# 13-05-57 2:13 ## ÉDITORIAL. ### Supplique à quelques théologiens et à quelques autres. NOUS N'AVIONS pas trop d'illusions sur l'état des mœurs intellectuelles lorsque nous avons entrepris la publication d'*Itinéraires*. Mais nous avons voulu écarter tout risque de prévention et de préjugé. Nous avons, ce n'est pas le seul de nos objectifs, mais c'est l'un des principaux, instauré une expérience méthodique : celle qui concerne le *dialogue*. Nous ne croyons pas que le dialogue ait des vertus universelles et illimitées. Nous croyons que ses vertus sont limitées mais certaines. Nous croyons aussi que la recherche des moyens de *substituer entre catholiques le dialogue à la polémique sur toutes les questions disputées* est un devoir général et en outre une opportunité particulière dans les temps actuels. Entreprise désespérée à seules vues humaines : nous avons exposé de quelles prières, de quelles grâces dépendent en ce domaine, comme en beaucoup d'autres, une espérance et un résultat. L'expérience méthodique a été instructive et ne cesse de l'être. Nous supposions bien que certains groupes intellectuels et politiques, installés sur de puissantes positions officielles ou sur des positions privées qu'ils croient fortes, préfèrent recouvrir les questions actuellement et réellement posées aux consciences sous le fracas de polémiques tonitruantes, ou sous la ouate de silences concertés, plutôt que de les développer dans une confrontation sérieuse. Nous supposions que cette pente déplorable tient à des intérêts précis, à des calculs conscients, à des habitudes aussi, à des routines, à des facilités. Ces suppositions vraisemblables, mais qui auraient pu paraître gratuites, nous en avons fait abstraction. 3:13 *Nous avons fait l'épreuve pratique*. On aurait tort de croire que les résultats concrets et démontrables d'une telle épreuve n'aient été aperçus par personne. On aurait également tort de croire que nous soyons inattentifs à ces résultats ou que nous négligions d'en faire le bilan. Mais il est un temps pour examiner et un temps pour parler. \*\*\* SANS anticiper sur le bilan des résultats, l'un d'eux peut dès maintenant être souligné au passage et par parenthèse. Le livre de l'*Enquête sur le nationalisme* ([^1]) menée par Marcel Clément suggère de satisfaisantes constatations. Les problèmes soulevés par l'enquête étaient complexes en eux-mêmes, et délicats par leurs répercussions éventuelles. Les propositions de Marcel Clément ont été plus ou moins largement contestées par divers représentants de l'école maurrassienne. Cette école, ces représentants, on les dépeint souvent comme « extrémistes », au sens le plus péjoratif du terme, et l'on met en cause par là moins leur pensée que leur violence dans la polémique. On prétend même parfois, dans les milieux catholiques, qu'ils ne peuvent discuter les idées sans injurier ou calomnier les personnes. Voilà bien un injuste préjugé, le livre de l'*Enquête sur le nationalisme* le montre et le démontre. Les « maurrassiens » qui ont discuté les propositions de Marcel Clément -- ou du moins les plus nombreux, les plus qualifiés intellectuellement, les plus célèbres d'entre eux ont apporté à cette confrontation une courtoisie, un sérieux, un sens du dialogue, un respect des personnes qui peuvent être cités en exemple pour les débats entre catholiques. La ségrégation systématique maintenue à l'encontre des catholiques de tendance « maurrassienne » sous le prétexte qu'ils mettent indiscrètement ou injurieusement en cause les personnes, leurs intentions et leur bonne foi, et qu'ils sabotent les débats intellectuels en y apportant des procédés de meeting, -- cette ségrégation se révèle comme véritablement sans motif actuel. 4:13 Bien sûr, il y a des exceptions notables : il y en a partout, c'est l'humaine condition. Il y a des ombres au tableau : elles ont pour fonction d'en accentuer le relief. \*\*\* SIMULTANÉMENT néanmoins, nous apercevons une offensive publiquement menée contre *Itinéraires*, que pour le moment nous ne désignerons pas autrement. Nous ne sommes pas non plus sans en connaître des aspects moins publics, et sans savoir quelles conjonctions s'organisent. On a trouvé commode de prétendre que la revue *Itinéraires* serait une revue « de polémique » : mais c'était aller contre l'évidence ; cela n'est point ; il est visible que cela n'est point. Alors, *on tente présentement de faire que cela soit*. Telle est la raison de déchaînements dont l'outrance souligne la fonction provocatrice. Il ne s'agit point d'une génération spontanée, mais d'une manœuvre dont les inspirateurs, ou du moins certains d'entre eux, sont situés fort loin à gauche des exécutants. Les « gallicanismes » de droite et de gauche, que presque tout sépare, ont une haine commune, un ennemi commun, et tentent une action concertée contre *Itinéraires*. Le langage approximatif que nous tenons à dessein pourra être précisé en temps et lieu opportuns. Dans sa hâte, dans sa passion, cette offensive multiplie les sottises explicites, d'un volume propre à discréditer intellectuellement ceux qui les signent. Il n'y a qu'à se baisser pour ramasser autant que l'on voudra de ces perles répandues à profusion. Il serait peu charitable et presque déloyal de laisser croire, à ceux qui se découvrent aussi imprudemment, que nous aurions été frappés d'aphasie, ou que nous serions devenus manchots. Jusqu'où iraient-ils dans leur propension actuelle à signer n'importe quoi ? Nous les prions, dans leur intérêt, de se relire avant de publier leurs philippiques. Dans ce qu'ils ont déjà imprimé, nous n'avons que l'embarras du choix. Mais il est un temps pour écouter, et un temps pour parler. 5:13 C'est aussi le temps, qui ne sera pas éternel, laissé à la possibilité de retours sur soi et de repentirs : et nous les agréons tous, même à peine esquissés et sans y regarder de trop près. \*\*\* QUELQUE chose est en train de naître, et c'est pourquoi, selon une constante de la condition humaine qui souffre peu d'exceptions, la revue *Itinéraires* rencontre maintenant, et pour un temps, d'aussi violentes, d'aussi diverses oppositions conjuguées. Quelque chose est en train de naître qui pourtant n'est ni un parti, ni un mouvement, ni une école : mais un esprit, une méthode, dont chacun peut faire son profit sans adhérer à un parti s'il n'est d'aucun, sans quitter les organisations où il milite s'il est militant. Nous nous adressons aux Français là où ils sont, et nous ne leur disons pas d'en sortir. Nous ne leur demandons de changer ni de journal, ni d'étiquette, ni d'occupation : mais nous leur apportons quelques thèmes de réflexion susceptibles de les aider à y mieux remplir leur fonction, à y mesurer plus exactement leurs responsabilités, à y instaurer, d'abord chacun en soi-même, la conversion permanente à laquelle nous sommes tous appelés. Quelque chose est en train de naître, et qui pourtant n'est pas nouveau, ou qui ne l'est que d'une certaine manière. « La nature humaine est immuable, le dogme est immuable ; chaque âme est nouvelle et le dogme est pour elle une nouveauté : c'est même la bonne nouvelle ([^2]) ». Parce que nous sommes de notre temps, préoccupés par tous les problèmes de notre temps, nous nous efforçons d'être attentifs et de rendre nos lecteurs attentifs aux enseignements de Pie XII pour notre temps. Ce qui les résume en quelque sorte, ce sont ses appels répétés à prendre conscience de l'unique nécessaire que néglige le monde contemporain et sans lequel il continuera de marcher à sa perte. « A plusieurs reprises Nous avons averti le monde, afin qu'il s'arrête à temps au bord de l'abîme. Nous avons invité les hommes à réfléchir : il n'y a pas de salut vrai ni durable si ce n'est en Jésus » (1^er^ juillet 1956). 6:13 « Dans la conjoncture présente, grave à bien des titres, Nous exhortons la jeunesse, les familles, les paroisses, les Instituts religieux et les mouvements d'Action catholique à méditer devant l'Hostie sainte sur le devoir plus impérieux que jamais de TOUT INSTAURER DANS LE CHRIST » (25 juin 1956). C'est par la prière qu'agit le chrétien, et cela de deux manières conjointes. Premièrement parce que la prière est en quelque sorte une participation à la causalité de Dieu. Secondement parce que tout est prière pour le chrétien. Les pensées et les actions du chrétien sont filles de sa prière, inspirées, guidées, nourries et soutenues par sa prière, -- par sa participation à la prière de l'Église. Il ne suffit pas de le savoir, il faut le vivre : le vivre en un temps, dans une société où tant d'idées et de faits nous écarteraient plutôt d'une telle attitude. Mais, au milieu de nos difficultés et de nos angoisses, qu'il connaît et qu'il évoque, le Pape nous guide inlassablement. L'un des grands malheurs de la France aujourd'hui est l'existence, et l'influence d'une soi-disant « pensée catholique française », souvent orgueilleuse et parfois brillante, mais effroyablement vaine, qui prétend se développer en dehors de l'enseignement pontifical et exercer à sa place un magistère doctrinal. Une pensée se discute, et nous ne manquons pas de discuter celle-là. Mais il y a aussi les actes que détermine cette pensée. Il y a tous les obstacles matériels et moraux que, soit par négligence soit par calcul, on dresse ou on laisse dressés entre l'enseignement du Pape et les Français qui voudraient le connaître. Ces obstacles, nous les éclairons sans complaisance, et nous les bousculons autant qu'il est en nous. Nous exprimons une aspiration, comme on dit aujourd'hui, et nous faisons entendre une réclamation. Nous réclamons des éditeurs qu'ils éditent, des commentateurs qu'ils commentent, des docteurs qu'ils enseignent, c'est-à-dire que les uns et les autres fassent leur métier, qu'ils répondent à leur mission, qu'ils nous rendent le service pour lequel ils existent. La respectable Maison de la Bonne Presse assume en France la fonction capitale d'éditer les *Actes de S.S. Pie XII*, « textes originaux et traduction française ». Le dernier tome paru, le tome VII, a vu le jour l'année dernière. 7:13 Il s'arrête à la fin de l'année 1945. Nous qui sommes les acheteurs et utilisateurs de ces précieux volumes, nous demandons à l'éditeur de ne pas s'endormir. Nous réclamons la suite. Nous ne sous-estimons nullement le travail, le soin, les difficultés matérielles d'une telle publication. Mais nous ne pouvons ignorer non plus la constante et louable modernisation de cette vieille Maison, son souci d'être à la pointe du progrès technique, les améliorations spectaculaires qu'elle a mises en œuvre ces derniers temps au profit de ses publications périodiques et collections de librairie. L'édition des *Actes de S.S. Pie XII* devrait bénéficier elle aussi de toutes les brillantes qualités professionnelles que l'on reconnaît universellement aux équipes de travail et à l'outillage de la Maison de la Bonne Presse. L'édition des *Actes* a présentement onze années de retard. C'est beaucoup. C'est assez pour que notre réclamation puisse être exprimée et entendue. \*\*\* SOUS le prétexte qu'il n'y a jamais rien de nouveau dans la doctrine de l'Église, certains théologiens méconnaissent ou même ignorent en fait l'œuvre de Pie XII. Ces théologiens sont souvent éminents par l'âge, l'expérience, la carrière accomplie, les œuvres publiées, l'enseignement qu'ils ont dispensé. Nous respectons leur personne et nous avons volontiers recours à leurs avis et conseils. Nous n'avons aucune intention de les juger, ce n'est ni notre dessein ni notre désir. Simplement, nous constatons qu'à nos questions, ils répondent à côté, et que nous qui sommes aux prises avec les problèmes réels de notre temps, ils sont incapables de nous éclairer. Nous ne pouvons pas ne point constater semblablement que souvent leurs propos *datent*, et se situent chronologiquement dans l'univers intellectuel de leur jeunesse ou de leur maturité ([^3]). Qu'importe puisque la doctrine, puisque les principes ne changent pas ? 8:13 Puisque, nous disent-ils : il n'y a jamais rien de *nouveau *? Ils possèdent la doctrine immuable. Ils l'ont apprise une fois pour toutes. Ils en font l'application à n'importe quelle nouveauté concrète. Tel est leur pouvoir. Mais c'est bien le point où cela ne va plus. Il n'y a jamais rien de nouveau dans la doctrine de l'Église, mais il y a d'infinis développements, une constante explicitation, une permanente application. C'est notre rôle à nous théologiens, disent-ils. Oui et non. Ils n'en sont pas toujours capables. Parfois ou souvent, c'est une tâche au-dessus de leurs forces. Si le Pape, depuis des années, assume lui-même un travail aussi manifestement considérable, ce n'est pas sans motif. Il remplit une fonction, il accomplit une œuvre où personne ne pourrait en fait le remplacer. Ce n'est pas sans une impérieuse raison, ce n'est pas sans une grave nécessité qu'il opère lui-même, plus qu'aucun Pape dans l'histoire de l'Église, l'explicitation de la doctrine, spécialement de la doctrine sociale, et son application aux besoins de notre temps. Il fait ce que seul il peut faire. La droite raison suffit en théorie à tirer de la doctrine toutes les conséquences utiles et opportunes. Mais il est des moments où la complexité des problèmes, la séduction extrême des erreurs contemporaines, la confusion régnant dans les esprits, et jusque chez les meilleurs, empêchent *en fait* la droite raison du théologien d'accomplir ce qu'elle peut opérer *en droit*. Alors le Pape parle et enseigne (à d'autres moments, il parle pour confirmer officiellement ce que les théologiens ont avancé à titre privé : il n'est pas besoin d'être grand clerc pour s'apercevoir qu'aujourd'hui, du moins en France ce n'est pas toujours le cas). Le Magistère suprême existe, notamment, pour une telle circonstance. 9:13 Nous voyons divers théologiens qui n'en sont pas très contents. Ils disent que ce Pape « parle beaucoup », ils y mettent une nuance (et plus qu'une nuance) d'étonnement et d'inquiétude. Mais leur étonnement, mais leur inquiétude devraient porter sur eux-mêmes. *S'ils parlaient mieux, le Pape parlerait moins *; cela nous apparaît comme une vérité de bon sens, d'un bon sens à ras de terre, dont nous ignorons, car ce n'est pas notre métier, ce que peut en penser la science théologique. Il nous arrive de constater, quand nous prenons le conseil de théologiens, qu'ils ont l'air d'ignorer, ou de récuser implicitement, ce que Pie XII a dit sur les matières où nous les consultons. Peut-être y a-t-il quelque raison théologique à cela. Nous avouons qu'elle ne nous a pas encore été formulée d'une manière qui pût atteindre notre entendement. Nous constatons en revanche qu'elle est formulée parfois d'une autre manière, qui nous fait douter que ce soit vraiment une raison théologique. Quand un théologien nous dit que le Pape régnant est « un juriste », et qu' « abstraction faite (!?) de l'Esprit Saint », il « n'est pas un théologien de formation », nous supposons qu'il y a quelque chose qui ne va pas dans la théologie de notre interlocuteur : nous ne saurions oser dire quoi, étant nous-mêmes trop dépourvus de science théologique. Nous remarquons en outre qu'un tel propos est tenu, identique en substance, et parfois même littéralement, par des théologiens divers, éloignés les uns des autres par la géographie et les circonstances, et qui apparemment ne se connaissent pas. Troublante bizarrerie. Existerait-il chez les théologiens un « réseau intégriste », tourné contre le Pape ? \*\*\* ALLONS plus loin. Le Souverain Pontife régnant, plus manifestement et plus fréquemment qu'aucun autre, nous l'avons dit, travaille à expliciter et appliquer la doctrine de l'Église. Est-ce parce que les théologiens ne l'auraient point fait ? Non : ils ne font que cela. 10:13 Mais ils le font d'une autre manière et en aboutissant à des conclusions différentes. Nous le constatons. Serait-ce une illusion de notre part ? Mais cette constatation, nous ne sommes pas seuls à la faire. D'autres avant nous l'ont enregistrée, et formulée, et publiquement exprimée. On pourrait multiplier les témoignages. En voici un parmi d'autres, celui de M. l'abbé Loyez ([^4]). Étant resté plusieurs années hors de France, il voulut à son tour s'instruire des pensées et de l'œuvre théologique de ce qu'il avait entendu nommer « l'aile marchante de l'Église de France ». Il se mit à lire les livres et à écouter les conférences de ceux qu'on lui désignait comme « des esprits vigoureux, pénétrants, les mieux adaptés à notre temps » : « Un très grand étonnement me saisit : dans beaucoup de ces travaux éminents les citations abondaient. On citait souvent n'importe qui ; mais pas assez souvent l'Évêque des Évêques, l'Autorité suprême de l'Église, le Saint Père, qui pourtant avait parlé sur les sujets abordés. Je ne comprenais pas ce silence massif ». M. l'abbé Loyez eut l'occasion de s'informer directement auprès des auteurs de ce silence : « *Je me souviens d'avoir discuté avec des Pères, par ailleurs estimés et estimables, qui me disaient ceci : Nous souffrons d'une sorte de malaise ; entre ce que nous avons tiré de nos études théologiques, de nos écoles, de notre expérience humaine, et ce que dit le Pape*, NOUS CONSTATONS UNE SORTE DE DÉCALAGE ». Oui : ce DÉCALAGE est tel que tout le monde aujourd'hui le constate ou l'entrevoit. Tout le monde en a au moins un sentiment confus. Et c'est la racine profonde et le motif du malaise dont on a tant parlé ([^5]). Nous supposons que si ce *décalage* n'existait pas, le Saint Père n'aurait pas eu besoin d'enseigner, avec tant de précision et d'insistance, de quelle manière doit être opérée et comprise, aujourd'hui et pour aujourd'hui, l'application de la doctrine de l'Église. 11:13 Nous supposons que le remède à ce décalage est dans l'enseignement du Pape, qui est fait pour cela, et qui aura cet effet, à la condition que les théologiens en question, et quelques autres qui ne sont pas théologiens, ni même ecclésiastiques, veuillent bien se mettre à son école. \*\*\* NOTRE supposition n'est pas une supposition gratuite. Elle est tirée de notre expérience. Bien sûr, nous ne sommes pas des théologiens, notre expérience est distincte de la leur : mais c'est une expérience voisine. Plusieurs d'entre nous, dans cette revue, ont une compétence et une expérience professionnelles en matière de philosophie naturelle. L'objet propre d'*Itinéraires* n'est pas de fonctionner comme une école de philosophie : très volontairement cet objet propre est de chronique, la chronique mensuelle des idées et des faits actuels. Nous ne pouvons pourtant laisser dire que nous ignorerions tout de la philosophie naturelle. Ce serait un mensonge. Nous ne l'ignorons ni en fait, ni par quelque absurde méthode. Nous n'en faisons pas abstraction dans notre chronique : au contraire. Nous ne pouvons non plus laisser croire que, par système, nous renoncerions aux devoirs professionnels, aux devoirs d'état de ceux qui ont compétence et expérience en matière de philosophie naturelle : ce serait démission et lâcheté ([^6]). Notre expérience, la voici. L'enseignement de Pie XII nous a conduits plusieurs fois à remettre en chantier notre réflexion sur des points que nous tenions pour acquis, et quasiment à recommencer nos études. 12:13 Non que le Saint Père ait rien changé aux principes ni au contenu de la philosophie naturelle. Non qu'il ait rien affirmé en ce domaine que la droite raison n'eût été capable, par ses seules forces, d'affirmer avec certitude. Mais notre raison, et celle aussi de nos maîtres en philosophie, se laissait égarer par l'air du temps, séduire par diverses passions (souvent nobles) ou distraire à une distance plus ou moins notable de la vérité. Qu'il en soit ainsi, c'est humain, c'est fréquent, le Saint Père nous a expliqué pourquoi et comment. Ce *fait* n'enlève d'ailleurs rien à ce que sont *en droit* les capacités de la raison naturelle. Il reste vrai que « la raison humaine, *à parler en théorie*, puisse vraiment par ses forces et sa lumière naturelles, arriver à une connaissance vraie et certaine d'un Dieu personnel, protégeant et gouvernant le monde par sa Providence, ainsi que d'une loi naturelle mise par le Créateur dans nos âmes ». Mais cet usage de la droite raison, qui est possible, est rarement effectif. Il ne suffit pas d'être aristotélicien pour pouvoir se prendre pour Aristote en personne. Pie XII nous le rappelle avec une vigueur et une précision qui devraient alerter notre attention : « Les vérités qui concernent Dieu et les rapports qui existent entre Dieu et les hommes (...) lorsqu'elles doivent se traduire en action et informer la vie, demandent qu'on se donne et qu'on se renonce. L'esprit humain, pour acquérir de semblables vérités, souffre difficultés de la part des sens et de l'imagination, ainsi que des mauvais désirs nés du péché originel. De là vient qu'en de telles matières les hommes *se persuadent facilement* de la fausseté ou du moins de l'incertitude des choses qu'ils ne voudraient pas être vraies ». Et Pie XII en conclut avec une ferme netteté : « C'est pourquoi il faut dire que la Révélation divine *est moralement nécessaire* pour que les vérités religieuses *et morales* qui, de soi, ne sont pas inaccessibles à la raison puissent être, dans l'état actuel du genre humain, connues de tous, sans difficultés, avec une ferme certitude et *sans mélange d'erreur* ([^7]) ». 13:13 Ce rôle que joue la Révélation divine même dans l'acquisition des vérités naturelles, c'est le rôle de la foi en nous, mais là encore il est douteux que nous arrivions tout seuls à en discerner exactement les lumières. C'est alors le rôle de l'Église, qui est aussi, son histoire le montre et ses Pontifes l'affirment, gardienne des vérités naturelles, et qui constamment sauve la raison de ses tentations, de ses erreurs, de son auto-destruction. C'est *à chaque époque* la fonction de cette partie de la doctrine de l'Église que le Pape explicite, développe ou rétablit *pour cette époque* (et souvent pour les suivantes). L'enseignement pontifical ne provient pas du désir théorique et intemporel d'avoir un catalogue explicite de vérités bien alignées : il rétablit, développe ou précise les vérités dont une époque a un besoin plus particulier, parce qu'elle les ignore ou les déforme d'une manière directement dangereuse pour son progrès temporel et pour son salut spirituel. Ignorer l'enseignement *contemporain* du Magistère suprême, c'est négliger ce dont nous avons *présentement le plus besoin*. C'est s'aveugler sur le diagnostic de nos maux les plus profonds et sur la prescription des remèdes les plus appropriés et les plus urgents. C'est implicitement, ou inconsciemment, mais très réellement, nier la fonction surnaturelle du Magistère. Ou c'est la réduire, par une distinction mal entendue entre le naturel et le surnaturel. Car l'Église est la « *gardienne de l'ordre surnaturel chrétien,* DANS LEQUEL CONVERGENT NATURE ET GRACE ([^8]) ». L'enseignement de Pie XII, en matière de vérités naturelles et de sciences profanes, est particulièrement développé, et cela répond à une nécessité. Ce sont aujourd'hui les erreurs répandues dans les sciences profanes, et notamment « *de fausses idées sur l'homme et sur le monde, sur l'histoire, sur la structure de la société et de l'économie* ([^9]) » qui souvent font courir les dangers les plus pressants au destin des nations et au salut des âmes. 14:13 Ces erreurs, nous en sommes tous assaillis, et pénétrés, quelquefois même au moment où nous imaginions, par nos propres forces et notre propre savoir, juchés sur notre saint Thomas et sur notre pratique de la philosophie, les avoir nous-mêmes décelées et rejetées. Nous sommes profondément de notre temps, principalement à notre insu et même quand nous croyons ne point en partager les préjugés. Les plus grands esprits de l'humanité, les plus grands génies de la pensée, on montrerait facilement que très souvent leurs insuffisances et leurs erreurs ne leur sont pas personnelles, mais sont les insuffisances et les erreurs de leur temps, qu'ils ont partagées à un degré moindre que leurs contemporains, mais dont ils ne sont pas exempts néanmoins. On s'en aperçoit plusieurs siècles après coup, sans difficulté et sans mérite, quand ces préjugés d'un temps sont devenus démodés, ridicules ou évidemment baroques. La raison naturelle peut en théorie se défendre, mais se défend très imparfaitement, en fait, contre les erreurs du temps. Elle ne décèle pas toujours à quel point elle en est imprégnée, et d'autre part, dans la mesure où elle l'aperçoit et où elle réagit, sa réaction risque de passer le point, de tomber subtilement, clandestinement, dans quelque excès inverse. Les erreurs que désigne le Souverain Pontife régnant sont les erreurs principales du temps, et souvent il les désigne précisément parce qu'elles exercent une influence profonde, voire cachée, jusque sur les esprits les plus distingués. Il est dans ce cas normal que le premier mouvement de ceux qui reçoivent l'enseignement pontifical soit de surprise, si du moins ils comprennent le sens des mots, et qu'il comporte l'impression d'un « décalage », comme disent les estimables religieux cités par M. l'abbé Loyez. Nous avons eu plus d'une fois ce sentiment en philosophie naturelle. Nous pouvons comprendre que ces religieux l'aient en théologie. Et c'était en des matières que nous avions sérieusement étudiées, dans de bons auteurs et avec de bons maîtres : ce qui est apparemment le cas des religieux cités. 15:13 Ils ont, comme cela nous est arrivé à nous-mêmes dans notre domaine, constaté que l'enseignement pontifical était différent des résultats de leurs travaux et de leurs réflexions. Nous connaissons donc au moins l'analogue de leur étonnement. Mais enfin ce n'est là que premier mouvement. S'il n'y avait aucun « décalage » entre ce que pensent les intellectuels et professeurs (théologiens ou philosophes) et ce qu'enseigne le Pape, cet enseignement serait en quelque sorte superflu. L'enseignement pontifical nous désigne ce « décalage », et nous le rend sensible, non point pour que nous nous y installions dans une interminable délectation morose, mais pour que nous le rectifions. Cette rectification peut être longue ; elle peut nous demander, à défaut d'une illumination instantanée ou rapide, un travail intellectuel de plusieurs mois, peut-être de plusieurs années. Tant que nous ne l'avons pas opérée jusqu'à avoir supprimé dans notre pensée tout le « *décalage* » qui nous était apparu, nous n'allons évidemment pas faire les farauds en public sur les matières qu'il concerne ; du moins en philosophie naturelle ; il paraît qu'en théologie ce n'est pas l'avis de tout le monde. Nous avons pu être déconcertés. Nous avons eu comme le sentiment que le Pape nous renvoyait à l'école. Qu'il nous mettait dans la situation de recommencer nos études. Non point que nos études et nos travaux aient été entièrement erronés. Mais parce que les vérités que nous avions reçues, voire que nous avions plus ou moins élaborées nous-mêmes, se trouvaient dans notre esprit « mélangées d'erreur ». Il nous fallut quelquefois tout réexaminer depuis le début, à la lumière inattendue et nécessaire qui venait de nous être donnée. Il est infiniment probable que cela nous arrivera encore. Nous avions l'impression, après des années d'études, que soudain le Pape nous réduisait à l'état de petits enfants. Cette impression était surprenante et désagréable. Nous avons essayé de ne pas tricher avec elle : et il nous est apparu peu à peu qu'elle était fondée ; et réconfortante ; et source d'une grande paix succédant au désarroi premier, source d'une grande confiance et d'une grande certitude. Parce que nous avions retrouvé notre vraie place. Notre place de petits enfants aux pieds du Saint-Père. 16:13 Nous autres intellectuels, philosophes ou théologiens, sociologues ou que sais-je, nous avons toujours assez bonne opinion de notre propre savoir, et de sa solidité, et de son importance. C'est là le signe le plus certain de notre médiocrité. Nous sommes en vérité de petits enfants auxquels le Saint-Père fait le catéchisme. Et Il recommence sans cesse, parce qu'il y a toujours quelque chose que nous nous sommes arrangés pour comprendre de travers, ou pour ne comprendre qu'à moitié, tout en croyant avoir saisi le dernier mot du savoir. Et pourtant, il nous faut simultanément, c'est le devoir de notre état, porter témoignage de ce que nous avons compris. C'est vraiment un témoignage entrepris à la grâce de Dieu ; et avec tous les motifs de le porter dans la crainte et le tremblement plutôt que dans une imbécile satisfaction de soi-même. Voilà donc ce que plusieurs d'entre nous ont retiré de leur expérience dans le domaine de la philosophie naturelle. Nous offrons le résultat de cette expérience à quelques théologiens qui sont apparemment plus sûrs d'eux-mêmes que méthodiquement attentifs aux plus récents enseignements pontificaux. Nous supposons que l'exposé de cette expérience peut, *mutatis mutandis*, ne pas leur être complètement inutile dans leur domaine propre. C'est de notre part une supposition sérieuse : mais ce n'est pas à nous qu'il appartient de la vérifier. \*\*\* EN TOUT CAS, le SILENCE MASSIF qui a été constaté, et non point par nous seulement, le silence massif -- parfois grossièrement manifeste, parfois subtilement mis en œuvre -- que font trop de théologiens, de philosophes, de professeurs, d'écrivains catholiques sur les enseignements du Saint-Père, EST UN TORT GRAVE QUE L'ON NOUS FAIT SUBIR, A NOUS ET A TOUS LES CATHOLIQUES FRANÇAIS, ET CONTRE LEQUEL NOUS AVONS LE DROIT ET LE DEVOIR DE PROTESTER AVEC UNE ENTIÈRE ÉNERGIE. On nous prive de ce qui nous est dû. 17:13 Les docteurs qui nous enseignent la vérité catholique en nous refusant, fût-ce par simple omission, l'enseignement de Pie XII, nous font subir une injustice capitale : ils nous refusent le pain quotidien des intelligences, celui dont elles ont le plus besoin. Ce que dit le Pape aujourd'hui, c'est la vérité qui aujourd'hui nous manque, c'est parce qu'elle nous manque que nous sommes en péril de mort, et c'est pour cela que le Pape nous la dit. Les écrivains et philosophes catholiques qui, dans leurs livres, leurs articles, leurs conférences, soutiennent des positions contraires à celles de l'Encyclique *Humani generis* devraient au moins, s'ils sont atteints d'une logorrhée qui les empêche de se taire, nous présenter leurs positions comme un témoignage de leurs difficultés, un signe de leur infirmité personnelle ou une humble manifestation de leur sottise. Mais qu'ils les présentent avec une entière assurance, et en se faisant réciproquement compliment de leur « lucidité », voilà une sorte particulière de grotesque, le grotesque métaphysique. Il est parfaitement convenable de rendre ce grotesque évident, chaque fois que l'on peut ainsi éviter qu'ils ne procèdent par leurs théories à un massacre général des esprits. Les Comités de presse auxquels on réclame l'édition française de l'*Osservatore romano* n'ont pas lieu de rejeter une réclamation aussi fondée. Cette édition française hebdomadaire apporte aux catholiques français le texte intégral et authentique de toutes les interventions du Saint-Père : c'est sa fonction propre. Refuser de fournir cette édition à ceux qui la demandent est un acte arbitraire. Les théologiens qui, en réponse aux questions qu'on leur pose, font des « réserves » sur l'opportunité, le contenu ou la portée réelle des documents pontificaux, sortent de leur droit, abusent de leur fonction, commettent un acte de tyrannie intellectuelle et provoquent aux désordres. Ils ruinent leur propre autorité, car ils n'en ont aucune par eux-mêmes, ils ont seulement, tout théologiens qu'ils soient, celle que leur confère l'Église. Fussent-ils « mandatés » par ailleurs, ils n'ont et ne peuvent avoir aucun mandat de détourner les esprits de ce qui est actuellement enseigné par le Pape. 18:13 Ce qui est actuellement enseigné par le Pape, c'est *ce que requiert l'actualité*. Il n'y a rien de « nouveau » dans son enseignement, mais s'il l'enseigne, *c'est parce que cela n'est pas enseigné, ou pas assez, ou trop mal *; et parce que sans le Pape, sans l'Esprit Saint, les théologiens eux-mêmes risqueraient de ne point s'en apercevoir. L'enseignement que le Pape nous destine pour le temps présent, nous sommes dans notre droit, et même dans notre devoir, lorsque nous demandons qu'il nous parvienne effectivement, entièrement et sans retard. Nous sommes dans notre droit lorsque nous protestons contre les procédés théoriques ou pratiques par lesquels on tente de nous priver, ou de nous détourner, de la parole du Souverain Pontife. Nous sommes même dans notre devoir. Et rien ne nous interdit, non, rien, d'émettre l'opinion qu'en voilà peut-être assez de telles manigances. Rien n'interdit non plus d'émettre l'opinion complémentaire que le présent article, s'il était réédité avec toutes les références, tous les textes et tous les noms, produirait un effet certainement assez plaisant et peut-être point immérité. Notre supplique à quelques théologiens, et à quelques autres qui ne le sont pas, est de ne point trop nous induire en tentation. J. M. 19:13 ## CHRONIQUES. 