# 18-12-57
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### Un régime de basse police
NOUS NE POUVONS*,* sans protester, entendre et laisser dire que « L'ÉGLISE EN FRANCE EST TRANSFORMÉE PAR MOMENTS EN UNE SORTE DE RÉGIME DE BASSE POLICE » ([^1]). Sans doute faut-il supposer que l'on prétend nous parler là de l'Église « visible », distinguée de l'Église divine. Mais il y a longtemps que Bernanos a répondu en remarquant que l'Église visible, c'est ce que chacun, selon la nature, la direction et la profondeur de son regard, peut apercevoir de l'Église divine.
Chacun a donc l'Église visible qu'il mérite.
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N'ACCABLONS PAS, sous le poids d'un mot de Bernanos, un auteur qui peut-être en a dit plus qu'il n'en voulait dire. Son propos n'est pas d'attaquer l'Église, qu'il n'éclabousse que par surcroît, mais d'incriminer une catégorie de catholiques qu'il dénonce aux autorités religieuses en s'étonnant qu'ils ne soient pas « plus souvent réprimandés ». Ce qui ne l'empêche pas, bien sûr, de conclure contre « le régime de la délation ».
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Nous n'en avons pas à la personne de cet auteur, mais au problème de fond que pose une intervention de cette sorte. Il désigne une catégorie de catholiques français, qu'il appelle les « catholiques traditionalistes ». Il les accuse d'avoir une conception primaire de la vérité et de la charité, de vouloir imposer leurs idées par des moyens bas : calomnie, délation, d'être racistes et antisémites ; d'avoir la méconnaissance du pauvre, de toujours s'en prendre à la fraternité des fils de Dieu... Ce serait une question de savoir si les « catholiques traditionalistes » sont effectivement tout cela ; si ce sont bien là leurs traits les plus caractéristiques et les plus constants, bref, si ce réquisitoire est honnête. Ce serait même une question de savoir si ces « catholiques traditionalistes » existent en France comme tels, ou si, dans une large mesure, il s'agit d'un mythe ou d'un Croquemitaine.
Mais, qu'ils existent ou non comme tels, que penser de l'accusation globale, de la condamnation sommaire et de l'anathème sans mandat par lesquels on reproche à des êtres réels, ou à des êtres de raison, précisément ce que l'on fait contre eux : l'anathème sans mandat, la condamnation sommaire, l'accusation globale ?
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LE PROBLÈME DE FOND, ce n'est pas la première fois qu'il est posé. A-t-on le droit de dénoncer les délateurs ? de calomnier les calomniateurs ? Calomniateurs, délateurs réels ou supposés : ce n'est pas le plus grave.
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A-t-on le droit d'employer des « procédés intégristes » contre les intégristes ? Ce qui est la même question que celle-ci : peut-on assassiner les assassins, torturer les tortionnaires ?
Il y a la justice. Il y a même la légitime défense, qui n'est pas contraire à la justice. Mais pratiquer l'œil pour œil, dent pour dent -- quand ce n'est pas : pour un œil, les deux yeux, -- voilà qui est aussi étranger à la légitime défense qu'à la justice.
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NOUS EN AVONS ASSEZ de ces procédés affreux et de ces représailles sans fin. Nous en avons assez jusqu'au vomissement. Simple affaire de goût personnel peut-être, ou plutôt de dégoût, mais d'un dégoût irrépressible. Nous en avons assez de ce système abominable qui interprète automatiquement toute décision de l'Église comme le triomphe d'un parti sur un autre, d'un courant sur son contraire. Nous en avons assez de ce système qui recense si les coups tombent davantage à droite ou davantage à gauche, et qui en tire des motifs de satisfaction ou de protestation. Nous en avons assez de ces histoires de « côtés » et de ces commentateurs qui viennent faire observer qu'un « côté » est trop souvent condamné et l'autre pas assez. Nous en avons assez de ce régime et de ces mœurs de police, haute ou basse.
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Ce régime de police, il n'est pas l'Église. Il est au niveau des papiers imprimés et des intellectuels qui les impriment. Il est au niveau de certaines puissances financières et publicitaires qui ne sont pas d'Église, et qui autour des églises imposent des mœurs intellectuelles contraires aux exigences naturelles de l'esprit et aux exigences surnaturelles de la foi. Il est au niveau du monopole de fait des moyens d'expression, où des catholiques installés jugent leurs frères non sur ce qu'ils pensent et sur ce qu'ils font, mais sur le « côté » dont ils sont peut-être. Où systématiquement l'on juge le fruit à l'arbre, au lieu de juger l'arbre au fruit. Plusieurs de ceux qui, en permanence, sont victimes de ces procédés, les ont retournés contre ceux qui les leur faisaient subir. Et inversement. Et réciproquement. Et indéfiniment. Mais ajouter du mal au mal, du désordre au désordre, de l'injustice à l'injustice n'a jamais rien arrangé.
Nous avions cru comprendre, et nous croyons comprendre un peu plus chaque jour, que le christianisme nous détourne de combattre le mal par le mal, mais nous invite au contraire à vaincre le mal par le bien, la haine par l'amour. Il n'est aucune controverse, aucune querelle, aucun « contentieux » entre catholiques qui ne puisse être surmonté, résolu et réglé par l'amitié chrétienne. Non pas naturellement, mais avec la grâce de Dieu qui à Son heure transforme les choses et les hommes.
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## CHRONIQUES
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### Le crépuscule de Renan
par Henri MASSIS
« Nul homme, né chrétien, ne paraît avoir été plus dépourvu du sens de la Croix. »
(*Portrait de M. Renan.*)
LA CROIX, le sacrifice de la Croix est le résumé de toutes les souffrances humaines. Ce que le récit de la Passion ramasse en un temps si court, « la trahison des âmes, la solitude de l'être, la crainte de la mort, le silence de Dieu au moment où l'on aurait le plus besoin de sa voix, toutes ces douleurs jointes à celles du corps qui n'épargnent presque rien de ce qui, en nous, peut frémir » une telle journée est « une récapitulation de tout ce qu'il est possible à l'homme d'éprouver ». Dans l'agonie de Jésus se reflète chacune des agonies humaines, et il n'est pas jusqu'à Son angoisse qui ne soit notre angoisse, cette angoisse qui, elle aussi, est la fille de Dieu et a été rachetée la nuit du Vendredi Saint. C'est là ce que Catherine Emmerich a exprimé d'une manière sublime à cet endroit de la Passion où elle montre « Jésus seul et sans consolateur » : « Il souffrait, dit-elle, de tout ce que souffre un homme affligé, plein de trouble, délaissé de toute consolation divine et humaine quand la foi, l'espérance et la charité toutes seules, privées de toute lumière et de toute assurance sensible se tiennent vides et dépouillées dans le désert de la tentation et vivent d'elles-mêmes au sein d'une douleur infinie. « Une telle douleur ne saurait s'exprimer. »
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« C'est alors, poursuit Catherine Emmerich, que Jésus eut la force de résister aux plus extrêmes terreurs du délaissement quand tous les liens qui nous attachent à ce monde et à cette vie terrestre se brisent et qu'en même temps le sentiment de l'autre vie s'éteint et s'obscurcit en nous ; nous ne pouvons, ajoute-t-elle, sortir victorieux de cette épreuve qu'en réunissant notre délaissement aux mérites de son délaissement sur la Croix. »
Les agonies humaines sont toujours, renouvelées à l'infini, la mort même du Seigneur, et c'est à porter Sa Croix que Sa parole se ramène. Il a porté Sa Croix toute Sa vie ; c'est à Sa Croix qu'il veut qu'on le suive, dira Bossuet, et Il met la vie éternelle à ce prix. Car la Croix, le grand mystère de la Croix est aussi « le mystère de la puissance perfectionnée dans l'infirmité, le grand mystère de la grâce chrétienne qui se commence dans le Chef et qui s'accomplit dans les membres ». Il fallait, en effet, « faire voir à l'homme que, dans les plus grandes extrémités, il n'a besoin d'aucune consolation humaine, ni même d'aucune marque sensible du secours divin ». « Qu'il aime seulement, et qu'il se confie, assuré que Dieu pense à lui sans lui en donner aucune marque et qu'une éternelle félicité lui est réservée. »
En son fonds la réalité chrétienne, le réalisme surnaturel, a échappé à Renan. Autant que la grande loi de la Croix qui est « la loi la plus propre à l'Évangile », la pensée de la chute, du péché, de l'homme selon la nature et selon la grâce, est étrangement absente de son œuvre. Et l'on songe à cette parole de Bernanos : « Sans le dogme du péché, je ne croirais pas » -- ce qu'il traduisait par ce paradoxe pascalien : « Il est beaucoup plus grave et plus dangereux pour l'homme de nier le péché originel que de nier Dieu ». La foi d'un Bernanos avait là ses racines ; son Dieu n'était pas le Dieu des théistes et des idéalistes ; c'était le Dieu de la Genèse, le Dieu de la Croix, le Dieu de l'Ancien et du Nouveau Testament. Le Dieu de Renan, lui, s'est volatilisé dans une spiritualité dégradée qui dissout, dissémine le divin, sans le nier ou le détruire, préférant nous amener par des vues pleines de détours et de sollicitations équivoques à concevoir des hypothèses que lui-même se garde d'énoncer.
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La vérité de chair du Christ ne lui est pas moins étrangère que la vérité de sa parole et peut-être même est-ce surtout dans la mesure où la première lui est obscure qu'il fausse le sens de la seconde jusqu'à ne voir dans l'Homme de Douleur qu'un « idéaliste délicieux ». La chair infirme, la bassesse, la pauvreté, la faiblesse de Jésus, c'est par là que les créatures humaines peuvent pénétrer dans sa grandeur spirituelle et dans sa divinité, c'est sous un Dieu crucifié que se cache la Sagesse adorable. Selon que Renan a méconnu la réalité de l'Homme qui est venu souffrir et mourir pour nous et qu'il en fait ce type « idéal et divin » qui n'est plus ni un dieu ni un homme, il a corrompu l'Enseignement et la Loi : « Quand on est arrivé à connaître le Père céleste, dit-il, celui qu'on adore en vérité, on n'est plus d'aucune religion particulière, d'aucune école, on est de la religion vraie ; les pratiques deviennent indifférentes, on ne les méprise pas ; ce sont signes qui ont été ou qui sont encore respectables, mais on cesse de leur prêter une valeur intrinsèque. Circoncision, baptême, azyme, sacrifice, cela devient secondaire. On n'y pense plus... » Et Renan d'ajouter : « Comme tous les hommes de génie, Jésus ne se souciait que de l'âme. Les questions pratiques les plus importantes, celles qui paraissent capitales, n'existaient pas pour lui. »
C'est ainsi que ce divin, dont il a dissout la réalité surnaturelle, Renan devait l'accueillir et le ré introduire sous la douteuse catégorie de l'idéal : « Le mot Dieu, dit-il, étant en possession du respect de l'humanité, ce mot ayant pour lui une longue prescription... ce serait dérouter l'humanité que de le supprimer ». Mais il a fait plus qu'un autre pour vider l'idée divine de toute signification réelle. Il « épure », il « absolutise », il cherche à la religion des « analogues ». Ce qu'il veut, c'est, à défaut de la chose même, cultiver une manière de sentiment et de symbolisme « religieux » à l'usage d'une humanité supérieure et transcendante, ou plutôt à destination de « cette masse d'esprits flottants trop imbus des résultats généraux de la science pour retrouver l'antique foi, mais qui désire pourtant d'être édifiée et éclairée à sa manière » -- comme le disait Sainte-Beuve en 1862, dans son premier article sur Renan :
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« Vous croyez tenir sa pensée, sa formule définitive, vous vous en emparez soit pour l'adopter, soit pour la combattre ; prenez garde, il va vous la reprendre, la traduire de nouveau, y introduire précisément ce que vous n'y avez pas vu. » « C'est ainsi, concluait Sainte Beuve en avouant qu'il n'avait pas, quant à lui, assez d'ouverture pour loger et équilibrer ces contraires, c'est ainsi que l'auteur de *La Vie de Jésus* parvient à concilier quantité de propositions qu'on est accoutumé à opposer et qui semblent devoir se combattre. Par exemple il se refuse absolument au surnaturel, mais ne vous hâtez pas de vous féliciter, esprits positifs, car, au même instant, il va accueillir formellement le divin. » Si subtil, si enveloppant, si habile aux nuances qu'il fût lui-même, Sainte Beuve ne dissimulait pourtant pas le malaise qu'une telle « logique » lui causait : « J'avoue mon infirmité et mon impuissance, toutes françaises, à concilier des difficultés de ce genre ».
Pour Renan, comme pour son maître Hegel, la contradiction se résout dans une sorte d'idéalisation esthétique qui met autour de ses négations critiques une auréole de fausse transcendance, qui en masque les destructions.
En prétendant réintégrer tout le christianisme dans la seule conscience humaine, garder l'âme, l'immortalité, la résurrection de la chair, les récompenses infinies, atteindre la Béatitude sans la Révélation ni la Rédemption, le symbole renanien aboutit à goûter l'humain comme divin ; il vide la religion de toute substance, de toute réalité, et en fait un ferment corrupteur capable d'empoisonner l'univers.
Et voilà peut-être le plus grave des péchés de Renan : il est dans cette transposition de la mystique divine, dans cette « épuration » des dogmes chrétiens, qui consiste à leur ôter toute valeur de commandement moral et intellectuel, de toute existence objective, particulière, au profit d'une vague adoration, diluée dans l'âme humaine. En « sublimant » la personne du Christ, en ne voyant dans le christianisme primitif qu'une sorte de romantisme moral, une énergique révulsion de la faculté d'aimer, il a perdu et il fait perdre ce que Bossuet magnifiquement appelle « l'esprit de la communication chrétienne ».
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C'EST DANS LE SANG même de plusieurs générations que Renan a fait passer son mal subtil et, soit que nous acceptions les fatalités qu'il a léguées à l'intelligence de son siècle, soit que la vérité plus puissante proteste en nous contre ces probabilités ambiguës qu'il substitue aux certitudes d'une virile raison, c'est lui que nous avons rencontré dès que nous nous sommes éveillés à la vie de l'esprit.
De ce relativisme qui est proprement « le mal de Renan », aujourd'hui encore on retrouve partout l'atteinte, et dans les âmes les plus préservées. Partout le devenir s'est substitué à l'être, le relatif à l'absolu, l'historicisme à la science des premiers principes, la mobilité psychologique aux données de l'intelligence. Qu'ils développent ses puissances de destruction ou qu'ils s'essaient à s'organiser, à construire sur ce qu'il semble garder sauf, tous nos maîtres, tous ceux à qui notre jeunesse crut pouvoir demander le mot de la destinée ont été par quelque endroit ses disciples et les fils de son esprit. Sa découverte fut pour beaucoup comme une révélation sur eux-mêmes, tant semblait préétabli l'accord entre leur âme et lui.
Les inoculations de ce genre se font d'ordinaire par une sorte d'opération instantanée comme si un principe mystérieux pénétrait à un moment donné tout le tempérament moral jusque dans ses plus intimes profondeurs. C'est ainsi que Renan a pénétré les esprits : il insinue une manière, un tour, un sens nouveau, une façon de voir et de sentir les choses et la vie. Voilà la nature de sa prise.
Car il faut ici parler plutôt de sensations que de doctrines. La doctrine d'un Renan n'est qu'une rapsodie spéculative faite d'éléments assemblés par une imagination capricieuse, un feu roulant de paradoxes et de fantaisies, où tout s'embellit, se colore et devient matière à plaisir, mais rien ne ressemble moins à une philosophie. En vain y chercherait-on une de ces vérités fécondes qui nous font embrasser plus d'être et appréhender plus sûrement le réel. Ni forte ni hardie, sa pensée n'est point de celles qui opèrent de véritables révolutions, elle n'apporte aucun de ces principes nouveaux, aucune de ces vues générales d'où le monde semble sortir transformé.
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A le vouloir juger sur son contenu positif, on ne pourrait comprendre la singulière domination qu'un esprit si incertain exerça sur l'âme de tout un siècle ; et ce n'est point dans sa puissance intellectuelle, mais au contraire dans sa docilité et dans son abandon qu'il faut en chercher le secret.
Renan n'est point de ces mâles génies qui créent les besoins spirituels de leur temps, car il ne domine point. Mais il semblait prédestiné à traduire les idées contradictoires d'un siècle qui ne voulut qu'obéir à ses instincts et pour qui il n'y eut guère que des limites à effacer, des dogmes à détruire, des vérités à contester. Des générations successives se retrouvèrent dans l'âme de ce Breton critique et rêveur qu'un sort unique allait mêler jusqu'à l'y confondre à ses décevantes aventures. « Nous autres, Celtes, dit-il, nous savons prendre à poignée le cœur et l'âme, nous avons des coups de stylet qui n'appartiennent qu'à nous ; nous plongeons dans les entrailles de l'homme et, comme les sorcières de *Macbeth,* nous les en retirons pleines des secrets de l'Infini. La grande profondeur de notre art est de savoir faire de notre maladie un charme. »
Son incontestable génie littéraire masqua la débilité de sa pensée à une époque plus soucieuse d'être séduite que d'être conduite. Mais la gravité de l'historien, du philologue, du savant a singulièrement fortifié son prestige et, bien qu'il eût pu appliquer son talent à tout autre chose qu'à l'exégèse, il lui doit le fond le plus certain de son autorité. Les gros in-octavo de l'hébraïsant ont servi à donner du sérieux aux spéculations hasardeuses, aux *placita* de l'homme de lettres et, du même coup, elles ont pris une rigueur de conséquence où le désordre intellectuel du monde moderne a cherché sa justification. Un simple artiste de langue, si prestigieux qu'on l'imagine, n'aurait pu prendre une part directe aux hautes curiosités scientifiques, aux grandes recherches spirituelles de son temps ; il y fallait un savant, et qui eût fait de la science sa vocation et comme un mysticisme nouveau ; il y fallait aussi un homme qui eût été mis en contact avec la spiritualité supérieure.
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Les démons malicieux qui lui dispensèrent le don d'enchanter firent de lui un philosophe, un moraliste, un érudit, un politique : ils le placèrent au centre de toutes les informations vraiment nobles. Bien plus, ils voulurent qu'il grandît dans le temple, et participât à la Religion révélée, sachant bien que là résident les seuls problèmes qui, en fin de compte, passionnent les hommes. Christianisme, métaphysique, origine de l'univers, destination suprême, rôle de l'humanité il s'est attaqué aux préoccupations les plus générales, aux intérêts les plus élevés de notre espèce. Aussi fait-il figure de directeur de conscience, par une sorte d'ordination séculière, de laïque investiture, et c'est la raison de son influence -- influence d'ordre tout négatif, mais qui pourtant puise ses motifs dans une intuition de ce qu'elle nie et qui exalte dans les termes l'idée divine dont elle dissout la réalité.
« Pour que l'humanité se crée une nouvelle croyance, dira-t-il à son temps, il faut qu'elle détruise l'ancienne, ce qui ne peut se faire qu'en traversant un siècle d'incrédulité et d'immoralité spéculative. » Ainsi Renan a fait de ses propres faiblesses et de ses incommodités l'ordre même de sa spéculation, léguant à sa postérité la somme de ses doutes et la stérilité de son cœur. C'est par là qu'on a pu dire qu' « on n'en finirait pas de noter toutes les erreurs qui remontent à Renan, et que Renan est un commencement, une source, une source de péchés, dans la mesure où il a été en contact avec la spiritualité supérieure et où il en a mal usé ».
Au témoignage de Sainte-Beuve, les contemporains de Renan n'auraient vu en lui qu'un homme habile qui avait eu son heure. « On a eu Bayle, on a eu Voltaire, faisaient-ils, on a M. Renan. » Mais des esprits plus hardis, plus prononcés, ne devaient pas tarder à le dépasser, et c'est ainsi que Renan s'est laissé « devenir le premier gardien d'une conception antireligieuse » qui, pour n'être pas exactement la sienne, ne manqua pas de se réclamer de lui, et que, du même coup, l'auteur de *La Vie de Jésus* se trouva « le chef d'un parti », dont il n'était peut-être pas tout à fait, mais qu'il ne put désavouer, n'ayant rien à opposer de solide aux esprits « libres et philosophiques » à qui il avait ouvert la voie.
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PLUS INSIDIEUSE, plus pernicieuse aussi, allait être l'influence que, séduits par sa forme « enchanteresse », Renan devait exercer sur l'intelligence et la sensibilité des générations qui suivirent la sienne. L'écrivain qui, par ses prestiges, a le plus propagé cette conception hégélienne, si répandue aujourd'hui, de la vérité identifiée avec l'histoire psychologique de l'humanité, c'est Renan. Ce dégoût de la certitude, cette paresse à juger, cette substitution du point de vue historique ou prétendu tel (avec toutes les interprétations et sollicitations de textes qu'il comporte) au point de vue dogmatique et métaphysique, toutes ces maladies de l'esprit moderne, c'est dans l'œuvre de Renan que s'en trouvent les germes et, plus qu'une autre, la pensée religieuse en a subi l'atteinte. Le grand maître des pires déviations modernistes et évolutionnistes, c'est Renan. Et c'est de lui qu'ouvertement ou non procèdent tous les « clercs » qui à sa suite et sous prétexte de « faire passer la critique et l'évolution entre les barreaux de la cage », comme disait Loisy, ont fini par traiter les textes de l'Écriture sainte comme de purs symboles. Ceux-là mêmes qui les tiennent pour « divins au point de vue du souffle religieux qui les inspire » ([^2]), n'y voient plus que « tissus de légendes, dénuées de toute valeur historique ». Pour ces exégètes qui se disent encore chrétiens, on ne saurait en effet croire à la Bible que si l'on croit à l'Église. « Entre leurs mains -- comme entre celles de leur maître Renan -- les dogmes se volatilisent et s'échappent Dieu sait où », en vapeurs légères, et cela de l'aveu même de Mgr Duchesne, l'un des tenants de ces méthodes. Toutes les formules dogmatiques se trouvent en effet vidées du même coup de leur contenu doctrinal. A leur place on substitue et l'on impose comme des certitudes les postulats, les *placita* sur le Moi, la Nature, la Marche du Monde qu'enfantent des spéculations purement imaginatives, et c'est finalement à une métaphysique de l'évolution, à une philosophie du devenir que ce culte de l'histoire et de la critique aboutit.
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C'est, au reste, ce qu'on appelle « un christianisme dynamique » et qu'on oppose à ce « christianisme statique » qui, selon Henri Bremond, est « celui de tous les formalismes, pharisaïsmes, orthodoxismes », celui, selon Loisy, de « toutes les confessions chrétiennes, à commencer par le catholicisme, qui sont toutes plus ou moins infectées de ces tares ». Il est bien évident que la notion même d'un Dieu personnel ne saurait résister plus que les autres à cette poussée antidogmatique et qu'elle ne peut plus être considérée, selon Marcel Hébert, que comme « la dernière idole ».
Après Renan, on a Guignebert ! Mais sous l'incroyance critique, l' « incroyance savante », on découvre « une foi à l'envers » qui s'ignore elle-même et qui est encore plus intangible que celle que l'on entend détruire ! Comme l'a noté Jean Guitton dans ses *Dialogues avec M. Pouget,* « il y a chez l'incroyant des points et des principes que l'on n'a pas le droit de mettre en doute : c'est là ce que l'incroyant appelle liberté, et là où il parle d'esprit, il rétablit une autre lettre ». Ce qui étonne, en effet, quand on lit Renan, Loisy et leurs successeurs, c'est moins leur scepticisme que les limites où leur scepticisme s'arrête. Pourquoi, par exemple, garder la Passion et éliminer la Résurrection qui donne réalité et signification à tout ce qui précède et à tout ce qui suit, pourquoi ne pas passer au même crible les textes si rares que l'on retient ? Au soir de sa vie, un incroyant comme P.-L. Couchoud, et qui n'entend pas écrire pour les croyants, se doit de reconnaître que seuls les croyants prennent les textes de l'Écriture dans leur plein sens historique et sans leur faire subir un triage arbitraire. « Sans le Dieu Jésus, pas de christianisme, dit-il. La résurrection de Jésus expliquée par un jeu d'illusions et d'hallucinations est la partie la plus débile du système. Jésus n'est pas *par accident* un ressuscité, il l'est par nature et nécessairement. Il est la Résurrection et la Vie, ou il n'est pas. Jésus est d'emblée homme et Dieu. Son étrangeté mystérieuse n'est pas celle d'un Dieu parmi les hommes. Qui donc l'eût reconnu Dieu, s'il ne l'eût pas déjà connu comme tel ? Énigme pour énigme, l'incroyance exige ici trop de crédulité. »
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Plus encore que son rationalisme critique, ce qui a prévalu dans l'influence de Renan, ce sont ces succédanés d'idéalisme, ces nuages d'idées contradictoires, cet hégélianisme diffus qui a joué et qui joue encore un rôle considérable dans la vie intellectuelle d'aujourd'hui, et qui donne le change sur tant d'inspirations équivoques et de mysticismes ambigus. Rien de plus significatif à cet égard que de rapprocher les derniers écrits d'un Loisy des textes de Renan que nous avons cités : « Le mysticisme, en tant qu'essence et principe de la religion, dit Loisy, n'est pas la révélation d'un au-delà transcendant. C'est le pressentiment d'un au-delà spirituel et, si l'on ose dire, immanent aux réalités visibles, et le respect de cet esprit en toutes ses manifestations. C'est le sens de l'esprit qui anime le monde..., qui travaille à construire l'humanité et qui, pour nous, se réalise dans l'humanité. » Et encore : « Le mysticisme, en tant que pressentiment et admiration de l'esprit, sens d'un au-delà spirituel dans l'ordre du beau, est le principe et le fondement de l'esthétique : il est l'esthétique même » ([^3]). Voilà du pur Renan, et voici qui n'en procède pas moins : « L'humanité est le vrai Christ éternel... Nous croyons, nous voulons croire à l'avènement d'une humanité une, sainte, universelle et perpétuelle, véritable Église de l'Esprit, parce que, dès maintenant, nous la voyons telle,... et qu'il est dans l'ordre de sa nature spirituelle d'être de plus en plus triomphante, etc. » ([^4]).
De cette *falsa philosophia,* il est passé et il reste quelque chose dans les théophanies cosmologiques d'un Teilhard de Chardin, dans le dogme évolutionniste d'un Édouard Le Roy. On y retrouve cette sorte de finalisme panthéistique que Renan appelle « le vrai mode de christianisme qui nous convient 10, et qu'ils appellent, eux, « la religion fondamentale ». Pour ces « apologistes » comme pour Renan, « le grand progrès de la réflexion moderne a été de substituer la catégorie du devenir à la catégorie de l'être, le mouvement à l'immobilité ». « Autrefois, disait le vieux maître, tout était considéré comme étant ; maintenant, tout est considéré comme en vue de se faire, et la science de Dieu elle-même se confond avec la science du devenir. »
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Un éternel *fieri,* une métamorphose sans fin, voilà pour Renan et sa suite la loi du monde, en même temps qu'ils font de l'humanité une hypostase.
C'est là ce qu'on traduit aujourd'hui dans le langage de l'anthropologie et de l'hyperphysique en parlant d'une « exigence de création orientée », en assurant par un ensemble d'affirmations invérifiables et indémontrables que « le noyau central de l'évolution est l'homme », et que « l'humanité progresse vers une essence totalement dématérialisée où elle rejoindra Dieu ». C'est là ce qui fait le fond de ces extrapolations cosmiques, où le divin est dissout, éparpillé parmi les éléments de l'univers, tandis qu'on prétend démontrer que par une « spiritualisation croissante », une « vitalisation » de la nature, une « hominisation » de la vie, l'homme est le « centre » et le but de l'évolution du Cosmos. Cet *homo spiritualis,* véritable surhomme, n'est-il pas celui dont rêvait le Renan de *L'Avenir de la Science *? Ce « monde qui s'enroule », ce monde qui, à ce qu'affirme cette théologie jargonnée, se trouve « expérimentalement lié à une augmentation d'intériorisation, de psyché ou conscience » cet univers « collecteur et conservateur des Personnes », c'est le Moi identifié au Cosmos, tel que le jeune Renan l'imaginait alors, et cette manière de panthéisme aboutit à un « simple pan psychisme » ([^5]). Que deviennent, dans de telles perspectives, la création directe de chaque âme par Dieu, la survie personnelle, la transcendance du surnaturel ? Et que devient la liberté de l'homme, fondement de toute morale, si cette liberté n'est plus qu'un processus de l'évolution, fût-ce un progrès ascendant de l'esprit ? Que devient la distinction entre le bien et le mal dans une conception du monde où il n'est jamais question des défaillances de la volonté, des égarements du cœur, de la révolte de l'homme contre Dieu, mais seulement d'échecs dans la marche de l'évolution ([^6]) ?
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Transposé de l'ordre de la science et de ses hypothèses dans l'ordre du dogme et de la foi, il ne reste plus qu'un pur monisme qui est bien la religion la plus contraire à la religion catholique.
Voilà où devait conduire le mépris de la théologie, de « la science qui nous élève au-dessus des sens et nous introduit plus avant dans le cellier de l'Époux ». Ce n'est pas au « divin », à l' « infini », à l' « au-delà », conçus de façon vague, à la Renan, qu'en effet la religion s'adresse, c'est à un Dieu individuel et concret, aux Trois Personnes de la Sainte Trinité, à la Personne unique du Verbe incarné, Notre-Seigneur Jésus-Christ.
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D'AUCUNS POURTANT prétendront que Renan servit à éveiller la curiosité des choses religieuses dans une génération ignorante qui poussait l'incrédulité jusqu'à une indifférence absolue, que certains lui durent même d'avoir appris « à traiter le problème religieux avec gravité et avec amour ». Ce fut le cas de cette génération du relatif à laquelle appartenait Barrès, et lors même qu'elle parvint à rompre le cercle des spécieux enchantements où Renan l'avait enfermée, elle continua d'en porter la marque et chercha à l'essuyer plutôt qu'à en guérir. Bien qu'il le bâtonnât lyriquement, quel prestige Renan n'avait-il pas eu sur sa jeunesse à lui, Barrès ? « Si aujourd'hui, dira-t-il plus tard, vous trouvez chez des incroyants un sentiment de l'Église qui va jusqu'à la tendresse, je sais que M. Renan est pour quelque chose dans cette évolution qui aurait paru bien extraordinaire à nos pères. » Et, au soir de sa vie, Barrès confiait à ses *Cahiers* cette note : « Au milieu de trente-six difficultés, j'aime Renan. Je l'aime pour m'avoir fait comprendre la frivolité de Voltaire et l'importance de la religion et du catholicisme. » Et si, en disciple indépendant, Barrès ne laissait pas de faire en lui-même le procès de son maître, d'accumuler les objections, il les surmontait toujours en disant : « N'empêche que je suis son disciple ! ».
Que la pensée de Renan lui fût sur certains points consubstantielle, non seulement il n'entendait pas le nier, mais il tenait à honneur de s'en prévaloir, Le fait est qu'il est plein de souvenirs de Renan, comme Pascal est plein de Montaigne.
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Mais ce qu'un Pascal prend à Montaigne, ce sont des observations psychologiques, morales, relatives à l'homme, à ses actions, à son comportement. Barrès n'en pouvait user ainsi avec Renan, à qui manque ce génie d'observation réaliste, cette curiosité des particularités humaines et qui se meut dans les idées générales, les grands thèmes de l'histoire, aux lisières de la métaphysique et de la religion. C'est là précisément ce que Barrès aimait en lui ; il n'en retenait que ce qui pouvait satisfaire son propre goût pour ce qu'il appelait « les hautes curiosités ». Mais, davantage encore, il avait bu dans les livres de Renan à une certaine source d'idéalisme, de poésie religieuse qu'il n'avait trouvée que là et qui, pendant près d'un demi-siècle, alimenta sa méditation.
