# 17-11-57
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## ÉDITORIAL
### Le Catéchisme
L'ENSEIGNEMENT DU CATÉCHISME est un grave souci, un grave devoir pour tous les parents catholiques. Que le catéchisme lui-même ait paru comme mis en discussion était une cause de trouble. Que des parents catholiques se soient trop souvent entendu dire qu'on n'allait certes point enseigner à leurs enfants le catéchisme dépassé, démodé, inexact, impropre à former de bons chrétiens, où eux-mêmes avaient appris l'essentiel de la foi, causait un malaise et plus qu'un malaise. Il faut reconnaître que les choses étaient présentées parfois d'une manière paradoxale, sans souci des apparences provocantes et scandaleuses qu'elles prenaient.
Un manque de psychologie.
Le catéchisme « progressif » était fondé sur la *psychologie.* Or justement : on peut se demander sur laquelle ; on peut émettre des doutes sérieux à ce sujet. Car plusieurs, moins sans doute parmi les promoteurs de ce catéchisme que parmi ses laudateurs et que parmi les exécutants, ont précisément manqué de psychologie, il faut le leur dire en toute simplicité. Ils ont parfois, ou souvent, donné un caractère tapageur, bizarre ou choquant, voire polémique, à ce que leur effort contenait de meilleur. Ils ont trop considéré les enfants abstraction faite du milieu familial. Ils ont délibérément accepté le risque d'*enseigner aux enfants un catéchisme qui scandalisait leurs parents.*
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Même dans l'hypothèse où la réforme des méthodes eût été entièrement bonne, n'avoir pas le souci suffisant d'y associer les parents catholiques la compromettait gravement.
La psychologie de l'enfant, celle qui est invoquée comme base du catéchisme progressif, celle qui inspirait ses méthodes, mériterait une étude proprement psychologique ; et peut-être aussi une analyse de ses présupposés philosophiques, implicites ou inconscients. Disons d'un mot que, sans être forcément fausse en son entier, elle manifestait d'une part une étonnante conception de la raison naturelle ; elle était d'autre part un peu trop une psychologie de l'enfant trouvé, ou de l'orphelin.
Famille et catéchisme.
Nous avons tous appris le catéchisme là où on l'apprend : auprès du prêtre ou, le cas échéant, des catéchistes par lesquels il se fait aider et qui travaillent sous sa direction. Il n'est pas question de l'apprendre ailleurs ou autrement, sauf accident. L'Église, surtout en une telle matière, a une autorité, une qualification, une compétence pleines et entières.
Mais simultanément beaucoup d'entre nous ont eu la grâce d'avoir une mère chrétienne qui s'assurait autant qu'elle le pouvait que nous avions bien appris nos leçons. Notre leçon de grammaire, bien sûr. Et notre leçon de catéchisme. Beaucoup d'entre nous ont eu la grâce d'arriver à leur première année de catéchisme non pas dans une complète ignorance de la foi, mais déjà connaissant le nom de Jésus, celui de la Très Sainte Vierge, et Noël, et la Croix, et le Signe de la Croix, et le *Notre Père,* et le *Je vous salue.* Et cette grâce, qui est probablement l'une des plus grandes, des plus profondes que nous recevions, cette grâce de venir au monde et de s'ouvrir à la vie dans un foyer chrétien n'est pas toujours l'état le plus fréquent : c'est certainement l'état le plus normal. Le catéchisme est enseigné quelques heures chaque semaine par le prêtre et ses catéchistes : il est évoqué, illustré, vécu chaque jour par les parents.
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C'est à l'intérieur du foyer d'abord que le catéchisme est pour l'enfant non pas simplement une leçon à apprendre, mais une réponse aux questions que déjà lui pose la vie.
On peut bouleverser de fond en comble l'enseignement de la grammaire sans aucunement associer les parents à une telle réforme. Ils veulent bien tout ce que l'on voudra. Si même le père est un dévot de l'imparfait du subjonctif, il n'en fera pas un drame. Il bougonnera que les règles de grammaire se mettent à changer comme les ministres, et n'y pensera plus.
Mais si les parents catholiques ne reconnaissent pas leur catéchisme dans celui qu'on enseigne à leurs enfants, il peut se créer un trouble effrayant, et qui ne s'enferme pas à l'intérieur des consciences : qui se manifeste à l'extérieur.
Une psychologie « scientifique »\
mal assurée.
Il ne faut tout de même pas être très avancé en « psychologie » pour comprendre ces choses. Mais quelle psychologie ?
Car la psychologie « scientifique » des livres, des enquêtes, des statistiques et des théories, qui est quelquefois très valable, est quelquefois aussi un peu folle. Elle contient un certain nombre d'extravagances pédantes et d'illusions qui ne faisaient de tort à personne tant qu'elles restaient le gibier réservé des « spécialistes ». Elle renferme du certain et de l'incertain, du démontré et de l'hypothétique. En outre, dans l' « état actuel des questions », la science psychologique, comme aussi la sociologie, est fortement teintée, en certains de ses chapitres, de philosophie matérialiste, d'individualisme, de positivisme (ne disons pas forcément d'infiltrations marxistes : mais souvent de postulais arbitraires qui peuvent favoriser les infiltrations marxistes). Cela fait de l'ouvrage pour les docteurs et professeurs, qui en discutent entre eux.
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Dans les données des sciences profanes qui ont quelque relation avec les vérités de la doctrine catholique ou avec la manière de les enseigner, il est indispensable, l'Encyclique *Humani generis* y a fortement insisté, de distinguer entre les résultats réellement acquis et démontrés, et ce qui n'est que probabilité, conjecture ou hypothèse de travail ([^1]). Les hommes de science font en général cette distinction. Les vulgarisateurs et adaptateurs y sont beaucoup moins attentifs : il leur arrive de passer de la « recherche » à l' « application pratique » avant que la recherche ait atteint une suffisante certitude.
A partir du moment où l'on prétend *appliquer aux enfants* les résultats, souvent provisoires ou illusoires, d'une science psychologique et d'une science sociologique qui sont fort loin d'être au point, on va au-devant de conflits très violents, et l'on devrait le savoir.
Or ces deux sciences, la psychologique et la sociologique, sont animées de prétentions hors de proportion avec leur degré actuel de certitude (et même, parfois, de sérieux). On a voulu très prématurément en appliquer les « résultats » à l'enseignement profane, à l'orientation professionnelle : et c'est l'une des causes de ces impasses où s'engage de plus en plus l'enseignement français. On a voulu, d'autre part faire une application semblable à l'enseignement du catéchisme. Ce faisant, on a été conduit à donner à des considérations « scientifiques », mais profanes, mais naturelles, une part un peu trop prédominante sur les considérations surnaturelles. L'Église intervient en cela et sur ce point. Qu'elle n'intervienne pas davantage ni ailleurs ne signifie pas pour autant que toutes les « données » actuelles de la psychologie et de la sociologie soient des données aussi sûres qu'on le croit.
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Protestations de parents.
Mais enfin, même en imaginant -- il faut toujours en revenir là -- que le catéchisme « progressif » ait été parfait du point de vue surnaturel, et même en supposant que les données « scientifiques » de psychologie et de sociologie qu'il utilisait aient été indiscutables, -- même dans ce cas il fallait tenir compte des parents. A défaut d'autres motifs, une saine psychologie et une saine sociologie auraient dû avertir qu'il y avait là un facteur capital, dont dépendait en fait le succès ou l'échec d'une réforme.
Or, bien souvent, les parents qui sont venus demander des explications sur les « nouveautés » que l'on faisait subir à leurs enfants ne les ont pas reçues. Ou plutôt, ils en ont reçu d'extravagantes. (Et ici, la responsabilité des promoteurs et animateurs du mouvement catéchistique peut très bien n'être pas directement en cause.) Non pas toujours, mais trop souvent, on leur a répondu très cavalièrement que le vieux catéchisme qu'ils avaient appris masquait ou déformait la vraie foi, qu'il était impropre à former de bons chrétiens, qu'il était pénétré d'une « mentalité dépassée ». Quand ces condamnations abruptes ne suffisaient pas à réduire au silence les parents (comme s'il se fût agi de les réduire au silence), quand ils demandaient un complément d'explications ou objectaient qu'ils n'y pouvaient croire, il arrivait, il est arrivé qu'ils fussent alors congédiés sous le prétexte que leurs habitudes « bourgeoises », leur état d'esprit « intégriste » ou leur inaptitude à « comprendre les nouveautés et adaptations » les disqualifiait radicalement. CELA EÛT-IL ÉTÉ VRAI, il aurait fallu commencer par patiemment *instruire les parents,* et au besoin *réformer leurs habitudes et leur pensée,* au lieu d'assumer comme de gaîté de cœur le risque formidable de les rebuter, de les écarter, de les braquer, -- de les désespérer ou de les insurger.
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De telles maladresses, de tels excès n'ont certes pas été la règle constante. Qu'ils aient pu se produire, même localement et isolément, et qu'ils aient singulièrement tranché par leur brutalité avec les mœurs ordinaires de l'Église, était suffisant pour provoquer un mouvement d'ardente protestation.
Une confusion\
qui est dans les faits.
Cette difficulté particulière, et très précise, s'intégrait en outre dans tout un ensemble. En matière de liturgie et d'apostolat, des « novateurs » actifs et zélés ont, ces dernières années, multiplié les initiatives dans des domaines, sur des terrains, face à des problèmes où des initiatives étaient manifestement nécessaires et le sont encore : un certain nombre d'entre elles ont été reconnues inopportunes ou dangereuses, l'Église les a réformées ou arrêtées. Plusieurs ont été victimes d'une compromission *extrinsèque *: leurs promoteurs ou, plus souvent encore, leurs laudateurs mêlaient imprudemment, à des initiatives qui auraient dû être examinées en elles-mêmes, des motivations idéologiques et des passions politiques. Le catéchisme « ancien » était condamné au nom de considérations sur les « structures bourgeoises » de l'Église, sur la « mentalité capitaliste » et autres théories plus ou moins fumeuses, qui avaient l'apparence (et quelquefois plus que l'apparence) d'une plus ou moins grande contamination marxiste. Il est arrivé qu'en fait, dans les paroisses, *les mêmes* personnes aient voulu faire admettre *simultanément* le catéchisme « progressif », les journaux chrétiens d'extrême-gauche, le vote pour des candidats opposés à l'école libre, la transformation de la liturgie... Un tel mélange fait une horrible confusion.
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On a eu raison, dans *La Croix* comme dans *La Nation française,* de distinguer, et d'expliquer que le catéchisme « progressif » est une question, que les prêtres-ouvriers en sont une autre, que la politique de gauche en est une troisième, et qu'il ne faut pas tout brouiller.
Mais ce qui brouille tout, c'est la réalité concrète, telle qu'elle est « à la base », c'est-à-dire au niveau des paroisses. C'est la réalité qui est confuse et qui incline les esprits à la confusion. Sans doute, et pour prendre un exemple, les promoteurs du catéchisme « progressif » ne sont pas les mêmes que, d'une part, les promoteurs du mouvement des prêtres-ouvriers et que, d'autre part, les promoteurs politiques, aux élections du 2 janvier 1956, du mouvement tendant à faire voter les catholiques pour des candidats connus par leur laïcisme. Les promoteurs divers de ces divers mouvements n'ont ni les mêmes préoccupations, ni les mêmes compétences, ni les mêmes travaux, ni les mêmes desseins. Assimiler les uns aux autres, dire que « c'est la même chose », est sommaire, inexact et injuste. Cependant, il n'en est pas de même au niveau des paroisses, au contact direct du peuple chrétien. Là, souvent les prêtres et les militants qui soutiennent *Témoignage chrétien* dans sa campagne contre l'armée française, qui font voter, en vue d'assurer une victoire de « la gauche », pour des candidats n'ayant pas renoncé au laïcisme, sont aussi LES MÊMES qui, SIMULTANÉMENT, ont approuvé et loué jusqu'aux excès du mouvement des prêtres-ouvriers, jusqu'aux erreurs les plus extrêmes du mouvement catéchistique. C'est bien une *confusion* d'assimiler obligatoirement toutes ces positions les unes aux autres : mais ce n'est pas une confusion inventée par une fausse analyse, c'est *une confusion réalisée dans les faits.*
Il serait non seulement déplacé, mais injuste et néfaste, d'invoquer l'existence réelle de cette confusion pour mener, contre toutes ces positions rassemblées comme en un bloc unique, une propagande politique globale et partisane.
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Mais, d'autre part, il faut bien examiner dans quelle mesure l'existence réelle de cette confusion porte témoignage de l'existence d'*un esprit* commun, et qui, sinon toujours en paroles, du moins en fait, se reconnaît pour tel. Commun non pas aux initiatives, mais à leurs erreurs, à leur mise en œuvre viciée, à leurs excès, à leur morgue brutale, à leur scientisme fort primaire souvent, et aussi à l'organisation d'une publicité cherchant à les imposer toutes ensemble, sans examen, aux esprits.
Quand on parle, comme par exemple M. Dansette, dont les livres ont une immense diffusion, appuyée sans réserve par la plupart des journaux catholiques et par quelques revues, même ecclésiastiques, -- quand on parle de l' « aile marchante » du catholicisme français, de « la gauche chrétienne » et du « grand mouvement réformateur qui entraîne une fraction de l'Église de France », il faut bien voir que l'on entend désigner et accréditer tout ensemble un certain nombre de positions politiques, liturgiques, apostoliques, doctrinales, présentées *par leurs laudateurs et propagandistes* comme solidaires les unes des autres ([^2]).
Il ne s'agit donc pas d'un « amalgame » frauduleux arbitrairement fabriqué du dehors. Il s'agit d'une réalité regrettable, allant parfois ou souvent contre le gré des responsables, mais dont l'importance, au niveau du public, au niveau de l'opinion, au niveau du peuple chrétien est considérable.
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Et si les promoteurs de ces initiatives diverses se sont parfois occupés de rétablir les distinctions nécessaires *contre certaines critiques globales,* ils ne se sont guère occupés de les rétablir d'autre part *contre les éloges* compromettants et semblablement globaux de la publicité journalistique faite à leur profit, jusque dans certaines revues sérieuses. Ainsi les mises au point indispensables ont perdu, non pas en droit, mais en fait, une grande partie de leur portée.
De telles apparences et de telles réalités sont singulièrement défavorables à la mise en œuvre d'une saine réforme, quelle qu'elle soit. Ces réalités, ces apparences peuvent être contraires au désir des promoteurs du catéchisme « progressif ». Ils en ont néanmoins sous-estimé l'importance pratique. Ce que M. Dansette appelle la « gauche chrétienne » et le « grand mouvement réformateur » ont commis trop d'erreurs, trop d'abus, trop d'injustices, réformés comme tels par la Hiérarchie apostolique ; ils ont manifesté trop de préoccupations politiques, un esprit sectaire, un comportement partisan, UNE TROP EXORBITANTE PRÉTENTION A UN MONOPOLE PUBLICITAIRE, JOURNALISTIQUE, INTELLECTUEL ET ORGANISATIONNEL. Aux yeux de la plupart des catholiques, ils sont *un parti,* et tyrannique. Il est regrettable, mais il est certain que l'approbation bruyante de ce *parti* donnée à n'importe quelle réforme, fût-elle parfaite, constitue objectivement une compromission qui éveille la méfiance de la majorité des foyers chrétiens, et qui ne tarde pas à provoquer troubles et incidents publics. Que le journal laïque et laïciste *France-Observateur,* dans des articles, informations et *indiscrétions* dont *on sait* qu'ils viennent de catholiques de la « gauche chrétienne », se prononce en faveur du catéchisme « progressif », et dans des termes violemment hostiles au Saint-Siège, c'est -- il faut enfin le comprendre -- un coup sérieux porté non pas seulement aux erreurs de la nouvelle méthode catéchistique, mais peut-être aussi, malheureusement, à ce qu'elle a de bon.
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Qu'en matière d'apostolat ouvrier, de liturgie, d'Action catholique, de catéchisme, d'action civique et politique, de devoir électoral, *France-Observateur* ait soutenu un ensemble d'erreurs qui n'ont peut-être rien de commun que, d'une part, ce soutien précisément, et d'autre part leur condamnation ou leur rectification par l'Église, ce n'est pas un « amalgame », c'est une constatation de fait.
Un tel fait ne saurait être soustrait à l'analyse historique et philosophique (voire théologique).
Choquer le bourgeois\
et scandaliser l'intégriste.
Il *apparaissait* aux yeux de beaucoup de parents que l'on avait changé pas mal de choses. L'ironie et le mépris se mêlaient aux critiques portées contre la paroisse, contre la famille. On avait plus ou moins remplacé le devoir de patriotisme par le « devoir de décolonisation ». On insistait beaucoup sur tous les cas où les soldats doivent désobéir à leurs officiers, et l'on ne parlait plus guère du devoir militaire, comme s'il était tombé en désuétude. On avait en certains lieux plus ou moins recommandé de voter « à gauche », pour des candidats laïcistes ou pour d'autres qui tenaient d'étranges propos sur « les grandioses réalisations du communisme »... Et voici qu'on changeait aussi le catéchisme, c'est-à-dire la religion elle-même !
Bien sûr, ces *apparences* étaient, la plupart du temps, de simples ou de fausses apparences. Mais elles existaient. Et, dans des journaux vendus à l'intérieur des églises, dans des journaux rédigés souvent sans nuances, avec une grande passion politique et un étonnant primarisme scientiste, ces apparences semblaient fortement confirmées aux yeux du public.
Elles semblaient aussi confirmées par le défaut, peut-être bénin en soi, mais tragique par ses conséquences, qu'ont pu avoir quelques prêtres et quelques militants par ailleurs actifs, zélés et généreux (mais ancrés de plus en plus profondément dans ce défaut par les journaux et les revues qu'ils lisaient) : le défaut de volontiers « choquer le bourgeois » et « scandaliser l'intégriste ».
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On a ainsi scandalisé peut-être des « intégristes », peut-être des « bourgeois », *mais certainement un grand nombre de pères de famille.* On leur a laissé croire ou même donné à entendre qu'ils étaient « dépassés » par « l'évolution », et que la religion « changeait » effectivement, et qu'elle faisait bien. Quand la passion politique ne s'en mêlait pas (mais hélas ! elle s'y est souvent mêlée), on faisait cela, en somme, par une sorte de romantisme et presque d'esprit de canular. Seulement, en un tel domaine, de telles choses créent des drames.
Les pères de famille sont passés par tous les degrés de l'inquiétude ; du désarroi, de la désolation, de la colère. Mais aussi, ils se sont tournés vers l'Autorité, vers la Hiérarchie apostolique, vers le Saint-Siège. Et c'est pourquoi les moins intellectuels d'entre eux s'informent maintenant avec une attention croissante des actes et déclarations du Souverain Pontife. L'intervention de la Hiérarchie qui rectifie le catéchisme « progressif » n'a nullement provoqué, comme le croit *Témoignage chrétien,* un grand « désarroi ». Où donc ? Peut-être chez quelques journalistes, chez certains intellectuels, et dans une catégorie de militants souvent plus politiques que religieux. Mais chez *les parents des élèves du catéchisme,* l'intervention de la Hiérarchie n'a jeté aucun désarroi : elle l'a, au contraire, entendu, consolé, supprimé. Elle a remis les choses en place et au point. Elle a restauré la confiance.
La position de l'Épiscopat français.
C'est cette confiance restaurée qu'attaquent des journaux laïques et laïcistes comme *France-Observateur *: ils sont dans leur rôle ; encore qu'il soit infiniment douloureux de constater qu'ils bénéficient, pour cette besogne, de collaborations catholiques.
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On est allé inventer dans la presse que les erreurs du catéchisme progressif auraient été le fruit d'une heureuse évolution de l'Épiscopat français, et que le Saint-Siège faisait « reculer » l'Épiscopat. On est allé inventer une lutte secrète entre le Siège romain et les Évêques français.
Nous voudrions poser une question qui n'a pas été posée, et faire une remarque qui ne semble pas avoir été faite.
La question :
-- Ceux qui parlent d'une opposition entre les Évêques de France et le Siège romain n'ont-ils donc pas lu le *Rapport doctrinal de l'Épiscopat français *?
La remarque :
-- Les mises au point et corrections apportées au catéchisme progressif SONT EXACTEMENT DANS LA LIGNE DOCTRINALE DU RAPPORT DE L'ÉPISCOPAT. Elles en sont comme une application particulière. Le Rapport doctrinal, pour qui sait lire, pour qui comprend ce qu'il lit, annonçait en quelque sorte les corrections et mises au point concernant le catéchisme.
La « position » de l'Épiscopat, *ce* n'est pas dans des indiscrétions tendancieuses ou fabriquées qu'on peut la déceler. Cette « position » s'exprime par des documents officiels. *Il existe une indiscutable et totale unité entre les principes du Rapport doctrinal et la mise au point du catéchisme.*
Il suffit de s'en apercevoir, et de le dire, pour couper court à la manœuvre de presse, contre l'unité de l'Église.
L'hypothèse extrême.
Au demeurant, que croit-on prouver, ou que veut-on donner à entendre par cette manœuvre tendancieuse ?
S'il survenait -- hypothèse extrême -- un « désaccord » entre l'Épiscopat et le Saint-Siège sur la foi ou sur l'enseignement des vérités de la foi, les Évêques seraient les premiers à modifier leur position selon les indications données par le Gardien infaillible du dépôt révélé.
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Cette éventualité extrême est d'ailleurs, en même temps, une éventualité parfaitement *normale,* en ce sens qu'elle n'appellerait ni l'étonnement, ni l'indignation, ni le scandale, ni rien du tout, pas même un commentaire, Elle appartient au fonctionnement le plus normal de l'Église. Il peut arriver que des Évêques aient besoin d'être guidés et éclairés par le Vicaire de Jésus-Christ. Il est là pour cela. Tous les catholiques, du plus petit jusqu'au plus grand, reçoivent avec humilité, avec soumission, avec joie ses enseignements et ses directives. C'est le contraire qui serait anormal et scandaleux.
Et s'il se trouvait que ce que nous venons de dire là ne dise pas tout, le reste appartiendrait non pas aux journalistes et aux débats publics, mais au secret des consciences.
Contre le Pape.
Dans une certaine presse, il existe une systématique, une éclatante hostilité à l'égard du Saint-Siège. Dans cette presse ouvertement ou discrètement politique, au sens le plus partisan du terme, une telle hostilité a une origine politique qui d'ailleurs ne se dissimule guère. On reproche au Souverain Pontife d'avoir empêché la collaboration avec le communisme, d'avoir dénoncé « l'abîme » que serait « la socialisation de toutes choses », d'avoir rappelé quels motifs *profondément religieux,* et imprescriptibles, s'y opposent. Cette hostilité politique à l'enseignement et au gouvernement du Saint Père tente de s'étayer par des considérations « religieuses ». Ce serait simplement risible, si des catholiques ne se trouvaient influencés par de tels faux-semblants, et si l'on n'arrivait à créer ainsi dans leur esprit une défiance de principe.
Cette hostilité politique au Saint-Siège, parmi ses motifs soi-disant « religieux », invoque une « position » prétendument « dissidente » de l'Épiscopat, ou de certains Évêques français. Une telle fable n'est ni vraie, ni vraisemblable, ni possible aujourd'hui.
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Il est paradoxal qu'au sein de la « gauche chrétienne », certains éléments plus passionnés que sérieusement informés, et plus ardents que théologiquement instruits, puissent y attacher du crédit. Ceux qui, où qu'ils soient, dans quelque sens que ce soit, jouent un jeu politico-religieux fondé sur une telle éventualité méconnaissent la réalité surnaturelle de l'Église et vont à de cruels mécomptes. Ils ne s'aperçoivent même pas du courant dominant qui se manifeste dans les milieux catholiques les plus divers : plus ou moins consciemment, plus ou moins lucidement, les esprits aspirent de plus en plus à resserrer, autour de la Hiérarchie apostolique et de son Chef, l'unité catholique.
Il y aura encore, comme toujours, des traverses, des troubles, des tentations. La tentation d'une autre époque fut d'opposer Jésus-Christ à son Église. Celle de notre temps est peut-être d'opposer au Pape ses Évêques, ou inversement. C'est un jeu infernal. Mais les portes de l'Enfer ne prévaudront pas.
Une revue n'est vivante que si elle mécontente chaque fois un bon cinquième de ses abonnés. La justice consiste seulement à ce que ce ne soient pas toujours les mêmes qui soient dans le cinquième.
Autrement, je veux dire quand on s'applique à ne mécontenter personne, on tombe dans le système de ces énormes revues qui perdent des millions, ou qui en gagnent, pour ne rien dire. Ou plutôt, à ne rien dire.
PÉGUY.
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## CHRONIQUES
### Réforme des institutions et réforme des mœurs
*I. -- La genèse de la démocratie moderne*
CETTE QUESTION des rapports de la réforme des mœurs et de la réforme des institutions mérite d'être étudiée en profondeur. C'est vers elle que nous a conduit l'enquête sur le nationalisme. Le débat sur la physique sociale y touche de près. C'est vers elle aussi que nous oriente l'Enquête sur la corporation. Nous lui consacrerons plusieurs articles. Voici le premier.
Il a pour objet de poser le problème non pas dans ses termes philosophiques, mais dans sa genèse historique. On pourrait, en effet, écrire une histoire de l'Europe, depuis ses origines chrétiennes, à la lumière des rapports réciproques des mœurs et des institutions. Sans tenter même l'esquisse d'un aussi vaste projet, on peut essayer de marquer les jalons fondamentaux susceptibles de soutenir un effort de synthèse à ce sujet.
#### 1. -- La chrétienté médiévale
Il est difficile, en notre temps, d'écrire sur le Moyen Age, -- et de le louer. Pour tout dire, il est moins périlleux de louer les mœurs des Aztèques, ou celles des Indiens Cris. Ceux-là sont, sous quelque rapport, d'un exemple tonifiant pour nos chrétientés pécheresses.
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Tandis que le Moyen Age, la chose est connue, ne saurait apporter à notre temps que ce qu'en attendent des esprits rétrogrades, méditant quelque utopique retour en arrière.
Il me faut quand même dire -- et écrire -- la vérité. Celle-là même que Pie XI énonçait dans la *Quadragesimo Anno* dans les termes suivants : « *Tout ce que nous avons enseigné sur la restauration et l'achèvement de l'ordre social ne s'obtiendra jamais sans une* RÉFORME DES MŒURS. *L'Histoire nous en fournit un très convaincant témoignage. Il a existé, en effet, un ordre social qui, sans être en tout point parfait, répondait cependant, autant que le permettaient les exigences du temps, aux préceptes de la droite raison* ([^3]). » Ce jugement, porté par le Pape Pie XI dans l'Encyclique qui traite précisément de la restauration de l'ordre social, attire l'attention. En quoi l'ordre social du Moyen Age répondait-il, pour l'essentiel, aux exigences de la droite raison ? Trois caractères, à ce sujet, peuvent être signalés.
a\) En premier lieu, la chrétienté médiévale réalise, autant qu'il était humainement possible à l'époque, une *synthèse de la religion et de la vie.* Nous avons si bien pris notre parti du laïcisme des sociétés modernes, et parfois nous sommes si gravement dépourvus d'imagination, qu'il nous semble que tenter aujourd'hui cette synthèse serait revenir à une société vieillotte, à une théocratie archaïque. Mais il suffit de songer à l'exquise séduction que le Pape Pie XII sait donner à une pensée chrétienne qui assume toute la réalité, si riche et diverse du monde moderne, pour comprendre qu'il n'en est rien.
Au Moyen Age, le sens surnaturel fut développé non point simplement dans l'intime des consciences, mais encore dans les multiples relations sociales, dans toute la vie extérieure. Le Seigneur, la Sainte Vierge, les Anges et les Saints étaient des personnages invisibles, mais présents, de la vie quotidienne publique aussi bien que privée. L'effondrement de la foi dans les âmes fait que cette évocation irrite notre respect humain.
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D'aucuns évoquent volontiers les déviations que cela entraîne, une certaine mièvrerie ridicule qui parfois s'y attache. Luttons donc contre les déviations et contre la mièvrerie. Mais non pas contre la présence rayonnante du Christ Jésus au milieu d'une société qu'Il veut sauver et qui n'en peut plus d'avoir honte de Lui en public.
b\) En deuxième lieu, la société du Moyen Age fut, comme on dit aujourd'hui, une société *communautaire.* La dignité des hommes n'exigeait point alors qu'ils aient l'air d'avoir avalé un parapluie, comme les modes de la bourgeoisie anglaise du XIX^e^ siècle nous en ont un moment légué la tradition. Dans la chrétienté du Moyen Age, on savait prier ensemble sans honte et sans respect humain, un peu comme on fait de nos jours à Lourdes, mais comme l'on n'ose plus faire parfois au milieu de son propre salon. On savait jouer ensemble, chanter ensemble, travailler ensemble, souffrir ensemble lorsqu'il le fallait, et même offrir ensemble. Et cela sans littérature, simplement, benoîtement. Nous avons, il est vrai, le régime des associations de 1901 et notre époque peu à peu redécouvre cette joie d'œuvrer ensemble. Mais est-ce autant qu'alors sous le regard de Dieu ? On ne saurait dire que notre coquille de laïcisme et d'individualisme soit tout à fait brisée.
c\) En troisième lieu, et comme résultante de ce double caractère profondément religieux et intensément communautaire de la vie sociale, la chrétienté du Moyen Age se présente comme une société essentiellement *organique.* Quelques mots incidents sont ici nécessaires.
Quelle différence peut-on faire entre une conception organique et une conception mécanique de la vie sociale ? Il suffit de songer à ce qu'est la nature d'un organisme vivant et à ce qu'est la nature d'un mécanisme fabriqué de main d'homme. Dans l'organisme vivant, toutes les cellules, tous les organes sont animés par un dynamisme organisateur interne qui les porte spontanément à coopérer en vue du bien commun du corps tout entier. Un trouble vient-il à se produire, l'organisme lutte. La finalité inscrite de façon immanente dans le principe vital se manifeste immédiatement. Une plaie est à peine formée que déjà commence le processus de cicatrisation. *Ce qui meut un organisme, c'est sa finalité.*
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Au contraire, lorsque le mécanisme d'une montre vient à se détériorer, il doit être réparé de l'extérieur. Les mains qui le réparent poursuivent, elles, une finalité. Mais les diverses pièces de la montre ne peuvent qu'obéir à la poussée que leur impriment les gestes réparateurs. *Ce qui mène un mécanisme, c'est la causalité efficiente,* non l'attrait de la fin.
La chrétienté médiévale fut une société organique dans la mesure où la religion informait à la fois la moralité des personnes et la forme des institutions. Les hommes étaient plus ou moins vertueux, plus ou moins pécheurs, mais tous étaient dans l'axe de la même morale. Tous ordonnaient leurs actions par rapport à une finalité sociale commune. Les vérités de la foi n'étaient pas en dépendance d'une simple option individuelle. La morale, pour tout dire, ne consistait pas encore à choisir entre le rousseauisme, le nietzschéisme, le marxisme, l'existentialisme, Les institutions avaient la forme la mieux propre à faciliter aux membres d'une société tendue vers un but commun l'obtention de ce but commun. Encore une fois, ils y tendaient plus ou moins, mais ils ne se consumaient pas en débats préliminaires et interminables sur la destinée de l'homme, la philosophie sociale et la doctrine économique.
La Renaissance, la Réforme et la Révolution devaient, par leurs assauts successifs, disloquer ce triple caractère religieux, communautaire et organique qui faisait précisément que l'organisation sociale du Moyen Age répondait, « *autant que le permettaient les circonstances, aux préceptes de la droite raison* »*.*
#### 2. -- Le naturalisme de la Renaissance
La Renaissance ne fut pas, d'abord ou seulement, une époque d'abondante création et de recherches passionnées, marquées par les œuvres d'esprits universels ou d'artistes admirables. Elle fut, plus profondément, la renaissance du paganisme antique au sein d'une chrétienté décadente, affaiblie par le formalisme intellectuel et le pharisaïsme social.