20:13 ### Notes sur le « faux réalisme ». par Marcel CLÉMENT. L'ANIMAL se réussit, -- mais il ne le sait pas. L'homme ne se réussit pas. Mais il le sait, et il en souffre. Parfois il se le reproche. Plus souvent, il le reproche à d'autres. Toute la question de l'homme est là. Toute la question sociale est là aussi. \*\*\* L'ANIMAL se réussit. Conduit par son instinct, il obéit aux impératifs immédiats d'une adaptation au milieu. D'emblée, il trouve la nourriture qui lui convient, et discerne le nutritif et le poison. Les mammifères, d'emblée, nourrissent leurs petits et les éduquent. D'emblée, les abeilles vivent en monarchie, et les fourmis en démocratie. D'emblée, les moutons font la queue, et les castors s'unissent en coopératives d'habitation. Mais ils n'en savent rien. Ils ne l'ont pas choisi, ni voulu. C'est par abus de langage que nous leur appliquons des termes qui ne sont pleinement convenables qu'à propos de l'homme. \*\*\* L'HOMME ne se réussit pas. Et il en souffre. Il s'en excuse, ou s'en accuse. Ou il en accuse les autres. Il se révolte, ou il désespère. Ou il combat. Mais il est en difficulté, toujours, et c'est sa condition même. Toute la question de l'homme est là. Individuellement, c'est chaque jour qu'il refait l'expérience de son échec. Non seulement il n'est pas le maître des événements fortuits : gelée tardive ou jambe cassée, mais encore et surtout, il n'arrive pas à la maîtrise de soi. 21:13 Il cède à ses appétits, à la colère ou à la crainte, il refuse l'effort, s'abandonne à la spontanéité de ses inclinations. S'il s'y complaît, comme Rousseau, il s'avilit. S'il s'y contemple, il tombe, comme Gide, dans l'abjection. Lorsqu'à l'inverse, et par ses seules forces, il veut se dominer, il se durcit dans le stoïcisme. S'il joue le jeu à fond et se veut un surhomme, comme Nietzsche, il devient fou. \*\*\* TOUTE la question sociale est là. Car les échecs personnels s'extériorisent. Les fautes individuelles entraînent des conséquences collectives. Les concupiscences sont contagieuses. Les convoitises aussi. Et les vices, comme les vertus, tendent à l'institution. Dans les foyers, comme dans les États, les fautes rayonnent et leurs conséquences sont « *causées, causantes, aidées, aidantes* », comme dit Pascal, pour provoquer les fléaux de la vie sociale. L'alcoolisme et la prostitution, l'avortement et la délinquance juvénile, le prolétariat rural et le prolétariat industriel, le chômage et le taudis, la lutte des classes et la guerre des États expriment ainsi l'échec de la société moderne. La ruche se réussit. La fourmilière aussi. La société humaine ne se réussit pas. \*\*\* EXPLIQUER l'échec de la société en excluant du principe de cette explication la responsabilité morale de la personne, n'est-ce pas l'erreur de toute la pensée sociale moderne, depuis les « Philosophes » ? N'est-ce pas l'essence même de l'esprit de « gauche » ([^10]), -- présent aujourd'hui, trop souvent, jusque chez ceux qui le combattent ? Le fondateur de cet esprit fut Jean-Jacques Rousseau. L'homme naît bon par nature, affirme-t-il, et c'est la société qui le corrompt. 22:13 Beaucoup, qui repoussent Rousseau avec horreur, sont ses disciples sur un point fondamental : ils estiment avec lui que ce n'est point l'homme qu'il faut perfectionner, pour restaurer la vie sociale ; QUE C'EST LA SOCIÉTÉ ELLE-MÊME QU'IL FAUT RÉFORMER. Et cela indépendamment de la mise en œuvre de la rectitude morale personnelle. \*\*\* LA RÉVOLUTION FRANÇAISE entreprit de réformer le plan de la société. Elle anéantit une société organique, un Corps avec son Chef et ses Membres, pour établir une société mécanique constituée par une poussière d'individus. La Révolution apportait une nouvelle conception de l'homme. Elle voulut mouler la société pour cet homme-là. De la dignité humaine, les Encyclopédistes se font une idée ambitieuse. Ils imaginent un individu autonome dans sa conscience, législateur suprême de ses actions. La dignité humaine est, pour eux, le droit de choisir sa religion, sa morale, ou de n'en avoir aucune. La société fut édifiée en fonction de cette philosophie. Ce qui corrompait l'homme, selon les *Lettres persanes*, le *Dictionnaire philosophique* et *l'Émile*, c'était les contraintes morales, spécialement leur présence immanente dans la vie sociale. La suppression de ces contraintes devait permettre l'harmonie spontanée des impulsions individuelles, et l'équilibre collectif du jeu (vertueux) de la Liberté enfin proclamée. Ce fut la licence morale exaspérée qui en résulta, et, en contre-coup, sur le plan social, la misère, la souffrance, la haine, le chaos. \*\*\* MAIS L'ESPRIT DE GAUCHE inspirait toujours l'humanité occidentale. Au spectacle des conséquences abominables de l'œuvre qu'il avait inspirée sous le nom d'individualisme, il se métamorphosa. L'individualisme devint doctrine de droite, parce que sous un nouveau nom, l'esprit de gauche soufflait une solution extrême : le socialisme, pour surmonter la crise qu'il avait lui-même provoquée. 23:13 Il suggéra qu'il suffisait de remplacer les institutions individualistes par des institutions collectivistes. Rousseau avait voulu une société d'hommes privés de devoirs moraux. Marx voulut une société d'hommes privés de droits naturels. Il se représenta la dignité humaine comme une indépendance auto-créatrice. Elle n'est plus, pour lui, comme pour les auteurs de la Déclaration des Droits, la dignité d'un individu, libre et égal en droit aux autres individus. Elle est la dignité de l'homme, envisagé sous le rapport de son devenir collectif et se produisant par la science. Rousseau affirmait que l'homme était bon par nature. Marx l'affirme aussi. Mais Rousseau affirmait la bonté de l'Homme-Individu, et sa corruption par la société. Marx affirme la bonté de l'Homme-Collectivité et sa corruption par les structures respectant l'initiative et la responsabilité de la personne. L'un et l'autre, implicitement, nient le péché originel. Jeu de facettes intellectuelles auxquelles excelle l'Ennemi du genre humain. C'est, dans tous les cas, la même erreur radicale. C'est l'Homme (individu ou société), qui serait bon. L'organisation sociale serait mauvaise parce que ses lois (statiques ou évolutives) ne seraient pas encore suffisamment connues ou appliquées. C'est le progrès de la sociologie « scientifique » qui permettra finalement la restauration sociale. \*\*\* LA SOCIÉTÉ ne se réussit pas. « *Sans aucun doute possible, le poids d'une contradiction flagrante pèse sur l'humanité du XX^e^ siècle comme une sorte de blessure pour son orgueil. D'une part, il y a cette confiance de l'homme moderne, auteur et témoin de la deuxième révolution technique. De l'autre, il y a* L'AMÈRE RÉALITÉ DES ANNÉES DE PEUR ET DE RUINES ([^11]). » 24:13 Face à cette contradiction, le Pape Pie XII a dénoncé le faux réalisme de ceux qui disent (ou qui écrivent) qu' « *en approfondissant toujours plus la* CONNAISSANCE DES NORMES NATURELLES *qui régissent l'homme et le monde, on parviendra à mettre réellement en valeur les qualités de tous et à répartir autorité et responsabilité sur un grand nombre, et même finalement sur tous les hommes. En attendant, comment se comporter en face des déficiences de la vie sociale et civique, telles que l'irresponsabilité du pouvoir, l'absorption de l'individu dans la masse, l'équilibre instable des forces qui sont en jeu dans la société ?* « *Les partisans du* PRÉTENDU RÉALISME *affirment que, pour éliminer ces inconvénients, il suffira* D'INTÉGRER LE PRINCIPE DE LA RESPONSABILITÉ PERSONNELLE *et celui de l'équilibre des énergies* DANS CET ENSEMBLE EN QUELQUE SORTE MÉCANIQUE ET PUREMENT FONCTIONNEL QUI CONSTITUE LA VIE EN SOCIÉTÉ ([^12]). » Il suffira, en d'autres termes, d'intégrer les valeurs morales dans la mise en œuvre des lois dégagées par la physique sociale, mécaniste ou évolutionniste. Tel est bien le FAUX RÉALISME de trop de nos doctrinaires. Même de ceux qui ne sont ni individualistes, ni socialistes. Mettre de la théologie autour n'y change rien. \*\*\* COMPOSÉE d'hommes, la société donne un spectacle où s'inscrivent, selon le cas, leurs vertus ou leurs vices. Comme les hommes se mentent à eux-mêmes pour s'excuser, les sociétés, à travers quelques penseurs, cherchent aussi à se mentir à elles-mêmes. Depuis tantôt cent cinquante ans, la société moderne a baptisé SOCIOLOGIE son effort pour expliquer que, des échecs de la vie sociale, l'homme est innocent. Or la sociologie n'est pas cela. Dans la vie sociale l'homme reste l'homme. Il reste doué de libre arbitre, capable de bien et de mal, à travers les conditionnements, les développements et les complexes sociaux. Il reste cela aux yeux du sociologue comme tel ([^13]) : 25:13 « *L'homme domine ces développements et ces complexes parce qu'il est, avant tout, une substance spirituelle, une personne libre d'agir ou de ne pas agir, et pas seulement la résultante d'un déroulement des processus naturels.* C'EST EN CELA QUE CONSISTE SA DIGNITÉ*. C'est cela aussi qui fixe ses limites. C'est pour cela qu'il est capable de* FAIRE LE BIEN*, mais aussi* LE MAL*, capable de réaliser toutes les possibilités et les virtualités de son être, mais aussi de les mettre en danger.* « *Et c'est précisément* CE RISQUE *qui, ayant pris, au XX^e^ siècle, à cause des grandes valeurs en jeu, des proportions considérables, fait naître et* EXPLIQUE *l'angoissante contradiction ressentie par nos contemporains. Il n'y a pas d'autres remèdes, pour en triompher, que le retour au vrai réalisme, au réalisme* CHRÉTIEN*, qui déterminera avec la même certitude la dignité de l'homme, mais aussi ses limites, sa capacité de dépassement, mais aussi la réalité du péché* ([^14]). \*\*\* LA RUCHE se réussit. La société ne se réussit pas. Ce n'est pas en étudiant ou en traitant la société comme on étudie ou l'on traite une ruche que l'on fera faire un pas à la sociologie ni à la politique. Ce n'est que lorsque l'homme prend conscience de ses limites, qu'il les accepte, et qu'implorant le secours divin, il coopère à la grâce, qu'il peut, individuellement et socialement, progresser, rétablissant l'ordre social sur les fondements du droit naturel. Mais son progrès suppose alors la lutte contre soi-même, les tâtonnements, les échecs et les repentirs, les humiliations et les résolutions, pour obtenir, Dieu aidant, à travers les années, et peu à peu, une plus grande unité intérieure. « *La vie sociale, en effet, est une réalité qui est venue à l'existence de façon lente, et à travers de nombreux efforts, et par l'accumulation, en quelque sorte, de contributions positives fournies par les générations précédentes* ([^15]). » \*\*\* 26:13 CE RÉALISME chrétien dans la connaissance de la vie sociale, C'EST L'ÉTUDE DE L'HISTOIRE QUI NOUS PERMET DE L'APPROFONDIR. Non pas par l'élaboration de « lois physiques », de l'état ou du devenir social, mais par celle des lois sociologiques dérivées de la nature de l'homme, de son problème fondamental, en face du bien et du mal. C'est ici que se pose, dans toute son ampleur, la question des rapports entre la réforme des structures et la réforme des mœurs. Le faux réalisme fonde le projet de restauration sociale sur la réforme de la société étudiée abstraction faite de l'activité morale de l'homme et sans aucune liaison avec cette activité. Le réalisme chrétien fonde le projet de restauration sociale sur UNE RÉFORME DES STRUCTURES ÉTUDIÉE EN FONCTION DE LA RÉFORME DES MŒURS, et en dépendance d'elle : « *En fait, l'État lui aussi* ET SA FORME*, dépendent de la valeur morale des citoyens.* » *C'est pourquoi,* « *la réforme des institutions n'est pas aussi urgente que celle des mœurs. Et celle-ci, à son tour, ne peut être accomplie que sur la base de la véritable réalité de l'homme, celle qu'on vient apprendre, avec une religieuse humilité, devant le berceau de Bethléem.* « *Dans la vie des États eux-mêmes, la force et la faiblesse des hommes, le péché et la grâce, jouent un rôle capital. La politique du XX^e^ siècle ne peut ignorer ni admettre qu'on persiste dans l'erreur de vouloir séparer l'État de la religion au nom d'un laïcisme que les faits n'ont pas pu justifier* ([^16]) ». \*\*\* SI DONC nous trouvons, dans la doctrine sociale de l'Église, un programme social tendant à des reformes de structure, c'est non point pour nous inviter à envisager de réaliser ce programme abstraction faite de la réforme des mœurs, mais en fonction et dans la dépendance de cette réforme. 27:13 « *La religion et la réalité du passé enseignent que* LES STRUCTUTRES SOCIALES *comme le mariage et la famille, la communauté et les corporations professionnelles, l'union sociale dans la propriété personnelle,* SONT DES CELLULES ESSENTIELLES *qui assurent la* LIBERTÉ DE L'HOMME *et, par là, son rôle dans l'histoire. Elles sont donc tangibles, et leur substance ne peut être sujette à révision arbitraire* ([^17]) ». « Mon Vivre, c'est le Christ », disait saint Paul. L'homme, par ses seules forces, ne peut se réussir : la faute originelle l'a privé, non de son empire sur la création, mais de la sécurité dans l'exercice de cet empire. Il sait, toutefois, que le Rédempteur est venu pour guérir les blessures mortelles portées par le péché à son âme, pour restaurer sa dignité d'enfant de Dieu, et lui donner la force de triompher, sinon toujours extérieurement, du moins intérieurement, du désordre général causé par le péché originel et aggravé par les fautes personnelles. \*\*\* C'EST DANS CETTE LUMIÈRE chrétienne que la sociologie peut comprendre les causes de la crise sociale. C'est dans cette lumière chrétienne que la prudence, personnelle et politique, peut travailler à enrayer cette crise. C'est dans cette lumière chrétienne que, par la prière et la pénitence, par la réflexion méthodique, par la parole et par l'action, nous pourrons rétablir une société organique, c'est-à-dire où les solidarités sociales soient fondées sur la responsabilité morale individuelle des citoyens et, plus profondément, sur Dieu même, clef de voûte de l'ordre social et fondement du Droit. Marcel CLÉMENT. 28:13 ### En marge de « Jésus » de Jean Guitton. par Marcel DE CORTE. JE NE CONNAIS PAS d'accusation plus terrible contre un certain type de christianisme contemporain -- et nommément contre celui de tant d'intellectuels catholiques -- que les premières pages du *Jésus* de Jean Guitton. J'ai lu et relu ces pages tranquilles et bouleversantes dont chaque phrase et presque chaque mot ouvrait une issue à tout ce qu'il y a eu en moi d'inexprimé et sans doute d'inexprimable à ce sujet. Je me disais à moi-même, en les lisant dans leurs prolongements et dans les perspectives qu'elles étalaient devant moi, l'explication de la gêne, du malaise et presque de l'effroi que j'éprouve à la lecture de la plupart des publications catholiques actuelles. Suis-je encore chrétien, me murmurai-je si souvent ? Les vieilles traditions qui se sont incorporées à mon être, l'éducation que j'ai reçue, les exemples qui m'ont marqué, les voix chères qui se sont tues et que je ne cesse d'entendre, tout ce christianisme traditionnel que j'ai tenté d'incarner péniblement et maladroitement dans ma vie et dans mes actes ne serait-il qu'un songe ? Le christianisme moderne veut m'en persuader. En vain ! Mais je crois trop à la Communion des Vivants et des Morts, à la Communion des Saints, à Jésus-Christ répandu et communiqué, pour ne pas souffrir de cette disparité entre ma foi et celle de tant d'autres chrétiens dont le nombre va se multipliant. Lorsque je ramène leurs pensées, leurs actions, leurs options temporelles, comme ils disent, au principe qui les commande, et que je compare celui-ci à ma foi, qui me semble être, elle aussi, le principe de mes pensées, de mes actions, de mes « options », entre celle-ci et celle-là je ne trouve aucune commune mesure. Je me suis maintes fois demandé : pourquoi ? Aucune des réponses que je me faisais à moi-même ne m'avaient pleinement satisfait. Elles me paraissent justes, mais elles n'allaient pas jusqu'au centre même du problème que le christianisme moderne me forçait de poser. 29:13 C'est une phrase de Jean Guitton qui m'a ouvert les yeux : « *Il me semble*, écrit-il, *en ce moment de 1956, que la foi de la génération montante considère dans Jésus-Christ moins l'homme particulier mort sous Ponce-Pilate que le représentant de l'humanité globale.* » J'y suis maintenant ! Là est la clef, l'explication, la lumière. MAIS AVANT D'ALOURDIR d'un long commentaire ce jugement lucide de Jean Guitton, il me paraît indispensable de formuler deux remarques. La première concerne Jean Guitton lui-même. L'amitié et l'admiration que je lui voue, les différences qui nous séparent et que je sens très complémentaires de ce que je suis, m'interdisent de m'embarquer dans ma galère. Lorsque j'affirme que Jean Guitton prononce un verdict implacable contre un certain christianisme moderne lorsqu'il ramène tout le christianisme à la personne concrète de Jésus en chair et en os, si j'ose dire, et au fait historique, « événementiel », singulier, du Dieu éternel surgi dans le temps, il faut s'entendre : je lis ici Jean Guitton avec l'allégresse et le sentiment de délivrance que me communique cette assertion qui restitue sa valeur plénière au Christianisme tel qu'il m'a été enseigné naguère et dont je continue à me nourrir. Lorsque Jean Guitton avance que l'homme moderne parle beaucoup d'histoire, mais qu'il estompe le sens historique du fait historique singulier, il me dévoile un champ qu'il ne m'est pas interdit d'explorer. Lorsque Jean Guitton signale « qu'il existe à l'heure présente une crise de la notion de *témoignage*, qui correspond à la crise même de l'idée de fait, et qui a d'ailleurs la même racine », il touche en moi une fibre qui résonne longuement et dont j'écoute le profond écho. Enfin, il m'est libre de transposer la critique que Jean Guitton effectue de l'École Mythique, celle qui voit l'origine du Christianisme dans la cristallisation des exigences de la conscience religieuse autour d'un personnage épisodique nommé Jésus, et de l'appliquer à l'*hypostasierung* de la conscience chrétienne dont je constate les ravages dans le catholicisme contemporain. Je le fais à mes risques et périls. Si je pars de certaines données que me fournit Jean Guitton, je ne l'entraîne pas à ma suite. Ma seconde remarque concerne le mot étonnant d'un jeune chrétien que cite Jean Guitton et qui résume bien la position de certains catholiques, désireux « de rapprocher le Christ non pas de l'homme mais de l'humanité, en entendant par humanité cet homme total qui se déploie dans le temps et qui est présent vaguement autour de nous, sous la forme du monde du travail en particulier, comme un Plérôme déjà visible ». 30:13 Le voici : « Pour moi, je ne trouve le Christ que là où il vit. Quand je lis l'Évangile, c'est aussitôt la masse actuelle des hommes engagés dans leurs souffrances qui se présente à moi. Et alors, le Christ, pour moi, ce sont les hommes dans lesquels je vis ». Jean Guitton souligne cette attirance actuelle du Christ-Humanité, « sans visage, sans traits définis, sans référence à une histoire passée ». Cette tendance, ajoute-t-il, semble « rejoindre plusieurs vues de saint Paul, mais il y a bien de la différence : car saint Paul se référait au Christ historique, qui était encore tout présent dans les mémoires. Autour de cet être singulier qu'il avait vu, et dont il connaissait les témoins charnels, il récapitulait l'humanité. Mais de nos jours où le visage historique de Jésus est aboli par la distance et par les doutes critiques, il ne reste plus que cette vaste humanité, ce grand être mouvant inimaginable. On risque de faire évanouir le Christ dans l'humanité présente et celle-ci à son tour dans l'humanité future. » Je ne me refuse pas de démonter le mécanisme de cette confusion où Jésus se dilue, en tant que personne concrète et comme Médiateur, dans une multitude elle-même convertie en une sorte d'individu géant. Il m'est loisible de me demander si je ne touche pas là au point le plus névralgique d'un certain Christianisme parvenu à son ultime degré de laïcisation. Je ne veux pas être dupe des mots « Christ » ou « corps mystique » qui expriment cette foi. Si je tente d'en pénétrer le sens, personne ne peut estimer que je soulève une querelle intempestive ou que je lance une accusation « d'hérésie ». Je m'éclaire en éclairant une position qui n'est pas la mienne. Après tout, il n'est pas impossible que ce soit moi « L'hérétique ». D'autres le jugeront. Ce n'est pas mon affaire. CELA DIT, il ne me paraît pas outrageusement schématique de distribuer l'histoire du Christianisme au cours de ces cent cinquante dernières années en trois phases qui se succèdent chronologiquement mais qui, pareilles aux stratifications géologiques que les remous de l'écorce terrestre ont bouleversées, se présentent souvent dans un ordre différent, selon les temps et les lieux, au regard de l'observateur. Tantôt, c'est encore la première et la plus ancienne qui affleure, tantôt, c'est l'une ou l'autre des suivantes. Pendant dix-huit ou dix-neuf siècles, le *Christianisme traditionnel* des pays catholiques s'est généralement maintenu intact. Centré sur la personne du Christ, sur son enseignement, sur l'imitation de ses actes, sur la conviction que l'Église romaine en est la voix infaillible, il a résisté à toutes les hérésies. Celles-ci à leur tour, n'ont jamais mis en cause la divinité du Christ en dépit des amputations doctrinales qu'elles ont fait subir à son message. 31:13 Au cours des dix-huitième et dix-neuvième siècles, à la suite de la pression exercée sur les consciences, les mœurs et les institutions par le rationalisme, apparaît un Christianisme inédit qui refuse de plus ce nom, mais qu'on peut appeler paradoxalement *un Christianisme sans Christ*. Nul n'en a donné une définition plus exacte que Michelet dans L'introduction à son *Histoire de la Révolution Française *: « Plusieurs esprits éminents, dans une louable pensée de conciliation et de paix, ont affirmé de nos jours que la Révolution n'était que l'accomplissement du Christianisme, qu'elle venait le continuer, le réaliser, tenir tout ce qu'il a promis. Mais non, il n'en est pas ainsi. La lutte n'est que trop réelle. Ce n'est pas ici un combat simulé entre le même et le même. Il y a deux combattants. Et il ne faut pas dire non plus que le principe nouveau n'est qu'une critique de l'ancien, un doute, une pure négation. Qui a vu une négation ? Qu'est-ce qu'une négation vivante, une négation qui agit, qui enfante comme celle-ci ? Un monde est né d'elle hier. Non, pour produire, il faut être. Donc, il y a deux choses, et non pas une, nous ne pouvons le méconnaître, deux principes, deux esprits, l'ancien, le nouveau. Il faut sortir des malentendus, si l'on veut savoir où l'on, va. La Révolution continue le Christianisme, et elle le contredit. Elle est à la fois l'héritière et l'adversaire. Les deux principes s'accordent dans le sentiment de la paternité humaine. Voilà toute la ressemblance. Et voici la différence. La Révolution fonde la fraternité sur l'amour de l'homme pour l'homme, sur le devoir mutuel, sur le Droit et la Justice. Cette base est fondamentale et n'a besoin de nulle autre. Elle n'a point cherché à ce principe certain un douteux principe historique. Elle n'a point motivé la fraternité par une parenté commune, une filiation qui, du père aux enfants, transmettrait avec le sang, la solidarité du crime. Ce principe charnel, matériel, qui met la justice et l'injustice dans le sang, qui les fait circuler, avec le flux de la vie, d'une génération à l'autre, contredit violemment la notion spirituelle de la Justice qui est au fond de l'âme humaine. Non, la Justice n'est pas un fluide qui se transmet avec la génération. La volonté seule est juste ou injuste, le cœur seul se sent responsable ; La Justice est toute en l'âme ; le corps n'a rien à voir ici. La Révolution n'est autre chose que la réaction tardive de la Justice contre la religion de la Grâce ». Dans sa préface de 1847, Michelet est plus net encore : « Le grand XVIII^e^ siècle a fondé la liberté sur l'affranchissement de l'esprit, jusque là lié par la chair, lié par le principe matériel de la double incarnation théologique et politique, sacerdotale et royale. Ce siècle, celui de l'esprit, abolit les dieux de chair, dans l'État, dans la Religion, en sorte qu'il n'y eut plus d'idole, et qu'il n'y eut de Dieu que Dieu ». 32:13 CE CHRISTIANISME SANS CHRIST est un Christianisme désincarné, hyper spiritualisé, cérébralisé. *Il procède tout entier d'une conception manichéenne de l'homme et d'un dualisme radical.* L'existence d'un Dieu fait chair, d'une nature divine et d'une nature humaine rassemblées dans l'unité de la personne du Christ, devait lui être aussi intolérable que celle d'un esprit humain incarné dans un corps et constituant avec lui un être unique concret. Aussi le Christ n'est-il pour lui qu'un homme, « Le plus beau des enfants de l'homme », un génie sublime, un des plus purs représentants de ce que le romantisme de l'époque appelle « l'Esprit ». A ce titre, il n'est qu'un moment, une étape, un jalon dans le processus général qui soustrait l'humanité à l'empire de la matière et qui restitue l'homme à sa véritable nature pensante. L'énorme effort entrepris par le XIX^e^ siècle pour ramener le Christ à des proportions humaines par une critique minutieuse des Évangiles ne résulte pas tant, comme on le proclame d'ordinaire, d'un sens aigu de l'histoire que de la structure mentale de l'homme tel qu'il s'imagine être alors : un esprit qui se libère des entraves charnelles. *Il fallait* désincarner Dieu parce que l'homme lui-même ne s'appréhendait plus comme un être incarné, mais comme intelligence pure ou, à tout le moins, en voie de radicale intellectualisation. La fascination exercée sur les esprits par l'École critique n'est pas *la cause* des attaques lancées contre le Christianisme traditionnel, elle est *l'effet* de la notion manichéenne que l'homme du XIX^e^ siècle a de soi. Il y aurait à cet égard toute une étude à faire sur la reviviscence du manichéisme à l'époque moderne. Nulle part, à ma connaissance, il n'y est même fait allusion. La raison en est sans doute que nous sommes encore aujourd'hui en plein manichéisme : l'extraordinaire mépris que l'humanité contemporaine professe pour la chair des millions d'êtres humains qu'elle sacrifie à « l'Idée » en est la preuve. Quoi qu'il en soit de ce point, la tentative de l'École critique pour faire descendre le Christ au niveau de l'homme ne s'explique pas seulement par un effort d'attention aux textes, mais *par la qualité du regard* jeté sur ces textes. Il ne s'agit pas seulement ici d'une tentative de l'intelligence pour penser historiquement le Christ en dehors de la lumière de la Foi, *mais d'un essai d'autoprojection de l'idée que l'homme du XIX^e^ siècle se forge de lui-même* dans les données historiques de la Révélation. L'homme du XIX^e^ siècle a rompu, à la manière manichéenne, les liens vitaux qui le rattachent à sa condition charnelle, et il contemple le Christ à partir de sa propre situation. Il réduit le Christ à l'homme qu'il est lui-même en face de son miroir intérieur. 33:13 On n'a pas assez remarqué en effet que le manichéisme comporte logiquement le rejet de tout surnaturel, de tout fait miraculeux, de tout mystère : une fois « L'esprit » libéré des chaînes de la chair, il ne peut être que « bon », radicalement « bon », condensant en soi toute « bonté ». Encore une fois, Michelet a vu clair lorsqu'il analyse l'influence de Rousseau sur la Révolution Française : « Votre volonté collective, c'est la Raison elle-même. Autrement dit : Vous êtes Dieux. Et qui donc, sans se croire Dieu, pourrait faire aucune grande chose ? C'est ce jour-là que vous pouvez, tranquille, passer le pont d'Arcole ; c'est ce jour-là qu'on s'arrache, au nom du devoir, son plus cher amour, son cœur. Soyons Dieu ! L'impossible devient possible et facile. Alors, renverser un monde, c'est si peu ; mais on crée un monde. Et que s'est-il donc passé ? Quelle lumière divine a donc lui, pour faire un si grand changement ? Est-ce la force d'une idée, d'une inspiration nouvelle, d'une révélation d'en-haut ? Oui, il y a eu révélation ». Il n'est pas malaisé de lire entre les lignes de ce texte révélateur : la désincarnation de l'homme, c'est son auto-divination. Le XIX^e^ siècle tout entier fermente et bouillonne dans cette conviction délirante. « Homme, qui par moi deviens Dieu », chantera en 1889 une sociétaire de la Comédie-Française costumée en déesse Raison. C'est sur cet arrière-fond où se discerne sans peine le schéma manichéen, que se développe l'opération critique de « dédivinisation » du Christ. Il est désormais impossible de croire que Dieu ait revêtu une chair humaine. Dieu n'est plus transcendant. L'Incarnation est éliminée. Dieu est immanent à l'esprit, au seul esprit qui soit et qui nie toute transcendance, à l'esprit humain. Il s'en déduit -- je dis bien : s'en déduit -- la nécessité de réduire critiquement la personne, l'enseignement et les actes du Christ aux normes que la Raison divinisée découvre en soi. L'esprit critique et sceptique du XIX^e^ siècle *n'est pas premier* : il est dérivé, il est le corollaire d'un théorème antérieur, d'une philosophie elle-même fondée sur un postulat : la foi manichéenne en la divinité de « L'homme nouveau » qui ne tolère rien au-dessus de lui. Il doit donc regarder le Christ à travers la seule logique rationnelle qu'il détient. La logique des faits, la logique des témoignages sont chassées au profit de cette logique impersonnelle *préalable* qui s'accorde subrepticement à elle-même l'hypothèse que tout évènement ne peut être historique que s'il apparaît le même à tous les observateurs « raisonnables » et que si les témoins en sont foncièrement identiques. Le problème de l'accord des témoignages, celui de la diversité des témoins, celui, plus important encore, du *temps* nécessaire à toute divinisation d'un homme, même supérieur comme le Christ, ne sont pas résolus, mais exclus. L'élément *existentiel* que comporte le fait historique est éliminé. 34:13 L'esprit manichéen est ainsi condamné, dans le domaine historique même qui explore, *à la méthode des sciences exactes* : comme elle ramène l'expérience à la loi, il transmue le Christ en Idée. Il est remarquable que tous les tenants de l'École critique en arrivent là : à un « trou d'ombre », à un « vide originel ». Le Christ est dépouillé par la critique de tout ce qui le constitue *comme être historique*. Il n'est plus qu'un homme « difficile à connaître, condamné (à raison ou à tort, on ne sait ?) puis exalté par le fanatisme ». En d'autres termes, l'esprit manichéen retrouve dans le Christ ce qu'il y a mis d'avance ; *lui-même*. Car il n'est lui-même, en tant qu'amputé de ses prolongements sensibles et charnels, qu'un esprit qui se méconnaît comme esprit humain, qui s'érige en esprit pur au-delà de toute distinction entre le vrai et le faux, par décision dogmatique irrationnelle, et qui se grise de soi par *enthousiasme* au sens fort du mot. La négation du Christ de la Foi conduit directement à la négation du Christ de l'Histoire, si bien que l'homme manichéen se trouve en fin de compte, en présence d'un *Christianisme sans Christ*, à peine marqué par la présence d'un homme dont tout ce qu'on sait est qu'on n'en sait rien. Le Christianisme sans Christ est l'aboutissement normal de l'esprit manichéen. Il est également remarquable que ce Christianisme sans Christ ait évolué au cours du XIX^e^ siècle vers le culte des entités abstraites et majusculaires : Vérité, Justice, Liberté, Humanité. Peuple, etc., dans lesquelles s'est dilué le Christ historique de la Foi, de sorte que sa carapace, originellement chrétienne encore -- l'accord entre Christianisme et Révolution à un certain niveau de *généralité*, et donc d'absence de concrétude, dont parle Michelet --, a rapidement éclaté en morceaux pour faire place à l'enveloppe de la Libre-Pensée. Sans l'arrière-plan du manichéisme, ce processus est inintelligible. L'esprit pur, camouflé en Raison et sans relation avec la chair, est *sans rapport avec l'expérience*, avec les valeurs historiques que charrient la Foi et la Tradition. Il ne comprend rien que lui-même. Par une sorte de triage inconscient, il expulse d'une manière automatique *tout ce qui lui vient du dehors*. Il doit tout tirer de soi. Et en soi, comme il est normal, il ne découvre *que des notions abstraites* dont il est le lieu d'élection. « La pensée travaille là comme le moût dans la cuve ou le bois devant le feu », écrivait avec pertinence Augustin Cochin. Les abstractions ne subsistent en tant que telles que dans l'esprit. Au-delà de l'esprit, tout est concret, tout est affecté d'un indice existentiel. La pensée ne peut ici travailler que sur ses propres productions. Elle fermente au-dedans d'elle-même, à mesure où elle perd le souci du réel. Elle se replie sur sa propre subjectivité *où elle objective ses idées générales*. 35:13 Elle s'est coupée de l'existence, mais elle est entraînée vers l'existence parce qu'elle ne cesse pas d'être, malgré elle, une pensée *humaine*. Le monde extérieur lui apparaît, non point comme grouillant et foisonnant de réalités concrètes, mais, comme une masse plastique et malléable *où elle projette ses idées abstraites pour les faire exister*. A des esprits que l'influence manichéenne n'a pas touchés, cette tentative semble absurde : le décalage entre l'abstrait et le concret est tel qu'il ne peut être comblé *que verbalement*. Mais précisément le propre de l'esprit manichéen est le *verbalisme*, la contemplation de la Lettre et de la Forme. Parce qu'il a perdu l'essentiel : le contact avec l'existence concrète dont ses amarres charnelles rompues ne véhiculent plus l'existence, il ignore, si intelligent et si subtil qu'il soit, son propre mécanisme. Son immanence lui interdit le recul par rapport à soi-même et ce temps d'arrêt devant le réel qui autorise le jugement. *Il ne peut pas se juger lui-même ni se réformer.* Il se dresse contre toute objection. Il méprise l'expérience. Il est imperméable à la réfutation. Il constitue un système clos qui va de « l'esprit » à « l'esprit ». Il est condamné à se glorifier perpétuellement lui-même et à se mirer dans les idées générales dont « l'homme nouveau » doit naître à son image. Il est engagé sans retour dans cette vie circulaire. Une seule issue lui est ouverte : ce contempteur de l'Incarnation doit « incarner » dans la fluidité du monde la seule notion abstraite de L'homme qu'il est capable de concevoir. La Nuée ne peut pas s'avouer à elle-même qu'elle est Nuée. Il faut qu'elle affronte l'homme de chair pour échapper à son désir et pour assurer son salut sans se renier. Sa fonction est d'anéantir tout ce qui résiste à sa pression et qui se dresse comme un témoin à charge intolérable contre son dessein. Pour se sauver, elle est acculée à « sauver » l'homme de chair *en dissolvant le singulier dans le général, l'individu dans la masse, la personne dans les grands nombres.