# 20-02-58 2:20 ## ÉDITORIAUX ### Deux ans accomplis VOICI DONC deux années qu'existe la revue *Itinéraires* ([^1]) : son premier numéro avait paru le 1^er^ mars 1956. Nous redonnons *infra* la DÉCLARATION LIMINAIRE qui inspira la fondation de la revue et qui, inchangée, préside à notre action. Nous avons connu bien des difficultés matérielles, surmontées grâce à nos lecteurs. Il n'est pas commode de faire vivre une revue mensuelle aujourd'hui. Les conditions économiques et sociales ne sont plus celles qui permettaient par exemple aux « Cahiers » de Péguy de vivre, de vivre mal mais de vivre, avec un nombre d'abonnés variant de 900 à 1.300. L'indépendance et le sérieux coûtent aujourd'hui beaucoup plus cher : nous faisons cette constatation non point pour nous en plaindre, mais pour y remarquer qu'atteindre un public *nombreux* étant devenu une inéluctable nécessité matérielle, c'est aussi, sans doute, l'indication d'un devoir propre à notre temps. Nous avons donc connu et surmonté bien des difficultés de cet ordre : or cette troisième année que nous allons commencer s'annonce comme la plus difficile dans cet ordre précisément. Elle s'annonce comme la plus difficile et déjà elle l'est. Nous l'avons probablement assez dit à nos lecteurs, puisque nous le leur avons dit autant que nous pouvions le leur dire. 3:20 A eux de nous procurer, comme ils ont commencé à le faire, des abonnements de soutien et des abonnés nouveaux ; à eux de nous procurer le nombre. Nous n'y revenons pas aujourd'hui, sinon pour préciser au passage que l'urgence est toujours aussi grande. \*\*\* QUAND nous nous retournons vers ces deux années, nous y trouvons naturellement une somme d'expérience qui commence tout doucement à prendre un certain volume et qui déjà est instructive. Cette expérience a été plus d'une fois celle de l'incompréhension et du mépris : il nous est arrivé de voir nos intentions bafouées avec des ricanements concertés, nos démarches amicales couvertes de crachats, nos personnes et notre œuvre diffamées avec un génie assez inventif. Qu'une entreprise comme la nôtre, sans aucun rapport avec les agitations partisanes ni les opérations commerciales ou publicitaires qui se situent dans le domaine du pouvoir et de l'argent, qu'une revue mensuelle d'étude et de réflexion, entièrement en dehors du jeu des partis, des coteries, des intérêts, des rivalités temporelles, qu'une telle revue ait été accompagnée d'un cortège aussi passionné, sur sa droite et sur sa gauche, de violences et de haines, publiquement proclamées ou chuchotées de bouche à oreille, c'est peut-être *parce que nous disons quelque chose.* Dire quelque chose, au lieu de s'en tenir à des propos brillants ou harmonieux, éloquents ou érudits, mais fondamentalement insignifiants, nous supposions bien que c'était une entreprise extraordinaire et dangereuse, exposant à toute sorte de représailles. Mais entre le supposer et le subir, il y a toute la différence qui distingue une vue de l'esprit d'une expérience personnellement vécue. Cette expérience, infiniment instructive, en deux années de travail nous avons commencé à l'acquérir, et nous lui devons quelques lumières qui nous manquaient ; quelques lumières qui auront en nous affermi notre dessein, changé plusieurs dispositions particulières, dissous des préjugés, précisé des perspectives. Nous en rendons grâces au Seigneur ; et aussi à ceux qui furent les instruments d'une telle expérience. \*\*\* 4:20 Vers Lourdes Nous disons quelque chose : non point parce que nous l'aurions inventé, mais parce que notre méthode nous a conduits à le découvrir. Cette méthode consiste notamment à considérer qu'à *chaque époque le Souverain Pontife prononce les paroles dont cette époque a le plus besoin :* véritable père de famille tirant de son trésor *nova et vetera,* des choses anciennes et des choses nouvelles, mais précisément celles qui nous manquent et qui nous conviennent. Ce qu'il nous dit, nous devons l'entendre et le recevoir moins comme un « rappel de la doctrine traditionnelle » destiné à rétablir ou à parfaire l'harmonie d'un édifice théorique, que comme une parole de vie, une indication précise de ce qui nous est, dans le moment même et pour les années à venir, le plus nécessaire, le plus urgent, le plus salutaire. Ce que l'Église nous dit aujourd'hui n'est pas « plus vrai » que ce qu'elle disait hier : ce qu'elle dit aujourd'hui est substantiellement identique à ce qu'elle enseigne en tout temps ; et, selon le mot que prononçait le Cardinal Saliège en des circonstances dramatiques, « l'affirmation d'un principe chrétien n'a jamais impliqué la négation d'un autre principe chrétien ». Mais à chaque époque certaines vérités sont davantage oubliées, ou plus insidieusement méconnues, et c'est là que se jouent le salut des âmes et la paix des sociétés. Nous avons ordonné notre travail et notre témoignage autour de cette vérité peu ou mal comprise souvent, et dont nous découvrons l'urgence à la fois dans l'analyse de notre situation concrète et dans l'enseignement le plus actuel de l'Église : 5:20 cette vérité que rappelle une fois encore le Souverain Pontife dans l'Encyclique qui est, pour l'année mariale dans laquelle nous entrons, le « guide spirituel du pèlerinage » ([^2]) : « Sans doute, énorme est le poids des *structures* sociales et des pressions économiques qui pèsent sur la bonne volonté des hommes et souvent la paralyse. Mais s'il est vrai, comme Nos Prédécesseurs et Nous-même *l'avons souligné avec insistance,* que la question de la paix *sociale et politique* est D'ABORD en l'homme UNE QUESTION MORALE, aucune réforme n'est fructueuse, aucun accord n'est stable sans un changement et une purification des cœurs. » Sur ce point *l'insistance* de l'enseignement pontifical et sa *continuité* sont rappelées et affirmées par le Saint-Père, car il arrive que ces critères soient invoqués pour limiter ou différer l'adhésion à des indications, à des directives qui paraissent « nouvelles », -- et qui le sont en *ce sens* qu'elles sont proposées, avec une insistance plus grande, plus adaptée, plus précise, plus détaillée, à une époque qui méconnaît particulièrement leur urgence et leur signification. Cet enseignement *insistant* de Pie XII et de ses prédécesseurs, cet aspect pourtant central de l'enseignement de l'Église, le XX^e^ siècle passe à côté avec toute sorte de raisons savantes, sociologiques, politiques, historiques... Nous avons trouvé la même insistance dans le récent Rapport doctrinal de l'Épiscopat français (p. 26) : « *Où qu'on se tourne, on trouve le politique d'abord, l'économique d'abord, le social d'abord.* » Mais « l'Église répond », dit le Rapport. Elle répond : « *Tout cela a une grande importance, mais dans son ordre propre,* et EN RÉFÉRENCE A LA FIN DERNIÈRE DE L'HOMME QU'IL N'EST PAS PERMIS D'OUBLIER. « Cherchez d'abord le Royaume de Dieu et sa justice, le reste vous sera donné par surcroît. » 6:20 *C'est le mot d'ordre que j'ai reçu de mon chef, Vérité incarnée ; c'est celui que vous devez suivre si vous êtes véritablement chrétiens. Malheureusement, il en est qui refusent cet enseignement, où ils ne veulent voir que mysticisme inconsistant.* » La grâce de Lourdes, la grâce de cette année mariale, demandons tous ensemble qu'elle soit de savoir mieux comprendre, et de vivre en plénitude, et de faire rayonner cet enseignement. \*\*\* SUR L'INITIATIVE de l'Évêque de Lourdes, le monde catholique tout entier est appelé à célébrer le Centenaire des Apparitions, *insigne faveur* qui fut *faite à la France* du 11 février au 16 juillet 1858. « *On en comprend mieux aujourd'hui les proportions spirituelles* », remarque le Saint-Père, Lourdes est l'appel à la conversion personnelle, la conversion du cœur et l'espérance du pardon pour l'homme qui se reconnaît pécheur, prend conscience de sa tiédeur et retrouve le chemin de la prière. Et, par cette conversion personnelle, devient possible l'effort collectif d'un renouveau de la société : il n'est de renouveau durable que fondé sur la Foi. Les chrétiens incertains et divisés trouveront alors le moyen de surmonter « les incompréhensions et les suspicions », et de « se rencontrer dans la vérité et la charité ». Car la vérité est un lieu de rencontre : par l'effet non pas d'une tactique, d'une habileté humaine, mais par l'effet de la grâce de Lourdes qui nous est donnée cette année. Le Souverain Pontife, c'est l'une des préoccupations les plus manifestes de son pontificat, appelle les chrétiens modernes à la pratique et à l'approfondissement de la dévotion mariale. Aujourd'hui et à l'heure de notre mort. Quoi de plus important que de trouver le sens de la mort, la raison de la vie ? Tout le reste en dépend. Les voies de notre libération et de notre salut, même temporels, pour nous autres chrétiens modernes, et tout modernes que nous soyons, sont toujours la pénitence, la prière, la croix du devoir quotidien. 7:20 Nous avons évoqué naguère beaucoup d'espérances, confiées à la Très Sainte Vierge ([^3]). Le propre de l'espérance est d'être fréquemment contredite en ce monde, sans quoi elle ne serait plus espérance. Depuis lors, le mot du Saint-Père a tout dit : « *Chrétiens de toutes classes et de toutes nations chercheront à se rencontrer dans la vérité et la charité, à bannir les incompréhensions et les suspicions.* » \*\*\* Cette année, le Premier Mai. Nous avons dit quelque chose en diverses autres occasions, en voici une dont l'anniversaire revient lui aussi, et nous y insisterons davantage dans un prochain numéro. Quelque chose, une fois encore, que nous n'avions point inventé. Nous avons simplement tenté de faire écho aux indications et aux enseignements que nous avons reçus. Des publications, même catholiques et même ecclésiastiques, spécialisées pourtant dans cette sorte de problèmes sociaux, ne s'étaient aperçues de rien : et nous avions entrepris non point de leur en faire reproche, mais de dire ce qu'elles n'avaient pas dit, et de les inviter à le dire avec nous, -- ou mieux que nous. L'une d'elles, qui est l'une des plus qualifiées -- et c'est en quoi son cas est profondément significatif -- analysait très justement le « peu d'éclat » du Premier Mai de tradition socialiste, et le besoin évident qu'il aurait d'un « souffle nouveau » : mais elle paraissait ignorer que cette analyse avait été faite par Pie XII, et surtout que le Pape avait, par une extraordinaire initiative, insufflé ce « souffle nouveau » à l'espérance des travailleurs. Le Premier Mai chrétien reste en France une fête du travail peu connue et peu célébrée. 8:20 C'est le 1^er^ mai 1955 que le Saint-Père a institué la fête chrétienne du travail : en Italie, les associations ouvrières catholiques ont amené chaque année aux manifestations et aux cérémonies qui le marquent des centaines de milliers de travailleurs. En France, nos efforts pour faire *connaître* cette *réalité* ont été bien isolés ([^4]). Qu'ils aient eu un retentissement profond dans quelques cœurs, comme nous en avons eu des témoignages multiples, est une grande consolation au milieu des déserts arides qu'il nous faut traverser parfois, ceux de l'incompréhension spontanée et ceux de l'incompréhension organisée. Et l'on vient pourtant, cela arrive encore, nous reprocher d'être hostiles aux « nouveautés ». On voudrait nous convaincre d' « intégrisme ». Nous pourrions faire le compte des *nouveautés* nombreuses pour lesquelles nous luttons, souvent presque seuls et parfois seuls, contre la routine de gens qui se croient très « avancés » et qui en réalité sont fort retardataires et conformistes : car enfin le socialisme, pour ne parler que de lui, ce socialisme qui a plus ou moins pénétré tant d'esprits chrétiens, se présente surtout, en 1958, comme un conformisme rétrograde. Ceux qui nous accusent d' « intégrisme » sont précisément ceux qui manifestent une carence marquée en face des « nouveautés » auxquelles le Souverain Pontife nous invite : mais ils ne les voient même pas, persuadés que le Saint-Siège est un « frein » et que le « moteur » serait eux-mêmes... On connaît cette théorie, et les ravages qu'elle fait, dont le principal est peut-être de détourner l'attention des *initiatives,* très *nouvelles* souvent, que prend le Vicaire de Jésus-Christ, et où il nous appelle à le suivre. 9:20 Peu de nouveautés sont aussi considérables et riches en promesses, dans toutes les dimensions, que cette fête nouvelle de saint Joseph artisan ; cette fête qu'un journal laïque a cocassement nommée « un coup de main catholique sur le Premier Mai ». Même pour ceux qui s'en tiennent à l'extérieur et à l'apparence, c'est là que s'affirment le mouvement le progrès, l'adaptation, l'avenir. Nous en sommes, à notre place et à notre rang, les militants très déterminés. On nous en veut beaucoup et on nous le fait bien voir ; ce qui n'aurait aucune importance, si l'on ne réussissait simultanément à détourner beaucoup de catholiques de ces nouveautés fécondes et salutaires qui nous viennent de Rome. Il se trouve quelquefois que nous sommes les premiers à apercevoir l'existence et l'importance de telles nouveautés. Nous n'en tirons aucune vanité : au contraire, nous avons tous les motifs de considérer avec crainte les responsabilités *de fait* qui parfois viennent ainsi nous chercher, nous qui avons toutes chances humaines d'y être inférieurs. Voici deux années que, saison après saison, nous voyons ainsi des responsabilités nouvelles surgir de l'occurrence entre notre *Déclaration liminaire* et les circonstances au milieu desquelles nous travaillons. Nous y répondons *oui,* à la grâce de Dieu. \[Déclaration liminaire (reproduction : cf. *Itinéraires*, n° 1). \] 14:20 ## CHRONIQUES 15:20 ### Réforme des institutions et réforme des mœurs *III. -- La réforme des institutions,\ idole et victime des idéologies* Les deux premières parties de cette étude de Marcel Clément ont paru dans nos numéros de novembre et de décembre 1957 : I.  -- *La genèse de la démocratie moderne* (n° 17). II.  -- *La dialectique du social du* « *moral* » *et du* « *social* » (n° 18). LE CONFLIT qui oppose le « moral » et le « social », et qui s'exprime dans l'atrophie du moral et dans l'hypertrophie du social, n'est qu'un cas particulier d'une loi sociologique générale : *lorsque la constitution d'une société est fondée sur un droit détaché de Dieu et de l'ordre moral naturel et révélé, ce droit lui-même tend* à SE CONSTITUER EN IDÉOLOGIE ET A EXCLURE NON SEULEMENT LES IDÉOLOGIES ADVERSES, MAIS LE DROIT NATUREL LUI-MÊME. Ainsi, ce n'est pas seulement la dialectique du social et du moral qui oppose les esprits et répand la confusion. C'est la dialectique que détermine toute idéologie par le simple fait qu'elle s'impose comme un bien suprême en contravention avec la nature des choses. 16:20 Pour mettre en évidence le développement de cet énoncé, il faut évoquer les principes directifs des actes humains tels que les dégage la philosophie naturelle. #### 1. -- L'Homme et le bien infini L'animal, par l'instinct, est porté vers les biens qu'il perçoit. L'homme, à l'inverse, peut résister aux attraits qu'il éprouve. Il est le maître de son action. Son intelligence peut connaître et apprécier la valeur relative des biens qui s'offrent à lui. Il peut réfléchir, décider et agir volontairement. Si la nature d'un être provient de ce qui est en lui le principe de l'être et de l'action, il est évident que la nature de l'homme consiste essentiellement dans l'activité raisonnable et volontaire qui lui permet d'être le principe déterminant de son action. C'est dans ce sens que nous le disons libre. De ce qui précède, il résulte en effet que l'homme ne peut être, selon sa nature, nécessairement déterminé à une action particulière par aucun objet extérieur. Même s'il est sollicité fortement par quelque passion de l'âme ou par un appétit physique, il demeure normalement capable de résistance ; alors même qu'il cède, il décide, fût-ce en s'aveuglant soi-même, de céder. Entre deux choses qui le sollicitent, sa liberté consiste à *choisir* l'une des deux, ou aucune. Mais à laquelle des options est-il appelé, selon sa nature ? A celle qu'il juge meilleure. Ce comparatif suppose que, parmi les biens qui nous séduisent, il y a du bon et du moins bon, -- du bien et du mal. Qu'est-ce donc que la nature humaine nomme *bien *? Déjà, la notion de bien et de mal est commune au niveau des choses pratiques mais non morales. Je dis qu'un couteau est bon, quand il coupe bien, c'est-à-dire quand il atteint le but auquel il est par nature ordonné. En général, une chose est bonne, elle agit bien, quand elle atteint sa fin. L'acte humain sera bon qui atteindra sa fin. L'homme agira bien, qui agira en ligne droite, de façon droite, vers sa fin. Mais quelle est la fin de l'homme ? 17:20 C'est Pascal, observateur si pénétrant de l'incomplétude humaine, qui le remarque : « Nous ne cherchons pas les choses, mais la recherche des choses. » Aucun bien particulier n'apporte un complet repos à notre volonté. Ni les biens sensibles, tels que la richesse ou la volupté ; ni les biens moraux, tels que la justice ou la gloire ; ni les biens intellectuels que convoitent la science ou l'art. Matériels ou spirituels, tous ces biens sont limités. Tôt ou tard, l'homme en fait le tour, et s'en revient vaguement écœuré de n'avoir pas trouvé un bien vraiment total, qui le satisfasse pleinement, un bien infini, doué de toute perfection, et qui donc ne peut être qu'unique : Dieu ([^5]). Seul, l'Être infini correspond pleinement à la tendance de notre volonté. On peut donc dire que la volonté humaine, généralement, est *déterminée* à tendre vers le bien infini qui, seul, peut lui apporter le bonheur. En ce sens, *l'homme n'est pas indépendant.* Qu'il le veuille ou non, il est ordonné par la nature à ne trouver un complet repos que dans ce bien infini. Mais, d'autre part, nous savons que la volonté humaine, même fortement sollicitée, reste essentiellement *indéterminée* devant les divers biens particuliers. En ce sens, *l'homme est libre.* Il en résulte que parmi ces biens particuliers, limités, entre lesquels la volonté doit choisir, seront dits véritablement *bons* ceux qui vont droit vers le bien infini, c'est-à-dire ceux qui respectent l'ordre naturel et toutes ses exigences particulières. La raison établit le rapport des moyens à leur fin. La volonté, douée de libre arbitre, a le devoir d'admettre les moyens que la raison lui impose. En les admettant, elle marche droit à la fin où elle tend par nature. 18:20 C'est pourquoi on l'appelle volonté droite, ou juste, et on nomme aussi droit ou juste l'acte par lequel elle tend à sa fin. Ainsi se forme en nous, dès que nous admettons la nécessité de la fin, l'idée du principe de la morale : « Il faut faire le bien ». La fin, premier principe de l'ordre moral, est donc en même temps la source de toute idée de droit. #### 2. -- La loi morale, génératrice de la société Le positivisme sociologique refuse de considérer la science sociale comme une science morale. Il dit, comme Durkheim, que les faits sociaux sont des choses, ou comme les disciples de droite d'Auguste Comte que la société n'est pas une union de volontés : « *En soi, par essence, par définition, le fait social est impersonnel, donc involontaire.* » ([^6]) Pour l'établir, on prend prétexte des erreurs de Rousseau. Puisqu'il n'y a aucun contrat social entre les hommes et que la thèse du Genevois est fausse, c'est donc qu'il n'y a rien de moral dans le fait social, dans le fait de la constitution de la société. Ceux qui affirment le contraire sont donc des disciples de Rousseau. Ainsi raisonne-t-on. Il faut ici distinguer soigneusement ce qui, dans la formation de la société, vient d'un principe abstrait, général, et ce qui résulte d'un fait concret, accidentel. C'est le seul moyen de mettre de la lumière dans un problème d'une si grande importance pour l'avenir de notre vie en commun. Sans doute, il n'y a, au début de la vie sociale, rien qui ressemble au nuageux et utopique contrat social imaginé par Jean-Jacques Rousseau. Lorsque le hasard unit deux hommes dans des circonstances données, ils se trouvent PAR LE FAIT MÊME en société ; sans qu'il y ait pour eux la moindre nécessité de conclure auparavant aucun pacte. C'est vrai. Mais pourquoi en va-t-il ainsi ? POUR DES MOTIFS MORAUX. Le principe général : « fais le bien », s'applique dans nos rapports avec les autres. 19:20 Or, le désir de procurer le bien d'autrui n'est rien d'autre que la bienveillance ou l'amour. Le premier principe de la vie sociale consiste donc à procurer le bien aux autres, à les aimer. C'EST CE DEVOIR QUI ENGENDRE LA VIE SOCIALE. IL PRODUIT LA SOCIÉTÉ NATURELLEMENT ET COMME A NOTRE INSU, SANS AUCUN ACTE POSITIF, et même malgré l'opposition que nous pourrions faire à ces devoirs et à ces biens sociaux. Sans cela, il n'y aurait pas plus de société entre les hommes qu'entre les bêtes. Ainsi, la société commence antérieurement à l'acte volontaire, non pour une raison simplement naturelle mais pour une raison morale. Si chaque société concrète provient du *fait* qui lui donne naissance, sa réalité complète n'en résulte pas moins de deux éléments, de deux principes. Le premier, général et nécessaire, ordonne à l'homme de vouloir et de procurer le bien aux autres. Il fait que l'homme raisonnable est sociable. Le second, fait d'association concret et relatif, n'est qu'une application particulière du premier. Car LA NATURE MORALE essentiellement sociable, a déjà informé la société, lorsque LE FAIT de l'association, accidentel et concret, se produit, qui se combine avec le principe abstrait de la sociabilité et lui donne une réalité individuelle et subsistante ([^7]). C'est ainsi, nous semble-t-il, que l'on peut comprendre le texte que nous avons cité déjà de Mgr Sagot de Vauroux, qui affirme que « *la société, telle que Dieu l'a créée Lui-même, est non seulement naturelle, mais morale. La société ne sort pas d'un contrat de volonté mais d'un fait de nature, sans doute ; mais la volonté ou bien altère la nature ou s'y conforme, ou la perfectionne* ». Et si le fait concret de nature qui donne l'existence à une société particulière peut n'avoir rien de moral, l'essence de toute société n'en est pas moins fondé sur l'application du premier principe de la morale. C'est ce que Charles Maurras n'a pas mis en évidence dans sa « politique naturelle » ([^8]). 20:20 Ainsi, même lorsqu'une société résulte concrètement d'un *fait* tout à fait involontaire, elle n'en est pas moins, par nature, la réunion de plusieurs hommes en vue d'un bien, puisque toutes les actions des hommes ont en vue quelque bien. Le principe général, « fais le bien », Les oblige à coopérer avec les autres hommes à la réalisation du bien auquel la nature les porte. On ne peut donc concevoir la société sans l'idée d'un *devoir* qui oblige l'homme à agir pour le bien d'un autre. Or ce devoir, nous le savons, a pour fondement ultime la Fin de l'homme, le Bien infini. On ne peut non plus concevoir la société sans l'idée d'un *pouvoir* corrélatif à ce devoir. Ce devoir de l'un correspond au devoir de l'autre. C'est ce pouvoir, (par exemple, de vivre, qui correspond au devoir réciproque de respecter la vie) que nous nommons le *droit.* Le droit apparaît ainsi comme une faculté morale, fondée en raison, et ordonnée profondément à la pratique des devoirs. Dans la vie sociale, le droit positif ordonne et définit les devoirs et les droits réciproques des sujets. #### 3. -- Dégradations idéologiques de la morale Ainsi, la société qui dissocie le droit, et de Dieu, et de la loi morale, dissocie ce faisant les actes de leur norme propre, le droit du devoir, la revendication des droits de la pratique des devoirs. C'est le sens le plus profond de la déclaration des droits de l'homme, en 1789. Il s'agissait d'obtenir que l'organisation sociale affirmât les droits sans subordonner la légitimité de ces droits au devoir qui les engendrent. L'homme, dès lors, devient respectable non à cause du lien qui l'unit à sa Cause, mais abstraction faite de cette intime connexion. Il devient une valeur en soi, -- lui, et tout ce qui le constitue : 21:20 sa nature humaine (humanisme), sa nature individuelle (individualisme), sa raison (rationalisme), sa liberté (libéralisme), sa nature sociale (socialisme), sa communauté nationale (nationalisme), sa classe (communisme), sa communauté internationale (internationalisme). Chacun de ces aspects va donc être considéré, de façon tantôt successive, tantôt simultanée, COMME LE BIEN INFINI auquel les institutions juridiques doivent être ordonnées. Car toute conception juridique tend à l'unité organique interne, c'est-à-dire à des correspondances immanentes reliées à une fin qui exerce son attrait. Par métaphore, on peut dire que toutes les lois sont moulées autour d'une conception de l'homme ET DE SA FIN, et qu'elles tendent à former en vue de cette conception un système cohérent. Or, selon que l'on admet que l'homme doit subordonner l'usage des biens finis au seul Bien Infini, ou qu'il doit subordonner l'usage des biens finis à un bien fini, limité, choisi comme fin suprême de l'ordre social, l'organisation juridique s'édifie de manière différente. Si, en effet, on ne subordonne pas tous les biens finis (l'individu, la raison, la liberté, la nation, la classe, la communauté économique, la communauté humaine) au seul bien infini, d'une façon proportionnée et conforme aux exigences du droit naturel, on ne peut éviter de prendre l'un ou l'autre de ces biens le plus désiré ou le plus menacé pour en faire la fin éloignée, le bien suprême auquel doit tendre la société. C'est ainsi que les institutions libérales ont subordonné l'organisation juridique à la *liberté* individuelle ; elles ont, simultanément, déformé l'ordre social en méprisant *l'égalité* fondamentale des hommes en dignité. Les institutions nationalistes ont subordonné l'organisation juridique à la *supériorité* mythique de la patrie ; elles ont, simultanément déformé l'ordre social en méprisant *l'égalité* fondamentale des peuples en dignité. Puis les institutions socialistes ont subordonné l'organisation juridique à la *distribution égalitaire* des biens matériels ; elles ont simultanément, déformé l'ordre social en méprisant *l'inégalé individuelle* des hommes en capacité et en talents personnels. 22:20 Les institutions internationalistes ont subordonné l'organisation juridique à *l'égalité abstraite* de toutes les races, langues et nations ; elles ont, simultanément, déformé l'ordre social en méprisant *l'inégalité individuelle* des peuples en capacité, en moralité et en maturité. Libéralisme, nationalisme, socialisme, internationalisme, ce sont principalement là les quatre idéologies qui se partagent le monde et qui tantôt font alliance et tantôt se combattent. Le nationalisme est tantôt libéral (la France de Monsieur Thiers). Tantôt socialiste (la France de Monsieur Mollet). Le libéralisme est souvent internationaliste (libre échangisme) mais des libéraux s'affirment parfois nationalistes. Le socialisme est tantôt nationaliste et tantôt internationaliste (Socialistes « français » contre socialistes « européens »). La garde-robe des erreurs est si bien fournie que le principe de contradiction est lui-même mis à mal, et les communistes réalisent cette performance d'attiser les nationalismes en affirmant leur internationalisme ! Il faudrait un volume pour analyser dans le détaille kaléidoscope des sectarismes idéologiques libérés par la dissociation de la morale et du droit. « *Les causes immédiates d'une telle crise doivent être principalement recherchées dans le positivisme juridique et dans l'absolutisme de l'état ; deux manifestations qui, à leur tour dérivent et dépendent l'une de l'autre. Si l'on enlève, en effet, au droit, sa base constituée par la loi divine naturelle et positive et par cela même immuable, il ne reste plus qu'à le fonder sur la loi de l'état comme sa norme suprême, et voilà posé le principe de l'État absolu. Vice versa, cet État absolu cherchera nécessairement à soumettre tout ès choses à son pouvoir arbitraire et spécialement à faire servir le droit lui-même à ses propres fins.* » ([^9]) C'est la Révolution française qui a ouvert la porte aux idéologies en instituant le positivisme juridique qui sépare de la morale le droit positif, et qui dissocie l'organisation sociale des normes du droit naturel. Elle a engendré, ce faisant, les haines multiformes entre la droite et la gauche qui sont, il faut le constater, des haines religieuses. 23:20 #### 4. -- Signification philosophique de l'idéologie La laïcisation d'une société chrétienne correspond donc à un double et inéluctable mouvement. D'une part, elle entraîne le *rejet* de toute subordination de l'ordre social à la poursuite, par les membres de la société, du Bien Infini. D'autre part, elle détermine la *déformation* de l'ordre social et des institutions juridiques par leur subordination à une idéologie, c'est-à-dire à un bien intellectuel fini dont la société fait un souverain bien. Larousse définit l'idéologie comme un « *système qui considère les idées prises en elles-mêmes, abstraction faite de toute métaphysique* ». Cette perle suggère bien le genre de monstre dont il s'agit. L'idéologie n'est-elle pas, en effet, l'objet intellectuel limité, le bien fini d'une passion qui y cherche un infini, -- un absolu ? Nous savons que l'homme, doué de raison, ne limite point ses passions aux seuls biens vers lesquels la perception sensible le pousse. Il est des passions qui naissent à la vue d'un bien accessible à la seule raison. Elles participent à l'immensité de l'intelligence et plus elles saisissent leur objet, plus elles s'accroissent. Car la raison, lorsqu'elle devient l'esclave des passions, donne aux objets de celle-ci une étendue imaginaire, afin que ceux-ci puissent fournir un aliment momentané aux désirs immenses du cœur humain. Pour trouver le moyen de posséder en paix ces faux biens, la volonté épuise toutes les ressources de la raison. ELLE VEUT TROUVER L'INFINI DANS LE FINI. C'est précisément ce désordre qui constitue l'essence du mal moral, lequel s'accroît à mesure que la volonté s'éloigne du souverain bien et s'attache à des biens limités, d'autant plus propre à nourrir l'illusion que ce sont non des biens sensibles, mais des biens intellectuels, marqués de ce fait de l'universalité qui caractérise l'abstraction. Lorsque l'on considère l'idolâtrie de la liberté et de la nation que les jacobins ont pratiquée, on y trouve toutes les marques d'une religion et d'un culte public. Les institutions, les hommes, les sacrifices humains, -- rien n'y manque. Le libéralisme économique du dix-neuvième siècle peut lui être comparé. 24:20 Ses missels ont été des traités d'économie politique, des institutions recueillies dans le code civil et le code pénal, ses sacrifices réalisés dans l'holocauste du prolétariat. L'idolâtrie des nationalismes a coûté beaucoup de vies humaines en Europe pendant un siècle et demi. Répandue dans le monde entier, elle poursuit actuellement cette même carrière des louanges, des hymnes et du sang. Quant au socialisme, il est aujourd'hui la véritable religion d'une multitude de baptisés, comme le libéralisme était le véritable credo des peuples chrétiens au dix-neuvième siècle. De ses méfaits innombrables, nous ne dirons rien : nous les subissons quotidiennement. Ainsi, l'adhésion spirituelle à une idéologie s'exprime par *un acte de foi dans le pouvoir ordonnateur d'un bien finir choisi comme fin suprême de l'ordre social.