# 30-02-59
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AU DÉBUT DE JANVIER *ont été publiés deux décrets et une ordonnance* RÉORGANISANT *l'enseignement en France. L'ordonnance prévoit la prolongation de la scolarité obligatoire jusqu'a l'âge de* 16 *ans : cette mesure discutable, et discutée dans l'éditorial de notre précédent numéro, ne prendra effet qu'a partir de* 1967.
*D'ici là...*
*...D'ici là aura été sans doute conçue et commencée -- comment l'éviter ? -- une* RÉFORME DE L'ENSEIGNEMENT, *dont le premier point est de donner liberté et pouvoir pour l'entreprendre à ceux qui sont qualifiés.*
L'ÉTAT N'EST NI QUALIFIÉ *ni compétent pour cette nécessaire réforme de l'enseignement. Elle relève des familles, qui existent ; elle relève des métiers, qui ont besoin de* SE CORPORER *pour avoir une existence non seulement économique et de fait, mais aussi sociale, et de droit, elle relève également du corps enseignant, c'est-à-dire du personnel qui a l'expérience de l'enseignement beaucoup plus que de celui qui a expérience et fonction d'administration.*
L'ÉTAT SE TROUVE AUJOURD'HUI*, les choses étant, ce qu'elles sont, chargé d'administrer et d'opérer lui-même l'instruction et l'éducation des Français. Cette charge indue, véritable atteinte aux libertés fondamentales, véritable germe de totalitarisme, il ne pourra évidemment en être dessaisi que peu à peu. Incapable d'accomplir la réforme de l'enseignement, l'État peut néanmoins en donner le signal et le départ, dans la mesure où il mettra lui-même en œuvre le processus de ce dessaisissement.*
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*Sur ces problèmes décisifs pour l'avenir de la France, Henri Charlier prépare la réédition attendue, et amplement complétée, de son livre capital :* Culture, École, Métier.
*L'inadaptation actuelle de l'enseignement en France est à peu près totale. L'un de ses aspects les plus visibles et les plus souvent évoqués est que nos écoles forment trop de littéraires et de juristes, pas assez d'ingénieurs et de techniciens. Ce symptôme matériel, quantitatif, a des causes profondes, qui sont loin d'être seulement quantitatives et matérielles. Une réorganisation d'ordre purement administratif ne peut y porter aucun remède véritable ; pas plus qu'une* « *orientation* » *des enfants opérée* PAR *l'État, fausse solution, foncièrement* TYRANNIQUE, *évidemment* TOTALITAIRE, *entièrement inacceptable.*
*C'est toute la conception de la* « culture », *celle de l'* « école », *celle du* « métier » *qui sont à reprendre et à réviser : nous croyons que là se trouve* LA RÉFORME SOCIALE FONDAMENTALE QUE DEVRA ACCOMPLIR LA SECONDE MOITIÉ DU XX^e^ SIÈCLE, *d'où sortiront soit la restauration et le salut de notre civilisation à l'ère technique et atomique, soit, si la réforme est manquée ou trop longtemps différée, le glissement dans une épouvantable barbarie soi-disant* « *moderne* », *technocratique et totalitaire.*
*Et ici, il apparaît clairement que la réforme de l'enseignement est organiquement liée à une réforme de la société et à une réforme intellectuelle et morale.*
DANS LE PRÉSENT NUMÉRO*, nous proposons au lecteur une étude particulière, mais particulièrement poussée, de* LA QUESTION DE L'APPRENTISSAGE. *L'apprentissage technique n'est pas seulement un problème technique ; il est simultanément, et tout autant, un problème social et un problème moral.*
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*Sous prétexte de rendre l'apprentissage plus* « *moderne* », *la France adopte des mesures réellement obscurantistes et tourne le dos aux méthodes vraiment modernes qui, à l'étranger, -- au Danemark, en Allemagne, aux U.S.A., en Angleterre,* -- *se montrent les mieux adaptées au développement industriel ; adaptées, aussi, aux nécessités d'une véritable* « *culture* » *de toutes les classes sociales. On croit en France que* « *modernisation* » *et* « *scolarisation obligatoire* » *vont automatiquement de pair : c'est une erreur tragique, et catastrophique.*
L'ARTICLE *de Raymond le Poitevin :* LES DEUX FORMES DE L'APPRENTISSAGE, *apporte, sur les besoins réels et les véritables conditions de la* FORMATION PROFESSIONNELLE ET TECHNIQUE, *les données de l'expérience, et les réflexions d'un homme d'expérience. Données et réflexions d'une importance déterminante pour concevoir et pour réaliser la réforme de l'enseignement dans son ensemble.*
*Raymond le Poitevin est un ouvrier : un ouvrier du bâtiment. Nous savons bien que beaucoup d'universitaires et de docteurs, clercs ou laïcs, se veulent* « *à l'écoute* » *du* « *monde ouvrier* » *: mais ils écoutent ordinairement ceux qui n'en sont plus, ou même ceux qui n'en ont jamais été ; ils écoutent les* PROFESSIONNELS DU SYNDICALISME, *en qui ils retrouvent des sortes d'intellectuels, organisant des congrès académiques ou parlementaires, prononçant des discours, votant des motions, et passant leur vie entière à des activités de cette nature.*
*Nous leur présentons, ce qui est tout différent, la pensée d'un professionnel, -- mais professionnel d'*UN MÉTIER. *Non point un* « *représentant* » *des ouvriers ni quelqu'un qui parle* « *en leur nom* », *mais l'expérience et la réflexion de quelqu'un qui est lui-même un ouvrier ; non point quelqu'un qui invoque l'expérience professionnelle et les aspirations des autres, mais quelqu'un qui parle selon sa propre expérience.*
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PLUS ENCORE*, d'ailleurs, qu'aux docteurs et universitaires, nous pensions à tous nos camarades de l'action ouvrière, et notamment à ceux de l'Action Catholique Ouvrière, qui se préoccupent de trouver et d'expérimenter les moyens réels et pratiques* (*et non pas les mythes idéologiques*) *de la* PROMOTION OUVRIÈRE. *La réforme de l'apprentissage, liée il une réforme générale de l'enseignement, y tient une place décisive. Nous leur adressons fraternellement l'étude de Raymond le Poitevin.*
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## ÉDITORIAL
### En pleine guerre psychologique
LA QUESTION n'est pas de savoir si l'on aime la guerre psychologique. Personne n'aime la guerre, fût-elle psychologique. Mais la guerre psychologique n'est pas décrétée arbitrairement ni pour le plaisir. Elle n'est pas une activité que l'on choisit par fantaisie ou par goût. La guerre psychologique nous est faite, on nous la fait, et la seule chose nouvelle est que nous nous en soyons clairement aperçus.
Car la guerre psychologique, une guerre universelle et sans répit, est déchaînée sur le monde depuis 1917 et n'a fait depuis lors que croître en intensité, surtout quand elle prend le masque d'une « détente ». Longtemps on n'avait pas voulu ou pas su la voir, ce qui n'empêchait pas de la subir. On lui donnait d'autres noms. On expliquait le communisme et ses progrès par la séduction persuasive de la philosophie marxiste, par les aspirations spontanées des masses laborieuses, par un irrésistible sens de l'histoire et une inéluctable évolution. Cela se faisait en somme tout seul. Pourtant, c'est très ouvertement que le communisme nous fait une guerre à mort depuis quarante ans. Il confesse depuis quarante ans, il avoue, il proclame qu'il a pour but principal de détruire tout ce qui lui résiste et d'établir sa domination mondiale. Et, depuis quarante ans, des trésors d'imagination ont été constamment dépensés pour considérer cette guerre qui nous est faite comme autre chose qu'une guerre.
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Depuis quarante ans, on a expliqué la progression du communisme de toutes les manières, pourvu qu'elles n'aient rien à voir avec la réalité communiste : on l'a expliquée par la puissance ou la beauté de cet « idéal » ; par la décadence de la bourgeoisie ; par les transformations économiques ; par le progrès des consciences ; par une évolution tout à fait normale, probablement souhaitable, en tous cas irréversible.
D'un mot, on nous a présenté la progression du communisme comme NATURELLE, alors qu'elle est au contraire le comble de l'ARTIFICIEL ; comme SPONTANÉE, alors qu'elle est MACHINÉE. On n'a pas compris ou pas voulu comprendre que la progression communiste est le développement d'une guerre organisée dans tous les domaines, et spécialement d'une guerre de propagande. Dès 1937, le Pape avait pourtant mis en lumière cet aspect essentiel et décisif du communisme, phénomène artificiel, organisé, machiné. Son avertissement demeura isolé et peu compris, même parmi les catholiques. Pie XI écrivait en effet dans *Divini Redemptoris* (§ 17) :
« La diffusion si rapide des idées communistes S'EXPLIQUE PAR UNE PROPAGANDE vraiment diabolique, telle que le monde n'en a peut-être jamais vue : propagande dirigée par un centre unique et qui s'adapte très habilement aux conditions des différents peuples : propagande qui dispose de grands moyens financiers, d'organisations gigantesques, de congrès internationaux, de forces nombreuses et bien disciplinées, propagande qui se fait par des tracts et des revues, par le cinéma, le théâtre, la radio, dans les écoles et même dans les universités, qui envahit peu à peu tous les milieux même les meilleurs, si bien que le poison pénètre presque insensiblement et toujours davantage les esprits et les cœurs. »
Une propagande fomentée par un appareil : Pie XI avait ainsi défini la guerre psychologique qui nous est faite. Et il posait aussitôt la question d'une défense appropriée sur ce plan-là, puisque dès le paragraphe suivant de *Divini Redemptoris* il déplorait d'avoir à constater, en face de cette propagande qui EXPLIQUE la diffusion du communisme, une « *conjuration du silence dans une grande partie de la presse* ».
Le problème de la guerre psychologique, tel que nous y sommes affrontés aujourd'hui, est exactement celui-là. Il n'est rien de plus et rien de moins. Il consiste à sortir du silence en face d'une propagande sans précédent partout organisée par un formidable appareil.
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#### La pensée de l'Église sur la guerre communiste.
Avant d'aller plus loin, replaçons dans son contexte, et dans sa perspective entière, cette remarque capitale de Pie XI.
Au § 15 de *Divini Redemptoris* nous est posée la question-clé, en 1959 tout autant ou plus encore qu'en 1937 :
« Comment se fait-il qu'un tel système depuis longtemps dépassé scientifiquement et démenti par la réalité des faits, puisse se répandre aussi rapidement dans toutes les parties du monde ? »
Dépassé scientifiquement, démenti par les faits : et pourtant il progresse. Tel est le problème. Osons dire que beaucoup de catholiques eux-mêmes n'ont pas encore compris que la question se pose exactement en ces termes. Ils considèrent le Parti communiste comme une société de philanthropes généreux, mais brutaux ; et simultanément comme une sorte d'académie de philosophes, de doctrinaires, tirant avantage d'une impeccable argumentation. Et ils s'occupent, dans la crainte et le tremblement, de chercher comment on pourrait bien « réfuter le marxisme », tout en prenant soin de « trier et reconnaître ce qu'il contient de vrai ». Vingt-deux ans après *Divini Redemptoris,* ils n'ont pas aperçu encore que déjà *depuis longtemps* en 1937, le marxisme-léninisme était DÉPASSÉ SCIENTIFIQUEMENT ET DÉMENTI PAR LES FAITS. Et qu'il pose alors un problème essentiellement *pratique :* puisque néanmoins il progresse toujours. Nous sommes affrontés non point à la pensée marxiste, mais à la pratique communiste ([^1]).
Pie XI répondait :
« C'est que bien peu de personnes ont su pénétrer la vraie nature du communisme. »
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Favorisée par cette ignorance, la progression communiste voit *trois facteurs* assurer ses progrès. Nous les avons déjà rappelés dans cette revue : Nous croyons qu'il faut y ramener préalablement l'attention chaque fois que l'on se propose d'examiner quelles ripostes doivent être envisagées.
Des trois facteurs de la progression communiste, le premier et le troisième concernent la *non-résistance* de ceux qui ne sont pas communistes ; le second retient la *réalité essentielle* de l'action communiste :
1. -- L'abandon religieux et moral où ont été laissées les populations parmi lesquelles le communisme progresse (*Divini Redemptoris,* § 16).
2. -- « *La diffusion si rapide des idées communistes* S'EXPLIQUE PAR *une propagande...* » (§ 17).
3. -- « La conjuration du silence d'une grande partie de la presse... » (§ 18).
