Nous aussi, nous sommes religieux et notre religion est simple. Nous jurons par le génie de notre maître l'empereur, et nous prions pour son salut, ce que vous devez faire aussi.*
*Speratus dit : Si tu veux m'écouter tranquillement, je vais t'expliquer le mystère de la vraie simplicité.* (On voit ici le Saint-Esprit les assister suivant la promesse de Jésus.)
*Saturninus dit : Tu vas dire du mal de notre religion *: *je n'y prêterai pas l'oreille. Jure plutôt par le génie de notre maître l'empereur.* »
L'interrogatoire continue et finalement le proconsul dit aux autres :
*Ne vous faites pas complices de cette folie.*
*Cittinus dit : Nous n'avons personne que nous craignions, hors le Seigneur notre Dieu qui est dans le ciel.*
*Donata dit : Nous rendons à César l'honneur dû à César, mais nous ne craignons que Dieu. Vestia dit : Je suis chrétienne.*
*Secunda dit : Je le suis, je veux l'être.* (*quod sum, ipsud volo esse.*)
Nous arrêtons cette citation à regret ; c'est, on le voit le texte officiel du tribunal dressé par le greffier. Notons que ces martyrs étaient africains et natifs de Scilli. Les événements d'Afrique sont si présents et si graves, les idées à leur sujet si vagues et si sottes bien souvent qu'il est bon de dire que les plus beaux des actes des martyrs nous viennent d'Afrique.
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Tertullien (ad. jud. 7) dès le deuxième siècle disait que « les Gétules et un grand nombre de Maures se sont soumis à la loi du Christ ». Prudence, dans une strophe, vante un martyr de Tanger qui s'appelait Cassien, « lui dont le martyre a poussé les tribus domptées sous le joug du Christ ». Du ciel ces martyrs s'intéressent au sort de leur patrie et de ces pauvres Berbères qui furent chrétiens ; mais les prie-t-on ?
Au temps de ces martyrs, les yeux se fixaient uniquement sur la Croix ; ces jours peuvent revenir pour nous (comme pour l'Espagne, il n'y a pas vingt ans) et il y a toujours quelque endroit de la terre, comme aujourd'hui en Chine, où le martyre est offert aux chrétiens. Mais en des temps plus doux pour la foi, où elle est exposée au désastre par les seules concupiscences, l'Église prend le temps de développer ses richesses. La vie de s. Joseph en est une ; elle préfigure même la vie des martyrs dont nous venons de parler. Bossuet, dans son panégyrique de s. Joseph, écrit : « Quand Jésus entre quelque part, il y entre avec sa croix, il y porte toutes ses épines et il en fait part à ceux qu'il aime. Joseph et Marie étaient pauvres ; mais ils n'avaient pas encore été sans maison, ils avaient un lieu pour se retirer. Aussitôt que cet enfant vient au monde, on ne trouve point de maison pour eux et leur retraite est une étable.
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Qui leur procure cette disgrâce, sinon celui dont il est écrit que « *venant en son propre bien, il n'a pas été reçu par les siens *? »
Marie et Joseph étaient fort pauvres, ils marchaient la plupart du temps nu-pieds, s'éclairaient en hiver de la flamme du foyer, gagnaient leur vie jour par jour, mais il fallut la venue de Jésus pour qu'ils fussent réduits à coucher dans une grotte où vint au monde le Roi éternel des siècles. Et ils restèrent à Bethléem, puisque, dans le courant de l'année qui suivit, c'est là que les Mages vinrent les trouver. Quelle avait été l'intention de Joseph et de Marie en voyageant tous deux alors que la naissance de l'enfant était si proche ? Joseph était forcé d'aller à Bethléem pour le jour du recensement, mais non pas Marie. A Nazareth, elle était avec une sœur de mère, Marie Clopas, la mère des futurs apôtres, cousins germains de Notre-Seigneur. Il est probable que s. Joseph voulait s'établir en son état à Jérusalem. Hérode y faisait toujours travailler, et la tradition plaçant la maison de sainte Anne auprès du Temple, il est possible que Marie y possédât une maison. Pourquoi Marie accompagna-t-elle s. Joseph à Bethléem ? Elle connaissait parfaitement l'Écriture, donc la prophétie de Michée, peut-être a-t-elle profité du recensement pour que la prophétie s'accomplît ? Mais Dieu y a peut-être pourvu sans que Marie y songeât elle-même. Elle n'en a rien dit. Mais sûrement la principale préoccupation de s. Joseph était, sauve la loi de Dieu, de gagner la vie de son épouse et la sienne.
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Il emporta donc ses outils ; ce n'était pas compliqué : une équerre, un compas, un maillet qu'un bon ouvrier fabrique lui-même, une scie, de celles qu'on nomme égoïnes, la plus anciennement connue et qui permet de refendre, un rabot (ou une varlope), une hache, un bon couteau, une tarière. Cette simplicité est inconnue aujourd'hui, mais sa perte est récente ; il y a 70 ou 80 ans, les simples outils de ce temps étaient très précieux pour un ouvrier ; il y pensait deux ans avant de s'acheter une bonne râpe ou une nouvelle scie. L'acier était cher ; la maison Peugeot, il y a cent ans, faisait les ciseaux à bois d'une mince lame d'acier soudée sur du fer. Au temps de s. Joseph les outils étaient plus rares encore et plus précieux. Quand il se vit forcé de rester à Bethléem, s. Joseph loua une maison, chercha du travail et en trouva ; l'Évangile nous a dit que les Mages trouvèrent la Sainte Famille dans une maison (Mt II, 11). Ils n'y restèrent pas longtemps. Fuyant la folie d'Hérode, en pleine nuit, aussitôt après l'avertissement de l'ange, « Joseph prit l'enfant et sa mère et se retira en Égypte ». Et en ce temps où tout était rare et coûteux, il est certain qu'il emporta ses outils de préférence même à des vêtements. Ils avaient quelqu'argent, l'or des Mages, plus symbolique sans doute qu'abondant, mais réel pourtant. Ils essayèrent de gagner la frontière de Palestine le plus rapidement possible.
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Ils avaient quelque 90 kilomètres à faire pour cela ; à la première étape, de bon matin, ils durent vendre l'âne, louer ou acheter deux dromadaires, car ils étaient sur la grand'route très passagère qui mène à l'Égypte. Au soir ou le lendemain ou dans la nuit, ils étaient sous les murs de Gaza et quelques heures plus tard, ayant traversé Anthédon, ils atteignaient Lebhem ; ils étaient en Égypte, hors du pouvoir d'Hérode. Au prix de quelles fatigues ! La sainte Famille arriva ensuite à Péluse après avoir longé le bord de la mer. La principale préoccupation de Joseph redevint celle de trouver de l'ouvrage. Pour cela ils gagnèrent par le bateau sur la branche pélusiaque du Nil la principale ville juive de Égypte, Héliopolis, près de Memphis. Il y avait même en cet endroit un temple de Jaweh ; les Juifs Égypte étaient dispensés de monter à Jérusalem pour les fêtes, qu'ils célébraient à Héliopolis. La tradition veut que la Sainte Famille y ait passé un mois. Elle y apprit le massacre des Saints Innocents puis la mort d'Hérode ; peut-être y célébrèrent-ils la Pâque avec le véritable agneau de Dieu, presqu'au même lieu où Moïse avait institué la fête. Auprès du Temple ils couchèrent sous un sycomore. Mais il faut croire que s. Joseph ne trouva que peu d'ouvrage car la tradition le montre à Hermopolis, à mi-chemin de Memphis et de Thèbes ; et c'est là que l'Ange revint pour dire à Joseph : « Lève-toi, prends l'enfant et sa mère et retourne dans la terre d'Israël, car ceux qui en voulaient à la vie de l'Enfant sont morts. »
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Ce retour fut encore une pénible épreuve. Il se fit par mer, d'Alexandrie jusqu'au port de Jérusalem, Jammia. Mais la Sainte Famille trouva en Judée une situation tragique. Les Romains, pour s'emparer des trésors du roi Hérode, avaient pris d'assaut le temple en pleine fête de la Pentecôte, massacré les pèlerins et ravagé toute la contrée. Nul espoir de rien retrouver de ce qu'on avait pu laisser à Bethléem. C'est sur la route de Jérusalem que l'artisan eut le dernier songe rapporté par l'Écriture, et qui l'instruisit de se retirer en Galilée. La Sainte Famille se rendit donc à Nazareth. L'ouvrage ne manquait pas ; la ville avait été mise à sac et incendiée par les Romains (Josèphe, Guerre des juifs XVII, 12). La maison de Marie Clopas n'existait plus. Une pauvre famille d'artisans a donc vécu au milieu des Oradours et de régions dévastées après avoir fui devant le meurtre et la bataille comme durent le faire à deux reprises nos concitoyens des Ardennes. S. Joseph sortit ses outils, refit des charpentes, des toits, des coffres, des jougs, des charrues pour ce peuple ruiné et l'Enfant Jésus commença ce petit apprentissage des fils d'ouvriers : ramasser les copeaux, les porter à sa mère, tendre des chevilles à l'ombre du Père, puis donner son premier coup d'équerre, son premier trait de scie, apprendre enfin le métier qu'il fit jusqu'à trente ans, former sa raison humaine à l'expérience de ce même monde qu'il avait créé du dedans comme Verbe éternel.
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Ô gloire et grandeur de la vie artisanale ! L'artisan qui forme ainsi ses fils est la vivante image de ce que fut s. Joseph dans l'atelier de Nazareth. Ni chez les rois, ni dans les « bonnes familles » riches, ni dans le monastère le mieux cloîtré on n'approche d'aussi près de ce que fut la vie cachée de Jésus, de Marie et de Joseph ; l'atelier voisinait avec le foyer et la table ; la formation du jugement et de l'expérience se faisait sur le lieu même de la prière en famille et l'amour présidait au métier même. Aussi le Saint-Père propose s. Joseph en exemple non pour les ouvriers seulement mais pour les patrons. S. Joseph était patron et Jésus son ouvrier. Il lui commandait et Jésus obéissait ; mais s. Joseph respectait Jésus et, autant qu'il était en lui, haussait le savoir en Jésus. Ce devrait être le souci du patronat d'élever humainement en dignité et en savoir les hommes qui leur sont confiés. Et c'est là le vrai paternalisme dont le modèle est s. Joseph. Ce n'est pas une des moindres merveilles que nous offre la contemplation du Verbe Incarné, que de voir ce Verbe divin qui lisait dans les cœurs soumettre l'âme d'homme qui lui était unie à cet apprentissage de l'expérience humaine. Jésus qui jouissait de la vision béatifique et instruisait par l'amour le cœur de s. Joseph, apprit à parler, à écrire, très facilement sans doute, mais avec un esprit qui avait l'âge et les moyens de son corps. L'Évangile dit de sa première rencontre avec les docteurs : « Tous ceux qui l'écoutaient étaient stupéfaits de son intelligence et de ses réponses ».
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Mais ces réponses étaient des mots d'enfant, inattendus des grandes personnes usées par la vie, mots d'enfant inimitables et atteignant sans paraître y toucher à cette « division de l'âme et de l'esprit » dont parle s. Paul.
MAIS le Saint-Père propose encore s. Joseph en exemple pour une autre raison : l'artisanat est le type du travail humain formateur parce que l'artisan choisit librement ses méthodes et son emploi du temps, et parce qu'il est entièrement responsable de son ouvrage. Or le grand mal moral à l'heure actuelle dans le monde du travail est l'absence d'intérêt de l'ouvrier pour son travail. Il remplace une machine et il est traité comme une machine, intelligente, mais sans plus d'initiative qu'une machine. Sans doute, l'esprit d'envie, des institutions qui organisent la guerre civile à l'état endémique favorisent ce qu'il y a de moins bon dans l'homme. Mais outre cela, il y a, pour démoraliser nombre d'excellents ouvriers, cette absence de tout intérêt de l'intelligence dans le travail et de tout intérêt matériel à l'excellence de leur travail personnel. LA RÉFORME SOCIALE DOIT PORTER D'ABORD SUR CET ASPECT MORAL DU TRAVAIL. Ce n'est pas une utopie ; jusqu'en 1914 les typographes parisiens travaillaient en commandite ; ils s'engageaient collectivement à fournir la copie à la direction de l'imprimerie pour une heure et un prix donnés ; la direction ne s'occupait pas plus du partage de cette somme que de l'organisation de l'équipe.
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En proposant s. Joseph artisan comme modèle des travailleurs, le Saint-Siège donne donc des indications précieuses et sur la formation de la jeunesse et sur l'organisation du travail. Contrairement à l'opinion des « planistes » intellectuels, la formation du jugement et de l'intelligence se fait BIEN MIEUX QU'AILLEURS DANS LE MÉTIER ET PAR LES HOMMES DE MÉTIER. Contrairement à l'opinion des « planistes » sociaux, LA VRAIE RÉFORME DU TRAVAIL DOIT COMMENCER PAR L'ORGANISATION INTERNE DE L'ATELIER A SA BASE ET NON PAR DES RÉFORMES DE STRUCTURES CONÇUES PAR DES INTELLECTUELS. Contrairement aux « planistes » spirituels, la vraie formation spirituelle se fait dans la paroisse qui est après la famille la cellule sociale fondamentale.
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MAIS il est bien évident que saint Joseph, modèle des artisans en tant qu'artisan, l'est encore au plus haut degré comme modèle de l'homme qui vise à sa fin dernière. Car à cet artisan né comme nous avec le péché originel, il a été donné après son mariage de vivre avec la Sainte Vierge Marie et avec Jésus. Or par la grâce de Dieu et la vertu des sacrements, cela est donné à tout homme de quelque condition qu'il soit et si humble soit-elle. Seulement, il faut le savoir et le demander, c'est la seule condition.
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On a coutume de demander à s. Joseph son aide dans les questions matérielles ; on a raison, car son devoir d'état était de nourrir la Sainte Famille et il dut à ce sujet avoir maintes fois bien du souci ; mais son devoir d'état était aussi de faire observer la loi de Moïse chez lui et d'en donner le moyen à sa famille. Comme la Sainte Vierge et Jésus lui obéissaient, on voit que ce devoir d'état était une réalité. Et peut-être même avait-il sur l'observance de la loi des idées plus strictes ou plus étroites que la Sainte Vierge n'en avait elle-même et que Jésus ne l'enseigna plus tard, car ils avaient des lumières que s. Joseph ne pouvait avoir que par eux. C'est le progrès de l'amour en lui qui put l'éclairer petit à petit, car Dieu est amour. Mais si Joseph pensait qu'on ne devait pas dire la même bénédiction sur les raves entières que sur les raves coupées en morceaux ou quelqu'autre des innombrables observances juives sur lesquelles le Talmud nous renseigne, le Verbe Incarné, l'épouse du Saint-Esprit obéissaient.
Ce devoir de Joseph est celui de tous les pères de famille ; il est souvent négligé au profit du premier et c'est le plus grand désordre qui puisse atteindre les familles chrétiennes, en même temps qu'un très grave manque de foi, car il a été dit : « Cherchez le royaume de Dieu et sa justice ; le reste vous sera donné par surcroît. »
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OR la foi de s. Joseph est un modèle pour tous. Il eut la foi devant le plus grand événement de l'histoire de l'humanité, événement unique où la grâce de Dieu l'appelait à jouer un rôle, l'Incarnation du Verbe éternel. Il eut foi en la parole de l'Ange ; il eut foi d'abord en Marie. Leur mariage fut un mariage de convenance préparé probablement par les prêtres qui avaient élevé Marie, par Zacharie son parent en particulier. On choisit pour cette jeune fille exemplaire un jeune homme de bien qui était descendant de David lui aussi ; et alors se fit sentir l'action de la Sainte Vierge. Le sentiment si naturel aux jeunes gens lors d'un premier amour de voir dans l'objet de leur amour le chef-d'œuvre de la création, fut cette unique fois entièrement justifié. Son admiration pour la jeune fille qu'on lui présentait et qui ignorait encore les raisons de l'ascendant inexplicable qu'elle exerçait et même qui ignorait ce pouvoir, porta Joseph à tout accepter de ce qu'elle lui demanda touchant son vœu de virginité. S. Joseph, par Marie, eut de l'amour une idée qui jamais encore n'avait été exprimée ; ses litanies l'invoquent comme « gardien des vierges » ; et pour faire toucher du doigt à nos lecteurs la lointaine portée de tout acte spirituel, voici des paroles qui dépendent directement du court moment où dans la charité de son cœur, s. Joseph accepta le désir de Marie ; il fit ainsi de son acte un modèle pour toute la durée des temps et, pour tous, une aide efficace. « A cette période gracieuse de l'adolescence, écrit Proudhon, succède la jeunesse, âge poétique de l'émulation, des luttes gymnastiques comme des pures et timides amours.
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Quel souvenir pour un cœur d'homme parvenu à l'arrière saison, d'avoir été dans sa jeunesse le gardien, le compagnon, le participant de la virginité d'une jeune fille ! » (Contr. écon. XIII, p. 384). Pierre-Joseph Proudhon doit probablement aux patrons de son baptême d'avoir conservé si pure cette notion chrétienne. La révolution française avait commencé la destruction de la morale naturelle qui est presqu'accomplie de nos jours. Quelle misérable époque que celle où cet homme fait pour restaurer la morale naturelle dans la famille et dans la société crut devoir demander à la révolution les moyens de restaurer ce qu'elle ne pouvait que détruire !
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NOUS écrivons pour les laïques qui lisent cette revue ; ils doivent savoir que la vie chrétienne comporte en beaucoup de circonstances l'exercice de la chasteté pour eux comme pour les religieux, quand ce ne serait que par charité pour leurs épouses, ou dans les circonstances où ils en sont séparés. Ce n'est possible que par la grâce de Dieu mais c'est possible bien que rarement enseigné. C'est le principal « crucifiement de la chair » qui puisse s'offrir à la vie chrétienne normale, la croix cachée, familière et domestique dont il serait surprenant que s. Joseph, né comme nous avec le péché originel, ait toujours été exempté.
S. Joseph, qui fut marié à dix-huit ans probablement, suivant la loi de Moise, est donc aussi un modèle et un aide dans toutes les circonstances où, nous mettant résolument en face des sacrifices à faire, nous devons placer tous nos désirs en Jésus.
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C'est ce qu'a fait s. Joseph. Époux d'une jeune fille destinée à être la Mère du Verbe incarné, attendant lui aussi le salut d'Israël, il participe à son propre salut et à l'œuvre de la Rédemption par la domination raisonnable de ses appétits naturels. Enfin ce haut degré de gloire qui fait de lui le représentant du Père éternel auprès de l'Enfant Jésus, le représentant du Saint-Esprit auprès de la Vierge, montre à quelle hauteur peut s'élever une âme humaine docile à l'influence de la Vierge Marie. S. Joseph enseigne, dans la famille naturelle, à surnaturaliser l'amour naturel même, de telle manière que nous sachions voir Dieu dans tous les êtres qu'il nous confie.
D. MINIMUS.
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## CHRONIQUES
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### Entre le Pape et les Français : un amas de papier
NOUS avons reçu et médité l'enseignement qualifié que dispense le P. Villain sur le sujet : « *Comment lire les encycliques sociales* » ([^7]). Mais, après lecture, relecture et réflexion, il nous semble que le P. Villain nous dit surtout comment ne pas les lire, et que son article risque de conduire à ne les lire point.
Le P. Villain évoque le temps où l'enseignement pontifical ordinaire était « le plus souvent communiqué aux fidèles par les évêques et les curés ». Un changement est survenu parce que, dit-il, « de nos jours se pose un problème nouveau : la radio, les journaux et les revues reproduisent abondamment les documents pontificaux, discours, messages, encycliques, le plus souvent sans explications et parfois en y pratiquant des coupes tendancieuses ». Et, enseigne le P. Villain, « il saute aux yeux que de tels procédés de diffusion présentent des inconvénients graves ».
Voilà notre première difficulté.
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NI pour cette difficulté-là, ni pour celles qui suivront, je ne prétends contredire l'enseignement du P. Villain. C'est un enseignement autorisé. Il a été directeur des *Études :* s'il ne l'est plus, ce n'est nullement qu'il connaîtrait une disgrâce ;
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c'est qu'il a reçu un avancement mérité par son orthodoxie et par sa prudence, comme le révèle une information officielle et publique ([^8]). L'enseignement qu'il diffuse maintenant est donc revêtu d'une qualification confirmée.
C'est en raison même de cette qualification réaffirmée comme particulièrement éminente que naissent des difficultés. Si le P. Villain pouvait être considéré comme exprimant une opinion simplement personnelle, on aurait liberté de la discuter. Il ne semble pas, étant donné la situation du P. Villain et la manière dont parle de lui le P. Le Blond, que l'on ait cette liberté dans le cas présent. Ce qu'enseigne le P. Villain, il faut le recevoir.
Mais si l'on éprouve d'insurmontables difficultés pratiques à le recevoir, il est permis de s'ouvrir de ces difficultés, et de faire connaître « l'état d'esprit » et les « aspirations » d'où elles proviennent ; de faire connaître, aussi, certaines questions tout à fait immédiates qui sont actuellement posées dans le public, et que le P. Villain ne résout pas.
\*\*\*
QUANT à la première difficulté, elle est double. Le P. Villain met en relief les « inconvénients graves » et les « dangers » qu'il discerne dans la diffusion des documents pontificaux. Il est loin de mettre en un relief équivalent les avantages et les bienfaits ; il ne les nomme même pas ; cela va sans dire, bien sûr ; et nous voyons, certes, qu'il conclut par : « Lisons et relisons les documents pontificaux ». Encouragement assez bref, assez faible, au bout d'un article qui risque surtout d'effrayer le lecteur par une accumulation d'obstacles presque infranchissables.
Le P. Villain expose simultanément que les nouveaux modes de diffusion des documents pontificaux se sont en quelque sorte installés d'eux-mêmes, par l'évolution des mœurs, par la volonté des journaux, par l'extension spontanée de leurs rubriques. Nous y avions vu au contraire le résultat d'une volonté très nettement exprimée par le Saint-Père, par l'Épiscopat, par toute l'Église
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Nous pensions que le Souverain Pontife avait décidé de s'adresser directement et fréquemment aux fidèles du monde entier, et même aux incroyants, par la radio et le journal. Nous avions fait écho à ses reproches discrets, mais profondément douloureux, concernant le Message du 24 juin 1956 où il avait, disait-il, « mis tout son cœur », mais qui n'était pas « parvenu à la connaissance de la plus grande partie du peuple français » ([^9]).
Le Souverain Pontife ne s'est nullement plaint, dans ces reproches, que l'on n'ait pas fait de son Message une édition annotée et commentée. Mais le P. Villain enseigne que l'on devrait user « systématiquement » de telles éditions. Pour certaines encycliques, aucune difficulté. Cependant, la plupart des « documents pontificaux » de Pie XII sont des allocutions ou des messages radiophoniques, adressés aux chrétiens du rang, dans le langage qui leur convient, et pour qu'ils les reçoivent dans leur sens obvie. Faudrait-il croire qu'écouter cette parole est une formalité que l'on doit oublier aussitôt, au profit d'un texte annoté et commenté qui d'ailleurs, dans la plupart des cas, ne viendra qu'après plusieurs années, ou jamais ?
Tels sont les principaux aspects de la première difficulté que soulève, il me semble, l'enseignement du P. Villain.
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SECONDEMENT, le P. Villain enseigne qu'il faut replacer les textes dans leur cadre historique, parce qu' « Il est bien difficile de pénétrer vraiment au cœur d'une encyclique, si on ne connaît pas suffisamment l'histoire religieuse, ou même l'histoire tout court, de l'époque au cours de laquelle elle a été écrite ». La seconde difficulté qui naît ici est extérieure à l'enseignement du P. Villain. Je crois comprendre parfaitement sa pensée sur ce point ([^10]). Mais je demande : comment faire ? pratiquement ?
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J'expose où gît la difficulté, à laquelle le P. Villain ne s'est pas arrêté. Pour connaître l'histoire, il faut avoir recours aux historiens. Qui sont-ils, où sont-ils ? En matière d'histoire religieuse de la France contemporaine ? Il en existe un surtout, qui nous est recommandé par un chœur unanime, d'*Ecclesia à Témoignage chrétien,* comme un historien particulièrement digne de foi, doué d'une « sérénité et d'une objectivité égales », un « excellent historien de l'Église en France » ([^11]). On a reconnu M. Dansette. C'est lui qui avait été choisi par les *Études,* quand le P. Villain en était encore directeur, pour exposer l'histoire de la revue, lors des cérémonies du centenaire. Il bénéficie toujours d'une faveur très explicite aux *Études* dirigées maintenant par le P. Le Blond ([^12]). Il est l'auteur, justement, d'une *Histoire religieuse de la France contemporaine,* en deux gros volumes qui sont partout, dans toutes les bonnes bibliographies et dans toutes les bonnes bibliothèques. Invitez un catholique français à se reporter à « l'histoire religieuse », en fait, quatre-vingt dix fois sur cent ou même davantage, c'est à M. Dansette qu'il se reportera.
Ici commence la difficulté pratique. Car l'histoire de M. Dansette ne fait pas toujours pénétrer au cœur d'une Encyclique : il arrive qu'elle expose et affirme le contraire de son contenu. Ce n'est pas la même chose ([^13]). Et cela place le lecteur dans un bien cruel embarras.
Va-t-on récuser M. Dansette ? Mais non : pour appliquer la méthode historique du P. Villain, il est normal que l'on se réfère à l'historien dont le P. Villain, ès-qualités de directeur des *Études,* a contribué à faire la réputation hors de pair. C'est donc l'impasse. A ce point, le lecteur ne comprend plus, et souvent il renonce à comprendre. En désespoir de cause, il décide parfois de s'en tenir désormais à la récitation du chapelet, ce qui n'est pas si mal même comme méthode intellectuelle. Seulement, ce n'est pas toujours ce résultat-là qui est obtenu.
PEUT-ÊTRE y aurait-il une solution. Le P. Villain n'en parle point, cela m'étonne et m'inquiète : elle me paraît fort naturelle, mais devant ce silence, ou cette omission, je ne la propose que sous toutes réserves, à titre de simple hypothèse.
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Cette solution est de se souvenir que le premier commentateur des documents pontificaux est le *Souverain Pontife* lui-même. Le P. Villain nous en écarte plutôt : « Il faudra se garder de rapprocher ou d'opposer sans précaution des jugements portés à diverses époques sur une « même » doctrine. » Peut-être. Mais il est des « rapprochements » qui sont dans le texte : quand le Saint-Père reprend et commente ses propres encycliques ou celles de ses prédécesseurs. Par exemple, en ce qui concerne le « Ralliement », Léon XIII a fait une première Encyclique (*Au milieu des sollicitudes*) le 16 février 1892, et une seconde sur le même sujet (*Notre consolation*) le 3 mai suivant. Dans la seconde, il explique en propres termes quelle est « l'idée-mère qui domine » toute la première : voilà, me semble-t-il, un commentaire autorisé. Justement, cette « idée-mère » est absente de l'exposé de M. Dansette, et même s'y trouve explicitement contredite. Je suppose que si M. Dansette avait, pour interpréter Léon XIII, consulté d'abord l'interprétation de Léon XIII, il aurait évité d'être cité ici en exemple fâcheux. Pareils « commentaires » pontificaux se produisent souvent. Il me semble que la première lumière pour ne pas se tromper sur *Rerum novarum,* c'est *Quadragesimo anno.* Et sur *Quadragesimo anno,* les commentaires qu'en avait faits Pie XI dans *Divini Redemptoris* et ceux qu'en fait Pie XII.
On pourrait multiplier les exemples. En voici un qui me paraît très significatif. Dans son Message de Noël 1954, le Souverain Pontife traita de la « coexistence dans la vérité », la seule qui ne soit point trompeuse. Plusieurs crurent ou voulurent comprendre que le Saint-Père invitait les chrétiens à rechercher une coexistence avec le communisme. Aussi Pie XII revint-il sur ce sujet dans son Message de Noël 1956, pour spécifier qu'il avait très exactement voulu dire que la coexistence avec le communisme est *irréalisable.* Avons-nous tort d'écouter ces commentaires du Pape ? Faisons-nous là quelque chose d'interdit, ou de déconseillé ?
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Nous faisons en tout cas quelque chose qui n'est ni enseigné ni conseillé par le P. Villain exposant « comment lire ». D'où notre grande incertitude sur le bien-fondé de notre méthode, que nous n'évoquons ici qu'à titre de témoignage et d'interrogation.
\*\*\*
CAR enfin, et c'est notre troisième question, le P. Villain ne parle guère, au sujet des documents pontificaux, que d' « inconvénients », de « dangers », de « textes difficiles à interpréter » : en somme, il nous expose lui aussi ses difficultés. Il se fait même, au milieu de son enseignement, incisif, polémiste, agressif. Les chrétiens qui veulent « se soumettre totalement » à la parole du Pape, le P. Villain ne paraît remarquer aucunement leur bonne volonté, il remarque surtout leur « manière facile », et il passe aussitôt à l'attaque concernant leur moralité : « Nous voudrions savoir comment ces catholiques se conduisent en fait devant les directives ou les jugements qui leur déplaisent ». En somme, les catholiques qui veulent « se soumettre totalement, sans autre explication » à la parole du Pape sont frappés de suspicion ; ils sont publiquement désignés comme un peu tartufes sur les bords. J'aurais cru qu'ils méritaient plutôt d'être encouragés, guidés, aidés. On ne voit pas, dans le propos du P. Villain, apparaître d'une manière un peu nette cette aide et cet encouragement.
C'est peut-être par méthode pédagogique que le P. Villain met tellement d'insistance à souligner les dangers, les inconvénients, les difficultés d'une lecture des encycliques et à persuader le public que « *le fidèle demeure incapable le plus souvent de mesurer la portée exacte* » des documents pontificaux en matière sociale. C'est probablement pour lutter contre la précipitation, la prévention ou la présomption du lecteur ; j'entends bien. Mais une insistance aussi unilatérale risque d'être négative dans son résultat pratique. Pourquoi ne pas dire aussi quelles clartés l'on trouve dans les documents pontificaux ? Pourquoi ne pas dire que Pie XII s'adresse directement aussi bien aux représentants des métiers *intellectuellement* les plus humbles, et qu'il les juge capables d'entendre ce qu'il leur dit ?
