# 24-06-58
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Ce numéro a été entièrement rédigé avant les événements qui ont commencé le 13 mai 1958, et qui suivent leur cours. Par une occurrence que nous n'avions pas prévue, il se trouve que notre éditorial, nos documents, nos articles, nos notes critiques rappellent, reprennent et réaffirment, sous diverses formes et à divers propos, quelques-unes des positions essentielles que nous avons défendues depuis plus de deux ans.
Ces positions ne nous paraissent ni démenties ni dépassées par l'événement. Au contraire.
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## ÉDITORIAL
### Par tous nos moyens
SURTOUT dans le silence et dans la discrétion, d'immenses forces se lèvent pour la renaissance. Qu'on ne les aperçoive pas n'a aucune importance. L'Année mariale suit son cours dans les âmes, et par Lourdes s'accomplit, d'abord invisiblement, l'œuvre du XX^e^ siècle, qui est de « restaurer le monde dans le Christ par une nouvelle et incomparable effusion de la Rédemption ».
Simultanément, la décomposition de la société française poursuit sa marche en sens inverse, apparemment sourde à l'avertissement de l'Église : « Le retour à Dieu, qui est l'essentiel du message de Lourdes, s'impose comme le remède nécessaire au mal profond de notre société. » ([^1])
Cette décomposition de la société française frappe, inquiète, trouble beaucoup d'esprits, notamment par ses conséquences et ses manifestations politiques. L'Église n'en ignore rien : « La France souffre. Un grand désarroi règne dans les esprits. De graves dangers menacent les consciences. Les uns mettent en question la fidélité à l'Église et il ses chefs. D'autres semblent méconnaître les principes élémentaires de la morale. Le matérialisme athée ne cesse d'étendre son influence. » ([^2])
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UNE certaine droite catholique rejoint aujourd'hui une certaine gauche chrétienne dans une opposition, inverse par son prétexte, commune par son résultat, -- dans une opposition au gouvernement spirituel de l'Église : opposition ouvertement déclarée à l'Épiscopat, opposition à peine plus voilée au Souverain Pontife.
Dans les esprits, quand il s'agit de nos Évêques, la considération de leurs positions politiques réelles, ou plus souvent supposées, prend le pas sur la considération de leur qualité et de leur fonction de Successeurs des Apôtres, surnaturellement chargés du gouvernement religieux et moral de la communauté catholique. Une telle subversion de l'ordre des valeurs, des principes et des vertus, a pour effet de détruire l'Église dans les cœurs, car « l'Église est dans l'Évêque » ([^3]). L'important n'est même pas que les points de vue politiques où se placent les uns et les autres pour juger l'Épiscopat soient des points de vue souvent infirmes dans leur principe et fondés en fait sur des informations foncièrement inexactes, sans parler de la passion partisane qui les aveugle. L'important, le plus important, est qu'un point de vue politique -- fût-il juste et nécessaire dans son ordre -- devienne prioritaire et même exclusif. Et par là, entièrement aberrant comme point de vue sur l'Église. « L'Évêque est un mystère, autrement dit une réalité invisible, supérieure à ce que notre intelligence et nos sens peuvent percevoir sans la Foi » ([^4]).
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« Il est naturel que ceux qui n'ont pas la Foi ou qui n'ont qu'une Foi vacillante n'envisagent les rapports des laïcs avec la Hiérarchie que sous un angle humain et souvent dans une optique politique. Ils en parlent comme ils le feraient des revendications d'un groupement à l'égard d'une autorité extérieure, contre les empiètements de laquelle ils entendent bien se défendre. Du même coup, ils s'interdisent de s'ouvrir au mystère de l'Église... Les rapports du laïcat avec la Hiérarchie ne s'éclairent que dans la lumière de la Foi, de la foi au mystère du Christ vivant et agissant dans son Église par le magistère de la Hiérarchie apostolique, son ministère sacramentel et sa juridiction. » ([^5])
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COMME nous le disions l'année dernière, nous le répétons aujourd'hui : ce que l'on aperçoit « sous un angle humain et dans une optique politique », ce sont bien sûr des réalités : mais qu'il faut situer à leur place exacte, c'est-à-dire subordonnée ; et à l'égard desquelles il faut même savoir prendre parfois un minimum de distance, précisément si l'on ne veut pas les perdre. « Quiconque aura quitté maison, frères, sœurs, père, mère, enfants ou champs à cause de mon nom recevra le centuple et aura la vie éternelle » ([^6]). Ordinairement le Seigneur ne nous en demande pas tant, ou plutôt ne nous le demande qu'en un sens bien atténué. Et nous le Lui refusons. C'est ainsi que nous perdons tout : car nous ne pouvons plus alors garder ni cela ni le reste.
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Nous disions, nous répétons que tout ce qu'on enlève à l'Évêque, c'est à l'Église qu'on l'enlève. Tout ce qu'on détruit de l'autorité épiscopale, c'est de l'Église que l'on détruit. Tout ce que l'on espère pour l'Église et surtout ses renaissances, passera forcément, d'une manière ou de l'autre, par l'autorité épiscopale, -- mais d'autant plus difficilement qu'elle sera moins demeurée intacte. L'un des plus sûrs moyens qu'a toujours notre liberté de faire obstacle aux desseins de Dieu, c'est de diminuer en nous-mêmes l'autorité des Évêques en communion avec le Saint-Siège. Car ce sont eux d'abord, ce sont eux surtout qui sont et peuvent être en communion avec le Siège apostolique, dans la plénitude du sacerdoce. Ils le sont plus ou moins, ce sont des hommes, ils le sont plus ou moins bien : par vocation et par fonction, ils le sont plus que nous ; et ils le sont sans doute autant que nous le méritons, car ce n'est peut-être pas seulement au temporel que « les peuples ont les gouvernements qu'ils méritent ». C'est l'Évêque qui fait son peuple, par son gouvernement spirituel, mais c'est aussi son peuple qui, par sa prière, fait l'Évêque.
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Et la France est fille de l'Église, non point en un sens métaphorique. Quand il semble que l'Église fasse tort à la France, c'est une apparence trompeuse, -- à la limite une réalité secondaire, accidentelle, isolée. On ne défend pas la France *contre* l'Église, fût-ce avec de bonnes intentions et de bonnes raisons, parce qu'on ne peut véritablement défendre ni réellement conserver, au détriment d'un bien supérieur, aucun bien subordonné. Le plus grand mal que l'on puisse faire à la France est de diminuer l'Église. Sans l'Église, la France n'aurait jamais existé ; avec une Église diminuée, contestée et divisée, jamais il n'y aura de renaissance française.
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On ne défend pas non plus, *contre* l'Église, ce que Pie XII appelle la « saine et légitime laïcité », car sans l'Église il n'aurait jamais existé aucune sorte de laïcité, aucune sorte de distinction entre le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel, distinction apportée par Jésus-Christ, distinction qui n'a aucun fondement ni aucune règle en dehors de la Parole divine, distinction révélée par l'Évangile, enseignée par l'Église et qui, hors de l'Église, se corrompt inévitablement en un sens ou en l'autre.
On ne défend, *contre* l'Église, aucune justice ni aucune liberté, car c'est l'Église qui libère par la vérité, c'est l'Église qui, par la charité, rend juste la justice. Le suicide collectif des Français tient dans les bonnes raisons, -- les bonnes raisons insurgées, -- et les vertus, -- les vertus devenues folles, -- par lesquelles ils contestent, divisent et diminuent l'Église. Vertus et raisons reçoivent de l'Église leur définition, leur être et leur vie, -- et les perdent dès qu'elles se retournent contre l'Institution divine qui est leur source et leur gouvernement. « Ils ne s'agit point de nier la sainte liberté des enfants de Dieu : il s'agit de les garder de l'anarchie » ([^7]).
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C'EST dans les journaux, autour d'eux et à leur propos que la division des catholiques revêt son aspect peut-être le plus aigu, le plus manifeste en tout cas.
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Cela tient au retentissement de l'imprimé, du périodique, qui jouent un rôle de porte-voix et d'amplificateur. Cela tient aussi à tout un « conditionnement » qui leur est nécessaire, les publications sont faites pour la diffusion et ont besoin de propagande, ce qui pose des problèmes de rivalité, de concurrence, de zones d'influence et en quelque sorte d'espace vital. La publication périodique, du journal au bulletin, reste le moyen d'expression où les monopoles n'ont pas pu complètement étouffer les libertés nécessaires, peut-être parce que l'opinion y est plus directement sensible et en est plus facilement informée : elle ne sait ni ne voit quelle est la situation réelle du cinéma, celle de la radio, celle même de l'édition. La division des catholiques se manifeste avec éclat là où demeure une part de liberté réelle, échappant aux dirigismes qui manipulent l'opinion. Ce n'est pas la liberté qui est mauvaise ; ni qu'on l'utilise pour se manifester tel que l'on est. Ce n'est pas l'existence des symptômes, ni leur mise en évidence, qui sont responsables d'une maladie. Les feuilles imprimées sont à peu près le seul domaine où les catholiques français peuvent encore *s'exprimer publiquement selon leur être,* et il est bon qu'ils s'expriment, il est inévitable qu'ils se manifestent tels qu'ils sont. C'est leur être qui est en cause. C'est *ce que nous sommes* qui ne va pas.
Le plus frappant de la situation présente est que la presse CATHOLIQUE tourne le dos aux MOYENS CATHOLIQUES. Elle leur tourne le dos sur un point capital, concernant le problème fondamental qui lui est posé, celui de son unité. Tout le reste est sans doute lui aussi très important, mais moins important. Car la vocation essentielle et la première fonction d'une presse catholique, c'est d'être chrétienne. Chrétienne dans sa profession de foi, bien sûr. Mais chrétienne dans son ÊTRE même. Or *la réalité du christianisme c'est l'unité.*
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La réalité du christianisme est que Jésus-Christ est la Voie, la Vérité, la Vie : ce qui n'abolit rien, mais donne un sens à tout. La réalité du christianisme, c'est de croire que Jésus-Christ est le Fils de Dieu envoyé dans le monde par son Père, comme seul chemin de salut pour le monde déchu. Le monde le croira ou ne le croira pas *selon l'unité des chrétiens,* c'est la Parole divine elle-même qui nous le garantit :
« Que tous soient un : comme toi, Père, tu es en moi et moi en toi, qu'eux aussi soient un en nous, AFIN QUE LE MONDE CROIE QUE TU M'AS ENVOYÉ » ([^8]).
L'unité est la réalité même du christianisme et elle est son moyen fondamental. Car on agit selon ce que l'on est. Le monde croira en Jésus-Christ si nous lui manifestons notre unité. Et l'on ne peut ni donner ce que l'on n'a pas, ni manifester ce dont on est privé. Car enfin, l'unité, nous disons bien : l'unité religieuse, ce ne peut être de réciter côte à côte le *Credo* en se regardant en chiens de faïence, et d'aller ensuite échanger des injures et des coups devant la porte de l'église.
La presse catholique, dans son état actuel de division, ne peut apporter un témoignage chrétien. Par sa division, elle témoigne contre Jésus-Christ.
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QUELLE autre préoccupation pourrait, donc, pour la presse, passer avant celle-là, soit en urgence, soit en importance ? Mais certes nous avons tous cette préoccupation. Nous avons même une réponse toute prête. Nous pensons que l'Église devrait exclure les organes qui excitent et qui exploitent nos divisions par leurs erreurs doctrinales et leurs mauvais procédés.
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Seulement, personne n'est d'accord sur l'identité de ces organes. Chacun considère volontiers que le coupable est le journal adverse. A supposer même (par hypothèse de raisonnement, car cela est fort improbable) que les responsabilités de la division catholique soient unilatérales et nettement délimitées, situées uniquement « d'un côté », comme on dit aujourd'hui, « dans un camp », les autres camps, les autres côtés sont-ils donc sans faute sur ce même chapitre ? A supposer que l'on puisse déterminer qui a commencé, à supposer que l'adversaire soit le seul responsable initial de la division catholique, il reste encore qu'il y a une manière chrétienne de supporter l'attaque, et l'offense, et la division : que celui qui n'y aurait jamais manqué jette la première pierre et demande la condamnation de son adversaire ; c'est-à-dire de son vis-à-vis ; c'est-à-dire de son prochain.
Si l'Église devait aujourd'hui supprimer les journaux qui ont soit provoqué la division catholique, soit contribué à la maintenir, par leurs actions et par leurs omissions, c'est bien simple, elle les supprimerait tous.
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L'ERREUR qui nous est commune est de calculer des moyens humains, de la contrainte autoritaire à la négociation amiable. Nous rêvons d'une restauration de l'unité catholique qui serait le fruit d'éliminations et de compromis, de sanctions ici et d'arrangements là, de mesures disciplinaires, de bons sentiments, de mises au point doctrinales, de réformes intellectuelles. Moyens humains qui sont inévitables, -- mais qui ne mènent pas loin quand ils sont employés tout seuls.
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Un Congrès des diverses tendances est le moyen adéquat pour refaire ou maintenir l'unité d'un parti radical.
Des sanctions disciplinaires sont souvent le moyen adéquat pour maintenir l'unité d'une armée.
L'appel aux bons sentiments, aux souvenirs communs et à la concorde est le moyen adéquat de sauvegarder l'unité d'une amicale d'anciens élèves ou d'anciens combattants.
Une révision intellectuelle est quelquefois le moyen adéquat de restaurer l'unité d'une école philosophique.
Et certes, aucun de ces aspects n'est absent de la communauté catholique, qui a ses congrès, sa discipline, ses bons sentiments et sa philosophie chrétienne. Mais rien de tout cela n'est pour elle l'essentiel, rien de tout cela n'est sa réalité constitutive. Tous ces moyens sont indispensables, mais ils sont subordonnés ; indispensables, et secondaires néanmoins.
Le drame actuel de la presse catholique est qu'elle envisage les problèmes de sa division et de son unité abstraction faite des moyens qui sont proprement les siens ; des moyens catholiques ; des moyens surnaturels : la prière, la pénitence, la conversion. Non que chacun, sans doute, n'aille point prier de son côté, ni omette de travailler à sa conversion personnelle : qu'il y travaille certes, mais davantage, et jusqu'au point où il y trouvera l'idée, le besoin, le désir de rejoindre ou de restaurer la prière en commun, la pénitence en commun et la commune conversion.
Voulez-vous mettre tous ensemble, dans une salle de Congrès, les directeurs de publications catholiques, sous une présidence approximativement impartiale pour discuter de leurs divisions ?
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Projet chimérique, ou peut-être funeste. Mais il apparaît déjà beaucoup moins chimérique si, pour venir à ce Congrès, ils ont pris d'abord le chemin d'une retraite fermée en commun, d'un commun pèlerinage à Lourdes, d'une commune procession de pénitence aux pieds de la Très Sainte Vierge. Pourquoi pas ? Et pourquoi sans cela ? Et qu'est-ce donc qu'une telle idée contiendrait de choquant, d'impossible, qu'est-ce donc qu'elle contiendrait qui puisse incliner à en faire différer la réalisation ? Pourquoi le journaliste catholique devrait-il être traité surtout en journaliste plutôt que d'abord en catholique ? Dans toutes les autres occurrences, les catholiques qui ne sont pas journalistes restaurent leur unité, préparent leurs réconciliations, fondent leur action par la prière en commun, par la retraite, par le pèlerinage, par les sacrements : *par Jésus-Christ.* Par Jésus-Christ présent dans son Église, communiqué par elle. Les journalistes catholiques seraient-ils donc une catégorie spéciale, la seule qui puisse, en tant que telle, vivre et agir *sans Jésus-Christ *?
Nous sommes divisés jusque sur la doctrine catholique, mal connue, méconnue, tiraillée en sens divers par des interprétations défaillantes, et par des « applications » qui ne l'appliquent nullement, faute d'avoir pénétré son contenu véritable. Il faut rétablir la doctrine dans les esprits. Mais la doctrine elle-même, qui pourtant contient et indique tout ce qu'il faut, la doctrine n'y suffira pas sans la prière, sans la pénitence, sans la conversion. C'est d'ailleurs la doctrine elle-même qui l'enseigne.
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Car l'intelligence de la doctrine catholique n'est pas seulement affaire d'intelligence ; ni de savoir. Sans la Foi, l'Espérance et la Charité, que comprenons-nous donc de la doctrine catholique ? Nous en avons une intelligence non pas seulement diminuée, mais pervertie. Le Saint Père a prononcé, dans son discours sur saint Thomas d'Aquin, les paroles que voici :
« Cultivez donc la charité... afin que les études austères où vous vous plongez, *bien loin de vous nuire,* vous aident à gravir les degrés de la perfection évangélique. » ([^9])
Ce qui signifie que, sans la charité, les travaux intellectuels, les efforts doctrinaux ne risquent pas seulement d'être insuffisants, et limités, et partiellement stériles. Mais qu'ils risquent d'être *nuisibles.*
La charité n'est pas l'indulgence, ni la componction, ni la réserve, ni l'effacement, encore que tout cela ait son rôle quand il le faut ; la charité n'est pas l'équivoque, ni la neutralité, ni la fuite devant les « oui » et les « non » à prononcer nettement. La Charité est inséparable de l'Espérance et de la Foi. Elle est la présence invisible mais réelle, concrète et même manifeste de Jésus-Christ. « *Sans moi vous ne pouvez rien faire.* » Nous n'avons pas aperçu qu'en cet endroit, l'Évangile comportât une note, pour exclure journalistes et journaux du champ d'application de cette Parole terrible et douce.
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Tous les moyens humains trouvent leur place, leur sens et leur emploi exact *à l'intérieur* de nos moyens proprement chrétiens et catholiques.
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Il nous faudra des diplomates courtois et compréhensifs pour liquider l'immense et complexe contentieux réciproque des tendances et des factions. Il nous faudra des docteurs savants et impartiaux pour préciser dans chaque cas les frontières exactes de la liberté permise et de l'obéissance requise. Il nous faudra tout ce que l'on voudra et plus encore. Mais il nous faudra simultanément mettre en œuvre, -- en commun, -- les moyens surnaturels.
Mais pratiquement : comment, quand, par qui ? Nous n'en savons rien. Peut-être est-ce déjà quelque chose de le concevoir, de le méditer, de l'attendre, de l'espérer.
Nous nous adressons aux Français là où ils sont et nous ne leur demandons pas d'en sortir. Nous ne leur demandons de changer ni de journal, ni d'étiquette, ni d'occupation : mais nous leur apportons quelques thèmes de réflexion susceptibles de les aider à y mieux remplir leur fonction, à y mesurer plus exactement leurs responsabilités, à y instaurer, d'abord chacun en soi-même, la conversion permanente à laquelle nous sommes tous appelés.
ITINÉRAIRES, n° 13, éditorial.
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## CHRONIQUES
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### Lettre sur divers propos et le métier de menuisier
J'AI NETTOYÉ CE MATIN un coin de table et tandis qu'à portée de ma main mon ruban tourne sur l'affûteuse, attentif au rythme de la meule, prêt à délicatement en régler la morsure, je vous écris.
J'ai décidé cet effort. Vous qui me connaissez et savez la peine que j'ai à exprimer exactement ce que je vois, je sens ou je pense, vous comprenez que le découragement me saisisse parfois et que, pris par tant de travaux pressants, de soucis quotidiens, cet effort que j'entreprends représente quelque chose de grave comme une amitié.
Déjà vingt fois interrompu, j'ai envie de renoncer, pourtant j'ai envie d'écrire -- non, rassurez-vous -- par pour m'exprimer ou parler de moi à la manière romantique, mais pour dire ce que je vois, ce qui est devant mes yeux. Je ne suis pas capable de longs propos métaphysiques, les querelles de mots m'exaspèrent. Dix années de luttes, de souffrances, de maladies, de joies aussi, m'ont appris que j'habitais un village qui n'est même pas une paroisse, une petite région de rien du tout qui a pourtant ses problèmes, un rebord de montagne que j'aime et qui pour moi répond très suffisamment à votre enquête sur le Nationalisme. Théoriquement, je sais, vous n'êtes pas de ceux qui croient que rien ne peut se penser hors de Paris par ces provinciaux vaniteux qui se font appeler « Parisiens », mais savez-vous que dans mon village, sur le rebord de ma montagne, sont tous les problèmes qui nous inquiètent et leurs solutions plus accessibles à nos esprits, à l'échelle de notre regard ?
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JE M'EXCUSE de ces préliminaires et c'est dans le vif des sujets que j'aimerais entrer en vous montrant telle courbe de niveau qui délimite un champ avec plus d'exactitude que le cadastre et plus réellement que le tracé d'un expert-géomètre, tel visage, ou encore ce geste exact et pourtant inspiré du forgeron. Je vous montrerai aussi l'école de mon village où l'on apprend à mon fils de 7 ans que les croisades sont des entreprises d'allures douteuses « où le Seigneur allait à cheval et le serf à pied » ; le Maire de mon village, qui, assez haut fonctionnaire, et ami (comme tout le monde) d'un futur ex-ministre, passe son temps à caser dans l'Administration les jeunes gens des « familles politiquement ennemies » ; ma scierie commencée à l'envers, quelques amis et ces belles routes forestières que l'hiver rend à leur vocation de solitude.
A vous, dans le silence de votre bureau, il est possible de vous concentrer avec une certaine permanence sur le sujet qui vous occupe. A nous dont le métier est là -- exigeant -- terrible, la concentration est impossible sur un sujet, jusqu'à épuisement. Par exemple, voulez-vous l'emploi du temps d'une journée qui n'a rien d'extraordinaire ? A l'Usine : 6 h. 30 : J'ai apprécié la sécheresse du bois, décidé de vider l'étuve, ouvert les portes, allumé la chaudière pour pallier au froid car il gèle et il reste un peu de neige.
7 h. 15 : Parti chercher trois ouvriers du village voisin qui ne peuvent venir en moto. En chemin, admirant les effets subtils des trois facteurs : vents -- exposition -- altitude -- sur la température, je me suis promis d'en parler à mes fils puisqu'en classe on préfère leur apprendre les choses dans les livres. La route était difficile, glissante et chaque tournant pourtant si familier -- un inconnu.
Au retour, comme Marius me disait en patois d'un malade que le docteur l'avait « *piqua à la pénicillino* », je lui ai dit mon chagrin de voir cette langue si belle s'abâtardir et je lui ai demandé comment il traduisait « piquer avec une aiguille ». Il m'a répondu sans hésiter : « *puntza ame un aguillo* ». Je lui ai fait sentir la différence entre le mot d'origine et la mauvaise traduction plus ou moins phonique du français.
8 heures : mise au travail, réglé les différents guides, vérifié les largeurs, les épaisseurs ;
9 heures : un saut chez moi. Les enfants ont aussi la grippe et leur mère est excédée par tant de travail. Pourtant leurs cris et leurs disputes m'enchantent. J'ai administré quelques conseils mal reçus et je suis reparti.
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9 à 11 heures : affûté lames de scies, donné de la voie, examiné un courrier insipide qui pose pourtant des questions absurdes auxquelles il faut répondre (les monuments historiques nous demandent neuf exemplaires d'un marché dont ils nous envoient un exemplaire ! Les P.T.T. me demandent sur une feuille dûment imprimée, l'autorisation du propriétaire de ma maison pour installer le téléphone ; un cartouche en haut à gauche précise que tel décret interdit au propriétaire de s'y opposer !).
11 heures : descendu à la propriété avec un entrepreneur de labours. Il s'agit du défrichage d'une lande de 20 ha que j'ai brûlés. D'après la nature de son sol, j'en ferai des champs ou je la planterai en résineux.
Nous avons parcouru ces tristes landes noircies à la recherche des bornes -- en vain ! Nous avons par contre retrouvé les anciennes divisions parcellaires qui correspondent à des drainages perdus. Avons convenu d'attaquer demain.
Après le déjeuner, je suis descendu au village voisin chercher la copie du cadastre. J'ai repéré les limites.
15 heures : courrier : -- vérification des travaux, quelques minutes de détente avec mon associé et les ouvriers. On a raconté l'histoire de « Queue de vache », un fermier de là-haut pris un jour de février 1956 dans une tourmente de neige. Il s'engage sans le savoir sur le bassin (plusieurs hectares) gelé et dit à son compagnon : « Quel pré, plat comme la main ! » Au bout d'un moment son compère lui dit : « Je crois que nous sommes sur le bassin » et « Queue de vache » de tomber saisi d'angoisse, de trébucher, moitié mort, disant : « Et moi qui ne sais pas nager. » Le tout dans un patois authentique, plein de verdeur et de jeunesse.
J'ai fait un saut à la maison. Il a fallu apaiser l'un, gronder l'autre, réchauffer aussi un peu ma grippe. Je suis reparti en hâte, la nuit tombait. J'ai convoyé avec prudence mes ouvriers. La fatigue les rendait silencieux, minéraux presque. Après je suis allé à la propriété m'assurer que tout allait bien. J'ai passé quelques instants délicieux dans la chaleur bêlante de la bergerie. Un agneau venait de naître et cherchait déjà, sur de longues pattes fragiles, le pis gonflé de sa mère. Pourtant, quels soucis ! Le temps est froid pour mon agnelage et les mères à qui manquent les longues heures de dépaissance n'ont pas beaucoup de lait malgré une alimentation suffisante.
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Le berger avait cru bien faire de répandre de la chaux sur les litières. Je lui ai expliqué que la chaux activait le dégagement d'ammoniac du fumier et qu'il fallait répandre du superphosphate qui retarde au contraire cette réaction naturelle.
Hier, j'ai été obligé de liquider une velle qui a eu une broncho-pneumonie par corps étrangers. Je la voyais déjà sortir et augmenter un cheptel insuffisant. Je comptais aussi faire avec elle une expérience que je désire faire depuis longtemps. Née de mère dite tuberculeuse (réaction positive), condamnée par les services officiels à ne pas continuer à produire, je voulais savoir si la stabulation libre que je compte installer au printemps maintiendrait cet élève dans de bonnes conditions de santé -- A refaire Au retour, j'ai organisé le lendemain et reçu le compte rendu d'un chantier extérieur.
Nous avons hier comme tous les soirs, fait avec les deux aînés nos prières en commun, chanté l'Agnus Dei, le Pater. Au lit, j'ai ouvert le système des Beaux-Arts d'Alain où j'ai trouvé sous le titre « des machines » un propos qui rejoint un sujet familier.
JE VOUS LE RÉPÈTE, mon cher Ami, c'est par fragments, à l'occasion, à de très brefs instants que je puis arriver à isoler un sujet -- et si j'ai si longuement exposé les choses d'une journée c'est pour vous bien montrer quelle quasi-impossibilité est pour moi de prendre un sujet et de l'exprimer, car au fond rien n'est semblable à ce qu'il était hier et nous sommes, je crois, bien téméraires de croire que nos jugements sur les choses ont valeur absolue et pérenne. Je m'explique et rejoins par là le propos d'Alain.
Halte ! il a fallu qu'au moment de construire, en ce moment si précieux où l'on sent que la concentration est la chose la plus nécessaire, je descende voir un client, lui expliquer ce qu'il veut. J'ai horreur du client non-professionnel. Il n'y connaît rien et ne voit pas que la marchandise est différente dans l'état où je livre et dans celui où il la voit habituellement (parquet empaqueté et parquet posé). Contraint par mes finances d'accepter aussi cette clientèle, je fais quand même grise mine. Reprenons.
SI LE FORGERON de mon village est un poète, le menuisier, lui, est un géomètre. Tous les deux n'ont de commun que l'imagination créatrice qui voit préalablement dans les trois dimensions, l'objet fini et le chemin qu'il faudra faire parcourir à la matière pour y arriver.
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Le forgeron n'est pas tenu aux mesures précises. Rien n'est jamais définitif ; chauffé, le fer reprend obéissance au marteau et l'approximation est la règle. Le forgeron peut même remettre sa matière en l'état, la reprendre, la plier au rythme de sa fantaisie ou de son art. Même dans la réparation des socs où pourtant des trous unissent, on croirait avec rigueur, cette pièce à d'autres fixes que l'usure ne contraint pas à toucher, même dans ces pièces que l'on dirait exactes, le mouvement importe plus que le tracé, l'inspiration défie la logique. L'outil que l'on aiguise, pioche ou poinçon, doit couper. Il n'est pas de règle qui apprenne que tel angle convient à celui-là, qui rendrait tel autre cassant comme du verre ou inefficace ! Et la trempe quel poème qui échappe à l'analyse, à nos sens même et qui est le sens spécifique du forgeron. Quelle machine pourrait tenir compte de tant d'éléments d'appréciation, si divers que mon ami ne m'a pas exprimé sinon par bribes incertaines au long de silences amicaux, ces éléments qui déterminent le moment du geste, sa durée, sa nature. Vous croyez que je poétise peut-être à la Giono ? Fichtre non ! Voici -- et j'en ignore sans doute -- les éléments dont il faut apprécier l'exacte incidence : T° du fer, de l'eau, de l'air, nature du fer, qualité de l'objet, sa destination (peut-être temporaire), l'homme qui s'en servira (j'exagère ? le forgeron trempe plus dur les carrelets qui vont dans des terrains où il n'y a pas de rochers et plus tendre où existe le risque du gros rocher, plus dur si l'attelage est animal, plus mou si c'est un tracteur, plus dur si le conducteur est habile, plus mou s'il est moins compétent). D'après cela il trempe brusquement et longuement ou à petits coups prudents en surveillant le bleuissement, ou de mille façons différentes que mon gros œil imbécile ne sait pas voir.
Nous parlerons un jour de la grande pitié des forgerons mais aujourd'hui ce n'est pas mon propos.
LE MENUISIER, lui, est épris de sciences exactes -- bien sûr on peut tricher et le mastic qui bouche le nœud qui a sauté est providence -- mais si peu --. En menuiserie, l'erreur est impossible et la discipline de ses passions, la domestication de l'inspiration absolument nécessaires. La conception première de l'œuvre vraie ou fausse, poursuit l'ouvrier avec une logique implacable -- mon collègue dit alors « sui court d'un cap ».
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Il y a aussi la résistance du bois. Rien ne sert d'aller contre la destination d'un morceau de bois. Sa nature veut qu'il soit montant de fenêtre, traverse de cadre, « petit bois » ou rejet d'eau, pièce d'appui ou panneau -- et l'imprudent qui s'efforcerait d'imposer, sans jugement préalable, jugement fondé sur l'expérience, à telle planche une destination qui n'est pas dans sa nature, serait vite rappelé à l'ordre, ridiculement berné par l'inerte morceau de bois qu'il croyait dominer.
Savez-vous Madiran, vous qui savez beaucoup de choses et l'importance du métier dans la valeur de l'homme, savez-vous comment travaille un menuisier ? Voulez-vous avec moi le suivre et vous apprendrez à poser alors correctement -- et mieux que moi -- une infinité de problèmes urgents et plus universels que vous ne pensez. Ces problèmes je les sens mais peu doué pour mettre en forme les idées générales, il me suffit de les poser pour qu'ils soient d'eux-mêmes résolus -- et c'est là le propre de la réflexion « rationnelle » cette merveille de l'expérience qui enrichit tellement ceux qui font un métier -- sans qu'ils le sachent ou puissent l'exprimer.
D'abord remarquons que le menuisier (le menuisier, pas l'ébéniste qui peut lui être poète) est mal placé dans le déroulement du chantier ; il ne peut rien faire d'avance ; le maçon précise les hauteurs et les longueurs par la pierre, la brique ou le béton. Là intervient le menuisier qui doit sous peine de retarder, fournir les cadres, les taquets de plinthes, après, il retardera le plâtrier ou le peintre et de toutes façons c'est sur lui que se reposeront les autres corps de métier pour excuser le retard, le raccord. Lui ne peut pas s'être trompé. Comme il lui appartient de « boucher » les trous, il faut qu'il les bouche exactement. Voici donc notre ami qui va vérifier ces fameux trous -- même s'il y a plan d'architecte, il est bien rare que rien n'ait varié. Alors prudence ! -- Il a inscrit sur un bout de planche (les chutes des tenons sont très utiles) ses mesures et maintenant les choses vont se précipiter. Il sait de quel type de menuiserie il va faire ce chantier, il en a discuté avec le maître de l'œuvre, a fait valoir son point de vue, parlé des expositions au vent mauvais, conseillé tel bois, convenu d'un prix.
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A lui de jouer. -- D'un seul coup d'œil, il doit savoir le nombre, la longueur, la largeur, l'épaisseur de chaque pièce de bois et savoir si tel débit ou tel autre est plus avantageux. Il ne faut pas que les chutes s'amoncellent dans un atelier et le menuisier doit savoir que tel morceau -- que vous ou moi aurions mis vingt fois au feu -- mis de côté par lui *voici un an et plus est là à l'endroit* précis où il attendait. Chez nous on dit que celui qui paye le bois doit le débiter et bien que nous ayons un excellent ouvrier, c'est toujours mon collègue qui débite. Sagesse puisqu'un bon débit règle pour 1/2 la rentabilité d'un chantier. Qu'importe tel nœud que le fer doit enlever avant que cette pièce prenne sa forme exacte, ou tel bout d'écorce ou d'aubier. Sous la matière brute qui a subi l'épreuve de force du sciage et du séchage, il faut découvrir l'âme même du bois dans sa vraie destination. Si le menuisier se trompe tout est à refaire et la longue série des travaux à reprendre en entier.
Maintenant nous avons à dégauchir et à dresser. Il ne faut pas blesser le fil du bois -- chaque morceau a un sens -- sinon un nœud saute ou ce bord écaille -- à refaire sous le fer -- fer de varlope ou fer de machine -- naît le « parement » (quel beau nom) surface plane ou rien n'accroche et ne heurte le regard, que l'on caresse -- et tous le font. On dresse le champ. Puis on « tire de large » ou « tire d'épaisseur ». On a obtenu des bois « travaillés » cubes de bois parfaitement semblables entre eux selon la destination qu'ils ont.
ALORS LÀ, MADIRAN, je cale. Jamais je n'ai pu savoir *comment tracer.* Je les vois faire, je sais qu'il existe des outils étranges, les trusquins, sauterelles, que l'équerre est d'un geste précis retournée cent fois. Ne faites pas de bruit au moment où ils « tracent » ; ne les ennuyez pas avec soucis, courriers, clients ou rigolades, ils sont d'une humeur de chien et font le vide autour d'eux. Et quand ils tracent un escalier, mieux vaut filer.