Aujourd'hui, une grande partie de la presse est sortie du silence, mais POUR S'OPPOSER à toute contre-action méthodique sur le terrain véritable où se meut l'action réelle du communisme.
C'est dans cette perspective que se situe le débat public sur l' « action psychologique ».
#### L'armée la plus diffamée du monde par la presse de son propre pays.
Dans un pays, la France, où ni l'État, ni sa radio, ni la plupart des journaux ne faisaient rien pour opposer *précisément* à la propagande communiste une contre-propagande, il s'est trouvé que l'armée a pris en main cette tâche. Tâche simple dans son principe. La propagande communiste est une propagande de mensonge ou d'utilisation mensongère. La contre-propagande est de méthodiquement faire éclater le mensonge. Non point de dire la vérité une fois pour toutes et de passer à autre chose. Mais d'avoir la patience de rétablir la vérité chaque fois, en chaque lieu, aussi souvent et aussi longtemps qu'elle est attaquée ou déformée. Et de chaque fois démonter et dénoncer le mécanisme de la propagande communiste. Contre-propagande de base, premier acte de la légitime défense sur ce terrain.
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Or, depuis des mois, une campagne de presse d'une intensité et d'une durée peu ordinaires travaille a ôter cette tâche à l'armée sans la conférer pour autant à personne ; à supprimer cette fonction sans la remplacer. Les deux journaux les plus sérieux de Paris sont au premier rang de cette campagne. Nous avons pu dire, et nous pouvons répéter, car la même situation se prolonge, que L'ARMÉE FRANÇAISE EST L'ARMÉE LA PLUS ATTAQUÉE DU MONDE, LA PLUS DIFFAMÉE, LA PLUS CONTRE-CARRÉE PAR LA PRESSE DE SON PROPRE PAYS. Et cela au moment où elle est au combat pas seulement psychologique.
Le paradoxe douloureux et dangereux d'une telle situation est partiellement corrigé ou compensé, en France même, par le fait constatable que les journaux ont beaucoup perdu de leur crédit auprès du public. On ne les croit guère sur parole. On se méfie. Leur incompréhension énorme de tout ce qui s'est passé en France depuis le 13 mai 1958, leurs commentaires sans rapport avec la réalité, leurs pronostics alarmistes constamment démentis depuis huit mois, ont fait entrevoir à leurs lecteurs que l'histoire de France, cette histoire extraordinaire que nous vivons aujourd'hui, échappe aux analyses et aux prévisions de journalistes aveuglés par leurs systèmes et leurs passions archaïques. Presque tout entière, la presse est dépassée par l'événement, n'y comprend rien, fourvoie le lecteur qui lui fait encore confiance, interprète régulièrement à contresens la rénovation nationale qui commence et qui s'affirme. En outre, cette rénovation, la plupart des journaux ne l'ont ni appelée, ni désirée, ni soutenue quand elle a commencé à poindre ; ils l'ont diffamée, ou au moins sont restés en face d'elle sceptiques et méfiants, inquiets et bougons : ce qui donne à penser, et ce que l'on n'oublie pas.
Cette carence évidente de la presse (et sa position ouvertement ou sournoisement à contre-courant de tout ce qui s'est fait en France depuis huit mois) l'empêche de troubler les esprits et les cireurs autant qu'on pourrait le craindre si l'on ne tenait pas compte de son discrédit. Toutefois, plus d'un lecteur justement méfiant reste inconsciemment influencé par le journal qu'il lit.
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D'autre part, à l'étranger, on juge la France, son armée, son État, son actuelle rénovation, selon ce qu'en écrit la presse parisienne. La situation internationale de notre pays demeure difficile dans la mesure où les nations étrangères prennent pour argent comptant les « informations » et les « appréciations » extravagantes qui s'impriment à Paris. Cela n'est pas sans importance, et suffirait à justifier que le chef de l'État s'intéressât personnellement et décisivement, comme il sut le faire en 1944, à cette grave question.
#### Contre l'armée française : une « action psychologique » réussie.
Un épisode de la guerre psychologique, nous entendons de la guerre psychologique qui est menée en France contre l'armée française, s'est déroulé à la fin de l'année 1958 et nous paraît d'une grande portée. Il s'agit d'une défaite. Elle n'est point définitive, elle est lourde pourtant. Elle sera surmontée à la condition qu'on veuille bien ne pas la sous-estimer.
Un grand journal parisien où des intellectuels et des universitaires connus, notamment catholiques, avaient vivement attaqué l'action psychologique menée contre le communisme, a donné la parole à deux défenseurs de l'armée. Il n'a point choisi d'ouvrir ses colonnes aux animateurs responsables de ce que l'on nommait en 1958 l' « action psychologique ». Il n'a pas exposé leur point de vue, qu'il condamne sans en faire connaître le contenu authentique ([^2]). Il en a donné une apologie, certes, une apologie rédigée « à titre rigoureusement personnel » par « deux anciens saint-cyriens, l'un actuellement titulaire d'un commandement civil et militaire au Sahara, l'autre devenu après la guerre administrateur de la France d'outremer », « *mais* (?) tous deux issus de familles militaires ». Ils parlent de l'armée française en termes bienveillants, amicaux, approbateurs. Et ils écrivent ce paragraphe, qui règle la question, ou plutôt qui la règlerait s'il était exact, et qui la règlera en fait dans les esprits si on le tient pour vrai :
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« L'action psychologique menée actuellement par l'armée en Algérie provoque assurément des réticences de la part de certains intellectuels. Elle constitue cependant une simple adaptation de l'armée à une situation nouvelle pour elle. L'armée, avec parfois les tâtonnements qu'exige la mise au point de méthodes encore neuves, ne songe qu'à retourner contre un adversaire les armes qu'il utilise. Quoi de plus normal à la guerre ? Elle découvre un champ d'action imprévu où s'appliquent les idées tombées dans le domaine commun de la vie des peuples, à la suite des théories de Gustave Lebon sur la « psychologie des foules » et de Sorel sur la « violence et le mythe révolutionnaire ». Ces idées, que Mao Tsé Toung a codifiées et dont il a nourri une tactique efficace, n'ont en elles-mêmes rien qui puisse choquer un intellectuel. Elles traduisent simplement l'entrée du monde dans ce qu'on a appelé « l'ère des masses ». Leur adoption par l'armée correspond à son adaptation aux temps modernes. » ([^3]).
Si c'est cela, la question est entendue, et irrévocablement, et personne n'y pourra rien. Si c'est cela, alors oui, il est démontré que l' « action psychologique » a été à la fois une sottise et une infamie condamnables et condamnées. Si c'est cela, les plus vives protestations ont été encore infiniment trop timides, et il faut nous y joindre pour dire et pour crier : PAS CELA. JAMAIS, A AUCUN PRIX ! S'il se trouve que des officiers de l'armée française ont effectivement partagé cet état d'esprit et appliqué de telles méthodes, il est urgent que le gouvernement de la France mette un terme à ces abominations, et c'est un devoir impératif de réclamer des mesures et des garanties contre l'exécution d'un plan aussi incroyablement insensé.
Par inconscience, malentendu ou machiavélisme, des gens incompétents, et d'autres qui savent trop bien ce qu'ils font, donnent à croire que l'action psychologique serait cette absurdité criminelle, contre laquelle tout le monde (et nous-mêmes) s'insurgerait intraitablement.
L'article des « deux anciens saint-cyriens » est « chapeauté » par une simple remarque du journal, il n'a évidemment pas besoin d'en dire davantage ni de faire de longs discours, cela suffit, et au-delà :
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« La société contemporaine se transforme, nous entrons dans « l'ère des masses ». Devons-nous, pouvons-nous y entrer en empruntant, par souci d'efficacité, les méthodes de Mao Tsé Toung ? »
L'affreuse accusation contre l'armée française, que nous avions déjà eu l'occasion de signaler ([^4]), se répand donc maintenant avec la caution de « deux anciens saint-cyriens », « tous deux issus de familles militaires », représentant en quelque sorte, caractéristiquement, la tradition même et l'état d'esprit actuel de l'armée. On veut entendre, on feint de comprendre, jusque dans les journaux les plus sérieux qui s'impriment à Paris, que l'armée elle-même confesse tranquillement son crime, le revendique et s'en glorifie cyniquement. On parlera donc, comme d'un fait acquis, assuré, indiscutable. De
« l'initiative prise par le 5^e^ Bureau dit d'action psychologique d'appliquer en Algérie des méthodes inspirées du système communiste » ([^5]).
Et l'on verra, et l'on voit des journaux qui s'étaient indignés -- peut-être assez discrètement ou assez modérément -- des « méthodes communistes » lorsqu'elles étaient appliquées par les communistes, s'indigner avec une vigueur et une insistance sans précédent lorsque ces « méthodes communistes » sont (prétendument) appliquées par l'armée française.
Telle est la situation que l'on a laissé se créer, sans réfutation ni démenti, dans la presse parisienne. Telle est la situation au point de vue de l' « action psychologique » précisément. Elle est catastrophique. Une armée française qui appliquerait « les méthodes communistes » perdrait sans recours sa communion retrouvée avec le peuple français et serait à juste titre un objet d'horreur en France et dans le monde.
Elle serait aussi, ou d'abord, justement accusée de n'avoir rien compris au communisme et à la guerre subversive contre lesquels elle s'efforce de défendre le pays.
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#### Les « idées codifiées par Mao Tsé Toung » c'est le communisme soviétique en acte.
Le témoignage des « deux anciens saint-cyriens » serait accablant pour l'armée s'ils ne manifestaient une incompétence caractérisée. Ce qu'ils ignorent, ce qu'ils mettent entre parenthèses, c'est simplement *le communisme tout entier.* Ce qui est assez énorme si l'on veut bien y réfléchir, et ce qui invitera à ne point accueillir leur terrible témoignage sans un examen critique.
Entre Gustave Lebon et Sorel d'une part, et d'autre part Mao Tsé Toung, il s'est tout de même passé quelque chose. Il y a eu le marxisme-léninisme ; il y a eu le communisme soviétique ; rien que cela. Croire que Mao Tsé Toung aurait simplement codifié les idées de Sorel et de Lebon tombées dans le domaine commun, c'est ignorer l'existence du communisme ou la tenir pour négligeable. C'est faire abstraction de ce qui est précisément en question.
Avant même d'examiner s'il serait moralement légitime et pratiquement efficace d'appliquer « les idées codifiées par Mao Tsé Toung », il faudrait s'apercevoir de leur contenu essentiel, qui est le communisme. Il faudrait savoir de quoi l'on parle et s'entendre sur ce qui est en cause. Avant même de choisir les justes moyens de combattre l'action psychologique du communisme, il faudrait discerner ce qu'elle a de particulier, de spécifique, d'inédit. Si l'on ne voit même pas que Mao Tsé Toung d'une part, et d'autre part les idées plus vu moins « tombées dans le domaine commun », appartiennent à deux univers radicalement étrangers et sont séparés par une irréductible différence de nature, véritablement on ne sait pas ce que l'on dit et l'on parle pour ne rien dire.
Les missionnaires revenus de Chine nous ont bien expliqué que les cadres communistes y étaient périodiquement endoctrinés en des retraites fermées, extérieurement comparables à celles des catholiques. Ils n'ont point cru, ils n'ont point dit que les communistes se contentaient de codifier et d'appliquer les idées, tombées dans le domaine commun, des *Exercices spirituels* d'Ignace de Loyola.
14:30
La première considération, concernant l'action psychologique, est d'avoir aperçu que le communisme existe, qu'il nous combat, et qu'il n'a essentiellement rien d'analogue avec « les idées tombées dans le domaine commun de la vie des peuples à la suite des théories de Gustave Lebon et de Sorel ». Mao Tsé Toung est un disciple, non de Sorel et de Lebon, ni d'Ignace de Loyola, mais du marxisme-léninisme. Il n'a pas codifié n'importe quelle tactique psychologique moderne, mais la tactique du communisme soviétique, qui ne ressemble à aucune autre. Mao Tsé Toung (mais point lui seul) a codifié et mis en œuvre une certaine *pratique* qui est l'expression active du *matérialisme dialectique* et qui en est inséparable ([^6]). Le communisme qui nous combat, et auquel nous résistons, n'est pas n'importe quelle volonté de puissance ni n'importe quel impérialisme. Il annexe sans doute, il utilise aussi bien, à l'occasion, des armes et des méthodes relevant de l'impérialisme classique, de la plus banale volonté de puissance et des « idées tombées dans le domaine commun » : aspect accidentel, secondaire, complémentaire du phénomène communiste. Le communisme soviétique, Krouchtchev et Mao Tsé Toung ne sont ni Pierre le Grand ni Gengis Khan modernisés, même si, même lorsqu'ils en chaussent *aussi* les bottes. Le marxisme-léninisme n'est jamais l'impérialisme russe, pas même quand il le réveille et l'exploite à son profit. Il utilise, bien sûr, la même table de multiplication que nous, et de la même façon on peut trouver chez Lebon, chez Sorel ou *même* chez Ignace de Loyola l'origine de tel « truc » qu'il ne dédaigne pas d'intégrer à sa pratique de la dialectique. C'est infiniment secondaire.