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Il ne semble pas, en tout cas, que la plupart des documents pontificaux en matière sociale soient plus difficiles à lire que beaucoup de traités de « sociologie » ou de « doctrine sociale », écrits par des laïcs ou des ecclésiastiques, que l'on nous recommande fréquemment sans prendre tant de précautions. Je me trompe peut-être : c'est du moins la troisième des difficultés que je soumets au P. Villain.
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ET VOICI LA QUATRIÈME. Les annotations et commentaires sont souvent, en fait, *beaucoup plus obscurs que le texte annoté et commenté.* Souvent ils compliquent ce qui est simple, ils rendent confus ce qui était clair. Ou même ils font comme M. Dansette : ILS DISENT LE CONTRAIRE.
C'est là une difficulté dont ne parle point le P. Villain, mais qu'un très grand nombre de catholiques français éprouvent douloureusement ; ou encore, selon les tempéraments, qu'ils ne supportent qu'avec une irritation croissante. Des commentateurs très apparemment qualifiés (ou s'ils ne le sont plus, on a omis de nous le dire) opèrent laborieusement dans les « instruments de diffusion » pour détourner le lecteur du sens obvie et (croyait-on) évident des paroles du Pape, et ils y substituent ostensiblement un sens nouveau dont on ne comprend ni la raison ni le contenu. Certains même, mais alors par la parole plus que par l'écrit ([^14]), s'en vont raconter que trop se référer directement aux enseignements du Souverain Pontife serait faire offense aux évêques ; que ce sont les évêques qu'il faut écouter ; qu'ils connaissent mieux la situation concrète ; que tels principes réaffirmés par le Pape sont en réalité inopportuns ; et patati ; et patata. Cette manière d'opposer les évêques au Pape est manifestement scandaleuse, contraire à l'unité et à la hiérarchie de l'Église, et démentie par les directives explicites de l'Épiscopat. S. Exc. Mgr Rupp, entre autres, a dit très clairement :
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« Chacun d'entre nous a le droit et le devoir de se faire le héraut des paroles pontificales... Chaque chrétien est le paroissien du Pape, docteur universel, pasteur immédiat de tout le troupeau. Répandons, vivons son message. C'est le vœu de l'Épiscopat, de toute l'Église de France ([^15]). »
Aussi n'y a-t-il pas lieu de s'attarder sur ce point, qui est parfaitement clair et sans équivoques possibles, sauf celles qui seraient artificiellement entretenues.
Mais les commentateurs qualifiés et autorisés nous disent souvent des choses qui nous paraissent vraiment fort étranges. L'actualité multiplie des exemples surprenants. La lettre publique du P. Le Blond, écrite par le nouveau directeur des *Études* pour la défense des positions du P. Villain ([^16]), cite une formule de Pie XI sur « les choses entièrement conformes à l'esprit chrétien » que les communistes proposent parfois. Il la cite -- si je comprends bien -- pour attester que le communisme peut être le promoteur de réformes sociales effectivement bonnes. Pie XI disait cela -- il me semble -- en un sens différent et même contraire, pour montrer jusqu'où peuvent aller la tromperie et la perfidie du communisme et comment, ainsi, il « dissimule ses propres desseins ». Du moins ce sens-là était-il le sens obvie, que l'on entendait sans le secours des commentateurs. Quand un commentaire autorisé vient nous enseigner un sens opposé, nous ne mettons point en cause son autorité, mais nous pouvons remarquer qu'elle est plus grande que son intelligibilité : notre avis sur ce dernier point est recevable, puisque le commentaire a précisément pour but de nous rendre intelligible ce que nous devons comprendre. Nous voyons une opposition entre le sens obvie du texte et le sens savant du commentaire, -- une opposition que le commentaire ne résout point, alors que sa fonction est de la résoudre quand il l'assume. A ce point d'opposition, d'opposition *affirmée et non expliquée,* entre le texte et son commentaire, le simple chrétien donne sa langue aux chats, ne sait plus que penser, et se trouve convaincu qu'il s'agit d'une science ésotérique à laquelle il n'aura jamais accès.
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Le dernier Message de Noël nous a valu des commentaires de cette sorte. Le Saint-Père, du moins d'après le sens obvie et manifeste de ses paroles, nous *demandait* beaucoup de choses, et notamment celle-ci : de *bien comprendre* que, dans certains cas qu'il définissait, l'on puisse concevoir comme une *croisade* la lutte contre le communisme. Les commentaires qualifiés que nous avons trouvés sous la plume du P. Martelet ([^17]) nous ont avertis qu'il fallait au contraire entendre par là que le Souverain Pontife avait voulu « récuser explicitement » ([^18]) toute idée de croisade. L'organe officiel de la F.N.A.C., *France-Monde catholique* ([^19]), nous a enseigné pareillement qu'en réalité « le Pape repousse ce mot et cette idée ».
On ne peut pas contredire des commentaires aussi autorisés.
On ne peut pas non plus les comprendre.
Aucun de ces commentateurs ne nous a expliqué pourquoi et comment « demander que l'on comprenne bien le fait » devrait être interprété comme « récuser explicitement » et comme « repousser le mot et l'idée ». On nous l'affirme, c'est tout. On nous l'affirme et nous voulons bien le croire : mais nous n'y arrivons pas. Nous ne pouvons que demander un éclaircissement : mais personne ne veut ou ne peut le donner. Tout le public catholique reste ainsi dans le tunnel. On n'ose passer outre. On voudrait agir en « héraut des paroles pontificales », comme nous le demande l'Épiscopat : mais que faire dans ce cas ? Nous-mêmes, ici, nous avons presque complètement suspendu notre étude du Message, dans l'attente d'une lumière qui ne vient toujours pas. Nous n'avions vu aucune obscurité dans cette parole du Pape. Mais les commentaires qualifiés l'ont objectivement créée ; il nous est impossible d'en faire abstraction. Quant aux commentateurs en question, ils sont de leur côté aussi paralysés que nous. Ils se taisent complètement après leurs premiers oracles, comme s'ils s'étaient par là frappés eux-mêmes de stupeur. La diffusion et l'étude du Message s'en trouvent arrêtés dans les journaux et revues, alors qu'il y avait matière à nourrir les travaux de toute une année. Chacun a l'impression que ce qui était clair est soudain devenu confus, et incertain, et discutable, -- et plein de « dangers », comme dit le P. Villain.
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Alors on ne souffle plus mot. Comment aller contre l'interprétation de la F.N.A.C., contre celle du P. Martelet, contre celle de *Témoignage chrétien* qui connaît apparemment une faveur croissante à la suite ([^20]) de tels commentaires ? Et comment admettre cette interprétation, qui s'affirme, certes, avec une entière autorité, mais sans pouvoir ou sans daigner s'expliquer ? On se heurte à un amas d'impossibilités pratiques ou morales.
Le P. Vilain enseigne « comment lire », mais en ignorant complètement la situation dramatique dans laquelle les catholiques français se trouvent actuellement placés.
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POUR ce Message de Noël, on peut au moins recommander et faire lire le texte lui-même ? Mais non. Justement. La Bonne Presse (5, rue Bayard) et les Discours du Pape (27, rue Madame) en avaient publié des éditions en brochure : elles tombent sous le coup des mises en garde du P. Villain. Elle ne sont ni annotées ni commentées. L'enseignement du P. Villain « conseille », pour les documents pontificaux « les plus importants » -- ce qui est apparemment le cas du dernier Message de Noël -- de recourir « *systématiquement* » à des « éditions annotées ». Or, c'est bien simple : *il n'y en a pas.*
On peut se demander s'il en existera un jour.
Et il ne s'agit pas seulement du dernier Message de Noël, mais de tout l'enseignement de Pie XII en matière sociale.
On sait, ou l'on devrait savoir, que la doctrine sociale de l'Église, dans son état actuel d'explication, a été formulée, précisée, développée par Pie XII dans des dizaines et des dizaines de messages, de discours, d'allocutions. Je voudrais bien que l'on me dise où l'on peut en trouver, en France et en langue française, une édition intégrale comme le veut le P. Villain, qui soit en même temps une édition annotée et commentée, comme il le veut aussi.
40:12
Je voudrais bien que l'on me dise où en existe une édition conforme à l'enseignement, aux recommandations, aux mises en garde et aux précautions du P. Villain.
Je voudrais bien que l'on me dise comment faire.
Car, à s'en tenir au « comment lire » du P. Villain, il faudrait conclure que TOUT L'ENSEIGNEMENT SOCIAL DE PIE XII EST ACTUELLEMENT INACCESSIBLE.
Il faudrait aussi constater qu'il l'est depuis des années. Et l'on pourrait se demander pendant combien d'années il est destiné à le rester encore.
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CES difficultés ne sont pas simplement intellectuelles. Je veux dire qu'elles sont profondément ressenties et vécues par le peuple chrétien. Nous sommes un peuple naïf peut-être, mais quand il croit s'apercevoir qu'une fois il a été trompé, il devient terriblement méfiant. Des hypothèses, des suppositions de toute sorte se donnent libre cours. Par exemple que si le Souverain Pontife, de plus en plus, s'adresse directement aux chrétiens, et que si l'Épiscopat exprime, comme nous l'avons cité plus haut, le « vœu » que chaque chrétien se considère comme « le paroissien du Pape », c'est précisément pour passer par-dessus la masse énorme des commentaires et des commentateurs en place, qu'on ne peut évidemment ni supprimer en un tournemain, ni convertir en un jour. Cette hypothèse est peut-être exagérée. Mais il est certain que le peuple chrétien se méfie des commentateurs et place sa confiance dans le Pape. Il est visible que la prière pour le Souverain Pontife, l'amour pour sa personne, le désir de connaître directement son enseignement, augmentent chaque jour. Cette évolution des esprits et des cœurs est comme une réponse au mot de saint Pie X selon lequel, dans la société moderne, « l'unique remède, c'est le Pape ». Elle est comme une réponse, aussi, à l'immense labeur de Pie XII, qui nous a fait la confidence qu'il « s'occupe sans cesse de la question sociale » ([^21]), et qui met tant de soin et d'attention à parler à toutes les catégories professionnelles, à tous les groupements, à tous les milieux de la société. Partout en France, de plus en plus, on désire lire le Pape dans le texte.
41:12
Je suppose bien que le P. Villain veut aider et guider et instruire ce grand désir. J'ai peur qu'il n'augmente les difficultés au lieu de les aplanir.
Car les difficultés les plus manifestes et les plus immédiates sont tout de même celles que j'ai dites et qu'il ne dit point. Je porte ici témoignage de catholique du rang. Je montre quelles difficultés on fait pleuvoir sur nos têtes, et que le P. Villain laisse entièrement en l'état, absolument comme si elles n'existaient pas, ou comme s'il ne valait pas la peine d'en parler. Il risque même de les accroître, en nous recommandant, en ce moment précisément, les commentaires. Je ne dis certes pas que le P. Villain aurait tort en principe ; aurait tort en doctrine ; aurait tort en méthode pédagogique. Il faut des commentaires. Mais en ce moment ? Où sont-ils ? En ce moment, qui est le moment des commentaires sur le dernier Message de Noël, nous avons des commentaires qui affirment et imposent ce qu'on les a vu affirmer et imposer... Nous voulons bien qu'on nous explique, qu'on nous guide, qu'on nous enseigne. Nous ne demandons que cela. Mais si je faisais un numéro spécial d'*Itinéraires* simplement pour recueillir les commentaires publiés sur le dernier Message de Noël, on dirait que j'y mets quelque mauvais esprit. Et pourtant ils existent. Ce n'est pas moi qui les ai inventés. Et ils n'ont pas été contredits ou démentis. Alors que penser ?
\*\*\*
ON PEUT TOUJOURS PRIER. Nous en avons grand besoin. Il y a grand pitié sur la terre de France. Il y a d'infinies souffrances dans les âmes devant tant de confusion comme organisée à plaisir. Devant tant de têtes dures, de cœurs fermés, de regards qui se dérobent. Devant tant d'acrobaties. Devant tant d'épaisses ténèbres. Et tant de volontés qui seraient comme mauvaises.
42:12
Élevons nos cœurs, et nos pensées, et nos prières, et notre espérance en communion avec le Saint Père. *Il sait.* Et beaucoup plus, et beaucoup mieux que nous, *Il souffre,* et beaucoup plus et beaucoup mieux que nous. *Il prie,* et beaucoup plus, et beaucoup mieux que nous. *Il agit,* et beaucoup plus, et beaucoup mieux que nous.
A Ses pieds nos déposons nos douleurs et nos angoisses et, comme de petits enfants, une infinie confiance dans la Force du Père.
Jean MADIRAN.
### ANNEXES
CES ANNEXES se rapportent à l'article qui précède. La première retient un exemple de la méthode historique du P. Villain ; la seconde, un exposé historique de M. Dansette qui contredit le contenu des documents pontificaux qu'il concerne ; la troisième, un exemple de commentaire, par le P. Villain, d'un texte pontifical en matière sociale.
#### I \[un exemple de la méthode historique du P. Villain\]
Le P. Villain, dans l'article cité, à l'endroit où il expose que « le premier soin du lecteur doit être de replacer les textes (pontificaux) dans leur cadre historique », parce qu' « il est bien difficile de pénétrer vraiment au cœur d'une encyclique si on ne connaît pas suffisamment l'histoire religieuse ou même l'histoire tout court », -- le P. Villain donne « un seul exemple récent ». Le voici :
« Dans *Quadragesimo anno,* le Pape Pie XI condamne une doctrine qui prétend « *renfermer, dans des limites identiques, le droit de propriété et son légitime usage* ». En 1931, les chrétiens au courant des questions sociales savaient que le Pape avait en vue une école sociale autrichienne, très influente dans les années qui suivirent la première guerre mondiale, et tous savaient ou pouvaient savoir facilement en quoi consistait la doctrine condamnée, d'ailleurs assez subtile, et les raisons de sa condamnation. Combien de jeunes catholiques seraient aujourd'hui capables d'entendre convenablement ce passage et d'en préciser l'enseignement, pourtant capital ? Combien le seront dans cinquante ans ? »
43:12
Dans le passage en question, Pie XI dit en effet que le droit de propriété, d'une part, et d'autre part son légitime usage, sont deux choses distinctes, qui n'ont pas les mêmes limites. Voici au demeurant le texte de *Quadragesimo anno *: « ...Il faut poser tout d'abord *le principe fondamental* établi par Léon XIII, à savoir que *le droit de propriété ne se confond pas avec son usage.* C'est, en effet, la justice qu'on appelle commutative qui prescrit le respect des divers domaines et interdit à quiconque d'envahir, en outrepassant son propre droit, celui d'autrui ; par contre, l'obligation qu'ont les propriétaires de ne faire jamais qu'un honnête usage de leurs biens ne s'impose pas à eux au nom de cette justice, mais au nom des autres vertus ; elle constitue par conséquent un devoir « dont on ne peut exiger l'accomplissement par des voies de justice » (*Rerum novarum,* n. 19). C'est donc à tort que certains prétendent renfermer dans des limites identiques le droit de propriété et son légitime usage ; il est plus faux encore d'affirmer que le droit de propriété est périmé et disparaît par l'abus qu'on en fait ou parce qu'on laisse sans usage les choses possédées. » Quand nous lisions ce texte, autrefois et naguère, c'est-à-dire avant d'avoir reçu l'enseignement que nous donne le P. Villain, nous le prenions dans son sens obvie et manifeste. Nous le trouvions fort important et tout à fait actuel. Nous le tenions pour susceptible d'éclairer certaines controverses sur le droit de propriété, où plusieurs occupent présentement des positions assez aventurées. Nous pensions recevoir là un *principe fondamental,* comme disait Pie XI ; un principe dont la vérité ne dépendait pas des circonstances fugitives : il avait été affirmé dans *Rerum novarum,* il était réaffirmé dans *Quadragesimo anno.*
Le P. Villain nous enseigne que nous sommes en présence du cas typique où un enseignement pontifical ne peut pas être « entendu convenablement » si l'on ne sait pas que Pie XI « condamne une doctrine », certes, mais celle d'une « école sociale autrichienne » de ce temps-là.
Nous pensions que Pie XI avait en vue un vérité permanente et repoussait une erreur en tout temps inacceptable ; nous croyions que cela était manifesté notamment par les termes dont il se servait. Le P. Villain nous invite à n'y voir que la réfutation d' « une doctrine ». On sait ce que le P. Villain entend par là. Ou, si on ne le sait pas, il nous l'apprend un peu plus loin dans le même article :
44:12
« Une doctrine dangereuse à une époque peut devenir inoffensive en raison de l'évolution culturelle et sociale. » Le lecteur du P. Villain sera donc amené à conclure qu'il peut aujourd'hui professer l'erreur condamnée par Pie XI, à la condition de n'être pas lui-même catholique autrichien de 1931 ([^22]).
Je suppose bien que cette conclusion n'est pas telle quelle dans la pensée du P. Villain. Mais ce qu'il dit risque d'y conduire. Comme quoi, à mon avis, on trouve à lire certains commentaires des « inconvénients graves » et des « dangers », comme dit le P. Villain, assurément beaucoup plus grands que ceux qu'il discerne dans la lecture directe des documents pontificaux.
\*\*\*
Je n'ai pas fini sur ce point. Je continue. Si l'on se demande maintenant avec précision en quoi la connaissance historique de l'école sociale autrichienne peut modifier l'interprétation de l'Encyclique ; si l'on se demande simultanément en quoi une ignorance historique sur ce point condamne le lecteur à n'y rien comprendre, -- on ne peut mieux faire que se reporter à l'endroit où cette question est traitée d'une manière que le P. Villain ne récusera pas : au tome II de l*'Enseignement social* du P. Villain, pages 38 à 40. Dans cet ouvrage, le P. Villain expose (c'est moi qui souligne) :
« Pie XI reprend cette idée de Léon XIII que « le droit de propriété ne se confond pas avec son usage » ; mais il la reprend *avec une arrière-pensée* qui n'est *plus tout à fait la même,* et ici encore nous voulons souligner la nécessité qu'il y a de connaître les doctrines sociales en vogue au temps de l'Encyclique pour *saisir pleinement* l'enseignement pontifical. »
La plénitude de l'enseignement pontifical se trouve donc dans les arrière-pensées du Pontife, en rapport avec la conjoncture historique.
45:12
Innocemment, je lisais les Encycliques pour y trouver la vérité énoncée par le Vicaire de Jésus-Christ, abstraction faite des arrière-pensées occasionnelles (réelles ou supposées) que pouvait bien avoir, peut-être, je n'en sais rien, l'homme individuel élevé au Pontificat suprême. Selon la doctrine du P. Villain, j'étais bien naïf. Il est vrai que je ne suis pas un savant.
Pourtant, après m'avoir inquiété, le P. Villain va me rassurer. Dans son livre, il expose, conformément à sa méthode, les erreurs de l'école autrichienne (toute la page 39), et la condamnation de Pie XI. Mais au moment où nous allions enfin savoir en quoi la connaissance de cette école autrichienne était indispensable pour comprendre la vérité énoncée par Pie XI, le P. Villain conclut au contraire (en haut de la page 40) :
« Ce n'est là d'ailleurs que l'application d'un principe général de théologie morale. »
Il ajoute même (ce qui rejoint mon sentiment premier) :
« C'est encore la pensée de l'école autrichienne *qui amène le Pape* au même endroit *à préciser au nom de quelle vertu* le propriétaire doit faire profiter ses semblables de son superflu. »
Mais alors ?
La connaissance historique tant recommandée par le P. Villain *n'a qu'un intérêt historique,* j'allais dire anecdotique. Les erreurs qui existaient en 1931 ont amené le Pape à *réaffirmer et préciser une vérité intemporelle.* Donc, la connaissance historique fait « pleinement saisir » non pas « le cœur » d'une vérité, mais *l'occasion* où elle est affirmée. Elle apparaît ainsi beaucoup moins indispensable à l'intelligence de cette vérité.
La remarque que je fais ici, c'est dans le livre même du P. Villain que j'en ai trouvé les motifs : et je ne l'étends à aucun autre cas. Je la limite strictement au cas envisagé, qui était l'exemple particulièrement significatif allégué par le P. Villain.
La conclusion que j'en tire est la suivante. Je me demande si le P. Villain n'aurait pas en l'occurrence une déformation professionnelle, d'ailleurs fort sympathique et très compréhensible : celle de l'érudit. Son érudition, au lieu d'aider, encombre. Connaître l'école autrichienne en question apparaît comme tout à fait inutile : non pas inutile en soi, ni pour celui qui voudrait écrire l'histoire des idées sociales en Autriche ; mais inutile pour enseigner la différence entre le droit de propriété et son légitime usage.
46:12
Ce qui serait précieux aux catholiques français, c'est qu'un homme ayant la science et l'érudition du P. Villain prenne la question dans le sens inverse de celui où il l'a prise : et qu'il nous dise tous les cas où l'on peut lire un document pontifical sans aller s'embarrasser d'une recherche historique détaillée.
Dans l'exemple cité, en effet, le P. Villain aurait pu écrire :
« Pour nous borner à un seul exemple récent, dans *Quadragesimo anno,* le Pape Pie XI condamne une doctrine qui prétend « renfermer dans des limites identiques le droit de propriété et son légitime usage ». De quelle doctrine s'agissait-il ? Les esprits curieux peuvent se reporter à mon tome II pour le savoir. Mais, ayant fait cette recherche, je puis les en dispenser. Ce qu'affirme là Pie XI est un principe fondamental de théologie morale, que les jeunes catholiques peuvent comprendre et recevoir comme tel, sans aller se mettre en peine d'exhumer les erreurs d'une école sociale autrichienne aujourd'hui oubliée. »
#### II \[un exposé historique de M. Dansette\]
En ce qui concerne M. Dansette, j'ai affirmé que son histoire peut *contredire,* non pas toujours, mais une fois ou l'autre, le contenu des Encycliques dont il parle, et jeter le lecteur dans un grand embarras. Ce n'est pas une hypothèse : cet embarras a été le mien. Je n'ai pas l'intention de trancher aujourd'hui la question de savoir si c'est chez lui une habitude ou une exception. Mes remarques sont donc strictement limitées au cas précis auquel elles se rapportent.
C'est le hasard d'une récente recherche qui m'a fait connaître cet aspect intéressant de l'œuvre de M. Dansette. Voulant relire le texte de Léon XIII sur ce que l'on a appelé le « Ralliement », j'ai cru utile de me reporter à « l'histoire religieuse » du moment (1892). Ce qui était sage et entièrement conforme à l'enseignement du P. Villain. J'ai donc eu recours à l'histoire religieuse la plus récente et la plus recommandée, celle de M. Dansette. J'y ai appris que le « Ralliement » avait été rendu possible, opportun et souhaitable notamment par « l'apaisement de l'anti-cléricalisme républicain » ([^23]).
47:12
Que ce qui restait encore d'un tel anti-cléricalisme était provoqué par l'action monarchiste des catholiques ([^24]). Que Léon XIII voulut « ôter aux débats religieux (leur) caractère passionné » ([^25]) et donner à la question religieuse en France une « solution libérale, la seule réalisable » ([^26]). En conséquence : « On évitera les débats religieux à la Chambre, on se contentera d'accommodements dans l'application des lois laïques... et c'est bien, en effet, ce que désire Léon XIII » ([^27]). Et lorsque Pie X a « préconisé une politique de défense religieuse », « sur le terrain catholique en dehors de toute considération de régime », il a ainsi « levé les consignes du ralliement » et « officiellement abandonné la politique de Léon XIII » ([^28]). Bon : tout cela est (presque) vraisemblable, assez cohérent, et sera reçu et admis comme tel par tous ceux qui ont oublié ou qui n'ont jamais connu ce chapitre de notre histoire.
Mais tout cela est LE CONTRAIRE de ce que contiennent très explicitement les deux encycliques de Léon XIII sur le « Ralliement ». Il n'y parle point d'un apaisement de l'anticléricalisme, il fait état d'une aggravation, d'un redoublement des luttes anti-religieuses, d'un « complot » et d'une « tyrannie » des sectes anti-chrétiennes qui sont au pouvoir. Il ne dit point que cette hostilité aurait des raisons politiques et occasionnelles, mais que « la lutte en substance est toujours la même : toujours Jésus-Christ est mis en butte aux contradictions du monde ». Il n'appelle point à fuir les débats religieux, mais au contraire à « combattre par tous les moyens légaux et honnêtes » la législation laïque : ni « approbation » ni « tolérance », dit-il, c'est « un devoir de la réprouver ». Si bien que cette « politique de défense religieuse », comme dit M. Dansette en parlant de Pie X, menée « sur le terrain catholique », apparaît très semblable, à des nuances et des circonstances près, chez Léon XIII et chez Pie X.
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48:12
Les deux Encycliques sur le Ralliement sont sans doute de celles qui, concernant une circonstance historique particulière, demandent en effet, comme l'enseigne le P. Villain, une connaissance de ces circonstances.
Mais quand on les lit, il vient à l'esprit une remarque (que n'a point faite le P. Villain) : ces circonstances historiques sont exposées et attestées dans le texte même de l'Encyclique. Je ne dis point que cela se produit toujours : je note que cela s'est produit dans ce cas.
Et j'ose avancer (j'ignore si le P. Villain me contredirait sur ce point) que l'on connaît mieux la situation historique dans laquelle fut effectué le « Ralliement » par les documents pontificaux de Léon XIII eux-mêmes que par l' « histoire » de M. Dansette.
#### III \[un exemple de commentaire\]
Le P. Villain nous a exposé, dans son article des *Informations catholiques,* que le texte des Encycliques sociales est souvent obscur ou difficile à interpréter, et que les annotations et commentaires en fixent clairement le sens exact : sans ces commentaires, sans ces annotations, « le fidèle demeure incapable le plus souvent de mesurer la portée exacte » des « textes qui traitent de questions civiques ou sociales ».
Ce qui est fort bien, c'est que le P. Villain, joignant le geste à la parole, prend un « exemple célèbre », cite un texte discuté et nous en fait lui-même le commentaire.
Il s'agit du passage de *Quadragesimo anno* qui déclare :
« Nous estimons cependant plus approprié aux conditions présentes de la vie sociale de tempérer quelque peu, dans la mesure du possible, le contrat de travail par des éléments empruntés au contrat de société. »
On sait en effet que le sens de cette phrase a souvent été extraordinairement majoré ; et qu'un récent article de journal a pu y voir le (seul) point par lequel l'Encyclique *Quadragesimo anno* « reste l'Encyclique de l'avenir » ([^29]).
Voici le commentaire du P. Villain dans l'article cité des *Informations catholiques *:
« Après ce jugement presque hésitant, le Pape précise que les réformes tentées dans ce sens ont donné satisfaction à la fois aux travailleurs et aux possesseurs du capital. Et c'est tout, aucune directive n'est donnée d'une manière explicite ; le Pape a seulement voulu mentionner une évolution qui lui paraît désirable, mais dont les conditions techniques sont tellement complexes qu'il ne lui est pas possible de s'avancer davantage.
49:12
« Il est clair que ces orientations pratiques nous obligent plus ou moins gravement, suivant leur force et leur contenu ; c'est ainsi que la suggestion que nous venons de rappeler ne saurait engager gravement la conscience des catholiques ; tous cependant doivent la recevoir avec le respect dû à la personne du Souverain Pontife, et il convient que ceux qu'elle concerne plus particulièrement examinent dans quelle mesure et de quelle manière il leur serait possible de la mettre en pratique ; surtout ils doivent chercher à bien comprendre le motif spirituel du Souverain Pontife, afin de s'en inspirer dans leurs activités professionnelles ou sociales. »
Ce commentaire du P. Villain laisse le lecteur passablement incertain. Je n'en conteste certes ni la compétence, ni la science, ni la prudence : je les conteste d'autant moins qu'elles échappent à mon jugement. Mais enfin ce commentaire aurait lui-même besoin d'être expliqué et commenté, car pour l'interpréter on se heurte à de manifestes « difficultés », à moins que peut-être même l'on n'y risque quelque « danger ».
Cela arrive assez souvent aux commentateurs : les cas sont nombreux où la lecture de leurs commentaires est plus difficile que celle des documents pontificaux qu'ils commentent. C'est sur ce point notamment que je voudrais très respectueusement attirer l'attention du P. Villain. Néanmoins, quand le commentaire obscur est un commentaire du P. Villain, il n'y a que demi-mal, car l'on sait où trouver le commentaire du commentaire : dans son *Enseignement social* en trois volumes, qu'il est utile d'avoir sous la main pour « pénétrer vraiment au cœur » des articles qu'il publie. Concernant le passage cité de *Quadragesimo anno,* la doctrine du P. Villain occupe les pages 57 à 76 de son tome second. C'est trop pour que je puisse tout citer ici, et je le regrette : ce sont des pages fort stimulantes pour l'esprit, peut-être celles où s'illustrent de la manière la plus caractéristique le talent et la méthode du P. Villain. Nous reviendrons d'ailleurs dans un moment sur l'un de leurs aspects.
50:12
Mais auparavant, nous voulons rappeler que le passage en question de *Quadragesimo anno* a été commenté par Pie XII dans un discours du 31 janvier 1952. Et que ce commentaire de Pie XII aurait pour nous un sens très clair et très net si l'enseignement du P. Villain n'y apportait comme une atténuation et un obscurcissement. Pie XII juge et déclare que ce point contesté de *Quadragesimo anno* est en réalité « *une observation tout à fait accessoire* ». Voici au demeurant ce qu'il en dit :
« Nous ne pouvons ignorer les altérations avec lesquelles sont dénaturées les paroles de haute sagesse de Notre glorieux prédécesseur Pie XI, en donnant le poids et l'importance d'un programme social de l'Église en notre époque à une observation tout à fait accessoire au sujet des éventuelles modifications juridiques dans les rapports entre les travailleurs, sujets du contrat de travail, et l'autre partie contractante... »
Ce jugement de Pie XII fut entendu directement et reçu dans son sens obvie par les simples chrétiens auxquels il s'adressait ; ou bien, il fut lu dans les journaux qui le reproduisirent : cela avant toute intervention des commentateurs qualifiés. Ce qui ne veut pas dire qu'il ne faudrait pas recourir aux commentateurs : d'ailleurs, nous allons faire les deux choses successivement.