* Les individualistes font un acte de foi dans le pouvoir ordonnateur de la liberté ; les communistes dans le pouvoir ordonnateur de la collectivité : Les nationalistes font un acte de foi dans le pouvoir ordonnateur d'un régime politique d'abord, -- républicain ou monarchiste ; les socialistes, dans le pouvoir ordonnateur d'un régime économique d'abord. Et, bien sûr, la liberté a des vertus, -- et la collectivité ! Bien sûr, le régime politique n'est pas indifférent, -- ni le régime économique. Mais ce qui caractérise l'acte de foi idéologique, c'est qu'il demande une adhésion mystique, puis, que le programme semble automatiquement réalisable lorsque l'opération juridique elle-même est assurée. #### 5. -- La réforme idéologique des institutions est-elle une utopie ? Les solutions idéologiques semblent ainsi efficaces DANS LA MESURE OÙ ELLES DONNENT LIEU A UNE REPRÉSENTATION INTELLECTUELLE SIMPLE, en même temps d'ailleurs qu'elles éveillent des passions ou des appétits puissants. Précisons davantage. C'est une loi des idéologies que d'établir des relations *nécessaires* du type courant en sciences physiques : si vous voulez obtenir tel résultat, il suffit de mettre en œuvre tel moyen. 25:20 Les libéraux promettent la prospérité à ceux qui laisseront jouer la concurrence ; les socialistes promettent la justice « sociale » à ceux qui nationaliseront les biens de production, ou planifieront l'économie ; les nationalistes jacobins promettaient la liberté aux peuples qui adopteraient la république. Les positiviste de droite affirment une physique sociale ([^10]) établissant un lien nécessaire entre la monarchie et le retour de la France à l'ordre politique. Pourquoi les solutions idéologiques ont-elles pour loi de se fonder ainsi sur une physique sociale, statique ou dynamique ? C'est sans doute, parce qu'il y a une relation très intime dans l'âme humaine entre l'aspiration au bien infini et la nécessité qui commande de tendre vers lui. Dans l'ordre créé par Dieu, seul le bien infini est capable de « nécessiter » la tendance de notre âme, qui gravite vers lui comme la pierre vers son centre. Aucun bien limité, aucun bien fini n'est capable d'y parvenir. Aussi, comme nous l'avons vu, nous ne sommes pas indépendants face au bien infini, mais nous sommes libres, en face de tous les biens finis. 26:20 Au contraire, dans la mesure où l'on traite un bien fini et limité -- fût-ce la liberté, ou la justice « sociale » comme le bien infini auquel tout doit être rapporté, il est inévitable de désirer que ce souverain bien ait le privilège du bien infini, et qu'il *nécessite* les volontés. Or, comme les idoles abstraites, dans le concret, ne nécessitent pas les volontés (même si parfois elles attisent les passions) il faut trouver un moyen de tourner la difficulté. Ce moyen c'est dans l'abstrait, de contempler la nécessité logique qui unit l'effet à la cause prescrite. Ainsi, c'est la nécessité logique des lois du marché qui enthousiasme les libéraux. C'est la logique de la suppression de la propriété privée entraînant nécessairement la suppression de l'exploitation des pauvres par les riches qui enthousiasme les socialistes, etc. Dans le concret, le moyen de donner à l'idéologie une nécessité digne d'elle, c'est de FAIRE PESER SUR LES SEULES INSTITUTIONS le soin de réaliser efficacement le progrès social. *C'est toujours par le moyen d'une réforme de structure que l'idéologie tend à s'incarner.* L'affirmation du primat de la réforme des institutions sur la réforme des mœurs correspond donc à un *désir mystique d'efficacité* résultant lui-même de la recherche d'une satisfaction infinie *qu'on veut trouver à tout prix* dans une idole, finie et limitée. Les aspirations religieuses si profondes du peuple de France, ordonnées par Dieu à l'apostolat ou à la croisade, sont ainsi actuellement avilies dans les idolâtries intellectuelles et se sont exaspérées ou affaiblies dans les sectarismes et les conflits qui en résultent. Le plus étrange et le plus douloureux est que les catholiques eux-mêmes -- en proportion de l'affaiblissement de la foi théologale que note Mgr Lefèvre dans le Rapport doctrinal d'avril 1956 -- ont eux-mêmes cédé à ce désir de chercher l'infini dans le fini, et donné le pas à leurs divisions idéologiques sur leur unité dans la foi. Ils acceptent tantôt un compromis politique, tantôt un compromis social, pour s'unir à des incroyants dans une lutte contre d'autres catholiques. Et il ne s'agit pas ici de légitimes divergences prudentielles, mais de véritables compromis doctrinaux. On comprend pourquoi ceux qui n'imaginent pas d'autre réforme que la réforme des institutions en accord avec leur idéologie éprouvent un sentiment de mépris et crient à l'utopie lorsqu'on leur parle de réforme des mœurs. La réforme des mœurs en accord avec l'ordre social naturel et la révélation exclut en effet nécessairement la *nécessité* théorique et pratique que la réforme des institutions prétend apporter avec elle. 27:20 La réforme des mœurs, c'est la rectification des actes humains dans le respect du libre arbitre. Or l'acte libre est contingent. Il obéit à une nécessité morale, NON A UNE NÉCESSITÉ PHYSIQUE. Il ne donne donc aucune assurance en accord avec la nécessité qu'appelle une mystique temporelle. La réforme des mœurs semble donc *immorale !* Elle ne sera qu'un trompe-l'œil, une promesse impuissante. Elle n'est pas « concrète », elle n'est pas « réaliste »... Le comble est que nombreux sont les chrétiens, ignorant peut-être la définition précise de l'intégrisme que nous a donnée Mgr Lefebvre, qui jugent INTÉGRISTE TOUTE ATTITUDE TENDANT A OPPOSER LES NORMES DU DROIT NATUREL A LEUR IDÉOLOGIE. Il y a là, sûrement, des incertitudes ou des déviations doctrinales qu'il faudra, peu à peu, redresser ou préciser. Nous vérifions ainsi la loi sociologique que nous avons formulée en tête de ces lignes : *lorsque la constitution d'une société est fondée sur un droit détaché de Dieu et de l'ordre moral, naturel et révélé, ce droit lui-même tend à se constituer en idéologie et à exclure non seulement les idéologies adverses, mais le droit naturel lui-même.* A l'inverse, nous croyons que la soumission du droit à la morale, c'est-à-dire la rupture avec le positivisme juridique, est le présupposé de tout véritable retour à l'ordre. Seule, une vaste réforme des mœurs, une mobilisation générale des croyants retrouvant une profonde vitalité théologale peut permettre d'établir un état d'esprit susceptible de revenir sur *l'erreur de vouloir séparer l'État de la religion au nom d'un laxisme que les faits n'ont pas pu justifier* ([^11]). La réforme idéologique des institutions est une utopie. Elle a échoué, à chaque nouvelle tentative, bien régulièrement, depuis cent cinquante ans et plus. Mais l'heure vient du crépuscule des idoles. Marcel CLÉMENT. 28:20 ### L'intégrisme II. -- Les indications du Rapport doctrinal #### 1. -- Les textes. Quoi qu'il en soit de l'emploi, souvent approximatif, inexact ou calomnieux, qui fut fait dans le passé du terme d' « intégrisme », voici maintenant qu'en France cet emploi est réglementé. Le Rapport doctrinal désigne, définit et rejette l'intégrisme. Revenons au texte central (p. 14) : « ...Il faut que chacun ait le souci de garder l'intégrité de la foi. Mais l'intégrisme est à rejeter fermement ; incapable de distinguer, à l'aide des diverses notes théologiques, ce qui, dans la doctrine, est définitivement fixé, susceptible de progrès, ou laissé encore à la libre discussion des théologiens, il en arrive à vouloir arrêter tout progrès et semble se complaire en condamnations sommaires. Ceux qui sont atteints de ce mal sont souvent enclins, par ailleurs, aux généralisations hâtives. » Ce texte comporte un contexte ; et diverses incidentes le complètent. 29:20 A la page précédente, parlant de la vitalité et de la générosité manifestées par l'Action catholique, le Rapport remarquait : « Une telle action s'accompagne de dangers qu'ignorent les timidités paresseuses. Certaines imprudences, outrances et erreurs, qui se manifestent ça et là, trouvent dans ce fait une explication et peut-être, en certains cas, une excuse. Mais, en même temps que nous constatons l'œuvre divine dans les âmes, nous avons le souci de les préserver des périls auxquels leur ardeur même les expose. » C'est dans cette perspective que le Rapport doctrinal précise, par les lignes qui précèdent immédiatement la définition de l'intégrisme : « Il est d'autant plus nécessaire d'affirmer l'autorité des évêques sur ce point que des interventions inadmissibles viennent assez souvent la gêner. Nous pensons à ces prêtres et à ces fidèles qui s'érigent en docteurs pour donner à tous -- même à la Hiérarchie -- des leçons d'orthodoxie et qui portent imprudemment contre leurs frères de dures et souvent injustes condamnations. « Cette façon d'agir est déplorable. Elle compromet l'exercice de l'autorité légitime, que l'on accuse facilement de s'être laissée influencer. Elle risque de rendre inopérantes de discrètes démarches pastorales, qui n'ont chance d'aboutir que dans un climat exempt de passion et non vicié par les déclarations retentissantes de personnes sans mandat. « Certes, des chrétiens ont le droit de discuter entre eux, mais il ne leur appartient pas de se jeter des anathèmes. De même... » Ce *de même* introduit la définition plus haut citée de l'intégrisme. Il semble indiquer que les lignes qu'on vient de lire ne se rapportent pas nécessairement à l'intégrisme lui-même ; mais que l'on a voulu marquer une analogie ou un parallélisme entre, d'une part, la pratique de l' « anathème sans mandat » et, d'autre part, l'intégrisme. 30:20 Si cette nuance existe bien telle que nous croyons l'apercevoir, sa portée serait la suivante : « l'anathème sans mandat » est condamnable, *qu'il soit ou non le fait de l'intégrisme.* Et, pour prendre un exemple, « l'anathème sans mandat » qui « en arrive à vouloir arrêter tout progrès » est « intégriste » ; mais « l'anathème sans mandat » qui, en sens inverse, cherche à empêcher « les chrétiens de discuter entre eux », et de formuler des objections raisonnables à des initiatives douteuses, est tout aussi déplorable que l'anathème intégriste. Nous pouvons d'ailleurs remarquer qu'il est tout aussi répandu. D'autres passages du Rapport doctrinal évoquent, incidemment mais explicitement, l'intégrisme ; enfin certains peuvent apporter des thèmes de réflexion sur des sujets soit connexes, soit voisins, comme celui-ci (pp. 26-27) (c'est nous qui soulignons) : « Faute d'avoir fait l'effort nécessaire pour découvrir le but élevé que poursuit l'Église et s'inspirer de sa pensée, les uns veulent la voir apporter son aide à la destruction des structures politiques pour mieux assurer la grandeur du pays ; les autres, à l'extrême opposé, voudraient qu'elle prête son concours à la destruction des structures économiques dont on croit la disparition nécessaire pour la promotion ouvrière. OÙ QU'ON SE TOURNE, ON TROUVE LE POLITIQUE D'ABORD, L'ÉCONOMIQUE D'ABORD, LE SOCIAL D'ABORD. L'ÉGLISE RÉPOND : TOUT CELA A UNE GRANDE IMPORTANCE, MAIS DANS SON ORDRE PROPRE, ET EN RÉFÉRENCE A LA FIN DERNIÈRE DE L'HOMME QU'IL N'EST PAS PERMIS D'OUBLIER. « CHERCHEZ D'ABORD LE ROYAUME DE DIEU ET SA JUSTICE, LE RESTE VOUS SERA DONNÉ PAR SURCROÎT. » C'EST LE MOT D'ORDRE QUE J'AI REÇU DE MON CHEF, VÉRITÉ INCARNÉE ; C'EST CELUI QUE VOUS DEVEZ SUIVRE SI VOUS ÊTES VÉRITABLEMENT CHRÉTIENS. Malheureusement, il en est qui récusent cet enseignement, où ils ne veulent voir que mysticisme inconsistant. Ainsi que le dit l'un d'entre nous : « En fait, confluent vers une perte du sens de l'Église des lignes divergentes de pensées souvent antagonistes. Il y a d'abord ceux qui, engagés dans les actions temporelles ou politiques, tendent plus ou moins consciemment à utiliser l'Église. De ce point de vue, « chrétiens de droite » ou « chrétiens de gauche » sont à renvoyer dos à dos. » 31:20 A propos des écarts de quelques théologiens et penseurs, trop entraînés par le souci de parler le langage du temps (p. 28) : « Il importe de noter le durcissement de ces théologiens et penseurs devant des « courants intégristes », eux aussi mal situés, qui vivent dans la nostalgie de temps révolus, se contentant de pseudo-solutions toutes faites et, sans aucun mandat, censurent tout essai de progrès quel qu'il soit ». Ces perpétuels censeurs, trop pressés de se substituer à l'Église enseignante pour jeter l'anathème à leurs frères, feraient bien de méditer les paroles de Pie XII qui, dans son Encyclique *Divino afflante Spiritu,* après avoir fait l'éloge de ceux qui se livrent aux études scripturaires, ajoutait : « Les efforts de ces vaillants ouvriers méritent d'être jugés non seulement avec équité et justice, mais encore avec une parfaite charité. Que tous les autres fils de l'Église s'en souviennent ! Ceux-ci doivent se garder de ce zèle, tout autre que prudent, qui estime devoir attaquer ou tenir en suspicion tout ce qui est nouveau. » Une indication de sens analogue, sur un plan différent, est donnée à la page 34. Il s'agit non plus des théologiens et des penseurs, mais des innovations apostoliques de certains militants, qui ne sont pas indemnes d'un glissement équivoque : 32:20 « Il faut convenir aussi que cette tentation de glissement, née d'abord d'une intention d'apostolat indiscutable, s'est exacerbée, le plus souvent par le conflit de tendances qui oppose le militant généreux à des catholiques enfermés dans la sécurité de leur Credo et plus jaloux de l'intégrité des principes que du rayonnement missionnaire. » Les deux derniers passages cités désignent donc l'intégrisme comme l'une des causes, ou même la cause unique, sinon des excès eux-mêmes et des erreurs de certains « novateurs », du moins des durcissements, des obstinations ou des exaspérations qu'ils mettent dans leur attitude. A propos de l'acceptation, par les mêmes novateurs ou par d'autres, d'une laïcisation de fait, le Rapport doctrinal dit encore dans le même sens (p. 54) : « Ils durciront d'autant plus facilement leur position que d'autres chrétiens, soucieux de lutter contre de telles tendances, le font au nom de la nostalgie d'une Chrétienté de type plus ou moins médiéval. » C'est donc avec une visible insistance que le Rapport doctrinal revient sur ce *durcissement* provoqué par l'intégrisme chez ceux auxquels l'intégrisme s'oppose. #### 2. -- Le malentendu tragique. Cette insistance a provoqué chez certains catholiques un douloureux malentendu. Nous en avons plus d'une fois été témoin, et c'est à ce titre que nous en portons témoignage. Des prêtres et des laïcs qui, intégristes ou non, s'opposent aux excès des tendances dites nouvelles, nous ont tenu un langage dont nous croyons pouvoir résumer la substance de la manière suivante : -- *Nous sommes peut-être trop hostiles aux* « *nouveautés* » ; *mais celles dont nous parle le Rapport doctrinal sont elles vraiment* « *nouvelles* » ? *Leur générosité d'intention, leur glissement de fait, leurs erreurs doctrinales sont substantiellement analogues ou identiques à celles dont parlait saint Pie X dans* Pascendi *en* 1907, -- *c'est-à-dire un demi-siècle avant le Rapport doctrinal.* 33:20 *Et dans cette Encyclique, saint Pie X précisait explicitement que Léon XIII déjà s'était opposé par ses paroles et par ses actes à de telles erreurs. Des nouveautés vieilles de plus d'un demi-siècle ne devraient plus avoir tout à fait l'attrait et l'excuse de la nouveauté. Elles semblent plutôt s'inspirer d'une certaine sorte de tradition ou de conformisme, et leur longue survivance relève elle aussi, bien souvent, d'une* « *timidité paresseuse* ». *Quoi qu'il en soit d'ailleurs, s'il est vrai que la* « *nouveauté* » *ne doit pas être suspectée systématiquement, il existe d'autre part un systématique* « *esprit de nouveauté* » *contre lequel la tradition de l'Église a toujours mis en garde les théologiens, les penseurs et les militants. Encore dans* Humani generis (*n°* 13), *Pie XII souligne que les* « *opinions nouvelles* » *procèdent soit d'* « UN DÉSIR BLÂMABLE DE NOUVEAUTÉ », *soit* d' « UN MOTIF LOUABLE ». Le langage dont nous avons recueilli l'écho concerne un second point : -- *Ces erreurs, substantiellement les mêmes, contre lesquelles l'Église met en garde les fidèles au moins depuis Léon XIII, qui sont vigoureusement définies et dénoncées dans* Pascendi, *et sur lesquelles reviennent et l'Encyclique* Humani generis *et le Rapport doctrinal de l'épiscopat français, des générations de penseurs et de militants catholiques* (*spécialement parmi ceux que l'on appelle parfois, à tort ou à raison, les* « *traditionalistes* ») *les ont combattues, imparfaitement sans doute, mais de leur mieux. Sont-ils tous blâmés et rejetés comme* « *intégristes* » ? *Ils ont eu le désir de répondre aux appels répétés de l'Église. Ils ont eu Leurs maladresses et leurs défauts : mais n'ont-ils eu que des défauts *? *Ne méritent-ils que blâme, sans aucune circonstance atténuante, ni* « *explication* » *ni* « *excuse* » ? *Le Rapport doctrinal insiste plusieurs fois sur les excuses qui existent en faveur des erreurs commises par les novateurs ; il insiste même sur leurs mérites. Les traditionalistes, les intégristes n'ont-ils eu, de leur côté, aucun dévouement, aucune droiture d'intention, aucun mérite *? 34:20 *Ceux qui s'efforcent avant tout, et parfois trop exclusivement ou trop courtement, de conserver l'intégrité de la doctrine, croit-on vraiment que ce soit par* TIMIDITÉ PARESSEUSE ? *et que ce soit facile *? *N'ont ils donc pas eux aussi leurs labeurs, leur générosité, leurs sacrifices *? *Et enfin, la canonisation de Pie X aurait-elle eu pour effet paradoxal d'abolir la portée de la parole qu'il écrivait le* 25 *août* 1910 *aux Évêques français :* « *Les vrais amis du peuple ne sont* ni *révolutionnaires ni novateurs, mais traditionalistes* » ? Et le second point du propos conduit au troisième : -- *Critiqués par des intégristes qui refusaient plus ou moins systématiquement toute nouveauté, les novateurs ont été conduits à se durcir et à s'exacerber dans leurs erreurs. Mais l'inverse est vrai lui aussi, l'explication joue également dans l'autre sens, et l'on peut constater un processus symétrique. Ceux des catholiques qui, par traditionalisme excessif, étaient déjà peu disposés à envisager favorablement les nouveautés, ont été durcis dans leur refus par certaines nouveautés trop extravagantes qu'on leur proposait, ou même, qu'on tentait, sans mandat, de leur imposer autoritairement. Ils ont été d'autant plus durcis qu'en outre, depuis* 1944-1945, *ils sont exclus en fait des postes dirigeants dans les organisations et dans la presse catholiques ; ils sont exclus du dialogue et de la libre discussion ; ils n'ont pas de moyens d'expression : ou quand par hasard ils en ont,* La Croix *les ignore ou les discrédite,* et *des consignes circulent dans l'Action catholique pour les boycotter, quand ce n'est pas pour les diffamer. Et, bien qu'ils aient été réduits à l'impuissance sur le plan des rencontres, des congrès, des journaux et publications, on n'a pas cessé de parler d'eux avec dureté, avec acrimonie, avec méchanceté : d'autant plus facilement qu'on leur avait ôté à peu près tous les moyens de répondre, d'agir, d'exposer le résultat de leurs travaux et de défendre leur point de vue. Or voici que le Rapport doctrinal s'exprime à leur sujet avec une visible raideur, et sans aucune trace de cette indulgence pour les personnes, de cette compréhension pour les intentions, qui ont réservées aux fauteurs et propagateurs de thèses erronées, combattues par l'Église depuis plus d'un demi-siècle. Pourquoi une aussi manifeste différence de traitement *? 35:20 Et le propos douloureux s'achève par cette conclusion : -- *Nous avons pu être trop traditionalistes, plus ou moins intégristes, excessivement méfiants devant les nouveautés. L'Église a charge de nous le dire et de nous réformer. Aux novateurs qui se sont égarés dans les voies que l'Église déconseillait ou interdisait si clairement et avec tant d'insistance depuis plus d'un demi-siècle, le Rapport doctrinal s'adresse avec une délicatesse infinie, une douceur maternelle, s'efforçant non seulement de comprendre, mais encore d'excuser tout ce qui est excusable, et de bien manifester qu'il veut corriger et non rejeter. Nous au contraire, on nous blâme et on nous rejette comme si nous étions exclus ou perdus. Avoir été pratiquement chassés de l'appareil sociologique du catholicisme, organisations et journaux,* *n'était rien auprès de cela : on dirait que nous sommes exclus de l'Amour maternel de l'Église. Nous voulons croire et espérer que c'est une fausse apparence. Mais cette apparence existe. Nos évêques ont certainement pour nous aussi, fils de l'Église, quels que soient nos défauts, cet amour surnaturel qu'ils ont pour tout leur troupeau. Mais cet amour, dans le Rapport doctrinal, se manifeste explicitement pour tous sauf pour nous.* \*\*\* Telle est la synthèse des réponses que nous ont faites des prêtres, des militants, des écrivains, des philosophes à qui nous avons dit notre joie de cet événement considérable, de ce grand acte de lumière et de charité qu'est le Rapport doctrinal. Nous croyons que ce malentendu est plus que douloureux : il peut devenir tragique. Nous croyons aussi qu'il est surmontable. #### 3. -- Délicatesse de la définition. Ce malentendu est peut-être insurmontable par voie de réfutation directe : 36:20 car sous son argumentation, on peut discerner en réalité des sentiments très profonds, et des nuances très fines dans ces sentiments de désolation et d'abandon. Plutôt que de répondre point par point, nous opposerons d'emblée à ces sentiments l'extrême délicatesse manifestée par le Rapport doctrinal, moins visiblement peut-être, mais bien réellement, à l'égard des intégristes eux aussi. Il faut lire les textes de près pour comprendre leur portée. La définition de l'intégrisme ne dit pas qu'il *arrête tout progrès et se complait en condamnations sommaires.* Elle précise et nuance : il *en arrive* à vouloir arrêter tout progrès et il *semble* se complaire en condamnations sommaires. L'intégriste n'est pas quelqu'un qui aurait le goût pervers des « condamnations » et qui y trouverait son plaisir, on ne l'accuse pas d'une telle monstruosité : mais il revêt cette apparence, il donne cette impression fâcheuse. Il n'a pas non plus pour *dessein initial et délibéré* d'arrêter tout progrès : il s'y laisse plus ou moins souvent entraîner, il *en arrive* jusqu'à cela. Et le Rapport doctrinal ne l'accuse d'aucune méchanceté : mais, essentiellement, de n'avoir pas suffisamment pratiqué la théologie. De tels reproches n'ont rien d'infamant. Ils ne définissent pas non plus une maladie incurable. Ils demandent aux intégristes d'acquérir plus de savoir, ainsi qu'une réflexion plus exacte et plus attentive. L'intégrisme est rejeté, et non pas les intégristes. Nous trompons-nous ? Il nous semble entrevoir comme l'ombre d'un humour tendre et paternel, qui consiste en somme à dire : « Médecin, guéris-toi toi-même. » En effet, l'intégriste censure chez les autres les erreurs doctrinales. Et le Rapport doctrinal vient précisément lui demander de davantage étudier la doctrine. Ce n'est pas lui faire injure ni le rudoyer. Ce n'est pas non plus lui proposer une tâche qui puisse le rebuter. L'intégriste professe l'importance cardinale de la théologie. Le Rapport doctrinal ne l'en détourne pas, mais l'y renvoie. Il lui demande en substance de davantage et mieux situer l'axiome : « *In necessariis veritas, in dubiis libertas.* » 37:20 Il ne fait même aucune allusion à la fin de l'axiome : « *In omnibus, caritas.* » L'intégriste n'est pas accusé de manquer de charité. La question n'est pas soulevée dans la définition de l'intégrisme. Elle l'a été dans les deux paragraphes précédents, à propos de ceux qui « portent contre leurs frères de dures et souvent injustes condamnations » : à propos des anathèmes sans mandat, -- qui sont le fait des uns et des autres. L'intégriste comme son contraire peut être coupable d'anathème sans mandat (et nous reviendrons tout à l'heure sur ce point) : mais cela n'entre pas dans la description de l'intégrisme. Celle-ci ne comporte que trois notations : 1. -- *son essence :* l'intégrisme, par insuffisance théologique, distingue mal entre la vérité obligatoire et les opinions libres ; 2. -- *conséquence dans le comportement *: il en arrive jusqu'à vouloir arrêter tout progrès, et à se donner l'apparence de trouver son plaisir dans les condamnations sommaires ; 3. -- *conséquence dans la méthode intellectuelle :* il est souvent enclin aux généralisations hâtives ([^12]). Vraiment, la pensée et la rédaction du Rapport doctrinal ont procédé avec une grande délicatesse de touche et une exacte précision ([^13]). L'intégrisme, c'est cela, tout cela, rien que cela. C'est cela et non autre chose. C'est cela que rejette le Rapport doctrinal, tout en rappelant : « *Il faut que chacun ait le souci de garder l'intégrité de la foi.* » \*\*\* Si l'on veut bien nous permettre de délaisser la simple analyse pour un commentaire d'ailleurs sans ambition, et très terre-à-terre, nous proposerons deux remarques à la réflexion du lecteur : 38:20 1. -- Il n'est pas interdit, il est même conseillé de lire et d'étudier dans le texte les documents pontificaux. Le Rapport doctrinal indique (p. 9) que chaque chrétien doit avoir le souci de porter ses connaissances religieuses au niveau de ses connaissances profanes. Mais il ne faut pas confondre le but très élevé, avec le résultat quelquefois très modeste auquel on aboutit. La théologie est une science qui s'enseigne, qui s'apprend, qui se pratique, mais lentement et péniblement : par un travail long et méthodique, et dans la lumière de la foi. (C'est même une science qui *s'oublie* quand on cesse de la pratiquer suffisamment.) Avoir lu huit ou dix Encycliques, avec attention et bonne volonté, dans une édition abondamment commentée, est certainement précieux à tous ceux qui l'ont fait : mais ils n'en sont pas devenus pour autant des théologiens confirmés. La connaissance de l'ensemble de la théologie éclaire d'ailleurs indispensablement celle que l'on peut avoir, même précise et érudite dans le détail, des questions particulières. Au demeurant, comprendre une Encyclique n'est pas toujours très facile ; il peut arriver qu'il faille pleinement obéir d'abord pour, ensuite, comprendre tout à fait ; et quelquefois pendant plusieurs générations. L'Encyclique *Æterni Patris,* par exemple, a eu besoin pour être comprise en profondeur que soient d'abord entrepris et poursuivis précisément les travaux de restauration intellectuelle qu'elle recommandait ; l'enseignement que Léon XIII donnait en août 1879, un philosophe chrétien convenablement informé de l'état contemporain des questions est plus apte aujourd'hui que ne l'étaient ses collègues d'alors à en saisir la substance : grâce précisément aux travaux menés pendant trois quarts de siècle pour rétablir et développer la philosophie chrétienne. Il convient donc d'être exigeant pour soi-même, modeste et prudent à l'égard des autres. 2. -- Les intégristes ne se complaisent pas en réalité dans les condamnations sommaires, mais ils ont cette apparence. Ils en donnent l'impression. Ils le laissent croire. Or les apparences de cette catégorie ont une sorte de réalité et une importance certaine dans la vie sociale. Sans doute, ce serait dérisoire que de s'appliquer à présenter de soi-même une apparence flatteuse : mais ce n'est pas la même chose de veiller à ne pas laisser croire aux autres que, fût-ce par une trompeuse apparence, l'on aurait pour eux mépris ou suspicion systématique. 39:20 Une telle apparence, même simple apparence, même fausse apparence, est susceptible de blesser l'amitié chrétienne et l'unité catholique. Le Rapport doctrinal attire là-dessus l'attention des intégristes : lequel d'entre eux pourrait protester qu'il fut toujours sans défaut sur ce point ? #### 4. -- Un exemple : la polémique contre le Sillon. Il est de fait que le Rapport doctrinal note explicitement que l'intégrisme durcit dans leurs erreurs les novateurs égarés ; et qu'il ne note point que les nouveautés extravagantes, inversement, durcissent les intégristes dans leur refus des nouveautés. Cette réaction inverse, le Rapport doctrinal n'en parle pas, ni pour l'enregistrer ni pour la contester. Il ne précise pas si l'intégrisme trouve là « une explication et peut-être une excuse ». On peut penser, semble-t-il, que cette explication existe, que cette excuse est réelle, mais que le Rapport doctrinal, pour une raison dont l'Épiscopat est seul juge, n'a point trouvé opportun d'en faire explicitement état. Il est permis, non pas de prétendre connaître cette raison, mais d'évoquer des faits qui sont peut-être susceptibles d'avoir provoqué une telle abstention. Les excès intégristes ont été souvent grossis par la polémique adverse ; la description en a été faite plus d'une fois avec des procédés en tous points semblables eux-mêmes aux « procédés intégristes ». Mais on ne saurait conclure pour autant que les excès intégristes n'aient jamais existé. Prenons un exemple, à la fois historique et contemporain, puisqu'il dure et se prolonge depuis quarante-huit ans. Ce n'est peut-être pas le plus important et le plus grave, mais c'est l'un des plus significatifs. Saint Pie X a condamné le Sillon de Marc Sangnier. La longue insistance avec laquelle on a insinué (voire explicitement déclaré) que le Pape avait « exagéré » ou n'avait pas « compris » ; avec laquelle d'autre part, on a décrit tout le bien qui serait sorti du Sillon ; avec laquelle, encore aujourd'hui, des militants catholiques se réclament de lui, s'honorent d'être les continuateurs et les disciples de son esprit, -- tout cela est assurément susceptible de faire perdre patience aux meilleures volontés. 40:20 Mais, en sens contraire, la polémique contre le Sillon a souvent été, elle aussi, de nature à lasser les patiences les plus indulgentes. Pendant près d'un demi-siècle, elle a répété avec une affreuse persévérance que les Sillonistes étaient des « *âmes fuyantes* ». Elle a même, de sa propre autorité, largement étendu cette condamnation et cette qualification. Elle a donné à croire que toute démocratie chrétienne -- et non pas seulement la forme silloniste -- avait été condamnée par Pie X ; elle a prétendu, et combien de fois ! que tous les démocrates chrétiens sont par définition des « *âmes fuyantes* ». Il faut assurément être un Pape, et un saint Pape, pour dire à des chrétiens qu'ils sont des « âmes fuyantes ». Mais il suffit que le Pape l'ait dit. C'était vrai puisqu'il l'avait dit, au moment où il le disait, et dans le sens où il le disait. Les âmes sont libres et tout est possible à la grâce de Dieu. Ces « âmes fuyantes », rien n'autorise à penser qu'elles le soient restées jusqu'à leur mort. Rien n'autorise non plus à transférer ce mot terrible à d'autres personnes, qui peuvent bien avoir aujourd'hui l'inconscience de se réclamer du Sillon (de sa légende peut-être plus que de sa réalité), mais qui n'étaient même pas nées quand Pie X écrivit sa Lettre sur le Sillon. Enfin, rien n'autorise à falsifier un tel mot. Car ce mot est assez terrible en lui-même, sans qu'on aille arbitrairement en accroître la sévérité en l'isolant de ce qui l'éclaire, le complète, le limite. Parlant des chefs du Sillon, Pie X écrivait : « *Nous avons eu la douleur de voir les avis glisser sur leurs âmes fuyantes et demeurer sans résultat.