# 22-04-58
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## ÉDITORIAL
### Préparons le Premier Mai
Il nous arrive de n'être pas entendus : le contraire serait étonnant. Qu'il faille du temps n'est pas un motif de découragement : « Le temps n'épargne rien de ce qu'on fait sans lui ». Mais ce n'est pas non plus une raison pour se mettre en retard.
C'est pourquoi nous insistons. Nous insistons sur le Premier Mai. Ce que nous en avons dit l'année dernière n'ayant trouvé, en dehors de nos lecteurs, aucun écho appréciable, nous redonnons le même éditorial.
Cette procédure insolite, nos lecteurs anciens voudront bien l'accepter en pensant d'une part à nos lecteurs nouveaux, d'autre part à l'ensemble des militants du catholicisme social, qui ont un besoin urgent d'entendre un tel propos : et beaucoup d'entre eux, semble-t-il, ne l'ont pas encore entendu.
TOUS A L'ACTION POUR LE PREMIER MAI. UNITÉ D'ACTION POUR LE PREMIER MAI. C'est notre appel et notre mot d'ordre. C'est le vieil appel révolutionnaire, il a changé de camp et de contenu par la volonté de Pie XII, et il n'est pas devenu moins révolutionnaire, il l'est infiniment plus, mais autrement ; il l'est infiniment mieux. Il est la grande espérance du XX^e^ siècle, qui vient prendre la place de l'espérance morte du socialisme.
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QUI SAIT ENCORE ce que représentait l'ancien 1^er^ mai, et de quoi il était l'anniversaire, et d'où il venait ? Fête socialiste du travail, ce 1^er^ mai-là est célébré par un défilé solennel de l'Armée rouge à Moscou. Ne croyez pas que l'Armée rouge n'ait aucun rapport avec le travail et les travailleurs. Avec eux, elle a le rapport de bourreaux à victimes qui vient de s'illustrer une fois de plus en Hongrie.
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Le 1^er^ mai socialiste est d'origine américaine. Le socialisme l'a oublié. Nous pouvons bien au passage lui rappeler son histoire, que nous savons et qu'il ne sait plus : nous manifestons ainsi le privilège du vivant sur le mort.
Cela se passait en 1886. Les organisations syndicales des États-Unis, encore faibles, étaient groupées soit en une sorte de compagnonnage, les « Chevaliers du Travail », soit en *Trade-Unions* à la manière britannique. Les uns et les autres firent cette année-là une grève générale le 1^er^ mai pour réclamer la journée de huit heures avec un salaire de dix. Cette grève, qui connut un certain succès, dut sa célébrité à des incidents sanglants survenus les jours suivants, à Chicago, au cours d'une manifestation : des anarchistes lancèrent une bombe sur des policiers qui dispersaient un rassemblement. Les chefs anarchistes furent arrêtés et cinq d'entre eux exécutés dix-huit mois plus tard.
En souvenir des « martyrs de Chicago », l'*American Federation of Labor*, constituée sur ces entrefaites, fixa au 1^er^ mai 1890 une nouvelle grève générale de 24 heures en faveur de la journée de huit heures. Ce projet fut aussitôt repris et étendu par les syndicaux et les socialistes de France, suivis bientôt par la plupart des pays d'Europe. Journée revendicative, donc, mais aussi, dès l'origine, fête laïque du Travail. Le journal des anarchistes français, *La Révolte,* déclarait le 3 mai 1890, dans un commentaire écrit probablement par Kropotkine : « La manifestation pour la journée de huit heures s'effaça dans la pensée ouvrière : l'idée qui prima tout fut celle d'une fête prise de force par les travailleurs en dehors des saints du calendrier. » Faites aujourd'hui l'expérience. Interrogez un militant communiste ; un militant socialiste ; un militant de F.O. ou de la C.F.T.C. : demandez-lui de quoi le 1^er^ mai est l'anniversaire et où il a commencé ; et pourquoi ; et comment.
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Vous vérifierez que la tradition et l'esprit du syndicalisme socialiste sont morts. Ce qu'il en reste n'est pas rien : un énorme poids matériel, un énorme *poids mort,* une pente à la bureaucratie étatiste, à la colonisation étatique du travail (et des loisirs, et de l'éducation, et de tout) qui menace très directement d'étouffer peu à peu la société tout entière. Il ne faut pas négliger ce péril qui, manipulé et renforcé par le communisme, est le plus grand péril temporel de notre époque. Il est immense. Il est terrible. Il va nous écraser : nous allons être écrasés, mais sous un cadavre. Et c'est contre quoi nous luttons.
Pour le 14 juillet, dont le contenu s'est transformé (et amenuisé aussi), on sait de quoi il retourne : la prise de la Bastille, la révolution contre la monarchie, contre les nobles et contre le clergé. Mais pour le 1^er^ mai, on ne sait plus. On a oublié les « martyrs de Chicago ».
Le 1^er^ mai était vidé de lui-même. Le 1^er^ mai était à prendre.
Pie XII l'a pris.
Suivons-le.
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C'EST LE 1^er^ MAI 1955 que le Souverain Pontife a institué la fête liturgique de saint Joseph artisan, aux acclamations des travailleurs italiens rassembles par dizaines de milliers sur la place Saint-Pierre à Rome. La fête chrétienne du travail est fixée en « ce jour du 1^er^ mai que le monde du travail s'est adjugé comme sa fête propre » et qui a reçu maintenant « la consécration chrétienne » ([^1]) Le journal socialiste *Franc-Tireur* parlait le 5 mai 1955 d'un « *coup de main catholique sur le* 1^er^ *mai* » ; il n'en niait pas le succès, bien qu'il s'en tint aux signes extérieurs :
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« La manifestation a été gigantesque. Trente trains spéciaux, 1500 autocars ont amené à Rome, de tous les points de l'Italie, 150.000 travailleurs ([^2]) qui se sont réunis le matin autour d'une énorme enclume surmontée de différents symboles du travail : une gerbe, une ancre, des agneaux, des roues dentées. Et, dominant le tout, le drapeau tricolore et la Croix... Relégués à la place Saint-Jean, les dirigeants de la C.G.T. n'ont fait entendre qu'une faible protestation contre cette sorte de coup de main catholique sur le 1^er^ mai. » Nous n'avons en France rien fait de comparable ? Nous le ferons. Cette année. Ou la suivante. Ou plus tard. Il faut commencer par le commencement, et c'est peu à peu que l'on avance.
En Italie, les Associations chrétiennes des travailleurs ont douze années d'existence et d'activité. Nous n'en avons pas en France un équivalent aussi nombreux ni animé du même esprit. Nous l'aurons un jour ou l'autre, d'une manière ou d'une autre. Nous avons, en communion avec toute l'Église, la fête chrétienne du travail, la fête de saint Joseph artisan. Nous serons à la messe du 1^er^ mai, dans notre paroisse ou avec notre corporation. Nous y serons beaucoup ou nous y serons seuls, -- avec Notre-Seigneur Jésus-Christ présent sur l'autel. Ce n'est pas nous qui assumons et consacrons le travail et la fête du travail : c'est Lui. Il l'a déjà fait. Il a été du métier dans sa vie terrestre. Il a été travailleur. Il veut l'être en nous et à travers nous, et que nous le soyons en Lui et par Lui.
Avec nos camarades et compagnons de travail, avec ceux que nous amènerons et en pensant aussi à ceux qui n'auront pas encore voulu venir, nous irons à la messe du 1^er^ mai, au rendez-vous du Seigneur.
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OUI, UNITÉ D'ACTION*,* oui, *tous à l'action* pour le 1^er^ mai. Notre action de chrétiens. D'instruments inutiles qu'il plaît à la volonté du Seigneur d'utiliser. Il n'avait pas besoin des apôtres et Il a voulu que tout passât par eux. Il n'avait pas besoin d'une Église, et Il a voulu être présent et communiqué par l'Église et ne faire qu'un avec l'Église.
Le 1^er^ mai a changé de camp : mais il ne s'agit point des camps que dessinent parmi les hommes les illusions, les passions, les intérêts, les idées fausses et même Les idées (trop) justes. Il s'agit du camp de Dieu, -- et de l'autre. Il s'agit du camp de Jésus-Christ et du camp de son Ennemi. En instituant la fête chrétienne du travail, Pie XII remarquait que « depuis longtemps l'Ennemi du Christ sème la discorde dans Le peuple » et cela « sans rencontrer partout et toujours de la part des catholiques une résistance suffisante » ; « dans le milieu ouvrier spécialement, l'Ennemi du Christ a fait et fait tous ses efforts pour répandre de fausses idées sur l'homme et sur le monde, sur l'histoire, sur la structure de la société et de l'économie ».
Pie XII a *repris* à l'Ennemi la fête du 1^er^ mai. Il a institué le 1^er^ mai chrétien et l'a voulu sans compromis avec l'autre 1^er^ mai, déclarant nettement :
« Jésus-Christ n'attend pas, pour pénétrer les réalités sociales, qu'on lui ouvre le chemin avec des systèmes qui ne dérivent pas de lui, qu'ils s'appellent *humanisme laïque* ou *socialisme purifié du matérialisme.* »
Le 1^er^ mai socialiste était, au moins implicitement, une manifestation de refus et de haine à l'égard du Créateur. Fête du travail, oui, mais d'un travail qui aurait pour fonction de « produire l'homme », d'un travail par lequel l'homme serait auteur de lui-même, d'un travail qui ferait que « la nature et l'homme existent de leur propre chef » ([^3]). La célébration socialiste du 1^er^ mai était une sorte de monstrueuse Nativité de l'humanité, naissant d'elle-même par le Travail.
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Reprenant à l'Ennemi la fête du 1^er^ mai, Pie XII nous invite à célébrer et consacrer le travail humain comme une humble coopération à la Volonté divine. REMETTRE LE TRAVAIL A SA PLACE DANS LE PLAN DIVIN : c'est la grande et l'essentielle bataille de notre siècle. Même un regard superficiel aperçoit, dans l'état actuel de nos sociétés modernes, que tout semble se jouer pratiquement dans le domaine, sur le terrain, dans le monde du travail. Notre destinée temporelle apparaît dans la dépendance des problèmes du travail, des aspirations, des luttes, des transformations qu'ils provoquent. Regard superficiel mais non pas faux, apparence qui est signe et symptôme, qu'il importe d'approfondir en communion avec la pensée de l'Église. Mais il faudrait méditer l'enseignement des Papes sur ce point ; il faudrait d'abord Le connaître ; et le faire connaître.
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LORSQU'IL LANÇA LE PREMIER APPEL solennel et universel à l'action contre le communisme, Pie XI donna une indication qui n'a peut-être pas été suffisamment entendue. Contre le communisme qui est une colonisation et une exploitation du travail humain, et des problèmes du travail et des injustices du travail, et des possibilités du travail -- une colonisation qui est la grande menace du siècle, -- une exploitation visant essentiellement à « libérer » l'homme de Dieu, -- Pie XI publia l'Encyclique *Divini Redemptoris.* Il la publia le 19 mars 1937. Le 19 mars, c'est-à-dire en la fête de saint Joseph. Et ce n'est pas une coïncidence, puisqu'il y déclarait (paragraphe 81) :
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« Nous mettons la grande action de l'Église catholique contre le communisme athée mondial sous l'égide du puissant protecteur de l'Église, saint Joseph. Il appartient, lui, à la classe ouvrière ; il a fait la rude expérience de la pauvreté... Dans l'accomplissement du devoir quotidien, il a laissé un exemple à tous ceux qui doivent gagner leur pain par le travail manuel, et il a mérité d'être appelé le Juste, modèle vivant de cette justice chrétienne qui doit régner dans la vie sociale. » Cette pensée de Pie XI n'était pas nouvelle dans l'Église. En un sens, il n'y a dans l'Église jamais rien de nouveau. Mais il y a d'infinis développements. Et toujours l'Église trouve non à l'extérieur, mais en elle-même, ce qui est pour chaque temps, la Voie, la Vérité, la Vie. Toujours l'Église « se contente de rappeler la doctrine traditionnelle », comme disent avec une moue blasée ceux qui tiennent à manifester qu'ils se croient beaucoup plus malins. Dans son dépôt, dans son trésor « traditionnel », dont elle « se contente », l'Église a tout ce qu'il lui faut et tout ce qu'il nous faut : c'est toujours de ce trésor qu'elle tire « *nova et vetera* », des choses anciennes et des choses nouvelles (Mt XIII, 52). Préparée par Pie XI, instituée par Pie XII, la fête chrétienne du travail a saint Joseph pour patron : en un sens, il l'était depuis toujours.
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QUE FAIRE DONC ? D'abord nous pénétrer de cet enseignement. Ne pas laisser la lumière sous le boisseau, mais l'établir de manière qu'elle brille aux yeux des hommes (Mt V, 14-16), par nos actes, chacun selon notre état et selon nos moyens.
Chacun dans sa paroisse et auprès des organisations catholiques, se renseignera sur les messe du 1^er^ mai et sur les diverses manifestations qui suivront. Il est important de demander le texte liturgique de la nouvelle messe, de l'avoir lu et médité à l'avance. Si, dans la semaine qui précède le Premier Mai, plusieurs compagnons de travail demandent au curé de leur paroisse, ou à leur aumônier, de les réunir pour leur expliquer et commenter la prière liturgique de cette messe, ils ne se rendront pas coupables d'une initiative déplacée, au contraire. L'Église les appelle et les attend. Que partout les travailleurs chrétiens lui soumettent leurs désirs, leurs suggestions, leurs idées pour donner à *leur* fête toute sa solennité extérieure et toute sa dimension intérieure.
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Sur le lieu même du travail, il faudra penser au voisin, au camarade, au compagnon. Sans insistance déplacée et bien sûr sans rien qui puisse ressembler à une pression. Mais comment les travailleurs fêteraient-ils leur fête s'ils ne connaissaient même pas son existence ? Il faut simplement les informer et les inviter ; leur dire la signification et l'importance de la fête liturgique de saint Joseph artisan, exemple et protecteur de tous ceux qui, par leur travail, doivent gagner leur pain. Il faut être en mesure de répondre aux questions et aux objections. La responsabilité personnelle de chaque travailleur chrétien est engagée, quant à ce qu'il fera et quant à la manière dont il le fera. Et puis, nous penserons particulièrement aux isolés. Isolés dans un milieu de travail hostile. Isolés loin de toute église ou dans une paroisse sans prêtre. Chaque isolé est par définition, là où il est, un combattant d'avant-garde. Plus d'un isolé, sans doute, ne pourra pratiquement, le premier mai, qu'adresser à Dieu une prière solitaire. Mais c'est d'abord la prière qui compte. Et c'est dans la prière surtout que l'on n'est jamais seul.
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## CHRONIQUES
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### L'exemple doit venir d'en haut
par Georges DUMOULIN
CE TITRE S'APPLIQUE à la période d'austérité que les circonstances imposent à la population de notre Pays. J'expliquerai plus loin pourquoi une telle période ne peut atteindre son objectif que si l'exemple vient d'en haut ; ce qui veut dire que les restrictions, le resserrement des dépenses, doivent commencer au sommet des catégories sociales et se répercuter dégressivement jusqu'à la base.
AVANT D'ABORDER les explications qu'exige la position d'un tel problème, j'ouvre une parenthèse sous la forme d'un court préambule qui aura le caractère d'une affirmation morale.
Il m'est arrivé de regarder en arrière, de me pencher sur mon passé, de confronter ce qui fut avec ce qui est, en démontrant que *ce qui est* n'interdit pas aux multitudes humaines les plus grands espoirs dans le développement de la science et du progrès créateur. J'ai osé dire que, pour mon compte, il me fallait revenir aux « vérités premières », rajeunir mon âme, la débarrasser des scories accumulées par cinquante années de combats sociaux, la replacer dans le cadre printanier de sa jeunesse et l'offrir à Dieu, en prenant le chemin tracé par le Christ et jalonné par les évangiles.
J'ai osé et je m'en félicite. Cette franchise m'a permis de connaître les avis encourageants et favorables de quelques-uns et de lire les méprisables sottises de quelques autres. J'ai remercié les premiers et réservé aux autres le silence méprisant qu'ils méritent.
Selon moi, le problème posé à la France par la conjoncture économique ne trouvera pas sa solution sans le concours ardent et actif de l'esprit chrétien. Le civisme, le patriotisme, le dévouement à la chose publique, l'abnégation au profit de l'État, sont arrivés au point mort de l'efficacité.
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Si une solution devait intervenir à l'aide de ces moyens affaiblis, elle aurait comme résultat l'établissement d'un dirigisme renforcé, pas très éloigné de la soviétisation et qui sonnerait pour nous le glas du Monde libre.
Hélas, le matérialisme n'est pas qu'un mot ; il est autre chose que la tête de pont d'une doctrine scientifico-sociale. Les hommes n'ont pas eu besoin de Marx pour devenir matérialistes. L'acquisition des biens, l'accession au profit, les privilèges, les avantages, les jouissances, les bienfaits des sinécures ont pénétré les hommes par les voies de l'instinct et la contagion de l'exemple. J'oserai dire que le matérialisme tend à devenir un état naturel et si les hommes en atténuent l'égoïsme en payant leurs impôts et leur loyer, en acquittant leurs charges sociales, en s'imposant des restrictions, ils ne le font que contraints et forcés, avec mauvaise grâce et protestations.
Nous verrons plus loin comment l'esprit chrétien doit intervenir dans ce domaine. Fermons donc notre parenthèse.
UN ESPRIT COMME LE MIEN est porté vers l'analyse. Cela veut dire pénétrer les faits, étudier les causes et les effets, plonger la sonde dans les cœurs et dans les âmes, écouter ce qui se dit, observer ce qui se fait, remarquer les attitudes, les gestes, les comportements. Cette tâche balzacienne conduirait un homme qui aurait du talent et des moyens à écrire une nouvelle « Comédie Humaine ». J'en suis réduit à quelques résumés sommaires, à quelques images ébauchées, à des raccourcis.
Il est clair que le monde salarié s'est hiérarchisé et tend de plus en plus, à la hiérarchie. L'entreprise industrielle est une échelle des valeurs dans laquelle les ouvriers sont P1, P2, P3, etc., ou manœuvres spécialisés. Le « manœuvre-balai » est appelé à disparaître. Il y a en outre les mensuels et les horaires, les cadres moyens, les cadres élevés et la variété des employés. Cette pyramide repose sur les salaires. Elle est animée de bas en haut, par le jeu des primes, des honnis et des gratifications. Ceux d'en bas tendent vers les échelons supérieurs, ceux d'en haut excitent ceux d'en bas et profitent de leur pression hiérarchique. Cette pratique s'appelle : l'amélioration des bas salaires. C'est une hypocrisie comme une autre.
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L'appât du gain se justifie par l'unanimité et se matérialise par le besoin d'argent. L'argent du salariat représente dans l'ensemble une masse considérable. Où va cette masse ? Les prophètes du marxisme prétendaient que les salaires recevaient la moindre part ; que les gros bénéfices de la production allaient à la plus value, aux dividendes des actionnaires, aux investissements, aux dépenses somptuaires. Les prophéties marxistes n'ont exprimé que des vérités passagères et de nos jours elles n'expriment que l'erreur ; les réalités les contredisent.
Les salaires sont présentement une nécessité pour les entreprises parce que les salariés sont devenus les principaux consommateurs des produits fabriqués. Plus la masse des salaires est importante, plus la circulation et la vente des produits s'accélère. Désormais, les employeurs ont intérêt à payer leurs ouvriers, qui achètent les marchandises de leurs usines. Point n'est besoin de mettre en relief le rôle qui échoit à la masse des salaires pour accroître l'écoulement des objets inclus dans le véhiculisme motorisé, dans les arts ménagers, la radio et la télévision, l'aménagement des logements, le confort et l'hygiène.
Si la France a vécu au-dessus de ses moyens, c'est sans doute parce qu'il y a eu décalage à l'intérieur du mécanisme d'achat et de vente des produits.
JETONS MAINTENANT un coup d'œil dans le secteur de la fonction publique, dans les administrations et les institutions qui emploient des fonctionnaires. Dans ce secteur les salaires sont établis sur une pyramide construite autrement que celle des entreprises privées. Chez les fonctionnaires il y a une échelle et des points, une promotion au choix et une promotion à l'ancienneté. C'est le nombre de points qui détermine le taux du salaire et fixe la position du salarié dans la verticale de l'échelle. Ainsi, il y a des salariés à 150 points et d'autres à 600 et plus.
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Il advient alors que la course hiérarchique se développe sur un plan différent de celui des usines privées, mais les mêmes pratiques revendicatives se retrouvent pour que les salariés d'en haut profitent de la pression de ceux d'en bas. Il est cependant nécessaire de pratiquer une sorte de ventilation dans le monde des fonctionnaires afin d'éviter de les traiter en bloc. Notons d'abord que les travailleurs de la fonction publique exercent leur métier dans des administrations qui ont derrière elles un passé, une longue suite d'habitudes, des coutumes et des règles dont bénéficie une certaine forme d'honnêteté, laquelle amenuise le pistonnage et les influences extérieures. Si bien que les appuis d'affinités s'échangent discrètement ; les interventions des élus politiques se placent à l'abri du silence et s'enferment dans des dossiers personnels. Si l'on sent la présence d'une ou de plusieurs petites coteries, on n'accuse pas celles-ci de promouvoir des promotions scandaleuses. Les abus, dans ce domaine, ne parviennent pas à nuire totalement à la valeur professionnelle.
On ne peut en dire autant des institutions nouvelles mises en place après la libération du territoire. Les industries nationalisées sont entrées dans le circuit industriel sous le contrôle de la maffia communiste. C'était le cas des Houillères Nationales présidées par M. Duguet, agent de M. Frachon et supervisées par M. Lecœur, ministre du charbon. Ce fut le cas de l'aéronautique avec M. Tillon, ce fut le cas de l'E.D.F. avec M. Marcel Paul.
La Maffia commandait la manœuvre et distribuait les rôles, les Mines se surpeuplèrent de porions, de contrôleurs et de délégués syndicaux. Il fallut éjecter Duguet après l'avoir décoré de la Légion d'honneur et confier l'affaire aux technocrates pour qu'un redressement fut possible. Des mesures analogues intervinrent opportunément à l'aéronautique et à l'E.D.F., mais le matérialisme virulent qui a marqué le départ des industries nationalisées a laissé des traces vivantes, des plaies qui suppurent encore et dont l'influence s'est fait sentir dans la poussée hiérarchique.
NOUS VOICI MAINTENANT en présence d'un phénomène aux dimensions gigantesques : il s'agit de la Sécurité Sociale. A son sujet, il convient de demeurer calme, de garder son sang-froid afin de ne pas heurter des préjugés respectables. Pourtant, il faut que des vérités soient dites et qu'un peu de lumière apparaisse dans un domaine qui ne brille pas par la clarté.
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En général les fonctionnaires de la Sécurité Sociale ne savent pas exactement pourquoi et comment ils sont là. Ils ont oublié ou ne veulent pas savoir qu'avant 1930, il n'y avait pas de sécurité sociale en France. Ils ignorent ou feignent d'ignorer que de 1919 à 1930 une équipe syndicale comptant une dizaine de pionniers a parcouru le pays dans tous les sens pour répandre partout l'évangile de la Sécurité. Ces pionniers sont morts pour la plupart à l'issue de la période de combat, quelques-uns seulement survivent. C'est aux morts et aux survivants que l'on doit ce qui existe aujourd'hui ; c'est eux qui ont ranimé la flamme éteinte en France depuis la disparition du comte De Mun. C'est eux qui ont créé le courant qui a obligé le Parlement à voter la loi de 1930 que Pierre Laval lui avait présentée. Les fonctionnaires de la Sécurité sociale ne regardent pas si loin dans le passé ; ils s'occupent de leur état présent et se préoccupent de leur avenir. Certes, il y a parmi eux de vieux militants syndicalistes qui se souviennent et qui ont été dans leur cadre local des ouvriers de la première heure. Mais ne sont-ils pas présentement entraînés par les courants nouveaux et la poussée ambiante.
C'est ici que surgit le complexe social. Les employés connaissent peu les assurés en tant qu'êtres humains. Ils connaissent des dossiers, des numéros matricules. Le métier est administratif. L'assuré social est un numéro, une fiche, un bon de paye. Le guichet est le lieu de contact entre la masse des assurés et les employés de l'Administration. Le guichet est défendu par une grille, laquelle diffuse des propos respectivement dépourvus de galanterie, car la confiance n'est pas le sentiment qui domine. Les employés n'ont pas confiance ; les assurés non plus. La méfiance résulte de la fraude qui est un perfectionnement de notre vieux « macadam » qu'utilisaient les anciens avec la complicité des médecins marrons. L'Institution moderne exige des contrôleurs, des médecins vérificateurs, des enquêteurs, des rapporteurs, des experts et des employés. Le complexe social de la Sécurité Sociale est une chaîne de service qui va de la maladie à la vieillesse, et même jusqu'au décès, en passant par l'invalidité et les accidents du travail.
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Tout le long de la chaîne, ce sont les dossiers qui circulent à l'aide d'un moteur qu'on appelle les frais de gestion. Au complexe social s'ajoute un Centre d'affaires qui reçoit les cotisations patronales et les cotisations des salariés. Là non plus la confiance ne règne pas. Il faut donc un service supplémentaire, à savoir un contentieux, pour vérifier, régler les litiges, harceler les récalcitrants, poursuivre les délinquants.
La machine est lourde et c'est à travers ses rouages compliqués que se dilue le matérialisme des fonctionnaires de la Sécurité Sociale. L'affaire n'a pas encore trente ans. Elle est sans tradition, sans coutume, sans passé. Les hommes qui la conduisent, qui l'administrent, les hommes et les femmes qui peinent dans ces bureaux veulent vivre comme il est possible de vivre en 1958.
Vivre, cela veut dire hiérarchie, échelle des valeurs, nombre de points, promotions, influences, affinités, relations, pression d'en bas, aspiration d'en haut.
Qu'il me soit permis de dire que ça n'est pas merveilleux et combien nous sommes loin des généreux sentiments qui animaient les pionniers et les artisans de la première heure.
IL Y A AUSSI un matérialisme de l'enseignement. Il n'est pas plus nocif qu'un autre. Il a sa petite allure pédagogique, ses nuances grammairiennes, ses petits calculs arithmétiques portant sur les indemnités, les cours complémentaires, le taux de la retraite, l'avancement, le logement, les vacances et le train de vie.
Nombreux sont ceux et celles qui se marient pour fonder un foyer professionnel. Cette opération simplifie les choses, en joignant les deux traitements et les deux pensions de retraite. Les vacances se prennent ensemble, aux mêmes lieux, avec la même quatre chevaux Renault, en attendant la « Dauphine ». Attendre quelque chose de mieux, cela signifie réclamer, revendiquer, se pousser dans la hiérarchie, faire agir les influences, être bien avec les notables, adhérer à un parti de gauche.
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L'enseignement c'est un peu tout cela, c'est-à-dire pas merveilleux non plus.
IL Y A UN MATÉRIALISME MILITAIRE, lequel semble bien avoir oublié d'être noble si l'on s'en tient seulement aux récentes révélations, issues de l'affaire du général Dufour. Mais si cette affaire n'avait pas existé, le matérialisme militaire n'en serait pas moins présent. C'est que le métier des armes, comme beaucoup d'autres, accorde volontiers ses faveurs aux courtisans qui croisent le fer dans les salons, en laissant aux héros la Gloire du casse-pipes.
Chacun sait que l'Armée est une hiérarchie de chefs qui commence en bas avec des galons de laine rouge et se termine en haut avec des étoiles et des feuilles de chêne. Le métier, c'est la course aux galons parce que ceux-ci représentent la solde et les traitements. Honnêtement le galon devrait correspondre à la valeur de l'homme, à son courage, à son allant, à son mordant comme l'on dit dans le métier. Le galon devrait correspondre au travail accompli, aux actes exécutés, aux expériences réalisées. Si le galon ne correspond pas à ces tests, alors il est le résultat des intrigues, des influences politiques, des suggestions clandestines.
Je n'en déduis pas que l'armée est pourrie mais je constate qu'elle se matérialise comme tout le reste et que ses hommes de métier sont des salariés dont la valeur morale n'atteint pas celle des métallos de la Région parisienne.
IL Y A UN MATÉRIALISME DES ANCIENS COMBATTANTS. L'État français les a pris en charge, sans leur demander de préciser le lieu où ils se sont battus. Ils sont tous devenus des héros et c'est à ce titre qu'ils réclament des droits. Il n'a pas été permis de distinguer ceux qui véritablement avaient fait partie d'une unité combattante, de ceux qui avaient tout bonnement pris la fuite en laissant le sac et le fusil dans le fossé. Il n'a pas été permis de distinguer ceux qui avaient été vraiment forcés d'aller travailler en Allemagne, de ceux qui y sont allés volontairement ou qui n'ont fait aucun effort pour se soustraire au recrutement hitlérien. Il n'a pas été permis de distinguer, parmi les innombrables prisonniers, ceux qui n'ont pu faire autrement de ceux qui pouvaient parfaitement échapper à la caravane. Par suite, l'État français a pris toute la charge à son compte et les Héros revendiquent la retraite, le pécule et d'autres faveurs.
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M. Gaillard a pris des mesures empiriques mais elles ne sont pas justes. Pour la retraite du combattant, il pouvait refuser de payer la pension à ceux qui touchent un gros traitement, qui ont des biens et une fortune, et continuer de la payer à ceux qui n'ont rien. La ventilation était facile avec les déclarations de revenus. Dans le coup, c'est ceux de 14-18 qui trinquent parce qu'ils ne seront payés qu'au commencement de 59 et que, d'ici là, il y aura parmi eux des morts dont on ne parlera plus.
JE CLOS MON APERÇU discriminatoire en ayant l'assurance que les lecteurs se chargeront d'évoquer d'autres secteurs où les mêmes malaises se développent. Ils se convaincront comme moi que le matérialisme a pris la première place dans la vie des hommes, qu'ils soient riches ou qu'ils soient pauvres.
L'obsédant problème de l'existence, du boire et du manger, des habits, du décorum intérieur, des loisirs et des voyages porte les regards vers le haut, *vers l'exemple des riches et de ceux qui vivent dans l'aisance.* On regarde au-dessus de soi parce que l'on a le sentiment que chez ceux d'en haut, il ne manque rien et que tout est de qualité : les vins, les viandes, les habits, le confort, l'automobile, les loisirs, la culture.
Inutile d'inviter le monde à regarder au-dessous en lui rappelant l'âtre de nos aïeux, la veillée dans la chaumière, la joie d'être pauvre. Le monde vous regarde avec étonnement et vous gratifie d'un sourire.
Inutile de rappeler aux jeunes que nous avions deux sous pour notre dimanche ; que l'on fabriquait soi-même ses jeux et que l'on avait ainsi une petite part de bonheur. Ce rappel aux jeunes tombe dans le vide ; il est anéanti par l'étalagiste, par les lumières de la ville, par les spectacles industrialisés, par les déplacements motorisés, *par l'exemple d'en haut.* Ce rappel aux jeunes est payé d'un geste de pitié.
Et pourtant, comment définir l'esprit chrétien sans faire appel à la modestie de nos origines et sans se souvenir du dévouement austère des pionniers du christianisme.
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Il faudra bien que l'on revienne à cet esprit chrétien si l'on veut éviter la surcharge du matérialisme envahissant. Mais je le répète pour conclure : il faut que l'exemple vienne d'en haut, que les riches et les puissants vivent sainement sans éclabousser leurs semblables de leur luxe.
Je ne peux pas demander aux travailleurs de descendre au-dessous de leur niveau de vie, je ne peux pas les encourager à refuser les bienfaits du progrès : ils y ont droit comme les autres. Je leur demande seulement de ne pas se laisser éblouir par les mauvais exemples qu'ils constatent, je leur demande de ne pas se laisser entraîner dans une voie au bout de laquelle ce serait pour tous non seulement la faillite matérielle, mais l'effondrement moral.
Georges DUMOULIN.
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### A propos de bombes...
par l'Amiral AUPHAN
MALGRÉ LA SOMME D'HÉROÏSME et de dévouement que tout conflit armé fait naître -- manière divine de faire sortir le bien du mal -- la guerre, même juste, reste une chose inhumaine et une civilisation se juge, en définitive, à ses efforts pour l'humaniser. Si les passions ne connaissent pour ainsi dire aucune limite dans les guerres civiles ou religieuses, depuis longtemps, dans les autres types de guerre les armées en campagne ont cherché à faire une distinction entre les combattants, réduits en esclavage ou égorgés s'ils étaient pris et les non combattants, aussi nécessaires au vainqueur qu'au vaincu pour la mise en valeur du pays conquis.