\*\*\*
Premièrement, nous recevons la parole du Pape et nous la comprenons dans son sens obvie. Nous en retirons ceci :
1. -- Le célèbre passage discuté de *Quadragesimo anno* est une observation tout à fait accessoire : cela ne veut pas dire une observation fausse. Elle reste une observation vraie. Ce qu'elle note n'est pas interdit.
2. -- Mais cette observation n'est pas le programme social de l'Église : ce n'en est ni la totalité ni l'essentiel. Ce n'en est même pas un élément vraiment important et décisif.
3. -- A ne pas comprendre les deux points qui précèdent, on risque d'altérer et de dénaturer *Quadragesimo anno.* C'est même beaucoup plus qu'un risque : c'est une réalité qui fait des ravages, et contre laquelle le Saint-Père met en garde.
Nous ne prétendons pas avoir ainsi parfaitement saisi le tout de la question. Nous voulons en savoir *davantage* et le *savoir mieux,* avec *plus de précision* et *plus de certitude.* C'est à cela que doivent (il me semble) nous servir les commentaires autorisés.
51:12
Le drame, c'est que, si nous allons demander ce service aux commentaires du P. Villain, nous aurons finalement l'impression d'en savoir *moins,* et *moins bien,* avec *moins de précision* et *moins de certitude.*
\*\*\*
Secondement, donc, nous nous reportons aux commentaires du P. Villain. Nous remarquons d'abord que dans son article des *Informations catholiques,* il parle du passage en question de *Quadragesimo anno* comme si le jugement de Pie XII sur ce passage n'existait pas, ou n'apportait rien : il ne le mentionne aucunement. Omission, bien entendu, et non point ignorance, puisqu'il y fait allusion dans le tome III de son *Enseignement social* (page 74), au cours de son important développement sur ce sujet.
Dans ce développement, le P. Villain cite beaucoup de textes. Celui dont nous parlons, il ne le cite pas, il le paraphrase seulement. Il note que Pie XII a estimé qu' « on attribue aujourd'hui une importance beaucoup trop grande à la phrase de Pie XI relative à l'évolution du contrat de société ». Il omet d'exposer que le Pape en dit davantage, 1. -- en qualifiant cette importance de « tout à fait accessoire », 2. -- en marquant que cette erreur sur l'importance est d'une gravité capitale, puisqu'elle a pour résultat d'*altérer* et de *dénaturer* la doctrine sociale de l'Église.
Le P. Villain fait plus encore. Non seulement il atténue le jugement de Pie XII (je ne dis pas qu'il l'atténue en doctrine : cela est hors de ma compétence ; simplement, j'expose comment il donne cette impression au lecteur ordinaire qui vient s'instruire auprès de lui) ; mais il présente en outre ce jugement non pas comme une clarté qui nous serait donnée, et qu'effectivement nous avions cru recevoir d'après le sens obvie, -- il le présente comme une « difficulté » supplémentaire (en haut de la page 74), qui est d' « une exégèse assez difficile » (en bas de la même page). Il le présente même comme une sorte de revirement pontifical ; de revirement fort surprenant ; et qui laisse le savant commentateur dans une grande incertitude ([^30]).
52:12
Certes, il faut savoir gré au P. Villain de sa loyauté intellectuelle : quand il ne comprend pas, il ne feint pas de comprendre, il dit en toute simplicité qu'il ne comprend pas. Cette simplicité est une grande et trop rare qualité parmi nos docteurs. Néanmoins, il s'agit là d'un discours adressé par Pie XII à un groupe de laïcs, et apparemment pour qu'ils comprennent ses paroles à la simple audition. Et c'est le P. Villain qui trouve leur sens difficile à entendre. Voilà qui est ennuyeux. Les esprits moqueurs (ce siècle est si léger) risquent d'en conclure que lorsque le P. Villain pose la question : « comment lire » les documents pontificaux, ce n'est pas une question qu'il résout, c'est son embarras qu'il exprime.
Ce serait injuste. Nous voyons bien que c'est en quelque sorte par un excès de science, par un excès d'érudition, par un excès de scrupule que le P. Villain s'interroge sur le sens de chaque mot au point de finalement mettre en doute leur signification à tous.
Mais il faut penser au lecteur ordinaire. A ce point, il ne sait plus que croire et vraiment, alors, à moins d'être précisément lui-même un spécialiste, il est tenté d'abandonner. Ce n'est tout de même pas un résultat dont le P. Villain puisse se réjouir, ni se contenter.
\*\*\*
J*e* constate que ce résultat est celui que j'ai déjà noté dans d'autres cas, au cours de mon article ou au cours des présentes annexes. Et je ne relève ici que quelques exemples précis, des exemples que je n'ai même pas choisis, ce sont justement ceux qu'a retenus le P. Villain. Je relève ces exemples pour exposer au P. Villain la nature exacte des difficultés qui sont les miennes, celles d'un catholique du rang, celles de beaucoup de catholiques du rang comme moi : les exemples de ce genre, on pourrait d'ailleurs en remplir plusieurs volumes. Concernant les documents pontificaux en matière sociale, on nous met dans le brouillard.
53:12
On nous donne des explications autorisées : et ces explications, au lieu d'expliquer, compliquent. On nous enseigne : et cet enseignement a pour résultat d'augmenter nos incertitudes, d'étendre nos doutes, de diminuer notre connaissance.
On comprend bien que je ne juge en rien le contenu doctrinal de l'enseignement du P. Villain. Je ne le juge ni ne le discute. J'examine seulement le résultat pratique produit sur un simple catholique qui, ayant écouté la parole du Pape, se reporte ensuite au commentaire autorisé. Si ce résultat est tellement décevant, il est très possible que ce soit pour une cause unique, qui est mon manque de science. Mais justement : les commentaires sont faits pour ceux qui, comme moi, manquent de science. Si j'étais un savant, je n'aurais par définition aucun besoin des commentaires du P. Villain ; ou bien je discernerais peut-être un biais par lequel ces commentaires n'embrouillent nullement les questions, mais les éclairent : actuellement, je ne le discerne pas du tout, et j'en suis fort perplexe.
\*\*\*
On me comprendrait mal si l'on croyait que j'en ai aux commentateurs en général et sans distinctions ; ou que je voudrais nier l'utilité des commentaires. Il est de fait qu'il en existe beaucoup qui produisent le même résultat que ceux du P. Villain. Il en est d'autres, en moins grand nombre il est vrai, du moins en France, qui remplissent mieux leur fonction. Il serait discourtois de les nommer ici, et de sembler proposer une comparaison et un classement, avec premier prix et dernier accessit ; d'ailleurs cela ne me serait pas possible, parce que cela supposerait un jugement. Or je ne juge pas. Je porte simplement témoignage. Un témoignage non pas seulement affirmé : un témoignage donnant le détail précis de certaines des difficultés rencontrées.
Je pense que ce témoignage peut être pris en considération, et qu'il sera utile, au plan technique et pédagogique. Pour que la parole du Vicaire de Jésus-Christ soit en France écoutée, comprise, suivie, comme le désirent de plus en plus les catholiques français, il faut que les commentateurs autorisés et qualifiés nous aident à surmonter les obstacles que j'ai dits. Ces obstacles ne sont pas insurmontables : mais, pour toute sorte de raisons, et je viens d'en exposer plusieurs, ce ne sont pas toujours des obstacles commodes à franchir.
J. M.
54:12
### Pie XII et le Droit
DEPUIS le moment même où, dans les premières heures de son règne, le Pape Pie XII choisit de donner à son Pontificat la devise « *Opus Justiciae Pax* », c'est de manière constante qu'il a, dans le cadre du magistère ordinaire, rappelé aux hommes, en même temps que les exigences de la Foi et de l'Amour, celles, qui ne peuvent en être dissociées, de la Justice et du Droit.
On pourrait, à première vue, en être surpris. On s'en est, parfois même, étonné. Le message évangélique n'apporte-t-il pas, essentiellement, la Révélation que Dieu nous fait de Lui-même, l'adoption surnaturelle des enfants des hommes, la communication sacramentelle qui leur est faite de la vie intime de la Trinité ? N'est-ce pas là le Dépôt sacré que le Seigneur a remis à Pierre et aux successeurs de Pierre ? N'est-ce pas de cela surtout, de cela d'abord, -- de cela exclusivement que le Pape doit nous parler ? Reste-t-il bien dans sa fonction de Vicaire du Christ lorsqu'il nous parle d'autre chose ? Lorsqu'il nous parle Droit, Sociologie, Économie ? Ne sont-ce point là des domaines profanes ? Le Pape a-t-il, dans ces domaines, une compétence particulière ?
Ces questions, et d'autres voisines, sont souvent posées. Ceux qui les posent sont précisément ceux qui, juristes, économistes, sociologues, éprouvent le sentiment que l'œuvre de Pie XII leur pose un problème pratique. Depuis 1939, cette œuvre apporte une contribution, discrète dans sa forme, mais considérable par son contenu, à leur discipline. Comment l'accueillir ? Comment l'intégrer ? Quelle signification historique donner à cette intervention ?
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C'est dans l'œuvre même du Saint-Père que l'on trouve, explicitement formulée, parfaitement claire en son contenu, la réponse à cette question. C'est à plusieurs reprises, en effet, que Pie XII a insisté sur le fait que « l'Église*, gardienne de l'ordre surnaturel chrétien, dans lequel convergent nature et grâce, à la mission de former les consciences, les consciences donc aussi de ceux qui sont appelés à trouver des solutions pour les problèmes et les devoirs imposés par la vie sociale.* » ([^31])
L'ordre surnaturel chrétien n'est donc pas l'ordre de la grâce, abstraitement considéré, et détaché pour ainsi dire de la nature. L'ordre surnaturel chrétien, nous dit Pie XII est celui où « *convergent nature et grâce* », celui où, dans le concret, se fusionnent indissolublement vie morale et vie morale surnaturelle. C'est pourquoi l'Église qui a mission de former les consciences doit non seulement rappeler les vérités révélées, MAIS AUSSI LES VÉRITÉS MORALES NATURELLES.
#### I. -- LES VERTUS CARDINALES
Par une singulière évolution des idées, en effet, nous assistons aujourd'hui à un obscurcissement de ces vérités morales naturelles. On semble oublier que le Christ Jésus est aussi le Dieu Créateur, et que le Pape, Vicaire du Christ, a donc la double mission de conserver intacts l'ordre moral naturel tel que le Très-Haut l'a créé et que la raison droite le découvre, et l'ordre surnaturel tel que le Verbe incarné accomplissant les Écritures, l'a révélé.
Car la nature humaine, sur le seul plan de son intégrité spécifique, est appelée à une vie vertueuse, et le plus éclairé des païens, Aristote, l'a formulé avec une netteté qui est un témoignage démonstratif. Non seulement il a souligné les exigences générales, dans l'ordre de l'*agir* humain, de la raison, mais encore il a montré que parmi toutes les dispositions permanentes que l'homme doit développer en lui en vue d'agir de façon droite, il en est quatre, fondamentales, qui permettent de situer toutes les autres.
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Ces quatre vertus, qu'à cause de cela nous nommons cardinales, ne sont plus également estimées. La première d'entre elles, vertu intellectuelle en même temps que vertu morale, a même perdu son sens. C'est la prudence. Se souvient-on encore de ce que le mot signifie, dans sa vigueur originelle, dans la plénitude de sa saveur spirituelle ? L'homme prudent, le prud'homme ! Non point le timoré, l'hésitant, non point celui qui n'agit pas, de peur de se tromper, mais à l'inverse celui qui sachant tirer la leçon des batailles perdues acquiert, chaque jour davantage, l'aptitude à appliquer sagement les principes généraux et simples aux situations contingentes, diverses et si complexes. La prudence apparaît ainsi comme une double fidélité aux exigences de la doctrine et au réalisme de l'application, comme une aptitude à toujours rétablir l'équilibre entre les impératifs du nécessaire et des limitations du possible. Sagesse individuelle, la prudence est aussi sagesse sociale au point que saint Thomas n'hésite pas à écrire que la prudence politique, celle du gouvernant, est ce qu'il y a sur la terre, par nature, de plus divin, puisqu'elle consiste à mouvoir les hommes tout en respectant leur liberté, -- ce qui est le chef-d'œuvre de la Providence, cette parfaite prudence de Dieu.
La seconde des vertus cardinales est, à l'inverse, bien connue. La pensée contemporaine l'exalte au point d'en faire une idole. C'est la justice. Mais cette exaltation même nuit à son objet. Car le malheur des temps veut que, pour trop d'esprits de notre époque, la justice soit, non plus une vertu que l'on pratique, et qui nous ordonne à l'égard de notre prochain et de la société, mais un droit que l'on revendique de façon unilatérale, comme si la société et son organisation pouvaient atteindre leur perfection en garantissant les droits de chacun, sans en même temps s'appuyer sur la pratique personnelle, par chacun, des devoirs corrélatifs.
Il faut bien avouer que nous en sommes arrivés là du fait de la laïcité. Tant de passions s'agitent à ce propos qu'il est devenu presque impossible de prononcer le mot sans immédiatement éveiller les appétits. La réflexion méthodique s'en trouve comme paralysée. Tôt ou tard, il faudra bien, cependant, observer les faits tels qu'ils apparaissent, dans leur développement historique. Nos chrétientés laïcisées sont d'autant plus avides de justice que leurs racines chrétiennes en ont en elles développé le sens et aiguisé le goût.
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Elles sont d'autant moins capables de fonder à nouveau un ordre juste qu'elles ont, par souci de laïciser la vie publique et la vie privée, détaché l'État de la Religion, dissocié le Droit, de Dieu, séparé même la vie sociale de la vie morale en considérant la justice à réaliser dans la Cité indépendamment de la pratique vertueuse de la justice par les membres du corps social. Il était inévitable que l'on en arrive là, puisque l'on a voulu les bienfaits du Christianisme en refusant ses exigences, puisque l'on a voulu les dons de Dieu sans Dieu, puisque l'on a voulu la fraternité terrestre sans la Paternité céleste.
C'est dans ce contexte historique que s'inscrit l'œuvre de Pie XII. Ce n'est point seulement à une crise de la moralité que les chrétiens doivent faire face. C'est à une crise de l'intelligence. C'est l'intelligence même des vertus morales qui est compromise. La prudence a perdu sa vigueur. La justice cesse d'être une vertu à pratiquer pour devenir un plan externe à réaliser techniquement. Quant aux deux autres vertus cardinales : la force et la tempérance, elles n'ont pas moins à souffrir de l'ignorance ou de la légèreté. Beaucoup, au spectacle concret, -- devenu trop rare -- de la force de caractère, y reconnaissent un péché d'orgueil ou au moins une imprudence coupable ! Quant à la tempérance, cette mesure virile et cette délicatesse qu'il convient d'introduire dans les plaisirs qui s'attachent aux fonctions toutes premières de l'individu et de l'espèce, elle est devenue, comme la vertu elle-même, le signe d'une nature débile, sans vigueur, -- une honte ou une tare que l'on dissimule !
#### II. -- LE DROIT NATUREL
C'est donc en tant que gardien de l'ordre surnaturel chrétien, où convergent nature et grâce, que le chef de l'Église catholique rappelle les fondements et les exigences de l'ordre moral naturel, et donc celles de l'ordre social naturel que la grâce assume, qu'elle élève et transfigure, mais qu'elle ne détruit ni ne mutile. « *Loin d'y avoir opposition, ou même seulement contraste entre la doctrine sociale catholique* et *la doctrine sociale naturelle, la première ne fait que tenir compte, dans les applications, de la seconde,*
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*des destinées éternelles de l'homme, si bien que l'on peut appliquer à cet égard à l'Église la déclaration que faisait de lui-même le Christ, lorsqu'il affirmait qu'il n'était point venu pour abroger la loi, pour en altérer un iota, mais pour la parfaire et pour la couronner.* » ([^32])
Au point de contact entre la vie personnelle et la vie en commun, et comme un pont jeté entre l'une et l'autre, l'observation découvre la justice, comme un reflet fidèle de la pensée divine. Elle doit permettre aux membres de la société politique d'agencer leurs activités réciproques, de façon à produire ou à conserver cette quasi-béatitude temporelle qui fait partie du bien commun, et qui est notre fin sur la terre.
Le propre de la justice, en effet, parmi toutes les vertus, c'est de bien ordonner l'homme par rapport aux autres. Elle est dite, à cause de cela, la vertu *ad alterum *: alors que les autres vertus perfectionnent uniquement l'homme dans ce qui le regarde lui-même, la rectitude propre à la justice se prend, non du côté de celui qui veut être juste, mais de celui à qui est due la justice. Ce que nous appelons juste dans nos actions, c'est qu'elles répondent par une sorte d'égalité au droit des autres. « *Voilà pourquoi,* conclut saint Thomas, *la justice, de préférence à toutes les autres vertus, a dû avoir pour objet le juste, c'est-à-dire le droit. Il résulte clairement de là que le droit est l'objet de la justice.* » ([^33])
De préférence à toutes les autres vertus, la justice a pour objet le droit. On pourrait dire en effet que la prudence, la force ou la tempérance ont pour objet le droit. Mais non pas dans le même sens. Ces autres vertus ont pour objet l'action droite, chacune dans son ordre. Mais non point quelque chose de droit en un sens si complet que l'on puisse le nommer, par excellence : ce qui est droit, ou même : le Droit. Et si ce nom est réservé à l'objet de la justice, c'est parce que parmi tous les actes vertueux, celui dont la rectitude se prend du côté non de celui qui doit, mais de celui à qui est dû, est évidemment celui qui réalise le mieux la relation universelle qu'évoque la notion du droit, relation universelle selon laquelle, tous les hommes sont réciproquement ordonnés en accord avec les exigences de leur nature.
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Au principe de la vie sociale, et comme l'ouverture morale de la personne sur ses semblables, il y a donc la justice et son objet : le droit. Et ce n'est point là superstructure idéologique, comme l'affirme le matérialisme dialectique. Ce n'est point là simple décision sociale, comme le postule le positivisme juridique. C'est là l'ordre objectif tel que le Créateur l'a inscrit dans la structure même de l'homme. C'est pourquoi ce droit mérite pleinement le nom sous lequel le Pape Pie XII aime à le défendre contre les attaques des doctrines relativistes ou matérialistes : le droit naturel.
#### III. -- LE RATIONALISME MODERNE
Déjà Cicéron considérait que la nature ou l'essence du droit ne peut dériver que de la nature même de l'homme. Affirmer par conséquent que l'homme a le droit à la vie, c'est affirmer que sa nature recouvre objectivement en elle ce droit, -- et non point que ce droit lui est ajouté, superposé par une théorie simplement humaine ou une décision de la collectivité.
Par ailleurs affirmer que la nature humaine recouvre objectivement en elle le droit à la vie, c'est affirmer qu'il y a une nature humaine. C'est affirmer que cette nature n'est pas un événement contingent, une combinaison accidentelle qui *se* produit à un moment donné de l'évolution, mais une pensée, une conception formée dès l'éternité par une Intelligence suprême, ordonnatrice et législatrice. Si la nature, en effet, n'a point d'Auteur, elle est non un effet dépendant d'une Cause, mais une réalité ne dépendant de rien. Si la nature ne dépend de rien, si aucune pensée ne la détermine, elle est alors cause d'elle-même. Il lui appartient de déterminer elle-même son essence. Il appartient donc à l'homme de se « naturer » lui-même, au cours de l'histoire, à partir du moment où il a pris conscience de son indépendance.
Cette théorie, toute absurde qu'elle soit, n'en est pas moins celle qui inspire le rationalisme moderne, d'où sont sortis le positivisme juridique et l'absolutisme d'État.
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« *L'erreur du rationalisme moderne a consisté précisément dans sa prétention de vouloir construire le système des droits humains et la théorie générale du droit en considérant la nature de l'homme comme un être existant par lui-même, n'ayant de rapport nécessaire d'aucune sorte avec un être supérieur, de la volonté créatrice* et *ordonnatrice duquel dépendent son essence* et *son activité.* » ([^34]) Ce rationalisme en est venu à confier à l'homme les prérogatives qui n'appartiennent qu'à Dieu, et à confier à la raison humaine ce qui est le propre de la raison divine. Telle fut, en particulier, la pensée qui inspira la Déclaration des droits de l'homme. Les auteurs affirment des *droits civiques* qu'ils rapportent à la seule volonté de l'homme. Conséquemment, sous le nom même de la Liberté abstraite, ils en viennent à nier les *devoirs moraux* dont l'accomplissement pourrait seul permettre le respect des droits civiques. Ainsi dans le même moment, l'homme, considéré individuellement, est garanti dans des droits et une liberté qui le déchargent de ses devoirs. Le droit au divorce détruit le devoir de fidélité. La liberté économique détruit le devoir de justice dans le payement du salaire. La liberté dite de conscience enlève au Droit son fondement divin. L'anarchie individualiste du dix-neuvième siècle a été le fruit de ce rationalisme.
#### IV. -- LE POSITIVISME JURIDIQUE
Prétendre en effet que la liberté individuelle requiert la laïcisation de la vie publique revient à conférer EN FAIT au législateur humain la décision suprême relativement à la détermination du bien et du mal. De ce fait, loin d'être une liberté, la laïcité absolue de l'État entraîne, plus ou moins rapidement, une servitude dégradante. « *Le simple fait pour une loi d'être déclarée par le pouvoir législatif norme obligatoire dans l'État, fait considéré seul et par lui-même, ne suffit pas à créer un vrai droit. Le* « *critère du simple fait* » *vaut seulement pour Celui qui est l'Auteur et la Règle souveraine de tout droit : Dieu. L'appliquer indistinctement* et *définitivement au législateur humain, comme si sa loi était la règle suprême du Droit, est l'erreur du positivisme juridique, au sens propre et technique du mot.* » ([^35])
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Au XIX^e^ siècle, le Législateur s'est servi de son pouvoir absolu pour construire une société individualiste, qui, pendant des décennies, s'employa à faciliter les actes immoraux, pourvu qu'ils fussent individuels. Au nom de la liberté on organisa la licence, spécialement dans le domaine des contrats.
L'article 1134 du Code Civil, en effet, est à l'origine juridique du libéralisme économique et de ses abominables conséquences sociales. « *Les conventions légalement formées,* au terme de cet article, *tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites.* »
Une telle formulation est ancienne. On la trouve presque textuellement dans Domat dès 1697 ([^36]). Mais pour Domat, comme pour Pothier, « *la loi naturelle est la cause plus ou moins médiate de toutes les obligations : car si les contrats, délits ou quasi délits produisent des obligations, c'est primitivement parce que la loi naturelle ordonne que chacun tienne ce qu'il a promis et qu'il répare le tort qu'il a commis par sa faute.* » ([^37])
C'est précisément cela que le Code Civil nie. Il ne dit pas que les conventions formées dans le respect du droit naturel tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites à cause de la valeur morale de l'engagement pris. Il décide, sans autre fondement que son autorité propre, que l'accord des individus sert de loi suprême et dernière à leur relation.
On sait l'application qui fut faite, dans le domaine économique, de ce positivisme juridique. Sur le marché du travail, les acheteurs et les vendeurs fixaient le taux des salaires sans autre loi que celle du consentement. La loi naturelle fut obscurcie si profondément dans les intelligences que lorsqu'en 1891, Léon XIII rappela qu' « *au-dessus de la libre volonté* (*des patrons et des ouvriers*) *il est une loi de justice naturelle* ([^38]) », son encyclique fit scandale.
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#### V. -- L'ABSOLUTISME D'ÉTAT
« *Les causes immédiates d'une telle crise doivent être principalement recherchées dans le positivisme juridique et dans l'absolutisme de l'État ; deux manifestations qui à leur tour, dérivent et dépendent l'une de l'autre. Si l'on enlève, en effet, au droit sa base constituée par la loi divine, naturelle et positive, et par cela même immuable, il ne reste plus qu'à le fonder sur la loi de l'État comme sa norme suprême, et voilà posé le principe de l'État absolu. Vice versa, cet État absolu cherchera nécessairement à soumettre toutes choses à son pouvoir arbitraire, et spécialement à faire servir le droit lui-même à ses propres fins.* » ([^39])
C'est là l'ultime métamorphose du rationalisme. Après avoir servi à construire un ordre beaucoup trop individualiste et contraire en cela au droit naturel, le rationalisme conduit logiquement à l'absolutisme d'État.
Car lorsque des individus revendiquent leurs droits mais repoussent, comme fondement de leur vie en commun, Dieu et Sa loi, ils ne tardent pas à se détruire réciproquement. Ne reconnaissant plus une loi unique au-dessus d'eux, mais prétendant se donner chacun sa loi, la vie sociale devient bientôt une jungle où l'affrontement des forces se substitue rapidement à l'ajustement des droits. Les injustices n'en sont pas moins perçues comme telles, et le seul moyen d'y mettre un terme semble alors de supprimer les droits personnels dont le mauvais usage entraîne les injustices sociales. C'est ainsi que, de même que la Révolution française avait anéanti la reconnaissance publique de la loi morale et des *devoirs* qui s'y attachent, de même cent vingt-cinq ans plus tard, la révolution russe anéantit la reconnaissance de la dignité de la personne et des *droits* qui s'y rapportent. Lorsque les hommes cessent de pratiquer les devoirs en vue desquels ils sont sujets de droit, ces droits eux-mêmes leur deviennent insupportables et ils en viennent à désirer leur disparition. Ainsi, le positivisme juridique conduit à l'absolutisme d'État, comme l'illustre l'évolution historique des idées qui de la laïcité d'une société individualiste a conduit à l'athéisme militant du communisme.
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#### VI. -- LA PERSONNE, SUJET DE DROIT
C'est, on le constate, la notion même de droit naturel qui devient à peu près inintelligible aux hommes d'une société laïcisée et socialisée. La défiance à l'égard de la personne y croît au fur et à mesure que les revendications s'y multiplient. Chacun constate que sa situation devient chaque jour plus précaire et, faisant l'expérience de la faiblesse morale de l'humanité, il en vient à conclure à l'impossibilité de faire confiance aux hommes. Il rêve alors d'une société où chaque personne recevrait ce qui lui est dû sans qu'aucune, simultanément, soit susceptible, par le mauvais usage de ses droits, de provoquer des désordres et des injustices. En bref, il désire les bons effets de la pratique personnelle et communautaire de la vertu de justice, mais refuse de courir les risques que comporte la liberté concrète laissée aux hommes de pratiquer, ou de ne pas pratiquer, cette vertu.
C'est pourquoi le Pape Pie XII met tant d'insistance à rappeler qu'en droit naturel, l'homme n'est pas un simple *objet,* entre les mains du grand capital non plus qu'entre les mains de l'État, mais un *sujet* de droit. « *Si les normes juridiques,* remarque-t-il, *sont l'objet des recherches* (*du juriste*)*, le sujet auquel ces normes sont destinées est l'homme, la personne humaine, laquelle entre ainsi dans le domaine de ses compétences.* » ([^40]) Et Pie XII insiste sur le fait que ce n'est pas un homme devenu essentiellement mauvais, irrémédiablement livré à ses appétits, incapable d'actes vertueux et dont on doit désespérer, que le juriste considère. « *Ce n'est pas, qu'on le note bien, l'homme dans sa partie inférieure et moins noble qu'étudient les autres sciences, utiles elles aussi et dignes d'admiration, mais l'homme dans sa partie supérieure, dans sa propriété spécifique d'agent raisonnable qui, pour se conformer aux lois de la raison, doit agir, guidé par certaines règles de conduite.* » ([^41]) Plus encore : le baptisé apparaît dans une nouvelle lumière : « *Dans la nouvelle économie, le sujet de droit n'est pas l'homme dans sa nature pure, mais l'homme élevé par la grâce du Sauveur à* *l'ordre surnaturel, et par cela même mis en contact avec la Divinité au moyen d'une nouvelle vie, qui est la vie même de Dieu, bien que sous forme de participation.* » ([^42])
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A plus forte raison, le chrétien qui vit de sa foi peut-il, Dieu aidant, agir de façon droite, pratiquer dans la grâce les vertus sociales de justice et de charité, et servir par conséquent de fondement à l'ordre social.
Car ce n'est point dans l'abstrait d'une affirmation philosophique que Pie XII affirme la dignité juridique de la personne humaine, sujet de droit ; c'est dans le concret d'une situation historique qui tend à une organisation sociale fondée non plus sur le dynamisme de la personne, mais sur la perfection technique de l'organisation.
#### VII. -- DROIT PRIVÉ ET DROIT PUBLIC
C'est en effet d'un juste équilibre établi par l'organisation sociale elle-même entre le domaine des actes réglés par le droit privé et celui des actes réglés par le droit public que dépend finalement le respect du droit naturel. On a tenté parfois de présenter cette question comme si elle relevait de la pure technique juridique. C'est faire peu de cas de la dignité de la personne humaine.
Si le droit découle de la nature de la personne telle que le Créateur l'a conçue, l'organisation juridique de la société doit elle-même respecter cette nature. Or l'homme est sujet de droit. Il est sujet et non pas objet des relations sociales ([^43]). Il est sujet et non pas objet, de l'économie sociale ([^44]). De ce fait « *tout plan ou programme doit s'inspirer du principe que l'homme comme sujet, gardien et promoteur des valeurs humaines est au-dessus des applications du progrès technique et qu'il faut* AVANT TOUT *préserver d'une* « *dépersonnalisation* » *malsaine les formes fondamentales de l'ordre social* ([^45]) ».
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Or c'est précisément une telle dépersonnalisation qui est à redouter dès que le droit public envahit des domaines qui, en droit naturel, doivent rester ceux de la responsabilité personnelle ou familiale, de la propriété ou de l'initiative privées, des nécessaires libertés des groupements et des associations.
