# 19-01-58
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## ÉDITORIAL
### Une épreuve éliminatoire
CETTE ANNÉE NOUVELLE s'annonce comme une année difficile. Toutes les publications « d'opinion » sont aujourd'hui menacées jusque dans leur existence par l'aggravation progressive de la situation économique et les hausses de prix qui en sont la traduction la plus immédiate. Les magazines illustrés, cultivant l'image violente et le sensationnel, n'en sont pas gênés, en raison de leurs ressources colossales, venues d'une abondante publicité commerciale et de la foule nombreuse qui se précipite sur cette formule moderne des anciens « jeux de cirque » romains. Selon la remarque que faisait déjà Péguy, ce sont « *ces énormes revues qui perdent des millions, ou qui en gagnent, pour ne rien dire ; ou plutôt, à ne rien dire* ».
Mais les publications dites « d'opinion », c'est-à-dire celles qui s'adressent au sérieux, à la réflexion du lecteur, et qui proposent un jugement méthodique des idées et des faits, sont en danger de mort.
C'est comme une épreuve éliminatoire à laquelle les plus favorisés eux-mêmes, les plus manifestement privilégiés n'échappent pas.
On lira plus bas les appels au secours de l'hebdomadaire *Témoignage chrétien*, dont on sait pourtant à quel point la diffusion est systématiquement favorisée par de nombreux comités de presse solidement organisés.
Plus significatif encore est l'effort de *La Croix*. Seul quotidien catholique de diffusion nationale, ce journal bénéficie par là d'une situation extrêmement favorable sur le marché de la presse. Son tirage d'environ 150 000 exemplaires, son nombre d'abonnés qui dépasse 100 000 devraient en temps normal lui assurer une grande solidité. Mais le voici qui entreprend un effort exceptionnel et quasiment sans précédent, sous le nom de « campagne des 10 000 abonnements ».
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Le bulletin Presse-Actualité, édité par la même Maison de la Bonne Presse, donne dans son numéro de novembre des détails précis, dont certains encore inédits, sur l'ampleur extraordinaire de la campagne entreprise par *La Croix*.
*La Croix* recherche 50 000 (cinquante mille) adresses pour faire à chacune UN SERVICE GRATUIT DE QUATRE SEMAINES (c'est-à-dire de 24 numéros). On sait que la distribution gratuite de *La Croix* dure maintenant depuis des mois, et des indices sérieux donnaient à penser que cette distribution gratuite était entreprise sur une très vaste échelle (cf. *Itinéraires*, n° 15, pp. 89-92). Mais voici, indiqué par la Maison de la Bonne Presse elle-même, le chiffre qui mesure l'ampleur de cette distribution. Il s'agit de la distribution gratuite de 1 200 000 exemplaires. On peut assez facilement calculer le nombre de millions de francs nécessaire pour financer cette diffusion gratuite. Il y faut quelque chose comme douze à quatorze millions.
*La Croix* espère, à l'issue de cette distribution gratuite touchant 50 000 personnes, recueillir 10 000 abonnés (soit 1 sur 5, c'est une proportion raisonnable). L'abonnement annuel à *La Croix* étant de 3 950 francs, cette opération publicitaire devrait finalement rapporter 39 millions de francs dans l'année (sans compter qu'une partie au moins de ces abonnements seront vraisemblablement renouvelés les années suivantes). Avec une mise de fonds de 12 à 14 millions, *La Croix* peut espérer en recueillir immédiatement 39, soit environ le triple. Le tout est d'avoir un capital ou des ressources permettant cette dépense initiale de 12 ou 14 millions. L'argent va à l'argent.
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NOUS L'AVONS TOUJOURS EXPOSÉ à nos lecteurs : la MEILLEURE propagande pour une publication, c'est le service gratuit fait pendant quelque temps à une adresse sélectionnée.
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Longtemps *La Croix* a systématiquement discrédité cette sorte de propagande -- qui est pourtant parfaitement honnête, puisqu'elle permet à l'abonné éventuel de juger sur pièces, et sur un nombre suffisant de numéros, la publication pour laquelle on sollicite son abonnement. Si aujourd'hui *La Croix* rencontre quelques difficultés imprévues à faire admettre ses distributions gratuites, c'est parce qu'elle se heurte au préjugé qu'elle a elle-même répandu pendant des années, et avec quelle acrimonie. Il est vrai que *La Croix* ne dit pas d'où elle tire ses 12 ou 14 millions et que, plus favorisée que d'autres, elle n'a pas eu besoin de lancer une souscription publique pour se les procurer.
Mais on n'ira pas retourner contre *La Croix* le mauvais procédé dont elle s'est tant servi dans un passé récent, et insinuer plus ou moins clairement que... et que... On sait au demeurant que la Maison de la Bonne Presse est puissante et riche, et qu'elle peut accomplir un tel effort. (On regrette seulement qu'elle ne considère pas comme aussi urgent d'attribuer une partie de ses réserves financières à l'édition des Actes de S.S. Pie XII, qui a toujours douze années de retard.)
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NOUS AVONS EXPOSÉ EN DÉTAIL l'effort de *La Croix* parce qu'il est hautement significatif. Même *La Croix* a besoin d'étendre son public, d'augmenter le nombre de ses abonnés ; même *La Croix* partage le sort commun qui est aujourd'hui celui des publications d'opinion : grandir au disparaître.
A quelque chose malheur est bon. Ces difficultés économiques viennent rappeler à leur vocation les publications d'opinion. Car leur vocation est précisément de grandir, et d'apporter la vérité chrétienne à un nombre d'esprits sans cesse croissant. Les raisons morales qui imposent aux publications de toujours travailler à s'étendre sont, sur leur plan, autrement impératives que de simples raisons matérielles. Mais trop souvent nous oublions les raisons morales. Alors, la Providence permet que des difficultés matérielles viennent nous avertir, et nous réveiller.
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IL EST INFINIMENT PROBABLE, à vues humaines, que cette année 1958 va opérer un tri sévère parmi les publications d'opinion et les « tendances » ou « courants » qu'elles expriment. Celles qui survivront seront confirmées dans leur influence et leur autorité morale. Et peut-être seront-elles peu nombreuses. *Aucune en tous cas ne pourra survivre sans un effort exceptionnel*.
La revue *Itinéraires* demande à tous ses amis, à tous ses lecteurs, de consentir sans retard cet effort exceptionnel, et d'y apporter le maximum de moyens.
C'est une question de vie ou de mort.
Tous les efforts de propagande sont bons, aucun ne doit être négligé. Il est utile, il est indispensable de faire personnellement connaître la revue autour de soi, dans son milieu professionnel, dans les organisations et les mouvements civiques et sociaux, et d'inviter tous ceux que l'on connaît à souscrire un abonnement. C'est la méthode de la tache d'huile, il ne faut surtout pas la dédaigner.
Mais il faut mettre à sa place, la première quant à l'efficacité pratique, celle du *service gratuit à des adresses sélectionnées*. Elle permet de pénétrer de manière parfois très rapide DANS DES MILIEUX SOCIAUX OU GÉOGRAPHIQUES OU L'ON N'AVAIT POINT ENCORE PÉNÉTRÉ. La méthode précédente est excellente pour progresser dans les milieux où l'on est déjà présent : par là, elle est limitée, et conduit souvent à solliciter indéfiniment les mêmes personnes.
C'est pourquoi *nous vous demandons avant tout de travailler à la souscription d'abonnements de soutien*. Nous vous demandons de souscrire et de faire souscrire, selon vos moyens, mais tous, tout de suite et tout le possible. Dans toute l'étendue de la France et des pays de langue française, il existe encore beaucoup de milieux géographiques ou sociaux où la revue *Itinéraires* est totalement ignorée, et où l'on ne connaît même pas son nom. Dans ces milieux comme dans tous les autres, nous avons un grand nombre d'abonnés en puissance... qui s'abonneraient si seulement ils connaissaient la revue.
Les atteindre, les atteindre vite, c'est à la fois un impératif moral de notre action et la condition matérielle de notre survie.
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Nous les atteindrons *dans la mesure exacte* que nous permettra la souscription des abonnements de soutien.
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DEUX LETTRES successives, le 21 novembre et le 9 décembre, ont été adressées à nos abonnés. Ceux qui ne les auraient pas reçues, ceux qui ne les auraient pas remarquées au milieu du courrier des « imprimés », et enfin ceux qui les auraient parcourues trop distraitement, en trouveront ou retrouveront ci-dessous le texte. Nous demandons à tous nos lecteurs de bien vouloir les lire -- ou les relire.
Vous êtes tous atteints par les difficultés économiques, et tous contraints de faire dans votre budget des restrictions et des suppressions.
Or c'est à ce moment qu'il nous faut vous demander de maintenir, de renouveler et même d'augmenter le soutien quelquefois considérable, trop souvent minime ou symbolique, que chacun d'entre vous apporte à la revue. En consentant ou en refusant cet effort exceptionnel, vous tranchez l'alternative actuellement posée à *Itinéraires* comme à toutes les publications d'opinion : progresser ou disparaître.
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#### LETTRE AUX ABONNÉS
21 novembre 1957.
VOUS LISEZ SOUVENT *dans Itinéraires que l'existence matérielle de la revue et son influence intellectuelle dépendent de ses lecteurs, c'est-à-dire de vous. Peut-être en êtes-vous venus à ne plus prêter aucune attention à cette formule et à perdre de vue sa signification. Et puis, assurément, vous avez bien d'autres soucis. Permettez-moi de venir vous rappeler celui-là.*
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JE NE VOUDRAIS *ni omettre de remercier ni décourager ceux qui, fidèlement, régulièrement, envoient à la revue des abonnements de soutien. Mais je dois dire à tous les autres que le nombre de ces abonnements de soutien est actuellement très insuffisant. Depuis plusieurs mois, les progrès de la revue sont gravement compromis faute de moyens matériels, à un moment où, au contraire, ces progrès nécessaires pourraient être rapides et considérables : car de toutes parts, et de plus en plus, les esprits cherchent une voix qui dirait ce que la revue Itinéraires fait entendre. Mais beaucoup ignorent jusqu'à son existence, beaucoup d'autres ne la connaissent que par ouï-dire, et en ont entendu dire pis que pendre. Il faut la leur mettre entre les mains. Il faut nous en donner les moyens.*
NOTRE DIFFUSION *ne peut pas piétiner : les hausses de prix menacent très sérieusement les publications dites* « *d'opinion* »*, c'est-à-dire celles qui n'entrent pas dans la catégorie des magazines commerciaux, illustrés à fort tirage, exploitant l'image violente et le sensationnel. Plusieurs de ces publications* « *d'opinion* » *sont menacées de disparition prochaine. La revue Itinéraires ne tiendra, au milieu des difficultés économiques que traverse actuellement le pays, qu'à la condition d'atteindre enfin, mais maintenant très vite, l'ensemble de son public véritable, qui est numériquement étendu : la plus grande partie l'ignore encore.*
CE PUBLIC PLUS VASTE*, cette plus large assise d'abonnés, nous ne les aurons jamais si nous les attendons au lieu d'aller les chercher. Nous ne pourrons jamais aller les chercher si vous ne souscrivez, ne suscitez, ne recrutez un grand nombre d'abonnements de soutien et d'abonnements de propagande. Il faut ou progresser ou disparaître. Chacun d'entre vous, pour la part qui dépend de lui, décide si la revue Itinéraires doit disparaître ou progresser.*
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JE SAIS BIEN *ce que de tels propos peuvent présenter d'inhabituel, de surprenant et peut-être, pour certains d'entre vous, de difficile à comprendre. Mais c'est l'existence même d'*Itinéraires *qui est inhabituelle et quasiment incompréhensible. Au début de* 1956*, sur une simple lettre-circulaire, et* AVANT *la parution du premier numéro,* 836 (*huit cent trente-six*) *personnes ont souscrit un abonnement. En décembre de la même année, une autre lettre circulaire provoqua de nombreuses souscriptions de soutien. Ce sont cette confiance, cette réponse qui ont permis à la revue de faire ce qu'elle a fait. Dans des conditions économiques qui deviennent chaque jour plus difficiles, la revue doit demander aujourd'hui à ses amis le* RENOUVELLEMENT *et la* MULTIPLICATION *des mêmes souscriptions. Je vous demande la même chose qu'en février et qu'en décembre* 1956*, je vous demande la même chose et à vrai dire bien plus encore : car aujourd'hui il ne s'agit pas simplement de survivre, ce n'est plus possible. Il faut grandir ou disparaître. Les conditions économiques qui nous imposent cette alternative ne font d'ailleurs que traduire à leur manière -- à leur manière matériellement impérative -- les impératifs moraux qui sont d'autre part ceux d'une action comme la nôtre. Grandir ou disparaître. Nous avez-vous donné, par votre propagande et par vos souscriptions, toute l'aide que vous pouviez nous donner ? Certes non : il s'en faut de beaucoup. La plupart d'entre vous nous ont apporté surtout des approbations platoniques ou des contributions symboliques.*
IL CONVIENDRAIT PEUT-ÊTRE *que je termine cette lettre, qui est aussi un grave appel, par quelque chose qui ressemble à un roulement de tambour ou un appel de clairon. Je n'ai le cœur à imaginer rien de tel, quand je considère l'amitié enthousiaste mais principalement platonique que portent à la revue la plupart d'entre vous. Pardonnez-moi de vous le dire comme cela est, sans amertume mais à coup sûr sans aucune satisfaction.*
Jean MADIRAN.
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#### SECONDE LETTRE AUX ABONNÉS
9 *décembre* 1957*.*
C'EST UNE ÉPREUVE ÉLIMINATOIRE*, extrêmement sévère qui est actuellement imposée a toutes les publications dites* « *d'opinion* »*. Elles sont contraintes, par les difficultés économiques que nous traversons, à augmenter le nombre de leurs lecteurs ou à disparaître. Je soumets à votre réflexion les lignes suivantes. Elles ont paru dans Témoignage chrétien du* 1^er^ *novembre* 1957*, tous les mots en sont chargés de signification :*
« Si *Témoignage chrétien* n'accroît pas sa vente de 5 000 exemplaires d'ici le 31 décembre, c'est sa formule même qui devra être remise en cause. De journal que nous sommes, nous ne deviendrons qu'un bulletin. D'organe influent sinon directement sur les masses, du moins par l'intermédiaire d'élites au contact des masses, nous ne serons plus que le lien entre quelques petits cercles bien formés. De force réelle que nous sommes aujourd'hui en France et dans l'Église, nous ne serons plus alors qu'un groupuscule, et nous serons par tous considérés comme tels, et menés sans aucun ménagement. »
*Or vous savez de quelles facilités, pour sa diffusion méthodique,* Témoignage chrétien *dispose dans de nombreux comités de presse. Vous savez qu'il est souvent cité dans La Croix* *; qu'il bénéficie d'appuis de toute sorte qui le recommandent et l'accréditent auprès du public. Ce journal, qui a tout cela, et qui existe depuis plus de dix ans, est néanmoins dans la situation de demander à ses amis* 5 000 *lecteurs nouveaux, et de toute urgence, sans quoi il disparaîtra presque complètement. L'augmentation des prix lui impose, comme à nous, comme à tous, l'alternative : grandir ou disparaître.*
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Témoignage chrétien *ne cache pas non plus ce que je vous ai dit plusieurs fois : aujourd'hui, les mœurs intellectuelles sont devenues telles que l'on écoute les gens non pas surtout à cause du bien-fondé de leurs arguments, mais d'abord en raison du nombre de personnes qui les approuvent activement. On écoute ceux qui montrent qu'ils sont forts -- de cette force que constituent l'amitié, l'adhésion et l'activité d'un public numériquement important.*
DANS LA CRISE ÉCONOMIQUE *actuelle, seules vont survivre les publications qui seront aidées par la propagande et les souscriptions de leurs lecteurs. Les autres disparaîtront tout à fait, ou* « *deviendront un simple bulletin* »*. Et l'on ne prend pas en considération les simples bulletins, parce qu'ils ont trop peu de lecteurs, ou trop inactifs.*
*Un effort exceptionnel est donc indispensable, et c'est cet effort que je dois vous demander. Dans les semaines et dans les mois qui viennent, un tri par élimination sera fait parmi ce qu'on appelle les* « *tendances* »*, les* « *options* » *et les* « *courants* »*. Seuls compteront encore ceux qui auront eu la force de surmonter l'épreuve présente, et de survivre, et de vivre, grâce à l'activité, au dévouement, aux souscriptions, aux sacrifices de leurs amis et sympathisants. Je demande à chacun d'entre vous ; cet effort exceptionnel, et peut-être héroïque dans les circonstances présentes. Souscrivez, faites souscrire des* ABONNEMENTS DE SOUTIEN*, c'est une question de vie ou de mort.*
CE N'EST PAS À MOI *de vous dire ce qui fait la particularité de la revue* Itinéraires*, et ce qu'elle apporte que vous ne trouverez pas ailleurs. Vous qui l'avez compris, sachez qu'un très grand effort est aujourd'hui nécessaire pour que cela puisse être sauvé. Vous avez à décider, mais par vos actes, du sort de tout ce que nous avons entrepris ensemble.*
Jean MADIRAN.
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#### Programme d'action
EN RÉSUMÉ, nous vous demandons de nous apporter immédiatement d'abord, et de nous continuer ensuite, une aide maximum. Aucun moyen n'est à négliger, tous doivent être employés, mais à leur place et selon leur ordre d'urgence et d'importance :
1. -- Le secours le plus rapide et le plus urgent est la souscription d'ABONNEMENTS DE SOUTIEN. Les premières réponses à l'appel lancé par nos deux lettres sont un premier résultat, réconfortant mais encore très insuffisant.
2. -- Vous nous donnerez des indications précieuses en répondant avec le plus grand soin au questionnaire de l'enquête contenue dans le n° 18 (décembre). Ces indications intellectuelles, sociales et géographiques seront capitales pour situer et pour atteindre les milieux où la revue n'a pas encore pénétré.
3. -- Vous susciterez et recruterez autour de vous, après avoir fait vous-mêmes tout ce que vous pouvez, la souscription d'abonnements et d'abonnements de soutien. La revue *Itinéraires* appelle tous ses amis à une véritable mobilisation des dévouements, des générosités et des activités.
4. -- Vous organiserez l'abonnement méthodique, autour de vous, des bibliothèques, des organisations civiques et sociales, des maisons d'étudiants, etc. : travail de plus longue haleine, à appuyer par des distributions opportunes de notre tract de quatre pages : « *Pensez-y, aidez-nous* » (commandes uniquement par correspondance ; prix franco : les 50 exemplaires, 130 francs ; les 100 exemplaires, 250 francs ; les 500 exemplaires, 1 200 francs).
5. -- Simultanément, vous n'omettrez pas de travailler en profondeur, en faisant connaître et en faisant lire les ouvrages dont vous trouvez la liste dans notre page : « Les rédacteurs d'*Itinéraires* ont écrit pour vous ».
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Ils ont écrit « les livres dont vous avez besoin pour combattre les publicités idéologiques qui colonisent les consciences ». *Il n'y a aucune raison que ces livres ne soient pas, avec la revue, examinés, étudiés, discutés dans vos groupes de travail, vos organisations civiques et sociales, vos cercles d'études* : cela dépend de vous. Ces livres sont l'accompagnement et le prolongement de la revue : celle-ci et ceux-là composent un ensemble qui ne fait ni une école ni un parti, ni une chapelle ni une boutique, mais une pensée vivante, diverse et une, sur les problèmes et les urgences du temps présent.
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NOUS NE FAISONS CONCURRENCE à personne et toutes les organisations et publications trouvent dans *Itinéraires* un accueil critique parfois, fraternel toujours. Vous devez rencontrer semblablement, dans toutes vos organisations, un accueil peut-être critique mais certainement fraternel pour la revue, les livres, la pensée que nous proposons à la réflexion de tous. Entrez hardiment partout, vous y êtes chez vous, et faites connaître la revue et les livres qui l'accompagnent au public nombreux qui est naturellement le leur.
En principe, vous ne devez rencontrer nulle part d'*ostracisme systématique*. En fait, il en sera peut-être autrement quelquefois. Si cela se produit, nous vous prions de nous faire chaque fois un rapport précis et détaillé.
Car nous enquêtons sur ce point-là aussi. Nous avons besoin de prendre la mesure exacte de l'*ostracisme systématique* qui nous est épisodiquement signalé ici ou là. Nous espérons qu'il est exceptionnel, accidentel, isolé. Mais il nous faut en avoir le cœur net. S'il était prouvé qu'il est uniforme et généralisé, *alors nous aurions non pas le droit, mais le devoir de mettre nous-mêmes sur pied une organisation pour le briser*. Nous ne le souhaitons pas. Mais si la situation qui nous est faite nous y contraignait, nous ne nous y déroberions pas.
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Nous assumerons toutes les responsabilités qui découlent de la fondation d'*Itinéraires* et de l'œuvre entreprise dans les perspectives de notre « Déclaration liminaire ».
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AINSI, nous vous demandons de nous renseigner et de nous aider, Nous vous demandons de conserver et de relire le présent *Programme d'action*, et de mettre immédiatement en œuvre chacun ce qui correspond à ses possibilités, à sa situation, à son milieu. Oui, répétons-le, c'est un effort exceptionnel qui est aujourd'hui requis, Tout cela est entre vos mains.
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## CHRONIQUES
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### Pascal apôtre des temps modernes
par Henri MASSIS.
BIEN QUE « la flamme pascalienne brille au-dessus du cours de l'histoire », rien ne peut faire que Pascal ne s'y trouve placé à une époque décisive, qu'il ne soit le témoin d'un monde qui s'effondre -- de ce monde qui, avec la Fronde, cet événement d'une importance capitale, manifeste physiquement qu'il est frappé, miné dans sa vie. La Fronde, la crise de la Fronde, a été surtout une révolution morale ; et, comme Michelet l'a fort bien vu, la Fronde et Port-Royal, c'est la même chose ; la fronde religieuse a précédé la fronde politique qu'elle anima de son esprit.
Ces désordres, en leur fond, étaient le fait d'une humanité en train de perdre la notion même de son être, cette notion métaphysique que les théologiens du Moyen Age avaient donnée pour base à la vérité chrétienne. Avec la Renaissance -- que Chesterton appelle la Re-Chute l'Occident a rompu avec sa métaphysique ; ses valeurs spirituelles ont été du même coup renversées. Avec la fin du règne de « l'œcuménisme ecclésiastique », la monarchie du dogme chrétien a été atteinte. Avec la chrétienté perdue, le vieil esprit de la philosophie du Moyen Age n'a plus régné sur les esprits de façon souveraine ([^1]). « La souveraineté exige des institutions, la scolastique avait perdu les siennes. » C'est là ce qui manquera désormais à la philosophie chrétienne, que l'humanisme réduira à n'être plus qu'une dialectique désincarnée.
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La philosophie du Moyen Age était une « incarnation chrétienne de la philosophie » -- car c'était par la foi qu'on y accédait à la connaissance de l'être, *fides quærens intellectum*, comme disait saint Anselme. Les preuves rationnelles de Dieu ne sont-elles pas réellement impliquées dans la foi ? Ainsi avait existé « une chrétienté philosophique analogue à la chrétienté politique, une cité spirituelle visible à côté de la cité temporelle que l'Église avait édifiée ». La vérité était l'Église et l'Église était la vérité. Quand l'une fut ébranlée, l'autre le fut aussi. La base séculière que la pensée médiévale avait mise à ses recherches allait dorénavant lui faire défaut. L'autorité ecclésiastique atteinte, l'argument d'autorité de la théologie scolastique se trouva en même temps récusé.
VOILA CE QUE LE REGARD D'UN PASCAL sut discerner au fond des désordres de la Fronde, dans la double anarchie religieuse et politique dont cette subversion témoignait. Ce qu'en l'occurrence Pascal n'a pu sauver, c'est la foi d'un passé que sceptiques, libertins, esprits forts étaient en train de saper dans une ardeur d'émeute. Ce qu'il a cherché, de façon pathétique, à mettre hors d'atteinte, c'est ce qui échappe au temps, ce qui possède l'éternité de l'être et de la vérité : voilà ce que traduit la fièvre de ce malade de génie qui, plus encore que ses misères physiques, a souffert en son âme du même mal que nous. Pascal, en effet, a vécu et mis en tout son jour ce mal du monde moderne, dont on peut dire qu'il commence avec lui ; l'*Entretien avec M. de Saci* est, en quelque manière, le porche, l'ouverture de cette « déchirante cérémonie ». Ce qui fait la grandeur d'un tel drame, l'intérêt supérieur de la scène, c'est qu'à travers Épictète et Montaigne (que Pascal y pose dès l'abord comme « deux colonnes d'erreurs ») tous les systèmes, toutes les philosophies s'affrontent qui, dans l'avenir, solliciteront tour à tour les esprits. Car alors même que l'homme moderne cherchera en vain dans ces doctrines la réponse à son inquiétude, qu'il en sentira les déficiences, qu'il les rejettera même pour demander la vérité à Celui qui seul la possède, encore lui faudra-t-il dorénavant la définir en fonction des idées nouvelles qui l'ont d'abord retenu, séduit, et rien ne saurait faire qu'il n'en ait subi la morsure.
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Aussi, quoi qu'elle tentât, l'apologétique moderne ne pouvait plus être que celle d'un monde coupé de son passé, où les hommes, ayant perdu leur héritage, allaient se trouver sans cesse menacés de perdre le chemin de leur essence, où la protection des temps manquerait à toutes leurs doctrines. Et c'est là ce qu'au vif de son être a éprouvé Pascal, ce Blaise Pascal qui vécut notre âme trois siècles avant nous.
Il a vu, disions-nous, l'effondrement d'un monde et il a été le premier témoin d'un temps où plus encore que les puissances de désordre politique, la confusion des esprits se révélait partout. La raison désavouait les croyances que la tradition prétendait fortifier, tandis que la tradition continuait de lier l'enseignement de la foi à une représentation physique du monde que la science n'acceptait plus. « Pour le chrétien, le monde n'était plus vrai ; pour le savant, c'était la foi qui ne l'était plus ». « En voulant maintenir la vérité chrétienne, l'autorité ecclésiastique ne faisait qu' « accélérer la ruine de la chrétienté » ([^2]). D'autre part, sous l'action du mathématisme et du psychologisme cartésiens, « la voie mécanique était ouverte, la machine intronisée, la personne exterminée ». Évoquant cette époque dont la décomposition l'avait frappé, Michelet pouvait écrire : « Chacun y sent nettement que quelque chose meurt ».
UNE RÉACTION POLITIQUE devait sans doute différer les effets d'une telle dissolution. Mais le bel équilibre dictatorial de Louis XIV, continuateur de Richelieu et de Mazarin, ne masquera qu'un moment le fond des choses. Toutes les grandes controverses qu'engagea Bossuet pour défendre l'ordre et la tradition, pour soutenir fort et ferme l'immutabilité de l'Église, pour affirmer que le progrès des temps modernes ne saurait rien ajouter à une doctrine née complète, cet immense et magnifique labeur du grand docteur de la foi ne parviendra pas à empêcher la fin du siècle de sentir une inquiétude générale où s'annonce la crise religieuse du XVIII^e^ siècle.
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Plus profondément que nul autre, Pascal a perçu cette « fluctuation d'un siècle intermédiaire qui nage entre deux âmes », d'un âge qui se sent pris entre des survivances exténuées et des tentatives incertaines. Devant cette crise de l'esprit, face à ce monde qui se détruit en perdant sa métaphysique, la raison d'un Pascal éprouve de véritables transes. Accablé par le drame religieux dont il poursuit en lui-même le dénouement, l'unité d'un tel esprit est proprement celle d'une inquiétude, d'une recherche, d'un effort. Dans l'universel écroulement, il n'entrevoit la paix et la sérénité qu'en Dieu, et c'est toute la religion qu'il envisage de penser à nouveau. Mais, dans ce dessein, il croit devoir jeter du lest et faire la part du feu, une part trop grande peut-être, car le renversement qu'il opère dans l'apologétique, en faisant du moi le centre de tout, ne laisse pas de porter quelque atteinte à la démonstration rationnelle en matière de foi. C'est en effet la précarité des descriptions purement concrètes et humaines que d'être ployables à tous sens. L'expérience individuelle peut toujours en appeler de ce que l'expérience peut établir, et il faut bien reconnaître que, par un certain côté au moins, les *Pensées* de Pascal ne sont que l'histoire des « angoisses par lesquelles il est parvenu au bien-être de l'âme ». L'histoire de sa vie est celle d'une passion qui pour s'accomplir finira par rejoindre la Passion de Dieu fait homme. Mais d'abord passion d'un homme, d'un homme qui fut homme à un point indépassé, qui n'en connut peut-être point les misères communes, mais les tentations les plus hautes, et ce sont les plus graves en ce qu'elles sont de l'esprit ; pour les rabattre, et comme d'autres ont le spectacle du mal qu'ils ont fait, Pascal aura la maladie et ses humiliantes misères. S'il y gagne d'être davantage aimé pour lui-même, pour sa fièvre, son repliement, sa préoccupation dramatique de l'individu, à travers lui ce sont ses idées qu'on cherche à atteindre, et cette vérité qu'il a conquise, mais qu'il n'a pas mise suffisamment à l'abri des vicissitudes du moi.
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CELA DIT, qu'il fallait dire, et la part faite à ce qu'il y a chez Pascal d'irrémédiablement janséniste et qui donne sa teinte a ce qui, au fond, s'en éloigne le plus -- peut-on à son propos parler de fidéisme, d'immanentisme, de subjectivisme, toutes doctrines qui vont à l'inverse de ce que ce chrétien, rétabli dans la vérité par la charité, nous enseigne de plus sûr ? C'est là pourtant ce qui est arrivé, et ce dont on l'accuse. Par une fortune singulière, Pascal devait, en effet, être la proie des doctrines purement éthiques et des métaphysiques irrationnelles qui, sous le couvert de l'expérience, du sentiment ou de l'action, prétendent détrôner l'intelligence. A ce chrétien, à ce mystique, à ce convertisseur dont l'idée dominante, parmi ses souffrances et ses joies, fut la recherche passionnée de la vérité pure, l'esprit moderne devait demander, pour la justification de ses propres penchants, une logique, un système, une philosophie, tout, hors cela qui fait la tension de tout son être. Car, si négligente qu'elle paraisse à l'endroit de la théologie, l'apologétique pascalienne tend en fait à la restaurer dans son éminente dignité, au-dessus de toutes les sciences humaines dont elle est la régulation suprême. Ne pas voir qu'elle la domine, qu'elle en est la puissance animatrice et cachée, c'est méconnaître la foi de Pascal, son amour de la vérité, sa catholicité. Au bout des chemins de traverse qu'il a cru devoir prendre pour y conduire, nous rejoignons la voie royale de la doctrine, de cette doctrine qui, dit-il, « rend raison de tout », de la théologie, « fin et principe de toute philosophie, où l'on ne saurait ne pas entrer, quelque vérité que l'on traite, parce qu'elle est au centre de toutes les vérités ».
Pour méconnaître cet aspect essentiel de la pensée pascalienne, et qui en est le véritable « lien », pour appuyer sur l'incertain d'une démonstration non point dogmatique et rationnelle, mais toute accordée à l'objet concret de la condition humaine ; bref, pour n'avoir cherché que l'homme dans les aveux d'une âme en colloque avec Dieu et non pas le témoignage que son amour lui rend en nous tirant vers Lui, que n'a-t-on pas fait de Pascal !
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Rien de plus révélateur, au reste, que ces déformations. Romantique, sceptique, moderniste, existentialiste, démocrate, syndicaliste, neurasthénique, fol et voire même un peu russe, accommodé de Nietzsche et de Dostoïevski, tous ces visages successivement ont été peints et donnés à Pascal. Il n'est pas jusqu'à la critique marxiste qui ne prétende établir qu'en attendant de Dieu la synthèse des contraires, Pascal annonce Hegel et prépare Marx, ce dernier, à ce qu'elle assure, n'ayant eu qu'à substituer au pari pascalien sur l'éternité et l'existence d'une divinité transcendante le pari dialectique sur l'avenir historique et humain pour être le « véritable dépassement » de Pascal ([^3]).