* » Âmes fuyantes sous les avis et les reproches, sans doute, mais dont la même Lettre disait quelques lignes plus haut : « *Nous aimons ses chefs* (du Sillon) *en qui Nous Nous plaisons à reconnaître des âmes élevées,* *supérieures aux passions vulgaires et animées du plus noble enthousiasme pour le bien.* » 41:20 C'est donc une véritable falsification, non d'intention, mais de fait, qui a été opérée pendant presque un demi-siècle, par ceux qui ont donné à croire que saint Pie X avait qualifié les Sillonistes d' « *âmes fuyantes* », -- PUREMENT ET SIMPLEMENT, ABSOLUMENT PARLANT. Cette falsification existe ; nous l'avons maintes fois rencontrée ; nous avons, à des interlocuteurs par ailleurs sérieux, opposé que Pie X, dans la même Lettre, appelait les Sillonistes des *âmes élevées.* Nous n'avons pas toujours été crus quand nous n'avions pas le texte sous la main. On maintenait -- avec une bonne foi évidente -- que non seulement les Sillonistes, mais tous les démocrates chrétiens en tant que tels avaient été définitivement flétris par Pie X comme autant d' « âmes fuyantes ». En insistant, nous nous attirions la remarque, étonnée ou indignée : « Alors, vous aussi, maintenant vous les défendez ? » Nous aussi ? Nous SURTOUT. Nous qui formulons des objections et des griefs à l'égard de ce qu'a été, de ce qu'est, *en fait et en France,* la démocratie chrétienne, nous devons PLUS QUE D'AUTRES veiller à démentir et contredire les fausses imputations, les accusations injustes, les malentendus et les calomnies qui obscurcissent le débat réel, qui le passionnent à contresens, qui provoquent une inextricable confusion. Nous *défendons,* et ce n'est pas la première fois, et s'il plaît à Dieu, ce ne sera pas la dernière, -- nous défendons nos frères catholiques quand ils sont injustement accusés, et cela *d'autant plus* que nous croyons devoir, d'autre part, leur adresser des objections, des critiques ou des reproches. Sur quoi, certains ricanent qu'ils ne nous le rendent guère et que nous perdons notre temps. On ne perd jamais son temps quand on s'efforce d'être juste ; et sans doute nous aimerions bien qu'on nous le rendît, mais nous ne le faisons pas pour cela. Et si on ne nous le rend point, en un sens c'est tant mieux. Car s'il y a quelque chose à nous rendre, ce n'est point à nous qu'il appartient de l'apprécier, mais s'il y a quelque chose à nous rendre et qu'on ne nous le rende point, alors c'est Dieu qui nous le rendra. Les Sillonistes étaient des *âmes élevées, supérieures aux passions vulgaires et animées du plus noble enthousiasme pour le bien, -- mais fuyantes* sous un rapport, fuyantes devant les avis et les reproches. 42:20 Le sort qui a été fait à ce mot, *fuyantes,* en l'isolant arbitrairement, et en l'étendant à tout chrétien démocrate, est une atroce malhonnêteté : il faut se hâter de préciser que la plupart de ceux qui le répètent de confiance, mécaniquement et par ouï-dire, ne se sont jamais reportés à la Lettre de Pie X. Simultanément, et sur le plan non plus des personnes, mais des idées, une autre falsification a été opérée. La Lettre sur le Sillon a été invoquée comme condamnant la démocratie chrétienne. On l'a tellement répété ! On l'a véritablement rabâché et seriné à quantité de braves gens qui le croient dur comme fer, sans avoir les moyens d'y aller voir, sans même en avoir l'idée, tellement la chose leur paraît assurée. Et même, leur assurance en a souvent imposé jusqu'à leurs adversaires ; on est arrivé parfois à ce résultat, qui serait cocasse s'il n'était lamentable, que des démocrates chrétiens tiennent cette condamnation de la démocratie pour un fait ; ils ne contestent pas « le fait », mais l'interprètent : ils rétorquent alors que l'Église a *autrefois* condamné la démocratie, mais qu'elle a « évolué »... Ce que la Lettre de Pie X reproche sur ce point au Sillon, ce n'est pas d'être démocrate : mais de faire de cette « option libre », comme nous dirions aujourd'hui, une exigence obligatoire de la morale chrétienne, et de croire que *la démocratie seule inaugurera la parfaite justice,* alors qu'en réalité *la justice est compatible avec les trois formes de gouvernement* (monarchie, aristocratie, démocratie) et que *sous ce rapport la démocratie ne jouit pas d'un privilège spécial.* Ce qui est erroné, ce n'est nullement de vouloir établir une démocratie chrétienne : c'est de prétendre que le christianisme exige la démocratie. Il ne l'exige ni ne l'exclut. Ainsi, par la Lettre sur le Sillon (et par plusieurs prédécesseurs de Pie X, notamment par Léon XIII) se trouvaient tracées les limites et rappelés les principes à l'intérieur desquels il nous appartient de chercher des solutions aux problèmes réels que nous pose l'évolution effective de la démocratie moderne ([^14]). 43:20 En face de ces tenaces travestissements, en face de ces falsifications partisanes avec lesquelles on n'arrive pas à en finir depuis tant d'années, une bonne volonté même quasiment angélique est excusable de ressentir au moins un léger agacement. Nous ne voulons point affirmer que cet agacement léger se manifeste dans le Rapport doctrinal : mais que, si c'était cela, les intégristes qui ont tout fait pour le provoquer ne pourraient s'en prendre qu'à eux-mêmes. #### 5. -- Intégrisme et traditionalisme. Le Rapport doctrinal n'assimile point l'intégrisme au traditionalisme. Les rapprochements ou les allusions qu'il fait donnent néanmoins à penser que ce sont surtout les traditionalistes qui doivent être en garde contre la tentation de l'intégrisme. De même, la pratique de l'anathème sans mandat n'est pas inclue dans la définition de l'intégrisme : mais le contexte donne à penser que le Rapport doctrinal a tout spécialement en vue les anathèmes sans mandat lancés soit par des traditionalistes, soit par des intégristes. 44:20 *Traditionalisme* risque d'ailleurs d'être un terme ambigu, car il servit au XIX^e^ siècle à désigner une tendance condamnée, et il sert couramment aujourd'hui à désigner tout autre chose ([^15]). Le Rapport doctrinal mentionne non pas le « traditionalisme », mais (p. 52) des « chrétiens traditionnels » qui, « sous prétexte de fidélité, s'enferment dans une séparation sociologique », tandis que des « chrétiens non traditionnels », au contraire, « sous prétexte de présence au monde, oublient la séparation spirituelle ». 45:20 On notera que le Rapport dit : *des,* et non pas : *les ;* ce qui suggère qu'il s'agit ici non pas de la définition d'une tendance condamnable en soi, mais de la corruption ou déviation condamnable d'une tendance légitime. Et sans doute le refus du « progrès » concerne plutôt les « chrétiens traditionnels » que ceux qui ne le sont point. L'intégrisme côtoie en quelque sorte le traditionalisme, il en est la tentation, la sclérose ou la caricature : c'est nous, précisons-le, qui croyons pouvoir le conclure du Rapport doctrinal. Au demeurant, le traditionalisme, ou ce que de plus en plus on en vient à appeler ainsi, n'est pas dans notre propos actuel. #### 6. -- Conclusion. Donc, le Rapport doctrinal, parlant de l'intégrisme, parle d'un mal qui existe en France, aujourd'hui. Il ne fait aucune référence aux « catholiques intégraux » et à l'histoire du S.P. ; il n'accuse nulle part les intégristes de former une société secrète, continuation ou reconstitution de la « Sapinière ». Il condamne un comportement sommaire, ayant une cause intellectuelle : l'insuffisance théologique, conduisant à censurer à tort des libertés, des initiatives, des nouveautés parfaitement fondées, ou du moins permises. Cette définition de l'intégrisme figure en outre dans un contexte qui insiste très fortement sur la recommandation de ne point porter des censures, même fondées peut-être quant à l'objet, mais non qualifiées quant au sujet qui les prononce et indiscrètes ou inopportunes quant à la manière dont elles sont prononcées. Cette condamnation de l'anathème sans mandat reprend la doctrine de l'Encyclique *Ad Beatissimi* de Benoît XV ([^16]). Elle y ajoute une remarque d'ordre pratique de la plus haute importance : même fondés quant à l'objet, les anathèmes sans mandat sont *inadmissibles* pour cette raison supplémentaire qu'ils « viennent gêner » l'autorité des Évêques, soit en donnant à penser qu'elle s'est « laissée influencer » par eux, soit en risquant de « rendre inopérantes de discrètes démarches pastorales qui n'ont chance d'aboutir que dans un climat exempt de passion ». 46:20 Cette dernière considération est de l'ordre du bon sens pratique : mais c'est la première fois, à notre connaissance, qu'elle est formulée aussi nettement. Elle allait sans dire, mais puisqu'on la négligeait, elle ira beaucoup mieux maintenant qu'elle est dite. « Des chrétiens ont le droit de discuter entre eux », « mais il ne leur appartient pas de se jeter des anathèmes ». « Il faut que chacun ait le souci de garder l'intégrité de la foi », -- « mais l'intégrisme est à rejeter fermement ». Telles sont les deux règles formulées à cet égard par le Rapport doctrinal. Si l'on rencontrait quelque difficulté à les comprendre, le plus sûr moyen de la surmonter serait, sans attendre davantage, de se mettre à les pratiquer. Non point dans une obéissance boudeuse, résignée ou à contre-cœur : dans cette « obéissance de jugement », qui recommande non pas simplement de se soumettre pratiquement à la règle, mais aussi de porter attentivement son esprit, avec confiance et sans raidissement, sur les motifs dont la règle est assortie. Sur ce point particulier de l'intégrisme comme sur les autres chapitres, le Rapport doctrinal doit être lu et médité dans un esprit aussi conforme que possible à celui qui l'a inspiré : un esprit d'unité catholique et de paix chrétienne. Qu'avons-nous fait de cette paix chrétienne, de cette unité du Christ, que l'Église nous apporte ? Ce que nous en avons perdu ou laissé perdre, négligé ou déchiré, le Rapport doctrinal nous donne l'occasion et le moyen de le retrouver. Ne nous refusons pas à la grâce qui nous est faite. Jean MADIRAN. 47:20 ### NOTES CRITIQUES - LA « FRANCE CATHOLIQUE » SE DÉFINIT. -- *Sous le titre :* « *Ce qu'est la* France catholique », *Fabrègues a commencé une définition méthodique des principes et méthodes d'action qui guident l'hebdomadaire dont il est directeur.* *Cette définition nous paraît rejoindre ce que nous avions cru pouvoir discerner lorsque nous analysions* La Révolution et la Foi, *livre où Fabrègues a recueilli quelques-uns de ses principaux éditoriaux de la* France catholique (*voir* Itinéraires, n° 17, pp. 60-65). « On veut ici, *écrit Fabrègues,* penser les problèmes temporels à la lumière dominante du spirituel (...) Ce qu'affirme (la *France catholique*)*,* c'est qu'il n'est pas possible de *séparer* les décisions et les choix politiques de la doctrine spirituelle qui commande à nos existences, de la conception de l'homme qu'elle comporte ni, en conséquence, de la situation du catholicisme et de l'ensemble des positions catholiques dans la nation et le moment considérés... « L'un des axes essentiels de l'action de la *France catholique* est donc de rappeler que si, en aucun moment de l'histoire ni de la vie, il n'est possible au chrétien de penser ses positions temporelles sans référence à sa vie spirituelle, cela est moins possible que jamais au XX^e^ siècle : à l'heure où c'est le temporel lui-même qui, soit par doctrine, soit par l'ampleur des moyens dont il dispose (techniques, propagandes, guerres, etc.) entend à chaque instant orienter le spirituel et en disposer, -- et, très souvent, en disposer pour se le subordonner, c'est-à-dire pour l'éliminer. » *On se reportera avec profit à l'ensemble de ce texte, ferme, juste, nuancé quand il faut, qui a paru dans* La France catholique *du* 6 *décembre* (12, *rue Edmond Valentin, Paris* VII^e^). \*\*\* *Un détail de rédaction provoque d'autres réflexions, ou même incline à diverses rêveries. Exposant l'idée essentielle que nous venons de citer, la* France catholique *y voit sa* « différence spécifique », *sa* « marque » *et ce qui* « spécifie son action ». *Fabrègues est assez philosophe pour savoir qu'une* « *différence spécifique* » *est la* « *marque* » *non pas d'une réalité individuelle, mais d'une espèce à l'intérieur d'un genre, c'est-à-dire d'une catégorie comportant une multiplicité d'individus.* \*\*\* *Une constatation* a posteriori *vient confirmer cette remarque* a priori. *Fabrègues définit dans son propos, et très valablement, l'action de la* France catholique : *il nous semble qu'il définit aussi, tout aussi exactement, l'action de plusieurs organisations et publications. Avec des différences fort ténues, peut-être simplement verbales, -- et peut-être même sans aucune différence, -- son texte pourrait décrire et désigner tout ensemble l'action de* L'Homme nouveau *et de son* « *Mouvement pour l'unité* » ; *de la revue* Études *et du quotidien* La Croix, *même si l'on n'est pas toujours d'accord avec les conséquences pratiques qu'ils tirent des mêmes principes ;* 48:20 *de* Verbe *et du groupement* « *La Cité catholique* »* *; *de M. Georges Sauge, de ses* Cahiers *et de son* « *Centre d'études* »* *; *du* « *Centre français de sociologie* » *de Marcel Clément *; *mais arrêtons-nous *: *la liste serait longue.* *Cette inspiration fondamentale, il arrive, il est humain que les uns ou les autres y soient occasionnellement infidèles. Mais nous trompons-nous *? *Il nous semble voir en eux tous* « la marque » *que la* France Catholique *revendique pour elle-même.* \*\*\* - VERS L'UNITÉ CATHOLIQUE. -- *Depuis dix ans ou davantage, beaucoup découvrent ou retrouvent l'unité catholique. Ce n'est pas un phénomène superficiel. C'est une conversion permanente. C'est une révolution d'abord au plus secret de la vie intérieure. Et c'est pourquoi plusieurs considèrent cette découverte comme leur trésor personnel. Il l'est. Ils veulent le donner autour d'eux ils ont raison. Mais ils aperçoivent mal que ce trésor, d'autres l'ont eux aussi découvert, dans le même temps, par des voies différentes ou même par des voies identiques.* *Des hommes comme Fabrègues, Jean Ousset, Georges Sauge, ont pu dans leur jeunesse commencer leur vie publique par une participation plus ou moins grande à l'action politique. Ils en ont éprouvé les limites. Leurs réflexions, leurs déceptions, leur expérience, ils ne nous les ont pas livrées, mais peut-être pouvons-nous en imaginer quelque chose. Peut-être pouvons-nous en reconnaître le visage, ne serait-ce qu'à un certain accent, identique et familier.* 49:20 *Leur expérience, si personnelle, si intérieure, aura pourtant été celle de toute une génération, -- ou plus exactement, celle du renouveau catholique à l'intérieur de cette génération.* *Et ce que la* France catholique *revendique comme sa* « marque », *on ne le lui conteste certes pas, mais on lui fait observer que c'est la marque non pas d'un homme, d'un journal, d'un mouvement, mais du travail, et de la conversion, et du cheminement d'une génération, et même de* *plusieurs, pour retrouver l'unité catholique.* \*\*\* *Dans ce domaine-là aussi,* « *nous avons besoin les uns des autres* ». *Nous voyons à droite et aussi bien à gauche des catholiques qui, partis de très loin les uns des autres, marchent sans le savoir vers un même point. Par distraction, par système ou par divergence temporelle, ils s'ignorent souvent les uns les autres, ils travaillent isolément, ils s'imaginent parfois être seuls dans ce cheminement vers l'unité.* *C'est pourquoi la revue* Itinéraires *s'efforce, pour sa part, d'être explicitement attentive à l'effort de tous.* \*\*\* - « POLITIQUE ET RELIGION ». -- S*ur ce sujet et sous ce titre, un intéressant article du P. Bigo dans la Revue de l'Action populaire* (*décembre*)*, qui est le premier d'une série où il sera traité successivement de l'action sociale chrétienne, de l'Action catholique et de la laïcité. Nous aurons peut-être l'occasion d'y revenir quand cette publication sera terminée.* *Dès maintenant, notons au passage* (p. 1159) *des remarques qui, sur la situation actuelle du progressisme, rejoignent les nôtres *; « Sous les coups portés par le magistère défendant l'intégrité de la foi, le progressisme s'est, en grande partie, effondré. Il n'a plus, en tous cas, le même prestige ni la même diffusion parmi les catholiques que pendant la période 1950-1955. Par contre, on observe assez fréquemment, à l'état diffus et confus, des tendances qui n'ont pas la même gravité, mais qui faussent cependant les données authentiques de la pensée de l'Église sur le lien entre l'événement et la foi. Ce sont des tendances assez disparates que nous appelons, faute de mieux, les tendances laïcistes. » *On pourra sur ce point se reporter à l'éditorial de notre n°* 11 (*mars* 1957) : « *Le progressisme doctrinal... et les autres.* » \*\*\* - NE PAS CONFONDRE LE « PROGRESSISME » AVEC LES TENDANCES PLUS OU MOINS VOISINES. -- *L'éditorial* d'Itinéraires *que nous venons de rappeler exposait ce qu'il faut savoir du* PROGRESSISME *proprement dit pour ne point confondre avec lui diverses formes soit de socialisme chrétien, soit de non-résistance au communisme, soit de complaisance envers le laïcisme. Les catholiques* « *de droite* » (... *et l'on est toujours* « *à droite* » *de quelqu'un...*) *sont légitimement agacés ou indignés de s'entendre sommairement et systématiquement confondre avec une petite minorité d'* « *intégristes* »* *: *ils ne doivent pas imiter ce procédé suspect, et accuser de* « *progressisme* » *quiconque est à leur* « *gauche* » (... *et l'on est toujours* « *à gauche* » *de quelqu'un...*)*.* *Dès le second numéro d'*Itinéraires, *c'est-à-dire dès le mois d'avril* 1956, *nous écrivions* (p. 66) : 50:20 « Entre janvier 1949 et mai 1955, il s'est passé ceci qu'en France le progressisme chrétien, doctrinal et déclaré, a disparu. » *On remarquera que les dates que nous donnions alors correspondent assez exactement avec celles que donne maintenant, de son côté, le P. Bigo.* *Nous ajoutions *: « Il subsiste les séquelles, les conséquences, les résurgences camouflées du progressisme ; il subsiste aussi certaines des confusions qui ont été créées par lui, et qui ont durablement atteint des esprits qui ne sont pas et ne veulent pas être progressistes. » *Notre propos d'avril* 1956 *ne nous paraît pas en désaccord avec celui que tient en décembre* 1957 *le P. Bigo.* \*\*\* *C'est pourquoi nous avons toujours été attentifs aux déclaration de catholiques qui, même affichant des tendances socialisantes ou laïcisantes, affirment n'être point progressistes. Nous avons expliqué dans notre éditorial de mars* 1957 *pourquoi il n'y a, selon nous, aucune raison d'en faire des progressistes malgré eux. Mais il est souvent souhaitable qu'eux-mêmes prennent l'initiative de se distinguer davantage du progressisme, C'est-à-dire *: *qu'ils contestent non point seulement les* CRITIQUES *qui les* ACCUSENT *de progressisme*, *mais aussi les* ÉLOGES *qui* LOUENT *leur progressisme. Cela contribuerait à clarifier les débats et les discussions.* \*\*\* *Voici un exemple de ce que nous voulons dire.* *En juillet* 1957 *a eu lieu, à Alger, le procès de trente-cinq personnes, parmi lesquelles douze Européens* « *ayant appartenu aux milieux les plus actifs de l'Action catholique d'Alger* », *disait* Le Monde *du* 23 *juillet* 1957, *qui ajoutait *: « A des titres et à des degrés divers tous les accusés se voient reprocher d'avoir soustrait consciemment des rebelles aux recherches de la police, ou participé à des activités de propagande. Le ministère public et les défenseurs sont du reste à peu près d'accord sur la matérialité de ces faits. Ils le sont moins pour les qualifier. » *Ces chrétiens militants n'étaient pas des militants progressistes,* si *l'on en croit les protestations de* Témoignage chrétien *et de* La Croix : *ces journaux ont très vivement contredit ceux qui* ACCUSAIENT *de progressisme les militants arrêtés à Alger, Mais leurs protestations auraient eu plus de portée pratique s'ils avaient également contredit ceux qui les* LOUAIENT *pour leur progressisme.* L'Humanité *imprimait en effet que leur procès était* « *le procès des chrétiens progressistes* » ; *et elle établissait ainsi la confusion dans son numéro du* 23 *juillet* (*et dans plusieurs autres*) : « Ces personnes... ont cherché par tous les moyens à maintenir le contact entre Algériens de différentes origines. Elles ont refusé de suivre les ultras dans la voie de la violence et de la répression. En d'autres termes, elles ont pris part à la lutte de l'ensemble du peuple algérien pour son droit à l'indépendance. » *Maintenir des contacts humains est une chose. Prendre part à la lutte du F.L.N. en est une autre.* *Mais ni* La Croix *ni* Témoignage chrétien *ne se sont beaucoup occupés de démentir et de contrecarrer ces confusions systématiques de la propagande communiste*. 51:20 *Ces deux journaux étaient trop absorbés, sans doute, dans leurs efforts pour flétrir et accabler les* « *ultras* » *de la* « *droite* ». \*\*\* *C'est toujours la même chose. Les définitions ou les qualifications que l'on conteste quand elles sont utilisées par la critique* « *de droite* », *on ne les conteste plus guère, voire plus du tout, lorsqu'elles sont, identiquement les mêmes, placées dans un contexte élogieux, -- s'agit-il d'éloges intéressés et compromettants, s'agit-il de véritables manœuvres publicitaires de la* « *gauche* », *et même du progressisme, et même du communisme.* *Nous avons semblablement remarqué que l'on s'est beaucoup occupé de démentir les accusations qui rattachaient par exemple le mouvement des prêtres-ouvriers et celui du catéchisme progressif à une même inspiration. Mais on n'a nullement contesté cette assimilation quand elle était opérée par une publicité élogieuse* (*voir sur ce point notre éditorial sur* « *le catéchisme* », n° 17, *spécialement les pages* 9 *et* 10). *Ainsi les démentis, les rectifications, les mises au point ont perdu, non pas en droit, mais en fait, la plus grande partie de leur portée.* \*\*\* - NE PAS CONFONDRE LA CHARITÉ AVEC L'ESPRIT PARTISAN. -- *A propos de ces mêmes chrétiens d'Alger accusés d'avoir hébergé et dissimulé des rebelles, M. Edmond Michelet écrivait dans* Témoignage chrétien *du* 19 *juillet* 1957 : « Je rappellerai qu'il est un vieux concept chrétien de l'hospitalité qu'ont pratiqué, pendant l'occupation, beaucoup de ceux qui n'appartenaient pas pour autant à la Résistance. Cela est si vrai qu'un hebdomadaire qui ne passe pas, que l'on sache, pour « résistantialiste », il s'agit de *La Nation française,* exalte dans son dernier numéro « *une certaine amitié hospitalière et directe, sentiment médiéval par excellence* » comme susceptible de cimenter « *l'unité française à réinventer* ». 52:20 « Il y a ainsi dans l'acte d'hospitalité une spontanéité qui se moque de tontes les prudences. Je me souviens de ce curé limousin, pétainiste et anti-sémite à souhait, qui transitait tranquillement chez lui tous les juifs, tous les communistes et même tous les déserteurs de l'armée allemande qui débarquaient dans son presbytère... Il ne lui est jamais venu à l'esprit d'aller les déclarer à la police. « Que des musulmans qui, à tort ou à raison, se croient suspects, viennent ainsi se mettre sous la protection des chrétiens, cela complique sérieusement la tâche des responsables de l'ordre, je l'admets volontiers... » *M. Edmond Michelet confond ici plusieurs choses apparemment semblables mais réellement distinctes. Il confond l'hospitalité donnée à un inconnu ou un ennemi traqué* (*qui est un acte d'humanité tout à la fois illégal souvent, et honorable toujours*) *avec l'aide apportée au même homme par un ami politique, pour lui permettre de continuer ses entreprises* (*et c'est alors simple complicité*)*.* *Le curé* « *pétainiste et antisémite à souhait* » *dont parle M. Michelet voyait des êtres humains qu'il aidait à fuir le bourreau, sans se demander s'ils étaient justement ou injustement poursuivis. Mais il n'agissait pas ainsi pour aider leur cause à triompher. Il ne soutenait ni leur propagande ni leur action. Il ne leur donnait pas des armes pour tuer leurs compatriotes.* *Dans le cas des personnes jugées à Alger -- et plus encore dans le cas si triste de Mlle Rapinet, il s'agit d'autre chose. Il ne s'agit absolument pas d'une hospitalité donnée à un* ENNEMI *de celui qui la donne : il s'agit de l'appui apporté à des ennemis de la France, non pas* MALGRÉ *leur combat* (*souvent criminel*)*, mais* A CAUSE *de l'orientation de leur lutte. Il s'agit non pas* (*seulement*) *de sauver des êtres humains abstraction faite de leur éventuelle culpabilité, mais aussi d'aider leur entreprise, que l'on approuve sinon toujours dans ses moyens, du moins dans son but. Cette connivence politique, c'est une confusion inconsciemment* (*ou consciemment*) *frauduleuse de l'assimiler purement et simplement à l'hospitalité chrétienne.* *Mais, d'autre part, nous accorderons volontiers que les deux choses sont parfois inextricablement confondues dans l'esprit et la conscience de plusieurs militants chrétiens. Avec amertume, peut-être avec colère, quand ils comprennent ce qu'ils ont fait, ils* se *retournent contre ceux qui auraient dû les éclairer, et qui les ont fourvoyés par des campagnes de presse et des* « *doctrines* » *véritablement criminelles.* *Maintenir des contacts humains, oui. Ouvrir sa porte à un homme traqué sans lui demander d'où il vient et où il va, oui encore,* MAIS DANS L'ESPRIT DE JÉSUS-CHRIST. *Servir de liaison à une organisation clandestine, entreposer du matériel de propagande, des fonds et des armes, non, c'est autre chose. C'est être complice d'horribles assassinats. Les lecteurs de M. Michelet pourront un jour se plaindre auprès de lui de n'avoir pas suffisamment trouvé dans ce qu'il écrit les distinctions qui auraient en temps utile éclairé leur conscience.* \*\*\* 53:20 *Certains disent : -- Je n'en demande pas tant, je n'ai que faire de toutes ces distinctions.* *Quand il s'agit d'hommes, d'organisations, d'armes qui tuent nos compatriotes chrétiens et musulmans d'Algérie, ne pas se poser de questions n'est pas la manifestation d'une conscience chrétienne, -- mais la manifestation de sa disparition.* \*\*\* - DES « LIBÉRAUX » QUI NE SONT PAS « PROGRESSISTES ». -- Au demeurant, quand on dit que beaucoup de ces militants chrétiens ne sont plus « progressistes »*,* mais sont simplement des « libéraux », on ne dit pas tout. *Et il n'en faudrait pas conclure qu'un tel* « *libéralisme* » *politique est automatiquement digne de toute louange et mérite une confiance aveugle. Les plus éloquents articles de M. Joseph Folliet -- d'une éloquence parfois imprécise jusqu'à l'équivoque -- ne suppriment pas cette remarque que formulait M. Étienne Borne dans* Forces nouvelles, *l'hebdomadaire du M.R.P.* (24 *août* 1957) : « Il arrive que l'on couvre du nom de libéralisme une complaisance systématique pour toutes les thèses du nationalisme arabe, comme si la justice et le sens de l'histoire étaient du côté du F.L.N. « Singulier libéralisme que celui qui accorde tout à un fanatisme rétrograde et lui donne des raisons de maintenir une intransigeance qui est la cause principale des malheurs du Maghreb (...). « Appeler progressiste la répression soviétique de la révolte hongroise, et appeler libérale la capitulation idéologique devant les thèses fellagha, c'est se moquer du progrès et de la liberté, et faire la preuve de son mensonge ou de son inconscience. » *Cela est d'autant plus vrai, et d'autant plus important à préciser, que les idées et les actes des* « *libéraux* » *sont constamment sollicités, manœuvrés, compromis, -- et à l'occasion annexés et utilisés, -- par l'appareil publicitaire, politique et policier du communisme.* *Ne pas se défendre avec une énergie lucide contre cette pression permanente est un sûr moyen d'y succomber -- souvent sans le savoir.* \*\*\* - « LE VATICAN CONTRE LA FRANCE ». -- Deux livres ont paru aux Éditions Fischacher, l'un de M. François Méjean, *Le Vatican contre la France d'outremer ? ;* l'autre de M. Edmond Paris (*?*) : *Le Vatican contre la France !* L'un et l'autre sont dirigés contre le Saint-Siège. Ils ne doivent pourtant pas être confondus. *M. Méjean est un laïciste gallican*, *c'est-à-dire doublement un adversaire. Dans un gros travail d'histoire contemporaine, il a rassemblé quantité de faits : son interprétation est* MÉTHODIQUEMENT *erronée, pour une raison que nous dirons tout à l'heure. Sa méconnaissance du spirituel catholique est constante. Ses intentions, pour autant qu'elles se manifestent, sont délibérément hostiles. A notre connaissance, cet auteur n'est ni malhonnête ni méprisable.* *Il doit être bien honteux que les éditions Fischbacher aient publié, à côté de son ouvrage, un livre qui en est la caricature, sous une présentation identique, un titre analogue, propres à faire croire qu'il s'agirait du second tome de la même étude. Car M. Edmond Paris mélange tout, s'appuie sur des* « *sources* » *souvent communistes ou progressistes qu'il cite comme paroles d'Évangile, et se situe constamment au-dessous de la critique.* \*\*\* 54:20 *M. Léon Bérard, dans son article de la* Revue des Deux mondes *du* 15 *juillet* 1958, *avait déjà critiqué, avec beaucoup d'esprit et de fermeté, la position de M. François Méjean, telle qu'elle s'exprimait dans des articles antérieurs, -- et c'est la même position que nous retrouvons dans l'ouvrage qu'il vient de publier. M. Méjean réunit la tradition laïque et la tradition gallicane. Or, comme l'a montré M. Bérard, le gallicanisme n'était pas un laïcisme, mais tout le contraire *: *il était, comme nous disons aujourd'hui, un* « *cléricalisme* », *et même un super-cléricalisme. Il s'appuyait sur une monarchie de droit divin, en exagérant et en extrapolant ce droit. Le gallicanisme laïque est intrinsèquement contradictoire. C'est une monstruosité intellectuelle. Et même, c'est souvent une imposture *: *nous voulons dire qu'il est une imposture ailleurs que chez M. Méjean qui, quant à lui, est très sérieux et très convaincu.* *Le seul gallicanisme qui ait peut-être ses chances en France est le gallicanisme clérical. Nous ne sommes pas sûrs que ce cléricalisme gallican ait tout à fait fini d'exister. Nous croyons même que, sous le règne d'une République laïque, il ne dédaigne pas toujours une alliance contre nature avec un certain laïcisme. Nous pourrons à l'occasion préciser notre pensée sur ce point. Pour le moment, il nous paraît suffisant de renvoyer le lecteur à l'article particulièrement qualifié de M. Léon Bérard, que nous avons déjà signalé dans un numéro précédent.* \*\*\* - L'ÉGLISE N'EST PAS UNE CASERNE. -- La méthode même de M. Méjean est aussi critiquable que sa position fondamentale *:* elle recèle elle aussi une faiblesse interne. Elle consiste à attribuer au « Vatican »*,* puisqu'il les « tolère »*,* telles déclarations plus ou moins concertées de certains militants catholiques, voire telles manifestations isolées d'ecclésiastiques de rangs divers. *Or l'erreur est ici dans le principe même de la méthode. Car l'Église,* « *intolérante* » *sur les principes, est infiniment* TOLÉRANTE *à l'égard des hommes, et même des siens : qu'accidentellement elle ne l'ait pas été fait oublier cette vérité capitale et ouvre la porte à tous les contresens.