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Il n'est pas ici question de contester ce qui, dans l'œuvre des Renaissants, est contenu positif. Leur pressentiment du progrès technique fut légitime. Leur curiosité scientifique fut féconde. Leur aspiration si profonde vers la beauté est un vœu tendre et éternel du cœur. Le débat ne porte donc point sur tout cela mais sur la transformation interne de l'idée que l'homme se fait de lui-même qui accompagne, enveloppe, imprègne l'œuvre des humanistes du XVI^e^ siècle.
Ils veulent découvrir la création, la scruter, pénétrer ses mystères. Il n'était pas nécessaire pour cela de se détourner du Créateur. Ils veulent étudier la nature, les forces qu'elle recèle, exploiter les richesses qu'elle contient. Il n'était point nécessaire pour cela de se détourner de la nature morale de l'homme. Les œuvres d'art elles-mêmes restent comme un témoignage de cette évolution. Peu à peu, les scènes de la Nativité de Bethléem séduisent moins que l'évocation de la naissance de Vénus. En poésie, les thèmes de la nature, de l'amour et de la mort communiquent, d'une pointe très fine, la tristesse du bonheur qui fuit. On a perdu le sens de l'espérance profonde de l'éternité. Il ne reste plus qu'à rechercher une douceur morose dans la tristesse qu'inspire la fuite des joies humaines.
De la vie sociale du Moyen Age à la vie sociale telle que peu à peu les esprits de la Renaissance la façonnent, on passe d'une conception théocentrique, d'une Chrétienté, à une conception anthropocentrique, à une humanité qui se déforme en se contemplant dans le miroir du paganisme. Ainsi fut brisée, peu à peu, d'abord dans la pensée des princes de l'intelligence et de l'art, puis plus largement dans la pensée des élites, la synthèse communautaire de la religion et de la vie.
#### 3. -- Le rationalisme de la Réforme
La Renaissance a dissocié la religion et la vie. La Réforme porte un assaut formidable contre le caractère communautaire de la vie sociale.
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Refusant de se soumettre au Magistère de l'Église catholique, le Protestant revendique pour chaque conscience individuelle le libre examen et la libre interprétation de la parole de Dieu. Lorsque l'on songe aux conséquences de cette hérésie, on pense souvent davantage aux catastrophes proprement religieuses qui en résultèrent plutôt qu'aux effondrements sociaux qui s'ensuivirent.
Ce n'était point seulement l'adhésion aux vrais dogmes de la foi qui devait être entravée ou empêchée pour tant de générations par cette révolte. C'était, dans les pays restés catholiques eux-mêmes, le plan de la vie sociale et de la vie familiale qui devaient, indirectement, s'en trouver blessés très profondément.
Car à lire et à interpréter la parole de Dieu à sa fantaisie, le Protestant n'en vient pas seulement à interpréter faussement les dogmes de foi. Il en vient nécessairement aussi à interpréter faussement les normes de la morale pratique, individuelle et sociale. Il en vient à modifier le sens et la nature du mariage, à légitimer le divorce, à rechercher le succès en affaires comme un signe de la bénédiction divine, à substituer en tout temps la raison du peuple à l'autorité du détenteur légitime du pouvoir. Il en vient finalement à désirer un nouvel ordre social fondé non plus sur la solidarité organique d'une communauté, mais sur une simple association contractuelle révocable, réalisée mécaniquement par des individus également libres de pratiquer la morale de leur choix, morale contraire, peut-être ou souvent, à la justice et au bien commun.
C'est la société anglaise du XVIII^e^ siècle, déjà fortement façonné par l'esprit de libre examen que Voltaire et les autres Encyclopédistes s'en furent admirer Outre-Manche, environ 1725, pour en rapporter en France la recette. C'est une société de ce type que Jean-Jacques Rousseau, protestant de Genève, s'efforcera de prescrire. Les pays catholiques qui, comme la France, avaient échappé au libre examen, n'échappèrent pas au rationalisme qui n'en était que le déguisement, et que les encyclopédistes diffusèrent dans toute l'Europe. Ainsi allait être atteint, dans son essence même, l'ordre social organique qu'il eût fallu restaurer, revivifier, -- et non point anéantir.
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#### 4. -- Le laïcisme de la Révolution
La Révolution française résulte à long terme de la double pression exercée sur les esprits par le naturalisme païen issu de la Renaissance et par le rationalisme individualiste répandu par la Réforme. Le premier séparait pratiquement la vie sociale de Dieu. Le second fragmentait cette vie sociale elle-même en accordant un primat absolu à la raison individuelle et à sa liberté d'option morale, philosophique et religieuse.
Au fur et à mesure que le rythme de la vie intellectuelle, que les formes de la culture et de l'art ont été davantage imprégnés de cette conception nouvelle, le désir s'est fait plus violent de modifier les institutions politiques, familiales, économiques, pour les accorder avec ce rationalisme et cet individualisme.
Le résultat, ce fut la première ébauche de la démocratie moderne, essentiellement caractérisée par la séparation de la morale et du droit. Comment, en effet, le *légal* aurait-il pu rester subordonné au *moral,* alors que l'humanité se voulait un conglomérat d'individus libres de choisir, chacun personnellement, la religion ou la règle, morale (ou immorale), de son choix ?
Nous avons souligné déjà ([^4]) que ce qu'apportait la Révolution française, c'était *moins la forme républicaine du gouvernement que l'affirmation de la laïcité absolue de l'État.* Mais il faut aller plus profond : si la Renaissance a apporté le naturalisme et la Réforme l'individualisme, la Révolution a introduit cette SÉPARATION DE LA MORALE ET DU DROIT, dont la laïcité absolue de l'État n'est qu'une conséquence. Elle a abandonné la morale aux aspirations et aux inspirations de chaque individu, en même temps qu'elle confiait aux soins du pouvoir législatif un droit détaché de Dieu et de l'ordre moral. Elle a suggéré de cette façon que tout ce que la loi ne défend pas est, par là même, légitime quelles que soient par ailleurs les exigences de la conscience morale. Elle a posé en principe que l'on peut faire un code sans reconnaître aux mœurs d'autre valeur que celle d'une situation de fait, elle a, en un mot, inscrit dans ses institutions la cause la plus profonde de l'échec de la démocratie moderne.
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#### 5. -- L'échec de la démocratie moderne
Le développement de la situation sociologique de l'Europe depuis un siècle et demi doit être analysé en regard de ce divorce entre les mœurs et les institutions.
Depuis un siècle et demi, en effet, le point d'appui de la vie sociale a changé. Le dynamisme et les réalisations de cette vie sociale ne dépendent plus fondamentalement du dynamisme et de la responsabilité de la vie morale personnelle des citoyens. C'est sur les lois et les institutions que, de plus en plus, l'organisation de la vie sociale tend à faire reposer toute réforme et tout progrès. L'homme d'État d'aujourd'hui s'appuie non sur les mœurs, mais sur le droit, non sur le perfectionnement des mœurs, mais sur le perfectionnement des institutions, non sur la réforme des mœurs, mais sur la réforme des structures.
Or, *les structures et les institutions juridiques ne peuvent, par nature, qu'élargir ou restreindre la liberté laissée aux citoyens.* Mais elles ne peuvent pas faire que les citoyens fassent de leur liberté un usage conforme à la droite raison et poursuivent le bien commun. Cela relève de leur vie morale.
Lorsque les institutions juridiques sont détachées de la morale, elles affaiblissent très gravement le prestige social de la morale elle-même, qui cesse d'être un présupposé de l'ordre social pour devenir une simple préférence individuelle, une sorte de préférence culturelle. Le citoyen en vient à considérer l'usage qu'il fait de sa liberté morale comme tout à fait indifférent à la constitution de l'ordre social. Ce sont dès lors deux mondes différents. La religion figure dans le tiroir du dimanche, la morale dans le tiroir des questions familiales, la politique et l'économie dans le tiroir des techniques juridiques et des sciences commerciales. La vie chrétienne est mise en morceaux. L'intelligence devient incapable de faire une synthèse de la vision du monde, de la famille, de la politique, de l'économie, pour tout instaurer dans le Christ.
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Lorsque la déchristianisation s'étend, œuvre que la séparation de la morale et du droit accélère avec une efficacité remarquable, le caractère organique de la société tend non seulement à disparaître, mais il devient, au sens propre, inintelligible. Une société organique suppose des citoyens partageant la vraie conception de la vie morale et de la vie sociale. Ils peuvent alors, comme les membres d'un même corps, suivre l'attrait de la fin, s'inscrire dans le plan normal de la vie sociale et coopérer solidairement au bien commun. Mais lorsque des citoyens sont divisés presque à l'infini sur la nature même du but qu'ils poursuivent, on ne peut plus s'appuyer sur leur intention droite ni sur leur initiative responsable pour qu'ils coopèrent tous au bien commun. Ces citoyens n'étant plus capables de se mouvoir ensemble par eux-mêmes, de façon organique, il devient nécessaire de les mouvoir, artificiellement, de façon mécanique. Il n'y a pour cela que deux moyens : les mouvoir par les passions et les appétits en réformant les institutions dans un sens libéral ; ou bien les mouvoir par la coercition et la loi, en réformant les institutions dans un sens centralisateur et technocratique.
Au XIX^e^ siècle, après avoir proclamé l'autonomie du droit par rapport à la morale, on a voulu tenter une société de caractère mécanique où les individus seraient mus par les appétits et l'on a bâti une physique sociale pour expliquer qu'il en sortirait l'harmonie économique et la paix universelle. Le résultat de cette réforme s'est inscrit dans la constitution du prolétariat industriel et rural et dans le cortège des misères sociales.
Au XX^e^ siècle, au lieu d'accepter de réviser l'autonomie du droit par rapport à la morale, on en a consolidé le principe, mais à la causalité mécanique interne des appétits on a substitué la causalité mécanique des contraintes sociales externes. La preuve historique étant faite que le libre jeu des intérêts ne se développait pas selon le schéma de la physique sociale des libéraux, le désir de rationaliser s'est inscrit dans le dirigisme totalitaire de l'État.
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Finalement, il apparaît que la démocratie moderne, et toute doctrine qui, refusant de soumettre explicitement le droit à la morale, ne peut que s'appuyer que sur une conception physique et mécaniste des lois sociologiques, sont vouées à l'échec. Elles ne peuvent finalement que démissionner ou contraindre. Elles ne pourront jamais gouverner. Ou bien elles démissionnent, en renonçant pratiquement à établir l'ordre public, la concorde civique, la justice sociale -- et c'est l'histoire de cent cinquante ans de démocratie individualiste. Ou bien, elles doivent contraindre : établir l'ordre à coups de canons, imposer la dictature d'un groupe ou d'une classe, étrangler par des mesures juridiques collectivistes ou fascistes les domaines de la liberté morale la plus nécessaire, -- et c'est l'histoire des régimes totalitaire.
Ainsi, l'insistance que l'on met parfois à faire de la réforme des institutions le présupposé, soit politique, soit économique, de toute restauration sociale, correspond à une intention dont la droiture n'est pas en cause, mais dont le réalisme est illusoire.
C'est du moins, nous semble-t-il, le sens des phrases que le Saint Père prononçait à Noël dernier et dont l'écho ne devrait pas cesser de s'amplifier :
« ...*Le faux réalisme est appliqué aussi d'une façon plus large à l'actuelle structure démocratique. Ces insuffisances sont réduites à de* SIMPLES DÉFAUTS D'INSTITUTIONS... »
« ...*En fait, l'État lui aussi et sa forme dépendent de la* VALEUR MORALE DES CITOYENS... »
« ...*Une démocratie moderne devra échouer, dans la mesure où elle ne s'adresse plus, où elle ne peut plus s'adresser* A LA RESPONSABILITÉ MORALE INDIVIDUELLE *des citoyens...* »
« ...*On cherche à remédier à cet état de choses en mettant en chantier de grandes réformes institutionnelles, démesurées parfois, ou basées sur des fondements erronés, mais* LA RÉFORME DES INSTITUTIONS N'EST PAS AUSSI URGENTE QUE CELLE DES MŒURS... »
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« ...*La politique du* XX^e^ *siècle ne peut ignorer ni admettre qu'on persiste dans l'erreur de vouloir* SÉPARER *l'État de la religion au* nom *d'un laïcisme que les faits n'ont pas pu justifier...* ([^5]). »
On ne saurait dire avec plus d'insistance et sous des formes plus diverses que l'erreur moderne ne consiste pas d'abord dans telle forme institutionnelle, politique, économique ou sociale. L'erreur moderne consiste d'abord à *chercher dans la réforme des institutions juridiques la solution entière* et le principe complet de la restauration de l'ordre social. Or, la solution entière consiste d'abord dans une réforme des mœurs qui permette de soumettre à nouveau et publiquement l'ordre juridique à l'ordre moral. Elle consistera à considérer la réforme des institutions en rapport avec le plein développement de la vie et de la responsabilité morale de la personne, qui est sujet de droit, et qui à ce titre doit redevenir le sujet, responsable et dynamique, des activités constitutives de l'ordre social.
Marcel CLÉMENT.
La vraie notion de l'État est celle d'un organisme fondé sur l'ordre moral du monde ; et la première tâche d'un enseignement catholique est de dissiper les erreurs, celles en particulier du positivisme juridique, qui, en dégageant le Pouvoir de son essentielle dépendance à l'égard de Dieu, tendent à briser le lien éminemment moral qui l'attache à la vie individuelle et sociale.
S.S. PIE XII, 14 juillet 1954.
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### L'intégrisme
*I. -- Notes et documents\
pour une étude historique*
LE RAPPORT DOCTRINAL présenté le 30 avril 1957 à l'Assemblée plénière de L'Épiscopat français par Mgr Lefebvre attire notre attention sur l'*intégrisme.* Non que ce soit là l'objet principal du Rapport : c'en est une considération latérale, ou préalable, ou annexe. Il « rejette fermement » l'intégrisme, non point parce que tel est son propos essentiel, mais parce que son propos essentiel serait mal interprété si l'intégrisme n'était pas rejeté :
« ...Il faut que chacun ait le souci de garder l'intégrité de la foi. Mais l'intégrisme est à rejeter fermement ; incapable de distinguer, à l'aide des diverses notes théologiques, ce qui, dans la doctrine, est définitivement fixé, susceptible de progrès, ou laissé encore à la libre discussion des théologiens, il en arrive à vouloir arrêter tout progrès et semble se complaire en condamnations sommaires. Ceux qui sont atteints de ce mal sont souvent enclins, par ailleurs, aux généralisations hâtives.
Nous tenons à le faire remarquer dès le début de ce travail, afin qu'on ne tente pas de s'en emparer pour jeter une sorte de discrédit, sinon sur l'Église de France, du moins sur tel groupement, telle institution, ou tel mouvement d'action catholique... »
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Voici environ deux années, l'emploi du mot *intégrisme* paraissait inopportun. Il est vrai que ce vocable, comme beaucoup d'autres d'ailleurs, car tel est le sort ordinaire du langage, risque d'être utilisé abusivement, et à contresens. Il n'avait quasiment jamais figure jusqu'ici dans les documents de la Hiérarchie apostolique, en tous cas dans aucun avant l'importance et l'autorité du présent Rapport doctrinal ; mais il était d'autre part très usité dans le langage courant. Voici qu'il apparaît, avec une définition précise, dans le Rapport doctrinal dont l'Assemblée plénière de l'Épiscopat a ordonné la publication. *Son emploi devient donc légitime* et *nécessaire dans le sens qui lui* a *été reconnu.*
A lui seul, le mot avait suscité beaucoup de controverses. Il y eut même des thèses tout à fait extrêmes selon lesquelles un théologien de la Compagnie de Jésus fit remonter l'intégrisme au Paris intellectuel du XVI^e^ siècle ([^6]) et des théologiens de l'Ordre des Frères Prêcheurs aux temps apostoliques ([^7]). De telles théories ne peuvent être acceptées aveuglément tant qu'elles n'ont pas résolu la difficulté principale qu'elles soulèvent : si ce mal est aussi ancien, aussi profond, aussi universel, s'il remonte à quatre ou à vingt siècles, s'il témoigne d'une longue permanence, comment peut-il se faire que le Magistère romain ne l'ait pas aperçu, défini, dénoncé ? Nous croyons plutôt, pour cette raison, qu'il s'agit d'un mal très localisé dans l'espace et dans le temps.
En tous cas, le mot a une origine connue, qui remonte seulement aux débuts du XX^e^ siècle. Des catholiques se proclamaient eux-mêmes « catholiques intégraux ». Leurs adversaires les dirent donc *intégristes,* avec une intention péjorative. Les mots d' « intégristes », d' « intégrisme » sont restés, à titre de sobriquets polémiques, pour désigner non seulement les catholiques en question, mais aussi, par la suite, tout ce qui paraissait ressembler plus ou moins aux « catholiques intégraux » qui existèrent sous les pontificats de Pie X et de Benoît XV.
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Par une extension sans mesure, il arriva plus d'une fois que ce sobriquet malsonnant fût inconsidérément appliqué à ce que l'on nommait, avec une nuance de mépris ou d'insolence, les « bureaux du Vatican » ; on doit même constater que trop souvent il a servi à viser implicitement le Souverain Pontife lui-même.
Notre propos est, avant de revenir à l'intégrisme tel qu'il vient d'être défini, d'étudier depuis ses origines le phénomène que l'on nommait antérieurement ainsi dans la langue vulgaire. Les études qui existent sur ce point d'histoire nous semblent tendancieuses et inexactes dans divers sens. Elles ont semé la confusion dans les esprits, et davantage défiguré qu'éclairé les événements auxquels elles se rapportent. Elles ont opposé, concernant les « catholiques intégraux », quelques rares plaidoyers et de moins rares réquisitoires, souvent passionnés. Une analyse plus sérieuse nous paraît aujourd'hui possible, pour des raisons qui apparaîtront une à une au cours de cette étude. Plusieurs points importants peuvent maintenant être tenus pour acquis. Comme ils ont échappé à l'attention des plus récents historiens et qu'ils demeurent à peu près inconnus du public, nous avons repris la question historique dans son ensemble.
#### 1. -- Le livre de Nicolas Fontaine et le Mémoire anonyme
La source historique unique à laquelle se réfèrent les historiens ([^8]) est un livre paru en 1928, sous le titre : *Saint-Siège, Action française et catholiques intégraux,* signé Nicolas Fontaine (pseudonyme, dit-on, d'un fonctionnaire du Quai d'Orsay nommé Louis Canet).
Beaucoup invoquent cet ouvrage, mais peu semblent l'avoir directement et personnellement étudié. Ce n'est pas un livre sur (ou contre) l'intégrisme, comme on le dit souvent. C'est un livre essentiellement contre l'Action française, et plus généralement contre une politique catholique « de droite ».
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L'intégrisme n'y est évoqué que par incidente, ou en annexe. L'auteur tient qu'il y a conjonction, voire identité, entre l'intégrisme et la droite catholique : cela lui paraît un postulat évident, qu'il est inutile d'expliquer ou de prouver. Il a de l'intégrisme une conception très large, puisque, parmi les « manifestations intégristes », il inscrit les actes officiels de la Hiérarchie apostolique, par exemple la Déclaration de l'Assemblée des Cardinaux et Archevêques du 10 mars 1925. Au demeurant, il ne se soucie nullement de cerner, d'analyser, d'étudier la question de l'intégrisme, car ce n'était pas son propos. Sa préoccupation, son dessein manifeste est d'orienter les catholiques vers une politique « de gauche ».
Mais l'une des annexes de l'ouvrage est constituée par un *Mémoire* sur l'association des « catholiques intégraux » que dirigeait, sous Pie X et sous Benoît XV, Mgr Benigni. Selon les historiens ([^9]), ce Mémoire RÉVÉLAIT L'EXISTENCE d'une *association secrète fonctionnant à l'intérieur de l'Église catholique.* On n'en savait rien auparavant. On avait des inquiétudes, des soupçons, sans précision ni certitude. La *révélation* aurait été donnée seulement par le Mémoire anonyme, publié en mars et mai 1923 dans une revue confidentielle dirigée par l'abbé Lugan, le *Mouvement des idées et des faits,* et reproduit, d'après cette revue, par l'ouvrage de Nicolas Fontaine qui, en 1928, le porte à la connaissance du public.
Plutôt que de paraphraser ce Mémoire, nous en reproduisons les principaux passages, auxquels on se réfère toujours sans les citer jamais, ce qui permet toutes les approximations et interdit les vérifications sérieuses, le texte étant aujourd'hui à peu près introuvable :
« Par une lettre du 16 mars 1915, Le Dr Heinz Brauweiller, rédacteur en chef du *Dusseldorf Tagblatt,* écrivait au baron von der Lanken, chef du département politique à Bruxelles, qu'il soupçonnait un avocat de Gand, homme de confiance de Mgr Benigni, d'être possesseur de documents importants, lesquels pourraient servir à neutraliser l'excitation produite par les catholiques français contre l'Allemagne, notamment par la publication de l'ouvrage *La guerre allemande et le catholicisme* ([^10]).
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A la suite de cette publication (?), le Dr Heinz Brauweiller et un de ses amis, le R.P. Höner, religieux camillien, furent autorisés à se rendre en Belgique. Sur leurs indications, des perquisitions furent opérées au domicile de l'avocat Jonckx, de Gand, lequel fut trouvé détenteur de plusieurs centaines de lettres, mémoires, documents de toute sorte, dont la plupart portaient la mention « confidentiel », « à brûler », mais dont le sens était souvent indéchiffrable. Sommé par l'autorité allemande de révéler la clé de ces écrits, l'avocat Jonckx remit un dictionnaire des pseudonymes employés dans les susdits documents. Ce dictionnaire a permis de les déchiffrer à peu près entièrement avec une certitude absolue.
Au moment de la paix, le gouvernement belge, à la sollicitude de Jonckx, a exigé la restitution des documents, mais l'autorité allemande les a fait photographier et, n'y trouvant sans doute rien qui servît ses projets, les a remis au R.P. Höner.
Ce dernier étant mort en 1920, les photographies sont devenues la propriété de M. Guerts, professeur d'histoire au Grand Séminaire de Ruremonde, ancien rédacteur en chef du *Tijd.* L'examen de ces documents a permis de rédiger le présent mémoire dont toutes les assertions peuvent être prouvées par des textes d'une autorité indiscutable.
...De 1909 à 1914 a fonctionné une société secrète, ou plutôt une fédération de sociétés secrètes, ayant son centre à Rome au domicile de Mgr Benigni (...) Cette organisation (...) s'est officiellement affirmée dans le *Sodalitium Pianum,* ou Ligue saint Pie V, dont le programme très orthodoxe mais très vague (défendre les directives pontificales) fut approuvé par Pie X le 5 juillet 1911 et le 8 juillet 1913, puis par lettre de la Consistoriale du 23 juillet 1913...
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...Le *Sodalitium Pianum,* approuvé par le Saint-Père, devient une société secrète. Les adhérents qui, vers 1912, sont un millier, ne doivent rien révéler de ce qui s'y passe...
L'âme de la Société est le secret, on le recommande avec la plus grande insistance... On doit faire parler les autres, se tenir sur la réserve et dénoncer toutes les menées des modernistes et modernisants, même s'ils ne sont pas tout à fait modernistes... Le secret doit être gardé, bien entendu, à l'égard des évêques, dont on se méfie toujours... Le secret est enfin gardé à l'égard du Cardinal Merry del Val et même du Pape Pie X...
Le but déclaré est de défendre le catholicisme intégral. Au fond, on ne voit pas que ce but ait été poursuivi autrement que par des dénonciations. En réalité, la Société est une vaste entreprise de dénonciations centralisées par Mgr Benigni. »
Suit une liste de personnalités dénoncées par le *Sodalitium Pianum,* et deux lettres de Mgr Benigni.
Il apparaît que Nicolas Fontaine n'attachait pas une importance essentielle à cette « annexe » de son livre. Elle lui permettait d'étayer le côté religieux de son réquisitoire contre la politique « de droite ». Il n'en dit pas plus sur le *Sodalitium* lui-même, sur l'intégrisme proprement dit, vraisemblablement parce qu'il n'en sait pas plus et ne se soucie pas tellement d'en savoir davantage.
Résumons : des documents saisis à Gand attestent l'existence d'une organisation secrète, la Ligue saint Pie V, ou *Sodalitium Pianum,* par abréviation : le S.P., ou encore, par sobriquet : « la Sapinière ». Cette organisation a d'abord été approuvée par Pie X, et s'est *ensuite* transformée en société secrète, c'est-à-dire au plus tôt à partir de 1912. Elle espionne et dénonce à l'intérieur de l'Église.
33:17
Si l'on tient le Mémoire anonyme pour parfaitement vrai (et à plus forte raison si on le tient pour partiellement douteux), on ne devrait pas pour autant être autorisé, en invoquant son autorité et en prétendant en donner le contenu, à *ajouter* des choses qui n'y sont pas. C'est néanmoins ce que l'on a très largement fait. En citant cette source unique, on a raconté beaucoup de choses qui n'y figurent point.
Mais il existe une seconde source.
#### 2. -- Le Mémoire de Mgr Mignot
Cette seconde source, on la mentionne peut-être implicitement, en mentionnant le livre de Fontaine qui la reproduit : mais quasiment personne ne la cite.
Voilà qui est étrange. Car au lieu d'un Mémoire anonyme, dont l'auteur reste, aujourd'hui encore, inconnu, on tient là un texte offrant à l'historien des garanties de sérieux et plus que de sérieux : le Mémoire adressé par Mgr Mignot, archevêque d'Albi, en octobre 1914, au Cardinal Ferrata, secrétaire d'État de Benoît XV.
Sans doute on peut penser, sans manquer au respect dû à la mémoire de l'Archevêque d'Albi, qu'il était encore au milieu des événements dont il parle, qu'il s'y trouvait personnellement engagé, que son jugement n'a pas assez de recul et d'impartialité, que son appréciation reste partielle : c'est une chose ; c'en est une autre que de tenir systématiquement son témoignage pour nul et non avenu, comme l'on fait ordinairement. Il est paradoxal de refuser à Mgr Mignot le crédit, la confiance que l'on accorde si largement à l'auteur inconnu du Mémoire anonyme. Même si l'on estime devoir n'accepter qu'avec réserve le document de Mgr Mignot, c'est vraiment une étrange méthode de faire comme si l'on en ignorait l'existence.
A moins que ce soit cette existence même qui paraisse gênante. Car cette seule existence dévalue le contenu et la portée du Mémoire anonyme de 1923 ; elle diminue l'importance de la *révélation,* elle réduit le *secret* du S.P. : si Mgr Mignot, sans les documents de Gand, connaissait déjà en 1914 tout l'essentiel de ce qui a été « découvert » dans les papiers de l'avocat Jonckx, la découverte perd de sa valeur, et la présentation qui en a été faite prend, au moins partiellement, l'allure d'un « montage » et d'un « gonflage ».
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Quant au secret du S.P., Mgr Mignot parle bien d'une activité « occulte » : mais il faut évidemment l'entendre en un sens relatif dans la très large mesure où l'Archevêque d'Albi, sans avoir accès aux documents confidentiels du S.P., avait pu néanmoins en percer le « secret » ([^11]).
Le Mémoire de Mgr Mignot se trouve dans Fontaine, page 121 et suiv. ([^12]). En voici les principaux passages sur le sujet qui nous occupe :
« Il nous a été pénible, ces dernières années surtout, de voir non seulement nos hommes d'État les plus modérés et les mieux disposés, mais la grande majorité des catholiques français ([^13]) frappée de suspicion et tenue à l'écart par des gens sans mandat...
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On a vu disqualifier et traiter en suspects des hommes auparavant honorés de la confiance du Saint-Siège et qui avaient sacrifié leur fortune et leur vie à servir l'Église, pendant que d'autres, qui les combattaient avec acharnement et injustice, étaient couverts par un silence protecteur, sinon approuvés par ceux qui prétendaient exprimer seuls la pensée authentique de l'autorité supérieure...
...En effet, ces derniers temps, s'était créé un peu partout dans les nations catholiques de l'Europe, en marge de la hiérarchie légitime, un pouvoir s'abritant sous l'égide de quelques personnalités et qui prétendait imposer ses idées et ses volontés aux évêques, aux généraux d'ordres, au clergé régulier et séculier. Ce pouvoir irresponsable, anonyme et occulte disposait de deux moyens pour réduire ceux qui refusaient de s'incliner devant ces capricieuses exigences : la presse et la délation.
A Paris, à Vienne, à Bruxelles, à Milan, à Cologne, à Berlin et ailleurs ont surgi à peu près en même temps des feuilles hebdomadaires, sans talent et sans lecteurs pour la plupart, paraissant obéir toutes à la même inspiration. Sous le couvert d'une intransigeante et farouche orthodoxie, leurs rédacteurs ne satisfaisaient d'ordinaire que des rancunes personnelles. Ils semblaient s'être donné pour tâche de discréditer les meilleurs ouvriers, les plus sérieux et les plus actifs ([^14]).
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En France, en particulier, il n'y a pas eu un homme qui ait tenté, parmi les innombrables et rudes difficultés du lieu et du moment, une œuvre de salut religieux et social, que ces folliculaires n'aient accablé de leurs critiques et de leurs injures. Des catholiques aussi méritants qu'un De Mun, qu'un Jacques Piou, un Étienne Lamy, un Denys Cochin, un Henri Lorin ont été traînés sur la claie et traités en traîtres à leur croyance. Les évêques qui refusaient d'approuver ces procédés n'ont pas été plus épargnés. Vous n'êtes pas sans savoir, Éminence, qu'il s'est même rencontré deux ou trois ecclésiastiques, et surtout un ancien jésuite, M. Emmanuel Barbier, qui avaient pris pour tâche d'outrager inlassablement la mémoire du Pape Léon XIII, en représentant cet illustre et immortel Pontife comme ayant forfait à ses devoirs envers l'Église et envers notre pays ([^15]).
On n'exagère pas en disant que ces journalistes ont exercé dans le monde catholique européen une tyrannie dont l'effet fut, chez les croyants à la conscience délicate, une impression de véritable terreur, qui s'est souvent manifestée par le découragement et l'abandon de la lutte. Les esprits sérieux n'ont jamais pensé que ces écrivains fussent les interprètes exacts de l'autorité suprême ([^16]). Mais ils avaient eu l'habileté de le suggérer aux simples, en l'affirmant avec audace, et contrôler leurs affirmations n'était pas possible.
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A plusieurs reprises des évêques, surtout en Autriche et en Allemagne, des provinciaux de religieux, avaient dû élever la voix pour protéger leurs meilleurs diocésains et leurs sujets les plus dévoués contre cette entreprise de calomnie et de dénigrement systématique. Elle n'en continuait pas moins à fonctionner, prétendant être l'écho fidèle de la pensée du Saint-Siège. Ceux qui l'ont étudiée de près se sont rendus compte qu'elle obéissait aux suggestions d'une personnalité installée à Rome et qui de là remuait tous les fils au bout desquels s'agitaient les pantins à ses ordres ([^17]). Un monsignor dont les vastes ambitions avaient été frustrées sous le pontificat de Léon XIII, prenait sa revanche, en maltraitant tous ceux qui, soumis de cœur et d'esprit au Siège apostolique, mais mêlés directement à l'action et a ses difficultés, essayaient d'adapter les principes éternels aux exigences des réalités. Je ne prétends d'ailleurs pas qu'ici ou là les critiques de ce prélat et de sa camarilla n'aient pas été justes. Je note seulement un procédé d'intimidation et d'exagération à outrance...