Je suis entré sur la pointe des pieds -- précaution inutile. L'esprit libéré, mon collègue bavardait avec son compagnon ; à côté d'eux, rangés avec cet ordre mystérieux que je ne sais pas pénétrer, dormaient ces bois travaillés, maintenant jalonnés de traits fins et précis. Je lui ai parlé du courrier. Pour la deuxième fois en huit jours, on nous offre des travaux de couverture sur de vieilles églises.
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Voici une extension imprévue qui va peut-être nous forcer à acheter du nouveau matériel. Nous parlons échafaudages, hachages, grues, etc.... Au bout d'un moment il s'est levé pour reprendre le travail et m'a jeté avec un sourire très finaud : « En tous cas, il nous faudra acheter deux chapelets et un petit livre de messe. » Est-ce l'anticléricalisme systématique ou la prudence séculaire de l'artisan ?
Survient notre ami le gros maçon. C'est un extraordinaire personnage que Rabelais aurait dû rencontrer ; je crois qu'il a tous les défauts mais on lui en pardonnerait volontiers vingt de plus et vingt encore. J'ai vu de mes yeux larmoyants, à un « repas de cochon », les convives obligés de partir de tant qu'ils riaient et lui restait impassible dans cette tempête. Le lendemain, il y avait sur le crâne d'un des rieurs, d'énormes bosses douloureuses qui mirent deux jours à disparaître.
QU'IMPORTE maintenant la concentration. Faire tenons et mortaises, couper avec la boîte à coupe est besogne facile. L'obéissance aux traits seule est nécessaire avec cette curieuse opération qui consiste à équarrir au ciseau le trou de la mortaise et d'arrondir à la râpe l'arête vive du tenon. On bavarde, on se tient au courant de notre actualité villageoise. Chacun poursuit son rêve intérieur, accordant à son travail juste assez d'attention pour l'exécuter sans danger et sans erreur. Attention au fer de la toupie qui découpe dans vos doigts une moulure parfaite, une mutilation définitive. De temps à autre on affûte une mèche, une circulaire, le profil d'une moulure ; l'outil doit couper et l'affûtage est une opération délicate. Vais-je vous lasser en vous parlant du grain de la meule, de la pierre à huile qui redresse le fil de l'acier ? N'ayez pourtant pas de hâte ; vous regagnerez le temps que vous passez à glisser d'une main égale l'outil sur la pierre. D'ailleurs il est vain de s'insurger contre certaines lenteurs, certains temps que nous jugeons morts ou improductifs. Il s'agit de coutumes très anciennes, d'un rythme acquis depuis toujours et lié aux forces des hommes, à cette grande loi physiologique qui fait réparer par le repos la fatigue des muscles ou des nerfs. Parce que nous avons des machines et surtout de l'énergie (nous reviendrons sur les machines car dans notre métier tout au moins la machine n'est qu'un outil traditionnel, adapté au mouvement imposé par la mécanique ; la machine n'est venue qu'à cause de l'énergie).
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Nous avons la tentation de croire que l'équilibre de l'homme n'est pas menacé par la course au rendement et que nous pouvons sans danger nous plier au rythme de l'énergie. C'est une des raisons pour lesquelles il faut correctement poser les problèmes de la productivité, de la rentabilité de l'entreprise marginale, de l'automation. Il est urgent pour le destin même de la génération qui nous suit qu'on sache où on veut en venir et de le dire, qu'on ait le courage de voir clair. Ne nous égarons pas et retenons que la machine n'est rien de grave, ce qui est terrible c'est l'énergie qui impose à la machine un rythme continu que l'homme ne peut suivre qu'en se faisant lui-même machine.
Ils ont fini et sur des tréteaux qui leur permettent de travailler à l'aise ils vont procéder au montage. C'est un moment merveilleux, récompense de l'ouvrage bien fait, immédiate vérité, sans tricherie possible. Il faut que sans retouche, sans approximation, sans démontages successifs, tout s'emboîte parfaitement, que le tenon entre sans trop de lâche dans l'exacte mortaise, que profilent les petits bois des fenêtres, que les coupes, les jointures du bois soient réduites à l'extrême finesse de la pointe à tracer qui a servi à les prévoir. Il faut aussi que l'ouvrage monté ait cette tension intérieure, cette harmonie fonctionnelle à quoi l'on reconnaît le maître d'œuvre, aussi facilement qu'à une signature (je m'explique, j'appelle maître d'œuvre non pas tel ou tel personnellement, mais une catégorie de gens formés professionnellement à la même école).
Il reste encore à cheviller cette œuvre après avoir vérifié si elle est d'équerre, à araser le dépassement grossier du tenon, à passer le racloir sur l'imperceptible défaut qui pourtant attire l'œil d'autant plus que l'œuvre est meilleure.
Vient après l'ajustage. On peut ajuster le cadre à la fenêtre ou la fenêtre au cadre. Qu'importe, mais l'ajustage est une opération délicate. Il faut prévoir l'affaissement léger que le poids impose en vieillissant, le jeu qui rend l'ouverture facile. Pourtant que votre varlope qui dresse les champs n'arrache plus de trop grossiers copeaux, vérifier le fer avant de lancer votre outil de ce geste brutal et souple qui en assure l'efficacité.
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Dans l'apprentissage, tel qu'il était conçu jadis, on exigeait que les outils au repos (varlopes, rabots, riflards, etc....) soient couchés pour ne pas reposer sur le fer. Si l'apprenti oubliait, le patron ou n'importe quel compagnon, donnait du fer à l'engin qui repris sans méfiance, traçait dans le bois au premier coup une affreuse entaille qu'il fallait des heures au racloir pour rattraper. Il paraît que le moyen était radical. Essayez aussi de tendre votre couteau pour appointer le crayon du menuisier. Il aura un geste de refus, un sourire attendri et vous racontera le magistral coup de pied qu'il reçut pour avoir voulu avec le couteau neuf -- que sa mère lui avait acheté avant de le confier à son patron -- appointer son crayon. On taille son crayon au ciseau, au rabot, mais jamais au couteau.
Nous en étions à l'ajustage, eux déjà entaillent pour poser les ferrures, vissent les paumelles, assurent bonne hauteur aux poignées des crémones. Ils « ferrent ». Quand l'ajustage est bien fait, ferrer n'est pas grand'chose. Pourtant un jour de presse, j'ai voulu les aider. Si je n'ai pas reçu le magistral coup de pied, j'ai éprouvé la honte de l'incapable et les langues ont bien marché à mes dépens.
Dans un coin de l'atelier, bien rangées, sont maintenant les menuiseries d'un chantier. Elles attendent le signe du maçon qui viendra à son heure -- toujours prêt à crier -- si elles ne sont pas finies. Ce jour-là -- et je ne vous parle ni de la peinture, du vernis ou des vitres bien qu'un menuisier de village soit tenu de savoir aussi faire tout cela proprement sinon avec art -- mon collègue a toujours un peu d'angoisse, malgré trente ans de métier. Si trop vite il a pris ses mesures, si le maçon depuis a corrigé quelque défaut, ma menuiserie qui a l'air parfaite lorsqu'elle attend, deviendra une chose rétive. A aucun prix elle ne voudra rentrer dans ce fameux trou qu'elle doit boucher ou au contraire telle porte dans un cadre qui n'aura pas été soigneusement plombé, ridicule, bâillera.
Pour poser une fenêtre il faut 20 minutes ou deux heures et si nous mettons 20 minutes elle ira mieux que si pendant deux heures nous tâtonnons pour dissimuler au mieux les conséquences de nos fautes -- ou des autres. Le temps économisé à la pose est la récompense d'un bon ouvrier, un bénéfice qui lui appartient en propre et qu'il peut utiliser à son gré.
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RÉSUMONS-NOUS, essayons de voir pourquoi et comment le métier est la seule éducation complète qui nous est proposée dans un monde qui oublie, renie même sa foi.
Le menuisier est chef d'entreprise -- lui et lui seul établit le devis, conclut les marchés, prévoit les approvisionnements, a le souci de sa clientèle. Même s'il est seul, si son chiffre d'affaires est minime, il ne peut rien ignorer des problèmes complexes qui ne se posent pas dans les autres entreprises plus importantes, avec plus d'acuité et de complexité.
L'expérience lui a appris bien souvent à ses dépens que la prévision est l'essentiel d'une bonne administration de son métier. L'improvisation n'est pas concevable chez nous où le moindre bois pour sécher met des années, où le travail peut être arrêté complètement par défaut d'un minuscule liteau qui est pourtant irremplaçable. L'exercice d'un métier comme celui-là est une école d'intelligence que l'on ne peut imaginer.
Il est contremaître parce qu'organisant le travail (le sien et celui des autres) il se réserve les besognes délicates, impose les méthodes de travail qu'il juge plus rentables, veille à tout. Il prend, sans qu'il puisse en tirer vanité ses responsabilités vis-à-vis de ses compagnons et vis-à-vis de son matériau. Il maintient dans son atelier une discipline très fraternelle qui est la règle quand on fait équipe avec ceux que l'on dirige.
Il paraît qu'actuellement le soin de former de jeunes menuisiers capables de faire tout ce que je vous ai sommairement décrit, appartient surtout aux centres dits de « Formation professionnelle accélérée » (F.P.A.) qui ont la prétention en six mois d'apprendre le métier à des garçons que rien n'a préparés à cela. Bien sûr, il est possible de former en quelques mois un garçon capable de dégauchir à la machine, de raboter, pousser une moulure, n'est possible de former un esclave de la machine, mais non un maître de la machine, un compagnon, mais la fenêtre ne sera pas faite.
Il n'est pas besoin de parler ici de ce qui était jadis (le long apprentissage, le compagnonnage, le tour de France, etc....). C'est un temps révolu et pour l'artisan il est impossible de concevoir la charge supplémentaire de l'apprentissage.
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L'État, les divers organismes qui se sont inventé le droit de réglementer la profession (Chambre des métiers, Caisses artisanales, S.S., A.F.) exigent de l'artisan moderne un gros travail auquel il n'est pas préparé. D'autre part l'artisan a des soucis financiers qui sont le fait nouveau de la profession. L'évolution des méthodes de construction, la disparition de la « clientèle », les « nécessités » de la vie moderne, l'ont condamné à s'adapter à des méthodes de travail inhabituelles, à jouer avec le crédit, à la merci cependant des conseils absurdes, d'informations fragmentaires ou tendancieuses. Il était donc nécessaire de prévoir des écoles de menuiserie. Mais attention, il s'agissait de restituer dans ces ateliers l'atmosphère des ateliers de jadis. On nous dit ne pas pouvoir former de vrais marins sans l'apprentissage de la voile ; de même on ne peut envisager de vrais menuisiers sans le travail à la main. J'ai interrogé depuis un an tous les menuisiers qui sont venus à ma fabrique ou que j'ai vus en tournée de clientèle, tous, quel que soit leur âge, m'ont dit que le travail à la main était l'école première, le seul bon départ, car qui n'a pas travaillé à la main, ne sait pas débiter, ne peut plus avoir le respect du bois qui est l'essentiel de la rentabilité du travail du bois.
L'autre principe est aussi absolu. L'enseignement est trop théorique. D'après nos collègues pas un seul de ces garçons n'est capable de faire de la menuiserie. Ils font par contre tous de fort mauvais apprentis, indociles et vaniteux. Je vous avoue que je ne suis pas assez documenté pour l'affirmer absolument mais je puis dire que de ces centres, écoles, collèges techniques, sortent en quasi-totalité des incapables. Est-ce la faute du programme, des maîtres, des élèves ? Le résultat est là. Le fameux C.A.P. semble être donné uniquement pour justifier l'existence de ces écoles inutiles, les dépenses somptuaires, les inaugurations à parade. A part ceux dont le père maintient avec vigueur les traditions, aucun garçon de vingt ans ne sera capable de faire le métier. La solution, et la seule et urgente, est de confier l'organisation de l'enseignement de leurs métiers aux seuls professionnels.
On veut nous dire que ce n'est pas grave, que les nécessités économiques condamnent l'artisanat, que les machines ceci ou les cerveaux électroniques cela : moi je veux bien, mais étudions la question d'un peu près.
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CERTAINES « évidences économiques » ont conduit des industriels à aménager des usines de menuiserie, ou bien certaines extensions d'ateliers familiaux bénéficiant de circonstances favorables, ou bien encore l'exploitation de brevets, d'idées. C'est ainsi que les artisans menuisiers achètent à des entreprises spécialisées et placent des portes, des volets, les diverses sortes de parquets, de lambris, les baguettes, moulures et chambranles. Dans ce domaine il y a eu avec la construction bon marché et peu solide de l'après-guerre, une standardisation des mesures, une normalisation qui permet la structure industrielle de l'entreprise de menuiserie.
On peut penser que c'est bien, en effet, elles arrivent à produire moins cher une marchandise standard de qualité moyenne ; elles peuvent utiliser du bois, des ouvriers non-menuisiers qu'on appelle cependant spécialisés, sans doute parce qu'ils savent se servir d'une machine, elles alimentent en produits finis des artisans qui seraient incapables de faire eux-mêmes toutes les menuiseries des gros chantiers d'H.L.M. ; enfin la menuiserie métallique trouve là le principal obstacle à un développement exagéré. Mais attention ! il faut examiner le revers de la médaille. D'abord et le plus grave est la disparition dans ces entreprises du traçage, du débit, qui implique l'impossibilité de former des menuisiers capables de remplir leur rôle en entier. Tel saura fort bien monter mais ignore tout de l'ajustage, tel sera spécialiste de la colle qui n'aura aucune idée du bois. Il sera nécessaire d'utiliser le bois le plus « fongible » qui existe où le débit ne pose aucun problème intellectuel. Il faudra renoncer souvent aux bois de nos forêts françaises qui n'ont pas le débit facile, importer des quantités considérables de bois scandinave ou développer les bois reconstitués, ces panneaux absurdes qui suppriment la perte, mais aussi font de la menuiserie un métier dans lequel n'entrent plus les éléments d'équilibre, d'harmonie et de tension qui en faisaient un métier formateur, générateur d'équilibre et de jugement.
Ensuite, Madiran, il y a une catastrophe majeure. Je veux bien que le rythme actuel de la construction se maintienne. Il paraît que l'augmentation du nombre de Français l'exige. Là il sera possible de standardiser les mesures (encore faudrait-il voter une loi et créer un corps spécial d'inspecteurs des fraudes ès-dimensions pour contraindre l'indiscipline française,
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encore faudrait-il penser dans l'établissement impératif de ces normes que le Midi n'est pas breton et Paris l'unique climat français, etc. etc....). Je veux bien donc, qu'il soit possible de normaliser les ouvertures au nom des sacro-saintes économies, en faisant une sauce économico-politique du plus beau planisme pour faire avaler ce qu'une normalisation absolue peut avoir d'insupportable. Mais à peu près 80 % de notre capital immeuble, dont pas une ouverture n'est semblable, arrive à bout de course. Nous n'aurons pas fini d'édifier nos faubourgs en villas économiques que le centre de nos villes, nos villages et surtout nos campagnes tomberont en ruine. Et qui fera la fenêtre de cette maison, fenêtre unique, spéciale qui pour elle seule réclame toute la science du bois que je vous ai décrite. Il y avait trente menuisiers dans mon canton voici vingt-cinq ans, six maintenant qui restent, arrivent à la fin de leur carrière.
Alors me direz-vous -- Quid ? Demandez à Henri Charlier, il vous dira qu'il faut laisser aux gens compétents qui ne sont pas sans doute des intellectuels, le soin :
1° -- d'exercer,
2° -- de transmettre leur métier.
Qu'importent les termes : Corporation ou organisation professionnelle ? Je crains qu'il soit trop tard pour nous perdre en querelles vaines. Il faut laisser les hommes d'aujourd'hui épuiser le suc de l'anarchie, l'éblouissement de la corruption. Notre génération ne connaîtra pas le repentir, le retour aux lois de la nature, des choses, des nécessités, de l'homme. Mais viendront plus tard après ces jours atroces, ceux qui pendront les corrompus, assigneront leurs vraies places aux ignorants et tiendront ferme le frein de la Liberté. Il suffit pour que tout ne soit pas perdu, que survivent en quelques-uns ces vérités qui ne sont que des parties de la vérité, que dans nos paroisses vis-à-vis de nos prochains, vis-à-vis de nous, nous nous réformions autant que la Grâce nous le permet, que nos enfants chantent le grégorien en apprenant à comprendre l'immense gloire de Dieu dans le monde qu'il nous a donné.
Francis SAMBRÈS.
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### Se réformer ou périr (V)
L'examen du projet de loi-cadre agricole nous permet de mettre le doigt sur le procédé par lequel l'administration essaye de se rendre maîtresse de toute l'économie et de supprimer toute liberté ([^10]) Ce projet est un projet socialiste ; les fonctionnaires sont socialistes parce que les socialistes sont étatistes ; dans l'absence d'un gouvernement véritable les fonctionnaires sont eux-mêmes l'État et le gouvernement. Ils nous ont amené à une situation très voisine du communisme ; si les communistes s'emparaient du pouvoir, ce serait un simple changement d'équipe (à nous les places), les derniers restes de liberté disparaîtraient brutalement au lieu de disparaître petit à petit, sans qu'il y ait une réelle modification des principes, et l'administration règnerait enfin en maîtresse absolue du travail et des biens.
Nous ne garderons du projet de loi-cadre agricole qu'un seul point très significatif ; il fait comprendre la *manière* de l'administration et la nécessité toujours plus urgente d'institutions vraiment représentatives et responsables. Voici l'exposé des motifs du projet de loi :
CONSERVATION DU PATRIMOINE FONCIER
L'augmentation constante des besoins individuels d'une population, elle-même en voie d'accroissement, aussi bien que l'indispensable amélioration de notre balance commerciale, imposent à l'ensemble de l'agriculture française un effort de production et de plein emploi de nos ressources foncières.
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De grands pays modernes, abusant parfois des ressources naturelles de leurs sols, ont été conduits à reconsidérer certains défrichements intempestifs de forêts et à prendre conscience de la gravité des phénomènes d'érosion.
*La sagesse et le travail de nos agriculteurs et de nos forestiers a permis à notre sol, à notre patrimoine foncier, sa pleine conservation et le plus souvent même l'amélioration considérable de son potentiel.*
C'est nous qui soulignons ce dernier alinéa, on verra pourquoi.
Toutefois, il importe, à l'avenir, de consolider et de parfaire ce que des générations nous ont légué et notamment de recourir à l'application de systèmes qui s'inscrivent ou s'inscriront dans les plans successifs, et qui doivent tendre :
a\) à établir un inventaire annuel des terres abandonnées et à prévoir les moyens à mettre en œuvre pour valoriser ces territoires ;
b\) à envisager le contrôle des coupes par l'Administration des eaux et forêts privées.
Un choix est nécessaire ; les meilleures terres doivent être réservées à la culture ou aux pâturages rationnellement aménagés, les terres reboisables doivent porter des forêts dont la constitution à l'entretien fournissent à la main-d'œuvre locale du travail et des revenus.
Remarquons en passant que ce souci de la main-d'œuvre locale est bien nouveau ; c'est probablement une clause de style, car l'administration, peu avant la guerre, en autorisant l'exploitation des forêts soumises à sa gestion pendant l'été, a enlevé leur travail d'hiver aux ouvriers agricoles qui pendant l'été sont occupés aux champs. Il est venu des équipes d'Espagnols exploiter ces bois, et nos ouvriers agricoles, n'ayant plus d'ouvrage pendant l'hiver, ont dû partir.
Mais les préoccupations générales de cet exposé des motifs sont celles d'un gouvernement normal. Qu'il intervienne, c'est son devoir, son devoir de *gouverner.* Pourquoi veut-il *administrer* ce qu'il est de son devoir de *commander *? L'administration se sert, tout simplement. On remarquera qu'il y a contradiction entre l'éloge fait dans la première citation de nos paysans et propriétaires forestiers et la soi-disant nécessité de faire contrôler les coupes des forêts privées par l'administration. Voici comment s'en excuse le projet de loi :
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L'exploitation de la forêt privée donne lieu parfois a des abus. Or la forêt dégradée est longue à reconstituer. Il en résulte une perte pour les individus et pour l'État qui *justifie suffisamment de la nécessité de réglementer les coupes,* chaque fois qu'il s'agira d'un massif boisé important et en tout état de cause supérieur à 50 hectares.
Qui veut noyer son chien l'accuse de la rage. C'est la forêt privée qui donne le modèle d'une exploitation fructueuse. S'il y a quelque défaut ou quelqu'abus dans son exploitation, c'est souvent la faute de l'État lui-même ; les coupes prématurées ont généralement pour origine la nécessité de payer des droits de succession extrêmement lourds et qui détruisent le capital lorsqu'ils se répètent à trop bref intervalle. Mais cela ne détruit pas la forêt.
Enfin les forêts de l'État ne rapportent pas grand'chose ; elles ne sont pas, comme les autres entreprises de l'État, un modèle de productivité. Ces forêts sont administrées comme au temps de Colbert. Il n'y pousse que 00 qu'on y laisse pousser depuis trois cents ans : des chênes pour la marine royale. J'ai pu remarquer que des membres distingués de l'administration forestière avaient des idées très fausses sur la forêt *naturelle ;* ils ont tiré leurs théories du spectacle de la forêt de Colbert. Moi qui ai coupé moi-même, plusieurs fois, de mes mains le modeste bois, taillis sous futaie, d'où nous tirions notre chauffage et les bois de charpente pour les besoins de la maison familiale, je *sais* que les espèces se remplacent naturellement, simplement parce que la terre se fatigue. Il y a un assolement naturel de la forêt ; et il y aurait intérêt à changer lentement, dans un cycle de deux cents ans peut-être, les essences de la forêt. Les propriétaires ont, en certaines régions, remplacé ainsi le chêne par les résineux, très demandés aujourd'hui. Ici encore les propriétaires sont fort en avance sur l'administration. Ce sont eux qui ont créé l'immense peupleraie qui borde nos rivières et la forêt de pin landaise.
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La nécessité de réglementer les coupes de la forêt privée n'existe donc pas. L'administration gère 4.500.000 hectares de forêts ; lui en donner de sept à huit millions de plus, c'est vouloir doubler son personnel ; il n'y a qu'elle qui peut en profiter. L'État ni la nation n'ont aucun intérêt à cette dépense supplémentaire ; elle ne ferait qu'augmenter le prix du bois lorsqu'on sait le coût des administrations d'État.
Car tous nos prix, aussi bien celui du café et du cacao de nos colonies que ceux des produits métropolitains sont plus élevés qu'à l'étranger ou dans les colonies étrangères à cause du coût de notre administration.
Il y a certes besoin d'une action de l'État. Nous connaissons des villes d'Auvergne qui ont des communaux à quinze kilomètres du bourg. Autrefois ces pâturages étaient bien entretenus ; la moindre verge de frêne, d'épine de saule marsault qui apparaissait était aussitôt coupée : c'était un pied carré d'herbe en moins. Aujourd'hui, les hameaux sont si dépeuplés, les troupeaux si clairsemés que la forêt envahit petit à petit ces pâturages, mais avec n'importe quelle essence, souvent d'abord avec les plus mauvaises ou les plus inutiles. On se rend compte de quelle qualité il faudrait que fût le maire d'une telle cité (ce n'est souvent qu'un politicien quelconque) pour pousser son conseil, fait de gens de la ville, à engager loin dans la montagne des frais qui ne rapporteraient que dans quarante ou cinquante ans.
Il faudrait que le représentant de l'État réunit les propriétaires et exploitants forestiers pour qu'ils participent à une action commune et qu'ils l'organisent. Alors devant un travail tout mâché, les élus du suffrage universel pourraient suivre, et l'État, *sans aucun frais d'administration* aurait accompli sa mission.
Mais, me direz-vous, s'il faut de l'argent, où le trouver ? L'argent existe. Il y a un fond forestier national, alimenté par une taxe de 3,50 % payée par les propriétaires forestiers et exploitants sur tous les bois français sciés ou exportés. C'est donc un capital fourni par la profession pour accroître la production forestière en facilitant le reboisement des régions où il est souhaitable. C'est d'ailleurs une heureuse initiative de l'État.
Or voici le but de cet article. Il est de faire remarquer comment l'administration dans son exposé des motifs présente ce revenu annuel pour s'en attribuer à elle seule la gestion :
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« L'effort financier consenti par le fond forestier national rend légitime une semblable mesure (la nécessité de réglementer les coupes). Il serait inconcevable en effet, que les moyens nécessaires pour reconstituer la forêt française ne soient pas complétés par une action destinée à protéger celle-ci. »
Remarquons d'abord que la forêt privée française se porte bien. Quand bien même il y aurait besoin de surveiller les coupes dans les nouvelles forêts reconstituées à l'aide du fond forestier national, cela n'impliquerait nullement la nécessité de soumettre la forêt privée existante au contrôle de l'administration.
Mais l'administration parle de ce fond forestier comme si c'était une somme venant de l'impôt, payé par tous les citoyens et dont l'État use (soi-disant) pour le bien général. Elle veut profiter de cette somme versée par les membres d'une profession dans l'intérêt de la production pour diriger celle-ci et même *administrer les propriétés individuelles.* Elle en prend prétexte pour autoriser comme elle l'entendra les coupes des forêts privées qui *ne doivent rien au fond forestier.* Il n'y a pas loin de là à la dépossession.
L'office du blé est quelque chose d'approchant. Il a été créé par le ministère Blum et offrait du blé un prix raisonnable ; mais trois mois après, on dévaluait ; le prix du blé, fixé par une loi, ne bougeait pas. Les paysans étaient volés au profit des électeurs socialistes ; ils payent actuellement deux milliards par an pour l'administration de cet office par une taxe analogue au fond forestier, sans y avoir le moindre droit de regard. La loi-cadre en projet veut compléter la sujétion des paysans.
L'administration qui a mille preuves que sa gestion n'est jamais économiquement viable, s'obstine cependant, parfois par idéologie pure, souvent par intérêt ; les idéologies qui favorisent vos intérêts sont si séduisantes. Mais la France en meurt.
Rien ne montre mieux la nécessité d'une corporation des intérêts forestiers (propriétaires et exploitants). C'est elle qui devrait administrer le fond forestier, ce qu'elle ferait très économiquement sans aucun frais pour l'État. A certaines conditions ; bien entendu. Nous n'avons pas d'illusions sur la valeur morale de nos générations. Il faudrait que cette organisation fût régionale pour que les membres de la corporation puissent être bien renseignés, bon juges et qu'ils puissent aussi se surveiller mutuellement.
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Il faudrait peut-être des règles particulières pour certaines régions montagneuses. Autrefois, on n'exploitait les bois en montagne que par *jardinage* pour éviter la dégradation des sols par ruissellement ; c'est-à-dire qu'on n'y faisait jamais de coupes à blanc ; il y aurait à trouver des règles qui, tout en facilitant l'exploitation mieux que le jardinage proprement dit, aient le même résultat ; les « Travaux publics » pourraient aussi bien que les « Eaux et Forêts » veiller à leur application.
MAIS l'administration est certainement la plus grande ennemie de toute organisation corporative et fera tout son possible pour l'empêcher. Elle règne du fait qu'il n'y a pas d'institutions vraiment représentatives des intérêts normaux de chaque société élémentaire. Et elle règne sans responsabilité. Qui peut savoir comment elle administre le fond forestier ? Devant qui est-elle responsable ? Devant des ministres aussi irresponsables qu'elle, changeant tous les six mois et occupés surtout à placer leurs amis. Et souvent dans l'administration, précisément où le pouvoir et l'irresponsabilité se trouvent complétés de l'inamovibilité pratique. Enfin on connaît l'impuissance de la Cour des comptes.
Lorsqu'on parle corporation et organisation du travail, on pense généralement à l'industrie, parce que la lutte des classes y est plus vive qu'ailleurs. Mais la corporation est aussi nécessaire dans les métiers agricoles et artisanaux. L'obstacle y est autre ; il est dans la lutte d'intérêts entre les différents groupes, par exemple entre les propriétaires et les exploitants forestiers, entre les producteurs de lait, les laiteries et le commerce. Mais ce qui pourrait unir ces concurrents, ce sont précisément les essais de domination administrative. Dans l'industrie, la solution serait, au fond plus simple qu'ailleurs ; car il suffirait de créer une propriété commune à tous les membres de la profession pour qu'un intérêt tangible fût rendu manifeste à tous. C'est ce qui s'est fait à Tarare comme on l'a pu voir dans notre article : *Un essai de corporation* ([^11]).
Quand la liberté est refusée aux citoyens de s'administrer eux-mêmes dans les sociétés normales que sont la cité et le métier, il s'en suit une stérilisation du travail.
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Les administrations d'État sont le cancer des sociétés. En Russie même, où l'administration est tout (c'est là l'essence du communisme) son poids est tel que les hommes d'État sont obligés de réagir. Bien qu'ils soient en état d'exiger n'importe quoi du peuple, ils sont impuissants à arrêter les conséquences du système, le gaspillage et la tyrannie. La loi-cadre agricole avec beaucoup d'argent dépensé et beaucoup de fonctionnaires stérilisera l'agriculture et la forêt comme elle a stérilisé la construction. Personne n'ignore qu'en Angleterre et en Allemagne on construit beaucoup plus qu'en France et à meilleur marché. On me dira que ce sont les lois démagogiques insensées qui ont arrêté la construction. Mais depuis que l'État s'en mêle à grands frais, il s'aperçoit qu'il lui est aussi impossible qu'aux particuliers de fournir à cette tâche sans un rendement équitable du capital engagé. La planche à billets s'use aussi.
Mais le plus grave est que l'administration stérilise aussi l'esprit civique ; elle empêche toute initiative des gens compétents et expérimentés. Son illusion est de se croire compétente parce qu'elle a des diplômes et qu'elle apprend beaucoup de choses dans les écoles et dans les livres, mais elle ne sait qu'administrer et non créer. Elle décourage les hommes d'initiative et c'est ainsi qu'elle stérilise l'action des corps de métier.
Une autre administration d'État stérilise l'esprit civique à sa source, c'est celle de l'enseignement qui jouit par la collation des grades et l'établissement des programmes d'un monopole de fait. Elle enseigne une histoire sophistiquée telle que la raconteraient pour notre honte et notre ruine des ennemis acharnés de notre pays. Ni l'immense enquête philosophique menée aux douzième et treizième siècles par l'Université de Paris, ni la floraison d'art qui est pour tout esprit impartial ce que la civilisation occidentale a fait de plus grand depuis deux mille cinq cents ans, ni les efforts de nos rois pour permettre et défendre cet immense labeur, ni ceux de leurs grands successeurs du seizième et dix-septième siècles pour adapter la société chrétienne aux changements qu'amène la vie, ne trouvent grâce devant *eux ;* si bien que beaucoup de Français se demandent pourquoi ils le sont et si cela vaut la peine de l'être. En éloignant systématiquement la jeunesse de Dieu, source de l'être et source de la vie morale, cet enseignement forme des ignorants et des ingrats qui ont perdu les raisons de vivre et il stérilise à sa source, dans l'enfance et la jeunesse, l'esprit civique et le patriotisme. « La prétendue liberté de penser tolère rarement la liberté de croire. »
35:24
LE BAS-EMPIRE romain était lui aussi gouverné par une administration qui stérilisera pareillement l'esprit civique. L'aristocratie romaine était certes avide et avare, mais elle avait tout de même un patriotisme romain. Les aristocraties gauloises, espagnoles aimaient l'empire et aimaient leur pays. Elles furent évincées de l'armée ; l'administration, par crainte de voir diminuer son pouvoir, préférait faire des levées de barbares qui bientôt se tournèrent contre l'empire et lorsque les barbares envahirent l'empire, il n'y avait plus que des administrés et pas de citoyens.
Incapable, comme nous le sommes nous-mêmes, d'organiser les provinces de l'empire conformément à leur nature de sociétés naturelles, l'administration romaine savait très bien tout comme la nôtre s'organiser elle-même. Le « Statut de la fonction publique » a eu son pendant sous le Bas-Empire : c'était le « Cursus honorum ». Le statut de la fonction publique a été la grande œuvre de l'administration depuis la libération. Et je le dis sans rire, c'est assurément un modèle de bonne administration. « La bonne administration consiste, disions-nous dans le n° 2 de cette revue, à établir les règles les plus simples et les plus générales, les plus faciles à appliquer. »
Mais du point de vue gouvernemental c'était là une grave erreur. Car c'en est une de laisser se former contre soi une armée unie comme un bloc de tous les fonctionnaires, où toute revendication à un échelon quelconque de cette immense armée est répétée dans tout l'ensemble. On ne peut augmenter un expéditionnaire du ministère des Pas-Perdus sans augmenter les douaniers et les magistrats de la Cour de Cassation. On les a tous rendus solidaires. Solidaires par l'argent et les règles de l'avancement, c'est-à-dire solidaires contre le public qu'ils sont sensés servir et dans l'absence de gouvernement véritable, administrant dans leur intérêt propre. Car les fonctions publiques ont des caractéristiques très diverses qui devraient leur interdire d'avoir le même statut si ce statut était conçu en vue de leur tâche ; et certaines sont très nobles, comme celle du soldat qui offre sa vie pour défendre ses frères, celles de l'instituteur et du magistrat.
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Elles ne sont nullement équivalentes, nullement assimilables à la tâche des gratte-papier de ministères qui remplissent un « état » suivant les règles et le transmettent au bureau voisin. Rien ne montre mieux l'inaptitude profonde d'une administration au gouvernement que ce chef-d'œuvre du statut de la fonction publique. Les administrateurs eux-mêmes, entièrement libres par la carence de l'État, n'ont conçu leur tâche qu'en vue de leurs émoluments.
\*\*\*
LES LOIS-CADRES. -- Nous avions achevé d'écrire les réflexions ci-dessus lorsque nous avons reçu un journal artisanal qui traitait de la loi-cadre concernant les artisans. Or on y voit avec évidence ce que sont les lois-cadres. Nous ignorons quels sont les lecteurs d'*Itinéraires.* Il y a certainement parmi eux peu d'artisans et peu de propriétaires forestiers. Ils pensent peut-être que ces questions ne les intéressent pas. Nous les prions cependant de lire attentivement, car il ne s'agit rien de moins que de l'installation d'un régime communiste auquel ils sont très certainement très opposés. S'ils n'y prennent garde, ils négligeront de s'unir aux citoyens qui combattent pour leurs libertés et se trouveront en régime communiste sans avoir rien fait pour l'éviter.