On n'en finirait pas d'énumérer les domaines du droit privé qui ont été indûment soumis au droit public. Le droit public, on le sait, règle les actes juridiques posés en vue du bien commun en vertu d'une délégation du pouvoir public et qui revêtent une caractère obligatoire. Par nature doivent (ou peuvent) relever du droit public les actes qui tendent au bien commun, c'est-à-dire aux conditions extérieures nécessaires à l'ensemble des citoyens pour le développement de leurs qualités, de leurs fonctions, de leur vie matérielle, intellectuelle et religieuse. Là contre, les actes juridiques qui sont par nature de l'ordre privé, parce qu'ils ont pour fin prochaine un bien privé, doivent être réglementés, mais non point imposés. Le droit privé en effet règle les actes juridiques posés par l'initiative et sous la responsabilité personnelle de l'agent dans la poursuite des fins qu'il choisit librement dans le respect du droit naturel et du droit positif.
L'erreur du dix-neuvième siècle fut de démanteler le domaine du droit public au profit du droit privé. « L'État-gendarme » des libéraux, pendant près de cent ans, n'osa pas faire la moindre législation du travail et se paralysa dans une abstention scandaleuse, se bornant à mettre en prison les voleurs. Le spectacle des pires exactions dans les relations économiques ne suscitait de sa part aucune limitation, donc aucune sanction.
L'erreur du vingtième siècle est inverse. Elle conduit à réduire le domaine du droit privé et de la responsabilité personnelle en l'absorbant progressivement dans le domaine du droit public. Cette tendance conduit à la socialisation, à la planification, aux nationalisations idéologiques, à la technocratie. C'est contre cette tendance que Pie XII affirme « *l'existence inéluctable et partout valide du droit privé* ([^46]) ». Et il en montre le fondement : « *Comment pourrait-on être convaincu de son existence et de sa valeur universelle sans l'être du rayonnement nécessaire de la personnalité humaine sur les multiples relations des hommes entre eux, même et surtout dans le domaine des biens et des services* ([^47]). »
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Dès le moment où la méfiance à l'égard de la personne et de sa responsabilité conduit à limiter le droit privé au-delà des limites raisonnables, c'est le droit naturel qui est bafoué : « *Ceux-là seuls qui ne veulent voir, dans l'individu, qu'une simple unité qui fait nombre avec une infinité d'autres tout aussi anonymes, qu'un simple élément d'une masse amorphe*, *d'un conglomérat qui est tout l'opposé d'une société quelconque peuvent se bercer de la vaine illusion de régler tous les rapports entre les hommes uniquement sur la base du droit public. Sans compter que le droit public lui-même s'effondre du jour où la personne cesse d'être considérée, avec tous ses attributs, comme l'origine et la fin de toute vie sociale* ([^48]). » Le droit public perd alors le fondement même qui le rend légitime dans son domaine propre.
#### CONCLUSION
C'est à la lumière de cet aspect de l'œuvre de restauration intellectuelle accomplie par Pie XII que l'on peut prendre conscience des motifs comme aussi de la gravité de la condamnation portée par Pie XII contre la tendance laïcisante et socialisante. L'État est ordonné profondément au bien commun, c'est-à-dire aux conditions extérieures qui permettent aux personnes et aux sociétés intermédiaires d'atteindre leurs fins. Seul un ordre social respectueux de ces impératifs est en accord avec l'ordre surnaturel chrétien, dans lequel converge nature et grâce. « *Dans la vie des États eux-mêmes, la force et la faiblesse des hommes, le péché* et *la grâce jouent un rôle capital. La politique du XX^e^* *siècle ne peut l'ignorer ni admettre qu'on persiste dans* L'ERREUR DE VOULOIR SÉPARER L'ÉTAT DE LA RELIGION AU NOM D'UN LAICISME QUE LES FAITS N'ONT PAS PU JUSTIFIER ([^49]). »
Marcel CLÉMENT.
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### La pensée de Marx selon le R.P. Calvez
par Louis SALLERON
C'EST en novembre ou décembre 1956 que je reçus, des Éditions du Seuil, *La pensée de Marx* par Jean-Yves Calvez ([^50]). Je posai ce livre parmi d'autres sur ma table, avec le sentiment que je ne le lirais jamais. 664 pages in-8° sur Marx ne me tentaient guère. Une note bibliographique, confirmant mes souvenirs, m'indiquait que le R.P. Calvez s.j. avait collaboré à *Économie et Humanisme,* à la *Revue de l'Action Populaire.* « Encore un poulain du Père Bigo », pensai-je. La chance me permettait de combiner paresse et charité chrétienne en laissant de côté un gros bouquin dont je serais amené à dire tout le mal que je penserais. Occasion à saisir de suite !
Un soir, pourtant, où je n'avais rien de mieux à faire, je me mis à couper les pages du pesant volume. C'est un exercice où l'on jette toujours des coups d'œil sur la matière imprimée. Je fus si fortement impressionné par certains passages que je n'eus plus qu'une envie : lire ce livre tranquillement, crayon en main. Ce que j'ai fait, et ce qui m'a pris tout le mois de février.
Disons tout de suite que *La pensée de Marx* est un ouvrage de premier ordre. Monument de science, de travail et de réflexion, il est désormais indispensable à la connaissance du marxisme. Pour les catholiques, son intérêt est exceptionnel parce qu'il montre d'une manière irrécusable l'incompatibilité absolue du marxisme et du christianisme. (On n'avait évidemment pas besoin du P. Calvez pour découvrir cette incompatibilité qui saute aux yeux à la moindre lecture de Marx et qui est affirmée avec la même vigueur par l'Église d'une part et par le Communisme d'autre part.
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Mais comme il faut toujours de gros livres avec des mots savants pour expliquer aux cervelles compliquées la différence qu'il y a entre le jour et la nuit, réjouissons-nous qu'un tel livre existe enfin sur la question qui nous occupe.)
\*\*\*
*La pensée de Marx* se présente de la manière suivante :
-- *Introduction* (I. Le marxisme et l'étude du marxisme. -- II. Signification de la vie de Karl Marx). P. 13 à 41.
-- I. *Critique de la religion et de la philosophie* (I. Marx philosophe critique. -- II. L'aliénation religieuse.
-- III. L'aliénation philosophique. Critique de la philosophie). -- P. 41 à 161.
-- II. *Critique du monde profane* (I. L'aliénation politique. -- II. L'aliénation sociale : les classes sociales et les faux socialismes. -- III. L'aliénation économique : critique de l'économie politique). -- P. 161 à 335.
-- III. *La dialectique. Fondements de la science, du réel et de l'éthique* (Introduction : Vers la dialectique. I. Dialectique hégélienne et dialectique marxiste. -- II. La dialectique comme principe de savoir. -- III. Nature dialectique du réel et matérialisme dialectique. -- IV. L'histoire et le matérialisme dialectique. -- V. Éthique et marxisme. Matérialisme historique et tâches révolutionnaires). -- P. 335 à 443.
-- IV. *Fin de l'aliénation et instauration de l'homme* (Introduction : Aliénation et suppression des aliénations. -- I. Le dépérissement de l'économie capitaliste. -- II. La révolution et son déroulement. -- III. Le communisme. -- IV. Le communisme et l'histoire. -- V. Humanisme communiste et athéisme). -- P. 443 à 562.
-- V. *Le marxisme devant la critique* (I. Les étapes principales de la critique du marxisme. -- II. L'Église catholique et le marxisme. -- III. Critique de la pensée marxiste). -- P. 562 à 637.
-- *Bibliographie. --* P. 637 à 661.
-- *Index analytique. --* P. 661 à 664.
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Cette simple table des matières suffit à révéler les deux thèmes principaux du travail du P. Calvez : *aliénation* et *dialectique.* Il ne pouvait mieux choisir. Libérer l'homme de ses aliénations, le libérer par la méthode dialectique -- telle est la pensée fondamentale de Marx. Le titre de l'ouvrage dit exactement le dessein de l'auteur.
\*\*\*
Ici, je confesse mon embarras ; car je ne saurais analyser ni même présenter dans le détail une œuvre aussi considérable. Je me contenterai donc de proposer certaines observations qui me paraissent importantes, laissant à d'autres le soin d'une exégèse plus savante et plus exhaustive.
La partie la plus réussie du livre est (à mon jugement) celle qui concerne l'aliénation. Je la trouve même si réussie que j'en arrive à regretter que le P. Calvez n'ait pas limité son étude à cette seule question. « L'aliénation chez Marx », c'eût été un aussi beau titre que « la pensée de Marx » et le livre n'aurait pas eu une seule bavure.
Il est vrai que j'en juge peut-être par ignorance. Avant comme après la lecture du P. Calvez, la « dialectique » me paraît chose bien compliquée -- ou bien simpliste. Les obscurités de Marx ne me sont pas rendues lumineuses par celles du P. Calvez. On n'échappe pas à l'impression que Hegel savait ce qu'il voulait dire et que Marx n'en savait trop rien. L'apport du P. Calvez en ce domaine ne sera sensible qu'à une faible équipe de spécialistes.
La notion d'aliénation est beaucoup plus claire, et le P. Calvez jette les lumières les plus vives sur l'intuition centrale de Marx, intuition qui est, finalement, toute sa philosophie.
On sait ce que Marx entend, ou pressent, par « aliénation ». En termes simples, l'aliénation, c'est, pour l'homme, la perte de sa liberté, de son unité, de son être propre, non seulement par privation ou dépossession, mais par la recomposition d'une fausse liberté, d'une fausse unité, d'un pseudo-être dans un monde illusoire. L'aliénation est en quelque sorte à deux degrés. L'homme peut être esclave et le savoir ; c'est le premier degré de l'aliénation. Mais il peut être esclave et se croire libre ; c'est le second degré.
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Il va de soi que, chez les philosophes, c'est un peu plus compliqué. « *L'aliénation,* nous dit le P. Calvez, *c'est le type général des situations du sujet absolutisé qui s'est donné un monde à lui, un monde formel, en refusant par là le véritable concret de ses exigences* (p. 51). » Il y aura donc autant de conceptions de l'aliénation qu'il y a de systèmes philosophiques, et ces conceptions pourront différer jusqu'à l'opposition. « *D'après la philosophie de Hegel,* écrit le P. Calvez, *l'aliénation est le moment dialectique de la* « *différence* », *de la scission entre le sujet et la substance. Dans la dialectique expérimentale ou phénoménologique de la conscience, l'aliénation est plus précisément le processus par lequel le Moi-sujet projette le Moi-substance* (*c'est-à-dire la vérité*) *hors de lui-même, devient ainsi extérieur à lui-même,* ce *qui est bien exprimé par le terme allemand* Entäusserung, *extériorisation* (p. 53). » (Félicitons-nous qu'il y ait des mots allemands pour exprimer ces choses.) « *Chez Marx, la catégorie d'aliénation est semblable pour l'essentiel à ce qu'elle est dans la philosophie hégélienne, à laquelle elle est directement empruntée. Mais elle a un sens moins général. Il s'agit uniquement de situations dans lesquelles l'homme s'est* perdu *lui-même. Il ne s'agit plus de situations par lesquelles le sujet acquiert un nouveau contenu en s'extériorisant. Marx est plus attentif à une perte par la détermination ou l'objectivation qu'à un enrichissement par les déterminations successives. Tandis que, selon Hegel, le passage par les expériences d'extériorisation est le nécessaire progrès et l'indispensable croissance, pour Marx l'aliénation est le monde d'où il faut sauver l'homme. Au lieu de l'enrichir, Marx vise à le récupérer* (p. 53). »
Reprenons des termes simples. Pour Marx, l'homme vit dans les fers. Ces fers, ce sont les aliénations. Les aliénations sont nombreuses : l'aliénation religieuse, l'aliénation philosophique, l'aliénation politique, l'aliénation sociale et l'aliénation économique.
Les deux aliénations principales sont l'aliénation religieuse et l'aliénation économique.
L'aliénation religieuse est l'aliénation absolue, car « *dans la religion, l'homme projette hors de lui de manière vaine son être essentiel, il se perd dans l'illusion d'un monde transcendant* » (p. 54).
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Mais l'aliénation religieuse est le résultat d'aliénations profanes qui se commandent les unes les autres et dont la dernière -- pierre angulaire, ou clef de voûte, comme on veut -- est l'aliénation économique. Que soit supprimée l'aliénation économique, et toutes les autres aliénations disparaîtront. (Je résume et je simplifie.)
L'aliénation économique, c'est l'aliénation capitaliste.
Le capitalisme est un système tel que le travailleur y est nécessairement aliéné « *par rapport à son produit, par rapport à la nature, par rapport à son travail, et par rapport à l'homme, c'est-à-dire par rapport à la société *» (p. 239).
Supprimons le capitalisme -- ou plutôt aidons à sa suppression par la prise de conscience de sa nature et de son évolution fatale vers l'autodestruction -- l'homme alors sera libre ; plus exactement : il sera devenu homme, il se sera fait homme. « *L'aboutissement du marxisme, c'est à la fois la suppression des aliénations, la reconstitution de la réalité positive désaliénée, et un dépassement vers une réalité plus haute, véritablement achevée, vers la réconciliation totale. Plus que simple libération de l'homme, la fin de l'aliénation est donc sa première instauration, sa véritable constitution. La préhistoire s'achève, l'histoire proprement humaine commence* (p. 449). »
Dans la pensée de Marx, toutes les aliénations sont liées. Ce serait une contresens, notamment, de vouloir retenir son analyse économique en la dissociant de son analyse philosophique. Le P. Calvez revient là-dessus à plusieurs reprises, avec beaucoup de force. « *Il n'a pourtant pas manqué d'interprètes,* écrit-il, *pour admettre que les catégories économiques du* Capital *ne relevaient pas du même mode de penser que les catégories philosophiques des œuvres de jeunesse de Marx. On a pu en tirer les interprétations selon lesquelles il serait possible de dissocier la doctrine économique et sociale de Marx de son athéisme, ou inversement de retenir l'humanisme de ses œuvres de jeunesse et de rejeter le matérialisme de caractère économique qui serait caractéristique du* Capital.
« *En suivant pas à pas le raisonnement de Marx dans les chapitres qui précèdent, nous sommes arrivés à une conclusion qui contredit rigoureusement toute tentative de dissociation de ce genre.*
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*Tout le raisonnement de Marx repose sur le lien entre les diverses aliénations. Il est impossible d'admettre par exemple que Marx ait critiqué l'aliénation religieuse indépendamment de toute référence au politique et à l'économique ou qu'il ait tiré son athéisme d'une source entièrement étrangère à ses conceptions économiques. C'est exactement le contraire qui a été démontré : Marx refuse toute critique du ciel qui ne s'appuierait pas sur une critique de la terre, il refuse de s'en tenir à un athéisme idéaliste ou simplement postulé du type de celui de Feuerbach. La religion est une aliénation qui peut et doit être supprimée parce qu'elle est le reflet d'aliénations profanes qui peuvent et doivent être supprimées*. » (pp. 316-317)
Le P. Calvez écrit encore : « *Ce serait aller contre l'intention explicite de Marx et contre l'unité qui apparaît dans son œuvre que de vouloir dissocier l'œuvre économique de l'œuvre philosophique, ou la méthode d'analyse économique de la doctrine athée, à condition que par méthode d'analyse économique on entende bien celle de Marx et non pas une autre méthode, toujours possible, de critique de l'économie et du capitalisme, qui aboutirait sur des points isolés aux mêmes conclusions que Marx, mais dans un tout autre contexte*. » (p. 326)
Cette phrase est extrêmement importante. On pourrait, en effet, soutenir que quelle que soit « l'intention », explicite ou non, de Marx, il est parfaitement possible de dissocier son rouvre économique de son œuvre philosophique. Je ne le crois pas plus que le P. Calvez, pour la raison qu'il donne et qu'on pourrait longuement développer.
Les catholiques marxisants disent en substance : « Si vous êtes contre le capitalisme libéral, si vous admettez qu'il faut supprimer le prolétariat, pourquoi n'acceptez-vous tout au moins de reconnaître la convergence de vos positions sur ces points avec le communisme ? » Nous ne l'acceptons pas parce que nous n'avons aucune concession à faire au communisme, sur aucun terrain, étant donné que nous ne lui devons rien et que son seul dessein est de détruire tout ce que nous voulons sauver ou instaurer. Les catholiques marxisants n'accepteraient pas d'invoquer La Tour du Pin, qui a prononcé, contre le capitalisme libéral, la condamnation la plus forte qui soit jamais tombée d'une plume catholique.
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Ils ne l'accepteraient pas, parce qu'ils auraient peur, ce faisant, d'apporter de l'eau au moulin corporatif. En acceptant d'invoquer Marx, ils choisissent secrètement le cadre philosophique d'une révolution qu'ils acceptent et à laquelle ils ne croient pas qu'un autre cadre puisse convenir.
Toute économie est liée à un système philosophique, soit explicite (marxisme), soit implicite (capitalisme). Opter pour une économie, c'est en réalité opter pour une philosophie. Le cas est particulièrement caractéristique pour le marxisme, dont le contenu économique est celui du capitalisme classique et qui s'en distingue exclusivement par la philosophie.
Pourrait-on donc aller plus loin et accepter la philosophie économique de Marx -- concernant, par exemple, l'aliénation du travail -- tout en refusant sa philosophie générale et son athéisme ? Il suffit de considérer que l'aliénation capitaliste analysée par Marx est purement et simplement l'aspect à la fois contingent et majeur de l'aliénation, totale de l'homme pour se rendre compte que sa philosophie, économique n'est que la fine pointe de sa philosophie générale.
Alors ? Justice sociale ? Promotion ouvrière ? « Montée humaine » (expression chère au P. Lebret) ? Ou ces mots ne veulent rien dire, ou on les prend, avec le marxisme, dans le sens marxiste, ou on les prend, contre le marxisme, dans un sens radicalement opposé à celui que leur donnent les marxistes.
Défense des intérêts des salariés ? Les salariés ont le droit de se défendre. Ils ont le syndicalisme pour ce faire. Quoi de marxiste dans le syndicalisme -- sinon le marxisme qui s'y introduit ? Les ouvriers anglais ont-ils attendu le marxisme pour monter les trade-unions ? Le syndicalisme américain est-il marxiste ?
Quiconque cherche à s'accorder avec le marxisme, quiconque veut trouver une convergence d'action ou de pensée avec le marxisme, rencontre nécessairement le marxisme lui-même dans son essence, sans quoi il n'y aurait ni accord ni convergence.
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Depuis une douzaine d'années, Dieu sait si ces évidences intellectuelles ont été corroborées par les faits !
Ajoutons que les catholiques, étant les hommes d'une philosophie totale, sont plus portés que d'autres à épouser la totalité du marxisme s'ils commencent à se porter à sa rencontre dans une grande sincérité d'union. Il n'y a qu'à lire le livre blanc des prêtres-ouvriers pour s'en rendre compte.
Le marxisme n'est aucunement un système économique ; c'est une philosophie : celle de l'humanisme intégral. « Humanisme » doit être pris ici dans son sens étymologique d'exaltation de l'homme contre toute idée de création, donc de dépendance de Dieu. Pour Marx, l'homme se fait, l'homme se crée lui-même en transformant la nature. La fin de son aliénation, c'est son auto-création.
Cette philosophie est donc finalement un acte de foi, une religion. Et là encore on comprend l'attrait qu'elle exerce sur des cervelles catholiques, car la religion marxiste c'est, à un degré incroyable, la religion catholique inversée, l'enfer du catholicisme. Toutes les catégories mentales du catholique accueillent donc aisément, pour peu qu'elles soient désaffectées, les dogmes inouïs du marxisme.
Le P. Calvez a, sur ce point, des pages excellentes (notamment pp. 592 à 602). « ...*Au centre du marxisme,* écrit-il, *il y a l'idée d'une médiation révolutionnaire qui doit libérer l'homme de l'aliénation et permettre la conciliation de l'homme avec la nature et la société. Or, au centre de l'Église, il y* a *justement une médiation salvatrice dont l'efficacité suprême vient de la qualité du médiateur, vraiment homme particulier, mais en même temps universel, puisque Homme-Dieu. Le marxisme débouche sur la société communiste dans laquelle l'individu est identifié avec le tout social et par là avec lui-même, l'homme devenant la passion de l'homme, l'unique besoin de l'homme. Or, l'Église a conscience d'être la société parfaite dans laquelle les individus sont identifiés au tout social qui est le Corps du Christ en qui tous sont un et tous participent à la vie de Dieu même : non seulement l'homme est identifié à l'autre homme, devenu son besoin, mais il se tourne vers lui avec une gratuité et une liberté souveraines parce que cette identification s'opère en un troisième terme de réalité infinie, Dieu lui-même, le médiateur dont la société ecclésiale poursuit l'incarnation historique aux dimensions de l'histoire universelle.*
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*Le marxisme enfin annonce une consommation de l'histoire tout en voulant contradictoirement affirmer sa continuation. Or, dans l'Église, cette contradiction est vérité paradoxale mais non contradictoire, grâce à la présence sacramentaire du médiateur dans chaque étape singulière de l'histoire universelle. Il n'est pas enfin jusqu'à l'extraordinaire auto-production de l'homme par lui-même qui n'ait son archétype dans le christianisme : le Dieu Trinité est cette identité infinie de l'être avec lui-même à travers la non-identité. Dans l'unité de leur nature et de leur essence, le Père, le Fils et l'Esprit sont entre eux différents comme des* « *personnes* ». *Dieu le Père engendre son Fils divin et les deux premières personnes procèdent de l'Amour, amour substantiel -- lui aussi personnel -- des deux premières personnes l'une pour l'autre. Et si l'homme peut viser dans l'Église à la réalisation de lui-même, à la production de lui-même comme identique à lui-même, si l'Église est la vérité de toute société, c'est parce que le médiateur divin a exhaussé l'homme aux conditions de la vie divine révélée*. » (p. 602)
« *On comprend dès lors,* ajoute le P. Calvez, *pourquoi le christianisme oppose un refus formel au marxisme. Le marxisme ne l'atteint pas seulement comme il atteint toute religion. Il oppose à chacun des éléments constitutifs de la vie de l'Église des éléments semblables de la société communiste dont la réalité effective supposerait évidemment l'irréalité de la vie de l'Église. Tous les dogmes importants de celle-ci, Trinité, création, péché originel, incarnation du Fils de Dieu et rédemption de l'homme, l'Église ou Corps mystique du Christ comme société parfaite, consommation de l'histoire a travers l'histoire, tous ces dogmes chrétiens apparaissent a l'Église transposés dans le marxisme sur un registre d'humanisme athée. Tout le contenu de cet humanisme contredit en face la vie de l'Église*. » (pp. 602-603)
On voit que le P. Calvez est net. Comment ne le serait-il pas, alors que Marx est là-dessus, lui-même, d'une netteté parfaite, et que le Communisme, l'Église de Marx, affirme une position non moins dépourvue d'ambiguïté ?
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Que des chrétiens puissent être marxistes, ou progressistes, ou complaisants au marxisme, ou silencieux devant le marxisme, ou non-résistants en face du marxisme, c'est logiquement impensable. Mais la vie n'est pas logique, et c'est ce qui explique l'invasion du catholicisme français par le marxisme. Il s'agit d'une maladie, comme la peste noire ou la grippe espagnole. Quelles sont les causes de cette maladie ? C'est ce qu'on doit rechercher pour y apporter les remèdes. Nous nous y sommes employés ailleurs, trop rapidement. Nous tâcherons d'y revenir. La publication d'un livre comme celui du P. Calvez est un heureux symptôme de l'arrêt de l'épidémie. Et comme il s'agit d'un mal psychique, ce symptôme est aussi et du même coup un premier remède. La convalescence n'est pas loin.
\*\*\*
Quand je consulte mes notes sur le livre du P. Calvez, ce n'est pas un article mais vingt qu'il me faudrait écrire. Le lecteur voudra bien excuser des observations décousues qui ont l'inconvénient de détruire l'harmonie d'un ouvrage puissamment composé, mais qui ont l'avantage (à mes yeux) de mettre en relief tel ou tel point capital pour la connaissance ou la réfutation du marxisme.
L'un de ces points concerne l'Économie politique.
Nous avons vu que le P. Calvez soulignait très justement, et avec beaucoup de force, la liaison de l'Économie et de la Philosophie chez Marx. Une solide critique de l'Économie marxiste est donc nécessaire -- critique des *faits* tenus pour acquis par Marx, critique des *théories* économiques proprement dites, critique du *fondement philosophique direct* de l'Économie marxiste.
Le P. Calvez me semble moins à l'aise dans ce domaine que dans le domaine philosophique pur.
La critique principale qu'on peut lui faire, c'est de ne pas référer constamment les analyses économiques de Marx aux analyses du libéralisme classique. Les six pages qu'il consacre à « Marx et les économistes » (pp. 262 à 269) montrent qu'il les connaît parfaitement. Aussi bien, il écrit : « En *critiquant la science économique, Marx ne veut pas la remplacer par une science économique plus avertie, mais il la remplace en fait par une* « *science* » *tout court...* » (p. 263)
77:12
En fait, la science économique de Marx, c'est la science capitaliste (les Physiocrates, Smith, et surtout Ricardo). De même qu'on n'explique correctement la philosophie de Marx qu'en la comparant perpétuellement à celle de Hegel, de Stirner, de Feuerbach, etc. -- ce que fait admirablement le P. Calvez --, de même on ne peut parler clairement de l'économie de Marx qu'en la comparant perpétuellement à celle des « Économistes » (comme on appelle à l'époque les tenants de l'Économie libérale). Or après les quelques pages d'introduction que nous venons d'indiquer (sur « Marx et les économistes »), le P. Calvez est muet sur la filiation libéralo-marxiste, ce qui ne permet de saisir ni la dépendance, ni l'originalité (si l'on y tient) de Marx.
Quand on pense, par exemple, à l'importance de la théorie de la valeur dans l'économie marxiste, il est inconcevable de l'exposer sans montrer en détail comment elle procède de la théorie classique (telle qu'elle est présentée, notamment, par Ricardo, qui obsède Marx).
Tout le chapitre sur « le dépérissement de l'économie capitaliste » (pp. 450 à 482) me semble, de même, très indulgent pour Marx. Les « intuitions » de Marx sont, en ce domaine, celles des classiques. Le P. Calvez note que « *la théorie de la décroissance des taux de profit n'est pas nouvelle, puisque Ricardo la connaissait déjà sous une forme un peu différente...* » (p. 455). Il faut aller plus loin : le véritable capitalisme, c'est-à-dire le capitalisme anglo-saxon, est pessimiste parce qu'il sait parfaitement que le capitalisme exige l'expansion perpétuelle, par la découverte géographique et la découverte technique. Si la découverte cesse, on va à l'État stationnaire : c'est la fin du capitalisme. Ricardo, capitaliste intégral et fondateur du capitalisme, est un socialiste virtuel, et avoué. Stuart Mill meurt socialiste. Schumpeter aussi. Marx est de la même lignée parce qu'il a la cervelle farcie de capitalisme. Va-t-on inverser les relations et appeler marxistes Ricardo, Stuart Mill, Schumpeter, et tous les autres, tels Keynes, ou même Dupriez que cite le P. Calvez (p. 476), ou Sombart et Schmoller, qu'il cite également (p. 477) ? Je crois plus juste d'appeler Marx un classique ([^51]).
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Si l'on vide ses théories économiques de leur philosophie, et si on ne les réduit pas à de vagues généralités qui sont dans tous les auteurs du XIX^e^ siècle, libéraux ou socialistes, si on les distingue dans leur « originalité », c'est-à-dire dans le durcissement et la simplification (confuse) de *vérités contingentes dont il tire des visions prophétiques --* dans ce cas, il ne reste rien, rigoureusement rien de l'économie marxiste. Cent ans d'évolution l'ont réduite à néant. Cela, le P. Calvez ne le souligne pas assez, soit qu'il se sente moins assuré sur ce terrain, soit que, tenant à coincer la « pensée » de Marx sur l'essentiel, il juge bon de manifester quelque indulgence à l'égard de son « intuition » économique.
\*\*\*
Plus grave encore m'apparaît le relatif silence du P. Calvez sur le problème de la *propriété.* Il en parle, évidemment, mais par-ci, par-là. Il n'en fait pas le nœud d'un chapitre. Je crois que c'est là une grave erreur, et particulièrement dans la perspective de son ouvrage. Le P. Calvez entend, en effet, analyser la pensée de Marx, en s'installant à l'intérieur de cette pensée et en la détruisant par la méthode marxiste elle-même. Or c'est à la propriété que se fait, chez Marx, la jonction de sa philosophie et de son économie. Quand il voit dans l'abolition de la propriété capitaliste le moyen de supprimer l'aliénation du travail, il y voit du même coup le moyen de supprimer toutes les autres aliénations parce que celles-ci ont, en fin de compte, leur racine commune dans la catégorie de l'*avoir.* L'homme est aliéné parce que ses relations sont « chosifiées » par l'appropriation.
Marx veut faire de l'homme nouveau -- l'Homme enfin né de lui-même dans l'Histoire -- un être qui n'obéisse qu'aux lois de l'être dégagées des lois de l'avoir. Son matérialisme est un angélisme.
On a vite fait de s'apercevoir que ce qu'il appelle l'*aliénation humaine* est purement et simplement la *condition humaine.*
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La première tâche à laquelle le P. Calvez devrait maintenant s'atteler, c'est à restaurer la notion de *propriété* et le concept d'*avoir* comme base d'une économie humaine. S'il ne faut pas que les relations entre hommes soient « chosifiées », il est nécessaire qu'elles *passent* par les choses. Un « travaillisme » pur est inconcevable. Son développement ne peut aboutir qu'à l'aliénation sociale du totalitarisme. Le monde de l'avoir et de la propriété crée un tissu de dépendances qui est le tissu même de nos libertés. Faute de le reconnaître on aboutit au Léviathan.
\*\*\*
J'aurais quantité de critiques de détail à faire au P. Calvez.