C'est qu'aux yeux de Barrès, Renan était un méditatif, un homme de l'esprit. Aussi bien avait-il rejeté tout ce qui n'était chez lui que paradoxe, amusement d'idées, jeux du scepticisme et de l'ironie. Les « agilités » du renanisme, Barrès laissait cela aux France, aux Lemaître, qui les contrefaisaient si bien. Cette part de l'héritage, ce n'était pas la sienne, à lui, Barrès. Il s'était réservé le grave, le sérieux, les « pensées nobles et justes », celles qui se muaient dans la chaleur de son être, s'y transformaient en vie, en sentiments tout prêts à devenir un chant. Et faut-il s'étonner que, lorsqu'il eut, lui aussi, reconnu l'ignominie du siècle, la tristesse de tous les désirs, il se soit une fois encore tourné vers celui à qui sa jeunesse irrespectueuse avait fait dire, au cours d'une visite imaginaire : « Je m'en suis tenu aux choses de l'âme : je suis un prêtre » ?
Cet emploi sacerdotal, pour Barrès, Renan le tenait toujours. Ne restait-il pas « celui qui avait mis au-dessus de tout, les grands dons de l'âme », qui n'avait cessé d'étudier « ceux qui vivent pour une pensée supérieure à leur existence finie » ? Le culte barrésien des individualités éminentes, c'est chez Renan qu'il faut en chercher l'origine ; et il n'est pas jusqu'à sa conception de la vie littéraire que Barrès ne lui ait empruntée. Quand il dit par exemple : « Il n'y a pas de cloison entre la littérature et la vie supérieure de la pensée.
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Un puissant écrivain, à son insu même, collabore à quelque doctrine, contribue à l'établissement d'une conception de la vie, bref fait œuvre de philosophe », Barrès est fidèle à la leçon du vieux clerc qui lui avait enseigné que « si la littérature est chose sérieuse, elle implique un système sur les choses divines et humaines ».
Barrès n'a-t-il point, du même coup, trop accordé au « système » de Renan, et ne pourrait-on pas dire qu'il en a surfait l'importance, comme Claudel disait un jour que Pascal avait surfait l'importance de Montaigne ([^7])... Pour Barrès, comme pour Pascal, ce n'est pas de « système », de la valeur abstraite d'une philosophie qu'il s'agit, mais d'une attitude vivante, d'une référence concrète sur des manières de penser et de sentir, dont ils ont mesuré l'influence. Dans les arguments de Montaigne, ce sont toutes les difficultés, tous les doutes qui vont déchirer l'âme moderne que devait discerner Pascal. Ainsi de Renan pour Barrès. A tort ou à raison, peu lui importe, l'œuvre de Renan est le bréviaire philosophique de la génération à laquelle lui, Barrès, s'adresse, et d'où nécessairement il lui faut partir. Par ailleurs, ce qu'il trouve, c'est son propre pathétique, celui des hommes de son espèce et de son âge, et qui réside dans le fait « d'être attaché à ce que l'on ne croit pas, ou d'être obligé de détruire de nobles choses pour faire place à ce que l'on croit l'avenir ». C'est d'un tel pathétique que Barrès charge l'œuvre de Renan, de ce pathétique moral dont précisément elle est vide, et cela en la traduisant, comme Pascal faisait de Montaigne, dans un style tragique tout à fait étranger à son vieux maître. Comme Pascal se sert de Montaigne pour les miracles, c'est pour sa conversion que Barrès la tournera, en fera jaillir la sève invisible, en isolera le germe susceptible à nouveau de propager la vie, et la fera servir à un effort de réintégration, de réaffirmation timide.
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Rien de plus significatif à cet égard que certaine page de ses *Cahiers* où, à la faveur d'une expression identique, on peut voir par quelle mystérieuse adaptation Barrès transforme la pensée de Renan jusqu'à ne plus pouvoir la distinguer de la sienne. C'est à propos de cet admirable fragment sur l'immortalité de l'âme où Barrès soudain affirme sa foi à l'invisible : « Une vie future, une récompense ou une punition, plus simplement quelque chose qui donne un sens à la douleur, voilà, dit-il, ce qui doit être, voilà ce que mon esprit réclame... ; mon esprit a besoin, il veut, il exige qu'il y ait autre chose que le néant... Et de la même manière que Le Verrier croit qu'il apparaîtra une étoile au bord de sa lunette, je crois à une autre vie. Sinon l'homme est un monstre qui n'est pas accordé à la vie, et la vie est pour lui un non-sens (mot trop faible) quand je sais déjà, il est vrai, qu'elle est *un guet-apens.* » Ce dernier mot, d'un accent si fort, on le retrouve sous la plume de Renan lui-même, dans une page elle aussi consacrée au problème de la vie future ([^8]) : « Je veux, dit-il, que l'avenir soit une énigme, mais s'il n'y a pas d'avenir, ce monde est un affreux *guet-apens* ». Et Renan d'ajouter : « Remarquez que notre souhait n'est pas celui du vulgaire grossier. Ce que nous voulons, ce n'est pas de voir le châtiment du coupable, ni de toucher les intérêts de notre vertu. Ce que nous voulons n'a rien d'égoïste ; c'est simplement d'être, de rester en rapport avec la lumière, de continuer notre pensée commencée, d'en savoir davantage, de jouir un jour de cette vérité que nous cherchons avec tant de travail, de voir le triomphe du bien que nous avons aimé. »
La simple identité de l'expression ici n'importe guère, elle n'est qu'un « mot-témoin » qui nous permet de suivre le sens où, passant de l'un à l'autre l'idée se réintègre, s'anime de sa vie propre. Cette page de Renan, Barrès la vide de son idéalisme un peu mou et lui donne, en la paraphrasant, une réalité dramatique, angoissée, qui proprement la « pascalise ». Il ne garde que le fort du sentiment, ce qui ébranle son propre fond et le fait tressaillir. De quel pathétique n'emplit-il pas une idée qui, chez Renan, semble sortir de certain exemplaire du *Vrai, du Beau, du Bien* qu'il prétendait en son jeune âge avoir vu sur la table du vieux maître !
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On comprend mieux par cet exemple (il serait facile de le multiplier) dans quel sens Barrès pouvait dire que « la lecture de Renan » lui avait été « souverainement bienfaisante », mais il eût pu également ajouter : « Ce n'est pas dans ce Renan, mais dans moi que j'y trouve tout ce que j'y vois » -- et cela jusqu'au jour où il devait céder au divin appel qui l'entraîna dans le sillage de Pascal.
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QUANT À MAURRAS qui, lui, avait déjà souffert de l'épreuve de Montaigne et des pyrrhoniens à travers Pascal, il cherche surtout dans l'argumentation de *La Vie de Jésus* une matière à doute, mais celle-ci lui apparut tellement dispersée, molle et vague à côté d'un Carnéade ou d'un Sextus Empiricus, qu'il n'y trouva rien qui satisfît son esprit. Si l'argument que Renan emprunte à Malebranche, à savoir que Dieu n'agit pas par des volontés particulières, le ramenait au problème des problèmes -- celui de la Cause première qu'il n'avait toujours pas résolu -- cet argument lui paraissait d'autant moins décisif que, dans l'ordre des causes secondes, Renan se référait ensuite à Voltaire, c'est-à-dire qu'il n'admettait le miracle qu'à la condition que le miracle n'en fût plus un. Impossible pour le jeune Maurras de prendre M. Renan au sérieux ! Plus tard on lui dit de *La Vie de Jésus *: « Vous vous trompez, c'était un livre de foi. » Et Maurras de répondre : « J'ai voulu y trouver matière à croyance et je ne l'ai pas trouvée non plus. Sous ma rancune à l'endroit de Renan, il y a toujours eu l'extrême déception que *La Vie de Jésus* m'avait causée. » Ce qui par contre lui paraissait chez Renan plein d'expérience, plein de raison, et ce qu'il devait en retenir, c'est la critique des idées et des hommes de la Révolution, la censure de la démocratie, le Renan réactionnaire de *La Réforme intellectuelle* et *morale.* Dans la mesure où Renan est un dissolvant, où sa pensée, en se décomposant, décompose tout, Renan a pu aussi bien servir contre la Révolution que contre l'Église. A cet égard il avait d'ailleurs subi l'influence de Maistre, de Comte, de Fustel et de Taine.
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Pour Alain qui, bien qu'écarté de la foi et de tous mysticismes, avait garde de méconnaître que « ce qu'il y a de vraiment dogmatique dans notre époque, de vraiment solide et qui puisse porter une pensée, est entièrement chrétien » -- pour Alain, Renan n'a « jamais eu une idée ». Bien que la génération dont il était lui-même adorât encore Taine et Renan, il les tenait l'un et l'autre pour des maîtres « d'une basse espèce », et c'est lui qui, dès nos classes de philosophie, nous aida à nous en écarter. « Je ne prends même pas la peine de remettre Renan à son rang, disait-il, il y est descendu de lui-même. Il suffit de lire son *Marc-Aurèle* et son *Jésus* qui sont l'un et l'autre des crimes contre l'homme. »
Des crimes contre l'homme, c'est-à-dire contre la vérité humaine, cette donnée sans laquelle nous nous égarons, car c'est de là que tout doit partir, et c'est ce qui chez Renan fait défaut. Non, ce n'était pas dans l'homme selon Renan, mais dans l'homme selon Balzac qu'Alain trouvait les règles de l'art de penser, de penser vrai, et qu'il se sentait du même coup plus près de la vraie charité. « Bien comprendre les hommes, disait-il, c'est toute l'affaire, et leur pardonner va de soi. » A la « leçon du Dieu fait homme », l'idéalisme renanien lui semblait bien incapable de donner un sens, tandis que la rude manière d'un Balzac apprend comment il faut aimer les hommes. Ce qu'Alain résumait de cette façon saisissante, qui pourrait être prise de façon orthodoxe : « J'ai dit souvent que la religion de Balzac est la religion de l'homme... On trouve dans ses romans ce poids de société qui donne si fortement l'impression de la présence du monde, car l'homme s'appelle société, et cela est vrai du chrétien : sa société, c'est la communion des fidèles, c'est la communion des Saints ; sinon l'Église et la Religion sont incompréhensibles... »
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IL FALLUT NÉANMOINS attendre une « époque de grande renaissance spirituelle » ([^9]) comme celle qui a marqué le début de ce siècle pour que Renan cessât d'être pris au sérieux.
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Le besoin dogmatique qui caractérise cette époque avait presque totalement manqué à ses prédécesseurs qui n'avaient eu que dédain pour la théologie et la métaphysique. En remettant l'intelligence en honneur, la nouvelle génération devait remettre la théologie à sa place, la première, car la vie chrétienne est à base d'intelligence et l'Église s'attache à maintenir l'inviolabilité de la certitude divine avec plus d'énergie encore qu'à maintenir l'inviolabilité de sa morale, ou plutôt elle ne maintient la sainteté de sa morale que par l'intégrité de sa foi. Dieu est avant tout la Vérité et, comme le dit Pascal, l'Église doit être proprement appelée l'histoire de la Vérité. C'est par des raisons d'ordre théologique et métaphysique que, désireux de reprendre le précepte et le mandat abandonnés, le petit-fils de Renan lui-même justifiera son retour à la foi : « Les contradictions des synoptiques, dira-t-il, n'ont jamais servi qu'à ceux qui, dès l'abord et avant tout examen, sont bien décidés à nier le surnaturel. » Quant aux hommes de la même promotion qu'Ernest Psichari, Renan les a surtout beaucoup étonnés, beaucoup indignés aussi. Les plus représentatifs d'entre eux n'ont eu que de l'antipathie pour la physionomie de Renan, pour « ce sourire gras, cette poignée de main molle qu'on sent à chacune de ses pages, ce sourire inexpugnable chargé de répondre à tout, ce perpétuel « si vous voulez », « si cela vous fait plaisir », devant les sujets les plus tragiques, la négation de ce tragique, le plaisir de déconcerter ceux qui ont de la croyance et de la foi, en quelque sens que ce soit -- et, avec cela, cette hypocrisie d'avoir l'air chargé des plus hauts problèmes de l'humanité ». Ainsi parlait Émile Clermont quelques années avant 1914.
C'était aussi l'époque où le jeune Mauriac répondait à une enquête sur la jeunesse : « Ah ! que ce faux bonhomme de Renan nous ennuie ! ». Et, à propos du « bonhomme Renan », Bernanos lui aussi dira, au sortir des années d'épreuve : « Nous sommes quelques-uns dans le monde à ne plus savoir jouer avec notre âme ainsi qu'avec un chat familier ; elle a grandi, elle implore une réelle étreinte ; elle sent le besoin de rapporter aux grandes lois de l'univers spirituel la vaste infortune humaine ».
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Mais c'est dès 1912 qu'Alain Fournier confiait à Jacques Rivière : « On m'a montré dans *La Vie de Jésus* de Renan des choses inimaginables de fourberie, d'insinuation doucereuse », et il lui citait ces phrases sur Jésus thaumaturge : « Comme cela arrive toujours dans les grandes carrières divines, Jésus subissait les miracles que l'opinion exigeait, bien plus qu'il ne les faisait ». Et Alain Fournier de s'exclamer devant ces « grandes carrières divines » ! Puis, continuant sa lecture, il citait cet autre passage où la platitude le dispute aux à peu près les plus troubles : « Pas plus que la majorité de ses compatriotes, Jésus n'avait l'idée d'une science médicale rationnelle... Presque tous les miracles qu'il crut exécuter paraissent avoir été des miracles de guérison... Qui oserait dire que, dans beaucoup de cas, et en dehors de lésions tout à fait caractérisées, le contact d'une personne exquise ne vaut pas les ressources de la pharmacie ?... » Et quelle indignation n'avait pas été la sienne quand il tomba sur les lignes où Renan parle de ces « belles pécheresses qui, trouvant dans leur conviction à la secte un moyen de réhabilitation facile, s'attachaient à Jésus avec passion ». Mais où la colère d'Alain Fournier fut à son comble, c'est quand il tomba sur ces lignes : « Trois ou quatre Galiléennes dévouées accompagnaient toujours le jeune maître et se disputaient le plaisir de l'écouter et de le soigner tour à tour... Quelques unes étaient riches et mettaient par leur fortune le jeune prophète en position de vivre sans exercer le métier qu'il avait professé jusqu'alors... » « Renan mesurait-il la portée de ce qu'il écrivait ? » demande Alain Fournier. Le vrai, c'est que Renan a peint Jésus à son image : il ne faisait que lui prêter ses sentiments. Le Jésus de Renan, c'est son moi idéalisé et sa *Vie de Jésus* une manière d'autobiographie ; aussi n'est-elle qu'un roman et de tous les livres de Renan le plus mauvais par le style, gâté qu'il est par la pire littérature, la plus fade qui soit en dépit de ses chastes hardiesses.
C'est pourtant l'écrivain, l'artiste qui, en Renan, a subjugué nos aînés ; ils étaient restés sous le charme de l'incantateur littéraire qui fut pour eux ce qu'avait été Chateaubriand au début du siècle dernier.
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Mais le style de Renan, ce style admiré par des générations de critiques, c'est, comme nous le disait Paul Claudel, « le style Louis-Philippe, celui d'une époque où les écrivains prudents hésitaient entre le discours abstrait de nos faiseurs de dissertations à la Victor Cousin et les vivacités de la palette romantique ». « Il ne faut tout de même pas confondre le *classique* et le *bourgeois* », ajoutait Claudel qui illustrait son propos de ces citations de Renan : « Salomé exécuta devant Hérode une de ces danses de caractère qui, chez les peuples syriens, ne messéaient pas aux personnes de qualité ». Et ceci : « Petites fleurs galiléennes qui poussez sous les pas embaumés du rêveur divin » ; ou encore : « Le style de Marc-Aurèle fait penser à ces transformations à petit bruit qui s'opèrent dans l'atmosphère intime d'un cercueil ». -- « C'est cette atmosphère intime qui est proprement celle de Renan ! » s'écriait Claudel, et il s'expliquait « le succès de Renan, comme celui de George Sand et de Lamartine, par la fluidité d'un discours qui caresse l'oreille sans fatiguer l'esprit » ; « car, ajoutait-il, Renan avait l'oreille française ; son style, pour ne parler que de sa qualité sonore, garde l'honnêteté de son époque où, si l'art était médiocre, la matière valait ». Et Claudel, songeant au vocabulaire jargonné des exégètes qui sont dans la filiation renanienne, reconnaissait que « le français est pour Renan une langue naturelle », et que « Renan c'est tout de même du français » ([^10]).
Il n'est pas jusqu'à ce style qui n'ait perdu ensuite beaucoup de son prestige. Même et surtout dans des morceaux comme la fameuse *Prière sur l'Acropole,* nous ne voyons plus, à travers ses mots mélodieux, tissés les uns aux autres, que de subtiles et chantantes contradictions ; et dans ses *Souvenirs d'enfance et de jeunesse,* on regrette de trouver des phrases comme celle-ci : « La mémoire des hommes n'est qu'un imperceptible trait de sillon que chacun de nous laisse dans l'infini » -- ce qui est une de ces phrases dont Sainte-Beuve disait qu' « elles doivent être très belles en allemand ».
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A tout le moins cette musique n'a plus le pouvoir d'incantation qui attira et séduisit des générations. Pour celle qui, éveillée à la foi par Péguy, par Claudel, par Bernanos, à la suite du renouveau de la philosophie chrétienne suscité par l'*Æterni Patris* (Où Léon XIII réhabilita la pensée thomiste) et par *Pascendi* (où Pie X définit les erreurs et les déviations du modernisme), pour cette génération qui conçut la philosophie comme la science du vrai, l'idéalisme de Renan était certes incapable de satisfaire son désir d'absolu, de certitude, ce désir primordial de connaître ce qu'est la vérité, de posséder quelque chose de plus dur dans l'esprit qu'un mysticisme sans foi. En s'appliquant à retrouver une dogmatique de l'Être, et guidée par un sûr instinct d'orthodoxie, elle aspirait à un catholicisme restauré dans sa vérité, régénéré dans son principe. Il s'y mêlait une haute dose d'espérance, la croyance à un renouveau de la métaphysique, car l'Esprit, pour les réfections nécessaires, devait avoir les responsabilités principales. Ce qu'elle cherchait en rendant la primauté aux problèmes de l'âme, de la liberté, de la destinée, comme à ce qui est le savoir essentiel, capital, engageant l'univers, c'était à retrouver l'Unité dont nous sommes issus, c'était à redonner à la religion la place centrale, c'était à rentrer dans le « mystère de l'Église » -- ce mystère dont Renan avait détourné tant d'esprits et cela afin que chacun pût dire avec toute la communion des fidèles : « C'est de l'Église que je tiens la richesse incroyable des richesses dont je suis comblé. Désormais il m'est comme impossible de me trouver un moi personnel. Il me semble que je suis de tous les temps ; j'ai une racine réelle dans l'Ancien Testament ; j'appartiens à toute l'Église et tout le monde est à moi. Je crois tout et j'attends tout de Dieu. » ([^11])
Henri MASSIS.
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### Réforme des institutions et réforme des mœurs
*II. -- La dialectique du* «* social *» *et du* «* moral *»
LORSQU'UN GRAND NOMBRE de volumes et d'articles sont consacrés à une maladie, c'est généralement le signe que l'on ignore et sa cause et sa cure. De la même manière, on peut penser que lorsque dans une société, un mot, une idée, connaissent quelque fortune extraordinaire, ce doit être le signe d'une souffrance plus que d'un repos, d'une question plus que d'une réponse. Ainsi en va-t-il du mot « social ».
Au sens propre, « social » qualifie toute réalité concernant une collectivité, une multitude organisée. Ainsi, la vie sociale se distingue de la vie individuelle à la manière dont nos devoirs envers les autres se distinguent de nos devoirs envers nous-mêmes. On parle, en ce sens, de l'être social, de l'ordre social ; et le mot apporte spirituellement dans l'intelligence ce qu'il signifie, essentiellement, sans addition ni soustraction.
En notre temps, cet emploi -- serein -- du mot social est devenu chose rare. Car les mots, nous le savons, vivent par l'emploi que l'on fait d'eux. Parfois, ils sont transfigurés par ce que l'âme des hommes leur confère de sainteté, de beauté. Ils acquièrent ainsi comme un titre de noblesse. Parfois, ils se gonflent de vent, ou de haine. Ou de dégoût. Nous devons à l'Église d'avoir sanctifié les mots. Nous devons à Marx, à Sartre, un vocabulaire souillé, avili. Il y a des mots maintenant qui salissent.
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Il y a des phrases si creuses qu'à force d'être répétées, elles rendent sot. Il y a des paroles de vie, et parfois nous n'en percevons que la lettre. Ce sont là quelques-unes des raisons pour lesquelles il faut se garder de lire n'importe quoi.
Mais revenons au mot « social ». L'usage le plus fréquent a peu à peu modifié son extension. Lorsque l'on parle de problème social, de question sociale, de crise sociale, il ne s'agit plus du problème ou de la crise de *toute la société,* mais seulement d'une partie. Le drame social, aujourd'hui, c'est le drame du prolétariat, c'est le drame de la misère.
Ainsi, le mot a subi une réduction, une diminution. Il ne désigne plus ce qui concerne l'ensemble de la société, mais seulement d'une partie. Est « social » ce qui, dans la société, est imparfait, insuffisant ; ce qui échoue ; ce qu'il faut plaindre. Parallèlement, une action est « sociale », non quand elle *constitue* la société de façon vivante et saine, mais quand elle la *reconstitue,* et, parfois, de façon artificielle et mécanique. On ne dira pas que les fiancés qui fondent un foyer, que les parents qui élèvent leurs enfants, font de l'action sociale. Mais on nommera sociale l'action de ceux qui s'occupent des foyers désunis ou des enfants abandonnés.
Cette évolution du mot « social » quant à son EXTENSION peut à la rigueur s'admettre, dans la mesure où le contexte évite toute équivoque. Ce qui est moins admissible, c'est que, simultanément, le mot social ait été amputé dans sa COMPRÉHENSION.
On a pris en effet l'habitude de dire, par exemple, que l'impudicité des modes, sur les plages ou ailleurs, est un problème « moral ». Ce n'est pas un problème « social ». On ne nie pas, pour autant, le fait qu'un tel problème se pose en société. Ce qui est nié, c'est que ce problème soit de nature à engager la responsabilité ou l'intervention de la société. Tout au plus, relève-t-il du jugement libre et personnel des individus.
Finalement, le mot social ne s'étend qu'à ceux des membres de la société qui sont victimes d'une injustice ; et non pas d'une injustice *quelconque* mais d'une injustice relative, directement ou indirectement, aux *conditions matérielles de la vie.*
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Le « moral », simultanément, perd, lui aussi, en compréhension. Il ne désigne plus l'efficacité *sociale* des devoirs, mais évoque seulement une attitude individualiste, pieuse et inefficace.
L'évolution même des mots nous laisse pressentir une évolution des représentations collectives. Le « social », le « moral » ont été amputés dans leur contenu rationnel. Par ailleurs, l'un et l'autre ont été comme gonflés d'un nouveau contenu affectif. Le mot *social* s'est comme imprégné d'un souffle de pitié virile, de lutte contre l'injustice. Parfois même, il a servi de point d'appui à l'amour de complaisance que l'on est tenté d'éprouver pour sa propre générosité. Le *moral,* lui, a été au contraire déprécié. Il semble anémique et poitrinaire. Il manque de virilité... Or, le « social », c'est le domaine d'élection de la réforme dès institutions. Le « moral », c'est le domaine éventuel de la réforme des mœurs. Dans les mots eux-mêmes qui expriment la mentalité de notre époque, la réforme des mœurs semble d'avance avoir cause perdue, face à la réforme des institutions.
Il faut évoquer l'évolution au cours de laquelle les esprits ont été ainsi orientés.
#### 1. -- VIE ET MORT DU LIBÉRALISME
Il y a entre les mots des relations vivantes. Il y en a entre « social » et « moral ». L'un et l'autre en ont avec le mot « liberté ».
Essentiellement, nous le savons, la liberté est une qualité de la volonté. En regard de la fin ultime de l'homme, la volonté humaine, il est vrai, est déterminée, car l'homme n'est pas libre de ne pas chercher le bien infini, illimité, qui seul peut le satisfaire et que nous appelons le bonheur. Mais dans cette recherche du bonheur, l'homme est libre de choisir les moyens qui lui permettent d'atteindre sa fin. Entre deux biens qui le sollicitent, et qui parfois éveillent inégalement ses passions, sa liberté consiste à pouvoir choisir le meilleur selon le jugement de la raison en maîtrisant ses passions, et donc, à ne pas se laisser inéluctablement déterminer par l'un ou par l'autre. La difficulté est de choisir pratiquement celui des deux biens qui est le vrai, c'est-à-dire celui qui est ordonné à la fin *honnête* ([^12]), celle qui convient à notre nature.
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Ainsi, la liberté est une qualité de la volonté qui permet à celle-ci de se laisser déterminer par la fin convenable, le bien véritable. Or, c'est une toute autre conception du mot que la Révolution française a fait triompher et qui est encore d'usage courant en notre époque. La liberté telle que la conçoit l'individualisme, ce n'est point une qualité de la volonté qui doit être respectée par l'organisation sociale, c'est la fin même de l'activité individuelle en vue de laquelle toute l'organisation sociale doit être construite. Ce sont là deux conceptions contradictoires. Si la liberté est une qualité de la volonté, il convient d'une part que cette volonté soit exercée à agir librement et de façon droite, c'est-à-dire à poursuivre les fins honnêtes. Il convient d'autre part que l'ordre social soit tel que non seulement il permette l'exercice de la vraie liberté morale, mais encore qu'il la facilite. Il est donc dans les attributions propres d'un gouvernement soucieux du bien commun de veiller non seulement aux conditions extérieures de la prospérité matérielle, mais aussi aux conditions extérieures de la santé morale du pays ([^13]).
Lorsqu'au contraire la « liberté » est considérée comme la fin de la vie individuelle, et lorsque cette liberté individuelle est considérée comme la fin de l'organisation sociale, l'action du gouvernement est condamnée à l'absurdité. En effet, la liberté est une certaine indétermination de la volonté. Si le but de la société est de rétablir en permanence les conditions extérieures de cette indétermination des volontés individuelles, le but de la société NE PEUT PLUS ÊTRE LE BIEN COMMUN -- ce bien commun vers lequel précisément un gouvernement a pour tâche d'orienter les volontés.
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Finalement, une société qui a pour but la liberté se donne elle-même pour tâche d'entraver, à tout moment, l'attrait que le bien infini, Dieu, et par conséquent sur le plan temporel, le bien commun, doivent exercer sur la volonté des citoyens. La société s'emploie donc elle-même à s'interdire en permanence d'atteindre sa fin essentielle.
Cette conception de la liberté, fin dernière de la vie individuelle et de l'organisation sociale, a été établie à la fin du XVIII^e^ siècle et a régné sur les intelligences, les mœurs et les institutions pendant plus de cent ans. Cette conception exprimait à sa manière la séparation de la morale et du droit. Pour être sûrs de respecter la liberté, la Constitution, ni le gouvernement individualistes ne prescrivaient de fin sauf, en cas de guerre, la défense de la Patrie. En dehors de ce cas, chaque individu est seul maître de son destin, libre de choisir sa logique, sa métaphysique, sa morale.
Lorsque, dans la jeune ivresse de cette émancipation, les hommes se lancèrent à l'assaut du progrès, ils n'écoutèrent point la voix de Rome qui les mettait en garde : « *Que pouvait-il y avoir de plus insensé,* écrivait le Pape Pie VI, trois mois avant la loi Le Chapelier, *que d'établir parmi les hommes cette égalité et cette liberté effrénées qui semblent étouffer la raison, le don le plus précieux que la nature ait fait à l'homme, et le seul qui le distingue des animaux.* (...) *Peut-on d'ailleurs ignorer que l'homme a pas été créé pour lui seul, mais pour être utile à ses semblables *? *Car telle est la faiblesse de la nature humaine, que pour se conserver, les hommes ont besoin du secours mutuel les uns des autres* (...) *C'est donc la nature même qui a rapproché les hommes et les a réunis en société.* » ([^14])
Les Constituants étaient bien persuadés du contraire. Ils avaient lu Montesquieu et Rousseau. Par l'édit de Turgot (2 février 1776), le décret d'Allarde (2-17 mars 1791) et la loi Le Chapelier (14-17 juin 1791), des coups victorieux furent portés non seulement aux corporations de métiers, mais à l'institution positive du droit d'association lui-même.
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Ainsi, dans le même temps, l'esprit public était formé à considérer qu'il n'y avait pas d'autre fin sociale que la seule indétermination de chaque liberté individuelle, et l'association, moyen normal pour poursuivre ensemble une fin commune, était interdite. On comptait sur le libre jeu des appétits pour servir de régulateur économique. Adam Smith n'affirmait-il pas que « *lorsqu'on travaille pour soi-même, on sert souvent la société plus efficacement que lorsque l'on travaille pour l'intérêt de la société* ». Cette génération croyait que l'on atteignait d'autant mieux une fin que l'on en poursuivait une autre, et imaginait un Dieu dont la Providence avait fondé l'ordre social sur la pratique de l'égoïsme bien compris.
Selon la prévision de Pie VI, cette liberté effrénée ne manqua pas d'étouffer la raison, spécialement dans les milieux d'une bourgeoisie voltairienne dont la fortune remontait parfois à la vente des biens du clergé. L'entreprise capitaliste de facture libérale naquit et se développa au cours du XIX^e^ siècle dans un contexte exactement inhumain. Les conséquences de la séparation de la morale et du droit jouèrent à plein. Les individus jouirent d'une liberté contractuelle sans limite. Pour permettre à l'égoïsme bien compris de jouer son rôle, le droit d'association fut remplacé par le « délit de coalition ». Les faibles furent livrés aux forts, sans aucune réserve ni de droit, ni de fait. Quant à la morale, simple option individuelle, elle n'avait rien à faire dans tout cela.
On connaît le résultat de cette séparation absolue de la morale et du droit. Jean-Baptiste Say, en 1815, rapporte « *qu'un ouvrier, selon la famille qu'il a, et malgré des efforts souvent dignes de la plus haute estime, ne peut gagner en Angleterre* ([^15]) *que les trois quarts et quelquefois la moitié de sa dépense* ». En 1840, le rapport du Docteur Vuillermé à l'Académie des Sciences morales et politiques, brosse le tableau atroce de la condition des salariés de l'industrie. En 1843, dans les filatures belges, le tiers des ouvriers sont des enfants et, pour moitié, ces enfants ont de six ans et demi à dix ans.
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C'est le temps où M. de Molinari écrit, dans son célèbre *Traité d'Économie politique *: « *Au point de vue économique, les travailleurs doivent être considérés comme de véritables machines, qui fournissent une certaine quantité de forces productives et qui exigent en retour certains frais d'entretien et de renouvellement pour pouvoir fonctionner d'une manière régulière et continue* ([^16]). » En 1886 encore, un industriel déclare à la Commission belge du travail que la science industrielle consiste à obtenir, pour un être humain, la plus grande somme possible de travail, tout en le récompensant par le salaire le plus bas.
Ainsi, le règne de la liberté individuelle aboutit à un recul, ou plutôt à un effondrement des mœurs et de la civilisation elle-même. Quelle est la cause réelle de cet effondrement ? Est-ce la défaillance des structures ou la défaillance des mœurs ?
Si l'on considère les lois, et en particulier l'interdiction de toute association d'employeurs ou de salariés, on peut répondre que la faute principale est aux institutions. Si l'on considère l'attitude morale de ces employeurs qui se sont conduits au mépris des lois élémentaires de la simple humanité, on peut répondre qu'il s'agit d'une corruption des mœurs. On peut encore considérer les deux aspects, et dire que chacun a joué son rôle. Mais cela même semble insuffisant. Car c'est essentiellement le péché collectif d'une société qui a voulu *soustraire ses mœurs et ses institutions à l'empire de la morale* qu'il faut invoquer. Oui, les institutions étaient défaillantes, parce qu'elles allaient contre un droit naturel de l'homme. Oui, les mœurs étaient scandaleuses, parce qu'elles n'étaient plus fondées sur les fins honnêtes mais seulement sur les passions et les appétits.