Les officiers de l'action psychologique ont étudié Mao Tsé Toung pour savoir exactement à quoi ils ont affaire et comment les communistes s'y prennent. Mais point pour y découvrir comment s'y prendre eux-mêmes.
Il est évidemment tout à fait inutile de lire les « codifications » de Mao Tsé Toung si l'on n'y aperçoit et n'y comprend rien. Si l'on n'y voit même pas qu'il s'agit du communisme -- d'un univers mental et sociologique totalement, horriblement, monstrueusement différent du nôtre.
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#### La carence des journaux pendant quatorze années.
Il est toujours possible que deux personnes, s'exprimant « à titre rigoureusement personnel », ignorent une question, même capitale. Il est plus étonnant qu'à de très rares exceptions près, la presse parisienne dans son ensemble ([^7]), et spécialement ses organes les plus réputés pour leur sérieux, traitent les questions soulevées par le communisme avec une telle légèreté, une telle incompétence. Il doit bien s'y mêler quelque parti pris et quelque passion partisane, pour expliquer un aveuglement plus obstiné que nature.
En outre, l'action psychologique est un domaine où la presse parisienne devrait garder une grande modestie.
Car enfin, ces journaux qui protestent que l'armée française, en contre-carrant le communisme, s'occupe « de politique », pourquoi donc ne s'en sont-ils pas occupés eux-mêmes ?
Pourquoi n'ont-ils pas vu, durant toute la IV^e^ république, ce que Pie XI signalait dès 1937, à savoir que la progression du communisme *s'explique par* une propagande, c'est-à-dire une action psychologique ? Pourquoi n'ont-ils pas voulu, su ou pu opposer *eux-mêmes* une contre-propagande méthodique et permanente ? Par distraction ? Par complicité ? Par peur ? Parce qu'ils croyaient que le communisme l'emporterait, et qu'il fallait ne point trop irriter le vainqueur du lendemain ? Par ignorance invétérée ?
Pourquoi donc n'ont-ils le plus souvent évoqué la possibilité d'une *propagande anti-communiste* que pour la discréditer d'avance et en détourner les esprits ? Pourquoi ont-ils laissé la France et leur public sans défense ? sans une défense qui soit suffisante, c'est-à-dire ayant le même volume que l'agression ?
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Pourquoi se sont-ils occupés -- quand d'aventure ils ont daigné s'en occuper -- toujours de « réfuter le marxisme », comme si cela était encore à faire, comme si le marxisme n'était pas *depuis longtemps dépassé scientifiquement et démenti par la réalité des faits ?* Pourquoi ont-ils toujours parlé d' « enlever au communisme ses prétextes », ce qui a certes son rôle à sa place (mais ne sera jamais terminé), et jamais de faire éclater, en opposant propagande à propagande, qu'il s'agit de *prétextes* en effet, de simples prétextes, que le communisme utilise mensongèrement ? Pourquoi cette tâche, qui est notamment et spécifiquement une tâche de journalisme, la plupart de nos journalistes l'ont-ils abandonnée aux militaires ?
Il est bien temps aujourd'hui de protester que l'armée empiète sur les activités civiles. Ceux qui protestent sont précisément les civils qui n'ont rien fait pendant quatorze ans. Si le gouvernement, la radio et les journaux de la IV^e^ République avaient travaillé chaque jour à défendre l'esprit public contre les tromperies systématiques et permanentes de la propagande communiste, l'armée n'aurait pas eu besoin de s'en occuper tellement, et peut-être même pas du tout.
La répartition des tâches entre civils et militaires, dans une guerre subversive, est d'ailleurs un domaine inconnu, où les frontières ne sont pas encore tracées. L'armée n'a empiété sur rien ni sur personne, puisqu'il n'y avait rien. Elle a fait ce que personne ne faisait ni ne voulait faire.
Nous ne voyons aucun inconvénient de principe à ce que dans l'avenir, l'armée soit éventuellement déchargée d'une grande partie de l'action psychologique. A la condition seulement qu'il s'agisse de *l'assumer* et non pas de *l'interrompre.*
Car enfin, les journaux, y compris les plus sérieux, qui depuis huit mois se sont précipités sur ce terrain et emparés de la question, n'y sont allés ni pour *aider* l'armée à mieux assurer la défense psychologique, ni pour la *remplacer* dans cette tâche. Ils y sont allés seulement pour empêcher, pour interdire, pour disqualifier. Le moins qu'on en puisse dire est que cette attitude est bizarre et inquiétante.
Nous ne voyons, disions-nous, aucun inconvénient de principe à ce que l'armée soit déchargée, si l'on y tient et si l'on en décide ainsi, de sa tâche psychologique de contre-propagande : mais nous y verrions, au moins pour le moment, de très graves inconvénients de fait. Toutes les répartitions de tâches sont possibles en théorie, à la condition pourtant que les tâches soient effectivement remplies.
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Or la presse française dans son ensemble n'apparaît aujourd'hui ni *disposée* ni *préparée* à nous défendre méthodiquement contre l'agression psychologique permanente du communisme. Les rares journalistes, intellectuels et écrivains qui aient une connaissance véritable des *réalités de l'action communiste* sont en règle générale les moins écoutés dans la presse et ils sont presque tous tenus plus ou moins à l'écart. Ce qui coule à pleins bords dans Les colonnes des journaux, au sujet du communisme, c'est l'incompétence, c'est l'ignorance, c'est le contresens ; et ce sont des romans forgés par des aigrefins, comme l'histoire du neveu de Staline ou comme celle du pain gratuit en U.R.S.S., -- histoires d'ailleurs souvent payées à prix d'or par une presse qui se moque du monde, et de son public. Même si la presse voulait réellement s'y mettre, il lui faudrait un véritable apprentissage, auquel ses leaders les plus bruyants ou les plus brillants se montrent fort peu enclins, s'imaginant, selon la bonne vieille règle de journalisme héritée directement de Mascarille et de Jodelet, tout savoir sans avoir rien appris.
Doués parfois d'une plume moins coruscante, mais armés presque toujours d'une culture générale incomparablement plus profonde et plus solide, et travaillant avec méthode et sérieux, les officiers de l'ex-action psychologique ont dans l'ensemble une connaissance des réalités communistes bien supérieure au niveau : moyen du journaliste parisien, de l'intellectuel de congrès et du professeur d'université. En outre, ils ne croient pas avoir tout compris et tout réglé, ils s'instruisent chaque jour davantage par la réflexion, l'étude et l'expérience. Ce n'est pas à nous de décider s'ils doivent être en uniforme ou en civil pour remplir cette indispensable fonction, ni s'ils doivent dépendre en cela plutôt de l'état-major général, du ministère de la santé publique, du comité constitutionnel ou du chef de l'État.
Ce que nous savons, c'est qu'ils ont présentement une compétence et une qualification sans équivalent, et qu'il n'existe pour le moment aucun corps civil, aucun personnel civil capable de les relever ou de les remplacer.
Ce que nous savons aussi, c'est que le Parti communiste préfèrerait perdre les dix sièges de députés, et la moitié des adhérents qui lui restent, plutôt que d'avoir affaire à eux.
18:30
Ce que nous savons enfin, c'est qu'ils ont, eux et personne d'autre, infligé au communisme soviétique, eu 1958, sa première grande défaite psychologique depuis 1944.
Et l'on veut annuler cette victoire ? Et l'on veut les empêcher de poursuivre ?
Par inconscience ?
Par intérêt ?
#### Mettre en œuvre la totalité des moyens temporels et spirituels.
Il ne s'agit pas *d'adopter* les « méthodes communistes » dans l'action psychologique, il s'agit au contraire de les *contre-carrer.* Les officiers de l'action psychologique ne prétendent certainement pas avoir d'emblée atteint la perfection définitive dans ce combat d'ailleurs mouvant. Mais ils ont le droit de récuser le jugement de ceux qui, ayant pour fonction de parler et d'écrire, n'avaient même pas vu le problème. Ils ont le droit de récuser d'avance et totalement le dérisoire jugement de ceux qui, praticiens des publicités intellectuelles, ont passé quatorze années à organiser toute sorte de propagandes, sauf une contre-propagande en face du communisme. L'immodestie de la presse atteint ici, en effet, au comble de l'effronterie.
Sans doute, la contre-propagande n'est pas *le tout* de la défense anti-communiste. Mais qui l'aurait prétendu ? On dit seulement que ce secteur existe, qu'il est important, qu'il doit être tenu, et qu'il ne l'était quasiment point en France jusqu'au moment où l'armée le prit en main. On ne nie aucunement que le communisme, dont la progression « s'explique par » une propagande sans précédent, puisse et doive être contre-attaqué aussi sur d'autres terrains que celui de la propagande. Mais ce que l'on comprend mal, par exemple, c'est que des catholiques s'autorisent de soi-disant « exigence chrétiennes », qu'ils définissent eux-mêmes arbitrairement, pour situer la lutte contre le communisme dans une perspective « spirituelle » qui est plus évanescente que surnaturelle.
19:30
On comprend mal qu'il y ait trop souvent, chez des catholiques précisément, un tel retard à mettre en œuvre, contre le communisme, LA TOTALITÉ DES MOYENS TEMPORELS ET SPIRITUELS recommandés instamment par l'Encyclique *Divini Redemptoris* ([^8]). On comprend mal que ceux qui répugnent aux nécessités de la contre-propagande soient aussi ceux qui répugnent à la « renaissance de la piété » ([^9]), à la « sainte et universelle croisade de prière et de pénitence » ([^10]), à la « puissante intercession de la Vierge immaculée » ([^11]), et qui sourient avec scepticisme et ironie quand on leur rappelle que le communisme sera « chassé par la prière et par le jeûne » ([^12]). Car ceux qui refusent les moyens temporels légitimes sont aussi, bien souvent, ceux qui ne croient plus à l'efficacité des moyens proprement spirituels. Ils ne veulent ni de ceci ni de cela. Ils n'emploient *ni les uns ni les autres* des moyens spirituels et temporels mentionnés dans *Divini Redemptoris.* Ils ne croient pas non plus à la renaissance moderne de ces institutions « *quae corporatorum hominum collegia dicebantur* » ([^13]). Peuvent-ils alors s'étonner qu'on leur fasse toucher du doigt la réalité de leur NON-RÉSISTANCE DE FAIT ?
L'agression du communisme est universelle, et universelle la résistance. Il ne s'agit pas de choisir une « résistance temporelle » ou une « résistance spirituelle », d'adopter l'une pour interdire l'autre. Par delà toutes les diversités d'accent et de fonction, correspondant aux diverses vocations et aux divers états de vie, il importe d'associer, composer, unir temporel et spirituel. L'action psychologique, secteur menacé, secteur abandonné, a été opportunément occupé et défendu. On voudrait maintenant nous le faire déserter, sous prétexte qu'il n'est pas le seul. Il n'est pas le seul, c'est entendu. Mais il a sa place nécessaire, son objet légitime, et il doit être tenu.
#### La tentation permanente d'emprunter au communisme une « technique ».
Nous n'allons certes pas nier que la tentation existe. La tentation existe à un certain niveau d'incompétence et de confusion : la tentation existe d' « adopter » certaines méthodes psychologiques du communisme.
20:30
Mais ce n'est pas la tentation d'un anti-communisme qui serait excessif, exagéré, outrancier. C'est au contraire la tentation d'un anti-communisme fluet, pâle, biaisant, inclinant à la complaisance et au compromis. C'est la tentation d'esprits qui, à leur insu, ont été influencés et marqués par diverses formes de progressisme, c'est-à-dire en dernière analyse par le communisme lui-même.
Car ce n'est pas une tentation originale et nouvelle. C'est la tentation permanente que subissent beaucoup plus, d'ailleurs, les « intellectuels » que les « militaires » de l'Occident. Il faudrait une bonne fois tâcher d'y voir clair. C'est la tentation permanente et bien connue *d'emprunter au communisme* « *ce qu'il a de bon* ». Parce que l'on croit que le communisme est tout de même l'instrument d'une évolution, et qu'il ouvre (trop maladroitement, trop violemment sans doute) la porte sur une ère nouvelle. C'est la même tentation, une et identique, qui se manifeste à des niveaux et dans des domaines différents, et qu'il faut reconnaître sous ses divers déguisements.