-- Il y a ce chapitre étrange, intitulé « l'Église catholique et le capitalisme » (§ 1, « les condamnations doctrinales ») qui, révérence gardée, vient là comme des cheveux sur la soupe. Si le P. Calvez voulait citer les Encycliques -- ce qui se défendait -- il n'avait qu'à en donner le texte sans commentaires, en le faisant précéder d'un court « chapeau » qui aurait dit en substance : « Par la voix des Papes, le marxisme a été constamment condamné de Léon XIII à Pie XII. Il ne l'a pas été généralement par une référence directe et expresse à Marx, mais dans les manifestations socialistes et communistes dont Marx est le principal inspirateur. Le vocabulaire pontifical ne suit pas les subtilités du vocabulaire marxiste ; mais on n'a pas de peine à voir les erreurs marxistes saisies dans leur essence ; elles sont dénoncées avec force. » Au lieu de cela le P. Calvez s'efforce de faire le raccord entre la vigueur simple des encycliques et la savante dialectique de son propre ouvrage. Il n'y parvient qu'avec peine, en laissant une certaine gêne dans l'esprit du lecteur.
-- Il y a le ton général de l'ouvrage, stratégique, tactique, diplomatique -- bien vainement. Le vrai suffit. En matière intellectuelle, écrire « utile » est la suprême inutilité.
80:12
-- Il y a, de même, cette affirmation (qui commande toute la méthode du livre) que c'est « *du raisonnement marxiste que doit surgir la critique, s'il y a place pour une telle critique. C'est la seule méthode qui soit pleinement recevable lorsqu'il s'agit d'une doctrine qui prétend* ne *reposer que sur elle-même, c'est-à-dire ne rien présupposer. --* On *aborde donc le problème de manière assez extérieure aussi longtemps qu'on pratique une* confrontation *du marxisme avec d'autres doctrines, soit philosophiques comme l'existentialisme, soit même religieuses comme le* christianisme. *Cette dernière méthode a son prix pour les croyants : la constatation de divergences radicales entre marxisme et christianisme fait alors conclure au nom de la foi à* *une insuffisance du marxisme. Sans doute la foi, bien loin de contredire la raison, s'appuie-t-elle alors sur celle-ci. Il s'agit pourtant d'un langage qui n'est accessible à l'interlocuteur soi-disant confronté que s'il se développe en* langage philosophique. *Il doit encore plus se développer en une* praxis totale *opposable sur le plan de l'existence à ce que prétend inaugurer le marxisme* » (p. 560). -- Quelle erreur ! IL N'Y AURAIT JAMAIS EU DE CHRISTIANISME A CE COMPTE. IL N'Y AURAIT MÊME JAMAIS EU DE MARXISME. Pour convaincre et vaincre, on doit choisir ses propres positions, non celles de l'adversaire.
-- Il y a les commentaires en quelques lignes qui accompagnent les références bibliographiques données à la fin du volume. Elles sont bien « prudentielles » pour les vivants, et discutables.
-- Il y a le chapitre sur « le marxisme devant la critique » peu satisfaisant, terriblement relativiste.
Etc. Etc.
\*\*\*
Mais je ne veux pas terminer sur des critiques.
Je répète que ce livre est un grand livre, substantiel, nourrissant, enrichissant.
Je répète également que son mérite majeur est de manifester avec éclat l'incompatibilité radicale du marxisme et du christianisme. Il ne dégoûtera peut-être pas tout le monde d'être marxiste ; il ne permettra pas qu'on soit marxiste ou marxisant, étant catholique.
Je ne saurais mieux dire le cas que j'en fais qu'en formulant un vœu : qu'il soit lu dans les grands séminaires et par le R.P. Bigo.
Louis SALLERON.
81:12
### Les quatre causes Raison de l'impuissance des intellectuels
UN DE NOS ABONNÉS, qui dirige lui-même un bulletin très apprécié, s'y plaignait de l'absence de formation philosophique de notre corps enseignant, ce qui lui fait accepter sans discernement toute sorte d'idées contradictoires ou sans fondement ; et notre ami encourageait *Itinéraires* à mettre la question sur le tapis. Nous irons un peu plus loin qu'il ne nous y invite, car nous essayerons de ramener l'attention sur les méthodes mêmes de la pensée et sur sa traduction toujours délicate et toujours plus ou moins infidèle par le langage. Et toujours symbolique. On nous présente aujourd'hui une réforme de l'enseignement ; on fait effort pour faire enseigner par l'Université tous les métiers, y compris l'agriculture ; on sacrifie l'ancienne formation intellectuelle à laquelle nous devons tout ce que nous sommes. Pour cela on veut prolonger la scolarité car on s'imagine qu'il n'y a rien de tel que l'école pour former l'esprit et les caractères.
S'il ne s'agissait que de passer des examens pour former d'autres professeurs ou des fonctionnaires, oui sans doute, il n'y a rien de tel que l'école, car il ne s'agit dans ces métiers que d'administrer, non de créer. Mais ce dont nous manquons, c'est de maîtres au sein des métiers, car non seulement du point de vue pratique, mais du point de vue intellectuel même, jamais l'école ne pourra remplacer l'atelier ou le laboratoire.
82:12
Et voici pourquoi : l'espèce de savoir enseigné dans les écoles n'est pas apte à former le jugement, c'est-à-dire l'art de soupeser les causes différentes qui agissent en chaque cas donné. Un enfant rabote une planche pour la première fois ; il apprend aussitôt que le bois a un fil contre lequel on ne peut rien ; c'est, direz-vous, de la technique tout simplement. Pas du tout, c'est aussi cette constatation fondamentale qu'il y a une *nature des choses* à connaître, ce dont les intellectuels se passent généralement, parce qu'elle ne leur a jamais été présentée à eux-mêmes comme une chose d'expérience. Ils pensent la trouver dans des principes généraux beaucoup trop abstraits et ils ont coutume dans l'enseignement de simplifier l'explication des faits. Or rien n'est simple, que Dieu.
Nous voulons montrer aujourd'hui que les maîtres de l'enseignement sont dans l'illusion sur la nature de leur savoir et de leurs méthodes, illusion qui rend ces méthodes inefficaces et même fâcheuses et qui empêche en même temps ces maîtres de concevoir une réforme de l'enseignement réellement adaptée, non seulement aux nécessités de l'heure, mais à la nature des choses et à celles de l'esprit humain. C'est à la structure même de la logique que nous nous attaquerons.
LES QUATRE CAUSES. La philosophie enseigne qu'il ne peut y avoir que quatre causes, les causes finales, formelles, efficientes et matérielles. Je crois que la plupart des professeurs, sauf les professeurs de philosophie, ne s'y sont jamais beaucoup intéressés. On va voir que la distinction de ces causes est pleine d'intérêt.
La cause finale est le but que je me propose, par exemple abriter ma famine et construire une maison ; la cause formelle est le plan que je lui donne, la cause efficiente l'architecte, le maçon, la cause matérielle le matériau, pierre ou bois. La cause finale est prééminente sans doute, mais toutes les causes réagissent les unes sur les autres : si le matériau employé est le bois, je ne puis avoir les mêmes formes qu'avec la pierre ; il influe donc sur le plan qui doit tout régler. Mais des ouvriers très expérimentés permettent des audaces et des économies dans la construction : voici donc la cause efficiente qui réagit à son tour sur la cause formelle, le plan, qui en définitive donnera leur direction aux autres causes.
\*\*\*
83:12
NE CROYEZ PAS que ces distinctions soient pures manies de professeur : tous nous avons dû en faire l'apprentissage. L'enfant qui bat la table à laquelle il s'est cogné confond la cause matérielle (la table) et la cause efficiente qui n'est que sa maladresse à lui. Lorsque mon père me faisait descendre avec une paire de gifles du haut de la bibliothèque où je m'étais perché, nous n'étions pas d'accord lui et moi sur la cause finale. Car dans mon cœur je me disais : « Comme c'est injuste ! Comment ne voit-on pas que c'est fait exprès pour grimper : il n'y a qu'à monter sur le haut de la porte et de là sauter sur la bibliothèque ». Telle était pour moi la cause finale d'une porte. Mais l'expérience m'ayant appris déjà que les enfants n'avaient pas du monde la même idée que les grandes personnes, je me gardais de discuter. J'étais seulement étonné, plus que convaincu.
Il peut vous arriver à tous de faire partie d'un jury. Un homme a tué sa femme, chez lui, d'une balle de son fusil. Il prétend que c'est un accident. Les causes matérielle (la balle), efficiente (le tireur), sont connues. La cause formelle (lois balistiques, la trajectoire) sera examinée. Admettons que la position que prétendait occuper le mari en nettoyant son fusil, la place de sa femme, ne contredisent pas les causes formelles, l'instruction recherchera les causes finales. Si le ménage était exemplaire, si le contrat de mariage et la situation matérielle sont tels qu'il n'y avait aucun intérêt pour le mari à voir mourir sa femme, le juge conclura volontiers à un accident ; mais si le mari avait un faux ménage, si les discussions étaient fréquentes, si une assurance sur la vie prise récemment jouait en faveur du mari dont les affaires étaient difficiles, la cause finale supposée prendra une tout autre apparence.
Et voici maintenant où j'en veux venir : l'examen des quatre causes est toujours nécessaire, car elles agissent *en même temps* et réagissent l'une sur l'autre ; il y a *interdépendance des causes* et les plus graves erreurs de pensée et d'action viennent souvent de ce qu'on néglige l'une d'entre elles.
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D'une manière générale les hommes d'action négligent les causes formelles, qui sont la plupart du temps la morale, les règles du droit et aussi *les principes mêmes de leur action.* Les hommes d'étude et, ce qui n'en est que la caricature, l'*homo loquax* qui emplit du son de sa voix les journaux, les revues, et le parlement, ne pèsent souvent que les causes formelles dont on peut discuter à perte de vue sans avoir recours à l'expérience, et ne voient même pas les autres. Le type de cette erreur c'est ce que j'ai appelé : *l'enseignement de la natation par correspondance.* La cause finale est de se soutenir sur l'eau, la cause matérielle l'eau et la densité, la cause efficiente l'homme, la cause formelle les mouvements de la natation. Enseigner ceux-ci à sec, sans que l'homme se mette dans l'eau et fasse l'expérience de sa densité dans l'eau, est évidemment profondément ridicule : voilà pourtant ce qui s'enseigne sérieusement dans toutes les écoles de France et cela compte pour le certificat d'études primaires. C'est là un cas limite du vice profond de notre enseignement.
Vous pensez que je ne suis pas sérieux. Mais j'ai vu arriver chez moi il y a deux mois, l'institutrice du village ; elle me demanda de lui apprendre, à sec, les mouvements de la natation ; l'autre jour, les candidats (candidat veut dire : qui est revêtu d'une robe blanche) sont venus répéter ces mouvements dans mon atelier. Ils les font très bien, ils ont d'ailleurs été reçus ; je doute que ce savoir pût leur servir s'ils tombaient à l'eau. Un autre exemple est celui du travail forcé dans les colonies. Toutes les discussions ont porté sur les causes *formelles :* la liberté, la justice, le droit, les institutions républicaines, etc., et non sur les causes efficientes (administrateurs, indigènes) et matérielles (conditions physiques et économiques). Le simple bon sens remarque que le travail fait pour payer un impôt même indirect est un travail forcé, que le travail des élèves en classe est un travail forcé. Je lisais ces jours-ci l'opinion qu'un vieux colon allemand de Nouvelle-Guinée donnait à un journaliste sur la Papouasie : « Le système colonial hollandais a fait preuve à Java et à Sumatra d'un admirable libéralisme. Mais la Papouasie n'est pas l'Indonésie. On ne saurait y appliquer les mêmes méthodes. Mieux vaudrait prendre l'exemple des Portugais de Timor en instaurant un minimum de travail obligatoire.
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C'est tellement vrai que le déclin de la race papoue a commencé du jour où les Hollandais lui ont interdit les guerres et l'esclavage. » C'est-à-dire l'ont condamnée à l'oisiveté. Je n'ose même citer le vice qui s'y est développé. Ces paroles sont terribles tant elles nous montrent l'inextricable interdépendance des causes et les affreuses conséquences du péché originel. La vie est si facile en cette contrée qu'ils n'ont d'autre travail que de se battre. Et notre déchéance est telle qu'il vaut mieux se battre que ne rien faire... Le vrai remède ici est, certes, l'évangélisation et le travail forcé.
Mais la difficulté se complique de ce que les causes ont *une importance très inégale en chaque cas.* Molière avec sa profondeur habituelle va nous en donner deux exemples caractéristiques. Nous avons dit ailleurs que la vertu du comique était dans le rappel à la nature des choses. Dans les deux exemples suivants le comique vient de ce que Molière choisit avec soin pour y insister sur celle des causes qui n'a pas d'importance. Le maître d'armes et le maître de philosophie du Bourgeois gentilhomme seront mes témoins. Dans le maniement de l'épée, la cause matérielle, l'épée, est très importante, mais très simple : il suffit que l'épée soit de bonne trempe ; la cause efficiente, l'art du tireur, son habitude de l'escrime, son entraînement font tout ; la cause formelle, Molière va la définir : le comique naît de ce qu'il insiste sur celle des causes qui va de soi, que tout le monde entend sans qu'il soit besoin d'en parler :
LE MAÎTRE D'ARMES
« Je vous l'ai déjà dit, tout le secret des armes ne consiste qu'en deux choses, à donner et ne point recevoir ; et comme je vous fis voir l'autre jour par raison démonstrative, il est impossible que vous receviez si vous savez détourner l'épée de votre ennemi de la ligne de votre corps : ce qui ne dépend seulement que d'un petit mouvement du poignet ou en dedans, ou en dehors.
MONSIEUR JOURDAIN
De cette façon un homme, sans avoir du cœur est sûr de tuer son homme et n'être point tué ?
LE MAÎTRE D'ARMES
Sans doute : n'en vîtes-vous pas la démonstration ? »
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C'est le travers professoral, c'est très souvent celui de notre enseignement. Et Molière le sait bien. Monsieur Jourdain s'adressant au maître de musique lui crie au cours de la querelle :
« Êtes-vous fou de l'aller quereller, lui qui sait tuer un homme par raison démonstrative ? »
Quand à l'École des Beaux-Arts les jeunes architectes apprennent à faire des plans sans apprendre à construire, quand à l'école primaire les enfants apprennent à sec les mouvements de la natation, ils apprennent à tuer par raison démonstrative.
Tout autre est le cas du maître de philosophie. Monsieur Jourdain demande qu'on lui apprenne tout simplement l'orthographe. Ici la cause formelle est au contraire très délicate, très compliquée, et demande une profonde étude : ce sont les règles de la syntaxe, les lois du langage, la forme même de la pensée. Molière se garde bien de s'attaquer à elle. Il s'en prend à la cause matérielle, les sons de la langue connus de tous les enfants de deux ans :
« Il faut commencer selon l'ordre des choses, par une exacte connaissance de la nature des lettres et de la manière de les prononcer toutes... »
Suit l'inénarrable leçon où Monsieur Jourdain s'émerveille de faire scientifiquement ce qu'il apprit sur les genoux de sa mère.
Mais tout le monde ne distingue pas les causes avec la perspicacité de Molière. Les hommes d'action sont habitués à juger très rapidement de l'interdépendance des causes qui leur importent. Mais ils oublient l'existence de celles qui vont de soi ou ne les intéressent pas. Voici un lieutenant qui tient un secteur où l'ennemi déclenche une attaque. La cause finale se sont les ordres qu'il a reçus : s'avancer, ou tenir, tenir sans s'engager à fond, se replier au besoin, ou tenir jusqu'à la mort. Les causes matérielles sont l'état de ses défenses, de son armement, la quantité de munitions dont il dispose. La cause efficiente, le nombre de ses hommes, leur fatigue, leur état moral, les liaisons à droite ou à gauche. Il devra prendre une décision peut-être en une ou deux minutes en pesant toutes ces causes.
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Mais il pensera très peu aux causes formelles qui sont les principes de l'art de la guerre ; on peut même dire qu'il est perdu s'il est obligé d'y penser à ce moment-là, si ces principes ne sont pas passés à l'état d'habitude. Mais il est des cas où les causes formelles ont une entière importance pour l'homme d'action lui-même : s'il les néglige par habitude de ne pas les envisager il commet de graves erreurs. En voici un exemple pris à Trajan :
LE RESCRIT DE TRAJAN. -- Ce texte est emprunté à l'*Histoire du christianisme* de dom Poulet, Tome II, p. 61.
« En 112, Pline, légat dans la Bithynie et le Pont, écrivit à Trajan. Le christianisme s'y était implanté jusqu'au fond des campagnes, faisant rétrograder la religion officielle : temples déserts, fêtes interrompues faute d'assistance, viandes laissées pour compte aux prêtres, voilà le spectacle qui s'offrait partout. La piété des païens s'indignait si bien qu'ils vinrent dénoncer au gouverneur les nouveaux sectateurs.
Au premier abord, le procès sembla des plus clairs : puisque « christianiser » était un crime, tous ceux qui, interrogés, s'y obstinaient, tomberaient sous l'inculpation légale et la sentence mortelle, à l'exception des citoyens attitrés qui pourraient en appeler à César. Vrai verdict de Romain, mais qui suppose une législation antécédente : vous désobéissez, il suffit ; la mort sans phrase.
Cependant l'affaire s'élargit à des proportions démesurées. Les accusations se multiplièrent, atteignant des personnes de tout âge, de tout rang, de tout sexe. Doux et humain par nature comme par philosophie, Pline éprouvait déjà quelques scrupules d'envoyer à la mort pêle-mêle vieillards, femmes, enfants. Mais bientôt la stricte légalité fut elle-même en jeu ; on recourut à la dénonciation anonyme, procédé contraire au droit romain d'après lequel les accusations devaient être soutenues au grand jour par les délateurs. D'ailleurs à l'interrogatoire beaucoup nièrent avoir jamais été les partisans de Jésus, et pour le prouver consentirent à brûler de l'encens, à faire des libations devant l'image de l'empereur ou les statues des dieux « choses, dit naïvement Pline, auxquelles on ne peut contraindre un vrai chrétien ». D'autres avouèrent sans doute qu'ils avaient appartenu à la secte, mais ils l'avaient quittée depuis longtemps, et, eux aussi, se montraient prêts à sacrifier. Comment traiter ces apostats ? Ils avaient renoncé au délit de christianisme, mais ce délit était-il purement légal et verbal, ou bien cachait-il de véritables crimes ?
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Interrogés, les renégats affirmèrent qu'être chrétien consistait seulement à s'assembler à jour fixe avant l'aurore pour célébrer le Christ, et renoncer par serment au vol, à l'adultère, au mensonge, enfin à prendre un repas en commun, ce que d'ailleurs on avait cessé de faire depuis l'édit récent interdisant les hétairies. Quelles dispositions pouvaient être plus empreintes d'honnêteté et de loyalisme ? Pour en avoir confirmation Pline fait mettre à la torture deux esclaves qui occupaient un rang dans la hiérarchie ecclésiastique, des diaconesses (*ministrae*) : peines perdues.
C'est alors que dans sa perplexité le gouverneur en référa à Trajan, soulignant d'ailleurs le point délicat et capital du procès : était-ce le nom seul de chrétien qu'il fallait frapper, ou bien les crimes commis sous ce nom ? (*nomen ipsum, etiamsi flagitiis careat, an flagitia coherentia nomini puniantur *?)
Voici la réponse de Trajan : il maintient le délit de christianisme ; sans doute n'y a-t-il là aucun crime direct qui réclame l'inquisition (*conquirendi non sunt*) ; mais par respect pour la loi prohibitive antérieure, si les chrétiens sont déférés au juge, et reconnus tels, on doit les punir (*si deferantur et arguantur, puniendi sunt*)*.* Cependant, puisque le nom seul est répréhensible, Trajan refuse d'assimiler les fidèles à des révolutionnaires ou à des accusés de droit commun ; aussi les apostats seront-ils graciés. Pour la même raison il n'y a pas lieu de décréter une sorte de loi des suspects et d'accepter les dénonciations anonymes. »
Examinons cette affaire à la lumière des quatre causes : la cause finale, c'est le bien commun, l'ordre et la paix dans la justice ; la cause matérielle, les actes bons ou mauvais ; efficiente, les chrétiens ; formelle, la loi existante, les principes de toute loi, la justice. Pline veut respecter la loi, qui est faite pour le bien commun ; examinant la cause *matérielle,* il s'aperçoit qu'il n'y a pas d'autre délit que d'être chrétien ; s'il y avait de véritables délits cachés sous ce nom, les apostats eussent dû être condamnés pour ces crimes passés, bien qu'ils ne fussent plus chrétiens. Il interroge alors la cause *efficiente,* les chrétiens, qui n'avouent rien de répréhensible. Alors il en fait torturer deux pour avouer les crimes cachés : il n'en trouve pas. Alors il se prend à douter que la cause *formelle,* la loi écrite, répondît bien à ce qu'elle était censé représenter, la justice et à la cause finale, le bien commun. Il écrit à Trajan.
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Celui-ci est un soldat et un administrateur. Pour bien administrer on cherche des règles simples et le plus générales possible. Le bien commun est que l'administration coûte peu et rapporte beaucoup. Dans l'action on n'examine pas les *causes formelles,* lois et principes de la guerre. Elles sont d'ailleurs tellement chargées par les causes matérielles et efficientes, nombre, armement, et qualité des troupes, qu'elles se réduisent à peu de choses. Ensuite à Rome l'État était et avait toujours été totalitaire, la raison d'État entièrement maîtresse ; un simple magistrat annuel était tout puissant pendant la durée de sa charge. La loi était sacro-sainte. Ici, c'était une loi de Néron que nous ne connaissons pas, mais dont l'existence est attestée par Tertullien. Trajan n'examine pas la cause formelle, la loi, édictée cependant par un empereur indigne. Le souci de la cause finale, le bien commun, la paix, lui fait donner des ordres qui rendent la loi, de son vivant, appliquée au minimum. Peut-être n'était-il pas capable lui-même de cet examen, ni ses bureaux qui commençaient pourtant l'élaboration du droit romain. Peut-être ont-ils reculé devant l'extraordinaire nouveauté, car la conséquence était de rendre facultatif le culte impérial dans tout l'Empire. Or, c'était la seule chose qui subsistât de la cité antique (transformée, il est vrai), la seule unité religieuse de l'Empire. Il leur a paru peut-être qu'on ne pouvait aller plus loin dans le libéralisme sans dissocier l'Empire. Pourtant les Juifs étaient exempts du culte impérial. Mais cette race turbulente qui venait de donner tant de mal par ses rebellions, qui venait de massacrer les Grecs de Cyrénaïque et de ruiner à jamais cette province, n'encourageait pas à étendre ses privilèges à l'Empire. Nous ignorerons toujours les réflexions des ministres de Trajan, et pourquoi ils ont manqué l'occasion.
Mais Pline qui avait vu le problème n'a pas protesté ; c'était un Romain, quelque chose comme un Anglo-saxon de l'antiquité. On voit la décadence intellectuelle de ce monde. Il n'y avait plus de Socrate, de Sophocle, pour faire appel aux lois non écrites, plus de Platon ou d'Aristote pour en commencer l'analyse. Plus même d'Aristophane. Plus même de Tacite. Trajan fut un soldat heureux qui profita dans son administration des bienfaits accumulés par un siècle de paix romaine et qui les compromit tous, d'abord par des dépenses excessives, ensuite par ce fameux rescrit.
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Car tous les chrétiens en mesure de participer aux affaires s'en écartèrent pour n'être pas obligés de commettre des actes d'idolâtrie ; ceux qui par la nouveauté de leur point de vue auraient pu entreprendre la réforme intellectuelle et sociale n'en eurent même pas l'idée, faute de l'expérience nécessaire. L'État romain périt faute de citoyens et de soldats citoyens, et faute d'idées. Seul le christianisme uni à la pensée grecque pouvait lui en donner et unir des nations si diverses ; il les a, en fait, unies d'une certaine manière. Saint Augustin nous dit : « Tous les peuples d'Orient pleurent la perte de Rome ! Aux extrémités de la terre, dans les plus grandes cités, c'est une consternation profonde, un deuil public ! » (Civ. D. 33)
L'Italie s'était condamnée à mort dès le temps des Gracques en supprimant les citoyens pauvres mais libres. Parlant de ce temps, saint Augustin avait déjà dit dans la *Cité* de *Dieu :* « Et cette passion de dominer, qui entre tous les vices du genre humain était la plus chère au peuple romain, triomphe dans un petit nombre de grands qui accablent les autres, les oppriment, et les plient à l'esclavage. » Dès Marius, l'armée n'était plus une armée de citoyens. Plus tard les Italiens furent dispensés du service militaire, et les empereurs assurèrent leur pouvoir par une armée de mercenaires. Les pays d'Occident n'avaient pas de ces fortes traditions nationales intellectuelles et politiques antérieures à Rome qui permirent à l'Orient de résister. Rome les avait formés à l'image de ce qu'elle avait fait de l'Italie : une aristocratie peu nombreuse possédait toutes les terres et avait petit à petit réduit les anciens citoyens libres, les soldats des guerres puniques, les guerriers de Sertorius et ceux de Vercingétorix, à n'être plus que des colons héréditaires, des serfs et des esclaves sur des terres qui ne leur appartenaient plus. « La plus grande propriété a perdu l'Italie, et bientôt aussi elle aura perdu les provinces », disait Pline avec mélancolie.
Rome avait en outre imposé au monde entier des écoles de rhéteurs, et cette formation éloigne les esprits des moyens de connaître le réel. Les Pères de l'Église latine eux-mêmes ne s'en déprirent pas facilement, ni complètement.
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L'État romain, gouverné par les généraux d'une armée qui devenait de jour en jour moins nationale, était depuis longtemps engagé dans des voies trop différentes pour se réformer aussi complètement. Le christianisme apprenait pour le salut et l'élévation du genre humain à distinguer le pouvoir spirituel du pouvoir temporel. Il enseignait à rendre à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu. Mais les empereurs par défiance ne demandaient aux citoyens que leur argent et non leur sang. Ils demandèrent leur sang aux barbares et ceux-ci devinrent ainsi les maîtres de l'empire. Mais les empereurs demandaient en plus aux citoyens leur encens que les chrétiens disposés à donner leur sang ne pouvaient leur accorder. L'empereur devenu chrétien ne changea que pour les aggraver les erreurs de l'État romain.
Ainsi les hommes d'action, forts d'une expérience réelle mais réduite généralement à trois des quatre causes, s'obstinent pendant des siècles à des erreurs funestes. Ainsi les Anglais depuis cent cinquante ans et très manifestement depuis trente ans, s'acharnent à détruire l'Europe à laquelle leur sort est lié.
La tragique histoire des persécutions et la décadence de l'empire romain sont suspendues au rescrit de Trajan. A ce moment tout pouvait s'arranger dans la paix. Il s'est trouvé que la plus importante des causes en ce cas était la cause formelle, celle que les hommes d'action et les hommes de métier négligent généralement. Et l'empire romain s'est trouvé condamné dans la pensée divine, car le christianisme eût pu le sauver ; ce fut certainement une grâce qui lui fut offerte. Mais à condition que la réforme intellectuelle, politique, sociale, fut faite en même temps. Car les hommes ont beau être chrétiens, l'absence de vrais citoyens, l'impuissance à en former dans un État despotique entraînent nécessairement la ruine d'un État Ainsi finit l'empire d'Occident. Il s'en est suivi Dieu sait quelles misères pour la religion même.
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#### SIMULTANÉITÉ ET INTERDÉPENDANCE DES QUATRE CAUSES
Nous venons de voir tout l'intérêt qu'on trouve à distinguer les quatre causes. Il nous faut envisager maintenant leur interdépendance et leur simultanéité, car les conséquences qui résultent de ces deux caractères sont extrêmement importantes pour l'enseignement. Les hommes de formation scolaire et universitaire ont en effet de la logique une idée très simpliste qui nuit à la formation des esprits ; on n'y envisage guère que les causes formelles pour des raisons bien simples : les autres ne sont connues que par l'expérience, elles échappent non seulement aux jeunes gens, mais aux professeurs qui ont à les former. Enfin les mots se plient bien plus facilement à jongler avec les causes formelles, parce que les faits ne protestent que dans l'action. Ceux qu'on a formés de cette manière jusqu'à vingt ans et plus continuent de raisonner comme dans les livres d'Euclide. J'ai pendant dix ans montré à un savant théologien à tailler les treilles de son monastère sans qu'il y arrivât jamais : « *Je ne comprends pas vos raisons, tout ce que vous me dites est contradictoire.* » Ce savant homme qui savait d'ailleurs excellemment observer les esprits et les âmes, qui avait un sens aigu de l' « étant » et des notions abstraites s'y rapportant, n'avait jamais observé la pousse des plantes suivant la situation des bourgeons et n'admettait pas que ce qui était vrai d'un bourgeon ne le fût pas d'un autre. Nous renonçâmes tous les deux. Tout le monde ne peut pas tout faire, il ne s'agit pas de cela ; mais mon théologien, malgré sa très grande intelligence, était incapable de transposer dans l'étude de la vie des plantes la méthode qu'il suivait pour observer les âmes.
(*A suivre.*)
Henri CHARLIER.
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### NOTES CRITIQUES A propos de « la Vie intellectuelle » et des « Études »
NOUS N'AVONS RIEN DIT jusqu'ici de la disparition de la *Vie intellectuelle,* revue des Dominicains de Paris. Une danse du scalp sur ce cadavre eut été déplacée. D'ailleurs, nous n'en avions aucune envie. J'ai déjà eu l'occasion de le dire, et ce n'est pas une clause de style : je ne désire la disparition d'aucune des publications actuellement contestées, je travaille autant qu'il est en moi, et conformément à mon état, et par les moyens propres à mon métier, à leur conversion.