...M. Benigni, grand ouvrier de cette entreprise de démoralisation, après avoir échoué dans sa tentative de « truster » la presse catholique par la *Correspondance romaine,* dont l'autorité supérieure lui imposa la suppression à la demande du chargé d'affaires d'Allemagne, s'était décidé à créer à Vienne, à Paris, à Gand, à Cologne, à Milan et ailleurs, un réseau de journaux dont il était l'inspirateur, sinon le maître...
L'œuvre accomplie par les écrivains installés par M. Benigni à la tête de ces filiales a été, dans son ensemble, une œuvre néfaste, parce que œuvre de division réalisée par la médisance, par la calomnie, par un oubli total des règles élémentaires de la charité chrétienne et des égards dus aux catholiques méritants aussi bien qu'à l'autorité épiscopale ([^18])...
38:17
Les calomnies s'ouvraient un chemin, en raison surtout de l'affectation de ces publicistes à se donner comme les protecteurs des bonnes doctrines et les défenseurs authentiques du Saint-Siège. J'ai connu d'excellents esprits, même à Rome, troublés par les campagnes contre certains hommes ou certaines œuvres, qui n'étaient que de purs mensonges ou de manifestes exagérations.
Ne serait-il pas à souhaiter que les écrivains catholiques, tout en défendant modestement, à leur poste, l'intégrité de la foi et les prérogatives du Saint-Siège, évitent de se lancer dans des condamnations de personnes à propos de questions abandonnées à la libre discussion. Ignorant le plus souvent la complexité des problèmes qu'ils abordent, ils ne les jugent que sous l'angle de leur ignorance et de leur passion. En prétextant une orthodoxie plus bruyante que sincère et éclairée, ils ne servent au fond que leurs rancunes personnelles et celles de leur clan ([^19]). Ils ont pris dans l'Église une place bien importante. Ils s'arrogent le droit de juger et de condamner, du sommet de leur incapacité, tous ceux, prêtres, évêques et même papes, qui ne consentent pas à subir en silence leur dictature. Ils ont usurpé les fonctions de l'Église enseignante, au plus grand dommage des âmes qu'ils ont désorientées, de la discipline qu'ils ont affaiblie, de la doctrine qu'ils travestissent souvent, car ils l'ignorent...
Voilà comment le pouvoir irresponsable et occulte, installé dans l'Église à côté de la hiérarchie légitime, en la supplantant parfois, a mis la presse à son service pour atteindre des fins d'intimidation et de dénonciation. Il disposait d'un autre moyen plus redoutable encore et plus efficace...
39:17
Dans un grand nombre de diocèses de France et de l'étranger, un système d'espionnage paraissait organisé. Les évêques, les prêtres, les hommes d'œuvres, les recteurs et professeurs de l'Université étaient surveillés. On dénonçait leurs écrits, leurs discours, leurs moindres paroles aux publications de la camarilla ou à l'autorité suprême ([^20]). Ces dénonciations, nous le savons, étaient souvent secrètes et anonymes... Les paroles et les actes les plus innocents, odieusement travestis, étaient présentés comme des trahisons envers la foi ou la hiérarchie...
Les pratiques du pouvoir occulte dans l'Église avaient abouti, en beaucoup de diocèses, à affaiblir l'autorité des évêques. De toutes parts commençaient à s'élever des protestations contre une situation intolérable autant qu'anormale...
40:17
...S'il importe de combattre rigoureusement les erreurs doctrinales, il n'importe pas moins de traiter les hommes avec charité et mansuétude ([^21])... Ils pêchent souvent par excès de zèle, par ignorance plus que par malice ([^22]). Agir à leur égard avec dureté, les persécuter jusque dans leur honneur, leur famille ou leur subsistance quotidienne, c'est s'exposer à les pousser au désespoir dans l'abîme, surtout s'ils le côtoient, ou au moins à aigrir leur cœur contre l'autorité ([^23])...
En tout cas, rien n'impressionnerait plus péniblement les consciences droites que de laisser soupçonner qu'on a deux poids et deux mesures. Ces dernières années en France, on s'est montré fort sévère envers certains groupes et certains hommes, bons catholiques pour la plupart, prêts à s'incliner devant le moindre signe de l'autorité, alors qu'on semblait bien indulgents envers des politiciens dont le chef a écrit que Jésus-Christ, notre Sauveur, était un ennemi de la civilisation.
41:17
Des jeunes gens excellents chrétiens ([^24]), comme l'a montré leur soumission exemplaire, ont été rudement malmenés pour leurs erreurs. On laissait cependant liberté entière aux néo-positivistes d'un autre mouvement qui se flattait d'être protégé par de puissantes personnalités... On les a laissé prétendre au monopole de la défense catholique, car ils avaient partie liée avec toutes les filiales du pouvoir occulte ([^25]). Des ennemis de Jésus-Christ ont clamé leur dévouement à l'Église romaine, et même des théologiens furent trompés par ces feintes ([^26])... Je signale encore l'indulgence manifestée à l'égard de tous les prêtres royalistes et la sévérité réservée aux autres.
42:17
On a permis à un bénédictin de quitter son couvent, de courir à tous les coins de France pour donner des conférences où il défendait les thèses d'un parti anti-constitutionnel et à base anti-chrétienne ; l'on a semblé encourager des ecclésiastiques en rupture de diocèse ou de couvents, qui inondaient le public de leurs calomnies envers Léon XIII, les évêques, ou les catholiques refusant de subir leur dictature ; et l'on a été impitoyable envers d'autres qui ont pu se tromper, mais dont les intentions droites, les réels mérites et parfois les services exceptionnels méritaient peut-être des égards ([^27])...
...Sans vouloir obtenir des catholiques une impossible unité politique, tout en leur laissant leurs libres opinions, vous fermerez les plaies ouvertes, vous pacifierez les âmes, vous comblerez tous ces fossés qui se sont élargis et approfondis depuis quelques années, comme jamais ils ne l'avaient été... »
43:17
Est-il possible, quand on a lu ces lignes qui datent d'octobre 1914, de soutenir encore que l'existence du S.P. fut révélée seulement par la découverte en 1915 des documents de Gand, et par le Mémoire anonyme rédigé vers 1921-1923 d'après ces documents ?
#### 3. -- L'Encyclique « Ad beatissimi »
Le 1^er^ novembre 1914, dans l'Encyclique *Ad beatissimi,* Benoît XV prononce ce que l'on appelle quelquefois, sans se reporter au texte, une condamnation de l'intégrisme. Voici ce qu'il disait :
« Que nul particulier ne s'érige en maître dans l'Église... A l'égard des questions où, sans détriment pour la foi ni la discipline, on peut discuter le pour et le contre parce que le Saint-Siège n'a encore rien décidé, il n'est interdit à personne d'émettre son opinion et de la défendre ; mais que, dans ces discussions, on s'abstienne de tout excès de langage qui pourrait offenser gravement la charité ; que chacun soutienne son avis librement, mais qu'il le fasse avec modération et ne croie pas pouvoir décerner aux tenants d'une opinion contraire, rien que pour ce motif, le reproche de foi suspecte ou de manquement à la discipline. Nous voulons aussi que l'on s'abstienne de certaines appellations dont on a commencé depuis peu à faire usage pour distinguer les catholiques des catholiques : qu'elles soient évitées, non seulement en tant que nouveautés profanes de mots, qui ne sont conformes ni à la vérité ni à l'équité, mais encore parce qu'il en résulte parmi les catholiques une grave agitation et une grande confusion. »
Il faut entendre que Benoît XV proscrit l'appellation « catholiques intégraux ». Le P. Yves de la Brière le soulignait dans son commentaire ([^28]) :
44:17
« Le vocable que l'Encyclique vise particulièrement, et qui était adopté par plusieurs comme le symbole d'une orthodoxie plus rigoureuse, n'est autre que le terme de *catholique intégral.* »
On comprend aisément l'inconvénient majeur d'une telle « appellation », inconvénient qui s'était révélé à l'usage. Le tort n'était évidemment pas de se vouloir intégralement catholique, mais de « *distinguer les catholiques des catholiques* », comme le précisait Benoît XV. Ceux qui se proclamaient eux-mêmes « intégraux » sous-entendaient, qu'ils le veuillent ou non (et d'ailleurs ils le voulaient, parfois ou souvent), que les autres catholiques ne l'étaient pas. Ainsi la dénomination avait une portée arbitrairement discriminatoire et agressive. De même l'expression -- parfaitement admise celle-là -- de « catholiques sociaux » pourrait avoir, maniée d'une certaine manière dont on ne s'abstient pas toujours, une portée semblablement agressive et discriminatoire.
Nous avons eu pour notre part l'occasion d'examiner, sur des exemples récents, comment toute distinction entre « bons » et « mauvais » catholiques qui ne vient pas de l'autorité religieuse elle-même porte en elle le germe d'un processus d'anéantissement de l'Église ([^29]).
L'Encyclique ne nomme ni ne définit un *intégrisme* ou une hérésie intégriste, contrairement à ce que l'on donne parfois à entendre. Il n'est nullement établi qu'il y aurait eu, en face du modernisme, ce qu'une formule inexacte, et trop répandue, appelle « *une hérésie contraire, l'intégrisme* » ([^30]). Benoît XV proscrit l'usage d'une certaine dénomination et, plus généralement, réforme certaines mœurs intellectuelles.
45:17
N'en concluons point que Benoît XV aurait, par le fait même, supprimé ou interdit le S.P. au même moment, c'est-à-dire en 1914. Les choses sont loin d'être aussi simples.
#### 4. -- État de la question avant 1950
A ce point, nous croyons avoir fait le tour des documents publiés avant 1950. Leur contenu révèle l'existence d'une organisation intégriste plus ou moins secrète, dont les mauvais procédés et les excès divers ont été fortement mis en relief. On pourrait même incliner à conclure qu'elle a été entièrement pernicieuse.
Il faut remarquer toutefois que les deux documents fondamentaux, le Mémoire anonyme et le Mémoire de Mgr Mignot, sont des réquisitoires contre le S, P. ; que l'Encyclique *Ad beatissimi* proscrit l'appellation et certaines mœurs intellectuelles qui se trouvent être celles du S.P., mais n'apporte aucune précision historique.
En sens contraire, il existe des déclarations de Mgr Benigni. Nous ne croyons pas qu'elles aient été publiées en France ([^31]). Fontaine y fait parfois allusion dans son livre. Page 141, en note, à l'endroit où le Mémoire anonyme évalue à un millier le nombre d'adhérents du S.P. vers 1912, figure, sans indication de source, cette précision :
« Mgr Benigni affirme que le S.P. « y compris les amis non affiliés, mais sympathiques à l'œuvre », n'a jamais dépassé la centaine. »
Page 142, en note, Fontaine cite un passage d'une lettre de Mgr Benigni au Cardinal Sbarreti en date du 16 novembre 1921. Le voici :
46:17
« Le S.P. désirait demeurer ignoré des ennemis du Pape et de l'Église pour mieux servir l'un et l'autre. Énorme pourtant est la calomnie, lorsqu'on en vient à dire que le S.P. eut des secrets vis-à-vis du Saint-Siège. Leurs Éminences les Cardinaux de Lai et Merry del Val, ainsi que Mgr Bressan pour le service direct de Pie X, ont reçu pendant des années entières, presque journellement, des rapports, des coupures de presse, etc., tant sur la situation générale que sur des faits particuliers ; et ils n'avaient qu'une parole à dire pour être renseignés du mieux qu'il était possible avec nos faibles ressources. Ils pourront le certifier à Votre Éminence révérendissime.
Page 138, en note, Fontaine rapporte, malheureusement en style indirect, un autre passage de la même lettre :
« Mgr Benigni déclare qu'il prenait à l'ordinaire les ordres du Pape directement et que le S.P. ayant été fondé vers 1909, Pie X en mit à l'épreuve le bon fonctionnement pratique jusqu'en 1913, où il le plaça sous le contrôle de la Congrégation consistoriale. »
Dans le texte même du Mémoire anonyme figure une contradiction, ou au moins une obscurité majeure sur ce point capital. Il y est d'abord affirmé que le S.P. « a fonctionné comme une société secrète de 1909 à 1914 ». Mais plus loin, le Mémoire anonyme fait état des approbations de Pie X le 5 juillet 1911 et le 8 juillet 1913 et ajoute : « *Le S.P., approuvé par le Saint-Père,* DEVIENT *une société secrète.* » Le S.P. n'aurait donc été une société secrète qu'à partir de 1913, ou au plus tôt de 1911, ce qui semble bien contredire l'affirmation primitive : « De 1909 à 1914 a fonctionné une société secrète. »
Quand ensuite le Mémoire anonyme affirme que « le secret est gardé à l'égard du Cardinal Merry del Val et même de Pie X », il ne peut s'agir en tout cas que d'un secret *postérieur* à l'approbation de 1911 et vraisemblablement à celle de 1913.
47:17
De toutes façons, l'interprétation du Mémoire anonyme fait difficulté. Fontaine remarque narquoisement, dans la note 4 de la page 140, que l'auteur du Mémoire anonyme « *voudrait bien jeter le doute sur une conclusion* (l'approbation donnée par le Saint-Siège au S.P.) *qui lui paraît aussi regrettable qu'elle est évidente.* »
Donc, dans l'état de la question tel qu'il ressort des documents publiés jusqu'en 1950, le point de savoir si le S.P. était bien une association secrète est un *point douteux* et non un *point certain.* Secret à l'égard des adversaires : Mgr Benigni le reconnaît. Mais secret à l'égard du Saint-Siège ? Rien ne permet de l'affirmer. Fontaine ne cache pas qu'à la lecture du Mémoire anonyme, il ne peut croire à un tel secret ([^32]).
Or, voici l'étrange, quasiment tous ceux qui ont écrit sur cette question d'après ces documents ont admis comme évidente et assurée la thèse du secret.
48:17
Même ceux qui citent ou invoquent Fontaine comme une source solide et un auteur parfaitement digne de foi se gardent soigneusement de dire que Fontaine ne croit pas à la thèse du secret. Ils ne laissent pas un instant supposer que la lecture du Mémoire anonyme, obscur ou contradictoire sur ce point, ne permet pas d'affirmer le secret, mais incline plutôt à le mettre en doute.
Si l'on se souvient que les mêmes auteurs dissimulent le Mémoire de Mgr Mignot ([^33]), dont le contenu prouve en tout cas que le secret n'était pas tellement secret, -- on est fondé à demander si, *même chez des historiens,* la préoccupation polémique et tactique ne l'a pas emporté sur l'honnêteté intellectuelle de la méthode.
Pourquoi ? Parce que la thèse du *secret,* du secret à l'égard du Saint-Siège, est INDISPENSABLE, *comme* nous le verrons en son temps, à une thèse connexe : celle de la *survivance* ou de la *reconstitution* du S.P., -- cette dernière thèse ayant une immédiate valeur tactique et polémique.
(*A suivre.*)
Jean MADIRAN.
*La suite de cette étude* (dans nos prochains numéros) comportera les points suivants : 5. -- La valeur des documents de Gand. -- 6. -- L'Action française et l'intégrisme. -- 7. -- L'état de la question renouvelé après 1950. -- 8. -- Les trois lettres de saint Pie X. -- 9. -- Le Rapport Antonelli. -- 10. Survivance ou reconstitution du S.P. -- 11. -- Intégrisme de droite et de gauche. -- 12. -- La fonction que l'intégrisme voulait assumer. -- 13. -- L'alibi intégriste contre la Hiérarchie apostolique.
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**NOTES CRITIQUES**
### La correspondance Blondel-Valensin
LES ÉDITIONS Aubier viennent de publier la première partie (1899-1912) de la correspondance entre le philosophe Maurice Blondel et le Père Jésuite Auguste Valensin. Publication infiniment précieuse pour l'histoire des idées, et même pour l'histoire religieuse, non seulement par son contenu proprement dit, mais encore par la masse de documents inédits et importants que les éditeurs ont rassemblés dans les notes. L'esprit d'amitié dans lequel a été accompli ce travail s'efforce, sans toujours y parvenir, d'être équitable à l'égard des adversaires de Blondel. Au demeurant, il faut prendre ces documents pour ce qu'ils sont, c'est-à-dire ne pas oublier qu'ils ne sont ni infaillibles, ni les seuls. Si l'on ne retenait sur les années 1899-1912 que cette *Correspondance,* on en retirerait une idée ou au moins une impression partielle et partiellement inexacte. C'est le défaut de l'article que lui a consacré M. Jean Lacroix dans *Le Monde* du 1^er^ août.
\*\*\*
CELA DIT, il faut d'autre part louer la sérénité des éditeurs, et admirer celle des deux correspondants, Blondel et le P. Valensin. Car le philosophe Maurice Blondel a été victime d'une longue, d'une grave, d'une atroce injustice. C'est avec pleine raison que M. Joseph Folliet évoquait récemment « *la véritable persécution infligée par les intégristes à un grand philosophe chrétien comme Maurice Blondel* » ([^34]). Il reste encore dans certains esprits quelque influence des affreuses campagnes menées par cette persécution. Mais ce ne sont plus, il faut du moins l'espérer, que des vestiges en voie de disparition, depuis que Pie XII, en 1944, a rendu publiquement à Maurice Blondel une éclatante justice ([^35]).
50:17
Saint Pie X avait lui-même déclaré qu'il ne doutait pas de l'orthodoxie de Blondel. La *Correspondance* apporte à ce sujet d'heureuses précisions.
Comme ces choses sont encore trop peu connues dans leur détail exact ([^36]), et qu'il demeure parfois une méfiance ou une suspicion injustifiées à l'égard de la pensée de Blondel, nous croyons devoir y insister en citant les documents.
D'une note du P. Valensin (*Correspondance,* tome II, p. 53), il ressort que Maurice Blondel lui a déclaré, le 26 décembre 1908, savoir que saint Pie X a dit à Mgr Bonnefoy (archevêque d'Aix, où Blondel était professeur) : « Je suis sûr de l'orthodoxie de M. Blondel ».
D'une lettre de Blondel au P. Valensin en date du 3 octobre 1912 (tome II, p. 362) :
« Mgr d'Aix a (...) rapporté devant plusieurs de ses prêtres le jugement qu'il avait il y a quelques mois recueilli de la bouche de Pie X sur mon humble personne, le Saint-Père lui ayant dit, en audience privée, que s'étant fait renseigner, il se portait garant de mon orthodoxie : ce témoignage du Pape à mon « ordinaire » m'avait été infiniment précieux, il m'avait été rapporté par Mgr Bonnefoy... »
51:17
D'une lettre de Mgr Bonnefoy à Blondel, le 8 décembre 1917 (tome II, p. 368) :
« Je vous rappellerai ce que j'étais heureux de vous dire en décembre 1912 ([^37]), au retour de mon voyage *ad limina.* Reçu en audience par S.S. Pie X, je pris occasion de lui parler de vous et de lui faire savoir combien vous étiez douloureusement affecté par la suspicion dont quelques apologistes avaient couvert votre enseignement philosophique. Je priai Sa Sainteté de remarquer que si, parfois, en de rares occasions, au cours d'un labeur énorme, votre pensée, comme d'ailleurs celle de tant d'autres écrivains, en des matières délicates, a pu avoir besoin de précisions, elle s'éclaire d'elle-même par le contexte et s'affirme par vos propres développements ou explications. J'allais poursuivre quand le Saint-Père me donna la joie pour vous et pour moi de l'entendre me dire : « *Je suis sûr de son orthodoxie, je vous charge de le lui dire.* »
La *Correspondance* ne mentionne pas la lettre que Pie XII fit adresser le 2 décembre 1944, par le Substitut de la Secrétairerie d'État, Mgr Montini, à Maurice Blondel. Mais nous croyons utile d'en reproduire intégralement le texte, d'après les *Actes de S.S. Pie XII,* afin d'éclairer complètement nos lecteurs sur ce point :
Dal Vaticano, 2 décembre 1944.
> Monsieur le Professeur,
Votre trilogie sur *La Philosophie et l'esprit chrétien,* dont vous venez de publier le premier tome, s'avère un monument de haute et bienfaisante apologétique ; et comment n'aurait-il pas été agréable à Sa Sainteté d'en recevoir le filial hommage ?
52:17
L'importance d'un pareil sujet ne peut échapper à personne, sujet où sont étudiés avec tant de sagacité les rapports de la philosophie et du christianisme, de la raison et de la foi, du naturel et du surnaturel, dont vous soulignez très justement « l'incommensurabilité », sans en exclure « la symbiose », et cette destinée unique à laquelle l'homme ne peut légitimement se soustraire : mystère tout pénétré de miséricorde et de bonté infinie, auquel tous les esprits bien nés et réfléchis ne peuvent manquer d'adhérer, pour leur plus grand progrès intellectuel et moral, comme pour leur plus grand et vrai bonheur.
Vos investigations philosophiques, pourtant toutes respectueuses de la transcendance du donné révélé, ne laissent donc pas de s'exercer avec fruit sur l'ensemble des mystères de la foi, pour leur faire mieux trouver l'audience d'une génération trop imbue d'un autonomisme de la raison dont on ne reconnaît que trop aujourd'hui les faillites. Vous l'avez fait avec autant de talent que de foi ; et, sauf quelques expressions qu'une rigueur théologique eût voulues plus précises, cette argumentation peut et doit, dans les milieux savants, apporter une précieuse contribution à la meilleure intelligence et acceptation du message chrétien, seule voie de salut pour les individus comme pour la société.
De fait, le monde tourmenté d'aujourd'hui est tellement à la recherche du vrai et des voies qui y conduisent le plus sûrement ! Et à cet égard ne serait-il pas opportun de rappeler encore qu'à ne la considérer que du seul point de vue de sa valeur philosophique, la spéculation procédant de la *philosophia perennis* offre réellement aux apparentes antinomies de l'univers des solutions positives, bien propres à satisfaire l'intelligence, sans prétendre, bien entendu, étancher une soif de plus intégrale lumière ?
Enfin, il n'est pas jusqu'à l'actualité d'un tel ouvrage dont il ne faille relever le mérite. Car, à l'heure où le présent cataclysme ébranle les fondements mêmes de notre civilisation, comment beaucoup n'éprouveraient-ils pas le besoin de reconsidérer leurs positions philosophiques et de revenir, avec l'aide de la grâce, à une conception de la vie sans laquelle, l'expérience ne le prouve que trop, on ne peut espérer le retour assuré de l'ordre et de la paix.
53:17
Votre charité intellectuelle de bon Samaritain, en se penchant sur l'humanité blessée, en s'efforçant de la comprendre et en lui parlant son langage, contribuera efficacement à la replacer dans les indéclinables et salvatrices perspectives de sa vocation divine.
Aussi, se réjouissant vivement des meilleures nouvelles de votre chère santé, le Saint-Père fait-il des vœux ardents pour que vous ayez la force de mener à bonne fin cet important ouvrage, et vous envoie-t-il de tout cœur la bénédiction apostolique.
Cette dernière œuvre de Blondel, nous voyons dans la *Correspondance* qu'elle a été véritablement l'œuvre de sa vie, celle qu'il méditait depuis une quarantaine d'années (au moins depuis 1903), et que la maladie l'empêcha d'écrire plus tôt (voir notamment tome II, pp. 178-179). Il appelait cet ouvrage *L'Esprit chrétien.* Ce fut finalement *La philosophie et l'esprit chrétien,* dont le premier tome fut publié en 1944, le second en 1946, et le troisième après sa mort, en 1950, sous le titre : *Exigences philosophiques du christianisme.*
\*\*\*
BLONDEL ne fut aucunement moderniste, ni « néo-kantien », ni « subjectiviste », ni bergsonien : et pourtant livres et journaux, pendant quarante années, ont été pleins de ces accusations portées contre lui. Mais, tout en repoussant le modernisme, il en sous-estimait le danger. C'est pourquoi il ne comprit pas l'Encyclique *Pascendi.* Bien qu'il ne fût pas personnellement visé, et que sa pensée ne tombât nullement sous le coup des condamnations portées, il en fut sentimentalement atteint. Mesurant mal le péril, il ne pouvait apercevoir combien étaient nécessaires de rigoureuses mesures de défense. On ne peut donner son attitude devant l'Encyclique, telle qu'elle apparaît fort clairement dans ses lettres (tome I, pp. 357-371), pour attitude exemplaire. Ce point est très frappant, et même surprenant.
54:17
Car toute cette correspondance nous laisse entrevoir la vie intérieure très profonde de Blondel, sa vie intellectuelle nourrie de saint Augustin, de saint Bernard, de saint Thomas, sa soumission de cœur et d'esprit à l'Église. Mais en face de Pie X, son premier mouvement fut, et resta longtemps de douloureuse méfiance. On peut mesurer par là, croyons-nous, à quel point la propagande moderniste avait réussi, même auprès d'esprits sérieux et de cœurs fidèles, à semer le doute et l'hostilité à l'égard du Souverain Pontife. On peut aussi mieux pénétrer, mieux comprendre, mieux situer, mieux sentir les difficultés d'esprits contemporains qui ont une attitude analogue en face de l'Encyclique *Humani generis.*
Deux ans *avant Pascendi,* Blondel s'était senti atteint déjà par la mise à l'index de deux ouvrages du P. Laberthonnière, pour lequel il avait une ardente amitié (tome I, pp. 251-253). Une amitié aveugle, qu'aucun avertissement, qu'aucune mise en garde n'éclairait. Encore en 1912*,* il ne comprendra pas le conseil du P. de Grandmaison : « *Je voudrais que l'on séparât la cause de M. Blondel de celle du P. Laberthonnière* » (tome II, p. 304). Même le P. Auguste Valensin remarquait les différences (de doctrine et de comportement) entre les deux auteurs. Par amitié, Blondel refusait de les voir, ou de les avouer nettement (tome II, pp. 307-309). Sur le moment, en 1906, il n'imaginait pas un instant que la censure du P. Laberthonnière pût être le moins du monde justifiée : « *Le coup qui, en frappant le* P. *Laberthonnière, me frappe au plus intime de l'âme...* » (tome I, p. 252). « *On l'a mal compris* » (p. 256). Il allait jusqu'à écrire : « *Que le Pape blanc ou le Pape noir soient ce qu'ils voudront, je ne me scandaliserai pas de leurs infirmités ; je verrai, au-delà de la laideur, la beauté de la docilité* » (pp. 256-257). Ces pensées, même chez les meilleurs, sont malheureusement de notre temps. On imagine le Pape « mal informé », alors qu'on est soi-même mal informé sur le Pape. Saint Pie X comprenait mieux Blondel que Blondel ne comprenait saint Pie X. Et Blondel avait l'illusion trop commune que c'était le Souverain Pontife qui ne comprenait pas. Il y aurait de là une leçon à tirer, qui vaut pour plusieurs, même théologiens.
\*\*\*
55:17
MAIS LA MÉFIANCE DE BLONDEL en face de Pie X est plus ancienne encore ; elle est initiale, Dès la mort de Léon XIII, Blondel tient bizarrement pour probable que son successeur lui sera inférieur (sans penser que la Providence donne à chaque temps le Pape dont il a besoin) : « *Quel que soit l'élu,* écrit-il le 28 juillet 1903 (tome I, p. 94), *et même si les succès extérieurs de la Révélation en sont douloureusement retardés* (sic), *nous savons que l'œuvre de la Rédemption s'accomplit...* ». Pie X est élu le 4 août. Dès le 5, Blondel écrit : « *Ma première impression, c'est que la* « *réaction* » *triomphe, mais sous sa forme la plus bénigne... Le Saint-Esprit qui ne peut user que des hommes vivants ne pouvait sans miracle nous donner un initiateur intellectuel* »*.* Il craint que le « zèle de la piété » ne risque d'amener l' « incendie » qui, par *l'ignis ardens,* aboutirait à la *religio depopulata.* Comme, dans sa confiance même en l'Esprit Saint, Blondel reste méfiant ! D'où croit-il donc tenir que Pie X ne sera pas un « initiateur intellectuel » ? Il le fut pourtant, intellectuel et spirituel, bien qu'on ne le sache ou le comprenne pas encore beaucoup, du moins en France, même aujourd'hui après la canonisation...
En 1884, Blondel avait déjeuné avec le futur Pie X, à l'issue de son sacre à Saint-Louis des Français. Il s'en souvient assez pour écrire encore :
« L'humilité des origines, les habitudes simples, la bonté avenante et populaire, la piété fervente et tournée vers les œuvres sociales, comme tout cela vaut mieux que tout, en ce moment où les esprits ne seraient pas mûrs pour les grandes initiatives intellectuelles, et où la charité miséricordieuse est si nécessaire. »
Malgré quoi, intellectuellement et politiquement, Blondel juge le nouveau Pape de haut en bas, comme pourrait faire n'importe quel galopin du journalisme actuel. Pourtant Blondel est un esprit sérieux, pondéré, mesuré, réfléchi, une âme pieuse, un homme de prière et de foi. Et il n'est plus un jeune homme emporté par les passions de l'adolescence : il a 42 ans.
Un jugement aussi léger étonne, en même temps qu'une aussi radicale prévention explique, sans les justifier, ses réticences ultérieures, Avec Pie X, « la réaction triomphe... » Mon Dieu, quelle misère que notre jugement humain.
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Vraiment, tout cela met en cause, et bien gravement, la propagande soit moderniste, soit politique, qui s'exerçait dans le milieu où vivait Blondel et dont il tirait ses « informations ». Une propagande qui d'emblée, dès le premier jour, avait en quelque sorte disqualifié le nouveau Pape ! une propagande qui avait d'avance ruiné la confiance des esprits et des cœurs dans le Vicaire de Jésus-Christ, assisté par l'Esprit Saint ! A y bien réfléchir, c'est un témoignage plutôt à l'honneur de Blondel, qu'il ne se soit pas abandonné plus complètement aux rumeurs calomnieuses de cette propagande démoralisante. Mais c'est aussi un témoignage sur son milieu et sur son temps, un témoignage écrasant, susceptible de faire comprendre pourquoi Pie X allait devoir combattre avec tant d'énergie et de rigueur. L'Église était véritablement frappée au cœur et à la tête.
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QUELQUE PASSION ou prévention politique se mêlait donc aux réactions de Blondel : nous le constatons, non pour lui jeter la première pierre, mais pour méditer ce témoignage de la fragilité humaine, même chez les plus grands...
Blondel avait de l'amitié pour le Sillon, mais cette fois une amitié qui ne s'aveuglait pas. Il avait « promptement conçu des craintes ». Il discernait chez Marc Sangnier « *des incohérences d'attitude et de pensée* », « *des faiblesses ruineuses* » (tome II, p. 177). Le trait le plus net de sa pensée politique est qu'il fut surtout très opposé à l'Action française. Et l'on peut mesurer ici à quel point, même chez les esprits loyaux, les partis pris politiques obscurcissent le jugement. Les méfiances de Blondel à l'égard du gouvernement de Pie X viennent pour une bonne part de la faveur où la politique d'Action française, et en général la politique de droite, était tenue par Rome. Il semble aussi qu'inversement, les accusations portées contre l'orthodoxie de Blondel aient eu trop souvent pour motif véritable ses positions politiques... Ces choses ne devraient pas être mélangées. On aurait pu comprendre que les préférences politiques de Blondel n'étaient ni une preuve ni une présomption d'hétérodoxie.
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De son côté, Blondel aurait pu comprendre que les positions *prudentielles* du gouvernement pontifical n'étaient pas une « infirmité », -- et certainement pas une infirmité doctrinale et religieuse. Il est vrai que nous en parlons à notre aise. Dans la vie de la pensée, dans le feu de l'action, les distinctions logiques et nécessaires sont bien difficiles à toujours garder présentes et à toujours respecter.