#### 2. -- GENÈSE SPIRITUELLE DU SOCIALISME
L'autonomie absolue du droit -- le positivisme juridique -- voilà donc la vraie cause de la déformation des institutions et de la démoralisation des hommes. Ce ne fut toutefois pas la cause par laquelle la société individualiste s'expliqua à elle-même son propre échec.
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Ici, il faut insister. Si la mentalité socialiste empoisonne aujourd'hui l'esprit public, si elle a même pénétré dans les milieux chrétiens, c'est parce que *l'explication causale de l'échec de l'individualisme libéral* a *été faussée.* De cet échec, en effet, l'opinion publique s'est fait, sous l'influence conjuguée des docteurs du marxisme et d'une foi chrétienne affaiblie, l'idée suivante :
a\) -- On a compté, au XIX^e^ siècle, sur l'action individuelle, personnelle, dans l'espoir que la prospérité économique en résulterait. L'expérience montre que la liberté morale individuelle aboutit, sinon toujours à un échec personnel, au moins, statistiquement, à un échec social.
b\) -- Or, il est un impératif qui -- l'expérience l'établit -- doit l'emporter sur la liberté individuelle, c'est l'égalité de tous. Cette égalité suppose essentiellement que les conditions matérielles de vie soient assurées efficacement. Pour arriver à ce but, il est légitime de sacrifier la liberté à l'égalité.
c\) -- En effet, il n'est évidemment pas possible de s'appuyer sur les fins poursuivies librement par chaque individu pour obtenir ce résultat. LA LIBERTÉ MORALE EST INEFFICACE, LES FINS SOCIALES SONT NÉCESSAIRES. La *nécessité* de la fin doit donc nous faire renoncer à la *contingence* de la liberté comme moyen. Seules, des mesures légales, obligatoires, coercitives, dans la vie économique, peuvent permettre d'atteindre les fins « sociales ».
Cette explication, donc, *refuse de reconnaître que c'est le fait d'avoir soustrait les institutions et les mœurs à l'ordre moral qui est la cause de la crise* « *sociale* ». Elle tend à affirmer que c'est *d'avoir fait confiance à la liberté pour réaliser les fins sociales* qui a constitué l'erreur essentielle.
Sous ce rapport précis, cette explication est fausse et doit être combattue. Car la « liberté » qui a échoué au XIX^e^ siècle N'EST PAS LA LIBERTÉ MORALE. Les révolutionnaires ont entendu substituer la liberté individuelle au bien commun comme fin sociale.
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La société dès lors s'est donné comme but, non plus le *bien commun,* mais *l'intérêt général* ([^17]), ce qui est tout différent. Elle a veillé à faire respecter les conditions permanentes de l'indétermination des volontés individuelles par toute norme externe, quelle qu'elle soit.
Ainsi, c'est logiquement au nom de l'intérêt général que toutes les républiques fondées sur cet idéal de liberté ont persécuté l'Église ou ont essayé de la dévier de sa ligne. L'Église prétend enseigner *la* vérité aux intelligences, Elle propose *le* bien qui doit déterminer les volontés. Ce dogmatisme est contraire à la morale publique qui s'oppose à la détermination des volontés par une norme externe. Seul sera supportable le *catholicisme libéral,* celui qui présente la vérité chrétienne non plus comme *la* vérité mais comme *une morale individuelle,* facultativement possible. Ce rétrécissement du catholicisme l'a vidé, en particulier, de toute son efficacité *sociale,* puisque dans l'esprit des chrétiens eux-mêmes, il est devenu une pure attitude individuelle ([^18]).
Dans ces conditions, le souvenir a été perdu de ce qu'est une société simplement normale. C'est sans connaître les lois profondes de la santé que les individualistes, au spectacle des conséquences du libéralisme, ont cherché un remède à la maladie. Ils ont dû revenir sur le refus intégral de toute finalité, et renoncer à l'idéal social de la liberté, cette négation précisément de la finalité. Car l'homme, comme *unité* structurée, est ordonné à des fins. La morale naturelle, assumée par la morale chrétienne, n'est pas une théorie parmi d'autres. C'est une réalité matérielle, mais positive. Lorsqu'on la viole, elle se venge. Chassée par la porte, la morale est rentrée par a fenêtre.
Mais elle n'est rentrée que partiellement. La mentalité socialiste qui considère que la liberté morale est inefficace, mais que les fins matérielles de la vie sociale sont nécessaires, et qui, de ce fait, méprise la première et confie la poursuite de ces fins à la réforme des institutions, est de ce fait contraire au droit naturel.
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Les socialistes veulent non point les fins honnêtes et donc les conditions matérielles pour y parvenir, mais seulement ces dernières : les fins utiles. Ce qu'ils veulent n'est point la vie vertueuse, mais le salut matériel des corps. De la vie vertueuse, du salut éternel des âmes, en vérité, ils n'ont cure.
Mais ici, ils se heurtent eux-mêmes à la loi morale naturelle. Car les biens matériels ne sont pas seulement POUR *la vie vertueuse,* que l'on veuille ou non de celle-ci. La production et la répartition des biens matériels sont aussi PAR *la vie vertueuse* et spécialement, la pratique, personnelle et communautaire, de la justice. A défaut de cette vie vertueuse, la production et la répartition des biens matériels deviennent, elles-mêmes, anarchiques.
Si donc l'on refuse de fonder l'organisation sociale sur la responsabilité morale individuelle, il ne reste qu'à réaliser une réforme des institutions garantissant par elle-même -- *ex opere operato !* -- les fins matérielles de la vie humaine tout en évitant les aléas de la liberté morale ! Nous sommes donc en face d'une nouvelle conception de l'homme. Assez chrétiens pour être scandalisés par l'injustice, les hommes ne le sont plus assez pour entreprendre librement la pratique, personnelle et communautaire, de la justice. Assez intelligents pour comprendre -- après cent ans d'expérience, il est vrai -- que la justice ne peut être le résultat d'un automatisme magique, ils ne sont pas assez éclairés pour comprendre qu'elle ne peut, non : plus, résulter d'un simple perfectionnement technique des structures.
Le socialisme, finalement, représente ce degré de la décadence d'une société chrétienne qui, marchant à tâtons dans les brumes d'un crépuscule de la morale, reste assez clairvoyante pour fonder la revendication des droits sur l'affirmation de la justice ; mais elle est déjà assez aveuglée pour refuser de fonder la justice sur le renoncement personnel à l'égoïsme.
Pie XI, en 1931, avait donc bien profondément pénétré l'essence du socialisme lorsqu'il l'avait analysé dans les termes suivants ;
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1 -- « Le socialisme, ignorant complètement (la) sublime fin de l'homme et de la société, ou n'en tenant aucun compte, suppose que la communauté humaine n'a été constituée *qu'en vue du seul bien-être* ([^19]). »
2 -- « Les socialistes concluent que l'activité économique -- dont les buts matériels retiennent seuls leur attention -- doit *de toute nécessité être menée socialement*... ([^20]) »
Ainsi, LE CONTENU DOCTRINAL DU SOCIALISME RÉSULTE DE L'ERREUR DE JUGEMENT D'UNE SOCIÉTÉ LAÏCISÉE. Cette société, refusant de comprendre sa faute, qui est d'avoir séparé le droit de la morale, cherche aux conséquences de cette séparation une cause dont la découverte ne la fasse pas revenir sur le principe fondamental du positivisme juridique. Elle incrimine non point l'autonomie du droit qui, sans base morale, mène les peuples à l'anarchie, mais l'impuissance de la morale qu'elle accuse d'être illusoire et inefficace.
#### 3. -- LA DIALECTIQUE DU « SOCIAL » ET DU « MORAL »
L'évolution du « social » et du « moral » telle que nous l'avons évoquée précédemment ne fait donc rien d'autre que manifester le progrès dans les esprits de la mentalité socialiste elle-même. Ce progrès est déplorable car il est de nature à fausser les consciences, même dans les milieux catholiques. Pour la mentalité socialiste, tout se passe en effet comme s'il y avait deux morales.
-- Une morale relative aux *personnes* (exclusive de ce qui concerne la gestion des biens). Cette morale est essentiellement individuelle et facultative. Elle n'a pas, par définition même, de conséquence sociale. On peut l'accepter ou la rejeter, la pratiquer ou la violer sans que la collectivité ait à s'en préoccuper. Il s'agit précisément là du domaine de cette indétermination des volontés qui est le but de l'organisation sociale individualiste. Selon son principe, *la société n'a à défendre les individus contre leur propre faiblesse que s'il s'agit de faiblesse d'origine matérielle *: *physique* ou *économique.*
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C'est ce qui explique que de nos jours les pouvoirs publics interviennent volontiers dans le cas d'une agression à main armée, ayant le vol pour objet, ou pour instituer la sécurité sociale, -- mais qu'ils demeurent remarquablement indifférents et inefficaces lorsqu'il s'agit de prostitution, d'avortement ou de traite des blanches.
-- D'autre part, une morale relative *aux biens,* spécialement à ceux qui conditionnent la vie physique des individus. Cette morale est universelle et obligatoire. Elle ne peut donc être fondée sur une chimérique pratique des devoirs, spécialement par le patronat. Ce sont donc non les mœurs, mais les institutions, qui doivent ici prendre en charge la défense des individus. Car *la société a le devoir de défendre les individus contre les injustices d'autrui lorsque ces injustices concernent la vie matérielle.* C'est ce qui explique que lorsque les injustices d'autrui en ce domaine semblent inéluctables, l'homme étant incapable d'agir de façon droite, la société se substitue délibérément à autrui et l'on assiste à la naissance de l'État nationalisateur des biens, planificateur du travail et distributeur des revenus.
Finalement la société intervient pour défendre les individus contre leur propre faiblesse ou contre les injustices d'autrui SUR LE PLAN DES BIENS MATÉRIELS ET DE L'INTÉGRITÉ PHYSIQUE que ces biens garantissent. Elle refuse d'intervenir SUR LE PLAN DE LA PERSONNE, DE SON AME ET DE L'INTÉGRITÉ PHYSIQUE que requiert la vie de l'âme. Elle refuse même de reconnaître publiquement qu'il existe une faiblesse « morale » ou un injustice « morale », alors qu'elle reconnaît qu'il existe une faiblesse économique et une injustice « sociale ».
Tel est le mélange innommable de matérialisme et de spiritualisme qui flotte vaguement dans l'âme de la multitude des baptisés qui, plus ou moins consciemment, préconisent ou soutiennent des mesures socialistes. Simultanément, dans leur esprit, l'idée de la morale s'en trouve altérée.
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Essentiellement, notre vie morale comprend nos devoirs envers Dieu, envers nous-mêmes et envers les autres. Lorsque la mentalité socialiste a discrédité la morale comme activité personnelle à retentissement social dans le domaine des biens matériels, la morale perd une grande part de son crédit dans les consciences. Elle tend à ne plus concerner que les devoirs à l'égard de Dieu et à l'égard de nous-mêmes. Une grande partie des devoirs vis-à-vis des autres semble par nature devoir être enlevée à l'initiative et à la responsabilité des personnes ([^21]). Dans ces conditions, la morale peut rester aux yeux des croyants le bon moyen pour aller au Ciel. Elle a cessé, aux yeux de tous, d'être un moyen pour organiser la vie sociale et être heureux sur la terre.
Par ailleurs, la vie « morale » cesse d'être le critère de la valeur la plus profonde d'un homme. Dire d'un homme qu'il est « *moral* » est un brevet de bonne conduite, mais constitue un éloge assez tiède. On préférera dire qu'un homme est « *social !* ». Tout se passe *comme si la valeur morale d'un homme était une valeur partielle ne garantissant que sa vie individuelle,* tandis que *la reconnaissance d'une personnalité sociale constituerait l'affirmation d'une valeur absolue, incluant* (*ou rachetant*) *la vie simplement morale.*
Enfin, la notion de morale a perdu son universalité. Celui qui s'affirmerait aujourd'hui comme un adversaire de la justice « sociale » susciterait le mépris public. Tandis que celui qui s'affirme ouvertement, au nom de l'Art, de la Philosophie ou de n'importe quoi, comme un adversaire de la « morale », ne doit renoncer pour autant ni à l'estime publique, ni aux honneurs officiels.
TELS SONT les avatars présents de la société, de la liberté et de la morale.
La société est devenue le sujet moral responsable de l'obtention des fins matérielles de la vie par tous les citoyens (matérialisme social).
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La liberté est devenue le droit, officiellement proclamé, de ne pas poursuivre les fins assignées par la nature et voulues par le Créateur (positivisme juridique).
La morale est devenue une activité individuelle relative aux devoirs religieux et personnels, qui (mènent au Ciel, mais) ne servent pas de point d'appui à l'organisation sociale (catholicisme libéral *et* progressiste).
Cette corruption du vocabulaire exprime sans doute une crise philosophique d'une ampleur douloureuse. Mais, plus profondément, elle révèle une *très grave crise spirituelle.* Le refus intellectuel de la finalité rend manifeste le refus, plus intime, de la volonté devant l'immolation.
On peut même se demander si, essentiellement, l'affirmation du primat de la réforme des structures sur la réforme des mœurs dans l'économie sociale ne manifeste pas la volonté de justifier en doctrine le devoir de travailler au perfectionnement du corps social tout entier, mais en évitant, comme membre de ce corps, d'avoir à se perfectionner soi-même. Ainsi se trouverait enfin réalisée la base idéologique de la communauté d'action, le front commun des croyants et des incroyants, des catholiques et des marxistes, pour le progrès « social ».
Marcel CLÉMENT.
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### L'intégrisme
*Notes et documents pour une étude historique* (*suite*)
La première partie de cette étude, parue dans notre numéro 17, comporte les points suivants : 1. -- Le livre de Nicolas Fontaine et le Mémoire anonyme. 2. -- Le Mémoire de Mgr Mignot. 3. -- L'Encyclique *Ad beatissimi.* 4. -- État de la question avant 1950.
#### 5. -- La valeur des documents de Gand
Nous avons jusqu'ici retenu seulement le contenu des documents. Et cela seul nous a permis de faire quelques découvertes sur la manière très libre, et même très fantaisiste, dont on a utilisé ce contenu.
Mais il est temps d'évoquer les problèmes de critique interne et de critique externe qui sont posés à leur propos. Or, point capital, personne de connu n'a fait la critique interne des documents de Gand, et ce n'est pas nous qui la ferons, pour cette simple raison que ces documents, *on* ne *les connaît pas.* On n'en connaît que le Mémoire qu'un anonyme en a tiré, sans que l'on puisse vérifier sur pièces si son analyse et ses conclusions sont arbitraires ou fondées. On ne *sait* avec certitude ni où sont les documents originaux, ni s'ils existent encore.
On ne peut donc entièrement rejeter la remarque de M. Raymond Dulac ([^22]) :
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« La base d'une très grave affirmation, historique et morale, est un auteur pseudonyme, utilisant un écrit anonyme, qui s'appuie sur des documents introuvables. » L'auteur pseudonyme, Nicolas Fontaine, mais dont l'identité paraît percée, n'a point vu lui-même, en effet, les documents de Gand. Il n'en connaît que le Mémoire anonyme, qu'il reproduit, et deux pièces isolées, deux lettres de Mgr Benigni dont le moins que l'on puisse dire est qu'elles ne suffisent pas à être décisives. Or l'*anonyme* inconnu qui *parle des documents,* les a-t-il bien lus ? exactement interprétés ? objectivement analysés ? Comment le savoir ([^23]) ?
M. Dulac ajoute :
« Ces documents, personne de connu n'a pu, jusqu'ici, ni les critiquer, ni même les consulter. S'ils existent encore, ils sont la propriété d'un détenteur inconnu. »
Reprenons donc l'histoire des documents de Gand.
Le Mémoire anonyme expose que, sur dénonciation, une perquisition de la police allemande fut effectuée en 1915 chez un avocat belge, Jonckx, correspondant local de Mgr Benigni. Un religieux camillien, le P. Höner, joue dans cette dénonciation un rôle qui paraît pour le moins équivoque, On espère trouver des documents qui puissent servir à une propagande contre la France en général ou contre le catholicisme français en particulier. De fait, la police allemande trouve chez Jonckx une grande masse de documents chiffrés et, l'ayant « sommé » d'en révéler la clé, l'obtient par des moyens qui ne sont pas précisés. Aucune utilisation n'est faite par la propagande allemande. Il semble que le prétexte anti-français invoqué auprès de la police allemande ait en réalité couvert d'autres desseins.
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Après la guerre, le gouvernement belge demande la restitution des documents volés. Mais, dit le Mémoire anonyme, « *l'autorité allemande les a fait photographier et, n'y trouvant sans doute rien qui servît ses projets, les a remis au* P. *Höner* ». La phrase est obscure, mais le contexte : 1° indique que ce sont les photographies qui ont été remises au P. Höner ; 2° laisse supposer que les originaux ont été restitués à Jonckx.
On ne nous a pas dit comment ni pourquoi le P. Höner s'était trouvé là en 1915 ; on ne nous dit pas davantage comment ni pourquoi il se retrouve là, à point nommé, vers 1919, pour recevoir les photocopies. On ne nous dit pas non plus à quel titre il les reçoit. Il apparaît seulement que, dès lors, cet étrange religieux camillien se considère comme le légitime propriétaire des photos. Nous ne sommes pas sûrs que la théologie morale puisse être en tous points d'accord avec cette singulière histoire de dénonciation et de vol.
Toujours d'après le Mémoire anonyme, le P. Höner meurt en 1920, et « les photographies deviennent la propriété de M. Guerts, professeur d'histoire au Grand Séminaire de Ruremonde ». Le contexte semble indiquer que c'est M. Guerts qui a permis à l'auteur inconnu du Mémoire anonyme d'examiner les documents. (A moins qu'il y ait eu encore un nouveau vol ?)
Le Mémoire anonyme n'en dit pas plus. Que cette discrétion ait eu ses raisons à l'époque, c'est bien possible. Qu'on n'en sache pas davantage aujourd'hui, et que l'auteur anonyme soit resté inconnu, voilà qui donne à penser.
En tous cas, les informations complémentaires qui ont été publiées depuis lors sur les documents sont extrêmement maigres et souvent fort incertaines.
Selon Davallon, dans la *Chronique sociale* du 15 mai 1955 (p. 244), les photocopies « furent communiquées à un Sulpicien éminent, M. Mourret... Il en releva des extraits, dont il fit part à diverses autorités religieuses, notamment au Nonce apostolique et à S. E. le cardinal Dubois ». Il s'agit seulement *d'extraits* recopiés. Et la *Chronique sociale* ajoute : « Nous ne savons ce qu'il est advenu des photocopies originales. »
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Cet abbé Mourret semble être celui qui était l'ami du philosophe Maurice Blondel. Ce qui expliquerait que Blondel ait été très tôt au courant, et qu'il ait pu écrire, dans une lettre du 17 janvier 1922 dont la *Correspondance Blondel-Valensin* (tome II, p. 130) nous donne seulement un extrait ([^24]) :
« Les Jésuites, très dénoncés, ont pris très à cœur cette histoire. Le P. d'H. (?) a fait copier ou photocopier à peu près tous les documents, qu'il a portés à Rome. Le document a été mis entre les mains du Pape, du secrétaire d'État, des principaux chefs d'ordre... ([^25]) ».
A quoi M. Raymond Dulac ajoute de son côté une précision ([^26]) :
« Selon une rumeur parisienne, ces documents ou une copie auraient été remis à un Sulpicien, Mourret... Mourret les aurait légués à un inconnu, avec l'ordre de ne les publier que cinquante ans après sa mort. »
Voilà donc, sauf omission de notre part, tout ce que l'on sait. Aucune des personnes qui ont vu elles-mêmes les documents n'a fait de révélation à leur sujet (à part l'inconnu du Mémoire anonyme). Aucune des personnes qui ont parlé de ces documents ne prétend avoir pu les examiner.
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Rien n'interdit de penser que ces documents sont authentiques. Rien n'interdit non plus de penser que l'on a pu y ajouter des pièces fabriquées : les premiers détenteurs, à savoir la police allemande d'une part, d'autre part le P. Höner (d'après ce que l'on sait de lui par le Mémoire anonyme) ne paraissent pas devoir être tenus au-dessus de tout soupçon d'une éventuelle manipulation policière. Il faut bien dire que les hommes qui ont été capables de dénoncer l'avocat Jonckx à la police allemande, de lui extorquer la clé des documents, de s'en constituer légitimes propriétaires, ne peuvent être considérés a priori, comme incapables de falsifications.
Sous les réserves qui viennent d'être dites, l'authenticité des extraits recopiés ne paraît pas nécessairement invraisemblable. Il est fort vraisemblable que des copies partielles se trouvent entre les mains du Saint-Siège. Mais ce qui paraît radicalement invraisemblable, et qui pourtant est vrai, c'est l'usage vaillamment assuré que l'on a constamment fait de ces probabilités et de ces incertitudes, sans aucunement avoir pu prendre connaissance des documents. On a suivi, pillé, reproduit (voire arbitrairement « complété ») le Mémoire anonyme : Davallon en transcrit presque littéralement l'essentiel dans la *Chronique sociale* du 15 mai 1955, *comme s'il avait pu en vérifier la véracité.* Au sujet des photocopies, il va jusqu'à écrire (pp. 244-245) :
« A notre connaissance, elles n'ont jamais fait l'objet d'une publication intégrale. Mais les passages cités çà et là paraissent authentiques. Ils n'ont pas été démentis. »
Un peu plus haut, concernant « l'existence d'une organisation clandestine » (p. 243) :
« Les preuves manquaient. Un hasard (*sic*) de la guerre de 1914 se chargea de les apporter. »
Et plus loin (p. 245) :
« De ces documents, il résulte que... »
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Tout cela est inexact. Les preuves ont été *apportées,* mais à qui ? A un inconnu, auteur du Mémoire anonyme ; et vraisemblablement à d'autres personnes, mais qui n'ont pas révélé si ces preuves leur paraissaient probantes.
Les passages cités çà et là paraissent authentiques ? Ils n'ont pas été démentis ? Mais :
1. -- Il n'y a quasiment pas eu de « passages publiés, çà et là ». Davallon précise en note (p. 245) : « Des publications partielles ont été effectuées ». D'abord, dit-il, dans *Le Mouvement des idées et des faits,* la revue de l'abbé Lugan. Ensuite par Nicolas Fontaine. Or *ces deux publications n'en font qu'une.* Fontaine reproduit simplement ce qui a paru dans *Le Mouvement,* et ne prétend nullement avoir une autre source, ni effectuer une publication complémentaire ou différente. Il n'existe donc, en réalité, ni « publications çà et là », ni « publications partielles » au pluriel. Si Davallon ([^27]) veut bien vérifier ses sources, il devra en tomber d'accord. Et Davallon lui-même n'a rien eu de plus que ces « publications partielles » dont le nombre réel se ramène à une seule. En outre, ce qui a été publié -- quasiment rien -- est loin de suffire à attester la véracité des affirmations contenues dans le Mémoire anonyme.
2. -- Contrairement à ce que dit Davallon, *il y a eu démenti,* et sur le point capital : -- sur le secret. Il y a la lettre de Mgr Benigni en date du 16 novembre 1921, qui est mentionnée et partiellement citée par Fontaine lui-même. Il est parfaitement légitime de critiquer ce démenti. Mais il est impossible de nier son existence. Davallon, qui cite, suit et transcrit Fontaine, aurait dû voir le démenti.
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Il est abusif, enfin, d'écrire, comme fait Davallon : « *De ces documents, il résulte que...* » Car Davallon, n'ayant pas vu les documents, est dans l'ignorance de ce qui peut en résulter. Il se contente de suivre religieusement le Mémoire anonyme. Une telle transcription n'est pas a priori absurde ou insoutenable : mais il faut alors prévenir le lecteur qu'on lui donne des conjectures, des probabilités, des *affirmations non vérifiées.*
La vérité est que, dans l'état des documents publiés jusqu'en 1950, on a tout ce que l'on voudra, sauf précisément des preuves et des certitudes. Une saine méthode historique aurait exigé plus de prudence dans l'affirmation ; les probabilités vraisemblables auraient dû être données pour telles, rien de plus.
Seulement, on avait à choisir entre la saine méthode historique et l'utilisation tactique et polémique. Par entraînement et passion, sans doute, et aussi parce que les patientes et prudentes méthodes intellectuelles semblent très largement tombées en désuétude parmi nos publicistes, on s'est pressé d'affirmer, de donner pour « prouvé », et même de « gonfler » le peu de choses, souvent incertaines ou suspectes, que l'on possédait sur le S.P.
Il convient d'éviter d'autre part les excès d'une hypercritique. Nous ne croyons pas que le Mémoire anonyme ne repose sur rien ni qu'il soit entièrement inexact. Plusieurs de ses affirmations, à condition d'être nuancées ou ramenées à de justes proportions, sont parfaitement vraisemblables. Mais nous préférons, bien qu'il faille le tenir pour partiel, voire parfois unilatéral, le Mémoire de Mgr Mignot, -- même si sa date et son contenu viennent, dans une large mesure, réduire la portée du « *secret* » attribué au S.P., et par suite celle des considérations romancées, à finalité polémique, que l'on a construites sous la référence invoquée, mais non vérifiée, des documents de Gand.
Ces documents, d'ailleurs, pourquoi donc ne les a-t-on pas publiés ? Ceux qui les ont eus entre les mains n'étaient ni affiliés ni favorables au S.P., ils paraissent même avoir été fort hostiles à l'intégrisme.
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Si une publication, même partielle, avait été susceptible de donner une base aux accusations contenues dans le Mémoire anonyme, pourquoi donc l'auraient-ils évitée ? La non-publication suggère qu'il y a, au moins en partie, soit *autre chose* que dans le mémoire anonyme, soit sur certains points *le contraire.* On comprend que des raisons graves, tenant aux personnes mises en cause, aient pu empêcher une publication intégrale. Mais qu'est-ce donc qui a pu détourner d'une importante et nombreuse publication partielle ?
Ne tirons pas de cette abstention des conclusions catégoriques. Notons simplement qu'elle accroît le caractère douteux du Mémoire anonyme.
\*\*\*
ON POURRAIT NOUS DEMANDER pourquoi nous nous sommes arrêtés ici, pourquoi nous avons voulu faire le point des documents publiés *jusqu'en* 1950. C'est qu'après 1950, d'autres documents ont été (partiellement) publiés. Mais la plupart des historiens ou publicistes français ayant écrit sur le S.P. n'ont pu les connaître. D'autres, comme Davallon dans la *Chronique sociale,* écrivant en 1955, auraient pu en avoir connaissance, et très probablement ne les ignorent pas : mais, pour une raison inconnue, ils préfèrent ne pas les mentionner et n'en tenir aucun compte.
Dans un premier temps, nous nous sommes donc limités aux documents publics cités en référence par les historiens et publicistes. Cela nous a permis de mesurer quel esprit -- involontaire, il se peut, mais bien réel -- quel esprit d'exagération, de majoration, de « gonflage » systématique anime leurs travaux. Cela nous permettra aussi de mieux comprendre comment les documents nouveaux apportent un complément, un éclairage, une signification à ce qui était contenu de *vrai* dans les documents antérieurs. Enfin, cela nous a fait situer le « gonflage » : il a son importance, et point seulement rétrospective. Il est une de ces inexactitudes historiques qui hypothèquent notre présent. Il était donc utile de le décrire.
\*\*\*
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ENCORE UNE REMARQUE sur les documents anciens. Davallon fait, dans la *Chronique sociale* du 15 mai 1955, d'expresses réserves sur les sources (p. 245, note 8). Nous les mentionnons parce que nous les estimons exactes et inadéquates.
Sur le directeur de la « petite revue confidentielle, d'esprit démocrate chrétien », *Le Mouvement des idées et des faits,* qui publia la première les documents reproduits par Fontaine, Davallon observe : « *L'abbé Lugan, ex jésuite... que nous avons bien connu, avait contre l'Action française et tout ce qui* en *relevait une aversion telle qu'elle* en *offusquait parfois son jugement.* »
Sur le livre de Fontaine : « *L'esprit dans lequel l'auteur a traité son sujet, nationalisme étroit, préjugés gallicans, sympathie immodérée pour la pensée du* P. *Laberthonnière, enlève, par suite du manque d'objectivité, beaucoup d'intérêt à son travail.* »
Ce jugement sévère nous paraît entièrement mérité ([^28]).
Seulement, Davallon semble oublier que « le travail » de Fontaine n'est pas sur le S.P. et l'intégrisme. Sur ce point, il n'apporte essentiellement que des documents. Que Fontaine soit tendancieux dans ses commentaires est sans influence sur l'authenticité et la véracité des documents qu'il reproduit. Il est étonnant en tous cas que Davallon, si loyalement, scrupuleusement et explicitement méfiant à l'égard de Fontaine, ne se pose à aucun moment les mêmes questions pour l'auteur inconnu du Mémoire anonyme, et qu'il en paraphrase ou transcrive fidèlement le texte.
Il reste en outre que si, dès l'origine (à savoir l'abbé Lugan), on avait affaire à des auteurs tendancieux, on peut légitimement demander s'ils n'ont pas fait un choix arbitraire ou frauduleux dans les documents qu'ils ont publiés, ou s'ils n'y ont pas pratiqué des coupures indues. En conclusion, il était vraiment impossible de voir en tout cela des *preuves certaines.*
\*\*\*
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AVANT D'ABORDER les nouveaux documents, il nous reste encore un point à élucider : d'après les documents anciens, la plupart des historiens et publicistes qui ont traité de l'intégrisme ont affirmé qu'existait une conjonction étroite entre le S.P. et l'Action française.
#### 6. -- L'Action française et l'intégrisme.
Revenons une fois encore à la source initiale et unique. Fontaine affirme l'étroite collusion du S.P. et de l'Action française (p. 114) : « *Le maurrasianisme* ([^29]) *et l'intégrisme sont depuis le règne de Pie X étroitement associés. Ils ont combattu l'un pour l'autre et triomphé l'un par l'autre.* » Il n'en donne aucune preuve, sauf cette indication précise (mais qui est inexacte, comme nous le verrons plus loin) : « *Jacques Rocafort* ([^30]) *n'était pas étranger à l'Action française : il citait volontiers Maurras et écrivait lui-même, sous un pseudonyme, dans la revue* » (p. 48). Ces affirmations sont l'origine de la thèse, constamment reproduite et répétée, selon laquelle l'intégrisme du S.P. et l'Action française, c'était tout un.
Il est important ici, pour comprendre et apprécier ce que voulait dire Fontaine, de se souvenir de ses conceptions en matière de doctrine catholique, telles qu'elles s'expriment à plusieurs reprises, et significativement dans cette remarque (p. 24, en note) :
« Il est vraiment impossible à un catholique de renier sincèrement le maurrasianisme s'il reste fidèle au thomisme, ou de se sentir infidèle au thomisme parce qu'il aurait refusé de renier le maurrasianisme. »
52:18
Pour Fontaine, donc, *l'intégrisme* était une catégorie qui comprenait non seulement le S.P., mais encore, d'une part, tout le thomisme en tant que tel, et d'autre part la Déclaration des Cardinaux et Archevêques du 10 mars 1925 (voir pp. 153 et suiv.).