Quant à la foi de Pascal, on la suspecte ou, mieux, on la supprime ou on la nie. Pour l'un, c'est une foi sombre et mal assurée d'elle-même, un fruit amer, éclos dans la région désolée du doute, sous le souffle aride du désespoir -- et par crainte d'être sa dupe on va même jusqu'à ressentir je ne sais quelle pitié envers « un homme qui pourrait bien s'être dupé lui-même » ([^4]). Pour l'autre, Pascal ne croyait pas, il voulait croire, car cette « volonté de croire » semble la seule foi possible chez un homme qui avait « l'intelligence des mathématiques, une raison claire et le sens de l'objectivité ». « Il suffit de le lire en ayant l'esprit libre, dit Miguel de Unamuno, pour sentir que lui, Pascal, n'a jamais pu croire avec la raison, ne s'est jamais convaincu de ce dont il était persuadé. Convaincu, non ! Persuadé peut-être. Et il se sermonnait lui-même. » « Comment, dit Suarès, comment expliquer autrement qu'un esprit aussi puissant que le sien, et qui surtout a une pointe si perçante, ait pu accepter les Saintes Écritures en bloc ? » Toujours cette foi chrétienne de Pascal qu'il s'agit de mettre sous le boisseau, et où l'on ne veut voir, comme Paul Valéry, qui détestait Pascal et ses « marbres noirs », qu' « une réaction personnelle, une rareté, un objet de curiosité pour les psychologues », quand, comme André Gide, on n'accuse point Pascal de « viser trop bas », en ce qu'il vise au cœur.
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Ceux-là mêmes qui ne l'excluent pas et qui prennent Pascal pour un maître de vérité religieuse ne le défigurent pas moins, en ce qu'ils transposent en termes de connaissance rationnelle une méthode subjective et vivante, accordée à la conduite humaine, toute pliée aux accidents de notre nature mobile, mais qui implique la transcendance de l'Être à qui elle les soumet et qui la dépasse à l'infini. Cette limite idéale, voilà ce que Pascal ne perd jamais de vue : tout y tend, tout y mène, et la science de Dieu est au bout. Mais de ce qu'il s'interdit de t'organiser en doctrine, de ce qu'il néglige d'imposer d'emblée les preuves des vérités de la religion pour mieux en faire sentir le besoin, de ce qu'il ne se veut ni philosophe, ni métaphysicien -- métaphysiciens et philosophes font de sa victoire finale, qui est la victoire de la suprême intelligibilité, le triomphe de l'absurde.
Aversion de la clarté, primat donné aux arguments du cœur, culte de la chose qui s'éprouve, mépris de celle qui se démontre, exaltation du trouble, du contradictoire, du pathétique, voilà ce qu'au début de notre siècle une génération éprise de bergsonisme découvrit et choisit en Pascal. Elle en fit le symbole de la « scission entre les manières de penser qu'avait suivies le XIX^e^ siècle, tyrannisé par le dogmatisme des scientistes » et les aspirations qui étaient les siennes.
PASCAL A VAINCU DESCARTES, tel était, d'après Georges Sorel, le grand fait de notre histoire morale : « Je suis persuadé, écrivait-il en 1913, que dans quinze ou vingt ans une nouvelle génération débarrassée, grâce à Bergson, des fantômes intellectualistes qui nous obsèdent depuis Descartes, n'écoutera plus que les hommes capables de lui expliquer la théorie du mal. Alors on entendra les étudiants crier à leurs maîtres : « Parlez-nous de Pascal », comme au début du XVI^e^ siècle les élèves des universités italiennes criaient à leurs professeurs, quand ils voulaient mettre leurs doctrines à l'épreuve : « Parlez-nous de l'âme ! ». C'est qu'on trouve dans les *Pensées* les plus fortes pages qu'un auteur français ait écrites sur le mal. »
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Disciple de Georges Sorel, le syndicaliste Édouard Barth reprit la formule dans son livre sur les Méfaits des intellectuels et lui donna de nouveaux développements :
« Que signifie cette victoire de Pascal sur Descartes ? Elle signifie la victoire d'un traditionalisme vrai sur un rationalisme postiche, chimérique, utopique, irrationnel, le rationalisme de la physique amusante et mondaine du XVIII^e^ siècle. Descartes vaincu, c'est le rationalisme vaincu, et par rationalisme il faut entendre cet intellectualisme moderne, étranger à la vraie science et subversif de la raison tout court, et qui n'a été inventé que pour battre en brèche les croyances chrétiennes et substituer à la religion une conception dite scientifique du monde qui est bien la chose la plus niaise et la plus plate que l'on ait pu inventer au cours des siècles. »
Cette thèse ingénieuse, par le raccourci de ses formules, parle à l'imagination : elle traduit de façon saisissante la démarche propre aux âmes les plus avides de notre temps. Si, par la victoire de Pascal, on prétend marquer notre conversion morale, intellectuelle, religieuse, et cette crise et cette inquiétude où, parmi les ruines du scientisme, à travers le scepticisme et l'immoralisme, tout étant remis en question, nous dûmes chercher en gémissant la vérité et le bonheur, oui, Pascal l'a emporté. La raison en est simple : Pascal convertit, et ce qui fait l'attrait qu'il exerce sur bien des âmes, c'est la grande flamme d'amour et de spiritualité qui le traverse.
Mais, à en croire Sorel et sa « suite », la victoire de Pascal serait la victoire du pessimisme, d'une conception manichéenne et romantique de l'univers. De là que certains iront jusqu'à dire, avec Aldous Huxley, que « Pascal est l'homme de la peur de la vie » et que « le Dieu de Pascal n'est pas le Dieu de vie, mais la mort ». Que le dogme du péché originel, où Pascal jette des lueurs fulgurantes, forme presque tout le fond du sentiment religieux du monde moderne, que la métaphysique du mal soit celle où il incline (quand il ne s'évade point dans un mysticisme sans substance qui tend à faire de la contemplation une félicité naturelle), Pascal n'en est pas seul responsable.
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Si Pascal rabaisse avec excès la nature humaine, n'est-ce pas plutôt qu'ébloui par sa dialectique enflammée il l'a d'abord exaltée, en lui accordant une grandeur qui ne lui est pas due ? L'acharnement qu'il met ensuite à accentuer la misère de l'homme vient de ce que, vivant tout en haut, dans les idées, la grandeur est l'ordre où naturellement il se meut. N'eût été son besoin d'équilibre, le sens extraordinaire qu'il avait du réel, quel homme plus que Pascal eût pu jamais se croire un pur esprit ! La tentation de Blaise Pascal, elle est là. L'admirable, c'est qu'ayant si fort ce sentiment d'une espèce d'égalité humaine dans la hauteur, il ait toujours tenu le milieu et que le déséquilibre ne l'ait jamais atteint. Reste que pour surmonter et rabattre l'orgueil, Pascal met, à certains endroits, un accent si rude et des tons si noirs sur notre bassesse, sur notre infirmité, sur notre corruption, qu'il paraît calomnier la nature et faire croire que l'homme est tout mauvais. Mais des *Pensées* de Pascal nous n'avons que les « pointes », et ce qu'il a noté, ce sont surtout les écarts, les endroits où le balancier touche l'extrémité de sa course. Le reste, le point où tout s'équilibre, il ne sentait pas le besoin de le mettre sur le papier, puisque c'était sa pensée profonde, son centre, et que le centre se sait lui-même. Aussi n'avons-nous que les notes déchirantes et comme les exclamations d'une âme. Ce sont celles-là qui dominent, qui semblent emporter tout le reste, car nous n'avons pas ce qui eût été avant et après ; l'œuvre nous manque en son entier. D'où ce qu'il y a parfois d'excessif, de violent, de farouche dans telle notation, et qui, mise à sa place, eût perdu ce caractère insolite. Tout ce qu'il y avait en Pascal de pureté, de tendresse, de douceur, tout cela l'ordre l'eût dégagé où se fût situé son propos. Ajoutons que d'Havet à Brunschvicg, les éditeurs des *Pensées* se sont appliqués à grouper ensemble, pour en constituer un bloc effrayant, les passages où Pascal parle de la faiblesse et de la misère humaines. Quant à ceux où Pascal affirme la grandeur de l'homme, on les disperse, on les divise, on les atténue, on les rend insignifiants.
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Et pourtant Pascal ne sépare pas la grandeur de la misère, et la misère n'est pour lui qu'une preuve de la grandeur... Mais chacun le tire à soi et peut dire à son tour : l'ordre est de moi.
CE PASCAL INCOHÉRENT et contradictoire est celui qui se porte le plus. D'après la plupart de ces commentateurs, ce que nous adopterions dans Pascal, ce serait l'irrationalisme et par conséquent le fidéisme, et nous irions d'instinct à tout ce qui chez lui est suspect d'hérésie. Ce qu'un esprit moderne retiendrait dans les *Pensées*, ce serait l'exaltation du sens propre et, pour le démontrer, on cite toujours les mêmes textes : « Tout notre raisonnement se résout à céder au sentiment ; il n'y a point de règles ; la raison s'offre, mais elle est ployable à tous sens ». « C'est le cœur qui sent Dieu et non la raison ; voilà ce que c'est que la foi. Dieu sensible au cœur, non à la raison. » Et le fait qu'à prendre ces *Pensées* dans leur nudité, à les paraphraser comme des paroles évangéliques, on pourrait singulièrement se méprendre. Mais comme il est peu vraisemblable que ce Pascal, qui veut en tout discerner les raisons solides et pénétrer le fond des choses, qui prétend démontrer les vérités de la religion en suivant les principes mêmes du sens commun -- car « le raisonnement bien conduit, dit-il, porte à les croire » -- comme on voit mal ce raisonneur pour qui toute la dignité de l'homme est dans la pensée (et qui l'affirme en vingt endroits qu'au reste on dissimule) ([^5]) faire sien cet argument de sceptique qu'il n'a peut-être noté que pour en montrer l'insuffisance ou le forcer à se rendre. D'où ces antagonismes fallacieux et ce prétendu conflit intérieur dont plusieurs générations d'exégètes, de Voltaire aux plus récents critiques, ont tiré des effets si étranges et si divers !
Que n'a-t-on pas fait dire à ces pensées entrecoupées, détachées de l'ensemble où un « Pascal qui aurait achevé » les eût mises à leur place ([^6]) !
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Là où Pascal parle de cœur, que de contresens encore n'a-t-on pas commis ([^7]). Pour savoir ce qu'un Pascal entend par ce mot, ce n'est pas à la psychologie d'un Bergson ou d'un William James qu'il faut demander des lumières. Mais, pour certains, pragmatisme, bergsonisme, pascalisme ne sont-ils pas synonymes ? A les entendre, le cœur selon Pascal devrait être désormais traduit par inconscient, intuition, instinct, élan vital. Au XVII^e^ siècle, le cœur était placé plus haut.
Interrogeons plutôt la psychologie de Pascal : c'est celle d'un mystique. Et ce sont les mystiques de la grande espèce, un saint Jean de la Croix, un saint François de Sales qui peuvent nous éclairer sur celui qui, dans la soirée du 23 novembre 1654, semble avoir reçu le don de la vision intuitive de Dieu. Quand Pascal écrit : « C'est le cœur qui sent Dieu et non la raison » -- il ne dit pas que l'acte de foi ne soit point le fait de la raison adhérant à la foi qu'elle a reçue ; il parle de la connaissance mystique du réel qui nécessairement précède la connaissance intellectuelle du vrai, en ce sens qu'elle la suscite, qu'elle l'informe. Où mieux que chez Pascal trouver cette « saisie immédiate du réel échauffant l'intelligence et la volonté qui, à leur tour, en rendent la possession plus étroite et plus féconde » ? Sans exagérer l'intellectualisme de Pascal, sans le laver de tout soupçon de fidéisme, il nous semble que la distinction des « trois ordres » contient en germe une apologétique conforme à la psychologie des mystiques. Mais là où Pascal parle d'ordres différents, supérieurs les uns aux autres selon la hiérarchie des fins, nos modernes, pervertis de kantisme, entendent « antinomies ». C'est ainsi qu'on représente la victoire de Pascal comme l'abdication de la raison savante et le triomphe des forces sentimentales et instinctives. De là qu'on le revendique pour père du modernisme et du romantisme religieux, qu'on en fait l'ancêtre des philosophes de l'action, de l'intuitionnisme et, enfin, de l'existentialisme spiritualiste.
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Voilà le dernier avatar de Pascal. Répugnant à concevoir Dieu comme un être posé indépendamment de la pensée, ne connaissant que les voies de l'introspection, ne s'attachant guère qu'aux démarches du sentiment et à l'adhésion qu'elles suscitent, une telle philosophie aboutit à un Dieu qui s'identifie avec le *Je*. Si elle admet des preuves de l'existence de Dieu, ce n'est point d'arguments capables de forcer l'adhésion qu'elle les tire, mais d'une expérience intime ouvrant « une perspective sur l'Un infini, en le réfractant selon notre propre nature et notre propre orientation ». « Le *Je*, dit R. Le Senne, expérimente l'éternité vivante. » Sans doute l'existentialisme chrétien aboutit à un Dieu personnel, mais qui reste en quelque manière fixé à la conscience que nous en avons. Dieu existe quand il nous anime : Dieu, sans nous, débouche sur le néant. Et c'est de Pascal que croit pouvoir se réclamer cette philosophie qui attribue à l'esprit une véritable expérience de Dieu, au risque de le rabaisser au rang de force immanente ou d'exagérer la capacité d'intuition des puissances affectives. Ces puissances, Pascal ne les a jamais « doctrinées » de la sorte, et quand il dit comme saint Augustin que « Dieu est au fond du cœur », cette proposition d'une saveur si « existentielle » procède d'une spiritualité réaliste et vivante, puissamment « théocentrée » ([^8]).
Une victoire de Pascal telle que certains de nos contemporains l'entendent n'irait donc pas sans danger pour l'intelligence et pour le dogme. A ce qui n'est pas formulé en système, le temps n'a pas manqué d'apporter de graves déviations doctrinales et celles-ci n'ont pas laissé de s'en prévaloir pour mieux se justifier.
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Un fidéisme sans substance, un « règne du cœur » sans autre objet que soi-même, se réclament eux aussi de Pascal. « Ange excitateur des âmes, a écrit Jacques Maritain, admirable et fervent témoin de la vérité pour ceux qui, l'écoutant, sont dociles à la grâce. Maître dangereux et plein de mirages pour ceux qui prétendent vivre de lui en refusant la vie essentielle qui l'anime. Alors c'est tout ce qui, en lui, était risque de dissolution, qu'ils reçoivent de lui. C'est, dans le reniement de tout ce qu'il aimait, une leçon d'irrationalisme et de mépris de l'intelligence qu'ils lui demandent, colorée encore d'héroïsme, parce qu'ils vont la prendre chez un chrétien. Insensés qui veulent une victoire de Pascal où ne vaincrait pas Jésus-Christ. »
EST-CE À DIRE qu'on ne trouve rien dans les *Pensées* qui puisse causer du trouble ? S'il est bien vrai que Pascal « a tant fait pour la défense de la foi qu'il a pour une grande part préservé presque seul ce qui en subsista chez nous après l'offensive encyclopédiste », n'a-t-il pas transmis à sa descendance le germe des maladies qui nous désolent ne se trouve-t-il pas avoir conduit des âmes à une solitude romantique qui a eu pour résultat qu'en se cherchant seul l'homme n'a plus découvert que sa déchéance, et que le sentiment de la paternité divine, des rapports humains qui existent entre lui et Dieu, lui a du même coup manqué ? L'homme moderne, en effet, n'a trop souvent rien retenu d'autre que la critique impitoyable que Pascal a faite de nos facultés, dont il a, d'un trait sombre, tracé les limites. Cet éternel *ignorabimus*, qui fait souffrir tant d'hommes d'aujourd'hui disposés à « la grande curiosité », Pascal, ou sa « suite », ne les y a-t-il pas en quelque manière confirmés ? S'il est exact que Pascal a pu jeter certains esprits dans un véritable esprit de déréliction intérieure, à combien d'autres, beaucoup plus nombreux, n'a-t-il pas ouvert la voie de la religion et de ses mystères ! Rien de plus révélateur à cet égard que le colloque posthume d'un Barrès et d'un Maurras. Où l'un trouve un secours dans sa recherche, l'autre ne rencontre qu'un obstacle. Leur dialogue présente, en l'occurrence, un cas de représentation éminente. Tout le débat, dont Pascal est depuis trois siècles l'enjeu, s'y ramène.
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BARRÈS DIT TOUT en quelques mots quand il écrit dans ses Cahiers : « Si Pascal n'avait pas existé, j'aurais eu moins de plaisir à vivre ». Pascal lui suffit : il n'a besoin d'aucun autre intercesseur. La « haute religion d'un Pascal » lui représente toute la religion. Il voit même en ce grand homme « celui qui a perfectionné la noblesse du sentiment religieux ». Pour Barrès, Pascal est « le héros catholique » ; il est aussi « le plus vénérable des héros français », et l'artiste n'en est pas moins comblé. « Les autres peuples, dit-on, ont Shakespeare, Gœthe, Cervantès ou Calderon, Dostoïevski. Nous avons Pascal ; Pascal, le plus profond poète de France. Il a le rythme de sa pensée intérieure qui embrasse le monde visible et invisible. » La conception globale de la vie que se fait un Pascal, n'est-elle pas celle qui est au fond la sienne, à lui Barrès ? S'il ouvre les *Pensées*, c'est pour y puiser « la nourriture royale », les expériences les plus belles qu'on puisse attendre d'une grande âme ; et il s'enivre de suivre jusqu'aux frontières du divin cet esprit « uniquement guidé par les signes du ciel ». Aussi, le commentaire que fait Barrès de la vision du 23 novembre 1654, dont Pascal portait le mémorial dans la doublure de son vêtement, est-il non seulement « le plus barré sien des textes de Barrès », mais « l'un de ces endroits où le génie se dépasse en se comblant ». Les eaux vraiment miraculeuses qui viennent du cœur et qui jaillissent des sources divines de la foi pouvaient seules étancher la soif de ce grand altéré.
Jusqu'où Barrès est-il allé vers ce qu'il appelait « la rencontre avec l'invisible », nul ne saurait le dire, et lui-même n'ajoutait-il pas : « L'attachement à la religion, ça ne se dit pas. Le meilleur de nous-mêmes, il en va partout ainsi, nous le dissimulons ». Pascal l'avait à tout le moins conduit sur les lisières de la foi, et c'est grâce à Pascal, à son cher Pascal, que lui Barrès se sentait faire partie de l'âme de l'Église et qu'il pouvait dire : « Je suis du Christ... ». Pour Barrès, l'auteur des *Pensées* ne faisait au reste qu' « animer avec sa prodigieuse imagination des idées religieuses qui sont, dit-il, déposées au fond de chacun de nous ».
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« Quand nous croyons, ajoute-t-il, admirer son génie dans ce qu'il a de plus personnel, nous admirons en même temps l'architecture chrétienne. Ce qui le porte, c'est tout le christianisme. » Et si Barrès avait le sentiment d'appartenir à la civilisation du Christ, s'il aimait -- ce sont ses propres termes -- « le sillage du Christ » où Pascal l'acheminait, plus intérieurement encore, Barrès savait qu'il fallait ensuite « avoir la foi, mener une vie chrétienne, fréquenter les sacrements ». A tout le moins sa méditation allait-elle à une résurrection morale et religieuse qui fut le grand secret de sa vie. Ne fallut-il pas « la révélation des Cahiers » pour qu'après sa mort on sut que Barrès se posait depuis longtemps la grande question et qu'il y avait déjà donné « les réponses claires d'un immense désir » ?
Quand Maurras en fit la découverte, le seul parti auquel il put alors s'arrêter fut d'y admirer « l'une des grandes formes et la plus héroïque de la vie de l'esprit ». Mais, tout en s'inclinant, Maurras n'avait pas laissé de mettre en cause celui qu'il n'appelait pas sans passion « le funeste Pascal » : « Les notes de Barrès, relevait-il, nous répètent souvent que sa règle est la règle pascalienne. Je l'en crois volontiers. Mais la crise, l'analyse, la recherche d'une certaine convenance entre les besoins de l'âme et les solutions de la foi, une démarche où la psychologie, la poésie et l'intuition se succèdent, ne laissent pas de composer pour moi un mystère de plus. »
Pascal contenait, représentait pour Maurras tout ce dont sa pensée ne s'était dégagée qu'avec peine, tout ce contre quoi l'état de sa nature profonde le faisait réagir : « J'ai juré cent fois que je n'aimais pas Pascal », disait-il encore au soir de sa vie. « Cette incompatibilité personnelle, ajoutait-il, ne prouve certes rien contre son magnifique génie. Cela peut expliquer qu'il ne m'ait pas été bienfaisant, quelque admiration que m'aient toujours inspirée sa langue, sa poésie et, de-ci de-là, sa logique. »
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Maurras ne s'est jamais lassé de redire dans quelle nuit d'esprit le « cauchemar pascalien » avait jeté sa première jeunesse, de quelle disgrâce, de quel découragement Pascal l'avait marqué. Rien, pas même son grand âge, n'avait pu apaiser cette sorte de ressentiment dont témoigne son Pascal puni, ce « conte infernal » que la mort seule l'empêcha d'achever.
« Pascal, nous confia-t-il un jour, Pascal lu de bonne heure, de trop bonne heure, ouvrit mon premier soupirail sur le doute philosophique. Reprenant pour les élever à la note tragique les arguments que Montaigne avait pillés en badinant chez les académistes et les pyrrhoniens, Pascal m'avait découvert, dès ma seizième année --, le néant de la métaphysique, et devait m'inviter à l'idéalisme subjectif sans que je pusse m'en apercevoir. Il déposa en moi un germe que je peux appeler prékantien et qui fut au principe de mes premières mises en question métaphysiques et religieuses... Je songe notamment à des « pensées » comme celle-ci : « Notre âme est jetée dans le corps ; elle y trouve nombre, temps, dimension... ». Ne sont-ce pas déjà les « catégories » kantiennes ? Ce n'est certes pas ce qui emporta la position, reconnaissait Maurras, mais c'est ce qui ouvrit la brèche, et voilà ce que j'appelle la mauvaise partie de Pascal. »
Le jeune Maurras s'y était si bien laissé prendre qu'il en avait été jusqu'à dire non à tout, avec, au terme, la perte de la foi. Non point qu'il tînt Pascal pour le seul coupable, ni même le principal ; mais l'accent si grave qui est le sien l'avait trop profondément pénétré pour qu'il pût oublier le rôle que Pascal avait joué dans ce qui l'avait écarté du Christianisme : il ne le lui a jamais pardonné.
A cet « art d'ébranler l'âme » où, disions-nous, Pascal est maître, et qui consiste à la mener du scepticisme à la résolution de chercher son salut, puis de la pénitence à l'attente du signe divin, Maurras est toujours resté insensible, autant d'ailleurs qu'à son « mysticisme elliptique ». Loin d'apaiser son trouble, la méthode pascalienne n'avait jamais fait que redoubler ses ténèbres, les épaissir et en approfondir les replis douloureux. Non seulement elle lui semblait suspecte, mais il n'en voyait à travers sa « suite » que « le faible, t'inconsistant, le faux semblant ».
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Il n'y avait là, au reste, pas la moindre arrière pensée antichrétienne ; rien que « l'aveu d'un homme qui désire la foi, mais qui ne peut y entrer par ces voies-là ». Et à qui croyait que Pascal pourrait le conduire aux certitudes désirées, Maurras ne laissait point de confesser : « Je ne puis, quant à moi, retenir des procédures de Pascal autre chose que le chercher en gémissant, quelquefois même sans plainte, sans autre sentiment que le désir de voir, de savoir, de trouver. Irai-je plus loin ? ajoutait-il, je le désire, mais je ne crois pas pouvoir faire aucun chemin utile sur le plan pascalien, auquel ont répugné de tout temps les exigences essentielles de ma pensée, c'est-à-dire, au fond, de toute ma vie. » Les exigences de son esprit, mais aussi de son cœur ! La violente passion que Maurras apporte à dénoncer, à réfuter Pascal, une telle passion a des causes qui tiennent à son plus profond secret. Mais si Maurras « fut toute sa vie le blessé du mystère de la divinité » et si « tout porte à croire que sa plaie a saigné au-dedans plus encore qu'au dehors » ([^9]), nous n'avons pas à y entrer ici.
Mais encore qu'il fasse le fond réel de son immense dépit à l'endroit de Pascal, ce n'est point sur le problème de la foi que Maurras pouvait l'attaquer face à face. Dans cet ordre intime et caché, Maurras n'avait que des doutes, des sujets de trouble intérieur à offrir ; le « système de ses inquiétudes », il le gardait pour soi. Mais dans l'ordre des principes, des vérités ontologiques, sa « passion du certain » pouvait, par contre, s'appliquer avec rigueur, plus encore peut-être qu'à celles que l'expérience vérifie. « Car la vue trompe, disait Maurras, l'oreille aussi. Tout trompe. Et le témoignage ! Et l'esprit ! Et tout ! Mais enfin, ajoutait-il, l'instrument qui nous est donné pour atteindre la vérité -- disons l'un, le principal de ces instruments -- ce pauvre petit appareil vaut bien aussi d'être compté. Ou alors quoi ? » C'est cet « appareil » que Maurras devait tourner contre Pascal.
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Si Pascal lui paraissait « funeste », c'était non seulement pour avoir, à ce qu'il affirmait, « imbécillisé » la raison, mais pour avoir voulu substituer directement à l'autorité de la raison l'autorité du témoignage : c'est là ce que Maurras appelait « la mauvaise manœuvre essentielle de cet esprit encore plus passionné que profond », ce qui, disait-il, « n'est pas peu dire ! ». « Et comme il sait, ajoutait Maurras, que le témoignage ne peut se débrouiller sans l'aide de la raison, Pascal ajoute ainsi, tant qu'il peut, au gros et au détail de notre pauvre gâchis humain ! »
Pascal attribue-t-il à la preuve par le témoignage une supériorité aussi forte que celle que Maurras lui impute ? L'inachèvement de l'Apologie ne permet pas d'en décider ; à tout le moins, il eût été illogique d'accorder au témoignage ce qu'il refuse à la raison. N'est-ce pas plutôt que Pascal pensait que si, avant tout, l'objet du raisonnement est Dieu, l'objet du témoignage est Jésus-Christ et que c'est dans la croyance à Jésus-Christ que réside tout le christianisme ? La foi chrétienne, en effet, n'est pas seulement certitude que Dieu existe, mais foi en Jésus-Christ qui nous est connu par témoignage, car le témoignage lui-même fait partie de la foi. Aussi le christianisme inclut-il essentiellement une histoire ([^10]) : il est d'abord un fait historique et la foi du chrétien est une révélation historique. Les *acta divina* sont pour l'Église les signes extérieurs de la Révélation qui font sa crédibilité. Mais en rappelant la précarité du témoignage humain, ce n'est pas la religion que Maurras met en cause, c'est une critique rationaliste qui, sous prétexte d'exégèse, prétend établir la vérité de l'histoire pour la dresser contre la vérité de la théologie, comme si vérité historique et vérité théologique n'étaient point une seule et même vérité. Ce à quoi Maurras songe, en effet, devant certains textes bibliques cités par Pascal, c'est au Traité théologico-politique de Spinoza qui, rappelle-t-il, parut la même année que les *Pensées* : car, pour Maurras, le châtiment de Pascal, c'est « le grand blasphème de Spinoza » qui, dit-il, allait faire pleuvoir sur la tête du seul Pascal toutes les flèches et fléchettes imaginables quant à l'incertitude de l'hébreu, la perte des originaux, l'authenticité du Pentateuque, la fausseté des calcula, et tout à l'avenant.
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« L'Apologétique de Pascal, concluait Maurras, en devient autrement compliquée, abstruse, inopérante que celle que l'on tire de la preuve cosmogonique ou de l'ordre du monde, à mesure que l'on sort de l'âme fidèle... »
Ce que Maurras voulait montrer -- et cela sans entrer dans des détails de théologie ou de métaphysique -- c'est qu'en croyant avoir ouvert la voie à l'Apologétique universelle, le Pascal de l'histoire, celui dont une liasse de papiers enfilés sans ordre a été publiée sous le titre de *Pensées*, ce Pascal-là avait, en fait, préparé son contraire, « la guerre au témoignage sacré, menée de Spinoza, Bayle, Voltaire, à Strauss, à Renan, à Loisy, -- guerre, dit-il, dont la littérature ecclésiastique devait rester sinon blessée, au moins étourdie ». « L'histoire sacrée a repris ses sens, puis relevé la tête, puis accepté bravement le combat, ajoutait Maurras ; mais, si je compte bien, c'est depuis l'encyclique *Æterni Patris* où Léon XIII réhabilita la scolastique et saint Thomas ([^11]), diffamés et dédaignés depuis deux cents ans ». Car Maurras ne reprochait pas moins à Pascal ce qu'il trouvait en lui d'anti-scolastique autant que chez les pires cartésiens à la Malebranche. Selon lui, Pascal avait également préparé l'accès à Kant ([^12]), c'est-à-dire « l'apothéose non pas de la religion, mais d'une morale créatrice de Dieu, devant que les sophismes modernistes ou évolutionnistes d'un Blondel ([^13]), d'un Bergson ne se prévalussent de sa méthode, et cela aux dépens du dogme qui, disait-il, finira par payer les pots cassés dans le domaine de la raison ».
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De toutes ces misères, et de celles qui sont en cours, existentialisme, absurdisme, le responsable, aux yeux de Maurras, c'était Pascal et son « mauvais levain », Pascal qui, à ce qu'il assure, « avait fait d'un lieu commun antérieur et lointain des théologiens -- qui ne visaient ainsi qu'à rabaisser la superbe -- une vivante obsession de son esprit d'abord, puis de l'esprit de ses lecteurs, puis, par toute sa postérité, de l'esprit humain tout entier ».
Nous n'en disputerons point. Nous avons dit, au cours de ces pages, ce qu'il faut penser de la filiation qui rattache tous les subjectivistes à Pascal. Sans doute Maurras avait-il raison de rappeler que s'il nous faut une philosophie de l'Éternel et de l'Universel, elle doit trouver d'autres bases que celles du fidéisme et de l'immanentisme, et que ce n'est pas à une telle apologétique qu'on doit la demander. Mais si dressé qu'il fût contre un Dieu purement existentialiste, une Personne sans essence, sans attributs rationnels, Maurras n'en croyait pas moins que « la dialectique de l'amour passe outre aux résistances, aux réticences même de l'esprit d'examen ». « *Non in dialectica placuit Deo salvum facere hominem* », dit saint Ambroise. Toute l'aventure spirituelle de Maurras se résume en cette phrase qui librement traduite signifie : « La raison sans la grâce ne peut rien pour le salut de l'homme » ([^14]). Mais au bout, et presque au dernier matin de sa vie, Dieu ne devait-il pas « faire irrésistiblement et pour la définitive éternité triompher en lui les persuasions de la grâce et du cœur » ? Le Dieu sensible au cœur, le Dieu de Pascal, le Dieu de tous les chrétiens finalement l'avait emporté. Et, au terme de ce grand débat, comment ne pas songer à ce que, trente années auparavant, ému par ce que Maurras avait écrit sur la maternité morale et sociale de l'Église, touché par la hauteur, la noblesse de cette vérité. Barrès avait cru devoir écrire à son cher compagnon de jeunesse : « Au centre de l'Église, vous vous adressez au Pape ; plus avant, plus intérieurement, je crois qu'il faut encore et ensuite s'adresser au Christ, nous qui sommes du Christ. »
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Ce que Maurras avait cherché dans Bossuet, dont il préférait « le thomisme, le lyrisme et le bon sens », Barrès, lui, l'avait demandé à Pascal, à ce Blaise Pascal qu'il vénérait entre tous les hommes, et dont il disait aussi : « ç'eût été un grand malheur qu'il mourût hors de l'Église », -- cette Église que l'un et l'autre avaient tant servie et aimée devant même qu'ils n'y rentrassent.