La polémique de Blondel contre l'Action française se situe en 1909 : ce sont les articles signés « Testis » et les controverses avec le P. Descoqs. Blondel en fit le volume intitulé : *La Semaine sociale de Bordeaux et le monophorisme* (Paris, 1910). Il ne voyait essentiellement dans l'Action française que des « païens », des « athées », et c'est la faiblesse -- et l'injustice -- de sa position. Ce qui n'empêche pas ses remarques sur ce qu'il appelait le « monophorisme » d'être souvent profondes, Le Cardinal Mercier avait chaudement félicité « Testis » en 1911 (tome II, pp. 232-233), et présentait avec éloges son œuvre à l'Académie royale de Belgique.
Pourtant, Blondel et Maurras se connaissaient, ou du moins s'étaient connus. Le premier n'avait que six ans de plus que le second. D'une lettre de Blondel (tome I, p. 341) : « *J'ai piloté cet élève de M. Penon lors de son arrivée à Paris* ». En 1893, l'abbé Penon, futur Mgr Penon, avait envoyé *L'Action* de Blondel à Maurras, et il écrivait à Blondel : « *J'ai appris il y* a *quelques jours que l'envoi était superflu. Maurras ayant reçu directement de vous un exemplaire... Il n'avait pas achevé la lecture du livre lors du dernier entretien que j'ai eu avec lui, mais il était très frappé, je n'ose dire encore très ébranlé...* (il lit l'histoire du bréviaire romain) *dont bien des hymnes le ravissent. Tout cela, hélas, n'est guère qu'au point de vue littéraire. Puissiez-vous le détacher de ce dilettantisme.* »
En 1913, Mgr Penon écrivait à Blondel (tome I, pp. 282-283) : « *Je suis convaincu que votre pensée est en pleine conformité avec le dogme et la doctrine traditionnelle.* »
Dès lors, un problème se pose. Mgr Penon comprenait et approuvait la pensée de Blondel. Mgr Penon avait recommandé l'œuvre de Blondel à Maurras. Quand on se rappelle d'autre part quelle profonde confiance Maurras avait en Mgr Penon ([^38]), on peut se demander comment il put méconnaître néanmoins la pensée de Blondel.
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Ce ne fut point par hostilité politique, par rancune pour les critiques formulées par Blondel contre l'Action française : il est frappant de constater que dans l'œuvre de Maurras, Blondel n'est pas contredit sur son opposition politique, mais attaqué sur sa philosophie ([^39]). Il existe un passage étonnamment hostile du *Bienheureux Pie X* ([^40]). Et un propos recueilli par Massis, qui range Blondel parmi les « subjectivistes » ([^41]). Maurras semble considérer la pensée philosophique de Blondel avec un extrême mépris, la tenant pour « un succédané de Bergson » et pour un « obscurantisme » qui aurait été condamné par *Pascendi.* Il est certain que la pensée de Blondel heurtait un aspect de la pensée de Maurras ([^42]).
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Mais il est possible, d'autre part, que Maurras n'ait pas relu *L'Action* depuis 1893, et en ait parlé, d'ailleurs incidemment, un demi-siècle plus tard, de mémoire, en adoptant simplement le point de vue de théologiens qu'il tenait pour de bons juges. Il est évident que Maurras n'a été ni l'initiateur ni le responsable des campagnes menées à contresens contre Blondel ; mais il n'est pas exclu qu'il ait été au contraire influencé par elles ([^43]).
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SUR LA PENSÉE DE BLONDEL, la *Correspondance* apporte des précisions et des explications qui sont à retenir ([^44]). Mais l'essentiel de ces deux volumes dépasse toutes ces précieuses contributions à la documentation philosophique et historique. C'est un bouleversant témoignage sur la guerre civile que se font entre eux les catholiques français depuis plus de cinquante ans ([^45]). Une telle guerre civile n'est pas sans prétextes vraisemblables ; on peut même accorder qu'elle n'est pas sans raisons fondées ; fondées, oui, mais *insuffisantes* pour justifier un tel carnage permanent, une telle déperdition de forces, tant de coups affreux, de blessures tenues ouvertes, de représailles et de revanches sans fin...
C'est là un sujet qui nous tient trop à cœur pour que nous ne souhaitions pas y revenir à loisir. Puisse du moins notre génération recevoir de Dieu la force et les moyens de surmonter enfin cette guerre civile trouvée dans notre héritage, et qui l'empoisonne.
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#### Le nouveau livre de Fabrègues
LA COLLECTION que dirige Jean de Fabrègues : « *Le monde et la loi* » (Éditions Desclée et Cie) appelle une estime, une attention exacte, qui ne lui sont guère données, semble-t-il, par ce qu'il est convenu de nommer « *la presse catholique* » et qui n'est peut-être en réalité qu'une presse « *d'inspiration* (plus ou moins) *chrétienne* ». Collection de petits livres alertes et denses, qui presque tous mériteraient une étude détaillée. C'est là que parut *Sainteté et action temporelle,* du P. Daniélou ; et *Foi catholique et problèmes modernes,* du P. Labourdette (avec une reproduction intégrale de l'Encyclique *Humani generis,* texte latin et traduction originale ; ce qui supplée, sur ce point du moins, à la carence de la Bonne Presse, dont l'édition des *Actes de* S.S. *Pie XII* a toujours douze années de retard).
Il est vrai que les services de presse de cette collection -- nous en savons quelque chose -- ne sont certes pas très bien faits ; c'est peut-être la raison pour laquelle elle n'a pas jusqu'ici trouvé, dans la mesure qui lui est due, un écho explicite et détaillé.
Dans cette collection vient de paraître le livre posthume et capital du P. Ducatillon : *Patriotisme et colonisation.* C'est un grand livre, qui manifeste à coup sûr une rénovation et un progrès de la pensée catholique en France ; nous nous proposons de l'étudier ultérieurement, point par point et à loisir.
Ce qui nous occupera aujourd'hui est un autre titre de la même collection, le nouveau livre de Fabrègues lui-même : *La révolution ou la foi.*
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CET OUVRAGE ne manifeste pas le Fabrègues profond, ou du moins, le manifeste moins directement que son admirable *Curé d'Ars* (Amiot-Dumont, éditeur ; voir *Itinéraires,* n° 15, p. 52). Une telle réserve est volontaire : l'auteur s'efface devant les livres, les thèses, les points de vue qu'il examine et auxquels sont consacrés les vingt-sept petits chapitres de ce recueil d'articles. Il nous avertit : « *Les pages que voici essaient d'être plus le miroir d'une époque que l'œuvre d'un seul homme.* » Il s'efforce « *d'unir des témoignages très divers, d'en dégager* les *points communs,* de *montrer où ils tendent* » (p. 5). Cet avertissement de l'introduction, et l'ensemble du livre, nous éclairent sur la manière de Fabrègues à la France *catholique,* qui n'est pas toujours très bien comprise.
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Fabrègues journaliste est un analyste à la fois attentif et discret, d'une discrétion mais d'une attention comme il n'en existe plus guère, qui par scrupule s'efface (dirons-nous presque trop ?) devant les pensées dont il rend compte, les témoignages qu'il accueille, les événements dont il décrit les composantes, et ne laisse qu'entrevoir à de brefs instants le jardin secret de la vie intérieure, -- où s'enracinent très fortement les jugements qu'il formule ou simplement suggère. Il n'exprime son sentiment propre que par touches souvent délicates, par brèves réflexions prononcées comme à mi-voix, mais parfois très nettes. Il veut surtout choisir, recueillir, montrer chez les autres des notations convergentes, concourrant à un dessein très précis, « *partout la même question, la même angoisse... L'homme, c'est* l'âme : *le problème de l'homme est* un *problème théologique* ».
Le dessein de Fabrègues, si nous le comprenons bien, est de remettre la religion chrétienne à sa place, la première, dans la pensée, dans la vie personnelle, dans la vie d'abord intérieure des catholiques : comment les incroyants auraient-ils chance d'apercevoir une lumière que nous tiendrions sous le boisseau politique, social ou technique ?
Il n'est pas besoin de dire longuement quelle fondamentale connivence nous avons avec un tel dessein, et combien tout le reste nous paraît secondaire à côté de ce souci primordial.
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CITANT L'IMPORTANT OUVRAGE du P. Desqueyrat, *La crise religieuse des temps nouveaux,* Fabrègues note (p. 41) que « *nous* ne *Sommes plus aux temps où le croyant* ne se *heurtait qu'à des courants d'idées... nous sommes devant* UNE VIE SOCIALE DONT LES TECHNIQUES TUENT LA VIE RELIGIEUSE PARCE QUE D'ABORD ELLES TUENT OU IGNORENT LA VIE PERSONNELLE ». C'est l'une des formules-clés de cet ouvrage, qui en contient beaucoup, empruntées aux auteurs les plus divers ou énoncées, malgré son effacement volontaire, par Fabrègues lui-même. Nous avons pour notre part plusieurs fois mis l'accent, dans le même sens, sur le rôle de la publicité, -- publicité politique, publicité intellectuelle, -- c'est-à-dire sur les « instruments de diffusion » et sur leurs techniques, -- qui annexent la réflexion personnelle et la vie intérieure. La publicité n'est qu'un cas particulier, mais particulièrement décisif, de cette « vie sociale » et de ces « techniques » qui « tuent la vie personnelle ». Et ce n'est pas sans une vive inquiétude que nous voyons les méthodes publicitaires s'installer jusque dans la vie religieuse, où elles collectivisent, politisent et abrutissent les consciences.
Plus ou moins directement, Fabrègues s'insurge contre les effets de ce que nous appelons une POLITISATION DES CONSCIENCES PAR VOIE PUBLICITAIRE.
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C'est un thème qui sans cesse revient sous sa plume, pour tenter de réveiller les somnambules qui croient « *pouvoir tout ramener au politique, a l'économique, au social* » (p. 16) ; pour rappeler que les « *fins intermédiaires* », c'est-à-dire notamment politiques, ne peuvent jamais être contraires à la fin dernière et que même « *elles* n'en *sont jamais totalement et absolument indépendantes* » (p. 20). « *Ce qui n'est pas possible, c'est que les hommes qui veulent vivre selon la Foi construisent leur idée* de *la vie et du monde sans y avoir d'abord mesuré* ce *que la Foi* exige *de la vie et du* monde » (p. 22). Et le « politique d'abord » contre lequel Fabrègues s'insurge, il fut naguère « de droite » ; aujourd'hui il est surtout « de gauche » (pp. 27-28).
« *L'être humain qu'on traite sans souci de ses fins spirituelles, de son rapport à l'Éternel, devient la plus pauvre des choses :* ON ASSASSINE L'HOMME SPIRITUEL, affirme fortement Fabrègues, quand on consent à « *faire pour un temps* COMME SI *l'homme n'était pas fils de Dieu* ». Toutes les vérités « positives » qu'à un certain niveau le positivisme a redécouvertes ou défendues viennent mourir là. Et nous mourrons de positivisme, parce que les vérités du positivisme ne suffisent pas et ne suffiront jamais à nous empêcher de mourir. »
Voici quelques semaines, on a fêté le centenaire de la mort d'Auguste Comte, ce qui nous valut au moins deux remarquables études, celle de M. Étienne Gilson dans *Le Monde* (4 septembre), celle de M. Pierre Boutang dans *La Nation française* (même jour). L'une et l'autre rendent un hommage mérité à l'homme de génie, au grand philosophe français. L'une et l'autre prennent acte de l'échec du positivisme. Il reste trop faible pour ce qu'il a de fort, trop impuissant pour ce qu'il a d'efficace. La famille spirituelle de M. Gilson le sait comme de fondation. La famille spirituelle de M. Boutang l'a toujours plus ou moins pressenti, mais le découvre aujourd'hui d'un regard neuf.
Fabrègues, en des termes très proches de ceux qu'employait Jean Ousset dans l'étude reproduite aux « Documents » de notre précédent numéro (pp. 120-138), nous avertit : « *On attend des chrétiens qu'ils apportent l'absolu, l'explication du monde, et s'ils ne donnent pas cela, on se confiera à la Révolution* » (p. 64). Nous le croyons aussi. Nous croyons QU'AUCUNE POLITIQUE, si elle n'est qu'une politique, n'opposera un obstacle suffisant au communisme. Nous croyons qu'aucune politique, si *elle n'est pas d'abord autre chose,* ne sauvera la France et l'Occident. Nous croyons que le cheminement d'une telle pensée, qui se sait, se veut, s'affirme une pensée religieuse, renferme toutes nos espérances, y compris par surcroît nos espérances temporelles. Nous l'avons toujours dit.
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Nous avons haussé les épaules devant le propos des imbéciles qui accusent néanmoins Fabrègues, ou nous-mêmes, d'avoir un dessein « politique » et d'être « trop politiques ». Mais ces imbéciles de droite et de gauche, en vérité ce ne sont pas des imbéciles. Ce sont des menteurs.
Avec Fabrègues, nous marchons contre un certain « sens de l'histoire », dans la mesure où ce (faux) sens de l'histoire avec ses masques de droite et de gauche, conduit à « une *prise totale de la politique sur l'homme tout entier* » (p. 70), et aboutit à établir « *la politique en place* de *salut* » (p. 71). Nous sommes contre cette « *prise* de *l'homme par la politique* » (p. 74). Nous pensons que la politique, quand elle « *refuse toute référence spirituelle* », fût-ce par hypothèse de méthode, est condamnée à « *devenir une politique totalitaire* » (p. 76). Selon la formule de Marcel Clément, le bien commun sans Dieu devient un absolu, le bien commun sans Dieu dégénère en absolutisme : il ne suffit pas de nier la conséquence, il ne suffit pas de « vouloir » qu'il ne le devienne pas et qu'il ne dégénère pas ainsi, il faut encore en prendre les moyens, -- et Dieu est le seul « moyen » de limiter l'absolutisme politique. Situer l'espérance dans « *les buts et les moyens de la terre* », c'était le dernier mot du XIX^e^ siècle (et du positivisme). « *Mais le* XX^e^ *siècle a commencé sous le signe d'hommes -- Péguy, Bernanos, Claudel -- qui ont crié, hurlé que l'espérance est ailleurs* » (p. 114). C'est L'AUTRE SENS de l'Histoire : celui de la résurrection, qui n'est pas d'abord politique, mais d'une certaine manière anti-politique : « *Nous sommes dans un temps* où *la politique menace tout. La politisation du monde, l'absolutisation* de *la politique est notre mal essentiel : les valeurs politiques ont prétendu se substituer aux valeurs spirituelles, devenir le but de la vie* » (p. 122). Voilà ce qu'à notre tour nous devons peut-être « crier » et « hurler », en tous cas comprendre et vivre, MÊME EN POLITIQUE.
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L'EXTRÊME POLITISATION, ceci est un détail noté au passage, explique l'effacement où est tombé Maritain. Il a eu sans doute, moins qu'on ne l'a dit, probablement plus qu'il ne le croit, sa part de responsabilité dans la *politisation de gauche* qui, à l'intérieur du catholicisme français comme dans sa pensée personnelle, a succédé à la politisation de droite. Parce qu'il refuse d'en suivre tous les excès, Maritain est aujourd'hui dissimulé par la gauche sans cesser d'être détesté par la droite, et Fabrègues remarque avec quelque ironie (et une légitime désolation) :
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« M. Maritain a publié il y a quelques années une plaquette sur *l'athéisme contemporain* qui ne nous paraît pas du tout avoir eu le retentissement qu'elle méritait, trop ignorée qu'elle a été, à droite parce qu'elle était signée de M. Maritain, à gauche parce qu'elle marquait des points de repère qui rendaient impossibles quelques-unes des confusions majeures au milieu desquelles nous nous retrouvons aujourd'hui (p. 48). »
Il faudra bien le dire quelque jour en détail, la manière dont Maritain est traité, à droite d'une part, à gauche d'autre part (et non symétriquement), serait profondément ridicule, si elle n'était surtout d'une férocité que l'on peut nommer bestiale. Le totalitarisme politique, à droite et à gauche, transforme peu à peu en bêtes féroces ceux qui se sont laissé prendre dans son engrenage. Bien sûr, l'esprit de parti, ou simplement l'esprit de clan que moquait Molière (« *nul n'aura* de *l'esprit hors nous et nos amis* ») a toujours existé. Mais aujourd'hui, développé, multiplié sans mesure par la publicité politique et par les prises de plus en plus profondes qu'elle permet sur les consciences, il devient extraordinairement monstrueux. Trop monstrueux pour ne pas provoquer bientôt au moins une réaction, de dégoût, un irrépressible vomissement.
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ON LE VOIT : ce livre qui veut être simplement celui d'un chroniqueur et d'un critique dépasse, et de beaucoup, les limites ordinaires de la critique et de la chronique. Comme à bâtons rompus, il nous parle de nos angoisses et de nos espérances, et toujours, par quelque mot, par quelque trait, ramène le lecteur à l'essentiel. Nous ne voulons pas en terminer avec lui sans reproduire un texte qu'il cite, un texte du P. Daniélou (p. 30) :
« Il y a, dans le dépouillement des choses particulières, une mystérieuse possession de ce qui est le principe de toutes les choses particulières, et qui est Dieu même. Le Père Huby, commentant saint Paul, dit : « Si on accapare jalousement les biens d'ici-bas, on en devient esclave. Si on s'en détache, on en est maître, et, par là, on ne conquiert pas seulement la liberté, mais aussi de regard religieux qui fait découvrir, dans les êtres créés, la présence et l'action de Dieu. » Dès lors, la plus humble chose donne à l'âme une joie que l'avare ne possédera jamais -- comme n'ayant rien, et comme possédant tout. Quand nous sommes capables de porter un regard désintéressé sur un être ou sur une chose, elle nous donne une joie d'une qualité incomparable ; et ce qui nous frustre perpétuellement de cette joie, c'est la volonté d'appartenance, par laquelle nous ramenons tout à notre moi. Quand nous sommes préoccupés de ce *que les autres pensent* de *nous,* ou de retenir leur affection, et que nous ne savons plus les regarder en eux-mêmes, il y *a quelque chose d'empoisonné.*
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Et de même, à l'égard de toutes les choses que nous possédons, du fait même que *nous attachons de l'importance à leur possession,* par là même leur possession est empoisonnée. La possession porte en elle-même sa destruction. »
Fabrègues ajoute simplement (p. 31), et ce sera notre conclusion :
« Qu'on ne se trompe pas : ces lignes essentielles ne signifient, en aucune façon, ni dans l'esprit du P. Daniélou, nous en sommes certains, ni dans celui dans lequel elles sont citées ici, un appel à renoncer à l'action sociale, au travail efficace pour plus de justice dans le monde du travail, ni non plus un appel à refuser les moyens d'action sur le monde que nous offrent les machines et les techniques. Il faut faire *tout cela --* mais il faut le faire avec -- le mot du P. Daniélou ne peut pas être remplacé -- avec *un autre regard* que celui avec lequel tout cela a été fait parfois. »
Selon le jugement du P. Le Blond dans les *Études* (septembre, p. 300), « *ce petit livre est un bon livre* » et « *une bonne action* ».
Nous vivons à l'époque du cinéma et de la télévision. Sans aucun doute tous deux ont accaparé une bonne part du temps qui appartenait auparavant à la parole imprimée. Il arrive cependant qu'ils donnent au bon livre une valeur accrue. Car, tout en reconnaissant pleinement l'importance de la technique et de l'art du film, l'influence unilatérale qu'il exerce sur l'homme, et spécialement sur la jeunesse par son action à peu près purement visuelle, porte toutefois avec elle un tel danger de décadence intellectuelle que l'on commence déjà à la considérer comme un péril pour tout le peuple. Le bon livre n'en a donc que davantage le rôle d'éduquer le peuple à une plus grande compréhension des choses, à penser et à réfléchir.
S.S. PIE XII, 10 décembre 1950.
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### Mourons avec Lui
LORSQUE JÉSUS décida de monter à Jérusalem pour la dernière Pâque qu'il fit en ce monde, les disciples lui dirent : « *Rabbi,* tout à l'heure les Juifs voulaient te lapider et tu vas de nouveau là-bas ? » (Jean XI, 8), et S. Marc raconte : « Or ils étaient en route montant à Jérusalem. Et Jésus marchait devant eux. Et ils étaient saisis d'étonnement. Et ceux qui suivaient avaient peur » (Marc X, 32). C'est alors que S. Thomas montra son caractère : « Thomas nommé Didyme dit donc aux autres disciples : « Allons, nous aussi, pour mourir avec lui » (Jean XI, 16).
Pauvre S. Thomas ! Il n'avait pas encore reçu le Saint-Esprit, son courage était seulement un courage naturel, et lors de l'arrestation de Jésus « tous les disciples l'ayant abandonné s'enfuirent », afin que la prophétie s'accomplît : « Je frapperai le pasteur et les brebis seront dispersées. »
S. Thomas évangélisa les Indes et mourut martyr. Et quand les Portugais arrivèrent sur la côte de Malabar seize siècles plus tard, ils trouvèrent des chrétiens de S. Thomas toujours fidèles à la foi des apôtres.
S. Thomas, transformé par la foi et les dons du Saint-Esprit avait donc su mourir avec le Christ et pour le Christ.
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N'est-ce pas notre force à nous chrétiens ? « Nous ne voulons pas, frères, que vous soyez dans l'ignorance au sujet de ceux qui dorment, afin que vous ne vous affligiez pas comme les autres qui n'ont pas d'espérance » (I Thess. IV, 13) ; et encore S. Paul dans l'épître aux Hébreux (II, 15) explique que Jésus a délivré « tous ceux qui par la crainte de la mort étaient durant toute leur vie tenus en servitude ». Nous savons bien que les hommes pour échapper à cette servitude ont choisi de n'y pas penser et même de trouver mauvais qu'on en parle ; car la mort dont nous voyons chaque jour les effets est incompréhensible à la nature humaine. On attribue à Aristote cette parole : « De toutes choses terribles en cette vie, la mort est la plus terrible. »
La mort est assurément un grand mystère, comme le monde, comme la vie. Dans la nature, la vie se nourrit de la vie par la mort. Nous tuons des animaux et nous détruisons des herbes pour nous en nourrir ; et ces herbes elles-mêmes ne se nourrissent que par le travail souterrain d'innombrables bactéries et animalcules chargés de rendre aptes à la vie les sucs de la terre ; et leurs cadavres nourrissent l'humus. Nous sommes traversés par un flot de vie organique que nous détruisons pour en tirer la nôtre et ce que nous restituons est à nouveau de la vie pour les bêtes et les plantes et cela dure depuis l'origine du monde. Ce mystère continu avait un complément aussi mystérieux. Adam ne devait pas être soumis à la mort ; mais c'était là un privilège hors nature, attaché à son obéissance, donné au premier homme comme le pendant, le complément, la conséquence de ce privilège extraordinaire qu'est la conscience intelligente des choses ; Adam a perdu le premier et gardé le second pour s'interroger sur la destinée.
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OR JÉSUS est homme comme nous. Il était à vrai dire entièrement maître de lui, ce que nous sommes si rarement ; il commandait aux puissances de son âme sans difficulté. Pour s'émouvoir il fallait qu'Il le voulût ; pour que son émotion parût, il fallait qu'Il y consentît.
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Mais il y a consenti ; il a tenu à nous montrer ses émotions d'homme et précisément en face de la mort, celle des autres comme la sienne propre. Il pleura les malheurs qui allaient s'abattre sur Jérusalem « parce qu'elle n'avait pas connu le temps de sa Visitation ». Quarante ans seulement après sa propre mort, la ville allait être détruite de fond en comble, huit cent mille Juifs y périrent. Beaucoup étaient adolescents ou hommes faits quand Notre-Seigneur prêchait dans le Temple, et Notre-Seigneur regardant ces Juifs autour de lui savait qui périrait dans ce fameux siège par la faim ou par le glaive. Et il pleurait.
Marie, la sœur de Lazare vient au-devant de lui sur la route de Béthanie, se jette à ses pieds et dit : « Seigneur si tu avais été ici, je n'aurais pas vu mourir mon frère. » Jésus donc quand il la vit se lamenter et quand il vit les Juifs se lamenter, frémit en son esprit et *se troubla,* et dit : « Où l'avez-vous mis ? ». Elles lui dirent : « Seigneur, viens et vois... ». Jésus pleura. Les Juifs disaient donc : « Voyez comme il l'aimait ! »
Jésus se troubla parce qu'il le voulut bien. Le Verbe montre sa condescendance et son amour pour la nature humaine qu'il a adoptée. Nous pouvons nous troubler et gémir devant la mort car lui-même a montré que la nature humaine devait craindre et s'étonner devant un mystère dont il allait donner la solution. Et Jésus a porté patiemment mais avec douleur le poids de sa propre destinée.
Le lundi saint, annonçant sa mort prochaine, il s'écrie : « Maintenant mon âme est troublée... Et que dirai-je ? Père ! Sauve-moi de cette heure !... » (Jean XII, 27). Le soir de l'agonie, « Il prend avec lui Pierre, Jacques, et Jean. Et il commença à être envahi par l'effroi et l'abattement. Et il leur dit : « Mon âme est triste jusqu'à la mort, restez ici et veillez. » Et il priait pour que « si c'était possible cette heure passât loin de lui. »
Jésus a tout fait et supporté pour que nous sachions qu'il était bien un homme, mais aussi pour que son disciple, pour que le chrétien gardât la simplicité du cœur, qu'il ne rougît pas de gémir et pleurer, pour qu'il restât humain comme son maître.
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Car la mort de Jésus n'était pas nécessaire au salut de l'humanité. Adam fut puni par la mort pour avoir péché volontairement ; aucun de ses fils ne fut exempt du péché, et ne pouvait satisfaire à la justice divine. Seul un homme entièrement exempt de péché qui acceptait de mourir pouvait réparer la faute d'Adam. Decius se dévouait pour assurer le triomphe de sa patrie, Regulus pour l'honneur du serment. Les Maccabées mouraient pour la défense de la Foi. Dieu recueillait précieusement toutes ces âmes en attendant que vînt leur véritable libérateur. Mais la mort de Jésus n'était pas nécessaire en droit car le moindre des actes du Verbe éternel incarné avait une valeur infinie. La première goutte de sang de la Circoncision avait lavé la terre et l'homme de la dette antique. Restait la mort. Dieu a voulu mourir pour nous enseigner à mourir et nous donner le pouvoir de mourir avec lui, avec la certitude de ressusciter un jour avec Lui. L'épître aux Hébreux insiste sur ce caractère de la mort du Christ :
« Mais nous voyons que celui qui a été abaissé un moment au-dessous des anges, Jésus, a été, pour avoir souffert la mort, couronné de gloire et d'honneur afin que par la grâce de Dieu, ce soit au bénéfice de tous qu'il a goûté la mort. Il convenait en effet que Celui pour qui sont toutes choses et par qui sont toutes choses et qui conduisait à la gloire un grand nombre de fils rendît parfait par les souffrances l'auteur de leur salut... » (II, 9, 10.)
« Puis donc que les enfants avaient eu part au sang et à la chair, lui aussi semblablement y prit part, afin d'anéantir par la mort celui qui avait le pouvoir de la mort, c'est-à-dire le diable, et de délivrer tous ceux qui par la crainte de la mort étaient tenus en servitude. » (II, 14, 15.)
« Car, par le fait qu'il a souffert, lui-même ayant été mis à l'épreuve, il peut aider ceux qui sont mis à l'épreuve » (II, 18).
Jésus ne nous a pas seulement sauvés du péché et rendus à la vie surnaturelle, mais sans nécessité absolue il a souffert tout ce que nous sommes appelés à souffrir « pour posséder nos âmes dans la patience ».
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Et il est mort d'un supplice horrible infligé par les princes de son peuple après un jugement inique, dans les conditions morales les plus douloureuses, les pires que puisse jamais subir aucun homme. Répétons donc avec l'office de la Sainte Croix : « Ô le grand ouvrage de l'amour ! la mort a péri quand la vie est morte sur le bois de la Croix ! ». « Car Dieu qui a dit « *Des ténèbres que la lumière brille,* c'est Lui aussi qui a illuminé nos cœurs pour que nous éclaire la connaissance de la gloire de Dieu sur la face du Christ. » (II Cor. IV, 6.)
N'ayons donc pas peur de mourir : il suffit de mourir avec Jésus. « Le Seigneur Jésus-Christ viendra transformer notre corps de misère, le rendant conforme à son corps glorieux, par la faculté qu'il a de s'assujettir même toute chose » (Philip. III, 21).
Ce n'est point par une assimilation imaginaire, par une analogie poétique que nous participerons à la gloire du Christ. Par le baptême et les sacrements nous sommes incorporés au Christ et -- si nous le voulons : c'est en ce tout petit point mais fondamental qu'agit notre liberté -- c'est le Christ qui vit en nous : mais le Christ mourra avec nous, nous mourrons avec le Christ et avec lui nous ressusciterons. « Ou bien, ignorez-vous que nous tous qui avons été baptisés au Christ Jésus, c'est en vue de sa mort que nous avons été baptisés ? Nous avons été ensevelis avec lui par le baptême pour la mort, afin que, comme le Christ est ressuscité des morts pour la gloire du Père, ainsi nous marchions en nouveauté de vie. Car si nous sommes devenus une seule plante avec lui (*greffés sur lui,* dit le grec) par la ressemblance de sa mort, nous le serons aussi par celle de sa résurrection. » (Rom. VI, 3, 4, 5.)
Ce texte est interprété généralement d'une manière un peu restrictive, comme intéressant surtout la vie nouvelle dans laquelle le baptême nous introduit et qui nous est méritée par la mort du Christ. Aussi traduit-on souvent : « Nous avons été ensevelis avec lui par le baptême en *sa mort* », alors que le grec permet seulement de dire : *pour la mort,* en *vue de la mort.* Cette traduction plus exacte étend le sens, bien loin de le restreindre, et s'accorde mieux avec la fin du fragment cité, où la résurrection est promise comme conséquence de notre incorporation au Christ.
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C'est assurément un manque de foi aux promesses du Christ de ne pas accepter la croix de la mort avec l'allégresse des saints. « Ô bonne Croix, longtemps désirée, si je craignais le gibet de la Croix, s'écriait saint André, je ne prêcherais pas la gloire de la Croix. » Nous faisons chaque jour le Signe de la croix de notre front à nos viscères, de notre cœur à notre foie ; c'est un engagement et un mémorial ; nous nous recommandons du Christ en mémoire de sa croix, en vue des nôtres. L'homme heureux, de bonne complexion, qui n'est jamais malade, dont la femme et les enfants se portent bien, dont la vie est facile et sans tracas, qui a conservé ses parents, aura du moins certainement cette croix de mourir. Il est des morts faciles, comme celle de Péguy tué au combat d'une balle en plein front. (Oh, comme cette balle avait su atteindre la France en un point d'élection, en l'un des hauts lieux de sa conscience !) Il est des morts douces et des morts terribles ; Dieu les mesure à nos forces et à ce qu'il désire de nous. « Lui qui aux jours de sa chair ayant offert prières et supplications avec grands cris et larmes à Celui qui pouvait le sauver de la mort, et ayant été exaucé à cause de sa piété, a, tout Fils qu'il était, appris par ce qu'il a souffert, l'obéissance, et rendu parfait est devenu pour tous ceux qui lui obéissent auteur d'un salut éternel. » (Hébr. V, 7.) Il s'agit évidemment dans ce passage de la résurrection étendue à toute l'humanité.
Le Christ a payé pour que nous franchissions dans la paix les portes de la mort, pour nous enlever toute crainte : même celle qu'il nous a montrée lui-même pour nous montrer son humanité. Jésus parfait dès sa naissance, en ce sens qu'il était sans péché et sans trace de misères apportées par la transmission du péché de nos pères, a cependant utilisé le temps à acquérir l'expérience directe de la souffrance et de la mort, et il a achevé la perfection de son œuvre en traversant expérimentalement les misères léguées à l'humanité par le péché d'Adam. Comme Jésus a voulu être homme ! Qu'il est doux, Seigneur, d'aller pas à pas avec vous, dans vos propres traces, vers ce passage que vous avez voulu franchir avant nous pour nous l'aplanir !