* Ainsi, et ainsi seulement, elle pourra régner. Lorsque tout sera devenu Nuée, il n'y aura plus de témoignage ni de protestation contre la Nuée. Quand le vieil homme de chair aura été ventilé, il n'y aura plus que « l'esprit ». Pour échapper à son dualisme congénital et à la souffrance qu'il provoque, le manichéisme est contraint de se proclamer *la seule religion de salut possible*. L'homme de chair doit disparaître dans l'abstraction de l'homme nouveau. « L'incarnation » de la Nuée qui apparaît du dehors comme un embouteillage violent deviendra ainsi du dehors une « ascension ». 36:13 C'EST ICI que pointe le troisième type de Christianisme : le Christianisme sans Jésus. Vidé de sa substance christique et gonflé d'abstractions, le Christianisme oscille en effet entre deux positions extrêmes *et qui s'engendrent l'une l'autre* comme celles du balancier. La première est l'humanisme athée dont le marxisme est le représentant le plus cohérent. La seconde est l'adaptation de la mentalité religieuse aux « exigences du monde moderne » transformé par l'action du Christianisme sans Christ. Le marxisme et le progressisme chrétien risquent fort d'être inintelligibles s'ils ne sont pas constamment rapportés à leurs origines manichéennes. Leurs accointances et leurs attractions réciproques le sont davantage encore sans référence à la mentalité dualiste : on s'indigne alors sans comprendre, ce qui est la plus mauvaise façon de manifester son ire. S'il est vrai en effet que le manichéisme tend de toutes ses forces vers la *divinisation de l'esprit humain*, l'accent peut être placé tantôt sur le divin et tantôt sur l'humain qui sont agglomérés en l'homme. Le manichéisme se présente comme le plus antireligieux et comme le plus religieux des systèmes : il peut combattre toutes les religions et les rassembler toutes en son sein ; être l'expression d'une pensée radicalement laïque et celle d'un esprit mystique, au sens large de l'adjectif ; se tourner vers la matière pour la dominer à la manière d'un démiurge ou pour en assurer la « rédemption ». L'esprit manichéen assimile sa divinité au point de l'humaniser totalement ou au point de diviniser l'homme. Il est sans Dieu et il est en Dieu. Il conçoit alternativement Dieu comme une aliénation de la conscience ou la conscience comme une étincelle de la divinité. Entre ces deux pôles, tout un jeu multiple d'attitudes diverses est possible selon l'intensité des facteurs psychologiques. Mais en soi, le manichéisme est toujours *totalitaire*. C'est évident du marxisme : il prétend introduire son athéisme constitutif dans tous les secteurs de l'existence humaine, littérature, arts, philosophie, économie, droit, famille, vie quotidienne, Ce ne l'est pas moins du progressisme chrétien qui confond sans cesse le Christ ou plus exactement l'Église -- conçue moins comme « Jésus-Christ répandu et communiqué » qu'en tant que communauté « fraternelle » avec l'Humanité ou avec le Cosmos. Le manichéisme ignore les niveaux de l'être, leur hiérarchie, leur convergence, leurs rapports mutuels *en hauteur*, l'étagement organique du Multiple dans l'Un. Sa loi est le Tout ou Rien. Son dualisme congénital l'y oblige. L'esprit ne pouvant être qu'esprit et la chair que chair, il ne peut retrouver l'Unité qui l'attire qu'en abolissant toute diversité. L'esprit désincarné est nécessairement universel et unique. 37:13 Il ne faudrait pas pousser fort loin l'exégèse du marxisme et du progressisme chrétien sous ses différentes formes pour retrouver la vieille thèse averroïste de l'unité de l'Intellect pour tous les hommes transposée sans doute et surtout socialisée, mais reconnaissable. Leur eschatologie terrestre et leur évolutionnisme commun ne s'expliquent pas davantage sans cette recherche fiévreuse de l'Unité abstraite et sans niveau à travers les heurts de la dialectique ou à travers les « crises de croissance » de l'Église. L'être incarné dans un corps maintient sa personnalité irréductible d'un bout à l'autre de son existence. Mais l'esprit qui prend possession de soi ne le fait pas d'un seul coup. Si éloigné qu'il soit de l'expérience, le manichéen ne peut pas ne pas le savoir. L'esprit se retrouve partout chez soi pour autant qu'il accroisse le champ de ses connaissances et de ses techniques. Tout système qui ramène l'esprit à la puissance d'auto-appropriation conduit à l'envisager comme progrès continu vers la conquête totale du monde. Entre l'unification progressive de l'esprit qui se soustrait à son incarnation et l'unification progressive du monde sous son pavillon, le rapport est aussi étroit que possible. Le terme du processus semble bien la constitution d'une sorte d'âme du monde qui joue le rôle de divinité, laquelle peut être simplement l'Humanité enfin maîtresse de son destin et refusant désormais toute autre transcendance que la sienne, comme dans le marxisme, ou l'accomplissement du travail de Dieu dans l'Humanité et avec l'Humanité, comme l'inclut le postulat, propre au progressisme, de la fraternité universelle -- et donc de la religion « vraiment » catholique -- qui se retrouve en toute conscience humaine. CES CORRÉLATIONS entre le marxisme et le progressisme chrétien qui s'expliquent par une même mentalité manichéenne sous-jacente s'observent dans de nombreux domaines et particulièrement dans la propension qu'ont les deux systèmes à diviser les hommes en « purs » et en « impurs », en « bons » et en « mauvais », ainsi que dans leur action destructrice commune sur ce que Simone Weil, à la suite de Platon, appelle les « métaxu », les « intermédiaires », c'est-à-dire « ces biens relatifs et mélangés (foyer, patrie, traditions, culture, etc.) qui réchauffent et nourrissent l'âme et sans lesquels, en dehors de la sainteté, une vie humaine n'est pas possible ». L'esprit dénoyauté de son contexte charnel fait sauter ces cadres qu'il estime inadéquats à son envergure. Mais cette hostilité aux communautés naturelles et aux corps de surcroît, où l'âme de l'individu s'incarne au même titre qu'en son corps de chair, se comprend surtout à la lumière de la théorie manichéenne de la connaissance. Aucun metaxu, aucun « intermédiaire », ne peut se ramener à une notion désincarnée. 38:13 Chaque foyer est différent d'un autre, a son style propre de vie, participe à sa manière à cette réalité centrale qu'est la continuité du sang et de l'esprit. Il en est de même des traditions et des patries. *Tout metaxu est individualisé par une* « *matière* »*.* Il est radicalement impossible de les arracher à cette imprégnation charnelle sans les détruire. Les communautés naturelles sont des *présences* indicibles et vécues. En aucun cas, elles ne sont des *représentations*. Leur nature concrète, unie à une matière, ne peut jamais être transférée à l'intérieur de l'esprit séparé. Le manichéisme sait qu'elle s'oppose foncièrement à son vœu de « purification » idéale. N'ayant d'autre objet de pensée que des représentations, les seules entités que sa conception désincarnée de l'être puisse atteindre, il lui faut les abolir pour qu'elles fassent place à son désir contradictoire de convertir ces représentations en présences. Le manichéisme est essentiellement *révolutionnaire*. La « table rase » est le point de départ dont il doit s'assurer pour établir ses constructions mentales. L'exemple le plus remarquable à cet égard est assurément celui de Rousseau : « Commençons, écrit-il en établissant le plan de sa société nouvelle, commençons par écarter tous les faits. » Les réalités concrètes éliminées par décret dogmatique de l'esprit, sinon par la violence, que reste-t-il ? *Une idée de l'homme*, générale comme toute idée, idée pure, idée qu'aucune souillure ne contamine. Du reste, si l'être humain auquel cette idée s'applique manifestait quelque tare, ce serait sans importance pourvu qu'elle n'en altère pas l'idée elle-même : conservée intacte, l'idée justifie « le péché » et le couvre. La parole, le geste, l'acte dirigé contre l'idée sont seuls faute ou crime. Les auteurs en sont rejetés dans les ténèbres extérieures. Or une telle idée générale de l'homme est toujours *une idée collective* qui rassemble et agglutine en son moule des unités ponctuelles abstraites, des êtres humains eux-mêmes appréhendés non pas comme des présences, mais comme des représentations. Pour une mentalité de ce type, les individus en chair et en os, avec leurs « corps de surcroît » où ils s'enracinent, avec les évènements qui jalonnent leur vie de la naissance à la mort, avec leur histoire singulière à nulle autre pareille, *ne comptent pas*. A l'encontre de l'opinion qui s'est accréditée sur un quiproquo verbal, les systèmes politiques et sociaux, appelés « démocraties », soit au titre « formel », dans les pays dits libres, soit à fortiori au titre « réel », dans les pays dits communistes, et qui sont tous issus de l'esprit manichéen de division, d'opposition et de mort, ne sont nullement établis sur *l'individu* en chair et en os, mais sur *l'individualisme*. L'individu, saisi en sa réalité existentielle totale, n'a pas le moindre rapport avec l'individualisme qui en est la corruption. 39:13 Il naît de cette famille-ci, dans ce pays-ci, etc. toujours affecté d'un indice d'eccéité et toujours en relation avec d'autres réalités concrètes comme lui. Il est une présence en connexion constitutive avec d'autres présences dans toutes ses activités. L'individualisme n'est à l'inverse que la représentation abstraite de l'individu, le résultat de l'attitude mentale que l'individu adopte vis-à-vis de lui-même, l'idée qu'il se fait de soi en tant qu'être séparé par libre décision ou sous influence des mœurs ambiantes. Il est *un acte de l'esprit* où le moi isolé se fond dans l'idée du moi. L'individu est une réalité singulière qui, saisie en toute sa singularité, inclut son corps et ses « corps de surcroît ». Le processus qui le clôture en lui-même est une abstraction qui, comme telle, n'est jamais qu'une *idée* dont la fixité et la persistance actives constituent précisément l'individualisme. C'est pourquoi l'individualisme signifie toujours la disparition de l'individu et en quelque sorte son évanouissement dans une certaine idée *générale et collective* de la vie. N'est individualiste que celui qui n'a plus d'individualité et dont l'être singulier s'évapore dans l'universel. Entre l'individualisme et le collectivisme il n'est donc point de distance. Pour le déraciné de soi et de ses attaches charnelles, seule « existe » la collectivité de ses pareils, une collectivité pensée, *imaginée, abstraite* comme lui, vers laquelle il s'élance parce qu'elle conforte son être débile et qu'il tente inlassablement de faire passer dans les faits pour se maintenir. L'ensemble de ces essais qui avortent perpétuellement et qui recommencent, c'est ce qu'il appelle « le mouvement de l'Histoire », mais d'une histoire hypostasiée comme la « société » elle-même qu'il prétend établir. Il ne se peut pas pour lui que le groupe *seul* n'existe. C'est l'association qui est première, être ou plutôt « quasi-être » gigantesque où il s'abrite, toujours évanescente, toujours prête à exister, mais dont la réalisation recule sans cesse. Elle a une histoire, ou plus exactement est l'histoire. C'est elle qui « vit » parce qu'il « vit » dans la représentation qu'il en a et qui est le seul objet de sa pensée privée de son rapport organique à ses prolongements charnels. Il est littéralement engouffré dans la représentation de son être, consciente ou inconsciente, dont la nature générale et collective déborde au-delà de lui même, et englobe tous ceux qui lui ressemblent. Il ne peut pas « s'en couper » comme il le proclame lui-même, parce qu'il ne peut pas « se couper » de cette représentation et de cette société imaginaire qui est inséparable de lui-même et de son esprit qui l'objective. 40:13 Autrement dit, il est englué dans *le mythe* collectiviste et social parce qu'il est englué dans les productions de sa pensée. C'est la structure mystique de l'idole dont l'existence n'est que mentale, qui le refoule à l'arrière-plan, lui et les autres comme individus réels, et qui prend leur place comme réalité « effective ». La logique du mythe se substitue à la logique du réel et au réel lui-même. Des sentiments, des paroles surtout -- le signe est ce qui rompt le plus aisément sa relation au signifié --, des textes juridiques enfin ou la contrainte de nouvelles mœurs diffuses peuvent prêter une « existence » factice et spectaculaire au mythe du collectif. Dans l'atmosphère mythique, l'être singulier n'a plus la moindre consistance propre. Tout se passe comme si la communauté ou l'idée de la communauté -- c'est tout un à ce niveau -- engendrait l'individu. Celui-ci n'est que l'occasion, l'entité ponctuelle ; infinitésimale, mais qui existe cependant, même réduite à sa plus simple expression, où le mythe s'accroche pour lui donner un sens et, du même coup, se donner l'existence qu'il n'a pas encore. L'idée collective, fruit de là « fonction fabulatrice » de l'esprit séparé, ayant absorbé en elle-même l'être singulier qui seul existe, le régurgite pour ainsi dire au dehors en s'attribuant l'existence qu'elle lui a ravie. *Elle se personnifie en dépersonnalisant l'être humain concret et en le reprojetant à l'extérieur comme s'il n'était que son émanation.* Du même coup elle se divinise en le transcendant, en s'appropriant son existence singulière, en l'englobant et en le faisant dépendre entièrement d'elle. Le mot de Simone Weil éclaire en profondeur ce processus : « le gros animal est le seul *ersatz* de Dieu, le seul objet d'idolâtrie, la seule imitation d'un objet qui est infiniment éloigné de moi et qui est moi ». Et en effet la représentation en tant qu'universelle et collective, est infiniment distante de moi, et cependant elle est le moi lui-même, en tant qu'elle ne peut être que dans l'esprit qui, en se séparant de la chair et du contexte charnel, s'isole et s'avère capable de dire : moi. C'EST UNIQUEMENT dans ce climat mental où règne le « mythe vrai » qu'il est possible de comprendre l'attitude marxiste qui ne voit que les masses et y pulvérise l'individu, ainsi que les différentes formes du progressisme chrétien qui déploie le Christ dans une communauté « fraternelle » ou dans l'Humanité au point de l'y dissoudre. En ce dernier cas, l'être singulier nommé Jésus n'est plus à proprement parler. Nous sommes en face d'un *Christianisme sans Jésus* qui exalte et hypostasie une Église ou une Humanité sans Jésus, sans la réalité charnelle de Jésus. C'est la communauté qui revêt ici l'aspect singulier et presque charnel dont Jésus est dépouillé. Il n'y a plus un ensemble d'individus qui convergent vers Jésus parce que Jésus est présent en eux par sa grâce, mais une entité massive et en quelque sorte corporifiée qui se développe par elle-même, et dont les analogies avec le Corps Mystique sont très superficielles, sinon nominales. L'histoire du Christianisme est l'histoire de cette entité fabuleuse. 41:13 NOUS RETROUVONS ainsi dans ses origines explicatrices, la crise du Fait singulier et du Témoignage dont Jean Guitton estime qu'elle caractérise la mentalité chrétienne d'aujourd'hui : « Crise de la notion d'Incarnation, entendue en son sens historique, celle d'un Dieu devenu homme, inséré dans l'histoire ». « Cela tient en partie à l'influence diffuse de la pensée de Karl Marx et de Hegel », continue-t-il. Cette pesée barbare et subtile est indéniable. Mais nous croyons beaucoup plus, pour notre part, à une résurgence de cet esprit manichéen que l'homme porte en soi depuis le péché originel dont un Père de l'Église disait qu'il avait *séparé* l'homme de lui-même et des autres : l'homme est un être dont l'unité des composantes est infiniment précaire ! La responsabilité des « intellectuels » -- laïcs et ecclésiastiques -- en cette disjonction de la synthèse humaine nous paraît énorme, entendant par « intellectuel » au sens moderne du mot *l'homme qui pense des idées au lieu de penser des êtres et des choses.* La sécession de ce type humain par rapport à la vie quotidienne, son isolement des sociétés charnelles, sa fuite dans « l'esprit », ses longues études frileuses et calfeutrées dans le « poële » de la méditation, n'ont pas eu que des avantages ! La solitude de l'intellectuel le désincarne et le plonge dans le royaume décevant de l'Idée pure, amorce de la République des Esprits, de l'Utopie sociale et du Mythe politique. La tentation inévitable, sauf puissant contrôle de soi, est ici de sombrer dans l'universel et dans le collectif. Elle est irrésistible si l'intellectuel unit la théorie à la « praxis » : il s'oublie alors comme individu lié à la condition humaine pour se glorifier comme intellectuel supérieur à la condition humaine. Rien n'est plus enivrant, mais rien n'est plus dévastateur de soi-même et d'autrui, que ce rôle de guide, de chef, de conducteur. Malheur à l'intellectuel qui veut faire des disciples ! Et plus encore malheur à ces disciples eux-mêmes ! L'esprit pur n'est pas un lien, il est un vampire qui liquéfie la personnalité dans l'Idée et qui contraint à penser en commun, ce qui a toujours été la meilleure façon de ne pas penser du tout. Une logique purement formelle broie systématiquement toute singularité subjective ou objective. L'individu-fait et l'individu-témoin-du-fait se décomposent en poussière agglomérée dans la viscosité de l'Idée tyrannique. Il est difficile de trouver dans l'histoire un comportement plus monotone et une attitude plus psittaciste que ceux de l'esprit manichéen, descendu aujourd'hui, par l'instruction obligatoire, par l'Université, par la presse, par la radio et par la propagande, dans l'inconscient du peuple. 42:13 Le culte du Nouveau à tout prix, destiné à en masquer le désert morne, en est le prolongement. Le marxisme, avec sa perspective de l'Homme nouveau et de la Terre nouvelle, jointe à une cécité totale vis-à-vis de l'Individu, constitue incontestablement à cet égard la preuve expérimentale de la persistance du manichéisme et de sa mythologie intellectuelle au cœur même de notre époque. Nous en revenons au même diagnostic : pour le marxisme la communauté seule existe parce que le marxisme est *une maladie de l'esprit* propre à l'intellectuel qui s'installe à demeure dans l'Esprit, et, par une étrange similitude, à tous ceux que l'ignorance, les innombrables succédanés modernes de la culture ou la misère établissent dans l'Imaginaire séparé de la vie. Il y a là un phénomène d'*aliénation* de l'individuel dans le collectif et de l'existence concrète dans l'abstraction mythique, où « l'Autre » est paradoxalement « le Même » : l'esprit, disjoint de la réalité, est acculé à la perpétuelle contemplation de soi et de ses idées. « L'Autre », en tant qu'autre et en tant qu'extérieur à l'esprit, ne peut plus exister. Le témoignage porté par un autre est nul puisque l'esprit ne sort pas de soi et qu'il est le seul témoin possible. On comprend ainsi pourquoi « le dialogue » entre le marxiste ou le chrétien progressiste, d'une part, et ceux d'entre nous qui sont encore sensibles à l'expérience, de l'autre, est voué à l'échec immédiat : les mots eux-mêmes changent de sens ! Là où mon esprit saisit une présence, parce qu'il est incarné, la pensée désincarnée ne *voit* plus -- ou c'est une *vision --* qu'une représentation générale, une situation collective, un « mouvement de masse ». Là où j'entends un témoignage exprimé par un témoin et dont le témoin a tiré d'un contact effectif avec le réel toute la substance, selon sa mesure et ses capacités, la pensée malade dissocie le témoignage du témoin et transforme le témoignage lui-même en sa propre idée qu'elle malaxe et métamorphose à son gré. Avec un peu d'habileté dialectique, une telle opération est toujours possible, le témoignage n'est plus le témoignage d'un *autre* dont je peux vérifier la portée, il est le « témoignage » d'un Moi solitaire, muré dans l'enceinte de l'esprit et qui, encapsulé dans ses propres productions idéologiques, s'appréhende comme coextensif à *sa* « vérité » *universelle*. Le Moi et l'Univers, ou l'Humanité, ou le Peuple, ou la Communauté des fidèles, etc. coïncident ici parfaitement. Ils sont rigoureusement semblables. Le Moi « s'engage », comme on dit aujourd'hui, dans ses représentations collectives, c'est-à-dire en lui-même. 43:13 Il « témoigne », mais pour soi et uniquement pour soi. Dans ces conditions, le « dialogue » avec autrui s'avère inopérant, inutile, superflu. On ne peut « dialoguer » avec un tel esprit qu'à la condition d'adopter sa représentation et son attitude morale. Il n'est pas d'autre point de contact puisque le fait existentiel et singulier a été mis *au préalable* hors de question. J'aurai beau témoigner de ce fait, je ne serai *jamais* entendu. Ma soumission au fait m'exclut du dialogue. Il me faut entrer dans le groupe défini par la représentation collective que s'en font ses membres, pour pouvoir « dialoguer » et pour faire accepter mon « témoignage ». Mais qui ne voit qu'une telle abdication entraîne du même coup le reflet de ce que tout esprit sain comprend sous le nom de *fait* ou de *témoignage ?* On ne peut être hégélien, marxiste ou progressiste à demi. L'âme doit y passer tout entière. ON COMPREND ainsi comment une intelligence, placée dans l'atmosphère intellectuelle du temps présent, est incapable de comprendre le Christ et sa personne réelle. On comprend le recul du christianisme tout entier établi sur l'Incarnation de Dieu en cet être singulier nommé Jésus. Le Moi qui s'universalise par ses représentations collectives est imperméable à la perception de la réalité individuelle. On comprend « l'adaptation » de ce qui reste de Christianisme authentique aux « exigences » de la conscience moderne. Ce nouveau christianisme ne peut plus être que « communautaire ». Il est un christianisme fondé sur une radicale transvaluation de la notion d'*Église*, comprise non plus comme « Jésus-Christ répandu et communiqué », mais comme *entité sociologique*. On comprend le prestige du « Christianisme social », absolument inconnu des Évangiles. On comprend le « Christ-Humanité ». Tout est dans cette crise de la notion d'*Incarnation* que souligne énergiquement Jean Guitton, du point de vue de l'historien, du logicien du témoignage, et de l'apologète, et que nous avons placée à un autre niveau : celui de la nature incarnée de l'esprit humain. Comment sortir de cette crise ? Cette question ne comporte, à mon sens, aucune réponse. On ne guérit pas du dehors, par aucune thérapeutique, un esprit faussé du dedans. Il n'est point d'autre attitude que d'attendre que la crise se liquide d'elle-même, par autophagie en quelque sorte, et que de préserver de la contamination les esprits qui se veulent encore incarnés. Marcel DE CORTE, professeur à l'Université de Liège. 44:13 ### Pour un rosaire de sainte Jeanne d'Arc. Le mois de mai est le mois de la Très Sainte Vierge. Il comporte en outre la FÊTE CHRÉTIENNE DU TRAVAIL (1^er^ mai : saint Joseph, artisan), et la FÊTE CHRÉTIENNE DE LA PATRIE (sainte Jeanne d'Arc). Sainte Jeanne d'Arc, « suscitée par Dieu pour la défense de la foi et de la patrie » (oraison de la messe du 30 mai), a été désignée comme patronne secondaire de la France par un Bref de Pie XI en date du 2 mars 1922. Sa fête tombe le 30 mai, reportée cette année au 1^er^ juin, le jeudi 30 mai étant celui de l'Ascension. La solennité de la fête de sainte Jeanne d'Arc est le dimanche qui suit le 8 mai ; soit le dimanche 12 mai, III^e^ dimanche après Pâques. Notre ami Joseph Thérol nous donne ici un chapitre de son ouvrage, l'Évangile de Jeanne d'Arc, qui paraîtra prochainement aux Nouvelles Éditions Latines, et dont l'objet est de montrer avec quelle perfection Jeanne d'Arc a pratiqué l'imitation de Jésus-Christ. MÉDITER suivant l'Évangile la présence ou Christ en Jeanne d'Arc et l'action du Christ dans l'histoire de la sainte, c'est la meilleure façon de se préparer à la victoire qu'annonça S.S. Pie XII, le 25 juin 1956, dans son Discours aux Français : « Il vous suffira de faire silence et de lever les yeux au ciel pour apercevoir les légions de Jeanne d'Arc qui reviennent, bannières déployées, pour sauver la patrie et sauver la foi ». 45:13 La récitation du Rosaire doit, on le sait, s'accompagner de la méditation des quinze mystères qui résument l'Évangile. Or l'histoire de sainte Jeanne d'Arc offre tant et de si étonnantes ressemblances avec celle du Christ que l'on peut sans difficulté en organiser le récit parallèlement aux mystères du Rosaire. Quelques réflexions vont en fournir la preuve, Elles restent très insuffisantes et ne portent que sur les mystères joyeux, mais l'exercice qu'elles invitent à poursuivre apportera beaucoup de joie et de profit spirituel à quiconque voudra s'y appliquer. \*\*\* L'Annonciation. Que de similitudes entre ce qui advint à la Vierge de Nazareth et à celle de Domremy ! Leur âge fera-t-il difficulté ? D'après la tradition, confirmée par certaines révélations comme celle que la Mère de Dieu fit elle-même à la Vénérable Marie d'Agreda, Notre-Dame avait environ quinze ans quand elle reçut la visite de l'archange Gabriel. Aussitôt après son consentement, la vertu du Très-Haut la couvrit de son ombre et le mystère de l'Incarnation fut accompli. Pour expliquer cette ombre, les exégètes renvoient au chapitre XL de l'Exode qui raconte la construction du tabernacle où devait reposer l'Arche d'alliance. Quand elle fut achevée, « la nuée, dit l'Exode ([^18]), recouvrit le Tabernacle et la gloire de Dieu remplit la demeure ». Comme on s'arrêterait volontiers à cette préfiguration de la Vierge que les litanies vénèrent sous le nom d'Arche d'Alliance et qui, dans l'ombre mystérieuse, reçut le fardeau de la gloire de Dieu ! Par ces préfigurations, et plus encore par sa présence réelle, en Marie alors, dans nos sanctuaires aujourd'hui, Dieu nous montre assez combien Il aime le secret et quels trésors peuvent être ensevelis sous l'humilité. Tous ses préparatifs, le Saint-Esprit les opère dans le silence et dans cette obscurité matérielle où la Foi, condamnée à d'éprouvantes délices, trouve sa récompense à s'efforcer d'entrevoir l'éclat de la Lumière Divine. C'est donc à l'insu du monde, et dans ce village de Nazareth qui passait pour ne rien pouvoir produire de bon ([^19]), que Dieu voulut s'incarner. Et nous ne saurons rien sur terre des soins dont, avant l'Annonciation, le Saint-Esprit entoure la Fiancée qu'il avait choisie de toute éternité. 46:13 Jeanne n'avait que treize ans environ quand lui apparut saint Michel. Si l'âge est différent, si l'archange n'est pas le même, s'il s'agit d'une autre mission infiniment moins importante pour le salut de l'humanité, il est tout aussi vrai que Dieu, à qui tout est présent, avait également prévu depuis toujours, suivant notre langage, la vierge de Domremy. Dans ce village Jusqu'alors inconnu, une petite fille se trouvait au jardin de son père ([^20]) et ne s'imaginait pas d'autre avenir que celui des paysannes. Engagée à un homme du sang de David, Marie était elle-même de haute origine -- Vierge royale de la race de David, précise l'Office de la nuit de Noël --. Non point Jeanne, fille de gens fort estimables mais de médiocre condition. Marie s'était troublée. Jeanne eut peur et resta dans l'indécision jusqu'à ce qu'elle eut enfin, lors d'une troisième apparition, reconnu saint Michel. Comment cela se fera-t-il puisque j'ai fait vœu de ne pas connaître d'homme ? avait demandé Marie. Dès sa première conversation avec les saintes auxquelles la confia l'archange, Jeanne fit le vœu de virginité. Tout de suite rassurée, Marie de Nazareth avait tout de suite librement accepté sa mission. Il y avait grande pitié dans le monde depuis la faute originelle. Elle consentit immédiatement à la Maternité qui devait sauver le monde. Jeanne apprit d'abord de ses Voix la grande pitié qui était au royaume de France. Elles lui dirent un peu plus tard que c'était elle qui sauverait le royaume. Elle, Jeannette ? Et comment ? N'était-elle pas « incapable de faire la guerre ? » ([^21]) -- « Prends tout en gré » lui répétèrent longtemps les saintes, traduisant ainsi ce que l'archange Gabriel avait dit à Marie : « Ne craignez pas ». Quel jour la Pucelle prononça-t-elle le mot correspondant au Fiat de la Mère de Dieu, le oui du consentement que le Tout-Puissant attend toujours de cette liberté sans quoi notre soumission, dont Il veut faire un acte d'amour, n'aurait ni mérite ni valeur ? L'Histoire ne le précise pas. Il semblerait que ce fut le jour même où Jeanne protesta qu'elle était trop pauvre et simple fille pour « chevaucher et guerroyer ». En tout cas, ce dut être ce que comprirent les Voix puisque dès lors elles ne cessèrent de revenir deux ou trois fois par semaine pour achever une éducation si nécessaire en effet. 47:13 Quand elle eut accepté, les difficultés commencèrent, Qu'allaient dire les parents ? Marie, engagée à Joseph, ne lui avait rien révélé d'un secret qui appartenait à Dieu. Il fallut qu'un ange vînt renseigner en songe et rassurer son époux en lui rappelant la prophétie d'Isaïe (VII, 14). Une Vierge ? Marie l'était. Et qui pourtant concevra un fils ? La grossesse inattendue de la cousine Élisabeth prouvait que rien n'est impossible à Dieu. Des songes aussi avertirent Jacques d'Arc, mais sans le rassurer (interrogatoire du 12 mars 1431). Et Jeanne qui de ses propres yeux ([^22]) voyait si souvent la preuve de la Toute Puissance de Dieu, conserva pendant trois ans son lourd secret. « Mes Voix ne me demandaient pas (de le révéler). Elles s'en rapportaient à moi (...) Et j'hésitai fort à me confier (...) Les Bourguignons auraient pu empêcher mon départ, et plus encore mon père. » ([^23]). De toutes ces similitudes et de bien d'autres, que découvriront une mémoire renseignée et une intelligence attentive, quelles leçons retirera la méditation ? Elles sont nombreuses, elles aussi. Ce que prouvent avec le plus d'évidence ces scènes si semblables que séparent quatorze siècles, c'est la réalité du monde surnaturel, l'existence de Dieu, sa puissance et sa Providence. N'en est-ce pas assez pour fortifier les croyants dans la Foi, et pour alerter les sceptiques ? \*\*\* La Visitation. De la même manière, les rencontres de Jeanne et du dauphin nous rappelleront le deuxième mystère du Rosaire. En de trop courtes phrases, l'Évangile nous laisse entrevoir quel fut le sujet des conversations de Marie et d'Élisabeth. Quoi de plus important pour elles que ces maternités humainement inexplicables ? Quoi de plus bouleversant pour ces pieuses juives nourries des Écritures et qui, plus que toute autre en Israël, attendaient l'avènement du Messie ? Le Magnificat en est la preuve, qui reprit et compléta l'hymne de reconnaissance qu'avaient déjà chanté certains personnages bibliques. 48:13 Revenant sur ces événements extraordinaires mais indéniables, supputant aussi l'avenir prodigieux dont elles étaient les sources, les deux cousines, pendant les trois mois de leur intimité, trouvèrent là la matière presque unique de leurs entretiens. Écoutons-les parler. Sans se lasser d'en remercier Dieu, Marie répète la naissance divine de son enfant. On devine dans les paroles de l'Annonciation que saint Gabriel l'a pressée de se rendre auprès d'Élisabeth pour confirmer celle-ci dans sa foi, et pour que Jean-Baptiste, avant même de paraître au jour, naquit à la vie spirituelle dont il devait être le Précurseur et que seul peut accorder le Dieu qui s'est voulu Fils de Marie. De fait, dès l'arrivée de la Vierge Mère, ainsi médiatrice pour la première fois, Jean-Baptiste, jusqu'alors immobile, tressaillit dans le sein d'Élisabeth. Cela se passait à Aïn Karim (source de grâces). Transportons-nous à Chinon où Jeanne se présente au Dauphin telle que nous la décrit l'esquisse que voici ([^24]) : elle portait un pourpoint noir d'étoffe rude, des chausses longues attachées au pourpoint -- par des aiguillettes, précise Poulengy ([^25]) -- une huque de gros gris noir, un chaperon noir aussi ; elle a des cheveux noirs qu'on lui a coupés en rond, quand elle a pris cet habit masculin à Vaucouleurs -- « tondus en rond au-dessus des oreilles », a constaté le juge Pierre Maurice dans son admonestation du 23 mai 1431. Nous n'en saurons pas plus. Ah ! si seulement Gaucourt -- ce Gaucourt qu'avant de partir pour les Tourelles Jeanne « courroucée » appellera « méchant homme » en avait dit davantage au procès de réhabilitation. Mais non ! Il s'est contenté de ces quelques mots : « j'étais présent au château de Chinon quand la Pucelle est arrivée et je l'ai vue quand elle s'est présentée devant Sa Majesté le Roi avec grande humilité et simplicité cette pauvre petite bergerette. » ([^26]). Laissons donc les apparences. Cette humilité de la Pucelle nous rappelle celle de la Mère de Dieu que toutes les générations appellent bienheureuse. Et nous admirons cette Providence qui choisit toujours pour les plus importants de ses desseins ceux ou celles qui « de fait ou volontairement », en acte ou en intention, sont les plus humbles. 