# 29-01-59
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NOUS N'ÉTIONS CERTES PAS LES SEULS, il s'en faut, nous n'étions heureusement pas seuls en France à aimer Pie XII. Mais plusieurs ont trouvé dans sa mort une occasion qui leur a paru opportune pour donner à entendre ou même pour manifester que, soit le respectant, soit ne le respectant pas, en tous cas ils ne l'aimaient point.
Aucun pontificat sans doute ne vit, à son terme, tant d'hommages assemblés, tant de respect, tant d'admiration et tant d'amour : mais aucun non plus ne vit surgir si vite d'aussi nombreuses, d'aussi laborieuses, d'aussi injurieuses, d'aussi profondes et abominables perfidies.
Plusieurs d'entre elles, exprimées, imprimées et signées en octobre 1958, ou au début de novembre, trouveront leur place et leur importance dans l'histoire religieuse. Car elles ont une valeur explicative. Ceux qui s'opposaient aux décisions et aux enseignements de Pie XII disaient, de son vivant : ce n'est pas lui, ce sont les « bureaux du Vatican », c'est la Curie romaine, ce sont les Cardinaux de Curie, c'est toute une administration ecclésiastique, qui influencent un Pape âgé et lui font prendre des mesures que lui-même ne prendrait point spontanément...
Les mêmes, dès la mort du Pontife, nous ont expliqué que Pie XII n'écoutait personne, décidait de tout, ne prenait aucun conseil de la Curie romaine.
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Nous n'irons pas puiser dans ces campagnes de presse des informations sur le gouvernement de Pie XII. Mais nous retiendrons qu'elles sont très éclairantes sur l'état d'esprit réel de ceux qui les ont diffusées. Elles montrent que leur opposition prétendue, sous le règne de Pie XII, aux « bureaux du Vatican », était bien une opposition au Souverain Pontife lui-même : et qu'ils le savaient. Des sa mort, ils ont tenu à donner la clé permettant de lire ce qu'ils écrivaient les années précédentes, ou quelques mois plus tôt : ils ont tenu à préciser que tout ce qu'ils avaient reproché à « l'administration vaticane » devait en réalité être attribué personnellement et uniquement à Pie XII.
Voilà qui est désormais acquis. Livres et articles parus avant le mois d'octobre 1958 devront être déchiffrés par l'historien à la lumière de ce que les mêmes auteurs ont avoué en clair, dans les jours et les semaines qui suivirent la mort du Souverain Pontife. Les perfidies changeantes que l'on a fait circuler sur Pie XII avaient un but immuable : elles visaient à annuler son œuvre d'apostolat, de réforme et d'enseignement.
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C'EST sans nous occuper davantage de ce flot de perfidies que nous tentons d'exprimer notre hommage filial à Pie XII, et notre particulière reconnaissance qui se situe à sa place dans la reconnaissance universelle. Dans notre itinéraire même intellectuel, c'est la pensée de Pie XII que nous avons rencontrée à un carrefour décisif, et sans cette rencontre nous serions bien différents de ce que nous sommes.
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Tel est notre témoignage, que nous essayons de formuler comme nous pouvons. Pour le reste, l'Église rend justice à son heure à ceux de ses Pontifes que le monde attaque, méconnaît ou bafoue. Cette heure est venue sans tarder pour saint Pie X, elle approche plus lentement pour Pie IX. Elle viendra pour Pie XII, avant ou après la Résurrection finale : ce n'est pas notre affaire. Notre propos est de dire quelque chose de ce que, dans l'ordre de la pensée et de la vie intérieure, nous devons à Pie XII.
Avec beaucoup d'autres, nous lui devons de nous avoir guidés vers le mystère de l'Église. L'amour filial qu'il avait acquis dans nos cœurs pour son pontificat, c'est lui être fidèle que de le reporter entier sur le successeur qui, peut-être avec d'autres mots et un autre style, a pris en charge la même prière, la même doctrine, la même Église du Christ.
Des docteurs catholiques se sont rendus célèbres en dénonçant ce qu'ils appellent notre « papolâtrie ». Eux-mêmes se défendent de tout « gallicanisme ». Nous leur préférons néanmoins en cela le gallican Bossuet, qui disait :
« Tous les Pontifes romains ensemble doivent être considérés comme la seule Personne de saint Pierre continuée. »
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## ÉDITORIAL
### Rendre aux Français la liberté
LA RENAISSANCE des familles et des métiers, ou leur asphyxie : voilà ce qui est en cause à l'intérieur de la France, et ce qui appelle des « réformes de structures », comme on dit, des réformes de structures conçues dans le renouvellement des cœurs et entreprises dans la réforme des mœurs.
Les familles et les métiers, on nous en parle trop en dehors de la question ; ou on ne l'aborde qu'en surface. On se félicite officiellement que, « malgré l'anarchie gouvernementale de la IV^e^ République », la natalité se soit développée et que l'industrie française, dans de nombreux secteurs, ait modernisé ses techniques et son outillage, voire amélioré ses rapports sociaux. Signe de vitalité, assurément, signe essentiel. Mais cette vitalité a pu se manifester à la faveur de l'anarchie gouvernementale et non point malgré elle. Le poids de l'appareil administratif, qui étouffe les activités françaises, était tempéré par le discrédit et l'impuissance de l'État. Si demain, si aujourd'hui la nécessaire renaissance de l'État a pour conséquence non pas d'amender, mais de faire littéralement respecter des lois injustes et oppressives, et d'encaserner administrativement tous les Français, on verra s'éteindre la vitalité des familles et des métiers ; à moins que l'on ne voit grandir leur révolte.
Il n'est pas possible que la vie familiale, professionnelle et scolaire reste administrée par l'État. Cela fut tolérable à grand peine, et non sans dommages graves, lorsque l'État était bafoué de toutes parts, et que la tyrannie administrative trouvait dans le désordre, l'impuissance, le gâchis, -- voire éventuellement la corruption et le trafic d'influence, -- des limites peu honorables, limites de fait néanmoins. Si l'État restauré, en mesure de se faire obéir, ne desserre pas son emprise administrative, nous allons tous être placés entre l'écrasement et l'insurrection.
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PARCE QUE presque personne ne le dit, serait-ce donc qu'on ne l'aperçoit guère ? C'est une monstruosité de prolonger non pas certes l'instruction des Français, mais leur scolarisation obligatoire. Il n'y a aucune raison valable d'encaserner légalement tout le monde dans des écoles jusqu'à l'âge de 16 ou 18 ans. C'est une vue véritablement obscurantiste, qui suppose arbitrairement :
1. -- que tout s'apprendrait en s'asseyant sur un banc ou une chaise, devant une table, avec des livres et des cahiers, et en écoutant des cours et discours ;
2. -- que tous les esprits seraient uniformément faits pour apprendre par cette voie et de cette manière. Cela suppose aussi un autre obscurantisme, un obscurantisme préalable, selon lequel il appartient à l'État de décider souverainement en un tel domaine. Nous le nions.
Sur ce terrain, nos libertés fondamentales se trouvent atteintes et violées depuis longtemps. Nos libertés fondamentales ne sont pas, ou du moins, ne sont pas d'abord ni principalement des libertés de presse, d'édition, d'élections, de partis, -- libertés ou, bien souvent, privilèges de la caste intellectuelle sociologiquement installée.
Nos libertés fondamentales sont celles de la personne, de la famille, du métier, et non point des partis politiques, elles concernent l'éducation et l'instruction, la conscience et la culture, le choix et l'apprentissage d'une profession. L'État n'a rien à y voir, que contrôler, équilibrer, intervenir quand le bien commun de la nation est en cause. L'État n'a rien à y faire et de plus en plus il veut y faire tout. Cela ne va pas. C'est la vie nationale elle-même qui est ainsi menacée d'asphyxie.
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Réserve faite de l'observation, surveillée par l'État, de règles très générales de moralité, de justice, d'hygiène et de civisme, la liberté la plus complète doit être rendue à tout ce qui concerne l'éducation des consciences, l'instruction des esprits, l'apprentissage des métiers. Cette liberté complète doit être rendue aux familles et aux professions. De libres écoles, avec le libre choix entre elles assuré à tous ; y compris la liberté effective de s'instruire ailleurs que dans des écoles, à partir d'un âge qui est certainement inférieur à 16 ans. Que tout soit fait sans doute pour faciliter, à ceux qui le désirent et qui en sont capables, une formation scientifique et culturelle, par voie scolaire, aussi longue qu'il sera souhaitable : mais qu'on n'y contraigne personne. Que les professions, et non l'État, aient la charge d'organiser l'apprentissage, et la formation des techniciens, par voie scolaire ou non : les professionnels en savent beaucoup plus long, sur la formation des hommes de métier, que n'en peut savoir un universitaire du ministère de l'Éducation. Mais les professionnels n'ont pas la liberté.
QUANT À L'ÉDUCATION, nous n'acceptons pas, nous ne pouvons accepter, nous n'accepterons jamais ni que les partis politiques ([^1]), ni que l'État s'arrogent le droit d'éduquer nos consciences : le véritable, le seul germe de totalitarisme est celui-là. Que l'État s'occupe des orphelins, des abandonnés, des enfants martyrs qu'aucune institution privée ne peut prendre en charge ; que l'État veille aux conditions générales d'hygiène et de moralité de toutes les institutions d'enseignement ; que l'État, enfin, coopère à l'éducation civique -- sans l'annexer -- par le service militaire dans une armée retrouvant pleinement sa fonction fondamentale de paix et d'unité ([^2]) : tout cela est normal et souhaitable. Mais qu'il y ait un ministère de l'Éducation, occupé à diriger et à opérer lui-même l'éducation des consciences, voilà qui est bien difficilement tolérable.
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Ce pouvoir spirituel de l'État peut être provisoirement nécessaire dans certaines nations encore infantiles ou barbares. Il peut être inévitable dans les nations païennes. Dans un pays de vieille civilisation, dans une nation chrétienne, c'est une honte et un scandale, c'est un abus exorbitant, c'est un esclavage intellectuel et moral. L'éducation des consciences est une affaire spirituelle, qui relève normalement des familles ; et de l'Église pour tous ceux qui librement lui reconnaissent la charge d'éclairer et de guider les âmes.
Il en est de même, mais d'une autre façon, pour l'apprentissage, pour tous les apprentissages, qui relèvent des professions auxquelles ils préparent. C'est pourquoi les seules écoles d'État qui aient une raison d'être sont les grandes écoles où il forme lui-même ses fonctionnaires, ses administrateurs, ses officiers. Toutes les autres écoles d'État peuvent éventuellement relever d'une fonction vicariante, provisoirement admise quand c'est indispensable : y adjoindre une obligation de droit ou de fait est essentiellement tyrannique, une tyrannie infiniment plus réelle que des restrictions aux libertés, pouvoirs et privilèges des partis politiques.
Tout ce que l'État s'est attribué en dehors des limites qui viennent d'être dites, nous y sommes résolument, radicalement, entièrement opposés.
POURTANT, qu'on nous entende bien : nous ne sommes pas des révolutionnaires au sens ordinaire du terme, nous ne croyons pas à la vertu des bouleversements politiques et chambardements sociaux, nous ne voulons faire table rase de rien.
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Il faut toujours partir des choses étant ce qu'elles sont, et les corriger, et les modifier prudemment et patiemment. Qu'il faille des délais, peut-être très longs, pour aboutir à une constitution de la société conforme à l'ordre naturel, nous n'en doutons pas. Que l'administration étatique d'une grande part de la vie familiale, professionnelle et scolaire ait encore devant elle une carrière assez longue, nous n'en sommes pas réjouis, mais nous ne le nions pas. Ce qui importe, c'est la direction du mouvement. Fût-ce à petits pas, fût-ce millimètre par millimètre, allons-nous vers le renforcement des pouvoirs temporels excessifs et des pouvoirs spirituels aujourd'hui détenus par les administrations d'État, allons-nous au contraire vers le relâchement de leur emprise ? Cela seul nous importe. Bien sûr, le gouvernement a la charge et la responsabilité de la conception, du choix du moment, des étapes transitoires, et de conduire la progression. Mais vers quoi avançons-nous ? Si c'était, fût-ce par inadvertance, vers un accroissement de l'emprise étatique sur la vie sociale et spirituelle de la nation, vers une aggravation plutôt que vers un allègement de la situation anormale, abusive, tyrannique où nous sommes présentement, il y aurait alors pour tous les citoyens le devoir certain de manifester une opposition résolue. Ici se trouve en cause, avec les conditions naturelles d'existence de la société, une véritable question de conscience.
LA GRANDE RÉFORME sociale de la seconde moitié du vingtième siècle est celle-là. Elle n'est pas faite. Elle n'est vraiment faite, croyons-nous, nulle part encore. Elle rencontre sur son chemin d'immenses difficultés, et nous n'en sous-estimons aucune. Rendre, à âge technique et atomique, leurs libertés aux familles et aux métiers, et replacer les institutions scolaires et para-scolaires sous la direction des métiers et des familles, cela peut sembler un paradoxe. Mais de ce paradoxe apparent dépend l'avenir même de notre civilisation, qui sera ainsi restaurée, ou qui alors sombrera dans le Léviathan d'abord, dans l'évanouissement ensuite.
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Des civilisations entières se sont écroulées dans l'histoire du genre humain, même à l'âge chrétien, même la civilisation romaine de Constantin, elles ont disparu, ne laissant que leur parfum, pas toujours le souvenir de leurs grands hommes, quelquefois des vestiges de leurs arts ou de leurs lois. Elles se sont écroulées quand leur organisation administrative, atteignant une horrible perfection, ne laissait plus nulle part respirer des hommes libres. Et des hommes libres, cela ne veut point dire la liberté des rhéteurs qui vont discourir sur le forum. Cela veut dire la liberté des familles et des métiers, la liberté de l'homme dans sa maison, dans son travail et dans sa conscience, la liberté d'éduquer ses enfants, la liberté de choisir son apprentissage, la liberté d'entreprendre selon sa vocation.
Les décors, les vêtements, les techniques peuvent changer infiniment, la liberté ne change pas, la liberté de l'homme d'assurer lui-même son destin personnel, familial et professionnel, sans être pris en tutelle par les administrations de l'État, la liberté de ne point recevoir de l'État la manière dont il doit regarder la terre et le ciel.
Oui, la liberté, la liberté véritable, qui n'est pas celle des idéologies ni des partis, la liberté fondamentale de l'homme est sacrée. Les États qui trop longtemps l'offensent, les États qui dédaignent de la protéger ou de la restaurer, se chargent d'une malédiction terrible, car ils défigurent l'ordre naturel de la Création.
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## CHRONIQUES
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### Pie XII
par Marcel CLÉMENT
I. -- Les promesses de l'unité.
Annonciation.
Visitation.
Nativité.
Présentation.
Recouvrement.
II. -- Les ruptures de l'unité.
Agonie.
Flagellation.
Couronnement d'épines.
Portement de Croix.
Crucifixion.
III. -- La restauration de l'unité.
Résurrection.
Ascension.
Pentecôte.
Assomption
Couronnement de gloire.
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A France, à Pascal,
en souvenir du 7 mars 1957.
UN SACRIFICE SI PUR, une offrande si totale que les hommes de tout l'univers en ont reçu et reconnu le bienfait, telle demeure présente en nous l'immortelle mémoire de Pie XII.
Son intelligence fut ouverte à tout le réel ; universelle son action. Mais ces dons éclatants et ces fruits admirables ne sauraient être dits, sinon dans la reconnaissance préalable du mystère de lumière et d'amour que sa personne, comme par transparence, contribuait à révéler.
L'Église seule, et selon les desseins de Dieu, pourra nous dire si Pie XII fut un saint. Pour nous, d'avance soumis aux décrets de sa prudence, il nous appartient simplement d'exprimer notre gratitude.
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#### I. -- Les promesses de l'unité
1. -- Annonciation
Il fut un père selon l'esprit. Pour comprendre tout le reste, il faut d'abord comprendre cela.
Tout chef de l'Église a cette vocation, que le nom même de Pape proclame. Par sa paternité, Pie XII ne fut donc point essentiellement différent de ses prédécesseurs. Cependant, c'est cela qu'il faut d'abord reconnaître.
Il n'est pas bien facile d'être père. Il n'est pas bien facile de conduire des fils vers leur perfection d'adultes. Il n'est même pas bien facile de comprendre en quoi consiste la paternité.
Le père selon la chair n'est point seulement celui qui engendre ses enfants. Il est aussi celui qui les nourrit, qui témoigne à leur égard d'un amour de surabondance, travaillant plus pour développer leur vie que pour entretenir la sienne. Il est encore celui qui les éduque, qui ordonne leur conduite, et qui leur fait faire l'apprentissage de la liberté. Il est le premier à nourrir leur intelligence, à former leur volonté.
Le père selon l'esprit est par analogie, dans l'ordre naturel, celui qui engendre à la vie de l'esprit, qui nourrit l'intelligence, qui rectifie la volonté. Dans l'ordre surnaturel, l'Église engendre les âmes à la vie du Christ. Elle les nourrit par l'Eucharistie, les guérit par la Pénitence. Quant au chrétien, celui en qui la grâce assume et élève la nature, il doit se nourrir non point seulement du pain eucharistique, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu. Il doit, pour régler son action, méditer cette phrase de Jésus : « Ma nourriture est de faire la volonté de mon père. »
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Être père selon l'esprit c'est donc transformer sa propre pensée, sa propre volonté en nourriture. En nourriture assimilable, adaptée à l'âge, aux lieux et aux temps. En nourriture désirable, car la volonté d'un père est une volonté d'amour, non pas une contrainte, froide et implacable. En nourriture suffisante enfin, car les enfants attendent beaucoup du père. Ils en attendent tout, et c'est la déception, parfois, qui les rend si sévères.
Il n'est donc pas bien facile d'être père. Cela ne consiste pas en un comportement extérieur. N'est pas père celui qui matériellement dit les paroles qu'il faut dire, ni celui qui matériellement recommande les actes qu'il faut faire. La paternité n'est pas une technique qui s'apprend. C'est une ascèse du cœur qui recherche, non sa volonté propre, mais le bien des fils. C'est la prière d'un homme, l'âme grande et les bras ouverts, qui supplie et qui obtient. C'est une fidélité, difficile et dure parfois, à aimer ceux qui n'aiment pas, à comprendre ceux qui ne comprennent pas, à pardonner à ceux qui ne pardonnent pas. C'est un amour qui ne se décourage jamais, même lorsque le refus semble la seule réponse du fils prodigue, et dont la confiance, dans la foi pure, réconforte ceux qu'elle atteint, sans même qu'ils s'en doutent.
Il n'est pas bien facile d'être père de famille. Cela exige parfois de parler quand on serait tenté de se taire, -- ou de faire silence lorsque l'on brûle du désir de parler. Cela exige de prier à la place de ceux qui ne prient pas, de souffrir à la place de ceux qui refusent de souffrir. Et pourtant une famille, c'est à la hauteur d'homme, -- même une famille nombreuse.
Mais la famille des nations ? Car c'est d'elle que le Vicaire du Christ, par vocation, devient le père le jour où il est désigné de Dieu, par l'élection humaine. La famille des nations n'est point à la taille d'un homme, si grand soit-il. Pour une telle paternité, il faut la taille du Christ. Il faut surtout une humilité comme invincible. C'est ce mystérieux charisme qui le rend apte à la paternité universelle que reçoit le successeur de Pierre, à chaque fois qu'il accepte, au cours des âges, la lourde croix du Pontificat.
Prédestiné à porter cette croix, Eugène Pacelli était né le 2 mars 1876, comme en la mystérieuse annonciation de ce 2 mars 1939 où il fut élu Pape : Prêtre le 2 avril 1899, à l'aube du XX^e^ siècle, il reçut la plénitude du sacerdoce le 13 mai 1917. Le même jour, au Portugal, à Fatima, trois enfants recevaient la visite de la Vierge Marie.
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Le 7 février 1930, le Cardinal Pacelli devenait Secrétaire d'État. Depuis ce jour, presque sans interruption jusqu'au 9 octobre 1958, il a assumé cette fonction. Couronné de la Tiare le 12 mars 1939, il remplit sa mission jusqu'aux extrêmes limites des forces qu'il recevait de Dieu. Il fut descendu dans la crypte de Saint-Pierre le 13 octobre 1958, en l'anniversaire de la dernière apparition de Fatima.
2. -- Visitation
Il fut un Pasteur. Le Pasteur connaît ses brebis et ses brebis le connaissent.
Les circonstances, pourtant, ne facilitaient point les rencontres. C'est sous le pontificat de Pie XII que le développement des hommes sur la terre atteint un rythme sans précédent.
Une telle situation comportait, pour l'Église, des dangers. Un père de famille nombreuse a toujours plus de difficultés à élever ses enfants. A considérer les centaines de millions de catholiques, à élargir le regard jusqu'aux deux milliards d'hommes vivant sur la planète, il y avait bien de quoi susciter l'inquiétude dans l'âme de celui qui montait, en 1939, sur le trône de Pierre. Comment, par quels moyens guider efficacement toutes ces brebis, celles du bercail, et les autres ?
Pour aggraver la situation du Saint-Siège, au milieu de la marée montante des hommes sur la terre, il y avait encore le fait que le temps des États catholiques semblait révolu. Le laïcisme régnait en France, le fascisme en Italie, le national socialisme en Allemagne, le communisme en Russie, le protestantisme en Angleterre et aux États-Unis, le paganisme en de nombreuses contrées. A vues humaines, le minuscule État temporel du Vatican ne pouvait désormais que subir le déclin de son importance. Les hautes puissances temporelles, directement ou indirectement, auraient tout intérêt à ignorer une autorité spirituelle dont les peuples, comme tels, semblaient se détourner.
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Enfin, comme si le Pontife avait dû non seulement faire face au pessimisme ou au découragement, mais même espérer contre toute espérance, six mois s'étaient à peine écoulés depuis son accession au Trône pontifical que la guerre éclatait. Pour Pie XII, ce n'était plus seulement la vision d'une multitude de fils difficiles à atteindre. C'était l'impossibilité physique de les rejoindre, la paralysie. L'Europe d'abord, puis l'univers bientôt furent divisés en deux camps. L'obstacle matériel des frontières fermées, l'obstacle spirituel des propagandes politiques s'unissaient pour soustraire les peuples à la sollicitude du Père commun.
Des peuples entiers seraient-ils, pendant toutes ces années, privés de leur pasteur ? Mais le Pasteur frappé, les brebis se dispersent !
Nous ne savons pas ce que fut, face au danger, la prière fervente, haute et droite, du Saint Père. Mais nous en connaissons les fruits.
Les lettres n'arrivaient plus ? Il fit des discours. Les frontières étaient fermées ? Il parla sur les ondes. Les hommes étaient entassés par millions dans des camps de prisonniers ? Il leur envoya des colis. Ses messages radiophoniques n'étaient pas écoutés ? Il les fit plus beaux, plus profonds. Il utilisa ces moyens nouveaux, les mit en rouvre avec une humilité totale, sans même se plaindre de ne pas recevoir de réponses.
Ce dût être pénible, et dur, plus d'une fois. Se dépenser ainsi pour obtenir si peu de retour. Mais le Dépôt était entre ses mains. Il ne dépendait que de sa fidélité de le faire fructifier. Il fut fidèle.
Dieu ne le fut pas moins.
Déjà, pendant la guerre, une claire, puissante, irrésistible présence, inexplicablement, s'étend. Elle emplit Rome, alerte l'Italie, s'insinue en Europe, jusque dans les camps de prisonniers. La paix revenue, cette présence passe les océans, atteint l'Asie, l'Amérique, les extrémités de la terre. La voix aux inflexions douces se fait si puissante qu'à son appel, en 1950, un nombre sans précédent de chrétiens va s'agenouiller sur la tombe de Saint Pierre. Des croyants de toutes races, de toutes langues, de toutes conditions, vinrent recevoir la bénédiction du Vicaire de Jésus-Christ. Ils sont des millions et des millions ceux qui, aujourd'hui, à travers le monde, se souviennent d'avoir, mystérieusement, éclaté en sanglots en le voyant paraître. Il fut le Pape de la rencontre, du cœur à cœur, avec des foules innombrables.
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Parce que pendant les années de souffrance, il était allé en esprit rejoindre ses fils, ses fils, années après années, vinrent le rejoindre, se pressant, jour après jour, autour de lui, comme les foules autour de Jésus sur les bords du Lac de Tibériade.
Miraculeuse, immense Visitation des peuples à leur père, par laquelle l'Église fut présente aux hommes comme elle ne le fut jamais, et le Pape présent au monde comme aucun homme en aucun temps ne le fut jamais. Jamais, dans toute l'histoire, un homme n'avait accueilli personnellement autant de millions d'hommes. Jamais un homme n'avait reçu de Dieu un tel rayonnement, même physique. Jamais un Père ne fut pleuré, aussi simplement, aussi vraiment, par les peuples de tout l'univers, et par leurs chefs. Ainsi le Pasteur connaît ses brebis, et ses brebis le connaissent.
3. -- Nativité
Chacun des Pontificats de la première moitié du vingtième siècle marque une époque. Pie X qui l'inaugure et lui donne sa devise ne survit pas à la douleur où le plonge, en 1914, le début des hostilités. Benoît XV dirige la barque pendant toute la durée du conflit. Pie XI, qui lui succède, est le Pape de l'entre-deux-guerres. Chacun d'eux apporte à l'humanité le soutien, l'orientation ou le redressement que réclame l'époque.
Pendant ce premier tiers de siècle, le monde a commencé de changer. Les premières applications importantes de l'électricité, les premières automobiles et les premiers avions, les débuts du phonographe et de la radiodiffusion -- on disait alors la T. S. F. -- laissent prévoir une époque nouvelle. Même si les essais sont timides, les réalisations limitées en regard de ce que nous connaissons maintenant, le style un peu vieillot du progrès en 1929 n'en est pas moins le pressentiment de ces lignes pures, de ces vitesses ultrasoniques, de ces communications presque instantanées d'aujourd'hui.
Au vrai, en 1939, tout est prêt pour que les ultimes découvertes scientifiques se traduisent en applications techniques. L'évolution, toutefois, aurait été plus lente et plus harmonieuse si la guerre, pendant six ans, ne l'avait à la fois compromise et précipitée.
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A partir de juin 1941, c'est l'univers tout entier qui est en feu. Un effort surhumain, terrifiant, soulève les peuples. Les bureaux d'études travaillent jour et nuit. Les expériences se succèdent à une cadence inimaginable. Les connaissances scientifiques et les inventions pratiques progressent à pas de géant. Lorsque le 8 mai 1945, l'Allemagne, à Reims, capitule, et lorsque, le 15 août 1945, le Japon l'imite, le monde qui se reprend à vivre, à travers des décombres encore fumants, n'est plus le même que celui qui, six ans auparavant, avait cédé à la tentation de la force.
Non seulement la catastrophe matérielle et spirituelle revêtait une ampleur que n'avaient point imaginé ceux qui avaient précipité les nations dans ces souffles de haine et dans ces fleuves de sang, mais encore, l'évolution sociale, politique et technique avait, comme par l'effet d'une maturation trop rapide, atteint un seuil d'une importance sans précédent.
Les peuples, jusqu'alors plus ou moins repliés sur eux-mêmes, avaient découvert l'étendue de la terre. Les Américains, jusqu'alors plus ou moins dominés par la doctrine de Monroë, se découvraient soudain une vocation de puissance pilote. La Russie soviétique évoluait dans le même sens. La capacité matérielle de ces deux colosses étonnait l'univers et faisait passer comme au second plan l'Europe et son échiquier historique.
Parce que les avions traversaient quotidiennement les océans, parce que les écrans projetaient les mêmes images au même moment sur tous les continents, parce que l'espace semblait soudain rétréci et que les radios donnaient en tous les points de l'univers les mêmes nouvelles et les mêmes jugements, l'humanité eut le sentiment qu'elle vivait une sorte de mutation. Comme jamais auparavant, elle prit conscience de son unité. Pour la première fois, le monde semblait un, -- et croyait le savoir.
Mais l'unité n'était pas faite, même si désormais les hommes des cinq continents découvraient leur voisinage. Les conditions matérielles de l'unité, sans doute, étaient acquises. Mais non point les conditions spirituelles, ni morales.
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Deux conceptions idéologiques, drapées dans la puissance matérielle, couronnées des insignes de la victoire, se proposent alors. D'une part, l'american way of life, la « civilisation » de l'hygiène et du confort, du frigidaire et de la salle de bains, du jazz et de la star. D'autre part, le marxisme-léninisme, l'escroquerie des lendemains qui chantent et la réalité d'un appareil idéologique, publicitaire et policier pratiquant le plus inhumain, le plus monstrueux des colonialismes qui ait jamais existé.
Il n'y avait guère de place, à l'époque, pour une autre conception. Ivres de l'orgueil de s'être partagé le monde en deux zones d'influences, les idéologies victorieuses se réfractaient plus ou moins dans tous les pays, sous le nom commun de démocratie.
Avant même, cependant, que la paix soit revenue, dans l'humilité de la foi pure, une voix s'était élevée.
Comme devant la crèche de Bethléem, avec les anges et quelques bergers, les trois rois mages, seuls parmi les têtes couronnées, s'inclinaient devant Jésus enfant, de même, ils furent un petit nombre ceux qui, le 1^er^ septembre 1944, eurent foi dans la naissance d'une humanité nouvelle, qui serait à la manière non de Washington ou de Moscou, mais de Dieu.
Car c'était à une sorte de nativité que Pie XII, dans un radiomessage au monde entier, convoquait les peuples de l'univers :
« *Le cadran de l'histoire marque aujourd'hui une heure grave, décisive pour l'humanité entière.*
« *Voir au plus tôt, des débris d'un monde vieilli et tombé en ruine, surgir un monde nouveau, plus sain, mieux ordonné dans sa constitution juridique, plus en harmonie avec les exigences de la nature humaine, telle est l'aspiration des peuples opprimés.*
« *Quels seront les architectes qui dessineront les lignes essentielles de l'édifice nouveau ? Les penseurs qui lui imprimeront son cachet définitif ?*
« *Faudra-t-il voir, aux navrants et funestes errements du passé, succéder de nouveaux errements tout aussi déplorables et le pauvre monde osciller infiniment d'un extrême à l'autre ? Ou bien se trouvera-t-il de sages politiques pour orienter le pendule suivant des directions et l'arrêter sur des solutions qui ne répugnent pas au droit divin, qui ne révoltent pas la conscience humaine et surtout chrétienne ?* (...)
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« *A tous Nos fils et filles de ce vaste univers, à ceux aussi qui sans appartenir à l'Église, se sentent unis à Nous en cette heure de décisions peut-être irrévocables, Nous adressons une pressante exhortation.* »
Aujourd'hui encore, des yeux distraits lisent ces lignes en songeant que le Pape n'a guère été entendu, -- que cet appel a été un échec.
Qu'en savent-ils ? Oui, -- qu'en savent-ils ?
Jésus est né dans l'humilité d'une étable. A l'âge d'homme, il n'avait pas encore affirmé son royaume. Et pourtant, déjà, les hommes étaient nés, qui allaient porter l'Évangile du Royaume à toutes les nations.
Le *monde meilleur*, dont Pie XII s'est affirmé le héraut, a été dessiné par tout le pontificat. Le Pape lui-même en a tracé les plans, à grandes lignes, dans l'ordre international, politique, économique, familial. Il en a, par centaines de milliers, reçu les artisans, de toutes les professions. Il les a formés par sa parole, orientés dans leur vocation. Aujourd'hui, silencieusement, dans l'univers entier, un monde meilleur s'édifie, un renouveau chrétien, sur les plans de Pie XII.
Dieu, qui l'avait destiné à une paternité exceptionnelle, ne l'avait pas seulement chargé de dessiner les plans, mais aussi et d'abord de former les hommes qui les mettraient en œuvre.
Tout cela fut accompli.
4. -- Présentation
Pie XII ne fut pas seulement le Père de fils plus nombreux dans un monde pressentant son unité. Il fut aussi le Père de fils plus puissants et plus savants.
On peut, sans nul doute, attribuer à l'action providentielle l'opportune mise en œuvre des énergies autrefois ignorées, au moment même où l'accroissement numérique des hommes sur la terre se manifestait davantage. On voit une grande harmonie, si l'on y prend garde, dans la simultanéité de la poussée démographique depuis deux siècles, et de l'utilisation progressive de l'énergie thermique, puis de l'énergie électrique, et enfin de l'énergie nucléaire. Les pronostics pessimistes de Malthus avaient raisonné sur l'avenir en mettant en doute la bonté divine. Mais Dieu, à chaque génération, a découvert aux hommes les forces et les puissances qui leur étaient nécessaires pour vivre sur la terre selon leur dignité et poursuivre leur fin.
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C'est ainsi que, surtout depuis un siècle, et à une cadence toujours accélérée, les ingénieurs, les techniciens, les ouvriers ont conçu et réalisé une quantité presque innombrable d'outils, de machines, d'inventions de toute sorte, et qui ont peu à peu modifié le rythme de la vie humaine.
La machine, d'abord, a non seulement réduit la fatigue du travail, mais incomparablement augmenté son rendement. La vitesse, sur terre, sur l'eau, dans les airs a rapproché physiquement les cités et les peuples, facilité leurs échanges. La sirène a remplacé le tambour, le téléphone s'est substitué au porte-voix, la télévision a supplanté les jumelles et l'humanité d'aujourd'hui est dotée d'organes d'exécution dont elle est parfois tentée de penser qu'ils sont sa propre création. L'homme moderne voit à distance, parle à distance, entend à distance, se déplace à la vitesse apparente du soleil et parfois même à la vitesse réelle du son.
Cette soudaine augmentation de la puissance de l'humanité est une conquête, sans doute, en tant que ce n'est point sans effort, sans recherche ni sans risque que ce monde nouveau a été édifié. Mais il n'est point simplement, ni même d'abord conquête de l'homme. Il est don de Dieu et doit être offert à Dieu.
La tâche que Pie XII a commencé d'accomplir sous ce rapport est mystérieuse. Elle touche au plus intime de la vision du monde que chaque homme perçoit. Cette vision, il l'a complétée, il l'a redressée, et cela, sinon pour tous les hommes, au moins pour une très importante fraction de l'humanité.
C'est une des plus vieilles attaques de l'antique serpent contre l'Église de Dieu que de la présenter comme ennemie du progrès, tournée vers le passé, en un mot vieillie, pleine de taches et de rides.
Il eût suffi d'un homme fatigué par l'âge, un peu distrait et routinier, gouvernant l'Église en rappelant seulement les promesses de l'Éternité et les vertus chrétiennes qui y conduisent pour que, de façon insensible, les hommes, même croyants se détachent plus ou moins secrètement d'une Église d'un autre âge.
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Disons-le bien simplement. Si l'Église n'avait pas les promesses du Christ et les clefs de l'Éternité, c'est ce qui se serait, depuis bien longtemps, produit. Si le Vicaire du Christ n'était pas, au moment même où il accepte son élection, empli de l'Esprit Saint pour gouverner l'Église, des efforts humains même remarquables ne permettraient pas que le Pape soit toujours, non pas seulement un homme de son temps, mais -- surtout depuis les derniers règnes -- un homme pilotant l'humanité tout entière, tenant la barre et voyant loin.
C'est donc à Dieu qu'il faut tout rapporter : les dons exceptionnels d'Eugène Pacelli, cette intelligence universelle, les grâces qu'il reçut pour gouverner l'humanité, cette sainteté, enfin, qui semble la seule explication à la miraculeuse jeunesse qui ne l'abandonna qu'aux heures extrêmes de l'agonie. N'est-ce pas le péché qui vieillit ?
Et Pie XII sut agir pour ouvrir les yeux de l'humanité sur la vraie nature du progrès technique. Les hommes, aveuglés par leur propre gloire, jetaient sur le monde transformé par eux un regard satisfait. Rien, semblait-il, ne pouvait plus leur résister. Cette génération était celle de Prométhée. Le feu du Ciel était ravi, l'homme était proche de se croire devenu son propre créateur, selon la prophétie de Karl Marx.
Dans ces conditions, l'Église risquait, certes, de poursuivre sa route sur la voie étroite de la morale et du salut, cependant que l'humanité, laïcisée, ayant perdu le sens de la Création et de la Providence, débouchait sur la voie large, ouverte, libre, du progrès sans Dieu, de la puissance, même, contre Dieu.
A lui seul, Pie XII fut le lien visible de l'unité. Fidèle au Christ, intime avec Lui comme Pierre, il eut, de son vivant, la réputation d'un saint. A plusieurs reprises des miracles lui furent attribués. Et des visions. Sans préjuger du jugement de l'Église, un fait demeure. Une publicité énorme, à la dimension des moyens actuels, fut donnée contre la volonté même du Pape, à l'événement mystérieux du 2 décembre 1954. Les journaux affirmèrent que Pie XII mourant avait vu le Christ lui apparaître. L'*Osservatore Romano* le confirma, pour éviter le déshonneur au journaliste qui avait lancé une nouvelle qu'il savait vraie. Dans le monde entier, l'affaire fit grand bruit.
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L'occasion était unique pour attaquer la Papauté. Les ennemis de l'Église avaient beau jeu de renouveler contre le Pape vivant les vieilles attaques contre la « superstition ». Les protestants, si souvent sévères pour Rome, avaient aussi la partie belle. La masse innombrable de demi-croyants aurait pu tenter un sourire, une insinuation. Les journalistes eux-mêmes auraient pu glisser un doute prudent...