* 55:20 *On se souvient* (*trop uniquement*) *des mesures de rigueur que l'Église prend parfois, dans des circonstances exceptionnelles et particulièrement graves ; on se souvient aussi d'autres rigueurs ecclésiastiques, enregistrées par l'histoire, mais qui relèvent pour une bonne part d'un état général des mœurs fondamentalement différent du nôtre. Et avec de tels souvenirs, des ennemis de l'Église, et aussi certains de ses fils, aujourd'hui,* « *ne comprennent pas* » *pourquoi des journaux catholiques, et quelques personnalités, ont licence de contredire implicitement ou explicitement le Souverain Pontife. Certains fils de l'Église craignent que la cause en soit une faiblesse ruineuse du gouvernement pontifical certains ennemis de l'Église imaginent pouvoir y trouver l'indice d'un machiavélisme, qui proclame une chose dans ses encycliques et en laisse faire une autre, ou peut-être la suscite en sous-main...* *Les uns et les autres se trompent, parce qu'ils méconnaissent la nature du gouvernement pontifical. L'Église est hiérarchique : mais sa hiérarchie ne fonctionne pas comme la hiérarchie militaire.* Si *un caporal ou un colonel désobéit ouvertement aux ordres du général, il est immédiatement mis aux arrêts ou en prison. Quand un catholique, et peut-être un ecclésiastique, et peut-être même* (*hypothèse extrême*) *un évêque contredit l'enseignement pontifical, ou passe à côté, cette contradiction n'entraîne pas* ipso facto *des sanctions spectaculaires, sauf s'il s'agissait de cas trop insolents et trop scandaleux. L'autorité dans l'Église se donne, au maximum du possible, le temps de convaincre et de persuader, et d'abord par des voies qui évitent d'humilier publiquement le contrevenant...* *A cette tradition de l'Église s'ajoutent l'accent personnel et la manière propre de Pie XII, qui visiblement s'efforce de ne pas* CONDAMNER, *mais* d'INSTRUIRE *inlassablement, et de tout tenter pour faire comprendre leur erreur à ceux qui se trompent, en reculant le plus possible le moment où leur obstination rendrait inévitables des sanctions disciplinaires.* \*\*\* *Les catholiques qui ont cru pouvoir en conclure :* « *La pénitence est douce, nous recommencerons* », -- *se trompent du tout au tout. Mais d'autres, beaucoup d'autres, ont été véritablement retournés. Sur ces* CONVERSIONS *que Pie XII opère à l'intérieur de l'Église, il ne convient pas de donner des précisions nominales. Ceux qui ont l'habitude de lire de près les auteurs, et de comprendre les textes, en aperçoivent plus d'une, quelquefois fort inattendues. Il convient seulement d'en rendre grâces au Seigneur, et à son Vicaire sur la terre ; et de se souvenir aussi, en toute humilité, que nous avons tous besoin de nous convertir chaque jour.* \*\*\* - DONC... on s'expose à tous les contresens lorsqu'on prend pour indices des intentions du « Vatican » l'existence non encore réprimée de certains mouvements, journaux, courants de pensée, etc., qui, eux, au nom d'une doctrine catholique mal comprise, vont effectivement contre la France. *Il n'y a rien dans l'enseignement pontifical qui encourage ou justifie l'insurrection des peuples d'outremer contre la patrie française *; *il n'y a rien qui ressemble à ce que même certains ecclésiastiques ont enseigné sous couvert de* « *péché de colonialisme* » *et de* « *devoir de décolonisation* » ; 56:20 *rien qui donne un commencement de fondement au prétendu* « *droit des peuples à disposer d'eux-mêmes* » *et au droit absolu et inconditionnel à l'* « *indépendance* » *que certains ont témérairement affirmé. Au contraire *: *la doctrine de l'Église, et son exposé actuel par le Souverain Pontife, dément et réfute ces contre-vérités.* *Et d'ailleurs, la plupart de ceux qui les ont un moment énoncées, on peut supposer qu'ils ont été discrètement rappelés à l'ordre, car on observe qu'ils deviennent progressivement moins affirmatifs et bientôt tout à fait silencieux sur les sujets en litige. Les laïques et laïcistes qui s'indignent parce que le Pape jouerait contre la France* (*ce qui est en outre tout ignorer de l'amour que le Souverain Pontife porte à notre Patrie*)*, et les catholiques qui s'émeuvent parce que des manœuvres pseudo-catholiques contre la France, perpétrées au nom d'une fausse doctrine, n'ont pas été spectaculairement punies, -- se trompent autant les uns que les autres. Les premiers ne comprennent rien à l'Église ; les seconds oublient ce qu'ils avaient compris, et laissent pénétrer dans leur cœur une insidieuse tentation contre leur foi au mystère de l'Église.* *L'ouvrage de M. Méjean est irrémédiablement vicié par une méconnaissance de cette sorte.* \*\*\* - CONTRE LA FRANCE. -- *Il est malheureusement trop évident que des militants catholiques, laïcs et même clercs, ont fait, ces dernières années, un usage erroné de la doctrine de l'Église, qui était tourné en fait, sinon en intention, contre la patrie française. Beaucoup ont oublié le fil d'Ariane, que rappelait avec éclat le Cardinal Saliège :* « L'affirmation d'un principe chrétien n'a jamais impliqué La négation d'un autre principe chrétien*.* » *En outre, à un moment où les* DEVOIRS ENVERS LA PATRIE *étaient de plus en plus* «* mis en question *» *et méconnus par une partie notable de l'opinion, il est sans doute regrettable que ceux qui agissent sur l'opinion par les organisations et les journaux, se soient si longtemps abstenus de réaffirmer ces devoirs avec l'insistance et la netteté qui eussent été nécessaires.* *Du moins, plusieurs articles du P. Ducatillon, et notamment celui qu'il publia dans* La Croix *sur le patriotisme -- articles recueillis dans son admirable livre posthume *: Patriotisme et colonisation (*Desclée et Cie*) -- *ont puissamment contribué à rétablir de justes perspectives.* *Plus profondément, les erreurs de M. Méjean -- et les erreurs parfois fort analogues de certains catholiques -- proviennent* (*comme toujours*) *d'une méconnaissance de la doctrine catholique *; *en l'occurrence, d'une méconnaissance portant principalement *: 1. -- *sur la doctrine catholique du* BIEN COMMUN ; 2. -- *sur la doctrine catholique de la* COMMUNAUTÉ INTERNATIONALE. \*\*\* - DOCTRINE DU BIEN COMMUN. -- *Le nationalisme gallican qui inspire M. Méjean -- et qui inspire aussi certains* «* cléricaux *» *-- méconnaît tout autant la* COMMUNAUTÉ INTERNATIONALE *et le* BIEN COMMUN NATIONAL *tels que la doctrine catholique les définit*. *Nous exposons assez souvent ces principes* (*notamment dans les articles de Marcel Clément, et dans la dernière partie de son ouvrage,* Enquête sur le nationalisme, *récemment paru aux Nouvelles Éditions Latines*) *pour nous dispenser d'y revenir en détail dans le cadre d'ailleurs trop étroit des présentes* «* notules *». 57:20 *Signalons toutefois que, sur ce point de doctrine, il existe une étude philosophique réellement fondamentale en notre siècle, et par bonheur elle est en langue française :* La primauté du bien commun, *par Charles de Konink, doyen de la Faculté Laval* (*Éditions Fidès, Montréal,* 1943). *Épuisé chez l'éditeur, ce livre est presque inconnu en France, On doit pouvoir le trouver dans les bonnes bibliothèques théologiques et philosophiques, par exemple dans les bibliothèques de communauté des couvents bénédictins, dominicains, jésuites, et sans doute dans diverses autres. En l'étudiant comme il mérite de l'être, car c'est véritablement un chef-d'œuvre de philosophie politique -- et celui qui nous manquait le plus -- on évitera bien des erreurs ruineuses.* \*\*\* - DOCTRINE DE LA COMMUNAUTÉ INTERNATIONALE. -- *La doctrine du bien commun national est mal connue, souvent déformée ou déviée en un* « *salut public *» *plus païen que chrétien, plus totalitaire qu'exact, plus proche des dictateurs ou des sénateurs de la Rome antique que de sainte Jeanne d'Arc.* *La doctrine catholique de la* COMMUNAUTÉ INTERNATIONALE *est elle, totalement inconnue parmi de nombreux catholiques, qui ignorent jusqu'à son existence, ou croient y voir des considérations valables pour le Moyen-Age. Pie XII l'a enrichie de développement et de précisions considérables, -- et c'est pourquoi les docteurs qui se limitent aux maîtres de leur jeunesse et de leurs études, et qui restent distraits ou négligents devant l'enseignement de Pie XII, s'exposent à bien des approximations regrettables ou à des improvisations fantaisistes, sur de telles questions.* *La doctrine de la communauté internationale est encore, d'ailleurs, une doctrine du* BIEN COMMUN*, mais d'un bien commun plus vaste que celui de la nation, et qui s'harmonise avec lui. Le livre fondamental de Mgr Guerry, La doctrine sociale de l'Église, laisse espérer un second volume sur la communauté internationale : ce second ouvrage sera aussi précieux que le premier, ou même, à certains égards, plus précieux encore, car les ignorances et les méconnaissances sont encore plus profondes et plus anciennes en ce domaine.* \*\*\* 58:20 - LE MESSAGE DE NOËL. -- *Précisément, dans son dernier Message de Noël, Pie XII a rappelé plusieurs traits directeurs de la doctrine catholique en matière de communauté internationale.* *La conclusion de ce Message était à la fois un enseignement et un appel *: « La loi divine de l'harmonie dans le monde IMPOSE STRICTEMENT à tous les gouvernants L'OBLIGATION d'empêcher la guerre PAR DES INSTITUTIONS INTERNATIONALES capables de placer les armements sous une surveillance efficace et d'effrayer par la solidarité assurée entre les nations qui veulent sincèrement la paix celui qui voudrait la troubler... « ...Nous renouvelons Notre exhortation pour qu'ENTRE LES VÉRITABLES AMIS DE LA PAIX CESSE TOUTE RIVALITÉ, soit éliminée toute cause de méfiance. La paix est un bien si précieux, si fécond, si désirable et si désiré, que lut effort pour la défendre est bien employé, MÊME EN SACRIFIANT MUTUELLEMENT DES ASPIRATIONS PARTICULIÈRES LÉGITIMES... » \*\*\* - RESTAURATION DU PATRIOTISME. -- *Avec une connaissance suffisante et sûre de la doctrine chrétienne du bien commun* (*national et international*)*, les catholiques seront en mesure de ne plus se laisser troubler ou décevoir par les confusions du nationalisme gallican. Le livre de M. Méjean est aujourd'hui dangereux partout où cette connaissance doctrinale fait défaut.* *Il arrive que M. Méjean recueille et souligne des réalités regrettables mais seule une connaissance de la doctrine de l'Église, éclairée par une foi vivante dans le mystère de l'Église, permet d'interpréter correctement les faits déplorables, et de n'en être pas scandalisé.* *Nous avons à restaurer en France la vertu de patriotisme* (*et c'est, parmi d'autres, l'effort inlassable de Marcel Clément*) : *vertu naturelle, aussi naturelle que l'amour filial, mais qui a été tantôt contestée et combattue, tantôt* « *dénaturée* » *et déviée.* *Le patriotisme est éclairé, confirmé et en quelque sorte nourri par une juste doctrine du bien commun. Mais le drame est souvent qu'une doctrine du bien commun national, même exactement située à l'origine, tombe presque fatalement dans les excès et déviations dès qu'elle n'est pas ordonnée, complétée -- et quand il le faut limitée -- par une doctrine du* BIEN COMMUN INTERNATIONAL. *Elle risque d'aboutir à diverses formes implicites ou explicites d'un* « *égoïsme national* » *apportant alors de l'eau au moulin des détracteurs du patriotisme, qui reprochent au patriotisme les excès ou déviations du patriotisme dénaturé.* \*\*\* - L'OBJECTION CLASSIQUE. -- *Nous n'avons l'intention en tout ceci ni d'ignorer ni de méconnaître une objection qui a souvent cours. Elle dit que la communauté internationale existait au temps de la Chrétienté médiévale, et que malheureusement elle n'existe plus aujourd'hui ; l'unité religieuse ayant été brisée, on n'a plus une conception commune de la justice et du droit, et il faut alors considérer la nation comme* « LA PLUS GRANDE COMMUNAUTÉ TEMPORELLE AYANT UNE EXISTENCE RÉELLE ». *Au-dessus ou au-delà de la nation n'existeraient plus que des rapports de force, d'intérêts, de rivalités, d'alliances, etc.* 59:20 *Cette objection classique repose sur un raisonnement faux*. *Il est vrai sans doute que la communauté internationale est blessée, embarrassée, compromise par l'absence d'unité religieuse, Mais le bien commun international n'est pas* SUPPRIMÉ *pour autant.* *Ceux qui formulent cette objection sont des catholiques qui se rabattent sur le seul bien commun national. Or la France est elle aussi divisée religieusement ; officiellement, elle est laïque et même laïciste *: *la communauté nationale s'en trouve certainement atteinte, mais non point anéantie.* *Pour le bien commun national lui aussi, il faudrait que la pratique des vertus chrétiennes, l'état des mœurs et des institutions, l'unité religieuse soient aussi intacts que possible. Qu'il n'en soit pas ainsi ne supprime ni l'existence du bien commun national, ni le devoir d'assurer, à chaque moment dans la mesure du possible, sa primauté sur les intérêts particuliers.* *Le bien commun international, tout autant que le bien commun national, souffre de l'absence d'unité religieuse, et de ce désaccord des esprits sur la morale et sur le droit. C'est une difficulté supplémentaire des temps que nous vivons mais elle n'anéantit pas le bien commun ni celui qui est national, ni celui qui est international -- et n'autorise nullement que l'on s'en désintéresse.* \*\*\* *Tout cela, que nous mentionnons très rapidement, se trouve dans l'enseignement de Pie XII, parfaitement* « *adapté* » *aux problèmes contemporains qui nous sont réellement posés. Ceux qui auront médité la doctrine et la pressante conclusion du dernier Message de Noël en retireront, croyons-nous, le sentiment que l'examen de ces questions a été trop souvent négligé ou dévié, et qu'il faut en reprendre l'étude, dans cette lumière de l'Église qui nous apporte le salut.* 60:20 ### Toute petite j'ai plu au Très Haut CE MOIS DE FÉVRIER ramène l'anniversaire de deux faits historiques concernant la même personne, la Très Sainte Vierge. Mais ces deux faits se passent à mil huit cent soixante ans l'un de l'autre. L'un est la Purification qui eut lieu vraisemblablement la quatrième année avant l'ère chrétienne, l'autre l'apparition de la Sainte Vierge à Lourdes le 11 février 1858. Cette permanence d'une mortelle dans une autre vie par-delà la mort nous est connue certainement par la foi. Mais notre foi est si médiocre, nos tentations si grandes, notre attachement à ce monde passager si tenace, que Dieu par sa miséricorde et pour notre consolation, dans son amour tout puissant rend visible à des yeux mortels cette existence au-delà de la mort terrestre à laquelle nous sommes tous appelés. C'est ainsi que la même jeune petite maman qui montait joyeusement à Jérusalem offrir à Dieu son premier-né le 2 février 750 de la fondation de Rome, la 31^e^ année du règne d'Hérode, a manifesté sa vie à la petite bergère de Lourdes le 11 février 1858 de l'Incarnation pendant la septième année du règne de Napoléon III. 61:20 Et dans 1860 ans, votre âme, ô lecteur de ces pauvretés, sera, conformément à sa nature, toujours capable de Dieu... mais d'une manière ou d'une autre. Fasse le ciel que ce soit pour l'amour ! A moins que le jugement dernier ne soit intervenu ; en quel cas elle aura retrouvé un nouveau corps subtil et glorieux dans un ciel nouveau et une terre nouvelle. Rien là qui soit contre la raison. Qui sait ce qu'est la matière ? Notre esprit nous est connu par le dedans bien davantage. La science voit la matière s'évanouir sous ses yeux dans les phénomènes qu'elle observe et mesure. Mais comme l'a écrit un philosophe : « La raison n'a qu'un seul moyen d'expliquer ce qui ne vient pas d'elle, c'est de le réduire au néant. » Et c'est pourquoi Dieu a jugé la foi indispensable à notre esprit. La géométrie accumule des vérités et les conséquences de ces vérités ; au contraire, la physique détruit ses lois dès qu'un fait bien constaté ne s'arrange pas d'elles. Il n'y a rien contre la raison dans la foi. La raison ne crée pas le monde, elle est elle-même une créature ; elle travaille sur les données qui lui sont antérieures logiquement et réellement. La foi est, comme l'inspiration pour les artistes, *une communication de l'être,* mais de l'être surnaturel. Il est *raisonnable de la demander.* Le faites-vous chaque jour ? Prier Dieu d'augmenter cette communication de son être, c'est-à-dire demander l'augmentation de la foi, de l'espérance et de la charité, tel doit être le fond de notre prière. Et nous sommes certains d'être exaucés, car que peut désirer Dieu dans son amour sinon de nous donner l'accroissement des vertus ? Mais les désirons-nous sincèrement ? DIEU a donc voulu que Marie manifestât sa vie dans l'éternité mil huit cent soixante ans après son passage sur la terre, et il a donné un monceau de preuves publiques : l'extase de l'enfant qui pose sans dommage ses tendres doigts dans la flamme d'un cierge pendant plus d'un quart d'heure ; 62:20 la source jaillissante ; le nom que la Sainte Vierge a soupiré dans son humilité, et que l'enfant répétait tout le long du chemin de peur de l'oublier : « *Que soy era Immaculada Conceptioun.* » Enfin, les miracles. Il faut lire dans le livre d'Henri Lasserre : *Notre-Dame de Lourdes,* le récit de ces premiers faits. La foi ne lui manquait point, mais comme beaucoup d'autres, il craignait de se convertir, de peur d'être obligé de renoncer à beaucoup de choses auxquelles il tenait plus qu'aux vertus. Mais il était près de perdre complètement la vue ; depuis longtemps, il ne pouvait plus écrire. Sur le conseil de deux amis protestants (qui y cherchaient probablement un signe pour eux-mêmes), il fit venir de l'eau de Lourdes... et fut guéri subitement. C'était quatre ans après les apparitions, en 1862. Il ne s'occupa plus ensuite qu'à réunir les documents utiles pour célébrer la gloire de Marie. Il a donc connu Bernadette apprenant à écrire chez les Sœurs, le curé de Lourdes, et les premiers miraculés. On voit dans son livre le noble visage du carrier Louis Bourriette aveuglé dans un accident de son travail qui, lui le premier, envoya sa fille chercher de cette eau boueuse suintant encore faiblement au lendemain de son apparition sur terre et il fut guéri. On y voit la tête volontaire et passionnée de Croisine Bouhohorts. Elle porta son enfant mourant à la grotte « priant à haute voix et avec toutes les allures d'une insensée ». Elle le plongea par un froid glacial dans le petit bassin creusé par les carriers. « L'enfant est déjà mort, laissons-la faire, disaient les assistants, c'est une mère que la douleur égare. » Elle l'y laissa plus d'un quart d'heure. Rentrée à la maison elle le coucha ; l'enfant se mit à respirer paisiblement et le lendemain, lui qui à deux ans et toujours malade n'avait jamais marché, courut au-devant de sa mère. Cette connaissance personnelle des hommes et des événements rend ce témoignage irremplaçable. 63:20 Mais revenons aux premiers événements de ces deux mille années de vie. Quarante jours après la naissance de son premier-né, Marie devait se purifier et présenter son Fils au Temple. Elle n'avait certes pas besoin de cette purification ; mais elle ignorait ce privilège qu'elle devait déclarer mil huit cent soixante ans plus tard parce qu'un prêtre lui fit demander son nom. Elle confirmait en même temps l'assistance du Saint-Esprit au pontife romain. Pie IX venait de déclarer quatre ans auparavant dans la boue dogmatique sur l'Immaculée Conception de la Vierge : « Le Dieu ineffable dont... les voies sont sagesse, vérité et miséricorde, ayant destiné depuis le commencement à son Fils unique la Mère de laquelle il naîtrait par son Incarnation, la combla plus que les anges et les saints... avec une profusion merveilleuse, afin qu'elle fût toujours sans aucune tache, toute belle, toute parfaite et d'une telle plénitude d'innocence et de sainteté qu'on ne peut, en dessous de Dieu, en concevoir une plus grande et que personne, excepté Dieu, ne peut en mesurer la grandeur. » Il est probable que Jésus révéla à sa Mère le privilège dont elle jouissait, au moment où il commença sa vie publique, afin qu'elle coopérât consciemment à l'œuvre de notre salut, mais cela ne fit certainement qu'augmenter en Marie l'humilité qui la conduisait au Temple pour s'y purifier. Marie avoue dans le *Magnificat* sa bassesse et son abjection ; c'est le sens du mot grec que la Vulgate traduit assez justement par *humilitas *; car ce mot vient d'*humus,* c'est l'état de celui qui est aussi bas que terre. Mais Marie ne parle pas là d'humilité. L'humilité est une vertu ; celui qui l'a ne s'en aperçoit pas ; il essaie seulement d'être dans la vérité et Marie dit avec sincérité : « parce qu'Il a jeté les yeux sur la bassesse de sa servante ». Mais cette humilité est d'une qualité telle que, comme Pie IX le dit de sa sainteté « personne excepté Dieu n'en peut mesurer la grandeur ». Nous avons tous, quoique nous fassions, cette pensée que nous comptons dans le monde ou dans notre petit monde. César préférait être le premier dans un village que le second à Rome. 64:20 Nous avons tous quelque chose de cet aveuglement et nous sommes facilement portés à croire que ce n'est pas rien que nous-mêmes ; il y en a pourtant un milliard comme nous, et il y en eut des milliards qui n'ont pas laissé plus de trace dans la mémoire des hommes que nous n'en laisserons nous-mêmes. La présence constante de Dieu en Marie la maintenait dans la vérité et cette vérité c'est qu'il n'y a pas de mesure entre Dieu et nous, et que nous sommes un rien vis-à-vis de Lui. ET C'EST POURQUOI Marie choisit pour ses messages des enfants parmi ceux qui lui ressemblent le plus, des enfants très humbles qui s'estimaient au-dessous des autres. Bernadette à quatorze ans en paraissait onze, moins forte que sa cadette, elle ne savait pas lire et écrire, n'était jamais allée au catéchisme et connaissait seulement les prières qu'on récite en disant le chapelet. Mélanie la bergère de la Salette qui montra plus tard le caractère viril que Dieu lui avait donné pour une mission très dure, qui écrivit tant de lettres pleines de sens et d'intelligence, quand on lui demandait pourquoi la Sainte Vierge l'avait choisie répondait : « Parce qu'elle n'a trouvé sur la terre personne de plus bas, de plus vil et de plus démuni. » Elle était comme Bernadette profondément ignorante de toute science humaine. Mais Mélanie et Bernadette n'étaient nullement les dernières parmi les hommes au point de vue naturel ; frustes sans doute elles étaient pleines de qualités de l'esprit et du cœur. Mais, par grâce, elles avaient connu dès leur petite enfance l'immensité des grandeurs de Dieu, et par sa présence dans leur âme, elles s'anéantissaient devant lui. La Sainte Vierge était instruite ; elle avait été élevée dans le Temple ; il y a dans le *Magnificat* plus d'une douzaine d'allusions à différents passages de l'Ancien Testament, mais elle n'en conservait pas moins cette idée que Mélanie eut d'elle-même. Elle estimait certainement plus l'humilité que la science humaine ; car l'humilité vient de la science de Dieu. 65:20 Et ces enfants si démunis étaient tenus dans l'humilité par les conditions naturelles dans lesquelles ils vivaient, par leur santé même. La Sainte Vierge s'est confiée à eux parce que cette humilité leur venait de leur amour de Dieu et qu'ils vivaient en sa présence. Enfin ce sont des bergers et des bergères comme sainte Geneviève et sainte Germaine Cousin, accoutumés à la solitude et l'aimant pour demeurer plus facilement devant Dieu. Il faut se rendre compte que ce ne sont pas nos qualités naturelles qui plaisent à Dieu : elles viennent de Lui ; il nous les a données pour un rôle que nous avons à jouer dans l'histoire de la rédemption du monde. Il lui plaît au contraire que nous demeurions dans la vérité, c'est-à-dire dans la connaissance de notre misère. Notre-Seigneur disait à Josepha Menandez : « Je t'aime et ta misère est justement cause de mon amour. Oui j'aime toutes les âmes mais avec quelle prédilection celles qui sont les plus faibles et les plus petites. » Et il ajoutait en parlant des âmes privilégiées, baptisées, consacrées : « Ces âmes n'ont pas compris ce qu'est mon Cœur ! Car ce sont précisément leurs misères et leurs fautes qui inclinent ma bonté vers elles. Et lorsqu'elles reconnaissent leur impuissance et leur faiblesse, s'humilient et viennent à moi en toute confiance, c'est alors qu'elles me glorifient plus encore qu'avant leur faute... Je ne puis leur refuser ce qui convient au bien de leur âme. Quand le Centurion vint me supplier de guérir son serviteur, il me dit avec une grande humilité : « Je ne suis pas digne que Vous entriez dans ma maison. » Mais plein de foi et de confiance il ajouta : « Cependant, Seigneur, dites seulement une parole et mon serviteur sera guéri. » Cet homme connaissait mon Cœur. Il savait que je ne puis résister à la supplication d'une âme qui attend tout de Moi. » (*Un appel à l'Amour* pp. 595 et 625.) 66:20 Marie attendait tout de Dieu ; elle partit joyeusement pour Jérusalem portant l'enfant Jésus pour l'offrir au Seigneur. Quel Introït ! Jésus entre pour la première fois dans ce second Temple, dont la gloire, suivant la parole du prophète, devait effacer celle du premier. Mais il y venait pour obéir à son Père, pour une tâche pénible où il devait laisser sa vie, Marie savait par l'ange Gabriel que son Fils serait grand et serait appelé Fils du Très Haut... et que son règne n'aurait point de fin. Elle avait lu Isaïe et tout ce qui concerne le « serviteur souffrant ». Elle voyait qu'il y aurait dans la vie de son fils un grand mystère. Elle connaissait les origines de la cérémonie qui allait s'accomplir. C'était un souvenir de Sang et de Sacrifice. On lit dans l'Exode : « Et lorsque ton fils t'interrogera un jour en disant : Que signifie cela ? Tu lui répondras : Par sa main puissante Dieu nous a fait sortir d'Égypte et de la maison de servitude. Comme Pharaon s'obstinait à ne point nous laisser aller, Dieu fit mourir tous les premiers nés de l'Égypte depuis les premiers nés des hommes jusqu'aux premiers nés des animaux. Voilà pourquoi j'offre en sacrifice à Dieu tout mâle premier-né (des animaux) et je rachète tout premier-né de mes fils. » (Exode XIII, 14, 15.) Marie voyait bien ce Fils du Très Haut faisant sortir Israël de la maison de servitude du péché mais comment ? Par le Sang ? Quel Sang ? Celui des Égyptiens comme la première fois ? Celui d'un agneau ? Quel agneau ? Le serviteur souffrant ? Elle ne s'était jamais ouverte de ces faits et de ces espérances qu'avec des âmes privilégiées que le Saint-Esprit avait averties, Élisabeth, Zacharie, Joseph. Les bergers pendant la nuit de Noël avaient accompli un commencement de la prophétie d'Isaïe : « *Le peuple qui marchait dans les ténèbres a vu une grande lumière* et *sur ceux qui habitaient le pays de l'ombre de la mort, la lumière a resplendi* » (IX, 1). Les Mages n'étaient pas encore venus. Le vieillard Siméon allait ouvrir une fenêtre sur les prophéties universelles et les souffrances du Messie. Il allait confirmer les appréhensions de Marie : 67:20 « *Et maintenant, Yaweh, parle* *lui qui m'a formé dès le sein de ma mère pour être son serviteur* *pour ramener à lui Jacob et pour qu'Israël lui soit réuni.* *Il a dit : C'est peu que tu sois mon serviteur* *pour rétablir les tribus de Jacob* *et pour ramener les tribus d'Israël.* *Je t'établirai lumière des nations* *pour que mon salut arrive* *Jusqu'aux extrémités de la terre.* » (Is. 49, 50.) « *Il a plu à Yaweh de le briser par la souffrance, mais quand son âme aura offert le sacrifice expiatoire,* *Il verra une postérité, il prolongera ses jours* *et le dessein de Yaweh prospérera dans ses mains* *A cause des souffrances de son âme* *Il verra et se rassasiera.* » (Is. 53 10, 11.) Je ne raconterai pas la scène que tout le monde vient de lire à la messe et qui est si connue, du vieillard conduit par l'Esprit qui prend l'Enfant dans ses bras, bénit Dieu et dit : « Nunc dimittis... » « Et son père et sa mère étaient étonnés de ce qui avait été dit de lui. » (Luc II, 33.) Étonnés de cette nouvelle confirmation faite par un inconnu des desseins de Dieu sur Jésus. Mais voici qu'après la confession d'Élisabeth et celle des bergers, celle du vieillard Siméon s'augmente d'une prophétie : Siméon rend l'enfant et bénit les parents de Jésus ; il regarde alors avec émotion cette personne extraordinaire qui était la mère du Messie. Il ne vit dans les yeux de cette jeune mère de quinze ans pas autre chose que l'Innocence, une telle innocence qu'il en frémit et ajouta : « ...Et ton âme à toi aussi, sera transpercée d'un glaive, afin que soient découvertes les pensées d'un grand nombre de cœurs. » 68:20 Marie comprit alors que les prophéties du serviteur souffrant s'appliquaient à son Fils et elle s'y prépara dans la prière. Elle comprit qu'elle était associée à son Fils dans le rachat de l'humanité, elle prit pour elle aussi les paroles qu'Isaïe prononce sur le Messie : Il a plu à Yaweh de la briser par la souffrance Mais quand son âme aura offert le sacrifice expiatoire... Aussi mil huit cent soixante ans plus tard disait-elle à Bernadette : « Je ne te promets pas d'être heureuse en ce monde mais dans l'autre » et faisait-elle répéter à l'enfant : « Pénitence, Pénitence, Pénitence ! » Les nécessités du salut demandent aux membres du corps mystique de notre Sauveur « ce qui manque aux souffrances du Christ ». La Très Sainte Vierge par des miracles éclatants et gracieux nous le rappelle à Lourdes. Songez en ce mois que les pensées de vos cœurs, assurément bien connues Là-Haut, seront néanmoins éprouvées et découvertes par votre participation à celles de Marie devant la souffrance, la mort et l'Espérance éternelle. D. MINIMUS. 