# 27-11-58
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LE PÈRE COMMUN des fidèles est mort le 9 octobre 1958. Il aimait ses fils, et ses fils le savaient, et ses fils l'aimaient.
Dans son message aux Français remis le 24 septembre 1956 au Cardinal Gerlier, il nous avait ouvert son cœur, nous en gardons et nous en garderons le souvenir :
« DITES A NOS CHERS FILS QUE L'ÉGLISE ET SON PAUVRE CHEF CONNAISSENT LEURS ANGOISSES, LEURS DOUTES, LES PROBLÈMES QUI LES INQUIÈTENT.
QUE LE PAPE LES AIME D'UN AMOUR D'AUTANT PLUS ARDENT ET PATERNEL QU'IL LES SAIT DANS LA PEINE.
QU'IL EST ANXIEUX DE LES AIDER, ANXIEUX DE FAIRE PARVENIR LE MESSAGE DU SALUT AUX MULTITUDES QUI L'IGNORENT.
QU'IL S'OCCUPE SANS CESSE DE LA QUESTION SOCIALE.
QU'IL AIME D'UN AMOUR SPÉCIAL LA FRANCE, COMME IL L'A MONTRÉ, MÊME TOUT RÉCEMMENT, DANS UN MESSAGE OÙ IL MIT TOUT SON CŒUR, MAIS QUI N'EST PAS PARVENU A LA CONNAISSANCE DE LA PLUS GRANDE PARTIE DU PEUPLE FRANÇAIS.
QU'IL DÉSIRE LA PROSPÉRITÉ, LE BONHEUR, LA GRANDEUR DE LEUR PATRIE.
D'AUTRE PART LE PAPE A LE DEVOIR DE GARDER ET DE DÉFENDRE LA PURETÉ ET L'INTÉGRITÉ DE LA DOCTRINE ET DE LA MORALE CATHOLIQUES, DEPOSITUM CUSTODI (1^re^ ÉP. À TIM.).
COURAGE, CHERS FILS. TRAVAILLEZ AVEC FERVEUR. AYEZ CONFIANCE DANS LA PROTECTION DIVINE. RECEVEZ NOTRE PATERNELLE BÉNÉDICTION, ET QU'ELLE RÉPANDE SUR VOUS LES GRACES LES PLUS CHOISIES ET LES PLUS FÉCONDES. »
Du testament de Pie XII, rendu public le 10 octobre, nous extrayons le passage suivant :
« JE N'AI PAS BESOIN DE LAISSER UN « TESTAMENT SPIRITUEL » COMME ONT L'HABITUDE DE LE FAIRE TANT DE PRÉLATS ZÉLÉS, PARCE QUE LES NOMBREUX ACTES ET DISCOURS QUE LES NÉCESSITÉS DE MES FONCTIONS M'ONT AMENÉ A ACCOMPLIR OU A PRONONCER SUFFISENT A FAIRE CONNAÎTRE, A CEUX QUI PAR AVENTURE LE DÉSIRERAIENT, MA PENSÉE AU SUJET DES DIFFÉRENTES QUESTIONS RELIGIEUSES ET MORALES. »
Dans ses prochains numéros, la revue *Itinéraires* tentera d'exprimer quelque chose de son souvenir filial et de sa volonté d'être fidèle à la mémoire et à l'enseignement de Pie XII.
Prions pour la sainte Église de Dieu.
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DANS ce numéro commence la collaboration à notre revue de l'éminent écrivain et philosophe Charles De Koninck. Nous ne chercherons pas à dissimuler la joie profonde que nous causent cet honneur et ce renfort exceptionnels.
Mais le sentiment qui nous anime n'est pas simplement personnel. Depuis longtemps nous espérions, non pas seulement pour Itinéraires, mais d'abord pour la France, que Charles De Koninck exposerait, dans notre pays aussi, le résultat de ses travaux et la substance de sa pensée philosophique et religieuse : car il n'y a encore en France qu'un petit nombre d'esprits très informés de ce qui se passe dans l'univers catholique pour avoir appris à connaître, à estimer, à méditer l'œuvre de Charles De Koninck. Belge de naissance, d'une famille dont les origines sont flamandes, françaises, espagnoles et autrichiennes, établi au Canada où il est doyen de la Faculté de philosophie et professeur à la Faculté de théologie à l'Université Laval de Québec, Charles De Koninck est sans doute aujourd'hui, parmi les laïcs, dans l'univers catholique, le penseur thomiste le plus réputé et le plus écouté.
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On sait l'importance de la renaissance thomiste depuis Léon XIII. On sait aussi que de nombreux laïcs, et quelques-uns sont illustres, ont apporté à cette œuvre une contribution de premier plan, faisant pour ainsi dire sortir des archives la philosophie chrétienne, la restaurant dans sa véritable nature de pensée vivante et contemporaine, lui rendant droit de cité au milieu d'un monde intellectuel et universitaire qui avait été largement déchristianisé et même « dénaturé ». Depuis un demi-siècle, plus d'une bataille a été gagnée dans ce combat intellectuel et spirituel d'une portée fondamentale.
Il n'en reste pas moins qu'en France notamment, des préoccupations latérales, des accidents annexes, des erreurs plus ou moins graves et, disons-le, des incidents ou même des déviations de politique partisane avaient créé une grande confusion intellectuelle et donné souvent l'impression que la renaissance du thomisme se perdait finalement dans les sables. En un temps où de fausses idéologies sur l'homme, sur l'histoire, sur la société mettent en péril l'avenir de la civilisation et jusqu'à l'intégrité de la foi, on attendait de la renaissance thomiste tout ce qui était dans sa vocation :
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c'est-à-dire, constatons-le, beaucoup plus que ce qu'elle a effectivement donné jusqu'ici, ses mérites, qui sont très grands, ne cachent pas ses faiblesses, et certaines de ses méthodes intellectuelles ont assurément besoin d'une sérieuse révision.
Le monde contemporain, tant pour maîtriser les progrès de la science et de la technique que pour surmonter l'agression fondamentale du communisme, manque d'une PHILOSOPHIE NATURELLE susceptible d'éclairer les problèmes temporels qui se posent au XX^e^ siècle avec une angoissante gravité.
Parce que la renaissance du thomisme a connu des traverses et des reculs, et n'a pas pleinement rempli la fonction qu'il lui était naturel d'assumer, plusieurs se sont découragés, dispersés, retirés. Au milieu des désordres qui, dans le domaine intellectuel lui aussi, ont été causés par la dernière guerre mondiale, on a pu croire que l'œuvre était interrompue ou même la page définitivement tournée.
Nous pensons au contraire qu'aux travaux d'hier et d'avant-hier s'ajoutent beaucoup d'éléments plus récents -- et premièrement l'immense enseignement de S.S. Pie XII -- qui annoncent un nouvel âge d'or de la philosophie chrétienne. A cette restauration générale de la pensée, l'œuvre de Charles De Koninck fait franchir, croyons-nous, une étape capitale.
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Plusieurs fois déjà, nous avons recommandé à nos lecteurs l'ouvrage de Charles De Koninck sur *La Primauté du bien commun*, publié en 1943 (Éditions Fidès, Montréal). Nous lui devons une grande lumière, que nous n'avons trouvée chez nul autre auteur contemporain.
Beaucoup se sont mis à invoquer le bien commun, mais comme un prétexte ou un alibi, comme une clause de style que l'on veille simplement à n'omettre point, en tous cas comme une notion vague, jamais élucidée avec rigueur. « La primauté du bien commun dans la société, dans la famille, pour l'âme elle-même », écrit le Cardinal Villeneuve dans la préface à l'ouvrage de Charles De Koninck, s'entend « A LA CONDITION QUE SOIT BIEN COMPRISE LA NOTION DU BIEN COMMUN ». Cette notion, il nous semble que les meilleurs thomistes eux-mêmes, du moins parmi les auteurs laïcs en renom, n'en avaient trop souvent retrouvé qu'une pâle et insuffisante approximation avant les travaux décisifs de Charles De Koninck. Il nous semble aussi qu'aujourd'hui encore on n'en retient trop souvent que l'aspect le plus inférieur, disons le plus « politique », et lui-même mal entendu : faute de comprendre que le bien commun est le bien le plus propre de la personne raisonnable, faute de comprendre aussi que tel bien commun subordonné, comme celui de la famille,
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ou celui de la société politique, n'est pas subordonné au bien singulier de la personne, mais est subordonné à un bien commun supérieur auquel la personne est principalement ordonnée, -- en définitive à Dieu. Les élucidations de Charles De Koninck nous paraissent susceptibles de dissiper les erreurs dans lesquelles, à ce chapitre, se trouvent présentement enfermés plus d'un penseur et même plus d'un théologien.
L'œuvre de Charles De Koninck dans son ensemble répond à la vocation fondamentale de la philosophie selon saint Thomas, qui est d'être la servante de la théologie. Rien ne le montre mieux peut-être, au jugement des plus hautes compétences, que son livre sur La Piété du Fils, paru en 1954, où il apportait une argumentation philosophique en faveur de la définibilité de l'Assomption. Le Cardinal Pizzardo lui écrivait à propos de cet ouvrage :
« Votre très intéressant opuscule qui, en partant d'une observation d'Aristote, conduit l'intelligence du fidèle à la contemplation de la Toute Sainte dans la plénitude de la gloire de son divin Fils, est une nouvelle excellente démonstration de l'importance que la droite et saine philosophie peut et doit avoir pour le développement de la théologie. La lecture d'autres ouvrages que vous avez publiés m'avait déjà permis de comprendre la profondeur et la justesse de vos vues philosophiques, pleinement inspirées de la vraie tradition catholique. »
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POUR L'ANNÉE DU CENTENAIRE des Apparitions de Massabielle, Charles De Koninck nous adresse donc une grande étude sur Lourdes et la foi catholique, dont nous publions dans ce numéro les premières pages. C'est une réponse aux négations formulées cette année même par nos frères protestants : elle leur permettra de situer plus exactement et de mieux comprendre les positions de notre foi catholique, elle permettra aussi au lecteur catholique d'en approfondir le contenu.
Pour notre part, nous désirions ardemment apporter selon notre état et nos moyens quelque contribution aux chants de louange et aux méditations mariales du Centenaire de Lourdes : et il nous est donné de pouvoir publier en France cette étude nouvelle et inédite de Charles De Koninck.
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## ÉDITORIAL
### Les deux pouvoirs et la réforme intellectuelle
SUR LE REDRESSEMENT général dans lequel la France est engagée depuis le 13 mai, le 2 juin, le 28 septembre et le 3 octobre, nous avons dit ce qu'il nous convenait de dire. Nous l'avons dit posément et clairement, sans slogans ni rabâchages, sans fracas ; et nous croyons l'avoir dit en temps utile. Nous l'avons dit principalement dans notre numéro 25 et dans l'éditorial de notre numéro 26. Il se peut qu'au milieu des tumultes publicitaires notre voix ait paru discrète. Mais précisément il nous convient ainsi ; il est un temps pour tout, et ce n'est pas toujours le moment de pousser des cris. Notre propos s'adresse à ceux qui ne se laissent pas emporter par les tumultes, et qui ne s'y mêlent, quand il est indispensable, qu'après une solide et tranquille réflexion.
La presse quotidienne et hebdomadaire presque tout entière essaie de brouiller le langage des événements, que le peuple français comprend d'instinct : il a retrouvé une confiance et une espérance, les feuilles imprimées ne lui parlent que de défiances et de craintes. Tout demeure difficile assurément : mais moins difficile qu'avant le 13 mai. Les journaux sont rédigés presque tous comme si depuis six mois avait fondu sur la France une série ininterrompue de malheurs : or depuis six mois la France a reçu au contraire de grands et merveilleux bonheurs, fragiles et menacés comme ils le sont tous, et imparfaits, et quelquefois ambigus, selon la règle de notre condition terrestre.
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Mais enfin ce qui a changé depuis le 13 mai a changé en moins mal et même souvent en mieux. La tâche à accomplir est immense, notre pays a été longuement affaibli par des idées fausses qui ont relâché mais point abandonné leur domination, et nous nous trouvons au milieu d'un univers qui, par la faute de nos idées fausses répandues dans le monde, ne comprend rien au redressement de la France. Mais tout est à pied d'œuvre. Nous avons cessé de descendre et nous nous mettons en état de remonter.
La France change de régime dans la paix civile. Un pouvoir national est reconstitué, un pouvoir qui par occasion, par chance, par grâce, par nature -- et par l'appel que lança l'armée française à un gouvernement qui ne soit ni elle-même, ni constitué par elle, ce qui fut *le contraire* d'un coup d'État ou d'un « pronunciamiento », -- un pouvoir national qui est indépendant des partis, qui leur est supérieur, qui ne leur doit rien.
Et ce pouvoir assume pleinement en Afrique la véritable mission de la France, décidant d'entreprendre, pour les populations qui espèrent en nous, tout le devoir et plus que le devoir. Les plus belles, les plus nobles, les plus exigeantes, les plus difficiles requêtes que le Souverain Pontife adressait aux anciennes nations colonisatrices, -- dans la pensée peut-être qu'il faut en ce monde, et parlant aux pouvoirs temporels, demander beaucoup pour obtenir un peu, -- la France les accepte toutes et en totalité. La France officielle n'a pas toujours été généreuse. Quand elle le redevient, ce n'est pas pour l'être à moitié : et à ce signe nous sentons bien, avant même de le comprendre, que c'est véritablement la France qui renaît. Elle trouvera des croix sur son chemin, elle en porte déjà, mais avec elles, des bénédictions certaines et décisives. La parole qui ne peut mentir du Vicaire de Jésus-Christ nous l'a dit, et précisément à ce chapitre et à ce propos, concernant ces peuples d'Afrique, nos frères : « *Dieu ne se laisse jamais vaincre en générosité.* » Nous avons entendu cette parole et nous y croyons.
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La plupart des feuilles qui s'impriment à Paris tentent ouvertement ou sournoisement de faire croire le contraire de l'évidence, par un attentat concerté et permanent contre la conscience française. C'est toute une masse intellectuelle, du moins dans la majorité de ses éléments sociologiquement dominants, c'est toute une classe intellectuelle sociologiquement installée dans les journaux, dans l'édition, dans les congrès, dans les comités, dans une partie notable de l'école et de l'université, c'est toute une classe intellectuelle privilégiée sous la V^e^ République qui veut conserver d'exorbitants privilèges de fait et qui s'insurge *à la fois* contre l'État et contre l'Église : contre l'État français qui commence à renaître, contre l'Église catholique qui précise davantage, ou plus fermement, les conséquences pratiques et disciplinaires de son enseignement.
Quand l'État s'évanouit et quand l'Église est contrainte à un effacement partiel, la classe intellectuelle, publicistes de journaux, docteurs de congrès et politiciens de comités, devient reine. Elle échappe à la fois aux disciplines temporelles et aux disciplines spirituelles. Elle en invente d'arbitraires, au profit de sa domination. Elle crée à son usage, elle exerce en fait une sorte de magistère politico-religieux. Elle se donne à elle-même, outre les prébendes, les sinécures et les honneurs, une sorte d'onction sacrée. On se souvient de cette situation où, au temporel, il était considéré comme beaucoup plus scandaleux de critiquer le directeur d'un grand journal parisien que d'insulter le chef du gouvernement ; et où, au spirituel, il était considéré comme beaucoup plus intolérable de contredire un « intellectuel catholique » en place, que de bafouer le Souverain Pontife. Ces mœurs intellectuelles s'étaient trop largement développées pour pouvoir disparaître d'un coup.
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La IV^e^ République était caractérisée par un affaiblissement, divers, inégal mais simultané, des deux pouvoirs. L'évanouissement progressif du pouvoir temporel était manifeste. Le pouvoir spirituel était de son côté embarrassé dans l'exercice de ses fonctions légitimes : embarrassé premièrement par l'état des mœurs et des esprits ; et secondement par certaines « situations acquises », point toujours légitimement, -- acquises grâce aux bouleversements révolutionnaires machinés en 1944 sous l'influence directe ou indirecte du Parti communiste : dont les séquelles demeurent encore, précisément dans la presse. Dans la presse où les positions principales ont été prises, occupées, tenues en 1944-1945, et n'ont plus été lâchées depuis lors. Il n'en est guère qui ait été prise sans l'autorisation, l'accord, le consentement de comités alors tout-puissants, et où les communistes étaient en majorité ; il n'en est peut-être aucune qui ne soit due au moins à une négociation ou un compromis avec les communistes. La classe intellectuelle, nous entendons celle-là, la classe intellectuelle installée par ces moyens dans les journaux, dans l'édition, dans les comités des partis et groupements, s'était aussitôt constituée en féodalité, au sens péjoratif du terme, et d'ailleurs lâche prise le moins possible. Son intérêt permanent de classe indûment privilégiée était de maintenir et d'accroître l'effacement des deux pouvoirs, en les jouant l'un contre l'autre simultanément.
Contre ce qui restait du pouvoir temporel, qui par sursauts sporadiques s'efforçait d'assumer les responsabilités morales et politiques de la France en Indochine et en Afrique, la classe intellectuelle manipulée par les sous-marins communistes invoquait le Spirituel, proclamait le caractère impérieux d' « exigences chrétiennes » qu'elle définissait elle-même arbitrairement, et qui avaient pour caractéristique commune d'aider au progrès du communisme dans le monde, d'organiser sous diverses formes la collaboration, d'interdire la résistance.
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Mais quand le pouvoir spirituel précisait que ces soi-disant « exigences chrétiennes » n'étaient pas tout à fait (et quelquefois pas du tout) les vraies, la classe intellectuelle invoquait alors les franchises du pouvoir temporel et protestait contre les « interventions vaticanes » en un style néo-gallican. Dans beaucoup de cas, ce jeu à double effet simultané, suggéré par les militants hors-cadres du Parti communiste dans les milieux intellectuels, n'était point machiavélique dans la pensée des exécutants qui se mettaient ou que l'on mettait en avant ; ce jeu leur paraissait naturel, il leur devenait spontané, en ce sens que des habitudes -- déplorables mais sincères -- deviennent une seconde nature.
Au nom de l'indépendance du Temporel, la classe intellectuelle établissait son propre magistère doctrinal et journalistique entre la Hiérarchie et les fidèles ; au nom des exigences du Spirituel, elle établissait son magistère politique entre les bonnes velléités d'un État défaillant et la conscience civique des citoyens. Les années que nous avons vécues de 1944 à 1958 ont été en France l'âge d'or des intellectuels, l'apogée de leur puissance sociale. Comme il est normal, cette puissance sociale de la classe intellectuelle a organisé la paralysie nationale et s'est terminée dans l'évanouissement.
C'est que les différentes catégories d'intellectuels, journalistes, écrivains, secrétaires des syndicats, orateurs des partis, pontifes des congrès, hommes d'études parfois mais plus souvent de paroles, sont les catégories les plus impropres au gouvernement temporel comme au gouvernement spirituel. Grâce au Ciel, l'Église n'est pas gouvernée par les théologiens, encore moins par les « intellectuels catholiques ». Le plus mauvais gouvernement temporel est celui des journalistes, des orateurs et même des professeurs. Certes, les intellectuels, clercs et laïcs, ne sont pas tous des rhéteurs ; et ils peuvent être très utiles à la société, à la condition de *n'être pas le pouvoir :* de n'être ni le pouvoir temporel, ni le pouvoir spirituel. C'est une règle générale qui souffre des exceptions individuelles, comme celle du professeur Salazar. Mais justement le professeur Salazar est honni et méprisé en France par la classe dominante des intellectuels laïcs ou clercs.
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Depuis plusieurs années, le pouvoir spirituel travaille avec patience, avec tolérance, avec une compréhension paternelle, mais avec une fermeté douce et continue, à rétablir en France, sur l'ensemble des fidèles, la plénitude de son autorité religieuse. Ce faisant, il a rencontré l'opposition acharnée, latente, et quelquefois ouverte, de la classe intellectuelle, frustrée des pouvoirs de fait qu'elle s'était arrogés par le biais de l'installation sociologique dans les instruments de diffusion, les institutions d'enseignement et le commerce de l'édition. Voici que depuis le 13 mai l'État, de son côté, restaure son autorité temporelle. Ces deux remembrements ont ensemble une rencontre, une coïncidence et comme une conjugaison évidemment fortuites, c'est-à-dire providentielles. Les intellectuels, clercs et laïcs, sont menacés d'être peu à peu remis à leur rang, qui est loin d'être médiocre, mais qui est notablement inférieur à la situation extraordinaire, et extraordinairement abusive, que l'effacement des deux pouvoirs leur avait laissée.
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LA RÉALITÉ ACTUELLE se cache parfois sous des apparences, des diversions, des alibis. Mais la réalité actuelle est bien celle-ci : ni l'action temporelle de l'État français renaissant, ni l'action spirituelle de l'Église catholique, ne sont véritablement comprises, ne sont véritablement soutenues, ne sont véritablement *aimées* par la catégorie sociologiquement dominante des intellectuels français. Cette catégorie est d'ailleurs, à quelques exceptions près, davantage victime que coupable ; victime des entraînements de la facilité, des honneurs excessifs, bien sûr, mais surtout victime de sa mauvaise formation, de ses mauvaises méthodes et de ses idées fausses.
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Depuis le temps qu'une réforme intellectuelle apparaît urgente en France, et qu'elle n'est toujours pas faite, la situation mentale de la majorité des intellectuels français est allée de mal en pis, jusqu'au point où ils ont, simultanément, atteint l'apogée de la puissance sociale et approché le néant de la pensée.
Quelque indulgence et quelque compréhension qu'appelle leur situation, cette situation est grave et même dangereuse pour le bien commun. Elle est, au temporel, un problème d'État, et au spirituel, un problème d'Église. Là se trouve l'un des points décisifs, et peut-être le plus important, du destin présent de la France. Car si le peuple français, dont la réaction naturelle a été profondément saine depuis le 13 mai, était demain détourné de sa communion retrouvée avec un pouvoir national renaissant, c'est par la publicité journalistique de la classe intellectuelle que serait opéré ce détournement. Et si demain le peuple chrétien de France, qui aspire si visiblement à l'unité catholique et à la vérité orthodoxe que lui procure l'Église hiérarchique, en était privé et détourné au profit des erreurs d'hier et des querelles qu'elles ont engendrées, c'est encore par le magistère de fait des intellectuels sociologiquement installés qu'aurait lieu cet autre et semblable détournement. La classe intellectuelle dominante constitue un État dans l'État et une Église dans l'Église. Des mesures draconiennes (et d'ailleurs lesquelles ?) n'y pourraient pas grand-chose. La seule issue est d'opérer enfin cette réforme intellectuelle et morale qu'ont appelée depuis plus d'un demi-siècle les meilleurs des intellectuels français, mais qu'ils n'ont jamais pu réaliser parce qu'ils sont -- et surtout les plus grands -- restés sociologiquement isolés. Œuvre de longue haleine, sans doute, et dont il faudra bien voir comment elle est organiquement liée à une réforme de l'enseignement et à une réforme de la société.
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APRÈS BEAUCOUP D'AUTRES, nous avons, en fondant *Itinéraires,* apporté notre témoignage quant à la nécessité d'une réforme intellectuelle et morale, dont la possibilité effective n'était alors, pour l'ensemble de la nation, qu'une espérance lointaine. Notre *Déclaration liminaire* de mars 1956 ([^1]) était un premier programme de travail, une première affirmation, la direction générale d'une volonté résolument à contre-courant, car le courant était à la décadence et à la mort. S'il fallait la résumer d'un mot, nous dirions qu'elle indiquait surtout un point fondamental autour duquel les premiers collaborateurs d'Itinéraires se sont reconnus et rassemblés, pour au moins le mettre en œuvre quant à eux, le vivre et le manifester à la grâce de Dieu : à savoir que la raison sans la foi demeure impuissante en fait. Non que la foi absorbe ou supprime la raison : mais elle l'éclaire, la guide, lui rend la clarté du regard. Et quand nous disions la foi, nous entendions et nous précisions la foi catholique, la foi en Jésus-Christ, Dieu vivant présent et communiqué dans son Église hiérarchique qui nous transmet Sa parole : « Sans moi vous ne pouvez rien faire. » Nous avons pensé que cette vérité, sa mise en œuvre même intellectuelle est au centre de la réforme intellectuelle et morale qu'il convient d'accomplir : autrement dit, qu'il faut nous libérer d'un rationalisme ayant tellement colonisé les mœurs et les esprits qu'on le subit sans même s'en apercevoir.
Dans son discours au Congrès international de philosophie, le 22 septembre dernier, le Saint-Père a spécialement insisté sur cette rupture avec le rationalisme et sur le secours que la foi chrétienne apporte à la raison naturelle de l'homme :
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« La vérité surnaturelle de la foi chrétienne a permis à la raison humaine de prendre une pleine conscience de son autonomie, de la certitude absolue de ses premiers principes, de la liberté fondamentale de ses décisions et de ses actes. Mais d'abord elle lui avait donné conscience d'une vocation transcendante ; elle l'invitait à reconnaître la réalité concrète de sa destinée et l'appel à participer à la vie trinitaire dans la lumière de la foi d'abord, puis dans la contemplation face à face (...).
« Actuellement... l'humanité recueille les fruits amers d'un rationalisme qu'elle a cultivé pendant plusieurs siècles et qui continue de l'empoisonner.
« Or le Dieu vivant, le seul réel... ne cesse point d'inviter le philosophe à Le reconnaître et à revenir à Lui. Commentant la définition de la philosophie comme « amour de la sagesse », saint Augustin affirme : « Si la sagesse c'est Dieu, le vrai philosophe est celui qui aime Dieu. »
« ...La reconnaissance intellectuelle de Dieu, présent dans Sa motion créatrice, s'épanouit dans un amour prompt à accepter les initiatives divines, dans la docilité à écouter Sa parole et à rechercher les marques de Son authenticité. L'amour du Dieu vivant, du Dieu de Jésus-Christ, loin d'isoler l'homme ou de le détourner de ses tâches temporelles, l'y engage au contraire et bien davantage, et fonde sa liberté plus solidement que les valeurs mesurées à l'échelle humaine.
« On ne lui demande pas de renoncer aux méthodes propres de sa recherche, de s'en évader, de sacrifier ses exigences rationnelles, mais plutôt de tenir compte de tout le réel, de la destinée humaine telle qu'elle se présente concrètement dans toutes ses dimensions, individuelle et sociale, temporelle et éternelle, pétrie par la souffrance, esclave du péché et de la mort (...) L'esprit qui se détourne de la lumière, qui se ferme à toute Révélation surnaturelle et croit pouvoir interpréter l'existence en termes purement humains, se livre sans défense au mal qui le ronge, condamnant à la ruine les valeurs mêmes qu'il voulait sauvegarder.
« Sans doute l'acceptation de la foi chrétienne ne résout-elle pas tous les problèmes spéculatifs, mais elle oblige le philosophe à sortir de son isolement ; elle le situe dans un univers plus vaste ; elle lui fournit dei points de repère solides, dans l'ordre de la connaissance et dans celui de l'action. Au lieu d'entraver sa recherche, elle la suscite et la stimule ; elle lui découvre la vraie splendeur de l'homme, celle qu'il reçoit de l'Incarnation du Fils de Dieu, qui le sauve et l'associe à la gloire de son œuvre rédemptrice.
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« L'Église attend de vos travaux qu'ils contribuent à rendre les hommes meilleurs, en faisant éclater la gangue de rationalisme et d'orgueil latent qui paralyse encore de larges secteurs de la pensée philosophique contemporaine et l'empêche de connaître la vérité. La parole de saint Jean reste actuelle : *Le Verbe était la lumière véritable, qui éclaire tout homme venant dans ce monde. Il était dans le monde, et le monde a été fait par Lui, et le monde* ne *l'a pas reconnu.* »
Le problème des rapports de la raison et de la foi est le problème fondamental de chaque époque, car il est en somme le problème des rapports de l'homme et de Dieu. La rupture avec le rationalisme ambiant a été notre signe de reconnaissance ; et notre signe de contradiction aussi, nous suscitant l'opposition dans le malentendu de tels qui demeurent sans le savoir partiellement prisonniers du rationalisme. Nous croyons que la réforme intellectuelle et morale n'a pu encore aboutir dans la mesure où elle est restée enfermée dans « la gangue de rationalisme qui paralyse de larges secteurs de la pensée contemporaine ».
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MAIS notre *Déclaration liminaire* de mars 1956 n'était encore, comme l'indiquait son nom, qu'une première, qu'une initiale affirmation, lancée au milieu de la confusion générale un peu comme une bouteille à la mer. Non seulement nous avons cheminé sur les itinéraires dont elle marquait le seuil, mais, d'autre part, des points fixes ont surgi, ou ont émergé davantage. L'inlassable enseignement du Souverain Pontife a, jour après jour, raffermi l'Église. Le désordre est contagieux, mais inversement l'ordre aide et ajoute à l'ordre. La renaissance en France d'un pouvoir national atténue des obstacles, extérieurs mais importants, qui embarrassaient ou limitaient l'exercice du pouvoir spirituel. Le raffermissement actuel des deux pouvoirs, chacun en son domaine et selon sa vocation, n'empiète sur aucune des libertés de l'esprit :
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il les assure au contraire et les garantit contre l'évanouissement dans la confusion et dans l'anarchie. Le pouvoir étant tenu, occupé, exercé, les intellectuels vont être comme institutionnellement détournés d'y prétendre, et ramenés à leur tâche propre, urgente et nécessaire, de réforme intellectuelle et morale.
Plutôt que de braquer dans leur refus actuel, et probablement provisoire, par des polémiques d'arrière-garde, ceux qui s'attardent encore à s'accrocher aux privilèges qui leur glissent peu à peu mais irrésistiblement entre les doigts, il nous incombe de faciliter les ralliements à l'Église et à la France ; et de ne pas élever devant le retour des enfants prodigues, comme une barrière, le rappel nominal et détaillé de leurs errements. Ici aussi, et quelle que soit la gravité très réelle de la situation intellectuelle, l'espérance est permise : le langage des événements, le « sens de l'histoire » qui a changé, le retour sur soi auquel chacun est convoqué, et aussi, disons-le sans trop de malice ni d'indiscrétion, cette attirance si persuasive que des pouvoirs fermes ont toujours exercée sur la plupart des intellectuels, tous ces facteurs bénéfiques feront progressivement leur rouvre, après une plus ou moins longue saison de dépit rageur et de contestations tumultueuses mais déjà anachroniques. Qu'on n'attende donc de nous aucune sorte de cris de guerre ou de triomphe : *et si d'autres croient utile de se faire nettoyeurs de tranchées et d'aller achever les blessés malcontents, furieux ou rebelles qui gisent sur le champ de bataille, ils le feront sans nous ; et peut-être contre nous.* Ils le feront à contresens, car la restauration des deux pouvoirs ne doit ni ne peut être la revanche d'un parti sur un autre, pas même d'un parti supposé ou réellement « bon » sur les « mauvais » : mais la remise à leur place de tous les partis. Ce ne sera pas toujours facile, ni immédiat. Telle est du moins la volonté de l'Église raffermie et celle de l'État renaissant : nous entrons pleinement dans leurs vues.
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Notre tâche est en avant. Lors de notre *Déclaration liminaire* de mars 1956, elle était en avant dans le brouillard ; et dans l'espérance. Elle est aujourd'hui en avant dans des perspectives qui sont devenues celles des possibles concrets et prochains. Elle nous impose d'expliciter davantage et de mieux préciser les principes, les requêtes, les urgences de la réforme intellectuelle et morale ; de proposer sans doute aux intellectuels, et surtout à leur public, l'aménagement des horizons qui se découvrent et qui s'éclairent devant nous, et où il y a tant à faire : mais maintenant l'on peut vraiment travailler. Le mois prochain, nous publierons notre *Déclaration fondamentale* pour répondre à ce besoin et pour appeler à la réconciliation dans la vérité et pour le travail ([^2]).
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ON NOUS A REPROCHÉ naguère de ne pas paraître assez « constructifs », et de ne pas suffisamment nous soucier de cette apparence. Il est vrai que ce reproche nous était fait souvent dans une intention malveillante et polémique. Mais il est vrai aussi qu'il est bien difficile de construire, sinon intérieurement et de manière peu visible, quand on est établi sur des sables mouvants, au milieu d'une confusion intellectuelle qui l'emporte presque partout, jusqu'à submerger le pouvoir temporel et jusqu'à recouvrir par son vacarme la voix du pouvoir spirituel. L'honneur est alors, ce fut du moins ce qui nous parut, de ne rien négliger sans doute, mais de clamer dans la tempête notre refus de la bêtise triomphante, notre opposition aux messagers de mort, notre espoir en l'avenir de la France et notre foi en l'avenir de l'Église : nous l'avons fait sans engager personne que nous-mêmes, et sans autre risque que pour nous, celui d'être emportés et brisés dans le déchaînement général. Nous n'attendions alors, nous ne reçûmes d'abord ni protection ni renfort. *Fidelis autem Deus est.* Les cadavres (métaphoriques) qui restent sur le terrain ne sont pas les nôtres.
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C'est maintenant qu'il faut non pas se donner l'air « constructif », mais construire. C'est maintenant aussi que ceux que nous n'avons pas toujours vus, voici trois et quatre et cinq ans, quand nous étions au creux de la vague et que presque tout était submergé, se mettent à parler de bataille après la bataille. Il ne nous paraît ni indispensable ni même honnête d'achever les blessés ou de détrousser les cadavres.
D'autre part, s'il est bon de contester avec vigueur le laïcisme quand il est totalement triomphant, il est fou de maintenir ou plutôt de développer cette contestation *contre* un État qui cherche visiblement les moyens d'en sortir et qui commence à s'en dégager ; il est profondément aberrant, en face d'un tel État, de prétendre promouvoir les droits de Dieu sur le mode d'une surenchère revendicative, polémique et révolutionnaire. Surtout en matière de lois fondamentales, la coutume précède et crée la loi. Et il est manifeste -- il l'a d'ailleurs dit lui-même presque en propres termes -- que plus encore qu'à une réforme des institutions, le chef du nouveau pouvoir national travaille à une réforme des mœurs du personnel politique dirigeant. Le règne social de Notre-Seigneur Jésus-Christ ne s'impose point à des volontés rebelles ou mal informées, par un décret soudain du pouvoir temporel : il est proposé aux âmes, qui le font avancer en commençant par le vivre. Les consciences de nos 80 % de baptisés français, et même de beaucoup de fidèles pratiquants, ont besoin d'être éclairées, notamment sur l'ordre naturel et sur la « dimension sociale » de la religion chrétienne, et non pas d'être surprises ou violentées.
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Au règne des partis, quand il est triomphant et absolu, il est bon d'opposer, en paroles sévères, voire sonores, voire bruyantes, la description et le projet d'une véritable représentation populaire ; il est bon de contester vivement une représentation qui est seulement celle des soi-disant « opinions », en fait celle de passions idéologiques artificiellement créées par les publicités politiques ; et comme ces publicités politiques sont organisées *uniquement* en vue de la prise ou du partage du pouvoir, il est bon de proclamer avec force que l'on achève ainsi de fausser radicalement ce qui pourrait être, à côté de la représentation des divers corps sociaux, une représentation des diverses familles spirituelles ; il est bon, même, de revendiquer avec énergie la fondamentale représentation populaire, qui est celle des familles, des régions et des métiers. -- Il est en revanche aberrant, lorsque les partis ne sont plus l'État et lorsque renaît un pouvoir national, de préparer comme un parti supplémentaire, et de faire de la représentation familiale, régionale et corporative un simple article de publicité idéologique. Ici encore, dans l'ordre des réalisations effectives et durables, la coutume précède et crée la loi. *Il ne s'agit plus aujourd'hui de promouvoir une publicité en faveur d'un projet descriptif de représentation familiale, régionale et corporative ; il s'agit d'aller sur le tas en promouvoir la réalisation pratique.*
Des associations familiales, régionales, professionnelles, parfois ou souvent, sont déjà vivantes ; elles seront renforcées, elles accroîtront leur réalité et leurs fonctions non point par une propagande opérée sur le mode d'une surenchère revendicative et polémique, par des partis ou quasi-partis n'ayant rien de familial, ni de régional, ni de corporatif, et qui ne se soucient que d'une plate-forme publicitaire : mais par le développement de leur vie propre et de leurs activités effectives. C'est l'un des points où la réforme intellectuelle et morale est le plus étroitement, le plus organiquement liée à une réforme de la société (et à une réforme de l'enseignement). La représentation familiale, régionale et corporative prévaudra *en fait* sur la représentation idéologique et partisane non point dans la mesure où l'on en formulera la fracassante et vaine réclamation, mais *désormais dans la mesure où davantage de Français donneront davantage de leur activité réelle aux organisations familiales, régionales et corporatives plutôt qu'aux organisations idéologiques et partisanes.*
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Nous ne sommes pas sûrs que ce simple propos puisse dans l'immédiat être aussi clairement compris que nous le voudrions, car les habitudes d'esprit sont profondément viciées depuis longtemps, et beaucoup conçoivent spontanément leur opposition aux partis sur le mode et le modèle d'une activité de parti ; beaucoup conçoivent naturellement la « contre-révolution » comme une révolution de sens contraire. Une immense « révolution » est à accomplir sur ce point, mais dans les esprits, dans les consciences, dans les mœurs les plus habitudes. Par là encore se manifeste le besoin de la réforme intellectuelle et morale à laquelle nous travaillons.
Nous y travaillons à notre place, sans jouer les avaleurs de sabres et sans roulements de tambour. Nous nous sommes toujours adressés à la réflexion de nos lecteurs : et voici que nous allons le faire plus encore, leur demandant davantage d'effort et d'attention. Le prochain numéro de la revue leur apportera notre *Déclaration fondamentale.* Elle appellera de leur part une réponse.
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## CHRONIQUES
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### Lourdes et la foi catholique
par Charles De KONINCK
A propos d'un article, *Lourdes et la foi réformée*, de M. Étienne de Peyer.
UN COLLÈGUE m'envoie de France un numéro du *Journal de Genève* (celui du 18 juillet), qui contient le troisième d'une série d'articles, publiés sous le titre *Lourdes et la foi réformée,* signé Étienne de Peyer. Le paragraphe doctrinal -- *Que penser de la Vierge Marie *? -- retiendra surtout notre attention. On trouve, en effet, que « ces arguments des protestants peuvent paraître, aux yeux de certains, assez convaincants ». « Je vous envoie cet article, assuré que vous en ferez usage, tôt ou tard. »
Les pages qu'on va lire ne contiennent rien de bien nouveau, rien ou peu, qui ne soit en substance enseigné par les religieuses à l'école primaire. Les objections formulées par M. de Peyer ne sont pas nouvelles non plus. Mais nous pouvons tous deux invoquer la parole de l'Apôtre : *Je t'adjure devant Dieu et devant le Christ Jésus, qui doit juger les vivants et les morts, au nom de son Apparition et de son Règne *: *proclame la parole, insiste à temps et à contre-temps, réfute, menace, exhorte, avec une patience inlassable et le souci d'instruire* (II Tm, V, 1). Encore, donc, qu'il y ait lieu de se réjouir d'un commun accord (ne fût-il que matériel) sur certaines vérités -- telle la Trinité des Personnes divines et l'Incarnation du Verbe -- nous devons néanmoins, par égard pour nos frères séparés, comme pour les nôtres, marquer un désaccord qui engage la substance de la foi catholique.