C'est la tentation d'emprunter au communisme *une technique.* C'est la tentation de séparer, dans le communisme, ce qui est inséparable, de mettre d'un côté l' « athéisme matérialiste », par exemple, et d'adopter d'un autre côté, par un « tri opéré dans le marxisme », ce qu'il apporte de « positif ».
On a voulu ainsi emprunter au communisme soviétique une « technique de dévolution du pouvoir économique ». Ce n'était certes pas là une tentation de l'anti-communisme ; ce n'était pas la tentation d'un anti-communisme outrancier ou frénétique... On a voulu séparer cette « technique » économique de la dialectique matérialiste dont elle est issue. Il semble que l'on ait enfin renoncé à cette erreur. Ceux qui, un temps, en ont été victimes, et ceux qui peut-être n'en sont pas tout à fait guéris, devraient n'avoir aucune arrogance, mais au contraire beaucoup de compréhension à l'égard de ceux qui maintenant seraient tentés par la *même* erreur dans un *autre* domaine, et rêveraient d'emprunter au communisme une « technique d'action psychologique » en la séparant semblablement de la dialectique matérialiste dont elle est inséparable. Cette tentation nouvelle est identique à la tentation ancienne. Elle procède exactement du même contresens.
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Aucune « technique » communiste, aucun « apport » communiste ne sont séparables de la dialectique matérialiste ni de la *pratique* de cette dialectique. Nous ne parlons pas ici, bien sûr, de techniques mathématiques ou physico-chimiques qui n'ont rien à voir avec la « science marxiste-léniniste », laquelle n'a évidemment modifié ni la table de multiplications ni les tables de logarithmes. Que deux et deux font quatre, que l'eau est composée d'hydrogène et d'oxygène, qu'une heure contient soixante minutes, cela peut s'apprendre d'un communiste, si l'on n'a pas d'autre source d'information. Nous parlons de techniques sociologiques. Et nous faisons remarquer, contrairement à ce que les journaux racontent présentement, que la tentation d'emprunter au communisme l'une de ses techniques sociologiques n'est certainement pas la tentation de ceux qui ont compris que le communisme est intrinsèquement pervers. Elle est la tentation de ceux qui prennent le communisme pour une « mystique temporelle » parmi d'autres, simplement plus récente, apportant simultanément impuretés et progrès comme le fit la « mystique temporelle » de 1789. Les militaires qui emprunteraient aujourd'hui une « technique psychologique » au communisme seraient *dans la même attitude intellectuelle* que les sociologues qui voulaient naguère lui emprunter une « technique de dévolution du pouvoir économique ». Ils seraient fourvoyés par la même erreur de perspective, -- et nullement par une erreur inverse. Il leur manquerait pareillement d'avoir « pénétré la vraie nature du communisme ».
#### Si l'on veut demeurer désarmé, il vaut mieux rester sur la touche.
C'est donc, croyons-nous, à un niveau supérieur que se situe le débat fondamental. A un niveau philosophique. Ceux qui haussent les épaules et ceux qui lèvent les bras au ciel dès que l'on prononce le mot de « philosophie », ceux qui protestent qu'ils ne sont pas philosophes ou que la philosophie ne les intéresse pas, ou qu'elle est une balançoire pédante et compliquée, doivent alors se faire une raison :
22:30
ils n'entendront jamais rien au communisme et devraient se résoudre une fois pour toutes à n'en point parler. Car le marxisme-léninisme est bien une philosophie. Et la dialectique matérialiste est une philosophie en acte. Une contre-philosophie si l'on veut. Et si nous définissons le communisme soviétique comme une *pratique* et non comme une doctrine académique, ce n'est point parce que la philosophie n'y serait nullement en cause, c'est au contraire en raison même de la philosophie dont il est issu, et du dessein philosophique qu'il met en œuvre.
Et si vous connaissez de véritables militants communistes, -- non pas ceux qui adhèrent un an ou deux au Parti, selon la saison, l'humeur et la mode, mais ceux sur qui repose en permanence la réalité de l'action communiste à tous les niveaux, -- vous vous apercevrez qu'ils ont une solide connaissance « théorique », comme ils disent, de la dialectique matérialiste qu'ils mettent en œuvre. Ils sont « instruits ». Ceux qui refusent ou négligent l'effort intellectuel pour s'instruire au moins autant, pour s'instruire d'une part des réalités communistes, d'autre part des vérités de la saine doctrine, feraient mieux de se tenir sur la touche. Car ils sont entièrement désarmés et vaincus d'avance ([^14]).
Le débat fondamental est de savoir si les économistes, les militaires, les pédagogues, les politiques peuvent *emprunter* quelque chose au communisme.
Nous répondons non. Nous répondons : rien. Pas plus une « technique d'action psychologique » qu'une « technique de dévolution du pouvoir économique ». Le communisme est une pratique, il est la pratique de la dialectique matérialiste, et *il progresse dans la mesure où il réussit à la faire pratiquer* par ses adversaires.
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Il progresse dans la mesure où -- fût-ce sous couleur d'anti-communisme -- il réussit à faire entrer ses adversaires dans sa pratique de la dialectique ([^15]).
Nous espérons que tout cela est clair. Si le lecteur y trouvait néanmoins quelque obscurité insurmontable, il nous resterait à lui dire, ou plutôt à lui redire, qu'il y va de sa faute, et pourquoi. A lui redire que tout l'essentiel de ces questions toujours actuelles est exposé, élucidé, expliqué depuis plus de vingt ans, et qu'il est important de les avoir étudiées, et qu'il est important de les garder présentes à l'esprit, et qu'il est important d'en poursuivre une médiation nourrie et contrôlée par l'expérience. Qu'en face de la pratique communiste, il existe une pensée, une stratégie et une tactique cohérentes, celles de l'Église. Que la pensée de l'Église est développée de manière complète et très pratique dans l'Encyclique *Divini Redemptoris* ([^16]).
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Que le communisme a beaucoup progressé dans le monde depuis cette Encyclique, parce que trop de catholiques n'ont eu et n'ont encore qu'une connaissance vague, voire inexistante, des moyens temporels et des moyens spirituels que l'Église nous demande de sans cesse mettre en œuvre contre le communisme. Qu'aucun péril temporel n'est plus grave et plus urgent que celui-là, et qu'il est paradoxal, et qu'il est effrayant de voir des militants catholiques s'engager dans le temporel, forcément au contact direct ou indirect de l'action communiste (elle est partout), sans avoir étudié la plume à la main l'Encyclique *Divini Redemptoris* et sans en recommencer périodiquement l'étude. Que tous nos commentaires s'inscrivent dans la perspective de cette Encyclique et en supposent évidemment la connaissance préalable. Que tout le nécessaire nous a été enseigné et que tout est parfaitement net. L'atout principal et quasiment unique du communisme est en définitive l'ignorance où demeurent ceux que le communisme a entrepris de tromper, de coloniser, d'asservir.
Des incroyants confessent volontiers avoir trouvé dans *Divini Redemptoris* de grandes et décisives lumières, auxquelles ils n'avaient pas songé. Et des catholiques engagés, des catholiques responsables, civils, militaire ou clercs, n'ont jamais lu cette Encyclique. Ou ils l'ont oubliée et ne la relisent point. Quelle misère. Quelle inconscience. Ils ont la clé à portée de la main, et ils la laissent accrochée au mur, et ils lui tournent le dos.
#### Des menaces précises et un immense retard intellectuel.
Sur le terrain de la presse parisienne, la défense contre le communisme est constamment battue en brèche et a subi une défaite sensible. Le public est systématiquement *désinformé.* Le principal adversaire psychologique de l'armée est dans la presse, et il a gagné une manche en faisant croire que « l'armée française adopte les méthodes communistes ». Il a même gagné une seconde manche en obtenant la suppression de l' « ACTION PSYCHOLOGIQUE », ou du moins de son nom.
Bien sûr, il est de bonne guerre (de bonne guerre psychologique) d'avoir supprimé une appellation que les journaux avaient réussi à disqualifier dans une partie de l'opinion.
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Mais enfin ils y ont réussi, cela devrait donner à réfléchir.
L'opération par laquelle un important service de l'armée a dû changer de titre -- tout comme une quelconque publication catholique en difficulté avec la Hiérarchie -- est une opération défensive et un combat en retraite.
A défaut de l'appellation, la réalité de l'action psychologique trouvera une place (peut-être plus grande et plus solide) dans les mesures générales réorganisant la Défense nationale. Mais il importera tout autant demain qu'hier, et peut-être davantage encore, qu'elle soit comprise et non pas méconnue par l'opinion publique. S'il est naturel qu'elle soit combattue par le Parti communiste et par ses auxiliaires habituels, il est anormal qu'elle le soit aussi par d'autres ; qu'elle le soit, pour tout dire, par la plupart des grands journaux.
\*\*\*
ON OPPOSE « armée » et « université », ou encore on les convie à un « dialogue » artificieux dans l'espoir que les militaires se feront rouler dans la farine verbale des universitaires. Ce n'est pas si sûr. En appelant l'Université à l'aide, la presse va surtout manifester que celle-là est presque aussi malade que celle-ci. Le communisme a profondément pénétré dans l'enseignement, il y est partiellement mais fortement installé. A l'école primaire, 20.000 instituteurs communistes préparent les petits Français à devenir communistes, en leur appliquant dès maintenant l'idéologie et les méthodes de l'enseignement soviétique ([^17]). Dans les Facultés, plusieurs maîtres éminents en sont encore au marxisme comme au dernier mot de la pensée, ils en sont encore à chercher toujours (sans les trouver jamais) des prolégomènes à une « réfutation », comme si le marxisme n'était pas « depuis longtemps dépassé scientifiquement et démenti par la réalité des faits ». Il y a un grand retard intellectuel dans les salles de classe et dans les amphithéâtres, comme dans les salles de rédaction et comme dans les congrès de philosophes et de sociologues.
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Apparemment, la classe intellectuelle sera la dernière à entrer dans la voie de la rénovation, et à tenir la place indispensable qui l'y attend elle aussi ([^18]). Elle restera la dernière à constituer un point d'appui pour les actions psychologiques menées contre la France, contre sa renaissance et contre le rôle décisif pour l'avenir du genre humain qu'elle assume en Afrique. Quand le parti intellectuel portera enfin un regard lucide sur lui-même, il en sera épouvanté. Il n'a même pas encore entendu ce que lui dirent Péguy et Augustin Cochin. Son retard est d'un bon demi-siècle.
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## CHRONIQUES
28:30
### Les deux formes de l'apprentissage
par Raymond LE POITEVIN
> I. -- Enseignement basé sur des traditions
>
> (Au Danemark comme aux U.S.A. en Angleterre, en Allemagne, etc.)
>
> II\. -- Remarques liminaires.
>
> III\. -- L'apprentissage traditionnel.
>
> IV\. -- L'enseignement professionnel scolarisé.
>
> V. -- Comment en sommes-nous venus là ?
>
> VI\. -- Ce qui nous attend.
>
> VII\. -- Que faire ?
>
> VIII\. -- Espoir quand même.
L'APPRENTISSAGE a pris de nos jours, en France tout au moins, deux formes différentes : l'apprentissage à l'atelier au milieu des ouvriers formés, dont l'habileté est un motif d'émulation pour la jeunesse, dans une hiérarchie qui a pour origine la capacité professionnelle ; c'est l'apprentissage traditionnel. Mais la moitié des jeunes gens aujourd'hui sont formés dans des écoles spéciales, où ils entrent et d'où ils sortent écoliers, *avec des habitudes scolaires.*
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Notre article a pour intention d'étudier les avantages et les défauts de ces deux méthodes.
La formation de la jeunesse dépend de celle qui prévaudra : car ces méthodes ont des conséquences non seulement techniques, mais encore morales.
#### I. -- L'exemple danois.
Nous commençons par des extraits d'un article sur l'apprentissage au Danemark publié par le directeur de la Commission du contrôle de l'Enseignement technique au Danemark, M. F.-V. Haugsted.
Cet article a paru dans le numéro 12 (année 1957) de la *Revue danoise* que publie le Ministère des Affaires étrangères du Danemark. Le titre même en indique l'esprit : « Enseignement basé sur des traditions ». Nous en extrayons ceci :
« Si l'artisanat danois est réputé, il le doit à la formation de ses ouvriers. Forte de ses traditions séculaires, la formation moderne des artisans danois (...) comporte l'enseignement pratique de 4 à 5 ans chez un maître, complétée par un enseignement théorique et technique (...).