49:13 Dans ces entrevues de Chinon, qu'a dit Jeanne au Dauphin ? Par Gaucourt et par d'autres, nous savons qu'elle lui a fait part de sa mission : porter secours au royaume et au roi. Son confesseur, Frère Jean Paquerel, nous apprend quelque chose de plus ([^27]) « Après avoir répondu à d'autres questions du roi elle ajouta de nouveau : Je te dis de la part de Messire que tu es vrai héritier de France et fils de roi ». Voilà un élément substantiel à méditer. Charles avait fini par se demander si les malheurs du royaume, si ses défaites répétées ne provenaient pas de ce que Dieu lui déniait le droit à la couronne. Le 1^er^ novembre 1428, à Loches, il s'était retiré dans son oratoire pour faire à Notre-Seigneur « humble requeste et prière dans son cœur sans dire mot... que s'il était vrai héritier issu de la maison de France et que le royaume pust lui appartenir justement, il Lui plust de le garder et défendre ; que s'il n'était pas vrai héritier, Il lui donnât grâce d'échapper sans mort ni prison en se sauvant en Espagne ou en Écosse » ([^28]). Bref, Charles doutait de son sang. Aussi, de même que Marie avait révélé à Élisabeth la naissance divine de Jésus, de même Jeanne révéla-t-elle au Dauphin, de la part de Dieu, sa naissance royale : « Tu es vrai fils de Roi. » Prononcée lors de la première entrevue avec la bergerette, cette affirmation pouvait-elle suffire au malheureux roi de Bourges ? Dans l'intention de réjouir ou de flatter ce prince si longtemps tenaillé et si gravement meurtri, nombre de ses partisans lui avaient déjà prodigué semblable consolation. Avertie par ses Voix de la persistance du malaise, Jeanne, quelques jours plus tard, administra le remède définitif. -- Sire, avez-vous jamais dit à votre confesseur ou à d'autres les trois requêtes que vous fîtes à Dieu le jour de la Toussaint dernière dans la chapelle de votre château de Loches ? -- Non, répondit le Dauphin. -- Si je vous répète ces trois requêtes, croirez-vous eu mes paroles ? -- Oui, répondit le Dauphin. -- Eh bien ! la première fut que vous priâtes que si vous n'étiez pas vrai héritier du royaume, Il vous ôtait le courage de poursuivre afin que vous ne souteniez plus une guerre qui cause tant de malheurs ([^29]). » 50:13 Pour lire ainsi dans le secret des cœurs, pour retrouver si exactement à quatre mois de distance quelque chose d'aussi secret qu'une prière mentale, ne fallait-il pas que cette bergerette disposât du regard même de Dieu ? Charles était donc réellement fils du roi. Naissance divine du Fils de Marie, naissance royale de Charles VII, nous avons trouvé l'un des précieux chaînons qui lient, à propos du mystère de la Visitation, le rosaire de la Vierge à ml rosaire de la Pucelle. De ce rapprochement se dégagent aussi de nombreux enseignements. Signalons celui-ci qui doit nous inspirer crainte et contrition : puisque d'une prière mentale rien n'échappe au Juge suprême, rien non plus ne lui échappe de nos fautes, fussent-elles les plus secrètes. \*\*\* La Nativité. En contemplant la vie de Jeanne d'Arc dans l'ordre des mystères joyeux, nous nous heurtons à un obstacle. Dans le Rosaire ce troisième événement arrive à sa place logique, tandis que nous avons déjà vu à Chinon la Pucelle, âgée de dix-sept ans. En réalité, cette difficulté ne saurait être insurmontable. Abolissons les dates. Il n'y en a pas dans l'éternité et c'est de l'éternel que nous voulons. Pensons par exemple que la vraie nativité de Jeanne en sa qualité de secours de Dieu peut être datée du jour où le Dauphin accepte de lui faire confiance, Et pourquoi, nous appliquant à ce que fut l'attente de ce secours, n'irions-nous pas chercher dans notre missel, à l'Office de la nuit de Noël, ce que l'Église récite et psalmodie en attendant les anges de minuit : « Consolez-vous, consolez-vous, mon peuple. Pendant quarante jours j'ai supporté avec dégoût cette génération, et j'ai dit : C'est un peuple au cœur égaré. Aussi ai-je juré dans ma colère : ils ne connaîtront pas le repos. Mais le Christ nous est né... ». Et pourquoi ne considérerions-nous pas à la fois la faiblesse de l'Enfant qui est le Sauveur et la fragilité de la jeune fille perdue au milieu de la grande pitié à laquelle elle va porter remède ? Ou bien revoyant le second point de saint Ignace dans sa méditation de l'Incarnation, pourquoi n'essaierions-nous pas d'imaginer ce que se disent les trois Personnes Divines ? -- Opérons la Rédemption du genre humain, entend saint Ignace. 51:13 -- Opérons le salut du royaume de France, entendrons-nous. Et, de même que le maître des Exercices spirituels s'exerce à contempler la misère des hommes, « comment ils jurent et blasphèment, comment ils se frappent les uns les autres et se tuent », de même nous nous retracerons en détail ce qu'était la grande pitié dont Dieu allait délivrer la France. Et les anges de Noël, ne les évoquerons-nous pas ? Parmi ceux qui entouraient saint Michel lorsqu'il apparaissait à Jeanne, n'y en eut-il pas qui s'étaient trouvés à Bethléem ? Car il n'était pas seul, « mais bien accompagné d'anges de Dieu ([^30]) ». Il serait imprudent d'avancer que jamais ces purs esprits n'ont autant parcouru la France qu'en ce temps-là. Lors de son interrogatoire du 12 mars 1431, Jeanne a dit en effet : « Ils viennent beaucoup au milieu des chrétiens sans qu'on les voie ; moi, je les ai vus maintes fois au milieu des chrétiens ». Outre son ange gardien -- dont on serait porté à croire qu'il ne faisait qu'un avec elle tant elle se confond avec lui lorsqu'elle parle à ses juges du « signe » qui a été montré au Dauphin toute une théorie d'esprits célestes l'escortaient sans cesse, tantôt simples spectateurs prêts à intervenir, et tantôt participant activement à ses efforts comme nous le verrons à Saint-Pierre-le-Moutier. Et nous nous rappelons à ce propos ce que Luc (I, 13) écrit de Jésus qui vient de chasser le Tentateur : « Les anges s'approchèrent et ils le servirent... ». \*\*\* La Présentation. Que pensait la Mère de l'Enfant-Dieu ? « Seigneur Tout-puissant qui êtes mon Père, Verbe qui êtes mon Fils, Esprit Saint dont je suis l'épouse, voici dans sa forme et sa nature humaines Celui que vous m'avez demandé de porter et de mettre au monde. » Et, dans le silence de son cœur de chair, Jésus redisait les paroles révélées au Prophète dix siècles plus tôt : « Me voici, mon Père. Les sacrifices de génisses ne vous contentaient plus. Alors je suis venu pour accomplir votre volonté ». 52:13 Saint Luc rapporte qu'un homme juste, nommé Siméon, obéissant à l'inspiration du Saint-Esprit, se présenta au Temple quand Jésus y fut apporté par ses parents. Il prit le nouveau-né dans ses bras et bénit Dieu en ces termes : « Maintenant, Seigneur, laissez-moi partir dans la Paix puisque mes yeux ont vu le Sauveur que vous aviez promis. » Au même moment, la prophétesse Anne désignait ce nourrisson à tous ceux qui attendaient la rédemption d'Israël. Et aussitôt après la Présentation les Mages entrent dans l'Évangile à la recherche du Roi qui vient de naître. Cette prophétesse, nous avons sa réplique dans l'histoire de Jeanne ? C'est Marie Robine, que les gens d'Avignon tenaient pour une sainte femme. Un des maîtres en théologie qui examinèrent Jeanne à Poitiers, Jean Erault, assurait que Marie Robine était allée trouver Charles VI et lui avait annoncé qu'après lui viendrait une Pucelle qui délivrerait de ses ennemis le royaume de France. Et ce théologien croyait fermement que Jeanne était cette Pucelle ([^31]). Comme Anne, fille de Phanuel, avait confirmé les prophéties messianiques, cette sainte femme confirmait les prédictions qui couraient sur la vierge destinée à libérer le royaume, et que le confesseur du Dauphin, Gérard Machet, futur évêque de Castres, considérait comme sérieuses. Au *Nunc dimittis* de Siméon, nous opposerons les conclusions des juges de Poitiers ([^32]) : « La doubter (ne pas croire cette Pucelle) serait combattre contre le Saint-Esprit. » Et ceux qui feront pendant aux Mages pourront alors se présenter à nous sous les traits du sire Archambaud de Villars, capitaine de Montargis, et de Jamet du Tillet, capitaine de Blois, envoyés à Chinon par Dunois désireux de savoir à quoi s'en tenir sur la soi-disant envoyée de Dieu. \*\*\* Jésus perdu et retrouvé au Temple. Quant au cinquième mystère joyeux, qui nous propose l'enfant Jésus dans le temple au milieu des Docteurs, nous le trouvons comme décalqué dans les interrogatoires de Poitiers. Ces séances qui durèrent une quinzaine de jours, quels mots les résumeraient mieux que ceux-ci qui viennent si naturellement aux lèvres : Jeanne au milieu des docteurs ? 53:13 Étonnant détail : comme pour nous éclairer ce sujet de méditation, ces docteurs eux-mêmes ont pris soin, dans leurs conclusions, de citer le nom de l'un des auditeurs probables de Jésus, Gamaliel. « La doubter serait combattre contre le Saint-Esprit, et se rendre indigne du secours de Dieu, comme dit Gamaliel en un conseil des Juifs » ([^33]). Qu'a dit Jésus aux docteurs de la Loi ? L'Évangile, hélas ! n'en révèle rien, sinon que l'auditoire fut stupéfait de sa sagesse. Les maîtres de Poitiers ne le furent pas moins de la promptitude et de la pertinence des réparties de Jeanne. Vingt-sept ans plus tard, au procès de réhabilitation, le dominicain Séguin de Séguin se rappelait que cette Pucelle avait « bellement » répondu ; un autre témoigna que plusieurs de ses collègues s'étaient émerveillés au point d'estimer qu'il y avait là manifestation divine. Mais pendant les trois jours qu'avait duré l'absence de Jésus, Marie et Joseph avaient souffert une terrible angoisse. Souvenons-nous de leur en parler quand nous leur demanderons de nous aider à trouver ou à retrouver Dieu. Cette angoisse, Isabelle Romée la connut aussi. Sa fille l'avait quittée depuis plusieurs semaines quand elle rencontra, au pèlerinage de Notre-Dame du Puy, le Frère Paquerel qu'elle supplia de prendre soin de sa petite Jeannette. Et dans l'insistance de la Pucelle à se couvrir de l'autorité du Roi du ciel, nous entendrons l'écho du mot de Jésus : « Ne faut-il pas que je sois où m'appelle le service de mon Père ? » \*\*\* LES ACTES et les paroles de Jeanne peuvent aussi fournir les mystères douloureux et glorieux d'un rosaire. Est-il besoin de remarquer que cet exercice nous engagera à acquérir une connaissance approfondie tant de l'Évangile que de l'histoire de notre sainte, à nous livrer par conséquent à une lecture attentive et renouvelée, à une confrontation patiente ? Mais une question préalable se pose : récitons-nous notre chapelet ? Nous en sommes trop souvent détournés par l'impossibilité de nous débarrasser des innombrables distractions qui nous assaillent pendant cette longue suite d'Ave et nous amènent à conclure que cette dévotion est vaine. La plupart du temps, elles proviennent de ce que nous ne savons pas nous mettre et nous tenir en la présence de Dieu. Jeanne ne peut-elle nous l'apprendre ? 54:13 Écoutons ce qu'elle répond au cours de son procès, le 28 mars, au juge qui lui demande comment elle appelle ses Voix. -- Je réclame à Notre-Seigneur et à Notre-Dame qu'ils m'envoient mon Conseil et Réconfort et après que je l'ai demandé, Ils me l'envoient. -- Par quelles paroles demandez-vous cette chose à Dieu et à notre-Seigneur ? -- Je dis : Très doux Dieu, en l'honneur de votre sainte Passion je vous requiers, si vous me aimez, que vous me révéliez comment je dois répondre à ces gens d'Église. Pour ce qu'il vous plaise me l'enseigner. Et aussitôt mes Voix viennent ([^34]). Passons sur le rappel qui nous est adressé ici de la question des apôtres à Jésus : « Seigneur, comment devons-nous prier ? » et de l'invitation du Seigneur : « Demandez et l'on vous donnera. » Passons sur ces mots : « Très doux Dieu », où résonne l'écho de ce murmure de Jésus : « Je suis doux et humble de cœur. » Et comprenons une bonne fois que Dieu restera toujours ici-bas hors de portée de nos instruments si insuffisants de connaissance. Cessons de rechercher aux dépens de la Foi le témoignage d'une sensibilité qui nous ramène à nous-mêmes quand nous voulons aller à Dieu. Il y a dans ces paroles de Jeanne un acte de foi et un acte de volonté, et c'est à cela que se résume l'exercice de la présence de Dieu. Acte de foi : ne cherchons pas à dessiner une image impossible. Si nous voulons « nous représenter Dieu tel qu'il est, écrit le Vénérable Rodriguez ([^35]), nous n'en viendrons pas à bout. Il fait encore trop nuit pour le voir de cette façon. Attendons que le grand jour de l'autre vie soit arrivé, Maintenant nous avons la vue trop faible, et son apparition à Moïse dans la nue nous enseigne qu'il veut nous rendre sa présence invisible ici-bas, de telle sorte que nous ne puissions le voir que par les yeux d'une foi aveugle et soumise ». Acte de volonté. -- « J'ai eu la volonté de croire cela » (que c'était saint Michel qui m'apparaissait), a dit Jeanne à ses juges ([^36]). La volonté nous imposera d'être aussi attentifs que nous le pourrons, elle s'emploiera pratiquement à nous séparer du monde extérieur, à fermer nos yeux et nos oreilles, à débarrasser notre esprit de tout ce qui n'est pas le fait réel, quoique insensible, de la présence de Dieu. 55:13 Comment Jeanne se tenait-elle en présence de Dieu lorsque ses Voix l'avaient quittée ? N'objectons pas que la fréquence du miracle lui rendait cet exercice facile. Elle continuait à remplir le devoir qui lui avait été imposé. Pas de meilleure garantie de la présence de Dieu que l'accomplissement de sa volonté, Ne nous apparaît-elle pas clairement ? Recourons à un directeur de conscience. Une fois rassurés, ayons la volonté de rester fidèles. Les distractions devaient bien aussi s'attaquer à notre sainte ! Mais Dieu ne nous reproche pas nos distractions ; Il ne nous reprocherait que de nous y abandonner volontairement. Dès qu'elles nous deviennent conscientes, repoussons-les, ce sera faire preuve de prédilection pour Lui. La plus grande sainte des temps modernes, sainte Thérèse de Lisieux, s'est plainte vers la fin de sa vie de n'avoir jamais pu réciter un dizaine de chapelet sans de nombreuses et presque incessantes distractions, et c'est pourquoi, lorsque ses apôtres lui demandèrent comment prier, Jésus, avant de leur enseigner le Notre Père, leur dit : « Quand vous priez, ne multipliez pas les paroles ([^37]). » N'en concluons pas que la pratique du chapelet soit à rejeter. Au contraire, puisque chacune de nos faiblesses regrettées et chacun de nos appels au secours donnent à Dieu l'occasion de nous témoigner son amour en accourant à notre aide. Acte de foi, acte de volonté, nulle assurance sensible. Toutefois, parce que le Verbe incarné est la Voie et que l'on ne peut aller au Père que par Lui, si l'Évangile est notre livre de chevet, si, le relisant souvent, nous vivons ainsi comme en familiarité avec le Christ, combien plus aisément nous nous mettrons en présence de Dieu ! « Si vous me connaissiez vous connaîtriez aussi mon Père ([^38]). » Sans doute ne serons-nous jamais gratifiés de ces signes sensibles dont Jeanne a eu maintes fois le privilège, ni de ces consolations intérieures que Dieu dispense quand il Lui plaît et qui sont plus probantes que n'importe quelle assertion des sens, mais cela ne prouvera que Dieu, qui entendait Jeanne, ne nous écoute pas. Il nous a déjà tout donné ou promis de ce que nous pouvons avoir. La promesse de sa présence tient en ces mots du Véridique : 56:13 « Voici (c'est réel, c'est fait) que Je suis avec vous jusqu'à la consommation des siècles », mots qui s'adressent à son Église et à chacun des membres de son Église, vérité dont la réalisation la plus éclatante est le Pain Eucharistique dans lequel pourtant nous ne le voyons pas non plus. Commençons-nous à comprendre ? Faut-il nous rappeler que Jeanne, qui savait si efficacement se mettre en présence de Dieu et de Notre-Seigneur, ne les a jamais vus ni entendus eux-mêmes ? Nous en avons plusieurs preuves, qui, toutes, confirment cette parole (interrogatoire du 24 février) : « Je priai la Voix de demander conseil à Notre-Seigneur. » La volonté de Dieu lui fut toujours signifiée par des intermédiaires. Pour nous, si nous sommes tentés de nous décourager, pensons qu'elle a parfois appelé, elle aussi, sans résultat. C'est ce qui ressort de l'interrogatoire du 10 mars : -- N'avez-vous pas quelquefois appelé vos Voix sans qu'elles viennent ? -- Elles sont toujours venues quand j'avais besoin d'elles. Quelquefois donc elles ne sont pas venues. Et pourquoi Dieu se dérangerait-il, si l'on peut s'exprimer ainsi, ou dérangerait-il ses anges pour des besoins dont notre sensibilité surestime l'importance par rapport à l'unique nécessaire ? Qu'il nous suffise de vouloir croire que Celui de qui nous tenons tout connaît mieux que ses créatures ce à quoi Il s'est obligé envers elles. « Regardez les oiseaux du ciel... Considérez les lis des champs ([^39])... » Au reste, Dieu nous répond souvent à notre insu, ou d'une manière qui nous échappe d'abord en raison de l'étroitesse de notre entendement. Jeanne, pour sa part, l'a confirmé dans ce même interrogatoire : -- Parfois sainte Catherine me répond sans que je comprenne, à cause du bruit qui se fait dans la prison. Dans la prison de notre corps, que de bruits empêchent notre âme d'entendre Dieu ! Et nous voici invités à pratiquer cette mortification des sens que tous les maîtres de la vie intérieure signalent comme l'indispensable moyen de passer du royaume de la chair à celui de l'esprit. *Exercices Spirituels pour se vaincre soi-même*, écrit saint Ignace. Quant à sainte Jeanne d'Arc, tous ses contemporains ont remarqué son extrême tempérance habituelle et ses jeûnes fréquents, en plus de celui qu'elle s'imposait tous les vendredis « en l'honneur de la Passion de Notre-Seigneur ». \*\*\* 57:13 « PAR SA PASSION et sa Croix, à la gloire de Sa Résurrection, dit l'oraison qui termine l'Angélus, et résume, elle aussi, les mystères évangéliques. Cette lumière de gloire nous viendra du Dieu que nous verrons alors « face à face » et dont la présence ne nous est ici-bas certifiée que par une foi trop faible. Mais persévérons dans la volonté de croire. Toute l'histoire de Jeanne d'Arc nous garantit que nous ne serons pas trompés ; elle peut être d'ailleurs le meilleur de nos intermédiaires en nous ramenant à l'Évangile dont la connaissance parfaite emplira notre âme de la présence de Jésus. L'un des juges de Rouen, ce chanoine Pierre Maurice qui fut des pires ennemis de la Pucelle, confessa un jour la prisonnière affamée de sacrements. Il avoua ensuite qu'il n'avait jamais entendu de confession pareille et qu'étant donné ce qu'il avait ouï, il estimait que cette « bonne jeune fille » ([^40]) (...) « vivait saintement et régulièrement en la présence de Dieu ». Joseph THÉROL. 58:13 ### Retour aux vérités premières (VI). *Lumières sur l'autre monde.* LES problèmes se rattachant directement ou indirectement à l'évolution du communisme dans le monde sont examinés au fur et à mesure que les phénomènes impriment une marque au mouvement de l'histoire, que celle-ci soit petite ou grande. L'examen porte sur la moitié du globe terrestre et sur une population de près d'un milliard d'habitants. Sur un plan aussi vaste et sur des multitudes aussi nombreuses, les observateurs sont généralement portés à noter ce qui avance, à indiquer ce qui recule, à signaler ce qui piétine, à relever ce qui oscille, à souligner ce qui semble préluder à l'effondrement du système et à la faillite de l'expérience. Reconnaissons à ce propos que les sociologues et les philosophes du monde libre, en particulier ceux de l'occident européen, ont été largement servis. En dépit des ténèbres qui plongeaient le monde slave et le monde asiatique dans la nuit, les chercheurs ont fini par voir et ils ont recueilli les bruits et les signes qui exprimaient la vie telle qu'elle se déroule dans ces parages lointains et le plus souvent camouflés. On a connu l'essentiel et le principal de la politique et de la diplomatie, de l'état policier et administratif, de la progression de la puissance militaire, sous ses différentes formes terrestres, navales, aériennes et nucléaires : on a connu le volume des massacres, des purges et des déportations. A la lumière des études, des reportages, des témoignages, on a pu faire un compte du sang répandu, des hommes martyrisés et des atrocités qui ont servi à arracher des aveux à ceux qui ont préféré la mort plutôt que de continuer à être torturés. 59:13 On sait que ce régime infernal a été l'œuvre d'un Parti qui a osé se réclamer de l'internationalisme prolétarien et d'une doctrine qui prétend être sociale. On sait que ce Parti (bolchévik) s'est adjugé lui-même par la force et la violence le privilège d'être unique et l'exclusivité du pouvoir. Il n'admet aucun voisinage, aucune collaboration avec les soviets, les syndicats ouvriers et les autres associations, sans la prédominance de son autorité dictatoriale. Il est le seul maître. Il est à la fois l'État, le Gouvernement, l'Armée, la Police, l'Administration, le Synarque des industries, le despote de la terre, le dirigeant de la pensée, le bourreur des crânes et le contrôleur des âmes. Et cela s'appelle, en Russie comme en France, en Pologne et dans les autres pays satellites : le Parti communiste. Et comme celui de Russie est le plus vieux en âge et l'expérimentateur de la méthode, il impose son droit de priorité et veut être obéi par les Partis Communistes des autres pays. L'orgueil du despotisme a trouvé sa source dans la pensée d'un novateur divinisé duquel les épigones ont tiré le dogme marxiste-léniniste devenu religion imposée à tendance universelle. On sait tout cela. On le sait à travers tous les rideaux de fer, tous les rideaux de bambous et les murailles de Chine. On le sait par la compilation des publications officielles soviétiques, par la lecture attentive de la « Pravda » et de toute la presse communiste. On le sait par les chiffres qui permettent d'établir les statistiques concernant la production, les salaires, la Sécurité sociale et le standard de vie des travailleurs. De la recherche de toutes ces connaissances, il ne s'ensuit pas que l'on doive se nourrir ou s'alimenter au réservoir de l'espionnage et des services secrets. Cette source d'information n'est pas nécessaire à qui veut connaître la vérité. Cela dure depuis quarante années, au cours desquelles il a fallu que les dirigeants renient leurs origines et se massacrent entre eux pour que le régime tienne. Lénine, le créateur divinisé et momifié comme un Pharaon, a eu comme successeur un fou sanguinaire qui a transformé le culte de la personnalité à son seul profit et pour en faire l'adoration de son individu. Tout a été dit à ce sujet. Il a été admis que le fou a dépassé les limites au-delà desquelles les tyrans traditionnels ne s'étaient pas aventurés. Un seul bourreau, le Sultan Abdulhamid, a pu lui être comparé. 60:13 Le fou dont il s'agit a fait assassiner des millions d'êtres, des paysans, des ouvriers, des intellectuels, des techniciens, les communistes de la première heure, qui avaient été les premiers témoins du culte, et que le tyran a mués en ennemis du Peuple. Le vase a fini par déborder : la coupe de sang s'est épanchée dans les sursauts des camps de concentration et dans les révoltes de Poznan, de Varsovie et de Budapest. Entre temps, le fou sanglant était mort et les épigones avaient dressé le bilan de ses crimes en permettant de desserrer le carcan de la contrainte. Et c'est sans doute pour aller au-devant d'une espérance que les révoltes ont surgi et que les peuples étranglés ont voulu arracher eux-mêmes le bâillon qui les étouffait. Poznan, Varsovie, Budapest. La Pologne, la Hongrie. Des étudiants, des ouvriers, des écrivains, des paysans ivres de liberté et fourbus de misère. Les successeurs du fou sanglant ont fait intervenir leur Armée rouge et c'est leur Maréchal Youkoff avec ses tanks qui s'est chargé d'écraser la révolution hongroise. Où en est-on de ce drame dont le retentissement a été universel ? Je n'ose pas dire que nous en sommes à la honte de nous-mêmes puisque nous vivons sur une certitude et que nous n'avons pas recouru au mensonge pour expliquer la révolte des Polonais et des Hongrois. Nous avons laissé à d'autres le privilège de se mentir à lux-mêmes quand ils ont affirmé que les révoltés étaient des fascistes et des réactionnaires. C'est à travers eux que nous pourrions avoir honte de nous-mêmes car nos satisfactions sont minces et nos regrets sont lourds. Notons cependant que les Polonais et les Hongrois sont retournés en masse à leurs églises, et à leur catholicisme. Ce sont des signes évidents de rupture entre eux et les Maîtres du Kremlin. PENCHONS-NOUS maintenant sur notre sol, sur notre peuple, sur notre nation ; sur notre race. Regardons d'abord les intellectuels. Que voyons-nous ? Une petite phalange préoccupée de littérature et de poésie s'est indignée : d'aucuns parmi elle ont quitté le Parti communiste pour protester contre l'intervention soviétique en Hongrie. Mais aucun sursaut collectif n'est venu du monde pensant et la plupart de ceux qui savent, qui ont largement bénéficié de l'instruction, sont restés étrangement silencieux : phénomène bizarre qu'il est difficile de comprendre. 61:13 Je tente une explication à travers la diversité des causes qui ont pour effet d'amener au Parti communiste (français) les intellectuels. Le snobisme veut son cortège de salonnards qui n'auraient rien à dire en société s'ils n'étaient pas communistes. Ils ont le talent (le seul) de parler rouge ; de déclamer des vers rouges pour que tremble le Bourgeois et que Madame frissonne. Ces intellectuels sont reconnaissants au Parti communiste de les avoir élevés au rang d'ambassadeurs auprès du monde bourgeois. Le snobisme veut aussi un cortège de comédiens, de saltimbanques qui ne peuvent exister que sur les tréteaux ; qui se nourrissent de lettres d'affiches, de titres flamboyants et d'ovations bruyantes. Comédiens et saltimbanques vont à Moscou par le chemin du Parti communiste. Le snobisme veut encore des jerphanions cancreux, des J3 en mal de violence, des vamps en puissance de vedettes qui trouvent appui sur le gauchisme communiste. Après les snobs, il y a les fascinés ; ceux qui voient grand et qui s'ennuient ; qui trouvent la France trop petite et ses fleuves trop courts ; qui rêvent de la Volga, du Dniepr, de l'Ienisseï, des grands barrages, des ponts immenses et des travaux gigantesques. Ces fascinés sont dans l'autre monde, dans celui des géants et du marxisme formidable. Ils sont distendus au point d'être insensibles à ce qui est humain. Que leur importe après tout que des millions d'hommes aient été assassinés pour la grandeur du marxisme. Après les fascinés, il y a les séduits qui s'imaginent que la justice est allée se loger dans les steppes et les toundras. Ce sont les nigauds (les nigauds intellectuels) qui croient que le bonheur social est allé éclore en Russie et en Chine. Les nigauds s'appellent progressistes. Ils admettent que la violence, la contrainte et le meurtre accompagnent le progrès. Après les séduits, il y a le monde de l'appareil, les chefs qui ont des noms comme Billoux, Cogniot, Fajon, Garaudy. Ce sont les chefs actuels guettés par ceux qui veulent le devenir. Ce monde de chefs sait ce qu'il veut ; il veut le pouvoir et espère le conquérir. Ces chefs méprisent assez le prolétariat pour le considérer comme un instrument de leur ambition et une masse de main-d'œuvre. Ici nous n'avons pas de salonnards ni de saltimbanques, ni de fascinés, ni de séduits. Nous avons seulement des chefs qui veulent gouverner, être les maîtres comme on l'est en Russie. Ceux-là sont à leur place dans le Parti communiste. 62:13 Autour des chefs, il y a l'ambiance, ou si l'on veut le marais peuplé de grenouilles intellectuelles. Ce ne sont pas les plus beaux, ni les plus nobles, ni les plus braves. Le plus souvent c'est la peur qui les tient ou les retient, la peur d'être pendus si le Parti arrive au Pouvoir, la crainte de perdre un emploi lucratif. C'est le marais des professions libérales dans lequel se recrutent les signataires des pétitions et des protestations à sens unique. Le redressement d'un tel monde ne sera pas facile. Il y faudra de l'acharnement dans la constance des efforts et l'aide du Tout-puissant. VOYONS maintenant le monde du travail. Pourquoi tant d'ouvriers et d'artisans sont-ils encore attachés au Parti communiste soit comme adhérents, soit comme syndiqués à la C.G.T., soit comme électeurs. Les causes et les effets ne sont pas les mêmes que pour les intellectuels. Le snobisme joue son rôle mais il n'est pas de même nature chez les ouvriers. Il se traduit généralement par la vivacité des couleurs. C'est-à-dire que quand on est rouge, on croit l'être davantage en adhérant au Parti Communiste ou à la C.G.T. L'homme dit : « La preuve que je suis rouge, c'est que j'adhère au Parti de Maurice ; que je vote pour le candidat de Maurice et que je suis confédéré chez Benoît Frachon. » Cet homme est un snob prolétaire. Tout comme les intellectuels, les ouvriers s'ennuient ; ils s'ennuient au travail, au cinéma, en vacances, peut-être même chez eux. Il semble que quelque chose leur a desséché l'âme et que le vide a remplacé les cellules où s'élaboraient le recueillement, la méditation, la prière. Les ouvriers ont dans le dos une défaite militaire, une fuite éperdue vers les Pyrénées sur lesquelles ils ont plaqué des tas de groupements pour faire du bruit : et entretenir leur disgrâce. D'instinct ils considèrent que les Russes les ont sauvés et qu'ils leur doivent reconnaissance et admiration. Les ouvriers communistes n'apprécient pas les réformes sociales que l'évolution actuelle leur apporte. Ils les acceptent et en profitent, mais se réservent le mécontentement qui est une règle de leur Parti et de leur C.G.T. 63:13 Ils ne sont pas des fascinés ni des séduits, pas non plus des nigauds. Ils n'ont pas dans l'esprit les steppes immenses, les toundras étendues, les forêts puissantes, les grands fleuves, les ponts et les barrages gigantesques : ils ne sont pas fous comme les poètes dans la lune. Mais ils seraient bien incapables d'imaginer une construction sociale analogue à celle de la Russie. Ils ne se donnent même pas la peine de se demander s'ils pourraient vivre sous ce régime. Quand on leur dit que c'est le paradis du socialisme, ils ne contredisent pas mais se gardent bien d'y aller. En réalité leur mécontentement chronique suffit pour expliquer leur attitude ; et l'ennui qui les accable aide à les comprendre. Le vide de l'âme ne leur fait pas, désirer la violence pour eux-mêmes (ils ne sont pas des violents). Ils désirent que la violence vienne d'ailleurs ; qu'il y ait un coup de Jarnac, un changement brutal du personnel gouvernemental, une catastrophe, quelque chose qui pourrait se raconter et qui donnerait de l'éclat aux meetings. On est du Parti et de la C.G.T. sur ces perspectives. Tant mieux si au bout il y a la crise. Alors c'est pour les membres du Parti l'espoir de la « grande nouba. » On est du Parti et on est les Maîtres. On devient Préfet et Chef de la Police, on prend les meilleures places et les dirigeants deviennent Ministres. Ces dirigeants s'appellent Thorez (sans profession), Duclos (pâtissier), Frachon, et un certain nombre d'autres ayant exercé un métier. Autour des Chefs ouvriers, il y a l'armature du Parti et celle de la C.G.T. : plusieurs dizaines de milliers de permanents appointés, de délégués rétribués, de fonctionnaires des municipalités communistes. L'influence de l'armature se fait sentir dans tous les domaines et contrôle l'ambiance à travers les groupements les plus divers. Les électeurs traduisent leur ennui en votant communiste. Eux aussi appellent le coup dur et l'écroulement de l'édifice. Le plan électoral permet aux artisans, aux boutiquiers et aux bricoleurs du commerce de rejoindre les ouvriers et de former avec eux une masse qui vote communiste. Le Parti dont il s'agit a perdu 100.000 membres depuis 1952 : il en perdra d'autres. Mais il peut encore être le bénéficiaire des évènements inattendus et des impondérables imprévisibles. \*\*\* 64:13 LES LECTEURS voudront bien m'excuser de leur présenter un tableau dont les traits sont rudes et sommaires. J'ai voulu éviter des détails superflus et des explications oiseuses. Il suffit de reconnaître les faits. Mais ce qui domine le sujet, c'est le vide qui a été creusé dans l'âme des hommes. Avec quoi va-t-on remplir ce trou qui risque de devenir un abîme ? Veut-on accroître la somme de biens matériels ? Rien ne s'y oppose et tout le recommande. Mais espère-t-on que cet accroissement permettra, comme certains le disent, de faire mieux que les communistes, et de les vaincre dans la course au bonheur ? Une telle hérésie conduit inévitablement à la défaite car elle oblige à reconnaître que les communistes ont déjà fait quelque chose de bien. A ce propos, je ne vois qu'une issue : la foi en Dieu et le retour aux vérités premières. Georges DUMOULIN. P. S. -- Un petit bruit dans le désert syndical. -- Un Ami me l'a fait connaître en m'envoyant la coupure d'un filet publié dans Force Ouvrière du 22/2. C'est le petit bruit immonde, malodorant, éructé par un anonyme dégoûtant. Le bruit et la chose qui l'accompagne veulent un petit trou dans le sol et une poignée de sable dessus. Voilà qui est fait. 65:13 ### Un pamphlet signé Dansette. Cette étude est écrite sous réserve -- explicitement faite à cette place et portant sur l'ensemble de mon propos -- des réponses éventuelles de l'auteur incriminé, que je suis prêt à examiner, et du jugement éventuel de l'Église, auquel je suis prêt à m'en remettre. J. M. TOUT le monde sait que M. Dansette s'avance vers l'Institut avec précaution et persévérance. Ou plutôt, s'avançait. Car il vient de commettre un de ces volumineux impairs qui ruinent pour des années, ou pour toujours une carrière académique. Il heurte la conscience catholique, il la blesse si profondément, qu'on ne voit pas comment son éventuelle élévation pourrait se produire avant longtemps sans provoquer de regrettables désordres dans les lieux tranquilles où il rêve d'être coopté. M. Dansette a cherché ou au moins risqué le scandale léger, le scandale mondain, un scandale effarouché et admiratif. Le scandale, il le trouve, il l'a. Mais à la dimension redoutable des fidélités et des saintetés qu'il offense. \*\*\* L'ANALYSE du dernier livre de M. Dansette ([^41]) ne peut suffire à résoudre certaines questions préalables. Du moins, elle les pose, et très nettement. Qui a pensé et rédigé ce volume ? Il est signé Dansette, la responsabilité morale de l'homme est entière et indiscutable. 