Il n'en fut rien. La rencontre du Christ et de son Vicaire fut donnée dans le monde entier comme une nouvelle, non comme une hypothèse, non comme le fruit d'une hallucination. Un respect incompréhensible tenait les esprits dans l'univers entier. A vingt siècles de distance, la parole résonnait : « *Voici que je suis avec vous, tous les jours, jusqu'à la fin du monde*. » Et le successeur de Pierre pouvait redire, à vingt siècles de distance : « *C'est le Seigneur*. »
Ce Pape, qui rendait au monde le sens du surnaturel, la certitude de la Présence invisible de l'Amour miséricordieux, c'était le même qui, jour après jour, encourageait la recherche scientifique, étudiait le dernier état du progrès technique, était célèbre non seulement par ses voyages transatlantiques, mais par sa promptitude à appeler ses collaborateurs au téléphone ou à taper lui-même à la machine à écrire. C'était le même qui décrivait complaisamment les merveilles de la radiodiffusion et de la télévision, -- et qui proclamait l'Archange Gabriel patron de ces nouvelles activités humaines. C'était le même qui multipliait les discours sur les prodiges de la science, sur les sports, la gymnastique, le tourisme, et qui exposait la pensée de l'Église sur le « film idéal ». Ami de l'éternel, il l'était aussi du temporel. Il y voyait un don de Dieu et un chemin vers Dieu. Et il ouvrait les âmes pour leur apprendre à voir comme lui.
Aussi, dans le même temps où il déplorait « *l'estime excessive et parfois exclusive de ce qu'on appelle le progrès technique* », il affirmait positivement, chrétiennement, l'attitude de l'Église, l'attitude même du Christ : « *Il est indéniable que le progrès technique vient de Dieu, et donc peut et doit conduire à Dieu...*
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*Le croyant trouvera même naturel de placer aussi, à côté de l'or, de l'encens et de la myrrhe offerts par les Mages au Dieu enfant, les conquêtes modernes de la technique : machines et nombres, laboratoires et découvertes, puissances et ressources.*
*Bien plus, cette offrande est comme une présentation de l'œuvre que lui-même commanda jadis et qui est maintenant heureusement en cours d'exécution, bien que non encore achevée :* « *Peuplez la terre et soumettez-la* »*, dit Dieu à l'homme en lui confiant la création comme son partage provisoire*. »
Cette présentation, c'est la double fidélité du Pape à Dieu et à l'obéissance à son commandement, qui, ouvrant les intelligences, a commencé de conduire l'humanité à la réaliser.
5. -- Recouvrement
Pie XII ramena donc ses fils, devenus plus puissants, à offrir cette puissance même à Dieu. Il sut aussi les rejoindre, alors que devenus plus savants, ils risquaient d'être détournés de la maison du Père, par leur science davantage encore que par leur puissance.
Il suffit d'évoquer l'orgueil primaire des « scientistes » du dix-neuvième siècle pour mesurer le chemin parcouru depuis cent ans. Il est loin, le temps où les hommes de sciences tremblaient pour l'avenir de la connaissance humaine au seul nom de Bernadette Soubirous !
Mais si le sectarisme des demi-savants a reculé, et si par ailleurs, les tentatives du matérialisme dialectique pour rendre compte des découvertes scientifiques n'aboutissent qu'à déshonorer ceux qui réduisent la pensée à n'être qu'un système très compliqué de réflexes conditionnés, il n'en reste pas moins que la rapidité même des découvertes modernes a laissé les savants, les praticiens surtout, et parfois aussi les théoriciens et les philosophes, comme interdits devant les problèmes qui soudain se posaient à leur intelligence.
Les uns s'efforçaient, sans toujours y parvenir, de reconsidérer les preuves de l'existence de Dieu à la lumière des plus récents développements des sciences de la nature. Comment l'idée de création se présente-t-elle, à qui la confronte avec la mutabilité du cosmos, avec le fait de l'entropie et avec les découvertes relatives à âge et à l'origine de l'univers ?
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D'autres, généticiens, neurologues, psychologues, médecins spécialisés en disciplines diverses, se heurtaient à des problèmes où leur conscience risquait d'être douloureusement tiraillée. Jusqu'où la science étendait-elle ses droits ? Où la morale, même simplement naturelle, affirmait-elle les siens ? De l'euthanasie à la fécondation artificielle, des problèmes que posent aux fiancés les découvertes de la génétique sanguine à ceux que posent aux futures mamans l'accouchement sans douleur, de la greffe humaine à la réanimation, des limites de la psychanalyse à la définition de l'homme normal en psychologie appliquée, c'est un univers infiniment complexe que la science découvre aux yeux de l'homme d'aujourd'hui. Même l'incroyant hésite, dans sa conscience, devant la responsabilité qu'il éprouve de décider en de telles occurrences.
Il est à peine besoin de l'évoquer : dans l'univers entier, les hommes savent que Pie XII a étudié tous ces problèmes. Ils savent que, mus par une confiance secrète, des non-catholiques même se sont réunis pour entendre le Vicaire du Christ répondre aux questions qu'on lui posait. Unanime fut l'émotion des esprits les plus compétents, de voir le Pape si bien connaître leur discipline. Unanime aussi l'approbation des solutions, qu'avec une étonnante finesse d'expression, une rigoureuse précision de pensée, un réalisme affectueux, il n'a pendant vingt ans cessé de donner. Plusieurs fois, nous avons éprouvé cette surprise de découvrir chez des médecins non-pratiquants, des exemplaires annotés de leur main, de la *Documentation catholique*... Ils méditaient les enseignements du Pape.
Ce serait trop peu dire que d'affirmer que Pie XII fut un esprit universel qui, à la manière d'un Léonard de Vinci ou d'un Gœthe, était passionné par tout ce que le monde pouvait lui apporter. Ce qu'il a fait est autrement prodigieux. Dans les vingt années où la science, peut-être, a fait les progrès les plus rapides que l'histoire ait enregistrés, et où des incertitudes philosophiques et morales se sont manifestées qui suggéraient que le travail de plusieurs siècles, peut-être, pourrait seul permettre, Dieu aidant, de les surmonter, un seul homme, Pie XII, a tout résolu.
Il était aidé ? Bien certainement. Mais son cœur n'a pas accepté que l'humanité reste dans les ténèbres. Son intelligence, avec une sagacité inimaginable, a pénétré les mystères des disciplines les plus diverses. Les lumières de l'Esprit Saint lui ont permis de trancher les difficultés et de prendre la responsabilité des solutions. Sa générosité lui a obtenu la grâce d'une activité qui aurait brisé un homme dans la force de âge.
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C'est ainsi que philosophes, psychologues, médecins, biologistes, physiciens, sont venus à la maison du père commun, non point pour étonner l'Église des pouvoirs de leur intelligence, mais pour recevoir l'enseignement profond, précis, apaisant, sur lequel leur science elle-même restait muette. Confondus de tant de lumière qui rayonnait de l'esprit et du cœur du Saint Pontife, enrichis dans leur âme et affermis dans leurs plus secrètes intentions, ils repartaient dans leur pays, animés d'une foi renouvelée, cependant que Pie XII, éclairé et soutenu par la Vierge Marie, apprenait d'elle les secrets qui permettent de recouvrer au Temple, non plus cette fois Jésus adolescent, mais les membres de Son Corps Mystique, et qui ont eux aussi mission d'enseigner, afin de tout restaurer dans le Christ.
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#### II. -- Les ruptures de l'unité
6. -- Agonie
C'est comme on accepte une croix que Pie XII accepta l'élection qui l'élevait au souverain Pontificat. Mieux que tout autre, le Secrétaire d'État de Pie XI était placé pour en connaître le poids. Mieux que tout autre il savait les menaces à l'horizon. En acceptant d'être père, il acceptait d'être le responsable, devant Dieu, de fils prodigues, gaspillant leurs dons, dévoyés dans l'erreur, dissipant l'héritage, se perdant loin de la maison paternelle.
Le Christ Jésus, disait Pascal, est en agonie jusqu'à la fin du monde. La remarque est profonde, appliquée aux membres du Corps Mystique. Elle vaut pour tout chrétien, aux heures de la détresse. Elle vaut de façon éminente pour tout chef responsable qui porte, mystérieusement, la charge spirituelle de ceux qui lui sont confiés.
Lorsqu'il s'agit du Père commun des fidèles, cette charge est indicible. Seul, le secret de l'âme peut connaître les amertumes, les déceptions, les tentations parfois de découragement, dont nulle vie chrétienne n'est exempte. « Père, que ce calice s'éloigne de moi... » Ce calice, c'était à Gethsémani l'inexprimable souffrance du Fils de l'Homme expiant dans les angoisses, les sueurs, les souffrances, les atteintes à sa réputation, tous les péché du monde. Ce calice fut, pour Pie XII, l'angoisse quotidienne devant la situation de l'Église, devant celle de l'humanité tout entière. Il y eut des temps forts et des temps faibles. Il y eut des journées tragiques. Père, de tout son cœur, de tout son être, de cette humanité en convulsions, il expiait, lui aussi, par les déchirements de son cœur paternel, les péchés des hommes. En union avec le Christ, il fut, on peut le penser, de ces âmes de silence qui, dans l'Église, s'offrent volontairement comme victimes.
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Les amertumes, les détresses et les quelques extrêmes douleurs qui ont marqué le règne de Pie XII auraient pu briser la paix intérieure et le « ressort » d'âmes moins fortes que la sienne. Dans presque tous les domaines, les événements se présentèrent comme autant de contradictions et parfois de soufflets, le condamnent à renoncer au but espéré, à se détacher pour un temps des désirs les plus légitimes, et toutefois à continuer de poursuivre, sans désemparer, le but ainsi manqué et remis à plus tard.
Il aimait la paix, plus que les autres hommes : il fut le Pape de la guerre la plus universelle et la plus monstrueuse de l'histoire : il aimait la vérité : jamais l'erreur ne s'est faite aussi insinuante et perfide avec des moyens matériels aussi considérables. Il désirait la paix sociale : il dut porter la croix d'une époque où la lutte des classes, méthodiquement organisée, systématiquement aggravée, déchirait toutes les nations. Il aspirait au triomphe de l'Église : c'est sous son règne que s'est développée et prolongée cette Église du Silence dont le nom, discret dans sa charité, recouvre la plus atroce, la plus étendue des persécutions qui aient jamais été imposées aux chrétiens. Car ce que Dieu voulait de lui ce n'était point le succès évident, extérieur, qui rallie facilement les hommes. Ce que Dieu voulait de lui c'était, secrètement, sa foi devant l'impossible, son espérance devant l'échec, son amour devant la haine. Les événements furent pour son âme ce qu'ils sont toujours pour les saints : une suite de situations crucifiantes qui ne laissent, jour après jour, qu'une seule alternative : le découragement, qui est comme la signature d'un orgueil déçu, ou bien, dans la simple humilité qui reçoit tout de la main de Dieu, la flamme d'un amour plus fort que l'échec, plus fort que la souffrance, plus fort que la mort, et qui finalement s'épanouit en victoire, dans l'aube mystérieuse de la Résurrection.
La victoire de Jésus ne fut point celle du dimanche des Rameaux, mais celle du dimanche de Pâques. Le prix de cette victoire ne fut pas payé par d'autres que par Lui et il consista en une suite d'échecs humains : son corps livré aux coups, sa dignité couverte de ridicule, sa puissance immobilisée à la croix son amour trompé, refusé, bafoué.
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Pie XII fut fidèle à son Maître. Il fut intérieurement conforme à ces mérites par lesquels Jésus en agonie opérait le salut du monde. Qu'en savons-nous pour l'affirmer ? Ce que savent tous ceux qui l'ont approché, ce dont tous ceux qui l'ont vu, par millions, peuvent témoigner. Ce Père tendre, affectueux, sensible, était aussi le Pasteur vigilant qui par sa seule foi soutenait tous ses frères. D'aucuns l'ont connu bouleversé, à l'annonce de la guerre, des deuils, des atrocités, des procès iniques ou du crime sans nom commis à Budapest le 1^er^ novembre 1956. Mais tous l'ont découvert après chacun de ces événements, et jusqu'à la fin, rayonnant de bonté et de joie, se communiquant à chacun et à tous au-delà des épreuves et au-delà des larmes. Et beaucoup ont deviné, chacun à sa manière, ce que pouvait être l'agonie d'un cœur qui, autour de lui, répandait si visiblement, tous les jours, cette joie ineffable, douce, pénétrante, de la Résurrection.
7. -- Flagellation
C'est avec toute l'âme d'un père terrifié que Pie XII, dans les derniers jours d'août 1939 poussa le cri devenu historique : « Sans la guerre, tout peut être sauvé, avec la guerre, tout peut être perdu. »
Son cri fut entendu, -- mais non point compris, non point obéi. Les hommes d'État, semble-t-il, n'avaient point la clairvoyance du Pape. Ceux qui décidèrent d'utiliser la force pour rendre à la Pologne martyre sa liberté et son indépendance avaient imaginé la guerre sur un modèle classique, déjà ancien, et n'entraînant dans l'Europe d'autres modifications que celles qu'ils désiraient eux-mêmes...
En Pologne, en Finlande, en Norvège, en Hollande, en Belgique, en France, en Angleterre, l'année 1940 fit des mutilés et des morts sans nombre. Des millions d'hommes furent enfermés dans des camps, des millions de familles furent matériellement et moralement menacées. En 1941, le conflit devint mondial. La Russie, les États-Unis, le Japon entraient à leur tour dans une guerre déclarée, primitivement, pour rendre à la Pologne son indépendance, 1942 ... 1943 ... en Afrique, dans les îles du Pacifique, les horreurs de la guerre étendaient leur ravage... Le 8 septembre 1943, en la fête de la Nativité de la Bienheureuse Vierge Marie, l'Italie demandait la paix. Le 8 mai 1944, en la fête de saint Michel, le National-Socialisme allemand s'effondrait. Le 15 août 1945, en la fête de l'Assomption, l'aube du premier jour de la paix se levait sur le monde.
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Mais c'était un monde qui avait bien changé depuis 1939. De l'indépendance de la Pologne, il ne fut plus question. Les États-Unis et l'U.R.S.S., par leur étendue, leurs ressources et leur puissance, s'installaient dans la fonction d'arbitres nouveaux de l'organisation mondiale. Par les injustes accords de Yalta, ils se partageaient le monde en deux sphères d'influence. L'humanité était livrée à deux impérialismes, inégalement redoutables toutefois, et inégalement injustes. Les peuples aspiraient à la paix, mais ce ne fut point la paix, le don de Dieu ne fut pas reçu ; ce fut la guerre froide :
Dans la sphère d'influence follement attribuée à l'U.R.S.S., l'appareil du Parti communiste international, dirigé de Moscou, élargit des positions déjà consolidées en Europe de l'Est, en Chine, dans le Sud-Est asiatique, et travaille à l'asservissement des peuples. De 1945 à 1954, dix-sept nations, en comptant la Corée du Nord et l'Indochine du Nord, sont méthodiquement colonisées, et organisées en un seul bloc idéologique et politique.
Puis la guerre froide se déguise en coexistence pacifique. Sous un nouveau nom, à la faveur d'illusoires « détentes », se poursuit la désagrégation par l'intérieur des nations non-communistes. Simultanément l'Empire des Soviets, qui s'est intégré la partie communisée de l'Europe et de l'Asie, et qui dispose à son tour des armes thermonucléaires, met en œuvre une nouvelle étape de la stratégie léniniste : attiser et utiliser le nationalisme arabe pour s'ouvrir des voies de pénétration au Moyen-Orient et en Afrique. Le projet de Lénine, tourner l'Europe occidentale par l'Afrique, est ainsi en cours d'exécution. En même temps, une active propagande subversive pénètre, dans les nations traditionnellement chrétiennes, les milieux catholiques eux-mêmes.
Telle fut la guerre sous ce Pontificat.
A ceux qui, aujourd'hui, reprennent et méditent l'appel lancé à la fin du mois d'août par Pie XII, -- « sans la guerre, tout peut être sauvé, avec la guerre tout peut être perdu », -- se manifeste douloureusement la perspicacité du Pontife. La guerre mondiale a frayé les voies à la plus redoutable conspiration dont l'avenir du genre humain ait jamais été menacé.
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Pendant ces vingt années où presque sans interruption, chaque jour des hommes sont tombés, même après 1945, en Chine, en Indochine, en Corée, en Syrie, en Algérie, le visage de Pie XII a été pour tous les peuples le visage même de la paix. Non point seulement parce qu'il en a parlé. Non point seulement parce qu'en toute occasion il a lancé des appels vibrants aux chefs d'État responsables. Non pas seulement parce qu'il avait donné à son Pontificat la devise *opus justitiae pax*. Pie XII fut le Pape de la paix avant tout parce qu'il ne fut rebuté par aucune incompréhension ni découragé par aucune catastrophe. Si l'on voulait comme une preuve évidente de la présence vivante du Christ dans son Église, ne pourrait-on contempler cette foi parfaite, si tragiquement solitaire, du Vicaire de Jésus-Christ, dans un univers emporté par la tempête. Pie XII fut le témoin visible et fidèle de la paix du Christ, au milieu d'hommes qui ne concevaient la paix qu'à l'image de leurs désirs et de leurs ambitions. C'est pourquoi, le 25 avril 1957, il exprimait avec précision la crainte « que l'unification vers laquelle le monde marche à grands pas ne s'effectue dans la violence, et que les groupes les plus puissants ne prétendent imposer à l'humanité entière Leur hégémonie et Leur conception de l'univers ».
Témoin visible et fidèle de la paix du Christ, il en rappelle sans se lasser le fondement et les conditions ; il les rappelle à une humanité devenue incapable de les comprendre pleinement. Aux juristes, il rappelle que Dieu seul peut être le fondement du droit international. Aux hommes d'État, il rappelle à plusieurs reprises que seule la sincérité de la conscience peut rendre leurs négociations fructueuses. A tous les peuples il explique, en une vigile de Noël, que la paix ne peut être ni l'étouffante coexistence dans la crainte, ni l'impossible coexistence dans l'erreur, mais seulement une coexistence fraternelle et solidaire en esprit et en vérité.
Le nationalisme avait été la cause immédiate des deux guerres mondiales. C'est le nationalisme que l'appareil communiste colonise et exploite, en Asie et en Afrique, pour faire avancer la stratégie léniniste de domination mondiale. Longuement, Pie XII dénonça les erreurs de « la politique nationaliste, source de maux infinis ».
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Il encouragea une organisation « supra-nationale », capable, sur une base spirituelle, de donner à l'Europe une plus grande unité. Sans doute « *l'atmosphère* » n'existait pas encore, susceptible de réaliser, sous ses traits modernes, une Europe chrétienne : elle seule pourtant est capable d'arrêter la montée mondiale du communisme ; il fallait donc, de toute manière, s'y employer : « Et s'il paraît audacieux, remarquait Pie XII le 13 septembre 1952, de vouloir sauvegarder la réorganisation de l'Europe au milieu des difficultés du stade de transition entre la conception ancienne, trop unilatéralement nationale, et la nouvelle conception, au moins doit se dresser devant les yeux de tous, comme un impératif de l'heure, l'obligation de susciter le plus vite possible cette atmosphère. »
Ainsi, cependant qu'une atroce, qu'une universelle flagellation courbait l'humanité, le Pape Pie XII par sa prière, par sa parole, par sa prudence, maintenait le dépôt de la vérité chrétienne. A travers tous ses Messages de Noël, il a donné à l'Église qui ne la possédait pas encore explicitement, une véritable théologie de la paix mondiale. Par ses appels répétés, il a manifesté, pour le soutien moral des hommes découragés, la flamme intacte d'une espérance qui ne se laissait entamer par rien. Par ses orientations enfin il a contribué à tourner l'Europe et les autres continents vers une organisation supra-nationale qui ne serait point l'instrument d'une quelconque idéologie, mais dont la base serait chrétienne et dont la règle serait le respect des droits, des cultures et des souverainetés.
Sans lui, sans son action, on peut penser qu'un grand nombre des énergies spirituellement dressées pour obtenir de Dieu la dislocation du communisme sur la terre aurait capitulé. On peut penser que sans lui l'espoir, qui reste présent au cœur des âmes droites, de voir une véritable paix, la paix du Christ, s'instaurer dans le monde, serait presque entièrement effacé. Aux heures où, sous les coups, le corps de l'humanité était déchiré au point de plonger tous les fils dans l'abattement du désespoir, le Père, inoubliablement, fut, en toute réalité, sur la terre, la paix du Ciel.
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8\. -- Couronnement d'épines
Dans les mêmes heures, l'âme de l'humanité n'était pas moins menacée.
Comme Pie XII l'avait remarqué dès le début de son règne, dans l'Encyclique *Summi Pontificatus*, « *de nos jours, les dissensions ne proviennent pas seulement de l'élan des passions rebelles, mais d'une profonde crise spirituelle qui a bouleversé les sages principes de la morale privée et publique* ». En dehors de l'Église et jusque dans son sein, les intelligences n'ont pas toujours su résister à l'erreur avec la fermeté requise. Il faut dire plus. La crise philosophique qui, de Descartes à Marx, est allée en s'aggravant pendant trois cents ans, a atteint, au milieu du vingtième siècle, son aspect le plus aigu.
On traite en effet, dans les universités, la philosophie comme on traite la musique et la peinture. Sous le nom d'études philosophiques, les étudiants sont convoqués à choisir une « sagesse » en accord avec leurs aspirations et leurs goûts. Chacun choisit sa voie, chacun engage sa vie intellectuelle et spirituelle sur un maître à penser un peu à la manière dont on affirme sa préférence pour des sons et des couleurs.
Il s'agit d'un crime contre l'intelligence. Cette conception historiciste de l'enseignement de la philosophie qui présente sans la juger la galerie de la pensée humaine, non seulement conduit souvent les esprits superficiels au scepticisme, mais encore développe chez tous, sans même qu'ils en connaissent le nom, une attitude rationaliste qui est sûrement la blessure la plus grave dont une intelligence puisse être atteinte.
Léon XIII, dans l'Encyclique *Libertas*, définissait déjà le rationalisme comme « *la domination souveraine de la raison humaine qui, refusant l'obéissance due à la raison divine et éternelle, et prétendant ne relever que d'elle-même, ne reconnaît qu'elle seule pour principe suprême, source et juge de la vérité* ». Pie XII, le 13 novembre 1949, mettait en lumière l'inéluctable conséquence de cette attitude : « *l'erreur du rationalisme moderne, disait-il, a consisté précisément dans sa prétention de vouloir construire le système des droits humains et la théorie générale du droit en considérant la nature de l'homme comme un être existant par lui-même, n'ayant de rapport nécessaire d'aucune sorte avec un être supérieur, de la volonté créatrice et ordonnatrice duquel dépendent son essence et son activité*. »
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Dès lors, une idée cesse d'être vraie selon qu'elle est objective, c'est-à-dire pleinement adéquate à son objet. Elle ne tire plus sa vérité, en pratique, que de sa cohérence pour un sujet pensant. Chaque individu construit sa propre vérité, fabrique sa propre vision du monde, imagine sa propre morale, conçoit le système social de ses rêves. C'est la transposition sur le plan philosophique du châtiment de Babel. Chacun parle sa langue, la communion est impossible, l'humanité devient le lieu de l'unité perdue.
Ils sont nombreux, les esprits dans lesquels la classe de philosophie, et parfois des études dites supérieures, ont jeté la confusion. En logique, ils ont perdu la connaissance de la démarche naturelle de l'intelligence. En métaphysique, ils sont devenus purement et simplement des ignorants. En morale, ils sont devenus relativistes ; en droit et en sociologie, positivistes.
Ces incertitudes et ces confusions dans l'enseignement de la philosophie ont porté leurs fruits. Insuffisamment formés à la méthode de la pensée de saint Thomas, craignant peut-être aussi de paraître retardataire et sottement attachés au Moyen Age, certains théologiens eux-mêmes en sont venus à esquisser un sourire de supériorité ou de mépris à la seule évocation du docteur Angélique. Ils tentèrent parfois d'interpréter l'Écriture à travers d'autres méthodes intellectuelles, et qui n'étaient point exemptes de dangers.
Finalement, l'autorité même du Successeur de Pierre fut mise en doute. Non point, le plus souvent, l'infaillibilité du Magistère extraordinaire. Mais d'une façon qui devenait presque habituelle, l'autorité du Docteur commun de l'Église dans le Magistère ordinaire. Pour blesser l'amour-propre de ceux qui suivaient encore le Pape, et parvenir à leur faire intérieurement lâcher prise, des efforts furent faits pour répandre le mot de « papolâtrie », rendant par cette forme péjorative, suspecte d'exagération toute dévotion envers le Souverain Pontife, toute fidélité méthodique à ses enseignements.
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Simultanément, certains esprits devenaient, à l'égard des erreurs en vogue, d'un « irénisme » presque sans limite. Les uns cherchaient un terrain d'entente entre le matérialisme dialectique et le dogme catholique. Les autres sous des noms divers, soutenaient une morale de situation qui ruinait les fondements mêmes de l'éthique. Enfin, cet affaiblissement de la foi, cette débilité intellectuelle et cette insubordination larvée vis-à-vis de Pierre conduisaient certains esprits à accommoder la Révélation ou la théologie aux exigences de certaines écoles biologiques, anthropologiques et historiques.
C'était le Pape lui-même, celui que Catherine de Sienne nommait le doux Christ en terre qui, cette fois, recevait la couronne d'épines. Ceux qui la posèrent sur son front ne savaient pas, sans doute, ce qu'ils faisaient. C'est peut-être dans ces circonstances que le Pape fut le plus grand. Il réussit parfaitement à être doux et humble de cœur. Il fut sans faiblesse, mais il fut sans dureté.
Il fut sans faiblesse. Ce n'était pas facile. Ils auraient été nombreux ceux qui l'auraient loué d'approuver le mouvement en cours, de faciliter par des concessions l'entente avec des courants de pensée objectivement incompatibles avec la foi. En se tenant sur l'équivoque que comportent parfois des attitudes prudentielles opportunes, le Pape aurait pu y parvenir. A cette tentation, le plus grand péril pour l'Église, il sut simplement, totalement, répondre non.
Mais il fut sans dureté. Il savait que ceux-là mêmes qui insinuaient des doutes sur son autorité étaient des victimes. Plus d'un siècle de traditions rationalistes, positivistes, laïcistes avait façonné leur esprit, à travers des études supérieures, sans qu'ils puissent, bien souvent, prendre conscience des déformations qui leur étaient ainsi imposées. Pie XII ne fulmina point d'anathèmes. Il publia une Encyclique, le 12 août 1950, qui demeurera l'une des dates du salut de l'intelligence moderne. L'Encyclique Humani Generis livre au monde une pensée entièrement dégagée et triomphante du rationalisme moderne. Il y rappelle le rôle véritable des théologiens et des philosophes, dénonce l'irénisme et le danger qu'il présente pour l'intégrité de la foi, explique les motifs pour lesquels l'Église jamais n'acceptera le relativisme dogmatique. Il défend la Science sacrée et la philosophie contre la séduction des erreurs modernes et enfin, à ceux qui mettent en doute l'autorité du magistère ordinaire et qui s'en moquent, parfois, comme d'une tradition vieillie et dépassée, il répond avec sérénité : « *qu'à ce qui est enseigné par le Magistère ordinaire s'applique aussi la parole : Qui vous écoute, m'écoute.* » Ainsi, à Pilate qui l'interrogeait : « *Es-tu roi ?* », Jésus répondait : « *Je le suis* ».
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L'affectueuse sollicitude avec laquelle Pie XII redressa les esprits a été empreinte d'une telle charité, qu'aujourd'hui, à droite et à gauche, des hommes, prêtres et laïques, séduits il y a vingt ans ou davantage par le rationalisme ou le positivisme, et qui peut-être à un moment, se sont sentis visés par les paroles de Pie XII, ont peu à peu reçu une lumière nouvelle. Ils bénissent le Seigneur d'avoir usé à travers son Vicaire de cette fermeté et de cette douceur pour, sans briser leurs itinéraires, les conduire et leur permettre de se retrouver dans l'unité qui ne tînt, pendant quelque temps, qu'à l'humilité d'un saint Pape, bafoué dans son autorité.
9. -- Portement de croix
Atteinte dans son corps, tentée dans son âme, l'humanité fut aussi, sous le Pontificat de Pie XII, affaiblie dans sa volonté et séduite dans ses mœurs. C'est depuis bien longtemps sans doute, depuis le premier jardin et le premier péché que l'attrait des biens sensibles met en péril la volonté droite. Mais dans les temps modernes, surtout depuis que le libéralisme économique inspire la vie de ceux qui produisent et de ceux qui échangent les biens matériels, ce ne sont plus seulement les personnes, mais les structures elles-mêmes qui se font les instruments du Tentateur.
Les structures économiques, en particulier, portent souvent la marque, dans la société contemporaine, du règne de Mammon. Des difficultés presque insurmontables compromettent la moyenne et la petite propriété. A l'inverse, les grandes concentrations de capital voient leur puissance financière et même politique s'accroître dans des proportions qui déséquilibrent tout l'organisme social. Ceux qui dirigent les entreprises, lorsque celles-ci sont de dimensions médiocres, sont saisis de découragement. Et si leurs affaires sont prospères, spécialement dans les pays où la vie est facile, ils deviennent presque incapables de se souvenir efficacement de la destinée spirituelle et surnaturelle de l'homme.
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Les salariés, de leur côté, ont souvent le sentiment d'une injustice dont ils sont les victimes. Soumis, non moins que les autres hommes, aux tentatives de l'envie, ils constituent une proie facile pour les révolutionnaires professionnels qui, aux ordres de Moscou, travaillent implacablement à aviver les souffrances, à irriter les blessures, à révolter les victimes.
Ce désordre dans les mœurs économiques pénètre jusque dans la vie des familles, compromettant le bonheur du foyer et l'éducation des enfants :
« *Une série de publications éhontées et criminelles préparent pour les vices et les délits les moyens les plus infâmes de séduction et d'égarement. Voilant l'ignominie et la laideur du mal sous le clinquant de l'esthétique, de l'art, de la grâce éphémère et trompeuse, du faux courage ; ou bien satisfaisant sans retenue l'avidité de sensations violentes et de nouvelles expériences de débauche ; l'exaltation de l'inconduite en est arrivée jusqu'à se produire ouvertement en public et à s'introduire dans le rythme de la vie économique et sociale du peuple, transformant en objet de fructueuse industrie les plaies les plus douloureuses, les faiblesses les plus misérables de l'humanité.* »
Cette peinture, fidèle et vive, que Pie XII traçait le 26 mars 1950 met bien en lumière la situation des mœurs contemporaines telles que la civilisation dite moderne les façonne dans nombre de pays. Le développement même de la presse, de la radio, du cinéma, de la télévision, qui aurait dû être l'instrument d'une civilisation plus fille et d'une extension universelle de la véritable culture, a finalement contribue, par de fréquents excès, à multiplier les tentations, à populariser le vice, à accroître hors de toute mesure le nombre de ceux qui sont mus par la soif du plaisir ou l'appât du gain, et non plus par l'amour de charité et par la droite raison.
Sans doute, dans l'Église, c'est à chaque âge de l'humanité que le Seigneur a suscité les vertus héroïques qui, par leurs offrandes et leurs mortifications, réparent les défaillances et les fautes de leur époque. Mais en notre milieu du vingtième siècle, la confusion s'est établie de façon si étroite entre les structures économiques, les habitudes publicitaires, les modes, les façons de juger et d'agir que beaucoup la pensent définitivement établie.
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Sur ce front, le Pape Pie XII a mené un combat presque quotidien. C'est environ le quart de ses Allocutions qui, d'une manière ou d'une autre, aborde la question sociale. Ici encore, il a rappelé que Dieu seul est la source de la règle juridique selon laquelle les droits et les devoirs de tous, employeurs et salariés, doivent être établis. Mais il est allé plus loin. A une société qui dans l'ordre économique et dans l'ordre familial était insensiblement entraînée à ne plus faire de différence entre le bien et le mal, il a entrepris de rappeler les bases mêmes de la vie morale.
Pour cela, il a adressé la parole aux hommes de tous les métiers, de toutes les professions, aux employeurs et aux ouvriers, aux ingénieurs et aux agents de maîtrise, aux industriels et aux agriculteurs, aux artisans et aux cheminots, aux notaires et aux avocats, aux banquiers et aux policiers, aux apiculteurs et aux ouvriers de la soie... A tous, il a montré, concrètement, qu'ils étaient membres d'un corps, le corps social et qu'ils devaient dépasser leurs oppositions et travailler à le reconstituer. Prolongeant et appliquant les enseignements de *Rerum novarum*, de *Quadragesimo anno* et de *Divini Redemptoris*, à quelque quinze reprises différentes, il a demandé aux hommes de dépasser la lutte des classes par l'instauration d'un ordre corporatif professionnel de l'économie tout entière. Comme, avec une égale réserve, les tendances individualistes et socialistes écoutaient ce message sans le comprendre, Pie XII le 31 janvier 1952 a formulé la plainte que « *l'on ait plus ou moins passé sous silence* » la corporation professionnelle et interprofessionnelle dont la réalisation constitue « *le programme social de l'Église* ».
Simultanément, il indiquait qu'en établissant l'organisation de l'économie sur le plan de la production, les corporations seraient à même de prendre conscience de leurs responsabilités sociales et morales. Ainsi, le caractère privé de l'entreprise se trouverait-il enfin dissocié du régime de l'individualisme libéral et pourrait s'épanouir efficacement dans une économie communautaire.
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Consciente de ses devoirs moraux, une telle économie, grâce à la solidarité de tous les participants, pourrait sans doute éviter la concurrence sans frein que l'on déplore actuellement et les conséquences catastrophiques pour les mœurs qui en résultent.
Le domaine de la famille demeure le sanctuaire de l'amour chrétien. Pie XII s'est attaché à lui rendre confiance dans la pureté de ses mœurs et dans la transfiguration chrétienne de sa vocation. Il a multiplié les discours aux jeunes époux, dont les recueils constituent aujourd'hui non point tant une théologie du mariage qu'un ensemble de conseils, paternels et réalistes, pour permettre aux jeunes foyers de s'orienter dans le dédale des idées fausses et des tentations à la mode.
Ainsi, pendant vingt ans, Pie XII a porté cette croix de savoir et de sentir ses fils et ses filles, dans le vaste univers, livrés en trop grand nombre aux passions qui détournent de Dieu et des exigences du véritable amour. Il a prié pour eux et le bienfait spirituel des trois jubilés de l'Année Sainte, de l'Année Mariale et de l'Année de Lourdes a permis, secrètement, bien des relèvements et bien des conversions. Il a prolongé les efforts de ses prédécesseurs en rappelant la solution chrétienne de la question sociale, et spécialement en montrant à chaque corps de métier la manière concrète d'incarner cette solution chrétienne. Enfin il a défendu la famille contre les attaques dont elle était l'objet sous son Pontificat, confirmant la hiérarchie des fins du mariage, précisant les questions les plus délicates de la morale conjugale et formant le cœur des époux à leur vocation de collaborateurs de Dieu.
10. -- Crucifixion
Sous le Pontificat de Pie XII, l'humanité fut donc blessée dans son corps, dévoyée dans son intelligence, affaiblie dans sa volonté.
L'Église, qui fut blessée au cœur.
Le 11 avril 1948, le Pape instituait la hiérarchie catholique en Chine, dotant cette immense patrie de soixante-dix provinces ecclésiastiques et de quatre-vingt-huit diocèses... Un peu plus ne deux ans plus tard, la Chine devenait communiste. La persécution commençait.
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Cette persécution ne s'étendait pas à la Chine seulement. En Russie, en Lituanie, en Lettonie, en Tchécoslovaquie, en Hongrie, en Indochine du Nord et dans les autres pays soumis à l'esclavage des démocraties populaires, les méthodes, depuis des années, étaient les mêmes, les horreurs comparables. Tous ensemble, les chrétiens des nations martyres forment cette Église du Silence, nom que Pie XII lui-même a su donner aux soixante-trois millions de baptisés qui sont aujourd'hui bâillonnés, torturés et qui subissent toutes les formes des supplices du corps, du cœur et de l'esprit.
Il s'agit bien d'une persécution sans précédent, de la plus terrible de toute l'histoire de l'Église. A cause du nombre de ceux qui y sont soumis. A cause des méthodes employées et dont la plus illustre victime fut sans doute le Cardinal Mindszenty. Enfin à cause de la puissance matérielle des bourreaux qui, actuellement maîtres d'un tiers des hommes de la planète et d'un tiers de ses richesses économiques, ne cachent point leur intention de devenir, dans un délai assez bref, les maîtres du monde.
La persécution de l'Église du Silence fut la croix sur laquelle Pie XII fut crucifié. Face à cette persécution, il ne renonça pas à se servir des armes de lumière et d'amour avec lesquelles, depuis sa fondation, l'Église réconforte ceux qui sont persécutés au nom de Jésus-Christ. Pour rétablir la vérité, il multiplia les interventions. Le 7 juillet 1952, il consacra les peuples de Russie au Cœur Immaculé de Marie. Le 29 juin 1958 il promulgua une Encyclique sur l'Église de Chine. Enfin, il s'adressa au monde pour demander des prières. Il mobilisa toute la chrétienté. Ainsi, aux heures où la croix est dressée dans la nuit du monde, le Christ recommande-t-il aux Apôtres de veiller et de prier. Devant tant de souffrances et devant tant de haines, Pie XII n'eut à aucun moment, faut-il le dire, l'attitude de la vindicte. S'il frappa, des terribles armes spirituelles que Dieu Lui-même a confiées à Pierre, les catholiques qui professaient et défendaient la doctrine matérialiste et antichrétienne du communisme, ce fut dans la plénitude de l'autorité de celui qui a reçu le pouvoir de lier et de délier les péchés. Jamais il n'excita à la vengeance. Jamais, même, il n'évoqua les souffrances des chrétiens d'une façon qui aurait pu irriter les passions ou déchaîner les esprits.