Voici donc en quoi consistent les lois-cadres : on fait voter la Chambre sur des principes généraux d'organisation qui sont bons ou admissibles ou défendables, mais qui ne valent que par l'application qu'on en fait ; et on réserve au gouvernement, c'est-à-dire à une administration socialisante, de rédiger les règlements administratifs qui sont censés correspondre aux principes généraux. En fait, on dessaisit le législateur pour imposer en catimini les vues et la domination de l'administration. Les méfaits du dirigisme qui finalement met toute l'économie en déficit sont assez connus. Les fonctionnaires s'obstinent et veulent se faire croire à eux-mêmes, contre l'expérience universelle, celle même de Krouchtchev, que s'ils avaient tout en main cela irait mieux. Mais installer partout des technocrates incompétents au fond, irresponsables financièrement, qui travaillent sur les statistiques, avec des vues de l'esprit étroites, inexactes et inhumaines, pour remplacer les hommes de métier responsables pécuniairement, c'est aller à la ruine.
37:24
On a vu plus haut les Eaux et Forêts prendre prétexte de sommes versées par les propriétaires et les exploitants au fond forestier national, sommes qui en toute justice appartiennent à la profession, pour contrôler la forêt privée. Voici maintenant comment une loi-cadre est conçue pour étouffer la liberté.
Une discussion préalable au vote de cette loi eut lieu au ministère entre les députés du groupe interparlementaire de l'artisanat et les fonctionnaires. M. X., en l'absence de M. Y., auteur du rapport... « supposa que ce rapport pourrait être transformé en projet de loi et qu'il pourrait certainement être adopté sans débat par l'Assemblée nationale du moment que la commission des Affaires économiques en ayant délibéré, en serait d'accord ».
M. Z. prévînt M. le ministre et la délégation que son groupe ferait opposition au « sans débat » à l'Assemblée nationale à cause du libellé de l'article 8.
Que contient cet article ? D'après l'aveu du directeur même de l'artisanat au ministère, il contient « des pouvoirs spéciaux » accordés à l'État en matière de législation artisanale :
« *Le gouvernement pourra, par décret en conseil des ministres, sur le rapport du ministre chargé de l'artisanat et des ministres intéressés, sur avis de l'Assemblée des présidents de Chambres de Métiers de France et de l'assemblée des présidents de Chambres de Commerce, et après avis du Conseil d'État, prendre toutes dispositions relatives :*
1\) *à la réorganisation des chambres de Métiers et de l'Assemblée des présidents de chambre de métiers de France et, notamment déterminer les modalités d'élection de leurs membres, prévoir la quotité, les modalités d'assiette et de recouvrement de la taxe pour frais de chambre de métiers et le régime financier de ces compagnies ;*
2\) *à la réforme de l'organisation du registre des métiers.*
*Ces décrets entreront en vigueur six mois après leur publication au Journal officiel de la République française.*
*Ils seront sanctionnés par les dispositions pénales édictées par les lois antérieures relatives aux mêmes matières, sans que puissent être modifiés la qualification des infractions relevées, la nature et le quantum des peines applicables.*
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*Les pouvoirs accordés au gouvernement par le présent article prendront fin dix-huit mois après la promulgation de la présente loi.* »
En somme l'administration se réserve le droit de réorganiser comme elle l'entendra les Chambres de Métiers, c'est-à-dire d'assurer leur domestication ; et le législateur est dessaisi puisqu'il ne sera consulté que dix-huit mois après la promulgation de la loi et un an après le début de l'application des décrets.
Nous ne nions nullement le droit de regard de l'État, qui est responsable pour toute la nation. Mais il faudrait d'abord qu'il y eût un État. En son absence l'administration règne, dans son intérêt propre.
Ces manières de faire sont très contraires à la doctrine sociale de l'Église. Les catholiques dits démocrates votent à peu près toutes les mesures socialistes. Il leur faut se rendre compte que, sans s'en apercevoir, ils aident à une tyrannie qui leur fera horreur lorsque les conséquences en seront partout visibles. Les lois contre les propriétaires, contre les patrons, contre les travailleurs libres sont un aliment pour la lutte des classes et se retourneront fatalement contre le petit peuple, comme les lois sur les loyers, comme les lois sur les fermages : les fermiers n'osent plus quitter la ferme qu'ils cultivent de peur de n'en trouver d'autre, les jeunes agriculteurs ne trouvent plus de ferme à louer.
Or Pie XI déclare que « le corps social ne sera vraiment ordonné que si une véritable unité relie solidement entre eux tous les membres qui le constituent ». « L'homme est libre, non seulement de créer de pareilles sociétés d'ordre et de droit privé mais de leur donner les statuts et règlements qui paraissent le plus appropriés au but poursuivi. » Ce qui condamne la mainmise abusive de l'État. Et Pie XI pose la condition expresse « qu'au sein de ces groupements corporatifs, la primauté appartienne incontestablement aux intérêts communs de la profession ». Et non à la lutte des classes, ou à la politique.
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Bien entendu ce n'est pas l'Église qui peut trouver les solutions. La S.C. du Concile, dans une lettre à Mgr Liénart, affirme qu'elle verrait avec plaisir qu'on établisse un mode régulier de rapports entre les deux syndicats (de patrons et d'ouvriers) par une *commission mixte permanente.* Mais pour que cela soit fructueux, il faut qu'il y ait un *bien commun tangible* à administrer ensemble. Celui de la profession en général (état des marchés, prix mondiaux, avenir technique du métier, prévisions) dépasse la compétence du monde ouvrier et de la plupart des cadres. Elles est du ressort de très peu d'hommes. Mais un fond commun pour subvenir au chômage, à la maladie, à la formation de la jeunesse, c'est-à-dire un capital commun à l'ensemble des membres de la profession et qu'ils administrent ensemble, voilà la solution pratique. C'est ce qu'a compris admirablement la corporation du textile de Tarare dont nous avons exposé le fonctionnement.
Ces solutions varient avec les métiers et dans un même métier avec le lieu, les circonstances économiques propres à ce lieu et avec l'esprit des populations. Une administration cherchant les « règles les plus simples et les plus générales » est incapable de trouver les bonnes solutions. Il faut être « dans le bain », connaître expérimentalement le métier et être en rapport direct avec les hommes. Autrement les règlements gênent tout le monde et sont inhumains.
Henri CHARLIER.
40:24
### Les lois sociologiques et la loi naturelle (II)
AFIN de poursuivre notre recherche concernant la nature essentiellement morale des lois sociologiques, nous allons examiner deux autres exemplaires typiques de ces lois revêtant comme les précédentes ([^12]) un double caractère de rigoureuse nécessité et de portée universelle.
#### III. -- La loi de dynamisme
Les sociétés vivent et meurent. Il en est qui survivent. Il en est qui sommeillent. Il en est qui ressuscitent.
De ces faits, nous avons tous l'expérience. Il y a des familles où l'on s'ennuie. Il en est d'autres, au contraire, où une joyeuse vitalité semble faire craquer les conventions et débordent sur l'entourage. Il est des églises où les offices sont mornes. Il en est d'autres où les paroissiens semblent n'avoir « qu'un seul cœur et qu'une seule âme » ...
Ces quelques faits, dès qu'on les rapproche, suggèrent à l'esprit une question : d'où vient ce qui fait la jeunesse et le vieillissement d'une société ? y a-t-il une loi qui permettrait non seulement d'expliquer la plus ou moins grande vitalité des milieux sociaux, mais encore de fournir un instrument adapté à l'action sociale ?
Les sociétés religieuses présentent sous ce rapport un intérêt spécial : elles supportent moins bien que les autres les signes de la vieillesse. S'il est un milieu lourd, étouffant, c'est bien celui d'une société religieuse en décadence. Les études sociologiques à ce sujet sont, trop souvent, faciles à faire. Il suffit d'ailleurs de relire l'Évangile pour y découvrir à travers les attitudes des pharisiens un exemple parfait de société religieuse en décadence.
41:24
Notre-Seigneur lui-même nous en a donné l'explication la plus profonde : la lettre tue, « c'est l'Esprit qui vivifie » ([^13]).
La lettre, c'est en quelque manière le signe écrit, mais non plus pensé. Par extension, cela peut être encore la parole, techniquement satisfaisante, mais coupée de l'âme qui normalement l'inspire. Cela peut être aussi le geste, lorsqu'il n'exprime plus le jaillissement spontané du cœur, mais un formalisme desséché...
Toute société est une union de personnes poursuivant, sous une autorité commune, un but commun par des moyens pris en commun. Quelle que soit l'origine concrète de la société, qu'elle soit formée par la *nature* comme la société des parents et des enfants, qu'elle soit formée par la *volonté* des associés comme le syndicat ou la coopérative, qu'elle soit enfin formée par la *contrainte* comme la société du vainqueur et du vaincu, c'est toujours en définitive de l'unité des esprits dans la vérité et de l'union des volontés en vue du but poursuivi que dépend la solidité du lien social. *Lorsque, dans une société quelle qu'elle soit, les membres de cette société ont une claire connaissance de la vérité qui les unit, un désir intense du bien qu'ils recherchent ensemble, la société est vivante.* Mais ce dynamisme lui-même cherche spontanément à s'exprimer dans des paroles, dans des actes, parfois dans des rites. Par le fait même, la société est tentée de s'appuyer sur ses pratiques. Le pharisaïsme la menace. La sclérose la guette.
Encore une fois, cette évolution est particulièrement apparente dans les sociétés religieuses. Lorsque, par exemple, ceux qui participent à une messe ne vont plus là que par intention vague, pour accomplir un précepte et être en règle avec la lettre de la loi, mais sans en percevoir le sens profond, en un mot sans vivre selon son esprit, la société des fidèles est en décadence. L'un des témoignages historiques que le Christ a laissé de sa divinité se manifeste précisément dans le fait que depuis vingt siècles aucune sclérose n'a eu raison de l'Église. Passagèrement, il a pu se faire que des paroisses, des régions entières ou même des ordres religieux s'abandonnent au pharisaïsme.
42:24
Toujours, la Providence a suscité les saints, sources d'eau vive qui pour leur époque et dans le cadre de leur mission, ont vivifié, réformé, restauré. Par leur influence, par leur exemple, ils ont réchauffé les sentiments assoupis, et témoigné dans l'Église, à tous moments, d'une jeunesse sans cesse renouvelée.
Ce ne sont point seulement les sociétés religieuses qui sont à la merci de la sclérose, ce sont toutes les formes de la vie sociale sans exception. La vie conjugale elle-même est un exemple typique du danger de vieillissement. Elle n'est point à l'abri, en effet, d'une prépondérance croissante des habitudes sur les fusions de l'intimité spirituelle. Les mots de la tendresse eux-même deviennent routiniers au long des jours et, la fatigue quotidienne aidant, ceux qui s'étaient mariés persuadés que leur amour résisterait au temps, constatent parfois avec une secrète tristesse que leurs sentiments sont moins vivants, qu'ils risquent de n'être l'un pour l'autre qu'une chère habitude... Ils ne savent pas toujours comment retrouver le chemin d'une intimité vivante et profonde ; et ils en souffrent...
On peut faire une observation comparable en ce qui concerne la société politique. Il arrive que l'amour de la patrie s'affadisse. Il arrive même qu'il disparaisse tout à fait... On accepte encore de faire son service militaire, on accepte moins facilement de faire le sacrifice de sa vie. Nous assistons actuellement à des évolutions de cette sorte. N'est-on pas, là encore, en face d'un cas de sclérose ? Depuis longtemps, *les intelligences ne reçoivent plus les vérités relatives à la vie politique,* et depuis un temps égal, *les volontés ne tendent plus, au secret de l'intimité spirituelle, vers le bien commun de la patrie.* Pendant longtemps, on a compté sur les institutions pour donner son rythme à la vie politique. Il y avait encore des fêtes nationales, des défilés militaires, des élections à tenir et des impôts à paver, mais toutes ces choses, de plus en plus, étaient *extérieures* au citoyen. Pour beaucoup, la décadence des mœurs politiques avait commencé avec la décadence de l'histoire. Comme une famille sans âme ronronne quotidiennement sans s'apercevoir qu'elle tend à n'être plus qu'une structure d'habitudes collectives, ainsi *la Patrie,* SANS RELIGION *et donc sans véritable histoire, forme des citoyens qui ont perdu le sens profond du bien commun et qui ne vivent plus ensemble que par vitesse acquise ou encore par l'effet d'un égoïsme à courte vue.*
43:24
Si nous relevons dans les exemples qui précèdent les constantes qui s'en dégagent, on peut les dénombrer de la manière suivante :
1\) Toute vie sociale est *un processus d'incarnation.* Dès que les hommes sont unis par une vérité partagée et par un but poursuivi en commun, ils tendent plus ou moins selon les circonstances et les buts sociaux à manifester même physiquement leur unité. Cette unité physique se manifestera dans des réunions, dans une communauté de vie, dans une communauté de sacrifice.
2\) Toute vie sociale est *menacée de pharisaïsme.* Il est nécessaire qu'une société s'incarne, c'est-à-dire qu'elle manifeste son unité par des actes communs, des habitudes collectives. Mais ce processus d'incarnation est essentiellement destiné à exprimer une unité spirituelle et à maintenir la tension entre les volontés unies et le but qu'elles poursuivent. Lorsqu'au contraire les habitudes collectives, au lieu d'être un point d'appui, sont considérées comme la *source* de la vitalité sociale, c'est que *cette vitalité elle-même dégénère.* Dans la vie sociale comme dans la vie personnelle, la lettre tue et c'est l'esprit qui vivifie.
3\) *La durée d'une société dépend de son esprit.* La chose apparaît très clairement au niveau de la société conjugale. Lorsque des époux chrétiens ont une vie chrétienne profonde, et une pratique du sacrement qui les unit à des fins qu'ils poursuivent dans ce sacrement, leur union est indissoluble dans la mesure même de leur fidélité aux grâces du sacrement. A l'inverse ceux qu'unit une passion violente, mais sensible ou sensuelle plus que spirituelle, ne restent généralement ensemble que, peu d'années, ou de mois. Le mariage des vedettes de cinéma est moins solide que celui des époux chrétiens dans la mesure même où le *but* qui les unit est plus près de la corruption de la chair et plus loin de la fidélité de l'esprit.
En résumé, toute société est une union morale en vue d'un but qui tend à s'incarner dans l'unité formelle d'un groupe et dans ses activités collectives pour atteindre ce but. La vitalité de Ce groupe dépend en premier lieu, NON DE LA PERFECTION DES HABITUDES COLLECTIVES, MAIS DE LA MÉDITATION DE LA VÉRITÉ QUI UNIT LES MEMBRES ET DE L'INTENSITÉ DU DÉSIR COMMUNAUTAIRE QUI LES POUSSE VERS LE BIEN POURSUIVI. Le dynamisme social dépend donc de la vie spirituelle et surnaturelle des membres du groupe et spécialement de leur esprit de sacrifice.
44:24
#### IV. -- La loi d'unité
La vitalité d'un groupe social n'atteint son but que si les membres, non seulement sont animés d'une intense vie spirituelle, mais encore que si une solide unité les relie entre eux. Nous savons en effet que toute cité divisée contre elle-même périra ; et les expériences récentes de l'humanité confirment avec éclat l'un des plus vieux adages de la sagesse des nations.
Sans doute, c'est à l'autorité sociale qu'il appartient d'unir les membres de la société en s'adressant à la fois à leur intelligence et à leur volonté. Toutefois, *l'autorité sociale a plutôt pour objet de coordonner les actes des personnes en vue du but commun qu'elle n'a pour tâche de les unir au sens spirituel du mot.* En effet, l'union est le fruit de l'amitié, c'est-à-dire d'un amour réciproque fondé sur une communication vitale. C'est dans la mesure précisément où cette union existe que l'autorité peut jouer son rôle pour coordonner les actes de ceux qui sont ainsi inclinés, par une disposition antérieure, à collaborer entre eux.
Pour prendre, ici encore, l'exemple de la vie conjugale, on peut souligner que la coordination de la vie domestique ne peut être assurée harmonieusement par l'époux que sur la base d'une entente mutuelle antérieure. De même, un gouvernement politique ne peut accomplir son rôle de gérant du bien commun qu'à la condition qu'une certaine unité spirituelle règne antérieurement entre les citoyens. On constate ici encore que l'œuvre des institutions est impuissante si, fondamentalement, les mœurs sont mauvaises. Exceptionnellement, dans les cas les plus graves, un gouvernement peut bien s'efforcer de mettre, par la force au service du droit, un terme à la discorde qui oppose des citoyens. Mais c'est à ceux-ci et sous leur propre responsabilité qu'il appartient de faire les efforts spirituels nécessaires pour s'accorder. La force ni le droit n'y suffisent. D'où proviennent donc la concorde et la discorde dans les sociétés ? Est-ce d'une causalité mécanique qu'exerceraient les institutions ou au contraire de l'interdépendance organique qui existe entre les mœurs et les institutions ?
45:24
Il y a sans doute des causes accidentelles et extérieures qui peuvent provoquer la mésentente d'un ménage : un logement trop petit, la présence d'une tierce personne ou d'autres circonstances analogues peuvent exercer une pression si forte sur la patience -- ou les nerfs -- de l'un des époux que peu à peu les caractères se durcissent et que les oppositions s'affirment de façon systématique. Ces conditions extérieures ne sont pas à sous-estimer et de même, il peut exister, dans la société politique, des institutions si peu propres au développement d'une saine vie morale qu'elles semblent exercer une influence quasi-déterminante sur les citoyens.
Il n'en reste pas moins que c'est en définitive essentiellement de la vie morale des membres d'une société que dépend l'unité sociale. Plus les conditions extérieures sont défavorables, plus les efforts moraux requis sont eux-mêmes importants. A l'inverse, plus les conditions extérieures sont favorables et plus les efforts moraux se trouvent facilités. Dans tous les cas, la vie en commun exige des sacrifices mutuels, et l'unité dépend en définitive de l'aptitude des membres de la société à consentir ces sacrifices. Car le rétablissement des conditions extérieures dépend en définitive de la bonne volonté de quelqu'un ou de quelques-uns.
Lorsque dans un ménage les époux ne se supportent plus, et abstraction faite de la question de savoir si les torts sont partagés ou s'ils sont inégaux, c'est évidemment parce que chacun des conjoints jugeant la manière de vivre de l'autre refuse cette manière de vivre et la condamne. Pour parler un langage de moraliste, c'est donc à partir du moment où chacun des époux fait l'examen de conscience du conjoint que normalement, la vie conjugale devient insupportable. Dans l'hypothèse de deux époux ayant une formation morale et une volonté un peu ferme, il suffit que chacun d'eux, cessant de faire l'examen de conscience de l'autre, s'efforce au contraire de faire le sien propre pour que, par un mouvement symétrique, chacun des deux, renonçant à perfectionner l'autre de l'extérieur, s'efforce de se perfectionner soi-même de l'intérieur, et que les conditions morales de la paix du ménage soient rétablies.
46:24
Ce qui est vrai dans la vie conjugale est vrai dans toute la vie sociale. La lutte des classes, dans la mesure où elle a une base objective, n'est-elle pas essentiellement constituée par le fait que ceux qui détiennent le capital agissent parfois sans avoir un souci suffisant de leur examen de conscience et que ceux qui apportent le travail s'efforcent, dans la passion et sur des indices extérieurs, de faire sans appel l'examen de conscience de ceux qui les emploient ? Symétriquement d'ailleurs, les employeurs en viennent à faire l'examen de conscience des salariés et cela, sur des bases qui trop souvent ne sont celles ni de la vérité, ni de la charité.
On peut encore faire les mêmes remarques pour analyser les buts qui opposent entre eux les partis politiques dans un État ou pour analyser les attitudes hostiles qui opposent les États entre eux. Sans doute, les conflits politiques et les conflits internationaux sont d'une extrême complexité. Les oppositions de doctrine les rendent presque irréductibles. Mais ces oppositions de doctrine elles-mêmes n'ont-elles pas *pour source profonde l'attitude de l'âme en face de Dieu *? S'il n'en fallait qu'une preuve, ne pourrait-on remarquer que lorsque l'âme se convertit tout entière, l'intelligence par le fait même devient apte à saisir les vérités qui jusque là lui demeuraient extérieures et comme impénétrables ?
Ainsi, l'unité d'un groupe social dépend extrinsèquement d'innombrables facteurs plus ou moins favorables à la vie morale des membres du groupe. Mais elle dépend intrinsèquement de cette vie morale elle-même. C'est dans la mesure où chacun des membres faisant son propre examen de conscience en regard de la loi morale, naturelle et révélée, par grâce se perfectionne lui-même, que les relations entre les divers membres du groupe se perfectionnent organiquement. A l'inverse, lorsque l'esprit de critique l'emporte en chacun des membres d'un groupe, on voit se développer systématiquement des critiques réciproques entre membres d'une même famille, entre membres de classes sociales opposées, de partis opposés ou de patries opposées ; et le germe de dissolution sociale résultant de l'absence de régulation morale aboutit finalement à un mouvement de désunité qui, méthodiquement diffusé, correspond à la dialectique répandue par les communistes dans le corps social tout entier. Là où les chrétiens s'efforcent *d'intérioriser* les conflits, par esprit de sacrifice, sur le plan de la vie spirituelle, les marxistes s'efforcent de les *extérioriser,* sur le plan de la vie sociale.
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Ainsi, *la loi sociologique de l'unité des sociétés est essentiellement de nature morale ;* c'est même à cause de cela que la dialectique marxiste, qui fait un usage inversé de cette loi sociologique, nous apparaît comme *essentiellement perverse.*
\*\*\*
Nous nous sommes efforcé de dégager quatre lois sociologiques :
1\. *La loi de finalité :* Lorsque, dans une société quelconque, la raison divine cesse d'être respectée comme la source suprême de la justice et du droit, cette source suprême ne peut plus être recherchée que dans la raison de l'individu ou dans la raison de la société. L'idolâtrie de la raison individuelle détermine la désagrégation des liens sociaux organiques. En réaction, l'idolâtrie de l'État absolu détermine la centralisation, la mécanisation de toute la vie sociale.
2\. *La loi de subordination :* Toute société volontaire, qu'elle résulte de l'attraction des semblables ou de l'attraction des complémentaires, ne se structure selon les exigences du droit naturel que dans la mesure où les membres de ces sociétés respectent librement dans leurs actes personnels, et dans leurs actes communautaires, l'ordre universel des subordinations requis par la loi morale naturelle.
3\. *La loi de dynamisme :* Lorsque les hommes sont unis par une vérité partagée et par un but intensément poursuivi en commun, la société qu'ils constituent est vivante. La durée d'une société dépend donc de ce lien spirituel. Dès que les habitudes collectives, au lieu d'être une expression et un point d'appui, sont considérées comme la source de la vitalité sociale, c'est que cette vitalité dégénère. Cette dégénérescence sociale conduit à affirmer le primat de la réforme des institutions externes sur la vie intérieure spirituelle, intellectuelle et morale des membres de la société. L'idolâtrie de la réforme des institutions est le signe principal de la dégénérescence morale d'une société.
48:24
4\. *La loi d'unité :* C'est dans la mesure où chacun des membres d'une société fait son propre examen de conscience et par grâce se perfectionne lui-même, que les relations entre les divers membres du groupe se perfectionnent organiquement. A l'inverse, lorsque l'esprit de critique l'emporte en chacun des membres d'un groupe, un mouvement de désunité introduit et accroît les divisions dans cette société et la conduit à sa perte.
Ces quatre lois sont nécessaires. Quelles que soient les situations contingentes où elles jouent, le lien causal est inéluctable. Ces quatre lois sont universelles. Enfin, ce sont des lois de la vie sociale. Ce sont donc de vrais *lois sociologiques.*
MAIS CES LOIS sociologiques ne dérivent pas d'une PHYSIQUE sociale. Elles sont des faits, mais non pas des faits physiques. Elles sont *induites des faits sociaux envisagés dans leur réalité humaine totale. --* donc essentiellement, en tenant compte du lien qui unit les actes humains à leur fin, c'est-à-dire de ce qui est droit dans et pour l'homme, du droit naturel. Ces lois ne sont que des exemples destinés à illustrer notre affirmation antérieure : « Les vraies lois sociologiques sont distinctes de la loi morale naturelle, mais elles en dérivent directement » ([^14]). La régularité d'une expérience qui lie un effet à une cause n'est pas nécessairement le signe d'une loi physique. Les lois sociologiques précédentes expriment *la nécessité qui résulte de l'obéissance ou de la transgression face à la loi naturelle.* Cette nécessité résulte d'un lien moral, celui qui ordonne la nature à sa fin. La nécessité universelle de ces lois sociologiques dérive donc directement de la loi morale naturelle et du droit naturel, alors même qu'on les découvre à travers l'observation des faits sociaux et la réflexion méthodique à leur sujet.
Marcel CLÉMENT.
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### NOTES CRITIQUES Un démocrate chrétien : M. Georges Bidault
On a vu M. Pierre Limagne écrire dans *La Croix* du 22 avril ces lignes étonnantes, qui contiennent peut-être une part de vérité, mais alors minime ou au moins secondaire, et qui deviennent une contre-vérité quand elles prétendent cerner l'aspect essentiel, caractéristique, dominant d'un personnage, d'une action, d'une pensée :
« Depuis bien des années, M. Georges Bidault évolue vers une sorte de conservatisme et de nationalisme délibérément acceptés. »
C'est peut-être en pensant à ce jugement de *La Croix,* et à l'évident reproche qu'il exprime, que M. Georges Bidault, parlant devant les organismes dirigeants du M.R.P., a déclaré (d'après *Le Monde* du 24 avril) vouloir « *balayer toutes les insinuations* », et s'est écrié :
« Je suis né démocrate chrétien. Je mourrai -- et je souhaite que ce soit le plus tard possible -- démocrate chrétien. »
Cette profession de foi a excité la verve de M. André Frossard (*L'Aurore* du 24 avril) :
« On peut très bien mourir démocrate chrétien, encore que le moment soit mal choisi pour parler politique. Mais j'ai beau chercher, je ne vois pas à quels signes on peut reconnaître à coup sûr les nouveau-nés démocrates chrétiens... »
La remarque va loin. Les épigrammes de M. André Frossard sont beaucoup plus que des épigrammes. Cet auteur passe pour un « humoriste », ou un « ironiste », comme disaient les gens qui ne comprenaient rien à Chesterton. Or il nous semble que M. André Frossard manifeste souvent comme la vocation d'un Chesterton français, et n'y est pas toujours inférieur.
La question qu'il soulève mérite quelques moments de réflexion.
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Le propre du démocrate chrétien est d'affirmer les valeurs chrétiennes dans et par la démocratie : ce qui n'est ni contradictoire en théorie, ni forcément impossible. A condition pourtant d'être à chaque instant, et jusqu'en politique, CHRÉTIEN avant d'être DÉMOCRATE.
L'erreur propre du démocrate chrétien est, trop souvent, *exactement identique* à l'erreur que la démocratie chrétienne dénonce sous le nom d' « alliance du trône et de l'autel » ou sous le nom de « confusion du spirituel et du réactionnaire ». Il arrive, non point nécessairement, mais fréquemment, que le démocrate chrétien pratique une *alliance* et une *confusion* entre « le spirituel et le démocrate », entre « l'urne et l'autel ».
L'erreur propre des catholiques plus ou moins opposés à la démocratie est de considérer qu'une telle alliance et une telle confusion appartiennent à la nature même de la démocratie chrétienne, alors qu'elles en sont la corruption.
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Les démocrates chrétiens sous-estiment la portée de la confusion qu'ils commettent. Ils croient qu'elle n'aurait d'importance ruineuse que dans le cas où la démocratie serait appelée à disparaître prochainement. Ils croient en outre, et cela les rassure, que l'avenir de la démocratie politique est assuré pour longtemps, ou pour jusqu'à la fin des temps (alors qu'en réalité personne n'en sait rien).
Ceux qui ont pratiqué « l'alliance du trône et de l'autel » croyaient, eux aussi, que l'avenir de la monarchie était assuré pour longtemps, ou pour toujours : même après le 14 juillet 1789, quasiment personne n'était encore républicain, quasiment personne n'imaginait qu'il pût exister une France sans Roi.
Mais l'essentiel n'est pas dans ces supputations tactiques et dans ces pronostics. Les démocrates chrétiens risquent de « compromettre » la religion avec un régime politique qui sera peut-être demain aboli et honni : ce risque leur paraît chimérique ; or, sans accorder qu'il soit chimérique, ce n'est point ce risque qui nous frappe surtout.
En confondant christianisme et démocratie, les démocrates chrétiens apportent à la démocratie non point un *renfort tactique,* comme ils semblent le croire, mais une *maladie.* Car en bloquant et amalgamant la démocratie avec le christianisme, ils se mettent dans l'incapacité de juger, de réformer, de conduire la première à la lumière du second ;
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ils se privent de pouvoir réaliser la démocratie véritable, celle que définissait Pie XII dans son Message de Noël 1944. Ils ne peuvent ni apprécier ni rectifier la démocratie à la lumière du christianisme, dans la mesure où pour eux la démocratie est la traduction, imparfaite mais nécessaire, du christianisme.
Pour juger, rectifier, réformer et conduire la démocratie, il faut (comme pour toutes choses temporelles) n'y être pas aveuglément « attaché » ; il faut être capable de quelque distance et de quelque détachement ; il faut savoir qu'elle peut être jugée, rectifiée, réformée et conduite à la lumière de quelque chose dont elle n'est pas la traduction nécessaire et unique (mais seulement l'une des traductions possibles). Il faut non seulement le concéder en théorie, et n'y plus penser, mais le mettre en œuvre.
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La confusion du spirituel et du démocratique n'a pas pour principal défaut de gêner et d'agacer les « réactionnaires ».
La confusion inverse « du spirituel et du réactionnaire » n'a pas non plus pour principal défaut de gêner et d'agacer les « démocrates ».
Le principal défaut d'une confusion de cette sorte est de faire oublier aux uns et aux autres qu'ils ont *d'abord* en commun le Corps mystique et le bien commun temporel : les divergences politiques doivent s'exprimer et se confronter *en fonction* de l'un et de l'autre, et non pas s'affronter *au détriment* des deux.
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C'est une illusion de croire que la confusion entre la religion et une attitude politique peut s'exercer « au profit » de cette attitude. Certes, on le dit : mais c'est surtout une manière de s'exprimer. Le « profit » est apparent, immédiat quelquefois, jamais vraiment durable. Car il a pour double conséquence de tromper ceux qui l'escomptent et de faire enrager leurs adversaires. En vérité, une confusion de cette sorte nuit directement à ceux qui la pratiquent et à la cause temporelle qu'ils veulent défendre. La confusion du religieux et du politique donne naissance à une idéologie politico-religieuse : et les idéologies dévorent ceux qui les professent et qui les servent, après les avoir progressivement frappés de stérilité spirituelle et temporelle.
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La démocratie chrétienne en France est devenue trop souvent une idéologie politico-religieuse, affrontant une idéologie adverse à l'intérieur de la communauté catholique. Le combat qui opposa au XIX^e^ siècle catholiques traditionnels et catholiques libéraux, et dans la première partie du XX^e^ siècle le Sillon et l'Action française, devint de plus en plus le combat de deux idéologies, où le politique s'annexait le religieux au lieu de s'y conformer. Peut-être est-il trop tôt pour qu'un tel propos soit entendu. Mais nous craignons aussi que bientôt il ne soit un peu tard pour le faire entendre. C'est pourquoi, d'une manière ou de l'autre, nous le tenons en chaque occasion qui se présente.
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Les remarques qui précèdent ont pris pour occasion les paroles de M. Georges Bidault, sans prétendre s'y appliquer. Il est possible que M. Bidault soit au contraire l'un des hommes politiques catholiques actuellement en chemin pour dépasser l'opposition d'hier entre l'Action française et le Sillon. Le propos qu'il tient sur lui-même est aussi peu satisfaisant que le jugement porté sur lui par *La Croix.* A prendre le premier au pied de la lettre, il pourrait apparaître comme sillonniste de 1910, n'ayant rien appris et rien oublié. Ce qui est bien impossible, puisqu'au même moment il a provoqué le jugement cité de M. Limagne, qui le fait apparaître comme rallié à Maurras, ou plutôt à Déroulède.
C'est une grande erreur de croire que la première condition, pour être démocrate chrétien, soit d'être démocrate : cette condition est secondaire, ou même facultative, cela ressort de la charte même de la démocratie chrétienne, du Message de Noël 1944, où il est clairement affirmé que la démocratie chrétienne n'est pas incompatible avec la monarchie. Mais la *vraie* démocratie chrétienne ; et non pas celle qui considère que l'essentielle ligne de démarcation politique consiste à distinguer les citoyens démocrates de ceux qui ne le sont pas.
C'est une grande erreur de croire qu'il faille être soit démocrate, soit anti-démocrate pour formuler de telles remarques. Quand nous exprimons des pensées de cette sorte, il y a toujours un anti-démocrate pour nous soupçonner d'un ralliement sournois à la démocratie, et simultanément un démocrate pour apercevoir dans notre propos une attaque perfide contre la démocratie. L'un et l'autre ont raison pour une part : ils ont raison en ceci qu'ils sentent qu'un tel propos enlève à leurs factions le pain de la bouche.
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Car il ne s'agit dans un tel propos ni d'attaquer ni de défendre une politique, mais de rétablir les principes moraux et civiques qui sont *antérieurs, supérieurs et communs* aux diverses politiques, si ces diverses politiques sont véritablement chrétiennes.
Ces principes, les chrétiens engagés dans des politiques diverses ne les nient pas : mais plutôt, ils en font volontiers le privilège de leur parti politique, ils accusent les autres partis d'y contredire inévitablement, et en cela ils défigurent de tels principes, ramenés du rang de vertus à pratiquer au rang de mythes idéologiques. D'où la priorité d'urgence de la réforme des mœurs, affirmée par le Souverain Pontife : réforme qui n'est pas étrangère à l'action intellectuelle et politique, car elle comporte bien évidemment la réforme des mœurs politiques et celle des mœurs intellectuelles. La première action politique est de réformer, en commençant chacun par soi, les mœurs d'une telle action.