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Or, « C'est sur ce sujet-là \[la Vierge Marie\] que nous nous séparons » -- déclare l'auteur. « Il faut le dire avec tristesse, mais il faut le dire, les Églises de la Réforme ne peuvent pas suivre leurs frères catholiques sur la voie de la glorification de Marie. »
#### I. -- La piété du Fils et le culte d'hyperdulie
Nous aussi nous en sommes profondément affligés, confus même, d'autant que, les uns et les autres, nous alléguons des croyances communes pour en arriver à des positions contraires. Nous aussi, en effet, nous croyons fermement à l'enseignement de l'Apôtre : *Car Dieu est unique, unique aussi le médiateur entre Dieu et les hommes, le Christ Jésus, homme lui-même, qui s'est livré en rançon pour tous* (I Tm, I, 5). Et nous affirmons sans équivoque que *par une oblation unique il a rendu parfaits pour toujours ceux qu'il sanctifie* (He, X, 14). La foi catholique ne tolère nulle créature qui détruirait ou diminuerait l'autorité de celui *que Dieu a exalté, et* \[à qui il\] *a donné le Nom qui est au-dessus de tout nom, pour que tout, au nom de Jésus, s'agenouille, au plus haut des cieux, sur la terre et dans les enfers* (Ph, I, 9). Nous avons en commun *l'assurance* \[que\] *ni mort ni vie, ni anges ni principautés, ni présent ni avenir, ni puissances, ni hauteur ni profondeur, ni aucune créature ne pourra nous séparer de l'amour de Dieu manifesté dans le Christ Jésus notre Seigneur* (Rm, VIII, 38). La foi ne saurait accepter la moindre atténuation d'autorité chez celui à qui *tout pouvoir a été donné au ciel et sur la terre* (Mt, XXVIII, 18), ni la reconnaissance d'une *autorité qui ne vienne de Dieu* (Rm, XIII, 1). Mais elle ne peut admettre non plus que les hommes imposent des limites à ce pouvoir, ni au bien qui émane du Verbe fait chair, ni à la manière dont il le veut.
Nous aussi nous confessons, avec l'auteur, que « Marie a besoin de Jésus pour être graciée, comme n'importe lequel d'entre nous ». Nous entendons que la Vierge immaculée tient toute sa grâce et tous ses privilèges des mérites de son Fils.
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Le Magistère romain nous met sans cesse en garde contre une équivoque possible : « comme si \[dans l'Immaculée Conception\] la Rédemption du Christ ne s'étendait plus à toute la descendance d'Adam... » Car c'est « le Christ notre Seigneur qui, en réalité, a opéré de façon très parfaite la Rédemption de sa divine Mère \[...\] N'est-ce pas de lui que proviennent, comme de leur première source, toutes les grâces et tous les dons, même les plus hauts... ? » (Pie XII, *Fulgens Corona*). Mais cela n'empêche pas que Dieu proportionne ces grâces et ces dons à la diversité des états où librement il établit ses élus. *Cependant chacun de nous a reçu sa part de la grâce divine selon que le Christ a mesuré ses dons* \[...\] *C'est lui encore qui a donné aux uns d'être apôtres, à d'autres d'être prophètes, ou encore évangélistes, ou bien pasteurs et docteurs, organisant ainsi les saints pour l'œuvre du ministère en vue de la formation du Corps du Christ...* (Ep. V, 7). Or à qui, parmi toutes les créatures, appartient l'état de Mère de Dieu ? A qui Dieu a-t-il fait annoncer qu'elle allait concevoir le Fils du Très-Haut ? Qui devait donner à *l'Emmanuel* le nom de *Sauveur *?
« NOUS RÉVÉRONS MARIE, poursuit l'auteur, pour sa foi de jeune fille, qui, acceptant le plan de Dieu pour le salut du monde, risquait d'être accusée d'adultère et lapidée. Il y a trop peu de chrétiens capables d'accepter la mort pour servir Dieu. Mais de là à lui rendre un culte d'hyperdulie (d'honneurs extraordinaires), nous ne le pouvons pas sans être infidèles à Jésus-Christ. Son obéissance à Dieu a permis notre salut, mais sa désobéissance ne l'eût pas empêché. Elle-même se dit servante, graciée (et non pas : pleine de grâces), objet de la miséricorde. » -- Marie a donc accepté le plan de Dieu pour le salut du monde. Que la révérence pour sa vertu de force ne détourne pas l'attention de ce qu'implique sa foi dans le plan de Dieu, ni de sa connaissance de la place qu'elle devait occuper dans ce plan. Pourquoi s'est-elle étonnée ? Pourquoi avoir interrogé l'ange ? Et Gabriel, qu'avait-il annoncé, qu'avait-il répondu ? N'est-ce pas seulement après tout cela qu'elle a dit : *Je suis la servante du Seigneur ; qu'il m'advienne selon ta parole !* (Lc, I, 38) ?
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Certes, nous sommes tous invités à accepter librement le dessein de Dieu pour le salut du monde, car Dieu ne nous fait point violence. Lui-même nous apprit la prière : *Que ta Volonté soit faite sur la terre comme au ciel* (Mt, VI, 10). « *père, disait-il, si tu veux, éloigne de moi cette coupe ! Cependant, que ce ne soit pas ma volonté qui se fasse, mais la tienne !* » (Lc, XXII, 42). Donc à chacun son *Fiat* ; et toute acceptation portera sur le dessein de Dieu. Mais ce dessein de Dieu n'est pas le même pour tous. Le corps a plusieurs membres, il est un tout hétérogène. Tous ne sont pas appelés à y tenir le même lieu ni à jouer le même rôle. L'identité du corps n'entraîne pas cependant l'identité des parties. Ainsi tous sont tenus d'accepter la diversité que déploie le dessein de Dieu, de reconnaître la place et le rôle auxquels Dieu ordonne ceux qu'il appelle. *Car, de même que notre corps en son unité possède plus d'un membre et que ces membres n'ont pas tous la même fonction, ainsi nous, à plusieurs, nous ne formons qu'un seul corps dans le Christ, étant, chacun pour sa part, membres les uns des autres. Mais pourvus de dons différents selon la grâce qui nous a été donnée...* (Rm, XII, 4) ... *Dieu a placé les membres, et chacun d'eux dans le corps, selon qu'il l'a voulu. Si le tout était un seul membre, où serait le corps *? *Mais il y a plusieurs membres, et cependant un seul corps. L'œil ne peut donc pas dire à la main :* « *Je n'ai pas besoin de toi* », *ni la tête à son tour dire aux pieds :* « *Je n'ai pas besoin de vous.* » (I Co, XII, 18).
Accepter le plan de Dieu pour le salut des hommes, ce fut, en même temps, pour Marie, accepter sa place et son rôle dans ce plan de salut. C'est bien à celle qui deviendra Mère de Dieu que l'ange a dit : « *Toi qui as été et qui demeures remplie de grâce* (de faveur divine), *le Seigneur est avec toi.* » (Lc, I, 28) ([^3]). Elle a compris ces paroles, au point d'en être *bouleversée, et se demandait ce que signifiait cette salutation.* Il s'agit de la faveur divine dont est comblée la Vierge Marie invitée à *concevoir en son sein et enfanter* le Fils du Très-Haut, *à qui elle donnera le nom de Sauveur.* L'ange l'a rassurée : « *car tu as trouvé grâce auprès de Dieu.* »
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A qui est-il jamais arrivé chose pareille ? Ne s'agit-il pas d'une grâce appropriée à la condition de Mère de Dieu ? Et *le nom de la Vierge* n'est-il pas *Marie *? A qui peut-on la comparer sous ce rapport ? Elle est unique ; elle n'est pas une fille d'Adam comme les autres. Ce n'est pas d'une façon indéterminée qu'elle *a trouvé grâce auprès de Dieu,* ni pour n'importe quelle fonction ; et ce n'est pas non plus selon une seule présence commune que *le Seigneur est auprès d'elle.* Dieu est auprès de toutes ses créatures, et d'une façon spéciale auprès de celles qu'il nomme ses enfants, mais il est en outre auprès de la Vierge d'une façon toute particulière, commune à nulle autre créature, étonnante comme l'annonciation et son accomplissement.
POURQUOI RENDRE À MARIE un culte d'hyperdulie ? Voyons qui elle est, et pour le savoir, regardons qui est son Fils. D'elle-même elle n'est rien. C'est *la puissance de Dieu qui la prend sous son ombre* (Lc, I, 35). Cette puissance est efficace, elle atteint son but. *Car le Tout-Puissant a fait pour moi de grandes choses* (Lc, I, 49). Comblée de grâce, avertie de la Volonté du Seigneur, acceptant humblement le plan de Dieu pour le salut du monde, son *fiat* s'avère, d'intention et effectivement, un principe de l'ordre nouveau, ordre dans lequel une fille de David est le principe géniteur à qui le *Sauveur, Fils de l'homme --* celui-là même qui depuis toujours procède du Père, -- sera référé pour toute éternité. Or, ce Fils est-il venu abolir la loi ? « *N'allez pas croire que je sois venu abolir la Loi ou les Prophètes : je ne suis pas venu abolir, mais accomplir.* » (Mt, V, 17). Le V^e^ commandement est bien une loi : *Honore ton père et ta mère, comme te l'a demandé Yahvé ton Dieu* (Dt, V, 16). Pourquoi le *Fils de l'homme* aurait-il passé outre à cette loi naturelle et divine ? On allèguera le passage en saint Luc : *Or, comme il parlait ainsi, une femme éleva la voix du milieu de la foule et lui dit :* « *Heureuses les entrailles qui t'ont porté et les seins que tu as sucés.* » *Mais lui répondit :* « *Heureux plutôt ceux qui écoutent la parole de Dieu et la gardent !* » (XI, 27). Serait-ce à dire que la maternité divine ne compte désormais plus, ou peu ?
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Marquons qu'à l'Annonciation « la bienheureuse Vierge a conçu par la foi, celui qu'elle a également enfanté en croyant \[...\] Après ces paroles de l'ange, Marie, pleine de foi et concevant le Christ dans son âme avant de le concevoir dans son sein, lui dit : « *Je suis la servante du Seigneur ; qu'il m'advienne selon ta parole.* » ([^4]) Cette parole, elle l'a gardée jusqu'au moment du « *tout est achevé* » (Jn, XIX, 30). Sa cousine Élisabeth le lui avait dit : « *Oui, bienheureuse celle qui a cru en l'accomplissement de ce qui lui a été dit de la part du Seigneur.* » (Lc, 45). Il est digne d'attention que ce fut du haut de la croix que le Verbe de Dieu déclara sa piété filiale envers la *Femme.* Après avoir confié à sa propre Mère *le disciple qu'il aimait,* Jésus dit à celui-ci : « *Voici ta mère* » (Jn XIX, 27). Notons encore que le disciple ne reçoit pas la Mère avant d'en avoir été déclaré le fils -- « *Femme, voici ton fils* » (26).
Ces paroles sont celles du Fils de Dieu. Ce sont des paroles d'évangile, du Verbe Éternel, qui *ne passeront point* (Mt, XXIV, 35). Elles déclarent la piété du Fils de Dieu envers sa Mère. Or, cette piété envers les parents se définit comme un culte. « Pietas est per quam sanguine junctis, patriaeque benevolis, officium et diligens tribuitur cultus » ([^5]). En d'autres termes, la piété nous porte à remplir notre devoir et à rendre un culte assidu envers ceux qui nous sont unis par le sang ou l'amour de la patrie ; « mais pas à tous également : à nos parents, d'abord et principalement ; aux autres, dans la mesure de nos ressources et de leurs droits ([^6]). » Or, qui pourrait rendre envers la Mère de Dieu un culte égal à celui de la piété de son Fils ? Puis, quelle est la mesure de ses ressources ? Librement il s'est fait débiteur, à un titre particulier, envers celle qui, par rapport à lui, est principe géniteur quant à cette humanité en laquelle il est *Fils de l'homme,* notre frère, et dans laquelle il nous a sauvés. Tout cela suivant le plan de Dieu pour le salut du monde, que Marie avait accepté ; et elle ne pouvait l'accepter autrement qu'en tant que plan de Dieu pour le salut du monde. Elle l'acceptait au risque de son honneur et de sa vie, pour servir Dieu.
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C'est dire que ce Fils ne lui doit pas seulement un culte parce qu'il obtient d'elle -- et il l'a voulu librement, mais infailliblement -- sa filiation temporelle, mais aussi parce qu'elle avait accepté d'être la Mère de celui à qui elle devait donner le nom de *Sauveur*.
Le culte envers les parents (si difficile à comprendre en notre temps où de nouveaux systèmes de salut s'efforcent de le rendre méprisable, odieux, et même de l'exterminer) n'est certes pas celui de l'adoration, qui s'appelle latrie. *C'est le Seigneur ton Dieu que tu adoreras, c'est a Lui seul que tu rendras un culte* (Mt, V, 10). Lui seul est tout premier principe de notre être tout entier. Mais il ne nous dispense pas d'un devoir de reconnaissance envers nos parents qui, encore que subordonnées, sont à leur façon de véritables causes principales de notre être ([^7]). L'expression de cette reconnaissance est un culte, culte en un sens infiniment diminué, il est vrai, quand on le compare à celui qui est dû à Dieu seul et au Verbe incarné. Mais il reste que nous devons à ces causes de notre vie « officium et diligens cultus. » L'exemple parfait de toutes les vertus aurait-il manqué à la piété filiale envers nos parents ? « *Je vous ai donné l'exemple, pour que vous agissiez comme j'ai agi envers vous* » (Jn, XIII, 15). Certes, sa piété filiale aurait été tout comme la nôtre si elle n'avait été que celle d'un homme purement homme, si parfaite qu'on la suppose. Mais le Fils, enfanté par Marie, n'est pas un homme purement homme. Il est une Personne divine. Or, c'est un tel Fils qui honore sa Mère. Cette Mère n'est pas la Mère du *Fils de l'homme* sans être Mère de Dieu.
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Qui donc pourra jamais honorer cette Mère comme Dieu l'honore ? Mais c'est lui qui l'honore le premier, lui, chef de son Église ! A qui pouvons-nous comparer cette Mère dont le Fils est incomparable ? Aussi, son culte envers Marie est-il « extraordinaire », incomparable. Qui d'entre tous les saints pourrait égaler Dieu en honneur envers sa Mère ? Qui peut jamais comparer sa mère à celle de Dieu ?
Le culte d'hyperdulie -- les « honneurs extraordinaires » que nous rendons à la Vierge Marie -- n'est donc pas fondé premièrement sur les devoirs que nous avons encourus envers elle en raison de son acceptation du plan de Dieu pour le salut du monde. Son fondement propre et premier n'est autre que l'honneur du Fils de Dieu envers sa Mère, compagne de vie jusqu'au sacrifice de la Croix. Comment donc refuser ce que le Fils a proclamé ? Quand même nous n'aurions, nous autres, aucun devoir particulier de reconnaissance envers Marie, comment pourrions-nous manquer de reconnaître et d'admirer les « honneurs extraordinaires » que lui doit le Fils de l'homme, lui qui s'est librement engagé, lui *par qui tout fut et sans lui rien ne fut,* y compris celle dont il est né, et qu'il a donnée pour Mère au disciple qu'il aimait ? Puisque, de fait, « son obéissance à Dieu a permis notre salut », du moins avons-nous là une raison très concrète de nous adjoindre au Fils dans sa vénération pour elle, à lui qui *est aussi la Tête du Corps, c'est-à-dire de l'Église : il est le Principe, Premier-né d'entre les morts,* (*il fallait qu'il obtint en tout la primauté*) *...* (Col, I, 18). Voilà notre culte d'hyperdulie, que saint Thomas définit comme « l'espèce principale de la dulie, -- de la dulie entendue, au sens large, de la révérence témoignée à tous ceux qui possèdent quelque excellence ou supériorité. Ainsi comprise, la vertu de dulie embrasse la piété... \[Selon l'hyperdulie\], la plus grande vénération est due, en effet, à quelqu'un qui a d'aussi intimes relations avec Dieu ([^8]). » Comment pourrions-nous refuser cet honneur à Marie sans méconnaître l'indéfectible piété du Fils que nous adorons ? Sans ignorer sa primauté dans ce culte ?
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« SON OBÉISSANCE à Dieu a permis notre salut », écrit l'auteur de l'article qui nous occupe, « mais sa désobéissance ne l'eût pas empêché ». Or il y a bien davantage. Car il n'est pas même possible à l'homme de deviner toutes les manières dont Dieu aurait pu procurer le salut sans Marie, ni d'entrevoir tout ce qu'il aurait pu faire au lieu de ce qu'il a fait. Il eut pu s'incarner sans naître, sans se donner un principe géniteur -- sans *Dei Genitrix* --, sans être Fils de l'homme, voire nous pardonner sans s'incarner ; ou encore, s'incarnant, mériter notre salut, en toute justice, sans souffrir, sans être *frappé, humilié, transpercé à cause de nos péchés, broyé à cause de nos iniquités* (Is, LIII). L'ange Gabriel l'avait dit : *Car rien n'est impossible à Dieu* (Lc, I, 37). Le plan de Dieu, qu'il venait d'annoncer, était, en effet, et le demeurera, des plus invraisemblables. L'Apôtre nous en avertit : *Dieu n'a-t-il pas frappé de folie la sagesse du monde ? Puisque en effet le monde, par le moyen de la sagesse, n'a point reconnu Dieu dans la sagesse de Dieu, c'est par la folie du message qu'il a plu à Dieu de sauver les croyants* (I Co, I, 20). Et dire que Dieu aurait pu nous pardonner sans plus de façon ! sans Médiateur, sans scandale, nous épargnant le vacarme et la furie des choses qui sont ! Ayant choisi la folie de la croix, pourquoi le Fils n'eut-il pas pu souffrir à l'insu de la Mère ? Il n'était pas de rigueur que le Fils du Très-Haut se fît annoncer comme *Sauveur*, à celle qui devait l'enfanter. Qu'il l'ait fait doit-il rester sans conséquence parce qu'il eût pu faire autrement ? Et serait-ce pour une raison sans portée que l'Esprit Saint ait fait dire à *Marie, sa Mère :* « *Vois ! cet enfant doit amener la chute et le relèvement d'un grand nombre en Israël ; il doit être un signe en butte à la contradiction, -- et toi-même, un glaive te transpercera l'âme ! -- afin que se révèlent les pensées intimes d'un grand nombre* » (Lc, 1, 34). Pourquoi la troubler ainsi ? et si longtemps d'avance ! Pourquoi finalement, le Père, à la volonté de qui n'échappe pas même la chute d'un passereau, ni le nombre de nos cheveux (Mt, X, 29), pourquoi a-t-il conduit la Mère de son Fils au pied de la croix (Jn, XIX, 25) ?
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Pourquoi lui a-t-il fait cela, alors qu'il eût pu ordonner les choses de tant d'autres manières ? Et encore, le Christ en croix, *voyant sa Mère et près d'elle le disciple qu'il aimait*, pourquoi leur a-t-il parlé ? Pourquoi le Saint-Esprit a-t-il fait consigner par écrit ces paroles du Verbe de Dieu ? Tout cela serait donc sans nulle signification, étant donné que la Sagesse du Père eût pu fort bien faire autrement. Dieu, après tout, a été plus dur pour la Vierge que pour tout autre de ses amis. Déjà au seul point de vue de la nature, personne ne peut compatir à la souffrance d'un autre soi-même comme la mère à celle de son enfant ; le monde païen le savait -- qui ignorait la charité du Christ. Quoi qu'il en soit, *cet Enfant,* non seulement est-il un *signe en butte à la contradiction*, mais il l'est manifestement et très exactement encore à cause de *Marie, sa Mère*, à qui le juste et pieux Siméon adressa cette prophétie de prédestination.
Seraient donc reléguées dans l'inconséquence des purs possibles ou des futuribles, toutes ces œuvres de Dieu pour une humanité déchue qu'il eût pu sauver par une autre méthode -- sans incarnation, sans Fils de l'homme, sans souffrir ni mourir, sans même fonder une Église, et surtout sans les apôtres qui, à la veille de la Passion, contestaient entre eux *pour savoir lequel d'entre eux pouvait être tenu pour le plus grand* (Lc, XXII, 24) ! sans Simon-Pierre qui devait trahir le Christ trois fois, après que Jésus lui eût dit : « *J'ai prié pour toi, afin que ta foi ne défaille pas. Toi, donc, quand tu seras revenu, affermis tes frères* » (Lc, XXII, 32). Pourtant, le Verbe de Dieu serait-il moins adorable dans l'humanité individuelle qu'il se choisit et en laquelle il subsiste, du fait qu'il eût pu en assumer une autre ? La Vierge Marie ne serait alors pas la personne créée la plus vénérable de toutes, attendu que le Fils de Dieu eût pu se choisir, pour Mère et compagne, une autre personne. Que Dieu eût pu nous sauver sans l'obéissance de Marie, diminuerait-il le mérite de cette obéissance ? Où en serais-je, *raisonneur d'ici-bas* (I Co, I, 20) ? Que Dieu ait pu ne pas créer cet homme-ci, le prochain que je vois, s'ensuit-il que je ne doive pas l'aimer comme moi-même pour l'amour du Dieu que je ne vois pas (I Jn, V, 20) ? Les œuvres de Dieu, comme sa volonté, seraient-elles sans conséquence, parce qu'il pourrait ne pas les faire, en faire d'autres, et même faire autrement ce qu'il fait ?
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Oui, « Elle-même se dit servante... » *servante du Seigneur* (Lc, I, 38). En quoi cela l'aurait-il empêchée de le servir, à la fois le plus humblement et le plus entièrement ? Qui -- à l'exception de son Fils -- connaît mieux qu'elle Celui Qui Est ? Le Dieu miséricordieux, qui *exalte les humbles,* peut faire *pour elle de grandes choses, parce qu'il a jeté les yeux sur son humble servante.* Voilà pourquoi elle peut dire, dans une humilité qui ne saurait faire écran à qui que ce soit, « *Oui, désormais toutes les générations me diront bienheureuse* » (Lc, I, 48). La miséricorde du Tout-Puissant serait-elle restée sans efficacité ? Qu'il lui plaise de montrer comme il peut faire de si grandes choses avec si peu, qu'avons-nous à y redire ? N'a-t-il pas *choisi ce qui n'est pas, pour réduire à rien ce qui est* (I Co, I, 28) ?
M. de Peyer poursuit : « Et dans sa vie de mère, elle n'a pas très bien compris ce que faisait ce Fils, puisque avec l'aide de ses autres enfants, elle le cherchait, parce que, pensait-elle, il avait perdu la tête ! (Marc 3 ; 21). » -- Que Marie n'ait pas sondé aussitôt ni mesuré tout le fond et l'ampleur de l'œuvre d'Incarnation, qu'elle n'ait pas su exactement suivant quel ordre ni de quelles manières son Fils allait remplir sa mission, nous l'avons vu dans son étonnement à l'Annonciation ; de plus, nous l'entendons de la bouche du Christ lui-même : « *Et pourquoi me cherchiez-vous ? Ne saviez-vous pas que je me dois aux affaires de mon père ?* » *Mais eux* \[Marie et Joseph\] *ne comprirent pas la parole qu'il venait de leur dire* (Lc, I, 49). La foi, excluant l'incroyance, ne supprime pas l'étonnement ; elle fait au contraire chercher l'intelligence. En outre, nous distinguons la foi qui fait donner l'assentiment de certitude divine aux vérités révélées, de la foi comme connaissance de ces vérités, laquelle nous parvient au moyen de la prédication -- *fides ex auditu* (Rm, X, 17). La foi la plus entière en la divinité de son Fils et sa mission est parfaitement compatible en Marie avec un progrès dans la compréhension.
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L'auteur, faisant allusion à cette vérité, la met toutefois dans un autre contexte : il laisse entendre (*a*) que la Vierge Marie a enfanté non seulement le Fils du Très Haut, mais qu'elle a donné le jour à d' « autres enfants », et (*b*) à la Mère de Dieu il attribue la pensée que le Sauveur, son Enfant, « avait perdu la tête ».
Quant au premier point, nous n'avons jamais lu nulle part dans les Saintes Lettres que la Vierge ait enfanté des personnes autres que le Fils du Père Éternel. Certes, nous lisons, en plusieurs endroits, dans les Évangiles, que Jésus avait des frères et des sœurs, composant une famille plutôt nombreuse. *N'est-ce pas là le fils du charpentier ? N'a-t-il pas pour mère la nommée Marie, et pour frères Jacques, Joseph, Simon et Jude ? Et ses sœurs ne sont-elles pas toutes parmi nous *? (Mt, XIII, 55). Mais Abraham, lui aussi, avait eu beaucoup de « frères », parmi lesquels se trouvait Lot, son neveu (Gn, XII, 5 ; XIII, 8). Et le patriarche Jacob eut un frère qui, si je comprends, était son oncle (Gn, XXIX, 15). Saint Jérôme, dans son *Adversus Helvidium,* montrait que le vocabulaire sémitique, pour les degrés de parenté, était plutôt restreint, et l'emploi du nom de « frère » en fut par suite assez généreux : frères, oncles, neveux et cousins, sont tous frères. Même pour ceux qui n'admettent pas l'autorité du Magistère romain, pas même celle des premiers siècles, la négation de la virginité perpétuelle de Marie est sans nul fondement, absolument gratuite. Alors, pour quelle raison préfère-t-on la contre-partie d'une vérité pour laquelle les catholiques doivent être « capables d'accepter la mort » -- pour servir celui qui est l'*Unigenitus* de Marie comme il l'est aussi du Pète Éternel ?
La Mère de Dieu devait donc croire que son Fils « avait perdu la tête » ? Lisons le passage auquel renvoie l'auteur. *Il revient à sa maison et de nouveau la foule s'y presse, au point qu'il ne leur était pas même loisible de prendre de la nourriture. Et les siens* \[aútoû, sui\], *l'ayant appris, partirent pour se saisir de lui, car ils disaient :* « *il a perdu le sens.* » Marie se nombre certes parmi *les siens.* Mais, faut-il entendre que tous ceux qui s'appellent siens ont accouru l'enlever à ce brouhaha ? Pourquoi singulariser la Mère, et lui faire croire, à elle, que son Fils « avait perdu la tête » ? Par ailleurs, l'intelligence de ce que disaient *les siens* admet une infinité de nuances.
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Pourquoi choisir la partie attentatoire, et surtout la concentrer sur la Mère ? Nous ne voulons pas nier, d'autre part, que Marie ne se soit jamais étonnée des actions de Son Fils, ni qu'elle ne fût angoissée des situations perplexes où il lui arrivait de s'engager, -- quand elle apprit, par exemple, qu'au temple, *il culbuta les tables des changeurs, ainsi que les sièges des marchands de colombes* (Mt, XXI, 12), ou qu'il accusait *les scribes et les Pharisiens hypocrites de ressembler a des sépulcres blanchis,* et d'être, au-dedans*, pleins d'ossements de morts et de toute pourriture* (Mt, XXIII, 27). Pourquoi n'aurait-elle pas craint pour lui ? Faut-il croire qu'à la fuite en Égypte sa foi dans l'Enfant qu'elle tenait dans ses bras dût apaiser ses émotions à la manière stoïcienne ? Sa vie terrestre en a été une « de soucis, d'angoisses et de souffrances » ; toujours, et très précisément à cause de son Fils et de sa mission.
D'où vient ce désir d'aliéner la Mère de son Fils ? L'excellence du Sauveur serait-elle si obscure que même la femme qu'il s'est choisie pour Mère et qui a été sa compagne de vie (ceci on ne le niera pas quand on la trouve parmi *les siens* même là où ce n'est pas sûr, et encore au point où ç'eût été elle d'abord qui, personnellement, eût fait ou dit tout ce que firent ou dirent *les siens*) ne puisse être reconnue pour ce que la Bible en dit expressément, sans que cette éminence du Verbe en soit ombragée ?
« On nous dit qu'elle est une mère, écrit M. de Peyer, et qu'il faut l'aimer et la respecter comme une mère. Nous en tombons joyeusement d'accord. » -- Notre joie doit être d'autant plus grande du fait que Marie est très précisément la Mère de Jésus, le Sauveur ; et qu'en outre elle ne reste pas enfermée chez elle, puisque son premier geste rapporté par la Bible aussitôt après l'Annonciation, fut de *se rendre en hâte vers le haut pays, dans une ville de Juda, pour entrer chez Zacharie et saluer Élisabeth* \[sa parente\]*. Or, dès qu'Élisabeth eut entendu la salutation de Marie, l'enfant tressaillit dans son sein et Élisabeth fut remplie du Saint-Esprit. Alors elle poussa un grand cri et dit :* « *Tu es bénie entre les femmes, et béni le fruit de ton sein ! Et comment m'est-il donné que la Mère de mon Seigneur vienne a moi *? *Car, vois-tu, dès l'instant où ta salutation a frappé mes oreilles, l'enfant a tressailli d'allégresse en mon sein. Oui, bienheureuse celle qui a cru en l'accomplissement de ce qui lui a été dit de la part du Seigneur !* » (Lc, I, 39).
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Le Saint-Esprit fait rapporter que la Mère du Seigneur est bénie entre les femmes, et que *oui,* elle est *bienheureuse.* Non seulement est béni le fruit de son sein, mais elle-même est bénie. C'est *remplie du Saint-Esprit* qu'Élisabeth reconnaît à Marie une place tout à fait éminente. Qui d'autre est la femme bénie, Mère du Seigneur ? Sa parente s'étonne que la Mère de son Seigneur vienne à elle ! Il est pourtant rigoureux celui qui nous avertit que *de toute parole sans fondement que les hommes auront proférée, ils rendront compte au jour du Jugement* (Mt, XII, 36) ! Pouvons-nous tomber d'accord avec Élisabeth ? avec le Saint-Esprit ? De qui d'autre a-t-il jamais fait dire ou écrire des choses pareilles ?
« MAIS, OBSERVE L'AUTEUR, cela ne signifie pas que la mère fait ce qu'a fait le Fils ; elle est une créature, et comme telle, elle ne peut pas faire ce qu'a fait le Fils de Dieu. » -- Nous en tombons absolument d'accord : elle, pure créature, ne peut pas faire ce que seul le Fils de Dieu peut faire. L'Église n'a jamais toléré qu'on soutienne le contraire ; elle n'a jamais permis d'attribuer à Marie des caractères qui fassent le moindrement écran à la suréminente dignité du Verbe incarné ; elle n'admet aucun attribut de la Mère qui ne soit à la plus grande gloire du Fils. Et cette parfaite subordination de Marie fut précisément la raison pour laquelle elle acceptait le plan de Dieu pour le salut du monde, ainsi que la place et le rôle absolument uniques qu'elle devait y occuper, -- ce qu'elle a fait volontairement. Son Fils lui fut annoncé comme *Sauveur*, celui à qui *le Seigneur donnera le trône de David, son père ;* \[et qui\] *règnera sur la maison de Jacob à jamais et* \[dont le\] *règne n'aura point de fin* (Lc, I, 32). Elle savait donc de qui il s'agissait, quelle était sa mission, dans quel but, et quelle serait la fin. *C'est* à tout cela qu'elle a donné son adhésion. *Marie dit alors :* « *Je suis la servante du Seigneur ; qu'il m'advienne selon ta parole.* » (Lc. I, 38). Qu'elle ne puisse faire ce que seul le Fils de Dieu peut faire, ne l'empêche pas d'être ce que le Fils veut qu'elle soit, ni d'avoir fait ce qu'elle a fait, tel qu'il l'a voulu.
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Disons-le sans détour : tout ce qu'elle est -- humble créature, Vierge obéissante, Mère de Dieu, remplie d'angoisse pour son Fils et sa mission, *Mère qui gardait tous ces souvenirs dans son cœur,* à qui *était soumis* (Lc, I, 51) le *Fils du Très-Haut,* *Mère du Sauveur*, fidèle jusqu'au pied de la croix -- tout cela, dis-je, mais c'est le Fils qui le fait en elle ! *Tout fut par lui et sans lui rien ne fut* (Jn, I, 3). La causalité divine, forte et douce à la fois, donne aux actions des créatures d'être en même temps vraiment les leurs. Que le Saint-Esprit l'ait mue n'enlève rien à la liberté du consentement de Marie ; bien au contraire, Dieu agit infailliblement dans les agents les plus libres, et même dans les plus précaires. Et ce que fait Marie, dans l'ordre de la grâce, comme simple cause instrumentale, elle le fait sous une entière dépendance de son Fils, non seulement en tant que ce Fils est Dieu, mais encore en tant qu'il est Dieu fait homme, puisque toute grâce accordée à Marie, comme tous ses privilèges, découle des mérites du Rédempteur. Considérée dans l'ordre de la nature, elle est au plus bas degré de la personnalité, puisque, comparés aux hommes, les anges sont *supérieurs en force et en puissance* (II P, I, 11). Mais si la miséricorde du Tout-Puissant, *qui élève les humbles* (Lc, I, 52), a fait pour Marie *de grandes choses,* comme lui-même nous l'a fait dire, pouvons-nous penser comme s'il ne les avait pas faites ? Pourrions-nous les méconnaître sans passer outre à ce qu'il fait pour nous-mêmes ?
« Elle est un instrument de salut », déclare M. de Peyer, « comme d'autres personnages bibliques, mais si elle avait une place éminente dans cette lignée des croyants fidèles, les évangélistes et les apôtres l'auraient signalée. » -- Ne risquons-nous pas de répéter, à l'endroit de Marie, le paralogisme qu'avaient commis des nazaréens ? Jésus *s'étant rendu dans sa patrie, il enseignait les gens dans leur synagogue, de telle façon qu'ils étaient frappés d'étonnement :* « *D'où lui viennent, disaient-ils, cette sagesse et ces miracles ? N'est-ce pas là le Fils du charpentier ? N'a-t-il pas pour mère la nommée Marie, et pour frères Jacques, Joseph, Simon et Jude ? Et ses sœurs ne sont-elles pas toutes parmi nous *?
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*D'où lui vient donc tout cela ?* » *Et ils étaient choqués à son sujet. Mais Jésus leur dit :* « *Un prophète n'est méprisé que dans sa patrie et dans sa maison.* » *Et il ne fit pas là beaucoup de miracles, à cause de leur manque de foi* (Mt, XIII, 54). Ce Jésus, raisonnaient les gens de Nazareth, mais il est après tout un d'entre nous ; il ne vaut donc pas davantage ; aussi bien toute éminence que nous nous devrions lui reconnaître, serait-elle choquante. Il faut croire que la sagesse et les miracles de Jésus étaient pourtant très manifestes, puisque les Nazaréens en étaient frappés d'étonnement. Mais cela ne les a pas empêchés d'être choqués. Or, nos frères séparés, ne croient-ils pas, avec nous, que les paroles citées et soulignées dans ces pages sont celles mêmes des prophètes et des évangélistes ? De qui ont-ils parlé comme ils l'ont fait de Marie ? Étant *Mère du Seigneur et Sauveur,* n'est-elle pas, parmi toutes les personnes créées, d'une éminence absolument incomparable ? Qui a fait dire aux écrivains sacrés ce qu'ils ont dit ?
#### II. -- La figure féminine dans le drame du salut.
« Ce n'est pas, ajoute l'auteur, parce que nous avons besoin de tendresse féminine et maternelle, qu'il faut introduire dans le drame du salut une figure féminine. Si Dieu le jugeait utile, il se serait chargé de susciter cette figure sans qu'elle fasse écran à son Fils. » -- Pourtant, le drame du salut a commencé par une figure féminine. Lisons d'abord le prélude. *Yahvé Dieu dit : il n'est pas bon que l'homme soit seul. Il faut que je lui fasse une aide qui lui soit assortie... Alors Yahvé Dieu fait tomber un profond sommeil sur l'homme, qui s'endormit. Il prit une de ses côtes et referma la chair à sa place. Puis, de la côte Qu'il avait tirée de l'homme. Yahvé Dieu façonna une femme et l'amena à l'homme. Alors celui-ci s'écria :* « *A ce coup ; c'est l'os de mes os et la chair de ma chair ! Celle-ci sera appelée* « *femme* », *car elle fut tirée de l'homme, celle-ci !* » (Gn, I. 18). Les Pères de l'Église, au I^ere^ siècle, n'ont pas manqué de signaler la proportion inverse entre la formation de nos premiers parents et celle du Fils de l'homme et de la Vierge Marie.
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La première vierge a été formée d'Adam, tandis que le Christ a reçu son humanité de la Vierge qui peut dire de son Fils ce que disait Adam de *l'aide qui lui fut assortie : à* *ce coup, c'est l'os de mes os et la chair de ma chair !*
Le drame du salut fut déclenché par la femme, que Dieu forma d'Adam dans le dessein bien défini de faire *une aide qui lui soit assortie.* C'est à la femme que le serpent s'est adressé, en qui il suscitait le désir d'une prématurée confirmation dans le bien, en son temps à elle, suivant son propre gré, contre *le commandement que Dieu fit à l'homme* (Gn, I, 16). *La femme vit que l'arbre* \[de la connaissance du bien et du mal\] *était bon à manger et séduisant à voir, et qu'il était, cet arbre, désirable pour acquérir l'entendement. Elle prit de son fruit et mangea. Elle en donna aussi à son mari, qui était avec elle, et il mangea* (III, 6). C'est donc bien par la médiation de la femme, séduite par le serpent, que le péché est entré dans le monde. *C'est la femme que tu as mise auprès de moi qui m'a donné de l'arbre, et j'ai mangé ! Yahvé dit à la femme :* « *Qu'as-tu fait là ?* » *et la femme répondit *: « *C'est le serpent qui m'a séduite, et j'ai mangé.* » (12) Cette part de la femme sera soulignée par l'Apôtre. *C'est Adam en effet qui fut formé le premier, Ève ensuite. Et ce n'est pas Adam qui se laissa séduire, mais la femme qui, séduite, se rendit coupable de transgression* (I Tm, I, 13). Nous ne disons pas non plus que Ève a fait ce qu'a fait Adam. Nous n'avons pas péché en Ève. C'est la faute d'Adam qui fut transmise à leur postérité. En effet, *par un seul homme le péché est entré dans le monde, et par le péché la mort...* (Rm, V, 12). Et cet *Adam est la figure de celui qui doit venir* (14). *Car, la mort étant venue par un homme, c'est par un homme aussi que vient la résurrection des morts. De même en effet que tous meurent en Adam, tous aussi revivront dans le Christ* (I Co, XV, 21). Pourquoi Dieu a-t-il introduit dans le drame du salut une figure féminine ? Pourquoi n'avoir pas laissé Adam pécher tout seul ? Pour quelle raison Dieu permit-il que la transgression commise par l'homme, formé en premier, fut entrée dans le monde par la médiation de la femme, séduite, elle, par celui *qui dès l'origine fut un homicide* (Jn, VIII, 44) ?