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A chaque fois qu'il éleva une protestation solennelle contre les persécuteurs, ce fut en demandant au Ciel de changer leur cœur et en mettant l'Église du monde entier dans la même intense prière.
Ainsi souffrait Marie, debout au pied de la croix.
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#### III. -- La restauration de l'unité
11. -- Résurrection
Des esprits informés, ayant une exacte connaissance temporelle de la situation présente, sont nombreux à juger perdue la cause de l'Église dans l'histoire de ce monde. Ils conservent la foi cependant, la foi dans le Christ et dans le salut qu'Il a promis. Mais leur foi ne concerne que la vie future. Pour la vie présente, les meilleurs d'entre eux considèrent qu'elle peut être, avec la grâce de Dieu, individuellement droite et sainte. Ils n'espèrent cependant aucun renouveau chrétien de la société comme telle. Dans les temps à venir, il leur paraît possible de demeurer personnellement chrétien, il leur paraît hors de question que la société redevienne chrétienne.
Les sociétés aujourd'hui semblent ne pouvoir se nourrir que de mystique temporelle. On leur propose de construire un monde socialiste. Ailleurs, spécialement dans les contrées sous-développées, s'agitent les mystiques nationalistes. Les moins touchés par l'idéologie envisagent une politique d'investissements et de production orientant la vie des groupes humains vers la conquête du confort, du bien-être et de la jouissance comme la fin dernière sur la terre, et comme le moyen d'arrêter la montée du communisme et d'empêcher sa domination mondiale.
Dans ce climat, l'idée d'une chrétienté, c'est-à-dire d'UNE SYNTHÈSE NOUVELLE ET MODERNE DE LA RELIGION ET DE LA VIE PRIVÉE ET PUBLIQUE, est souvent considérée comme une utopie, ou même comme un obstacle au progrès. Les mystiques temporelles sont la tentation constante de ceux qui voient le monde d'un regard uniquement humain et naturel.
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Pie XII, Vicaire de Jésus-Christ, vit le monde du regard dont Dieu le voit, ce Dieu qui a donné son Fils pour sauver non point seulement les individus, mais aussi les sociétés. Pie XII vit le monde, les continents, les nations, les familles non point comme fatalement livrés aux idolâtries de l'argent, de la chair, des mystiques temporelles, mais comme appelés à constituer des communautés de fils de Dieu, adorant ensemble Notre-Seigneur Jésus-Christ.
Pie XII voyait les faiblesses de l'humanité présente, la confusion dans les esprits, les divisions dans la vie sociale : il les voyait non point comme les signes d'une déviation inéluctable et définitive de l'humanité moderne, mais comme le développement d'une agression spécialement violente, poursuivie par l'Ennemi invisible du genre humain, -- l'Ennemi vaincu dès l'origine mais révolté jusqu'à la fin.
Pie XII savait aussi que lorsque les Apôtres commencèrent à prêcher la folie de la croix sur les bords de la Méditerranée leur entreprise n'était pas moins impossible que celle qui s'offre aux chrétiens d'aujourd'hui. Hier comme aujourd'hui la foi de l'Église est une foi crucifiée et c'est une foi victorieuse. Hier comme aujourd'hui, l'espérance de l'Église est une espérance sans point d'appui temporel, mais c'est une espérance apostolique. Hier comme aujourd'hui, enfin et surtout, le sens de l'histoire, c'est la croissance du Corps mystique du Christ et l'achèvement du nombre des élus, c'est la volonté du Père faite sur la terre comme au ciel ; c'est l'infusion dans les cœurs de la charité vivante, efficace pour ressusciter les âmes à la vie divine, efficace aussi pour restaurer la société dans le Christ.
Œuvre de foi ! Le gouvernement de Pie XII le fut au plus haut degré. Dès la première Encyclique qu'il publie, le 20 octobre 1939, il affirme « *qu'avant tout, il est certain que la racine profonde et dernière des maux que nous déplorons dans la société moderne est la négation et le rejet d'une règle de moralité universelle, soit dans la vie individuelle, soit dans la vie sociale et dans les relations internationales, c'est-à-dire la méconnaissance et l'oubli, si répandus de nos jours --, de la loi naturelle elle-même, laquelle trouve son fondement en Dieu, Créateur tout-puissant et Père de tous, suprême et absolu législateur, omniscient et juste Vengeur des actions humaines* ».
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Il s'agissait donc, au moment qui pouvait sembler le plus mal choisi, de restaurer sur Dieu et sur la loi divine non point seulement la vie personnelle et la vie familiale, mais les communautés professionnelles, les sociétés politiques, la société supra-nationale elle-même.
Réaliste, Pie XII savait qu'il n'était pas possible de ramener les société à Dieu sans y ramener auparavant les hommes qui la composent. La réforme des mœurs, devait-il répéter tout au long de son Pontificat, est plus urgente encore que la réforme des institutions. Cette réforme des mœurs, il y convoqua, comme tous ses prédécesseurs, l'Église entière. Mais de son temps même, il prit figure d'un réformateur de l'Église. Il s'efforça, de toutes les manières, de ramener le troupeau, et d'abord les bergers, et aussi les âmes appelées à l'état de perfection, à la pureté du christianisme.
Il s'adressa aux laïcs : aux hommes, aux femmes, aux jeunes gens, aux jeunes filles, aux enfants. Il leur rappela que la religion de leurs pères n'est point seulement une coutume externe mais un don total à Dieu, une foi vivante dans Sa grâce, une soumission entière à Sa volonté.
Il s'adressa aux prêtres. Par l'exhortation *Menti Nostræ*, du 23 septembre 1950, il leur rappelait la sublime dignité à laquelle le Baptême et l'Ordre les avaient fait accéder, la sainteté de vie et la sainteté de ministère exigées par leur vocation. Il les mettait en garde contre les dangers particuliers de l'époque, dangers qui connurent, à propos des précautions pratiques à prendre dans les milieux influencés par le communisme, une douloureuse publicité.
Il s'adressa aux religieuses et aux religieux. La Lettre qu'il écrivit à l'Ordre de Saint Dominique, le Discours qu'il donna à la Société de Jésus, les trois Messages radiophoniques destinés à apporter la consolation d'une audience invisible aux religieuses cloîtrées tendent, ainsi que beaucoup d'autres actes analogues, à encourager les âmes consacrées à un amour toujours plus généreux du Christ Jésus, à une fidélité toujours plus exigeante à leurs vœux, à une union intérieure toujours plus étroite et plus affectueuse avec les Trois Personnes vivant dans l'âme.
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Cette action incessante, il la vivifia pour ainsi dire par le contact personnel qu'il eut avec tous ceux, toutes celles qui venaient à lui. Dieu seul connaît le cheminement de la grâce dans les âmes Aux manifestations extérieures qu'Il permet, les hommes peuvent reconnaître la fécondité exceptionnelle de l'un des leurs. Or Pie XII fit prier l'Église par ses Encycliques, ses Messages, ses Bénédictions, les Jubilés qu'il proclama, comme aucun Pape peut-être, avant lui, n'avait fait prier.
Ce n'était donc pas simplement avec le regard d'un homme qui juge les comportements sociaux de l'extérieur, mais avec la clairvoyance du père qui prie pour le retour de ses fils prodigues qu'il envisageait l'avenir de l'humanité. Cet avenir, il n'est ni matérialiste, ni socialiste, ni nationaliste... C'est une immense vision chrétienne du monde moderne que Pie XII découvre aux yeux de ses fils lorsqu'il les convoque le 23 décembre 1949 au grand retour et au grand pardon :
« *Il nous semble que l'Année Sainte mil neuf cent cinquante doit avant tout déterminer la rénovation religieuse du monde moderne qu'on en attend ; qu'elle doit résoudre la crise spirituelle qui étreint les âmes de notre temps... Nous-même, à qui la Providence Divine a réservé le privilège de l'annoncer et de la donner au monde entier, Nous pressentons son importance pour le prochain demi-siècle.* »
Ayant ainsi affermi les croyants par les grâces du Jubilé, Pie XII, le 10 février 1952, donnait le signal d'un réveil vigoureux de pensée et d'action sur le front du renouveau général de la vie chrétienne, sur la ligne de défense des valeurs morales, pour la réalisation de la justice sociale, pour la reconstruction de l'ordre chrétien :
« *C'est tout un monde qu'il faut refaire, s'écriait-il, depuis les fondations ; de sauvage il faut le rendre humain, d'humain le rendre divin, c'est-à-dire selon le cœur de Dieu.* »
Cette croisade pour un monde meilleur, c'est dans le silence des prédications de retraite et des retours à Dieu qu'elle a commencé de s'étendre de Rome à l'Italie et aux autres nations. Les témoignages abondent des formes si diverses de ce que les incroyants eux-mêmes s'accordent à nommer un renouveau chrétien.
Mais de ce renouveau, Pie XII a laissé prévoir les étapes. La première est douloureuse. Le 6 novembre 1955, un an avant les événements de Hongrie, il précisait sa pensée :
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« *Chaque fois que Nous devons nous occuper du ministère de la parole, Nous nous appliquons à ne pas cacher à Nos yeux et à ceux de Nos auditeurs le spectacle d'un ciel couvert de nuages au point de donner l'impression que s'approche un triste crépuscule et que la nuit va descendre sur le monde.* »
Mais dans le même discours, le Pape ajoutait :
« *Tout le monde sait avec combien de sécurité et avec combien de confiance Nous répétons que rien n'est perdu si les hommes de bonne volonté se réveillent et s'unissent pour agir immédiatement avec hardiesse et concorde. Nous ne manquons pas non plus de manifester notre espérance que peut-être plus tôt qu'on pourrait s'y attendre réapparaîtront les rayons du soleil dans le triomphe d'un nouveau printemps chrétien.* »
Pie X avait été le Pape de l'eucharistie aux enfants. Pie XII fut le Pape des messes du soir, de la communion facilitée, de la réforme liturgique, du rétablissement de la cérémonie du feu nouveau au soir du Samedi Saint. Ainsi a-t-il éclairé de la lumière du cierge pascal cette nuit, maintenant descendue sur le monde, mais que sa foi conduisait vers l'aube radieuse d'une résurrection, resplendissant sur les montagnes du Seigneur.
12. -- Ascension
Des le début des Actes des Apôtres, l'Écriture rapporte que les disciples demeurèrent interdits après que Jésus ait été sous leurs yeux enlevé au Ciel :
« *Et comme ils regardaient fixement l'endroit où il avait disparu, voici que deux hommes vêtus de blanc s'approchèrent d'eux. Galiléens, leur dirent-ils, pourquoi restez-vous à regarder vers le Ciel ? ...* »
Ce fut toujours la tendre inclination des Apôtres, lorsque leur foi et leur ferveur les rapprochaient de Dieu, que d'y planter des tentes pour y rester avec lui. Toujours, la réponse du Seigneur est la même : Pourquoi restez-vous à regarder vers le ciel ? Allez ! Parcourez le monde ! ... Annoncez l'Évangile à toutes les nations.
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Par un semblable mouvement d'âme, le Pape Pie XII, en même temps qu'il appelait les fidèles à une vie intérieure plus profonde, à une authentique sainteté, les exhortait à ne point garder pour eux la Bonne Nouvelle, mais à la porter dans le monde entier.
L'Église est apostolique. Tous les Papes le furent. Pie XII illustra cette tradition de plusieurs manières. Ici encore, son Pontificat apparaît dans une lumière unique : c'est que la crise d'unité qui travaillait le monde appelait une réponse de l'Église qui jusqu'alors n'avait encore pu être donnée.
Pie XII fut le Pontife qui, pour marquer l'universalité apostolique de l'Église brisa, définitivement sans doute, la tradition, raisonnable et utile en son temps, qui voulait que la majorité des Cardinaux fussent italiens. A deux reprises, le 18 février 1946 et le 12 janvier 1953, il créa des Cardinaux parmi lesquels figuraient des Évêques du monde entier. Il déclarait à cette occasion :
« *Du fait que, pour la première fois, de très illustres Prélats choisis dans les cinq parties du monde sont rattachés au Clergé romain et souverainement honorés du laticlave sacré, voici qu'est mise dans une nouvelle lumière ce qui est une note particulière de l'Église catholique, à savoir que cette dernière n'appartient pas seulement à une race, à un peuple ou à une nation, mais à tous les peuples de la famille humaine.* »
Le même mouvement missionnaire qui inspirait au Pontife cette révolution dans la composition du Sacré Collège fut à l'origine de tous les actes par lesquels il encouragea et régla le développement des missions catholiques dans les nations où l'Évangile ne s'est pas encore répandu.
Le 21 juin 1951, il promulguait l'Encyclique *Evangelii Præcones*. Il y faisait le bilan de vingt-cinq années de mission. Il insistait avec force sur le travail restant à accomplir, il exposait les principes et les règles selon lesquels l'action des missionnaires doit être conduite dans la situation actuelle. Précisant avec soin le rôle du clergé indigène, il rappelait finalement une norme dont le respect fait l'honneur de l'Église :
« *L'Église n'a jamais traité avec mépris et dédain les doctrines des païens, elle les a plutôt libérées de toute erreur et impureté, puis achevées et couronnées par la sagesse chrétienne. De même, leurs arts et leur culture, qui s'étaient élevés parfois à une très grande hauteur, elle les a accueillis avec bienveillance, cultivés avec soin et portés à un point de beauté qu'ils n'avaient peut-être jamais atteint encore.* »
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Le 21 avril 1957, l'Encyclique *Fidei Donum* complétait la précédente, au sujet notamment de la situation des missions africaines. Pie XII y lançait un appel pour le recrutement des vocations missionnaires. Il demandait, spécialement pour les missions d'Afrique, le concours de toute l'Église et réclamait la prière pour les missions, la charité pour les missions, le recrutement pour les missions.
Enfin, le même élan apostolique conduisit Pie XII à poursuivre l'œuvre de ses Prédécesseurs immédiats en encourageant l'Action Catholique. L'occasion lui fut donnée, par deux Congrès Mondiaux pour l'apostolat des laïcs, de régler directement et avec précision une action d'autant plus indispensable que c'est dans tous les milieux sociaux, même dans les pays traditionnellement catholiques, qu'un champ d'action s'ouvre aux laïcs. Il attira l'attention sur l'importance capitale d'une formation spirituelle solide et aussi d'une authentique formation doctrinale. Il insista sur la soumission nécessaire à la hiérarchie et sur l'esprit de coopération, exempt de tout particularisme, qui doit régner entre les groupements d'Action Catholique et tous ceux qui d'une manière ou d'une autre se consacrent, selon la discipline de l'Église, à l'apostolat laïc.
A la jeunesse ouvrière chrétienne, il a, à maintes reprises, manifesté son affection paternelle et sa confiance. Il comptait sur elle pour contribuer à ramener au Christ cette classe des travailleurs qui semble d'une manière si spéciale aujourd'hui l'enjeu tragique que le prince des ténèbres s'efforce âme par âme de disputer à Dieu.
Comme au jour de l'Ascension, Pie XII demandait ainsi à tous ses fils : « Pourquoi restez-vous à regarder vers le Ciel ? »
13. -- Pentecôte
C'est le dimanche de la première Pentecôte que l'Église fut fondée. Ce matin-là, les hommes de toutes langues eurent l'impression sensible du miracle en entendant les Apôtres parler chacun dans son dialecte.
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L'effusion de l'amour de Dieu permettait aux hommes de retrouver l'unité perdue et de découvrir, au-delà de la diversité des langages et de la division des esprits, la révélation surnaturelle de l'amour de charité qui donnait aux Apôtres un seul cœur et une seule âme.
Depuis vingt siècles, c'est l'Esprit Saint qui gouverne l'Église. Depuis vingt siècles, c'est l'Esprit Saint qui garde ses chefs et qui préserve l'intégrité de la Doctrine, ce qui eut lieu même aux heures les plus difficiles. Chaque pontificat est en ce sens une véritable Pentecôte et la fidélité-même de Pie XII à sa mission apparaît dans la manière dont il a récapitulé de façon complète, dans son enseignement et dans son gouvernement, ses Prédécesseurs, et tout particulièrement Léon XIII, Pie X, Benoît XV et Pie XI.
*Humani Generis* évoque l'Encyclique *Æterni Patris* de Léon XIII, la prolonge et l'étend. Les discours sociaux reprennent les Encycliques sociales de Léon XIII et de Pie XI, les appliquent à des circonstances nouvelles, les incarnent comme concrètement.
Les Encycliques missionnaires, *Evangelii Præcones* et *Fidei Donum*, mûrissent les principes et les consignes de *Maximum illud* de Benoît XV et de *Rerum Ecclesiæ* de Pie XI...
On pouvait multiplier les exemples. Si particulier, si original que soit le règne de Pie XII tant à cause des besoins spéciaux de son époque qu'à cause de sa personnalité, il n'en reste pas moins qu'il fut le successeur parfaitement fidèle, parfaitement traditionnel que chaque âge voit monter sur le trône de Pierre. En cela déjà, en cela avant tout, il fut un témoignage vivant de la présence de l'Esprit Saint dans l'Église.
Ses dons personnels, il est vrai, ont manifesté ce caractère d'une autre manière, qui retenait l'attention. Déjà Pie XI, du temps que le Cardinal Pacelli était son Secrétaire d'État, l'avait surnommé « l'orateur de la Pentecôte ». Cette louange lui convenait bien, à lui qui parlait couramment sept des langues les plus répandues sur la terre et qui répondait spontanément à ses visiteurs dans la langue où ceux-ci s'adressaient à lui.
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Toutefois, orateur de la Pentecôte, Pie XII le fut plus encore par son aptitude à rejoindre les âmes En vingt ans, il a prononcé plus de six cents discours. Le plus grand nombre d'entre eux portèrent non sur des sujets traditionnellement religieux mais sur des matières mixtes, où la technique doit être subordonnée à la morale, où le profane parfois s'enracine dans le sacré, Nous avons évoqué précédemment l'incroyable diversité des professions aux problèmes desquelles Pie XII s'est attaché. Il avait son style, souple, subtil et fort. Il avait les dons de la synthèse la plus vaste, de l'analyse la plus raffinée. Surtout, il donnait cette impression de voir les problèmes les plus divers dans l'unité d'un seul coup d'œil spirituel et il savait atteindre l'intimité de ses auditeurs pour parler à leur cœur en même temps qu'à leur esprit.
Car Pie XII fut près du peuple. Par son cœur paternel, par son affection simple et souriante, par son naturel surtout. Dès le début de son Pontificat, il avait rendu les audiences plus faciles. Il en avait aboli presque toutes les exigences protocolaires. Ni le costume, ni l'attitude ne furent plus réglés. Croyants et incroyants arrivaient facilement jusqu'à lui. Les uns s'agenouillaient, les autres serraient sa main avec vigueur. Tous sentaient s'insinuer en eux la certitude d'être l'objet d'une affection, d'une protection et d'une prière.
Enfin, Pie XII apportait avec lui l'unité. Il l'apportait pour ainsi dire physiquement. Autour de lui, les foules, sans comprendre de quelle façon, étaient comme simplifiées, allégées. L'acclamant, courant à travers Saint-Pierre pour le revoir une fois encore, elles n'avaient plus soudain qu'un seul cœur et qu'une seule âme Ce n'était pas seulement l'émotion sensible qui donnait cette impression. L'émotion sensible était le fruit de quelque chose de plus profond et que les auditeurs de ses Allocutions ont souvent remarqué. Par sa manière même d'aborder les problèmes, par son objectivité, par la mesure de ses paroles, par la délicatesse de son cœur, il rétablissait l'unité des esprits. Par son charme rayonnant, par la lumière qu'il répandait autour de lui, il faisait l'union des cœurs.
Dans les jours qui suivirent la mort du Souverain Pontife, un témoignage vraiment mondial fut donné de ce don d'unité. Les Protestants, les Musulmans, les Juifs, les incroyants, sans l'ombre d'une hésitation, joignirent, pour la première fois avec un tel ensemble, leur voix aux voix du monde catholique.
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Les chefs d'État du monde entier sauf les bourreaux des pays communistes -- tinrent à rendre un témoignage qui débordait et de loin la seule courtoisie diplomatique. Inexplicablement, tous louèrent en sa personne l'homme de la paix. Ainsi, par-delà le tombeau, il continuait son œuvre d'unité, de cette unité que seul l'Esprit Saint peut donner.
14. -- Assomption
Toute la vie d'Eugène Pacelli est marquée par Marie. Dès son Baptême, il avait reçu parmi ses prénoms celui de la Vierge. Dès son enfance, sa dévotion à l'Immaculée fut marquée.
Nous avons évoqué la rencontre qui fit que sa consécration épiscopale eut lieu le jour même de la première apparition de Fatima. On sait le sérieux avec lequel il a toujours traité le récit des événements du Portugal ; et la consécration qu'il fit du monde entier au Cœur Immaculé de Marie, en 1942, était une réponse de la terre aux demandes de la Messagère du Ciel.
En canonisant, en juillet 1946, saint Louis-Marie Grignion de Montfort, dont la vie spirituelle et l'œuvre écrite furent entièrement tournées vers la dévotion à la Sainte Vierge, Pie XII manifestait encore son culte pour la Mère de Dieu.
Tous ces signes dessinaient bien le chemin qui conduisait le Pape de Fatima à devenir celui qui restera dans l'histoire de l'Église comme le Pape de l'Assomption.
Il y avait cent ans déjà que les chrétiens désiraient la définition du Dogme affirmant que Marie avait été élevée en âme et en corps à la gloire céleste. En 1854, lors de la définition du Dogme de l'Immaculée Conception, deux cents Évêques avaient donné leur adhésion à ce projet. Depuis 1920, des pétitions s'étaient multipliées qui demandaient au Saint-Père la réalisation de ce souhait. En 1946, Pie XII, discrètement, ouvrait une enquête auprès de la hiérarchie et des fidèles sur l'état des sentiments de l'Église à ce sujet. La réponse fut pratiquement unanime : onze cent soixante-neuf Cardinaux, Archevêques et Évêques sur onze cent quatre-vingt-onze qui avaient été interrogés, jugeaient possible la définition de l'Assomption.
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Il restait au Pape la responsabilité de juger si la décision que l'enquête révélait possible était réellement opportune. Était-elle, surtout, voulue de Dieu ? Le Souverain Pontife pria beaucoup avant de se prononcer.
Le 15 août 1960, l'*Osservatore Romano* publiait les lignes suivantes : « *Nous sommes informés que notre très Saint-Père a l'intention de tenir le lundi trente octobre prochain un Consistoire secret, afin de faire connaître son intention de proclamer, le mercredi suivant, premier novembre, fête de tous les Saints, dans la Basilique Patriarcale Vaticane, le Dogme de l'Assomption de la Bienheureuse Vierge Marie au Ciel.* »
Une immense allégresse fit frémir la chrétienté tout entière. Si la grande majorité des croyants ne comprenait pas toute la portée théologique de cette définition, elle n'en éprouvait pas moins un profond réconfort intérieur. Marie avec son corps au Ciel, n'était-ce pas l'affirmation solennelle de la défaite du matérialisme, de la défaite du laïcisme, de la défaite de toutes les entreprises qui tendent depuis la Chute de désacrer l'humanité et de l'arracher à son Dieu ?
La dévotion des fidèles, le culte qu'ils rendent à la Mère de Dieu s'en trouvèrent affermis. N'était-ce pas l'une des nôtres, une fille de notre race, la plus belle, la plus pure, la plus aimante qui était ainsi, d'ordre de Dieu, glorifiée par tous les peuples de la terre ? N'était-ce pas, surtout, la proclamation solennelle, à la face des anges et des hommes, de la réussite du plan de Dieu sur Celle en qui le Verbe s'était incarné et qui, en union avec son Fils, avait contribué à la Rédemption de toute la race ?
Oui, c'était tout cela que Pie XII, élu du Ciel, proclamait lorsque dans le ciel pur de Rome, le 1^er^ novembre 1950, il prononça les paroles suivantes :
« *Après avoir adressé à Dieu d'incessantes et suppliantes prières et invoqué les lumières de l'Esprit de Vérité, pour la gloire du Dieu Tout-Puissant qui prodigua sa particulière bienveillance à la Vierge Marie, pour l'honneur de son Fils, Roi immortel des siècles et Vainqueur de la mort et du péché, pour accroître la gloire de son Auguste Mère et pour la joie et l'exultation de l'Église tout entière,*
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*par l'autorité de Notre-Seigneur Jésus-Christ, des Bienheureux Apôtres Pierre et Paul et par la Nôtre, Nous proclamons, déclarons et définissons que c'est un Dogme divinement révélé que Marie, l'Immaculée Mère de Dieu, à la fin du cours de sa vie terrestre, a été élevée en âme et en corps à la gloire céleste.* »
15. -- Couronnement de gloire
Le lundi 6 octobre 1958, Pie XII tombait, frappé à mort. Le mardi 7, fête des mystères du Rosaire, il connut une dernière fois d'une claire conscience la douceur du jour, offrant à jamais sa vie à Dieu. Cette ultime rencontre signait, en quelque façon, ce qui avait constitué la trame secrète de son existence.
N'était-ce pas en effet les vertus mêmes de Marie dans les mystères joyeux que Pie XII avait été appelé à reproduire à travers les étapes du prodigieux enfantement d'un monde nouveau ? L'Encyclique *Mystici Corporis* était venue en 1943 donner toute sa dimension théologique à cette nativité.
N'était-ce pas, d'autre part, l'attitude même de Marie, si étroitement unie au Christ Jésus, que Pie XII avait adoptée à travers les épreuves, les humiliations et les croix, si exceptionnellement lourdes de l'humanité livrée à la guerre, et de l'Église livrée à la persécution ?
N'était-ce pas enfin, l'étonnant symbolisme des mystères glorieux qui marquait ce pontificat tout plein de la foi en une résurrection, en un printemps chrétien sur le monde ?
Pour achever d'égrener les ultimes étapes, Pie XII, après avoir proclamé le dogme de l'Assomption, avait même donné à l'Église, le 1^er^ novembre 1954, la fête de Marie Reine, son couronnement de gloire.
A bien des reprises, déjà, le Pape avait proclamé la sainteté de martyrs et de héros de la foi chrétienne. De Françoise Cabrini et de Grignion de Montfort à Maria Goretti et à Pie X, il est long, le cortège des canonisations qui jalonnent ces vingt années.
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Mais cette fois, ce n'était plus simplement une addition au calendrier des saints. Il ne s'agissait plus d'une auréole de gloire, mais d'une couronne royale.
Sans doute, seul Jésus-Christ, Dieu et Homme, est roi, au sens plein, propre et absolu du mot ; Marie, toutefois, participe aussi à sa dignité royale, bien que d'une manière limitée et analogique, parce qu'elle est la mère du Christ Dieu, et qu'elle est associée à l'œuvre du divin Rédempteur dans sa lutte contre les ennemis, et au triomphe qu'Il a obtenu sur eux tous.
C'est pourquoi, par l'encyclique *Ad Coeli Reginam* du 11 octobre 1954, le Souverain Pontife décrétait que chaque année, la fête de Marie Reine se célèbrerait dans le monde entier le 31 mai. Il ordonnait également que ce jour-là, on renouvelle la consécration du genre humain au Cœur Immaculé de la Bienheureuse Vierge Marie :
« *C'est là, en effet, soulignait Pie XII, que repose le grand espoir de voir se lever une ère de bonheur où régneront la paix chrétienne et le triomphe de la religion.* »
On retrouve, ici encore, cette idée de l'avènement d'un monde meilleur, « selon le cœur de Dieu ». Le Pape était persuadé que, de même que Jésus était venu au monde par Marie, de même c'était par elle que pouvait être donnée au monde, dans les temps à venir, la paix du Christ dans le règne du Christ.
Le couronnement de Marie Reine, non seulement constituait ainsi un hommage et un honneur publics rendus à la Mère de Dieu, mais encore marquait une confiance précise dans son intercession et dans sa maternité sur les âmes, pour obtenir à l'humanité la grâce du Grand Pardon et du Grand Retour.
Un mois à peine après le couronnement de Marie Reine, Pie XII était aux portes de la mort, le pontificat était-il donc fini ? Nombreux furent ceux qui le pensèrent. Cependant, après le 2 décembre 1954, les efforts des médecins connurent un plein succès. Pendant quatre ans encore, Pie XII gouverna l'Église de Dieu.
Comme pour amorcer lui-même la transition avec celui que Dieu désignerait un jour pour son successeur, Pie XII, deux ans avant sa mort, publiait l'encyclique *Haurietis Aquas*, sur la dévotion au Sacré-Cœur de Jésus. Il affirmait que cette dévotion n'était pas simplement comparable à d'autres, mais qu'elle exprimait la donnée centrale de la religion catholique :
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l'amour de Dieu pour le monde. De cette manière, en perfection, à la fin de ce règne tout rempli de l'amour et des gloires de Marie, la mère conduisait au Fils, le Cœur Immaculé conduisait aux merveilles secrètes du Cœur du Sauveur.
Enfin, ce fut l'année de Lourdes, le troisième jubilé du règne. Après l'Assomption et le Couronnement, c'étaient les appels à la terre de la Dame de Massabielle. Avec ferveur, avec l'inoubliable recueillement des foules de la Grotte, des millions de pèlerins vinrent prier.
Le 13 mai 1958, le destin de la France changeait d'orientation. Une transformation profonde commençait, qui ne versait point le sang, mais qui était d'abord un mouvement des cœurs. Par ce renouvellement des cœurs en l'année de Lourdes, s'inaugurait le retour à l'unité dans la confiance et la fraternité. Le 28 septembre, ce fut le dernier grand événement dont Pie XII ait été le témoin, et qu'il enregistra aussitôt dans un télégramme de félicitations.
Presque immédiatement, les malaises qui l'avaient terrassé quatre années auparavant réapparurent. C'était la fin. Le mois du Rosaire n'était pas achevé que l'Église, après un bref conclave, était confiée à un nouveau pasteur, la barque de Pierre à un nouveau pilote.
Et son nom était Jean.
Le disciple de l'Amour.
Marcel CLÉMENT.
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### Lourdes et la foi catholique (suite)
*Le scandale de la médiation*
par Charles De KONINCK
« LA PLACE DE MARIE dans la doctrine catholique, poursuit M. de Peyer ([^3]), apparaît à la lumière de l'Écriture une des formes du péché naturel à l'humanité : l'homme naturel ne supporte pas que son salut soit accompli en dehors de lui, par pure gratuité, sans qu'il puisse y mettre la main. Il ne veut pas *tout* devoir à Dieu, il discute jusqu'au bout ; il veut avoir sa part dans l'œuvre de la rédemption. » Que le catholique se rende bien compte de toute la portée de cette observation, faite, notons-le, sans âpreté, mais plutôt dans le but de tirer les choses au clair, de marquer en quoi « nous nous séparons ».
Nous autres, de l'Église romaine, nous ne nous apercevons pas toujours à quel point nos croyances seraient confuses, instables, même contradictoires, si, pour être affermis dans la foi, nous n'avions que nos lumières personnelles : si nous devions refuser la tradition, et ne croyions pas qu'aucune *prophétie d'Écriture n'est objet d'explication personnelle* (II P, I, 20). Nous en serions à la condition de ceux qui, *toujours à s'instruire, ne sont jamais capables de parvenir à la connaissance de la vérité. A l'exemple de Jannès et Jambrès qui se dressèrent contre Moïse, ils se dressent, eux aussi, contre la vérité, hommes à l'esprit corrompu, sans garantie en matière de foi* (II Tm, III, 7).
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Nous pourrions même en arriver aisément à nous glorifier de cette incertitude, la voilant sous le nom de liberté, voire de liberté des enfants de Dieu. Nous pourrions trouver sans peine d'innombrables arguments à l'appui d'interprétations tout à fait incompatibles. Aussi nous montrerions-nous fort ingrats envers le Magistère vivant de l'Église, si nous nous découvrions indifférents, hautains même, à l'endroit de ceux qui cherchent dans la séparation ; si nous pensions que nous, nous pouvons, mieux que d'autres, tirer de notre fonds personnel les sens que Dieu impose à sa parole.
LE SALUT nous fut accordé par « pure gratuité ». S'ensuit-il que le salut de l'homme ait été « accompli en dehors de lui » ? *Et le Verbe s'est fait chair et il a demeuré parmi nous* (Jn. I, 14). *Un Sauveur vous est né, qui est le Christ Seigneur* (Lc, II, 11). *Or, tout ceci advint pour accomplir cet oracle prophétique du Seigneur :* « *Voici que la Vierge concevra et enfantera un fils, auquel on donnera le nom d'Emmanuel, nom qui se traduit :* « *Dieu avec nous* » (Mt, I, 22).
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Pourquoi Dieu a-t-il voulu naître en « Dieu avec nous » ? Pourquoi devenir *Fils de l'homme,* descendant d'Adam, de la postérité d'Abraham, d'Isaac et de Jacob ? Dieu n'avait-il pas juré au prophète David *par serment de faire asseoir sur son trône un descendant de son sang* (Ac. II, 30) ? Pourquoi conclut-il des alliances avec les hommes ? La Personne du Verbe ne dit-elle pas que *le salut vient des Juifs* (Jn, IV, 22) ?
Si le salut de l'homme est « *accompli en dehors de lui par pure gratuité, sans qu'il puisse y mettre la main* », serait-ce donc en vain que le Verbe se fit chair et, devenu homme, s'offrit *en victime de propitiation pour nos péchés* (I Jn, II, 2) ? C'est tout de même un homme qui est né parmi nous, homme que les hommes ont fait mourir. *Cet homme qui avait été livré selon le dessein bien arrêté et la prescience de Dieu, vous l'avez pris et fait mourir en le clouant à la croix par la main des impies, mais Dieu l'a ressuscité, le délivrant des affres de l'Hadès* (Ac, II 23). Or, pourquoi *le Père a-t-il donné son Fils unique ? Oui, Dieu a tant aimé le monde, qu'il a donné son Fils unique, pour que tout homme qui croit en lui ne périsse pas mais ait la vie éternelle* (Jn. III, 16).
Qui a exigé une victime de propitiation pour nos péchés ? L'offense du péché est faîte à Dieu. *Contre toi, toi seul, j'ai péché* (Ps, LI, 6). Dieu pouvait donc remettre le péché sans exiger que justice fût faite, sans sacrifice, sans que l'homme eût à mériter le pardon. Néanmoins, son Fils unique est devenu *objet de mépris et rebut de l'humanité, homme de douleurs et connu de la souffrance, comme ceux devant qui on se voile la face, il était méprisé et déconsidéré. Or c'étaient nos souffrances qu'il supportait et nos douleurs dont il était accablé, frappé par Dieu et humilié. Il a été transpercé à cause de nos péchés, écrasé à cause de nos crimes. Le châtiment qui nous rend la paix est sur lui et c'est grâce à ses plaies que nous sommes guéris* (Is. LIII, 3). Il fallait être un homme pour subir pareille sentence -- une personne aussi véritablement homme que nous. *Voyez mes mains et mes pieds : c'est bien moi !* *Touchez-moi et rendez-vous compte qu'un esprit n'a ni chair ni os, comme vous voyez que j'en ai* (Lc, XXIV, 38). Et ce fut bien un homme qui est *devenu malédiction pour nous, car il est écrit :* « *Maudit soit quiconque pend au gibet* » (Ga, III, 13).
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Que veut dire le mot « rédemption » ? L'homme n'est pas racheté s'il est pardonné sans que personne ne paie le prix. *Vous avez été bel et bien achetés* (1 Co, VI, 20). Or à quel prix avons-nous été rachetés ? Nous avons été *rachetés sans argent* (Is. LII, 3), par le sang d'un homme. *Puis donc que les enfants avaient en commun le sang et la chair, lui aussi il participa pareillement afin de réduire à l'impuissance, par sa mort, celui qui a la puissance de la mort, c'est-à-dire le diable, et d'affranchir tous ceux qui, leur vie entière, étaient tenus en esclavage par la crainte de la mort. Car ce n'est certes pas des anges qu'il se charge, mais c'est de la descendance d'Abraham qu'il se charge. En conséquence, il a dû devenir en tout semblable à ses frères, afin de devenir dans leurs rapports avec Dieu un grand prêtre miséricordieux et fidèle pour expier les péchés du peuple. Car du fait qu'il a lui-même souffert par l'épreuve, il est capable de venir en aide à ceux qui sont éprouvés* (He, II, 14).
Comment donc peut-on affirmer que le salut de l'homme ait été « accompli en dehors de lui » ? Certes, le Christ n'est pas une personne humaine ! mais il n'en est pas moins véritablement homme. C'est sans nul doute à la gloire des hommes qu'ils aient été rachetés par un homme. En cela consiste précisément la justification. L'homme purement homme n'aurait pas pu le faire, mais le Verbe, fait chair, est-il moins homme pour être Dieu ? Or Dieu ne peut être débiteur envers lui-même, comme il ne peut être inférieur à lui-même dans sa divinité. Si Dieu réclame que justice soit faite, il faut que Dieu se puisse investir du caractère de débiteur. Quelle que soit la méthode choisie pour pardonner les hommes, c'est toujours de Dieu que vient le pardon. *C'est moi, c'est moi qui devais tout effacer et de tes péchés ne plus me souvenir* (Is. LVIII, 25). Mais si Dieu, dans sa très grande miséricorde, veut que l'homme lui-même paie le prix de la rédemption, alors lui, qui est *de condition divine, il s'anéantit lui-même, prenant condition d'esclave... devenant semblable aux hommes* (Ph, II, 6).