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Nous savons, par exemple en lisant saint Thomas, qu'en théorie le meilleur régime politique est un régime « mixte », réalisant un équilibre d'institutions démocratiques, d'institutions aristocratiques, d'institutions monarchiques. Nous savons aussi, par l'expérience et par l'histoire, que la France aspire à composer et unir, dans sa structure politique, des éléments monarchiques, des éléments aristocratiques, des éléments démocratiques. On montrerait facilement que si, au cours d'un siècle et demi de vie politique vouée à l'instabilité, La III^e^ République seule a pu se maintenir assez longtemps, c'est parce qu'elle réalisait, de manière très imparfaite sans doute, mais non point nulle, cette triple composition. On montrerait aussi facilement à quel point cette composition fait défaut à la IV^e^ République.
Cette composition nécessaire et cet équilibre ne seront pas réalisés par la victoire de factions plus ou moins démocratiques sur les factions plus ou moins hostiles à la démocratie, ni par la victoire inverse. Car il ne s'agit pas d'une abstraite composition juridique, à décréter par un homme ou un clan qui détient le pouvoir. On ne *composera* pas des éléments institutionnels démocratiques et monarchiques *tant que les hommes qui en représentent la tradition seront incapables de composer entre eux.* Lentement mais sûrement, les démocrates, au sein de la III^e^ République, sont devenus totalitaires, et ont politiquement éliminé les éléments sociaux qui étaient monarchiques et aristocratiques au lieu de composer avec eux.
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Ils ne pouvaient, au plan juridique et institutionnel, sauver un élément monarchique (comme ils en eurent souvent le dessein), alors qu'ils avaient excité une intolérance à l'égard des hommes qui l'incarnaient. On ne fait pas n'importe quoi avec n'importe qui. Il a fallu des monarchistes pour donner aux institutions de la III^e^ République un élément monarchique. Il n'était pas fameux : il était à la mesure des monarchistes qui le donnèrent. On ne peut donner que ce que l'on a, et seulement selon ce que l'on est. Les démocrates ne pourront jamais donner à une République un élément de stabilité, de continuité monarchique. Et si leur totalitarisme a liquidé les traditions monarchiques, ils ne pourront trouver cet élément nulle part.
On ne peut pas donner à une structure politique un élément démocratique en se privant des démocrates. Des monarchistes n'y arriveront jamais. Et surtout pas si, contaminés par un totalitarisme politique, ils ont développé en eux et autour d'eux une intolérance radicale à l'égard des représentants de la tradition démocratique.
Pour faire coexister et pour composer, dans une structure politique harmonieuse, démocratie et monarchie au sens classique de ces termes, il faut d'abord que les démocrates et les monarchistes aient coexisté et composé, de manière vivante. Il faut avoir réalisé, au moins partiellement, une *convergence* des diverses familles politiques sur ce qu'elles ont de *commun *: et c'est LE CONTRAIRE DU « POLITIQUE D'ABORD ». Contraire qui aura pour effet non point de négliger, de suspendre ou d'ignorer l'action politique, mais de *la rendre possible.*
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Pour toutes explications complémentaires, voir *passim,* chacun des numéros parus d'*Itinéraires* et chacun de ceux à paraître.
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Remarque annexe
Le jugement cité de M. Pierre Limagne était regrettable parce qu'il était plus inexact qu'exact. Il était utile dans la mesure où il était significatif. Deux jours plus tard, dans *La Croix* du 24 avril. M. Limagne donnait acte à M. Bidault des vérités que voici :
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« Le démembrement de la France, c'est en Afrique que l'on s'emploie à le réaliser.
« Personne ne cherche querelle à la Syrie, qui vient de mal tourner. Personne ne cherche querelle à l'Égypte, dont le dictateur copie ses plus récents prédécesseurs. Personne ne cherche querelle à l'Afrique du Sud pourtant officiellement raciste.
« Pourquoi s'en prend-on à la France ?
« Parce que l'expansion pan-arabe, véhicule de l'expansion soviétique, trouve comme unique obstacle sérieux sur sa route les poitrines de nos enfants et non les dollars des Américains. »
En traçant ces lignes, M. Pierre Limagne a voulu non seulement résumer une déclaration de M. Bidault mais encore, si nous comprenons bien, la reprendre à son compte. Apercevoir de telles vérités, ce n'est pas « évoluer vers une sorte de nationalisme et de conservatisme délibérément acceptés ». Il est précieux que *La Croix* alerte et instruise l'opinion sur cette irrécusable réalité, qui n'a pas d'étiquette politique.
Les étiquettes politiques s'appliquent aux différentes manières de méconnaître ou de refuser la charge et le devoir qui sont manifestement ceux de la France.
Seconde remarque annexe
Sur la personne, l'action et la pensée de M. Georges Bidault, nous avons lu dans *Témoignage chrétien* du 25 avril un commentaire qui est lui aussi extrêmement significatif :
« Rien n'empêche M. Bidault de devenir le leader brillant de la droite française. Mais il est trop attaché à la démocratie chrétienne et au M.R.P. pour se décider à quitter rapidement ce qui fut le centre de sa vie. »
Voilà qui est moins inexact que de représenter M. Bidault comme « évoluant depuis des années vers une sorte de nationalisme et de conservatisme délibérément acceptés ».
Nos premières remarques n'avaient pas pour objet d'attaquer M. Bidault ; celles-ci n'ont pas davantage pour objet de le défendre. Nous ne savons pas si M. Georges Bidault est l'homme d'hier ou l'homme de demain : cela relève du pronostic. Au demeurant, nous n'avons ici ni l'intention ni le moyen de pousser quelqu'un au gouvernement de la République ou de l'en écarter. Si nous avions ce désir, nous nous trouverions fort privés : mais nous pourrions trouver alors quelque consolation dans la pensée que les journaux qui clament très bruyamment,
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et font croire à leurs lecteurs, qu'ils « *mènent un combat politique* » pour changer le gouvernement ou pour renverser le régime n'en ont pas davantage le pouvoir et le savent fort bien : cette illusion flatteuse pour leur personnage, qu'ils entretiennent auprès de leur clientèle, ils ne la partagent pas.
De toutes façons, ce n'est pas la question qui nous occupe.
La question qui nous occupe est d'une autre sorte. Avec plus ou moins d'habileté ou de maladresse, de clairvoyance ou d'aveuglement (nous n'en trancherons pas), un homme politique d'origine sillonniste, dont toute la carrière a été de lutter contre l'Action française, puis, après la disparition de celle-ci, contre la droite en général, parle aujourd'hui d'autre chose, -- tout en restant démocrate chrétien. Nous ignorons s'il est qualifié et s'il sera un jour désigné pour récolter ce qu'il sème présentement. Mais, qu'il l'ait voulu ou non, sa position politique fait éclater les frontières des factions ; particulièrement, des factions politiques qui divisent le monde catholique.
Ce qu'il fait ainsi, on peut dire qu'il le fait plus ou moins bien, cela est affaire d'appréciation très contingente : le surprenant est qu'on puisse dire qu'il ne faudrait point le faire.
La vocation de la démocratie chrétienne est-elle donc de maintenir, d'approfondir, d'exploiter la division politique des catholiques ? La vocation de la démocratie chrétienne, une fois dépassées les passions de l'adolescence et les troubles des crises de croissance, est-elle encore avant tout, dans son âge adulte, de combattre et d'abattre la droite catholique ? Nous croyons que c'est plutôt sa tentation et sa perversion. Une tentation qu'elle a surmontée partout en Europe, plus ou moins, mais dans une mesure appréciable. Elle l'a surmontée en Italie ; et en Allemagne : et en Belgique ; partout sauf en France. Elle ne s'est, dans les autres pays d'Europe, ni ralliée à la droite, ni confondue avec elle ([^15]) ;
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toutes divergences demeurent, et parfois même de vives oppositions, des affrontements, des querelles, des combats. Mais nulle part sauf en France la démocratie chrétienne n'a plus pour fonction principale de dresser les catholiques les uns contre les autres et d'entraîner les uns il abattre les autres.
En France au contraire, une publicité journalistique d'une remarquable orchestration technique fait artificiellement survivre une lutte de fantômes. On veut indéfiniment, dans la gauche chrétienne, recommencer le combat du Sillon contre l'Action française ; on veut trop souvent, dans la droite catholique, recommencer le combat de l'Action française contre le Sillon. On relance sans cesse sur le ring, maquillés et fardés, ces deux cadavres.
Que ces deux morts aient une postérité spirituelle et laissent une tradition, c'est bien normal. A condition que cet héritage ne se limite pas à une tradition de guerre civile, à un refus obstiné des réconciliations et des compositions nécessaires. A condition que cette filiation ne se réduise pas à opposer sans fin un psittacisme sillonniste à un psittacisme maurrassien.
Parce que M. Georges Bidault, tout en demeurant strictement fidèle à sa famille spirituelle, tout en demeurant même entièrement soumis à la discipline de son parti, s'est trouvé en situation et en mesure de tenir, ou au moins d'esquisser, *un langage politique qui puisse être commun à la gauche chrétienne et à la* *droite catholique,* il a rencontré l'opposition d'une certaine presse vendue à l'église, d'un côté ou de l'autre de la porte d'entrée. Cette presse se rend-elle compte qu'elle est, en cela du moins, et inconsciemment sans doute, une presse de division, une presse de guerre civile ?
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Une telle question, on le voit, dépasse le cas personnel de M. Georges Bidault, les mérites ou les démérites qu'il peut avoir, la qualification ou l'insuffisance qui serait éventuellement la sienne pour la mise en œuvre d'une telle politique. Le cas personnel de M. Georges Bidault a du moins posé la question en termes concerts et irrécusables.
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La réponse de *Témoignage chrétien* est celle-ci :
« Toute une génération de Français qui a tout attendu de Georges Bidault le regarde poursuivre seul sa route et butter sur l'histoire. »
Contre-vérité manifeste : un homme politique qui a eu pour lui au moins la moitié du M.R.P. et les trois quarts de la droite n'est pas précisément « seul ».
Mais cette contre-vérité exprime un jugement et manifeste une intention. *Témoignage chrétien* est contre ce qui peut surmonter ou atténuer la division politique des catholiques français. *Témoignage chrétien* est pour « toute une génération », mais laquelle ? Celle du Sillon et de l'Action française. Celle d'hier et d'avant-hier. De jeunes militants chrétiens, de jeunes ecclésiastiques sont ramenés et bloqués par *Témoignage chrétien* dans une histoire ancienne, dans l'exploitation de querelles qui ne correspondent plus à ce que sont, aujourd'hui, et l'état du monde, et celui de la pensée catholique, et les problèmes réels posés à la France.
*Témoignage chrétien* est D'ABORD pour l'unité *de la gauche,* chrétienne ou non.
Nous sommes D'ABORD, au contraire, pour *l'unité catholique.* Le vrai combat est spirituel : il est aujourd'hui faire prévaloir, sur le « politique d'abord » de la droite et de la gauche, le « catholique d'abord » qui, par surcroît, sauvera la France.
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Troisième remarque annexe.\
M. François Mauriac
Il importe de souligner encore que si le nom de Charles Maurras s'attache au « politique d'abord », cette formule, *et dans son sens le moins acceptable,* empoisonne aujourd'hui, à des degrés divers, toute l'action publique des catholiques, et même des zones étendues de leur apostolat. Le Rapport doctrinal de l'Épiscopat a poussé un cri d'alarme et invité chacun à de sévères réflexions.
Nous avons remarqué que, sans le formuler, *Témoignage chrétien* pratique un constant et rigoureux POLITIQUE D'ABORD.
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Nous avons noté que la revue *Esprit* confesse et proclame en propres termes cette attitude ([^16]). M. François Mauriac y est venu lui aussi, depuis longtemps, et en convient dans *L'Express* du 24 avril, en faisant l'examen de conscience du « Bloc-Notes » qu'il rédige :
« Non que dans ma pensée le « Bloc-Notes » dût être politique d'abord. Il le devint très vite et malgré moi. »
Comment n'être pas frappé d'un tel spectacle. Tous ces chrétiens de gauche furent les adversaires résolus -- et souvent les ennemis féroces -- de Charles Maurras. Ce qu'ils lui reprochaient surtout était précisément le « politique d'abord ». Non pas, disaient-ils, non pas principalement parce que cette « politique » était mauvaise, encore qu'ils la jugeassent telle, mais avant tout à cause du « d'abord ». Et voici cette autre *révélation des cœurs*, qui fut lente celle-là, qui est tardive, mais éclatante : ils n'ont fait que substituer une politique à une autre, en gardant le « d'abord ». Ils sont tous maintenant à pratiquer ouvertement un « politique d'abord », et presque tous à le professer explicitement. Et cela, en un moment de l'histoire où *la seule collaboration fondamentale que le communisme attende des catholiques pour détruire l'Église, c'est en somme qu'ils pratiquent le* « *politique d'abord* ». ([^17]).
Le P. Bigo dont nous sommes loin, on le sait, d'admettre toutes les thèses passées, eut du moins la grande clairvoyance de remarquer et de mettre en lumière ce phénomène à propos du progressisme ([^18]). Cette juste observation ne se limite pas au cas particulier, et aujourd'hui largement dépassé, du progressisme doctrinal proprement dit. Toute une presse catholique ne cache guère, ou même ne cache pas du tout, que sa pensée, son action, son attitude relèvent d'un « politique d'abord ». C'est en permanence, dans la communauté catholique, un coup de poignard en direction du cœur.
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#### NOTULES
- LE « NOUVEAU » DIRECTEUR DE LA REVUE « ESPRIT ». -- La Revue Esprit a fait annoncer voici quelques mois qu'elle commençait une « nouvelle série » sous la direction de M. Jean-Marie Domenach. La presse, qui ne sait rien, a salué l'arrivée d'une « nouvelle direction », et cette orchestration publicitaire fut à l'époque reprise jusque par Le Monde et par La Croix, ordinairement mieux informés.
*En réalité, les responsabilités directoriales appartenaient à M. Jean-Marie Domenach non pas même depuis la mort d'Albert Béguin, mais depuis beaucoup plus longtemps.*
*Au mois de juin* 1956, Esprit *publiait* (p. 1056) *une note d'Albert Béguin déclarant* (*c'est nous qui soulignons*) :
« A partir de ce numéro de juin 1956, le nom de Jean-Marie Domenach figure à côté du mien à la première page de la revue dont nous assumons désormais en commun la direction. Nos lecteurs et nos amis savent que *ce changement formel ne fait que donner un caractère officiel à une situation acquise.* Depuis six ans, nous avons travaillé, Domenach et moi, côte à côte (...). Personne de ceux qui nous suivent dans le travail de la revue n'ignorait que Domenach parlait au nom d'*Esprit,* au même titre que moi... »
*En outre, M. Domenach devenait à ce moment seul* « *directeur-gérant* » *de la revue : de cela, la note d'Albert Béguin ne disait rien.*
*Albert Béguin mourut le* 3 *mai* 1957. *M. Domenach reste, comme il l'était depuis juin* 1956, *l'unique* « *directeur-gérant* » *de la revue* Esprit, *et directeur* « *à la première page de la revue* »*. Quand, à la fin de l'année* 1957, *on raconta dans les journaux que M*. *Domenach* DEVENAIT *directeur d'*Esprit, *c'était une contre-vérité, une simple fabrication publicitaire, pour attirer la curiosité du public.*
*La direction ne changeait point. Ce qui est vrai, c'est que quelques rédacteurs anciens* (*comme MM. Jean Lacroix et Henri Marrou*) *quittèrent la revue* Esprit, *ou du moins son conseil de rédaction, pour des motifs qu'ils formulèrent en termes hermétiquement obscurs.*
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- LA « NOUVELLE SÉRIE ». -- Sous la direction inchangée, mais prétendument nouvelle, de M. Domenach, la revue Esprit déclara commencer une « nouvelle série ».
*Cette* « *nouvelle série* » *reçut, jusque chez les adversaires d'*Esprit, *un accueil parfois critique, mais toujours attentif et courtois, souvent bienveillant, et même* (*M. Domenach le note*) *avec des* « *félicitations* »*.*
*A ceux qui l'ont ainsi accueilli, écouté et occasionnellement félicité, M. Domenach, dans* Esprit *d'avril répond en substance par le mot de Cambronne, mais en pire.*
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*Nous avions quant à nous des raisons fondamentales, qui vont être évoquées ci-dessous, de ne pas croire à la possibilité* ACTUELLE *d'un dialogue avec* Esprit.
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*Aussi nous a-t-il été par surcroît évité une telle mésaventure, -- qui honore d'ailleurs la générosité intellectuelle de ceux qui en ont été les victimes.*
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- EXTRAVAGANTES ATTAQUES CONTRE « L'HOMME NOUVEAU ». -- Le plus significatif est la manière dont M. Domenach rétribue la courtoisie attentive de L'Homme nouveau. Il classe ce journal à « l'extrême-droite », et il trace ces lignes *:*
« *L'Homme nouveau,* cessant pour une fois ses dénonciations, nous engage à transformer notre « critique du verbe qui souffle le mythe » en une adhésion au « verbe qui envoie l'Esprit Saint », ce qui, pour l'hebdomadaire intégriste, signifie remplacer tout effort de réflexion et de dialogue par le rabâchage de formules autoritaires. »
*De toute évidence, M. Domenach ne sait rien de* L'Homme nouveau, *ne le lit jamais, n'en a jamais tenu un seul numéro entre ses mains : sans quoi, il lui aurait suffi de regarder pour savoir que cette publication* N'EST PAS HEBDOMADAIRE.
*Ce trait manifeste, qui explique tout, n'excuse rien : ne pas connaître ne justifie pas les insultes et les diffamations. L'ignorance est plutôt une circonstance aggravante, et qui en dit long sur les mœurs polémiques de certains publicistes.*
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*Accuser d'*INTÉGRISME *un journal comme* L'Homme nouveau *est proprement scandaleux. Depuis le Rapport doctrinal de l'Épiscopat français,* « *intégrisme* » *n'est plus un sobriquet polémique que l'on puisse lancer à tort et à travers. Il est vrai que les rédacteurs de la revue* Esprit *ignorent apparemment l'existence d'un Rapport doctrinal ; ou ne s'en servent que pour s'asseoir dessus.*
*Écrire que* L'Homme nouveau « *cesse pour une fois ses dénonciations* » *est encore plus scandaleux et comporte une volonté d'outrager qui est absolument inadmissible. Les prêtres éminents qui dirigent et animent* L'Homme nouveau *ne méritaient ni cette insulte, ni celle qui les représente comme voués au* « *rabâchage de formules autoritaires* »*.*
*A ces prêtres indignement outragés, nous tenons à exprimer en cette occasion notre sympathie, notre admiration, notre reconnaissance pour leur infatigable apostolat et surtout pour l'exemple de charité qu'ils donnent si souvent : de charité patiente et bonne, de charité surnaturelle.*
*Mais plus que notre témoignage, un autre témoignage leur sera une consolation sous l'outrage qu'ils subissent injustement. Il convient, en une telle circonstance, de reproduire le message que leur adressait le Cardinal Feltin :*
« Comment l'Église catholique, comment l'Archevêque de Paris, comment les évêques français ne seraient-ils pas reconnaissants à un journal qui se fait l'écho fidèle, constant, des enseignements de l'Église ; qui met son point d'honneur à rester uniquement dans la ligne de l'Église ; à être l'écho de ses enseignements, de ses angoisses aussi, de ses espérances, de ses volontés ? »
*Voilà le journal que M. Domenach se permet de représenter comme d'* « *extrême-droite* », *comme* « *intégriste* », *comme voué* (*sauf une fois*) *aux* « *dénonciations* »* ...*
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*Pour des raisons évidentes et louables,* La Croix *s'abstient ordinairement d'évoquer les incidents de cette nature. Il lui est arrivé néanmoins, dans le passé, de sortir exceptionnellement de sa réserve pour stigmatiser les* « *agressions inqualifiables* » *et les* « *injustices révoltantes* » *par lesquelles s'exprime la polémique de M. Domenach dans la revue* Esprit (*voir l'éditorial du P. Gabel dans* La Croix *du* 21 *mai* 1955)*.*
*On eût souhaité que cette fois aussi,* La Croix *estimât possible de faire entendre une protestation et donnât à nouveau un coup d'arrêt, provisoire peut-être, mais utile, comme elle l'avait fait en mai* 1955. *Au contraire, le* 23 *avril,* La Croix *mentionne et fait connaître ce numéro de la revue* Esprit, *elle en détaille le sommaire, elle signale même, par quelques lignes de compte rendu qui* N'EXPRIMENT AUCUNE RÉSERVE, *précisément* CET ARTICLE *de M. Domenach. Nous avouons, en toute simplicité, ne pas comprendre en l'occurrence l'attitude de* La Croix.
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*Est-il permis de sourire en une telle occasion ? Et de demander plaisamment, et par boutade, si les diverses revues dont* La Croix *ne mentionne jamais le sommaire ni l'existence, seront traitées aussi favorablement que la revue* Esprit *à partir du moment où elles se mettront, elles aussi, à outrager des prêtres ? en général ? ou en particulier et sélectivement, à outrager ceux de* L'Homme nouveau *?*
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- L'IMPOSSIBLE DIALOGUE*.* Même M. Étienne Borne, qui n'est certes pas un ennemi de la revue Esprit ni de M. Domenach, commence à lever les bras au ciel devant les excès d'un extrémisme aussi frénétique.
*Dans* FORCES NOUVELLES *du* 19 *avril, M. Borne écrit à l'adresse de M. Domenach *:
« Comment dialoguer avec cette polémique de procureur ? »
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- LES DEUX DIALOGUES : ILS SONT INCOMPATIBLES. -- Cette impossibilité de dialoguer avec la revue Esprit, constatée par M. Étienne Borne, a des raisons profondes, qui tiennent à des raisons beaucoup plus graves que l'humour ou l'absence de scrupules.
*La revue* Esprit *parle toujours de dialogue *: *le mot trompe tous ceux qui n'ont pas eu le temps ou l'occasion d'aller y regarder de près, en lisant attentivement ce qu'imprime cette revue. Car il existe* DEUX *dialogues, et il faut savoir* LEQUEL *on veut.*
*Pour la revue* Esprit, *il* NE S'AGIT PAS *d'un dialogue fraternel entre catholiques. Il s'agit d'autre chose. Il s'agit premièrement* (*et sur ce premier point la position de* Témoignage chrétien *est substantiellement identique*) *d'un dialogue* AVEC LES INCROYANTS DE GAUCHE : *ce* *qui d'ailleurs n'est pas en soi condamnable ni négligeable, à condition toutefois qu'un tel dialogue ne passe point avant l'unité catholique et ne se développe pas à son détriment. On sait que cette condition n'est pas remplie, à cause du* « POLITIQUE D'ABORD » *rigoureusement pratiqué par* Esprit *et par* Témoignage chrétien.
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*Il s'agit secondement et surtout, pour La* *revue* Esprit (*qui sur ce second point se sépare de* Témoignage chrétien, *dont la position est plus prudente, plus réservée ou moins nette*) *d'un dialogue* AVEC LE COMMUNISME. *Ce dialogue chimérique n'avance guère,* Esprit *le reconnaît, mais poursuit toujours ce mirage* (*numéro d'avril* 1956, *pp.* 653-657)*.*
*Or, on ne peut poursuivre un tel mirage sans accepter une* CONDITION PRÉALABLE : *refuser le dialogue et l'unité avec ceux des catholiques que le Parti communiste dénonce comme des ennemis ; admettre avec les communistes qu'une partie de la communauté catholique Constitue* L'ENNEMI A ABATTRE.
*Tel est le choix fondamental de la revue* Esprit, *un choix qui a été fait, auquel elle se tient, et qui explique tout son comportement depuis des années.*
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*Pour cette raison, et tant que la revue* Esprit *n'aura pas modifié cette attitude fondamentale, chaque tentative de dialogue en cette direction risquera d'être décevante et même* DANGEREUSE POUR LA COMMUNAUTÉ CATHOLIQUE.
*On ne peut pas* DIALOGUER AVEC DES CATHOLIQUES QUI, *se mettant sur ce point en marge de la communauté catholique,* PRÉFÈRENT LE DIALOGUE AVEC LE COMMUNISME AU DIALOGUE AVEC LEURS FRÈRES DANS LA FOI. *Les deux dialogues sont incompatibles. La recherche du dialogue avec le communisme a pour condition inévitable l'exclusion d'une partie des catholiques, la coupure de la communauté catholique en deux camps irréductiblement hostiles. Le dialogue entre catholiques a au contraire pour condition constitutive la perspective et l'intention de restaurer d'abord l'unité catholique.*
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*Si un lecteur trouvait ces remarques trop sommaires, qu'il veuille bien se reporter à l'éditorial de notre précédent numéro *: Pratique communiste et vie chrétienne, *où nous avons examiné la question dans toute sa dimension. Nous nous abstenions volontairement d'y nommer qui que ce soit, afin d'analyser le processus en lui-même. Cette analyse s'applique point par point -- notamment -- au comportement de la revue* Esprit.
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- CIRCONSTANCES ATTÉNUANTES ? *--* Il y a chez M. Domenach, et nous le remarquons depuis des années, un accent de désespoir et de révolte qui ne saurait être feint. Il y a chez lui une qualité d'âme et d'esprit à laquelle nous ne sommes pas insensibles. Il serait trop sommaire, ou même injuste, de ne voir en lui que cette violente et agressive IGNORANCE DU PROCHAIN, nous entendons : du prochain CATHOLIQUE, de ses frères dans la foi. Nous voyons bien à quel point il est malheureux et indigné : et pour des motifs qui sont loin d'être vils.
*Mais depuis des années, et plus gravement à mesure que les années passent, nous nous demandons ce que l'on peut faire pour lui, et qui le pourra. Nous le voyons radicalement sourd aux avertissements du Saint Père qui, mieux que personne,* INSTRUIT SANS CONDAMNER*. Dix fois, cent fois ou davantage, le Souverain Pontife a expliqué de toutes les manières qu'avec le communisme, il ne faut consentir* NI A LA COLLABORATION NI AU DIALOGUE.
*Et M. Domenach reste enfermé dans une tragique surdité.*
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*Il s'efforce toujours de rechercher le dialogue,* ET MÊME LA COLLABORATION, *il le dit, avec le communisme* (Esprit *d'avril, pages* 653 à 657, *toujours cet article mentionné par* La Croix *sans aucune réserve, sur ce point-là non plus...*)
*Si nous comprenons bien ce qu'enseigne le Souverain Pontife, c'est* LA RÉALITÉ MÊME DU CORPS MYSTIQUE *qu'il défend lorsqu'il nous détourne du dialogue avec le communisme -- et à plus forte raison de la collaboration en nous disant solennellement *:
« ON DOIT CESSER DE SE PRÊTER A CES MANŒUVRES CAR, SELON L'AVERTISSEMENT DE L'APÔTRE, IL EST CONTRADICTOIRE DE VOULOIR S'ASSEOIR A LA TABLE DE DIEU ET A CELLE DE SES ENNEMIS. » (Message de Noël 1956 : on relira utilement tout le passage, par exemple dans la *Documentation catholique* du 6 janvier 1957, colonne 17.)
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- LA VRAIE QUESTION*. --* Dans l'article cité de FORCES NOUVELLES, M. Étienne Borne discerne chez M. Domenach l'affirmation d'une « conscience politique autonome, toute positive et technique ». Il note que cette position est analogue à celle d'un certain « maurrassisme ».
*La remarque est juste. Elle doit même être poussée plus loin. Le* POSITIVISME SOCIOLOGIQUE, *nous l'avons vu pour les* Libertés françaises *de M. François Daudet, nous le voyons pour la revue* Esprit *de M. Domenach, le positivisme sociologique conduit directement à* DONNER LE PAS AUX DIVISIONS POLITIQUES SUR LA COMMUNAUTÉ CATHOLIQUE.
*La requête la plus actuelle nous paraît au* *contraire de* DONNER LE PAS A LA COMMUNAUTÉ CATHOLIQUE SUR LES DIVISIONS POLITIQUES, *celles-ci étant à* REMETTRE A LEUR PLACE *dans tous les sens de l'expression, y compris le plus sévère.*
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- LE PSITTACISME LITTÉRAL. -- De son côté, la Nation française (16 avril) a protesté contre « la caricature que les amis de M. Domenach se sont faite de Maurras ».
*Il faut ajouter que cette caricature, la revue* Esprit *ne l'a ni faite toute seule, ni inventée à partir de rien. L'école du psittacisme littéral a fait de Maurras et de sa pensée une caricature aux traits chaque jour plus appuyés, laissant tomber le* *meilleur de Maurras, pour retenir et figer en dogmes le plus discutable.*
*Un néophyte de cette école du psittacisme écrit le* 11 *avril qu'il est d'accord avec* Esprit *pour constater que Maurras* « *n'a pas eu de remplaçant ni même de continuateur* » ; *il s'en réjouit, et voici l'explication extraordinaire qu'il en donne *:
« On ne remplace que ce qui est caduc, on ne continue que ce qui est inachevé. Notre Maître n'a trouvé ni remplaçant ni continuateur parce qu'il n'en était pas besoin. Seulement des disciples. »
*On a bien lu : ni remplaçant,* NI CONTINUATEUR, *parce qu'*IL N'EN EST PAS BESOIN. *La pensée est* ACHEVÉE. *Il y aura des* « *disciples* », *mais dans les limites qui viennent d'être dites. Le psittacisme se donne clairement comme tel.*
*Ce qui appelle une autre remarque : c'est mettre Maurras bien au-dessus d'Aristote et bien au-dessus de saint Thomas. L'un et l'autre, qui sont pourtant parmi les plus hauts génies intellectuels de l'espèce humaine, n'ont pas échappé au sort commun de toute pensée humaine : certaines parties de leur œuvre ont laissé place à des compléments* (*c'est vrai de saint Thomas*) *ou même ont eu besoin de rectifications* (*c'est vrai d'Aristote*)*.*
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*Au temps de saint Thomas, il existait dans l'aristotélisme une école du psittacisme littéral c'était l'école arabe. Elle voulait que l'on répétât Aristote sans y changer un iota. Elle tenait en substance que l'œuvre d'Aristote était* ACHEVÉE, *qu'il* N'AVAIT PAS BESOIN DE CONTINUATEURS ; *mais* SEULEMENT DE « DISCIPLES ». *Dette école a été d'une totale stérilité intellectuelle. Au contraire, saint Thomas a sauvé l'essentiel de la pensée d'Aristote -- qui serait aujourd'hui complètement oubliée s'il n'y avait eu que l'école arabe -- précisément en lui apportant les compléments et les rectifications nécessaires. Une œuvre fondée sur la seule raison naturelle a toujours besoin, non pas nécessairement* EN DROIT, *mais constamment* EN FAIT, *d'une mise au point critique, opérée à la lumière de la foi.*
*Saint Thomas lui-même n'a pas tout dit, il n'a pas* ACHEVÉ *la pensée, il ne l'a pas* ARRÊTÉE. *L'Église nous enseigne* (*et encore Pie XII dans son discours du* 14 *janvier, reproduit dans notre n°* 22) *qu'il faut maintenir* « *les principes et les points* CAPITAUX » *de sa doctrine théologique, et aussi, mais* « TOUTES PROPORTIONS GARDÉES » *ceux de sa doctrine philosophique, mais sans* « *sous-estimer les progrès réalisés par les sciences historiques et les sciences expérimentales* ». *Dans* Humani generis, *Pie XII disait plus encore *:
« Il est permis de donner à la philosophie un vêtement plus juste et plus riche, de la défendre par des exposés plus efficaces, de la dégager de certaines présentations scolaires moins adaptées, de L'ENRICHIR PRUDEMMENT DE CERTAINS APPORTS DE LA PENSÉE HUMAINE... »
*Même la pensée philosophique de saint Thomas est donc susceptible de recevoir* (*avec la prudence requise*) *l'enrichissement d'apports nouveaux.*
*Mais point la pensée de Maurras, s'il faut en croire l'école du psittacisme littéral, qui se rue avec une sombre ardeur dans un immobilisme intellectuel strictement défini :* RIEN A CONTINUER, TOUT EST ACHEVÉ, SEULEMENT DES « DISCIPLES ».
*Plus grand et plus génial qu'Aristote, dont la pensée a* *dû recevoir des correctifs, plus grand et plus génial que saint Thomas, dont la pensée peut être enrichie et complétée par des apports nouveaux, il y aurait donc Maurras, le Maître avec une majuscule, qu'il faut littéralement répéter, comme les Arabes faisaient d'Aristote.*
(*Ce que M*. *Domenach et la revue* Esprit *semblent ignorer, c'est que le groupe de la* Nation française *a tourné le dos à ces méthodes de psittacisme arabe.*)
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*L'école du psittacisme arabe, elle aussi, quand on rompait avec son psittacisme, entendait ou feignait d'entendre que l'on* « *insultait la mémoire* » *du Maître et que l'on* « *attaquait* » *Aristote...*
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- MISSION DE FRANCE*. --* Dans notre précédent numéro, nous avons incidemment signalé que selon Fabrègues, dans la *France catholique*, les « conclusions » de la Mission de France sur l'Algérie alléguaient des documents pontificaux et épiscopaux inexactement cités.
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*Nous n'avons pas insisté sur ce point précis, ni même fait connaître notre sentiment, les réflexions que nous taisions à propos de ces* « *conclusions* » *se situant dans un autre domaine* (Itinéraires, n° 23, *pp,* 81-87). *L'article de la* France catholique *ayant connu un grand retentissement, nous y revenons pour apporter une double précision *:
1. -- *la démonstration de Fabrègues nous a paru dans l'ensemble convaincante *;
2. -- *en sens contraire, on lira un article du P. Le Blond dans les* Études *de mai* (*pp.* 261 *et suiv.*)*, qu'il nous paraît équitable de mentionner, et qu'il est utile de connaître si l'on veut avoir une idée exacte du* « *pour* » *et du* « *contre* ».
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*Autre précision supplémentaire, et capitale, qui figure dans la* Documentation catholique *du* 27 *avril *:
« Ces textes, présentés abusivement dans certains journaux d'une manière laissant à entendre qu'ils étaient revêtus de l'autorité de l'Assemblée des Cardinaux et Archevêques de France, ont eu de ce fait un très grand retentissement en France et hors de France (...). Les conclusions de cette session ont été soumises à S.E. le Cardinal Liénart, prélat de la Mission de France, et approuvées par lui. »
*Si nous comprenons bien la portée de cette mise au point, il faut entendre que les* « *conclusions* » *de la Mission de France ont reçu comme l'équivalent d'un* IMPRIMATUR. *Un texte revêtu de l'*IMPRIMATUR *ne s'impose pas nécessairement, de ce seul fait, à l'adhésion obligatoire des consciences*.