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C'est Yahvé Dieu qui souligne *cette* médiation : *Parce que tu* \[Adam\] *as écouté la voix de ta femme et que tu as mangé de l'arbre dont je t'avais interdit de manger* (Gn, II, 17). Pourquoi la Genèse souligne-t-elle qu'il s'agit précisément de la personne formée pour Adam, comme *une aide qui lui soit assortie,* parce que, Yahvé Dieu le dit, « *il n'est pas bon que l'homme soit seul* » (Gn, I, 18) ? Cet homme, c'est l'*Adam, figure de celui qui doit venir* (Rm, V, 14).
Certes, Dieu aurait pu laisser désormais la femme dans l'ombre. Mais non ! Dans l'annonce de l'œuvre de rédemption, faite au serpent et à nos premiers parents, Yahvé Dieu se charge de maintenir la figure féminine, et de lui attribuer un rôle dans la lutte avec le serpent : *Je mettrai une hostilité entre toi et la femme, entre ton lignage et le sien. Il t'écrasera la tête et tu l'atteindras au talon* (Gn, II, 15). C'est Dieu qui parle de l'hostilité entre *le menteur, père du mensonge* (Gn, VIII, 44) *et la femme ;* entre le lignage de celui *en qui il n'y a pas de vérité* (ibid.) -- *l'énorme Dragon, l'antique Serpent, le Diable ou le Satan, comme on l'appelle, le séducteur du monde entier* (Ap, XII, 9) -- et le lignage de la femme ! Quelles que soient les personnes ou la personne en cause, il s'agit tout de même d'une figure féminine, jouant un rôle éminent, bien marqué, dans la grande affaire de la rédemption. Puis Yahvé dit à la femme : « *je multiplierai les peines de tes grossesses, dans la peine tu enfanteras des fils* » (Gn, II, 16). Nous entendons des fils du lignage hostile à celui du serpent, enfantés dans les peines multipliées par Yahvé son Dieu. *L'homme* \[Adam, figure de celui qui doit venir\] *appela sa femme* « *Ève* », *parce qu'elle fut la mère de tous les vivants* (Gn, II, 20).
Toujours la femme -- depuis le commencement jusqu'à la fin, depuis la Genèse jusque dans l'Apocalypse ! Manifestement, Dieu juge utile de faire apparaître *un signe grandiose au ciel : c'est une Femme ! le soleil l'enveloppe, la lune est sous ses pieds et douze étoiles couronnent sa tête ; elle est enceinte et crie dans les douleurs et le travail de l'enfantement... En arrêt devant la Femme en travail, le Dragon s'apprête à dévorer son enfant aussitôt né. Or la Femme mit au monde un enfant mâle, celui qui doit mener toutes les nations avec un sceptre de fer* (Ap. XII, 1).
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Cette figure féminine, si elle peut manquer d'attirer notre attention, ne fait pas moins, de la part du Dragon, l'antique Serpent, l'objet d'une préoccupation bien définie. *Se voyant rejeté sur la terre, le Dragon se lança à la poursuite de la Femme, mère de l'Enfant... Le Serpent vomit alors de sa gueule comme un fleuve d'eau derrière la Femme pour l'entraîner dans ses flots. Mais la terre vint au secours de la Femme : ouvrant la bouche, elle engloutit le fleuve vomi par la gueule du Dragon. Alors, furieux de dépit contre la Femme, il s'en alla guerroyer contre le reste de ses enfants, ceux qui obéissent aux ordres de Dieu et possèdent le témoignage de Jésus* (Ap, XII, 13).
Qui juge utile d'introduire dans le drame du salut une figure féminine ? Que Dieu l'ait fait parce que, parmi d'autres motifs, nous avons besoin de tendresse féminine et maternelle, ne détruit pas le point cardinal que Dieu l'a fait, -- et rien de ce qu'il fait n'est en vain. Convenons toutefois que ce besoin peut en de certains cas se révéler malsain, répugnant ; que certain vocabulaire enfantin, employé à l'endroit de la Vierge, est de mauvais goût ([^9]). Mais cela ne devrait pas nous aveugler sur le fait de la tendresse féminine et maternelle de Marie envers le Fils de Dieu. Dieu n'a nul besoin de la tendresse de qui que ce soit. *Dieu est amour* (I Jn, IV, 8) ; la vertu théologale de charité n'est cependant pas une passion. Que Dieu daigne se mettre néanmoins dans le besoin, sensible même, qui oserait l'en mépriser ? il a librement voulu une Mère, qui sans nul doute a été telle que lui, Auteur de la nature, le veut de toute mère, et qui a été en outre telle qu'il l'a voulue comme Mère du Fils de Dieu.
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Si le Verbe Éternel choisit d'être *né d'une femme* (Ga V, 4), doit-il la dépouiller de tendresse féminine et maternelle à son endroit ? en faire une mère contre nature, et lui, devenir Fils de l'homme contre nature ?
Il n'a certainement pas dédaigné les signes de tendresse sensibles. *Et se tournant vers la femme :* « *Tu vois cette femme ? dit-il à Simon. Je suis entré chez toi, et tu ne m'as pas versé d'eau sur les pieds ; elle, au contraire, m'a arrosé les pieds de ses larmes et les a essuyés avec ses cheveux. Tu ne m'as pas donné de baiser : elle, au contraire, depuis que je suis entré, n'a cessé de me couvrir les pieds de baisers. Tu n'as pas répandu d'huile sur ma tête,* *elle, au contraire, a répandu du parfum sur mes pieds. C'est pourquoi, je te le dis, ses péchés lui sont remis, puisqu'elle a montré beaucoup d'amour* » (Lc, VII, 44).
Les Saintes Lettres sont remplies de figures féminines qui jouent des rôles de premier plan dans les desseins de Dieu pour le salut du monde. Or, *toute Écriture est inspirée de Dieu et utile pour enseigner, réfuter, redresser, former à la justice* (II Tm, II, 16). C'est ainsi que la Genèse nous parle d'une *Sara,* femme libre, épouse d'Abraham, lequel persiste à l'appeler sa sœur, comme elle le nomme *mon frère --* ce qui ne fut pas sans causer des malentendus (Gn, XX, 5) ! *Et puis, elle est vraiment ma sœur, la fille de mon père mais non la fille de ma mère, et elle est devenue ma femme* (Gn, XX, 12). Sara était stérile. Mais il y avait, dans sa maison, une servante égyptienne du nom d'Agar. Sara (s'appelant alors Saraï) conçut donc un dessein insolite pour assurer à son mari la nombreuse postérité qui lui avait été promise. Agar enfanta Ismaël, figure de la Synagogue. Abraham et Sara *étaient vieux, avancés en âge.* Dieu annonça alors à Abraham : *ta femme Sara te donnera un fils, tu l'appelleras Isaac, j'établirai mon alliance avec lui, comme une alliance perpétuelle, pour être son Dieu et celui de sa race après lui* (Gn, XVII, 19). Or saint Paul fait grand cas de ces deux figures féminines, car en plus de leur caractère historique, *il y a une allégorie : ces femmes représentent deux alliances ; la première se rattache au Sinaï et enfante pour la servitude : c'est Agar... et elle correspond à la Jérusalem actuelle, qui de fait est esclave avec ses enfants. Mais la Jérusalem d'en haut est libre, et elle est notre mère...* (Ga, V, 24).
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C'est par Isaac, le fils de Sara, qu'Abraham aura *une postérité portant son nom* (Gn, XXII, 17 ; He, XI, 18). Dieu suscite cette fois une autre grande figure féminine, que *le plus vieux serviteur de la maison d'Abraham, le régisseur de tous ses biens,* est allé chercher, un peu au hasard, par-delà le pays des Chananéens. « *Mets ta main sous ma cuisse,* lui dit Abraham. *Je te fais jurer par Yahvé, le Dieu du ciel et de la terre, que tu ne prendras pas pour mon fils une femme parmi les filles des Chananéens au milieu desquelles j'habite. Mais tu iras dans mon pays, dans ma parenté, et tu choisiras une femme pour mon fils Isaac* (Gn, XXIV, 2). *C'est Rébecca,* qui apparaît, près du puits, hors de la ville de Nahor, à l'heure du soir. *La jeune fille était très belle, elle était vierge, aucun homme ne l'avait approchée* (Gn, XXIV, 16). L'histoire est un peu longue, fort circonstanciée. Finalement, le frère et la mère de Rébecca lui dirent :
« *Veux-tu partir avec cet homme *? » *et elle répondit *:
« *Je veux bien.* » *Alors ils laissèrent partir leur sœur Rébecca, avec sa nourrice, le serviteur d'Abraham et ses hommes. Ils bénirent Rébecca et lui dirent :* « *Notre, sœur,* ô *toi, deviens des milliers de myriades ! Que ta descendance conquière la porte de ses ennemis !* » (Gn, XXIV, 58) Elle avait accepté d'être l'épouse d'Isaac sans l'avoir jamais vu. Isaac *la prit et elle devint sa femme et il l'aima* (67). Ayant mis au monde des jumeaux, Esaü et Jacob, Rébecca combina, avec succès, un plan assez rusé, pour assurer, à son fils préféré, la bénédiction de son mari, à quoi ce fils n'avait nul droit (Gn XXVII). Et ainsi s'accomplit ce que Yahvé avait dit à Rébecca : « *L'aîné servira le cadet* » (XXV, 23). L'Apôtre, encore une fois, fait grand cas de cette figure féminine (Rm, X, 7), introduite par Dieu, dans l'œuvre des alliances conclues avec nos pères, en vue de la rédemption par le Christ.
Dieu a jugé utile de susciter Judith, « *pour blesser et meurtrir ceux qui ont formé de si noirs desseins contre ton alliance... et la maison qui appartient à tes fils* (Jdt, X, 13) ? *Sois bénie, ma fille, par le Dieu Très-Haut, plus que toutes les femmes de la terre,* *et béni soit le Seigneur Dieu, Créateur du ciel et de la terre, qui la conduite pour trancher la tête du chef de nos ennemis ! Jamais la confiance dont tu as fait preuve ne s'effacera de l'esprit des hommes, mais ils se souviendront éternellement de la puissance de Dieu...* » *Tout le monde répondit :* « *Amen ! Amen !* » (XIII, 18)
47:27
Puis Dieu suscite Esther, qui réussit à faire *révoquer les lettres qu'Aman, fils de Hamdata, l'Agagite, a fait écrire pour perdre les Juifs de toutes les provinces du royaume* (Est, VIII, 5). Or cette fille, d'une beauté exceptionnelle, reine d'Assuérus, jouissait d'un privilège unique. Encore que Juive, elle fut exemptée d'un décret d'extermination atteignant tout son peuple. « *Qu'y a-t-il, Esther ?* » avait dit le roi « *Je suis ton frère ! Rassure-toi ! Tu ne mourras pas. Notre ordonnance ne vaut que pour le commun des gens. Approche-toi.* » *Levant son sceptre d'or le roi le posa sur le cou d'Esther, l'embrassa et lui dit :* « *Parle-moi ! ... Qu'y a-t-il, reine Esther ? lui dit le roi. Dis-moi ce que tu désires, et, serait-ce la moitié du royaume, c'est accordé d'avance !* » (Est, V, 3) De par la volonté du roi, l'ordonnance, qui vaut pour le commun des gens, ne s'applique pas à Esther. Et ce roi veut, si elle le désire, que la moitié de son royaume lui soit accordée, et d'avance ! Esther est une figure.
Il y eut donc d'autres figures bibliques, instruments de salut, jouant un rôle tout particulièrement approprié à la femme. La faute originelle n'est pas venue dans le monde sans médiation de la femme, *aide assortie par Dieu au premier homme ; de plus, Adam l'appela* « *Ève* », *parce qu'elle fut la mère de tous les vivants.* Or Yahvé Dieu, prononçant la sentence -- après l'acte de désobéissance commis par Ève d'abord, ensuite par Adam -- remet sur l'avant-plan la figure féminine, et il s'agit sans nul doute de l'œuvre de rédemption, qui doit s'accomplir par le lignage de la femme. Dès lors, comment pourrions-nous jamais comparer les autres figures que nous avons nommées, de Sara à Esther, même à la première, à Ève, mère de tous les vivants ? Ève a tout de même le caractère de premier principe, et à plusieurs titres. Dans la commission du mal, la personne créée a la nature de cause première ; tandis que dans le bien qu'elle fait, Dieu est cause à la fois propre et première. Or Ève était, de tout le genre humain, la première personne à pécher, contre Dieu mais aussi contre son prochain ; et son péché fut une cause de péché !
48:27
(*C'est la femme que tu as mise auprès de moi... !*) C'est par sa faute qu'Adam a péché, et la faute d'Adam a été transmise à la communauté humaine. Aussi bien, par Adam, et en lui, elle est une cause universelle, de même que c'est grâce à Adam qu'elle sera mère de tous les vivants.
Nous avons déjà fait mention d'une proportion inverse, qui saute aux yeux. C'est saint Irénée, de Lyon (né vers 135 ou 140, martyrisé vers 202), qui, s'appuyant sur la récapitulation enseignée par l'Apôtre, l'a mise en lumière ([^10]) :
Et toute œuvre qu'il avait déjà modelée, il l'a « récapitulée en Lui-même ». De même en effet que, par la désobéissance d'un seul homme, le péché a fait son entrée et que « par le péché, la mort » a prévalu, de même, par l'obéissance d'un seul homme, « la justice » a été introduite et elle produit des fruits « de Vie » chez ces hommes qui autrefois étaient morts (Rm, V, 18 et 21). Et de même qu'Adam, le premier \[homme\] modelé, a eu comme substance « la terre » intacte et « vierge » encore (car Dieu n'avait pas encore fait pleuvoir et l'homme n'avait pas encore travaillé la terre) et qu'il a été façonné « par la main de Dieu », c'est-à-dire « par le Verbe de Dieu » (car : tout a été fait par lui et : le Seigneur prit du limon de la terre et façonna l'homme), -- de même, « récapitulant en Lui-même » Adam, c'est de « Marie » encore « Vierge » qu'à juste titre, lui, le Verbe, il a été engendré d'une manière qui « récapitule » la formation d'Adam.
Si donc « *le premier Adam* » avait eu pour père un « homme » et était né d'une semence d'homme, \[les hérétiques\] seraient fondés à prétendre que « le second Adam » a été aussi engendré par Joseph. Mais si \[comme c'est le cas\] le premier Adam a été pris de la *terre* et façonné par le Verbe de Dieu, il convenait que ce même Verbe, « *récapitulant en Lui-même* » Adam, fut engendré lui aussi d'une manière *semblable* à celle d'Adam. -- Mais alors, pourquoi Dieu n'a-t-il pas de nouveau pris « du limon » ? Pourquoi a-t-Il opéré en Marie pour tirer d'Elle l'Œuvre qu'il modelait ? C'est pour que cette Œuvre ainsi façonnée ne fût pas « autre » que la première et qu'il n'y en eût pas « une autre » à être sauvée, mais que ce fut exactement « la même », « récapitulée », en respectant la *ressemblance*.
49:27
Ils sont donc dans l'erreur, ceux qui prétendent que le Christ n'a « rien reçu de la Vierge » ; rejetant l'héritage de la chair, ils rejettent aussi la *ressemblance.* Si en effet Adam a eu sa substance tirée de la terre, modelée par la main et l'art de Dieu, et que le Christ au contraire n'a pas été fait par la main et l'art de Dieu, il faudra dire que le Christ ne garde plus de *ressemblance* avec l'homme (cet « homme » *qui a été fait à l'image et à la ressemblance de Dieu*) ; dès lors l'art de Dieu apparaîtra comme incohérent, privé d'une matière sur laquelle il puisse manifester sa Sagesse.
Autant dire qu'il est apparu seulement « en apparence », comme s'il était un homme, alors qu'il ne l'était pas, et qu'il est devenu un homme sans rien prendre de l'homme ! Si en effet il n'a pas reçu de l'homme la substance de sa chair, on ne peut dire ni *qu'il* « *s'est fait* » « homme », ni qu'il est « *Le Fils de l'homme* ». Et s'il ne s'est pas fait ce que nous étions nous-mêmes, peu importait qu'il peinât et souffrit !
Or, en connexion étroite, nous trouvons aussi la Vierge Marie obéissante et disant : *Je suis la servante du Seigneur ; qu'il m'advienne selon ta parole*.
Ève fut désobéissante : elle désobéit en effet alors qu'elle était encore « vierge ». Si Ève, épouse d'Adam, et cependant vierge encore... (car dans le Paradis ils *étaient nus tous les deux et ils n'en rougissaient point* ; -- créés en effet depuis peu, ils n'avaient pas encore l'intelligence de la génération des enfants ; il leur fallait d'abord *grandir,* ensuite *se multiplier*), si donc Ève se fit désobéissante et devint, pour elle et pour tout le genre humain, cause de sa mort, Marie elle, épouse un homme prédestiné, et cependant vierge, est devenue par son obéissance, pour elle et pour tout le genre humain, cause de salut.
C'est la cause de ce \[parallélisme\] que l'\[Ancienne\] Loi appelle la femme unie à l'homme et quoiqu'elle soit encore vierge, « *épouse* » de celui qui l'a ainsi reçue, manifestant \[par ces similitudes\] que la vie « remonte » dans le sens de Marie à Ève ; car on ne peut délier ce qui a été lié qu'en défaisant en sens inverse l'assemblage des nœuds, en sorte que les premiers soient déliés grâce aux seconds où qu'en d'autres termes les seconds libèrent les premiers. Il arrive donc que les premiers réseaux soient déliés par les seconds, et que les seconds servent à libérer les premiers. C'est pourquoi le Seigneur disait que *les premiers seraient les derniers, et les derniers les premiers*. Le prophète \[s'adressant au Christ\], indique la même chose en ces termes :
50:27
En échange \[de leur titre\] de « pères », ils sont *nés* tes « fils » ; -- car le Seigneur, né de nos pères, *premier-né* d'entre les morts, a recueilli en son sein ses anciens « *pères* », les a « *fait naître* » de nouveau à la vie de Dieu, devenu ainsi lui-même le « *principe* » des vivants, puisqu'Adam était devenu le « *principe* » des morts.
C'est pour la même raison que Luc a commencé sa généalogie par le Seigneur en remontant vers Adam, pour bien marquer que ce ne sont pas nos *pères* qui ont donné la vie au Seigneur, mais lui au contraire qui les a « *fait naître* » de nouveau dans l'Évangile de « vie ».
Pareillement aussi, le nœud que la désobéissance d'Ève avait noué a été dénoué par l'obéissance de Marie : ce qu'en effet la Vierge Ève avait lié par son incrédulité, la Vierge Marie l'a délié par sa foi.
Dieu ne suscite pas une Ève qui fasse écran à son mari. Lui-même nous l'a fait dire : *C'est la faute d'un seul qui a entraîné sur tous les hommes une condamnation... et par la désobéissance d'un seul homme la multitude a été constituée pécheresse...* (Rm, V, 18). Mais ni l'unicité ni la primauté d'Adam n'écartent de nulle façon la part de la femme dans la chute du père des hommes ; la priorité absolue de ce père n'empêche pas non plus l'épouse d'être *mère de tous les vivants* (Gn, II, 20). La transgression de la femme ne fait pas écran à celle d'Adam ; tandis que notre père commun n'eût eu nulle descendance sans la fécondité de la mère. Cette paternité d'Adam, serait-elle incertaine du fait que, *fils d'Adam*, nous sommes en même temps *enfants* d'Ève ? *C'est toi qui as créé Adam, c'est toi qui as créé Ève sa femme, pour être son secours et son appui, et la race humaine est née de ces deux-là* (Tb, VIII, 6). Cette part de la mère de tous les vivants, rendrait-elle équivoque l'origine de notre vie ? Faut-il tenir cette mère pour peu, sinon pour rien, parce que c'est son mari qui est le père de tous ? Convient-il de passer outre à celle qui désobéit la première, parce que c'est du seul premier homme que nous avons hérité la faute ? Pourquoi Dieu fait-il cas d'une *hostilité entre toi* \[le serpent\] *et la femme *? Serait-ce donc pour rien que Yahvé dit à Ève : « *Je multiplierai les peines de tes grossesses, dans la peine tu enfanteras des fils* » ?
51:27
Nous est-il permis d'être indifférents à ces peines ? d'être des enfants dénaturés ? On ne croira pas que saint Paul a créé de la confusion, en marquant que *ce n'est pas Adam qui se laissa séduire, mais la femme qui, séduite, se rendit coupable de transgression* (I Tm, I, 14). La première Ève ne fait écran à Adam -- *figure de celui qui devait venir --*, ni comme *aide qui lui fut assortie*, ni dans la *désobéissance*, ni dans sa fécondité *d'épouse* et *mère de tous les vivants.* Quand, ou en quoi, le Magistère romain a-t-il jamais toléré que dans la piété des fidèles la Vierge Marie « fasse écran à son Fils » ?
(*à suivre*)
Charles DE KONINCK.
52:27
### Guerre et action psychologique
LE TEXTE que l'on va lire est beaucoup plus un document qu'un article. Il n'a pas été écrit spécialement pour Itinéraires : c'est la conférence par laquelle l'un des officiers supérieurs qui animent l'action psychologique de l'armée française en a exposé les préoccupations et les modalités, à titre documentaire, devant un auditoire de fonctionnaires d'autorité. Nous le remercions d'en avoir autorisé la publication.
Une telle publication nous paraît en effet extrêmement utile pour éclairer nos lecteurs et leur faire comprendre quelle tâche nouvelle l'armée a dû assumer ; et comment elle s'efforce d'y répondre.
Mais non point seulement l'armée française : toutes les armées du monde libre. C'est là le premier élément d'appréciation que l'on dissimule, ou escamote, dans les journaux qui font campagne contre l'armée : on y laisse croire, ou on y insinue, que « l'action psychologique » serait une particularité originale de quelques « colonels africains » en vue de complots politiques et de « pronunciamientos ». Or, tout au contraire, l' « action psychologique » est la préoccupation de tous les états-majors conscients de leurs responsabilités. Ce qui est particulier à la France, ce n'est point que l'armée s'en occupe : ce qui est particulier à la France, c'est que la plus grande partie de la presse calomnie cette entreprise nécessaire de légitime défense.
53:27
L'armée française est l'armée la plus diffamée du monde par la presse de son propre pays. Elle est aussi la seule qui soit au combat sans interruption, depuis plus de douze années. La rencontre de ces deux faits est choquante, scandaleuse, elle est le déshonneur du journalisme français actuel. Car il faudrait beaucoup de naïveté pour croire que cette rencontre soit une coïncidence fortuite.
Dans sa phase actuelle, la diffamation de l'armée française par la presse française s'organise autour d'un mensonge central : celui qui affirme que l' « action psychologique », ce sont les méthodes et techniques communistes que nos officiers reprendraient à leur compte. A partir de ce mensonge, quantité de moralistes ont publié quantité d'articles moralisateurs dans les journaux parisiens.
Il est vrai que l'armée française, d'abord en Indochine, puis en Algérie, a pu constater à ses dépens l'efficacité de l'action « psychologique » organisée par l'appareil communiste lui-même, ou par des « techniciens » soi-disant « nationalistes arabes » qui ont été formés dans les écoles spéciales de Prague ou de Moscou. Mais il n'est pas vrai que l'armée française ait alors adopté ces techniques d'avilissement et d'asservissement.
L'armée française fait tout le contraire : elle s'emploie à contrecarrer les techniques communistes d'avilissement et d'asservissement. L' « action psychologique » n'est nullement la mise en œuvre des méthodes communistes : elle comporte certes une étude précise de ces méthodes ; non point pour les miter ; mais pour chercher les moyens de neutraliser l'offensive menée par l'ennemi sur ce terrain.
54:27
A supposer que ce premier effort de l'armée soit radicalement immoral et intrinsèquement pervers, comme on voudrait nous en persuader, la nécessité obvie, le problème posé n'en demeureraient pas moins : comment neutraliser les offensives « psychologiques » de l'appareil communiste ? Il est hautement significatif que cette nécessité, que ce problème soient ordinairement escamotés, voire niés, par les journalistes parisiens qui diffament l'armée française. Et cela dit assez quel respect méritent leurs soi-disant intentions élevées. Après tant d'années d'expérience cruelle, d'un bout à l'autre du monde, des techniques publicitaires du communisme, la sottise et l'ignorance seules ne suffisent plus à expliquer que leur existence reste ignorée par ceux qui parlent du communisme à longueur de colonnes. Il n'est plus permis de croire innocemment que le communisme serait une académie de philosophes marxistes propageant leurs idées par la seule persuasion d'arguments objectifs et honnêtes ; ni de croire que le communisme a progressé tout naturellement dans le monde par le vœu spontané des populations laborieuses. Le communisme est un appareil politique, militaire, policier et publicitaire ; un appareil d'agression ; et notamment d'agression politico-psychologique.
Que l'armée et la nation demeurent sans défense en face des agressions publicitaires de l'appareil communiste, voilà qui ne préoccupe ni n'inquiète la plupart des journaux parisiens. Mais qu'on tente d'organiser cette défense, voilà qui les met en fureur.
55:27
Sans doute, si la nécessaire défense psychologique avait été assurée par les services civils de la IV^e^ République et par les grands journaux qui dirigent la conscience publique, l'armée aurait eu à s'en occuper beaucoup moins et peut-être fort peu. Mais précisément : c'est ici l'une des plus formidables carences morales et politiques du régime qui s'est évanoui, et de sa presse qui lui survit. La propagande communiste ne trouvait à peu près rien de méthodique en face d'elle et restait maîtresse de ce terrain « psychologique ». La radio d'État elle-même était colonisée par des non-résistants au communisme, voire par des communistes plus ou moins « cryptos » ; l'excellente rubrique « La Vie en rouge », qu'animait avec un talent remarquable M. Jean Castet, avait été supprimée. Les grands directeurs de journaux n'en avaient nul souci. Le personnel de publicistes et d'intellectuels en place sous la V^e^ République considérait, quelquefois par ignorance et plus souvent par complaisance, calcul et complicité, ou même par crainte, que le problème ne se posait pas. L'idée d'une légitime défense à organiser était frappée d'interdit.
Or l'agression psychologique de l'appareil communiste met en cause jusqu'à l'existence de la nation. Il s'agit bien d'une guerre, -- d'une guerre politique, d'une guerre subversive, d'une guerre révolutionnaire. L'armée a fait face. Ce qu'elle a entrepris, il était nécessaire de l'entreprendre ; et elle l'a fait avec une entière honnêteté. C'est cela qu'il faut savoir et que nous voulons faire connaître.
Qu'il y ait des imperfections, des incertitudes, des malfaçons dans l' « action psychologique », le contraire serait étonnant. L' « action psychologique » soulève des difficultés qui sont loin d'être toutes résolues, et le texte qu'on va lire les évoque loyalement. Mais ceux qui ne comprennent pas quel problème est posé, ou ceux qui nient malhonnêtement l'existence et l'urgence de ce problème, n'ont aucun titre à dénoncer l'action psychologique de l'armée.
56:27
Cette action n'a certainement pas trouvé ses formes définitives, et elle n'est pas au-dessus de la critique. Mais il est deux sortes de critique : celle qui visé à MIEUX assurer la défense de la nation contre le attaques psychologiques de l'ennemi, et celle qui vise à EMPÊCHER cette défense.
Jusqu'ici, la presse parisienne qui diffame l'armée s'est employée seulement à CONTRECARRER LA RÉSISTANCE aux offensives psychologiques du communisme, et nullement à éclairer cette résistance ; encore moins a-t-elle songé à assumer dans cette résistance les tâches qui lui reviennent. On ne saurait dissimuler la gravité de la situation créée par le fonctionnement d'une presse en majorité opposée à l'État, à la nation, à l'armée, et encroûtée dans l'immobilisme d'une non-résistance systématique aux propagandes qui combattent la France en France même.
Parfaitement conscient de l'importance moderne de la presse, le général de Gaulle, lorsqu'il arriva au pouvoir en 1944, favorisa très activement la création d'un grand organe national qui pût remplacer Le Temps, et il demanda personnellement à M. Beuve-Méry d'en prendre la direction. Il serait souhaitable qu'aujourd'hui, par des méthodes moins radicales et moins violentes, et dans le respect de la justice, la presse anti-nationale soit profondément réformée ; et qu'en tout état de cause elle soit mise hors d'état de continuer à servir de point d'appui à la guerre psychologique menée contre la France.
57:27
#### I. -- Caractères généraux de la guerre L'arme psychologique
Les guerres modernes peuvent se schématiser en cette phrase : guerre universelle et totale dans laquelle les facteurs psychologiques jouent un rôle majeur.
L'importance de ces facteurs, dans les conflits militaires, politiques, sociaux ou économiques, vient du fait que toute lutte s'élabore d'abord dans le domaine des émotions et de la raison, c'est-à-dire le psychisme des êtres humains avant de se concrétiser en actes individuels et collectifs.
Les sensations, les excitations diverses créent en effet ou modifient les tensions internes dans les individus, elles imposent des réflexes et des attitudes.
L'obtention de réactions de la part d'un individu suppose une action initiale sur son esprit et sa conscience, c'est-à-dire sa personnalité. Or, aucune personnalité ne se crée sans information, raisonnement et étude critique. L'information peut être objective et neutre, mais aussi le véhicule d'une doctrine. C'est cette dernière forme, appelée propagande, qui distille savamment des idées, amoindrit le sens critique, annihile les préjugés ou les jugements jusqu'à l'aliénation totale du caractère. La sensibilisation prélude ainsi à la mobilisation de l'individu ou des groupes pour des actions que commandera en définitive le propagandiste.
« Notre époque actuelle est marquée par le développement accéléré des moyens de destruction et des armements techniques. Cette évolution pourrait faire croire à l'avènement d'une guerre où l'homme ne jouerait plus qu'un rôle minime. »
« Pourtant, le cas échéant, c'est bien l'homme qui mettra en œuvre ces armes terrifiantes et en supportera les effets. Dans un conflit généralisé la résolution des peuples, soumis à des épreuves infiniment plus pénibles que dans le passé, décidera plus que jamais de leur sort. La démesure même de la guerre possible multiplie l'importance des Forces morales. »
« Cependant, sans même envisager le cas extrême d'une guerre de destruction totale dont la hantise suffit d'ailleurs à troubler les consciences, les progrès des sciences psychosociologiques et des procédés de diffusion de la pensée ont singulièrement accru la puissance et la portée d'une autre arme, aussi terrible, quoique beaucoup moins sanglante, qui s'attaque au domaine des esprits. »
« C'est l'Arme Psychologique. »
58:27
A la guerre classique, atomique, bactériologique ou autre, s'ajoute ainsi une guerre des idées, de plus en plus violente, qui utilisera « les pouvoirs destructeurs contenus dans les sentiments et ressentiments humains, comme le sont de manière convergente les explosifs matériels » (*Monnerot*)*.*
L'Arme psychologique, maintenant, n'est donc plus une simple ruse de guerre, Elle n'est plus limitée dans l'espace ni dans le temps. Elle attaque aussi bien tactiquement que stratégiquement, elle déborde le cadre d'un théâtre pour s'étaler sur l'ensemble des territoires des Nations en conflit et de celles qui n'y prennent pas une part réelle. Elle agit sur les individus et les groupes, elle vise les isolés comme les masses humaines. Scientifiquement manœuvrée par des spécialistes, elle a des actions d'une ampleur et d'une rapidité autrefois inconnues, car elle bénéficie de toutes les techniques modernes de communication de la pensée. Elle est une forme véritable d'agression, par l'usage de tous les mécanismes de perception.
« La lutte devient ainsi permanente, universelle et totale. Permanente, parce que l'agression psychologique ne distingue pas entre temps de guerre et temps de paix, entre belligérants et non belligérants. Universelle, parce que chaque puissance nationale ou internationale recrute des alliés chez ceux qu'elle combat, les frontières n'arrêtent plus les moyens modernes de diffusion. Totale, enfin, parce que la lutte est portée jusque dans les cœurs, les intelligences et les volontés. »
\*\*\*
Il importe cependant de bien fixer notre terminologie ne serait-ce que parce que l'on confond communément guerre et action psychologique ; et de placer cette guerre dans la guerre totale.
M. Joba a fait état dans une récente conférence, de deux Écoles, celles de l'U.R.S.S. et de l'Amérique, auxquelles peuvent se rattacher deux définitions de « cette action psychologique de combat moderne ».
59:27
D'après lui et d'autre théoriciens d'ailleurs, Lénine aurait trouvé dans un livre « de la guerre » de Von Clausevitz, cette phrase :
« La guerre n'est rien d'autre que la continuation de la politique d'État par d'autres moyens. »
Mais dans son esprit -- et dans l'annotation apposée sur le livre d'ailleurs par Lénine lui-même, le mot guerre s'identifie à Révolution. La notion de guerre révolutionnaire est née. Les principes stratégiques de la situation prérévolutionnaire et les principes tactiques de l'instrument insurrectionnel en découleront tout naturellement, pour codifier le déroulement de *la* révolution mondiale.
Qu'est-ce donc que la Révolution ?
Le Larousse dit « changement brusque et violent ». Mais si l'on entend ainsi seulement une modification des institutions, une substitution d'une forme d'État à une autre, c'est insuffisant. A notre époque, la Révolution veut transformer et créer, en prenant la totalité des pouvoirs pour elle seule, pouvoirs sur les corps comme sur les âmes. Ainsi l'entendent les penseurs modernes, Mao Tsé Toung et ses adeptes, après Lénine et Staline.
\*\*\*
L'École américaine trouve ses origines dans l'œuvre de Burnham et principalement l'ouvrage « Next defeat of communisme », traduction française : « Pour vaincre l'impérialisme soviétique. » Le service américain de Psychological warfare y a puisé des éléments d'une stratégie psychologique conforme à l'idéal démocratique. La différence avec l'École soviétique est que la base scientifique américaine est plus sérieuse : l'emploi de techniques efficientes donne aux Américains « la confiance que l'agent soviétique attend surtout de sa doctrine ». Le terme « guerre psychologique » est une traduction de Psywar.
\*\*\*
Peut-on véritablement parler d'une École germanique, à laquelle on attribuerait le terme de guerre psychologique politico-militaire ?
60:27
Le succès remarquable de l'association de la propagande stratégique à longue portée, dirigée contre la population ennemie dans son ensemble, et de la guerre militaire psychologique dirigée contre les forces armées combattantes, après des débuts maladroits en Pologne, fut patent au cours de la campagne d'Ouest contre la France et jusqu'à la campagne de Russie. Et c'est pourquoi Hitler donna l'ordre au chef des Services de Propagande de la Wehrmacht de rédiger des directives opérationnelles en annexe aux plans d'invasion de la Norvège et du Danemark en avril 1940.
Ce furent les premières du genre à faire partie des plans de campagne allemands.
L'idéologie nazie en constituait la base ; mais aussi dans le cas du plan « Barbarossa » d'attaque de l'U.R.S.S., Hitler ajoutait entre autre :
-- l'Allemagne ne combat pas le peuple soviétique, mais seulement le gouvernement judéo-bolchevique et le Communisme qui prépare la révolution mondiale ;
-- la Wehrmacht ne vient pas en ennemie mais pour libérer les peuples du joug soviétique, sans idée de démembrement de l'Union ni de modification du système économique existant (néanmoins on doit noter que l'Armée exploita activement le potentiel anti-soviétique des nationalismes à tendances séparatistes des peuples d'Ukraine, du Caucase, du Turkestan et de Géorgie par exemple).
Le terme de guerre politique pourrait donc s'appliquer à l'emploi des techniques psychologiques allemandes dans la période avoisinant 1940.
Nous pouvons encore moins véritablement parler d'une École française d'action de guerre sur les âmes, mais plutôt de l'emploi de techniques par des spécialistes du 2. Bureau qui innovèrent en ce domaine, dans la première et deuxième guerres mondiales.
Il faut attendre la période postérieure à 1951-1952 pour voir se dessiner puis se concrétiser une volonté d'exercer sur les personnes une emprise psychique dans un cadre de défense nationale.
Et l'on aboutit aux définitions suivantes :
« La guerre psychologique est la mise en œuvre concertée de mesures et de moyens variés, destinés à influencer l'opinion, les sentiments, l'attitude et le comportement d'éléments adverses (autorités, armées, populations), de manière à les modifier dans un sens favorable à la réalisation des objectifs de la guerre.
61:27
« L'action psychologique est la mise en œuvre coordonnée de mesures et de moyens variés destinés à éclairer l'opinion, et à orienter les sentiments, l'attitude et le comportement de milieux neutres ou amis, dans l'intention :
de contrecarrer l'influence adverse ;
de se ménager la sympathie agissante des neutres ;
de fortifier la détermination et la volonté combattive des milieux amis. »
#### II. -- De l'emploi de l'arme psychologique en guerre chaude dans le théâtre européen
Les caractéristiques d'une guerre ouverte entre les blocs occidentaux et orientaux ont été définis :
objectif d'essence philosophique et sociale,
étendue considérable des espaces opérationnels,
absence de tout délai de mise en garde.
Le Maréchal Montgomery aurait dit un jour : « L'enjeu de la lutte entre l'Est et l'Ouest n'est autre que le cœur et l'esprit des hommes. »
A cause de ces caractères particuliers à un conflit qui ne se limite plus seulement à des contestations territoriales, des intérêts économiques, des partages de population, les États ont admis la nécessité de se grouper pour engager des forces vives supérieures, à la fois dans le domaine matériel et moral.
La direction politique de la guerre, jadis responsabilité exclusive d'un Gouvernement est ainsi devenue une responsabilité collective dans l'OTAN comme dans l'ensemble Soviets Satellites.
En ce qui concerne notre défense nationale propre les principes généraux d'emploi soulignent la nécessité d'utiliser l'action psychologique pour « porter à leur plus haute expression le sacrifice personnel, le culte des valeurs et la pratique des vertus militaires », de renforcer l'union Armée Nation « tout en menant contre l'ennemi une guerre psychologique, susceptible de s'assurer la maîtrise de leurs attitudes et leurs comportements ».
62:27
L'action psychologique tire sa force principale de la justice de notre cause et de la vérité, la guerre psychologique fait appel à tous les éléments capables de faire tomber les armes des mains de l'ennemi.
Dans le premier cas emploi des techniques d'information, dans le second utilisation des techniques de la propagande et de tous modes d'action que ne condamnent pas les Conventions internationales.
Mais toute action, en terme militaire, est fondée sur le renseignement. L'emploi de l'arme psychologique n'échappe pas à cette règle.
\*\*\*
*Le renseignement de guerre psychologique* ne se différencie pas essentiellement du renseignement nécessaire à la conduite des opérations militaires, sinon, peut-être, par l'étendue de son exploitation. Il est constitué en effet par toute information qui donne une connaissance des possibilités nationales et militaires d'un adversaire, de son état moral et de sa vulnérabilité dans tous les domaines. Ces informations interprétées et choisies, sont exploitées en faisant appel aux sentiments de l'ennemi, dans le but de diminuer sa volonté de lutte.
L'interprétation des renseignements et la décision de leur utilisation pour des actions psychologiques effectives sont du ressort des spécialistes qui, par leur connaissance approfondie des milieux nationaux opposés, peuvent évaluer plus facilement leurs attitudes et leurs réactions devant des situations déterminées.
Lorsque les thèmes sont admis, les spécialistes de guerre psychologique déterminent les meilleurs moyens d'atteindre l'auditoire : radio, tracts, journaux.