66:13 Son existence personnelle est attestée par ailleurs : à la différence d'Homère ou de l'auteur de la Chanson de Roland, son visage et son identité sont connus. Mais l'analyse du texte ne peut admettre qu'à titre d'hypothèse la plus improbable que le livre soit l'œuvre d'un seul homme. M. Dansette déclare avoir consulté diverses sources orales ou écrites : cela est simplement normal. Il est vraisemblable, sans plus, qu'il a rédigé lui-même l'ensemble du texte, quant à sa forme littérale : encore que cette hypothèse rencontre quelques difficultés. Il est manifeste qu'il a compilé une vaste documentation écrite ; il est probable qu'il a simplement recopié (ou *rewrité*) certains passages de cette documentation, sans toujours apercevoir la portée des affirmations qu'il assumait, ni l'inspiration opposée des divers documents, ni parfois leur contradiction. Je répète que ce sont là questions et hypothèses : mais une lecture attentive y conduit tout droit. Pour les récuser radicalement, il faudrait supposer que M. Dansette ait brusquement subi l'infusion d'une compétence universelle qu'on ne lui connaissait pas précédemment : une compétence s'étendant simultanément aux plus délicats problèmes de la théologie, de la philosophie, de la liturgie, de la musique sacrée, de l'ecclésiologie, de l'enseignement religieux, de l'exégèse biblique et patristique, de la sociologie urbaine et rurale, etc. S'il possède vraiment cette compétence, nous avons parmi nous un cerveau dont l'universalité atteint ou dépasse celle de saint Thomas : et cette qualité serait apparue chez M. Dansette par voie de brusque mutation, car jusqu'ici rien dans son œuvre ou ses propos n'en laissait soupçonner l'existence. Sans prétendre trancher définitivement un point aussi curieux, nous trouvons plus plausible, et plus conforme à l'analyse du texte, de tenir jusqu'à plus ample informé le dernier livre de M. Dansette pour une compilation de documents dont on regrettera de ne pas connaître les auteurs initiaux. On aurait aimé les avoir en face de soi, à visage découvert, comme interlocuteurs, pour leur présenter directement les observations multiples et circonstanciées qu'ils appellent, et pour entendre éventuellement ce qu'ils ont à répondre. 67:13 Car, bien sûr, en amenant sur le terrain sa machine de guerre, M. Dansette ne travaille pas pour lui-même. Il est complice ou victime de ceux qui le poussent en avant, se tenant eux-mêmes à l'abri des coups. Il subira les responsabilités qu'il a prises en publiant ce livre qui attaque tout à la fois, je vais montrer pourquoi et comment, le Saint-Siège, l'Épiscopat français, l'autorité de l'Église, et qui finalement vise l'Église au cœur : *car ce livre est tout entier écrit contre la sainteté*. C'est ce qui fait son unité. C'est ce qui situe et définit l'esprit qui l'inspire. C'est ce qui en fait une machine de guerre. Mais je ne veux pas anticiper davantage sur ce qui sera ma conclusion motivée. Je voulais seulement noter qu'il sera très intéressant, et fort instructif, de voir QUI se portera éventuellement à la défense de M. Dansette. \*\*\* L'AUTRE question préalable est le genre littéraire auquel appartient l'ouvrage. Ce volumineux travail de cinq cents pages relève d'une espèce équivoque : celle du pamphlet doucereux, qui voudrait se faire prendre pour un livre d'histoire contemporaine. Ceux qui nous disent, parlant d'un tel livre : « Quelle délicatesse ! Quelle objectivité ! », -- ceux-là se moquent du monde, ou n'ont pas lu le texte, ou n'y ont rien compris. Le livre de M. Dansette a en outre valeur de programme et de manifeste. On ne peut être que pour ou contre. Et cette prise de position qu'il appelle sera une sorte de révélation des cœurs ; des esprits aussi, compte tenu que certains se prononceront par ouï-dire, ou par distraction, ou par convenance de club et de clan, car de telles mœurs intellectuelles sont assez largement répandues dans la presse actuelle. Je suis convaincu, d'ailleurs, que M. Dansette se croit objectif et délicat, et n'a pas eu conscience des formidables énormités qu'il prononce sur des sujets où sa compétence est de seconde main. Mais le fait est que la « délicatesse » de M. Dansette, quand il raconte l'affreux drame des prêtres-ouvriers, est celle d'un charcutier. Et que son « objectivité », quand il affirme en substance que l'Épiscopat français a été inférieur à sa tâche, ou quand il expose que l'incompréhension entre Rome et la France incombe au Saint-Siège, est une objectivité trompeuse de caricature. 68:13 Le danger est que M. Dansette emportera la conviction du lecteur peu informé et celle du lecteur distrait ; celle du lecteur jeune et inexpérimenté (je pense notamment aux séminaristes). Beaucoup liront son livre comme un roman, je veux dire comme un récit, et le jugeront, à regret d'ailleurs, vraisemblable. Ils y trouveront la confirmation, ou la suite, d'erreurs de fait et d'erreurs sur les principes qui flottent dans l'air du temps, et dans les feuilles imprimées ; qui pénètrent les consciences sans que celles-ci les identifient clairement. Mais tout lecteur qui analysera et étudiera les assertions fondamentales du livre et qui, sans prétendre à l'information et à la compétence universelles qu'affiche M. Dansette, les mettra simplement en regard de sa foi en l'Église de Jésus-Christ, sentira très nettement combien ces assertions sont blessantes et inacceptables. Je ne suis rien de plus que ce lecteur ordinaire. Placé où je le suis, mon devoir d'état est de ne pas taire mon sentiment, et de ne rien cacher des graves protestations que requiert ce pamphlet enrobé de guimauve, cette machine de guerre camouflée sous des frondaisons rassurantes. #### I. -- M. Dansette juge des Papes. Dès la page numérotée 7, qui est seulement la troisième du texte, M. Dansette abat son jeu et prend nettement position, au-dessus de l'Église et contre elle. Cela tient en quelques mots : « *Pie XI, le grand pape des temps modernes *». Du haut de sa seule taille, qui est petite, du haut de sa seule autorité, qui est nulle, M. Dansette fixe le palmarès des Souverains Pontifes. Il attribue le premier prix et le numéro un. Qu'en sait-il ? Ce qu'il en sait, je vais le dire. Il sait que CE N'EST PAS VRAI. M. Dansette attribue à Pie XI la « grandeur » la plus grande pour rabaisser, tout son livre le prouve, Pie X et Pie XII. 69:13 Il était déjà un spécialiste de ces discriminations, de ces oppositions artificiellement décrétées par lui-même entre les Souverains Pontifes. Toute son *Histoire religieuse de la France contemporaine* est bâtie là-dessus, opposant Léon XIII à Pie IX, opposant Pie X à Léon XIII, opposant Pie XI à Pie X. Toute son *Histoire religieuse* donne la première et l'essentielle place à ces différences anecdotiques ou circonstancielles entre les Papes, caricaturées et grimées par ses soins en oppositions capitales. Qu'un Dansette croie, à la limite, relever entre les Papes successifs de véritables oppositions, il devait d'abord en accuser l'infirmité de son jugement et chercher à s'éclairer. Qu'un Dansette croie devoir supposer que ces oppositions ont bien existé comme telles, qu'elles sont bien réelles, il devrait au moins en conclure qu'elles portent sur l'accessoire. Mais non. M. Dansette en fait, dans son *Histoire religieuse*, autant de dogmes décisifs. Il est sourd à l'enseignement et à l'exemple de Pie XII, enseignement et exemple éclatants sur ce point précisément. Le Saint-Père « s'occupe tout le temps de la question sociale » ([^42]), comme il l'a révélé lui-même, il commente, développe, explicite sans cesse les Encycliques sociales de Léon XIII et de Pie XI ; et simultanément il ordonne les procès de béatification de Pie IX et de Pie X. Que faudrait-il de plus pour manifester cette unité que M. Dansette nie systématiquement ? Ayant affirmé des oppositions, M. Dansette ne s'arrête pas en si bon chemin. Il les tranche lui-même. Il dit quels furent les bons Papes, et quels furent les moins bons. Lui Dansette, il juge et prononce, comme ferait n'importe quel politicien anti-clérical de sous-préfecture. Il déclare et décrète Pie XI le grand Pape des temps modernes, couronnant ainsi une œuvre de longue haleine conçue notamment pour diminuer la grandeur de Pie X et de Pie XII. Cette prétention est bouffonne ; elle est d'une rare insolence. Faudrait-il croire que les catholiques français qui vantent les ouvrages de M. Dansette ne sont plus sensibles, en leur âme et conscience, à une telle insolence, grotesque et misérable ? Faudrait-il croire qu'elle ne les blesse plus ? Qu'ils l'approuvent ? 70:13 Seule l'Église peut, quand elle le juge bon, faire entre les Souverains Pontifes des distinctions de mérite et de sainteté. Et quand elle le fait, quand elle souligne et manifeste éminemment la sainteté d'un Pontife, elle n'enlève rien à la grandeur des autres, contrairement au système de M. Dansette. La canonisation de Pie X n'enlève évidemment rien à la grandeur de Pie XI, sauf pour les esprits mesquins et rétrogrades qui prolongent de vieilles rancunes, qui restent attachés aux antiquailles du Sillon et du soi-disant « modernisme », et qui veulent en quelque sorte, avec M. Dansette, que l'on ait à choisir entre Pie X et Pie XI. M. Dansette conserve ou ranime d'atroces vieilleries et des passions périmées, celles qui croyaient se ranger *avec* Pie XI *contre* Pie X, ou inversement, et rétrospectivement, *avec* Pie X *contre* Pie XI. Je veux bien admettre, hélas, qu'une affreuse querelle de cette sorte ait jadis existé, au moins virtuellement, dans le catholicisme français : je crois pourtant savoir que cette querelle sans fondement véritable n'a jamais possédé que peu d'esprits, encore que certains d'entre eux aient pu se trouver à des postes d'influence dans la presse ou la politique ; ou la théologie. Je ne suis pas plus aveugle qu'un autre, et je sais qu'aujourd'hui encore on peut trouver, chez certaines personnes âgées, et par ailleurs souvent respectables, comme une trace ou une odeur d'une aussi absurde querelle. M. Dansette se met à la remorque des passions et des rancunes d'une génération, ou plutôt d'un clan dans cette génération, mais cette génération tout entière est en voie de disparition. Les catholiques d'aujourd'hui ne savent rien de ces anciennes querelles : plus exactement, ils n'en savent que ce qu'ils peuvent en trouver dans les ouvrages de M. Dansette. On tournerait la page sur des survivances aussi attardées, si elles ne servaient à nourrir un dessein très actuel. Précisément, nous nous mettons en travers de ce dessein. Car ce jeu perfide et atroce qui consiste à opposer les Papes les uns aux autres était déjà faux au moment où M. Dansette composait son *Histoire religieuse*. Il l'est BEAUCOUP PLUS NETTEMENT aujourd'hui, où M. Dansette rédige et publie son *Destin du catholicisme français*. J'ai dit que SEULE L'ÉGLISE peut, quand elle le juge bon, faire entre les Souverains Pontifes des distinctions de mérite et de sainteté. 71:13 Or, entre le dernier et l'avant-dernier livre de M. Dansette, il s'est précisément passé ceci que l'Église l'a fait. Par elle, Pie X a été déclaré saint. Et « le grand Pape des temps modernes » -- si l'on tient à employer cette expression est saint Pie X. Ce n'est pas moi qui le dis. C'est l'Église. Et le Saint-Père explique comment et pourquoi. M. Dansette est supposé connaître les quatre textes, si profonds et si décisifs, de Pie XII concernant Pie X. Le premier est du 3 juin 1951, allocution prononcée à la cérémonie de béatification. Le second est le bref proclamant Pie X bienheureux : il fut publié, à la suite de l'allocution, dans l'*Osservatore romano* des 4-5 juin 1951. Le troisième est l'allocution aux cardinaux, archevêques et évêques reçus en audience le lendemain de la canonisation de Pie X. Ces textes, une sorte de conspiration a cherché, du moins en France, à en tenir sous le boisseau l'existence et le contenu ([^43]). En substance, Pie XII y déclare, et y explique, que Pie X a fixé l'attitude de l'Église en face du monde moderne, et que cela fut en quelque sorte l'œuvre principale, l'œuvre éminente de sa sainteté. Pie XII a parlé, l'Église a décidé, mais Dansette marche contre cette décision. Il décanonise Pie X. Il soutient, lui Dansette, voyez-vous, un autre candidat. De son propre jugement, par sa propre autorité, il veut changer ou annuler les directions et directives par lesquelles Pie X a fixé l'attitude de l'Église en face du monde moderne. Il invente, *ce qui est faux*, que Pie XI les aurait contredites, modifiées ou dépassées, et *dans cette perspective erronée* il décide que Pie XI est *le* grand Pape des temps modernes. Il contredit les décisions et les enseignements de Pie XII, En quelques mots, il offense trois Pontifes d'un coup : horrible chef-d'œuvre du pamphlet doucereux. Cette machine de guerre ne vise pas seulement, elle ne vise pas surtout l'assouvissement de vieilles rancunes contre la personne de Pie X. Elle ne cherche pas seulement, elle ne cherche pas surtout à prolonger l'odieux système de l'Histoire religieuse, gonflant artificiellement les différences anecdotiques ou circonstancielles entre les Papes pour en faire des oppositions qui constitueraient l'essentiel du Pontificat de chacun d'eux. 72:13 Cette artillerie est mise en place contre le Pontife régnant. Ce qui vient d'être dit manifeste assez clairement la direction du tir. Nous allons maintenant en examiner les impacts. #### II. -- Pie XII vu par M. Dansette. Quiconque désire en avoir le cœur net n'aura qu'à rassembler tout ce que M. Dansette dit de Pie XII dans son Destin du catholicisme français. Il y trouvera une lumière aussi abrupte qu'affreuse : elle sera d'ailleurs multipliée par la comparaison avec ce qu'il passe sous silence. Un livre sur le Destin (actuel) du catholicisme français parle forcément du Souverain Pontife régnant : aussi bien, M. Dansette en parle, on va voir comment. J'entends, certes, qu'un tel livre n'est pas une histoire du Saint-Siège ni une monographie sur Pie XII. Mais Pie XII est intervenu à plusieurs reprises, publiquement, dans les débats, les problèmes et les faits qui concernent directement, ou plus particulièrement, le catholicisme français. Ce qu'en a retenu M. Dansette, et ce qu'il n'en a pas retenu, constituent l'un des points de vue légitimes, nécessaires, essentiels auxquels se placer pour examiner le contenu et la valeur de son livre. Pie XII est cité ou attesté, dans *Destin du catholicisme français*, de la manière suivante : a\) Le Saint-Père apparaît pour la première fois à la page 63 du livre : « La vie chrétienne, a écrit Pie XII, est pratiquement impossible à la grande masse. » Les guillemets sont de M. Dansette. C'est une citation. Mais il n'en donne pas la référence. Aucune des personnes que j'ai consultées sur ce point n'a pu me dire où Pie XII aurait écrit cela. Les unes mettent sérieusement en doute l'authenticité littérale de la citation. Les autres affirment que, si la citation est exacte, elle doit du moins se trouver dans un contexte qui l'éclaire ou la nuance. Tous estiment comme au moins très probable une déformation du sens par la citation de cette phrase isolée. 73:13 Tel est le résultat de mes recherches sur ce point. La parole est à M. Dansette : au moins pour donner sa référence. b\) Il n'est plus question de Pie XII jusqu'à la page 261, où est rapporté un mot du Saint-Père, encore isolé de tout contexte, encore sans référence ; apparemment, un mot prononcé en privé. c\) Page 263, cette affirmation : « Que les catholiques français fassent preuve aujourd'hui d'une lucidité exceptionnelle, Pie XII lui-même l'a proclamé. » Proclamé ? Où et quand ? Pas de référence ; jamais de référence chez cet historien. On voudrait pouvoir se reporter au texte exact : d'autant plus qu'ici M. Dansette ne cite pas, mais paraphrase seulement. Nous connaissons plusieurs textes de Pie XII adressés aux catholiques français (et que M. Dansette passe systématiquement sous silence : nous reviendrons sur ce point) : il ne nous semble pas que ce soit la lucidité des catholiques de France qu'il ait surtout remarquée. Pour le moment, contentons-nous de poser à M. Dansette la question de Fustel. Vous parlez de « proclamation ». Bon. Avez-vous un texte ? Lequel ? d\) Page 273, M. Dansette nous informe que la décision de Pie XII, concernant les prêtres-ouvriers, était « irrévocable », que c'était pour lui « un problème de conscience », parce que « l'intégrité du sacerdoce est en cause ». Nous n'en saurons pas plus, dans ce livre, sur la pensée de Pie XII. Tous les compléments d'information que nous apporte M. Dansette concernent la position des « bureaux romains » : nous ne trancherons pas le point de savoir si les reproches qu'il leur adresse visent implicitement, en réalité, le Souverain Pontife lui-même. Nous examinons seulement ce qu'explicitement il dit du Saint-Père. En cette même page 273, il note que Pie XII approuve le texte, rédigé par trois cardinaux français, qui sera publié à Paris le 14 novembre 1953. A la page suivante, il donne l'avis du Pape sur la limitation du travail des prêtres-ouvriers à trois heures par jour. 74:13 M. Dansette ne nous dit rien de plus sur les raisons pour lesquelles le Saint-Père a estimé que l'expérience des prêtres-ouvriers mettait en cause « l'intégrité du sacerdoce ». C'était pourtant l'essentiel de la question. M. Dansette préfère la noyer dans des considérations « sociologiques ». e\) Page 291, Pie XII dit à un cardinal français : « Ne brusquez rien. » Une incidente de M. Dansette retient l'attention ; la voici : « Pie XII, alors convalescent de sa récente maladie. » Oui, oui. Mais cette manière de situer les choses laisse échapper une réalité qu'un catholique, et qu'un historien, ne devrait pas, semble-t-il, passer sous silence : *Pie XII vient d'être visité par le Seigneur*. M. Dansette n'en parle nulle part. f\) Page 300 : Pie XII promulgue la Constitution *Omnium ecclesiarum* (15 août 1954), concernant la Mission de France. g\) Page 320 : allusion à l'Encyclique *Mediator Dei* (1947), qui est « le grand document liturgique du pontificat ». M. Dansette fait de ce document une citation qu'il présente comme directement dirigée contre les disciples de Dom Guéranger. h\) Pie XII est le restaurateur de la Semaine sainte (p. 335) et l'introducteur des langues vivantes dans la liturgie (p. 329). Il a en outre publié l'Encyclique *Musicae sacrae* (p. 330). i\) Et enfin, une question de vocabulaire (p. 15) : au sujet de l'action des laïcs, Pie XII préfère dire qu'ils coopèrent à l'action de la Hiérarchie, tandis que Pie XI disait qu'ils y participaient. Selon M. Dansette, cette modification de la terminologie (à supposer qu'il s'agisse d'une modification) a pour intention de « mieux marquer l'autorité du Pape et des évêques ». \*\*\* RÉCAPITULONS : nous voyons alors que c'est bien maigre. M. Dansette, au sujet de Pie XII, parle surtout de liturgie, de musique sacrée : il ne faut pas sous-estimer leur importance, il faut même féliciter M. Dansette de ne pas l'avoir sous-estimée, contrairement à une tendance trop répandue. 75:13 Mais enfin, quelle que soit l'importance, bien réelle, et certainement capitale, de tels problèmes, l'enseignement de Pie XII ne s'est pas limité à ceux-là. On pourrait le croire, si l'on s'en tenait au livre de M. Dansette. Il ne note, en dehors de la musique sacrée et de la liturgie, qu'une intervention de Pie XII : dans l'affaire des prêtres-ouvriers. Intervention présentée comme soudaine, comme inexpliquée, voire comme inexplicable. Et deux formules générales (page 63 et page 263), données hors de tout contexte et sous une forme qui paraît douteuse. Cela laisse un grand vide, et il est impossible de supposer qu'un vide aussi énorme ne soit pas volontaire. Il y a en effet : 1. -- les interventions de Pie XII concernant *particulièrement la France *: M. Dansette les enfouit toutes dans le silence le plus complet ; il étudie, il exalte le « destin du catholicisme français » systématiquement *en dehors d'elles *; voilà qui est redoutablement significatif ; 2. -- il y a aussi les interventions de Pie XII qui n'étaient pas adressées spécialement à la France, mais qui concernent directement les problèmes, les difficultés, les angoisses du temps présent, les questions posées par la société moderne, les incertitudes et les tentations de la conscience contemporaine. M. Dansette les ignore tout aussi absolument. Les problèmes de « sociologie », d' « apostolat », de « philosophie », de « théologie » que M. Dansette traite et tranche de sa propre autorité, il se trouve que le Pape Pie XII les a explicitement et fréquemment traités. M. Dansette veut qu'on l'ignore, et que les catholiques français aillent s'instruire à d'autres sources. Ce que ne dit pas son livre, ce que systématiquement il rejette dans le néant comporte une indication d'une netteté, d'une importance au moins aussi grave que ce qu'il dit. #### III. -- M. Dansette cache l'œuvre de Pie XII. Il nous faut nous contenter ici de quelques points de repère : justement parce que l'œuvre de Pie XII est immense. 76:13 Nous ne voulons qu'entr'ouvrir une fenêtre sur ce que M. Dansette a dissimulé méthodiquement et qui est pourtant, je le répète et on va le voir, d'une importance directe et capitale pour le « destin du catholicisme français ». 1. -- Pie XII A PARLÉ AUX CATHOLIQUES FRANÇAIS. -- Je ne donne pas un catalogue. Je n'ai d'ailleurs que l'embarras du choix, puisque M. Dansette a tout supprimé. Le 6 janvier 1945, le Pape Pie XII écrit une lettre à l'épiscopat français « sur les conditions de la résurrection de la France » ([^44]) Il est vrai que, dans ce document, il n'apparaît pas que le Saint-Père « proclame », comme l'a prétendu M. Dansette, la « lucidité » des catholiques français. Il loue leurs « splendides organisations », ce qui est important, mais ce qui est autre chose. Et il les loue pour dire ceci : « *Puissions-Nous voir bientôt, des rangs de vos splendides organisations, se lever un grand nombre de personnes, fermes sur les principes, exactement informées de la doctrine de l'Église, adonnées à faire pénétrer dans le domaine social, économique et juridique, le véritable esprit chrétien...* » Le style des Lettres pontificales est pleinement paternel et terriblement exact. Ce que le Saint-Père souhaite voir, c'est ce qu'il ne voit pas encore : sans quoi il ne s'exprimerait pas de cette manière. D'ailleurs, environ à la même époque, Pie XII déclare à Mgr Théas : « *La formation doctrinale est ce qu'il y a de plus nécessaire en France à l'heure actuelle* ». Ce mot direct et précis n'est pas, comme tant de mots cités par M. Dansette dans son livre, d'une source inconnue ou douteuse. Ce mot a été rapporté et publié par Mgr Théas. *On l'a systématiquement ignoré*. On l'a passé sous silence. 77:13 On s'est même permis de dire et de prétendre LE CONTRAIRE (et d'affirmer par exemple que le catholicisme français serait à l'avant-garde en matière de doctrine ; que la pensée catholique française serait aujourd'hui « l'institutrice des nations », etc.). Le groupement de *La Cité catholique* qu'anime M. Jean Ousset ([^45]), a pris ce mot pour devise : de cela comme de l'ensemble de son action, axée précisément sur la « formation doctrinale », il a été vivement félicité par deux articles de l'*Osservatore romano.* Parmi les autres documents pontificaux adressés spécialement aux catholiques français, citons la *Lettre aux Semaines sociales de France* (10 juillet 1946). Et, l'année suivante, le 19 juillet 1946, une nouvelle *Lettre aux Semaines sociales de France.* Et une troisième Lettre personnelle de Pie XII aux *Semaines sociales de France,* le 5 juillet 1952. Pour M. Dansette, c'est un pur néant, auquel il tourne le dos sans un mot ([^46]). Il y a le Message aux Français du 24 juin 1956, et l'émouvante déclaration faite à ce sujet par le Saint-Père au Cardinal Gerlier ([^47]). Ce Message aux Français, Pie XII déclare y avoir « *mis tout son cœur* », mais il remarque avec douleur qu'il « *n'est pas encore parvenu à la connaissance de la plus grande partie du peuple français* ». A lire M. Dansette, on pourrait croire que Pie XII ne s'est JAMAIS adressé aux Français. Décrire, étudier, exalter le « destin du catholicisme français » en *excluant* le Pape, est-ce, oui ou non, une machine de guerre ? 2. -- Pie XII A TRAITÉ LES GRANDS PROBLÈMES CONTEMPORAINS. -- C'est toute l'œuvre de Pie XII qu'il faudrait maintenant rappeler ici. Mais c'est précisément aux Français que le Saint-Père a fait la confidence qu'il « *s'occupe sans cesse de la question sociale* ». Le nombre et l'importance de ses discours, de ses allocutions, de ses messages, de ses lettres le démontrerait, s'il était besoin d'ajouter une démonstration à l'affirmation du Souverain Pontife. 78:13 En se limitant à l' « économie sociale », et en s'arrêtant à juin 1953 (l'ouvrage ayant paru à la fin de l'année 1953), Marcel Clément a dû faire tout un volume de 300 pages, grand format, pour recueillir les interventions pontificales : c'est le second volume de son *Économie sociale selon Pie XII*. Sur un problème capital, sans doute, mais limité, celui du chef d'entreprise -- qui est, si je puis dire, une des plus actuelles questions disputées, et des réalités contestées -- les documents pontificaux occupent cinquante pages, recueillies en annexe du *Chef d'entreprise* de Marcel Clément ([^48]). Et ces 300 pages, et ces 50 autres, ne sont qu'*une partie* de l'œuvre d'enseignement de Pie XII. M. Dansette n'a même pas un mot pour les Messages de Noël : ni pour leur existence, ni pour leur contenu, ni pour l'accueil qui, selon les années et les milieux, leur a été *plus ou moins* fait par les catholiques français. \*\*\* LE PAMPHLET doucereux signé Dansette est un véritable manifeste d'opposition au Souverain Pontife. C'est -- pour cette raison d'abord que nous démasquons cette machine de guerre. Nous ne laisserons pas dire qu'un tel livre puisse représenter l'état d'esprit des catholiques de France. Nous ne laisserons pas dire que cet ouvrage serait objectif et délicat : il est indélicat et tendancieux. Il est foncièrement inexact. Ou plutôt, il est l'exact reflet des propos, des desseins, des entreprises de trois ou quatre clans, matériellement assez puissants. Cette opposition délibérée au Souverain Pontife est liée, sinon dans la pensée personnelle de M. Dansette (car manifestement il exprime sous sa signature beaucoup plus que sa seule pensée), du moins dans le contenu objectif de ce manifeste, à une analyse erronée de la situation sociale en France, et d'autre part à une contestation systématique de ce qu'est la sainteté dans l'Église. C'est ce qu'il nous reste à dire. Jean MADIRAN. 79:13 ### Une lettre de Pierre Andreu sur les « 50 meilleurs livres ». *Notre protestation motivée contre l'entreprise publicitaire camouflée en* « *sélection* » *des livres catholiques a paru dans notre n° 11, pages 60-67.* *Dans notre n° 12, nous avons donné des informations complémentaires sur cette entreprise et renouvelé nos protestations* (*pages 127-131*)*.* *Nous réclamons, pour les raisons que nous avons dites, la* SUPPRESSION *de cette entreprise dont le résultat inévitable est de tromper le public.* *Voici, sur cette même question, la lettre adressée par Pierre Andreu, en date du 3 mars 1957, au directeur d'*Itinéraires*.* Cher ami. J'ai lu avec beaucoup d'intérêt votre article sur les « cinquante meilleurs livres catholiques ». Comme vous l'écrivez justement, il est pratiquement impossible de dresser un palmarès juste et équitable des cinquante meilleurs livres catholiques parus en France en une année. D'où il est préférable de renoncer à une entreprise qui, sous son aspect de sélection impartiale, tend à pousser un certain nombre d'auteurs catholiques contre d'autres qui ne le sont pas moins. Vous signalez un certain nombre d'omissions regrettables. Il en est d'autres. La liste dressée par MM. Étienne Borne, Stanislas Fumet, Paul-André Lesort et les RR. PP. Dalmais et de Parvillez ne mentionne pas, non plus, *Dieu et nous* du P. Daniélou, *Croire ou l'Amen du salut* de l'abbé Henri Bars, *Le catholicisme sous la deuxième Élisabeth* de G.-M. Tracy, trois livres parus dans la collection dirigée chez Grasset par Gaëtan Bernoville. 80:13 Le livre du P. Daniélou est tout à fait essentiel et constitue l'une des meilleures apologétiques modernes, l'essai de l'abbé Bars est particulièrement profond et beau et le livre de G.-M. Tracy est un des bons livres d'histoire religieuse parus l'année dernière. Il est vrai que nos sélectionneurs -- mais qui sélectionne les sélectionneurs -- avaient oublié de signaler le *Jésus* de Jean Guitton, paru dans cette collection, et qui est l'authentique succès catholique de l'année. Tant d'omissions permettent difficilement de croire à des coïncidences. Espérons que l'année prochaine nous n'aurons plus à nous occuper de cette pseudo-sélection. Croyez à mes sentiments bien cordiaux. Pierre ANDREU. 81:13 ### Le conte du bel oncle. IL Y AVAIT UNE FOIS une petite demoiselle d'entre treize ans et quatorze ans. A cet âge, on peut tenir un ménage, mener une maison. Elle était belle comme les astres, le regard doux, la parole gracieuse. A un jeune baron, sa mère l'a mariée. Il n'avait dix-huit ans entiers, mais droit comme une épée et aussi vaillant qu'elle. Tout leur est venu dans le cœur à l'un pour l'autre, et ils ont eu au bout d'un an un bel enfant. Et une autre année a passé. A été fait un commandement du roi qu'il fallait partir pour la guerre. « Je suis du sang le plus noble de ce pays, le premier il me faudra partir. » Le jeune baron partait comme capitaine du roi, capitaine dans les dragons bleus. Il a envoyé chercher son oncle à l'abbaye. Sans être prêtre, cet oncle était d'église, riche abbé du couvent, homme sage, homme d'âge, approchant de la quarantaine. « Bel oncle, vous voilà chef de notre maison. Je vous confie ma femme, je vous confie mon fils. Et mon cheval, mon chien de chasse. Veillez sur eux, bel oncle. Vous les gardant, ils seront bien gardés ». Cela dit, le jeune capitaine a pris sa femme entre ses bras. Elle l'a embrassé avec un grand tremblement de cœur. « Ah, si vous aviez pu ne jamais me quitter ! -- Bientôt, bientôt, je reviendrai, s'il plaît à Dieu. Ma belle, ma chérie, bientôt, nous nous retrouverons ! -- Sans doute, cher seigneur, nous nous retrouverons, mais nous aurons à faire tout un long chemin l'un sans l'autre ! ». Ils se sont encore embrassés ; et le seigneur a pris entre ses mains son petit garçon qui ne parlait pas encore. 82:13 « Fils, mon beau fils, dépêchez-vous de grandir, et vous viendrez avec moi à la guerre ! Adieu, que Dieu vous garde et ceux qui sont en ce logis ! ». Tous étaient là, valets, servantes, pleurant à chaudes larmes pour les adieux du maître. Mais l'oncle, lui, ne pleurait pas. \*\*\* Ce n'est parce qu'on est d'Église qu'on est sauvé. Des semaines ont passé. Sur ces semaines, d'autres semaines. La guerre ne voulait point finir. De loin en loin arrivait quelque lettre que le capitaine écrivait à sa femme. Mais l'oncle savait guetter. Il les gardait pour lui. Le soir, quand il était tout seul, dans la salle basse, il les jetait au feu. Et il faisait un même sort aux lettres pleines de fleurs, pleines de pleurs que la dame écrivait à son jeune mari, aux armées, à la guerre. « Belle nièce, dit l'oncle, un soir après souper, vous voyez qu'un an a passé et vous n'avez point de nouvelles. N'êtes-vous pas quasiment veuve ? N'allez-vous pas dans le secret vous choisir un autre mari ? -- Oncle, bel oncle, vous voulez rire ? Mais je n'ai pas le cœur à rire. Bonsoir, bel oncle, et bonne nuit ! ». \*\*\* Le lendemain matin, sans se laisser voir de personne, l'oncle est descendu au chenil. Au chien courant de son neveu, il a coupé la gorge. « Ce chien menaçait de prendre la rage », a-t-il dit seulement à son valet, à son chasseur. « Tu l'enterreras dans la douve, devant la tour du nord. Puis il a pris une feuille blanche, une plume, il a écrit au dragon bleu. « Beau neveu, j'ai une mauvaise nouvelle à vous apprendre, une nouvelle qui va vous chagriner. Avec des barons de la plaine, votre femme est allée en chasse, A couru trop longtemps la biche et votre chien courant que vous aimiez tant est crevé ». Le dragon bleu a répondu par une lettre. 