Il faut signaler qu'au Danemark la formation professionnelle n'est soumise qu'à un seul régime, malgré la distinction faite entre industrie et artisanat (...). L'apprentissage (...) est le même dans les deux cas (...).
Un petit pays comme le Danemark doit prendre en considération la qualité avant la quantité (...). La loi sur l'apprentissage, élargie en 1956 (...) concerne les enfants de 14 à 18 ans, qui sortent de l'école primaire (...). N'importe qui n'a pas l'autorisation de former des apprentis. Pendant sa durée, l'apprentissage est contrôlé par des experts (...).
Parallèlement à la formation pratique que lui donne son maître, l'apprenti reçoit, dans une école, un enseignement théorique (...). Tout apprenti est tenu d'assister à 200 leçons (heures) par an (...). Les classes préparent chacune à un métier précis (...). Il est donc exclu de former des classes avec des boulangers et des mécaniciens (...).
Il faut signaler que toutes ces écoles sont les institutions privées de syndicats patronaux ou d'organisations commerciales, elles sont toutes subventionnées par l'État (...) et placées sous le contrôle du Ministère du Commerce.
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Plusieurs professions ont déjà adopté le pré-apprentissage durant lequel les apprentis, avant de commencer à travailler chez un patron, apprennent la pratique élémentaire de leur métier (...). Citons encore (...) 6 wagons, 6 ateliers ambulants dirigés tantôt ici, tantôt là, restant un certain temps dans chaque station pour que les ouvriers de l'endroit qui ont fini leur apprentissage puissent suivre des cours spéciaux... »
#### II. -- Remarques liminaires.
Arrêtons là notre citation, en nous excusant auprès de nos lecteurs de l'avoir choisie si longue, et auprès de l'auteur, d'avoir fait des coupures qui éliminent les nuances.
Telle quelle, elle suffit cependant, pour indiquer la nature de la formation professionnelle au Danemark. L'enseignement traditionnel du maître, transmettant à l'apprenti l'expérience et le talent de toute une ascendance, reste inchangé. Et ceci délibérément, puisqu'une loi sur l'apprentissage est intervenue -- nous citons -- « afin de répondre aux exigences de la vie moderne », en 1956.
Imagine-t-on une telle position en France ? Quelles réactions, quelles accusations de conservatisme, d'esprit rétrograde, d'obscurantisme, etc., etc., il faudrait subir ?
#### III. -- L'apprentissage traditionnel.
L'apprentissage traditionnel se nomme aussi « sur le tas ». C'est une de ces expressions employées avec complaisance et une nuance très marquée de condescendance par tous les organisateurs « modernes » de notre apprentissage. C'est devenu une de ces expressions-balles qui atteint en plein la considération que pourraient encore avoir des parents soucieux de choisir un bon apprentissage pour leurs enfants. Elle vous déclasse en un tour de langue. On s'indigne que, dans le langage de notre temps, cette formation à qui nous devons les chefs-d'œuvre de notre pays, où l'on trouve avec peine, actuellement, des ouvriers capables de les entretenir et les restaurer, ait pris un sens péjoratif.
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C'est la raison pour laquelle, dans cet article, nous emploierons au lieu de l'expression « sur le tas », le qualificatif de « traditionnel », bien qu'il soit, lui aussi, très dévalorisé. On ne dira jamais trop la malfaisance, dans le domaine professionnel, comme dans tous ceux du langage, de ces mots devenus malheureux ou de ceux, à la mode, qui traduisent un esprit superficiel et évitent tout effort en vous donnant barre sur ceux qui, plus enracinés, commettent l'erreur de tenir à des termes solides, chargés d'une belle tradition humaine et qui ne veulent pas se couper du sol duquel ils sont issus. Cette coupure, cette rupture avec le passé apparaît être une des marques de notre époque en ce qui concerne la formation professionnelle. L'expression « sur le tas » est symptomatique de l'état d'esprit qui anime les responsables de cette formation. Il s'exerce au détriment de l'apprentissage traditionnel que nous allons voir sous ce chapitre.
Quelle est, numériquement, l'importance de l'apprentissage traditionnel ? Les organisations patronales revendiquent le chiffre d'environ 50 % d'apprentis sous contrat, le contrat étant la forme légale imposée par le Code du Travail en ce qui concerne l'apprentissage traditionnel.
Nous pensons que cette proportion fixe bien les esprits sur l'importance relative qu'a conservé, malgré tout, ce mode de formation. Il ne faut pas se cacher, cependant, qu'il accuse une tendance sensible à la baisse qui, si un redressement (dont on ne voit pas comment il serait provoqué) n'intervient pas, ne fera que s'accentuer, étant donné les mesures budgétaires prises pour hâter et favoriser la construction scolaire.
Mais voici qu'un pays étranger, en toute simplicité, dans une revue officielle, sans le moindre complexe d'infériorité, fait connaître sa position. Peut-être pensera-t-on qu'il s'agit là d'un pays où les problèmes d'apprentissage se posent dans un contexte économique, social et politique qui est loin de susciter les mêmes problèmes que dans un grand pays, soucieux de son expansion économique ? C'est probable et nous ne voulons pas en discuter.
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Cependant, si nous avons pris le Danemark comme exemple, c'est parce que, à des considérations de détail près, ou même parfois des différences importantes dans l'organisation, *le principe de l'enseignement professionnel de ce pays est le même que dans tous les pays anglo-saxons, ainsi qu'en Allemagne,* en *Hollande, en Suisse, etc.* Il est essentiellement basé sur la TRANSMISSION DU MÉTIER PAR CEUX QUI L'EXERCENT.
On entend parfois dire, en notre pays, que le manque d'évolution de nos artisans, qui furent jusqu'à la deuxième guerre mondiale les principaux responsables de l'apprentissage, freine et parfois même fait obstacle à l'expansion économique. Comment se fait-il, alors, que ce soient précisément les pays restés les plus fidèles à cette formation traditionnelle qui ont acquis une puissance industrielle que nous envions : États-Unis, Angleterre, Allemagne, etc. ? Comment se fait-il donc que ce soient ces pays qui ont, les premiers, développé la « culture populaire » et nous ont montré la voie dans le domaine de la « Promotion Ouvrière » ?
On sait qu'en France les choses sont orientées de telle sorte que, considérant les lacunes, les faiblesses -- présumées ou réelles -- de l'apprentissage traditionnel, la formation professionnelle a de plus en plus tendance à s'effectuer dans des écoles. On peut même avancer l'opinion que, petit à petit, avec une continuité insolite dans le dessein pour un pays d'inconstance politique, l'apprentissage « scolarisé » -- nous adopterons ce qualificatif car il est pratique -- tend à évincer l'apprentissage « traditionnel ».
Avons-nous raison ? Sommes-nous à la pointe du progrès ou bien, au contraire, deviendrions-nous les promoteurs d'une erreur en matière de formation professionnelle ? Question importante s'il en est, car, autant et aussi sûrement que des évolutions ou révolutions politiques, elle marquera profondément l'avenir de notre pays qui reposera, de plus en plus, sur la qualité des hommes du peuple, réservoir des élites saines et vigoureuses.
Voyons donc comment les choses se présentent. Pour ce faire, nous examinerons les situations respectives des deux modes principaux de formation professionnelle qui existent en France : l'apprentissage traditionnel et la formation scolarisée. Nous ne le ferons pas à l'aide de chiffres, de statistiques, bien que cette méthode jouisse d'un préjugé scientifique.
33:30
Elle marque, à notre avis, la tendance d'une époque qui, comme le dit G. Thibon à propos de la technique, prend « l'exact pour le vrai », en quoi l'on trouve, à l'origine, une lamentable confusion des idées et une diminution catastrophique d'un bon sens dont on se « gargarise » si facilement chez nous. Nous avons conscience de ce que, en examinant ces problèmes sous l'angle des institutions et des hommes, nous courons le risque de n'être pas pris au sérieux. Peu nous en chaut. Pour nous, l'essentiel est que certaines choses soient dites.
\*\*\*
Il importe, préalablement, d'indiquer les limites de ces réflexions.
A la fin du siècle dernier, les travailleurs intellectuels et les cadres représentaient 2 % seulement de la population. Avec le développement industriel et le progrès des techniques, les tâches de préparation (planning) ont progressé. En 1954, la main-d'œuvre indirecte que constituent les techniciens de tous niveaux atteint 12 %. C'est donc une augmentation très importante. L'expérience de l'automation aux U.S.A. indique que cette tendance ne fera que s'accentuer.
Il n'est pas dans notre intention d'analyser ce que doit être la formation de cette main-d'œuvre indirecte. Il semblerait que, même dans les pays où l'on a conservé la tradition de l'apprentissage des ouvriers qualifiés chez un maître, l'école, en ce qui la concerne, intervienne pour la plus grande part. Il ne fait pas de doute que si les techniciens et ingénieurs français sont très appréciés à l'étranger, on le doive à la formation et la culture données par notre Enseignement Technique et nos Écoles Supérieures techniques publiques ou privées. Cela ne veut pas dire qu'il n'y ait pas place pour des réformes, même très importantes, bien loin de là.
Nous excluons de cette étude, toutes appréciations sur les Collèges Techniques Industriels, les Écoles Nationales Professionnelles, les Écoles Nationales Supérieures d'ingénieurs diverses, etc. pour lesquelles, d'ailleurs, nous ne sommes pas en mesure d'apporter des opinions sûres.
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Nous nous limiterons donc au domaine que nous connaissons bien : celui de *la formation des ouvriers qualifiés.* Sur leur compétence reposent toutes nos possibilités de « faire ». Les flots de salive de nos pédagogues et réformateurs ne peuvent rien là contre.
Nous indiquerons, en outre, que nous verrons les choses à travers le prisme de notre expérience et de notre formation dans le bâtiment dont nous sommes un ouvrier. Il n'est pas inutile de donner cette précision. Le bâtiment est une industrie à la mesure de l'homme. C'est une haute école dont l'esprit marque ceux qui l'ont pratiquée. L'exact y est nécessaire mais les hommes n'y sont pas asservis comme dans la métallurgie, par exemple. Les « gars du bâtiment » conservent une certaine distance, une certaine hauteur par rapport à la technique. Ils dominent le détail. Leurs outils sont le compas et l'équerre, outils de l'esprit : heureuse synthèse de l'incommensurable et de la rigueur. La métallurgie, elle, est soumise à la règle à calcul (le système décimal est une convention) et au pied à coulisse, d'où sont exclues toute fantaisie et même toute poésie... Mais sait-on, encore, en France, que le métier marque l'homme ?
\*\*\*
Entrons dans le vif du sujet et rappelons préalablement qu'il existe en France trois principaux moyens de formation des ouvriers qualifiée. Les parents ont le choix, en gros, entre un *apprentissage traditionnel* plus on moins artisanal, puis un apprentissage, qui est plutôt un *enseignement professionnel* « *scolarisé* », dans un centre d'apprentissage (public ou privé) et enfin un *apprentissage* en *usine,* avec atelier-école de formation, plus ou moins intégré à l'usine. Dans le dernier cas, il s'agit d'une sorte de compromis, quelquefois heureux, entre l'enseignement traditionnel et l'enseignement scolarisé. De caractère hybride, l'importance de la « scolarisation », dans ce dernier, par rapport à la forme traditionnelle, peut varier à l'infini, selon l'importance donnée dans les programmes au travail pratique dans l'usine et à l'enseignement de forme scolaire.
S'il y a trois moyens typiques pour acquérir un métier, *il n'y a,* en considérant les principes généraux qui sont à leur base, *que deux modes principaux,* suffisamment différenciés pour qu'on puisse les étudier séparément. C'est ce que nous allons faire.
