# 26-09-58 2:26 ## ÉDITORIAL ### Le fond de la question : le vote par ordre Par Henri CHARLIER NOUS NOUS RÉJOUISSONS, comme (presque) tout le monde, de ce que la IV^e^ République ait fini comme une chandelle qui s'éteint, et sans crise de *delirium tremens.* Mais nous ne pensons pas que le bien se fera aisément ni que la société retrouvera facilement son équilibre. Il y a trop d'idées fausses. Il s'est heureusement trouvé un homme qui pouvait faire accepter son arbitrage par la grande majorité de la nation, et cela est certainement un ménagement de la Providence envers le peuple le plus trompé de l'univers. Cet homme lui-même n'avait pas, dans le passé, montré un juste sens politique... Ce qui est fait est fait. Éclairé sur les fautes qu'il a commises, il est probable qu'il ne recommencera pas les mêmes. Il est obligé de s'entourer de fonctionnaires, qui sont effectivement à peu près les seuls hommes compétents dans les affaires d'État : mais ces fonctionnaires feront tout le possible pour empêcher de naître les institutions libres qui permettraient de gouverner sans eux. Leur compétence est surtout *administrative ;* elle est doublée du privilège pratique de *gouverner ;* et le gouvernement *par l'administration* est désastreux pour la nation. Les institutions nous manquent, qui permettraient à l'État de *gouverner sans avoir besoin d'administrer.* Il est douteux que l'administration se laisse facilement déposséder d'un pouvoir politique qui pourtant ne devrait pas lui appartenir. C'est le prix de cette administration irresponsable qui obère financièrement la nation ; c'est elle qui stérilise les efforts des citoyens libres. \*\*\* 3:26 MAIS le fond du problème n'est pas là. Le fond du problème est que *le nombre ne fait pas le droit.* C'est là-dessus que les idées fausses seront le plus difficilement vaincues et c'est à ce sujet que les conflits naîtront le plus facilement. Il y a un droit naturel, une morale naturelle contre lesquels le nombre n'a droit à rien et ne signifie rien. Cent hommes peuvent avoir tort et un seul représenter le droit naturel et la raison. Il faut donc enseigner avant toute chose la morale et la justice, pour que la majorité des hommes recule devant les atteintes à la justice que leur conseilleraient leurs passions. On fait le contraire ; on a mis en doute, dans l'enseignement même, tous les principes. Les partis politiques ne font guère qu'exciter les passions et rendre impossible l'observation des règles du droit naturel. Les religieux ont été chassés de France, l'Église a été spoliée à quelques voix de « majorité ». Toutes les lois contre l'enseignement religieux ont été ainsi votées ; tandis que nous payons aux Musulmans leur enseignement religieux, nous le refusons aux Français. Contre l'intérêt, bien visible à présent, de tout le peuple, les propriétaires d'immeubles sont spoliés depuis quarante ans. Ne croyez pas que les catholiques soient exempts de cette perversion de l'esprit, malgré qu'ils en soient bien souvent les victimes. Des catholiques ont fait voter les nationalisations par lesquelles furent spoliés d'au moins la moitié de leur avoir une foule de petites gens. Ce n'est pas autre chose que la « fascination de la quantité » comme dit Claudel. Donnons aussitôt un exemple qui fasse comprendre comment cette justice de la quantité est opposée à la véritable nature des choses. 4:26 Voici quatre cents paysans, éleveurs, habitants d'un village, qui ont du lait à vendre ; quelques industriels laitiers qui le leur achètent pour faire de la crème, du fromage et du beurre. Et quelques commerçants qui vendent ces produits. Ils ont besoin de s'assembler pour régler des intérêts professionnels en vue, par exemple, d'un marché commun. Votera-t-on au suffrage universel ? Non. Les producteurs de lait sont de beaucoup les plus nombreux ; les intérêts légitimes des laitiers et des commerçants seraient, certainement, injustement sacrifiés. Le résultat serait qu'il n'y aurait pas d'organisation interprofessionnelle et que chacun tirerait à soi au détriment de tous. Il faudra voter *par ordre* comme aux états généraux autrefois. Par exemple, trois représentants des producteurs, trois des laitiers, trois des commerçants ; et on verra tour à tour laitiers et producteurs s'imposer aux commerçants (par exemple par une marque d'origine), commerçants et industriels imposer aux producteurs une certaine qualité du lait, commerçants et producteurs fixer aux laitiers une marge de profits. (Ce nombre *trois* a réellement une vertu.) Si cette organisation interprofessionnelle ne s'établit pas, à chaque échelon (canton, pays, etc.), on aura une mainmise des technocrates de l'administration qui prendront des décrets à tort et à travers ; quoi qu'il arrive, quels que soient les désordres économiques amenés par l'action d'hommes *irresponsables pécuniairement et politiquement,* ces technocrates toucheront de bons appointements ; il n'est pas de pire vice social. Le monde ouvrier comprend très bien tout cela ; il ne lui vient même pas à l'idée de faire voter au suffrage universel les conventions collectives en mêlant les voix de trois directeurs, dix « cadres » et deux cents ouvriers. L' « *ordre* » est une notion naturelle ([^1]). Ce n'est point par justice qu'on y a renoncé, mais par une fausse idée d'égalité. 5:26 Les hommes sont tous inégaux en dons naturels et c'est à l'avantage de la société humaine quand celle-ci daigne observer la loi morale. Je suis bien aise qu'il y ait des gens plus habiles que moi pour assembler un meuble, faire la soupe ou calculer la poussée d'un moteur. La justice ne demande l'égalité que devant la justice ; là il ne doit pas y avoir d'acception de personne. Mais cela fut connu de tout temps. S. Louis, Charlemagne, Salomon sont célèbres pour les exemples qu'ils en ont donné. Aristide aussi, mais le suffrage universel l'a exilé à cause de cela. La justice de la quantité telle qu'elle domine aujourd'hui est issue des idées fausses sur l'égalité qu'a répandues Jean-Jacques Rousseau. Quelle confiance donner à un idéologue qui dans son *Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes* écrit : « Commençons par écarter tous les faits ; car ils ne touchent point à la question (de la loi naturelle). Il ne faut pas prendre les recherches dans lesquelles on peut entrer sur ce sujet pour des vérités historiques, mais seulement pour des raisonnements hypothétiques et conditionnels, plus propres à éclairer la nature des choses qu'à en montrer la véritable origine, et semblables à ceux que font tous les jours nos physiciens sur la formation du monde. » Commençons par écarter les faits ! Quel aveu ! Des raisonnements hypothétiques plus propres à éclairer la nature des choses que les faits ! Les faits, ce sont des exemples comme celui que nous venons de donner ; on eût dû être fixé déjà sur les raisonnements conditionnels de la science du temps de Jean-Jacques ; et quand on sait le nombre d'hypothèses scientifiques qui se sont succédées et détruites l'une l'autre depuis son temps, comment n'être pas effrayé d'idéologies qui « écartent les faits » et l'histoire ? Et quel désastre pour la société que ces expériences successives et contradictoires ! 6:26 L'ALGÉRIE est un terrain tout prêt pour que ces erreurs aient un effet mortel. La justice de la quantité y causerait le même désordre que dans une association interprofessionnelle du lait. Le fond de la question est celui-ci : comment éviter l'injustice manifeste (et le désastre politique) qu'amènerait la *justice de la quantité,* en subordonnant la population active, instruite, productrice, à une multitude ignorante ne songeant qu'à consommer les biens accumulés ? Personne n'en parle ouvertement, à cause d'habitudes mentales jamais contrôlées, à cause d'une superstition inavouée, honteuse et tenace envers les idées « démocratiques » confondues sans raison avec la superstition de la quantité : car celle-ci interdit à tout peuple qui veut être sain et prospère de mettre en valeur ses élites. Aussi, pour éviter d'être une minorité, les « Roumis » demandent l'intégration complète à la France, ce qui, étant donné la différence des économies, est presque une impossibilité financière et économique, sinon à longue échéance. Les Musulmans qui sont la majorité numérique sont exposés à désirer des institutions qui fassent jouer à leur avantage la justice de la quantité. Et les solutions sont d'autant plus délicates que les Musulmans eux-mêmes sont très différents les uns des autres. Ceux qui vivent habituellement mêlés aux « Roumis » en ont à peu près les habitudes, et leurs femmes désirent la liberté des chrétiennes. (Comme les chrétiennes ont oublié que cette liberté leur venait du Christ, nous doutons qu'il puisse s'en suivre quelque bien pour les unes et les autres.) Mais beaucoup de ces Africains d'origine vivent et pensent comme il y a trois mille ans, à côté du tombeau de l'ancêtre du clan, et font un sacrifice pour le premier labour de l'année. J'honore davantage de telles habitudes, qui maintiennent l'esprit en présence des mystères du monde, que celles de nos compatriotes ne cherchant qu'à jouir de la vie, mais elles ne facilitent pas l'assimilation, sinon avec des hommes pieux et cherchant avant toute chose le royaume de Dieu. Partout nous retrouvons cette nécessité de la religion pour comprendre et agir bien. 7:26 Il faudrait des institutions libérales à *la base,* c'est-à-dire dans le district, le canton, la tribu. Les petites communautés kabyles sont de petites républiques régies par les anciens comme les tribus d'Israël au temps des Juges, avec des manières de penser très semblables et très peu actuelles. Il faudrait s'en rapporter à eux sur ce qu'ils désirent, faire voter par tribus dans les djebels, par professions dans les villes, assembler ces représentants et ensuite voter *par ordres.* Il faudrait trente ans d'un essai patient de ces réformes de base, il faudrait ajouter petit à petit les institutions que l'expérience révélerait utiles et bonnes, supprimer celles qui se sont révélées funestes. Comment obtenir cela de ces fonctionnaires parisiens qui ont déjà en poche une *loi-cadre* toute prête, leur permettant de faire tout ce qu'ils voudront ? Et qui refusent systématiquement aux citoyens français cette liberté de base des communautés élémentaires de la nation ? Nous l'avons montré récemment au sujet des artisans et des propriétaires forestiers ([^2]). Comment faire comprendre cela aux politiciens, musulmans ou non ? comment faire comprendre cela *au monde *? CAR LES POLITICIENS qui en profitent ont répandu partout des idées si rudimentaires et si fausses que la justice de la quantité est prônée dans tout l'univers comme l'idéal que doit se proposer l'amour du peuple et de son bien. Les Français ont pu voir que tout le monde était contre eux, au nom de ces idéologies qui ont eu leur origine en France (sinon par des Français). Par tout le monde les « idées françaises » sont celles de la Révolution. 8:26 Or c'est une erreur que les idées françaises soient telles ; ce sont celles seulement qui ont prévalu dans notre Université et notre gouvernement. Edgar Quinet écrivait dans la préface de son *Marnix *: « Il faut que le catholicisme tombe... Honnête Brutus, dupe magnanime, prends garde ! Antoine te perdra si tu ne perds Antoine... La Révolution française n'osait frapper le passé religieux ; elle n'ôtait pas à ses ennemis l'espérance de renaître... Il fallait en finir... Le despotisme religieux ne peut être extirpé sans qu'on sorte de la légalité. Aveugle, il appelle contre lui la force aveugle... Qu'attendez-vous ? » Aujourd'hui encore, nos socialistes, comme les communistes et tous les francs-maçons partagent les mêmes idées. Ils sont en état de lutte contre la loi morale universelle et en cherchent vainement une autre qui ne les obligerait pas. D'où tant d'attentats contre l'histoire véritable, perpétrés par l'Université même, et par lesquels on tente toujours de frapper le « passé religieux » ; de frapper *non seulement le christianisme, mais le Décalogue même,* qui n'est pas spécifiquement chrétien, mais simplement *l'expression de la nature morale de l'homme.* DANS LE MÊME TEMPS où ces idées semblaient prévaloir en France et prenaient à l'étranger le nom d' « idées françaises », la France fournissait les trois quarts des missionnaires, et créait des moyens d'apostolat universellement adoptés aujourd'hui. L'œuvre de la Propagation de la foi, celle de S. Pierre Apôtre et la plupart des congrégations missionnaires religieuses et enseignantes du monde entier sont françaises d'origine ; la plupart datent de ce XIX^e^ siècle, cru le siècle des idées révolutionnaires ; mais les saints canonisés de ce temps ont une gloire universelle qui ne fait que grandir. Y a-t-il une grandeur issue du peuple et des institutions dites démocratiques qui témoignent davantage pour ce peuple et sa capacité à recevoir les bénédictions divines que la pauvre petite bergère de Lourdes, sainte Bernadette ? Quelle enfant misérable et chétive est jamais parvenue à une telle gloire sur cette terre et de son vivant par un universel suffrage échappant au nombre ? Dieu n'a-t-il pas fait comprendre que les « idées françaises » qu'il bénit sont celles du curé d'Ars, de Bernadette, de sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus ? 9:26 Les arts et la poésie sont par essence spiritualistes ; ils ont été en France au XIX^e^ siècle même en lutte constante contre la société révolutionnaire et matérialiste qui les entourait. A cause de cela, la majeure partie de nos grands artistes et de nos grands poètes a vécu dans une situation misérable qui est une des hontes de la civilisation moderne ; elle a fait de ces grands hommes les martyrs du spiritualisme ; de même, ce sont les philosophes français qui ont commencé la guerre contre l'idéalisme philosophique. Enfin, personne ne peut montrer une phalange de poètes chrétiens comparable à celle que forment Verlaine, Francis Jammes, Marie Noël, Claudel et Péguy. C'est-à-dire que depuis longtemps, par en dessous, sous la tyrannie sorbonique et politicienne, dans les parties de la société qui étaient sans pouvoir pour diriger ou enseigner, dans ses véritables élites, la France est redevenue chrétienne et rejette la justice de la quantité. Les faits eux-mêmes, en Algérie et ailleurs, y obligent malgré eux ses misérables maîtres. Et c'est pourquoi, dans les convulsions de ce retour difficile à la loi naturelle, elle a contre elle toutes les nations dont l'intérêt ou des nuées diaboliques offusquent la vue et le jugement. Un professeur américain chargé de mission diplomatique nous écrivait lors de l'expédition contre Nasser en 1956 : « En Italie, je me suis trouvé isolé. Le ministère des affaires étrangères et le président du conseil penchaient du côté de la France ; mais l'opinion publique, du Président de la République au dernier huissier des ministères, des néo-fascistes aux communistes, étaient du côté de Nasser, cléricaux, démocrates et socialistes. Phénomène étrange, ou peut-être pas tellement étrange, si l'on pense qu'à l'O.N.U. il y a eu l'accord entre tous ceux qui, pour une raison ou une autre, à cause du passé ou à cause du présent, n'aimaient pas la France, et surtout : sentiment de haine et d'antipathie pour la culture française. 10:26 Ce qui s'est passé n'a pas été seulement une explosion de nationalisme afro-asiatique ou de pacifisme américain ; mais une révolte contre ce par quoi la France a contribué au progrès de l'humanité, Descartes et Voltaire, Bossuet et Lamennais, la révolution, l'Empire et les Républiques. Enfin, pensaient les intellectuels qui croient tout savoir et ne savent rien, on peut prendre la revanche contre Louis XIV, contre Napoléon, contre Clemenceau le Tigre, contre le maréchal Lyautey... C'est cela qui pour moi a été grave. Les Américains ont été aveugles, ils ont donné la victoire à leurs ennemis. Maintenant, c'est passé ; il y a des changements, espérons qu'ils soient pour le mieux. Mais cela a été très dur. » Cet Américain n'a qu'une idée confuse de la vocation de la France ; il ressent seulement qu'elle en a une très particulière et qui pour l'instant (souvent à cause de nos sottises) est incomprise et s'oppose à l'opinion du monde entier ; c'est celle que de Maistre exposait pendant la Révolution même : « Chaque nation, comme chaque individu, a reçu une mission qu'elle doit remplir. La France exerce sur l'Europe une véritable magistrature, qu'il serait inutile de contester, dont elle abuse de la manière la plus coupable. Elle était surtout à la tête du système religieux, et ce n'est pas sans raison que son Roi s'appelait *très chrétien :* Bossuet n'a rien dit de trop sur ce point. Or comme elle s'est servie de son influence pour contredire sa vocation et démoraliser l'Europe, il ne faut pas être étonné qu'elle y soit ramenée par des moyens terribles. » La France, étonnée, se trouve en présence de problèmes que les idées fausses rendent insolubles même en son sein. Elle commence d'entrevoir le conflit qu'elles amènent entre les institutions dites démocratiques (et faussement démocratiques) et la nature des choses ; peut-être va-t-elle s'aviser que la justice de la quantité est inhumaine par nature, et que le nombre ne fait pas le droit. \*\*\* 11:26 EN EFFET, le suffrage universel a toujours été prôné par des hommes, révolutionnaires en 1789 ou contre-révolutionnaires comme Bismarck, qui voulaient *mener à leur gré l'opinion.* Aussitôt au pouvoir Bismarck a institué le suffrage universel. Si Louis-Philippe l'eût fait, sa descendance règnerait peut-être encore. Et cela est très facile à comprendre. On fait voter les gens sur de grands problèmes auxquels ils n'entendent rien faute de renseignements, ou sur de grands principes dont les fondements ne sont jamais examinés mais dont l'expression est flatteuse. Nous-mêmes votons tous les quatre ans pour le premier venu dont nous ne connaissons pas la pensée, sur un programme assez général pour permettre ensuite de faire n'importe quoi Nous votons contre un autre que nous jugeons pire, sans aucun espoir de voir tenues des promesses que nous savons impossible de tenir dans un pareil système ; on a ajouté en 1946 le vote des femmes, que personne ne demandait, pour éliminer le vote des prisonniers dont on doutait qu'il fût conforme aux intentions des maîtres de l'heure. Cette souveraineté dérisoire nous importe peu et le nombre des abstentionnistes montre que bien des gens pensent comme nous, qui votons tout de même. Ce simulacre n'est défendu avec énergie que par les parlementaires qui en vivent et le présentent comme le fondement des libertés républicaines. Ce n'est que la liberté pour eux de faire durer un système où il n'est demandé ni expérience ni savoir pour commander, et où il n'y a ni responsabilité, ni sanction dans l'exercice du pouvoir. Que peuvent bien penser du suffrage universel ces chefs africains sortant de nos écoles et très renseignés sur l'ignorance et l'indifférence de leurs compatriotes ? Qu'ils lui feront dire ce qu'ils voudront dans l'intérêt de leur domination. 12:26 Et l'on supprime les libertés élémentaires là où les gens sont compétents, là où ils sont responsables, là où ils sont intéressés à ce que les choses aillent pour le mieux. Des producteurs de lait votant entre eux ne seront pas toujours d'accord, mais ils savent pourquoi et la majorité représente non des passions, mais des intérêts véritables découlant de faits connus et constatés. C'est dans ces sociétés élémentaires que se forment les vrais hommes d'État. Il suffirait de réunir les chefs élus de ces sociétés primaires dans le canton, le pays, la province, pour avoir une représentation véritable des élites de la nation. Mais le suffrage universel a pour objet d'éliminer ces élites naturelles ; *ce sont les assemblées locales, les assemblées de métier et de province que suppriment tous les tyrans, tandis que le suffrage universel leur convient très bien.* Les dirigeants des « démocraties populaires » obtiennent 98 % des voix. Et là où l'absence de gouvernement laisse toute liberté aux partis, comme chez nous, ces partis gouvernent leurs hommes par le suffrage universel presque aussi étroitement que les dirigeants russes, dans l'intérêt de leur autorité et non dans celle de leurs mandants. Le saint pape Pie IX appelait ce système : *le mensonge universel.* La consultation du peuple doit Se faire dans la sphère où la *qualité* prévaut, où la *compétence* existe, au niveau des communautés élémentaires. Les systèmes inventés pour faire prévaloir la justice de la quantité sur le droit sont mortels pour les nations qui s'y asservissent. Les dix commandements du Décalogue sont le fondement de toutes les sociétés stables. Tant qu'on ne l'enseignera pas aux Français et aux habitants de l'Union française comme base de leur vie morale, économique et politique, on ne saura résoudre aucune des questions de justice proposées à notre temps. 13:26 Les erreurs sont propagées par notre enseignement même et la plupart du temps de bonne foi, comme des choses apprises et jamais examinées ; c'est pourquoi une réforme intellectuelle est aussi pressante qu'une réforme morale. Les débats là-dessus viennent, nous l'avons montré ([^3]), d'une mauvaise intelligence de l'ordre logique ; ces deux réformes sont la même réforme, car l'esprit de l'homme est un ; les puissances de l'âme ne sont pas indépendantes l'une de l'autre, mais elles sont inégalement puissantes en chacun de nous. Enfin le *vrai* est un *bien* que désire la volonté ; le *bien* est de l'être qui doit être conçu par la raison. « *Apprenons donc à bien penser, c'est le principe de la morale.* » Et puisque nous en sommes aux citations, finissons par les citations héroïques et conjuguées de Péguy et de Pascal. Voici comment Péguy en 1902, plusieurs années avant sa conversion, envisageait la question qui nous occupe : PÉGUY. -- XIV^e^ *Cahier de la troisième série. Le bon à tirer est du* 22 *avril* 1902. « Nous devons nous préparer aux élections... « Toutes spéculations théoriques sur le suffrage universel étant réservées, en effet, il est devenu incontestable que l'exercice du suffrage universel en France est devenu, sauf de rares et d'honorables exceptions un jeu de mensonge, un abus de force, un enseignement de vice, une maladie sociale, un enseignement d'injustice. « ...Nous mesurons ce que c'est que deux siècles de la vie d'un grand peuple dans l'histoire de l'humanité ; du premier peuple vraiment, de celui qui a marché le premier et le plus avant dans l'institution de la démocratie. Nous mesurons d'autant la faillite, la banqueroute immense que nous avons faite. Et que le monde a faite avec nous, car l'usage de la démocratie n'a pas donné en Amérique, en Angleterre, des résultats moins lamentables que ceux qu'il a donnés en France. Et quand nous voyons dans les journaux que tant de Russes, que tant de Belges combattent, meurent, nous nous demandons avec anxiété s'ils vivent et meurent pour qu'un jour, dans leur pays un nouveau genre de vice déborde. 14:26 « Faut-il croire que par une loi de fatalité, religieuse ou métaphysique, tout effort humain est damné ? Faut-il croire que tous les biens de ce monde, bons à prendre, sont mauvais à garder ? Faut-il croire que toute acquisition est bonne et que toute conservation est mauvaise ? Tout cela n'est-il qu'un immense divertissement ? « *Quand je m'y suis mis quelquefois, à considérer les diverses agitations des hommes ; et les périls et les peines où ils s'exposent, dans la cour, dans la guerre, d'où naissent tant de querelles, de passions, d'entreprises hardies et souvent mauvaises, etc., j'ai découvert que tout le malheur des hommes vient d'une seule chose qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre*... » Suit la citation complète des notes de Pascal sur le divertissement : « *Cet homme si affligé de la mort de sa femme et de son fils unique, qui a cette grande querelle qui le tourmente, d'où vient qu'à ce moment il n'est pas triste, et qu'on le voit si exempt de toutes ces pensées pénibles et inquiétantes *? *Il ne faut pas s'en étonner ; on vient de lui servir une balle et il faut qu'il la rejette à son compagnon*... » Les citations de Pascal sont fréquentes dans les premières œuvres de Péguy ; ainsi, dans le dialogue *De la grippe* (1900) ; enchâssées dans la prose de Péguy, elles prennent une allure émouvante et solennelle qui s'ajoute à leur profondeur et qu'elles tiennent de la grande âme de Péguy. Le suffrage universel est un moyen de divertir le peuple de ses vrais besoins ; on le détourne des vraies sources de la justice, du droit... et du bonheur, pour le livrer aux tyrans hypocrites régnant sous son nom, qui font prévaloir dans le monde entier la justice de la quantité. Henri CHARLIER. 15:26 ## CHRONIQUES 16:26 ### Politique et vie intérieure Roger THOMAS Sous ce titre général, dans le présent numéro et dans les suivants, nos lecteurs trouveront les réflexions que nous confie notre éminent ami Roger Thomas. C'est avec une reconnaissante attention que nous accueillons sa personne parmi nous et sa pensée dans notre revue. #### Héroïsme et gentillesse IL EST UN HÉROÏSME *de la révolte ; et un héroïsme de la charité. L'héroïsme de la charité demande avant tout de prendre, à cause de Dieu, une route de droiture parfaite et de ne vouloir rien entendre quand il s'agit de changer de direction. Moyennant quoi il est fort possible que la vie, quelque jour, devienne extrêmement dure*, *et même qu'il faille consentir au sacrifice suprême. Seulement, et c'est ici que je ne voudrais pas que l'on se fasse des idées, choisir le chemin de l'héroïsme de l'Amour ce n'est pas être acculé, sans répit, à une existence intenable et irrespirable. Ce n'est pas à chaque minute et à longueur de vie être emporté dans un tourbillon étouffant et vertigineux comme celui d'une tragédie de Racine ou de Shakespeare ; au théâtre le paroxysme est tel du reste parce que, sur le plateau, la pièce ne dure que quelques heures. Or la vie par définition n'est pas une pièce de quelques heures. Une vie héroïque n'est pas haletante et précipitée comme un drame sur une scène. Elle admet des repos, des détentes, des paliers et des reprises.* 17:26 *Elle trouve une connivence de certaines personnes et de certains événements, plus ou moins proche, plus ou moins réconfortante, mais toujours réelle, -- excepté, il est vrai, dans la solitude unique des heures d'agonie. Mais alors un ange du ciel descend et réconforte. Pour le reste, et à travers le déroulement ordinaire des jours, le Père du ciel a ménagé une familiarité, une grâce, une clémence de la vie qui empêchent que ne soit inhumain et exaspéré l'héroïsme de l'Amour.* QUI DOUTERAIT *qu'on ne puisse, qu'on ne doive parler d'héroïsme à propos de la vie de saint Joseph le Juste *? *Et beaucoup plus encore à propos, non seulement de la Passion, mais même de la vie cachée et de la vie publique du Fils de l'Homme *? *Si l'héroïsme est le contraire de la tiédeur et de la protection égoïste de soi-même ; si l'héroïsme dont nous parlons demande d'être prêt à sacrifier sa vie en ce monde pour rester fidèle à la loi de Dieu dans le spirituel et dans le temporel,* on *ne peut douter que la vie de saint Joseph, fidèle* et *ferme dans la pauvreté de Nazareth et dans l'exil en Égypte, ne porte la marque de l'héroïsme.* L'HÉROÏSME DE LA CHARITÉ *suppose incontestablement cette tension des énergies ou, pour demeurer fidèle à la Loi de Dieu, l'homme accepte de perdre sa vie, soit dans la mort pure et simple, soit dans un sacrifice qui ressemble à une mort. L'héroïsme de la charité ne suppose pas cette tension maintenue tous les jours à son point ; extrême. Il faut seulement que l'on se soit mis sur le chemin ou l'on doit rencontrer, si l'on ne triche pas, le suprême sacrifice ou ce qui en est l'équivalent.* *Pour devenir ce héros magnifique de l'Amour de Dieu et du service du Royaume de France, il suffit que saint Louis ait préféré de toute son âme la lèpre au péché mortel *; *après quoi tout normalement et à leur heure les sacrifices ne manqueront pas venir : la croisade sans succès, la captivité chez les Sarrazins, la mort sur le lit de cendre. Mais enfin, le choix premier, décisif, qui devait amener le roi à ces extrémités, n'exigeait aucunement l'exclusion de la tendresse de sa femme Marguerite ni le bondissement dans son palais tout neuf d'une douzaine de garçons et de filles.* 18:26 *De même ayant voulu une fidélité totale à la lumière saint Thomas More devait un jour faire l'expérience de l'emprisonnement à la Tour de Londres et de la mort des criminels ; mais cela ne la pas empêché de goûter les charmes, au matin de la Renaissance, de la compagnie lumineuse des princes de la pensée. Parlerons-nous encore de Péguy et de ses jeunes amitiés pour montrer qu'une vie héroïque n'a pas ce caractère durci, farouche, tendu sans rémission, que certains s'imaginent, peut-être pour avoir une excuse de s'en détourner *? *Ce n'est point parce que vous aurez l'esprit du martyre que les bourreaux vous sauteront dessus à tous les tournants. Seulement vous n'aurez rien réservé. Vous aurez tout donné, et vos forces et votre cœur. Et cet abandonnement total, loin de vous condamner à ne plus connaître les sourires de la vie est au contraire le seul moyen de les apprivoiser.* CES NÉCESSAIRES PRÉCISIONS *ayant été fournies, nous croyons que le lecteur n'aura pas à se révolter si nous parlons souvent d'héroïsme dans les pages qui suivent* ([^4]). *A la vérité s'attendrait-il à ce que nous lui proposions autre chose *? *Il sait trop bien qu'en dehors de la vie héroïque, orientée vers l'héroïsme, il ne reste que la vie installée, tiède et médiocre. Eh ! bien, encore que les êtres tièdes, sans parler de ceux qui sont sclérosés ou même cadavériques, foisonnent dans la cité et même dans l'Église, encore qu'ils y occupent des postes de toute importance, ce ne sont pas eux qui permettent à la cité de tenir et de se réformer, à l'Église d'être brûlante d'Amour et d'arracher les hommes à Satan.* *Dans les pages qui suivent où il sera question de la coopération à l'œuvre d'une cité temporelle digne de Jésus-Christ, il était bien impossible de laisser supposer au lecteur que l'héroïsme n'avait pas grand'chose à voir.* 19:26 *Il est un autre héroïsme que celui de l'Amour : celui de la révolte et même de la haine. L'histoire de la civilisation et celle de l'Église, et d'ailleurs la simple expérience quotidienne, ne permettent pas de se faire illusion sur sa puissance dévastatrice et démontrent au surplus qu'il est toujours prêt à renaître *; *cela par la faute du diable, par la faute aussi des gens de bien, parce que leur bien est débile, extérieur et peut-être pharisaïque.* *Qu'on se souvienne de Luther ou de Lénine, ou de tel compagnon obscur que l'on a rencontré dans la vie. Pour répondre à cet héroïsme, la tiédeur est parfaitement inutile, fût-elle bien parlante, bien pensante, bien armée ; les sanctions même justes ne suffisent pas ; les discours non plus, même inexpugnables. La grande réponse, celle qui est au principe de toutes les défenses positives, c'est l'héroïsme de l'Amour.* #### Sens politique et pureté : une tolérance du moindre mal qui ne s'en rende pas complice CELUI QUI VEUT*, dans la société civile, non seulement la justice, mais toute la justice et tout de suite, celui-là n'a pas le sens politique. Il ne comprend pas que la vie de la cité se développe dans le temps et qu'une certaine durée est indispensable pour corriger et améliorer ; surtout il ne comprend pas l'inévitable intrication de bien et de mal à laquelle, de fait, la cité humaine se trouve condamnée, depuis le bannissement définitif du Paradis de justice et d'allégresse. Vouloir détruire immédiatement toute injustice c'est déchaîner des injustices pires. Qu'on se souvienne de Don Quichotte et de sa folle intervention pour délivrer les prisonniers que l'on conduisait aux galères. Sa générosité inconsidérée pour* « *empêcher les violences et secourir les malheureux* » *n'aboutit à d'autre résultat que d'aggraver les violences et les malheurs* ([^5]). *Il n'y a pas de soi de bien politique dans le donquichottisme, encore que, concrètement toute cité qui n'est pas agitée et soulevée par beaucoup de Don Quichotte* ne *tarde pas à s'engourdir et à se décomposer.* 20:26 *Car* « il faut beaucoup de prodigues pour faire un peuple généreux ; beaucoup d'indisciplinés pour faire un peuple libre ; et beaucoup de jeunes fous pour faire un peuple héroïque ([^6]) ». *Mais revenons au donquichottisme et à ce qu'il présente d'impolitique. Est-ce bien sûr ? A la réflexion ne nous apparaît-il pas au contraire, comme étant porteur du germe premier de tout bien politique qui est la passion de la justice commune, cet élément essentiel du bien commun ? Il est vrai : et le tort du donquichottisme n'est pas d'être brûlé par cette passion mais seulement de méconnaître certaines réalités très humbles.* *Car si le germe de la vie politique est la passion du bien commun, comme tous les germes, celui-là ne peut se développer qu'à la condition de tenir compte du terrain. Ici le terrain est la société temporelle dans notre état de chute et de rédemption ; c'est-à-dire une société dans laquelle, malgré l'efficacité de la Grâce et de la Croix, le diable et le péché ne cesseront de renouveler leurs iniquités et leurs ravages. D'autre part, la société temporelle n'est pas établie à ce niveau suprême, et obligatoirement pur, où nous sommes offerts à Jésus-Christ, et sanctifiés par ses sacrements ; elle s'organise au contraire à ce palier inférieur, mais inévitable, où nous cherchons un bien commun passager.* *Or, à ce niveau, comment obtenir la pureté parfaite ? Jésus-Christ seul pourrait la donner ; mais il l'a institué pour le bien commun de nos cités ni hiérarchie inspirée, ni sacrements efficaces. Je sais que la vie et la pureté selon le Christ peuvent avoir une réfraction sur le social temporel* ([^7]) *et qu'elles le doivent. Mais je sais également que, si dans le secret des cœurs fidèles et au sein de l'Église, l'action de l'Évangile réussit complètement, par contre dans le social terrestre sa réfraction n'est jamais infaillible.