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Et c'est tout de même la volonté humaine du Fils de Dieu qui s'est soumise à celle du Père. « *Cependant, que ce ne soit pas ma volonté qui se fasse, mais la tienne !* » (Lc, XXII. 42). Aussi la Passion fut-elle méritoire parce que le Christ l'a acceptée volontairement.
Que la divine miséricorde ait choisi pour nous la voie de la justification dans l'Homme*-*Dieu, voilà qui ne témoigne aucunement d'une gratuité inférieure à celle du pardon sans propitiation. Bien au contraire ! La pécheresse fut*-*elle moins parfaitement pardonnée du fait qu'elle le fut en vertu des mérites du Christ ? Sommes*-*nous moins miséricordieusement sauvés parce que, *la mort étant venue* par un homme, *c'est* par un homme *aussi que vient la résurrection des morts* (1 Co. XV, 21) ? *Si, par la faute d'un seul, la multitude est morte, combien plus la grâce de Dieu et le don conféré par la grâce d'un seul homme, Jésus-Christ, se sont-ils répandus à profusion sur la multitude* (Rm, V, 15).
Or le pardon par voie de rédemption, est-il pour cela moins gratuit ? Encore une fois, c'est tout le contraire qui est vrai. Il reste que nous avons été justifiés gratuitement : *et ils sont justifiés par la faveur* (dôrean : gratis) *de sa grâce en vertu de la rédemption accomplie dans le Christ Jésus* (Rm, III, 24). Si, en raison de cette expiation, l'homme est comblé d'une gloire plus grande que s'il lui avait été pardonné sans satisfaire, si la miséricorde de Dieu veut que l'homme parvienne à la vie éternelle pour l'avoir méritée, l'obtenant par lui-même pour autant qu'il la mérite, si, par faveur divine, l'homme, dans la justification, devient en quelque sorte la cause de son propre relèvement, ne s'ensuit-il pas que Dieu ait manifesté sa miséricorde d'une façon d'autant plus parfaite ? Voilà pourquoi l'Église confesse, dans l'Offrande de la Messe : « Ô Dieu, qui avez merveilleusement créé la dignité de la nature humaine, et qui l'avez réformée plus merveilleusement encore : accordez-nous, par le mystère de cette eau et de ce vin, d'avoir part à la divinité de celui qui a daigné avoir part à notre humanité, Jésus-Christ, votre Fils notre Seigneur, qui étant Dieu, vit et règne avec vous, en l'unité du Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles. »
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Et la miséricorde n'en cesse pas d'être la racine première de toutes les œuvres de Dieu ; elle n'en est que manifestée davantage dans son caractère radical. Il n'en demeure pas moins vrai que, si *celui qui a été abaissé un moment au-dessous des anges, Jésus, nous le voyons couronné de gloire et d'honneur, parce qu'il a souffert la mort* (He, II, 9), cette mort n'eût pas connu la victoire sur la mort si elle n'avait été celle de l'auteur, de la cause principale de la grâce. *Il fallait que, par la grâce de Dieu, au bénéfice de tout l'homme, il goûtât la mort* (ibid.). C'est donc bien dans son humanité que le Fils de Dieu a mérité la grâce pour *ceux qu'il ne rougit pas de nommer frères,*
Qui a voulu que la nature humaine, de condition d'esclave, soit glorifiée -- *d'une gloire qui vient du seul Dieu* (Jn, V, 44) ? C'est le Fils de l'homme qui parle : « *Si je me glorifiais moi-même, ma gloire ne serait rien : c'est mon Père qui me glorifie, lui dont vous dites :* « *Il est notre Dieu* » (Jn, VIII, 54). C'est la divine puissance de notre Seigneur, qui *nous a fait connaître Celui qui nous a appelés par sa propre gloire et vertu. Par elles, les précieuses, les plus grandes promesses nous ont été données, afin que vous deveniez ainsi participants de la nature divine* (II P, I, 3). Et la puissance de Dieu est efficace, puisqu'elle a élevé l'homme, si inférieur de sa nature, au-dessus de toutes ses œuvres. Or Dieu n'a pas voulu accomplir cette exaltation sans le Verbe fait chair, lui qui, de condition divine, *s'étant comporté comme un homme, ... s'humilia plus encore, obéissant jusqu'à la mort, et à la mort sur une croix ! Aussi Dieu l'a-t-il exalté* et *lui a-t-il donné le Nom qui est au-dessus de tout nom* (Ph, II, 7).
Qui donc a rendu glorieuse la nature humaine, et par qui l'a-t-il fait ? *En effet, ce n'est pas à des anges qu'il a soumis le monde à venir dont nous parlons. Quelqu'un a fait quelque part cette attestation* (Ps, VIII, 5) : « *Qu'est-ce que l'homme pour que tu te souviennes de lui, ou le Fils de l'homme pour que tu le prennes en considération ? Tu l'as un moment abaissé au-dessous des anges. Tu l'as couronné de gloire et d'honneur. Tu as tout mis sous ses pieds.* » (He, II, 5).
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Si dès lors nous ne supportons pas que notre salut soit « accompli en dehors » de l'homme, ce n'est pas parce que nous refusons la pure gratuité de Dieu, ni parce que nous, nous voulons « y mettre la main », et que nous, nous voulons que l'homme ait « sa part dans l'œuvre de la rédemption ».
Quoiqu'il en soit de l'homme naturel, nous savons que cette rédemption fut accomplie par un homme. Nous le savons parce que la Vérité elle-même l'a dit, et nous y tenons fermement, par la foi dans le sang du Fils de Dieu.
« Marie, poursuit l'auteur, c'est l'humanité glorifiée, c'est la vertu et la pureté humaine que le péché n'a pas contaminées ; ce qui revient à dire que le péché n'est, à tout prendre, pas aussi grave que le prétend l'Écriture. » ([^4]) Nous ne contestons pas qu'en Marie l'humanité ait été glorifiée ; nous disons même que la personne humaine s'y trouve souverainement élevée. Mais là où l'auteur dit que l'humanité glorifiée en Marie « c'est la vertu et la pureté humaine que le péché n'a pas contaminées », nous distinguons. D'où lui viennent en effet cette vertu et cette pureté ? Certes, il s'agit de la pureté d'une personne humaine ; mais de qui, et en vertu de quoi, tient-elle d'avoir été conçue Immaculée ? Qu'eût elle été, laissée à elle-même ? Elle eût été conçue dans le péché, sujette au décret porté contre le commun des gens, et la mort eût fondu sur elle comme sur tout autre. De sa vertu, donc, et de sa pureté, nous ne parlons pas comme d'une terre vierge dont Dieu aurait fait la découverte. Nous croyons, au contraire, que c'est Dieu, l'Ineffable, qui forma la Vierge Immaculée, parce qu'il lui plut de préparer à son Fils une demeure digne de lui. Il ne l'a pas façonnée d'une terre vierge à la manière dont il fit Adam. Bien que fille d'Adam, « la Bienheureuse Vierge Marie, dans le premier instant de sa conception, a été, par une grâce et un privilège spécial du Dieu tout-puissant, en vue (*intuitu*) des mérites de Jésus-Christ, Sauveur du genre humain, préservée et exempte de toute tache du péché originel » (Pie IX, *Ineffabilis Deus*)*.*
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En d'autres termes, la Mère de Dieu a été formée en grâce d'une manière analogue à celle dont Ève a été formée d'Adam, figure de celui qui devait venir. Or la grâce du Christ ne serait-elle pas suffisante pour établir, dès le principe, une hostilité entre le serpent et cette Femme ? Pourquoi préfère-t-on que Dieu eût choisie une demeure assujettie dès l'abord à l'ennemi des hommes ?
Certes, le péché est « aussi grave que le prétend l'Écriture », mais il n'est pas plus fort que la puissance préservatrice du Verbe de Dieu ! *Car ce qui est folie de Dieu est plus sage que les hommes, et ce qui est faiblesse de Dieu est plus fort que les hommes* (1 Co I, 25). Pourquoi le Fils de l'homme ne pouvait-il pas, dans son abaissement, mériter une telle grâce préservatrice, accomplissant la rédemption de sa mère, d'une manière plus sublime que celle des fils de la colère ! Si nous nous glorifions en Marie, c'est en raison de ce que son Fils a fait en elle. *Nous* autres, catholiques, nous ne comprenons absolument rien à la Sainte Vierge si nous devons faire abstraction de son Fils, -- de celui dont Adam était la figure, -- pour la simple raison que sans lui elle n'est rien de ce qu'en vérité elle est pour nous. La gloire de Marie, comme celle accordée à n'importe qui d'entre les hommes, est celle de la croix.
Saint Louis-Marie Grignion de Montfort mit en tête de son « Traité de la vraie dévotion à la Sainte Vierge » la déclaration que voici : « J'avoue avec toute l'Église que Marie, n'étant qu'une pure créature sortie des mains du Très-Haut, comparée à sa majesté infinie, est moindre qu'un atome, ou plutôt n'est rien du tout, puisqu'il est seul Celui qui est, et que par conséquent ce grand Seigneur, toujours indépendant et suffisant à lui-même, n'a pas eu ni n'a pas encore absolument besoin de la S. Vierge pour l'accomplissement de ses volontés et pour la manifestation de sa gloire. Il n'a qu'à vouloir pour tout faire. »
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L'homme naturel « ne veut pas tout devoir à Dieu, il discute jusqu'au bout ». Le penchant de l'homme naturel ne serait-il pas plutôt celui qui se manifesta dans le pélagianisme ? Il y a de plus l'opinion que Dieu, parce qu'il eût pu nous sauver « en dehors » de l'homme, même sans les œuvres, nous a de fait ainsi sauvés. Or, qui pourrait en décider sans se mette à la place de Dieu ? Il y a encore le cas de l'homme qui refuse la miséricorde parce qu'elle demande l'aveu d'une condition d'infériorité ; il y a aussi l'attitude de qui méconnaît la supériorité qui découle de la pure gratuité du Puissant. Bref, l'homme naturel peut vouloir passer outre à cette miséricorde du Tout-Puissant parce qu'elle chambarde un ordre d'univers, où, se dit-on, les voies de Dieu seraient comme les nôtres, où les premiers seraient les premiers et les derniers les derniers ; où des gens, n'ayant jamais reconnu qu'une apparence de priorité, voudraient que tous soient derniers afin que personne n'y soit trouvé premier. Or, au dire de saint Augustin, nul n'est plus fermé à la miséricorde que le misérable orgueilleux.
Aussi n'est-ce pas la Vierge Marie qui dissimule le rôle de la miséricorde. Les grandes choses qui ont été faites pour elle, elle les attribue, non pas à elle-même, mais au Tout-Puissant -- *parce qu'il a jeté les yeux sur son humble servante... Saint est son nom, et sa miséricorde s'étend âge en âge sur ceux qui le craignent* (Lc, 1, 48). Qui qu'elle soit, quoi qu'elle fasse, croit-on vraiment qu'elle se l'accorde absolument à elle-même ? Pense-t-on que telle est la portée de la foi catholique ?
« Le culte de Marie, continue M. de Peyer, permet d'introduire dans la foi un élément sentimental, une tendresse filiale, des émotions qui déplacent le problème posé par Dieu à l'humanité. L'amour pour Marie prend la place de l'amour pour Jésus-Christ. » -- Or nous nous croyons très fidèles à la doctrine de la foi catholique, aux directives, même les plus pratiques, du Magistère romain, en confessant qu'un amour pour Marie qui prendrait la place de l'amour pour son Fils, serait une perversion de l'ordre de la grâce, une abomination devant Dieu.
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Nous l'avons vu, le Fils de l'homme n'a pas refusé la tendresse, pas même celle que l'on appelle féminine. Aussi bien, *Yahvé est tendresse et piété, lent à la colère et plein d'amour : Yahvé est bonté envers tous, ses tendresses vont à toutes ses œuvres* (Ps, CXL V, 8). On ne lit pas que Jésus ait repoussé le disciple qu'il aimait -- et à qui il donnera la femme pour Mère, -- lorsque cet apôtre *se trouvait à table tout contre Jésus... se penchant alors vers la poitrine de Jésus* (Jn, XIII, 23). Qualifiera-t-on de « sentimental » celui qui louait le grand amour de la pécheresse, de cette femme qui lui arrosa les pieds de ses larmes et les essuya de ses cheveux ; qui n'avait cessé de lui couvrir les pieds de baisers, répandant du parfum sur ses pieds ? Ces émotions de femme n'ont pas déplacé le problème, car, à la suite des signes de tendresse, il dit à la femme : « *Ta foi t'a sauvée : va en paix* » (Lc, VII, 50).
M. de Peyer termine ses considérations sur la Vierge Marie par les lignes que voici : « Si Jésus a dit : « Comme le Père m'a aimé, je vous ai aussi aimés. Demeurez dans mon amour » (Jean 15, 9), nous n'avons que faire d'un intermédiaire supplémentaire qui nous protège du jugement. Jésus n'a-t-il pas dit : « Je suis venu, non pour juger le monde, mais pour sauver le monde » (Jean 12, 47) ? Nous n'avons pas besoin d'un chemin qui conduise à lui ; ni d'un amour qui supplée rait à ce qui pourrait manquer à l'amour du Christ. »
La réflexion de M. de Peyer en appelle une autre, plus générale. D'où vient qu'il est absolument impossible d'aimer Dieu sans aimer son prochain ? « *A ces deux commandements se rattache toute la Loi, ainsi que les Prophètes* (Mt, XXII, 40). *Si quelqu'un dit :* « *J'aime Dieu* » *et qu'il déteste son frère, c'est un menteur : celui qui n'aime pas son frère, qu'il voit, ne saurait aimer le Dieu qu'il ne voit pas. Oui, voilà le commandement que nous avons reçu de Lui : que celui qui aime Dieu aime aussi son frère*. » (I Jn, IV, 20). Si l'on n'aime pas son prochain, c'est un signe certain qu'on n'aime pas Dieu. Pourquoi Dieu en a-t-il décidé ainsi ? Les choses n'eussent-elles pas été plus simples s'il nous avait permis de passer outre au prochain ? Pourquoi Dieu s'éloigne-t-il de nous sitôt que nous nous détournons de quiconque nous voyons de nos yeux ? Quel rapport y a-t-il entre le visible et le Dieu glorieusement invisible ? Dieu, après tout, ne nous a pas faits pour que nous voyions notre prochain !
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Regardez ce dernier de près : est-il croyable que nous devons tenir compte de lui lors même que nous voulons n'aimer que le Souverain Bien ? Le Fils de l'homme n'a-t-il pas dit : « *Pourquoi m'appelles-tu bon ? Nul n'est bon que Dieu seul* » (Mc, X, 18) ? Voilà bien une parole divine qui ne tolère pas, semble-t-il, cette sorte d'écran que le prochain élève contre Dieu. Et n'est-il pas vrai que le prochain peut être très précisément un obstacle à la fidélité ? « *C'est la femme que tu as mise auprès de moi qui m'a donné de l'arbre, et j'ai mangé !* » (Gn, III, 12).
Dieu établit encore une règle -- sans doute connexe à son Commandement -- qui paraît hors de toute proportion avec sa hâte de nous écouter et de faire sa demeure en notre propre personne : « *Qui demeure en moi, comme moi en lui, porte beaucoup de fruit : car hors de moi vous ne pouvez rien faire... Si vous demeurez en moi et que mes paroles demeurent en vous, demandez ce que vous voudrez et vous l'aurez* » (Jn, XV, 5). Or, comment concilier cette doctrine du Fils de Dieu avec celle qu'il enseigne en saint Matthieu ? « *De même, je vous le dis en vérité, si deux d'entre vous, sur la terre, unissent leurs voix pour demander quoi que ce soit, cela leur sera accordé par mon Père qui est aux cieux. Que deux ou trois, en effet, soient réunis en mon Nom, je suis là au milieu d'eux* » (XVIII, 19). Cette condition, était-elle bien nécessaire ? On conviendra que cela paraît compliquer singulièrement les choses, et semble peu conforme à la puissance de qui admirait la foi du centurion : « *mais dis seulement un mot et mon serviteur sera guéri* » ... *Puis il dit au centurion :* « *Va ! Qu'il t'advienne selon ta foi !* » *Et le serviteur fut guéri sur l'heure* (Mt, VIII, 8).
Plaçons-nous à un point de vue radical. Les choses semblent aisées quand on lit : « *Comme le Père m'a aimé, moi aussi je vous ai aimés. Demeurez en mon amour* (Jn, XV, 9). Elles prennent un caractère apparemment plus intriqué lorsque le Fils du Dieu vivant déclare : « *Eh bien ! moi je te dis : Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église, et les Portes de l'Hadès ne tiendront pas contre elle. Je te donnerai les clefs du Royaume des Cieux et quoi que tu lies sur la terre, ce sera tenu dans les cieux pour lié, et quoi que tu délies sur la terre, ce sera tenu dans les cieux pour délié*. » (Mt, XVI, 18).
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Pourquoi avoir fondé une Église ? Le Christ n'eût-il pas pu fonder des Églises, voire de multiples classes ou groupes à un seul membre -- pour tenir le langage des logiciens du jour. Il a pourtant institué une seule Église, dont les membres sont hélas si souvent cause de scandale et pierre d'achoppement ? D'où vient qu'à cette Église visible il donne en même temps une telle puissance ? Par la suite, en saint Paul, l'Église est clairement présentée comme un Corps à membres fort hétérogènes, dépendants les uns des autres, d'une complexité pour ainsi dire impossible à dénouer, mais en même temps comme une robe sans couture. La communion des saints se termine néanmoins dans une possession personnelle de Dieu sans nul intermédiaire !
Le signe de contradiction ne fait pas défaut. Alors que Dieu n'a certainement pas besoin du prochain pour nous prêcher son Évangile, pourquoi a-t-il recours à la médiation du prédicateur ? « *Allez par le monde entier, proclamez la Bonne Nouvelle a toute la création !* » (Mc, XVI, 15).
Pourquoi la doctrine de la foi doit-elle nous parvenir *par la prédication ?* (Rm, X, 17). Jésus dit : « *Tout pouvoir m'a été donné au ciel et sur la terre* » (Mt, XXVIII, 18). Il n'a donc nul besoin de qui que ce soit. Il ajoute, néanmoins : « *Allez donc, de toutes les nations faites des disciples, les baptisant au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit, et leur apprenant a observer tout ce que je vous ai prescrit. Et moi, je suis avec vous pour toujours, jusqu'a la fin du monde* » (19). Or, puisqu'il est avec nous pour toujours, jusqu'à la fin du monde, pourquoi maintient-il cette médiation ? même au point de dire : « *Qui vous écoute m'écoute, qui vous rejette me rejette...* » (Lc, X, 16). Il dit cela aux disciples, qui saisis de peur, allaient bientôt prendre la fuite. Et parmi eux se trouvait Simon Pierre, qui devait le renier. « *Je ne connais pas cet homme dont vous parlez* » (Mc, XIV, 71).
On peut trouver fort étonnant que Dieu, lui qui dit toutes choses, -- *Dieu dit et il en fut ainsi* (Gn, I), ait eu recours à tant d'intermédiaires pour faire connaître son dessein et pour l'exécuter. Sa voix de tonnerre ne pouvait-elle pas nous atteindre sans médiation des Prophètes ?
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Puis, pour faire connaître son avènement prochain, *l'ange Gabriel fut envoyé par Dieu dans une ville de Galilée, appelée Nazareth, à une vierge fiancée à un homme du nom de Joseph, de la maison de David ; et le nom de la vierge était Marie* (Lc, I, 26). Pourquoi Dieu n'a-t-il pas fait l'Annonciation sans intermédiaire ? Voire, puisque Dieu eût pu sauver le monde sans Médiateur, pourquoi, prenant la condition d'esclave, a-t-il créé une distance qui, absolument parlant, n'était point nécessaire, mais qui, au contraire, a été objet de scandale ? « *Heureux celui pour qui je ne serai pas occasion de chute* » (Lc, VII, 23). Jésus eut pu venir tout de suite *avec puissance et grande gloire* (Mt, XXIV, 30), évitant ainsi le scandale d'être crucifié en raison de sa faiblesse (II Co, XIII, 4). « *Tous vous allez être scandalisés* » (Mc, XIV, 27). L'humanité du Fils de l'homme, voire le scandale de la croix (Ga, V, 11), font-ils écran à la divine puissance du Verbe ?
Certes, Jésus l'a dit : « *Si quelqu'un entend mes paroles et ne les garde pas, ce n'est pas moi qui le condamnerai, car je ne suis pas venu pour condamner le monde, mais pour sauver le monde. Qui me rejette et ne reçoit pas mes paroles a son juge : la parole que j'ai fait entendre, voilà qui le jugera ou dernier jour...* » (Jn, 12, 47). Il a dit aussi que « *le Père ne juge personne : tout le jugement, il l'a remis au Fils, afin que tous honorent le Fils comme ils honorent le Père* » ... \[Et le Père\] « *l'a constitué souverain juge parce qu'il est le Fils de l'homme* » (Jn, V, 22 ; 27). « *Qui croit en lui n'est pas condamné ; qui ne croit iras est déjà condamné, parce qu'il n'a pas cru au Nom du Fils unique de Dieu. Et le jugement, le voici : la lumière est venue dans le monde et les hommes ont mieux aimé les ténèbres que la lumière...* » (Jn, III, 18).
Le Christ est venu sauver le monde, mais tous ne seront pas sauvés. « *Alors il dira encore à ceux de gauche :* « *Allez loin de moi, maudits, dans le feu éternel qui a été préparé pour le Diable et ses anges* » (Mt, XXV*,* 41)*. Pourquoi sont-ils rejetés ?* « *Car j'ai eu faim et vous ne m'avez pas donné à manger, j'ai eu soif et vous ne m'avez pas donné à boire, j'étais un étranger et vous ne m'avez pas accueilli, nu et vous ne m'avez pas vêtu, malade et prisonnier et vous ne m'avez pas visité* » (42).
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La raison de la condamnation est étonnante, peu claire, semble-t-il, encore qu'elle soit donnée par la Lumière. C'est pourquoi les boucs à sa gauche (33) lui demanderont à leur tour : « *Seigneur, quand nous est-il arrivé de te voir affamé ou assoiffé, étranger ou nu, malade ou prisonnier, et de ne te point secourir ?* » Alors il leur répondra : « *En vérité je vous le dis, dans la mesure où vous ne l'avez pas fait à l'un de ces petits, à moi non plus vous ne l'avez pas fait.* » *Et ils s'en iront, ceux-ci à une peine éternelle, et les justes à la vie éternelle* » (44). Pourquoi le Fils de l'homme se cache-t-il dans le prochain ? Toujours ce recours à des intermédiaires !
Et voici une autre pierre d'achoppement. Cependant que tout le jugement, le Père l'a remis au Fils -- qui fut constitué souverain juge parce qu'il est le Fils de l'homme, *lui, le juge établi par Dieu pour les vivants et pour les morts* (Ac, X, 42) -- ce même Jésus, dis-je, déclarait aux apôtres : « *En vérité je vous le dis, à vous qui m'avez suivi : dans la régénération, quand le Fils de l'homme siégera sur son trône de gloire, vous siègerez vous aussi sur douze trônes, pour juger les douze tribus d'Israël* » (Mt, XIX, 28).
Dira-t-on que nous n'avons que faire de ces juges supplémentaires ?
M. DE PEYER conclut que « nous n'avons que faire d'un intermédiaire supplémentaire qui nous protège du jugement ». Voilà qui soulève, encore une fois, un sujet plus général. Ne pouvons-nous pas, les uns les autres, nous protéger de ce jugement ? Si le Christ nous enjoint : « *priez pour ceux qui vous maltraitent* » (Lc, VI, 28), ne faut-il pas entendre que nous devons demander à Dieu de leur accorder Sa grâce ? « *Eh bien ! moi je vous dis : Aimez nos ennemis, priez pour vos persécuteurs ; ainsi serez-vous fils de votre Père qui est aux cieux...* » (Mt, V, 4-4). Il faut croire que Dieu peut rendre efficace la prière pour le prochain. Veut-on dire que nous n'avons nul besoin les uns des autres pour obtenir la grâce de Dieu ?
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*Confessez donc vos péchés les uns aux autres et priez les uns pour les autres, afin que vous soyez guéris. La supplication fervente du juste a beaucoup de puissance* (Jc, V, 16). Cette médiation n'est pas incompatible avec *l'unique Médiateur,* ni avec son *oblation unique* à quoi la prière doit son efficacité. La charité exige de nous tous que nous soyons, par nos prières, les uns pour les autres, des intermédiaires qui nous protègent du jugement. *Car nous sommes les coopérateurs de Dieu* (1 Co, III, 9). Comme c'est étrange tout de même ! Qui sommes-nous, en effet ? Pourquoi l'unique Tout-Puissant veut-il des coopérateurs ? C'est pourtant lui qui le dit.
Si l'on croit, d'autre part, qu'en vertu des mérites acquis durant leur vie terrestre -- moyennant la grâce de l'unique Médiateur, -- les saints peuvent intercéder en notre faveur, pourquoi refuserait-on une puissance d'intercession appropriée à la Bienheureuse Mère du Sauveur ? Pourquoi destituer d'un tel pouvoir celle dont le *Fils siègera sur son trône de gloire, pour juger les vivants et les morts ?* L'Église ne dit nulle part de la nouvelle Ève, dont l' « obéissance à Dieu a permis notre salut », qu'elle siègera jamais en juge. Ce ne fut pas non plus la reine Esther qui révoqua le décret porté contre son peuple. Ce fut elle, néanmoins, -- elle qui n'y était point soumise, -- qui demandait au roi le retrait de l'édit d'extermination. *Mardochée enjoignait à la reine d'aller chez le roi implorer sa clémence et plaider la cause du peuple auquel elle appartenait...* « *Prie le Seigneur, parle pour nous au roi, arrache-nous à la mort !* » (Est, IV, 8, 8a). C'est le roi lui-même qui révoqua le décret. Or, qui dira que la reine n'a pas protégé son peuple du jugement ? Cette médiation, a-t-elle fait écran au roi ? A-t-elle diminué le moindrement l'autorité du souverain ? *L'irréprochable compagne de* \[*sa*\] *royauté, Esther* (Est, VIII, 12n), loin d'avoir séparé les siens de leur seigneur, obtint de lui qu'ils fussent reconnus, dans un décret de réhabilitation, comme « *fils du Très-Haut, du grand Dieu vivant...* (12q). *Car ce jour qui devait être un jour de ruine, la suprême souveraineté de Dieu vient de le changer en un jour d'allégresse en faveur de la race choisie* » (12).
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Nul danger, en vérité, que l'épouse fasse écran à l'époux, ni la mère à son fils, ni la reine au souverain ([^5]), pourvu qu'elle soit femme selon ce qui en est déterminé dans l'Écriture. C'est quand la femme s'accorde le rang d'un second maître que la maison est divisée contre elle-même, comme aussi le royaume où la reine serait un autre roi. Le passage en saint Paul, qui rappelle la formation d'Adam et de l'aide qui lui fut assortie, s'applique rigoureusement à celui dont le premier homme était la figure, et à l'épouse aussi, dont est né le Fils de l'homme : *L'homme, lui, ne doit pas se couvrir la tête, parce qu'il est l'image et le reflet de Dieu ; quant à la femme, elle est le reflet de l'homme. Ce n'est pas l'homme en effet qui a été tiré de la femme, mais la femme de l'homme ; et ce n'est pas l'homme, bien sûr, qui a été créé pour la femme, mais la femme pour l'homme. Voilà pourquoi la femme doit avoir sur la tête un signe de sujétion, à cause des anges. D'ailleurs, dans le seigneur, la femme ne va pas sans l'homme, ni l'homme sans la femme : car si la femme a été tirée de l'homme, l'homme à son tour naît par la femme, et tout vient de Dieu* (1 Co, XI, 7) ([^6]). Ce qui n'empêche pas le même apôtre d'écrire *qu'il n'y a ni homme ni femme ; car tous vous ne faites qu'un dans le Christ Jésus* (Ga, III, 28).
(*à suivre.*)
Charles DE KONINCK.
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### Politique et vie intérieure (III)
*De saines institutions\
Ce qu'elles exigent des personnes*
par Roger THOMAS
IL EST une santé et une justice de la cité que nous devons vouloir, parce qu'elles répondent a une exigence de notre nature qui est voulue de Dieu même. Il est un ensemble d'institutions saines et conformes au droit naturel que nous devons susciter ou maintenir. Non pas précisément pour que les personnes s'installent sur cette terre et mettent leur fin dernière ici-bas, mais afin qu'elles répondent à une exigence normale de leur nature pour la vie d'ici-bas.
L'homme en effet, n'évite pas de vivre en société, à l'intérieur d'institutions. La famille avec le mariage indissoluble, la profession et une sage organisation professionnelle, une économie sensée, des libertés et franchises en rapport avec les devoirs et les charges, un État ayant autorité, la paix enfin à l'intérieur des frontières et avec les autres nations : autant de postulats élémentaires de notre nature d'homme ; autant de conditions normales pour vivre vertueusement ; autant de soutiens qui sont voulus par le Créateur de notre nature en même temps que notre nature elle-même et son pèlerinage ici-bas. Un des droits fondamentaux de notre nature blessée et rachetée est d'être soutenue par des institutions conformes à son droit naturel, tenant compte de son état de fait de chute et de Rédemption. Notre nature demande d'être aidée et non pas scandalisée. Encore que cela se produise constamment, Dieu ne veut pas que la société soit construite pour scandaliser les hommes.
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A l'encontre de ce droit, il ne sert de rien d'invoquer le danger de médiocrité, de prétendre qu'en soutenant les hommes dans le bien et la vertu les institutions honnêtes fournissent une prime à la médiocrité ; de sorte que, par exemple, l'anarchie et la misère, du fait d'imposer à l'homme qui veut rester honnête une très grande vertu, vaudraient mieux que l'ordre politique et l'équilibre économique ; ces prétendues raisons ne sont que des sophismes. Dans notre terrible condition de natures pécheresses et rachetées, des institutions conformes à la justice ne peuvent naître et se conserver que dans la mesure où elles sont portées par des hommes animés de l'esprit de justice qui a présidé à leur élaboration. N'est-ce pas tout le contraire d'un encouragement à la médiocrité ? n'est-ce pas un appel constant à la générosité et même à l'héroïsme ?
Si pour ne pas se laisser scandaliser par une société scandaleuse (société que le Dieu très saint ne peut pas ne pas réprouver) il est demandé de l'homme une grande tension de ses énergies les plus nobles, imagine-t-on qu'il sera demandé de l'homme moins d'effort et de noblesse s'il veut vivre conformément à l'esprit de justice d'une société qui, autant qu'il est en son pouvoir, a refusé de scandaliser, qui a voulu se conformer aux exigences du Dieu très saint ? Il faudrait pour le penser avoir une faible idée de la justice, une fausse idée de Dieu. Le conflit est illusoire entre la santé des institutions et l'absence d'héroïsme, l'atonie spirituelle des personnes. Si l'on prend garde à la misère de notre nature on comprend que des institutions saines et justes ne tendent pas en elles-mêmes à préserver les hommes de la tension nécessaire pour vivre dans la justice. Elles ne cessent pas au contraire de les y inviter.
S'il est vrai que des institutions malsaines et scandaleuses provoquent quelques hommes à la justice il faut quand même voir que c'est malgré elles et que, de soi, elles tendent à gâter les hommes. Au contraire des institutions saines réclament de tous la tension nécessaire pour vivre dans la justice et elles soutiennent cet effort qu'elles réclament.
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Au reste, et quelles que soient les institutions, ce qui est demandé de l'homme c'est de persévérer dans la justice. Pourtant il ne suffit pas d'affirmer cette proposition. Étant donné la nature sociale de l'homme il importe de la compléter ainsi : il est demandé a l'homme de persévérer dans la justice a l'intérieur d'institutions justes ; si elles n'existent pas la justice lui demande de les promouvoir.
L'EXISTENCE D'INSTITUTIONS HONNÊTES, saines et justes ne permet pas de rêver d'embourgeoisement confortable ni de paresseux repos. Parce que, dans notre état concret, de telles institutions ne sauraient tenir qu'a deux conditions : que les hommes vivent à la hauteur de la justice qui anime les institutions ; que, en vertu de cette loyauté profonde, ils évitent le pharisaïsme (rien en effet n'est préjudiciable à de belles institutions comme des mœurs d'hypocrisie). Du reste ce n'est pas le seul pharisaïsme qui menace les institutions conformes au droit naturel : c'est aussi la hideuse fainéantise qui n'aspire qu'a dormir, laissant les institutions se scléroser, au lieu de les réadapter perpétuellement pour que la vie ne se sépare pas de l'ordre. Quand on a compris qu'une société juste ne cesse pas d'être menacée par le pharisaïsme et la sclérose, sans parler des appétits révolutionnaires de subversion totale, on est persuadé qu'une société juste ne peut pas être reposante.
On est persuadé qu'on ne saurait promouvoir ou conserver une société juste que si l'on est prêt a vivre selon la justice et à souffrir pour la justice, jusqu'au point d'être sacrifié plutôt que d'entrer en complicité avec l'injustice. Cela veut dire en langage chrétien : porter la Croix ; ne pas refuser l'héroïsme selon le Christ. A qui réfléchit sur les choses de la cité et sur la condition des hommes qui s'y trouvent engagés, l'héroïsme chrétien, au moins chez un certain nombre, apparaît vite comme indispensable à la vie des institutions honnêtes. Chimère que de rêver d'une cité reposante. La vérité est d'aspirer à une cité juste en comprenant qu'elle ne se passera pas de l'héroïsme.
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LA VIERGE a demandé aux hommes de travailler à la paix non pour les dispenser de crier vers son Fils, mais parce que s'ils travaillent vraiment à la paix c'est le signe qu'ils se seront mis à crier vers son Fils, plus fort et plus purement. La Vierge désire la paix, moins encore pour épargner aux hommes les horreurs de la guerre, les abominations de l'injustice et de la violence que pour amener les hommes à la générosité de l'effort et de l'amour qui leur fera promouvoir la justice ; en effet établir la paix, c'est-à-dire la tranquillité d'un ordre juste, suppose que l'on recherche la justice, que l'on travaille à faire cesser l'injustice, et que l'on consent à y mettre le prix. Quel prix, si ce n'est dans ce monde où l'injustice est toujours menaçante, les sacrifices de l'héroïsme chrétien qui fera lutter contre l'injustice et ne jamais en prendre les armes.
Ce que nous disons de la paix est également vrai de toutes les institutions saines et justes, comme par exemple une sage organisation professionnelle ou un minimum pour tous de bien-être économique.
Sans l'héroïsme chrétien d'un certain nombre, ces institutions ne sauraient croître ou se maintenir.
IL FAUT se garder de dire : « les lois suffisent ; après tout l'ordre de la cité étant un effet politique il suffit, pour l'assurer, de cette cause politique que représentent les lois. » Car enfin les lois sont faites et observées par des hommes ; des hommes pécheurs et rachetés qui par le pire d'eux-mêmes comme par le meilleur dépassent infiniment le politique et ses lois ; des hommes qui, tout en étant engagés dans le politique, ne s'y réduisent aucunement. C'est pourquoi il ne faut pas seulement dire : à effet politique cause politique ; il faut ajouter : à effet politique, cause et politique et sur-politique ; à effet politique conforme au droit naturel : justes lois et héroïsme chrétien.
Roger THOMAS.
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### Faut-il ouvrir les lettres des pensionnaires ?
par Louis SALLERON
LE SUJET sur lequel je me propose d'attirer l'attention est mineur. Il n'en intéresse pas moins quelques dizaines de miniers de familles et met en cause des principes sur lesquels je pense qu'il est hon que la lumière soit faite.
Voici de quoi il s'agit.
Dans bon nombre d'institutions catholiques -- petits séminaires, couvents, collèges, écoles diverses de garçons et de filles -- le courrier des enfants pensionnaires est ouvert par la direction.
Est-ce bon ? est-ce mauvais ?
Je dis « dans bon nombre d'institutions » parce que j'ignore le degré d'extension de cette pratique. Je connais pour ma part diverses institutions où le courrier des pensionnaires est lu. J'en connais d'autres où il ne l'est pas. Quelle est la proportion entre « courrier ouvert » et « courrier non ouvert », je n'en ai pas la moindre idée.
Je dis, d'autre part, « institutions catholiques », parce que ce sont ces institutions que j'ai en vue ici. J'ignore quelle est la règle des établissements laïcs, ou protestants, ou autres.
Ma position est nette, et je la donne tout de suite. Autant j'estime admissible que soit ouvert le courrier entre enfants pensionnaires et correspondants divers, autant j'estime inadmissible que soit ouvert le courrier entre enfants et parents, dans les deux sens.
S'il est un lien qui prime tous les autres dans la société, c'est celui qui existe entre les enfants et leurs parents.
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S'il est un droit qui prime tous les autres, c'est celui de la libre communication entre enfants et parents.
Qu'on se place au plan de l'ordre naturel ou au plan de l'ordre religieux, je ne vois pas ce qu'on peut opposer de valable à la libre communication des enfants avec leurs parents, et des parents avec leurs enfants.
Pourtant, puisque l'ouverture des lettres (et leur lecture) est une règle très répandue, et peut-être générale, il doit y avoir quelques solides raisons pour l'expliquer et la justifier.
Jusqu'à présent, je n'en ai recueilli que deux de la bouche des intéressés (supérieurs, directeurs, directrices, etc.).