ON VOIT, par les passions qu'il suscite, que Pascal est bien « le plus actuel de tous les classiques ».
Il n'y a point d'œuvre moins touchée par le temps, car le temps la renouvelle, la remplit d'une vie incessante et, dans le combat, Pascal est toujours engagé. On n'en a jamais fini avec lui et l'on ne saurait prévoir ce que sera l'ébranlement que cause sa rencontre. Aussi a-t-on pu dire qu'il demeure tout ensemble « une sorte de missionnaire *in partibus infidelium* et le confident, le conseiller de tant de fidèles ; les uns et les autres, croyants et incroyants, reconnaissent comme leur, au-delà de son apologétique et de sa piété, une inquiétude qui est leur point de rencontre et qui fait de lui, religieusement surtout, le premier des modernes » ([^15]).
Tout l'homme s'y retrouve puisque chacun y entre rien qu'en suivant sa pente. Universalité psychologique dont nul, au reste, ne songe à lui faire tort, si ce n'est pour l'opposer à l'objet dont sa pensée, comme sa foi, implicitement se réclame. Ce qu'il y a en lui de frémissement et de déchirement -- et qui en fait l'homme le plus propre à traduire le drame chrétien -- ne détruit pas cet équilibre supérieur où atteint son génie. Pascal, d'ailleurs, est beaucoup plus simple qu'on ne le représente : la simplicité, voilà sa victoire. Mais c'est à tort qu'on cherche dans les *Pensées* seulement des fragments d'autobiographie, qu'on n'y voit que confidences et aveux personnels. Les *Pensées* de Pascal ne sont pas l'histoire d'un homme et de sa vie, mais l'histoire de l'homme et de la condition humaine. Sainte-Beuve, qui avait vécu longtemps en compagnie de ce grand esprit, se garde bien d'en faire un héros romantique :
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« Esprit logique, dit-il, scrutateur des causes, il me représente la perfection de l'entendement humain, en ce que cet entendement a de plus défini... Il habite au sommet de la pensée proprement dite, dans une sphère de parfaite clarté. » Et c'est l'homme classique que Pascal manifeste à nos yeux, de façon éminente, l'homme qui trouve sa règle dans la notion de l'Homme-Dieu et sa joie dans l'Amour de la Bonté Infinie.
Henri MASSIS.
36:19
### L'intégrisme
*I. -- Notes et documents pour une étude historique* (*fin*)
Les deux premières parties de cette étude, parues dans nos deux précédents numéros, comportent les points suivants :
1. -- Le livre de Nicolas Fontaine et le Mémoire anonyme. 2. -- Le Mémoire de Mgr Mignot. 3. -- L'Encyclique *Ad beatissimi*. 4. -- État de la question avant 1950. 5. -- La valeur des documents de Gand. 6. -- L'Action française et l'intégrisme.
#### 7. -- L'état de la question renouvelé après 1950
Des documents considérables ont été partiellement publiés à la fin de l'année 1952 par M. Raymond Dulac dans le numéro 23 de *La Pensée catholique* ([^16]). Ils renouvellent l'état de la question. On s'aperçoit avec surprise que des auteurs écrivant sur l'intégrisme après cette date, et qui n'ont pas pu ignorer cette publication, font comme si elle n'existait pas ([^17]).
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Il est vrai que cette publication n'est pas satisfaisante. Elle est très partielle. Soit parce qu'il n'en a pas eu l'autorisation, soit parce qu'il a été retenu par quelque motif de discrétion, soit parce qu'il se réservait pour une publication plus complète ([^18]), M. Dulac ne produit que quelques pièces et morceaux. Ils sont tous favorables au S.P. : on peut supposer que d'autres documents ou d'autres passages des documents cités en partie sont beaucoup moins favorables ; car M. Dulac ne dissimule pas une sympathie apparemment sans réserves pour la personne et pour l'action de Mgr Benigni. L'historien a le devoir de faire ces remarques ; mais il n'a pas le droit de considérer comme nul ce que M. Dulac a publié ([^19]).
M. Raymond Dulac expose (p. 71) que la béatification de Pie X fut retardée par des objections visant « sa conduite contre le modernisme ». On lui reprochait d'avoir permis ou de n'avoir pas empêché l'activité, jugée excessive, des polémistes « à tendance intransigeante », et plus précisément l'on posait la question :
« Le Pape a-t-il manqué de force ou de vigilance en bénissant et peut-être en approuvant le fameux *Sodalitium Pianum*, fondé et dirigé par Mgr Benigni, cette association que certains présentent comme une « organisation occulte » chargée d' « espionner » les personnes ou les institutions soupçonnées de modernisme, en dehors de la Hiérarchie et des organes ordinaires du Saint-Siège ? »
38:19
Selon M. Dulac, les objections de cette sorte intervinrent, dans les actes de béatification, seulement en 1949 : nous lui laissons la responsabilité de cette affirmation.
« La Section historique de la Congrégation des Rites explore, discute et, finalement, résout ces objections. Le minutieux mémoire de 303 pages, présenté par le rapporteur général P. Antonelli, franciscain, utilise une précieuse moisson de documents en partie inédits... » (p. 71).
C'est de cette source indiscutable que M. Dulac tire les documents qu'il publie : le Rapport Antonelli, imprimé en 1950 par l'imprimerie vaticane sous le titre *Disquisitio circa quasdam objectiones modum agendi servi Dei respicientes in modernismi debellatione* (etc.) (Examen de certaines objections concernant la conduite du serviteur de Dieu -- Pie X -- dans la lutte contre le modernisme...) ([^20]).
#### 8. -- Les trois lettres de saint Pie X
Le Rapport Antonelli, dit M. Dulac (p. 89), utilise deux sources :
1. -- Les dépositions sous serment faites aux procès canoniques pour la béatification de Pie X ;
2. -- Un dossier appartenant aux archives de la Sacrée Congrégation consistoriale et concernant le S.P.
M. Dulac cite trois lettres autographes de Pie X ([^21]), qui sont toutes trois en faveur du S.P. Il est important de noter que la dernière est du 6 juillet 1914. Il est non moins important de remarquer que nous ne savons pas si ce sont des extraits de lettres, ou le texte intégral. Les voici :
39:19
« 5 juillet 1911. -- Nous exhortons dans le Seigneur Nos chers fils, membres du S.P., à poursuivre l'œuvre bien commencée, combattant le bon combat de la foi, en particulier contre les erreurs et les ruses du modernisme aux formes variées ; leur souhaitant les vœux les meilleurs de la part du Seigneur, Nous leur donnons très affectueusement la Bénédiction apostolique.
« 8 juillet 1912. -- Nous exhortons dans le Seigneur Nos chers fils, membres du S.P., qui ont très bien mérité de la cause catholique, à continuer de combattre le bon combat pour l'Église de Dieu et le Saint-Siège contre leurs ennemis du dedans et du dehors. A eux, comme à leur organisation, avec nos vœux de bonheur et de santé, Nous accordons très affectueusement la Bénédiction apostolique.
« 6 juillet 1914. -- Avec nos félicitations pour Nos chers fils et demandant en retour, pour eux, au Seigneur, toute sorte de bonheurs et de biens salutaires, Nous accordons très affectueusement la Bénédiction apostolique en témoignage de Notre particulière bienveillance. »
M. Dulac ne précise malheureusement pas à qui sont adressées ces lettres, ni ce qui lui permet d'affirmer que le troisième de ces textes concerne le S.P. : non que l'on puisse mettre en doute sa bonne foi, mais enfin, une affirmation n'est pas une preuve ; en matière de documents, et surtout sur une question aussi contestée, on n'est jamais trop précis.
M. Charles Ledré ([^22]) estime que ces lettres sont seulement des « encouragements sans relief » : on peut en discuter ; ce n'est pas notre avis. M. Ledré ajoute qu' « il est probable qu'il (Pie X) ne connut jamais, sinon le programme premier (du S.P.), du moins le détail de ses activités ultérieures ». Il semble au contraire que Pie X connaissait du S.P. davantage que son programme premier. Il connaissait le programme de 1913, comme en témoigne une lettre du Cardinal de Laï au S. P., citée par M. Dulac (p. 90) :
40:19
« 25 février 1913. -- J'ai présenté au Saint Père le programme grâce auquel les membres distingués de la Direction du S.P. se proposent d'unir dans une commune entente, sous un Comité romain, différents groupes de catholiques qui, partageant les mêmes sentiments de foi catholique entière et inconditionnée, selon les directives du Saint-Siège, se sont ici et là, en Italie ou à l'étranger, rassemblés en de familiales ou amicales ententes, réunions ou autres organisations en vue d'œuvres d'action catholique.
« L'idée de cette fédération a plu à Sa Sainteté, qui l'a trouvée très opportune, soit pour conserver les différents groupes et associés dans cette atmosphère de foi et de profession catholique qu'ils se proposent d'entretenir, soit pour infuser dans leur cœur ce courage et cette force que crée l'union, afin de travailler toujours mieux au bien de l'Église et de la société chrétienne.
« Pour ces motifs, le Saint Père approuve et bénit cette initiative et fait des vœux pour qu'elle puisse aboutir pour la plus grande gloire de Dieu et pour le bien des âmes, se réservant d'examiner à loisir les statuts et de les approuver en due forme par l'intermédiaire de cette S. Congrégation Consistoriale. »
Dans le Mémoire anonyme (Fontaine, p. 140), il était déjà fait état des approbations de Pie X et de la S. C. Consistoriale : le S.P. « *fut approuvé par Pie X le 5 juillet 1913, puis par lettres de la Consistoriale du 23 juillet 1913* ». Fontaine ajoute en note : « *Dans une lettre adressée au Cardinal Sbarreti le 16 novembre 1921, Mgr Benigni se réfère à plusieurs lettres autographes de Pie X dont il ne donne pas les dates et à deux lettres de la Consistoriale, l'une du 25 février 1913, l'autre du 5 août 1915*. » Toutes ces dates correspondent mal entre elles, mais il peut y avoir des confusions dans Fontaine (25 février 1913 est la date de la lettre du Cardinal de Laï).
41:19
Remarquons pourtant qu'à la date du 25 février 1913, les statuts du S.P. n'avaient encore été, selon les termes de la lettre du Cardinal de Laï, ni *examinés à loisir*, ni *approuvés en due forme*.
#### 9. -- Le Rapport Antonelli
M. Dulac nous donne en outre une analyse du Rapport Antonelli (p. 91) que nous reproduisons ci-dessous. Il nous prévient (note 11) que seules les citations entre guillemets sont extraites littéralement du Rapport, le reste étant le résumé qu'il en a fait. Pour la commodité de la lecture, nous imprimons ces citations non seulement entre guillemets, mais encore en italiques :
« 1. -- Le S.P., dans l'idée primitive de son fondateur, devait être une organisation internationale, formant un véritable « *institut séculier *», sous la dépendance du Saint-Siège, avec la Centrale à Rome et des groupes agrégés hors de Rome.
2. -- Le but était d' « *appuyer énergiquement l'œuvre de Pie X, non seulement contre le Modernisme au sens strict, mais encore contre toutes ses manifestations dans tous les secteurs de la vie catholique* ».
3. -- Ce but devait être obtenu au moyen :
a\) d'une vie personnelle des associés, strictement conforme au « *catholicisme intégral *» ;
b\) d'une continuelle information de la Centrale sur tous les mouvements du Modernisme dans le monde entier.
4. -- Pour protéger la personne et l'action des Associés spécialement contre les ennemis du dedans (libéraux, démocrates, modernisants), on crut indispensable d'observer « *un certain secret à l'égard de tous les étrangers, mais jamais à l'égard de la Centrale et, par le moyen de celle-ci, à l'égard de la suprême autorité ecclésiastique* ».
42:19
5. -- Le S.P. reçut de Pie X des autographes de louange, une contribution financière annuelle, puis une « *approbation générique quant à l'idée générale, mais jamais l'approbation formelle et définitive *».
6. -- « *Les accusations portées contre Mgr Benigni et l'influence des intégristes sous Pie X et après sont en substance exagérées et fausses. *» En particulier l'accusation « *d'espionnage et de délation organisée est simplement sans fondement *».
7. -- « *Le S.P., considéré en soi, aurait été un organe important pour servir l'Église, dans le sens des directives du Pape Pie X ; peut-être était-il conçu trop idéalement pour être réalisé sans des défauts causés par les déficiences humaines, mais point par son statut ni par son programme. *» (p. 238) « *L'idée originale et primitive du S.P. telle que Mgr Benigni l'avait conçue était certainement belle et grandiose : un grand institut laïque, répandu dans le monde entier, pour la réalisation et la défense du programme de Pie X. *» (p. 292)
Puis M. Dulac donne un extrait littéral du Rapport Antonelli (p. 92) :
« *Mgr Benigni, bien connu comme soutien militant de la politique de Pie X contre le Modernisme dans toutes ses diverses manifestations, était devenu, comme il était à prévoir, le point de mire des haines et des rancœurs de tous ceux qui se sentaient démasqués par lui et par ses organisations. Mais Mgr Benigni avait aussi des adversaires directs dans le champ de la grande politique : ainsi Aristide Briand lui fut très hostile, sachant très bien que Mgr Benigni avait réussi plus d'une fois à éventer et à ruiner ses manœuvres. Briand commença alors à faire des pressions sur la Secrétairerie d'État afin d'éliminer ce gênant personnage. A ce sujet, il y a peut-être lieu de signaler également l'opposition qui, à la même date, avait surgi entre Mgr Benigni et le Cardinal Gasparri et qui se prolongea tant qu'ils vécurent.*
43:19
*Quoi qu'il en soit, le 7 mars 1911, Mgr Benigni laissa son poste aux Affaires ecclésiastiques extraordinaires et, le même jour, lui succéda celui qui était alors Mgr Eugenio Pacelli. Que Mgr Benigni soit sorti de la Secrétairerie d'État avec honneur, cela ressort du fait que Pie X créa pour lui ex novo le poste d'un huitième Protonotaire Apostolique Participant, alors que cet illustre Collège n'avait jamais eu plus de sept membres.* »
« *A partir de ce moment, Mgr Benigni, libre des obligations de bureau se consacra avec toute son énergie à ses diverses organisations, pour continuer la lutte engagée contre toutes les espèces de Modernisme manifeste ou masqué.* »
Mgr Benigni avait été, de 1906 à 1911, sous-secrétaire aux Affaires ecclésiastiques extraordinaires, « chargé spécialement, à cette place éminente, du service de la presse » (Dulac, p. 92).
Se référant toujours au Rapport Antonelli, M. Dulac précise que Mgr Benigni supprima spontanément le S.P. au lendemain de la mort de Pie X, puis le reconstitua en 1915 avec l'accord du Cardinal de Laï. En 1921, les documents de Gand (ou, plus vraisemblablement, des extraits) sont connus à Rome. Le Cardinal Sbarreti, préfet de la S. Congrégation du Concile, adresse à Mgr Benigni, le 10 novembre 1921, un questionnaire sur le S.P. Celui-ci répondit le 16 par deux lettres, l'une officielle, l'autre confidentielle. Neuf jours plus tard, le Cardinal lui écrivait que « la Congrégation juge opportune la suppression du S.P., étant donné le changement des circonstances actuelles » (Dulac, p. 93).
M. Dulac cite enfin quelques phrases du Rapport Antonelli concernant la réponse de Mgr Benigni au questionnaire du Cardinal Sbarreti :
44:19
« *Il s'agit d'une défense et, partant, d'un texte qui par sa nature est facilement partial... Mais il est vrai aussi qu'une bonne part des faits auxquels Mgr Benigni se réfère pour illustrer l'activité de son S.P. sous Pie X sont étayés de documents ou peuvent l'être, et qu'ils sont en sa pleine faveur. Une large recherche dans les archives indiquées par lui... devrait mener à la découverte d'autres données, et toutes en faveur de l'œuvre de Mgr Benigni.* »
\*\*\*
CETTE PUBLICATION produit sur le lecteur une *impression* fortement favorable au S.P. ([^23]). Si l'on y regarde de plus près, il convient de nuancer considérablement l'impression première.
Les précisions et citations de M. Dulac peuvent parfaitement avoir, dans le Rapport Antonelli, un contexte sévère. Il est vraisemblable que M. Dulac a recueilli ce qu'il y avait de mieux dans les passages concernant soit les mérites du S.P., soit les reproches non fondés qui lui ont été adressés.
45:19
Ces passages font d'autant plus d'impression qu'auparavant les historiens qui traitaient du S.P. considéraient en somme qu'il n'avait eu aucun mérite et que tous les reproches qu'on put lui faire étaient exacts. A l'extrême opposé, ce que M. Dulac nous donne du rapport Antonelli semblerait avoir pour conclusion logique la béatification de Mgr Benigni.
Nous croyons que la publication si utile faite par *La Pensée catholique* aurait eu encore plus d'utilité, et infiniment plus d'autorité, si elle avait fait état également des déficiences, des déviations, des excès qui furent très vraisemblablement mis au compte du S.P. par le Rapport Antonelli.
\*\*\*
L'EXAMEN CRITIQUE de ces documents très fragmentaires nous permet de retenir les conclusions suivantes :
1. -- C'est essentiellement l'idée générale, la conception, l'inspiration du S.P. qui étaient louables.
2. -- Les accusations portées contre Mgr Benigni sont souvent exagérées ou fausses.
3. -- L'accusation d'espionnage et de délation organisée est sans fondement (nous croyons que cela signifie : l'accusation d'avoir *volontairement* organisé un appareil d'espionnage *illicite* et de délation *calomnieuse* est sans fondement).
4. -- Rien n'est dit sur le fonctionnement et sur les réalisations, sauf que : a) le S.P. « démasqua »... (... vraisemblablement des modernistes clandestins, ou des réseaux de la société secrète du modernisme) ; b) Mgr Benigni éventa et ruina des manœuvres d'Aristide Briand.
5. -- Félicité, encouragé, approuvé dans son principe, ou pour tel service particulier, le S.P. ne reçut jamais une approbation formelle et définitive ([^24]).
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6. -- Il est donc plausible que le S.P. ait eu à la fois des mérites certains et des torts graves. Il n'est pas exclu que, sous Pie X, il ait reçu du Saint-Siège, à côté des félicitations, des mises en garde et des reproches. Cela nous paraît même une conjecture vraisemblable. Enfin il est possible qu'il ait légitimement bénéficié de cette sorte d'indulgence, ou de patience, que les autorités ecclésiastiques témoignent souvent aux initiatives généreuses mais occasionnellement maladroites ou excessives.
#### 10. -- Survivance ou reconstitution du S.P.
Depuis une trentaine d'années, depuis la parution en 1928 du livre de Fontaine, on a fait de l'intégrisme de l'intégrisme du S.P. -- une utilisation polémique très réellement frauduleuse, à des fins souvent plus politiques que religieuses, avec diffamation calomnieuse et terrorisme publicitaire.
Le ressort de cette utilisation polémique était dans le secret. Si le S.P. était une véritable association secrète c'est-à-dire secrète même à l'égard du Saint-Siège -- pourquoi ne pas supposer qu'il avait continué à fonctionner après sa suppression en 1921 ? Fontaine le suggérait au passage (p. 57, p. 109), sans preuve et d'ailleurs sans y insister. D'autres y sont allés plus rondement, surtout ces dernières années. « *Même dissoutes par une autorité civile ou religieuse*, écrit Davallon ([^25]), *les sociétés secrètes ont tendance à subsister, ou à se reformer dès la première occasion. Ce fait ne manque pas de frapper tout historien... Il serait étonnant que la Sapinière fasse exception à la tendance universelle*. »
Pour maintenir cette thèse et conserver sa portée polémique, il faut coûte que coûte que le S.P. ait été une société secrète. Davallon a exposé (p. 243) qu'avant 1914 « *certains recoupements *» faisaient conjecturer l'existence d'une société secrète, mais que « *les preuves manquaient *» jusqu'à la découverte des documents de Gand.
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Quand Davallon reproduit ensuite le même schéma, avec exactement les mêmes termes (p. 258) pour dire : « *Que l'intégrisme existe encore* (aujourd'hui) *comme société secrète, nous n'en avons pas la preuve ; divers recoupements porteraient à le croire* », -- alors le lecteur est persuadé qu'il convient, selon le précédent historique, d'en croire les « recoupements ».
Ces « recoupements » sont d'ailleurs bien minces, et d'une seule catégorie (Davallon, p. 258) : LA SIMULTANÉITÉ OU LA CONVERGENCE DE CAMPAGNES CONTRE DES PERSONNALITÉS, DES JOURNAUX OU DES ORGANISMES CATHOLIQUES.
Or cette caractéristique n'est pas spécifiquement « intégriste ». Elle appartient d'abord, essentiellement, caractéristiquement, AUX MODERNISTES, c'est saint Pie X qui l'affirme dans Pascendi. Aux modernistes qui formaient bien réellement, quant à eux, une société secrète, et qui, même après leur condamnation, « *n'ont pas cessé de grouper en une association secrète de nouveaux adeptes *», C'EST ENCORE SAINT PIE X QUI L'AFFIRME dans le *Motu proprio* du 1^er^ septembre 1910. On pouvait précisément les reconnaître à leurs campagnes concertées, « malveillantes » et « acrimonieuses », « contre les catholiques qui luttent vigoureusement pour l'Église ». ([^26])
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La méthode de « recoupements » et de raisonnement a priori de Davallon permettrait donc de conclure aussi bien (ou plus encore) à la reconstitution de l'association secrète des modernistes qu'à celle de la société supposée secrète des « catholiques intégraux ».
\*\*\*
SUR LE FOND, nous croyons qu'il n'est pas nécessaire d'insister. On nous dit que le S.P. doit s'être reconstitué parce qu'il était une association secrète. Plus il apparaît que le S.P. ne fut pas une association secrète au sens où on l'entend, c'est-à-dire échappant à l'autorité et au contrôle du Saint-Siège, plus la reconstitution est improbable. Et si l'on veut en réalité avancer l'hypothèse, d'ailleurs surprenante, qu'il existerait de nouveau un S.P. fonctionnant *sous le contrôle du Saint-Siège*, je ne vois pas à quel titre des catholiques sans mandat prétendraient condamner une telle organisation. Si bien que tous les propos sur une « reconstitution » peuvent avoir un fort volume rhétorique ou quelque efficace polémique, ils n'ont aucune consistance réelle.
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Il est seulement regrettable que les études « historiques » sur l'intégrisme, nous le touchons du doigt une fois encore, relèvent si souvent de la polémique et de la rhétorique.
#### 11. -- Intégrisme de droite et de gauche
Mais ces rhétoriques et ces polémiques pseudo-historiques ont créé un slogan et un mythe. *Intégrisme* a rempli, dans le vocabulaire catholique, une fonction analogue à *fascisme* dans le vocabulaire politique. L'un et l'autre vocable servent à dénoncer et déshonorer a priori les tendances « de droite » (et l'on est toujours « à droite » de quelqu'un). Il n'est que juste de remarquer qu'en sens inverse les termes de *moderniste*, et plus encore aujourd'hui de *progressiste*, sont l'objet d'une utilisation tout aussi abusive.
Dans le numéro de la *Chronique sociale* déjà plusieurs fois cité (15 mai 1955) se manifeste un premier effort de réaction contre les abus de cette sorte. Davallon et M. Joseph Folliet distinguent les « intégristes » des « intransigeants ». Davallon remarque (pp. 258-259) :
« ...(L'intégrisme) ne se confond pas avec l'intransigeance chrétienne. On peut trouver excessive ou maladroite l'intransigeance d'un journal comme *L'Homme nouveau *; le taxer d'intégrisme, comme certains l'ont fait légèrement, serait injuste. »
Et M. Joseph Folliet (pp. 278-282) :
« ...Il est malaisé de tracer la limite entre l'intransigeant désagréable et l'authentique intégriste (...). Ce qui paraît marquer l'intégriste, c'est l'impossibilité du dialogue (...). Avec un simple intransigeant, le dialogue peut dégénérer en discussion, en dispute, aller jusqu'à la violence et même l'injure (témoins Veuillot, Bloy et Bernanos) ; il reste pourtant dialogue.
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Quand deux intransigeances égales, mais loyales et vraiment chrétiennes, s'affrontent, il peut y avoir souffrance réciproquement infligée, mais sans fiel ni rancune ; on verra les antagonistes revenir sur leurs positions, reconnaître leurs erreurs, amortir leurs coups, rester peut-être chacun sur ses positions, mais terminer leurs bourrades par une rude accolade. On se bat, mais on s'estime (...) ; en fin de compte, on poursuit le dialogue. L'intégriste ne dialogue pas, il monologue. Il ne reconnaît pas ses erreurs ni ses fautes (...).
... L'intégriste bon teint abomine les chrétiens intransigeants qui ne sont point des intégristes, un Bloy, un Hello, un Bernanos, un Mounier par exemple, tout le contraire des libéraux classiques ou des diplomates arrangeants. Un seul intransigeant trouve grâce devant les intégristes, Louis Veuillot -- probablement parce qu'aujourd'hui ils ne le connaissent guère (pas plus d'ailleurs que ne le connaissent « libéraux » et « progressistes »). (...) J'en dirais autant pour Édouard Drumont que la plupart de ceux qui le condamnent ou l'approuvent n'ont pas lu comme l'avait lu Georges Bernanos. Ce refus, ces suspicions montrent que l'intégrisme ne se confond pas avec l'intransigeance. »
A côté de ces distinctions fort heureuses subsistent pourtant, dans l'article de Davallon (et même dans celui de M. Folliet) des confusions parfois véritablement extravagantes : présenter comme ORGANES D'UNE SOCIÉTÉ SECRÈTE INTÉGRISTE des publications telles que *Rivarol, Aspects de la France, Écrits de Paris, Verbe, Paternité* (cf. Davallon, p. 258), cela fait une liste bien hétérogène. Il faut les voir de très loin, et à vrai dire en ignorer presque tout, pour trouver quelque vraisemblance à un tel amalgame, et pour supposer, que dis-je ! pour affirmer que ces publications auraient en commun UN MÊME DESSEIN RELIGIEUX ET SECRET.
51:19
Mais le plus extravagant est que les auteurs de la *Chronique sociale* puissent y croire : leur mauvaise foi paraît donc évidente aux publications qu'ils incriminent ([^27]), tellement l'accusation est aberrante. D'où la violence de certaines polémiques, où chacun est profondément persuadé de la canaillerie intrinsèque de l'adversaire.
Bien sûr, il n'en est pas ainsi. C'est très sincèrement que les auteurs de la *Chronique sociale*, quand ils jettent un coup d'œil (d'ailleurs rapide et distrait) sur la presse de droite, voient des intégristes partout. Nous supposons que l'horreur et la crainte qu'ils ont de l'intégrisme est ce qui les pousse à prendre leurs inquiétudes pour des réalités. Chaque fois qu'ils ont l'occasion et le loisir (mais, malheureusement, ce n'est pas très souvent) d'examiner avec attention et précision le cas d'un « intégriste » supposé, ils s'aperçoivent et reconnaissent volontiers, comme ils l'ont fait pour *L'Homme nouveau*, qu'il n'est pas aussi intégriste qu'ils l'imaginaient, ou même qu'il ne l'est pas du tout ([^28]). L'attention et la précision intellectuelles sont indispensables, dans les débats et discussions, au strict respect des personnes : on oublie trop souvent que l'amalgame (même formulé sur un ton courtois) est directement contraire non seulement à la vérité, mais, simultanément, à la dignité des personnes mises en cause, et à la charité. On oublie aussi beaucoup trop souvent que cette attention, ce respect, cette charité SONT DUS MÊME A CEUX QUI PARAISSENT, OU QUI SONT RÉPUTÉS, NE LES PRATIQUER GUÈRE. Bref, on est anti-intégriste avec des « procédés intégristes ».
52:19
Ces procédés, -- ceux que l'Encyclique Pascendi décrit comme CARACTÉRISTIQUES DE L'ACTION DES MODERNISTES, mais que le langage commun appelle « INTÉGRISTES » ces procédés se ramènent, quant à leur aspect le plus immédiatement manifeste, à l'exclusive et à la délation. L'adversaire est dénoncé comme hérétique ; ou, selon une expression piquante et assez exacte de M. Étienne Borne, il est arbitrairement « *constitué en état d'indignité chrétienne *». Là-contre s'élevait, après Pie X, Benoît XV, dans le passage de l'Encyclique *Ad Beatissimi* que nous avons cité. Sans doute est-ce une tentation inhérente à la controverse publique. Mais c'est tomber dans la mythologie, pour ne pas dire dans la diffamation publicitaire de catégories sociales entières, et arbitrairement délimitées, de prétendre que cette tentation, ou cette pratique, appartient spécifiquement aux méchants polémistes de la droite, et que les doux philosophes de la gauche en sont naturellement et constamment exempts.
L'*anti-intégrisme* en effet, a fréquemment employé lui-même, contre des intégristes réels ou supposés, ces « procédés intégristes » de délation permanente et d'excommunication sans mandat. Souvent les anti-intégristes invoquent le fait qu'à Rome les dénonciations en provenance de la France détiennent très largement, par leur nombre, un record incontesté. On voudrait savoir d'où ceux qui l'allèguent tiennent une telle précision. On voudrait surtout savoir ce qui leur permet de prétendre, ou de laisser entendre, que ces dénonciations sont en totalité, ou en majorité, d'origine « intégriste », ou de droite. J'ai comme l'impression que les dénonciations d'origine anti-intégriste, ou de gauche, sont aussi nombreuses que les autres. Et s'il m'est permis d'ouvrir une parenthèse pour un témoignage personnel, je rappellerai que j'ai moi-même été passablement, et fort abusivement, « dénoncé » aux autorités religieuses depuis quelques années ; et que la revue *Itinéraires* a eu, autant ou plus qu'aucune autre en France, à souffrir de délations calomnieuses ; j'ai quelque raison de penser que ces dénonciations ne sont pas uniquement ni principalement d'origine « intégriste », ou de droite, mais proviennent en majorité de milieux et de personnes qui protestent *d'autre part* contre les « procédés intégristes » et contre la délation...
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En vérité, il faudrait *comprendre* que les circonstances, depuis environ un demi-siècle, ont mis en relief l'envers -- l'envers certainement funeste et condamnable -- d'une qualité qui n'est ni de droite ni de gauche, mais française, et qui est simplement un goût extrême, et parfois excessif ou hors de propos, pour la rigueur logique. La rigueur logique des Français est comme l'aspect naturel (et souvent *dénaturé*) de l'amour de la vérité ; la diplomatie des Italiens est comme l'aspect ou le support naturel de la charité. Une boutade dit que si le Saint-Siège, le Sacré Collège, le Saint-Office étaient à prédominance non plus italienne, mais française, tous les catholiques sans exception finiraient par être excommuniés. Bien sûr, ce n'est là qu'une boutade. Mais on voit ce qu'elle entend signifier. La rigueur logique des Français est très prompte à remarquer les nuances de la pensée qui « logiquement » conduisent à l'hérésie : et « logiquement » elle condamne, exclut, anathématise les personnes qui s'en rendent coupables. La diplomatie humaine et charitable des Italiens est mieux portée à remarquer que souvent les hommes refusent les conséquences « logiques » qu'extérieurement l'on tire de leur pensée ; que les contradictoires s'excluent, sauf dans la pensée de l'individu humain qui n'aperçoit pas la contradiction ; et qu'au prix d'une contradiction non consciente, beaucoup d'esprits qui devraient « logiquement » aller à l'hérésie se maintiennent « illogiquement » mais réellement dans l'orthodoxie... Nous autres Français, nous avons bien besoin de méditer, en ces matières, le mot profond de Chesterton : « La vie n'est pas illogique, et cependant elle est un piège pour les logiciens. »
L'abus qualitatif et quantitatif des excommunications et délations a une origine de cette sorte. Il est arbitraire d'y voir un abus de la « droite » contre la « gauche » ; d'en faire une caractéristique de l' « intégrisme », si l'intégrisme est simultanément identifié, comme l'ont fait historiens et polémistes, à la pensée « de droite », ou « traditionaliste ». Car ces « procédés intégristes » sont malheureusement ceux d'un peu tout le monde.