* 21:26 *Autrement dit, alors que le bien commun de nos cœurs, en tant qu'ils s'unissent à Dieu, est obligatoirement pur et exempt de péché mortel, le bien commun de nos cœurs, en tant qu'ils s'unissent pour la vie et la justice de la cité, n'exclut pas forcément le péché mortel. Il importe d'observer que ce bien commun doit pourtant exclure le péché mortel de laïcisme, et encore plus d'athéisme social, parce que ces perversions monstrueuses ruinent directement les fondements de la cité elle-même ; il importe d'ajouter qu'il doit exclure également ces autres formes de péché directement destructrices de la cité que représentent d'abord le crime pour raison d'État, ensuite l'existence d'institutions opposées au droit naturel. Mais enfin la pureté sur ces trois points, encore qu'elle soit de rigueur, ne suffit pas à constituer dans la pureté parfaite et à exempter du péché mortel le bien commun de nos cités périssables.* *Je ne nie pas d'ailleurs que ce bien commun soit de nature morale ; il est en effet commandé par les lois et les mœurs des hommes en société. Je ne nie pas davantage qu'il doive s'ouvrir à la Grâce, et donc à l'action de l'Église *; *c'est normal puisque les mœurs de l'homme dans le domaine social comme dans tous les domaines, doivent recevoir l'illumination et le secours de l'Évangile de Notre-Seigneur. Mais la nature morale du bien commun et son ouverture à la Grâce ne suffisent pas à le situer à un niveau de pureté parfaite. Voilà le point, le triste point que je tenais à faire observer.* *Tel étant le niveau et les limites de la société terrestre, la volonté de justice dans cette société ne pourra pas éviter d'accepter une certaine part d'injustice. Pareille acceptation n'est pas admissible pour la personne singulière parce que sa vie, en ce qu'elle a de définitif, peut et doit s'établir au niveau de Dieu et de la pureté totale ; mais c'est admissible pour la société terrestre des personnes parce que cette société, dont la vie est périssable, s'établit à un niveau où le mélange du pur et de l'impur ne peut pas être complètement surmonté. Ce dépassement se réalisera lorsque le Sauveur* sera devenu tout en tous ; *mais alors c'en sera fait de nos patries et de nos gouvernements.* 22:26 DÈS LORS *pour travailler dans la cité, à n'importe quelle place d'ailleurs, faudrait-il ne pas s'inquiéter de l'injustice et le sens politique serait-il amoral *? Que nous veulent les lois du juste et de l'injuste ? ... *On reconnaît la voix des machiavélismes de toute espèce, classiques ou marxistes. On songe à la pratique d'une foule de personnages politiques, de tous les grades, à toutes les époques, à quelque religion qu'ils appartiennent et seraient-ils disciples de Jésus-Christ. Cependant l'Église de Jésus-Christ s'est toujours élevée contre la théorie et la pratique du machiavélisme. Et le bon sens est d'accord avec elle, du moins lorsqu'il est vraiment bon, qu'il n'a pas été faussé, que sa lumière brille dans sa simplicité originelle ; surtout lorsqu'il est éclairé par la Foi.* *Un bon sens de cette qualité nous assure donc que, le prince ne comptant pas que des saints parmi ses sujets et ses ministres, il est bien obligé de tolérer certains abus à moins de supprimer le royaume ; que d'autre part c'est déjà assez triste d'avoir à tolérer et que pour rien au monde il ne doit favoriser les abus*, *enfin qu'il doit remédier promptement aux institutions qui engendrent les abus. La justice ne règnera pas en plénitude pour autant ; du moins n'aura-t-elle plus pour elle la force de la loi.* *Le bon sens nous dit encore que tolérer est le contraire d'approuver ; c'est supporter avec l'intention et dans l'attente de pouvoir porter remède. Tolérer l'injustice n'est pas y consentir. Au contraire c'est la désapprouver et c'est vouloir y mettre fin, aussitôt qu'il sera possible de passer aux actes sans provoquer une injustice plus grande.* *De sorte que le sens politique suppose quatre dispositions rarement réunies : vouloir la justice ; promouvoir sagement mais coûte que coûte des institutions justes ; tolérer les injustices insurmontables ; ne jamais en prendre son parti. Rien de commun avec le machiavélisme *; *ou plutôt un même sentiment aigu des situations concrètes et des imperfections du bien commun de la cité, mais avec une attitude d'âme et d'esprit absolument différente.* 23:26 EN SOMME *il est non seulement injuste mais impolitique de prendre son parti de l'injustice que l'on tolère, de ne pas la combattre et d'y chercher son avantage *: on *pratique alors une tolérance qui triche et qui pourrit la cité. Symétriquement il est injuste et impolitique de vouloir toute la justice tout de suite : on poursuit alors une justice qui triche parce qu'elle rend la cité inhabitable. Par contre il est politique et juste de vouloir le maximum de justice, de travailler à le promouvoir de toutes ses forces et à ses dépens, de tolérer l'injustice inévitable, mais sans entrer en complicité. C'est là le difficile. Que faire pour ne pas entrer en complicité *? *Il faut vivre réellement* en *communauté de destin avec les victimes de l'injustice. S'il en est ainsi on fait d'assez près l'expérience de l'injustice pour ne pas l'approuver. On ne risque plus guère de se payer de mots lorsque l'on affirme que l'on tolère mais que l'on n'approuve pas. On pratique alors en effet une tolérance héroïque.* *Parler d'héroïsme dans la tolérance passera peut-être pour insolite. Pourtant je ne vois pas d'autre réponse à l'exigence de fidélité à Dieu dans le politique même. Cette fidélité demande de n'exclure ni la tolérance ni l'héroïsme *; *mais au contraire de les tenir unis* et *inséparés. Car enfin exclure la tolérance aboutirait à ruiner la cité au nom de la justice ; ce serait une infidélité à Dieu qui* a *voulu l'existence de la cité. D'autre part, exclure l'héroïsme, c'est-à-dire refuser de souffrir de l'injustice que l'on est obligé de tolérer blesserait chez un grand nombre, et jusqu'à l'exaspération, le sens de la justice et ouvrirait sans doute la voie aux pires bouleversements révolutionnaires ;* *ce serait une infidélité à Dieu qui a voulu la justice de la cité et sa conservation par la justice.* *Ces propos, je le crains, risquent de heurter à la fois les esprits impolitiques parce que l'on soutient que la cité ne peut éviter de comporter de l'injustice ;* et *les esprits politiques parce que l'on soutient que la tolérance de l'injustice doit être déchirante et non pas confortable. Cependant on ne changera pas ces propos, parce qu'il existe une solution vraie et qu'elle est viable : pratiquer l'héroïsme dans la tolérance même.* Roger THOMAS. 24:26 ### Parenthèse sur le P. Teilhard de Chardin par Louis SALLERON IL Y A QUELQUES MOIS je téléphonai à Jean Madiran pour lui dire : « Je voudrais faire l'éloge d'un livre du P. Teilhard de Chardin. » Libéral comme toujours, il me répondit : « Faites l'éloge. » Je venais de lire, en effet, *Le Milieu divin,* quatrième volume des œuvres du Père publiées par les Éditions du Seuil. Je l'avais trouvé admirable et l'idée m'était venue de communiquer les raisons de mon admiration dans un article que j'intitulais : « Parenthèse pour le P. Teilhard de Chardin. » J'ai pris ma plume et j'ai commencé l'article. Il est là, sur ma table, mené jusqu'à la neuvième page. Mais la plume m'est tombée des mains. Au fur et à mesure que j'écrivais, j'étais obligé d'introduire des mises au point, des restrictions, des notes explicatives qui finissaient par rendre mon article incompréhensible. La confusion qui est au cœur de la pensée du P. Teilhard de Chardin me submergeait au point que je me trouvais tout à fait incapable d'isoler un propos cohérent de louange. Je me décide donc à faire ma parenthèse non pas *pour* mais *sur* le P. Teilhard de Chardin. C'est-à-dire que je vais essayer d'expliquer sa confusion essentielle plutôt que de louer ce qu'on en peut tirer de louable. *Le Milieu divin,* à la différence des autres livres du Père, est une œuvre exclusivement religieuse. Aucune hypothèse scientifique ne s'y mêle, du moins expressément, ce qui rend la lecture infiniment plus agréable. Et comme le ton en est émouvant et la langue belle, on le reçoit comme une sorte de cantique dont le charme est réel et profond. 25:26 Le Père nous rend raison de son attitude scientifico-religieuse en décrivant l'inconfort du chrétien dans le monde moderne. Deux points de cet inconfort sont mis particulièrement en évidence. Voici le premier : *De par les articles les plus sacrés de son* Credo, *le chrétien estime que l'existence d'ici-bas se continue dans une vie dont les joies, les peines, la réalité, sont sans proportion avec les conditions présentes de notre Univers. A ce contraste, à cette disproportion, qui suffiraient, à eux seuls, pour nous dégoûter ou nous désintéresser de la Terre, s'ajoute une doctrine positive de condamnation ou de dédain pour un Monde vicié ou caduc.* « *La perfection consiste dans le détachement. Ce qui nous entoure est une cendre méprisable.* » *Le fidèle lit, on entend répéter à chaque instant ces austères paroles. -- Comment va-t-il les concilier avec cet autre conseil, reçu généralement du même maître, et inscrit en tout cas par la nature dans son cœur, qu'il lui faut donner aux Gentils, l'exemple de la fidélité au devoir, de l'entrain, et même de la marche en avant, sur toute les voies ouvertes par l'activité humaine *? ... ... *Suivant la nature plus ou moins vigoureuse du sujet, le conflit risque de se terminer de l'une des trois manières suivantes : -- tantôt le chrétien, refoulant son goût intangible, se forcera à ne plus chercher d'intérêt que dans les objets purement religieux ; et il essaiera de vivre dans un Monde divinisé par l'exclusion du plus grand nombre possible d'objets terrestres ; -- tantôt, agacé de l'opposition intérieure qui l'entrave, il enverra au loin les conseils évangéliques, et se décidera à mener ce qui lui semble une vie humaine et vraie ; -- tantôt, et c'est le cas le plus fréquent, il renoncera à comprendre ; jamais totalement à Dieu, jamais entièrement aux choses*, -- *imparfait a ses propres yeux, insincère au jugement des hommes, il se résignera à mener une vie double* (p. 34-36). Et voici le second point : *La grande objection de notre temps contre le Christianisme, la vraie source des défiances qui rendent étanches à l'influence de l'Église des blocs entiers d'Humanité, ce ne sont pas précisément des difficultés historiques ou théologiques. C'est le soupçon que notre religion rend ses fidèles* inhumains. 26:26 « *Le Christianisme, pensent les meilleurs parfois d'entre les Gentils, est mauvais ou inférieur, parce qu'il ne conduit pas ses adeptes au-delà, mais au dehors et à côté, de l'Humanité. Il les isole, au lieu de les fondre à la masse. Il les désintéresse, au lieu de les appliquer à la tâche commune. Il ne les exalte donc pas : mais il les amoindrit et il les fausse. Ne l'avouent-ils pas du reste eux-mêmes ? Quand, par chance, un de leurs religieux, un de leurs prêtres, se consacre aux recherches dites profanes, il a bien soin de rappeler, le plus souvent, qu'il ne se prête à ses occupations secondaires que pour s'accommoder à une mode ou à une illusion, pour montrer que les chrétiens ne sont pas les plus sots des humains. En somme, quand un catholique travaille avec nous, nous avons toujours l'impression qu'il le fait sans sincérité, par condescendance. Il paraît s'intéresser, mais au fond, de par sa religion, il ne croit pas à l'effort humain. Son cœur n'est plus avec nous. Le Christianisme fait des déserteurs et des faux frères : voilà ce que nous ne pouvons pas lui pardonner.* » *Cette objection, mortelle si elle était vraie, nous l'avons placée dans la bouche d'un incrédule. Mais ne retentit-elle pas ici ou là, dans les âmes les plus fidèles ? A quel chrétien n'est-il pas arrivé, en sentant l'espèce d'isolant ou de glace qui le séparait de ses compagnons incroyants, de se demander avec inquiétude s'il ne faisait pas fausse route, et s'il n'avait pas effectivement perdu le fil du grand Courant humain *? (p. 59-60). Cette analyse est-elle exacte ? A mon avis elle est exacte. On pourrait, bien entendu, apporter mille nuances, présenter mille exceptions ; mais le fond demeure vrai. Et je crois que celui qui le nierait aurait davantage le souci de défendre le catholicisme (qu'il estimerait attaqué) que le sens de la vérité. D'où vient donc cette gêne du catholique contemporain ? Ce serait une immense enquête à faire. Sans chercher à l'entreprendre, ni même à l'esquisser, je voudrais noter quelques points. Tout d'abord, l'inconfort intellectuel et moral que dénonce le P. Teilhard de Chardin me semble être principalement un phénomène français. Je n'ai pas l'impression que le catholique italien (pays sociologiquement catholique) ou le catholique américain (pays sociologiquement protestant) souffre ? d'un tel inconfort, du moins au même degré. 27:26 Et si nous faisions le tour de divers pays, -- l'Espagne, la Hollande, la Belgique, l'Allemagne, l'Angleterre -- nous pourrions faire la même observation. Tout au moins observerions-nous que si les catholiques de tous ces pays éprouvent des sentiments personnels de gêne ou d'inconfort du fait de leur religion, ces sentiments sont extrêmement variés et seraient très difficilement réductibles au schéma qu'en propose le P. Teilhard de Chardin. Admettons cependant que ce schéma soit celui vers lequel converge l'inconfort universel du catholique contemporain, d'où vient cet inconfort ? et d'où vient qu'il soit particulièrement sensible en France ? La réponse à ces questions me paraît aisée à fournir ; et c'est l'Histoire qui la fournit. De la naissance du christianisme au XVI^e^ siècle, on voit, dans l'Église, toute sorte de troubles, de difficultés, de conflits, mais jamais sous l'angle évoqué par le P. Teilhard de Chardin. C'est que, dans cette longue période, le christianisme est soit conquérant, soit triomphant. Au XVI^e^ siècle, la rupture se produit. Renaissance, Humanisme, Protestantisme provoquent une sorte de reconcentration sur lui-même du catholicisme. Une divergence s'introduit : tandis que, sur le plan religieux, le catholicisme présente déjà une certaine zone défensive, il demeure politiquement et socialement dominant. Les problèmes sont donc encore à l'intérieur. Ils apparaissent à l'analyse intellectuelle, mais n'assaillent pas les consciences. Avec la Révolution, c'est le bouleversement total. L'athéisme s'installe dans l'État et prend le gouvernement de la société. Il fait alliance avec la Science et le Progrès qu'il revendique pour assises et pour but. C'est, pour le catholique, la grande épreuve qui commence. Une majorité sociologique importante lui assure encore un confort reposant. Mais l'État lui signifie qu'il n'est pas toléré dans la République. S'il ne sacrifie aux dieux qui s'appelle Science, Progrès, Démocratie, Laïcité, il n'a pas droit de cité : il est « métèque ». Par la force des choses, l'Église accentue l'opposition. Elle rappelle constamment que la Science n'est pas Dieu, que le Progrès n'est pas Dieu, que la Démocratie n'est pas le règne de Dieu, que la laïcité est la négation des droits de Dieu. 28:26 La dernière proposition que condamne le *Syllabus,* en 1864, est la suivante : « Le pontife romain peut, et doit se réconcilier et se mettre d'accord avec le progrès, avec le libéralisme et avec la civilisation moderne. » Les mises au point intellectuelles étaient faciles à faire, et étaient faites. Mais l'homme ne trouve pas son équilibre dans la seule intelligence. Sauf exception, il lui faut un milieu où son propre mélange de forces et de faiblesses trouve un appui. Le savant catholique était, à cet égard, terriblement dépourvu. Les pauvretés de la polémique ou de l'apologétique commune, bien loin de lui être une assistance, lui étaient un obstacle supplémentaire. Ce fut le modernisme. Pie X marque le grand tournant du conflit du catholicisme avec la science. Les condamnations qu'il porte sur les faux dieux de la « civilisation moderne » sont totales, absolues, définitives. Mais ces condamnations ne baignent plus dans l'équivoque d'une sociologie où tout se confond. Le plan religieux est dégagé des connexions et des prolongements qu'il devait à l'héritage des siècles. Théologiens, philosophes, savants peuvent désormais opérer scientifiquement, chacun selon le genre de science qui est le sien, fort différent selon qu'il s'agit de théologie, de philosophie, d'histoire ou de géologie. La religion pénètre la variété de cette science d'une lumière qui s'y réfracte ou s'y découvre d'une manière non moins variée. Cependant les milieux sociaux n'évoluent que lentement, Depuis le début du XX^e^ siècle, on assiste à deux mouvements en sens contraire, ces mouvements étant faits eux-mêmes d'une multitude de girations difficiles à suivre et à distinguer. D'une part, il y a ce qu'on pourrait appeler la *remontée* du grand catholicisme traditionnel, celui qui s'enracine dans ses origines et dans son essence, en même temps qu'il s'ouvre à toutes les libertés de la recherche scientifique. Liturgie, philosophie, études canoniques, bibliques, patristiques, toute une renaissance est en cours, dont nous prendrions mieux conscience si nous nous reportions cent ans en arrière. Mais simultanément la *descente* des deux derniers siècles continue. C'est-à-dire que des pans de vieille chrétienté tombent encore, notamment dans les milieux populaires des villes et des campagnes. Dans ce va-et-vient perpétuel, la tentation du modernisme est renforcée par le marxisme qui offre une interprétation cohérente des progrès incessants de la science en liaison avec les révolutions sociales qui se multiplient après la seconde guerre mondiale. 29:26 De l'atome à la masse humaine une même énergie semble animer tout le cosmos, identifiant l'esprit à la matière et proposant à l'intelligence les mille facettes d'un problème unique. Il ne s'agit plus de secteurs définis mettant aux prises la Science et la Religion. Il s'agit de la totalité de l'Univers et de la Vie elle-même, dont l'explication dernière appartiendrait à la Science *ou* à la Religion. Quel est, à ce moment, le domaine de la Science, et celui de la Religion ? Facile à faire en théorie, le départ devient plus difficile en pratique, l'hypothèse scientifique risquant de prendre consistance philosophique et le dogme religieux s'explicitant en termes évoquant des correspondances structurelles d'ordre philosophique. A la vérité, le débat est ancien. On peut même dire qu'il a toujours existé. Mais dans sa forme moderne il remonte au XVIII^e^ siècle. La Science baigne alors dans le rationalisme, qui offre l'avantage d'isoler son secteur propre de celui de la Religion. Ce qui explique qu'en histoire, en exégèse, en physique, en chimie, le savant catholique a pu finir par rejoindre son collègue incroyant sur le *no man's land* des faits. Ce n'était pourtant qu'un terrain provisoire. La nature et le degré d'évolution des sciences au XIX^e^ siècle et au début du XX^e^ permettaient ce positivisme objectif. Il était, en réalité, parfaitement équivoque dans son fond. Lui-même était une philosophie. Car les *faits* ne sont des faits que dans le *credo* qui les veut tels. Les faits les plus élémentaires sont eux-mêmes, en réalité, des points de relation suspendus aux postulats du système de relations choisi. On s'en aperçoit mieux aujourd'hui. Outre qu'il y a au moins deux Sciences officielles qui se veulent exclusivement scientifiques -- la Science soviétique et la Science « libre » -- les problèmes auxquels s'attaquent les savants plongent si profondément dans le mystère de la nature qu'à tous les égards ces savants se sentent engagés dans une aventure métaphysique -- de quelque nom d'ailleurs qu'ils la baptisent. Ce pourrait être, pour les catholiques, une occasion de « réconcilier » la Science avec la Religion. Ce l'est, en effet, pour quelques-uns. Mais, outre que les savants catholiques ne sont pas les plus nombreux, il ne faut pas se dissimuler 1°) que l'héritage rationaliste pèse lourdement sur la Science, 30:26 2°) qu'un esprit versé dans les sciences ne l'est pas nécessairement dans les dogmes et la philosophie religieuse, ce qui risque de rendre son témoignage peu probant, s'il tend du moins à l'expliquer, 3°) qu'enfin et surtout l'ordre de la Science étant sans mesure commune avec celui de la Religion, l'esprit scientifique aura tendance, s'il veut « défendre » la Religion, à la déformer complètement. Le P. Teilhard de Chardin n'a pas échappé au danger. Les deux aspects qu'il présente de l'inconfort intellectuel du croyant s'expliquent, me semble-t-il, par l'analyse (rapide) que nous venons de faire. La liaison historique de la Science avec l'irréligion, et la méfiance sociologique, qui en est longtemps résultée, de l'Église à l'égard de la Science ont mis le savant catholique en porte à faux. Ce porte à faux n'est pas du reste l'apanage du savant, il est celui du catholique dans tous ses contacts avec la « civilisation moderne ». Le fait est éclatant en politique ; il est non moins certain sur les terrains de l'économique et du social. Je serais porté à croire, de surcroît, que l'inconfort intellectuel du catholique français est plus caractérisé chez le jésuite que chez tout autre, pour la raison historique que j'ai dite et qu'il incarne d'une certaine manière. La Compagnie de Jésus est née au tournant du XVI^e^ siècle, comme une milice destinée à combattre l'erreur. Elle est marquée par son origine. Les deux étendards de saint Ignace donnent je ne sais quelle allure de manichéisme à la mentalité de ses disciples. Et, d'un autre côté, tandis qu'ils choisissent sans ambages Dieu contre le Monde, et le Bien contre le Mal, l'âpre corps à corps qu'ils engagent avec l'ennemi, au cœur même de ses positions, les amène parfois à épouser ces positions jusqu'à l'extrême limite des chances humaines du retournement de cet ennemi, de sa conversion. Le sens donné au mot « jésuitisme » exprime bien cette équivoque. On reproche, en somme, au jésuite de ne pas trahir. On tient pour une hypocrisie que les concessions les plus audacieuses à la « règle du jeu » qui se joue dans le Monde ne s'accompagnent d'aucune altération dans les principes et dans les fins qui les inspirent. 31:26 L'analyse de ce phénomène pourrait être poussée fort loin et dans plusieurs directions. On a une preuve objective de l' « intolérance » particulière du jésuite au Monde, (et réciproquement), dans le fait que, dans tous les pays, ce sont toujours les jésuites qui ont été expulsés ou interdits par priorité. Il ne serait pas très difficile, d'autre part, de relever les familles d'esprits qui, chez eux accusent la tentation érasmienne, la tentation luthérienne, la tentation pascalienne, etc. En plein vingtième siècle on voit encore la trace des luttes qu'ils ont menées, dès l'origine, contre les grands courants qui ont secoué la nef chrétienne. Leur visage révèle fréquemment une fatigue ou une tension qui les fait reconnaître dans n'importe quelle assemblée. Leurs confidences ou leurs méditations soulignent parfois la difficulté qu'ils éprouvent à combiner le détachement et l'engagement, la plénitude de la vie chrétienne et l'épanouissement humain, la charité et la vérité. Bref ils semblent avoir pour vocation d'assumer, au plan social, l'écartèlement qui est, au plan individuel, la vocation de tout chrétien. Ce qui fait que, d'un certain point de vue, ils sont la parfaite image du christianisme et que, d'un autre point de vue, ils en sont une image déformée, ou du moins affaiblie, par le simple fait que tout accent mis sur un caractère essentiel du christianisme tend à rejeter dans l'ombre d'autres caractères non moins essentiels. (On pourrait faire aisément la même analyse pour chaque ordre religieux : bénédictins, dominicains, franciscains, carmes, etc.) L'œuvre du P. Teilhard de Chardin s'éclaire, me semble-t-il, dans ce contexte. Porté par sa foi, il s'est jeté dans la science, ne voulant devoir qu'à la science la découverte, ou la redécouverte du Dieu des chrétiens. C'est ainsi qu'il plonge dans la confusion totale. Pour ne pas se séparer du Monde -- Monde de la Science et Monde de la Matière --, il en fait le Corps du Christ, exactement comme les prêtres-ouvriers voulaient faire du prolétariat le Christ lui-même. Saint Paul l'aide à bâtir une théologie étrange, où les notions de Corps mystique, de Plérôme, de Récapitulation et de Parousie prennent les couleurs inédites de la Science ; si bien que l'intention la plus sincèrement chrétienne aboutit au renversement intégral du christianisme. La grâce, la gratuité, la transcendance, le mystère intime de Dieu et de sa création, la liberté de l'homme et son péché originel, rien de tout cela n'est nié par le P. Teilhard de Chardin ; tout cela est même confessé par lui à l'occasion, comme sont repoussés le panthéisme, le monisme et le modernisme. Mais sa vision scientifico-religieuse est, en réalité, en contradiction avec l'essence du christianisme et avec ses dogmes. Ce n'est que dans une synthèse subjective pleine de candeur qu'il associe les contradictoires. 32:26 L'erreur du Père gît très exactement dans le retournement de la démarche chrétienne. Si la communion avec Dieu assure la possession du Monde, la communion avec le Monde n'assure pas la possession de Dieu. La science du Christ ne s'identifie pas avec la Science. La voie, la vérité et la vie peuvent, pour certains, se trouver dans la Science, mais ne se confondent pas avec elle. En tête du *Milieu divin,* sur une belle page blanche, nous lisons en lettres capitales SIC DEUS DILEXIT MUNDUM, et dessous, en italiques, *Pour ceux qui aiment le monde,* Toute l'ambiguïté du P. Teilhard de Chardin se manifeste dans cette épigraphe. On est curieux de savoir quelle traduction il proposerait du petit mot clé *Sic,* et quel commentaire il fournirait de sa traduction. Car enfin l'histoire est là pour éclairer ce mot... \*\*\* DANS CES CONDITIONS, peut-on admirer le *Milieu divin *? Bien sûr ! D'abord, parce que ce qui est beau n'a pas besoin de brevet d'orthodoxie. Mais aussi parce que si le P. Teilhard de Chardin a malheureusement perdu presque complètement le sens de *l'épiphanie* du Christ (qui est le christianisme) il a un sens merveilleux de ce qu'il appelle, d'un très beau mot, sa *diaphanie.* *Pareil à ces matières translucides qu'un rayon enfermé peut illuminer en bloc, le Monde apparaît, pour le mystique Chrétien, baigné d'une lumière interne qui en intensifie le relief, la structure et les profondeurs. Cette lumière n'est pas la nuance superficielle que peut saisir une jouissance grossière. Elle n'est pas non plus l'éclat brutal qui détruit les objets, et aveugle le regard. Elle est le calme et puissant rayonnement engendré par la synthèse en Jésus de tous les éléments du Monde. Plus les êtres où il se joue sont achevés suivant leur nature, plus ce rayonnement paraît proche et sensible ; et plus il se fait sensible, plus les objets qu'il baigne deviennent distincts dans leurs contours et lointains dans leur fond. S'il est permis de modifier légèrement un mot sacré, nous dirons que le grand mystère du Christianisme, ce n'est pas exactement l'Apparition, mais la Transparence de Dieu dans l'Univers. Oh ! oui, Seigneur, pas seulement le rayon qui effleure, mais le rayon qui pénètre. Pas votre Épiphanie, Jésus,* mais votre diaphanie (p. 162). 33:26 Cette diaphanie, le P. Teilhard de Chardin en est si pénétré qu'il la communique, à son tour, avec une intensité et une poésie qui forcent l'accueil en dehors du jugement. Il est bon de se mettre dans cet état d'accueil pour goûter pleinement le *Milieu divin.* Je regrette, pour ma part, d'avoir lu tant d'autres livres du Père avant celui-ci. Je n'aurais probablement été sensible qu'aux vérités de cette descente aux enfers. La caution de saint Paul et celle de saint Jean m'eussent fait fermer les yeux sur les bavures du vocabulaire et j'aurais embrassé, en esprit, pour tant d'audacieuses beautés, ce Lamennais du cosmos. Mais mon plaisir ne peut pas ne pas être gâté par le contexte de l'œuvre entière. Il me reste difficile d'identifier zoologie et théologie. Louis SALLERON. 34:26 ### Quelques fausses lois sociologiques JUSQUE DANS L'ÉTUDE de la doctrine universelle enseignée par l'Église, et plus encore lorsqu'il s'agit des méthodes d'application dans le champ de l'action sociale, nous risquons de subir l'influence des systèmes contemporains ; et non pas simplement de la part de vérité qu'ils peuvent mettre en un relief préférentiel, mais de la méthode par laquelle ils lui confèrent indûment une valeur prioritaire ou exclusive. Cette influence s'exerce peut-être d'ailleurs moins par la formulation livresque des divers systèmes que par les représentations collectives plus ou moins déformées auxquelles ils donnent lieu. Leur trait commun est de supprimer ou de relâcher le lien entre les lois sociologiques et la loi naturelle ([^8]), et ainsi de méconnaître la véritable nature -- qui est morale -- des lois sociologiques. La conséquence de cette erreur de perspective est un mépris théorique et pratique pour la vertu naturelle et chrétienne de prudence, une sous-estimation ou une ignorance de son rôle dans l'action sociale. \*\*\* UNE CERTAINE TENDANCE, ou une famille d'esprits, actuellement fort nombreuse, met l'accent sur la répartition des biens matériels entre les classes et entre les nations, et y voit la clef de la solution des autres problèmes. La paix sociale, la paix internationale et même (ajoute-t-on parfois) le progrès religieux dépendent de cette répartition préalable. 35:26 Nous ne discutons pas ici ce qu'une telle attitude peut comporter de matérialisme inconscient, mais la méthode sociologique qu'elle suppose. Cette attitude se fonde sur une loi sociologique implicite, qui pourrait être formulée en ces termes : *les conditions matérielles de la vie commandent le développement des relations sociales entre les hommes.* Ce n'est donc pas l'agir humain qu'il faut régler d'abord ; ce sont les conditions matérielles qu'il faut organiser. Il s'agit bien d'une loi sociologique, d'une liaison nécessaire entre deux groupes de faits sociaux : mais d'une loi sociologique de nature physique et non plus morale, avec un antécédent et un conséquent dans une succession mécanique. Pour obtenir le groupe de phénomènes B (paix, progrès) il faut poser le groupe de phénomènes A (meilleure répartition des biens matériels). Les socialismes sont divers : planificateurs, nationalisateurs ou pan-coopératistes. Mais tous ont en commun d'éliminer l'action morale des individus comme mode d'action efficace et de réclamer une réforme de structure d'abord. \*\*\* MOINS NOMBREUSE et moins bruyante, mais non moins convaincue, une autre tendance met l'accent sur l'extension abusive des réglementations et des planifications, cause unique des crises actuelles. Au « social d'abord » de la tendance précédente, elle oppose un « économique d'abord » imprégné d'ailleurs d'individualisme libéral. Elle se fonde sur une loi sociologique implicite, que l'on pourrait formuler en ces termes : *la liberté individuelle dans l'économie commande un régime concurrentiel progressif et suscite un dynamisme productif dont toute la population finira par profiter.* Il s'agit bien d'une loi sociologique, d'une liaison nécessaire entre deux groupes de faits sociaux dont le premier détermine le second ; mais une liaison d'ordre physique, où la morale n'intervient pas. La liberté économique est supposée agir comme si elle était un remède en elle-même, indépendamment de l'usage, bon ou mauvais, que les hommes en font. Cette loi physique commande une fausse méthodologie de l'action sociale. Pour obtenir le groupe de phénomènes B (paix, progrès) il faut poser le groupe de phénomènes A (liberté économique). 36:26 Les degrés et les modalités de cette liberté économique varient selon les écoles et les projets : mais leur trait commun est encore d'éliminer l'activité morale des individus comme mode d'action efficace, et de rechercher une réforme de structure d'abord. \*\*\* UNE TROISIÈME FAMILLE d'esprits met l'accent sur les institutions politiques, considérées comme cause principale du bonheur ou du malheur des sociétés. Elle établit une sorte de table des variations concomitantes entre les divers régimes politiques d'une nation et ses périodes de progrès ou de décadence. Elle en dégage une loi sociologique susceptible de diverses formulations, et par exemple de celle-ci : *la réforme* (*ou le changement*) *du régime politique commande nécessairement la solution des autres problèmes sociaux.* Le domaine de l'agir humain se trouve encore éliminé, mis entre parenthèses, ou subordonné au lien physique entre le groupe de phénomènes antécédents A et le groupe de phénomènes conséquents B. De là est issue une méthodologie sociale, implicite ou explicite, qui depuis un siècle et demi a durci, exacerbé et défiguré les divergences -- légitimes à leur place -- sur la question du régime politique : républicains jacobins qui voulaient avant tout et à tout prix la République, monarchistes pour qui tout était conditionné par une restauration de la monarchie, bonapartistes qui subordonnaient tout à l'Empire, -- qui tous en faisaient la clef de la solution des autres problèmes. Aujourd'hui, les « nationalismes » de plusieurs pays sous-développés font de l'indépendance politique la condition nécessaire et la cause suffisante du progrès de leurs populations. Le changement de structure politique devient une promesse de rédemption certaine, élimination faite de l'efficacité politique des actes moraux de l'ensemble des citoyens. \*\*\* LA JUSTE RÉPARTITION des biens matériels, la saine liberté économique, la légitime primauté du bien commun ne sont pas pour autant des illusions. Elles sont enseignées par la doctrine de l'Église et doivent être recherchées par les catholiques. 