Ce n'est pas pour faire cette différence qu'on a doté d'un uniforme les armées modernes. Mais, l'uniforme ayant été institué dans un but d'ordre, de discipline et d'action psychologique sur l'adversaire, on s'en est servi pour distinguer en pratique combattants et non combattants. A partir des temps modernes, tout homme pris les armes à la main fut simplement fait prisonnier (au lieu d'être réduit en esclavage) s'il était revêtu d'un uniforme, fusillé séance tenante s'il était « en civil ». Plus tard les conventions internationales de La Haye ont maintenu la même distinction.
L'article 1 de la *Convention de* 1907 *sur les lois et coutumes de la guerre* oblige les belligérants à arborer » un signe distinctif reconnaissable à distance » et à « porter les armes ouvertement ». L'article 23 interdit de « tuer ou blesser par trahison des individus appartenant à la nation ou à l'armée ennemie ». L'article 26 prescrit, « avant d'entreprendre un bombardement », de prévenir les autorités de la ville prise comme objectif.
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Dans le même esprit la *Convention concernant les bombardements par les forces navales en temps de guerre* interdit de bombarder une ville non défendue sans avoir effectué « une sommation avec délai raisonnable ».
Ces conventions ont été ratifiées à l'époque par toutes les grandes puissances. Elles font rêver, quand on les relit aujourd'hui, à quelque âge d'or. Elles cherchaient à conserver à la guerre un peu de son caractère chevaleresque et héroïque. On se battait, mais sans cacher ses couleurs et en avertissant son adversaire, par un costume plus ou moins flamboyant, du danger qu'il courait. Ceux qui combattaient sans uniforme -- francs-tireurs ou espions -- pouvaient sans grand risque commettre des actes de guerre confinant à l'assassinat, mais s'exposaient, en contrepartie, à être fusillés s'ils étaient pris. Il en allait de même des agglomérations : ou elles se déclaraient « villes ouvertes » et étaient épargnées, ou elles se défendaient comme une place forte et risquaient d'en subir le sort. Il n'est pas rare d'ailleurs, même au Moyen Age, de voir mettre à l'abri les non combattants, en faisant sortir les « bouches inutiles » d'une ville assiégée. Montesquieu à écrit dans *l'Esprit des Lois* cette pensée qui va loin : « Les nations doivent se faire dans la guerre le moins de mal qu'il est possible sans nuire à leurs véritables intérêts. »
L'aviation, les armes modernes, les procédés de la guerre subversive ont bouleversé ces traditions. La notion de « non combattant » a disparu. Pire : on a cherché à obtenir des effets de » terreur » sur les non combattants par des bombardements collectifs ou des attentats individuels commis à l'aveuglette. On s'en est pris aux usines et aux navires, sans égard aux agglomérations ouvrières environnantes ou aux non combattants qui pouvaient se trouver à bord. Aujourd'hui, on envisage froidement, en faisant éclater une bombe atomique assez haut dans l'atmosphère, comme un soleil artificiel, de griller ou de polluer d'un seul coup une superficie grande comme la Belgique, où seuls les non combattants risquent d'écoper, car les autres seront à l'abri dans des réduits blindés.
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La vérité est que la dernière guerre a une immense part de responsabilité dans cette confusion corruptrice.
D'une part les attentats commis par les résistants en civil ont été assimilés à des actes licites de guerre ; toutes les distinctions que, par souci d'humanité, les générations précédentes avaient essayé de faire ont disparu ; on admit qu'il y eut des « combattants sans uniforme » ... D'autre part, on a bombardé sans vergogne les pays qui avaient le malheur d'être occupés sous prétexte de frapper l'occupant. Sans nécessité, une grande partie de notre patrimoine a été ainsi détruite. Que des ponts, des nœuds de chemin de fer, des usines de guerre aient été visés, c'est compréhensible. On comprend moins, par exemple, le bombardement effectué sur Royan le 5 janvier 1945 par 175 appareils britanniques au cours duquel près d'un millier d'habitants inoffensifs périrent sans que probablement un seul Allemand fut touché... Et ce n'est qu'un exemple entre cent ou entre mille.
A la manière communiste, l'efficacité a primé la morale : « le critère de la justice est le succès de l'action », avait dit jadis Lénine.
Suivant qu'on approuvait ou non l'idéologie au nom de laquelle il était fait, le même bombardement passait pour un exploit ou un crime. Aujourd'hui encore M. Maurice Duverger ; dans l'article du *Monde* où il critique le bombardement de Sakhiet, le compare à ceux de Guernica ou de Coventry comme si, dans son esprit, une violation des conventions internationales ne pouvait venir que d'Espagnols franquistes ou d'Allemands nazis. Il aurait pu trouver moins loin ses comparaisons, mais c'eut été toucher à des tabous.
Il est aussi peu chevaleresque, à mon avis, de profiter de la foule pour assassiner un militaire ennemi dans le métro que de tirer sur un avion ennemi derrière l'abri commode de la frontière d'un État neutre. Comment blâmer ceci, qui est contraire à la convention de 1907 ([^4]), alors que l'idéologie officielle n'a cessé de magnifier cela, qui est tout aussi immoral et aussi contraire à la même convention ?
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Et que dire de tous ces attentats à la grenade ou à la bombe frappant indistinctement occupants et occupés, inaugurés dans les années troubles et fidèlement imités aujourd'hui en Algérie ? La plainte que nous formulons à l'O.N.U. contre la Tunisie aurait un poids plus lourd si nous ressemblions moins officiellement à ces juges soviétiques du procès de Nuremberg qui ont condamné les tortionnaires allemands des malheureux Juifs alors qu'eux-mêmes avaient sur la conscience le massacre systématique des Polonais de Katyn. Tant qu'on n'aura pas rétabli, dans la vie publique, les lois de la morale naturelle, sacrifiées aux idoles du régime, la paix et la guerre resteront empoisonnées.
Je terminerai ces réflexions par une anecdote que l'ai personnellement vécue et qui permettra de mesurer le chemin parcouru depuis la première guerre mondiale sur la pente de la décadence morale.
C'était en 1915, après l'expédition des Dardanelles, dans les mers du Levant. J'étais jeune officier à bord d'un croiseur qui avait souvent à bombarder des objectifs industriels ou militaires, noyés parfois en pleine ville. Le Liban, la Syrie, la Palestine étaient habités par des populations sympathisantes et amies ; mais ces pays étaient inclus dans l'empire ottoman avec lequel nous étions en guerre. Ces provinces arabes étaient en quelque sorte occupées par les troupes turques ou allemandes. Le problème pour nous, guerroyant le long des côtes, était de détruire nos objectifs sans faire de mal aux habitants.
Le procédé était toujours le même.
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Après avoir éventuellement réduit au silence les objectifs militaires isolés situés hors de l'agglomération urbaine, on envoyait à terre, en embarcation, un parlementaire chargé d'annoncer à l'autorité locale qu'un quart d'heure ou une demi-heure après son départ, telle usine ou telle maison serait bombardée et détruite, et que la population eût à s'en écarter.
Sur dix ou quinze affaires peut-être auxquelles j'ai participé, jamais nous n'avons mis un coup hors du but. C'était notre coquetterie, à nous, les canonniers, et, pour plus de sûreté, nous tirions toujours vers le large un coup de flambage, premier coup tiré par une pièce froide, qui est souvent irrégulier. J'ai même vu une fois, à Jaffa, un spectacle extraordinaire. Pendant que notre embarcation parlementaire était à terre, nous suivions attentivement avec le plus fort grossissement de nos appareils d'optique les mouvements qui se passaient à la plage, prêts à intervenir si on inquiétait nos hommes. Nous vîmes des gens s'agiter, courir, s'affairer de divers côtés ; mais ils ne s'enfuyaient pas : ils allaient au contraire vers l'objectif que nous allions bombarder. Celui-ci était un assez gros pâté de hangars et d'immeubles servant d'usine de montage de munitions. Il était entouré de maisons à toit plat, comme dans tous les pays arabes. Quelle ne fut pas notre stupéfaction d'apercevoir des marchands de café maure, des « kawadjis », venir installer leurs tables et leurs narguilhés sur ces toits, à trois ou quatre cents mètres à peine des bâtiments qui allaient être pulvérisés... Abrités du soleil sous d'immenses parasols et dégustant paisiblement leur café, les oisifs en tarbouche ou en turban venaient avec confiance, comme au théâtre, assister au spectacle.
Sans doute cette « guerre en dentelles » nous fait sourire aujourd'hui. Mais ce qu'elle perdait peut-être en efficacité militaire, elle le gagnait sûrement en efficacité politique. Notre croiseur -- la vieille « Jeanne d'Arc » à six cheminées -- redouté des Turcs, estimé de la population, avait un immense prestige moral sur la côte. Et en 1919, après l'effondrement de la Turquie, c'est un officier de marine de son état-major qui fut le premier gouverneur du Grand Liban.
Amiral AUPHAN.
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### Apologie pour Jacques Bénigne Bossuet docteur de la foi (II)
par Henri MASSIS
LA FERMETÉ GRAVE et conciliatrice qui anime les ouvrages de cette période sans trouble ([^5]), -- et dont *l'Histoire des Variations* est le plus beau modèle, -- va bientôt faire place à une attitude plus militante, à un zèle plus impétueux, car un grand assaut se prépare contre l'Église et dans le sein même de l'Église. Là où Bossuet a régenté jusqu'alors, l'inverse de Bossuet commence à se répandre ([^6]). Dès 1671, un Leibniz n'écrivait-il pas à Arnauld : « Bientôt beaucoup plus d'hommes ne seront chrétiens qu'en apparence ; de mauvais esprits énergiques travailleront à la ruine de la foi, et l'athéisme et le matérialisme seront les dernières des hérésies ». Toute sorte d'ennemis mettent la religion en dispute et non seulement ses adversaires, mais des prêtres, des religieux et jusqu'à des évêques qu'on voit séduits par des « nouveautés » dont les dangereux artifices risquent d'altérer la simplicité de la foi. Partout surgissent des opinions « particulières », plus ou moins redoutables, mais qui obligent le défenseur de la tradition à s'armer, car dès que le mal commence à se déclarer, la sollicitude pastorale a pour devoir de le prévenir d'abord, de le poursuivre ensuite dans ses pernicieuses conséquences et d'en mettre au jour la malignité.
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Avec quelle sûreté Bossuet n'a-t-il pas deviné les temps qui suivraient le sien ! Il pressent les révoltes de l'esprit qui vont ruiner ou menacer tout ce qu'il croit et sert. C'est ce pressentiment et cette inquiétude qui ont fait de Bossuet un homme d'action et qui expliquent l'extraordinaire activité de ses années vieillissantes. Un autre Bossuet se lève alors, qui doit réagir sur tous les points à la fois, car il faut faire front partout. Contre l'erreur multiforme, on le voit alors qui « se redresse de toute sa hauteur sacrée ». Les œuvres de combat vont se succéder sans relâche, ces grandes controverses où paraissent le plus la force de son raisonnement et de son génie. Et ce sont vingt volumes éclatants, d'une dialectique prodigieuse en ressources, des trésors de théologie et d'érudition, toute une bibliothèque d'apologétique et d'illustration de la foi, écrite dans une langue impérissable que personne ne récrira plus. Jusqu'à son dernier souffle, lui, Bossuet, marchera le visage découvert, « offrant d'abord la paix, c'est-à-dire la soumission de l'adversaire à la vérité », attaquant si on l'y contraint, pur de tout intérêt personnel, animé d'un esprit dégagé, et supérieur à tout. Ce n'est pas sa nature qui le pousse dans la mêlée des discussions, mais il ne peut souffrir que l'on biaise, pour peu que ce soit, sur les principes de la religion, -- sans quoi toute la machine est en pièces. D'où la dureté impérieuse de ses écrits polémiques. « Si l'on veut mettre une bonne fois la main aux plaies de l'Église, dit-il, il faut tout d'un coup aller jusqu'à la racine d'une doctrine qui repousse tout entière en un moment, pour petite que soit la fibre qu'on y laisse. » Et c'est d'après les conséquences pratiques que juge sa claire raison. Pour connaître ses adversaires, le Fils de Dieu n'a-t-il pas dit : « *Vous les connaîtrez par leur fruit* » ? Voilà la règle de Bossuet, celle qu'il applique à tous les novateurs.
AUX PROTESTANTS qui croient pouvoir mieux entendre la parole de Dieu que tout le reste de l'Église, il démontre que rien n'empêche, d'après leurs principes, qu'il y ait autant de religions que de têtes ;
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car en niant l'autorité de l'Église, interprète et dépositaire des vérités révélées, il n'y a plus de moyen extérieur dont Dieu puisse se servir pour résoudre les doutes de chacun ; il faut tout donner à examiner, et la vérité de l'Écriture et toutes les questions ; « Ôtez-moi l'Église, dit Bossuet, il me faut Jésus-Christ en personne, parlant, prêchant, décidant avec des miracles et une autorité infaillible. -- Mais vous avez Sa parole. -- Oui, sans doute ; nous avons une parole sainte et adorable, mais qui se laisse expliquer et manier comme on veut, et qui ne réplique rien à ceux qui l'entendent mal. » Aussi le protestant, attaché à son opinion particulière et à ses propres pensées, ne peut-il faire un acte de foi sur l'Écriture et en vient, par conséquence, à douter même de l'Évangile. Aussi est-ce au principe de la Réforme que Bossuet s'attaque et ce qu'il met en cause, c'est l'esprit de cette religion toujours mouvante et éternellement variable qui n'a pas de digues à opposer à la pente secrète qui porte l'homme à une religion de plain pied et mène à supprimer tout l'exercice de la foi.
Mais que dire de ces « savants curieux et vains » qui, sous le couvert de l'exégèse, traitent les textes sacrés sans plus d'égards qu'un texte ordinaire et dont l'indiscrétion sacrilège prétend tout scruter et tout éclaircir ? En dénonçant l'entreprise d'un Richard Simon, de « l'homme qui veut substituer la grammaire à la théologie », ce n'est pas sur l'exégèse scientifique que Bossuet jette l'anathème. Méprisait-il l'étude de l'hébreu, le théologien qui, dès 1673, alors qu'il écrivait son commentaire de l'Écriture, n'avait pas craint d'appeler des hébraïsants, des philologues, des critiques pour collaborer à cette œuvre où il se proposait de fixer « le sens propre et littéral » de la Bible ? Non, ce serait, dit-il, « vouloir ramener la barbarie que de refuser à une si belle et si utile connaissance la louange qu'elle mérite ; mais il y a un autre excès à craindre, qui est celui d'en faire dépendre la religion et la tradition de l'Église ». Cet excès qui ne tendait à rien de moins qu'à consommer le divorce de la théologie et de l'interprétation de l'Écriture, voilà ce qu'un Bossuet discerne dans la tentative des Richard Simon et des Dupin ; et avec autant de sûreté de jugement que de prudence, il a vu où conduiraient ces investigations effrénées, car s'il avait étudié la *Version du Nouveau Testament,* il connaissait aussi le *Traité théologico-politique* de Spinoza.
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A quoi tendaient toutes ces critiques, relatives à l'incertitude de l'hébreu, à la perte des originaux, aux tripotages des Prophéties et des Prophètes, au Pentateuque qui ne serait pas de Moïse, ni de Josué le livre de Josué, aux fautes de calcul imputées à Esdras, ce « pieux faussaire », sinon à saper les bases mêmes du christianisme ? Aux doctes hébraïsants qui déclarent qu'il y a toujours lieu de douter si le sens qu'on donne aux mots hébreux est véritable puisqu'il y en a toujours d'autres qui ont autant de probabilité, Bossuet répond en définissant d'abord avec son sûr bon sens l'objet de telles recherches : « Laissons-là ces vaines disputes et tranchons en un mot les difficultés par le fond, fait-il. Qu'on me dise s'il n'est pas constant que de toutes les versions et de tout le texte, quel qu'il soit, il en reviendra toujours les mêmes lois, les mêmes miracles, les mêmes prédications, la même suite d'histoire, le même corps de doctrine, et enfin la même substance ? En quoi nuisent, après cela les diversités des textes ? Que nous fallait-il davantage que ce fond inaltérable des livres sacrés ? » C'est ce fond, cette substance qui seule importe et l'exégèse, la « science religieuse » ne doit servir qu'à mieux le faire toucher. Mais Bossuet savait où mène cet esprit qui, en opposant le sens littéral au sens dogmatique, ne montre que du dédain et du dégoût pour la théologie, comme si « la théologie, c'est-à-dire la contemplation des mystères de la religion, n'était pas fondée sur la lettre et sur le sens naturel de l'Évangile ! » Ce que l'exégèse nouvelle répandait sous prétexte de littéralisme, c'était une théologie, une métaphysique contraire qui réduisait la science divine à n'être plus qu'un produit de l'esprit humain ; c'était, en fait, une hérésie injurieuse et contemptrice de la vérité. Avec une perspicacité qui anticipe sur l'avenir, Bossuet ne s'est pas trompé sur la portée d'une telle recherche, et il n'a pas attendu la fin du siècle pour la poursuivre dans ses redoutables conséquences. Ce mal naissant, il l'attaque aussitôt dans tout son venin. Aux brusques clartés des combats qu'il engage, il ne lui apparaît pas seulement dans sa nature essentielle :
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il voit aussi ce que les circonstances et les hommes eux-mêmes y apportent et, dans cet esprit de curiosité, il ne laisse pas d'apercevoir « ce qui vient souvent d'une soumission inconsciemment incomplète, secrètement mécontente ».
Mais ce sont toutes les formes de l'indépendantisme et du sens propre que Bossuet foudroie tour à tour, car il ne déteste rien tant que cette fausse équité qui ne veut paraître implacable envers aucune opinion pour contenter tous les partis. Bossuet n'a d'autre parti que celui de la Vérité. C'est là ce qui, en philosophie, et quelle que fût sa pente à en accueillir les nouveautés, le fait condamner ce cartésianisme qui lui avait paru d'abord pouvoir apporter un soutien à la religion. « Je vois, écrit-il à Huet, je vois un grand combat se préparer contre l'Église sous le nom de philosophie cartésienne. Je vois naître de son sein et de ses principes, à mon avis mal entendus, plus d'une hérésie, et je prévois que les conséquences qu'on en tire contre les dogmes que nos Pères ont tenus vont la rendre odieuse, et feront perdre à l'Église tout le fruit qu'elle en pouvait espérer pour établir dans l'esprit des philosophes la divinité et l'immortalité de l'âme. » Ce n'est plus, en effet, de ce qui se trouve de bon chez Descartes, de conforme à l'enseignement de Platon, de saint Augustin, de saint Anselme, que s'inspirent les nouveaux cartésiens, c'est le principe de sa méthode qu'ils entendent appliquer à la recherche de la vérité, transporter de la philosophie dans la théodicée, comme s'il suffisait de savoir de la physique et de l'algèbre, d'avoir même entendu quelques vérités générales de la métaphysique, pour être capable de prendre parti en matière de théologie !
Bien que Bossuet ait toujours maintenu contre Descartes que toutes nos idées ont un objet réel et véritable et qu'il ait tout de suite réagi contre la tendance de cette philosophie à réduire l'âme à la seule pensée et la matière à la seule étendue, le cartésianisme, au début, ne lui semblait pas dangereux. Mais les années passent : Malebranche paraît. Tout est changé, Bossuet ne peut plus méconnaître où mènent de tels principes, et avec autant de clairvoyance que d'angoisse, il en dénonce les excès :
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« Sous prétexte, dit-il, de n'admettre que ce qu'on entend clairement -- chacun se donne à présent la liberté de dire : « J'entends ceci et je n'entends pas cela » ; et sur ce fondement on approuve ou on rejette tout ce qu'on veut, sans songer qu'outre nos idées claires et distinctes, il y en a de confuses et de générales qui ne laissent pas d'enfermer des vérités si essentielles qu'on renverserait tout en les niant. Il s'introduit sous ce prétexte une liberté de juger qui fait que, sans égard à la Tradition, on avance témérairement tout ce qu'on pense... » Mais si le cartésianisme, ainsi entendu, est une méthode qui tient la raison, et la raison seule, pour un instrument de connaissance certaine, c'est aussi une « attitude mentale » qui, dans le dessein de tout examiner, de s'en prendre au mystère, à l'inexpliqué, ne reconnaît ni autorité ni tradition. Bossuet discerne avec effroi dans cette « intempérance de l'esprit » la maladie et la tentation de l'époque, et c'est avec une sorte de colère sacrée qu'il en vitupère les dérèglements où il voit autant d'entreprises menaçantes pour le christianisme. « Leur raison qu'ils prennent pour guide, dit-il, ne présente à leur esprit que des conjectures et des embarras ; les absurdités où ils tombent en niant la religion deviennent plus insoutenables que les vérités dont la hauteur les étonne, et pour ne vouloir pas croire des mystères incompréhensibles, ils suivent l'un après l'autre d'incompréhensibles erreurs. Qu'est-ce que leur malheureuse incrédulité, sinon une témérité qui hasarde tout, un étourdissement volontaire, et, en un mot, un orgueil qui ne peut souffrir son remède, c'est-à-dire qui ne peut souffrir une autorité légitime ? » « Ne croyez pas, ajoute-t-il, que l'homme ne soit emporté que par l'intempérance des sens ; l'intempérance de l'esprit n'est pas moins flatteuse ; comme l'autre, elle se fait des plaisirs cachés, et s'irrite par la défense. Ce superbe croit s'élever au-dessus de tout et au-dessus de lui-même, quand il s'élève, ce lui semble, au-dessus de la religion qu'il a si longtemps révérée ; il se met au rang des gens désabusés ; il insulte en son cœur aux faibles esprits qui ne font que suivre les autres sans rien trouver par eux-mêmes : et, devenu le seul objet de ses complaisances, il se fait lui-même son dieu. »
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Où cette raison déchaînée s'arrêtera-t-elle ? Jusqu'où n'étendra-t-elle pas ses audaces ? Ses tenants ne s'arrogent-ils pas tout le connaissable, et la terre et les cieux ! C'est alors que Bossuet discerne que, dans la mesure où elle tend à détruire l'essence même du dogmatisme, la philosophie cartésienne porte en elle « un principe d'irréligion » qu'on utilise pour miner les fondements de la croyance, pour en faire une machine de guerre contre la philosophie traditionnelle de l'Église, comme ce Jurieu qui s'écriait alors :
« Les pauvres péripatéticiens et les disciples d'Aristote doivent être bien confus de voir que le Verbe Éternel est devenu cartésien en ses vieux jours ! »
PLUS QU'AUCUN AUTRE sensible aux progrès de l'incroyance, dont la gravité allait croissant sous l'effet de tant de nouveautés contrariantes, la perspicacité de Bossuet ne redoute pas moins les ravages que le Dieu de Spinoza peut causer dans les consciences chrétiennes, et c'est à ce qui fait le fond de *l'Éthique* aussi bien que du *Traité théologico-politique* qu'il s'attaque en même temps. Aux théorèmes du philosophe qui pose en principe que la nature ne s'écarte jamais de son cours immuable, qu'il n'arrive rien qui soit contraire à ses lois universelles, rien qui ne soit en accord avec ces lois et n'en résulte, et que si un phénomène se produisait dans l'univers qui fût contraire aux lois générales de la nature, il serait également contraire au décret de Dieu (car si Dieu agissait contre les lois de la nature, il agirait contre sa propre essence, ce qui est le comble de l'absurdité), à ces raisonnements géométriques, Bossuet ne laisse pas d'opposer que « Dieu a bien une autre puissance, qu'il peut faire et défaire ainsi qu'il lui plait, qu'il donne des lois à la nature et les renverse quand il veut ». « Si, dit-il, pour se faire connaître dans le temps que la plupart des hommes l'avaient oublié, il a fait des miracles étonnants et forcé la nature à sortir de ses lois les plus constantes, il a continué par là à montrer qu'il en était le maître absolu et que sa volonté est le seul lien qui entretient l'ordre du monde. » C'est justement ce que les hommes avaient oublié : la stabilité d'un si bel ordre ne servait plus, en effet, qu'à leur persuader que cet ordre avait toujours été et qu'il était de soi-même.
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Non seulement il ne les frappait plus, parce qu'ils y étaient accoutumés, mais encore il les portait à imaginer hors de Dieu l'indépendance et l'éternité.
Mais si, à cet égard, le Dieu de *l'Éthique* lui paraît suspect, celui de Malebranche n'inquiète pas moins Bossuet en ce qu'au fond de sa philosophie il retrouve la même pensée. Sous l'optimisme de Malebranche qui déclare le monde parfait et dans sa manière de traiter le miracle qui ne tend à rien de moins qu'à le nier en le faisant rentrer dans des lois qu'il faut interrompre, contrarier ou renverser pour être un miracle, la prescience clairvoyante d'un Bossuet discerne des principes qui confinent à ceux de Spinoza. Et à un disciple de Malebranche qui lui oppose Les idées de son maître, il ne laisse pas de rappeler qu'il y a bien de la différence à dire que « Dieu conduit chaque chose à la fin qu'il se propose par des voies suivies » et de dire que « Dieu se contente de donner des lois générales dont il résulte beaucoup de choses qui n'entrent qu'indirectement dans ses desseins ». Aussi bien la vision en Dieu d'un Malebranche n'est-elle qu'une illusion sublime qui risque de conduire, par une pente insensible, à une explication du monde qui exclut l'ordre surnaturel, et c'est contre un tel danger, dont il aperçoit, d'un seul regard, toute la suite, que Bossuet s'élève à cet endroit de *l'Oraison funèbre de Marie-Thérèse d'Autriche* où il s'écrie : « Que je méprise ces philosophes qui, mesurant les desseins de Dieu à leur pensée, ne le font auteur que d'un certain ordre général d'où le reste se développe comme il peut ! Comme s'il avait, à notre manière, des vues générales et confuses, et comme si la souveraine intelligence pouvait ne pas comprendre dans ses desseins les choses particulières, qui seules subsistent véritablement ! » Mais de l'opinion qu'un Malebranche professe sur les causes occasionnelles, c'est la négation de la liberté humaine qui pourrait sortir, comme de cette tendance à supprimer l'ordre naturel et fini pourrait naître une morale qui ne serait pas sans affinité avec le quiétisme.
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A BOSSUET ce dernier excès ne paraît pas le moins grave, car plus périlleuses encore pour la piété et pour la foi lui semblent les tendances de ces nouveaux mystiques qui, sous un extérieur de spiritualité et un artificieux étalage de contemplation, entendent tout rapporter à l'expérience, et savoir la pratique avant la théorie. Ici encore, -- et quoi qu'il dût lui en coûter de voir un Fénelon se dresser contre lui, -- Bossuet fit son « office de docteur et de gardien incorruptible de la vérité ».
On a voulu le représenter, en toute cette affaire du quiétisme, comme étant de ceux qui traitent les contemplatifs de cerveaux faibles et blessés et qui voient dans les ravissements, les extases et les « saintes délicatesses de l'amour divin » des songes ou de creuses visions. Nul, au contraire, n'est plus convaincu que Bossuet de la possibilité pour toute âme fidèle d'entrer et de rester en contact avec l'Être infini. « Ces admirables opérations du Saint-Esprit dans les âmes, ces bienheureuses communications et cette douce familiarité de la sagesse éternelle, qui fait ses délices de converser avec les hommes, appartiennent sans conteste aux merveilles de Dieu », dit-il, et l'étude que Bossuet a faite de saint Jean de la Croix, de sainte Thérèse, en lui révélant les richesses de l'expérience mystique, ne l'a pas moins convaincu de la nécessité d'une vraie science, respectueuse de la tradition et des principes, pour se conduire dans ces voies exceptionnelles et désirables. « Qu'on ne croie pas, dit-il, que je rejette le secours de l'expérience : ce serait manquer de sens et de raison ; mais je dis que l'expérience, qui peut bien régler certaines choses, est subordonnée dans son tout à la science théologique qui connaît la tradition et qui possède les principes. » C'est sur elle, enseigne Bossuet, qu'il faut se fonder, et non sur ces expériences particulières qu'il est difficile ni d'attribuer ni de contester à personne par des principes certains. C'est l'expérience elle-même qui empêche de tout donner à l'expérience. « Il y a, ajoute-t-il, des règles certaines dans l'Église pour juger des bonnes et des mauvaises oraisons ; toutes les expériences qui y sont contraires sont des illusions. »
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Voilà ce que sa ferme sagesse entend maintenir et défendre, car Bossuet a démêlé bien vite que, sous ses belles et douces paroles, le quiétisme réduisait la piété à des choses vaines, qu'il la faisait consister en phrases et en affaiblissait tous les motifs. « Le dessein de l'oraison, dit-il, n'est pas de nous faire bien passer quelques heures avec Dieu, mais que toute la vie s'en ressente et devienne meilleure. » Autant que le moraliste qui juge la doctrine d'après les conséquences, c'est aussi le docteur qui en Bossuet s'inquiète et s'insurge contre les faux spirituels qui prétendent supprimer les *actes explicites* et tiennent les demandes qu'on adresse à Dieu pour quelque chose d'intéressé et de bas, indigne des âmes sublimes. Les âmes les plus avancées dans la vie spirituelle ne constatent-elles pas, au contraire, qu'elles n'ont rien fait, qu'elles ne peuvent par elles-mêmes rien faire ? Le vrai mystique n'est pas un rêveur exalté, un visionnaire qui poursuit un objet illusoire ; les besoins qu'il ressent sont des besoins réels en ce qu'il croit à une vérité extérieure qu'il s'efforce d'atteindre. Loin d'être un état amorphe d'aspirations confuses et contradictoires, le mysticisme est un état volontaire qui suppose un effort soutenu, susceptible de progrès. C'est à une spiritualité imprécise et vague qu'en a Bossuet, car il sait d'expérience et d'usage que sous certaines effusions se cache trop souvent, hélas, un orgueil exaspéré. N'est-ce pas là le danger auquel les âmes les plus avides de perfection sont elles-mêmes exposées ? « Ô malheur de l'homme, s'écrie-t-il, où ce qu'il y a de plus épuré, de plus sublime, de plus vrai dans la vertu devient naturellement la pâture de l'orgueil, et à cela quel remède, puisqu'encore on se glorifie du remède lui-même ? En un mot on se glorifie de tout, puisque même on se glorifie de la connaissance qu'on a de son indigence et de son néant et que les retours sur soi-même se multiplient à l'infini ! »
S'il souhaite d'être entendu et goûté des âmes à qui Dieu se communique, Bossuet estime que les principes propres à conduire les chrétiens vers l'amour divin doivent être simples, clairs, pratiques. Ne point sentir trop, laisser Dieu agir bonnement et simplement, voilà sa règle de direction, celle qu'il développera sans cesse, avec une touchante humilité, dans ses admirables lettres à la sœur Cornuau, à Mme d'Albert, à Mme de la Maisonfort :
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« Un bon et simple docteur, dit-il, qui ne croira pas savoir prier autrement que le commun des fidèles, sans faire le grand directeur, ni parler de son oraison ou raconter les expériences que les autres vantent, vous dira en simplicité ce que Dieu demande de vous ; son étude qui, selon la règle de saint Augustin, n'est qu'une attention à la lumière éternelle, et un saint attachement à Celui qui est la vérité même, est une sorte de contemplation. Quand il parlera de l'oraison, il croira parler du don d'autrui plutôt que du sien ; plus ses épreuves lui paraissent faibles, ou plutôt moins il les connaît et moins il y songe, plus il se met en état de profiter de celles des autres ; et en se laissant lui-même pour ce qu'il est aux yeux de Dieu, il annoncera la doctrine que les Écritures apostoliques et la Tradition lui auront apprises. »
Pour Bossuet, la vraie science mystique est, comme le reste, tout entière contenue dans l'Évangile, et ce sont les vérités essentielles de la morale et du dogme qu'il entreprend, en cette matière, de défendre contre Fénelon. La part faite aux antipathies de nature qui existaient entre ces deux grands hommes, et quoiqu'il en soit du dépit que Bossuet éprouva de l'abandon de son disciple, ni l'animosité ni l'intérêt n'expliquent l'âpreté de la lutte douloureuse où tous deux s'affrontèrent. Ce sont des motifs spirituels et religieux qui les mettent aux prises. Il ne s'agit pas de voir deux prélats s'entre-disputer sur le « silence intérieur », le « pur amour », l' « acte continu », mais de savoir si « l'acte continu » mettait en action la liberté de faire ou de ne pas faire, si « le pur amour » supprimait les motifs d'agir ou de ne pas agir, si le « silence intérieur » anéantissait le pouvoir d'exécuter ou de n'exécuter pas. Et Bossuet avait raison de ne pas vouloir qu'on réduisît cette affaire à une querelle particulière entre lui et Fénelon. Néanmoins, dans ces sortes de disputes, et surtout quand on a pour soi l'aveuglante évidence des faits, il arrive qu'on s'emporte, et Bossuet lui-même n'en méconnaissait pas les périls : « On s'échauffe naturellement, dit-il, comme en une espèce de lutte ; on se tâte pour ainsi dire l'un l'autre dans les premiers coups qu'on se porte ; et quand on croit avoir senti le faible, tout ce qui suit est plus vif et plus pressant. »
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Entré dans ce débat du quiétisme sans animosité de fond, tenant sans doute Mme Guyon « pour une malade » Fénelon pour « un ami séduit, mais encore très cher », Bossuet dut bientôt se convaincre que le fanatisme de cette femme, l'illusion de son défenseur, faisaient courir à l'Église les plus graves dangers, dans la mesure où ils formaient des disciples, où leur enseignement portait des conséquences. « Il y allait, dit-il de toute la religion. » D'où la vigueur qu'il mit à les réfuter jusqu'au bout et à les confondre ; de là aussi qu'avec un certain air de malice on nous montre en cette affaire Bossuet « pareil à l'aigle qui fond sur la colombe, les ailes lourdes de toute la tradition, l'œil en feu, les serres tranchantes comme un dilemme » ([^7]). N'a-t-on pas également reproché à Bossuet d'avoir dit au plus vif de son duel théologique avec Fénelon : « Nous avons, pour la vérité et nous, Mme de Maintenon. » Mais Sainte-Beuve pensait avec raison que celle-ci s'est honorée en appuyant Bossuet : « Leurs deux bon sens, dit-il, firent alliance et se soutinrent. » C'est qu'il ne s'agissait pas de flétrir un jeune prélat, mais d'exterminer une corruption et une hérésie naissantes. Si Bossuet avait trop de bonté morale, de piété vraie dans le cœur pour ne point souffrir des coups qu'il lui fallait porter, il pouvait moins encore supporter qu'on altérât, pour peu que ce soit, les principes de a religion : « Il est impossible, dit-il, qu'on puisse aimer saint Augustin et saint Thomas, et souffrir la doctrine de M. de Cambrai ! » Et ce n'est pas Fénelon, mais ses articles théologiques que Rome condamna.