Oui, c'est d'abord une question d'état et de métier. Un publiciste ne *condamne* pas au sens où l'Église condamne, il ne recherche pas la disparition de l'interlocuteur, même si cet interlocuteur est un adversaire. Le publiciste argumente et persuade, en acceptant le risque d'être lui-même renversé par l'argumentation contraire, et d'être convaincu : ce qui peut, selon les cas, être un danger, ou un bienfait. Chaque fois qu'une argumentation adverse a été assez fondée et assez persuasive pour me faire modifier, amender ou élargir mes positions, je lui en ai été reconnaissant. Car ce n'est pas seulement, ce n'est pas surtout l'interlocuteur adverse qui y a gagné, c'est d'abord moi-même. Notre examen contradictoire du *pour* et du *contre* n'est pas un exercice rhétorique, c'est une quête de la vérité, et tout ce qui nous aide à l'apercevoir mieux, ou plus complètement, ou plus exactement dans ce que Pascal appelait sa « fine pointe », -- tout cela est utile et bon : et nous serions indignes de l'état de publicistes si quelque motif d'amour-propre (mal placé) venait nous empêcher d'en profiter.
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Bien sûr, nous pouvons estimer qu'une publication est nuisible par accident, ou même par l'essentiel de son influence effective. C'est pourquoi nous la critiquons. Mais sans la condamner. Sur l'enchevêtrement du bon grain et de l'ivraie, nous avons entendu une fois de plus, il n'y a pas longtemps, l'Évangile du V^e^ Dimanche après l'Épiphanie (Mt XIII, 24-30). Nous ne nous mêlons donc de rien arracher, détruire ou brûler, d'autant que ce n'est pas notre affaire. C'est celle de l'Autorité dans l'Église Quand elle condamne, nous la comprenons et nous la suivons. Quand elle ne condamne pas, nous la comprenons aussi et nous la suivons toujours.
Non seulement les condamnations ne sont pas notre affaire, mais nous avons encore une autre raison de ne pas les appeler, les désirer ou les demander. Si l'on y réfléchit, on s'aperçoit qu'une condamnation enregistre en un sens l'impuissance, ou l'échec, du publiciste chrétien, du militant chrétien. Une condamnation arrête et repousse une erreur grave : si elle le fait, c'est parce que nous n'y avons pas réussi, ou pas suffisamment, par nos voies et moyens ordinaires de l'argumentation et de la discussion. Nous n'avons pas su, par exemple, persuader et convaincre ceux qui faisaient *La Quinzaine.* Qu'il ait fallu les condamner, aucun publiciste opposé à cette tendance n'y trouvera de quoi chanter victoire. Au contraire.
\*\*\*
POUR les raisons que je viens d'évoquer (trop) rapidement, je n'avais rien à dire de la disparition de la *Vie intellectuelle* ([^52]). Je crois avoir fait front, autant qu'il était en moi, à plusieurs de ses thèses aventurées et de ses procédés discutables quand elle était en vie. Elle est morte, n'en parlons plus. Tel était mon sentiment.
Je n'en aurais donc plus parlé si le P. Rouquette, dans les *Études* de mars, n'avait publié une note qu'il est vraiment impossible de laisser passer sans protester.
Avec tout le respect que je porte à cette éminente et centenaire revue, avec toute la considération et même toute l'admiration que j'ai pour une publication dont les qualités sont nombreuses et éclatantes, mais avec une fermeté motivée, je proteste.
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Que la disparition de la *Vie intellectuelle* ait été saluée par plusieurs avec courtoisie, avec amitié, avec un regret poli ou même sincère, cela faisait normalement partie du train des relations mondaines ou amicales. Je ne conteste ni l'amitié, ni le regret, ni la politesse, qui peuvent parfaitement se manifester.
Le P. Rouquette fait plus et autre chose. Avec une grande violence, il s'en prend à ceux qui n'ont pas déploré la disparition de la *Vie intellectuelle.* Leur attitude, dit-il, s'explique seulement par le fait qu'ils sont atteints de maladie mentale. Une agression de cette sorte est fort surprenante dans les *Études,* dont la tenue et la retenue sont habituellement sans défaut. Elle montre, je le crains, à quelle profondeur certaines passions intellectuelles et peut-être politiques exercent présentement leurs ravages, même chez des personnes éminentes et même en des lieux distingués.
Mais citons tout le morceau, qui est imprimé à la page 44 du numéro de mars des *Études *:
« *Disparition de la* « *Vie intellectuelle* ». -- Tous les catholiques qui ne sont pas atteints de monoidéisme apprennent avec peine la disparition de la *Vie intellectuelle*. Cette revue avait joué un rôle considérable et heureux dans l'orientation et l'élargissement de la pensée catholique depuis un quart de siècle. Fidèle aux plus fécondes traditions de l'Ordre de saint Dominique, elle faisait preuve d'une recherche courageuse de la vérité, fût-elle désagréable et gênante pour nos conformismes faciles. Sa disparition, heureusement, n'est pas totale, puisqu'elle se réunit à la collection *Rencontres* et publiera, sans périodicité fixe, des cahiers collectifs sur des sujets importants d'actualité, comme nous l'avions fait nous-mêmes avec la collection Construire. Il faut souhaiter le plus grand succès à cette nouvelle formule ; ce serait un désastre pour une liberté et un sens critique plus que jamais nécessaires si le dialogue entre catholiques ne continuait pas. »
C'est tout à fait incroyable : mais c'est bien tel, noir sur blanc. Que d'animosité ! Que de passion ! Et comme tout cela sonne faux si on le compare à la réalité...
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D'abord rétablir les faits. Je regrette que les contre-vérités du P. Rouquette m'obligent à revenir sur cette question. Je le ferai avec réserve et discrétion, et seulement dans la mesure où cela est nécessaire.
I. -- La *Vie intellectuelle* n'a pas pratiqué le « dialogue entre catholiques » : plus exactement, le plus loin qu'elle soit allée sur sa droite dans ses dialogues coïncide à peu près avec les positions de M. Étienne Borne (qui faisait d'ailleurs partie de la revue). Je l'ai publiquement montré et démontré sur des exemples précis, au temps où paraissait la *Vie intellectuelle,* sans être contredit ni démenti. Ses dialogues se situaient comme si M. Borne représentait l'extrême droite catholique : au-delà, elle ne voyait que des canailles.
2. -- La *Vie intellectuelle* a même explicitement professé ce que je viens de dire. Elle a imprimé que tous les « intellectuels de droite » sont aujourd'hui des « cyniques qui ne croient plus à rien » et qui ne s'occupent plus que de « conserver leurs privilèges » (oui, leurs *privilèges,* comme si ce n'étaient pas les intellectuels de gauche qui sont, dans la presse, l'édition, à la radio, les privilégiés). Ce n'était pas inadvertance de plume : contre ce jugement extravagant et injurieux, je me suis inscrit en faux ; et plusieurs autres aussi, dont M. Gustave Thibon, dans la *Nation française.* Malgré quoi, la *Vie intellectuelle* n'a ni amendé son jugement, ni retiré ses insultes. Elle a été un agent actif de la *ségrégation* pratiquée à l'égard des catholiques dits « de droite », lesquels sont en outre, comme l'a reconnu le P. Avril, la grande majorité des catholiques français. Faisant cela quant au fond, qui est une grave injustice, la *Vie intellectuelle* l'a fait dans une formule injurieuse et diffamatrice qui est une autre injustice.
3. -- La *Vie intellectuelle,* en termes catégoriques et injurieux, a éditorialement combattu, condamné et quasiment exclu de la communauté chrétienne les catholiques qui contestent la laïcité de l'État et ceux qui ne sont pas satisfaits de l'école publique (où 20.000 instituteurs communistes préparent actuellement les petits Français à être communistes, selon les méthodes exposées chaque mois dans *L'École et la Nation*)*.*
\*\*\*
JE POURRAIS en dire davantage. Je pense que cela suffit pour établir la contre-vérité foncière du jugement porté par le P. Rouquette. Cela ne prétend nullement que tous les articles publiés par la *Vie intellectuelle* aient été aussi mauvais. Il y en avait de moins nocifs.
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Il y en avait même de forts bons. Mais il est inacceptable que le P. Rouquette veuille nous faire croire aujourd'hui que le « *rôle* » de la *Vie intellectuelle* a été uniquement « *heureux* »...
Il est inacceptable que le P. Rouquette vante « *l'orientation* » que la *Vie intellectuelle* apportait à la pensée catholique : c'était une orientation vers la ségrégation des catholiques « de droite » ; vers l'acceptation définitive de la laïcité de l'État ; et vers la *non-résistance au communisme :* veut-on, sur ce dernier point, que j'en produise la preuve à nouveau ?
\*\*\*
MAIS le propos du P. Rouquette est inacceptable surtout pour une autre raison. On peut différer d'avis sur la *Vie intellectuelle.* Ce que j'ai souligné, le P. Rouquette ne l'a pas vu, ne le croit pas, il le contesterait : c'est son droit, c'est son affaire. Voir les *Études* APPPROUVER ENTIÈREMENT LE ROLE ET L'ORIENTATION de la *Vie intellectuelle* reste évidemment fort étrange : mais on en a vu d'autres, on en voit de toute sorte et de toutes couleurs, on commence à s'habituer à ce genre de surprises, dont le résultat le plus clair est de porter lentement mais sûrement atteinte à l'autorité intellectuelle et morale de ceux qui s'amusent à de tels jeux. Mais enfin c'est ainsi, je n'y puis rien. Et le P. Rouquette peut dire que les arguments et les faits au sujet de la *Vie intellectuelle* ne l'ont pas convaincu. Il peut dire que je me trompe. Que nous nous trompons. Il peut le penser et l'affirmer (il le pourrait d'autant mieux, d'ailleurs, s'il réfutait les arguments avancés et s'il apportait des raisons).
Ce que le P. Rouquette ne pouvait pas faire, et qu'il a fait pourtant, est d'insulter ces arguments et d'offenser les personnes qui les ont présentés.
Le P. Rouquette ne pouvait pas dire que l'opposition aux thèses de la *Vie intellectuelle* venait seulement des « conformismes ». Le P. Rouquette ne pouvait pas dire que ceux qui n'ont aucun chagrin de voir arrêter la diffusion de ces thèses sont seulement des catholiques « atteints de monoïdéisme ». Il l'a fait pourtant.
Je ne lui en veux pas. Bien que ne pratiquant plus moi-même la polémique, je sais, je me souviens, je comprends qu'il est facile de laisser courir sa plume.
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Je vois en outre, car cela est manifeste, que le P. Rouquette est novice dans la polémique, il ne la pratique qu'occasionnellement : ce sont justement les novices qui délaissent le plus aisément entraîner à des excès dont ils ne mesurent pas sur le moment l'exacte portée.
L'excès verbal du P. Rouquette n'est pas sans précédent : j'ai moi-même commis, soit en apparence, soit en réalité, des excès comparables. Ce qui ouvre ma compréhension à l'égard de ce nouveau venu à la polémique. J'y suis plutôt, quant à moi, un combattant *émérite,* je l'entends au sens exact et premier, qui veut dire : *à la retraite.* En matière de polémique, le P. Rouquette est mon cadet. Il me rappelle le temps révolu où moi-même je polémiquais, et de manière peut-être aussi excessive que la sienne. C'est pourquoi j'ai pour son emportement une indulgence et même une sympathie beaucoup plus grandes qu'il ne peut le supposer.
J'ai aussi, il faut le comprendre et me le pardonner, le défaut ordinaire des gens à la retraite : ils ne peuvent se tenir de donner à leurs cadets quelque conseil tiré de leurs propres souvenirs. Quand il m'est arrivé d'offenser injustement des personnes, c'était, je l'ai dit, soit en apparence soit en réalité. Dans le premier cas, ayant fait retour sur moi-même, je démentais l'apparence trompeuse. Dans le second cas, je retirais publiquement la réalité injuste.
Or, il me semble que le P. Rouquette vient de se mettre dans l'un ou l'autre cas. Ce qu'il lui reste à faire est donc très clair.
\*\*\*
ENCORE un mot. Ce n'est pas seulement moi, ou tel de mes amis, ou tel écrivain catholique, que le P. Rouquette a offensé. Parmi ceux qui n'ont pas trouvé catastrophique la disparition de la *Vie intellectuelle,* il y a ceux qui ont estimé cette disparition préférable à la poursuite de sa publication. Il y a ceux qui, probablement sans plaisir, certes, ont soit provoqué soit accepté cette disparition. Ils tombent sous le coup de l'accusation, ils sont aussi -- ou eux d'abord -- dénoncés comme atteints de maladie mentale. Le P. Rouquette devrait y songer.
J. M.
99:12
## ENQUÊTE SUR LA CORPORATION
DANS nos prochains numéros : les réponses de MM. Braulio Alfageme, Pierre Andreu, l'amiral Auphan, M. Buisson, Charles Convent, J.M. Cortez Pinto, A. Dauphin-Meunier, Hyacinthe Dubreuil, Michel Josseaume, F.F. Legueu, Jacques Navailles, Émile Petit, Henri Pourrat, Jean Rémois, Louis Salleron, Michel Vivier, etc.
### Réponse de M. Pierre DEBRAY
VOUS vous demandez, mon cher Madiran, pourquoi nos « intellectuels catholiques » passent sous silence la partie de l'enseignement pontifical concernant l'ordre corporatif. A cela, trois raisons me semble-t-il, toutes frivoles.
*1^re^ objection.*
*Il paraît que les ouvriers ne veulent pas entendre parler de corporation. Les contrarier sur ce point serait se condamner à l'inefficacité.*
Les gens qui tiennent ce langage font du marxisme sans le savoir comme M. Jourdain de la prose. Le bien et le juste sont à leur yeux commandés par les nécessités de la praxis. Voilà qui étonne de la part de catholiques qui devraient avoir pour premier souci la charité de la vérité. Mais qui donc au fait instruit nos intellectuels des aspirations ouvrières ? Le tourneur de chez Renault est pour eux un animal aussi fabuleux que chez nos ancêtres la licorne ou la salamandre. Toutes leurs connaissances ont été puisées dans la petite mythologie communiste illustrée.
*2^e^ objection.*
*Les corporations ne sont concevables que dans une économie pré-capitaliste. L'évolution historique étant irréversible, on ne saurait revenir en arrière.*
100:12
Il se peut. Mais n'est-ce pas tout aussi absurde de s'imaginer que l'avenir sera le simple prolongement du présent. Marx a extrapolé les résultats de la première révolution industrielle. Or, une seconde révolution industrielle s'opère sous nos yeux, qui prend le contre-pied de la première. Il semble bien que d'ici quelques décennies, le travail qualitatif l'emportera sur le travail quantitatif. Pour preuve, la transformation du marché de l'emploi et de la structure de la demande dans le pays le plus avancé techniquement, les États-Unis.
Le progrès technique postule la restauration d'une tradition. Dans ces conditions, la reconstitution d'un ordre corporatif irait dans le sens de l'histoire ! Les attardés, ce seraient nos progressistes qui s'accrochent désespérément aux idéologies du 19^e^ siècle, la marxiste comme la libérale.
*3^e^ objection.*
*Le corporatisme, partout où il a été appliqué, s'est mué en étatisme.*
Ce qui est vrai sans doute, en ce qui concerne l'Italie fasciste, encore que ce fût surtout sous la pression des circonstances.
Il est bien certain, d'ailleurs, que si nous ne détruisons pas de fond en comble l'État démocratique (qu'importe qu'il soit de forme dictatoriale ou parlementaire) une législation de caractère corporatif, si parfaite qu'on puisse l'imaginer, risquera toujours de servir d'instrument aux technocrates, à ces *organisateurs* dont les prétentions dangereuses ont été dénoncées dans le dernier message de Noël du Souverain Pontife.
Comme l'a très bien compris le Président Salazar, il convient de construire un état corporatif, c'est là un préalable à un ordre professionnel respectueux des personnes et des communautés. Mais cela nous renvoie au « politique d'abord » de Charles Maurras. Je vais me faire mal voir de M. Folliet si je m'avance sur ce terrain. Vous souffrirez donc, mon cher Madiran, que j'en reste là.
Pierre DEBRAY.
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101:12
### Réponse de M. Jean Ousset
Cher Ami ([^53]),
Vous m'avez demandé de répondre à l'enquête d'*Itinéraires* sur « le programme social de l'Église : la corporation », et je n'hésite pas à le faire.
Je n'hésite pas à le faire, malgré que je sache que ma réponse n'enrichira guère vos dossier. Je n'hésite pas à le faire, malgré que cette réponse constitue comme un manquement à la règle que nous nous sommes fixée jusqu'ici, à *La Cité Catholique*. Vous n'ignorez pas, en effet, que, pour être plus totalement, plus sereinement, à notre besogne de formation doctrinale, nous nous écartons résolument de ce que l'on appelle, assez confusément d'ailleurs, « l'actualité ».
Si donc je vous écris, c'est uniquement parce que nous ne pouvons pas ne pas penser, avec Marcel Clément, qu'il y a dans ce « programme social de l'Église » (qui est bien : la corporation) « un problème qui engage notre conscience... » Il serait dès lors inconvenant d'invoquer la petite vertu d'un règlement interne pour se dispenser de soutenir l'admirable campagne que vous menez présentement. Si le catholique, comme nous « jargonnons » aujourd'hui, doit être « présent au monde moderne », voici une excellente occasion de rappeler qu'on s'y intéresse un peu et qu'on ne reste pas indifférent au salut de cette « cité » de la terre que le Décalogue nous fait un devoir plus direct d'aimer et de servir.
Mon silence s'expliquerait d'autant moins qu'après « la libération », nous avons été les premiers, je crois (vous avez eu la gentillesse de le faire observer), à oser rappeler cet aspect essentiellement « corporatif » de la doctrine sociale de l'Église Et cela, mon Dieu ! n'alla point sans nous créer quelques ennuis.
« La corporation : programme social de l'Église » Oui ! Vous avez raison. Et les citations de votre formule d'enquête suffiraient seules à montrer quelle est, en cet endroit, l'authentique pensée des Souverains Pontifes.
Oui, « programme social » et pas seulement simple formule réservée aux questions du travail ! Cela, bien peu le savent. Et il y aurait intérêt à ce qu'on l'explique davantage.
Pie XII écrivait, le 10 juillet 1946, aux Semaines Sociales : « La forme corporative de la vie sociale et, spécialement, de la vie économique... etc. » Le trait est assez net ; et il rappelle bien que, dans l'enseignement de l'Église, la doctrine corporative n'est pas seulement « économique ». Elle a une portée plus vaste. Elle est réellement une doctrine sociale ; entendez : une doctrine dont l'essentiel reste valable à tous les chapitres de la vie en société.
Ainsi n'est-il pas rare de trouver dans les documents pontificaux des passages où le mot « corporation. » peut désigner des organismes économiques aussi bien que tous autres « corps » sociaux. Et Dieu sait s'ils sont nombreux ceux que : Pie XII accueille tous les jours : académies provinciales, sociétés sportives, artistiques, littéraires, scientifiques...
102:12
Vous le savez ; c'est toute la doctrine des corps intermédiaires. Doctrine contre-révolutionnaire s'il en est ! Et ce n'est pas à vous qu'il faut apprendre que, depuis Rousseau jusqu'à l'heure qui court, tout a été, tout est mis en œuvre pour opérer ce que nous ayons l'habitude d'appeler, à *La Cité Catholique,* un « déboisement social ». Simone Weil parlerait, sans doute, d'un « déracinement ».
Aussi, lorsqu'on entend Pie XII, à l'occasion de ses grands messages de Noël ou de Pâques, stigmatiser l'évolution d'un monde où l'homme est de plus en plus écrasé par des organismes qui ne sont plus à sa mesure, l'évolution d'un monde où « l'homme se dépersonnalise », un gros effort de réflexion n'est pas nécessaire pour voir combien tout cela est harmonieusement lié, rigoureusement conforme à la doctrine corporative professée simultanément.
C'est bien là le roc d'*une même pensée*. Mais combien le comprennent ?
Il y a quelques mois, un de ces hommes qui ne savent concevoir l'avenir de l'Europe... et de la planète qu'ordonné par un cosmopolitisme planifié et socialisant s'étonnait de mon peu d'enthousiasme pour la perspective de ses parcs à huîtres... : -- Votre amour de la France obnubile-t-il à ce point votre sens de l'humain ? -- Je ne le pense pas, lui répondis-je, car figurez-vous que ce sens de l'humain me pousse, au contraire, à une grande sévérité contre la France révolutionnaire... ; mais c'est, il est vrai, pour lui reprocher, d'abord, d'avoir brisé la vie de ma petite province. Vous ne vous inquiétez, semble-t-il, que de l'Europe. Et c'est ce qui m'inquiète à mon tour. Pour ne plus m'inquiéter, il faudrait que les « Européens » de votre espèce aient l'air de s'inquiéter eux-mêmes un peu plus de ce que risquent de devenir, dans l'aventure, les Français ou, mieux encore, nos Béarnais ou nos Quercinois. Car je suis sûr que, si l'on continue à « déraciner » les hommes comme on n'a cessé de le faire depuis 89, vos Européens seront de beaux « rastas ». Et Dieu sait si l'espèce en est déjà nombreuse !
« Foule innombrable, anonyme, a dit Pie XII (16.1.46) prompte à s'agiter désordonnément ; elle s'abandonne aveuglément, passivement, au torrent qui l'entraîne ou au caprice des courants qui la divisent et l'égarent. Une fois devenue le jouet des passions ou des intérêts de ses agitateurs, non moins que de ses propres illusions, elle ne sait plus prendre pied sur le rocher et s'y établir pour former un VRAI PEUPLE, c'est-à-dire un CORPS VIVANT, aux membres et aux ORGANES DIFFÉRENCIÉS SUIVANT LEURS FORMES ET LEURS FONCTIONS RESPECTIVES, mais tous ensemble concourant à son activité autonome dans l'ordre et dans l'unité. »
Car, un « vrai peuple », c'est cela.
103:12
Et, quant à l'obligation de voir plus haut, de voir plus grand, comment un catholique français, vraiment français et vraiment catholique, peut-il ne pas avoir la nostalgie de la Chrétienté ? N'appartient-elle pas à son héritage ? Et le Paris de saint Bonaventure, de saint Albert-le-Grand, de saint Thomas d'Aquin, fut-il moins capitale de la France parce qu'il fut centre de l'Europe chrétienne ?
Mais la Chrétienté était non seulement une famille de nations, mais encore une famille de provinces, une famille de corps de métiers, une famille de confréries ou communautés religieuses. Nations et provinces bien vivantes, *non* écrasées par un étatisme socialisant, aux hiérarchies sociales prospères, riches en « peuples », enfin, et non en « masses », comme dit Pie XII, ayant leur génie propre, leur souveraineté, leurs franchises. Rien, en tous cas, de l'idéal d'un Gustave Naquet écrivant : « Sur les DÉCOMBRES DES PATRIES NIVELÉES, se fondera la république des États-Unis de la Civilisation, dont la France ne sera qu'un canton ; de sorte que, vingt siècles après l'infructueux (!) essai du Christ (!!) pour réaliser la paix universelle, l'avènement définitif du Messie-Humanité marquera le triomphe de l'ancien rêve judaïque. »
« Décombres des patries nivelées » ! Depuis 93 on sait la façon révolutionnaire de faire passer sous la toise d'un certain niveau, en décapitant tout ce qui dépasse ou présente un certain caractère de fidélité, de sainteté, de grandeur !
Voici donc la fausse monnaie qui risque de nous être imposée. Or, pour la repérer, rien de tel que ce test de la « corporation : doctrine SOCIALE de l'Église », la besogne des faux monnayeurs en cet endroit pouvant toujours être illustrée par cette formule de Lénine : « Il n'est pas une révolution qui, en fin de compte, n'ait abouti à un renforcement de la machine administrative. »
Par elles-mêmes, les idées révolutionnaires auraient une efficacité insuffisante. Mais, dans notre société « décorporisée », « déboisée », elles trouvent d'autant moins de résistance que l'atomisation, la pulvérisation sociale n'offrent plus de cadres naturels, plus de forme définie. C'est une masse fluctuante que peuvent traverser, comme dit Pie XII, tous les flux de passions ou d'idées. Plus de corps sociaux, plus d' « organes bien constitués » (comme on peut lire dans *Quadragesimo Anno*). Rien que des groupements qui, au contraire, excellent à sortir les hommes de leurs milieux naturels et à rendre leur mouvement plus souple au gré de la Révolution.
On comprend, dès lors, pourquoi Léon XIII, dans sa lettre *Humanum Genus* sur la Maçonnerie, osa indiquer comme remède, d'une part, la diffusion de la philosophie chrétienne et d'autre part la restauration d'un ordre corporatif.
C'est tout cela qu'il faut rappeler aujourd'hui. Non seulement les formules de l'ordre corporatif, mais sa philosophie, en quelque sorte. Donner aux Français une idée suffisante de l'ampleur magnifique de cette doctrine. Qu'on ne puisse pas croire à un petit « truc » astucieux de combinaison sociale, mais qu'on y voit l'expression même de la nature des choses, de l'ordre humain.
104:12
Et, quant à savoir s'il y a là un « problème qui engage notre conscience », comment serait-il possible de penser que la défense de si grands biens, la promotion d'un ordre juste, puissent ne pas être un des devoirs chrétiens les plus impérieux ?
Voilà d'ailleurs ce qu'en pense S.S. Pie XII. « La doctrine sociale de l'Église, a-t-il dit le 29 avril 1945, est claire dans tous ses aspects. ELLE EST OBLIGATOIRE. NUL NE PEUT S'EN ÉCARTER SANS DANGER POUR LA FOI ET L'ORDRE MORAL. »
On a bien lu ! « sans danger pour la foi », (oui, pour la foi)... et « l'ordre moral » !
Tel est l'ordre catholique. Son enchaînement n'e surprendra que ces victimes du laïcisme qui ont toujours beaucoup de mal à ne pas considérer comme un excès cette alliance du naturel et du surnaturel sans laquelle l'Église ne serait pas universelle, autant dire pleinement catholique.
Tout au contraire, voici ce que n'a pas craint de dire Son Éminence le Cardinal Léger, archevêque de Montréal... Je ne pense pas qu'on puisse trouver un texte où soit plus fortement marqué le lien qui unit l'ordre corporatif aux fondements mêmes de notre foi :
« Ce royaume de justice, de sainteté, de paix et d'amour », que la préface de la fête du Christ-Roi nous promet, il semble que les derniers papes l'aient identifié avec l'idée de l'ordre corporatif professionnel de toute l'économie. Le programme social de l'Église, en notre époque, est souvent limité par un grand nombre au problème, important, mais partiel tout de même, des éventuelles modifications juridiques dans les rapports entre les travailleurs, sujet du contrat de travail et l'autre partie contractante. Aussi la question sociale se résume-t-elle, pour quelques-uns, à des revendications, si justes soient-elles, ou à des sentences arbitrales, si élaborées soient-elles. Ce rétrécissement de l'horizon social crée un climat suffocant où les esprits étouffent et où les cœurs se durcissent.
« Relisez les grands messages sociaux de l'Église... Cette doctrine n'a jamais été révoquée par les Papes. Mais il faut bien avouer qu'elle n'a jamais été enseignée de manière méthodique et constante dans nos milieux catholiques ». (Discours aux membres, de l'A.P.I., le 19 janvier 1954).
Et voilà le mal ! Mal contre lequel vous luttez, avec Marcel Clément, d'une façon si magistrale. Mal que nous nous efforçons de combattre, nous aussi, « d'une manière méthodique et constante », sur un autre plan et par des moyens bien différents.
Je vous redis, avec nos encouragements et nos félicitations, pour ce bon combat, mon amitié.
Jean OUSSET.
105:12
### Réponse de M. Xavier VALLAT
Mon cher Madiran,
Ma réponse à votre enquête devait, dans mon intention première se borner à vous dire que j'approuvais de cœur et d'esprit l'article de Marcel Clément.
Voici que le badinage auquel s'est livré M. Joseph Folliet dans la *Chronique Sociale* du 1^er^ juillet sous le titre : *Le* « *Corporatisme* »*, dada ou cheval de bataille ?* m'incite à être moins laconique et à lui dire deux mots.
Je sais bien que je n'en suis guère digne, en ma triple qualité de vichyste, de réactionnaire et de fossile moyenâgeux. (Je ne parle pas de l'opprobre spécial qui s'attache à ma personne du fait que je crois au problème juif, car, après tout, le fondateur de la *Chronique Sociale*, Marius Gonin, tenait des propos antisémites alors que je n'étais qu'un bébé vagissant.)
Je me garderai donc d'oser mettre en avant mon méprisable point de vue, et me bornerai à rappeler quelques textes qui ont dû fuir, par distraction, la mémoire du docteur en sociologie chrétienne qu'est M. Joseph Folliet.
\*\*\*
IL VOIT dans le « corporatisme » une sorte d'invention de l'Action Française, qui, par conséquent, ne remonterait qu'à une soixantaine d'années et n'aurait rien à voir avec la tradition du catholicisme social.
Puis-je lui rappeler que S.S. Léon XIII, -- qui ne doit pas être suspect à M. Folliet -- écrivait dans l'encyclique *Humanum Genus*, promulguée le 20 avril 1884 :
« Il est une institution due à la sagesse de nos pères, et dont le temps avait interrompu le cours, qui peut servir de modèle et de type pour créer de nos jours des institutions semblables : Nous voulons parler des Universités ou Corporations d'artisans qui, avec la religion pour guide, protégeraient à la fois les intérêts et les mœurs. Si, à travers tant de siècles et de péripéties, ces corporations rendirent à nos ancêtres de précieux services, peut-être en rendront-elles de plus grands encore en lui apportant à propos leur efficace service contre la puissance des sectes (maçonniques)...