37:26 C'est pourquoi chacune des tendances évoquées peut se donner l'allure et avoir la conviction d'aller « dans le sens » de l'un des points importants, et même fondamentaux, de la doctrine sociale chrétienne. Mais, simultanément, chacune de ces tendances porte atteinte à l'âme même de cette doctrine. Soyons précis. Une répartition plus juste des biens matériels ne peut être envisagée abstraction faite des structures sociales et n'est pas sans rapport avec la paix intérieure et extérieure. Mais les structures meilleures, ou préférables, n'ont pas le pouvoir de déterminer *automatiquement* une juste répartition, ni celle-ci d'assurer *automatiquement* des rapports sociaux pacifiques. Certaines structures sont simplement *plus favorables* à la pratique, personnelle et communautaire, de la justice et de la charité sociales, qui améliorent la répartition des biens. La prospérité générale suppose assurément une saine liberté économique. Mais cette liberté n'engendre pas automatiquement la prospérité. Elle permet seulement aux hommes d'agir bien ou mal. S'ils agissent mal, c'est à l'exploitation des faibles par les forts que l'on aboutit. Un certain aménagement de la liberté économique est plus favorable à ce que les hommes agissent bien. Et dans cet aménagement, la vertu de prudence tiendra compte de l'état des mœurs tel qu'il est à un moment donné. La réforme des mœurs est, selon Pie XII, plus urgente que celle des institutions, parce que l'état des premières limite la possibilités même de réformer utilement les secondes. Il n'est aucun des problèmes d'une société politique qui puisse être considéré abstraction faite du bien commun. Mais le bien commun n'est pas engendré automatiquement par une forme politique déterminée, si parfaite qu'on l'imagine. Compte tenu de l'histoire et des traditions, de la psychologie et des mœurs du moment, certaines formes politiques seront plus favorables, ou moins défavorables, au bien commun : ce n'est pas un problème de physique sociale, c'est un problème de prudence politique, vertu morale dans l'exercice de laquelle d'honnêtes divergences sont inévitables. \*\*\* CHACUN DES POINTS de la doctrine sociale est confié à la liberté humaine, qui est faillible, pour une réalisation mettant en jeu la vertu de prudence et s'orientant vers des structures jugées plus favorables que d'autres. 38:26 Mais aucun point de la doctrine sociale ne peut être pris isolément et transformé en une sorte d'idole, affublée d'une valeur exclusive et absolue, et douée du pouvoir de déclencher un déterminisme qui améliorerait la vie sociale sans rectification morale, sans conversion et sans sainteté. Une sociologie où la morale n'aurait rien à voir, une sociologie établissant des lois et des méthodes indépendantes de la loi morale naturelle, tend à ne plus demander à chacun *qu'une simple adhésion intellectuelle* et, dans l'ordre de l'action, *une propagande *; et non plus une réalisation personnelle. Une telle sociologie méconnaît la responsabilité morale de chacun. Une sociologie naturelle ainsi mutilée est intrinsèquement rebelle à être assumée par la sociologie chrétienne. Elle est sans porte ni fenêtres sur la vie surnaturelle, Que le Verbe incarné soit mort sur la Croix pour nos péchés, que seul Il nous justifie si nous adhérons à Son amour, sera donc de l'ordre d'une religion uniquement « privée ». Avec une sociologie où la morale n'aurait rien à voir, il y aurait un domaine de l'action sociale où il ne serait plus vrai que c'est par Jésus, avec Jésus et en Jésus que le chrétien doit travailler à la justice, à la liberté, à la grandeur véritables. Dans la mesure où l'on considère qu'une structure sociale ou politique possède une efficacité analogue à une causalité physique, où l'apparition du groupe de phénomènes antécédents A entraîne automatiquement celle du groupe de phénomènes conséquents B, -- dans cette mesure l'institution d'une telle structure, et la lutte pour l'instituer, cristallisent progressivement la foi, l'espérance, le dévouement des citoyens. Leur adhésion intellectuelle au projet de cette institution, le prosélytisme en sa faveur leur paraissent le moyen essentiel de sauver la société. Ils substituent théoriquement -- et ils ont tendance à substituer pratiquement -- une propagande et une action idéologiques à l'accomplissement de leurs devoirs d'état. Au mieux, ils laissent s'installer une solution de continuité et même une contradiction entre leur comportement de militant public et leur comportement d'homme privé : il leur est infiniment difficile d'éviter que le premier n'annexe peu à peu le second. 39:26 Et alors on voit, même parmi les catholiques, les membres du corps social se situer, se grouper, se compléter non plus selon leur famille, leur métier, leur province et les tâches apostoliques de l'Église : ils se regroupent *artificiellement* et ils s'opposent *systématiquement* selon leurs tendances idéologiques. Le fameux « Système » avec lequel on parle de rompre à cause de ses impasses les plus tangibles, il n'est, au fond et surtout, que cela : cette mobilisation permanente et ce jeu de massacre entre familles idéologiques, qui classe, unit ou sépare les hommes autour d'idoles abstraites au lieu de les situer dans la réalité concrète de leurs responsabilités personnelles et de leur vocation. Marcel CLÉMENT. 40:26 ### La démocratie chrétienne en mouvement AVEC UNE PERSÉVÉRANCE qui n'a pas toujours été très bien comprise, nous avons plusieurs fois exposé aux catholiques français qui sont démocrates, et à ceux qui ne le sont pas, que les seconds tout autant que les premiers ont un intérêt commun à voir la démocratie chrétienne en France mieux répondre à sa vocation véritable ([^9]). Les catholiques plus ou moins hostiles ou réticents à l'égard des institutions démocratiques ne demandent pas (ou ne devraient pas demander surtout) que les catholiques plus ou moins attachés à la démocratie renoncent à leur « option particulière », qui est « permise » et « légitime ». L'important est que les catholiques qui militent pour la démocratie militent pour une démocratie réellement accordée au droit naturel et à la morale chrétienne. Le nécessaire, l'indispensable, est que la doctrine de l'Église, et notamment sa doctrine sociale, soit le roc commun à tous les catholiques engagés dans une action civique ou politique : à cette condition, qui devrait aller de soi, le « pluralisme » des catholiques français ne détruira pas leur unité. Nous sommes présentement assez loin de compte. \*\*\* LA DÉMOCRATIE n'est pas une forme de gouvernement privilégiée : elle est possible ou souhaitable selon les temps, les lieux, les circonstances. La démocratie n'est pas une dimension supplémentaire ou un complément apporté au christianisme social. 41:26 Le christianisme social est complet en lui-même, il a par lui-même sa pleine dimension, et c'est à lui qu'il appartient d'apporter une dimension supplémentaire, un complément, une âme aux formes politiques naturelles, démocratiques ou non. La démocratie n'est pas un système et une idéologie incorruptibles, forcément bons, et qui prémuniraient en quelque sorte le christianisme contre sa propre corruption. Comme tout système politique, comme toute idéologie humaine, la démocratie peut se corrompre, elle peut être injuste elle aussi, elle peut devenir totalitaire. Ce n'est pas le christianisme qui doit se conformer aux conditions de n'importe quel système démocratique. C'est au contraire la démocratie qui doit conformer sa pensée et son être à une justice qui ne lui appartient pas, qui ne lui est pas automatiquement consubstantielle, mais qui lui est antérieure et supérieure. Le droit et le devoir ne reçoivent pas une définition nouvelle en fonction des « valeurs démocratiques » : ce sont ces « valeurs », et leurs réalisations, qui ont à être jugées en fonction des définitions naturelles et chrétiennes du droit et du devoir. L'esprit démocratique, quand il est chrétien, ne saurait être *inconditionnellement attaché à la démocratie,* selon une formule innocemment répétée par de braves gens qui ne se rendent pas compte que c'est la formule même de l'idolâtrie. La démocratie chrétienne est inconditionnellement attachée au christianisme ; elle ne peut être attachée à la démocratie que *sous condition,* et même sous plusieurs conditions. Une « option temporelle » est chrétienne précisément quand elle n'est pas inconditionnelle ; quand elle ne devient pas un absolu. Une « option temporelle » peut mesurer pratiquement la légalité de son inspiration chrétienne à sa capacité de détachement à l'égard d'elle-même. Le démocrate chrétien n'est ni plus méritant, ni plus qualifié, ni plus charitable, ni plus juste que le chrétien social qui demeure soit indifférent soit hostile à la forme démocratique des institutions politiques. Simplement, le démocrate chrétien a une tâche particulière, qui est de travailler plus spécialement au fonctionnement chrétien des institutions démocratiques (et non pas au fonctionnement démocratique de la communauté catholique). 42:26 Les choses très simples, très assurée et très connues qui viennent d'être dites sont reçues comme telles en beaucoup de lieux et de milieux catholiques. En France elles se heurtent à des préjugés, des passions, des habitudes intellectuelles contraires, et elles font figure de paradoxe. Ou encore, celui qui tient un tel propos est soupçonné sur sa droite de présenter un plaidoyer sournois en faveur de la démocratie, tandis qu'il est soupçonné sur sa gauche d'insinuer une attaque perfide contre elle. Beaucoup de catholiques français font de l'acceptation ou du rejet de la démocratie une question religieuse, ou du moins, une question obligatoirement liée à la doctrine catholique, à la justice, à la charité. Les uns tiennent encore que l'on ne saurait être démocrate chrétien que par quelque erreur de principe. Les autres estiment toujours que l'on ne peut s'abstenir d'être démocrate que par quelque insuffisance de générosité ou d'esprit chrétien. Ceux qui ont poursuivi, sans toujours y parvenir, le dessein de « *dissocier le spirituel du réactionnaire* », ont opéré dans les esprits et les consciences un blocage inverse, *associant le spirituel et le démocratique* par une sorte de mariage indissoluble. Notre propos serait parfaitement entendu d'un démocrate chrétien, situé à l'aile « gauche » de la démocratie chrétienne, et même accusé (à tort) de progressisme tel que M. Giorgio La Pira. Inversement, les propos de M. Giorgio La Pira sont tout naturellement entendus et accueillis par nous ([^10]). Le drame du catholicisme français est que cet accord large et fondamental entre chrétiens soit actuellement impossible en France, ou du moins, tellement estompé que les consciences n'en perçoivent plus ni l'existence, ni la nature, ni la signification. \*\*\* LA DÉMOCRATIE CHRÉTIENNE en France est restée profondément marquée par ses origines, qui sont des origines de combat. Le régime démocratique s'est installé dans notre pays sans que les catholiques dans leur ensemble y soient pour rien ; 43:26 cette installation s'est même accompagnée de persécutions contre l'Église, les démocrates de 1789 et ceux de 1793 comme ceux de Gambetta et de Combes ayant, par la démocratie et sous son couvert, visé des objectifs anticléricaux, anti-catholiques, voire anti-chrétiens. Cette particularité ne se retrouve pas, ou pas aussi nette, dans les autres pays démocratiques. Par suite, l'hostilité à la démocratie est en France une très ancienne tradition catholique. La tradition démocrate chrétienne est presque aussi ancienne parmi les catholiques français et fut longtemps très minoritaire, très combattue, méconnue aussi. Elle en a gardé un complexe obsidional. La Hiérarchie apostolique lui demeura longuement opposée, sauf quelques exceptions, assez peu nombreuses avant 1926. En outre, la démocratie chrétienne en France ayant eu ses excès et ses erreurs, il lui arriva d'être condamnée par le Souverain Pontife, non point en tant que telle, mais sous sa forme sillonniste. Ce qui renforça le complexe obsidional, les démocrates chrétiens français ayant le sentiment de n'être « compris » ni par la majorité des catholiques (qu'ils accusaient d'égoïsme borné), ni par leurs évêques (qu'ils tenaient pour rétrogrades et liés aux structures capitalistes), ni par le Saint-Siège (qu'ils croyaient mal informé, intégriste et réactionnaire). Condamnés, attaqués, minoritaires, ayant une influence chancelante et peu de moyens d'expression, ils se sont fait une âme de persécutés, et la situation exceptionnellement brillante qu'ils ont connue depuis 1944 n'a pas beaucoup changé leur état d'esprit. Quatorze années de pouvoir presque ininterrompu dans l'État, de contrôle à peu près total des journaux et des congrès catholiques, d'influence grandissante dans le clergé et souvent prédominante dans les séminaires, de faveurs et d'honneurs dans l'Église, ont néanmoins laissé aux démocrates chrétiens une mentalité qui se rapproche davantage de la secte d'opposition que du parti de gouvernement. La démocratie chrétienne a pourtant conquis droit de cité (et même beaucoup plus) en France et dans l'Église de France. Elle reste étrangement marquée par les longues années, plus d'un demi-siècle, où ce droit de cité lui était radicalement et durement contesté. Elle conserve les susceptibilités, les angoisses et les méfiances d'autrefois. Certes, beaucoup de ses membres échappent personnellement à ce complexe obsidional : mais il marque toujours l'ensemble de cette famille spirituelle. 44:26 Ou, si l'on préfère une autre métaphore, elle n'est pas sortie de l'adolescence, inquiète d'être contestée, soupçonneuse et agressive, elle est restée en crise de croissance, elle n'a pas trouvé l'assiette et l'assurance paisible de l'âge « adulte », Nous lui souhaitons, pour elle, pour nous, pour la France et pour l'Église de France, d'atteindre enfin l'équilibre de la maturité. \*\*\* LES ORIGINES longtemps difficiles de la démocratie chrétienne en France expliquent ses positions de combat. Mais ses positions de combat expliquent elles-mêmes ses erreurs. Minoritaire, condamnée à juste titre sous sa forme sillonniste, attaquée souvent à contresens sous ses formes authentiques, la démocratie chrétienne était ainsi conduite à s'occuper davantage de sa position dans l'Église que de sa fonction dans la démocratie : à s'occuper d'abord de gagner du terrain parmi les catholiques et auprès de la Hiérarchie. C'était sans doute humainement peu évitable : mais cela même la détournait de sa vocation. Son objectif, on pourrait dire son obsession, fut d'amener les catholiques à la démocratie, d'annexer en ce sens l'enseignement religieux, d'assurer dans l'Église de France la prédominance des chrétiens démocrates sur ceux qui ne l'étaient pas, de supplanter ou même d'éliminer le parti catholique adverse. Ce parti adverse, longtemps vainqueur, puis vaincu, n'a jamais désarmé non plus, et n'est pas sans possibilités de revanches. Il ne semble pas que l'on ait vraiment cherché à organiser un désarmement général et contrôlé, un armistice charitable ne laissant dans la communauté catholique ni vainqueurs ni vaincus. Se sentant minoritaire et s'estimant persécutée, la démocratie chrétienne avait trop souvent accepté des alliances, politiques et intellectuelles, qui renforçaient sans doute ses positions dans la nation, mais contribuaient à la rendre suspecte dans l'Église et à envenimer ses hostilités avec le reste de la communauté catholique. Ce n'est pas seulement la polémique adverse qui (quelquefois avec exagération ou injustice) a bloqué la démocratie chrétienne avec le Sillon et avec le modernisme. C'est aussi la démocratie chrétienne elle-même qui a mis beaucoup d'insistance à se réclamer du Sillon et à chercher un renfort intellectuel ou publicitaire auprès de courants plus ou moins modernistes. L'habitude de telles alliances a survécu aux nécessités qui purent un temps, sans les excuser, les expliquer. 45:26 Le résultat en fut que la tâche fondamentale de la démocratie chrétienne, qui n'est pas de démocratiser l'Église mais qui est de christianiser la démocratie, s'est trouvée embarrassée ou divertie d'autant, voire négligée ou partiellement oubliée. Sinon toujours par elle-même, du moins par ses connivences intellectuelles et politiques, la démocratie chrétienne mettait en avant un christianisme moins pur, moins net, moins assuré, plus facilement ouvert à des contaminations ruineuses. Trop de démocrates chrétiens français ont -- par exemple -- considéré qu'ils avaient comme une querelle personnelle les opposant à Pie X. Ils avaient *le même tort* que les monarchistes catholiques considérant qu'ils avaient comme une querelle personnelle les opposant à Léon XIII (ou plus tard à Pie XI). Combien d'années faudra-t-il encore pour qu'en France l'on saisisse vraiment ceci : que la charte des monarchistes catholiques aurait dû être d'abord dans les Encycliques de Léon XIII dites sur le « Ralliement » ; et que la charte des démocrates chrétiens aurait dû être d'abord dans la Lettre de saint Pie X sur le Sillon... Des diverses tendances du catholicisme français, nous n'en voyons aucune qui ait véritablement compris et mis en œuvre, comme principes fondamentaux de son action, les enseignements que les Papes, surtout depuis Léon XIII, ont adressé aux Français, concernant la France ([^11]). \*\*\* BIEN SÛR, quand les démocrates chrétiens se réclament aujourd'hui du Sillon, ils se réclament souvent d'un épisode historique qu'ils connaissent mal, et dont beaucoup d'entre eux ne savent exactement ni la nature, ni la portée, ni le contenu doctrinal : et ce n'est pas dans les ouvrages d'histoire religieuse mis le plus ordinairement à leur portée qu'ils trouveront les moyens de s'instruire ou de se détromper. De plus, ils entendent se réclamer de la générosité de Marc Sangnier, voire de sa soumission à la Hiérarchie apostolique, et non pas de ses erreurs. 46:26 Mais nous croyons qu'il est une erreur du Sillon qui se prolonge aujourd'hui encore dans la démocratie chrétienne. Voici le point, qui nous ramène à notre propos initial. Saint Pie X reprochait (notamment) au Sillon de croire que « *la démocratie seule inaugurera le règne de la parfaite justice* »* *; il rappelait que « *sous ce rapport, la démocratie ne jouit pas d'un privilège spécial* » ; il ajoutait : « *Les Sillonnistes, qui prétendent le contraire, ou bien refusent d'écouter l'Église, ou bien se forment de la justice et de l'égalité un concept qui n'est pas catholique.* » Quand les démocrates chrétiens optent pour la démocratie, ils peuvent le faire en estimant le régime démocratique plus opportun, plus agréable, mieux adapté aux circonstances présentes : c'est-à-dire préférable à un point de vue *technique* ou même *prudentiel.* Mais ils N'ONT PAS LE DROIT, s'ils sont catholiques, de présenter la démocratie comme un régime nécessairement *plus juste* ou *plus chrétien* que les autres formes de gouvernement. Ils le font pourtant : et alors, *en cela ils sortent de l'* « *option* » *permise,* ils se mettent en contradiction avec la doctrine catholique ; avec la doctrine de Léon XIII, de Pie X, de Pie XI, de Pie XII ; avec la doctrine de l'Église. Sans l'apercevoir, car Dieu sait si la doctrine catholique est mal connue ou méconnue en France ! Quand les démocrates chrétiens défendent la démocratie *au nom de la justice,* ou de la charité, ou des valeurs chrétiennes, ils commettent un abus, un abus qui est profondément enraciné dans certains esprits et dans certaines consciences, mais qui n'en est pas moins abusif. S'ils parlent de la *justice chrétienne,* cette justice ne réclame ni ne rejette la démocratie. S'ils parlent d'une « justice » telle qu'elle ne soit réellement possible qu'en démocratie, c'est qu'ils ont de la justice *une conception fausse,* c'est « qu'ils se forment de la justice un concept qui n'est pas catholique ». D'instinct, d'autres catholiques sentent qu'il est abusif *le* présenter la démocratie comme obligatoirement : réclamée par la justice. Mais ils commettent un abus inverse quand ils rendent la notion même de démocratie chrétienne responsable de cette erreur. Cette erreur est sillonniste (et trouve son origine en 1789). 47:26 Elle relève d'une conception fausse de la démocratie, celle qui établit un lien nécessaire entre les « valeurs chrétiennes » et les « institutions démocratiques ». La démocratie chrétienne en France aura dépassé les crises de l'adolescence, inquiète et exclusive, quand elle aura éliminé ce blocage indu entre la justice, ou le christianisme social, et l'option démocratique. Car du même coup, la démocratie chrétienne quittera ses positions de *combat à l'intérieur de la communauté catholique,* pour retrouver des positions d'amitié chrétienne. Quand elle se présentera pour ce qu'elle est : *l'une* des traductions temporelles *possibles* du christianisme, cl non point *la seule* ni même forcément *la meilleure, --* alors se produiront entre catholiques français une détente dans les hostilités et un apaisement des passions. La démocratie chrétienne sera évidemment fondée à demander à ses adversaires de renoncer de leur côté au *triple refus qui est à droite* ([^12]). Mais si chacun attend que l'autre « commence », on attendra jusqu'à la fin du monde et jusqu'au jugement dernier : où d'ailleurs, il sera demandé compte à chacun non pas des abus de ses adversaires, mais des siens propres. \*\*\* NOTRE HISTOIRE et nos idées politiques restent dominées en France par la Déclaration des Droits de 1789, qui est devenue depuis longtemps une sorte de dogme -- de dogme quasiment religieux -- dans l'Université d'État et dans toute notre vie nationale. Mais ce dogme est un faux dogme : il est de fait que beaucoup de démocrates chrétiens n'en sont même pas informés, ils ignorent que la Déclaration des Droits de 1789 a été condamnée et rejetée par l'Église, ou ils croient que ce fut un quiproquo occasionnel, une censure périmée, aujourd'hui tombée en désuétude. Cette censure de l'Église ne signifie certes point que l'homme n'aurait pas de droits, que tout serait mauvais dans la Déclaration, qu'il faudrait en prendre le contre-pied sur tous les points et condamner jusqu'aux aspirations qui ont animé le grand mouvement de 1789. La vérité est qu'au lieu d'accepter comme un dogme la Déclaration des Droits, ou au contraire de la jeter bas et de la supprimer, il faudrait la réformer et la refaire. 48:26 Il est significatif que la démocratie chrétienne en France ne s'en soit point aperçue. La Déclaration de 1789 définit une démocratie *non chrétienne,* et même anti-chrétienne sur quelques points seulement, mais des points importants. Une démocratie qui accepte telle quelle et en bloc la Déclaration des Droits n'est en cela chrétienne que de nom. Quand donc la démocratie chrétienne en France aura-t-elle le courage et la lucidité de lever le *tabou* qui protège la Déclaration de 1789, et de la remettre sur le chantier ? Avec la distinction du Spirituel et du Temporel, le christianisme a donné au monde l'idée, la définition, la possibilité de ce que Pie XII nomme « la saine et légitime laïcité de l'État », qui est « un des principes de la doctrine catholique » ([^13]). La Déclaration de 1789 transforme la saine et légitime laïcité en un laïcisme athée qui est installé au cœur de la vie politique française depuis cent cinquante ans. A la Déclaration des *droits de l'homme sans Dieu,* une pensée et une politique chrétiennes doivent substituer la véritable Déclaration des droits, qui repose sur le Décalogue et sur l'Évangile, ou qui ne repose sur rien. Car la première et fondamentale Déclaration des droits de l'homme est celle du Décalogue. La démocratie n'y ajoute rien : mais il lui est arrivé, avec le laïcisme français, d'y retrancher beaucoup. \*\*\* ON PEUT MESURER l'ignorance où nous sommes de notre religion, de sa doctrine, de la pensée chrétienne, à ce trait remarquable : nous entendons parfois des démocrates chrétiens s'écrier qu'il fallut dix-huit siècles de christianisme pour en arriver enfin à une déclaration des droits de l'homme. Ce qui montre à leurs yeux combien le christianisme fut lent à s'imposer, combien le renfort de la démocratie lui fut indispensable, et ce qui leur fait croire que l'âge chrétien de la civilisation s'est inauguré en 1789. Ils ne s'avisent pas, et ordinairement ils ne trouvent personne pour leur faire remarquer, que la déclaration des droits *naturels* de l'homme est ANTÉRIEURE au christianisme, et qu'elle s'appelle le Décalogue. Et que, dans l'ordre naturel, il n'y manque rien. 49:26 Bien sûr, le Décalogue parle de devoirs et non de droits. Et plusieurs n'ont pas fini d'opposer l'idée d'une déclaration des devoirs à celle d'une déclaration des droits. Mais c'est la même chose, en deux langages littéralement différents et substantiellement identiques. Définir un devoir, c'est fonder un droit ; établir un droit, c'est définir un devoir. Parler du droit à la vie et parler du devoir de ne pas tuer ne sont pas deux choses différentes mais une seule. Proclamer des droits n'a aucun sens si ce n'est pas du même coup édicter le devoir de les respecter ; et inversement. Les droits naturels sont une réalité MORALE, et c'est pourquoi l'Église est la gardienne aussi de l'ordre naturel. Ce qui reste vrai, c'est qu'une Déclaration des droits risque de conduire les citoyens à s'en servir pour revendiquer leurs droits propres plutôt que pour prendre en considération ceux d'autrui. Mais on sait bien que l'inverse est aussi sûr, et qu'une définition des devoirs risque pareillement d'être utilisée davantage pour les exiger des autres que pour les exiger de soi. Puisque nous avons actuellement l'habitude, dans notre vie sociale, de parler plus volontiers de droits que de devoirs, l'important est d'apercevoir que la Déclaration des droits naturels de l'homme est constituée par le Décalogue, et que la Déclaration de 1789 en est une mouture imparfaite et parfois gravement erronée. Réviser la Déclaration de 1789 à la lumière du Décalogue, pourquoi donc la démocratie chrétienne tarde-t-elle à l'entreprendre ? Le point décisif de la révision est de fonder les droits de l'homme sur la loi morale naturelle qui est inscrite dans le cœur de chacun, et non plus sur la volonté arbitraire, changeante et supposée souveraine de la majorité du moment. \*\*\* LA DÉMOCRATIE CHRÉTIENNE en France est aujourd'hui en mouvement. D'une manière tragique pour elle : car la voici divisée contre elle-même, et nul ne pourrait encore décider si c'est le début de sa renaissance ou le commencement de sa fin ([^14]). Ce genre de crise invite ceux qui la subissent à l'examen de conscience, à la révision intellectuelle, à la réforme morale. 50:26 Quoi qu'il doive advenir de la démocratie chrétienne en France, qu'elle soit demain puissante ou affaiblie, triomphante ou abaissée, nous lui souhaitons d'être profondément et lucidement fidèle aux principes naturels et surnaturels qu'enseigne l'Église. Car l'unité catholique dépend aussi d'un retour de la démocratie chrétienne à son être et à sa vocation. C'est pourquoi nous lui avons plusieurs fois apporté, et nous lui apportons une fois encore, une contribution qui pourrait ne pas lui être inutile, justement parce qu'elle lui est apportée de l'extérieur. Jean MADIRAN. 51:26 ### Notes critiques #### Le modernisme intégral Les articles que le journal *Le Monde* consacre à la théologie, à la philosophie chrétienne, à la doctrine catholique, ont une double importance. Premièrement, ils exercent une influence considérable, et souvent déterminante, sur une grande partie du public cultivé et des cadres intellectuels de la nation. Secondement, ils sont eux-mêmes écho et reflet de certaines tendances plus ou moins diffuses, plus ou moins caractéristiques d'une époque et de ses modes idéologiques. Leur coïncidence est trop régulière pour être seulement une coïncidence, -- leur coïncidence avec les desseins de groupes discrets ou secrets qui agissent méthodiquement pour interposer, entre la Hiérarchie apostolique et les catholiques français, quelque chose comme un magistère de fait, doctrinal, publicitaire et clandestin. Le Journal *Le Monde,* on s'en souvient peut-être, publia sur le « malaise catholique », deux articles considérables, et célèbres en leur temps, d'un ecclésiastique resté anonyme. Il n'est pas impossible qu'à visage découvert et sous son nom, le même ecclésiastique publie articles et livres d'un ton et d'un contenu beaucoup moins insurrectionnels. Plus récemment, à l'automne dernier, prenant prétexte de « l'affaire du catéchisme », *Le Monde* a publié des libelles de polémique religieuse, également anonymes, provenant l'un d' « un observateur versé dans l'histoire de l'Église et le droit canonique », et qui gardait le secret sur son identité, l'autre d' « un groupe de prêtres et de laïcs » ([^15]). D'une manière plus générale, les articles que M. Henri Fesquet, titulaire de la rubrique religieuse, consacre avec une parfaite assurance aux sujets philosophiques, ecclésiastiques, théologiques et apostoliques les plus délicats et les plus divers ne sauraient être suffisamment expliqués par l'hypothèse selon laquelle cet auteur en tirerait toute la substance de son seul fonds personnel. Tous ses articles vont d'ailleurs dans le même sens que les ecclésiastiques anonymes et les groupes religieux clandestins auxquels *Le Monde* ouvre parfois ses colonnes. 52:26 Or on ne sait plus, parce qu'on l'a oublié, que ces méthodes d'anonymat et de société secrète sont les méthodes propres du modernisme. Les modernistes formaient un groupe clandestin ; et, même après leur condamnation, ils « *n'ont pas cessé de grouper en une association secrète de nouveaux adeptes* ([^16]) ». Notre propos n'est pas de supposer que la société secrète du modernisme s'est maintenue telle quelle, comme l'esprit de système pourrait incliner à le penser : « Même dissoutes par une autorité civile ou religieuse, les sociétés secrètes ont tendance à subsister ou à se reformer dès la première occasion. Ce fait ne manque pas de frapper tout historien. Il serait étonnant que (celle-là) fasse exception à la tendance universelle ([^17]). » Des thèses aussi générales ne peuvent avoir qu'une application incertaine. En revanche, il n'est guère douteux que fonctionnent, parmi les catholiques français, des « groupes de prêtres et de laïcs » sans définition canonique ni légale, comme celui dont *Le Monde* a manifesté l'existence. Et d'autre part, la pensée moderniste, après une éclipse apparente ou réelle, vient de faire sa réapparition. \*\*\* 53:26 Un décret du Saint-Office. Au mois de juin, le Saint-Office a dû condamner quatre ouvrages de M. Henry Duméry. *L'Osservatore romano,* dans un article reproduit par *La Croix* du 21 juin ([^18]), note que l'auteur croit et veut échapper aux erreurs modernistes, mais qu'en réalité « il est intégralement moderniste au sens où l'Encyclique *Pascendi* entendait ce terme » : il professe sans le savoir un « modernisme intégral ». Ainsi le célèbre jugement de Pie XII, reprenant une parole du Christ en croix pour l'appliquer à des publicistes contemporains, se trouve une fois encore vérifié : « *Ils ne savent pas se qu'ils font* » ([^19]). Une mise à l'index des livres prohibés, suivie d'une éventuelle soumission de l'auteur incriminé, ne devrait être l'objet ou l'occasion -- du moins entre catholiques -- d'aucune polémique. Il s'agit ici du dogme même. En telle matière, la Suprême Congrégation du Saint-Office, que dirige personnellement le Saint Père, a une autorité souveraine qu'aucun catholique ne conteste en droit. 54:26 En fait, de vives polémiques ont cru pouvoir prendre la défense du « modernisme intégral » contre l'autorité proprement religieuse de l'Église. M. Henri Fesquet, dans *Le Monde* du 22 juin, note que deux Pères jésuites avaient formulé des réserves à l'égard des ouvrages de M. Duméry, « *tout en admettant* HONNÊTEMENT *qu'il convient d'attendre l'achèvement de l'œuvre pour se faire une opinion définitive* ». Ce qui est insinuer que le Saint-Office a été malhonnête en n'attendant pas ([^20]). M. Henri Fesquet s'élève vertueusement contre « *le caractère entièrement négatif* » du commentaire de *l'Osservatore romano.* On connaît la chanson. Tout ce qui déplaît est qualifié de « *négatif* », c'est le mot que l'on nous oppose lorsque nous proposons à l'attention de nos lecteurs le Rapport doctrinal de l'Épiscopat français ; et c'est encore *Le Monde* qui avait trouvé ce Rapport trop « négatif ». Négatif, qu'est-ce à dire ? *Que l'on n'aurait donc plus le droit ni le devoir de dire* NON *en aucun cas *? Ou plus précisément : *que certains hommes, certains groupes, certaines pensées emploient toute leur puissance sociale, financière et publicitaire à empêcher que personne leur dise jamais* NON, *fût-ce le Magistère de l'Église *? \*\*\* Le modernisme parmi nous. Le modernisme n'existait plus. On nous l'avait dit et nous voulions bien le croire, sans y arriver tout à fait. Dans un important « Bilan du modernisme » publié par les *Études* de juin 1956, le P. Rouquette nous enseignait : « Le Modernisme est un phénomène complètement dépassé, tellement qu'il devient difficile de faire comprendre ce qu'il a été et surtout quelle séduction il a exercé et l'angoisse qu'il a suscitée ([^21]). » 55:26 Nous écrivions en marge de cette affirmation du P. Rouquette : « Dieu veuille qu'il ait raison. Et en un sens il a raison. Mais est-il bien sûr que rien n'ait en quelque sorte pris la suite du modernisme, exerçant une séduction semblable et provoquant une angoisse analogue ([^22]) ? ». Il nous apparaissait que les vérités fondamentales rétablies par l'Encyclique *Pascendi* étaient substantiellement les mêmes que celles dont Pie XII a dû reprendre la défense en 1950 dans l'Encyclique *Humani generis.* Il nous semblait qu'en 1957 le Rapport doctrinal de l'Épiscopat français s'inspirait aussi des mêmes préoccupations et des mêmes nécessités. Ce qui permettait d'au moins supposer que quelque chose du modernisme continuait à séduire les esprits. Or le *modernisme intégral* était bien présent au milieu de nous, en des volumes abondamment diffusés, fréquemment proposés au public par des librairies religieuses. Et nous ne savions pas que c'était un modernisme intégral. L'auteur lui-même n'en avait pas conscience. Il se croyait indemne de tout modernisme : et il était « intégralement moderniste ». Il était, si l'on peut dire, un intégriste du modernisme. Ce qui montre à posteriori combien le P. Rouquette, et d'autres, et nous-mêmes, et nous tous, avons indispensablement besoin de l'enseignement de l'Église. Nous autres plus ou moins philosophes, et eux plus ou moins théologiens, tous plus ou moins diplômés, notre clairvoyance et notre savoir sont bien courts. Il avait suffi que le modernisme intégral nous soit présenté avec d'autres mots, sous d'autres apparences, pour tromper notre esprit critique. Utile, excellente leçon, qui nous rappelle, si nous la recevons avec simplicité, combien l'esprit de l'homme est faillible et limité, et quel secours est pour lui le Magistère de l'Église assisté par l'Esprit Saint. \*\*\* L'article des « Études ». De façon tendancieuse, M. Henri Fesquet tire parti de l'article que le P. Le Blond avait consacré, dans les *Études* de juillet 1957, aux ouvrages de M. Duméry. 