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Que la vie est belle qui trouve son accomplissement dans la voie qu'a prise votre amour. La vie est changée et non pas enlevée. « Joie de comparaître sous le regard de Dieu, chantait Claude Duboscq, notre âme de la terre qu'elle soit ce qu'Il veut ! »
La dernière parole du Christ sur la croix fut : « Mon père, je remets mon âme entre vos mains. » Puis le Fils de l'homme qui « n'avait pas un endroit où reposer sa tête » la laissa s'incliner sur sa poitrine et rendit l'esprit. « Je remets mon âme entre vos mains » : voilà ce que nous devons faire. La Sainte Vierge a entendu cette parole au pied de la Croix, alors que l'horreur du crime s'ajoutait pour elle à sa douleur maternelle. Elle l'a répétée elle-même au moment de ce qu'elle croyait être sa mort. Ce n'était qu'une dormition ; Marie eut la surprise de se retrouver avec son corps et son âme unis, au séjour de la gloire.
« Ainsi, dit Bossuet, mourut la divine Vierge par un élan de l'amour divin et son âme fut portée au ciel par une nuée de désirs sacrés. »
Nos âmes imparfaites et souillées, mais protégées par le Christ, après avoir rendu compte, débarrassées de tout orgueil et de toute concupiscence, continueront la vie de prière et d'amour qu'elles auront recherchée pendant la vie.
« En vérité, je vous le dis, l'heure vient -- et c'est maintenant -- où les morts entendront la voix du Fils de Dieu et ceux qui l'auront entendue vivront. » (Jean V, 25.)
-- Où s'en est allé ton bien-aimé, ô la plus belle des femmes ? Où s'est-il retiré et nous le chercherons avec toi ? -- Mon bien-aimé remet son âme entre les mains de son Père et il m'a donnée comme Mère aux hommes. -- Où s'est-il retiré et nous le chercherons avec toi ?
D. MINIMUS.
73:17
### Conversation avec Henri Charlier sur plusieurs sujets diversement actuels
« *Henri Charlier a passé devant nous pour nous montrer le chemin.* »
Henri POURRAT,
*Le secret des compagnons,* p. 230.
Voici la première partie de la conversation que nous avons eue l'été dernier avec Henri Charlier.
La suite et fin en paraîtra dans notre prochain numéro. Cette conversation est à placer en marge du livre récent d'Henri Charlier sur *Le Martyre de l'art,* et à la suite de l' « enquête » du supposé E.B.T. Lichard parue dans notre numéro 16 sous le titre : *Présentation d'Henri Charlier.*
Nous trouvâmes Henri Charlier le maillet à la main. Il sculptait une statue en bois de 4 m. 40 de haut, nous devrions dire de long car elle était allongée sur deux caisses dans l'atelier.
-- Bonjour, cher Monsieur, nous dit-il, vous avez donc conservé un bon souvenir de nos bois de pins puisque vous revenez.
-- Oui : j'ai goûté la vraie solitude, une solitude, où il n'y a même pas trace du travail des hommes.
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-- Certes, on peut faire dix lieues droit devant soi sans rencontrer âme qui vive, à condition bien entendu de choisir sa direction.
-- Et même, solitude dans le temps : dans d'anciennes ornières remplies de mousse ont poussé des pins qui ont dix, quinze, vingt ans. On a la certitude qu'aucun homme n'est passé dans ces layes avec son cheval et sa voiture depuis dix, quinze et vingt ans.
-- C'est ce que nos anciens appelaient un désert.
-- Un désert d'hommes s'entend. Disons donc avec Racan :
*Agréables déserts, séjour de l'innocence !*
-- L'innocence, ne vous y fiez pas. L'histoire nous dit qu'Abélard après la condamnation de son premier ouvrage de théologie « s'enfuit dans un désert ». C'est, à quelques lieues d'ici, un pays tout semblable au nôtre, sauf qu'il s'y trouve un ruisseau.
-- Vous avez donc fait comme Abélard ?
-- Oh ! point du tout. Abélard y est venu par dépit. D'ailleurs il n'était pas dans les monts du Cantal : son désert était quand même sur l'ancienne route directe de Paris à Troyes et deux mille étudiants vinrent l'y retrouver qui se construisirent des cabanes de branchage et de roseau. Rien du présalaire et des diplômes de fin d'année.
-- Je me demande s'il se trouverait aujourd'hui un pareil goût d'apprendre, un pareil enthousiasme pour un maître.
-- Abélard dut faire bâtir ; l'oratoire était dédié au Saint-Esprit. Mais Abélard ne demeura là que trois ans. Il se précipitait partout où il pouvait recevoir des coups. Après son aventure avec Héloïse il était entré dans les ordres. Des religieux bretons l'élurent abbé. Son histoire était connue de tous. Ces religieux pensèrent qu'ils auraient un abbé d'esprit large ; peut-être disaient-ils convenablement l'office, mais ils vivaient là avec leur petite famille : ils pensaient qu'Abélard comprendrait. Abélard quitta le Paraclet pour cette abbaye. Mais il ne comprit pas, voulut réformer, et on finit par essayer de l'emprisonner.
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Pour moi il y a plus de trente-deux ans que j'habite ici et j'y suis venu attiré par la pensée du P. Emmanuel et l'action manifeste de la Très Sainte Vierge, dans l'espoir de m'y convertir.
J'ai même écrit l' « enquête » qui termine le livre sur lequel vous venez m'interroger pour défendre cette œuvre de la Sainte Verge contre ce que je suis bien obligé d'appeler l'incompréhension religieuse et ecclésiastique. On désirerait bien la *fin :* on ne veut pas des *moyens* qui sont simplement ceux que Notre-Seigneur et l'Église ont enseignés de tout temps comme étant fondamentaux, et que la Sainte Vierge n'a cessé de rappeler sans être entendue pendant cent cinquante ans.
*-- Mais tout le début de cette* « *enquête* » ([^46]) *concerne surtout la pensée moderne*.
-- Sans doute. Ce qu'on appelle la pensée moderne empêche beaucoup de chrétiens de comprendre l'œuvre de la Sainte Vierge. J'ai dû montrer ce que valait cette pensée moderne. Vous admettrez que je l'ai fait avec bonne humeur et que mon zèle n'est pas amer.
*-- Il y a de bonnes traditions dans l'art pour cet esprit de gaîté ; et, tout près de nous, dans l'œuvre de Péguy et celle d'Erik Satie. L'ironie de Voltaire est méchante, mais le vrai comique est charitable ; il exclut l'esprit de vengeance et nous renferme tous dans une humilité commune. Mais si vous vous êtes retiré dans cette petite paroisse, si vous n'exposez pas dans les salons, même d'Art chrétien, vous en êtes sorti aujourd'hui quand même, sinon en personne, du moins par vos écrits. Votre dernier livre n'est pas celui d'un retraité, mais d'un combattant.*
-- Je n'aurais rien écrit, même sur les questions d'art, si on n'était venu m'y inciter. Jusqu'à la dernière guerre je vivais tellement à l'écart que je ne m'étais pas rendu compte du changement désastreux de la pensée des chrétiens.
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Je les croyais solidement raisonnables : quand on a parmi les siens un penseur comme Péguy, des économistes comme Le Play et La Tour du Pin, des poètes comme Péguy et Claudel, un architecte comme Dom Bellot, il me semblait impossible qu'on déraille. Or ce qui devrait être l'élite des chrétiens ne s'est même pas aperçue que cette élite de la nation était une élite et que cette élite était sienne.
Pendant la guerre, passant chez Arthaud qui a édité *Culture, École, Métier,* j'y rencontrai des étudiants catholiques qui me demandèrent une conférence pour les étudiants hospitalisés dans un sanatorium assez proche. Nous causâmes en chemin. Ces étudiants catholiques ne me parlèrent que de Gide et de Giraudoux. J'essayai de voir quelle connaissance ils pouvaient avoir en dehors. Rien que de vague. Je fis ailleurs plusieurs contrôles. Le mal était fait ; rien ne mordait plus sur ces jeunes gens des grandeurs de la pensée chrétienne. Leur générosité réelle était de sentiment et faute d'une formation sérieuse de la pensée, tous les microbes de la société contemporaine y trouvaient une terre d'élection. Ils sortaient de l'Université.
Cette constatation m'attrista. Mais j'y trouvai une raison de plus de rester à l'écart. Seulement, sans me rien dire, sournoisement, des membres de ma famille, d'anciens élèves me mettaient sous les yeux ou m'envoyaient les revues et les journaux qui pouvaient m'éclairer sur l'état de la pensée contemporaine en art, dans l'intention, je m'en rends compte maintenant, de m'exciter à engager la bataille. C'est fait ; j'ai eu plusieurs fois l'impression de perdre mon temps. La presse en général fait bloc pour la mode contre le savoir.
*-- Mais à qui s'adresse votre livre ?*
-- A un public qui ressemble à celui d'*Itinéraires.* Le P. Avril avouait que 80 % des catholiques résistaient au mouvement progressiste dans lequel presque toute la presse crue catholique cherche à les entraîner. Il y a certainement 80 % de catholiques qui résistent au mouvement d'art abstrait et le détestent. Ces deux groupes ne sont pas identiques parce qu'on peut penser juste en politique ou en sociologie et être snob en art ; on peut penser juste en art et se désintéresser suffisamment du reste pour être prêt à tous les abandons. Un architecte me disait :
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« Vous croyez que ça peut aller plus mal avec les communistes ? » Mais ce public qui a des sentiments justes sur l'art, a besoin qu'on lui montre où est l'erreur qui le choque. C'est ce que j'ai essayé.
*-- Pensez-vous, à vues humaines, que tout soit perdu, pour les générations actuelles, de la réforme intellectuelle commencée par les générations de Gauguin, de La Tour du Pin, de Péguy, de Maurras, de Gilson, de Claudel, de Satie et de Debussy ?*
-- Je ne suis pas prophète. Dieu n'est pas avare de ses dons ; il y aura toujours des gens doués. Mais s'ils ne savent où et comment étudier, que peuvent-ils faire de bon ? Or il n'y a plus d'enseignement. Imaginez quel serait l'état de la science *s'il n'y avait que des livres et pas de laboratoires *; si Pasteur, Poincaré, Becquerel, d'Arsonval, Curie, Einstein *n'avaient pu enseigner.* Or c'est l'état des Beaux-Arts : des musées et des livres tant qu'on en veut, mais les maîtres ont été mis à l'écart. Qui apprendra aux jeunes gens doués COMMENT ON ÉTUDIE, et COMMENT ON FAIT ; ce qu'est en art UNE MÉTHODE MATÉRIELLE et UNE MÉTHODE INTELLECTUELLE ? L'art est une méthode d'exposition de la pensée dans un langage donné. Pour qu'un artiste puisse s'exprimer, il lui faut connaître sa langue et avoir une méthode.
*-- Mais est-ce un phénomène isolé et propre aux arts ou bien, comme vous le suggérez à certains endroits de votre livre, faut-il considérer cette décadence comme l'un des symptômes où se révèle la décadence d'ensemble de notre civilisation ?*
-- Sans doute la pensée artistique, bien qu'elle soit très particulière, n'est pas isolée des autres activités mentales. Elles concourrant ensemble à un même but qui est la louange des dons de Dieu : la liberté et l'amour. *Seuls des hommes religieux, païens et chrétiens, peuvent avoir de l'art une idée juste, et les chrétiens une idée complète.* Le mouvement de la poésie, de la musique et des arts plastiques est convergent. Il a été chez nous pendant deux siècles de RETROUVER LES MOYENS D'EXPRIMER LE SPIRITUEL, moyens perdus au moment de la Renaissance. A cette époque on a préféré l'expression des passions, et on a choisi les moyens adéquats ; mais on a perdu ceux qui permettaient d'exprimer le spirituel.
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Cela, même dans l'art religieux. On a confondu le sentiment religieux et la foi. Or leur distinction est essentielle à l'esprit chrétien *et se traduit dans l'art par un choix des moyens.* Ces moyens perdus au XVI^e^ siècle sont l'art du trait et la liberté rythmique.
Dans une société pratiquement matérialiste, les artistes, les musiciens et les poètes ont beaucoup souffert de l'incompréhension du public. Toute la Chrétienté souffre du même mal, et la France plus que tout autre nation parce qu'elle s'est engagée à fond, comme nous faisons toujours, mais dans une voie fausse. Depuis les Encyclopédistes et la Révolution, la France a mené sa vie et construit sa demeure en se passant de Dieu. Il s'en suit la destruction de toutes les sociétés naturelles qui sont à la base de la vie des nations. Ces institutions sont la famille, la commune, le métier, la province. En instituant le partage forcé des héritages, en limitant à l'extrême la liberté de tester, on a détruit l'autorité paternelle et donné aux enfants comme un droit qu'ils n'ont nullement au partage égal des biens paternels.
*-- En somme le* « *fils à papa* » *est une création de la Révolution. Ni les menaces du père ni la suppression de l'argent de poche n'ont d'effet sur lui :* « *Cause toujours, pense-t-il. A ta mort j'aurai quand même ma part d'héritage.* »
-- Oui, c'est ainsi. Les Anglais qui conservaient pour eux et les Irlandais protestants la liberté de tester avaient imposé en 1703 aux Irlandais catholiques le partage forcé des héritages pour détruire la famille. *C'est la vie de la foi qui a conservé l'Irlande,* malgré tout, contre l'oppression britannique (comme elle a conservé le Canada français), mais à travers une multitude de misères et une sujétion plus que séculaire *à cause de l'impossibilité de se créer une élite.* Une famille ne s'élève que par un effort commun et qui dure à travers les générations. C'est ce que voulaient empêcher les Anglais.
La Révolution a suivi la même politique contre le métier. Voici l'article 1 de la loi Le Chapelier qui a supprimé les corporations en 1791 :
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ARTICLE PREMIER. -- L'anéantissement de toutes espèces de corporations de citoyens de même état et profession étant une des bases de la Constitution française, il est défendu de les rétablir sous quelque prétexte et quelque forme que ce soit.
ARTICLE 2. -- Les citoyens d'un même état ou profession, les entrepreneurs, ceux qui ont boutique ouverte, les ouvriers ou compagnons d'un art quelconque ne pourront, quand ils seront ensemble, se nommer ni président ni secrétaire ni syndic, tenir des registres, prendre des arrêts ou délibérations, former des règlements sur leurs prétendus intérêts communs.
C'est ainsi que l'enseignement de l'art a disparu. *On ne remplace pas les ateliers par des écoles.* Les maîtres dans leur atelier enseignent à des élèves choisis sur leurs aptitudes en les faisant travailler à leurs propres œuvres ; les jeunes gens voient comment s'élabore une œuvre d'art, quelles études faire pour la réaliser, comment utiliser ces études, et enfin comment résoudre les problèmes qui se posent à l'œuvre d'art avant même qu'elle ne soit conçue. Toutes choses impossibles dans une école. Par ces moyens, un vrai maître facilite aux jeunes gens l'éclosion de leur personnalité.
Il n'y a pas que les arts plastiques pour souffrir de cette absence d'un véritable apprentissage. La musique est au même état.
Un élève des Beaux-Arts fait des concours de portrait, des concours de torse et de figure. Jamais il n'apprend à composer un tableau pour cet emplacement et dans telles conditions de murs, de moyens et d'éclairage.
Un élève du Conservatoire sait faire un devoir d'harmonie et écrire une fugue selon les règles. C'est tout.
Ce ne sont même pas les conditions artisanales de l'art où il y a toujours des conditions à remplir, nature du bois ou de la pierre pour le sculpteur, le menuisier, nature du fer ou de l'acier pour le forgeron, et condition de l'emploi. Debussy, dans un article sur le prix de Rome, écrit : « Sans vouloir discréditer l'institution du Prix de Rome, on peut au moins en affirmer l'imprévoyance... Je veux dire par là qu'on abandonne froidement de très jeunes gens aux tentations charmantes d'une liberté dont, au surplus, ils ne savent que faire...
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Or en arrivant à Rome on ne sait pas grand-chose -- tout au plus sait-on son métier ! -- et l'on voudrait que ces jeunes gens, déjà troublés par un complet changement de vie, se donnent à eux-mêmes les leçons d'énergie nécessaire à une âme d'artiste ! C'est impossible. »
Cet artiste qui, avec Erik Satie, a fait la plus grande rénovation musicale qui ait eu lieu depuis la Renaissance, se plaint de n'avoir pas eu de guide et de n'avoir pas trouvé de maître artisan pour l'enseigner : « Ce n'est pas la faute des pensionnaires si leur esthétique est un peu en désordre, mais bien celle de ceux qui les envoient... en les laissant libres d'interpréter cet art à leur guise... « Qu'ils se choisissent eux-mêmes un maître ou, s'ils le peuvent rencontrer, un brave homme qui leur apprenne que l'art n'est pas nécessairement borné aux monuments subventionnés par l'État. » (*Monsieur Croche,* pp. 28-30).
*-- Ce qui me frappe c'est l'importance donnée par Debussy à une ascèse artistique. Van Gogh disait de même : toute grandeur doit être voulue. Mais tout le monde est d'accord pour penser -- sauf au Ministère de l'Éducation* (*mais là pour des raisons de domination temporelle*) *-- tout le monde est d'accord pour penser que l'enseignement technique est fructueux seulement dans un atelier et donné par des praticiens, sur des travaux utiles. Comment en serait-il autrement pour les Beaux-Arts ?*
-- Assurément ; mais vous ne vous doutez pas de la corruption des idées. Dans une maison religieuse qui m'a demandé -- il y a plus de vingt ans à vrai dire -- quelques ouvrages, on répondait à un jeune homme qui manifestait le désir de travailler avec moi : « Oh ! n'y allez pas ! vous allez revenir pourri de technique ! ». Les auteurs de cette réflexion intelligente sont, en art, de purs subjectivistes qui pensent que l'art est dans la traduction spontanée de la sensibilité ; et plus elle sera ignorante, plus elle sera sincère. Ils ne se doutent même pas que l'art est de la pensée, et leur méthode aboutit simplement pour chacun à cultiver ses tics, c'est-à-dire les imperfections naturelles de son être physiologique.
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*-- Et, bien entendu, il faut à toute pensée artistique ou musicale ce qu'est à la philosophie une terminologie précise... et commune. Cela ne peut-il s'enseigner dans une école ?*
-- Il faut croire que non ; l'expérience est là : l'art s'est fait depuis cent ans en dehors des élèves et des sujets primés à l'école des Beaux-Arts (sauf peut-être pour l'architecture), l'école a enseigné contre les maîtres, et par son existence même l'école a empêché ces maîtres d'enseigner.
*-- Mais pourquoi ? Les jeunes gens ne peuvent-ils pas faire comme les élèves d'Abélard qui le suivaient même au désert ?*
-- Ils ignorent même s'il existe un Abélard. Quelques années après la mort de Péguy, une directrice d'école de notre connaissance le confondait avec Pégoud qui fit le tourne-boule en avion le premier et, comme Péguy d'ailleurs, fut tué en 1914. Nos meilleurs penseurs, Hello, Péguy, La Tour du Pin, Maurras, Barrès, sont de simples bacheliers : et la Sorbonne a détourné d'eux la jeunesse. Bergson était un universitaire, mais quand les despotes du Ministère de l'Éducation s'aperçurent de la direction que prenait sa pensée, ils l'exclurent de la Sorbonne et de l'École Normale. Bergson était d'ailleurs un observateur méticuleux des convenances sociales, et Péguy, qui fut certainement le plus grand de tous les auditeurs de Bergson, l'en plaisantait dans ses entretiens avec Lotte en disant : « Bergson tient absolument à ce que sa philosophie soit une philosophie de professeur de philosophie ». Reste que l'École des Beaux-Arts a joué vis-à-vis des grands artistes le même rôle que la Sorbonne vis-à-vis de nos penseurs.
Quant à suivre un maître, c'est un fait que très peu le font ; enfin, ils quittent le maître quand ils veulent. *Les maîtres n'enseigneront pas sans un contrat d'apprentissage qui les oblige, mais oblige l'élève.* Un contrat de ce genre a toujours existé chez les artistes jusqu'à la Révolution. Le jeune homme devait son travail au maître tant qu'il n'était pas reçu maître, mais il gagnait sa vie chez son maître. J'ai agi ainsi avec les quelques élèves qui m'ont fait confiance.
Généralement, faute d'une conception juste et faute d'expérience, ils ne viennent chez un maître que le temps de « *chiper des trucs* » : ils regardent les outils, voient comment on s'installe. Ils y prennent tout juste le minimum des *techniques matérielles,* sans se douter même que la *technique intellectuelle* est de beaucoup la plus importante et la plus difficile à acquérir.
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Ils perdent de cinq à dix ans à recommencer en pataugeant des expériences déjà faites, ou, plus modernes, essayent de réussir à vingt ans par les moyens qu'emploient les marques d'apéritifs. En fait, ils deviennent les esclaves des marchands qui depuis 1900 sont les maîtres de la réussite (mondaine) des artistes et de l'évolution de l'art. En offrant des contrats aux jeunes artistes qui présentaient quelque signe d'originalité (sinon de talent véritable), les marchands se sont emparés de la direction de l'art. Car ils les font réussir quand ils veulent, au moment qui leur paraît propice, et suivant des vues purement commerciales, au moyen de la presse. Pour vous montrer leur pouvoir, voici ce qu'on m'écrit d'Amérique cette semaine en me parlant de l'un d'eux : « Aucun critique américain ou français n'osera attaquer ce qu'expose cette galerie. »
La destruction des corporations a livré l'art, aussi bien les arts mineurs que les arts majeurs, à la puissance de l'argent.
*-- Si bien que l'art de Saint-Sulpice est un produit de la Révolution française...*
-- Oui, et le principal fabricant était commandeur de l'ordre de saint Grégoire le Grand... comme Rouault.
*-- Mais ce ne sont pas des considérations artistiques qui ont mu le Vatican en ces matières. Pourtant, puisque nous en voici revenus à l'art religieux, ne pensez-vous pas qu'il y aurait eu dans la société chrétienne un milieu propice pour garder de saines traditions et se prêter aux réformes ; enfin que vous-même, en exposant vos œuvres, eussiez pu y contribuer ?*
-- D'abord, il n'existe plus de société chrétienne ; elle pourrait exister ; vos efforts tendent à la reconstituer, ou du moins à montrer la voie par où elle peut se reconstituer.
Il y a des chrétiens en assez grand nombre pour faire une société chrétienne, et même d'excellents chrétiens ; mais ils vivent dans une société mondaine dont ils ont pris les mœurs et les manières petit à petit, beaucoup sans même s'en apercevoir ; ils sont ignorants de ce que doit être une société chrétienne où tout est restauré dans le Christ : ils passent ainsi à côté de la forme la plus féconde d'apostolat, après la prière, qui est *l'exemple.*
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Ils sont prêts à admirer tout ce qui a réussi dans le monde et ne font généralement aucun cas de leurs hommes. Je ne les juge pas. Le milieu agit forcément, et aussi une erreur de jugement de la part des chefs de la nation. Sous les gouvernements du XIX^e^ siècle ils ont conservé la loi Le Chapelier et l'administration impériale. La royauté légitime, qui avait restauré l'État, a été renversée en fait par les idées révolutionnaires subsistantes, et c'est le comte de Chambord qui, en 1865, dans sa *Lettre sur les ouvriers,* a protesté le premier de façon éclatante contre l'absence d'associations ouvrières et l'absence d'un droit légal pour elles de se faire entendre.
*-- Mais les artistes chrétiens eux-mêmes ?*
-- Ils sont à l'image de la chrétienté contemporaine. Avant la guerre de 1914, je disais à chaque réunion d'artistes chrétiens : « Il y a une réforme esthétique à faire, et c'est à nous de la faire. » On me répondait : « Si tu parles d'esthétique, tu vas nous diviser. » On ne songeait qu'à combattre l'art de Saint-Sulpice, mais simplement pour prendre sa place ; il était très légitime aux artistes de s'unir pour supprimer un intermédiaire s'interposant entre le public et eux, et qui leur enlevait la direction de l'art religieux. Cette entreprise a réussi. Mais la réforme esthétique n'étant pas commencée, cette entreprise aboutit à faire faire l'art dit de Saint-Sulpice directement par les artistes. Car l'art de Saint-Sulpice n'est que l'art académique abâtardi et commercialisé, et les fournisseurs étaient les élèves de l'École des Beaux-Arts et des prix de Rome.
Je vous parle de 1914 : vous le voyez, on n'a pas attendu les Pères de *l'Art sacré.* Le plus actif de ces religieux publiait en 1930 des articles dithyrambiques sur Delacroix et Rembrandt. Voilà comme il était au courant de la pensée artistique ; et en prônant Léger ou Rouault, il continue d'être un retardataire qui se prend pour un précurseur.
Les catholiques, en matière sociale, ont négligé Le Play et La Tour du Pin, et avec quarante ans de retard ils se fourvoient dans de prétendues nouveautés marxistes (elles ne le sont que pour eux) dont l'inhumanité éclate à tous les yeux. En art, ils ont laissé de côté les grands artistes spiritualistes.
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Le curé à qui Gauguin l'offrait a refusé la *Lutte de Jacob et de l'Ange* qui est une des œuvres les plus contemplatives de l'histoire des arts, et avec quarante ans de retard encore, on adopte les contrefaçons de cet art véritable.
En 1914, un abbé Maraud, homme d'une rare intelligence, vocation tardive -- il fut ordonné diacre à 30 ans, en 1914 -- voulut travailler à cette réforme esthétique, il nous réunit, un jeune sculpteur de talent nommé André Juin, qui travaillait lui aussi en taille directe, et moi-même, pour faire quelque chose : nous par les commandes qu'il était à même d'obtenir, lui par ses écrits. Il fut tué en octobre 1914, en Argonne, comme capitaine. André Juin fut tué. Et combien d'autres. Péguy tué, Augustin Cochin tué, les deux hommes qui ont le plus manqué à la France entre les deux guerres...
Péguy, dans *Notre jeunesse,* p. 66, dit (en 1910) :
« Cette force religieuse ne sera point perdue. Aux reconstructions qui s'imposent, aux restitutions, nous avons dit le mot *aux restaurations* qui s'annoncent... nous venons la mémoire pleine, le cœur plein, les mains pleines et pures. »
Il était vraiment le héraut de sa génération... et de la suivante.
Toute cette magnifique jeunesse que je vois encore jouer aux boules de neige le long de la voie, pendant un long arrêt du train qui nous menait dans la Meuse en février 1916, toute cette jeunesse a péri sans pouvoir travailler à cette *restauration* qu'elle avait bien dans l'idée d'accomplir. Les saints Anges ont recueilli son sacrifice et le présentent en ce moment même à Dieu pour qu'il accorde à la prière des saints ce que nous ne pouvons faire par nous-mêmes. « Cette force religieuse ne sera point perdue. »
*-- Mais, entre les deux guerres, pourquoi n'avez-vous point agi, ni exposé ?*
-- Au retour de la guerre nous avons trouvé installé cet art qu'on prône aujourd'hui et qui n'est qu'une *exploitation commerciale* de la réforme dont Van Gogh, Gauguin et Rodin sont les principaux représentants, et que nous invitions en 1914 nos camarades catholiques à *continuer.* L'art de Saint-Sulpice est la commercialisation de l'art académique : l'art des cubistes et l'art dit abstrait sont la commercialisation d'une réforme dont j'ai essayé d'expliquer la profondeur.
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Quant aux expositions, en voici l'image.
Imaginez qu'aux Halles, chaque matin à l'ouverture des portes, chacun des commerçants se précipite pour choisir la meilleure place... Un salon est une foire d'empoigne ; Il faut aller s'y défendre et défendre sa place jusqu'à la dernière minute du vernissage. Il y a des règles pour qui veut arriver ; si vous êtes bien placé, vous serez vu et on parlera de vous ; si vous ne vous défendez pas, les bons camarades vous placeront dans un coin obscur, derrière des monstres, où même la victoire de Samothrace passerait inaperçue. J'avais de l'ouvrage ; il était indécent de rechercher une chose aussi vaine que la gloire. J'avais mesuré l'impossibilité d'agir dans les milieux chrétiens. Je suis resté chez moi.
*-- Vous dites dans votre livre :* « *L'art ni les artistes n'ont besoin qu'on parle d'eux* ». *Comment l'entendez-vous ? Car l'art est fait pour être vu, contemplé, et agir sur la formation des esprits...*
-- L'art est fait pour être vu et non pas *parlé* par une multitude de gens incompétents dont la plupart ne cherchent qu'à en vivre sans y travailler. Voici un passage de G. Sorel qui vous expliquera de manière saisissante en quoi la manière de faire actuelle diffère de celle qui a, chez nous, réglé la vie de l'art pendant huit cents ans. C'est dans son livre *De l'utilité du pragmatisme.* G. Sorel est un des artisans de la réforme intellectuelle. Péguy, assez économe de son admiration, qu'il réservait aux génies supérieurs et aux saints, disait : « notre maître Monsieur Sorel ». Les *Illusions du Progrès* de Sorel devraient être dans toutes les bibliothèques. Je vous lis le passage qui nous intéresse et vous le copierai pour qu'il figure dans notre « Conversation ». Sorel, pour expliquer ce qu'a été le monde des savants au XIX^e^ siècle, le compare à ce qu'a été la « cité esthétique » au Moyen Age :
« Au Moyen Age, des corporations ouvrières au sein desquelles se rencontrèrent quelques individus d'un talent de premier ordre, imposèrent leurs méthodes de bâtir, leurs goûts décoratifs, leur conception de ce qui distingue le chef d'œuvre, aux souverains, aux bourgeois, au clergé. Entre les constructeurs de cathédrales et le monde ecclésiastique, il existait une séparation si profonde que la littérature du temps ne nous apprend rien sur l'histoire de l'art gothique ;
86:17
faute de documents écrits nous mettant sur la trace de ses courants primitifs, les innombrables disputes auxquelles ont donné lieu ses origines sont demeurées stériles. » (p. 129)
« L'isolement de la cité esthétique, qui a pour conséquence de priver nos archéologues de moyen d'information sur l'histoire de l'art médiéval, a été très utile aux artistes d'autrefois en leur permettant une sérieuse indépendance... Une telle aristocratie de professionnels qui avaient longtemps médité sur les ressources que leur offrait un métier dont ils étaient parfaitement maîtres, était à même de créer un art qui mérite, mieux que tout autre, d'être appelé un art de *producteurs.* Ils exécutèrent un dessein d'une audace inouïe, celui de rompre résolument avec les pratiques romanes, qui étaient cependant encore capables de s'appliquer à de belles œuvres, pour combiner un système nouveau, au lieu de revenir à l'antiquité (ce qui, dit Viollet-le-Duc, eût été plus facile). » (p. 132)
La sélection des artistes, au lieu de se faire d'une manière anarchique, par les pires moyens, sur des opinions de rencontre émises par des gens incompétents, et sous la domination de l'argent, se faisait de la manière la plus naturelle, dans l'atelier, sur le travail, par des maîtres qui tiennent à avoir des aides compétents. Les faits prouvent que cette méthode était la bonne. Avant la Révolution, une vie de l'art telle qu'il y a pour ainsi dire un style par génération : les grands artistes reçus maîtres dans leur corporation avant trente ans et assurés ainsi d'un public et d'une clientèle.
Depuis la Révolution, la vie des grands artistes a été une vie d'épreuves stupides et injustes, et la faveur du public est allée aux médiocrités ou, comme aujourd'hui, aux bateleurs de l'art. Puisque vous faites une enquête sur la corporation, voilà des documents.