A L'ASSEMBLÉE DE 1700, le vieil évêque reviendra encore sur cette affaire du quiétisme. Il n'aura de cesse qu'il n'ait pareillement obtenu la condamnation des 127 propositions, tant molinistes que jansénistes, qui lui étaient soumises, « frappant ainsi les extrêmes à droite et à gauche, les raffinés en fausse sublimité et les partisans de la morale relâchée ». Au seuil du siècle nouveau, Bossuet dresse la somme des fausses doctrines qui menacent l'ordre éternel : il épargne d'ailleurs les personnes, et s'il n'en désigne aucune, c'est qu'il n'en veut qu'aux choses, qu'à ce qu'il sait être l'erreur.
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*Damnare errorem, amare errantes *: la règle d'or de saint Thomas est aussi celle de ce grand docteur. « C'est la preuve de la vérité de notre religion et de la divine Révélation qui nous guide, dit-il, que les questions sur la foi soient toujours inaccommodables. » Là-dessus Bossuet ne transige point ; et la Parole qui ne trompe pas n'est jamais tombée dans une âme plus ferme, dans une tête mieux faite. Mise en sentinelle sur la maison d'Israël, cette haute raison chrétienne défendit jusqu'au bout la vérité par la doctrine. Déjà touché par la mort, on le verra combattre encore pour maintenir l'Église de France dans la voie qui lui semblait celle « de la rectitude et du juste milieu. »
\*\*\*
CETTE EXISTENCE d'une courbe si unie, pauvre d'événements, mais d'une plénitude intellectuelle incomparable et qui « remplit le siècle de son immense labeur », cette vie se déroule toute dans la lumière : rien de la pensée de Bossuet ni de son action n'est caché par l'ombre. Une seule passion l'anime : le service de l'Église et de la religion, où se résume ce qu'il y a de plus grand à ses yeux. Il n'aime que la parole de Dieu ; et la critique, à son égard, « aboutit, après plus d'un détour, au même point que l'admiration la moins méditée ». Il est, dit-elle, « le croyant par excellence, l'écrivain possédé de l'esprit chrétien le plus pur, le héraut de la tradition ». L'Écriture qui ne ment jamais, les livres des anciens Pères, pleins de la sève du christianisme, voilà les sources antiques, incorruptibles et toujours jaillissantes où il puise son inspiration : il s'en rassasie « comme dans un océan immense où se trouve la plénitude de la vérité ». Soit qu'il prêche, soit qu'il dispute, c'est à elles qu'il va, c'est-à-dire aux principes que son esprit déploie en grands plans, simples et clairs. Nourri de cette substance de la religion, il n'est rien qu'il n'y trouve : « Marchons dans les Écritures en toute humilité et tremblement, dit-il, et pour ne chopper jamais, ne soyons pas plus sages ni plus savants qu'il ne faut ; mais tenons-nous chacun renfermés dans les bornes qui nous ont été données. »
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C'est qu'aux yeux de cet homme d'action, il s'agit du principe même de la conduite, sur lequel il faut être résolu d'abord : « Notre excellent Maître a déterminé toutes choses, dit-il. Le chrétien n'a rien à chercher. » Aussi avoue-t-il qu'il se perd dans l'égarement des hommes et dans la perversité de leurs voies, en voyant qu' « ils aiment mieux raffiner sur Ses paroles pour en éluder la force, que *d'y croire simplement et de vivre* ». Le fondement certain, lorsqu'il s'agit d'expliquer les principes de la morale chrétienne et ses dogmes essentiels, c'est dans la tradition de tous les siècles et principalement dans l'antiquité que Bossuet le trouve. La nouveauté, voilà un mauvais signe à ses yeux, n'y ayant rien de plus contraire à la doctrine que ce qui est nouveau et inouï ; aussi la curiosité lui semble-t-elle « la peste des esprits, la ruine de la piété, la mère des hérésies ». Il se resserre humblement dans les points que Dieu a révélés ; ce qu'il n'a pas révélé, il éprouve de la sûreté à ne le savoir pas. Il déteste la vaine science que l'esprit humain usurpe et il aime la docte ignorance que la foi divine prescrit. « C'est tout savoir, dit-il, que de n'en pas savoir davantage », -- et il entend régler sa foi sur ce qu'il apprend de Dieu par l'Église. « Êtes-vous curieux de la vérité ? Voulez-vous voir, voulez-vous entendre ? Voyez et écoutez dans l'Église. » Cette obéissance indéfectible, Bossuet la rattache à l'ordre même de la charité : « Dieu a voulu, dit-il, que chaque particulier fît discernement de la vérité non point seul, mais avec tout le corps et toute la communion catholique, à laquelle son jugement doit être soumis. Cette excellente politique est née de la charité qui est la vraie loi de l'Église. Car si quelqu'un cherchait en particulier et si les sentiments se divisaient, les cœurs pourraient être partagés. Mais pour nous unir tous ensemble par les liens d'une charité indissoluble, pour nous faire chérir davantage la communion et la paix, il a établi cette loi. » Ainsi la charité nous approprie l'universalité des dons de tout le corps, parce qu'elle les consomme dans cette unité sainte qui, les absorbant en Dieu, nous met en possession des biens de toute la Cité céleste. Qui veut la vérité doit la chercher au centre de l'Unité, au centre de la charité, car l'abrégé de la foi est renfermé dans ces paroles de saint Jean : « Pour nous, nous avons cru à l'amour que Dieu a pour nous. »
39:22
Voilà toute la doctrine de Bossuet. L'analyse de ses écrits nous ramène toujours à ces quelques principes qui ne sont autre chose que « les vérités essentielles du christianisme ». Une fois posées les vérités qu'il professe comme le plus croyant et le plus humble de son troupeau, Bossuet n'a recours qu'au bon sens et à la raison. Mais n'est-ce pas là ce que lui reprochent certains critiques, plus indulgents à l'indétermination et à la souplesse qu'à la fermeté virile de cette intelligence captivée ? S'ils prétendent échapper à sa séduction foudroyante, à la fascination de son verbe, c'est pour n'être pas dupes d'une magie qu'ils réduisent à n'être que le « sortilège des idées simples » si réelles, si sanctifiantes que soient ces idées. Et, sous prétexte de le faire descendre de « cet invisible trépied que lui a donné Rigaud, ce peintre déclamateur », voici sous quels traits on préfère se le représenter : « Docteur de Sorbonne, érudit, appliqué, solide, brillant, nous ne contesterons pas son rare mérite, écrit Henri Brémond ; nous disons simplement que l'histoire de la spéculation dogmatique ne garderait pas même le nom de Bossuet, si l'éclat de cette éloquence et de cette maîtrise littéraire ne rejaillissait, en quelque sorte, sur l'ensemble de ses œuvres ». Et c'est pour réduire ses écrits à n'être qu' « un manuel de magie lyrique et oratoire » « Au reste, ajoute-t-on, il dit ce qu'il veut, il nous fait croire ce qu'il veut », mais c'est pour insinuer que « ce magicien s'hypnotise lui-même » et « se persuade ainsi qu'il croit ». D'aucuns vont même jusqu'à prétendre qu' « oratoire et dogmatique, l'éloquence le dominait à tel point qu'elle a fait en lui le dogme », comme si Bossuet lui-même n'avait jamais personnellement éprouvé quelle profonde humiliation subit l'orateur sacré à se sentir dépassé par son verbe : « J'ai le discours, elle a les œuvres », écrivait-il au maréchal de Bellefonds. « Elle », c'était La Vallière, et que parle-t-on au sujet de Bossuet de vérités banales ? Il faudrait pour cela que la vérité pût être banale. La banalité, elle est seulement dans l'attitude qu'on prend à son égard, car les mots eux-mêmes dont on use : Dieu, la Création, le Salut, le Christ, l'Église, ces mots si vénérables, si riches, souffrent ou bénéficient de l'âme qui les emploie.
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Y a-t-il « rien de plus objectif, de plus commun que la parole de Dieu » ? Mais « pauvre de tous concepts, et les enrichissant de son dénuement même, chaque âme commence avec admiration et tremblement à épeler le nom de son Dieu, ce Nom qui n'appartiendra qu'à elle et qu'elle ne saura dire que quand elle Le verra. En ce point que notre conscience n'atteint pas, qu'elle induit fugitivement, il n'y a pas de banalité possible, et plus il est actif, plus il irrigue avec la fraîcheur et l'amertume des Océans, la parole qu'il alimente de très loin » ([^8]). Aussi la vérité que la foi met dans l'âme est-elle une vérité travaillante, une investigation qui n'est jamais achevée, car Dieu ne se laisse pas réduire, non plus que son amour. Il exige une perpétuelle naissance et la connaissance de la science divine est elle-même incessante invention. Les mots dont elle se sert, ces mots ne vieillissent pas, ne peuvent pas vieillir. C'est nous qui, par notre accoutumance ou par notre tiédeur, les dépouillons de ce « pouvoir d'émerveillement » qu'un Bossuet leur garde et qui demeure intact en sa simplicité sublime. Mais l'impulsion sacrée lui vient d'ailleurs et, à cet égard, ne disait-il pas de lui-même : « Il faut que je reçoive à chaque moment et qu'un certain fond soit excité par des mouvements dont je ne suis pas tout à fait le maître. » C'est alors Dieu qui parle, c'est la sagesse de Dieu qu'il respire, et c'est du fond de sa foi qu'il reçoit tout. Ce qui lui vient ainsi de Dieu par les dons de sagesse et d'intelligence, il le replie pour ainsi dire dans l'obscurité de la Foi, et c'est d'elle qu'il vit avec l'apôtre et le prophète. Le lyrisme d'un Bossuet atteint alors à un certain degré de splendeur et de profondeur où se traduit le plus auguste secret d'une âme. Ce n'est pas « sous un dehors commun, drapant d'un manteau royal la médiocrité d'un docteur de Sorbonne » que nous le voyons, mais tel que nous le montre Ledieu, prêt à aller expliquer le Décalogue, prenant sa Bible pour s'y préparer et lisant à genoux, tête nue, les chapitres de l'Exode, s'imprimant dans la mémoire les éclairs et les tonnerres, le son redoutable de la trompette, la montagne fumant et toute la terreur qui l'enveloppe, humilié profondément et commençant par trembler lui-même. »
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En ne voyant en Bossuet qu'un homme voué aux principes, opiniâtre en ses arguments, où l'on ne trouve que « lieux communs ennuyeux » ou « fantaisie simplificatrice », c'est contre la raison théologique qu'on se retourne, comme si la théologie ne procédait pas elle-même de l'inspiration surnaturelle ! Mais on préfère dénoncer la docilité de Bossuet à son professeur d'abord, le « très sage et très orthodoxe » Nicolas Cornet, puis au docteur suréminent auquel son maître l'a conduit, -- c'est de saint Augustin qu'il s'agit. En fin de compte, l'historien du *Sentiment religieux* avalise et consacre ce fameux propos de Renan pour qui Bossuet n'eut jamais d'autre philosophie que celle de ses cahiers de Navarre ! Soumis, éternellement soumis, sans la moindre velléité d'indépendance, perdu dans la contemplation lyrique des idées générales qui prêtent le mieux aux beaux thèmes oratoires, honnête et sincère sans doute, mais d'une honnêteté massive et rectiligne, qui tranche tout par un oui ou par un non, d'une complaisance trop patiente dans l'affirmation des vérités élémentaires, tels sont les traits dont on use pour peindre ce « catéchiste sublime », afin de réduire son enseignement à n'être que « cours de dogme ou cris d'éloquence ». On accorde, au reste, qu' « infaillible sur le fond des choses », il est « le catholicisme fait homme », mais on ne l'en loue que pour introduire un blâme, et sans doute le voudrait-on aussi docile, mais d'une autre docilité, de celle qui n'est indulgente qu'à l'erreur et à ses infinis détours ([^9]). Parce qu'un Bossuet a suivi la trace toute droite de la vérité, on conclut que « cette magnifique intelligence n'est pas un esprit original ». Ces tours malins, où la louange ne s'attache aux merveilles de la forme, à son pouvoir d'incantation, qu'afin d'inspirer du dédain pour la pauvreté du fond, procèdent d'une pareille irrévérence à l'endroit de la vérité. Si l'on admet que « l'ignorant s'émerveille de rencontrer sous la plume d'un écrivain merveilleux les lieux communs de la spéculation dogmatique », c'est pour marquer ensuite que « Bossuet théologien fait figure de revenant, qu'à aucun homme de métier l'idée ne peut même venir de l'égaler à ceux qui font autorité en théologie », et c'est pour l'accuser d' « avoir voulu barrer la route au torrent de la théologie vivante ».
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On reconnaît, au reste, que « la parole qui ne trompe pas n'est jamais tombée dans une âme plus confiante ». Mais de quel ton ne dit-on pas : « Ce grand homme si ferré sur les Pères, d'une lecture et d'une mémoire immenses, a conservé la foi du catéchisme de cinq sous ! Il a pu absorber toute cette patrologie, s'emplir d'imaginations délirantes et de l'obsession de toutes les rêveries des hérésiarques, sans en éprouver le moindre trouble. Pas une fois il n'a eu un doute. » On dit encore que les belles images dont il se nourrit et s'échauffe lui viennent sans effort, l'occupent, l'enchantent -- le rassurent, mais c'est pour l'en moquer. On lui fait grief de son inébranlable optimisme quand il trouve son réconfort et son espoir dans l'évidence des principes, la rectitude de la doctrine, et on l'accuse du pessimisme le plus lugubre quand il voit et fait voir les conséquences des idées erronées que répandent les amateurs de nouveautés.
Si, comme on le prétend pour s'en débarrasser, Bossuet n'a pas « creusé de sillon » il a gardé la citadelle ; ses victoires ne sont pas des victoires personnelles, mais celles de l'Église. L'histoire de la pensée chrétienne, où il a laissé sa marque lumineuse, en fut toute enrichie. Sans doute répugnait-il à flatter, sous prétexte d'indépendance, « les sectateurs des hérétiques, tourmentés par leur esprit inquiet et par cette vaine curiosité qui les engage dans des études pleines de chicane et destituées de sens commun », car il ne croyait pas que « la vie du dogme chrétien » dépendît de nouveautés qui le vident de son principe de vie. Non, Bossuet n'a pas été seulement l'un de ces hommes comme il en faut dans l'Église « pour donner la chasse aux novateurs et pour rendre prudents les esprits téméraires » : il est en lui-même tout autre chose. S'il n'a voulu que développer sa foi, la défendre, en dépendre, la puissance de son génie l'a en quelque sorte *repensée.* Il a pénétré les secrètes liaisons de la philosophie chrétienne, l'enchaînement admirable du dogme, et n'est-ce rien que l'invincible éclat qu'il a prêté à la parole divine ?
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Les vérités éternelles ont pris, chez lui, une expression définitive. Inventer quand il s'agit du vrai, c'est lui être fidèle, ne se servir de la parole que pour manifester l'inéluctable certitude, ç'est user de la raison pour rendre plus évidentes les raisons de Dieu. Être original, pour un chrétien, c'est se souvenir de notre commune origine, c'est enseigner le Christ passionné de notre misérable nature, c'est entrer profondément dans ce mystère unique, en éclairer toute l'histoire du genre humain, lui montrer ce qu'elle doit être et ce qu'est la Cité de Dieu.
Cette science (la seule, la plus haute qui soit) parle en Bossuet un magnifique langage où passe comme un reflet de la splendeur divine. C'est qu'elle nourrit sa vie profonde, lui communique sa saveur, dirige sa raison, fortifie son étude, exalte sa contemplation. Pour découvrir l'homme, -- et non pas cet écho sonore dont toute l'existence se résumerait dans un *ô* éloquent, -- lisons ses lettres à une demoiselle de Metz, sa correspondance spirituelle, ses écrits intimes à des religieuses, à des amis. Bossuet se montre là « dans l'endroit le plus réservé de l'être où se tient le conseil du cœur ». On y voit « quel foyer embrasé de pieuse tendresse ce docteur majestueux et militant portait en lui » ([^10]). Son âme s'y épanche et déborde : il n'y a pas jusqu'à ses propres pensées qu'il ne rabatte en poussant davantage encore sa pensée vers Dieu, « Dieu qui, dans le secret de l'âme, dit-il, n'est rien de tout ce que nous pensons ». Et plus il se rapproche de Celui qui n'est connu que de soi-même, moins il voit dans son fond l'Être incompréhensible, plus il adore en son essence Celui qui a dit : « Je suis celui qui suis » car il est tout. Alors Bossuet se tait et du fond du silence où il se retire sa piété fait monter vers la paix du divin Esprit sa prière éperdue : « Ô Dieu que le temps est incommode, qu'il est pesant, qu'il est assommant ! Ô Dieu éternel, tirez-nous du temps ! En attendant, aimons, aimons, aimons ! Faisons sans fin dans le temps ce que nous ferons sans fin dans l'éternité ! »
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Est-il vrai que de ces hauteurs sacrées où sa méditation s'absorbe, Bossuet, plus soucieux de réveiller la piété que de combattre les esprits forts et les incrédules, n'ait point perçu les caractères tout nouveaux de la crise menaçante et de l'assaut qui s'apprêtait contre la religion ? -- car c'est un fait qu'au moment même où l'autorité religieuse semble inébranlable, *elle est déjà minée.* « Qu'on regarde les grands courants de la pensée philosophique, dit à ce sujet Paul Hazard ([^11]), et l'on découvrira des éléments en plein travail qui sont en train de désagréger cette force, avant même qu'elle ne soit arrivée au terme de son développement, comme un arbre porte encore des fleurs et des fruits quand ses racines sont déjà touchées et ont commencé à périr. La majorité des Français qui hier pensait comme Bossuet va demain penser comme Voltaire. »
Si « le coup d'œil de Bossuet passe par-dessus Voltaire » ([^12]) c'est dans la mesure où il porte sur le fond permanent des choses. En allant jusqu'aux racines, jusqu'au tuf, il a pu négliger l'aspect superficiel du mal ; mais rien d'essentiel n'a échappé à son regard étonnamment lucide. Un Bossuet peut mépriser la négation d'un Voltaire : la déliquescence du christianisme, les maladies et les apostasies qui s'en suivent sont autrement dangereuses, à ses yeux de théologien et de docteur, que les maximes des libertins. Bossuet défend l'ordre fondamental, c'est-à-dire l'Église dans sa doctrine, dans son institution, dans son indivisible Vérité : et, quoi qu'il en soit des variétés de l'erreur humaine, c'est toujours là qu'il en faut revenir ; car il n'y a point de nouveauté philosophique qui, en fin de compte, ne ramène à prendre parti pour elle ou contre elle, tout de même qu'il n'y a point d'hérésie qu'elle combatte dans son propre sein qui, transportée au dehors, n'engendre ou ne fortifie quelque système destructeur de la foi.
Nul ne fut moins aveugle que Bossuet aux progrès de l'incroyance. Non seulement il a vu venir « le temps de l'hétérodoxie », de toutes les hétérodoxies du siècle suivant, où lui Bossuet deviendra l'adversaire, mais, au soir de son âge, il a éprouvé « cette tristesse de ne plus se voir ni suivi, ni compris, et de sentir la direction des idées et des événements lui échapper ».
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« De toutes les déceptions et de tous les échecs que le mouvement des idées et les vicissitudes de l'histoire peuvent infliger à qui a le malheur de trop vivre, dit Alfred Rebelliau ([^13]), aucune ne lui fut épargnée ». Ce Bossuet humilié ; douloureux, « représentant d'une tradition de toutes parts attaquée et, pour ainsi dire, abandonné par son temps », c'est celui que Paul Hazard a montré dans son grand livre sur *La Crise de la Conscience européenne* ([^14]) Entre 1680 et 1715, le spectacle, en effet, a changé : « L'hérésie n'est plus solitaire et cachée, elle devient insolente et glorieuse. La négation ne se déguise plus, elle s'étale. La raison n'est plus une sagesse équilibrée, mais une audace critique... On relègue le divin dans des cieux inconnus et impénétrables, l'homme et l'homme seul devient la mesure de toutes choses, il a lui-même sa raison d'être et sa fin. » Dans le même temps, toute sorte d'ennemis accourent miner ou battre en brèche l'édifice qu'un Bossuet a élevé. C'est de toutes parts qu'on l'assaille, en théologie, en métaphysique, en morale, et aux objections spéculatives que l'on dresse contre les théories du vieux docteur, la politique contemporaine ajoute maints obstacles qui s'opposent aux desseins du vieil évêque. « La hiérarchie, la discipline, l'ordre que l'autorité se charge d'assurer », rien qui ne soit mis en question. Devant cette coalition des idées et des choses, Bossuet, affligé et irrité, ne plie point ; mais s'il tient toujours, il semble que les choses aient glissé autour de lui ; il ne les reconnaît plus. Néanmoins il ne cède pas au découragement ; il continue à faire face, avec une vigueur inlassable, aux attaques répétées ou continues, successives ou simultanées des ennemis qu'il voit surgir de tous côtés. « Qui le ferait à sa place ? Qui servirait l'Église ? Qui, se demande-t-on, défendrait la vérité ? » Aussi Bossuet luttera-t-il jusqu'au bout ; et Ledieu nous rapporte que, la dernière année de sa vie, il lui disait encore : « Au milieu de tout cela, je sens que je puis encore porter ce travail. Que la volonté de Dieu soit faite ! Je suis tout résolu à la mort... Il saura bien donner des défenseurs à son Église. S'il me rend mes forces, je les emploierai à ce travail. » Aussi Saint Simon a-t-il pu dire : « Bossuet est mort les armes à la main. »
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Il n'a pas été de ces « sentinelles qui se lassent de sonner la trompe sur le temple » dont elles ont la garde. L'instrument d'un Bossuet, c'est le Serpent d'Airain dont parle l'Écriture. Et « c'est peut-être, conclut Paul Hazard, parce qu'il vit dans une vigilance exaspérée, dans un effort sans rémission, qu'il aspire au divin, d'un cœur qui a besoin d'être consolé. Alors, il reprend l'Évangile, non pour le discuter, mais pour le méditer, en se laissant aller à la douceur de croire, à la douceur d'aimer, s'élevant de cime en cime jusqu'aux demeures célestes où prières et poésie se confondent et où son langage ne traduit plus que son aspiration totale à la vérité et à la beauté qui dureront toujours » ([^15]). Et ce sont les *Méditations,* les *Élévations sur les Mystères,* ces « pures effusions de son amour et de son lyrisme ». Regardons-le enfin tel qu'on nous le montre au sortir des débats où il reste engagé ([^16]) : « Après sa nuit de travail, quand déjà l'aube blanchit les vitres, il se dirige vers la fenêtre ; et un cantique s'élève dans son cœur : « *Je me suis levé avec David...* », et voilà que se forme la profonde rêverie qui s'appellera le *Traité de la concupiscence :* « N'aimez pas le monde, ni tout cela qui est du monde... », -- livre unique qu'on ne connaîtra qu'après sa mort et que Bossuet a écrit sous le regard de Dieu. »
DES HAUTS LIEUX où sa contemplation perçoit l'ensemble des choses, Bossuet a pu tout embrasser, et jusqu'au plus lointain de l'espace et du temps. S'il a tant travaillé pour la réunion de l'Église et lutté contre le protestantisme, n'est-ce pas qu'il sentait venir l'heure où cette religion de discorde détruirait l'unité même de la chrétienté et de la civilisation ? Sous l'idéologie de ses ministres, ce sont les principes révolutionnaires de 1789 que Bossuet a vu s'ébaucher. A Jurieu, par exemple, qui soutient un siècle auparavant que « le peuple est le principal souverain et que la souveraineté y demeure toujours, non seulement dans sa source, mais comme dans le premier et principal sujet où elle réside », Bossuet réplique en développant toutes les conséquences d'une telle doctrine :
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« Où veut-on aller, dit-il, par cet empire du peuple ? Ce peuple à qui on donne un droit souverain sur ses rois en a-t-il moins sur toutes les autres puissances ? Il est le maître de toutes les formes de gouvernement, puisqu'il les a toutes faites également. Le peuple n'aura pas moins de pouvoir sur le Parlement qu'on lui en veut attribuer sur le roi. *Il ne sert de rien de répondre que le Parlement, c'est le peuple lui-même...* Si le peuple est persuadé que tout cela est tyrannie, on abolira tout cela. » Et devant l'Assemblée générale du Clergé, en l'an 1700, le même Bossuet aura le courage de dire : « Personne ne se connaît plus, on ne connaît plus personne ; les marques des conditions sont confondues ; on se détruit pour se parer ; on s'épuise à dorer un édifice dont les fondements sont écroulés et on appelle se soutenir que d'achever de se perdre. »
Rien de plus prophétique que cette grande raison lucide qui discerne les effets dans les causes et les unit dans un même jugement : sa perspicacité éclate dans tous les ordres. On affirme qu'il n'entendait pas le détail de la question soulevée par Richard Simon, et qu'en somme il se bornait à dire : « Pour savoir Jésus-Christ crucifié, pas n'est besoin de connaître Richard Simon. » Mais, à trop suivre Richard Simon, on risquait de ne plus savoir Jésus crucifié, et moins encore, Jésus ressuscité, c'est-à-dire de ruiner le dogme de la divinité du Christ. Si Bossuet n'était peut-être qu' « un apprenti en exégèse », il ne se trompait pas sur la portée de la tentation, car c'est par cette espèce de critique que la foi en l'Écriture a été atteinte. Strauss, Renan, Loisy sont « au bout ». Tout de même à l'endroit de Malebranche qui essayait de rester chrétien avec le moins de miracle possible. Derrière le rationaliste encore fidèle, Bossuet aperçoit la suite des adversaires de la religion qui, comme Malebranche, ne peuvent concevoir l'Incarnation qu'en la rattachant au décret éternel et primordial d'où tout le plan de la Création est sorti, et non point comme un événement conditionné par la Chute,
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ce qui a pour effet de rendre la Rédemption plus inconcevable encore, car si l'Incarnation du Verbe n'a plus pour but de racheter les hommes de la servitude du péché, si elle aurait eu lieu sans le péché originel, elle n'est plus alors que la première manifestation, le premier épanchement de la substance divine. Sous les rêveries chimériques de Fénelon, c'est déjà Rousseau et son christianisme corrompu, sa doctrine de la passivité totale que Bossuet découvre à travers les erreurs du quiétisme ; Jean-Jacques n'aura plus qu'à le laïciser. Derrière l'idéalisme d'un Spinoza, dans sa doctrine d'un « esprit universel, éternel et nécessaire », Bossuet avait tout de suite discerné « ce qui pratiquement est l'équivalent du matérialisme » ([^17]) on l'a bien vu depuis.
Aussi rien de plus actuel que d'interroger Bossuet. Cet esprit anti-moderne répond aux plus authentiques besoins du monde moderne. Nous avons l'unité morale à refaire, la philosophie de l'être à restaurer, la notion de l'homme et de Dieu à rendre manifeste dans les idées et dans les mœurs. Les conditions nécessaires à notre salut sont écrites à toutes les pages de l'œuvre de Bossuet. Et de ce docteur de la foi nous pouvons dire ce que lui-même disait de saint Augustin : « Quiconque saura pénétrer sa théologie aussi solide que sublime, gagné par le fond des choses et par l'impression de la vérité, n'aura que du mépris ou de la pitié pour les critiques de nos jours qui, sans goût et sans sentiment pour les grandes choses, ou prévenus de mauvais principes, semblent vouloir se faire honneur de mépriser celui qu'ils n'entendent pas. »
Henri MASSIS.
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### Réforme des institutions et réforme des mœurs
*V. -- La dialectique du nécessaire et du possible*
Les quatre chapitres précédents de cette étude de Marcel Clément ont paru dans nos numéros 17, 18, 20 et 21.
En voici le dernier chapitre.
NOUS NE POUVONS PAS faire tout ce *qu'il faut* que nous fassions. Le nécessaire n'est pas toujours possible. Dès l'enfance, nous prenons la mesure de l'écart qui existe entre les exigences, parfois « intégristes », des grandes personnes et l'appréciation, peut-être « laxiste », de ces exigences, en regard de nos limites et de nos faiblesses.
Plus tard, vers l'âge adulte, nous souffrons de la même manière, dès que nous prenons une conscience assez vive de la distance, toujours à réduire, entre ce que nous voulons et ce que nous faisons -- ou croyons pouvoir faire.
« *Hélas, mon cher ami, c'est là toute ma vie*
*Pendant que mon esprit cherchait sa volonté*
*Mon corps avait la sienne et suivait la beauté* » ([^18])
C'est l'humaine condition d'ainsi désirer réaliser les harmonies universelles que l'intelligence aime à évoquer, et de se heurter à des obstacles contingents, parfois sans honneur, aux jeux ondoyants de la liberté, ou aux séductions de la grâce éphémère.
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En bref, c'est chaque vie personnelle qui souffre contradiction, tiraillée parfois atrocement entre l'ordre voulu de Dieu et le poids du désordre de l'humanité déchue. C'est ainsi toute la vie sociale qui est livrée à la dialectique du « nécessaire » et du « possible ». C'est même, là, précisément, que se pose le problème de « l'efficacité » toujours présent à l'esprit lorsqu'on affirme que la réforme des mœurs est plus urgente que la réforme des institutions. Car enfin, la réforme des mœurs, en la supposant possible, est une entreprise à long terme. C'est même, d'une façon, une entreprise toujours à recommencer. Si l'on s'intéresse à elle d'abord, ne risque-t-on pas de renoncer à jouer un rôle dans le monde politique, dans le monde économique qui, aujourd'hui surtout, ne sont guère soucieux que de réformer *les* structures ? Par ailleurs, prêcher la morale à des hommes qui ne s'intéressent qu'aux institutions, cela ne va-t-il pas conduire à approfondir le fossé entre la religion et la vie, au moment, précisément, où l'on cherche à combler ce fossé ? Enfin, cette réforme des mœurs, est-elle même possible ? Est-elle susceptible d'être tentée, dans les circonstances actuelles, avec quelques chances d'efficacité ? Ces questions se posent. Il faut les aborder de front, dans toute leur difficulté, et, Dieu aidant, avec une entière loyauté d'esprit.