La connaissance des moyens de réceptivité de l'auditoire est indispensable. Il ne servirait à rien en effet de faire des émissions radio si l'adversaire ne disposait pas de postes récepteurs ou si ceux-ci étaient calés uniquement sur une longueur d'onde nationale.
Le renseignement de guerre psychologique se résume donc :
-- recueillir des informations dans un but d'action psychologique,
-- interpréter et choisir,
-- apprécier des résultats.
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*Les plans* sont établis à des niveaux élevés : Commandement interallié ou Haut Commandement national.
Le droit que nous représentons et notre idéal qui est celui de tous les peuples libres, quelles que soient leurs philosophies, ou leurs religions, peut valablement nous amener à concevoir des thèmes stigmatisant une agression totalitaire, idéologique ou expansionniste, insufflant l'espoir à ceux qui combattent sur leur propre sol pour recouvrer une liberté, insinuant le doute sur la valeur d'un mode de vie qui ne fait pas suffisamment de place à la spiritualité et à l'humain.
L'emploi des moyens stratégiques ou tactiques, en guerre psychologique, relève des techniques de propagande que je schématise :
ses règles : acquisition de la confiance du milieu visé, simplicité, concentration, orchestration et répétition, contagion du prosélytisme, enfin progressivité et célérité.
ses supports techniques :
la parole (rumeurs, radio, hauts parleurs, chant, musique),
l'imprimé (tract, affiche, libellé, journal, timbre même),
l'image (magazine, emblèmes divers, photos, cinéma, télévision),
les spectacles (manifestations, théâtre).
\*\*\*
*On pourrait se demander* si les organismes, les plans et les études permettent de *garantir les Nations membres de l'OTAN aussi efficacement du point de vue psychologique* que du point de vue militaire.
Il nous faudrait, pour cela, discuter pour chaque pays de la valeur intrinsèque et respective que les individus et les masses reconnaissent aux doctrines diverses que nous classons communément sous les deux titres de : capitalisme et socialisme. Pour être objectifs, nous devrions considérer aussi les situations économico-politiques, les conditions de temps, de lieux, les sentiments particuliers des groupes de nationaux, leurs réactions respectives à l'intérieur même du pays et en regard d'influences extérieures, etc....
64:27
Tout le monde admet qu'il existe une opposition d'idéologies entre les Nations Occidentales et l'ensemble Soviets Satellites. On ne pense pas assez à leur valeur réciproque et à leur puissance d'expansion.
\*\*\*
Dans la conjoncture présente, l'État soviétique peut s'appuyer sur une constitution, au même titre que l'Amérique a eu la Déclaration de l'Indépendance, et la France la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen. Les décisions de l'État et du Parti ont créé un code de la famille, du travail, des pouvoirs et une mystique de la Patrie socialiste, fondée sur l'idéologie de la communauté des peuples des républiques soviétiques. On pourrait y ajouter une morale soviétique fondée sur la famille, le travail, la Patrie, d'essence temporelle c'est-à-dire au service de l'économique et du politique, et non pas comme en Occident, à base de spiritualité. Ainsi, comme l'écrit l'Amiral Peltier dans son livre : *Attaché Naval à Moscou,* « l'idée soviétique est la source de l'unité de pensée d'une population immense, d'où découlent unité d'action et d'organisation ».
Enfin, la théorie marxiste léniniste est accueillie, conservée et diffusée avec une véritable foi messianique.
Cette foi est d'ailleurs gardée par tout un ensemble de barrières, affectives, intellectuelles et réalistes.
Dans l'Armée soviétique existe une véritable fusion de nationalisme chauviniste et de marxisme léninisme. Fanatiquement convaincus que l'U.R.S.S. libérera l'humanité et lui apportera le bonheur, les chefs soviétiques sont à la fois idéologistes, techniciens, psychologues et membres du Parti. La guerre, phénomène social, est une lutte de classes conduite par les capitalistes. Toute guerre de l'OTAN ne peut donc être qu'une guerre agressive ; aucune paix durable ne peut exister avant l'écrasement du capitalisme. Il est donc nécessaire de développer qualitativement aussi bien que quantitativement, les forces armées soviétiques, leur éducation politique et psychologique. De là découle l'action des adjoints politiques et des cadres visant à inculquer le sentiment de la supériorité soviétique.
\*\*\*
65:27
L'idéologie anglo-saxonne, tout au moins américaine, est de croire représenter aujourd'hui, seule dans le monde, jusqu'à presque l'incarner : le Droit, le Bien, la Liberté. D'où cette propension à vouloir dominer le monde et le libérer de l'emprise communiste. Cette attitude messianique à tendance impérialiste, pourrait expliquer -- en partie tout au moins -- une volonté de conserver une avance dans tous les domaines, d'accroître la puissance scientifique, technique, économique et militaire, jusqu'à l'asservissement des forces de la nature, pour pouvoir donner à l'homme sa pleine liberté. Il semble que, dans la période actuelle, de nombreux américains traversent une crise morale et doutent, malgré les victoires, les besoins matériels satisfaits, le confort sans cesse croissant, de la valeur en soi de « l'Américan way of life ».
La crise économique n'est peut-être pas étrangère à ce mode de penser ; de même que les échanges culturels plus importants avec d'autres pays. Cette modification de l'état d'esprit n'atteint pas encore cependant la masse américaine dans ses fibres profondes et son comportement. Une solidarité de la liberté serait à l'origine, de même, du traité de l'OTAN.
Ainsi, face à face, deux impérialismes en somme, dont l'un fait appel au sentiment d'amour de l'homme pour l'homme, et l'autre à la raison des individus qui fixe une hiérarchie des valeurs.
Quant à la France, je suis persuadé que nous sommes toujours imprégnés des idées de liberté et de conscience humaine. Il semble cependant que nous ayons glissé peut-être sous l'influence d'idéologies extérieures et des guerres mondiales, vers une conscience plus matérialiste. D'où la résonance moindre des idées de nationalité, de Patrie et une propension à exiger plus facilement la satisfaction de droits qu'à penser à des devoirs et des sacrifices.
\*\*\*
Le Traité de l'Atlantique Nord couvre d'immenses espaces opérationnels de terres et de mers qui vont de l'Amérique à l'Atlantique jusqu'aux régions baignées par la Méditerranée (Turquie, Grèce, Algérie) et aux îles placées sous la juridiction des Nations au Nord du Tropique du Cancer. D'autres pactes étendent à d'autres territoires des garanties presque identiques, le traité du SEATO.
66:27
Mais le contrôle par l'OTAN de ces immenses espaces géographiques laisse cependant disponibles d'autres zones non moins importantes, dans lesquelles la guerre froide, préalablement peut-être à une guerre chaude, commence à jouer : une partie de l'Europe et de l'Afrique, le Moyen-Orient, l'Asie. Des actions, au minimum subversives y sont, maintenant, entreprises.
Notre force militaire interalliée est peut-être prête au déploiement et à la manœuvre militaire en Europe. Mais la manœuvre idéologique se développe dans le flanc Sud de notre dispositif, principalement dans notre Afrique, de Djibouti jusqu'à Dakar.
#### III. -- L'action psychologique en période de guerre froide
Nous avons défini l'action psychologique, qu'est-ce donc que la guerre froide et y sommes-nous présentement ? C'est : « Une lutte menée sans qu'il y ait ouverture d'hostilités entre forces armées régulières de puissances opposées. »
Je pense par ailleurs qu'il est inutile de souligner les diverses propagandes qui luttent entre elles, principalement en Europe, Asie et Afrique par les moyens bien connus : presse, magazines, tracts, radio, télévision, cinéma, théâtre, et même équipes sportives, pour justifier que la guerre chaude a fait place, immédiatement après le 2^e^ conflit mondial, à la guerre froide.
Bien que son étude relève maintenant de l'histoire, l'évocation des luttes psychologiques de guerre froide doit commencer par l'Indochine, où les opérations de guerre psychologique se schématisent en une lutte de deux propagandes opposées. Le Viet Minh avait une doctrine, une organisation hiérarchisée, des techniques d'action et de contrôle, des cadres spécialisés et fanatiques. Les Franco-Vietnamiens qui, à l'origine devaient seulement rétablir l'ordre, se sont trouvés rapidement devoir contrecarrer un adversaire qui conduisait des opérations sous une forme particulière.
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Mais, en dehors de l'Indochine où des opérations militaires furent réalisées, que dire de la lutte que se livrent les deux blocs, sans emploi de forces militaires régulières ?
Les agents d'exécution varient à l'infini : de l'Agit Prop jusqu'aux ballons porte tracts, en passant par les ambassades centres de propagande, les journaux, et brochures, les postes radiophoniques (Radio Moscou, Le Caire et Radio Europe Libre, pour ne citer que les plus connus).
D'un côté les thèmes de l'OTAN menaçant la paix du monde, de la volonté unique de désarmement du bloc soviétique, de l'autre ceux de libération du monde d'une idéologie pernicieuse et le désir du mieux être pour des peuples opprimés.
A cette lutte Est-Ouest s'ajoute une guerre froide avec le monde arabe. Alors les thèmes de colonialisme et d'indépendance s'opposent à ceux de confiance en la France, de nouvelles formes d'association, de promotion de la population musulmane à une vie meilleure.
En Algérie, notamment, cette lutte psychologique s'intègre étroitement aux opérations déclenchées dans le cadre du maintien de l'ordre. L'action des rebelles vise en particulier à maintenir et développer l'emprise sur l'âme musulmane, à accentuer le climat d'insécurité, de peur et la discipline des mots d'ordre. Une organisation et une tactique à base révolutionnaire sont les supports logistiques de cette lutte psychologique.
Dans le passé, notre action psychologique en Algérie a été difficile, parce que nos thèses ne déchaînaient pas la passion. La domination était considérée non comme humanitaire, mais égoïste, l'ordre était représenté comme pouvant régner sous une autorité purement musulmane. La confiance dans les réformes était émoussée par la lenteur à les voir se réaliser, l'idée d'indépendance totale était enfin considérée comme beaucoup plus séduisante que toute formule d'intégration ou d'autonomie fédérative.
Puis, brutalement, une explosion d'enthousiaste fraternité franco-musulmane s'est transmise en Algérie de proche en proche. Ce retournement psychologique, résultat peut-être d'une action patiente et continue de pacification sur un ensemble d'éléments, parmi lesquels les anciens combattants, les femmes, la jeunesse, se poursuit sous nos yeux. Il est générateur d'espérance, c'est pour le moins ce que l'on peut en dire maintenant.
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Dans une très récente circulaire, le C.C.E. a demandé aux chefs des wilaya 4 et 5 (Alger-Oran) de lui donner des précisions sur les manifestations des foules, afin de minimiser ces extases collectives des communautés françaises et musulmanes associées. Un psychologue pourrait conseiller aux dirigeants du F.L.N. de lire -- ou de relire -- l'ouvrage de Philipe de Félice, intitulé « Foule en délire ». Ils y trouveraient quelques explications sur les extases mystiques des masses humaines entassées en un bloc homogène sur le Forum, ou se pressant sur des boulevards trop étroits, avec une même illusion, un même enivrement, je pourrais dire une même euphorie. Mais s'ils étudient de près des clichés photographiques, ils reconnaîtront aussi la fascination des emblèmes, des pancartes avec leurs slogans, de l'homme qui parle et que l'on regarde, comme Dieu de bas en haut, les ovations en écho que cette foule lui destine pour des mots à signification extra-humaine (liberté, fraternisation, salut public, Algérie, France) ; ils vérifieront aussi la libération interne des individus qui s'est manifestée par des attitudes inaccoutumées (les mains enlacées, les haïks que l'on brûle), la clarté des regards et l'éclairement des visages.
Et peut-être alors, le F.L.N. admettrait-il qu'une modification est intervenue véritablement en Algérie.
Ainsi s'entrecroisent, dans cette guerre froide, entre bloc soviétique occidental et monde arabe surtout, les thèses communistes, capitalistes et nationalistes, et leur cortège de thèmes : oppression, droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, guerre sainte, relèvement du niveau de vie, promotion et évolution de l'autochtone, aide humanitaire, etc.
\*\*\*
Avant de conclure, je voudrais attirer votre attention sur l'importance de la guerre et de l'action psychologique dans le cadre de la défense intérieure du territoire.
De nos jours, on ne conçoit pas qu'une lutte militaire aux frontières ne soit pas combinée à des actions visant à pourrir l'intérieur du territoire national. Cette guerre subversive est déjà commencée d'ailleurs.
L'adversaire peut conduire une action insidieuse par le moyen de noyaux d'agitation et de propagande, d'organismes spécialisés, de commandes.
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L'opinion est d'abord désorientée, inquiétée, puis atterrée.
« L'action psychologique à mener en cas de troubles intérieurs a peut-être le pas sur les opérations de police et le maintien de l'ordre -- une bonne préparation des esprits, le maintien du moral de la population, la galvanisation des volontés s'avèrent dans certaines circonstances plus efficaces que l'emploi de la force. »
#### IV. -- Forces et faiblesses des idéologies valeurs nationales
Dans la conclusion d'une conférence récente prononcée à l'I.H.E.D.N., M. Joba assure que « sur le champ de bataille psychologique, l'action psychique des Américains a été sans force contre l'action psychologique des Soviets, laquelle tire cette puissance qui l'anime, moins d'en bas, c'est-à-dire des procédés psychiques, que d'en haut, c'est-à-dire d'une forte position doctrinale ».
Il y a cependant des points faibles dans l'un et l'autre ensemble. Ceux de l'idéologie soviétique sont inhérents à la théorie philosophique elle-même, à la structure des États fondés sur les principes marxistes, aux contradictions aussi existant entre la théorie et la réalité. Si toute doctrine peut être contestée, la théorie soviétique qui se dit capable d'apporter une réponse aux préoccupations humaines, peut l'être autant sinon plus que toute autre.
En effet, elle ne résout pas le problème religieux, puisque les religions demeurent, malgré une lutte anti-religieuse de plus de trente années ; elle est incapable, de même, d'élaborer une morale individuelle et collective définitive (variations de la « ligne » par rapport à la famille et au mariage).
Les conclusions de la théorie philosophique sont d'autre part démenties par les faits eux-mêmes, puisque les Soviets, tout au moins pour l'instant, je veux bien, maintiennent une exploitation des travailleurs et des peuples qu'ils ont soumis.
Même si l'on admet l'évolution de la philosophie communiste, la structure de cet État socialiste n'est pas à l'abri de critiques : centralisation bureaucratique, contrôle strict de l'économie, abus de mesures policières, privation de liberté des individus, paralysie même d'un gouvernement par la domination du Parti.
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La lutte entre capitalistes et ouvriers est impossible, peut-être parce que le Parti dirige, mais les échelons élevés luttent sauvagement pour le pouvoir. Enfin, le triomphe même du Parti ne paraît pas avoir encore donné un niveau de vie élevé de la population (fermes collectives, sovkhozes, travail forcé, déportations camouflées).
Mais les Nations libres ont aussi leurs faiblesses. Vous connaissez, comme moi, nos faiblesses nationales propres, alors qu'il faudrait, face à une doctrine unique combler le vide idéologique de l'Occident.
« Élaborer une nouvelle doctrine donnant aux hommes une explication de leur destin, plus sûre que la doctrine matérialiste ? ... Trouverions-nous ce philosophe génial capable d'énoncer une conception du Monde qui soit en même temps une conception totale de l'homme ? ... Compterait-on sur l'accélération de l'Histoire pour promouvoir en peu de temps une Doctrine originale et féconde ? » Autant de questions que pose M. Joba et auxquelles il répond par la négative.
Alors, devons-nous admettre notre irrémédiable faiblesse parce que notre philosophie vit dans le passé, alors que la philosophie soviétique est une philosophie du devenir, du monde meilleur qui viendra demain ? Personnellement je ne puis m'y résoudre. Et j'estime qu'une mystique nationale est supérieure à l'idéologie soviétique. La preuve en vient de l'U.R.S.S. même où, malgré une propagande intense sur la jeunesse, malgré la modification délibérée de l'Histoire, malgré la police et les Agit Prop, les déportations et les massacres, les mouvements nationalistes des Républiques agglomérées, existent toujours. (Kazakstan -- Georgie -- Caucase en ont été des exemples, la liquidation de Beria parce qu'il voulait donner une plus grande autonomie aux diverses républiques en est une autre).
Nous pouvons donc croire, dans nos Nations occidentales, à la valeur d'une mystique nationale. Serait-ce « une mystique des valeurs chrétiennes dont notre civilisation demeure l'héritière ou bien une mystique fondée sur la liberté individuelle et le respect de la personne humaine ? »
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Vaudrait-il mieux préférer « comme idée Force la mystique de l'épanouissement de la personnalité » (Étude de l'IHEDN -- session 1957) qui peut comprendre le culte de la famille et de la patrie, la volonté de solidarité nationale et engendre une solidarité des peuples occidentaux ?
Toutes questions auxquelles vous ne m'en voudrez pas de ne pas répondre complètement, n'étant ni historien, ni philosophe, ni moraliste, mais simplement un technicien de l'emploi de l'arme psychologique dans la Défense Nationale, qui demande que soient réaffirmées dans le cadre de notre siècle les valeurs de notre mystique nationale, c'est-à-dire la valeur du droit contre celle de la force, la valeur de nos libertés face à l'oppression, enfin, la valeur de l'indépendance et de la suprématie de l'esprit, face au taylorisme et au matérialisme moderne, d'où qu'ils viennent, qui eux aussi, menacent de nous asservir.
Nombreux sont les esprits éclairés, les hautes autorités qui reconnaissent que « la guerre psychologique totale menée en permanence à travers le monde » donne un caractère nouveau au problème politico-militaire français, et impose « un plan d'action utilisant à fond toutes les ressources de cette technique nouvelle ».
Et dans un souci de bien faire -- sinon de mode -- de multiples organismes, dans ou en dehors des Départements Ministériels, participent plus ou moins à cette lutte psychologique de Défense Nationale. Mais une action efficace de direction ou même de coordination n'existe pas encore véritablement.
Les véritables responsables d'actions psychologiques de Défense Nationale sont multiples, donc inefficaces.
Certes, il n'est pas question d'employer les procédés condamnables qu'utilise la propagande des régimes totalitaires ; mais ce serait une véritable défaite psychologique que de se réfugier derrière un argument de ce genre pour refuser de mener une action juste et indispensable, capable d'empêcher la dislocation de notre unité spirituelle et morale et la destruction finale de tout potentiel national. Peut-être pourrions-nous alors, au lieu de perdre les fruits d'actions militaires économiques, diplomatiques ou politiques, engagées, et de les voir utilisées contre nous, combattre véritablement nos adversaires, sur leur propre terrain, avec leurs propres armes, et gagner la guerre psychologique.
XXX\.
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### Politique et vie intérieure (II)
*Infirmité de la cité politique.\
Cité politique digne de Jésus-Christ*
IL NE S'AGIT PAS d'une cité qui ne compterait que des héros et des saints. Nous n'allons pas tomber dans une pareille utopie. Mais ce serait une cité où les héros et les saints seraient assez nombreux, assez vivants, assez engagés dans la vie quotidienne pour que leur magnétisme et leur attraction se fassent sentir sur tous leurs frères qui partagent la même vie quotidienne.
UNE TELLE CITÉ n'aurait pas consenti au laïcisme ; elle s'affirmerait chrétienne publiquement. Cependant le refus du laïcisme procèderait du jaillissement de la vie et de la vigueur des belles coutumes plus encore que des prescriptions de la loi. De sorte que, chrétienne publiquement, cette cité échapperait quand même au pharisaïsme. Sans doute n'éviterait-elle pas d'être peuplée de pharisiens. Mais elle serait également peuplée de chrétiens véritables en assez grand nombre pour que les pharisiens ne donnent pas le ton et n'empoisonnent pas l'atmosphère. De la sorte, l'horreur d'un hommage pharisaïque qui détermine chez les meilleurs leur volonté de laïcisme n'aurait plus sa raison d'être. Il arrive en effet, que les êtres les plus purs et les plus fascinés par l'Absolu, ceux qui jouent le plus grand rôle pour que soit digne de l'homme la société humaine, il arrive que de tels êtres s'imaginent que le seul moyen d'éviter de profaner le nom de Dieu dans la vie en société ce soit de garder le silence et de recourir au laïcisme. La qualité de pureté des chrétiens participant à la vie publique leur démontrerait qu'ils se trompent. Pour être publique la reconnaissance de Dieu ne laisserait pas d'être pure.
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Notamment cette reconnaissance publique serait pure dans l'ordre du travail et de la production parce que serait authentique l'esprit de pauvreté des chrétiens. Ceux-ci ayant fini par comprendre que l'une des causes déterminantes de la laïcisation des cités réside dans la laïcisation de leur vie économique, remonteraient le courant d'une semblable laïcisation. Ils s'apercevraient qu'il est insuffisant, et parfois hypocrite, de s'opposer dans l'école et la famille à la laïcisation, alors qu'on l'accepte pour la vie économique. Prononçant en vérité les deux demandes du Pater : « que votre nom soit sanctifié... ; donnez-nous aujourd'hui notre pain quotidien... » ils traduiraient de la manière suivante : que votre nom soit sanctifié dans la vie économique même... que nous ayons le souci du pain de nos frères et non pas seulement du nôtre... Une telle prière se murmurerait constamment dans l'âme de la cité parce que des chrétiens en grand nombre auraient le sens de la pauvreté évangélique en ce qui concerne la production, l'industrie et les techniques.
DANS UNE TELLE CITÉ il n'y a plus de place pour l'esclavage du travail ; et a fortiori l'esclavage du vice passé à l'état institutionnel devient-il tout à fait impossible. Non seulement les lois, mais plus encore les coutumes et les mœurs, empêchent de prendre forme et force sociale à tout ce qui prétendrait vivre et prospérer en exploitant d'ignobles appétits d'ivresse ou de débauche.
DANS UNE TELLE CITÉ l'erreur aurait peu de chance de séduire, moins encore en vertu des réfutations théoriques incontestables qu'en vertu de la réfutation saignante et pathétique d'un grand nombre de vies humblement fidèles à la vérité ; en particulier les grandes erreurs politiques ne réussiraient pas à aveugler et égarer l'esprit public, moins encore à cause des interdits, des contraintes et des sanctions qu'en raison de l'éclat d'héroïsme dont seraient auréolées les vérités traditionnelles et chrétiennes relatives à l'ordre politique.
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Le diable chercherait évidemment à perdre une telle cité et ce ne sont pas les complices qui lui feraient défaut, de sorte que la cité serait continuellement exposée à déchoir et à périr. N'importe, les chrétiens ne prendraient pas leur parti de ce danger ; ils vivraient au contraire assez près du Cœur de Dieu pour trouver la force de toutes les vigilances et de tous les recommencements ; car c'est l'amour du Cœur de Dieu qui veut le bien commun honnête de nos cités périssables ; sans doute comme soutien et comme support de la vie spirituelle et de la Sainte Église ; mais enfin puisqu'Il le veut les chrétiens le veulent avec Lui et comme Lui : et ne sauraient se désintéresser des périls qui le menacent et de la fragilité qui lui est propre.
UNE TELLE CITÉ serait placée sous le signe de la Croix. Non pas la croix (que Dieu n'a pas voulue mais par laquelle il nous sauve quand même) de ces sociétés inhumaines devenues inhabitables parce que l'incurie et la lâcheté ont laissé prévaloir les abus et les injustices ; mais la croix d'une société habitable dans la tension parce qu'elle exige d'abord la fidélité au droit naturel, et donc de marcher à contre-pente, de lutter contre l'injustice toujours renaissante et même de donner sa vie en sacrifice pour réparer l'injustice.
Expliquons-nous sur des exemples au sujet de la cité placée sous le signe de la Croix ; non pas la croix du criminel qui languit dans sa prison par un châtiment mérité, mais la croix de l'homme de bien qui résiste et même se fait massacrer pour ne pas tremper ses mains dans l'iniquité ; non pas la croix du débauché qui dépérit sur un lit d'hôpital, mais la croix de la mère de famille vénérée qui, au jour le jour, donne sa vie pour que vivent les siens.
75:27
ON POURRAIT ALORS parler avec raison d'un monde meilleur, -- meilleur que notre actuelle Civilisation. Non pas peut-être un monde où on souffrirait moins, mais assurément un monde où la souffrance serait moins souvent empoisonnée, parce que les mœurs communes cesseraient d'être tellement contre nature qu'elles empoisonnent ordinairement la souffrance. Non pas un monde d'où la lutte aurait disparu, et le combat, et la déception ; mais un monde où les hommes de bonne volonté auraient à combattre à l'intérieur de saines institutions pour les sauver, et non pas à l'encontre d'institutions malsaines et corruptrices pour les changer ; un monde où la déception des petits, des déshérités, et des êtres les plus nobles risquerait moins de tourner au ressentiment et de déchaîner des révolutions, parce que les chefs et les mieux partagés demeureraient purement en communauté de destin avec les plus malheureux.
Dans ce monde meilleur non seulement les institutions seraient justes, mais le respect de ces institutions ne fournirait pas de prétexte à un pharisaïsme généralisé, parce que beaucoup de chefs et beaucoup de sujets seraient assez près de Dieu pour servir d'un cœur juste de justes institutions. (Lorsque, d'une part, une institution est conforme au droit naturel, qu'elle a une âme de justice et que d'autre part les citoyens vivent à la hauteur de cette institution, le pharisaïsme n'a pas de raison d'être. D'autre part, les citoyens ne peuvent vivre longtemps à cette hauteur que s'ils ont cherché d'abord le Royaume de Dieu, sa justice et sa Croix, même en s'occupant des biens de ce monde.)
CE MONDE MEILLEUR pourrait s'appeler une chrétienté. Or une chrétienté se prépare par la Croix, et c'est par la Croix qu'elle vit.
Par ailleurs elle n'est pas éternelle ; c'est une phase rapide. Elle est ce point-limite rarement atteint et vite abandonné où le scandale des mauvaises institutions est enfin dépassé, et non point par une transformation idyllique du monde, mais par un effort héroïque dans un monde de péché.
LA ROYAUTÉ DU CHRIST sur nos cités périssables ne les transforme pas en cités de tout repos. On peut même dire qu'elle leur complique l'existence parce qu'elle leur demande une fidélité au droit naturel qui n'est jamais facile, et jamais acquise une fois pour toutes.
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(Pour être roi d'une cité, Jésus-Christ en effet demande d'abord la fidélité au droit naturel pris dans son ensemble et non pas seulement un hommage public aux ministres de sa religion et au Sacrement de son Corps et de son Sang.).
Quoi qu'il en soit des exigences et de la tension inséparable de la régence du Christ sur nos cités terrestres, il n'est de place que pour une des deux solutions suivantes : ou bien refuser la royauté du Christ mais tomber sous la tyrannie du Prince du monde et sa tension atroce parce qu'elle est empoisonnée ; ou bien accepter la Royauté du Christ et du même coup accepter sa tension libératrice parce qu'elle est pure. Ceux qui rêvent d'une troisième solution, soit une tyrannie de Satan qui serait douce et reposante, soit une royauté du Christ qui serait béate et consolante, ceux-là se contentent de rêver en effet. Les essais de repos indolore d'une société dans l'apostasie ou les essais de repos indolore d'une société dans la Foi ne sont pas tenables longtemps ; ils sont inévitablement emportés par l'ouragan des révolutions ou par le souffle salubre des réformes. Ainsi l'exige notre nature spirituelle et plus encore la haine dévastatrice de Satan et l'Amour purifiant de notre Sauveur. Nos cités charnelles sont obligées de choisir entre la tyrannie de Satan avec ses inévitables atrocités ou la Royauté de Jésus-Christ avec sa Sainte Croix qui sauve le plus humain de notre nature. C'est pourquoi, aussi exigeante soit-elle et par cela même, la Royauté de Jésus-Christ se reverse en bienfaits merveilleux sur nos pauvres cités.
\*\*\*
Il n'est pas de choix qui exclue la souffrance\
bien que le Diable en veuille persuader.
POUR CE QUI REGARDE la tension et la souffrance, il en est de l'ordre politique comme de l'ordre personnel : elle n'est pas évitable. Le diable qui veut faire croire le contraire sait très bien que c'est faux.
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C'est faux parce que notre malice ou notre illusion de faux messianisme, qui dureront autant que l'humanité, engendrent inévitablement la souffrance. C'est faux parce que nous devons compter avec la malice inexpiable du démon qui cherche sans relâche à troubler l'homme et à le tourmenter. C'est faux parce que l'ordre politique juste ne peut se passer, on l'a dit, de l'héroïsme de beaucoup de personnes. Ainsi donc au plan politique comme au plan personnel le choix qui se présente n'est pas entre la tension et l'embourgeoisement, mais bien entre un ordre juste qui suppose le consentement à la Croix, au moins pour un certain nombre, et un ordre faux ou une absence d'ordre, une anarchie qui, de soi, engendrent plus ou moins vite une souffrance empoisonnée. Dans le politique même le choix véritable ne se présente pas entre l'enfer indolore et la Croix de Jésus ; le véritable choix qui se présente, du moins si l'on sait voir en profondeur, est entre la Croix apaisée de Jésus-Christ et la souffrance empoisonnée du démon.
Roger THOMAS.
78:27
### Doctrine et prudence
IL Y A une vie des mots. Ils prennent la saveur que, dans l'emploi courant, suggèrent le décor physique, les habitudes sociales ou la vie profonde des âmes. Il y a aussi des mots qui semblent anémiés, atteints d'une secrète langueur. Des mots qui dépérissent. Des dépouilles d'idées mortes.
Ainsi en va-t-il du mot *vertu.* Il fut un temps -- pas si lointain, après tout -- ou le seul nom de la vertu résonnait aux oreilles comme le signe tonique de la vaillance, de la force, de la vigueur. Bossuet parle des cieux « et des vertus des cieux » pour désigner leur puissance, et le dix-huitième siècle encore perçoit l'écho des sacrifices intérieurs, de la domination de soi et de la virile soumission à Dieu que le *mot* enveloppe et communique à l'âme.
Le laïcisme de la démocratie moderne, la démoralisation des milieux intellectuels, l'établissement dans la cité d'un code qui bafoue la fidélité de l'amour, les séductions littéraires de l'inconduite et de la débauche, l'exaltation artistique de l'animalité humaine ont, en deux siècles, si bien fait leur chemin dans les imaginations et opéré leur pression sur les jugements, que l'évocation inopinée de la vertu déclenche, aujourd'hui, le rire des foules. Tel est l'avilissement des âmes.
\*\*\*
ON PEUT FAIRE des remarques analogues en ce qui concerne cette vertu oubliée qu'est la prudence. N'est-elle pas devenue le synonyme à peine déguisé de la pusillanimité, sinon même d'un simple paravent de la lâcheté. Dans la mesure où le mot a conservé un sens positif, son emploi est limité aux circonstances où une saine crainte joue le rôle d'un rappel vigoureux et insistant à la pleine maîtrise de soi. Dans le langage courant, la prudence est l'attention spéciale requise en cas de danger.
79:27
Cette décadence, cet abâtardissement du mot n'aurait point d'autre conséquence qu'un certain appauvrissement de la langue si le sens vrai, le sens plein de la prudence avait trouvé refuge en quelque autre vocable. Ce n'est point le cas. Avec le sens vrai du mot, c'est la chose qui s'en est allée.
Des circonstances récentes ont témoigné combien douloureusement le sens de la vertu de prudence, spécialement de cette prudence qui doit permettre à chaque citoyen d'agir et de voter conformément au bien commun, faisait parfois défaut, même en des milieux doctrinalement formés. Les choses en sont venues au point que notre Épiscopat a dû intervenir et rappeler que si l'exigence de la doctrine chrétienne n'est pas douteuse quand il s'agit de fonder en Dieu seul et sur Sa loi, la source du Droit et de l'autorité, par ailleurs, l'examen de toutes les circonstances contingentes et la pesée des conséquences pratiques de nos actes aussi devaient entrer en ligne de compte dans les motifs de la décision à prendre. Ce rappel, joint à la nécessité de travailler à la réforme des mœurs comme à la tâche la plus urgente dans les circonstances présentes, conduisent à évoquer le sens véritable de ce qu'est la prudence, vertu naturelle et chrétienne.
EN TOUTES CHOSES, il faut considérer la fin. Cela ne signifie point qu'il faut prendre garde à la manière dont les choses vont tourner, -- mais au *but,* à la cause finale que l'on se propose, dès le début, d'atteindre. Tout acte humain, sous ce rapport, est soumis à la loi morale, individuelle et sociale, qu'enseigne l'Église et dont l'expression d'ensemble constitue sa doctrine. Avant de dire quoi que ce soit de la prudence, il importe donc de bien marquer la place, le sens, l'exigence de la doctrine. Celle-ci ne formule pas seulement les préceptes moraux que l'individu doit suivre dans sa vie privée, individuelle, familiale, économique, mais aussi dans sa vie publique, professionnelle et politique. Elle établit, sur la base du droit naturel assumé par la Révélation, les devoirs et les droits en regard desquels les mœurs et les institutions doivent être définis et mis en œuvre.
80:27
Comme l'a rappelé récemment le Saint Père aux Évêques de la Chine persécutée, il y a des gens qui « *ne craignent pas de limiter à leur gré l'autorité du Magistère suprême de l'Église, en affirmant qu'il y aurait des questions -- comme les questions sociales et économiques -- dans lesquelles il serait permis aux catholiques de ne tenir aucun compte des enseignements doctrinaux et des normes ordonnées par le Siège Apostolique. Opinion, il est à peine nécessaire de le dire, absolument fausse* et *erronée, parce que... le pouvoir de l'Église n'est pas du tout circonscrit au domaine des* « *choses strictement religieuses* » *selon l'expression habituelle, mais tout le domaine de la loi naturelle lui appartient également ainsi que son enseignement, son interprétation et son application pour autant qu'on en considère le fondement moral. En effet, par disposition divine, l'observation de la loi naturelle se réfère à la voie selon laquelle l'homme doit tendre à sa fin surnaturelle. Sur cette voie, l'Église est donc guide et gardienne des hommes pour ce qui regarde la fin surnaturelle* ([^11]). »
C'est ainsi qu'il y a une doctrine sociale catholique, qui dirige et règle la vie personnelle et familiale, la vie politique, intérieure et internationale, et aussi l'économie sociale. Cette doctrine est universelle, et dans le désordre actuel des idées, la confusion des esprits, elle est la lumière faute de laquelle aucune restauration véritable de la vie sociale ne peut être tentée.
\*\*\*
CELA DIT, la doctrine est une lumière. MAIS LA LUMIÈRE N'EST PAS FAITE POUR ÊTRE INDÉFINIMENT REGARDÉE. A vouloir fixer le soleil, les yeux sont rapidement brûlés. LA LUMIÈRE PERMET DE VOIR LES CHOSES ÉCLAIRÉES PAR ELLE. C'est ici qu'intervient la vertu de prudence. Elle est *la disposition permanente à bien régler les actions particulières dans la lumière des principes universels.*
Comme le souligne précisément saint Thomas en parlant des moyens susceptibles de faire parvenir à une fin, « *ces moyens relèvent de la prudence dont le rôle est de faire* DÉRIVER LES CONCLUSIONS PARTICULIÈRES, *c'est-à-dire les* ACTIONS PRATIQUES, *des règles morales universelles.*
81:27
*La prudence ne désigne donc pas leur fin aux vertus, elle ne raisonne pas des règles de la moralité qu'elle suppose connues et voulues, mais elle discerne et dicte seulement les actions qui leur conviennent.* » ([^12])
Il n'arrive en effet bien que rarement qu'un principe moral soit immédiatement et intégralement applicable. L'enfant déjà en fait l'expérience lorsqu'il se trouve en face d'un ensemble de devoirs à faire et de leçons à apprendre réclamant plus de temps que celui dont il dispose. Le voilà crucifié entre le nécessaire, impératif et exigeant, et le possible, limité et insuffisant. Il lui faut prendre une décision « prudente » c'est-à-dire faire passer, dans l'ordre d'importance requis, compte tenu du bien commun et de son bien propre, ce qu'il peut faire passer. En fait, il s'en tire comme il peut... et sa décision emprunte parfois moins à la prudence qu'à la malice, son contraire.
\*\*\*
Il reste que c'est chaque jour, et dans tous les aspects de notre vie, que nous devons étudier la situation concrète à la lumière des exigences morales et APPLIQUER les principes généraux et simples aux situations particulières et circonstanciées. « *C'est le propre du prudent d'appliquer les actions humaines à la réalisation de la fin morale. Pour appliquer quelque chose à autre chose, il faut connaître à la fois ce que l'on applique et ce à quoi on l'applique. Il est donc nécessaire que le prudent connaisse à la fois les principes généraux de la moralité et les contingences particulières dans lesquelles se déroulent les actions.* » ([^13])
Il suffit de méditer sur ce texte pour comprendre l'une des causes des tensions que l'on déplore entre les catholiques de France. Ce n'est d'ailleurs ni la plus profonde ni la plus apparente. Toutefois, elle occupe sa place et vaut d'être mentionnée.
Certains esprits sont surtout soucieux de connaître, de méditer et de répandre « *les principes généraux de la moralité* », et par exemple, les normes fondamentales de la doctrine sociale de l'Église telles que l'Église enseignante les formule.
82:27
Leur désir est grand de voir ces principes entrer dans les institutions et dans les mœurs, -- si grand qu'ils sont tentés de se mettre en colère lorsqu'ils constatent que plus d'un siècle de laïcisme, d'historicisme, et de positivisme scientifique ont imprégné les esprits du plus grand nombre des Français. Ils ont d'ailleurs quelque souffrance à le constater. A cause même de leur conviction et de leur zèle en matière doctrinale, la vision des obstacles qui se dressent devant eux leur devient presque insupportable. Ils *s'en détournent* et tendent à les *minimiser.*
D'autres esprits sont, à l'inverse, sensibles surtout « *aux contingences particulières dans lesquelles se déroulent les actions* ». Présents dans leur quartier, leur usine ou leur hameau, ils vivent en contact étroit avec une fraction limitée mais très concrète de la réalité sociale. Ils n'ont pas toujours les connaissances qui leur permettraient de voir dans quelle mesure cette « réalité » a déjà été travaillée, modelée, parfois pervertie. Ils ont le sentiment qu'ils doivent porter un témoignage, d'ailleurs difficile à rendre, au sein d'un milieu douloureusement enfoncé dans ses idées, ses habitudes, ses erreurs et ses passions. La doctrine sociale de l'Église, lorsqu'ils la connaissent, leur semble un peu « utopique ». Les contingences particulières connues, méditées, *acceptées* les conduisent à se *détourner* des vérités et des exigences doctrinales, toute proportion gardée, à la manière dont les précédents se détournent presque instinctivement de ces contingences particulières, qui leur semblent un refus scandaleux des principes généraux d'une doctrine seule propre à restaurer la vie sociale.
\*\*\*
IL N'EST NULLEMENT de notre propos de rechercher qui est le plus coupable, de celui qui recherche la doctrine en méprisant plus ou moins les obstacles d'une courageuse vision de la situation concrète, ou de celui qui pratique une fausse prudence, puisqu'elle aboutit à sortir de la lumière doctrinale qui seule permet de bien juger la situation où il se trouve. Il est probable que le premier a besoin de recevoir un surcroît de *charité* vivante dans le cœur, et de patience à l'égard de tous ceux, innombrables, qui tâtonnent dans les ténèbres et s'opposent parfois au règne du Christ.