69:20 ## Enquête sur la Corporation ### Seconde réponse de Hyacinthe Dubreuil : le témoignage des deux frères. DANS UNE DISCUSSION comme celle qui s'est ouverte ici sur le corporatisme, il serait peut-être plus utile d'apporter des témoignages que des idées. Dans tous les cas, c'est ce que je me sens plus disposé à faire, par méfiance de la simple discussion, qui est si souvent vaine. C'est donc de ce point de vue que je continue à considérer cette question si importante, pour dire que les observations d'Henri Charlier, relativement à l'art ([^17]) s'encadrent exactement dans tout ce que l'on peut dire, non seulement, à l'égard de la corporation, mais aussi du travail en général. J'observerai par exemple, et tout d'abord, que tout ce que dit Charlier des écoles, en matière d'art, est valable pour les écoles techniques qui préparent à l'industrie. La production industrielle des États-Unis en apporte une preuve que sans doute Charlier ne connaît pas. Il y existe en fait, comparativement au chiffre de la population, peu d'écoles professionnelles, et leurs méthodes d'enseignement sont d'ailleurs très empiriques, c'est-à-dire très pratiques. Pour celui qui ne fait que visiter les États-Unis, la qualité et l'origine des ouvriers qualifiés peut sembler un mystère, car leur grand nombre peut faire comprendre qu'ils ne peuvent sortir des écoles. Or, l'explication de ce mystère apporte une confirmation complète à tout ce que Charlier explique au sujet des ateliers où les jeunes gens qui se destinent aux beaux-arts servent un maître et travaillent pour lui. J'ai donc eu la clé de ce mystère lorsque, travaillant aux États-Unis -- il y a trente ans de cela ! -- je vis quelle était la méthode fort simple par laquelle est formée la plus grande partie de la main-d'œuvre qualifiée de ce pays. 70:20 Quand un contremaître y confie du travail à un ouvrier, et si ce travail est important et de longue durée, il met à la disposition de cet ouvrier, s'il le désire, autant d'aides qu'il en voudra, afin qu'il se débarrasse sur eux du travail d'ébauche ou des opérations élémentaires que ce travail peut exiger. La plupart du temps il n'en prend qu'un seul. Cet aide sera alors choisi par l'ouvrier parmi les manœuvres que comporte tout atelier, et naturellement s'il en a distingué un susceptible de faire du travail d'un ordre plus élevé, cet aide travaillera alors à côté de lui et sous sa surveillance permanente, car il reste évidemment responsable de la bonne exécution. On comprend ainsi que cet ouvrier ne se réserve que le travail de « finition ». Naturellement, les hommes ainsi choisis sont fort contents de la possibilité qui leur est alors ouverte *d'apprendre à travailler*. Il est clair que s'ils sont intelligents, animés de quelque ambition, et possèdent quelque habileté naturelle qu'ils n'avaient pas eu l'occasion d'exercer jusque là, ils deviennent ainsi, quel que soit leur âge, de véritables apprentis, qui pourront passer à leur tour dans les rangs des ouvriers professionnels. La plus grande partie des ouvriers de métier des États-Unis sont formés de cette manière, et nous pouvons en apprécier les résultats -- que le Spoutnik ne saurait nous faire oublier -- par la qualité de la production américaine. Sur ce plan de la production industrielle, ce qui existe correspond donc exactement à ce que souhaite Henri Charlier pour l'éducation des artistes, éducation *directe et pratique*, sous une direction identique à celle des ouvriers que les Américains appellent d'ailleurs des *leaders*. CE QUE JE VIENS DE RAPPORTER aidera le lecteur à comprendre le point de vue à partir duquel je considère ces questions si importantes. Mais je dirai aussi, et très simplement, que je mesure très bien toute la distance qui sépare mon expérience de celle de Charlier, et que cette distance est très longue, si je pense à son talent et à son érudition. Cependant, je puis bien ajouter aussi que, par contre, je me sens tout près de lui par toutes les idées qu'il exprime au sujet du *métier*. Je peux donc commencer à préciser la nature de mon témoignage en disant que s'il est un *artiste*, j'ai été un *ouvrier*. C'est ce qui a fait que nous avons quelque chose en commun, et que je dirai d'une origine parallèle, afin de conserver nos distances. 71:20 Ce que nous avons en commun, et dont je crois l'influence très importante pour la formation de nos opinions respectives, c'est d'avoir dû lutter contre la matière en maniant des outils. Or, les outils de l'un et de l'autre ont pour but d'élaborer des formes. Par l'intermédiaire de ces formes, Charlier est capable d'interpréter de hautes pensées. Loin de lui, j'ai lutté avec des métaux pour un objectif bien moindre : réaliser des formes de précision géométrique, et par conséquent dénuées des sentiments que le sculpteur peut exprimer avec la pierre. C'est sur cette base qu'il m'est possible de me dire le tout petit frère d'Henri Charlier, mais son frère tout de même. Et c'est aussi ce qui m'empêche de me sentir trop confus de m'installer avec imprudence dans ce haut voisinage, rassuré d'ailleurs lorsque je me sens vibrer à l'unisson avec tout ce qu'il dit, que ce soit au sujet du métier ou de l'art. Dans tous les cas, ces considérations fixeront la valeur qu'on peut accorder ou refuser à un témoignage que je livre avec une tranquille candeur. Mais j'ajouterai encore que je ne puis m'empêcher de trouver frappant que nos luttes respectives, bien que si différentes, nous aient conduit l'un et l'autre à une même attitude intellectuelle. C'est pour moi la preuve qu'il y a dans l'*action* une vertu mystérieuse que je ne suis pas capable d'analyser, mais qui me paraît manifester ses effets d'une façon remarquablement similaire, quel qu'en soit le niveau. BIEN ENTENDU, tout le monde ne peut pas manier des outils, et je dois donc m'excuser auprès des personnes de bonne volonté qui s'efforcent d'être justes, sans avoir subi cette sorte d'épreuves. Mais je me crois obligé de dire qu'il leur est certainement difficile de savoir ce qui manque à leur sensibilité. Il n'en est d'ailleurs que plus remarquable que leur intuition puisse suppléer à une connaissance directe. Car je peux me tromper, sans doute, mais tout ce que je puis dire est que je crois que cette origine de la pensée et de la sensation est indispensable pour une considération exacte des choses du travail, seraient-elles aussi éloignées l'une de l'autre que l'art ou la corporation, ici longuement discutées. Je lis dans le texte de M. Pierre Andreu, publié dans le numéro 17 de cette revue, un petit bout de phrase, dit comme en passant comme une chose accessoire, et qui mérite pourtant qu'on s'y arrête. Il parle de l'organisation corporative « sur le contenu de laquelle on ne s'est jamais exactement accordé ». C'est vite et facilement dit, mais, et j'en demande pardon à M. Andreu, ceux qui ne se sont pas accordés sur le contenu de la corporation sont tous simplement ceux qui n'en ont pas une exacte connaissance. 72:20 La corporation est une chose concrète, qui se présente sous la forme d'une communauté hiérarchisée, comme un « corps » avec ses membres, et par conséquent un ensemble vivant et cohérent, auquel s'applique tout ce qu'on a pu dire déjà de la solidarité des membres et du corps, lequel « forme un seul corps » bien que ses membres soient « plusieurs ». DANS LA PRATIQUE des choses, il en est tout autrement de ce qui existe dans le domaine du raisonnement poursuivi dans l'abstrait : il n'y a pas plusieurs manières de concevoir un objet, ni surtout une action donnée. Il y en a une bonne, qui correspond « à la nature des choses », et qu'il faut rechercher. On entre là dans le domaine du travail, où cette recherche de la meilleure méthode est de pratique constante. Mais c'est là quelque chose qu'il est peut-être impossible de faire comprendre à ceux qui n'ont jamais subi les leçons que l'homme reçoit, quand il lui faut lutter avec la matière... L'abus du raisonnement abstrait -- qui n'est guère valable que pour les hommes de génie -- conduit beaucoup de gens à des discussions vaines et vides, auxquelles ils se livrent avec une délectation évidente qui fait dire à un de mes amis, avec une juste sévérité, que c'est une véritable prostitution de l'intelligence. Ce sont ces discuteurs, ceux qui éprouvent cette délectation particulière, qui ont inventé la vieille sentence qui dit que « du choc des idées jaillit la lumière ». Mais cette comparaison primaire avec l'étincelle qui sort du silex est fausse. Il n'est pas vrai que la vérité puisse émaner d'un tournoi de mots. Elle ne peut résulter que du contrôle de l'expérience, ce qui, évidemment, est moins flatteur pour la vanité des raisonneurs. Par l'illusion de supériorité qu'on se donne avec les moyens de la discussion des choses abstraites, on ne s'aperçoit pas qu'on se livre à un exercice au contraire facile, puisqu'il ne se heurtera pas aux réalités concrètes sur lesquelles butte l'homme qui lutte avec une matière qui, elle, est insensible au raisonnement, et vous contraint à ne l'entamer que selon ses propres lois. Carlyle a observé tout cela depuis longtemps : « L'adroit homme de théorie, si souple dans ses mouvements, si clair dans ses discours, avec son arc tendu et son carquois plein de flèches -- arguments -- sûrement il gagnera la partie, il traversera partout le cœur de la chose en question. Il triomphera comme il démontre qu'il le fera et qu'il faut qu'il le fasse. A votre étonnement, le plus souvent il se trouve que non. L'homme de la pratique, au front nuageux, aux semelles épaisses, cet homme opaque, dénué d'éloquence logique si ce n'est dans le silence, qui émet ici et là un sourd grognement, il a en lui ce qui l'emporte sur toute éloquence : Une congruité avec le non proféré... » 73:20 Par l'action qu'ils poursuivent, le sculpteur ou l'ouvrier, hommes de la « pratique », entrent en contact intime avec la matière, c'est-à-dire, derrière elle, *avec toutes les lois qui la gouvernent*. Et la lutte à laquelle ils se livrent ne se terminera avec succès que s'ils ont su deviner ces lois, pour leur obéir avec la soumission la plus complète. Qui ne comprend que, dans ce contact, l'homme subit la plus grande leçon d'obéissance qu'il puisse recevoir ? Que son succès est pour ainsi dire la contre-partie de l'humilité avec laquelle il s'est conformé à des nécessités supérieures ; qu'il s'y est livré avec le plus complet abandon, et sans qu'il lui soit même nécessaire de les comprendre -- ce qui est souvent son cas -- car elles sont trop loin au-dessus de lui. Et c'est pourquoi l'action que le génie du sculpteur met en œuvre pour rejoindre les mouvements de la vie est une forme de l'adoration. L'ouvrier le suit, de loin... Je crois me souvenir que quelqu'un a essayé, il y a quelques années, de parler de la « théologie du travail ». Mais je crois aussi me rappeler qu'il passait entièrement à côté de la question, simplement parce qu'il n'avait probablement aucune connaissance pratique et directe du travail réel. Le jour où se trouvera un théologien qui sera en même temps un charpentier, peut-être aurons-nous enfin quelque lumière décisive sur ce sujet considérable. En l'attendant, je n'hésite pas à dire, et je m'en excuse auprès de sa modestie, que Henri Charlier l'approche de bien près, parce qu'il est un véritable manieur d'outils. LES CONSIDÉRATIONS qui précèdent m'incitent à attirer l'attention sur l'incompréhension -- et l'indifférence qui s'ensuit -- qui règne à l'égard d'un mouvement aussi *socialement précieux* que celui des « Compagnons du Devoir ». Il y a d'ailleurs autre chose que de l'incompréhension, car on peut y observer deux attitudes assez étrangement parallèles, l'une se traduisant par une indifférence qui n'est qu'apparente, et l'autre qui est réelle, étant entièrement basée sur l'ignorance. Il existe donc d'une part une hostilité sourde et silencieuse, mais efficace jusqu'à un certain degré, et qui justifie ces paroles de Ernest Hello : « Le monde, si borné et si aveugle, a cependant un instinct merveilleux quand il s'agit de reconnaître et de chasser. » Et en effet, c'est merveilleux comme il en est qui savent sentir au fond d'eux-mêmes cette sorte de reproche muet que constitue pour eux, à côté d'eux, la présence d'un groupe d'hommes à la pensée pure et à la vie sans reproche. 74:20 Mais si je regarde d'un autre côté, j'observe une indifférence qui aboutit, en fait, à une sorte de collaboration à la consigne de silence que je viens de souligner. J'hésite beaucoup à insister sur ce sujet, qui permettrait de reprendre l'examen du cas des prêtres qui se sont crus et dits « ouvriers » : Des aveugles qui n'ont pas su distinguer de quel côté il fallait chercher la lumière. Car entre tout le bien qu'ils auraient pu comprendre en regardant du côté des métiers, et l' « idéologie » que vous savez, vous savez aussi ce qu'ils avaient choisi. Ce qui me ramène à Henri Charlier, et à toutes les observations qu'il nous livre à propos de l'art. Car les prêtres-ouvriers, eux aussi, avaient choisi ce qui est « à la mode »... Cher sculpteur-philosophe, que la paix de votre village vous permette encore longtemps de nous dispenser une lumière précieuse. Pendant que les badauds s'amusent avec le Spoutnik, vous êtes de ceux qui *voient* le seul contrepoison efficace contre l'empoisonnement qui a gagné une si grande partie de la société française. Hyacinthe DUBREUIL. ~==============~ ### Réponse d'Henri Charlier : une corporation naissante. JUSQU'A PRÉSENT, l'enquête commencée dans cette revue sur la corporation nous a surtout apporté d'excellentes raisons pour défendre et promouvoir cette institution. Les idées régnantes sont si fausses que cette besogne est très utile. Mais il ne faudrait pas croire qu'un statut corporatif puisse sortir tout formé de la tête d'un ministre ou d'un fonctionnaire ; les institutions corporatives de l'ancien régime, lorsqu'elles furent écrites sous saint Louis par Étienne Boileau s'appelèrent tout simplement : *le livre des Métiers*. Il y a et il y aura autant de formes de corporation que de métiers. 75:20 Les conditions du travail d'un marin de la grande pêche sont très différentes de celles d'un bonnetier ; elles posent des problèmes très différents, même à l'intérieur de ces grands classements généraux des questions sociales, sécurité de l'emploi, chômage, promotion ouvrière et intérêt personnel de l'ouvrier à son travail. Cependant, l'association entre gens du même métier est aussi naturelle qu'entre les membres d'une même famille ou entre ceux qui habitent un même lieu et forment une commune ou paroisse. La solidarité des gens d'une même famille vient la première, celle des gens qui exercent le même métier vient ensuite, surtout s'ils l'exercent en un même lieu : ce sont là les sociétés naturelles fondamentales ; tout gouvernement devrait s'appliquer à les protéger ; chez nous il s'applique à les disloquer. Les corporations en 1789 avaient besoin d'une réforme : on les supprima, et ce fut le peuple des ouvriers qui en souffrit le plus ; car bien entendu, lorsque la Révolution supprima les corporations, elle confisqua leurs biens, fonds de prévoyance, caisses de chômage, fondations de lits dans les hôpitaux, comme on a confisqué depuis, en 1904, les caisses de retraite des prêtres âgé ; et les fondations de messes ; telle est la manière impitoyable et tyrannique des légistes. Et tout fut dilapidé, comme les biens des collèges et des universités et les biens du clergé. Les ouvriers parisiens, privés de ce secours mutuel que leur procurait la corporation et inquiets de cet isolement qu'on appelait *liberté* réclamèrent dès 1791 le droit de se réunir dans un but d'assistance mutuelle en cas de chômage ou de maladie. Il leur fut répondu par l'auteur même de la loi qui avait supprimé les corporations, Le Chapelier : « Il ne doit pas être permis aux citoyens de s'assembler pour leurs prétendus intérêts communs. C'est à la nation, c'est aux officiers publics, en son nom, à fournir des travaux à ceux qui en ont besoin et des secours aux infirmes. » Une pareille aberration qui renferme le germe de tout ce que réalise le communisme russe, qui livre le pouvoir à des légistes incompétents et à des fonctionnaires irresponsables ne peut aller longtemps contre la nature ; pendant tout le XIX^e^ siècle, les ouvriers ont reconstitué secrètement leurs associations de compagnons. Il est donc certain que lorsque les hommes capables se rencontreront, et que les circonstances seront favorables, les corporations se reconstitueront d'elles-mêmes, comme un ordre naturel adapté aux différents métiers. Il nous faut donc rechercher et observer attentivement les signes de cette reconstitution d'une société normale. 76:20 OR VOICI JUSTEMENT, exposé par M. Marcel Doligez, président d'honneur de la Fédération Nationale des syndicats patronaux de la branche Teinture et Apprêts, l'essai d'une corporation du textile. (Cette brochure se trouve au siège du syndicat, 12, rue d'Anjou, Paris-8^e^.) Il s'agit d'une petite ville, Tarare, entre Roanne et Lyon, qui groupe 3.000 ouvriers en 65 entreprises. Ce n'est pas un essai tout récent, mais une expérience assez ancienne pour que l'efficacité des moyens employés soit prouvée. C'est en 1939, deux mois après l'entrée en guerre, que les patrons de Tarare eurent la bonne idée de faire démarrer la corporation. « Ce que je puis affirmer, dit M. Doligez, c'est que sans disposer des ressources énormes que nous procurerait la gestion directe de la Sécurité Sociale, nous avons pu, contre vents et marées, uniquement grâce à notre union, assurer le plein emploi à la totalité du personnel masculin de Tarare depuis 1939. Vous devinez les difficultés que nous avons rencontrées. Lorsque, vers les années sombres de 1941 et 1942, les matières premières manquaient pour faire tourner les usines, nous n'avons pas hésité à entreprendre des cultures massives qui ont apporté à l'ouvrier en même temps que des salaires, les kilogs de pommes de terre si précieux en ce moment-là. Actuellement encore, lorsqu'une crise survient, les employeurs utilisent leur main-d'œuvre excédentaire à des travaux non productifs : terrassement, aménagement divers et la caisse corporative leur rembourse 50% des salaires affectés à ces travaux. Vous voyez avec quelle souplesse nous pouvons opérer. Il n'est pas douteux qu'une entreprise isolée au milieu d'autres entreprises concurrentes n'aurait pu envisager une telle solution. » Comment donc s'y est-on pris ? « La solution, nous la voyons dans la constitution du patrimoine corporatif, propriété commune à tous les participants d'une profession apportant aux salariés, au-dessus des entreprises, cette augmentation de sécurité qu'ils réclament et ceci sans toucher aux prérogatives patronales, les entreprises restant à l'intérieur de la *Corporation* absolument indépendantes et libres de régler leur activité sous leur entière responsabilité. 77:20 Pour constituer ce bien commun, les employeurs et les salariés versent mensuellement leurs cotisations à une caisse professionnelle locale, administrée paritairement. Nous préconisons la caisse locale afin de la laisser le plus près possible des intéressés. Ils pourront ainsi la surveiller et la défendre et ils auront le sentiment que *cette* caisse est leur bien à eux, qu'elle est leur propriété. Ainsi refleurira l'esprit qui existait autrefois au temps des sociétés de secours mutuels. Nous insistons sur la nécessité de donner à cette caisse un caractère professionnel et de la situer à l'échelon local. Cette formule s'est révélée, à l'expérience, particulièrement solide. C'est qu'elle correspond à un ordre naturel. Elle tient compte, en effet, du métier qui fait vivre et de la localité, où l'on vit. En un mot, elle est à l'échelle humaine. ......... Je cite rapidement les autres réalisations de notre Corporation : complément de retraite des vieux ; prime au mariage, à la naissance ; indemnité pour les décès ; soutien dans les longues maladies et plus particulièrement : les dépannages. Pour cette dernière réalisation, le fonctionnement est le suivant : les cas sont signalés au Conseil d'administration de la corporation, par les Comités d'entreprise d'usines et examinés attentivement. Les ouvriers se montrent d'ailleurs en général meilleurs défenseurs des deniers de la caisse que les patrons. Tous ces avantages s'appliquent naturellement à toutes les entreprises faisant partie de la Corporation. Il n'y a donc pas de rivalité, ni de surenchères entre les entreprises sur le plan des améliorations sociales. Or, vous savez que ces rivalités n'améliorent pas le climat social... La Corporation est maintenant une force dans la Cité, à laquelle la municipalité fait tout naturellement appel pour les problèmes difficiles : habitat, apprentissage... » Il n'est pas douteux qu'une entreprise isolée, même importante, surtout importante ne pourrait avoir dans la vie municipale, dans la vie sociale cette puissance d'union qu'offre la corporation réunissant ouvriers et patrons dans une gérance commune d'intérêts communs. Georges Sorel écrit : 78:20 « ...L'union entre les hommes est toujours précaire ; elle ne se maintient (après les premiers jours d'enthousiasme) que par routine, soumission, indifférence, ou par intérêt... La société la plus parfaite n'est pas celle qui réunit des hommes, mais celle qui met la volonté au second plan, pour faire passer au premier les intérêts communs existant entre des biens. » ([^18]). Ce fut le cas de l'union autour de la monarchie française, des communes et de leurs franchises, enfin des corporations elles-mêmes. Cela ne supprime pas la nécessité des valeurs morales, la nécessité d'une réforme morale et celle d'une conversion personnelle de chacun de nous ; cela leur donne une base naturelle dans le réel, sans quoi les idées sont des idéologies, les institutions un habit de confection qui ne va sur personne et gêne tout le monde. M. Doligez continue : « Je tiens à vous citer un fait précis qui remonte à quelques mois seulement : -- Une entreprise de Tarare, adhérente à notre Corporation, a été dans l'obligation de licencier une douzaine d'ouvrières. Grand émoi parmi les dirigeants syndicaux siégeant au Conseil d'administration de la Corporation. L'affaire est examinée en Conseil, les dirigeants syndicaux ouvriers font part de leur intention de protester violemment auprès de l'employeur. Nous avons pu leur tenir le langage suivant : « N'oubliez pas que le premier devoir d'un chef d'entreprise est de ne pas faire faillite. Tenez compte également du fait que cette entreprise a cotisé régulièrement à la Corporation et que, d'autre part, notre Corporation a pour principal objectif de secourir ses membres dans la détresse. C'est précisément le cas de ces douze ouvrières actuellement sans emploi. Le chômage, la crainte du chômage, c'est le drame du prolétariat. Notre Corporation, toute modeste qu'elle est, a pour but essentiel d'y remédier. Aussi, nous proposons que la caisse corporative prenne en charge une fraction importante des salaires de ces ouvrières en attendant que les membres influents de la Corporation puissent les recaser dans une autre entreprise. 79:20 « Ah ! si les sommes énormes que, vous et nous, versons chaque année à la Sécurité Sociale étaient gérées par nous, il nous serait possible d'assurer le plein emploi. Bien qu'en fait, nous l'ayons fait, nous n'avons pas encore osé le codifier, en faire une règle corporative comme cela devrait être. » Ce fut une grande révélation pour les membres ouvriers du Conseil. Ils ont compris, en cette occasion, toutes les ressources que l'on pouvait tirer de la formule et ils sont tous persuadés que la gestion, par des caisses telles que la nôtre, de tous les risques actuellement couverts par la Sécurité Sociale, permettrait des réalisations d'une ampleur telle que la vie ouvrière en serait bouleversée. Et, à l'occasion de chaque incident, nous pouvons ainsi, par ce contact étroit que nous maintenons depuis dix années avec les dirigeants des syndicats, mettre en avant et faire comprendre les idées saines, les idées créatrices qui nous amènent à un monde meilleur. C'est une fonction éducatrice que nous ne pourrions remplir sans la Corporation. Et cette fonction éducatrice est, ne l'oublions pas, une de nos principales fonctions. » Le fruit de cette union est la paix sociale. Malgré les difficultés qui ont suivi l'après-guerre et les efforts faits par ceux qui vivent de la discorde, c'est la concorde qui a prévalu dans les usines de Tarare. Est-ce là seulement le résultat de circonstances heureuses, de la bonne volonté des patrons, du caractère facile de la population ? Non, cela a été *pensé *: « L'ouvrier a souffert d'une inquiétude justifiée par l'application inhumaine du libéralisme et c'est le sentiment de son insécurité qui l'a poussé à formuler les revendications sans cesse renouvelées que notre génération a connues. En 1936, il s'est accroché aux contrats collectifs, espérant y trouver une consolidation de sa position. Or, ces contrats, s'ils lui garantissent un salaire minimum, ne lui garantissent pas le droit au travail. Dans le même but, et toujours pour consolider cette sécurité, il a demandé et demande encore le contrôle de l'embauche et du licenciement. Il a poussé, et victorieusement, à la nationalisation des grandes branches de production. Alors qu'il ne trouve pas d'invectives assez fortes pour stigmatiser les trusts, il a renforcé, avec un illogisme déconcertant ; le trust le plus incontrôlable le plus omnipotent, le plus inhumain : *l'État*. 80:20 Nous devons reconnaître que ce souci de sécurité est humain, qu'il est légitime et qu'un homme qui, à l'âge adulte, s'est consacré à un métier, a droit, en contre-partie, à un minimum de sécurité. De l'autre côté de la barricade, le patronat s'est toujours énergiquement opposé à ces revendications et cela au nom d'un principe auquel on ne saurait toucher sans provoquer la ruine générale : le principe d'autorité. Le patron responsable d'une affaire entend y rester le maître incontesté. Il s'oppose et s'opposera toujours, de toutes ses forces, à une ingérence quelconque mettant en cause son autorité. Le conflit social se situe donc, en fin de compte, dans l'opposition entre ces deux aspirations en elles-mêmes très légitimes : augmentation de sécurité du côté ouvrier, conservation de l'autorité du côté patronal. Le problème consiste à accorder ces deux tendance qui s'opposent en apparence. » Là où est la responsabilité, là doit demeurer l'autorité. Les comités d'entreprise ne peuvent qu'aboutir à une diminution de l'autorité ; cependant, dans Sa dernière demande d'investiture, M. Mollet mettait dans Son programme un renforcement de ces comités. L'aptitude de ces gens-là à mettre des cailloux dans les engrenages est désarmante. M. Doligez nous a montré où était la véritable solution. Il ajoute qu'on essaye vainement de la trouver en s'appuyant sur l'entreprise ou sur l'État. « *Sur l'entreprise*. -- En donnant aux Comités d'entreprises des attributions étendues qui gênent le plus souvent le chef d'entreprise dans l'exercice de son commandement et créent un malaise tel que, d'un commun accord, on met ces comités d'entreprises en sommeil ou bien que des conflits éclatent à leur sujet pour le plus grand dam de l'affaire. Je rappelle à mes collègues teinturiers une question que je leur ai posée au cours d'une séance du Comité Directeur de la Fédération de la Teinture concernant l'efficacité des comités d'entreprises. A l'unanimité, ces collègues m'ont répondu que ces comités étaient en sommeil et que, dans bien des cas, on ne trouvait plus dans l'entreprise de délégués voulant assumer cette charge. 81:20 On ne peut pas dire que c'est une solution. Cela ne peut pas être une solution. Il n'est pas logique en effet, de s'appuyer sur l'entreprise pour rechercher une sécurité, *l'entreprise étant, par son essence même périssable*. » Là comme en toute chose, les législations uniformes, combinées dans l'abstrait sont des sottises. Voici un collège libre, qui a cent cinquante élèves, tous pensionnaires. Le personnel des cuisines, lingerie chaufferie, infirmerie, chauffeurs dépasse de beaucoup en nombre celui des professeurs et fait la majorité du conseil d'entreprise. Quelle idée ce personnel peut-il se faire des besoins, des visées et des soucis d'une maison d'éducation ? L'État n'est pas mieux préparé à trouver les solutions convenables : « C'est une erreur d'un autre genre. Je n'insiste pas sur le monstre qui a vu le jour sous le nom de Sécurité Sociale. Nous le connaissons tous trop bien puisqu'il est en train de dévorer l'économie française... Abus, gaspillage... Cet ensemble coûte à l'économie 800 milliards par an. Et ces sommes énormes ne peuvent même pas garantir l'ouvrier contre le chômage. On a tapé trop haut ou trop bas. C'est pourquoi nous préconisons d'asseoir les organismes chargés d'apporter aux ouvriers une véritable augmentation de sécurité sur la *profession organisée localement*. Nous savons par une expérience de plus de dix ans que le patron peut s'asseoir à la même table que l'ouvrier pour gérer une caisse constituée par leurs apports communs, et que ce faisant il ne perd pas une parcelle de son autorité, bien au contraire. Le patron et l'ouvrier se rencontrent là en égaux et c'est un tout autre climat qui se crée ainsi dans les relations entre ouvriers et patrons. Si, au contraire, ces discussions ont lieu dans le cadre de l'entreprise, le chef d'entreprise sera obligatoirement amené à y laisser quelques lambeaux d'autorité. Je demande à tous mes confrères de bien réfléchir sur cet aspect de la question. Je sais que beaucoup d'entre eux sont encore partisans des œuvres d'entreprises. Et cependant, cette sécurité que vous basez sur l'entreprise amènera logiquement l'ouvrier à réclamer à plus ou moins longue échéance le contrôle de l'entreprise. Il voudra en effet, et à juste titre, connaître la valeur exacte de cette sécurité et savoir jusqu'où l'entreprise peut aller dans ce sens. C'est obligatoirement mettre en cause l'autorité patronale. 82:20 D'ailleurs l'ouvrier n'est pas à l'aise au sein des œuvres d'entreprise car il se trouve davantage rivé à son patron. Tandis que la caisse inter-entreprise lui permet de choisir son entreprise et de passer sans dommage de l'une à l'autre. *Il attache un très grand prix à cette liberté et, personnellement, je trouve que c'est à juste titre*. Que nous prenions dans nos entreprises particulières certaines dispositions assurant un travail plus agréable, des relations plus cordiales, c'est une attitude à encourager afin de créer dans chaque entreprise un esprit d'équipe. Mais les grandes réalisations sociales doivent porter, à notre avis, la marque du *métier* ou plus exactement de la *profession*. En conclusion, nous avons essayé à Tarare de regrouper patrons et ouvriers autour de la profession, de faire comprendre à chacun tous les avantages que l'on pouvait retirer de ce regroupement. Notre réussite est certes modeste. Et nous sommes encore éloignés des objectifs fixés. Ceci est dû principalement à l'énormité des charges fiscales et sociales dont nous sommes accablés par un État centralisé à l'extrême, je dirai même socialisé. A notre avis, des organisations comme la nôtre, pourraient recueillir sans effort, du jour au lendemain, l'héritage d'une Sécurité Sociale décentralisée et assurer du même coup le plein emploi à l'ensemble des membres de la Corporation. Mais cet avantage matériel n'est rien à côté de l'avantage moral que nous avons recueilli, à côté du climat de confiance que le fonctionnement constant des œuvres corporatives créé immanquablement entre patrons et ouvriers. Indépendamment des Conseils d'administration qui se tiennent tous les quinze jours et auxquels assistent à tour de rôle les Comités d'entreprise d'usine, nous avons chaque année une Assemblée générale qui groupe dans la même salle patrons et ouvriers. Il n'est pas question, dans nos séances, de revendications. Certains ouvriers donnent leurs idées, formulent des demandes d'amélioration à tel ou tel poste, mais ils savent fort bien qu'ils ne peuvent exagérer et dépasser les possibilités de la caisse. Le dialogue a souvent lieu au cours de nos Assemblées générales entre ouvriers membres et ouvriers administrateurs. » 83:20 ON NE SAURAIT TROP ADMIRER cette clarté de pensée. Voilà ce que sont les véritables autorités sociales dont Le Play nous dit, dans la préface de sa *Réforme sociale :* « *Elles se reconnaissent à une aptitude saisissante : dans le cercle de leur influence, elles résolvent sûrement le grand problème qui consiste à faire régner la paix publique sans le secours de la force. Pour atteindre ce but, elles emploient toutes les mêmes moyens : elles donnent le bon exemple à leur localité, en inspirant à leurs serviteurs, à leurs ouvriers, à leurs voisins le respect et l'affection.