La première est d'ordre pratique. « Les enfants, me dit-on, ne sachant pas trop quoi écrire concernant la routine de leur vie quotidienne, s'attachent de préférence aux incidents qui y mettent un peu de variété. Tantôt c'est la rougeole qui sévit, tantôt c'est la nourriture qui envoie la moitié de la classe à l'infirmerie, tantôt c'est un surveillant qui persécute tout le monde, tantôt c'est une bonne histoire sur le professeur ou le directeur, etc. La lecture de quelques lettres permet une mise au point immédiate et évite que les parents ne s'affolent et obligent la direction à un courrier monstre. »
Cette raison me paraît absolument insignifiante. Il est extrêmement facile de parer aux difficultés de ce genre, dans la mesure où elles existent et où elles ne sont pas fondées. J'aimerais savoir si dans les institutions où l'on n'ouvre pas le courrier, la direction reçoit plus de lettres inquiètes ou revendicatives des parents que dans les autres.
La seconde raison est d'ordre doctrinal. « Bien sûr, me dit-on, le droit de libre communication entre enfants et parents est antérieur et supérieur à tout autre, mais ce n'est que par délégation de ce droit que les lettres sont ouvertes. Le règlement de l'institution précise que les lettres sont ouvertes. Si les parents n'acceptent pas ce règlement, ils n'ont qu'à ne pas nous confier leurs enfants. S'ils nous confient leurs enfants, ils s'engagent à accepter le règlement. »
Cette raison est parfaitement absurde. Le règlement se présente aux parents comme un « contrat d'adhésion » qu'ils ne peuvent qu'accepter en bloc, de la même manière qu'ils signent une police d'assurance sans la lire. Les parents ne peuvent pas renoncer à un droit qu'aucun règlement ne peut abolir.
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Il semble d'ailleurs qu'une raison religieuse s'ajoute à la raison juridique dans la pensée de certains dirigeants d'institutions. Ce n'est plus à la direction de l'école, mais à l'Église en quelque sorte que les parents remettraient ou soumettraient leurs droits. Un supérieur de petit séminaire m'a dit qu'il avait pour lui le Droit canon. Je n'y ai pas été voir. Je dois dire que je doute fort que le Droit canon s'occupe du courrier des pensionnaires. J'imagine qu'il s'agit d'une disposition assez générale selon laquelle les petits séminaires sont considérés, non pas comme de simples écoles mais comme de véritables institutions de l'Église. Même en ce cas, je ne vois pas que s'évanouisse le droit à la libre communication des parents et des enfants.
Quels sont les inconvénients de cette police du courrier ? Ils sont nombreux. Je n'en retiendrai que deux.
Le premier, c'est que l'enfant ressent cruellement cette séparation créée entre ses parents et lui. L'enfant a une intuition extraordinaire des lois naturelles et religieuses. Quand ces lois sont violées, quelque chose est touché en lui. On ne sait pas le mal qui peut en résulter.
Le second, c'est que l'enfant, s'il est un peu débrouillard, s'arrange pour expédier, voire même pour recevoir, des lettres non ouvertes. Ainsi s'entraîne-t-il à la dissimulation et à la fraude. Les parents n'ont que le choix de le remettre dans le droit chemin, mais en le coupant d'eux-mêmes, ou de se prêter au jeu, mais de couvrir l'infraction, ce qui est probablement pire.
Alors que faire ?
Plusieurs solutions sont possibles.
En voici une qui me paraîtrait raisonnable :
1° Le courrier entre parents et enfants, dans les deux sens, n'est jamais décacheté. Un jeu d'enveloppes spéciales, à raison par exemple, d'une par semaine, assurerait aisément le bon fonctionnement du système.
2° Par accord entre les parents et la direction, le privilège du secret est également assuré à tel ou tel correspondant (par exemple un confesseur antérieur, un ami sûr, etc.).
3° Tout le reste du courrier est ouvert.
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Des distinctions seraient faciles à établir selon la nature des établissements, âge ou le caractère des enfants, etc.
Les avantages d'une telle manière de faire seraient évidents. Ce sont pourrait-on dire globalement, tous les avantages qui résultent du respect de la vérité et de l'ordre naturel.
Mais on aperçoit, en outre, que les enfants seraient d'autant plus portés à considérer le lien particulier qui les attache à leurs parents qu'ils verraient le respect qu'on en a. Quant aux parents, ils sentiraient plus directement leurs responsabilités et inclineraient davantage à donner de bons conseils à leurs enfants, notamment en ce qui concerne l'attitude que ceux-ci doivent avoir avec leurs maîtres.
Une note pourrait d'ailleurs être remise aux parents pour leur dire les raisons du règlement de l'institution et leur demander de ne pas trop écrire à la direction en cas de plaintes de l'enfant ou d'incidents manifestement grossis. On peut être certain que les parents auraient normalement la réaction de faire la leçon à leurs enfants avant de saisir la direction. Si plusieurs lettres successives ne trahissent pas un malaise permanent chez l'enfant, dont il faut bien que les parents s'occupent, c'est que rien de grave n'existe.
Mon tempérament ne me porte pas à dramatiser cette question du courrier décacheté. Mais j'aime les bonnes règles et je n'aime pas les mauvaises. En l'espèce, je pense que lire la correspondance entre enfants et parents est une mauvaise règle, contraire à la loi naturelle et à la loi divine.
J'estime donc qu'il faut l'abolir.
Louis SALLERON.
P. S. -- J'écris cet article sans connaître quoi que ce soit des principes de théologie ou de discipline ecclésiastique sur la question. Il se peut donc que j'erre totalement. Je dois dire honnêtement que ça m'étonnerait. Mais si Jean Madiran n'y voit pas d'inconvénient, j'aimerais savoir ce qu'en pensent les intéressés -- théologiens, directeurs d'institutions et parents.
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### Seconde lettre géorgique
par Francis SAMBRÈS
Au cours de la journée, mon cher Ami ([^7]), malgré les mille détails urgents de mon métier, je dis mon métier bien que les choses fassent qu'il soit multiforme, il est deux sortes d'activité intellectuelle. Si l'on en faisait un inventaire, il faudrait différencier les problèmes urgents de ceux qui le sont moins. Je veux dire qu'il y a des jours où l'urgence remplit ma journée de pensée -- peut-être la fatigue aidant -- et d'autres où j'ai le loisir de ramener ma pensée vers des propos inactuels, des régions où il me plaît d'appliquer mon esprit. Si souvent c'est la médecine, la politique ou l'éducation, l'art peut-être, il reste bien évident que l'escroquerie médicale moderne, le messianisme de M.-F. ou les projets Billières ont bien moins d'urgence que la lame non affûtée, le stock en baisse ou les finances à zéro. D'autre part, dans mon jugement, je ne puis m'abstraire que très difficilement de mes préoccupations professionnelles. Tout ceci pour vous dire que je n'ai nulle prétention à un jugement universel, mais qu'à la différence de beaucoup, je le sais. Ainsi je pense à un barrage que l'on a construit près de chez moi. Je me souviens qu'avant que sa construction fût décidée, j'avais vu un ingénieur chargé d'en établir l'avant-projet. Son discours tenait en peu de mots malgré l'enthousiasme où il était. Il disait : « Quelle belle œuvre nous allons faire ; admirez la courbe de ce béton, ces proportions harmonieuses ; ce sera le plus haut ou le plus grand certes, le phénix des hôtes de ces bois. » Le Député disait : « Il donnera de l'eau à tous mes électeurs. » « Quelle magnifique réserve de pêche, disaient les pêcheurs ». Les touristes y voyaient un but de promenade.
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Personne ne s'est apparemment demandé si l'eau remplirait le barrage, si ce barrage était sans danger, s'il n'allait pas apporter des perturbations au climat, s'il était assez grand ou trop ; si on se l'est demandé, on a tenu les objections pour négligeables. Il fallait un barrage ; nous l'avons. Il ne se remplit que très peu ; bien qu'il n'alimente encore rien, le village voisin est rendu inhabitable par onze mois de brouillard annuel, l'argent est envolé mais le député est réélu, l'ingénieur décoré, le pêcheur heureux.
C'est vous dire que chacun juge plus facilement selon ses passions qu'avec son entendement, et que cela complique bien les choses, aussi tout ce que je vous raconte n'est-il que le son de cloche d'un villageois provincial, villageois d'un village creusé à même le roc, sur le versant d'une montagne.
Dans mes propos inactuels, j'aurais voulu vous faire part de celui qui touche un sujet cher à Henri Charlier. On me parlait ces jours-ci de la création dans mon département d'une « maison de l'élevage ». En application de certains décrets récents, les créateurs de ces maisons bénéficient d'une subvention de 50 % du coût du premier établissement (à condition de ne pas dépasser 10 millions je crois). On m'informait de la chose et on me demandait mon avis : « Cherchez bien, ai-je répondu, et vous trouverez en France une maison de l'élevage qui marche bien. Elle a été créée par un homme ou une équipe *privée --* sans appui -- sans subvention ; peut-être même eut-elle à vaincre certaines difficultés administratives ? Cette maison vaut ce que valent les hommes qui l'ont construite -- elle est destinée à résoudre certains problèmes dont il est apparu qu'il fallait les résoudre de cette façon-là. Devant cette réussite, le gouvernement, jaloux ou imbécile, a décidé que la multiplication d'une telle formule était souhaitable : On a décidé que les Services Techniques étaient *de droit* membre du Comité d'administration, sans se demander si tel Directeur des Services Vétérinaires n'avait pas l'esprit un peu agité ou si ces Services Agricoles-là n'étaient point trop paresseux. On a agi comme s'il y avait dans chaque département les mêmes problèmes, les mêmes solutions, surtout les mêmes hommes disposés à donner leur temps et leur savoir à cette entreprise. Une telle organisation -- systématique -- sera encore un nid à paperasse, un fromage à dactylo, un gouffre à subvention où, sous prétexte d'intérêt général, seront dilapidés les fruits des charges de chacun de nous. »
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POUR ME CALMER, rejoignons mes propos actuels. Vous me demandez, Madiran, des nouvelles de mes agneaux. Agneaux, enfants, ouvriers, tout ce petit peuple et les récoltes aussi dont je surveille la sortie, qui attend de moi -- sans le savoir -- l'autorité paternelle, me remplit d'humilité.
C'est une lourde charge à quoi l'on n'est guère préparé et que l'on assume d'abord peut-être avec la joie de l'autorité qui vous différencie, puis les échecs aidant, avec la crainte de négliger une chose importante qu'on aurait dû voir, surtout de manquer au respect dû à tout cela qui nous est temporellement confié.
La certitude, cent fois démontrée, que je suis dans la chaîne du travail responsable à ma place et selon ce qui m'a été accordé, que je ne puis pas un instant rejeter ce fruit amer de l'homme libre, est à la fois source de quiétude (on n'a pas à se poser de ces questions absurdes qui hantent les cervelles creuses) et d'inquiétude (*Domine non sum dignus*). Il me paraît d'ailleurs que l'opposition soigneusement entretenue entre l'autorité et l'exécution est une vue de l'esprit particulièrement fausse et qu'il y a lieu de constater comme évidence première que l'exercice d'un métier comporte toujours à quelque stade de qualification professionnelle que l'on soit, cet équilibre essentiel : autorité -- responsabilité ; exécution -- responsabilité. Ce sur quoi l'homme agit est une chose que l'apparence seule montre inerte. En réalité, il y a une « nature des choses » qui fait que la responsabilité de l'homme qui aborde une tache, reste entière même s'il a reçu un ordre d'un supérieur. Je m'explique.
J'AI, dormant à côté de ma scierie, un stock de sécurité (bois en grume d'essences diverses). Un client arrive qui demande des planches, des chevrons, de la volige. C'est à moi, chef d'entreprise, à accepter ou refuser cette commande, convenir du prix, des délais, des modes de règlement, à m'assurer de la solvabilité du client et, l'affaire conclue, de donner des ordres de sciage.
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On penserait que là cesse le jeu du binôme autorité -- responsabilité et qu'il s'agit ensuite d'exécution pure. Quelle erreur ! Voulez-vous que nous suivions le travail de mon équipe, ou voulez-vous que nous allons nous promener dans les labours où plus complexe encore s'explique la collaboration difficile de l'homme et de la nature des choses ? Taisez-vous et regardez. Nous n'avons que faire de votre aide. Archimède lui-même ne nous serait pas d'un grand secours et les problèmes de notre travail exigent leur solution immédiate -- bonne ou mauvaise -- et non le bain.
Notre objectif ? Placer le bois le plus vite possible et avec le moins d'effort à portée de notre scie. Notre ami une grosse bille d'ormeau, notre ennemi aussi car suivant ce que nous lui demanderons, il ira seul ou presque en place ou opposera à nos efforts l'inertie méchante de sa tonne rugueuse.
Nos armes ? Non pas le palan ou pont roulant motorisé qui déploie mille fois la force nécessaire et rend inutile l'effort de pensée, mais nos trois faibles forces et le secours d'instruments que le génie de l'homme a façonné à l'usage de ce que nous voulons faire, aussi le silence réfléchi de quelques instants avec lequel nous aborderons le problème.
Il s'agit d'abord d'inventorier les mouvements possibles : on peut faire rouler un grume ou le faire glisser dans deux sens, le faire basculer. Pour le faire rouler, attention ! Le gros bout avancera plus vite que le petit et « gagnera » -- c'est la bonne solution pour les arbres sans nœuds ou branches, les arbres régulièrement cylindro-coniques. Mais que le poids soit mal réparti et voilà votre grume qui après un demi-tour facile, repart en marche arrière et vous écrase une jambe. Le faire glisser est plus pénible et tout dépend de l'entente musculaire de l'équipe, de la longueur des leviers, de la surface sur laquelle on fait glisser. Mais quand on met un mastodonte en équilibre, qu'il devient cette plume qu'un léger appui fait aller où on veut, alors quelle joie d'une qualité extraordinaire !
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Dans son esprit chacun de nous résout le problème, imagine les mouvements futurs de la bille, l'endroit où il faudra lever, tirer, pousser, faire tourner, chacun cherche le point de moindre résistance, ce point précis où doit s'insérer l'action efficace de l'homme, le point où l'autorité de l'homme sur la chose fait naître, impérieux, le sens de la responsabilité.
Au travail ! D'un mot, souvent d'un geste seulement l'accord s'est fait sur l'action. C'est celui qui a le premier trouvé la chose à faire qui commande -- manœuvre ou patron qu'importe. Ayant pris vis-à-vis d'un travail l'autorité, la responsabilité lui reste. C'est lui qui scande l'effort, organise, distribue les forces. Quelquefois, Marius me dit : « Sans vous commander, faites cela », ou : « Si vous voulez faites cela. » Si tout va bien *personne* n'a rien à dire ; si cela accroche chacun reprend sa liberté de jugement et si quelqu'un propose autre chose on le fait avec le même courage.
Maintenant, pour suspendre l'arbre au trinqueballe, il faut le diviser en deux masses égales. Si nous mettons ici la chaîne, la bille sera en équilibre, obéissante, si nous avons l'œil faux, un des bouts touchera par terre et nous ne pourrons rien faire. Rien ne sert de mesurer, le mètre, là, est faux, et la géométrie en déroute ; seule notre expérience compte et quelles moqueries si l'on se trompe, férocement amicales.
QUELLES SONT NOS PENSÉES pendant ce bref instant de repos que nous nous accordons après la victoire ? L'affûteur pensera à la lame qu'il doit préparer si déjà elle n'est pas faite -- lame différente de celle qui hier passait dans le sapin avec un sifflement régulier et joyeux. Pour l'orme, bien que vert, il faut moins de « crochet », moins de « passage » et pourtant plus que pour ce chêne dont le cœur est si dur et le grain si fin que le fil de la lame doit être aigu à enlever des rognures de l'ongle que l'on passe délicatement à rebours. Il sait que s'il s'est trompé dans l'estimation de ce tronc, le scieur ne pourra rien faire. Où est son autorité ? Dans l'effort intellectuel qu'il doit faire pour poser correctement son problème et le résoudre, dans le pouvoir de décision qu'il a, dont il est seul chargé et dont il a l'absolue responsabilité et pas seulement envers son patron (qu'il a toujours un peu de plaisir à berner) mais vis-à-vis de la chose à faire.
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A quoi pense le scieur ? Il essaye de concevoir dans l'abstrait le débit de ce grume qui a sa personnalité. L'ormeau, il le sait, sert en son pays à faire les escaliers, ce n'est pas un débit courant. Pour que cette bille soit bien sciée, il faut qu'elle satisfasse le menuisier, qu'il y ait suivant le cas, le difficile limon, les marches, les contremarches ou la crémaillère. Il est pour ces divers bois des largeurs nécessaires, inutiles à dépasser, des épaisseurs variables.
Comment attaquer cette bille que l'on croit droite et belle et qui à l'examen professionnel révèle la légère courbe qui noue les fibres en des lignes de forces dangereuses (le bois jouera), l'imperceptible noir qui montre le nez au creux d'une branche et risque, glissant dans toute la longueur du tronc, de modifier impérativement le plan de notre débit ? Nous sommes quelquefois contraints d'improviser en cours de sciage, mais encore faut-il qu'un jugement préalable nous ait fait admettre la possibilité d'un tel changement et que même la mauvaise surprise n'en soit plus une.
Comment la griffer sur le chariot ? Nous savons, bien sûr, que théoriquement il ne devrait rester de cette bille comme déchets, que des bouts d'écorce. Que ce serait facile si tous les bois étaient de ces cylindres parfaits qu'on voit sur les livres et les prospectus de marchands.
Et de tel replis de l'écorce où s'est logé la terre ou les gravillons va-t-il jaillir une gerbe de feu qui abîmant la lame m'empêchera d'aller plus loin ? Écorçons cette bosse suspecte, à hauteur d'homme, qui révèlera la tête d'une cheville que voici des années on a plantée pour accrocher veste ou musette.
Le manœuvre aussi, comme nous tous, réfléchit, vit en intense disponibilité intellectuelle. Il a ses problèmes de manutention, de nettoyage. Il doit obéir au scieur mais il n'est pas pour cela l'exécutant irresponsable. Dans son domaine, il résout au mieux ses problèmes qui ne sont ni plus ni moins délicats que les autres.
Voyez-vous j'en viens à me demander si l'automation, les divers perfectionnements mécanico-techniques, n'aboutissent à la productivité maxima d'une entreprise qu'au détriment de l'utilisation de la matière première (lorsqu'elle n'est pas fongible), à son gaspillage imbécile en même temps qu'à l'abrutissement des hommes.
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Cette méconnaissance de la matière, son mépris -- en même temps que sa déification -- est un sujet d'étonnement sans fin pour qui, exerçant un métier manuel, agit directement sur elle. Il n'est que dans les édifices de hiérarchie abstraite (armée, administration) qu'on peut accepter l'opposition autorité-exécution. Celui qui commande n'exécute pas (il peut commander l'absurde, celui qui obéit est dégagé de toute responsabilité). Chaque fois qu'il s'agit de réel, de travail sur la matière, autorité ne s'oppose jamais à exécution -- au contraire -- chacun selon son point d'insertion, à la fois commande et obéit à la matière et se sent responsable envers la matière.
Le mythe de l'exécutant irresponsable -- manœuvre balai et thème fécond de la littérature socialiste -- est le plus dangereux que le XIX^e^ ait engendré. Seule une humanité en décadence morale absolue peut imaginer, sous prétexte de bonne « organisation », qu'un homme puisse travailler en dehors de ces données de l'expérience.
Peut-être me serait-il possible d'obtenir de mes ouvriers l'étrange débit qui consisterait à me faire une allumette avec un arbre de 13 m.
Ils obéiraient sans comprendre, se demandant ce qu'il m'arrive ; ils passeraient par mon caprice avec leur sagesse séculaire qui sait ne point juger sur un accident ou une méprise, ne pas se révolter pour une bagatelle ou ne pas compromettre la sécurité de l'emploi pour un moment désagréable vite passé. Je puis sans doute fuire labourer tel champ par le mou si j'en donne l'ordre sur un certain ton, si j'assortis l'inexécution de menaces opportunes, si je brandis des sanctions possibles. Il est malheureusement vrai que le fondement essentiel que l'on s'accorde à trouver à l'autorité, réside dans la possibilité que l'on a d'intervenir dans le destin de celui qui est commandé. Là est sa faiblesse d'être assortie -- avant tout -- d'un pouvoir aussi démesuré, de s'appuyer sur une hiérarchie aussi précaire que l'argent, le galon, ou l'échelon administratif. Tout est fait pour que l'exécution irresponsable soit le fruit étrange d'une irresponsabilité en chaîne -- chacun se référant à un « supérieur ».
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Pourtant si la qualité de l'exécution dépend en grande partie de la valeur de l'ordre, de son poids de respect vis-à-vis du travail, l'œuvre n'atteindra sa parfaite qualité que dans la mesure où, au stade de la conception, au long de l'exécution, tous ceux qui œuvrent se sentent vis-à-vis de la matière, responsables en totalité, accordés profondément sur la nécessité interne de cette œuvre.
Cela implique une morale du travail dont chacun de nous sent l'impérieuse exigence.
L'œuvre vaut seulement par ce que l'homme apporte de lui à cette œuvre et l'homme apporte à l'œuvre ce qu'il est. Et il ne s'agit pas de sa science ou de sa technique seulement qui -- bien sûr -- y concourt ou de la tête pleine que forment nos écoles et qui est peut-être l'obstacle le plus grand à la réelle compréhension des choses. Il faudrait pour exprimer ce que l'homme doit apporter à l'œuvre, un mot qui unirait les notions de conscience professionnelle et d'amour de son métier.
C'est à ceux là seuls et lorsqu'ils sont « pédagogiquement doués » qu'il faudrait confier l'éducation de nos apprentis.
IL EST, DIEU MERCI, réconfortant de voir, malgré tout, tant de personnes travailler encore avec ce respect des choses. Je suis souvent émerveillé de la manière de travailler des hommes qui sont à notre scierie. Il est vrai qu'ils appartiennent à un salariat qui n'est pas encore un prolétariat, à une population rurale même si elle est villageoise, qui a son champ, son jardin, sa vigne et soigne son cochon avec devant lui le beau paysage des saisons de toujours. A des degrés divers, selon le don qu'ils ont reçu et leurs facultés d'assimiler l'expérience, ils ont le « biais » comme ils disent, qui est la faculté de résoudre d'une manière satisfaisante les problèmes de leur action sur les choses.
Ne nous embarquons pas dans l'abstrait. Les idées et les mots qui cherchent à les exprimer sont des pièges dangereux. Avec ces outils-là, on a toujours raison et on aurait même tendance à se trouver du génie -- pour peu que la phrase sonne clair et creux.
Je suis descendu rendre visite à mon équipe. J'ai profité de la cigarette de l'un, du coup à boire de l'autre et leur ai posé le problème. En cinq minutes à l'aide de deux ou trois faits précis -- sortis de notre expérience commune nous avons posé le problème avec, me semble-t-il, une lumineuse clarté.
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Q. : Qui est-ce qui commande ?
> Silence.
R. : Vous.
Q. : Pourquoi ?
R. : Parce que vous payez.
Q. : Si je vous commande quelque chose d'absurde ?
R. : Ce n'est pas possible, le travail commande.
Nous avons bavardé sur ce thème, j'ai employé les mêmes exemples que ci-dessus, posé les deux problèmes. L'accord a été entier. Je puis vous le résumer.
Celui qui détient le pouvoir de commander doit commander -- on admet la nécessité d'un pouvoir de décision limité très étroitement par la nature des choses où il exerce son autorité car il est lui-même commandé par le travail. Et voici la question « sociale » réglée.
Quelle leçon pour nous, qui détenons souvent par hasard une autorité (qu'elle soit fondée sur l'argent, le galon, l'échelon, le diplôme ou l'intelligence). Nous ne sommes commandants -- dignes d'estime et d'obéissance -- que si mieux que les autres nous savons comprendre le mécanisme profond des gens et des choses sur lesquelles nous exerçons notre autorité.
JE VIENS DE LIRE dans un article échevelé du Dr Voivenel des propos spontanés sur le thème de l'autorité. Quelle confusion !
Il s'agit de clairement parler. Rares hélas ! dans le monde laïque que nous subissons, sont ceux, chefs ou commandés qui agissent pour l'amour de Dieu, rares encore ceux qui font attention, dans leur vie matérielle, à respecter l'idée de Dieu dans la création. Ces notions qui nous plient à l'obéissance et à l'humilité nous achemineraient sans nul doute vers le Paradis Terrestre. Toute notre vie, nous essayons de nous y soustraire et le fondement social apparemment réel de l'autorité c'est le galon, l'argent, la force. Je répète tout ce qui permet l'ingérence d'un pouvoir dominateur -- souvent dévastateur -- dans la vie du prochain.
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Pourtant dans cet amer tableau qui est celui de l'échec de vingt siècles de Christianisme. -- ou si vous voulez de vingt siècles de défense contre le Christianisme -- il est un coin où je m'attarde avec plaisir. J'ai cent fois constaté que la qualité de l'exécution est liée à la qualification professionnelle de celui qui détient l'autorité.
Le dialogue silencieux de l'homme et de la matière qu'il étreint est d'autant plus fécond qu'il est laissé à l'homme plus de liberté et l'estime que l'on peut avoir pour celui qui, vous commandant, sait les limites mêmes de son autorité, équivaut souvent à l'amour comme si dans la confusion actuelle il restait encore à l'homme non plus le Divin qu'il étouffe et son Fils qu'il refuse, mais la connaissance de la Création et son respect.
On jette des cris d'alarme spectaculaires depuis peu, on s'aperçoit que « la planète est au pillage », que l'action inconsidérée des hommes nous achemine vers le désert des érosions lunaires. Il n'est pas besoin d'être grand clerc pour mesurer déjà l'ampleur du désastre.
Le monde logique et scientifique des professeurs diplômés et des ingénieurs sommaires est le rêve orgueilleux des impuissants, fruit d'une double erreur fondamentale méconnaissance du « Divin des choses » que l'on appelle aussi « nature des choses » -- erreur sur la fin dernière du travail de l'homme. C'est cette précieuse notion qui devrait éclairer l'essentiel des idées « économiques ». La limite de l'Économique est l'ordre moral qui lui rend une humanité qui lui fait défaut. Le problème n'est pas de faire de l'argent, le problème est de gagner son pain à la sueur de son front et je suis certain que ceux qui connaissent ces rigoles brûlantes sur le visage ou dans les reins sont plus près de la vérité « économique » que les adeptes de la rhétoriqueuse « Science » économique qui n'ont jamais transpiré comme s'il pouvait y avoir une pensée qui ne se fonde pas d'abord sur le corps à corps avec les choses.
Certes, les sociétés ont les institutions qu'elles méritent et il faut par l'effort de chacun de nous mériter de bonnes institutions qui jouent l'excellent rôle de garde-fou -- qui dans les hauts et bas de la vie quotidienne nous aident à rester dans l'ordre et la mesure. Elles nous apportent dans l'exercice de la vie matérielle, le même secours que la morale dans l'exercice de notre vie spirituelle. J'ai l'expérience que de bonnes règles font régner dans notre atelier un esprit respirable (à l'abri des complications « sociales »).
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Ces règles ont déjà aidé profondément certains qui nous arrivaient l'esprit encore tout déformé par les slogans politiques, les mauvaises habitudes du « prolétariat conscient », abusé par ses docteurs indignes. Le soin que nous avons apporté à refuser l'établissement de tout ce qui pourrait ressembler à une chaîne, le souci de laisser à chacun l'effort de résoudre au mieux les problèmes de son métier, ont déjà donné des résultats *moraux* certains. Il y a des regards heureux, une conscience professionnelle meilleure, une confiance très grande qui nous tient au courant de la vie de chacun et nous fait participer chacun aux chagrins ou aux joies des autres.
Voilà pourquoi je crois à la nécessité de bonnes institutions. Encore faut-il les mériter -- car les réformes hâtives étudiées théoriquement par des gens sans expérience, ne sont rien -- bien au contraire. Et c'est là que je rejoins certains propos inactuels.
L'AGRICULTURE THÉORIQUE -- qui fleurit dans les brochures rédigées par les services de la rue de Varennes, dans les traités d'Ingénieurs Agronomes -- ressemble fâcheusement à la médecine. Les mêmes passions opposent les tenants d'une mode à ceux d'une autre, il y a les traditionalistes qui soignent à l'aspirine, les novateurs qui parlent d'électrochocs, les fervents des microorganismes et les partisans du défonçage. La même confusion règne, on utilise la publicité non contrôlée (ou contrôlée par qui ?), on décrète, on organise, on s'agite, on a toujours à la fois deux jours d'avance et cent ans de retard.
Je ne veux perdre mon temps et le vôtre, à m'indigner ou stigmatiser ! Je vais plus loin. C'est l'échec toujours renouvelé des « mesures » prises qui est dans la nature des choses et je m'inquiéterais diablement si une fois -- une seule -- une réalisation officielle était réellement réussie. Qu'il soit en question de rétablir la liberté de plantation pour la vigne après avoir dépensé des dizaines de milliards à subventionner son arrachage, est normal. Normal que le reboisement d'un département par le régime de la subvention des plants gratuits soit ridiculement compromis (au point qu'on parle de fermer les pépinières des Eaux et Forêts de mon département) *faute d'une camionnette !* Lorsque j'ai fait personnellement l'expérience que les agriculteurs sont disposés à utiliser au maximum les facilités prévues si on leur apporte les plants à domicile.
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Pour vous montrer l'influence néfaste des lois en matière agricole, je peux vous donner à peu près autant d'exemples précis que de lois. L'un aurait pour sujet le peu noble cochon, l'autre les prairies. Dans l'un et l'autre cas, nous verrions que l'action gouvernementale va à rencontre des buts poursuivis, faute de connaître le mécanisme de l'horloge qu'on veut mettre à l'heure du jour. Si cela vous intéresse, je vous en donnerai un jour le détail aujourd'hui je voudrais vous parler d'un sujet étrange.
IL EXISTE, vous ne le savez sans doute pas, une subvention pour l'arrachage des haies. J'ai eu la curiosité de demander pourquoi tant il me paraissait absurde d'encourager les agriculteurs d'aujourd'hui à défaire soudainement ce que vingt générations de paysans avaient soigneusement implanté. Il m'a été répondu que la haie s'opposait au remembrement des propriétés, lequel remembrement était encouragé pour permettre le développement de la culture mécanisée, seul mode de culture actuellement concevable. Voici un postulat de mutilation volontaire, dans certains cas de suicide.
Il y a une certaine gêne de parler de ce qu'on aime et tout le monde n'est pas Virgile ou le grand Olivier de Serres. Bien sûr, de celle-là je ne veux pas parler, il y a la haie hargneuse où fleurissent les épines noires des querelles mitoyennes. Ces haies plantées là par le mauvais esprit, dont rien n'a présidé à la plantation que la haine ou l'aveugle logique des géomètres de lotissement. De celles-là j'en connais peu qui durent parce qu'elles n'ont pas de vie à elles, de nécessité personnelle. Mais les autres ? Quel poète se lèvera pour les défendre -- faut-il essayer d'expliquer froidement la nature des haies ou se laisser entraîner -- et la silhouette de ce berger transi m'y pousse -- dans une évocation mystérieuse de leurs pouvoirs. Qu'importe !
L'équilibre hygrométrique du sol est un élément essentiel de l'agriculture. Sans eau rien ne pousse, mais trop d'eau noie et asphyxie. Voilà pourquoi le dessin de nos parcelles est si compliqué, sinue avec rigueur selon les courbes de niveau. Voilà pourquoi au point de collection des eaux en excès, il y a souvent un drain qui donne sur un fossé.
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La pente est minutieusement utilisée ou amortie. Parallèlement quand elle est possible -- et la moindre source y suffit pourvu qu'elle soit aménagée, l'irrigation opère des miracles et tout un réseau merveilleux d'infimes capillaires y concourt. Pensez à la vache rétive poursuivie par un chien qui la gouverne, au troupeau de moutons aux mille pieds acérés, à l'érosion même champ que la pluie surprend juste après le labour avant que le faisceau des racines amies ne lui ait donné assez de résistance, au passage de la charrette qui coupe court paresseuse et s'embourbe. Que devient le fossé que rien ne défend ? Il se bouche peu à peu : les drains qui l'alimente se colmatent et nous voici livrés sans défense aux caprices des saisons. Nous nous lamenterons des printemps pluvieux et assisterons au jaunissement misérable de nos récoltes. Et Dieu créa la haie !
Elle abrite ce berger que nous avions vu dans l'espace découvert, transi ; elle abrite ses bêtes qui maintenant restent sans effort dans les limites de son action bienfaisante ; elle abrite la terre que le vent emporte et la fragile plante qui verdit au printemps d'abord sous son aire. Elle épargne l'effort du gardien et sa lutte contre les bêtes gourmandes -- luttes fatigantes pour les bêtes aussi ; elle est la « bonne institution » de ce troupeau maintenant paisible ; elle protège notre ami le fossé et si ses piquants découragent bêtes et paresseux, ses racines fixent la terre et entretiennent ses bords.
Et les tisanes d'aubépine, Madiran, les bonnes liqueurs de ses prunelles âpres qui gardent le goût de notre enfance. De leur rendre cet hommage m'avait rempli de tendresse ; j'ai longtemps cheminé ce soir à leur abri. Avec des cris inquiets, des volées d'oiseaux jaillissaient de leurs branches -- où ils trouvent le « pain » et je pensais à ces mots : « Condamner la haie, c'est condamner le fossé, rompre l'équilibre hygrométrique de nos parcelles tourmentées que mille ans de réflexions, d'expérience et de soins avaient réussi à établir. Et, miracle du monde moderne, il y a une subvention à l'arrachage des haies ! »
Francis SAMBRÈS.
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*Notes critiques*
### Note sur l'apologie des partis politiques
Sous la IV^e^ République, l'exécutif était dépendant de l'Assemblée ; et l'Assemblée elle-même dépendait moins de ce qui la définissait légalement : élections générales et débats parlementaires, que de l'état-major des partis. Ceux-ci dirigeaient les élections législatives et les votes des députés : non point toujours, ni autant qu'ils l'auraient voulu, mais le plus souvent. Nous vivions en réalité dans un régime oligarchique, sur lequel le suffrage universel influait peu, et les débats parlementaires quasiment point, débats et suffrages se trouvant sous la dépendance des mises en scène, des dispositions législatives, réglementaires ou coutumières qui assuraient le pouvoir des comités. C'est en ce sens que la IV^e^ République était un « régime de partis ». On n'entendait point dire par là que des influences ou pressions extérieures aux parfis ne jouaient pas dans la conduite des affaires : influences et pressions essaient toujours de s'exercer sur le pouvoir politique, et s'exercent d'autant mieux que le pouvoir est plus faible, quel que soit le régime. Le régime politique de la IV^e^ République était bien une oligarchie d'états-majors de partis.
Un double mouvement conjugué s'applique depuis huit mois à remettre tous les partis en une place modeste et secondaire : le mouvement qui se développe dans l'opinion française, et celui qui donne son impulsion au sommet de l'État.
En sens contraire, beaucoup de docteurs s'emploient à nous persuader que la perte de crédit et d'influence subie par les partis politiques est un phénomène inquiétant, dangereux, funeste. On invoque au profit des partis la philosophie sociale, la théologie morale, l'obligation de conscience. Nous allons examiner quelques-unes des idées ainsi mises en circulation.
#### I -- Les partis ont-ils la charge d'éduquer nos consciences ?
La plus audacieuse apologie des partis est probablement celle qui déclare : « *Les partis ont la tâche d'éduquer la conscience civique des citoyens.* » Cette affirmation abrupte, maintes fois répétée depuis huit mois, soulève bien des questions auxquelles ne paraissent pas s'arrêter ceux qui la répandent.
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Souhaiter que les partis soient en mesure de ne pas contredire à l'éducation civique des consciences, ou même d'y contribuer quelque peu, serait un vœu plus acceptable, et déjà fort loin d'être réalisé. Dans le contexte actuel, il apparaît plutôt que les partis ont grandement besoin de recevoir eux-mêmes une éducation civique avant de pouvoir se poser en éducateurs. Et cette éducation, si elle est entreprise, sera longue et difficile, à peine possible, et d'un résultat incertain.
Comment, d'autre part, des docteurs catholiques peuvent-ils soudain confier purement et simplement aux partis la tâche de l'éducation civique ? Quelle est donc cette brusque confusion des fonctions ? On croyait jusqu'ici qu'une telle tâche relevait par exemple de la famille, de l'école, éventuellement de l'armée ; on croyait qu'elle appartenait aussi à l'Action catholique (dans la mesure, *précisément,* où il s'agit bien d'une éducation des consciences). On croyait que la distinction entre *l'éducation civique* et *l'action politique* était une distinction fondamentale et nécessaire ; et que « *les problèmes de pure technique politique sont le domaine des partis* », tandis que l'Action catholique, outre le « souci apostolique », procure « *l'initiation progressive à la recherche du bien commun de la cité* ». Tels sont les termes mêmes de la Note doctrinale de l'Assemblée des Cardinaux et Archevêques publiée à l'automne 1956 ([^8]). En confiant *aux partis* la tâche *d'éduquer les consciences,* des intellectuels catholiques, clercs et laïcs, remettent en cause ces distinctions que l'on croyait acquises et comprises. Elles étaient acquises d'une manière. On tente maintenant de les renverser d'une autre manière.
En effet, au moment où cette Note doctrinale était publiée, un grand effort était mis en œuvre pour confondre éducation civique et action politique, et entraîner ainsi l'Action catholique dans des « engagements temporels ». L'Assemblée des Cardinaux et Archevêques eut donc à réagir contre cette confusion du religieux et du politique. Mais voici aujourd'hui *la même confusion,* encore qu'opérée *en sens inverse.* Ayant échoué à l'intérieur de l'Action catholique, on reprend le même dessein, mais à l'extérieur, sous le couvert de groupements et partis politiques, auxquels on attribue arbitrairement « l'éducation civique des consciences ».