83:27
Il est probable que le second a besoin de recevoir un surcroît de *foi* dans l'âme, afin de concevoir que la grâce de Dieu peut changer non seulement le fond d'un cœur mais encore le cours apparent des idées, des passions et des événements historiques. Il est probable enfin que tous deux ont besoin de recevoir un surcroît *d'espérance,* pour supporter le poids d'une évolution sociale où chacun de nous n'est que peu efficace, et où par grâce la conversion obtenue d'une seule âme à l'amour du Christ Jésus nous rappelle que le règne véritable auquel nous devons tendre de toutes nos forces n'est ni le règne d'une doctrine abstraite -- si vraie soit-elle -- ni le règne de la soumission au seul contingent -- si fondée soit-elle, -- mais le règne du Christ dans nos esprits, dans nos cœurs et dans nos volontés. C'est, seul, ce règne en nous qui nous donnera plus de foi, d'espérance et de charité, -- pour résoudre tout le reste, et selon la doctrine, mais prudemment, c'est-à-dire, souvent, par étapes imparfaites et silencieuses.
Marcel CLÉMENT.
84:27
*En lisant Pierre Monatte*
### La scission de 1921 et l'avenir du syndicalisme
par Georges DUMOULIN
N.D.L.R. -- Par l'article que l'on va lire, notre ami Georges Dumoulin répond à un livre récent du syndicaliste Pierre Monatte. Ce faisant, Georges Dumoulin formule quelques-unes des conclusions qu'il a retirées de sa longue expérience syndicale.
Il apporte aussi un témoignage qui est une contribution capitale à la connaissance d'un épisode important -- et plein d'enseignements encore actuels -- de l'histoire du syndicalisme en France : la scission de la C.G.T. en 1921. Des personnages et des faits bien oubliés, ou même toujours restés mal connus, s'y trouvent évoqués. C'est pourquoi il nous a semblé utile d'y ajouter le présent avant-propos et des notes en bas de page (toutes les notes à l'article de Georges Dumoulin sont de notre rédaction). D'ailleurs, même le public cultivé ignore à peu près tout de la scission de 1921, les historiens n'ayant guère apporté l'attention et le soin désirables à élucider les détails de ce grand événement. Seuls les acteurs du drame, -- dont le nombre diminue chaque année, -- en connaissent les péripéties : c'est l'un d'eux qui parle aujourd'hui.
La mobilisation générale du 1^er^ août 1914 avait jeté le désarroi dans les rangs de la G.G.T. sur laquelle régnaient encore des syndicalistes révolutionnaires, -- en voie d'assagissement il est vrai. Vingt mois plus tôt, ils avaient fait voter, par un congrès convoqué tout exprès, une sorte de charte du pacifisme révolutionnaire.
85:27
Si la guerre éclate, y était-il dit, « *le devoir de chaque travailleur est de ne* *pas répondre à l'ordre d'appel et de rejoindre son organisation de classe pour y mener la lutte contre ses seuls adversaires : les capitalistes. Désertant l'usine, l'atelier, la mine, le chantier, les champs, les prolétaires devront se réunir dans les groupements de leur localité, de leur région, pour y prendre toutes les mesures dictées par les circonstances et le milieu avec comme objectif : la conquête de leur émancipation, et comme moyen : la grève générale révolutionnaire.* »
Ils avaient fait applaudir ces mots d'ordre sans trop prévoir ce qu'il adviendrait, et voici qu'ils devaient passer de la parole aux actes. Eurent-ils peur, comme on l'a écrit, des représailles gouvernementales ? Se sentirent-ils tout à coup impuissants devant la formidable vague patriotique qui soulevait des foules dont une partie naguère encore applaudissait à leurs propos incendiaires ? « *La classe ouvrière n'aurait pas laissé aux agents de la force publique le soin de nous fusiller* », dira plus tard l'un d'entre eux, Adolphe Merrheim : « *elle nous aurait fusillés elle-même.* »
Mais pourquoi ne pas penser qu'ils obéirent, eux aussi ce qu'ils n'osèrent pas avouer quand les folles idéologies furent revenues avec la paix -- à cet amour de la patrie dont ils avaient nié imprudemment l'existence au sein du peuple et dans leurs propres cœurs ? Que tout n'ait pas été très beau dans ce ralliement, que certains aient réussi à monnayer leur concours, qu'il y ait eu bien des calculs, des lâchetés, des malhonnêtetés sans doute, peut-être même des ignominies, on n'en saurait douter, et on n'en fera pas le reproche aux ministres qui faisaient leur besogne, mais aux idéologues qui avaient empoisonné les esprits dans des formules imbéciles, plus coupables assurément, dans leur innocence patentée, que les militants syndicaux, dont pourtant quelques-uns déjà avaient pris l'habitude de tempérer par des combinaisons sordides et secrètes la raideur de leurs attitudes révolutionnaires.
Il y eut donc l'Union sacrée, et Léon Jouhaux, commissaire à la Nation, suivit le gouvernement à Bordeaux.
Quelques militants, cependant, résistèrent à cet emportement et à ces manœuvres ou, s'ils furent entraînés, eux aussi, un moment, ils se ressaisirent assez vite et revinrent aux idées de naguère.
86:27
Ne les condamnons pas à la hâte : leur politique, assurément sincère, se justifiait sur quelques points et, s'ils n'avaient pas été écartés de toute action efficace par la peur des compromissions et la croyance en la seule vertu et en la seule pureté des méthodes révolutionnaires, peut-être auraient-ils pu, lors de l'année trouble, conjuguer utilement leurs efforts à ceux des quelques hommes qui tentèrent de saisir l'occasion qui s'offrait alors de terminer la guerre, moins glorieusement mais plus vite. Fragiles hypothèses et regrets vains, mais qui du moins permettent de garder infiniment d'estime pour des hommes dont plusieurs comptaient parmi ce que le syndicalisme des temps héroïques, si riches en figures, nous offre de plus éminent.
Les plus célèbres formaient ce qu'on appelait le « noyau », le conseil de rédaction de *La Vie ouvrière,* une petite revue bi-mensuelle fort bien faite et qui vivait d'intelligence et de dévouement : les auteurs apportaient souvent leur obole en même temps que leur article. Ainsi allait alors le monde dont ils voulaient changer les bases, entre autres raisons, parce qu'ils le croyaient particulièrement hostile, ô illusion, à la liberté de l'esprit. Pierre Monatte tenait le rôle d'un secrétaire de rédaction. Des autres, les plus célèbres étaient, outre le vieux James Guillaume -- qui fut, comme lui, comme Kropotkine, comme Jean Grave, un anarchiste d'union sacrée Adolphe Merrheim, le secrétaire de la Fédération des métaux, dont la haute stature intellectuelle commençait à dominer l'ensemble du mouvement syndical ; Georges Dumoulin, ancien secrétaire de la Fédération des Mineurs du Pas-de-Calais et depuis 1910, membre du bureau confédéral aux côtés de Jouhaux ; Alfred Rosmer qui, à la veille de la seconde guerre mondiale -- un peu intempestivement sans doute pour la formation des jeunes militants -- devait se faire l'historien chaleureux et précis de l'action des « minoritaires de guerre ».
Georges Dumoulin fut mobilisé dès les premiers jours, envoyé au front, puis, après Verdun -- où il fut --, mis en sursis pour le service de la mine, dans la Loire. Pierre Monatte, réformé, se signala à l'attention du pouvoir par l'éclat qu'il fit en donnant sa démission du comité confédéral, où il représentait les unions départementales du Gard et du Rhône. A titre de représailles et pour l'empêcher d'agir, on l'envoya au front. Merrheim, plus âgé, demeura libre de ses mouvements : en septembre 1915, il prenait part à la célèbre conférence de Zimmerwald où se trouvaient Lénine et Trotsky, celui-ci familier depuis longtemps du « noyau » de la *Vie ouvrière.*
87:27
Ces trois hommes, si longtemps d'accord sur le fond en dépit de nuances importantes, se trouvèrent, en 1918, dans des camps opposés. La responsabilité de cette divergence incombe tout entière à Merrheim, dont la guerre et la révolution russe accélérèrent l'évolution doctrinale déjà amorcée avant 1914.
Grâce à l'action d'Albert Thomas et à l'état d'esprit nouveau que l'union sacrée, dans une certaine mesure, avait fait naître, il eut la révélation des possibilités énormes du *syndicalisme constructif.* Progressivement, il s'écarta du *syndicalisme révolutionnaire,* et, sous son impulsion, s'élabora à partir de 1918 une nouvelle conception de l'action syndicale dont on est en droit de dire qu'elle eût apporté dès lors aux salariés ce que comportèrent de positif les réformes sociales de 1936 et de 1945 si l'agitation révolutionnaire de l'année 1920 n'avait pas tout brisé. Car les « révolutionnaires », par leur action, ont plus souvent retardé qu'accéléré le progrès de la législation et des institutions sociales. Et Merrheim comprit soudain, devant l'effondrement de la Russie sous les coups de la Révolution, devant l'invasion allemande des contrées les plus riches de l'empire des tsars, qu'il n'était pas possible de continuer une action qui risquait d'amener la France à accepter à son tour un traité de Brest-Litovsk. Il eut le rare courage de s'arracher à l'ornière, à ce qu'Auguste Comte appelait la « *routine révolutionnaire* », la plus astreignante de toutes peut-être.
Ce fut lui qui décida Dumoulin, en juillet 1918, à ne pas renverser la direction confédérale en une « *explosion de rancœur* ». Et dès lors l'ancien mineur porta à peu près tout le poids de la lutte qu'il fallut mener pour repousser l'assaut des minoritaires conduits par Monatte, revenu du front sans avoir rien oublié, rien appris, fort de l'appui que lui donnaient les communistes de Russie et ceux qui, en France, allaient bientôt prendre cette étiquette (il devait d'ailleurs être du nombre, un peu plus tard, pour un temps très court), fort aussi des facilités que conférait à une action purement destructive l'ignorance politique et syndicale des centaines de milliers d'adhérents qui gonflèrent soudain les effectifs syndicaux en 1919, comme en 1936 ou en 1945.
88:27
En septembre 1919, Monatte fondait, au sein de la C.G.T., ces *comités syndicalistes révolutionnaires* qui devaient conquérir la C.G.T. par la méthode dite plus tard du « Cheval de Troie ».
Ainsi se prépara la scission de 1921. Parce qu'il eut le courage de faire prendre à temps les mesures qui arrêtèrent l'assaut des comités syndicalistes révolutionnaires chaque jour plus soumis à l'influence de Moscou et de ses zélateurs -- Dumoulin a été accusé d'avoir brisé le mouvement ouvrier, -- et c'est une accusation qui porte, dans des milieux syndicaux tout imprégnés, encore du mythe de l'unité.
Comme il l'avait fait déjà en 1938 dans ses attachants *Carnets de route*, il répond aujourd'hui, de façon plus précise encore, à cette injuste attaque.
\*\*\*
UN AMI m'a envoyé le livre que Pierre Monatte vient de publier aux « Éditions ouvrières » sous le titre *Trois Scissions Syndicales.* J'ai lu l'ouvrage avec beaucoup d'intérêt et certaines pages m'ont rappelé maints souvenirs émouvants et des événements auxquels j'ai été directement mêlé ([^14]).
89:27
J'ai rencontré Monatte pour la première fois, il y a cinquante-trois ans à l'occasion de la grève minière de 1906 ([^15]) et cette rencontre marqua le point de départ de notre amitié commune, laquelle, en dépit de quelques éclipses passagères, devait durer jusqu'en 1941. Une période de 35 années d'amitié ne s'oublie pas, surtout quand elle a été peuplée de vie active et d'action virile. Aussi, je me plais à remercier l'auteur des *Trois Scissions Syndicales* de me fournir l'occasion de revivre cette longue période.
90:27
Je me flatte de connaître Monatte. Benoît Broutchoux ([^16]), qui n'aimait guère les pédagogues, ne le nommait pas autrement que « le Pion ». Mais Benoît était un plaisantin. Les amis parisiens de Pierre et aussi ses adversaires l'appelaient « le Porc Épic ». Lui-même se désigne volontiers comme un « sauvage ».
91:27
Le bénéfice que mon esprit a pu recueillir en fréquentant Monalte ([^17]) m'interdit d'épouser les termes subalternes de pion, de porc épic et de sauvage. Je laisse ce privilège à d'autres. Mais pour bien comprendre l'auteur des *Trois scissions, il* faut d'abord louer son livre avant d'en faire la critique. Le louer pour sa part contributive à l'histoire, pour la somme de lumière qu'il apporte, pour la sincérité qui s'en dégage et pour la qualité de l'espérance qui couronne une sorte de testament politique.
Il faut le critiquer pour ses faiblesses, lesquelles sont des injustices et des méchancetés médiocres. Lesquelles sont aussi des entorses au sentiment de la camaraderie.
Je remarque qu'en condamnant les mythes des autres il cultive avec soin le sien. En prenant des airs familiers, un ton bonhomme et un style de fabuliste, Pierre nourrit son mythe de l'honnêteté, de l'incorruptibilité, de la fidélité, de l'austérité et de la vérité. C'est un mythe à la Robespierre auquel il est interdit de toucher.
Je me suis permis de toucher le mythe monatique à l'endroit le plus sensible : la vérité. Je mérite de ce fait une philippique soignée, rehaussée d'une petite moue méprisante. Claude Harmel et Georges Lefranc ([^18]) qui ont osé porter le souffle du doute sur l'épiderme du mythe s'attirent quelques petits coups de férule polis et décents.
92:27
Il ne convient pas d'être dur à l'égard des personnes de même origine culturelle. Mais Dumoulin, ce grossier manuel, ce charbonnier des bas-fonds de la terre, on doit le traiter sans ménagement, avec un hochement de tête désinvolte.
Je ne suis pas dupe du procédé, sans cependant lui attribuer le mérite de figurer parmi les injustices et les contre-vérités qui affaiblissent l'histoire de Pierre Monatte. Laissons le procédé minable au rayon des accessoires dont se servent les personnes pas très sûres de leur affaire.
Passons donc aux choses sérieuses et suivons les *Trois scissions syndicales* en lisant le livre de Monatte.
D'après l'auteur, l'unité syndicale n'est pas un mythe, c'est une chose qui se fait, qui se défait et se refait. La scission n'est pas davantage un mythe, c'est aussi une chose qui se fait, se défait et se refait.
Cette simplification fait penser que les révolutions subissent le même sort : elles surgissent, elles montent, elles descendent, elles tournent au fascisme rouge et promettent de revenir à l'état pur.
Ayant ainsi simplifié les choses, notre auteur stipule hardiment que les scissions syndicales ont eu pour cause les événements, et que les hommes ont été contraints, par les circonstances, à ne jouer qu'un rôle secondaire et à servir d'appoint ou d'instrument. La scission de 1921 a eu pour cause la guerre 1914-1918 avec comme instrument les réformistes, les tenants de l'Union Sacrée et les syndicalistes jusqu'auboutistes. La scission de 1939 a eu pour cause le pacte germano-russe, avec comme appoint les hommes qui obéissaient à Moscou et les opposants repliés dans le nationalisme. La scission de 1947-1948 a eu pour cause la guerre déclarée par Moscou au plan Marshall avec comme instrument les grèves d'anéantissement dont l'objectif était la prise du pouvoir par le Parti Communiste.
93:27
Si ces vues simples s'arrêtaient là, on pourrait à la rigueur s'y rallier. Mais elles ne s'arrêtent pas là, parce que notre distingué historien veut absolument que la scission de 1921 occupe une place à part et qu'elle ait une gueule totalement différente des deux autres. D'après lui, la révolution russe, l'internationale communiste, l'internationale syndicale rouge et les bolcheviks français n'y sont pour rien. La grande coupable demeure la guerre 1914-1918, mais les auteurs de la scission, ce sont Jouhaux et les siens qui ont voulu le triomphe de l'Union Sacrée et ont tendu une chausse-trappe dans laquelle sont tombés bêtement les partisans de la scission immédiate. Lui, Monatte, ne voulait pas de la scission ; il voulait que la minorité conquière la direction de la C.G.T. Pour corser ce qu'il croit être la vérité, il consigne en termes douloureux le changement d'attitude des minoritaires Merrheim, Bourderon, Million ([^19]) et Dumoulin qui ont rallié le clan Jouhaux au Congrès Confédéral qui s'est tenu à Paris, en juillet 1918.
94:27
Bien entendu, mes collègues Merrheim, Bourderon et Million échappent aux rigueurs du châtiment et c'est moi qui prends. Pourquoi diable me suis-je attaqué irrévérencieusement aux mythes monatiques ? ... Nous y reviendrons tout à l'heure.
\*\*\*
LES TROP FAMEUX C.S.R. ont été créés et mis au monde par Monatte et ses amis Bouet et Marie Guillot ([^20]). L'opération s'est faite au cours de réunions particulières qui se sont tenues en dehors des séances officielles du Congrès Confédéral réuni à Lyon en 1919 ([^21]). La paternité étant établie, le reste, c'est-à-dire la composition, les déviations, les erreurs et les sottises, sont à mettre au compte de l'inévitable. La composition était disparate, incohérente et désordonnée. S'étaient assemblés des anarchistes, des syndicalistes purs, des syndicalistes révolutionnaires, des éblouis par la révolution russe, quelques rêveurs et quelques intrigants que Monatte a eu la tentation de ranger parmi les canailles et les imbéciles.
95:27
Une telle disparité n'encourageait pas le respect qu'on doit à des pères et mères, surtout quand ceux-ci ont contre eux le préjugé des mains calleuses. En sorte que les C.S.R. eurent des parents mais pas de chefs, pas de militants ouvriers de premier plan. Ce qui fit qu'ils s'engagèrent dans la bagarre en ordre dispersé, sans discipline, mus par l'impulsivité et l'impatience.
N'ignorant rien de cet aspect des faits et des hommes Monatte aurait dû savoir qu'il avait couvé des œufs de canard et que les canetons, une fois éclos, se rendraient maîtres de la famille et conduiraient les C.S.R. à la scission et à la constitution de la C.G.T.U.
Monatte a découvert après coup l'existence d'une mafia, d'une sorte de franc-maçonnerie soudée autour d'un pacte, lequel devait servir à neutraliser le père. En effet, la mafia conduisit le bal jusqu'au congrès de Lille, jusque sous les verrières surchauffées du Palais Rameau où l'orchestre attendait les chorégraphes de la scission ([^22]).
Il est ridicule de placer à cet endroit une chausse-trappe précipitant aux enfers la cohue dissidente. Jouhaux, qui était un bœuf intelligent, n'avait pas l'imagination assez vive pour tendre des filets et creuser des trous clandestins.
Il n'était pas préoccupé par la sauvegarde de l'Union Sacrée, du Millerandisme et du réformisme. Il était absorbé par le souci de conserver la C.G.T. telle qu'elle était et sous sa direction à lui. Jouhaux ne fut pas plus un scissionniste en 1921 qu'il ne le fut en 1947. Il était un entêté conservateur.
96:27
Le Congrès de Lille ([^23]) connut une atmosphère de coup de force. Il y eut, comme dit Monatte, des rumeurs, mais je n'ai pas entendu parler de celles prêtant à Lecoin l'intention de descendre Jouhaux. La vraie rumeur était celle qui attribuait à la cohue dissidente la volonté d'un coup de force pour s'emparer de la Tribune et du Bureau du Congrès. Le mieux était de doucher la cohue dès sa première tentative, ce qui fut fait par les soins des marins de Rivelli et des dockers de Dunkerque. Le coup de revolver de Lecoin ne fit qu'ajouter de la confusion et de l'incohérence dans le comportement de la minorité agressive.
97:27
Les exclusions ? Elles n'ont été appliquées que dans le dessein d'aboutir au respect élémentaire des Statuts Confédéraux. Elles visaient à interdire la transformation des Fédérations, des U.L., des U.D. et des Syndicats en C.S.R. avec cartes et timbres. Elles n'ont été appliquées à titre d'exemple qu'à l'Union Locale de Tourcoing et au Syndicat des mineurs de Terre noire. Elles servirent tout bonnement d'appoint au plan de bataille de la dissidence qui avait axé son tir de bombardement sur les séquelles de la grève des cheminots et sur l'abandon de la F.S.I. au profit de l'Internationale Syndicale rouge ([^24]).
Monatte dit : « Nous fîmes cette concession : seules, les individualités adhéraient aux C.S.R. » Qui, nous ? Lui et quelques fidèles de sa chapelle. Mais les autres ? ... La Maffia, les hommes du Pacte, les canetons qui avaient grossi et dont les ailes avaient poussé, ceux-là demeuraient en rébellion contre les règles statutaires.
Je ne cherche pas à Monatte une querelle minable inspirée par les « remords » dont je suis « bourrelé ». Je désire simplement qu'il reconnaisse qu'il a créé et mis au monde des groupes de dissidence contenant en puissance une maffia, un pacte et une volonté fanatique de scission.
Je désire qu'il reconnaisse qu'il a couvé des œufs de canard et qu'il s'en est aperçu quand il était trop tard. Et que, faute de perspicacité et de psychologie, il a été entraîné à la scission syndicale.
En cette affaire, il a voulu rester un militant et ne pas être un chef. Alors il ne sert à rien de mettre des enfants au monde si l'on se prive des moyens de les empêcher de dévorer leur père. Les renier quand ils font les galvaudeux n'avance pas à grand'chose.
98:27
J'en termine provisoirement avec ce congrès de Lille, en rappelant un incident qui était bien dans la norme du coup de force envisagé par la dissidence.
La police arrête Broutchoux pour un retard dans une amende impayée. La police a toujours de ces sottises en réserve. Broutchoux était délégué du Congrès et devait bénéficier d'une certaine immunité.
La dissidence hurle, elle réclame une démarche auprès du Procureur. Une délégation se forme, je la conduis. Broutchoux est libéré. Mais l'opération a duré deux heures, pendant lesquelles la dissidence a éreinté Marcel Laurent qui, à la Tribune du Congrès, défendait la gestion du journal *Le Peuple.* Si bien que l'Assemblée était en pagaille, les hommes de main étaient aux pieds de la tribune prêts à l'escalader et tout l'édifice syndical risquait de s'effondrer. Il fallait réagir, j'ai réagi. Mais j'ai compris après de quel côté étaient les pièges et les chausse-trappes.
\*\*\*
LES COMMUNISTES russes et français ne sont pour rien dans la scission syndicale de 1921. C'est Pierre Monatte qui le dit et l'écrit sur un ton et dans un style qui ne supportent aucune observation et n'admettent aucune réserve. Le ton et le style ne m'intimident pas assez pour m'empêcher de dire et d'écrire ce que je crois être la vérité.
La révolution d'octobre a secoué le monde mieux que ne l'aurait fait le plus violent tremblement de terre. Les Français comme les autres ont été secoués. Après la secousse, il y a eu le grand frisson d'espérance. Puis il y a eu le mirage, la fascination qui firent tourner les regards vers Moscou comme les Musulmans tournent les leurs vers La Mecque.
Les syndiqués français et les non-syndiqués ont regardé vers Moscou ; ils ont écouté battre le cœur moscovite ; ils ont essayé de s'expliquer ce que signifiaient les Soviets et la dictature du prolétariat ; ce que pouvait être une Armée rouge et un pays immense devenu spontanément révolutionnaire après avoir vécu dans la pire réaction durant des millénaires.
Il n'était pas besoin des vingt et une conditions pour que la scission se fit au Congrès socialiste de Tours : le mirage, la fascination et aussi une proportion d'ombre et de mystère suffisaient pour rompre l'armature de la S.F.I.O. au profit de la troisième internationale.
99:27
Une même puissance de séduction s'est exercée sur une certaine phalange intellectuelle dont je ne parlerai pas. Je préfère insister sur le fait qu'il n'était pas concevable que le monde ouvrier français puisse échapper aux influences du mirage et de la fascination.
Aussi, dès que naquit l'Internationale syndicale rouge, accessoire du mouvement bolchevique, le dilemme Amsterdam ou Moscou était inscrit à l'ordre du jour des congrès de la C.G.T. française ; inscrits jusqu'au drame, jusqu'à la rupture, jusqu'à la scission ([^25]).
Cela ne prouve pas que les communistes russes et français voulaient cette scission, D'accord. Mais ils avaient procuré les matériaux qui devaient la provoquer.
Penchons-nous sur certaines réalités vivantes, sans négliger les détails. Au Congrès confédéral d'Orléans, en 1920, au sujet duquel Monatte dit qu'on s'est battu dans le brouillard, l'histoire de la grève des cheminots devait être débattue et liquidée. Elle ne fut ni débattue ni liquidée. Croyant bien manœuvrer, ou manœuvrant par ordre, les dissidents orientèrent les débats vers le mirage rouge et posèrent les premiers jalons de l'Internationale syndicale rouge dont ils attendaient la naissance. Ce fut le premier match Moscou contre Amsterdam ([^26]).
100:27
Et que faisaient donc à ce Congrès d'Orléans des personnalités qui n'avaient rien à y faire ? Passe encore pour Ludovic Frossard qui pouvait exhiber sa carte de syndiqué instituteur, mais Daniel Renoult et Charles Rappoport, que faisaient-ils là et quel était leur rôle ? Pourquoi mettaient-ils tout leur zèle à faire les couloirs et à se mêler aux groupes ? Leur rôle était celui d'agents bolcheviques et de précurseurs de la scission. C'est sans doute à cause d'eux que notre riposte s'est élevée jusqu'à la véhémence ([^27]).
A-t-on oublié qu'il y eut à Paris, pendant la guerre 14-18 un Comité de la reprise des relations internationales ([^28]) que fréquentaient des Russes annonciateurs du mirage et parmi lesquels il y avait le camarade Dridzo Lozowski appelé à devenir le secrétaire et l'animateur de l'Internationale Syndicale Rouge quand elle naquit ?
101:27
Se souvient-on que Lozowski était ouvrier casquettier dans le treizième ; qu'il était syndiqué, assidu de la Bourse du Travail, cultivant des amitiés syndicalistes françaises dont Tommasi de la voiture-aviation. C'est ce Tommasi qui, l'un des premiers, fit le voyage à Moscou pour outiller la dissidence.
J'ai conservé ces souvenirs ailleurs que dans la poussière où se logent d'ordinaire les petits papiers perfides ; je les ai rangés dans les replis de mon vieux crâne, parmi les rudiments de mon savoir primaire.
Des fréquentations et des rapprochements que je signale sont sortis les pionniers, les premières phalanges, les groupes d'affinités, d'où se sont dégagés, sous l'influence d'octobre 1917 les éléments disparates des C.S.R.
Puisque l'histoire de la grève des cheminots avait été bâclée à Orléans, en 1920, on pouvait penser qu'elle ne reviendrait pas en 1921 au Congrès de Lille. Elle y revint cependant, avec une virulence accrue, des perfidies supplémentaires et des bruits assourdissants ; de rails, de traverses et d'éclisses.
102:27
Elle y revint en même temps que le dilemme « Amsterdam-Moscou ». La minorité dissidente exigeait que la C.G.T. se retirât de la F.S.I. pour adhérer à l'Internationale Syndicale Rouge. D'où pouvait venir une telle injonction sinon de Moscou ? Et qui avait pu la suggérer aux tenants des C.S.R. et aux Agents Bolcheviks Français sinon Losowski ?
Donc les Communistes russes et français ont servi la scission et on s'est servi d'eux pour la faire.
Veut-on un épisode supplémentaire ? Le voici : tel que Monatte le met en scène aux pages 246-247 de son livre. Bien entendu je résume :
*En juillet allait se tenir à Lille, un Congrès sinon décisif, au moins important. Peu avant, une délégation nombreuse de syndicalistes français partait pour Moscou assister à un Congrès de l'Internationale Syndicale Rouge.*
L'épisode se situe donc en 1921 plusieurs mois avant le Congrès de Lille. La dissidence connaît désormais le chemin de Moscou, elle assiste au Congrès d'une internationale, fondée pour détruire celle à laquelle appartient la C.G.T. La scission est déjà un fait sur le plan extérieur et les Communistes y étaient pour quelque chose ([^29]).
103:27
Monatte qui n'était pas à Moscou constate qu'il a fait éclore, pour la seconde fois, une couvée de canards. En effet, il enregistre qu'au Congrès ses amis de la tendance *Vie ouvrière* Rosmer et Godonneche ont bloqué leurs votes avec ceux de la tendance du Parti communiste, représenté par Delagrange pour établir la liaison organique avec l'Internationale communiste. Les amis de Pierre avaient subi l'influence des Russes. Et quand on prétend que les communistes ne furent pour rien dans la scission, on piétine la vérité.
Cette liaison organique admise par les amis de Pierre souleva l'opposition des C.S.R. parisiens qui accordèrent un sursis provisoire à l'indépendance syndicale.
Veut-on encore un épisode ? ... plus petit celui-là ? Après avoir obtenu que la liaison organique ne s'appliquera pas en France et que l'Indépendance syndicale sera sauvegardée, Monatte croit qu'il peut confier le destin de la *Vie ouvrière* à d'autres hommes que lui. Au début de 1922, il déclare qu'il faut choisir entre deux équipes de remplacement, l'une formée par Rosmer, l'autre formée par Monmousseau et Sémard. Rosmer est son ami, mais il s'est prononcé pour la liaison organique. C'est donc l'équipe Monmousseau qui reçoit l'héritage. « Je croyais », écrit Monatte, que « cette équipe maintiendrait mieux la *Vie ouvrière* dans sa ligne traditionnelle, celle du syndicalisme révolutionnaire. »
Pour la troisième fois, Monatte avait couvé des œufs de canards, car l'équipe Monmousseau ne tarda pas à montrer et à démontrer qu'elle était au service de Moscou.
Il se peut que, ces épisodes et les exemples que j'ai cités ne parviennent pas à modifier la manière de penser de Monatte : Je suis même persuadé qu'il restera enchaîné à sa fable de la chausse-trappe et aux légendes du réformisme diviseur. Qu'importe. Je me déclare cependant satisfait d'avoir enfoncé deux clous : le premier en pleine viande des C.S.R. dont la paternité, la naissance, le développement et l'intempérance ont créé l'état de dissidence et provoqué la scission de 1921 ; le second dans la cuirasse blindée du Communisme moscovite qui, par ses agents russes, son internationale syndicale rouge et ses complices français a nourri la dissidence et alimenté la scission.
Il faudra une forte tenaille pour arracher ces clous.
\*\*\*
104:27
#### Des questions et des faits personnels
D'abord rien à renier, rien à changer, concernant ma rencontre avec Loiseau. Rien à renier, rien à changer concernant ma brochure écrite à la mine de Roche la Molière ([^30]). Ces textes gardent leur vertu première, mais l'usage qu'en fait Monatte quarante ans après, tombe dans le médiocre.
Au Congrès de Paris, en 1918, j'ai eu la volonté de jouer à fond la carte de l'opposition. Mon activité malgré le péril clémenciste, mes interventions au Congrès le prouvent. La veille du jour qui devait connaître le dépôt des motions et les votes définitifs, j'apprends que Merheim et Bourderon ont changé d'avis. Je tente une ultime démarche auprès de Merheim en l'accompagnant vers sa demeure. Rosmer est avec moi.
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Nous parlons pendant plus d'une heure aux abords des Buttes-Chaumont. Nous insistons, nous supplions ; Merheim n'est pas revenu sur sa détermination. Et il m'a été dit cette chose désarmante : « Nous n'avons pas de Bureau confédéral, personne ne peut remplacer Jouhaux. » Je savais que Bourderon exprimait la même opinion. Ainsi, je n'étais pas digne d'être secrétaire confédéral et des amis le disaient. En jouant à fond la carte oppositionnelle, je pouvais vaincre et je devenais le secrétaire d'une cohue dissidente avec des amis contre moi.
Quand on a un peu de sang qui bout dans ses veines, on ne rougit pas sous l'affront, on relève au contraire la tête et on se dit que le syndicalisme vaut mieux que cela. Voilà pourquoi j'ai voté et fait voter pour Jouhaux au Congrès Confédéral de 1918.
DEUXIÈME question personnelle : Monatte n'accorde qu'une toute petite allusion au Comité des 22. Il ne lui plaît pas de rappeler ce que ce Comité me doit d'efforts désintéressés et avec quel esprit d'abnégation j'ai répondu aux appels de Chambelland. Il ne tient pas à ce que l'on sache que nous voulions reconstruire l'Unité Syndicale avant que Moscou en donne l'ordre à la C.G.T.U. C'était là tout le problème et Monatte était parmi les 22 qui voulaient le résoudre.
Les historiens désirent parfois qu'il y ait des trous dans l'histoire. Des trous et des chausse-trappes.
TROISIÈME question personnelle : Après le Congrès de Toulouse en 1936, il devint clair que la C.G.T. réunifiée, sur les ordres de Moscou était menacée de colonisation par le Parti communiste. Le péril devint plus grand après les grèves de juin 1936 et jusqu'au Congrès de Nantes en 1938.
Monatte écrit que la défense fut quasi inexistante. Il oublie volontairement le journal *Syndicats* et son équipe de militants actifs. Il oublie que l'équipe comptait des hommes qui s'appelaient Belin, Froideval, Dumoulin, Pierre Vigne, Gaston Guiraud et quelques autres qui savaient animer et instruire les camarades de province pour les mettre en garde contre la colonisation.
Il oublie que l'équipe *Syndicats* assura la défense de pas mal d'Unions départementales, notamment celle du Nord contre la mainmise des Staliniens. Il oublie ? ... Mais non, il n'oublie pas. Mais il ne veut pas qu'il soit dit que d'autres ont agi sans recevoir son baptême.
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QUATRIÈME question personnelle : nous approchons des méchancetés par le chemin des injustices. A la libération, la C.G.T. renaissante épure ses rangs. Elle assure le fonctionnement d'une Commission gouvernementale d'épuration que présidera d'abord le réformiste Capocci et qui aura ensuite comme président le socialiste communisant Jayat.
Depuis les années 1944-45, le temps a pansé les plaies saignantes du résistantialisme. Il a relégué dans l'ombre l'immonde souvenir de la Commission confédérale d'épuration qui a sali le syndicalisme pour toujours en faisant de lui le fourrier des tribunaux d'exception et des cours martiales.
Je sais que Monatte n'a pas admis le résistantialisme et qu'il s'est bien gardé de faire partie de la Commission d'épuration. Il l'a même condamnée en termes très vifs. Cela ne l'a pas empêché d'écrire que Rey et Dumoulin avaient collaboré avec l'occupant.
Or, les cours de Justice et les tribunaux militaires m'ont adressé les mêmes reproches et m'ont condamné pour le même grief. Était-il nécessaire que Monatte soit pour eux un témoin à charge ? Sans le vouloir, sans doute. Mais les méchancetés sont parfois involontaires. Elles sont le produit des juges de la saison, c'est-à-dire un produit que le syndicalisme n'aurait jamais admis.
UNE AUTRE QUESTION personnelle : la mauvaise scission de 1947. Pourquoi gémir aujourd'hui sur la faiblesse et l'état lymphatique de la C.G.T.F.O. ? Elle a quitté la rue Lafayette en abandonnant les armes, les bagages, la caisse et l'immeuble. Elle s'est en allée toute nue à la dérive, en offrant une proie facile à M. Daniel Mayer. Elle s'est donnée aussi à d'autres protecteurs.
Naître dans de telles conditions, c'est se vouer à l'impuissance.
Force Ouvrière a immolé les meilleurs hommes du mouvement syndical sur l'autel sanglant du résistantialisme. De nombreux innocents ont été proscrits, en même temps que quelques présumés coupables que l'on condamnait à huis clos, sans les entendre.
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Un peu de grandeur d'âme aurait balayé les miasmes de l'épuration, en les laissant pour compte aux staliniens, et aurait ouvert les portes toutes grandes pour que puissent entrer à F. O. des hommes comme Belin, Froideval, Delmas, Dumoulin, Vigne, Bard, Guiraud, et tous ceux qui avaient été bannis et qui valaient beaucoup mieux que les épigones de l'avenue du Maine.
Cela permet de dire que la scission de 1947 a été commandée par la peur ; la peur des coups que les Staliniens prodiguaient sur les champs de grève, la peur des hommes dont la valeur surpassait celle de l'équipe dirigeante de F. O. L'occasion était bonne pour Daniel Mayer qui pouvait se venger contre les munichois en les bannissant du Mouvement syndical.
Une scission sans grandeur d'âme ne peut engendrer que de petites choses, avec de petits hommes. A ce sujet, les gémissements de Monatte sont inutiles. Lui qui n'a rien trouvé à dire sur la traversée de l'Allemagne par Lénine dans un wagon plombé allemand ; lui qui a sans doute trouvé naturel le traité séparatiste de Brest-Litowsk, il se tait devant le bannissement syndical infligé à des travailleurs sous prétexte de collaboration. S'il rompt le silence, c'est pour dire que « si Munich n'a pas été une page très brillante, le pacte germano-russe, signé par Ribbentrop et Molotov, qui laissa les mains libres à Hitler pour engager la guerre, en est une plus noire et plus difficilement explicable ».
Examinant les travaux du Congrès de la C.G.T. tenu en 1946, avant la troisième scission, il écrit : « Le Congrès a laissé dire et redire que la scission confédérale de 39 avait été provoquée par les traîtres Belin, Delmas, Dumoulin et Froideval comme si, pour tout le monde, cette scission n'avait pas été la conséquence du pacte germano-russe. »
Ces brèves citations marquent comment la méchanceté et l'injustice se rencontrent dans l'esprit de Monatte. Munich n'est pas une page très brillante et Daniel est ainsi un grand Homme. Les « traîtres » n'ont pas droit aux guillemets, donc ils ont trahi et leur bannissement s'explique. Mais ce qui s'explique beaucoup mieux c'est la faiblesse de Force Ouvrière.
UNE DERNIÈRE question personnelle : Les remords dont je suis « bourrelé ». En dépit de trente-cinq années d'amitié commune, il semble bien que Monatte me connaît mal.
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Il me croit capable de transférer sur le plan de la polémique les rancunes, les amertumes et les remords qui appartiennent à un autre domaine. J'ai été toute ma vie un « debater », un « ferrailleur de tribune », un polémiste. Si j'y avais mêlé l'amertume, la rancune et les remords, mon existence aurait été très brève. Que l'on sache au moins que dans le mieux mon tempérament me conduit à l'allégresse ; dans le pire le même tempérament m'assure une provision de bonne humeur. Si je le dis, c'est parce que les expériences ne m'ont pas manqué et que j'en ai vu de toutes les couleurs : dans la mine, en prison, à la guerre, dans la propagande et dans la clandestinité.
Je dis à Monatte que les remords qu'il m'attribue n'existent pas. Aucun remords pour ma position de 1918, aucun pour ma brochure de Roche la Molière, aucun autre pour ma lettre sur Loiseau. Pas de remords pour le Comité des 22 ([^31]) ni pour mon séjour au B.I.T.R. ([^32]), ni pour les combats de 1936, ni pour mon secrétariat à l'U.D. du Nord, ni pour mon appartenance au journal *Syndicats,* ni pour le Congrès de Nantes et ses suites.