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Ils ont souvent, et peut-être le plus souvent, été ceux des « anti-intégristes » contre les « intégristes ». Ils sont ceux d'hommes de gauche contre d'autres hommes de gauche : M. Étienne Borne, cela ressort du récit qu'il en a fait lui-même ([^29]), a été traité par le S.G.E.N. ([^30]) comme un « intégriste », et les procédés du S.G.E.N. furent en l'occurrence conformes à ce que l'on nomme habituellement les « procédés intégristes ». Il est enfin temps d'apercevoir, de reconnaître (et d'en tirer les conséquences) qu'ACCUSER ARBITRAIREMENT UN ADVERSAIRE D' « INTÉGRISME » EST LE TYPE MÊME DE LA DÉNONCIATION SOMMAIRE ET SANS MANDAT APPELÉE « PROCÉDÉ INTÉGRISTE ». La chasse aux intégristes est l'une des formes aujourd'hui les plus pratiquées de la « chasse aux sorcières » : c'est aussi l'une des plus efficaces. Puisque les études sociologiques sont à la mode, on pourrait mettre celle-ci sur le chantier : l'examen des conséquences diverses qu'ont en France, à l'intérieur des organismes d'Action catholique, les dénonciations de sens différents. En règle générale, une dénonciation pour « progressisme » y rencontre peu de crédit et y produit peu d'effet ; une dénonciation pour « intégrisme » est beaucoup plus facilement tenue pour plausible et entraîne presque automatiquement la disqualification de l'intégriste dénoncé. Et s'il y a eu quelques réactions, fort heureuses, contre les abus des délations visant des « progressistes » réels ou supposés, il n'y a pas encore eu de réaction analogue contre les délations abusives visant des « intégristes » supposés ou réels. Nous croyons ne pas excéder les limites de ce qu'il est légitime d'exprimer en attirant l'attention sur cette seconde forme d'un même mal, et en émettant le vœu qu'il devienne possible d'y porter remède. Un tel souci n'était pas absent des études consacrées par la *Chronique sociale* à l'intégrisme. Nous y voyons le signe qu'un progrès sur ce point est souhaitable et attendu.
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#### 12. -- La fonction que l'intégrisme voulait assumer
On a, depuis plus de vingt ans, typifié arbitrairement et sommairement condamné « l'intégriste ». Mais on s'est peu occupé de le comprendre. On est allé, et c'était un auteur ecclésiastique dont nous voulons bien taire le nom par charité, mais nous ne pouvons taire l'existence et le succès d'une telle théorie, on est allé jusqu'à « expliquer » l'intégrisme par un complexe « sado-anal ». Cette trouvaille « scientifique » a été largement accréditée et diffusée, voici quelques années, parmi les aumôniers et les cadres de l'Action catholique. Et c'est au nom de la « certitude scientifique » que des militants et des prêtres ont été poussés à mépriser leurs frères catholiques, à les rejeter avec dégoût, au lieu de chercher à les comprendre et de leur tendre la main.
Un effort de compréhension psychologique a pourtant été accompli par M. Joseph Folliet, dans le numéro cité de la *Chronique sociale*, sous le titre d' « essai de psychanalyse existentielle ». Cette étude a provoqué de promptes contradictions, qui sont loin d'être sans fondement ([^31]). Ce qu'elles n'ont pas remarqué, ce sont les progrès encore insuffisants quant à l'objet -- très considérables, et fort dignes d'attention, réalisés par l'étude de M. Folliet, qui tranche singulièrement sur les condamnations sommaires auxquelles se limite ordinairement, dans les mêmes milieux, l'effort intellectuel pour analyser le phénomène « intégriste ». Même si, sur plusieurs points, le travail de M. Folliet n'est pas satisfaisant, ce n'est pas là ce qui compte le plus : le plus important est qu'il ait mis un tel travail en chantier, qu'il ait -- pour la première fois parmi les adversaires de l'intégrisme -- entrepris une étude détaillée au lieu d'une condamnation sommaire.
Si M. Folliet reste par moments assez loin de la réalité, c'est, croyons-nous, parce qu'il part d'un état historique de la question qui l'induit en erreur. Il part des données historiques courantes, et qu'a priori l'on serait fondé à tenir pour sérieuses, celles que rapportent par exemple M. Dansette et Davallon.
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Nous avons vu combien cette « documentation », d'apparence solide, trahit les documents accessibles et cités en référence. Il existe, au profit de cette fausse histoire de l'intégrisme, un consentement quasi-universel, du moins en France, qui autorise à la tenir pour acquise, et M. Folliet est plus qu'excusable de l'avoir tenue pour telle. Et d'autres avec lui. Mais tout cela, qui explique beaucoup de choses, ne peut faire toutefois que cette fausse histoire soit vraie. Nous touchons là du doigt à quel point les erreurs historiques reçues, concernant le dernier demi-siècle, peuvent très réellement hypothéquer et obnubiler le présent. Elles ont partiellement limité et faussé, sans qu'il y soit pour rien, l'effort honnête, généreux et courageux de M. Folliet. Nous exprimons à nouveau le vœu que l'on nous donne une véritable *Histoire religieuse de la France contemporaine*, au moins depuis le « Ralliement », car son absence a de très funestes et très concrètes conséquences. Nous avons pour notre part, dans le présent travail et dans d'autres occasions ([^32]), apporté quelques notes et quelques matériaux à l'intention d'une telle entreprise.
L'effort de M. Folliet pour pénétrer la psychologie de l'intégrisme a trop laissé de côté ce que cette psychologie a de plus naturel et de plus légitime, et qui au vrai n'a jamais été mis en lumière, mais au contraire recouvert sous le torrent des polémiques. Or il faut l'apercevoir, même et surtout pour un jugement sévère, car la sévérité véritable se fonde sur l'équité.
L'intégrisme ne nie pas la distinction classique entre la « thèse » et l' « hypothèse », ni tout ce que la seconde exige d'adaptation et de sens de l'opportunité. Mais il remarque que l'indispensable souci de la seconde peut normalement conduire à négliger la première. Et il s'en constitue le gardien. (On lui reproche alors d'être « sans mandat », mais ce reproche tombe à côté en ce qui concerne le S.P. de Mgr Benigni.)
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La psychologie de l'intégriste comporte essentiellement cette considération plus ou moins consciente : que les autorités ecclésiastiques, engagées dans de légitimes et nécessaires conversations diplomatiques avec les autorités temporelles, dans des concessions réciproques, dans des concordats, etc., en sont gênées pour, simultanément, proclamer avec éclat l'intégrité de la doctrine sur des points où l'interlocuteur temporel du moment pourrait prendre ombrage d'une trop nette insistance. C'est pourquoi des catholiques, qui sont d'une part soumis à l'autorité ecclésiastique (voire discrètement dirigés par elle), mais qui d'autre part n'engagent qu'eux-mêmes, veilleront au maintien de cette intégrité, à leurs risques et périls, contre les influences et les pouvoirs temporels qui ont pour constant comportement d'y apporter des limites et d'imposer des concessions.
Le fort de la psychologie intégriste est que ce problème existe, -- encore qu'il soit oublié, sous-estimé ou maltraité par beaucoup. Il est de fait qu'il n'est pas toujours commode, qu'il n'est pas toujours jugé opportun, de bien mettre tous les points sur tous les *i* en matière de laïcité et de doctrine du Christ-Roi, dans la République française. Ou tous les points sur tous les *i* en ce qui concerne les limites de la souveraineté populaire.
Le faible de la psychologie intégriste est de ne point apercevoir que malgré de très réelles difficultés de fait, et des ménagements de forme quelquefois nécessaires, cette fonction elle aussi est suffisamment assurée par le gouvernement de l'Église en général et par certains de ses organes en particulier. Qu'un organe en quelque sorte « supplétif » soit occasionnellement utile, c'est au Magistère suprême à en juger, et c'est toute l'histoire véritable du S.P. de Mgr Benigni.
L'état d'esprit qui animait le S.P. a partiellement survécu à l'organisation elle-même. Il n'est pas extravagant ni machiavélique, il n'appelle ni la colère ni le mépris (même s'il provoque parfois un agacement compréhensible, et qu'il faut savoir surmonter). Mais cet état d'esprit est entretenu et *surtout fourvoyé par la polémique contre l'intégrisme*. Voici pourquoi.
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En faisant croire au public que l'intégrisme du S.P. était une initiative uniquement privée, une organisation entièrement secrète, échappant totalement au contrôle de l'autorité ecclésiastique, les anti-intégristes donnent constamment à leurs adversaires l'idée d'en faire autant, de renouveler un précédent historique qui pourtant n'a pas existé, mais qui est présenté comme réel et comme terriblement mais fameusement efficace.
La vérité eût été plus opportune. Et la vérité, c'est qu'UN S.P. N'A ÉTÉ ET NE SERA JAMAIS POSSIBLE QU'AVEC L'AUTORISATION ET SOUS LE CONTROLE DU SOUVERAIN PONTIFE. La vérité, c'est encore que l'expérience qui en fut faite une fois, dans des circonstances historiques d'ailleurs très particulières, semble déconseiller fortement de recourir de nouveau à des moyens semblables, à moins que ne se crée une situation actuellement imprévisible. La vérité, c'est enfin que l'Église ne condamne pas ceux qui ont le souci particulier, le goût, la vocation de servir l'intégrité de la doctrine, mais qu'elle assume elle-même cette fonction, qui ne peut être remplie que sous sa direction et son contrôle. Ceux qui ont une soif plus particulière d'intégrité ne devraient pas se sentir déçus, mais comblés, par le Rapport doctrinal de 1957. Ils devraient se sentir attirés non par des improvisations personnelles et arbitraires, mais par la soumission filiale à la Hiérarchie apostolique, qui est seule capable de remplir la fonction dont ils éprouvent le besoin. Mais c'est la vérité, et non d'extravagantes polémiques, qui pourra les ramener dans cette voie. Et la vérité est-elle séparable de la charité ? Osons le dire : comment voulez-vous que les intégristes puissent être ramenés à l'unité catholique tant que, pour des motifs trop manifestes, ils ne se sentiront pas aimés comme les autres fils de l'Église ?
#### 13. -- L'alibi intégriste contre la Hiérarchie apostolique
L'histoire de l'intégrisme, c'est aussi, et quelquefois surtout, l'histoire de ceux qui l'ont combattu, puisqu'il est pour une part une création arbitraire, mythique, publicitaire, servant des desseins tactiques et partisans.
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Desseins d'une « gauche » contre une « droite » ? Sans doute. C'en est l'aspect le plus immédiatement visible et le moins important.
Dès le début, je veux dire dès le livre de Fontaine, la revendication anti-intégriste est tournée *contre l'Église et spécialement contre l'autorité apostolique dans l'Église*. La principale manifestation d'intégrisme, explicitement donnée pour telle et combattue par Fontaine, est la *Déclaration des Cardinaux et Archevêques de France du 10 mars 1925*. D'une manière plus ou moins voilée selon les circonstances, mais qui atteint son maximum d'audace et d'insolence dans les années 1945-1957, l'anti-intégrisme attaque la Hiérarchie. A côté ou sous couvert d'une protestation contre des excès intégristes tout à fait réels, et profitant du fait que l'intégrisme n'est pas défini, l'anti-intégrisme jette la suspicion ou l'anathème non pas contre une tendance particulière ou des exagérations occasionnelles, mais contre l'autorité apostolique s'exerçant pour maintenir le dépôt de la doctrine, la pureté de la foi, la rectitude des mœurs chrétiennes. Ce n'est certainement pas le fait de tous les anti-intégristes : la *Chronique sociale*, par exemple, n'entre nullement dans un tel dessein. Mais on peut regretter qu'elle n'ait pas aperçu son existence et ses modalités, qui sont pourtant une réalité historique, et d'importance capitale.
Sous prétexte d'empêcher des « *zelanti* » et des fanatiques de « majorer » les décisions disciplinaires et doctrinales de la Hiérarchie, l'anti-intégrisme s'est souvent employé à systématiquement les minimiser et à en paralyser l'effet. On a ainsi représenté comme « intégristes » des idées qui étaient celles des documents pontificaux. Nous pourrions faire, sur ce point précis, des pages et des pages de citations comparées, et il nous faudra bien le faire un jour, si les historiens continuent à passer sous silence cet aspect de la vérité historique. Et de la vérité contemporaine.
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Le système de cet anti-intégrisme-là se ramène à un schéma assez simple : malgré sa simplicité, et même son simplisme, un tel schéma a fait beaucoup de dupes, parce qu'il était mis en œuvre par d'énormes moyens de diffusion et de publicité. Dans *un premier temps*, on qualifie d' « intégristes » un vocabulaire, des formules, des avertissements, des idées dont on se garde simultanément de dire qu'ils sont ceux des documents pontificaux. Puis, dans *un second temps*, quand le Magistère suprême réaffirme les points de doctrine catholique qui ont été arbitrairement disqualifiés de cette manière, on s'exclame alors que l'intégrisme influence ou colonise bien évidemment les « bureaux du Vatican », et qu'en voilà la preuve.
Ainsi fonctionne, par voie de presse et de publicité, une sorte de magistère doctrinal, voire de « pouvoir occulte » qui, par l'alibi invoqué d'une lutte contre l'intégrisme, minimise, discrédite ou frappe de nullité toute une partie des enseignements apostoliques. Chaque fois que ce faux magistère doctrinal, chaque fois que cette sorte de « pouvoir occulte » journalistico-publicitaire est contrecarré par une déclaration de la Hiérarchie, il en tire la conclusion non point qu'il avait tort, mais qu'il avait encore plus raison qu'il ne le pensait, puisque l'influence de l' « intégrisme » grandit et s'annexe la « curie romaine », traditionnellement « réactionnaire », et l'Épiscopat « lié aux structures bourgeoises », et véritable « écran pour la foi », voire « corps de péché ». Ainsi, et dès l'origine, et plus ou moins clairement, *l'intégrisme est porté au compte de l'autorité apostolique*.
L'anti-intégrisme dont nous parlons là ([^33]) consent des distinctions. Il épargne Léon XIII et, partiellement, Pie XI (sans pardonner à ce dernier son appui aux catholiques d'Espagne insurgés contre le marxisme). Il accable Pie X. Il oppose les Papes les uns aux autres, selon le système insoutenable, mais très soutenu, et proprement scandaleux, qui a trouvé son expression la plus significative dans *L'Histoire religieuse* de M. Dansette ([^34]).
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Cet anti-intégrisme suggère implicitement ou même professe explicitement que la plus typique incarnation de l'intégrisme fut le gouvernement de Pie X ([^35]).
La canonisation de Pie X est venue contredire ce machiavélisme idéologique, qui trouve peut-être des inspirations, en tous cas des appuis publicitaires, dans des milieux politiques étrangers ou hostiles à l'Église ([^36]). La canonisation de Pie X a fait plus encore.
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Elle a montré et démontré que, sous le nom d' « intégrisme », on combattait trop souvent non pas une déviation, non pas seulement, non plus, un certain gouvernement pontifical, mais l'essentiel de l'Église, mais la sainteté dans l'Église sous sa forme la plus actuelle, la plus moderne, la plus éclatante, la plus véritable.
L'alibi « intégriste » servant à une telle entreprise, il devenait donc indispensable *soit* de proscrire absolument l'usage d'une aussi équivoque dénomination, *soit* d'en clarifier et d'en réglementer rigoureusement l'emploi. Ces deux possibilités, comme toutes les solutions pratiques, ont sans doute leurs avantages et leurs inconvénients. La première fut discrètement tentée : elle se heurta en fait à des oppositions dont il ne nous appartient pas de trancher dans quelle mesure elles étaient légitimes. L'Église met maintenant en œuvre la seconde, avec la définition qu'apporte le Rapport doctrinal de 1957. *Quae tibi offerimus pro Ecclesia tua sancta catholica : quam pacificare, custodire, adunare et regere digneris loto orbe terrarum*...
Jean MADIRAN.
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### NOTES CRITIQUES Notule sur Maritain et sur la philosophie chrétienne
DANS LES *Cahiers universitaires catholiques*, une remarque sur Maritain qui est bien intéressante (numéro d'octobre-novembre 1957, p. 40, note 20), surtout si l'on se souvient que cette publication, et la « Paroisse universitaire » dont elle est l'organe, manifestent par leurs dirigeants une orientation ou au moins une ouverture tournée beaucoup plus vers la « gauche chrétienne » que vers les « catholiques traditionalistes » :
« Nous n'hésitons pas à suivre ici, en empruntant son vocabulaire, la ligne de pensée de Jacques Maritain, *Humanisme intégral*.
*Humanisme intégral* (Paris, Aubier 1936) reste un maître livre. Il est infiniment regrettable que les générations d'après-guerre s'en nourrissent si peu. Il n'a pas vieilli pour l'essentiel... »
Cette remarque sur la désaffection à l'égard de Maritain rejoint ce qu'en disait Fabrègues dans *La Révolution ou la Foi*, et ce que nous notions à ce propos (*Itinéraires*, n° 17, pp. 63-64) ([^37]).
Des esprits qui, très diversement, approuvent ou rejettent les thèses d'*Humanisme intégral* s'accordent pour constater que le livre le plus connu de Maritain est aujourd'hui très largement ignoré lui aussi.
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On l'invoque encore parfois, à vrai dire, par habitude et sans l'avoir lu, -- ou sans l'avoir présent à l'esprit. Dans le vacarme qui s'est élevé, en septembre dernier, autour de l' « affaire du catéchisme », il y eut un bien beau passage dans un article, écrit par un catholique, de l'organe laïciste *France-Observateur*. L'auteur reprochait à ses adversaires de méconnaître la distinction du spirituel et du temporel... établie par Maritain dans *Humanisme intégral*... A défaut d'autre source d'information, la lecture du livre aurait pu suffire à lui rappeler qu'une telle distinction n'a pas été inventée par Maritain.
(Mais visiblement on ne sait plus ce qu'est la distinction du Spirituel et du Temporel. On croit que son importance principale, et son principal effet, sont d'exclure le « cléricalisme » et d'assurer la LIBERTÉ TEMPORELLE DU CHRÉTIEN. Ce n'est qu'une conséquence secondaire aujourd'hui, d'ailleurs souvent dénaturée et transformée en une excessive « autonomie » du temporel. On ne voit plus que la distinction du Spirituel et du Temporel a pour effet d'exclure le totalitarisme, c'est-à-dire la mainmise du pouvoir politique sur les choses de l'esprit et de l'âme, et qu'elle fonde et protège LA LIBERTÉ SPIRITUELLE DU CITOYEN. Dans le climat actuel d'universelle politisation, on perd le sens, le goût et la mémoire des libertés spirituelles.)
Si Maritain est aujourd'hui tellement oublié, la première raison, et la plus générale, en est dans les progrès considérables de l'ignorance. Non pas de la sainte ignorance : mais de cette ignorance savante, pédante, statistique, qui détourne l'esprit des problèmes vrais et essentiels, au profit soit de problèmes secondaires soit de faux problèmes. Que par exemple la « théorie du mandat » (fort utile certes, à sa place) ou celle de la « liberté d'options temporelles » soient plus exactement et plus universellement connues que la distinction du Temporel et du Spirituel, c'est tout de même un désordre. Que la « sociologie religieuse » soit étudiée et pratiquée infiniment plus que la théologie spéculative et la philosophie chrétienne, c'est le même genre de désordre intellectuel. Et d'ailleurs, si la « sociologie religieuse » est souvent divagante, ce n'est point parce qu'elle serait inutile ou nuisible dans son principe : c'est parce qu'elle est édifiée par des sociologues trop peu familiers (quels que soient les diplômes qu'ils obtinrent autrefois) avec les lumières de la philosophie chrétienne et de la théologie catholique.
Maritain apporte des solutions vraies ou des solutions fausses, c'est une autre question, et qui se discute. Mais s'il est aujourd'hui oublié, ce n'est point d'abord par désaffection à l'égard des solutions qu'il proposait.
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C'est par désaffection à l'égard des problèmes essentiels au niveau desquels se situe sa réflexion. Maritain est oublié, mais nullement au profit d'un autre penseur de sa catégorie et de sa qualité. Il est oublié et point remplacé.
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OUBLIÉ, le mot est inexact. Car on connaît son nom. Et tous ceux qui parfois l'invoquent sans l'avoir lu connaissent de lui un peu plus que son nom : ses positions politiques, ou du moins, quelque chose de ses positions politiques. A défaut de l'histoire de sa pensée, on se souvient plus ou moins confusément de sa participation à nos luttes civiles. Participation à peu près uniquement théorique, mais qui le « situe » par des points de repère.
D'abord favorable à l'Action française jusqu'en 1926, ami et compagnon d'Henri Massis, disciple du P. Clérissac (l'auteur du livre sur *Le Mystère de l'Église*, le sujet même, et même le titre, du récent Rapport doctrinal de l'Épiscopat), Maritain se soumit aux censures pontificales. En quittant l'extrême-droite, il ne chercha point à concevoir une droite moins extrême ou plus chrétienne : il rejoignit une gauche aussi extrême. Non l'extrême-gauche marxiste : mais la position à peu près la plus à gauche parmi les catholiques.
Pendant la guerre d'Espagne, qui divisa profondément l'opinion catholique en France, Maritain prit position en faveur du Front républicain et marxiste. (On lui fit alors remarquer qu'il avait été plus attentif aux recommandations de Pie XI contre l'Action française qu'à celles du même Pape contre les marxistes espagnols.)
Il fut, pendant la guerre mondiale, contre le maréchal Pétain : il ne voulait pas seulement, d'Amérique où il résidait, marquer par là son hostilité à l'envahisseur allemand ; il attaquait le régime intérieur de Vichy, un gouvernement, un esprit, des réformes politiques et sociales qu'à la même époque l'Épiscopat français était bien loin de condamner.
Enfin, il fut ambassadeur de France auprès du Saint-Siège, à un moment où les prétentions du gouvernement de la IV^e^ République, à l'égard des Évêques français, étaient encore passablement exorbitantes.
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DISONS-LE TOUT DE SUITE : qu'est-ce que cela change aux pages de Maritain sur la sagesse augustinienne ? à son rôle dans la renaissance des études thomistes ? à ce monument considérable que font ses travaux (parfois discutables) pour restaurer dans ses vraies perspectives la métaphysique de l'être ?
Mais l'œuvre de Maritain a été écartelée, saccagée et enterrée par les factions.
La « gauche chrétienne » -- pour la désigner par le nom que lui donne son historien M. Dansette -- la gauche chrétienne a beaucoup plus invoqué le patronage publicitaire et polémique de Maritain qu'elle n'a étudié son œuvre. Elle a supposé que toutes les attitudes « de gauche » du philosophe sortaient logiquement de son principal livre « politique », *Humanisme intégral*. Sans autrement y aller voir, elle a invoqué de confiance la philosophie d'*Humanisme intégral* pour diverses aventures intellectuelles et politiques, lâchées sans contrôle au lendemain de 1944. Aventures plus ou moins progressistes. Mais beaucoup de ceux qui furent les promoteurs de telles aventures se moquaient bien de la philosophie chrétienne, fût-celle d'*Humanisme intégral*. Leurs préoccupations et leurs activités politiques ne leur laissaient pas le loisir de confronter leurs initiatives avec la pensée de Maritain.
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QUAND VINRENT les premières difficultés doctrinales du progressisme et de la gauche para-progressiste, on pensa se replier sur Maritain... Mais il restait encore quelques personnes informées qui purent donner l'avis discret qu'*Humanisme intégral* ne justifiait pas le progressisme ; et que Maritain lui-même n'était nullement disposé à écrire une telle justification.
Alors, la « gauche chrétienne » laissa tomber ce Maritain dont elle ne connaissait guère que le nom, dont elle utilisait surtout les attitudes extérieures. Un grand silence se fit dans la presse. En outre, Maritain publiait en 1949 cette *Signification de l'athéisme contemporain*, livre qui appelle bien des observations, mais dont il est parfaitement vrai de dire avec Fabrègues qu'il « marquait des points de repère qui rendaient impossibles quelques-unes des confusions majeures au milieu desquelles nous nous retrouvons aujourd'hui ».
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PLUSIEURS DES THÈSES d'*Humanisme intégral* ont ouvert la voie sinon au progressisme lui-même, du moins aux attitudes de la « gauche chrétienne » les plus proches du progressisme. Il y aurait lieu d'examiner dans quelle mesure cette influence d'*Humanisme intégral* est directe ou indirecte, et si la filiation est légitime ou bâtarde. Toujours est-il qu'aujourd'hui certaines pages du livre, et non des moindres, donneraient aux esprits les plus aventurés de la gauche chrétienne l'impression d'être des pages « réactionnaires » beaucoup plus que « progressistes ». Et l'on peut présumer que si Maritain prenait position, en 1958, dans les débats politico-religieux du moment, il occuperait une position plutôt centrale.
(Ce qui ne préjugerait en rien de sa vérité, car la vérité peut être ou n'être pas au centre. C'est la juste remarque de M. Pierre Herbin, dont la portée dépasse même son propos littéral (*Études* de septembre 1957, pp. 200-201) : « *Certains parfois pensent se faire une opinion en compensant la lecture d'un journal* « *de gauche* » *par la lecture d'un journal* « *de droite* » *avec cette idée préconçue que la vérité pourrait bien se trouver au milieu, dans une honnête moyenne. Il n'en est malheureusement pas de la vérité comme de la vertu, et si bien des règles de conduite pratique se tiennent en effet entre deux extrêmes, il n'est pas sûr du tout que l'objectivité d'un fait ou la véracité d'une information doive se fondre dans une prudente grisaille.* »)
Oui, si Maritain prenait aujourd'hui position, cette position serait plus ou moins vraie, plus ou moins fausse, mais très probablement centrale et non pas extrême, et la gauche chrétienne, qui a quelque raison de le savoir ou de le pressentir, avait enfoui Maritain, après l'avoir tant prôné, dans un océan de silence.
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UNE SORTE DE BOMBE vint exploser. Le 1^er^ septembre 1956, dans la *Civiltà cattolica*, revue romaine de la Compagnie de Jésus, le P. Messineo publia une réfutation radicale d'*Humanisme intégral*, d'une sévérité absolue, aboutissant à la conclusion : « *L'humanisme intégral est un humanisme extrinsèquement chrétien, et un naturalisme intégral*. »
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En sens contraire, Mgr Journet, dans sa revue fribourgeoise *Nova et vetera* (n° d'octobre-décembre 1956) entreprit aussitôt de réfuter point par point les critiques du P. Messineo.
L'*Humanisme intégral* ayant été aussi radicalement mis en question et aussi radicalement rejeté, dans une revue telle que la *Civiltà cattolica,* des innocents ou des malveillants en conclurent que c'était l'annonce d'une prochain mise à l'Index. Il y eut quelque affolement parmi la « gauche chrétienne ». La mise à l'Index d'un livre qu'elle considère maintenant, du moins quand elle le connaît, comme plutôt « dépassé » et partiellement « réactionnaire » eut été *a fortiori* très désagréable pour elle. Ce Maritain dont on ne parlait plus, on organisa donc en France des manifestations en sa faveur.
Mais le plus significatif est que ces manifestations de sympathie ne prirent nullement la voie et les moyens de Mgr Journet, dont la contre-réfutation reste isolée. La critique du P. Messineo, si radicale soit-elle, est une argumentation justiciable d'une argumentation contraire. Si cette critique est injuste, ou insuffisamment fondée, ou excessive, cela est de l'ordre du démontrable. Mais, à la seule exception de Mgr Journet, personne ne tenta une telle démonstration.
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LES *Études*, en décembre 1956, publièrent un article du P. Riquet : « Un anniversaire spirituel », On peut comprendre que les *Études* n'aient pas voulu directement critiquer la *Civiltà cattolica.* On peut aussi ne pas le comprendre très bien. Car enfin, les discussions entre philosophes chrétiens, portant sur la philosophie chrétienne, sont la forme éminente de ce « dialogue » dont on nous parle tant, mais dont on n'arrive à nous produire aucun exemple. Les *Études* ont voulu, cela est fort clair, louer et défendre Maritain aussitôt après les critiques qu'il avait reçues. Si l'on veut vraiment pratiquer le dialogue dont on fait la théorie, l'occasion était belle, et la théorie aurait pu être confirmée par un exemple concret.
Or l'article des *Études* ne fait aucune allusion au P. Messineo ni au contenu de ses critiques. Il pouvait, sans nommer *Civiltà cattolica* si cela paraissait gênant (mais pourquoi ?) traiter les problèmes de fond qui étaient soulevés. On ne trouve rien de semblable dans l'article du P. Riquet. L'article est copieux, quatorze pages grand format, il fait l'éloge de Maritain en IGNORANT le contenu, la nature et jusqu'à l'existence des critiques qui venaient d'être formulées.
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Il n'y a aucun doute : l'intention d'un tel procédé est insoupçonnable. On voulut défendre Maritain sans rien qui pût ressembler à une querelle. On a certainement pensé agir avec un raffinement de courtoisie.
Mais la réalité effective est bien différente. L'intention courtoise aboutit à un geste insolent. On TRAITE PAR LE MÉPRIS, et l'expression veut bien dire ce qu'elle dit, les objections formulées par une publication aussi respectable que la *Civiltà cattolica*. Aussi respectable, et aussi IMPORTANTE : on prive le public de seulement connaître l'existence et le contenu de ces objections. Encore une fois, les intentions étaient certainement pacifiques, charitables, courtoises. Mais elles conduisent à des mœurs obscurantistes. La courtoisie, la charité, la paix ne font nullement obligation, bien au contraire, de taire les problèmes réellement posés et d'instituer autour des objections une insolente conspiration du silence.
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AUTRE MANIFESTATION : celle du C.C.I.F. (Centre catholique des intellectuels français). Une séance publique d'hommage, le 10 décembre 1956. Ici encore, la date est significative et peut difficilement laisser croire à une coïncidence. Il s'agissait évidemment de « répondre » à la *Civiltà cattolica* de septembre précédent. Ces hommages furent ultérieurement recueillis dans un volumineux cahier des *Recherches et débats du C.C.I.F.* (juillet 1957, Fayard éditeur), en introduction à une série d'études méthodiques des « développements récents » de la philosophie de Maritain. Publication beaucoup plus positive et dense que l'article des *Études* : elle ne se borne pas à déclarer que Maritain est un grand homme, qu'on l'aime bien et qu'on le salue avec émotion. Elle traite philosophiquement une pensée philosophique.
Il est simplement dommage que l'objection, dès qu'elle vient -- ou même : dès qu'elle semble venir d'un certain « côté », n'ait pas plus droit de cité aux *Recherches et débats* des intellectuels catholiques qu'aux *Études* des Pères de la Compagnie de Jésus.
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Les intellectuels catholiques installés, en France, clercs ou laïcs, traitant ordinairement avec morgue et mépris les Thibon, les Salleron, les Henri Charlier, les Marcel De Corte, les Henri Massis, les Marcel Clément, sous prétexte que ce seraient des galopins sans mandat et des imbéciles. Mais quand on les voit opposer la même fin de non-recevoir à la *Civiltà cattolica*, on comprend mieux que ces docteurs sociologiquement installés ne sont nullement dupes de leur prétexte, et qu'ils font simplement fonctionner à leur profit, par l'exclusivisme intellectuel et publicitaire, une sorte de magistère doctrinal occulte, illicite et efficace.