#### 1. -- Réforme des mœurs et présence chrétienne.
En premier lieu, la réforme chrétienne des mœurs ne va-t-elle pas conduire à une sorte de démission des chrétiens eux-mêmes, en face des problèmes politiques, économiques et même sociaux ? Dans la meilleure hypothèse, celle d'un succès final, la réforme des mœurs tentée préalablement à la réforme des institutions ne repousse-t-elle pas la solution aux Calendes ? Dans l'hypothèse la plus mauvaise, celle d'un échec, ne conduit-elle pas à une déperdition de forces inutilement soustraites à d'autres réformes susceptibles, elles, d'efficacité immédiate ?
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Poser la question dans ces termes appelle plusieurs remarques :
*a*) Admettre que le fait de « commencer » par la réforme des mœurs repousse la solution DU problème, suppose implicitement que LE problème de l'homme est, dans son essence, politique, économique ou social et que la réforme des mœurs n'est qu'un moyen pour y parvenir. C'est donc subordonner le moral au politique, le personnel au social, l'individu à la société, -- consciemment ou non. Une telle subordination, nous le savons, est inacceptable ([^19]).
Car LE PROBLÈME, le seul problème, c'est *l'unum necessarium* de l'Évangile : la gloire de Dieu, le service et la louange de Son amour. C'est pour Lui, et parce que c'est Sa volonté que nous devons vivre ensemble, selon le droit et dans la charité, que nous devons réaliser les conditions économiques de la vie vertueuse, et autres choses semblables. Ce n'est pas pour réaliser les conditions de l'ordre politique, de la justice sociale ou de la prospérité économique que nous devons prier et travailler à la réforme des mœurs.
Le sens de l'histoire, ce n'est pas la réalisation d'un régime politique idéal, ni d'un régime économique parfait ; c'est le salut des âmes, la réalisation du plan divin, jusqu'à ce que le nombre des élus soit complet. On ne saurait donc juger de l'efficacité de la réforme des mœurs en regard de la réforme des institutions sans en fausser le sens profond. Le salut d'une âme et le perfectionnement chrétien par la miséricorde de Dieu qui, sur terre, y conduit, ne sont point des instruments ou des moyens au service de la réforme des institutions. Ce sont des réalités profondes, naturelles et surnaturelles tout ensemble, auxquelles l'ordre social lui-même doit être ordonné et subordonné.
*b*) Cela dit, il se trouve que la vie intérieure et l'apostolat, le perfectionnement chrétien et l'action catholique, sont effectivement, à cause même de la perfection de l'ordre divin, les moyens les plus sûrs pour édifier, lentement sans doute, modestement parfois, mais RÉELLEMENT, un meilleur ordre social.
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L'objection formulée s'en trouve-t-elle donc confirmée ? Le préalable de la réforme des mœurs repousse-t-il la solution de la question politique, ou sociale, ou économique, vers un terme si éloigné qu'il en devient utopique ? Ce n'est pas le préalable de la réforme des mœurs qui repousse la solution à une époque lointaine. C'EST L'IDÉE DE L'EFFICACITÉ CERTAINE ET UNIVERSELLE DE LA RÉFORME DES INSTITUTIONS QUI N'EST QU'UNE ILLUSION, un mirage qu'il faut à tout prix dissiper. Les faits, d'ailleurs, sont éloquents. Nous l'avons souligné déjà. Depuis cent soixante ans, la France en est à sa seizième réforme politique, -- de régime ou de constitution. On a beaucoup parlé, beaucoup légiféré -- mais il a fallu recommencer, en moyenne, à chaque nouvelle décennie ! Si l'on avait dépensé la même énergie, avec une Foi vivante, pour promouvoir un monde fidèle au Christ Jésus, en cent soixante ans, n'aurait-on pas obtenu davantage, -- et pour le Ciel, et pour la Terre ? Nous n'avons pas à choisir entre une réforme des institutions à efficacité rapide et garantie, et une réforme des mœurs, à efficacité lente et aléatoire ! Sans la réforme des mœurs à la base, toutes les réformes des institutions seront inopérantes. La preuve historique en est faite sur le plan économique comme sur le plan politique.
*c*) Enfin la réforme des mœurs, qui, désignée sous cette forme apparaît comme un bloc monolithique, n'est pas une réalité totalitaire. La réforme des institutions non plus. Ici il faut se défier de la nécessaire abstraction du langage.
Car, si les mots « réforme des mœurs » constituent une locution abstraite, les réalisations que cette réforme appelle sont essentiellement concrètes, quotidiennes, personnelles. Chacun de nous en est responsable. De ce fait, elles sont peu bruyantes, peu voyantes. Mais elles n'en SONT pas moins. Elles commencent à tout moment. Elles portent, là où elles sont obtenues, des fruits limités, mais qui ne tardent guère, et leur saveur est bonne. Qu'une famille devienne plus chrétienne, qu'une entreprise devienne plus chrétienne, cela n'apparaît pas dans les journaux. Dans cette famille-là, dans cette entreprise-là, non seulement ceux qui se rapprochent de Dieu témoignent ainsi de l'Évangile, mais encore, par conduite mutuelle, ils contribuent à résoudre, là où ils sont, la question sociale.
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A n'envisager que le plan temporel, la conversion de Clovis a fait davantage, dans ses conséquences séculaires pour la civilisation des Francs, qu'une Loi-cadre, même parfaite, pour la civilisation des Algériens. De même, Paul faisait davantage pour abolir l'esclavage, en baptisant Onésime et en le renvoyant à Philémon « comme son propre cœur », que s'il avait entrepris une campagne d'opinion pour abolir l'esclavage, Mais Paul avait la foi, une foi vivante, intense, totale, dans son Maître intérieur, le Christ Jésus. En s'appuyant sur Lui, sur Sa grâce, il a obtenu la réforme des mœurs d'un homme : Philémon, et la suppression *de facto* de l'institution de l'esclavage pour un homme : Onésime. Et toujours, par la grâce de Dieu, l'Épître à Philémon, elle, a changé beaucoup d'âmes, a relevé la condition de beaucoup d'esclaves, Ce relèvement n'était pas seulement, ni même d'abord, celui de la condition juridique, mais celui plus intérieur et plus vrai, seul solide, qui naît de la volonté fraternelle des âmes chrétiennes.
De même la « réforme des institutions » n'est pas un bloc monolithique, que l'on réalise à un moment donné, une fois pour toute. Affirmer le préalable de la réforme des mœurs, ne saurait, faut-il le dire, signifier que, pendant un temps indéterminé, toute œuvre institutionnelle doit être suspendue ! Mais cela signifie que l'œuvre institutionnelle doit, prudemment, au fur et à mesure des circonstances, donner à la personne, à la famille, aux sociétés intermédiaires, les responsabilités qui leurs reviennent si elles sont capables de les assumer, ou dès qu'elles le sont, et cela, conformément au principe de subsidiarité que Pie XI énonce ainsi : « *De même qu'on ne peut enlever aux particuliers, pour les transférer à la communauté, les attributions dont ils sont capables de s'acquitter de leur seule initiative et par leurs propres moyens, ainsi ce serait commettre une injustice, en même temps que troubler d'une manière très dommageable l'ordre social, que de retirer aux groupements d'ordre inférieur, pour les confier à une collectivité plus vaste et d'un rang plus élevé les fonctions qu'ils sont en mesure de remplir eux-mêmes* ([^20]) »
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Car la portée *sociale* de la réforme *chrétienne* des mœurs est de faire des hommes intérieurement solides, aptes à prendre des initiatives, à porter des responsabilités, à être des points d'appui pour leurs frères, aptes enfin à susciter dans toutes les parties du corps social un dynamisme émanant de tous ses membres. C'est pour cela que la réforme des institutions doit elle-même être profondément ordonnée à la réforme des mœurs, au fur et à mesure que le développement de celle-ci permet d'appliquer plus complètement le principe de subsidiarité énoncé précédemment.
En bref, loin que le préalable de la réforme des mœurs aboutisse à une sorte de démission des chrétiens eux-mêmes en face des problèmes politiques, économiques ou sociaux, ce préalable, au contraire, les conduit à les aborder, mais à les aborder DANS LE SENS DE LA DOCTRINE DE L'ÉGLISE, -- et non dans le sens des autres doctrines sociales qui lui disputent la place.
#### 2. -- Doctrines erronées et apostolat chrétien.
Nous avons énoncé une deuxième objection : prêcher la réforme morale à des hommes qui, en fait, ne sont guère soucieux que de réformer les institutions, n'est-ce pas risquer de les décevoir ? S'ils sentent que les chrétiens sont présents avec eux dans les efforts qu'ils font en vue d'établir des structures meilleures, ne verront-ils pas là, au contraire, une preuve tangible de la volonté de rompre avec un régime politique ou des institutions économiques dont la nocivité ou l'insuffisance semblent établies ? Si par ailleurs, on refuse cette preuve aux non-chrétiens, ne risque-t-on pas d'approfondir, délibérément, le fossé que l'on déplore, par exemple, entre la classe ouvrière et l'Église -- et d'une façon générale entre la « religion » et la « vie » ? Le véritable apostolat sera d'autant plus efficace que les chrétiens accepteront d'être présents et favorables au travail d'édification de nouvelles structures sociales qui s'opère actuellement. Ne se présentant pas comme des adversaires sur le plan des structures temporelles, ils peuvent ainsi, puisque l'Évangile peut « assumer » des ordres sociaux très divers, profiter de cette latitude et pénétrer plus facilement dans les milieux qui seraient autrement fermés ou irréductiblement hostiles.
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Nous avons en une autre occasion étudié en détail les fondements spéculatifs de cette orientation, fondements positivistes ([^21]). Ici, nous voudrions répondre à l'objection formulée sur le plan, purement pratique, de la prudence.
Si l'on parle, non de « réformes de structures » en général mais si on les décrit concrètement, ces réformes peuvent être entreprises dans des sens très différents. Selon leur inspiration, elles peuvent être compatibles avec le droit naturel et la Révélation, ou bien elles peuvent s'en écarter, et s'en écarter plus ou moins gravement.
Il y a ici de nombreuses notes dont il faut tenir compte, et les directives de Rome, complétées par les directives diocésaines, orientent les catholiques pour leur permettre de savoir dans quelle mesure, dans quelles circonstances, à quelles conditions, ils peuvent collaborer avec des non-cathojiques. Dans le message radiophonique de Noël 1957, le Pape Pie XII résume la pensée de l'Église de la manière suivante : « *Plusieurs fois, nous avons dit que les catholiques peuvent et doivent admettre la collaboration avec les autres, si l'action de ceux-ci et l'entente avec eux sont capables de contribuer vraiment à l'ordre et à l'harmonie du monde* » ([^22]).
Or, ce n'est pas une fois seulement mais à de nombreuses reprises, que le même Pontife a rappelé que « *l'homme lui-même, loin d'être l'objet et comme l'élément passif de la vie sociale en est au contraire et doit en être et demeurer le sujet* » ([^23]). Et c'est pourquoi « *l'État lui aussi et sa forme dépendent de la valeur morale des citoyens, et cela plus que jamais à une époque où l'État moderne, pleinement conscient de toutes les possibilités de la technique et de l'organisation n'a que trop tendance à retirer à l'individu, pour les transférer à des institutions publiques, le souci et la responsabilité de sa propre vie.*
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*Une démocratie moderne ainsi constituée devra échouer dans la mesure où elle ne s'adresse plus, où elle ne peut plus s'adresser à la responsabilité morale individuelle des citoyens* » ([^24]).
Ainsi les chrétiens qui s'engageraient dans l'édification de structures tendant à retirer à la personne, méthodiquement et gravement, sa responsabilité morale, inspireraient peut-être une sympathie assez extérieure à ceux qui agissent ainsi, mais ils risqueraient fort d'être amenés rapidement à renoncer, PAR LA MÉTHODE PROPRE DE LEUR ACTION, AU BUT qu'eux-mêmes entendent obtenir. Il serait d'ailleurs illusoire de coopérer à bâtir un humanité de robots, de cadavres spirituels, une humanité surtout soucieuse de revendiquer des droits et d'avoir une vie facile, et cela dans l'espoir de pouvoir baptiser ultérieurement avec une plus grande facilité ces robots et ces automates.
Dans l'hypothèse même où les structures, à l'édification desquelles les chrétiens collaborent, ne tendent pas, en elles-mêmes, à un ordre contraire au plan du Créateur et du Rédempteur, le problème se pose, néanmoins, de savoir si ces structures ne sont pas conçues et mises en œuvre de telle sorte qu'elles impliquent un « politique d'abord » ou un « économique d'abord ». Il peut arriver, en effet, que des institutions ne soient pas, dans leur définition, contraires à certaines des exigences d'un ordre social chrétien (lequel n'est ni nécessairement monarchique, ni nécessairement républicain, ni nécessairement féodal, ni nécessairement capitaliste ou non-capitaliste) -- mais que ces institutions étant poursuivies *comme des idéologies, tendent,* par une loi sociologique que nous avons formulée déjà ([^25]) *à se constituer en bien absolu, une mystique temporelle* dont le dynamisme passionnel ne laisse pas intacte la vie intérieure de ceux qui s'y abandonnent.
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Une tactique comme celle que nous évoquons aboutirait d'ailleurs, pratiquement, à des contradictions insolubles. En effet, nous sommes, comme on nous l'a expliqué souvent, dans une société « pluraliste » divisée par des doctrines souvent opposées et inconciliables, tendant chacune à des structures différentes. Si les chrétiens devaient méthodiquement fonder leur apostolat sur la coopération avec les projets sociaux des diverses doctrines, il leur faudrait coopérer en même temps avec la fraction libérale du patronat en adoptant son libéralisme, avec la fraction socialiste des ouvriers en adoptant son socialisme, avec la fraction nationaliste des jacobins laïcistes en adoptant son nationalisme... et même si c'est un peu ce que l'on constate aujourd'hui, la confusion des esprits et la division des cœurs qui en résultent ne permettent guère d'en espérer des bienfaits.
On dira que les chrétiens peuvent « parier » et que c'est, alors, à la doctrine qui va dans le sens de l'histoire qu'il faut donner sa préférence. Mais l'histoire n'a qu'un sens : le salut des âmes. Si l'on en découvre un autre, qui serait le triomphe d'une mystique temporelle, c'est que la synthèse sur laquelle on se fonde est encore bien insuffisante. Et si le sens de l'histoire, c'est le salut des âmes, la doctrine sociale qui, seule, va dans ce sens, n'est-ce pas celle de l'Église ?
Enfin, -- et surtout -- cette façon d'appuyer méthodiquement les chances d'obtenir le retour à Dieu des incroyants sur une coopération systématique à la réalisation de *leur* doctrine sociale n'est-elle pas, au point de départ, *le* témoignage d'une insuffisante vitalité théologale ? Vont-ils vraiment revenir à Dieu PARCE QUE nous aurons accepté leur projet politique ? Adopteront-ils la religion catholique PARCE QUE les catholiques auront adopté le socialisme, ou le nationalisme ou le libéralisme ou le collectivisme ou n'importe quoi ?
N'est-ce pas plutôt la grâce vivante de Dieu dans l'âme qui ramène l'âme à LUI. Ou bien sont-ce les prières, les sacrifices, les supplications de l'assemblée chrétienne qui obtiennent de Dieu la grâce des conversions ? Le Curé d'Ars a-t-il dû se dire libéral, pour obtenir le retour des bourgeois à Dieu ? A-t-il dû se dire socialiste pour obtenir la conversion des paysans de l'Ain ? Ou bien a-t-il chassé les démons « par la prière et par le jeûne » ? Et en luttant contre Satan, à travers lui-même d'abord, et par ses pénitences même corporelles ?
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On dira que Paul était tout à tous ? Juif avec les Juifs, Grec avec les Grecs, prisonnier avec les prisonniers, esclave avec les esclaves ? Et que ce faisant, il réduisait la distance entre les autres et lui, facilitant ainsi l'œuvre de la grâce en ceux qui l'écoutaient ? C'est vrai, et ce même devoir nous incombe. Mais adopter un langage ou encore l'humilité d'une condition est une chose. *Adopter un engagement au service d'une cause idéologique en est une autre.* Paul ne s'est fait ni stoïcien, ni épicurien, ni pythagoricien, -- et il a quand même obtenu la grâce de convertir ceux d'Athènes et ceux de Corinthe. En bref, cette seconde objection confond abusivement deux choses : le devoir chrétien de réduire les distances sociales ou nationales à l'égard incroyants et l'abdication des valeurs théologales, abdication qui conduit à chercher un point d'appui humain dans des compromis doctrinaux.
#### 3. -- La réforme des mœurs est-elle possible ?
Face à l'affirmation du préalable de la réforme des mœurs, une dernière objection vient à l'esprit : la plus sérieuse peut-être, la plus répandue aussi. Cette réforme des mœurs, prêchée depuis deux mille ans, n'est-elle pas un idéal inaccessible ? L'Église n'a-t-elle pas limité ses propres succès à des saints qui n'ont été, sur la terre, qu'en nombre assez limité ? Sommes-nous vraiment capables de faire plus ? Ne faut-il pas chercher moins haut ? Très précisément : fonder un ordre social sur la personne, sur son initiative, sur sa responsabilité morale, sur son sens de la solidarité, sur la pratique des devoirs de chacun en vue du bien commun, n'est-ce pas là une chimère ? Peut-on espérer établir sur un tel fondement principal la restauration de la famille chrétienne, d'une économie sociale ordonnée, d'une collaboration interprofessionnelle et internationale fraternelle ? Nourrir un tel espoir, n'est-ce pas fermer les yeux à la réalité ?
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Car la réalité, elle n'est point révélée par des rêves pieux, -- mais par des drames privés, par des statistiques publiques. On la trouve dans la courbe des divorces, dans les évaluations, imprécises mais accablantes, du nombre annuel des avortements. On la trouve dans le fait que quinze pour cent des hommes sont en France, en état d'alcoolisme avéré, et qu'il y a chez nous, un débit de boisson pour trente adultes en moyenne. La réalité, elle est dans l'impudicité publique qui fait de nos plages des lieux de scandale autorisé. Elle est dans la licence des mœurs qui atteint nos enfants et leur durcit le cœur, chaque jour, dans la distraction générale. Elle est dans l'obsession nerveuse du jazz et dans une publicité systématiquement aphrodisiaque. Elle est dans le succès orchestré, mais efficace, d'une littérature de névrosés, de décadents prêchant la faute, la tristesse, l'écœurement sans repentir. Elle est dans l'abrutissement hebdomadaire par l'image sotte ou malsaine, dans l'insolence bestiale des malheureuses ou des perverses qui permettent à des trafiquants de transformer le cinéma en une institution de prostitution visuelle.
La réalité ? Elle est dans l'athéisme théorique ou pratique d'une fraction importante du peuple de France, dans l'obscurcissement de la foi théologale des croyants et dans les divisions qui s'ensuivent. Elle est dans la pression publicitaire exercée par la propagande du marxisme. Elle est dans l'hémorragie permanente de l'exode rural, qui arrache chaque année cent mille personnes à des campagnes insuffisamment équipées pour les jeter dans des concentrations urbaines énormes et déshumanisantes. La réalité, elle est dans l'égoïsme de ceux qui ont davantage et dans l'envie de ceux qui ont moins. Elle est dans la lutte de classe et dans le découragement de ceux qui devraient diriger. Elle est dans l'abrutissement d'une masse avide de sensations et passionnée de sport. La réalité, en bref, elle est dans le spectacle de l'effondrement d'un pays, anémié, puis finalement, épuisé, par un siècle et demi de laïcisme, de rationalisme et de matérialisme pratique.
Est-ce bien dans ces circonstances que l'on entend travailler à une réforme des institutions qui prend appui sur une réforme des mœurs ? Et si oui, -- est-ce bien sérieux ?
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C'est volontairement que nous avons brossé en traits pessimistes le tableau qui précède. Car on pourrait nous objecter, non sans motif, qu'il est unilatéral et qu'il fait abstraction d'une secrète mais réelle vitalité des âmes, d'une générosité certaine sur le plan social, d'un admirable héroïsme chrétien chez beaucoup de ceux qui offrent leur vie, chaque jour, pour défendre le patrimoine et qui, de droit, sont des victimes et non point des bourreaux. Sans doute, on pourrait même brosser une fresque de la sainteté présente, de la grandeur actuelle de la France, sans aucunement forcer les choses et en ne retenant, unilatéralement aussi, que ce qui est beau.
Mais c'est volontairement que nous en faisons abstraction ici. Ne retenons -- provisoirement -- que les signes de la désagrégation, de la corruption, de la décadence. Il y en a. Ils sont nombreux. Ils sont graves. Si graves que, communément, on ne songe plus à une *possible* réforme de telles mœurs. On n'y songe plus comme à une chose efficace, ni même susceptible d'être tentée. On joue perdant. Ou plutôt, on refuse de jouer : on abat les cartes sans même compter les points. On s'avoue battu.
Qu'auraient-ils fait, alors, ces hommes souvent sans culture, pêcheurs ou fonctionnaires juifs, ces douze que le Christ Jésus convoquait il y aura bientôt deux mille ans, à prêcher l'Évangile à toutes les nations ? S'imagine-t-on que les plages de Rome, au premier siècle, étaient plus décentes que les nôtres ? Oublie-t-on que les dames de la société romaine désignaient, au temps de la décadence, les années, non plus par le nom des consuls mais par celui de leurs divers maris ? Songe-t-on suffisamment qu'il fut un temps, où, à Alexandrie, la crucifixion d'un esclave ruisselant de sang et tordu par d'inexprimables souffrances accompagnait avec bonheur la fin d'un banquet réussi ? Songe-t-on simplement à ce qu'était une civilisation où, le Vendredi Saint, l'Homme Dieu fut condamné au même supplice sans éveiller la pitié de ceux qui venaient assister, poussés parfois par d'ignobles appétits, à l'agonie de celui qui apportait, sans qu'ils le comprissent, le salut du monde ? Ils étaient douze, les premiers apôtres. Puis ils furent soixante-douze.
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Et déjà, dès le premier siècle, les communautés ferventes des chrétiens s'allument autour du bassin de la Méditerranée. Ils n'ont plus d'autre doctrine que celle de la croix. Ils sont chassés, persécutés, martyrisés. Leur nombre augmente. Ils confessent le nom de Jésus. Le sang des martyrs est la semence des chrétiens. En 323, commence pour le christianisme une ère nouvelle : l'Empire romain lui-même va ployer les genoux devant Jésus crucifié ! Et à travers des vicissitudes, des fautes, des crimes et des repentirs, s'édifiera peu à peu une société chrétienne, une chrétienté, qui se résume, au treizième siècle dans les noms de Saint Louis, de Saint Thomas, ou dans la flèche de la Sainte Chapelle, Les hommes y étaient pêcheurs. Mais ils le savaient.
Dira-t-on que nous avons la nostalgie de ces temps révolus ? Cette polémique est du passé. Bien sûr que non, nous n'avons pas la nostalgie du Moyen Age en tant que tel. Mais la nostalgie de la foi des apôtres ? Oui, nous l'avons. La nostalgie de la vaillance des martyrs, d'hier en Occident, d'aujourd'hui en Orient ? Oui, nous l'avons. La nostalgie d'une société soumise à Dieu, et réalisant, autant que faire se peut, la synthèse de la religion et de la vie ? Oui, nous l'avons. Et nous croyons que le monde ne serait pas moins « moderne » ni les chrétiens moins « présents » si, invisible, mais parmi nous, chaque jour, le Seigneur les guidait *non point seulement séparément,* mais *tous ensemble,* non point seulement dans la vie *privée,* mais dans la vie *publique.*
Car c'est cela, en définitive, si nous ne nous trompons point, que nous demande le Saint Père ; pas moins que cela. « *Pour primordiale qu'elle soit,* dit-il dans l'Encyclique sur le pèlerinage de Lourdes, *la conversion individuelle du pèlerin ne saurait ici suffire. En cette année jubilaire, Nous vous exhortons, chers fils et Vénérables Frères, à susciter parmi les fidèles commis à vos soins un* EFFORT COLLECTIF DE RENOUVEAU CHRÉTIEN DE LA SOCIÉTÉ en *réponse à l'appel de Marie.* » ([^26])
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En bref, la restauration chrétienne des mœurs est possible, au sens relatif de ces mots. Dans un état technique médiocre, au sein de l'Europe occidentale du Moyen Age, un ordre social l'atteste ([^27]). Et le moyen de réaliser une telle restauration est toujours le même : la Foi dans le Christ Jésus, l'espérance dans Sa grâce, Sa charité en nous pour réaliser Ses desseins.
#### Conclusion « Dieu est le maître de l'impossible »
Il existe un ordre social chrétien, susceptible sans doute d'expressions diverses, mais dont les valeurs essentielles sont toujours à restaurer : « *La religion et la réalité du passé enseignent que les structures sociales comme le mariage et la famille, la communauté et les corporations professionnelles, l'union sociale dans la propriété personnelle sont des cellules essentielles qui assurent la liberté de l'homme, et par là, son rôle dans l'histoire. Elles sont donc intangibles et leur subsistance ne peut être sujette à révision arbitraire.* » ([^28])
Or, chacune de ces structures, chacune de ces cellules, essentielles et intangibles, POSTULE une humanité chrétienne. La preuve est faite que l'individualisme, le laïcisme, le collectivisme portent atteinte, fondamentalement quoique sous des formes diverses, au mariage, à la famille, à la communauté, aux corporations professionnelles et à l'union sociale dans la propriété. C'est seulement sur la base d'une réforme des mœurs qu'on peut redonner à ces structures dans le respect du principe de subsidiarité leur pleine valeur chrétienne et sociale.
Il n'est donc pas étonnant que ceux qui, aujourd'hui, attachent une importance proportionnée, d'une part aux enseignements sociaux de Pie XII, et d'autre part à la connaissance de la situation sociologique concrète, se trouvent en face d'une contradiction douloureuse.
Mais cette contradiction entre l'ordre voulu de Dieu et le poids du désordre de l'humanité déchue ne doit pas nous surprendre. Essentiellement, il semble que nous devons surtout prendre garde à *ne pas essayer de l'esquiver.*
63:22
Car la tentation historique qui nous menace, c'est de chercher à éviter d'évoquer *habituellement* l'un des deux aspects, pour fuir, en réalité, la souffrance qui accompagne une pleine fidélité, d'une part à la doctrine sociale chrétienne, d'autre part à la connaissance claire des réalités présentes.
Nous devons, semble-t-il, accepter d'une part l'exigence de la vérité doctrinale comme un *but* à atteindre, -- même si ce but nous semble dans l'immédiat très éloigné, voire humainement irréalisable. Nous devons, d'autre part, étudier la situation sociologique et économique concrète et y reconnaître un *fait*. Et c'est notre fidélité, c'est l'obscurité même dans laquelle nous nous débattons, c'est l'impossibilité immédiate de faire le joint entre l'exigence du nécessaire et les limitations du possible qui seront notre croix, et une croix qui, si nous la portons tous, soudera notre unité.
Car toujours, face au conflit du nécessaire et du possible, l'homme est tenté, soit de se dégager de l'appel d'en haut et de rester dans le monde en devenant peu à peu *du* monde -- soit de se détourner des difficultés quotidiennes concrètes et pratiques et de s'évader dans la contemplation d'un idéal social ou même religieux sans prise sérieuse sur la réalité.
Les hommes de la Renaissance, les premiers, voulurent collectivement se soustraire à ce tiraillement crucifiant de la contradiction. Ils se détournèrent de la grâce, qui donne la force de souffrir, et glorifièrent la nature déchue et les jouissances qu'elle recherche. Les hommes de la Réforme se détournèrent de la raison divine, ferme dans les exigences de son amour, exaltèrent la raison humaine, plus accommodante dans ses interprétations. Les hommes de la Révolution voulurent consacrer ce refus pratique de la souffrance rédemptrice, de la crucifixion intérieure, en détachant le droit légal des normes morales. Ils ne supprimèrent pas la souffrance mais l'extériorisèrent. Elle ne fut plus l'offrande, le sacrifice intime, mais l'amour égoïste et impitoyable de soi, et le sacrifice des autres.
64:22
Les idéologies, dont nous avons évoqué la loi sociologique, n'ont fait qu'aggraver ces divorces, les durcissant dans des directions diverses. On a voulu le bien commun détaché de Dieu, poursuivi sans morale intime sous le regard de Dieu, et ce fut le nationalisme. On a voulu la prospérité matérielle détachée des buts de Dieu, poursuivie sans morale intime sous le regard de Dieu, et ce fut le socialisme. Le communisme alla plus loin encore et, analysant les contradictions sociales qui résultent nécessairement du refus de la crucifixion intérieure, il en fit la loi du progrès humain, *extériorisant* ainsi, entre les hommes les conflits que le Christ avait accepté, sur la croix, *d'intérioriser pour* y infuser la réalité divine de Son amour. Finalement, ce n'est plus seulement l'application des mérites de la Rédemption, dont nous refusons les exigences crucifiantes. C'est la simple hypothèse d'un retour aux cellules intangibles du droit naturel qui nous semble une chimère en face de l'évolution contemporaine vers la lutte des classes, la société « pluraliste » et la socialisation croissante de toutes choses.
Trois motifs, nous semble-t-il, nous conduisent ainsi à désespérer du « nécessaire » lorsque nous prenons sans illusion la mesure du « possible ». D'une part, l'ampleur du travail qui s'offre à nous, dépasse les forces humaines, car Dieu seul, par sa grâce, peut restaurer les mœurs en profondeur et d'une façon socialement appréciable. D'autre part, nous imaginons la distance entre le point de départ : la société actuelle, et le point d'arrivée : une société chrétienne et moderne, évangélique sans pharisaïsme, surnaturelle sans cléricalisme ([^29]), -- et songeant que le communisme est déjà installé victorieusement dans deux continents, nous ne pouvons nous défendre d'un sentiment d'utopie. Enfin l'entreprise supposerait une mobilisation générale des forces chrétiennes, une solidarité dans la prière, dans la pensée et dans l'action dont les plus optimistes n'osent guère rêver.
65:22
Mais la christianisation de la Rome païenne, du temps de Notre-Seigneur, n'était point probable. Il n'en fut sans doute jamais question entre les apôtres.
Elle fut réalisée, pourtant, et si radicalement que le nom de Rome n'évoque plus aujourd'hui César, mais Pierre...
Ce qui prouve que, selon le mot de Charles de Foucauld, Dieu est le maître de l'impossible.
Ce qui prouve que par la *foi,* la foi vivante, la confiance en Lui, nous pouvons fortifier notre faiblesse.
que par *l'espérance,* l'espérance théologale, nous pouvons faire quotidiennement chacun notre tâche... et renoncer à porter, à nous seul, tout le poids d'une entreprise dont la simple vue d'ensemble nous écrase,
que par la *charité fraternelle,* puisée aux sources sacramentelles et pratiquée dans l'humilité et le renoncement, nous pouvons travailler à cette unité des catholiques qui, en France et dans l'univers entier, est aujourd'hui la condition de tout le reste.
Nous n'avons pas d'illusion à nourrir, l'œuvre qui attend les chrétiens est immense : « *C'est tout un monde, qu'il faut refaire, depuis les fondations. De sauvage, il faut le rendre humain. D'humain, le rendre divin, c'est-à-dire selon le cœur de Dieu.* » ([^30]) Si l'entreprise est au-dessus de nos forces, n'est-ce pas précisément, d'abord, pour nous détourner de la tenter sans Lui ?
Marcel CLÉMENT.
66:22
### Le triple refus qui est à droite
VOICI PRESQUE UN AN, par trois articles de notre numéro 14, nous étions contraints de relever quelques unes des accusations fausses systématiquement utilisées contre nous par une revue mensuelle et par une organisation politique.