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Pas de remords pour avoir été du noyau de la *Vie ouvrière* et y avoir connu Merrheim, Monatte, Delaisi, Dubois, Rosrner, James Guillaume et quelques autres. Pas de remords pour avoir été secrétaire confédéral et avoir soutenu Jouhaux.
J'arrive au pire, je ne l'esquive pas. Pas de remords pour mon attitude sous l'occupation. Il fallait que les Français travaillent et mangent, je m'en suis occupé avec mes faibles moyens. Il fallait qu'ils n'aillent pas travailler en Allemagne ; j'ai fait ce que j'ai pu pour qu'ils n'y aillent pas. J'ai sauvé de nombreux Juifs ; j'ai bien fait. J'ai cru au Maréchal ; j'ai eu raison. Je n'ai pas désespéré de mon pays ; je n'ai pas eu tort.
Donc, aucun remords, aucun reniement.
Des regrets ? parfaitement. Qui ne regretterait pas d'avoir vu tant de fuyards, de faux jetons et un tel amoncellement de bêtise humaine ? Qui ne regretterait pas d'avoir vu sombrer une « libération » dans la fange des appétits déchaînés ?
Ils m'ont condamné. A quoi ça rime ? A rien.
Je sens parfois rôder autour de moi les relents d'une meute qui jappe comme les chacals d'un désert. Je laisse passer la caravane.
Tu me fais penser, vois-tu, Monatte, à ce locataire solitaire qu'Alphonse Daudet trouva au premier étage de son moulin de Pampérigouste. Le poète remarque que les penseurs solitaires ne se brossent jamais ; ils secouent leur poussière.
En pareil cas, il faut quelqu'un pour essuyer les meubles. J'ai fait de mon mieux.
\*\*\*
#### Conclusion
Le coup d'octobre 1917 m'a secoué comme tout le monde. Mais j'ai échappé au mirage et à la fascination. Je ne suis pas allé au Parti communiste et je n'ai pas pensé m'y affilier. Je ne fais pas de la Révolution russe deux parts : une bonne et une mauvaise, l'une qui emplissait les cœurs d'espérance et l'autre qui sombrait dans la folie meurtrière et le fascisme rouge. On ne me verra pas dans le cortège de ceux qui croient à une troisième part améliorée par M. Nikita Krouchtchev.
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La Révolution russe demeure pour moi un tout et ce tout est l'ouvrage de doctrinaires intellectuels qui ont voulu qu'un seul Parti exerce sa dictature sur un prolétariat et sur une paysannerie.
Lénine a reconnu ses erreurs et consenti à la N.E.P. après avoir couvert la terre russe de montagnes de cadavres que la faim avait dévorés. Staline a fait tuer des hommes et en a fait mourir un grand nombre dans des camps. Je ne sépare pas les deux personnages.
La Révolution russe reste pour moi une révolution de barbares, une poussée asiatique. La créature humaine en est bannie. Cela suffit pour que je ne lui accorde pas mon espérance.
Des hommes comme Monatte croient qu'elle ressuscitera dans les profondeurs du monde prolétaire et paysan. Ils éviteront ainsi d'aller au désespoir.
Au désespoir ? d'aucuns y sont allés parce qu'ils avaient perdu le communisme ou parce que le communisme les avait perdus ou encore parce que le communisme les avait chassés de son temple.
Ce risque n'est pas le mien. Être au fond d'un ravin parmi les décombres du syndicalisme n'était pas non plus à la convenance de ma nature.
On sait alors pourquoi j'ai rafraîchi et rajeuni mon âme en retournant à mon baptême et à l'idée du Créateur. Me suis-je arrêté à cet élan rédempteur ? j'ai emprunté sous une forme renouvelée le chemin que lavais si longtemps parcouru et dont le tracé sinueux remonte à l'origine des groupements naturels qui associèrent les travailleurs.
Il m'a d'abord semblé que le syndicalisme retrouverait son expression vivante dans le syndicat d'entreprise et dans un complexe de démocratie industrielle. Mais le syndicalisme et la démocratie sont devenus des termes vagues qui permettent seulement d'apercevoir à quel degré de confusion ils nous ont conduits. Le syndicalisme est devenu une bureaucratie d'hommes d'affaires, traduisant les besoins matériels d'un monde social hiérarchisé. L'entreprise est l'un des chaînons d'un combinat industriel technocratisé. La démocratie est allée se perdre dans le pourrissement de la politique parlementaire.
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En retournant à mon baptême et aux vérités premières de la Religion catholique, j'ai retrouvé le métier et la corporation dont j'ai ébauché par ailleurs la structure moderne.
Donc, pas de remords, ni de désespoir.
Pierre Monatte ne se joindra pas à la meute de chacals qui jappent dans le désert. Pour me punir, il secouera plus vigoureusement encore son stock de poussières.
Les meubles n'en souffriront pas.
Georges DUMOULIN.
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## NOTES CRITIQUES
### Pour une politique chrétienne
CE QUI NOUS FRAPPE le plus dans les pages que Giorgio La Pira vient de publier en langue française, c'est l'union constante d'une inspiration mystique à la fois large et orthodoxe, et d'un réalisme très aigu ([^33]).
Élévations d'un mystique ? Réflexions d'un maire de grande ville ? Le livre est à la fois l'un et l'autre. Ce mystique -- il est impossible de s'y tromper -- est aussi un maire de grande ville qui a réfléchi dans le concret sur les questions de gouvernement urbain qui se posent à lui chaque jour ; mais en même temps, individuellement, ce maire est un mystique, et de la race la plus vraie, celle dont la spiritualité se nourrit de la Foi chrétienne et de la théologie.
Rien d'inquiétant dans cette mystique ; inquiétant soit par méconnaissance de la tradition doctrinale, soit par oubli du réel et des humbles devoirs. De sorte que l'on est entraîné par le souffle de La Pira, par son lyrisme victorieux, sans être inquiet ou réticent. Les vérités les plus traditionnelles sont constamment et explicitement sous-jacentes ; mais prises et soulevées dans un élan très fort de pure générosité chrétienne ; l'élan qui pousse le citoyen à travailler en même temps à la fraternité entre les cités, toujours selon la volonté de Dieu (p. 64).
La mystique de La Pira assume le temporel sans fléchir et sans dévier, en demeurant mystique et en traitant le temporel conformément à ses lois propres en régime chrétien. Ce mince volume nous offre une ébauche de traité pratique de spiritualité dans l'office de maire et dans les responsabilités civiques.
MAIS J'AI HÂTE de citer les textes de La Pira, qui montrent avec une clarté particulière la profondeur et le naturel de son enracinement dans la tradition chrétienne : obéissance et docilité au vicaire de Jésus-Christ ; primat de la contemplation ;
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inséparabilité des deux préceptes de la charité qui n'empêche pas, bien au contraire, leur distinction et leur hiérarchie ; nécessité absolue de la prière, même dans le gouvernement des cités ; refus total d'accepter quoi que ce soit des idées et des positions marxistes. La Pira ne fait certes point figure de progressiste et de novateur ; il vit dans la pure tradition ; la tradition mystique élémentaire apparaît dans ses discours et dans ses œuvres, jeune, frémissante, et neuve du jaillissement de sa vie intérieure ; mais ce n'est point là être novateur ; c'est tout le contraire, c'est être vivant au cœur de la tradition. Voici les textes.
« Pour proposer cela et pour le réaliser (c'est-à-dire une société portant les signes visibles d'une inspiration chrétienne) tu n'as rien d'autre à faire, en fin de compte, qu'à méditer les Encycliques des souverains Pontifes et à relire le dernier grand Message de Noël de Pie XII (Noël 1954) » (p. 82).
« Montrer toutes les valeurs de la ville... des valeurs économiques aux valeurs artistiques... rendues à leur véritable signification par les valeurs mystiques : c'est-à-dire par la louange, l'adoration et la contemplation de Dieu...
« Il faut assurer aux hommes les choses essentielles destinées à satisfaire leurs besoins immédiats... une maison pour aimer ; une usine, (ou une boutique, ou un champ, ou un bureau) pour travailler ; une école pour apprendre ; un hôpital pour guérir ; et finalement, dernière dans l'énumération mais première dans l'échelle des valeurs et des intentions -- une église... pour prier... Si vous enlevez l'Église, la cité s'écroule et la maison aussi s'écroule, et l'usine également (p. 30 à 32). »
« Il faut que chacun de nous (et surtout les contemplatifs) prie davantage (p. 68). »
« Si nous rendons aux peuples, aux villes et aux nations la conscience de leur raison d'être et celle de leur mission... nous contribuons... à sortir de cette effroyable crise de laïcisation et de « sécularisation » de l'histoire dont le marxisme athée n'est que l'étape-limite (p. 37). »
« Devant un tel choix (matérialisme dialectique ou civilisation chrétienne) toute forme de neutralité ou de désintéressement serait inconcevable. Ce serait une trahison. Il faut répondre par oui ou par non... Le matérialisme dialectique apparaît comme fondamentalement erroné (p. 61-62). »
« Comment vivre en paix avec un bloc d'États où l'Église est captive, où la liberté de l'homme est foulée aux pieds où la liberté a été détruite ? Nous devons avoir le courage de dire à l'un des grands blocs du monde : Messieurs, inutile de vous faire des illusions. Certes, nous sommes les enfants de la paix ; mais nous ne pouvons faire la paix sans que certaines conditions essentielles soient respectées (p. 68). »
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« Cette promotion des hommes dont la racine la plus vigoureuse réside dans l'Évangile n'a aucune parenté avec les instruments d'oppression que, dans son athéisme, le matérialisme historique a forgés (p. 64). »
LE TRAIT le plus marquant de la mystique de La Pira est la conception réaliste du primat de la contemplation. Il s'agit de la contemplation d'un maire de grande ville ; dès lors la prière, infiniment supérieure certes aux responsabilités municipales, n'en sera pas disjointe ; PRIMAUTÉ PAR MODE NON DE SÉPARATION MAIS D'INFLUENCE. La prière exige que les responsabilités soient assumées d'une certaine manière, loin d'être négligées. Il s'agit d'abord de prière, certes, mais non pas d'une prière qui exempterait du devoir d'état. Pour un baptisé qui est maire, *chercher d'abord le Royaume de Dieu* (Mt VI, 33) implique comme conséquence de se charger du prochain dans les questions des *royaumes terrestres :* logement, sécurité, travail (Mt XXV, 31 sq.).
C'est là d'ailleurs un schéma qui reparaît constamment chez La Pira quand il expose son idée du gouvernement de la ville. Cette idée, pour être vaste et grandiose, n'en est pas moins précise, définie, réaliste : 1. -- la cité est indispensable à l'équilibre de la personne ; 2. -- la cité doit donner à tous du travail, de la beauté, un lieu de prière : de sorte qu'un maire ne peut pas être tranquille tant que des dizaines de milliers de ses concitoyens se trouvent réduits au chômage ; 3. -- la cité n'a pas poussé magiquement une belle nuit ; elle continue une tradition ; une de ses missions primordiales est de conserver ; 4. -- enfin chaque ville, autant qu'il est en elle, doit travailler à la paix avec les autres villes et à la paix universelle.
Ici encore, rien ne vaut la lecture directe de La Pira.
« N'est-il pas vrai que la personne humaine est enracinée dans la ville comme l'arbre dans le sol ? ... enracinée dans les éléments essentiels dont la ville se compose : dans le sanctuaire par son union à Dieu et par la prière ; dans le logement par la vie de famille ; dans l'atelier par la vie de travail ; dans l'école par la vie de l'intellect ; dans l'hôpital par tout ce qui touche à la santé... La crise de notre temps -- qui est une crise de disproportion et de démesure par rapport à ce qui est vraiment humain -- nous fournit une preuve du rôle en quelque sorte thérapeutique que les villes sont appelées à jouer...
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Cette crise ne pourra être surmontée que par un nouvel enracinement plus profond et plus organique de la personne dans la cité dans laquelle elle est née, et dans l'histoire et dans la tradition dans laquelle elle se trouve nécessairement insérée. » (p. 55) (toutes les pages sur l'expérience du maire seraient d'ailleurs à transcrire à cause de leur justesse et de leur magnétisme.)
« Quand les pauvres parlent de toi (de Fanfani) ils disent : « il a fait construire des maisons ». C'est en fonction de cette réalisation qu'ils interprètent ta pensée politique et ton action politique : il nous donnera des logements, il nous donnera du travail, il assainira nos usines pour en éviter la fermeture, il garantira nos contrats de travail, il veillera à la sauvegarde de notre dignité sociale et politique, il établira la propreté morale, il augmentera les retraites. Autrement dit, les pauvres pensent que tu mettras fin aux injustices fondamentales de la société « capitaliste » actuelle, et que tu instaureras cette justice distributive qui est d'inspiration chrétienne, qui assure la paix entre les classes sociales, et qui est le fondement sain sur lequel s'édifient les États. *Justitia fundamentum regni.*
« En un mot, pensent les pauvres, il fera l'ouverture de Jérémie. Il ne boira ni les eaux du Nil, ni les eaux de l'Euphrate, mais il affranchira les esclaves, (Jérémie 34, 14) c'est-à-dire, il affranchira les pauvres de la crainte de rester sans travail, sans toit et sans dignité. Car c'est de cette libération et non des eaux du Nil ou de l'Euphrate que naît la bénédiction de Dieu et la paix entre les peuples. » (p. 78 et 79.)
« Quels sont les droits que les générations présentes ont sur des villes qu'elles ont reçu des générations passées ? il est évident que ce droit n'est qu'un droit d'utilisation d'un certain patrimoine transmis, qu'il soit matériel ou spirituel, d'un patrimoine qu'il faut améliorer et non détruire ou dilapider et qu'il faut transmettre aux générations futures. Les générations présentes ne sont que les gérants des villes dont elles ont la charge... Les villes ne sauraient être vouées à la mort : leur mort provoquerait celle de la civilisation tout entière. Elles ne nous appartiennent pas. Elles appartiennent déjà aux générations futures dont personne n'est autorisé à léser les droits. Et c'est à cette affirmation que tend dans mon esprit tout ce congrès qui s'ouvre aujourd'hui » (2 oct. 1955). (p. 56).
On voit par ce dernier texte que les questions posées par la ville débordent la ville même. Car enfin la sauvegarde des villes et donc la paix du monde, ne met pas en cause seulement les maires et les municipalités. Ce sont les chefs d'État qui en sont les responsables et les artisans le plus qualifiés. Mais que pourraient-ils faire sans les villes, sans les municipes et leurs chefs.
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Et les maires pour hâter la paix du monde doivent-ils attendre tout des princes ? Assurément non ; ils doivent, ils peuvent faire beaucoup à leur niveau et dans leur sphère propre. C'est l'honneur de La Pira de le leur avoir rappelé par ses discours et son exemple.
SIGNALONS maintenant les deux points qui nous semblent n'être pas assez explicites dans les pages de La Pira. Tout d'abord au sujet de la structure de la ville, il nous paraît obligatoire qu'elle comporte une prison, un corps de garde et des remparts. Cela va sans doute tellement de soi que La Pira ne trouve pas utile de le mentionner. D'autant plus qu'un maire n'est pas un chef d'État ; les questions de défense et de force armée ne présentent pas pour lui la même importance que pour le prince. Pourtant il vaut la peine d'y réfléchir parce qu'il s'agit d'un moyen indispensable, même à l'échelle d'une ville, pour la conservation de la justice. Sans doute la justice est-elle fondée avant tout dans les lois et dans la droiture des cœurs ; notamment, comme le dit La Pira, dans un effort incessant pour que tous les habitants de la ville jouissant de leur droit de citoyen, jouissent en même temps des biens élémentaires correspondants à ces droits : un logement, du travail, un sanctuaire. Et pourtant la justice ne saurait se passer du concours de la force et de la contrainte, Par ailleurs il est difficile que la force demeure vraiment au service du droit et qu'elle n'abuse pas d'elle-même. C'est pour cela que cette question de l'utilisation de la force, et d'une utilisation pure, afin de soutenir la justice, encore qu'elle vienne après les questions fondamentales du logement, du pain et du lieu de culte, ne nous paraît cependant pas négligeable. Un maire ne saurait l'éluder. Il est évident que La Pira ne l'a pas éludée au cours de sa magistrature ; nous ne sachons pas qu'il ait jamais passé pour une sorte de Gandhi ; tout ce que nous savons au contraire nous prouve qu'il a mis en œuvre la force au service de la justice d'une manière chrétienne. Puisqu'il en est ainsi on aimerait d'autant plus qu'il nous entretienne, au sujet de la structure de la ville, de la prison, du rempart et du corps de garde.
NOTRE SECONDE REMARQUE concerne la mission de la cité. Il est bien vrai, certes, comme le répète La Pira, que la mission de chaque ville importe grandement à la Jérusalem céleste et à l'histoire du Salut. Il est vrai aussi, réciproquement, que la mission de la ville est constamment influencée et modifiée par l'histoire du Salut, car l'Église « enserre la cité » (p. 26).
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De sorte que l'interdépendance entre l'histoire de la cité et celle de l'Église ne sera jamais marquée assez fortement. Pourtant l'interdépendance n'empêche pas la distinction mais au contraire la suppose. Mission terrestre, il faut le dire, que celle de n'importe laquelle des villes de la terre, depuis Florence *pont de paix* ([^34]) jusqu'à la plus modeste des bourgades. De sorte que pour voir clair dans la mission d'une ville il vaut mieux ne pas l'assimiler à la Jérusalem de l'Ancien Testament (p. 25 et 35). Jérusalem en effet était l'Église en préparation à l'époque où la distinction demeurait latente entre l'Église et la cité. Désormais la distinction est devenue on ne peut plus explicite, de sorte que, encore que les villes doivent travailler à leur place au royaume de Dieu, elle ne relèvent point comme telles de ce Royaume.
Semblablement leur histoire et l'histoire des civilisations en général ne saurait s'identifier avec l'histoire du Corps Mystique. Certes il est tout à fait vrai « qu'en face d'une conception matérialiste de l'histoire nous avons une conception radicalement opposée, une conception théologique » (p. 62). Mais justement notre conception théologique de l'histoire suppose une distinction essentielle entre Corps Mystique et civilisation. Si rien de la civilisation ne doit être soustrait à la régence du Christ C'est parce que la civilisation est d'un autre ordre que le Royaume de Grâce qui *n'est pas de ce monde ;* et parce que la civilisation est d'un autre ordre elle peut toujours se séparer du *Royaume qui n'est pas de ce monde.* Le propre de notre conception de l'histoire c'est de poser en principe d'abord qu'il y a deux histoires : celle de l'Église qui ne passera pas et celle des cités périssables ; ensuite que jamais l'histoire des cités n'est close sur elle-même ; inévitablement elle est ouverte sur le Royaume de Dieu ou sur l'Empire des ténèbres ; inévitablement elle gravite soit dans l'attraction de l'Église de Jésus-Christ pour sa propre conservation et sa propre splendeur, soit dans l'attraction de la contre-Église de Lucifer pour sa propre honte et sa propre ruine.
Nous sommes assez gênés d'aligner ces remarques qui n'échappent nullement à La Pira, car il sait mieux que personne que la mairie de Florence est tout autre chose que son archevêché. D'ailleurs il écrit lui-même (p. 35) : « ce qui a été dit... de la ville de Jérusalem peut, d'un certain point de vue, être appliqué par analogie... aux villes chrétiennes. » Ce « d'un certain point de vue » sauve pleinement la distinction entre les choses de Dieu et celles de César.
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S'il insiste tellement sur ce qu'il appelle la mission « théologale » de Florence (p. 38-39) ce n'est assurément point parce qu'il aurait confondu la cité de la culture et la cité de la Grâce, mais parce qu'il a vu intensément, dans le concret, la connexion profonde et continuelle entre les deux cités. Comment le contredire ? Et qui s'autoriserait de la distinction entre les choses de César et celles de Jésus-Christ pour considérer la cité comme close sur elle-même n'entretenant avec l'Église que des rapports d'administration ? Qui ne désirerait au contraire que la vie de la cité n'atteste à sa manière, par son honnêteté et sa générosité, que les citoyens ont une vocation théologale ? La Pira n'a pas voulu dire autre chose. Et il l'a dit avec la passion et l'enthousiasme de celui qui est saisi et soulevé par cette vérité salvatrice.
PARLER DE LA VOCATION théologale des citoyens qui composent la ville c'est dire qu'ils peuvent trahir cette vocation, et par suite qu'ils peuvent tirer la ville non vers le Royaume de Lumière mais vers les abîmes ténébreux et diaboliques. De sorte que la cité, encore qu'elle soit une réalité de nature et de culture, ne se trouve jamais dans son assiette naturelle ; ou bien elle est tirée au-dessus d'elle-même (c'est-à-dire qu'elle favorise la vie éternelle des citoyens, qu'elle est fidèle à sa manière aux préceptes de l'Évangile) (p. 75 et p. 33) et alors elle se réalise vraiment comme cité, elle est juste et pacifique ; ou bien elle est tirée au-dessous d'elle-même c'est-à-dire qu'elle s'oppose à la vie éternelle des citoyens et qu'elle est infidèle, il sa manière, aux préceptes de l'Évangile, et alors elle est condamnée à l'échec au titre même de cité (p. 63) ; elle devient source d'injustice, de division et de haine. Telle étant la condition concrète de la cité, telle étant la double attraction à laquelle elle ne saurait échapper, la cité ne connaîtra santé et stabilité, paix et justice que si elle est portée et soutenue par des citoyens fidèles à leur vocation théologale ; en d'autres termes si elle est portée et soutenue par des citoyens ayant planté la croix (cette croix inséparable de la vocation théologale) au cœur même de leurs activités civiques.
La Pira a bien raison de dire : « Nous n'avons pas l'illusion que la paix pourra éclater d'un moment à l'autre... La paix sera le fruit d'un *dur travail* qui se poursuivra pendant des années et peut-être durant des générations entières » (p. 68). Précisons : un dur travail qui se poursuivra *toujours.* Parce que, même lorsque la paix aura été instaurée, elle ne sera préservée et soutenue que par la croix.
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Il faudra autant de vertu, encore que le style en soit différent, pour soutenir la paix que pour la faire naître. Le grand effort d'un Louis de France dans une période de paix ne fut pas moins un *dur travail* que la longue peine de Jeanne d'Arc. Ces saints de France ainsi que les saints de Florence tant de fois invoqués par La Pira, ainsi que tous les saints qui ont œuvré dans le temporel, quelle que soit leur ville ou leur patrie, proclament invariablement la bonne nouvelle de la croix comme condition de la paix dans le temporel lui-même.
La paix dans le temporel ne peut pas fleurir sans la croix et la vie théologale. C'est parce qu'il le suggère à toutes les pages que La Pira, dans ses *Esquisses,* apporte un témoignage saisissant de vie mystique véritable au cœur même des responsabilités civiques.
BIEN LOIN de dispenser d'ouvrages proprement didactiques le livre de La Pira en fait au contraire désirer ardemment la lecture. Ardemment disons-nous, car enfin, après l'avoir entendu nous parler comme un saint François du chômage et du manque de logements, nous avons grande envie de connaître d'une manière analytique pourquoi l'économie actuelle tourne à l'envers et condamne des millions de nos frères à manquer de travail et de maison. Au sujet des métiers et de la production (ou même au sujet de l'école et de l'hôpital pour reprendre les termes de La Pira) n'y a-t-il pas quelques mots-clés qui nous fassent comprendre pourquoi les choses en sont venues au point d'aberration où elles en sont et comment on peut en sortir. N'y a-t-il pas quelques principes directeurs et sauveurs qui nous montrent comment « les valeurs humaines qui sont celles du second commandement, peuvent introduire aux valeurs divines, celles du premier commandement » (La Pira p. 33). Ces mots-clés, ces principes directeurs, il n'était pas dans le dessein de La Pira de les énoncer, ou du moins de les analyser. Cette énonciation et cette analyse font l'objet du livre de Marcel Clément sur *la Corporation Professionnelle* (N.E.L.) Qu'il s'agisse de production et de métier, et même d'école et d'hôpital, ce mot-clé est celui de *subsidiarité* c'est-à-dire « laisser aux sociétés intermédiaires les responsabilités qu'elles sont capables d'assumer par elles-mêmes » (Clément p. 11).
Le livre de Clément mérite une lecture attentive d'abord parce qu'on y trouve un exposé d'ensemble qu'on chercherait vainement dans d'autres livres, ensuite parce qu'il marque un progrès nous semble-t-il parmi les travaux de Marcel Clément lui-même ;
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non certes du point de vue de la solidité doctrinale et de la clarté d'exposition ; nous voyons mal en effet comment l'auteur gagnerait en orthodoxie ou en qualité didactique ; par contre, ce dernier livre, à notre avis, est en progrès sur les précédents du point de vue du sens historique, du sens de l'humain et du concret.
Il est visible que Marcel Clément est le digne continuateur des grands sociologues chrétiens du siècle dernier, notamment de La Tour du Pin. Il ne les répète pas ; il les repense avec un rare bonheur et dans la pure lumière de la doctrine de l'Église ; il les prolonge jusqu'à nous. Il continue une glorieuse tradition. C'est sagesse de le prendre pour guide.
Roger THOMAS.
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### Michel Vivier
Nous l'avions connu, ami des poètes et des historiens, érudit déjà, avant le déluge, en une classe dont le souvenir ressurgit par-delà les années. Nous étions plusieurs... L'un, qui était sans doute le plus proche, est aujourd'hui un Père jésuite dont nous n'avons le cœur de rien dire. Un autre est allé représenter à l'étranger le meilleur de l'Université française.
Et celui-là, et deux ou trois autres, nous ne savons ce qu'ils sont devenus. Et Michel Vivier, l'une des très rares amitiés intellectuelles de notre jeunesse que la vie ait distendue parfois mais n'ait jamais dénouée. Elle ne sera pas non plus tranchée par la mort.
Il lui restait pourtant, à vues humaines, tellement à faire. Non qu'il n'ait écrit beaucoup d'articles fins, précieux ou solides. Il avait collaboré un moment à l'*Indépendance française.* Il avait été pendant cinq années le critique littéraire d'*Aspects de la France.* Mais il avait en 1955, avec Pierre Boutang, fondé *La Nation française* et il en était malgré les retours intermittents de la maladie, le rédacteur en chef. Le style nouveau, l'ouverture d'esprit, la courtoisie intellectuelle, le sens du réel de la « nouvelle droite » lui devaient beaucoup. Militant de la tradition maurrassienne, il appliquait à cette tradition même le précepte de Maurras : « La vraie tradition est *critique* », sans quoi « le passé ne sert plus à rien, ses réussites cessant d'être des exemples, ses revers d'être des leçons » ; « dans toute tradition comme dans tout héritage, un être raisonnable fait et doit faire la défalcation du passif » ; il n'imaginait point qu'il n'y aurait en somme aucun passif à défalquer dans la tradition d'Action française. Animateur d'une tradition vivante et créatrice, et non pas récitant d'un immuable Talmud, Michel Vivier est de ceux par qui la pensée maurrassienne redevient aujourd'hui une pensée politique agissante au lieu de rester une curiosité archéologique.
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Le 13 mai vint comme *La Nation française* l'avait annoncé, prévu, décrit ; le destin de la France et celui de l'Algérie se sont retrouvés l'un par l'autre, intégrés l'un à l'autre exactement de la manière qu'avait dite -- et qu'avait préparée dans les esprits d'une élite de citoyens et de soldats -- le journal de Michel Vivier. Il aura eu avant de mourir cette joie de savoir qu'il n'avait pas travaillé en vain, et que la Patrie renouait avec son histoire et avec sa vocation.
Il est impossible d'oublier, il n'est pas permis de taire, la sympathie du cœur et de l'esprit avec laquelle Michel Vivier considérait l'entreprise inaugurée par *Itinéraires* : il l'exprimait fréquemment dans son journal, à peu près le seul aujourd'hui qui ait assez d'indépendance pour ne point participer à la conspiration du silence organisée contre la revue, -- conspiration qui progresse à mesure que nous progressons. La vieille droite, à côté de nobles mérites qui appellent l'estime, a de ces obstinations terribles, que nous considérons sans colère ni rancune, mais avec tristesse, car ces sortes d'obstinations lui font infiniment de tort. Ces obstinations ne nous rendaient que plus précieuses, par contraste, l'ouverture d'esprit, la gentillesse d'accueil et l'amitié de Michel Vivier.
Il avait entendu nous manifester un accord essentiel et profond, assorti d'objections secondaires, par ses réponses à l'enquête sur le nationalisme et à l'enquête sur la corporation. Convaincu comme nous que les malheurs politiques de la France ont des causes qui ne sont pas seulement politiques, il ne tirait pas toujours de cette conviction les mêmes conséquences que nous. Il nous rangeait dans la tradition d'Albert de Mun et se situait dans celle de La Tour du Pin, sachant bien d'ailleurs que nous n'acceptions guère une telle classification. Du moins, s'il distinguait de cette manière, ce n'était pas pour opposer mais pour unir. La réconciliation française n'était pas pour lui un simple théorème politique, mais une réalité qu'il vivait en commençant par son prochain le plus proche. Il avait un sens très vif de la diversité des familles spirituelles, des vocations intellectuelles et de leur harmonie à trouver ou retrouver ; et nos différences, il les accueillait comme nous les proposions, comme une occasion de travail, d'approfondissement, dl enrichissement réciproque.
Dans la presse qui s'imprime à Paris, le journal dont Michel Vivier était rédacteur en chef est l'un des très rares que l'on puisse ouvrir sans un dégoût quasiment physique et que l'on puisse lire avec estime. L'honnêteté intellectuelle, la recherche de la vérité, le patriotisme n'y sont pas des étiquettes ou des slogans, mais des vertus que l'on pratique avec sérieux et modestie. Opposée à la V^e^ République, *la Nation française* n'a jamais cherché à faire croire à ses lecteurs qu'elle allait « renverser le régime », mais elle expliquait lucidement pourquoi et comment ce régime finirait dans l'évanouissement, sans qu'aucun journal n'y soit pour rien, et surtout pas ceux qui, par une bouffonnerie manifeste, font mine de s'en attribuer le mérite.
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Le journal de Michel Vivier n'a point pour occupation principale d'imposer à l'esprit de ses lecteurs le mythe de sa toute-puissance ; il travaille à donner des éléments d'information, de réflexion, d'éducation civique, de pensée politique. Nous croyons que telle est la véritable vocation du journalisme, et qu'un journal ne doit être ni une ligue, ni un gang, ni une église : il ne réussit d'ailleurs jamais à l'être vraiment, mais seulement à le faire croire à des lecteurs fanatisés, et c'est en cela que plusieurs journaux se réclamant de bons sentiments, ou d'idées vénérables, n'en constituent pas moins une escroquerie morale.
Le monde des publicistes est sans doute le plus fermé sur lui-même qui soit en France, le plus prisonnier d'habitudes anciennes et de conformismes vieillis, le plus impénétrable aux leçons de l'expérience contemporaine et aux mouvements d'un univers qui bouge fortement. C'est pourquoi, sous l'apparence de nouveautés orchestrées à grand fracas publicitaire mais entièrement creuses il s'y produit très peu de nouveautés véritables et fécondes. La fondation de *La Nation française* est l'un des très rares mouvements réels de l'intelligence qui ait eu lieu en France depuis douze ans. Nous croyons qu'il est promis à un grand avenir, nous le croyons moins à cause des fruits très appréciables qu'il a pu déjà porter qu'à cause de la direction du mouvement. Par delà des nuances, voire de vrais désaccords, nous voyons que *La Nation française* est le seul journal où l'on ait compris, avant même le 13 mai, ce qui depuis le 13 mai se passe en France ; le seul journal politique où depuis six mois l'on sente et l'on dise ce que le peuple français comprend d'instinct, mais que les intellectuels n'aperçoivent nullement, accrochés à des critères partisans, chimériques ou absurdes. Car « il *s'est passé quelque chose, un phénomène capable d'émouvoir les paresseux et les sceptiques : pour la première fois au vingtième siècle, le pays passant du dégoût à l'espérance, donne son accord explicite à l'État qui doit l'incarner et le défendre* ». Et sans doute *La Nation française* n'est pas le seul lieu, mais elle est à notre connaissance LE SEUL JOURNAL POLITIQUE publié à Paris où, quand on parle de la France, on entende d'abord et essentiellement, comme l'écrit Pierre Boutang, « *la France des prières ardentes et du sang versé* ».
Nous n'imaginons pas que *La Nation française* ait toujours raison quand elle suppose, ou peut-être écrit par étourderie (10 septembre, page 7) que « la politique d'une nation peut être définie comme un ensemble de préceptes et de principes indépendants de la vérité religieuse » : si cette affirmation contestable peut recouvrir néanmoins une part de vérité, *c'est précisément une vérité religieuse, une* vérité *révélée* par Jésus-Christ, apportée par l'Évangile, enseignée et garantie par l'Église sous le nom de « saine et légitime laïcité de l'État ». Il existe certes un ordre naturel, que la grâce ne détruit pas : mais elle ne se contente pas de le « couronner » en quelque sorte, elle le guérit de ses blessures, et le transfigure. L'ordre naturel n'est pas intact, et il ne peut redevenir lui-même que s'il est restauré dans le Christ.
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Ce n'est pas le lieu de reprendre cette contestation ; nous l'évoquons ici parce que c'est en tous cas le lieu de nous rappeler, et de rappeler, que cette contestation, le journal de Michel Vivier nous demanda de la soutenir dans ses propres colonnes, ce qui est plus que de la courtoisie, et un exemple des relations intellectuelles que les catholiques devraient rétablir entre eux. Cet exemple, ce n'est pas un journal catholique d'appellation contrôlée qui l'a donné. (Voir *La* *Nation française* du 24 juillet 1957, article sur « La politique naturelle et la lumière surnaturelle », reproduit dans *Itinéraires,* numéro 16, pages 142 et suiv.).
Et si contestations il y a, contestations de recherche, contestations de travail, contestations en vue d'un progrès, elles ne nous empêchent certes pas de voir, et de dire comme nous le voyons, qu'une heureuse rénovation de la droite politique française est méthodiquement entreprise par *La Nation française,* avec le concours actif et régulier d'hommes de la valeur de Gustave Thibon, Louis Salleron, Jules Monnerot, Michel Braspart, Pierre Andreu, Jean Brune, Philippe Ariès, François Léger...
Elle a fort besoin d'être rénovée, cette vieille droite politique française, ET BEAUCOUP MOINS SANS DOUTE DANS SES PROFONDEURS POPUIAIRES QUE DANS SES SUPERSTRUCTURES JOURNALISTIQUES, INTELLECTUELLLES, POLITICIENNES. La presse dite de droite n'a dans son ensemble à peu près rien compris aux changements survenus en France depuis le 13 mai, le 2 juin, le 28 septembre et le 3 octobre.
Non, la presse dite de droite n'a dans son ensemble à peu près rien compris aux changements survenus en France depuis le 13 mai, le 2 juin, le 28 septembre et le 3 octobre, et spécialement, comme l'écrit Pierre Boutang, rien compris à « *ce changement d'ordre de grandeur que créé l'existence d'un pouvoir* » : il remarque avec une juste ironie que « *les hommes de droite ont tellement fait la théorie de ce changement qu'ils n'y croient plus* », ils se montrent inaptes à le reconnaître quand il vient à se produire. Avec une patience, une douceur de touche, une sérénité dont nous serions nous-même peut-être incapable, si nous avions la charge d'une publication politique, le journal de Michel Vivier, depuis trois ans, s'efforce d'entraîner la droite française hors de ses vieilles ornières.
Rien ne semblait destiner Michel Vivier à être le fondateur et l'animateur d'un journal politique. Son goût l'inclinait à la critique et à l'histoire littéraires, où il excellait. Et l'œuvre politique à peine entreprise, voici que Dieu l'en retire et le rappelle. Ces paradoxes héroïques ne vont pas sans déchirements profonds, mais nous savons par la foi qu'ils sont aussi une bénédiction. Puisse par cette espérance la tristesse de tous ceux qui aimaient Michel Vivier, et spécialement de ceux qui travaillaient avec lui, être non pas consolée, mais pacifiée.
J. M.
124:27
### Le Père Emmanuel et la Paroisse du Mesnil Saint Loup (II)
AINSI ([^35]) le Père Emmanuel avait sur les bras la conversion de sa paroisse, la construction d'une église, la fondation d'une communauté ; celle-ci dans sa pensée devait d'abord sanctifier ses membres et puis en faire des missionnaires de la Sainte-Espérance car l'idée d'un apostolat universel ne l'abandonnait pas. Les difficultés considérables qu'il eut pour l'établissement de sa communauté retardaient cet apostolat. Il créa donc à cette époque son « Bulletin de Notre-Dame de la Sainte-Espérance » pour servir de lien aux associés de la Prière Perpétuelle et les instruire au loin. L'archiconfrérie comprenait alors cent mille membres répandus dans le monde entier.
C'est de son bulletin qu'ont été extraits ces « Opuscules doctrinaux » malheureusement épuisés dont le style lumineux est d'une force bien rare aujourd'hui.
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Il avait été amené à fonder aussi une communauté de religieuses à cause des vocations contemplatives qui germaient dans sa paroisse. Une personne éminente s'y était agrégée qui pouvait assurer la formation et la direction de ces très simples paysannes.
Mais dans la paroisse elle-même il était, disait-il, toujours en train d'éteindre un commencement d'incendie. Un des points dont il avait eu la vue très claire dès le début de son apostolat était la place réservée aux femmes dans la société chrétienne. C'est le christianisme qui leur a apporté la liberté dont elles jouissent. Mais cette étrange distinction des sexes, qui est certes un des mystères les plus extraordinaires de la création naturelle, fait, depuis le péché d'Adam, le plus clair des désordres dans toute société. Les païens s'en défendaient en séquestrant plus ou moins les femmes. Le christianisme apportait à celles-ci la liberté avec la libération spirituelle : il donnait même comme modèle à tous les hommes la seule personne pure de la création naturelle, une femme, Marie, la Mère du Christ. Mais il devait s'en suivre des devoirs précis pour les femmes : l'imitation de Marie, source et condition de leur liberté. Comme le disait à peu près saint Vincent de Paul à ses religieuses : votre cloître c'est le monde ; votre grille, le saint habit ; votre règle, la présence de Dieu. Le Père Emmanuel, pour préserver la dignité de la femme, s'était toujours opposé à l'introduction des *modes* dans le vêtement féminin. C'est là en effet une excitation à la vanité entre femmes, et quand les modes deviennent indécentes, comme de nos jours, une excitation des sens pour les hommes et les jeunes gens au point que beaucoup de ceux-ci renoncent à des vocations proposées par la grâce à cause de la liberté des jeunes filles et de l'indécence des modes. Pour une grande partie la chasteté des garçons dépend de la modestie des filles.