* » Les syndicats ont mené, il y a cinquante ans une lutte courageuse et utile pour faire comprendre à l'ensemble de la nation que la situation des ouvriers, sans biens, sans sécurité, sans recours contre la maladie, la vieillesse et le chômage était anormale. Malheureusement nos institutions ont politisé ces syndicats dont les états-majors sont aujourd'hui intéressés personnellement à faire durer la lutte des classes, car ils en vivent. Ils sont les plus grands ennemis de la corporation, avec les parlementaires, qui ont extorqué le pouvoir politique en éliminant les autorités sociales naturelles ; ils font durer le plus longtemps qu'ils peuvent, malgré leur nocivité évidente pour le pays, des institutions faites *pour supprimer toute responsabilité chez celui qui détient l'autorité*. C'est là une monstruosité morale, politique, économique qui doit amener la ruine de la nation. Mais notre enseignement a généralisé un incroyable aveuglement de l'esprit, qui éteint chez les hommes n'étant pas en contact avec les réalités de la vie toute possibilité de profiter de l'expérience. Vous me direz que gouverner donne une fameuse expérience ; oui si on est réellement responsable ; ce n'est pas une sanction d'être renversé du ministère. Si vous avez été ministre seulement trois jours, vous aurez, à la fin de votre vie parlementaire une retraite de ministre et non de député. M. Mollet était professeur, il touchait son mois à chaque fin de mois ; M. Gaillard est inspecteur des finances, lui aussi touche son mois. Comment voulez-vous que ces hommes-là comprennent ce qu'est l'économie des métiers libres dans une concurrence internationale qui durera toujours, dans une soumission aux gelées, aux tempêtes qui existera toujours ? Ils regardent tour à tour leurs électeurs et leurs concurrents, voilà le monde de leur activité intellectuelle ; pendant ce temps l'administration leur prépare des décrets qui l'avantage toujours, et comme dans l'empire romain finissant, elle prépare l'écroulement de la patrie sous des charges, qui ne profitent qu'à elle. Tous ces hommes ensemble sont portés a croire qu'on arrange tout avec un décret ; ils visent à prolétariser tout ce qui reste d'hommes libres pour qu'ils dépendent d'eux et tendent à supprimer tous les métiers libres avec la conviction simpliste que s'ils avaient tout en main les difficultés seraient supprimées. 84:20 Enfin, la fausse idée du progrès propagée par notre enseignement leur fait croire, malgré la décadence évidente de notre pays, qu'ils sont quand même la fleur de la civilisation, qu'ils sont dans le sens du progrès, que ça ne peut aller que de mieux en mieux, malgré eux-mêmes et que par conséquent tout ce qu'ils font est pour le mieux. Ces idées règnent du centre-droit à l'extrême-gauche ; mais les grands coupables sont ceux qui savent que ces idées sont fausses mais en gardent la phraséologie par opportunisme. La corporation du textile de Tarare donne un grand exemple. L'auteur de la brochure termine ainsi : « Le monde ouvrier est actuellement indécis. Nous sentons tous l'évolution inéluctable qui pousse le prolétariat à sortir de sa position misérable, à se réintégrer à la société. C'est cette aspiration qui amène l'eau au moulin communiste pour la solution que vous savez et sur laquelle je n'insisterai pas. L'Angleterre, la libérale Angleterre plie manifestement sous cette pensée et recherche une solution dans le socialisme d'État... Par expérience, nous nous méfions de ces solutions étatistes, (...) Je me permets de vous donner une idée. Peut-être pourriez-vous profiter de la sécurité de l'emploi, dont on parle beaucoup en ce moment, pour jeter les bases d'un organisme corporatif dans le genre du nôtre, que vous développerez ultérieurement. Certes vous rencontrerez des difficultés. Cela n'est pas du tout cuit. Mais, de par vos fonctions mêmes, vous devez savoir risquer. » C'est avoir choisi très judicieusement le point par où aborder le problème. La sécurité dans l'emploi est le grand souci de l'homme pauvre. Or, dit Le Play (Ref. Sociale T. I p. 138) : « *L'existence d'une classe nombreuse privée de toute propriété et vivant en quelque sorte dans un état de dénuement héréditaire est un fait nouveau et accidentel. Les nations manufacturières de l'Occident qui sont envahies par ce honteux désordre y remédieront non par le procédé impuissant de la spoliation des riches, mais par la réforme morale de toutes les classes. *» 85:20 Nous avons vu en 1932, des entreprises faire 10 % d'escompte au comptant, tant le besoin d'argent était grand ; des chômeurs jeunes et énergiques courir tout Paris sans avoir mangé, à la recherche d'une embauche et tomber de faiblesse pendant le midi, au chaud, dans une église ; nous avons vu des hommes de quarante ans, un peu grisonnants se faire teindre les cheveux pour paraître jeunes et être acceptés comme manœuvre sur un chantier. Pendant ce temps, les sociétés cotées en Bourse disaient dans leur rapport : « Malgré la crise nous avons passé l'année sans pertes en comprimant nos frais généraux. » C'est-à-dire en faisant des chômeurs. Ce serait beaucoup d'améliorer cet état de choses (qui peut se reproduire dans six mois) au moyen d'unions corporatives. Mais l'essentiel est de changer l'esprit, qui est mauvais ; il faut apprendre aux ouvriers à collaborer sur quelque chose qui soit à eux. Il faut quinze ou vingt ans de délicatesse et d'application pour y parvenir. Les idées de Hyacinthe Dubreuil s'imposeront alors. Elles concernent, non plus la sécurité dans la vie, mais l'intérêt que l'ouvrier porte à son travail. Les solutions d'intellectuels, comme le partage des bénéfices, les réformes de structure, n'intéressent pas l'ouvrier, car il sait que cela dépasse l'ordre de sa compétence ; mais tout bon ouvrier sait aussi qu'il a, dans l'exécution et les méthodes du *faire,* une compétence irremplaçable ; il aime à ce qu'on le reconnaisse et *qu'on en tire parti*. Pour l'attacher à son travail, il faut trouver le moyen d'organiser son initiative dans les limites où le permettent les conditions de l'industrie moderne ; l'entreprise peut en bénéficier autant que lui. Je ne puis développer ici. Je conseille seulement de lire l'un des livres de H. Dubreuil (*l'Équipe et le Ballon*) où il a expliqué sur des exemples comment cela peut se faire dans la grande industrie. Il y a quelques années dans une entreprise des États-Unis où les idées de Hyacinthe Dubreuil sont connues, les ouvriers ont proposé à la direction de prendre une chaîne à l'entreprise. Voilà le genre de solution qu'on peut étudier lorsque la confiance est entière ; l'élite ouvrière est brimée par les syndicats de la même manière que les autorités sociales sont éliminées dans la nation ; il faut lui donner le moyen de s'élever par le métier et dans le métier. \*\*\* JE VOUDRAIS, pour finir, ajouter quelques réflexions à l'excellent article que Louis Salleron a publié ici même sur le travail et l'argent. Il aboutit à cette conclusion qu'il y a une conception catholique du travail et de l'argent qui s'oppose à celle des anglo-saxons protestants comme à celle des marxistes. 86:20 Il dit que cette conception catholique est sous-jacente à notre désordre français. Tout cela est très vrai. La Révolution a détruit chez nous la citadelle d'un ordre social chrétien. Les institutions, très anciennes et dans le dernier siècle, attaquées par les fonctionnaires de la monarchie elle-même, avaient besoin d'un sérieux réajustement. Il n'est pas de génération qui n'ait à faire ce travail. Mais leur destruction fut une catastrophe pour tout le monde chrétien. La pensée de Salleron est confirmée par Hilaire Belloc, qui dans un petit livre très remarquable (*Pour mieux comprendre l'Angleterre contemporaine*, Desclée) a fait avec perspicacité la distinction de l'esprit mercantile qui règne en Angleterre depuis le triomphe du protestantisme et l'esprit producteur : « Il existe une différence profonde entre l'esprit mercantile et l'esprit producteur dans le caractère d'une nation. (...) L'esprit mercantile tend à faire de la richesse la mesure même de toute perfection (...) la richesse obtenue indirectement en tant que profit tiré du travail d'autrui ou en tant que bénéfice sur les échanges diffère de la richesse produite directement par le travail (...) elle devient quelque chose d'abstrait... Tous les hommes voient dans la richesse un attribut ; mais l'esprit mercantile en fait une qualité ; il la considère exactement comme on considère ailleurs le courage, la beauté, la force. » Je renvoie à ce livre, dont tout est à méditer. C'est l'esprit mercantile qui a créé les abus du capitalisme ; et ces abus ont pu naître aussi chez nous à cause de la suppression par la Révolution des *sociétés naturelles* destinées à maintenir un équilibre entre les forces concurrentielles. L'esprit mercantile, indifférent à ce qu'il achète ou vend, ne voit que le bénéfice ; le producteur est tourné vers l'œuvre à faire et le juste prix. Mais M. Salleron s'est arrêté avant de nous avoir défini quelle est cette conception du travail chrétien qu'il faut opposer à la conception anglo-saxonne. Il oppose Marthe et Marie ; ce n'est pas suffisant. La T.S. Vierge a été à la fois Marthe et Marie ; elle faisait cuire les petites galettes de farine d'orge ou d'épeautre qui étaient le pain de ce temps-là ; elle raccommodait les guenilles que saint Joseph et Jésus portaient pour travailler. C'est justement dans cette absence d'opposition entre la vie commune et la vie spirituelle que s'installe la vie chrétienne pour unir le tout. Le travail est une collaboration à l'œuvre créatrice de Dieu. Avoir des enfants, les nourrir, les élever, c'est participer à l'accomplissement du nombre des élus, labourer, teiller le chanvre, extraire du charbon, des pierres, du fer, c'est aussi contribuer à donner au monde cette figure (voulue de Dieu) qu'il lui faut pour devenir un ciel nouveau et une terre nouvelle. Aussi n'est-ce pas la quantité d'ouvrage, mais sa perfection qui a été pendant des siècles l'ambition des travailleurs, l'ouvrage *bien faite*. 87:20 Cet état d'esprit subsiste en France dans toutes les corporations, à tous les degrés de la hiérarchie, souvent sans intérêt, même de vanité pour des détails qui ne seront jamais vus de personne. Ainsi le bûcheron, qui, au fond des bois, aligne soigneusement ses tas de corde et de fagots, sans autre utilité qu'une satisfaction de l'esprit. Tous les hommes, voyez-vous, sont des intellectuels dans le vrai sens du mot ; l'esprit grossier qui n'est capable que de piocher des vignes ou des betteraves mettra un honneur intellectuel à ce que son coup de pioche soit rapide, précis, effectif, à piocher à droite ou à gauche sans changer de main. Comme je suis ridicule d'être ému au souvenir de ces humbles adresses ; elles demandent pourtant une discipline de l'esprit et du corps et font partie de la noblesse de l'homme. Elles sont à l'origine de toute civilisation. Qui ne voit cette noblesse ne comprend pas ses frères. L'erreur du monde moderne est d'envisager l'activité commune à l'image d'une mécanique bien montée. Il faut qu'elle redevienne ce qu'elle doit être, une coopération volontaire à une œuvre commune ; cela seul est digne de l'homme et conforme à sa nature. Pour cela il faut conserver, ou rétablir, et renforcer cette conception du travail que nous venons de définir. « Jusqu'à présent, dit saint Paul, la création gémit et souffre dans les douleurs de l'enfantement... elle attend avec un ardent désir la manifestation des enfants de Dieu... » Soyons ces enfants. Nul doute qu'une telle société l'emporte rapidement sur les sociétés mercantiles. Quand l'homme collabore volontairement à une œuvre qu'il aime, il dépasse beaucoup la productivité des hommes d'argent. La France pourrait devenir le fédérateur de l'Europe en donnant le modèle du juste équilibre et la solution équitable du problème du travail. Elle a tous les hommes qu'il faut pour cela, comme en témoigne la corporation du textile de Tarare. Henri CHARLIER. 88:20 ### Réponse d'Henri Pourrat Marcel Clément sait bien de quelles précautions s'entoure l'Église avant de définir un point de la doctrine, de le fixer dans la doctrine. Et ces points cardinaux ne sont pas bien nombreux. Entre les lignes ainsi menées, liberté des enfants de Dieu ! Qu'elle est tentante, toujours, la liberté... Qu'elles sont belles, belles, les terres vagues, de la touffe de pins rogneux et de la flaque de bruyère à l'échine de roche qui fait crête vers le couchant et où se cramponnent trois bouleaux. -- Ce n'est pas peu de chose que ces longues vues sur les pays et même sur les nuées : voir les espaces, n'est-ce pas voir le jour ? Le catholicisme s'est accommodé d'attitudes de pensée très diverses : dans ses enfances, d'une sorte de bon, sens qui repoussait les philosophies : puis du platonisme : puis de l'aristotélisme. Et semblablement de diverses attitudes politiques et sociales, -- il s'est accommodé même de l'esclavage, s'en arrangeant comme le paysan s'arrange des pluies et du soleil pour amener la terre à produire les fruits de la terre. Et cependant le catholique même qui veut ne servir que Dieu seul, -- avec congé d'aimer la fougère et la solitude, -- est forcé de servir la société des hommes. « Une seule chose est nécessaire ». Mais il faut travailler à organiser la cité de façon que les citoyens puissent vouloir la chose nécessaire, travailler à ce que le Règne arrive, -- si lent à venir dans cette cité humaine. Ce qui amène sans doute à vouloir que les hommes d'un métier aient la propriété de leur métier. N'est-ce pas cela, la corporation, selon le programme social de l'Église ? Naturellement tenir compte de la malignité humaine : le corporatisme, comme toutes les institutions ou formes sociales, ne va pas sans danger. Les républiques italiennes, on sait comment elles ont fini : des heurts entre les groupements d'intérêt. Et ne semble-t-il pas qu'aujourd'hui en une autre République... Il faudrait prévoir un arbitre. Mais le prévoir de caractère tout nouveau, -- ce qui ne veut pas dire au rebours des inspirations les plus antiques, -- d'un caractère sacerdotal. 89:20 Il n'y a peut-être qu'une profession qu'on imagine en dehors de tout corporatisme. Parce qu'elle est moins une corporation qu'un état, qu'une alliance : l'agriculture, la mise en ménage de l'homme avec la terre. Comment le paysan n'aurait-il pas la propriété de son métier ? Le paysan est anarchiste par sa vocation première, qui est de se suffire à soi seul sur son lopin se passant de tout le reste du monde. Mais il ne peut plus être celui-là au temps de la civilisation industrielle. Et qu'il le veuille ou non, l'État le protège, lui achetant son blé deux et trois fois plus qu'il ne vaut. Il a plus que la propriété de son métier, et il n'a pas cette propriété. De sorte que l'agriculture est la seule profession qui ne soit pas vouée au corporatisme. Et cependant pas de profession qui plus qu'elle ait besoin d'être un corporatisme. Mais n'est-ce pas le propre des choses vraies et nécessaires de sembler enfermer en elles une contradiction, ? Henri POURRAT. 90:20 ## DOCUMENTS ### Le Pèlerinage à Lourdes *L'Église tout entière se tourne ce mois-ci vers Lourdes. Voici* « LE GUIDE SPIRITUEL DU PÈLERINAGE » *que tous les catholiques feront au moins en esprit, d'un bout à l'autre du monde, et que beaucoup accompliront en fait au cours de cette année mariale : l'Encyclique du Saint-Père, qu'il est temps maintenant de lire et de méditer si l'on n'en avait pas encore trouvé l'occasion, qu'il est opportun de relire si on l'avait déjà lue.* (*Les intertitres sont de nous.*) *C'est dans l'adhésion aux vérités et aux directives de cette Encyclique que nous aurons cette année, s'il plait à Dieu, la grâce de surmonter* « *incompréhensions et suspicions* », *et de* « *nous rencontrer dans la vérité et dans la charité* ». Le pèlerinage de Lourdes, que Nous avons eu la joie d'accomplir en allant présider, au nom de Notre Prédécesseur Pie XI, les fêtes eucharistiques et mariales de la clôture du Jubilé de la Rédemption, a laissé en Notre âme de profonds et doux souvenirs. Aussi Nous est-il particulièrement agréable d'apprendre que, sur l'initiative de l'Évêque de Tarbes et Lourdes, la cité mariale s'apprête à célébrer avec éclat le Centenaire des Apparitions de la Vierge Immaculée dans la grotte de Massabielle, et qu'un Comité international a même été constitué à cet effet sous la présidence de l'Éminentissime Cardinal Eugène Tisserant, Doyen du Sacré-Collège. Avec vous, Chers Fils et Vénérables Frères, Nous tenons à remercier Dieu pour l'insigne faveur faite à votre Patrie et pour tant de grâces répandues depuis un siècle sur la multitude des pèlerins. Nous voulons également convier tous Nos fils à renouveler, en cette année jubilaire, leur piété confiante et généreuse envers Celle qui, selon le mot de S. Pie X, daigna établir à Lourdes « le siège de son immense bonté » (Lettre du 12 juillet 1914 : *A.A.S.* VI, 1914, p. 376). 91:20 Le culte de la Très Sainte Vierge\ et l'histoire de France. Toute terre chrétienne est une terre mariale, et il n'est pas de peuple racheté dans le sang du Christ qui n'aime à proclamer Marie sa Mère et sa Patronne. Cette vérité prend toutefois un relief saisissant quand, on évoque l'histoire de la France. Le culte de la Mère de Dieu remonte aux origines de son évangélisation et, parmi les plus anciens sanctuaires mariais, Chartres attire encore les pèlerins en grand nombre et des milliers de jeunes. Le Moyen Age qui, avec saint Bernard notamment, chanta la gloire de Marie et célébra ses mystères, vit l'admirable efflorescence de vos cathédrales dédiées à Notre-Dame : Le Puy, Reims, Amiens, Paris et tant d'autres... Cette gloire de l'Immaculée, elles l'annoncent de loin par leurs flèches élancées, elles la font resplendir dans la pure lumière de leurs vitraux et l'harmonieuse beauté de leurs statues ; elles attestent surtout la foi d'un peuple se haussant au-dessus de lui-même dans un élan magnifique pour dresser dans le ciel de France l'hommage permanent de sa piété mariale. Dans les villes et les campagnes, au sommet des collines ou dominant la mer, les sanctuaires consacrés à Marie -- humbles chapelles ou splendides basiliques -- couvrirent peu à peu le pays de leur ombre tutélaire. Princes et pasteurs, fidèles innombrables y sont accourus au long des siècles vers la Vierge Sainte, qu'ils saluèrent des titres les plus expressifs de leur confiance ou de leur gratitude. Ici l'on invoque Notre-Dame de Miséricorde, de Toute-Aide ou de Bon-Secours ; là, le pèlerin se réfugie auprès de Notre-Dame de la Garde, de Pitié ou de Consolation ! ; ailleurs, sa prière monte vers Notre-Dame de Lumière, de Paix, de Joie ou d'Espérance ; ou encore il implore Notre-Dame des Vertus, des Miracles ou des Victoires. Admirable litanie de vocables, dont l'énumération jamais achevée raconte, de province en province, les bienfaits que la Mère de Dieu répandit au cours des âges sur la terre de France. Après la Révolution :\ le siècle des prédilections mariales. Le XIX^e^ siècle devait pourtant, après la tourmente révolutionnaire, être à bien des titres le siècle des prédilections mariales. Pour ne citer qu'un fait, qui ne connaît aujourd'hui la « médaille miraculeuse » ? 92:20 Révélée, au cœur même de la capitale française, à une humble fille de S. Vincent de Paul que Nous eûmes la joie d'inscrire au catalogue des Saints, cette médaille frappée à l'effigie de « Marie conçue sans péché » a répandu en tous lieux ses prodiges spirituels et matériels. Et quelques années plus tard, du 11 février au 16 juillet 1858, il plaisait à la Bienheureuse Vierge Marie, par une faveur nouvelle, de se manifester sur la terre pyrénéenne à une enfant pieuse et pure, issue d'une famille chrétienne, laborieuse dans sa pauvreté. « Elle vient à Bernadette, disions-Nous jadis, elle en fait sa confidente, la collaboratrice, l'instrument de sa maternelle tendresse et de la miséricordieuse toute-puissance de son Fils, pour restaurer le monde dans le Christ par une nouvelle et incomparable effusion de la Rédemption » (Discours du 28 avril à Lourdes : Eug. Card. Pacelli, *Discorsi e Panegirici,* 2^e^ éd., Vaticano, 1956, p. 435). Les événements qui se déroulèrent alors à Lourdes, et dont on mesure mieux aujourd'hui les proportions spirituelles, vous sont bien connus. Vous savez, Chers Fils et Vénérables Frères, dans quelles conditions étonnantes, malgré railleries, doutes et oppositions, la voix de cette enfant, messagère de l'Immaculée, s'est imposée au monde. Vous savez la fermeté et la pureté du témoignage, éprouvé avec sagesse par l'autorité épiscopale et sanctionné par elle dès 1862. Déjà les foules étaient accourues, et elles n'ont pas cessé de déferler vers la grotte des apparitions, à la source miraculeuse, dans le sanctuaire élevé à la demande de Marie. C'est l'émouvant cortège des humbles, des malades et affligés ; c'est l'imposant pèlerinage de milliers de fidèles d'un diocèse ou d'une nation ; c'est la discrète démarche d'une âme inquiète qui cherche la vérité... « Jamais, disions-Nous, en un lieu de la terre, on n'a vu pareil cortège de souffrance, jamais pareil rayonnement de paix, de sérénité et de joie ! » (*Ibid,* p. 437). Jamais, pourrions-nous ajouter, on ne saura la somme de bienfaits dont le monde est redevable à la Vierge secourable ! « *O specus felix, decorata divae Matris aspectu ! Veneranda rupes, unde vitales scatuere pleno gurgite lymphae !* ([^19]) (Office de la fête des Apparitions, hymne des II^e^ Vêpres). 93:20 Les Papes et Lourdes. Ces cent années de culte marial, au surplus, ont en quelque sorte tissé entre le Siège de Pierre et le sanctuaire pyrénéen des liens étroits, qu'il nous plaît de reconnaître. La Vierge Marie elle-même n'a-t-elle pas désiré ces rapprochements ? « Ce qu'à Rome, par son Magistère infaillible, le Souverain Pontife définissait, la Vierge Immaculée Mère de Dieu, bénie entre toutes les femmes, voulut, semble-t-il, le confirmer de sa bouche, quand peu après elle se manifesta par une célèbre apparition à la Grotte de Massabielle... » (Décret *de Tuto* pour la canonisation de sainte Bernadette, 2 juillet 1933 : *A.A.S.* XXV, 1933, p. 377). Certes, la parole infaillible du Pontife romain, interprète authentique de la vérité révélée, n'avait besoin d'aucune confirmation céleste pour s'imposer à la foi des fidèles. Mais avec quelle émotion et quelle gratitude le peuple chrétien et ses pasteurs ne recueillirent-ils pas des lèvres de Bernadette cette réponse venue du ciel : « Je suis l'Immaculée Conception ! » Pie IX. Aussi n'est-il pas étonnant que Nos prédécesseurs se soient plu à multiplier leurs faveurs envers ce sanctuaire. Dès 1869, Pie IX, de sainte mémoire, se réjouissait de ce que les obstacles suscités contre Lourdes par la malice des hommes eussent permis de « manifester avec plus de force et d'évidence la clarté du fait » (Lettre du 4 septembre 1869 à Henri Lasserre : Archives secrètes du Vatican, lettres latines, année 1869, n° 388, f° 695). Et, fort de cette assurance, il comble de bienfaits spirituels l'église nouvellement édifiée et fait couronner la statue de Notre-Dame de Lourdes. Léon XIII. Léon XIII, en 1892, accorde l'office propre et la messe de la fête « *In Apparitione Beatae Mariae Virginis Immaculatae* » ([^20]), que son Successeur étendra bientôt à l'Église universelle ; l'antique appel de l'Écriture y trouvera désormais une application nouvelle : 94:20 « *Surge, amica mea, speciosa mea, et veni : columba mea, in foraminibus petrae, in* *caverna maceriae !* » ([^21]) (*Cant.* II, 13-14. Graduel de la messe de la fête des Apparitions). Vers la fin de sa vie, le grand, Pontife tint à inaugurer et à bénir lui-même la reproduction de la Grotte de Massabielle édifiée dans les jardins du Vatican, et, à la même époque, sa voix s'élevait vers la Vierge de Lourdes pour une prière ardente et confiante : « Que dans sa puissance, la Vierge Mère, qui coopéra autrefois, par son amour, à la naissance des fidèles dans l'Église, soit encore maintenant l'instrument et la gardienne de notre salut ; qu'elle rende la tranquillité et la paix aux esprits angoissés ; qu'elle hâte enfin, dans la vie privée comme dans la vie publique, le retour à Jésus-Christ ». (Bref du 8 septembre 1901 : *Acta Leonis XIII,* vol. XXI, p. 159-160). Saint Pie X. Le cinquantenaire de la Définition dogmatique de l'Immaculée Conception de la Très Sainte Vierge offrit à saint Pie X l'occasion d'attester dans un document solennel le lien historique entre cet acte du Magistère et l'Apparition de Lourdes : « A peine Pie IX avait-il défini de foi catholique que Marie fût dès l'origine exempte de péché, que la Vierge elle-même commençait à opérer à Lourdes des merveilles ». (Lettre Encyclique *Ad diem illum* du 2 février 1904 : *Acta Pii X,* vol. I, p. 149). Peu après il crée le titre épiscopal de Lourdes, rattaché à celui de Tarbes et signe l'introduction de la cause de béatification de Bernadette. Il était surtout réservé à ce grand Pape de l'Eucharistie de souligner et de favoriser l'admirable conjonction qui existe à Lourdes entre le culte eucharistique et la prière mariale : « La piété envers la Mère de Dieu, note-t-il, y fit fleurir une remarquable et ardente piété envers le Christ Notre-Seigneur. » (Lettre du 12 juillet 1914 : *A.A.S*. VI, 1914, p. 377). Pouvait-il en être autrement ? Tout en Marie nous porte vers Son Fils, unique Sauveur, en prévision des mérites duquel elle fut immaculée et pleine de grâces ; tout en Marie nous élève à la louange de l'adorable Trinité, et bienheureuse fut Bernadette égrenant son chapelet devant la Grotte, qui apprit des lèvres et du regard de la Vierge Sainte à rendre gloire au Père, au Fils et à l'Esprit Saint ! 95:20 Aussi sommes-Nous heureux, en ce centenaire, de Nous associer à cet hommage rendu par Saint Pie X : « *La gloire unique du sanctuaire de Lourdes réside en ce fait que les peuples y sont de partout attirés par Marie à l'adoration du Christ Jésus dans l'auguste sacrement, en sorte que ce sanctuaire, à la fois centre de culte marial et trône du mystère eucharistique, surpasse, semble-t-il, en gloire tous les autres dans le monde catholique* ». (Bref du 25 avril 1911 ; Arch. Brev. Ap., *Pius X, an.* 1911, *Div.* Lib. IX, pars I, f. 337.) Benoît XV. Ce sanctuaire déjà comblé de faveurs, Benoît XV tint à l'enrichir de nouvelles et précieuses indulgences et, si les tragiques circonstances de son pontificat ne lui permirent pas de multiplier les actes publics de sa dévotion, il voulut néanmoins honorer la cité mariale en accordant à son évêque le privilège du pallium au lieu des apparitions. Pie XI. Pie XI, qui avait lui-même été pèlerin de Lourdes, poursuivit son œuvre et eut la joie d'élever sur les autels la privilégiée de la Vierge, devenue sous le voile Sœur Marie-Bernard de la Congrégation de la Charité et de l'Instruction chrétienne. N'authentifiait-il pas pour ainsi dire à son tour la promesse de l'Immaculée à la jeune Bernadette « d'être heureuse non pas en ce monde, mais dans l'autre » ? Et désormais Nevers, qui s'honore de garder la châsse précieuse, attire en grand nombre les pèlerins de Lourdes, désireux d'apprendre auprès de la Sainte, à accueillir comme il convient le message de Notre-Dame. Bientôt l'illustre Pontife, qui venait à l'exemple de ses Prédécesseurs d'honorer d'une légation les fêtes anniversaires des apparitions, décidait de clôturer le jubilé de la Rédemption à la Grotte de Massabielle, là où, selon ses propres termes, « la Vierge Marie immaculée se montra plusieurs fois à la bienheureuse Bernadette Soubirous, où avec bonté elle exhorta tous les hommes à la pénitence, en ce lieu même de l'étonnante apparition qu'elle combla de grâces et de prodiges ». (Bref du 11 janvier 1933 : Arch. Brev. Ap. *Pius XI, Ind. Perpet.* f° 128.) En vérité, concluait Pie XI, ce sanctuaire « passe maintenant à juste titre pour l'un des principaux sanctuaires marials du monde ». (*Ibid.*) 96:20 Pie XII. A ce concert unanime de louanges, comment n'aurions-Nous pas uni Notre voix ? Nous le fîmes notamment dans Notre Encyclique *Fulgens corona,* en rappelant à la suite de Nos Prédécesseurs que « la Bienheureuse Vierge Marie elle-même voulut confirmer, semble-t-il, par un prodige, la sentence que le Vicaire de son divin Fils sur la terre venait de proclamer aux applaudissements de l'Église entière ». (Lettre Encyclique *Fulgens corona,* du 8 septembre 1953 : *A.A.S.,* XLV, 1953, p. 578). Et Nous rappelions, à cette occasion, comment les Pontifes romains, conscients de l'importance de ce pèlerinage, n'avaient cessé de « l'enrichir de faveurs spirituelles et des bienfaits de leur bienveillance ». (*Ibid.*) L'histoire de ces cent années, que Nous venons d'évoquer a grands traits, n'est-elle pas, en effet, une constante illustration de cette bienveillance pontificale, dont le dernier acte fut la clôture à Lourdes de l'année centenaire du dogme de l'Immaculée Conception ? Mais à vous, Chers Fils et Vénérables Frères, Nous aimons rappeler spécialement un document récent, par lequel Nous favorisions l'essor d'un apostolat missionnaire dans votre chère patrie. Nous eûmes à cœur d'y évoquer « les mérites singuliers que la France s'est acquis au cours des siècles dans le progrès de la foi catholique » et, à ce titre, « Nous tournions Notre esprit et Notre cœur vers Lourdes où, quatre ans après la définition du dogme, la Vierge Immaculée elle-même confirma surnaturellement par des apparitions, des entretiens et des miracles la déclaration du Docteur Suprême ». (Constitution Apost. *Omnium Ecclesiarum* du 5 août 1954 : *A. A. S.,* XLVI, 1954, p. 567.) Aujourd'hui encore, Nous Nous tournons vers le célèbre sanctuaire qui s'apprête à accueillir sur les rives du Gave la foule des pèlerins du Centenaire. Si, depuis un siècle, d'ardentes supplications publiques et privées, y ont obtenu de Dieu, par l'intercession de Marie, tant de grâces de guérison et de conversion, 97:20 Nous avons la ferme confiance qu'en cette année jubilaire Notre-Dame voudra répondre encore avec largesse à l'attente de ses enfants, mais Nous avons surtout la conviction qu'elle nous presse de recueillir les leçons spirituelles des apparitions et de nous engager sur la voie qu'elle nous a si clairement tracée. #### La grâce de Lourdes : conversion personnelle... Ces leçons, écho fidèle du Message évangélique, font ressortir de façon saisissante le contraste qui oppose les jugements de Dieu à la vaine sagesse de ce monde. Dans une société qui n'a guère conscience des maux qui la rongent, qui voile ses misères et ses injustices sous des dehors prospères, brillants et insouciants, la Vierge immaculée, que jamais le péché n'effleura, se manifeste à une enfant innocente. Avec une compassion maternelle, elle parcourt du regard ce monde racheté par le sang de son Fils, où, hélas ! le péché fait chaque jour tant de ravages, et, par trois fois elle lance son pressant appel : « Pénitence, pénitence, pénitence ! » Des gestes expressifs sont même demandés : « Allez baiser la terre en pénitence pour les pécheurs. » Et au geste il faut joindre la supplication : « Vous prierez Dieu pour les pécheurs. » Ainsi, comme au temps de Jean-Baptiste, comme au début du ministère de Jésus, la même injonction, forte et rigoureuse, dicte aux hommes la voie du retour à Dieu : « Repentez vous ! » (*Matt.