Nous l'avons fait en précisant que nous ne mettions pas en cause l'ensemble de l'action politique de nos contradicteurs, ni les mérites ou les démérites qu'ils peuvent y avoir ([^31]), mais que nous nous limitions volontairement au rétablissement de quelques faits, de quelques textes, de quelques positions déformés par leur campagne contre *Itinéraires.*
Depuis lors, nous les avons laissés à leurs réflexions. Ils ont continué à nous manifester qu'ils veulent être nos ADVERSAIRES, qu'ils nous considèrent et nous traitent comme des ENNEMIS. Nous n'avons contre eux aucune espèce d'inimitié, malgré l'acharnement qu'ils mettent à nous combattre ; nous ne nous sommes jamais adressés à eux, fût-ce pour démentir leurs plus énormes accusations, qu'en termes courtois et même cordiaux ([^32]). La seule chose que nous leur ayons faite, ce fut de leur offrir dès le début de répondre, dans nos colonnes, à notre enquête sur le nationalisme : ils ont rejeté cette invitation avec mépris, protestant que nous étions suspects et bientôt prétendant que nous sommes de véritables canailles. Nous avions mis ces excès sur le compte d'une susceptibilité, ou d'une irascibilité, dont certains ressorts nous échappaient, et nous n'attardions pas notre attention sur cet étrange phénomène d'humeur : en quoi nous avions tort.
67:22
Notre numéro 14 rectifia donc, l'année dernière, sans colère ni ressentiment, quelques-unes des contre-vérités dont ils nous assaillaient : ils trouvèrent commode de prétendre qu'en cela nous étions devenus « furieux ». Furieux ? Nous disions à leur adresse ([^33]) :
« *Ils peuvent choisir de continuer dans la même voie, ou de se reprendre et de ne pas continuer.*
« *Continuer dans cette voie d'hostilités aussi violentes qu'artificielles, inexactes et injustes ?*
« *Dans cette voie, ils sont sur une pente qui les a conduits déjà, semaine après semaine et mois après mois, à laborieusement* EN REMETTRE *toujours davantage. S'ils continuent, il leur faudra* EN REMETTRE *encore plus. En nous accusant de* TRAVAILLER A LA DESTRUCTION DE LA FRANCE, *ils ont déjà dépassé l'odieux pour tomber dans le grotesque : nous le leur disons sans élever la voix, sans colère et, croyons-nous, sans rancune, nous le leur disons calmement, parce que cela est ; et pour qu'enfin ils s'en aperçoivent. S'ils ne décident pas de s'arrêter, ils seront condamnés à aller plus loin encore. Il leur faudra nous accuser maintenant d'avoir tué père et mère, d'avoir volé les tours de Notre-Dame...*
« *Certes, nous ne partageons pas toutes leurs positions théoriques, nous n'approuvons pas tous leurs procédés, loin de là, mais nous pensons au renfort utile qu'ils peuvent apporter à la défense de la patrie et de la chrétienté. Pourquoi s'obstinent-ils à se discréditer et s'isoler eux-mêmes par des injures, des excès, des contre-vérités que désapprouvent même ceux qui sur d'autres points leur font encore confiance *? *Nous sommes disposés à considérer, malgré des apparences fâcheuses, répétées et concordantes, que tout cela ne fut qu'étourderie ou passion, et à ne plus nous en souvenir...*
68:22
« *Nous travaillons et nous continuerons de travailler à faire cesser entre Français, entre catholiques, ces mœurs de guerre civile... Nous proposons de tirer un trait sur ces pénibles incidents et de replacer nos discussions, quand discussions il y a, dans le cadre de l'amitié française, de la fraternité chrétienne, de l'unité catholique.* »
Sur quoi, nous avons tourné la page.
Mais de son côté, chaque mois bien régulièrement, la revue *Les Libertés françaises, --* pour ne parler que d'elle -- a renouvelé et multiplié ses attaques contre *Itinéraires,* ses diffamations contre nos personnes, ses inventions extraordinaires, contraires à nos intentions les plus manifestes, à nos textes les plus catégoriques, à nos actes les plus clairs. Nous avions averti ces adversaires acharnés que leur démesure, s'ils n'y renonçaient pas, les conduirait à *en remettre* toujours, et qu'ils se condamneraient eux-mêmes à un perpétuel dépassement, qu'ils en viendraient ainsi à « nous accuser d'avoir tué père et mère, d'avoir volé les tours de Notre-Dame ».
Nous y allons. La philippique publiée dans *Les Libertés françaises* de février a un côté trop comique pour que nous en privions nos lecteurs. Je me rallie, dit-elle, à... *Esprit* et à *Témoignage chrétien *: pas moins. L'année prochaine, ou peut-être avant, compte tenu d'une bien naturelle accélération, c'est mon adhésion (secrète) au Parti communiste qui vous sera révélée.
Il « devient impossible » écrit le directeur des *Libertés françaises,* M. François Daudet, de prendre ce malheureux Madiran « pour autre chose qu'une triste batteur d'estrade » :
« *On nous a parfois fait remarquer* (*et nous avions redit nous-mêmes*) *que sa malfaisance anti-nationaliste et anti-intellectualiste* (*!?*) *s'accompagnait pourtant d'un utile combat contre la Démocratie injustement nommée chrétienne. Mais voici qu'à court, tout ensemble, d'arguments raisonnables et de lecteurs, il part en quête de nouveaux abonnés, et d'une justification personnelle, en s'essayant dans le numéro de janvier d'*Itinéraires *à la défense et à la réhabilitation de Jacques Maritain.*
69:22
« *Pour cela, et selon un procédé qui lui est, hélas, devenu habituel, il commence par des contradictions ; reconnaissant d'une part que l'auteur d'*Humanisme intégral « *ouvrit la voie* »* ...* « *aux attitudes de la gauche chrétienne les plus proches du progressisme* »* ; mais déclarant ne pas apercevoir, d'autre part,* « *en quoi la politique de Maritain irait fondamentalement contre le patriotisme ou contre la résistance au communisme.* »
« *Puis, partant de là, le malheureux Madiran bondit dans le ciel nébuleux des confusions systématiques à prétention spirituelle.*
« *Il se demande si passer de l'extrême-droite à la gauche n'est pas un accident* « *superficiel* » *chez un métaphysicien* (*comme si le retournement de veste de Maritain ne comportait pas précisément toute une part philosophique*)*. Il affirme que les positions politiques n'ont au reste guère d'importance pourvu que l'on en adopte une, quelle qu'elle soit* (*vérité ou erreur peu lui importe donc*)*. Il prétend enfin que les attitudes temporelles d'un chrétien doivent* « *forcément* » « *paraître absurdes et presque fatalement ridicules* » *quand on les regarde de l'extérieur* (*plaidoyer pro domo d'un méchant sacristain !*)
« *Nous ne savons point ce que l'on dira de tout cela dans les colonnes d'*Esprit *ou dans le* Témoignage *pseudo-chrétien.*
« *Nous ne serions pas surpris, évidemment, qu'on y recueille d'ici peu les sophismes d'un transfuge éclopé...* »
En nous arrêtant une seule fois par an à considérer ces attaques menées contre nous en permanence, sans trêve ni répit, il nous semble demeurer bien en deçà de notre droit, et manifester beaucoup de patience et d'esprit de paix.
Mais une fois par an, ce serait encore trop sans doute, s'il n'y avait autre chose, que nous n'avions pas d'abord suffisamment aperçu.
Ces polémiques ne sont pas gratuites. Elles relèvent d'une dogmatique et d'une tactique. Nous allons analyser l'une et l'autre.
\*\*\*
70:22
Adhésion à « Esprit »\
et à « Témoignage chrétien ».
Le lecteur qui n'aurait d'autre source d'information que *Les Libertés françaises,* ou qui aurait l'imprudence de croire cette revue sur parole, serait donc persuadé que je suis en passe de me faire « recueillir dans les colonnes » d'*Esprit* et de *Témoignage chrétien.*
Prenons le temps d'une remarque préalable, par une parenthèse qui ne sera pas inutile. Dans les contestations que j'ai cru devoir opposer à *Témoignage chrétien* et à *Esprit,* je n'ai jamais aperçu le renfort de M. François Daudet. Depuis des années, nous sommes quelques-uns, pas très nombreux, à la pointe de ce combat intellectuel. Nous y sommes non parce que nous vaudrions mieux que d'autres, mais simplement parce que cela s'est trouvé ainsi. A la place où nous étions, nous avons pris les responsabilités qui étaient les nôtres. Sans haine, sans acrimonie, en tâchant de n'oublier jamais que les rédacteurs d'*Esprit* et de *Témoignage chrétien* sont pour la plupart des catholiques, nos frères dans la foi, nous leur avons apporté, avec toute la fermeté dont nous sommes capables, une contradiction motivée. Très souvent presque seuls, parfois tout à fait seuls, nous avons contredit leur entreprise idéologique, menée aux confins du progressisme ; nous l'avons contredite sur un terrain et à un moment où il y avait surtout des coups à recevoir et pas grand monde pour s'y risquer ; ce qui a tout de même pas mal changé aujourd'hui. Nous avons contredit cette entreprise idéologique, notamment, sur tous les points où elle est un danger pour la Patrie. Contre ce danger, quels sont les états de service de M. François Daudet ? Ils sont exactement nuls. Qu'a-t-il fait ? Très exactement rien. Tout a été fait sans lui. Sa contribution personnelle consiste à écrire de temps en temps : « *la démocratie injustement nommée chrétienne* », et : « *le Témoignage pseudochrétien* ». J'ignore s'il est capable d'en écrire davantage ; mais je constate que cette capacité, s'il la possède, il la cache jalousement.
71:22
Dans l'affrontement qui oppose une grande partie des catholiques français (silencieux pour la plupart) à la propagande extrémiste d'*Esprit* et de *Témoignage chrétien,* M. François Daudet n'est jamais intervenu de façon visible à l'œil nu. Quand il vient non pas nous apporter quelque renfort, quelque travail personnel, quelque réflexion plus opportune ou plus profonde, mais prétendre que nous trahirions la tâche que lui-même a négligé d'assumer, -- alors nous lui disons simplement qu'il n'a encore rien fait qui puisse lui donner voix au chapitre.
\*\*\*
A propos de Maritain.
Le prétexte que prend cette fois-ci M. François Daudet est notre « Notule sur Maritain et sur la philosophie chrétienne » ([^34]).
Nous y avons dit très clairement que NOUS N'ADOPTONS PAS LA POLITIQUE DE MARITAIN ([^35]) Et d'ailleurs, c'était une précision superflue, car comment supposer que nous l'adopterions ? Il faudrait vraiment ne rien comprendre à rien. Mais la revue *Les Libertés françaises* insinue bravement que nous l'avons adoptée.
Nous avons exposé quelle doit être, à notre avis, la tâche centrale d'une CRITIQUE de la politique de Maritain, et particulièrement de son livre *Humanisme intégral* ([^36]). La revue *Les Libertés françaises* prétend bravement que nous faisons « LA DÉFENSE ET LA RÉHABILITATION » de Maritain.
Nous disons blanc, la revue *Les Libertés françaises* nous fait dire noir, et inversement.
72:22
Nous disions, dans le même article, que le *plus* important n'est pas d'être à droite ou à gauche, mais d'y être *en chrétien* ([^37]). La revue *Les Libertés françaises* nous fait dire que les positions politiques n'auraient « *guère d'importance pourvu que l'on en adopte une* » (!?) et que par conséquent peu nous importe « *vérité ou erreur* ». Les hiérarchies et les nuances que nous exprimions auront sur ce point échappé à la revue *Les Libertés françaises.* Mais il sera intéressant de rechercher pourquoi elle ne peut entendre un propos que nos lecteurs, eux, ont fort bien compris ([^38]).
\*\*\*
Confirmation point par point.
Nous exposions que la pensée de Maritain, critiquable sur les points que nous avons indiqués, et d'ailleurs sur d'autres encore, pose un problème *de travail* qui est *intérieur à la philosophie chrétienne :* on ne le résout point en allant, avec des « arguments » de réunions électorales, prétendre que Maritain aurait « retourné sa veste » pour devenir un ennemi de l'Église, un ennemi de la Patrie, un simoniaque ; on ne le résout point en diffamant sa personne au lieu d'étudier sa pensée.
Certains lecteurs ont pu croire que nous nous élevions contre un travers imaginaire, trop énorme pour exister nulle part. Mais la revue *Les Libertés françaises* a tenu à en prouver l'existence, à la manifester, à la pousser jusqu'à la caricature. Car non seulement Maritain doit obligatoirement être tenu pour un ennemi de l'Église, un ennemi de la Patrie et un simoniaque, mais encore ceux qui n'en tombent point d'accord sont accusés de vouloir présenter « la défense et la réhabilitation de Maritain ».
La *réhabilitation* de Maritain, cela ne veut rien dire, Maritain n'ayant jamais été *condamné.* Les graves objections qu'appellent certaines des positions d'*Humanisme intégral* sont une chose.
73:22
C'en est une autre, fort abusive, d'y voir une condamnation. En faisant comme si *Humanisme intégral* était inscrit à l'Index, *Les Libertés françaises* le confondent sans doute avec *La Politique religieuse ?*
Leur méthode polémique a pour postulat constant que *quiconque n'est pas de leur avis est un ennemi,* et *qu'aucun ennemi n'est estimable.* C'est pourquoi l'on peut dire N'IMPORTE QUOI sur Maritain, pourvu que ce soit « contre » (et le plus diffamatoire possible) ; tandis qu'aucune vérité sur Maritain, si elle risque d'être ou de paraître « pour » lui, ne devra être ni rétablie, ni défendue, ni avouée.
Quand un désaccord -- même profond -- survient, spécialement entre catholiques, le bon sens, et plus que le bon sens, recommandent de l'examiner calmement, de l'analyser, et s'il se peut de le résoudre ou de le surmonter par une discussion sérieuse et cordiale ; et de traiter courtoisement, et en tout cas sans injustice, ceux mêmes qui se sont donné le tort d'injurier et d'insulter le contradicteur. Mais le système polémique des *Libertés françaises* consiste au contraire à supposer implicitement (et fort souvent explicitement) que tout contradicteur : 1. -- est certainement un ignorant et un imbécile ; 2. -- et une parfaite canaille ; 3. -- et un ennemi qu'il faut abattre par tous les moyens.
De telles mœurs intellectuelles blessent profondément la communauté catholique.
Ce système de polémique transforme automatiquement toute discussion en dispute, et toute dispute en inexpiables hostilités. *Les Libertés françaises* n'en ont pas le monopole.
Il est pratiqué par divers fanatiques et frénétiques, à droite et à gauche ; le centre a lui-même les siens. Il se trouve que la revue *Itinéraires* a le don d'irriter mortellement tous les sectarismes, et qu'à notre endroit ils égalent présentement, ou dépassent, tous leurs records connus. Les frénétiques de la gauche répandent partout que nous sommes des politiciens d'extrême-droite, intégristes et ultra-réactionnaires. Simultanément, les frénétiques de la droite nous assimilent à l'extrême-gauche *d'Esprit* et de *Témoignage chrétien,* et nous accusent de faire le jeu du progressisme.
74:22
Cette situation cocasse, cette situation navrante, on en trouve les causes analysées précisément dans notre « Notule sur Maritain et sur la philosophie chrétienne ». Nous devons sans doute remercier *Les Libertés françaises* de nous avoir apporté une aussi prompte, une aussi éclatante confirmation de nos propos.
\*\*\*
Derrière le vacarme :\
un triple refus.
On comprend bien que je ne relève pas les gentillesses des *Libertés françaises* pour elles-mêmes. D'abord j'aurais trop à faire, puisque chaque mois cette publication contient tout un assortiment, d'ailleurs monotone, d'inventions laborieuses et de textes torturés. D'une manière générale, qui souffre quelques exceptions, mais rares, les positions que défend chaque mois la revue *Itinéraires* sont LE CONTRAIRE de celles que chaque mois lui prêtent *Les Libertés françaises.* C'est simple, net, clair. *Les Libertés françaises* ayant annoncé que nous avions entrepris « LA DÉFENSE ET LA RÉHABILITATION » de Jacques Maritain, tous les lecteurs en ont donc naturellement conclu qu'en réalité nous avions dû apporter quelque contribution à la CRITIQUE de Maritain : et c'est ce qu'ils trouvent effectivement dans l'article incriminé.
Cela est connu, cela est acquis, et ce n'est donc point pour en recueillir un exemple supplémentaire et parfaitement superflu que j'y reviens aujourd'hui.
\*\*\*
Mais l'existence de ces méthodes de polémique ne tient pas seulement, comme nous l'avions cru d'abord, à des susceptibilités, des irascibilités, des habitudes fâcheuses devenant une seconde nature. Il y a de cela. Il y a autre chose. Et cette autre chose importe à l'analyse intellectuelle et sociale. Il y a une attitude mentale profonde qui inspire, anime, guide -- et explique -- les excès constatés.
75:22
Cette attitude mentale n'est pas le monopole d'un petit groupe. Celui-ci la manifeste comme à l'état pur, avec une rigueur systématique qui rend possible une sorte d'analyse de laboratoire, et qui permet de discerner *un triple refus fondamental.* L'examen de cette attitude n'aurait qu'un intérêt anecdotique s'il ne s'agissait que de la revue *Les Libertés françaises.* Mais, à l'état partiel, isolé, diffus, quelque chose de ce triple refus se retrouve ici et là, moins systématiquement (ou plus prudemment et discrètement), dans tels groupes de formation civique, dans telles revues religieuses, dans tels journaux. Ce triple refus fondamental est le poids mort qui, plus ou moins selon les milieux, frappe la droite française d'une impuissance, d'une inadaptation, d'un anachronisme relatifs. C'est pourquoi un tel phénomène a une importance qui dépasse de beaucoup le cas -- particulier mais révélateur -- des *Libertés françaises.*
Plusieurs ([^39]) en ont assez nettement pris conscience. D'autres n'en sont encore qu'au stade du malaise indéfinissable, de l'inquiétude, de l'interrogation. Les uns et les autres, en tout cas, sentent au moins instinctivement, et conviennent volontiers, que la revue *Les Libertés françaises* synthétise, manifeste, représente CE QU'IL NE FAUT PAS FAIRE.
Tous, néanmoins, n'ont pas encore suffisamment compris que ce n'est pas seulement une question d'humeur, de manière ou de tactique superficielle, -- mais que LES ATTITUDES FONDAMENTALES SONT RÉELLEMENT EN CAUSE. La revue *Les Libertés françaises* remplit cette fonction -- dans sa ligne directrice, et exception faite de telles collaborations occasionnelles -- de rassembler systématiquement les tentations, les impasses et les erreurs de la droite française, en les poussant à l'extrême, rigoureux et parfois même caricatural, sous un méthodique et considérable grossissement, ce qui est très propice à l'observation scientifique. On aurait tort de ne retenir que le caractère accidentellement caricatural de ce grossissement. L'existence des *Libertés françaises* est une chance qui nous est donnée : une chance qui peut être infiniment féconde si nous en tirons la leçon.
76:22
Voilà sous nos yeux, à l'état pur, ce que nous aurions pu devenir, ce que nous risquons toujours de devenir, par un côté ou par un autre, voilà comme une part de nous-mêmes, voilà ce qui nous guette en chacun de nous : n'allons pas faire les fiers, car voilà ce que nous fûmes hier peut-être et ce que peut-être demain nous deviendrons, si nous ne veillons pas. Voilà tous ensemble les poids morts et les refus qui, l'un ici et l'autre là, plus ou moins nets, empêchent la droite française de redevenir elle-même et de jouer son rôle dans une communauté catholique restaurée et pacifiée.
Nous n'en ferons pas le recensement exhaustif. Nous limitant à ce qui est le plus actuel, le plus immédiatement décisif dans les démarches intellectuelles et politiques -- à ce que chacun peut étudier et vérifier par lui-même -- nous devons clairement poser la question d'UN TRIPLE REFUS FONDAMENTAL de l'attitude enseignée et manifestée par l'Église : 1. -- à l'égard de la démocratie ; 2. -- à l'égard de l'Europe, et plus généralement de la communauté internationale ; 3. -- à l'égard du « politique d'abord ».
Sur ces trois points, la revue *Les Libertés françaises,* et quelques autres auteurs ou agitateurs, refusent au moins partiellement, et peut-être inconsciemment, les enseignements, les orientations et les recommandations de l'Église. Ne voulant ni l'avouer à leurs lecteurs, ni se l'avouer à eux-mêmes, ils se réfugient dans le vacarme des disputes, ils y trouvent une diversion tactique, et sans doute un « divertissement » au sens pascalien.
A l'égard de la démocratie.
Nous disons que la revue *Les Libertés françaises* présente ce triple refus dans son état le plus fortement fermé sur lui-même, et que sur ce cas remarquable il est aisé de procéder à une analyse de laboratoire : par cette analyse, d'autres apercevront à quel degré, de quelle manière diffuse, nuancée, réticente ou partielle, ils participent plus ou moins à ces trois refus intellectuels.
77:22
D'autres enfin qui, selon le vocabulaire en usage, se « situent à gauche », pourront sans doute entrevoir dans quelle mesure plus ou moins consciente ils sont enfermés dans des refus analogues, mais inversement symétriques.
Quand la revue *Les Libertés françaises* comprend (à tort) que selon nous « les positions politiques n'ont guère d'importance pourvu que l'on en adopte une », elle en conclut que, *donc,* PEU NOUS IMPORTE VÉRITÉ OU ERREUR. Vérité ou erreur *absolument parlant.* Le réflexe mental que l'on saisit ici sur le vif est capital ; et décisif.
Les positions politiques ont à nos yeux une importance qui est à la fois : 1. -- réelle ; 2. -- secondaire PARCE QUE subordonnée. La revue *Les Libertés françaises* n'y contredirait pas en théorie. Mais en pratique, *in vivo,* la vérité *politique* reçoit une valeur déterminante. Selon qu'on partage ou non la « vérité politique » des *Libertés françaises,* on est un ami ou un ennemi : ce qui n'est pas politique ne compte *pratiquement pas.* Le jugement, la discrimination, le choix sont essentiellement POLITIQUES. L'union des Français se fera dans la vérité, oui, -- mais dans la « vérité politique ».
Parce que nous n'attachons pas cette valeur pratiquement prioritaire et décisive à la « vérité politique », la revue *Les Libertés françaises* en conclut avec pleine assurance que *peu nous importe vérité ou erreur.* Ce qui montre quelle considération et quelle importance elle accorde EN FAIT aux vérités d'un autre ordre que l'ordre politique. Et c'est pourquoi elle parle de notre « malfaisance anti-intellectualiste ». Ce n'est point parce que nous aurions, en philosophie générale, en critique de la connaissance, soutenu des positions « anti-intellectualistes ». C'est parce que nous avons dévalorisé la « vérité politique » (et il est de fait que nous l'avons dévalorisée, *par rapport* à la valeur *excessive* qu'on lui accorde, sinon en théorie, du moins en pratique) La *vérité* tout court, *l'erreur* tout court, pour *Les Libertés françaises,* c'est avant tout -- en pratique -- d'admettre ou de n'admettre pas le régime démocratique. La « vérité », c'est de professer *en doctrine* la malfaisance intrinsèque de telle forme de gouvernement et la nécessité inconditionnelle de telle autre. Si on ne le fait point, on est un « anti-intellectualiste », à qui « peu importe la vérité ou l'erreur ».
\*\*\*
78:22
Voilà le point. Aux *Libertés françaises,* on veut CONDAMNER la démocratie chrétienne EN DOCTRINE, et parce qu'elle est DÉMOCRATIE.
L'attitude catholique est sinon exactement contraire, du moins très sensiblement différente : elle reproche, quand c'est le cas, à la démocratie chrétienne, d'être EN FAIT autre chose que CHRÉTIENNE.
On veut faire croire que toute démocratie chrétienne serait en tant que telle quasiment (voire réellement) hérétique. On dissimule le Message de Noël 1944 où le Saint-Père définit la démocratie chrétienne (il notait d'ailleurs qu'elle n'est pas incompatible avec la monarchie, ce qui désole les factions, et leur ôte le pain de la bouche...) On dissimule que la *Lettre sur le Sillon* de saint Pie X (et toute la doctrine de l'Église) ne condamne *pas* LA DÉMOCRATIE, mais seulement, parmi les pensées et les institutions démocratiques, celles qui sont contraires au droit naturel ou à la Révélation ([^40]).
On prétend que c'est « la démocratie » elle-même qui serait contraire au droit naturel : alors que pour la doctrine de l'Église, les trois formes classiques de gouvernement, démocratie, aristocratie, monarchie, et leurs diverses combinaisons (régimes mixtes) sont *également acceptables en doctrine,* et qu'aucune n'a en principe un « privilège spécial », selon l'expression de saint Pie X.
Par suite, toute l'attitude des monarchistes catholiques à l'égard des catholiques démocrates se trouve faussée, *passionnée à contresens,* exacerbée ; et d'autant plus que beaucoup de démocrates sont prisonniers de confusions inverses. Ainsi, depuis les deux Encycliques de Léon XIII dites sur le « Ralliement » ([^41]), *et parce qu'on en a méconnu le contenu réel,* une profonde blessure divise en France la communauté catholique.
79:22
Quels furent historiquement les plus responsables, ou les moins excusables, ceux qui réfèrent un « Ralliement » dont ils ne comprirent pas la nature, le sens ni la portée ou ceux qui en déformèrent la signification au profit d'une adhésion obligatoire et universelle à « la démocratie » nous n'en disputerons pas. Ce qui nous intéresse, c'est de recoudre.
Qui, de la droite ou de la gauche catholiques, fera fût-ce au prix de sacrifices immédiats, mais féconds -- le premier pas vers l'unité à restaurer ?
Nous l'avons tenté pour notre part, en rendant témoignage, autant qu'il est en nous, à la pensée permanente des Papes, donnant aux Français un enseignement toujours substantiellement semblable à lui-même, chez Pie IX et chez Léon XIII, chez Pie X et chez Pie XI : pour le méconnaître plus sûrement, les partis politiques ont opposé ces Papes les uns aux autres, et tandis qu'une faction acclamait Léon XIII et Pie XI *contre* Pie IX et Pie X, l'autre acclamait Pie IX et Pie X *contre* Léon XIII et contre Pie XI. Ce qui n'était possible qu'en supprimant radicalement l'essentiel, et en s'accrochant à un accessoire qu'au besoin l'on inventait, faussant et défigurant ainsi toute l'histoire religieuse de la France contemporaine.
Au sens propre et véritable, les catholiques n'ont et ne peuvent avoir *qu'une seule* DOCTRINE *politique.* Cette doctrine n'impose pas la démocratie. Elle ne la condamne pas. Elle est une doctrine *commune* en droit à ceux qui sont plus ou moins démocrates et à ceux qui ne le sont point. La divergence politique ne peut se situer qu'abusivement au plan doctrinal : elle est de l'ordre technique et prudentiel.
Que cette doctrine, une et commune en droit, le devienne en fait, et en plénitude : elle n'oblige personne à devenir démocrate ou à renoncer à l'être. Mais elle restaure l'unité, et remet à leur place, secondaire et subordonnée, les divergences politiques ([^42]).
\*\*\*
80:22
J'AI DIT et je dis ces choses à un public dont une partie n'avait point l'habitude de les entendre et n'y avait pas attaché sa réflexion : un public qui est en train de les découvrir, de les méditer, de les retrouver. Il n'y en aura pas un anti-démocrate ou un monarchiste de moins : car en tout cela il ne s'agit d'aucune façon d'être ou de devenir démocrate ou anti-démocrate. Mais il y a déjà beaucoup de monarchistes, ou d'adversaires de la démocratie, qui comprennent que le chrétien démocrate, leur voisin, leur frère, N'EST PAS UN ENNEMI A ABATTRE PAR TOUS LES MOYENS. Et que l'affrontement entre les catholiques qui sont plus ou moins démocrates et ceux qui s'opposent plus ou moins à la démocratie *doit* se situer *à l'intérieur* de l'unité catholique, je veux dire sans la briser ni en exclure arbitrairement qui y que ce soit. Cette unité catholique, -- si profondément, si anciennement blessée en France, -- la restaurer est *encore plus important* (même au temporel) que la « question du régime » et que le choix concret entre les modalités diverses ou contraires d'action politique.
D'emblée, *Les Libertés françaises,* et quelques autres, en ont pris ombrage et ont lancé contre nous auprès de leurs fidèles des excommunications majeures : ils ne veulent à aucun prix que de tels propos puissent être entendus, médités, calmement discutés parmi leurs adhérents. Pourtant, ils ne risquent aucunement d'y perdre une seule recrue pour la monarchie. Mais ils risquent, c'est vrai, d'y perdre des combattants pour une certaine forme d'inexpiable lutte de factions où les catholiques sont trop fréquemment entraînés à se battre entre eux comme des ennemis mortels.
(*A suivre*)
Jean MADIRAN.
81:22
### NOTES CRITIQUES A propos de Maritain
*La* NOTULE SUR MARITAIN ET SUR LA PHILOSOPHIE CHRÉTIENNE*, parue dans notre numéro* 19 (*janvier*)*, a suscité un vif intérêt dans le public, en France et hors de France.*
*Voici la lettre que nous adresse un lecteur particulièrement compétent et qualifié :*
Votre « Notule sur Jacques Maritain » est utile et féconde. Plus encore que les déclarations de principe que vous avez faites, elle aide à dépolitiser un débat, parce qu'elle fournit un exemple éminent de dépolitisation...
D'aucuns trouvent très constructive la pensée politique de Maritain. Pour ma part, j'avoue y trouver surtout un intérêt de réactif, mais de réactif puissant, parce que, même contestable, elle demeure la pensée de Maritain. A mesure que, ces années passées, je relisais *Humanisme intégral, Du Régime temporel* et même le merveilleux *Religion et culture,* je me disais : ceci est vrai ; et ceci encore ; mais voici le glissement ; voici le point où la pensée s'infléchit, et de façon illégitime. Et pourquoi ce glissement de Maritain ? Je me demande -- et c'est là une cause très humble -- si ce n'est pas faute d'avoir senti, d'avoir pâti certaines réalités.
A-t-il senti en effet assez profondément ce que représentent les données élémentaires d'une politique naturelle (j'entends ouverte à la Grâce) : la famille, l'autorité, la loi, les libertés et franchises des corps intermédiaires ? J'ai toujours pensé que si Maritain eût davantage senti l'élémentaire, et s'il eût fait reposer sa philosophie sur *une analyse progressive de l'élémentaire,* il eût échappé à certains glissements.
82:22
D'autre part, si les vues de Maritain au sujet du progrès étaient reprises dans les perspectives du *Mystère de l'histoire* de Daniélou, c'est-à-dire des perspectives théologiques, je crois qu'elles trouveraient tout à fait leur équilibre. On verrait alors, notamment, que Dieu fait durer l'humanité avant tout pour l'achèvement du Corps mystique et *propter electos *; que le dépassement de l'injustice dans la cité profane est voulu de Dieu certes, mais qu'il se réalise toujours de façon très insuffisante et qu'il exige que les meilleurs soient persécutés avec injustice pour que règne dans le corps social un peu de justice ; enfin qu'un approfondissement du refus de la lumière est très souvent la contre-partie d'une plus grande manifestation de la lumière, autrement dit : il n'est pas étonnant que la réhabilitation de la personne humaine par la religion chrétienne ait trouvé pour contre-partie la dépersonnalisation de l'homme du régime marxiste.
Ce que j'ai retenu avant tout du Maritain politique, c'est que le politique n'est pas le tout de l'homme et qu'il doit garder sa liberté spirituelle au sein du politique même. Cette leçon ne suffit pas à constituer une philosophie politique. Il reste qu'elle est incontestable, et d'une capitale importance.
*A la suite de la lettre que l'on vient de lire, nous en publions une autre, qui nous a été écrite par un prêtre de* 36 *ans. Il n'y est question de Maritain que vers la fin : mais tout ce qui précède a son importance, et sa place ici :*
Je n'ai jamais appartenu à un groupement politique, mais j'ai été élevé dans l'idéal démocrate chrétien, et dans la méconnaissance complète d'une pensée politique de droite. Celle-ci s'est découverte à moi petit à petit, depuis la fin de la guerre, surtout ces dernières années par les ouvrages de J. Madiran, et surtout par le dernier : *On ne se moque pas de Dieu.*
Je ne sais pas exactement ce qui est enseigné dans les cours du Centre Français de Sociologie, mais je constate que durant les cinq années de séminaire, on n'a jamais étudié sérieusement la doctrine sociale de l'Église. J'en ai plus appris dans *Itinéraires* en un an. Le peu que je savais venait des cours d'histoire entendus dans l'enseignement public, cours faits par un excellent professeur qui n'hésitait pas à dire que le communisme avait un pied dans la tombe et que la doctrine sociale de l'Église était l'avenir (...)
83:22
En 1944, en sortant du séminaire, j'ai pensé que je tombais dans un tohu-bohu indescriptible, et que seule la pensée du Pape et les documents pontificaux me permettraient de ne pas trop dérailler. J'ai déraillé quand même, sûrement, et bien des fois pendant ces années où, malgré mon abonnement à la *Documentation catholique,* je ne la lisais pas.