*-- Croyez-vous possible le retour d'une telle organisation ?*
-- Dans l'industrie, oui ; dans l'artisanat, oui. Dans les Beaux-Arts, il faut attendre d'autres conditions. Il est impossible d'imposer un tel état de choses avant que bon nombre d'artistes en sentent le besoin ou la nécessité. Il faut certainement que cet ordre soit désiré mais aussi conçu avant d'en entreprendre l'établissement.
87:17
En 1919, l'architecte Storez avait fondé la première confrérie d'artistes chrétiens ; elle s'appelait *l'Arche,* et nous avons continué d'appeler Storez le père Noé. Il avait su y réunir nos meilleurs architectes, dom Bellot et Jacques Droz. En faisaient partie Valentine Reyre, Fernand Py et moi-même. Il s'agissait de travailler ensemble aux ouvrages qui nous seraient commandés : il se serait dégagé un style. Cette collaboration continue au-delà de la mort. Dom Bellot est mort en 1944 et je fais en ce moment des travaux dont nous avons étudié les plans, dom Bellot et moi, il y a vingt ans. Il s'est fondé spontanément depuis, à l'imitation du nôtre, beaucoup de ces groupes de travail, dont la vie fut éphémère et qui d'ailleurs n'avaient pas grand sens esthétique. Mais ils font la preuve que les artistes eux-mêmes sentent le besoin d'une formation commune dans une société organisée. Une forme d'apprentissage en pourrait sortir. Nous-mêmes n'admettions au conseil de *l'Arche* que ceux de nos élèves qui avaient montré leur valeur. Fernand Py y fut admis presqu'aussitôt. Mais en général les jeunes gens y venaient juste assez de temps pour pouvoir dire en quêtant des commandes : « Je suis élève de dom Bellot », ou : « Je suis élève de Charlier ». Ce qui montre la nécessité d'une institution.
L'ÉGLISE, EN COMMANDANT LES TRAVAUX DONT ELLE A BESOIN A DE TELS GROUPES DE TRAVAIL, POURRAIT LEUR DONNER LA DURÉE QUI LEUR MANQUE ET PRÉPARER UNE RESTAURATION ET DE L'ART ET DE LA SOCIÉTÉ ARTISANALE. Elle préfère les « vedettes » et commande à un impie, Le Corbusier, une église qui toute neuve a déjà l'aspect d'une ruine.
*-- Qu'est-ce qu'une ruine ? De la matière où la pensée a disparu.*
-- Mais ne voudriez-vous pas prendre l'air quelque peu ? Voici passée la grosse chaleur, il va faire bon dans les champs. Les herbes comme le ciel racontent la gloire de Dieu.
(*A suivre*.)
88:17
## Enquête sur la Corporation
Dans nos prochains numéros : les réponses de MM, François-Albert Angers, M. Buisson, Charles Convent, J.-M. Cortez Pinto, A. Dauphin-Meunier, Georges Dumoulin, B, de Guébriant, F.-F. Legueu, Benjamin Lejonne, Henry Médine, Henri Pourrat, Louis Salleron, etc.
### Réponse de Pierre Andreu
JE VOUS RÉPONDRAI comme Boutang à propos du nationalisme, que ces grands débats théoriques me lassent un peu. Ayant écrit, pendant des années, sur la corporation, le corporatisme, -- en 1936 je rédigeais la partie sociale et économique, toute corporatiste, d'un numéro spécial de « Combat » -- je n'éprouve plus guère maintenant le besoin de ranimer un passé à mon sens bien mort, de reprendre un vocabulaire, des thèmes qui me paraissent usés jusqu'à la corde. Eh quoi, me direz-vous, vous préférez le vocabulaire, les thèmes de Georges Hourdin à ceux du Souverain Pontife ! Il faudrait peut-être y regarder d'un peu plus près. Car enfin ce qui compte, n'est-ce pas plutôt la substance des choses que la paille des mots. Quand le Pape Pie XI proclame que
« ...ce n'est que par un corps d'institutions professionnelles fondées sur des bases solidement chrétiennes, reliées entre elles et formant, sous des formes diverses, adaptées aux circonstances, ce qu'on appelait la corporation, ce n'est que par ces institutions que l'on pourra faire régner dans les relations économiques et sociales l'entraide mutuelle de la justice, et de la charité »,
et quand Joseph Folliet, par exemple, écrit :
89:17
« ...l'organisation professionnelle, c'est non seulement la profession organisée à partir de ses articulations historiques et vivantes, les syndicats, mais aussi l'organisation inter-professionnelle et la représentation institutionnelle des professions organisées auprès des pouvoirs nationaux et internationaux ; c'est, sur le plan de la philosophie politique, la reconnaissance des corps intermédiaires entre le citoyen et l'État »,
n'est-ce pas au fond *la même chose ?* Ne s'agit-il pas, toujours, d'organiser, pacifiquement, à des fins surnaturelles, si possible, la production ?
Je pense, en effet, que s'il est bien évident que la doctrine de l'Église sur la propriété, la vie sociale, les relations économiques est en contradiction flagrante avec les thèses progressistes soutenues par une grande partie de l'opinion catholique française, si cette partie de l'opinion fait comme si elle n'existait pas, je me le demande aussi, si la démonstration, que vous faites, sur le plan social et économique, peut être vraiment efficace et si vous vous y prenez comme il faut pour dénoncer cette mystification. Je pense qu'à une époque où la lutte contre les mythes abusifs est plus que jamais nécessaire, comme l'a si bien montré Raymond Aron dans son grand livre, il serait assez maladroit de sembler présenter l'organisation corporative, sur le contenu de laquelle personne ne s'est jamais exactement accordé, comme la panacée de nos maux économiques et sociaux. Ce qu'il faut montrer, sans se lasser, -- corporation ou pas -- c'est que la Doctrine de l'Église, la Parole des papes condamnent contre le marxisme et tous les marxisants toute idée de socialisation totale de la vie économique, qu'elle laisse sous le contrôle de la morale chrétienne toute souplesse à la vie économique et sociale, -- et qu'ainsi elle rejoint le pragmatisme des économistes contemporains. Ce qu'il nous faut affirmer c'est que la pensée catholique est non seulement opposée au communisme sur le plan de l'âme, mais sur celui des faits. On ne peut pas être catholique à l'Église et communiste à l'usine. Comment un catholique pourrait-il oublier que tous les plans se tiennent ?
Pierre ANDREU.
90:17
### Réponse de Jean Madiran
VOS AMICALES ADMONESTATIONS, mon cher Pierre Andreu, me donnent l'occasion, en y répondant, de répondre aussi à l'enquête, comme Marcel Clément me le demande. Je m'occuperai principalement d'en rappeler ou d'en rétablir le dessein, qui me semble méconnu dans votre réponse et aussi dans un article que vous avez récemment publié. Celui-ci éclaire celle-là, et en aggrave le malentendu.
Il me faudra aussi évoquer les circonstances au milieu desquelles Marcel Clément écrivit son article : « Le programme social de l'Église : la corporation », et qui nous suggérèrent d'en faire le point de départ d'une enquête. Ces circonstances vont plutôt s'améliorant -- mais peut-être la revue « Itinéraires », et son enquête sur la corporation, y sont-elles pour quelque chose. L'amélioration pourtant n'est point telle encore que l'on puisse déjà abandonner une insistance occasionnelle qui durera autant que l'occasion qui l'a fait naître : à ce propos quelques précisions sont donc nécessaires, puisque votre sympathie elle-même doute et s'interroge sur le bien-fondé, sur la portée pratique de notre démarche.
Le mot, la chose\
et l'esprit.
Dans un article par ailleurs très remarquable et très remarqué de « La Nation française » ([^47]), vous allez, cher Pierre Andreu, jusqu'à écrire :
« La doctrine sociale, est-ce la corporation, comme le dit Jean Madiran ? »
91:17
Mais enfin ! il devrait être clair -- et je m'inquiète véritablement que ce ne le soit point à vos yeux d'observateur à la fois amical et pénétrant -- il devrait être clair premièrement que ce n'est pas moi qui le dis, secondement que ce n'est pas cela que l'on dit.
On ne dit pas, ni moi ni personne, que la doctrine sociale et la corporation auraient même extension et même compréhension, que l'une serait l'autre et inversement. La corporation est une partie, ou chapitre, ou même une conséquence de la doctrine, à un certain niveau du « programme » d'application.
Quand vous nous dites gravement que l'important n'est pas le mot, mais ce qu'il décrit, croyez-vous donc vraiment qu'il faille nous en convaincre, à propos de la corporation ou de n'importe quoi ? Pouvez-vous nous soupçonner d'un dessein aussi puéril ? A propos de la corporation en tous cas, ce n'est pas au mot que nous sommes attachés. Je vous le dis puisqu'il faut vous le dire. Mais enfin ce n'est pas une révélation ; ni une précision ; il me semblait l'avoir déjà dit, et point du bout des lèvres, ni vaguement, ni dans l'équivoque :
« *Pour la corporation, le mot m'est bien égal. Je l'emploie parce que c'est celui du Pape. Qui lui-même en emploie parfois un autre. C'est la chose qui nous importe. Et dans la chose, c'est d'abord son esprit. *» ([^48])
La polémique\
sur le mot.
Seulement, il y a autre chose. Il y eut une polémique sur le mot, ou à propos du mot. En ce qui nous concerne, elle n'a pas été ce que vous croyez. Nous n'avons nullement tenté d'imposer le mot de « corporation » plutôt que celui d' « organisation professionnelle ». Au contraire : nous avons eu à nous défendre contre ceux qui prétendaient nous interdire l'emploi de ce mot, et qui assortissaient cette prétention d'attendus à la fois inexacts et exorbitants.
92:17
On a prétendu que quiconque employait le mot « corporation » devait être réputé un politicien machiavélique, s'inspirant non pas de la doctrine sociale de l'Église mais de théories (par exemple) d'Action française, et cherchant frauduleusement à faire passer les secondes sous le couvert de la première. La polémique sur le mot, en ce qui nous concerne, a été celle-là, et seulement celle-là, et toute de défense contre cette agression-là. Elle a été protestation contre ce qui (l'intention mise à part) est très réellement une calomnie. Je crois que nous avons gêné sa diffusion. Nous n'avons pas, en revanche, obtenu de ses auteurs la rectification explicite qui nous était due.
J'ajoute que la fermeté que nous avons dû montrer sur ce point n'était pas inspirée de motifs personnels. Ce n'est pas parce que nous étions personnellement atteints que nous avons répondu. L'atteinte personnelle n'était que l'occasion qui nous donnait un droit supplémentaire de parler. Mais ce qui était atteint en réalité, et en quelque sorte exclu du catholicisme, c'était toute une catégorie de catholiques français. Et en outre, cette calomnie élevait un obstacle supplémentaire entre l'esprit des Français et le langage du Pape. Il faut enfin que l'on sache, et que l'on sache bien, que si les Papes, de Léon XIII à Pie XII, parlent de « corporation » chaque fois qu'ils l'estiment opportun, ce n'est point, comme on l'a trop insinué, parce que les « bureaux du Vatican » seraient intégristes, réactionnaires ou maurrassiens.
Ne pas laisser disqualifier\
le langage pontifical.
Remarquez d'ailleurs que le cas de la « corporation » n'est pas unique. Plusieurs des expressions les plus marquantes par lesquelles les Papes exposent certains aspects de la doctrine sociale de l'Église se trouvent systématiquement disqualifiés dans la presse. Simple question de langage ? Bien sûr ! Mais comment voulez-vous que les Français lisent les documents pontificaux s'ils n'ont pas le même langage, ou s'ils sont efficacement prévenus contre le langage pontifical ? Nous ne nous attachons aux questions de langage que selon la fonction même du langage, qui est de pouvoir communiquer les idées. (Et c'est pourquoi l'Église attache une importance réelle à l'existence d'un langage commun dans toute la catholicité.)
93:17
C'est ainsi que j'ai dû naguère contredire les assertions, d'un laïc il est vrai, mais publiées dans une revue contrôlée et dirigée par de savants et pieux Bénédictins, selon lesquelles l'idée d'un « ordre social chrétien » serait une idée « plus ou moins réactionnaire et maurrassienne » ([^49]) ! Plus récemment, dans une assemblée consacrée à l'étude de la famille, on nous a expliqué que parler à son propos de « cellule sociale » était l'indice d'un traditionalisme excessif et dépassé : or ce sont les Papes, or c'est Pie XII qui parlent de « cellule sociale »...
Ces questions de langage, je vous entends, n'ont pas l'importance suprême. Elles ont pourtant une importance non pas « théorique », mais très pratique, mon cher Pierre Andreu, d'une pratique courante et quotidienne. Il n'est pas superflu de faire comprendre aux Français que la doctrine sociale des Papes n'est ni chimérique, ni dépassée, ni empreinte d'un traditionalisme excessif et rétrograde : c'est l'un des soucis du beau livre de Mgr Guerry, auquel vous avez, comme nous-mêmes, fait un accueil enthousiaste. Que le Secrétaire de l'Assemblée des Cardinaux et Archevêques en ait le souci nous confirme dans l'idée que le risque existe, et que trop d'esprits sont effectivement tentés de tenir la doctrine sociale pour dépassée, chimérique, ou inspirée par des vues « politiques ». Puisque ce risque existe, nous devons y penser, et ne pas consentir à ce qui pourrait l'augmenter. Or comment n'être point frappés des funestes conséquences pratiques d'une attitude qui consiste à désigner comme appartenant soit à un passé révolu, soit à une école politique particulière, les formules parfois les plus caractéristiques qu'utilise la langue pontificale, « corporation », « ordre social chrétien », « cellule sociale » ?
Aussi longtemps que la langue officielle de l'Église emploiera ces vocables, nous devrons veiller à maintenir leur sens chrétien, leur valeur catholique, et à nier ou contredire les confusions par lesquelles on voudrait les rejeter comme appartenant exclusivement à la terminologie d'une école, d'un parti ou d'une époque révolue. Je répète que c'est là une considération très pratique ; et qu'à condition de l'examiner telle qu'elle est, on apercevra facilement son évidence et sa nécessité, d'ordre en quelque sorte pédagogique.
94:17
Cette préoccupation n'a en tous cas rien à voir ni avec un goût excessif pour les « débats théoriques », ni avec la croyance que la corporation, ou le mot lui-même, serait une panacée sociale. Il s'agit simplement d'entendre ce que disent les Papes avec les mots dont ils se servent : rien de plus, rien de moins.
Personnellement, et ce qui précède étant sauf, je suis prêt à renoncer au mot de corporation. Je ne ferais d'ailleurs en cela que suivre d'honorables et illustres exemples, notamment celui de M. Xavier Vallat, selon le récit qu'il en a fait dans la dernière partie de sa réponse à notre enquête ([^50]). Remarquez d'ailleurs, comme M. Xavier Vallat l'expose lui-même, que le changement de vocable n'a eu nullement les avantages tactiques qu'on lui supposait. Mais enfin je veux bien tout ce que l'on voudra. Simplement, ne soyons pas injustes pour ceux qui, démocrates ou traditionalistes, maurrassiens ou blondéliens, de droite ou de gauche, ont travaillé autant qu'il était en eux, et de la manière qu'ils jugeaient opportune, à orienter les réalités économiques et sociales dans la direction indiquée par les Papes.
Le pavillon de l' « organisation professionnelle »\
est quelquefois un alibi.
Mais qu'ont-ils donc dans l'esprit, ceux qui vont jusqu'à dire en substance : « Organisation professionnelle, oui ; corporation, certes non » ? Je crains qu'ils ne rêvent d'une organisation professionnelle qui serait effectivement tout autre chose qu'un ordre corporatif. Il serait important que ceux qui rejettent l'idée ou la terminologie corporative nous précisent ce qu'ils ont en vue lorsqu'ils parlent d'organisation professionnelle. Ils le précisent quelquefois. On s'aperçoit alors qu'ils inclinent à diverses formes de co-gestion obligatoire ou de socialisation. Voyez-vous, mon cher Pierre Andreu : de même qu'il est un pavillon anti-intégriste couvrant une marchandise très réellement moderniste ou progressiste, de même il est un anti-corporatisme couvrant une marchandise socialiste. Et cela n'est pas de l'ordre du débat théorique, mais de l'ordre des faits concrets. Et quand vous remarquez qu'au chapitre de l'organisation professionnelle nous sommes, sur plusieurs points importants, séparés de M. Joseph Folliet par de simples nuances verbales, croyez bien que nous nous en sommes aperçus, et que nous souhaitons que M. Folliet, écartant la raideur systématiquement suspicieuse qu'il conserve à l'endroit des catholiques réputés « de droite », s'en aperçoive tout à fait lui aussi.
95:17
Tout cela, qui va sans dire, va mieux encore en le disant, et je vous sais gré, cher Pierre Andreu, de m'en avoir procuré l'occasion.
L'oppression publicitaire.
Et puisque de telles précisions apparaissent opportunes, je n'éprouve aucune gêne ni aucune difficulté à préciser, comme je le vois, que la pensée personnelle de M. Folliet en matière d'organisation professionnelle n'est nullement « progressiste » : qu'on l'ait assimilé parfois au progressisme, ce ne fut jamais notre fait, et ce ne put être que par erreur, malentendu ou ignorance. Inversement, M. Folliet sait fort bien que nous ne sommes nullement « intégristes » ; que nous ne sommes pas non plus, comme il l'a cru un moment, des politiciens machiavéliques cherchant à faire passer frauduleusement, sous couvert de la doctrine de l'Église, des théories d'Action française : mais je ne suis pas très sûr qu'il n'éprouverait aucune gêne, ou aucune difficulté, à nous en donner acte publiquement. Ce sont là des détails : comment serait-on « précis », si l'on faisait abstraction des détails exacts ? De tels détails, eux non plus, ne relèvent pas des débats théoriques ou des querelles de mots : ils commandent des conséquences tout à fait pratiques et concrètes, surtout en un temps où la publicité verbale a pris tant d'importance réelle. Le catholicisme social est en quelque sorte amputé, en France du moins, de plusieurs catégories de penseurs et de militants catholiques qui, « verbalement » mais très efficacement, ont été constitués, comme dirait M. Borne, « en état d'indignité chrétienne » par un artifice publicitaire de terminologie. On les a réputés « corporatistes dépassés » et « intégristes » et que sais-je. En un sens vous auriez raison d'y voir une querelle de mots, accablante et ridicule, qui mériterait d'être écartée d'un revers de main. *Mais je défie bien votre simple revers de main de réussir à l'écarter*. Il y faudra vos deux bras, et les nôtres, et plus d'un jour. Car cette querelle de mots ne nourrit pas seulement une discussion byzantine. Elle nourrit aussi, et surtout, une publicité systématique, elle a des résultats sociologiques considérables.
96:17
Nous avons trop tendance à oublier que *la publicité* est aujourd'hui *la plus grande force matérielle* qui nous opprime ; et qu'elle est devenue l'un des principaux instruments de ce « matérialisme » et de ce « règne de l'argent » dont nous dénonçons trop souvent les formes d'hier et non celles d'aujourd'hui. Comprenez bien, mon cher ami, que nous ne soutenons pas une querelle de mots qui, en tant que telle, est certainement très vaine, et nous est aussi insupportable qu'elle peut vous l'être. Nous combattons une publicité qui, sous l'apparence d'une terminologie artificielle, est très réellement tyrannique.
L'analyse du langage.
Partir de l'analyse des vocables en usage peut risquer d'être la porte ouverte aux simples querelles de mots : mais c'est aussi, et ce fut de tout temps, le propre d'une pensée exacte, l'étape initiale d'une démarche véritablement philosophique, voyez déjà comment débutent les dialogues de Platon ou les exposés d'Aristote. Humbles écoliers de ce qu'il y a de nécessaire et d'immortel dans la méthode socratique, nous savons bien que Socrate pouvait paraître, de l'extérieur, et parut effectivement un sophiste parmi les autres, engagé dans de simples querelles de mots. Nous sommes contraints à une telle démarche plus encore aujourd'hui où beaucoup de mots ont, d'une part, perdu leur signification, mais ont d'autre part augmenté leur efficacité publicitaire. On disait hier, c'était Maurras : « Les mots entraînent les idées ». Mais aujourd'hui ! Nous sommes à l'âge de la publicité intellectuelle, politique et passionnelle, et le déluge des mots arbitrairement, mécaniquement répétés opprime ou annexe la réflexion personnelle et la vie intérieure. Quand on veut défendre ou approfondir la vie intérieure et la réflexion personnelle, on se heurte fatalement à cette tyrannie verbale. Nous nous heurtons non pas aux mots des querelles byzantines, mais à ceux de la publicité régnante. Plus j'y pense, moins je puis croire que ce soit une tâche vaine ou même évitable, Ce n'est pas, il s'en faut, le tout de notre effort : mais nous rencontrons très concrètement cet obstacle publicitaire sur notre chemin. Ce qui serait « théorique », ce serait d'en faire abstraction.
97:17
Qui parle de « corporation » ?
Je vous invite, mon cher Pierre Andreu, et avec vous ceux qui d'aventure partageraient votre sentiment, à vous reporter aux œuvres fondamentales de Marcel Clément : l' « Introduction à la doctrine sociale catholique », l' « Économie sociale selon Pie XII », « Le Chef d'entreprise ».
Vous y découvrirez que le mot de « corporation » n'y est que très peu employé. Me permettrez-vous de mentionner aussi mon dernier livre, « On ne se moque pas de Dieu » : il y est beaucoup question de la doctrine sociale. Mais je ne crois pas y avoir écrit souvent le mot de corporation, je me demande même si je l'y ai écrit seulement une fois.
Il est donc tout à fait inexact de faire de nous des « corporatistes » enragés, qui verraient dans la terminologie corporative une panacée, et le tout de la doctrine sociale catholique. Nous savons fort bien que la corporation apparaît dans la doctrine de l'Église à sa place, c'est-à-dire à un certain niveau de précision et d'application que l'on peut nommer non pas essentiellement « la doctrine », mais plutôt « le programme ». Nous n'aurions sans doute pas osé employer cette expression de « programme social de l'Église » si ce n'était l'expression même de Pie XII. Nous n'aurions peut-être pas osé aller jusqu'à dire que ce programme EST la corporation, si Pie XII ne l'avait dit :
« Nous ne pouvons ignorer les altérations avec lesquelles sont dénaturées les paroles de haute sagesse de Notre glorieux prédécesseur Pie XI, en donnant le poids et l'importance d'un programme social de l'Église, en notre époque, à une observation tout à fait accessoire au sujet des éventuelles modifications juridiques dans les rapports entre les travailleurs, sujets du contrat de travail, et l'autre partie contractante ; et en revanche, en passant plus ou moins sous silence la partie principale de l'Encyclique « *Quadragesimo anno* », qui contient en réalité ce programme, c'est-à-dire l'idée de l'ordre corporatif professionnel de toute l'économie. » (31 janvier 1952)
98:17
Et Marcel Clément, qui n'emploie quasiment jamais le mot de corporation, dans son « Introduction à la doctrine sociale », a fait cet article qui sert de point de départ à la présente enquête : « Le programme social de l'Église : la corporation ». La réalité de l'ordre corporatif professionnel -- que l'on peut, si l'on y tient, nommer moins concrètement, et plus vaguement : « organisation professionnelle » -- se situe à un certain niveau seulement, à un certain niveau de précision pratique, mais à ce niveau-là, cette réalité a une importance décisive. Et il est malheureusement fort important que beaucoup d'esprits catholiques refusent ou sous-estiment et ce mot et surtout cette réalité. Il est important qu'ils veuillent nous imposer de la « passer plus ou moins sous silence ». Notre enquête leur est ouverte : elle permettra d'examiner quelles raisons les uns viendront exposer, et quel silence les autres préféreront garder.
Sérions les questions.
Sous réserve de tout ce qui vient d'être dit, nous ne tenons pas au mot de « corporation ». Nous ne l'imposons à personne. Simplement, nous avons dû nous défendre contre ceux qui voulaient imposer aux catholiques français de renoncer obligatoirement à un vocable qui est celui du Pape, tout autant que celui d' « organisation professionnelle ».
Il nous semble même que les deux vocables n'en font qu'un, et que l'on divise ici, et que l'on oppose, les différents termes d'une même expression. Car une formulation complète énonce : « organisation corporative professionnelle », ou, mieux encore, « ordre corporatif professionnel », en frôlant sans doute le pléonasme, mais par souci de précision explicite. Malgré quoi, s'il fallait choisir entre « corporation » et « organisation professionnelle », nous préférerions le premier terme, qui est plus concret, au second, qui est plus abstrait. Ce n'est d'ailleurs rien d'autre qu'une préférence, que nous ne nous acharnerions nullement à maintenir contre une évolution du langage pontifical. Remarquons toutefois que, si une évolution semble se produire, elle est plutôt en sens inverse : l'emploi du mot « corporation » devient de plus en plus fréquent et insistant dans les messages et discours du Souverain Pontife. Ce n'est probablement pas sans raison.
99:17
Nous voudrions qu'il devienne possible de parler de ces choses simplement ; je veux dire, de parler de la corporation sans qu'on nous soupçonne de ne voir qu'elle ; de traiter quand il convient des questions de terminologie, sans que la malveillance des adversaires ou la sollicitude (trop) inquiète des amis nous reproche de ne voir que la terminologie. Nous parlons des choses les unes après les autres, en sériant les questions. Nous ne prétendons pas que toute la doctrine sociale de l'Église se limite à une seule phrase de Pie XII : mais nous avons insisté et nous insistons sur son avertissement du 31 janvier 1952 *dans la mesure exacte* où l'on a voulu le dissimuler et n'en tenir aucun compte.
Insister une fois ou vingt fois sur un point, mettre l'accent sur lui dans une conjoncture particulière, ce n'est pas s'y limiter. Vous mettez l'accent sur la valeur anti-marxiste de la doctrine sociale, et sur la résistance à la socialisation qu'elle requiert et qu'elle anime. Et il est vrai que Pie XII a parlé de la « bataille » contre la socialisation, assurant que l'Église la mènerait « avec la dernière énergie ». Nous n'allons point lui faire dire ou vous faire dire pour autant que cette résistance -- cette résistance dont nous ne sommes pas absents, il me semble -- serait une panacée économique et sociale.
La vie intérieure\
est une réalité.
D'ailleurs, mon cher ami, vous pouvez constater que la présente enquête ne prend nullement l'allure d'un « grand débat théorique ». Elle rassemble le fruit d'expériences (très diverses) et de réflexions menées par des hommes ayant, d'une manière ou d'une autre, compétence pratique, vécue, en ce domaine. Elle est en cela très différente de l'enquête précédente sur le nationalisme. Ne croyez pas pourtant que celle-ci fut un « vain débat théorique » : elle nous a conduits, et précisément en compagnie, entre autres, de Pierre Boutang que vous invoquez, à poser des questions et des jalons concernant un problème qui nous occupera sans doute, et s'il plaît à Dieu, pendant bien des années, le problème toujours renaissant de la raison et de la foi, du naturel et du surnaturel. C'est le problème de la philosophie chrétienne. C'est, tantôt identiquement et tantôt analogiquement, le problème de la politique chrétienne. Et de toute la vie temporelle du chrétien.
100:17
Nous le retrouvons d'ailleurs à propos de la corporation, et au vrai, à propos de tout. Chaque époque est confrontée à ce problème, toujours le même en son fond, mais réapparaissant sans cesse sous un nouveau visage, et chaque époque l'aborde en tirant du trésor de la doctrine « nova et vetera ». Ce que nous avons pu en dire déjà n'est que peu de chose auprès de ce que nous méditons d'en dire encore.
L'écueil est de paraître donner une importance excessive à des débats « théoriques » : mais l'essentiel est de créer, ou de ranimer, et de développer un esprit. Les questions que nous examinons ont un rôle très concret, très pratique, souvent décisif, dans la vie intérieure et par suite dans le comportement quotidien de chaque chrétien. Nous nous adressons non point aux passions discutantes, mais aux consciences. On peut s'y tromper. Nous pouvons nous-mêmes nous y tromper. Mais notre dessein est celui-ci : nous en prendre aux motifs qui dans le secret de la vie intérieure orientent les consciences. Elles ont besoin d'éclairer chacune de leurs démarches en les rapportant aux vertus de Foi, d'Espérance et de Charité. Et c'est dans cette lumière que l'expérience naturelle prend son relief et sa signification. C'est dans cette perspective que nous envisageons la corporation elle-même.
Tout cela peut paraître « théorique », si tout cela est parlé, ou même pensé, et non vécu.
L' « organisation professionnelle »\
est aussi « usée » et « marquée »\
que la « corporation ».
Vous nous dites que la corporation vous paraît « un thème usé jusqu'à la corde ». Nous recueillons votre sentiment avec d'autant plus d'attention et d'intérêt qu'il est celui d'un « corporatiste » qui fut militant, et probablement beaucoup plus militant que nous-mêmes en matière de « corporatisme ». Sur quoi se fonde un tel sentiment, et jusqu'à quel point est-il partagé ? et notre enquête ne servirait-elle qu'à trancher cette question, ou du moins à l'éclairer, que nous n'aurions pas perdu notre temps.
Beaucoup de choses, de réalités, de notions, paraissent usées et dépassées au bout d'un certain temps ; on les voit mourir tout à fait, -- ou bien on les voit renaître ([^51]).
101:17
Dans l' « usure » qui apparaît, il est important d'apprécier quelle est la part de l'apparence. On nous a beaucoup dit semblablement que toute la doctrine sociale de l'Église était usée et dépassée. Des catholiques ont partagé cette manière de voir. Ils ont même voulu qu'il n'y ait plus de « doctrine sociale » proprement dite ; ou soutenu qu'il n'y en avait jamais eu, à parler rigoureusement. Et puis il s'est écoulé encore un peu de temps, et maintenant le « dépassement » s'effectue en sens inverse. Ce sont les doutes et les refus opposés -- même par des clercs -- à la doctrine sociale de l'Église qui se trouvent « dépassés ». En direction de cette doctrine se manifestent chaque jour une curiosité, une attention, une espérance croissantes et quasiment universelles.
Quand vous voyez dans la corporation « un thème usé jusqu'à la corde », je me demande si vous ne reprenez pas, dans un esprit bienveillant, la remarque que d'autres nous opposent, et surtout, opposent à l'Église dans un esprit acrimonieux et agressif. Pourquoi le thème, pourquoi le mot serait-il « usé jusqu'à la corde », et par qui l'aurait-il été, sinon parce qu'il fut (aussi) « maurrassien » « réactionnaire » et « vichyssois » ? et « fasciste » ? et déjà « médiéval » ? Ces inquiétudes, fondées sur de telles considérations, le Pape Pie XII les a dénoncées comme autant de « préjugés inconsistants » et nous a invités à ne pas nous y attarder, mais bien plutôt à nous mettre « de bon cœur à la réalisation de la chose elle-même et de ses multiples applications pratiques » (7 mai 1949).
Je n'y reviens pas ([^52]), sauf pour ajouter ceci : le terme d' « organisation professionnelle » a été, en France, « usé » tout autant ou même davantage. Tout ce que l'on dit contre le terme de « corporation », on pourrait le dire à au moins aussi bon droit contre celui d' « organisation professionnelle ». Car enfin, les Croix de Feu et le P.S.F. du colonel de la Rocque, entre autres, ont fait un large usage de ces mots d' « organisation professionnelle » ou de « profession organisée ».
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Quand on nous dit que notre corporation est réactionnaire et maurrassienne, nous pourrions, si nous descendions au niveau de cette arbitraire querelle de mots, et si nous usions de représailles aussi injustes que l'agression, répondre par exemple que l' « organisation professionnelle » de M. Folliet se rattache aux Croix de Feu, au P.S.F., au colonel de la Rocque, « et non au catholicisme social ». Nous pourrions ajouter que l' « organisation professionnelle » fut, autant ou davantage que la corporation, « vichyssoise », car enfin elle le fut ! Tout ce que l'on dit, de ce point de vue, contre l' « ordre corporatif », frappe tout autant l' « organisation professionnelle ». La seconde expression a été aussi mêlée que la première à nos luttes civiles, elle a été aussi compromise, on se moque du monde quand on prétend que l'une serait plus notoirement ou plus fâcheusement « marquée » que l'autre.