* III, 2 ; IV, 17). Et qui oserait dire que cet appel à la conversion du cœur a, de nos jours, perdu de son actualité ? Mais la Mère de Dieu pourrait-elle venir vers ses enfants si ce n'est en messagère de pardon et d'espérance ? Déjà l'eau ruisselle à ses pieds : « *Omnes sitientes, venite ad aquas, et haurietis salutem a Domino* » ([^22]) (Office de la fête des Apparitions, premier répons du III^e^ Noct.). A cette source, où Bernadette, docile, est allée la première boire et se laver, afflueront toutes les misères de l'âme et du corps. « J'y suis allé, je me suis lavé et j'ai vu » (*Joan* IX, 11), pourra répondre, avec l'aveugle de l'Évangile, le pèlerin reconnaissant. Mais, comme pour les foules qui se pressaient autour de Jésus, la guérison des plaies physiques y demeure, en même temps qu'un geste de miséricorde, le signe du pouvoir que le Fils de l'Homme a de remettre les péchés (cf. Marc II, 10). Auprès de la Grotte bénie, la Vierge nous invite, au nom de son divin Fils, à la conversion du cœur et à l'espérance du pardon. L'écouterons-nous ? 98:20 Dans cette humble réponse de l'homme qui se reconnaît pécheur réside la vraie grandeur de cette année jubilaire. Quels bienfaits ne serait-on pas en droit d'en attendre pour l'Église si chaque pèlerin de Lourdes -- et même tout chrétien uni de cœur aux célébrations du centenaire -- réalisait d'abord en lui-même cette œuvre de sanctification, « non pas en paroles et de langue, mais en actes et en vérité » ! (I Joan III, 18). Tout l'y invite d'ailleurs, car nulle part peut-être autant qu'à Lourdes on ne se sent à la fois porté à la prière, à l'oubli de soi et à la charité. A voir le dévouement des brancardiers et la paix sereine des malades, à constater la fraternité qui rassemble dans une même invocation des fidèles de toute origine, à observer la spontanéité de l'entraide et la ferveur sans affectation des pèlerins agenouillés devant la Grotte, les meilleurs sont saisis par l'attrait d'une vie plus totalement donnée au service de Dieu et de leurs frères, les moins fervents prennent conscience de leur tiédeur et retrouvent le chemin de la prière, les pécheurs plus endurcis et les incrédules eux-mêmes sont souvent touchés par la grâce, ou du moins, s'ils sont loyaux, ils ne restent pas insensibles au témoignage de cette « multitude de croyants n'ayant qu'un cœur et qu'une âme » (Act. IV, 32). Conditions à réaliser :\ préparation et lendemains. A elle seule pourtant, cette expérience de quelques brèves journées de pèlerinage ne suffit généralement pas à graver en caractères indélébiles l'appel de Marie à une authentique conversion spirituelle. Aussi exhortons-Nous les pasteurs des diocèses et tous les prêtres à rivaliser de zèle pour que les pèlerinages du centenaire bénéficient d'une préparation, d'une réalisation et surtout de lendemains aussi propices que possible à une action profonde et durable de la grâce. Le retour à une pratique assidue des sacrements, le respect de la morale chrétienne dans toute la vie, l'engagement enfin dans les rangs de l'Action catholique et des diverses œuvres recommandées par l'Église : à ces conditions seulement, n'est-il pas vrai, l'important mouvement de foules prévu à Lourdes pour l'année 1958 portera, selon l'attente même de la Vierge immaculée, les fruits de salut si nécessaires à l'humanité présente. 99:20 ...et renouveau chrétien\ dans la société. Mais, pour primordiale qu'elle soit, la conversion individuelle du pèlerin ne saurait ici suffire. En cette année jubilaire, Nous vous exhortons, Chers Fils et Vénérables Frères, à susciter parmi les fidèles commis à vos soins un effort collectif de renouveau chrétien de la société, en réponse à l'appel de Marie : « Que les esprits aveuglés... soient illuminés par la lumière de la vérité et de la justice, demandait déjà Pie XI lors des fêtes mariales du jubilé de la Rédemption, que ceux qui s'égarent dans l'erreur soient ramenés dans le droit chemin, qu'une juste liberté soit partout accordée à l'Église, et qu'une ère de concorde et de vraie prospérité se lève sur tous les peuples. » (Lettre du 10 janvier 1935 : *A.A.S.* XXVII, p. 7). Or, le monde, qui offre de nos jours tant de justes motifs de fierté et d'espoir, connaît aussi une redoutable tentation de matérialisme, souvent dénoncée par Nos Prédécesseurs et par Nous-même. Le matérialisme aujourd'hui. Ce matérialisme, il n'est pas seulement dans la philosophie condamnée qui préside à la politique et à l'économie d'une portion de l'humanité ; il sévit aussi dans l'amour de l'argent, dont les ravages s'amplifient à la mesure des entreprises modernes et qui commande, hélas ! tant de déterminations pesant sur la vie des peuples ; il se traduit par le culte du corps, la recherche excessive du confort et la fuite de toute austérité de vie ; il pousse au mépris de la vie humaine, de celle même que l'on détruit avant qu'elle ait vu le jour ; il est dans la poursuite effrénée du plaisir, qui s'étale sans pudeur et tente même de séduire, par les lectures et les spectacles, des âmes encore pures ; il est dans l'insouciance de son frère, dans l'égoïsme qui l'écrase, dans l'injustice qui le prive de ses droits, en un mot, dans cette conception de la vie qui règle tout en vue de la seule prospérité matérielle et des satisfactions terrestres. 100:20 « Mon âme, disait un riche, tu as quantité de biens en réserve pour longtemps ; repose-toi, mange, bois, fais la fête. Mais Dieu lui dit : Insensé, cette nuit même on va te redemander ton âme ». (*Luc* XII, 19-20). *Le laïcisme.* A une société qui, dans sa vie publique conteste souvent les droits suprêmes de Dieu, qui voudrait gagner l'univers au prix de son âme (cf. *Marc.* VIII, 36), et courrait ainsi à sa perte, la Vierge maternelle a lancé comme un cri d'alarme. Attentifs à son appel, que les prêtres osent prêcher à tous sans crainte les grandes vérités du salut. Il n'est de renouveau durable en effet, que fondé sur les principes infrangibles de la foi, et il appartient aux prêtres de former la conscience du peuple chrétien. De même que l'Immaculée, compatissante à nos misères, mais clairvoyante sur nos vrais besoins, vient aux hommes pour leur rappeler les démarches essentielles et austères de la conversion religieuse, les ministres de la parole de Dieu doivent, avec une surnaturelle assurance, tracer aux âmes la route étroite qui mène à la vie (cf. *Matth.* VII, 14). Ils le feront sans oublier de quel esprit de douceur et de patience ils se réclament (cf. *Luc,* IX. 55), mais sans rien voiler des exigences évangéliques. A l'école de Marie, ils apprendront à ne vivre que pour donner le Christ au monde, mais, s'il le faut aussi, à attendre avec foi l'heure de Jésus et à demeurer au pied de la croix. Autour de leurs prêtres, les fidèles se doivent de collaborer à cet effort de renouveau. Là où la Providence l'a placé, qui donc ne peut faire davantage encore pour la cause de Dieu ? *Appel au clergé.* Notre pensée se tourne d'abord vers la multitudes des âmes consacrées, qui se dévouent dans l'Église à d'innombrables œuvres de bien. Leurs vœux de religion les appliquent plus que d'autres à lutter victorieusement, sous l'égide de Marie, contre le déferlement sur le monde des appétits immodérés indépendance, de richesses et de jouissance ; aussi, à l'appel de l'Immaculée, voudront-elles s'opposer à l'assaut du mal par les armes de la prière et de la pénitence et par les victoires de la charité. 101:20 *Appel aux familles.* Notre pensée se tourne également vers les familles chrétiennes, pour les conjurer de demeurer fidèles à leur irremplaçable mission dans la société, Qu'elles se consacrent, en cette année jubilaire, au Cœur Immaculé de Marie ! cet acte de piété sera pour les époux une aide spirituelle précieuse dans la pratique des devoirs de la chasteté et de la fidélité conjugales ; il gardera dans sa pureté l'atmosphère du foyer où grandissent les enfants ; bien plus il fera de la famille, vivifiée par sa dévotion mariale, une cellule vivante de la régénération sociale et de la pénétration apostolique. Se rencontrer\ dans la vérité et la charité. Et certes, au-delà du cercle familial, les relations professionnelles et civiques offrent aux chrétiens soucieux de travailler au renouveau de la société un champ d'action considérable. Rassemblés aux pieds de la Vierge, dociles à ses exhortations, ils porteront d'abord sur eux-mêmes un regard exigeant et ils voudront extirper de leur conscience les jugements faux et les réactions égoïstes, craignant le mensonge d'un amour de Dieu qui ne se traduirait pas en amour effectif de leurs frères (cf. I Jo, IV, 20). Ils chercheront, chrétiens de toutes classes et de toutes nations, à se rencontrer dans la vérité et la charité, à bannir les incompréhensions et les suspicions. « *D'abord morale...* » Sans doute, énorme est le poids des structures sociales et des pressions économiques qui pèse sur la bonne volonté des hommes et souvent la paralyse. Mais, s'il est vrai, comme Nos Prédécesseurs et Nous-même *l'avons souligné avec insistance, que* LA QUESTION DE LA PAIX SOCIALE ET POLITIQUE EST D'ABORD, EN L'HOMME, UNE QUESTION MORALE, aucune réforme n'est fructueuse, aucun accord n'est stable sans un changement et une purification des cœurs. La Vierge de Lourdes le rappelle à tous en cette année jubilaire ! 102:20 *Les pauvres et les malades.* Et si, dans sa sollicitude, Marie se penche avec quelque prédilection vers certains de ses enfants, n'est-ce pas, Chers Fils et Vénérables Frères, vers les petits, les pauvres et les malades, que Jésus a tant aimés ? « Venez à moi, vous tous qui êtes las et accablés, et je vous soulagerai », semble-t-elle dire avec son divin Fils (Matth. XI, 28). Allez à elle, vous qu'écrase la misère matérielle, sans défense devant les rigueurs de la vie et l'indifférence des hommes ; allez à elle, vous que frappent les deuils et les épreuves morales ; allez à elle, chers malades et infirmes, qui êtes vraiment reçus et honorés à Lourdes comme les membres souffrants de Notre-Seigneur ; allez à elle et recevez la paix du cœur, la force du devoir quotidien, la joie du sacrifice offert. La Vierge Immaculée, qui connaît les cheminements secrets de la grâce dans les âmes et le travail silencieux de ce levain surnaturel du monde, sait de quel prix sont, aux yeux de Dieu, vos souffrances unies à celles du Sauveur. Elles peuvent grandement concourir, Nous n'en doutons pas, à ce renouveau chrétien de la société que Nous implorons de Dieu par la puissante intercession de sa Mère. Ceux qui\ sont loin de l'Église. Qu'à la prière des malades, des humbles, de tous les pèlerins de Lourdes, Marie tourne également son regard maternel vers ceux qui demeurent encore hors de l'unique bercail de l'Église pour les rassembler dans l'unité ! Qu'elle porte son regard sur ceux qui cherchent et qui ont soif de vérité, pour les conduire à la source des eaux vives ! Qu'elle parcoure enfin du regard ces continents immenses et ces vastes zones humaines où le Christ est, hélas ! si peu connu, si peu aimé, et qu'elle obtienne à l'Église la liberté et la joie de répondre en tous lieux, toujours jeune, sainte et apostolique, à l'attente des hommes ! « Voulez-vous avoir la bonté de venir... », disait la Sainte Vierge à Bernadette. Cette invitation discrète, qui ne contraint pas, qui s'adresse au cœur et sollicite avec délicatesse une réponse libre et généreuse, la Mère de Dieu la propose de nouveau à ses fils de France et du monde. Sans s'imposer, elle les presse de se réformer eux-mêmes et de travailler de toutes leurs forces au salut du monde. 103:20 Les chrétiens ne resteront pas sourds à cet appel ; ils iront à Marie. Et c'est à chacun d'eux, qu'au terme de cette Lettre Nous voudrions dire avec saint Bernard : « *In periculis, in angustiis, in rebus dubii, Mariam cogita, Mariam invoca... Ipsam sequens, non devias *; *ipsam rogans, non desperas *; *ipsam cogitans, non erras *; *ipsa tenente, non corruis *; *ipsa protegente, non metuis *; *ipsa duce, non fatigaris ; ipsa propitia, pervenis...* » ([^23]) (Hom. II, *super Missus est *: *P.L.,* CLXXXIII, 70-71). \*\*\* Nous avons confiance, Chers Fils et Vénérables Frères, que Marie exaucera votre prière et la Nôtre. Nous le lui demandons en cette fête de la Visitation, bien propre à célébrer Celle qui daigna, il y a un siècle, visiter la terre de France. Et en vous invitant à chanter à Dieu, avec la Vierge immaculée, le *Magnificat* de votre gratitude, Nous appelons sur vous-mêmes et vos fidèles, sur le sanctuaire de Lourdes et ses pèlerins, sur tous ceux qui portent la responsabilité des fêtes du centenaire, la plus large effusion de grâces en gage desquelles Nous vous accordons de grand cœur, dans Notre constante et paternelle bienveillance, la Bénédiction apostolique. Donné à Rome, près Saint-Pierre, en la fête de la Visitation de la Très Sainte Vierge, le 2 juillet de l'année 1957, de Notre Pontificat la dix-neuvième. ~==============~ ### Année mariale *Année mariale ; centenaire des Apparitions de la Très Sainte Vierge à la Grotte de Massabielle... Voici la lettre que l'Évêque de Lourdes, Mgr Théas, adressait à ses diocésains au début de cette année *: Pour tous les fidèles du monde, pour nous surtout, chrétiens de Bigorre, l'année 1958 sera, par excellence, une année mariale. A cette condition, elle nous apportera de nombreuses grâces, celle du bonheur chrétien en particulier. 104:20 Je voudrais passer dans vos foyers, mes frères et vous persuader que votre joie sera grande, si au cours de cette année jubilaire de Lourdes, Notre-Dame, grâce à votre ferveur, devient présente à chacune de vos familles, à chacune de vos âmes. Savons-nous prier la Très Sainte Vierge ? Voici comment, au début du VIII^e^ siècle, saint Germain, Patriarche de Constantinople, s'adressait à la Très Sainte Vierge, en la fête de sa Dormition. « Avec ceux qui vous ont précédé, ô Mère de la Vie, vous avez vécu corporellement ; mais avec nous, vous habitez par l'esprit. Et la multiple protection dont vous nous entourez marque votre présence au milieu de nous. Tous nous entendons votre voix et votre voix parvient à tous et nous vous reconnaissons à votre constant patronage... Vous n'avez pas abandonné ceux que vous avez sauvés ni délaissé ceux que vous avez réunis, car votre esprit vit toujours et votre chair n'a pas subi la corruption du tombeau. Vous veillez sur tous, ô Mère de Dieu, et votre attention se porte sur chacun. Si nos yeux sont retenus de telle sorte que nous ne vous voyons pas, vous résidez cependant, ô toute sainte, au milieu de nous, par une présence d'amour, vous manifestant de mille manières à ceux qui en sont dignes et c'est pourquoi, ô Mère, nous croyons que vous circulez parmi nous. » La grande idée exprimée dans cette prière est que Marie est avec nous. Elle demeure au milieu de nous. Sa présence spirituelle s'exerce par une protection de tous les instants. Notre-Dame veille sur tous, mais elle est attentive à chacun, comme si chacun était son unique enfant. Marie réside au milieu de nous. Elle circule parmi nous. Sa présence est une présence d'amour. Comme les disciples de saint Germain, les vrais pèlerins de Lourdes découvrent cette présence d'amour et ils en font la douce expérience. N'ont-ils pas, à Massabielle, ce contact intime et personnel qui, si souvent, leur fait dire au sujet de l'Immaculée : « On sent qu'Elle est là » ? Cette découverte personnelle, expérimentale de la Très Sainte Vierge est une des grâces premières du pèlerinage. C'est une grâce qu'on emporte chez soi. On en vit, et quand elle s'affaiblit, une visite priante à la Grotte la renouvelle : à nouveau Notre-Dame est là, par son influence ; elle est là avec sa tendresse et sa puissance ; elle est là pour provoquer notre confiance et notre amour. 105:20 Savez-vous ce que peut faire, dans une âme, l'amour de la Très Sainte Vierge ? Écoutez le saint Curé d'Ars : « Si pour donner quelque chose à la Très Sainte Vierge je pouvais me vendre, je me vendrais. » Écoutez l'Imitation de Jésus-Christ : « C'est une grande chose que d'aimer ; c'est un grand bien, c'est le secret de trouver léger ce qui est lourd. Celui qui aime, il vole plus qu'il ne marche. Et en effet, il vient à bout de beaucoup d'entreprises où celui qui n'aime pas reste défaillant sur le chemin. » Que pendant cette année mariale Notre-Dame soit présente à nos vies et que nous l'aimions vraiment ! On ne l'aime pas, si l'on n'obéit pas à son Fils, si l'on n'est pas établi dans son amitié, et si l'on ne pratique pas la charité fraternelle ; on ne l'aime pas si, à l'heure de l'épreuve, on la délaisse, au lieu de lui confier sa souffrance. Mais si l'on s'adresse à Marie avec son cœur d'enfant, si on la découvre au-dedans de soi, si l'on vit dans son intimité, si on lui confie ses peines non pour en avoir soulagement, mais pour qu'elles soient fécondes, si l'amour de Dieu s'exprime en dévouement effectif envers son prochain, si partout on est artisan de paix, alors on goûtera le bonheur chrétien et, s'il y a lieu de porter sa croix, on le fera avec vaillance et sérénité. ~==============~ ### L'Immaculée-Conception *Avec la lettre qu'on vient de lire, nous donnons à nos lecteurs, comme introduction aux solennités du Centenaire qui commencent ce mois-ci, le texte de l'homélie prononcée par l'Évêque de Lourdes à la messe pontificale du* 9 *décembre* 1957 : De la lecture attentive des documents de Pie IX, de Pie X et de Pie XII sur l'Immaculée Conception, il ressort que la Sainte Église, en cette fête, nous demande trois choses : admirer, expliquer, imiter. I. -- Admirer. Il nous faut admirer la Vierge Immaculée, chef-d'œuvre de la création et Dieu, qui est l'auteur de ce chef-d'œuvre. Nous le ferons en nous laissant guider, dans notre contemplation, par les Souverains Pontifes eux-mêmes. 106:20 Par un privilège unique, elle a été préservée de la tache originelle. « Cette doctrine, écrit Pie XII, dès l'Église primitive et sans aucune contestation, fut clairement enseignée par les Pères. Ils affirmèrent que la Vierge avait été un lis entre les épines, une terre entièrement intacte, immaculée, toujours bénie, libre de toute contagion du péché, un bois incorruptible, une source toujours limpide, la seule et unique fille non de la mort, mais de la vie, un germe non de colère, mais de grâce ; immaculée absolument immaculée, sainte et éloignée de toute souillure, plus belle que la beauté, plus sainte que la sainteté, seule sainte, celle qui -- Dieu seul excepté -- est supérieure à tous et qui par nature est plus belle, plus gracieuse et plus sainte que les chérubins et les séraphins eux-mêmes, et toute l'armée des anges. » ([^24]) La Vierge est admirable. Dieu surtout est admirable. La Vierge a tout reçu : Dieu lui a tout donné. Et de quelle manière ! « Dès le commencement et avant tous les siècles, Dieu destina à son Fils unique, la Mère, de laquelle, s'étant incarné, il naîtrait dans la bienheureuse plénitude des temps ; il la choisit, il lui marqua sa place dans l'ordre de ses desseins ; il l'aima par dessus toutes les créatures, d'un tel amour de prédilection, qu'il mit en elle, d'une manière singulière, toutes ses plus grandes complaisances : c'est pourquoi, puisant dans les trésors de sa divinité, il la combla, bien plus que les esprits évangéliques, bien plus que tous les saints, de l'abondance de toutes les grâces célestes, et l'enrichit avec une profusion merveilleuse, afin qu'elle fut toujours sans tache, entièrement exempte de l'esclavage du péché, toute belle, toute parfaite et dans une telle plénitude d'innocence et de sainteté, qu'on ne peut, au-dessous de Dieu, en concevoir une plus grande et que nulle autre pensée que celle de Dieu même ne peut en mesurer la grandeur. » ([^25]) Dans la même Bulle de définition, Pie IX ajoute : « La très glorieuse Vierge, en qui le Tout Puissant a fait de grandes choses, a été comblée d'une telle effusion de tous les dons célestes, d'une telle plénitude de grâces, d'un tel éclat de sainteté, qu'elle a été comme le miracle ineffable de Dieu, ou plutôt le chef-d'œuvre de tous les miracles ; 107:20 qu'elle a été la digne Mère de Dieu, qu'elle s'est approchée de Dieu même, autant qu'il est permis à la nature créée, et qu'ainsi elle est au-dessus de toutes les louanges, aussi bien de celles des anges que de celles des hommes. » ([^26]) Gloire donc à l'Immaculée Conception. Mais surtout gloire à Dieu ! II\. -- Expliquer. Pourquoi l'Immaculée Conception ? Pourquoi, à côté du Verbe Incarné, immaculé et sans souillure, y a-t-il une simple créature, Immaculée elle aussi et sans souillure ? Parce que le dessein de Dieu était de les associer, le plus intimement possible, dans l'œuvre de la Rédemption et parce que la perfection de la pureté conditionnait la perfection de l'union, de l'intimité, de la collaboration. Puisque le Pontife de la Nouvelle Loi, innocent, saint et sans souillure, devait naître d'une femme, ne convenait-il pas que cette femme fût, elle aussi, innocente, sainte et sans souillure ? Le Fils très pur du Dieu très pur ne devait-il pas avoir une Mère pure, une Mère toujours pure et totalement pure ? Pourquoi la Vierge est-elle immaculée dans sa Conception, sans avoir jamais été même un instant, sous la domination de Satan ? Pour être de taille à lutter contre le démon, pour être capable d'écraser la tête de Satan. La pureté, c'est l'état d'une âme qui n'accueille que Dieu, qui aime Dieu d'un amour jaloux, qui ne prend pas son parti que Dieu soit offensé, attaqué et que ne lui soit pas rendu l'honneur dû à sa Souveraine Majesté. Immaculée dans sa Conception, la Vierge nous est présentée dans la Bible, d'abord comme une guerrière et une triomphatrice : « La Très Sainte Vierge, écrit Pie IX, unie étroitement, unie inséparablement à Jésus, fut par Lui et avec lui, l'éternelle ennemie du serpent venimeux, le vainquit, le terrassa sous son pied virginal et sans tache, et lui brisa la tête. » ([^27]) Pourquoi l'Immaculée Conception ? Parce que la pureté parfaite était nécessaire à Marie pour connaître intimement Jésus et le faire connaître. 108:20 Comme le dit saint Pie X : « personne au monde autant que Marie, ne connaît à fond Jésus ; elle est initiée plus que tout autre aux secrets de son cœur ; personne n'est meilleur maître et meilleur guide pour faire connaître Jésus... Personne ne la vaut pour unir les hommes à Jésus. » ([^28]) Pourquoi l'Immaculée Conception ? Parce que cette pureté totale et aimante a rendu Marie capable de s'associer intimement à la vie et à la souffrance du Sauveur : ainsi unie au Christ dans l'acquisition de toutes les grâces, elle le reste dans leur distribution. C'est pourquoi saint Pie X salue en Marie « le ministre suprême de la dispensation des grâces. » ([^29]). Vous le voyez, mes frères, toutes les prérogatives de la Vierge se rattachent à son Immaculée Conception. Admirons le plan de Dieu. Apprenons aussi à nous conformer aux exemples de Marie. III\. -- Imiter. Celle qui est sans péché nous presse de nous purifier du péché. Et le Saint Père Pie XII déclare que le but du Pèlerinage de Lourdes, terre de l'Immaculée, est la conversion. C'est tout péché qu'il faut écarter de son âme et de sa vie. L'Église toutefois demande à ses enfants d'écarter surtout le péché d'impureté, spécialement celui que provoque l'indécence de la mode. Dans un décret du 12 janvier 1930, la Sacrée Congrégation du Concile prescrivait qu'en la fête de l'Immaculée Conception on fît, chaque année, dans toutes les églises, une exhortation et des prières particulières pour que, dans les modes féminines, la morale chrétienne soit respectée. Cette consigne, du Saint-Siège s'impose d'autant plus à nous que, récemment, Sa Sainteté Pie XII prononçait un très important discours sur la mode. Voici ce qui me paraît être le passage central : « L'Église ne blâme pas et ne condamne pas la mode, quand elle est destinée à parer et orner comme il convient le corps ; toutefois, elle ne manque jamais de mettre en garde ses fidèles contre ces faciles égarements... 109:20 ...L'Église sait et enseigne que le corps humain, chef-d'œuvre de Dieu dans le monde visible, est au service de l'âme, qu'il a été destiné par le Divin Rédempteur à être le temple et l'instrument de l'Esprit Saint et, comme tel, qu'il doit être respecté... La mode ne doit jamais fournir une occasion prochaine de péché. » ([^30]) Ce document pontifical à la fois très complet et très nuancé, devrait être connu, étudié et commenté aux parents chrétiens, aux jeunes filles et dans les mouvements d'Action Catholique. Puisque le Saint-Père prend la peine de nous fixer, dans tous les domaines, les règles de la morale chrétienne, faisons l'effort élémentaire de connaître la pensée de l'Église et de nous conformer à ses directives. En ce qui concerne le problème si important de la mode et surtout de la mode féminine, nous devrions nous mettre à l'école de cet incomparable éducateur de la conscience chrétienne qui s'appelle le Pape Pie XII. \*\*\* Vous le voyez, mes frères, l'Immaculée Conception n'est pas seulement un mystère qui réclame notre contemplation et provoque notre louange. C'est un dogme dont il faut accepter les conséquences pratiques. Le Saint-Père Pie XII les a résumées ainsi dans son Encyclique sur le Centenaire de Lourdes : « L'Immaculée, compatissante à nos misères, mais clairvoyante sur nos vrais besoins, vient aux hommes pour leur rappeler les démarches essentielles et austères de la conversion religieuse ». Mes frères, deux mois à peine nous séparent de l'Année Jubilaire de Lourdes. Prions beaucoup. Que ce Centenaire soit glorieux pour Notre-Dame, bienfaisant pour l'Église et l'humanité. Qu'il se déroule selon le plan de Dieu et dans la fidélité aux directives du Saint-Père ! -- Ainsi soit-il ! ~==============~ ### La légion de Marie dans le monde L'OSSERVATORE ROMANO*, édition française du* 15 *novembre* 1957, *a publié le bilan suivant *: Le mercredi 9 octobre, dans l'aula Magna de l'athénée pontifical de « Propanda Fide », a eu lieu une réunion des membres de la « Legio Mariae » présents à Rome à l'occasion du Congrès Mondial de l'Apostolat des Laïcs. 110:20 Comme on le sait, le mouvement de la Légion s'est déjà propagé partout dans le monde catholique. Un rôle particulièrement notable a été joué par les Légionnaires dans l'activité de l'Église persécutée en Chine, où plus de mille des leurs ont donné -- par le sacrifice de leur vie -- la preuve de leur fidélité à l'Église, tandis que plusieurs milliers d'autres Légionnaires ont été condamnés à la prison ou aux travaux forcés. La réunion a été honorée par l'intervention de S. Em. le cardinal Jean d'Alton, archevêque d'Armagh. En outre étaient présents LL. EE. Mgr Joseph Strebler, archevêque de Lomé (Togo) ; Mgr Leonida Proano, évêque de Riobamba (Équateur) ; Mgr G. Valencia Cano, évêque de Jarumal (Colombie) ; Mgr Jean Kyne, évêque de Meath (Irlande) ; et Mgr Léon-Joseph Suenens, évêque auxiliaire de Malines (Belgique), ainsi que cent cinquante personnes, directeurs spirituels et dirigeants de la « Legio » dans quarante-cinq nations différentes. L'assemblée écouta de brèves informations des pays suivants : Allemagne, Angleterre, Angola, Autriche, Belgique, Brésil, Ceylan, Chine, Colombie, Congo Belge, Corée, Dahomey, Équateur, Ethiopie, France, Grèce, Hong-Kong, Inde, Irlande, Iles Philippines, Israël, Italie, Malte, Nicaragua, Nouvelle Zélande, Portugal, Ruanda-Urundi, Syrie, Espagne, Sud-Afrique, Suisse, Turquie, Vietnam. M. José Erestain, président national de l'œuvre aux Iles Philippines, souligna la rapidité du développement dans sa patrie : d'un *Praesidium* (noyau de l'organisation) en 1940 à 5.000 *Praesidia* en 1957. L'activité des Légionnaires aux Philippines l'an dernier a compris : instruction catéchistique à 700.000 enfants et à 22.000 adultes, 160.000 visites à domicile, visites à 29.000 personnes malades dans les hôpitaux, distribution de 90.000 périodiques catholiques. 11.200 enfants baptisés et 2.373 baptêmes de non-catholiques, 21.000 personnes préparées à la Confirmation et 17568 personnes ramenées aux sacrements après de longues absences. Un rapport intéressant a été celui du délégué pour l'Angleterre, où sont en activité environ 1000 *Praesidia* composés d'éléments de tous les milieux sociaux. Un travail intense a été accompli parmi les protestants et de nombreuses conversions ont été obtenues au moyen des journées de retraite organisées dans des centres de la Légion. 111:20 Le délégué de Ceylan fit allusion au grand nombre de vocations religieuses et sacerdotales qui se sont épanouies parmi les Légionnaires de Colombo, où sont à l'œuvre plus de 300 *Praesidia.* Prenant la parole pour l'Équateur, S.E. Mgr Leonida Proano informa l'assemblée sur les développements de la Légion dans son pays où elle a été accueillie avec beaucoup de faveur par tous les évêques. Un travail spécifique confié aux Légionnaires est celui d'approcher les personnes dans une situation matrimoniale irrégulière. L'œuvre a eu un développement notable ces dernières années dans la ville de Hong-Kong, où fonctionnent 130 *Praesidia* au milieu d'une population de 100.000 catholiques, a déclaré le directeur diocésain de l'œuvre à Hong-Kong, R.P. Joseph Carra, P.I.M.E., qui a affirmé que les fruits de l'activité légionnaire sont évidents spécialement par le grand nombre de conversions obtenues ces dernières années. Il serait trop long de citer les relations des autres pays distincts. Certaines sont vraiment du plus haut intérêt, soit relatives aux pays d'Europe et d'Amérique de plus ancienne tradition chrétienne, soit concernant les pays d'Asie, Afrique et Océanie, dans lesquels est encore en cours la première annonce du message du Christ aux peuples. Son Éminence le cardinal d'Alton prononça des paroles d'éloge et d'encouragement pour tous les présents, en les exhortant à retourner dans les diverses régions du monde avec un zèle et une ferveur renouvelés après cette rencontre historique dans la Vine Éternelle. ~==============~ ### Le mouvement « Pour un monde meilleur » *Le Mouvement pour un monde meilleur, que dirige le P. Lombardi, s.j., existe maintenant depuis plus de six années. Il y a un peu plus d'un an, le Saint-Père a inauguré lui-même le Centre international de ce Mouvement, qui est naturellement en butte à des incompréhensions -- ou à des diffamations.* 112:20 *L'année dernière, un hebdomadaire laïciste militant -- qui tire ses* « *informations religieuses* », *et leur commentaire, des milieux catholiques que M. Dansette appelle* « *la gauche chrétienne* », *et qui y trouve même des collaborations actives et des concours affichés -- accusait le Mouvement du P. Lombardi de promouvoir un renouveau de l'* « INTÉGRISME », *ce qui constitue une diffamation très caractérisée.* *On remarquera une fois de plus à ce propos que l'accusation d'* « *intégrisme* » *est ainsi utilisée contre des personnes et des organisations qui ont reçu les plus hautes approbations de la Hiérarchie apostolique. Sous couvert de déplorer des excès intégristes malheureusement trop réels, on attaque aussi des idées, des actes, des personnes qui n'ont rien à voir avec l'intégrisme. Nous avons eu l'occasion d'analyser la méthode de ces attaques soi-disant* « *anti-intégristes* »*, en réalité tournées contre la Hiérarchie apostolique elle-même attaques, et c'est le plus inquiétant, qui proviennent souvent de groupes clandestins, d'associations occultes, opérant dans l'anonymat, suscitant des campagnes concertées, selon la tradition et les méthodes du modernisme* (*voir* Itinéraires, *n°* 19, *pp.