56:26 Il exploite les formules élogieuses que la revue des Pères jésuites distribue (presque) toujours aux auteurs recensés : « *information étonnante, probité frappante, pénétration profonde qui apportent aux philosophes et aux théologiens de quoi réfléchir* ». Si l'esprit et la plume de M. Duméry n'avaient aucune qualité, son modernisme intégral ne présenterait aucun danger, et le Saint-Office ne s'en serait point occupé. La revue *Études,* avec une volonté de courtoisie (presque) universelle, insiste sur les qualités de (presque) tous les écrivains, et ne formule ses critiques ou ses réserves que d'une manière (presque) toujours atténuée ou même voilée. Il ne lui arrive (presque) jamais d'exprimer une sévérité manifeste. Spécialement en ce qui concerne les écrivains et publicistes de la revue *Esprit,* les *Études* ont marqué une grande bénignité de ton et d'accent : ce qui n'autorise point à conclure que les Pères des *Études* sous-estiment ou ignorent la gravité redoutable et funeste des erreurs intellectuelles, des passions politiques, des violences idéologiques et polémiques entretenues et diffusées par *Esprit* à l'intérieur du catholicisme français et au sein même du clergé. Mais la méthode des rédacteurs des *Études* est toute de patience, de discrétion, de demi-teinte, les réserves nécessaires sur le fond étant comme glissées et presque comme dissimulées au milieu des éloges extérieurs. Cette méthode -- comme toute méthode -- a ses avantages et ses inconvénients. Elle laisse parfois craindre que les Pères des *Études* ne s'opposeront pas aux erreurs contemporaines avec toute la vigueur intellectuelle et toute la clarté qui seraient requises. Elle permet aussi diverses manœuvres opérées sans scrupules au niveau publicitaire : M. Fesquet exploite les éloges décernés à M. Duméry et invoque, de manière à la fois inexacte et indécente, l'autorité du P. Le Blond contre celle du Saint-Office. Indécente, c'est évident. Mais inexacte aussi. Le P. Le Blond avertissait qu' « *il ne manquera pas de théologiens pour objecter que l'examen philosophique* (par M. Duméry) *de certaines expressions de la foi paraît mettre en question la valeur absolue de tel dogme* » ; il concluait sa recension en notant que, l'œuvre de M. Duméry, contre le gré de son auteur, « *constitue un danger réel* » et qu'elle « *peut conduire à méconnaître notre religion* ». Que ces réserves graves aient été enveloppées dans un contexte vivement flatteur ne supprime pas leur existence et ne diminue pas leur contenu. 57:26 Il faut même constater que, dans l'échelle des sévérités que les *Études* croient possible d'imprimer à l'égard des écrivains de la revue *Esprit,* celles-ci occupent le degré supérieur ([^23]). Il est vrai qu'elles n'apparaissent dans toute leur réalité qu'à un regard extrêmement attentif, et que l'effet produit sur beaucoup de lecteurs risque d'avoir été comme on dit -- infiniment plus « positif », et favorable, que « négatif » à l'égard de la pensée de M. Duméry. La peur de paraître « négatif » a de tels inconvénients. Mais ces réserves existent. Elles parlent d'un danger réel, qui peut conduire à méconnaître notre religion. Elles annonçaient en quelque sorte la mise à l'index, car ce sont précisément de tels ouvrages (pleins de mérites ou de qualités par ailleurs) qui appellent de telles mesures. La revue *Études* avait dénoncé en eux un péril menaçant la foi. Elle l'avait fait dans les formes littéraires qui sont celles du temps et de la mode, où l'on voile la rigueur logique et la netteté de la pensée comme si elles avaient quelque chose d'obscène et d'offensant. (On n'est plus guère net et vigoureux que lorsqu'il s'agit de pourfendre un maurrassien, un intégriste, un traditionaliste, un colonialiste, réel ou supposé.) Quoi qu'il en soit de cette mode, il ne faut pas être dupe, ni faire semblant de l'être, et croire ou raconter qu'un éloge assez conventionnel comme celui d' « *apporter de quoi réfléchir* » (ce qui est le cas de tout livre ayant une existence et un contenu, même s'il contient des erreurs) pouvait balancer véritablement le reproche de « *pouvoir conduire à méconnaître notre religion* ». Bien sûr, la peur actuelle de paraître « négatif », c'est-à-dire la peur de *dire nettement non* à certains groupes idéologiques puissamment installés, est une mode passagère. Bien sûr, cette mode a son bon côté, qui est d'éviter des controverses trop dures. Ou plutôt, elle aurait son bon côté si elle n'était point unilatérale. Tout le monde n'est pas également protégé par une telle mode. Il existe des catégories entières, des catégories plus ou moins artificielles de catholiques à l'égard desquelles on ne se prive pas d'être « négatif » de toutes les manières. 58:26 Il arrive même que certains pourfendeurs du « négatif », comme M. Fesquet et *Le Monde,* soient eux-mêmes constamment et systématiquement « négatifs » à l'égard du Saint-Siège. Comme quoi cette mode n'est pas toujours aussi innocente qu'elle voudrait le paraître. \*\*\* L'Église infidèle à la foi. L'article du *Monde,* toujours sous la signature de M. Henri Fesquet, fait des « remarques qui viennent à l'esprit » (*à l'esprit de qui *?) à la suite du commentaire de l'*Osservatore romano.* Voici la plus importante : « *En affirmant au vingtième siècle qu'une philosophie du Moyen Age -- si grands en soient les mérites -- est seule capable en pratique de conduire à une saine théologie, et donc de sauvegarder l'intégrité dogmatique, l'Église ne porte-t-elle pas atteinte au caractère transcendant d'une foi que se veut valable pour tous, en tout temps et en tous lieux *? *Ne méprise-t-elle pas en outre certaines acquisitions de la philosophie moderne dont on a pu dire qu'elles étaient définitives *? » On le sait, on ne le sait que trop : ce ne sont pas les conseillers ou conseilleurs théologiques qui font défaut au *Monde,* mais bien plutôt la rectitude intellectuelle de leur attachement à l'Église. Dire que c'est *l'Église* qui porte atteinte à la transcendance de la foi est une de ces énormités elles aussi « définitives », un de ces tests décisifs qui dissipent toute équivoque et toute incertitude, une véritable « révélation des cœurs ». Qui donc saurait quelque chose de la transcendance de la foi si l'Église ne l'enseignait ? Qui donc serait qualifié pour la défendre si *l'Église* y portait atteinte ? Car ce ne sont plus de prétendus « bureaucrates du Vatican » que l'on attaque. C'est L'ÉGLISE elle-même que l'on met en cause, comme INFIDÈLE A LA FOI. Un masque vient de tomber. Il est difficile de croire que ce masque était celui du seul M. Fesquet. 59:26 Si la transcendance de la foi n'est pas celle que l'Église définit et enseigne, comme elle la définit et comme elle l'enseigne, que sera-t-elle donc ? Qui donc alors en donne la définition, qui donc établit les critères selon lesquels juger que l'Église serait infidèle ? Il est impossible de croire que ce soit le seul orgueil intellectuel du seul M. Fesquet qui parle ici, qui prononce et qui juge. Il est impossible d'admettre l'hypothèse selon laquelle M. Fesquet tout seul aurait l'audace de faire comparaître L'ÉGLISE devant son propre tribunal, EN MATIÈRE DE FOI, et de prétendre que lui-même, Henri Fesquet, allait défendre *la foi,* contre les *atteintes* que lui porte *l'Église.* M. Fesquet n'a jusqu'ici manifesté aucun des traits d'un Luther. Nous ne croyons pas qu'il le soit devenu d'un coup. Nous ne croyons pas qu'il ait pris tout cela sous son bonnet. La signature d'Henri Fesquet est imprimée à la fin de l'article. En filigrane en apparaît une autre. Cette attaque contre l'Église, c'est une attaque de théologiens. \*\*\* La feinte. A l'attaque s'ajoute une surprise jouée. Car enfin, la place et le rôle de la philosophie thomiste dans l'Église, ce n'est ni une question nouvelle ni une question posée. C'est une question résolue et c'est un fait constant. La doctrine et la discipline catholiques ne comportent sur ce point ni obscurité, ni équivoque, ni nouveauté. Le lecteur du *Monde* est conduit à penser au contraire qu'il s'agit d'une innovation ou d'une fantaisie passagères, inventées par *l'Osservatore romano* pour les besoins de la cause ; d'une exhumation inattendue et surprenante. Comme si c'était la première fois « au vingtième siècle » que l'on en parlait. Mais est-on si mal informé ? les noms de Gilson et de Maritain ne sont pas inconnus au *Monde.* Le premier a été, et demeure occasionnellement, un collaborateur de ce journal. Le second est brandi comme un drapeau chaque fois que cela paraît tactiquement utile. Et l'on ignorerait complètement que ces auteurs sont thomistes ? Qu'on peut être thomiste « au vingtième siècle » ? Ou bien les tient-on, derrière les guirlandes que l'on accroche et les lampions que l'on allume en leur honneur, pour de rétrogrades imbéciles ? 60:26 L'étonnement du *Monde*, où l'on a vanté la personne et les ouvrages de Maritain et de Gilson, l'étonnement du *Monde* est une feinte. On y sait, en gros, et peut-être même en détail, la prédilection de l'Église pour la doctrine de saint Thomas. On a lu l'article de l'O*sservatore romano,* dont on s'indigne : et dans ce seul article, on aurait appris, si on l'ignorait encore, qu'il existe une Encyclique *Pascendi,* un serment anti-moderniste, une Encyclique *Humani generis* et, que le rôle et la place de saint Thomas sont un impératif constant, que « *le Siège apostolique a maintes et maintes fois répété, avec insistance et clarté, notamment depuis le pontificat de Léon XIII* ». Comment peut-on avoir lu cet article de *l'Osservatore romano,* et croire encore qu'il s'agirait d'une initiative nouvelle ? Nous reviendrons sur ce point ([^24]). \*\*\* « Qu'est-ce que la vérité ? » L'Église retient la philosophie de saint Thomas non pas en tant que médiévale, mais en temps que véritable. Il existe des vérités naturelles. L'homme peut les connaître (surtout quand sa raison est éclairée par la foi et guidée par l'Église). L'Église n'honore pas en saint Thomas de « grands mérites » ; ou plutôt, elle les honore d'une part, c'est une chose, ce n'est pas tout. D'autres ont eu de « grands mérites » dans leur vie et dans leur œuvre, mais n'ont pas été des docteurs de vérité universelle. Les bonnes intentions, c'est bien. Les vertus, les actions, c'est mieux encore. Mais ce ne sont pas seulement les mérites et la sainteté -- encore que ce soit aussi, ou d'abord, leur exemple et leur intercession -- que l'Église honore : c'est la vérité de la doctrine. M. Fesquet supprime toute considération et même toute existence de la vérité philosophique. Ou plus exactement, il ne les supprime qu'à moitié, et très unilatéralement. Car il veut bien que la philosophie moderne ait apporté des *acquisitions définitives.* Mais il ne conçoit pas que la philosophie de saint Thomas ait pu en avoir aussi, et que c'est toute la question. 61:26 Il ne conçoit pas que saint Thomas fut en son temps un penseur « moderne », et même très moderne, et que nous devons à sa pensée de très notables, de capitales « acquisitions définitives », que l'Église conserve et maintient. Il ne conçoit pas que la vérité, précisément, est valable en tout temps et en tous lieux, et que l'on s'attache non pas certes aux « médiévalismes » de la doctrine de saint Thomas, mais à ce qu'elle contient d'universel. Après l'accusation majeure, contre l'Église, de porter atteinte à la foi, il y a donc l'accusation mineure, mais insultante, et foncièrement inexacte, de *mépriser la pensée moderne.* Ce reproche est en outre volontairement équivoque Car enfin, l'Église aurait-elle « méprisé » Blondel, Chesterton, Maritain, Gilson, Charles De Koninck, -- ou bien ces auteurs ne seraient-ils pas « modernes » ? Ce sont les *erreurs* modernes que l'on veut dire, et l'on ne pardonne pas à l'Église non point de les avoir « méprisées », mais de les avoir réfutées et condamnées. Il n'y a pas « la » pensée moderne : il y a beaucoup de pensées modernes. Mais « *la pensée moderne* » est le nom indu que l'on donne aux seules pensées *opposées à la pensée de l'Église,* et par exemple au modernisme. Au modernisme, que l'Église n'a d'ailleurs jamais traité par le mépris : elle a, au contraire, apporté beaucoup d'attention, de soin, de labeur, à le connaître, à le comprendre, à situer exactement ses erreurs centrales. La question n'est aucunement du moderne contre le médiéval, ni inversement. La question est celle de l'éternel. La question est celle de la vérité et de l'erreur. L'Église a condamné beaucoup de pensées « médiévales » -- qui étaient d'ailleurs, à leur époque, des pensées « modernes » : elle les a condamnées non point comme médiévales, mais comme erronées. Et c'est toujours *une* pensée « moderne », ou contemporaine, que l'Église condamne, quand elle condamne : elle ne se soucie par des erreurs mortes. Et c'est toujours une vérité universelle que l'Église défend. Elle n'approuve ni ne réprouve le moderne ou le médiéval en tant que tels. Elle sait que forcément toute pensée humaine est plus ou moins de son temps. Mais elle sait, elle croit, elle enseigne qu'il y a une vérité surnaturelle et une vérité naturelle qui ne changent pas selon les temps et les lieux, et que la doctrine philosophique de saint Thomas est le plus sûr chemin rationnel pour y parvenir. Elle ne nous propose certainement pas, dans l'œuvre de saint Thomas, ce que l'on peut y trouver de proprement et purement médiéval. 62:26 Elle ne se croit pas davantage tenue d'honorer en tant que tel ce qu'il y a de proprement moderne chez les penseurs contemporains. Elle ne partage aucunement l'illusion orgueilleuse selon laquelle notre cœur, notre esprit, notre pensée seraient « au vingtième siècle » forcément beaucoup plus épatants que ceux des hommes d'autrefois. Elle ne nourrit point non plus l'illusion inverse, l'illusion nostalgique et boudeuse. Si M. Fesquet avait lu l'Encyclique *Humani generis,* et si les officines théologiques qui l'inspirent avaient bien voulu s'en souvenir, ils sauraient et ils diraient, les uns et les autres, que la conduite à tenir à l'égard des recherches et des acquisitions de la pensée moderne n'est nullement une question obscure, que l'on puisse traiter avec une inquiétude feinte, et en faisant mine de redouter quelque mépris. Pie XII a donné la consigne de travailler, de bâtir « en ajoutant le vrai au vrai » : « Dans cette philosophie (scolastique), bien des questions sont traitées qui ne touchent ni directement ni indirectement à la foi et aux mœurs et que par la suite l'Église laisse à la libre discussion des gens qualifiés ; mais il en est beaucoup d'autres, surtout dans le domaine des principes et des assertions majeures, pour lesquelles la même liberté n'existe pas. « Même dans ces questions essentielles, il est permis de donner à cette philosophie un revêtement plus juste et plus riche, de la renforcer d'une terminologie plus efficace, de la débarrasser ici ou là d'un appareil scolaire moins adapté, de *l'enrichir avec précaution de certains apports d'une pensée humaine qui progresse* ([^25]) ; mais il ne saurait jamais être licite de la renverser, de la contaminer de faux principes, ou de la tenir pour un monument, grandiose certes, mais n'appartenant plus qu'au passé. « C'est que la vérité et toute son explication philosophique ne peuvent pas changer d'un jour à l'autre, très spécialement quand il s'agit des principes évidents par soi pour l'esprit humain et de ces assertions qui s'appuient tant sur une sagesse séculaire que sur leur accord avec la Révélation divine. 63:26 « Tout ce que l'esprit humain, dans une recherche sincère, peut découvrir de vrai, ne peut certainement pas contredire la vérité déjà acquise ; car Dieu, Vérité souveraine, a créé l'intelligence humaine et la dirige non pour que, à ce qui est bien acquis, elle oppose chaque jour des nouveautés, mais pour que, écartant les erreurs qui l'auraient peut-être surprise, elle bâtisse en ajoutant le vrai au vrai, selon l'ordre et la structure même qui se laissent percevoir dans la nature d'où nous tirons la vérité ([^26]). » Ces recommandations fixent le rôle et la place de la doctrine de saint Thomas, et non pas forcément des « thomistes » ou prétendus tels. Parmi eux, comme dans toute école, on trouve non seulement des tendances plus ou moins divergentes, mais des personnages de qualités très diverses. Tout thomistes qu'ils soient, ou parfois, se croient, ils ont comme les autres besoin de se laisser guider et enseigner par le Magistère vivant de l'Église, au lieu de s'imaginer qu'ils détiennent une vérité dont ils auraient appris les formules une fois pour toutes. Le psittacisme thomiste, ne supplée point à la pensée, quand celle-ci vient à s'absenter. C'est d'ailleurs moins un psittacisme thomiste qu'un psittacisme en quelque sorte rationaliste et naturaliste. Il y a des thomistes aussi pour rester réticents ou étrangers en face de l'enseignement de Pie XII ([^27]), et par exemple pour ne pas saisir ce qu'*Humani generis* apporte de plus, à la philosophie chrétienne, qu'*Æterni Patris.* Pour tout dire, il y a des thomistes ou supposés tels qui sont véritablement intégristes, bien que la doctrine de saint Thomas ne soit nullement intégriste et ne favorise aucunement l'intégrisme. Les insuffisances notoires ou même célèbres de certains thomistes leur sont tout à fait personnelles et ne peuvent valablement témoigner contre la doctrine de saint Thomas. Fermons cette parenthèse qui n'était pas superflue. 64:26 Si l'enseignement d'*Humani generis* leur paraît « théorique »*,* les officines de l'insurrection théologique auraient pu se souvenir des faits les plus effectifs. Le Pape Pie XII, dans d'innombrables documents de son magistère ordinaire, manifeste une connaissance attentive et complète des plus récentes recherches de toutes les sciences de l'esprit, de la matière et de la société. Ainsi, il prêche également par l'exemple, il prêche tout autre chose que le mépris. Beaucoup plus que beaucoup de penseurs et de théologiens, Pie XII et les spécialistes qui travaillent sous sa direction sont parfaitement familiarisés avec les acquisitions apparentes ou réelles de la pensée contemporaine. Et par beaucoup de leurs pages, les documents pontificaux sont précisément le lieu où les travaux les plus récents de la pensée moderne et de ses avant-gardes sont le mieux connus, compris, approuvés ou critiqués, la frontière étant toujours tracée entre ce qui est du domaine de la libre recherche et ce qui met en cause le contenu immuable de la Révélation et de l'ordre naturel. Toutes les questions que l'on fait mine de poser avec surprise et scandale sont des questions auxquelles l'œuvre de Pie XII a répondu, sinon toujours de manière complète et définitive car de nombreux problèmes restent ouverts -- du moins toujours de manière suffisante pour que savants et penseurs catholiques sachent ce qu'ils doivent croire, ce qu'ils peuvent faire, et dans quelle perspective envisager, à l'intérieur de chaque discipline intellectuelle et en chaque domaine, les rapports de la raison et de la foi. \*\*\* L'insurrection théologique. M. Henry Duméry ne se croit pas moderniste et déclare vouloir condamner toutes les erreurs modernistes. Il se déclare même « anti-moderniste ». *L'Osservatore romano* lui a donné acte de cette intention. Et néanmoins son œuvre philosophique est « intégralement moderniste » : qui donc serait plus ou mieux qualifié que le Saint-Office et le Souverain Pontife pour en juger ? 65:26 Cet épisode évidemment douloureux manifeste la gravité, les difficultés des problèmes en question, et quelle insidieuse force de séduction le modernisme conserve sur des esprits qui se croient parfaitement prémunis. Il faut penser à ce qu'une telle censure peut avoir de terrible pour un auteur. M. Henry Duméry aurait mérité qu'on le laissât en repos après cette condamnation, qu'on lui laissât le loisir, le temps, la paix qui lui sont nécessaires pour reprendre sa méditation et procéder à une révision, une mise au point critique, une réorientation de sa recherche de la vérité, toutes choses qui demandent plus d'un jour. Au contraire, l'article du *Monde* en fait une machine de guerre contre le Saint-Siège et contre l'Église, organisant contresens et confusions, excitant les passions, s'efforçant de jeter de l'huile sur le feu, il est remarquable -- et d'ailleurs la remarque en a été faite -- que *Le Monde* parle constamment des questions religieuses de manière à accroître les tensions, à exaspérer les querelles, à multiplier ou approfondir les conflits. Une fois, deux fois, trois fois, ce peut être maladresse on inconscience. Quand il s'agit d'une tactique permanente, développée sur plusieurs années, et aboutissant à reprocher explicitement à l'Église de porter atteinte à la foi, cela donne à penser. On ne peut non plus omettre de remarquer que cette tactique révèle une *ligne* théologique également constante ; l'analyse des textes permet de discerner une inspiration délibérée, documentée, calculée. Quiconque a fréquenté les théologiens et connaît leurs méthodes de travail, leur vocabulaire, leurs habitus intellectuels, voire leurs déformations professionnelles, reconnaît dans les articles religieux du *Monde* comme une marque de fabrique, une source, une origine. Il serait impossible que ces articles soient ce qu'ils sont s'ils ne devaient leur substance à un groupe clandestin de théologiens révoltés, -- lesquels, par ailleurs, à visage découvert, protestent sans doute de leur entière soumission au Magistère. Un texte tronqué. Il y a aussi, dans l'article publié le 22 juin par Le Monde, ce qui relève non plus de la théologie révoltée, mais d'une technique journalistique trop connue. Nous avons cité plus haut l'utilisation indécente et inexacte de la recension faite en 1917 par le P. Le Blond. 66:26 On pourrait multiplier les exemples analogues. M. Henri Fesquet, citant l'*Osservatore romano,* tronque le texte d'une manière qui en altère la signification sur un point très important (c'est nous qui soulignons) : ARTICLE DU « MONDE » : *Le rédacteur de l'Osservatore romano reconnaît que* « *M. Duméry ne nie aucune des vérités de la foi, qu'il les admet toutes, et que pour lui le christianisme demeure unique et transcendant* »*, mais il lui reproche de* « *vider totalement de leur substance vive et profonde la foi et le dogme* »*.* ARTICLE DE L' « OSSERVATORE ROMANO » : Il est parfaitement exact d'affirmer *qu'en un certain sens psychologique et pratique* l'auteur ne nie aucune des vérités de la foi, qu'il les admet toutes, qu'il les sauve toutes : pour lui le christianisme demeure unique, transcendant, infiniment respectable. Mais d'*un autre point de vue,* il faut ajouter que la foi et les dogmes sont totalement vidés, etc. M. Fesquet a donc rapporté dans *Le Monde,* le commentaire de l'*Osservatore romano* de manière à lui donner un aspect de totale incohérence. Le lecteur du *Monde* restera persuadé que l'*Osservatore romano* déclare simultanément que M. Duméry *sauve toutes les vérités de la foi* tout en les *vidant de leur substance !* On lui aura dissimulé que M. Duméry sauve les vérités de la foi seulement « en un certain sens psychologique et pratique », tandis que sa métaphysique les vide de leur contenu. Le procédé de M. Fesquet est parfaitement adapté, parfaitement convenable à la fin qu'il poursuit ([^28]). 67:26 Une autre dissimulation. Un second exemple de la même méthode ne doit pas être omis, car il touche plus encore à l'essentiel. M. Fesquet a écrit, parlant du même article de *l'Osservatore romano,* et de son auteur : L'auteur avertit solennellement les professeurs de séminaires et de facultés chargés de la formation philosophique des futurs prêtres : « Soyez parfaitement persuadés que délaisser saint Thomas d'Aquin, surtout en métaphysique, ne va pas sans grave dommage. » OR, CE N'EST PAS L'AUTEUR de l'article qui lance un tel avertissement, ni qui prend sur lui d'admonester les professeurs de séminaires et de facultés. L'avertissement cité est extrait de *Pascendi* et explicitement donné pour tel. Tout le contexte indique et rappelle qu'il s'agit d'une directive constante donnée par les Papes. Voici le passage de l'*Osservatore romano *: Saint Pie X ne l'a pas dit en vain dans l'Encyclique *Pascendi *: « Magistros autem monemus ut rite hoc teneant, Aquinatem deserere praesertim in metaphysica, non sine magno detrimento esse. » (A.A.S., 1907, p. 640) ([^29]). Puissent ceux auxquels incombe la lourde responsabilité de la formation philosophique des futurs prêtres dans les Facultés, les Séminaires et les scolasticats, ne jamais méconnaître dans la pratique ce que le Siège apostolique a maintes et maintes fois répété avec insistance et clarté, depuis notamment le pontificat de Léon XIII, au sujet de l'enseignement de la philosophie scolastique en général et de celle de saint Thomas d'Aquin en particulier. M. Fesquet, qui cite ce texte en déformant sa portée, y a appris, s'il l'ignorait, que l' « avertissement » en question est celui de tous les Souverains Pontifes. Il le dissimule et l'attribue au seul rédacteur de l'*Osservatore romano.* Après quoi, il met en scène la feinte que nous avons déjà notée, il s'étonne, il se montre surpris, comme en face d'une initiative nouvelle, prise plus ou moins en dehors du Magistère. Que *Le Monde* veuille, par voie d'argumentation, combattre la place et le rôle que l'Église attribue à la philosophie de saint Thomas, c'est une chose. 68:26 C'en est une autre de dissimuler le fait, d' « informer » à contresens, de donner à croire au lecteur qu'il n'y aurait pas en la matière un enseignement continu et répété du Magistère, mais simplement une nouveauté occasionnelle que rien ne laissait prévoir et que rien n'explique. Dernière remarque. Le décret du Saint-Office et l'article de l'*Osservatore* romano, M. Henri Fesquet les avait depuis vingt-quatre heures environ, et probablement moins, lorsqu'il a rédigé son article. Nous ne connaissons aucun théologien, parmi les plus qualifiés et les mieux informés, qui aurait accepté d'improviser en moins de vingt-quatre heures des conclusions définitives, et aussi graves, en des matières aussi difficiles. Nous connaissons aussi, il est vrai, d'autres théologiens qui d'aventure ne répugnent pas à une hâte, à une virtuosité dans la vitesse, qui sont véritablement acrobatiques. Les esprits spécialisés dans la méditation constante des problèmes soulevés par l'œuvre de M. Duméry et par l'article de l'*Osservatore romano* se garderaient de prononcer un jugement ou d'émettre une opinion sans prendre le temps de l'étude et de la réflexion. M. Henri Fesquet tout seul, ou plus vraisemblablement avec l'aide et le conseil de théologiens-sic, n'a pas eu besoin de plus de vingt-quatre heures d'étude et de réflexion pour faire le tour du problème et pour décider que l'Église vient de porter atteinte à la foi chrétienne. Il existe des machines à écrire. Il existe des machines à calculer, qui marchent très vite. Mais il n'existe pas de machines à penser pour battre les records de vitesse. L'article du *Monde* est un extraordinaire phénomène de rapidité. Lorsqu'on est d'avance décidé à conclure *contre* l'Église, il n'est pas besoin de beaucoup de temps pour formuler une conclusion préfabriquée. \*\*\* #### M. Michel François en lice L'attaque contre l'Église a été poursuivie par M. Michel François dans le numéro de juillet-août de *la Nef.* C'est, lui aussi, un spécialiste, qui s'est définitivement illustré dans l' « affaire du catéchisme » déclenchée le 18 septembre 1957 par l'indiscrétion et l'inexactitude d'une dépêche de l'A.F.P. 69:26 M. Michel François, collaborateur de *Témoignage chrétien* et de *France-Observateur,* révélait dans ce dernier que l' « indiscrétion » provenait des « milieux intégristes ». Or la *France catholique* et l'*Homme nouveau* démasquaient rapidement l'imposture : M. Michel François était lui-même l'auteur de la dépêche de l'A.F.P., où il travaillait comme « correspondant religieux ». Il était à l'origine de l'indiscrétion, il avait rédigé la dépêche en y introduisant des contre-vérités destinées à exciter les catholiques les uns contre les autres. Puis, sous sa signature, il s'en allait dans *France-Observateur* s'indigner de la divulgation prématurée en l'attribuant aux intégristes. A la suite de quoi, M. Georges Suffert prit dans *Témoignage chrétien* la défense de M. Michel François au nom de la « *morale professionnelle* » ... C'était en effet le mot juste. \*\*\* Ce personnage renouvelle donc ses attaques contre l'Église : « *C'est devenu une habitude. Tous les ans, sous une forme ou sous une autre, des condamnations romaines viennent frapper le Catholicisme français, ou plutôt ce qui, au sein de celui-ci, représente le mouvement, l'audace, la générosité.* » Pour M. Fesquet, l'Église était le principal danger menaçant aujourd'hui la foi chrétienne. Pour M. Michel François, l'Église est le plus grand ennemi du catholicisme. Il est bon, il est normal, il est moral que de telles imputations soit signées et garanties par un personnage de la qualité de M. Michel François, suffisamment connu par l'affaire ci-dessus rappelée. Sa qualité intellectuelle et la sûreté de son information sont du même tonneau. Pour frapper de suspicion les décisions du Saint-Office, il affirme vaillamment : « *Il y a quelques années, les œuvres de Gide ont été retirées de l'index.* » Il y a quelques années, c'est justement le contraire qui s'est produit : le décret du Saint-Office en date du 2 avril 1952 a inscrit à l'index l'œuvre entière d'André Gide. M. Michel François reproche au commentaire de *l'Osservatore romano* son « insuffisance intellectuelle ». Ce qui est assez comique, car les deux principaux traits de cette « insuffisance » manifestent seulement l'inculture et l'ignorance de M. Michel François : 70:26 I. -- « *Une méconnaissance de l'analogie de l'être* », écrit le commentateur de *l'Osservatore romano.* Pour M. Michel François, l'ANALOGIE DE L'ÊTRE, c'est du chinois. Il le confesse. Mais il n'a pas l'idée de s'en prendre à lui-même de son inculture. Il proteste que c'est « *une phrase sibylline* », et il y revient à la page suivante pour assurer que c'est là « *une formulation trop hermétique* ». N'importe quel débutant en philosophie chrétienne lui dirait que l'ANALOGIE DE L'ÊTRE est une « formulation » nullement sibylline, mais parfaitement classique, connue, reçue. Certes, nul n'est obligé d'avoir au moins une pratique élémentaire de la philosophie : mais si l'on en ignore jusqu'aux premiers rudiments, il est fortement conseillé de ne pas prétendre en juger. C'est le même Michel François qui, au moment de l'affaire du catéchisme, parlait de la distinction du Spirituel et du Temporel comme d'une distinction... DÉCOUVERTE ET ÉTABLIE PAR Jacques Maritain dans *Humanisme intégral* (...) Nous pouvons lui « révéler » que le même Maritain a beaucoup parlé aussi de *l'analogie de l'être, --* mais sans en être davantage l'inventeur... II. -- Le « modernisme », selon M. Michel François, est « une formulation beaucoup trop vague » et « une hérésie difficile à définir ». Il ajoute que « selon un théologien contemporain » qu'il ne nomme pas, « c'est plutôt un état d'âme ». M. Michel François ignore qu'il existe une Encyclique *Pasdendi* où le modernisme est défini. Il n'a même pas véritablement et sérieusement lu l'article de *l'Osservatore romano* qu'il prétend anathématiser, car il y aurait appris où trouver cette définition. Il y aurait vu aussi que *l'Osservatore romano* n'emploie pas « une formulation beaucoup trop vague » mais au contraire donne une référence explicite et précise aux définitions de *Pascendi *: « ...L'auteur est intégralement moderniste au sens où l'Encyclique *Pascendi* entendait ce terme. » Un esprit ignorant peut néanmoins être aussi un esprit ouvert et curieux, disposé à s'instruire. Si M. Michel François s'était reporté à cette Encyclique *Pascendi* dont l'existence lui était ainsi révélée, il y aurait découvert la description détaillée du *philosophe moderniste,* du *croyant moderniste,* du *théologien moderniste,* de *l'historien moderniste,* du *critique moderniste,* de *l'apologiste moderniste,* du *réformateur modernise.* Il aurait pu y trouver aussi que « LA PREMIÈRE ET LA PRINCIPALE CAUSE INTELLECTUELLE DU MODERNISME EST L'IGNORANCE ». Ce qui l'aurait peut-être rendu prudent, et lui aurait évité d'aller publier que, *pour lui,* l' « analogie de l'être » est chose sibylline, hermétique et inattendue. 71:26 Les théologiens révoltés veulent *intimider le Saint-Office* en suscitant un concert de protestations publiques chaque fois que le Saint-Office remplit sa charge. Ils poussent en avant des journalistes même de mince qualité, l'important étant à leurs yeux que l'on fasse du bruit, fût-ce en proférant des sottises manifestes. Mais M. Michel François serait fondé à se plaindre auprès d'eux. Il a été beaucoup moins bien armé que M. Henri Fesquet : ses informateurs lui ont laissé écrire des énormités beaucoup plus vexantes pour celui qui les endosse. M. Fesquet peut à la rigueur faire illusion à un public demi-cultivé. A M. Michel François, on a laissé le rôle de l'aboyeur. \*\*\* #### L'encyclique « Pascendi » Tout ce qui précède invitera le lecteur à se reporter à l'Encyclique *Pascendi.* Le volume des *Actes* de S.S. Pie X (Bonne Presse) qui la contient est malheureusement épuisé. On peut certainement le trouver dans les bonnes bibliothèques, notamment dans celles des communautés religieuses. Indiquons en outre que la traduction française en a été rééditée voici quelques années par « La Cité catholique », où l'on peut se la procurer (3, rue Copernic, à Paris XVI^e^). A une lecture de *Pascendi,* on joindra celle de l'Encyclique *Humani generis,* que l'on trouvera par exemple (texte et traduction) dans le volume du P. Labourdette, o.p. : *Foi catholique et problèmes modernes* (Desclée et Cie). Et enfin le *Rapport doctrinal* publié par l'Épiscopat français en 1957. Le *Rapport doctrinal* de l'Épiscopat français a paru l'année du cinquantième anniversaire de *Pascendi.* Cet anniversaire a été fortement souligné par *l'Osservatore romano.* Enfin, la récente canonisation de saint Pie X, et les quatre discours par lesquels Pie XII l'a commentée, donnent, si l'on peut dire, comme un surcroît d'autorité morale à l'encyclique *Pascendi.