Associer l'Action française à un intégrisme conçu de manière aussi... « large » était donc une affirmation de portée fort approximative. C'est dans un intégrisme englobant le thomisme, les Cardinaux et Archevêques, et saint Pie X, que Fontaine range l'Action française. Cette considération aurait dû faire hésiter les historiens et les publicistes avant d'associer, sur la seule autorité et les seules affirmations de Fontaine, l'Action française à l'intégrisme. Que, d'autre part, le S.P. et l'Action française aient eu souvent les mêmes adversaires et les mêmes amis peut être, si l'on veut, un indice intéressant, mais ne suffit pas pour conclure avec certitude.
D'autant plus que, dans le livre de Fontaine lui-même, d'autres précisions devaient incliner à la prudence.
Le Mémoire anonyme déclare (Fontaine, p. 146) :
« Parmi les personnages dont (le S.P.) doit se méfier (...) les chefs de l'Action française, qui font bonne besogne par certains côtés, mais qui veulent accaparer le mouvement à leur profit. »
Le commentaire de Fontaine (p. 146, en note) tend à atténuer la portée de ce texte :
« C'est-à-dire que tout aurait été pour le mieux si les chefs de l'Action française, plutôt que de travailler de concert avec Mgr Benigni, s'étaient mis à son service. »
Mais c'est un commentaire qui ajoute au texte. Le *concert,* c'est le postulat gratuit de Fontaine : il n'est pas dans le Mémoire anonyme, et plutôt nié dans le passage cité.
53:18
Cela n'a pourtant pas empêché historiens et publicistes de prendre prétexte du livre de Fontaine, d'invoquer le livre de Fontaine pour multiplier les accusations catégoriques. M. Dansette assure ([^31]) qu' « *en France, l'action de ses affiliés* (du S.P.) *est appuyée par l'Action française...* » Davallon, dans l'étude déjà plusieurs fois citée de la *Chronique sociale,* amplifie sans mesure, et même par des rapprochements de mots qui sont de simples calembours : « A rapprocher, écrit-il d'un air entendu (p. 249, note 23), le *catholicisme intégral,* du *nationalisme intégral* de l'Action française ». En raisonnant ainsi, on pourrait le rapprocher aussi de ce que l'on appelait avant la guerre le « nudisme intégral »...
Mais voici qui est plus sérieux (Davallon, p. 252) :
« ...Ces penchants politiques expliquent, s'ils ne la justifient pas, l'alliance paradoxale qui s'établit en France, pendant le premier tiers du XX^e^ siècle, entre les intégristes et l'Action française, mouvement dont certains chefs étaient positivistes ou athées.
Les théologiens intransigeants et pointilleux de l'intégrisme n'eurent jamais un mot de critique ni contre les aspects antichrétiens de la pensée de Charles Maurras (...) ni contre les violences et les injustices polémiques de l'Action française.
Lorsque Pie XI condamna l'Action française, des prêtres et des religieux venus de l'intégrisme encouragèrent à la révolte certains dirigeants de l'Action française... ([^32]) »
Nous croyons qu'il n'y eut aucune alliance, aucun concert, aucune action conjuguée entre le S.P. et l'Action française. Il y eut des rencontres de fait. C'est une autre chose. Peut-être est-il possible de distinguer sur plusieurs points un état d'esprit analogue : ce n'est pas notre propos, c'est de la psychologie ou, comme dit M. Joseph Folliet, de la « psychanalyse existentielle » ([^33]).
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Nous nous occupons de certitudes et de conjectures historiques, en distinguant les conjectures des certitudes.
L'alliance, ou l'action concertée, entre le S.P. et l'intégrisme, ont été niées par Maurras. Cette négation doit être prise en considération pour deux raisons :
1. -- Parce qu'elle figure dans un écrit qui avait aux yeux de Maurras une valeur testamentaire ([^34]). Cet écrit reste par endroits fort passionné, c'est une autre question. Mais il est difficile de prétendre que Maurras, dont on sait avec quelle loyauté, et même quel acharnement, il revendique comme sien ce qui est sien, et en réclame l'entière responsabilité, -- il est difficile de supposer que Maurras, surtout dans un écrit de cette sorte, aurait avancé un mensonge délibéré sur un point capital de son action passée. En outre, un tel mensonge aurait été *tactique,* mais d'une tactique toute rétrospective, n'ayant plus d'importance (d'importance tactique précisément) après 1944.
2. -- D'autre part, pour se concerter et pour s'allier, il faut se connaître. Il est invraisemblable que Maurras ait pu être l'allié d'un organisme dont il aurait ignoré l'essentiel. Or, dans sa dénégation, Maurras manifeste une *réelle* ignorance de l'histoire du S.P.
La dénégation de Maurras ne laisse subsister que l'hypothèse -- mais déjà bien différente de ce qui est ordinairement affirmé -- d'une liaison avec le S.P. de certains membres de l'Action française, mais alors *à l'insu de Maurras,* c'est-à-dire à l'insu de la direction de l'Action française.
Voici le texte de la dénégation de Maurras (*Le Bienheureux Pie X*, pp. 103-104) :
« L'historien Dansette retarde de nombreuses années lorsqu'il croit pouvoir nous envelopper dans le déclin de l'intégrisme. Ce déclin avait commencé sous Pie X, qui avait donné son congé à Mgr Benigni ([^35]), sans nous comprendre le moins du monde dans sa disgrâce.
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Le correspondant parisien de Mgr Benigni n'était pas de chez nous : l'universitaire très distingué, professeur et écrivain de talent, l'excellent journaliste Jacques Rocafort, n'adhéra jamais à l'Action française ([^36]). Le pontificat suivant accentua la réprobation de l'intégrisme sans cesser d'honorer les hommes éminents qui avaient entouré et secondé Pie X (...). De façon générale, l'Église universelle comme l'Église de France, nous approuvait de nous tenir à distance de discussions intestines (...). Nous ne nous mêlions pas des affaires sacrées. Sans nous priver de louer ce qui nous semblait devoir l'être dans les actes ou les écrits pastoraux, nous nous interdisions toutes les critiques. »
Un peu plus loin (p. 144), Maurras rappelle le principe et la pratique de l'Action française à l'égard des questions religieuses :
« L'Action française ne se mêlait pas d'enseigner le Catholicisme, cela ne la regardait point, mais ses méthodes critiques, sa manière de traiter certains philosophes profanes (bergsoniens, kantiens, hégéliens, immanentistes ou évolutionnistes) qui ne trouvèrent pas d'adversaire plus déterminé, fermait la porte des esprits aux tentations de bien des erreurs à la mode. Ces systèmes débiles ne savaient que nous répondre, à moins de s'attirer des répliques indésirées. »
En sens contraire, on a cru pouvoir remarquer que dans sa *Politique religieuse* ([^37]), Maurras mentionne favorablement le « catholicisme intégral ».
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Mais ces deux mots ne signifient là rien de plus que leur sens obvie. Ils sont d'ailleurs entre guillemets dans le texte, non point par référence aux « catholiques intégraux » de Mgr Benigni, mais parce qu'ils sont une citation d'un article de Paul Souday, d'ailleurs longuement reproduit en note : il s'agit, à propos notamment de Louis Veuillot et de Huysmans, de « la splendeur traditionnelle du catholicisme intégral ». Le sens est donc fort clair et fort innocent. Néanmoins Fontaine (p. 32, note 2) utilise frauduleusement ce texte de Maurras, et beaucoup ont cru Fontaine sur parole.
Si l'on interroge l'œuvre de M. Robert Havard de la Montagne, la réponse semble d'abord, à vrai dire, moins nette ([^38]). M. Havard de la Montagne a été plusieurs fois accusé ([^39]) non seulement d'être « intégriste », ce qui peut s'entendre en un sens vague ([^40]), mais encore d'avoir effectué pendant des années « *la liaison entre l'Action française et l'intégrisme* », ce qui paraît mettre en cause une conjonction directe avec le S.P. lui-même. M. Havard de la Montagne sourit de cette accusation plutôt qu'il ne la dément catégoriquement. De l'intégrisme, il ne retient guère que l'emploi tactique et polémique du mot : « *Pour discréditer les catholiques de droite, on a forgé le vocable d'intégrisme* » ([^41]), et il relève d'ailleurs à cet égard des abus bien réels et véritablement calomnieux. Du livre de Fontaine, M. Havard de la Montagne parle en termes très généraux :
« M. Nicolas Fontaine, de son vrai nom M. Louis Canet (...) dévoile la grande conjuration intégriste qui a abouti à la Déclaration des Cardinaux et Archevêques du 10 mars 1925. Il m'y attribue un rôle beaucoup trop flatteur pour mon amour-propre (...).
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...M. Louis Canet avait inscrit sous cette pancarte abhorrée (intégrisme) les Cardinaux et Archevêques de 1925 pour avoir réprouvé la législation laïque ; le cardinal hollandais Van Rossum, pour avoir médit de 1789 (...).
Le libelle anti-intégriste de M. Louis Canet était un constant réquisitoire contre le Pape de l'Encyclique *Pascendi* et de la Lettre apostolique sur le Sillon ([^42]). Quelqu'un à Rome me disait : « Au fond, ce que l'auteur réclame, c'est la condamnation posthume de Pie X. »
En somme, M. Havard de la Montagne retient les inexactitudes et les exagérations les plus énormes (ou les plus ridicules) de Fontaine, et laisse entendre que tout l'ouvrage est un roman, mais il ne se prononce pas sur l'existence et les activités du S.P. ; et quand il proteste qu'on lui *attribue un rôle beaucoup trop flatteur pour son amour-propre,* la critique du texte ne peut à elle seule décider s'il s'agit d'un démenti catégorique ([^43]).
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En revanche, il est hautement improbable que M. Havard de la Montagne ait pu jouer un rôle précis de « *liaison* » dans une *alliance* ou dans une *action concertée,* parce qu'il n'eût pas été en mesure de le faire. Il eut certainement une influence intellectuelle importante dans les milieux d'Action française ; Charles Maurras le tenait en très haute estime ([^44]). Mais, quel que soit le poids que l'on reconnaissait à ses avis, il ne participait pas à la direction de l'Action française : comme on peut le vérifier dans son livre *Chemin de Rome et de la France,* il résidait en province, d'abord dans le Maine, puis à Lille, de 1900 à 1914. Sa collaboration journalistique à *l'Action française* ne débute qu'en 1917. Au moment de *l'Enquête sur la monarchie,* il était rédacteur en chef du *Nouvelliste de la Sarthe.* Ensuite, il est à Lille directeur du *Nord patriote.* Il est mobilisé en 1914 et réformé en 1917. Imaginer qu'il ait été, avant 1917, l'agent de liaison entre l'Action française et le S.P. -- ou le complice secret du S.P. au sein de l'Action française -- se heurte à des impossibilités matérielles. Et c'est peut-être pour cette raison que M. Havard de la Montagne se contente de sourire d'une telle accusation.
Quant à soutenir que M. Havard de la Montagne était l'agent de l'intégrisme *après la disparition du S.P.*, c'est alors une accusation d'ordre psychologique ou psychanalytique, relevant des opinions et appréciations, et non plus des faits vérifiables. Nous ne nous en occuperons pas, sauf pour remarquer qu'en tous cas M. Havard de la Montagne a toujours manifesté une courtoisie dans la discussion, un sérieux dans l'analyse, une mesure dans le jugement et dans le ton, qui le situent aux antipodes de ce que l'on désigne ordinairement par « procédés intégristes ».
59:18
De tels procédés, c'est au contraire contre lui qu'ils ont été employés.
\*\*\*
LES HISTORIENS et publicistes ne tiennent aucun compte de ces précisions -- qui sont pourtant publiques et à leur portée -- et ils s'expriment avec une entière assurance, comme s'il était historiquement prouvé : 1. -- qu'il existait une alliance et une action concertée entre le S.P. et l'Action française ; 2. -- que M. Havard de la Montagne était la cheville ouvrière ou l' « agent de liaison » de cette connivence.
Ce paradoxe, et d'autres semblables que nous avons rencontrés ou que nous rencontrerons, nous engagent à formuler, pour les historiens qui liront ces lignes, un avertissement catégorique : sur l'intégrisme ils devront -- contrairement aux habitudes funestes qui se développent présentement chez les intellectuels -- n'utiliser aucune des études de seconde main parues en France jusqu'ici, quelle que soit par ailleurs l'autorité morale de leurs auteurs ou des publications qui les contiennent. Ils devront se méfier du consentement universel qui assure trouver, dans les documents invoqués et cités en référence, des preuves qui n'y sont pas. On disait plaisamment naguère dans les Facultés de lettres que, presque tous, les auteurs de grammaires latines et de dictionnaires se copient et recopient les uns les autres, assurant ainsi la transmission de contresens ou de fausses règles dont des travaux plus récents ont en vain démontré l'inexactitude. Les auteurs d'études sur l'intégrisme ont fait de même. Et de plus en plus : jusque dans leurs bibliographies, on les voit tenir et donner pour témoignages concordants ce qui n'est que la transcription multiple d'une source unique et d'ailleurs douteuse, en tous cas gratuite, le Mémoire anonyme. Ils vont même jusqu'à l'attester sans l'avoir examiné, ils le connaissent de seconde main, ils lui font dire ce qu'il ne dit pas, puisqu'ils l'invoquent au sujet de l'alliance entre le S.P. et l'Action française, alors que le texte même du Mémoire, nous l'avons vu, invite à douter d'une telle alliance plutôt qu'à y croire.
\*\*\*
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MAIS L'AUTRE MÉMOIRE, celui de Mgr Mignot, affirme au contraire quelque chose comme une alliance entre le S.P. et l'Action française. Il dit très précisément que les deux mouvements avaient « partie liée ». Relisons :
« ...On laissait cependant une liberté entière aux néo-positivistes d'un autre mouvement qui se flattait d'être protégé par de puissantes personnalités (...). On les a laissé prétendre au monopole de la défense catholique, car ils avaient partie liée avec toutes les filiales du pouvoir occulte ([^45]). »
« Partie liée », à strictement parler, c'est une thèse, nous venons de dire pourquoi, insoutenable. Mais Mgr Mignot ne l'invente pas : il parle de ce qu'il voit, et il voyait une forte apparence en ce sens. L'Action française et le S.P. avaient souvent les mêmes adversaires et combattaient les mêmes doctrines. Il arrivait, non toujours, mais fréquemment, que tout *se passât comme si,* effectivement, il y avait eu « partie liée ». Au demeurant, l'expression de Mgr Mignot peut s'interpréter à aussi bon droit au sens figuré qu'au sens propre. Dans le domaine de la lutte des idées, on peut parfaitement dire, par exemple, que deux auteurs ont « partie liée » intellectuellement parlant, sans entendre pour autant qu'ils se rencontrent et se concertent : il leur suffit de lire leurs travaux publics, d'en tirer un profit mutuel, d'utiliser réciproquement leurs textes sur les points de convergence. Nous estimons plus exact, ou du moins plus précis, de parler d'une *rencontre de fait.*
Seulement, toutes les rencontres de fait objectivement constatables ne sauraient permettre d'affirmer l'existence d'autre chose qu'une rencontre.
61:18
Sans quoi l'on tombe dans le système incidemment soutenu par Fontaine, selon lequel l'intégrisme comprendrait la *Somme théologique,* l'Encyclique *Pascendi,* telle déclaration des Cardinaux et Archevêques au même titre que les œuvres de Maurras et la presse de Mgr Benigni : englober à certains égards tout cela dans le même *esprit* est discutable, plus ou moins vrai, c'est une autre question. Mais l'englober dans une même *action concertée,* dans une même SOCIÉTÉ SECRÈTE, n'est pas seulement arbitraire : c'est manifestement ridicule.
Nous croyons qu'entre l'intégrisme et l'Action française, il y eut en vérité non seulement des rencontres de fait mais *encore des relations intellectuelles.* Sur ce point, les documents, à notre connaissance du moins, n'existent guère, ou sont d'interprétation incertaine. Nous nous bornerons donc à quelques indications, qui ne sont rien de plus que conjectures et hypothèses de travail à l'intention de ceux qui voudraient entreprendre une recherche plus détaillée ([^46]).
L'Action française et le S.P. avaient en commun le combat contre les modernistes et les démocrates chrétiens. Mais dès le principe l'accent et la perspective étaient différents. Le S.P. combattait les démocrates chrétiens surtout dans la mesure où il estimait (à tort ou à raison) qu'ils soutenaient, favorisaient, propageaient le modernisme. L'Action française combattait le modernisme surtout dans la mesure où elle estimait qu'il engendrait, favorisait, propageait le démocratisme chrétien. Quoiqu'il en soit de cette différence de principe, de méthode intellectuelle et d'attitude pratique, des influences ont pu jouer entre les doctrinaires et les militants des deux mouvements.
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C'est le train normal des choses. Ces influences sont vraisemblablement restées assez extérieures tant qu'ils existait deux groupements, deux commandements, deux centres de pensée.
Il en est autrement après la suppression du S.P. ([^47]). Cette suppression fait disparaître le commandement, l'organisation, le centre de pensée. Elle ne supprime évidemment pas les hommes. Il n'y a plus d'intégrisme constitué, il y a des intégristes plus ou moins isolés. Ceux qui, ecclésiastiques et laïcs, étaient soit affiliés au S.P., soit dans la zone directe d'influence de sa presse et de son organisation, se trouvent désormais sans pensée directrice, sans orientation, sans consignes, sans moyens d'action. Plusieurs se sont alors ralliés à l'Action française, au niveau militant plutôt qu'au niveau dirigeant. Ils sont devenus lecteurs de *l'Action française* quotidienne : ou, s'ils l'étaient déjà, ils lui ont accordé en fait une attention ou une confiance qui n'étaient plus concurrencées par les publications du S.P.
L'influence de l'Action française sur les intégristes va grandissant de 1921 à 1926. Avant 1914, les intégristes, plus ou moins chaleureusement favorables à l'Action française pour des motifs extrinsèques, n'étaient par « maurrassiens » pour autant ; leurs principes de pensée et d'action avaient une autre origine. Beaucoup d'entre eux le deviennent après 1921. Ils accordent un intérêt plus direct aux méthodes de l'empirisme organisateur, de la physique sociale, du nationalisme intégral : ils en deviennent plus ou moins disciples. L'Action française a gagné des recrues intégristes qui n'étaient pas de son obédience intellectuelle au temps où le S.P. fonctionnait. Pour cette raison, et dans le même sens, il est significatif de remarquer que la motivation du « compromis nationaliste » évolue, du côté catholique : elle n'est pas entièrement la même en 1909 et en 1926, l'accent et les perspectives se déplacent. Maurras, qui était, avant 1914, pour les catholiques monarchistes, un *allié* (éminent) davantage qu'un *maître à penser,* devient progressivement leur maître à penser davantage que leur allié.
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Ce qui peut expliquer beaucoup de choses, même en dehors de notre propos actuel.
\*\*\*
CE N'EST PAS TOUT. D'autres phénomènes, qui ne relèvent ni de l'*action concertée,* ni de l'*alliance,* devront être notés par les historiens qui rechercheront des précisions et nuances exactes plutôt que des thèmes à amplifications polémiques.
Nous avons vu que Maurras s'abstenait d'intervenir dans « l'enseignement du catholicisme » et dans les « discussions intestines » de l'Église. C'est en politique qu'il aborde, quand cela est indispensable, la « politique religieuse ». Tout en formulant les réserves nécessaires, des théologiens lui ont publiquement marqué leur satisfaction de son attitude ([^48]).
64:18
Assez vite semble-t-il, Maurras prit l'habitude de traiter avec de grands éloges, d'ailleurs aussi naturels qu'innocents, les théologiens qui lui manifestaient une attention exacte ou sympathique. Chacun d'entre eux devenait, en quelque sorte automatiquement, « *l'éminent thomiste* », « *le théologien admirable* », « *l'esprit supérieur* », etc. Maurras n'avait pas l'intention de décréter quels esprits, en matière théologique, se révélaient réellement « éminents », « admirables » et « supérieurs ». Ce n'était chez lui que politesse, qu'il avait volontiers aussi hyperbolique que l'invective. Il n'avait pas non plus l'intention tactique et publicitaire d'accréditer auprès du public catholique certains théologiens plutôt que d'autres. Mais ce fut souvent le résultat effectif. Et parmi les théologiens qui se montraient bienveillants à l'égard de l'Action française, il se trouvait quelques esprits éminents ([^49]). Il se trouvait aussi, cela arrive, même parmi les théologiens, des esprits simplement moyens, voire médiocres, pour ne pas dire plus : ils ont laissé dans la littérature catholique, et point uniquement sur des sujets politiques, avec l'apparente estampille de l'Action française, des monuments lamentables, que le public monarchiste considérait de confiance -- le plus souvent sans les lire -- comme des monuments « admirables », « éminents », « supérieurs ».
65:18
Mais il serait imprudent de sous-estimer a priori l'influence qu'ont pu avoir de tels auteurs, avec leur renommée artificielle, à certains moments décisifs.
Déjà, sur des problèmes de philosophie religieuse qu'il ne traitait pas directement, mais qu'il rencontrait incidemment au fil des controverses, et qu'il n'avait plus le temps d'étudier lui-même à loisir, Maurras, surtout après la guerre de 1914-1918, semble s'en être remis au jugement des « *éminents thomistes* », des « *théologiens admirables* », des « *esprits supérieurs* » qui n'avaient eu accès à de tels titres que par leur sympathie pour l'Action française.
Plus gravement, Maurras eut besoin d'avis théologiques pour certaines déterminations. Il avait la pensée, point seulement tactique, mais très profonde, et en un sens très juste, de compenser son absence de foi personnelle par le conseil des théologiens sur les questions qui touchaient à la foi. Par respect véritable pour l'autorité de l'Église et pour la doctrine catholique, il s'en remit plus d'une fois à des théologiens qui, malheureusement, étaient inférieurs à ce que l'on attendait d'eux. Leur conseil ne fut pas toujours très bon : c'est ce conseil, plus que l'initiative personnelle de Maurras, qui souvent est à l'origine des plus tragiques difficultés entre l'Action française et l'Église ([^50]).
66:18
Un chapitre de l'histoire des idées, et qui intéresse plus encore l'histoire intellectuelle et religieuse que l'histoire politique, reste à écrire sur les erreurs théoriques et pratiques que certains théologiens firent assumer à Maurras, contre le sentiment propre et le premier mouvement de Maurras lui-même.
(*A suivre*)
Jean MADIRAN.
67:18
### NOTES CRITIQUES
« HIÉRARCHIE » -- M. Mondange publie chaque semaine une copieuse note dactylographiée, le Courrier catholique de l'information (12, rue Edmond Valentin, Paris) qui est très remarquable par l'abondance des informations, souvent puisées aux meilleures sources, et par les nuances ordinairement précises et significatives de sa rédaction.
*Le numéro du* 24 *octobre contient une intéressante mise au point, mais qui a le tort* -- *inhabituel chez M. Mondange* -- *de présenter sur plusieurs points une rédaction approximative, et floue jusqu'à l'équivoque, susceptible d'induire en erreur *:
« Des bruits ont été colportés par plusieurs journaux annonçant de nouvelles condamnations de feuilles catholiques. Ceux qui reproduisent ces rumeurs manifestent ainsi une méconnaissance des méthodes de l'Église.
Quand l'Église frappe, QU'IL S'AGISSE DE ROME OU DE LA HIÉRARCHIE, des avertissements sont donnés, dans le privé d'abord, plus officiellement ensuite, bien longtemps avant que des sanctions soient édictées (...)
...Laisser passer ces nouvelles de condamnations à propos de publications que récemment encore le Président de la Commission Épiscopale de l'Information honorait d'une visite, c'est une fois de plus travailler à OPPOSER LA HIÉRARCHIE A L'AUTORITÉ ROMAINE...
*Paraissant dans une publication d'information religieuse aussi exactement au courant que l'est celle de M. Mondange, ces lignes ont provoqué quelque étonnement et quelque inquiétude.*
*Elles appellent en effet trois sortes de remarques.*
1. -- *Le sens général de cette mise au point est utile et opportun. Des journaux, même catholiques, avec une incroyable légèreté, quand ce n'est pas avec une malveillance calculée, donnent trop souvent à entendre que telle publication va être* « *condamnée* », *ou l'est virtuellement. Il existe malheureusement sur de point des mœurs intellectuelles fort étranges.*
2. -- *La portée de cette utile mise au point se trouve néanmoins réduite par l'utilisation d'un argument a priori qui en réalité ne prouve pas grand-chose. La visite à une publication, alléguée par M. Mondange,* HONORE *assurément cette publication : elle ne la garantit ni ne l'innocente. Quand le Pape Pie X condamna le Sillon, quand le Pape Pie XI condamna l'Action française, l'un et l'autre mouvement avait été* « *récemment honoré* » *de manière analogue ou équivalente.*
*En matière de doctrine* -- *et donc de condamnations doctrinales* -- *il existe une Autorité suprême et unique, et telle autre autorité dans l'Église ne* *s'exerce qu'en communion avec celle-là. Des évêques, des archevêques, des cardinaux voulurent empêcher en* 1926 *la condamnation de l'Action française, et la minimiser quand elle eut été portée. Réactions humaines, compréhensibles, en un sens normales* et *respectables. Mais forcément peu durables,* ET DE CONSÉQUENCE FINALEMENT NULLE.
68:18
3. -- *Nous avons souligné en capitales ce qui, dans le texte de M. Mondange, est le plus surprenant. Il ne s'agit pas d'une erreur typographique ou d'un simple lapsus, puisque la chose est écrite deux fois en termes distincts, Selon le texte de M. Mondange, il y aurait deux entités différentes *: *la* « HIÉRARCHIE » *d'une part, et d'autre part* « ROME » *ou* « L'AUTORITÉ ROMAINE ». *Qu'est ce donc que cette* « *Hiérarchie* » *qui serait distincte de* « *l'Autorité romaine* »* *? *Et quelle est donc cette* Autorité romaine, *qui n'appartiendrait pas à la* Hiérarchie *mais qui lui serait extérieure *?
*Et quelle serait cette opposition entre une* « *Hiérarchie* » *sans Rome et une* « *Autorité romaine* » *qui ne serait pas l'autorité hiérarchique *?
*Simple erreur de rédaction, bien sûr. Mais qu'on puisse la trouver sous la plume extrêmement avertie de M. Mondange manifeste combien certaines manières de parler* (*et de penser*) *s'introduisent peu à peu dans le style* (*et dans l'esprit*)*. Ainsi se crée un mythe, une entité anonyme et mystérieuse,* « *la Hiérarchie* »*, qui n'est ni le Saint-Siège, ni d'ailleurs l'Épiscopat, et dont les volontés supposées sont arbitrairement présentées et interprétées par une publicité intellectuelle d'origine indéterminée, en dehors de toute référence précise aux documents officiels de l'Église.*
*Sans doute n'est-il pas inutile de rappeler ici la conclusion de l'éditorial de notre numéro* 17* :*
*La Hiérarchie, cela ne peut avoir qu'un sens : la Hiérarchie apostolique, c'est-à-dire le Saint-Siège et les Évêques en communion avec le Saint-Siège*
« La tentation d'une autre époque fut d'opposer Jésus-Christ à son Église. Celle de notre temps est peut-être d'opposer au Pape ses évêques, ou inversement. C'est un jeu infernal. Mais les portes de l'Enfer ne prévaudront pas. »
*Et sans doute est-il aujourd'hui plus opportun que jamais de méditer cette parole de saint Pie X* (2 *décembre* 1912) :
« On n'oppose pas à l'autorité du Pape celle d'autres personnes, si doctes soient-elles, qui diffèrent d'avis avec le Pape. D'ailleurs, quelle que soit leur science, la sainteté leur fait défaut, car il ne saurait y avoir de sainteté là où il y a dissentiment avec le Pape. »
69:18
### Et toi, m'obéis-tu ?
LORS DE LA TEMPÊTE sur le lac de Tibériade, les apôtres éveillèrent Jésus et lui dirent : « Seigneur sauve-nous, nous périssons. » Et réveillé, il réprimanda le vent et dit à la mer : « Silence ! Tais-toi ! » Et le vent s'abattit et il se fit un grand calme. Et ils furent saisis d'une grande frayeur : « Quel est celui-ci pour que même les vents et la mer lui obéissent ? »
Et Jésus nous dit : « Les vents et la mer m'obéissent, et toi, m'obéis-tu ? » A quoi nous ne pouvons que répondre : « Seigneur, je crois, aidez mon incrédulité ! Qui mieux que vous sait que tout est grâce et que l'homme est faible ? Sa liberté consiste à accepter ou refuser les grâces qui le mènent à sa vie bienheureuse. Vous l'avez fait dire par le Saint-Esprit dans un psaume : « J'ai couru dans la voie de tes commandements quand tu as élargi mon cœur. » Élargissez donc mon cœur, Seigneur Jésus. Vous avez fait comprendre dans une des actions de vos derniers jours que vous demandez une chose impossible à l'homme, impossible à la nature sans votre secours. « Et le lendemain comme il sortait de Béthanie il eut faim. Et voyant de loin un figuier qui avait des feuilles, il vint (voir) s'il y trouverait quelque chose.
70:18
Et étant venu près de lui il n'y trouva que des feuilles car ce n'était pas le temps des figues. Et prenant la parole il lui dit : « Que jamais plus personne ne mange de toi un fruit ! » Et ses disciples entendaient. »
Repassant au même lieu le lendemain ils virent le figuier desséché jusqu'à la racine. Notre-Seigneur a condamné ce figuier qui ne lui donnait pas de fruit hors de saison. Quelle chose étonnante, quelle injustice même, de demander ce que la nature ne peut donner. Mais Jésus est venu établir à travers la nature, mais au-dessus d'elle, des relations nouvelles de l'homme à Dieu. Dans une création nouvelle dirigée par l'amour, Jésus demande en toute saison des fruits d'amour que ne peut donner la nature. Obéis-tu à l'amour ?
Tu reçois pour cela beaucoup de grâces sans lesquelles tu ne pourrais dépasser la nature ; comme le figuier ne pouvait donner des fruits hors de saison, tu ne peux faire des actes de foi, d'espérance et de charité sans elles. Or celui qui a reçu beaucoup de grâces pêche gravement pour peu de chose. Le sais-tu ? On a si peu l'horreur du péché aujourd'hui ; le péché paraît si peu de chose (il est, c'est vrai, si naturel) et on s'étonne que Dieu le punisse. Nous sommes infestés de naturalisme. Or le péché fait à Dieu une offense si grave que Jésus est mort pour la faire pardonner. Le Verbe éternel s'est incarné pour que nous puissions rentrer dans la voie surnaturelle de l'amour, et le Père éternel a exigé la mort du Fils par amour. « Je ne m'entretiendrai plus guère avec vous car le Prince de ce monde vient ; et il n'a rien en moi. Mais il faut que le monde reconnaisse que j'aime le Père, et que j'agis conformément à l'ordre qu'Il m'a donné. » (Jean, XIV, 30.) C'est-à-dire de porter la croix, et de mourir comme l'homme criminel qui pèche contre Dieu.
71:18
Toi-même n'échapperas pas à la mort. Le sacrifice de Jésus te permet d'échapper à la mort éternelle, mais Dieu n'a pas voulu supprimer la mort naturelle pour que tu puisses vraiment imiter Jésus totalement. C'est encore l'œuvre de l'amour, par laquelle Dieu peut être glorifié en toi. L'est-il ? Or tu en as le pouvoir par Jésus. « Lors donc que Judas fut sorti, Jésus dit : « Maintenant a été glorifié le Fils de l'homme, et Dieu a été glorifié en lui. Si Dieu a été glorifié en lui Dieu aussi le glorifiera en lui... »
Que s'était-il passé ? Jésus venait d'accepter la trahison de Judas (« Ce que tu as à faire, fais-le au plus vite. ») respectant la liberté du traître. Ce malheureux avait vu beaucoup de miracles, il en avait fait lui-même, mais il s'était dit : c'est un prophète mais comme les autres il refuse toutes les occasions d'avoir une armée, de se faire des partisans résolus ; il ne réussira pas... Peut-être, avec la finesse d'un diplomate occidental, s'est-il flatté en le faisant arrêter de le mettre à l'abri des conflits menaçants qu'on voyait venir. Longtemps sa liberté a joué et la grâce s'est présentée longtemps devant elle ; car Judas s'est repenti en voyant les conséquences de son acte ; mais il est resté orgueilleux probablement. Comme une multitude d'hérétiques depuis ce temps il a refusé de se précipiter aux genoux de saint Pierre pour lui demander son pardon. Et pourtant comment l'homme au coq le lui eût-il refusé ? Qui fût mieux disposé à donner pour la première fois le sacrement de pénitence et à rouvrir à Judas la vie surnaturelle, sinon l'homme dont les larmes de repentir finirent par creuser deux sillons dans ses joues ? En ce dernier instant l'orgueil de Judas a tué sa liberté.