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*Si nous n'avons fait, sur la question des documents pontificaux et épiscopaux, que mentionner l'existence des remarques de Fabrègues, c'est parce que -- en cette occurrence précise -- l'essentiel ne nous paraissait pas là. Nous étions avant la lettre de l'avis du P. Le Blond, et nous le sommes plus encore après la lecture de son article *:
« Ces difficultés se situent sur un plan d'épluchage de textes qui manque quelque peu d'envergure. »
*Ces inexactitudes, en effet* (*sur la portée desquelles l'accord n'est pas fait*)*, ne contiennent, à notre avis, rien de vraiment décisif. C'est le texte, c'est la doctrine des* « *conclusions* » *qui sont susceptibles -- surtout par l'équivoque du vocabulaire, et davantage encore par les omissions que par les affirmations, -- de soulever des difficultés.*
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*Le P. Le Blond met l'accent sur l'atteinte qui risque d'être portée à la réputation de la Mission de France et à la confiance qu'elle mérite dans son apostolat *:
« La réputation de la Mission de France est en jeu. On sait que, dans le passé, certaines erreurs ont dû être redressées et que le séminaire de Limoges a été transféré à Pontigny (...). Une défiance risque de renaître ; elle entraînerait, pour la Mission, des conséquences graves et elle gênerait considérablement son apostolat. »
*Mais justement : on avait déjà prié l'opinion publique de ne pas gêner, par sa défiance, l'apostolat* (*par exemple*) *du séminaire de Limoges. Il faut bien reconnaître aujourd'hui que* « *certaines erreurs ont dû être rectifiées* ». *Ce sont de telles erreurs qui avaient provoqué une telle défiance, et des oppositions parfois excessives, souvent incompétentes, mais* POINT SANS FONDEMENT. *On souhaite que la Mission de France évite de prolonger ou de transporter, en un autre domaine, des erreurs du même genre.*
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*Remarquons en outre que les critiques les plus vives adressées aux* « *conclusions* », *celles de M. Louis Terrenoire par exemple, ont rendu un hommage explicite à l'apostolat des prêtres de la Mission de France ; nous avons cité cet hommage* (*n°* 23, *p.* 81).
*Le sentiment assez généralement répandu est que, dans leur apostolat nécessaire, et qui n'est plus en cause, les* « *conclusions* » *de la Mission de France intègrent en outre d'autres préoccupations, dont le lien avec l'apostolat proprement dit n'est ni aussi nécessaire, ni aussi évident qu'on paraît le croire. Il faut comprendre ce sentiment pour être en mesure de l'éclairer et de le rectifier s'il y a lieu.*
\*\*\*
*C'est dans cette perspective que nous voudrions reprendre nos remarques, pour les inscrire en quelque sorte en marge de l'article du P. Le Blond. Il nous paraît légitime d'exprimer ce point de vue et même d'en renouveler l'expression, dans l'attente et sous réserve d'explications susceptibles de nous montrer si nous nous trompons.*
\*\*\*
*I. -- Mettre en garde contre le racisme, à propos de l'Algérie, est tout à fait nécessaire. Passer simultanément sous silence le* communisme, *alors précisément qu'il s'agit du terrain où la pression publicitaire, idéologique et politique du communisme est en ce moment la plus forte, voilà qui paraît une prise de position unilatérale, et difficilement acceptable en cela. Le critère auquel nous nous référons est celui du P. Martelet lui-même, cité dans notre numéro précédent* (p. 85)*, sur* L'ABSTENTION QUI PEUT DEVENIR (*sans qu'on l'ait voulu, sans qu'on y ait pensé*) L'ÉQUIVALENT PRATIQUE D'UNE TACITE APPROBATION.
*Les* « *conclusions* » *de la Mission de France déclarent vouloir éveiller les consciences à la dimension totale des problèmes actuellement posés par l'Algérie *: *on se demande comment cette dimension totale peut faire totalement abstraction de l'influence communiste, et ne retenir que l'influence raciste.*
\*\*\*
*II. -- Les* « *conclusions* » *de la Mission de France ont mis fortement en relief qu'exiger le respect des droits des autres et condamner les méthodes inhumaines, ce n'est ni trahir sa patrie ni démoraliser l'armée et la nation. Fort bien. Mais il est* AUSSI VRAI *qu'inversement, exiger le respect des droits de sa patrie, condamner les calomnies contre l'armée et la nation, ce n'est nullement trahir la foi chrétienne. On regrette que ce second point ait été ignoré et passé sous silence par les* « *conclusions* ».
*Car nous avons affaire à deux points de vue tous deux* PARTIELS, *tous deux d'*INSPIRATION CHRÉTIENNE *dans leur version authentique, tous deux plus ou moins déformés dans la mesure où ils deviennent exclusifs et sont utilisés par les luttes partisanes *; *ainsi, ces deux points de vue s'*OPPOSENT, *et violemment, dans l'opinion française. Nous disions qu'il faut au contraire* LES COMPOSER PAR RAPPORT AU BIEN COMMUN ET DANS L'UNITÉ CATHOLIQUE. *Une synthèse véritable est, en même temps, pacificatrice. Nous n'avons pas trouvé cette synthèse pacificatrice dans les* « *conclusions* » *de la Mission de France. Nous y avons trouvé toute une série de vérités, celles sur lesquelles la gauche chrétienne met ordinairement l'accent : et l'on y a omis toute la série des vérités* COMPLÉMENTAIRES *dont s'inspire la droite catholique. Ce qui a donné aux* « *conclusions* » *l'apparence et* LA PORTÉE PRATIQUE *d'une prise de position unilatérale.*
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*Notre propos est de rechercher la synthèse catholique à l'intérieur de laquelle les vérités ou demi-vérités des uns et des autres trouvent leur juste place et leur vraie signification*.
\*\*\*
*III. -- Sauf pour une remarque secondaire et même annexe, que nous avons citée, la* CONSIDÉRATION EXPLICITE DU BIEN COMMUN *est absente des* « *conclusions* » *de la Mission de France.*
*Or n'oublions pas que ces* « *conclusions* » *déclarent vouloir éveiller les consciences à la dimension totale des problèmes qui se posent aujourd'hui. Ce n'est pas nous qui sous-estimerons l'importance et l'urgence d'une éducation religieuse et morale des consciences en face des problèmes politiques. Mais nous demandons comment et pourquoi il peut se faire qu'une telle tâche soit entreprise en dehors de la référence à la doctrine et à la réalité du bien commun.*
*Cette doctrine et cette réalité, il est facile de nous répondre que nous en aurions, quant à nous, une vue imparfaite ou fausse : c'est même un peu trop facile, car ce n'est pas du tout la question. Car précisément, nous demandons que l'on nous en donne une vue exacte, au lieu de les mettre entre parenthèses et de n'en parler jamais.*
*Dans la tâche d'éveiller les consciences aux problèmes temporels actuellement posés, la considération fondamentale et régulatrice est celle du bien commun.*
*Les trois déclarations sur l'Algérie de l'Assemblée des Cardinaux et Archevêques l'affirment et le répètent. C'est sur ce fondement et d'après cette règle que le patriotisme et la justice* (*pour parler en termes sommaires*) *ne seront plus opposés.*
\*\*\*
*IV. -- Jusqu'à preuve du contraire, nous tenons pour dangereusement équivoque, et susceptible de favoriser une interprétation inacceptable, ce passage des* « *conclusions* » :
« L'Église considère comme un bien la formation de nations nouvelles. Les déclarations de la Hiérarchie en font foi. »
*A peu près tout le monde comprend aujourd'hui, en face d'un tel texte et à propos de l'Algérie :* « *L'Église considère comme un bien la formation de nouvelles patries politiques et leur accession à l'indépendance.* »
*Le P. Le Blond glisse sur cette question* (*son propos n'était d'ailleurs pas d'étudier les* « *conclusions* » *quant au fond*)*.*
*Nous pensons, pour notre part, que les conclusions emploient constamment le mot* NATION *en un sens vague et même équivoque, et que de cette équivoque provient l'apparence ou l'allure inacceptable de plusieurs de leurs propositions. Car dire* NATION *et dire* PATRIE POLITIQUE, *ce n'est pas forcément dire la même chose. Comme nous l'avons déjà signalé, et nous y insistons, les* « *conclusions* » *de la Mission de France sont malheureusement en recul sur l'avertissement de* La Croix (*cf.* Itinéraires, n° 21, pp. 22-23) : « Il faudra renoncer à la tradition jacobine de coïncidence absolue entre la patrie, la nation et l'État. »
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*Mais qu'est-ce que cela veut dire ? Les catholiques français n'ont pas eu leur conscience* « *éveillée* » *à un tel problème ; nous les renvoyons aux travaux de Marcel Clément,* Enquête sur le nationalisme, pp. 22-30 et 195-217.
\*\*\*
*Le P. Le Blond insiste sur le* « *caractère pastoral* » *des conclusions de la Mission de France, et il demande que l'on* « *respecte* » *cette* « *autorité pastorale* »*. Voilà qui appellerait peut-être quelques observations* (*nous ne disons pas : contestations, ni contradictions*)*. Il nous semble en tous cas que la remarque du P. Le Blond ne doit -- ni ne peut -- être entendue d'une manière qui rendrait obligatoire d'adhérer en conscience à ces* « *conclusions* » *dans leur totalité et dans leur formulation même ; il nous semble que le respect invoqué est dû à leurs auteurs, à leur inspiration, à leur fonction apostolique : mais qu'il n'a pas pour conséquence de fermer les bouches sur leur rédaction et sur leur contenu. Nous croyons que ce n'est pas sans motif qu'il a été précisé que ces conclusions ne sont pas revêtues de l'autorité de l'Assemblée des Cardinaux et Archevêques. Il nous semble permis de demander que, dans l'unité catholique, dans la considération du bien commun, on recherche la synthèse pacificatrice que nous avons dite. Il nous semble légitime d'apporter notre contribution à l'élaboration d'une telle synthèse. Nous le faisons sans élever la voix : mais nous ne le faisons pas sans tristesse, car la Mission de France a laissé passer cette occasion de nous l'apporter. Nous espérons du moins que les critiques -- même les critiques excessives -- que ses* « *conclusions* » *ont pu provoquer lui seront une invitation ou une incitation à ne pas négliger ou même à susciter une seconde occasion.*
*Il ne nous semble pas qu'il soit interdit de formuler une telle espérance. Si nous nous trompions sur ce point, nous accepterions volontiers d'en taire l'expression, et de l'enfermer dans le secret de notre cœur *: *elle n'y serait pas seule.*
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### « Demeure avec nous car la soirée s'avance »
CE SONT LES PAROLES de Cléophas et de son compagnon, arrivés à Emmaüs et sollicitant Notre-Seigneur de rester avec eux. L'Église en fait le verset des vêpres pendant le temps pascal parce que cette parole est en rapport étroit avec la résurrection de Notre-Seigneur ; mais nous la pourrions bien dire en tout temps et toute la journée, car la présence de Dieu en nous et la pensée de cette présence sont le principal soutien de la vie spirituelle et même en sont la source. S. Augustin dit dans un de ses sermons : « *Et toi, fidèle, cherche ta consolation dans la fraction du pain. L'absence de Dieu n'est pas une absence ; vis de la foi, et celui que tu ne vois pas est avec toi.* » La voix de Pascal répond à cette pensée : « *Tu ne me chercherais pas, si tu ne m'avais trouvé.* » Celui que tu ne vois pas et qui est avec toi te fait désirer de le connaître. Tu le cherches et tu le trouveras dans son Église, mais pour que tu le cherches, il faut qu'il t'ait prévenu de sa grâce, ce qui est déjà faire sa demeure en toi.
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Tu peux le chasser par le péché mortel, et encore d'une certaine manière seulement, comme auteur de la grâce : car qui peut se débarrasser de Dieu comme créateur ? Il est à la source de l'être et tout s'anéantirait si Dieu ne soutenait incessamment la création. « Mon Père œuvre jusqu'à présent, et moi aussi j'œuvre. » On traduit généralement : mon Père *agit... *; mais, en grec comme en latin, il y a *œuvrer, faire, travailler,* ce qui, s'il était bien entendu, supprimerait les difficultés que les évolutionnistes accumulent dans leur esprit. Le changement dans l'univers, et sa durée, sont sous la dépendance immédiate du Créateur qui « opère jusqu'à présent ». Il n'y a là aucune difficulté métaphysique, au contraire, et l'évolutionnisme, qui est à son origine un essai pour se passer de Dieu ou un effort de gens qui ne pensent pas à Dieu, est plein de difficultés philosophiques. Les travaux des savants sur ce sujet sont des plus honorables et des plus intéressants, on y apprend toujours quelque chose ; mais il est clair qu'ils n'analyseront jamais la liberté divine dans sa création continue ; en cet ordre, ils ne peuvent, et encore très approximativement, que prévoir le passé.
LE SEUL BIEN qui dure, c'est vous, Seigneur, et qu'il y ait un bien qui dure, c'est une nécessité de pensée. Ce n'est ni un désir, ni une aspiration, c'est ce qui constitue l'être même. Bien avant que nous vous aimions Vous nous avez aimés ; vous avez aimé et vous aimerez tous les hommes. Les plus anciens vous ont connu en eux comme créateur et ont apporté leur témoignage. Mais seule la Révélation apportée par Jésus-Christ pouvait ajouter ce que la simple nature est incapable d'apprendre par elle-même. Les philosophes ont imaginé des systèmes, mais les peuples ont imaginé des mythes pour exprimer ce qu'ils sentaient dépasser la raison. Athéna, la pensée divine, intervient pour rompre la chaîne de la fatalité du mal.
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Isis pleure Osiris victime de l'esprit du mal et parcourt la terre pour rassembler les membres dispersés de son frère... Or Notre-Seigneur est venu réunir les hommes en un seul corps qui est le sien. La poésie est allée plus avant que la philosophie parce qu'elle acceptait un mystère que les philosophes essaient de ramener au niveau de la raison humaine, ce qui est pour eux la seule méthode.
Ce donné mystérieux est l'amour divin et surnaturel. Les anciens l'ont soupçonné, les Juifs l'ont annoncé comme en énigme et en figures ; ils lui ont préparé une place sur la terre. Il est effrayant de penser que tant de chrétiens ne prêtent plus attention à cette présence de Dieu en nous, soutenant notre être avec amour pour ouvrir notre âme à son amour. Il l'a dit, Il veut être *un* avec nous, comme il est *un* avec son Père, et le cœur de Jésus est un refuge toujours prêt pour le nôtre. Nous pouvons, avec Lui, dans la joie, pâtir et compatir parce qu'il est *un* avec nous et habite en nous. Nos élans d'amour viennent de son amour, notre cœur brûle parce que son Cœur y est présent ; et par lui, dont l'amour s'étend à tous les hommes, nous pouvons aimer tous les hommes, bien que nos propres imperfections nous rendent incompréhensibles celles des autres. Tout est grâce.
COMMENT DIEU agit-il en nous ? Comment sa grâce s'y prend-elle ? Par tous les moyens, même les plus imprévus, en faisant l'*éducation de notre liberté.* La liberté est mal comprise ; l'homme n'est pas libre de ne pas manger, il n'est pas libre de choisir sa fin. Sa nature lui impose de se nourrir pour croître et subsister, elle lui impose une vie et une fin spirituelle. La liberté ne consiste pas à choisir entre le bien et le mal, à choisir sa fin, mais à choisir les moyens d'arriver à cette fin obligatoire qui est la vie éternelle. Chaque homme est une nouveauté dans la nature, par son âme, et cette personnalité originale est liée à une liberté dans le choix des moyens propres à cette nature nouvelle.
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Dieu, en nous, nous propose incessamment des solutions gracieuses (auxquelles nous résistons bien fréquemment) et fait aussi incessamment l'éducation de notre liberté. Les parents qui ont une délégation de la paternité divine ont le même rôle vis-à-vis de leurs enfants. D'où leur autorité nécessaire ; celle-ci est combattue aujourd'hui par les mœurs et la législation parce qu'on se fait une fausse idée de la liberté. Les industries de Dieu en nous, pour nous faire accepter de partager sa gloire, sont comparables à celles des parents pour proposer le bien à leurs enfants ; mais cette action intime de Dieu dans son amour est doublée par l'enseignement extérieur de l'Église et son autorité sans appel. Les parents eux aussi doivent disposer de ces deux ordres de moyens adaptés à la faible nature des fils d'Adam.
La petite Arabe, sœur Marie-de-Jésus-Crucifié, au Carmel de Pau, chantait en extase perchée sur les menues branches d'un haut tilleul ; elle ne les faisait pas balancer plus qu'un oiseau. La supérieure lui ordonna de descendre ; la jeune religieuse eut, d'après elle, une imperceptible hésitation avant d'obéir ; une profonde tristesse l'envahit ensuite et elle disait : « Pardon ciel ; pardon, étoiles ; pardon, terre ; pardon, herbes ; pardon à tout ce qui est créé ; pardon, arbre, je n'ai pas obéi promptement. » L'univers entier obéit à Dieu ; l'homme le doit faire aussi, mais il a le choix des moyens et pour bien faire ce choix, il a besoin d'une éducation, que Dieu fait en nous par l'amour. On voit par l'exemple de sœur Marie-de-Jésus-Crucifié qu'il avait à la continuer chez une sainte comblée de charismes exceptionnels et que par une subtile délicatesse il lui donnait à choisir entre une extase divine et l'obéissance immédiate à la volonté divine aussi, mais coûtant à la nature, d'une supérieure de la terre. *O quam dilectio caritatis !* Dieu est en nous pour présider à ces choix heureux de notre âme.
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CAR LA VIE SPIRITUELLE *n'est pas une entreprise aride et contractée,* dit Péguy. Elle consiste à reconnaître cette présence de Dieu en nous comme créateur et comme sauveur. Elle s'exprime par les moyens les plus simples, comme la répétition de très courtes oraisons, dont celle-là même dont il est ici question : « *Mane nobiscum.* » Demeurez en nous, Seigneur. S. Vincent de Paul écrit : « *Ne voyant que Dieu dans toutes les personnes avec lesquelles je traitais habituellement, je me suis efforcé de ne rien taire devant les hommes que je n'eusse fait devant le Fils de Dieu si j'avais eu le bonheur de converser avec lui pendant les jours de sa vie mortelle.* » S. Thomas dit, à peu près (dans les commentaires sur le traité des noms divins, je crois) : le médecin qui cherche des simples pour guérir les membres souffrants du Christ, ne peut penser à Dieu directement et cependant il travaille à l'œuvre de Dieu. On voit par l'exemple de S. Vincent de Paul, dont la sainteté est si différente en apparence de celle de Marie-de-Jésus-Crucifié, qu'au milieu d'occupations et d'œuvres extérieures très absorbantes, il voyait pourtant tous les êtres dans une lumière contemplative qui consiste à voir Dieu en toutes choses. Ce pourrait être une définition de l'art chrétien : *montrer Dieu en toutes choses,* et non pas, comme on l'entend généralement depuis la Renaissance et depuis le romantisme : *donner nos sentiments sur Dieu.* Comme les pèlerins d'Emmaüs l'ont fait jadis, disons et répétons fréquemment : « *Demeurez en nous Seigneur* », pour que je connaisse votre amour et vos joies. Car « la soirée s'avance ». Il est des enfants joyeux qui sont au soir de leur vie, et des vieillards qui ont encore à passer de longues années de souffrances. Le Seigneur, dans son infinie tendresse, ne demande qu'à passer avec eux ces brefs instants ou ces longs jours. Il suffit qu'ils en prennent conscience, et Il est là pour leur salut, leur joie et leur gloire.
D. MINIMUS.
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## Enquête sur la Corporation
### Contribution supplémentaire
par Georges DUMOULIN
Je remarque que le dialogue, les échanges d'idées, les exposés divers, ont pris le chemin des connaissances livresques et du savoir intellectuel. Le tout n'est pas sans charme. Mais j'aimerais que l'on ne s'éloigne pas trop du sujet en s'efforçant de l'embellir. A vrai dire, il s'agit des métiers, des hommes qui les exercent et des professions auxquelles ils appartiennent. Pour ma part, je m'en tiendrai à cet aspect du problème posé.
Bien entendu, je m'incline devant les personnes qui n'ont à leur disposition que la documentation historique et les ressources de l'exégèse. Elles me permettront toutefois de leur dire que ces matériaux ne sont pas suffisants.
L'âge corporatif a vécu et il a peuplé l'histoire. Il a été sacrifié à des dogmes transitoires ; il doit revivre. La transition a été assumée par le capitalisme industriel et le syndicalisme révolutionnaire. L'un et l'autre se sont développés et justifiés dans des formes de progrès qui s'accompagnaient de misères, d'injustices, de violences à travers le désordre politique et les guerres. Une foule de symptômes annonce que le système capitaliste et l'idéologie révolutionnaire s'acheminent vers leur fin. Leur évolution les condamne à abandonner leur position de classe et il renoncer à dresser les uns contre les autres les hommes du capital et ceux du travail.
Je laisse provisoirement de côté les symptômes portant la marque évolutive du capitalisme ; j'en ai déjà signalé plusieurs que les lecteurs d' « Itinéraires » n'ont pas manqué de retenir. J'en ai signalé d'autres concernant le syndicalisme, au sujet desquels des remarques supplémentaires me paraissent nécessaires.
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LE SYNDICALISME offre à l'observation, un étrange phénomène de survie artificielle. Il s'épuise à la base et se donne l'apparence d'une certaine survivance au sommet.
Il a pris naissance dans les métiers, il a grandi avec eux et il risque de mourir en dehors des métiers. Les hommes qui l'ont fait naître exerçaient un métier, ils étaient menuisiers, charpentiers, ébénistes, tailleurs de pierres, bouchers, boulangers, typographes. Plus tard se joignirent à eux des tisserands, des mineurs, des verriers, des dockers, des marins, des cheminots, des mécaniciens, des mouleurs. Plus tard vinrent encore à eux des employés, des postiers, des ouvriers agricoles.
Une première remarque fait apparaître que c'est seulement au début de ce siècle, il y a une cinquantaine d'années, que les premiers éléments intellectuels salariés rejoignirent les syndicats ouvriers. Vinrent d'abord des instituteurs et des institutrices, puis, beaucoup plus tard, des professeurs des établissements secondaires, ceux de l'enseignement supérieur et aussi les artistes de théâtre, les fonctionnaires des administrations, y compris la police.
Ainsi pourvus de prolétaires de la pensée et de travailleurs du cerveau, les syndicats ouvriers ont été attirés vers des hauteurs inattendues et ont senti d'instinct que leurs adhérents n'avaient plus tout à fait les pieds sur la terre.
UNE AUTRE REMARQUE fait connaître que les syndicats ouvriers, en gagnant des têtes, finissent par n'avoir plus de corps. Le corps c'était le métier, les métiers qui voulaient des bras, de l'intelligence et une Foi. Les têtes ne pensent pas au métier, elles pensent à la hiérarchie professionnelle, à la promotion au choix, aux avantages acquis, à la retraite future.
Pour leur compte, les fonctionnaires syndicaux forment une hiérarchie spéciale qui s'intègre dans un syndicalisme institutionnel, lui-même intégré dans le régime de l'heure, en attendant l'intégration dans un système soviétique.
Les fonctionnaires syndicaux ne sont plus des salariés ; ils touchent un traitement et aussi des jetons de présence, comme s'ils appartenaient à la société capitaliste par la mise en pratique, de ce terme barbare qu'ils appellent la représentativité. La hiérarchie syndicale se donne des titres ; elle abonde en secrétaires généraux et adjoints et elle se prolonge par des trésoriers généraux et des adjoints. Le titre de Président devient plus rare et ne fait guère partie de la promotion syndicale. Le Généralat plaît mieux aux responsables parce qu'il les élève plus facilement au rang de chefs par sa consonance militaire et aussi parce qu'il les situe dans les mêmes parages que les directeurs généraux des sociétés capitalistes.
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Les chefs syndicaux se flattent de tout connaître et ne savent rien. Ils ont oublié leur métier et n'en sentent plus la morsure charnelle. On leur accorde volontiers un don, d'ubiquité ainsi que des connaissances variées et étendues. On les sait capables de parler longuement des questions du travail et des différents problèmes industriels. Mais il est facile de constater que leur compétence est en tous points superficielle. Dans la plupart des cas le chef syndical est un acteur qui joue un rôle et dont la pensée profonde n'est plus apparentée à la cause qu'il défend.
ON CROIT que les chefs syndicaux sont infériorisés dans les débats par les techniciens que le patronat attache à ses services, économiques et sociaux. En réalité, les techniciens patronaux sont également en prise directe avec les chefs syndicaux par le truchement des organisations de cadres. Le voisinage syndical s'exprime par des informations transférées d'un clan à l'autre, à travers, toutes les cloisons. Le chiffre d'affaires, les bénéfices, les charges sociales et fiscales, les bilans, sont autant de matières que les chefs syndicaux connaissent par recoupements sans qu'ils soient tenus d'être des experts ou des orfèvres.
Voici alors nos hommes promus au niveau de la table ronde. Ils ne s'y tiennent pas mal. Personne n'est surpris de les voir jongler avec les chiffres ; personne n'est dupe non plus. Et quand l'offre patronale se dégage des pourcentages de hausse, il suffit aux chefs syndicaux de forcer un peu les chiffres pour se donner l'allure de combattants énergiques. Dans un climat artificiellement créé, la table ronde devient triangulaire par la présence du chef du Gouvernement, généralement armé de la sonnette d'alarme. Du triangulaire, la table ronde passe au quadrangulaire par l'entrée en scène du monde paysan qui vient parler des prix du blé, du lait, de la viande, du vin, des pommes de terre et qui se plaint des charges fiscales et des prix industriels.
Les grèves qui résultent des désaccords entre chefs ne sont plus des mouvements de métiers, ce sont des débrayages, des arrêts fragmentaires, des avertissements dont l'objectif est la perturbation dans les services. La grève n'est plus en profondeur avec son lot de désintéressement et de sacrifice, elle est en surface à l'état d'une menace suspendue.
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Les grèves actuelles ont une physionomie déconcertante, parce qu'elles ont tendance à se développer et à proliférer dans le secteur nationalisé et étatisé. Les industries privées s'efforcent de multiplier les accords paritaires en écartant les causes de conflit. Dans le secteur privé les ouvriers hésitent à attaquer leur employeur par la grève parce qu'ils le connaissent ; parce qu'ils sentent qu'il est le patron responsable et qu'il n'est pas sage de le ruiner ou de l'handicaper par des harcèlements continus et des débrayages improvisés.
Un patron harcelé riposte par des mesures de défense dont les ouvriers risquent d'être les victimes. Les responsables syndicaux ont compris que les accords paritaires valent mieux que les épreuves de force.
Dans le secteur nationalisé, le patron n'existe pas ; il s'appelle l'État. Il n'est en réalité qu'une fiction ou si l'on veut une autorité anonyme. Ce n'est pas contre lui que des salariés nationalisés et étatisés font la grève, ils la font contre le Gouvernement qui est l'expression vivante de l'État anonyme. Ils font la grève pour impressionner l'opinion publique et gêner les usagers. Ils font la grève sans oublier de faire connaître au Gouvernement qu'ils sont des électeurs ayant l'appui de Partis politiques dont certains élus font partie du Ministère actuel et dont les chefs détenaient il y a un an la totalité du pouvoir. On serait tenté de dire que ces grèves nationalisées ressemblent beaucoup à des manifestations électorales.
Cette étrange méthode durera-t-elle encore longtemps ? Les intéressés se rendront-ils compte qu'en pillant le budget de la Nation, ils se pillent eux-mêmes comme contribuables et accélèrent la ruine des petites gens accablés d'impôts ; ? A ce propos un vieil adage commence ainsi : « tant va la cruche à l'eau... »
REVENONS À NOS CHEFS syndicaux : dans leur majorité ils sont motorisés ; ils roulent en automobile. Il est bien difficile de les distinguer des chefs patronaux. Ils peuvent prétendre qu'ils ont droit à un véhicule autant que Messieurs Thorez et Duclos. Je ne m'élève pas contre cette prétention ni contre le fait qu'ils s'habillent, se logent et se meublent confortablement, c'est très bien ainsi.
Seulement voilà. Le fossé se creuse, le divorce s'accentue entre le sommet et la base. Les mœurs de notre époque conduisent à la rupture entre le salarié et la fonction syndicale. Procédons à un classement sommaire : parmi les chefs syndicaux, il y a les grands, les moyens et les petits. Les grands ont droit au généralat, les moyens gravitent dans l'orbite départemental autour du Préfet politique, les petits s'efforcent d'être reçus par les employeurs et par les autorités du régime. Ils connaissent le chemin de l'Inspection du travail et celui du conseil des prud'hommes.
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Les grands, les moyens et les petits cultivent la représentativité à des degrés divers. Ils y ajoutent la politique de la présence. Cette culture est jugée par eux payante, rentable, confortable. Les grands visent les sommets où il reste des Présidences et des rétributions en franc-or. C'est l'Europe qui alimente présentement leur convoitise. Ils sont déjà au Pool charbon-acier et ils lorgnent du côté du Marché commun et de l'Euratom, lesquels auront leur palais et leur armée de fonctionnaires. Quand les affaires iront mal dans leur pays, quand il y aura des troubles, quand se produiront les grandes secousses sociales, les grands chefs syndicaux, à l'instar de certains exemples, seront dans des contrées lointaines d'où ils n'entendront pas gémir les hommes des métiers.
Certaines personnes, qui ne craignent pas d'anticiper, envisagent déjà la fin des syndicats et leur remplacement par des groupes d'experts spécialisés, en maintenant en place la hiérarchie des chefs. Ainsi les hommes du travail seront moralement ramenés au Moyen Age en même temps que les techniques modernes continueront leur marche ascendante pour atteindre l'an 2.000.
Il est bien évident que si rien ne vient s'opposer à la marche de ces deux cortèges, l'un reculant en arrière, l'autre poussant en avant avec son automation, ses robots, ses experts, ses chefs et ses cerveaux électronisés, nous allons tout droit vers une humanité sans morale et sans âme.
CETTE PERSPECTIVE n'est-elle pas pour d'aucuns un véritable drame de conscience. Pour ma part, je me permets d'en appeler à la rédemption du monde du travail. On me dira qu'il n'y a pas deux rédemptions. Mais on peut parfaitement associer celle que je propose à celle que l'Église promet. Quoiqu'il en soit, la mienne s'accommode très bien de mon retour aux vérités premières.
Cela ne se conçoit pas sans une transformation des mœurs, laquelle du reste est réclamée par de nombreux sociologues et moralistes Dour d'autres motifs que les miens.
Le retour aux Corporations, par la résurrection des métiers, suppose une longue suite d'efforts en profondeur pour aboutir à l'association directe entre les employeurs responsables et les ouvriers exécutants.
Quand on se représente le but à atteindre et le chemin parcouru, on ne peut se dissimuler l'immensité de la tâche. Plusieurs générations devront s'y atteler. Car il ne faut pas oublier que nous sommes au vingtième siècle et en présence d'une foule de nouveautés et d'une infinie variété de problèmes.
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En plus, il est devenu très difficile de donner une définition nouvelle des métiers. Le complexe industriel a faussé totalement le vocabulaire. On est « métallo » depuis le haut fourneau jusqu'à l'atelier mécanique de précision. On est « cheminot » depuis le plus humble lampiste jusqu'au chef mécanicien de conduite. On est « postier » depuis le porteur de lettres jusqu'au technicien des téléphones. On est « du bâtiment » depuis celui qui brasse le béton jusqu'au peintre décorateur.
On est « ouvrier du textile » depuis le porteur de ballots jusqu'au tisserand expérimenté. On est « de l'ameublement » depuis le ponceur de planches jusqu'au plus habile sculpteur. On est « du livre » depuis celui qui véhicule les rouleaux de papier jusqu'à celui qui compose des chefs-d'œuvre. On est « verrier » depuis l'emballeur jusqu'au souffleur d'objets d'art. On est « de l'alimentation » depuis le livreur à domicile jusqu'au plus fin des cuisiniers. On est « de l'aviation » depuis le porteur de colis jusqu'au pilote chef de bord. On est « du spectacle » depuis celui qui roule les tapis du cirque jusqu'aux sociétaires de la Comédie Française.
Les exemples que je viens de citer illustrent suffisamment l'extrême confusion qui pèse sur la définition des métiers. Il devient alors malaisé de les reconnaître, de leur donner un nom et de les classer dans un ordre qui les rendrait capables de former la structure des associations corporatives. Cela suppose une sorte d'inventaire des métiers dans chacune des industries et chacune des entreprises. Cela entraîne la recherche d'un choix ou de plusieurs pour l'application d'un mode d'association. L'exemple du textile de Tarare devra être retenu pour être propagé dans des établissements de même nature ; les commandites dont on a reconnu les bienfaits dans l'industrie du Livre pourront servir à la recherche du choix. Ce que l'on a innové dans les Établissements Bata sous la forme de commandites autonomes, dont on a dit beaucoup de bien, pourra être retenu et on fera bien de relire à ce propos certains ouvrages de notre ami Hyacinthe Dubreuil riches d'enseignements et de faits.
J'ai marqué ma préférence pour le groupement corporatif d'entreprise. Je prends alors l'usine dans sa position verticale et je vois chacun des métiers groupant leurs corporants dans une section particulière et chacune des sections rejoignant l'association de l'Entreprise. Ainsi les métiers renaissent et la corporation revit.
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Ce sont là seulement des éléments de base se concrétisant dans la pyramide professionnelle d'un complexe d'ateliers. En partant de ces éléments, le corporatisme des métiers est acheminé par la loi du mouvement et la pression des faits sur le plan horizontal, autrement dit vers les associations locales, départementales et nationales, Pour y atteindre, il y faudra l'esprit communautaire allié à la foi chrétienne. Ne pas vouloir y parvenir c'est admettre le risque d'un effondrement moral de l'espèce humaine.
Georges DUMOULIN.