* L'actualité de *Pascendi* est toujours très grande. On y lit notamment : « Les artisans d'erreurs, il n'y a pas à les chercher aujourd'hui parmi les ennemis déclarés. Ils se cachent, et c'est un sujet d'appréhension et d'angoisse très vives, dans le sein même et au cœur de l'Église, ennemis d'autant plus redoutables qu'ils le sont moins ouvertement. 72:26 Nous parlons d'un grand nombre de catholiques laïcs et, ce qui est encore plus à déplorer, de prêtres qui, sous couleur d'amour de l'Église, absolument courts de philosophie et de théologie sérieuses, imprégnés au contraire jusqu'aux moelles d'un venin d'erreur puisé chez les adversaires de la foi catholique, se posent, au mépris de toute modestie, comme rénovateurs de l'Église (...) « Ces hommes-là peuvent s'étonner que nous les rangions parmi les ennemis de l'Église. Nul ne s'en étonnera avec quelque fondement qui, mettant leurs intentions à part, dont le jugement est réservé à Dieu, voudra bien examiner leurs doctrines et, conséquemment à celles-ci, leur manière de parler et d'agir. Ennemis de l'Église, certes ils le sont, et à dire qu'elle n'en a pas de pires on ne s'écarte pas du vrai. Ce n'est pas du dehors, en effet, c'est du dedans qu'ils trament sa ruine ; le danger est aujourd'hui presque aux entrailles mêmes et aux veines de l'Église : leurs coups sont d'autant plus sûrs qu'ils savent mieux où la frapper (...) « Comme une tactique des modernistes, tactique en vérité fort insidieuse, est de ne jamais exposer leurs doctrines méthodiquement et dans leur ensemble, mais de les fragmenter en quelque sorte et de les éparpiller çà et là, ce qui prête à les faire juger ondoyants et indécis, quand leurs idées, au contraire, sont parfaitement arrêtées et consistantes, il importe ici et avant tout de présenter ces mêmes doctrines sous une seule vue, et de montrer le lien logique qui les rattache entre elles (...) \*\*\* « Ce qui est fort étrange, c'est que des catholiques, c'est que des prêtres, dont Nous aimons à penser que de telles monstruosités leur font horreur, se comportent néanmoins dans la pratique comme s'ils les approuvaient pleinement ; c'est que des catholiques, des prêtres, décernent de telles louanges, rendent de tels hommages aux coryphées de l'erreur, qu'ils prêtent à penser que ce qu'ils veulent honorer par là, c'est moins les hommes eux-mêmes, non indignes peut-être de toute considération, que les erreurs par eux ouvertement professées et dont ils se sont faits les champions (...) \*\*\* « ...On comprend l'étonnement des modernistes quand ils sont réprimandés et frappés. Ce qu'on leur reproche comme une faute, c'est ce qu'ils regardent au contraire comme un devoir sacré. (...) Et ils vont leur route ; réprimandés et condamnés, ils vont toujours, dissimulant sous des dehors menteurs de soumission une audace sans bornes. Ils courbent hypocritement la tête pendant que, de toutes leurs pensées, de toutes leurs énergies, ils poursuivent plus audacieusement que jamais le plan tracé. 73:26 « Ceci est chez eux une volonté et une tactique : et parce qu'ils tiennent qu'il faut stimuler l'autorité, non la détruire ; et parce qu'il leur importe de rester au sein de l'Église pour y travailler et y modifier peu à peu la conscience commune : avouant par là, mais sans s'en apercevoir, que la conscience commune n'est donc pas avec eux, et que c'est contre tout droit qu'ils s'en prétendent les interprètes... « ...Que l'un d'entre eux ouvre les lèvres, les autres d'une même voix l'applaudissent, en criant au progrès de la science ; quelqu'un a-t-il le malheur de critiquer l'une ou l'autre de leurs nouveautés, pour monstrueuse qu'elle soit, en rangs serrés ils fondent sur lui ; qui la nie est traité d'ignorant, qui l'embrasse et la défend est porté aux nues. Abusés par là, beaucoup vont à eux qui, s'ils se rendaient compte des choses, reculeraient d'horreur. A la faveur de l'audace et de la prépotence des uns, de la légèreté et de l'imprudence des autres, il s'est formé comme une atmosphère pestilentielle qui gagne tout, pénètre tout et propage la contagion. \*\*\* « *L'orgueil ! Il est, dans la doctrine des modernistes, comme chez lui* (...)*. C'est pourquoi, Vénérables Frères, votre premier devoir est de traverser ces hommes superbes, et de les appliquer à d'intimes et obscures fonctions ; qu'ils soient mis d'autant plus bas qu'ils cherchent à monter plus haut et que leur abaissement même leur ôte la faculté de nuire* (...) « ...*Les modernistes poursuivent de toute leur malveillance, de toute leur acrimonie les catholiques qui luttent vigoureusement pour l'Église. Il n'est sorte d'injures qu'ils ne vomissent contre eux. Celle d'ignorance et d'entêtement est la préférée.* « *S'agit-il d'un adversaire que son érudition et sa vigueur d'esprit rendent redoutable : ils chercheront à le réduire à l'impuissance en organisant autour de lui la conspiration du silence, Conduite d'autant plus blâmable que, dans le même temps, sans fin ni mesure, ils accablent d'éloges qui se met de leur bord*... « ...*S'il arrive que l'un d'entre eux soit frappé des condamnations de l'Église, les autres aussitôt se pressent autour de lui, le comblent d'éloges publics, le vénèrent presque comme un martyr de la vérité* (...) « *Que ne mettent-ils en œuvre pour se créer de nouveaux partisans ! Ils s'emparent de chaires dans les Séminaires, dans les Universités, et les transforment en chaires de pestilence. Déguisées peut-être, ils sèment leurs doctrines de la chaire sacrée ; ils les professent ouvertement dans les Congrès ; il les font pénétrer et les mettent en vogue dans les institutions sociales* (...) 74:26 « *A tant de si graves erreurs, à leurs envahissements publics* ET OCCULTES, *Notre Prédécesseur Léon XIII, d'heureuse mémoire, chercha fortement à s'opposer, surtout en matière biblique, et par des paroles et par des actes. Mais ce ne sont pas armes dont les modernistes s'effrayent facilement. Avec des airs affectés de soumission et de respect, ils plièrent les paroles à leur sentiment, ils rapportèrent les actes à tout autre qu'à eux-mêmes.* » « *Ne vous laissez pas arrêter, Vénérables Frères, au fait que l'auteur a pu obtenir ailleurs l'* « *imprimatur* »* : cet* « *imprimatur* » *peut être apocryphe ; ou il a pu être accordé sur examen inattentif ; ou encore par trop de bienveillance ou de confiance à l'égard de l'auteur, ce qui arrive peut-être quelquefois dans les Ordres religieux.* » \*\*\* #### « La Reine aux mains jointes » L'abbé André Richard, directeur de *L'Homme nouveau,* vient de publier aux Éditions de la Colombe un volume de 150 pages intitulé : *La Reine aux mains jointes.* Précieux ouvrage pour méditer le sens des Apparitions de la Très Sainte Vierge et la Royauté de Marie. Dès leur numéro de juillet-août, les *Études* en ont souligné la haute importance (p. 127) : « Inspiré par la plus authentique piété, ce livre n'est pas seulement un livre de dévotion. La vigueur du tableau d'histoire contemporaine où il situe les apparitions mariales, surtout Lourdes et Fatima, l'interprétation des événements que suggère à son auteur la manifestation en notre temps du mystère de Notre-Dame, la liaison établie entre le message de la Vierge et le péril marxiste, la perspective apocalyptique qu'évoque le titre du dernier chapitre : « L'affrontement actuel de Marie et de Satan », autant de traits qui retiennent l'attention.... La Vierge de Fatima lui apparaît comme « la protagoniste de la résistance à une tentative d'hégémonie proprement satanique sur le monde entier ». Marie proclamée par Pie XII reine du monde conduit la lutte contre les forces sataniques qui veulent « tuer Dieu » dans les âmes des hommes du XX^e^ siècle. » Le commentateur des *Études,* le P. Holstein, réserve pourtant son adhésion : « Cette interprétation de l'histoire contemporaine à la lumière de Fatima et des autres apparitions mariales de notre temps est soutenable ; mais elle ne s'impose pas. L'Église catholique, qui honore les lieux sanctifiés par d'authentiques apparitions de la Vierge, encourage le culte et les pèlerinages, n'engage aucunement son autorité doctrinale en pareil sujet. 75:26 Si la dévotion à Lourdes et à Fatima demeure dans l'Église quelque chose de libre, à plus forte raison l'interprétation qu'on nous propose ici... peut parfaitement être discutée. » Le P. Holstein a sans doute raison, du moins pour le moment, dans une perspective que l'on pourrait appeler strictement et explicitement « juridique ». Dans l'ordre du cœur, dans l'ordre de l'amour, ces réserves sont dépassées ou effacées, comme l'histoire nous en donne déjà plusieurs exemples. Le plus significatif est peut-être celui de la définition par Pie IX du dogme de l'Immaculée Conception. On y voit que les théologiens (y compris les plus grands) ont été presque toujours à la traîne quand il s'agissait de Marie. Heureusement, c'est l'Église qui gouverne (même) les théologiens : et non l'inverse. L'abbé Richard a sur ce point une page nécessaire (p. 24) : « ...Ainsi en a-t-il été de l'Immaculée Conception de Marie. La résistance de certains grands théologiens et docteurs s'explique par la difficulté qu'ils avaient de la faire entrer dans la synthèse qu'ils avaient élaborée, et qu'un tel élément faisait craquer. Ainsi saint Augustin, qui avait défendu avec force la doctrine du péché originel (...) contre les Pélagiens négateurs de la nécessité de la grâce, se trouva décontenancé lorsque Julien d'Éclame l'accusa « par sa doctrine du péché originel, de livrer Marie elle-même au démon ». Augustin, soucieux de ne pas laisser entamer la doctrine de la grâce corrélative à l'existence du péché originel, ne trouva qu'une réponse ambiguë qui pesa par la suite sur les théologiens latins. Saint Thomas d'Aquin lui-même résista -- non au dogme de l'Immaculée Conception qui n'était pas encore défini par l'autorité de l'Église, et que son esprit de foi magnifique eût accepté aussitôt comme vérité divine, s'il l'avait vu clairement proposé par l'Église -- mais à la prise de conscience montante dans l'Église de ce privilège singulier de Marie. Pourquoi ? Parce que précisément il ne voyait pas comment ce privilège de Marie la laissait sujette de la Rédemption du Christ. Son erreur était une erreur de prince et qui fut finalement utile, parce qu'elle contribua à mieux définir l'Immaculée Conception dans son rapport avec la Rédemption... » La définition du dogme de l'Immaculée Conception par le Souverain Pontife « fut d'emblée parfaite dans son ordre, elle n'avait besoin d'aucun complément d'autorité pour s'imposer avec une absolue certitude », remarquait l'abbé Laurentin dans son *Sens de Lourdes.* Et Pie XII, dans l'Encyclique sur le Pèlerinage de Lourdes : « La parole infaillible du Pontife romain, interprète authentique de la vérité révélée, n'avait besoin d'aucune confirmation céleste pour s'imposer à la foi des fidèles ». Voilà pour l'ordre juridique. L'ordre du cœur existe aussi, et Pie XII ajoute : « Mais avec quelle émotion et quelle gratitude le peuple chrétien et ses pasteurs ne recueillirent-ils pas des lèvres de Bernadette cette réponse venue du Ciel : Je suis l'Immaculée Conception. » 76:26 A trop s'en tenir à l'ordre juridique, on risquerait de croire que les Apparitions de la Très Sainte Vierge n'apportent rien et ne peuvent rien apporter, puisque la Révélation est close avec la mort du dernier apôtre, et puisque l'Église est l'interprète authentique, unique, suffisante du donné révélé. Il est vrai que la Révélation est close, il est vrai que l'Église en est l'interprète unique. Mais les Apparitions aussi sont vraies. L'abbé Laurentin dans son *Sens de Lourdes,* l'abbé Richard dans *La Reine aux mains jointes* accordent l'ordre juridique avec l'ordre de l'amour. La définition du dogme de l'Immaculée Conception n'avait pas *besoin* d'une *confirmation.* Et pourtant, c'est bien une sorte de confirmation que Lourdes apportait. Une confirmation inutile, gratuite, dans l'ordre juridique : ce n'en était donc pas une dans cet ordre, où le gratuit et l'inutile n'ont aucun sens. Mais l'inutile, le gratuit, le gracieux ont un sens profond et une utilité dans l'ordre de l'amour. Bernadette écrivait à Pie IX : « Que la Vierge est bonne ! *On dirait* qu'elle est venue confirmer la parole de notre Saint Père. » Des expressions analogues se retrouvent dans le décret *De Tuto* du 2 juillet 1933 pour la canonisation de Bernadette : « Ce qu'à Rome, par son Magistère infaillible, le Souverain Pontife définissait, la Vierge immaculée, Mère de Dieu, bénie entre toutes les femmes, *voulut,* *semble-t-il, le confirmer* de sa bouche... » Et dans l'Encyclique *Fulgens corona* du 8 septembre 1953, où Pie XII écrit : « Il *semble* que la Bienheureuse Vierge Marie elle-même ait voulu *en quelque sorte* confirmer par un prodige la sentence que le Vicaire sur terre de son divin Fils avait prononcée... » L'abbé Laurentin insiste sur le sens restrictif de ces expressions (*Sens de Lourdes,* p. 89 et suiv., et la note 180 de la p. 90). Mais il serait contraire au sens même de ces expressions, comme à la pensée de l'abbé Laurentin, de se porter à l'extrême, et d'entendre il *semble* comme si cela voulait dire : *il ne semble pas,* ou encore d'interpréter *en quelque sorte* comme si cela signifiait *en aucune sorte,* D'ailleurs l'Encyclique sur le Pèlerinage de Lourdes paraît avoir fait comme un pas en avant, en reprenant et en citant un passage de la Constitution apostolique *Omnium Ecclesiarum* du 15 août 1954, où il est parlé de *confirmation surnaturelle* sans aucune restriction : « Nous tournions Notre esprit et Notre cœur vers Lourdes où quatre ans après la définition du dogme, la Vierge immaculée elle-même confirma surnaturellement par des apparitions, des entretiens et des miracles la déclaration du docteur Suprême » (A.A.S., XLVI, 1954, p. 567). Sur ce point précis se manifeste donc la nature même et le contour des difficultés théologiques soulevées, d'une manière plus générale, par l'ensemble des Apparitions et leur place dans la foi catholique. La Très Sainte Vierge y apporte en somme au message évangélique une « confirmation » inutile et superflue dans l'ordre juridique, mais capitale dans un autre ordre. A un premier point de vue -- au point de vue qu'un peu sommairement nous appelons juridique -- il reste vrai que la « dévotion à Lourdes et à Fatima » demeure libre et que l'Église n'y engage pas son autorité doctrinale. 77:26 Cela reste vrai -- mais, si l'on peut dire, de moins en moins vrai. Cette affirmation se transforme actuellement en question posée, et l'on voit se préparer ou s'esquisser une réponse. D'une manière qui est implicitement vécue avant d'être explicitement définie, les Apparitions prennent dans la foi catholique une place qu'il est de plus en plus difficile de considérer comme entièrement facultative et laissée à la libre appréciation de chacun. Comment croire que les Encycliques du Souverain Pontife parlent des Apparitions mariales en n'engageant aucunement l'autorité de l'Église ? Selon la formule de Pie XII sur Lourdes, les Apparition sont venues « *pour restaurer le monde dans le Christ par une nouvelle et incomparable effusion de la Rédemption* » (Encyclique sur le Pèlerinage de Lourdes). RESTAURER LE MONDE DANS LE CHRIST PAR UN NOUVELLE ET INCOMPARABLE EFFUSION DE LA RÉDEMPTION c'est cette perspective que scrute le livre de l'abbé Richard, militant, apôtre et croisé de Notre-Dame. \*\*\* #### Deux livres sur l'Algérie Nous recommandons deux livres capables d'éclairer directement nos lecteurs sur les véritables problèmes posés en Algérie. Le premier est de Louis Chevalier : *Le problème démographique nord-africain* (Presses universitaires, 1947) ; c'est un excellent ouvrage. Le second : *Dans l'Aurès sur les pas des rebelles,* par Jean Servier (Éditions France-Empire, 1955). Ce n'est pas, comme le titre le ferait croire, l'œuvre superficielle d'un correspondant de guerre. Jean Servier est un jeune linguiste algérien qui a fait une thèse sur les dialectes berbères : il a passé six ou sept années dans les montagnes d'Algérie. Son livre fait entrer dans l'esprit des populations berbères, si peu moderne et si captivant ; on trouve même trace du mysticisme catholique, dont l'auteur apporte les preuves, sans s'en sans douter, car il est d'origine protestante. Ces populations ont été chrétiennes... à leur manière probablement, comme elles sont musulmanes. Pour comprendre ce qui se passe, il faut savoir que dans des montagnes semblables à celles qui sont en arrière de Lourdes (mais plus sèches) vit une population aussi nombreuse que dans la banlieue de Paris. La densité est de plus de cent habitants au kilomètre carré dans toute la Kabylie ; dans l'arrondissement de Tizi-Ouzou elle est de 210. Mais si on compte seulement la partie réellement cultivable (cultivable avec de la bonne volonté), la densité est de bien plus considérable : elle va jusqu'à 300 et même 420 habitants au kilomètre carré. 78:26 La situation est plus grave en Algérie qu'au Maroc ou en Tunisie parce que nous y sommes depuis plus longtemps, et que depuis notre arrivée nous les soignons, nous les guérissons et les empêchons de se massacrer. Qui, nous ? -- Notre armée, nos médecins. Il y a longtemps que cette situation démographique très grave est connue : c'est par l'incurie gouvernementale que la catastrophe est arrivée. Tout ce qui n'était pas de politique parlementaire était rejeté par le gouvernement en fonction au gouvernement suivant. Au bout de trente ou quarante ans de remises successives, c'est l'impasse. La situation est la même dans nos vieilles colonies, Réunion, Guadeloupe, Martinique : il n'y a d'ouvrage que pour la moitié de la population. L'administration a pallié comme elle a pu cette absence d'initiatives gouvernementales. Se rendant compte qu'une émigration était nécessaire, elle a obtenu la moins coûteuse, la plus facile à faire admettre par le gouvernement : celle qui laisse, les Algériens venir, à leurs frais, travailler librement en France. Ce n'est pas une solution, puisque ces ouvriers y vivent séparés de leur famille, la revoyant au plus une fois par an. Il y en a en ce moment, ayant femme et enfants, qui, à cause des événements, n'ont pas pu retourner chez eux depuis trois ans. Il est hors de doute que l'indépendance de l'Algérie (désormais exclue depuis le 13 mai) n'aurait apporté aucune solution au problème démographique : elle n'aurait fait qu'accroître la misère, comme cela se passe au Maroc et en Tunisie. Les réserves énergétiques du Sahara sont une grande chance, mais il faudra dix ans et des sommes considérables pour créer en Algérie une industrie qui puisse occuper une partie de la population actuelle. Cette industrie sera à peine compétitive, même vis-à-vis de l'industrie française : et à qui vendra-t-elle ses produits ? Si, pour l'exploitation des pétroles, nous étions remplacés par des compagnies étrangères, celles-ci ne se soucieraient nullement des populations. Quand aux chefs du Maghreb qui combattent la France, et qui *savent tout cela,* ils pensent surtout à toucher pour eux-mêmes les redevances des compagnies pétrolières, comme de bons petits sultans d'Oman ou de Barheim. La principauté de Koweit a 200.000 habitants. Le pétrole y donne 200 milliards de revenu par an au gouvernement. Un tiers s'en va à la famille du sultan ; un tiers est placé par ce dernier à Londres ; le dernier tiers est employé sur place. La production pourrait se maintenir au rythme actuel pendant soixante cinq ans. Or les gisements du Sahara sont comparables en importance à ceux du Moyen-Orient. Voilà pourquoi le sultan du Maroc dont le pouvoir s'étendait en 1910 à la banlieue de Marrakech et qui devait lever une armée pour pouvoir se rendre à Fès, réclame le Sahara comme terre marocaine. Très certainement, l'Algérie sera une lourde charge pour la France, et pendant de longues années. Cette charge entre dans nos devoirs à l'égard des populations algériennes de toute origine, qui assurent à la métropole, avec du travail, la possibilité de devenir maîtresse, après Dieu, de ses destinées. 79:26 #### Quelques livres politiques Autres livres sur la guerre d'Algérie, livres écrits avant le 13 mai : *Algérie, l'oiseau aux ailes coupées,* de Georges Bidault (La Table ronde), *Guerre et paix en Algérie* de Joseph Folliet (Chronique sociale), *La terreur en question,* de Pierre Boutang (Fasquelle), *Demain en Algérie,* par Alfred Fabre-Luce (Plon) ; et les *Écrits pour une renaissance* (Plon), volume collectif par « le groupe de la *Nation française* ». Fabre-Luce est intelligent, fin, brillant et documenté, comme toujours. Il est bon qu'une voix comme la sienne rende hommage à celles des protestations contre la torture qui furent valables, tout en marquant leurs limites, Car, et le livre de Boutang le souligne fortement, ces protestations ont été fondées au niveau instinctif et sentimental : elles n'on pas eu de valeur *morale,* contrairement à ce qu'elles s'imaginent. C'est l'un des points les plus émouvants et les plus forts de cette *Terreur en question,* qui est une lettre à Gabriel Marcel, lettre amicale et respectueuse, lettre de véritable écrivain politique et de grand écrivain : les « maîtres », ceux de la pensée, ceux des consciences, et même les meilleurs, les « maîtres » de la génération où l'on a l'âge de la maîtrise, les « maîtres » des générations qui ont plus de cinquante ans, ont abandonné à elles-mêmes les générations qui sont à l'âge du combat et qui servent dans l'armée d'Afrique. Les « maîtres », par distraction ou par impuissance, sont restés sourds aux appels qui montaient vers eux. Ils ont protesté contre les tortures dans le registre négatif de l'objection de conscience anarchique ; ils n'ont rien su avancer quand on leur a demandé une réponse aux problèmes réellement poses par le terrorisme en Algérie. Ils ont dit « non » dans la ligne du pacifisme et non dans la ligne chrétienne, qui a toujours été de rechercher les moyens pratiques d'humaniser la guerre plutôt que de diffamer les guerriers. Ils n'ont en rien commence d'établir une morale de la légitime défense dans la guerre subversive. Si l'on se plaint que l'armée d'Algérie n'ait, au chapitre des « moyens », qu'une morale insuffisante, il faudrait, pour que la plainte fût fondée, que l'on nous dise aussi quelle morale elle pourrait avoir et qui donc la lui aurait proposée. Les « moralistes » n'ont fait que lui proposer des imprécations. Dans ce complet abandon moral, dans cette bruyante et systématique hostilité des « moralistes », il est admirable que l'armée française ait trouvé en elle-même les premiers linéaments d'une moralité supérieure à celle de n'importe quelle armée, à n'importe quel moment de l'histoire, en face du terrorisme. Pierre Boutang le remarquait dans la *Nation française* du 26 février : *Les crimes des fellagha et l'ignoble terreur que subissent les Français d'Afrique auraient conduit n'importe quelle population anglaise ou américaine à l'extermination des* « *indigènes* ». Au contraire, dès qu'elles ont été libres de leurs mouvements, la population et l'armée d'Algérie ont mis en œuvre la fraternisation et l'intégration. Il y a là une leçon de *morale* précisément, qui n'est pas inégale à la plus haute tradition de la France. \*\*\* 80:26 Le mouvement et le sens du mouvement en Algérie n'ont pas été ceux que supputaient Fabre-Luce ou Joseph Folliet. Les surprenants événements du 13 mai n'ont pas été surprenants pour tout le monde. Les réflexes de la population algériennes, le rôle de l'armée et jusqu'à l'appel au général de Gaulle ne furent nullement l'effet d'imprévisibles hasards, puisqu'au contraire ils avaient été prévus. Ils avaient été décrits, analysés à l'avance, espérés tels qu'ils se sont produits par « le groupe de la *Nation française* ». Une clairvoyance aussi exacte, une aussi spectaculaire vérification valent une audience et une influence grandissantes à cette école de pensée et d'action politiques. Les *Écrits pour une renaissance* sont un résumé des préoccupations et des positions de ce « groupe de la *Nation française* ». Jules Monnerot, Pierre Andreu, Jean Brune, Philippe Ariès, Étienne Bordagain, Pierre Boutang y reçoivent l'adhésion, la caution et le renfort de Gustave Thibon. Celui-ci, par sa collaboration à la *France catholique* et à la *Nation française,* est sorti d'un effacement relatif, et il revient en situation du penseur le plus représentatif de la droite politique française. L'appui qu'il apporte à l'équipe de la *Nation française* est important. La place qu'a su conquérir *la Nation française* dans la vie intellectuelle et politique se manifeste par plusieurs signes, extérieurs mais caractéristiques. La *France catholique* a fait un accueil attentif, favorable et même vivement élogieux au livre de Pierre Boutang, *La terreur en question.* Quand on connaît la réserve extrême, l'absence ordinaire d'accueil qui définissent l'attitude des hommes de la *France catholique* à l'égard des générations qui suivent la leur, on peut saluer cet événement comme un signe de temps nouveaux. Il est vrai que les événements sont de grands maîtres. Que l'Algérie ait fait le 13 mai, qu'à Paris le pouvoir politique ait changé d'orientation, voilà des faits qui parlent plus haut et se font mieux entendre que tous les arguments imaginables. \*\*\* Le livre de Folliet révèle une pensée politique qui ne se confond pas, il s'en faut, avec celle de *Témoignage Chrétien.* Tout se passe comme si l'indulgence du directeur de la *Chronique sociale* pour l'hebdomadaire extrémiste de M. Montaron était déterminée beaucoup plus par des souvenirs anciens, des amitiés et des habitudes que par une véritable communauté de pensée. L'assimilation de Joseph Folliet à *Témoignage chrétien,* qui est dans l'esprit d'un grand nombre de catholiques, pour l'en louer ou pour l'en blâmer, est une assimilation inexacte. Il est vrai que Folliet a été co-directeur de *Témoignage chrétien :* mais justement, il ne l'est plus : Et les lecteurs de la *Chronique sociale* voient bien que celle-ci n'épouse pas toutes les outrances systématiques de *Témoignage chrétien.* D'autre part, l'indépendance de Folliet est entière à l'égard des partis politiques : sur ce chapitre, ses positions sont très voisine de celles d'André Frossard. 81:26 D'ailleurs, à gauche comme à droite, le 13 mai a inauguré des changements qui ont toutes chances d'être profonds et durables. Georges Bidault vient de fonder un mouvement de démocratie chrétienne qui risque de faire apparaître le M.R.P. comme dépassé et surclassé. Son livre, *Algérie, l'oiseau aux ailes coupées,* était lui aussi écrit avant le 13 mai. Il reprend le thème des articles incisifs qu'il a publiés ces trois dernières années dans *Carrefour,* et autour desquels fut organisée une conspiration du silence presque totale. Ancien président du Conseil national de la Résistance, ancien fondateur du M.R.P., ancien chef du gouvernement provisoire (c'est-à-dire à la fois chef de l'État et chef du gouvernement dans la période qui précéda la mise en place des institutions de la IV^e^ République), Georges Bidault avait tous les titres et toutes les qualifications pour que sa voix ne soit pas étouffée dans le « Système » : et elle l'a été, jusque dans son propre parti. Sa personne et ses propos étaient en quelque sorte à l'index dans la presse officieuse, ainsi que dans toute cette partie de la presse catholique qui était étroitement liée au régime politique établi. Georges Bidault est homme à trouver les moyens de se faire entendre néanmoins. Et il est de ceux à qui le 13 mai aura apporté non point un démenti, mais une confirmation ; il est de ceux par qui se manifeste la volonté française de sortir des vieilles ornières. \*\*\* Paul Sérant, auteur d'un *Gardez-vous à gauche* (Fasquelle) qui fit quelque bruit et lui valut d'être traité par *L'Express* d'incurable imbécile totalement dénué de talent, vient de publier *Où va la droite ?* en un volume chez Plon. Cet ouvrage critiquant non plus le progressisme mais le conservatisme, *L'Express* s'est précipité chez l'éditeur pour obtenir d'en reproduire de nombreuses « bonnes feuilles » pleines cette fois de talent et d'intelligence. Ceci pour l'anecdote. On mettrait volontiers ce livre à côté des *Écrits pour une renaissance.* Non qu'il soit analogue : il en diffère par la méthode, par l'esprit, et parfois par les conclusions. C'est en quoi les deux ouvrages se complètent. Car la pensée politique s'inspire sans doute, ou s'éclaire, de principes universels sur l'homme et sur la société : mais elle concerne une zone prudentielle et circonstancielle où la marge du pronostic, du flair, du pari est aussi grande que celle de la vérité proprement dite. C'est le pouvoir qui est obligé de choisir *une* politique concrète, et de s'y tenir ou d'en changer, et de ne pas poursuivre deux lièvres à la fois dans le même champ. La pensée politique sait que les possibles sont nombreux et incertains, et que sa responsabilité propre est moins celle du choix concret, que la charge de maintenir certains principes, certaines « valeurs », la considération de certaines réalités (la personne, la famille, le métier, la patrie), sans s'interdire les supputations portant sur l'ordre des moyens : mais ce ne sont alors que des supputations. L'intérêt majeur du livre de Paul Sérant est de permettre aux hommes de droite -- on plutôt *des* diverses droites françaises -- d'y confronter leurs convictions, pour les éprouver, les nuancer peut-être, voire les défendre en les fondant plus exactement ; et aussi pour les émonder. 82:26 A quoi s'ajoute que ce livre est un de ceux qui peuvent *rendre intelligible* la pensée de droite *aux esprits de gauche *: en un temps de fanatismes divers, où les partis ont rendu les Français inintelligibles les uns aux autres, ce n'est pas non plus un mince mérite. Quand on compare les cheminements concrets, les supputations pratiques de pensées politiques telles que celles de Sérant, de Folliet, de Boutang, de Fabre-Luce, de Thibon, de Monnerot, de Bidault, on comprend mieux à quel point la tâche du pouvoir est aussi une tâche *d'arbitrage.* Ce qui nous ramène d'ailleurs au propos de Boutang (*Écrits pour une renaissance,* p, 78) : « *Qu'une idée juste du pouvoir soit proposée, que soit obtenu un large assentiment analogue à celui qui permit, à l'heure d'Henri IV, la victoire théorique et pratique du* « *parti des politiques* » *sur les rancunes et sur les fanatismes tel est le seul projet politique qui nous a semblé digne, au cœur des échecs de notre temps, d'être formé et accompli.* » \*\*\* Jacques Marteaux a commencé la publication d'un ouvrage monumental : *L'Église de France devant la révolution marxiste* (Table ronde). Le tome premier a paru : *Les voies insondables,* 1936-1944. Nous nous réservons d'y revenir quand la publication sera terminée. Un avis pratique doit dès maintenant être donné *il* l'auteur, à l'éditeur, ou aux deux : dans son état actuel, *il est impossible de consulter cet ouvrage,* alors que cette sorte de travaux est faite autant et davantage pour être consultée sur des points précis que pour être lue d'un bout à l'autre. Il est indispensable que le prochain tome comporte les index alphabétiques et les tables détaillées qui jusqu'ici font défaut. \*\*\* On lira, si on ne le connaît pas encore, ou on relira avec profit le livre de Jacques d'Arnoux, *L'heure des héros : avec ou contre le Christ* (23^e^ mille ; diffusion en France : Office général du livre, 14 bis, rue Jean Ferrandi, Paris VI^e^). \*\*\* Le troisième tome de *Pie XII pour un monde meilleur,* par le P. Lombardi, vient de paraître en traduction française (éditions de La Colombe) : *Documents pour lancer le mouvement.* Le développement en France du « Mouvement pour un monde meilleur » semble regrettablement retardé, la publication de son organe en langue française a été différée ou peut-être abandonnée (voir *Itinéraires,* n° 20, pp. 111-118, et n° 21, pp. 101-102). Ce n'est pas un livre « politique ». Mais c'est un livre fort utile aux politiques. 83:26 #### Notules diverses - LE VRAI VISAGE DE LA REVUE « ESPRIT » : -- Dans son numéro de juin 1958, la revue *Esprit* contient une sorte de manifeste au sujet du 13 mai français. On y lit notamment, pages 1.000 et 1.001 (c'est nous qui soulignons) « On pouvait convoquer le peuple devant les mairies, opposer à la menace de la dictature parachutiste la masse résolue des républicains. C'était risquer *la guerre civile,* mais en cédant à ce chantage de guerre civile, venu d'un seul côté, on livrait la République à la discrétion des militaires de coup d'État. *C'était surtout risquer l'hégémonie communiste* sur le nouveau Front populaire qui s'ébauchait. LA PLUPART D'ENTRE NOUS ÉTAIENT PRÊTS A COURIR CES DEUX RISQUES. » *Remarquons qu'il n'y a eu ni* « *dictature parachutiste* » *ni remise de l'État* « *à la discrétion des militaires de coup d'État* ». *Remarquons que* ces *deux éventualités, si elles avaient été réelles, ce serait encore une question de savoir si elles auraient* JUSTIFIÉ *d'accepter et la* GUERRE CIVILE *et* L'HÉGÉMONIE COMMUNISTE. *C'est sous un prétexte non seulement* INSUFFISANT *en lui-même, mais encore* INEXISTANT, *que* « *la plupart* » *des docteurs chrétiens de la revue* Esprit *accoutument les consciences, dans le public catholique et dans le clergé français, à accepter et la guerre civile et l'hégémonie communiste.* \*\*\* *L'invocation de* « la masse résolue des républicains » *est un alibi purement verbal et qui, dans la réalité, ne désigne guère que l'appareil du Parti communiste et de ses organisations satellites. Car enfin, c'est le propre directeur de la revue* Esprit, *M. Jean-Marie Domenach, qui écrivait à la même époque, dans* L'Express *du* 5 *juin *: « Depuis 1940, la République est minoritaire en France. » On *n'est pas obligé d'en croire M. Domenach *: *mais du moins, telle est sa conviction.* *C'est donc pour imposer la dictature d'une minorité qu'il envisage, qu'il accepte la guerre civile et l'hégémonie communiste.* \*\*\* *Le manifeste* d'Esprit *déclare en outre* (*page* 1.001) : « C'est dans le vide du pouvoir que se sont engouffrés les agitateurs d'Alger et l'armée les a suivis. Quand l'autorité légale s'absente, les militaires la remplacent pour endiguer la dictature de la rue. » *Quelques lignes plus haut, le même manifeste dénonçait en termes violents le* « *pronunciamiento d'Alger* » *et les* « *militaires de coup d'État* », *il prétendait que* « *le fascisme* (sic) *s'est installé en Algérie* », *il stigmatisait* « *la révolte de l'armée* ». *On ne s'insurge pas, on* NE PEUT PAS *s'insurger, quand, selon les termes de la revue* Esprit, *il y a* LE VIDE DU POUVOIR *et quand* L'AUTORITÉ LÉGALE S'ABSENTE. *On a alors le droit et le devoir de fonder un gouvernement.