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Mais, au-delà de considérations budgétaires pouvant favoriser l'enseignement professionnel scolarisé au détriment de l'Apprentissage Traditionnel, il faut tenir compte de la conjoncture économique. Les difficultés des petites entreprises et de l'artisanat en général ne favorisent pas, de la part des Maîtres, un retour à un devoir de formation des ouvriers qu'ils assumaient tout naturellement, il y a quelques décades, et dont on les a découragés peu à peu. Le crédit, trop cher, très mesuré aux petites entreprises, ne joue pas en faveur d'un développement souhaitable. D'autre part, les exigences de l'administration en matière de paperasseries faisant des petits artisans, qui sont essentiellement des manuels, de plus en plus des fonctionnaires auxiliaires payants et contraints, ne sont pas pour les encourager à consacrer du temps à des apprentis. Trop de leur temps est déjà pris par les tâches de bureau. Un de nos amis, petit patron menuisier, employant une dizaine d'ouvriers, doit y consacrer au moins deux heures par jour. Ceci, sans compter le travail de classement effectué par l'épouse et celui de la tenue des livres comptables effectué par un comptable professionnel employé à temps partiel. Ajoutons à cela les exigences et tracasseries d'une fiscalité qui ne tient pas compte de la structure de la petite entreprise. Il est évident, entre autre, que le petit artisan -- meilleur formateur d'apprenti -- employant un ouvrier et un apprenti (statut fiscal de l'artisan) pourrait plus facilement amortir l'apprentissage de deux apprentis s'il pouvait employer trois ou quatre ouvriers sans perdre le bénéfice de son statut pour tomber dans celui de producteur avec environ 10 % de charges en plus, tout comme l'industriel qui emploie 100 ou 200 ouvriers. Mentionnons encore la tendance des parents qui craignent que leur enfant passe son temps à faire des courses préférant le placer dans un centre d'apprentissage où, en se salissant moins, il continue à s'instruire. Citons enfin les exigences, d'ailleurs nécessaires, des contrôleurs de la main-d'œuvre concernant le travail des apprentis : travail aux machines, travaux insalubres, etc.... et l'on se rendra compte de tous les freins puissants qui sont mis au développement de l'apprentissage artisanal.
Voilà donc des éléments qui ont une grande influence en cette affaire. La bonne volonté des Maîtres n'a pas prise sur eux et il était loyal, à leur décharge, de le souligner.
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Est-ce à dire qu'aucun reproche ne peut leur être fait ? Loin de là. Il n'est pas douteux, en effet, et peut-être plus au cours des trente dernières années qu'actuellement, qu'il y a eu de nombreux abus patronaux dans certains secteurs en matière d'apprentissage.
Trop souvent, on s'est livré à l'exploitation d'une main-d'œuvre juvénile pour laquelle des contrats d'apprentissage pro-forma ont été établis. C'est le cas, à des degrés divers, pour certaines industries manufacturières, pour le commerce, pour l'artisanat prestataire de services et pour l'hôtellerie. Cela l'est beaucoup plus rarement pour l'artisanat transformateur de matières premières ou poseur de matériaux pré-fabriqués ou naturels.
C'est là un signe malheureux des temps, quand la décadence des mœurs professionnelles est encouragée par l'appât du gain et une féroce concurrence n'ayant pas le frein d'un ordre professionnel vigoureux, bien établi et respecté.
D'autre part, l'individualisme français (c'est le défaut de la qualité qu'est l'esprit d'indépendance) a un de ses bastions dans l'artisanat et la petite entreprise. Ce n'est pas ce qui favorise les adaptations et évolutions nécessaires en un temps où l'économie et les techniques se transforment rapidement. Il est vrai que la petite entreprise artisanale française, dans son souci de préserver des valeurs de qualité et de caractère, ne s'adapte que de mauvais gré et lentement à nos temps modernes. Est-ce un bien, est-ce un mal ? On peut en discuter ([^19]). Mais il est un fait, c'est que cette disposition d'esprit joue à l'encontre de l'apprentissage traditionnel qui subit une concurrence certaine de la part de l'enseignement professionnel scolarisé.
On peut donc parler, malgré des dévouements encore très nombreux, d'une démission des « Maîtres » en matière d'apprentissage. Ils l'admettent difficilement d'ailleurs et ils inclinent avec facilité à rejeter les responsabilités sur l'État. Celui-ci ne manque pas de leur retourner l'argument et il n'est pas possible d'agiter ces questions sans entendre des flots de reproches.
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Pour les mêmes raisons, les organisations professionnelle patronales ne se maintiennent que grâce au dévouement de quelques trop rares personnalités. Elles végètent, s'épuisent à rendre solidaires des membres qui ne s'unissent que sous la pression des organisations ouvrières pour discuter et fixer les salaires. Ce n'est pas ce qui peut promouvoir, avec assez de vigueur, l'organisation d'un contrôle efficace de l'apprentissage par les organisations professionnelles même. Malgré des efforts réels, surtout depuis la dernière guerre, le plus souvent, ce contrôle est insuffisant quand il n'est pas pratiquement inexistant. On comprend, alors, que les pouvoirs publics y pourvoient à leur manière, c'est-à-dire d'une façon tatillonne et ne portant pas sur l'essentiel.
En effet, le poids de ce contrôle porte surtout sur les questions de respect des conventions collectives, des salaires et des conditions de travail. Quant à la qualité de l'apprentissage, les choses sont laissées à l'initiative de contrôleurs polyvalents qui ne peuvent pas avoir la connaissance profonde de la vie de chaque profession.
Ajoutons, pour clore ce chapitre, en rapport avec la conjoncture économique, que les pouvoirs publics, en raison du peu de considération en laquelle est tenu l'artisanat -- quand le droit à son existence même n'est pas contesté -- ne font aucun effort, ou presque, pour encourager l'apprentissage artisanal. Tout se passe comme si l'on voulait tirer à soi la formation professionnelle pour la confier aux écoles d'État.
Venons-en, maintenant, aux aspects pédagogiques de cet apprentissage traditionnel. Nous les connaissons bien, car c'est par lui que nous avons été formés en notre métier de menuisier. De plus, par goût, nous avons été à même de réfléchir souvent à ces questions et par nos fonctions, de comparer, à la sortie de l'apprentissage, les mérites ou défauts des différents modes de formation professionnelle.
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Il y a, d'abord, *les aspects négatifs.* Aucuns d'eux ne sont imputables aux maîtres. En premier lieu, citons les effets de la sélection « rationnelle » des intelligences qui s'effectue de plus en plus par le développement de tout le système scolaire et cela à tous les niveaux. A partir du moment où l'on met en route l'orientation scolaire et l'orientation professionnelle, il est normal que les intelligences les plus aptes aux études accèdent aux études les plus difficiles. Des tests sont donc expérimentés et leur élaboration donne lieu à des classements logiques mais arbitraires, selon nous, en ce qui concerne surtout la hiérarchie des métiers.
On estime, par exemple, que pour exercer certains métiers de la métallurgie, de la mécanique et de l'électricité entre autres, on doit prendre les meilleurs de ceux qui restent après que les écoles secondaires ont été remplies. Des différents secteurs économiques, le bâtiment vient en général le dernier dans l'appréciation des testateurs. Au sein du bâtiment lui-même, les électriciens, par exemple, viennent en tête. Puis, nous le répétons, en descendant l'échelle des valeurs arbitrairement fixées, on arrive en fin de tout aux plâtriers et aux couvreurs. Ces choses ne sont pas évidemment divulguées au grand public, mais n'importe qui dans le bâtiment peut les vérifier. Certes les aptitudes physiques personnelles des futurs apprentis sont prises en considération. Mais cela est insuffisant pour rétablir les choses.
On peut imaginer ce que cela donne sur plusieurs décades et ce qui nous attend avec une orientation professionnelle dont il ne fait de doute qu'elle ira en « s'améliorant ». L'industrie du bâtiment voit son recrutement mis sérieusement en péril et certains métiers en meurent. De plus, ils baissent dans la considération des parents -- il n'y a pas que des questions de salaires qui jouent, les plâtriers sont les mieux payés du bâtiment -- et on les voit dépérir. C'est ainsi que, faute d'un manque de niveau en leur sein, certains métiers sont incapables de se renouveler, de s'adapter. Il y a dessèchement, dépérissement de « l'esprit du métier », Car un métier a sa vie propre, mais sait-on encore ces choses ? Il est possible qu'objectivement et dans le moment de son choix, l'action de la sélection professionnelle ne soit pas critiquable et se justifie. Il demeure cependant, que, sur une longue période, comme toute intervention de l'homme dans l'ordre naturel, ses effets se révèlent néfastes.
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C'est le cas, plus particulièrement, pour l'apprentissage traditionnel, dont le recrutement, il y a encore quelques vingt ans, s'effectuait par libre choix des intéressés. Ce qui était anarchique, ne l'était qu'apparemment. C'est l'organisation moderne -- étonnant paradoxe -- qui l'est devenue réellement.
Parmi les aspects négatifs, citons encore les réussites de plus en plus difficiles de cet apprentissage traditionnel au Certificat d'Aptitude Professionnelle passé en fin d'apprentissage. Les raisons invoquées ci-dessus les expliquent facilement. D'année en année, dans certains métiers, le niveau baisse de plus en plus et les examinateurs sont parfois bien perplexes pour déterminer la limite en dessous de laquelle ils ne doivent pas descendre. Mais, à notre avis, la raison principale doit en être trouvée dans la nature de l'épreuve elle-même. L'obligation de grouper des candidats pour subir l'épreuve entraîne des difficultés d'organisation matérielle, insurmontables pour certains métiers. On imagine facilement que pour tester le savoir pratique d'un ajusteur, par exemple, les choses sont infiniment plus réalisables près de la réalité du métier que pour un couvreur dont le test pratique devrait se placer sur les toits. Pour ce métier là, comme pour beaucoup d'autres, on est obligé de se contenter d'organiser des épreuves, bien loin, très loin de la réalité du métier en cause. Cela joue énormément au détriment des candidats de l'apprentissage traditionnel non « entraînés » à des épreuves genre C.A.P. mais en faveur, par contre, des candidats de l'enseignement professionnel scolarisé. Les chambres de Métiers ont bien organisé l'E.F.A. (Examen de fin d'apprentissage) mais il ne jouit pas, dans l'opinion publique, du crédit du C.A.P. auquel s'attache le prestige d'un examen officiel. Pourquoi passer l'E.F.A. si le C.A.P. fait autorité ?
De plus, l'obligation de prouver ses connaissances théoriques et son instruction générale, épreuves plus faciles à organiser, handicape encore l'apprenti « traditionnel » par rapport à son camarade « scolarisé » qui jouit, dans ce domaine, d'un entraînement scolaire que l'autre n'a pas. On nous dira que les professionnels eux-mêmes sont appelés à donner leurs avis sur la nature des épreuves et sur les épreuves elles-mêmes. Certainement.
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Mais que peuvent-ils, contre les contingences matérielles dont nous venons de parler et contre les nécessités administratives incluses dans le principe du C.A.P. ? Rien, ou presque rien. C'est la raison pour laquelle nous pensons que, pour un grand nombre de métiers, les épreuves de C.A.P., malgré les améliorations constantes dont elles sont l'objet, n'apportent que des renseignements très relatifs sur la valeur réelle des candidats. Néanmoins, il est vrai que les échecs ont un effet de propagande néfaste dans l'esprit du public et qu'ils discréditent injustement l'apprentissage traditionnel.
Voici, en dernier lieu, un aspect négatif qui nous apparaît beaucoup moins discutable et très réel. Il semblerait en effet, que l'apprentissage traditionnel ait comme conséquence un manque d'ouverture de l'esprit aux choses qui ne sont pas strictement les techniques du métier. Ce manque de curiosité, même à l'égard des autres métiers, ce manque d'esprit inventif fait que l'ouvrier se borne à une technique ayant fait ses preuves, sans se préoccuper de savoir si les progrès ne la remettent pas en question. Cela pose tout le problème de la culture des ouvriers dont on voit bien qu'elle doit s'appuyer sur le métier mais dont on ne sait pas encore la forme qu'elle doit prendre en dehors de celle, livresque, à laquelle ils sont profondément réfractaires. Nous avons constaté que parmi les ouvriers qui sont les plus « enracinés » dans leur métier, qui l'aiment le plus et y sont les plus capables de produire, il y en a une très forte proportion qui ont la plus grande aversion pour la lecture non professionnelle et pour les mots. Peut-être par réaction inconsciente, en raison de leur manque de réussite ou de succès en ce domaine et par besoin de compensation, se donnent-ils plus à leur métier sur les techniques duquel ils peuvent mieux se concentrer, n'étant pas tentés par une dispersion de leurs facultés intellectuelles ? Nous ne saurions répondre avec certitude, mais il y a là un sérieux problème qui doit être pris en considération. Si cette forme d'aveuglement, qui ne dégénère cependant pas en sclérose de l'esprit, peut être imputée à charge de l'apprentissage traditionnel, par contre ce dernier peut revendiquer l'avantage incontestable de former des ouvriers qualifiés capables de produire plus que tous autres. N'est-ce pas, après tout, le but primordial à atteindre en matière de formation professionnelle ?