P. S. -- Dans mon article : « L'exemple doit venir d'en haut » (numéro 22), j'avais écrit, au sujet du matérialisme qui pénètre tous les milieux, et à propos de l'armée :
« Je n'en déduis pas que l'armée est pourrie, mais je constate qu'elle se matérialise comme tout le reste et que ses hommes de métier sont des salariés dont la valeur morale n'atteint pas celle des métallos de la région parisienne. »
Quelques lecteurs se sont émus, et je les remercie de m'avoir fait connaître leur émotion. Je n'ai certes jamais eu l'intention de déshonorer les militaires de carrière. Je précise donc le sens de mon propos et j'en rectifie l'expression. J'aurais dû écrire, et je prie que l'on veuille lire et entendre :
« Je n'en déduis pas que l'armée est pourrie, mais je constate qu'elle se matérialise comme tout le reste et que, parmi ses hommes de métier, se trouvent des salariés dont le matérialisme dépasse celui des métallos de la région parisienne. »
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## DOCUMENTS
#### L'édition française de l' « Osservatore romano »
*Pour la première fois à notre connaissance, un grand journal français a mentionné explicitement l'*ÉDITION EN LANGUE FRANÇAISE *de* L'Osservatore romano : *il s'agit du* Monde, *numéro du* 21 *avril.*
*Nous nous en réjouissons. Beaucoup auront appris ainsi l'existence d'un journal dont ils n'avaient jamais entendu parler, et qui n'est pas nommé dans la presse vendue à l'église* (*d'un côté ou de l'autre de la porte d'entrée*)*.*
*Dans la presse catholique, les organes qui s'attachent plus spécialement, avec beaucoup d'application et de mérite, et souvent au milieu de grandes difficultés matérielles ou techniques, à faire connaître dans son texte même la pensée du Souverain Pontife, sont également muets sur l'existence de cet* Osservatore romano *édité en langue française.*
*Entre ces divers organes devrait exister une amicale émulation plutôt que l'apparence d'une rivalité commerciale. Nous pensons qu'ils devraient s'accorder pour reconnaître et faire connaître la place éminente que tient parmi eux, et en quelque sorte à leur tête, l'édition en langue française de* l'Osservatore romano.
\*\*\*
*Nous avons des motifs sérieux de supposer que si le Saint-Père désire parfois corriger ou préciser, de sa main, la traduction française de son enseignement, c'est sur la traduction qui sera publiée par l'édition française de l'*Osservatore romano *qu'il a toutes chances d'opérer directement cette mise au point.*
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*Chaque semaine, l'édition en langue française de l'*Osservatore romano *donne les horaires et le programme des* ÉMISSIONS EN LANGUE FRANÇAISE DE RADIO-VATICAN, -- *horaires et programme que l'on n'aperçoit pas fréquemment dans d'autres publications.*
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*Les divers organes qui reproduisent dans son texte l'enseignement du Souverain Pontife nous paraissent* COMPLÉMENTAIRES *par leur présentation et par leur contenu, susceptibles d'intéresser des publics différents. Nous croyons qu'il sera utile au lecteur d'en trouver ici un recensement documentaire ou signalétique. Si l'une de ces publications se trouvait omise, c'est que son existence aurait échappé à notre attention, et nous la prierions en ce cas de bien vouloir se faire connaître, afin que nous puissions la mentionner.*
-- LA CROIX *est presque toujours la plus rapide ; avec les inconvénients qui parfois sont le revers d'une telle qualité. Le service qu'elle rend est premièrement de faire connaître au moins l'existence d'une intervention du Saint-Père, même si elle n'en donne qu'une analyse en style indirect ou qu'un résumé. De plus en plus, d'ailleurs, elle donne les textes intégraux, ce qui représente un effort exceptionnel *: *nous croyons qu'il serait difficile à un quotidien de faire beaucoup mieux sur ce point. Ce progrès constant lui vaut la reconnaissance méritée d'un public dont certains s'étonnent ou déplorent qu'il ne soit pas plus étendu. Le seul quotidien catholique de diffusion nationale, dans un pays comme la France, n'a en effet que* 100.000 *lecteurs environ, malgré des qualités techniques évidentes, des améliorations continuelles, et un indiscutable attachement à l'Église, à la Hiérarchie apostolique et à son Chef.*
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*Avec de telles qualités, le seul quotidien catholique de diffusion nationale aurait cinq ou dix fois plus de lecteurs, si plusieurs de ses options politiques, intellectuelles et théologiques en matière libre n'étaient contraires aux tendances permises de la grande majorité des catholiques français. Il lui suffirait pourtant d'ouvrir plus équitablement* (*ou plus charitablement*) *l'éventail de ses collaborations, de ses informations et de sa bienveillance compréhensive pour faire tomber ces réserves, qui parfois se durcissent jusqu'en hostilités. En un temps où les journaux étaient beaucoup moins lus qu'aujourd'hui,* La Croix *eut jusqu'à* 300.000 *lecteurs *: *cela en ferait au moins* 600.000 *maintenant. On souhaite un quotidien qui, parce qu'il s'abstiendrait de contredire les sentiments et les orientations de la majorité des catholiques en matière libre, pourrait apporter chaque jour la pensée de l'Église à un aussi vaste public. Un tel quotidien, ce pourrait être* La Croix *elle-même *: *pourquoi pas *?
-- LA DOCUMENTATION CATHOLIQUE (5, *rue Bayard*) *remplit la fonction qu'annonce son titre. Elle est un excellent instrument de travail, de réputation ancienne et méritée. Outre les documents pontificaux et un choix de documents épiscopaux, elle apporte une documentation très complète, et que l'on ne trouve pas ailleurs, sur les points de législation qui touchent directement ou indirectement aux questions religieuses, scolaires et familiales.*
-- DISCOURS DU PAPE (8, *rue Madame*) : *ils ont le grand avantage de se présenter sous forme d'une brochure maniable, très propice à la propagande ; leur inconvénient vient de leur format exigu, qui les condamne à ne publier, malgré une parution devenue maintenant bi-mensuelle, qu'un nombre réduit de documents pontificaux, ou à s'en tenir à des extraits, sans pouvoir correspondre pleinement a ce qu'annonce leur titre. Il est donc indispensable que les utilisateurs de brochures les complètent par les brochures également très maniables qu'édite la Maison de la Bonne Presse.*
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-- LES NOUVELLES DE CHRÉTIENTÉ (25, *boulevard des Italiens*)*, fascicules ronéotés, manifestent une position maurrassienne stricte et parfois étroite, avec le risque que des lecteurs insuffisamment avertis ou insuffisamment critiques soient tentés de confondre telles positions politiques avec la doctrine de l'Église. Du moins* Les Nouvelles de Chrétienté *sont à notre connaissance le seul canal par lequel les discours du Pape ont une chance d'atteindre la fraction extrême du public maurrassien, celle qui relève de l'école du psittacisme littéral. Cette fraction extrême qui est plus ou moins consciemment réticente en face de l'enseignement de l'Église sur l'économie sociale, sur le bien commun* (*qui n'est pas seulement national*)*, sur la priorité d'urgence de la réforme des mœurs, sur la malfaisance du positivisme juridique et sociologique,* a *besoin elle aussi de conserver néanmoins un contact avec la pensée du Saint-Père, ne serait-ce que sur d'autres sujets *: Les Nouvelles de Chrétienté *peuvent y servir en reproduisant dans son intégralité l'enseignement pontifical, encore que l'effet s'en trouve davantage atténué que prolongé par le contexte politique parfois très marqué de cette publication. En proposant, même après le Rapport doctrinal de l'Épiscopat français, l'* « INTÉGRISME » *comme un drapeau ; en soutenant, même après ce Rapport, qu'il est excellent pour les catholiques de professer et de pratiquer un* « POLITIQUE D'ABORD », -- *et par divers traits analogues, -- les* Nouvelles de Chrétienté *manifestent à quel point les préoccupations partisanes et politiques ont d'empire sur leurs réflexions. Cet aspect incident, mais appuyé, de leurs travaux risque de ruiner le profit que l'on aurait pu en attendre par ailleurs, et de prolonger au contraire des confusions politico-religieuses et des querelles stériles.*
\*\*\*
*En outre, plusieurs publications catholiques* (L'Homme nouveau, La France catholique, *etc. reproduisent fréquemment, souvent dans leur texte intégral, et bien que ce ne soit pas leur fonction principale* (*pas plus que ce n'est la nôtre*)*, diverses interventions du Saint-Père. Le bulletin mensuel de* « *La Cité catholique* », Verbe, *a publié d'importants documents pontificaux de Léon XIII et de saint Pie X, toujours actuels, qui étaient devenus introuvables en librairie.*
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Les Informations catholiques internationales *elles-mêmes, que dirige M. Georges Hourdin, donnent parfois de courts extraits, soigneusement choisis, des discours de Pie XII, elles publient de nombreuses références à l'*Osservatore romano *en langue* ITALIENNE, *ce qui permet à leurs lecteurs italiens de s'y reporter.*
*Nous ne disons rien de la publication en volumes des documents pontificaux. C'est un autre sujet, sur lequel nous aurons l'occasion de revenir.*
\*\*\*
*En un moment où tant d'efforts sont accomplis pour* « *éveiller les catholiques aux questions de presse* »*, -- et où ils y sont* « *éveillés* » *avec parfois un peu trop de passion, comment ne pas voir que l'édition en langue française de l'*Osservatore romano *constitue, elle, par excellence,* L'HEBDOMADAIRE DE TOUS LES CATHOLIQUES FRANÇAIS. *Un hebdomadaire proprement* CATHOLIQUE, *proprement* RELIGIEUX, *apportant chaque semaine l'enseignement du Saint-Père, intégralement, sans adjonctions, sans retranchements, sans contaminations, hors de tout contexte d'options particulières, dans une perspective qui est véritablement et uniquement* D'ÉGLISE *La lecture de cet hebdomadaire, qui donne en outre la traduction des articles religieux les plus importants parus dans l'édition quotidienne, apporte une dimension vraiment catholique aux réflexions de chacun. C'est* LE JOURNAL CATHOLIQUE INDISCUTABLE.
*On sait quelles discussions, quelles querelles, parfois quelles frictions violentes entraîne le choix des publications qui seront admises ou exclues par les* « *Comités de presse* »*, pour la* « *table de presse* »*. En ce qui concerne l'édition hebdomadaire en langue française de l*'Osservatore romano, *il ne risque d'y avoir ni objection, ni discussion, ni querelle. Tous ceux qui désirent se consacrer à un* APOSTOLAT DE PRESSE *en dehors et au-dessus des divisions partisanes et des rivalités commerciales peuvent trouver là un journal indiscutable et indiscuté pour l'ensemble des catholiques, un lieu de rencontre, un lien, un symbole visible et un organe d'unité.*
87:24
*Il ne se substitue pas aux autres, il ne les remplace pas *: *il est avant eux et au-dessus d'eux, commune lecture de tous et commun dénominateur.*
*Rappelons une fois encore que* L'ÉDITION HEBDOMADAIRE EN LANGUE FRANÇAISE *de* L'Osservatore romano *a pour adresse :* 6, *rue Christophe-Colomb, Paris VIII^e^, et que le prix de l'abonnement annuel est* 2100 *francs.*
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#### Pie XII et la psychologie contemporaine
*Le* 10 *avril, le Saint-Père a reçu en audience les membres du XIII^e^ Congrès international de psychologie appliquée. Il a prononcé en français un discours en trois parties *:
1. -- *la définition de la personnalité humaine au point de vue psychologique et moral *;
2. -- *les obligations morales du psychologue à l'égard de la personnalité humaine* (*avec des indications sur la licéité ou l'illégitimité des méthodes d'expérience, de traitement, d'investigation, et sur l'intervention des pouvoirs publics à cet égard*) ;
3. -- *les principes moraux concernant la personnalité humaine en psychologie.*
*Ce discours figure dans l'édition française de* L'OSSERVATORE ROMANO (18 *avril*) *qui en souligne l'importance capitale par une présentation exceptionnelle.*
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#### Pie XII et la saine laïcité
*Le* 23 *mars, le Saint-Père a prononcé un discours que* L'OSSERVATORE ROMANO*, dans son édition française du* 4 *avril, intitule :* « DISCOURS SUR LA RÉGION, LA PATRIE ET L'ÉGLISE ».
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*Dans la première partie, le Souverain Pontife expose que la région* « *a sa valeur qui doit être conservée et, autant que possible, accrue* », *sans* « *dégénérer en une forme de régionalisme mal compris* » *qui se développerait au détriment de la patrie.*
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*Dans la seconde partie, le Saint-Père a rappelé le devoir d'aimer et servir sa patrie *:
Aujourd'hui, on rencontre parfois des citoyens qui semblent pris de la crainte de se montrer particulièrement dévoués à la patrie. Comme si l'amour pour sa terre pouvait signifier nécessairement un mépris envers les terres des autres ; comme si le désir naturel de voir sa propre patrie belle, prospère à l'intérieur, estimée et respectée à l'étranger, devait être inévitablement une cause d'aversion à l'égard d'autres peuples. Il existe même des personnes qui évitent de prononcer le mot « patrie » et qui tentent de lui substituer d'autres noms plus appropriés, pensent-ils, à nos temps.
Certes, chers fils : il faut convenir que *parmi les signes de désorientation des âmes,* cet *amour diminué pour la patrie,* plus grande famille qui nous a été *donnée par Dieu,* n'est pas un des derniers.
*Dans la troisième partie, le Saint-Père a d'abord marqué que l'amour de la patrie ne doit pas, lui non plus, dégénérer *:
Mais l'amour de la patrie peut également dégénérer et devenir un nationalisme excessif et nuisible. Pour que cela n'arrive pas, *vous devez viser bien au-delà de la patrie ;* vous devez considérer le monde. Mais il n'y a qu'une seule façon de considérer le monde tout en continuant à aimer sa région et à aimer sa patrie : il faut prendre conscience d'une réalité suprême, l'Église. Et il faut en être une partie vivante.
*Puis, dans cette troisième partie, le Saint-Père s'est prononcé sur la* LAÏCITÉ :
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Il y a des gens, en Italie, qui s'agitent parce qu'ils craignent que le christianisme enlève à César ce qui est à César. Comme si donner à César ce qui lui appartient n'était pas un commandement de Jésus ; comme si la *légitime et saine laïcité de l'État* n'était pas *un des principes de la doctrine catholique *; comme si ce n'était pas une tradition de l'Église, de s'efforcer continuellement à maintenir distincts, mais aussi toujours unis, selon les justes principes, les deux Pouvoirs ; comme si, au contraire, le mélange entre le sacré et le profane ne s'était pas plus fortement vérifié dans l'histoire quand une proportion de fidèles s'était détachée de l'Église.
*Cette doctrine traditionnelle de l'Église sur la distinction du Spirituel et du Temporel, le Saint-Père ne craint pas de lui donner le nom de* LÉGITIME ET SAINE LAÏCITÉ DE L'ÉTAT.
*Ce qui mettra fin aux contestations sur l'emploi du mot* LAÏCITÉ *qui avaient été parfois opposées même à une déclaration de la Hiérarchie apostolique en France.*
*Le Spirituel et le Temporel* SONT DISTINCTS ET ILS DOIVENT ÊTRE UNIS : *présenter cette doctrine sous le nom de* LÉGITIME ET SAINE LAÏCITÉ *n'est pas une formulation hétérodoxe ou vicieuse, mais la manière de s'exprimer qu'emploie le Saint-Père et dont il donne l'exemple.*
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*Il arrive que des catholiques n'aient sur ce point qu'une information doctrinale trop sommaire, confondant la* LAÏCITÉ *avec le* LAÏCISME, *pour rejeter la première au nom du second ou, en sens inverse, pour faire passer le second sous couvert de la première : deux confusions contraires qui nous paraissent fort répandues.*
*C'est le* LAÏCISME *que l'Église condamne, ou, pour parler de manière plus générale, c'est le* NATURALISME POLITIQUE *qu'elle rejette.*
*A ceux qui désirent étudier dans toute son ampleur la doctrine de l'Église sur cette question* (*et une telle étude est assurément très nécessaire*)*, nous recommandons de se reporter aux* Enseignements pontificaux *publiés par les Bénédictins de Solesmes, volume intitulé :* La paix intérieure des nations (*Desclée et Cie éditeurs*)*, spécialement la deuxième partie :* « *Le naturalisme politique et ses conséquences* » ; *voir la* « *table logique* » *du volume, pp.* 625 *et suiv.* ([^19]).
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90:24
*On consultera utilement, comme introduction à une telle étude, l'article de synthèse ci-dessous, publié par* L'OSSERVATORE ROMANO*.*
#### Un commentaire de l' « Osservatore Romano »
*Dans son numéro du* 25 *avril, l'édition française de* L'OSSERVATORE ROMANO *a commenté en ces termes l'intervention du Saint-Père* (*et la tentative faite par un journal laïciste pour se l'annexer*) :
L'hebdomadaire *Il Mondo* a enfin trouvé à son goût un discours du Pape : il s'agit de celui qu'il adressa le 23 mars dernier « à une importante délégation d'habitants de la province des Marches », et notre confrère s'empresse d'en informer ses lecteurs. Le numéro en question, en date du 1^er^ avril (page 2 « Le Pape radical »), contient un article où l'on peut lire que « le Pape a prononcé un discours laïc, le premier du genre dans la longue série de ses allocutions » ; que « ce nouveau laïcisme du Pape » constitue une approbation totale des thèses que les rédacteurs de *Il Mondo* défendent depuis longtemps, à savoir qu' « il est nécessaire de donner à César ce qui est à César laissant à Dieu ce qui est à Dieu » ; que « parmi les choses qui relèvent de Son autorité, d'après Jésus-Christ Lui-même, ne figurent pas les royaumes de ce monde » et que, en conséquence, « le régime de séparation est le meilleur et le plus souhaitable, pour éviter des confusions regrettables entre ce qui est sacré et ce qui est profane ».
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L'auteur se déclare ensuite heureux de voir « que Pie XII a fait siennes, devant le groupe des pèlerins des Marches », ces thèses soutenues par *Il Mondo* « toujours dans l'intérêt de l'Église catholique », pour « éviter d'autres expériences du genre de celles qu'elle a dû subir à la suite de la réforme protestante », parce qu'il sait « grâce aux leçons de l'histoire, que lorsqu'on en vient à croiser le fer, c'est toujours l'État qui finit par remporter la victoire » ; et il exprime sa compassion pour tous ces malheureux prêtres et religieux qui, induits en erreur, ont prouvé, ces derniers temps, qu'ils ne comprenaient pas quelles étaient les véritables intentions du Saint-Père (...).
Après avoir cité quelques vers de Dante, il conclut : « Puisque le Pasteur de l'Église a finalement donné raison aux laïcs, il y a lieu d'espérer que désormais tous les fidèles tiendront compte de la nécessité de distinguer le sacré et le profane, en sauvegardant les intérêts de l'un et de l'autre. En ce qui nous concerne, nous nous voyons encouragés à poursuivre dans la voie que nous avons toujours suivie : le Pape est avec nous ».
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Ces conclusions stupéfiantes sont tirées d'un passage de l'allocution pontificale qui, bien loin d'être une confirmation des idées soutenues par les rédacteurs de *Il Mondo* en est au contraire le désaveu.
L'auteur de l'article, en donnant une telle interprétation à des paroles aussi nettes, montre qu'il n'a guère de familiarité avec la pensée catholique. Sa principale erreur consiste à qualifier de « nouveau laïcisme » la doctrine énoncée par le Pape. S'il avait un tant soit peu connu la théorie soutenue par l'ensemble des auteurs catholiques, il se serait aperçu que Pie XII, en parlant de la « laïcité » de l'État et non pas de laïcisme, n'a qu'appuyé de son autorité ce que, suivant les enseignements de l'Église, ils n'ont cessé de professer.
L'État est, en effet, pour la pensée catholique, un corps profane, c'est-à-dire non sacré, c'est-à-dire laïc.
Il est laïc par son origine, n'étant pas l'effet particulier d'une institution divine positive comme l'Église, mais seulement de la poussée naturelle, de la loi immanente de solidarité inhérente à la nature humaine, qui induit l'être raisonnable à rechercher ses semblables pour nouer avec eux des relations stables et atteindre ainsi sa perfection naturelle. L'État est laïc dans son but constitutionnel ; en cela qu'il agit pour compléter l'homme et lui permettre d'atteindre le bonheur terrestre.
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Il est laïc dans la source de ses pouvoirs qui dérivent des lois de la nature dans lesquelles se manifeste la volonté ordonnatrice du Créateur et non pas, comme pour l'Église, qui est l'œuvre d'une volonté positive transcendante. Il est laïc dans le domaine de ses compétences et de son action sociale, limitées aux choses terrestres et temporelles.
Affirmer la laïcité de l'État, en ce sens qu'il n'est pas une institution sacrée c'est affirmer ce que suggère la réalité objective.
Mais cela n'est nullement laïcisme, c'est une théorie valable sur ce qu'est l'État.
Le laïcisme, au contraire, n'est pas une théorie de l'État : c'est plutôt une conception politique, une forme de régime qui part de présuppositions s'appuyant sur la pensée illuministe et la « réforme » religieuse, introduite par la Révolution française. A sa base, nous trouvons sinon l'athéisme, du moins l'agnosticisme religieux et l'indifférentisme qui en découle, lesquels, sous prétexte que la raison n'a pas le pouvoir d'atteindre à la connaissance de Dieu, ont vidé le ciel de sa présence. La religion, pour la conception illuministe et laïciste, se réduit dom à une affaire privée, dont l'État agnostique ne peut ni ne doit s'intéresser. En conséquence, l'Église est abaissée au rang d'institution de droit privé et on ne lui reconnaît ni une organisation propre indépendante, ni un propre droit intérieur. Elle est, il est vrai, proclamée libre, selon la célèbre phrase de Cavour « une Église libre dans un État libre » mais la liberté qui lui est accordée est bornée au cadre du droit commun, établi par la volonté de l'État. Et ceci signifie, de toute évidence, que l'Église est soumise à l'État et sujette à son droit. La conséquence de cette conception idéologique, spécifique du laïcisme, est la séparation de l'Église et de l'État, conçus comme deux pouvoirs qui doivent s'ignorer mais dont l'un, cependant, celui de l'Église, doit être soumis à l'empire de l'autre.
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La nature abstraite des principes qui, à l'analyse la plus superficielle, apparaissent contraires à la réalité sociale vivante, constitue le vice intrinsèque de cette idéologie laïciste. Dans la réalité sociale, en effet, l'Église et l'État, bien que distinctifs et souverains dans leur ordre, se rencontrent dans l'unité du sujet humain qui est, en même temps, chrétien et citoyen et, par conséquent, marqué de deux caractéristiques inséparables.
93:24
En vertu de la première, c'est-à-dire étant chrétien, ayant accepté une foi et la professant, l'homme appartient à l'Église et il lui est soumis en tant que citoyen de la cité céleste ; il reçoit d'elle les moyens de sanctification et les enseignements qui peuvent le guider avec sécurité vers le salut éternel.
En vertu de la seconde, il est citoyen de la cité terrestre et, en tant que tel, il est soumis à l'État et à ses lois et doit, avec les autres, collaborer au bien commun ; à son tour, il reçoit de l'État les moyens qui peuvent le compléter et lui permettre d'atteindre plus facilement le bonheur terrestre.
L'Église et l'État se rencontrent encore sur le plan du réel, dans l'unité de la loi morale et dans les règles naturelles de la justice. L'Église les enseigne, les proclame et les inculque comme des règles qui ont reçu le sceau surnaturel de Dieu grâce à la révélation, tandis que l'État doit les accepter comme fondement naturel irremplaçable de la vie civile et de son action politique en faveur de la collectivité.
La thèse de la *séparation* de l'Église et de l'État, qui est traditionnelle dans le laïcisme, et si chère à l'auteur de l'article de *Il Mondo* est donc démentie par la réalité sociale elle-même. En définitive, le laïcisme ne comprend pas que l'Église et l'État, justement entendus, sont des moyens mis au service de la personne humaine. Tandis qu'il essaie de réduire la première au rôle de corps subordonné au second, il divinise pratiquement celui-ci dont il fait la source autonome de tout droit. Il est évident qu'incapable de comprendre le sacré, à cause de son agnosticisme radical, il se trouve dans la nécessité de rendre un culte au terrestre, au temporel, au profane.
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Les fonctions et, par conséquent, les droits de l'Église et de l'État sont *distincts,* mais ne sauraient être *séparés.* Nous ne prétendons pas que les relations entre ces deux corps souverains ainsi définis doivent rendre impossibles les empiètements. Nous admettrons, au contraire qu'il y en a eu, et de forts regrettables, dans le passé, et qu'il y en a aussi dans le présent. Mais si l'on considère sans passion et sans idées préconçues les enseignements de l'Église, on constatera facilement que, dans la quasi-totalité des cas, ils sont dus à des ingérences du pouvoir de l'État dans les attributions propres de l'Église, souvent sous le spécieux prétexte de considérer comme profane ce qui est sacré. Et on verra également sans peine que, en de telles circonstances, si l'Église a pu subir quelques défaites locales ou momentanées, bien que sans défense et sans compter sur des forces humaines pour la défense de ses droits, elle a toujours progressé dans sa conquête du monde.
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Il y a eu, il est vrai, des apostats, mais il y a eu aussi des martyrs et, sur le terrain arrosé de leur sang a germé, toujours féconde, la semence chrétienne. *Et portae inferi non praevalebunt*.
Du reste, les éventuels dangers d'empiètement, dus à la non observation des limites qu'imposent aux deux pouvoirs les buts différents vers lesquels ils dirigent leur action, n'entament pas la solidité des principes assurant des rapports normaux entre l'Église et l'État. Ces deux corps distincts et souverains dans leur ordre, ne peuvent s'ignorer mutuellement, mais sont nécessairement appelés par La vie réelle, par l'unité du sujet humain, par l'unité de la loi morale, à collaborer au service de la personne humaine : l'Église, pour accompagner l'homme dans sa vie terrestre et le guider dans la voie du salut éternel, en lui communiquant la doctrine révélée et en lui fournissant les moyens de sanctification ; l'État, en soutenant le citoyen, en l'aidant, en le complétant, afin qu'il obtienne le bonheur terrestre, le bien-être moral, intellectuel, physique, avec le progrès de la civilisation (...).
#### Le commentaire de M. Étienne Borne
*Sous le titre :* « *Le Pape et la laïcité* », *M. Étienne Borne, dans* FORCES NOUVELLES *du* 12 *avril, a cité et commenté le propos du Souverain Pontife que nous venons de reproduire.*
*Voici le passage principal de ce commentaire *:
Que la véritable laïcité soit un héritage de la civilisation chrétienne, nous avons toujours défendu, cette thèse, si on peut aussi mal nommer un fait d'une pareille et vaste évidence historique. César n'est pas Dieu, et un Dieu n'est pas un César, ces deux certitudes font toute une politique et toute une théologie qui se sont trouvées solidaires l'une de l'autre dès les origines de l'Europe et de l'Occident. Au Moyen-Age, les deux pouvoirs, le temporel et le spirituel, ont pu entrer souvent en conflit et se contaminer parfois l'un l'autre, ils n'ont jamais été complètement confondus, et ainsi ont été sauvegardés comme nulle part ailleurs la liberté et le pouvoir créateur de l'esprit.
95:24
Si bien qu'il faudrait appeler Europe -- mais une Europe nullement avare d'elle-même et qu'on souhaiterait étendre aux dimensions du monde -- Le coin de la terre où malgré bien des catastrophes il a été impossible à la démesure et au fanatisme de diviniser César et césariser Dieu.
*La distinction chrétienne entre le Temporel et le Spirituel a en effet une double conséquence *:
1. -- *de fonder la liberté politique du citoyen à l'égard de ce que l'on nomme* *aujourd'hui le* « *cléricalisme* »* *;
2. -- *de fonder et de défendre* LA LIBERTÉ SPIRITUELLE DE L'HOMME *en face du* TOTALITARISME POLITIQUE *et des empiètements de l'État : ce qui est particulièrement important et opportun dans la période de glissement vers la* « *socialisation des personnes et des biens* » *que connaît au* XX^e^ *siècle l'Occident.*
\*\*\*
*Notons par parenthèse que le plus redoutable et le plus profond problème posé en Afrique par l'Islam est celui qui découle de son absence de toute distinction entre le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel.*
*Les observateurs superficiels croient que l'esprit* « *religieux* » *de l'Islam est un barrage contre la* « *philosophie marxiste* » : *ce qui, effectivement, se produit parfois, mais n'est pas l'essentiel.*
*Car il ne s'agit pas de philosophie. Il s'agit de la* PRATIQUE COMMUNISTE, *et de son totalitarisme, auquel prépare ou préadapte l'indistinction des deux pouvoirs qui est l'une des deux grandes déficiences de l'Islam* (*l'autre, étant de ne rien pouvoir contre le péché, faute d'une aide et d'une rédemption surnaturelles*)*.*
\*\*\*
*M. Étienne Borne poursuit *:
Là, au contraire, où la civilisation chrétienne s'efface, là où sont combattues des traditions et persécutés les fidèles de la Rome catholique, on voit reparaître, avec le totalitarisme, l'archaïque indistinction de Dieu et de César.
96:24
L'appareil politique prend une valeur sacrée et enseigne infailliblement les vérités à croire et les vertus à pratiquer pour faire son salut en ce monde par une soumission de tous les instants à un magistère matérialiste. Là est, sans espérance, la mort de la véritable laïcité. Au contraire, lorsque le politique est *séparé* du spirituel et lorsque le spirituel peut librement juger le politique, lorsque se trouve respecté l'ordre de valeur établi par le christianisme entre le profane et le sacré, alors ne sont abolis ni les conflits, ni les cas de conscience, mais l'homme retrouve toutes ses chances de liberté et de progrès.
*Nous sommes bien d'accord avec M. Étienne Borne A un mot près : celui que nous avons souligné. Il s'agit sans doute d'un simple lapsus, puisqu'il vient de recopier et de citer le propos du Souverain Pontife qui dit non pas* SÉPARÉS, *mais au contraire :* DISTINCTS ET UNIS. *Ce lapsus nous remet en mémoire que nous avions cru comprendre naguère* (*non sans motifs*) *que M. Étienne Borne inclinait à une* SÉPARATION *entre les deux pouvoirs *: *séparation qui peut parfois être supportée comme un* « *moindre mal* », *mais qui l'este certainement un* « *mal* ». *Et point un mal théorique : un mal dont chaque jour nous subissons les conséquences concrètes, celles mêmes que Léon XIII avait prédites pour la France dans ses deux Encycliques sur le* « *Ralliement* ».
*L'une des grandes requêtes de notre temps est celle que disait Pie XII dans son message de Noël* 1956 : « *La politique du* XX^e^ *siècle ne peut ni ignorer ni admettre qu'on persiste dans l'erreur de vouloir séparer l'État de la religion au nom d'un laïcisme que les faits n'ont pas pu justifier.* »
\*\*\*
*Quoi qu'il en soit, la remarque principale que nous voudrions formuler surtout est d'une autre sorte.*
*C'est dans une commune adhésion à* « *la Rome catholique* », *comme dit M. Étienne Borne, c'est dans une commune reconnaissance de notre identique filiation spirituelle et dans une commune attention aux enseignements du Souverain Pontife que, catholiques divergents et divisés, nous retrouverons la voie de l'unité fondamentale qu'il nous faut vivre et manifester.*
*Il n'est pas toujours aisé de se sentir en accord et en paix avec M. Étienne Borne : mais la vérité pacifiante qu'énonce le Saint Père a ce résultat.*
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#### Le patronat chrétien en France
Le CENTRE FRANÇAIS DU PATRONAT CHRÉTIEN (100, *rue de l'Université,* Paris VII^e^) *communique qu'il il tenu ses assises nationales à Pau, du* 22 *au* 24 *mars.*
*Il a décidé de changer son appellation et de s'intituler désormais* CENTRE CHRÉTIEN DES PATRONS ET DIRIGEANTS D'ENTREPRISES FRANÇAISES, *tout en conservant les mêmes initiales *: *C.F.P.C. Ce changement de titre est intervenu parce que les uns avaient* « *la crainte de se dire patrons chrétiens* »*, tandis que d'autres y voyaient une* « *contrefaçon de la vérité* »* *; *en outre, il a été considéré que* « *le titre rendait difficile l'accès du Mouvement à des hommes de bonne volonté attirés par lui, et cependant éloignés des sacrements* ». *En modifiant son titre, le Centre a voulu* « *lever ces hypothèques* » *et se montrer* « *plus largement ouvert* ».
*Voici le texte de la* « *motion finale* » *de ces assises *:
Les Assises Nationales du C.F.P.C. à Pau, les 22, 23 et 24 mars, ont choisi pour thème de réflexion « le chef d'entreprise au service du Pays ». Ce sujet revêt aujourd'hui une particulière actualité au moment où la France se débat, incertaine, face aux enjeux qui s'imposent à elle le conflit douloureux d'Algérie, l'intégration économique dans l'espace européen, l'évolution de l'Afrique Noire. Aucune conscience chrétienne ne saurait rester étrangère à de tels problèmes et en ignorer l'ampleur, l'urgence et les répercussions dans l'immédiat et à terme. Les responsabilités des chefs d'entreprise et leur action particulière dans l'entreprise, dans le domaine économique et social, doivent s'insérer dans ce cadre plus vaste.
Cette conjoncture se double d'une crise du pouvoir politique. L'autorité est mise en cause au niveau même de l'État ; les pouvoirs publics rencontrent des difficultés à imaginer des solutions d'avenir et à réaliser l'unité de la Nation autour de principes communs dans une ligne d'action ferme. Les catégories sociales s'estiment, chacune, lésées et entendent défendre leurs droits, même en recourant à des moyens de force, empêchant l'État d'arbitrer au nom du Bien commun.
Face à cette situation, les chrétiens chefs d'entreprise expriment leurs inquiétudes. La reconstitution d'une unité nationale et d'une conviction commune sur l'avenir du Pays, la remise en place d'une saine et nécessaire autorité leur semblent indispensables.
\*\*\*
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Au niveau de leurs entreprises, ils vivent des difficultés analogues. Nécessaire pour la vie, la stabilité et le développement de tout groupe humain qui veut réaliser sa fin, l'autorité ne peut obtenir la coopération de tous que si elle s'exerce de façon désintéressée au service du Bien Commun et si, par ses décisions quotidiennes, elle donne des signes manifestes de cette volonté. Dans un dialogue ouvert -- et constamment repris malgré les difficultés -- avec les représentants de tous les Membres de l'entreprise, l'autorité s'informera et informera, afin de décider en tenant compte des perspectives légitimes en présence. Elle s'efforcera aussi de décentraliser les responsabilités permettant à chacun d'avoir sa part d'initiative à l'intérieur d'une action commune.