* *L'incohérence du manifeste de la revue* Esprit *aura, espérons-le, frappé ses lecteurs.* \*\*\* 84:26 *Le manifeste conclut* (*page* 1.007) *que* « LE COMBAT CONTINUE CONTRE LES MÊMES ADVERSAIRES » *et que* « L'ENNEMI N'A QUE LA DIMENSION DE NOTRE IMPUISSANCE ». *L'ennemi *? *La revue* Esprit *est regrettablement incapable de poser le problème politique et moral français autrement qu'en termes de guerre civile. Elle* a *pour objectif essentiel de* COMBATTRE *un* ENNEMI, *et cet* « *ennemi* » *ce n'est pas le communisme soviétique, cet* « *ennemi* » *ce sont les compatriotes et les frères dans la foi des idéologues de la revue* Esprit. *Leur parti, leur idéologie passe avant les liens et les amitiés de la communauté nationale et de la communauté religieuse.* *Proposée et quelquefois imposée, à l'intérieur du catholicisme français, au titre d'* « *excellente revue chrétienne* », *la revue* Esprit, *de façon permanente,* DONNE LE PAS A LA POLITIQUE QUI DIVISE SUR LA RELIGION QUI UNIT. \*\*\* - LE MAL TOTALITAIRE. *Poursuivant ses réflexions dans* L'Express *du* 19 *juin, M. Domenach écrit encore *: « Nous connaissons, pour l'avoir déjà rencontré, le mal qui vient de resurgir en Algérie : c'est le mal totalitaire, l'écrasement de l'homme par la brutalité et le mensonge. Avec ce mal il n'y a pas de compromis possible. Ou bien il sera étouffé ou bien il corrompra la France entière. » *Le mal, ce n'est pas la guerre civile, que M. Domenach accepte et même,* si *les mots ont un sens, qu'il prépare. Le mal totalitaire, ce n'est pas le communisme : avec celui-ci, le* COMPROMIS *est possible, la est recherchée, -- et même, l'*HÉGÉMONIE COMMUNISTE *est acceptée.* *M. Domenach est en guerre contre ses compatriotes. Il est en guerre contre ses frères catholiques, qu'il n'arrive plus ni à comprendre ni à supporter. Il n'accepte ni ne cherche aucun compromis avec eux. L'ennemi pour lui, c'est l'armée française. L'ennemi, de sont les Français d'Algérie, accusés de* « *totalitarisme* »*. L'ennemi, ce sont les Français, ce sont les catholiques prétendument* « *fascistes* »*, un* « *fascisme* » *qui commence au parti S.F.I.O., à M. Guy Mollet, au M.R.P., à M. Georges Bidault. Et l'allié souhaité, fût-ce au prix de son* « *hégémonie* », *c'est le communisme.* \*\*\* *La tragique sincérité de M. Domenach n'est pas en cause. Personne ne la met en doute. Mais enfin, si le Parti communiste pouvait avoir, à la direction de la revue* Esprit, *un homme qui soit un* AGENT *pur et simple de son appareil, un* « *militant hors cadres* », *vraiment, que demanderait-il de plus *? - COMPARAISONS. -- Parallèlement, depuis le 13 mai, Témoignage chrétien s'inquiète beaucoup d'un péril fasciste et invite ses lecteurs à s'organiser pour combattre le fascisme. Témoignage chrétien le fait avec une netteté, une résolution et même une agressivité qu'on ne lui a jamais vues, en quatorze années, à l'égard du communisme. \*\*\* 85:26 *Parmi ceux qui, au cours de ces quatorze années, ont prêché le* DIALOGUE AVEC LE COMMUNISME ; *parmi deux qui se sont écriés *: COMMUNISTE, MON FRÈRE, COMMENT ALLER JUSQU'A TOI ? ; *parmi ceux qui ont recommandé de* POURSUIVRE, PAR DES VOIES PARALLÈLES, LES MÊMES OBJECTIFS QUE LE COMMUNISME *et qui ont anathématisé l'*ANTI-COMMUNISME SYSTÉMATIQUE, -- *nous n'en voyons pas beaucoup en un moment où*, *paraît-il, le* « fascisme » *est menaçant, qui se lève pour rechercher le* DIALOGUE AVEC LE FASCISME. *Nous n'en voyons pas beaucoup qui s'écrient :* FASCISTE, MON FRÈRE, COMMENT ALLER JUSQU'A TOI ? *Ni qui propose* de POURSUIVRE, PAR DES VOIES PARALLÈLES, LES MÊMES OBJECTIFS QUE LE FASCISME. *Ni qui condamne l'*ANTI-FASCISME SYSTÉMATIQUE. \*\*\* *Il y aurait donc eu un progrès de la conscience chrétienne. A l'égard, aujourd'hui, d'un fascisme plus ou moins éventuel, plus ou moins imaginaire, on renonce aux erreurs de méthode que l'on avait mises en œuvre à l'égard d'un communisme profondément implanté dans la presse, dans les syndicats, dans l'école et jusque dans l'État.* *Ce serait bien un progrès, en effet, si dans le même temps on n'allait faire de l'anti-fascisme* (*systématique*) *en compagnie des communistes. Un anti-fascisme qui* reste *une forme de* COLLABORATION AVEC LE COMMUNISME. *Par quoi l'on voit qu'à l'égard des* TOTALITARISMES, *les principes* « *théologiques* » *et les* « *exigences chrétiennes* » *servent parfois à de curieux usages.* \*\*\* - RÉAPPARITION D'UNE COLLABORATION OUVERTE AVEC LE COMMUNISME. -- *Les textes déjà cités sont clairs. On pourrait multiplier les citations. Contentons-nous d'ajouter ce que le directeur* d'Esprit *raconte dans* Témoignage chrétien *du* 11 *juillet, à la rubrique* « *Notre vie de tous les jours* »* *: « Le soir, je vais au Comité de Vigilance de ma banlieue. Un certain malaise ne me quitte pas et je le sens qui affleure aussi chez les communistes présents. Ils disent « Laissons ce qui nous divise et unissons-nous contre ce qui nous menace. » Les chrétiens qui sont là le disent aussi. » *Pourrait-on croire encore qu'il s'agit là d'options libres, de légitimes divergences, de pluralisme *? *Des chrétiens s'unissent aux communistes en laissant à la porte ce qui pourrait les diviser : c'est-à-dire en laissant à la porte Jésus-Christ. Autant dire qu'à l'entrée du Comité de Vigilance, chrétiens et communistes s'accordent pour écrire :* DÉFENSE A DIEU D'ENTRER. *Au lieu de chercher à s'unir* ENTRE CHRÉTIENS, *à s'unir par Jésus-Christ, et à laisser à la porte ce qui divise les chrétiens, on prêche à une partie des catholiques la collaboration avec le communisme, une collaboration de combat contre l'autre partie de la communauté catholique.* *Ces choses sont exposées, ces choses sont proposées dans* Esprit *et dans* Témoignage chrétien. *Telle est l'entreprise de division et de lutte civile que l'on met en place à l'intérieur de la communauté catholique et au sein même du clergé, dont une partie notable a pris l'habitude* de *lire ces deux publications avec une confiance fort peu critique.* \*\*\* 86:26 *Nous devons dire calmement, mais très nettement, que ce n'est point par une* « *option particulière* » *que nous nous opposons à une telle entreprise.* *Nous nous y opposons parce que cette entreprise est ouvertement contraire à la doctrine, à l'unité, à la discipline catholiques.* *Cette entreprise ouvre la porte à l'assassinat de l'Église. M. Domenach, dans* Esprit *et dans* Témoignage chrétien, *introduit à l'intérieur de la communauté catholique et du clergé exactement le même principe de destruction que les communistes ont introduit à l'intérieur des communautés catholiques de Chine.* *Nous avons analysé ce principe de destruction dans l'éditorial de notre numéro* 23 « Pratique communiste et vie chrétienne. » *Chaque jour grandit et se développe, dans cette ligne même, le péril qui menace l'unité, la discipline et la vie de l'Église catholique en France.* \*\*\* - « PAROLE ET MISSION ». -- Tel est le titre d'une « revue de théologie missionnaire » dont le premier numéro vient de paraître, avec la date du 15 avril 1958. Elle est publiée par les Éditions du Cerf. Elle déclare : « Qu'on ne nous classe pas trop vite. Notre revue n'est pas toute faite à l'avance. Nous voulons penser avec l'Église et toute sa tradition, et nous voulons penser aussi avec notre temps, avec les hommes d'aujourd'hui et tout ce qu'anime présentement dans l'Église, en fait d'idées ou de mouvements, l'Esprit Saint. On verra peu à peu de quelle « école » nous sommes, si tant est qu'il soit nécessaire de donner à chacun une étiquette qui dispense ensuite d'écouter ce qu'il dit... « ...Une revue ne peut tout dire en son premier numéro, et l'on se gardera de LA JUGER D'APRÈS CETTE SEULE ET UNIQUE PUBLICATION. » *Ces justes formules décrivent, pour les rejeter, des réalités qui ont malheureusement existé ; qui existent encore. Nous avons, quant à nous, suffisamment subi* ce *procédé qui consiste à* DONNER A CHACUN UNE ÉTIQUETTE QUI DISPENSE ENSUITE D'ÉCOUTER CE QU'IL DIT. *Nous comprenons fort bien que la revue* Parole et Mission *ne désire pas subir, à son tour, un tel traitement.* *Nous ne lui appliquerons pas l'injuste loi du talion.* \*\*\* *Voici le propos de la nouvelle revue *: « Ce que nous voudrions c'est, au-delà de toutes les options, plus ou moins partisanes, ou de toutes les conclusions hâtives, élaborer une théologie de la mission qui tienne compte de toutes les données de la tradition et de notre époque. Le problème est si grave, pour le salut du monde, et si délicat, dans un domaine aujourd'hui si discuté et parfois si mouvant, que nous avons besoin pour y penser valablement de beaucoup de temps et de beaucoup d'aides et de concours. » 87:26 « Nous attendons des missionnaires qu'ils nous écrivent et écrivent dans cette revue. Mais nous savons que nous avons aussi à recevoir de tous les vrais chrétiens, à quelque profession ou à quelque milieu qu'ils appartiennent, du moment que les préoccupe le salut de leur prochain, et surtout si, par leur situation, ils sont en contact avec des incroyants ou des non-catholiques et comprennent leurs aspirations et leurs besoins. » « La revue aurait réussi dans la mesure où elle aurait permis à beaucoup qui ignorent la « théologie » et qui auraient tendance à se considérer malgré eux comme étrangers à l'action collective de l'Église, de devenir de plus en plus généreux collaborateurs du Règne de Dieu en même temps que, peu à peu, des artisans qualifiés d'une véritable pensée missionnaire. » *Le Comité de direction est composé de MM. A.-M. Henry, P.-A. Liégé, N. Dunas et J. Thomas. L'annonce, plus haut citée, que la revue veut* « *penser avec les hommes d'aujourd'hui et tout ce qu'anime présentement dans l'Église, en fait d'idées ou de mouvements, l'Esprit Saint* »*, et qu'elle entend se placer* « *au-delà de toutes les options plus ou moins partisanes* » *est d'excellent augure. Que la page soit enfin réellement tournée sur ces ostracismes, ces sectarismes qui cherchaient occasion ou prétexte dans les nécessités de l'apostolat missionnaire, tant mieux, et bravo.* \*\*\* - SIGNIFICATION POLITIQUE DE LA PROPRIÉTÉ. *--* Sous ce titre paraît le « dossier numéro 3 » du C.E.P.E.C., entièrement consacré à *une étude de Louis Salleron. Ce sujet, dit-il,* « est un de ceux qui me tiennent le plus à cœur, j'y ai déjà consacré de nombreuses études mais, plus j'y réfléchis, plus il prend d'importance dans mon esprit ». *On peut se procurer cette remarquable étude directement au C.E.P.E.C.* (*Centre d'études politiques et civiques*)*,* 25*, boulevard des Italiens, Paris* 2^e^. \*\*\* - LA PAIX SCOLAIRE ET RELIGIEUSE. -- Dans le numéro des Études de juillet-août, le P. Rouquette remarque très justement : « L'Alsace est sans doute le pays de France où, depuis des siècles, les différentes confessions vivent dans la plus grande paix ; or il n'est, en Alsace, d'école que confessionnelle. » \*\*\* - LES ÉTUDIANTS DANS LA NATION. -- Le numéro de mai des Cahiers du Cercle Fustel de Coulanges (13, rue Vaudrezanne, Paris) contient un grand article de M. Henri Boegner : « Place et rôle de l'étudiant dans la France contemporaine. » Sur la situation de l'étudiant dans la société, sur le statut juridique et économique de l'enseignement supérieur, sur l' « héritage spirituel » et sur la « valeur spirituelle de l'héritage temporel », tels que l'enseignement peut et doit les transmettre, les remarques et suggestions de M. Henri Boegner sont pleines d'expérience et de lucidité. \*\*\* - ENSEIGNEMENTS PONTIFICAUX : LA PAIX INTÉRIEURE DES NATIONS. -- Dans la collection des enseignements pontificaux rassemblés par les Bénédictins de Solesmes et édités chez Desclée et Cie, le volume intitulé 88:26 - La paix intérieure des nations, que nous avons précédemment recommandé à nos lecteurs (n° 24, pp. 89-90), vient de faire l'objet d'une seconde édition, très largement complétée. La première s'arrêtait au Message de Noël 1951. Celle-ci va jusqu'en mars 1957. On y trouve notamment le Message de Noël 1956 qui critique le « faux réalisme » et qui explique pourquoi » la réforme des institutions n'est pas aussi urgente que celle des mœurs ». \*\*\* - LA VÉRITABLE DICTATURE : CELLE DES ADMINISTRATIONS D'ÉTAT. -- Dans notre n° 24, sous le titre général : « Se réformer ou périr », Henri Charlier a montré que les sommes versées par les différentes professions pour organiser la production et les marchés étaient indûment remises à des administrations d'État qui en usaient pratiquement sans contrôle. Ainsi de l'Office du blé ; ainsi du Fonds forestier. *Le récent rapport de la Cour des Comptes nous donne un exemple de cet arbitraire administratif. Il existe un* « *Fonds d'assainissement de la viande* » *provenant d'une taxe payée par les éleveurs, abatteurs et bouchers* (*et en définitive par nos biftecks*)*. En dépit de son titre étrange, il est destiné à soutenir les prix de la viande dans l'intérêt de tous. Maintenir les cours, quand ils seraient désastreux pour les producteurs ; empêcher qu'ils ne montent quand l'offre est rare. Le rapport de la Cour des Comptes révèle que le Fonds d'assainissement de la viande a été amené à verser la somme de* 127 *millions à une Coopérative du Houblon, à Strasbourg.* *De telles pratiques montrent bien l'arbitraire de l'administration, couverte ou sollicitée par quelque ministre éphémère. Il est hors de doute que les corporations administreraient à bien meilleur compte et fort jalousement même, des deniers qui viennent de leur bourse. Dans le cas cité, pourquoi les corporations agricoles n'ont-elles pas été sollicitées ? Beaucoup d'entreprises s'échafaudent uniquement par des tractations politiques qui sont couvertes uniquement par l'irresponsabilité générale organisée. Les corporations agricoles qui sont renseignées, n'auraient rien voulu risquer. L'administration ne demande pas mieux que de garder sous* un *régime même autoritaire ce qu'elle a gagné sous le* « *système* » *dont l'instabilité et la versatilité l'excèdent elle-même bien fréquemment.* LE DANGER PROCHAIN EST DE VOIR SE RENFORCER LA DICTATURE DE L'ADMINISTRATION SOUS PRÉTEXTE DE RENFORCER L'AUTORITÉ ; *or les Français producteurs en ont assez, ce qui ne promet pas des jours tranquilles.* *Quand on parle de* « *décentralisation* »*, il ne faut pas se laisser tromper. Elle devrait consister à laisser* s'administrer elles-mêmes *les sociétés primaires, comme ce* « *Fonds d'assainissement* » *au titre si curieux ; même quand l'État doit leur imposer l'existence d'un* « *fonds d'assainissement* » *pour le bien commun. Mais l'administration y voit l'occasion de créer des corps régionaux administratifs complets, surcharge nouvelle, complication nouvelle pour l'économie, sans plus de compétence chez les hommes, sans avantage pour la nation.* *Quand il faut passer par dix bureaux et cinq ou six ministères pour obtenir un permis de construire, on ne pense pas que l'administration soit trop centralisée.* « *On ne gouverne pas un pays avec des institutions faites pour l'administrer.* » 89:26 ### Le Père Emmanuel et la paroisse du Mesnil Saint Loup UN HAUT PERSONNAGE nous avait parlé il y a quelque vingt ans de cette paroisse du diocèse de Troyes qui, disait-il, était semblable aux paroisses de la Vendée militaire fleurissant dans les trois diocèses voisins qui se sont partagés cette contrée. Il y a des différences spirituelles ; mais celle qui frappe à première vue est que cette paroisse champenoise est isolée, tandis que celles de Vendée occupent toute une région. Il n'est pas assez remarqué que c'est l'influence des saints qui se prolonge ainsi. Saint Louis Grignion de Montfort est à l'origine de la piété des Vendéens ; car de son temps, quand il y prêchait, il trouvait des arbres poussant dans les églises. La Bretagne fut convertie par saint Vincent Ferrier. Aujourd'hui encore, en Hollande, en Suisse, les paroisses demeurées catholiques sont celles dont le curé est demeuré fidèle à la vraie foi lors de la Réforme il y a quatre siècles. Telle est la grandeur du sacerdoce et l'importance de la fidélité. L'instrument de la conversion fut pour la paroisse du Mesnil saint Loup son curé l'abbé André, plus connu ensuite sous le nom de Père Emmanuel. 90:26 Les préoccupations journalières empêchent souvent de prêter attention à ce qui devrait l'arrêter. Ce fut alors notre cas. Mais de notre temps le souci d'apostolat a fait naître tant de théories nées dans les bureaux des « œuvres », tant d'applications incertaines ou même de déviations certaines que nous nous souvînmes du Mesnil-Saint-Loup. Il s'y ajoutait le fait d'avoir entendu souvent critiquer cette paroisse, et même sous cette forme : « Surtout ne faites pas comme au Mesnil-Saint-Loup ». Enfin, dans sa récente encyclique, le Saint-Père demande une neuvaine de prières pour la paix du monde et la liberté de l'Église ; dans sa conclusion, il presse les chrétiens de se réformer dans un esprit qui est si semblable à celui qu'a mis en lumière le père Emmanuel et qui lui a donné de réussir il y a cent ails, qu'il nous a paru opportun de montrer par son exemple que cette réforme est possible dans les pires époques. A condition de prendre les moyens que Notre-Seigneur a laissés à son Église et qui sont surnaturels. Nous fîmes donc venir la *Vie du Père Emmanuel* et on voulut bien nous prêter les *Opuscules doctrinaux* de ce Père Emmanuel car l'édition en est épuisée ([^30]). \*\*\* L'ÉTONNEMENT EST GRAND ; car avant d'ouvrir le livre on pense y trouver l'histoire d'un excellent prêtre, d'un saint prêtre (au sens large) et on y voit paraître en même temps un esprit éminent, un homme supérieur non seulement par la sainteté de sa vie, par l'ampleur de son action, mais aussi par ses dons intellectuels et la grandeur de ses vues. 91:26 Un homme de génie, un écrivain supérieur a enfoui ses dons dans une paroisse de trois cents âmes comme le levain du royaume de Dieu pour la convertir et donner aussi un exemple qui dure et qui est valable pour toute la chrétienté. Commençons donc par résumer sa vie. Le futur Père Emmanuel naquit à Bagneux-la-Fosse dans la partie de la Bourgogne qui appartient aujourd'hui au diocèse de Troyes. Son père était charpentier et devint meunier non loin de là aux Riceys, pays vignoble, tout près de l'abbaye ruinée de Molesmes. La vocation lui vint dès l'enfance et il entra au séminaire à treize ans. Il y reçut le sacrement de Confirmation et voici ce qu'il en dit plus tard : « Dans le moment même où je reçus le sacrement, je ne sais pas comment j'étais : mais quand je fus retourné à ma place, je me trouvai comme abîmé dans la prière, et alors le Saint-Esprit me donna de grandes lumières. Et quelles lumières, lui demandait-on ? -- Je compris ce que c'est que la vie surnaturelle : tout ce que j'ai pu enseigner aux âmes de cette vie, c'est en ce jour et à cette place que je l'ai appris moi-même. » Il entra au grand séminaire âgé de dix-sept ans seulement et il fut un élève si remarquable que Monseigneur Debelay, l'évêque de Troyes, lui confia la rédaction du premier *Ordo* romain et le prit comme secrétaire intime lors de certains pourparlers entre les membres de l'épiscopat français relatifs à la liberté de l'enseignement ; et quand il fut transféré à l'archevêché d'Avignon il proposa au jeune homme de l'y accompagner, ce que l'abbé André refusa. Le jeune homme avait encore un an à passer au séminaire. Mais le nouvel évêque était passablement gallican. Le séminariste fut moins bien vu. Son zèle était ardent, sa prudence limitée par sa jeunesse. Un professeur expliquant une question de morale avait dit : « Il faut sauver les apparences. » Le jeune homme se leva d'une pièce et s'écria : « Pardon, il faut sauver les âmes ! » 92:26 Aussi, quand il eut été ordonné prêtre, on ne sut que faire d'un sujet si peu ordinaire. « On ne peut faire de lui un vicaire ; curé, il ne pourra tenir en place, il faudra le changer à tout moment. » Il fut nommé le lendemain de son ordination curé du Mesnil-Saint-Loup, petite paroisse négligée, tombée en binage, scandalisée, troublée, mais ayant eu toutefois avant la Révolution d'excellents prêtres nommés par le Grand Prieur de l'Ordre de Malte dont dépendait la cure, et qui lui épargnèrent le protestantisme et le jansénisme. Pendant la Révolution, son curé, de la même origine, prêtre héroïque, assura en se cachant la continuité de la vie chrétienne. Mais il y avait eu deux révolutions depuis ce temps. « Pauvre matériellement la paroisse était encore inférieure spirituellement aux paroisses voisines. » Son jeune curé qui disait-on « ne saurait tenir en place », le demeura pendant cinquante trois ans. Cette paroisse moins bonne que les autres allait devenir un modèle de vie chrétienne et de société chrétienne. Toutes les paroisses qui l'entouraient et presque toutes les paroisses de France dégringolèrent à qui mieux mieux jusqu'à devenir ce que nous savons (dans le même diocèse un curé qui en a quatre y trouve trois pascalisants). Cela juge l'apostolat du Père Emmanuel et celui de ses confrères. L'œuvre du Mesnil-Saint-Loup est un grand exemple parce qu'elle est celui de la conversion d'une paroisse populaire au moment le plus triste de notre histoire religieuse, à l'époque du scientisme et de l'anticléricalisme, alors qu'on croyait en quelque sorte fatal l'effacement de la foi. Il en est un autre exemple, celui de la paroisse d'Houville au diocèse de Chartres. Là, ce furent des phénomènes diaboliques qui tournèrent cette petite chrétienté vers Dieu et la pénitence. Nous reviendrons sur la méthode et les soins du Père Emmanuel ; nous allons d'abord continuer à dire quel homme il fut et ce que fut sa vie. 93:26 UN JEUNE HOMME de vingt-quatre ans aussi instruit qu'il puisse être pour son âge, même un très saint jeune homme, manque de la connaissance des hommes et manque d'expérience. L'abbé André s'empressa de l'acquérir. D'un caractère très aimant, très ardent et très émotif, il se donna avec fougue à l'apostolat principalement auprès des jeunes gens dont son âge différait bien peu. Mais au bout de deux ans et demi, il avait compris que « pour créer un bien durable, il fallait à tout prix faire entrer les âmes dans une atmosphère d'humilité et de prière qui n'est presque plus soupçonnée aujourd'hui ». Il en cherchait les moyens ; il rêvait avec un ami d'organiser en France une association catholique de prière et s'en fut à Rome auprès du Saint-Père pour y recueillir des lumières. Ses vingt-six ans n'étaient pas accomplis. C'est alors que la Sainte Vierge s'empara de sa bouillante activité et lui dévoila les trésors de grâce que Dieu ne demandait qu'à répandre par Son intercession : « Il n'avait pas fourni la première étape du voyage, du Mesnil-Saint-Loup à Troyes, qu'il se trouva saisi intérieurement au cours de la récitation d'un chapelet, par ce nom de Notre-Dame de la Sainte-Espérance et en même temps surgit dans son esprit la pensée de demander au Saint Père pour la paroisse du Mesnil-Saint-Loup, l'institution d'une fête de Notre-Dame de la Sainte-Espérance. » Partis le 4 juin lui et son ami n'arrivèrent à Rome que le 20 ou 22 juin ; et une audience du Saint Père fut promise pour le 5 juillet. Le 2, alors qu'il disait la messe de la Visitation, l'abbé André eut cet avertissement du ciel qu'à ce moment même sa jeune sœur Aglaé faisait sa première communion dans son lit et qu'il ne devait plus la revoir. Le 5 juillet, « à genoux avec son ami, aux pieds et tout près du cœur du Saint Père, il formula sa demande : « Très Saint Père, voulez-vous donner à la Très Sainte Vierge honorée dans notre église le nom de *Notre-Dame de la Sainte-Espérance *? » 94:26 A ces mots le Saint Père qui jusque là se tenait tourné vers les deux prêtres, releva la tête, regarda en haut d'un autre côté de sa chambre, parut réfléchir comme s'il eût cherché à comparer deux pensées pour saisir le rapport de l'une avec l'autre ; puis se retournant après un moment de solennel silence, il parut rempli de joie, et avec un accent de satisfaction bien marquée il dit : « NOTRE-DAME DE LA SAINTE-ESPÉRANCE, OUI ! » Une fête nouvelle dans l'Église accordée sur-le-champ à un jeune prêtre de vingt-six ans est un événement extraordinaire. La cause de béatification de Pie IX est introduite à Rome. L'enquêteur est venu au Mesnil-Saint-Loup et il a pu voir par les suites toujours vivantes de la décision de Pie IX qu'une vue surnaturelle en était bien l'origine. La grande joie causée à l'abbé André par l'octroi de la fête fut aussitôt compensée dans le monde des âmes. Le 11 juillet durant la nuit, à une heure du matin, l'abbé André se trouva tout à coup éveillé, et dans une lumière d'en haut il vit que sa petite sœur venait de mourir. L'abbé André rentra au Mesnil le 25 juillet. « Mon pèlerinage, écrit-il, se termina sur la tombe de ma petite sœur. » Ce fut le 15 août qu'il annonça à ses paroissiens la grande grâce accordée par le Saint-Père. Dans l'émotion indicible qu'était la sienne et qu'il suscita chez ses paroissiens en leur parlant de la tendresse du cœur de la Sainte Vierge, il adressa à Marie de nombreuses invocations dont celle-ci, jaillie comme à son insu, demeura : « *Notre-Dame de la Sainte-Espérance, convertissez-nous.* » Et lors de la première fête les quelques bonnes vieilles qu'il avait trouvées fidèles lors de son arrivée dans la paroisse, s'embrassaient en pleurant sur la place de l'église. Mais le zèle de l'abbé André dépassait sa paroisse. Il voulait étendre à tout le monde cette grâce de la *conversion* attachée à l'espérance du ciel par l'intercession de Marie à qui l'Église fait dire : « Je suis la mère de la Sainte-Espérance. » -- « Avant la Sainte-Espérance, disait-il, j'allais au hasard, je ne savais pas ; avec elle j'ai été fixé, j'ai vu, j'ai compris. » 95:26 Lui-même raconte que le matin du 26 avril suivant, jour de Notre-Dame du Bon Conseil, pendant la préparation à la messe, « tout à coup, et cependant si doucement que je ne m'en aperçus pas, je tins ce que j'avais désiré, la Prière Perpétuelle. Je vis d'une vue claire l'organisation de cette œuvre, tout me fut présenté en un moment, tout me fut dit sans discours ; rien cependant n'occupait mon imagination ; mon esprit était seulement le témoin attentif et calme d'une sorte de création qui se faisait en lui, mais à laquelle il était parfaitement étranger. Il était huit heures. » Et il continue : « Après bien des hésitations, dans la journée, renonçant à toutes vues personnelles préalables... je résolus d'instituer la Prière Perpétuelle à Notre-Dame de la Sainte-Espérance, selon le plan qui certainement n'était pas mon ouvrage. » Douze personnes groupées en une série disent chacune à l'heure qui lui est fixée la prière « Notre-Dame de la Sainte-Espérance, convertissez-nous » une fois avant et une fois après la Salutation angélique. L'abbé André obtint de Rome l'approbation de la prière et des indulgences. Les deux grandes âmes de l'abbé André et de Pie IX s'étaient rencontrées et comprises. Voici le rescrit de Pie IX : « Dès l'an 1852 notre Très saint père le pape Pie IX, par une très sage inspiration de Dieu donna le nom de Mère de la Sainte-Espérance à une image de la bienheureuse Vierge Marie qui lui fut désignée par l'abbé Ernest André, curé d'une église dédiée à saint Loup... Dans cette paroisse les fidèles rivalisant d'une très heureuse ferveur pour honorer ladite image... la dévotion qui s'en est suivie pourrait être appelée extraordinaire, au très grand profit des âmes... L'exposé (de la Prière Perpétuelle) ayant été fait par moi secrétaire de la Congrégation des Rites *ce n'est pas en éprouvant dans son cœur une médiocre joie* (*non exigua animi sui voluptate*) que Sa Sainteté l'accueillit... » 96:26 La Prière Perpétuelle érigée en archiconfrérie se répandit rapidement dans le monde. Deux ans après il y avait plus de 5.000 associés répartis en 33 diocèses français et étrangers ; en 1858 et 1859 on compta chaque année 17 et 18.000 associés nouveaux. L'abbé André écrivait tout et envoyait lui-même les bulletins d'adhésion. En certaines semaines il y eut plus de 60 séries d'associés à inscrire. Il avait trente ans. OR CETTE TÂCHE matérielle ne l'empêchait pas de poursuivre l'instruction de la chrétienté dont il était chargé, et pour cela de s'Instruire lui-même. Il voulait aller au fond des choses. Il lui parut nécessaire d'apprendre l'hébreu. Il l'apprit. Et de même le syriaque. Il se fit un dictionnaire des verbes hébreux qui se rencontrent dans la Sainte Écriture. Il composa une concordance avec, en plus, cent pages (manuscrites) de remarques philologiques. Après cela il expliquait le Livre d'Esther à ses paroissiens pendant le mois de Marie. On voit dans sa correspondance qu'il se préparait à leur expliquer « l'Ecclésiastique ». Cent ans d'avance l'abbé André appliquait à l'apostolat la connaissance de la Bible qui est un des meilleurs signes des bons désirs de notre temps. L'ardeur de savoir et d'enseigner mena l'abbé André à la maladie. En 1860, pendant près d'un an il dut cesser presque tout ministère par suite d'anémie cérébrale. Cependant par l'intervention de la Sainte Vierge il se fit dans les âmes de ses paroissiens une pénétration de la grâce jusqu'à une profondeur insoupçonnée. Les grâces du baptême se développaient ; et l'abbé André se sentant l'ouvrier de cette grâce, contemplant l'action de Dieu, vit le baptême apporter tous les moyens de la perfection chrétienne. Il monta en chaire et déclara : « La paroisse telle qu'elle existe est bâtie sur des fondements ruineux ; tout est à reprendre par la base... 97:26 Nous avons à réformer la vie chrétienne. Plus de vieux levain, tout nouveau ! » Renoncer à Satan, à ses pompes et à ses œuvres, ce n'est pas seulement renoncer au péché mortel, c'est vivre pour le ciel et telle est la grâce de la sainte Espérance. L'abbé André prêcha donc la perfection chrétienne à ses paroissiens *suivant leur état.* Mais il voulut, puisqu'il la prêchait à ses paroissiens, vivre aussi dans la perfection de son état qui est la vie des vœux. Il écrit dans un journal intime : « 27 octobre 1861, dixième fête de Notre-Dame de la Sainte-Espérance... en ce jour j'ai constitué (si tant est que j'aie fait autre chose que laissé faire le Bon Dieu) j'ai constitué Marie la Reine de mon cœur... » Et dès qu'il le put, avec l'un de ses confrères l'abbé Babeau, il vécut dans son presbytère de la vie monastique, à la grande édification de ses paroissiens, et prit le nom de Père Emmanuel sous lequel il est connu. Les difficultés ne manquèrent pas à la petite communauté. Persécutée par l'évêque, désagrégée (sans malice) par les supérieurs généraux eux-mêmes de la congrégation à laquelle ils s'étaient agrégés ; persécutés par les lois iniques de 1880 et 1901, sans biens, sans fortune, ils durent se disperser ; et le monastère du Mesnil-Saint-Loup est vide aujourd'hui. En même temps le Père Emmanuel avait entrepris la construction d'une église nouvelle. L'ancienne, bâtie par les Templiers, au douzième siècle, d'une manière très grossière, menaçait ruine ; elle était aussi trop petite pour les paroissiens. La besogne s'imposait. Elle était possible à cause du mouvement de conversion que la Prière Perpétuelle avait produit dans une vaste contrée ; c'était néanmoins une besogne écrasante pour cet homme surmené qui éditait en même temps un « Nouvel essai sur les Psaumes ». Ce titre modeste est la parure d'une œuvre considérable. Ce n'est rien de moins qu'une traduction des psaumes en latin d'après l'hébreu, accompagnée de notes sur le texte, sur le sens littéral, le sens figuratif, et les applications liturgiques. 98:26 Le Père Emmanuel a fait tout seul quatre-vingts ans d'avance cette traduction que l'Église vient d'achever. Les nombreux travaux qui depuis le temps du Père Emmanuel ont précisé le texte hébreu lui-même ont fait vieillir le travail du Pèle Emmanuel. Cependant son livre est encore le seul à donner toutes les applications liturgiques des psaumes. Il espérait tirer quelqu'argent de cette publication pour l'aider à bâtir son petit monastère. La guerre de 70 arrêta vente et propagation du livre. (*à suivre.*) D. MINIMUS. 99:26 ## Enquête sur la Corporation ### Un livre de Marcel Clément PENDANT que se poursuit, depuis maintenant dix-huit mois, notre enquête, auprès des personnalités et des milieux les plus divers, sur la corporation, Marcel Clément publie aux Nouvelles Éditions Latines un ouvrage sur *La Corporation professionnelle.* Ce livre s'ouvre par l'avertissement de Pie XII : « *Les structures sociales, comme le mariage et la famille, la communauté et* LES CORPORATIONS PROFESSIONNELLES, *l'union sociale dans la propriété personnelle, sont des* CELLULES ESSENTIELLES *qui assurent la liberté de l'homme et par là son rôle dans l'histoire. Elles sont donc* INTANGIBLES *et leur substance ne peut être sujette à révision arbitraire.* (Noël 1956.) Voici le plan de l'ouvrage : Première partie : *la restauration de l'ordre social.* I. -- Rupture de la Chrétienté médiévale. II. -- Le message individualiste de la Révolution française. III. -- La politique sociale chrétienne. IV. -- La réforme des institutions. V. -- La réforme des mœurs. Seconde partie : *principes de sociologie corporative.* I. -- Le corps social. II. -- Le dynamisme du corps social. III. -- Signification sociologique du syndicalisme. IV. -- Structures rurales et capitalisme industriel. V. -- La corporation et la politique culturelle. 100:26 Troisième partie : *principes de droit corporatif.* I. -- Les fondements du droit corporatif. II. -- La cause finale de la corporation. III. -- La cause matérielle des corporations professionnelles. IV. -- La cause formelle de la corporation. V. -- La cause efficiente : les actes corporatifs. Conclusion : *peut-il exister une économie corporative *? Le livre se termine par un important recueil des principaux documents pontificaux, de 1891 à 1956, concernant la corporation professionnelle. Nous donnons ci-dessous deux extraits de cet ouvrage, concernant deux points particuliers ; et un troisième extrait qui peut être considéré comme un résumé de la doctrine exposée. #### Ce que l'on nomme « corporation » Pour des raisons diverses, le mot « corporation » est mal vu... Cet état de l'opinion devait-il nous détourner d'employer le mot et de risquer d'être mal compris ? Il est délicat d'avoir à peser le pour et le contre dans une telle éventualité. L'emploi du mot est entièrement indispensable à l'intelligence de la chose. La notion d' « ORGANISATION PROFESSIONNELLE », *équivalente du point de vue juridique, ne l'est pas du point de vue sociologique.