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Dans un cas comme dans l'autre, il s'agit en fait de mobiliser des « exigences chrétiennes », ou soi-disant telles, au service d'une certaine politique. Dans un cas comme dans l'autre, il s'agit de maintenir sur les consciences un magistère de fait, politico-religieux, exercé par certains groupes qui se veulent indépendants à la fois du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel ([^9]).
N'ayant pu obtenir que « l'initiation progressive à la recherche du bien commun de la cité » transforme l'éducation civique de l'Action catholique en une action politique, les mêmes décident aujourd'hui de retirer à l'Action catholique cette éducation civique ; ils feignent que l'Action catholique serait incapable de la donner, et qu'elle appartiendrait aux partis politiques. C'est-à-dire en fait, aujourd'hui comme hier, à eux-mêmes.
Ajoutons d'autre part que les partis tels que nous les connaissons, tels qu'ils sont en fait, tels qu'ils demeurent jusqu'à une réforme intérieure qui n'a pas encore eu lieu, sont déterminés par leur finalité actuelle. Ils sont constitués et ils fonctionnent en vue d'un but unique, qui est *la conquête ou le partage du pouvoir.* Leur reconnaître comme acquise, comme allant de soi, comme doctrinalement établie, la charge d'éduquer nos consciences, est une dérision.
#### II. -- Les partis et la liberté.
Ne pouvant trop défendre les partis en invoquant des services rendus par eux au bien commun, on les défend donc comme une exigence de la conscience morale et religieuse. Supprimer les partis serait fouler aux pieds les libertés fondamentales (tellement il est vrai que ceux qui parlent ainsi ne savent plus du tout en quoi consistent les libertés fondamentales).
Mais la V^e^ République a eu la sagesse de ne pas brutalement supprimer les partis : enregistrant leur dévalorisation, elle a diminué leur emprise sur le pouvoir. La Constitution contient à cet égard des dispositions dont on espère qu'elles passeront progressivement dans les mœurs. Il n'y a pas eu en tous cas de prohibition des partis ; M. André Frossard expliquait très justement, dès le 12 juin 1958, pourquoi il valait mieux qu'il n'y en eût pas :
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« *Il en va des partis comme de l'alcool. Un peu enflamme, beaucoup éteint, mais de toutes manières l'exemple des États-Unis prouve que la prohibition ne résout rien, pousse à la consommation clandestine de liqueurs frelatées et encourage l'ivrognerie.*
« *Le mensonge est inscrit en filigrane dans les statuts du meilleur des partis comme la cirrhose dans l'alcool de la plus joviale bouteille. C'est vrai. Et il est vrai aussi qu'il est impossible d'interdire la bouteille sans multiplier les mauvais lieux.* »
Nous ne sommes réellement menacés par le nouveau régime ni d'une interdiction autoritaire des partis, ni de la constitution d'un parti unique. Ceux qui ont crié au danger totalitaire -- et qui souvent sont allés pousser ce cri en compagnie des communistes -- ne savent même pas en quoi consiste le totalitarisme. Ils invoquent parfois Bernanos, sans avoir compris, ni sans doute seulement lu, ce que Bernanos écrivait sur les démocraties totalitaires. Ils n'aperçoivent pas que le test du totalitarisme, plus que la suppression des partis, est *l'école unique d'État.* Plus profondément, dans leur défense de la liberté, ILS SUBSTITUENT LES LIBERTÉS DES PARTIS AUX LIBERTÉS DE L'ÉGLISE. Car si la liberté des partis est une garantie accidentelle, secondaire, et d'ailleurs occasionnellement trompeuse, contre le totalitarisme, la garantie essentielle et fondamentale est dans les libertés de l'Église. Le totalitarisme est la mainmise de l'État sur les consciences : cette mainmise peut s'opérer par un parti unique, elle peut aussi s'opérer par l'intermédiaire d'un pluralisme de partis. *Mais elle ne peut jamais s'opérer quand les droits et libertés de l'Église sont respectés.*
C'est une pensée politique et morale vraiment sommaire qui croit que l'alternative est entre le totalitarisme et le pluralisme des partis. L'alternative est entre le totalitarisme et la distinction des deux pouvoirs. Même un positiviste comme Auguste Comte avait au moins pressenti ce que tant de docteurs catholiques ont aujourd'hui oublié : que la clé sociale de la liberté est la distinction chrétienne du Temporel et du Spirituel.
#### III. -- Les partis représentatifs et sélectionneurs.
Une apologie plus modeste, et dans cette mesure moins inexacte et plus recevable, reconnaît aux partis la double fonction de *représenter* la population et de *sélectionner* des cadres politiques. On ne nous dit plus alors que le pluralisme des partis est une « exigence chrétienne », ni que nous devons reconnaître aux partis la charge et l'autorité d'éduquer nos consciences ; on nous dit seulement que « *les partis sont nécessaires à une nation démocratique* » ([^10]).
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Ils sont nécessaires en un sens et sous un rapport : ils sont nécessaires aujourd'hui parce qu'effectivement nous n'avons (presque) rien d'autre. Cette nécessité n'est pas universelle ; elle n'est pas essentielle à la démocratie ; elle est occasionnelle, en France, en 1959. Et le nouveau régime, qui s'est établi *contre le régime des partis --* c'était à la fois la pensée de son fondateur et l'aspiration populaire -- a pris sagement acte de cette nécessité occasionnelle. Il a enlevé aux partis le sommet de l'État ; il leur a soustrait, aussi largement que possible, le gouvernement ; cela fait, il a associé les partis et les hommes à son entreprise. Nous sommes manifestement en un *régime de transition,* non point par hasard, mais parce que telle est bien la volonté très nette, très consciente et nullement dissimulée qui a présidé à la fondation de la V^e^ République.
La Constitution, à la différence de toutes celles qui l'ont précédée, multiplie non point les obstacles, mais les facilités sur la voie de sa propre révision. Elle sera certainement révisée avant longtemps : du moins, telle était l'intention des constituants. Mais la réforme des mœurs et la réforme des institutions sont organiquement liées ; on ne peut travailler à l'une et à l'autre que plus ou moins simultanément ; les institutions ne peuvent trop devancer les mœurs, elles les suivent plutôt, -- sauf à créer une situation révolutionnaire ou tyrannique. Si l'on suit l'ordre normal des choses, c'est la coutume qui précède et qui crée (vraiment) la loi. C'est pourquoi la Constitution de la V^e^ République n'a pas accompli la réforme des institutions, qui reste à faire ; elle a simplement ouvert la porte à une réforme des mœurs politiques, consistant essentiellement en une libération à l'égard des partis. La Constitution actuelle se présente non comme un point d'arrivée, mais comme un point de départ. C'est l'emprise des partis *sur les mœurs politiques* qui est d'abord mise en cause, et déjà réduite. Le reste suivra, ou non, selon le développement de l'expérience en cours.
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Car c'est bien une expérience et c'est bien une réforme des mœurs politiques qui sont en cours. Le préambule du général de Gaulle à sa conférence de presse du 23 octobre n'aurait dû laisser aucun doute à ce sujet. Le parlementarisme vit actuellement sa *dernière chance en France,* s'il la manque *il disparaîtra,* mais de toutes façons *la France vivra.* On ne pouvait être plus clair. Mais ceux qui ont écouté n'ont guère entendu.
Si les partis ne se réforment pas, ils s'exposeront à disparaître tout à fait. Mais s'ils se réforment ? Cette hypothèse, fréquemment invoquée du bout des lèvres par tous leurs défenseurs, ne paraît pas néanmoins avoir été sérieusement examinée. Sinon, l'on aurait entrevu que la réforme intérieure des partis aboutit à leur abdication. Le choix réel, pour les partis, est aujourd'hui entre l'abdication progressive et volontaire, ou la disparition brutale et contrainte à la prochaine crise qu'ils provoqueraient.
En effet, une réforme intérieure des partis, -- si elle a lieu, et nous souhaitons qu'elle ait lieu, -- les conduira précisément à examiner leur double fonction de *représentation* et de *sélection *; à constater sans doute qu'ils sont (presque) seuls à l'assurer dans la France actuelle ; mais à constater aussi qu'ils sont le plus mauvais système pour l'assurer.
Fonction de *représentation :* ils représentent des opinions, qu'ils créent et excitent eux-mêmes, artificiellement, par des moyens publicitaires ; ils ne représentent pas les réalités sociales, les familles, les communes, les métiers. Une représentation familiale, corporative et régionale est beaucoup plus véritablement « représentative ». Le seul avantage des partis est qu'ils existent, -- et le régime de transition actuel en tient compte, -- tandis que la représentation familiale, corporative et régionale n'existe pas (encore) ; et elle ne sera pas créée simplement par décret.
Fonction de *sélection :* on se moque véritablement de nous quand on nous dit et nous répète que les partis « *ont la tâche de sélectionner les élites politiques* ». Ce qui est vrai c'est qu'ils en tiennent lieu. Mais ils sélectionnent quoi, ils préparent à quoi, et quelles élites ? Les partis sélectionnent *les plus habiles à la propagande électorale et aux manœuvres parlementaires *: et c'est tout. Cette habileté-là n'exclut pas forcément les compétences et les vertus politiques, mais elle ne les garantit pas non plus, et même elle les met à rude épreuve. A la rigueur, en fait d'élites, les partis peuvent sélectionner de futurs ministres de l'Information, et rien d'autre. Dans le fonctionnement des partis on apprend à séduire ou manœuvrer un corps électoral, un comité, une assemblée, on apprend à se servir opportunément des mots utiles à de tels exercices, on n'apprend rien de plus.
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Il faut, certes, assurer une « sélection des élites politiques ». Mais les partis l'assurent mal partout, et très mal en France ; le moment est venu de découvrir ou d'inventer -- et non pas sur le papier, mais dans les mœurs -- une manière de l'assurer mieux. Que la France y réussisse, et le monde entier, qui connaît une crise de la démocratie, et qui s'en inquiète, profitera de l'exemple.
Mais sur ce point aussi, une réforme sérieuse des partis aboutit pratiquement à leur abdication.
#### IV. -- Les partis et les intellectuels
D'ailleurs, tout le monde en France est plus ou moins d'accord sur de telles perspectives, tout le monde *sauf ceux qui prononcent des discours, rédigent des journaux, écrivent des livres.*
Il y a là une réalité sociologique importante, mais qui, naturellement, n'apparaît ni dans les livres, ni dans les journaux, ni dans les discours.
Une seule catégorie sociale est en France véritablement attachée au régime des partis : ceux qui *en sont,* directement ou indirectement, c'est-à-dire d'abord la catégorie des intellectuels qui mènent de près ou de loin une action publique, et qui défendent les privilèges d'une installation sociologique qui doit tout aux partis et rien à leur métier d'intellectuels.
Les intellectuels en tant que tels peuvent avoir dans la société toute sorte de charges importantes, y compris l'éducation des consciences ; mais il est une charge qui normalement ne leur appartient jamais : *le pouvoir,* temporel ou spirituel. Elle peut exceptionnellement appartenir à *un* intellectuel, en tant qu'il est aussi autre chose qu'un intellectuel. Un théologien peut être Pape, un écrivain ou un professeur peuvent être premier ministre : ce n'est pas fréquent dans l'histoire du monde.
Mais le régime des partis donne aux intellectuels une installation sociologique et un pouvoir exorbitants. Dans ce régime, ils peuvent *faire servir l'éducation des consciences à l'établissement de leur propre pouvoir.* Ils sont embusqués à tous les carrefours de la propagande politique et de la presse politique. Ils sont les organisateurs (et les profiteurs) des publicités intellectuelles.
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Ils parlent en termes *moraux* de problèmes qu'ils ne connaissent pas, à des lecteurs et électeurs qui ne les connaissent pas davantage : la guerre d'Algérie, l'alliance atlantique, la coexistence pacifique, le désarmement, le marché commun... Les partis politiques ne nous présentent plus leurs programmes que comme autant d'exigences de la conscience : de la conscience démocratique, de la conscience nationale, de la conscience chrétienne. On n'a jamais fait un tel usage publicitaire de la morale, dont le vocabulaire permet de parler en termes impératifs de toutes les questions que l'on ignore devant des auditoires qui l'ignorent tout autant.
Et c'est au nom de la morale que les intellectuels installés défendent *leur* régime, le régime des partis, le régime des propagandes idéologiques. Ils ont un intérêt direct, un avantage certain à la survie de ce régime. Comme ce sont eux qui parlent et qui écrivent, presque tout ce qui se dit et s'imprime est en faveur des partis. Les partis font *représenter* la population principalement par des discoureurs. Les partis *sélectionnent,* comme « élites politiques », ceux qui discourent, en public et en prive, sur le forum et dans les coulisses, le plus habilement. Ce pouvoir du discours sur les hommes existera toujours : mais il n'est écrit nulle part que l'on aurait le devoir de lui assurer institutionnellement une primauté absolue.
Aux acrobaties « morales » et « doctrinales » actuellement mobilisées pour la défense du régime des partis, il convient donc de ne pas accorder aveuglément une valeur objective et désintéressée. Mais il faut savoir aussi que, sauf crise violente qu'il vaut mieux éviter, les partis ne seront durablement dévalués qu'à mesure qu'ils seront effectivement remplacés. De libres institutions, familiales et corporatives, ont aujourd'hui une occasion de naître et de faire progressivement prévaloir le poids de leur existence et de leur activité. A condition que ce poids soit dans la société et non sur le papier.
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### Gouvernement et administration
La Constitution de la V^e^ République rend le pouvoir exécutif plus fort et plus stable : cela est bien, mais tout reste à faire, et notamment la réforme des Institutions.
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La confusion du gouvernement et de l'administration est un vice essentiel dans la constitution interne d'un État. Un gouvernement qui respecte l'ordre naturel se contente de gouverner, et laisse s'administrer elles-mêmes les sociétés naturelles qui sont la base et la vie de la nation. Lorsque les corps sociaux sont habitués à s'administrer eux-mêmes, ils forment auprès du gouvernement la meilleure et la plus compétente représentation de la nation, ils sont en même temps la véritable pépinière des hommes d'État.
Voici le danger : rendre l'exécutif plus fort et plus stable ne doit pas aboutir, comme on le risque présentement, à renforcer les pouvoirs et la tyrannie des administrations d'État.
Si le renforcement de l'État, nécessaire au bien commun, n'est pas distingué et séparé des pouvoirs arbitraires et tyranniques que possèdent les administrations d'État, c'est toute la vie nationale qui sera étouffée ; ou qui sera poussée à une révolte générale.
Ce n'est pas là une crainte chimérique.
Voici le texte d'une ordonnance du 31 juillet 1958, signée Charles de Gaulle et Antoine Pinay :
*Article* 8. -- *Le paragraphe* 1 *de l'article* 1840 *bis du Code général des impôts est modifié comme suit :*
« 1. -- *Les contribuables à l'encontre desquels une plainte a été déposée par l'administration fiscale, dans les cas prévus aux articles* 1835 *et* 1837 *ci-dessus, peuvent être frappés de l'interdiction provisoire d'exercer directement ou par personne interposée pour leur compte ou pour le compte d'autrui, toute profession commerciale ou libérale, et selon les cas.* »
L'Administration s'arroge le droit d'empêcher de travailler ceux qui seront en procès avec elle : un tel arbitraire en dit long sur ce que peuvent être les prétentions de l'Administration, sous le couvert d'un pouvoir fort, quand gouvernement et administration sont confondus.
Ce décret du 31 juillet 1958 a servi dans certains journaux artisanaux, et dans des journaux politiques, à pousser artisans et commerçants à voter NON au référendum de septembre 1958. Artisans et commerçants ont résisté, et voté OUI tout de même, parce qu'ils ne veulent plus du *système* des partis ; et les paysans de même. Ils n'ont pas abdiqué pour autant leur désir de voir réformer non pas seulement le gouvernement, mais bien la constitution interne de l'État. Il faut ouvrir la voie à de libres institutions, libérées de la tyrannie administrative.
102:29
### La journée d'un curé américain
Plusieurs de nos lecteurs, après les articles de D. Minimus sur la vie et l'œuvre du P. Emmanuel (n° 26 et n° 27) regrettent de ne pouvoir connaître les Opuscules doctrinaux et le Traité du ministère ecclésiastique de cet homme de Dieu : ces deux ouvrages sont épuisés.
Mais il vient de paraître aux éditions Salvator un livre qui est un véritable et aimable petit traité du ministère ; c'est l'ouvrage d'un curé des États-Unis, l'abbé Leo Trese : *La journée d'un curé.* Heure par heure nous sont données les réflexions de ce prêtre sur ce qu'il doit faire -- et sur la manière dont il le fait. C'est un examen de conscience ecclésiastique. L'esprit en répond tout à fait à celui dans lequel le P. Emmanuel semble avoir converti sa paroisse. Car le P. Emmanuel, à qui lui demandait comment il fallait commencer pour promouvoir le bien, répondait : « Commencez par lire vos heures aux heures », c'est-à-dire à sanctifier la journée suivant les règles établies par l'Esprit Saint.
Voici deux citations de *La Journée d'un curé :*
« *Trop occupé* »*, c'est une échappatoire que je n'ai pas encore réussi à éliminer complètement. Sans cesse je dois en faire le sujet de mon examen. Trop occupé pour me débarrasser de ma première, de ma seule obligation qui est de me sanctifier ? Est-ce que mes gens en souffriront si je consacre du temps à devenir un meilleur prêtre ? Je suis enfoncé jusqu'au dessus de la tête dans les réunions, les projets, les activités. Tous les soirs la lumière est allumée dans le hall du presbytère. J'ai organisé tous les membres de la paroisse, sauf les chiens et les chats. Et je n'ai pas de temps pour moi. Chacun peut voir combien je suis dévoué à mes gens combien je me donne totalement à eux.*
*Alors je pense au curé d'Ars et* « *pfuitt --* « *la barricade que j'avais fiévreusement dressée contre le travail redoutable de ma propre sanctification s'écroule. Combien le curé d'Ars avait-il de Boys Scouts et de Guides ? Combien d'équipes de foot-ball et de clubs *? *Peut-être que si je travaillais à être vraiment un bon prêtre, un homme de prière, de charité et de sacrifice* (*ces vertus sont souvent dans cet ordre*) *alors peut-être mon confessionnal serait assailli et la table de communion envahie sans cette foule de sermons et de circulaires. Non pas que mes activités paroissiales n'aient plus leur importance, mais je les verrais dans leur perspective réelle, au lieu de faire le cadre plus gros que le tableau.* »
Plus loin, à 10 h. 1/2 du soir, il va faire un tour à la salle paroissiale où se tient le bal hebdomadaire de la jeunesse, pour donner rapidement quelques conseils très opportuns : « *Pendant que je monte les escaliers et que la première bouffée de parfum et de poudre chatouille mes narines, une idée malicieuse me vient à l'esprit :*
103:29
*peut-être que nous autres Américains, ressemblons-nous aux Saintes que le bréviaire a tant de mal à classer et qui sont englobés solennellement sous le titre de* « *Ni vierges ni martyres.* » *Et une vision absurde se dresse devant mes yeux : la vision de s*. *Pierre montrant le ciel à un visiteur, indiquant avec vénération les demeures des pasteurs d'âmes, des Docteurs, des Confesseurs, des Apôtres et des Abbés et arrivant finalement à une groupe de bienheureux paraissant encore un peu étonnés de leur bonheur... Et s. Pierre, incapable de dissimuler son propre étonnement, les désigne à son visiteur :* « *Ce sont les prêtres américains.* » *Dieu m'accorde de pouvoir être parmi eux.* »
Il faut bien prendre, au départ, le monde tel qu'il est ; et le monde tel qu'il se présente aujourd'hui, demande, des fidèles aussi bien que des prêtres, une sainteté renforcée plutôt qu'une lâche acceptation des misères du siècle. Et comme le salut d'un laïc et sa sanctification s'opèrent par les mêmes moyens que celui de son curé, ce petit ouvrage est aussi utile aux laïcs qu'aux ecclésiastiques.
Avouons que nous sommes à la fois surpris et ravis de voir un tel livre nous arriver des États-Unis. Il nous en vient aussi tant de sottises ! Mais quel peuple n'a ses sottises propres ? Il est naturel aux hommes de communiquer facilement entre eux, parce que tous aiment travailler, manger et rire ; il faut cependant qu'il y ait assez de travail et de nourriture à se partager, sans quoi ils se battent sans rire.
Sans travail et sans nourriture, sur la croix même, la foi, l'espérance et la charité les uniront toujours et infailliblement.
### Notules diverses
ACTUALITÉ D'AUGUSTIN COCHIN. -- Nous lisons dans la Chronique sociale du 30 *septembre* 1958 *cette remarque de M. Joseph Folliet :*
« Dans certains groupes d'Action catholique, en particulier à l'échelon local, j'ai pu vérifier les observations faites par Augustin Cochin sur les sociétés de pensée qui préludèrent à la Révolution française -- notamment la tendance à la fermeture du groupe sur lui-même dans une orthodoxie idéologique (je ne parle pas ici, bien entendu, de l'orthodoxie catholique, mais d'une orthodoxie de groupe, surajoutée et surérogatoire) inspirée par un petit groupe central dont les membres se trouvent, les uns par rapport aux autres dans un état de constante surenchère. »
*L'importance, la profondeur et la portée de la remarque formulée par M. Joseph Folliet passeront inaperçues de ceux qui ne connaissent pas les travaux d'Augustin Cochin, ou qui ne les connaissent que vaguement.*
*Par-delà les apparences superficielles* (*qui sont souvent les plus voyantes, voire les plus irritantes, et autour desquelles on discute beaucoup*)*, les observations de M. Joseph Folliet mettent le doigt sur le problème central et fondamental qui commande le développement et l'avenir de l'Action catholique.*
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*Constater, comme le fait M. Folliet, que dans certains groupes d'Action catholique se vérifient les observations* (*si graves, si décisives*) *faites par Augustin Cochin sur les sociétés de pensée, c'est aller au fond des choses.*
*Mais pour le comprendre, il serait utile d'étudier Augustin Cochin, qui fut avec Péguy le grand artisan et précurseur de la réforme intellectuelle et morale en France, et qui demeure l'un des principaux penseurs catholiques du* XX^e^ *siècle.*
*M. Joseph Folliet ajoute :*
« Cette tendance semble d'ailleurs être le fait de tous les groupes dont le lien est d'abord idéologique, à la différence d'autres géographiques ou sociologiques. »
*D'une manière sinon ésotérique, du moins discrète, mais suffisante pour alerter les esprits avertis, M. Joseph Folliet porte un diagnostic qui rejoint, en substance et même littéralement, les remarques analogues, également discrètes, formulées par Jean Madiran dans son livre récent sur Brasillach *:
« N'importe quel comité sans direction personnelle, ou sans base familiale, corporative, paroissiale, régionale, c'est-à-dire naturelle, n'importe quel comité *idéologique* fonctionne selon des lois qu'Augustin Cochin avait commencé à découvrir : leur réalité sociologique est partout méconnue aujourd'hui où, précisément, elle s'implante plus ou moins partout, du parti politique au cercle d'Action catholique. Leur trait le plus général est d'assurer, non point automatiquement, ni physiquement, ni mécaniquement, mais *sociologiquement,* une sélection qui élimine les valeurs et les particularités personnelles au profit d'anonymats médiocres. La socialisation des esprits et des consciences se développe ainsi jusque dans les associations privées. »
*Les pages d'Augustin Cochin sur la* « *socialisation de la pensée* » *et la* « *socialisation de la personne* » *sont parmi celles qui gardent une actualité manifeste. Rappelons qu'une partie de l'œuvre* (*inachevée*) *d'Augustin Cochin a été récemment rééditée : le volume sur* La Révolution et la libre-pensée *et le volume sur* Les Sociétés de pensée et la démocratie (*Plon éditeur*)*.*
\*\*\*
LA PIRA ET LE COLLOQUE MÉDITERRANÉEN DE FLORENCE. -- *Dans les* Études *de novembre* 1958, *une utile mise au point du P. Jean Daniélou :* « *Pourquoi je n'ai pas parlé à Florence* ». *L'attitude violemment anti-française des représentants du panarabisme avait en effet provoqué le retrait des Français* (*non point de tous, d'ailleurs*)*. D'autant que la présence du président Gronchi parut être une caution non exempte d'arrière-pensées. Le président de la République italienne est, on le sait, une personnalité très discutée.*
*La mise au point du P. Daniélou expose que l'inspiration de M. Giorgio La Pira ne saurait être soupçonnée. Au demeurant la maladie le tint à l'écart du colloque.*
*Contrairement à de que l'on imagine souvent en France, à la suite d'informations de presse fort tendancieuses, M. Giorgio La Pira est un catholique romain nullement progressiste ni dissident ; il est en outre, lui, un véritable ami de la France.*
105:29
(*Sur ces deux points, nos lecteurs se reporteront aux documents et notes critiques parus dans nos numéros :* 20, *pages* 118 *et suiv. *; 23, *pages* 73-76 ; 27, *pages* 112-120.)
*Le P. Daniélou écrit notamment :*
« Il est clair que ce dialogue ne pouvait avoir lieu qu'à la condition de s'élever au-dessus des questions politiques immédiates. Ceci ne signifiait pas que le colloque dût se perdre dans la pure idéologie. C'est au contraire la pensée de La Pira que la politique ne se réduit pas à des rapports de force, qu'il faut y jeter le poids des valeurs spirituelles. *Mais encore faut-il que ces deux plans soient distingués...*
« Pour ma part j'ai estimé que, le colloque n'ayant plus le caractère culturel et spirituel qui devait être le sien, il valait mieux le manifester en m'en retirant... »
*Est-il bien sûr que la véritable difficulté, ou du moins son origine profonde, ait été aperçue ?*
*La pensée, l'intention de M. Giorgio La Pira, et celles du P. Daniélou, reposent sur la* DISTINCTION DU SPIRITUEL ET DU TEMPOREL, *qui nous est devenue tellement habituelle que nous la tenons pour universellement acquise.*
*Or cette distinction n'a cours qu'à l'intérieur d'une civilisation chrétienne. Elle est inconnue des civilisations non-chrétiennes. C'est d'ailleurs là une occasion de constater que la notion d'une* CIVILISATION CHRÉTIENNE, *affirmée par tous les Papes modernes, mais mise en doute ou même niée par plusieurs penseurs catholiques, conserve effectivement son existence et sa réalité. Nous croyons même, quant à nous, que nous touchons là non sa définition totale, mais sa marque caractéristique : dans une civilisation chrétienne, le Spirituel et le Temporel sont nettement distincts* (*et plus ou moins unis*)*. Dans une civilisation non-chrétienne, le Temporel et le spirituel restent confondus. Ils sont distincts mais* SÉPARÉS *au lieu d'être* UNIS, *dans une civilisation d'origine chrétienne ayant évolué vers l'apostasie.*
*Dans le monde arabe, dans l'univers musulman, la distinction entre le Temporel et le Spirituel n'est nullement acquise ; elle est largement inconnue ; ou, au mieux, importée de l'extérieur, elle fait question.*
*Si bien que l'erreur du colloque de Florence a peut-être été de prendre cette distinction comme* UN POINT DE DÉPART ACQUIS. *Il semble plutôt qu'elle soit le premier et difficile objectif, le but préalable et non encore atteint des tentatives de cette sorte.*
GUIDE PRATIQUE DES CATHOLIQUES DE FRANCE. *L'Office National de Propagande Catholique* (O.N.P.C.) *a publié la* 7^e^ *édition* (1958) *de son* Guide pratique des catholiques de France. *L'ouvrage comporte quatre volumes, qui donnent chaque année les renseignements tenus à jour sur l'Église et les organisations catholiques en France et dans les territoires d'outre-mer. Cette publication se propose de constituer ainsi* « *un outil de travail indispensable au prêtre, au religieux, au militant, ou simplement au fidèle s'intéressant à la vie religieuse de son pays* ».
*Pour chaque diocèse, l'ouvrage donne des renseignements précis sur l'administration diocésaine, l'Action catholique, l'enseignement, les congrégations religieuses, les principales paroisses, et toutes les adresses utiles.*
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*Le premier volume donne en outre des renseignements théoriques et pratiques très précieux -- et souvent ignorés des catholiques -- sur le Saint-Siège, sur l'organisation de l'Église en* *France ; sur l'Assemblée des Cardinaux et Archevêques, sur l'Épiscopat, les Ordres religieux, l'Aumônerie militaire, l'Action catholique, la presse catholique.*
*Chaque fois qu'il se produit un événement attirant l'attention sur les organes du gouvernement et de l'administration de l'Église, la presse imprime à leur sujet bien des inexactitudes matérielles, ou commet bien des erreurs de perspective. Et l'on parle souvent de* « *la Hiérarchie* » *sans trop savoir de quoi l'on parle ; sans savoir de quel organisme il s'agit, ni quelle personne est qualifiée dans chaque cas particulier, ni même à quelle adresse l'on peut trouver ce que l'on cherche. Ce* Guide pratique *est extrêmement pratique. Il nous paraît en outre extrêmement sûr. Ses pages, entre autres, sur* l'organisation de l'Église en France, *sur l'Assemblée des Cardinaux et Archevêques, sur les services généraux de l'Épiscopat, puisés dans les ouvrages du Chanoine Chaigneau, devraient être dans toutes les salles de rédaction comme dans tous les secrétariats.*
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*Le chapitre de la* « *presse catholique* » *est très objectif et très complet. Sur ce sujet délicat qui prête à bien des contestations,* on *sait qu'il existe en gros deux positions *:
1. -- *Les uns souhaitent que la distinction qui existe entre organisations* CATHOLIQUES *et organisations* D'INSPIRATION CHRÉTIENNE, *que l'Assemblée des Cardinaux et Archevêques a très clairement établie et définie, puisse aussi s'étendre à la presse, soit identiquement, soit analogiquement. Souhaitable ou non, cette distinction paraît beaucoup plus difficile, pratiquement, dans le domaine des journaux et publications que dans le domaine des organisations. Ses avantages théoriques, qui sont importants, sont donc plus ou moins contrebalancés par les difficultés de réalisation.*
2. -- *Les autres pensent que dans le domaine de la presse il convient d'entendre* « *catholiques* » *au sens le plus large, la distinction précédente ne pouvant pas être appliquée en ce domaine. La seule distinction est alors celle qui, parmi les publications catholiques, fait une place à part seulement aux publications* OFFICIELLES, *comme les Semaines Religieuses et organes ou bulletins de paroisses, d'ordres et d'Œuvres.*
*En l'absence d'une distinction établie, le* Guide pratique *s'est sagement rallié à la seconde position.*
\*\*\*
*Les journaux et publications catholiques dont le nombre et la variété sont réconfortants, sont classés par catégories. La catégorie* « CULTURE GÉNÉRALE » *est celle qui nous intéresse. Elle est malheureusement l'une des moins fournies. Il n'existe en France que peu de publications catholiques à rayonnement national ayant pour objet direct la culture générale. En voici la liste complète :*
ÉTUDES (*revue des Pères Jésuites ; directeur : J. M. Le Blond ; rédacteur en chef : Henri Holstein*)*.*
ITINÉRAIRES.
RECHERCHES ET DÉBATS (*organe du Centre catholique des intellectuels français ; rédacteur en chef : Étienne Borne*)*.*
EAUX VIVES (*revue féminine*)*.*
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BULLETINS DES FACULTÉS CATHOLIQUES D'ANGERS.
VERBE (*sous forme d'une revue dossiers de travail de la Cité catholique*)*.*
BULLETINS DES AMIS D'ADOLPHE RETTÉ.
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UN ARTICLE DE LA « CIVILTÀ CATTOLICA » SUR DANILO DOLCI ET LES INTELLECTUELS FRANÇAIS*. -- C'est le directeur de la* Civiltà Cattolica, *revue mensuelle de la Province romaine des Pères Jésuites, c'est le P. Gliozzo lui-même qui a écrit l'important et sévère article paru dans le numéro du* 1^er^ *novembre* 1958.
*On sait que Danilo Dolci a fait l'objet en France d'un montage publicitaire extravagant, dans la presse et l'édition, organisé par divers intellectuels, clercs et laïcs, habiles à donner l'impression qu'ils seraient* « LES » *intellectuels français, ou* « LES » *intellectuels catholiques de France.*
*Sur cette regrettable affaire, le P. Gliozzo donne des précisions qui rejoignent et complètent celles que nous avions apportées dans notre numéro de mai* (n° 23), *pages* 73 *à* 76.
*Rappelons que, de leur côté,* La France catholique, *et M. Lucien Guissard dans* La Croix, *avaient exprimé des réserves à l'égard de Danilo Dolci.*
*Ce ne sont donc pas* « LES » *intellectuels catholiques de France qui ont en l'occurrence manqué de discernement, mais certains d'entre eux, dont la solide installation sociologique n'empêche pas le discrédit de grandir en France même, à la mesure du bilan négatif de leurs états de services intellectuels.*
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### L'apparition de la T. S. Vierge à Pontmain le 17 janvier 1871
LA FRANCE a été visitée maintes fois par la T. S. Vierge pendant le cours du dix-neuvième siècle ; et malheureusement, elle n'en a guère tiré parti, car elle est descendue de palier en palier jusqu'au plus grand désastre de son histoire, en 1940. Or on s'est souvent enorgueilli, en quelque sorte, de ces Visitations comme si nous les devions à nos mérites, ou à ceux, tout au moins, de notre population catholique. Dans nos mémoires traînent quelques souvenirs d'éloquents sermons qui nous laissaient contents de nous-mêmes parce que nous étions des privilégiés de la Sainte Vierge.
Hélas ! C'est parce que la France était la plus malade des nations chrétiennes et peut-être aussi la plus coupable, que la Sainte Vierge venait nous donner des avertissements extraordinaires. Le ministre des Affaires Étrangères d'un État étranger, Joseph de Maistre, disait : « La France était surtout à la tête du système religieux...
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Or comme elle s'est servie de son influence pour contredire sa vocation et démoraliser l'Europe, il ne faut pas s'étonner qu'elle y soit ramenée par des moyens extraordinaires ». On peut dire que depuis deux siècles en France, ceux qui se décernent à eux-mêmes le titre d'en être l'élite ont employé toute la puissance de l'État à la déchristianiser ; les Soviets ne font que les imiter. Et aujourd'hui nous voyons une partie des chrétiens leur emboîter le pas, dans un aveuglement extraordinaire ; si extraordinaire qu'il laisse beaucoup à penser ; ils contribuent avec les ennemis de la foi à détruire la famille, la patrie, les fondements naturels de toute société humaine ; ils poussent à des mesures qui ramènent directement à l'esclavage et nous apprenons à comprendre comment un peuple peut revenir à l'état sauvage ; car cela s'est déjà vu.
Devant tant de haine et d'aveuglement, Marie disait aux petits voyants de la Salette : « Je ne peux plus retenir le bras de mon Fils ». Et lorsque le cardinal Fornari eut connaissance de ces faits, il dit : « *Je suis effrayé de tels prodiges *; *nous avons dans la religion tout ce qu'il faut pour la conversion des pécheurs. Quand le ciel emploie de tels moyens, il faut que le mal soit bien grand.* » Tout de même, le saint curé de Pontmain, lorsqu'on lui vint dire : « Venez, les enfants voient la Sainte Vierge » ; tout tremblant, il n'osait avancer : « Un prodige, une apparition, la Sainte Vierge ! Ma sœur, vous me faites peur. » Dans les mêmes jours, lorsque les Prussiens avançaient sur la Loire, Bernadette, à qui on demandait si elle avait peur, répondait : je ne crains que les mauvais chrétiens. Et Pie IX, après la lecture des secrets de Mélanie et de Maximin, disait dans la conversation avec les envoyés de Mgr de Grenoble : « J'ai moins à craindre de l'impiété déclarée que de l'indifférence religieuse et du respect humain ». « C'est le bien, bien petit nombre, disait Mélanie, qui embrasse la *réforme du cœur.* »
Or cet état de la France et du monde chrétien, malgré les efforts de beaucoup de nobles âmes pour relever les ruines spirituelles accumulées par la Révolution française, devait être bien grave pour qu'à la Salette, la Sainte Vierge pleurât. « Ses larmes coulaient une à une lentement jusque vers ses genoux, puis comme des étincelles de lumière, elles disparaissaient. » Quelle merveille de la charité !
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La bien heureuse Marie, dans la lumière divine de la béatitude éternelle, contemple avec amour Dieu, et l'œuvre de Dieu. Mais elle continue à être l'instrument de Dieu pour mettre au monde les membres du Christ ; sa Visitation spirituelle redevient parfois la Visitation telle qu'elle l'accomplit dans les montagnes de Judée. Elle vient encore sur la terre et elle en profite pour faire ce qui est inimaginable au ciel, pour pleurer.