L'unité ne peut se restaurer que si chacun sait faire passer le Bien Commun avant l'intérêt particulier et si les exigences de l'immédiat acceptent de se concilier avec le grave devoir de préparer l'avenir.
L'entreprise reste la cellule élémentaire de la vie économique du pays ; elle est source de travail et de biens à répartir équitablement ; elle est un lieu où les hommes doivent apprendre à se rencontrer dans la justice et dans le respect réciproques. La responsabilité du chrétien, chef d'entreprise s'y exerce par priorité.
Pourtant, elle s'étend au-delà. Car faute d'un « effort persévérant » pour mettre toujours davantage les entreprises au service du pays, ne serait-il pas à craindre que des solutions négatrices des justes libertés ne viennent à l'emporter, imposant l'emprise totalitaire là où aurait dû triompher le concours harmonieux des forces vives de « l'économie au bénéfice de la communauté nationale ». (Lettre de S.E Mgr Dell'Acqua adressée au Président du C.F.P.C. à l'occasion des Assises Nationales, 20-3-58.)
Quelqu'engagé qu'il soit dans son entreprise le chrétien exercera ses responsabilités dans la Profession et dans la Cité. Promouvoir la justice sociale, participer à la restauration de l'unité nationale, tels seront les objectifs de son action.
Il en trouvera la force dans sa Foi.
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#### Sur l'intégrisme et sur Maurras
*La* NATION FRANÇAISE *a publié le* 26 *mars un article inédit de Jean Madiran dont voici le texte. Nous y ajoutons ici, en bas de page, quelques notes documentaires.*
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*Cet article exprime évidemment la pensée de Jean Madiran, et non pas forcément, sur tous les points ou sur toutes les nuances, la position de* LA NATION FRANÇAISE*. Mais ce journal, par une telle publication, tient à manifester une attention amicale et sympathique à nos travaux, un souci d'en prendre le contenu en considération, même s'il ne fait pas toujours sienne l'une ou l'autre de nos conclusions. Ce climat de sérieux, de courtoisie, de réciproque amitié française est celui dans lequel des divergences de pensée peuvent être la source d'un progrès de la recherche intellectuelle au lieu de dégénérer en querelles inexpiables et stériles.*
S'il est vrai que la revue *Esprit* représente « l'intelligence de gauche », son dernier numéro ([^20]) manifeste que cette intelligence se meut dans une étrange ignorance de l'état actuel des questions. Parti pris concerté ou lacune véritable, nous ne savons. Mais la constatation est assez remarquable pour y limiter notre propos.
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M. Domenach en est encore à faire état de réticences anciennes devant l'idée d'une *doctrine sociale* de l'Église. Il allègue le P. Villain et M. Joseph Folliet : il semble ignorer que ces auteurs eux-mêmes ont renoncé à ces réticences, ou les ont surmontées, comme l'attestent tomes les récentes publications de la *Chronique sociale* et de la *Revue de l'Action populaire, où* l'on considère généralement que les débats sont clos, la question résolue, et la notion de « doctrine sociale » pleinement admise.
M. Xavier-André Florès parle de Vitoria sans apparemment rien connaître des élucidations du P. Ducatillon, reprises dans son livre posthume : *Patriotisme et Colonisation* (Desclée). Il est d'ailleurs possible de ne point tenir de telles élucidations pour décisives : en ce cas, il est fortement recommandé de dire pourquoi. Mais ignorer leur existence, c'est un peu gros.
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L'article de M. Jacques Julliard sur « La politique religieuse de Maurras » et, incidemment, sur l' « intégrisme », appelle les mêmes observations. L'auteur s'en tient à une documentation historique (celle de M. Dansette), qui n'est évidemment plus à jour.
100:24
Comme M. Dansette, qu'il cite et suit pas à pas, M. Julliard admet que *l'existence* de la « Sapinière » fut découverte par la saisie des documents secrets de Gand. Mais, à la page suivante, il évoque le rapport de Mgr Mignot sur « l'organisation secrète » de Mgr Benigni. Or, la saisie des documents de Gand est de 1915 (et ne fait l'objet d'aucune divulgation avant, au plus tôt, l'année 1921). Le rapport de Mgr Mignot est d'octobre 1914. Il suffirait donc à M. Julliard de relire son propre article pour apercevoir que, contrairement à la thèse de M. Dansette, l'affaire des documents de Gand n'a ni « découvert » ni « révélé » l'existence et le fonctionnement de la Sapinière, déjà connue et dénoncée par Mgr Mignot un an plus tôt. Ce qui l'amènerait à d'autres constatations, qui ont d'ailleurs été faites et publiées, et qui appartiennent à l'état actuel de la question : M. Julliard n'en sait rien ([^21]).
\*\*\*
Sur Maurras, M. Julliard suit d'assez près les objections formulées par Maurice Blondel en 1909. Il n'était pas sans intérêt historique, ou même actuel, de les exhumer ([^22]) : il est un peu court d'en rester là. Car la pensée de Maurice Blondel a beaucoup cheminé et s'est beaucoup développée depuis 1909 ; celle de Maurras aussi. D'autre part, la thèse d'un « *athéisme* » de Maurras n'est pas plus sérieuse que la thèse inverse, selon laquelle Maurras n'aurait « pas eu besoin de se convertir » ([^23]).
101:24
C'est le mot d' « *agnosticisme* » qui lui convient le mieux et d'ailleurs c'est le sien, puisqu'il parlait de son « *agnosticisme trop évident* » (cf. notamment Massis, *Maurras et notre temps,* tome I, p. 19). Au demeurant, voir en Maurras, comme fait M. Julliard, « *un athée déclaré* », ce n'est pas seulement une erreur d'interprétation. Où est donc la *déclaration* d'athéisme ? Il n'existe que des déclarations contraires, à mesure que Maurras avançait dans le long cheminement qui, l'ayant d'abord ramené à l'idée d' « un Dieu », devait finalement le conduire à Jésus-Christ.
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M. Jacques Julliard s'efforce, semble-t-il, de parler avec nuance et justice des censures qui ont frappé une partie de l'œuvre de Maurras. Mais c'est encore l'information qui lui fait défaut, et particulièrement la plus récente. Suivant toujours M. Dansette, il tient que « *la première condamnation était intervenue dès* 1914 », et que seule la « *publication* » du décret fut retardée par Pie X et par Benoît XV. Cette thèse connut jadis un grand succès. Elle n'est plus soutenable aujourd'hui. La fameuse décision du 29 janvier 1914, selon laquelle Pie X aurait ordonné de suspendre la publication du décret, et arrêté que « *le décret, qui prohibe ce périodique et ces livres sera promulgué à la date d'aujourd'hui* », -- cette décision n'a pas existé. Car si elle avait existé, elle aurait été exécutée.
102:24
Or, la plus récente édition du catalogue de l'Index (1948) ne donne plus la date du 29 janvier 1914 pour le décret prohibant certains ouvrages de Maurras : le décret est purement et simplement daté du 29 décembre 1926. Ce qui tranche la question. Mais nos historiens ne le savent pas ; à moins qu'ils ne préfèrent le cacher ([^24]).
On veut à toute force soit que Pie X ait eu la même attitude que Pie XI, soit que leur différence d'attitude s'explique par une « politique » différente du Saint-Siège (et pour plus de sûreté, on va même, comme y incline M. Julliard, jusqu'à soutenir les deux thèses à la fois), M. Dansette croit tout expliquer en concluant : « *La prohibition qui sera levée en* 1939 *sera celle de Pie XI ; celle de Pie X subsistera.* » Cela n'a strictement aucun sens ([^25]).
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103:24
Le postulat implicite qui embrouille tout est de supposer que l'Action française de 1914 était identique à celle de 1926, puisque Maurras professait toujours, pour l'essentiel, la même doctrine. On se condamne ainsi soit à imputer à l'Église une inconséquence majeure, soit à lui fabriquer une artificielle continuité de vues. On a oublié le troisième terme, celui qui précisément a changé, et dont les variations ont appelé des mesures variées : les catholiques d'Action française.
En effet, la « politique religieuse » de Charles Maurras est peut-être la meilleure que puisse concevoir un incroyant et un allié de l'Église : *à ce titre,* elle a été approuvée, encouragée, honorée. Mais cela ne signifie nullement qu'elle soit, telle qu'elle, la meilleure que puisse se proposer un chrétien. Cette distinction n'est pas une extraordinaire subtilité ; elle est assez simple et assez évidente, et pourtant, elle ne semble pas avoir été souvent aperçue.
Allié éminent de l'Église, Maurras n'aurait probablement pas connu les difficultés de 1926 s'il l'était resté. Ce n'est d'ailleurs pas lui, comme on l'en accuse à tort, qui a modifié cette situation fondamentale du « contrat » initial de l'Action française. Ce sont les catholiques d'Action française, ou du moins certains d'entre eux, qui ont assumé, en l'occurrence, sans même s'en rendre compte, une responsabilité capitale, en devenant les disciples d'une « politique religieuse » qui satisfait l'Église de la part d'un incroyant et qui ne la satisfait pas de la part d'un catholique (et encore moins de la part d'ecclésiastiques). A partir du moment où, *en fait,* la « politique religieuse » des catholiques a trouvé en Charles Maurras non plus un *allié,* mais un *maître à penser,* des mises au point et des censures devenaient nécessaires ([^26]). Elles pouvaient être plus ou moins rapides, plus ou moins sévères : elles étaient inévitables ; considérablement atténuées dans leurs modalités disciplinaires en 1939, elles n'ont pas été totalement annulées, et ne peuvent pas l'être ([^27]).
104:24
Il est difficile d'en discuter sérieusement avec ceux qui, comme la revue *Esprit,* sont toujours en retard d'une année, d'un fait et d'une idée.
#### Le drame de la presse catholique
*L'hebdomadaire* TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN *a demandé à quelques journaux catholiques de signer avec lui la déclaration que voici, qui porte la date du* 18 *mars :*
Depuis plusieurs semaines, des militants de presse vendant des journaux catholiques sont fréquemment insultés, attaqués, molestés et les journaux qu'ils recommandent, *Témoignage chrétien* en particulier, déchirés et brûlés.
Ce sont là des méthodes intolérables. S'il est parfaitement légitime de discuter les options prises par tel ou tel journal, voire de les critiquer sévèrement, il est injuste et malhonnête de s'en prendre avec brutalité à des organes dont la Hiérarchie n'a point réprouvé la diffusion et à des hommes qui se dévouent au service d'idées que l'Église n'a pas condamnées.
Les responsables soussignés de journaux catholiques qui se rencontrent fraternellement au sein du *Centre national de la presse catholique* protestent vivement contre de telles pratiques, réprouvent au nom de leurs principes chrétiens les procédés de violence et demandent à chacun de respecter la liberté légitime qu'autorisent ces principes. La force n'a jamais justifié le droit.
\*\*\*
105:24
*Cette déclaration porte sept signatures, celles de :*
*-- M. Lucien Douroux, ès-qualités de directeur de* JEUNES FORCES RURALES* *;
*-- M. René Finkenstein, ès-qualités de directeur de* PANORAMA CHRÉTIEN *et de l'Union des œuvres ;*
*-- M. Georges Hourdin, ès-qualités de directeur de la* VIE CATHOLIQUE ILLUSTRÉE *et de* RADIO-CINÉMA-TÉLÉVISION (*la qualité de directeur des* INFORMATIONS CATHOLIQUES INTERNATIONALES *n'est pas mentionnée, ce dernier organe ayant sans doute voulu se tenir à l'écart*) ;
*-- M. Pierre Lambert, ès-qualités de rédacteur en chef de* FOYER RURAL* ;*
*-- M. Alfred Michelin, ès-qualités d'administrateur de la Maison de la Bonne Presse* (*nous ignorons si, par la signature ès-qualités de leur* ADMINISTRATEUR, *les journaux édités par la Bonne Presse, à savoir* LA CROIX*,* LA DOCUMENTATION CATHOLIQUE*,* LE PÈLERIN*, etc., ont voulu s'engager en bloc, ou au contraire prendre leurs distances*) ;
*-- MM. Georges Montaron et André Vial, ès-qualités de directeurs de* TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN*.*
\*\*\*
*La* FRANCE CATHOLIQUE *et l'*HOMME NOUVEAU*, qui n'avaient pas attendu cette déclaration pour réprouver en termes sévères et nets les violences et les ostracismes auxquels donne lieu la diffusion de la presse catholique, ont été sollicités de donner leur signature : ils ont refusé, on* *trouvera plus loin leurs raisons. On verra aussi de quelle manière* TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN *a tantôt passé sous silence, tantôt déformé leur position. Nous présenterons auparavant *:
1. -- *quelques remarques sur le texte de la déclaration du* 18 *mars *;
2. -- *le rappel de nos positions à l'égard des difficultés tragiques que pose ou provoque, dans la presse catholique, le cas de* TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN*.*
#### Substitution à la hiérarchie
*Comme on le verra,* L'HOMME NOUVEAU *et la* FRANCE CATHOLIQUIE *ont refusé une phrase de cette déclaration qui* « SE SUBSTITUE A LA HIÉRARCHIE ». *Il s'agit du jugement porté sur les organes et les hommes qui* « SE DÉVOUENT AU SERVICE D'IDÉES QUE L'ÉGLISE N'A PAS CONDAMNÉES ».
106:24
*Une telle caution ne saurait être, en effet, donnée à* TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN *par personne, hormis par la Hiérarchie apostolique elle-même. Or la Hiérarchie apostolique s'est abstenue de la lui donner.*
*Au contraire. Parmi les idées que sert* TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN*, il en est plusieurs qui ont provoqué des réserves, des critiques ou des reproches publics de la part de la Hiérarchie, en diverses occasions, depuis des années. Un article paru dans* TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN *sous la plume de son rédacteur en chef se trouve même cité et sévèrement réprouvé dans le Rapport doctrinal de l'Épiscopat Français.*
*Nous nous sommes abstenus de reproduire ou même de mentionner ces avertissements, ces critiques, ces reproches qui n'ont pas été formulés pour que l'on en fasse une utilisation polémique. Mais il nous paraît indispensable, aujourd'hui, de rappeler au moins leur existence, en face du procédé abusif par lequel des personnalités sans mandat veulent faire avaliser les erreurs de* TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN *et faire en quelque sorte garantir qu'elles seraient approuvées par l'Église.*
\*\*\*
*Ce qui est vrai, c'est que l'Église n'a pas* CONDAMNÉ LE JOURNAL LUI-MÊME, *et qu'elle a précisé en plusieurs occasions qu'il* N'EST PAS CONDAMNÉ. *Cela ne signifie pas pour autant que* TOUTES *les idées servies par* TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN *soient admissibles. De la* NON-CONDAMNATION DU JOURNAL, *il serait indu de tirer des conclusions qui dépassent les prémisses.*
*Il est fréquent que l'Église condamne une idée sans condamner explicitement son auteur, ni le journal ou le livre où elle est imprimée*. *Il est abusif, dans un tel cas, d'exploiter la condamnation de l'idée pour faire croire que l'auteur, le journal ou le livre serait lui-même condamné ; il faut tenir au contraire que,* SOUS RÉSERVE DE L'IDÉE CONDAMNÉE, *l'auteur, le livre ou le journal *:
1. -- *ou bien reste par ailleurs entièrement valable *;
2. -- *ou du moins, est* TOLÉRÉ *par l'autorité hiérarchique.*
*Il n'a pas été précisé laquelle de ces deux possibilités s'applique à* TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN*. Ce peut être l'une ou l'autre. Ce peut aussi, d'une certaine manière, être un peu des deux. Mais il n'est pas possible de croire, ou de donner à entendre, que ce ne serait ni l'une ni l'autre.*
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107:24
*On remarquera que, depuis des années, les membres de la Hiérarchie apostolique en France ont veillé à ne pas exprimer de critiques à l'égard de* TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN *sans les assortir d'atténuations verbales ou de compliments partiels ; et qu'inversement, ils ont veillé aussi à ne pas lui adresser de marques de sympathie sans les assortir de réserves plus ou moins nettes, et quelquefois très précises.*
*Il s'agit donc d'une situation complexe, nuancée, délicate, traitée par la Hiérarchie apostolique avec un esprit manifeste de paternité spirituelle et de surnaturelle charité. On ne peut entrer dans les vues de l'Église si l'on se place dans une perspective de polémique politique brutale et sommaire.*
*A notre connaissance, il n'existe depuis des années qu'une seule exception ; qu'un seul cas, et il est tout récent, où un évêque ait exprimé à* TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN *une sympathie et une approbation absolument sans réserve nettement explicite ou manifestement implicite.*
*Il s'agit de la lettre de Mgr Rolland, évêque d'Antsirabé* (*Madagascar*)*. La voici intégralement reproduite, telle qu'elle a paru dans* TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN *du* 17 *avril dernier *:
Monsieur,
Mes félicitations et mes encouragements pour votre journal si courageux et si lucide. Toute ma sympathie vous est acquise à l'heure où il faut, à vos rédacteurs comme à vos propagandistes, du courage pour la diffusion de *Témoignage chrétien.* Le numéro du 28 mars, « cette semaine », de M. Robert Buron, est particulièrement pertinent sur le problème des droits politiques refusés jusqu'en 1963 aux trois anciens parlementaires malgaches.
Veuillez agréer l'expression de mon religieux dévouement.
*Nous ignorons si cette lettre était de pure courtoisie, strictement privée, ou au contraire destinée à la publication : toujours est-il qu'elle est devenue un document public par sa production dans* TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN*. Peut-être, dira-t-on, s'agit-il seulement ou surtout d'une approbation donnée à la position de* TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN *sur le problème malgache : mais la première phrase de la lettre semble bien interdire une interprétation aussi restrictive.*
108:24
*Quoi qu'il en soit du sens et de la portée de ce texte, il nous paraît objectif de le reproduire : ce document en faveur de* TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN *contribue à manifester combien est complexe la situation de ce journal.*
\*\*\*
*Autre élément dont il faut tenir compte *: TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN *du* 17 *avril annonce en gros titre *: « SIX CENTS PRÊTRES MANIFESTENT A ANGERS. » *Il s'agit, à l'intérieur ou en marge du Congrès de l'Union des Œuvres catholiques, d'une* « IMMENSE MANIFESTATION DE SYMPATHIE » *en faveur de* TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN*.*
*Nous n'avons pas vérifié l'exactitude du compte rendu de* TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN* ; nous notons qu'il n'a pas été démenti. Il nous paraît en tous cas conforme à ce que nous savons par ailleurs : à savoir l'implantation de* TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN *dans le clergé, spécialement dans celui qui s'occupe d'œuvres diocésaines et d'Action catholique. Cela aussi est un fait qu'il importe de noter objectivement. De nombreux ecclésiastiques, surtout parmi l'élite active des œuvres* (*et beaucoup moins parmi l'élite contemplative*)*, prennent dans* TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN *leurs informations, leurs orientations politiques et religieuses. Il ne faut pas l'oublier si l'on veut mesurer exactement la complexité de la situation.*
#### Le Centre national de la presse catholique
*Le texte de la déclaration du* 18 *mars comportait un abus d'une autre sorte. En demandant leur signature à la* FRANCE CATHOLIQUE *et à* L'HOMME NOUVEAU*, les auteurs de la déclaration les conduisaient à cautionner ce* « *Centre national de la presse catholique* » *auquel la* FRANCE CATHOLIQUE (*et aussi, croyons-nous,* L'HOMME NOUVEAU) *a toujours refusé d'adhérer.*
*Le titre du* « *Centre national de la presse catholique* » *est trompeur* EN CECI *que ledit* « *Centre* » *ne représente pas la presse catholique, mais seulement les intérêts d'une partie de cette presse.*
*Que beaucoup, en toute innocence, et même parfois des esprits excellents ou éminents, soient plus ou moins victimes de cette tromperie, n'empêche nullement qu'il s'agisse,* SUR CE POINT, *d'une tromperie publicitaire tout à fait effective.*
109:24
*La part de vérité qu'elle comporte néanmoins, sur ce même point, doit être soulignée. Ce* « *Centre* » *est partiel et partial, mais* IL EST LE SEUL. *Les publications catholiques qui en sont exclues et celles qui, pour des raisons graves, s'en sont tenues à l'écart, n'ont pas été capables de fonder à leur usage un autre* « *Centre* » *ou une institution équivalente.*
*Nous croyons qu'à cet égard, comme à* *beaucoup d'autres plus importants encore, la* FRANCE CATHOLIQUE*, mieux que n'importe qui, était en situation de prendre des initiatives utiles et fécondes. Son abstention, son repliement sur soi viennent sans doute de ce qu'elle n'a pas estimé le moment opportun ni trouvé l'occasion favorable.*
#### Notre position
*Notre position à l'égard de* TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN *comporte ceci de particulier que nous avons été parmi les premiers* (*et même, semble-t-il, tout à fait les premiers*) *à prévoir et à dire l'importance capitale et tragique des difficultés croissantes que ce journal allait susciter contre lui dans le public catholique. Nous attirions son attention sur cette éventualité, nous l'invitions à la prendre sérieusement en considération, nous lui tendions la main pour l'aider à en conjurer et en éviter l'échéance.*
*C'était en juillet* 1956. *Il y avait déjà, aux portes ou à l'intérieur des églises, quelques violences sporadiques contre* TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN*. Il nous apparaissait que ces violences avaient toutes chances de se développer, de s'amplifier, de conduire les catholiques à* se *battre entre eux.*
*Nous écrivions à l'adresse de* TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN*, dans notre numéro* 5* :*
Si loin que nous soyons les uns des autres dans nos positions temporelles, nous sommes pourtant, nous sommes d'abord les fils d'une même Église, nous mangeons le même Pain au pied des mêmes autels. Nous pouvons, si nous le voulons, et Dieu aidant, nous comprendre les uns les autres. Nos différences, nos oppositions, si elles sont insurmontables -- encore faudrait-il examiner dans la clarté si elles le sont, et en quoi, et pourquoi -- du moins : devons-nous apprendre à les supporter : à les vivre en paix.
110:24
C'est là le cas le plus difficile, mais peut-être le seul probant, où ceux qui nous regardent doivent dire : « Voyez comme ils s'aiment. » Mais aujourd'hui, évoquer ce qui devrait être la règle paraît une dérision.
......
Vous vous plaignez que des catholiques détruisent *Témoignage chrétien* à la porte des églises. De fait, d'autres moyens existent ou devraient exister pour l'affrontement des idées : mais précisément vous refusez ces moyens. Ceux qui déchirent *Témoignage chrétien* sont convaincus par votre attitude que vous ne voulez en aucun cas entendre raison : entendre leurs raisons... Si vous vous joigniez à nous pour substituer entre catholiques le dialogue à la polémique, ce climat de violence s'apaiserait de lui-même. Ceux qui déchirent vos journaux, vous les avez poussés à bout en les traitant comme des bêtes, en les insultant, en les méprisant, en les attaquant de toutes les manières, et en fermant toujours la porte à la seule chose qui serait raisonnable et pacifique : la comparaison méthodique des points de vue. C'est aussi pour surmonter ces divisions et pour les empêcher d'arriver aux violences physiques que j'ai proposé qu'elles soient exprimées et enfermées dans le cadre d'un débat. Pour éviter ces violences, j'ai proposé que nous nous rappelions les uns et les autres que nous sommes d'abord fils de la même Église et que nous devons *dans cette pensée* comparer et opposer nos raisons. Le dialogue est une issue à l'état de profonde division où se trouve le catholicisme fronçais Vous existez et nous existons, c'est une situation de fait. Nous proposons le dialogue et l'effort en commun pour nous soumettre à La parole du Souverain Pontife et à la prière de l'Église, dont nous étudierons ensemble, complémentairement ou contradictoirement, sous le contrôle du Magistère et de La Hiérarchie catholiques, le contenu et ses conséquences. Vous refusez cette proposition. La question qui va alors vous être posée, *et point par nous,* sera maintenant : que voulez-vous donc ?
*Si nous nous portions en avant, dans une ligne conforme aux principes de la* DÉCLARATION LIMINAIRE *de la revue Itinéraires, nous n'en faisions pas pour autant une question personnelle. Nous précisions au contraire :*
111:24
Je suis prêt à m'effacer devant un autre interlocuteur. A m'effacer beaucoup plus facilement qu'ils ne l'imaginent, car tout cela me fatigue, et j'ai peut-être autre chose à faire. Quand la *Vie intellectuelle* insulte tous les « intellectuels de droite », en les traitant tous indistinctement de « cyniques qui ne croient plus à rien », je lève le doigt pour affirmer que je crois à ce que je dis, et que la *Vie intellectuelle* peut trouver au moins en moi -- ce qui devrait lui faire plaisir -- un interlocuteur, un contradicteur attentif et convaincu. Quand *Témoignage chrétien* se plaint de n'apercevoir à droite qu' « ordure et calomnie », je fais remarquer que ce n'est pas vrai, et je me propose comme interlocuteur. Je vois bien que l'on me récuse avec tous les signes extérieurs du mépris. Mais alors, acceptez-en un autre, *au moins un.*
Si bas que l'on imagine ce que l'on nomme « la droite », il n'est pas vraisemblable, quoi que vous en disiez, que tous sans aucune exception y soient des êtres bas et vils, ne « croyant plus à rien », n'ayant que la vocation de l' « ordure ». Il faut beaucoup de passion, d'emportement, d'aveuglement, et plus encore, pour imaginer cela, pour aller jusqu'à l'écrire et, l'ayant écrit, jusqu'à le maintenir. Voyons, voyons, il y en a bien un, tout de même, fût-ce un seul, parmi tous les catholiques qui de votre propre aveu constituent la très grande majorité du peuple chrétien en France, il y en a bien un qui n'est pas complètement indigne d'être traité en être humain et d'entendre une parole humaine en réponse aux paroles qu'il prononce. Vous allez partout répétant : « *On ne discute pas avec un Madiran.* » Bon... Mais alors, trouvez-en un autre... Choisissez donc un autre interlocuteur, si c'est cela que vous voulez... Ou alors, vous voulez qu'il y ait dans le catholicisme français une coupure définitive et un ostracisme total ? Ce serait simplement comique, s'il ne s'agissait que de nos personnes. Mais il s'agit du peuple chrétien que vous avez ainsi, en France, affreusement déchiré.
*A quoi* TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN *répondit par un redoublement d'insultes* (*voir notre numéro* 7)*.*
*Si* TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN *avait accepté un dialogue qui lui était proposé* EN TEMPS UTILE*, et* AVANT *les difficultés majeures, tout aurait pu en être changé.*
*Cela n'a pas été.*
*La situation a continué à se dégrader, de plus en plus vite, de plus en plus tragiquement. Nos regrets de n'avoir pas été entendus alors ne doivent pas être inférieurs aux regrets qu'éprouve sans doute* TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN *de ne pas nous avoir écoutés en temps utile.*
112:24
*Certes, le dialogue n'eût été ni facile ni commode *: *mais il l'était davantage en* 1956 *qu'en* 1958. *Et nous donnons cet avis qui exprime notre conviction : si* *effroyablement malaisé qu'il soit devenu aujourd'hui, il l'est moins qu'il ne le sera l'année prochaine. Laisser aller les choses comme elles vont, en un tel domaine, c'est les laisser s'aggraver encore. On n'a pas atteint ni vu le pire. Mais on l'atteindra, mais on le verra, si l'on continue à ne vouloir rien faire.*
\*\*\*
*Notre position reste la même. Position d'attente et d'attention, position d'espérance. De vigilance aussi. Nous osons dire que, vigilants à l'égard des idées répandues par* TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN*, nous le sommes plus que d'autres, -- nous le sommes plus exactement, s'ils le sont plus bruyamment.*
*Nous n'ignorons pas que plusieurs viennent chercher dans nos travaux des remarques qu'ils n'avaient point faites, des citations qu'ils recopient sans le dire, et peut-être sans les comprendre* (*car ils les recopient parfois fort inexactement*)*, et que ces faits, ces textes et ces analyses qu'ils nous empruntent tout en nous insultant, ils les transportent dans un autre contexte, ils les assortissent de cris passionnés, ils les* « *complètent* » *par des hyperboles, des systématisations abusives, des exagérations et des contresens qui continent à la calomnie. Ils s'en servent pour exciter des ressentiments, pour alimenter une lutte de faction, pour échauffer une clientèle politique et partisane, pour accroître le climat de guerre civile plutôt que pour l'apaiser. Dans tout ce vacarme -- qui conduit à des violences physiques injustifiables, perpétrées même sur la personne de prêtres -- nous n'arrivons pas à voir où se situent donc, où se manifestent la sereine volonté de servir le bien commun et le souci effectif de l'unité catholique.*
*Les procédés de la polémique partisane, et à plus forte raison ceux du hold-up, trouvent parfois une excuse dans la provocation, ou une circonstance atténuante : ils n'y trouvent aucune justification véritable, ils restent contraires à la simple honnêteté.*
*La préoccupation légitime de limiter et contre-carrer l'influence de* TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN*, ou de l'empêcher de s'implanter dans des esprits, des lieux et des milieux qu'elle n'a pas encore atteints, n'est pas servie, elle est au contraire desservie et pervertie par l'emploi de procédés malhonnêtes.*
113:24
*Il est en outre intolérable et scandaleux de* *voir se mêler aux divisions des catholiques, pour les exacerber et les exploiter, des gens qui ne viennent à l'église que lorsque la messe est finie, avec la prétention de faire la police d'un côté ou de l'autre de la porte d'entrée.*
\*\*\*
*Nous maintenons ce que nous avons dit dans notre numéro* 21 (*page* 119) :
La méthode qui consiste, dans le cas particulier de *Témoignage chrétien,* à ACHETER tous les numéros mis en vente, ne saurait être qu'un EXPÉDIENT PROVISOIRE, dans l'attente et dans l'espérance de véritables solutions.
La meilleure serait une rectification progressive de l'orientation de *Témoignage chrétien,* par laquelle ce journal, tout en conservant ses « options » légitimes, corrigerait le caractère provocant et agressif qu'il leur donne souvent, et remettrait en question le contenu de certaines positions dont la valeur doctrinale inquiète beaucoup de personnes qui sont loin d'être sans qualification en la matière.
Ainsi, la tension parfois extrême qui existe actuellement pourrait passer du plan du « combat » à celui du « dialogue ». C'est l'espérance de tout cœur chrétien. Difficile, certes, à réaliser : mais aucun catholique n'a le droit de La tenir pour chimérique, Tout est possible à la grâce de Dieu, qui à Son heure transforme les hommes et les choses.
*Nous rappelons et nous maintenons ce que nous avons dit dans notre numéro* 22 (*pages* 90-91) :
On a vu *Témoignage chrétien* profiter très largement et très tranquillement du MONOPOLE DE FAIT qui, à la faveur de la guerre civile, s'était établi dans la presse française en général, dans la presse catholique en particulier. Ce monopole n'a été détruit que fort partiellement, et qu'à la longue : toutes les publications qui naissaient en dehors de ce monopole ont été tour à tour attaquées et diffamées par *Témoignage chrétien ;* elles ont été efficacement boycottées, jusqu'à l'intérieur de l'Action catholique, même par des aumôniers qui, avec une excessive et trop exclusive confiance, prenaient leurs informations et leurs mots d'ordre dans *Témoignage chrétien.*
114:24
La situation change. Nous ne sommes point, ici, partisans d'appliquer à *Témoignage chrétien* l'aveugle loi du talion. Mais quand il se trouve que cette loi du talion lui est *un peu* appliquée, *Témoignage chrétien,* mal placé pour protester au nom de la liberté, devrait y trouver l'occasion d'un utile retour sur soi, et *comprendre* que les ressentiments qui se manifestent -- de manière excessive, désordonnée ou injuste parfois -- ne sont pas gratuits. Ils ont un fondement objectif. Ils ont été provoqués : et notamment par *Témoignage chrétien* qui, pour ce qui est d'étouffer la diffusion des journaux adverses, a *beaucoup* semé, et se trouve maintenant en position de récolter *un peu.* Ce qui est pour lui une chance, dont il devrait tirer profit pour une sévère réflexion. Car il nous semble que cette chance est aussi un avertissement.
*Nous disons à nouveau ce que disait l'éditorial de notre numéro* 23 :
Ceux que l'on nomme « catholiques de droite », frappés par une discrimination politique, attaqués par un combat politique, ont le sentiment de se trouver en état de légitime défense politique. Un tel sentiment correspond plus d'une fois à la réalité. Mais il ne suffit pas de combattre politiquement ceux qui font le jeu du communisme pour ne pas le faire soi-même. Ce qui fait le jeu du communisme, c'est l'attaque *et la riposte,* à partir du moment où *l'une et l'autre* passent avant la réalité du Corps mystique. Ce qui fait le jeu du communisme, c'est l'état de division et de combat où se trouve la communauté catholique, C'est la pratique entre catholiques de toutes les formes de lutte politique qui donnent le pas aux opérations de combat sur les exigences de l'unité.
...La « diffusion du communisme », dans l'immédiat et à terme, a pour condition nécessaire et suffisante la division des catholiques en deux camps, chacun se considérant comme le « bon » et travaillant à la liquidation politique du « mauvais ».
*Telle est notre pensée constante et fondamentale, exprimée maintes fois, et d'abord dans le livre* ILS NE SAVENT PAS CE QU'ILS FONT (*Nouvelles Éditions Latines,* 1955), *ce livre dont la plupart des amis et des ennemis n'ont retenu que des détails anecdotiques et circonstanciels.*
*D'où cette remarque publiée dans notre précédent numéro *:
115:24
Voici maintenant plus de trois ans, j'avais cru devoir lancer cet avertissement par mon livre *Ils ne savent pas ce qu'ils font* (pages 166 à 168, et *passim*) :
« Toute distinction entre *bons* et *mauvais* catholiques qui ne vient pas de l'autorité catholique elle-même porte en eue le germe de mort et ouvre la voie à un anéantissement de l'Église. » Je dois constater que pendant trois ans La droite catholique a prôné ce livre, la gauche chrétienne l'a condamné, l'une et l'autre pour des raisons superficielles, sans rien entendre ni apercevoir de son contenu réel.