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MARITAIN N'EST PAS MIEUX TRAITÉ, en France, par beaucoup d'adversaires de la « gauche chrétienne ». Il n'est pas, non plus, mieux connu. Faut-il le dire ? Mais pourrait on le taire ? La polémique maurrasienne a intimidé et influencé la droite catholique. Jusque dans cet écrit testamentaire qu'a voulu être *Le Bienheureux Pie X* (1953), on trouve un sixième appendice « sur M. Jacques Maritain » dont il faut bien reconnaître qu'il est extraordinaire. Maritain a quitté l'Action française en 1926-1927, par obéissance à l'Église. Maurras reconnaît que l' « erreur », que « la grande erreur » de l'Action française à cette époque fut d'aller jusqu'à un « conflit » avec l'Église et d'assumer une « insubordination » (pp. 136-141). Cette confession est peu connue des amis comme des adversaires, parce qu'on la laisse dormir là où elle est, dans ces cinq pages du *Bienheureux Pie X *: mais là où elle est, elle y est bien, elle y est nette, claire, loyale. Elle apparaît comme contredite, quand, en « appendice » (p. 218), Maurras décrit le départ de Maritain -- de Maritain qui ne commit pas « la grande erreur » -- en ces termes : « *Il suffit de quelques grondements dans un ciel incertain : pour le mettre en fuite.* » Quelques grondements dans un ciel incertain... !
La contradiction n'est qu'apparente : c'est simple entraînement polémique. Maritain nous est présenté (p. 220) comme ayant fait « *beaucoup de chemin hors de l'Humain, loin du Romain, dans la métaphysique judéo-protestante* ». Pourquoi mettre en cause la métaphysique ? Et comment peut-on la croire « judéo-protestante » ? Il est bien certain que la métaphysique de Maritain, qui n'est d'ailleurs ni infaillible ni parfaite, est en tout cas en dehors de ce débat.
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Quelques lignes plus bas, Jacques Maritain est désigné comme « *l'heureux époux de la Juive* » ([^38]) et accusé, c'est la conclusion, d'être un « *simoniaque de caractère et de vocation *». Ces mots sont les derniers du livre, *Le Bienheureux Pie X* s'achève sur eux.
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CE PORTRAIT DE MARITAIN, et d'autres analogues ou équivalents, ont beaucoup circulé, pendant des années, parmi les catholiques de droite. Ainsi a été créée parmi eux ce que des médecins appelleraient une intolérance à Maritain. Intolérance aveugle, artificielle, ignorante. Maritain est devenu un adversaire de la politique de droite, bien sûr : et alors ? Faut-il pour cela le mettre au ban de l'humanité ? Couvrir de boue sa personne, sa femme, son œuvre, y compris tout ce qui dans son œuvre n'a rien à voir, ni de près, ni de loin, avec la politique, mais appartient au trésor commun de la pensée catholique ?
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Avait-on le droit, comme on l'a fait si souvent, de réputer sa pensée tout entière « pseudo-thomiste » et « pseudo-chrétienne » ?
On peut mesurer là quelle abominable politisation ont subie les esprits et les mœurs, -- à droite comme à gauche, au grenier comme à la cave, partout. Quand un homme devient politiquement un adversaire, on se met soit à proclamer brutalement, soit à insinuer qu'il est à la fois une canaille et un imbécile, qu'il n'a plus rien fait qui vaille, fût-ce en dehors de toute politique.
Ce faisant, on se punit soi-même : car on s'interdit ainsi d'avoir des adversaires que l'on puisse estimer ; ce qui est une grande disgrâce. On se condamne à une forme (bénigne parfois, mais pas toujours) de paranoïa. Et, selon une juste remarque de la *Nation française* que nous avons déjà eu l'occasion de citer, on s'enferme dans « *une hargne perpétuelle qui est surtout propre à entretenir, chez ceux des lecteurs qu'elle ne rebute pas, une mauvaise humeur et un sectarisme que nous ne leur souhaitons certes pas* ».
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LA POLITIQUE DE MARITAIN n'est pas simple. D'abord parce qu'elle a varié : mais c'est la difficulté la moins grande. Encore faudrait-il savoir dans quelle mesure elle a varié fondamentalement. Aux critiques radicales qu'il formulait, dans les œuvres de la première période, contre la société moderne, il arrive que Maritain se réfère encore aujourd'hui, pour spécifier qu'il les trouve « trop brutales » mais qu'il en « maintient l'essentiel ». Il ne semble pas que, ni à droite ni à gauche, on ait souvent fait l'effort intellectuel de comprendre une telle position. Des deux « périodes » de Maritain, on accepte l'une et l'on rejette l'autre, comme s'il était évident qu'elles n'ont et ne peuvent avoir aucun lien. Il est vrai qu'en termes de géographie politique, Maritain est passé de la droite extrême à une gauche marquée : seulement, de tels points de repère n'ont qu'une prise superficielle sur une pensée philosophique, surtout quand elle est d'inspiration chrétienne. Bernanos aussi fut contre Franco et contre Vichy : il est resté traditionaliste, monarchiste, anti-démocrate. Claudel fut pour Franco, puis d'abord pour Vichy, puis contre. Et Péguy, dreyfusard et militariste anti-allemand. Et Gilson, qui naguère faisait dans *Le Monde* une sorte de neutralisme. Le chrétien, par vocation, fait éclater les catégories politiques qui sont trop exclusivement de ce monde, il fait voltiger les étiquettes, il les mélange parfois et parfois il les confond.
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Il ne répond jamais à sa vocation qu'avec infidélité et souvent beaucoup de maladresse. Il ne s'en dépêtre pas toujours très bien. Il est d'une patrie charnelle, bien sûr, mais aussi d'une patrie céleste. Il lui arrive de ne pas trop s'y retrouver. Dans ses variations comme dans ses entêtements temporels, il y a forcément une part de mystère qui de l'extérieur paraît absurde, il y a presque fatalement des dehors ridicules, qui font ricaner les malins et dont l'adversaire tire méthodiquement parti, du moins il le croit. Le chrétien dans ce monde est tout de même en terre d'exil en même temps qu'il est chez lui. Cette situation n'est ni très commode, ni constamment claire. L'humour, quand il en a, vient puissamment à son secours. André Frossard rappelait naguère que Chesterton « portait à la boutonnière les insignes de tous les partis, ce qui est bien la même chose que de n'en porter aucun ». Est-ce qu'il nous importe véritablement de savoir ce que saint Thomas pensait du ministre des finances de saint Louis, s'il en pensait quelque chose ? est-ce qu'il nous importe réellement de savoir ce que Péguy pensait de la présidence d'Émile Loubet, et de connaître le sentiment de Claudel sur la représentation proportionnelle avec utilisation des restes sur le plan départemental ? A la différence de Bernanos, à la différence de Massis, Maritain n'est pas resté monarchiste. Mais en cessant d'être monarchiste, a-t-il répudié l'essentiel de sa pensée antérieure ? Ce n'est nullement démontré. Ce point de vue, celui de l'*unité* de la pensée même politique de Maritain (à travers, bien sûr des reprises et des tâtonnements, comme il arrive à toute pensée vivante) n'a guère été abordé, parce qu'il est de l'intérêt des factions politiques et des factions intellectuelles de ne pas même l'envisager. Et parce que, sous l'influence des journaux et de leur publicité mécanique, fondée sur la répétition inlassable et l'abrutissement du lecteur, beaucoup de braves gens en viennent à croire que l'essentiel d'une pensée politique est d'être monarchiste ou démocrate, de se placer au centre-droit ou au contact des socialistes, de se situer d'un « côté » et d'insulter l'autre. Tout cela peut être essentiel pour qui en décide ainsi, ou pour qui s'en laisse persuader, ou pour qui s'y laisse décerveler, mais tout cela n'est jamais l'essentiel pour une pensée chrétienne.
La politique de Maritain n'est pas simple parce que, telle qu'elle s'exprime à partir d'*Humanisme intégral*, elle est ambiguë. Ou du moins, elle est reçue comme telle, en dehors du jeu des factions, par les esprits sérieux qui l'étudient en elle-même. Cette ambiguïté s'est parfaitement manifestée en 1956.
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L'article du P. Messineo dans la *Civiltà cattolica* est assez raide à l'égard de Maritain ; la réponse de Mgr Journet dans *Nova et vetera* est assez raide à l'égard du P. Messineo. Mais cette raideur même, et cette assurance de part et d'autre, et cette contradiction à angle droit sont un témoignage objectif et font partie en quelque sorte du problème posé : elles manifestent que, tout au moins à titre d'apparence, l'ambiguïté existe, et que la pensée politique de Maritain est reçue et interprétée de deux manières radicalement opposées par des esprits attentifs et compétents. C'est pourquoi nous regrettons si vivement qu'en traitant ce débat par le mépris, on ait recouvert ou négligé le problème lui-même.
Que certaines thèses de Maritain, ou la part d'ambiguïté au moins apparente qu'elles comportent, puissent être rapprochées de Condorcet ou du Sillon de Marc Sangnier, ce n'est pas la question, et en vérité cela ne mène pas très loin, pour une raison bien simple. Le monde moderne est plein, comme disait Chesterton, de vertus chrétiennes devenues folles. On peut donc trouver une ressemblance entre les vertus folles et les vertus sages. On s'est même servi de cette ressemblance pour incliner les secondes vers les premières. Mais on s'en est servi en sens inverse pour les compromettre et les disqualifier. Il y a de cela dans Nietsche, et aussi dans l'hitlérisme, qui se servent des vertus devenues folles pour faire le procès des vertus chrétiennes : et c'est un contresens total.
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On peut semblablement trouver une « ressemblance » entre certaines formules des Encycliques pontificales et l'idéologie laïciste de la Révolution française : va-t-on s'en servir pour compromettre et disqualifier la doctrine catholique ? Tout serait infiniment simple si l'erreur était toujours le contraire de la vérité, et le plus rigoureux littéralisme intégriste serait alors la plus sûre garantie d'orthodoxie. Mais l'erreur est aussi souvent, et plus dangereusement, la contrefaçon de la vérité : ce qui fait qu'elles se ressemblent toutes deux, et parfois de manière presque inextricable.
Le véritable débat au sujet d'*Humanisme intégral* se situe à un tout autre niveau qu'un procès de tendance. Il est de savoir si la distinction que Maritain y fit entre les principes et leur application coïncide avec la distinction traditionnelle de la thèse et de l'hypothèse, ou peut valablement s'y substituer. Il est simultanément de tirer au clair la signification, la portée pratique et les conséquences peut-être inévitables de la thèse selon laquelle « l'application des principes est analogique ». (On débouche alors sur l'une des plus graves questions actuellement posées à l'Église : celle de la civilisation et des civilisations.) La pensée politique de Maritain trouve là sa clef. En tout cas, on peut apercevoir de là que, contrairement à ce que beaucoup croient, Maritain maintient l'univocité et l'immuabilité des « principes », qui restent toujours identiquement ce qu'ils sont. Ou du moins, qu'il le veut ainsi, mais qu'il reste à savoir s'il y parvient. A ce point se trouve le lieu central où une critique devrait établir sa prise essentielle ; mais bien peu s'y risquent, et il est beaucoup plus commode d'aller raconter que « le pauvre Maritain » se serait abandonné, avec d'obscures délices, au modernisme, au sillonisme, au sens marxiste de l'histoire...
Il est bien regrettable que de bruyants perroquets, ayant entendu et appris à prononcer le terme de « modernisme », se mettent immanquablement à le réciter dès qu'ils sont en présence de n'importe quelle affirmation qui les dérange d'abord parce qu'ils ne la comprennent pas.
Au demeurant, sans nier l'importance d'*Humanisme intégral*, qui marque une date, et qui prit en son temps une influence durable sur de jeunes intellectuels, clercs ou laïcs, appelés à de hauts postes, il est impossible d'isoler ce livre. Il faut se souvenir que, d'une part, Maritain « maintient l'essentiel » de la critique du progrès indéfini qu'il avait formulée dans *Théonas*. Sa pensée politique ultérieure doit donc être située et interprétée non pas légitimement, mais plus encore : *obligatoirement*, dans la perspective de cette critique fondamentale et de quelques autres analogues ou connexes.
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D'autre part, à côté d'*Humanisme intégral*, et tout ensemble, il faut considérer au moins *Le crépuscule de la civilisation* (1939), *Les droits de l'homme et la loi naturelle* (1942), *Christianisme et démocratie* (1943), *Principes d'une politique humaniste* (1944), *La personne et le bien commun* (1947), *La signification de l'athéisme contemporain* (1949), *L'homme et l'État* (1953).
Nous croyons que l'étude de cette œuvre politique considérable reste à faire en grande partie. Il n'est pas question de seulement l'esquisser dans une simple notule. Tout au plus formulerons-nous deux remarques évidemment sommaires.
La pensée métaphysique et mystique de Maritain nous paraît plus solide que sa pensée politique. Non point pour les motifs que l'on en donne ordinairement, et qui n'ont trop souvent *aucun contenu intellectuel* sauf celui-ci : puisque Maritain se situe « à gauche », c'est qu'il a tort... La question véritable est de savoir quelle sorte de prises la pensée de Maritain s'assure, ou non, sur le temporel concret : sa politique est-elle ou n'est-elle pas enfermée dans une combinaison d'essences abstraites, débouche-t-elle valablement sur le réel existant ? Pour répondre à une telle question, il faut de la place et du temps, ce sera pour une autre fois.
Mais d'autre part, si nous prenons des points de repère non certes dans la géographie politique et dans l'éventail des étiquettes, si nous prenons des points de repère dans les problèmes politiques actuels les plus immédiatement posés à la pensée et à l'action des catholiques français, nous croyons qu'ils peuvent plus ou moins *grosso modo* se ramener à trois : 1. -- la crise du patriotisme, telle que l'a cernée et analysée le P. Ducatillon dans son livre *Patriotisme et colonisation* (Desclée, 1957) ; 2. -- la non-résistance aux entreprises du communisme ; 3. -- l'unité catholique à retrouver, notamment au plan de l'économie sociale.
Or, nous n'apercevons pas en quoi l'œuvre politique de Maritain irait fondamentalement contre le patriotisme français, contre la résistance au communisme ou contre l'unité catholique. Cette remarque ne veut pas dire que nous adoptions la politique de Maritain. Mais elle fera comprendre pourquoi il est impossible de suivre ceux qui le dénoncent comme un ennemi de l'Église et de la Patrie : un tel procès nous paraît parfaitement insensé.
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PERSONNE, bien sûr, ne soutient la théorie qu'une divergence politique est suffisante en droit pour légitimement provoquer une rupture de la communauté catholique. (Encore que certaines théories plus ou moins progressistes aient frôlé un tel énoncé.) Mais si l'on n'avoue point la théorie, on ne se prive guère de la pratiquer, et quotidiennement.
Certains théologiens français ont parfois donné l'exemple, le détestable exemple, dans un passé plus ou moins proche, par passion politique peut-être, ou par passion intellectuelle.
Mais cet exemple détestable n'est pas une justification ni même une excuse. Sur ce chapitre surtout, il en est sans doute très peu, quelque soit leur rang parmi les catholiques français, qui puissent déplorer ou accuser l'attitude du voisin et prétendre échapper au reproche. En écrivant toute la présente « notule », qui n'est certes rien de plus que cela, nous gardons une mémoire attentive d'une maxime et d'une remarque d'Étienne Gilson. La maxime : « *Celui qui dénonce les maux dont nous souffrons est le premier à s'accuser en les dénonçant.* » La remarque : « *Rôle ingrat de celui qui dénonce des erreurs non seulement chez ses adversaires, mais aussi chez ses amis. Pour l'excuser, il faut se souvenir que celui qui accuse ainsi ses amis s'accuse lui-même : la vivacité de ses critiques exprime surtout le sentiment de la faute que lui-même a commise et dans laquelle il se sent toujours en passe de retomber.* »
La question reste entière de la vérité ou de l'erreur de la mystique, de la métaphysique, de l'épistémologie et de la politique de Maritain. Il faut remarquer d'ailleurs que les plus ardents à les anathématiser sont les moins prompts à en faire un véritable examen critique. Mais enfin, quelque divergence que l'on veuille exprimer, ou même quelque sévérité intellectuelle que l'on veuille marquer, si l'on en est capable, à telle thèse ou tel chapitre de Maritain, sa personne, sa pensée, son œuvre appartiennent à la communauté catholique. Il a été un ouvrier éminent de la renaissance en France d'une philosophie chrétienne. Que cette renaissance ait été partiellement marquée par ses qualités et ses défauts, qu'elle lui doive quelque chose de sa force et quelque chose de ses faiblesses, qu'il y ait eu dans cette œuvre des insuffisances ou des erreurs, cela s'examine, cela se discute : mais il est moralement impossible de l'examiner et de la discuter sans une amitié fraternelle pour le penseur catholique, et sans un véritable respect pour sa personne.
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Si la droite catholique retranche de la philosophie chrétienne tout ce qu'elle doit, dans l'effort contemporain non pas pour la créer, mais pour la retrouver et la relancer en avant, à Maritain et à Gilson, parce qu'en politique ils sont « de gauche » ; si la gauche catholique adopte l'attitude inversement symétrique, -- alors nous retournerons à une extrême barbarie intellectuelle.
Mais nous y retournons. Car la droite le fait. Et la gauche le fait. Le trésor des philosophes chrétiens de France au XX^e^ siècle -- ce trésor qui n'est pas sans pailles et sans failles, bien sûr -- le trésor des thomistes de plus ou moins stricte observance et des autres, a été moqué, piétiné, invectivé, déconsidéré. Maurice Blondel et Jacques Maritain, Étienne Gilson et le P. Garrigou-Lagrange, et ceux qui les ont précédés, et ceux qui les ont accompagnés, et ceux qui les ont suivis, auront-ils donc tant travaillé en vain ? Faudra-t-il attendre les historiens du XXI^e^ siècle ou ceux du XXXVI^e^, pour que l'on s'aperçoive que l'essentiel de leur œuvre est bien au-dessus des positions partisanes qu'ils ont prises parfois, ou qu'on a cru pouvoir leur attribuer ?
Et puis, la politique elle-même, la préoccupation politique, l' « engagement » politique ne sauraient être une excuse pour le sectarisme et la sottise. Vers 1934, Étienne Gilson publiait un livre -- un livre *politique* si l'on veut -- intitulé : *Pour un ordre catholique*. Il le publiait au milieu de ses amis politiques et pour eux, sous le patronage explicitement invoqué des « Amis » de l'hebdomadaire *Sept *: c'est-à-dire sous le pavillon déployé de ses préférences ou de ses « options », sous le drapeau en quelque sorte de la gauche chrétienne. On peut le relire aujourd'hui, après vingt-quatre années. (Il a paru chez Desclée de Brouwer, et il n'est pas épuisé.) Si l'on examine sans prévention ce livre de Gilson, on s'apercevra qu'à quelques mots près peut-être, ou quelques détails, il n'expose pas une politique « de gauche », mais une politique chrétienne ; il expose une politique qui, pour l'essentiel, est commune à la droite et à la gauche, s'il s'agit d'une gauche et d'une droite l'une et l'autre catholiques. Il l'exposait là où il était, c'est-à-dire « à gauche » : c'était assurément son droit et probablement son devoir. Le plus important n'est pas d'être à droite ou à gauche, au plafond ou dans le marais, mais d'être quelque part, et d'être ce que l'on est, et d'y être, et de l'être en chrétien.
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Mais qu'est-ce donc qui nous a empêchés si longtemps, et nous empêche encore aujourd'hui de nous reconnaître les uns les autres, avec nos différences, nos dissemblances, mais aussi cet air de famille, cette unité profonde et fondamentale ? Cette confusion intellectuelle qui nous sépare, et tant d'aveuglements réciproques, sont comme un châtiment surnaturel sur la France, et sans doute est-ce à Dieu d'abord qu'il faut demander notre grâce, notre pardon et notre libération.
Comment ne pas voir pourtant, ne pas toucher du doigt cette évidence que même en politique, et même dans leurs divergences, Blondel et Péguy, Maritain et Garrigou-Lagrange, Claudel et Massis, De Corte et Gilson, Bernanos et Charles de Koninck, Thibon et Henri Charlier, Salleron et André Frossard sont de la même famille et de la même maison, si visiblement frères dans le temps et pour l'éternité, compagnons d'une même tâche, ouvriers de cette restauration moderne d'une pensée chrétienne depuis la métaphysique de l'être jusqu'aux urgences politiques, fils d'un même esprit, celui qui est né de l'Encyclique *Aeterni Patris*. Il a fallu un demi-siècle et davantage pour que tant de travaux commencent à prendre figure et à prendre tournure, pour que l'on retrouve peu à peu l'outil et la méthode, pour que l'on saisisse de nouveau la perspective catholique, et finalement thomiste, pour que l'on pose les bases d'une philosophie chrétienne parfaitement actuelle et moderne, mais dégagée du cartésianisme, du positivisme, du rationalisme qui ont longtemps hypothéqué les premières tentatives entreprises à l'appel de Léon XIII. A travers ses détours, ses incertitudes, et mille traverses, et des abîmes d'incompréhensions réciproques, et des océans de chamailleries, cette œuvre exceptionnelle manifeste une imparfaite mais éclatante unité. Elle rend possible et presque probable un nouvel âge d'or de la philosophie chrétienne. A condition de ne pas discréditer et saccager le trésor commun, et de n'en point détourner les esprits.
Il ne suffit pas de lire, même scrupuleusement, saint Augustin, saint Thomas ou même Pascal pour les comprendre. L'histoire de la philosophie, avant *Aeterni Patris* et depuis, est là pour en témoigner. La philosophie chrétienne, qui a douté, et parfois encore, même de son nom, a été reconquise peu à peu, péniblement, laborieusement. Elle était comme un secret perdu, sauf par les Papes, -- mais les Papes eux-mêmes ne sont pas toujours très bien compris par les contemporains. Et le secret perdu a été retrouvé par étapes, parce qu'il fallait rester au contact des problèmes du temps présent, et néanmoins, simultanément, échapper à ses fausses perspectives.
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Il est beaucoup moins difficile aujourd'hui qu'en 1880 de lire saint Augustin ou saint Thomas dans l'esprit de saint Augustin ou de saint Thomas, parce que plusieurs générations ont préparé, ont opéré les ascèses intellectuelles et les reconquêtes spirituelles qui étaient les préliminaires indispensables d'une étude enfin libérée des habitudes cartésiennes, idéalistes ou positivistes. On n'a pas réussi, on ne pouvait réussir du premier coup à étudier et enseigner la philosophie chrétienne *ad mentem sancti Thomæ*. On a commencé, sans trop s'en rendre compte, par souvent interpréter saint Thomas *ad mentem Cartesii*, et parfois aujourd'hui encore... Et c'était inévitable. Il fallait beaucoup débroussailler, beaucoup déblayer, ouvrir le chantier.
Le chantier est ouvert et aménagé. Nous en avons l'héritage, tout spécialement dans le patrimoine de la pensée de langue française. Et l'ouvrage ne manque pas. Chaque génération pose les mêmes problèmes, et celui, fondamental, de la raison et de la foi, du rapport de l'homme à Dieu, mais en des termes nouveaux, dans un contexte variable, au contact d'urgences et de requêtes qui se modifient. On n'en a jamais fini. Aujourd'hui comme toujours, il reste beaucoup à faire. Mais pas à partir de rien. Nous n'allons pas recommencer à zéro ; nous n'allons pas revenir à la situation intellectuelle d'avant *Aetermi Patris*. Nous y revenons pourtant, si nous entrons dans le chantier avec les mitraillettes polémiques et publicitaires, et si nous laissons « la politique » y saccager tout.
Quant à Maritain, qui fut l'occasion de notre propos, sa place dans le chantier commun ne lui sera pas ôtée ; en tous cas, point par nous.
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### Témoignage pour Joseph Folliet
Je ne peux pas me taire et laisser faire. Voilà des semaines que je tourne et retourne la question. Surtout dans son dernier état, elle m'impose de parler. Il m'est impossible de m'en laver les mains, bien que je n'aie dans l'affaire aucune responsabilité. Ce faux et cette calomnie, forgés contre M. Joseph Folliet, sont le fruit, je n'en sais rien mais j'en suis sûr, de la distraction, de l'inadvertance, de la légèreté intellectuelle et non pas du cynisme. Les bonnes intentions sont partout, comme les pavés de l'ours. Ne laissons pas lapider la vérité.
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REPRENONS L'AFFAIRE dès l'origine. A la fin de l'année 1955, j'ai publié un volume intitulé *Ils ne savent pas ce qu'ils disent* (suite de la chronique contemporaine commencée avec *Ils ne savent pas ce qu'ils font*). Les pages 9 et 10 de ce volume, ET TOUT LE CHAPITRE QUATRIÈME (pp. 77-96), interrogeaient M. Folliet sur cette fameuse et sublime affirmation qu'il avait produite dans la *Vie catholique illustrée* du 29 mai 1955 : « *Nous engageons les chrétiens à faire mieux que les communistes et à les devancer sur le chemin de la justice et de la paix.* » Je citais le texte et tout son contexte : l'article entier. Je faisais remarquer qu'une telle formule avait pour implication logique -- et donc pouvait donner à penser au lecteur -- que : 1. -- les communistes sont effectivement sur le chemin de la justice et de la paix ; et que 2. -- ils y ont devancé les catholiques.
M. Joseph Folliet ne m'a jamais répondu, ni directement ni indirectement. Il n'a ni maintenu, ni nuancé, ni corrigé son affirmation. Mes observations critiques se tenaient pourtant à l'intérieur des limites fixées par Benoît XV, dans l'Encyclique *Ad Beatissimi*, aux controverses entre catholiques. Elles étaient conformes à la règle traditionnelle de l'Église, encore rappelée par le récent Rapport doctrinal de l'Épiscopat (p. 14) : « *Des chrétiens ont le droit de discuter entre eux, mais il ne leur appartient pas de se jeter des anathèmes*. » Dans les observations et les questions que j'adressais à M. Folliet, personne, pas même M. Folliet, n'a jamais pu relever l'ombre de quelque chose qui ressemblât, fût-ce de loin, à un anathème. Mes observations ne se situaient pas sur le plan de la doctrine et de l'orthodoxie catholiques. Je sais bien que l'on en raconte de toutes les couleurs sur mon compte : mais quand on se reporte aux textes, on est bien contraint d'en convenir.
J'ajoute, non par vanité, mais pour une raison qui apparaîtra tout à l'heure, que personne n'avait critiqué cet article de M. Folliet pendant les six mois qui s'étendent entre sa parution et mes observations critiques. Et qu'à l'époque, il n'y avait pas grand monde pour m'accompagner, me soutenir ou me devancer publiquement dans la contradiction motivée que j'apportais à la très puissante *Vie catholique illustrée*. Je ne faisais qu'exercer un droit de critique qui est le simple droit du lecteur : mais ce droit et ce devoir, il est de fait qu'on les avait laissés se prescrire presque entièrement quand je les ai relevés.
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Ce droit de critique dont on a tant abusé là où il n'existe guère et là où il n'existe pas, ce droit de critique dont on a publiquement abusé en toute liberté, ou plutôt en toute licence, à l'égard de ce que l'on appelle « les bureaux du Vatican », voire à l'égard des documents pontificaux eux-mêmes, on prétendait ne point le reconnaître à l'égard de la *Vie catholique illustrée*.
Tout cela a bien changé, et peut-être y sommes-nous pour quelque chose, mais tout cela n'avait point encore changé en 1955, et l'on me regardait avec effarement, comme si je poussais la témérité jusqu'à une sorte de folie sacrilège.
M. Folliet, donc, n'a jamais répondu. C'est une faiblesse qui risque d'être retenue contre lui. Il s'expose en permanence à s'entendre appliquer le proverbe : « Qui ne dit mot consent. » L'*implication logique* de son propos, il ne la contredit pas, ne la conteste pas, ne la dément pas, il l'admet, il l'avoue, il l'a voulue ainsi. C'est là un raisonnement, d'ailleurs très théorique, et à mon sens très faux : en ce qu'il ne tient pas compte de la psychologie des intellectuels catholiques installés. M. Folliet, poète lyonnais plein d'humour, échappe à cette psychologie : mais pas toujours.
Depuis 1944, ces intellectuels sociologiquement installés n'accueillent l'objection que si elle se manifeste « sur leur gauche ». Ils se sont accoutumés, « sur leur droite », à voir leurs frères catholiques exclus, éliminés, privés de moyens d'expression, réduits au silence. Qu'une voix s'élève de ce « côté », cela leur paraît insolite. Que cette voix leur dise : « Voulez-vous examiner si vous ne vous trompez pas en ceci », -- et l'insolite leur semble insolent. On porte atteinte à leur dignité. Ils avalent leur parapluie et regardent ostensiblement ailleurs d'un air absorbé. Cela ne veut pas dire qu'ils reconnaissent le bien-fondé de l'objection : voilà une idée qui ne les effleure même pas, quand l'objecteur leur paraît « à droite ».
Mais on peut en juger autrement. On peut estimer -- ce n'est pas mon avis -- que M. Folliet n'a pas répondu parce qu'il se sentait écrasé sans retour par mon argumentation. Et parce que j'avais démasqué son dessein profond d'apologie délibérée du communisme. Si l'on raisonne ainsi, on doit toutefois ne jamais oublier qu'il s'agit alors d'un *raisonnement*, et non pas d'un *fait constaté*. Et même d'un raisonnement hypothétique. Interpréter le silence de M. Folliet comme un aveu, c'est en somme une supposition permise, que l'on peut trouver très raisonnable, très vraisemblable (et en outre très commode pour la polémique), mais rien de plus.
On ne s'en est malheureusement pas tenu là.
\*\*\*
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ON A COMMENCÉ À DIRE que M. Folliet avait déclaré en substance que les communistes devançaient les catholiques sur le chemin de la justice et de la paix. C'est là une interprétation extrême, dans la mesure où elle laisse entendre que M. Folliet, en substance, *voulait dire* cela, mais c'est une interprétation qui reste intellectuellement honnête. Pour ma part je pensais au contraire, et je disais, et je pense toujours, et je le redis, que cette implication logique du propos de M. Folliet est une implication dont il n'avait pas clairement conscience. Tout mon effort critique était d'arriver à la lui faire toucher du doigt. Et c'était aussi le sens du titre lui-même : *Ils ne savent pas ce qu'ils disent*, ils n'ont pas l'intention de vanter le communisme, ils croient même lui résister, ils vont jusqu'à penser que leur résistance est la meilleure ou la seule possible. Et ils aboutissent à une attitude pratique qui est réellement une non-résistance. Non pas toujours, mais parfois on souvent. Des erreurs de méthode intellectuelle, des méconnaissances et des méprises concrètes sont les causes de ce phénomène. Je précisais en outre que, parmi les divers auteurs dont j'examinais la pensée, M. Folliet me paraissait l'un des moins critiquables. De toutes les remarques que j'ai formulées à son intention et soumises à sa réflexion dans *Ils ne savent pas ce qu'ils disent,* je n'ai rien à retirer ni rien à modifier, ni dans un sens ni dans l'autre.
On peut interpréter autrement les écrits de M. Folliet. Les interprétations sont libres. On doit néanmoins remarquer que le silence de M. Folliet sur le point contesté peut lui-même s'entendre de deux manières. Car s'il n'a pas contesté mon analyse, *il n'a pas non plus renouvelé son affirmation*. L'objectivité impose de le noter explicitement. Quel que soit le sens que l'on donne à sa formule, on ne peut présenter M. Folliet comme quelqu'un dont la position fondamentale et l'activité essentielle consisteraient à répéter toutes les semaines à ses lecteurs : « *Nous engageons les chrétiens à faire mieux que les communistes et à les devancer sur le chemin de la justice et de la paix*. » M. Folliet l'a dit une fois, et il a refusé de s'en expliquer. Il l'a dit une fois, et dans un contexte qui aggrave cette affirmation plutôt qu'elle ne l'atténue, j'ai expliqué pourquoi en son temps. Il l'a dit une fois en 1955, et depuis deux ans et davantage il ne le dit plus. A ma connaissance, il ne le dit pas non plus sous une antre forme. Cette phrase fameuse n'exprime pas, ou n'exprime plus, son inspiration essentielle. Elle l'exprimait peut-être à l'époque, en partie et sous un certain rapport. Car n'oublions pas ce que M. Folliet faisait là : il ne lançait pas une invitation isolée, IL DÉFINISSAIT CE QUI, SELON LUI, ÉTAIT L'ATTITUDE ET LA MÉTHODE CONSTANTES, à l'égard du communisme, de la *Vie catholique illustrée*.