Tous les mots sont usés. Tous peuvent être rajeunis. On peut aussi « inventer des mots nouveaux », comme dit la chanson. Mais les querelles que l'on est venu chercher, les drames que l'on a tenté de nous faire à ce propos, on voudra bien nous permettre de n'y voir que « préjugés inconsistants ».
La responsabilité\
des chefs d'entreprise.
Après l'examen critique de sentiments divers, il convient peut-être que je donne le mien, et que je le donne de manière « positive », comme on dit. Il me suffira de peu de mots pour le faire.
La corporation se réalisera parce qu'elle est dans la nature des choses, comme de marcher sur ses pieds et non sur la tête. Elle consiste simplement à faire coopérer, et non se battre, ceux qui ont à travailler ensemble : mais après tant d'erreurs et d'iniquités, cela suppose, cela réclame toute la justice et toute la charité, toute la nature et toute la grâce. Les seules questions sont aujourd'hui de savoir qui la réalisera, et comment, et quand.
Elle se réalisera avant le communisme, et nous l'évitera ; ou après le communisme, quand il aura échoué et que les communistes se convertiront.
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La classe des chefs d'entreprise (je parle de classe, évidemment, d'une manière approximative) porte en fait et devant Dieu, et face à l'État, la responsabilité d'orienter concrètement l'économie sociale, même si on ne lui reconnaît pas cette responsabilité et même si on lui en dénie le pouvoir. Elle peut prendre acte de cette contestation et s'y soumettre, ce qui revient à démissionner. Elle peut s'accrocher à sa fonction pour n'en conserver que le titre et quelques privilèges et pouvoirs mineurs, ce qui est une sûre manière d'abdiquer. Et elle disparaîtra. Mais elle peut aussi s'engager, avec la totalité des pouvoirs qu'il lui appartient de revendiquer en les exerçant, dans la réalisation de l'ordre corporatif. Elle peut jouer là le tout pour le tout. (Le chrétien n'est-il pas en un sens celui qui à chaque instant joue le tout pour le tout ; celui qui sait que chacun de ses actes peut le sauver ou le perdre pour l'éternité.) Il est infiniment probable qu'elle ne survit que pour cela, et qu'elle ne survivra pas très longtemps sans cela.
Nous avons eu, dans les quelques journées où la révolte des Hongrois était maîtresse de la Hongrie, comme l'anticipation de ce que sera l'échec du communisme. Les entreprises, à travers quelles aventures, se libéreront de l'État, de l'administration, de la police, du Parti, de la « socialisation », et construiront à tâtons un ordre corporatif professionnel, c'est-à-dire animé par les hommes de métier et non par les administrateurs de l'État. Elles le feront à partir de cadres techniques et ouvriers, de « conseils ouvriers », le patronat ayant été disqualifié ou massacré par le communisme. Si nous laissons aller les choses, nous aurons en France un processus analogue. Les chefs d'entreprise seront administrativement disqualifiés par la socialisation étatique, voire déportés ou massacrés par un pouvoir communiste. Après d'atroces souffrances, ayant touché le fond de l'abîme, y ayant connu un long esclavage, les ouvriers eux-mêmes, et la force des choses, feront éclater la socialisation et le communisme. Mais précisément, veut-on faire l'économie de cette révolution ?
Il n'existe que deux manières de vaincre le communisme. La plus radicale est de le subir : alors son mirage disparaît, et bientôt il a tout le monde contre lui ; tous ceux qu'il n'a pas tués, mais il tue beaucoup. Médecine aussi affreuse qu'efficace à longue portée. Dans les pays communistes, les prolétaires ne sont plus communistes et ne mettent plus leur espérance dans le communisme. Ils sont réduits en esclavage et mettent leur espérance dans une libération. Ils désirent et, dès qu'ils le peuvent, ils recherchent une organisation, de l'économie qui soit affranchie de la tyrannie aveugle des administrations d'État ([^53]).
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La seconde manière est de le prévenir, par la conversion, d'abord personnelle, des chefs d'entreprise, et par leur engagement sans retour dans l'organisation chrétienne des rapports économiques et sociaux. Quelques-uns y travaillent comme ils peuvent. Les résultats sont souvent médiocres et décevants : mais il en est ainsi de toute entreprise humaine. On ne peut d'ailleurs mesurer, on peut seulement pressentir, tout le pire qui a jusqu'ici été évité par leurs efforts, même peu couronnés de résultats positifs. Ils en auraient davantage s'ils étaient aidés et soutenus par l'existence d'un « climat », d'un esprit privé et d'un esprit public, comme nous y travaillons.
Pour un temps dont il est impossible de deviner la durée, les entreprises ont encore des chefs. Des chefs contestés, parfois paralysés, mais responsables. Ce sont eux qui portent la responsabilité de mettre en chantier un ordre corporatif professionnel, un ordre social chrétien. Ils le feront et sauveront le pays du communisme. Ou ils ne le feront pas et ils disparaîtront, et leur carence, et la nôtre à les aider, nous vaudront, pour dix ans ou pour un demi-siècle, le bull-dozer communiste.
On peut exprimer cela avec d'autres mots et sans employer le terme de corporation.
Jean MADIRAN.
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## DOCUMENTS
### Actes de S.S. Pie XII
- Le Discours au rassemblement mondial de la J.O.C. se trouve dans l'*Osservatore romano,* édition en langue française, numéro du 30 août.
- La lettre sur la dévotion au Rosaire, dans l'*Osservatore romano,* édition en langue française du 6 septembre.
- L'Encyclique *Miranda prorsus,* sur le cinéma, la radio et la télévision, dans l'*Osservatore romano* en langue française du 13 septembre.
- Le Discours aux jeunes séminaristes de France, dans le même numéro.
- La lettre au Maître général des Dominicains (à l'occasion du septième centenaire de saint Hyacinthe) dans l'*Osservatore romano* en langue française du 20 septembre.
- Le Discours aux Pères de la Compagnie de Jésus, dans l'*Osservatore romano* en langue française du 27 septembre.
- Le Discours aux Organisations internationales familiales, dans le même numéro.
- Le Discours à l'Union catholique des Chemins de fer français, dans le même numéro.
- Le Discours à l'Union mondiale des organisations féminines catholiques, dans *l'Osservatore romano* en langue française du 4 octobre.
- La Lettre à la XXX^e^ Semaine sociale d'Italie, dans le même numéro.
- Le Discours au II^e^ Congrès mondial de l'Apostolat des laïcs, dans le numéro du 11 octobre.
\*\*\*
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Pour connaître et faire connaître, au moment de leur parution, la traduction intégrale de *tous* les documents pontificaux, les organisations, les bibliothèques, les comités de presse et les militants isolés peuvent s'abonner à l'édition hebdomadaire en langue française de l'*Osservatore romano.*
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### Autour du catéchisme progressif
Les observations de Mgr Lusseau.
*Doyen de la Faculté de théologie d'Angers, Mgr Lusseau avait publié des observations critiques sur la* « *littérature catéchistique* » *en janvier, en février et en mars* 1957, *dans la* REVUE DES CERCLES D'ÉTUDES D'ANGERS*. Le poids des arguments de Mgr Lusseau paraît assez universellement reconnu ; en tous cas, à notre connaissance du moins, aucune réfutation n'en a encore été faite.*
*Nous ne pouvons ici reproduire toutes les observations formulées par Mgr Lusseau ; nous citerons seulement quelques passages caractéristiques de sa critique, courtoise dans sa manière, légitime dans son principe, utile et constructive par son contenu.*
Nous désignons sous cette appellation (« littérature catéchistique ») un ensemble de brochures et de cahiers (*Catéchisme progressif* ([^54]) ; *Guides du catéchiste* ([^55]) ; *Doctrine de vie au catéchisme* ([^56]) ; *Fiches de pédagogie religieuse* ([^57])*,* dont le but est d'introduire et d'accréditer une méthode nouvelle de catéchiser.)
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C'est pour répondre aux inquiétudes que suscitent les procédés nouveaux chez de nombreux prêtres qualifiés, chez des catéchistes expérimentés, et surtout dans les familles chrétiennes que nous avons accepté, sur de hautes instances, de donner notre modeste avis sur ces publications. Selon la coutume de cette revue, nous procéderons avec le seul souci de dire charitablement ce qui nous paraît vrai.
I. -- *Caractères principaux de la méthode nouvelle. --* La nouvelle méthode commence d'abord par contester la valeur des procédés traditionnels : procédés sclérosés, inefficaces, responsables, pour la plus large part, de la déchristianisation d'une grande partie de la France. Ces procédés ne tenaient pas assez compte de la condition psychologique des enfants : ils devançaient « l'expérience religieuse des catéchisés ». On utilisait trop, d'ailleurs, des formules intellectuelles, qui, pour dogmatiques qu'elles soient, sont plutôt de nature, prétendent les nouveaux pédagogues, à appauvrir les rapports intimes de l'âme avec Dieu.
La nouvelle méthode donnera la priorité au développement de l'attitude chrétienne de l'enfant sur l'enseignement de la doctrine révélée : celui-ci devra alimenter « l'expérience religieuse » du catéchisé plutôt que la prévenir et l'éveiller. On présentera donc les vérités chrétiennes, moins comme un enseignement qui vient du « dehors » et s'impose au « moi » que comme une réponse aux « besoins vitaux » des enfants. A cet effet, la nouvelle méthode devra mesurer et proportionner la doctrine à ce qui semble être la capacité (active) d'accueil des catéchisés, répartis en trois groupes : de 7 à 9 ans, de 9 à 11 ans* *; de 11 à 12 ans. Aux disciples ainsi classés, on proposera ce dont leur « expérience religieuse » a précisément besoin, ce qui répond aux questions qu'ils se posent ou peuvent se poser. On remettra, bien entendu, à plus tard, afin d'éviter toute « sursaturation doctrinale », un grand nombre de vérités, même primordiales, que l'enfant ne serait pas capable, faute d'une « expérience religieuse » suffisante, d'accueillir comme il convient.
C'est donc l'aspect subjectif et pragmatique de la formation qui retiendra, principalement et presque exclusivement, l'attention. A cet égard, on utilisera les méthodes actives, destinées à préparer psychologiquement l'enfant à la réception des vérités révélées, en lui faisant sentir l'intérêt pratique que présent ces vérités pour sa vie propre, personnelle.
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En bref, l'essentiel de la nouvelle méthode paraît bien être de subordonner l'acquisition des vérités que Dieu enseigne, fussent-elles tout à fait fondamentales de la Foi catholique, à l'appétit que manifestera le catéchisé. Plus il aura conscience de recevoir ce qu'il attend, plus aussi il sera en état d'accueillir comme il sied le donné révélé, qui lui apparaîtra, en définitive, comme un complément vital.
II. -- *Quelques éléments d'appréciation. --* Il est clair que les auteurs de la méthode catéchistique nouvelle sont préoccupés avant tout de remédier à l'ignorance religieuse qui a envahi, on peut bien le dire, dans la majeure partie de la France, toutes les catégories sociales. La réaction salutaire doit commencer par une formation efficace des enfants. Cette formation suppose évidemment tout d'abord que l'on parle de manière à être compris. Quel pédagogue ne souscrirait à ce principe ?
Aussi bien estimons-nous qu'à cet égard la méthode, traditionnelle n'a pas donné que des résultats déficitaires. Il est juste de reconnaître qu'elle a formé d'excellents chrétiens. S'il est exact d'accorder qu'une trop grande quantité de baptisés sont peu instruits ou tout à fait ignorants des vérités chrétiennes, ce n'est certainement pas à la méthode jusqu'ici en usage qu'il faut s'en prendre, mais à une utilisation déficiente, disons paresseuse, de l'instrument. Est-on bien sûr que la nouvelle méthode ne donnera jamais lieu aux mêmes observations ? *Corruptio optimi pessima.* Il convient d'ailleurs d'inscrire *en* lettres majuscules, parmi les causes de la déchristianisation actuelle, l'atmosphère de libéralisme doctrinal et de laïcisme dissolvant dans lequel baignent depuis des décades les esprits de nos contemporains. L'école laïque a son énorme part de responsabilité dans le mal dont nous souffrons. Les catéchistes n'ont pu y échapper complètement. La nouvelle méthode devra faire face aux mêmes oppositions.
Est-elle au moins plus apte à affronter, et plus efficacement, les obstacles ? Nous craignons que le critère sur lequel elle fonde l'adaptation de l'enseignement -- l'expérience religieuse de l'enfant -- ne soit pas de nature à donner pleinement confiance.
.........
... Si l'on désigne par « expérience religieuse » une prise directe de contact avec Dieu, le Christ, l'Église, le péché, la grâce, alors il faut reconnaître que l'on s'engage dans une voie pleine de périls. Que pourra bien être, en effet, cette prise de contact vitale, personnelle, génératrice d'un besoin de savoir, si l'enseignement de la vérité révélée ne l'a pas provoquée ?
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Les auteurs nous le disent, quand ils promeuvent le silence pour entendre parler Dieu. Mais est-il sûr que ce soit la seule voix de Dieu qu'écouteront ces petits ? Bien plutôt induira-t-on l'enfant dans les lacs d'un faux mysticisme, si à la mode aujourd'hui en certains milieux. Le catéchisé en arrivera à croire qu'il possède en soi son docteur infaillible, et bientôt, qu'il est à soi-même ce docteur. De tels procédés, provoqués et cultivés, semblent être plus voisins du protestantisme que du catholicisme. Ils ont, en tout cas, le grave inconvénient d'introduire dans la mentalité de l'enfant la tendance, bien connue, à apprécier la valeur des vérités révélées d'après cette expérience, non pas en raison de l'autorité divine, objet formel de la Foi, mais en raison de leur correspondance avec ses besoins vitaux. Et cette attitude conduirait aisément à l'Immanentisme.
Aussi bien, comme il est impossible de savoir dès l'abord où en est chaque enfant sur le plan religieux, la nouvelle méthode prend le parti de les supposer tous au niveau le plus inférieur. C'est ainsi que le catéchisme progressif traitera l'enfant chrétien qui a déjà reçu dans son milieu familial une première initiation religieuse à l'égal de l'enfant, baptisé ou non, qui vivant dans un milieu paganisé, arrive au catéchisme sans la moindre connaissance religieuse. On nivelle par en bas. Et voilà comment, compte tenu de la préalable « expérience religieuse », des enfants chrétiens devront attendre d'avoir neuf ou dix ans pour s'entendre dire au catéchisme que Jésus est le fils de Dieu, venu sur terre pour nous sauver, pour nous racheter. L'Incarnation rédemptrice suppose, en effet, l'existence du péché originel. Or cet enseignement est lui-même tardivement dispensé. Très logiquement s'ensuivent des délais exagérés apportés à l'enseignement des nombreuses autres vérités fondamentales : valeur et effets du sacrifice du Christ, rôle instrumental de son sang* *; vie de la grâce, péché, contrition, présence réelle, confirmation, paradis, enfer... Qui peut y trouver son compte, hormis l'ignorance religieuse ?
.........
...On ne niera pas pour autant la nécessité de recourir à des procédés adaptés à l'enfant pour l'établir dans ce climat, où, s'il est baptisé, la vertu de la Foi le maint tendra comme en son milieu propre, Mais les procédés seront peut-être assez différents de ceux que la méthode nouvelle propose, toujours en liaison avec son souci de provoquer « l'expérience religieuse » préalable à l'enseignement de la doctrine.
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N'arrivera-t-il pas que ces « jeux » qui consistent à admirer ses mains, les mains de Jésus, les mains du prêtre, et puis ses yeux, ses oreilles, sa bouche, etc. dévieront quelque peu l'attention, qu'il faudrait élever, vers des matérialités trop naturelles. Nous en dirions autant des exercices de maîtrise corporelle : course légère sur la pointe des pieds en rythmant un temps ou deux au tambourin ; chants mimés, sacrés ou profanes... Que deviennent les causeries de quelques dix minutes à l'intérieur de l'heure déjà fort occupée par des activités hétérogènes. Il ne faudrait pas que l'adaptation du catéchisme à l'enfant devienne enfantillage. Et cela d'autant moins qu'à l'âge où les catéchisés sont initiés à la vie chrétienne, ils entendent aussi des leçons de grammaire, d'histoire, de sciences qui tendent de plus en plus par une technicité à la fois adaptée et savante, à leur donner la juste conviction que les connaissances profanes ont atteint un haut degré de valeur. Quelle mine prendront les cours de catéchisme orientés selon les directives de la méthode nouvelle ! Assez vite, l'enfant pourrait bien conclure que la classe où l'on enseigne les matières profanes est chose sérieuse, tandis que le cours de religion est un joyeux passe-temps. Car, en définitive, on s'intéresse, on s'attache à ce qui réclame un effort, à la science que l'on conquiert au prix d'un travail ardu. Mais l'on ne se passionne pas pour un enseignement qui ne se dispense que sous la forme d'un divertissement agréable, même si l'on s'en donne à cœur joie durant les activités contemplatives, gymniques, chorégraphiques et musicales.
Mais voilà, pour donner, en l'adaptant, un enseignement catéchistique profond, il faut savoir profondément la théologie. Il n'est que la vraie science qui soit capable d'adaptation. Tant que le maître à penser -- et le catéchiste doit en être un -- n'a pas intellectualisé ses connaissances, tant que son savoir reste livresque, il n'a pas la souplesse voulue pour se plier aux exigences de l'âme enfantine, Alors, il invente des procédés, use de recette, nous dirions « combine des trucs » pour suppléer à ce qui lui fait défaut. Peut-être faut-il chercher, dans cette absence de théologie vraiment assimilée, l'insatisfaction qu'éprouvent de nombreux catéchistes et les imperfections, parfois graves, dont souffrent les méthodes, Toutes sont louables pour les intentions qu'elles révèlent. Toutes sont aussi perfectibles. Et, nous venons de le constater, la nouvelle a besoin elle-même, d'être réajustée, peut-être même renouvelée.
.........
111:17
...On s'étonnera de certaines substitutions. Plusieurs ont été introduites au détriment de la prière, qui reste pourtant le moyen irremplaçable d'éducation et de formation chrétienne. Réciter le « Notre Père » ? l' « Ave Maria » ? A quoi bon ! L'enfant ne comprend pas ce qu'il dit. Encore moins comprend-il les articles du « Credo » ! Preuve flagrante qu'on n'enseigne pas les vérités tout à fait fondamentales, que la « Dottrina » n'est pas assurée. La messe ? L'enfant, même âgé de 8 à 9 ans, est jugé trop peu doté d' « expérience religieuse » pour y assister. Il n'a droit, pour l'instant, qu'à un exercice d'initiation... Mais croit-on sincèrement qu'en substituant des exclamations laudatives, admiratives, parfois imprégnées de vague théisme, à la prière que Jésus nous apprit, à la salutation angélique, à la récitation du Credo et des actes de foi, d'espérance, de charité, on développera beaucoup le sens de la transcendance et de la paternité de Dieu, le culte et l'amour de la Sainte Vierge, fondements traditionnels de toute éducation chrétienne authentique ? S'imagine-t-on qu'en assistant à des simulacres du Saint Sacrifice, même accompagnés de chants sacrés et de quelques paroles bienfaisantes, l'enfant sera mieux en mesure d'assister -- plus tard -- à une messe véritable que si on le conduisait, dès qu'il a l'âge de raison, à la messe authentique, quitte à lui donner, peu à peu, les explications dont il a besoin pour s'y intéresser, y prier et en percevoir les fruits ? Et je passe sous silence combien d'activités, véritables ersatz du catéchisme doctrinal, que décrivent des ouvrages aussi disparates que nombreux (sans compter les feuilles ronéotypées) et dont le moins qu'on puisse en dire est qu'ils démontrent avec une évidence fulgurante que l'enseignement de la doctrine chrétienne, lorsque l'on consent à le donner, est submergé par un flot d' « inventions » qui peuvent peut-être, procurer l'illusion d'une éducation, mais qui, en réalité, ne produisent qu'un feu de paille. La flambée s'éteindra d'elle-même, ou sous l'action d'autres attraits, qui ne manqueront pas de guetter l'âme mobile du petit baptisé, insuffisamment instruite, peu habituée à la vraie prière et privée de l'abondance des grâces qu'apporte le sacrifice de l'autel. Combien il est normal que de nombreux prêtres et de nombreux parents chrétiens répugnent à admettre une méthode où l'enseignement doctrinal a pratiquement cédé la place qui lui était due, la première, à des para-catéchèses, pauvres d'éléments substantiels !
.........
112:17
Sur le plan de la connaissance en profondeur, la progressivité aura ses exigences et ses lenteurs. L'âge, les degrés d'intelligence, les conjonctures nées du milieu familial et social, joueront leur rôle, Mais sur le plan de la connaissance en surface, c'est dès le début du cycle catéchistique qu'il faut, et au plus tôt, présenter à l'enfant les vérités dogmatiques et morales dont il a besoin pour étayer son comportement chrétien. Il lui faut savoir qu'il vient de Dieu (création), qu'il doit retourner à Dieu (fins dernières, Ciel), qu'il est né sous le signe de la Rédemption (péché originel, Incarnation rédemptrice, grâce, sacrements), qu'il est membre de l'Église catholique et romaine (nature de l'Église, sa hiérarchie, ses lois), etc. Il est pareillement indispensable que l'enfant soit rapidement averti de ce qu'est le péché, des conséquences de la faute (perte de l'amitié du bon Dieu, enfer éternel). La description des vertus chrétiennes s'incitera à bien faire, à monter vers Dieu, en imitant Jésus (charité, sincérité, obéissance). On lui découvrira la beauté de la perfection chrétienne, les moyens d'y accéder (prière, pénitence, Eucharistie), les grandeurs du sacerdoce et de l'apostolat (sacrifice de la messe), etc. Qui oserait soutenir qu'il faille trancher dans cet ensemble vital et élaborer un système de découpage aboutissant à des échenillements monstrueux ?
On ne saurait donc approuver les délais apportés à l'enseignement de la création de l'homme par Dieu, de la faute d'Adam, de la divinité du Christ, de la présence réelle, etc.
*Dans une note au sujet des* « *substitutions* » *qui suppriment la messe, le* Notre Père *et le* Je vous salue*, Mgr Lusseau précise :*
Nous ne disons pas que ces substitutions ont été approuvées par des autorités compétentes en la matière catéchistique, mais nous constatons qu'elles ont été adoptées dans certains milieux paroissiaux où la méthode est appliquée avec ferveur.
Voici un horaire bien authentique (signé d'un éminent religieux, témoin de la scène), accompagné de quelques notations. La séance du catéchisme doit durer deux heures. Elle ne comporte plus la sainte messe. On n'y récite pas de prières vocales (Notre Père ; Je vous salue, Marie ; Je crois en Dieu). Il ne faut pas apprendre la lettre du catéchisme (un enfant qui a fait sa communion privée et reçu la confirmation ignore son Credo), « Ne craignez rien, disait le Doyen de la paroisse, nous ne leur ferons pas réciter le chapelet ».
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Au début, un exercice physique (20 à 25 minutes) ; ensuite 15 à 20 minutes de religion sous forme de « causerie » ; puis chants et prière silencieuse ; enfin activités : dessin d'une œuvre de Dieu (la plupart ont dessiné un « bateau »). Inscription de quelques phrases : Dieu est saint ; Dieu est bon ; Dieu est beau ; Dieu est vivant. On utilise des crayons de couleur, c'est très amusant ! Mais qu'a-t-on appris ?
*Plus loin, Mgr Lusseau remarque *:
Le report de la doctrine du péché originel au cours des plus de 10 ans oblige les catéchistes à élaguer de la doctrine christologique un aspect essentiel de l'Incarnation. La mission de Jésus se réduira à nous faire mieux connaître, aimer et servir Dieu. Son seul propos sera de faire la joie du Père. Ce n'est que pour cela, apparemment, qu'il est venu sur la terre, qu'il a accepté de souffrir et de mourir, qu'il aime à nous octroyer le pardon de nos péchés. Mais son œuvre essentielle, la Rédemption universelle de la race humaine, jusqu'à 10 ans, l'enfant l'ignorera.
*On rapprochera ce trait du passage* (pp. 19-21) *du Rapport doctrinal de L'Épiscopat qui, sur un plan général, déplore que la Rédemption soit trop souvent considérée, en fait, comme un* « *mystère mineur* »*. Sur ce point comme sur beaucoup d'autres se vérifie ce qui est exposé dans notre éditorial : à savoir que la rectification du catéchisme progressif est parfaitement dans la ligne du Rapport doctrinal.*
Le communiqué de la Commission épiscopale\
de l'enseignement religieux.
LA CROIX *du* 20 *septembre a publié le communiqué suivant de la Commission épiscopale pour l'enseignement religieux *: ([^58])
114:17
A travers les efforts entrepris ces dernières années pour faire progresser l'enseignement catéchistique, et que louait le Saint-Père dans sa lettre au dernier Congrès national de l'enseignement religieux, se sont introduites certaines erreurs et insuffisances que la Hiérarchie a le devoir de signaler pour qu'il y soit porté remède.
1\. On ne peut omettre, ni surtout exclure positivement, pendait les premières années de l'enseignement des vérités surnaturelles fondamentales, comme le péché originel, la divinité de Notre-Seigneur Jésus-Christ et sa mission de Rédemption du genre humain, le Saint-Esprit, les commandements de Dieu et de l'Église.
Certains ont pensé que semblables omissions ou exclusions se justifiaient en raison de principes pédagogiques, valables pour les disciplines profanes, mais qui ne peuvent être justement appliqués à l'enseignement des vérités de la foi qu'en tenant compte de la nature particulière de toute formation religieuse, où s'insère l'action de la grâce.
On s'en tiendra pratiquement aux règles suivantes :
Déjà aux tout-petits, on enseignera, au moins globalement, les vérités fondamentales. A partir de l'âge de raison, ces vérités seront présentées de façon de plus en plus explicite et seront de plus en plus largement expliquées. De cette façon, il y aura un enseignement complet dès le début et le progrès portera seulement sur l'explication des vérités religieuses et sur la manière de les présenter.
Pour éviter toute équivoque, on n'emploiera pas l'expression de « *catéchisme progressif* ».
2\. La fonction spécifique et la fin prochaine du catéchisme sont de transmettre le message de l'Église, de donner l'enseignement religieux, C'est par là qu'il joue son rôle nécessaire et primordial dans l'éducation religieuse totale.
Si donc le catéchiste doit se préoccuper de la formation actuelle de la conscience de l'enfant, et de l'insertion dans sa vie de l'enseignement donné, il accordera toujours la priorité à l'instruction religieuse proprement dite.
3\. Les procédés et activités catéchistiques seront jugés et admis en fonction du but surnaturel du catéchisme. Jamais ils ne resteront sur un plan purement naturel (à moins qu'il ne s'agisse d'une *préparation* au catéchisme utile pour certains milieux). En ce sens, le catéchisme évitera de faire une place trop grande à l'expérience du corps et de chacun des sens ; il sera exigeant sur la valeur religieuse des « devoirs », des films, etc.
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4\. L'expérience religieuse n'est pas, par elle-même, un critère suffisant de la conscience morale. C'est pourquoi, tout en ayant le souci d'habituer l'enfant à écouter la voix de sa conscience et de le former à la générosité personnelle, il faut expliquer que la conscience d'un chrétien est informée par l'enseignement de l'Église, qui transmet la loi de Dieu, en donne l'interprétation authentique et la précise.
5\. L'article 256 du « Directoire pour la pastorale de la messe » précise que les séances d'initiations à la messe ne dispensent pas du précepte de l'assistance à la messe du dimanche et des fêtes d'obligation. Certains prônent des manières de faire opposées, qui sont à proscrire.
Avant de les employer dans l'instruction religieuse des enfants, on corrigera les manuels ou les méthodes où se trouvent les erreurs ou insuffisances dénoncées ci-dessus.
Ces directives veulent aider à éviter certains dangers insuffisamment discernés. Elles ne mettent pas en cause l'ensemble des efforts menés depuis plusieurs années, sous l'impulsion de la Commission nationale de l'enseignement religieux, pour assurer un catéchisme propre à nourrir et faire croître la foi vive, et mieux adapté aux âges, aux milieux et aux « besoins spirituels » de l'enfant, pour éviter les abus d'un pur didactisme, pour enrichir l'enseignement religieux par le recours à la Bible et à la liturgie, pour insérer le catéchisme dans une pastorale d'ensemble, pour l'étendre à toute la durée de la période éducative et même aux adultes, pour lui assurer la place qui est la sienne parmi les tâches de l'Église. Les catéchistes sont, au contraire, invités à poursuivre ces efforts ; ils le feront sous le contrôle de la hiérarchie, en tenant compte notamment des directives données ci-dessus, et en union avec les organisations diocésaines ou nationales habilitées pour susciter et coordonner les efforts en faveur de l'enseignement religieux.
La position\
de la revue « Paternité ».
*La revue* PATERNITÉ*, dirigée par M. Pierre Lemaire, a publié dans son numéro d'octobre la note suivante *:
116:17
Nos lecteurs connaissent notre position en cette matière : exerçant nos fonctions paternelles fondées sur la nature et le Sacrement, auxquelles nous n'avons ni le droit ni la volonté de renoncer, nous nous sommes permis en diverses occasions d'élever la voix au milieu de bien des contradictions. Nous n'avons pas oublié pour autant que nous faisons partie de l'Église enseignée et qu'il ne nous appartenait pas, en matière de doctrine, de porter un jugement de fond, mais seulement de solliciter filialement le jugement de la Hiérarchie sur des points du Catéchisme progressif qui nous paraissaient en contradiction avec le catéchisme qui nous avait été enseigné à nous-mêmes.
Notre reconnaissance est grande à l'égard de nos évêques qui ont compris nos inquiétudes et corrigé ce qui, à leur jugement devait l'être. Nous leur redisons ici notre respectueux et filial attachement.
### La situation canonique de la « Cité catholique »
*A la suite du commentaire qui figure à la page* 128 *de notre numéro* 16, *concernant le fait que l'organisation* « *La Cité catholique* » *dont *VERBE *est l'organe, a ou n'a pas de statut, nous avons reçu la lettre suivante de M. Jean Ousset, animateur de cette organisation.*
*C'est, à notre connaissance, la première mise au* *point publique, précise, explicite et détaillée sur la situation canonique réelle de la* « *Cité catholique* ».
Croyez que nous avons été très sensibles à la bonté qui vous a fait citer *Verbe* si longuement et élogieusement. Je crois pourtant devoir venir demander à *Itinéraires* une rectification importante. On lit, en effet, à la page 128 de votre dernier numéro (septembre-octobre 1957)... : « quelque chose nous étonne. Nous ignorons si cet étonnement est fondé ; aussi nous exprimons simplement son existence sous toutes réserves, et sans prétendre juger au fond. Le mouvement de la Cité Catholique existe depuis onze années. Il a fait ses preuves. A le considérer de l'extérieur, comme nous le considérons, et en tenant compte des marques d'estime et des signes d'encouragement qu'il a publiquement reçus du Saint-Siège et de plusieurs évêques, comment se fait-il qu'il n'ait point encore UN STATUT fixé ou approuvé par l'autorité ecclésiastique ? Ce serait un remède décisif à diverses difficultés latérales et à plusieurs malentendus. Cela couperait court aux campagnes d'insinuations malveillantes... etc. »
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Passez m'en l'aveu... ; ce passage nous consterne, et nous vous savons gré de l'avoir tempéré par les formules « sous toutes réserves... sans prétendre juger au fond... »
Ce passage nous consterne, en effet parce qu'il montre qu'au moment où l'on fait notre éloge nous y sommes victimes de ce qui nous a le plus nui et chagriné depuis onze ans ; le fait de présenter comme évident notre prétendu manque de statut. Ainsi aux yeux de certains passons-nous pour des gens « pas très en règle », en marge au moins des lois de l'Église, une organisation suspecte en situation douteuse et qui risque de se faire « taper sur les doigts » d'un moment à l'autre.