* Car s'il y a tant de préjugés et de réactions passionnelles ou émotives devant la « corporation », c'est avant tout parce que l'on reste à la surface du mot et qu'on en ignore le sens vrai, le sens profond, celui dans lequel les Papes l'ont employé à plusieurs reprises. Devions-nous explorer ce sens profond, cette signification essentielle, en utilisant un autre vocabulaire ? La « corporation » exprime le mouvement incessant de dynamisme et de croissance des membres du corps social dans une unité respectueuse de leur nature et de leur vitalité. Fallait-il renoncer à une analogie si frappante que nulle autre, de saint Paul à Pie XII, n'a semblé plus apte à nous faire pénétrer dans la méditation de la doctrine du Corps mystique du Christ ? Et Pie XI ne souhaitait-il pas que l'on puisse « vérifier en quelque manière du corps social ce que l'Apôtre disait du Corps mystique » ? (*Quadragesimo anno,* n° 97). 101:26 Il ne s'agit pas de s'attacher au mot par un entêtement irrationnel, un amour-propre buté, de même qu'il ne saurait être question de l'abandonner simplement par un parti pris de réalisme unilatéral et d'adaptation au milieu, méprisant toute préoccupation doctrinale. Il s'agit de déterminer les avantages et les inconvénients réciproques, de les confronter et de prendre une décision prudente. Nous avons cru qu'il valait mieux courir le risque d'employer le mot et de nous en expliquer, plutôt que de *courir le risque de ruser avec le vocabulaire, de perdre une véritable liberté d'expression, et par le fait, de risquer d'altérer la doctrine elle-même.* Nous avons préféré affronter des préjugés contingents, et donc passagers, dans l'espoir précisément de contribuer à les dissiper, plutôt que de renoncer à un procédé de pensée et d'exposition qui nous a semblé nécessaire à notre propos. Nous faisons ainsi usage d'une liberté intellectuelle que nous croyons légitime, sûr d'être compris de ceux qui ne partageraient pas notre conclusion relativement à l'emploi du mot lui-même. #### La traduction de « Quadragesimo anno » Parmi les motifs qui inclinent trop souvent les chrétiens à ne pas aborder de face l'idée corporative, il y a la crainte plus ou moins formulée de voir disparaître les groupements et syndicats actuellement existants. (...) Les syndicalistes chrétiens eux-mêmes ne sont pas exempts de cette crainte. Ils n'ont qu'assez exceptionnellement manifesté de l'enthousiasme pour l'idée pontificale de l'organisation professionnelle. Il s'agit ici d'un problème fort délicat, et dont la solution n'a pas été facilitée, voici déjà un quart de siècle, par UN PROBLÈME DE TRADUCTION. La traduction française de l'Encyclique *Quadragesimo anno* est en effet, à ce sujet précis, défaillante. On y lit, au numéro 90, que « *la nature incline les membres d'un même métier ou d'une même profession, quelle qu'elle soit, à créer des groupement corporatifs, si bien que beaucoup considèrent de tels groupements comme des organes, sinon essentiels, du moins naturels dans la société.* » 102:26 Or cette traduction laisse tomber quatre mots, et quatre mots fort importants : « CONSORTIA JURE PROPRIO UTENTIA ». Si on les rétablit, on voit que « *beaucoup considèrent de tels groupements,* JOUISSANT D'UN STATUT JURIDIQUE PROPRE, *comme des organes, sinon essentiels, du moins naturels dans la société.* » Ainsi, la corporation jouit d'un *statut juridique propre *: le STATUT DE DROIT PUBLIC. Il n'y a d'ailleurs plus de doute à ce sujet depuis l'allocution du Pape Pie XII du 7 mai 1949. Toutefois il importe de rétablir le texte de la *Quadragesimo anno,* qui demeure la charte de la restauration de l'ordre social, afin d'en comprendre en pleine lumière la doctrine d'ensemble. ... On comprend que si les corporations jouissent d'un statut juridique propre de DROIT PUBLIC, l'ensemble du texte apparaît dans une perspective différente que dans le cas où elle seraient de *simples associations de droit privé.* En particulier, les membres de la corporation sont ipso facto membres de la corporation professionnelle.... Et Pie XI prévoit que (n° 92) pour sauvegarder leur légitime autonomie, les différentes catégories sociales constituant la corporation de droit public auront la liberté de se réunir et de délibérer séparément dans le cadre même du fonctionnement de la corporation. Il prévoit en outre que (n° 94) dans les professions ainsi organisées, les personnes conservent le droit de s'associer librement en vue de certains objets particuliers et de prendre des décisions à ce propos. Dès lors, il s'agit d'associations professionnelles qui ont les caractères *inverses* de la corporation. La corporation poursuit le bien commun. Ces associations privées poursuivent un bien particulier. La corporation a un pouvoir réglementaire. Ces libres associations n'ont d'autre pouvoir que de prendre des décisions engageant leurs membres selon le droit privé. #### Caractères principaux de la corporation Pourquoi le Pape Pie XII a-t-il tenu à donner à cette idée de l'ordre corporatif professionnel de l'économie le nom de « *Programme social de l'Église* » ? N'est-ce pas pour attirer notre attention sur une question de proportions ? 103:26 Il y a, en effet, dans la doctrine sociale de l'Église, des points nombreux, mais dont l'importance n'est pas située sur le même plan. Qu'il s'agisse du salaire, des tempéraments à apporter au contrat de salariat lorsque les circonstances le permettent, qu'il s'agisse des mesures de nationalisation ou du vrai sens de la sécurité sociale, ces problèmes et beaucoup d'autres se présentent en réalité à une place déterminée *par rapport à une conception d'ensemble de l'ordre social.* Cette conception d'ensemble, ce « principe formel », c'est l'idée de l'ordre corporatif professionnel de l'économie. Cette idée, le Pape Pie XII a indiqué qu'elle était contenue dans « LA PARTIE PRINCIPALE de l'Encyclique *Quadragesimo anno* » et qu'elle constituait « LE PROGRAMME SOCIAL DE L'ÉGLISE » (Allocution du 31 janvier 1952). Quels sont les caractères qui définissent généralement ce « *programme social de l'Église* », tels qu'ils apparaissent dans les enseignements pontificaux ? On peut, nous semble-t-il, les résumer ainsi : 1. -- Le fondement de la corporation, c'est la conception *organique* de la société (*Quadragesimo anno,* n° 91). Le lien naturel qui soutient la solidarité des membres des professions est la poursuite du *bien commun* dans l'activité du travail (n° 92). 2. -- Le principe de toute l'organisation corporative est le *principe de subsidiarité* ([^31]) qui tend à laisser aux sociétés intermédiaires les responsabilités qu'elles sont capables d'assumer par elles-mêmes (n° 86 et n° 87). 3. -- La profession n'est pas une société aussi « naturelle » que la famille ou même que l'État. Elle est néanmoins une société naturelle en ce sens Qu'elle est réclamée par un ordre social conforme à la droite raison (*Quadragesimo anno,* n° 90 ; Pie XII, 19 juillet 1947). 4. -- L'idée de la corporation professionnelle ne saurait être séparée de l'idée d'une « interprofession » établissant la collaboration organique de plusieurs professions, et plus généralement de l'idée de corporation *interprofessionnelle* de toute l'économie (*Quadragesimo anno,* n° 91). 104:26 5. -- JURIDIQUEMENT, l'organisation professionnelle corporative consiste en un statut *de droit public* à la faveur duquel la profession peut agir, proportion gardée, à la manière d'une municipalité, dotée du pouvoir réglementaire (Pie XII, 7 mai 1949). 6. -- SOCIOLOGIQUEMENT, la corporation est apte à réaliser aujourd'hui *le dépassement de la lutte des classes* par l'instauration d'un ordre organique unissant patrons et ouvriers (Pie XII, 14 septembre 1952). 7. -- ÉCONOMIQUEMENT, la corporation est apte à permettre de rendre aux échanges et à la répartition des biens un « *principe directeur juste et efficace* » qui lui fait actuellement défaut (*Quadragesimo anno,* n° 95). 8. -- POLITIQUEMENT, l'organisation professionnelle corporative de l'économie doit être « reconnue » par l'État, qui confère des *pouvoirs* à des organismes concrets, vivants, correspondant aux besoins du lieu et du temps. Elle n'est pas nécessairement attachée à l'idée d'un « État corporatif » (Pie XII, 7 mai 1949). 9. -- SOCIALEMENT, la corporation des professions et des interprofessions correspond à une forme réaliste de *promotion ouvrière* dans le cadre d'une organisation d'ensemble des forces productives de l'économie qui permette à « toutes les classes laborieuses d'acquérir honnêtement leur *part de responsabilité* dans la conduite de l'économie nationale » (Pie XII, 11 mars 1945). 10. -- TECHNIQUEMENT, l'organisation corporative positive, dans un pays donné, *dépend des circonstances* de temps et de lieu, de l'évolution antécédente, de la psychologie collective, et peut donner lieu à des divergences prudentielles, même importantes. A ce niveau des plans particuliers, on ne saurait parler d'un « *programme social de l'Église* », mais simplement d'une *application concrète,* dans le cadre d'options temporelles diverses, de ce programme (*Quadragesimo anno,* n° 93). 105:26 ## DOCUMENTS ### Le Mouvement pour un Monde meilleur et la France L'implantation en France du *Mouvement pour un Monde meilleur,* lancé à l'appel de Pie XII (10 février 1952), paraît décidément retardée. Une simple réunion d'information a eu lieu à Paris le 3 juin. « *En attendant que nous puissions prêcher en France les* « Exercices » *du Mouvement* », écrit son Secrétaire général, une session est organisée, *en langue française,* du 3 au 8 septembre. Elle a lieu près de Rome, au siège du « Centre international Pie XII pour un Monde meilleur ». Pour toute information concernant le mouvement, on est prié de s'adresser au *Movimento per un Mondo migliore, Piazza del Gèsu* 49*, Roma, Italie.* ### Jeanne d'Arc et la politique : renverser le jeu des causes naturelles *Dans le numéro de juin du bulletin trimestriel* LES AMIS DE SAINTE JEANNE D'ARC (*organe de* l'Association universelle des Amis de Jeanne d'Arc, 52, *avenue de Breteuil, Paris VII^e^*)*, un article* d'ANDRÉ CHARLIER, *que cette publication présente ainsi *: Frère du grand artiste Henri Charlier, dont nous avons publié un article dans notre numéro précédent, André Charlier, directeur du Collège de Normandie, est tenu par tous ceux qui l'ont eu pour maître et par tous ceux qui l'approchent pour le modèle des éducateurs. 106:26 *Voici l'article* d'ANDRÉ CHARLIER, *que nous reproduisons en son entier avec l'amicale autorisation du bulletin* LES AMIS DE SAINTE JEANNE D'ARC : « Le salut temporel de l'humanité a un prix infini, la survivance d'une race, la survivance terrestre et temporelle d'une race, la survivance infatigable et linéaire d'une race à travers toutes les vagues de tous les âges, le maintien d'une race est une œuvre, une opération d'un prix infini, l'immortalité terrestre et temporelle d'une race élue, quand même ce serait une race humaine simplement, et surtout quand c'est une race comme cette race la seule visiblement élue de toutes les races modernes, la race française, ce maintien et cette immortalité est un objet, une proposition d'un prix infini, qui paie tous les sacrifices ([^32]). » Seul Péguy pouvait écrire cela. Il pouvait l'écrire parce que rien ne le séparait de la réalité de sa race, qu'il retrouvait toute pure dans son sang et dans son âme. Ni les leçons apprises, ni les examens, ni l'École Normale, ni le parti socialiste n'avaient pu l'en séparer. Aucune littérature n'avait réussi à s'interposer entre sa race et lui, mais Jeanne d'Arc l'avait pris par la main et doucement conduit jusqu'à la source où personne n'ose plus boire. Le premier acte de Péguy (son départ de l'École Normale) consista à se débarrasser de toute littérature. On imagine ce qu'il pourrait souffrir s'il vivait encore dans les jours présents où il semble que ce soit une haute vertu chrétienne que de travailler à l'abaissement de la France. Personne aujourd'hui n'oserait écrire une chose aussi énorme. Et pourtant si elle est vraie ? Jeanne d'Arc a quitté son village, mené la vie d'un homme de guerre, celle qui devait être la plus contraire à son sexe comme à son éducation, subi toutes les trahisons et le dernier des supplices, non pas simplement pour chasser les Anglais de France, mais pour rappeler au peuple de France qu'il est un peuple élu et au Roi de France qu'il est le Lieutenant du Roi des Cieux, lequel est le vrai Roi de France... Voilà pourquoi elle a voulu, aussitôt après la prise d'Orléans, conduire Charles VII à Reims et le faire sacrer : une fois le sacre achevé, elle savait que l'essentiel de sa mission était accompli. Quand Jeanne fut béatifiée en 1908, Saint Pie X prononça ces paroles mémorables : 107:26 « *Vous direz aux Français qu'ils fassent leur trésor des testaments de saint Rémy, de Charlemagne et de saint Louis, qui se résument dans ces mots si souvent répétés par l'héroïne d'Orléans : Vive le Christ qui est Roi de France.* » Ces paroles peuvent-elles avoir un sens pour un État qui s'est si parfaitement laïcisé ? Elles en ont plus qu'on pourrait croire, car si elles n'en avaient pas cet État ne mettrait pas toute sa force à repousser cette vocation propre de la France et à lutter avec acharnement pour laïciser les âmes fidèles qui savent où est leur trésor. La vocation d'une race demeure malgré ses infidélités, le caractère sacré d'une lignée royale demeure malgré l'indignité des mauvais rois : nous en avons pour exemple l'histoire du peuple juif. Jeanne d'Arc, guidée par ses voix, opérait une restauration du sacré dans l'ordre de la politique : c'est une opération qu'ordinairement les hommes n'aiment pas beaucoup faire ; pour qu'ils y consentent, il faut que leurs affaires aillent vraiment très mal, car restaurer le sacré suppose qu'on remet en question le sens des actes les plus simples : c'est chose difficile pour un homme vulgaire, c'est chose encore plus difficile pour un roi. Mais les affaires de Charles VII étaient en si mauvais point que ses conseillers lui assurèrent qu'il ne courait point de risque à s'en remettre à cette fille lorraine qui se disait envoyée de Dieu. L'exemple mérite que nous le méditions : nos affaires ne sont pas en si bon point. Quand on désespère de tout, on ne risque plus rien de s'en remettre à Dieu. Remettre tout en question est une opération grave, elle exige beaucoup de courage et d'humilité à la fois. Elle est nécessaire pour chaque homme en particulier, comme elle est nécessaire pour les sociétés. Il y a une certaine pente fatale de l'histoire humaine qui veut que toutes les valeurs se dévalorisent, et les valeurs sacrées plus que les autres : en fait d'ailleurs les valeurs simplement humaines ne tiennent un tant soit peu que dans la mesure où les valeurs sacrées demeurent. L'homme est fait pour continuer la Création, mais la condition première est qu'il sache se placer dans le droit fil de la Création, dans l'axe même de la Pensée qui a présidé à la Création. L'histoire des civilisations est là pour nous montrer que le sens de cette pensée ne demeure pas toujours pur. Quand une société humaine reçoit la grâce d'être éclairée d'une grande lumière, son plus grand souci est généralement de s'ingénier à en ternir l'éclat ; son histoire est une histoire d'affadissements, d'amollissements, de déviations, de corruptions. 108:26 De temps à autre un homme solitaire s'aperçoit que rien ne va plus, et il se décide alors à faire table rase, c'est-à-dire à rejeter tout ce qu'il a appris dans les livres, à écarter de lui toutes les œuvres des hommes pour regarder l'univers d'un regard tout neuf. Cette opération ne consiste pas, comme on pourrait le croire, à tourner délibérément le dos au passé pour concevoir un avenir sans racines, mais au contraire à remonter aussi haut que possible dans le passé, plus haut, si cela est nécessaire, que toutes les œuvres de la pensée. La Création est comme un fleuve qui, à mesure qu'il s'éloigne de sa source, se charge de toutes ces matières mortes que la civilisation humaine traîne avec elle et qu'elle prend pour des trésors vivants, alors que ce sont simplement des déchets. Un homme se croit vivant et il est mort. Une civilisation se croit vivante et elle est morte. De temps en temps pourtant un éclair fulgurant raye les ténèbres ; à sa lumière on peut se reconnaître et se ressaisir. La fresque que Picasso vient de faire pour le palais de l'U.N.E.S.C.O. jette une clarté brutale dans notre obscurité. A côté d'elle rien n'existe plus. A elle toute seule elle nous donne une idée exacte, officielle, du poids de matière morte que charrie le courant du monde moderne. Mais le goût de l'eau pure jamais ne se perd et la fonction propre du génie est, malgré la force du courant, de remonter vers la source, afin de refaire pour l'eau de la source un lit nouveau qui lui permette d'arroser et de féconder des terres nouvelles. Au cours de cette remontée, il rencontre d'autres génies qui déjà avant lui ont eu cette même pensée (en réalité il en rencontre peu car il y a peu d'hommes qui osent tout remettre en question) et il se trouve fortifié par leur exemple. Qu'on ne s'imagine donc point qu'il faille rompre avec tout le passé pour construire une œuvre originale qui regarde vers l'avenir : une pensée féconde ne rompt jamais avec un certain passé que pour s'inspirer d'un passé plus ancien. C'est ce qu'avait très bien vu un des penseurs les plus profonds de notre temps, Chesterton. « Les hommes inventent de nouveaux idéaux, écrit-il, parce qu'ils n'osent pas se mesurer aux anciens. Ils regardent devant eux avec enthousiasme parce qu'ils ont peur de regarder en arrière. Or il n'est pas dans l'histoire de révolution qui ne soit une restauration. De toutes les raisons de mon scepticisme devant cette habitude moderne de tenir les yeux fixés sur l'avenir il n'est pas de plus forte que celle-ci : tous les hommes qui, dans l'histoire, ont eu une action réelle sur l'avenir avaient les yeux fixés sur le passé ([^33]). » 109:26 Remonter vers la source, si on essaye réellement d'y remonter, si on ne s'arrête pas en chemin, c'est toujours réinventer le sacré. Mais l'expérience prouve que très peu d'hommes ont le courage de remonter assez haut, même de grands penseurs. Réinventer le sacré, c'est simplement s'apercevoir que Dieu est dans la Création, qu'elle est Sa chose, qu'elle porte Sa marque. Pour qu'il faille réinventer le sacré, il faut que le sens en ait été radicalement perdu, et c'est bien ce qui est arrivé à ce malheureux monde moderne : cet événement est même l'événement capital des temps modernes, celui qui constitue la misère proprement moderne ; car aucun des siècles passés, aucun des mondes païens même, n'a été à ce point affligé de cette misère. Il a bien pu arriver que le sens du sacré fût corrompu, mais non pas qu'il fût totalement perdu, comme nous voyons qu'il l'est à cette heure. On pensait naturellement dans tous les mondes païens que tout pouvoir créateur procédait du Souverain Créateur : cela ne faisait même pas de question. Fonder une famille était un acte sacré. Fonder une cité était un acte sacré. Commander un peuple était une fonction sacrée. Exercer une magistrature était une fonction sacrée. Aussi ces actes et ces fonctions prenaient un caractère sacerdotal. Des œuvres comme l'épopée d'Homère, Les Odes de Pindare, la tragédie grecque dans son ensemble, sont toutes gonflées d'une sève qui n'est autre que le sens du sacré. Dans un monde chrétien l'homme a une fonction sacrée, celle de la Louange : elle consiste à rendre hommage à Dieu des choses qui Lui appartiennent. Et tout Lui appartient. Tout doit servir à la Louange divine. La politique est sans doute l'acte qui est le plus enfoncé dans les choses du siècle, le plus mêlé de passions diverses et violentes, donc le plus éloigné de toute mystique. Et pourtant elle est plus que tous les arts un art sacré, celui de conduire les peuples vers leur destin éternel, l'art de faire servir les volontés des hommes à l'accomplissement des desseins de Dieu : art sans doute le plus difficile parce qu'il exige de celui qui le pratique non seulement de hautes vertus morales, mais encore une grande compréhension de son temps. Ce qui manque d'ordinaire aux hommes politiques, c'est de regarder l'histoire qu'ils vivent d'assez haut (humainement et mystiquement). 110:26 Dans l'histoire du peuple juif, il y a beaucoup plus de mauvais rois ou de rois médiocres que de bons ; et pourtant Dieu se montre à leur égard d'une extrême patience. Il leur prodigue longtemps les avertissements avant de leur ménager Les châtiments qu'ils méritent. Il est visible que Dieu a une grande compassion de ceux qui sont voués à la chose politique. Jeanne d'Arc ne savait point l'histoire, et ce qu'elle en savait lui venait d'inspiration divine -- ce qui n'est peut-être pas la plus mauvaise manière de le savoir -- (on en pourrait dire autant de sa science de l'art de la guerre : Les hommes de guerre qui l'ont vue à l'œuvre attestent qu'elle avait un art tout particulier pour disposer l'artillerie). Qu'on se représente cette période de la Guerre de cent ans, et le chaos de la France déchirée, au lendemain de l'assassinat de Jean sans peur et du honteux traité de Troyes, c'est au milieu de cette anarchie que Jeanne paraît pour restaurer le sens sacré de la monarchie. Elle eut d'abord à le restaurer dans le cœur de Charles VII avant de le conduire à Reims. C'est le duc d'Alençon, celui que Jeanne appelait le « gentil duc » qui nous rapporte qu'à Chinon « Jeanne fit au roi plusieurs requêtes, entre autres qu'il donnât son royaume au Roi des Cieux, et que le Roi des Cieux après cette donation lui ferait comme Il avait fait à ses prédécesseurs et le remettrait dans son premier état ». A travers tous les textes qui nous racontent cette entrevue de Chinon, on aperçoit très bien que Charles VII dut trouver cette requête un peu saugrenue, ou, si l'on veut, dépourvue d'utilité pratique. De même après la délivrance d'Orléans, il n'était point pressé de courir à Reims, et Jeanne dut mettre beaucoup d'insistance pour le décider, puis pour presser la marche. C'est que Jeanne savait, comme tous les grands saints, que ces sortes de décisions de caractère mystique sont au contraire *les plus immédiatement pratiques :* elles le sont toujours lorsque la situation politique est devenue si grave que, sous peine de périr, il convient de renverser le jeu des causes naturelles. Et c'est tout de même un signe étonnant que ce fut une fille du peuple qui vint restaurer l'authentique tradition royale et rappeler au roi le caractère sacré de sa charge, attesté par des intercesseurs puissants qui l'avaient précédé sur le trône. C'est Dunois lui-même qui nous rapporte que, dans une circonstance où l'avis de Jeanne fut contraire au sien, elle s'écria : « Vous avez cru me tromper, et c'est vous surtout qui vous trompez, car je vous apporte meilleurs secours qu'il ne vous en est venu d'aucun soldat ou d'aucune cité : c'est le secours du Roi des Cieux. 111:26 Il ne vient pas par amour pour moi, mais de Dieu lui-même qui, à la requête de saint Louis et de saint Charlemagne, a eu pitié de la ville d'Orléans et n'a voulu souffrir que les ennemis eussent le corps du Seigneur d'Orléans et sa ville. » Et il ajoutait qu'elle assurait avoir eu une vision dans laquelle les deux saints priaient Dieu pour le salut du roi et de cette cité. S'il y a jamais eu une heure, au cours de l'histoire de France, où il a été nécessaire de renverser le jeu des causes naturelles, c'est bien celle que nous vivons. Si les causes naturelles développent toutes leurs conséquences, il n'est pas besoin d'être prophète pour apercevoir la catastrophe qui menace le monde, et spécialement la France, parce qu'elle est sans doute plus responsable que les autres peuples : elle est avec évidence une nation élue et elle a officiellement apostasié. Tant de peuples attendaient de nous le salut de l'âme, mais c'est la démocratie et le marxisme que nous leur avons officiellement apportés : il suffit de lire un journal de Dakar ou de la Guadeloupe pour être édifié sur l'énorme bouffonnerie que représente ce que nous appelons la civilisation. Ce n'est pas cela qui guérira le monde de la maladie dont il est atteint, et qui est simplement une maladie d'anémie spirituelle. Il paraît qu'il y a encore beaucoup de pays où les corps sont sous-alimentés : mais dans ceux où les corps sont repus, ce sont les âmes qui sont effroyablement indigentes, parce que Dieu n'habite plus sa Création. Mais il n'est pas impossible que tant de sottise dans son excès même ne contienne un remède. C'est la platitude de la vie qui fera renaître le sens du sacré. Le Démon sera trompé par la perfection de sa réussite : les hommes s'apercevront que ce n'est pas naturel, qu'il n'est pas possible que la vie du monde soit bête à ce point. Les philosophes de l'absurde finiront par découvrir qu'une telle absurdité doit cacher un piège, une idée de derrière la tête. Et peut-être alors la France retrouvera-t-elle le sens de sa vocation. Je pense que Jeanne intercède encore pour cette nation apostate et qu'à nouveau elle lui apporte le secours du Roi des Cieux : peut-être n'y eut-il jamais autant d'âmes cachées capables de le recevoir et capables de faire en échange la donation de leur royaume. Si le sens du sacré peut être rendu au monde, c'est encore de cette nation stupide que sa restauration peut venir. Il y a beaucoup de chemins en France par où pourra toujours passer une petite fille lorraine portant un étendard fleurdelysé. 112:26 ### Vers une révision de la démocratie chrétienne *M. Georges Bidault a fondé la Démocratie chrétienne de France* (*D.C.F.*)*. Nous sommes certainement d'accord avec lui sur plusieurs points, et avant tout sur celui-ci : la forme de démocratie chrétienne qui existait en France n'était pas, à beaucoup d'égards, la véritable.* *Quand aujourd'hui M. Georges Bidault,* FONDATEUR DU M.R.P., *appelle la démocratie chrétienne *: « CE QUE J'AVAIS RÊVÉ JADIS ET QUE D'AUTRES PAYS ONT SU RÉALISER », *il parle de ce qu'il connaît, et sa constatation rejoint les nôtres.* \*\*\* *Voici les principaux documents concernant la fondation de la D.C.F. et le premier accueil qui lui a été fait.* *M. Georges Bidault a d'abord publié le* 13 *juin une déclaration, plus ou moins reproduite dans la presse du* 15 *juin, et dont voici le texte intégral *: L'éclair d'Alger, qu'il était si facile de prévoir, a subitement montré l'impossibilité, non seulement morale, mais physique pour la France de perdre l'Algérie. Il a dans le même temps fait crouler un monde d'apparences politiques dont on ne voyait plus, malgré ses origines légales, que le fonctionnement défectueux, les abus grandissants, le manque de plus en plus évident de stabilité et d'autorité. L'intervention du général de Gaulle, son double : souci de ne pas désavouer l'armée « bouclier et honneur de la nation », et de ne rien accomplir même pour le salut public qu'en conformité avec les règles constitutionnelles, ont permis de sauver au dernier moment l'État, la paix publique, et la tradition républicaine. Il convient que pour assurer la défense, et plus tard la continuation de l'œuvre ainsi commencée, les hommes qui sont résolus à en assurer le succès et la durée s'unissent en premier lieu selon leurs affinités naturelles de pensée et de tradition, pour pouvoir faire ensuite l'apport libre de forces homogènes au mouvement national dont la constitution sera une nécessité dans un proche avenir. 113:26 Ce mouvement aura besoin, pour le salut de la nation, et la sauvegarde des libertés fondamentales, du concours organique de toutes les familles spirituelles et de tous les groupes politiques qui, mettant un terme à de frivoles querelles et à de longues complaisances pour l'esprit sectaire et pour les abus des usages d'assemblée, prendront la résolution de s'associer au-dessus des divergences inévitables tant que durera l'immense péril auquel doit aujourd'hui faire face la patrie. C'est pourquoi, assuré de ne pas parler seulement en mon nom, et disposé à accueillir tous les concours qui permettraient la réalisation de l'effort projeté, j'en appelle aujourd'hui aux hommes fidèles à la tradition la plus profonde de la France, à son esprit libéral, à la volonté de justice sociale qui a toujours animé les meilleurs parmi les croyants et parmi ceux qui respectaient la croyance, pour constituer un mouvement de démocratie chrétienne ne rejetant personne, ni pour le motif d'erreur récente, ni pour motif d'erreur ancienne, mais dont la volonté d'agir pourrait le rendre égal à ce que j'avais jadis rêvé et à ce que d'autres pays ont su réaliser. Parmi les tâches essentielles à la réussite desquelles la survie du monde libre est attachée, deux surtout requièrent l'existence d'une France forte et stable : la construction d'une Europe unie à laquelle nous soyons en mesure de montrer la voie de l'expansion et du progrès -- le renforcement d'une alliance atlantique au sein de laquelle notre voix soit assurée désormais d'être écoutée comme le réclame l'équité et comme l'imposent les sacrifices que nous avons librement consentis depuis dix ans dans l'intérêt commun. Le maintien de la France, de l'Algérie française et des territoires français d'outre-mer vont requérir durant des années un effort persévérant auquel tous devront être associés si nous voulons en sortir sauvés, la liberté préservée et la grandeur nationale restaurée. Que tous ceux qui ont ressenti l'impuissance dans laquelle les plongeaient les cadres où *ils* étaient jusqu'ici contraints d'agir ; Que tous ceux-là répondent à ce appel ; D'où qu'ils viennent, s'ils ont au cœur un anxieux amour de la patrie, ils seront assurés que, par leur union et leur volonté, dans une nation qui a retrouvé l'espérance, une tâche immense et noble les attend. 114:26 *Tout de suite,* LA CROIX *prit une position hostile, écrivant dès le* 17 *juin, sous la signature de M*. *Pierre Limagne *: Des réunions du M.R.P., ce qu'il faut surtout retenir, ce ne sont pas les tentatives de regroupement envisagées. On est généralement d'accord chez les républicains populaires pour rompre avec des formules qui ont fini par être tout à fait inadaptées, et pour regretter que M. Bidault ait pris l'initiative de parler isolément d'une question grave, la veille même d'une réunion de ses amis, à laquelle il s'est d'ailleurs, de propos délibéré, abstenu de participer. Tout cela est, en somme, prématuré. *Une telle prise de position politique de* LA CROIX *crée évidemment un obstacle considérable sur la route de M. Bidault.* *Le* 18 *juin, M. Bidault précisait ses intentions par un article de* CARREFOUR*, où il écrivait notamment *: Le nom et la réalité de la démocratie chrétienne répondent au souhait et à l'attente de Français très nombreux, encadrés ou non jusqu'ici... Plusieurs personnes (...) ont fait des réserves, moins pour elles-mêmes que pour d'autres, sur l'adjectif de *chrétienne.* La France, disaient-elles, est laïque. Vous ferez peur avec votre référence au Christ. Il faut trouver des mots neutres. Je les ai remerciées en leur disant que les mots neutres étaient depuis longtemps connus, depuis qu'il y a des partis, et qui meurent. Républicain, national, social, démocratique, etc., on peut amalgamer tout ce vocabulaire tant de fois recensé, tant de fois affiché en vain. Et qui cela décidera-t-il ? *Qr, il y a dans l'Europe -- et aussi dans l'Amérique -- d'aujourd'hui un important phénomène démocrate chrétien. L*e plus simple est de l'appeler par son nom. Qui, si sectaire qu'il soit, rougira du nom du Christ, si on lui a seulement fait lire le Sermon sur la Montagne ? Ce n'est pas le Christ qui éloigne les foules, ce sont certains de ceux qui se réclament de lui. Ne mêlez pas le nom du Sauveur, ni aucune autorité d'Église, à vos tâches temporelles. Tâchez seulement de rester fidèles au message que sur un terrain semé d'embûches vous voulez faire progresser. 115:26 Pour le reste, il ne sera demandé à personne de billet de confession ni de certificat de sacristain. Autrement, que voulez-vous que fassent, que voulez-vous que deviennent ces chrétiens, nombreux encore sur notre terre ? Ils auraient le droit de s'appeler de n'importe quel nom, sauf démocrates chrétiens ! Nous serions le seul pays d'Europe où l'on vote -- ou à peu près -- où cet interdit serait porté ? Les uns le feraient par respect, les autres par éloignement des choses saintes. Mais le résultat serait le même. Je pense, quant à moi, qu'il vaut mieux appeler les gens par leur nom, et démocrates chrétiens ceux qui le sont ou désirent l'être. *M. Jacques Ribbes, le* 20 *juin, pose dans* TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN *une étrange question *: ... Si (M. Bidault) se place sous le vocable de la démocratie chrétienne, il pose un problème à l'Église et au catholicisme français... A-t-on le droit de créer en France un parti démocrate chrétien ? *Il semble que l'on ait autant ce* « *droit* » *que celui de publier un journal politique qui se nomme lui-même* Témoignage « chrétien ». *Dans* LE MONDE *du* 24 *juin, M. Maurice Vaussard objecte *: Les fondateurs du M.R.P. (ont écarté) précisément l'épithète « chrétienne » dans une nation qui, si elle a pu mériter le nom de « fille aînée de l'Église », a nourri, surtout depuis la Révolution, mais aussi aux beaux temps du gallicanisme, une si grande défiance à l'égard des influences romaines sur le gouvernement temporel des Français. *La première réponse officielle du M.R.P. est venue dans l'organe de ce parti,* FORCES NOUVELLES*, le* 5 *juillet, et sous la plume de son secrétaire général, M. Simonnet. Nous la citons intégralement, malgré le niveau auquel elle se situe :* 116:26 A la veille du jour où était convoqué le Comité National du M.R.P., Georges Bidault prenait l'initiative de lancer un appel pour un mouvement de Démocratie chrétienne. Le Comité National regrettait de n'être pas le premier informé de cette initiative, mais ne s'attardait pas à ce qui aurait pu n'être qu'une question de forme. Sur le fond, le M.R.P. se déclarait résolu « à rechercher et à accepter toute possibilité de rencontre et de collaboration entre les groupements et les personnes » attachés à l'idéal de la démocratie d'inspiration chrétienne. Les dirigeants nationaux du M.R.P. ont pris contact avec ces groupements et ces personnes. D'autre part, le Président national du M.R.P. a notamment rencontré à deux reprises Georges Bidault. Ces deux entrevues n'ont pas permis d'aboutir à un accord et Georges Bidault décidait de déposer lundi dernier, sans en informer aucun dirigeant national du M.R.P., les statuts d'un nouveau mouvement politique, sous le titre de « Démocratie Chrétienne de France ». Si un jour -- que nous désirons proche et que nous continuons à préparer -- les démocrates chrétiens, au lieu de se diviser, décident de constituer entre eux un organisme de liaison, nous souhaitons que Georges Bidault et son mouvement s'y retrouvent aux côtés du M.R.P. D'ici là, force nous est de constater qu'un mouvement politique nouveau vient de naître et qui n'est pas le M.R.P. Au moment où les Français sont las de l'émiettement des groupes et des partis, il serait regrettable que cette création ait pour effet de diviser les hommes de notre esprit. C'est pour une formation, une redoutable épreuve, au moment où une vague puissante de critiques et de contestations déferle sur tous les partis, d'être abandonnée et concurrencée par l'un de ses principaux dirigeants. Mais, parce que nous sommes démocrates, nous plaçons notre fidélité à nos principes et à notre raison d'exister avant nos sentiments d'estime et d'amitié envers les personnes. Notre premier devoir à tous, dans le grand bouleversement que nous vivons est de n'agir qu'en accord les uns avec les autres et de rester unis et solidaires au sein du Mouvement que nous avons fait tous ensemble et que tous ensemble -- et non en ordre dispersé -- nous adapterons à la vie politique de la France de demain. 