En 1949, le décret sur le communisme, après m'avoir scandalisé, m'a fait réfléchir ; puis en 1950 *Humani generis* m'a fait réfléchir davantage -- la grâce aidant, bien sûr ! Et j'ai lu beaucoup plus complètement et beaucoup plus sérieusement la *Documentation catholique.* J'ai alors quitté *Jeunesse de l'Église,* puis la lecture d'*Esprit...*
Je dois dire que nous avions fait au séminaire une très bonne philosophie et que dans le fond je ne consentais pas formellement à toutes les excentricités de langage et de pensée que je paraissais parfois -- comme beaucoup d'autres -- adopter... parce que c'était la mode.
Cette philosophie (du séminaire) était du thomisme à la sauce Maritain ou Gilson, ou les deux, mais nous avait appris à réfléchir personnellement, à travailler dans le sens de l'Église.
Je garde donc pour Maritain et pour Gilson une grande vénération -- votre « Notule sur Maritain » est excellente, dans le numéro 19 d'*Itinéraires --* et je souhaite qu'ils reviennent en France, ou que du moins l'on sache quelque chose d'eux.
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### « Témoignage chrétien » entre le dialogue et le combat
LE DEUXIÈME DIMANCHE DE CARÊME, la lecture de l'Évangile est tirée de Matthieu (XVII, 1-9) : la transfiguration du Seigneur sur le Thabor, Pierre dit à Jésus : *Il nous est bon d'être ici ; dressons-y trois tentes...*
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C'est ce que l'on appelle quelquefois « la tentation du Thabor ». Sous ce titre, *Témoignage chrétien* du 28 février (page 17) en a fait un commentaire signé « *Bouche d'Or* », qui expose notamment :
« *Plus rude est l'époque où l'on vit, plus s'aggrave la tentation du Thabor. Le Thabor nous épargnerait les affrontements où les chrétiens s'opposent et trop souvent s'entredéchirent. Plutôt que d'épiloguer sur notre vision religieuse du monde et sur des événements ambigus, récitons ensemble notre rosaire et brûlons Témoignage chrétien à la porte de nos églises.* »
Une ironie aussi méchante, un tel persiflage, qui sans aucune nécessité mettent en cause *la récitation du Rosaire,* ont quelque chose d'insoutenablement blessant, à une profondeur qui donne le vertige.
Mais peut-être lisons-nous mal ? Avant d'en dire davantage voyons la suite, qui est une longue parenthèse explicative. La voici en son entier :
« *Et il est vrai qu'il* (*Témoignage chrétien*) *nous divise et qu'il nous trouble ; et il se peut qu'il lui arrive de se tromper et que sa position ne soit pas toujours la seule juste. Mais a-t-il tort de nous provoquer à la réflexion et au dialogue et de nous débusquer de nos certitudes ? S'il n'existait pas un journal qui remette en cause nos évidences et, dans le monde en fermentation, nous arrache à nos quiétudes, alors, il faudrait l'inventer.* »
Cette parenthèse explicative n'atténue rien, aggrave tout. Parlons d'elle d'abord -- il nous faudra ensuite revenir à l'affreux persiflage du Rosaire.
Jusque dans un commentaire de l'Évangile, *Témoignage chrétien* place son propre éloge. Nous n'aurions rien à y redire s'il s'agissait, en une telle place, d'une déclaration d'intentions, d'une confrontation entre ce que l'on veut faire et ce qu'enseigne la Parole du Seigneur.
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Mais il s'agit d'autre chose. Du mépris de *tous les autres* publicistes catholiques. On nous dit très clairement que tous Les autres sont dans une quiétude sans réflexion : puisque seul *Témoignage chrétien* les en « débusque », et que si *Témoignage chrétien* n'existait pas, il faudrait l'inventer, car il n'y aurait personne, il a le monopole d'un tel office. Contentement de soi et méconnaissance du prochain fort ordinaires, certes, parmi les publicistes. Mais quand de tels sentiments s'expriment aussi radicalement, au milieu d'un commentaire de l'Évangile, c'est beaucoup plus qu'une inconvenance. Une polémique aussi globale, aussi sommaire, aussi injuste, insérée dans une prière au Seigneur (car méditer l'Évangile, c'est prier, ou ce n'est rien), voilà qui est effrayant. Relisons Luc XXIII, 9-14.
Au passage, nous mesurons quelle passion s'exprime jusque dans l'exercice d'un ministère religieux. Et cela nous fait comprendre comment l'on a pu oser recommander la lecture de *Témoignage chrétien* dans un LIVRE DE CATÉCHISME DESTINÉ AUX PETITS ENFANTS. Les auteurs d'un tel livre de catéchisme l'ont fait sans doute en toute innocence, avec une bonne conscience que rien ne trouble, et aujourd'hui encore n'ont : nullement aperçu qu'ils devraient modifier cette page 176 de leur tome III. C'est pourquoi nous analyserons en détail ce phénomène dans un de nos prochains numéros.
Et, nous dit-on, *Témoignage chrétien* seul nous « provoque au dialogue ». C'est beaucoup dire : car d'une part d'autres le font ; et, d'autre part, *Témoignage chrétien* ne le fait point. Son refus du dialogue entre catholiques est assez connu, assez spectaculaire, assez éclatant. On connaît aussi notre vœu : qu'il vienne enfin au dialogue. Ce n'est pas nous qui lui fermerons la porte. Quand il consentira à y venir, il y sera reçu comme l'Évangile nous enseigne à honorer les ouvriers de la onzième heure. Nous ne l'accablerons pas sous le poids de son passé.
Mais, jusqu'ici, *Témoignage chrétien* a mis un AUTRE dialogue A LA PLACE de celui dont il se réclame. Se prétendant ouvert au *dialogue entre catholiques,* il s'en est presque exclusivement tenu au *dialogue entre hommes de gauche.* Il applique en cela, sans le dire et peut-être sans trop le savoir clairement, un très rigoureux « *politique d'abord* » QUI DONNE LE PAS AUX DIVISIONS POLITIQUES SUR L'UNITÉ CATHOLIQUE.
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Ses interlocuteurs sont les hommes d'une certaine gauche, même incroyants. Et nous ne disons pas qu'un tel dialogue serait en soi inutile ou condamnable, Mais simultanément *Témoignage chrétien* considère les catholiques, dès qu'ils sont (réellement ou apparemment) de droite, comme des ennemis. Il introduit dans la communauté catholique une discrimination, une coupure, une blessure *politiques, --* inversement symétrique et catastrophiquement complémentaire de celle que d'autres, à droite, introduisent et approfondissent de leur côté.
Nous n'en parlons pas en l'air ni par affirmation gratuites. Nous en avons fait la preuve dans le concret, par des actes. Tout cela est irrécusablement inscrit dans les textes les plus nets de *Témoignage chrétien* et dans les nôtres : quiconque voudra faire une étude sérieuse et objective de la question trouvera ces textes à leur place, dans leur teneur intégrale, aux pages 23 à 41 de notre numéro 5 et aux pages 43 à 52 de notre numéro 7. Le dialogue, *Témoignage chrétien* l'a refusé jusqu'à la date où nous écrivons ces lignes, qui est le 1^er^ mars 1958. Il l'a refusé en couvrant d'insultes et de diffamations ses interlocuteurs catholiques. Insultés, diffamés, n'ayant jamais pu obtenir de *Témoignage chrétien,* contrairement à l'usage et contrairement à la loi, la moindre rectification des contre-vérités même matérielles, et violemment offensantes, imprimées contre nous, -- nous n'avons pas néanmoins changé de dispositions. Nous n'enfermons pas *Témoignage chrétien* dans son refus d'hier. Nous constatons qu'il y est toujours : nous le constatons non pour l'y enfoncer, mais pour l'inviter à en sortir.
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EN CETTE ANNÉE MARIALE, en ce Centenaire de Lourdes, où les pensées et les prières catholiques s'élèvent vers la Très Sainte Vierge avec une particulière ferveur, beaucoup de forces obscures sont au travail pour y contredire et y insulter. C'est normal. Même les catholiques sont exposés à cette tentation, mais pour eux elle est insidieuse et inconsciente : s'ils y succombent, certes ils ne savent pas ce qu'ils font. Ils n'y succombent qu'anesthésiés. Et cette anesthésie de la conscience est multiforme, mais il nous semble que la *politisation passionnelle* en est le plus efficace, le plus actuel instrument.
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La personnalité anonyme qui, dans *Témoignage chrétien* du 28 février, a signé « Bouche d'Or » ces lignes de persiflage sur la récitation du Rosaire, aura sans doute été la première à reculer d'horreur, si elle a relu à tête reposée son texte imprimé.
L'Année du Centenaire de Lourdes, au mois de février, ce méchant persiflage a quelque chose d'effroyable dans un journal catholique. L'intention de l'auteur n'est pas en cause, elle nous échappe ; sans doute n'a-t-il été qu'un instrument inconscient, -- et *l'intentionnalité,* au sens philosophique du terme, qui est passée à travers lui, dépasse de beaucoup sa personne anonyme, qui fut sans le savoir un simple instrument.
Tenons-nous en au texte. La récitation du Rosaire y subit un double « amalgame » : 1. -- avec la tentation du Thabor ; 2. -- avec la mise au bûcher des exemplaires de *Témoignage chrétien* vendus à la porte des églises.
Ni l'un ni l'autre de ces amalgames n'est soutenable. Ils sont absurdes, et en évitant cette double absurdité, « Bouche d'Or » aurait évité quelque chose qui est infiniment plus grave que l'absurdité.
1. -- Assimiler la récitation du Rosaire à la tentation du Thabor, *l'opposer* à une analyse religieuse des événements et à une vision religieuse du monde, -- l'opposer en somme à l'action, -- est un contresens total. Le plus grave est qu'il ne s'agit pas là d'un lapsus occasionnel et isolé, mais d'une attitude intellectuelle et spirituelle que nous avons déjà remarquée dans *Témoignage chrétien :* car cela rejoint la conception que l'on y professe de « ce qu'il y a de vivant dans l'Église ». Nous avions, à ce sujet précisément, proposé à *Témoignage chrétien* une discussion au fond. Nous l'avions fait en termes non seulement courtois, mais fraternels : si l'on en doute, ou si on l'a oublié, on peut relire en détail, même à la loupe, même au microscope, ce que nous en disions dans *Itinéraires,* numéro 5, pages 23 et suivantes. *Témoignage chrétien* a réagi par des hurlements et des insultes (voir notre n° 7, pp. 43 et suiv.), et une telle réaction, à un tel propos, sur un tel sujet, dans une telle occurrence, nous a laissés rêveurs et inquiets, pour parler en termes discrets.
88:22
2. -- Ceux qui brûlent *Témoignage chrétien* à la porte des églises, on peut en dire ce que l'on voudra, sauf qu'ils succomberaient à la tentation du Thabor ! et qu'ils seraient enfermés dans des « quiétudes » ! et qu'ils fuiraient l'affrontement ! On peut sans doute leur faire d'autres reproches : leur faire celui-là est évidemment absurde ([^43]).
Rien ne prouve au demeurant que les incinérateurs de *Témoignage chrétien* sortent, pour ce faire, d'une récitation du Rosaire. Vraiment, ce méchant persiflage est ici gratuit, et ce n'est pas les incinérateurs qu'il atteint.
De plus, si l'on y réfléchit, à ceux qui mènent contre *Témoignage chrétien* un combat jugé excessif (quant à la violence physique des moyens), ce que l'on peut recommander de mieux est précisément la récitation du Rosaire. C'est la plus sûre chance de leur faire apercevoir leurs torts, s'ils en ont, et leurs excès, s'ils en commettent. Ils n'en deviendront probablement pas des amis politiques de *Témoignage chrétien :* mais ils en porteront plus d'attention à choisir *des moyens véritablement et pleinement chrétiens* dans leur lutte contre la politique et l'idéologie extrémistes de ce journal.
Peut-être les adversaires de *Témoignage chrétien* ont-ils effectivement récité le Rosaire. Peut-être est-ce là ce qui a protégé *Témoignage chrétien.* Car enfin, on tue beaucoup en ce moment, on tue beaucoup, en Algérie et en Métropole. Les amis politiques de *Témoignage chrétien* nous tuent beaucoup de monde. Et *Témoignage chrétien* a plusieurs fois manifesté de grandes et spectaculaires indulgences pour les tueurs, et une *explicite complicité politique,* sinon avec les moyens employés, du moins avec les idéologies et les buts des tueurs.
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Dans ce même numéro du 28 février, son directeur M. Georges Montaron, condamne le crime avec éclat : on l'en félicite. Peut-être est-ce un peu tardif. Au procès de l'assassin d'Ali Chekal, et en vingt occasions analogues ou différentes, c'est autre chose que l'on avait entendu. Après beaucoup d'excitations de toute sorte et dans tous les sens, -- et *Témoignage chrétien* y tint l'une des premières places, -- la situation est carrément mauvaise. Nous sommes maintenant « *un pays qui a la guerre civile à fleur de peau* », écrit M. Pierre Boutang ([^44]). Il rappelle que l'armée de la France, que nos officiers et nos soldats (dont beaucoup de volontaires) sont depuis douze ans au combat, que depuis douze ans ils se font tuer à l'ennemi, tandis que la presse parisienne, dans le meilleur des cas, n'estime ni n'honore guère leur sacrifice ; et que souvent elle les diffame... M. Pierre Boutang ajoute : « *Les Français qui se sont battus sans cesse depuis douze ans* (*et, en un sens, la France est en guerre depuis dix-huit ans sans interruption notable*) *n'ouvrent pas encore la gorge aux politiciens défaitistes. La méthode des fellagha n'a pas encore triomphé chez eux.* » Pourtant, ils y sont objectivement provoqués. S'ils résistent à la provocation -- et *il faut y résister --* c'est peut-être simplement parce qu'ils récitent eux-mêmes le Rosaire, -- ou parce que d'autres l'ont récité et le récitent pour eux, depuis des générations, sur la Terre et dans le Ciel.
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NOUS COMPRENONS BIEN la situation de *Témoignage chrétien, --* car nous avons pour ce journal, c'est le principe même de l'action que nous nous efforçons de mener ici, beaucoup plus d'attention, de compréhension et même d'indulgence qu'il n'en a lui-même pour ses adversaires. Il sent monter contre lui une grande vague de protestations, d'indignation, d'opposition, et même de violences (légères). Il n'en saisit pas bien la cause, ayant trop bonne opinion de lui-même, jusque dans sa méditation de l'Évangile, comme on vient de le voir, pour imaginer comment on peut donc ne point admirer ses mérites exceptionnels et exclusifs.
90:22
Il croit sans doute, comme il le dit, que c'est la « haine » ou quelque « complot ». Il multiplie précipitamment, dans la situation où le voilà, les invocations abstraites au *dialogue,* sans apercevoir que ses propres refus de dialoguer, dans chaque cas concret, ont contribué à l'aggravation de l'actuelle tension entre catholiques. Il s'inquiète de voir sa diffusion entravée, il en appelle à la morale et à la liberté, sans se souvenir que la diffusion d'autres journaux a été beaucoup plus gravement étouffée naguère, et que lui-même y a participé, au moins par un silence complice, et qu'en tout cas il en a profité. Ce qui a créé tout un *contentieux* abondant, complexe, et nullement unilatéral.
Quand l'hebdomadaire *Aspects de la France --* nous prenons cet exemple parce qu'il s'agit d'un hebdomadaire qui nous attaque violemment depuis des années, ce n'est donc point par quelque connivence que nous en parlons -- quand l'hebdomadaire *Aspects de la France* était INTERDIT A L'AFFICHAGE au titre de journal PORNOGRAPHIQUE, ce qui était un mensonge, une diffamation, une efficace atteinte à sa liberté et à sa diffusion, et ce qui a duré pendant plusieurs années, -- tout le temps d'une longue procédure devant le Conseil d'État, -- on n'a pas vu *Témoignage chrétien* protester au nom d'une liberté qu'il réclame pour lui-même, mais qu'il laisse violer quand il s'agit de ses adversaires.
On a vu au contraire *Témoignage chrétien* profiter très largement et très tranquillement du MONOPOLE DE FAIT qui, à la faveur de la guerre civile, s'était établi dans la presse française en général, dans la presse catholique en particulier. Ce monopole n'a été détruit que fort partiellement, et qu'à la longue : toutes les publications qui naissaient en dehors de ce monopole ont été tour à tour attaquées et diffamées par *Témoignage chrétien ;* elles ont été efficacement boycottées, jusqu'à l'intérieur de l'Action catholique, même par des aumôniers qui, avec une excessive et trop exclusive confiance, prenaient leurs informations et leurs mots d'ordre dans *Témoignage chrétien.*
91:22
La situation change. Nous ne sommes point, ici, partisans d'appliquer à *Témoignage chrétien* l'aveugle loi du talion. Mais quand il se trouve que cette loi du talion lui est *un peu* appliquée, *Témoignage chrétien,* mal placé pour protester au nom de la liberté, devrait y trouver l'occasion d'un utile retour sur soi, et *comprendre* que les ressentiments qui se manifestent -- de manière excessive, désordonnée ou injuste parfois -- ne sont pas gratuits. Ils ont un fondement objectif. Ils ont été provoqués : et notamment par *Témoignage chrétien* qui, pour ce qui est d'étouffer la diffusion de journaux adverses, a *beaucoup* semé et se trouve maintenant en position de récolter *un peu.* Ce qui est pour lui une chance dont il devrait tirer profit par une sévère réflexion. Car il nous semble que cette chance est aussi un avertissement.
\*\*\*
NOUS COMPRENONS qu'ayant conscience de lutter pour son existence, *Témoignage chrétien* y mette une ardeur et une passion qui égarent à l'occasion la plume de ses rédacteurs. *Témoignage chrétien* craint visiblement, et de plus en plus, d'être supprimé d'une manière ou de l'autre. Pour notre part, nous ne serions pour la suppression radicale de *Témoignage chrétien* que dans un cas et un seul : si la Hiérarchie apostolique en décidait ainsi. Cela relève pleinement de son autorité, de sa responsabilité. De même qu'à un autre point de vue et dans un autre domaine, il relève de l'autorité militaire, et de sa responsabilité, d'interdire *Témoignage chrétien* dans l'armée.
Il est évident que, du point de vue le plus général de l'Église, la suppression de *Témoignage chrétien* présenterait des avantages et des inconvénients. Toute décision pratique comporte du « pour » et du « contre » seuls les fanatiques ne s'en aperçoivent pas. La Hiérarchie apostolique, elle l'a rappelé elle-même en termes catégoriques, est seule qualifiée pour mesurer les avantages et les inconvénients ; elle est seule pleinement et parfaitement informée, pleinement et parfaitement attentive à tous les aspects de la question, pleinement et parfaitement consciente de ses responsabilités -- qui sont des responsabilités devant Dieu et non pas devant tels groupes de mécontents de droite ou de gauche. Les catholiques qui n'acceptent pas cette autorité dans sa plénitude contribuent sans le savoir à *détruire l'Église,* et d'abord *en eux-mêmes.*
92:22
C'est pourquoi notre position à l'égard de *Témoignage chrétien* est et demeure celle qui a été exposée dans le texte dont la référence est déjà donnée plus haut : *Itinéraires,* n° 5, pp. 23-41. S'ils le relisent aujourd'hui, dans la situation où ils se trouvent, les dirigeants et amis de *Témoignage chrétien* regretteront sans doute de n'avoir pas accepté le dialogue qui leur était proposé *en temps opportun,* c'était en juillet 1956. Car il est vrai qu'aujourd'hui il est bien tard. Nous leur disons néanmoins, comme nous l'avons dit à d'autres, qu'en un sens il n'est jamais trop tard, même si ce sens-là est celui de la vertu d'espérance plus que le résultat d'une constatation objective.
\*\*\*
MAIS SI NOUS COMPRENONS que *Témoignage chrétien* puisse être entraîné, comme d'autres ou plus que d'autres, à des excès de polémique politique -- c'est là un travers qui ne se guérit point en un jour, surtout dans la situation psychologique où nous sommes tous plongés -- nous lui demandons de laisser ce qui touche à la Très Sainte Vierge en dehors du champ de tir de ses polémiques.
Certes, ce n'est très probablement pas une démarche consciente de sa plume. La *politisation des consciences* atteint un tel degré d'ébullition, dans certaines zones (à droite, à gauche ou au centre) du catholicisme français, que cela est spontané plus que machiavélique. Mais cela reste absolument inacceptable. Entraîné par ses passions politiques en faveur de l'Islam, *Témoignage chrétien* était allé jusqu'à écrire le 14 septembre 1956, à propos de Lourdes précisément :
« *L'Islam porte un culte particulier à la Sainte Vierge et, comme les catholiques, les Musulmans croient au dogme de l'Immaculée Conception.* »
*... Les Musulmans croient -- comme les catholiques -- au dogme de l'Immaculée Conception...* Bien sûr, comme le dit « Bouche d'Or », *Témoignage chrétien --* ni aucun autre journal -- n'est infaillible : « il se peut qu'il lui arrive de se tromper et que sa position ne soit pas toujours la seule juste ».
93:22
Mais premièrement, nos erreurs sont aussi révélatrices que nos vérités. Comment a-t-on pu imaginer que *l'Islam croit au dogme de l'Immaculée Conception *? Et aller jusqu'à préciser qu'il y croit *comme les catholiques *? Le simple bon sens proteste : depuis quand et pourquoi ? Depuis Pie IX ? Ou peut-être avant, et il aurait eu ce dogme avant que les catholiques le possèdent de manière explicite et promulguée ? Et comment croire à ce dogme catholique, sans croire aussi (ou d'abord) à l'enseignement catholique sur le péché originel et sur la Rédemption ? Autant de questions qu'apparemment personne ne s'est posées, ni parmi Les rédacteurs, ni parmi ses directeurs ou réviseurs, ni parmi les lecteurs de *Témoignage chrétien.* Quand, un mois et demi plus tard, nous avons publiquement remarqué cette anomalie (*Itinéraires,* n° 8, p. 103), nous avons fait une remarque inédite. Personne ne semblait s'être aperçu de rien. Ce *dogme* admis par l'Islam était passé comme lettre à la poste. Ajoutons que notre remarque n'a pas non plus provoqué le moindre écho. Ce qui est encore plus étonnant.
Car secondement, s'il « *peut* arriver de se tromper » on *doit* alors rectifier (et remercier celui qui vous a montré votre erreur : ce second point, celui du remerciement, est moins impératif, il est pourtant recommandable et recommandé). Nous n'avons vu aucune rectification dans *Témoignage chrétien.* Peut-être nous a-t-elle échappé. Si elle a eu lieu, nous aimerions savoir à quelle date et sous quelle forme.
Par *politisation des consciences,* par passion politique (ou alors pourquoi et comment ?), *Témoignage chrétien* avait été amené à inscrire au crédit de l'Islam l'adhésion au dogme de l'Immaculée Conception, et à le faire croire aux catholiques.
La même cause (ou alors quelle autre ?) entraîne maintenant *Témoignage chrétien* à persifler et caricaturer -- la récitation du Rosaire, à *l'opposer* aux requêtes d'une vision religieuse du monde et des événements.
C'est beaucoup pour un journal catholique. C'est énorme. Nous souhaitons ardemment qu'avec nous -- ou avec d'autres, peu importe -- les dirigeants de *Témoignage chrétien* acceptent le dialogue qui leur est proposé, la main qui leur est tendue. Ils sont en danger majeur. Certains signes trompent rarement. Nous n'avons pas le cœur d'en dire davantage, et d'ailleurs ce n'est pas nécessaire ; tous les esprits religieux sentent ce qui est en question. Prions pour nos frères en péril.
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94:22
### « Principes de science économique »
*par le Professeur A. Dauphin-Meunier* ([^45])
C'est un ouvrage important que vient de publier le Professeur A. Dauphin-Meunier, car ce manuel comble un vide. Les exposés de science économique sont généralement développés en des traités, qui couvrent plusieurs tomes, -- ou condensés en des résumés rédigés en vue des examens. Aucune de ces deux formules n'est vraiment bien adaptée à l'usage de ceux qui veulent acquérir des connaissances économiques pour compléter leur culture générale. C'est à ceux là surtout que s'adresse, nous semble-t-il, ces « Principes de science économique ».
Il n'était pas facile de mettre, dans une langue claire, un exposé d'ensemble des résultats obtenus à ce jour par les disciplines économiques, sans que d'une part le spécialiste redoute d'y voir une « vulgarisation » excessive, sans que d'autre part, le profane y perde rapidement pied. Cela supposait chez l'auteur une maîtrise véritable de son sujet, non seulement sur le plan théorique, mais aussi sur le plan pratique. Économiste d'étude et d'enseignement en même temps qu'économiste d'action et spécialiste des problèmes bancaires, notre éminent collègue se devait, en quelque façon, de tenter l'aventure. Il y a, pensons-nous, remarquablement réussi.
Trois aspects particuliers de son ouvrage, nous semblent devoir être particulièrement signalés.
Le titre n'est point seulement conventionnel. Ce sont vraiment les principes d'une science en développement qui sont ici exposés et non point une pure phénoménologie, une simple description de faits ou de lois. D'un bout à l'autre du livre l'effort est présent pour mettre en valeur le caractère pratique de la science économique, le fait que l'homme est le « sujet » de l'économie et que les relations organiques vivantes du corps économique, jouent de diverses façons selon les diverses options, les micro-décisions et les macro-décisions. Et ce sont vraiment les principes qui gouvernent l'intelligence de ces relations organiques que l'auteur expose. Il en résulte que son livre sera particulièrement précieux aux chefs d'entreprises, et en général à tous ceux qui, responsables d'une stratégie économique ou commerciale, ont besoin d'avoir présente à l'esprit une connaissance synthétique de cet ordre.
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L'exposé des diverses parties de la science, qui suit un plan qui rappelle celui du grand traité de Gaëtan Pirou, reflète par la manière dont il est mis en œuvre un remarquable souci pédagogique de progression. Après un exposé très simple et direct de l'objet et des méthodes de la science, l'auteur dispose, comme un décor, les « cadres » de l'activité économique, cadres dont l'étude demeure facile à cause du caractère statique de la description. Puis l'étude des « mécanismes » élémentaires introduit le lecteur à une prise de conscience progressive du fonctionnement de ces mécanismes, et les deux dernières parties, consacrées aux échanges internationaux et aux fluctuations de l'activité économique, achèvent de développer cette connaissance du dynamisme interne de l'économie. Cette manière, semblable à la croissance successive d'un germe qui vient à éclore dans l'intelligence nous semble très supérieure au plan ancien : production, circulation, répartition, dont l'exposé linéaire donne immanquablement l'impression d'un monde mécanique, mais sans épaisseur, sans relief et sans vie.
Enfin, on ne peut pas ne pas être frappé de l'information remarquablement complète sur laquelle est fondé cet ouvrage, Même si les bibliographies sont volontairement allégées, la lecture attentive permet de constater que l'essentiel de l'apport des économistes même les plus récents, est noté soigneusement, et exposé avec une clarté pédagogique qui sait éviter d'apparaître comme une trahison. A ce sujet, toutefois, il faut regretter l'absence d'un index alphabétique, surtout des auteurs cités, qui aurait accru la valeur de ce volume comme instrument de travail. Cette omission pourra sans doute être réparée lors d'une édition ultérieure.
Le professeur A. Dauphin-Meunier avait publié, voilà quelques années, une *Doctrine économique de l'Église* ([^46]) dont le bienfait n'a pas toujours été suffisamment souligné. On a parfois été plus soucieux de discuter le bien-fondé du titre que de lire et de méditer l'ouvrage. C'est étrange, et c'est dommage. Pie XI, dans l'encyclique *Quadragesimo Anno,* avait orienté les esprits en employant l'expression. N'était-il pas normal que des économistes de métier s'efforcent de l'approfondir et de la comprendre ? En ce qui nous concerne, nous le croyons. Le livre que nous donne aujourd'hui Achille Dauphin-Meunier, si on le rapproche de sa *Doctrine économique de l'Église,* prouve d'ailleurs que ce qu'il a exposé naguère est bien un enseignement doctrinal en matière économique, formellement différent de ce qu'il nous donne aujourd'hui au niveau théorique. Les deux livres se complètent et d'ailleurs se conviennent, car dans les deux, l'homme apparaît, dans toute sa dignité, comme « sujet de l'économie ».
Marcel CLÉMENT.
96:22
### Notules diverses
- NOUS VIVONS DANS UNE FAUSSE RÉALITÉ*. --* M. Denis de Rougemont, dans la revue *Preuves* (février), analyse le système d' « information » que nous subissons depuis que la presse (imprimée, parlée, télévisée) est devenue la principale -- voire l'unique -- source de renseignements :
« Dans le fourmillement infini de *ce qui se passe* ou non par le monde, la presse choisit pendant la nuit un très petit nombre de thèmes, les manipule, les dramatise et les impose à l'attention des peuples et de leurs dirigeants. Et non seulement elle nous fabrique les faits (au point qu'il n'y en a plus si elle se met en grève), mais encore elle les influence ou parfois même les détermine avant la lettre : Ike, en effet, ne dit pas ce qu'il pense des offres soviétiques ou du désarmement, mais ce qu'il croit devoir dire à tel moment pour que la presse et la radio en tirent telle conclusion probable et opportune (...)
« Car c'est bien compte tenu de ces informations que se décide la politique de nos États ; que votent les parlements et parfois même les peuples ; et que l'Histoire s'écrira demain.
« L'irréalité de ce siècle provient de ceci que la « réalité » à laquelle nous croyons chaque matin n'est faite que par la presse et la radio, et n'est souvent faite que pour elles... »
\*\*\*
- EXEMPLES*. --* M. Denis de Rougemont donne trois exemples :
« On dit un peu partout que le mouvement pour l'union de l'Europe est né le 1^er^ septembre 1946 d'un discours de Churchill à Zurich. En vérité, Churchill s'était borné à conseiller l'union de la France et de l'Allemagne, l'Angleterre n'étant pas nommée ni impliquée. Sensation dans la presse, mais aucune suite concrète. Une année plus tard, à Montreux, les fédéralistes se rassemblent (...) Ils arrêtent une doctrine et un programme précis, d'où devait résulter toute l'action ultérieure pour la fédération de l'Europe. Rien, ou presque rien, dans la presse. Ainsi, Montreux ne devient pas un « fait ».
« En mai 1948 s'ouvre à La Haye le premier Congrès de l'Europe. Seize premiers ministres, deux cents ministres et parlementaires, huit cents délégués, quatre cents journalistes : il y avait là de quoi *make news,* comme on dit à New York. Mais l'écho reste faible dans la presse. Car les agences ont décidé, ce jour-là, de donner les manchettes à Staline, questionné sur la paix, -- il est « pour » --, par quelque journaliste américain. Cette interview datait de plusieurs jours en arrière. On la sort par hasard à ce moment précis, conformément aux vœux discrets des Russes qui, eux, ont bien senti l'importance de La Haye.
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« Troisième exemple : Les Russes annoncent le lancement réussi de leur satellite, Le fait est là. On lui donne toute sa place, qui pour une fois n'est pas volée. La presse américaine réplique sans hésiter : elle « construit » à l'avance un autre fait, qui se produit enfin sous la forme d'un échec. Les conclusions que le monde en tire sont fausses, car l'échec du petit pamplemousse est moins celui des U.S.A. que celui de leur presse excitée. (Quand les Russes ratent, on n'en sait rien, pas fous.) »
\*\*\*
- LE POUVOIR DE LA PRESSE. -- Depuis longtemps, on a dit que la presse était devenue « le quatrième pouvoir ». Mais on s'est beaucoup trompé sur la manière dont ce pouvoir s'exerce. On a cru qu'il consistait dans la possibilité de plaider une opinion, d'argumenter, avec persuasion ou éloquence. Gela existe, sans doute. C'est néanmoins un phénomène secondaire. L'essentiel du pouvoir de la presse est dans l'information, présentée « objectivement », mais insidieusement (et souvent inconsciemment) gonflée, dramatisée, accentuée, infléchie -- pendant que des informations complémentaires, ou contraires, sont passées sous silence.