Or tout cela est faux.
Certes nous n'avons reçu aucun « mandat » de la Hiérarchie, comme on dit aujourd'hui. Nous n'appartenons pas à la catégorie des mouvements « officiels » d'Action Catholique, etc. Nous prenons soin tout au contraire de marquer notre situation différente en toutes occasions. Le texte même que vous citez si libéralement en indique assez les raisons. Ainsi chaque fois que nous sommes l'objet d'une prévenance de la Hiérarchie, encouragement épiscopal, etc. nous prenons soin d'exprimer une gratitude d'autant plus vive que nous y voyons une marque de faveur en quelque sorte exceptionnelle.
Si donc l'on entend par STATUT un « mandat » plus ou moins officiellement donné par la Hiérarchie, c'est un fait que nous n'avons rien reçu de semblable. Mais c'est un fait aussi que nous n'avions pas à en recevoir dans le genre d'action que nous menons et au plan où nous sommes. C'est un troisième fait surtout, qu'un tel état de chose nous fut nié dès les débuts par nos Ordinaires successifs.
Mais si l'on doit reconnaître que nous n'avons pas de « statut » au sens qui vient d'être dit la logique veut qu'on ne s'en étonne pas quand on sait ce qui nous distingue précisément des mouvements officiels. Si nous avions un « Statut », en ce sens-là, nous ne serions plus ce que nous sommes, autant dire que nous ne pourrions plus jouer ce rôle de « Charnière » dont nous avons parlé dans l'article auquel vous avez fait écho.
Sommes-nous sans statut pour autant ? Non pas ! Nous avons en réalité le statut qu'appelle la nature même de notre œuvre... Et si nous avons un mandat il se confond avec notre devoir d'état de laïcs chrétiens, citoyens français, dont on nous dit assez qu'ils sont adultes et capables de prendre certaines responsabilités.
Statut, donc, non seulement inscrit dans le Droit Naturel, mais codifié clairement en divers articles du Droit Canon (ce grand inconnu !!) ; articles qui nous conviennent, et nous couvrent ! parfaitement !
Dans une lettre qu'il daigna nous adresser lors de notre congrès d'Angers, un de nos amis du Brésil, Son Excellence Monseigneur de Proença Sigaud, évêque de Jacarezinho, écrivait : « Votre position est semblable à celle des Conférences de Saint Vincent de Paul. » Cette phrase surprit beaucoup. Elle indiquait pourtant une connaissance très sûre de la législation de l'Église, avec, sans doute le souvenir des difficultés qui assaillirent les dites « Conférences » tant qu'une décision romaine ne vint pas les mettre à l'abri de certaines tracasseries assez proches parentes de celles auxquelles vous faites allusion.
Le fait est que pour différentes que soient les deux œuvres (les Conférences et la nôtre) il est peut-être significatif de les voir dépendre de la même famille d'articles du Droit Canon ; œuvres de laïcs, dirigées par des laïcs et sous leur seule responsabilité. Et pourtant il rentre dans les fins des Conférences de Saint Vincent de Paul une part de piété et de spiritualité que nous nous garderions bien de mettre en œuvre aussi directement.
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Est-ce à dire que nous prétendons être dans une position d'autonomie absolue vis-à-vis de la Hiérarchie ? Nullement ! Car si une œuvre de laïcs plus directement ordonnée à des fins temporelles, civiques, peut être laissée à la direction des dits laïcs, leur devoir ne cesse jamais de rester sous le contrôle de la Hiérarchie, en ce qui la regarde absolument : la doctrine, les mœurs, la discipline ecclésiastique.
Or ici encore nous ne pensons pas être en situation irrégulière. Rien d'officiel, certes, au sens fort de ce mot (puisqu'il est admis, par construction, que c'est là notre lot) mais les choses étant bien en règle cependant.
Je n'ai pas à tout dire ici, bien sûr ! mais, enfin, tout chrétien serait en droit de nous proclamer gravement coupables si nous ne pouvions lui assurer que, conformément aux prescriptions canoniques et notamment à l'article XVI du *Motu Proprio* de saint Pie X sur l'Action Populaire Chrétienne (18 décembre 1903) l'enseignement de *Verbe* et ses principaux articles étaient soumis à une censure pleinement régulière.
Et tel est au fond notre statut, rigoureusement conforme à ce que nous sommes.
Statut non « officiel » encore une fois, comme notre œuvre même.
Pense-t-on que nous aurions pu être l'objet de tant de marques de bonté de la part du Saint-Siège et de maints évêques si nous avions été vraiment aussi « irréguliers » que d'aucuns veulent bien le dire ? Tous les fascicules de présentation de notre œuvre contiennent désormais le texte d'une lettre, écrite en son temps, par le secrétaire particulier de Son Éminence le Cardinal Gerlier, lettre qui nous fixe clairement, loyalement, notre conduite et notre place, hors de la sphère des mouvements officiellement agréés. Tel est notre statut.
Et quand aux « difficultés latérales », aux « campagnes d'insinuations malveillantes » auxquelles vous faites allusion je ne pense pas vraiment que le cours en serait suspendu... même avec un super-statut !...
Croyez-moi, etc.
On n'oppose pas à l'autorité du Pape celle d'autres personnes, si doctes soient-elles, qui diffèrent d'avis avec le Pape. D'ailleurs, quelle que soit leur science, la sainteté leur fait défaut, car il ne saurait y avoir de sainteté là où il y a dissentiment avec le Pape.
Saint PIE X, 2 décembre 1912.
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C'est seulement en reconnaissant ce qu'elles doivent au Christ que les nations occidentales garderont leur raison d'être. Car elles ont reçu le dépôt de la foi avec mission de le transmettre à l'univers. La science leur fut donnée dans ce but. Mais cette science même finira par l'évanouissement, comme dit l'Écriture, si elle est détournée du but que lui assigna le Seigneur.
D. MINIMUS, *Itinéraires,* n° 9.
============== Fin du numéro 17.
[^1]: -- (1). *Humani generis,* n° 53 : « ...Concernant les sciences que l'on appelle positives, mais qui sont plus ou moins connexes avec les vérités de la foi chrétienne, nombreux sont ceux qui demandent avec insistance que la religion catholique tienne le plus grand compte de ces disciplines. Ce qui est assurément louable lorsqu'il s'agit de faits réellement démontrés ; mais il ne faut l'accepter qu'avec précaution là où il s'agit plutôt d'hypothèses qui, tout en trouvant quelque appui dans la science humaine, touchent à la doctrine contenue dans l'Écriture ou dans la Tradition...
[^2]: -- (1). On se reportera aux libelles *anonymes,* attribués à des prêtres et publiés sous le titre « correspondance » dans *Le Monde,* du 1^er^ octobre (page 8) et dans celui du 10 octobre (page 6). Ils manifestent avec éclat le phénomène que nous signalons.
Ils manifestent simultanément plus encore. Leur contenu est un échantillonnage à peu près complet de ce que l'on a coutume de nommer des « *procédés intégristes* » : généralisations hâtives, condamnations sommaires et sans mandat, attaques diffamatoires contre des catégories de personnes arbitrairement délimitées et contre leur réputation, discrédit jeté sur des institutions ecclésiastiques et sur la vie même de l'Église.
Cette campagne anonyme, qui bénéficie, grâce au *Monde,* d'une très large diffusion, tombe d'elle-même, croyons-nous, par son anonymat comme par son contenu, sous le coup des mises en garde contre les menées clandestines à l'intérieur de l'Église.
[^3]: -- (1). Pie XI : Encyclique *Quadragesimo Anno,* n° 105.
[^4]: -- (2). *Itinéraires.* n° 3, page 27.
[^5]: -- (3). Pie XII : Message radiophonique de Noël 1956, première partie, *in fine*.
[^6]: -- (1). *Études,* numéro de juillet-août 1956, article sur « le Paris intellectuel du XVI^e^ siècle ».
[^7]: -- (2). Introduction aux Épîtres de saint Paul dans la *Bible de Jérusalem,*
[^8]: -- (1). Il arrive qu'ils en citent *matériellement* plusieurs. Mais ce ne sont que les diverses publications d'une même source, comme nous le verrons par la suite.
[^9]: -- (1). C'est la thèse de Dansette ; c'est celle de Davallon dans la *Chronique sociale *; etc. Nous reviendrons sur ces études
[^10]: -- (1). Ouvrage publié sous la direction de Mgr Baudrillard, Paris, 1915.
[^11]: -- (1). Cf. Dansette, *Histoire religieuse,* tome II, pp. 464 et 468-469. Il dit d'une part (p. 464) que le S. P. « *serait peut-être resté inconnu, si son activité n'avait été partiellement révélée au hasard d'une perquisition allemande en Belgique* » (on a vu, d'après les aveux du Mémoire anonyme, que ce n'est nullement un *hasard,* mais une opération policière de bout en bout fort suspecte). Et il dit d'autre part (pp. 468-469) que Mgr Mignot a fait en octobre 1914 un rapport sur « *les conséquences fâcheuses de la réaction antimoderniste et de la campagne de délations qui l'accompagne* ». Il analyse et cite le Mémoire de Mgr Mignot, mais EN TAISANT TOUT CE QUI, dans ce Mémoire, CONCERNE PRÉCISÉMENT ET DIRECTEMENT LE S. P. : ainsi peut être arbitrairement maintenue la thèse selon laquelle l'existence du S. P. aurait été révélée seulement par les documents de Gand. Nous citons *infra* les passages du Mémoire de Mgr Mignot qui rendent cette thèse soutenable.
Cette thèse extrême est également, quoique plus nuancée, celle de Davallon, *Chronique sociale*, 15 mai 1955, pp. 243-244. Davallon cite néanmoins (p. 242, en note) le Mémoire de Mgr Mignot dans son énumération générale des sources, et il en reproduit un passage (p. 243, note 6) qu'il interprète comme l'indication qu'en 1914 on pouvait « *conjecturer l'existence d'une organisation clandestine* ». A notre avis le Mémoire de Mgr Mignot ne se présente nullement comme l'exposé de CONJECTURES, mais comme l'affirmation de choses connues, au moins en partie, avec certitude.
[^12]: -- (2). Le Cardinal Ferrata meurt le 10 octobre 1914 et a pour successeur le Cardinal Gaspari : « C'est probablement celui-ci qui prit connaissance du Mémoire », remarque Fontaine, p. 121.
[^13]: -- (3). Exagération manifeste, si l'on prend cette formule dans son sens littéral. La « grande majorité des catholiques français » reste extérieure aux préoccupations intellectuelles agitées par le modernisme, ou ne les connaît que par ouï-dire, sans être en mesure (ni, souvent, avoir le goût) de se former une opinion quelconque sur les problèmes philosophiques, théologiques, bibliques qui étaient en question. Nous pensons qu'il ne faut pas prendre la formule de Mgr Mignot dans son sens strictement littéral, mais qu'il parle de la majorité des catholiques appartenant aux milieux intellectuels et politiques en vue.
[^14]: -- (1). Il faut ici remarquer que ce reproche, c'est AUX MODERNISTES que saint Pie X l'adressait dans l'Encyclique *Pascendi *:
« *Les modernistes poursuivent de toute leur malveillance, de toute leur acrimonie, les catholiques qui luttent vigoureusement pour l'Église. Il n'est sorte d'injure qu'ils ne vomissent contre eux...* »
[^15]: -- (1). L'œuvre de l'abbé Emmanuel Barbier est assurément discutable, excessive, parfois ou souvent erronée. Deux de ses livres ont été mis à l'index sous Pie X, par décret du 25 mai 1908 (et non du 26 mai, comme Fontaine l'écrit par erreur p. 123, note 3). Mais l'appréciation de Mgr Mignot sur l'abbé Barbier ne laisse pas d'être elle-même excessive. Car enfin l'abbé Barbier n'avait pas « pris pour tâche » explicite et unique d' « outrager la mémoire de Léon XIII » !
[^16]: -- (2). Affirmation discutable. *La Correspondance Blondel-Valensin* montre (*passim*) que des « esprits sérieux » -- Blondel et ses amis en étaient certainement -- avaient conscience de l'audience accordée par le Saint-Siège aux intégristes : ils l'imaginaient même plus grande qu'elle n'était en réalité.
On s'expose à ne pas comprendre pourquoi et comment les intégristes du S. P. purent avoir une influence véritable si l'on ne considère que leurs torts et si l'on refuse d'examiner dans quelle mesure, d'autre part, ils n'auraient pas rendu à l'Église des services réels, appréciés par le Saint-Siège. Encore au milieu de ces événements, Mgr Mignot fait un plaidoyer ardent qui n'insiste, et quelquefois exagérément, que sur un aspect de la réalité.
[^17]: -- (1). *Des pantins à ses ordres *? La formule étonne.
[^18]: -- (1). C'est le reproche adressé AUX MODERNISTES par l'Encyclique *Pascendi.*
[^19]: -- (2). Quand il va jusqu'à reprocher aux intégristes une orthodoxie « plus bruyante que *sincère* », le jugement de Mgr Mignot va évidemment bien (trop) loin. Néanmoins, et abstraction faite de ce point, cet alinéa contient une part de vérité, que l'on retrouvera *infra* dans l'Encyclique *Ad beatissimi.*
[^20]: -- (1). Mais on ne peut apprécier exactement ces pratiques, et leurs excès, si l'on oublie ou si l'on minimise le péril moderniste ; si on le considère simplement comme une erreur occasionnelle, généreuse, aisément rectifiable. Il faut se souvenir qu'au jugement de saint Pie X, le modernisme, « réceptacle de toutes les hérésies », était le fait des « pires ennemis de l'Église », ennemis installés au sein même de l'Église » et la noyautant par une « société secrète ». Il faut se souvenir que le Saint-Siège eut besoin souvent de stimuler la vigilance épiscopale, et que parfois il n'y parvint pas aisément...
Au jugement du P. Rouquette lui-même, dans un article par ailleurs plein d'indulgence pour les modernistes (*Études* de juin 1956, texte reproduit dans *Itinéraires,* n° 6, p. 177), le modernisme fut tel que « *jamais danger plus radical, catastrophe plus totale aient,* du *dedans, menacé le christianisme* ». Pie X le voyait, le disait, n'était pas toujours suffisamment compris. On le comprend mieux aujourd'hui. Il apparaît que Mgr Mignot, en 1914, tout en réprouvant fermement le modernisme, avait plutôt tendance à sous-estimer l'extraordinaire gravité du péril ; d'où une certaine incompréhension à l'égard de la rigueur des moyens de défense employés.
De même, beaucoup d'esprits qui n'avaient en 1900-1914 aucune complaisance intellectuelle pour le modernisme furent beaucoup moins clairvoyants que saint Pie X sur sa gravité extrêmement périlleuse. Ils furent (à tort) accusés de complicité, de connivence ou de faiblesse, ce qui les confirma dans la croyance qu'on exagérait le danger. Ils trouvèrent excessive la défense contre le modernisme : ce qui put être vrai parfois et dans le détail, mais non pas toujours, ni dans le principe. Aujourd'hui, à mesure d'une part que les passions s'éteignent, et que, d'autre part, la canonisation de Pie X apporte une lumière sur toute cette période historique, il devrait être possible d'en mieux situer et d'en apprécier plus équitablement les idées et les actes.
[^21]: -- (1). En effet. Mais pourquoi certains hommes seraient-ils exclus de l'application de ce principe ? La mansuétude et la charité de Mgr Mignot sont évidentes, sauf quand il s'agit des intégristes. Si *les hommes* doivent être traités avec charité et mansuétude, il faut ainsi traiter, semble-t-il, jusqu'aux intégristes eux-mêmes. Or souvent l'on voit les anti-intégristes appliquer, contre l'intégrisme, ce qu'ils appellent les « procédés intégristes ». Même les plus modérés et les plus sérieux ne sont pas tout à fait exempts d'un tel reproche : et c'est la part de vérité que l'on ne peut se dispenser de reconnaître à la réponse faite par M. Bertand-Serret à la *Chronique sociale* (dans la *Pensée catholique,* numéros 39 et 40). Sans doute, un tel glissement est monnaie courante de l'histoire ; et par exemple les démocraties occidentales se sont faites assez largement totalitaires pour combattre les fascismes. *Les anti-intégristes emploient couramment des méthodes* « *intégristes* » *pour combattre l'intégrisme.* Nous pensons qu'il eût été possible et nécessaire de dépasser ces excès symétriques, et qu'en tous cas y succomber encore devient de moins en moins excusable.
[^22]: -- (2). Assurément. Mais les intégristes aussi.
[^23]: -- (3). On ne voit pas pourquoi l'application de ces sages considérations devrait être suspendue en ce qui concerne les intégristes. D'eux aussi, tout cela est littéralement et tragiquement vrai.
[^24]: -- (1). Selon Fontaine (p. 136), il faut voir là une allusion aux Sillonnistes.
[^25]: -- (2). Selon Fontaine, allusion à l'Action française. Nous verrons, dans la suite de cette étude, quelle est la valeur de la thèse selon laquelle il existait une action concertée entre le S. P. et l'Action française.
[^26]: -- (3). Selon Fontaine, allusion notamment au P. Descoqs, de la Compagnie de Jésus. Si Fontaine a raison (et il a très probablement raison) de voir dans ce passage une allusion à l'Action française et aux théologiens qui prirent sa défense, il faut alors reconnaître qu'il est outrancier de parler de « feintes » : quoi que l'on pense des écrits et des positions de Charles Maurras au sujet du christianisme, il ne « feignait « pas, mais confessait avec beaucoup de précision sa position.
Le P. Descoqs avait publié en 1909, dans les *Études,* cinq articles d' « essai critique » : *A travers l'œuvre de Charles Maurras,* dans un esprit favorable ; il concluait son étude par le souhait que Maurras « *complète, corrige et achève* » sa pensée (étude publiée en volume sous le même titre, Paris, 1909). Sur l'étude du P. Descoqs, voir l'article du P. de La Brière dans les *Études* du 20 mars 1912.
La thèse opposée était celle de Testis (Maurice Blondel), dans *La Semaine Sociale de Bordeaux et le monophorisme* (Paris, 1910) et celle du P. Laberthonnière dans *Positivisme et catholicisme* (Paris, 1911). De part et d'autre, il semble que l'on s'opposait plus vivement que l'on ne se comprenait, et que l'opposition était jugée à l'époque insurmontable : elle ne pouvait donc trouver d'issue que dans une lutte à mort. Après un demi-siècle, et les passions s'étant apaisées, ou ne survivant plus que par artifice, une synthèse apparaît sans doute moins radicalement impossible.
Quoi qu'il en soit, il n'est plus soutenable que, dans ce débat, des théologiens aient été, du fait de Maurras, « trompés par des feintes ».
[^27]: -- (1). C'est peut-être que les excès réels de part et d'autre étaient inégalement graves et dangereux. Le P. Descoqs notait :
« Entre ces deux excès, modernisme et vétérisme, de quel côté est le plus grand danger ?... L'autorité compétente... a montré qu'elle voyait présentement pour la foi un grave péril dans l'immanentisme et le naturalisme... »
En face de tendances ou d'excès contraires, on a tort de croire qu'il y aurait automatiquement *symétrie de contenu et de gravité.* Modernisme et intégrisme, ou si l'on veut, aujourd'hui, progressisme et intégrisme, sont contraires : il ne s'ensuit pas nécessairement qu'ils soient absolument symétriques, ni qu'ils doivent être traités absolument de la même manière. Il peut même se trouver, à la racine de leur opposition, une erreur commune, mais *inégalement* acceptée, interprétée et développée. Et enfin, selon les circonstances, un jugement *prudentiel* de l'autorité religieuse peut décider que l'un des deux est le plus grand péril. Ce n'est pas un encouragement à tomber dans l'excès contraire (et *non* symétrique), mais cela explique qu'il y ait apparence de « deux poids et deux mesures », comme dit Mgr Mignot, sans qu'il y ait pour autant aveuglement ni injustice.
Il est impossible de situer équitablement l'intégrisme si l'on minimise le modernisme. Voir au moins l'Encyclique *Pascendi* (8 septembre 1907) et le *Motu proprio* (très important) du 1^er^ septembre 1910. Plusieurs pensèrent longtemps que, dans ses condamnations du modernisme, Pie X avait *exagéré.* C'est une opinion qui n'est plus soutenable aujourd'hui, après la canonisation.
[^28]: -- (1). *Luttes de l'Église et de la patrie*, Paris, 1916, p. 100.
[^29]: -- (1). *Ils ne savent pas ce qu'ils font*, Paris, 1955, pp. 166-168.
[^30]: -- (2). Cette formule erronée ne se trouve pas seulement sous la plume de journalistes pressés, mais sous d'autres qui se devraient d'être plus exactes. Par exemple le P. Auguste Valensin : « En face du modernisme s'était dressée comme son adversaire *l'hérésie contraire, l'intégrisme* » (*La vie intérieure d'un Jésuite,* p. 25, cité dans la *Correspondance Blondel-Valensin,* tome II, p. 198). De même, dans la *Vie intellectuelle* d'août-septembre 1952 : « *L'intégrisme apparaît comme inversement symétrique du modernisme, extrême qui correspond à un* *autre extrême.* » Voir aussi la formule de Maurice Blondel dans les *Cahiers de la Nouvelle Journée,* mars 1932 : « *L'Intégrisme, doctrine non pas intégrale, mais mutilée, dont Benoît XV a* *interdit jusqu'au nom.* »
[^31]: -- (1). En tous cas, aucune des études historiques sur le S. P. ne fait allusion à ces lettres, ne mentionne leur existence ni ne tient compte de leur contenu.
[^32]: -- (1). Que le S. P. n'ait pas été une association absolument secrète, c'est-à-dire échappant au contrôle de l'autorité romaine, mais ait au contraire reçu les « *encouragements personnels du Pape* » (Pie X), cela était affirmé par l'abbé Barbier, *Histoire du catholicisme libéral et du catholicisme social en France,* t. V, p. 227. Fontaine le cite (p. 138) et précise seulement (en note) : « *Le point paraît douteux.* » Fontaine dit douteux et non pas faux. Tous ceux qui ont suivi Fontaine dans leurs études de l'intégrisme auraient pu mentionner ce « doute », au lieu de faire comme si la question ne se posait pas.
Fontaine trouve le point douteux en raison de deux lettres de Mgr Benigni à Jonckx (citées dans son livre pp. 146 et suiv., d'après la publication qui en avait été faite dans la revue confidentielle *Le Mouvement* des *idées et des faits* en avril 1924). Si ces lettres doivent être tenues pour authentiques et pour à peu près exactement déchiffrées (ce qui est vraisemblable), elles montrent seulement que l'action de Mgr Benigni était freinée ou réprimandée, quand elle le méritait, par Pie X et par le Cardinal Merry del Val : mais cela n'infirme pas l'approbation, ni l' « estime et affection » manifestées par le Souverain Pontife et par le Cardinal. D'ailleurs, à d'autres endroits (notamment p. 140, note 4), Fontaine paraît tenir l'approbation non plus pour douteuse, mais pour « *aussi regrettable qu'évidente* ». Rappelons encore, pour l'intelligence de ces variations et de ces approximations contenues dans le livre de Fontaine qu'il ne prétend ni étudier l'intégrisme, ni élucider les problèmes qu'il pose. Son livre est contre l'Action française, contre la droite catholique, et il le « truffe » de diverses précisions sur l'intégrisme.
[^33]: -- (1). Ils en dissimulent l'existence ; ou bien, comme Dansette, *loc. cit.*, ils en parlent en dissimulant que le Mémoire de Mgr Mignot connaît l'existence et le fonctionnement du S. P.
[^34]: -- (1). *Chronique sociale*, 15 mai 1955, p. 261.
[^35]: -- (1). Voir *Actes de S. S. Pie XII*, Bonne Presse éditeur, tome VI, pp. 306-308. Léon XIII le premier avait défendu Blondel en 1897 : *Correspondance*, tome I, p. 95.
[^36]: -- (2). Dansette, *Histoire religieuse*, tome II, Paris, 1951, pp. 447-448 : exposé sympathique de la pensée de Blondel. mais sans les distinctions et précisions nécessaires ; laissant l'impression qu'il est plus ou moins catalogué parmi les modernistes et que c'est à ce titre qu'il bénéficie des sympathies de l'auteur.
Voir aussi Charles Ledré, *Un siècle sous la tiare*, Paris, 1955 : il semble d'abord classer Blondel parmi les modernistes, tout en notant qu'il « allait beaucoup moins loin » (p. 71). Résumé de sa pensée (p. 72) qui évite les contresens habituels mais peut laisser croire au lecteur que la philosophie de Blondel, aurait été plus ou moins condamnée par *Pascendi.* La précision sur ce point est donnée néanmoins, dans une incidente à propos d'autre chose (note aux pages 105-106), sans que d'ailleurs l'auteur prenne cette précision à son compte.
[^37]: -- (1). Cette date fait difficulté, rapprochée des précisions de la p. 53 et de la p. 362. Il s'agit peut-être d'une coquille. Au demeurant il doit être possible d'établir la date avec certitude, puisqu'elle est celle d'un voyage *ad limina* de Mgr Bonnefoy. Nous pensons que ce doit être décembre 1908.
[^38]: -- (1). « *Le prêtre éminent qui fut mon premier maître* », écrit Maurras dans la dédicace du *Dilemme de Marc Sangnier*. Voir aussi dans Massis, *Maurras et notre temps*, Paris, 1951, tome I, p. 19, ce propos de Maurras : « *Mon maître vénéré, Mgr Penon, qui me savait engagé dans un agnosticisme trop évident.* »
[^39]: -- (1). Blondel n'est même pas nommé dans *La Démocratie religieuse* (Paris, 1921), ouvrage où Maurras a rassemblé ses grandes controverses de politique religieuse d'avant 1914 : *Le Dilemme, La politique religieuse, L'A. F. et la religion catholique.* Maurras répondait au P. Laberthonnière. Ce fut le P. Descoqs qui répondit aux critiques politico-religieuses de Blondel contre l'Action française.
[^40]: -- (2). Maurras, *Le Bienheureux Pie X*, Paris, 1953, p. 17 : « *Nous assistions alors* (en 1907) *au crépuscule du kantisme universitaire et à la pâle aurore du bergsonisme et de son* SUCCÉDANÉ BLONDÉLIEN. *La vieillesse des uns, la fade nouveauté des autres se passaient le flambeau d'un verbiage équivalent. Chez les derniers venus* (donc chez les blondéliens ?) *l'incohérence se marquait plus forte avec le mépris des idées et de leurs connexions intrinsèques... Ces mauvais petits maîtres faisaient profession de penser avec le cœur ou avec le pied...* »
[^41]: -- (3). *Maurras et notre temps,* tome I, p. 23 : « Les subjectivistes, avec Bergson, Duchesne, *Blondel,* Bremond, n'ont pas tardé à reprendre leur vile campagne obscurantiste, malgré la belle encyclique *Pascendi.* »
[^42]: -- (4). Aspect peu connu, mais important, qui s'exprime dans son livre posthume : *Pascal puni, conte infernal,* présentation d'Henri Massis, Paris, 1953. Cette même pensée affleure en certaines formules du *Bienheureux Pie X*, quand il est question de « *la religiosité testimoniale de Pascal* » ou quand Maurras déclare au passage : « *C'est avec Pascal que commença la mémorable confusion qui fut continuée par les kantiens, puis par Bergson et ses pareils* » (p. 18). Il faut se reporter, outre les témoignages de Massis dans la présentation du *Pascal puni,* à ceux qu'il donne dans *Maurras et notre temps,* tome I, p. 18 et suiv. Et enfin, mais avec prudence dans l'interprétation, au livre de Maurras : *Le Mont de Saturne, conte moral, magique et policier,* Paris, 1950. Cet aspect de la pensée maurrassienne, pour autant que l'on puisse le saisir exactement, paraît certes violemment opposé à Pascal et à Blondel.
[^43]: -- (1). Ce qui ne serait alors qu'un cas particulier d'un phénomène plus général, qui sera examiné par ailleurs dans notre étude historique sur l' « intégrisme ». Massis lui-même paraît très prévenu contre la philosophie de Blondel : cf. *Maurras et notre temps*, tome I, p. 167 et p. 169 ; tome II, p. 173.
[^44]: -- (2). Principalement tome II, pp. 248-249 ; 268-272 ; 278-279 ; 281282 ; 296-297 ; 306-307 ; 315-319.
[^45]: -- (3). Sur le même sujet, voir le chapitre de « Précisions historiques » dans *On ne se moque pas de Dieu,* pp. 87-139.
[^46]: -- (1). Henri CHARLIER, *Le martyre de l'art,* de la page 117 à la fin. Cette « enquête » qui termine le livre d'Henri Charlier a été reproduite dans *Itinéraires,* n° 16, pages 17-33.
[^47]: -- (1). « La doctrine sociale de l'Église », 14 août 1957.
[^48]: -- (1). « Lettre à M. Joseph Folliet ». *Itinéraires, n°* 6, p. 142.
[^49]: -- (1). Voir *Ils ne savent pas ce qu'ils disent,* p. 59.
[^50]: -- (1). *Itinéraires,* n° 12. pp. 107-108.
[^51]: -- (1). Des hommes personnellement, sentimentalement, intellectuellement aussi différents que Hyacinthe DUBREUIL (réponse parue dans *Itinéraires,* n° 15, pp. 105 et suiv.) et Georges DUMOULIN (réponse à paraître), mais ayant en commun une très longue expérience syndicale et sociale, notamment à des postes dirigeants de la C.G.T., viennent nous dire aujourd'hui que la corporation est la solution d'avenir.
[^52]: -- (2). En ayant traité dans la « Lettre à M. Joseph Folliet », *Itinéraires,* n° 6, pp. 130-142.
[^53]: -- (1). Il a fallu longtemps pour porter à la connaissance de l'opinion française ce simple fait : qu'en régime communiste, les ouvriers sont contre le régime. Mais cela commence à se savoir. *Témoignage chrétien*, qui n'est certes suspect d'aucun anti-communisme, note le 4 octobre qu'en Allemagne orientale sous domination communiste, le Parti a « *perdu la confiance de la classe ouvrière* », et il ajoute : « *Bien plus encore : les ouvriers sont devenus l'aile marchante de l'opposition au régime.* »
Sur les raisons, INHÉRENTES A LA STRTUCTURE DU RÉGIME COMMUNISTE, pour lesquelles, dans tout pays communiste, les ouvriers sont contre le communisme, voir *On ne se moque pas de Dieu*, pp. 164 et suiv., et spécialement pp. 170-176.
[^54]: -- (1). Chez Vitte, Lyon : 3 vol. Pour les enfants de 7 à 9 ans ; de 9 à 11 ans ; de 11 à 12 ans.
[^55]: -- (2). Même éditeur : 3 volumes adaptés aux trois manuels ci-dessus.
[^56]: -- (3). Chez Desclée et Cie, Tournai-Paris-Rome : 3 vol. : 1. *Vie nouvelle et nouveau royaume *; 2. *Combat spirituel et soucis de l'Église ;* 3. *Portrait du chrétien et loi de charité.*
[^57]: -- (4). Centre de pédagogie chrétienne, Strasbourg.
[^58]: **\*** -- « En 1957, Pie XII imposa aux évêques français de publier un "communiqué" de mise en garde contre les déviations de leur catéchèse. » (It 287-11-84). Voir aussi It 273-05-83, pp. 6 et 7. \[2005\]