\*\*\*
*Au demeurant, notre position est assez connue de ceux qui savent lire, et qui ne se laissent pas influencer par les extravagantes déformations, passionnelles et intéressées, de la presse partisane, Ceux qui n'auraient pas, eu l'occasion de connaître cette position, et qui voudraient l'examiner dans sa totalité, la trouveront aux places suivantes *:
1. -- *Les deux articles sur* TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN *de notre numéro* 5 *et de notre numéro* 7 (*contenant la reproduction intégrale des réponses de* TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN)*.*
2. -- *Les documents de notre numéro* 21 (*pages* 106 *à* 126), *comportant la position* de *M. Georges Suffert sur le défaitisme et sa position sur le dialogue* (*voir plus spécialement les pages* 113-117 *et* 119-122).
3. -- TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN *entre le dialogue et le combat : numéro* 22, *pages* 83 *à* 94.
\*\*\*
On *consultera aussi, d'une manière plus générale, sur la division des catholiques *:
1. -- *Dans notre numéro* 6 : *la fin de l'éditorial intitulé* « *Vers Lourdes* » (*septembre* 1956).
2. -- *La* « Lettre à Jean de Fabrègues sur la division des catholiques », *dans notre numéro* 9, *ainsi que les autres articles de ce même numéro sur l'unité catholique.*
3. -- *La* « Méditation sur l'unité » *de notre numéro* 11.
4. -- *L'éditorial de notre numéro* 18.
5. -- *Dans notre numéro* 20, *pages* 63 *et suivantes, la* « Notule sur Jacques Maritain et sur la philosophie chrétienne ».
6. -- *L'éditorial* « Pratique communiste et vie chrétienne » *de notre numéro* 23.
116:24
#### La position de la « France catholique »
*Le* 4 *avril, la* FRANCE CATHOLIQUE *a publié la note suivante, à propos de la déclaration du* 18 *mars que nous avons reproduite et commentée plus haut :*
La *France Catholique* n'a pas signé la protestation de plusieurs journaux catholiques contre la lacération et les voies de fait à l'égard des vendeurs de *Témoignage chrétien.* Nous n'en désavouons pas moins ces violences : nous déclarons, en particulier, ignoble, l'agression commise dans la Loire contre un prêtre qui, d'ailleurs, était trop évidemment sorti de son rôle sacerdotal. Mais deux motifs nous interdisaient de signer le texte en question :
1° C'est d'abord une phrase comportant un jugement sur les journaux qui sont ou ne sont pas autorisés par la hiérarchie. Nous ne croyons pas qu'il appartienne jamais à un groupe quelconque de donner de sa propre autorité de tels jugements ;
2° Tant qu'à dénoncer les violences, nous tenons à les désavouer toutes et à ne pas taire :
-- que c'est une violence que d'user de pouvoirs, même légaux, ou de lois arbitraires pour retirer revues et journaux à des hommes ou à des courants que la justice régulière n'a pas condamnés et qui seront, ultérieurement, reconnus par elle sans aucune culpabilité.
-- que les situations de monopole (ou d'oligopole) que se sont créées à cette occasion sont *aussi* une violence -- et la pire : celle qui n'ose pas dire son nom, et qui souvent refuse de se voir elle-même comme telle.
Nous protestons donc contre TOUTES LES VIOLENCES, celles que nous venons de dire comprises.
#### La réponse de « Témoignage chrétien »
*Or,* TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN *n'a jamais donné acte à la* FRANCE CATHOLIQUE *de son désaveu des violences et ne l'a pas fait connaître à ses lecteurs.* TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN *n'a retenu et publié qu'un seul fait :* LA FRANCE CATHOLIQUE *a refusé de signer la déclaration du* 18 *mars. Ce fait retenu et commenté isolément devient une imputation extrêmement tendancieuse.*
117:24
*Le* 4 *avril, le rédacteur en chef de* TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN*, M. Georges Suffert, écrivait ces lignes étonnantes *:
Certains correspondants, dirigeants de Comités de Presse, nous déclarent que si *La France catholique* a refusé de signer un tel texte, ils estiment n'avoir plus en conscience le droit de diffuser ce journal.
*Voilà une intéressante révélation sur l'état d'esprit de certains lecteurs et correspondants de* TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN*, et surtout sur la manière dont ils* DIRIGENT *les Comités de presse. On se demande comment la* DIRECTION *de ces Comités peut être abandonnée à des militants extrémistes, au lieu d'être réservée à des hommes d'une tendance plus modérée et d'un comportement plus impartial.*
*M. Georges Suffert leur répond :*
Qu'ils me permettent de leur dire que c'est là une réaction indéfendable et singulièrement totalitaire.
*Certes. Mais que M. Suffert nous permette à son tour de lui demander d'où peuvent donc venir cet esprit et ce comportement totalitaire chez les correspondants et militants de* TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN*. Et de lui faire observer combien il paraît urgent que* TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN *s'applique à considérer et à combattre ce totalitarisme* « *de gauche* »*, ce totalitarisme qui se manifeste au sein de* LA GAUCHE CHRÉTIENNE*. A lire* TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN*, nous avions cru comprendre jusqu'ici que le totalitarisme parmi les catholiques se situerait uniquement à droite.*
*M. Suffert ajoute aussitôt :*
Personne n'a à juger les raisons qui ont motivé le silence de Fabrègues en cette affaire.
*Et, sans* « *juger* »*, M. Suffert se met à* imaginer, *c'est-à-dire à* inventer, *quelles ont pu être ces raisons.*
118:24
*Sous couleur de défendre Fabrègues, M. Suffert cautionne, avalise et répand une* CONTRE-VÉRITÉ, *susceptible d'avoir plus d'influence que ses discours sur les membres des Comités de presse, et de les ancrer dans leur ostracisme *: *la contre-vérité d'un prétendu* SILENCE *de Fabrègues.*
*Or, à cette date du* 4 *avril, et même avant la déclaration du* 18 *mars, la* FRANCE CATHOLIQUE *avait réprouvé les violences et voies de fait. Elle les avait réprouvées notamment en une occasion dont M. Suffert aurait pu conserver le souvenir présent à l'esprit, puisque cette occasion le concernait personnellement. M. Suffert ose néanmoins parler du* SILENCE *de Fabrègues.*
*En outre, le même* 4 *avril, la* FRANCE CATHOLIQUE *publiait sa note en prenant position sur la déclaration du* 18 *mars : mais* TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN *n'y fera aucune allusion dans ses numéros suivants ; au contraire, le* 17 *avril, nouvel article de* TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN *qui parle du* REFUS *de la* FRANCE CATHOLIQUE*, et qui commente savamment ce prétendu silence...*
*Tous les lecteurs de* TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN *qui font confiance à ce journal* (*et parmi eux, un grand nombre d'ecclésiastiques*) *resteront donc toujours persuadés du* SILENCE *de la* FRANCE CATHOLIQUE*, et ils admireront l'indulgence charitable et généreuse avec laquelle* TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN *a évoqué et commenté un tel silence.*
*Ils resteront persuadés que Fabrègues serait homme à laisser en silence assassiner les catholiques qui sont sur sa gauche, même s'il ne s'agit que d'un assassinat métaphorique.*
#### La position de l' « Homme nouveau »
*De son côté, l'abbé Richard, directeur de* L'HOMME NOUVEAU*, sollicité de signer la déclaration du* 18 *mars, a répondu par une lettre au directeur de* TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN*.*
*Cette lettre, datée du* 16 *mars, a été publiée dans* L'HOMME NOUVEAU *du* 6 *avril :*
Nous avons déjà dans l'*Homme Nouveau,* exprimé notre point de vue sur la méthode anarchique qui consiste pour des fidèles à se substituer à l'autorité hiérarchique et à se faire juges et exécuteurs de sentences.
119:24
Nous avons suffisamment souffert nous-mêmes d'un ostracisme sans mandat pour ne pas réprouver des procédés de pareille sorte.
Faut-il sur ce point ajouter que ce sont les amis de *Témoignage Chrétien --* sur le plan local, je le précise -- qui ont manifesté et continuent encore de manifester l'opposition la plus résolue à la vente sur les tables de presse de l'*Homme Nouveau,* qui en étant ainsi exclu, ne risque pas évidemment d'y subir de mauvais traitements. Je puis vous assurer, en sens contraire, que là où les amis de l'*Homme Nouveau* ont pris l'initiative d'une table de presse paroissiale, ils ne se sont pas fait les agents d'une discrimination hors de leur compétence.
Vous voyez donc notre position. Mais pour résoudre une difficulté, qui déborde d'ailleurs votre propre cas, je ne crois pas que la signature du texte que vous proposez soit efficace. Ce texte aura même l'inconvénient de paraître constituer une sorte de mise en demeure de la hiérarchie, une sorte de tentative de se substituer à elle.
A mon avis, il faudrait examiner le fond de la question et rechercher ce qui explique l'effervescence qui existe parmi les fidèles au sujet de la presse catholique.
Ne croyez-vous pas qu'il serait bon de reprendre l'idée que vous avez exprimée vous-même, à laquelle la *France Catholique* a souscrit, et qui est d'ailleurs la nôtre depuis toujours : essayer de nous mettre d'accord sur les positions essentielles qu'un journal catholique se devrait de promouvoir, et surtout de ne jamais contredire.
L'avantage serait que sur tous les autres points il serait plus clair que le journaliste catholique conserve sa liberté d'option. Aujourd'hui d'ailleurs ce sont les bases essentielles de la société qui toutes sont mises en question. La conception catholique est repoussée par un grand nombre ou bien est considérée comme non à mettre dans la course, pour la grande réalisation d'une humanité en paix et fraternelle.
Pour parler le plus concrètement possible, je suis persuadé que certains s'opposent à *Témoignage Chrétien* pour des raisons qui ne sont pas d'essence catholique. Il serait possible de les éclairer. Mais ce serait à condition qu'il ne reste aucune équivoque sur la position de *Témoignage Chrétien* et d'ailleurs des autres journaux dits catholiques, y compris l'*Homme Nouveau,* sur leur orientation fondamentale catholique. L'accord de la presse catholique devrait être total et indiscutable sur un certain nombre de points qui sont mis aujourd'hui en question dans l'opinion publique, et qui pourtant relèvent de la foi, où de la discipline, ou même, d'une manière plus générale, de la conception catholique du monde.
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Nous estimons urgent de faire cesser la division des catholiques, et de sauvegarder du même coup leur juste liberté, en essayant loyalement de faire la clarté sur ce qui doit nous unir, pour que demeure « *in dubiis libertas, et in omnibus caritas* ».
Pour cela il faut employer, me semble-t-il, un remède beaucoup plus large que celui que vous préconisez, et provoquer une plus vaste consultation.
Nous sommes tout prêts à travailler fraternellement avec vous dans ce sens.
*De plus, en regard de cette lettre,* L'HOMME NOUVEAU *publiait le texte intégral de la déclaration du* 18 *mars *: *il a refusé de la signer mais, très objectivement, il l'a fait connaître à ses lecteurs.*
TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN *n'y fera aucune allusion *: *ses lecteurs ignoreront toujours et la position, et la courtoisie confraternelle de* L'HOMME NOUVEAU*.*
*Il ne semble pas non plus que* TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN *ait manifesté d'aucune autre manière son intention de retenir et d'étudier les propositions concrètes et fraternelles de* L'HOMME NOUVEAU*.*
\*\*\*
*Il faut bien reconnaître que de tels procédés, de la part de* TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN*, font de son cas un cas véritablement exceptionnel et difficile.*
#### Étouffement
*Une* « *revue de l'information* » *est publiée chaque mois par la Maison de la Bonne Presse : elle s'intitule* PRESSE ACTUALITÉ*.*
*En raison de la réputation* (*souvent méritée*) *de la Bonne Presse, beaucoup de militants chrétiens et de membres de Comités de presse considèrent innocemment* PRESSE-ACTUALITÉ *comme un organe purement et simplement catholique, au-dessus et en dehors des divisions.*
*Or,* PRESSE-ACTUALITÉ *a pris en l'occurrence une position ouvertement partiale et partisane, en présentant la déclaration du* 18 *mars comme une* « *protestation* DES *directeurs de journaux catholiques* »*. Distraction ? Lapsus ?*
121:24
*Mais comment croire que de tels lapsus, de telles distractions puissent encore se produire, alors que depuis des années l'attention publique a été attirée sur la tromperie qui consiste à écrire :* « *protestation* DES *directeurs catholiques* » *quand* ON DOIT *écrire :* « *protestations* DE CERTAINS *directeurs catholiques* »*.*
*Les positions de la* FRANCE CATHOLIQUE *et de* L'HOMME NOUVEAU *sont passées sous silence et totalement étouffées par* PRESSE-ACTUALITÉ* *: *pas un mot qui y fasse la plus minime allusion.*
*En revanche,* PRESSE-ACTUALITÉ *cite avec faveur et honneur l'hebdomadaire laïciste et anti-clérical France-Observateur.*
#### Une technique efficace
*La déclaration du* 18 *mars en faveur de* TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN *comporte une affirmation sur laquelle il convient de revenir :*
S'il est parfaitement légitime de discuter les options prises par tel ou tel journal, voire de les critiquer sévèrement...
*Ainsi,* TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN *admet* EN THÉORIE *qu'on le discute, et même qu'on le* « *critique sévèrement* ».
*Mais il ne l'admet pas* EN FAIT, *et cela doit être souligné.*
*Pour ne point l'admettre en fait,* TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN *utilise une technique journalistique fort efficace *: *quand il parle des oppositions qu'il rencontre, il mentionne* UNIQUEMENT *les* « *attaques perfides* », *les* « *calomnies* »*, les* « *violences* »*,* COMME S'IL N'EXISTAIT RIEN D'AUTRE.
*Le lecteur de* TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN*, voyant en outre son journal se proclamer l'apôtre du* DIALOGUE, *est persuadé que si quelqu'un,* parmi les catholiques, *discutait ses* « *options* », TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN *lui ferait une réponse cordiale et fraternelle, et ne dédaignerait pas de faire connaître la nature et le contenu des objections qu'il rencontre. Le lecteur de* TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN *est également persuadé qu'à des* « *critiques sévères* »*, mais* « *légitimes* »*,* TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN *ne manquerait pas de répondre, avec sévérité peut-être, mais avec courtoisie, et dans la clarté.*
122:24
*Il arrive que* TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN *mentionne avec objectivité et courtoisie des objections ou des critiques qui lui sont faites par des incroyants ou des catholiques situés* SUR SA GAUCHE.
*Mais, parlant des oppositions ou contradictions qu'il rencontre sur sa droite,* TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN *n'évoque jamais que* « *calomnies* »*,* « *violences* » *et* « *attaques perfides* »*. Des objections ? Des critiques ? Il n'y en a donc pas.*
*Il est parfaitement légitime que* TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN *réplique comme il l'entend aux violences et aux calomnies. Mais ces calomnies, mais ces violences* LE SERVENT ; *et en tous cas,* IL S'EN SERT *pour insinuer et faire croire que les catholiques situés sur sa droite n'ont* RIEN DE SÉRIEUX *à lui objecter, mais seulement des violences et des calomnies.*
*Quiconque lira, la plume à la main, dans la collection de* TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN*, tout* ce *qui concerne les catholiques opposés à* TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN*, s'instruira utilement sur la nature et les procédés d'une technique journalistique qui est une permanente et efficace diffamation.*
\*\*\*
*Pour mesurer l'efficacité de cette technique, on peut aussi aller interroger, à la base, dans les paroisses et dans l'Action catholique, les militants laïcs et les ecclésiastiques qui militent pour* TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN*. Ce qu'ils peuvent ignorer, ce qu'ils peuvent* S'IMAGINER, *concernant* LEURS FRÈRES CATHOLIQUES, *est proprement effarant et monstrueux. Ils sont véritablement isolés, coupés des mouvements d'idées qui se font jour à leurs côtés dans la communauté catholique, -- mais au contraire branchés sur les courants d'idées les plus socialistes et laïcistes. Ils sont peu avertis des périls du communisme, ou peu attentifs à leur réalité, mais très virulents contre un effroyable péril de droite, où leurs frères catholiques de droite sont supposés jouter un rôle criminel. Ils mettent assez souvent dans le même sac la* FRANCE CATHOLIQUE*,* RIVAROL*,* ASPECTS DE LA FRANCE*,* C'EST-A-DIRE*,* L'HOMME NOUVEAU*,* RÉACTIONS*, tous accusés indistinctement de calomnies, de violences, physiques et verbales, d'attaques contre la Hiérarchie apostolique, de mépris pour la doctrine sociale de l'Église. Cette représentation sommaire et fausse que se font souvent les lecteurs de* TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN*, cherchez donc ce qui aurait pu y contredire, ce qui aurait pu l'éclairer, sur ce point, dans les colonnes de* TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN*...*
123:24
*Ces militants laïcs, ces ecclésiastiques sont souvent pieux, dévoués, zélés, charitables : mais dès qu'il est question de presse catholique, vous les voyez manifester une étroitesse, et même un fanatisme et une frénésie qui pourtant ne sont pas dans leur nature : cette frénésie,* ce *fanatisme leur viennent d'une* FAUSSE INFORMATION *qui, par insinuations habiles, par omissions calculées, par contre-vérités incidentes, leur fait prendre pour d'*ÉGOÏSTES ET ABOMINABLES ENNEMIS *leurs frères catholiques de* L'HOMME NOUVEAU *ou de* LA FRANCE CATHOLIQUE*.*
*Prise en elle-même et isolément, chacune de ces insinuations, de ces omissions, de ces contre-vérités est sans doute regrettable, mais paraît d'une gravité limitée. Seulement, on se trompe si on les considère isolément. Il faut les mettre bout à bout et toutes ensemble, comme le lecteur les reçoit. Semaine après semaine, elle créent dans l'esprit du lecteur un* UNIVERS MENTAL, -- *et non pas seulement un univers* « *idéologique* », *mais un univers où* LES PERSONNES *deviennent des pantins affreux et inhumains. Dans cet univers mental, il est admis et profondément ancré, par exemple, que la* FRANCE CATHOLIQUE *et l'*HOMME NOUVEAU *sont des organes de politique partisane et réactionnaire, spécialisés dans les dénonciations calomnieuses et les polémiques intégristes.* (*Même le directeur de la revue* ESPRIT*, M. Domenach, le croit : il le croit et il l'écrit, voir les* « *Notes critiques* » *du présent numéro.*) *Et l'on peut ainsi trouver, parmi les lecteurs de* TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN*, des laïcs et des ecclésiastiques qui ne font aucune différence appréciable entre un Jean de Fabrègues et un Lucien Rebatet.*
\*\*\*
*Ajoutons au passage un détail qui nous concerne. Dans son numéro du* 4 *avril,* TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN *annonçait comme possible ou probable la collaboration prochaine de Jean Madiran à l'hebdomadaire* ASPECTS DE LA FRANCE* !*
LA NATION FRANÇAISE *du* 16 *avril remarquait à ce propos :*
Non seulement *Témoignage chrétien* s'abstient de répondre aux questions d'*Itinéraires* et de réfuter ses critiques, mais l'hebdomadaire de Montaron vient-il à nommer Madiran, il montre aussitôt UNE TRÈS FACHEUSE IGNORANCE DES POSITIONS ET DES IDÉES DE SON ADVERSAIRE. *Témoignage chrétien* manque-t-il d'information ou manque-t-il de bonne foi ?
124:24
*Il y a pourtant un* DEVOIR D'INFORMATION EXACTE *qui fait partie de la véritable bonne foi. Sans doute, on n'est pas tenu de tout savoir, de tout lire, de tout comprendre : mais alors on doit se taire sur ce que l'on ne s'est pas donné la peine d'apprendre à connaître. Et si l'on tient néanmoins à en parler dans son journal, on en charge quelqu'un qui soit au courant.*
*La* DÉSINFORMATION *et la* FANATISATION, *par voie de presse, du public catholique, sont faites d'une accumulation de petits détails inexacts beaucoup plus que de grands discours en forme. Et, quand il s'agit d'examiner ces* DÉTAILS EFFICACES, *--* *efficaces par leur accumulation successive, -- certains esprits trouvent un tel examen ingrat, lassant ou inutilement tatillon. Mais la* RÉALITÉ JOURNALISTIQUE, *créant peu à peu un* UNIVERS ARTIFICIEL *dans l'esprit de ses lecteurs, est celle de tels* « *détails* ». *Si on les néglige pour s'en tenir seulement aux* « *positions générales* » *d'un journal, on se condamne à ignorer radicalement* TOUTE UNE PART DE SON ACTION RÉELLE, *et à constater des effets dans le public dont on ne discerne pas la cause dans ses colonnes.*
#### « Où ira-t-il ? »
*A la suite du* « *Dernier article* » *que nos lecteurs ont pu lire dans les documents de notre précédent numéro, un ensemble de supputations, d'informations inexactes, d'insinuations contradictoires, souvent malveillantes et perfides, ont couru les feuilles imprimées ou ronéotées, sur le thème :* « *Où M. Jean Madiran ira-t-il donc ?* », *inventant ou suggérant d'extraordinaires réponses. Quelques-unes des plus ingénieuses perfidies se trouvent sous des plumes dont leurs lecteurs ignorent, mais dont nous savons, hélas, qu'elles sont ecclésiastiques.*
*Pour relever toutes ces contre-vérités, donnant comme plus ou moins probable ou certain que Jean Madiran allait apporter sa collaboration au* MONDE « *de MM. Beuve-Méry et Hourdin* », *à* TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN*, à* ESPRIT*, à* ASPECTS DE LA FRANCE*, etc., il faudrait beaucoup plus de place qu'elles n'en méritent.*
*Nous voulons répondre non point à ce déferlement de sottises, mais à nos lecteurs, qui nous posent deux questions *: 1. -- *à quels organes de presse Jean Madiran apporte-t-il sa collaboration ?* 2. -- *quel journal politique faut-il lire, ou préférer *?
\*\*\*
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I. *-- A la première question : pour le moment, et dans la situation actuelle de la presse, Jean Madiran n'a l'intention d'offrir ou de consentir une collaboration régulière à aucune autre publication que la revue* Itinéraires.
\*\*\*
II. -- *A la seconde question : notre position est celle que nous avons dite plusieurs fois ; et notamment dans l'éditorial de notre numéro* 13 :
Quelque chose est en train de naître, et c'est pourquoi, selon une constante de la condition humaine qui souffre peu d'exceptions, la revue *Itinéraires* rencontre maintenant, et pour un temps, d'aussi violentes, d'aussi diverses oppositions conjuguées. Quelque chose est en train de naître qui pourtant n'est ni un parti, ni un mouvement, ni une école : mais un esprit, une méthode, dont chacun peut faire son profit sans adhérer à un parti s'il n'est d'aucun, sans quitter les organisations où il milite s'il est militant.
Nous nous adressons aux Français là où ils sont et nous ne leur disons pas d'en sortir. Nous ne leur demandons de changer ni de journal, ni d'étiquette, ni d'occupation : mais nous leur apportons quelques thèmes de réflexion susceptibles de les aider à y mieux remplir leur fonction, à y mesurer plus exactement leurs responsabilités, à y instaurer, d'abord chacun en soi-même, la conversion permanente à laquelle nous sommes tous appelés. Quelque chose est en train de naître, et qui pourtant n'est pas nouveau, ou qui ne l'est que d'une certaine manière. « La nature humaine est immuable, le dogme est immuable ; chaque âme est nouvelle et le dogme est pour elle une nouveauté : c'est même la bonne nouvelle ».
\*\*\*
*Pour clore les documents du présent numéro par le sujet sur lequel ils s'ouvrent, et qui nous fournit un nouvel exemple de ce que nous voulons faire comprendre au lecteur, ajoutons un mot à propos de l'édition française de l'*Osservatore romano.
*Chaque fois qu'une publication catholique française pourrait mentionner cette édition hebdomadaire, et* OMET *de le faire, cela constitue -- dans la plupart des cas* -- *une omission bénigne, excusable, et dont on peut dire souvent qu'il n'y a* *pas de quoi fouetter un chat.*
126:24
*Mais la répétition constante de ces omissions isolément bénignes aboutit à ce résultat énorme *: *l'ignorance massive où est tenu l'ensemble du public catholique, ignorance qui supprime, dans l'univers mental des lecteurs, jusqu'à l'existence d'une telle publication.*
*Le moyen technique est bien de l'ordre du détail apparemment insignifiant. Mais le résultat n'est pas insignifiant, et n'est pas un détail.*
#### Parmi les livres reçus
LE PAPE PARLE A LA JEUNESSE, préface de Daniel-Rops (Fayard).
Saint PAUL : *Épître aux Romains* traduction et commentaire par le P. Joseph Huby, s.j., nouvelle édition par le P. Lyonnet, s.j. (Beauchesne).
Henry BARS : *L'Homme et son âme* (Grasset).
S.M. D'ERCEVILLE : *Lourdes, ses miracles, son histoire, son message* (Éditions Spes).
Dom René-Jean HESBERT et Dom Émile BERTAUD : *Le Mystère de Lourdes* (recueil de textes, éditions Alsatia).
Jacques MARTEAUX : *L'Église de France devant la révolution marxiste,* tome I : *Les voies insondables,* 1936-1944 (La Table ronde).
Paul SÉRANT : *Où va la droite *? Préface de Marcel Aymé (Librairie Plon, collection Tribune libre).
============== fin du numéro 24.
[^1]: -- (1). Déclaration de l'Assemblée des Cardinaux et Archevêques, 7 mars 1958.
[^2]: -- (2). *Ibid*em.
[^3]: -- (1). Saint Cyprien.
[^4]: -- (2). Cardinal Feltin, dans *Panorama chrétien*, mars 1957.
[^5]: -- (1). Note doctrinale de l'Assemblée des Cardinaux et Archevêques, octobre 1956. Cf. *Itinéraires* n° 9, pp. 126-127.
[^6]: -- (2). Mt., XIX, 29.
[^7]: -- (1). Mgr Pirroley, 20 avril 1958.
[^8]: -- (1). Jean, XVII, 21.
[^9]: -- (1). Discours du 14 janvier 1958 ; dans *Itinéraires*, n° 22, pp. 113 et suiv.
[^10]: -- (1). Voir *Itinéraires*, numéros 2, 3, 4, et 6.
[^11]: -- (1). Voir *Itinéraires*, n° 20.
[^12]: -- (1). Cf. *Itinéraires* n° 22,
[^13]: -- (2). Jo VI, 64.
[^14]: -- (3). Cf. *Enquête sur le Nationalisme*, p. 166.
[^15]: -- (1). Lu dans un journal français du 30 avril, à propos de la démocratie chrétienne en Italie, sous la plume d'un auteur passablement étranger à la pensée chrétienne. « Entre l'extrême-droite de Scelba, le centre conservateur de Pella, l'équipe réformiste de La Pira, l'extrême-gauche de Pastore, et j'en passe, qu'existe-t-il de commun, sauf la foi ? » Oui, la démocratie chrétienne a cette extrême diversité interne (notée de manière sommaire et même caricaturale dans le texte cité). Et entre ces tendances, l'observateur n'aperçoit de l'extérieur rien de commun, sauf la foi.
Seulement, la foi n'est pas un petit coin de ciel bleu à l'horizon. Elle est commune à tous et à tout. Elle anime (plus ou moins imparfaitement) toute la vie. Elle unit sur l'essentiel. Les divergences « politiques » ne sont pas réduites ou nivelées, comme fait le totalitarisme pour établir, en guise d'unité, l'uniformité : les divergences sont remises à leur place. Et la démocratie chrétienne a pu gouverner l'Italie avec stabilité, avec continuité, bien que rien n'assurât son unité : rien « sauf » la foi. Une foi qui, aussitôt passée la messe du dimanche et la communion pascale, n'est pas rangée dans un placard.
[^16]: -- (1). Voir *Itinéraires* : « A l'égard du politique d'abord ». n° 23, pp. 51 et suiv. Sur le : « politique d'abord » de la revue *Esprit*, voir spécialement p. 57 et p, 60.
[^17]: -- (2). Voir à ce Sujet : « Pratique communiste et vie chrétienne », éditorial d'*Itinéraires*, n° 23.
[^18]: -- (3). *Revue de l'Action populaire*, mai 1955, p, 522
[^19]: -- (1). Les Enseignements pontificaux publiés par les Bénédictins de Solesmes groupent, sur un même sujet, en un même volume, la totalité des documents pontificaux depuis le pontificat de Benoît XIV (1740) : c'est en effet Benoît XIV qui a repris l'usage des Encycliques pour éclairer l'Église sur les problèmes posés par la pensée moderne. Cette seule précision suffit déjà à manifester combien une telle collection est précieuse et sans égale. Plusieurs volumes ont paru, sur la liturgie ; sur le mariage ; l'éducation ; le laïcat ; Notre-Dame ; etc. L'éditeur de ce travail exceptionnel est la maison Desclée et Cie, dont nous apprécions par ailleurs l'aimable courtoisie : mais, pour une raison inconnue, elle a omis, malgré nos réclamations, de nous faire le service de presse de cette collection.
Dans le volume cité sur La Paix intérieure des nations, un détail nous a surpris : voir *On ne se moque pas de Dieu*, page 121 (en note).
[^20]: -- (1). Numéro de mars 1958.
[^21]: -- (2). Voir notamment les « notes et documents pour une étude historique » de l'intégrisme, dans *Itinéraires*, numéros 17, 18 et 19.
[^22]: -- (3). Elles sont évoquées, à propos des deux premiers tomes parus de la *Correspondance Blondel-Valensin*, dans *Itinéraires*, numéro 17 pp. 56-59.
[^23]: -- (4). Sur ce point, nous disions dans *Itinéraires*, n° 7, pp. 100-101 :
« Charles Maurras ne croyait pas que Jésus-Christ soit le Fils de Dieu, mort sur la Croix pour notre Rédemption et ressuscité le troisième jour. Charles Maurras ne croyait pas que cet événement est le centre de l'histoire humaine. Il n'y croyait pas, et à la veille de sa mort il l'a cru. Nous appelons cela une conversion au sens le plus général du terme : le passage de l'incrédulité à la foi.
Que Charles Maurras ait dû ou non « quitter un système philosophique » ne change rien au fait qu'il ne croyait pas en Jésus-Christ, et qu'il a été converti à Jésus-Christ.
-- Maurras chrétien n'aurait pas pour autant dit et fait le contraire de ce qu'il fit et dit. Mais Maurras chrétien aurait parlé, agi, enseigné différemment. Ou alors, être chrétien et ne l'être pas, cela revient pratiquement au même ?
Notre-Seigneur Jésus-Christ nous a dit : « Sans moi, vous ne pouvez rien faire ». Ce mot n'est-il pas la clef de l'histoire de l'Action française ?
En tous cas, quel que soit l'avis que l'on ait là-dessus, une question est ainsi posée (...). Cette question, l'abbé Richard l'a parfaitement mise en lumière dans *L'Homme nouveau* :
« Maintenant que nous savons les circonstances de la conversion finale de Maurras, nous dirions volontiers à ses disciples qu'il s'agit moins de le dépasser que de le suivre, en explicitant ce que la mort l'a empêché d'exprimer. »
Nier que la conversion de Maurras ait été une conversion c'est, si nous comprenons bien, vouloir que cette « non-conversion » laisse entièrement intacte et infaillible la pensée politique de Charles Maurras. Il nous paraît au contraire évident que la conversion chrétienne est pleine de conséquences capitales, même pour une pensée politique fondée uniquement sur des vérités naturelles. Et l'abbé Richard, à notre avis, pose aux héritiers politiques de l'Action française la question juste, en leur demandant d'expliciter ce que la mort de Maurras l'a empêché d'exprimer. »
[^24]: -- (5). A notre connaissance, ce point n'a été abordé ni pris en considération par aucun des historiens qui ont écrit postérieurement à l'édition de l'Index de 1948. Dans son excellent ouvrage Un siècle sous la tiare (Amiot-Dumont, 1955), M. Charles Ledré inscrit à son tableau chronologique, en janvier 1914 : « Sept livres de Maurras à l'Index, mais sursis de publication. » Traitant la question page 217, il donne acte à Charles Maurras des dénégations contenues dans *Le Bienheureux Pie X*, mais les rejette comme non fondées ; et il assure que « Pie X statua que, s'il se présentait une nouvelle occasion de le faire, le décret serait promulgué avec sa date d'origine ». Telle est la thèse qui nous paraît devenue insoutenable.
De son côté, l'école du psittacisme littéral s'en tient aux dénégations de Maurras, comme si leur confirmation ou leur rejet par l'Église n'avait aucune importance. D'ailleurs cette école n'allègue que rarement, et en termes imprécis, *le Bienheureux Pie X* de Maurras, car ce livre contient un chapitre intitulé : « Notre erreur » qui ne semble pas de son goût, spécialement quand, page 140, il désavoue le fameux Non possumus. Ce grand acte de Maurras, ce juste et noble, ce nécessaire désaveu méritait mieux que le silence où l'ont enfoui simultanément des ennemis qui ne désarment pas et des disciples qui se proclament fidèles : le haut exemple qu'il donne, la profonde leçon qu'il porte seraient utiles précisément aux adeptes (et aux victimes) du psittacisme maurrassien.
En outre, l'école du psittacisme littéral ne veut pas avouer que certaines œuvres de Maurras sont à l'Index. Elle omet de prévenir et de mettre en garde ses disciples sur ce point (voir infra la note 8).
[^25]: -- (6). Cela n'a d'ailleurs même pas de sens dans la thèse extrême selon laquelle il y aurait eu un décret pris en janvier 1914 : car, même dans cette thèse extrême, il n'était pas question à cette date d'une censure contre le journal quotidien l'Action française.
De plus, dire que la prohibition du journal, prise par Pie XI, a été levée en 1939 est vrai en un sens, faux en un autre : les numéros de l'*Action française* quotidienne, parus jusqu'à la date du 10 juillet 1939, demeureront inscrits à l'Index (voir note 8).
[^26]: -- (7). Voir aussi : « L'Action française et l'intégrisme », dans *Itinéraires*, n° 18, pp. 51-56.
[^27]: -- (8). Sont et demeurent à l'Index :
I. -- *L'Action française*, revue bi-mensuelle ;
II. -- *L'Action française* quotidienne, numéros parus avant le 10 juillet 1939 ;
III. -- Sept ouvrages de Charles Maurras : 1. -- *Les Amants de Venise *; 2. -- *Anthinéa *; 3. -- *L'Avenir de l'intelligence *; 4. -- *Le Chemin de Paradis *; 5. -- *La Politique religieuse *; 6. -- *Si le coup de force est possible *; 7. -- *Trois idées politiques*.
IV. -- Deux ouvrages de Léon Daudet, qui ne traitent pas de politique : *Le Voyage de Shakespeare* et *Les Bacchantes*.