83:13 « Bel oncle, dites à ma femme de ne pas se chagriner pour un chien, pour ce chien courant qui est mort. Des Flandres, en retournant, j'en ramènerai un plus beau. Et dites-lui de faire de moins longues chasses car les chasseurs sont déréglés ; dites-lui, s'il se peut, de m'écrire plus souvent. » \*\*\* L'oncle n'a rien dit de cela. Mais un soir après le souper, en tournant un couteau d'argent entre les doigts, il a parlé de nouveau à la dame. « Belle nièce, vous laissez passer dans les regrets, dans les ennuis, le joli temps de votre jeunesse. Il faut savoir se contenter en cette vie. Votre mari est loin ; regardez près de vous ». En fait, elle l'a regardé. Elle s'est levée en pied devant le feu, s'est retirée sans rien répondre. Le lendemain matin, ne se laissant voir de personne, l'oncle est descendu à l'écurie des grands chevaux. Au cheval noir de son neveu, il a tranché la gorge. « Ce cheval menaçait de prendre la morve », a-t-il dit seulement à son valet, à son chasseur. « Tu l'enterreras sous le bois, à quatre pas du gros fayard. » Puis l'a pris une feuille blanche, une plume, il a écrit au dragon bleu : « Beau neveu, j'ai une mauvaise nouvelle à vous apprendre, une nouvelle qui vous chagrinera. Avec de jeunes seigneurs d'ici, votre femme est allée aux bals, aux assemblées. Après toutes ces courses de nuit, votre cheval noir que vous aimiez tant est crevé ». « Bel oncle, a répondu le dragon bleu, dites à ma femme de ne pas se chagriner pour un cheval, pour ce cheval noir qui est mort. De Hollande, quand je retournerai, j'en ramènerai un plus beau. Que mon chien courant, mon cheval soit crevés, ce ne sont pourtant pas d'agréables nouvelles. Veillez à tout, bel oncle. Je vous ai demandé de prendre soin des miens et de ceux du château. Dites-le à ma femme : dans ces courses de nuit, ce ne sont pas seulement les chevaux qu'on crève, ce sont les unions qu'on défait. \*\*\* 84:13 L'oncle n'a rien dit de cela. Mais le soir, après le souper, il a parlé derechef à la dame. « Belle nièce, il faut m'écouter. Votre mari est qui sait où, du milieu de ces guerres ! Si seulement il est encore en vie ! Les soldats sont gens déréglés. Il s'est fait quelque belle amie au pays de Hollande. Et vous, vous vous usez, ici, en attente, en soupirs, en larmes. -- Je n'en écoute pas plus, a dit la dame dressée en pied. Et dès que mon mari sera en ce château, retournant de la guerre, je le mettrai au fait de tout. Je ne pouvais le croire, mais maintenant je vous connais : vous n'êtes qu'un vieux traître, plus traître que Judas. Et vous me voudriez aussi traître que vous ? -- Dame, ou bien votre mari est mort, et vous ne le trahirez pas : ou bien, s'il est encore en vie, il vous a trahie pour une autre. En Hollande, il y a de belles filles et elles ont beaucoup d'argent. -- Si mon mari est mort, je mourrai. Et je mourrai aussi, s'il m'a abandonnée. -- Dame, tout cela est folie. Je suis le chef de la maison et vous devez m'obéir. Vous devez me tenir pour l'homme du château, votre seigneur, votre mari. Si vous faites encore la bête, je vous abandonne au chasseur : de vous il me rendra bon compte. -- Plutôt mourir et mille fois que de vous écouter encore. Retirez-vous à la minute, ô misérable clerc, langue d'enfer ! Traître pourri ! -- Dame, a crié le gros homme, bégayant, blanc de rage, ou vous m'obéirez sur l'heure, ou vous mourrez ! ». Et il a tiré un poignard, et la voyant si résolue, il le lui a lancé à la gorge. L'ange blanc de la dame a détourné le coup. La lame s'est plantée dans le lambris. La dame a pu se sauver. Elle a tiré la porte sur elle, poussé le verrou dans sa gâche. La porte était épaisse : le gros homme, même en s'y ruant furieusement, du pied ni de l'épaule n'a pas pu l'ébranler. 85:13 Alors, comme un chien que la rage brûle, langue pendante, il s'est jeté sur les degrés. Il les a dévalés deux à deux, trois à trois. Le poignard à la main, il s'est précipité dans la chambre de la nourrice, et au petit garçon, il a tranché la gorge. Que de pleurs, que de pleurs on va pleurer ici ! « Chasseur, chasseur, enterre l'enfant où tu voudras, au fort de la forêt. Et fais main basse sur la mère. Étrangle-la d'un lien d'osier ; rapporte-moi sa langue. Je veux tenir sa langue dans ma main. C'est le commandement de mon neveu, le dragon bleu. Si tu ne faisais ce qu'il a dit, à son retour, il te ferait mourir ! ». Puis le clerc maudit a pris une plume, une feuille blanche, il a écrit encore en noir et rouge une lettre de mensonge. « Beau neveu, j'ai une mauvaise nouvelle à vous apprendre. Je suis tout en chagrin, vous serez tout en tristesse. Pendant que votre femme dansait de nuit avec son galant, le meunier, le meunier qui vient planter un rosier au château, l'enfant s'est étouffé sous sa couette ; dans son berceau elle l'a trouvé mort. » « Faites la justice, bel oncle, a répondu le dragon bleu dans une lettre pleine de cris, pleine de rage. Malheur sur la maison, malheur sur nous, malheur sur moi ! Mais de cette fausse femme quand de guerre je retournerai, qu'il ne me soit jamais parlé ». \*\*\* Là-dessus la guerre a pris fin. Le dragon bleu est revenu de guerre. Et il ne savait où passer. Il ne voulait pas s'enquérir de sa femme. Certains soirs pourtant, à part soi, il se demandait si elle avait mérité la mort. « Je l'ai toujours devant mes yeux, comme je l'ai vue au matin du départ. Si tendre, avec des yeux si vrais, -- ce beau regard sur moi ! Comment croire qu'elle m'ait trompé, qu'elle ait fait le mal comme le font tant d'autres ? Et cependant, l'oncle n'a pu mentir. Le chien, le cheval sont crevés, puis mon petit enfant est mort. Que tout, du moins, reste couvert. Que le monde n'en sache rien. Même il faut que je prenne le deuil : je n'ai que trop tardé à le prendre ». Il est monté sur son cheval, mais il lui a laissé la bride sur le cou. Il est allé sans savoir où il allait, dans un pays bien loin, de l'autre côté des grands bois. Et son ange, sans qu'il s'en doutât, marchait devant lui par les chemins. \*\*\* 86:13 Au soir, il a fait halte, dans un village perdu. Il a mis pied à terre devant la boutique d'une mercière. « Si je trouvais ici de quoi faire mon deuil ? ». Il est entré. Et d'entrée, il a tressailli. « Ce regard qu'a la jeune femme ! Ce regard qui ne peut pas tromper, et qui a été pourtant pour moi celui de la traîtrise... » Il a parlé quelque peu à cette femme. Elle lui a répondu... Cette voix, ce regard... Ils se sont reconnus. « Comment, mais comment êtes-vous ici ? Ha, si, je sais ! Il vous a fallu fuir la honte, la honte et le châtiment ! -- Vous dites bien : j'ai fui la honte. Mais la honte, elle est sur celui qui voulait que je vous trahisse, celui qui a tué notre enfant, et qui avait donné commandement à son valet de m'égorger ». Alors, elle lui a tout raconté. « Et son chasseur m'a emmenée au cœur du bois. Soudain il s'est assis comme si les jambes lui manquaient. Et elles m'ont manqué aussi : j'ai dû m'asseoir sur une souche. « Ce n'est pas vrai, m'a dit cet homme, que je vous mène retrouver votre enfant. Ou plutôt si, le retrouver dans la mort ! Il n'y a que mort autour de vous, madame. Votre oncle, le vieux clerc, a tué lui-même le petit et il m'a commandé de vous tuer. Mais moi, je ne peux pas le faire ». A ce moment, comme si Dieu le voulait, a bondi une biche. Il l'a abattue d'une flèche. « Madame, allez-vous en ! qu'en ce pays on ne vous voie jamais plus. Sinon je ne vivrai pas une heure. Je donnerai cette langue à votre oncle. Mais vous, passez le bois et tenez-vous au loin, dans un petit village ». Je l'ai fait, je me suis sauvée devant moi, et je croyais devenir folle. Un soir je suis tombée sur la sente. Une pauvre vieille m'a traînée en ce village et m'a soignée dans sa maison. Puis l'hiver dernier, elle est morte, me la léguant en héritage. J'y ai ouvert cette boutique, j'y vis de mon aiguille. -- « Ô ma femme, ma pauvre belle qui a eu tant à souffrir. Ainsi mon oncle m'a trahi ! Mon oncle a fait cette scélératesse. » Le dragon bleu se contenait, mais c'était comme si une bande de loups au fond de lui hurlait furieusement la vengeance. \*\*\* 87:13 Il a ramené sa femme en croupe sur son cheval. Elle n'avait pas mangé de pain tous les jours, mais elle avait pleuré ses larmes toutes les nuits. Pauvreté et malheur lui ayant creusé la face, personne ne la reconnaîtrait. Et le dragon bleu ne la faisait pas connaître. Il a donné un dîner à toute la parenté pour lui présenter celle qu'en remariage il voulait prendre. L'oncle, le faux traître, était à la place d'honneur. Mais le dragon bleu n'a pas eu la patience d'attendre qu'on fût entre la poire et le fromage. Dès le rôti, il a attaqué l'oncle, -- il eût sauté les murs plutôt que de voir plus longtemps devant lui cette face du mauvais désir, ces yeux de la rage et de la ruse. « Bel oncle, vous qui êtes passablement dans l'âge, vous aurez entendu parler du clerc qui avait fait tuer sa nièce, la femme d'un dragon bleu, la femme d'un capitaine ? Racontez-là nous, s'il vous plaît. -- Tuer sa nièce ? Quelle histoire ! Non, beau neveu, jamais. Ou bien, alors, c'était du temps de mon pauvre père. -- Si, si, bel oncle. Rappelez-vous ! -- Ou c'est plus vieux encore : du temps de mon grand-oncle. On a dû broder là-dessus. -- Que mériterait, dites-nous, celui qui aurait ourdi une telle traîtrise ? -- Il mériterait tout, et pour le moins d'être tiré à la queue de quatre chevaux ». Il avait prononcé lui-même sa sentence. Deux valets étaient là, pourvus de cordes, armés de dagues. Le dragon bleu les avait postés derrière la porte d'un réduit qui donnait dans la salle. Ils se sont jetés sur le bel oncle, l'ont lié des pieds à la tête. Il n'y a pas à rapporter de quelle façon il a perdu la vie. Toujours est-il qu'il n'est pas mort de sa bonne mort, le faux traître, plus traître que Judas ! Henri POURRAT. 88:13 ### Qualis est hic. QUEL peut être cet homme à qui la mer et les vents obéissent ? L'Évangile rapporte : « Les hommes saisis d'admiration disaient. » Il y avait sur la barque ou sur une barque assez voisine d'autres passagers que les apôtres, car l'évangéliste n'eut point dit « les hommes » pour désigner ceux-ci. Il semble même, à comparer Marc et Matthieu, que ce dernier était dans une barque voisine de celle où étaient Notre-Seigneur et saint Pierre, car il dit : « La barque était cachée par les vagues. » Saint Marc nous apprend qu'il y avait plusieurs barques et dit aussi que l'admiration était mêlée de frayeur : ils furent saisis d'une grande crainte et ils se disaient les uns aux autres : « Qui pensez-vous qu'est cet homme ? » La crainte de Dieu est le commencement de la sagesse. Les pharisiens étaient à la fois plus instruits, plus clairvoyants, mais plus soupçonneux et résistants aux miracles. Au repas, chez Simon le pharisien, Madeleine attirée par la présence de Jésus s'y convertit instantanément, baignant de larmes les pieds du Maître, et celui-ci pardonne ses péchés. « Quel est cet homme, se disent-ils aussitôt, qui va jusqu'à remettre les péchés ? » Car c'est un pouvoir divin. 89:13 Les apôtres, après la Résurrection et la Pentecôte, mais alors seulement, surent à quoi s'en tenir ; nous qu'ils ont instruits, mangeons les miettes sous la table comme les petits chiens de la Syrophénicienne et essayons de répondre à la question : quel est cet homme ? \*\*\* IL A DIT de lui-même : « Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur. » Il est contraire à la nature humaine telle que nous la connaissons en nous que celui qui commanderait à la mer et aux vents soit doux et humble ! Nous touchons là le mystère. Aucun homme n'a jamais été aussi profondément humble que Notre-Seigneur, parce que son âme était unie au Verbe divin si intimement qu'elle ne faisait qu'une personne avec lui. Elle vivait au sein des mystères de Dieu et, réalisant à chaque instant de sa vie terrestre au milieu des hommes le privilège mystérieux dont elle jouissait, elle était en quelque sorte écrasée d'humilité ! Puissions-nous en saisir quelque part, nous nous approcherons ainsi de la vérité. Car Notre-Seigneur ne nous a pas demandé seulement de l'imiter de loin par quelque côté, il nous propose de nous unir à lui. Il disait le Jeudi-Saint à ses apôtres : « En ce jour-là (après la Résurrection, après la Pentecôte) vous connaîtrez que je suis en mon Père et vous en moi et moi en vous. » 90:13 Il s'agit non d'une imitation mais d'une union. Si, en fait, nous profitons, hélas, très peu de ce don, en droit tous les hommes sont appelés à en jouir. Nous avons, nous pouvons avoir la vie divine en nous, la vie de la Très Sainte Trinité. L'Église est le Corps même de Jésus en qui nous vivons de Sa vie ; or Sa vie a été une vie d'amour, mais dans la souffrance, l'humble labeur et la pénitence. Il n'est pas de vrai chrétien qui malgré les répugnances de la nature déchue, ne doive s'offrir à Dieu pour mener suivant les forces que Dieu lui donnera une vie de labeur, de pénitence et de souffrance dans l'amour. La foi doit le persuader que l'amour débordant du cœur de Jésus comblera ses misères (si on le lui demande : c'est la seule condition). Ainsi le chrétien est un autre Christ qui dans l'Église, corps mystique de Jésus, suivant le hardi langage de saint Paul, « ajoute ce qui manque aux souffrances du Christ ». Rien ne peut, dans la nature créée, nous donner une image ressemblante de cette union de deux natures en une seule personne (sinon la vie divine de la grâce en nous, c'est là l'expérience religieuse). L'intelligence proprement dite, malgré les efforts perspicaces et persévérants des saints docteurs, y échoue forcément. Voici ce qui dit le symbole de saint Athanase : « *Dieu parfait et homme parfait, subsistant par son âme raisonnable et par sa chair humaine.* *Égal au Père selon la divinité, moindre que le Père selon la nature humaine.* *Tout en étant Dieu et homme, le Christ n'est pas deux personnes mais une seule.* *Le Christ est un, non par l'imitation de la divinité en chair, mais par la saisie* (*l'assomption*) *de l'humanité en Dieu. Tout à fait un, non par la confusion de la substance, mais par l'unité de la personne.* *Et comme une âme raisonnable unie à la chair fait un homme un, ainsi Dieu et l'homme font une personne qui est le Christ.* » 91:13 Cette image reste faible, car l'âme et la chair forment une seule nature créée, alors qu'il s'agit de l'union de deux natures aussi différentes qu'il est possible. Nous ne pouvons nous exprimer sur ces mystères que par des similitudes toujours imparfaites. Mais on ne saurait trop méditer ce mystère qui nous apporte le salut. Sans péché et incapable de pécher, mais vivant comme les autres hommes, Notre-Seigneur s'assujettit ainsi aux misères qui sont la conséquence du péché. Le Prince de ce Monde s'y trompe ; il s'attaque à un juste et perd son droit ; la justice de Dieu est satisfaite car il est venu un juste qui pût offrir un sacrifice vraiment pur pour réparer l'offense faite par la race des hommes à la volonté divine. Le Saint-Esprit qui est le propre esprit de Jésus-Christ (car il est *spiré* par le Verbe Éternel et son Père) peut maintenant habiter en nous par la grâce de Jésus-Christ, et nous soustraire lu mauvais. « Dieu, dit saint Paul (II Cor, IV, 6) qui par son commandement a fait sortir la lumière des ténèbres, a rayonné dans nos cœurs pour nous faire voir la clarté de la science de Dieu sur la face de Jésus-Christ ». Il faut donc nous garder de dissocier la personne du Christ et c'est un danger auquel nous sommes tous exposés, tant le mystère nous dépasse, tant il nous est facile de perdre de vue sa transcendance divine. \*\*\* LE CHRIST est parfait dès sa conception dans le sein de Marie, dès que la Sainte Vierge eut pensé, avant même qu'elle eût achevé ces mots : « Qu'il me soit fait selon votre Parole ». Notre-Seigneur jouissait dès ce moment de cette grâce d'union qu'est la vision béatifique. Il était dès lors l'instrument de Dieu pour répandre toutes les grâces de salut sur tous les hommes dont il s'était fait chef. 92:13 Il possédait à leur plus haut degré dès cet instant tous les dons du Saint-Esprit. Il n'eut pas à croître en amour de Dieu, cet amour étant en Lui l'amour divin lui-même. Ses vertus ne pouvaient augmenter, et il n'avait que faire de la foi et de l'espérance puisqu'il était Dieu. Il était, dès sa conception, entièrement maître de son âme. Alors que nous sommes surpris des mouvements de la nôtre et que nous ne pouvons résister à nos pleurs, à la colère, à la pitié qui nous envahissent subitement, Jésus ne pleurait que lorsqu'il le voulait. Il entra dans son agonie non par la force des choses, dans l'attente d'événements malheureux trop prévisibles et imminents, mais après avoir chanté l'hymne et quand il le voulut expressément. Il se mit alors volontairement en face du péché ; Il laissa envahir son âme et ses sens par l'horreur que la désobéissance à Dieu doit susciter en un être pur dont le Saint-Esprit est le propre esprit. Et Il le fit pour nous instruire. Or à ce moment même son âme continuait à jouir de la vision béatifique et de la gloire. Car cette gloire qu'Il montra un instant à ses apôtres au jour de la Transfiguration n'est pas une gloire que son Père lui accorda alors comme les prémices d'une gloire à venir. Il jouissait de cette gloire depuis le fiai de Marie. Mais elle était comme suspendue pour Son corps jusqu'au jour de la Résurrection. Il la cachait et ne la montra aux trois apôtres choisis que pour leur faire supporter le mystère de Sa Passion et de Sa Mort. 93:13 Mais cette vision béatifique elle-même, quand il voulut livrer son âme à cette horreur du péché, ne pouvait qu'accabler celle-ci davantage sous l'effroi devant le désordre de la désobéissance. Il se voyait abandonné au Prince de ce Monde dont la puanteur offensait Sa pureté. Il voyait l'ange déchu manœuvrer ces Juifs aveuglés et leur souffler sa haine. Enfin Il se voyait, Lui le Verbe éternel incarné, condamné par les Princes des prêtres pour le péché même qui avait été celui des anges rebelles, l'orgueil de s'être fait semblable à Dieu. « Ô Profondeur », dirait saint Paul : comme les voies de Dieu nous dépassent et dépassent les anges. Le Malin faisait condamner Notre-Seigneur pour ce qui avait été sa faute à lui, et, commettant cette injustice, il perdait tout pouvoir sur l'humanité désormais rattachée à Jésus. Notre-Seigneur, dit l'apôtre, « savait tout ce qui était dans l'homme ». Il lisait dans les âmes le péché accompli, le péché conçu, le péché à venir et cela dès sa naissance. Son agonie devant le péché dura toute sa vie terrestre. Il l'a cachée comme Il a caché Sa Gloire. Il a montré un instant Son agonie, comme Sa Gloire, aux trois mêmes apôtres chargés d'en témoigner. Mais comme Il était entièrement maître de Son âme, il pouvait conserver dans ce sanctuaire l'horreur du péché comme une vue qui ne troublait pas Sa sensibilité, ou bien, au moment d'achever Sa mission, faire déborder l'angoisse jusqu'à la sueur de sang. \*\*\* BIEN qu'il fût un avec le Père, le Verbe fait chair a voulu vivre en tout comme un homme. Il pouvait, étant petit enfant, parler aussitôt parfaitement, se servir des outils avec adresse, enfin faire des actions qui eussent aussitôt passé pour des prodiges, ces prodiges que les Juifs lui demandaient plus tard pour croire en Lui. Il ne le voulut pas, pour mener une vraie vie d'homme méritant qui pût nous servir de modèle. 94:13 Dieu connaît les choses par le dedans comme Créateur qui les soutient dans l'être à chaque instant. Cette connaissance complète, instantanée, créatrice, Jésus l'avait depuis sa conception ; il lisait dans les cœurs et dans l'avenir par cette puissance du Verbe, mais son intelligence d'homme s'est instruite par l'expérience sensible d'un savoir d'homme. Avec une admirable facilité certes, mais en homme. A mesure que Son corps se développait et que Ses sens rencontraient des choses nouvelles, Notre-Seigneur acquérait cette expérience sensible. Il apprit donc à parler en tournant sa langue pour imiter les sons. Sa mère Lui apprit les mots et Lui en donna le sens. Elle lui enseigna les prières et les bénédictions du Saint Livre. Elle Le soutint quand il apprit à marcher. Lorsqu'à douze ans il interrogeait les docteurs dans le Temple, ce sont des « mots d'enfants » qui émerveillaient ceux-ci. Ces mots d'enfants que les grandes personnes sont bien incapables d'inventer, et qui sont tellement au-dessus d'elles qu'elles peuvent à peine se les rappeler. Ils nous font comprendre ce que c'est de redevenir « semblables à ces petits enfants ». Mais les « mots » de l'Enfant Jésus renfermaient toute sagesse et toute science ; et vingt ans plus tard, les mêmes docteurs, rencontrant Jésus dans le Temple, pouvaient encore s'en souvenir. « Les docteurs ont la mémoire longue », disait Péguy, « c'est même pour cela qu'ils sont docteurs ». L'Évangile nous dit : « Et Jésus grandissait en sagesse, en taille, en grâce auprès de Dieu et des hommes ». Il s'agit là non de cette sagesse infuse dont Notre-Seigneur était rempli au suprême degré dès Sa conception ; mais de ce que des sens qui s'affinent par l'expérience peuvent apporter à l'intelligence humaine. Petit enfant, il fit les actes de vertu d'un petit enfant. Voyant Sa Mère allumer le feu pour faire cuire l'espèce de galette qui était le pain de ce pays-là, Il alla lui chercher des copeaux auprès de l'établi, Il partagea son pain avec le petit enfant de la rue qu'il savait avoir faim. Adolescent, quand Il en eut la force, Il porta le fagot de bois mort de la femme « pauvrette et ancienne ». 95:13 Devenu homme il calma les différents, ramena la justice dans la pensée par l'expérience acquise des affaires de ce bas monde. Ses actes de vertu croissaient ainsi avec l'âge, bien qu'Il les fît tous parfaitement du premier coup. Il put apprendre aussi quelque chose de saint Joseph, rien qu'en l'observant dans son travail, bien avant même que saint Joseph lui confiât des outils. Une anecdote nous aidera à comprendre. Nous avons très bien connu une dame, et celle-ci se promenait avec son mari à la fête du village. Des amis insistèrent pour qu'elle fît un « carton » au tir à la carabine. On lui explique ce qu'est le point de mire, la ligne de mire, le rôle de la gâchette ; on lui place le fusil sur l'épaule. La dame tire : et fait mouche à tout coup, plaçant les trous les uns dans les autres. Elle était modeste et sage : elle ne devint pas champion de tir. Je n'ai jamais entendu cette histoire de sa bouche et jamais plus de sa vie elle ne tira à la carabine. Personne ne peut se vanter de lui avoir appris à tirer et pourtant on lui indiqua la manière de tenir un fusil. Tel est le rôle de l'expérience dans la vie de Jésus. Quand saint Joseph voulut lui apprendre à travailler, Il lui donna certainement des indications sur la manière de s'y prendre. C'était son devoir de le faire. Ces explications étaient peut-être superflues, car Jésus devait avoir observé d'avance son père adoptif. Et Jésus fit comme la dame fit, elle aussi, par le don de Dieu. Il travailla parfaitement bien du premier coup. Cependant Il eut encore là une expérience neuve pour Lui : le contact de l'outil et du bois, cette sensation particulière, la perception de la résistance de ce bois-là, en cette place-là ; Il ne peut l'avoir connue que par Sa nature humaine, car la connaissance divine est tout autre ; elle est comme interne à la chose créée, sans passer par nos classifications, nos genres et nos divisions qui ont les sens pour origine. \*\*\* 96:13 NOUS osons dire que la connaissance de ce qu'est la gloire pour la nature humaine après sa résurrection fut une nouveauté pour la nature humaine de Jésus ; que l'entrée dans le ciel de la nature humaine parmi l'armée des anges fut pour Jésus comme homme un émerveillement. Il l'avait voulu comme Dieu dans un acte de l'amour éternel. Il connaissait tout, des anges et du ciel, par le dedans, les maintenant dans l'être par sa puissance. Mais c'était la première fois pourtant que l'homme ne pesait plus, que la nature humaine entrait dans la gloire. Jésus en jouit, comme homme dans l'instant et pour l'éternité, « nous préparant une place ». Nous disons « *per gaudia tua, libera nos Domine* » : voilà l'une de Ses joies. \*\*\* REVENONS à saint Joseph qui n'était pas comme la Très Sainte Vierge Marie en dehors du péché originel. Le Verbe incarné lisait dans son cœur ; l'enfant Jésus apprit à lire ses pensées sur son visage ; il voyait les tentations que put éprouver saint Joseph ; il voyait agir Sa grâce, et le juste s'en saisir. Jésus y prit l'expérience de la nature humaine commune en rapport avec ce monde changeant. La Très Sainte Vierge lui fut d'un autre secours. Elle fut toute sa vie la consolation de Jésus. Nous avons dit que dès le premier jour, la vie de Notre-Seigneur fut une agonie continuée. Mais Jésus lisait dans le cœur de sa Mère, il en connaissait l'indicible pureté ; il voyait l'accroissement continu de grâces et de mérites de ce chef-d'œuvre de la création. Il voyait en elle la nature humaine, uniquement humaine, dans un état de pureté et de perfection qu'aucune autre n'atteindra jamais. Il savait que c'était l'effet, d'avance payé, de sa propre vie et de son sacrifice ; rien ne Lui paraissait trop coûteux pour obtenir une telle perfection d'amour. 97:13 Il pouvait contempler, avant que le mystère de la Rédemption fût accompli, l'œuvre la plus parfaite de cette rédemption même. Il suffit aux anges pour le consoler lors de son agonie de chanter l'Immaculée Conception leur Reine. Et connaissant la double nature de Notre-Seigneur, nous pouvons dire qu'Il avait placé lui-même cette idée dans les esprits purs, pour terminer non Son agonie, mais le spectacle qu'il en donnait aux Apôtres et aux Anges. \*\*\* AINSI, Dieu parfait et homme parfait, Jésus, né de Dieu, Lumière de Lumière, acquit cependant au courant de son âge la science humaine expérimentale à mesure que les sens lui en fournissaient les éléments. Et bien qu'elle excitât l'admiration des voisins par sa précocité, elle paraissait uniquement humaine, Jésus suspendant la vue de Sa Gloire. Il fallait qu'il pût ainsi tromper sur sa vraie personnalité le Prince de ce monde. Sa vie modeste, humble et très pauvre (« le Fils de l'Homme n'a pas où reposer sa tête ») trompa si bien Satan que lors même que Jésus affirma sa divinité, pendant la fin de sa vie publique, Satan ne le crut point et poussa jusqu'au bout la destruction du Fils de l'homme. Tel était le plan de la Rédemption : « Ne fallait-il pas que le Christ souffrit cela et entrât (ainsi) dans sa Gloire ? » dit-il lui-même aux pèlerins d'Emmaüs. Il entrait aussi dans le plan divin qu'après la Rédemption même, l'homme armé des moyens de salut, lavé du péché originel, restât faible, sujet aux chutes et soumis à la mort, la Rédemption se continuant dans le Corps mystique du Christ. Notre-Seigneur pendant sa vie terrestre voulut rester soumis aux conséquences de faiblesses auxquelles il n'avait aucune part, pâtir des chutes des autres et passer par la mort, pour que, jusqu'à la fin des temps, les hommes, comparant leur vie à celle du Juste, pussent accepter avec résignation, puis avec bonheur, les peines de cette vie. 98:13 Chargé d'épreuves toute sa vie, Notre-Seigneur l'achève dans le déshonneur et les supplices. Il a choisi la destinée la plus pénible, celle de l'homme condamné injustement par les autorités morales de son pays. Ce fut le sort des martyrs et de beaucoup de saints (comme sainte Jeanne d'Arc), comme les martyrs de ce moment où j'écris et qui font honte à notre tiédeur. Pour comprendre l'amour de la Croix et le désir qu'ont les saints de souffrir, il faut se souvenir de la Personne sacrée du Christ dans l'âme de qui, durant la Passion, régnaient ensemble la vision béatifique et l'amour du salut des hommes par la Croix. Et depuis, pour tous les saints, la Croix est un objet d'amour, seul moyen de salut et lié à la vision béatifique. Sans doute le moindre des actes du Christ suffisait à sauver le monde, la première larme que le froid fit perler à ses petits yeux, la première goutte de sang de la Circoncision avaient une valeur infinie et pouvaient délivrer l'humanité entière de tout péché, de toute misère. Elle aurait pu l'installer dans le bonheur des élus sans coopération de notre part. Mais l'homme aurait perdu cette liberté dont il use si peu et si mal, et qui fait cependant le prix de son existence et sa ressemblance avec Dieu. Saint Bernard dit : « Sans la grâce, rien qui sauve ; sans la liberté, rien à sauver ». Les misères de cette vallée de larmes sont le lieu d'épreuve de notre liberté. Et pour finir, nous jetterons un regard émerveillé et rempli d'amour sur la bonté divine. Il n'est personne à qui le péché ait pu paraître une offense à Dieu plus horrible qu'à Notre-Seigneur. Et dans le même moment où sur la Croix Il portait les conséquences du péché, il priait pour les pécheurs, disant : « Mon Père, pardonnez-leur, ils ne savent pas ce qu'ils font. » Et nous disons avec l'Église au Samedi-Saint : « Heureuse faute qui nous a valu un tel Rédempteur ». 99:13 Dieu désire d'un amour infini notre amour et notre salut ; pour nous accorder l'un et l'autre, Il attend seulement que nous le demandions. Son cœur ouvert attend. Une fausse humilité, qui cache un attachement aux biens terrestres, retient les chrétiens dans les voies de la sainteté. Que les merveilles de l'Incarnation, réalisées dans la Personne du Christ, que cette œuvre suprême de l'amour divin, nous incitent nous-mêmes à l'amour. D. MINIMUS. 100:13 ## Enquête sur la Corporation. Dans nos prochains numéros : les réponses de MM. Braulio Alfageme, Pierre Andreu, l'amiral Auphan, M. Buisson, Charles Convent, J. M. Cortez Pinto, A. Dauphin-Meunier, Hyacinthe Dubreuil, F. F. Legueu, Jacques Navailles, Henri Pourrat, Louis Salleron, Michel Vivier, etc. ### Réponse de M. Michel Josseaume. Cher Monsieur. Malgré que mes réactions soient bien négligeables à côté de tant de signatures connues et si qualifiées, je ne peux pas m'empêcher, en relisant votre enquête sur la corporation, d'être frappé par le fait le plus inquiétant qu'elle met en plein jour : la raison profonde des aménagements tactiques chers à M. Joseph Folliet et à ses amis. Ils sont manifestement obnubilés par la nécessité -- au prix même de graves mutilations de la doctrine pontificale -- de ne jamais heurter de front et si peu que ce soit l'opinion la plus médiocre. Ces hommes doués pour être des bergers préconisent de se précipiter derrière le troupeau pour essayer à tout hasard de le rattraper dans ses parcours les plus irréfléchis. Si bien que ces hommes de foi ne donnent pas l'impression de mettre leurs espoirs dans la force de la foi, mais seulement dans les demi-vérités manœuvrières, ou qui s'espèrent telles. Une seule explication reste de cette évidence assez atterrante : tous leurs espoirs réels seraient-ils donc terrestres, ne croiraient-ils pas sans l'ombre d'hésitation à ce qu'ils professent pourtant : les fins dernières ne sont pas ici mais après la mort ; où les actes timorés et les demi-mensonges -- le moins que, l'on puisse dire ne peuvent espérer de récompense. Et que c'est là le principal. S'ils avaient cette foi en l'au-delà qui soulève des montagnes tant matériellement que spirituellement, ils ne chercheraient pas des biais indignes de leur intelligence pour exposer la doctrine sociale de l'Église. Croient-ils ou font-ils carrière, on en arrive à se le demander tristement. 101:13 Certes ils rétorquent que c'est l'intérêt même de l'Église militante de ne pas risquer un échec temporel, et que, dans cette vue, il faut bien envelopper la marchandise pour la faire passer sans avoir à ramer à contre courant et sans espoirs certains. Mais outre que cet obscurcissement général des vérités les plus élémentaires est dû à la ténacité des pires ennemis du christianisme, et que c'est de plus une curieuse philosophie pour des catholiques, sont-ils sûrs que leurs malices cousues de fil blanc gagnent réellement des âmes à Dieu et à l'Église ? Le peuple, qu'ils connaissent très mal en réalité, n'aime pas du tout ce genre-là, affreusement tartufe à ses yeux (je connais par exemple un jeune ouvrier de *L'Express* qui, chaque fois qu'il croise François Mauriac, a la nausée). Là ils se récrient que leur influence est déjà considérable, vraie pierre de touche du bien-fondé de leur manière de faire. S'ils parlent d'une nébuleuse de vagues humanistes chrétiens qui n'ambitionnent vraisemblablement jamais le martyre, mais plutôt l'accès des buffets mondains les plus cotés, oui. Mais s'ils parlent de vrais chrétiens, croyant totalement, -- et au ciel, pour commencer, -- alors qu'ils nous démontrent combien eux et leurs pareils en ont ramenés à l'intégrité de la foi, ce qui est tout autre chose que des jongleries intellectuelles. Et s'il n'y en a pas, ou à peu près, cela prouve que soixante ans d'opportunisme tactique n'ont rien donné, et qu'il faut changer son fusil d'épaule. Pour les Juifs les fins dernières sont sur terre ; que les intellectuels catholiques -- et protestants -- s'arrêtent et remontent à temps la pente insidieuse par où -- sous quelle influence délétère ? -- ils les rejoignent inconsciemment mais grand train. Michel JOSSEAUME. ~===============~ ### Réponse de M. Émile Petit. Monsieur le Directeur. Je vous félicite de lancer une enquête sur la Corporation. Il y a quelques années, présentant un manuscrit sur les questions économiques, sociales et politiques au Directeur de « Professions », journal du chef d'entreprise, il me fut répondu de remplacer ce mot, par « organisation de la profession ». 