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« Quoi que vous fassiez, dit l'apôtre, soit que vous mangiez, soit que vous buviez, rendez grâce à Dieu. » En vous vêtant aussi. Il n'y aura aucune réforme des mœurs, aucune société chrétienne possible sans l'augmentation de la foi par la prière sans doute, mais aussi sans que les rapports des sexes soient ramenés à la décence, l'éducation de la jeunesse fondée sur la prudence, sans que les femmes aient compris que leur modestie est une condition de leur liberté et du respect qui leur est accordé. On ne se doute pas du mépris de la femme qui existe actuellement dans le peuple des jeunes ouvriers. Ce mépris aura de longues et lointaines conséquences dans la famille et dans la société tout entière. Et comment voulez-vous que les jeunes gens qui voient leur mère à peu près nue en été sur les plages puissent là respecter ? Comment voulez-vous que les mères enseignent à leurs filles une pudeur qu'elles ont perdue ? « La société contemporaine est aphrodisiaque », écrit Bergson dans *Les deux sources.*
Aujourd'hui on ne parle que de l'égalité entre la femme et l'homme ; ce qui veut dire que la femme veut vivre comme l'homme et faire tout ce qu'il fait, alors que l'homme est bien incapable de faire tout ce que fait la femme. Car s'il s'agissait de l'égalité devant Dieu, devant la justice divine et humaine, il n'y a pas de doute. Mais que peut bien vouloir signifier une égalité théorique entre des êtres tous inégaux dans le même sexe, et entre des sexes dont les fonctions apparaissent comme si naturellement différentes ? Enfin, dans toute société, si minime soit-elle, il faut un chef légal. Dans une équipe, il y a un responsable ; quatre soldats ont un caporal. En fait, les femmes veulent échapper à la société familiale et aux devoirs précis qu'elle amène. Elles ne peuvent qu'y perdre, comme il arrive chaque fois qu'on va contre la nature telle que Dieu l'a créée.
Or, la fonction de la femme est essentiellement d'être l'éducatrice du genre humain. Jusqu'à huit ans, tous les enfants dépendent d'elle, et une éducation manquée à huit ans l'est pour toute la vie, sauf exceptions extrêmement rares. Cette influence de la mère continue bien au-delà, surtout chez les garçons, quand les mères en sont dignes.
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Une grande prudence est nécessaire pour conserver cette influence salutaire ; elle nécessite un effort de vertu. Vouloir être *séduisante,* et *désirable,* c'est pour une femme, se dégrader. C'est vouloir exciter en pure perte, pour un motif de vanité personnelle et de vanité animale, le plus sauvage et le plus bestial des instincts, celui qui, étant données la liberté et les fins morales de l'humanité a le plus besoin d'être contenu et dirigé. Il n'y a pas de société chrétienne possible sans la vertu de *modestie* chez les femmes, qui consiste précisément à montrer à l'extérieur, par ses manières, la retenue à laquelle l'oblige la grandeur de son rôle éducatif dans l'humanité, la dignité de son rôle dans la famille.
C'est en vertu de ce rôle naturel de la femme, qu'une femme, la vierge Marie a été chargée d'élever *l'homme nouveau.* Toutes les mères chrétiennes ont à *arroser* la jeune plante chrétienne, née au baptême pour qu'elle puisse grandir dans la grâce de Dieu, qui donne *l'accroissement.* Ainsi le petit bonhomme, la petite bonne femme deviennent cohéritiers du Christ et leur mère participe à la maternité spirituelle de la Sainte Vierge, qui, dit s. Augustin, cache les prédestinés dans son sein pour qu'ils soient conformes à l'image du Fils de Dieu et les enfante à la gloire.
Les blessures de la nature n'épargnent pas les mères chrétiennes ; les trois concupiscences les travaillent aussi. Pour y résister, Dieu a répondu à s. Paul : « Ma grâce te suffit. » Elle suffit aussi aux femmes, mais pour les aider à la désirer, à la comprendre, à la suivre, l'Église leur répète les paroles de s. Paul, de s. Pierre sur la tenue qu'elles doivent avoir. Les coutumes chrétiennes qui se sont maintenues pendant dix-neuf siècles à travers toute la chrétienté tendaient à leur faciliter la tâche ; il y avait un costume régional uniforme qui ne se modifiait que très lentement ; une coiffure uniforme dans chaque paroisse éliminant les rivalités féminines dans l'ajustement.
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D'Oslo à Palerme, de Brest à Nijni Novgorod, toutes les chrétiennes ont porté sur la tête un voile « à cause des Anges » dit s. Paul ; ce qui veut dire, croyons-nous, par révérence pour leurs anges gardiens, lesquels désirent qu'elles soient, par la perfection de leur modestie, « la gloire de l'homme » comme l'homme est « l'image de la gloire de Dieu » ... « Car le mari est le chef de la femme comme le Christ est le chef de l'Église, qui est son corps et dont il est le Sauveur... Maris, aimez vos femmes comme le Christ a aimé l'Église et s'est livré lui-même pour elle... Ce mystère est grand, je veux dire par rapport au Christ et à l'Église. »
Les femmes sont toujours, comme il est normal, maîtresses dans leur intérieur. Il en est dont le mari est faible et très médiocre ; elles mettent leur gloire à ce qu'il paraisse le plus sage des hommes et comme un premier ministre, elles sont les inspiratrices de cette sagesse. Ainsi les enfants respectent leur père et ont de la famille l'idée qu'ils en doivent avoir.
Le temps des apôtres était fort semblable au nôtre, caractérisé par la perte de l'esprit de religion et une extrême licence des mœurs ; les conseils qu'ils ont donnés et que nos lecteurs trouveront aux passages indiqués plus loin des Épîtres sont toujours aussi bons, aussi valables, aussi prudents. Les négliger pour « être de son temps » c'est faire précisément ce que désire l'ennemi du genre humain pour détruire les fondements même de toute société chrétienne. Lisez la première de s. Pierre, ch. II, versets 1 à 12 ; s. Paul, Cor. XI, 1-17 ; I Timothée, 8, 9, 10 ; Ephés. VI, 21-33.
Et voici comment agit le P. Emmanuel :
« Afin de fixer les âmes dans la pratique éclairée et ferme de la modestie chrétienne, après avoir beaucoup prié et réfléchi, véritablement inspiré d'En-Haut, le Père Emmanuel conçut le plan d'une association qui réunirait les personnes résolument modestes sous le nom de *Société de Jésus couronné d'Épines.*
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« A la première réunion de la Société, écrit le Père Emmanuel (Bulletin, 21^e^ année, avril) d'un commun accord on convint de garder dans les habits une modestie telle que les pauvres n'auraient pas à jalouser les riches, ni les riches à mépriser les pauvres ; on reconnut que c'était nécessaire pour accomplir le commandement de Notre-Seigneur : *Aimez-vous les uns les autres.*
« La joie des âmes fut telle qu'elle ne pouvait se contenir, et se traduisit par des larmes d'abord, et peu après par la formule indiquée dans saint Paul : *Saluez-vous mutuellement par le saint baiser.* Une des sociétaires fit spontanément la proposition de s'embrasser *comme les premiers chrétiens.* Aussitôt dit, aussitôt fait, et chacune embrassa sa voisine de droite et de gauche. »
C'était en 1878, le Père Emmanuel avait cinquante-deux ans. Il y avait vingt-huit ans qu'il était curé de cette même paroisse. Nous citons ces dates et ces chiffres pour montrer par quel lent et patient travail de l'esprit et du cœur, par quelle accumulation de prières et de pénitences peut s'obtenir un bien durable quoique toujours fragile sur cette terre. Il y a vingt ans encore on ne pouvait distinguer par le costume au Mesnil-Saint-Loup la propriétaire de quatre chevaux et dix vaches, d'une simple domestique. Et il s'est trouvé des chrétiens pour penser déplacée ou ridicule cette perfection de la modestie !
MAIS LE PUISSANT ESPRIT et le cœur généreux du Père Emmanuel ne pouvaient s'arrêter à sa paroisse seulement. Il était un *grand homme d'Église.* Il voulut réaliser dans sa paroisse la conception que l'Église a d'elle-même, d'être « *le Christ répandu* et *communiqué* » comme dit Bossuet ; mais il voulait aussi réaliser dans le monde cette unité de l'Église avec le Christ en réalisant l'unité de l'Église elle-même. Ici encore l'unité d'une grande vie et la patience d'un saint homme sont rendues sensibles par les dates.
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A vingt-quatre ans déjà, jeune prêtre, il s'intéresse à l'œuvre de saint Denis l'Aréopagite fondée à Santorin pour la conversion de la Grèce schismatique. Il eût voulu ensuite la fondre avec l'œuvre de la Sainte-Espérance. Il ne désira rien de moins que le retour en masse de populations baptisées dans le giron de l'unité catholique. Il médite longuement la question, étudie les liturgies orientales, lit les Pères grecs sur les questions controversées, dépouille les journaux grecs et roumains, noue des relations avec la Russie ; et ce n'est qu'en 1885, à cinquante-neuf ans, après plus de trente ans de travaux, alors qu'il se débattait pour sauver des persécutions la petite communauté du Mesnil-Saint-Loup, qu'il fonde sa *Revue de l'Église grecque unie* dont le titre fut par la suite : *Revue des Églises d'Orient.* Cette revue devint rapidement le lien de ces Églises avec l'Occident. Les évêques orientaux ne manquaient pas de venir au Mesnil-Saint-Loup lors de leurs voyages en France. La Sacrée Congrégation de la Propagande l'approuva et la recommanda ; c'est cette petite revue qui dès 1886 fit connaître à l'Occident Soloviev et ses *Neuf questions* ; le Père Emmanuel le rencontra à Paris. Mais hélas, malgré l'influence mondiale que conférait à la Revue le savoir du Père Emmanuel, elle ne vivait que de la bourse du pauvre Père ; rares étaient les dons pour une œuvre qui n'attirait encore qu'une petite élite, et les Orientaux en attendaient surtout de l'aide. Au bout de huit ans, en 1893, le Père Emmanuel dut faute d'argent cesser de faire paraître la revue. Là encore il avait devancé son temps, mais avec plus de prudence qu'on en montre de nos jours, il cherchait à ramener à l'unité de simples schismatiques avec qui les divergences doctrinales sont minimes.
A PARTIR de ce temps la vie du Père Emmanuel ne fut plus guère qu'une Croix continuelle ; à cause de sa santé déclinante d'abord ; et par les coups portés à toute son œuvre. Il avait réussi à reconstituer sa petite communauté en l'agrégeant aux bénédictins olivétains.
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Mais ceux-ci la disloquaient eux-mêmes, lui enlevaient son bras droit, le Père Maréchaux, pour en faire le prieur d'un autre monastère. La supérieure de la communauté de femmes, seule capable d'en assurer la formation, mourait prématurément.
Déchargé de la paroisse par la maladie, le zèle du Père n'était cependant pas éteint ; il voulut s'occuper d'instruire les tout petits que les mères ou les sœurs lui amenaient dans leurs bras. Il en reste un catéchisme des tout petits qui est pour les jeunes mamans un lumineux directoire.
Enfin la persécution légale en 1901 allait disperser les deux communautés. Le Père Emmanuel, complètement impotent dès lors, vit vendre ses monastères. Lui-même ne fut pas chassé car il était toujours curé légal de la paroisse ; et il mourut saintement le 31 mars 1903.
\*\*\*
Il nous reste à montrer quel fut l'esprit dans lequel le Père Emmanuel convertit sa paroisse.
Une anecdote caractéristique nous a été contée qui marque bien ce qui manque aux œuvres contemporaines : elles veulent faire de l'apostolat mais ont trop peu de souci de former des apôtres ; ou plutôt elles les veulent former à une action apostolique extérieure avant qu'ils ne soient eux-mêmes suffisamment formés chrétiennement. Voici cette anecdote. Un prédicateur à sa première visite au Mesnil-Saint-Loup monta en chaire pour demander aux paroissiens de prier pour la conversion du diocèse, et termina en s'écriant : « Notre-Dame de la Sainte-Espérance, convertissez *les pécheurs !* » En sortant de l'église un bon vieux touchant le coude de son voisin avec un demi-sourire lui dit : « *J'en on de la chance, j'on un prédicateur qui est point pécheur !* ». Car la Prière Perpétuelle dit : convertissez-Nous ! et tant qu'on ne fait point porter ses efforts sur la sanctification personnelle d'abord, on fait fausse route.
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L'œuvre paroissiale du Père Emmanuel fut de faire revivre les grâces du baptême dans les âmes des baptisés. C'est l'œuvre accomplie en Vendée par saint Louis de Montfort, c'est l'œuvre que saint Pie X se proposait quand il prenait pour devise : *Tout restaurer dans le Christ.*
« La seule joie que le regretté Père Emmanuel ait trouvée ci-bas fut de voir, grâce à une éducation foncièrement chrétienne, à une vigilance incessante, la vertu sanctifiante du saint baptême s'épanouir librement et sans entrave dans plusieurs âmes de sa paroisse. Il constatait ce phénomène avec des transports d'allégresse, et il en rapportait fidèlement la gloire à Dieu « qui donne l'accroissement ». Un jour que nous exprimions timidement au Père Emmanuel le désir d'apprendre quelle avait été sa méthode, il nous regarda d'un regard que nous ne saurions oublier et nous dit : « Ma méthode ! Elle est tout entière dans ces mots de saint Paul : *je supporte tout pour les élus, afin qu'eux aussi arrivent au salut qui est en Jésus-Christ avec la gloire céleste.* Voilà ma méthode et je n'en ai pas d'autre. »
Les paroles de saint Paul résument des vérités profondes. « Nul ne peut venir à moi, s'écrie Notre-Seigneur, si mon Père qui m'a envoyé ne l'attire. » La foi est un don gracieux. Il est essentiel à la vie chrétienne de savoir qu'on doit tout à la grâce de Dieu. L'un des opuscule du Père Emmanuel a pour titre : *La Grâce de Dieu* et *l'ingratitude des hommes.* Le prêtre découvre et fait surgir les élus par la parole de Dieu *annoncée avec certitude* (II Tim I, 15). On nous a souvent conseillé à nous-même de minimiser les vérités devant un auditoire inconnu et contenant beaucoup d'ignorants sinon d'indifférents. Nous n'avons jamais cru devoir le faire et nous avons toujours vu que les vérités fondamentales répondaient seules aux inquiétudes fondamentales des hommes et réussissaient à percer les cœurs. Et cela se conçoit, c'est la grâce de Dieu qui convertit.
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Dans un auditoire inconnu on ignore qui a reçu des grâces de conversion. Ces âmes-là sont frustrées s'il ne leur est pas donné la vérité dans toute sa verdeur ; et les grâces par notre faute ne sont pas rendues opérantes, notre liberté mal instruite est incapable de choisir. Quant à ceux qui n'ont pas reçu les grâces de conversion on peut sans doute les choquer, mais aussi les inquiéter.
Pour elles on ne peut que prier et souffrir. Le vénérable Bède, dans son histoire de l'Église des Angles, raconte la conversion du Northumberland. Dans une conférence réunissant les principaux de la nation, un des chefs militaires s'adressant au roi Edwin lui dit : « Tu te souviens peut-être, ô roi, d'une chose qui arrive parfois dans les jours d'hiver, lorsque tu es assis à table avec tes capitaines et tes hommes d'armes, qu'un bon feu est allumé, que ta salle est bien chaude, mais qu'il pleut, neige et vente au dehors. Vient un petit oiseau qui traverse la salle à tire d'ailes, entrant par une porte, sortant par l'autre ; l'instant de ce trajet est pour lui plein de douceurs, il ne sent plus la pluie ni l'orage ; mais cet instant est rapide ; l'oiseau a fui en un clin d'œil, et de l'hiver il repasse dans l'hiver. Telle me semble la vie de l'homme sur cette terre, et son cours d'un moment, comparé à la longueur du temps qui la précède et qui la suit. Ce temps est ténébreux et incommode pour nous, il nous tourmente par l'impossibilité de le connaître ; si donc la nouvelle doctrine peut nous en apprendre quelque chose d'un peu certain, elle mérite que nous la suivions. » (Cité par Gorini, *Défense de l'Église*). Voilà ce qui se passe aux temps d'apostolat, voilà ce qui se passe de nos jours et voilà ce qu'avait compris le Père Emmanuel.
L'intelligence de l'Anglais « barbare » dont Bède rapporte le propos, était plus déliée que celle de la plupart de nos professeurs et savants. Ces derniers sont devenus incapables de dominer les méthodes de la science auxquelles ils ont été habitués dès leur jeunesse et de distinguer le fait extraordinaire de la pensée consciente irréductible à la quantité.
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Quant au Père Emmanuel « il tenait les yeux fixés sur Dieu et les âmes, il se sentait l'intermédiaire entre lui et elles ; son instrument pour conquérir les âmes à Dieu était la parole même de Dieu. Comme Dieu ne change pas, comme les âmes au fond sont toujours les mêmes, comme la parole de Dieu participe à son immutabilité, il estimait que le ministère du prêtre doit être aujourd'hui ce qu'il était au temps des apôtres ; il estimait qu'aucun moyen d'ordre naturel ne peut amener la conversion des âmes ; il estimait que les seuls instruments de conversion sont ceux indiqués par les Actes : « *quant à nous,* dit saint Pierre, *nous nous tiendrons appliqués à la prière et au ministère du Verbe.* »
Nous lui entendîmes dire : « On s'étonne de ce que j'ai fait ; en soi c'est peu de chose, tout prêtre pourrait faire ce que j'ai fait, et même faire mieux que moi : je ne me suis servi que des moyens que Dieu met entre les mains de tous les prêtres, la prière, la prédication, l'administration des sacrements. »
Le Père Emmanuel ajoutait avec tristesse : « Aujourd'hui il semble que les prédicateurs eux-mêmes ne comprennent plus l'absolue nécessité de la grâce pour ouvrir les oreilles et les cœurs. Ils croient qu'il suffit de stimuler la volonté, comme si la volonté n'avait pas besoin d'être guérie et convertie par la grâce pour acquiescer au bien qu'on lui propose, comme si le pécheur n'était pas le paralytique de la piscine, le blessé du chemin de Jéricho, un mort spirituel qu'il s'agit de ressusciter. »
Sa méthode fut donc de faire prier pour demander la grâce : *convertissez-nous !* Et pour que la grâce fut demandée en connaissance de cause, il donnait tous ses soins à l'instruction des fidèles. Non pas sans doute comme on peut le faire dans une école de théologie, mais comme Notre-Seigneur l'a fait lui-même en des paroles très simples dont les théologiens jusqu'à la fin des temps n'épuiseront pas tout le sens, et avec les moyens du Saint-Esprit, par la liturgie de l'Église dont le Saint-Esprit est lui-même l'auteur.
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Il porta donc tout son soin à ce que les offices fussent célébrés dignement avec la participation des fidèles dans un chant unanime ; car la suite de nos offices est un catéchisme annuel en qui se réunissent la vérité et son éclat surnaturel qui est le beau. Le Père Emmanuel voulait que sa paroisse réunie le dimanche à la grand'messe autour du trône de l'Agneau y fit ce qu'elle ferait au ciel et le fit dans l'espérance du ciel.
Ce fut pour lui-même une grâce de choix que cette inspiration d'une fête de Notre-Dame de la Sainte-Espérance et de cette Prière Perpétuelle, si facile à répéter toute la journée si on veut, et destinée à répandre dans le monde entier le vrai moyen de la conversion.
Car la sainte Écriture nous dit que la foi sans les œuvres est une foi morte. Or, la grande œuvre de la foi est la vertu théologale d'espérance qui nous fait vivre pour le ciel et non pour la terre.
« Que le Dieu de Notre-Seigneur Jésus-Christ, le Père de la gloire vous donne un esprit de sagesse qui vous révèle Sa connaissance, et qu'il éclaire les yeux de votre cœur pour que vous sachiez *l'espérance* à laquelle il vous a appelés, quelles sont les richesses de la gloire de son héritage réservé aux saints et quelle est envers nous qui croyons la sur éminente grandeur de Sa puissance... » (Ephé, 17-19).
La vertu d'espérance nous fait dépasser l'ordre temporel et installe les âmes dans l'ordre surnaturel où ne comptent plus les échecs ou les réussites d'ordre temporel, et l'échec d'ordre temporel peut amener pour nous une grande grâce comme la réussite temporelle peut être une sévère épreuve de notre foi. Le devoir d'état d'un chrétien fidèlement accompli est complété par la vertu d'espérance ; il se trouve augmenté dans un devoir d'état nouveau qui est de gagner sa vie, de nourrir sa famille, de l'instruire non plus seulement en fonction des besoins de la nature et en fonction des dix commandements, mais en fonction des « béatitudes » et des espérances de la vie éternelle et d'union à Dieu.
136:27
Comment vivre dans l'esprit des Béatitudes sans l'espérance du ciel ? Car les Béatitudes sont la charte du christianisme. Rien n'est plus simple, rien n'est plus facile, aucune contention pour cela, c'est un simple petit mouvement de l'esprit et qui, comme le dit saint Paul, peut se faire en mangeant et en buvant ; il consiste à se souvenir de la présence de Dieu et à *espérer* en sa miséricorde. « *Pourquoi Dieu a-t-il établi la prière,* dit Pascal. *Pour communiquer à ses créatures la dignité de la causalité.* » Par la prière les chrétiens sont associés à la liberté divine ; elle est donc le moyen le plus puissant de conversion personnelle, d'action sur le monde et d'apostolat.
Beaucoup penseront que ce sens et ce goût de la perfection chrétienne sont héroïques. En fait peut-être, parce qu'ils ne sont pas enseignés. En droit non. Car ils sont inclus dans les promesses du baptême. Voudriez-vous un christianisme sans croix ? Le Père Emmanuel disait lui-même dans l'intimité : « L'Espérance est une vertu terrible ; elle enlève tout et ne donne rien. » Sur la terre bien entendu. Il s'agit de la Sainte-Espérance informée par la charité. C'est l'amour de Dieu qui, sur cette terre déjà, renforce, conforme, et paie la vertu d'espérance.
LE PÈRE EMMANUEL, dans les temps les moins favorables de notre histoire, au milieu de persécutions hypocrites d'hommes qui selon le mot de saint Pierre « se font de la liberté un manteau pour couvrir leur malice » (1, 2-16) a donc converti sa paroisse par les moyens surnaturels que le Christ a mis à la disposition de son Église. Il a fait de cette paroisse la *manifestation du Corps du Christ.* Son enseignement en a extrait les vocations contemplatives et il s'est trouvé amené à faire d'une simple petite paroisse de campagne une société chrétienne complète avec les deux monastères réunissant les vocations contemplatives nées de l'espérance du ciel chez ses paroissiens.
137:27
Les monastères ont péri sous la pauvreté, la persécution et l'incompréhension ; mais depuis cent dix ans bientôt la paroisse dure, toujours apte à faire naître de son sein des âmes appelées à la perfection des grâces baptismales, ou appelées à la perfection des conseils évangéliques. Nous avons eu l'occasion d'y séjourner quelque peu ; trop peu bien entendu pour savoir ; assez cependant pour juger que dans une contrée presque entièrement déchristianisée, cette paroisse est fidèle, que tout entière elle assiste aux offices et entend la parole de Dieu. La grand'messe y est chantée sans omettre aucun chant et remarquablement bien pour une simple paroisse.
Cette qualité de l'office et du chant au Mesnil-Saint-Loup est un effet et une cause en même temps : effet de la foi ; elle l'entretient et l'enseigne aux jeunes. La simple existence de cette paroisse donne tort à ceux qui en veulent au latin et aspirent à faire chanter les offices en français. Nous n'avons ni l'expérience ni la qualité pour décider s'il convient de créer une liturgie chinoise. Mais pour les peuples de langue romane dont le vocabulaire est si près de celui du latin, cela nous paraît très inutile et même une diminution de l'unité. Nous avons assisté dans une paroisse à des vêpres pour un défunt, office en français très digne d'ailleurs. Nous étions à cinq mètres du chœur de chant. Nous n'avons pu distinguer aucune des paroles françaises. S'il faut suivre sur un livre pour seulement distinguer les mots, nous ne voyons pas quel avantage les assistants ont sur les fidèles du Mesnil-Saint-Loup, qui ont tous un livre avec la traduction française ; dans un cas comme dans l'autre, ne participent à l'office que ceux qui le veulent expressément.
138:27
LA PAROISSE du Mesnil-Saint-Loup compte environ trois cents habitants. Il y a douze mille communions par an ; on y demande donc à Dieu le secours que Lui seul peut donner. La paroisse subit il y a quinze ans une crise qui s'efface petit à petit sous les soins d'un excellent pasteur. Les jeux sur la place le dimanche, auxquels tenait tant le Père Emmanuel et dont il disait qu'ils étaient le thermomètre de la vie spirituelle de sa paroisse, ont disparu. Disparu aussi l'antique costume et le bonnet que toutes les chrétiennes ont porté dans tout l'univers pendant dix-sept siècles, et n'était autre que le voile du baptême. Les costumes féminins restent décents. Mais les petites filles sont beaucoup trop dévêtues. Les parents croient à tort qu'au-dessous de dix ans cela n'a point d'importance. Mais, la vertu étant une habitude, la *pudeur,* comme la *propreté,* comme *l'obéissance,* comme la *prière* doivent être enseignées dès le premier âge. Une éducation manquée à huit ans l'est généralement pour toute la vie. Il y a au Mesnil-Saint-Loup un affaiblissement de la vie chrétienne, un levain d'individualisme et de vanité qui eût désolé le Père Emmanuel. L'aveuglement sur ces matières vient de ce qu'à force de vivre dans une société paganisée, les chrétiens ont perdu le sens d'une société chrétienne et n'ont pas su réagir à temps contre des modes qu'on déplore aujourd'hui.
En continuant notre examen de la paroisse actuelle, nous y voyons que les lois chrétiennes du mariage y sont observées. En 1939, avant les lois sur les allocations familiales, sur 300 habitants il y en avait 125 au-dessous de vingt ans. La paroisse subvient en grande partie à son école chrétienne et il n'y en a pas d'autre. Depuis vingt ans il y a deux jeunes prêtres issus du village, deux grands séminaristes, deux jeunes gens dans des congrégations religieuses. Sept jeunes filles sont entrées au couvent.
139:27
L'état réel des âmes est le secret de Dieu. On a remarqué que l'exécution de la psalmodie, même *recto tono,* est un des signes les plus nets de la qualité des âmes dans une communauté. Cette manière n'est pas fameuse au Mesnil-Saint-Loup. Mais dans une paroisse où tout le monde chante, comment obtenir un progrès sans un enseignement très précis à la fois spirituel et musical ; de très bonnes âmes subissent l'entraînement des mauvaises habitudes et des erreurs de goût.
Dans l'ensemble, la vie de la foi reste intacte. La Sainte-Espérance qui demande une abnégation totale vis-à-vis du monde a probablement diminué. Mais le bien est fragile partout et en tout temps puisque le travail de la conversion est à recommencer avec chaque nouveau-né et à chaque génération. Enfin c'est le caractère de a vie morale qu'il y ait des hauts et des bas. Ce qu'on peut affirmer c'est qu'une paroisse pareille ne peut demeurer telle qu'elle est actuellement que par un miracle permanent. Et bien loin d'être « ce qu'il ne faut pas essayer de faire » le Mesnil-Saint-Loup est certainement le modèle de ce que la Sainte Vierge veut qu'on fasse. Entre son apparition à la Salette en 1847 et son apparition à Lourdes en 1858, elle a inspiré en 1852 à un saint prêtre les moyens de faire ce qu'elle avait recommandé à Mélanie ou allait recommander à sainte Bernadette, l'établissement d'une société chrétienne sur la prière et la pénitence.
On nous dira qu'en un siècle le monde a beaucoup changé et que le Père Emmanuel ne pourrait plus faire ce qu'il a fait. Il faut distinguer. Le Père Emmanuel a pris une mauvaise paroisse de son temps, où à peu près tout le monde assistait à la messe. Il n'eut donc pas à faire ce qui est une besogne nécessaire aujourd'hui, à savoir s'efforcer de rassembler des auditeurs de la parole de Dieu. Les méthodes contemporaines pour ce faire sont sûrement très bonnes ; elles ne valent cependant que par la sainteté de ceux qui les emploient puisque tout est suspendu à des grâces surnaturelles. Mais la méthode proprement dite du Père Emmanuel pour instruire et convertir les âmes une fois qu'on les a devant soi est toujours aussi opportune car c'est celle de Notre-Seigneur et des apôtres.
140:27
Si la méthode du Père Emmanuel eut été suivie de son temps on n'eût point vu cette apostasie générale ; et bien entendu plus on attendra pour suivre cette méthode plus la tâche sera difficile, plus on aura de mal et plus on aura la tentation de dire qu'elle est dépassée. Il faudra cependant y venir car il n'y en a pas d'autre. Elle est de ce fait d'une telle actualité, le recours à la Très Sainte Vierge et la prière « Convertissez-nous » sont tellement dans l'esprit de l'Église, l'œuvre du Père Emmanuel est tellement opportune que pour la résumer nous n'avons qu'à citer la fin de la récente encyclique du Saint Père demandant des prières pour la paix du monde et la liberté de l'Église :
Mais vous savez bien, Vénérables Frères, qu'il nous faut joindre à ces prières publiques un effort de renouveau Chrétien sans lequel les prières ne sont que paroles vaines et ne peuvent plaire à Dieu. Dans leur amour tendre et ardent pour l'Église catholique, les chrétiens auront à cœur non seulement de prier, mais d'offrir aussi des sentiments de pénitence, des actes de vertu, les soucis, les ennuis et ces peines et épreuves de toute sorte, qui, sans doute, sont pour tous inséparables de l'existence, mais qu'il convient parfois d'accueillir de plein gré et par générosité. En unissant cette rénovation morale à la prière, les chrétiens ne se concilient pas seulement Dieu pour eux-mêmes, mais aussi pour la sainte Église, qu'il leur faut chérir comme une mère très aimante. Qu'entre eux ils reproduisent, chaque fois que les circonstances l'exigent, le spectacle décrit d'une façon si merveilleuse, si expressive et si belle dans la Lettre à Diognète : « Les chrétiens sont dans la chair..., mais ne vivent pas selon la chair. Ils habitent sur la terre, mais ils ont leur cité dans le ciel. Ils obéissent aux lois promulguées, et par leur genre de vie, ils surpassent les lois elles-mêmes. Ils aiment tout le monde, et tous les persécutent. Ils sont méconnus et condamnés, ils sont mis à mort et ils trouvent la vie... ils sont raillés et, dans les ignominies, ils se couvrent de gloire. Leur réputation est brisée et l'on rend témoignage à leur justice... Ils se comportent comme des gens honnêtes, et ils sont punis, ils se réjouissent comme s'ils trouvaient la vie. » (*Épître à Diognète.* V. P.G., I, 1174-1175.) « En somme, pour exprimer tout cela en peu de mots, ce qu'est l'âme dans le corps, les chrétiens le sont dans le monde. » (*Ibid.,* P.G. II 1175.)
141:27
Si les mœurs chrétiennes fleurissent comme au temps des apôtres et des martyrs, alors nous pouvons être assurés que nous serons exaucés avec la plus grande bonté par la Bienheureuse Vierge Marie, elle qui n'a pas de plus grand désir que de voir tous ses enfants retracer en eux-mêmes ses propres vertus. Émue de tant de prières, elle obtiendra bien vite pour l'unique Église de son Fils et pour toute l'humanité des temps plus paisibles et plus heureux.
Ces vœux, ces exhortations, Vénérables Frères, Nous désirons que, de la façon que vous estimerez la meilleure, vous les fassiez connaître en Notre nom aux fidèles confiés à vos soins.
Le Père Emmanuel est l'auteur d'un admirable *Traité du ministère ecclésiastique* épuisé lui aussi où il expose en quatre chapitres : 1° sa nature ; 2° comment il peut être dénaturé ; 3° le terrain du ministère ; 4° les vertus nécessaires à son exercice.
A un jeune prêtre le consultant, le Père Emmanuel répondit : « Vous avez une montagne de péché, faites une montagne de prières ». Le jeune prêtre devait lui succéder et le Père Emmanuel l'avait prédit. Six prêtres refusèrent la succession du Père Emmanuel. Le septième à qui on la proposa fut celui-là. Le vicaire général qui était alors ami du Père Emmanuel lui dit : « Acceptez donc, Monsieur le curé ; au Mesnil vous vivrez en plein surnaturel. » Et cet excellent prêtre qui tint la paroisse quarante-deux ans à la suite du Père Emmanuel racontait depuis : « En plein surnaturel ! Que peut-il bien vouloir dire ? ... j'ai compris, ajoutait-il, quand j'ai confessé des âmes formées par le Père Emmanuel. » Les habitants de cette paroisse ne sont pas d'une race spéciale ; c'est du point de vue humain du « tout venant ». Au temps du Père Emmanuel un confesseur extraordinaire voyant dans la rue une jeune femme qu'il avait confessée disait au Père : « Voilà une âme mûre pour le Carmel. » -- « Elle a quatre enfants, répondit celui-ci. »
142:27
La doctrine du Père Emmanuel c'est la doctrine des Saints. Il n'y a que celle-là qui ait jamais réussi. Pourquoi en cherche-t-on d'autres ?
D. MINIMUS.
143:27
## Enquête auprès de nos lecteurs
*LES RÉSULTATS*
*De l'enquête auprès de nos lecteurs lancée dans notre numéro* 18, *nous publions ci-après les principaux résultats. Nous avions averti nos lecteurs en ces termes :* « *Les indications que nous pourront ainsi réunir ne constituent pas un référendum : c'est-à-dire que nous ne vous promettons pas de nous conformer, obligatoirement et dans tous les cas, aux désirs et préférences qui seront majoritaires. Nous voulons les connaître, pour avoir une idée plus précise des besoins intellectuels, des préoccupations, des tendances qui sont les vôtres. Nous voulons aussi être en mesure de situer plus exactement les catégories professionnelles, sociales, intellectuelles auprès desquelles la revue est la plus répandue et celle auprès desquelles elle l'est moins* ».
*Il y a sans doute quelque hardiesse, et une marge d'incertitude, à conclure de la partie au tout : c'est-à-dire à supposer que l'ensemble de notre public est exactement à l'image de la partie qui a répondu. Du moins est-ce l'image de la partie la plus active et la plus fidèle, celle qui a bien voulu, sur notre demande, accepter d'accomplir le travail de rédiger un réponse.*
Dans un prochain numéro, nous reviendrons de manière plus détaillée sur les réponses à certaines questions.
\*\*\*
144:27
Nos lecteurs, hommes (87 %) et femme, (13 %) se situent pour la plus forte proportion (25 %) entre 31 et 40 ans ; viennent ensuite 18 % entre 41 et 50 ans ; 17 % entre 21 et 30 ans.
Les principales professions sont :
les ingénieurs (11,7 %)
les professeurs (9,6 %)
les militaires (6,8 %)
les agriculteurs (5,2 %)
les étudiants (4,9 %)
les industriels et chefs d'entreprise (4,8 %).
Ils ont connu la revue : 44 % par un ami ; 33 % par un envoi de propagande ; 22 % par la presse. *Normalement,* une revue mensuelle est connue surtout par la presse. Mais dans son ensemble, la presse (et notamment la plupart des journaux qui sont, comme on le verra plus loin, les plus lus parmi nos lecteurs) observe à l'égard d'*Itinéraires* une conspiration du silence très attentive et très rigoureuse.
Seulement 63 % de nos lecteurs prennent leurs vacances en dehors de leur département de résidence : et néanmoins 74% sont allés au moins une fois à Lourdes (Il est à noter que ces réponses furent rédigées *avant* les grands pèlerinages du Centenaire) ; 42 % sont allés à Rome et 9 % à Fatima.
*Organisations. --* La plupart de nos lecteurs, par leur âge et leur profession, se recrutent parmi les parties les plus actives de la population. Mais il manifestent une certaine tendance à ne point adhérer aux divers groupements qui sollicitent leur concours. Seulement 46 % appartiennent à une organisation d'Action catholique, 20 % à une organisation civique, 16 % à une associations familiale, 16 % à un syndicat, 15 % à un groupement politique (et ce sont souvent les mêmes qui sont adhérents à ces diverses catégories d'organisations). Or nous ne leur demandions pas s'ils sont militants, mais simplement s'ils sont adhérents.
Nous remarquons à ce propos que 59 % de nos lecteurs ont fait au moins une fois une retraite fermée. Si beaucoup refusent de s'inscrire à une organisation, ce n'est point par absence de formation, manque du sens de leurs responsabilités ni paresse : il est évident qu'une retraite fermée demande un plus grand effort que la simple adhésion à un groupement. Mais, dans leur état actuel, un grand nombre d'associations, aux yeux de nos lecteurs, correspondent mal à leur rôle véritable. D'ailleurs, dans le « monde ouvrier », qui est ordinairement représenté comme le plus « militant », il n'y a pas 30 % de travailleurs salariés qui soient inscrits à un syndicat. Ce ne sont pas seulement les structures institutionnelles qui sont mal adaptées aux nécessités actuelles, ce sont aussi, bien souvent, les structures et le fonctionnement effectif de beaucoup d'organisations.
145:27
*Journaux et publications. --* Nous rangeons dans une même liste les quotidiens, les hebdomadaires, les périodiques et les revues. Une liste par catégories ferait apparaître elle aussi des indications intéressantes (par exemple l'importance, parmi les quotidiens, des quotidiens de province, souvent moins partiaux que les quotidiens parisiens, et davantage appréciés pour cette raison). En outre notre liste retient les pourcentages globaux, addition faite des abonnés et des lecteurs. On peut ainsi apercevoir d'un seul regard l'importance relative, à l'intérieur du public d'*Itinéraires,* des diverses sortes de publications **:**
48 % : *La France catholique*
39 % : un quotidien régional
29 % : *Verbe*
28 % : *Paris-Match*
25 % : *Le Figaro*
23 % : *La Nation française*
22 % : *Rivarol*
18 % : *Écrits de Paris*
17 % : *Aspects de la France*
16 % : *L'Homme nouveau*
14 % : *La Documentation catholique*
12 % : *Le Monde*
11 % : *La Croix*
10 % : *L'Aurore*
10 % : *La Pensée catholique*
9 % : *L'Avenir catholique*
8 % : *Études*
7 % : *Les Libertés françaises*
Nos lecteurs n'ont pas abandonné beaucoup de publications au cours de l'année 1957 (sur laquelle ils étaient interrogés) : 11 % déclarent avoir cessé de lire *Aspects de la France,* 5 % les *Écrits de Paris,* 4 % *Rivarol* et 3 % *La Croix.*
La revue *Itinéraires* est la publication préférée de 55 % de nos lecteurs, tandis que 31 % répondent non ; ils préfèrent :
18 % : *Verbe*
10 % : *La France catholique*
9 % : *Écrits de Paris*
8 % : *La Documentation catholique,* etc.
146:27
Ceux qui ont répondu « non » à la question 42 ont souvent inscrit *plusieurs* publications qu'ils mettent avant *Itinéraires.* Nous reviendrons en détail spécialement sur ce point. Un certain nombre de lecteurs ayant répondu « oui » mais ayant ajouté : « à égalité avec... »
Dans la proportion de 72 %, nos lecteurs déclarent lire intégralement la revue, tandis que 8 % se contentent de certains articles. Une revue mensuelle est à beaucoup d'égards une publication qui « passionne » beaucoup moins ses lecteurs que les quotidiens et les hebdomadaires. Que 55 % de nos lecteurs déclarent préférer *Itinéraires* à toutes les autres publications, et que 72 % lisent la revue intégralement, voilà des résultats fort encourageants.