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Il exposait ce qui, à ses yeux, constituait LA PARTICULARITÉ ET L'ORIENTATION PROPRE de ce magazine illustré. Qu'on se reporte au contexte (voir *Ils ne savent pas ce qu'ils disent*, pp. 77-96). Le propos de M. Folliet, à l'endroit cité, est bien de définir la méthode anti-communiste effectivement employée par ce journal dont il parle avec une pleine qualification, puisqu'il en est cofondateur et co-directeur. Son propos n'est pas une invitation passagère, qu'il lance à ce moment, mais un résumé du passé, des intentions de la *Vie catholique illustrée* en ce qui concerne le communisme. Son propos a un sens très clair, celui-ci : depuis dix ans, la *Vie catholique illustrée* combat très efficacement le communisme par un moyen qui lui est propre, et qui est très chrétien, et qui consiste à inviter en permanence les catholiques à faire mieux que les communistes, et à les devancer sur le chemin de la justice et de la paix.
Il ne serait pas sans importance d'examiner dans quelle mesure exacte la *Vie catholique illustrée*, depuis lors, a continué ou n'a pas continué à mettre en œuvre la méthode qui, aux dires de M. Folliet, avait inspiré son action pendant dix années et l'inspirait encore en 1955. Le plus simple serait d'ailleurs de le lui demander, si la *Vie catholique illustrée* répondait aux questions ; ce n'est pas le cas.
Quoi qu'il en soit, il est injuste d'enfermer dans cette seule affirmation, non renouvelée, toute la pensée et toute l'action de M. Folliet, et d'en faire comme la définition de son personnage.
\*\*\*
MAIS L'INJUSTICE DEVIENT MONSTRUEUSE et intolérable quand elle se double d'une supercherie qui est un truquage du texte. Ce truquage s'est très probablement fait tout seul, sans qu'intervienne une mauvaise volonté délibérée. Sont intervenues seulement, je suppose, la croyance naïve qu'un adversaire est par définition capable de tout, et qu'il faut de sa part ne s'étonner de rien, pas même du pire ; et cette terrible légèreté par laquelle on se permet de formuler les plus graves accusations sans vérifier personnellement les références.
Après coup, avec deux ans de retard, on s'est donc mis à répéter que M. Folliet avait en substance assuré que les communistes devancent les chrétiens sur le chemin de la justice et de la paix. Où l'a-t-on pris ? Dans mon livre peut-être, dont on avait négligé l'avertissement (p. 22) :
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« *Je dois prévenir que ce volume s'adresse uniquement à ceux qui savent lire... Cela demande quelque attention un peu soutenue. J'aperçois divers lecteurs qui feront bien de s'arrêter ici, car ils ont précédemment manifesté qu'ils n'étaient guère doués pour une lecture exacte. Je voudrais leur épargner le renouvellement d'une telle mésaventure et je leur conseille cordialement de n'aller pas plus avant*. » Quelques malheureux ont passé outre. Ils ont donc compris, retenu et commencé à écrire, d'ailleurs deux ans après la bataille, qu'*en substance* M. Folliet affirme que les communistes, etc. Ils en firent des attaques personnelles contre M. Folliet, sans voir que la question est infiniment plus grave qu'une simple question de personne : c'était toute la question des intentions, des méthodes et des actes, *définis par elle-même*, de la *Vie catholique illustrée*.
Et puis, ILS ONT SUPPRIMÉ « *en substance* ».
Je demande (à nouveau) au lecteur de vouloir bien être attentif. Car ceci également dépasse le cas de M. Folliet. C'est un exemple très caractéristique, mais non pas isolé ou exceptionnel. Nous y saisissons le mécanisme par lequel un glissement progressif forge, sans que personne l'ait véritablement voulu, un faux caractérisé.
On a donc supprimé « *en substance* » et on a écrit tout uniment : *M. Folliet déclare que les communistes devancent les chrétiens sur le chemin de la justice et de la paix*. On a rabâché cette formule équivoque, rétrospectivement et sans péril, en 1957. A force de la rabâcher, de seconde, de troisième, de trente-sixième main, sans jamais se reporter au texte dont on reproduisait néanmoins la référence -- comme si mentionner une référence dispense d'y aller voir -- on a franchi une étape supplémentaire. On s'est dit qu'une citation, pour être précise et décisive, mérite des guillemets. Alors, ON A AJOUTÉ DES GUILLEMETS. Et voici le dernier état de cette métamorphose :
« Fantasme nourri par des intellectuels catholiques : « Les communistes devancent les catholiques dans le chemin de la Justice et de la Paix. » (M. Folliet, *Vie catholique*, 29 mai 1955.) »
La référence y est ; elle est exacte. Mais le texte attribué à M. Folliet et cité entre guillemets est un faux.
\*\*\*
LA REVUE QUI PUBLIE LE FAUX ne l'a certainement pas fabriqué. Sa bonne foi a été surprise. Je ne donnerai donc point son nom. Pour qu'elle puisse se reconnaître, je préciserai seulement que la citation ci-dessus constitue la note 4 de sa page 120.
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Je crois savoir, ou du moins, pouvoir supposer quel est l'endroit où la revue en question est allée, de confiance et sans penser mal faire, pêcher ce faux. Car je l'ai déjà vu imprimé, entre guillemets. Puisque ce faux trouve du crédit jusque dans une revue sérieuse, il convient de l'arrêter net.
\*\*\*
Je ne me dissimule nullement que mon cas personnel est pendable, et que je viens de commettre une faute d'une extrême gravité. Une faute de *tactique*. La tactique, chacun le sait, impose de ne jamais défendre un adversaire. La morale exige à coup sûr qu'on ne s'associe point aux calomnies lancées contre lui. Mais la tactique recommande impérativement de ne point s'élever contre elles. Qu'on laisse l'adversaire se débrouiller. La tactique suggère même d'écrire à l'adversaire calomnié une lettre personnelle, privée, secrète, où l'on marque bien que l'on n'est pour rien dans la calomnie, qu'on en est navré et indigné, qu'on l'assure d'une entière sympathie dans l'injustice qu'il subit. Mais surtout, n'en rien laisser voir au public ; chacun pour soi. Une tactique tout à fait semblable est celle, fort répandue, par laquelle le directeur d'un journal vous écrit que vous venez de faire un livre intéressant, discutable sur certains points, mais positif, courageux et vrai : vous croyez peut-être que sa lettre est le schéma de l'article qu'en conséquence il va publier ? C'est tout le contraire : une telle lettre est écrite pour se dispenser de faire un article, parce qu'on vous tient malgré tout soit pour un adversaire soit, ce qui est au moins aussi grave, pour un concurrent. Telle est la tactique. N'oubliez jamais la tactique. Et les gens sérieux et installés, qui ont de l'expérience, m'ont bien mis en garde contre les fautes de tactique. Elles sont beaucoup plus terribles que les fautes morales. Ces dernières, après tout, on n'en sera puni que dans l'autre monde, s'il existe. Mais les fautes de tactique, mon cher, elles vous retombent sur le nez dans ce monde-ci, ça ne fait pas un pli.
Tant pis. Mais c'est peut-être l'occasion d'ajouter un dernier mot. M. Joseph Folliet est, sous un rapport, un adversaire. Sous un rapport plus important et plus profond, c'est notre frère dans la foi. Je n'ai pas défendu l'adversaire, qui demain comme hier pourra compter sur moi pour ne pas le rater. Mais le frère dans la foi, injustement accusé, avait droit à mon témoignage. Le voilà.
J. M.
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### Notules diverses
- LE P. TEILHARD DE CHARDIN EST « POPULAIRE ». -- *Siégeant au milieu du mois de novembre* 1957*, la dernière* « *Semaine des intellectuels catholiques *» (*qui est en réalité, on le sait, le club assez fermé de CERTAINS intellectuels catholiques, mais à coup sûr les plus importants du point de vue de l'installation sociologique*)*, la dernière* « *Semaine *» *a manifesté au témoignage de M. Henri Fesquet dans* Le Monde *du* 14 *novembre,* « la popularité du P. Teilhard de Chardin »*, laquelle, selon le même journaliste,* « n'est pas une mode au sens péjoratif du mot, mais un profond besoin de relier autant que faire se peut les aspirations du cœur à celles de la raison ».
*Ce* « *profond besoin* »*, qui* « *n'est pas une mode* »*, a inspiré quelques remarques à M. André Frossard, dans* L'Aurore *du* 13 *novembre, sous le titre* « *Efforts de pensée* »* :*
« Le public de la Semaine des intellectuels catholiques aura beaucoup entendu parler cette année du Révérend Père Teilhard de Chardin, auteur de vastes théories cosmiques sur la valeur desquelles il est pratiquement impossible d'obtenir un jugement ferme de la part des penseurs autorisés.
Demandez-leur si la doctrine du Révérend Père est vraie, et ils vous répondront :
-- Nous ne disons pas cela.
-- Alors, elle est fausse ?
-- Peut-être bien. Mais, ajouteront-ils aussitôt, quel bel effort de pensée !
Il en va des philosophies comme de la Constitution républicaine, dont M. Maurice Schumann disait un jour à ses collègues ébahis qu'elle était peut-être mauvaise, voire détestable, mais qu'elle avait « le mérite d'exister ».
On accorde le même genre de mérite aux théories du Père Teilhard de Chardin. Quant à savoir si elles sont vraies ou fausses, il paraît que la question est tout à fait secondaire, ce qui compte réellement dans un bel *effort de pensée* étant *l'effort* plutôt que *la pensée*. De même les artificiers d'élite ne se préoccupent pas de savoir sur quoi ou sur qui leurs fusées tomberont un jour, l'essentiel étant qu'elles partent. »
\*\*\*
*Le P. Teilhard de Chardin est donc, selon* Le Monde*,* « *populaire* »*. Étonnante formule, mais qu'éclairent les deux articles de Louis Salleron* (Itinéraires, n° 1 et n° 3).
*Salleron confesse trouver à la lecture du P. Teilhard de Chardin le même plaisir que lui procurent les films* « *scientifiques* » *de Walt Disney et les aventures du Professeur Nimbus. Qu'il ait la même* « *popularité* » *est donc assez normal.*
*Remarquons toutefois que Salleron fait cette observation dans deux articles où il étudie la pensée même du Père Teilhard, et où il examine ce qu'elle contient de* VRAI *et ce qu'elle contient de* FAUX*, comme le souhaite M. Frossard.*
*M. Henri Fesquet, tout journaliste du* Monde *qu'il soit, n'a jamais manifesté qu'il aurait quant à lui le goût et la capacité de mener une telle étude, avec tout ce qu'elle requiert de connaissances et de discernement. On ne voit donc pas ce qui autorise ce monsieur à prononcer que* « la popularité du P. Teilhard irrite parfois ceux qui boudent leur époque »*.*
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*M. Fesquet n'en sait peut-être rien, en tout cas n'a jamais montré par quelque travail intellectuel qu'il aurait aptitude ou qualification quelconque en un tel domaine. Son insinuation passerait à bon droit pour une sottise doublée d'une calomnie : mais il faut y voir plutôt l'un de ces* flatus voci*, plus chargés de méchanceté agressive que de signification réelle, par lesquels des journalistes pressés s'imaginent, comme les valets de Molière jouant aux maîtres devant des Précieuses ridicules,* « *tout savoir sans avoir rien appris* »*, et pouvoir trancher de tout bien au-delà de leur propre compétence.*
\*\*\*
- M. JOSEPH FOLLIET ATTAQUE LES INTENTIONS. -- *Dans la* Chronique sociale *du* 15 *novembre* 1957, *M. Joseph Folliet rend compte du livre de M. Dansette :* Destin du catholicisme français. *Il expose en commençant qu'il ne voudrait être ni trop sévère ni trop indulgent.*
*Voici pour quel motif il craint d'être trop sévère :*
« Si ma critique est trop sévère, je crains d'apporter de l'eau à quelques moulins douteux, ceux de meuniers dont les intentions ne sont pas toujours aussi blanches que leur farine. »
*M. Folliet, on a eu déjà l'occasion d'en faire la remarque, attaque volontiers les intentions et la moralité de catégories entières, généralement mal définies. Comme il ne nomme personne, cette sorte de mise en cause polémique des* INTENTIONS *passe pour permise et inoffensive. Ce n'est pas notre avis, et nous avons eu l'occasion de souligner ce qui constitue à nos yeux la réelle gravité d'un semblable procédé* (Itinéraires, n° 7, p. 109).
*Mais cette fois-ci, le cas est différent. Car la catégorie dont les* INTENTIONS *sont mises en cause est extrêmement réduite. Elle comporte seulement, croyons-nous, trois ou peut-être quatre personnes, à moins, même, qu'il n'y en ait que deux.*
*A notre connaissance en effet, les études de fond sur le livre de M. Dansette qui ont comporté des critiques sévères se limitent à deux ; peut-être trois ; quatre, à la rigueur.*
*Ce sont :*
1. -- *L'article de M. Jean Pélissier dans* La Croix *du* 12 *avril* 1957*.*
2. -- *L'article de M. Lacroix dans* Esprit *: mais celui-ci a publiquement précisé par la suite que, malgré ses critiques, il tient pour* « *un grand livre* » *l'ouvrage de M. Dansette, et qu'en somme il n'en est pas un adversaire.*
3. -- *Les deux articles de Madiran dans* Itinéraires*.*
4. -- *Les articles de Fabrègues dans la* France catholique*.*
(*Nous ne retenons pas* L'Ami du Clergé*, qui avait critiqué l'ouvrage précédent de M. Dansette et n'a point encore parlé de celui-ci : il est donc peu probable que M. Folliet ait voulu viser* L'Ami du Clergé*.*)
*On le voit : la catégorie dont M. Folliet vient d'attaquer* LES INTENTIONS *comporte deux personnes au minimum, et quatre au maximum.*
*Comme, en outre, M. Folliet emploie le pluriel, il accuse* AU MOINS DEUX PERSONNES *dans cette catégorie qui n'en comporte peut-être que deux.*
*Nous faisons remarquer à M. Folliet* (*car il n'y a vraisemblablement pas pensé*) *combien un tel procédé polémique est déplorable.*
\*\*\*
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*D'autant plus déplorable que M. Folliet* reconnaît n'avoir rien à reprocher aux œuvres des personnes dont il met en cause les intentions*. Ces meuniers, il avoue que* « *leur farine est blanche* »*. Au lieu de s'en féliciter, il s'en va supposer que leurs intentions sont moins blanches !*
*Voilà vraiment beaucoup de légèreté. Cette épigramme empoisonnée est de celles qu'un écrivain et polémiste chevronné comme M. Folliet regrette quand il se relit. Mais il devrait se relire avant de donner le bon à tirer.*
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- A PROPOS DU STALINON. -- *Si nos lecteurs ont suivi, même avec distraction, le procès intenté par les familles des victimes aux fabricants de ce faux remède, ils ont pu faire les constatations suivantes.*
*L'inventeur et le fabricant ont dit pour se défendre :* « *Mais ce remède a été autorisé par les bureaux de l'administration.* » *L'administration a répondu* « *Nous faisons confiance aux diplômes de l'inventeur.* »
*Il en résulte que le bureau qui donne les autorisations est complètement inutile. Personne n'a eu la curiosité de demander combien ils sont dans ce bureau, quelle est leur compétence, de quels moyens ils disposent pour vérifier la qualité des remèdes dont on leur demande* « *l'homologation* »*. Ce qui est sûr, c'est que l'administration demandera qu'on double ou qu'on triple le nombre des employés de ce bureau, afin qu'ils aient le temps d'examiner sérieusement ces remèdes.*
*Mais cela ne rendra pas ce bureau plus efficace. Pourquoi ? Parce que, comme on a pu le voir au début du procès du Stalinon, ses employés* SONT SOUSTRAITS A LA JUSTICE COMMUNE *et par conséquent* IRRESPONSABLES. *Le ministère public, représentant de l'exécutif, et fonctionnaire lui-même a eu bien soin de spécifier qu'ils étaient justiciables des* TRIBUNAUX ADMINISTRATIFS.
\*\*\*
*C'est ce privilège qui rend si néfaste en France le rôle de l'administration : elle peut augmenter sans danger son pouvoir et ses attributions ; elle est soustraite à la justice commune.*
*En Angleterre, les fonctionnaires y sont soumis. C'est-à-dire que dans le cas du Stalinon, ils se seraient vus obligés à des dommages-intérêts vis à vis des familles des victimes et exposés à des peines de prison. De tels fonctionnaires ne tiennent pas à augmenter leurs responsabilités et font exactement leur service. Napoléon, en vrai despote, a remplacé les institutions naturelles de l'ancienne France par des administrations. Il est probable qu'il a créé ces tribunaux administratifs à la fois pour les tenir bien en main et les soustraire à l'opinion, Après lui, les fonctionnaires n'ont plus été tenus et ce sont eux qui sont devenus les despotes à l'abri de ces tribunaux spéciaux.*
*Il n'y a pas d'autre remède que de leur enlever ce privilège de juridiction et de les soumettre au droit commun.*
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### Le temps de Noël
« ALORS QUE TOUTES CHOSES REPOSAIENT AU MILIEU DU SILENCE, à mi-course de la nuit, votre Verbe Tout-puissant, ô Seigneur, est venu de votre royal séjour, alleluia ! » (antienne de la Circoncision).
Les jours qui s'écoulent jusqu'à l'octave de l'Épiphanie ne sont qu'une longue fête de Noël ; l'Église désire nous faire entrer dans le mystère de l'Incarnation autant qu'il nous est possible, pour que puisse s'exprimer notre reconnaissance et « que notre joie soit parfaite ». Elle prend ce mystère, non pas à son origine, qui est l'Annonciation, secret pour deux personnes, Marie et Joseph, mais au moment où il se manifesta aux yeux de tous ; et l'Église, dans l'élan de son cœur, inspirée du Saint-Esprit, nous ouvre des trésors de poésie malheureusement bien ignorés des chrétiens :
« Du ciel aujourd'hui pour nous est descendue la paix véritable. Aujourd'hui par tout le monde, les cieux se sont faits de miel. Aujourd'hui a brillé pour nous le jour nouveau de la Rédemption, le jour de la réparation de l'antique misère, le jour de la félicité éternelle. Du ciel aujourd'hui pour nous est descendue la paix. »
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Et l'attente n'était pas seulement celle des vivants de la terre, Juifs et païens qui espéraient un salut venant de Dieu, elle était celle des justes depuis Adam, dont l'âme attendait, dans un état que nous ne pouvons que supposer et déduire, déduire et supposer, que Jésus ressuscité leur ouvrît les portes du ciel.
Et comme la Sainte Vierge était l'instrument providentiel et le moyen de l'Incarnation, l'Église l'entoure des hommages de son amour en de multiples répons dont voici un exemple : « Félicitez-moi, vous tous qui aimez le Seigneur ; car, toute petite, j'ai plu au Très-Haut et mes entrailles ont donné le jour à un homme qui était Dieu. Toutes les générations me diront bienheureuse parce que Dieu a regardé son humble servante : toute petite, j'ai plu au Très-Haut. »
Une stupéfaction qui devrait être la nôtre, éclate devant les moyens employés par Dieu : « Il reposait dans une mangeoire et tonnait dans le ciel. Seigneur, j'ai entendu ta parole et j'ai craint. J'ai considéré tes œuvres et l'effroi m'a saisi. Au milieu de deux animaux, il reposait dans une mangeoire, et cependant, tonnait dans le ciel. »
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SOMMES-NOUS stupéfaits ? Considérons-nous les œuvres du Seigneur ? Tout est là : c'est vivre en présence de Dieu, commencement et fin de toute vie spirituelle, entreprise simple et familière que Dieu a mise à la portée de l'homme le moins pourvu de science humaine. Tout dans la nature est fait pour nous parler de Dieu ; qui comprend la pousse d'une herbe ? le comportement d'un arbre ? quelle étrange force lui fait lutter pendant des siècles contre la pesanteur ? Tenez vos bras en croix et vous serez fixé. Il y a des arbres qui durent toujours et dont les bras étaient en croix avant la venue du Seigneur. Et la vie animale ? A force de voir des chats et des chiens avec leurs petits, les esprits grossiers, même s'ils sont de toutes les académies, rabaissent la naissance d'un petit homme au niveau de celle des bêtes, croyant chasser le mystère.
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Mais le mystère d'un petit chien est certainement beaucoup au-dessus des forces de l'esprit humain, même si on sait compter les gènes et séparer les hormones, car l'existence est par elle-même un mystère. C'est si bien le mystère premier que pendant plusieurs siècles, la philosophie, pour vivre tranquille, a pris soin de l'éliminer. Quant à la science, sa méthode lui interdit même d'envisager le problème ; quand les savants s'y essayent, ils font des romans.
Il faut la fausse éducation de toute la société moderne pour qu'elle refoule cette vue de l'esprit naturelle aux hommes de tous les temps. Les villes cachent la campagne ; cachent la nature ; les hommes croient avoir tout fait par eux-mêmes et cette science qui leur est donnée pour qu'ils puissent découvrir la grandeur des œuvres de Dieu et porter l'Évangile jusqu'aux extrémités de la terre, leur sert à cacher Dieu ! Les familles où naît un bébé retrouvent cet émerveillement. Dans une matière préordonnée certainement, où le sang des deux époux a marqué sa trace et celle d'une longue hérédité, une âme nouvelle créée spécialement par Dieu est introduite qui va commander le développement de ce corps, et les parents penchés sur cette petite vie naissante essaient de deviner quelle est cette âme, qui dès les premiers jours montre les linéaments de sa personnalité unique :
*Comme la vieille aïeule au fin fond de son âge*
*Se plaît à regarder sa plus arrière fille*
*Naissante à l'autre bout de sa longue famille*
*Recommencer la vie ainsi qu'un héritage.*
*Elle en fait par avance un très grand personnage*
*Fileuse, moissonneuse à la pleine faucille*
*Le plus preste fuseau, la plus savante aiguille*
*Qu'on aura jamais vu dans ce simple village ;*
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Ainsi chante Péguy. Il s'agit de sainte Geneviève qui, du ciel, prie pour Paris et la France et voit se dessiner la vocation de Jeanne d'Arc. Cette vue poétique est simplement la réalité humaine et chrétienne ; les parents qui scrutent le petit visage énigmatique y voient une merveille de la création, la figure de l'Espérance, l'épanouissement du lien surnaturel qui unit deux époux dans la quête du ciel.
Malheureusement, cet émerveillement est généralement passager parce qu'on ne profite pas des grâces du baptême. Une âme de petit enfant baptisé a besoin d'un enseignement chrétien constant pour nourrir le germe que le baptême a déposé dans son âme. Sans quoi le germe s'étiole et meurt. Heureuse mère qui joint matin et soir les mains du petit innocent en signe de sa dépendance de Dieu et lui enseigne le nom de Jésus. Heureuse famille où le premier mot prononcé par les enfants est le nom de Jésus. Car l'âme d'un petit baptisé est incroyablement pure, il n'a que les tendances d'une nature blessée par le péché originel, mais il est enfant de Dieu et n'a aucun péché actuel. Les mamans chez qui la trace d'une antique éducation chrétienne demeure encore et qui disent à ce petit innocent : « mon Jésus ! » se doutent-elles que cette assimilation est si complète que ce nouveau membre du Christ qui vient de recevoir le baptême ne retrouvera plus une pareille innocence que pour entrer au ciel ? Comme elles devraient veiller à l'instruire du mystère de notre salut. L'Église peut instruire la maman, si elle y consent, mais c'est la maman qui est chargée de former cette petite âme à la prière et aux mystères de l'Incarnation, de la Passion et de la Rédemption de Notre-Seigneur sous une forme adaptée aux plus tendres années de la vie humaine.
Car aucun des mots que nous employons pour parler de Dieu n'est juste, aucun n'est suffisant, aucun ne peut être juste, tant le mystère nous dépasse, mais par l'amour nous touchons le fond du mystère même, l'amour est une réalité qui se passe des mots et va directement à Dieu. Réjouissons-nous donc, comme une jeune maman, que Dieu se soit donné en exemple à imiter, qu'il ait pris un corps semblable au nôtre.
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Jésus s'offre à notre amour en nous offrant son amour. Pour surprendre le nôtre, il prend la forme d'un petit enfant d'une pureté absolue qui souffre toutes nos misères. Ne commence-t-il pas huit jours après sa naissance, lors de la Circoncision ? Marie, innocente elle-même sans le savoir, se jugeait certainement incapable par elle-même de tout bien. (Personne n'a jamais, autant qu'elle, été dans la vérité.) Soyez certains qu'elle a fait comme toutes les mamans ; elle a scruté le tendre visage en cherchant à quel parent il ressemblait (à elle certainement) et en songeant à ce qu'il pourrait être. Elle ne pouvait que déduire l'innocence absolue de son petit Jésus à la suite de sa naissance miraculeuse. Car ce Verbe ne parlait pas ; il s'était bridé, lié aux conditions les plus humiliantes de l'humaine nature. Incapable de se mouvoir seul et de se nourrir, Celui par qui toutes choses ont été faites adorait dans cet état la volonté de son Père et donnait l'exemple de l'abnégation totale qui est l'idéal des vrais enfants de Marie. Celui qui était l'Alliance réalisée de Dieu et de l'homme se soumet au couteau de l'opérateur en signe de la première alliance qu'il dépassait infiniment. Hérode le fait trotter jusqu'en Égypte ; des mains aimantes, soigneuses mais humaines, ficellent dans la nuit comme elles peuvent ce Verbe éternel pour l'emmener sur un âne. Un vieillard l'avait pris dans ses bras comme « l'espérance d'Israël » au jour de la Purification. Mais l'Église le chante : « le vieillard portait l'Enfant, l'Enfant gouvernait le vieillard. » Il gouvernait aussi les bergers, sentant l'herbe, le fromage et le crottin qui furent les premiers à venir l'adorer. Quelle grâce faite à l'absence d'ambition, à la simplicité et à la pauvreté !
*Mon Dieu que d'envie*
*Je porte à ces Bergers*
*Que le fruit de vie*
*Chez lui vit les premiers.*
*Les anges leu baillirent*
95:19
*Le bal tout pour ran.*
*Et l'Enfant*
*Qu'i saluirent*
*Fit bon visage à leu maigres présents*
(NOËL BOURGUIGNON DE LA MONNAY.)
Cet enfant gouvernait aussi les Mages, prémices des païens, qui sur un signe datant de Balaam sont venus l'adorer. Que de mystères cachés dans un petit enfant ! Que la vie surnaturelle dépasse, enveloppe et agrandit la vie naturelle ! Comme le dit saint Léon : « Réjouissons nous donc de ce que pour en parler, nous soyons si inférieurs au mystère d'une si grande miséricorde ! »
D. MINIMUS.
96:19
## Enquête sur la Corporation
### Réponse de Louis Salleron
En ce qui concerne l'organisation corporative, la principale question me semble être de savoir si elle a encore un sens dans le monde moderne. Les catholiques qui refusent systématiquement d'écouter les paroles du Souverain Pontife pensent évidemment qu'elle est hors de course. Le « sens de l'Histoire » est, à leurs yeux, en désaccord avec les vues de Pie XII.
Pour ma part, j'étudie l'organisation corporative depuis de longues années. Non seulement elle me paraît valable, mais elle me paraît plus valable aujourd'hui qu'hier -- je veux dire en 1957 ou 1958 qu'en 1900 ou 1850. Je m'en suis expliqué dans un article récent, inédit en France, et que voici ([^39]).
L. S.
97:19
LES RAPPORTS entre l'activité économique et le phénomène corporatif peuvent être étudiés diversement. Nous rechercherons s'il n'existe pas des *relations nécessaires entre le phénomène corporatif et un certain type d'économie*. Nous verrons ensuite les *conséquences qu'il est possible de tirer de ces relations* -- qui nous semblent, en effet, exister.
\*\*\*
IL IMPORTE D'ABORD de cerner le phénomène corporatif aussi exactement que possible.
Aucun code international ne définit les mots et expressions « corporation », « régime corporatif », « ordre corporatif », etc. Toutefois, nous sentons bien qu'ils évoquent un peu partout, et quelles que soient les législations positives, des idées ou des images assez semblables.
Qui dit « corporation » dit « corps », c'est-à-dire affirme aussitôt une certaine réalité de groupe où nous sentons que les principes de l'individualisme sont mis en cause.
Un « régime corporatif », toujours et partout, sera un régime où les collectivités auront une certaine consistance institutionnelle, même si elles procèdent contractuellement de la volonté des individus.
Cette première approche, très générale, permet de comprendre à quel point le phénomène corporatif est en rupture avec le monde du XIX^e^ siècle (qui est la plus parfaite expression de ce qu'on appelle encore le monde *moderne* -- lequel n'est certainement plus le monde *contemporain*).
Mais cette contradiction principielle entre le phénomène corporatif et la philosophie moderne de la société n'apparaît pas seulement à l'analyse. Elle est inscrite dans l'Histoire.
Évidemment, il faudrait considérer l'histoire de chaque pays. Nous devons, pour notre part, nous contenter de l'histoire de la France, qui est la seule que nous connaissions suffisamment. En l'espèce, elle a une signification particulière du fait que la Révolution française a marqué pour l'Europe et pour beaucoup de pays étrangers une même rupture avec l'ordre ancien.
Or, parmi tant d'institutions que renversait la Révolution française, les institutions corporatives figurent au premier rang.
98:19
Pourquoi ?
Pourquoi la Révolution française s'en est-elle prise aux corporations d'ancien régime ?
On peut évidemment répondre que la Révolution, saccageant tout sur son passage, a emporté les corporations avec le reste, et sans intention particulière. Ce n'est pas absolument faux. C'est même vrai dans la mesure où l'organisation corporative faisair partie intrinsèque de l'organisation sociale de la monarchie. Mais la Révolution n'a pas détruit les corporations par hasard. Elle les a visées très spécialement, tout comme elle visait la royauté, l'Église, les privilèges féodaux. Deux lois ont achevé son œuvre, et leur contenu est révélateur.
La première est la loi d'Allarde. Il s'agit d'un décret (2-17 mars 1791) qui supprime, à partir du 1^er^ avril 1791, les offices de perruquiers-barbiers-étuvistes, d'agents de change et autres courtiers de commerce, les brevets et lettres de maîtrise et tous privilèges de profession (art. 1^er^). L'article 7 décide qu' « il sera libre à toute personne de faire tel négoce ou d'exercer telle profession, art ou métier qu'elle trouvera bon », à condition de se pourvoir d'une patente et de se conformer aux règlements généraux de police ([^40]).
Le sens de ce décret est parfaitement clair. Il brise le cadre traditionnel des métiers en substituant une règle générale de *liberté* aux *privilèges* d'accession qui étaient la norme antérieure. Ce n'est donc pas, ici, *l'individualisme* qui vient remplacer le *corporatisme*. C'est le *libéralisme* qui se substitue à l'*organicisme*. En fait, il semble bien que ce soit des besoins d'argent qui aient été à l'origine d'un impôt. Mais il n'en est pas moins caractéristique que cet impôt se soit frayé la voie à travers une réforme qui était désirée, ou à laquelle l'opinion était préparée. M. Olivier-Martin nous explique que « pour faire accepter la charge, il (d'Allarde) offrit » un grand bienfait pour « l'industrie et le commerce : la suppression des jurandes et des maîtrises ». Une raison générale suffit pour les condamner : « elles sont des privilèges exclusifs ».
99:19
Pour le surplus, le rapporteur reprend tout simplement les arguments de Turgot : droit au travail, abus des corporations « couverts par la poussière des siècles », vestiges de la servitude, bienfaits de la liberté et de la concurrence « qui adapteront aux besoins le nombre des ouvriers et la quantité des fabrications, qui assureront la qualité des marchandises et la baisse des prix » ([^41]).