102:13 Je ne pouvais accéder à ce désir, sans renier mes idées. Et je répondis que les mots ont une signification, mais que les faits sont là et qu'il faut y remédier par tous les moyens à notre disposition. Mettons-nous donc bien d'accord sur la définition de la Corporation. Ne nous contentons pas de celle du Larousse qui est : « Association de personnes d'une même profession. » Voilà à mon humble avis la définition qu'il faudrait adopter : « Association de personnes d'une même profession, pour bien servir la clientèle ou le consommateur. » Bien servir le consommateur, est la condition essentielle pour assurer la prospérité d'une profession. Et quand il y a de quoi partager des résultats satisfaisants, la coordination entre les bailleurs de fonds, le personnel de direction et d'exécution est plus facilement assurée. Par contre, quand les ressources de la profession sont maigres, chacun veut conserver son minimum vital et ne veut faire aucune concession. Un exemple vécu que j'ai sous les yeux : Dans les conflits successifs entre la direction et le personnel des Tramways Nantais. Par suite des arrêts-surprises, les usagers sont de plus en plus réticents pour emprunter ce moyen de transport. La Direction voulant comprimer ses frais d'exploitation décida de supprimer les receveurs sur certaines lignes et à certaines heures, mais le personnel de conduite refusa de percevoir le prix des places. Et pour éviter le déficit, on réduira le trafic. En réduisant le trafic, on réduira le nombre des usagers et ainsi de suite jusqu'à la suppression pure et simple de ce service public, qui n'est plus assuré avec la régularité et la fréquence désirable. \*\*\* Ma conclusion pour l'avenir de la Corporation est que le syndicalisme nous mènera à cette solution par la force des choses. Déjà, certaines branches de l'activité économique ont des contacts directs et confiants entre syndicats patronaux et ouvriers. Cela est dû aux difficultés économiques qu'ils ont rencontrées et qui les ont incités à s'unir. Un gros obstacle réside dans les « appointés » des centrales syndicales qui veulent conserver, leurs sinécures. Voici ma modeste contribution à votre enquête et j'espère qu'elle aura votre audience. Dans cet espoir, veuillez croire, Monsieur le Directeur, etc. Émile PETIT. ~===============~ 103:13 ### Réponse de M. Jean Rémois. Cher Monsieur. Je tiens à vous féliciter, vous et Marcel Clément, pour la nouvelle enquête que vous instituez sur l'attitude des catholiques français face à la doctrine corporative (ou corporatiste) de l'Église. Vous parlez de « dix années de silence » sur la solution prônée par l'Église. C'est *vingt années* qu'il faudrait dire. Et c'est pour moi un double scandale. Premier scandale : non seulement le *silence*, mais une *hostilité* plus ou moins larvée vis-à-vis de la solution corporative, de la part de tout un clan de catholiques qui se disent les représentants du catholicisme social. Deuxième scandale : l'impunité dont ils jouissent. Je vais être accusé de faire scandale à mon tour, de méconnaître la juste liberté des options temporelles, de fomenter la division entre catholiques, bref, de faire de l'intégrisme ! Qu'on veuille bien examiner 165 faits dont j'ai eu l'expérience personnelle, après quoi, l'on jugera. Bien avant les événements de juin 36, j'avais donné une série d'articles sur la corporation à un périodique régional C.F.T.C. Ces articles furent reproduits par un autre organe syndicaliste C.F.T.C. de la région parisienne. Le bureau confédéral de Paris s'en étant aperçu prit peur et donna l'ordre de cesser cette publication d'articles. Or ceux-ci s'inspiraient de l'ouvrage du R.P. Jarlot, s.j., ayant pour titre : *Les catholiques sociaux et le régime corporatif* (chez Flammarion). Je pensais, dans ma candeur, que cet auteur était orthodoxe quand il affirmait que la doctrine corporative, enseignée par La Tour du Pin, Maignen, de Mun et l'École de Fribourg, avait été confirmée par la *Rerum novarum* de Léon XIII, canonisée par la *Quadragesimo anno* de Pie XI, droitement commentée par la Semaine sociale d'Angers, notamment par son président Eugène Duthoit. La contre-offensive ne s'en tint pas à l'interdiction de mes articles dans les organes C.F.T.C. Les dirigeants de la Confédération publièrent des articles et des brochures pour montrer que les corporations d'ancien régime (que les Papes citaient en exemple) étaient devenues en 1789 un édifice vermoulu, que le corporatisme avait un relent de fascisme (alors qu'à Angers on avait distingué nettement entre corporatisme d'État et corporatisme d'association). Cependant, à la même époque, la Fédération Castelnau, cette admirable section civique de l'Action catholique, inscrivait dans son programme constructif la restauration de l'ordre corporatif. Castelnau ayant pour collaborateurs dans ce domaine Le Cour Grandmaison. Georges Viance, Paul Chanson, Louis Salleron, etc. 104:13 Mais ce grand rassemblement catholique, que son chef marquait profondément de son empreinte, avait peu d'influence sur les secteurs de l'Action catholique spécialisée. L'unité de vues et d'action manqua chez les catholiques d'entre les deux guerres pour faire aboutir la « restauration de l'ordre social » réclamée par Pie XI. Et depuis la Libération, qu'en est-il ? Jean Madiran a déjà cité Bartoli et Folliet comme hostiles à l'ordre corporatif. Ajoutons l'exemple d'un secrétaire départemental d'une ville de l'Ouest, s'écriant naguère : « Nous rejetons toute espèce de corporatisme. » Personne n'a répliqué : « Même le *corporatisme sain* indiqué par Pie XI ? ». Qu'on me permette encore des faits personnels. Ayant donné une conférence sur le corporatisme, solution sociale de l'Église, je fus pris à partie, peu après, par le curé du lieu, qui me dit, entre autres aménités : « Je suis en relation avec le Père X, de L'Action populaire : il ne m'a jamais parlé de cela, *votre soi-disant doctrine de l'Église*. » Ne l'avait-il donc pas apprise au Séminaire ? Enfin, ayant entendu une conférence sociale donnée par un jésuite de Lyon, au cours d'une mission en pays industriel, je lui dis, non publiquement, mais en a-parte : « Vous avez fait le procès du capitalisme, mais vous n'avez pas donné la solution de L'Église. -- Laquelle ? -- La corporation. -- Mais c'est dépassé ! -- Pourtant Pie XII la rappelait encore dans sa Lettre aux semainiers de Strasbourg. -- Oui, mais cela a fait très mauvais effet ». Je me garderai de chercher les raisons de cette opposition à la doctrine corporative de l'Église. J'exposerai seulement un soupçon. Ne serait-ce pas en vertu d'une certaine idéologie politique ? A tort ou à raison, le corporatisme passe pour une doctrine de droite. Il a été appliqué peu ou prou par des gouvernements d'allure dictatoriale : Dollfus, Salazar, Franco, Pétain, et a été confondu avec le fascisme de Mussolini. Le corporatisme *à la française* a eu pour théoricien René de La Tour du Pin et a été adopté par Maurras et toute l'Action française. Voilà, aux yeux des démocrates, la tare du corporatisme. Et cependant, comme le notait le R.P. Jarlot, le démocrate Hauriou ne voyait pas d'incompatibilité entre la démocratie et le régime corporatif, encore que celui-ci réclame un État fort, un fédérateur et un arbitre au-dessus des corps intermédiaires rendus autonomes. On pourrait ajouter au témoignage de Hauriou celui du juriste dominicain, le P. Renard, auteur de la théorie de *l'institution*. 105:13 Mais le régime corporatif, même en république parlementaire, mettrait un frein à l'étatisme envahissant, à l'incompétence encyclopédique des députés, à l'omnipotence des partis politiques. Il jugulerait à la fois le capitalisme libéral et le socialisme étatique, il supprimerait le prolétariat et la lutte des classes. Voilà qui explique bien des oppositions. Mais on ne devrait pas en trouver une seule chez les catholiques, mêmes démocrates. Jean RÉMOIS. 106:13 ## Conversation avec M. Georges Sauge *au sujet du Centre d'études supérieures\ de psychologie sociale.* Le Centre d'études supérieures de psychologie sociale (15, rue d'Argenteuil à Paris), fondé il y a moins d'un an, a déjà pris une importance qui est manifestement appelée à croître : principalement sur le terrain de la lutte contre le communisme. ([^49]) Nous avons interrogé à son sujet M. Georges Sauge, qui en est le fondateur et le directeur. *Première question : pourquoi avez-vous créé ce Centre ?* -- C'est évidemment la première question qui se pose, mais elle est essentielle. Je me permettrai même, si vous le voulez bien de la modifier quelque peu. Je pense en effet qu'il faudrait la formuler ainsi : Pourquoi, alors qu'il existe déjà tant d'organismes divers -- et compétents -- de formation, avoir créé un nouveau centre qui vienne s'ajouter aux autres ? C'est vrai, il existe de nombreux organismes compétents de formation, mais nous pensons que justement, ce qu'il faut déterminer, c'est de quelle formation il s'agit, car on donne partout une formation technique des plus poussées. On enseigne des méthodes de direction, d'organisation, de classement. On apprend aux auditeurs que telle couleur ou telle musique favorise la productivité en diminuant la fatigue, que le personnel sera mieux disposé si on lui ménage une pause déterminée à tel moment, si on augmente ou on abaisse la hauteur des sièges, que sais-je ? 107:13 On cherche un perfectionnement et un mieux être de la machiné humaine, mais je crains fort que, de plus en plus, on ne considère l'homme que comme une machine. *Vous ne voulez donc pas donner une formation technique ?* Non. Nous voudrions d'abord apprendre à nos auditeurs à considérer dans ceux qui les entourent, dans ceux sur lesquels ils ont une influence, des hommes, c'est-à-dire des êtres qui, dominant le reste de la création, ont une destinée particulière et unique. Nous voulons apprendre à voir, dans chacun de nos semblables une personne précieuse entre toutes, qui ne peut être remplacée, dans son existence profonde par aucune autre personne. Il faut donc la considérer avec un infini respect et tout faire pour l'aider à accomplir sa destinée éternelle. *Vous donnez un enseignement métaphysique ?* Du tout. Nous ne sommes pas des philosophes ni des théologiens. Nous sommes catholiques et nous nous posons comme tels, mettant donc, à la base de notre enseignement, les principes de la doctrine catholique. Ils apparaîtront très clairement lorsque nous parlerons des applications sociales de la doctrine de l'Église, mais ils ne seront que rappelés, par référence, pour nous situer, lorsque nous étudierons par exemple, l'histoire du Mouvement ouvrier, l'élite et la masse ou le communisme. Nous rappelons cependant, toujours, les principes, en conclusion, mais en supposant une adhésion préalable ; ou bien, s'il n'y a pas cette adhésion préalable, et que se manifeste un intérêt, nous aiguillerons nos auditeurs vers les théologiens, philosophes ou autres personnes compétentes pour faire une étude approfondie des principes. 108:13 Et ceci n'est pas seulement le résultat des cours, mais de toute l'ambiance dans laquelle sont plongés les auditeurs. *Cela ne donne-t-il pas à votre Centre l'apparence d'une œuvre confessionnelle ?* Là il faut bien distinguer. Nous nous présentons hardiment comme appartenant à la confession catholique, avec tout ce que cela comporte, c'est-à-dire insertion dans l'Église et soumission entière à nos Évêques. Mais ni plus ni moins que la personne qui ouvre un cours primaire privé. Notre Centre n'est pas confessionnel en ce sens qu'il est le résultat d'une initiative de laïcs, sans mandat de la hiérarchie. Mais il y a une grande liberté au sein de l'Église. Les Chrétiens n'ont pas besoin de solliciter toujours un mandat pour agir. Ce qui ne veut d'ailleurs pas dire que leurs Évêques les désapprouvent. Nous avons, pour notre part, reçu de précieux encouragements, venant de très hautes personnalités ecclésiastiques. Mais, encore une fois, nous n'engageons que notre propre responsabilité en ayant soin d'ailleurs de nous entourer de tous les conseils nécessaires pour ne pas dévier. *A qui vous adressez-nous ?* Nous nous adressons aux Cadres. Mais là encore il faut préciser. Nous n'entendons pas seulement par Cadres les personnes entrant dans cette définition en raison de leur fonction professionnelle. Notre ambition est de toucher tous ceux qui ont, d'une manière ou d'une autre, à des degrés divers, une influence réelle sur un groupe humain même quelquefois très peu fourni. Nous nous adressons donc aussi bien à ceux qu'on appelle traditionnellement Cadres dans le commerce et l'industrie qu'à tous ceux qui socialement, au sein d'associations ou de groupements de toute sorte, sur le plan national, régional ou local, peuvent avoir une influence réelle. Et nous ne voulons pas seulement nous adresser aux personnes qui, effectivement, à l'heure actuelle, ont des responsabilités et une influence, 109:13 mais nous voudrions encore, et surtout, susciter des vocations et montrer à beaucoup d'hommes et de femmes qui, jusqu'alors avaient un sentiment d'impuissance, qu'ils peuvent réellement avoir une influence et que cette influence peut changer tout un milieu et tout un monde. *Dans votre programme, vous insistez particulièrement sur l'étude du communisme. Ne craignez-vous pas que cela apparaisse à certains comme un enseignement* « *purement négatif* » *et une prise de position* « *politique* »* ?* Permettez-moi de vous répondre en commençant par la fin. Si nous voulions faire de la politique, au sens étroit de l'expression, nous en aurions parfaitement le droit et nous rejetterions délibérément toute critique à ce sujet. Mais, en réalité, nous nous refusons à faire de la politique partisane. Nous ne parlons pas du communisme comme d'un parti dont les conceptions économiques ou d'organisation politique de la cité seraient opposées aux nôtres. Mais nous voyons dans le communisme ce qu'il est en réalité : une nouvelle conception du monde qui veut transformer tout l'homme et qui a même une foi -- le mot peut paraître curieux, mais c'est de cela qu'il s'agit -- qui croit donc, dis-je, avec foi, que la société sans classe amènera une véritable transformation de la nature soudain libérée de ses contradictions internes. Voyez-vous, lorsqu'on assiste à des meetings communistes au Vel' d'Hiv' ou ailleurs, on s'aperçoit que l'assistance ne vibre pas tellement quand on lui parle des revendications et du beefsteak. Mais elle se lève et trépigne quand on lui annonce des lendemains qui chantent, la société sans classe et l'avènement, dans un avenir indéterminé, mais qu'on présente comme certain, de l'homme communiste, enfin libéré de l'exploitation, et possédant enfin le bonheur. Il faut être sérieux. Nous avons étudié le communisme, dans ses textes, certes et longuement, mais aussi « sur le tas ». Et nous savons que son succès vient de ce qu'il touche aux fibres éternellement religieuses qui sont plus ou moins ensevelies au sein de tout homme. C'est par cela qu'il réussit. 110:13 C'est à cause de cela qu'il est actuellement la force contre laquelle tous les efforts devraient être concentrés, car il est le seul -- et le premier -- promoteur de la vraie révolution totale et universelle qui ramène l'homme à la seule matière. Et, dût-elle apporter un bien-être matériel complet à l'humanité, cette révolution restera toujours fondamentalement et nécessairement ennemie de notre conception de l'homme, personne unique et irremplaçable, matière et esprit. Quand j'ai présenté cette perspective à mes auditeurs, aucun d'eux ne m'a dit, jusqu'ici, que j'apportais un aspect négatif. Je serais d'ailleurs enchanté que les personnes qui nous accusent d'anti-communisme négatif et systématique acceptent un jour un débat, dans une salle publique et apportent leurs arguments, et nous, nous apporterions les textes dont nous nous servons habituellement. Cela n'est qu'une parenthèse, mais ce sera ma conclusion. J'espère avoir pu vous donner une idée rapide mais suffisamment juste de ce que veut être notre Centre. Je serai toujours prêt à accueillir ceux de vos lecteurs qui désireraient une documentation plus complète ou assister à l'une de nos sessions. La diffusion d' « Itinéraires » dépend de ses lecteurs. Une revue vivante est une revue qui circule. Faites lire « Itinéraires » autour de vous, dans votre famille, dans votre profession, dans vos organisations et mouvements. Donnez-nous des moyens d'action, en recrutant à la revue des abonnés, en souscrivant et faisant souscrire des abonnements de soutien à 5000 francs. 111:13 ## DOCUMENTS. 112:13 ### La campagne contre l'armée française. Une campagne de calomnies, atroce et criminelle, est actuellement menée dans le dos de l'armée française au combat. Des catholiques s'y joignent. Ou plus exactement, ils en sont souvent les initiateurs, les promoteurs, les organisateurs. Le pourrissement intellectuel ourdi depuis des années conduit à la décomposition des consciences, et celle-ci au crime contre la Patrie. \*\*\* Cette campagne se dit morale et religieuse, humanitaire et courageuse : c'est une imposture. La religion ne consiste pas à flétrir unilatéralement des représailles parfois excessives en taisant les constantes atrocités qui les ont provoquées. Un tel mensonge est en lui-même immoral. Il l'est plus encore quand il est fabriqué et propagé, contre leur patrie, par des catholiques français. L'esprit humanitaire et le *courage* ne consistent pas à « condamner moralement » l'emploi de la torture dans un pays, le nôtre, *où tout le monde le condamne.* \*\*\* Dans l'armée française, l'emploi de la torture est interdit et, s'il se produit néanmoins, il est sanctionné. Les atrocités du F.L.N. sont commandées, organisées et honorées comme autant de faits d'armes. Cette différence essentielle échappe aux catholiques emportés par une sorte de haine contre la France et son armée. #### Le véritable problème moral. Et cette différence essentielle n'est elle-même que la conséquence d'une différence plus profonde. Pour le chrétien, toute atrocité est un crime. Pour le musulman au contraire, une atrocité peut devenir un acte pieux, si elle est commise sur un chrétien. 113:13 Le *courage* et l'esprit humanitaire des soi-disant moralistes consisterait d'abord à oser regarder cette vérité en face. Le soldat français, de conviction ou au moins de tradition, de civilisation chrétienne, qui exerce des représailles contre les assassins et les tortionnaires du F.L.N., *sait* en conscience que toutes les représailles ne sont pas permises ; il sait en outre que, en fait, les consignes militaires qu'il a reçues ne lui permettent pas n'importe quelles représailles. Les hommes du F.L.N. relèvent d'une tradition musulmane qui enseigne que tout est permis contre les chrétiens ; ils subissent en outre l'influence, tantôt directe et tantôt indirecte, d'un appareil soviétique qui pousse aux pires atrocités pour rendre les haines inexpiables. Là se trouve le centre du terrible « problème moral » qui est *réellement* posé en Algérie. Les soi-disant moralistes « courageux » qui fuient devant la réalité de ce problème sont en vérité des lâches. #### On ment aux Français. On ment sur l'Islam quand on le présente comme une « morale », comme une « civilisation » qui ne seraient pas *inférieures* aux nôtres. Certes, il peut exister, il existe malheureusement des chrétiens indignes et criminels. Il peut exister, il existe heureusement des musulmans qui ont une très haute idée de Dieu et, dans leur vie, un très profond respect de la loi naturelle inscrite par Dieu dans l'âme humaine. Nous savons depuis deux mille ans que des chrétiens vont, hélas, en enfer. Nous savons que les hommes d'autres religions peuvent être sauves. C'est le mystère infini du jugement de Dieu, et de sa miséricorde. Mais aucune équivalence ne peut être établie entre la civilisation musulmane et la civilisation chrétienne. Leur coexistence sur un pied d'égalité, à supposer qu'elle soit parfois possible, n'est nullement un devoir moral ou religieux, mais tout au plus un expédient provisoire. 114:13 Cela ne signifie point que l'on devrait en quelque sorte évangéliser les musulmans « par la force ». Mais cela signifie très clairement que les nations chrétiennes ont le droit et le devoir de faire respecter, même par la force, les impératifs du droit naturel dans les territoires dont elles ont la charge. \*\*\* On nous ment sur l'Islam en nous le présentant en quelque sorte comme plus « chrétien » que notre civilisation. *Le Monde* écrivait le 26 août 1956 : « L'Islam vénère la Vierge Marie et l'Immaculée Conception est dans sa foi. » *Témoignage chrétien* écrivait le 14 septembre 1956 : « Les Musulmans croient au dogme de l'Immaculée Conception. » Voilà ce qu'on raconte aux catholiques français. Les lecteurs de *Témoignage chrétien* et du Monde croient cela dur comme fer. Par ce record d'imposture, on veut les détourner plus sûrement de la vérité. On leur cache que l'Islam ne reconnaît aucune distinction entre le Temporel et le Spirituel, et que tel est le point crucial des civilisations, et l'irrémédiable infériorité de l'Islam. La première conquête sur la barbarie, c'est en effet la distinction du Spirituel et du Temporel, qui protège la liberté spirituelle de l'homme. Mais comment le comprendraient ceux à qui l'on enseigne en substance, depuis des années, que la distinction entre le Spirituel et le Temporel est en quelque sorte un truc pour se soustraire le plus possible aux sermons « des curés » et s'affranchir de la doctrine sociale des Papes ? Ils ne peuvent plus voir que la distinction entre le Spirituel et le Temporel est la principale (et même la seule véritable et fondamentale) défense de l'homme contre le totalitarisme politique. Et ils s'étonnent que Nasser en Égypte, Bourguiba en Tunisie, l'Istiqlal au Maroc, puissent si facilement imposer leur totalitarisme... Ils l'imposent à des peuples qui n'ont pas contre le totalitarisme la défense essentielle, et irremplaçable, de la distinction chrétienne du Temporel et du Spirituel. Et ces peuples n'échappent, dans une certaine mesure, au totalitarisme politique, que par le retour à l'anarchie. C'est l'une des clefs de leur histoire. C'est ce que la France est venue changer en Afrique du Nord. 115:13 #### Contre une « morale » truquée : les réalités de la guerre de partisans. Les imposteurs qui veulent mettre la France en accusation se dérobent devant ces problèmes de civilisation. Ils se dérobent semblablement devant *les problèmes moraux de la guerre de partisans*. Il n'y a aucune comparaison possible entre le crime de celui qui jette des grenades dans un cinéma ou un café, qui torture et massacre des femmes et des enfants, et l'emportement de celui qui, devant un tel spectacle, frappe et tue à son tour. L'emportement du second est compréhensible : il doit être surmonté, retenu, voire réprimé. Il n'y a aucune équivalence entre les excès de cet emportement et la sauvagerie, systématique et préméditée, du premier. \*\*\* Il n'y a même aucune comparaison possible entre le crime du terroriste et l'attitude de celui qui, froidement, arrête, ordonne ou organise des mesures de répression d'une cruauté excessive ou condamnable. Le premier est un criminel. Le second recherche l'arrêt des crimes et le châtiment des coupables. Qu'il recherche ces buts par des moyens excessifs ou immoraux, cela doit certainement être interdit, et il importe d'éclairer les consciences. Mais qui les éclairera ? Et comment ? Si nos moralistes n'ont jamais le courage de nous dire *quelles sont les représailles* PERMISES dans une guerre de partisans ? Car leur silence est total. Ils flétrissent les représailles excessives. Ils crient que le sang coule. Qu'il y a de grandes souffrances. Certes ! Mais *ils se taisent* là où précisément ils devraient parler. 116:13 Ces questions morales posent des problèmes dont la solution, en fait, n'est pas toujours ni très claire ni très certaine. Les moralistes pourraient s'y employer. Mais ceux qui aujourd'hui font cette campagne sont des lâches en ce qui concerne précisément l'objet proclamé de leurs préoccupations. Sous prétexte de condamner une répression excessive, c'est la répression elle-même qu'ils veulent décourager. C'est le droit de répression qu'ils mettent en cause. Ils ne lui reconnaissent aucun moyen pratique. Ils condamnent les moyens immoraux : bon. Mais quels sont les moyens moraux ? C'est à eux de le dire, et c'est ce qu'ils devraient dire d'abord. Mais il faudrait du courage à ces moralistes pour dire cela. Un tel propos ruinerait toute la démagogie de leur campagne de calomnies. Il est bien certain que toutes les représailles ne sont pas moralement permises. Mais il est également certain que, dans une guerre de partisans telle que celle qui nous est imposée par l'ennemi en Algérie, TOUTES LES REPRÉSAILLES NE SONT PAS MORALEMENT INTERDITES. Dans le silence coupable des prétendus moralistes, les Français n'ont qu'un recours : s'en tenir aux prescriptions du Code militaire en vigueur. Il est possible que ce Code militaire ne soit pas absolument parfait. Il est possible que la morale chrétienne puisse inspirer ou suggérer certaines modifications à y apporter. Mais tant que ces modifications n'auront pas été faites, *n'auront pas été proposées*, ce n'est pas dans les clameurs de *L'Express* ou de *Témoignage chrétien* que l'armée française pourra trouver une règle morale supérieure à celle qui est la sienne. Et tant que les soi-disant moralistes prétendront condamner les représailles excessives *sans jamais dire quelles sont les représailles moralement permises dans une guerre de partisans*, leurs prétendues protestations morales resteront une criminelle comédie. 117:13 #### M. Hourdin accuse L'Armée de « nazisme ». Le cas le plus navrant est celui de M. Georges Hourdin, directeur de la *Vie catholique illustrée*, directeur des *Informations catholiques*, l'un des animateurs du « Centre national de presse catholique ». Nous nous efforçons ici d'être sans préjugés à l'égard des personnes. Nous avons plusieurs fois cité -- avec éloges M. Hourdin dans cette revue, abstraction faite de la très discutable action politique qu'il mène plus ou moins souvent dans la presse catholique. Nous avons cité, et même intégralement reproduit dans notre numéro 10 (pages 103-104), son commentaire du Message de Noël : il nous avait paru bon, nous l'avons dit ; il nous avait même paru très particulièrement méritoire, nous pourrions montrer et démontrer pourquoi, par discrétion nous ne l'avons pas dit. Nous avons cité dans notre éditorial du numéro 12 ce qu'il écrivait sur le Carême. Nous restons attentifs à tout ce qui peut se manifester de positif, de constructif, dans l'œuvre de M. Hourdin, et nous serons toujours heureux d'en faire bénéficier nos lecteurs. C'est avec tristesse, et même avec horreur, que nous avons vu M. Hourdin accuser l'armée française de NAZISME. Il se sert d'une publication qu'il dirige -- d'une publication en principe catholique, en principe religieuse -- non plus seulement pour insinuer ses préférences politiques, mais pour insulter l'armée française. Dans ses Information catholiques du 15 mars, M. Hourdin accuse l'armée française de contaminer et de nazifier la jeunesse de France. Notre souci d'objectivité ne peut nous conduire à fermer les yeux sur une aussi grave atteinte à l'honneur national. Il nous conduit au contraire à la relever. Voici ce que M. Hourdin a écrit : « L'opinion reste ignorante. Elle est comme indifférente dans son immense majorité. Pour qu'elle ne soit pas acculée à faire trop tard certaines découvertes, lorsque rentreront d'Algérie des milliers de jeunes contaminés et, oserons-nous dire, « nazifiés », un travail d'information et de réflexion s'impose. Il est commencé ». Outrage à l'armée française et à la jeunesse de France, outrage d'autant plus grave que, dans la même page des *Informations catholiques*, on nous apprend : « *Un quart de notre public réside hors de France. C'est une proportion rarement atteinte par les revues.* » 118:13 Ainsi est largement répandue à l'étranger la nouvelle que la jeunesse française est « nazifiée » sous les drapeaux. \*\*\* Plusieurs journaux ont pris à partie M. Hourdin là-dessus. Alors, M. Hourdin n'a pas maintenu l'outrage menteur. Il ne l'a pas retiré non plus. Il a trouvé plus commode d'en nier l'existence. Il a écrit quinze jours plus tard : « Nous terminions notre tour d'horizon par une inquiétude et par une question. Nous exprimions notre appréhension que quelques milliers de jeunes gens ne soient contaminés par l'emploi de la violence dans la répression. Nous marquions notre crainte, sous la forme interrogative, et pour faire choc, de les voir en quelque sorte « nazifiés ». Tel est donc le commentaire que M. Hourdin fait de M. Hourdin dans les *Informations catholiques* du 1^er^ avril. C'est un détestable poisson d'avril. Il est difficile d'y voir un mensonge joyeux. Qu'on relise le texte de l'outrage. Il n'est nullement *sous forme interrogative*. Il affirme comme un fait la « nazification ». L'inquiétude, l'appréhension, l'incertitude manifestées portent sur le point de savoir si l'opinion métropolitaine restera ignorante ou indifférente. La question que se posait (peut-être) M. Hourdin portait sur la date de la découverte, par l'opinion française, de cette réalité objective, affirmée : la « nazification ». Tout le monde peut commettre des erreurs ou des fautes, et même graves, comme celle de M. Hourdin : c'est humain. Mais M. Hourdin, lui, ne rectifie ni ne retire. Il préfère nier contre l'évidence. \*\*\* Au demeurant, cette « forme interrogative » et cette « appréhension », inventées après coup, n'auraient apporté qu'une faible atténuation. 119:13 Cela se prouve par un exemple. Si nous exprimions ici, sous forme interrogative, l'appréhension d'avoir à découvrir que M. Hourdin se soit en l'occurrence conduit comme un misérable doublé d'un imbécile, il s'estimerait néanmoins insulté. Alors... L'alinéa qu'on vient de lire est un exemple purement imaginaire. \*\*\* Pour manifestement fausse qu'elle soit, la négation de M. Hourdin n'en est pas moins une manière (la moins reluisante il est vrai) de ne pas maintenir son atroce calomnie contre l'armée française. Nous ne voulons finalement retenir que cela. M. Hourdin n'a pas maintenu. M. Hourdin n'a pas persisté. M. Hourdin reconnaît avoir reçu des protestations de ses lecteurs. Les Français, même « informés » par les *Informations catholiques*, ne veulent pas laisser diffamer l'armée de la France. Et M. Hourdin a rectifié, -- de la manière dont il est capable. Tournons la page, tristement, sur M. Hourdin. ### La restauration du patriotisme. Dans *La Croix* du 29 mai 1956 avait paru un article du P. Ducatillon, o.p. sur la crise du patriotisme au sein du catholicisme français. Nous l'avions intégralement reproduit dans notre numéro 5 (pages 122-131). Nous invitons nos lecteurs à s'y reporter aujourd'hui et à le méditer à la lumière des récents événements. Son grave avertissement se vérifie chaque jour davantage. Cette crise est bien L'UNE DES PLUS AIGUES ET DES PLUS GRAVES DU MOMENT PRÉSENT, comme disait le P. Ducatillon ; elle menace, comme il le remarquait, L'AVENIR DU CATHOLICISME FRANÇAIS ET CELUI DE NOTRE PAYS LUI-MÊME. Le P. Ducatillon concluait : « La patriotisme qui nous est demandé se rapporte aussi à notre patrie dans ses prolongements au-delà d'elle-même, qui sont, ne rougissons pas de le dire, sa gloire et son patrimoine. Pour les défendre, elle a le droit de réclamer la coopération unanime et, s'il le faut, le sang de ses fils. 120:13 « C'est sur un point de cette sorte -- nous ne le savons que trop bien -- que la crise actuelle du patriotisme se manifeste comme dans un de ses abcès de fixation, C'est sur ce point aussi qu'aujourd'hui le sort de la patrie se joue. » \*\*\* On relira aussi, en ce moment où une restauration du patriotisme est dramatiquement nécessaire, l'Amour de la Patrie, de Marcel Clément (discours prononcé le 12 mai 1956 à la Salle des Sociétés Savantes, à l'occasion des Journées d'études civiques tenues sous les auspices du général Weygand ; texte recueilli dans le volume : *Patrie française et principes chrétiens*, Nouvelles Éditions Latines, 1956). ### La technique du mensonge. *Les calomnies* « *morales* » *lancées contre l'armée française sont souvent rédigées de manière telle que le lecteur peu informé, ou qui n'y regarde pas de trop près, s'y laisse prendre presque infailliblement.* *Des exemples précis de cette technique du mensonge sont analysés et dénoncés dans la lettre d'informations politiques et économiques* (*23, rue Paul-Vaillant-Couturier, Maisons-Alfort, Seine*)*, numéro du 18 mars 1957 :* Dans son numéro du 13 mars 1957, sous le titre « Sommes-nous les vaincus de Hitler ? », *Le Monde* a rendu compte du livre écrit par M. Pierre-Henri Simon et intitulé : *Contre la torture.* A première vue, n'importe quel lecteur honnête aurait pu, -- et dû, -- signer ce texte prodigue en précautions formelles comme en assurances bénisseuses. Pour en saisir l'hypocrisie foncière et l'intention perfide, il faut, à la fois : -- avoir vécu, totalement et honnêtement, le drame de la Résistance ; -- avoir le souci, ET LE TEMPS, de comparer les textes. \*\*\* 121:13 L'auteur de ces lignes *L'auteur est le directeur lui-même de la* LETTRE*, M. André Noël.* a pour principe de ne jamais paraître en personne. Il n'en est que plus à l'aise pour écrire ceci : chargé de certaines responsabilités dans la Résistance, il a, -- à trois reprises au moins, -- risqué sa vie pour empêcher non seulement ses répugnants alliés communistes, mais d'autres compagnons de lutte, plus honorables, de torturer, par sadisme pur, de prétendus « collaborateurs ». Il se rappelle avec dégoût ces « chrétiens progressistes » qui admettaient TOUT, la torture au fond des cachots, le sadisme contagieux, le supplice en public, POURVU QUE LEURS AUTEURS FUSSENT COMMUNISTES. Dans Lyon à peine libéré, le Cardinal Gerlier disait à un officier général de la 1^re^ Armée qui me le répétait quelques minutes plus tard : « *A qui dois-je m'adresser pour dénoncer les horreurs sans nom qui se commettent aujourd'hui dans les prisons sous prétexte d'épuration ?* ». Que faisaient à cette époque nos « chrétiens progressistes », à l'âme si tendre quand il s'agit des tueurs fellagha ? Dans *Le Monde,* M. Beuve-Méry écrit (sous le signe « S » : Sirius) : « Dès maintenant, les Français doivent savoir qu'ils n'ont plus tout à fait le droit de condamner, dans les mêmes termes qu'il y a dix ans, les destructeurs d'Oradour et les tortionnaires de la Gestapo. » DANS LES MÊMES TERMES QU'IL Y A DIX ANS. Dans une matière aussi atroce, de qui vous moquez-vous, M. Beuve-Méry ? Voulez-vous que nous décrivions les procédés utilisés, en 1944, par les F.T.P. à qui vont toutes vos indulgences ? (Suspects arrosés d'essence auxquels on mettait le feu ; malheureux attachés à un arbre par une chaîne qu'on serrait avec une branche en guise de tourniquet, jusqu'à ce que la poitrine éclatât.) Voulez-vous que nous ouvrions ce dossier du Camp de Tronçais que j'ai dû partiellement lire un jour, chez un juge d'instruction militaire, sans en croire mes yeux, sans vouloir admettre que les imaginations de Dante, dans son Enfer, étaient dépassées ? 