*M. Denis de Rougemont poursuit, en effet, avec pleine raison *:
« Je ne parle pas ici des fausses nouvelles, très rares et trop vite démenties par les agences rivales : ce procédé qui obsède encore les foules est périmé... »
(*Pas tout à fait périmé en France, où il n'existe qu'une seule grande agence d'information, l'A.F.P. *: *les nouvelles inexactes et tendancieuses qu'elle a lancées en septembre dernier, au sujet de la réforme du catéchisme, n'ont été démenties ni par elle-même, -- ni par une agence concurrente, car il n'en existe pas en France.*)
« Ce n'est plus l'exactitude des nouvelles publiées qui est en question, mais leur choix, leur présentation, et ce que l'on a convenu de taire. La nouvelle vraie devient fausse par sa seule mise en page, par les omissions qu'elle suppose et par le fait qu'on ne l'a choisie qu'en vue de la vente. »
*A cela, M. Denis de Rougemont ne voit aucun remède du côté de la presse.*
*Le seul remède est une résistance consciente, critique, méthodique du côté des lecteurs *:
« Développer l'esprit critique des esprits exposés à la presse n'est pas seulement possible mais indispensable. Je demande qu'on institue dans les écoles publiques des *cours de lecture des journaux.* » Proposition toute naturelle d'ailleurs, si l'on veut bien se rappeler qu'apprendre à lire à tous ne sert qu'à préparer des lecteurs de journaux dans quatre-vingt-dix-neuf cas sur cent. »
\*\*\*
- ATTENTION, JOURNAUX *! --* On sait à quel point nous sommes profondément d'accord avec les considérations de M. Denis de Rougemont. On le sait, mais on ne comprend pas toujours très bien, et on l'admet moins encore.
*Nous disions, dans l'éditorial de notre numéro* 14, *et nous avons plusieurs fois répété depuis, un peu à la manière d'une devise *:
« Dans l'état actuel de la presse et des méthodes modernes de publicité intellectuelle, *l'esprit critique* est indispensable à quiconque lit régulièrement un journal.
« Sans esprit critique, il deviendrait à son insu *moralement esclave* du journal qu'il lit.
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« Il n'est sans doute aucun journal, en aucun temps, qui mériterait cet esclavage mental. Mais aujourd'hui moins que jamais. »
*Tout le monde s'accorde sur de telles considérations générales.*
*Note particularité, ici, est de les avoir mises en œuvre de façon pratique. Et un grand nombre de lecteurs nous ont témoigné que nous les avions aidé à* APPRENDRE A LIRE LES JOURNAUX.
*Mais cela ne va pas sans provoquer bien des fureurs, car* *nous travaillons dans le concret, sur des exemples précis* (*ou alors, ce n'est pas la peine*)*. Et les journaux, et les journalistes qui subissent cette sorte d'examen critique ont bien rarement l'élégance* (*ou l'humilité*) *de l'accepter de bon cœur...*
*Pourtant, nous ne soupçonnons pas les personnes, nous ne dénigrons pas les intentions, nous examinons les textes : et les auteurs des textes examinés peuvent s'expliquer s'il y a lieu. Ils préfèrent ordinairement se taire sur leurs textes mêmes, et répandre contre nous l'accusation que nous les poursuivrions d'* « *attaques injustes* ». (*Ce qui peut arriver, nous ne sommes pas infaillibles, mais alors qu'on dise clairement* EN QUOI *nous avons pu être injustes, et qu'on n'aille pas inventer que* ce *seraient des* ATTAQUES.) *Ce n'est pas de gaîté de cœur que nous nous exposons ainsi à des hostilités qui parfois tournent à l'aigre et deviennent haineusement inexpiables.*
*Mais ce qui est en cause est trop grave et trop important. Il est indispensable que les lecteurs de la presse apprennent comment avoir une attitude d'esprit méthodiquement critique à l'égard de leurs journaux. Sinon, c'est leur réflexion personnelle, c'est leur conscience, c'est leur vie intérieure qui sont annexées par les procédés actuels de publicité journalistique.*
*C'est pourquoi nous assumons le risque d'encourir les hostilités partisanes et les représailles de tous les sectarismes* (*de droite, de gauche et du centre*)*. C'est pourquoi, d'autre part, nous assumons le risque de paraître parfois pointilleux ou tatillons. Il n'y a pas d'autre moyen que celui-là : appliquer méthodiquement aux journaux les techniques classiques et sûres de la critique des textes.*
*Certes, nous faisons dans cette revue bien d'autres choses que cette tâche ingrate. Mais cette tâche-là est indispensable. Elle est à la base de l'*ÉDUCATION DU LECTEUR DE JOURNAUX (*surtout s'il lit régulièrement le même journal et nourrit pour lui une grande sympathie*)*. Faute d'une méthodique défense critique contre les journaux, nous irions sûrement à un esclavage mental et moral, à un esclavage spirituel.*
\*\*\*
*Certains assurent n'y voir que des* « *querelles de mots* ». *Ils ne comprennent pas, -- ou ils ne veulent pas comprendre. Les* MOTS *du journalisme, systématiquement répétés chaque jour ou chaque semaine, ont le pouvoir d'avilir, de blesser, d'annexer les âmes.*
*La* « *personne humaine* », *sa liberté, sa réflexion, sa vie intérieure doivent aujourd'hui être défendues contre les journaux. Encore un peu de temps, et tout le monde devra bien s'y mettre. Nome originalité n'aura été que de commencer les premiers, non dans le ciel des idées générales, mais dans l'examen de la réalité journalistique concrète, cette critique dont la méthode est mise en œuvre dans le livre :* Ils ne savent pas ce qu'ils disent*.*
\*\*\*
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*Ce devrait être l'une des fonctions assurées par les revues mensuelles, avec le recul dont elles disposent. Non point tout relever, c'est impossible dans l'immense flot de papier imprimé des quotidiens et des hebdomadaires. Mais étudier à fond quelques cas concrets et significatifs, afin de montrer au lecteur comment il peut appliquer à son propre journal les méthodes d'une lecture critique.*
*Nous savons bien, au demeurant, que là se trouve une raison non négligeable, pour laquelle des journaux, quotidiens ou hebdomadaires, qui paraissent très proches de nous, n'aiment pas du tout la revue* Itinéraires. *Nous donnons à leurs lecteurs les moyens non pas de se détacher d'eux, mais de n'en être pas esclaves. C'est la liberté spirituelle de chaque lecteur qui est en cause ici, directement menacée par l'emprise insidieuse mais profonde des publicités journalistiques.*
*Plutôt que de flatter le lecteur dans ses habitudes mentales* (*voire ses partis pris*)*, nous cherchons a le servir : et nous croyons que là se trouve l'un des plus grands services, et des plus actuels, qu'on doive lui rendre aujourd'hui.*
\*\*\*
- *LIVRES POUR ADOLESCENTS ?* -- *Dans les* Études *de février* (p. 283), *nous lisons cette note de M. Jean Rimaud *:
« Trop semblable dans sa présentation à *Signe de Piste,* s'adressant au même public de jeunes adolescents grandissants en milieu scout, la collection « *Jamboree* », aux Éditions Spes, veut être très différente. Le feuillet intérieur de la couverture illustrée ne laisse aucun doute sur ce que les directeurs de « *Jamboree* » pensent de la collection rivale. Ils n'entendent pas amuser leurs jeunes lecteurs avec des aventures gratuites, vraisemblables ou non, relevant de la littérature édifiante. Ils sont, ces lecteurs de 13 à 15 ans, tourmentés par des « problèmes » désireux de « *rendre ce monde un peu moins absurde* » et de « *se tirer honnêtement des pièges de l'existence* ».
« On leur offre donc de la littérature engagée, drame de l'enfant victime de la désunion de ses parents, conversion d'un enfant élevé dans une incroyance sectaire.
« Cette littérature est-elle bien pour de si jeunes lecteurs ? Nous ne le pensons pas.
« On risque tantôt de les troubler en les affrontant à des problèmes qui les dépassent, tantôt de donner à ces problèmes une solution trop facile et de retomber dans la mauvaise littérature édifiante.
« *Le Prince Milou* est tout autre chose, une caricature du roman scout qui aurait pu être drôle et même utile, si une ingrate méchanceté ne faisait grimacer le sourire. »
*Il importait que les parents, les éducateurs, les chefs scouts et leurs aumôniers soient mis en garde. A tous, la note parue dans les* Études *rendra un immense service.*
*Et nous n'en apprécierons que davantage l'excellente collection* Signe de Piste, *destinée aux jeunes de* 12 *à* 16 *ans* (*Éditions Alsatia,* 17, *rue Casette, Paris*)*.*
100:22
### « Ce grand jour »
L'ÉGLISE A TRÈS HEUREUSEMENT RÉTABLI à son heure véritable l'office du Samedi Saint, qui pendant des siècles avait été avancé au matin du samedi. Pourquoi ? Peut-être pour éviter l'affreux vide des tabernacles en cette journée que les apôtres passèrent pourtant dans le deuil et dans les larmes ; pour diminuer aussi la fatigue des longs offices entièrement chantés de la Grande Semaine. Autrefois, d'ailleurs, on était beaucoup plus sûr qu'aujourd'hui d'avoir une assistance dans la journée du samedi. De nos jours on mène une vie fébrile et sans joie au rythme imposé par l'argent ; en ramenant l'office de la Résurrection à son heure véritable, l'Église facilite à nombre de chrétiens l'assistance à des cérémonies qu'ils ne connaissaient guère que par ouï-dire. L'admirable préface pour la bénédiction du cierge pascal peut ainsi leur livrer ses trésors de savoir et de joie. Plaise à Dieu qu'ils n'en profitent pas pour déserter les églises le Dimanche de Pâques.
101:22
Ce grand jour est donc d'abord une grande nuit. « Que maintenant dans les cieux les chœurs angéliques se livrent à la joie... Que la terre elle aussi se réjouisse, illuminée des rayons d'une telle gloire. Qu'illuminée par la splendeur du monarque éternel, elle ressente que le monde entier est délivré des ténèbres, et que notre mère l'Église parée des éclats d'une si grande lumière se réjouisse avec elle...
« C'est en cette nuit que le Christ, ayant brisé les liens de la mort, sortit victorieux des enfers ; car rien ne nous eût servi de naître si nous n'eussions eu le bonheur d'être rachetés... Ô excès incompréhensible de votre charité ! Pour racheter l'esclave, vous avez livré votre Fils ! Ô nécessité du péché d'Adam, puisqu'il a été effacé par la mort du Christ ! Ô heureuse faute, puisqu'elle nous a valu un si grand Rédempteur ! Ô nuit vraiment Heureuse, qui seule a connu le temps et l'heure où le Christ est ressuscité des enfers ! »
Et dans les jours qui suivent, nous chantons, à la messe comme graduel, aux petites heures à la place du capitule l'antienne : « *haec dies...* le voilà ce grand jour ! »
IL NOUS FAUT MÉDITER maintenant pourquoi cette nuit, pourquoi ce jour sont si grands, car nous savons par expérience personnelle combien les chrétiens négligent de vivre de leur foi. « Ils dorment » dit s. Augustin. Dans les fragments de *Clio* qui ont été édités il y a deux ans seulement avec la *Deuxième élégie* XXX*,* Péguy nous dit (p. 355) : « Vous autres, vous lisez l'office du Vendredi Saint. (C'est Clio, la muse de l'histoire qui parle.) Et au fond, vous vous en fichez un peu, vous autres pécheurs... Vous lisez donc l'office du vendredi. C'est presque Pâques pour vous. Déjà les cloches de Pâques sonnent dans votre mémoire... On y est déjà. Vous lisez donc, aussi vous lisez, vous chantez même donc cet office des morts, cet office du vendredi, cet office de la mort, et vous n'y êtes point. Vous n'entendez point cet office effroyable, commémoraison, écho rituel, écho solennel d'une mort mémorable : d'une effroyable agonie. Vous autres chrétiens, vous autres pécheurs, au fond vous vous en fichez.
102:22
Le printemps avance... Vous sentez confusément qu'on travaille pour vous. Vous sentez, vous savez de toute certitude, que tout cela c'est précisément très bien pour vous, que cette angoisse infinie du Juste, que cette anxiété infinie, que cette infinie douleur, que cette souffrance inégalable, que cet appel désespéré... vous savez de toute certitude que c'est très précisément cela qu'il fallait pour balancer le poids énorme. »
Hélas ! Pâques, ce sont les vacances, les premières sorties, la nouvelle robe ; que faisons-nous de « l'entrée dans la Résurrection et la Vie éternelle » ?
L'AUTEUR DE LA VIE nous offre de partager sa vie, dans le temps et hors du temps. Telle est l'histoire de notre salut. Il meurt, nous mourrons. Il est ressuscité, nous ressusciterons : « Sachant que celui qui a ressuscité le seigneur Jésus nous ressuscitera aussi avec Jésus et nous présentera à lui avec vous. » (II Cor. 4-14) A certaines conditions ; il nous faut mourir *comme lui* et nous ressusciterons *comme lui.* « Je suis la vigne véritable et mon Père est le vigneron. Tout sarment en moi qui ne porte pas de fruit, il l'ôte : et tout sarment qui porte du fruit, il l'émonde, afin qu'il porte du fruit davantage... Demeurez en moi et moi en vous. Comme le sarment ne peut porter de lui-même du fruit s'il ne demeure dans la vigne, ainsi, vous non plus, si vous ne demeurez en moi. Celui qui demeure en moi et moi en lui, celui-là porte beaucoup de fruits, parce que, *hors de moi, vous ne pouvez rien faire.* » Qui n'admirera la simplicité paysanne de la Sagesse éternelle ; ces répétitions si utiles mais calquées sur les manières méditatives des vignerons de tous les temps et de tous les pays !
Et Jésus continue : « Demeurez en mon amour. » Puissions-nous nous-mêmes répéter incessamment ces paroles, il n'est pas de meilleure recette pour la vie contemplative. Ne nous détachons point de la vigne ; c'est en vertu de cette union que la résurrection de Notre-Seigneur nous est communiquée et s'applique à nous-mêmes ;
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c'est pour que nous puissions demeurer dans cette union que Notre-Seigneur nous fait demander : Que votre nom soit sanctifié sur la terre comme il l'est au ciel (par toi, ô Christ). Que votre règne arrive sur la terre comme au ciel (avec toi, ô Christ). Que votre volonté soit faite sur la terre comme elle l'est au ciel, c'est-à-dire dans l'amour (en toi, ô Christ).
Or, la Résurrection de Notre-Seigneur est le gage de toutes ces promesses et c'est pourquoi l'Église en fait *le Grand Tour* de toute sa liturgie. « Nous prêchons, dit l'apôtre, une sagesse de Dieu mystérieuse et cachée que Dieu avant les siècles avait destinée pour notre glorification. » (I Cor. 2, 7) -- « Il nous a fait revivre avec lui nous remettant nos péchés, effaçant la cédule de condamnation, l'abolissant et l'attachant à la croix. » (Colos. 2, 13) -- « Il nous a ressuscités ensemble et nous fait asseoir ensemble dans Les cieux avec Jésus Christ. » (Eph. 2, 6)
Les chrétiens croient bien que Jésus est ressuscité, mais ne se soucient pas assez d'en tirer profit pour la foi. La foi est un don de Dieu, direz-vous ; mais Dieu brûle de la répandre ; il a mis pour cela une seule condition, la prière, qui est la seule condition pour recevoir communication des trésors de l'amour divin. Pourquoi ? En ce point est caché le mystère de notre liberté et la liberté nous fait capables de Dieu suivant notre nature, objets d'amour et source d'amour. Combien de païens, dans les obscurités de la religion naturelle, ont prié Dieu tel qu'ils le connaissent de les sortir de la Fatalité ! Eschyle est rempli de ce désir, et le saint homme Job. Au Dimanche de la Quinquagésime, s. Luc raconte l'épisode de l'entrée à Jéricho, que tout le monde a dans la mémoire. L'aveugle crie : « Fils de David, ayez pitié de moi ! » Ceux qui précédaient Jésus le reprenaient rudement pour qu'il se tût. Mais il criait encore plus fort : « Fils de David, ayez pitié de moi ! » Et l'Église à l'antienne de prime de ce même jour reprend le récit en disant :
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« Jésus était en voyage et approchait de Jéricho, et un aveugle l'appelait, *pour mériter de recevoir la lumière.* » Ainsi se trouve exprimé sur une mélodie délicieuse, le mystère de la grâce et de la liberté. La liberté est d'un prix infini, mais dans le train du monde, elle est toute petite et presque cachée comme une pierre précieuse ; surveillez-la bien, il est très facile de l'égarer.
Nous sommes inattentifs à de si grandes grâces et à de tels mystères. La foi devrait suffire à nous faire désirer le ciel et pratiquement, nous dédaignons l'exemple de Jésus. *Nous ne désirons pas l'imiter.* Nous croyons pouvoir profiter de ses grâces sans avoir à le suivre ; et pourtant « il est la voie, la vérité, la vie ». Refuser d'imiter Jésus, c'est refuser sa vie qui est éternelle. C'est devenir incapable d'aimer réellement le prochain, car l'amour du prochain ne peut venir que de l'amour de Dieu, et l'union des âmes s'opère par un travail qui nous fait éliminer les imperfections de notre nature personnelle et excuser celles des autres. L'amour spirituel qui naît ainsi est un rayon du ciel sur la terre. Sa nature est telle que si nous ne savions par la Révélation qu'il vient de Dieu pour aboutir à Dieu, nous serions cependant obligés de penser qu'il est immortel, car il ne dépend ni du temps ni de l'espace. Ses moyens d'expression passent par notre corps, bien entendu, et il lui est même donné de pacifier les mouvements des nerfs et du sang, mais il n'en dépend pas. Les peuples primitifs, dont l'esprit n'est pas étouffé par l'outillage et les préoccupations matérielles, dont les problèmes économiques se bornent à s'assurer le pain de chaque jour (le seul que nous fasse demander le Seigneur Jésus) ces peuples primitifs ont su faire cette distinction et c'est celle que Platon met sur les lèvres de Socrate mourant : la *simplicité* de l'âme montre qu'elle n'est pas matérielle, n'étant ni composée, ni divisible selon l'espace, ni vieillissante selon le temps. Tous les temps, toutes les races ont eu des hommes supérieurs pour conduire leurs frères. Les grottes de la Vézère ont eu leur Platon.
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Melchisédech, sans Abraham, était un homme préhistorique ; qu'il ait eu vingt ans, trente ans de plus et il le restait. Peut-être son crâne avait-il une visière sus-orbiaire et le chignon occipital, car ce peuple de Chanaan fut métissé de Néandertaliens ! Quelle folie de juger des capacités de l'âme par la forme d'un crâne ! Mais les évolutionnistes sont fiers du leur et ils sont heureux de penser qu'ils sont ce que l'humanité a jamais produit de meilleur.
IL FAUT DONC DEMANDER à la foi les bases solides de notre comportement et repousser les tentations d'une science à qui sa nature interdit d'aborder les questions métaphysiques. « Ne savez-vous pas qu'un peu de levain fait lever toute la pâte ? Mes frères, débarrassez-vous du vieux levain pour être une pâte nouvelle... » Celle qui peut être unie dans le festin sacré à l'agneau pascal immolé pour nous, dans cette « nuit qui unit le ciel à la terre, les choses divines et les choses humaines » comme dit la bénédiction du cierge pascal. Cette nuit est la nuit de la foi ; ne cherchez point de grâce ailleurs. Et l'Église place ici le renouvellement des promesses du baptême par lesquelles nous renonçons à Satan, à ses pompes et à ses œuvres, c'est-à-dire au monde, à ses vanités, à ses tentations. Car, dit S. Ambroise, « quel est le commencement de la sagesse, sinon renoncer au siècle ? » Ce qui peut se faire dans toutes les situations. Un père de famille peut désirer gagner davantage afin de donner à ses enfants une éducation soignée et pour cela travailler davantage ou chercher une situation plus lucrative. Ce n'est pas s'engager dans le siècle, c'est faire son devoir. Tout dépend de ce qu'on entend par éducation soignée. Il ne faut jamais risquer l'âme des enfants pour des avantages matériels, et le souci d'une éducation chrétienne amène souvent des sacrifices d'argent et de situation. Voilà comme un laïc peut renoncer au siècle tout en paraissant agir comme tout le monde.
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Saint Joseph et Marie ont connu les soucis matériels et moraux de toute famille chrétienne. Ils ont vécu dans un monde très corrompu et tourné, même chez les Juifs observants, vers les succès matériels ; ils ont vécu dans le monde comme n'en n'étant pas. C'est possible pour nous avec la grâce de Dieu, car c'est un *esprit* qui gouverne intérieurement les actes les plus ordinaires, comme le manger et le boire : « Quoi que vous fassiez, soit que vous mangiez, soit que vous buviez, faites tout pour la gloire de Dieu » ; et « la Sagesse du monde est sottise au regard de Dieu ».
La « Sagesse de Dieu » a montré sa gloire à la sagesse humaine, et l'Église chante en ces termes les premiers témoins du fait extraordinaire et glorieux, la Résurrection du Christ, gage des destinées futures de l'humanité :
*L'ange du Seigneur dit aux femmes *: « *Qui cherchez-vous *? *C'est Jésus que vous cherchez *? *Il est ressuscité déjà -- venez et voyez, alleluia ! -- Vous cherchez Jésus de Nazareth, le crucifié *? *Il est ressuscité, il n'est pas là. -- Venez et voyez, alleluia !* »
Répétons donc avec les anciens Juifs qui n'ont connu que les figures et les promesses :
« *J'ai été dans la joie quand on m'a dit : Nous irons fans la maison du Seigneur.* »
D. MINIMUS.
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## Enquête sur la Corporation
### Parenthèse sur l'imposture syndicale de Jouhaux à Bothereau
DANS NOTRE PROCHAIN NUMÉRO, l'on trouvera la réponse de notre ami Georges Dumoulin à l'enquête sur la corporation. Que on veuille bien m'excuser d'en retarder d'un mois encore la publication. La présente « parenthèse » concerne une petite infamie d'un très gros personnage officiel, mais très mince personnage réel, qui ne mériterait d'ailleurs pas un instant d'attention si l'on ne considérait que le personnage lui-même.
Mais M. Bothereau, principal dirigeant de l'organisation dite, par une double antiphrase, *Force ouvrière,* nous fournit l'occasion d'une trop précieuse leçon de choses pour que nous la laissions passer.
#### Ni « Force », ni « Ouvrière ».
La Centrale syndicale *Force ouvrière* a eu le mérite de naître d'une rupture avec la C.G.T. colonisée par le Parti communiste. Comment elle a gâché toutes ses chances par son bureaucratisme enlisé dans un verbiage idéologique véritablement antédiluvien, ne comprenant rien à l'évolution actuelle de la société industrielle ni aux aspirations nouvelles du monde ouvrier, on pourrait en faire la lamentable histoire. Le résultat suffit, il est net : à deux ou trois exceptions près -- exceptions tenant aux militants locaux et non à la Centrale -- *Force ouvrière* est une façade dont les portes ouvrent sur un désert. Cette Centrale n'a rien d'une *force,* et pas grand chose *d'ouvrier.*
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Léon Jouhaux et Georges Dumoulin.
Dans son organe hebdomadaire qui, par la même antiphrase, s'intitule également *Force ouvrière* ([^47]), M. Bothereau compare l'exemple de Léon Jouhaux et celui de Georges Dumoulin. Et c'est l'exemple de Georges Dumoulin qu'il flétrit ; et c'est l'exemple de Léon Jouhaux qu'il propose. Qu'il *se* propose, sans doute. Car il est en chemin. Le « syndicaliste » officiel, devenu une sorte de haut fonctionnaire bourgeois, voilà l'idéal de M. Bothereau. Léon Jouhaux ! Quel programme...
M. Bothereau veut faire croire à ses lecteurs que Georges Dumoulin « VIENT DE SOMBRER ». Mais oui. De sombrer « DANS LA BIGOTERIE » *Bigoterie,* cela veut dire (voyez Littré) : « *une dévotion étroite et superstitieuse* ». On se demande où M. Bothereau a pris cela. Où il a vu que Georges Dumoulin serait tombé dans une dévotion étroite et superstitieuse. Et ce qu'il en sait donc. Mais M. Bothereau se moque bien de savoir. Il n'a rien appris et rien oublié. Il est le type même de ces politiciens du syndicalisme, rétrogrades et réactionnaires, qui veulent nous faire revenir en arrière, au temps où la défense ouvrière se confondait avec l'anti-cléricalisme. Il ne sait même pas que l'anticléricalisme fut une voie de garage suggérée au mouvement ouvrier *par le capitalisme libéral,* pour maintenir ses privilèges et faire diversion.
Il n'y a qu'un *bigot* dans l'affaire, et c'est M. Bothereau, qui porte une *dévotion étroite et superstitieuse,* et immobiliste, aux formes d'avant-hier du socialisme et du syndicalisme, M. Bothereau est une butte-témoin comme les géographes en trouvent au milieu du désert, survivance d'un autre âge, aveugle et sourd. Que *sait* donc M. Bothereau ?
Georges Dumoulin, après toute une vie militante, a entendu renaître en lui la voix du petit garçon baptisé, il est redevenu chrétien, il a retrouvé l'Évangile. Il l'a dit dans ses articles d'*Itinéraires,* que M. Bothereau n'a probablement pas lus et certainement pas compris. Ces articles qui vont au cœur de tout travailleur n'éveillent aucune idée et aucun sentiment dans la conscience d'un politicien du bureaucratisme syndical. Georges Dumoulin est un travailleur manuel. Le seul travail manuel de M. Bothereau consiste à porter une serviette sous son bras. On connaît cela.
109:22
La promotion ouvrière à la Jouhaux.
La différence fondamentale entre Georges Dumoulin et Léon Jouhaux est que Léon Jouhaux a fait une carrière très profitable dans le « syndicalisme ». Léon Jouhaux a résolu le problème de la pauvreté : mais celui de sa pauvreté personnelle. Il est devenu un riche bourgeois. Un personnage dans la société. Un nanti. M. Bothereau trouve cet exemple très intéressant et le considère avec une dévotion étroite et superstitieuse. Le bigot Bothereau met beaucoup de bonne volonté, à défaut de talent, à marcher sur les traces dorées de Léon Jouhaux.
Georges Dumoulin a toujours refusé de faire carrière, parce qu'il avait autre chose à faire. On peut ne point partager ses convictions d'hier et d'aujourd'hui. Mais tous les travailleurs qui l'ont connu lui ont donné leur respect et leur affection. Ils lui ont donné leur estime. Il est resté pauvre, il est resté un homme du travail, méprisant l'enrichissement politicien. Les syndicaux doivent en effet choisir entre la vie de Georges Dumoulin et la carrière de Léon Jouhaux. On voit bien que M. Bothereau a choisi sans hésitation. Qu'il ne s'étonne pas du mépris où le tiennent les travailleurs.
La promotion ouvrière, dans la tradition de Léon Jouhaux, c'est la promotion d'ex-ouvriers, si même ils le furent jamais, hissant leur personne au niveau des intrigues politiciennes, et des profits qui y sont attachés, par lesquels se gouverne la République ; c'est leur entrée dans les domaines où se joue le jeu du pouvoir et de l'argent. Ils y deviennent de faux intellectuels et de faux bourgeois. Un véritable bourgeois, comme un véritable intellectuel, comme un véritable ouvrier, est un homme qui a un métier et qui travaille. La promotion ouvrière à la Léon Jouhaux fait de quelques privilégiés de la bureaucratie syndicale des hommes qui ne travaillent pas et qui ont pour métier de parler du travail des autres. Des hommes qui ne sont véritablement ni des ouvriers, ni des intellectuels, ni des bourgeois ; mais des exploiteurs : car la lutte de classe, ils ne la subissent ni ne la mènent ; ils l'excitent et ils en vivent, ce qui est tout autre chose.
110:22
Le mépris des travailleurs pour les Bothereau.
Tout cela fait une assez belle imposture. Une imposture politique, fragile comme un château de cartes, que les hommes politiques pourront renverser d'un revers de main quand ils le voudront. A condition d'être de véritables hommes politiques, ce qui est fort rare dans notre société de grimaces et de faux-semblants.
Les hommes de gauche connaissent cette imposture, mais ils la tolèrent parce qu'ils croient y trouver quelque avantage, et un moyen d'effrayer les hommes de droite. Les hommes de droite sont dupes de cette imposture, parce qu'ordinairement ils ne connaissent rien aux réalités syndicales. Le patronat laisse vivre cette imposture, parce qu'il pense que ce ne sont pas ses affaires ; et aussi parce qu'il trouve une commodité (immédiate et superficielle) dans l'existence de ce faux syndicalisme qui ne représente rien et qui est incapable et impuissant.
Les travailleurs ne sont ni dupes ni complices des Bothereau. Les travailleurs voient très bien quels Bothereau sont installés dans les Centrales syndicales, Force ouvrière, C.F.T.C., C.G.T. (pour la C.G.T., l'existence de l'appareil communiste pose en outre des problèmes d'un autre ordre). Les travailleurs savent aussi que les dirigeants de la C.F.T.C. ou de F.O. ne sont pas *tous* des Bothereau, et que l'on compte parmi eux quelques véritables militants ouvriers : minorité infiniment honorable et respectable, mais qui est paralysée par la bureaucratie politicienne des Centrales syndicales. Quelques travailleurs adhèrent encore à Force ouvrière, pour des raisons locales, parce qu'ils ne savent pas où ils pourraient aller, parce qu'ils s'organisent eux-mêmes, dans telle entreprise ou tel département : mais ce n'est point par amour des Bothereau, c'est *malgré* leur présence.
Le mépris silencieux des travailleurs pour les Bothereau se manifeste par ce simple fait : il n'y a pas actuellement un ouvrier français sur dix qui soit cotisant régulier à une Centrale syndicale, quelle qu'elle soit. On parle poliment de « désaffection », pour ne pas avouer qu'il s'agit d'un *mépris* glacé et total. Force ouvrière, dans cette course au mépris, remporte la palme, et de très loin.
111:22
La plus grande partie des cotisants et des militants syndicaux est aujourd'hui formée par les travailleurs *les moins* défavorisés dans leurs conditions de travail et de rémunération ; et d'autre part, et surtout, par des employés et par des fonctionnaires ou assimilés. Auprès des ouvriers les Bothereau ne font plus recette.
Mais les Bothereau font encore impression sur les hommes politiques, sur les bourgeois, sur les directeurs de journaux, sur les intellectuels, qui ignorent à peu près tout des réalités sociales, et spécialement des réalités ouvrières.
Et quand M. Joseph Folliet invoque l'expérience qu'il a du « syndicalisme ouvrier », j'ai bien peur qu'il ne soit souvent tombé sur des Bothereau, Les Bothereau ne servent plus qu'à cela : à se faire prendre pour d'importants personnages par les bourgeois de la politique et du journalisme, Quand M. Folliet me dit que le mot de *corporation* est mal vu dans le « syndicalisme ouvrier » il me semble que c'est surtout *la réalité d'une organisation professionnelle dépassant la lutte de classe* qui est mal vue. Elle est mal vue PAR CEUX DONT LE MÉTIER EST D'EXCITER LA LUTTE DE CLASSE, DE L'EXPLOITER, D'EN VIVRE. Mais les travailleurs se moquent bien du *mot* de « corporation » ou de n'importe quel autre : ils jugent d'après les résultats concrets, dans *leur* usine.
112:22
M. Folliet pourrait utilement remarquer en outre qu'il y a quelque chose qui est encore plus mal vu par les Bothereau que la « corporation » : et c'est la foi chrétienne. A la seule annonce que Georges Dumoulin a retrouvé la réalité de son baptême et la fidélité à son baptême, M. Bothereau s'écrie qu'il a « sombré dans la bigoterie ». Il y aurait là aussi un précieux thème de réflexion pour les savants sociologues de la *Chronique sociale ;* mais ce n'est pas dans les livres qu'ils le trouveront.
\*\*\*
ON PARLE BEAUCOUP de « démystification ». Il serait temps que les intellectuels bourgeois se rendent compte qu'ils sont les derniers à être pleinement dupes de la mystification syndicale. S'ils veulent -- et beaucoup d'entre eux le veulent très sincèrement -- aider les travailleurs en vue d'une promotion ouvrière, qu'ils s'occupent d'abord de connaître, mais de connaître personnellement, les militants ouvriers, mais les militants de la base. Ceux qui travaillent en usine et non pas ceux qui ont pour outils la serviette et le micro, dans les congrès. Qu'ils s'occupent ensuite de leur donner les moyens de créer de véritables associations syndicales. L'histoire des mouvements ouvriers montre qu'ils ont existé par une collaboration entre des « ouvriers », des « intellectuels » et des « bourgeois ». Le slogan fameux selon lequel « la libération des travailleurs sera l'œuvre des travailleurs eux-mêmes » contient une part de vérité, -- mais justement : ce slogan a été inventé et diffusé par des intellectuels bourgeois.