106:12
« C'est pourquoi Nous souhaiterions vivement que partout, pour le salut du peuple, sous les auspices et le patronage des Évêques, ces corporations fussent rétablies en les adaptant aux circonstances. Et ce n'est pas pour Nous une médiocre consolation d'apprendre que, déjà, en plusieurs endroits, de pareilles associations sont reconstituées ainsi que des sociétés de patrons : leur but commun est de soulager l'intéressante classe des travailleurs, d'entourer leurs enfants et leurs familles de protection et de vigilance, d'entretenir enfin parmi eux le goût de la piété, l'enseignement de la religion avec la pureté des mœurs. »
Puis-je rappeler aussi que M. Georges Hoog, -- qui était sillonniste fervent --, a écrit dans l'avant propos de son *Histoire du catholicisme social en France*, à propos de l'encyclique *Rerum Novarum *:
« L'encyclique fut désirée, préparée, en France comme à l'étranger, par toute une génération d'hommes d'études et d'hommes d'action. Ils travaillèrent, avec autant de générosité que de courage, pendant la période de vingt années qui précéda la promulgation de l'Encyclique, de 1871 à 1891. Travail si fécond que Léon XIII n'hésita pas à dire que l'Encyclique était leur récompense. »
Or, en France, cette génération, c'est celle de l'œuvre des Cercles, fondée en 1872, c'est celle de l'équipe Maurice Maignen, Albert de Mun, La Tour du Pin, augmentée en 1874 de Léon Harmel et de bien d'autres. Et cette équipe, dès la fin de l'année 1875, a pris comme objectif essentiel de son action, la renaissance de la corporation.
L'Encyclique de 1891 est donc la « récompense » de ces « corporatistes » attardés et, par surcroît, tous légitimistes à cette époque, sans en excepter Henri Lorin, le fondateur des Semaines Sociales !
\*\*\*
JE me rends bien compte de ce qu'il peut y avoir de téméraire de ma part à ne pas acquiescer humblement au jugement que M. Joseph Folliet porte sur l'œuvre sociale de Vichy, et particulièrement sur la Charte du Travail.
Aussi, me bornerai-je, timidement, à mettre sous ses yeux le jugement, assez différent, porté dans le même domaine, par le R.P. Sertillanges, dans sa préface à l'ouvrage déjà cité de M. G. Hoog :
« L'écho de ces batailles (autour de l'encyclique *Rerum Novarum*) est aujourd'hui bien assourdi ; mais ce serait une erreur de croire qu'il n'en reste rien. Si les antagonistes se sont tous déplacés dans le sens du progrès, leurs formes et leurs mutuelles positions sont les mêmes. Nous pouvons le voir à suivre un peu attentivement les débats provoqués par la Charte du Travail et par les initiatives du Maréchal en matière sociale.
107:12
A Bordeaux même et dès la conclusion de l'Armistice, travaillant près du Chef de l'État, j'ai senti à la fois le bon vouloir et l'obstacle. Le premier n'a pas encore entièrement triomphé : le second n'est pas franchi. N'importe, la direction est bonne, et il n'en est que plus opportun de tracer la courbe des faits et d'idées heureuses dont le prolongement vers l'action est tout notre espoir. »
\*\*\*
POURQUOI M. Folliet veut-il que l'on mette de la sentimentalité et de la mystique dans la notion de « corporatisme » ? Pourquoi se figure-t-il que nous voulons faire « trépigner d'enthousiasme le Français moyen devant le corporatisme » ?
J'ai sous les yeux la plupart des propositions de loi relatives à des problèmes sociaux déposés sous la III^e^ République par des parlementaires catholiques. Elles sont signées : de Mun, Freppel, de Belizal, de Ramel, Le Cour, Thellier de Poncheville, Geoffroy de Montalembert, de Lamarzelle, Jules Delahaye, de Juigné, de La Ferronnays, Denis Cochin, de Gailhard-Bancel, de Castelnau, Groussau, Piou, Lerolle, Jean Le Cour Grandmaison, Xavier Vallat, René Dommange et cent autres de leurs collègues, tous « corporatistes ». Cet effort législatif s'étend de 1885 à 1940. Il peut paraître négligeable à M. Joseph Folliet, mais je l'assure que rien ne révèle dans ces textes une mentalité de derviches tourneurs. Il s'agit de problèmes, grands ou petits, mais sérieux et traités sérieusement.
\*\*\*
AU FOND, M. Joseph Folliet est un type dans le genre de Pierre Laval. Je m'explique. Ce qui lui paraît un obstacle dirimant à l'emploi du mot « corporation », c'est qu'il rend un son médiéval. Pierre Laval avait le même point de vue. Lorsqu'au nom d'un certain nombre de mes collègues, je défendis, le 18 avril 1930, un contre-projet antiétatiste sur les Assurances Sociales, M. Pierre Laval, alors ministre du Travail, ne se fatigua pas à discuter le bien-fondé de nos suggestions. Il se borna à déclarer :
« Votre idée peut être noble, généreuse. Étant donné le banc où vous siégez dans cette Assemblée, je comprends que vous la formuliez. Sans essayer d'ironiser, je dirai que c'est en souvenir des vieilles corporations, qui ont illustré, sans aucun, doute, notre vieille histoire, que vous avez écrit votre contre-projet. »
Et notre texte fut repoussé par 444 voix contre 84 et 62 abstentions... Bien entendu tous les démocrates populaires comptaient parmi les 444 !
Ici, M. Joseph Folliet va triompher : « Vous voyez bien, que la « corporation » fait fuir les gens ! Ah ! si vous aviez parlé d'organisation professionnelle »...
108:12
Le malheur, c'est que justement, je m'étais servi de cette expression ! Comme d'ailleurs le faisaient tous les parlementaires cités plus haut. Le texte déposé par mes soins sur le bureau de la Chambre, le 21 janvier 1937, au nom de 58 de mes collègues, s'intitulait : Proposition de loi tendant à l'*organisation* de la *profession* et de la vie économique du pays.
Que M. Folliet ne s'illusionne pas, et ne se figure pas qu'une question de vocabulaire désuet est à l'origine du médiocre succès réservé par la démocratie délibérante aux initiatives sociales catholique.
Organisation *professionnelle* ou *corporative*, c'est tout un pour les adversaires de la Cité de Dieu, du moment où ils subodorent que vous voulez fonder un ordre social chrétien. On serait naïf en pensant les feinter avec des mots.
Sur ce point, je pense que M. Joseph Folliet serait sage en « déposant les vieux préjugés inconsistants », comme nous le conseille S.S. Pie XII dans son allocution du 11 novembre 1949. Mais j'attends avec impatience le numéro spécial de la Chronique Sociale qui nous est annoncé, afin de savoir comment M. Folliet voit « la réalisation d'une véritable organisation professionnelle dans la France de 1956 ».
Xavier VALLAT.
109:12
## DOCUMENTS
110:12
#### L'Église SAINT PIE X
*La construction* de *l'église saint Pie X se poursuit à Lourdes* (*voir notre éditorial du* n° 6). *Si Dieu le veut, elle sera achevée l'année prochaine, pour le centenaire des Apparitions.*
*Les difficultés matérielles sont grandes.*
*Elles se traduisent par des difficultés financières.*
*S. Exc. Mgr Théas a lancé un appel aux catholiques de France, aux catholiques du monde entier. Beaucoup d'évêques* se *sont associés à cet appel, qui demande nos prières et notre contribution.*
*Tous ceux qui le peuvent enverront leurs dons, ou le renouvellement de leurs dons, à* Monsieur l'Économe de l'œuvre de la Grotte, Lourdes (Hautes-Pyrénées), C.C.P. Toulouse 274-77.
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#### LA PRÉPARATION DU CENTENAIRE DES APPARITIONS
*Pour la préparation spirituelle du centenaire* des *Apparitions,* S. *Exc. Mgr Théas, évêque de Lourdes, a publié les instructions suivantes *:
Le 11 Février 1958 s'ouvrira le Centenaire des Apparitions de la Vierge Immaculée à Bernadette Soubirous. Une année seulement nous sépare de cette grande date.
Voici quelques jalons pour orienter nos réflexions pastorales et préparer les âmes à recevoir, avec fruit, la grâce du Jubilé Marial.
Qu'est-ce que Lourdes ?
I. -- LOURDES, C'EST LA VIERGE
A Lourdes, Notre-Dame réserve aux pèlerins un contact d'amour.
A Lourdes Marie révèle qu'elle est dans l'économie de la Médiatrice de toutes les grâces. « Tout par vous. Rien sans vous, ô Marie. »
A Lourdes, Marie révèle ce qu'elle est dans l'économie de la Rédemption : l'associée du Sauveur.
Se préparer à la grâce du Centenaire c'est éveiller dans son âme le sens marial authentique, c'est étudier le rôle de la Très Sainte Vierge dans l'histoire du salut et sa place dans la vie de l'Église et de chaque âme chrétienne.
111:12
II\. -- LOURDES, C'EST LA RÉDEMPTION.
Faire son pèlerinage, c'est d'abord participer aux fruits de la Rédemption, c'est se confesser et c'est communier.
1\. *Se confesser,* c'est, par la vertu du sang rédempteur, purifier son âme. A Lourdes, tout nous parle de purification :
*a*) la parure de la Vierge ;
*b*) son identité : Je suis l'Immaculée Conception ;
*c*) sa consigne de pénitence : la pénitence répare le péché et nous en préserve.
2\. *Communier,* c'est participer au Sacrifice de la Messe et se nourrir de la victime du Calvaire, dont la mort nous assure la vie.
Se préparer au Centenaire c'est s'appliquer à mieux connaître la nature et le rôle des Sacrements dans la vie chrétienne, c'est voir en eux des gestes du Christ Rédempteur, c'est découvrir l'influence que peut exercer Notre-Dame dans la vie sacramentaire.
III\. -- LOURDES, C'EST LA PRIÈRE.
C'est surtout cela. A Lourdes, tout nous invite à prier : les mains jointes de la Vierge, le signe de la Croix qu'elle trace, le chapelet qu'elle égrène, le *Gloria Patri* qui sort de Ses lèvres. L'ambiance du Sanctuaire, le Rocher de Massabielle, la vue des malades, la piété communicative des pèlerins, tout nous porte à prier, à prier vraiment, à prier librement, à prier partout, à prier avec les autres dans les grandes assemblées, à prier dans la solitude et le recueillement. Le sens de Lourdes, c'est le sens de la prière.
Se préparer au Centenaire c'est, en priant, se disposer à mieux prier. C'est se souvenir que la prière est à la fois un don de Dieu et une ascèse du chrétien.
La meilleure façon de prier n'est-ce pas de rentrer dans la prière du Christ et de participer à l'oraison de Notre-Dame ?
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IV\. -- LOURDES, C'EST L'ÉGLISE.
L'Église, c'est le Saint-Esprit. Il se plaît à venir à Lourdes et à y travailler, car Il y trouve son Épouse la Sainte Vierge.
L'Église c'est la Hiérarchie. Rome excepté, est-il un autre lieu du mondé où se rassemblent autant d'Évêques ? Est-il un sanctuaire où la prière pour le Pape est aussi fréquente et aussi fervente ? l'Église c'est la communauté des enfants de Dieu avec leurs diversités et leur unité. Diversité des races, des civilisations, des couleurs et des langues. Unité réalisée par la même charité qui est Dieu, par la commune appartenance à l'unique église du Christ et la même dépendance filiale vis-à-vis de la Divine Mère. Cette l'Église est toujours présente à Lourdes.
Préparer le Centenaire, c'est acquérir le sens de l'Église, c'est avoir plus de docilité envers l'Esprit Saint, plus de foi envers les chefs hiérarchiques, c'est être fraternel pour tous, c'est réaliser qu'au-delà des frontières de classes ou de pays, il y a, jusqu'au bout du monde, des âmes à aimer, à aider et à sauver.
\*\*\*
Les brèves considérations qui précèdent ne sont que des points de départ pour des réflexions plus approfondies et un travail de recherche pastorale. Qu'est-ce que Lourdes ? En : 1954, dans la revue *Marie,* Paul Claudel répondait : « Lourdes est une institution qui bientôt va compter un siècle. Dans les rapports de Dieu avec son l'Église, elle est devenue un organe. L'aménagement d'un contact. Un Sanctuaire de fixation (comme on dit abcès de fixation) qui tire du Corps de l'Humanité tout ce qui y brûle de souffrances, d'espérance et de prière. Quelque chose de constitué, pas seulement pour dire, mais pour montrer à Dieu qu'on n'a plus recours qu'en Lui seul ».
Vraiment, Lourdes est un grand mystère. Un mystère d'amour, un mystère qu'il nous faut toujours découvrir et approfondir.
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#### POUR SUIVRE LA PRÉPARATION DU CENTENAIRE
*Nous conseillons très vivement à nos lecteurs, où qu'ils soient en France ou à l'étranger, de s'associer à la préparation du Centenaire : le moyen le plus direct de se tenir au courant est de s'abonner au* JOURNAL DE LA GROTTE*.*
*Cet abonnement est très peu coûteux,*
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113:12
#### L'HERBE ET LA BOUE DE MASSABIELLE
*Le* 11 *février, l'Église célèbre la fête de l'Apparition de la Bienheureuse Vierge Marie Immaculée à la grotte de Massabielle.*
*Le* 11 *février prochain, ce sera le centième anniversaire...*
*Cette année, le* 11 *février, à la messe pontificale, l'Évêque de Lourdes a prononcé une allocution qui appelle tous les chrétiens, et tous les hommes, à l'esprit de pénitence :*
Une des gloires les plus pures du clergé français, le Père Chevrier, a écrit ces lignes : « Le raisonnement tue l'Évangile... Le raisonnement détruit dans l'Évangile tout ce qu'il y a de grand et de spirituel... C'est le raisonnement qui ôte à l'âme cet élan qui porterait à suivre Jésus-Christ et à l'imiter dans toute sa beauté évangélique ».
Le raisonnement tue l'Évangile Le raisonnement menace de tuer Lourdes : Lourdes, en effet, est terre d'Évangile et le Message de Lourdes est un écho fidèle du Message évangélique.
Les raisonneurs n'admettent pas les privilèges accordés par l'Évangile à la pauvreté, à l'humilité, à la souffrance.
Les raisonneurs, déjà à l'époque des Apparitions, multipliaient les objections. Par exemple, disaient-ils, est-il possible que Notre-Dame demande à Bernadette de boire de l'eau boueuse, de manger de l'herbe, de baiser la terre ?
Lourdes se soustrait à la sagesse des raisonneurs. Nous sommes ici dans un monde surnaturel : Lourdes ne révèle son mystère que dans la lumière de la foi.
Demandons à Notre-Dame de nous montrer la signification divine des trois choses humiliantes qu'elle demande à Bernadette : boire de la boue, manger de l'herbe, baiser la terre.
114:12
**I**
Que se passe-t-il exactement à Massabielle le 25 février, au cours de la neuvième Apparition ?
La Dame dit à Bernadette : « Allez boire à la fontaine et vous y laver. » Comme il n'y a pas de fontaine, la Voyante se dirige vers le Gave. Elle est aussitôt rappelée et la Vision indique, de la main, un endroit précis, à l'intérieur de la Grotte. Bernadette, de ses doigts, gratte le sol : une eau boueuse jaillit ; Bernadette y porte ses lèvres ; elle boit, mais quand elle se lève, son visage est maculé et couvert de boue.
Vite après, la Voyante prend trois petites poignées d'une herbe sauvage ; elles les met dans la bouche et les mange. Enfin, elle baise la terre.
Pourquoi la Sainte Vierge a-t-elle demandé à Bernadette ces trois gestes qui heurtent notre sensibilité et que n'admettent pas nos raisonneurs ? La suite des événements va nous le dire. La foule qui, les jours précédents, admirait la Voyante dans sa beauté extatique, cette même foule aujourd'hui manifeste son désappointement, sa déception, son désaveu. Un cri est lancé, que chacun répète : « Elle est folle ! Elle est folle ! » Bernadette entend, souffre et se tait.
Mais voici, pour elle, quelque chose de plus douloureux. Au presbytère, l'abbé Peyramale la reçoit à sa manière qui est sans aménité : « Tu mens, tu ne vois rien... On me dit que tu as mangé de l'herbe comme les animaux ». Pauvre Bernadette ! Elle était déjà si peu de chose ! La voici traitée de folle et de menteuse. La voici humiliée, écrasée, anéantie.
Or, c'est cela que Notre-Dame avait en vue. Elle voulait que Bernadette fût plus semblable à Jésus, lui aussi traité de fou, lui aussi injurié, méprisé, insulté, vilipendé.
Notre-Dame voulait que l'âme de Bernadette, déjà si transparente et si détachée, fût encore plus lumineuse et plus dépouillée pour être plus capable de Dieu et de sa grâce. Et je pense qu'au soir du 25 février, Bernadette a fait au Seigneur une prière comme celle-ci : « Venez, mon Tout, venez en moi qui ne suis rien ».
Notre-Dame voulait, en Bernadette, préparer un instrument plus apte à transmettre son Message, à soulever les foules et à les conduire vers Massabielle. Bernadette devait être encore plus petite, plus humble, plus anéantie. Car « ce qu'il y a de fou dans ce monde, voilà ce que Dieu a choisi pour confondre les sages ; ce qu'il y a de faible, voilà ce que Dieu choisit pour confondre les forts ». (I Cor I, 27-29.)
Voilà pourquoi Bernadette, à Massabielle, a bu de l'eau boueuse ; voilà pourquoi elle a mangé de l'herbe et baisé la terre.
A ce régime d'humiliations elle sera soumise jusqu'à sa mort.
115:12
Bernadette vivra, non pas au propre, mais au figuré, en buvant de la boue, en mangeant de l'herbe, en baisant la terre.
Un seul exemple ! Le soir de sa profession religieuse, entourée des 45 professes du matin, elle entend la Supérieure Générale dire publiquement à l'Évêque de Nevers : « Monseigneur, Sœur Marie Bernard est une petite sotte ; elle n'est bonne à rien. »
Les hommes humilient Bernadette. Mais Dieu se donne à son âme anéantie. Il exauce la prière de celle qui n'étant rien appelle Celui qui est tout.
**II**
Bernadette n'est pas la seule invitée à l'austère banquet où l'on mange de l'herbe amère, où l'on boit de l'eau boueuse. Rarement ou souvent, une place nous y est offerte par la Sainte Vierge. Sachons l'occuper et nous y bien tenir. Comment faire ? Guidée par Notre-Dame, Bernadette va nous l'apprendre. Bernadette, en effet, écrit ceci : « Dans le mépris ou les humiliations de la part de mes supérieures ou de mes compagnes, remercier tout de suite Notre-Seigneur comme d'une grande grâce. »
Pour Bernadette, être traitée de folle et de menteuse, c'est une grâce. S'entendre dire qu'elle est une petite sotte, une bonne à rien, c'est une grâce.
Mes frères, sous le regard de l'Immaculée, ouvrons nos âmes à la grâce de l'abjection quand elle se présentera. La nature en sera meurtrie et écrasée, mais que de bienfaits elle nous apportera si nos cœurs sont ouverts.
L'humiliation, acceptée avec foi et amour nous fait ressembler au Christ de la Crèche et du Calvaire, au Christ anéanti, insulté, vilipendé et couvert de crachats. L'abjection est pour nous pleine d'obscurités, « mais il y a une chose au moins que nous ne pourrons pas dire à Dieu : vous ne savez pas ce que c'est ». Jésus a été abreuvé d'injures et les âmes qu'il aime avec prédilection, il les associe au mystère de son anéantissement et de son humiliation.
L'humiliation, acceptée avec foi et amour, purifie tout notre être et vide l'âme de toute attache désordonnée à soi-même et aux créatures ; l'on réalise alors qu'on n'est rien, qu'on n'a rien, qu'on ne peut rien. Tout disparaît, mais Dieu arrive dans notre néant ; Dieu se donne sans mesure parce qu'on lui a fait place totale. L'âme qui est descendue dans l'abîme de sa misère et de sa pauvreté dit à Dieu avec une profonde sincérité : Venez mon tout, venez vers moi qui ne suis rien. Venez en moi qui ne puis rien.
116:12
Enfin l'humiliation acceptée avec foi et amour dispose l'âme à une grande fécondité apostolique. Anéantie par l'épreuve, elle attend tout de Dieu ; elle ne compte que sur Dieu. Dieu alors récompense cette espérance toute pure.
L'exemple de saint Paul en particulier illustre cette vérité. Le grand Apôtre des Nations a rencontré tellement de mépris et de contradictions qu'il écrivait : « Nous sommes devenus l'ordure du monde et le rebut de tous. » (1 Cor IV, 13.)
D'où vient, à Paul, la force conquérante qui l'anime ? De plus haut que lui ! Entendez-le s'écrier triomphalement :
« C'est de grand cœur que je me glorifierai surtout de mes faiblesses, dans les outrages, les détresses, les persécutions, les angoisses endurées pour le Christ ; car lorsque je suis faible, c'est alors que je suis fort. » (II Cor XII, 9-10.)
Telle est la loi de l'Évangile.
Lourdes, vous le voyez, s'apparente de très près à l'Évangile Le Christianisme repose sur la douceur et l'humilité du Christ, une humilité qui s'est nourrie d'anéantissement et d'humiliation. *Exinanivit semetipsum. Humiliavit semetipsum.* Lourdes, c'est le sourire de Notre-Dame et son appel à la pénitence, son invitation à baiser la terre, à boire de l'eau boueuse, à manger de l'herbe amère. Tout cela rentre dans le plan de Dieu.
Notre vocation commune, en effet, c'est la perfection de l'amour, mais l'unique fondement de la charité est l'humilité, une humilité consciente de son néant et de sa misère, mais surtout une humilité qui se tourne vers Dieu : Venez, mon Tout, venez en moi qui ne suis rien, qui ne puis rien.
L'homme alors atteint le but de son existence.
Dégagé de toute attache, il va librement vers Dieu et Dieu se donne à lui.
L'âme ainsi anéantie et comblée a besoin de louer le Seigneur. Elle le fait, en répétant les seules paroles que Notre-Dame ait prononcées le 11 février 1858, à la Grotte de Massabielle : Gloire au Père, au Fils et au Saint-Esprit. Amen.
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117:12
#### LA DÉCLARATION DE L'ALLIANCE JEANNE D'ARC
*Fondée sous la présidence du général Weygand, l'* « *Alliance Jeanne d'Arc* » *a pour objet de* « *revivifier le sens de la patrie française à la lumière des principes chrétiens* » *et se propose de* « *répandre, sous une forme assimilable à tous, les enseignements pontificaux dans l'ordre civique et familial* »*. Elle* « *entend travailler en liaison avec toutes les organisations déjà existantes et attachées au même idéal* »*.*
*Les* « *principes de base de son action* » *sont formulés dans la Déclaration suivante :*
Reçue comme une évidence naturelle et perçue comme un droit par d'innombrables générations de Français, l'unité de la France est en réalité un fait d'ordre spirituel dont il convient de rendre grâce à Dieu plutôt qu'aux hommes.
« La France, a dit un Pape, a partie liée avec le Christ. » La date de son baptême marque le commencement de son histoire. Elle est de naissance chrétienne, et chrétienne de vocation.
Que cet appel ait toujours été, ou non, entendu en clair et traduit en actes, c'est lui qui a formé l'âme de notre patrie, et ce visage profondément humain, reconnaissable entre tous, où brille encore quelque chose de sacré.
Ce bienfait surnaturel de l'unité, nous sommes en danger de le perdre.
Attaquée au dehors par les forces conjointes de la haine et de la barbarie totalitaire, ébranlée au-dedans par un séparatisme politique prêt à toutes les trahisons et par un esprit de collaboration avec le mensonge de moins en moins discernable de l'apostasie intellectuelle, mise en accusation par ses propres enfants, qui prétendent lui faire la figure de leur doctrine, pratiquement reniée par trop de clercs à la pensée indécise, très humbles devant les idoles étrangères et juges orgueilleux des faiblesses de leur patrie, la France est menacée de dislocation historique.
Sous l'invocation de Jeanne d'Arc, l'Alliance dirigée par M. le Général Weygand est résolue à engager le combat contre toutes les formes du mensonge, contre les idéologies destructrices de la dignité humaine, contre les multiples impiétés des inconscients bénéficiaires de la longue suite de labeurs et de souffrances qui constituent l'héritage français.
118:12
L'Alliance Jeanne d'Arc, qui accepte cet héritage dans son intégralité, refuse d'entrer dans la compétition des partis politiques acharnés à le diviser. Elle entend consacrer toute son énergie à la défense de l'honneur français, qui est exactement fonction de la fidélité à Dieu des hommes et des institutions.
*La direction de l'Alliance Jeanne d'Arc est assurée comme suit :*
*Président :* général Weygand. *Vice-président.* Mme la générale Giraud, MM. Léon Bérard, Marc Rivière, André Frossard. *Secrétaire général :* M. Jean de Bronac, *Trésorier *: Yves de Pontfarcy.
*Cette direction est assistée d'un* « *conseil* » *comprenant :*
MM\. Rémy Collin, Hervé de Guébriant, général Poydenot, Dr Monsaingeon, Gustave Thibon, Louis Recordeau, André Lecoq, Albert Gerspacher.
*Toute la correspondance doit être adressée à M. Jean de Bronac, 8, rue de la Néva, Paris-VIII^e^.*
*Des informations erronées et tendancieuses ayant été publiées par un hebdomadaire socialiste et par un quotidien, l'Alliance Jeanne d'Arc a transmis à la presse, à la fin du mois de février, la mise au point que voici :*
A la suite de certaines informations, l'Alliance Jeanne d'Arc déclare vouloir préciser les points suivants :
1. -- par sa nature et par son action, elle échappe à toute classification politique ;
2. -- ni par ses origines ni par ses buts, elle ne se rattache à l'ancienne Fédération Nationale Catholique ;
3. -- la « hiérarchie catholique » ne lui a pas refusé un appui officiel qu'elle n'a jamais sollicité.
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119:12
#### LA BARBARIE DE L'ISLAM : LE MARTYRE DU CAPITAINE MOUREAU
*La presse parisienne, ou du moins quelques journaux ont* (*rapidement*) *signalé que le capitaine Moureau, enlevé au Maroc, avait été mutilé par ses bourreaux, et qu'il était promené de souk, en souk. Sa mutilation offerte en spectacle édifiant, exemple d'une œuvre pieuse à pratiquer sur les chrétiens et propre à acquérir des mérites aux fidèles du Prophète.*
*L'hebdomadaire* RIVAROL *publie dans son numéro du* 21 *février les précisions suivantes, qui ont été recueillies par son correspondant au Maroc :*
Oui, le capitaine Moureau, qui a été enlevé le 22 juin 1956 à Bou Izakarn (région d'Agadir), est en vie. D'après des renseignements que j'ai pu avoir par des Chleus (Berbères du Sud) de bouche à oreille, le capitaine a été enlevé par des hommes de l'Armée de la Libération commandés par le trop célèbre Si Mohamed Ou Ali Ait Liess, âgé de 50 à 55 ans, du Douar Tagmout (annexe de Tata), qui, à l'époque du terrorisme, était le grand patron au Maroc et qui reste le maître incontesté du « fellaghisme » au Maroc. Il donnait des ordres tant à Agadir qu'à Oujda... Si Mohamed Ou Ali Ait Liess est *un chef religieux *: il se fait remarquer par son chapelet de 120 grains, alors que le chapelet normal est au maximum de 105 grains.
Si Mohmed Ou Ali a fait enlever le capitaine Moureau, l'a présenté devant une sorte de tribunal, au douar Tagmout (14 km de Tata) au pied du Djebel Banni (200 km environ de Bou Izakarn) :
Sentence du tribunal (sic) : la castration.
Une fois opéré, après de longs jours de souffrances, le capitaine est guéri.
120:12
Si Mohamed Ou Ali fait alors montrer en spectacle cet officier de l'armée française, héros des champs de bataille de Tunisie (1943), d'Italie, de France et d'Allemagne (1944-45). On promène le capitaine Moureau revêtu de son uniforme et de son képi, une corde autour du cou, tel un chien tenu en laisse, on l'expose, on l'insulte, on lui crache à la figure, on le frappe. Les Arabes l'humilient en voyant sa mutilation.
Ainsi va son calvaire de souk en souk dans les territoires du Sud, un officier aux multiples décorations de la glorieuse armée d'Afrique.
*De telles atrocités ne sont pas des* « *excès* »*, comme on voudrait nous le faire croire.*
*Quand de telles atrocités sont pratiquées sur des Chrétiens, elles sont pour l'Islam autant d'œuvres pieuses.*
*Ce n'est pas en taisant cette réalité qu'un la fera reculer ; au contraire. La force française avait une mission évidente à remplir en face de cette barbarie.*
*On peut, pour diverses raisons, ou par impuissance politique, ou par lâcheté morale, renoncer à cette mission. Mais qu'on n'aille pas raconter que c'est par souci* « *moral* » *de rendre* « *justice* » *et* « *liberté* » *à une* « *autre civilisation* »*.*
\*\*\*
*Sur la même question, les journaux ont reçu* (*mais en général n'ont point publié*) *la note suivante, rédigée par un groupe d'officiers et de sous-officiers de l'Armée française :*
Depuis quelques jours, la presse française a mis en relief le cas du capitaine Moureau et du lieutenant Perrin, l'un des Affaires Indigènes et l'autre des Goums, enlevés par des Marocains « sur territoire marocain », voici plusieurs mois... et pas encore libérés.
A-t-on fait ressortir que, dans chaque enlèvement :
-- Ces officiers se trouvaient *dans l'exercice de leurs fonctions *?
-- Ces fonctions s'exerçaient *sur la demande ou avec l'accord du gouvernement marocain :* ce n'est pas malgré le gouvernement marocain ni contre son désir que Moureau, puis ensuite Perrin se trouvaient là-bas. Bien au contraire...
121:12
-- Le Maroc était déjà proclamé indépendant, le gouvernement marocain en place, et le territoire placé *sous le contrôle des autorités marocaines lorsque se sont produits ces enlèvements.*
-- On ne sait pas non plus, en France, qu'à cette époque (depuis mai 1956 jusqu'à la fin de l'été) des officier isolés dans le bled, laissés en général sans défense, sans escorte, sans garnison armée, avaient déjà à plusieurs reprises alerté le Commandement (Direction française de l'Intérieur -- Haut-Commissariat de France au Maroc) sur la situation dans laquelle ils se trouvaient, eux et quelques fonctionnaires français civils, sur la nécessité d'une évacuation... Rabat faisait la sourde oreille. Ces autorités françaises sont évidemment responsables de l'enlèvement de Moureau, du vol de plusieurs dépôts d'armes importants non gardés dans le Sud-Ouest marocain, de l'enlèvement de deux forestiers français dans le Grand Atlas, etc.