Pour glorifier Dieu, as-tu comme Jésus accepté le sacrifice de la vie, de tes biens, de ton honneur ? Il est légitime d'y tenir -- jusqu'à un certain point. La vie, qui permet de connaître Dieu, est le plus grand bienfait que nous puissions recevoir de lui, après la grâce. La mépriser est très certainement contraire à la foi. Les biens donnent la liberté d'agir, l'honneur de même. Jésus a sacrifié tout cela ; et il est mort de la mort des gredins qui expient.
72:18
Et c'est pendant sa dernière heure de liberté, alors qu'il pouvait encore se mettre à l'abri, que Notre-Seigneur a fait ce sacrifice ; et c'est à ce moment même qu'il a dit : « Maintenant a été glorifié le Fils de l'homme et Dieu a été glorifié en lui. »
Homme de mon temps, vois ta misère ! Les beaux esprits depuis deux siècles ont fait de grandes promesses à ceux qui abandonnèrent Dieu pour la nature, la foi pour la science. A part les progrès matériels dont on voit qu'ils créent des besoins sans donner de bonheur, il s'en est suivi une effroyable décadence morale. Les biens accumulés (et bons en eux-mêmes) sont partis en fumée de canons et de bombes. Il ne reste d'espoir à l'humanité qu'en Jésus, le Jésus des Rameaux, le Jésus de la Passion et de la Résurrection. Mais il faut lui obéir. Et que dit-il ? « Si je ne te lave pas, tu n'as pas de part avec moi. »
Nous ne sommes purs que si Dieu nous lave de son sang et des sacrements, et si nous ne sommes purs nous ne pouvons avoir de part avec lui.
\*\*\*
L'HISTOIRE DU MONDE tout entier est une préparation à notre être propre. Ce qui est dit de la Très Sainte Vierge par l'Église : « J'ai été créée au commencement, avant les siècles » est vrai de l'Église et vrai pour chacun de nous. Et dans ce développement de la pensée divine Dieu prévoit nos actes libres comme libres. La Très Sainte Vierge avait une mission extraordinaire mais chacun de nous a une mission, elle-même préparée par l'état du monde où nous vivons, la qualité des hommes et les dons reçus.
Il te sera demandé seulement un éclair de conscience et ton consentement. Et puis de travailler, car : *les hommes d'armes combattront et Dieu donnera la victoire.* Cette mission peut être une mission d'autorité, dans l'Église ou dans le monde, une mission d'enseignement, une mission de secours.
73:18
Tu peux être chargé simplement d'élever tes enfants pour en faire des saints, tu peux n'avoir qu'à souffrir et prier. L'as-tu compris ? As-tu compris que le mal de dents, la maladie des tiens, la tienne, étaient des richesses offertes et des marques d'amour ? Pour cela tu disposes d'un trésor infini de grâces où tu négliges généralement de puiser comme si tu n'avais pas confiance en leur pouvoir, et cependant Notre-Seigneur a dit : « Et tout ce que vous demanderez avec foi dans la prière vous l'obtiendrez. » Mais tu négliges de demander l'essentiel sans quoi le reste ne peut t'être accordé : la foi, l'espérance et la charité.
A ce trésor divin s'ajoute le trésor de grâces qu'ont accumulées pour toi les souffrances et les sacrifices de tant de belles âmes qui t'on précédé. Celles de tes parents qui sont au ciel, celle des saints connus par leur puissance, mais aussi celles dont se sont ornées de bien petites gens, les bonnes femmes des paroisses, les simples soldats de Philippe-Auguste, de Jeanne d'Arc et de Villars, les croisés de saint Louis qui, sans antiseptiques et sans anesthésie, ont offert leurs corps aux blessures et à la mort. Et déjà les soldats d'Algérie ont jeté tout ce qu'ils avaient de vie et d'espoir dans la balance dont les oscillations préparent le destin de ta vie et de ton âme. Car la communion des saints joue en cet instant pour que te soit offerte une grâce qui, si tu veux bien la saisir, contribue à ta perfection.
Ces anciens soldats t'ont permis d'être Français, d'échapper au protestantisme, et aux sophismes des fils de Voltaire et de Rousseau ; ils ont travaillé sous la direction de l'Église à former un idéal de la vie chrétienne qui avec son aspect propre est un trésor de l'Église universelle. Car sainte Thérèse de l'Enfant Jésus elle-même est l'héritière aussi des soldats de Bouvines et de Taillebourg. Ce courage tranquille et simple dans l'héroïsme des vertus, la bonne grâce aimable et familière de ses propos et de ses conseils, son langage même est-ce que Jeanne d'Arc ne les lui a pas préparés ? Car Jeanne est sainte pour avoir mené la « petite voie » dans une mission publique.
74:18
Mais Jeanne d'Arc l'a préparée pour toi aussi, et de même Sœur Thérèse de l'Enfant Jésus l'a préparée pour toi. Qu'en fais-tu ? « Je vais vous préparer une place », dit Notre-Seigneur (Jean, XIV, 2) y tenez-vous ? Comment allons-nous faire ? Agoniser, mourir. Comment gagnerons-nous cette place ? En faisant comme moi, car je suis la Voie, la Vérité, la Vie. La vie par la mort à soi-même et au monde.
\*\*\*
VOICI LE TEMPS DE L'AVENT ; nous faisons mémoire du premier avènement du Fils de l'homme et faisons profession d'attendre le second. Mais avant ce second avènement nous serons confrontés dans la mort à Jésus dont le cœur a battu comme le nôtre et qui a soupiré de nous voir si tristes et si vains alors qu'il nous offre la vertu d'Espérance. L'Espérance est la vertu du temps de l'Avent que l'Église ouvre par ces paroles d'Isaïe :
« *Regardant de loin voici que je vois venir la puissance de Dieu comme un nuage couvrant toute la terre... Allez au-devant et dites :* « *Déclare-nous si tu es bien celui-là qui doit régner sur ton peuple d'Israël *? *Vous tous habitants de la terre et enfants des hommes, riches et pauvres ensemble, allez au-devant de lui et dites : Toi qui gouvernes Israël, regarde, toi qui mènes Joseph comme une brebis, dis-nous si c'est bien toi.*
*Élevez vos seuils, portes éternelles et le Roi de gloire entrera qui doit régner sur le peuple d'Israël *»*.*
Isaïe regardait véritablement de loin, car son âme attendit sept cents ans que Jésus le tirât des limbes c'est-à-dire l'illuminât de la béatitude céleste. Nous savons qui est venu et qui reviendra : quel cas faisons-nous de ce trésor ? Espères-tu ? Vis-tu de l'espérance du ciel ? Agis-tu en vue du ciel ? Peut-être vois-tu l'espérance comme François Couperin voyait la persévérance, couleur gris de lin ?
75:18
L'Espérance, *la Sainte-Espérance* est un soleil d'or. La foi sans les œuvres est une foi morte ; la première œuvre de la foi doit être la vertu d'Espérance. Demandons-la en ce temps de l'Avent, pour plaire à Celui qui doit venir et qui « nous a établis pour que nous allions, portant du fruit et que notre fruit demeure ».
D. MINIMUS.
76:18
### Conversation avec Henri Charlier
*Sur plusieurs sujets diversement actuels*
Suite et fin de la conversation dont le début a paru dans notre numéro 17. L'occasion de cette conversation est la publication par Henri Charlier du *Martyre de l'art* (voir notre numéro 16, pp. 14 et suiv. : Présentation d'Henri Charlier).
-- Vous avez vu la terre au printemps. La Champagne est probablement, avec les prairies de haute montagne, la plus fleurie des terres de France ; à cause de ses friches, les herbes sauvages y fleurissent toutes ensemble et l'on s'y promène dans une odeur de miel. Les terres pauvres ont leurs avantages. C'est la Champagne dite « pouilleuse » ; mais on ignore que *pouilleux* est le nom patois du thym. Si bien que cette expression si mal interprétée veut dire *la campagne du thym.* Le français n'est bien su que si on connaît les patois.
*-- Il n'y a pas de connaissance sans mémoire. Les patois sont la mémoire d'une langue. Les instituteurs font tout le possible pour les détruire, et malheureusement ils y parviennent ; ils reçoivent une formation tellement stupide ! Mais ne faut-il pas aussi se défendre contre la mémoire -- et la paresse qui poussent à utiliser le tout fait enregistré par la mémoire plutôt qu'à observer et créer ?*
77:18
-- Il y a plusieurs sortes de mémoire ou, si vous aimez mieux, la mémoire est très diverse suivant les personnes. Tel se souvient des odeurs, tel autre des couleurs, il y a la mémoire des dates, il y a celle des moindres faits, et il y a une mémoire qui retient les pensées. Celle-ci n'est pas la mémoire du *tout fait.* Voici un exemple : j'ai eu un élève admirablement doué et qui a laissé une œuvre. Son enfance avait été très malheureuse et il était fort ignorant au sens des instituteurs. Je lui montrais des reproductions d'œuvres égyptiennes et grecques ; il les jugeait avec un sens profond de l'être, il saisissait leurs préoccupations plastiques (qui sont des préoccupations de pensée) dans le courant même de leur travail. Et la mémoire qu'il avait de leurs œuvres était celle d'une pensée vivante qui se développe. Car je m'aperçus que pour lui les auteurs de ces ouvrages étaient des copains qui avaient fait cela il y avait très longtemps, au moins cent ans. Malgré les écoles et le certificat d'études, la mémoire du peuple ne s'étend pas au-delà de ce qu'ont raconté les grands-parents. Bien entendu, il acquit très facilement et très rapidement, quand je lui en fournis les moyens, les connaissances historiques élémentaires qui font le bagage principal des élèves de l'École du Louvre. On y étudie des *différences ;* les différences extérieures s'entend ; différences d'écoles, de siècles, de sujets, d'attributs ; mon élève retrouvait dans une cuiller à parfum égyptienne ou un bateau gravé l'expression d'une chose qu'il avait cherchée ou d'une idée qui le travaillait. Sa mémoire était celle de la vie de la pensée. Debussy disait : « J'essaye de voir à travers les œuvres les mouvements multiples qui les ont fait naître et ce qu'elles contiennent de vie intérieure ».
*-- De même, la connaissance de la religion n'est pas, ne peut pas être purement notionnelle ; l'homme religieux est celui qui a mémoire de Dieu ; le chrétien celui qui a mémoire de la Croix, mémoire active et présente. Et pour être artiste chrétien, n'est-ce pas l'essentiel aussi, et n'est-ce pas ce qui manque ?*
78:18
-- L'essentiel, pour être chrétien, pas pour être artiste. Nous allons retomber dans des confusions et vous m'allez faire écrire un supplément aux *Quatre causes* ([^51]).
*-- Mais enfin Notre-Seigneur a dit : Cherchez avant tout le Royaume de Dieu et le reste vous sera donné par surcroît.*
-- C'est là une priorité logique. Notre-Seigneur n'a pas voulu empêcher de travailler jusqu'à ce qu'on ait trouvé le Royaume de Dieu. Ce n'est pas un conseil *préalable* à toute action, c'est une pensée qui doit être *mêlée* à toute action. Les problèmes de l'art sont naturels et doivent être étudiés naturellement, mais l'artiste chrétien ne doit jamais oublier que cette étude *naturelle* doit servir à une vie *surnaturelle.*
Cette étude consiste à rechercher les *meilleurs moyens* naturels d'exprimer le spirituel : ce fut le travail des maîtres de la fin du XIX^e^ siècle. Cela comporte une ascèse personnelle. Debussy disait que l'important n'était pas de conquérir le public mais de se dominer soi-même. Il y a beaucoup de possibilités chez tout artiste ; il s'agit de choisir la meilleure. Toutes les grandes époques de l'art religieux ont connu ces moyens. Il semble qu'on devrait les retrouver facilement ; les faits prouvent qu'il n'en est rien. Il faut dégager ces moyens de *l'accidentel* qu'apporte avec elle chaque époque, et apprendre à s'en servir, ce qui n'est jamais facile.
Il y a dans votre pensée une sorte d'intellectualisation de la vie religieuse ; vous séparez les *notions* de ce qui les rend vivantes. Les erreurs dans la conduite de la vie spirituelle viennent de cette séparation intellectuelle entre l'homme en soi et l'homme réel, corps et âme, la personne. On invente des méthodes intellectuelles pour la vie d'oraison, mais celle-ci est très simple ; elle consiste à s'efforcer de garder, comme vous le disiez très justement tout à l'heure, la mémoire de Dieu ; non pas une mémoire notionnelle, mais, comme mon élève vis-à-vis du sculpteur égyptien, une présence active de la pensée.
79:18
Le commencement, le milieu et la fin de toute vie spirituelle consiste dans l'exercice de la présence de Dieu. Il est possible aussi bien pour le paysan qui suit sa charrue que pour la ménagère le balai à la main ; la vie d'oraison est une vie très simple et très familière qui petit à petit, par grâce s'enrichit d'amour. En faire un exercice intellectuel est certainement une erreur fondamentale. L'enseignement de Notre-Seigneur est simple et pratique, fait pour tous les états et pour tous les hommes. L'enseignement des hommes aboutit fréquemment à séparer l'intelligence et la vie. La difficulté vient du langage : il désigne par un mot, qui est un substantif, ce qui n'est qu'une distinction dans ce qui est ; c'est-à-dire que le mot fait un *objet* de ce qu'il vaudrait mieux bien souvent *qualifier* plutôt que *nommer.* Mais il est bien plus pratique de nommer ; de dire *l'accélération* plutôt que *vitesse accrue.* Le mot « accélération » laisse supposer une interprétation, celle d'une force dont la puissance se développe, alors que l'équation ne parle que d'une différence de vitesses. Rien que le mot « accélération » est riche de métaphysique. Il porte à faire du mot un être. Il est plus facile de dire : « intelligence », « volonté », que de dire l'homme intelligent et l'homme voulant, bien que la seule réalité soit l'homme et que les puissances de son âme soient inextricablement mêlées dans tous les actes humains. C'est ce qui m'a fait dire dans *Culture, École, Métier* ([^52]) que Platon et Pythagore ont pris la forme de leur langage (parlé ou mathématique) pour la forme de l'être.
Le langage n'a été fait ni par ni pour les philosophes. S'ils y avaient été pour quelque chose ils eussent sans doute créé un genre spécial pour le vocabulaire philosophique qui eût prémuni les écoliers de voir des objets distincts dans les termes philosophiques. Quelque chose comme le genre « neutre ».
*-- Mais le* « *neutre* » *a probablement été inventé pour fourrer tout ce qui n'était ni masculin ni féminin. Et nous avons là probablement les traces des premières spéculations de philosophie naturelle de l'humanité ;*
80:18
*cela nous paraît une manière assez cocasse d'envisager la nature ; mais tout ce qui vit porte cette distinction naturelle du sexe, et il n'est pas bien assuré qu'il n'y ait pas partout une espèce de vie, même pour les minéraux ; aussi les premiers hommes, héritiers du péché d'Adam, qui durent retrouver à grand peine les traces d'une science qu'Adam avait infuse, montrèrent probablement dans ces recherches un esprit spéculatif qui n'était point méprisable. Les Germains disent encore la soleil et le lune. Ils attribuèrent la fécondité au soleil. Les Grecs, les Celtes y virent la puissance et le mirent du côté de la barbe ; les silences amis de la lune leur parurent la perfection féminine. Mais la lune ostensiblement fait mouvoir l'immensité des mers ; voilà l'origine de sa déité. La Fontaine, un des seuls penseurs qui se soient de son temps ouvertement opposés au mécanisme, ne disait-il pas :*
« Eh ! qui guide les cieux dans leurs course rapide ?
Quelqu'Ange est attaché peut-être à ces grands corps. »
*Il traduit ainsi cette pensée* (*partagée d'ailleurs par Descartes*) *que la durée du monde est une création continuée.*
*Les hommes s'essayent comme ils peuvent à dire quelque chose de ce qui reste mystérieux pour leur intelligence.*
-- Les sots ne voient de mystère nulle part.
*-- La lune et le soleil sont pour nous des mystères de la puissance de Dieu. Il n'est pas aussi invraisemblable de voir un ange attaché à soutenir leur course que de donner ce pouvoir à une équation. L'Ancien Testament voit dans le soleil l'image de la loi de Dieu ; le Nouveau, une figure du Messie. Voilà un nouveau langage, celui de la Sagesse :* « *Par la grandeur et la beauté de la créature, le Créateur peut devenir visible* »*.*
81:18
*Le soleil et la lune sont devenus des servants de la personne qui est au point culminant de toute la création : la Très Sainte Vierge : nous disons qu'elle est* « *belle comme la lune et brillante comme le soleil* »*.*
*Cette lune est le principal témoin du grand anniversaire de l'histoire de l'humanité ; elle s'est levée pleine le soir du Vendredi saint. Et les jours précédents, un peu plus haute dans le ciel, et retardant chaque jour, Notre-Seigneur ra vue telle que nous la voyons, seul être intact, toujours pareil depuis le temps de la Passion. La face de la terre a changé sur les Lieux Saints eux-mêmes ; les hommes ne sont plus ; mais quand nous allons prier au tombeau, le soir du Jeudi saint, la lune se lève telle que la vit se lever, au soir du Vendredi saint, S. Joseph d'Arimathie*
Portant le linceul blanc
*et régner solitaire dans la nuit commençante. Je ne comprends pas qu'on ose changer la date de Pâques quand Dieu allume pour ce jour dans le ciel une telle lampe du Saint-Sacrement. Mais il me semble que je vous écarte de votre propos.*
-- Pas tellement. Tout langage est fait de symboles. La nature est un langage de Dieu pour les hommes. La création est *analogue.* La parabole qui est une analogie est le langage normal de la pensée et c'est pourquoi Notre-Seigneur l'a employée presque exclusivement. Les mots ne sont que des symboles : ce sont de petits objets sonores. Ils sont dans la philosophie des symboles d'existences qui ne sont ni des objets ni des sons. D'où les difficultés. Voici un texte d'Abélard justement, qui est une précaution de philosophe :
« Et quand je dis que mon attention porte *seulement* sur cet être en tant qu'il possède telle qualité, la restriction concerne mon *attention,* nullement la *manière d'exister* de cet être.
82:18
Sans quoi mon intellection serait creuse... En un sens il reste vrai qu'on la considère intellectuellement autrement qu'elle est en réalité, non pourtant avec une autre structure que la sienne... mais avec cette différence qui sépare la façon DONT LES CHOSES SONT COMPRISES INTELLECTUELLEMENT ET CELLE DONT ELLES SUBSISTENT RÉELLEMENT. (*Logique* dite *Ingredientibus,* 25.)
C'est ainsi qu'il combattait les platoniciens et préparait la voie à l'entrée d'Aristote dans la pensée du Moyen Age.
-- *Oui, c'est très curieux. Aristote n'était pas connu du temps d'Abélard, et il est arrivé comme un contemporain qui aide à résoudre les questions débattues de son temps ; mais Abélard a fait l'analyse psychologique de l'acte de la connaissance sur lequel repose la métaphysique.*
-- Mais un voile s'est étendu sur la spéculation philosophique lorsqu'on eut oublié les réflexions d'Abélard (et de saint Thomas) et qu'on se fut mis, à la fin du XVI^e^ siècle, à traduire *ens* -- l'ÉTANT -- par l'ÊTRE, à remplacer ce qui existe par l'idée d'être. Il en est résulté de magnifiques constructions logiques dans lesquelles il était bien difficile de discerner ce qu'était la vraie *vue* du philosophe. Pendant ces trois siècles ce sont les penseurs, comme Pascal, comme Kierkegaard, qui ont réagi, et non les philosophes proprement dits. Bergson, en révisant sa méthode, a « brisé nos chaînes », comme dit Péguy, Dans son *Introduction à la métaphysique,* il déclare :
« On comprend que des concepts fixes puissent être extraits par notre pensée de la réalité mobile ; mais il n'y a aucun moyen de reconstituer, avec la fixité des concepts, la mobilité du réel. »
Mise à part la métaphysique incluse dans ce propos, du point de vue de la méthode c'est la précaution même prise par Abélard.
83:18
Saint Thomas aussi se réfère à l'*étant* chaque fois qu'il le croit utile. Il dit : « C'est l'homme tout entier, non l'intellect seul, qui est intelligent », ou : « A proprement parler, ni le sens ni l'intelligence ne connaissent, mais l'homme par l'un et l'autre. »
Comme quoi tous les vrais philosophes se rendent compte de l'inadéquation du langage à la pensée, et de l'impossibilité d'*expliquer* l'existence, c'est-à-dire de la déduire des principes. On ne peut que la constater.
En France les arts plastiques se sont trouvés devant des difficultés analogues. *Analogues,* bien entendu, et non pas semblables : l'abstraction est toujours traduite dans les arts plastiques sur des cas concrets (comme fait la science, démontrant une loi par une expérience). L'essentiel y est toujours lié à l'existentiel. Mais, tenté par la somptuosité et les richesses sensibles des cas concrets l'artiste peut perdre très facilement l'aptitude à traduire l'essentiel.
Il peut ne plus s'intéresser qu'à la délicatesse des couleurs, aux qualités sensibles de la forme, et perdre de vue l'âme, la tension intérieure des formes qui est le principe de leur développement. Or c'est ce qui est arrivé aux Beaux-arts dès le XVI^e^ siècle, en perdant l'art du trait. Et vous voyez que les artistes ont mis trois siècles à le retrouver, tout comme les philosophes ont mis trois siècles à retrouver le souci de la réalité existante.
*-- Quoique vous n'ayez donné dans votre livre que de brèves indications sur la musique, vous paraissez penser qu'elle a suivi des voies analogues à celles des Beaux-Arts.*
-- Comme les Beaux-Arts et la philosophie, la musique a mis trois siècles à retrouver la technique intellectuelle fondamentale permettant l'expression du spirituel : c'est la liberté rythmique. L'âme est libre, rien n'est prévisible de ses décisions et de ses mouvements. L'analogue musical de cette liberté de l'âme, c'est la liberté rythmique, celle du chant grégorien. Les polyphonistes du XVI^e^ siècle l'ont conservée presque tous, malgré les difficultés qu'amène la polyphonie.
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On peut même dire que la mesure s'est introduite dans la musique polyphonique petit à petit, d'abord comme un simple repère sonore pour le chanteur : celui-ci n'avait sous les yeux qu'une copie de sa ligne à lui et devait compter les poses. Mais cela ne nuisait pas à la liberté rythmique. C'est un état d'esprit qui a fait prévaloir la mesure. Et ce fut surtout un état d'esprit allemand. Les musiciens de ce pays, comme les peintres vénitiens firent pour l'art du trait, abandonnèrent la liberté rythmique pour mieux peindre la passion qu'exalte a répétition mesurée. Beethoven est le point culminant de cette période de l'histoire de la musique. Elle coïncide avec les débordements des métaphysiques *égotistes* allemandes. Ce sont les musiciens français qui ont toujours défendu la liberté rythmique. Mais cette réforme est comme la réforme des arts plastiques, bien compromise aujourd'hui.
Car en musique, contrairement à ce qui a lieu dans les arts plastiques, il y a plus de cent exécutants contre un seul artiste véritable, et ces exécutants, chefs d'orchestre et professeurs, sont les véritables dirigeants de la musique. Le poids des idées scolaires est plus grand en musique que dans les arts plastiques. En outre, une musique qui n'est plus jouée est pratiquement inconnue. Les Égyptiens, les Grecs, Fouquet restent aussi présents à un jeune peintre que ses contemporains. Il suffit d'aller au Louvre.
*-- Vous considérez donc comme un recul et un abandon les nouveautés qu'on nous prône aujourd'hui jusque dans les revues ecclésiastiques*
-- Sans doute. Le mouvement cubiste fut une contre-attaque du matérialisme : réduire les formes à des volumes géométriques juxtaposés c'est enlever toute possibilité d'exprimer la *suite* de ces volumes, leur organisation, qui est interne, et dépend de ce je ne sais quoi qui les fait subsister dans l'être, et qui pour l'homme est l'âme.
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Quant à l'art dit abstrait, comment ne pas voir qu'en un moment où la pensée s'efforce de retrouver spéculativement l'existence concrète -- et tout au moins d'analyser mieux qu'on ne l'avait fait depuis trois siècles ce qui lie la pensée spéculative au concret -- cet art est retardataire, et conservateur seulement de la paresse et de la sottise. C'est par un effort d'abstraction que toute pensée, donc l'art aussi, s'efforce de traduire l'essentiel, mais la grandeur spirituelle et intellectuelle de l'art vient de ce que son langage l'oblige à le traduire sur des cas concrets. C'est un immense avantage, dont l'usage est difficile. Il a fallu cinq ou six artistes de génie dans l'espace de plus de deux siècles pour arriver à en retrouver les méthodes. Il suffit de quelques marchands, et d'intellectuels brouillons et incompétents, pour perdre le fruit de cette immense besogne en une génération.
-- *Si bien que si j'opposais à vos propos sur l'enseignement de l'art et sa réforme les paroles du Christ :* cherchez avant tout le Royaume de Dieu et le reste vous sera donné par surcroît, *vous penseriez que je tombe dans le travers des intellectuels qui séparent les notions sur lesquelles ils travaillent de l'existence même*.
-- Oui je le crois. Il y a un grave défaut à penser en fonction de l'homme en soi sans remarquer que l'homme vit en société et qu'il est fait pour y vivre. Cet oubli n'avait pas grande importance quand l'État, les familles, les provinces étaient dirigées par des hommes sans diplômes mais rompus aux difficultés de l'agriculture, du commerce, de l'industrie, de la guerre ; mais aujourd'hui l'instruction est très répandue, sous une forme très éloignée de la vie, et nous sommes dirigés par des fonctionnaires ayant cette formation, qui touchent leur mois quoiqu'il arrive, et sont portés par là à croire qu'il y a des miracles en économie, qu'un « décret » arrange tout, et que les notions intellectuelles d'une chose suffisent pour la connaître, sans l'expérience ; Abélard leur dirait : « Votre intellection est creuse ».
On parle toujours comme si chaque homme, isolé par la philosophie et devenu l'homme en soi, devait faire seul toutes les tâches dans un ordre logique parfait. L'homme est un être social (comme les vaches et les brebis), nous sommes solidaires.
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Jésus ne nous a pas appris à prier en disant : *Mon Père qui est dans les cieux,* mais : *Notre Père ;* et tel homme comme Moïse est fait pour conduire les autres. Si Moïse avait attendu que tous les Hébreux se convertissent, qu'ils fussent tous intimement convaincus des dix commandements pour les écrire, ils ne l'auraient jamais été. Âme et corps, l'homme a besoin qu'aussitôt la loi conçue, fût-ce par un seul homme à qui Dieu a donné l'autorité (Moïse, ou Henri IV, ou Salazar), elle passe dans une règle pour le corps.
La jeunesse d'aujourd'hui, sous prétexte de liberté, est en fait abandonnée à elle-même très jeune. Et, malgré les avertissements des parents qui n'y peuvent rien, il s'ensuit des mariages trop hâtifs, imbéciles, voués à un prompt divorce, des alliances qui dégradent la famille et diminuent les qualités de la race. Quand on se sera aperçu de l'immensité des dégâts et qu'un chef clairvoyant voudra reconstituer la famille, il protégera les écoles et les institutions chrétiennes. Il supprimera ou surveillera les amusements proposés au peuple et qui sont généralement *aphrodisiaques* comme le disait Bergson ; mais il rendra au père la liberté de tester. L'autorité morale du père est liée à sa puissance effective sur la destinée de la famille.
La législation actuelle sur l'héritage, faite pour détruire la famille, a été imposée par la Révolution à une majorité de gens qui n'en voulaient pas et qui ont *résisté jusqu'à s'abstenir d'avoir des enfants.* LORSQU'UN COMMANDEMENT DE DIEU RESTE UNIQUEMENT MORAL ET N'A PLUS SES CONSÉOUENCES DANS LA LÉGISLATION D'UNE SOCIÉTÉ, IL EST REMPLACÉ PAR LE PÉCHÉ. L'homme est corps et âme, il n'est ni ange ni bête, et qui fait l'ange fait la bête.
Pour économiser l'électricité, on a institué une heure d'été. Si on avait dit : « Les bureaux, les métros, les théâtres ouvriront une heure plus tôt et fermeront une heure plus tôt, des réclamations unanimes eussent fait abroger le décret en peu de temps. On a avancé les horloges et personne n'a rien dit. L'automatisme a réussi là où un appel à la volonté et à la liberté eût échoué. Ce n'est pas flatteur pour l'humanité, mais c'est là le réel.
87:18
Si donc vous voulez restaurer l'enseignement des Beaux-arts, il ne faut pas compter trop sur la bonne volonté des jeunes artistes. L'indépendance dont ils jouissent dans leurs études (ou ce qu'ils croient être leurs études) leur est extrêmement nuisible ; les mieux doués ou les plus volontaires recommencent indéfiniment tout seuls le travail de quatre ou cinq générations d'artistes et bien entendu sans beaucoup de succès, car ils n'ont pas de conseillers expérimentés et sont sans expérience. Cette indépendance leur paraît pourtant une nécessité de l'art et un privilège des artistes. C'est simplement une conséquence de l'individualisme qui est partout prêché. L'art est cependant, comme la langue maternelle, un moyen de communiquer la pensée qui a nécessairement quelque chose de *commun* à tous et qui s'apprend.
Pour restaurer l'enseignement des Beaux-Arts il faut rétablir quelque chose comme l'antique corporation.
Tout cela se fait *en même temps.* Sans doute l'oubli de Dieu amène la dissolution des sociétés et d'institutions salutaires, mais le retour à Dieu ne donne pas nécessairement des idées justes ; il rend *possible* un lent retour à la raison. Encore faut-il que naisse l'homme apte à commencer la réforme et qu'il en ait les moyens. Une discipline perdue peut ne revenir qu'après des siècles d'effort comme en témoigne l'histoire des arts et de la philosophie depuis trois siècles. L'empire romain s'est converti tout entier ; un siècle après il était par terre faute d'avoir eu un véritable législateur. Il n'eut que des administrations. Les administrateurs administrent, ils ne créent pas ; ils s'aperçoivent toujours trente ans trop tard de ce qu'il eût fallu faire trente ans plus tôt, et quand ils sont obligés par les événements à créer, au lieu de créer des institutions naturelles ils commencent par créer une administration, nous le voyons tous les jours.
*-- Mais cette erreur, loin de diminuer, se généralise, elle témoigne d'un travers de l'esprit, comment en sortir ?*
88:18
-- C'est là cette *réforme intellectuelle,* que vous-même essayez de promouvoir à la suite du Saint-Père. Le Pape ne se contente pas de rappeler les principes du christianisme, les promesses du Christ, leur accomplissement, la vie surnaturelle et les Béatitudes ; il rappelle sans cesse le Décalogue, c'est-à-dire la loi naturelle connue de Hammourabi et les bases naturelles de la vie en société.