122:13 Tout cela, M. Beuve-Méry, vous ne pouvez l'ignorer, comme vous ne pouvez ignorer ce bébé de dix-huit mois étranglé par des maquisards qui furent acquittés sous prétexte que ce meurtre « avait été utile à la Résistance » (votre journal a rendu compte du procès). \*\*\* D'infiniment indulgente qu'elle est pour les faits de cette période, votre conscience est devenue d'une exigence totale dès lors qu'il s'agit de crimes reprochés à l'Armée française. On aimerait que cette exigence s'exerçât également quant à l'authenticité des documents reproduits. Allons au fond du problème. Les « faits » contenus dans le livre de M. Pierre-Henri Simon sont vraisemblablement faux dans leur grande majorité. Mais nous savons que des Français ont pris l'habitude sadique de la torture, -- puisqu'en 1944 nous avons risqué notre vie pour nous y opposer. Et nous savons qu'aujourd'hui cette peste n'est pas guérie. Nous savons en outre comment, en temps de guerre, se conduisent les soldats de toutes nationalités. Toutes les pacifications ont des « bavures », -- même au Kenya, bien que l'Angleterre soit le pays où l'on ait -- relativement -- le plus grand respect pour les libertés individuelles. ... Toutefois il existe entre la France, ses résistants et son armée d'une part, -- « les destructeurs d'Oradour et les tortionnaires de la Gestapo » de l'autre, une différence essentielle : chez les nazis, COMME LES COMMUNISTES, COMME CHEZ LES REBELLES ALGÉRIENS, la terreur et la torture ne sont pas des accidents ; ce sont les méthodes CODIFIÉES, prescrites et appliquées conformément aux ordres sadiques des chefs suprêmes. Lorsque de tels faits se sont produits, -- en 1957, en Algérie, comme en 1944, en France (*moins nombreux aujourd'hui sur la terre d'Afrique qu'ils n'étaient hier dans la métropole*), ils ont été le fait d'individus qui profitaient d'une situation trouble pour se laisser aller à leurs instincts, *malgré* et *contre* les ordres des autorités qualifiées. Ainsi, à l'inverse de ce qu'écrit M. Beuve-Méry, il y a en 1957, comme en 1944, une même différence entre les fautes de certains Français et les crimes des régimes dictatoriaux. \*\*\* Un trait littéralement effarant permet enfin de juger *Le Monde.* Nous avons vu avec quelle munificence il traitait un livre dû à la plume passionnée de M. Pierre-Henri Simon : trois colonnes au bas de la première page et la signature de M. Beuve-Méry lui-même, comportant l'acceptation, sans enquête, des « faits » rapportés. 123:13 Or, cinq jours auparavant, *Le Monde* avait reçu une lettre du colonel Bourgouin, Compagnon de la Libération, Grand Croix de la Légion d'Honneur. *Le Monde* jugea bon de tronquer le texte de la lettre que lui avait adressée le colonel Bourgouin : l'organe de M. Beuve-Méry SUPPRIMA TOUT CE QUI CONCERNAIT LES SUPPLICES SUBIS PAR LE CAPITAINE MOUREAU (émasculation, yeux crevés, poignets brisés). Ainsi, lorsqu'il s'agit de faits rapportés sans preuve à l'encontre de la France, *Le Monde* leur donne, sans la moindre enquête, les honneurs de la première page. Lorsqu'il s'agit du martyre (hélas trop certain) subi par un officier français, le même journal passe sous silence ce qu'il aurait mis en vedette s'il s'était agi d'une prétendue victime de l'armée française. *Cette analyse détaillée d'un exemple précis n'est pas reproduite ici pour donner à entendre que* LE MONDE *serait le seul journal à pratiquer cette technique.* *Nous devons au contraire mettre nos lecteurs en garde contre* L'USAGE GÉNÉRALISÉ DE CETTE TECHNIQUE DANS LES QUOTIDIENS PARISIENS *que nous lisons habituellement. Nous devons mettre nos lecteurs en garde contre une lecture de la presse faite sans un esprit critique très attentif et très éveillé.* *On cherche à déconseiller aux Français la critique et l'esprit critique.* *S'ils y renonçaient, ils deviendraient moralement esclaves d'une presse quotidienne dont la valeur intellectuelle et morale a rarement* (*ou jamais*) *été si basse.* *La critique et l'esprit critique, pour le citoyen français qui lit tous les jours un journal, sont l'indispensable moyen de sauver une part de sa liberté spirituelle.* \*\*\* *Certes, deux quotidiens au moins n'ont pas participé à la campagne contre l'armée française ou ont protesté contre cette campagne. Pas toujours, malheureusement, avec la netteté, la vigueur et la pertinence qui eussent été souhaitables. Mais enfin, l'intention était bonne.* *Nous ne nommerons pas ces journaux, n'étant pas assurés qu'ils présentent par ailleurs, sur d'autres sujets, des garanties suffisantes d'objectivité.* 124:13 ### Le silence de « La Croix ». *Dans son numéro du 27 mars, l'hebdomadaire* LA NATION FRANÇAISE (*7, rue Cadet, Paris IX^e^*) *a étudié l'attitude de* LA CROIX* :* On nous avait appris dans notre enfance à vénérer les martyrs chrétiens. Le jour où le martyre de l'un d'entre eux a crevé les yeux de tous croyants ou incroyants, *la Croix* ne l'a pas reconnu. On ne peut pas dire que la passion du capitaine Moureau ait empêché les catholiques -- du moins les catholiques officiels, ceux qui ont leur carte de catholique dans la poche, comme le dit André Frossard -- de dormir. *La Croix* n'a commencé à parler, et d'ailleurs, toujours fort discrètement, de l'affaire, que le jour où il y a eu les premières déclarations officielles. *La Croix* n'a pas publié, ni le 8 mars, ni les jours suivants, l'appel ou des extraits de l'appel du colonel Bourgoin. Le 8, elle publiait, d'après *France-Observateur*, de M. Bourdet, des extraits d'une lettre d'officiers musulmans au Président de la République sur les problèmes que la poursuite des opérations en Algérie peut poser à leur conscience. *La Croix*, qui était si sensible, ce jour-là, aux cas de conscience des officiers musulmans -- nous savons aussi bien ou mieux que d'autres, pour avoir combattu avec eux, qu'ils peuvent exister -- ignorait, ce jour-là, le cas de martyre d'un officier chrétien. Du deuxième appel du colonel Bourgoin, *La Croix* n'a pas parlé. Le 17 mars, elle a été le seul journal parisien à ne pas publier la protestation des cinq grandes amicales militaires. Par contre elle était aussi le seul journal parisien -- *Libération* et l'*Humanité* ne le publiaient pas -- à reproduire l'article d'un journal écossais *The Scotsman*, insinuant que la France usait en Algérie des méthodes de la Gestapo. Le lendemain, la seule chose que cette feuille catholique trouvait à dire du supplice du capitaine Moureau était la reproduction, avec un large sous-titre évocateur : « *Radio-Maroc : aucun élément positif sur l'affaire Moureau* », d'un commentaire de la radio marocaine affirmant qu'au Maroc on regrettait beaucoup « cette tentative de diversion » menée par les Français. A l'émotion nationale, qui a soulevé et qui soulève notre pays, *La Croix*, journal officiel des catholiques français, ne s'est pas associée. Pourquoi ? Elle s'est associée -- et sous certaines limites, elle a raison -- à la campagne dénonçant l'emploi de la torture en Algérie. 125:13 Elle ne s'est pas associée à la campagne dénonçant l'emploi de la torture la plus atroce contre un capitaine français. Nous avons dû constater avec infiniment de peine, que certains de nos compatriotes, parmi ceux que nous croyions le plus près de nos cœurs, sont restés étrangement de glace devant le martyre d'un héros... On ose à peine imaginer quels cris de honte et de douleur aurait poussés Bernanos. *Oui, la crise intellectuelle et morale est profonde dans le catholicisme français. D'importants et méritoires efforts sont entrepris pour y porter remède. Mais ce ne sera pas l'œuvre d'un jour, ni d'une année.* \*\*\* *M. Georges Bidault exprime des préoccupations analogues dans* CARREFOUR *du 20 mars :* Ce que nous lisons souvent, ce que nous entendons parfois, beaucoup plus rarement que nous voyons, établit qu'il y a, du moins en France et dans certains milieux, une crise du patriotisme. Beaucoup diront qu'il y a seulement une révision. Quoi qu'il en soit des termes, l'état d'esprit qui est aujourd'hui répandu dans des milieux -- en particulier catholiques -- où il n'existait pas auparavant, en tout cas d'une manière appréciable, conduit à examiner, à mesurer et à juger le phénomène. *M. Bidault ajoute plus loin :* Je me souviens, lors de la messe solennelle qui fut célébrée en l'honneur de la fondation des Nations Unies dans la cathédrale catholique par l'archevêque de San Francisco, de la surprise que j'ai éprouvée à voir l'archevêque, crosse en main et mitre en tête, s'appuyer à l'autel face à la foule pour entonner l'hymne national américain. La fierté d'être de son pays et l'habitude de lui donner raison sont beaucoup plus répandues qu'on ne s'en douterait en généralisant ce qui se lit dans certains hebdomadaires. *Et plus loin :* 126:13 Il fut un temps, nullement ancien, où les trois couleurs du drapeau flamboyaient au chœur de toutes les églises. La Marne, Verdun, les zouaves pontificaux, saint Louis, Godefroy de Bouillon faisaient bon ménage dans les homélies avec les Pères de l'Église et les Lettres pastorales. Je ne dissimulerai pas que dans certaines occasions j'ai alors pensé et dit qu'il y avait peut-être quelque exagération dans la manière de traduire en symboles la volonté, en soi louable, de garder la fille aînée de l'Église fidèle à sa mission. *Mais aujourd'hui...* Le temps qui court ressemble un peu à la fin du dix-huitième siècle. On parle de nation, plus de royaume ; plus de Dieu, mais d'Être suprême. Et comme les classes dirigeantes autant que les beaux esprits affectent de ne plus croire à rien, cela se termine sur la place de la Concorde où, comme disait Carrier, « les têtes tombaient comme des ardoises par un temps d'orage ». *De telles réflexions, si l'on considère leur contenu et si l'on tient compte de la personnalité de leur auteur, sont, à ce double titre, tout le contraire de négligeables.* *Nous avons des raisons de penser qu'un tel avis, d'un tel auteur, en un tel moment, n'aura pas été superflu.* ### L'hommage à Pie XII. *Comme chaque année, sur l'initiative de l'abbé Richard, directeur de notre excellent confrère* L'HOMME NOUVEAU *et du* « *Mouvement pour l'Unité* » (*1 place Saint-Sulpice à Paris*)*, s'est tenu le 26 mars, à la Salle Pleyel, une vaste réunion d'hommage à Pie XII.* *Cette réunion était plus spécialement consacrée à la diffusion et à la méditation des appels du Saint-Père pour l'établissement d'un ordre fondé sur Dieu, seul garant de la paix et de la liberté.* 127:13 *Sous la présidence de M. Wladimir d'Ormesson, ancien ambassadeur de la France auprès du Saint-Siège, on entendit successivement MM. Edmond Michelet, sénateur, Georges Henckel, membre du groupe parlementaire chrétien-démocrate de Bonn, Mme Germaine Peyrolles, ancienne vice-présidente de l'Assemblée Nationale, MM. André Piettre, professeur à la Faculté de Droit de Paris, Jacques Tessier, secrétaire de la Fédération des ingénieurs et cadres C.F.T.C., Bernard Lafay, député, et l'abbé Richard.* *Des messages avaient été envoyés par MM. Antoine Pinay, Georges Bidault, J-M. Demarquet, députés, Henri Brugmans, ancien ministre des Pays-Bas, Vittorino Veronese, secrétaire général du Comité permanent pour les Congrès mondial de l'Apostolat des laïcs.* *Nous donnons ici le texte intégral du discours très remarqué qui fut prononcé en cette occasion par notre ami Marcel Clément :* Le 1^er^ novembre 1950, le Pape Pie XII, à la face des anges et des hommes proclamait le dogme de l'Assomption au Ciel de la Bienheureuse Vierge Marie. Le 1^er^ novembre 1954, il donnait à l'Église la fête liturgique de Marie Reine. Le 1^er^ novembre 1956, mille chars d'assaut encerclaient Budapest. Un peuple, coupable de vouloir se donner à lui-même un ordre respectueux de l'image de Dieu dans l'homme, était assassiné. Le monde entier, muet de stupeur, terrifié par la puissance même des armes atomiques qui sont entre ses mains, a assisté à cet événement d'une portée qui n'est pas seulement de l'ordre de l'histoire des hommes mais aussi de la signification de la destinée humaine mise en péril, et nous nous sommes trouvés conscients du fait que ce n'est plus tellement la force qui peut réaliser notre sécurité fondamentale, mais que nous avions besoin de quelque chose de plus. Depuis un certain temps, nous nous laissions aller à penser que les choses finiraient par s'arranger d'elles-mêmes, qu'il y aurait une sorte d'équilibre qui s'établirait parce que les blocs physiques se complèteraient les uns les autres. Et soudain, l'humanité a assisté à une déchéance spirituelle affreuse, un peuple a été livré sous le regard d'autres peuples abîmés d'effroi. Pendant des jours nous avons médité, et le sentiment qui nous a habités n'a pas été le sentiment habituel des injustices humaines ; l'angoisse intime qui s'est incrustée en nous était d'un ordre différent. Ce qui était en jeu, ce n'était plus la vie de quelques hommes ni d'un peuple, c'était de savoir dans l'histoire et dans l'avenir qui vient, 128:13 si le peuple pourrait, si l'homme pourrait conserver dans la dignité que le Créateur a mis en lui, le pouvoir -- selon les paroles même de Pie XII -- de créer l'histoire, ou si l'on allait assister à un déchaînement des forces du mal qui allait le rendre victime de lui-même et le rendre victime de son refus de Dieu. A ce moment-là, celui que la Providence a choisi, le Père de la famille des nations nous a adressé ce discours que nous venons d'entendre, des paroles qui plaçaient le problème sur son vrai terrain. Le Saint-Père nous a dit : « Sans Dieu, le droit perd son seul fondement stable. » Ces mots sont peut-être un peu abstraits, toutefois nous devons les méditer. Le droit international public a, aujourd'hui, besoin de retrouver en Dieu son fondement stable. Sans quoi l'événement de la Hongrie ne sera pas simplement le souvenir horrible d'une sorte de faillite passagère, il pourrait devenir, si nous n'y prenons pas garde -- et pour des années -- le premier pas d'un effondrement. Et de fait, c'est le sentiment que la chute de l'humanité dans la négation de tous les droits humains était en train de se préparer, qui a permis au St-Père, s'adressant à tous les hommes de bonne volonté, de leur dire : Ce n'est pas le moment de maintenir le principe de la laïcité, sous prétexte de la liberté des consciences, parce que la laïcité, dans la mesure où elle est affirmée comme une vérité absolue, enlève au droit son fondement. Non, ce n'est pas l'homme qui est juge de l'existence de Dieu. C'est Dieu qui a créé l'homme, et c'est à nous de reconnaître le réel, et non pas de subordonner le réel à notre opinion ou à une majorité. Dire que Dieu est le fondement du droit, c'est dire que le respect que nous avons les uns des autres, le fait par exemple que nous reconnaissons spontanément que nous ne devons pas tuer un homme, cela qui nous semble si bien acquis, cela qui nous semble si évident, le fait par exemple que nous ne devons pas torturer un homme, tout cela est en train d'être mis en péril dans notre société, et non plus d'une façon individuelle, et parce que la passion des hommes l'emporte, mais d'une façon qui est infiniment plus grave, dans l'ordre de la politique et de l'organisation. Dire que Dieu est le fondement du droit, c'est dire que ce respect que nous avons les uns pour les autres, que nous avons pour la vie de notre prochain, ce n'est pas simplement parce que nous le voulons bien, ce n'est pas simplement parce que nous avons une loi dans notre société qui nous défend de tuer, ce n'est pas simplement parce que nous avons une sensibilité qui nous invite à ne pas tuer. 129:13 Dire que Dieu est le fondement du droit, c'est affirmer que le mouvement immédiat de notre raison, le mouvement spontané de notre sensibilité ne sont que la reconnaissance d'une loi qui vient de plus haut, d'un ordre que nous n'avons pas créé, que nous n'avons pas déterminé, qui est antérieur à nous, que nous avons à reconnaître, qui est en vérité au-dessus de nous. Et c'est ici que nous avons à reconnaître que l'appel du Saint-Père était un appel précis, direct et qu'il demande à chacun de nous une action précise et directe. « Peuples de l'Orient, peuples de l'Occident, faites un pacte », disait-il. Quel pacte ? Un pacte qui, d'abord, nous réunisse dans l'affirmation que Dieu est et que c'est Lui qui a donné à l'homme sa dignité. Arrière donc ce respect humain qui depuis si longtemps nous étrangle, ou cette sorte de délicatesse, respectable sans doute, qui nous invite à ne pas troubler la conscience de notre prochain quand il n'a pas notre croyance en Dieu, comme si nous ne pouvions pas avec délicatesse, avec gentillesse, lui montrer que, si Dieu n'existe pas, si au-dessus de moi il n'y a rien, rien du tout, je peux tout, je peux donner la mort, je peux jouer avec les hommes, je suis le plus fort, Qu'est-ce que ça me fait, il n'y a rien au-dessus. Il faut être logique. Si Dieu n'existe pas, nous sommes des bêtes fauves, et nous pouvons construire n'importe quel ordre intellectuel avec une liberté absolue, la liberté de l'indépendance d'une intelligence et d'une volonté qui se gouvernent et qui se créent elles-mêmes. Si nous ne voulons pas cela, si nous ne voulons pas que l'Humanité soit définitivement abandonnée à une sauvagerie intellectuelle sans précédent, parce qu'elle est aujourd'hui à la mesure du Monde, alors, Seigneur ! aidez-nous à bannir le respect humain. Et que tous ceux qui croient en Dieu, ceux qui ont le cœur droit, ceux qui cherchent à croire s'unissent dans ce pacte, et d'abord dans cette affirmation solennelle, dans cette affirmation collective, sociale et internationale qu'au-dessus de nous il y a le Seigneur, et que ce Seigneur c'est Lui, Lui seul, qui peut nous permettre d'être ensemble. Nous ne serons pas frères, si nous commençons par assassiner le Père ou par prétendre mensongèrement qu'Il est mort. Car c'est bien d'être ensemble qu'il s'agit. C'est de la paix. Le danger de la guerre n'est pas écarté, il est là ; et nous avons, au-dessus de nous, la prière et la pensée du Pape de la paix, et nous sentons qu'un combat invisible est en train de se développer entre le Pape de la Paix et les puissances qui cherchent à faire crouler la terre dans un nouveau conflit. Ne soyons pas spectateurs. Notre danger, c'est précisément, lorsque nous lisons notre journal le matin, de se demander comment ça va, de regarder ce qui arrive et de mesurer les événements probables. 130:13 Ne soyons pas les météorologistes de la paix ou de la guerre. Soyons les soldats de la paix, et pour cela prenons très au sérieux l'appel du Pape. Ne disons pas : « Eh bien mon Dieu, comme il est Pape, il faut bien qu'il dise cela. » Ne croyons pas que quand il l'a dit, tout est fait. Non. Je ne dis pas que tout reste, parce que Dieu a joué sa partie. Mais il reste à l'homme à jouer la sienne. Cette partie n'est pas jouée. Ce pacte, chacun de nous, ici et ailleurs, nous devons dans la prière, le demander à Dieu comme un facteur de paix. Mais de plus, pourquoi n'imaginerions-nous pas que dans tous les pays les catholiques entraînent tous les croyants à signer des pétitions en faveur de ce pacte ; créent un mouvement d'opinion en faveur de ce pacte, pour que vraiment toutes les Puissances qui reconnaissent les valeurs absolues, la dignité humaine, le respect de tout ce qui nous est sacré, la famille, l'ordre social public, pour que toutes les Nations qui sont d'accord sur quelques points essentiels, s'unissent dans un pacte solennel affirmant que Dieu est, affirmant que nous sommes pour la Gloire de Dieu et prenant conscience qu'il est possible à des hommes, parce qu'ils invoqueront le Seigneur, d'obtenir de Lui ce surcroît de grâce qui, par leur coopération, permettra de mettre sous les yeux de l'univers étonné cet arc-en-ciel, ce signe de l'alliance, tenant d'un côté à Dieu, et de l'autre, aux hommes. Alors le communisme, prenant lui aussi conscience que quelque chose se passe, qui n'est pas une super-structure capitaliste, mais en quelque façon une manifestation de l'Esprit divin dans l'humanité pécheresse, comprenant son péché et retournant à Lui, devant le spectacle d'un tel grand Retour s'exprimant même dans l'ordre juridique, alors le communisme ou plutôt les communistes eux-mêmes, sentant que nous sommes Fils de Dieu que nous en avons conscience, que nous osons l'affirmer de tout notre cœur, comprendront quelle est notre foi, quelle est notre unité et qu'elle dépasse la leur. Puisse le monde moderne donner ce spectacle bouleversant d'une grande partie des hommes du monde acclamant le Seigneur, faisant un pacte solennel pour que les valeurs absolues soient respectées. Puissent l'Orient et l'Occident souscrire à ce pacte et, dans les pays qui disent : non, puissent beaucoup d'hommes, au moins dans la prière fervente et secrète, dire oui et obtenir de Dieu que nous arrivions à gagner la paix. 131:13 Nous n'en pouvons plus de « coexister pacifiquement ». Nous n'en pouvons plus de redouter la guerre et de n'oser pas entreprendre de très grandes constructions, pour le bien des hommes et pour la paix du monde. Il faut que quelque chose arrive. Lourdes de l'an prochain en sera-t-il l'aube ? Il faut que ce qui commence à sourdre jaillisse enfin. Il faut que les bouches osent parler ; que les journalistes osent écrire ; que les hommes d'État qui ont déjà commencé de le faire et le font aujourd'hui déjà magnifiquement, affirment de plus en plus solennellement que sans Dieu nous ne pouvons rien faire. Ainsi, nous réaliserons en profondeur sur la terre, non pas un paradis, mais simplement les conditions, à la dimension du monde moderne et dans les conditions techniques d'aujourd'hui, de ce que le Seigneur a demandé au moment où, nous quittant, il a fait à son Père la prière pour l'unité, cette prière par laquelle je termine, parce qu'elle est véritablement le socle, pourrait-on dire, sur lequel tout s'appuie : « Qu'ils soient un, Père, comme nous sommes un ». ~===============~ ### La semaine internationale « Orient-Occident ». *On nous communique :* Le Comité « France-Orient » organise cette année sa « semaine » du 5 au 12 mai, avec le concours de MM. Daniel-Rops, Jean Guitton, Raymond Aron, Jacques Pirenne, J. Madaule, le P. Daniélou, etc. Parmi les sujets abordés : les échanges culturels entre l'Orient et l'Occident -- Judaïsme : race, religion ou nation ? -- L'expansion de l'Islam et sa présence en Afrique Noire -- Civilisation chrétienne et civilisation islamique peuvent-elles coexister ? La péninsule ibérique et le monde arabe, etc. Dans le cadre de la « semaine » aura lieu le 8 mai, à St Eustache, un concert spirituel consacré aux chants des églises d'Orient et d'Occident. Pour tous renseignements, s'adresser à « France-Orient », 16, rue José-Maria de Heredia, Paris VII^e^. 132:13 #### PARMI LES LIVRES REÇUS - R.P. BERNARD, op. : *Le Mystère de Jésus* (deux tomes ; bibliothèque catholique, Amiot-Dumont). - Louis SALLERON : *L'automation* (collection « Que sais-je », Presses Universitaires de France). - *Les sermons du saint curé d'Ars*, textes choisis et présentés par Josse ALZIN (Éditions du Soleil levant, Namur). - Jean de FABRÈGUES : *L'apôtre du siècle désespéré : Jean Marie Vianney, curé d'Ars* (bibliothèque catholique, Amiot-Dumont). - Xavier VALLAT : *Le nez de Cléopâtre, souvenirs d'un homme de droite, 1918-1945*, préface de Charles Maurras (Éditions des Quatre Fils Aymon). - C. Virgil GHEORGIU *Les sacrifiés du Danube*, roman (Plon). - M-Th. LOUIS-LEFEBVRE : *Un prêtre : l'abbé Huvelin* (Lethielleux). - Henri PEAULT : *L'âne républicain, roman* (Debresse). - Jeanne HERSCH : *Idéologies et réalité*, essai d'orientation politique (Plon). - André THÉRIVE : *Comme un voleur*, roman (Grasset). - Abbé Jean-François HENRY : *Jeanne d'Arc la sainte* (Presbytère de Sauvigny, Meuse). - Solange LEMAITRE : *Hindouisme ou Sanâtana Dharma* (Collection « Je sais ; Je crois », Encyclopédie du catholique au XX^e^ siècle, Fayard). - Jean DAUJAT : *L'apôtre du XX^e^ siècle : Vladimir Ghika* (La Palatine). 133:13 ## Note de gérance. FIN NOVEMBRE, nous étions inquiets. A la suite de notre appel de décembre pour une intense campagne de trois mois, dont nous disions qu'elle serait décisive, et qui le fut en effet, la réponse de nos lecteurs nous a fait franchir un cap difficile. Mieux : nous avons eu enfin cette *réponse nette* que nous demandions au public, à la question : une revue telle qu'*Itinéraires* doit-elle exister ? POUVEZ-VOUS, VOULEZ-VOUS assurer son existence ? Nous savons quels efforts de propagande et quels sacrifices matériels nos amis ont consenti pendant ces trois mois de décembre, janvier et février. Dès le 1^er^ mars nous leur avons dit ici : *Grâce à vous, ça va bien maintenant*. Mais il ne faudrait pas que nos lecteurs se sentent désormais complètement « démobilisés ». Nous leur avons demandé de mettre en quelque sorte leur propagande au *régime de croisière*. Ce qui requiert peut-être quelques explications. \*\*\* PAR LE NOMBRE des abonnements, l'existence de la revue est maintenant assurée ; et non pas sur 96 pages, ce qui serait mieux que rien, mais serait nettement insuffisant : sur 128 pages environ. Cette existence est assurée *tout juste*. Elle peut à chaque instant être mise en difficulté par des négligences, des retards dans les réabonnements. Elle peut être menacée par des hausses de prix. Matériellement, nous avons donc un besoin non pas *urgent*, mais *certain*, d'abonnements nouveaux. \*\*\* MAIS ce qui précède n'est même pas l'essentiel. Le rôle de la revue *Itinéraires* dans le mouvement des idées et dans la vie du pays *dépend en grande partie de l'importance de sa diffusion *: c'est-à-dire du NOMBRE de ses lecteurs et abonnés. 134:13 Ceux qui espéraient une prompte mort de la revue ont dû se faire une raison et admettre son existence. Ils se consolent d'une autre manière : ils pensent que du moins son influence restera limitée. Nous combattons ici les mensonges explicites et les mensonges par omission qui tentent de diffamer le Pape, l'Église, la France. Nous ne sommes pas seuls dans ce combat. Mais, sur certains points décisifs, il arrive que nous soyons seuls à faire distinctement et clairement entendre les vérités urgentes et opportunes. Sur d'autres points, non moins décisifs, il arrive que nous soyons les premiers à faire entendre des vérités qui sont ensuite reprises ailleurs, mais souvent avec timidité. Pour surmonter ces timidités et ces silences, comme pour percer les impostures régnantes, il importe que notre diffusion s'étende. Combien de fois avons-nous entendu des personnes influentes mais (trop) prudentes, par exemple dans la presse, nous dire en privé : -- *Bien sur, vous avez raison. Mais devenez plus* FORTS*, et alors nous vous ferons écho, nous vous suivrons, nous vous soutiendrons*. C'est peut-être un fait regrettable, mais c'est un fait : pour que des personnes qui nous approuvent depuis toujours, ou que nous avons eu le bonheur de persuader, manifestent publiquement leur accord et nous aident dans notre combat, *il faut que nous puissions leur montrer qu'un public chaque jour plus étendu est avec nous*. \*\*\* DÉJA, LA RÉUSSITE et les progrès de la revue *Itinéraires* ont produit partout une profonde impression (certaines attaques délirantes contre la revue sont un bon signe). Mais les personnes (trop) prudentes se demandent si ce n'est pas un feu de paille. Elles savent au demeurant, comme nous le savons nous-mêmes, et comme nous l'avons déjà dit à cette place, que la revue *n'a encore atteint que le tiers ou le quart du public qui lui est d'emblée favorable*, -- ou qui lui serait d'emblée favorable si seulement il la CONNAISSAIT. L'influence d'*Itinéraires* sera décuplée si la revue montre son aptitude à atteindre ce public très vaste et à s'en faire reconnaître. Or cela est principalement entre les mains de nos lecteurs. 135:13 *Nous leur demandons maintenant* de procéder sans hâte mais sans négligence, avec ordre et méthode, avec persévérance, pour faire connaître *Itinéraires*, chacun dans sa sphère et dans son milieu : c'est ce que nous avons nommé le *régime de croisière* de la propagande. Le recrutement d'ABONNÉS NOUVEAUX reste un impératif essentiel de notre développement et de notre action. Nous demandons à tous nos amis de bien vouloir y penser sérieusement. ============== Fin du numéro 13. [^1]:  -- Marcel CLÉMENT : *Enquête sur le nationalisme*, un volume aux Nouvelles Éditions Latines. [^2]:  -- Henri Charlier. [^3]:  -- Quand le Pape nous parle du socialisme, de la condition ouvrière, du nationalisme, etc. nous voyons immédiatement qu'il nous parle des *réalités actuelles*. Il nous est arrivé de constater que le théologien consulté sur les mêmes questions se réfère spontanément à ce qu'était la condition ouvrière en 1910. le nationalisme en 1926, la pensée socialiste en 1930. C'est normal et inévitable, et source de bien des malentendus quand on oublie qu'il ne peut que par exception en être autrement. Le théologien est un homme, et qui vieillit. Le Pape est le Vicaire de Jésus-Christ, assisté par l'Esprit Saint. Dans le même sens, on remarque la tendance fréquente du théologien, consulté sur un problème soulevé à propos d'une récente intervention pontificale. à dire d'abord : « Mais c'est le débat de 1910... Mais c'est le problème de 1920... Mais c'est ce que disait X. en 1930. Il y a là un travers propre à tous les intellectuels. Parce que les principes ne changent pas et qu'il n'y a jamais rien de nouveau dans la doctrine de l'Église, ils cherchent souvent l'intemporel dans le passé, et ils prennent parfois les éléments accidentels du passé pour les éléments essentiels de l'intemporel. Ce qui peut les amener à des confusions regrettables ou même comiques. [^4]:  -- *L'Homme Nouveau* du 25 novembre 1956. Déjà cité dans *Itinéraires*, n° 9, pages 149 et suivantes, sous le titre : « Le Pape oublié ». [^5]:  -- Un témoignage supplémentaire, et spectaculaire, de ce « silence massif » et de ce « décalage » vient de nous être donné par un ouvrage qui analyse le destin actuel du catholicisme français. Cet ouvrage est examiné, à ce point de vue précisément, dans le présent numéro. Il prend l'allure d'un manifeste de ceux qui veulent continuer à développer une « pensée catholique française » en dehors des enseignements pontificaux. [^6]:  -- Précisons le sens des mots. Nous ne sommes pas des « théologiens ». Mais *théologie* peut avoir deux sens. En un premier sens, il s'agit des vérités de foi et de leurs implications. Et tel est le sens usuel. En un autre sens, que l'on précise par un qualificatif : « théologie naturelle », c'est un savoir qui relève de la philosophie naturelle (et que l'on nomme parfois, depuis le XVII^e^ siècle : *théodicée*). Il serait insuffisant de dire que celui qui pratique la philosophie naturelle a la possibilité ou le droit d'acquérir une compétence en « théologie naturelle » : il faut dire qu'il en a le devoir, et seule une très fausse humilité pourrait lui faire admettre de le cacher, lui faire accepter qu'on le contestât, ou lui faire oublier les obligations que comporte un tel savoir. [^7]:  -- Encyclique *Humani generis*. [^8]:  -- PIE XII, 1^er^ juin 1941. Cf. Marcel Clément : « L'ordre surnaturel chrétien n'est donc pas l'ordre de la grâce abstraitement considéré et détaché pour ainsi dire de la nature ». Et tel est le sens profond du mot de Chesterton : « Ôtez le surnaturel, il ne reste que ce qui *n'est pas* naturel ». [^9]:  -- PIE XII, 1^er^ mai 1955. [^10]:  -- Cf. pour la confirmation de ce point l'enquête : « A la recherche de la gauche » conduite par l'Institut Français d'Opinion Publique, dans *Les Temps modernes*, n° 112-113 ; p. 1576-1625. [^11]:  -- PIE XII : Message radiophonique de Noël 1956. [^12]:  -- Idem. [^13]:  -- PIE XII : Allocution du 6 juin 1955. [^14]:  -- PIE XII : Message radiophonique de Noël 1956. [^15]:  -- PIE XII : Message radiophonique de Noël 1956. [^16]:  -- Idem. [^17]:  -- PIE XII : Message radiophonique de Noël 1956. [^18]:  -- Exode XL, 34. [^19]:  -- Jean I, 46. [^20]:  -- Quicherat I, 127. [^21]:  -- Quicherat I, 53. [^22]:  -- Quicherat I, 92. [^23]:  -- Id. I, 128-129. [^24]:  -- Ayrolles III, 200-202. [^25]:  -- Quicherat III, 457. [^26]:  -- Trad. Régine Pernoud : *Vie et mort de Jeanne d'Arc*. [^27]:  -- Quicherat III, 103. [^28]:  -- Quicherat IV, 279. [^29]:  -- Ibid. [^30]:  -- Quicherat I, 53. [^31]:  -- Procès de réhabilitation. Déposition Jean Barbin. [^32]:  -- Quicherat III, 391. [^33]:  -- Ibid. [^34]:  -- Quicherat I, 279. [^35]:  -- *Pratique de la Perfection chrétienne*, p. I, Tr. VI. [^36]:  -- Quicherat I, 170. [^37]:  -- Matthieu VI, 7. [^38]:  -- Jean VIII, 19. [^39]:  -- Matthieu VI, 24-28. [^40]:  -- Procès de réhabilitation. Déposition de G. de la Chambre. [^41]:  -- (1). *Destin du catholicisme français* (Flammarion). [^42]:  -- (1). Voir *Itinéraires*, n° 7, éditorial. [^43]:  -- (1). Notons en outre que le procès de Pie X a établi des faits qui contredisent l'*Histoire religieuse* de M. Dansette. Il n'en tient aucun compte dans les rééditions successives de cet ouvrage. [^44]:  -- (1). Tel est le titre qui lui est donné, dans la table des matières du tome VII des *Actes de Pie XII* (Éditions Bonne Presse). Ce tome VII s'arrête à la fin de l'année 1945. Les tomes suivants n'ont pas encore paru. [^45]:  -- (1). M. Jean Ousset a publié dans le n° 12 d'*Itinéraires* une importante réponse à notre enquête sur la corporation. [^46]:  -- (2). On trouvera le texte intégral de ces trois Lettres dans Marcel Clément, *L'Économie sociale selon Pie XII* tome II : Documents pontificaux. [^47]:  -- (3). Voir *Itinéraires*, n° 7, éditorial, comportant le texte intégral du Message et de la Déclaration. [^48]:  -- (1). Ces deux ouvrages de Marcel Clément sont édités aux Nouvelles Éditions Latines, 1, rue Palatine à Paris. [^49]: **\*** Sur G. Sauge, voir It. 282, p. 142.