* 46-54 *et* 58-62). \*\*\* *Sur le mouvement du P. Lombardi, nous reproduisons ci-dessous deux articles. Le premier a* *paru dans* L'OSSERVATORE ROMANO*, édition française du* 20 *décembre* 1957 ; *le second a été donné par le P. Lombardi lui-même à notre excellent confrère* L'HOMME NOUVEAU *du* 24 *novembre* 1957. \*\*\* *Voici l'article de* L'OSSERVATORE ROMANO* *: Le 8 décembre de l'an dernier débutait l'activité du Centre International « Pie XII » pour Un Monde Meilleur, sur la Via dei Laghui, à Rocca di Papa. Un mois plus tôt, le Souverain Pontife avait visité personnellement l'édifice qui Lui avait été offert par l'Union des Hommes d'Action Catholique, pour les Exercices du Monde Meilleur. 113:20 Mais ce fut le jour de la fête de l'Immaculée Conception de la Vierge Marie que le Centre accueillit, pour un cours inaugural d'exercices, tous les présidents diocésains des Hommes d'Action Catholique d'Italie. Ce premier cours fut suivi d'autres sans interruption, tous d'une durée de 4 à 10 jours. Le nombre des personnes qui y ont participé jusqu'à présent est indiqué par les statistiques suivantes : 46 archevêques et évêques ; 1650 prêtres, 104 séminaristes de différentes nations, 985 religieuses et 2.315 laïcs, soit 1510 hommes et 805 femmes. Un total d'environ 5.000 participants. C'est-à-dire un quart des présences totales depuis le début des cours jusqu'à ce jour, en six années d'activité. Le chiffre d'ensemble est en effet d'environ 20.000 participants, répartis ainsi : 2 cardinaux, 240 archevêques et évêques, environ 8500 prêtres et religieux, dont 300 supérieurs généraux ou membres de conseils généralices, environ 3.000 sœurs (dont 116 mères générales, 135 conseillères générales, 1.200 supérieures de maisons), enfin environ 8.000 laïcs hommes et femmes, et quelques centaines de séminaristes. Chiffres significatifs par la qualité et le nombre des personnes qu'ils représentent. En effet chaque évêque représente un diocèse, chaque prêtre représente une paroisse ou une communauté de fidèles, les sœurs et les laïcs qualifiés représentent des activités particulières de l'Église, des instituts distincts et des organismes complexes dans diverses nations. Qui peut faire le compte -- en s'en tenant même au bilan d'une année -- du nombre d'âmes qui dépendent de 46 évêques, de 1650 prêtres et d'environ 1000 sœurs ? Et comme quelques centaines de ces religieux et religieuses exercent des charges généralices ou de direction, l'on apprécie, sans pouvoir suffisamment la mesurer, l'influence bienfaisante exercée à l'intérieur des congrégations et des ordres religieux et, par ceux-ci, à l'égard des âmes. Il semble également difficile de pouvoir calculer l'influence exercée par les différentes catégories de laïcs participant aux Cours et qui actuellement travaillent dans les divers secteurs du monde moderne. Ce sont en effet des personnes de tout genre : dirigeants de l'Union des Hommes d'Action catholique et dirigeants de la Jeunesse italienne d'Action Catholique, membres de diverses professions libérales, ouvriers, artisans, employés, jeunes gens, femmes et jeunes filles, étudiantes et domestiques. 114:20 Outre ce travail organique, accompli méthodiquement et avec une assiduité inlassable, travail connu seulement de Dieu, pour ce qui regarde le renouvellement intérieur et personnel, il faudrait citer les nombreuses réunions, les retraites ou même les simples journées d'études tenues entre un cours et, l'autre : activités qui ont attiré au Centre, durant l'année 1957, un nombre tout aussi significatif de personnes que pour les Exercices. Les visites ininterrompues d'éminentes personnalités italiennes et étrangères, ecclésiastiques et civiles, permettent d'apprécier l'ensemble du travail. Les contacts établis à l'occasion de ces visites échappent aux enquêtes et aux regards rétrospectifs et il est impossible, dans l'état actuel, d'en mesurer la valeur. Il s'agit de cardinaux, d'évêques, de chefs de gouvernement, de ministres, de parlementaires, de diplomates : véritables et authentiques autorités qui s'intéressent aux informations et à l'esprit qui inspire et anime le Centre et viennent les chercher sur place, à la source même. Cet esprit est ce que l'on note le plus dans les cours d'Exercices. Sur la base d'une révision personnelle, qui engage intimement les âmes à l'égard de Dieu, les participants sont stimulés à une action empressée, hardie, organique et harmonieuse pour le triomphe du bien commun et la transformation graduelle des structures selon les plans de Dieu et les exigences modernes de l'apostolat. L'efficacité des cours d'Exercices ne se limite pas seulement aux transformations que les participants déclarent sentir en eux-mêmes. Le Centre suppose une périphérie. Et c'est dans la périphérie que se réalisent les idées, les projets et les plans de travail. Des différentes ramifications parviennent au Centre les échos des batailles soutenues par les anciens participants, entièrement engagés dans l'effort pour que le Monde devienne meilleur. Telle est la signification la plus décisive du travail accompli : promouvoir la plus grande et la plus profonde entente possible entre les catholiques, afin que leur travail devienne plus efficace et soit davantage béni par Dieu. 115:20 Relié avec les centres d'autres nations, animé par l'ardeur apostolique du Père Lombardi, du P. Rotondi, de Don Casali, du P. Paludet et des divers collaborateurs, le Centre International « Pie XII » se propose d'accélérer le mouvement qui doit transformer en réalité vécue la doctrine catholique du Corps Mystique, en vertu de laquelle les cellules distinctes, les membres et les organes différents de l'Église, renouvelant la vie de grâce et renforçant la charité mutuelle, deviennent des instruments appropriés pour conquérir le monde à Jésus. \*\*\* *Et voici l'article du P. Lombardi* Si l'on pense aux tristes événements qui, récemment encore, ont ensanglanté la terre avec le massacre de tant d'innocents, on secouera peut-être la tête, en disant : est-ce là un monde meilleur ? Le Pape a parlé d'un monde qui, de sauvage, doit être transformé en un monde humain et d'humain en divin, mais il semble que c'est le contraire qui arrive et que nous marchons vers une sauvagerie encore plus grande. Ce jugement n'est pas du tout exact. L'essentiel c'est de bien comprendre ce qu'est le Mouvement lancé par le cri d'appel du Pape Pie XII le 10 février 1952, et ce qu'il veut réaliser. On verrait alors que ces cinq dernières années ont réalisé un grand progrès dans la direction indiquée ce jour-là. Cinq et presque six années d'histoire valent la peine d'un regard en arrière pour une première révision. Une nouvelle\ « Contre-Réforme Catholique ». Les formules les plus efficaces sont bien celles que le Pape a annoncées tout d'abord. Le monde « s'en va aujourd'hui vers la ruine », a dit le Pape « C'est tout un monde qu'il faut refaire depuis ses fondations ». Qui voudra jamais essayer ? « Des milliers d'hommes sont tournés vers l'Église du Christ comme vers l'unique conductrice qui, dans le respect de la liberté humaine, puisse prendre la tête d'une si grande entreprise ». C'est précisément pour répondre aux exigences universelles et à l'anxieuse attente de l'humanité, que le Pape appelait les fidèles de Rome d'abord puis ceux de tous les diocèses du monde, les plus rapproches comme les plus éloignés, à une revue de leur vie individuelle et collective. 116:20 En toute vérité, c'est ainsi qu'il faut voir le Mouvement pour un Monde Meilleur : il est l'actualisation concrète de la Croisade dont Pie XII parlait depuis 1952, sujet qu'il a repris depuis dans plusieurs documents. C'est l'effort commun exigé de la catholicité entière dans les temps modernes pour le salut d'une humanité profondément éloignée de Dieu et qui, par le fait même, s'est préparée des ruines sans nom et innombrables dans le temps et, pire encore, dans l'éternité. Cet effort comprend aussi naturellement de notre part l'exigence d'un travail intérieur de préparation proportionné à cette immense campagne, pour qu'il y ait pour elle un espoir de succès. Deux aspects sont donc essentiels à ce Mouvement. La conquête du monde à Jésus et, pour y réussir, une suffisante réforme personnelle : conquête des âmes, une à une, et des structures sociales elles-mêmes, au nom du Seigneur ; révision de la vie spirituelle des catholiques et de leur collaboration mutuelle pour qu'ils soient capables de la gigantesque entreprise. Le terme historique de comparaison qui, déjà plusieurs fois, a été employé pour exprimer d'un seul mot tout ce programme est celui-ci : nouvelle contre-réforme catholique. D'abord\ la Réforme intérieure. Les presque six premières années du mouvement ainsi compris ont réalisé un grand progrès. De nombreux Évêques, d'innombrables prêtres, des Instituts religieux et plusieurs laïques, pour ne rien dire de la Curie Romaine elle-même, ont affronté avec un vrai courage ce qui nécessairement devait être la première phase du Mouvement : notre révision intérieure. Il y a cinq ans, il aurait été tout à fait imprudent de s'attendre à une réponse aussi large en si peu de temps. Le bilan, même approximatif, des réalisations, dépasserait de beaucoup les limites de cet article. Il faut nous contenter de quelques aperçus. Aujourd'hui, nous pouvons compter plusieurs dizaines de diocèses, répandus un peu partout dans l'Église, qui, sous la conduite de leurs Pasteurs, sont entrés dans un authentique climat de rénovation selon les directives du 10 février. Réveillés par des cris d'appel du Pape, que les Évêques faisaient à leur tour retentir, ces diocèses révèlent une vitalité d'œuvres que seul le regard infini de Dieu peut pleinement mesurer, Les paroisses, par miniers, ont été réorganisées à la manière d'une « famille de Dieu ». 117:20 Et comme exemple de la réponse des laïques, qu'il suffise de rappeler cette méthode de collaboration plus pénétrante qu'avant, répandue si largement sous le titre de « base missionnaire ». Ces progrès ont été effectués au rythme même de la vie que Jésus prit si souvent comme image de son œuvre : c'est quelque chose d'insensible si l'on considère les changements individuels et possédant cependant une force irrésistible de développement. C'est ainsi qu'a progressé l'entreprise d'un monde meilleur ; des changements individuels nettement remarqués par ceux qui, jour par jour, suivent la culture divine ; un progrès majestueux comme celui de la nature qui s'avance vers le printemps et vers la moisson de l'été ; mais quelque chose qui peu paraître immobile à l'observateur superficiel. Un nouveau style\ de retraite spirituelle. Un aspect très concret de la réforme en marche est ce nouveau type de retraite spirituelle, appelé : « Manœuvres pour Monde Meilleur », né expressément dans l'Église pour préparer les esprits à la rescousse souhaitée. Déjà à peu près 19.000 retraitants ont suivis des cours d'une durée de sept à dix jours. Parmi eux, deux Cardinaux, 240 évêques et archevêques, environ 8.000 autres prêtres et religieux avec une centaine de supérieurs majeurs (d'ordres et de congrégations différentes), presque deux cents supérieurs de Maisons : 3.000 Sœurs, dont 116 Mères générales, 135 membres de Conseils généraux et 1.200 supérieures de maisons. Et enfin, 8.000 laïques et des centaines de séminaristes. Ces cours ont été conçus un peu comme la première école de guerre de l'armée Christ pour la Croisade. Il faut un nouveau climat spirituel : l'unité. De cette nécessité est sortie la nouvelle méthode pour « se réformer ensemble », et celui qui comprend ce que cela signifie, comprend aussi quelles profondes révisions intérieures cela impose à chacun. Ce n'est pas en vain que l'union fut la première aspiration du Seigneur pour les siens, et le Saint-Esprit a enseigné que « la charité est le lien de la perfection ». Les âmes sortent de ces cours saintement bouleversées. Plusieurs d'entre elles déclarent n'avoir jamais éprouvé dans leur vie une impression semblable. 118:20 L'objectif premier : l'unité. Tant que nous sommes isolés, à cause de petites passions que nous n'osons pas déraciner et, peut-être, même pas regarder, il est impossible de nous faire illusion ; nous ne pouvons pas vaincre dans la bataille de Dieu. Mais une fois que l'exigence de l'unité, avec ses conditions et ses fruits, est mise en lumière, c'est une nouvelle vie qui commence pour les généreux qui se lancent dans la sainte aventure. ~==============~ ### Un démocrate chrétien : M. Giorgio La Pira LA CROIX *est allée interviewer M. Giorgio La Pira, ancien et peut-être futur maire de Florence* (*numéro du* 10 *novembre* 1957) : Le printemps dernier, les socialistes démocratiques de Florence ont retiré leur appui aux démocrates chrétiens. Mis en minorité au Conseil municipal, M. La Pira a démissionné... Des élections auront lieu à Florence le printemps prochain. Entre temps la ville est administrée par un commissaire du gouvernement. *Une partie de l'entretien est rapportée par* LA CROIX *en style indirect. Nous reproduisons en italiques les déclarations de M. La Pira rapportées en style direct.* D'abord, nous parlons du Congrès mondial de l'apostolat des laïcs. La Pira me dit la joie que lui a procurée le discours du Saint-Père. Discours libérateur, qui a sanctionné l'existence d'une Action catholique libre à côté de l'Action catholique organisée. La Pira me parle des méfaits de l'organisation excessive de l'apostolat... ... Fort de l'approbation de son évêque, La Pira va de l'avant hardiment. Il se moque gentiment des remontrances qu'au nom de la religion lui adressent parfois des personnalités ecclésiastiques ou laïques : « *Mon chef, en ce qui touche le spirituel, c'est mon évêque et, au-dessus de lui, le Saint Père. Eux et eux seuls ont grâce et pouvoir de me rappeler à l'ordre si je me trompe...* 119:20 ... *Le printemps prochain, je placerai les Florentins devant ce dilemme :* « *Voulez-vous que votre ville continue d'être une cité chrétienne *? *Ou préférez-vous qu'elle devienne une cité non-chrétienne *? *A vous de choisir. Mon programme, vous le connaissez.* » *Je rappellerai aussi aux Florentins que toute cité a une mission et que Florence est appelée par son histoire à remplir une mission dans le monde, mission qui s'est concrétisée dans les* « *Congrès internationaux pour la paix et la civilisation chrétienne* ». *Je leur demanderai s'ils veulent que Florence remplisse cette mission.* » La mission des cités et des nations dans l'histoire de l'humanité : cette idée est une des lignes maîtresses de la politique chrétienne selon Giorgio La Pira. Il me cite, à l'appui de sa thèse, une phrase du cardinal Pacelli exaltant du haut de la chaire de Notre-Dame de Paris la mission de la France : « Les peuples, comme les individus, ont leur vocation providentielle ; comme les individus, ils sont prospères ou misérables, ils rayonnent ou demeurent obscurément stériles, selon qu'ils sont dociles ou rebelles à leur vocation. » A l'appui de sa thèse, La Pira, qui tire sa politique de l'Écriture sainte et des Encycliques, me cite encore un passage de l'Apocalypse, en l'appliquant à la vocation providentielle des cités. Comme les sept lampes d'or recevaient leur lumière du Christ dans la vision inaugurale de l'Apocalypse, ainsi, aujourd'hui, les cités sont appelées à recevoir la lumière du Christ et à la réfracter dans toutes leurs activités culturelles, politiques, sociales, économiques. Cette vocation de rayonnement chrétien, les cités temporelles peuvent l'accepter ou la refuser. Me parlant de la vocation propre de la France, l'ancien maire de Florence s'exalte : « *La France est une réalité immense, si le pays reste fidèle à sa vocation chrétienne dans le monde... Dissociez la France de son âme chrétienne et privez-la de sa vocation providentielle dans le monde : que lui reste-t-il ? Presque rien.* » ......... « *Voyez-vous, l'ensemble des nations forme un corps. Chaque nation est un membre. Et chaque nation a sa vocation propre dans le corps, tout comme chaque membre a sa fonction à jouer dans l'organisme humain...* » 120:20 ... L'ancien maire de Florence me parle d'un des sujets qui, avec le gouvernement divin dans les événements d'ici-bas et la mission des États, lui tient particulièrement à cœur : l'importance des monastères de contemplatifs. Bien entendu ceux-ci ont avant tout un rôle spirituel, et de tout premier ordre, dans le Corps mystique. Mais ils ont aussi un rôle temporel, par l'exemple silencieux de détachement, de pureté et de spiritualité qu'ils donnent sans cesse aux hommes. La Pira estime que le niveau d'une nation se mesure au nombre et à la valeur de ces monastères contemplatifs. Saint Thomas d'Aquin ne dit-il pas qu'à bien considérer les choses, toutes les activités de la cité doivent en dernière analyse être au service de la contemplation de la vérité ? Cette affirmation, qui peut sembler paradoxale à des chrétiens épris d'efficience, La Pira la trouve évidente dans son optique théologale de la cité. L'homme n'a-t-il pas été mis sur cette planète pour connaître et aimer son Créateur ? Je ne veux pas quitter l'ancien maire de Florence sans entendre son avis sur Danilo Dolci, apôtre social établi à Partenico, village de Sicile... Il est un des animateurs des Journées d'études qui se sont tenues à Palerme sur « les initiatives nationales et locales pour le plein emploi », journées dont la majorité des rapporteurs se recrutent à gauche et à l'extrême-gauche. Les efforts de Danilo Dolci intéressent d'autant plus Giorgio La Pira que celui-ci est d'origine sicilienne et que les problèmes sociaux lui tiennent à cœur. N'a-t-il pas traité le problème du plein-emploi voici une dizaine d'années dans un opuscule, *Le plaidoyer pour les pauvres,* qui eut un retentissement dans toute la péninsule ? -- Eh bien, Monsieur La Pira, pourrais-je vous demander votre avis sur Danilo Dolci et son mouvement ? Est-il exact que vous l'avez appuyé ? -- *Voici. Il est vrai que, lors de l'arrestation de Danilo Dolci par la police, j'ai protesté auprès du ministre de l'Intérieur contre les procédés employés à l'égard de cet homme. Mais il est inexact que je soutienne les idées et le mouvement de Danilo Dolci. Loin de là ! Je trouve son mouvement plus dangereux qu'un mouvement franchement socialiste. Mis en présence d'un mouvement socialiste, négateur de Dieu, le chrétien sait à quoi s'en tenir. Le mouvement de Danilo Dolci manque de clarté. Il a bien quelque vernis de christianisme, mais il lui manque une animation chrétienne. L'extérieur trompe sur l'intérieur. Je tiens cela pour très dangereux.* 121:20 *Voyez-vous, nous autres chrétiens, nous avons deux commandements *: *amour de Dieu, amour du prochain. Le second s'appuie sur le premier. Ôtez le premier, vous privez de fondement le second. Que reste-t-il de l'action sociale chrétienne lorsqu'on la sépare de son fondement dogmatique ? Une vague sentimentalité sociale, une doctrine sans consistance. Il faut tout autre chose que cela pour résoudre d'une façon adéquate le problème du plein emploi. C'est à la lumière de la Révélation chrétienne qu'il faut considérer les sans-travail et les prolétaires pour découvrir la plénitude de leur dignité et de leurs droits.* *A la suite de cet entretien, inscrivons une déclaration de M. Giorgio La Pira publiée dans* L'HOMME NOUVEAU *du* 10 *novembre* 1957 : « Il faut avoir le courage de faire resplendir aujourd'hui encore, avec plus de vigueur, cette lumière qui ouvre aux hommes les portes de l'amour fraternel ; cette lumière qui est tout à la fois divine et humaine, qui a créé les *Summae* de la théologie et de la métaphysique, qui a élevé les cathédrales, tissé le réseau mystique des monastères, engendré les beautés les plus délicates de la poésie et de l'art, édifié les cités les plus belles de la terre, structuré en une unité organique les peuples et, les nations, les rendant aptes à guider le mouvement entier de l'histoire ; et qui atteint, avec la science, l'économie et la technique, les niveaux les plus inimaginables de la civilisation. Pour ce faire, l'Occident doit se libérer de ces scories athées et matérialistes qui le salissent ça et là : il doit revenir à l'amour chrétien et à la foi chrétienne d'où il a tiré sa vie et sa mission de service pour la civilisation entière. C'est ainsi seulement qu'il n'aura plus rien à craindre des grandes promotions historiques destinées à amener à son niveau -- pour qu'ils deviennent à leur tour principes d'action -- des peuples nouveaux, de nouvelles nations et de nouvelles civilisations. » 122:20 ### Parmi les livres reçus - Mgr RENARD : *Pour une évangélisation et une catéchèse d'Église* (Bonne Presse). - Abel BOYER, dit « Périgord Cœur Loyal », Compagnon Maréchal Ferrant du Devoir : *Le Tour France d'un Compagnon du devoir,* préface de Daniel Halévy (Imprimerie du Compagnonnage, Paris). - René BEHAINE : *La moisson des morts* (Éditions du Milieu du Monde). - Emmanuel BERL : *La France irréelle* (Grasset). - Jacques FAUVET : *La France déchirée* (Fayard). - Jacques PERRET : *Salade de saison* (Gallimard). - R.P. Gaston FESSARD, s.j. : *Libre méditation sur un Message de Pie XII, Noël* 1956 (Plon, collection Tribune libre). - Robert BRASILLACH : *La Reine de Césarée,* tragédie en cinq actes (Plon). - René LE CAPITAINE : *Les chemins de saint Paul* (Fayard). - Père de FOUCAULD et abbé HUVELIN : *Correspondance inédite,* préface du Cardinal Feltin (Desclée et Cie). - Joseph THÉROL : *Seigneur le Feu* (Éditions La Savane). - Jean-André FAUCHER : *L'Algérie rebelle* (Grand Damier). - Milovan DJILAS : *La nouvelle classe dirigeante* (Plon). - Maurice CRUBELIER : *Sens de l'histoire et religion* (Desclée de Brouwer). ============== Fin du numéro 20. [^1]:  -- (1). Revue *mensuelle,* qui publie *dix* numéros par an : car, pendant la période d'été dite de vacances, de juillet à octobre, paraissent deux numéros « doubles » au lieu de quatre numéros. [^2]:  -- (1). Encyclique sur le Pèlerinage de Lourdes, reproduite dans les « Documents » du présent numéro. [^3]:  -- (1). « Vers Lourdes », *Itinéraires,* n° 6, éditorial. [^4]:  -- (1). Voir les deux éditoriaux de notre n° 12, pp. 5 à 28 : *La fête chrétienne du travail.* Voir aussi notre éditorial du n° 14 pp 2 3 et 4 ; et l'article de Marcel Clément, n° 5, pp. 15 et suiv. [^5]:  -- (1). Nous ne sommes malheureusement plus guère sensible à la démonstrabilité de l'existence de Dieu par la raison, -- malgré le Concile du Vatican. Cicéron y voyait plus clair : *Des choses qui ne pouvaient être faites sans esprit, disons plus, qui ne peuvent être comprises qu'avec beaucoup d'esprit, peuvent-elles être l'ouvrage d'une nature stupide et aveugle *?... *Est-ce donc être homme que d'attribuer, non à une cause intelligente, mais au hasard, des choses conduites avec tant de* raison *que notre raison s'y perd elle-même.* De natura Deorum : 11, 44-38. [^6]:  -- (2). Cf. *Enquête sur le nationalisme* (Nouvelles Éditions Latines), pp. 156-166. [^7]:  -- (3). Rappelons que le fait concret qui donne naissance il une société particulière peut être soit un fait de nature (le père et le fils), soit un fait de volonté (consentement mutuel), soit un fait de contrainte (l'obligation du vaincu). Il peut arriver aussi que ces éléments soient mélangés (dans le mariage, il y a un fait de nature et un fait de volonté). [^8]:  -- (4). *Mes Idées politiques,* préface. [^9]:  -- (5). Pie XII : Allocution du 13 novembre 1949. [^10]:  -- (6). Nous avons déjà indiqué que de telles analogies ne permettent pas de mettre dans une véritable symétrie ces diverses doctrines. Si l'on compare par exemple le socialisme français et le nationalisme intégral de Maurras, on est amené à constater que si, dans les deux cas, on tend « à limiter le domaine de la contingence et à étendre le domaine du nécessaire » c'est « dans des proportions nettement différentes ». (Cf. *Enquête sur le Nationalisme,* page 183). Nous avons Indiqué aussi que « le Positivisme de droite durcit, mais défend les normes du droit naturel ; le positivisme de gauche les assouplit, au point, parfois, de les abandonner » (*Idem*). Le nationalisme maurrassien et le socialisme ont donc en commun de ne rattacher ni l'un ni l'autre l'organisation sociale au bien infini. Mais le nationalisme maurrassien, parce qu'il s'efforce de la subordonner à une conception « traditionnelle » du bien commun déforme évidemment beaucoup moins cette organisation sociale que le socialisme, qui la rattache aux seules valeurs matérielles. Toutefois, dans les deux cas, le danger des passions qui s'efforcent de trouver l'infini dans un bien fini est relativement comparable. Dans le premier cas, la concupiscence des biens matériels déchaîne, les passions de l'envie. Dans le second, une éventuelle et involontaire déification de la Patrie peut aussi faire perdre la charité. [^11]:  -- (7). Pie XII : Message radiophonique de Noël 1956. [^12]:  -- (1). Peut-être forçons-nous un peu le texte en voyant dans ce troisième point une *conséquence* du premier : ce peut-être une simple *occurrence,* puisque le texte du Rapport dit ici : « *par ailleurs* ». [^13]:  -- (2). Mais il nous semble que plusieurs, et même dans une certaine mesure les *Études* (numéro de juillet-août 1957, pp. 117-118), ont utilisé cette définition de l'intégrisme avec une raideur, voire une brutalité, qui ont pour conséquence d'estomper la précision exacte et la délicatesse de touche du Rapport doctrinal. [^14]:  -- (1). Nous avons abordé ces problèmes dans le chap. IV et le chap. V de *On ne se moque pas de Dieu.* Voir aussi : « Genèse de la démocratie moderne », par Marcel Clément, dans *Itinéraires,* n° 17, pp. 16 et suiv. Dans une perspective analogue mais distincte, Marcel De Corte fait de la démocratie moderne une analyse qui l'amène à contester que ce soit encore une démocratie : il y voit autre chose, une autre réalité, qu'il nomme une « doxocratie », ou « démocratie des grands nombres et des vastes espaces », qui n'est plus démocratique (voir *Itinéraires,* n° 11, pp. 79 et suiv.). Nous avons plusieurs fois insisté sur l'importance, capitale à nos yeux, du Radiomessage de Pie XII sur la démocratie chrétienne (Noël 1944). Son enseignement fournit la base et le point de départ d'une reprise, mais fraternelle, du dialogue, et d'un débat véritablement constructif, entre les chrétiens qui sont plus ou moins démocrates et les chrétiens qui sont plus ou moins hostiles à la démocratie. Nous devons reconnaître, avec quelque lassitude (mais sans aucun découragement, ce n'est pas la même chose), que nous avons beaucoup plus souvent rencontré des chrétiens qui veulent continuer à se battre comme des sourds, ou à s'exclure dans une férocité réciproque, que des chrétiens qui aient compris pourquoi l'on doit et comment l'on peut s'entendre sur l'essentiel. [^15]:  -- (1). Les catholiques « de droite » ont un goût étonnant pour adopter les vocables et les étiquettes que leur proposent leurs adversaires, après les avoir déshonorés dans l'usage courant. L'origine du mot *intégriste,* nous l'avons vu, est d'être un sobriquet polémique inventé par les adversaires des « catholiques intégraux », lesquels ne se disaient point eux-mêmes « intégristes ». Quand ce vocable a eu pris un sens indiscutablement et constamment péjoratif dans l'usage ordinaire de la langue française, il s'est trouvé -- et alors seulement des catholiques pour le revendiquer comme un drapeau. -- De même, le mot « réactionnaire » a pris un sens très précis, et très péjoratif, le même dans le vocabulaire de l'homme de la rue et dans celui des documents pontificaux : il désigne celui qui, par égoïsme, vent rétablir des privilèges injustes qui ont été supprimés. Des catholiques de droite se disent « réactionnaires », en un autre sens, mais non reçu ou moins reçu par l'usage (signifiant alors : qui réagit contre le mal), et ils s'étonnent d'être constamment victimes d'une confusion qu'ils ont eux-mêmes créée à leur détriment. La polémique de gauche s'efforce depuis quelque temps d'accréditer dans le vocabulaire courant le terme de « traditionalistes », qui était à peu près tombé en désuétude (et qui n'eut jamais une très grande fortune). Elle s'efforce de donner à ce terme, qu'à peu près personne ne revendique aujourd'hui, un sens obligatoirement péjoratif. Quand elle y sera parvenue, on verra sans doute des catholiques « de droite » se proclamer « traditionalistes ». Quand on formule, pourtant en toute cordialité, ces remarques à l'adresse des catholiques « de droite », plusieurs d'entre eux voient rouge et poussent des cris furieux. Tant pis. Mais c'est tant pis pour eux. Bien sûr, les définitions de mots sont libres : seulement, quand on se définit en des termes pris dans un sens contredisant l'usage le plus répandu dans un sens qui n'est compris que par les initiés on s'expose aux mésaventures que nous voyons se reproduire depuis cinquante ans et davantage à chaque génération. Nous n'avons en tout cela ni l'intention ni -- encore moins -- la charge de donner des conseils à qui que ce soit ; les catholiques « de droite » feront la politique qu'ils voudront, sous l'étiquette qui leur plaira, c'est l'affaire de chacun, ce n'est pas la nôtre. Simplement, nous essayons d'écarter en ce qui nous concerne, c'est-à-dire dans notre vocabulaire personnel, ce qui est automatiquement source de quiproquo et de confusion. [^16]:  -- (1). Passage cité dans notre étude historique : cf. *Itinéraires,* n° 17, pp. 43-45. [^17]:  -- (1). Voir *Conversation avec Charlier,* dans *Itinéraires,* n° 17 et n° 18. [^18]:  -- (1). Ce texte capital a paru chez Péguy sous le titre *Socialismes nationaux* et se trouve reproduit dans les Matériaux d'une théorie du prolétariat sous le nom de préface pour Gatti, p. 231. [^19]:  -- (1). « Ô bienheureuse Grotte, embellie par la vision de la divine Mère ! Roche vénérable, d'où les eaux de la vie jaillissent à flots ! » [^20]:  -- (2). « De l'Apparition de la Bienheureuse Vierge Marie Immaculée. » [^21]:  -- (3). « Lève-toi, ma bien-aimée, ma belle, et viens, ma colombe, dans les ouvertures du rocher, dans la grotte de pierre. » [^22]:  -- (4). « Vous tous qui avez soif, venez aux sources et puisez le salut dans le Seigneur. » [^23]:  -- (5). « Dans les périls, dans les angoisses, dans les incertitudes, pense à Marie, invoque Marie... En la suivant, tu ne dévies pas ; en la priant, tu ne désespères pas ; en pensant à elle, tu ne t'égares pas ; avec elle, tu ne t'effondres pas ; sous sa protection, tu n'as pas peur ; sous sa direction, tu ne t'épuises pas ; grâce à elle, tu vas au but... » [^24]:  -- (1). *Fulgens Corona,* p. 35, éd. Œuvre de la Grotte. [^25]:  -- (2). Pie IX *Ineffabilis Deus.* [^26]:  -- (3). Ibid. [^27]:  -- (4). Pie IX. *Ineffabilis Deus.* [^28]:  -- (5). Pie X. *Ad diem illum.* [^29]:  -- (6). Ibid. [^30]:  -- (7). Discours de Pie XII du 9 novembre au premier Congrès International organisé par l'Union Latine de la Haute Couture, D.C. 24 novembre 1957.