Au nom de la liberté économique et sociale, d'Allarde avait supprimé les corporations. Au nom de cette même liberté, les ouvriers se mirent aussitôt à constituer des syndicats pour obtenir les salaires les meilleurs. Ils étaient d'autant plus fondés à le faire qu'une loi du 21 août 1790 permettait aux citoyens de s'unir en « sociétés libres », dans le respect des lois. Mais les maîtres, les patrons ne l'entendaient pas de cette oreille. Ils trouvèrent un avocat en la personne de Le Chapelier. Celui-ci dénonça dans les associations « une contravention aux principes constitutionnels qui suppriment les corporations ». Le 14 juin 1791, il faisait voter une loi interdisant toutes associations ou coalitions relatives aux intérêts professionnels. « L'anéantissement, disait l'article 1^er^, de toutes espèces de corporations des citoyens du même état et profession étant l'une des bases de la constitution française, il est défendu de les rétablir de fait, sous quelque prétexte et sous quelque forme que ce soit. » Les articles suivants interdisaient toute manifestation, permanente ou passagère, aux citoyens, pour la défense de « leurs prétendus intérêts communs », ces manifestations étant « inconstitutionnelles, attentatoires à la liberté et à la Déclaration des droits de l'homme ».
La loi Le Chapelier complète la loi d'Allarde en ajoutant l'*individualisme* au *libéralisme*. La révolution juridique et sociale est désormais parfaite. A la société d'ancien régime, autoritaire, normative, hiérarchique et corporative se substitue la société moderne libérale, individualiste et égalitaire. Il n'y a plus désormais que deux entités souveraines : l'État et l'individu. La liberté, c'est ra liberté des individus. L'égalité, c'est l'égalité des individus. L'État protège cette liberté et cette égalité d'où doit naître la fraternité. Tous les corps intermédiaires sont supprimés.
\*\*\*
100:19
CE RAPPEL HISTORIQUE nous semble chargé de sens.
Il est certain que le *phénomène corporatif* est d'ordre social. Il est lié à une philosophie générale de la société. La Révolution française a supprimé les corporations par des textes exprès, mais sa philosophie les condamnait de toute manière. D'Allarde et Le Chapelier n'ont fait qu'expliciter avec une logique impeccable les conséquences des principes qu'ils avaient parfaitement assimilés. Et tout le XIX^e^ siècle, dans le Credo généralisé de l'individualisme et du libéralisme, a supprimé de même les corporations sur toute la surface de la planète où pénétraient les idées européennes.
Ces faits sont incontestables. Mais ils ne nous permettent de saisir qu'une *relation*. Ils ne nous donnent pas d'*explication*.
Nous observons que, vers la fin du XVIII^e^ siècle l'*ordre corporatif* a été renversé au profit de l'ordre *individualiste-libéral*. Nous observons, du même coup, que le type d'économie qui s'épanouissait dans l'ordre corporatif, et que nous appellerons conventionnellement l'*économie corporative*, a été remplacé par un nouveau type d'économie qui s'est épanoui dans l'ordre individualiste libéral, et que nous appellerons l'*économie capitaliste* ([^42]). Mais nous ne savons pas pourquoi cette révolution s'est effectuée.
On peut dire évidemment que c'est le changement des idées qui l'a provoquée. C'est vrai, mais c'est presque une tautologie. Si les idées changent, il y a aussi des raisons à leur changement. Faits et idées sont toujours étroitement mêlés. Y a-t-il des faits qui ont poussé au renversement de l'ordre corporatif ?
Il y en a certainement, et très nombreux. Nous ne saurions songer à en faire l'analyse. Ce serait faire l'analyse de toute la crise du XVIII^e^ siècle. Par contre, il nous appartient de souligner un fait majeur, qui est directement de notre sujet, et que les philosophes, voire les historiens ont tendance à minimiser : c'est le *fait économique*.
101:19
Tous ceux qui ont étudié les origines du capitalisme sont d'accord qu'il a pour cause matérielle première les découvertes géographiques du XV-XVI^e^ siècle et les découvertes scientifiques du XVIII^e^ siècle. Le capitalisme marchand du XVI^e^ siècle résulte de l'immense mouvement de trafic que les « Indes » ont provoqué. Le capitalisme industriel du XIX^e^ siècle résulte du prodigieux développement de la production que le charbon et la machine ont engendré.
Autrement dit, c'est la multiplication des richesses qui a fait craquer l'ordre corporatif.
Si, en effet, l'ordre corporatif exprime une conception permanente de la société en tant qu'il se réfère aux vérités immuables de la nature humaine, l'histoire l'a associé à des formes contingentes de l'Économie qui l'ont d'autant plus fortement marqué qu'elles étaient plusieurs fois séculaires. La *règle* corporative s'était cristallisée en *règlements* multiples que l'irruption brutale des techniques nouvelles mettait en défaut. Au ras de la vie quotidienne du XVIII^e^ siècle, le conflit n'était pas entre une philosophie vraie et une philosophie fausse, mais entre la *routine* et le *progrès*. Le progrès devait fatalement l'emporter, effet et cause d'idées nouvelles avec lesquelles il allait faire bon ménage pendant un siècle et demi.
On peut donc poser une double relation historique : 1°) relation de *concomitance* entre l'épanouissement de l'ordre corporatif et une économie en stagnation ; 2°) relation *causale* entre l'expansion économique et la suppression de l'ordre corporatif. Cette double relation est très curieusement éclairée par le détail de l'ordre corporatif à l'époque de son plein épanouissement. Dans la France d'ancien régime, il y eut toujours, en effet, quantité de métiers libres, et notamment les deux secteurs très importants du *commerce de gros* et de la *banque*. Pourquoi ? Très certainement (quoique les raisons n'en soient pas formellement données) parce que ces activités sont, de manière caractéristique, des activités d'expansion.
Ce n'est pas, certes, que le grand commerce et la banque soient toujours en expansion. Mais ils sont soutenus par l'idée d'expansion. A la différence des artisans et des petits commerçants, les banquiers et les grands négociants ont des vues d'agrandissement. Les premiers ont un *état* qui fait leur *stabilité*.
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Les seconds cherchent à développer leurs *affaires*. Ils ont le souci d'*argent*. Ce sont déjà des capitalistes, peut-être même, pour les plus importants, des « impérialistes » (privés). Les premiers n'ont que la « tendance à persévérer dans l'être ». Les seconds sont mus par la « *libido dominandi* » ; ils ont une volonté de puissance.
Peut-être ce détail d'organisation est-il propre à la France. Mais il ne faudrait pas, sur ce point, nous objecter telle ou telle réglementation propre aux métiers de commerce et de banque. La réglementation a toujours existé, en France comme ailleurs. Ce qui est important, et significatif, c'est que le métier d'argent, le métier de spéculation, le métier d'enrichissement *tend* à la liberté économique, tandis que le métier de production régulière et fondamentale *tend* à la réglementation économique. Toujours et partout, dans toutes les nations et dans toutes les civilisations, commerce et banque appellent la liberté ; production et petits métiers appellent la règle. Les grands ports sont traditionnellement des foyers de liberté parce que ce sont des centres de grand commerce. Ce que le sens commun perçoit très exactement dans l'expression usuelle selon laquelle « la liberté est l'âme du commerce ».
C'est parce que la multiplication des biens, due d'abord aux découvertes géographiques puis à la révolution industrielle, a provoqué la multiplication des échanges, c'est-à-dire le développement du commerce, que l'*ordre corporatif* a été balayé avec les *règlements corporatifs* qui assuraient la vie calme et constante des vieux métiers désormais réduits à un rôle secondaire dans la vie des nations.
En fin de compte, *ce qui caractérise une économie corporative, c'est la réglementation assez minutieuse d'activités essentiellement stables et fondamentales*.
On le voit bien, avons-nous dit, à la grande coupure qui a toujours existé entre les activités de production et les activités de commerce. On le voit aussi à travers certains petits traits d'autant plus révélateurs que la signification profonde en échappe à leurs auteurs. En voici deux, tout à fait typiques.
Nous sommes en 1416. La ville de Chartres a beaucoup souffert de la guerre. Les bouchers n'ont rien de plus pressé que de rétablir leur corporation. Mais, sur une ville épuisée, corporation veut dire monopole, c'est-à-dire prix abusivement élevés.
103:19
Le roi casse la corporation et décide que la ville sera « commune en mestiers et marchandises à toutes personnes quelconques qui s'en voudraient mesler et entremettre jusqu'à ce que le temps feust aucunement amendé » ([^43]). Bref, concurrence et liberté dans une cité en réfection assureront le juste prix plus sûrement que le privilège corporatif. (Question de fait, bien entendu. De nos jours ce serait probablement le contraire. Mais le sens de la décision royale n'est pas douteux).
En 1739, des débardeurs s'érigent en corporation pour s'assurer le monopole de la manutention des marchandises aux foires de Saint-Germain et de Saint-Denis. Le lieutenant de police de Paris le leur interdit, parce qu'aucune qualification technique n'est requise pour leur activité et que le privilège qu'ils entendent revendiquer est sans contrepartie ([^44]).
La corporation, c'est donc finalement l'association réglée du métier.
Le mot « métier » dit tout. Vient-il réellement du latin « *ministerium* » ? Il mérite, en tous cas, d'en venir. Il est, en effet, un « ministère », c'est-à-dire un service public. Il est une *science*. Il exige un *apprentissage*. Il est *nécessaire constamment*. Pas de cité sans boulangers, merciers, épiciers, forgerons, drapiers, etc. Ces métiers, ces *activités stables et fondamentales* ont des droits et des devoirs, des privilèges et des obligations. D'où leur statut -- leur statut corporatif.
*L'économie corporative, c'est l'économie des métiers donnant son rythme à une économie générale dominée par l'ordre corporatif*.
*L'économie capitaliste, c'est l'économie des échanges donnant son rythme à une économie générale dominée par l'ordre individualiste-libéral*.
Dans l'économie corporative, l'argent est subalterne parce que le moteur de l'économie générale est l'activité des métiers et que celle-ci est déterminée fondamentalement par la stabilité des technique et des besoins. Ce qui fait que les valeurs de civilisation professées par l'ordre corporatif -- valeurs de transcendance extérieures ou supérieures à l'argent -- sont soutenues par une économie qu'elles soutiennent également.
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Dans l'économie capitaliste, l'argent est maître parce que le moteur de l'économie générale est l'activité des échanges et que celle-ci est déterminée fondamentalement par la recherche du profit. Ce qui fait que les valeurs de civilisation professées par l'ordre individualiste-libéral -- valeurs d'immanence qui lient la foi dans le progrès humain à la foi dans le progrès matériel tendent à se détruire elles-mêmes en corrompant l'activité des métiers et en soumettant progressivement l'ordre total de la société à la seule règle du « marché ».
Du « juste prix » au « prix de marché » nous saisissons le passage de l'économie corporative à l'économie capitaliste. Dans le concret, juste prix et prix de marché peuvent coïncider. Mais le premier est autoritaire (du moins dans son essence) et le second est mécanique. L'équilibre social, dans le premier cas, résulte de l'homme : dans le second cas, de la nature. La philosophie de l'économie corporative est spiritualiste ; celle de l'économie capitaliste est matérialiste.
\*\*\*
SI CETTE ANALYSE est acceptée, elle rend bien compte, croyons-nous, de l'évolution historique du dernier millénaire. Mais elle pose, à son tour, divers problèmes théoriques et pratiques qu'il importe maintenant d'examiner. Nous en retiendrons trois :
-- Si l'ordre corporatif a été détruit par l'expansion économique due principalement au progrès technique, cette destruction a-t-elle été accidentelle ? avait-il, en lui-même, de quoi l'intégrer et la diriger ?
-- Comment se fait-il que l'économie anglo-saxonne, qui représente la perfection du capitalisme, ait relativement moins bouleversé l'ordre corporatif que les économies latines ?
-- Le progrès technique étant plus important et plus rapide que jamais en cette moitié du XX^e^ siècle, comment se fait-il que le capitalisme recule ? et peut-on penser que l'ordre corporatif ait des chances d'en reprendre le gouvernement ?
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Voyons successivement ces trois questions.
**1°)** *Si l'ordre corporatif a été détruit par l'expansion économique due principalement au progrès technique, cette destruction a-t-elle été accidentelle ? avait-il, en lui-même, de quoi l'intégrer et la diriger *?
Rappelons tout d'abord que nous entendons par « ordre corporatif » l'ordre éternel des sociétés, celui selon lequel, l'homme étant un être à la fois individuel et social, les phénomènes sociaux ne procèdent, dans leur essence, ni de la volonté des individus, ni de la volonté de l'État, mais de la vocation naturelle de l'homme. Certes un très grand nombre de groupements sont purement volontaires, et même les plus naturels d'entre eux n'excluent pas la volonté humaine (puisque la nature humaine inclut volonté et intelligence), mais les phénomènes sociaux, considérés dans leur ensemble sont admis comme naturels et reçoivent, de ce fait, des cadres juridiques appropriés. Nous appelons cet ordre « corporatif » parce que, comme nous l'avons dit, il signifie la reconnaissance des « corps » que refuse l'ordre « individualiste ». Il implique une philosophie générale de l'homme, philosophie de transcendance et de finalité, d'où, à travers la foi proclamée en une vérité objective et atteignable, résulte le primat de l'autorité dans l'organisation sociale.
Cet ordre, avons-nous dit, avait, au plan de l'*homo faber*, trouvé son expression dans les corporations, lesquelles, d'autre part, correspondaient parfaitement à une économie en stagnation.
Le progrès technique a bouleversé les corporations. Il a renversé l'*économie corporative*. Il a, pour terminer, détruit l'*ordre corporatif*. Celui-ci aurait-il pu tenir ? Aurait-il pu ouvrir l'économie au progrès ? Aurait-il pu briser lui-même, ou assouplir les règlements corporatifs et intégrer, assimiler l'expansion que portait le progrès et qui exigeait, à beaucoup d'égards, une très grande liberté de fait ?
A toutes ces questions nous répondons par l'affirmative.
Cette réponse est, évidemment, un acte de foi. Elle est purement logique. Puisque nous avons défini l'ordre corporatif comme l'ordre éternel des sociétés, il va de soi que rien de ce qui est humain ne lui est étranger. Il est donc aussi capable de l'expansion que : de la stagnation, du progrès que de l'arrêt. Il est essentiellement dynamique.
106:19
Il s'est révélé inférieur à sa tâche au XVIII^e^ siècle. Cet échec condamne ceux qui le représentaient sans le condamner lui-même. Des *réformes* étaient nécessaires, et elles étaient possibles. Il y eut une *révolution*. Nous ne pouvons que re constater et le déplorer. Mais des principes vrais ne deviennent pas faux dès l'instant qu'ils sont niés ou violés. Aussi bien le cortège de maux que recueille le XX^e^ siècle de la révolution individualiste-libérale du XIX^e^ n'invite pas à penser qu'un ordre supérieur ait succédé, en 1789, à un ordre inférieur. Ce qu'il y avait de valable en 1789 était de la nature des réformes ; ce qui était néfaste est de la nature de la révolution. Les réformes n'ont certes pas été négligeables, mais les fruits de la révolution sont amers. En ce qui concerne notre sujet, nous savons bien qu'il fallait transformer substantiellement l'*économie* corporative et laisser intact l'*ordre* corporatif. Les ouvriers ont subi dans leur chair, au XIX^e^ siècle, et jusqu'à nos jours, le poids de cette non-discrimination.
**2°)** *Comment se fait-il que l'économie anglo-saxonne, qui représente la perfection du capitalisme, ait relativement moins bouleversé l'ordre corporatif que les économies latines ?*
Cette question part d'un fait qui peut être contesté.
Nous disons que l'économie anglo-saxonne a moins bouleversé l'ordre corporatif que les économies latines. Or il y a là une affirmation qui semble, à tous égards, paradoxale.
La Grande-Bretagne a toujours eu une économie d'échange. Le commerce, la marine, la banque, bien avant le XIX^e^ siècle, l'emportaient chez elle sur l'activité réglée des métiers. Elle était donc vouée au libéralisme, comme les nations continentales l'étaient au corporatisme. Le charbon lui ayant, d'autre part, assuré la suprématie industrielle dès la fin du XVIII^e^ siècle, elle devint, à l'époque moderne, la puissance capitaliste par excellence.
Comment, dans ces conditions, peut-on parler, à son propos, d'un ordre corporatif ?
107:19
Nous croyons qu'on le peut, précisément parce que l'ordre corporatif n'est pas l'ordre de l'économie mais l'ordre de la société toute entière. La Grande-Bretagne ayant toujours eu une économie d'échange s'est trouvée bénéficier de l'ordre corporatif dès le Moyen-Age et elle a évolué, au sein de son propre système économique, sans avoir à subir de *mutation brusque*. Elle a toujours su faire des réformes en échappant à la révolution ; et de même qu'elle a conservé la monarchie, elle a gardé les structures fondamentales et coutumières d'un ordre social général où le phénomène corporatif demeure très sensible.
Le protestantisme, d'autre part, l'a puissamment servie. D'une manière contingente d'abord, parce que sa crise religieuse ayant été acquise dès le XVI^e^ siècle, elle n'a pas eu de drame métaphysique à la naissance du machinisme. D'une manière plus profonde ensuite, parce que le protestantisme étant devenu tout de suite, chez elle, la religion du capitalisme, elle s'en est fait une morale sociale à la mesure de l'économie nouvelle, au bénéfice de cette économie comme de la société tout entière.
Disons, pour faire court, qu'un empirisme et un relativisme philosophique accentué a permis à la Grande-Bretagne de conserver les formes traditionnelles de l'ordre social, mais avec une substance très appauvrie. Elle en a largement profité pendant deux siècles, il n'est pas dit qu'elle n'ait pas à en subir de graves dommages dans un avenir assez proche, quand des réadaptations économiques profondes devront se combiner avec des options spirituelles radicales à quoi elle est assez peu préparée.
Le cas des États-Unis est différent. N'oublions pas que ce pays de 160 millions d'habitants n'en comptait pas 10 à l'aube du XIX^e^ siècle. Progrès technique, expansion, libéralisme, capitalisme -- tout cela a été de pair sur un continent vierge où tout se bâtissait à neuf. Primat de l'argent, certes, mais plutôt comme un fait technique que comme un fait spirituel, ou même social. Il s'agissait d'une explosion de vie, de l'éruption d'une humanité neuve ; et celle-ci, peu à peu, se moulait dans un ordre qui avait les formes de l'ordre corporatif s'il n'en avait pas encore les valeurs. Demain viendront les conflits de civilisation. Ils s'amorcent déjà avec violence. Mais rien n'a à être déblayé pour que la vérité triomphe. C'est une matière à *informer* plutôt qu'à *réformer*. Il est vrai que la matière en question est singulièrement lourde.
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**3°)** *Le progrès technique étant plus important et plus rapide que jamais en cette moitié du XX^e^ siècle, comment se fait-il que le capitalisme recule ? et peut-on penser que l'ordre corporatif ait des chances d'en reprendre le gouvernement ?*
Nous voici parvenus à la question majeure, et à celle qui a, pour nous, le plus d'importance pratique : l'ordre corporatif a-t-il encore un sens ?
Nous partons de deux points que nous tenons pour acquis, mais dont il faut cependant dire un mot.
Tout d'abord, nous disons que le progrès technique continue, et même qu'il est, en ce début du second demi-siècle, plus important et plus rapide que jamais. C'est une affirmation qu'étayent tous les faits. Non seulement la révolution industrielle inaugurée au XVIII^e^ siècle se prolonge, mais elle prend une vigueur si neuve que certains n'hésitent pas à considérer qu'il s'agit d'une seconde révolution, plus radicale peut-être, par rapport à la première, que ne fut celle-ci par rapport à l'état technique antérieur. La découverte de l'énergie atomique ne fait que résumer mille inventions extraordinaires qui renouvellent l'industrie de fond en comble.
D'autre part, le capitalisme recule. Là encore, il est inutile de démontrer ce qui est une évidence. Outre que la moitié du monde s'ouvre directement au progrès matériel sous les auspices du communisme, les nations d'Europe, depuis trente ans, organisent leur économie selon des normes où les traits du capitalisme classique sont tellement altérés qu'il est à peine possible de les reconnaître. Que les bouleversements intervenus soient imputables à deux guerres successives ne change rien à l'affaire. C'est le fait qui importe. Quant aux États-Unis, dernier bastion du capitalisme, la grande crise de 1929 les a conduits à des transformations imprévues que la seconde guerre n'a fait qu'accentuer. Leur régime est toujours capitaliste, mais il s'agit d'un capitalisme de style nouveau presque aussi éloigné du capitalisme libéral que celui-ci l'était du mercantilisme.
Ces deux faits -- continuation du progrès technique et recul du capitalisme -- doivent être notés, parce qu'ils semblent contradictoires. Du moins sont-ils en contradiction avec la relation historique que nous avons établie : là où est l'expansion, là est le libéralisme et le capitalisme.
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La contradiction est certaine. Nous pensons qu'on peut en fournir une triple explication.
En premier lieu, le libéralisme exige pratiquement l'individualisme. Le libéralisme, c'est la concurrence ; et celle-ci ne peut fonctionner qu'avec un très grand nombre d'unités en compétition. Le législateur révolutionnaire l'avait bien vu, et c'est par une disposition parfaitement logique, quoique circonstancielle, que la loi Le Chapelier était venue compléter la loi d'Allarde quelques mois seulement après la promulgation de cette dernière. Mais les lois sont impuissantes devant les vérités naturelles. La concurrence tuera la concurrence, avait prédit Proudhon. Que ce soit par l'association ou par la concentration, les unités de production deviennent progressivement moins nombreuses. Le système libéral tend, par son fonctionnement même, au système monopolistique ; et la loi, qui était invitée à disparaître pour faire place à la liberté, est invoquée de nouveau pour la protéger. La lutte contre les ententes -- phénomène normal par excellence -- est la clef de voûte du capitalisme subsistant. La Cour suprême des États-Unis passe son temps à protéger la concurrence contre ses propres conséquences.
En second lieu, indépendamment de l'autodestruction spontanée de la concurrence, la nature des moyens modernes de la production les fait de plus en plus échapper à la liberté des initiatives privées aussi bien pour des raisons d'économie et de rationalité qu'à cause de l'importance des capitaux exigés pour leur création et leur mise en œuvre. Dès le XIX^e^ siècle déjà, le chemin de fer, le gaz, l'électricité échappaient, dans la plupart des pays, à la liberté intégrale. Mais aujourd'hui l'équipement des pays exige de plus en plus des plans d'ensemble. Ces plans peuvent être conçus selon des schémas plus ou moins libéraux, mais ils existent nécessairement. Le pays le plus libéral, le plus capitaliste et le plus riche du monde, les États-Unis, n'a pu laisser à l'initiative privée le soin de créer l'industrie atomique. En dehors de ce cas exceptionnel, il faut rappeler le fait essentiel, qu'on finit par oublier tellement il est passé dans les mœurs, que les capitaux ne sont plus libres. Alors que le capitalisme libéral, c'est d'abord la liberté du capital, le crédit est, aujourd'hui, partout dirigé. Par la fiscalité et la banque, les investissements et la consommation sont orientés de telle manière que l'activité économique se retrouve complètement subordonnée à la volonté politique.
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En dernier lieu, de même que la concurrence tend à se détruire elle-même, de même le capitalisme libéral tend aussi à sa propre autodestruction. L'homme est un être libre, doué de raison et de volonté ; il ne peut accepter que l'équilibre social soit finalement déterminé par le simple jeu du prix de marché. Si celui-ci a pu établir sa loi pendant un certain temps, c'est parce qu'il correspondait à une certaine vérité contingente de l'expansion économique. C'est aussi parce qu'il était soutenu par l'accumulation de mœurs sociales qui en limitaient les effets ravageurs. Mais les mœurs ont fini par céder, en même temps que changeait la nature de l'économie. La nature humaine blessée s'est révoltée. Nous vivons le drame de cette révolte.
Telle est la triple raison pour laquelle le progrès technique peur continuer à soutenir l'expansion économique sans soutenir du même coup le capitalisme libéral.
De celui-ci le communisme se veut l'héritier. Il l'est certes, à beaucoup d'égards, et d'une manière diabolique. Car le matérialisme sous-jacent au libéralisme est sa philosophie officielle et, si l'on peut dire, sa religion. Les libéraux se fiaient naïvement au libre jeu des lois naturelles pour développer la civilisation. Du moins croyaient-ils aux valeurs traditionnelles de la civilisation. Les communistes, en soumettant les lois naturelles à la volonté et à la raison de l'homme, retrouvent une vérité humaine fondamentale ; mais c'est pour la mettre au service du mensonge absolu de la matière triomphante. Leur métaphysique est exactement le christianisme inversé -- une métaphysique *infernale*, au sens précis du mot. C'est la raison pour laquelle elle séduit les milieux catholiques déchristianisés. Elle leur offre des valeurs d'une violence spirituelle dont les privait le laïcisme bourgeois. L'erreur totale comble leur besoin et leur souvenir de vérité totale. Si les milieux protestants sont moins perméables, jusqu'à présent, au communisme, ce n'est pas seulement parce que leur niveau de vie est plus élevé, c'est aussi parce que le matérialisme diffus du capitalisme les vaccine jusqu'à un certain point contre le matérialisme révolutionnaire du marxisme. La religion d'un confort relatif les soutient autant que ce confort lui-même. Il en est des milieux sociaux comme des individus.
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Le commerçant mi-chrétien, mi-païen, n'est pas seulement en défiance contre la révolution parce qu'il a quelques sous à garder, mais aussi parce que son cerveau boutiquier s'accommode mal de la violence d'une pensée étrangère à sa routine mentale. Là où est son trésor, là est son cœur. Il n'a pas de souci métaphysique s'il prospère ; il n'en a guère davantage s'il végète. C'est dans la mesure où le drame spirituel de l'humanité lui apparaîtra à travers le développement économique que le capitalisme anglo-saxon se sensibilisera au communisme, pour y céder partiellement peut-être, mais davantage pour le combattre au nom de valeurs supérieures enfin redécouvertes. Cette évolution semble être dès maintenant amorcée.
En face du communisme les nations occidentales vacillent. Diversement selon leurs traditions, leurs structures, leurs nécessités, elles ont aménagé le capitalisme, au gré des circonstances, hésitant sur la forme à donner à leurs institutions politiques et économiques. Dans l'entre deux guerres, plusieurs d'entre elles affichèrent expressément une volonté d'ordre corporatif : le Portugal, l'Espagne, l'Italie, l'Allemagne. Mais la même référence au thème « corporatif » recouvrait des conceptions doctrinales très différentes pour ne pas dire opposées. Aussi bien la victoire des nations dites démocratiques toucha durement le corporatisme du fait que l'Italie et l'Allemagne étaient dans le camp des vaincus, et que le corporatisme, considéré par le communisme comme l'incarnation du capitalisme dégénéré, était, d'autre part, considéré par les démocraties libérales comme la manifestation ou l'ébauche du totalitarisme.
Mais les mots importent peu. Ce qui compte, ce sont les faits et les idées.
Les faits ont signé l'arrêt de mort du capitalisme traditionnel, c'est-à-dire individualiste et libéral. Peut-il y avoir un capitalisme indépendant de la philosophie individualiste et libérale ? Voilà la question. La réponse, en dernière analyse, est affaire de convention -- de définition. Le capital et son usage existent et existeront toujours et dans tous les régimes. On peut parfaitement parler, et on le fait souvent, de capitalisme étatique, socialiste ou communiste. Le problème, en réalité, est le suivant : le contenu du capitalisme traditionnel, en ce qui concerne les valeurs attachées à l'individu et à la liberté, peut-il être conservé sans la philosophie individualiste et libérale ? Nous répondrons par l'affirmative sans aucune hésitation.
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Car ce n'est pas l'individualisme qui a fait l'individu, pas plus que ce n'est le libéralisme qui a fait la liberté. Disons plutôt que l'individualisme et le libéralisme, en donnant une valeur absolue à l'individu et à la liberté, les ont dangereusement compromis. Certes, au début, individu et liberté ont profité de la promotion exclusive qui leur était accordée ; mais parce que cette promotion exclusive était contre la vérité sociale, ils la payent durement aujourd'hui. Le temps est venu où il faut les protéger contre les effets d'une philosophie dont l'issue normale est le totalitarisme.
Dans cette conjoncture, l'ordre corporatif reprend tous ses droits et toute son importance.
Parce que, dans les secteurs-clés, la concurrence a tué la concurrence,
parce que la production de base n'est plus à l'échelle individuelle,
parce que l'équipement rationnel des pays exige des plans d'ensemble,
parce que le progrès technique met en cause, dès maintenant, le destin physique et spirituel de l'homme,
l'Économie retrouve sa subordination naturelle à la Politique. Elle doit être *dirigée* vers des *fins*, ce qui implique le primat de l'intelligence et de la volonté humaine.
Cette évolution est déjà réalisée dans le communisme, revanche ontologique des vérités bafouées par le capitalisme individualiste et libéral dont il achève la doctrine matérialiste latente en la revendiquant et en la professant explicitement.
Les valeurs de civilisation de l'Occident -- individu, liberté, propriété -- ne seront sauvées que par une philosophie générale de la société -- philosophie qui est celle de l'ordre corporatif.
La régulation de l'activité économique dans l'ordre corporatif sera d'autant mieux assurée que seront présentes à l'esprit les nécessités tendancielles de la double relation corporation-stagnation, liberté-expansion.
En fait, ce sont, d'une part, les petits métiers éternels, ceux du Moyen-Age et de l'antiquité, les métiers artisanaux et, d'autre part, les grands métiers modernes -- mines, métallurgie, textile, bâtiment, etc. -- qui appellent le maximum de statuts, c'est-à-dire d'organisation corporative proprement dite.
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Au contraire, tout ce qui est invention, procédé nouveau, applications industrielles corollaires aux grands secteurs, doit bénéficier au maximum de liberté concurrentielle, selon le schéma, sinon l'esprit, du XIX^e^ siècle.
Disons, en résumé, que si l'ordre corporatif est, par définition, autoritaire et normatif, autorité et norme doivent avoir le souci aigu de l'expansion, effet normal du progrès technique.
On pourra se poser la question de savoir si *régler* l'expansion ce n'est pas automatiquement la *freiner*. Nous répondrons que cette liaison est si peu fatale que le communisme n'a pour objet et pour effet que de l'*accélérer*.
Régler n'est ni freiner ni accélérer. C'est freiner là où il faut freiner, accélérer là où il faut accélérer. En réalité, les notions en quelque sorte quantitatives et mécaniques que les expressions de « freinage » et d' « accélération » évoquent, ont beaucoup moins de sens, à l'égard des problèmes qui se posent à l'économie contemporaine, que les notions qualitatives et organiques de mesure, ajustement, harmonisation, etc. C'est, en somme, la vérité d'un ordre humain total qui est en cause, non la vérité relative d'une organisation économique isolée de l'organisation politique et de la philosophie sociale.
Parlant des succès allemands jusqu'en 1942, Simone Weil écrit qu'ils n'étaient la victoire ni de la vérité sur le mensonge, ni du mensonge sur la vérité, mais celle du mensonge cohérent du national-socialisme sur le mensonge incohérent du démocratisme. Nous pouvons dire de la même façon que les succès du communisme mondial sont la victoire du mensonge cohérent d'un matérialisme équipé à la mesure du collectif autoritaire sur le mensonge incohérent du matérialisme empêtré dans l'héritage du capitalisme individualiste et libéral. Le communisme mourra de son mensonge, mais à condition que nous sortions du nôtre.
\*\*\*
ON AURA REMARQUÉ que, dans cette étude, nous avons à peine parlé du christianisme. C'est à dessein. L'ordre corporatif que nous avons évoqué est très exactement l'ordre chrétien. Quiconque connaît tant soit peu saint Thomas et les grandes encycliques pontificales aura reconnu leur doctrine dans nos propos.
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Mais ces vérités chrétiennes ne sont pas des vérités révélées. Ce sont des vérités naturelles, offertes au seul effort de l'intelligence et qui peuvent faire l'accord des catholiques et des non-catholiques. Quant à leur mise en œuvre, elle est d'autant plus technique qu'elle est plus ordonnée aux difficultés concrètes. A ce point de vue, la fonction propre du chrétien est d'inspirer puissamment la philosophie d'un Occident en plein désarroi ; le gouvernement même des hommes et de leurs activités, sous cette inspiration, est affaire de compétence.