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Ce dernier paragraphe introduit, tout naturellement, *les aspects positifs de l'apprentissage traditionnel.* On aura déjà compris que, si cette formation est lente, elle est cependant adaptée aux besoins des employeurs et aux exigences des métiers. C'est une de ses qualités essentielles qu'aucune autre formation ne peut atteindre au même degré.
De plus, l'apprentissage traditionnel, qualifié parfois d'empirique -- encore un de ces mots malheureux -- réalise, d'ailleurs sans en avoir conscience, une « *pédagogie psychologique* » en obligeant l'apprenti à *vivre dans l'ambiance du métier et de la communauté de travail incomparable qu'est l'atelier ou le chantier.* N'oublions pas que l'apprenti est, à l'adolescence, en ces années qui marquent un homme pour toujours, un jeune individu particulièrement réceptif à ces éléments subtils de l'exercice d'un métier qu'aucun discours, aucune école ne peuvent transmettre. Le maître d'apprentissage et son atelier sont un relais important, essentiel, pour l'éducation manuelle et humaine d'un jeune homme qui, dans la recherche et l'affirmation de sa personnalité, a tendance à échapper à l'influence du milieu familial. Ce n'est pas parce que l'apport de ces éléments de l'exercice du métier appris dans l'atelier est scientifiquement difficile à prouver qu'on doive le nier. C'est, cependant, trop souvent le cas.
Sur le plan physique il se passe d'ailleurs la même chose que sur le plan psychologique. La question de la connaissance des techniques mise à part, qu'est-ce, après tout, que l'apprentissage d'un métier, sinon l'entraînement à un effort physique, un effort musculaire ? Qui ne voit qu'il n'y ait là une discipline ressemblant à celle du sportif ? Avec, cependant, le stimulant et l'attrait de la performance beaucoup moins forts. Il faut que l'apprenti fasse l'apprentissage de la fatigue jusqu'au point ou cette fatigue elle-même lui apparaît bienfaisante et où il finit par l'aimer comme le signe de ce qu'il a bien accompli son devoir d'ouvrier.
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L'apprenti se mesure, là, avec la résistance du matériau et son instinct de jeune homme lui indique qu'il ne sera vraiment un homme que le jour où il produira aussi vite et aussi bien que les hommes travaillant à ses côtés. Il y a, là, une sorte d'imprégnation de l'être, pris comme un tout, qui constitue la supériorité indiscutable de l'apprentissage traditionnel dans le domaine de l'apprentissage de la peine et de l'effort. Il n'est pas inutile de rappeler cette évidence et cette nécessité de l'apprentissage de l'effort physique dans l'exécution des tâches manuelles, mais l'on peut s'étonner d'être obligé de le faire. On semble, parfois, en effet, dans les autres modes de formation, oublier un peu trop la nécessité absolue de cet apprentissage de la fatigue. Pour endiguer le débordement de vie et de forces des jeunes hommes qui leur sont confiés, on leur recommande l'entraînement sportif. Qui ne voit que cette forme d'effort, parfois d'ailleurs très utile, a vite tendance à prendre la première place, si ce n'est pas en fait tout au moins en esprit, dans les préoccupations du jeune homme ? Nous sommes évidemment loin, par ces réflexions, des rêveries de certains pédagogues ou réformateurs qui instruisent et forment les apprentis comme s'ils avaient l'espoir que le travail soit un jour organisé de telle sorte, que l'on puisse l'effectuer sans effort physique « comme dans un fauteuil ». Nous vouons personnellement une reconnaissance fidèle à notre Maître d'apprentissage qui, bien qu'il possédât des machines, nous obligea, dès les premiers jours, à travailler à la main. Il savait ce qu'il faisait et nous l'avons bien compris plus tard.
Comme un prolongement de la discipline de l'effort physique, il ne faut pas manquer de mentionner, à l'avantage de l'apprentissage traditionnel, qu'il constitue une des meilleures pédagogies, en ce sens, qu'il fait appel à la mécanisation et à l'acquisition d'automatismes. C'est le bienfait quoique l'apprenti n'en aie pas conscience -- des travaux monotones et longs qui, comme dans le sport, déforment, s'ils sont pratiqués sans mesure, mais sont des éducateurs incomparables à doses raisonnables. C'est la raison pour laquelle certaines corporations du Compagnonnage du Devoir conseillent, à ceux de leurs jeunes qui en ont besoin, de travailler au rendement pour des périodes limitées.
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Voyons, également, *les relations de Maîtres à apprentis.* Le maître est un ami, un conseiller pour l'apprenti, même s'il est de caractère difficile ([^20]). La position du maître est psychologiquement différente de celle du professeur qui donne des notes et place l'élève dans une position d'infériorité. Le maître aide l'apprenti à faire bien. Il l'aide comme un égal, comme un exemple et pas tellement comme un supérieur. C'est la raison pour laquelle, dans la pratique des techniques de leur métier, les apprentis « traditionnels », quand ils sont ouvriers, font preuve de plus d'initiative que les « scolarisés ». Ils ont, comme on dit dans le bâtiment, de « l'orient ». C'est-à-dire qu'ils savent rapidement reconnaître dans un travail complexe de leur métier, par quel bout il convient de le prendre. Cela aussi est une forme d'intelligence ouvrière. On peut malheureusement regretter que, depuis quelques temps, dans l'ensemble de notre jeune main-d'œuvre, « l'orient » diminue considérablement. Nous estimons qu'on ne peut pas en rendre l'apprentissage traditionnel responsable.
Rappelons, enfin, que *le contact permanent qu'a l'apprenti avec la clientèle,* dans la plupart des métiers où se pratique un apprentissage traditionnel, *est un facteur éducatif de premier ordre sur le plan social.* Il apprend à connaître les différences et les niveaux dans la condition des gens.
Il n'est pas possible, dans le cadre d'un article de ce genre, de poursuivre l'énumération de tous les avantages de l'apprentissage traditionnel. Nous nous sommes borné à rappeler succinctement les points qui nous semblent les plus importants et, la plupart du temps, méconnus des contempteurs de cette formation. Leur prétendue rigueur scientifique devrait bien les inciter à examiner de près ce *qu'elle donne dans les faits.* Les autres pays, qui, autour de nous, l'ont conservée dans sa forme essentielle et en l'améliorant, le savent bien, eux, et ils ne peuvent cependant pas être accusés d'être socialement « rétrogrades », politiquement peu évolués et techniquement en retard. Alors ?
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Nous constatons que, si l'apprentissage traditionnel a besoin d'être amélioré et surveillé, il est humainement valable et économiquement rentable, De plus, il a l'immense avantage de ne rien coûter à l'État ou seulement un budget de contrôle et de complément d'enseignement découlant de l'application de la loi Astier.
Prenons garde que, durement secoués par les vents des idées d'efficacité, nous ne sombrions dans l'inefficience en regrettant le tronc solide d'un apprentissage ancestral, jeté inconsidérément à bas, au grand dam des hautes qualités professionnelles de notre main-d'œuvre.
#### IV. -- L'enseignement professionnel scolarisé.
Nous comprenons, sous ce chapitre, toute la formation professionnelle des centres publics ou privés qui instruisent des jeunes gens en vue de la pratique de métiers de base. En sont donc exclues, nous le répétons, les différentes écoles, qui, à des titres et niveaux divers, assument une formation professionnelle en vue de préparer leurs élèves à des postes de la hiérarchie professionnelle moyenne et supérieure : techniciens, ingénieurs, etc.
Si nos renseignements sont exacts, 50 % environ des apprentis sont formés de cette manière. Cette proportion tend d'ailleurs à augmenter et l'on sait que les pouvoirs publics sont fort embarrassés par le grand nombre d'enfants -- on parle de centaines de milliers dans les années à venir -- qui, à la fin de la scolarité, demandent à entrer dans ces centres et ne peuvent y être admis faute de locaux.
Bien que la création de quelques centres d'apprentissage remonte à fort loin, leur développement massif s'est effectué à la libération. Près d'un millier de centres de jeunesse, fondés pendant l'occupation, ont été pris en charge par l'Enseignement Technique. C'était un lourd héritage et l'on peut comprendre et excuser les errements du début.
Il demeure que *cette prise en charge est un des aspects significatifs d'un tournant qui a été pris à cette époque, en matière d'apprentissage.* Celui-ci entrait enfin -- on voit la critique pour la situation antérieure -- dans une phase d'organisation « rationnelle ». Cela devait signifier, hélas, des transformations importantes tant sur le plan de l'enseignement que sur le plan de l'économie.
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On ne devait pas tarder à se rendre compte que, du fait de leur formation, des habitudes prises dans l'exercice de leurs tâches administratives qui les obligent à des analyses parcellaires et d'une logique plus apparente que réelle, *les responsables de cet enseignement n'avaient pas la faculté de se représenter le monument de causes et effets qu'est l'apprentissage d'un métier.* Le principe même de cette organisation rationnelle entraînait la nécessité de définir les métiers et les spécialités. Des définitions -- dont on devenait prisonnier -- faisant suite à l'évolution des techniques, furent élaborées mais ne pouvaient être qu'approximatives et de caractère général, ne collant pas à la complexe réalité des métiers. Ceux-ci, autant du fait de l'évolution des techniques que des définitions administratives, tendirent à éclater en spécialités de plus en plus nombreuses, ce qui fit perdre jusqu'à la notion du métier complet, c'est-à-dire, du métier ayant des bases éducatives « polyvalentes » pour employer le jargon administratif. C'est ainsi que la base de la pyramide qu'est la connaissance d'un métier, tendit à se rétrécir de plus en plus au détriment des jeunes gens qui, placés dans les petites et moyennes entreprises, avaient de grandes difficultés à faire face à des travaux très divers qui n'avaient pas été compris dans la pyramide à base trop étroite de leur savoir. On commence à se rendre compte, en haut lieu, de l'erreur commise, mais bien des récriminations et incompréhensions eussent été évitées si l'on eût procédé avec plus de sagesse.
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D'autre part, on eut fâcheusement *tendance à assimiler les problèmes d'apprentissage, dans les différentes branches d'industrie ou de l'artisanat, à ceux de la métallurgie.* C'est ainsi que les méthodes d'organisation et d'enseignement qui peuvent être valables pour celle-ci ne conviennent pas du tout à celle de l'industrie du bâtiment où les impondérables sont infiniment plus nombreux. On voit, là, les résultats d'un esprit simplificateur et centralisateur -- singulier amalgame de la tournure d'esprit mécanicienne et normalisatrice, et de celle, centralisatrice, du fonctionnaire -- qui règne nécessairement dans une vaste administration de ce genre, où le particulier est obligé de s'intégrer dans le général. Du fait ne la création pour la formation professionnelle d'un système scolaire national, il ne pouvait pas être matériellement tenu compte de la diversité des situations, coutumes, etc.... de chaque métier.
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Ajoutons que cette centralisation engendrait une véritable tyrannie des programmes qui, uniformément, prévoyaient un certain nombre d'heures à consacrer à la pratique, à l'enseignement théorique ou à l'enseignement général. Il aurait dû cependant être évident que, selon la nature des métiers, la part de la pratique, par exemple, devait augmenter ou diminuer par rapport aux autres parties du programme. Non, le cadre était là, la réalité n'avait qu'à s'y plier et y entrer.
C'est là un phénomène bien connu et il est inutile d'insister pour en démontrer l'absurdité. Une fois le système créé, quelle que soit la bonne volonté, l'intelligence et le dévouement des hommes qui doivent le faire marcher -- et ils sont très réels, souvent même plus que dans d'autres branches d'enseignement -- il broie et nivelle tout.
Mais quel est donc au juste le but de ces centres ? La loi du 21 février 1949 qui établit leur statut précise qu'ils ont pour mission -- nous citons -- « de former des jeunes ouvriers capables, pour le plus grand nombre, de s'élever dans leur métier à la qualification ». Sans s'attarder aux termes « pour le plus grand nombre », il y a donc là une certaine restriction qui sous entend que la qualification devra être acquise ailleurs, c'est-à-dire après la sortie du centre. Ceci est d'ailleurs confirmé par la suite car nous lisons « l'éducation professionnelle, formation à la fois technique et humaine, y domine l'apprentissage « méthodique et complet du métier ». Autant dire qu'il ne s'agit que d'un pré-apprentissage et qu'un apprentissage doit être assuré par la suite par les employeurs des jeunes gens. C'est d'ailleurs ce qui arrive en fait dans beaucoup de métiers. Il y a là un malentendu de première grandeur, car les employeurs qui emploient cette main-d'œuvre sont obligés par les lois sur le travail de la rémunérer comme une main-d'œuvre qualifiée, sans avoir la ressource de conclure des contrats d'apprentissage complémentaires de durée limitée auxquels les parents se refusent. On peut imaginer ce que cette situation peut susciter de difficultés pour les jeunes gens entrant dans les ateliers et de récriminations de la part de leurs employeurs qui, eux, attendent, souvent trop égoïstement et sans avoir fait d'autre effort que celui de prélever la taxe d'apprentissage sur le fonctionnement de leur affaire -- qu'on leur donne des jeunes ouvriers capables de produire normalement.