Comme nous venons de le voir, dans la philosophie et dans chacun des arts il faut revenir aux lois naturelles de leurs techniques propres leur permettant le maximum de profondeur dans l'analyse avec le maximum de respect, du concret, seul existant véritable. La formation de ce qui devrait être notre élite se fait en dehors de l'expérience ; j'ai expliqué dans les *Quatre causes* l'immense différence qui sépare les méthodes logiques d'un professeur de celles d'un producteur, qu'il produise des meubles, des inventions mécaniques ou des théories scientifiques. Aussi cette réforme intellectuelle devrait commencer par celle de l'enseignement. Celle qu'on nous offre est encore une réforme administrative dont le but est de concentrer toute la direction de toutes les formes d'enseignement entre les mains de quelques despotes qui veulent modeler, la nation à leur image.
La première réforme de l'enseignement consiste à rendre la liberté aux universités. La possibilité n'existe pas actuellement pour les hommes de valeur qui appartiennent à l'enseignement d'État de promouvoir dans un cadre plus restreint que la nation des réformes vraiment adaptées à la vie de l'esprit et du corps.
La seconde réforme est de rendre tout l'enseignement technique aux professions, et pour cela de leur demander de s'organiser en corporations. Tout se tient.
Autrefois un jeune architecte apprenait son métier en travaillant chez un architecte, à de vrais travaux. Il suivait en dehors quelques cours de mathématiques. Un Watteau travaillait chez le décorateur Audran et allait dessiner le modèle vivant dans quelque « Académie ». C'est le bon sens même.
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*-- Mais comment les erreurs sur la formation intellectuelle, sur l'art, sur ses méthodes et aussi sur la constitution naturelle des sociétés peuvent-elles être non seulement partagées, mais propagées par des religieux que vous nous montrez* « *complètement extravagants* »*, aussi extravagants que ceux qui assassinèrent Henri III ou furent pendus pour des attentats manqués contre Henri IV, ou que ceux qui faisaient l'éloge* « *religieux* » *de tels actes ?*
-- Je le montre pour leur excuse et pour les excuser devant le public. Leur penchant à l'erreur est celui de tous les intellectuels purs : il consiste à jongler avec des principes et des abstractions sans avoir connaissance de la nature des choses dont ils parlent, de « *l'étant* » tout court. Des religieux y sont encore plus portés qu'un homme ordinaire à qui le souci de sa famille, la direction d'un atelier, fût-ce celui d'un artisan de campagne, met obligatoirement un peu de plomb dans la tête.
Par exemple on croit avoir l'expérience de l'art parce qu'on connaît le nom de toutes les écoles depuis les grottes aurignaciennes et le nom de beaucoup d'artistes (quand ils ont daigné en faire part) ; on a feuilleté une foule d'albums, visité des musées ; on a une *information* complète, on a classé dans sa tête toutes ces écoles, on aime celle-ci et pas celle-là, on s'est formé une idée de l'évolution de l'art.
Toute cette connaissance intellectuelle ne sert *en rien* pour faire une œuvre d'art ni même pour concevoir comment la conçoivent et comment la font les artistes. Il est nécessaire, pour pénétrer l'être par le moyen des arts, de prendre un crayon et de dessiner. Et celui qui le fait parce que c'est un désir de son esprit d'acquérir la connaissance par ce moyen, n'a aucun besoin de cette *information* complète. Il lui est utile de connaître l'œuvre des maîtres, mais il se moque éperdument de savoir si ce maître est maya, grec ou cambodgien. C'est la manière de pénétrer l'être qui l'intéresse, et les causes de la réussite, non ce qui fait le savoir d'un intellectuel. De deux artistes mayas, l'un dit quelque chose, l'autre ne dit rien ; de deux « Scribes accroupis », l'un ne dit rien et l'autre est profond. Peu importe qu'ils soient égyptiens et de tel *Empire.*
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On donnerait beaucoup plus sûrement aux jeunes gens une véritable connaissance de la pensée grecque en leur faisant jouer les Perses ou les Euménides que par des résumés d' « histoire littéraire » comme le désirait Renan.
On peut donc avoir une soi-disant connaissance de l'art très complète et toute extérieure où *la nature des choses de l'art* est complètement ignorée ; car cette nature n'est connue qu'en opérant*.* Cette connaissance extérieure qu'a de l'art un élève de l'École du Louvre peut être le signe d'un certain goût pour l'art ; ce n'est pas obligatoire. Qu'elle lui donne le droit de diriger l'art, c'est une orgueilleuse folie.
Or une grande partie de notre enseignement est fait sur ce modèle : c'est une connaissance encyclopédique, extérieure à la pensée. Les élèves des « Sciences Po », comme l'élève de l'École du Louvre, savent tout : ils connaissent le commerce, l'industrie, l'agriculture, le droit, la législation. Mais ils les connaissent comme notions intellectuelles ; ils ne sauraient diriger ni une maison de commerce, ni un atelier, ni une ferme. Et après un concours où la mémoire joue le grand rôle, ils dirigent ce qu'ils ignorent.
Les religieux en question ne font pas autre chose pour l'art que ce qu'ils voient faire partout autour d'eux et pour tout. Or le bon jugement, plus rare que l'intelligence, ne s'acquiert que par une vue perspicace de l'interdépendance des causes, que l'expérience donne seule. Au lieu de prolonger la scolarité, il faut instruire au-dedans des métiers.
*-- Nous pouvons aller plus loin : ce n'est pas la connaissance de la théologie qui fait la sainteté. Il y a une grâce d'orthodoxie pour celui qui accepte le joug et le fardeau du Christ et qui pratique l'ascèse dont Notre-Seigneur a donné le modèle. D'ailleurs nos Pères dans la foi qui ont fondé la théologie chrétienne furent en même temps des saints.*
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-- Péguy nous l'a redit : « ...la vieille différence, la classique différence... la maîtresse distinction et séparation scolaire entre la connaissance et l'action, entre l'ordre de la connaissance et l'ordre de l'action n'est pas valable... ; mais loin que ce soit l'action qui se fonde et disparaisse dans la connaissance, comme le croit ou comme l'enseigne plus ou moins consciemment ou inconsciemment le parti moderne intellectuel, nous montrerons... que c'est au contraire la connaissance, comme inexistante par soi, qui se fond, qui disparaît dans l'action. » (*Un poète l'a dit,* p. 117.)
*-- Il est bien certain que voilà la vérité même en ce qui concerne la vie chrétienne. Tout approfondissement véritable de la connaissance de Dieu doit passer dans la vie pour la sanctifier. Une connaissance seulement notionnelle n'est d'aucun effet. Dans le même écrit que vous citez, Péguy dit encore :*
« *Nous avons dit notamment que tout le secret du monde moderne, et notamment, et au centre, du parti intellectuel dans le monde moderne, était de réduire ce qu'ils nommaient des idées à n'être que des cadavres.* »
*C'est ainsi que sur l'art les Malraux pullulent.*
*Mais n'est-ce pas l'ambition des religieux en question d'agir sur leur temps, et par un apostolat vivant et sincère de faire goûter l'esprit du Christ ?*
-- Je ne doute aucunement du zèle et de la sincérité de personnes qui se sont librement consacrées à Dieu. Mais elles sont à l'image de leur temps. Il y a longtemps déjà qu'il n'y a plus de société chrétienne ; ils sont sur ses ruines sans s'apercevoir que ce sont des ruines. Ce qui est le résultat de deux siècles d'erreurs et de folies leur paraît entièrement naturel. L'esprit d'obéissance qui est le fondement de toute formation morale a disparu de la plupart des familles chrétiennes même. Allez demander aux Pères Abbés des monastères ce qu'ils pensent de leurs novices et de leur esprit d'obéissance. On entre au monastère avec l'idée d'y faire ceci ou d'y faire cela, alors que la conversion des mœurs devrait être le seul but qu'on se propose.
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Des religieuses demandent fréquemment à leur confesseur extraordinaire si l'obéissance n'empêche pas le développement de la personnalité, alors que l'obéissance donne à l'esprit la liberté. A celui-ci d'en bien user pour aller aux vrais biens. Quand j'ai été démobilisé en 1919 je serais bien resté soldat : on obéit dans une multitude de petites choses insignifiantes, on n'a aucun souci, et l'esprit est complètement libre. Bien entendu, pour ceux qui ont une vocation militaire, s'ajoute le devoir de s'instruire et progresser dans le métier.
Sans doute la pensée est action et l'action est mère et fille de la pensée. Le saint dans son ermitage mène une terrible action contre lui-même ; mais il peut y avoir une action sans pensée et c'est très fréquent ; en se lançant dans l'action, sous les meilleurs prétextes, mais sans réflexion suffisante, on cause bien des dégâts. C'est ce que nous voyons. Cette société dont les maux sont causés par l'abandon de Dieu, non seulement on en respecte les formes qui ont pour origine l'abandon de Dieu, mais on veut nous les faire adopter. On veut employer à guérir le mal cela même qui l'a causé. La lutte des classes est la grande tare sociale de notre temps, comme était l'esclavage dans le monde antique. Au lieu de chercher les moyens de la supprimer, on entre dedans comme protagoniste d'une de ces classes : or on ne peut supprimer cette lutte en la soutenant.
Au lieu de redresser la corruption des idées sur l'art, on veut qu'elle s'applique à l'art chrétien. C'est-à-dire qu'on veut employer les moyens du diable pour le combattre ; en quoi on en est la dupe. Saint Paul n'a pas servi d'aumônier à une révolte d'esclaves, il a demandé au maître et à l'esclave de faire entre eux une société chrétienne ; et cette méthode aboutit à une fin rapide de l'esclavage. Car le servage fut une protection pour l'homme et il reposait sur un contrat.
*-- Vous vous servez de l'histoire pour éclairer le présent et pour agir. C'est là une grande difficulté. Péguy a tenu là-dessus de nombreux propos et Daniel Halévy a écrit L'accélération de l'histoire ;*
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*et les marxistes se recommandent de l'histoire et malheureusement beaucoup de chrétiens ont l'air d'accepter la vue de l'histoire des marxistes. Je pense, pour moi, que tant vaut la métaphysique, tant vaut l'histoire. Cette métaphysique peut être implicite et méconnue de l'historien lui-même, mais elle ne peut pas ne pas être. Tout le monde a sans le savoir une vue métaphysique ; ou, si vous aimez mieux, une manière de penser qui, lorsqu'on l'analyse pour la mettre noir sur blanc, est ce qu'on appelle une vue métaphysique. Les hommes non religieux ne peuvent rien comprendre à l'histoire d'un monde où tous les hommes furent religieux à leur manière.*
-- Celui qui s'applique par exemple à l'étude du servage dans la Haute Auvergne au temps des Carolingiens, n'a besoin que d'être fidèle aux sources et de rapporter les faits. De même, à ceux qui n'ont pas reçu la grâce de la foi, Dieu demande seulement la droiture. Mais si cet historien est un sentimental passionné, il ne verra que misère dans l'époque étudiée et pleurera de voir ces anciens, temps privés d'électricité. Si c'est un *homo sociologicus* évolutionniste, il tiendra à retrouver les traces de ce qui pour lui constitue une *constante* de l'évolution. Les chants et les danses qui nous viennent de ces âges lointains font penser que la jeunesse s'amusait ferme et d'une manière très saine.
*-- Sans doute l'espérance n'abandonne jamais les hommes et surtout la jeunesse. Prométhée l'a dit déjà :* « *J'ai eu pitié des mortels... Les hommes ne désirent plus la mort... J'ai placé en eux l'espérance aveugle.* » *Et l'espérance des serfs du Moyen Age n'était plus aveugle car c'était la vertu théologale. Ne croyez-vous point qu'un historien qui n'a jamais bêché la terre et dansé la bourrée, et qui en outre ne serait pas chrétien, ne peut rien comprendre aux serfs de la Haute Auvergne dans les temps carolingiens ?*
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-- Je le crois vraiment et c'est aussi pourquoi, comme le dit cet historien ami d'E.B.T. Lichard ([^53]) : le présent leur est inintelligible. Tous les hommes d'action ont compris leur temps, et vous allez voir quelle est l'importance de l'éthique adoptée par ces hommes d'action qui ont compris leur temps. Car il en est qui ont misé sur les misères et les bassesses de la nature humaine pour réussir, qui les ont réveillées, ou bien qui ont saisi l'événement de leur éveil pour agir. Il y a, inconsciemment certes, quelque chose de cela chez nos contemporains. Le gros défaut, la grosse tentation de la jeunesse est l'orgueil de la vie. Au lieu de combattre cette concupiscence on veut l'utiliser pour l'apostolat ; on fait des vaniteux.
Et voici l'exemple auquel je voulais en venir : il est peu d'hommes aussi peu intelligents et aussi bornés au point de vue des idées pures que l'ont été Luther et Jean-Jacques Rousseau. Le premier avait l'esprit de domination, l'autre était un demi-fou très arriviste. Il n'est pas d'hommes depuis la fin du XV^e^ siècle qui aient eu autant d'influence. Nous avons vu il y a seulement vingt ans cent millions d'hommes gouvernés par un fou authentique.
« On ne se moque pas de Dieu. » En d'autres temps le monde avait saint Bernard ou saint Louis, Quand l'homme sera saoul de mal, de licence et de misère morale, alors il s'humiliera et les prières des saints lui feront demander ce qui lui manque. Dieu alors enverra quelque homme en possession des moyens d'agir, quelque saint Louis, ou un simple Henri IV doublé d'un saint François de Sales, d'un Mgr de Bérulle, d'une Mme Acarie. Certainement d'une manière que nous ne pouvons prévoir, mais que nous pouvons préparer par notre fidélité aux enseignements de l'Église, notre souci de maîtriser nos passions, et cet éloignement de l'esprit du monde qui a été le grand conseil des apôtres.
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(IV, ^1^) « D'où viennent les guerres et les luttes parmi vous ? N'est-ce pas vos passions qui combattent dans vos membres ? ^2^ Vous convoitez et vous n'avez pas... Vous êtes dans un état de lutte et de guerre ; et vous n'obtenez pas parce que vous ne demandez pas ; ^3^ vous demandez et vous ne recevez pas, parce que vous demandez mal, avec l'intention de satisfaire vos passions. ^4 ^Adultères (le contexte fait penser que ce mot veut dire ici *infidèles*) ne savez-vous pas que l'amitié du monde c'est l'inimitié contre Dieu ? Quiconque veut être l'ami du monde se rend ennemi de Dieu. »
Ainsi parlait Jacques, cousin de Notre-Seigneur et premier évêque de Jérusalem. Il devait être *au courant.* Aimer les âmes, ce n'est pas aimer leurs œuvres lorsqu'elles sont empreintes de l'esprit du monde.
Maintenant nous pourrions nous désaltérer. Je ne puis vous offrir du ratafia : E.B.T. Lichard a tout bu et nous n'en ferons pas cette année : le 7 mai dernier au matin, tout a gelé, cerises, pommes, poires ; les treilles ont gelé jusqu'à trois mètres de hauteur le long des murs : il est des ceps qui ne repoussent pas. Voilà les vignerons privés de récolte pour deux ans. Et ils devront pendant deux ans travailler leurs vignes avec autant de soin que si elles devaient rapporter. On devrait en faire des ministres : ils seraient prudents et économes.
Je m'étonnais ces années dernières, en cueillant les cerises, d'une production si constante et si merveilleuse ; on devrait dire : *benedicamus Domino* à chaque poignée de cerises qu'on arrache de l'arbre, et remercier aussi quand on est privé de ces biens, comme d'un conseil et d'un avertissement. Nous avons fait cette année comme les autres la procession de Saint Marc et les Rogations ; mais l'oraison de la messe dit : « Faites que nous soyons contre toute adversité munis toujours de votre protection. » Et la protection c'est la Croix.
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## Enquête sur la Corporation
### Le corporatisme au Canada français
par François-Albert ANGERS
M. François-Albert Angers, qui veut bien nous honorer par la réponse que l'on va lire, est l'une des personnalités les plus en vue du catholicisme canadien.
Professeur d'économie politique à l'École des Hautes études Commerciales (fondées en 1907 sur le modèle des H.E.C. de Paris, et affiliée en 1915 à l'Université catholique de Montréal), M. François-Albert Angers est d'autre part secrétaire de *l'Action corporative,* dont il nous parle dans sa réponse. Il est en outre président de *l'Action nationale,* noyau actif du mouvement qui défend au Canada les droits religieux et politiques de la minorité (religion catholique et langue française) : son organe est L'ACTION NATIONALE, revue mensuelle.
M. François-Albert Angers est par ailleurs Directeur technique du Conseil d'orientation économique de la chambre de commerce de la Province de Québec.
LE MOUVEMENT CORPORATIF n'a pas vraiment touché le Canada français avant la grande crise économique des années 1930. Phénomène curieux, en un sens, dans un pays aux traditions catholiques si accusées. Et davantage encore quand on a souligné le caractère « Ancien Régime » de ces traditions, le Canada français ayant échappé, par suite des hasards de l'histoire, à l'influence de la Révolution française.
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Il faut se rappeler toutefois le caractère encore rudimentaire de l'exploitation coloniale au moment de la conquête du Canada par l'Angleterre (1760). Des éléments de traditions corporatives s'étaient bien introduits au pays, mais l'état de développement même de l'économie n'avait pas permis l'installation de puissantes corporations. Après la conquête, le peuple canadien-français est resté presque totalement rural. La révolution industrielle n'a commencé à le toucher qu'au tournant du XX^e^ siècle, et à produire des effets vraiment significatifs qu'après la première Grande-Guerre. L'atmosphère générale était peu favorable alors à la germination de l'idée corporative. Le Canada dans son entier a plutôt participé alors à la grande euphorie nord-américaine, à l'exaltation du progrès sans fin dans des territoires neufs et au triomphe du libéralisme économique.
Les graves difficultés de la crise économique de 1929 et le coup de clairon de l'encyclique *Quadragesimo Anno* déclenchèrent un véritable mouvement en faveur d'un corporatisme social et démocratique. Sous la direction du Rév. Père Papin Archambault, s.j., président des Semaines sociales du Canada, et avec l'appui unanime de l'épiscopat dans la province de Québec, l'*Action Corporative* naquit. C'était un mouvement composé d'universitaires, de représentants syndicaux et patronaux, etc. Il se proposait d'étudier les moyens d'appliquer le corporatisme au Canada et d'en répandre le désir dans la population. Il comptait aboutir à des réalisations par l'intermédiaire d'une loi habilitante, qui laisserait ensuite aux intéressés (patrons et ouvriers), l'initiative de faire évoluer le syndicalisme vers le corporatisme. D'autres mouvements de moindre importance s'intéressèrent aussi à l'idée d'une réforme corporative de l'État. Et dans divers milieux, des expériences de syndicalisme à structure corporative étaient tentées.
La campagne entreprise obtint certains succès. Le corporatisme gagnait chaque jour du terrain dans l'opinion au cours des années d'avant-guerre. Des résultats concrets furent même atteints. Plusieurs groupes artisanaux ou professionnels (plombiers, électriciens, mécaniciens dentistes, comptables, agronomes, instituteurs, etc.) réclamèrent et obtinrent, par législation spéciale, des chartes corporatives plus ou moins élaborées. Cependant, aucune corporation du type moderne, engageant une industrie à structure capitaliste, n'avait été formée au moment où la guerre vint arrêter l'élan du mouvement. En vertu d'une loi d'extension obligatoire des conventions collectives de travail dans certaines circonstances bien déterminées, des « comités paritaires » avaient toutefois été formés, qui remplissent des fonctions nettement corporatives.
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Néanmoins, dès avant la guerre, les progrès du corporatisme se butaient à des difficultés sérieuses. Tout d'abord, la plupart des grandes industries, dans le cœur même du Canada français, sont aux mains de capitalistes anglais, américains ou anglo-canadiens, la plupart protestants et d'esprit libéral, donc peu ouverts aux points de vue de la doctrine sociale catholique. Et puis, la population catholique elle-même restait en bonne part dans une attitude de résistance à ce qui était pour elle une nouvelle doctrine.
En fait, le profond catholicisme de la population la disposait à bien recevoir le corporatisme, puisque proposé par le Pape. Et telle était bien l'attitude d'une forte proportion des gens d'humble condition : agriculteurs, ouvriers, artisans. Mais les obstacles vinrent surtout des chefs et de la classe moyenne : élite professionnelle, intellectuelle (autre que le clergé) et bourgeoise. Les traditions du libéralisme économique anglo-saxon avaient trop profondément marqué ces esprits, au cours du quart de siècle antérieur, pour que l'économie dirigée plus ou moins impliquée dans l'idée corporative ne leur fût pas suspecte. Dans le milieu ouvrier, au surplus, les syndicats catholiques n'étaient pas les plus puissants. Quant aux autres syndicats, dits « internationaux », c'étaient des filiales des grandes « unions » américaines, peu portées au corporatisme, surtout à cette époque.
Tous ces résistants de l'élite étaient pourtant, pour la plupart, des catholiques souvent fervents. Mais les effets de la libre pensée autant que l'amour propre n'étaient pas sans avoir leur importance dans un pays économiquement et politiquement (à l'échelle canadienne) dominé par des protestants. Beaucoup de ces gens trouvaient, dans leur for intérieur, qu'ils se distinguaient déjà assez en pratiquant fidèlement leur religion. Aller jusqu'à accepter intégralement la doctrine sociale de l'Église, leur eût paru « se montrer plus catholiques que le Pape », et par conséquent d'assez mauvais goût dans ce pays de tolérance et de religions mixtes.
La guerre vint distraire les esprits de ces idées, tout en les habituant par ailleurs à des mesures de contrôle qui faisaient tomber les derniers retranchements du libéralisme intégral. Mais des circonstances diverses, parmi lesquelles il faut compter des prises de contact avec certains milieux catholiques européens, détournèrent un certain nombre de jeunes prêtres et de laïques vers les idées dites de « gauche » ou vers le keynésianisme.
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Certains d'entre eux prirent en quelque sorte la direction du syndicalisme catholique, qui avait constitué jusque là le plus fort appui du mouvement corporatif. Ils y cultivèrent ce que j'ai appelé le préjugé (ou si l'on préfère un langage plus moderne, le mythe) anticorporatif : fascisme, doctrine réactionnaire, etc., etc. Le tout s'aggloméra d'ailleurs chez quelques-uns à une certaine réaction anti-cléricale (non sectaire et particulière à l'atmosphère sociologique propre du Canada français). En fonction de cette série de réflexes quelque peu nouveaux dans de tels milieux, les objurgations papales ou épiscopales ne faisaient pas meilleure figure que pour les bourgeois ou les professionnels vaguement libres-penseurs d'avant 1940.
Dans cette nouvelle optique, le corporatisme était considéré comme irrémédiablement compromis par les expériences mussoliniennes et hitlériennes. Il n'était pas, vu sous ce jour, le signe de la réforme sociale, mais de la réaction capitaliste. Pour ceux qui mettraient leur foi dans le keynésianisme, au surplus, le cadre corporatif apparaissait sans utilité. Tout devait relever de la politique fiscale, ou en tout cas d'initiatives d'ordre public.
Ces nouvelles idées obtinrent audience dans les milieux syndiqués. Car même avant 1940, les syndicats catholiques avaient, tout en le patronnant, leurs craintes intérieures sur le corporatisme, Que devient le syndicat dans la corporation ? Les nouveau ; ; éléments dirigeants de la pensée syndicale catholique après la guerre répondirent à la question en faisant la thèse de l'inopportunité et de l'irréalisme de la solution corporative. Ils se firent les apologues d'une forte restauration sociale par le seul syndicalisme. Ils donnèrent à la doctrine sociale de l'Église des interprétations qui minimisaient la portée des déclarations pontificales au sujet des corporations. Le Pape, selon eux, n'avait pas dépassé le stade d'une vague conception d'organisation professionnelle susceptible de prendre les formes les plus variées selon les milieux.
On peut dire que les choses en sont là. Aujourd'hui, l'idée corporative reste, à mon avis, encore assez chaude, sous les cendres d'après-guerre, dans le cœur et dans la conscience d'un grand nombre de Canadiens français. Mais elle a peu de hérauts. Elle se heurte à des obstacles formidables tant, comme toujours sur le plan constitutionnel (régime fédératif dans lequel les Canadiens français ne sont en majorité que sur le plan d'un État sur dix) et économique (domination des grands capitalistes américains), que sur celui de l'hostilité accrue et mieux appuyée d'une nouvelle section de l'élite, à tendance socialisante ou keynésienne.
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Du point de vue le plus objectif, une telle attitude surprend ou devrait surprendre chez des catholiques. Elle marque indiscutablement un état de décatholicisation des esprits, c'est-à-dire un nouveau progrès de l'esprit de libre examen et d'un type de foi plus individuelle qu'intégrée dans un corps mystique hiérarchisé.
Même si le corporatisme, bien sûr, n'est pas de l'ordre des vérités dogmatiques. Il n'en est pas moins une prescription morale dérivée par l'autorité religieuse du dogme lui-même, dans ses applications pratiques. Les catholiques qui n'arrivent pas à accorder leur conscience à cette exigence devraient à tout le moins l'aborder avec un plus grand respect et montrer plus de volonté à faire les efforts voulus pour essayer de s'en convaincre.
S'il n'en est pas ainsi, c'est sans doute surtout à cause du caractère étrangement passionnel qui caractérise tous les débats autour des questions sociales. On en a fait un peu partout des questions de personnes, avant même des questions de principes ; et cela bien que les luttes se poursuivent à coup de principes. Les idées sont ainsi jugées non pas en fonction de leur valeur intrinsèque, mais des sentiments que l'on éprouve pour les personnes qui les défendent. Sauf que cette règle ne semble plus s'appliquer, dans certains groupes, lorsqu'il s'agit du Pape... ou s'applique au rebours de la normale.
C'est dommage, car à sa valeur intrinsèque, le corporatisme me semble une réforme qui ne peut pas faire autrement que de s'imposer à tous les esprits réfléchis. Il se situe tellement dans la logique des événements et s'appuie sur des considérations à ce point fondamentales et évidentes qu'il se réalisera, à mon sens, inévitablement, en substance, avec le temps. Même là où le socialisme le précédera, celui-ci -- la chose devient d'ailleurs chaque jour de plus en plus évidente -- devra en venir à se donner une structure organique décentralisée. Le groupe professionnel est si naturellement celui sur lequel il est le plus facile et le plus commode de s'appuyer pour atteindre de tels objectifs, qu'il s'imposera de lui-même.
Ceux qui avaient mis leurs espoirs dans le keynésianisme devront en venir, en arrivent déjà à des constatations qui appelleront une solution du genre corporatif. Les libéraux ont cru un moment pouvoir éviter les solutions organiques en recourant aux techniques du contrôle global, pour lequel seule l'action d'un État central eût été nécessaire.
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Comme pouvaient s'y attendre ceux dont le sens critique n'est pas complètement obnubilé, l'expérience est en train de démontrer qu'un tel contrôle global ne peut guère constituer qu'un cadre général favorable à l'efficacité de politiques plus spécifiques de régions et de secteurs. Le groupement professionnel apparaît encore dans cette optique comme l'instrument le plus apte au dégagement des nombreux goulots d'étranglement, aussi bien qu'au dosages nécessaires pour obtenir le rendement maximum des unités particulières.
Le malheur pour la cause catholique, dans ce manque de réflexion, c'est que l'on fait perdre au catholicisme l'immense prestige qu'il pourrait retirer du fait qu'il a seul dégagé la solution exigée par la nature même des choses, face aux problèmes contemporains. Pour avoir mis de l'avant le socialisme au lieu du corporatisme, c'est ensuite au socialisme qu'on attribuera, qu'on attribue déjà le mérite d'une évolution, qui n'est en réalité qu'un signe de ses échecs. Le socialisme, dans sa conception et ses prétentions originelles, est aujourd'hui complètement mis de côté, en particulier dans les pays où, comme en Russie soviétique, il a été à peu près intégralement essayé. Il est paradoxal aujourd'hui que les catholiques continuent à en vanter les mérites et à lui accorder le crédit des réalisations qu'il atteint en mettant de l'eau dans son vin et en s'inspirant de principes qui n'étaient par les siens à l'origine.
François-Albert ANGERS.
*chef du Service de Documentation économique\
à l'École des Hautes Études commerciales de\
Montréal* (*Canada*)*,\
secrétaire* de *l'Action Corporative.*
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## DOCUMENTS
### Actes de S.S. Pie XII
*Nous ne pouvons évidemment publier le texte intégral de tous les messages, discours et Encycliques du Saint-Père. Ce n'est d'ailleurs pas notre rôle. Il existe des publications et des maisons d'édition qui en sont chargées.*
*Une fois de plus, nous déplorons que l'édition des Actes de S. S. Pie XII, textes originaux et traduction française, qui est assurée par la Maison de la Bonne Presse, ait douze années de retard. Une fois de plus, nous recommandons l'édition française* (*hebdomadaire*) *de l'Osservatore romano. Nous sommes ABSOLUMENT SEULS dans la presse française non pas même à la recommander, mais à signaler au public son existence, sa fonction* (*publication intégrale de la traduction française de tous les Actes du Souverain Pontife*) *et son adresse* (*6, rue Christophe-Colomb, à Paris*)*. Nous recommandons également -- car l'on préfère naturellement conserver les documents pontificaux en volumes plutôt qu'en collection de journaux -- les ouvrages de Marcel Clément qui contiennent des recueils de ces documents sur les questions civiques, économiques et sociales.*
*Nous avons plusieurs fois rempli une fonction de remplacement, en publiant des documents pontificaux qui risquaient de demeurer trop longtemps inaccessibles au public.*
*A cet égard, nous attendons les réponses à notre ENQUÊTE AUPRÈS DE NOS LECTEURS pour savoir avec précision jusqu'à quel point ils ont ou n'ont pas par ailleurs le texte des documents pontificaux, et donc pour évaluer dans quelle mesure leur publication dans Itinéraires peut ou bien être utile à l'ensemble de notre public, ou bien faire double emploi.*
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### Légitimité de la répression en Algérie
*Mgr Lagier, directeur de* L'ŒUVRE D'ORIENT (20, *rue du Regard, Paris*) *écrit dans le numéro de septembre-octobre :*
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En Algérie, la France est chez elle. Elle y est la protectrice des dix millions de sujets qui vivent dans ce domaine. Elle a le devoir de défendre les Français algériens, les Espagnols algériens, les Italiens algériens, les Berbères de Kabylie et tous les Arabes qui d'ailleurs, nous le savons, sont très attachés à la France.
Quand les fellagha, inspirés par un sectarisme étranger et encouragés par les Soviets sans Dieu, ont apparu comme des assassins et ont voulu répandre la terreur en Algérie, le devoir de notre nation était d'arrêter et, s'il le fallait, d'exterminer rapidement les premières panthères venues pour semer la mort. Les rebelles le savaient : ou bien ils feraient peur à la France, et ils seraient vainqueurs, ou bien la France leur ferait peur et ils disparaîtraient dans un refuge lointain, au Caire ou ailleurs.
Il faudra bien que ces égorgeurs, avec leurs tenants, ressortissants et aboutissants, finissent par trembler. Nous regrettons que notre action, notre répression n'aient pas été immédiate, plus catégorique, comme le désiraient nos neuf millions d'Arabes.
Il appartient à nos soldats de faire la paix en Algérie. Présentement leur besogne de police est difficile, méritoire, souvent héroïque. On ne leur dira jamais assez la reconnaissance de la nation. Nous aimons nos régiments. Plus que jamais nous nous inclinons devant leurs drapeaux.
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Cette paix française dans le monde, partout et toujours, a été favorable aux missions. En terre de mission, qui peut l'ignorer, un recul de la France entraînerait un recul de l'Église catholique.
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### Situation de la rébellion
*De M. Jean Brune, dans* LA NATION FRANÇAISE *du* 23 *octobre* 1957, « *le point de la guerre d'Algérie* » :
Depuis l'affaire de l'avion de Ben Bella, l'armée française a pris le F.L.N. à la gorge. Il est vrai que la victoire est mûre, que nous sommes « au dernier quart d'heure ».