Enfin 25 % de nos lecteurs utilisent la revue pour des cours, des conférences ou des cercles d'études.
La plupart de nos lecteurs, à des majorités souvent fortes, souhaitent que nous *développions* toutes nos rubriques : les « éditoriaux » (32 % contre 4 % qui voudraient les voir diminuer), les « chroniques » (35 % contre 17 %), les « notes critiques » (42 % contre 7 %), les « enquêtes » (24 % contre 18 %), les « documents » (36% contre 4 %).
*Éditoriaux le plus approuvés. --* Beaucoup de nos lecteurs ne répondent pas à la question, et 21 % répondent : « tous ». Ce qui n'a permis de dégager que de failles pourcentages.
*Éditoriaux le plus désapprouvés. --* Nos lecteurs n'ont pas répondu à cette question, sauf 29 % qui précisent : « Aucun ». Mais 9 % en ont profité pour signaler : « enquête sur le nationalisme ».
*Auteurs dont la collaboration à la revue est souhaitée par nos lecteurs. --* Les souhaits se dispersent sur un grand nombre d'auteurs. Seuls trois noms groupent un nombre notable de suffrages :
17% : Gustave Thibon
13 % : Jean de Fabrègues
9 % : André Frossard.
Nous devons signaler à nos lecteurs que leur sentiment ne fait que rejoindre le nôtre. Dès la fondation d'*Itinéraires,* nous avons prié ces trois écrivains de nous faire honneur et de nous apporter le concours de leur collaboration. M. Gustave Thibon a rédigé l'éditorial de notre numéro 5. M. de Fabrègues nous a donné la « Lettre à Jean Madiran » publiée dans notre numéro 3.
147:27
Nos lecteurs trouvent la revue (beaucoup n'ont pas répondu à cette question) :
trop polémique 16 % pas assez polémique 9 % bien 32 %
trop politique 4 % pas assez politique 16 % bien 30 %
trop doctrinale 6 % pas assez doctrinale 18 % bien 29 %
trop littéraire 9 % pas assez littéraire 14 % bien 14 %
\*\*\*
Rappelons que ces résultats concernent l'état de notre public pendant l'année 1957, année au cours de laquelle notre tirage le plus faible a été de 6.181 exemplaires, et notre tirage le plus élevé a été de 9.750 exemplaires.
148:27
### Déclaration fondamentale
La première « déclaration » de la revue *Itinéraires* était, comme il se doit « liminaire » : prononcée au seuil d'une entreprise poursuivie depuis bientôt trois années. Nous l'avons, à chaque anniversaire de notre fondation, réaffirmée purement et simplement. Nous croyons maintenant devoir la réaffirmer en la précisant et en la complétant très largement.
Cette *Déclaration fondamentale* fera l'objet de notre prochain numéro, qui sera mis en vente exceptionnellement au prix de 100 francs seulement, et qui paraîtra le 1^er^ décembre.
Pour tous ceux de nos amis qui voudront bien en assurer une large diffusion dans le public, nous rappelons qu'ils peuvent en commander les quantités qu'ils désirent chez *tout* dépositaire N.M.P.P. (Nouvelles Messageries de presse parisienne) : tous ne l'ont pas en magasin, mais tous peuvent recevoir et exécuter vos commandes. Il y a intérêt à commander la revue *un mois à l'avance,* c'est-à-dire à commander *des maintenant* le numéro spécial contenant notre « Déclaration fondamentale », en précisant qu'il s'agit du *numéro* 28, *de décembre* 1958, *vendu au prix de* 100 *francs l'exemplaire.*
Nous comptons donc sur tous nos amis pour ne pas négliger ce détail pratique : nous les prions très instamment de commander les quantités qu'ils désirent du numéro 28 sans aucun retard, dès la lecture des présentes lignes, auprès du dépositaire local des N.M.P.P.
149:27
## Note de gérance
La diffusion de notre numéro spécial paru à la fin du mois de juin (numéro 25) a été très largement assurée par beaucoup de nos amis. Nous les en remercions vivement.
Nous devons leur dire d'autre part que cette diffusion exceptionnellement réussie laisse subsister, du point de vue *matériel,* trois ombres graves, sur lesquelles nous attirons leur attention, et auxquelles nous leur demandons de réfléchir :
I. -- Notre numéro 25, grâce à la diffusion ainsi assurée, nous a valu de très nombreuses marques d'approbation de lecteurs qui jusque là ne connaissaient pas la revue, qui sont allés jusqu'à nous écrire leur sympathie ou leurs félicitations, mais *qui ne se sont pas abonnés.* Les personnes à qui vous avez utilement fait connaître *Itinéraires* par ce numéro 25 auraient eu besoin, pour s'abonner, qu'on le leur suggère à nouveau, avec une discrétion n'excluant pas l'insistance efficace.
Là-dessus les vacances, les soucis de chacun, les événements ont attiré ailleurs l'attention de la plupart. Négligences, oublis ou hésitations qui sont bien compréhensibles : c'est pourquoi il vous faut *revoir* et *suivre* ceux à qui vous faites connaître la revue, jusqu'à obtenir leur abonnement ; ou encore, souscrire à leur place pour leur offrir vous-mêmes un premier abonnement.
II. -- Beaucoup ignorent encore sans doute que du point de vue *matériel,* la très belle diffusion du numéro 25 ne nous a apporté *aucune aide.* Premièrement pour la raison qui vient d'être dite : elle n'a pas suffi à déterminer un mouvement d'abonnements nouveaux. Secondement, *la vente au numéro en elle-même ne nous apporte aucun secours financier.* Ce sont seulement les abonnements, les abonnements de soutien et les souscriptions qui permettent à la revue d'exister, et de développer son action.
Nous croyons devoir insister sur ce point, pour éviter que cette confusion, qui s'est produite, ne se reproduise en décembre : c'est pourquoi nous faisons remarquer qu'une large diffusion de notre prochain numéro spécial (numéro 28), qui est très souhaitable, ne nous sera non plus *en elle-même* d'aucun secours *matériel.*
150:27
III. -- Les efforts de nos amis, interrompus presque tous vers le milieu du mois de juillet, n'ont repris ni en septembre ni même en octobre. Nous constatons qu'il y a eu *plus de trois* mois *de vacances pour les souscriptions et la propagande.* Or, sans le recrutement d'abonnés nouveaux et sans la souscription d'abonnements de soutien, nous serions très prochainement condamnés à disparaître. Aucune publication indépendante, aucune des publications dites d' « opinion » (c'est-à-dire n'étant pas un mastodonte commercial disposant d'énormes capitaux), ne peut vivre aujourd'hui sans un secours financier. La revue *Itinéraires* ne peut l'attendre que de ses lecteurs. Elle ne survivrait pas si nos lecteurs négligeaient -- comme ils le font en ce moment -- de venir à notre secours.
\*\*\*
Que nos amis veuillent bien garder présentes à l'esprit, en ces mois de novembre et de décembre, les trois remarques ci-dessus. La revue *Itinéraires* trouve autour d'elle, spécialement depuis ces derniers mois, une audience nouvelle, une curiosité souvent sympathique, un accueil plus large et plus attentif, de grandes possibilités *morales et intellectuelles* d'action. Simultanément, elle s'enrichit de collaborations nouvelles qui augmentent son importance intellectuelle et son influence morale. Mais la revue est dans un réel embarras financier, qui s'aggrave très vite et qui va devenir catastrophique si le recrutement des abonnés et la souscription d'abonnements de soutien ne reprennent pas promptement.
Même la simple rentrée des réabonnements venus à échéance s'est effectuée en octobre lentement et partiellement.
Ce n'est pourtant pas le moment de la distraction, de la négligence ni du découragement. Au contraire. C'est le moment d'un nouvel effort, d'un effort d'ensemble, d'un effort de tous. Pas plus aujourd'hui qu'hier, nous ne pouvons continuer, nous ne pouvons rien sans votre aide et votre soutien : nous espérions qu'après l'interruption des vacances, ils nous seraient revenus spontanément au mois d'octobre. Ce ne fut pas le cas. Il nous faut donc vous adresser un nouvel appel. Nous vous l'adressons.
151:27
### A propos du « modernisme intégral »
Au moment où nous mettons sous presse, nous recevons de M. Henri Fesquet, concernant l'article de notre numéro 26 sur « le modernisme intégral », la communication suivante :
« *Je tiens à vous préciser, à vous et à vos lecteurs, que contrairement à ce que vous, affirmez à plusieurs reprises *:
1. -- *j'ai écrit tout seul l'article que vous me reprochez sur M. Henri Duméry. Seul, c'est-à-dire sans prendre aucun contact avec qui que ce soit. Je revendique donc seul la paternité des défauts et des qualités de cet article.*
2. -- *Vous déformez systématiquement ma pensée en vous livrant à une exégèse tendancieuse de mes écrits. Vous me reprochez en particulier d'avoir écrit :* « *L'Église ne porte-t-elle pas atteinte au caractère transcendant d'une foi qui se veut valable pour tous en tous temps et en tous lieux, en affirmant au* XX^e^ *siècle qu'une philosophie du Moyen-Age -- si grands en soient les mérites -- est seule capable en pratique de conduire à une saine théologie* ». *J'ai employé ici le mot* « *Église* » *dans son sens hélas courant, c'est-à-dire le Vatican ou, si vous préférez, la hiérarchie. Personne d'ailleurs ne s'y est trompé et ne peut s'y tromper si on veut bien replacer cette phrase dans son contexte immédiat ainsi que dans l'ensemble des articles que j'ai consacrés depuis plusieurs années dans* Le Monde *aux questions religieuses.*
3. -- *Vous ignorez -- peu de gens heureusement partagent votre erreur -- que vous parliez d'un catholique convaincu, fidèle à l'Église une, sainte, catholique et apostolique, et qui est respectueux des autorités : religieuses et toujours prêt à leur obéir.*
4. -- *Vous rapprochez mon nom de celui de Luther. Faut-il en rire ou se fâcher ? Je préfère en rire avec la plus grande partie de vos lecteurs.*
152:27
5. -- *Vous évoquez l'existence d'une* « *officine théologique* » *dont je serais un des porte-parole. Je nie l'existence de cette officine qu'éventuellement je serais mieux placé que vous pour connaître. Je nie être le porte-parole de quelque théologien que ce soit. Ceux auxquels vous pensez peut-être sans les nommer, je ne les connais pas, je ne les ai jamais vus, tout au plus ai-je lu quelques-uns de leurs ouvrages, comme tout informateur religieux doit le faire, ne serait-ce que par conscience professionnelle. A votre bonne foi trompée j'oppose la mienne en connaissance de cause.* »
Nous disions en effet (numéro 26, page 68) que M. Fesquet avait écrit son article « TOUT SEUL, OU PLUS VRAISEMBLABLEMENT AVEC L'AIDE ET LE CONSEIL DE THÉOLOGIENS-SIC ».
Contrairement à ce qui nous paraissait le plus vraisemblable, il l'a donc écrit sans aide ni conseil. Il ne connaît pas, sinon par leurs livres, les théologiens auxquels « peut-être nous pensons ». Il a décidé tout seul, et en moins de 24 heures, que L'ÉGLISE (entendez, précise-t-il, *le Vatican* ou, si vous préférez, la *Hiérarchie*) PORTE ATTEINTE A LA TRANSCENDANCE DE LA FOI. Nous lui en donnons acte.
Cette communication de M. Fesquet ne nous paraît appeler par ailleurs aucune réponse urgente. Nous la versons purement et simplement dans le débat. A part la précision sur son entière responsabilité personnelle, elle ne nous paraît, non plus, infirmer en rien les termes de notre article ; elle en confirme singulièrement quelques-unes des principales considérations.
============== fin du numéro 27.
[^1]: -- (1). *Itinéraires*, numéro 1 ; reproduite dans notre numéro 10 et dans notre numéro 20.
[^2]: -- (1). Sur notre Déclaration fondamentale, voir infra, page 148.
[^3]: -- (1). C'est la traduction littérale de La Bible de Jérusalem.
[^4]: -- (1). Saint Augustin, Sermon 215.
[^5]: -- (2). Cicéron, De Invent. Rhet. II, 53. Cette définition est citée par saint Thomas, IIa IIae, 101, 1.
[^6]: -- (3). Saint Thomas, IIa IIae, 101, 2, ad 3.
[^7]: -- (1). » L'homme est constitué débiteur, à des titres différents, vis-à-vis d'autres personnes, selon les différents degrés de perfection qu'elles possèdent et les bienfaits différents qu'il en a reçus. A ce double point de vue, Dieu occupe la toute première place, parce qu'il est absolument parfait et qui est, par rapport à nous, le premier principe d'être et de gouvernement. Mais ce titre convient aussi, secondairement, à nos parents et à notre patrie, desquels et dans laquelle nous sommes nés et avons été nourris. Et donc, après Dieu, l'homme est surtout redevable à ses parents et à sa patrie. En conséquence, de même qu'il appartient à la religion de rendre un culte à Dieu, de même, à un degré inférieur, il appartient à la piété de rendre un culte aux parents et à la patrie. (...) Comme le dit Cicéron, le culte et le devoir sont dus à tous ceux qui nous sont « unis par le sang ou l'amour de la patrie », mais pas à tous également : à nos parents d'abord et principalement ; aux autres, dans la mesure de nos ressources et de leurs droits. » Saint Thomas, IIa IIae, 101, 1, c. ; 2, ad 2. -- Nous nous servons de la traduction de la Revue des Jeunes.
[^8]: -- (1). IIa IIae, 103, 4.
[^9]: -- (1). Pie XII nous met en garde contre deux sortes d'erreurs au sujet de Marie : « Mais en traitant les questions qui regardent la sainte Vierge, que les théologiens et les prédicateurs de la parole divine aient soin d'éviter certaines déviations hors du droit chemin pour ne pas tomber dans une double erreur ; qu'ils se gardent et des opinions privées de fondement, dont les expressions exagérées dépassent les limites du vrai et d'une étroitesse d'esprit excessive quand il s'agit de cette dignité unique, sublime, et même presque divine de la Mère de Dieu, que le Docteur angélique nous enseigne à lui attribuer « à cause du bien infini qu'est Dieu. » Ad Coeli Reginam.
[^10]: -- (1). Nous citons l'édition critique, établie et traduite par le R.P.F. Sagnard, o.p. : *Contre les Hérésies*, livre II, collection Sources chrétiennes, Paris, 1952. Les passages cités se trouvent dans la Deuxième Partie, Section II.
[^11]: -- (1). Pie XII, Encyclique *Ad Apostolorum principis* du 29 juin 1958, *Osservatore Romano*, édition française du 12 septembre 1958.
[^12]: -- (2). St. Thomas d'Aquin -- 2a 2ae, quest. 47, art. 6, concl. On se reportera avec fruit à l'intégralité du traité de la prudence (Trad. française de H.D. Noble, o.p., édition de la revue des jeunes, Desclée et Cie).
[^13]: -- (3). 2a 2ae, qu. 47, art. 3, concl.
[^14]: -- (1). Un chapitre de ce livre (« *La scission syndicale de 1921* » pp. 138-175) constitue une réponse à un article de Claude Harmel (sur Claude Harmel, voir infra, note 5) et une lettre de Georges Dumoulin publiés dans les *Études sociales* et syndicales en février et avril 1955.
Claude Harmel avait relevé, dans la préface écrite par Pierre Monatte pour Fritz Brupbacher, Socialisme et liberté, cette affirmation contestable : « *Une légende mensongère s'est créée suivant laquelle la scission syndicale en France fut l'œuvre des communistes. Elle fut en réalité l'œuvre des réformistes, qui creusèrent une chausse-trappe et celle des anarchistes et des syndicalistes dits purs qui s'y précipitèrent* ».
G. Dumoulin était intervenu dans le débat par une lettre qui s'achevait ainsi : « *Auteur de la motion votée par le C.C.N., j'ai laissé dire pendant trente ans que j'étais responsable de la scission syndicale. Cette responsabilité était légère à porter, étant donné les faits. Il me déplaisait de contredire certains hommes qui ne vont dans la vie qu'affublés d'un masque et qui mirent leurs responsabilités au compte de leurs compagnons de route. Mais, quand Monatte défigure la vérité et prétend que la scission de 1921 fut une minable opération réformiste, je m'accorde le droit de protester et de lui dire : Monatte, vous êtes le père des C.S.R., le responsable de la scission. Votre version historique sert uniquement les communistes*. »
[^15]: -- (2). Le 10 mars 1906, un coup de grisou provoquait aux mines de Courrières (Pas-de-Calais) un formidable incendie qui fit plus de douze cents victimes. (Pabst devait, plus tard, pour son film *La tragédie de la mine*, s'inspirer de cette catastrophe et, notamment, de cet épisode longtemps fameux : des mineurs allemands, dotés d'un meilleur matériel de lutte contre l'incendie, accoururent pour aider au sauvetage des survivants que le feu assiégeait au fond des galeries.)
Ce drame suscita, chez les travailleurs de la mine, une violente émotion, qui explosa sous la forme d'une grève de cinquante jours. Les grévistes revendiquaient 8 francs et 8 heures de travail par jour. Clemenceau, ministre de l'Intérieur depuis quelques jours dans le cabinet Sarrien, vint, non sans courage, parler aux mineurs dans l'espoir de les apaiser ; puis, en dépit de ses promesses, il fit occuper militairement toute la région.
Finalement, une cinquantaine de grévistes et de leaders syndicaux furent accusés d'avoir comploté contre le régime avec les bonapartistes et les royalistes. Dans un discours à Lyon, Clemenceau parla de ce « *formidable ensemble de grèves comme on peut dire qu'il ne s'en était jamais vu jusque là, fondées sans doute sur des revendications d'ordre économique parfois légitimes, mais fomentées par des agitateurs politiques excités dans l'ombre par la démence des partis réactionnaires, dans l'espérance de faire renverser la république par des émeutes dont les forces de la réaction sauraient bientôt venir a bout, ainsi que le constate une pièce présentement aux mains de la justice* ». (Cité d'après *Le mouvement socialiste*, mai 1906, *M. Clemenceau ou le dreyfusisme au pouvoir* par André Morizet, selon qui « *cette pièce, que publie* Le Matin, *était une lettre du duc d'Orléans, qui avait servi déjà en 1899 au procès de la Haute-Cour pour essayer de discréditer Guérard et Riom et enrayer la grève du bâtiment*. ») L'ancien dreyfusard pratiquait à son tour, sans aucun souci de la vérité, « l'amalgame » en usage dans cette période de la République, lorsqu'il s'agissait de défendre l'ordre établi, politique ou social : anarchistes et syndicalistes révolutionnaires étaient dénoncés comme les complices inconscients ou stipendiés des forces hostiles à la République.
Monatte qui, en 1905, était venu de Paris pour assurer la rédaction du journal de la Fédération syndicale des mineurs du Pas-de-Calais, l'*Action syndicale* (dont le gérant était Dumoulin), puis qui, après une première condamnation et un retour à Paris, était revenu dans la région pour apporter son concours aux militants qui menaient la grève, fut impliqué dans le « complot », arrêté et gardé en prison du 23 avril au 31 mai 1906.
[^16]: -- (3). Le militant qui répondait au nom savoureux de Benoît BROUTCHOUX était né en 1880 à Toulon-sur-Arroux, en Saône-et-Loire, dans un département où les idées anarchistes avaient commencé leur implantation dès l'époque de sa naissance : c'est là que Ravachol avait accompli ses premiers exploits, et bien des « compagnons » gardaient le culte du « martyr » de l'anarchie. Broutchoux entra dans les milieux anarchistes vers ses dix-sept ans, à Montceau-les-Mines, poussé sans doute (notamment) par un goût de la violence qu'il garda fort longtemps. En 1901, Chalon-sur-Saône et Montceau furent le théâtre de grèves de mineurs avec manifestations qui se terminèrent par des fusillades. A l'issue de l'enterrement des victimes, au cimetière de Chalons, Broutchoux gifla un commissaire de police, et quitta le pays en même temps qu'un autre militant, Benoît Delorme, dont il emprunta les papiers. Tous deux s'installèrent dans le Pas-de-Calais, et Broutchoux y commença sa propagande anarchiste, à la fois contre les guesdistes et contre les syndicaux réformistes groupés derrière Basly dans le « vieux syndicat » des mineurs, auquel il opposa bientôt le « jeune syndicat » qui ne devait pas tarder à s'affilier à la C.G. T.
Arrêté lors de la grève de 1902, Broutchoux fut condamné pour usurpation d'état civil : il commençait ainsi une longue carrière d'emprisonné qui le mena jusqu'en 1914. Au moment de la déclaration de guerre, il fut arrêté, une fois de plus : son nom figurait sur le « carnet B », et il fut l'un des plus difficiles à faire libérer. Son nom défraya encore la chronique après la première guerre mondiale. Mais sa vie active était terminée, et des malheurs domestiques l'accablèrent. Il est mort en 1943 dans le Lot.
[^17]: -- (4). Né en 1881 en Haute-Loire d'un père maréchal-ferrant et d'une mère dentellière, M. Pierre Monatte fit ses études secondaires au collège de Brioude puis, pour préparer sa licence, fut pion trois ans dans divers établissements du Nord. Il démissionna en 1902 et vint à Paris où il tâta du journalisme, puis se fit correcteur. Il était alors anarchiste.
[^18]: -- (5). Claude HARMEL publie, depuis 1955, un bulletin mensuel : *Les Études sociales et syndicales*. Il a publié une *Lettre à Léon Blum sur le socialisme et la paix* (1949) et une *Histoire de l'anarchie* (1950) en collaboration avec A. Sergent.
Les *Études* sociales et syndicales sont l'un des très rares organes en France où s'élaborent une pensée syndicale et une méthode d'action sociale qui soient accordées aux réalités présentes et non aux mythes hérités d'avant-hier. Sur la crise du syndicalisme et de la pensée sociale, voir Madiran, *On ne se moque pas de Dieu* (Nouvelles Éditions Latines, 1957), chapitres VI, VII et VIII.
Georges LEFRANC, ancien élève de l'École normale Supérieure, agrégé d'histoire, fut le secrétaire du Centre confédéral d'Éducation ouvrière de la C.G.T. (1933-1940). Il est notre meilleur historien du syndicalisme. On lui doit notamment : *Histoire du mouvement syndical français* (1937), *Histoire du mouvement ouvrier en France des origines a nos jours* (1947, sous la signature de Jean Montreuil), *Les expériences syndicales en France de 1939 à 1950* (1950), *Les expériences syndicales internationales des origines à nos jours* (1952), *Histoire du travail et des travailleurs* (1957).
[^19]: -- (6). Alphonse MERRHEIM (1871-1925), chaudronnier en cuivre, un des fondateurs de la Fédération de la Métallurgie (1904) dont il fut le secrétaire jusqu'en 1923, est l'une des figures les plus marquantes du mouvement syndical français. Avec Monatte et Dumoulin, il appartenait au comité de rédaction de la Vie ouvrière fondée en 1909 pour être l'organe d'un syndicalisme révolutionnaire plus soucieux qu'auparavant des structures capitalistes et des mouvements sociaux. Dès la fin de 1914, il fut l'un de ceux autour de qui s'organisa l'opposition à la politique d'union sacrée adoptée par Jouhaux et la majorité de la confédération. En septembre 1915, il participa en Suisse à la conférence de Zimmerwald organisée par Lénine, auquel il s'opposa sur un point capital : « Je ne suis pas venu ici pour créer une troisième internationale, mais pour faire entendre le cri de ma conscience angoissée. »
Toutefois, un désaccord se dessina entre lui et Monatte dès 1915, quand celui-ci donna sa démission du comité confédéral, alors que Merrheim affirmait qu'il fallait continuer l'opposition à l'intérieur de la C.G.T. A cette divergence, qui alla en s'accentuant, s'ajouta la conversion progressive de Merrheim à une action syndicale plus constructive, sous l'influence d'Albert Thomas et des réalisations sociales accomplies dans les usines durant la guerre. En décembre 1917, à la conférence nationale de Clermont-Ferrand, il rallia pratiquement la majorité.
A. BOURDERON (1858-1930) était secrétaire de la Fédération du Tonneau depuis 1908. Il appartenait également au parti socialiste où, sans avoir de fonction, il jouissait d'une certaine autorité ; c'est pour cette raison que Merrheim lui demanda de l'accompagner à Zimmerwald. Tous deux suivirent la même évolution. « *En juillet* (1918), dira plus tard Bourderon, « *après le terrible traité de Bresi-Litovsk, après l'effort militaire des troupes allemandes sur notre front, l'armée allemande s'avançant à 65 et 80 kilomètres de Paris et ayant des pièces d'artillerie qui tiraient sur Paris, je ne voulais tout de même pas : accepter une paix pour mon pays comme les Russes avaient été obligés d'en subir une*. »
Francis MILLION, typographe puis correcteur, fut secrétaire de l'Union des syndicats du Rhône avant d'accéder au bureau confédéral. Sans jouer un rôle de premier plan comme les précédents, il avait été lui aussi un minoritaire de guerre.
[^20]: -- (7). Louis et Gabrielle ROUET, instituteurs dans le Maine-et-Loire, figurent au nombre des pionniers du syndicalisme et de l'adhésion à la C.G.T. dans l'enseignement primaire.
Marie GUILLOT, elle aussi institutrice, dans un village de Saône-et-Loire, appartenait également à la Fédération de l'Enseignement, dont l'organe, L'École émancipée, existe toujours.
[^21]: -- (8). Le congrès de Lyon, quinzième congrès de la C.G.T., se tint du 15 au 21 septembre 1919. Le 14 septembre, la minorité, affaiblie par le ralliement de Merrheim, Rourderon et Dumoulin, tint une conférence pour déterminer sa ligne de conduite. Deux tendances s'y firent jour : PÉRICAT, de la fédération du Bâtimeut et SIROLLE, des Cheminots, préconisaient l'abandon de la C.G.T., Monatte, Marie Guillot et les Rouet pensaient qu'il fallait poursuivre la lutte à l'intérieur de la confédération pour en assurer le redressement. Cette seconde tendance l'emporta. Au congrès, la motion de la minorité -- qui se terminait sur cette formule : « *Vive la République internationale des soviets* » -- recueillit 588 voix contre 1.393 à celle du bureau confédéral.
[^22]: -- (9). Certains minoritaires -- des anarcho-syndicalistes pour la plupart -- prônaient la scission et la création d'une Confédération syndicale révolutionnaire. Ils avaient l'appui de Griffuelhes, l'ancien secrétaire confédéral. Ils fondèrent au sein des C.R.S., écrit Monatte, « *une petite franc-maçonnerie clandestine, appelée le Pacte, constituée... après les grèves de cheminots de mai 1920. Le Pacte devait tenter de mettre la main sur toute la minorité*. » (*op. Cit*., p. 153).
[^23]: -- (10). Le congrès de Lille, 16^e^ de la C.G.T., se tint du 25 au 30 juillet 1921. Il fut organisé par Dumoulin, qui s'entendit avec les responsables des syndicats des inscrits maritimes et des dockers de Dunkerque afin qu'ils assurassent le service d'ordre : on s'attendait à un coup de force des minoritaires pour s'emparer de la tribune. Le 25, au début de la séance de l'après-midi, alors que Dumoulin était à la tribune, des rangs des minoritaires monta une clameur qui fut interprétée comme le signal de l'assaut. Aussitôt, dockers et marins s'avancèrent et ce fut la bataille. « *Surpris par cette brusque attaque, écrit Louis Lecoin, les représentants des syndicats révolutionnaires lâchaient pied ; encore un peu et nous allions être jetés dehors. Je montai sur une table face aux assaillants. Sortant mon revolver, je tirai en l'air trois ou quatre fois, braquant mon arme, après chaque coup de feu, sur les inscrits maritimes qui reculèrent. Nous ne connaîtrions pas le ridicule d'être expulsés du congrès par les réformistes* ». (*De prison en prison*, Paris, 1947, p. 116.)
Louis LECOIN, né en 1889, ouvrier agricole, secrétaire de la Fédération communiste-anarchiste en 1912, avait passé en prison la plus grande partie de la guerre pour refus d'obéir à l'ordre de mobilisation. Après la guerre, il assuma la gérance du Libertaire (fondé en 1895 par Louise Michel et Sébastien Faure). En 1939, il devait être à nouveau l'objet de poursuites pour diffusion d'un tract intitulé *Paix immédiate*. En 1943, il a fondé une revue libertaire, *Défense de l'homme*, qui paraît toujours.
[^24]: -- (11). Le bureau confédéral fit voter, à la faible majorité de 1.572 voix contre 1.325 à la motion minoritaire, une résolution affirmant l'obligation stricte des minorités de s'incliner devant les décisions prises : « *Sous aucun prétexte, les groupements d'affinités ou de tendances ne peuvent se substituer à l'organisation corporative, départementale ou nationale* ». Deux mois plus tard, le bureau faisait voter par le comité confédéral national (19/21 septembre) un texte lui permettant d'exclure de la confédération les organisations qui auraient donné leur adhésion aux C.S.R. Les leaders de l'opposition déclarèrent que, dans ces conditions, ils ne pouvaient plus participer à l'administration de la C.G.T.
Les principaux minoritaires se répandirent dans les syndicats et organisèrent, en décembre 1921, un congrès extraordinaire, qui fut considéré à juste titre par le bureau confédéral comme un acte d'indiscipline et de scission. C'est à ce « congrès » que Monatte et ses amis proposèrent que les C.S.R. ne reçoivent plus que des adhésions individuelles. Pratiquement, la C.G.T. unitaire fut constituée dès ce moment là. Elle devait tenir son premier congrès officiel à Bourges, du 25 juin au 1^er^ juillet 1922.
[^25]: -- (12). En juillet 1919 fut reconstituée, au congrès d'Amsterdam, sous le nom de Fédération syndicale internationale (F.S.I), l'internationale syndicale que la guerre avait brisée en deux (et qui d'ailleurs, avant 1914, n'avait pas fait preuve d'une grande activité). L'année d'après, lors du second congrès de l'Internationale communiste (juin-juillet 1920), les syndicalistes qui participaient à ses travaux se réunirent en une conférence qui publia le 15 juillet une déclaration dénonçant l'incapacité révolutionnaire de la F.S.I. Toutefois, les communistes ne devaient pas quitter les syndicats affiliés à l'internationale d'Amsterdam, mais tenter de s'en emparer par noyautage et de les faire adhérer à l'Internationale de Moscou, encore à moitié dans les limbes. Peu après, la tactique changea. L'Internationale syndicale révolutionnaire (I.S.R.), ou Profintern, fut officiellement constituée à Moscou (3-19 juillet 1921).
[^26]: -- (13). Le congrès d'Orléans, 15^e^ congrès de la C.G.T., eut lieu du 27 septembre au 2 octobre 1920. L'essentiel des débats porta sur la conception communiste de l'action syndicale. Le début de l'année 1920 avait été marqué par deux grèves de cheminots : l'une jaillie assez spontanément pour protester contre la révocation d'un militant, dura du 23 février au 1^er^ mars. La seconde, décidée par les syndicalistes révolutionnaires de la Fédération des cheminots, commença le 1^er^ mai ; elle fut soutenue par des grèves décidées dans les autres professions par le bureau confédéral qui avait cédé aux instances des minoritaires. Le 28 mai, le travail reprenait partout. L'échec porta à la C.G.T. un coup très dur.
[^27]: -- (14). L.-O. FROSSARD (né en 1889), instituteur, socialiste depuis 1905, avait été nommé secrétaire général de la S.F.I.O. en octobre 1918. Au moment du congrès d'Orléans, il revenait d'un voyage qu'il avait fait à Moscou avec Marcel Cachin, sur mandat du congrès socialiste de 1919. Il était acquis à l'adhésion à l'Internationale communiste. Après le congrès socialiste de Tours (décembre 1920), il fut le premier secrétaire général du Parti communiste jusqu'à sa démission, le 1^er^ janvier 1923. Daniel RENOULT, journaliste, rédacteur à l'Humanité depuis 1914, appartenait depuis janvier 1920 au groupe qui proposait la « reconstruction » de l'Internationale, se situant ainsi entre ceux qui voulaient continuer la II^e^ Internationale (Renaudel) et le comité pour l'adhésion à la III^e^ Internationale (auquel appartenait Charles Rappoport, historien et théoricien marxiste abondant qui, d'origine russe, était venu en France en 1887 et s'était fait naturaliser français. Daniel Renoult est resté jusqu'à sa mort, en juillet dernier, membre du Parti communiste et maire de Montreuil (Seine). Rappoport devait quitter ultérieurement le Parti communiste pour la S.F.I.O.
[^28]: -- (15). Le Comité pour la reprise des relations internationales fut créé en août 1915, avec Merrheim, Bourderon, Monatte, Souvarine, Rosmer, etc., autour du « noyau » de la Vie ouvrière. « Presque au coin de la rue Grange-aux-belles et du quai Jemmapes à Paris, s'ouvrait encore en 1914 une petite boutique grise, une Librairie du travail. Là vivait Pierre Monatte, le rédacteur en chef de la Vie ouvrière, qui partagea avec Merrheim la gloire d'avoir formulé l'initiale protestation du monde prolétaire français contre la guerre. Cette boutique ferma le 2 août. Et pourtant, certains soirs d'automne, vers 9 heures, les policiers pouvaient constater qu'une vie furtive y brillait, que des conspirateurs, l'un après l'autre, s'y glissaient, et que dès onze heures les colloques s'éteignaient... On se bornait à tisonner tristement les restes refroidis de l'Internationale. Un orgueil sombre nous restait. Rosmer, le poète Martinet, Trotsky, Guilbeaux, Merrheim et deux ou trois autres dont j'ignore les noms, nous avons su, en plein Paris, être à la fois parmi les derniers Européens de la belle Europe intelligente que le monde venait de perdre à jamais et les premiers hommes d'une Internationale future dont nous gardions la certitude. Nous formions la chaîne entre les deux siècles. Oui, ce sont là des souvenirs d'orgueil... » Raymond Lefebvre, La vie ouvrière, 11 juin 1919).
Lozovski, pseudonyme de Salomon Dridzo, exilé en France depuis 1909, appartenait au groupe dit, d'après le titre de son journal du Naché Slovo (Notre parole) formé par les socialistes russes qui n'acceptaient pas la politique d'union sacrée. Rentré en Russie après la Révolution, il prit un peu de temps avant de se rallier franchement au bolchevisme, puis fut l'un des principaux dirigeants de l'I.S.R. Pendant la seconde guerre mondiale, il fut employé dans la diplomatie. Il disparut en 1949, victime de l'antisémitisme de Staline.
[^29]: -- (16). Monatte terminait ainsi son discours au congrès de Lille : « *Notre place est dans l'Internationale syndicale rouge, avec toute notre conception, la tête droite, à côté de nos frères de Russie*. » (compte rendu sténographique, p. 279). La délégation qui était allée représenter la minorité au congrès constitutif de l'I.S.R. (3/19 juillet 1921) était composée de Tommasi, Hélène Brion, Claudine et Albert Lemoine. Les deux premiers, qui revinrent seuls à temps pour assister au congrès de Lille, avaient accepté l'idée de la liaison organique entre les syndicats et le parti. Ils furent désavoués par le comité central des C.S.R. et Monatte déclara au congrès de Lille : « *Nous allons faire, au sortir de ce congrès, la demande -- que nous soyons minorité ou majorité ! -- d'une réunion nouvelle de l'Internationale rouge où sera remise en question la question des rapports entre les partis et les syndicats, entre l'Internationale syndicale et l'Internationale communiste, et nous défendrons notre point de vue*. » (*op. cit*. p. 278). C'était se faire beaucoup d'illusions sur le caractère de Lénine, incapable de la moindre concession, si ce n'est d'opportunité et à titre révocable.
[^30]: -- (17). Monatte fait état dans son livre d'une lettre adressée par Dumoulin à Merrheim en juillet 1915. Il y rapportait comment, alors qu'il était mobilisé, il avait rencontré un ancien membre du bureau confédéral, Loiseau, qui lui avait suggéré de se faire réformer grâce à l'intervention de Jouhaux. Cette lettre mérite d'être citée, à une époque où l'ancien secrétaire général de la C.G.T. est devenu une sorte de personnage légendaire. C'est Loiseau qui parle : « *Le Gros* (Le Gros, c'est Jouhaux) *a ses entrées tous les jours à la rue de Grenelle. Il parle à Millerand comme à toi et à moi. Il obtient du ministre les sursis d'appel et les réformes qu'il veut. Tu es un c.. de rester ci. Dis-moi un mot et il te tirera de là... Jouhaux remportera une grande victoire au congrès confédéral. Il en a la certitude. Il tient tous ses adversaires par des lettres de sollicitation... il y a bien une poignée d'anarchistes tels que Monatte, mais ce sont des personnalités isolées qui ne comptent pas. Merrheim, on l'aura par Thomas. Celui-ci donnera quelques rapports à faire et tout sera dit*. » (*op. cit*., p. 143). On comprend que, devant de telles méthodes, des militants aient eu un sursaut de dégoût.
La brochure en question est intitulée : *Les syndicalistes français et la guerre*. Elle est datée de juin 1918. Elle fut donc écrite un mois avant le congrès de Paris (15-18 juillet 1918). On en trouvera le texte dans le grand livre de A. Rosmer : Le mouvement ouvrier pendant la guerre : de l'union sacrée à Zimmerwald. (Paris, 1936).
[^31]: -- (18). Le 9 novembre 1930, vingt-deux militants syndicaux, appartenant soit à la C.G.T., soit à des organisations autonomes, soit à la C.G.T.U., se réunissaient « *spontanément *» pour un échange de vues sur la situation de la classe ouvrière et publiaient une déclaration en faveur de « *la reconstitution de l'unité syndicale dans une centrale syndicale unique, sur les bases de la Charte d'Amiens *».
Cette unité ne se concevait, selon eux, que « *dans la pratique de la lutte de classes et dans l'indépendance du mouvement syndical, en dehors de toute ingérence des partis politiques, des fractions et des sectes, ainsi que des gouvernements* ». Chacun des signataires devait demeurer attaché à son organisation syndicale propre et y mener sa propagande en faveur de l'unité. Parmi eux figuraient, sous l'étiquette « confédérés », G. Dumoulin et Pierre Monatte, revenu à la C.G.T. depuis plusieurs années.
Les leaders de la C.G.T.U. dénoncèrent aussitôt ce que Monmousseau appela une « *unité de renégats *», une « *unité de trahison *» (*Humanité*, 22 novembre 1930). Du côté de la C.G.T., l'accueil fut à peine plus favorable et la tentative échoua.
[^32]: -- (19). En 1923, fatigué des luttes qu'il avait à y soutenir, G. Dumoulin abandonna ses fonctions au bureau confédéral de la C.G.T. et, après diverses péripéties, entra comme fonctionnaire au Bureau international du Travail (B.I.T.) que dirigeait avec maîtrise Albert Thomas. Il y resta jusqu'en 1930. Il ne devait reprendre une responsabilité dans le mouvement syndical qu'en 1936, comme secrétaire général de l'Union des syndicats du Nord.
[^33]: -- (1). Giorgio La Pira : Esquisses pour une politique chrétienne (Plon).
[^34]: -- (1). Page 50.
[^35]: -- (1). La première partie de cet article a paru dans notre numéro 26.