Quel mystère de voir la bienheureuse Vierge Marie quitter l'éternité, rentrer dans le temps en un moment précis de la durée pour participer aux maux dont notre misère nous fait les auteurs ! Mais c'est ainsi que Jésus lui-même, bienheureux dans le ciel, renouvelle chaque jour à la sainte messe le sacrifice du Calvaire et s'unit au monde transitoire de ses fils. *O quam dilectio caritatis !*
Ce n'est donc pas, hélas, par admiration pour notre piété que Marie descend sur la terre de France mais parce que la « réforme du cœur » ne s'accomplit pas chez les chrétiens. En 1871 (le 5 juin et le 23 décembre) une revue anglaise dite *Saturday Review* écrivait : « devant le spectacle inouï que nous offre la nation française, on se demande si quelqu'un a pu prévoir et prédire l'étrange et triste chute de ce grand peuple, tombant au moment où il semblait jouir, dans l'ordre matériel, d'une prospérité exceptionnelle. Nous ne parlons pas d'une de ces prédictions habituelles aux moralistes et aux prédicateurs ; nous signalons un ouvrage rationnel et sérieux où les causes de la chute soudaine d'une des premières nations du monde, alors qu'elles étaient encore dissimulées sous des apparences de force et de succès, auraient été découvertes par un esprit calme et pénétrant, que l'imagination ne guidait pas ; c'est la *Réforme sociale,* publiée par M. Le Play dès 1864 ... » « Appréciant à leur juste valeur les théories abstraites et les remèdes héroïques auxquels l'opinion en France, se confie volontiers, il ne pouvait espérer de guérison que dans une réaction morale, énergique et incessante... Ces périls n'étaient pas du genre de ceux sur lesquels les ennemis du régime impérial aimaient à s'appesantir... Les maux sur lesquels M. Le Play insistait sont ceux qui attaquent les caractères et les idées ; ce sont les coutumes vicieuses gouvernant les classes élevées aussi bien que les classes inférieures, pervertissant leur esprit, affaiblissant leurs facultés et leurs forces. »
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EN 1871, les châtiments annoncés à la Salette commençaient, mais, toujours conditionnels, ils pouvaient être arrêtés. Ils le furent provisoirement le 17 janvier par l'intervention de Marie. Ce soir-là, les Allemands étaient à deux kilomètres de Laval, qu'ils devaient occuper le lendemain matin, et à vingt kilomètres de Pontmain. Trente quatre jeunes gens du village faisaient partie de l'armée de la Loire qui venait d'être battue au Mans. On pense quelle angoisse étreignit les cœurs. La Vierge apparaît, elle apporte le pardon de son Fils et le lendemain, l'armée allemande reculait de vingt kilomètres ; et dix jours après, l'armistice était signé.
Cette Visitation de Marie est donc plus particulière à la France qu'aucune autre et c'est pourquoi nous en rappelons le souvenir à l'attention de nos concitoyens.
VOYONS DONC comment en 1871 Dieu pardonna sur la prière d'âmes pures, sans attendre le ferme propos du reste de la nation. Nous commençons par le récit du R.P. Joseph Barbedette, l'un des voyants :
« On m'a demandé quelle avait été la physionomie de cette journée du 17 janvier 1871. Rien n'aurait pu me faire prévoir l'événement qui devait la terminer. Elle s'était passée absolument comme toutes les autres.
« Mon père, selon son habitude, vint de bonne heure nous réveiller, Eugène et moi dans la grange où nous dormions. Après une courte prière nous nous mîmes au travail que nous faisions, matin et soir, travail qui consistait à piler des ajoncs pour la ration des animaux.
« La besogne terminée, nous entrâmes à la maison où ma mère était occupée aux soins du ménage et préparait le déjeuner. Avant de nous mettre à table, nous récitâmes tous les deux, à haute voix, le chapelet pour notre frère Auguste, alors sous les drapeaux. Depuis son départ, il en était ainsi tous les jours ; nous le lui avions promis ; Eugène, son filleul, n'aurait voulu pour rien au monde manquer à cette promesse. Tout en vaquant à ses menues occupations, maman prenait part à notre prière. Lorsque mon père rentrait de la grange avant la fin de la récitation du chapelet, lui aussi s'unissait à nous.
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« Le déjeuner pris en commun, Eugène et moi nous allâmes à l'église ; il était environ six heures trente. La messe n'étant qu'à sept heures, nous fîmes alors le chemin de la croix pour demander la cessation de la guerre. Ce chemin de la croix, nous le faisions tous les jours depuis le commencement des hostilités, mais avec plus de zèle encore depuis qu'Auguste nous avait quittés. Après le chemin de la croix, la sainte messe que nous servions souvent, puis des prières publiques pour la France et les soldats. Oh ! comme on priait bien en union avec M. le Curé ! Souvent M. Guérin adressait à ses paroissiens une émouvante allocution pleine de confiance et d'amour. Que de larmes ont été répandues dans notre petite église de Pontmain, regardée depuis par les habitants comme une relique !
« A huit heures sonnait la classe. J'ai déjà dit que Pontmain n'avait alors qu'une école mixte tenue par les religieuses ; nous y allions régulièrement. Par suite des calamités publiques, les Sœurs avaient pris l'habitude de nous faire prier beaucoup ; nous chantions souvent le *Parce Domine,* et le soir en particulier, lorsque venaient trois heures, tous à genoux, nous chantions les trois couplets du cantique *Mon doux Jésus,* en y intercalant le *Parce Domine.* Cet usage était dû à la piété de la Supérieure, Sœur Timothée. Nous revenions dîner à la maison, pour rentrer en classe de une heure à quatre heures. A la maison, du travail nous attendait encore. Le départ d'Auguste laissait toutes les occupations de la ferme à la charge de mon père, il fallait lui venir en aide, ce à quoi Eugène se prêtait de grand cœur. »
Nous citons tout au long ce simple préambule parce qu'il montre quelle foi profonde animait ce village. Notre-Seigneur répète maintes fois dans l'Évangile : « ta foi t'a sauvé ». Seule l'école chrétienne est capable de former dans l'esprit des enfants un sens chrétien de l'histoire, de la science, des mœurs, de la vie ; et toute science qui n'est pas chrétienne est incomplète ; or on voit aujourd'hui juger l'école chrétienne superflue ! Sans doute Dieu peut se servir d'instruments en apparence quelconques, suivant nos courtes lumières. La petite fille de Banneux qui vit la Sainte Vierge un dimanche, n'était pas allée à la messe le matin par négligence et n'apprenait pas ses leçons de catéchisme. La Sainte Vierge vint là avertir, rattraper des pécheurs, reprendre, consoler. A Pontmain, Marie apportait un pardon : il fallait des cœurs pénitents.
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EN 1871 Dieu pardonna pour nous laisser le loisir de la conversion. Le dix-sept janvier au soir, les deux enfants, Eugène Barbedette, 12 ans, et son frère Joseph, 9 ans, rentraient de l'école et se mettaient avec leur père à piler des ajoncs pour la nourriture du bétail. Survint Jeannette Détais, une pauvre vieille femme dont la fonction était « d'ensevelir le monde mort ». Elle revenait d'accomplir cette œuvre de la miséricorde dans un hameau voisin et apportait des nouvelles. Pendant la retraite qui suivit la défaite du Mans, un « mobile », avant de retrouver son unité, avait pu embrasser sa mère au passage et donner des renseignements sur ses camarades. Eugène priait ardemment pour que son frère « *ne reçut pas un mauvais coup* ». Or on était sans nouvelles de ce frère depuis trois semaines. L'enfant, cependant, attiré sans le savoir au dehors, quitta presqu'aussitôt la porteuse de nouvelles « *tant seulement pour voir le temps* », dit-il. Il avait neigé toute la journée mais les nuages avaient disparu, le ciel était crible d'étoiles et il faisait grand froid. Dans le silence absolu des neiges de l'hiver, l'enfant aperçut à vingt pieds environ au-dessus de la maison d'en face une belle grande Dame. Sa robe bleue parsemée d'étoiles d'or, « sans ceinture et sans taille comme un *sarrau d'enfant,* tombait du cou jusque sur les pieds. Les manches étaient larges et pendantes ».
« Elle avait des chaussons bleus comme la robe, et au milieu un ruban d'or formait un nœud en forme de rosette. Un voile noir cachant entièrement les cheveux et les oreilles, et couvrant le tiers du front, retombait sur les épaules jusqu'à moitié du dos. Immédiatement rejeté en arrière, il ne cachait pas la figure. Sur la tête, elle portait une couronne d'or, sans autre ornement qu'un petit liseré rouge situé à peu près au milieu. Posée sur le voile, haute d'environ vingt centimètres, elle ne montait pas droit, mais en s'élargissant, comme un *cône* renversé, toutefois en s'abaissant sur les côtés, et offrant à peu près la forme d'un diadème. La figure de la Dame était petite, très blanche, d'une beauté incomparable. Elle avait les mains étendues et abaissées comme on a coutume de représenter Marie Immaculée. Elle regardait l'enfant et souriait. »
« *Jamais,* disent les enfants, *on n'a vu d'quai* (*quoi*) *pareil ni en personne ni en imaige.* »
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Eugène pensa que c'était l'annonce de la mort de son frère, mais il n'avait pas peur parce que la dame « riait ». Il était depuis un quart d'heure en contemplation quand Jeannette Détais sortit. Eugène lui dit : « *Dites donc, Jeannette, r'gardez donc sû la maison à Gustin Lecô si vous n'vayez rin ?*
*-- Ma fé, mon pauv'gars Eugène, j'vai rin en tout.* Le père et le frère arrivèrent aussitôt et le père ne vit rien.
*-- Vai-tu bin, tai, José ?* dit Eugène à son frère.
-- *Holà oui ! J'vai une belle grand'dame. *
*-- Comment qu'elle est habillée ?*
Et l'enfant fit la même description que celle de son frère, rapportée plus haut. Eugène contrôlait sa vision par celle de Joseph.
Le père qui ne voyait toujours rien, ou plutôt, comme nous le verrons plus loin, croyait ne rien voir, leur dit : *Mes pauv' p'tis gars, vous n'vayez rin ; si v'vayez d'quai, on verrait ben l'étout, nous. V'nez piler les jeans ben vite, j'cré que la soupe est trempée.*
Habitués à obéir sans mot dire les enfants quittèrent la vision et rentrèrent. Mais à peine avaient-ils donné dix coups de piloche que le père impressionné dit à Eugène : « *Gâs Eugène, Va donc var si tu vais cor.* » Le petit obéit avec empressement et de la porte cria : *Oui, c'est cor tout pareil.* Et le père envoya chercher la mère.
« *Meman, veul'vous, si v'plaît, venir dans la grange, papa a affaire à vous ?* »
La tradition rapporte que l'abbé Richard, rédigeant le récit que nous résumons, quelques jours après l'événement, le fit à genoux. A cet endroit il mit en note : « Nous avions oublié de mettre *s'il vous plaît.* Joseph jetant les yeux sur le cahier nous dit vivement : « *Oh m'sieu, Eugène a dit : s'il vous plaît, sans ça maman gui aurait donné une bonne toque ; é'n'est pas avare quand on est méchant.* » Oh sainte éducation chrétienne ! Il était environ six heures et quart.
La maman vint aussitôt. Sans la voir le petit Joseph battait des mains en criant : *Oh que c'est baô ! Oh que c'est baô !* (Bien souvent dans nos provinces les diphtongues sont encore marquées dans la prononciation.)
Sa mère le fit taire. Mais le père écoutait les larmes aux yeux (il mourut trois mois plus tard). La mère s'en aperçut et dit :
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« *C'est vantié bin la Sainte Vierge qui nous apparaît. Pisque v'dites que vous la vayez, disons cinq Pater et cinq Ave en son honneur.* »
Ils fermèrent la porte et récitèrent pieusement ces prières. Ils ressortirent pour aller souper mais en marchant à reculons pour jouir plus longtemps de la vision :
« *Si vous me laissiez libre,* disait Eugène à son père, *j'rest'rais là tout au long.* »
Ils expédièrent leur soupe au plus vite et retournèrent dehors.
« *Pisqu'v'allez cor vâr, redites cor cinq Pater et cinq Ave mais sûbout* (sur bout, debout), *parce qu'il fait fré.* »
Et frère Joseph continue son récit :
« Arrivés à la grange, nous fûmes de nouveau ravis par la belle Vision ; instinctivement nous tombâmes à genoux, pour réciter les cinq *Pater* et les cinq *Ave.*
« Mon père qui ne nous avait pas suivis, mais qui, de la porte de la maison, nous voyait à genoux, en fit la remarque à ma mère :
-- Les enfants, lui dit-il, voient toujours la même chose, car ils récitent la prière que tu leur as dit de faire.
« Quand nous eûmes fini, nous rentrâmes à la maison.
Ma mère, un peu plus intriguée qu'elle ne voulait le paraître, nous demanda aussitôt de quelle grandeur était celle Dame.
-- Elle est grande comme Sœur Vitaline.
« Sœur Vitaline était la religieuse qui nous faisait la classe. Ma mère eut immédiatement la pensée de la faire venir, et, prenant Eugène avec elle, elle alla la chercher en disant :
-- Les Sœurs sont meilleures que vous ; si vous voyez quelque chose, elle le verra bien aussi.
« Pour moi, n'ayant plus la permission de sortir, je restai à la maison avec mon père. »
On alla chercher Sœur Vitaline qui lisait son office dans l'école. Elle ne vit rien. Mais retournant à l'école, elle ramena trois petites pensionnaires dont deux en arrivant à la porte de la grange s'écrièrent : « Oh la belle dame... elle a une robe bleue... avec des étoiles d'or... »
L'autre religieuse vint aussi, ne vit rien ou crut ne rien voir, mais dit : « Puisque ces enfants voient, il faut en chercher d'autres, plus jeunes ». Ce qu'elle fit. On apporta le petit Eugène Friteau, six ans et demi.
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Il vit très bien l'Apparition, mais il était chétif, on le remmena très vite et il mourut le 4 mai suivant après avoir fait sa première communion sur son lit de mourant, affirmant la réalité de l'Apparition. Un frisson d'émotion secoua l'assistance quand la petite Augustine, âgée de vingt-cinq mois, portée par sa mère, aussitôt sur place tendit ses petits bras vers la vision en disant : « Le Jésus ! Le Jésus ! ».
Quand nous disons de tels et tels qu'ils crurent ne *rien* voir, voici à quel fait nous faisons allusion. Le buste de la Vierge apparaissait au centre de trois étoiles (comme des étoiles de première grandeur) dont l'une était au-dessus de sa tête, les deux autres à la hauteur de sa taille. Or, *tout le monde les vit ce soir-là,* les prenant pour des étoiles « du temps », comme disaient les enfants. Mais le lendemain et les jours suivants il fut impossible de les retrouver dans le ciel.
Le charpentier Basile Avice prit avec lui ses deux filles de douze et dix ans, et sur ses bras le petit Auguste qui n'avait pas cinq ans. Et voici qu'arrivé à la grange le petit dit bien doucement à son père : « Je vois une belle grande Dame. Elle a une robe bleue et des étoiles dorées dessus, comme dans l'église, mais bien plus belles. » Quelques personnes s'exclamèrent : « Le petit Avice qui voit ! » Très impressionné son père lui dit de parler tout bas et à plusieurs reprises l'enfant répéta : « Elle me regarde, elle rit ». Il y avait sur le visage de l'enfant une telle expression de bonheur que pour ne pas le priver son père et ses petites sœurs restèrent avec lui jusqu'à la fin de l'Apparition encore qu'on grelottât de froid ; mais aucun des petits voyants ne le sentit. Ce petit enfant, devenu frère Jésuite missionnaire, a passé près de cinquante ans en Chine où il est mort à Shanghaï le 25 janvier 1945.
Pendant ce temps le vieux et saint curé était arrivé auprès des portes de la grange, au moment où les enfants s'écriaient : « *V'là de quai qui s'fait.* »
Et tous à la fois dirent qu'ils voyaient un grand cercle, du même bleu que la robe, ovale, large comme la main dans toute son étendue, entourant la Dame à la distance d'un pied et demi environ.
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Quatre bougies, placées à l'intérieur du cercle bleu, auquel elles étaient attachées, étaient situées, deux à la hauteur des genoux de la Dame, deux à la hauteur de ses épaules. Ils virent aussi sur sa poitrine une petite croix rouge, grande comme le doigt.
Mais les assistants, maintenant presque tout le bourg, n'étaient pas tous très convaincus et quelques-uns plaisantèrent. Alors Eugène s'écria : « *V'là qu'é tombe dans l'humilité !* » Et les autres enfants dirent que la Dame devenait profondément triste lorsqu'on riait ou qu'on doutait.
M. le curé fit ouvrir les portes de la grange pour mettre le plus de monde possible à l'abri du grand froid et fit prier, Sœur Marie-Édouard commença le chapelet que tout le monde dit à genoux.
Pendant la récitation la Dame grandit aux yeux des enfants. « *Elle est,* disaient-ils, *deux fois grande comme Sœur Vitaline.* » Celle-ci, qui leur faisait la classe, avait un mètre soixante-cinq.
Le cercle bleu s'étendit lui-même en proportion. Les étoiles *du temps* parurent, aux yeux des enfants, se ranger vivement sur le passage de la Dame, et venir deux à deux se placer sous ses pieds. En même temps, sur sa robe, les étoiles se multipliaient.
« *En v'la t'y, en v'là t'y,* disaient les voyants, *ça s'tape sû sa robe, c'est comme une fourmilière.* »
Sœur Marie-Édouard entonna le Magnificat. Elle n'avait pas chanté le premier verset que les enfants s'écriaient ensemble : « *V'là cor de quai qui s'fait ; v'là un bâton. ; c'est comme un jambage d'M ; d'un grand M comme dans les livres.* »
Un grand écriteau blanc, large d'environ un mètre cinquante, long de plus de douze mètres, avait au même instant apparu au-dessous des pieds de la dame et du cercle bleu. Il semblait aux enfants qu'une main invisible traçait lentement, sur le fond d'une éclatante blancheur, de beaux caractères d'or. Finalement le mot MAIS apparut et resta seul près de dix minutes.
Le chant s'arrêtait pour laisser parler ou pour interroger les enfants. A la fin du Magnificat ils lisaient en lettre d'or hautes de vingt-cinq centimètres :
MAIS PRIEZ MES ENFANTS.
Il était environ sept heures et demie.
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Les enfants, séparés, interrogés, épelèrent chacun son tour les lettres. Il n'y eut ni hésitation ni contradiction. Au milieu de cette nuit de guerre avec des combats si proches, tout le monde ressentait une profonde émotion religieuse.
« Il faut, dit le curé, chanter les litanies de la Sainte Vierge et la prier de manifester sa volonté. »
Dès la première invocation, les enfants s'écrièrent :
« *V'là cor de quai qui s'fait. V'là cor des lettres. C'est un D.* »
Et à la fin des litanies la phrase suivante était achevée :
DIEU VOUS EXAUCERA EN PEU DE TEMPS.
Après le dernier mot se forma un gros point comme un soleil d'or.
« La guerre va finir » disaient en pleurant les assistants. La Dame souriait toujours et les enfants s'écriaient en riant eux-mêmes :
« *V'là où é rit ! V'là où é rit !* »
(*A suivre.*)
D. MINIMUS.
119:29
## Enquête auprès de nos lecteurs
### Les résultats (suite)
Nous avons publié dans notre numéro 27 plusieurs des résultats généraux de l'enquête sur l'état de notre public au cours de l'année 1957. Sur certains points particuliers il est intéressant d'entrer dans le détail.
*La publication préférée. --* Sur la question de savoir si *Itinéraires* est la publication que préfèrent nos lecteurs, nous nous sommes trouvés devant des réponses parfois complexes. Certains ont répondu : « *oui, à égalité avec...* »*.* D'autres ont indiqué non pas *une,* mais *plusieurs* publications qu'ils préfèrent. Reconnaissons d'ailleurs que la question était délicate, car les diverses publications quotidiennes, hebdomadaires, mensuelles, correspondent à des fonctions très différentes et sont parfois difficilement comparables (ou même échappent à toute comparaison dans les cas particuliers où, par exemple, il s'agit de publications professionnelles, techniques ou scientifiques).
Quand on nous a donné *plusieurs* publications préférées à *Itinéraires,* nous avons compté une réponse favorable à l'actif de *chacune* des publications nommées. Quand on nous a répondu : « oui, à égalité avec... », nous avons compté, à la fois, d'une part une réponse à l'actif d'*Itinéraires,* d'autre part une réponse à l'actif de chacune des publications mentionnées « à égalité ».
Rappelons que 55% de nos lecteurs préfèrent *Itinéraires* à toutes les autres publications, tandis que 31 % en préfèrent une autre, à savoir :
18,3 % : *Verbe.*
10,4 % : *La France catholique.*
8,6 % : *Écrits de Paris.*
7,9 % : *La Documentation catholique.*
2,8 % : *L'Homme nouveau.*
2,4 % : *La Pensée catholique.*
2,1 % : *La Nation française.*
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1,6 % : *Nouvelles de Chrétienté.*
1,5 % : *Paternité* (a cessé de paraître).
1,2 % : *Rivarol.*
0,8 % : *Les Libertés françaises.*
0,7 % : *Aspects* de *la France.*
*Les organisations et mouvements.* Nous avons noté dans notre numéro 27 que nos lecteurs, dont 74 % sont allés au moins une fois à Lourdes *avant* les grands pèlerinages du centenaire (alors que 63 % d'entre eux seulement prennent leurs vacances en dehors de leur département de résidence), et dont 59 % ont fait au moins une retraite fermée, répugnent à l'effort beaucoup moins grand qui consiste à donner fût-ce sa simple adhésion à un mouvement. Il est certain que la plupart des organisations qui sollicitent leur concours leur paraissent, par leurs dirigeants, leurs structures et leurs méthodes d'action, ne pas répondre aux nécessités actuelles. Plusieurs ont d'ailleurs motivé cette réticence en mettant en cause : 1. -- la politisation ouverte, ou sournoise, en tous cas sectaire, d'organisations qui ne devraient pas faire de politique partisane ; 2. -- l'inadaptation et l'inefficacité politiques des organisations ouvertement politiques. Il y a là des indications qui nous paraissent importantes, car trop souvent les organisations et mouvements inscrivent leurs insuccès au seul compte de la paresse ou du manque de formation du public.
Seules les organisations qui sont proprement d'Action catholique connaissent parmi nos lecteurs (46 %) une faveur certaine et que nous ne saurions trop encourager. Mais, même ici, se manifestent des réserves qui ne sont pas toujours dénuées de fondement ; encore qu'elles concernent surtout une situation ancienne, et qui est fort heureusement en voie d'être dépassée. Nos lecteurs reprochent notamment aux organisations qu'ils connaissent de soutenir et de diffuser une presse « catholique » politiquement très marquée, ouvertement dirigée parfois par *tel* membre actif de la direction d'un parti politique, et simultanément d'exclure ou de déconseiller arbitrairement les publications catholiques qui n'entrent pas dans le cadre de ce conformisme politique.
Au demeurant, ce n'est pas en boudant les organisations d'Action catholique, mais en leur apportant un large concours, que l'on peut aider à leurs améliorations et à leurs progrès.
Pour comprendre les chiffres ci-dessous, il faut se rappeler que ce sont souvent *les mêmes* lecteurs qui appartiennent à plusieurs organisations de catégories diverses.
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*Action Catholique *: 46 %. Principalement :
17,2 % : A.C.G.H. (que beaucoup, d'ailleurs, continuent à désigner par son ancien titre, qui au demeurant figure encore en sous-titre sur la carte d'adhérent : F.N.A.C.).
4,8 % : Conférences de saint Vincent de Paul.
4,1 % : Coopérateurs paroissiaux.
3,6 % : A.C.I.
3,2 % : A.C.G.F.
1,7 % : Légion de Marie.
*Organisations civiques :* 20 %.Principalement :
12,3 % : La Cité catholique.
4,4 % : Alliance Jeanne d'Arc (Weygand-Bronac).
*Associations professionnelles :* 16 %.Principalement :
3,3 % : C.G.C.
3,2 % : C.F.T.C. (dont la moitié environ au S.G.E.N.)
*Associations familiales :* 16 %.Principalement :
6,8 % : A.P.E.L.
3,3 % : A.C.C.F.
*Groupements politiques :* 15 %. Principalement :
4,1 % : Centre des Indépendants (Pinay-Duchet).
2,8 % : A.D.M.P. (pour la mémoire du maréchal Pétain).
1,9 % : Restauration nationale (*Aspects* de *la France*)*.*
1,6 % : « Action française » (? ?)
1,2 % : « Amis de Rivarol ».
0,8 % : M.R.P.
En outre, 5,2 % déclarent être *monarchistes,* mais n'avoir aucun groupement politique qui les satisfasse ; la plupart d'entre eux mentionnent ici leur sympathie pour l'hebdomadaire *La Nation française* ou pour les « cercles » des amis de ce journal.
122:29
Beaucoup de nos lecteurs se déclarent près à militer dans un *syndicat chrétien,* faisant *référence explicite à la doctrine sociale* de *l'Église* (ce qui, on le sait, n'est plus le cas de la C.F.T.C.). Ils sont quasiment unanimes à dire que le pluralisme syndical ne se justifie pas, ou même constitue une duperie et un danger, dans tous les cas où il n'existe en fait aucune centrale syndicale catholique.
Il nous a paru intéressant de grouper en une seule liste comparative les principaux groupements, sans tenir compte de leurs catégories différentes. Cela donne ainsi une idée de la manière dont se répartissent les activités militantes (ou au moins les adhésions) de nos lecteurs :
17,2% : A.C.G.H.
12,3 % : La Cité catholique.
6,8 % : A.P.E.L.
4,8 % : Conférences de saint Vincent de Paul.
4,4 % : Alliance Jeanne d'Arc (Weygand-Bronac).
4,1 % : Centre des indépendants (Pinay-Duchet).
4,1 % : Coopérateurs paroissiaux.
3,6 % : A.C.I.
3,3 % : A.C.C.F.
3,3 % : C.G.C., etc.
\*\*\*
Nous n'avions pas donné, dans notre numéro 27, les *réponses aux questions* 54 *et* 55, concernant *les livres et les auteurs les plus lus parmi nos lecteurs.*
Il ne nous paraît pas indispensable d'en publier le détail, qui pourrait être flatteur, mais qui plus souvent serait fort amer pour les susceptibilités d'auteurs contemporains d'ailleurs estimables.
Nous pouvons du moins signaler qu'en tête de tous les auteurs vivants et morts (ou du moins de ceux qui étaient mentionnés dans notre question 55), ex-æquo avec Bernanos, arrivent MM. *Pierre Gaxotte* et *Daniel-Rops,* dont 88 % de nos lecteurs ont lu au moins un livre.
Voici les résultats qui concernent les auteurs morts :
88 % : Bernanos.
86 % : Saint-Exupéry.
84 % : Péguy.
82 % : Barrès.
81 % : Maurras.
69 % : Claudel.
47 % : Chesterton.
123:29
Il se publie en France, paraît-il, 13.000 (treize mille) livres nouveaux chaque année. Ce seul chiffre, et aussi certaines méthodes du commerce de la librairie, ont de quoi détourner a priori les lecteurs sérieux, qui lisent les auteurs consacrés -- consacrés non par la publicité d'aujourd'hui, mais par l'épreuve du temps -- et qui consentent de moins en moins à *acheter* des ouvrages qui leur sont vantés comme l'on vante les dentifrices et savons. Nous constatons que 50 % de nos lecteurs *achètent *moins de 10 livres par an, et 36 % moins de 5.
\*\*\*
Au moment de l'enquête (décembre 1957, janvier et février 1958), 66 % de nos lecteurs avaient lu le *Rapport doctrinal* de l'Épiscopat français, et 34 % le livre de Mgr Guerry sur *La Doctrine sociale de l'Église.* Notre question, ici, venait sans doute un peu trop tôt, car beaucoup de ceux qui ne les avaient pas encore lus précisaient leur intention de le faire prochainement ; ou formulaient leur réponse négative en écrivant : « *pas encore* ».
La question 49 mentionnait dix *Encycliques, --* non pas forcément les plus « importantes », mais celles qui nous avaient paru les plus caractéristiques comme « tests » -- et demandait lesquelles avaient été lues en *entier.* Nous ne tenons pas compte des réponses concernant l'Encyclique sur *Le Pèlerinage* de *Lourdes,* car sa publication intégrale dans *Itinéraires* est venue fausser la comparaison. Voici, pour les autres, les résultats :
69 % : *Rerum novarum.*
66 % : *Quadragesimo anno.*
60 % : *Humani generis.*
52 % : *Casti connubii.*
47 % : *Divini Redemptoris.*
44 % : *Mystici Corporis.*
43 % : *Pascendi.*
36 % : *Au milieu des sollicitudes* (première dite « sur le Ralliement. »).
26 % : *Notre consolation* (seconde dite « sur le Ralliement »).
De toutes les remarques que suggèrent ces résultats, nous en exprimerons une seule. Il se confirme que l'Encyclique *Divini Redemptoris* n'est pas aussi connue qu'elle devrait l'être. Et elle devrait l'être davantage pour deux raisons principales :
124:29
1\. -- Le communisme est un problème actuel et grave, le plus grand péril temporel qui nous menace. Comment n'avoir pas lu en son entier, au moins une fois, dans le texte même, l'Encyclique où est exposée de manière complète la pensée de l'Église sur ce problème et sur ce péril ? Le communisme a beaucoup progressé depuis la date de cette Encyclique (1937), parce que trop de catholiques n'avaient, et n'ont encore, qu'une connaissance vague des moyens spirituels et temporels que l'Église nous demande de mettre eu œuvre contre le communisme.
2\. -- En outre, l'Encyclique *Divini Redemptoris* n'est pas uniquement « sur le communisme ». Plus de la moitié de l'Encyclique est consacrée à ce que l'on pourrait nommer *la stratégie d'application de la doctrine sociale de l'Église.* Et beaucoup de catholiques l'ignorent ! C'est faute d'avoir étudié *Divini Redemptoris* que l'on imagine trop souvent que la « doctrine sociale » de l'Église serait en quelque sorte une doctrine « en l'air », dont l' « application » dépendrait *uniquement* des libres initiatives de chacun. Certes, les libres initiatives ont un grand rôle : mais selon *certains principes d'action,* mais selon certaines *directions et directives* qui, même dans le doctrine de l' « application », ne sont pas laissées à l'appréciation de chacun : le Magistère les a précisées. On ne peut connaître la véritable *portée* de la doctrine sociale de l'Église, et l'on n'en peut envisager les véritables *réalisations,* si, à l'étude de *Quadragesimo anno,* on n'ajoute pas celle de *Divini Redemptoris.*
Il est bon de les étudier dans une édition commentée. Il est bon aussi de ne pas oublier (comme le font trop de commentateurs) que les meilleurs commentaires, et les plus autorisés, et les plus qualifiés, sont ceux du Magistère. L'enseignement social de Pie XII, qui n'a point pris la forme d'encycliques, est notamment un commentaire implicite et souvent explicite de *Quadragesimo anno* et de *Divini Redemptoris.*
Pour les deux raisons qui viennent d'être dites, nous considérons que beaucoup d'erreurs ou de déviations que l'on déplore sont celles d'esprits qui, ayant (plus ou moins) étudié *Quadragesimo anno,* ont omis d'en étudier le prolongement et la stratégie d'application dans *Divini Redemptoris.*
125:29
## DOCUMENTS
#### Le dernier message de Pie XII aux philosophes
*Parmi les derniers actes de Pie XII, l'un de ceux qui se rapportent le plus directement à nos travaux nous paraît être le discours prononcé à l'adresse du XII^e^ Congrès international de philosophie, dont les représentants ont été reçus en audience à Castelgandolfo, le* 22 *septembre* 1958*.*
*Ce discours a été prononcé en français. Nous reproduisons intégralement le texte paru dans* L'OSSERVATORE ROMANO*, édition française du* 3 *octobre* 1958 (*les inter-titres sont de notre rédaction*)*.*
A l'issue du XII^e^ Congrès International de Philosophie, vous avez voulu, Messieurs, venir à Rome pour Nous témoigner votre déférence et votre attachement. Nous vous en remercions très sincèrement et vous disons Notre joie de vous accueillir. Les travaux de votre Congrès ont été certainement pour vous l'occasion d'échanger des vues intéressantes et fécondes au sujet de quelques problèmes actuels de métaphysique, de morale et de méthodologie. Problèmes actuels, disons-Nous, mais aussi problèmes de toujours, malgré les conceptions différentes que l'on s'en forme ; devant eux, les hommes sensés d'hier, d'aujourd'hui et de demain prennent ou prendront des attitudes fondamentalement identiques, même si les termes dans lesquels ils les traduisent ne se ressemblent guère. Car en réalité, il s'agit toujours de la découverte que l'esprit humain fait de lui-même, de ses relations avec le monde et avec Dieu.
La philosophie, science de la vérité,\
et surtout de la vérité première.
Tel est en effet le rôle de la philosophie, qu'on l'envisage d'un point de vue objectif, comme une science à construire suivant une méthode précise et exigeante, ou d'un point de vue subjectif, comme une recherche personnelle avide de combler les aspirations intellectuelles et morales de l'être humain.
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Le centre d'intérêt de vos études se déplace sans cesse de l'un de ces pôles à l'autre, des plus intimes replis du sujet pensant à l'objet qu'il tente d'enserrer dans un système aussi complet que possible. Mais quelles que soient les préférences de votre pensée, elle est soumise, sous peine de perdre sa cohérence et sa valeur, à la règle de la vérité. « *Nomen... sapientis* écrivait saint Thomas -- *illi soli reservatur, cujus consideratio circa finem universi versatur *» (Contra Gentes, I. I c. 1), c'est-à-dire, explique-t-il, de la vérité. La philosophie est amour de la sagesse (cfr. S. August., De Ordine, lib. 1 c. 11 n. 32 -- Migne PL, t. 32 col. 993), et par là science de la vérité, surtout de la vérité première, origine de toutes les autres, parce qu'elle appartient au premier principe de l'être de tous les êtres.
Cette causalité créatrice, présente à toutes les activités de l'esprit créé, suscite en lui la liberté ; elle l'engage dans un univers, qui n'est pas tout fait, mais invite sans cesse à l'effort, à la collaboration généreuse, afin d'achever non seulement ses structures matérielles, mais surtout l'établissement de la communauté humaine dans l'amour. Les trois thèmes que vous avez choisis pour votre Congrès, envisagent ces divers aspects : l'homme et la nature ; liberté et valeur ; logique, langage et communication. Sur chacun de ces thèmes, vous avez apporté des contributions d'ordre spéculatif ou historique, qui éclairent leur signification présente. Nous n'avons pas l'intention de prolonger vos débats par une intervention de caractère technique, mais uniquement de vous communiquer les réflexions, que Nous inspirent Nos responsabilités de Pasteur d'âmes, et la profonde angoisse que suscite en Nous le désarroi de tant de contemporains. Par l'autorité de vos travaux, par le rayonnement de votre enseignement et de vos écrits, vous pouvez exercer, et vous exercez en réalité, une influence constante sur les idées et sur les tendances intellectuelles, littéraires, artistiques, sociales, et même politiques. Singulière confrontation que celle de l'âge technique et de la philosophie ! Jadis les penseurs se résignaient à n'être compris de leur temps, qu'après une longue attente. Aujourd'hui le roman, le théâtre, le cinéma véhiculent les idées, les diffusent dans le grand public, qui n'est point d'habitude préparé à les recevoir, et en fera parfois l'usage le plus détestable. Les problèmes de l'existence humaine, traînés en quelque sorte sous les feux de la rampe, émeuvent non plus un cercle étroit d'initiés, mais des masses immenses, qui s'ébranlent sous leur choc, comme les flots d'un océan agité dans ses eaux profondes. Comment douter que la destinée de l'humanité n'en subisse le contre-coup ?
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Puisque la tâche première du philosophe est de chercher la vérité et de la dire. Nous voyons peser sur vous l'obligation de vous employer sincèrement à ce travail. La vérité, pour l'esprit humain, n'est point une simple équivalence entre deux contenus de pensée, mais une « *adaequatio rei et intellectus* » selon la définition classique (S. Thomas, De Verit. -- Quaest. disput. --, 1 q. a. 1 in c.). L'esprit, en effet, quand il s'ouvre à l'univers qui l'entoure, prétend envelopper de ses prises tout le réel. Tout le concerne, l'intéresse, l'interpelle. Cette tendance spontanée à l'universalité se manifestait naïvement dans les premiers systèmes cosmologiques des philosophes présocratiques, qui tranchaient de manière radicale le problème de la structure du monde. Le scepticisme des sophistes, s'il les mit à l'épreuve, prépara l'élaboration des grands systèmes de Platon et d'Aristote, qui, dans une perspective vraiment universelle et scientifique, tentent de résoudre, chacun selon son tempérament, l'antinomie de l'un et du multiple.
Influence historique du christianisme\
sur la philosophie.
Il appartenait toutefois au christianisme de préparer les voies à une solution d'ensemble par la Révélation d'un Dieu Père, créant l'homme par son Fils (cfr. 10. 1, 3) et l'appelant, en lui, à participer à son existence. Les historiens de la philosophie médiévale ont mis en évidence ce fait singulièrement significatif : la vérité surnaturelle de la foi chrétienne a permis à la raison humaine de prendre une pleine conscience de son autonomie, de la certitude absolue de ses premiers principes, de la liberté fondamentale de ses décisions et de ses actes. Mais d'abord elle lui avait donné la conscience d'une vocation transcendante ; elle l'invitait à reconnaître la réalité concrète de sa destinée et l'appel à participer à la vie trinitaire dans la lumière de la foi d'abord, puis dans la contemplation face à face. La philosophie des Scolastiques est restée servante de la théologie, mais elle n'en a pas moins conquis, dans ce service même, une plénitude et une dignité qui n'ont pas été dépassées.
Du Dieu vivant\
au Dieu abstrait.
La crise religieuse de la Renaissance et la décadence de la Scolastique allaient entraîner le rejet de la tradition par les penseurs, que séduisait le nouvel idéal de la science expérimentale.
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Le point d'appui de la raison se déplace alors du Dieu vivant, connu et aimé dans la foi chrétienne, au Dieu abstrait, démontré par la raison, mais déjà étranger à son œuvre. D'aucuns lui refuseront toute personnalité distincte, ou ne verront plus en lui qu'un ordonnateur suprême, avant de l'ignorer complètement ou même de le combattre comme un mythe nuisible.
La philosophie chrétienne :\
la foi surnaturelle\
éclaire la raison naturelle.