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Mais les conditions très spéciales de la guerre, le conflit anarchique entre « politiques » et « militaires » de la rébellion, enfin les encouragements de nos défaitistes et la crise de l'État français risquent de la prolonger inhumainement. Deux paroles de M. Robert Lacoste ont été brocardées avec acharnement par la presse défaitiste. Il est hon d'y revenir et de faire à cette occasion le point de la situation algérienne.
Le Ministre Résidant avait dit :
« -- *Nous tenons le F.L.N. à la gorge !* »
Et :
« -- *Nous sommes arrivés au dernier quart d'heure !* »
La seconde affirmation surtout avait déchaîné l'ironie de la presse complice consciente ou inconsciente des rebelles algériens qui avait hypocritement feint de la prendre à la lettre pour pouvoir, au fur et à mesure que les jours passaient, accuser le ministre de s'être trompé ou d'avoir menti.
Les deux formules décrivent cependant de façon parfaite la situation en cet automne 1957, au cours duquel nous allons boucler la troisième année de guerre algérienne. Il est exact que « *nous tenons le F.L.N. à la gorge* » et que « *nous sommes arrivés au dernier quart d'heure* ». Mais cela appelle un commentaire.
Pendant le mois de novembre 1954, et au cours des premiers mois de 1955, j'ai suivi à peu près toutes les grandes opérations militaires dans le massif chaotique de l'Aurès. L'armée s'épuisait à poursuivre les bandes dans le labyrinthe des défilés de la montagne, à fouiller les maquis, à hisser ses blindés jusque sur les crêtes au prix d'exploits inouïs. J'ai vu ses automitrailleuses des spahis s'ouvrir des passages dans les rochers à coups de canon, et cinquante sapeurs du génie pousser ensemble les voitures lourdes sur des pentes boueuses, dans une extraordinaire débauche d'efforts. Parfois une unité parvenait à contraindre une bande au combat, l'anéantissait en général, mais d'autres surgissaient, inlassablement, recommençaient à hanter les mêmes djebels, à harceler les mêmes villages, et il paraissait invraisemblable que l'on pût jamais venir à bout de l'hydre.
A Batna, clé de l'Aurès français installée à quatre kilomètres de Lambèze qui avait été la clé de l'Aurès Romain, les spécialistes des choses de l'Afrique savaient que tant de patience et tant d'obstination resteraient vaines, si l'on ne s'attaquait pas d'abord aux véritables chefs, installés dans la ville même, appartenant en général à l'élite des professions libérales, et que nul n'osait inquiéter, parce que le pouvoir politique ne le permettait pas.
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Leur raisonnement était le suivant :
« *Vous poursuivez une lutte épuisante contre les bandes qui se reconstituent perpétuellement, mais cette lutte est vaine parce que vous ne mettez pas d'abord hors d'état de nuire, les véritables chefs qui les forment, leur assignent leurs missions, et les ravitaillent..., arrêtez d'abord ces responsables et les bandes désorientées continueront à tenir la montagne, mais seront plus accessibles à vos coups, finiront par fondre sous l'action conjuguée de votre force et de leur lassitude... et surtout ne renaîtront pas, comme par miracle au lendemain même du jour où vous avez cru les anéantir !* »
Cette évidence s'étendait à toute l'Algérie.
En d'autres termes, il arrivait que l'armée parvint à tenir le F.L.N. par un poignet, ou par un pan de ses uniformes de fortune. Elle ne le tenait pas à la gorge et la lutte ne pouvait pas tourner à notre avantage.
Il y avait à cela une autre raison.
La population musulmane savait dans son immense majorité qui étaient les véritables chefs. Les voyant jouir d'une surprenante impunité, elle pensait que nous nous réservions de traiter un jour avec eux, et que nous ne feignons que pour la forme de faire la guerre contre les bandes. Dans ces conditions, elle ne pouvait pas ne pas prendre la précaution de préserver l'avenir. Cette attitude lui était dictée par la plus élémentaire prudence. Le résultat est qu'elle se taisait et que la lutte purement militaire était compliquée par l'absence totale de renseignements. Nous avons pris le F.L.N. à la gorge pour la première fois quand l'avion de Ben Bella, Khider, Larechaf, Ait Ahmed et Boudiaf a été arraisonné dans le ciel de la Méditerranée.
Puis quelques officiers avisés -- beaucoup d'entre eux ayant été instruits par l'expérience indochinoise -- attirèrent l'attention du commandement sur les méthodes de la guerre révolutionnaire.
Je crois qu'on les prit -- au début surtout -- pour des rêveurs, plus préoccupés de fictions romantiques que de réalités, Cependant l'idée fit son chemin.
Elle semble aujourd'hui un banalité.
L'armée, qui est peut-être aujourd'hui l'un des grands corps français les plus « en avant » par rapport au reste de la Nation, révisa son action. Elle comprit que sa tâche ne consistait pas tellement à poursuivre les bandes, que cette activité était presque secondaire, et qu'il lui fallait avant tout se consacrer à deux tâches inséparables :
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-- traquer et anéantir l'infrastructure politique et militaire du F.L.N. ;
-- rendre à la population une confiance en notre détermination et en notre sollicitude dont tout le reste dépendait parce que là -- et là seulement -- était la clé du renseignement.
Aujourd'hui, c'est chose faite.
Il ne servait à rien d'arrêter à Alger les poseurs de bombes, tant que l'on n'avait pas arrêté Yacef Saadi qui les recrutait et les ravitaillait en engins de mort, et l'arrestation de Yacef Saadi lui-même n'a été possible que parce que d'autres responsables subalternes ayant été arrêtés ou exterminés, la population convaincue de notre détermination a apporté le renseignement capital. C'est un humble maçon qui est venu spontanément indiquer aux parachutistes l'adresse du repaire de Yacef Saadi.
*Le Monde* a dit que Yacef Saadi arrêté, rien n'était réglé, parce que d'autres le remplaceraient. C'est vrai théoriquement -- mais théoriquement seulement -- car les éventuels successeurs seront paralysés par le réseau de renseignements de plus en plus serré, né du double spectacle de la force française appliquée aux criminels et de l'indulgence, de la sollicitude manifestées à la population. Et cela est tellement vrai que Yacef Saadi, lui-même, était -- avant son arrestation -- déjà réduit à l'impuissance, puisqu'il avait été contraint de s'emmurer dans une fosse plus étroite et plus sombre que sa prison actuelle. Théoriquement libre, il était déjà prisonnier ; et cette claustration est la preuve que nous tenons le F.L.N. à la gorge, la vraie gorge, à la fois symbolique et concrète de ses chefs les plus redoutables.
Le dernier quart d'heure\
peut durer dix ans
Parce que nous tenons le F.L.N. à la gorge, il est évident que nous tenons en main tous les atouts qui peuvent nous conduire à la victoire. Il est donc juste et bon de dire que « *nous vivons le dernier quart d'heure* »* ;* mais il faut avoir la mauvaise foi de *L'Express,* de *l'Observateur* ou de *Témoignage Chrétien* pour prendre la formule à la lettre et pour attendre la fin totale des hostilités dans les semaines qui vont venir.
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Lorsque Georges Clemenceau a jeté à la tribune de la Chambre la fameuse formule : « *Nous arrivons au dernier quart d'heure* », l'armée allemande venait de subir des revers irréparables, mais la guerre a duré six mois de plus. En Afrique ce délai sera plus long encore. La France métropolitaine a tendance à assimiler la guerre algérienne aux conflits européens qu'elle a connus. Elle imagine deux armées en présence, séparées par la ligne idéale d'un front, et elle croit volontiers qu'un armistice mettra fin à la bataille d'un jour à l'autre, comme ce fut le cas en novembre 1918, en juin 1940, ou en mai 1945.
Cette idée est absolument fausse.
Je crois qu'aucun chef rebelle algérien n'est en mesure aujourd'hui de décider tous les hommes qui hantaient les maquis et les membres des réseaux terroristes urbains à déposer les armes, tous ensemble, le même jour.
A cela plusieurs raisons.
D'abord les rivalités qui séparent les clans et qui se prolongent jusqu'au cœur des maquis dans les haines qui opposent les bandes.
Ensuite l'éternelle divergence de vues entre les « politiques » qui résident à l'extérieur et auxquels les maquisards reprochent leurs sinécures, et les chefs de bande qui se battent le fusil au poing et attendent des mitrailleuses la satisfaction de leurs ambitions.
Enfin, la double influence du tempérament anarchique des gens du Maghreb et de la farouche griserie née de la vie dans les maquis. Ferhat Abbas l'a bien naïvement dit à Tunis à un journaliste étranger :
« *Dans les montagnes et dans les villes du littoral, les terroristes suivent leurs propres lois et pas toujours les instructions de Tunis, et surtout pas lorsque ces ordres ne leur plaisent pas. Les partisans dans les montagnes vivent une vie riche en aventures et en événements qu'ils ne veulent pas échanger avec la misérable existence des fellahs ; l'émigration eut peut-être volontiers négocié avec Guy Mollet, mais elle est divisée en soi-même, et avant tout elle n'est nullement sûre de sa puissance sur les activistes, Elle ne se fait que très peu d'illusions sur son influence. Elle sait qu'elle ne dispose que d'un seul moyen pour amener les rebelles à se montrer raisonnables à l'égard d'une très avantageuse offre française ; l'interruption de la contrebande d'armes et par là la livraison des forces combattantes à l'armée française. Mais cela même n'est plus un chemin sûr depuis que les communistes se sont glissés en tête du mouvement, cherchant à tirer de leur côté le commandement de la rébellion.* »
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Voilà pourquoi, même la victoire acquise définitivement, sanctionnée par un accord avec la population, la bataille continuera, longtemps, agonisante, mais hélas ! toujours jalonnée par des morts. Elle durera cinq ans, dix ans, marquée par des attentats de plus en plus rares, mais toujours recommencés. Et nul n'y pourra rien. Rien qu'attendre que les bandes rebelles s'évanouissent dans la lassitude ou dans la mort, que les derniers fanatiques disparaissent.
Mais cet appendice inséparable de toute guerre dans le Maghreb ne changera rien, ni à l'absolu de la victoire ni aux fruits qu'elle portera en elle.
Les complices des rebelles\
prolongent la guerre
Il reste à dire que « le dernier quart d'heure » est prolongé par :
-- la complicité plus ou moins consciente de tout un secteur de la presse française ;
-- l'incohérence gouvernementale et les contradictions du système.
Quand *Le Monde* dit négligemment que l'arrestation de Yacef Saadi n'a, au fond, qu'une importance secondaire, parce que « *comme dans toutes les résistances* » d'autres lui succéderont, il affaiblit le choc psychologique produit par l'événement sur la population musulmane, et prolonge d'autant le moment où comprenant que ces successions n'aboutissent à rien, elle se décidera dans son ensemble, comme aujourd'hui dans sa majorité, à collaborer au retour de la paix, à participer à la pacification.
Le second facteur est tout aussi grave, sinon plus, Depuis trois ans, les rebelles ne cessent d'espérer recevoir un jour des mains des hommes politiques, la victoire que les militaires leur ont interdite, Chaque déclaration d'un homme politique même obscur -- chaque mot, chaque imprudence relance leur espoir. Ils attendent, tellement accoutumés à la versatilité du système qu'ils ne peuvent pas imaginer que le parti qui leur offrirait l'indépendance sur un plateau d'argent n'accédera pas demain au pouvoir.
Tout alimente cet espoir, même les grossières erreurs de jugement. Le Dr Lamine Debaghine le prouve, qui déclarait à Tunis qu'il attendait des rappelés rendus à leur foyer un témoignage favorable au F.L.N. !
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La plus saisissante illustration de cette idée que la confusion et les incohérences parisiennes, alimentent et rallument sans cesse l'espoir du F.L.N., c'est la crise... ou les crises, car il en est intervenu plusieurs depuis trois ans. A chacune d'elles le F.L.N. exulte. A chacune d'elles il pense que les hommes qui lui sont dévoués reviendront au pouvoir ; de chacune d'elles il attend un avantage et une relance. De leur succession, des difficultés qu'elles suscitent, il attend le même résultat que pour l'Indochine. Il pense que les partis lassés de traîner le fardeau de la guerre d'Algérie, cette pomme de discorde, s'entendront pour s'en débarrasser n'importe comment, à n'importe quel prix.
Cela le conduit à tenir coûte que coûte, de ministère en ministère et de crise en crise ; et cet espoir toujours vivant, toujours renaissant prolonge le « *dernier quart d'heure* », allonge la liste des morts, accroît la somme des misères infligées par la guerre.
C'est en cela que l'action d'une partie de la presse française est odieuse, et l'incohérence du système criminelle.
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### L'exposé de M. Maurice Papon
*L'étude de M. Jean Brune, que l'on vient de lire ci-dessus, aura peut-être perdu de son actualité quand paraîtront ces pages. La situation en Algérie peut s'améliorer ou s'aggraver d'un moment à l'autre, sous l'action de causes très nombreuses, dont beaucoup sont non en Algérie, mais à Paris.*
*C'est aussi l'avis de M. Maurice Papon, I.G.A.M.E. de l'Est-Algérien* (*ancien* *département de Constantine*)*.*
*Du moins, l'étude de M. Jean Brune, comme l'exposé de M. Papon qu'on va lire, font le point de la situation telle qu'elle était au début de l'automne* 1957. *Ces deux documents enregistrent les réalisations françaises accomplies en Algérie, durant ces atroces saisons de guerre. Ces réalisations peuvent être continuées et confirmées, ou au contraire compromises tt ruinées. Quoi qu'il en soit, elles resteront l'honneur des Français qui les ont mises en œuvre au milieu de circonstances ingrates et périlleuses.*
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*L'exposé que voici de M. Maurice Papon a été fait en septembre* 1957. *Nous le reproduisons d'après le texte qu'en a publié la* LETTRE D'INFORMATIONS POLITIQUES ET ECONOMIQUES *que dirige M. André Noël* (*rue Paul-Vaillant-Couturier, Maisons-Alfort, Seine*)*.*
*Nous voudrions que ces précisions circonstanciées* -- *et notamment celles qui concernent l'effort social de la France en Algérie* -- *soient étudiées par les militants de la* J.O.C. *qui furent les auteurs de certain communiqué* (*voir* Itinéraires, n° 15, *pp.* 129 *et suiv.*) *dont la rédaction n'était pas juste pour la France.*
*Quelques commentaires que l'on puisse faire sur l'exposé de M. Papon, il établit au moins une chose *: C'EST QUE JAMAIS, NULLE PART, DANS L'HISTOIRE DU MONDE, AUCUNE NATION N'A AUTANT FAIT, POUR UN PAYS COLONIAL OU SOUS-DÉVELOPPÉ, QUE LA FRANCE EN ALGÉRIE.
Mon tour venant d'essayer de faire le bilan de l'action politique et administrative, je voudrais définir d'abord le mot bilan ; car dans la conjoncture où nous vivons, les comparaisons à la petite semaine n'ont aucune espèce de valeur. Elles n'ont pas de sens dans une guerre subversive où il y a des hauts et des bas quotidiens, au travers desquels il faut précisément déterminer la courbe générale.
En faisant abstraction des prodromes de la rébellion, j'aperçois trois grandes phases dans ce drame qui a pris naissance dans le département de Constantine.
Les trois phases de la rébellion.
La première phase, qui va du début de l'année 1956 jusqu'à fin janvier début février 1957 est assez exactement délimitée par l'échec de la grève insurrectionnelle déclenchée au moment du premier débat à l'O.N.U., et par le succès de la France devant cette instance internationale. Pendant cette période de treize mois, nous avons eu à traiter le *problème du terrorisme,* à combattre les bandes armées, à garantir la sécurité des axes de communication, à assurer la protection des personnes et des biens.
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A partir de cette date (janvier-février 1957) jusqu'en juillet-août 1957 s'ouvre une deuxième phase marquée par la *mise en place d'une structure politique provisoire,* dont le succès même matérialisait les ouvertures politiques qui se sont fait jour à ce moment malgré l'opposition du F.L.N. Cette phase II a été marquée par la destruction intensive des organisations rebelles clandestines. Parallèlement, tous les responsables PRENAIENT CONSCIENCE DE LA GUERRE SUBVERSIVE qui nous était imposée, avec ses caractéristiques exactes.
Je ne parle pas de l'adaptation des unités combattantes qui s'est faite tout au long de l'année 1956. Elles sont maintenant magnifiquement aptes à la tâche qui leur est imposée.
Un des caractères de cette guerre subversive doit être souligné : LA POSSESSION DE LA POPULATION EST LE VÉRITABLE ENJEU DE LA BATAILLE, ET NON PAS LA MAITRISE DU TERRAIN, comme dans une guerre conventionnelle. Le fait que cette population se rallie et, du même coup, se replie en dehors des zones opérationnelles, nous a conduits à pratiquer *la politique de regroupement* avec un tel succès que nous sommes obligés d'en limiter très strictement la mise en œuvre aux moyens dont nous disposons (personnel, cadres, disponibilités financières).
Cette politique s'est faite, elle aussi, malgré les consignes du F.L.N. : chaque fois que, dans ce domaine, nous atteignons l'un de nos objectifs, nous infligeons par conséquent une nouvelle défaite à la rébellion.
La troisième phase qui s'ouvre est caractérisée par LA MULTIPLICITÉ ET LA PRÉCISION DES SIGNES DE RUPTURE ENTRE POPULATION ET RÉBELLION.
Dans cette troisième phase, nous avons à traiter le *problème politique* -- ou plus exactement le problème des institutions -- et du point de vue militaire le *problème frontalier.*
Peut-être serez-vous étonnés si je vous dis que l'amélioration se traduit, dans les communiqués, par la multiplicité des accrochages : l'intense activité des troupes démontre en effet la multiplication des renseignements qui permettent ces accrochages. De même il faut vous attendre, dans les semaines qui viennent, à une recrudescence probable d'attentats et d'embuscades : ils font partie de l'effort, psychologique plus que matériel, destiné à créer une certaine ambiance au moment de la session de l'O.N.U. Mais cela ne changera rien à la courbe désormais inéluctable des événements : notre destin n'est pas fonction d'une grenade de plus ou de moins.
Cette troisième phase s'ouvre pour nous par L'OFFENSIVE SUR TOUS LES FRONTS ET SUR TOUS LES POINTS.
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Bilan des exactions et du terrorisme.
Je retiendrai un chiffre, qui n'a peut-être qu'une valeur relative, mais qui, s'il était inverse, serait utilisé pour notre procès, En août 1956 : 1.375 actes de terrorisme dans l'Est algérien ; en août 1957 : 709.
Je ne parle pas des 16 chefs rebelles et des nombreux responsables de cellules politiques tués au cours de la période qui s'étend du 1^er^ juillet jusqu'au 25 août. Je ne parle pas non plus des Musulmans assassinés par le F.L.N. depuis le début de la rébellion (2.883 du 1^er^ novembre 1954 au 1^er^ septembre 1957) : c'est la preuve la plus patente qu'il n'y a pas identification entre la rébellion et la population. Je ne parlerai pas non plus de Constantine, sinon pour relever que si, en 1956, sur 135 attentats, il y avait 61 terroristes arrêtés, en 1957, sur 90 attentats, il y a 92 terroristes arrêtés.
Bilan des structures\
politiques et administratives.
Je m'attarderai davantage sur la mise en place des nouvelles structures politiques et administratives. N'a-t-il pas été dit que « les communes algériennes n'existaient que sur le papier et qu'il n'y avait plus de maires musulmans » ?
Avant de donner un bilan chiffré, je voudrais souligner que cette mise en place de nouvelles communes et de nouvelles délégations constitue le moyen essentiel de dégager peu à peu de nouvelles élites, paysannes et populaires, appelées à assumer les responsabilités de demain.
Dans l'ancien département de Constantine, vaste comme le sixième de la France métropolitaine, existaient 34 communes mixtes, 83 communes de plein exercice et 19 centres municipaux. Les 83 communes de plein exercice demeurent, mais les 34 communes mixtes et les 19 centres municipaux sont devenus 544 communes nouvelles.
Sur ces 544 communes nouvelles ont été mises en place 268 délégations spéciales, dont 174 présidées par un Musulman et 94 présidées par un Européen. Les membres de ces délégations représentent, dans la totalité, 819 délégués municipaux musulmans.
Je ne compte pas les délégués spéciaux qui ont été désignés lorsqu'il n'a pas été possible de mettre en place des délégations nombreuses et effectives.
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La mission des délégués spéciaux, dont beaucoup sont des officiers, est de préparer les voies à une délégation spéciale et cette sorte de relais se fait tous les jours.
Parmi les délégués spéciaux mis en place en attendant les délégations spéciales, il y a, dans la région, 43 délégués spéciaux musulmans et 17 délégués spéciaux européens. Je ne parle pas, bien entendu, des officiers S.A.S. qui font en ce moment la transition. Il reste 15 communes dépourvues actuellement d'organismes de gestion : aussi bien, ces communes se situent-elles dans la zone opérationnelle d'El-Milia ; ceci explique cela. Voilà le bilan des délégations municipales : il prouvera suffisamment que la réforme a réussi et que c'est une *victoire politique* -- victoire politique qui a été, d'ailleurs, développée et couronnée par la mise en place des Commissions administratives départementales provisoires : 84 membres répartis entre les quatre Conseils généraux de Constantine, Bône, Batna et Sétif.
Ces Commissions administratives ont désigné, chacune pour leur compte, des délégués à l'Assemblée régionale qui réunit à Constantine, chef-lieu de la région, 42 membres, et qui a porté à sa présidence, par un vote d'unanimité, M. Barakrok, appelé depuis lors dans les conseils du gouvernement. En ce qui concerne les structures administratives, le département de Constantine se trouve divisé maintenant en 8 arrondissements effectivement mis en place, avec un sous-préfet à leur tête, Le département de Bône comporte 6 arrondissements dont 5 sous-préfectures et l'arrondissement de chef-lieu. Les cinq sous-préfets sont aujourd'hui à leur poste. Le département de Batna compte 6 arrondissements, 5 sous-préfectures ont été créées, dont 4 sont actuellement pourvues. Enfin le département de Sétif est divisé en 9 arrondissements, dont 8 sous-préfectures avec 6 sous-préfets actuellement en place. J'en arrive à la mise en place des S.A.S. : à l'heure actuelle, dans toute l'étendue de la région de l'Est algérien, nous avons en place 193 S.A.S. pour 236 officiers des Affaires algériennes. Je dois dire que l'Armée a mis à notre disposition, en dehors des officiers des A.A., 40 officiers opérationnels. Autour de ces 193 S.A.S. effectivement en fonction, dont 7 S.A.U. (Section administrative urbaine) à Constantine et à Bône, ont été recrutés 4.000 hommes au titre des Maghzens et 5.000 hommes au titre des harkas, par conséquent près de 10.000 hommes armés, qui forment les troupes supplétives et qui ne cessent d'ailleurs de s'illustrer dans les combats.
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Les crédits\
et l'action sociale.
...Ces 12 milliards de crédits représentent à peu près, à l'heure actuelle, dans toute l'étendue de l'Est algérien, l'installation de 2.000 chantiers qui emploient plus de 66.000 ouvriers. Dans ce chiffre sont compris les 300 chantiers dont 200 sont protégés par la troupe, et 100 ont été ouverts par l'Armée, notamment celui de 7.000 hommes pour l'implantation du réseau défensif de la frontière, Or ces crédits donnent une idée plutôt inférieure à la réalité car ils ne comprennent pas les crédits de démarrage des nouvelles communes qui correspondent à 2 milliards, ni les crédits d'équipement administratif des nouvelles mairies qui représentent à l'heure actuelle près de 280 millions. N'entrent pas non plus dans ce chiffre les crédits qui sont investis au titre des grands services publics tels que l'E.G.A. Je citerai à titre d'exemple l'usine hydro-électrique de Djendjen qui correspond à un programme de 13 milliards échelonnés sur 5 ans et qui emploie sur son chantier 1.400 ouvriers. Je ne fais pas entrer non plus dans cette énumération l'habitat rural, pour lequel un effort très prononcé est fait à l'heure actuelle, conformément à la politique de regroupement : pour le seul département de Constantine, 21 chantiers sont ouverts correspondant à 800 logements d'habitat rural ; 557 sont terminés, 250 sont d'ores et déjà occupés et le reste est en cours d'attribution.
Les informations sur les regroupements ne sont pas superflues, car on ne connaît pas assez les dimensions de l'effort qu'on est en train de soutenir. La presse a fait état ces jours-ci de regroupements de 12.000 personnes dans la région de Bordj-bou-Arreridj. En réalité il s'agit de 117.000 personnes regroupées dans tout l'Est algérien. Vous pouvez aisément apprécier cet effort, réparti de la manière suivante :
-- dans le département de Constantine : 61.000 ;
-- dans le département de Bône : 20.000 ;
-- dans le département de Sétif : 21.000 ;
-- dans le département de Batna : 15.000.
Vous imaginez ce qu'implique en efforts matériels, financiers, humains, militaires, la mise en place de ces regroupements, leur installation provisoire avec des tentes, l'ouverture des pistes d'accès, la captation d'eau, l'organisation de l'aide médico-sociale, la vaccination de ces grandes collectivités et l'institution jour après jour de l'A.M.G. (assistance médicale gratuite).
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Il faudrait parler de l'école qui fonctionne même sous la tente lorsque sa construction n'est pas terminée, de l'organisation administrative de ces collectivités dont la plupart ont d'ores et déjà leurs délégués, de l'action économique déployée dans les régions les plus favorables, -- action économique qui se traduira par la mise en place d'une réforme agraire donnant à chacun des moyens de vivre mieux qu'autrefois, et enfin de l'auto-défense de ces groupements, car là aussi c'est un défi du F.L.N. qu'il fallait relever et que nous avons relevé.
Auto-défense.
A l'heure actuelle, il y a dans toute la région de l'Est algérien 200 groupes d'auto-défense, ce qui représente à peu près 5.000 volontaires. Si vous additionnez les groupes d'auto-défense avec *les* troupes supplétives des harkas et des Maghzens, que j'ai évaluées à 10.000, *si* on y ajoute les G.M.P.R. (groupes mobiles de protection rurale) qui sont au nombre de 38 dans l'Est algérien, et qui comportent un effectif total de 3.500 hommes, c'est presque 20.000 hommes qui sont mobilisés là, sur le terrain, pour assurer leur propre défense, celle de leurs familles et de leurs biens.
L'aide sociale.
Quant à l'aide sociale, elle se généralise surtout par l'assistance médico-sociale gratuite. Nous souffrons malheureusement sur ce plan d'une pénurie de médecins civils puisque dans l'Est algérien ils sont seulement 74 (du cadre de la Santé ou conventionnés) ; les 132 médecins militaires affectés à ce service mesurent d'une manière parfaitement exacte l'effort fourni, dans ce domaine aussi, par l'Armée, Médecins militaires et médecins civils ont, depuis le début de l'année jusqu'au 1^er^ septembre, fourni un million d'actes médicaux, ce qui fait une moyenne mensuelle de 134.000 consultations, soit UNE MOYENNE DE 80 CONSULTATIONS PAR JOUR ET PAR MÉDECIN.
En matière d'assistance, je vais vous citer très rapidement, en ordre de grandeur, les crédits qui ont été mis en place et qui seront, hélas, pour la plupart, consommés avant l'échéance : -- assistance aux miséreux, secours en espèces : 60 millions ;
-- assistance vestimentaire et alimentaire : 640 millions ;
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-- assistance aux infirmes et vieillards incurables : 150 millions ;
-- aide aux familles nombreuses : 100 millions.
-- protection sociale des aveugles : 363 millions.
Enfin voici une nouvelle rubrique de l'assistance : l'aide aux personnes âgées, -- extension de la loi métropolitaine sur l'aide apportée aux personnes à partir de 65 ans, Au 31 août 1957, 20.000 personnes ont touché cette allocation vieillesse, représentant près de 100 millions.
L'instruction publique.
Je voudrais d'abord signaler, par quelques chiffres très rapides, la situation à la fin de l'année scolaire :
-- 3.649 instituteurs civils étaient en poste dans les limites de la Région de l'Est algérien ainsi que dans l'arrondissement de Touggourt ;
-- 217 instituteurs militaires avaient ouvert des classes dans le bled.
Ce qui fait un nombre de plus de 100.000 élèves scolarisés en 1956-1957, exactement : 104*.*658*.*
Nous prévoyons d'ouvrir, en octobre 1957, 356 classes nouvelles, alors que 645 classes nouvelles sont en cours de construction.
Voilà ce qui mesure l'effort scolaire soutenu dans l'Est algérien.
Je me propose aussi de lancer à une échelle assez vaste des centres de formation pré-professionnelle, antichambre à la formation technique et classique telle que nous la connaissons dans les centres de formation professionnelle. Dans ces centres seront assurés un « débrouillage » manuel et un « débrouillage » professionnel, de l'éducation sportive, de l'éducation morale et de l'éducation civique.
Voici, sur ce plan, notre programme : créer, dans la Région de l'Est algérien, 26 centres pré-professionnels dont 13 qui pourront fonctionner avec le concours des moniteurs militaires et ouvrir en octobre. Ce sera la première étape d'un plan portant sur 50 centres de formation pré-professionnelle.
Pour le département de Constantine en particulier, il existe déjà un centre de formation pré-professionnelle à Constantine, à la Ferme Massali, à El-Milia ; nous voudrions ouvrir 3 sections supplémentaires à Constantine, une à Philippeville, 3 à Collo, une à Djidjelli, une à Aïn-M'lila, une à Aïn-Fakroun. Les sections en projet restent celles de Guelma, Oued-Zenati, Biskra, Batna, Sidi-Aïch, Sétif et Bône.
117:18
Il existe dans le Constantinois 6 centres de formation professionnelle à Sidi-Aïch, Bône, Constantine, Batna, Sétif. Ils forment 675 stagiaires qui sortent tous les 8 mois environ avec un métier. Nous avons un projet d'extension applicable à Djidjelli, Sétif, Constantine, Philippeville, Batna, ainsi que pour le département de Bône...
Le problème du sous-emploi.
A l'heure actuelle, dans nos départements de Batna, Sétif, Constantine et Bône, on compte à peu près (centres urbains et centres ruraux additionnés) 290.000 demandes d'emploi, -- chiffre vraisemblablement en dessous de la réalité. C'est pourquoi dans *un pays qui demeure sous-développé,* il est plus exact de parler de SOUS-EMPLOI que de chômage proprement dit, puisque le chômage suppose précisément l'emploi antérieur et abandonné.
Je voudrais citer à titre d'exemple l'accession de jeunes Musulmans à la fonction publique, Depuis l'application du décret de 1956, c'est-à-dire en réalité depuis six ou sept mois, 314 emplois nouveaux ont été pourvus dans la Région de l'Est algérien, dont 45 pour le cadre « A », c'est-à-dire dans les emplois supérieurs. Il y a d'ailleurs une réserve de postes à pourvoir depuis la mise en train des nouvelles communes pour lesquelles nous recherchons des secrétaires de mairie.
Pour vous permettre d'apprécier la situation en toute objectivité -- et aussi pour mettre fin à certaines légendes qui se colportent -- je voudrais vous donner un élément d'information portant sur le mois de juillet 1957 comparé à juillet 1956 :
il s'agit des acquisitions d'immeubles pour le seul département de Constantine (*investissements privés*) ; pour juillet 1956 : 114 millions ; pour juillet 1957 : 153 millions. Acquisitions de fonds de commerce, juillet 1956 : 4 millions ; juillet 1957 : 18 millions. Autres investissements : 114 millions pour juillet 1956 et 197 millions pour juillet 1957.
Si les chiffres étaient inversés, d'aucuns s'empresseraient de dire que la confiance décline (...)
118:18
Conclusion.