117:26 *Pour M. Georges Suffert, dans* TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN *du* 11 *juillet, les catholiques sont irréductiblement divisés en catholiques* « *de droite* » *et catholiques* « *de gauche* »*, et doivent le rester. Les catholiques* « *de droite* » *doivent suivre MM. Bidault et Duchet ; les catholiques* « *de gauche* » *doivent demeurer aux côtés dès socialistes marxistes et des radicaux francs-maçons ; voici le schéma sommaire dont on il ne doit pas sortir :* Qu'on le regrette ou qu'on l'approuve, le M.R.P. tel qu'il a vécu n'a pas réussi à les rassembler (les catholiques). Or ils sont de deux sortes et de deux seulement (*sic*) : les uns sont des hommes de droite et ils ont leur place avec Georges Bidault ou Roger Duchet ; les autres sont des hommes de gauche et ils cherchent leur place côte à côte avec les socialistes et les radicaux. Entre ces deux appels contradictoires, je ne vois pas pour ma part la place d'une formation d'obédience chrétienne. *S'adressant à M. Simonnet, secrétaire général du M.R.P., M. Georges Suffert poursuit *: Bidault fera sa démocratie chrétienne, il arrachera aux M.R.P. 20 à 30 députés, conservateurs par tradition personnelle ou par terroir. L'Alsace et la Bretagne, Simonnet, tiendront elles ? Le M.R.P., démoli sur sa droite, ne sera-t-il pas réduit demain aux fiefs difficiles, qu'il a contre vents et marées constitués un peu partout en France ? Mais vous n'avez plus de gauche ; vous l'avez séparée de vous au fur et à mesure des années. Cette gauche chrétienne est en l'air, dans des mouvements, des syndicats, des petits partis sans grand avenir. Le morceau de M.R.P. qui va tenter de survivre demain pourra-t-il exister sans elle ? Mais à l'inverse, comment pouvez-vous croire que ces solitaires, qui depuis des années travaillent seuls, iront porter leurs forces intactes à un M.R.P. disloqué ? *Dans* L'AURORE *du* 9 *juillet, M. André Frossard adresse une* « *requête à M. Georges Bidault* »* *: 118:26 On vous prêtait l'intention, et vous l'avez confirmée, de lancer parmi nous un « mouvement démocrate-chrétien ». La présente, monsieur, n'a d'autre fin que vous supplier de n'en rien faire. Je ne crois pas, en effet, que l'on soit premièrement démocrate, et secondement chrétien, mais plutôt, hormis le cas de conversion tardive, chrétien d'abord, par le baptême généralement reçu en bas âge, et démocrate ensuite, l'âge de raison passé depuis longtemps. Cette expression de « démocrate-chrétien » semble faire une concession dangereuse, quoi qu'elle soit involontaire assurément, au « *politique d'abord* » de M. Charles Maurras. Renversez, monsieur, l'ordre des termes, et organisez-nous un mouvement chrétien-démocrate auquel nous pourrons, sincèrement, souhaiter tous les succès qu'il n'était plus permis d'espérer pour le Mouvement républicain populaire lequel, pour être venu le premier, n'était cependant pas le bon. *Dans* LA NATION FRANÇAISE *du* 16 *juillet, notre ami Louis Salleron étudie la question au fond *: Tout le monde est frappé que, sous des noms divers, des partis catholiques aient, à l'étranger, une consistance qu'aucun parti catholique n'a jamais trouvée en France. Le phénomène demande à être expliqué. D'où vient la réussite de la « démocratie chrétienne » en Allemagne, en Belgique, en Italie ; et d'où vient son échec en France ? Il me semble qu'on peut admettre les raisons suivantes : L'Allemagne moderne s'est forgée, politiquement, sur une note et avec une majorité démographique protestante. Il en est résulté une cohésion catholique minoritaire qui a pu s'épanouir en formule politique avec d'autant plus d'aisance qu'une tradition catholique de gouvernement existait dans le Sud. Le déracinement du nazisme dans la défaite et la mainmise de la Russie sur la Prusse ont recentré l'Allemagne sur sa plus ancienne raison d'État, dans le fil d'un souvenir qui n'avait jamais été complètement rompu, même après le triomphe de l'ère bismarckienne. 119:26 En Belgique, le protestantisme ne jouait pas. Mais entre l'Angleterre, l'Allemagne et la Scandinavie, le catholicisme revêt tout de même l'aspect d'une protestation minoritaire. Si l'on ajoute que l'influence française, par la Wallonie, s'est toujours présentée, ou du moins a toujours été reçue sous son angle « libéral » (c'est-à-dire révolutionnaire et anticlérical), le catholicisme avait tendance à y prendre une forme organique où le parti comme le syndicat se coulaient sans difficulté. D'autre part, petit pays à dominante commerciale et sans responsabilité internationale majeure, la Belgique n'est pas une nation que l'Histoire ait marquée des traits qui définissent les États ayant exercé depuis le XIX^e^ siècle un leadership mondial ou continental. Sa vocation d'indépendance s'est toujours affirmée dans un système de libertés collectives (communales, syndicales) où le fait religieux avait ses droits et ses chances, dont une formulation contemporaine est le mouvement et le parti. Il est caractéristique que, chez nous, l'Alsace et le Nord sont -- proches de l'Allemagne et de la Belgique -- les deux régions où la démocratie chrétienne ressemble le plus à la réalité qu'elle recouvre dans les deux pays voisins, et qui est, j'imagine, celle à laquelle M. Georges Bidault se réfère (avec les transpositions à faire). Le succès de la démocratie chrétienne en Italie est, en apparence, plus étonnant. Là, comme en France, une sensibilité catholique générale, pas de protestantisme, un héritage latin, un peuple terrien, etc. Oui, mais une différence énorme : la coupure de 1789 n'existe pas. L'anticléricalisme, pour être aussi vif en Italie qu'en France, ne s'est jamais incarné dans une Révolution totale, à la rois religieuse et politique, ayant bouleversé de fond en comble une nation dont l'unité était achevée. A l'époque où l'on disait : la France, on ne pouvait dire : l'Italie, mais le Piémont, la Sardaigne, la Toscane, Parme, Modène, les États pontificaux, etc. Des villes comme Venise, Florence, Turin, Naples rayonnaient comme des capitales. Elles rayonnent encore. Le *fara da se* faisait quelque chose ; il ne substituait pas un ordre à un ordre, Enfin, la Rome des papes ne pouvait être sérieusement dissociée par les Italiens ni de la Rome de l'Unité nouvelle, ni de la Rome de la Louve. Un catholicisme géographique et historique servait de trame obligatoire à toute prise de conscience politique quelle qu'elle fût, à tout mouvement, à tout parti. La démocratie chrétienne trouvait à se loger là-dedans. En France, la situation est tout autre. Depuis Hugues Capet, et probablement avant, notre politique se définit par la « laïcité ». 120:26 Distinction du temporel et du spirituel : le roi de France est empereur en son royaume (précision qui ne vaut pas seulement à l'égard de l'empereur, mais aussi à l'égard du pape). Le roi est très chrétien, la France est très chrétienne (elle l'est toujours), mais le Français, roi ou manant, ne veut pas que sa religion interfère dans sa politique. C'est une position très difficile à tenir, spirituellement et pratiquement, mais c'est la position nationale. Si l'anticléricalisme anti-catholique, qui est la substance de notre régime républicain, a si bien réussi, c'est parce qu'il a exploité abusivement une tradition très ancienne. Par la force des choses, quand, de nos jours, les catholiques français essayent de lutter politiquement contre l'anticatholicisme, ils sont menés à lutter contre l'anticléricalisme qui se confond avec lui, et ils n'aboutissent pas à grand-chose. Alors, ils essayent de se couper officiellement de leur catholicisme, pour montrer leur bonne foi et lever toute équivoque. Moyennant quoi, l'équivoque est totale et l'échec également. C'est l'histoire contemporaine du M.R.P. et de la C.F.T.C. Si le catholicisme, en France, avait un sens politique, il rallierait plus que dix ou vingt pour cent des Français sur le terrain politique. Car les Français sont catholiques. Mais les Français catholiques ne veulent pas faire, de leur religion, un centre de rassemblement politique. Quand, aujourd'hui, M. Georges Bidault veut lancer le mouvement de la Démocratie chrétienne, je m'en réjouis parce que j'y vois la promesse d'un renouvellement. Mais j'ai peine à y croire sur le plan politique. Le M.R.P. avait cru faire peau neuve au P.D.P. Son succès relatif ne fut dû qu'à l'écrasement de tout ce qui pouvait ressembler à la Droite au moment de la Libération. Très vite, il redevint égal à lui-même, c'est-à-dire sans idée ni programme. Le Système lui conserva une certaine signification parlementaire, mais il n'avait aucune signification politique. Quand, après la révolution d'Alger, il tint son congrès à Saint-Malo, on put mesurer son néant. J'espère qu'il aura le courage de publier le compte rendu sténographique dudit congrès. Il en demeurera lui-même stupéfait. La terreur de se couper de la « démocratie », de la « gauche », de la « légalité républicaine » fit perdre la tête à tous. Ce ne fut pas, du point de vue national, un beau spectacle. Du point de vue politique, on était dans le grotesque pur. 121:26 M. Georges Bidault, qui connaît l'Histoire infiniment mieux que moi, est évidemment conscient de tout cela. Joue-t-il à dessein la difficulté d'une tradition nationale opposée à l'Europe et opposée a ce qu'on a appelé l'augustinisme politique ? C'est possible, car les temps ont changé, et des nécessités nouvelles apparaissent. On peut imaginer, en effet, la vocation universelle de la France, prenant son point d'appui, désormais, sur l'universalisme du christianisme et sur l'universalisme latent d'un « démocratisme » renouvelé par le christianisme. La ruine du Saint Empire, certaines contradictions inhérentes à l'Allemagne, et l'Europe à faire peuvent ouvrir à notre pays une chance de création originale où la substance de Ses traditions serait respectée sous des formes requises par l'accélération de l'Histoire et le rétrécissement de la géographie. Je vois mal, toutefois, comment un tel dessein serait soutenu par un *parti* ou un *mouvement.* L'expression « Démocratie chrétienne » éloignera tous les catholiques qui ont la démocratie en horreur, Elle éloignera les anticléricaux et Les anti-chrétiens. Elle éloignera enfin Les « démocrates chrétiens » traditionnels, j'entends les héritiers du P.D.P. et du M.R.P. -- à moins qu'ils n'en fassent leur chose, c'est-à-dire la suite de leurs erreurs. Voilà Les raisons de ma perplexité et du très faible écho qu'éveille en moi l'appel de M. Georges Bidault. Son intention m'est sympathique, mais je n'arrive pas à concevoir la forme politique qu'il pourra lui donner. Un proche avenir nous éclairera probablement. *Dans ses* NOTES HEBDOMADAIRES *du* 17 *juillet, M. Mondange signale *: Les problèmes posés par l'initiative de M. Bidault concernant la création d'un groupement intitulé « Démocratie chrétienne » animait les conversations privées dans les couloirs de la Semaine sociale.... Signalons qu'un certain nombre de militants catholiques sont heurtés par l'emploi du mot « chrétien » pour une formation politique. *Effectivement, beaucoup de militants catholiques manquent, pour employer un mot qui pourtant leur est cher, de* « MATURITÉ » *doctrinale et politique, et ignorent* (*par exemple*) *qu'il* *existe une* DOCTRINE CATHOLIQUE CONCERNANT LA POLITIQUE. \*\*\* 122:26 *Le M.R.P. n'a pas tardé à riposter en reprenant à son compte l'idée même de M. Bidault. Les journaux du* 18 *et du* 19 *juillet annonçaient la création d'un* « Comité national d'entente pour la démocratie chrétienne » *en exécution de la décision prise par le M.R.P. le* 15 *juin. La première liste de membres du Comité comprenait MM. Francisque Gay, Charles Flory* (*président des Semaines sociales*)*, Robert d'Harcourt, etc., et naturellement plusieurs hommes politiques du M.R.P. *: *MM. Georges Hourdin, Étienne Borne, Pierre-Henri Teitgen, Robert Schuman, Maurice Schumann, André Colin, etc.* *Le* « *Comité* » *a publié une déclaration où l'on lit notamment *: Une grande famille spirituelle et politique, la démocratie chrétienne, qui appartient à l'histoire, en appelle à l'union de tous ceux qui, croyants et incroyants, ne pourront jamais s'empêcher de penser que les valeurs chrétiennes sont aussi, et comme par surcroît, sources dans la cité de liberté, de justice et de paix, car nous avons aujourd'hui, tous ensemble, quelque chose d'important à dire et à faire dans une communauté retrouvée. Pour l'immédiat, le devoir est de combattre les partisans qui voudraient se servir du nom du général de Gaulle pour en finir une bonne fois avec le régime de liberté, mais aussi de contredire les méfiants qui font au général de Gaulle un injuste procès d'intentions, et qui se condamnent ainsi à la stérilité, à l'aventure, peut-être au désespoir.... La démocratie chrétienne n'est pas un mouvement confessionnel qui s'approprierait à des fins politiques des valeurs qui doivent rester religieuses. Elle respecte la liberté spirituelle de l'Église et des Églises. Il lui suffit de choisir à ses risques et périls une philosophie optimiste de l'histoire et un humanisme démocratique, dont elle sait seulement qu'ils s'accordent avec la foi des croyants, et qu'ils peuvent rallier un nombre croissant d'incroyants convaincus de l'action civilisatrice du christianisme. 123:26 *Ils s'accordent avec la foi des croyants : mais ils s'accordent* SPONTANÉMENT *et* FORCÉMENT, *ou bien ils s'accordent* A CERTAINES CONDITIONS ? *A certaines conditions qui ne sont pas données, mais à réaliser ? La démocratie chrétienne en France, celle qui* « *appartient à l'histoire* »*, a esquivé la question. Elle semble l'esquiver encore, plus soucieuse de rassembler des forces que de procéder à une révision critique de ses principes. L'initiative de M. Georges Bidault a soulevé plusieurs questions de doctrine politique et plus que politique. Le* « *Comité* » *ne paraît pas, du moins jusqu'ici, se soucier d'y répondre ; mais plutôt de manœuvrer et de mobiliser les personnalités, les militants et les connivences dont le M.R.P. dispose à l'intérieur des organisations et de la presse catholiques.* *La déclaration du* « *Comité* » *conclut :* Un semblable idéal restera vain et sans prise sur un monde dur, si les bons sentiments et les bonnes volontés persistent à combattre et à témoigner en ordre dispersé. C'est pourquoi nous avons fondé le Comité d'entente pour la démocratie chrétienne. Il veut rassembler tous ceux qui sont aujourd'hui résolus à faire enfin d'un grand mouvement historique une pensée, une volonté, une action. *Cette péroraison ronflante, si on la prenait à la lettre, signifierait que la démocratie chrétienne a été* « *un grand mouvement historique* », *mais n'a encore eu jusqu'ici ni pensée, ni volonté, ni action. Telle n'est évidemment pas le propos des rédacteurs : mais on saisit par là de quel genre, publicitaire et creux, relève leur rédaction.* \*\*\* *La plupart des catholiques, même parmi ceux qui sont très favorables en principe à la démocratie, demeureront très réservés en face de dette sorte d'appel. Car il n'y est question en fait que d'unir certains catholiques avec les incroyants qui sont approximativement du même parti politique.* *Ce problème existe et cette intention est louable ; mais une telle préoccupation, si elle est utile, n'en reste pas moins secondaire et subordonnée.* *L'objectif essentiel doit évidemment être aujourd'hui de retrouver et d'articuler pratiquement l'unité de tous ceux qui relèvent du* CHRISTIANISME SOCIAL, *quelles que soient par ailleurs leurs préférences pour tel ou tel groupement politique.* 124:26 *La préoccupation la plus fondamentale et la plus urgente* (*et un nombre sans cesse croissant de catholiques en prennent aujourd'hui conscience*) *est de restaurer les principes et de recréer les moyens pratiques par lesquels, selon la consigne constamment adressée par les Papes aux catholiques français, nous pourrons, jusque dans l'action temporelle,* « DONNER LE PAS A LA RELIGION QUI UNIT SUR LA POLITIQUE QUI DIVISE ». *La défaillance cardinale de la plupart des leaders temporels du catholicisme français est que l'on n'en voit guère -- du moins jusqu'ici -- pour s'occuper de rétablir* L'UNITÉ DU CHRISTIANISME SOCIAL. *Elle ne supprimera ni n'absorbera les divergences politiques : mais elle les* REMETTRA A LEUR PLACE, *dans tous les sens de l'expression, y compris le plus sévère. Telle est en tous cas l'aspiration qui grandit dans le catholicisme français, et qui cherche les hommes et les moyens par lesquels elle pourra surmonter les obstacles que lui opposent les clans sociologiquement installés.* \*\*\* *Commentant et approuvant la déclaration du Comité, M. Étienne Borne écrit dans* FORCES NOUVELLES *du* 26 *juillet *: ... Une grande entreprise ne force vraiment le destin que si elle est capable de semblables recommencements et par exemple aujourd'hui en France la démocratie chrétienne. La maison est, on le sait, divisée contre elle-même. Dans les étroites limites de ce qui m'était possible, et particulièrement durant les trop brèves années de *Terre humaine,* j'ai lutté contre le mal de cette dispersion gâtée de méfiances et d'hostilités ; aussi ai-je quelques raisons de reconnaître dans la déclaration que vient de publier le « Comité national d'entente » la figure de mon rêve familier et d'applaudir un recommencement d'une assez haute espérance. *Il est vrai que la démocratie chrétienne se trouve présentement en situation de* « *maison divisée contre elle-même* », *il est normal que des démocrates chrétiens aient la préoccupation de porter remède à cette division. Mais on voudrait qu'ils aient aussi* (*ou d'abord*) *la préoccupation de l'unité catholique, de l'unité du christianisme social et de l'unité française. Pour ces unités plus hautes et plus nécessaires, ils ne proposent aucun moyen ni aucune espérance, sinon que l'on aille tous s'inscrire chez eux, ce qui est un peu sommaire.* 125:26 *Et M. Étienne Borne écrit avec un mépris glacial :* En dehors de la démocratie chrétienne et des extrémismes de droite et de gauche s'étend le morne domaine des opportunismes sans principes, des radicalismes ou des socialismes métaphysiquement neutres... *Rien d'autre ? La grande majorité des catholiques français, qui n'adhère point à la démocratie chrétienne, on ne sait si M. Étienne Borne la range dans la catégorie des* « *extrémismes* » *ou dans celle des* « *opportunismes sans principes* ». *Toujours apparaît-il qu'il n'a pour elle que l'une ou l'autre de ces deux catégories. Voilà qui, dans l'ordre de la raison, est terriblement court, et, dans l'ordre de la charité, terriblement sec.* \*\*\* *La tradition démocrate chrétienne en France a trop souvent considéré le chrétien qui n'est pas démocrate, le catholique qui n'est pas démocrate chrétien, comme un ennemi à abattre, ou du moins à disqualifier, à éliminer, au besoin par les calomnies publicitaires qui le peignent sous les traits soit des* « *extrémismes* »*, soit de l'* « *opportunisme* ». *L'accent fraternel qui a manqué à la démocratie chrétienne* (*ou qu'elle a réservé à ses amis politiques*)*, le désir de collaboration et d'unité, telles sont les deux grandes nouveautés que nous trouvons au* *contraire dans la* « *Démocratie chrétienne de France* » *de M. Georges Bidault.* *Lors de sa conférence de presse du* 8 *juillet, M. Georges Bidault a déclaré en* *effet *: Il ne s'agit pas de demander à personne de renier ni son passé ni ses fidélités, ni ses amis... Nous tendons les mains à tous ceux qui, ne croyant pas pouvoir accepter de travailler avec nous du dedans, voudraient le faire du dehors. Nous vouions être un des maillons de la chaîne. 126:26 Il s'agit, sous les couleurs nationales, d'assembler aussi nombreux qu'il se pourra, dans une formation neuve, des hommes qui ont au cœur l'amour de la liberté, la haine du joug totalitaire, la volonté de l'ordre et du travail bien fait, la passion de la justice sociale, le désir de construire l'Europe pour qu'elle soit dans la fraternité des patries un élément essentiel d'un univers pacifié, la volonté enfin -- je vous le dis en dernier lieu parce que c'est ainsi que tout a commencé -- de garder pour les générations futures l'Algérie française, et dans tous nos territoires d'outre-mer le patrimoine et la mission de la France... *Quand on parle d'* « *entente* », *il faut s'avoir avec qui on veut s'entendre, et avec qui on ne le veut pas.* *Le* « *Comité d'entente* » *créé par le M.R.P. cherche simplement l'entente entre démocrates chrétiens.* *Au contraire, la Démocratie chrétienne fondée par M. Georges Bidault est susceptible, et même explicitement désireuse, de s'entendre avec des hommes ou des tendances qui ne relèvent pas de la démocratie chrétienne.* *A nos yeux, c'est l'essentiel. Un véritable Comité d'entente serait par exemple un* COMITÉ D'ENTENTE DES CHRÉTIENS SOCIAUX, *dont la démocratie chrétienne pourrait être l'un des participants et l'un des éléments. Une* « *entente* » *limitée aux frontières de la démocratie chrétienne n'est plus, en revanche, que l'histoire d'un parti cherchant à refaire son unité de parti.* *Un Comité d'entente des chrétiens sociaux, si nécessaire, ne serait d'ailleurs nullement exclusif d'autres comités ou d'autres entreprises, pour des ententes sur d'autres terrains, ayant une compréhension et une extension différente. Ces perspectives sont ouvertes du côté de M. Georges Bidault. Elles sont fermées du côté du Comité M.R.P. C'est toute la question, dont les termes peuvent d'ailleurs, on le souhaite en tout cas, se modifier.* ### « Tant qu'il fait jour » *M. Roland Laudenbach a fondé au mois de juin un* « *journal protestant et français* », TANT QU'IL FAIT JOUR (35, *rue Vital à Paris-XVI^e^*)*. L'éditorial du premier numéro déclare notamment *: La raison d'être de ce journal : maintenir et approfondir parmi les protestants la fidélité à la communauté française menacée, préciser les motifs -- spirituels et temporels -- de cette fidélité, les devoirs qu'elle nous impose. 127:26 Nous refusons de croire à ce sens de l'histoire en vertu duquel l'instauration de sociétés esclavagistes serait le terme du progrès. Nous déplorons cette résignation -- allègre ou désenchantée, sceptique ou inquiète -- de trop nombreux chrétiens à l'égard de cette prétendue nécessité historique. Nous rejetons cette conscience universelle dont les jugements s'exercent toujours au détriment de la France. Nous « honorons », dans l'obéissance à la Parole de Dieu, la « nation » où Dieu nous a fait naître et dont Il nous a constitués, pour le bien commun national et international, les fils responsables devant Lui. Nous souhaitons que s'exprime par notre journal la voix de tout un peuple chrétien que l'absence d'un porte-parole de leurs convictions et de leurs sentiments inquiète ou décourage ; peuple de « paysans » n'ayant pas honte de la terre, peuple d' « artisans » n'ayant pas honte du métier, peuple de « soldats » n'ayant pas honte de l'épée, peuple de « témoins » n'ayant pas honte, face aux idoles à la mode, d'une Vérité qui s'est faite chair dans la réalité terrestre, au sein d'une patrie particulière. Tant qu'il fait jour, tant qu'il nous est permis de livrer ce combat, nous ne renoncerons pas.... Nous avons vu périr ou agoniser bien des journaux, et des revues, et des publications qui voulaient prendre la relève. Nous savons qu'ils ont disparu en partie par leurs fautes, sans doute ; mais plus encore parce que les chrétiens de France, insoucieux, n'ont pas fait à temps le geste qui s'imposait. Nous savons aujourd'hui que la nuit peut venir. Et comment ne viendrait-elle pas si déjà les chrétiens ont renoncé au jour, s'ils acceptent déjà la peur et la nuit. =============== 128:26 ### Parmi les livres reçus *Prières de Sa Sainteté Pie XII.* Textes réunis et traduits par les moines de Solesmes (Desclée et Cie). Jean MAURY et René PERCHERON : *Itinéraires romains,* nouvelle édition augmentée et mise à jour (Lethielleux). Jacques d'ARNOUX : *L'heure des héros : avec ou contre le Christ* (dépositaire pour la France : Office général du livre, 14 *bis,* rue Jean Ferrandi, Paris-VI^e^). R.P. LOMBARDI : *Pie XII pour un monde meilleur,* tome III : Documents fondamentaux pour lancer le Mouvement (La Colombe). Abbé RICHARD : *La Reine aux mains jointes* (La Colombe). Docteur René BIOT : *Lourdes et le miracle,* dialogues de médecins (Spes). MARIE-SIMONE : *Notre-Dame* de *Pontmain et son message à la France* (Alsatia). Charles MAURRAS : *Lettres de prison* (Flammarion). Pierre ANDREU, Philippe ARIÈS, Pierre BOUTANG, Étienne BORDAGAIN, Jean BRUNE, François LÉGER, Jules MONNEROT, Gustave THIBON : *Écrits pour une renaissance,* les positions du groupe de « La Nation française » (Plon, collection Tribune libre). Pierre BOUTANG : *La terreur en question* (Fasquelle, collection Libelles). Philippe MEYNIER : *Essai sur l'idéalisme moderne* (Guillemot et de Lamothe). Hachemi BACCOUCHE : *Ma Foi demeure,* roman (Nouvelles Éditions Latines). Henri POURRAT : *L'aventure de Roquefort* (Albin Michel). Joseph FOLLIET : *Guerre et paix en Algérie* (Éditions de la Chronique sociale). Pierre LOMBARD : *La crise algérienne vue d'Alger* (Éditions Fontana, Alger). ============== fin du numéro 26. [^1]:  -- (1). Les syndicats actuels sont des coopératives de consommation de la richesse acquise ou à créer. Comme le faisait remarquer Georges Dumoulin, il n'y est plus question de métier. Les excellents ouvriers n'y comptent pas plus que le dernier des manœuvres ; l'élite y est sacrifiée au détriment de tous. La justice de la quantité y pré vaut comme dans les parlements et pour la même raison : l'intérêt des démagogues. Et tout cela correspond si peu aux vraies aspirations des ouvriers que chez Citroën aux dernières élections pour le comité d'entreprise, il y avait 63 % d'abstentions. [^2]:  -- (1). Voir « Se réformer ou périr », *Itinéraires*, n° 24, [^3]:  -- (1). « Les quatre causes », *Itinéraires*, numéro 12 et numéro 15. [^4]:  -- (1). C'est-à-dire dans cet article et dans ceux qui suivront. [^5]:  -- (1). Don Quichotte, première partie, chap. 22. [^6]:  -- (2). BERNANOS, *Les enfants humiliés* (Gallimard, édit.). [^7]:  -- (3). JOURNET, *L'Église du Verbe Incarné*, t. II, pp. 1203, 1220 et 90. [^8]:  -- (1). Cf. : « Les lois sociologiques et la loi naturelle », *Itinéraires*, n° 23 et n° 24, [^9]:  -- (1). Cf. notamment : *On ne se moque pas de Dieu* (Nouvelles Éditions Latines, 1957), chap. IV et chap. V. Voir aussi, dans *Itinéraires*, n° 24, pp. 49 à 59 : « Un démocrate chrétien : M. Georges Bidault. » [^10]:  -- (1). Voir *Itinéraires*, n° 20, pp. 118 et suiv. : « Un démocrate chrétien : M. Giorgio La Pira » ; et dans notre n° 23, les « Notes critiques ». pp. 73 à 76. M. Giorgio La Pira vient de publier en langue française, chez Plon : Esquisses pour une politique chrétienne. C'est un livre dont nous parlerons prochainement. [^11]:  -- (1). Si l'on rassemblait en un volume -- par exemple selon la méthode des enseignements pontificaux recueillis et présentés par les moines de Solesmes -- tout ce que les Souverains Pontifes ont dit de la France aux Français depuis plus d'un siècle, cela ferait pour la plupart des catholiques une extraordinaire révélation. [^12]:  -- (1). Voir : « Le triple refus qui est à droite », *Itinéraires*, n° 22 et n° 23. [^13]:  -- (1). Pie XII, 23 mars 1958. Voir *Itinéraires*, n° 24, pp. 87-96. [^14]:  -- (1). Voir les « Documents » du présent numéro. [^15]:  -- (1). *Le Monde* du 1^er^ et du 10 octobre 1957. Voir *Itinéraires*, n° 19, p. 61 (en note). [^16]:  -- (1). Saint Pie X, 1^er^ septembre 1910, notez la date. Beaucoup d'historiens passent complètement sous silence cet aspect capital du modernisme : son organisation en société secrète. Les rares historiens qui y font allusion considèrent presque tous, plus ou moins implicitement, que la condamnation du modernisme par l'Encyclique Pascendi (1907) a marqué également la dissolution de ses organisations. Or, il n'en est rien, c'est saint Pie X qui l'atteste. A notre connaissance, aucun historien n'a cherché à préciser à quelle date la société secrète du modernisme, qui fonctionnait et recrutait encore plusieurs années après Pascendi, a effectivement cessé d'exister. Nous serions très reconnaissants à ceux de nos lecteurs qui pourraient nous apporter des références bibliographiques ou des renseignements sur ce point précis. [^17]:  -- (2). DAVALLON, *Chronique sociale*, 15 mai 1955, pp. 256-257. [^18]:  -- (1). L'édition hebdomadaire en langue française de l'*Osservatore romano* a publié cet article dans son numéro du 27 juin. Une indication très importante est donnée dès le début de l'article : « On se méprendrait étrangement sur le sens et la portée de la présente condamnation si l'on voulait en inférer que, du point de vue de la foi catholique, l'application d'une méthode phénoménologique au donné religieux doit être « a priori » sinon écartée, du moins considérée comme suspecte. Il n'en est rien. C'est « a posteriori » qu'il convient d'en juger. » [^19]:  -- (2). Discours au Sacré Collège, 2 juin 1948 : «... Ce travail de sauvetage doit s'étendre aussi aux trop nombreux dévoyés qui, tout en étant -- du moins le pensent-ils -- unis à Nos fils dévoués sur le terrain de la foi, s'en séparent pour se mettre à la suite des mouvements qui tendent effectivement à laïciser et déchristianiser toute la vie privée et publique. Quand même vaudrait pour eux la divine parole : « Père, pardonnez-leur, car ils ne savent pas ce qu'ils font » (Luc, XXIII, 34), cela ne changerait en rien le caractère objectivement pernicieux de leur conduite. Ils se forment une double conscience dans la mesure où, tandis qu'ils prétendent demeurer membres de la communauté chrétienne, ils militent en même temps comme troupe auxiliaires dans les rangs des négateurs de Dieu. Or précisément cette duplicité ou ce dédoublement menace de faire d'eux, tôt ou tard, une tumeur dans le sein même de la chrétienté. » [^20]:  -- (1). M. Fesquet, s'il croit vraiment qu'il fallait attendre davantage, devrait alors noter que ceux qui ont le moins attendu sont ceux qui s'étaient hâtés d'inscrire le livre de M. Duméry, *La foi n'est pas un cri*, dans la « sélection des cinquante meilleurs livres catholiques » ! [^21]:  -- (2). *Études*, juin 1956, p. 34. L'article du P. Rouquette a été largement commenté dans *Itinéraires*, n° 6, pp. 174-179. [^22]:  -- (1). *Itinéraires*, n° 5, p. 178 [^23]:  -- (1). C'est en janvier 1955 que M. Duméry publiait dans *Esprit* un volumineux article qui fit sensation, intitulé : « La tentation de faire du bien ». *L'Homme nouveau*, dans ses numéros du 27 février et du 27 mars 1955, y avait opposé de sérieuses objections. [^24]:  -- (1). Voir infra : « Une autre dissimulation ». [^25]:  -- (1). C'est nous qui soulignons. [^26]:  -- (1). *Humani generis*, paragraphes 39 à 42. Nous citons ici la traduction et la numérotation établies par le P. Labourdette, o.p., dans son livre Foi catholique et problèmes modernes (Desclée et Cie, 1953), qui contient en regard le texte latin. (C'est même, à notre connaissance, la seule publication du texte latin qui ait été faite en France jusqu'à présent.) Les commentaires du P. Labourdette sont tout spécialement à recommander à tous ceux qui hésitent sur le sens et la portée de l'Encyclique *Humani generis* ; et à ceux qui cherchent une réponse sûre aux fausses questions soulevées par M. Henri Fesquet. [^27]:  -- (2). Voir *Itinéraires*, n° 13, éditorial : « Supplique à quelques théologiens ». Outre *Humani generis*, ou se reportera utilement au récent discours du Saint-Père sur saint Thomas d'Aquin (14 janvier 1958), intégralement reproduit dans *Itinéraires*, n° 22, pp. 113 à 118. [^28]:  -- (1). *Témoignage chrétien* (27 juin 1958) fausse de la même manière l'article de l'*Osservatore romano* : par la même citation tronquée, il prétend que selon l'*Osservatore romano* M. Duméry « admet toutes les vérités de la foi et les sauve toutes ». Mais *Témoignage chrétien* fait mieux encore : il supprime le reproche de les « vider de leur substance ». *Le Monde* rendait l'article de l'*Osservatore romano* incohérent ; *Témoignage chrétien* va jusqu'à lui faire signifier le contraire de ce qu'il dit. [^29]:  -- (1). C'est cette phrase que traduit M. Fesquet et qu'il donne comme un avertissement du seul rédacteur de l'*Osservatore romano*. [^30]:  -- (1). Les citations qui n'ont point de référence sont empruntées à l'ouvrage de dom Maréchaux : *le Père Emmanuel* (chez M. le curé du Mesnil-Saint-Loup, par Estissac, Aube). [^31]:  -- (1). Voir « Le principe de subsidiarité », dans *Itinéraires*, n° 25. [^32]:  -- (1). Charles Péguy, *Saint Louis de Gonzague*, (*Œuvres complètes* II, 478. [^33]:  -- (1). Chesterton, *Ce qui cloche dans le monde*, pp. 29-30.