Une Économie qui mélangera le statut corporatif, la liberté concurrentielle et le plan régulateur sous l'inspiration profonde d'une philosophie transcendante et finaliste, voilà ce que doit apporter l'ordre corporatif. Mais il ne l'apporte pas comme une nécessité ; il la rend simplement possible.
Louis SALLERON.
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## DOCUMENTS
### Pie XII et l'Europe
*Le* 4 *novembre* 1957*, le Saint-Père a reçu à Castelgandolfo les parlementaires membres de l'Assemblée de la C.E.C.A.* (*Communauté Européenne du Charbon et de l'Acier*) *qui, avant d'ouvrir leur session à Rome le lendemain, avaient tenu, dit* L'OSSERVATORE ROMANO*, à présenter un hommage spécial de gratitude et de respect à S.S. Pie XII.*
*Le Souverain Pontife leur a adressé, en français, un important discours, qui est à rapprocher de celui qu'il avait prononcé, également au sujet de l'Europe, le* 13 *juin* 1957 (*Voir* Itinéraires, n° 16, pp. 108-112).
*Ce nouveau discours sur l'Europe qui a eu un immense retentissement en Allemagne, en Italie et dans d'autres pays, et qui y a été abondamment reproduit, étudié, commenté, ne paraît pas avoir été plus attentivement accueilli en France que ne l'avait été celui du* 13 *juin précédent.*
*En voici le texte intégral, d'après* L'OSSERVATORE ROMANO*, édition française du* 15 *novembre* 1957*.*
C'est avec plaisir que Nous vous accueillons, Messieurs, et que Nous saluons en vous la première, et jusqu'ici l'unique institution parlementaire européenne régulièrement constituée de représentants d'États différents. Nul n'ignore avec quel intérêt Nous avons suivi les efforts de fédération, qui se poursuivent depuis la fin du dernier conflit mondial, et en particulier le projet qui devait aboutir à la constitution de cette Communauté Européenne du Charbon et de l'Acier, munie de véritables pouvoirs gouvernementaux dans son propre domaine. L'idée en fut lancée au mois de mai 1950 dans un esprit à la fois audacieux et réalisateur, et dès l'année suivante un traité signé par les six pays, que vous représentez, lui donnait son expression ; ce traité entrait en vigueur le 25 juillet 1952, et bientôt les premiers résultats économiques s'en faisaient sentir de façon favorable.
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Un événement, comme la réunion de votre parlement à Rome, contribuera, Nous en sommes sûr, à développer l'intérêt public pour les bienfaits d'une unité plus large que celle de la nation au sens traditionnel, et les esprits ne manqueront pas d'être frappés par l'augmentation de la production du charbon et de l'acier, par les prix plus justes dus à la suppression des barrières douanières et des mesures restrictives, par la réadaptation professionnelle des travailleurs, la libre circulation de la main-d'œuvre, dont les premières formes viennent si heureusement d'entrer en vigueur.
Une nécessité économique vitale impose aux États modernes de moyenne puissance de s'associer étroitement, s'ils veulent poursuivre les activités scientifiques, industrielles et commerciales, qui conditionnent leur prospérité, leur véritable liberté et leur rayonnement culturel. Mais il est tout un ensemble de raisons, qui invitent aujourd'hui les nations d'Europe à se fédérer réellement. Les ruines matérielles et morales causées par le dernier conflit mondial ont mieux fait percevoir l'inanité des politiques étroitement nationalistes : l'Europe meurtrie et amoindrie sent le besoin de s'unir et de mettre fin aux rivalités séculaires ; elle voit les territoires jadis en tutelle arriver rapidement à l'âge de l'autonomie ; elle constate que le marché des matières premières est passé de l'échelle nationale à l'échelle continentale ; elle sent enfin, et le monde entier avec elle, que tous les hommes sont frères et appelés à s'unir dans le travail, pour prendre en charge toute la misère de l'humanité, pour faire cesser le scandale de la famine et de l'ignorance. Comment oser encore se retrancher dans un protectionnisme à courte vue, quand l'expérience a prouvé que de semblables mesures entravent finalement l'expansion économique et diminuent les ressources disponibles pour améliorer le sort de l'humanité ?
Il serait erroné de croire que l'ordre nouveau naîtra de lui-même sous la pression des seuls facteurs économiques. La nature humaine, alourdie par le péché, n'engendre que le désordre, si on la livre à ses seuls appétits. Il faut un droit reconnu, il faut un pouvoir capable de le faire observer. C'est un des avantages de la Communauté Européenne du Charbon et de l'Acier d'avoir prouvé son utilité par des résultats tangibles. La plus grande stabilité des prix a fait prendre aux acheteurs et aux vendeurs l'habitude de commercer sur toute l'étendu du marché, et le climat de confiance qui a été créé donne l'espoir que le traité sera bientôt élargi à des secteurs de plus en plus vastes. Actuellement en effet il ne peut assurer qu'un équilibre partiel, car une partie trop importante des échanges économiques lui échappe encore.
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Un autre bienfait de la C.E.C.A., sur lequel Nous voulons insister, c'est le progrès social qu'elle amorce dans les États intéressés, en veillant à l'amélioration des conditions de vie des travailleurs, en assurant l'occupation des ouvriers licenciés par suite d'une mécanisation plus poussée, en maintenant le niveau des salaires, en procurant aux intéressés des indemnités d'attente, de transfert et d'adaptation technique, en fournissant des investissements destinés à créer de nouveaux postes de travail, ou à construire des habitations pour les familles ouvrières. Nous aimons en particulier à souligner la création récente d'une carte de travail de la Communauté Européenne du Charbon et de l'Acier, permettent à une première catégorie d'ouvriers qualifiés la libre circulation d'un pays à l'autre. Ce résultat, qui peut sembler tout simple au grand public, est en réalité le fruit de tractations laborieuses nécessitées par la diversité des législations du travail dans les pays de la Communauté, mais sa valeur symbolique et son importance pratique n'échappent à personne. L'égalité des conditions sociales, qu'elle doit établir progressivement entre ouvriers de la même catégorie à travers l'Europe nouvelle, aura certainement de profondes répercussions humaines, et Nous formons le vœu qu'elle contribue à rapprocher les esprits et les cœurs dans une véritable fraternité.
Outre son profit d'ordre surtout matériel, l'œuvre de la Communauté mérite encore de retenir l'attention dans le domaine de l'information sociale. En effet, la publication régulière des renseignements de première main obtenus sur la situation du marché et de la production, la possibilité offerte à des syndicats de travailleurs de participer à des enquêtes sur les salaires à l'intérieur des entreprises, le financement de recherches sur la sécurité du travail ou sur les maladies spécifiques, comme la silicose des mineurs, constituent de très notables services rendus au monde du travail et un titre de plus à Notre bienveillance.
Ce n'est pas que tout soit parfait encore, ni que tous les progrès récemment réalisés puissent être attribues à la C.E.C.A. ; mais les initiatives prises dans l'esprit du traité par les organismes qu'elle anime suscitent des expériences fructueuses et provoquent des changements qui, sans elle, auraient tardé davantage.
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Certains échecs même, par exemple dans le transfert de la main-d'œuvre de régions économiques moins favorisées vers d'autres plus favorisées, ont fait apparaître aux yeux d'experts désintéressés la nécessité d'une politique économique plus hardie, plus compréhensive et à plus longue échéance en faveur des régions sous-développées d'Europe.
Une leçon morale d'énergie et de patience se dégage de la situation actuelle de la C.E.C.A., car elle n'a pu aboutir aux résultats substantiels déjà acquis que grâce à une longue préparation juridique et technique, faute de quoi jamais elle n'aurait triomphé des difficultés de tous ordres, qui se dressaient en face d'elle durant les premiers mois. Aujourd'hui bien des appréhensions sont calmées, qui pouvaient paraître irréductibles, et l'on entrevoit que le mouvement créé ne peut plus s'arrêter, qu'il faut donc y entrer à fond et consentir les sacrifices temporaires, sans lesquels il ne saurait réussir.
Aussi est-ce une joie pour Nous de penser aux fruits d'ordre spirituel et humain, qui peuvent résulter de la mise en commun du patrimoine si riche de l'Europe. Quand Nous parlons de patrimoine. Nous employons à dessein une parole de sens très large, qui comprend avant tout des valeurs intellectuelles et morales. Il est nécessaire sans doute de baser l'entreprise d'union politique sur des données économiques certaines ; mais il faut compter encore davantage sur l'enrichissement et la stimulation, que provoqueront certainement le brassage de cultures anciennes et profondes, la rencontre de tempéraments et de traditions complémentaires, l'exploitation commune d'un capital d'énergies personnelles et sociales accumulé par de longs siècles de conquêtes pacifiques : conquêtes sur les forces de la nature, qui ont aménagé, enrichi et embelli le territoire, conquêtes sur l'ignorance et l'erreur, qui ont donné naissance à la culture, à la science et à la vie spirituelle de l'Occident. Il ne s'agit pas d'abolir les patries, ni de fondre arbitrairement les races. L'amour de la patrie découle directement des lois de la nature, résumées dans le texte traditionnel des commandements de Dieu : « Honore ton père et ta mère, afin que tes jours se prolongent sur le sol que te donne le Seigneur, ton Dieu » (Ex. 20, 12) ; toutefois, le devoir de reconnaissance pour les mérites et les travaux des aïeux engendre le plus souvent une préférence instinctive pour certaines formes de vie et de pensée, un attachement à des privilèges, qui n'ont pas toujours, ou qui n'ont plus leur raison d'être en face des obligations nouvelles crées par l'évolution rapide et profonde du monde moderne.
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Entrer dans une communauté plus vaste ne va jamais sans sacrifices, mais il est nécessaire et urgent d'en comprendre le caractère inéluctable et finalement bienfaisant. On constate d'ailleurs à cet égard un heureux changement dans l'opinion publique, mieux informée désormais grâce à la facilité des voyages, à l'abondance de la documentation écrite et audiovisuelle, dont chacun peut profiter à moindres frais. Pour favoriser cette ouverture, l'apport d'un long atavisme chrétien assurera, Dieu aidant, la part de désintéressement sans laquelle il n'est pas d'union profonde et durable.
De même qu'on n'est arrivé aux accords actuellement en vigueur qu'au prix de longs efforts et d'une persévérance souple et tenace, on ne pourra franchir de nouvelles étapes sans déployer une grande énergie. Les résultats obtenus Nous font bien augurer de l'avenir, et Nous formons pour les travaux de votre assemblée les vœux les plus sincères. Les pays d'Europe, qui ont admis le principe de déléguer une partie de leur souveraineté à un organisme supranational, entrent, croyons-Nous, dans une voie salutaire, d'où peut sortir pour eux-mêmes et pour l'Europe une vie nouvelle dans tous les domaines, un enrichissement non seulement économique et culturel, mais aussi spirituel et religieux. Aussi appelons-Nous sur votre assemblée la lumière et la force d'en-haut, en gage desquelles Nous accordons de grand cœur, à vous-mêmes ici présents, à tous ceux qui vous sont chers et que vous désirez recommander à Nos prières, Notre Bénédiction Apostolique.
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#### Tirage des magazines hebdomadaires
L'ÉCHO DE LA PRESSE *a publié en décembre le tirage d'un grand nombre de publications françaises. Les chiffres se rapportent en général à mars* 1957*. Dans sa rubrique* « *hebdomadaires* »*, nous distinguerons les magazines illustrés d'une part, et d'autre part les hebdomadaires d'opinion, en rangeant les hebdomadaires littéraires parmi ces derniers.*
*Voici, classés par ordre décroissant de tirage, le chiffre de quelques-uns des principaux magazines illustrés hebdomadaires :*
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1*. -- Paris-Match :* 1*.*790*.*000* ;* 2*. -- Nous deux :* 1*.*607*.*100* :* 3*. -- L'Écho de la Mode :* 1*.*167*.*600* ;* 4*. -- Elle :* 771*.*000* ;* 5*. Ici-Paris :* 769*.*700* ;* 6*. -- Intimité :* 709*.*500* ;* 7*. -- Vie catholique illustrée :* 592*.*600* ;* 8*. -- Confidences :* 586*.*100* ;* 9*. -- Le Pèlerin :* 579*.*600* ;* 10*. -- France-Dimanche :* 523*.*500* ;* 11*. Radar :* 516*.*700* ;* 12*. -- Humanité-Dimanche* (communiste) *:* 516*.*600* ;* 13*. -- Jours de France :* 504*.*100* ;* 14*. -- Femmes françaises* (communiste) *:* 412*.*600* ;* 15*. -- Secrets de femmes :* 324*.*500* ;* 16*. -- Noir et Blanc :* 276*.*300* ;* 17*. -- Semaine radiophonique :* 272*.*300* ;* 18*. -- Point de vue-Images du Monde :* 258*.*500* ;* 19*. -- La Presse :* 254*.*000* ;* 20*. -- Cinémonde :* 222*.*000* :* 21*. -- Ciné-Révélation :* 210*.*100* :* 22*. -- Rustica :* 177*.*100* ;* 23*. -- Marius :* 146*.*800* ;* 24*. -- Mon Film :* 141*.*400* :* 25*. -- Miroir-Sprint :* 124*.*800* ;* 26*. -- Radio* 57* :* 115*.*400* ;* 27*. Radio-Cinéma-Télévision* (Georges Hourdin) : 85.000.
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#### Tirage des hebdomadaires littéraires ou d'opinion
*D'après le même* ÉCHO DE LA PRESSE, *voici le tirage* (*forcément beaucoup plus modeste*) *de quelques hebdomadaires soit littéraires, soit d'opinion, classés par ordre décroissant *:
1. -- *Fraternité française* (Poujade) : 193.700 ; 2. -- *La Terre* (hebdomadaire communiste pour les agriculteurs) : 164.300 ; 3. -- *L'Express* : 143.000 ; 4. -- *La Croix du Dimanche *: 141.000 ; 5. -- *Le Figaro littéraire *: 125.700 ; 6. -- *Le Populaire-Dimanche *: 118.600 ; 7. -- *La Vie française* (hebdomadaire économique) : 118.500 ; 8. -- *France-Observateur* : 84.800 ; 9. -- *Témoignage chrétien* : 73.000 ; 10. -- Arts : 63.800 ; 11. -- *Les Nouvelles littéraires *: 55.500 ; 12. -- *France nouvelle* (hebdomadaire central du P.C.F.) : 53.100 ; 13. -- *La France catholique *: 52.600 ; 14. -- *Rivarol *: 46.700 ; 15. *Carrefour *: 44.100 : 16. -- *Les Lettres françaises* (communiste) ; 39.300 ; 17. -- *Juvénal *: 35.500 ; 18. -- *Demain *: 30.800 ; 19. -- *Forces nouvelles* (organe du M.R.P.) : 27.600 ; 20. -- *France indépendante* (organe du Centre Duchet-Pinay) : 27.300 ; 21. *Aspects de la France *: 27.200 ; 22. -- *Réforme *: 21.200 ; 23. -- *Dimanche-matin *: 20.700 ; 24. -- *Le Bulletin de Paris *: 16.900 ; 25. -- *Monde ouvrier *: 15.200 ; 26. -- *Nouveaux Jours *: 14.100.
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#### Tirage de divers périodiques
*Enfin, L'ÉCHO DE LA PRESSE, sous la rubrique* « *périodiques divers* »*, donne le tirage d'un certain nombre de publications en général mensuelles, qui appartiennent à différentes catégories, et dont voici en vrac les principales :*
1. -- *Écho des Françaises *: 2.112.600 ; 2. -- *Sélection du Reader's Digest *: 1.285.200 ; 3. -- *Marie-Claire *: 1.175.700 ; 4. -- *Modes et travaux *: 1.089.700 ; 5. -- *Chasseur français *: 786.300 ; 6. -- *Marie-France *: 658.000 ; 7. -- *Revue du Touring Club *: 594.800 ; 8. -- *Constellation *: 581.700 ; 9. -- *Historia *: 293.164 ; 10. -- *France-Monde catholique* (organe de l'Action catholique générale des hommes) : 267.700 ; 11. -- *Messages du Secours catholique *: 254.944 ; 12. -- *Science et Vie *: 238.700 ; 13. -- *Panorama chrétien *: 222.000 ; 14. -- *Lectures pour tous *: 147.700 ; 15. -- *Jardin des Modes *: 147.200 ; 16. -- *Nous-Deux-Films *: 140.650 ; -- 17. *Fêtes et Saisons *: 132.400 ; 18. *Miroir de l'Histoire *: 112.989 ; 19. -- *France-U.R.S.S. :* 84.100 ; 20. -- *Ecclésia *: 74.000 ; 21. -- *Votre Beauté *: 66.900 ; 22. -- *Presse-Actualité* (bulletin de la Maison de la Bonne Presse) : 57.000 ; 23. *Mystère-Magazine *: 50.300 ; 24. -- *Usine nouvelle *: 45.600 ; 25. -- *Annales-Conferencia *: 32.400 ; 26. *Plaisir de France *: 31.800 ; 27. -- *Cahiers du Communisme* (revue « théorique » du P.C.F.) : 22.000 ; 28. -- *Pax Christi *: 16.275 ; 29. -- *Revue de Paris *: 15.000 ; 30. -- *Esprit *: 14.100.
============== Fin du numéro 19.
[^1]: -- (1). Cf. A. Mattei, *L'homme de Descartes*, où ces vues sont remarquablement exposées.
[^2]: -- (1). A. Mattei, *op. cit*.
[^3]: -- (1). Mais, comme le remarque Jean Guitton, « sans la préparation chrétienne, sans l'idée de justice universelle, le monde d'aujourd'hui n'aurait pu être séduit par Marx, -- ce qui revient à dire que la force du marxisme vient en partie de ce qu'il conserve de judaïsme et de christianisme diffus. »
[^4]: -- (2). Marcel Arland.
[^5]: -- (1). C'est en vain que l'on chercherait dans les tables analytiques de l'édition de Brunschvicg le « travaillons à bien penser » ou le « toute la dignité de l'homme est en la pensée » ou aucun texte de ce genre. Au mot pensée on ne trouve indiqués que quelques fragments assez ironiques. La pensée, on la réserve au seul Descartes et à son cogito.
[^6]: -- (1). Voyons ce que Voltaire tire de Pascal dans les *Lettres anglaises *: « La raison humaine, dit-il, est si peu capable de démontrer par elle-même l'immortalité de l'âme, que la religion est obligée de nous la révéler. » Cela, dira Maurras, sort des *Pensées*.
[^7]: -- (2). Si Pascal subordonnait dans la connaissance spéculative le raisonnement au cœur, il entendait alors par ce mot, dit Maritain, « la même chose précisément que les Anciens appelaient *intelligentia* (perception immédiate des premiers principes) : le cœur sent qu'il y a trois dimensions dans l'espace et que les nombres sont infinis. » Jacques Maritain, Réflexions sur l'intelligence, p. 158.
[^8]: -- (1). F. Cayré : « La philosophie de saint Augustin et l'existentialisme », *Revue de philosophie* (1946), qui résume ainsi l'ouvrage de R. Le Senne : *Obstacle et valeur*.
[^9]: -- (1). Gustave Thibon.
[^10]: -- (1). Nous nous inspirons librement des vues et des formules, si remarquables de netteté, d'Henri Rambaud dans son article du *Bulletin des lettres* de novembre 1953, *Maurras et Pascal.* Pages écrites déclare-t-il, « pour vider la vieille et toujours verte querelle » qui, comme Maurras, comme Valéry, l'oppose à Pascal par une irréductible antipathie de tempérament et, par là, souvent irritantes pour les pascaliens ; mais si riches de substance qu'il serait bien à souhaiter qu'elles fussent recueillies en volume.
[^11]: -- (1). Le renouveau de l'exégèse n'est-il pas contemporain de la renaissance du thomisme ?
[^12]: -- (2). Et il s'enchantait d'avoir découvert que Brunschvicg avait noté à tel endroit de son édition des Pensées : « Pascal prépare à la vérité définitive, celle de Kant. »
[^13]: -- (3). NOTE D' « ITINÉRAIRES ». -- Cette citation de Maurras est un nouveau témoignage de l'illusion tenace sur le « modernisme » de Blondel. Nous avons publié dans notre numéro 17, pp. 49 et suiv., les documents qui permettent aujourd'hui une appréciation plus équitable de la pensée de Blondel. Rappelons que le principal de ces documents est la *Lettre à M. Maurice Blondel*, qui figure dans les Actes de S.S. Pie XII, Bonne Presse éd., tome VI, pp. 306-308.
[^14]: -- (1). Chanoine Cormier, *La vie intérieure de Charles Maurras*.
[^15]: -- (1). Henry Bars, *Croire ou l'Amen du salut*.
[^16]: -- (1). *La Pensée catholique* est publiée aux « Éditions du Cèdre », 14, rue Mazarine, Paris VI^e^.
[^17]: -- (2). Par exemple Davallon, *Chronique sociale* du 15 mai 1955, p. 258, cite UN AUTRE article de M. Dulac, dans un autre numéro de *La Pensée catholique*, traitant également de l'intégrisme, et présentant une théorie que Davallon mentionne et rejette. Mais les documents du numéro 23 ? Deux auteurs ont fait allusion à leur existence : M. Charles Ledré et M. Hary Mitchell (cf. infra).
[^18]: -- (1). Qu'il laisse prévoir p. 88, mais qui n'a pas encore eu lieu.
[^19]: -- (2). Il a deux articles de M. Dulac dans ce n° 23 de *La Pensée catholique*. Le premier des deux (pp. 68 et suiv.), parce qu'il porte le titre anodin de « Devoirs du journaliste catholique », risque d'échapper à l'attention de l'historien. Il apporte pourtant sur la question du S.P., des précisions importantes (pp. 70-71) D'autre part, ce qu'il dit de la presse catholique avant 1914 (pp. 72-87) n'est pas sans utilité pour situer l'action de Mgr Benigni.
[^20]: -- (1). Ce rapport n'a pas été édité en France et nous n'en avons pas eu connaissance. Ici comme dans toute cette étude, nous nous limitons aux documents qui ont été rendus publics en France et auxquels ont accès tous les historiens.
[^21]: -- (2). En précisant (p. 89, note 8) qu'il traduit lui-même du latin.
[^22]: -- (1). Un siècle sous la tiare, Paris, 1955, p. 82.
[^23]: -- (1). En se fondant sur l'article de M. Dulac, M. Hary Mitchell fait du S.P. une description qui nous paraît excessivement optimiste : cf. Pie X et la France, Paris, 1954, pp. 153-170 ; Le Cardinal Merry del Val, Paris, 1956, pp. 151-158.
L'exposé très résumé de M. Charles Ledré (*Un siècle sous la tiare*, Paris, 1955, pp. 82-84) est de très loin le plus objectif et le plus équitable que nous connaissions. Peut-être a-t-il tendance à atténuer simultanément les services rendus et les fautes commises par le S.P., et en conclusion à insister trop unilatéralement sur les « résultats fâcheux » (p. 83) Mais nos réserves sont simplement de l'ordre de la nuance.
M. Ledré, comme M. Dulac, donne 1921 comme date de publication du Mémoire anonyme. Il le décrit en outre comme « contenant de nombreux documents révélateurs ». Nous croyons, à ce double propos, qu'il faut distinguer :
1. -- Les photocopies ou copies de documents, plus ou moins partielles, plus ou moins suspectes, qui circulent en un très petit nombre de mains à partir de 1921, sont portées à la connaissance du Saint-Siège, provoquent le questionnaire du Cardinal Sbaretti à Mgr Benigni et la suppression du S.P. ;
2. -- Le Mémoire anonyme, qui ne contient pas de nombreux documents ; il existe peut-être en 1921, il ne nous paraît avoir été publié qu'en 1923, et n'avoir atteint le public que par sa reproduction dans le livre de Fontaine en 1928.
[^24]: -- (1). Ce qui explique la grande multiplicité d'approbations reçue : elles sont provisoires ou partielles.
[^25]: -- (1). Chronique sociale, 15 mai 1955, pp. 256-257.
[^26]: -- (1). Il convient d'admirer et de souligner au passage combien ces deux caractéristiques essentielles de l'action moderniste, les campagnes concertées contre des catholiques et l'organisation secrète, ont été oubliées. La quasi-totalité des historiens sont très indulgents pour les modernistes, ce qui est une chose, et passent systématiquement sous silence cette réalité capitale, Ce qui est une autre chose. Par un chef-d'œuvre publicitaire, la conscience commune a été conduite à attribuer aux intégristes ce qui caractérisait les modernistes. C'est un transfert extraordinaire. La plupart des catholiques français d'une culture moyenne ou même poussée, si on les interroge (en manière de test) sur le point de savoir qui se reconnaît à l'organisation secrète et aux campagnes concertées, répondent : les intégristes. Bien peu savent que ce sont au contraire les modernistes. Soulignons une fois de plus que les campagnes concertées et l'organisation secrète des modernistes ne sont pas une thèse discutable de polémistes ou d'historiens, mais l'affirmation solennelle et répétée de saint Pie X, y compris la survivance des activités de l'organisation secrète malgré les condamnations pontificales. Or, même des esprits cultivés et éminents le nient ou l'ignorent, et continuent à voir dans ces pratiques une caractéristique spécifique de l'intégrisme. La mesure plus ou moins grande (en tous cas incertaine et discutable) dans laquelle les intégristes ont eux aussi adopté ces pratiques n'est pas une innovation de leur part, c'est un emprunt fait aux méthodes de leurs adversaires modernistes. Cf. un article de Thierry Montreuil, « Remarques sur les intégrismes », dans *La Pensée catholique*, n° 9, pp. 56 et suiv., et notamment ceci (p. 58) :
« On reproche à l'intégrisme actuel une sorte de providentialisme (l'auteur se réfère à la Lettre du Cardinal Suhard, « Essor ou déclin de l'Église ») qui juge inutile l'action naturelle, qui ignore tout ce qui n'est pas la prière et la confiance en Dieu. La « Ligue saint Pie V » faisait tout le contraire ; face à un péril majeur et abominable, elle envisageait une sorte de croisade par des moyens humains, trop humains, nous pouvons même dire : trop MODERNISTES eux-mêmes, trop souvent calqués sur les pratiques des modernistes. Les modernistes de Mgr Umberto Benigni se sont donné le tort grave de contre-attaquer sur le plan de l'action clandestine et du discrédit des personnes : mais ce n'était qu'une contre-attaque, ils ne faisaient qu'imiter les modernistes (...) L'intégrisme n'était pas le contraire du modernisme à ce point de vue, il en était plutôt la conséquence (...) Ce péril du siècle, ils l'ont combattu par les moyens du siècle. »
[^27]: -- (1). Plusieurs des publications « amalgamées » dans une même société secrète « intégriste » ont eu l'occasion de démentir, fréquemment et solennellement, l'accusation portée contre eux. Même si l'on croit ne pas devoir ajouter foi à ces démentis, il serait convenable d'au moins faire état de leur existence.
[^28]: -- (2). L'Argus est responsable de beaucoup d'erreurs. L'Argus est cette institution commode qui adresse à chacun les coupures de journal le concernant. Beaucoup de journalistes ne connaissent guère les publications adverses que par l'Argus, c'est-à-dire par les passages critiques ou agressifs les concernant personnellement. Ces sortes de morceaux choisis sont souvent à l'origine de préjugés tenaces contre des publications adverses dont on n'a jamais pris une vue d'ensemble, -- par exemple en les lisant intégralement pendant quelques mois au moins.
[^29]: -- (1). *Forces nouvelles*, 22 juin 1957.
[^30]: -- (2). Syndicat des « enseignants » publics de la C.F.T.C.
[^31]: -- (1). Principalement celles de M. Bertrand-Serret dans *La Pensée catholique*, numéros 39 et 40.
[^32]: -- (1). Voir le chapitre de « précisions historiques » dans On ne se moque pas de Dieu.
[^33]: -- (1). Et qui, répétons-le, n'est pas tout l'anti-intégrisme. Il est des anti-intégristes parfaitement Innocents de ces manœuvres. On peut seulement leur reprocher d'en être, aussi, inconscients, et de ne prêter aucune attention à ces desseins qui se manifestent autour d'eux, parfois très près d'eux, quand ce n'est pas en les utilisant à leur insu.
[^34]: -- (1). Voir *Itinéraires*, n° 19, pp. 68 et suiv.
[^35]: -- (2). La même accusation d'intégrisme est maintenant plus ou moins insinuée contre le gouvernement de Pie XII. Cf. *Le Monde* du 1^er^ octobre 1957, p. 8, un libelle anonyme rédigé par « *un observateur* (!?) *versé dans l'histoire de l'Église et le droit canonique* ». On y voit reparaître la formule : « Maintenir l'essentiel pour le présent et sauver l'avenir ». C'est en substance la formule de l'opposition des modernistes contre Pie X ; c'est à chaque époque la formule de la résistance au Souverain Pontife régnant, dont le gouvernement est implicitement mais clairement accusé de menacer jusqu'à « l'essentiel ». Voir aussi un autre libelle anonyme d'inspiration et de contenu analogue, attribué à « *un groupe de prêtres et de laïcs* », dans *Le Monde* du 10 octobre 1957, p. 6. Qu'est-ce que cela signifie, « *un groupe* » anonyme et clandestin de prêtres et de laïcs ?
On remarque, dans ces deux libelles, que l' « anti-intégrisme » y utilise les procédés ordinairement appelés « procédés intégristes » : accusations anonymes, délations calomnieuses, anathèmes sans mandat, le tout prétendant à juger, décider et condamner arbitrairement en matière de foi et de doctrine. Ce qui renforce notre conclusion, que les « procédés intégristes » sont employés au moins autant à « gauche » qu'à « droite ». En sens contraire de notre conclusion, cf. un article de M. Georges Hourdin, en termes parfois plus que vifs, dans les *Informations catholiques* du 15 octobre 1957 (pp. 2 et suiv.) Selon cet auteur, il faudrait attribuer uniquement au « *côté disons traditionaliste* » la responsabilité et le monopole de la « *délation* » par laquelle « *l'Église en France* (est) *transformée par moments en une sorte de régime de basse police* (sic !) « Malgré des outrances verbales de cette sorte -- ou plutôt : avec ces outrances verbales -- l'article de M. Hourdin est assez représentatif de la thèse et de l'état d'esprit qui considèrent que les mauvais procédés viendraient toujours d'un seul côté, le « côté disons traditionaliste ».
[^36]: -- (3). L'attitude, la « politique religieuse » et les connivences dans certains milieux catholiques de journaux laïques et laïcistes tels que *France-Observateur* et *L'Express* sont au moins des symptômes que l'on ne peut négliger.
[^37]: -- (1). La présente « notule » était déjà composée quand nous avons lu une autre remarque dans le même sens, celle de M. Folliet (Chronique sociale du 15 novembre 1957, p. 581) : « Depuis la guerre et depuis qu'il réside aux États-Unis, Jacques Maritain est trop oublié en France. Certains jeunes étudiants le croient même mort et le situent dans le passé avec Bergson et Blondel. »
[^38]: -- (1). Il est bien connu que Mme Jacques Maritain est de religion catholique.
[^39]: -- (1). Cet article a paru dans la revue portugaise *Revista do Gabineto de corporativos*. Nous remercions le Professeur Pires Cardoso, directeur de cette revue, d'avoir bien voulu nous autoriser à le reproduire.
[^40]: -- (1). *L'organisation corporative de la France d'ancien régime*. p. 551 et sv., par Fr. Olivier-Martin (Paris, Sirey, 1938) Les informations historiques de la suite de cet article sont toutes empruntées à cet ouvrage capital.
[^41]: -- (2). Fr. Oliver-Martin, *op. cit*., p. 551.
[^42]: -- (3). Ici, et dans toute la suite de notre étude, nous prenons, sauf indication contraire, le capitalisme dans sa signification historique, c'est-à-dire individualiste et libérale. Sur les confusions que suscite ce mot nous renvoyons à notre livre « Les catholiques et le capitalisme » (La Palatine -- Plon éd. Paris, 1951).
[^43]: -- (4). Fr. Olivier-Martin, *op. cit*., p. 292.
[^44]: -- (5). Id., p. 108,