Si les populations ont été longtemps subjuguées par le terrorisme totalitaire du F.L.N., elles donnent maintenant des signes tangibles, non plus seulement de leur résistance, si chèrement payée déjà, mais de leur volonté explicite de repousser désormais les entreprises fanatiques et sans espoir de la rébellion. Maintenant, un peu partout, on dit non aux crimes, non à l'impôt forcé, non aux chimères. Dans maints endroits, le collecteur d'impôts et le Commissaire politique ne peuvent plus passer sans risquer leur vie. La France passe à l'offensive sur tous les fronts.
L'adversaire est contraint à la défensive, et c'est pourquoi l'on comprend les trésors d'indignation, d'intrigue, voire d'argent, *dépensés dans la Métropole où se trouve maintenant le seul espoir de la rébellion.*
C'est pourquoi nous devons nous aussi lutter sur le front métropolitain en dénonçant CEUX QUI, AU NOM DU « LIBÉRALISME », ENCOURAGENT LE TOTALITARISME...
Il faut sans se lasser faire comprendre que la guerre subversive est la forme moderne de la guerre internationale et qu'on est condamné à ne pas saisir le sens de la guerre subversive en Algérie si on l'apprécie en dehors du contexte international, surtout depuis la découverte de l'exploitation des richesses minéralogiques du Sahara par la France.
Quant à nous, qui sommes aux premières lignes, évoquant le caractère politico-militaire de cette lutte que nous soutenons, je demande à tous -- à tous les civils -- de se conduire en soldats, car en guerre révolutionnaire, il n'y a plus de militaires et plus de civils. Il ne doit plus y avoir que des soldats.
119:18
### Enquête auprès de nos lecteurs
Nous publions ci-après -- et ce sera l'unique publication -- un questionnaire que nous recommandons à l'attention et à la sollicitude de tous nos lecteurs. Cette enquête s'adresse à eux et les concerne. Nous leur demandons de consentir le travail d'une réponse sérieuse et détaillée.
Précisons tout de suite que les réponses sont anonymes : elles ne comportent ni le nom, ni l'adresse. Elles portent simplement mention du département de résidence, et l'on peut naturellement laisser cette mention en blanc dans tous les cas où elle suffirait à désigner celui qui répond (par exemple : s'il est préfet).
Il n'est pas non plus obligatoire de répondre à toutes les questions.
Ainsi se trouve éliminée l'indiscrétion apparente du questionnaire que nous proposons.
\*\*\*
CE N'EST PAS UN JEU. Nous demandons à nos lecteurs de s'astreindre à nous donner des réponses précises, sérieuses et méditées, parce que cela nous est utile. Nous demandons à tous de prendre le temps de réfléchir à ce questionnaire. Il n'est pas nécessaire que les réponses nous parviennent par retour du courrier. On peut très bien se réserver d'y travailler pendant les vacances de Noël, pour ceux qui en ont, et nous les envoyer seulement en janvier. A condition de ne pas oublier !
Pour les questions qui portent plus particulièrement sur la revue « Itinéraires », il sera bon de prendre le temps d'en relire ou d'en feuilleter la collection : ou au moins d'en regarder les sommaires, afin de se remettre en mémoire les articles qui ont été publiés.
\*\*\*
120:18
DONC, nous prions nos lecteurs de découper et de mettre de côté les pages contenant le questionnaire. Et d'y répondre à loisir. Les indications que nous pourrons ainsi réunir ne constituent pas un référendum : c'est-à-dire que nous ne vous promettons pas de nous conformer, obligatoirement et dans tous les cas, aux désirs et préférences qui seront majoritaires. Nous voulons les connaître, pour avoir une idée plus précise des besoins intellectuels, des préoccupations, des tendances qui sont les vôtres. Nous voulons aussi être en mesure de situer plus exactement les catégories professionnelles, sociales, intellectuelles auprès desquelles la revue est le plus répandue et celles auprès desquelles elle l'est le moins.
Dans la « Lettre aux abonnés » du 21 novembre 1957, Jean Madiran expose pourquoi la revue est condamnée à « disparaître ou progresser », et vous demande d'y pourvoir en souscrivant des abonnements de soutien. La possibilité du progrès dépend des souscriptions que vous êtes présentement en train de collecter. Les moyens de ce progrès sont, entre autres, une connaissance plus précise du public de la revue, par vos réponses au questionnaire ci-après.
121:18
Le questionnaire de l'enquête
1\. Plutôt que de donner une réponse incertaine à une question, laissez en blanc.
2\. Lisez d'abord tout le « groupe » de questions avant de commencer à inscrire vos réponses (recommandation importante surtout pour les groupes III et IV)
3\. Si vous êtes plusieurs lecteurs à lire un même exemplaire de la revue, vous pouvez recopier le questionnaire, en respectant l'ordre et le numérotage des questions.
4\. Après l'avoir rempli, retournez le questionnaire à l'adresse : *Itinéraires*, 4, rue Garancière, Paris VI^e^.
Groupe I.
1\. Sexe : M. F. ([^54]). 2. Age : 3. Profession.
4\. Nombre d'enfants : 5. Département (ou pays, si vous résidez hors de France) :
5 bis : Nationalité :
6\. Vous êtes ABONNÉ -- LECTEUR AU NUMÉRO.
7\. Vous avez connu *Itinéraires* : PAR UN AMI -- PAR UN ENVOI DE PROPAGANDE -- PAR LA PRESSE -- ou de la manière suivante :
8\. Êtes-vous abonné depuis 1956 : OUI -- NON.
9\. Étiez-vous acheteur au numéro avant de vous abonner : OUI -- NON.
122:18
10\. Avez-vous eu des difficultés à vous procurer la revue au numéro chez un dépositaire des Messageries de Presse Parisienne (N.M.P.P.) : OUI -- NON. Si oui, voulez-vous nous faire parvenir d'autre part une note précise sur la nature de ces difficultés, avec toutes mentions de date, de lieu, de circonstances.
11\. Avez-vous la radio : OUI -- NON ; la télévision : OUI -- NON ; une voiture automobile : OUI -- NON.
12\. Êtes-vous déjà monté en avion : OUI -- NON.
13\. Avez-vous fait un voyage à l'étranger : OUI -- NON.
14\. Êtes-vous allé à Rome : OUI -- NON.
15\. Êtes-vous allé à Lourdes : OUI -- NON.
16\. Êtes-vous allé à Fatima : OUI -- NON.
17\. Passez-vous vos vacances en dehors du département de votre résidence : OUI -- NON.
Groupe II.
18\. A quelle organisation d'Action catholique appartenez vous ?
19\. A quelle organisation civique ou sociale ?
20\. A quelle association professionnelle ou syndicale ?
21\. A quelle association familiale ?
22\. A quel groupement politique ?
23\. Êtes-vous un ancien élève : de L'ENSEIGNEMENT D'ÉTAT -- DE L'ENSEIGNEMENT CATHOLIQUE -- DE L'ENSEIGNEMENT PRIVÉ « NON CONFESSIONNEL ».
24\. Avez-vous suivi les cours du Centre Français de Sociologie : OUI -- NON.
25\. Avez-vous déjà fait au moins une retraite fermée : OUI -- NON.
123:18
Groupe III.
26\. Quels quotidiens achetez-vous régulièrement au numéro (pour cette question et pour les sept suivantes, il ne s'agit pas de marquer les publications que vous approuvez, mais celles que vous vous procurez, régulièrement ou à peu près, au numéro ou par abonnement) :
27\. A quels quotidiens êtes-vous abonné :
28\. Quels hebdomadaires achetez-vous régulièrement :
29\. A quels hebdomadaires êtes-vous abonné :
30\. Quels magazines illustrés achetez-vous régulièrement ?
31\. A quels magazines illustrés êtes-vous abonné :
32\. Quelles revues achetez-vous régulièrement :
33\. A quelles revues êtes-vous abonné :
124:18
34\. Quelles publications avez-vous cessé d'acheter, de lire ou de recevoir par abonnement au cours de l'année 1957 :
35\. Parmi les publications suivantes, rayez celles dont vous n'avez pas eu entre les mains au moins un numéro au cours de l'année 1957 : LA CROIX (de Paris) -- LA DOCUMENTATION CATHOLIQUE -- L'OSSERVATORE ROMANO (édition quotidienne) L'OSSERVATORE ROMANO (édition française hebdomadaire) -- LES ÉTUDES -- ÉCRITS DE PARIS -- ESPRIT -- VERBE -- REVUE THOMISTE -- RÉSURRECTION -- PRÉSENCES -- PATERNITÉ -- PANORAMA CHRÉTIEN -- REVUE DE L'ACTION POPULAIRE -- ÉCONOMIE ET HUMANISME -- LES INFORMATIONS CATHOLIQUES INTERNATIONALES -- LA PENSÉE CATHOLIQUE -- LA CHRONIQUE SOCIALE -- EST ET OUEST -- DÉFENSE DE L'OCCIDENT -- CAHIERS D'ACTION RELIGIEUSE ET SOCIALE -- ECCLESIA -- LE MONDE -- LE FIGARO -- LA VIE CATHOLIQUE ILLUSTRÉE -- ASPECTS DE LA FRANCE -- RIVAROL -- LA NATION FRANÇAISE -- ARTABAN -- TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN -- CARREFOUR -- LA FRANCE CATHOLIQUE -- L'HOMME NOUVEAU -- C'EST-A-DIRE -- L'EXPRESS -- LE FIGARO LITTÉRAIRE.
Groupe IV.
36\. Quels articles d'*Itinéraires* souhaiteriez-vous surtout voir recueillir en volumes ?
37\. Quels sont les éditoriaux de la revue que vous avez le plus approuvés ?
38\. Et ceux que vous avez le plus désapprouvés ?
125:18
39\. Quel auteurs souhaiteriez-vous voir collaborer à la revue ?
40\. Avez-vous souscrit UN -- PLUSIEURS -- AUCUN abonnement de soutien ?
41\. Lisez-vous régulièrement et attentivement les *Notes de gérance *: OUI -- NON ; les *Avis pratiques *: OUI -- NON.
42\. La revue *Itinéraires* est-elle la première, dans l'ordre des préférences, parmi les publications que vous lisez : OUI -- NON.
Si la réponse est *non*, quelles sont les publications qui vous sont plus utiles ou vous paraissent plus intéressantes :
43\. Lisez-vous à peu près INTÉGRALEMENT la revue *Itinéraires* ou systématiquement choisissez-vous CERTAINS ARTICLES ?
44\. Que lisez-vous *d'abord* dans la revue :
45\. Utilisez-vous les études de la revue *Itinéraires* pour des cours, des conférences ou des exposés de cercles d'études : OUI -- NON.
46\. Que manque-t-il à la revue :
47\. Souhaitez-vous voir :
-- DÉVELOPPER -- RÉDUIRE la partie « Éditoriaux » ;
-- DÉVELOPPER -- RÉDUIRE la partie « Chroniques » ;
-- DÉVELOPPER -- RÉDUIRE la partie « Notes critiques » ;
126:18
-- DÉVELOPPER -- RÉDUIRE la partie « Enquêtes » ;
-- DÉVELOPPER -- RÉDUIRE la partie « Conversation avec... » ;
-- DÉVELOPPER -- RÉDUIRE la partie « Documents ».
48\. Trouvez-vous la revue : trop polémique -- pas assez polémique -- trop politique -- pas assez politique -- trop doctrinale -- pas assez doctrinale -- trop littéraire -- pas assez littéraire.
*N. B. Les questions de ce genre portent naturellement sur l'ensemble des numéros que vous avez lus, et non pas spécialement sur le présent numéro*.
Groupe V.
49\. Avez-vous lu (rayez celles que vous n'avez pas lues au moins une fois en leur entier) : -- la première Encyclique de Léon XIII sur le « Ralliement » ? -- la seconde sur le même sujet ? -- *Rerum novarum *? -- *Pascendi* -- *Quadragesimo anno *? -- *Casti connubii *? -- *Divini Redemptoris *? -- L'Encyclique de Pie XII sur le Corps mystique ? -- *Humani generis* ? -- L'Encyclique sur le Pèlerinage à Lourdes ?
50\. Seriez-vous acheteur de quelques volumes de l'édition complète des Actes de S.S. Pie XII (Bonne Presse éditeur), si cette édition n'était pas en retard de douze années : OUI -- NON.
51\. Avez-vous lu le rapport doctrinal de Mgr Lefebvre : OUI -- NON.
52\. Avez-vous lu le livre de Mgr Guerry : La doctrine sociale de l'Église : OUI -- NON.
53\. Combien (environ) de livres « sérieux » achetez-vous par an :
54\. Avez-vous lu les livres suivants (rayez ceux que vous n'avez pas Jus) : Henri Charlier : *Culture, École, Métier *; -- *Le Martyre de l'art*. Louis Salleron : *Les catholiques et le capitalisme *; -- *L'automation*. Marcel Clément : *Le chef d'entreprise *; -- *La joie d'aimer*. Henri Massis : *L'Occident et son destin*. Dansette : *Histoire religieuse de la France contemporaine *; -- *Destin du catholicisme français*. Fabrègues : *Le Curé d'Ars *; -- *La révolution ou la foi*. P. Andreu : *Grandeurs et erreurs des prêtres-ouvriers*. René Laurentin : *Sens de Lourdes*. Odette Philippon : *Le trafic des femmes*. Desqueyrat : *La crise religieuse des temps nouveaux*.
127:18
55\. Avez-vous lu un ou plusieurs livres (rayez ceux dont vous n'avez lu aucun livre) des auteurs suivants :
Joseph Folliet -- R.P. Daniélou -- Daniel-Rops -- P.-A. Cousteau -- Le Commandant Cousteau -- Françoise Sagan -- P. Boutang -- Raymond Aron -- La Varende -- Henri Pourrat -- L'amiral Auphan -- Marcel De Corte -- Charles de Koninck -- A. Dauphin-Meunier -- Hyacinthe Dubreuil -- Maurice Bardèche -- André Frossard -- René Gillouin -- Jean Daujat -- Paul Sérant -- J. Thérol -- G. Thibon -- Jean Rolin -- James Burnham -- P. Gaxotte -- Barrès -- Péguy -- Claudel -- Ch. Maurras -- J. Maritain -- Gilson -- Chesterton -- Bernanos -- Guardini -- Saint-Exupéry.
128:18
### Les rédacteurs d' « ITINÉRAIRES » ont écrit pour vous :
*les livres dont vous avez besoin pour combattre les publicités idéologiques qui colonisent les consciences.*
Pierre ANDREU :
*-- Grandeurs et erreurs des prêtres-ouvriers* (Amiot-Dumont).
Amiral AUPHAN :
-- *Les échéances de l'histoire* (Plon).
Henri CHARLIER :
-- *Le martyre de l'art* (N.E.L.)
Marcel CLÉMENT :
-- *Le chef d'entreprise* (N.E.L.)
-- *La joie d'aimer* (N.E.L.)
-- *Enquête sur le nationalisme* (N.E.L.)
Marcel DE CORTE :
-- *Deviens ce que tu es* (Éditions universitaires).
Hyacinthe DUBREUIL :
-- *Des robots ou des hommes* (Grasset).
Jean MADIRAN :
-- *On ne se moque pas de Dieu* (N.E.L.)
Henri MASSIS :
-- *L'Occident et son destin* (Grasset).
Henri POURRAT :
-- *Le secret des compagnons* (N.R.F.)
Louis SALLERON :
-- *Les catholiques et le capitalisme* (La Palatine).
-- *L'automation* (Presses universitaires).
Joseph THÉROL :
-- *L'Évangile de Jeanne d'Arc* (N.E.L.)
*Si vous achetez vos livres par correspondance, adressez vos commandes à la* « *Librairie des Chercheurs et des Curieux* », 1, *rue Palatine, Paris VI^e^*.
============== Fin du numéro 18.
[^1]: -- (1). *Informations catholiques internationales,* 15 octobre 1957, p. 3.
[^2]: -- (1). Mgr Duchesne à Marcel Hébert.
[^3]: -- (1). A. Loisy, *La Religion,* p. 480.
[^4]: -- (2). *Ibid.,* pp. 867-368.
[^5]: -- (1). Daniel-Rops : *Édouard Le Roy.*
[^6]: -- (2). Cf. Louis Salleron, « En lisant *Le Phénomène humain* du P. Teilhard de Chardin 10, *Itinéraires,* n° 1, pp. 27-37.
[^7]: -- (1). « On s'étonne, nous disait Claudel, de l'influence que des gens médiocres et superficiels comme Montaigne et Méri ont pu exercer sur un esprit aussi profond que Pascal ; il les considère avec une sorte d'ébahissement auvergnat ! »
[^8]: -- (1). *Conférences d'Angleterre,* p. 242.
[^9]: -- (1). Cf. Raïssa Maritain : *Les grandes amitiés.*
[^10]: -- (1). Cf. Lettres de Paul Claudel à Henri Massis, numéro d'hommage de *La Table ronde.*
[^11]: -- (1). R. Clérissac : *Le mystère de l'Église,* avec une préface de Jacques Maritain.
[^12]: -- (1). Rappelons que la fin *honnête,* c'est la fin vertueuse, celle qui est convenable par rapport à la fin dernière. La fin *utile,* c'est la fin intermédiaire, instrumentale, celle qui joue le rôle de moyen par rapport à la précédente.
[^13]: -- (2). Cf. Pie XII : Message Radiophonique du 24 décembre 1942 (in Économie Sociale selon Pie XII, tome II pp. 52-66).
[^14]: -- (3). Lettre *Quod Aliquantum,* du 10 mars 1791, adressée par le Pape Pie VI au Cardinal de la Rochefoucauld et aux autres Évêques de l'Assemblée Nationale.
[^15]: -- (4). En Angleterre le *General Combination Act* de 1799 avait déclaré illicite toute association de salariés en vue de modifier les conditions de travail.
[^16]: -- (5). Molinari, *Traité d'Économie Politique,* page 203.
[^17]: -- (6). Le « bien » est au niveau des fins *honnêtes,* « l'intérêt » -- même général --, au niveau des fins *utiles.*
[^18]: -- (7). C'est ce qui explique que la grande tentation du catholicisme *social* soit, symétriquement, les réformes de *structure.*
[^19]: -- (8). Pie XI, *Quadragesimo Anno*, n° 128.
[^20]: -- (9). Pie XI, *Quadragesimo Anno*, n° 129.
[^21]: -- (10). D'où la tendance actuelle à orienter la morale « sociale » vers le *devoir de comprendre,* sinon encore de réaliser, les mesures de co-gestion, de nationalisation, de collectivisation, etc... D'où, aussi la résistance opposée par le Saint-Père à ces tendances (7 mai 1949, 3 juin 1950) pour défendre l'intégrité de la morale.
[^22]: -- (1). *Pensée catholique*, n° 23, p. 89.
[^23]: -- (1). Dans le texte même du Mémoire anonyme, au début, l'auteur inconnu dit que le dictionnaire des pseudonymes extorqué à Jonckx par la police allemande a permis de déchiffrer les documents. Entièrement et sans risque d'erreur ? Le Mémoire anonyme dit : « *Ce dictionnaire a permis de les déchiffrer à peu près entièrement avec une certitude absolue.* » Ce qui est avouer qu'une partie n'a pu être déchiffrée, ou n'a pu l'être avec certitude. Même pour l'auteur anonyme qui affirme sans produire ses preuves, il subsiste des difficultés et des incertitudes.
[^24]: -- (1). La *Correspondance Blondel-Valensin* s'arrête à 1912. Cette lettre de 1922 est citée (partiellement) en note ; sa publication intégrale, qui trouvera normalement place dans un volume ultérieur de la *Correspondance*, paraît susceptible d'apporter des précisions encore inconnues.
[^25]: -- (2). Cette lettre de Maurice Blondel permet de dater avec précision, nous voulons dire à une année près, le moment (1921) où des extraits des documents de Gand ont été connus des autorités religieuses. Quand au Mémoire anonyme, nous n'avons pas trouvé de trace d'une publication antérieure à 1923 (dans la revue confidentielle *Le Mouvement des idées et des faits,* mars et mai). Néanmoins M. Dulac donne 1921, sans autre précision, comme date de l'apparition du Mémoire anonyme (*La Pensée catholique*, n° 23, p. 93).
[^26]: -- (3). *La Pensée catholique,* n° 23, p. 89.
[^27]: -- (1). Pseudonyme collectif. Cf. le même numéro de la *Chronique sociale*, p. 242 : « Nous avons signé cette étude du pseudonyme de Louis Davallon parce qu'elle était une œuvre collective. » Cette étude de Davallon comporte de bonnes et de mauvaises parties (nous rencontrons tantôt les unes et tantôt les autres au cours de la présente étude). Dans les bonnes parties, il nous semble reconnaître mais ce n'est qu'une supposition -- la plume de M. Joseph Folliet. Dans les mauvaises, nous apercevons souvent -- et cela est une constatation vérifiable -- la transcription littérale d'un « dossier » fort tendancieux qui avait été publié par le C.I.C. (Centre d'Information Catholique, aujourd'hui disparu) et reproduit par la *Vie intellectuelle* en 1952.
[^28]: -- (1). Quant au jugement sur l'abbé Lugan, nous n'avons pas vérifié dans quelle mesure il peut être exact. Il reste qu'une réserve de cette sorte, paraissant dans la *Chronique sociale,* est a priori digne de foi.
[^29]: -- (1). Fontaine se pique d'écrire *maurrasianisme* et *maurrasien* (comme cartésianisme et cartésien), au lieu de maurrassisme et maurrassien.
[^30]: -- (2). L'un des principaux membres du S.P. en France.
[^31]: -- (1). *Histoire religieuse*, t. II, p. 465.
[^32]: -- (2). Ce dernier point contient une part de vérité. Mais il ne prouve pas qu'il y avait *alliance :* il montre simplement qu'il y eut *influence* de certains théologiens intégristes sur les dirigeants de l'Action française.
[^33]: -- (1). *Chronique sociale* du 15 mai 1955, pp. 263 et suiv.
[^34]: -- (2). Le *Bienheureux Pie X*, Paris, 1953. Écrit en prison. Voir p. 11 l'avant-propos adressé à Maurice Pujo : « Je *vais écrire à l'instant tout le nécessaire. Vous le garderez comme un testament.* »
[^35]: -- (1). Cette affirmation est tout à fait inexacte, comme nous le verrons *infra.* Une inexactitude aussi nette sur un point aussi important suffirait à elle seule, croyons-nous, à montrer que Maurras n'eut ni *alliance,* ni *action concertée* avec le S.P., et ne se souciait guère, en réalité, des activités de cette organisation.
[^36]: -- (2). Ce qui dément l'affirmation de Fontaine (p. 48) que nous avons reproduite *supra*.
[^37]: -- (1). Paris, 1912, préface, page XXXVIII ; texte réédité dans *La Démocratie religieuse*. Paris, 1921, p. 196.
[^38]: -- (2). Nos colonnes sont naturellement ouvertes à M. Havard de la Montagne, s'il estime devoir compléter ou contredire nos propos le concernant.
[^39]: -- (3). Notamment dans la *Vie intellectuelle* d'août-septembre 1952.
[^40]: -- (4). Nous voulons dire : ce qui pouvait s'entendre en un sens vague avant le Rapport doctrinal de l'Épiscopat d'avril 1957.
[^41]: -- (5). *Chemins de Rome et de la France*. Paris, 1956, pp. 211-213.
[^42]: -- (1). En substance et en un sens, oui. Toutefois le livre de Fontaine évitait généralement de mettre directement Pie X en cause. Il nous semble en outre que son objectif n'était pas un réquisitoire rétrospectif contre Pie X mais qu'il visait d'une part l'Action française, d'autre part les membres de l'épiscopat français jugés ou supposés favorables à une politique « de droite ». La critique interne du livre donne à penser que Fontaine n'avait au fond qu'un seul but : exploiter la condamnation de l'Action française (survenue deux ans plus tôt) pour amener l'opinion catholique et la Hiérarchie à soutenir en France une certaine politique de gauche (nuancée d'ailleurs de « nationalisme étroit » et de « gallicanisme », comme le remarque avec pleine raison Davallon dans la *Chronique sociale*). Pour appuyer ce dessein, Fontaine utilise, soit *incidemment* soit *en annexe*, diverses considérations et divers documents contre l'intégrisme. Par la suite, *on n'a retenu du livre que les incidentes et les documents annexes,* qui ne sont ni ne prétendent être un traité ou une étude de l'intégrisme.
[^43]: -- (2). Dans la préface à sa traduction française du *Cardinal Merry del Val* par le P. Dal-Gal (Paris, 1955), on relève une allusion écrite dans le même esprit : « ...*Ces instructions entrent dans le cadre de ce que les adversaires du gouvernement de Pie X ont baptisé l'intégrisme.* » M. Havard de la Montagne attribue avec pleine raison la création de ce sobriquet polémique aux adversaires du gouvernement de Pie X ; mais il ne parle pas des amis du gouvernement de Pie X qui s'étaient groupés sous le nom de « catholiques intégraux ».
[^44]: -- (1). Nous tenons personnellement de Maurras lui-même qu'il considérait M. Havard de la Montagne comme « l'un des hommes qui connaissent le mieux l'histoire contemporaine, la vraie, celle qui n'est pas dans les livres ». Maurras écrit d'autre part de M. Havard de la Montagne : « Philosophe et lettré, éloquent et savant, il porte bien son nom célèbre »
[^45]: -- (1). Cité dans Fontaine, p. 136. Par « pouvoir occulte », Mgr Mignot désignait l'organisation de Mgr Benigni.
[^46]: -- (1). Qui d'ailleurs, sans doute, serait prématurée. Il est fort vraisemblable qu'une publication méthodique de la correspondance de Maurras, et en outre de celle de ses collaborateurs catholiques, notamment pour les années 1909-1914 et 1926-1930, apporterait d'indispensables lumières sur l'identité, le contenu, le rôle des *relations et influences ecclésiastiques* qui se sont exercées au sein de l'Action française. Aussi longtemps que ces précisions ne seront pas connues, l'on restera condamné à des conjectures ou des approximations, voire des erreurs, sur plusieurs points décisifs de l'histoire des idées politico-religieuses en France depuis cinquante ans. Par exemple, l'on parle souvent, et en des sens fort divers, du rôle de ceux que l'on appelait : « les théologiens d'Action française » ; question d'importance, mais qu'en vérité l'on connaît très mal.
[^47]: -- (1). Suppression qui, nous le verrons *infra,* est intervenue -- effectivement et définitivement -- en 1921.
[^48]: -- (1). Par exemple, à propos de *La Politique religieuse*, l'article du P. de la Brière dans les *Études* du 20 juin 1913, cité par Maurras dans *La Démocratie Religieuse,* p. 406 :
« Après avoir montré et critiqué divers aspects de la préface et de l'épilogue, M. Yves de la Brière écrit :
« *D'autres publications de M. Maurras, étrangères d'ailleurs à son action politique, et où l'auteur développe* ses *conceptions philosophiques et littéraires, appelleraient de notre part des critiques fort graves. Mais, sur le terrain positif et pratique des rapports actuels de l'Église et de l'État en France, nous devons dire que Maurras défend toujours les mêmes droits et libertés de l'Église que, de leur côté, les écrivains religieux, y compris les rédacteurs des* « *Études* », *ont défendu avec toute leur énergie*.. (Sur la démocratie et le libéralisme catholique) *M. Maurras commente avec un rare bonheur d'expression les enseignements doctrinaux de Léon XIII et de Pie X* (...) *D'autre part, une controverse sur la part de l'élément démocratique dans le gouvernement de l'Église ayant mis le positiviste Charles Maurras aux prises avec un académicien catholique libéral, la justice nous impose de reconnaître que l'exacte interprétation de l'enseignement du Saint-Siége fut manifestement du côté de M. Maurras* (...).
*Mais notre fierté de croyants s'accommode mal de voir reconnaître cette fécondité morale et sociale du catholicisme sans qu'on reconnaisse pareillement l'origine transcendante où le catholicisme trouve le secret divin de sa fécondité. Nous ne voulons pas admettre qu'un ami du dehors, tel que M. Maurras, reste toujours captif du paganisme hellénique et des préjugés positivistes...* »
[^49]: -- (1). Comme le P. de la Brière ou le cardinal Billot. Ce dernier, pour l'unique raison qu'il avait été favorable à l'Action française, a souvent été maltraité ou rabaissé par les historiens. Non seulement Dansette le met arbitrairement au nombre des intégristes, mais encore il le définit comme une « honnête figure de théologien ignorant le monde extérieur » (*Histoire religieuse,* PREMIÈRE ÉDITION, tome 11, p. 465).
Davallon a protesté (*Chronique sociale,* 15 mai 1955, p. 247) en assurant : 1. -- que le cardinal Billot n'appartenait pas à l'intégrisme (mais en suggérant, sans précisions, que l'intégrisme aurait « utilisé » le Cardinal) ; 2. -- que le cardinal Billot « mérite une qualification plus élogieuse que celle *d'honnête figure de théologien *: c'était en réalité un *spéculatif puissant* ».
A la suite de quoi, Dansette n'a pas rectifié en ce qui concerne l'appartenance du cardinal Billot à la « tendance intégriste », mais, dans une nouvelle édition de son ouvrage, il a modifié son appréciation en : « *haute figure de théologien* ».
[^50]: -- (1). Au passage, il n'est pas inutile de relever une légende, qui est une véritable calomnie, tournée contre la mémoire du cardinal Billot, selon laquelle on le représente comme « resté fidèle à l'Action française » au point d'avoir approuvé et encouragé le refus de se soumettre au Saint-Siège. On tire de certains « mots » un peu vifs du Cardinal beaucoup plus qu'ils ne contenaient réellement ; on oublie aussi de les situer à leur date. Redevenu simple religieux, il écrivit au P. du Passage, directeur des *Études,* le 2 maris 1928, une lettre qui apporte une pleine lumière sur sa pensée et sur son attitude. Cette lettre a été publiée dans les *Études* du 20 février 1932. Elle est reproduite dans *L'Ami du Clergé* du 1^er^ mai 1952, page 281. En voici les passages essentiels :
« *De divers côtés il me revient qu'on s'autorise de mon exemple pour légitimer la résistance aux mesures touchant l'Action française, que même certains, qui ont mission de guider les âmes se feraient fort d'un si déplorable argument pour ne pas exiger de leurs pénitents l'obéissance due au Saint-Siège, et qu'ainsi je suis devenu une pierre de scandale pour un bon nombre.*
*Pourtant, j'ai beau sonder le fond de ma conscience, je n'y trouve rien qui puisse justifier une si fâcheuse imputation.*
*Car, depuis le commencement de la douloureuse crise que nous traversons, j'ai toujours répondu, soit de vive voix, soit par écrit, à tous ceux qui me consultaient sur la ligne de conduite à tenir, qu'il leur fallait non seulement éviter avec soin tout ce qui aurait un semblant d'insoumission et de révolte, mais encore faire le sacrifice de leurs idées particulières pour se conformer aux ordres du Souverain Pontife.*
*Pour ma part je me suis, tout le premier, tenu à cette règle* (...).
*Si donc il est permis à un simple religieux, qui a toujours eu un ardent amour pour la sainte Église et pour son pays, de former un vœu au regard de la situation présente, c'est que tous, même au prix des plus douloureux sacrifices, finissent par se soumettre au Père commun des fidèles, car, en dehors de là, on ne peut que s'égarer, s'engager dans une voie des plus périlleuses, et par là-même compromettre gravement son salut éternel...* »
[^51]: -- (1). Henri CHARLIER : *Les quqtre causes, raison de l'impuissance des intellectuels,* dans *ltinéraires,* numéro 12 et numéro 15.
[^52]: -- (1). Arthaud éditeur.
[^53]: -- (1). Voir Henri CHARLIER : *Le martyre de l'art,* dernier chapitre : « Enquête ».
[^54]: -- (1). Rayez la mention *inutile,* donc en faisant attention à rayer le non si la réponse est *oui,* et inversement.