La « bourgeoisie » et les « intellectuels » accordent aujourd'hui beaucoup d'attentions et d'honneurs aux Bothereau. C'est le contraire d'une collaboration des classes et c'est le contraire d'un progrès social, car c'est une nouvelle forme d'exploitation : l'exploitation syndicale au profit de la promotion politicienne de quelques-uns, selon l'exemple de Léon Jouhaux.
Et les véritables militants ouvriers n'arrivent pas à se libérer du syndicalisme à la Bothereau, ils n'arrivent pas à s'organiser parce qu'ils ne trouvent pas, chez suffisamment d' « intellectuels » et de « bourgeois », ce minimum d'attention, d'aide, de collaboration sans lesquelles aucun mouvement ouvrier n'a jamais pu prendre le départ.
J. M.
113:22
## DOCUMENTS
### Discours de Pie XII sur saint Thomas d'Aquin
*Le* 14 *janvier, le Saint-Père a reçu en audience les Supérieurs, professeurs et élèves de l'Athénée Pontifical* « *Angelicum* »*, avec à leur tête le Révérendissime Père Michel Brown, Maître général de l'Ordre de saint Dominique.*
*A cette occasion, le Souverain Pontife a prononcé un discours sur saint Thomas d'Aquin, où il a insisté principalement sur les points suivants :*
1*. -- Ce que saint Thomas a surtout enseigné, c'est la soumission au magistère de l'Église, tant ordinaire qu'extraordinaire, y compris dans les questions qui concernent l'ordre naturel et humain.*
2*. -- L'importance incomparable de l'Écriture sainte : celle-ci ne doit jamais être absente des activités intellectuelles ; les Commentaires de saint Thomas sur l'Ancien et le Nouveau Testament, et particulièrement sur les Épîtres de saint Paul, sont au nombre de ses plus grandes œuvres théologiques.*
3*. -- Les principes et les points capitaux de la doctrine de saint Thomas doivent être maintenus en théologie et en philosophie.*
4*. -- La primauté revient à la charité, comme l'enseignait saint Thomas lui-même : c'est à condition de cultiver la charité que les travaux intellectuels ne seront pas nuisibles, mais au contraire aideront à gravir les degrés de la perfection évangélique.*
*Ce discours a été prononcé en latin. En voici la traduction française intégrale publiée par* L'OSSERVATORE ROMANO*, édition française, numéro du* 24 *janvier :*
De vous voir ici assemblés, supérieurs, professeurs, étudiants de l'Athénée Pontifical « Angelicum » cela Nous procure une joie singulière ; joie d'autant plus grande en ce moment que, donnant suite à Notre désir et au vôtre, il Nous est enfin loisible de vous accueillir ce matin, de vous voir en Notre présence, de vous adresser la parole.
114:22
Mais avant de vous dire certaines choses qui vous seront utiles -- Nous espérons que, la grâce aidant, il en sera ainsi -- Nous vous félicitons volontiers et sans réserve des développements de votre Athénée. Aux Facultés de théologie, de droit canon, de philosophie se sont ajoutés deux Instituts, l'un d'ascétique et de mystique, l'autre de sciences sociales ; le nombre des professeurs a augmenté ; la doctrine et les écrits de saint Thomas d'Aquin sont plus profondément explorés et plus largement diffusés. Tout cela, Nous le constatons, Nous l'approuvons et le louons, comme il se doit.
Votre Athénée Pontifical -- dont Nous sommes heureux de saluer le Grand Chancelier, Notre cher fils Michel Brown, votre Maître Général ici présent -- a été créé dans le but de répandre dans le monde entier, tel un phare très brillant, l'éclat de la sagesse thomiste.
Vous fêterez bientôt le cinquantenaire de votre Institution, et déjà Nous aimons à Nous représenter la joie que vous procurera ce mémorable événement. A juste titre du reste, car ce qui en ce temps-là était espoir mêlé d'inquiétude et simple début d'une entreprise, connaît à présent des résultats extrêmement favorables, et ce grâce à la très puissante protection de votre céleste Patron et au labeur du si nombreux et éminent corps académique de votre Institution. Sans nul doute, si celle-ci s'est acquis une renommée illustre « dans la maison de Dieu, qui est l'Église du Dieu vivant, colonie et fondement de la vérité » (1 Tim. 3, 15), c'est ayant tout parce que l'Angelicum pénètre avec soin et diffuse largement les enseignements de saint Thomas d'Aquin. Il est bon le chemin que vous poursuivez dans le sillage lumineux de ce Guide supérieur, tout orné d'éminentes vertus.
Dans les prières liturgiques adressées à Dieu le jour de la fête de saint Thomas d'Aquin, l'on implore ces deux importants et augustes bienfaits : ... de bien comprendre ce qu'il a enseigné et de l'imiter, en accomplissant ce qu'il a fait (Oraison de la fête).
L'essentiel de l'enseignement thomiste :\
soumission entière à l'Église.
Eh bien ! Nous posons la question : qu'est-ce donc que l'Aquinate a surtout enseigné ? Où donc trouve résumé son enseignement spécifique, comme en une première ébauche apte à nous instruire ?
115:22
C'est l'évidence même : par la parole et par les exemples de sa vie il a enseigné à ceux surtout qui cultivent les sciences sacrées, mais aussi à ceux qui s'adonnent aux recherches rationnelles de la philosophie, *qu'ils doivent à l'autorité de l'Église catholique soumission entière et respect souverain* (cfr. S. Th. 3 p. Suppl. q. 29, a. 3. Sed contra 2 ; et 2a-2ae p. q. 10 a. 12 in c.).
La fidélité de cette soumission à l'autorité de l'Église se fondait sur la persuasion absolue du saint Docteur que le magistère vivant et infaillible de l'Église est la règle immédiate et universelle de la vérité catholique.
Suivant l'exemple de saint Thomas d'Aquin et des membres éminents de l'Ordre dominicain, qui brillèrent par leur piété et la sainteté de leur vie, dès que se fait entendre la voix du magistère de l'Église, *tant ordinaire qu'extraordinaire,* recueillez-la, cette voix, d'une oreille attentive et d'un esprit docile, vous surtout, chers fils, qui par un singulier bienfait de Dieu vous adonnez aux études sacrées en cette Ville auguste, auprès de la « Chaire de Pierre et l'église principale, d'où l'unité sacerdotale a tiré son origine » (S. Cypr, Epist. 55, c. 14). Et il ne vous faut pas seulement donner votre adhésion exacte et prompte aux règles et décrets du Magistère sacré qui se rapportent aux vérités divinement révélées -- car l'Église catholique et elle seule, Épouse du Christ, est la gardienne fidèle de ce dépôt sacré et son interprète infaillible ; mais *l'on doit recevoir aussi dans une humble soumission d'esprit les enseignements ayant trait aux questions de l'ordre naturel et humain *; car il y a là aussi, pour ceux qui font profession de foi catholique et -- c'est évident -- surtout pour les théologiens et les philosophes, des vérités qu'ils doivent estimer grandement, lorsque, du moins, ces éléments d'un ordre inférieur sont proposés *comme connexes et unis aux vérités de la foi chrétienne et à la fin surnaturelle de l'homme.*
Importance incomparable\
de l'Écriture Sainte.
Que le théologien, suivant en cela l'exemple de l'Aquinate, se fasse aussi une loi de compulser et de scruter avec grand soin et persévérance les Saintes Écritures, qui sont d'une importance incomparable pour ceux qui s'appliquent à l'étude des sciences religieuses :
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car au témoignage même du saint Docteur, « ses arguments (de la doctrine sacrée) propres et certains lui viennent des documents de l'Écriture canonique... car notre foi repose sur la révélation faite aux apôtres et aux prophètes, qui ont écrit les livres canoniques, non sur quelque autre révélation, s'il en existe, faite à des docteurs privés » (S. Th. I p. q. 1 a. 8 ad 2). Lui-même conforma toujours sa conduite à ses enseignements. En effet, ses Commentaires sur les livres de l'Ancien et du Nouveau Testaments, et en tout premier lieu des Épîtres de saint Paul, au dire des meilleurs juges en la matière, se distinguent par tant de profondeur, de finesse et de discernement, qu'ils peuvent être comptés parmi les plus grandes œuvres théologiques du Saint et sont estimés comme fournissant à ces œuvres mêmes un complément biblique important. C'est pourquoi si quelqu'un les négligeait, On ne pourrait dire de lui qu'il fréquente le Docteur Angélique de façon intime et parfaite. Que l'étude et l'habitude des Saintes Écritures, qui furent sans cesse mêlées aux approfondissements théologiques de l'Aquinate et consolèrent ses derniers moments, ne soient donc jamais absentes de vos activités intellectuelles ni du comportement coutumier de votre vie intérieure.
Théologie et philosophie.
En outre Nous estimons digne de spéciale recommandation l'étude spéculative de la théologie thomiste, laquelle vous doit être fort à cœur, de par le précepte même de votre dernier Chapitre d'élections : « La Théologie Thomiste spéculative fut toujours le singulier patrimoine de votre Ordre » (Acta Capit. Gener. elect. 1955, n. 113). Qu'en votre Athénée la théologie soit donc florissante, toujours en faveur et en parfaite estime, cette théologie pour laquelle le très illustre Aquinate revendiqua justement, en son temps, les prérogatives d'une vraie science et d'une vraie sagesse, et à laquelle il attribua la primauté sur toutes les doctrines et tous les arts (cfr S. Th. 1 p. q. 1 a. 5).
De cette théologie, Nous avons Nous-mêmes, dans l'Encyclique *Humani generis,* soutenu ouvertement les principaux mérites, contre certains sectateurs de nouveautés (cfr. *Acta Ap. Sedis* a. 42, 1950, pag. 573). En ce qui concerne les diverses questions théologiques à traiter, s'il est juste de ne point sous-estimer les progrès réalisés par les sciences historiques et par les sciences expérimentales, il faut néanmoins maintenir avec soin les principes et les points capitaux de la doctrine de saint Thomas.
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Nous estimons devoir en dire autant, toutes proportions gardées, pour ce qui a trait aux études de philosophie.
Primauté de la charité.
Après avoir admiré, des yeux de l'esprit, la sagesse quasi angélique de votre Guide et Maître, méditez maintenant avec Nous ses vertus, afin de vous appliquer dans un effort continu à les traduire dans votre conduite. Lui-même, à n'en pas douter, ordonna à son progrès spirituel ces maximes de l'apôtre saint Paul : « Si j'avais le don de prophétie, et que je connaisse tous les mystères et toute la science... mais que je n'aie pas la charité, je ne suis rien » (1 Cor. 13, 2) et « La science enfle, mais la charité édifie » (1 Cor. 8, 2). Bien que saint Thomas cultivât de tout son cœur les doctrines d'ordre spéculatif, il reconnut cependant que la primauté revient à la charité, que les autres vertus servent comme une reine au diadème plus étincelant : c'est d'elle en effet que la foi reçoit sa vitalité, et les dons de l'Esprit Saint leur force ; d'elle encore qui vient à la contemplation des mystères de Dieu, la flamme secrète qui l'alimente. Cultivez donc, vous aussi, la charité avec un grand zèle et un effort constant, et avec elle les sentiments d'une piété vivante ainsi que les autres vertus, exigées par votre condition et votre état, afin que les études austères où vous vous plongez, bien loin de vous nuire, vous aident à gravir les degrés de la perfection évangélique. En même temps que les vertus surnaturelles, gardez avec un soin vigilant vos vœux de religion et les règles de votre Institut particulier ; que la sainte liturgie vous tienne à cœur et soit votre joie ; que de vos lèvres, bien mieux, de votre cœur, jaillissent fréquemment, ainsi que d'une riche veine, de fervents entretiens sur les choses de Dieu ; que vous ayez enfin tout ensemble pour fidèle compagnon et éveilleur de pensées élevées l'amour de la vérité et la vérité de l'amour.
Conclusion.
Avant que de clore Notre discours, Nous voulons proposer à vos réflexions et résolutions quelques très belles paroles de saint Bonaventure, qui était uni à saint Thomas d'Aquin par les liens d'une bienveillante amitié :
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« Que personne ne croie que puissent suffire la lecture sans l'onction, la spéculation sans la dévotion, la recherche sans l'admiration, l'effort de l'esprit sans les transports du cœur, la science sans la charité, l'intelligence sans l'humilité, l'étude sans la grâce divine, l'image reflétée sans la sagesse communiquée par Dieu... Exerce-toi donc, homme de Dieu, à stimuler en toi le tourment de la connaissance avant que de porter ton regard sur les rayons de la sagesse, réfléchis en son miroir, de peur que, par le réfléchissement même des rayons, tu ne tombes dans un plus profond abîme de ténèbres » (S. Bonaventure, *Itinerarium mentis in Deum,* n. 4).
Enfin, comme gage du secours de Dieu, de qui vient la charité et qui est charité, que vous soit de bon augure la Bénédiction Apostolique que très volontiers et affectueusement Nous donnons à vous tous, à ce que vous avez entrepris et à vos projets les plus chers.
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#### Parmi les livres reçus
DOCUMENTS PONTIFICAUX DE S.S. PIE XII : *Année 1955*, réunis et présentés par Mgr Simon Delacroix, préface de S. E. le Cardinal Ottaviani, pro-secrétaire de la Suprême Congrégation du Saint-Office (Éditions Saint-Augustin, Saint-Maurice, Suisse ; vente en France : Société de diffusion d'éditions catholiques, 23, rue Visconti, Paris VI^e^).
S. Exc. Mgr CHAPPOULIE : *Luttes de l'Église :* 1*. --* *Perspectives missionnaires* (Éditions Fleurus).
R.P. LOMBARDI s.j. : *Pie XII pour un monde meilleur,* traduit de l'italien par J. Thomas d'Hoste ; tome I : *Les premiers pas du mouvements ;* tome II : *Préannonce du mouvement* (Édition de la Colombe, 5, rue Rousselet, Paris VII^e^).
Chanoine Raymond VANCOURT : *Pensée moderne et philosophie chrétienne* (Fayard)
J.V. LANGMEAD CASSERLEY : *Absence du christianisme ; l'apostasie du monde moderne,* traduit de l'anglais par Henri Rambaud, préface du R.P. Louis Bouyer, de l'Oratoire (Desclée de Brouwer).
R.P. CHENU, o.p. : *La théologie est-elle une science *? (Fayard)
Georges DUHAMEL, de l'Académie française : *Problèmes de l'heure* (Mercure de France).
Louis LEPRINCE-RINGUET, de l'Académie des sciences : *Des atomes et des hommes* (Fayard).
François SAINT-PIERRE : *Le drame du logement mis à nu.* Lettre-préface de S.E. le Cardinal Feltin.
André ARNOUX : *L'appel intérieur* (Nouvelles Éditions Latines).
Léon ÉMERY : *Le drame romantique* (Les Cahiers libres, 37, rue du Pensionnat, Lyon).
Pierre TAITTINGER : *Et Paris ne fut pas détruit,* édition définitive (Nouvelles Éditions Latines).
Roger BESUS : *Barbey d'Aurevilly* (Éditions universitaires).
Robert POULET : *Les Ténèbres, roman* (Plon).
Louis MÉGEVAND : *Le vrai Salazar* (Nouvelles Éditions Latines).
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## Note de gérance
#### Tour d'horizon et perspective d'avenir
Où en sommes-nous, après les appels que nous avons lancés à nos amis par nos lettres-circulaires du 21 novembre et du 9 décembre 1957, et par l'éditorial de notre numéro de janvier ?
Nous pouvons maintenant faire un tour d'horizon, appuyé d'autre part sur les constatations qui résultent des réponses faites à notre questionnaire ([^48]).
Les perspectives d'avenir qui en résultent sont assez précises, -- et assez exigeantes.
Constatations et résultats.
1. -- De la fin de novembre au milieu de janvier, nos amis ont souscrit 303 abonnements de soutien, venant de 211 souscripteurs (un certain nombre de souscripteurs ont souscrit deux ou plusieurs abonnements de soutien ; d'autres, en revanche, n'ont pu souscrire qu'une partie d'abonnement de soutien). Cette souscription s'est ralentie puis à peu près arrêtée durant la seconde quinzaine du mois de janvier.
Nous remercions très vivement ces souscripteurs, pour la plupart amis inconnus, qui répondent régulièrement, avec une générosité magnifique -- et souvent un véritable esprit de sacrifice -- à nos appels.
120:22
2. -- Il existe donc, éparpillés d'un bout à l'autre de la France, ne se connaissant généralement pas les uns les autres, et dans la plupart des cas, ne nous connaissant pas personnellement, des lecteurs, en nombre limité mais déjà important, qui sont beaucoup plus que des lecteurs, et qui apportent une contribution efficace et décisive à l'existence de la revue *Itinéraires.*
La question est posée de savoir s'ils désirent se grouper en une association ou société qui reconnaîtrait, de manière au moins honorifique, la part décisive qu'ils prennent à la vie de la revue. Et qui, d'autre part, pourrait éventuellement articuler et organiser leurs efforts. Nous les invitons à nous écrire leur sentiments à ce sujet.
3. -- Le développement de la souscription a été contemporain de l'accroissement de nos difficultés matérielles, qui demeurent sérieuses :
*a*) la hausse de tous les prix affecte, depuis octobre-novembre, les budgets modestes et moyens : un nombre sensible d'abonnés nous écrivent leur désolation de ne pouvoir se réabonner cette année, non point principalement parce que le prix de l'abonnement a dû passer de 1500 à 2000 francs, mais surtout parce qu'ils sont obligés d'effectuer des compressions et retranchements dans leurs dépenses ;
*b*) nos services de propagande à des adresses sélectionnées, principal moyen de progrès de la revue, et principale source d'abonnés nouveaux, ont été presque complètement interrompus, comme nous l'avons annoncé.
Les résultats de la souscription de décembre et janvier ne sont pas tels qu'ils nous permettent -- actuellement d'établir ces services de propagande à un niveau numériquement satisfaisant pour trouver les abonnés nouveaux dont nous avons besoin, et pour donner à la diffusion de la revue l'extension qu'elle devrait avoir.
4. -- En effet, les résultats de cette souscriptions se situent entre *le tiers* et *le quart* des ressources nécessaires pour assurer la diffusion, la propagande, le développement normaux de la revue.
121:22
Si le groupe de nos amis les plus actifs et les plus généreux était constitué en tant que tel, nous pourrions lui dire : c'est un effort financier *au moins trois fois plus grand* que nous vous demandons ; ou, seconde manière de poser la question : votre groupe de soutien actif doit devenir *au moins trois fois plus nombreux.*
5. -- Il faut constater *qu'il n'y a pas eu* 1 *abonné sur* 20 pour souscrire un abonnement de soutien à la suite de nos appels du 21 novembre, du 9 décembre et de notre éditorial de janvier.
Or, nous remarquons par notre enquête que les non-souscripteurs sont eux aussi des lecteurs et amis fidèles, qui déclarent lire intégralement la revue *Itinéraires* et qui l'inscrivent souvent comme la première dans l'ordre de leurs préférences. Certains d'entre eux n'ont pas les moyens matériels de souscrire (mais ils pourraient aider la revue autrement, -- voir plus loin : § 7, -- et le plus souvent ils ne le font pas). Beaucoup ont ces moyens matériels mais n'ont pas *compris* devant quelles nécessités nous nous trouvons.
6 -- Nous avons des lecteurs et même des abonnés qui ne sont qu'à moitié convaincus, ou pas du tout, qui réfléchissent en lisant la revue, qui s'instruisent, qui discutent : *et tel est bien aussi le rôle de la revue ;* non seulement elle apporte les moyens intellectuels d'un approfondissement à ceux qui sont « d'accord » mais elle persuade, au moins partiellement, ceux qui ne l'étaient pas. La revue *Itinéraires* n'est pas une publication qui, comme on dit, « ne prêche que des convaincus » ; elle *avance.* On ne peut demander à cette partie de notre public, (environ la moitié) de soutenir une revue qu'elle lit sans doute avec intérêt, mais dont elle se demande dans quelle mesure elle a raison. Pour que la revue puisse *remplir ce rôle indispensable* auprès des lecteurs sceptiques, réticents, qui s'interrogent, qui étudient et qui recherchent, IL FAUT QUE TOUS LES LECTEURS QUI SONT FONDAMENTALEMENT D'ACCORD AVEC NOUS SUR L'ESSENTIEL nous donnent les moyens matériels de continuer et de progresser.
122:22
Il faut qu'aucun ne manque à l'appel. *Il faut qu'ils acceptent, spontanément et librement, de payer l'abonnement plus que son prix fixé.* S'ils ne le font pas -- et la plupart d'entre eux ne le font pas -- personne d'autre ne le fera à leur place. Et, pour n'avoir pas accepté en temps utile de PAYER PLUS QUE SON PRIX leur abonnement à une revue qu'ils déclarent lire avec intérêt et profit, tôt ou tard ils n'auront plus du tout de revue *Itinéraires.* Nous le leur disons comme cela est.
7. -- Les abonnés venus à *Itinéraires* « par un ami » avaient été beaucoup plus nombreux en 1956 qu'en 1957. Il y a eu à cet égard un très net et très grave ralentissement au cours de notre seconde année d'existence. Ralentissement explicable : ceux qui ont bien voulu s'occuper de faire connaître la revue autour d'eux ont fait le tour de leurs amis et relations, puis se sont arrêtés. Les difficultés commencent en effet à devenir beaucoup plus grandes dès qu'il s'agit de dépasser le cercle de ses relations ordinaires.
8. -- Mais beaucoup ont négligé cette première tâche : recruter des abonnés parmi leurs relations. La proportion d'abonnés ayant connu la revue « par un ami » s'établit actuellement ([^49]) aux environs de 40 % C'est-à-dire que, dans cette propagande directe parmi les amis et connaissances, *chaque abonné de la revue n'a pas été capable de faire seulement un abonné nouveau au cours de deux années* Bien sûr, il s'agit d'une *moyenne,* qui est injuste à l'égard des quelques amis actifs nous ayant recruté chacun deux, trois, dix abonnés. Néanmoins elle manifeste avec éclat que le grand nombre de nos lecteurs, de nos amis convaincus, lit la revue pour soi-même, nous remercie pour l'intérêt qu'il y trouve et le profit qu'il en tire, *mais n'a pas trouvé le moyen, en deux ans, de nous recruter personnellement un seul abonné nouveau.*
\*\*\*
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CES CONSTATATIONS objectives sont très instructives. Elles montrent quelle reconnaissance l'ensemble de nos lecteurs doivent avoir à l'égard de la *petite minorité* qui, soit par ses souscriptions, soit par sa propagande, soit par les deux, ASSURE DEPUIS DEUX ANS l'existence d'*Itinéraires.* Sans l'activité et la générosité de cette très petite minorité, la revue n'existerait plus depuis longtemps. Mais de tout cela il importe que chacun tire les conclusions pratiques qui le concernent. Il faut que chacun se persuade que, s'il veut continuer à lire *Itinéraires,* il doit en payer le prix et plus que le prix, soit en argent, soit en propagande : sinon, il n'y aura plus rien du tout.
Il existe parmi nos lecteurs une catégorie assez nombreuse et assez convaincue pour constituer le point de départ d'une large diffusion de la revue, d'un développement de son influence et de son action sans comparaison avec ce qui a été fait pendant plus de deux ans. Mais il faut que tous le veuillent, que tous veuillent bien s'y mettre, au lieu d'en laisser retomber la charge -- qui devient alors écrasante -- sur la seule petite minorité qui répond régulièrement à nos appels.
Nous reviendrons en détail sur les *perspectives* qui se dégagent des présentes *constatations.* Nous serons heureux de recevoir les réflexions et les suggestions qu'elles peuvent inspirer dès maintenant à nos lecteurs. Il est certain que les efforts isolés devront, d'une manière aussi souple que possible, se grouper, s'articuler ou s'organiser. Nous en reparlerons. Mais il est encore plus certain que le *point de départ de tout* est que chacun aille *personnellement* obtenir *que ses amis et relations souscrivent au moins un abonnement ordinaire* et lisent la revue : à cet égard, nous sommes infiniment loin de compte.
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#### Centre d'études supérieures de psychologie sociale
*Le Centre d'études tiendra une session à Paris, chaque soir à* 19 *h.* 15, *du* 16 *au* 18 *avril, sur le thème :* L'Église et la conquête des masses.
16 avril :
L'État communiste et la violence psychique en Chine, par la R. M. Sophie DESTOMBES, Salésienne missionnaire de Marie-Immaculée, expulsée de Chine.
Lénine et sa doctrine, par M. Georges SAUGE, directeur du Centre.
17 avril :
La dialectique marxiste, par M. André GAUTIER, chargé de cours au Centre d'études
Le sens de l'histoire et ses contresens, par M. Jean DAMBLANS, agrégé de l'Université.
18 avril :
L'Église et la propagande, par M. André VIÉ, de la Centrale catholique des conférences.
Une technique de la conquête des masses : les pulsions, par M. Georges SAUGE.
*Pour tous renseignements et inscriptions : s'adresser au* CENTRE D'ÉTUDES SUPÉRIEURES DE PSYCHOLOGIE SOCIALE, 15, *rue d'Argenteuil, Paris *1^er^.
*Les séances se tiendront* 61, *rue Madame Paris* VI^e^ (*métro : Saint-Sulpice*)*. Une collation sera servie sur place à* 20 *h.* 30 ; *Frais de participation :* 500 *Fr. par soirée* (*collation comprise*)*.*
============== fin du numéro 22.
[^1]: -- (1). Pie XII, discours du 1^er^ mai 1955.
[^2]: -- (2). En réalité, au moins 200.000.
[^3]: -- (1). Marx, œuvres complètes, Économie politique et philosophie (tome VI, pages 38 et 40).
[^4]: -- (1). La ou plutôt les conventions de 1907 ne sont pas quelque chose d'archaïque et de périmé. Elles ont été refondues après la guerre et sont devenues les Conventions internationales de Genève du 12 août 1949. Les nouvelles conventions reproduisent la plupart des dispositions de 1907 en incorporant à l'armée régulière les « mouvements organisés de résistance » à une triple condition :
-- avoir un signe distinctif fixe et reconnaissable à distance ;
-- porter ouvertement les armes ;
-- se conformer aux lois et coutumes de la guerre ».
Ces conditions pourraient peut-être s'appliquer aux bataillons de fellagas... si la guerre était juridiquement déclarée. Mais elles excluent à tous égards les terroristes, ceux d'aujourd'hui comme ceux de 1944.
[^5]: -- (1). Voir la première partie de cette étude, parue dans notre précédent numéro.
[^6]: -- (2). Cf. Paul Hazard : *La Crise de la Conscience européenne* (1680-1715) tome 1^er^. Introduction et pp. 180 et suiv.
[^7]: -- (1). Cf. Henry Bremond : *Apologie pour Fénelon*.
[^8]: -- (1). Cette admirable page qui sert de conclusion au livre d'Henry Bars : *Croire ou l'Amen du Salut* a sa place ici, où notre commentaire s'appuie sur les vues qu'il formule.
[^9]: -- (1). Henri Bremond *op. cit*. passim.
[^10]: -- (1). Fortunat Strovski.
[^11]: -- (2). P. Hazard, *La Crise de la conscience européenne*.
[^12]: -- (3). Sainte-Beuve.
[^13]: -- (1). A. Rebelliau, *op. cit*., pp. 182 et suiv.
[^14]: -- (2). P. Hazard, *France catholique*, t. I, Introd., pp. III et IV.
[^15]: -- (1). Paul Hazard, *op. cit*., p, 289.
[^16]: -- (2). Louis Gillet.
[^17]: -- (1). Alain : *Définitions*.
[^18]: -- (1). Alfred de Musset : *Une soirée perdue*.
[^19]: -- (2). Cf. Pie XI : Encyclique *Divini Redemptoris*, n° 29.
[^20]: -- (3). Pie XI : Encyclique *Quadragesimo Anno*, n° 86.
[^21]: -- (4). *Itinéraires*, n° 9, pages 20 à 39 : *Enquête sur le Nationalisme*, pages 169 à 188.
[^22]: -- (5). Pie XII : Message radiophonique du 22 décembre 1957.
[^23]: -- (6). Pie XII : Message radiophonique du 24 décembre 1944.
[^24]: -- (7). Pie XII : Message radiophonique du 23 décembre 1956.
[^25]: -- (8). Cf. *Itinéraires*, n° 20, page 27.
[^26]: -- (9). Pie XII : Encyclique du 2 juillet 1957.
[^27]: -- (10). Cf. Pie XI : *Quadragesimo Anno*, n° 105.
[^28]: -- (11). Pie XII : Message du 23 décembre 1956.
[^29]: -- (12). C'est-à-dire sans confusion du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel.
[^30]: -- (13). Pie XII : Message du 10 février 1952.
[^31]: -- (1). *Itinéraires*, n° 14, p. 44.
[^32]: -- (2). *Itinéraires*, n° 14 : « Mise au point à propos de l'*enquête sur le nationalisme*. »
[^33]: -- (1). *Itinéraires*, n° 14 pp. 59-60.
[^34]: -- (1). *Itinéraires*, n° 19, pp. 63 et suiv.
[^35]: -- (2). *Itinéraires*, n° 19, p. 76.
[^36]: -- (3). *Itinéraires*, n° 19, pp. 75-76. Au demeurant, cette « Notule » était « sur Maritain et sur la philosophie chrétienne », et plus précisément : sur la philosophie chrétienne, à propos de Maritain qui fut, comme d'ailleurs nous l'indiquions (p. 80) « l'occasion de notre propos » principal.
[^37]: -- (1). *Itinéraires*, n° 19, p. 78.
[^38]: -- (2). Voir à ce sujet, dans le présent numéro, deux intéressantes lettres de lecteurs, qui situent très lucidement les choses (pp. 80-83).
[^39]: -- (1). Et parmi eux, justement, quelques-uns des maurrassiens intellectuellement les plus éminents et les plus représentatifs.
[^40]: -- (1). D'où notre distinction entre la démocratie classique, ou naturelle, et la démocratie moderne, ou totalitaire. Voir *On ne se moque pas de Dieu* (Nouvelles Éditions Latines, 1957), chap. IV : « Les deux démocraties ».
[^41]: -- (2). Voir *On ne se moque pas de Dieu*, pp. 91 et suiv.
[^42]: -- (1). Deux remarques :
I. -- Nous résumons ; car nous avons donné les développements, les explications et les détails nécessaires dans *On ne se moque pas de Dieu*, chap. IV et chap. V.
II. -- Ce refus de l'attitude catholique à l'égard de la démocratie est étroitement connexe de l'attitude catholique à l'égard du « politique d'abord ». Ce que nous dirons à ce propos viendra donc compléter ce qui vient d'être dit.
[^43]: -- (1). En outre, *Témoignage chrétien* parle toujours à leur sujet de vols et d'agressions. Cela se produit en effet, parfois dans des conditions vraiment regrettables, où l'excitation partisane paraît remporter sur la sereine et ferme volonté de servir le bien commun. Et pour notre part, nous avons déjà dit combien il est déplorable et nuisible que les partis et journaux politiques choisissent de lancer leurs appels au sortir de la messe.
Mais très souvent, il n'y a ni vol ni agression : les adversaires de *Témoignage chrétien*, sans aucune violence, achètent les exemplaires mis en vente. Et très souvent ce sont des gens pauvres qui font une telle dépense. Que *Témoignage chrétien* en soit gêné ou furieux est une chose. Mais qu'il le taise, et qu'il lance indistinctement l'accusation de vol, c'est peut-être une commodité polémique : ce n'est point une commodité licite. Ceux qui subissent une telle diffamation ne sont pas toujours très disposés à admettre la bonne foi de *Témoignage chrétien*.
[^44]: -- (1). *La Nation française*, 26 février 1958.
[^45]: -- (1). Dunod, Éditeur, 92, rue Bonaparte, Paris 6e.
[^46]: -- (2). Nouvelles Éditions Latines.
[^47]: -- (1). Numéro du 23 janvier 1958.
[^48]: -- (1). Les résultats de notre « enquête auprès de nos lecteurs » seront méthodiquement examinés dans nos prochains numéros.
[^49]: -- (1). Le dépouillement des réponses à l'enquête n'est pas complètement achevé. Mais déjà se remarquent des constantes et des pourcentages qui ont toutes chances de ne plus varier beaucoup.