Dès le milieu de l'été, certains renseignements, parvenus à coup sûr au gouvernement français à Paris, faisaient état de mauvais traitements infligés à Moureau.
Une dizaine de députés, prévenus par des amis informés, furent individuellement et séparément sollicités d'intervenir énergiquement, publiquement. On leur demandait de prévenir leurs collègues, de refuser le vote des crédits au Maroc, d'intervenir auprès de la Commission de l'Armée.
Est-il exact qu'une personne ayant sollicité en octobre 56 une audience de Moulay Hassan de passage à Paris, pour lui demander son intervention directe dans le cas Moureau, se vit répondre par l'officier français placé auprès du prince : « Le gouvernement du sultan ne peut agir en cette affaire, car le capitaine Moureau se trouve maintenant interné dans le désert algérien. Il n'est plus au Maroc. » Et l'audience aurait été refusée ?
Si Moureau et Perrin sont en Mauritanie, que l'armée française d'Algérie aille les libérer. S'ils sont au Maroc, que le Sultan agisse ou autorise Cogny à agir. En réalité, nous savons que c'est Paris qui s'oppose à des remontrances énergiques et à une action militaire.
Nous sommes plusieurs officiers et sous-officiers de l'armée d'Afrique, fervents républicains, réunis à l'occasion d'une permission en France.
Nous demandons à la presse française d'intensifier la campagne commencée, d'alerter lecteurs et gouvernement sur les cas de Moureau, de Perrin, de deux civils français, enlevés dans la région d'Oujda : MM. Marche et Ahmena.
Nous leur demandons de réclamer sans se lasser la libération des Français captifs. C'est peut-être un devoir d'information. C'est un devoir national. Et il nous semble que c'est aussi travailler en faveur de l'amitié franco-marocaine. Pensons un peu aux fonctionnaires et militaires français demeurés au Maroc. *La même aventure les menace-t-elle *?
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122:12
#### POSITIONS DES RR. PP. VILLAIN ET LE BLOND
*L'hebdomadaire* RIVAROL *ayant annoncé que le P. Villain avait quitté la direction des* ÉTUDES*, le nouveau directeur, le* P. LE BLOND*, a écrit une longue lettre de mise au point, qui est un document important.*
*Cette lettre a paru dans* RIVAROL *du 21 février. En voici le texte intégral :*
Monsieur,
Dans votre numéro du 7 février 1957, vous avez signalé que le P. Villain a quitté la direction des ÉTUDES et vous avez présenté ce départ et mon arrivée comme un signe du changement d'orientation de cette revue, une « correction ». Nouveau directeur des ÉTUDES, je suis en mesure de déclarer que cette interprétation est entièrement fausse. En ce qui concerne mon prédécesseur, qui est bien, comme vous l'écrivez justement, « l'un des principaux et plus influents sociologues ecclésiastiques français », je tiens à souligner :
1.) qu'il demeure l'un des membres du « Comité de vigilance » de l'archevêché de Paris, chargé de maintenir l'intégrité de la doctrine : c'est le signe de la confiance que lui témoigne la Hiérarchie ;
2.) qu'il a reçu une charge importante, immédiatement en rapport avec l'organisation de l'apostolat social et ouvrier : c'est la preuve de la confiance de son Ordre ;
3.) que l'équipe qu'il a dirigée et animée demeure tout entière en place et qu'elle a la ferme intention de continuer son œuvre, en plein accord du reste avec les Pères de l'Action populaire.
123:12
Je n'entrerai pas ici dans la discussion des critiques qu'adressait LA PENSÉE CATHOLIQUE à l'ouvrage du P. Villain *L'Enseignement social de l'Église,* auxquelles se réfère votre écho. Qu'il suffise d'indiquer, sur un exemple, combien cette défiance à l'égard du P. Villain est peu raisonnable. Vous citez, en effet, comme type de « proposition équivoque et discutable » cette déclaration : « Afin de ne pas favoriser le communisme, il faudra bien se garder de prendre systématiquement le contre-pied de son action, quand il aura fait choix d'objectifs conformes aux exigences chrétiennes, tels que la paix ou certaines réformes sociales. »
A ce sujet, je me bornerai à deux remarques :
1. -- Votre rédacteur s'étonne de ce que le P. Villain suppose les communistes capables de proposer « des réformes concrètes véritablement bonnes ». Il oublie que la supposition n'est pas du P. Villain, mais du Pape Pie XI lui-même, qui montre les communistes cherchant notre collaboration « en proposant même des choses entièrement conformes à l'esprit chrétien et à la doctrine de l'Église » (Enc. *Divini Redemptoris*)*.*
2. -- D'autre part, s'il est, comme vous le publiez, « inquiétant » de « ne pas prendre systématiquement le contre-pied de l'action des communistes », il faudrait, logiquement, pour écarter l'inquiétude, « prendre systématiquement le contre-pied de cette action ». Je ne veux pas tirer de cela, contre le gré de votre rédacteur, des conséquences étonnantes (si les communistes luttent contre les taudis, maintenons-les ; s'ils attaquent l'alcoolisme, favorisons l'alcool) ; je ne souligne pas non plus que cet anticommunisme servile mettrait, en fait, à la remorque du système marxiste, précisément pour le contredire « systématiquement ». Mais je fais remarquer qu'ici encore votre rédacteur oublie les exemples et les paroles du Saint Père, Pie XII, cette fois : ainsi, l'an dernier, en une question qui touche la morale et la théologie, le Saint Père reconnaissait l'origine principalement communiste des méthodes d'accouchement sans douleur et déclarait celles-ci acceptables par les chrétiens. C'est qu'en effet il faut distinguer « la vérité objective » du système où on l'encadre et où on l'interprète. « Il faut, pour décider du vrai et du faux, retenir le critère objectif décisif » (Cf. LA CROIX, 10 janvier 1956). Dès lors est possible -- et nécessaire -- non pas une « collaboration » avec le communisme, que l'Église interdit fermement, mais « une action parallèle » selon l'expression du P. Villain. Que reste-t-il des insinuations faites dans votre journal au sujet de ce dernier ?
En confiant cette réponse à votre sens de la justice, je vous prie de croire, Monsieur, à mes meilleurs sentiments.
J.-M. LE BLOND, s.j.\
Directeur des Études
124:12
RIVAROL *accompagne la publication de cette lettre d'un commentaire dont voici le passage principal :*
Nous ne croyons pas qu'en fait le communisme ait jamais choisi un objectif politique ou social concret véritablement bon. Nous croyons qu'il lui arrive seulement de le *feindre,* et que c'est essentiellement une *tromperie.* Nous croyons que lorsque le communisme « propose des choses entièrement conformes à l'esprit chrétien », comme disait Pie XI, c'est *uniquement,* comme disait encore le même Pontife, pour « *dissimuler ses propres desseins* sous des idées en elles-mêmes bonnes et attrayantes ». Autrement dit, c'est une manœuvre, c'est un piège, -- un piège de propagande, et d'une propagande que Pie XI appelait « *vraiment diabolique* ».
Nous n'avons jamais vu, en France, le communisme lutter contre les taudis ou l'alcoolisme, sauf dans sa propagande. Nous l'avons vu au contraire s'opposer aux réformes sociales partiellement ou totalement justes et bonnes (et même en condamner jusqu'au principe sous le nom, péjoratif dans sa terminologie, de *réformisme*)*.* Nous l'avons vu aussi, quand ces mêmes réformes, inventées et proposées par d'autres, devenaient inévitables, les annexer alors au profit de sa propagande. Exemple : les assurances sociales.
Nous pensons qu'en face de ces artifices d'une « propagande vraiment diabolique », il est « équivoque et discutable » de s'en aller dire : oui, le communisme propose telles ou telles choses bonnes, poursuivons donc nous aussi les mêmes objectifs par des voies parallèles. (Et il ne nous semble pas, mais nous pouvons nous tromper, qu'aucun Pape nous ait tenu ce langage.)
Mais nous avons dit seulement : « équivoque et discutable », justement parce qu'une discussion précise peut sans doute lever l'équivoque, et interpréter, nuancer ou compléter les propositions du P. Villain en un sens acceptable. Nous ne trouvons pas ces précisions, ces nuances et ces compléments dans le texte ni le contexte du P. Villain. A vrai dire, nous ne les trouvons pas non plus autant que nous le souhaiterions dans la lettre du P. Le Blond.
En tout cela, il n'y a aucune « insinuation ». Nous trouvons que les exposés des RR. PP. Villain et Le Blond ne mettent pas suffisamment l'accent sur la tromperie de propagande, et par suite, pratiquement, ne prémunissent pas assez l'esprit public contre elle.
125:12
C'est de notre part une appréciation qui n'est ni insinuante ni injurieuse, nous prions très respectueusement le P. Le Blond de bien vouloir l'entendre comme nous la formulons, c'est-à-dire en toute simplicité, et avec une grave inquiétude fondée sur notre connaissance expérimentale des méthodes communistes. Nous avions cru que ce motif d'inquiétude était périmé ; le P. Le Blond nous assure qu'il n'est rien arrivé de ce genre ; nous lui en donnons acte, en souhaitant très vivement que cela survienne un jour.
\*\*\*
Il est vrai que nous n'avions nullement pensé à l'accouchement sans douleur. Ajoutons d'ailleurs que nous ne voyons absolument pas quelle conclusion politique on pourrait en tirer. De même, si demain les techniciens et savants soviétiques inventent un moyen de monter dans la lune, ce n'est pas nous qui détournerons les amateurs d'en user.
*L'endroit où Pie XI a parlé des* « *choses entièrement conformes à l'esprit chrétien* » *que proposent les communistes est l'Encyclique Divini Redemptoris* (*19 mars 1937*)*, au paragraphe 57 :*
Le communisme athée s'est montré au début tel qu'il était, dans toute sa perversité, mais bien vite il s'est aperçu que de cette façon il éloignait de lui les peuples ; aussi a-t-il changé de tactique et s'efforce-t-il d'attirer les foules par toute sorte de *tromperies,* en dissimulant ses propres desseins sous des idées en elles-mêmes bonnes et attrayantes. Ainsi, voyant le commun désir de paix, les chefs du communisme *feignent* d'être les plus zélés fauteurs et propagateurs du mouvement pour la paix mondiale ; mais, en même temps, ils excitent à une lutte de classes qui fait couler des fleuves de sang, et sentant le manque d'une garantie intérieure de paix, ils recourent à des armements illimités.
Ainsi encore, sous divers noms qui ne font même pas allusion au communisme, ils fondent des associations et des revues, dans le but de faire pénétrer leurs idées en des milieux dont l'accès leur eût été difficile autrement ; bien plus, ils tentent avec perfidie de *s'infiltrer jusqu'en des associations franchement catholiques et religieuses.* Ainsi, sans rien abandonner de leurs principes pervers, ils invitent les catholiques à collaborer avec eux sur le terrain humanitaire et charitable, comme on dit, en proposant parfois même des choses entièrement conformes à l'esprit chrétien et à la doctrine de l'Église.
126:12
Ailleurs, ils poussent *l'hypocrisie* jusqu'à *faire croire* que le communisme, dans les pays de plus grande foi et de civilisation plus avancée, revêtira un aspect plus doux, etc.
*De ces feintes et tromperies du communisme, Pie XI ne tirait pas la conclusion qu'il faudrait* « *mener une action parallèle* »*.*
*Il tirait la conclusion qu'il fallait redoubler de vigilance dans la dénonciation de ces tromperies* (*paragraphe* 58) :
VEILLEZ A CE QUE LES FIDÈLES NE SE LAISSENT PAS TROMPER.
*Au paragraphe précédent* (56), *Pie XI venait de définir le rôle de la presse catholique en face du communisme, il lui demandait de*
faire toujours mieux connaître la doctrine sociale ; donner des informations exactes, mais suffisamment abondantes, sur *l'activité des ennemis,* et des indications sur *les moyens de combat* qui se sont révélés plus efficaces dans les divers pays ; enfin, proposer des suggestions utiles, et *mettre en garde contre les ruses et les tromperies* avec lesquelles les communistes s'appliquent et sont déjà parvenus à gagner à leur cause des hommes qui sont pourtant de bonne foi.
*Si l'on pense, comme Pie XI, que les* « *bonnes* » *propositions du communisme sont une ruse hypocrite et une tromperie, on s'occupe avec soin de déjouer et de dénoncer la tromperie.*
*Mais si l'on croit, comme les Pères Villain et Le Blond, que le communisme peut véritablement et sérieusement proposer des choses bonnes, on s'occupe alors de* « *poursuivre une action parallèle* », *sans mettre suffisamment en garde l'esprit public contre l'équivoque ainsi créée.*
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*On devrait bien, au demeurant, interroger des hommes expérimentés et compétents : des hommes ayant vécu dans le mouvement ouvrier. Hyacinthe Dubreuil a fait tout un article sur ce sujet dans notre* n° 7. *Il parle justement de la lutte contre l'alcoolisme, dont* le *P. Le Blond semble croire que le Parti communiste est capable. On se reportera avec profit au témoignage qualifie de Hyacinthe Dubreuil.*
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#### LES PRÉTENDUS CINQUANTE MEILLEURS LIVRES
*Nous avons fait entendre, dans notre précédent numéro, une protestation motivée au sujet de l'existence d'une* « *sélection de cinquante livres catholiques* »*. Nous avions remarqué que si le comité responsable de cette sélection n'osait plus présenter ces ouvrages comme les* MEILLEURS CATHOLIQUES, *le résultat était pourtant le même. Déjà,* LA CROIX *avait donné cette liste, le 25 janvier, sous le titre :*
LES CINQUANTE MEILLEURS LIVRES CATHOLIQUES DE 1956.
*Cela continue. Le 15 février, les* INFORMATIONS CATHOLIQUES *titrent également :*
LES CINQUANTE MEILLEURS LIVRES CATHOLIQUES PUBLIÉS EN FRANCE.
*Mais ce même numéro nous apporte quelques précisions sur cette regrettable entreprise :*
C'est en 1947 que le Syndicat des Éditeurs, prenant en considération l'importance croissante du livre religieux dans l'édition française, créait une sous-section de littérature religieuse.
*Le rôle des éditeurs est de choisir des livres, de les éditer, de les faire connaître au public. Qu'ils présentent certains de leurs livres comme* « *les meilleurs* »*, c'est une indication publicitaire, et purement publicitaire, qui peut et qui doit être corrigée par les libraires, par les critiques, par le public.*
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*En donnant, dans des journaux religieux, une liste des* « *cinquante meilleurs livres catholiques* » *sans indiquer qu'il s'agit d'une opération d'éditeurs, donc qui relève de la publicité, on trompe le public : on lui laisse croire qu'il pourrait s'agir d'un jugement religieux porté en conscience par des autorités compétentes, et qualifié pour diriger impérativement le choix du public.*
*Quand nous disons que ces journaux trompent le public, nous entendons bien que c'est involontairement, et qu'eux-mêmes d'abord ont sans doute été trompés sur la nature véritable de cette* « *sélection* »*.*
\*\*\*
*Ici, les* INFORMATIONS CATHOLIQUES *nous renvoient à des précisions antérieurement publiées dans leur numéro du 1^er^ juin 1956.*
*Concernant le sujet qui nous occupe, on y apprend que :*
Le syndicat national des éditeurs est divisé en plusieurs « sections principales ». L'une d'elles est intitulée « section principale du livre de piété »... La « section principale de littérature générale » du syndicat des éditeurs comprend de son côté, depuis 1947, une « sous-section de littérature religieuse »... Le premier travail entrepris fut la publication d'un catalogue d'ensemble... Une seconde entreprise fut et reste l'élaboration d'une « sélection mensuelle » des livres catholiques destinée au catalogue adressé par le service des relations culturelles aux instituts français à l'étranger. Cette sélection, dont on devine l'importance pour le rayonnement du livre religieux, est faite par un jury de trois personnes : les RR. PP. Dalmais, o.p., et de Parvillez, s.j., et M. Stanislas Fumet.
...A la sélection mensuelle, la sous-section de littérature religieuse ajoute depuis deux ans une sélection annuelle dont le jury est constitué des trois personnalités du jury mensuel et du P. Odil, de Paul-André Lesort et de Étienne Borne. En 1954, cette sélection était intitulée : « Les 40 meilleurs livres de littérature catholique », en 1955 : « Sélection de 50 livres catholiques ».
*Le titre véritable de ladite sélection devrait donc être : sélection de 50 livres* POUR L'EXPORTATION*.*
*Après ces précisions des* INFORMATIONS CATHOLIQUES *du 1^er^ juin 1956, continuons notre lecture de leur article du 15 février 1957 :*
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En 1954, faisant leur la suggestion de cette sous-section, les Relations culturelles...
*Sauf erreur de notre part, il s'agit là d'un service d'État, dépendant du ministère des Affaires étrangères.*
... les Relations culturelles faisaient place dans leur sélection mensuelle d'ouvrages recommandés aux Attachés culturels français à l'étranger, à quelques-uns des ouvrages choisis par une commission de trois ecclésiastiques...
*D'après les précisions antérieurement données par les mêmes* INFORMATIONS CATHOLIQUES*, il s'agissait plutôt de deux ecclésiastiques et d'un laïc.*
... parmi les publications catholiques les plus significatives. Mais la nature des préoccupations des Relations culturelles, la limitation qu'elles imposaient à des ouvrages écrits directement en français...
*Les préoccupations des Relations culturelles étaient notamment politiques. Ce n'était pas un tort de leur part : c'est* LEUR DEVOIR*. Si les services ministériels n'avaient pas de préoccupations politiques, qui donc en aurait ?*
*De même, les éditeurs et leurs employés ont un souci* COMMERCIAL*. Ce n'est pas un tort de leur part : s'ils ne l'avaient pas, qui l'aurait ?*
*Une vraie sélection de livres* CATHOLIQUES *doit être exempte de préoccupations* POLITIQUES*. Mais elle devrait l'être aussi de préoccupations* COMMERCIALES *: elle ne le sera pas, tant qu'elle sera faite par les éditeurs et par leurs employés.*
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...faisaient souhaiter que, sur la base déjà constituée, une sélection puisse être établie qui s'étendrait à un plus vaste horizon et s'adresserait directement au public.
*Tout le monde a le droit de s'adresser directement au public, mais il faut annoncer la couleur et ne point tromper sur la qualité. Une sélection d'éditeurs est une opération publicitaire. Nous demandons qu'elle se présente pour ce qu'elle est ; et que cesse l'équivoque actuelle.*
...C'est ainsi que, dès l'automne 1954, la sous-section de littérature religieuse proposait l'adjonction à la commission déjà existante de trois membres laïcs particulièrement sensibles à ces préoccupations. Une première sélection, publiée en janvier 1955, proposait quarante ouvrages, s'en tenant aux seules publications françaises. C'est l'année suivante qu'il fut décidé de porter le nombre des livres retenus à cinquante, en y incluant un certain nombre de traductions. L'extension du champ d'enquête était plus difficile à déterminer. La base fut constituée par les rubriques du catalogue collectif des livres catholiques établi à trois reprises par le Syndicat des Éditeurs, mais en excluant par principe les publications liturgiques et les ouvrages de piété.
*Quoi qu'il en soit de ces précisions* (*un peu imprécises, et dont l'exactitude demanderait vérification, notamment en ce qui concerne la* « *base constituée* »)*, ces détails viennent confirmer les motifs sur lesquels s'appuie notre protestation* (*voir Itinéraires, n°* 11*, pages 60 à 67*)*.*
*Il s'agit d'une entreprise d'éditeurs, parfaitement légitime si elle ne se donne que pour ce qu'elle est, et s'il est bien entendu et clairement spécifié qu'il n'appartient pas à un syndicat d'éditeurs, même employant des experts, de juger quels sont les* « *meilleurs livres catholiques* »*.*
*Comment cinq* ([^54]) *personnes pourraient-elles à elles seules lire et relire tous les livres catholiques, les méditer et les comparer pour choisir les cinquante meilleurs ?*
*Même si ces cinq personnes ne s'occupaient que de cela, elles n'y arriveraient pas. Ou alors, il faudrait les exposer, à titre de phénomènes, au Musée de l'homme.*
*En outre, ces cinq personnes font beaucoup d'autres choses. L'une d'elles va voir tous les films nouveaux, pour proposer aux lecteurs de la* VIE CATHOLIQUE ILLUSTRÉE*, sous le pseudonyme de Louis Dulac, une sélection cinématographique.*
*Une autre publie un article politique, toutes les semaines, dans* FORCES NOUVELLES (*hebdomadaire du M.R.P.*)*, anime le Centre catholique des intellectuels français, lance et dirige une nouvelle revue,* FRANCE-FORUM...
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*Nous pouvons conclure avec certitude que ces cinq personnes sont dans l'incapacité évidente de porter un jugement de valeur sur les cinquante meilleurs livres catholiques parus dans l'année.*
*Mais s'il s'agit d'un jugement commercial, c'est autre chose. On sait, ou plutôt le public ne sait pas, que les éditeurs n'ont pas besoin de lire un livre pour porter sur lui un jugement commercial. Ils s'occupent du sujet* (*résumé en une ou deux pages par leurs* « *lecteurs* »)*, ils s'occupent du nom de l'auteur, de la tendance, de mille impondérables qui font partie de leur flair professionnel.*
*C'est apparemment de cela qu'il s'agit. A l'origine, de livres à exporter, de ceux qui pourraient le mieux se vendre à l'étranger. Par la suite, de ceux qui pourraient atteindre un vaste public en France même. C'est du commerce et de la publicité. Qu'on le dise. Le public doit en être averti. Il ne faut pas lui laisser croire que ces cinquante livres sont les* « *meilleurs catholiques* »*.*
*Bien sûr, du seul point de vue publicitaire, c'est aussi un élément de publicité, et considérable, que de laisser l'équivoque s'établir, et de laisser croire qu'il s'agit des* « *meilleurs catholiques* »*. Le comité composé des RR. PP. Dalmais et de Parvillez et de MM. Lesort, Fumet et Borne ne peut pas ignorer de quelle manière la presse, mal informée sans doute, à commencer par* LA CROIX*, présente leur liste. Ils ne peuvent plus ignorer que l'année dernière leur liste était affichée dans les librairies comme la liste des* « *meilleurs catholiques* »*. Une utilisation de ce genre risque de sortir des limites du commerce honnête et de la publicité permise. C'est au Comité d'abord qu'il appartient de réagir contre cette utilisation et de faire une mise au point.*
*Nous la lui demandons.*
\*\*\*
*A son tour, la revue* ECCLESIA *a publié la liste dans son numéro de mars. Publication correcte : elle ne parle pas des cinquante* « *meilleurs* »*, son titre dit simplement :* « *sélection de cinquante livres catholiques.* »
*Néanmoins, l'équivoque demeure, pour les raisons que nous avons dites.*
*Nous pensons que la mise au point publiée dans* ECCLESIA*, en bas de la page 35 de son numéro de mai 1956, et concernant cette même entreprise, est toujours valable en substance. Cette note disait :*
La liste des « cinquante livres sélectionnés », établie par un comité d'éditeurs et de libraires catholiques, attire simplement l'attention sur des ouvrages dignes d'intérêt, mais ne présuppose pas le jugement que l'on peut porter sur eux.
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#### L'ALLIANCE AMÉRICAINE
*L'opinion publique est souvent distraite, y compris l'opinion des parlementaires et des ministres.*
*D'où ce propos de M. André Frossard dans* L'AURORE* *:
« *Une alliance n'est pas à sens unique* », a déclaré le président du Conseil à messieurs les rédacteurs en chef, « *je le répète chaque fois qu'il m'est donné de toucher directement l'opinion publique américaine.* »
Touchée, l'opinion publique américaine l'est certainement par ce genre de discours. Elle a tant à apprendre, elle est si mal informée...
Le croiriez-vous ? Elle ignore encore que nous avons dû traverser deux fois l'Atlantique à la tête de nos armées, à moins de trente ans d'intervalle, pour entrer dans une guerre à laquelle nos frontières n'étaient nullement intéressées.
Elle ne sait pas qu'après la grande guerre nous avons accordé moratoire sur moratoire à nos créanciers avant d'annuler libéralement leur compte.
Elle n'a jamais entendu parler de notre fameux plan Marshall et ses ministres se gardent bien de lui dire que sa sécurité repose principalement sur la crainte respectueuse que nous inspirons à Krouchtchev.
Eh bien, on comprend que le gouvernement français marque parfois quelque impatience. Quand donc les États-Unis seront-ils donc capables de se débrouiller tout seuls ?
============== Fin du numéro 12.
[^1]: **\*** -- cf. It. 14-06-57, « Mise au point ». (note de 2001)
[^2]: -- (1). Publiée en tête du n° 1 d'*Itinéraires ;* reproduite dans le n° 10, pages 18-20.
[^3]: -- (1). Pie XII, discours du 1^er^ mai 1955.
[^4]: -- (2). En réalité, au moins 200.000.
[^5]: -- (1). Georges Hourdin.
[^6]: -- (1). Marx, Œuvres complètes, Économie politique et philosophie (tome VI, pages 38 et 40).
[^7]: -- (1). *Informations catholiques* du 15 février. Si dans ce titre il ne s'agit que des Encycliques, dans le texte il est question de tous les « documents pontificaux » en matière sociale, « discours, messages ».
[^8]: -- (1). La lettre du P. Le Blond, nouveau directeur des *Études,* reproduite dans les « Documents » du présent numéro.
[^9]: -- (1). *Itinéraires,* numéro 7, éditorial.
[^10]: -- (2). Encore que cette méthode historique puisse conduire à d'étonnants résultats : voir la première des « *annexes* » publiées à la suite du présent article.
[^11]: -- (1). *Ecclesia,* numéro de février 1957, page 53.
[^12]: -- (2). Voir les *Études,* numéro de février 1957, page 186, en note.
[^13]: -- (3). On en trouvera un exemple précis dans la seconde des « *annexes* » publiées à la suite du présent article.
[^14]: -- (1). Il ne s'agit point dans ce cas du P. Villain.
[^15]: -- (1). Reproduit par la *France catholique* du 17 août 1956.
[^16]: -- (2). Voir dans les « Documents » du présent numéro.
[^17]: -- (1). *Témoignage chrétien* du 11 janvier 1957.
[^18]: -- (2). Le P. Martelet a bien écrit : *explicitement.*
[^19]: -- (3). Numéro du 1^er^ février 1957.
[^20]: -- (1). *Post hoc* et non pas *propter hoc :* du moins, je le suppose.
[^21]: -- (1). *Itinéraires,* numéro 7, éditorial.
[^22]: -- (1). Ceci n'est pas une simple hypothèse : il existe aujourd'hui des personnes fort distinguées qui professent justement l'erreur que Pie XI, après Léon XIII, repoussait. Ces personnes seront rassurées en lisant le P. Villain.
[^23]: -- (1). Dansette, *Histoire religieuse de la France contemporaine,* 13. édition revue et corrigée, tome 11, page 127.
[^24]: -- (2). *Op. cit.,* page 143.
[^25]: -- (3). Page 144.
[^26]: -- (3). Page 146.
[^27]: -- (4). Page 168.
[^28]: -- (5). Pages 381 et 382.
[^29]: -- (1). *La Croix* du 24 mai 1956.
[^30]: -- (1). Le P. Villain voit une contradiction entre le message du 1^er^ septembre 1944 et le discours du 31 janvier 1952. Si le P. Villain m'y autorise et m'y invite expressément, je dirai pourquoi, selon moi, il n'y a aucune contradiction. Je ne puis le dire de ma propre initiative : j'aurais l'air d'aller contredire le P. Villain dans un domaine où il a charge d'enseignement, et non pas moi ; je serais accusé de mettre en cause son orthodoxie ou que sais-je. C'est pourquoi je n'en dis rien jusqu'à une éventuelle invitation du P. Villain. Faute d'une telle invitation, je ne peux contredire l'enseignement du P. Villain exposant au public français comment (selon lui) Pie XII s'est contredit sur la question du contrat de société.
[^31]: -- Pie XII : Message radiophonique du 1^er^ juin 1941.
[^32]: -- Pie XII, Allocution du 21 février 1948.
[^33]: -- Saint Thomas d'Aquin, *Somme Théologique,* IIa, IIae, qu. 47, art. I.
[^34]: -- Pie XII : Allocution du 6 novembre 1949.
[^35]: -- Pie XII : Allocution du 13 novembre 1949.
[^36]: -- Domat : *Les Lois civiles dans leur ordre naturel -- *Livre I, livre I, Section II, § 7.
[^37]: -- Pothier : *Traité des obligations*, p. 123.
[^38]: -- Léon XIII : *Rerum novarum*, n° 34 (conclusion).
[^39]: -- Pie XII : Allocution du 13 novembre 1949.
[^40]: -- Allocution du 6 novembre 1949.
[^41]: -- Idem.
[^42]: -- Pie XII : Allocution du 6 novembre 1949.
[^43]: -- Pie XII : Message radiophonique du 24 décembre 1952.
[^44]: -- Pie XII : Allocution du 7 mars 1948.
[^45]: -- Message radiophonique du 24 décembre 1952.
[^46]: -- Allocution du 20 mai 1948.
[^47]: -- Pie XII : Allocution du 20 mai 1948.
[^48]: -- Idem.
[^49]: -- Message radiophonique du 23 décembre 1956.
[^50]: -- (1). *La pensée de Marx,* par Jean-Yves Calvez. Éditions du Seuil, collection « Esprit ». Un vol. in-8°, 664 pages. 1.500 frs.
[^51]: -- (1). Labriola a pu écrire que *Le Capital* est « non pas le premier livre du Communisme critique, mais le dernier grand livre de l'Économie bourgeoise ». (Cité par Gide et Rist, *Hist. des Doctr. écon*., p. 557 de la cinquième édition.)
[^52]: -- (1). Disparition qui n'est pas le résultat d'une *condamnation* explicite et promulguée, mais qui n'est pas non plus l'effet du hasard.
[^53]: -- (1). Lettre adressée au directeur d'*Itinéraires.*
[^54]: **\*** -- cf. It 11-03-57, p. 60.