Actuellement on constate dans une vaste partie du monde les conséquences de ces aberrations ; l'humanité recueille les fruits amers d'un rationalisme, qu'elle a cultivé pendant plusieurs siècles et qui continue à l'empoisonner. Or le Dieu vivant, le seul réel, celui qui a fait l'homme à son image et à sa ressemblance, ne cesse point de gouverner le monde d'aujourd'hui ; il ne cesse point d'inviter le philosophe à le reconnaître et à revenir à Lui. Commentant la définition de la philosophie comme amour de la sagesse, saint Augustin affirme : « *si sapientia Deus est... verus philosophus est amator Dei* » (De Civitate Dei, lib. 8 c. 1 Migne PL, t. 41, col. 224-225). La réflexion, qui manifeste, l'esprit à lui-même et le rend présent au monde, s'achève dans le déploiement de la liberté, qui cherche à combler les distances, à surmonter les oppositions et qui tend vers l'unité. Quand l'homme accepte de philosopher, il ne peut, sous peine d'insincérité, s'arrêter à mi-chemin et refuser de tirer les conclusions : La reconnaissance intellectuelle de Dieu, présent dans sa motion créatrice, s'épanouit dans un amour prompt à accepter les initiatives divines, dans la docilité à écouter sa parole et à rechercher les marques de son authenticité. L'amour du Dieu vivant, du Dieu de Jésus-Christ, loin d'isoler l'homme ou de le détourner de ses tâches temporelles. J'y engage au contraire et bien davantage, et fonde sa liberté plus solidement que les valeurs mesurées à l'échelle humaine. On ne lui demande pas de renoncer aux méthodes propres de sa recherche, de s'en évader, de sacrifier ses exigences rationnelles, mais plutôt de tenir compte de tout le réel, de la destinée humaine, telle qu'elle se présente concrètement dans toutes ses dimensions individuelle et sociale, temporelle et éternelle, pétrie par la souffrance, esclave du péché et de la mort.
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La détresse de l'humanité, déchirée par la guerre, la persécution et le mensonge, la clameur de millions d'êtres opprimés ou simplement abandonnés à leur destin misérable, n'est-ce pas là aussi un aspect de la réalité, la voix implacable des faits, que le philosophe doit écouter et comprendre et à laquelle il doit répondre ? Pourra-t-il encore refuser obstinément le message de salut et d'amour, qui vient du Seigneur ? L'esprit qui se détourne de la lumière, qui se ferme à toute Révélation surnaturelle et croit pouvoir interpréter l'existence en termes purement humains, se livre sans défense au mal qui le ronge, condamnant à la ruine les valeurs mêmes qu'il voulait sauvegarder.
Sans doute l'acceptation de la foi chrétienne ne résout-elle pas tous les problèmes spéculatifs, mais elle oblige le philosophe à sortir de son isolement ; elle le situe dans un univers plus vaste ; elle lui fournit des points de repères solides, dans l'ordre de la connaissance et dans celui de l'action. Au lieu d'entraver sa recherche, elle la suscite et la stimule ; elle lui découvre la vraie splendeur de l'homme, celle qu'il reçoit de l'Incarnation du Fils de Dieu, qui le sauve et l'associe à la gloire de son œuvre rédemptrice.
Conclusion :\
se libérer du rationalisme.
L'Église attend de vos travaux, Messieurs, qu'ils contribuent à rendre les hommes meilleurs, en faisant éclater la gangue de rationalisme et d'orgueil latent, qui paralyse encore de larges secteurs de la pensée philosophique contemporaine et l'empêche de connaître la vérité. La parole de saint Jean reste actuelle : « Le Verbe était la lumière véritable, qui éclaire tout homme venant dans ce monde. Il était dans le monde, et le monde ne l'a pas reconnu » (10. 1, 9-10). Les tentatives les plus géniales pour fonder une communauté humaine fraternelle resteront vaines aussi longtemps que l'homme ne se soumettra pas avec une docilité filiale à la Providence du Père, qui le crée et l'adopte en son Fils.
S'il accepte le don de Dieu, l'Esprit Saint : comme guide de sa pensée, le philosophe confessera, avec le Docteur Angélique : « *Inter omnia studia hominum, sapientiae studium est perfectius, sublimius, et utilius et iucundius* » (Contra Gentes, lib. 1 c. 2) ; comme lui, appuyé sur la force divine, qui vient en aide à sa faiblesse, il se décidera à rendre témoignage à la vérité, parce qu'il aura trouvé en elle une anticipation de la vraie béatitude, un gage de l'amitié divine, de l'immortalité et la joie indéfectible.
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Nous souhaitons de tout cœur, Messieurs, que vous méritiez ce prix de vos labeurs et, priant le Seigneur qu'il vous comble de ses faveurs, Nous vous accordons pour vous-mêmes, pour Vos familles, vos collaborateurs et tous ceux qui vous sont chers, Notre Bénédiction Apostolique.
#### André Frossard : Pie XII a fondé la philosophie morale de l'âge atomique.
*Article publié par André Frossard dans* L'AURORE *du* 9 *octobre* 1958* :*
Avant tout et en tout : un prêtre. Sa paroisse : le Vatican, superficie d'un chef-lieu de canton, une gare, un bureau de poste, 1.200 habitants, quatre cents millions d'âmes. Sa joie : parler aux petits, exhorter les grands, enseigner et bénir.
Dans ces yeux profonds et graves où scintillait au loin l'étincelle des mystères, on n'a jamais lu que la prière et l'angoisse des intercessions sacerdotales :
Aucune destinée ne fut plus rectiligne. Tout enfant, dans la vieille maison romaine de la famille Pacelli, le petit Eugenio jouait à dire la messe pour ses grandes sœurs. On savait qu'il serait prêtre bien avant qu'il entrât au séminaire, et il en sortait à peine qu'on lui voyait par avance la mitre et la crosse, suivies du chapeau, toutes dignités exactes aux rendez-vous de la prédestination.
Pie XI était encore de ce monde qu'il était déjà Pie XII. Son élection, en 1938, prit fort peu de temps et ne surprit personne ; on savait qu'il serait pape, comme on croit savoir, aujourd'hui, que l'Église, un jour, le proclamera saint.
Son œuvre doctrinale est d'une ampleur et d'une diversité extraordinaires. Cet homme d'étude et d'oraison, d'apparence fragile, harcelé par la maladie, a été un formidable bâtisseur d'encycliques et un législateur religieux d'une hardiesse révolutionnaire, le dernier, peut-être, des esprits universels. La collection de ses écrits, discours, messages, défie la nomenclature et montre qu'il n'ignorait rien des problèmes spirituels, politiques, scientifiques, familiaux et, pour ainsi dire, ménagers de son temps, des hauteurs les moins encombrées de la théologie mystique aux réalités les plus humbles de la vie quotidienne, de la liturgie à la médecine et de l'interprétation des saintes écritures à la physique nucléaire, au désarmement international ou à l'obstétrique.
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On peut dire qu'il aura fondé la philosophie morale de l'ère atomique, tout aussi bien qu'il a déplacé le centre de gravité traditionnel de l'Église en modifiant la composition du Sacré-Collège et en multipliant les prélats exotiques.
Le destin -- la Providence, plutôt -- lui avait confié la plus impressionnante des charges morales au moment où le monde fermait, avec un peu de retard, sur une guerre monstrueuse le chapitre de la « belle époque » et ouvrait celui de la mécanisation totalitaire, des conflits en chaîne et de l'angoisse continue, ce chapitre incohérent où l'humanité progresse, retombe et rêve sous une menace permanente de cataclysme.
En vérité, le monde contemporain, qui tient dans ses mains ingénieuses tous les moyens du bien-être, souffre d'une déperdition de substance spirituelle qui compromet son existence elle-même. Tout au long de sa vie, jusqu'à l'extrême limite de ses forces, Pie XII s'est employé à lui donner conscience de ce danger ; tandis que d'autres s'évertuaient à réduire l'être humain à ses données statistiques, celui qu'une très ancienne prophétie avait surnommé le « pasteur angélique » témoignait pour l'esprit en péril de mort.
Ce deuil n'est pas seulement un deuil chrétien.
#### Louis Salleron : le mystère de Pie XII nous avertit que la raison ne suffit pas à tout
*Extrait de l'article publié par Louis Salleron dans* CARREFOUR *du* 15 *octobre* 1958* :*
La mort du pape a été particulièrement ressentie par les grands dirigeants de la politique mondiale et par le peuple.
Les premiers, sachant ce que sont les responsabilités du pouvoir, saluent en lui le diplomate de grande classe et le chef spirituel qui sut être à la fois homme d'Église et homme de Gouvernement.
Le peuple, tout bonnement sensible à sa bonté, à sa patience, à sa douceur, au souci qu'il avait des problèmes de tous et de chacun, le considère comme un saint, et dès maintenant le canonise aux côtés de Pie X.
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Seuls, les intellectuels se montrent réticents.
Je dis « les intellectuels », et je reconnais que c'est un collectif sans nuances. Pourtant je crois qu'il est exact de dire qu'en France du moins Pie XII n'est généralement pas accepté par les milieux qui se flattent de représenter l'intelligence.
Il y a là quelque chose d'assez étonnant quand on pense aux dons éclatants du pape défunt.
D'où vient cette résistance de ceux qui normalement auraient dû le déclarer leur maître, du seul fait qu'il était leur pair et les dépassait de beaucoup ?
C'est là où se manifeste le mystère de Pie XII.
En ce qui concerne l'intelligentsia de gauche, l'explication est facile. Dès l'instant qu'on ne croit pas au « mouvement de l'Histoire », dès l'instant qu'on n'est pas « progressiste » (au sens le plus large du mot), on n'est pas vraiment intelligent. Le pape ne pouvait donc l'être. Et, pour les intellectuels catholiques de gauche, ce jugement se renforçait, dans ce qu'il a de défavorable, du regret naïf que l'Église catholique donnait ainsi l'apparence de se ranger dans le clan « réactionnaire ». L'encyclique *Humani generis* fut accueillie par eux comme une catastrophe.
Mais il n'y a pas que les intellectuels de gauche. Beaucoup d'autres, qui ne sont en rien teintés par le Communisme, la Démocratie ou le Progrès demeurent gênés en face de Pie XII. Cet homme extraordinaire, qui incarne toutes les qualités de Léon XIII, de Pie X et de Pie XI les déconcerte.
Personnellement, je ne rejoins pas le groupe des déconcertés. Je rejoins bien plutôt le peuple et (de l'extérieur) les politiques. Je mêle ma voix au chœur des voix de ceux qui pleurent un saint. Il est à mes yeux l'un des plus grands papes qu'on ait vus, non pas depuis le début du siècle, mais depuis le début du christianisme. Je laisse à d'autres d'en parler comme il convient, mais je ne peux pas voir, en photo ou au cinéma, ses mains bénissant la foule ou célébrant la messe, sans qu'elles m'évoquent les mots de la consécration : *Sanctas ac venerabiles manus.*
Pourtant, il me semble qu'une certaine part de moi-même serait tentée de s'étonner aussi d'un pontificat qui laisse plus d'une question sans réponse.
Il est trop tôt pour chercher une explication à ce que des faits encore inconnus rendront probablement lumineux un jour. Je penserais volontiers que ce qui, dans Pie XII, demeure incompréhensible ou mystérieux, est plutôt le signal ou le témoignage d'un homme et d'une époque où le mystère nous avertit que la raison ne suffit pas à tout.
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Pour ma part, je ne comprends pas que l'intellectuel s'en irrite. Quelle étrange prétention que d'interdire à Dieu non seulement d'entrer dans nos laboratoires, mais encore de se manifester à ses créatures ! Faudrait-il brûler Jeanne d'Arc une seconde fois. Et exiger de saint Paul qu'il ne croie pas à la résurrection ?
#### Jean Madiran : Pie XII hier et demain
*Article publié par Jean Madiran dans* LA NATION FRANÇAISE *du* 15 *octobre* 1958* :*
C'est le Père commun qui est mort, et il nous aimait, et nous l'aimions. Pie XII manifestait, Pie XII rendait comme visible cette paternité spirituelle que le Vicaire de Jésus-Christ étend à tous les hommes et à toutes les nations. Ceux qui l'ont entendu s'adresser en cinq ou six langues aux pèlerins assemblés dans Saint Pierre de Rome, pour leur dire avec une bonté attentive et précise qu'il présentait à Dieu leurs intentions personnelles, celles de leur famille, celles de leurs travaux, celles de leur patrie, comprenaient que le Saint-Père avait parlé à chacun d'eux en particulier. Ceux qui l'ont vu se lever les bras en croix, et du regard, de la tête, de la main, de tout son être, aller chercher dans le Ciel la bénédiction qu'il faisait descendre sur le peuple chrétien, garderont inoubliables, l'image, le sentiment et jusqu'à la sensation d'avoir été bénis par le Père. En présence de Pie XII, quelque chose des réalités surnaturelles se laissait pressentir au regard de la chair.
Une fois, comment ne pas nous le rappeler en cette heure de deuil et d'apparente séparation, une fois le Père nous a comme parlé à l'oreille, il a fait à ses enfants une confidence, il nous a murmuré une plainte, un reproche, implicites et tellement discrets. De Castelgandolfo, où il vient de fermer les yeux, le Saint-Père adressait aux Français une déclaration manuscrite, remise le 24 septembre 1956 au Cardinal Gerlier :
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« *Dites à Nos chers fils que l'Église et son pauvre chef connaissent leurs angoisses, leurs doutes, les problèmes qui les inquiètent.*
« *Que le Pape les aime d'un amour d'autant plus ardent et paternel qu'il les sait dans la peine.*
« *Qu'il est anxieux de les aider, anxieux de faire parvenir le message du salut aux multitudes qui l'ignorent.*
« *Qu'il s'occupe sans cesse de la question sociale.*
« *Qu'il aime d'un amour spécial la France, comme il l'a montré, même tout récemment, dans un Message où il mit tout son cœur, mais qui n'est pas parvenu à la connaissance de la plus grande partie du peuple français.*
« *Qu'il désire la prospérité, le bonheur, la grandeur de leur patrie.*
« *D'autre part le Pape a le devoir de garder et de défendre la pureté et l'intégrité de la doctrine et de la morale catholiques,* depositum custodi (I^e^ Ép. à Tim.)
« *Courage, chers fils. Travaillez avec ferveur. Ayez confiance dans la protection divine. Recevez Notre paternelle bénédiction, et qu'elle répande sur vous les grâces les plus choisies et les plus fécondes.* »
Ce jour-là, par ce message aux Français, qui aurait pu ne jamais exister si le Souverain Pontife était mort à la fin de l'année 1954, comme il parut alors humainement inévitable, -- par ce message du Pape que les Français avaient vu à Lourdes, à Lisieux et à Notre-Dame de Paris, Pie XII nous avait tout confié et nous avait tout dit, et laissé lire dans son cœur.
Sans doute est-il le Souverain Pontife qui aura le plus expliqué et le moins condamné, le plus enseigné et le moins rejeté : il a chaque jour exercé et illustré le ministère de la parole, il a exposé, repris, corrigé sans frapper, s'attachant à inlassablement persuader ses fils orgueilleux, passionnés, aveuglés. L'univers entier sait que ce Pape lui parlait comme aucun autre ne l'avait fait. Nous ignorons si l'Église un jour le proclamera saint : mais nous voyions bien qu'il fut un génie universel, dominant tous les problèmes actuels de la pensée, de la mystique, de la science et de la vie sociale ; et nous pouvons dire avec André Frossard qu'il a « fondé la philosophie morale de l'ère atomique », en une œuvre écrite que l'on commence à peine à explorer. Qu'un génie aussi universel soit en même temps un homme de prière et d'oraison, et que pendant presque vingt ans il ait été le Pape, -- nous aurons été les contemporains émerveillés de cette étonnante aventure, nous aurons eu la grâce de n'y être pas toujours inattentifs, et d'en apercevoir quelque chose, et d'essayer de la vivre dans l'adhésion de l'esprit et du cœur.
135:29
Pape réaliste et mystique, homme de doctrine et homme d'action, homme de prière et homme de gouvernement, Pie XII a si profondément réformé l'Église que tel sera probablement au regard de l'histoire l'aspect dominant de son pontificat. Celui aussi, il faut le constater, qui apparaît le moins facilement dans l'immédiat Le jour de sa mort, un hebdomadaire imprimait à Paris : « Les innovations introduites par Pie XII en vingt ans de pontificat sont rares. » Elles sont si nombreuses et si décisives, du Premier Mai chrétien aux messes du soir, de la réforme du Jeûne eucharistique à celle du bréviaire, des offices de la Semaine sainte aux entreprises missionnaires, que l'on n'ose en tenter le recensement. Il n'est aucun domaine de la vie religieuse, de l'apostolat, de l'action catholique, des applications sociales de la doctrine, où le Pape réformateur n'ait apporté des « innovations » multiples et hardies. Mais elles sont d'Église, mais elles sont de Dieu, elles livrent leur dimension véritable dans le silence et non dans le tumulte. Comme tout ce qui concerne le Royaume de Dieu, elles sont cachées aux sages et aux habiles, et révélées aux tout petits (Mt, XI, 25). Elles sont autant de grains de sénevé, à vues humaines la plus petite de toutes les choses, mais qui devient un arbre et les oiseaux du ciel s'abritent dans ses branches (Mt, XIII, 32). Ce qui fut au début du siècle la réforme et l'innovation la plus fondamentale, ce qui a opéré la plus profonde révolution spirituelle de notre temps, c'est peut-être l'institution par saint Pie X de la communion des enfants : les sages et les habiles, même quand ils sont historiens, ne s'en sont guère encore aperçus.
Incarnant la tradition de l'Église, rassemblant et comme récapitulant plus spécialement la pensée et l'action de Léon XIII, de Pie X, de Benoît XV et de Pie XI, manifestant par ses paroles et par ses actes l'unité et la continuité du gouvernement spirituel de ses prédécesseurs, que l'esprit superficiel et l'esprit dénégateur opposent les uns aux autres, Père de famille qui tire de son trésor *nova et vetera,* des choses anciennes et des choses nouvelles (Mt, XIII, 52), Pie XII a, en vingt années, armé d'armes de lumière, de pied en cap, l'Église militante pour les combats qui l'attendent. Il lui a donné les moyens d'ouvrir encore et toujours, dans la présence aux tâches nouvelles d'un monde nouveau, la voie immuable et unique du salut. Il a manifesté éminemment, on le comprendra mieux à mesure que les choses s'accompliront, qu'en un sens il est vrai que l'Église n'est pas de notre temps, parce qu'elle est du temps à venir, qu'elle nous y devance et nous y appelle. Pie XII est le Pape de la seconde moitié du XX^e^ siècle, le Pape des nouveaux temps.
136:29
Enfants distraits ou turbulents, il nous arrive de ne pas écouter le Père, que nous affligeons dans son cœur et qui prie pour nous dans le silence. Le Père qui voit plus loin que nous, il nous arrive de ne le comprendre qu'après sa mort, dans la douleur et le remords d'une mémoire fidèle. Puisse la mort du Père commun apporter ou préparer cette grâce à l'Église, au monde, à la France. Pie XII a tracé les voies et annoncé le retour *d'un nouveau printemps chrétien sur le monde.* Cette Chrétienté restaurée, renaissante, nouvelle, il l'a offerte et laissée, pour les années à venir, à la liberté de ses fils.
137:29
### Note de gérance
A l'intention de ceux qui ne les auraient pas reçues, et de ceux qui ne les auraient pas remarquées dans leur courrier, nous reproduisons les trois *lettres* adressées par Jean Madiran *aux amis d'* « *Itinéraires* » en novembre et en décembre.
Ces trois lettres ouvraient une souscription, qui n'est pas close. Car, précisons-le, au moment où nous composons le présent numéro, nous sommes encore bien loin des 600 abonnements de soutien demandés.
Lettre du 8 novembre 1958
COMME L'ANNÉE DERNIÈRE*, nous ouvrons parmi nos amis une souscription d'abonnements de soutien.*
*Pourquoi ?*
*Je laisse les chiffres vous répondre. Ils vous ont d'ailleurs été donnés dans la* « *note de gérance* » *du numéro* 22 (*avril*)*. Je vous les ai rappelés dans ma lettre du* 24 *juin.*
*De la fin de novembre* 1957 *au milieu de janvier* 1958, *nos amis ont répondu à notre appel en souscrivant* 303 *abonnements de soutien.*
*Ce n'était pas tout à fait le tiers de l'aide effective que la revue* ITINÉRAIRES *attend de vous, et vous demande.*
*C'est pourquoi je vous écrivais le* 24 *juin :* « *Nous vous demandons les* 600 *abonnements de soutien qui nous ont manqué, et qui n'ont pas cessé de nous manquer.* »
OCCUPÉS *à la diffusion -- qui a été magnifique -- de notre numéro* 25, *légitimement préoccupés par les événements, parfois distraits par les vacances, nos amis n'ont guère répondu à ce point précis de ma lettre, -- qui est pourtant capital et décisif. Du* 24 *juin à la fin du mois d'octobre, nous avons reçu* 86 *abonnements de soutien.*
QUE CEUX *qui ne l'auraient pas aperçue veuillent bien se reporter aussi à notre dernière* « *note de gérance* » (*numéro* 27, *novembre*)*. Ils y trouveront le détail des négligences, des retards, des oublis que nous constatons, et qui compromettent gravement l'action de la revue et jusqu'à son existence.*
138:29
*En un moment où l'audience intellectuelle et morale de la revue s'élargit sensiblement, les moyens matériels nous manquent pour étendre effectivement notre diffusion.*
*En un moment où nous ne devrions parler que de développement, de progrès, d'extension, la passivité ou la distraction de beaucoup de nos amis nous inflige l'épreuve paradoxale, et immédiatement préoccupante, d'une lourde et précise inquiétude pour l'existence même d'*ITINÉRAIRES.
VOUS AVEZ TOUJOURS*, je dois le dire et vous en remercier, répondu à nos appels. Ou du moins, une petite minorité parmi vous, ardente et généreuse, a permis à la revue, depuis près de trois ans, d'exister et d'avancer.*
*Je dois aujourd'hui adresser un appel pressant à tous ceux qui, profondément d'accord avec nous, ont néanmoins jusqu'ici laissé à d'autres le soin et la charge de nous aider.*
*Je dois même demander à cette petite minorité d'amis dévoués et généreux qui ont déjà tant fait, de renouveler leur effort et de nous apporter une fois encore leur soutien.*
*La revue en a besoin. Son progrès et son existence même dépendent une fois encore de votre réponse.*
Lettre du 21 novembre 1958
CONTRAIREMENT à ce qu'imaginent plusieurs de nos lecteurs, ce n'est pas la revue ITINÉRAIRES toute seule qui, par une exception inquiétante, a besoin d'un secours financier. C'est le sort commun.
C'est le sort commun des publications que l'on appelle, assez improprement d'ailleurs, les publications « d'opinion ». A la différence des magazines commerciaux, des divers illustrés qui excitent des tentations sommaires et trouvent ainsi une foule nombreuse d'acheteurs, les publications « d'opinion » ont *toutes* de lourdes difficultés financières. Elles les surmontent d'une manière, -- ou d'une autre... Ou encore elles disparaissent, comme il est fréquent.
PARMI ces publications « d'opinion », plusieurs ont le soutien d'un parti politique ou d'une organisation militante qui, soit par ses cotisations, soit par sa propagande méthodique, leur assure les moyens d'exister. La plupart d'ailleurs lancent des souscriptions, à l'occasion desquelles leurs militants font des quêtes organisées.
139:29
D'autres publications sont soutenues, ouvertement ou non, par de puissantes maisons d'édition, par des sociétés commerciales, par des groupes financiers.
Enfin il existe des « groupes de presse » sociologiquement installés, dont les diverses publications, théoriquement ou apparemment indépendantes les unes des autres, se font une publicité mutuelle.
A TOUT CELA s'ajoute encore qu'une revue mensuelle, s'adressant à la réflexion du lecteur et non aux passions politiques et idéologiques, a plus de difficultés encore à atteindre rapidement un public étendu. Vous avez pu remarquer que les revues mensuelles sont soutenues par la presse, qui annonce leur parution, publie leurs sommaires, présente leurs principaux articles comme un événement que nul ne saurait ignorer, et leur recrute ainsi des lecteurs et des abonnés.
Or, vous l'avez remarqué aussi : même les journaux les plus proches de nous, même ceux dont la revue ITINÉRAIRES mentionne objectivement, voire amicalement l'existence et l'action, -- même ces journaux-là que vous lisez ne parlent jamais d'ITINÉRAIRES. A cette règle de silence, il existe une ou deux exceptions seulement. Mais la règle de silence est suivie, vous pouvez le constater, même par ceux de qui on l'attendait le moins. Ils veulent la mort d'ITINÉRAIRES, et ils le montrent bien.
NOUS N'AVONS DONC le soutien ni de la presse, ni d'un parti, ni d'une organisation, ni d'une société commerciale, ni d'un groupe financier. Nous n'avons que le soutien de nos lecteurs, et aucun autre moyen de le leur demander que de leur écrire une lettre comme celle-ci.
Nous n'avons ni l'intention ni la fonction de créer un parti ou un mouvement quelconque. Ce qui d'ailleurs ne devrait pas empêcher nos amis de se rencontrer, localement et amicalement, pour unir librement leurs efforts de diffusion et de souscription.
Entièrement indépendante de tous les groupes financiers, politiques et commerciaux, la revue ITINÉRAIRES ne dépend matériellement que de ses lecteurs. L'appoint, le soutien, le renfort indispensables que les autres publications « d'opinion » trouvent auprès d'un mouvement organisé, d'un parti ou d'une... société anonyme, la revue ITINÉRAIRES ne peut le trouver qu'auprès de vous.
Tout cela est très simple. Nous vous demandons d'y attacher votre attention et de ne pas l'oublier. Depuis le 8 novembre est ouverte une souscription d'abonnements de soutien. A tous nos amis -- à ceux qui ont déjà tant fait comme... aux autres -- nous demandons de nous apporter, grand ou petit, le maximum de l'aide matérielle qu'ils peuvent donner à la revue.
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Lettre du 8 décembre 1958
JE VOUS AI ÉCRIT *deux lettres, le* 8 *novembre et le* 21 *novembre. Je sais bien qu'elles vous sont parvenues en pleine période électorale, qu'elles sont tombées en plein tumulte, qu'elles vous arrivaient au milieu d'un flot d'imprimés de toute sorte sollicitant votre attention et votre concours. Tout se passe comme si la plupart d'entre vous ne les avaient pas lues.*
*Assurément, d'importants devoirs civiques et politiques vous ont occupés. Assurément, des charges multiples pèsent sur chacun de vous.*
*Je ne prétends certes pas que la revue* ITINÉRAIRES *doive être votre seule préoccupation, ni passer la première. Mais il est un temps pour tout.*
*Je vous demande de trouver maintenant le temps et le moyen de nous aider.*
NI LA PREMIÈRE *ni la seule, l'œuvre entreprise par la revue* ITINÉRAIRES *est en outre une œuvre de longue haleine. Mais ce n'est pas une raison pour remettre votre aide à un* « *demain* » *qui est souvent l'équivalent d'un* « *jamais* »*. Œuvre de longue haleine, la revue* ITINÉRAIRES *n'en a pas moins ses charges et ses difficultés présentes : elle les a aujourd'hui. C'est aujourd'hui que je vous appelle à l'aide. C'est aujourd'hui qu'il ne faut pas mourir si l'on veut continuer à travailler demain et après-demain.*
*Je vous ai donné les chiffres. Je vous ai donné les raisons. Les* « *notes de gérance* » *successives, dans plusieurs numéros de cette année, et mes deux lettres du mois de novembre, vous ont en somme tout dit.*
*Mais j'attends encore votre réponse.*
C'EST MAINTENANT *qu'il faut répondre. Si vous estimez que la revue* ITINÉRAIRES *ne doit être ni développée ni continuée, faites-moi la grâce de me le dire. Si vous estimez au contraire qu'elle doit poursuivre et élargir son action, apportez-y votre pierre, si petite soit-elle. Souscrivez et faites souscrire, fût-ce par moitiés ou Par quarts, des abonnements de soutien.*
*Depuis trois ans, par un paradoxe magnifique défiant tous les calculs, la revue* ITINÉRAIRES*, sans appuis commerciaux ni financiers, sans moyens matériels, a égalé et dépassé, en influence comme en diffusion, beaucoup de publications solidement établies, de réputation ancienne, soutenues par des mouvements organisés ou par des groupes puissants. C'est vous qui avez fait cela.*
141:29
*Mais si vous voulez maintenir, continuer et développer une action qui est plus nécessaire que jamais et qui voit s'ouvrir devant elle des espérances beaucoup plus précises et prochaines, c'est maintenant qu'il faut le faire.*
*Selon la mesure du possible, mais en faisant bonne mesure. En faisant la meilleure mesure. Maintenant.*
\*\*\*
C'est *en priorité* à la souscription des abonnements de soutien qu'il faut pourvoir *en ce* *moment.* Notre appel s'adresse à tous ceux qui le peuvent et qui ne l'ont pas encore fait.
Et notamment, à ceux qui en avaient l'intention et qui... ont oublié.
Répétons que nous sommes encore bien loin des 600 abonnements de soutien que nous demandons à nos amis.
\*\*\*
Aucune revue, même les plus solides, même les plus puissantes, ne peut plus vivre désormais sans *une véritable mobilisation de ses lecteurs et de ses amis* pour la propagande, pour l'abonnement, pour le soutien.
La *Chronique sociale* de *France,* qui est pourtant l'organe des « Semaine sociales », si connues, si appuyées auprès d'un immense public, a lancé un cri d'alarme dès son numéro de septembre 1958 : « *la cote d'alarme est dépassée... Abonnés fidèles, nous comptons sur vous. Non contents de vous réabonner, abonnez vos amis... Donnez nous* de *quoi payer l'abonnement* de *ceux qui voudraient continuer à nous lire, mais* ne *le peuvent, faute d'argent...* »
Pareillement, la revue *Esprit,* qui pourtant est soutenue par les éloges fréquents et les recensions régulières de presque toute la presse parisienne, et qui est établie depuis des années auprès d'un public nombreux, lance un appel de son directeur dans son numéro d'octobre 1958 : « *Vous pouvez nous aider* en *faisant des abonnés autour de vous... A nos lecteurs, je demande* un *effort particulier.* »
C'est que nous ne sommes plus au temps où Péguy pouvait faire vivre -- mal mais vivre -- ses *Cahiers* mensuels avec de 900 à 1.300 abonnés seulement.
Si, comparé non à une monnaie changeante mais par exemple en francs-or, il revient beaucoup moins cher aujourd'hui qu'en 1910 ou 1914 de fabriquer une automobile, il revient au contraire beaucoup plus cher d'imprimer et de fabriquer une publication.
142:29
Et les difficultés matérielles vont croissant. Ne vivront plus désormais *que* les revues qui seront *très soutenues* par la propagande et les souscriptions de leurs amis.
\*\*\*
A nos amis, donc, nous demandons *premièrement* de répondre, chacun selon ses moyens, à la souscription d'abonnements de soutien ouverte depuis novembre.
Nous leur demandons *secondement,* c'est-à-dire *ensuite,* de participer à : la « campagne de janvier » dont les conditions sont annoncées aux pages suivantes.
143:29
#### Campagne d'abonnements de janvier
Abonnements de propagande\
à prix réduit et durée limitée
Durant tout le mois de janvier, nous ouvrons une *campagne d'abonnements* à laquelle nous convions nos amis. Pour cette campagne d'abonnements, des facilités exceptionnelles ont été prévues.
Nous n'acceptons pas d'abonnements de moins d'un an. Néanmoins, dans le cadre de cette campagne, nous recevrons des *abonnements pour six numéros.*
Abonnements de propagande, au prix réduit de 850 francs : *ces facilités exceptionnelles sont valables seulement jusqu'au* 31 *janvier.*
\*\*\*
Souvent nos amis nous ont demandé de consentir des abonnements de propagande, ou d'essai, à prix réduit et durée limitée, pour faire connaître la revue autour d'eux. Cela nous est ordinairement impossible. Les facilités exceptionnelles consenties pendant le présent mois de janvier ne seront pas renouvelées.
Jusqu'au 31 janvier dernier délai, il sera donc possible de souscrire des *abonnements de* 6 *numéros pour* 850 *francs.*
Abonnements de propagande ou d'essai, dont POURRONT BÉNÉFICIER SEULEMENT DES PERSONNES N'AYANT JAMAIS ÉTÉ ABONNÉES A LA REVUE.
\*\*\*
144:29
Comme cette possibilité ne se renouvellera pas, nous attirons l'attention de nos amis sur l'occasion qui leur est offerte *ce mois-ci* de faire faire un bond en avant à la propagande et à la diffusion de la revue ; nous attirons leur attention sur la nécessité de prendre leurs dispositions *ce mois-ci ! *; de dresser la liste de leurs relations, ou des personnalités locales, à qui ils veulent assurer l'envoi de six numéros successifs de la revue.
Nous renouvelons à ce propos un avis que nous avons déjà donné plusieurs fois : *en aucun cas, il ne convient d'abonner des ecclésiastiques, quel que soit leur rang, sans leur en avoir demandé au préalable l'autorisation.*
Il y a évidemment intérêt, partout où les amis d'*Itinéraires* sont en contact les uns avec les autres, à ce qu'ils se rencontrent, dressent ensemble des listes, et se cotisent pour assurer la souscription de ces abonnements.
\*\*\*
Les abonnements ainsi souscrits n'entreront pas en vigueur avec le numéro 30 (février), mais seulement avec le numéro 31 (mars).
Les bénéficiaires des abonnements exceptionnels de six numéros à huit cent cinquante francs recevront donc les six numéros successifs suivants : 31 (mars), 32 (avril), 33 (mai), 34 (juin), 35 (juillet-août), 36 (septembre-octobre).
Après réception de ces six numéros, ils recevront par nos soins une circulaire les invitant à s'abonner eux-mêmes, s'ils désirent continuer à recevoir la revue.
Mais dans tous les cas où cela sera possible, il sera utile qu'une démarche dans le même sens soit faite auprès d'eux, à l'expiration de leur abonnement d'essai, et même avant l'expiration.
\*\*\*
Ces abonnements d'essai *ne comportent pas* l'envoi du numéro 28 contenant notre *Déclaration fondamentale.* Nos amis le communiqueront eux-mêmes, chaque fois qu'ils l'estimeront utile, aux bénéficiaires des abonnements d'essai ([^11]).
============== fin du numéro 29.
[^1]: -- (1). Sur la tendance actuelle de certains hommes de parti et de certains théologiens à attribuer aux partis politiques la charge d'éduquer les consciences, voir les « Notes critiques » du présent numéro : « L'apologie des partis politiques ».
[^2]: -- (2). On a trop confondu en effet les moyens spécifiques que l'armée doit employer parfois ou souvent, avec ce qui est sa fonction et. sa vocation. L'armée emploie les armes, quand il est indispensable, pour repousser les agressions extérieures (classiques ou révolutionnaires) et pour maintenir l'ordre public. Toutefois l'armée, qui a la charge de faire la guerre, n'est pas faite pour la guerre, civile ou étrangère, mais bien évidemment pour le but auquel est. ordonné l'emploi des armes, c'est-à-dire pour la paix. Ce qui réclame d'elle une haute conscience de la paix, de l'unité nationale, du service du bien commun. Dans cette perspective, elle peut -- et par elle, l'État qui la commande -- coopérer éminemment à l'éducation civique.
[^3]: -- (1). Les deux premières parties de cette étude : « La piété du Fils et le culte d'hyperdulie », et « La figure féminine dans le drame du salut », ont paru dans notre numéro 27.
[^4]: -- (1). Comment peut-on laisser entendre que pour l'Église de Rome le péché n'est après tout pas aussi grave que le prétend l'Écriture, quand on sait avec quelle inflexible fermeté Rome refuse la dissolution du mariage et interdit l'usage de produits anti-conceptionnels comme opposés aux lois naturelles et divines, encore que l'intempérance, le vice le plus commun parmi les hommes, en soit contrariée. (Attitude de l'Église que feu le Dr R. Kinsey eût qualifiée d'anti-démocratique.) Et puisque de telles infractions sont des péchés mortels, nous nous trouvons en face de la différence entre le ciel et l'enfer.
[^5]: -- (1). Voir surtout M.-J. Nicolas, « La Vierge-Reine », *Revue thomiste*. 1939, pp. 1-29. 207-231.
[^6]: -- (2). Quant aux signes extérieurs qui relèvent des usages du temps l'Apôtre dira, au verset 16 : Au reste, si quelqu'un veut ergoter, tel n'est pas notre usage, ni celui des Églises de Dieu.
[^7]: -- (1). La première lettre était « sur divers propos et le métier de menuisier » ; elle a paru dans notre numéro 24.
[^8]: -- (1). Voir *Itinéraires*, numéro 9, pages 125 et suiv.
[^9]: -- (1). Voir l'éditorial de notre numéro 27 : Les deux pouvoirs et la réforme intellectuelle.
[^10]: -- (1). Dans le radiomessage où il a exposé (24 décembre 1941) les principes et le fonctionnement d'une saine démocratie, Pie XII ne mentionne à aucun moment les partis. Veut-on nous faire croire qu'il aurait omis un élément vraiment et universellement indispensable à une saine démocratie ? N'est-il pas permis de comprendre plutôt que les partis sont provisoirement tolérés pour éviter un plus grand mal, comme le met en lumière le texte plus haut cité de M. André Frossard ?
[^11]: -- (1). Le numéro 28, numéro spécial au prix de 100 francs, contient la Déclaration fondamentale de la revue *Itinéraires*, peut toujours être commandé chez tout dépositaire des N. M. P. P.