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Mais continuons à examiner *les problèmes d'organisation.* Imagine-t-on ceux que pose l'équipement de ces centres qui, à l'échelle nationale, atteint des proportions vraiment colossales ? A la vérité, tant en ce qui concerne les locaux que le matériel, quand on connaît les lenteurs de l'administration et les aléas du budget national, ils sont angoissants. On ne cache pas, d'ailleurs, que cet équipement est, par force, « en retard de plusieurs longueurs sur l'équipement industriel ». Quel aveu et combien gros de conséquences ! Et notre pays qui aurait besoin de tous ses moyens matériels pour faire face à une expansion nécessaire de son économie, possède un parc formidable de machines et un stock d'outillages les plus divers immobilisés dans des centres où aucun travail productif ne peut être entrepris. Cela d'autant plus que, contrairement à certains autres pays européens, comme en Espagne, par exemple -- avec des centres infiniment moins nombreux, c'est vrai -- les syndicats patronaux et ouvriers ne veulent pas que ces centres professionnels entreprennent des travaux réels ce qui serait jugé comme étant une concurrence déloyale. Ceci, sans parler de l'immense consommation de matières premières dans un but non productif puisque, dans la plupart des cas, les élèves du bâtiment, par exemple, n'ont même pas la possibilité, ou très rarement, de participer à la construction, assez large actuellement, de nouveaux centres. C'est là une situation proprement aberrante, si l'on songe que les matériels et équipements des entreprises pourraient très bien, sans qu'il en coûtât à la nation, servir à la fois à produire et à former la main-d'œuvre nécessaire à leur production.
Sur le plan du fonctionnement du système, on réalisera sans difficulté qu'un ensemble aussi vaste, aussi complexe, manque de souplesse. On n'implante pas des centres comme on pique des plans de choux ! Il faut, de toute nécessité, procéder à des déplacements de jeunes gens pour leur donner un enseignement de groupe. Malgré tous les efforts des organisateurs, il est clair que les moyens de formation sont loin de correspondre aux besoins locaux.
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Il arrive souvent que des métiers sont enseignés pour lesquels aucun débouché n'existe aux lieux de résidence des parents des jeunes apprentis, ou bien qu'il soit impossible d'apprendre dans un centre un métier aux effectifs peu nombreux mais qui pourrait être exercé sur place.
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Cet aspect du problème introduit, tout naturellement, celui de la *prévision des besoins en main-d'œuvre.* Il n'est pas indifférent, en effet, à l'échelle du système, et pour orienter son enseignement dans le sens des besoins nationaux, de connaître ce facteur important de l'économie. Or, là, nous entrons dans un domaine extrêmement difficile. L'économie est encore loin d'être une science exacte et l'on peut entendre des opinions les plus contradictoires, comme les plus péremptoires. En matière de conjoncture économique, les experts se trompent régulièrement. En 1929, aux États-Unis, ceux-ci étaient pour une fois unanimes à augurer la prospérité. Et c'était à la veille de la grande dépression ! En fait, étant donné l'évolution rapide des métiers et des spécialités, il est pratiquement impossible de connaître les métiers qu'il convient d'enseigner. Et l'on reconnaît que « des métiers sont actuellement enseignés pour des emplois très problématiques ». Mais alors, où allons-nous ? Qui ne voit, là, que le système mène à une impasse ? Que n'a-t-on vu plus tôt qu'un apprentissage artisanal ou industriel réorganisé et bien surveillé aurait donné, presque automatiquement, et en tout cas en évitant de grossières erreurs de conjoncture, des ouvriers qui pouvaient exercer le métier appris.
En effet, l'apprentissage se serait fait selon l'évolution de l'économie, les entreprises « collant » beaucoup mieux, du fait même de leur existence, à cette réalité que toutes les prévisions des apprentis sorciers que sont les « experts ». Que ne voit-on, également, qu'au lieu de s'épuiser à suivre l'évolution des différentes spécialités de métiers (qui naissent, se développent et disparaissent à un rythme inconnu dans le passé) il conviendrait de donner à chaque apprenti un « métier complet » (base polyvalente) qui lui permettrait ensuite, de s'adapter plus facilement ?
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Aux États-Unis, nous avons vu que, pour certains travaux de l'industrie des matières plastiques, on faisait appel indifféremment à des menuisiers et des serruriers qui, après une rapide mise au courant, faisaient des « spécialistes » très appréciés. Comme nous demandions pour quelles raisons on recherchait surtout les professionnels de ces deux métiers, il nous fut répondu que l'expérience avait indiqué que les ouvriers de ces métiers étaient les plus adaptables du fait que leur apprentissage entraîne aux gestes professionnels les plus divers : mesurer, couper, raboter, scier, assembler, poser, etc. Il ne s'agirait donc pas de faire des « touche à tout », comme on le dit parfois avec une nuance de mépris en ce qui concerne les apprentis artisanaux, mais de former des hommes de métier dont la pyramide de connaissances aurait une base aussi large que celle qu'avaient nos anciens. Cela, en définitive, coûterait infiniment moins cher que d'enseigner une spécialité à la base trop étroite, entraînant, dans toute une vie professionnelle, des apprentissages successifs et onéreux sans parler des chocs psychologiques que provoquent, chez les ouvriers, de telles nécessités.
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C'est sur le plan du fonctionnement que se pose également *le problème des professeurs.* On sait la crise qui sévit dans ce domaine et dans tous les ordres d'enseignement, et quelles en sont les raisons. On sait, également, que l'enseignement professionnel est assuré par deux catégories de professeurs : une catégorie assume l'enseignement général (elle est prélevée sur les autres ordres d'enseignement ou formée dans ce but), l'autre, l'enseignement pratique. Cette dernière catégorie vient, dans sa presque totalité, des secteurs divers de l'Industrie ou de l'Artisanat. Nous ne parlerons pas des problèmes d'adaptation des professeurs d'enseignement général, ni des complexes qui résultèrent, tout au moins au début, du fait qu'ils avaient l'impression de... déchoir en étant mutés dans l'enseignement professionnel. Nous attirons simplement l'attention sur le fait qu'une grande partie d'entre eux, si ce système d'apprentissage « scolarisé » n'avait pas été créé, pourraient très utilement servir dans les autres ordres d'enseignement où ils font cruellement défaut.
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En ce qui concerne le corps des professeurs de travaux pratiques, parmi lesquels on trouve, à des niveaux divers de l'enseignement, des techniciens et des ingénieurs, il est surtout constitué par un recrutement massif dans les secteurs industriels et artisanaux. Ce sont, le plus souvent des ouvriers d'élite, des chefs d'équipes, des contremaîtres (sinon de fait du moins en puissance) à l'esprit ouvert, ayant le goût de l'enseignement et le désir de la sécurité que confère l'état de fonctionnaire. Ils sont, dans leur ensemble, ce que sont les ouvriers qualifiés par rapport à la hiérarchie professionnelle, c'est-à-dire des exécutants. C'est sur eux que repose la lourde charge de la transmission des techniques de métiers. Nous ne pouvons que louer leur compétence et leur bonne volonté qui est quasi générale, bien qu'il faille regretter que le cadre administratif dans lequel ils sont obligés de s'intégrer, réussisse souvent trop rapidement, à leur « casser les pattes » et à tempérer les énergies et enthousiasmes du début de carrière. C'est qu'en effet, il se passe pour eux ce qui se passe dans certaines usines, où le contremaître, à l'esprit étroit, empêche de monter un ouvrier d'élite qui fait bien son affaire et qu'il perdrait s'il était muté à un autre service. Pour ce faire, on argue de leur manque de diplômes, de culture générale, etc. Ils sont maintenus, dans leur grande majorité, dans les postes subalternes, alors que les postes de la hiérarchie ont tendance à n'être occupés que par des professeurs d'enseignement général ou quelques ingénieurs n'ayant généralement pas suffisamment vécu la vie des ateliers pour connaître vraiment la psychologie ouvrière. On imagine, facilement, que cet état de choses n'est pas fait pour « déscolariser » l'ambiance de toute cette forme d'enseignement. Mais ce qui nous semble le plus regrettable, c'est que ces hommes, formés le plus souvent par l'artisanat et l'industrie, soient soustraits aux services de ceux-ci. Il y a ainsi, en France, dans tous les secteurs de la vie publique, un véritable « écrémage » de toutes les valeurs professionnelles et, à l'échelle nationale, on ne peut guère s'étonner que cette constante hémorragie d'ouvriers d'élite, finisse par diminuer le niveau général de la main-d'œuvre et les possibilités de production.
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Voilà donc, parmi les problèmes d'organisation et de fonctionnement, ceux qui nous semblent les moins souvent étudiés, malgré leur extrême importance. Voyons, maintenant, *les aspects pédagogiques* en relation avec cet enseignement professionnel scolarisé. Nous nous contenterons d'en évoquer certains ; ceux qui, parmi d'autres, nous apparaissent typiques *et* qui peuvent orienter les lecteurs intéressés vers une étude plus approfondie, impossible à faire ici.
On sait le rôle que joue, auprès des professeurs, *l'institution de l'examen.* Il entraîne inévitablement au bachotage. L'enseignement professionnel scolarisé n'y échappe pas avec l'institution du C.A.P., subi en fin de scolarité professionnelle. Ceci malgré toutes les précautions prises pour rattraper des candidats éliminés théoriquement mais qui ont bien travaillé en cours d'année. Encore faut-il qu'il ne leur manque que très peu de points pour être reçus. On a fâcheusement tendance, en France, dans le désir de stimuler et sanctionner l'enseignement, à donner à l'examen une importance administrative -- qu'il conserve malheureusement en fait dans la vie par les préjugés publics qui finissent par s'y attacher -- hors de proportion de sa valeur de test. Le vrai test est celui de la vie. Dans l'enseignement professionnel encore plus que dans les autres enseignements. Pour lui, c'est le travail réel. Or, on imagine bien que, tout naturellement, le rendement au C.A.P. constitue, pour le professeur, le grand moyen de juger de la valeur de son enseignement. Il s'agit donc, pour lui, s'il est un peu malin, de voir les tendances qui se dégagent des épreuves de C.A.P. données au cours d'une période assez longue pour donner des renseignements valables et d'en tenir compte pour y préparer les élèves. Cela, évidemment, au détriment de travaux pratiques réels, demandés dans l'exercice du métier, mais que des difficultés administratives de mise en œuvre à un examen éliminent du programme des épreuves. Nous avons vu, d'ailleurs, cette question avec l'apprentissage traditionnel. On peut comprendre, également, que l'impossibilité matérielle d'enseigner certains de ces travaux réels, oblige à concevoir les épreuves du C.A.P. de telle sorte qu'elles correspondent à l'enseignement restrictif donné dans la partie pratique.
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Par le poids même du travail actif effectué dans la préparation des épreuves et de l'organisation des examens par l'administration scolaire -- ne serait-ce que du fait de l'absence des professionnels qui ne peuvent pas toujours se rendre libres -- et de son autorité, on finit par avoir, malgré une bonne organisation matérielle, des examens de C.A.P. qui sont plus des éléments de statistiques scolaires que de vrais tests de la valeur de l'apprentissage effectué. Nous estimons donc, que dans ces conditions, le C.A.P. d'un grand nombre de métiers, du fait que les professeurs soient obligés d'avoir les yeux fixés sur lui, est plus un handicap qu'un stimulant. Ceci, vu dans le sens d'une bonne préparation pratique aux tâches qui attendent l'ouvrier qualifié dans les ateliers. De plus, s'il correspond plus *ou* moins à l'enseignement professionnel scolarisé donné dans les centres, il est très éloigné de celui donné par l'apprentissage traditionnel qui subit les mêmes épreuves.
Quand on s'entretient avec des professeurs, on est frappé de leur espèce de certitude autoritaire quand à l'excellence des méthodes qu'ils emploient et quant à la chose enseignée. C'est la rançon de leur amour du métier -- il faut bien qu'ils croient à ce qu'ils font, heureux encore quand ils y croient -- mais qui ne favorise guère *la remise en question nécessaire* dans un domaine aussi peu sûr que celui-là. Nous nous sommes parfois demandés, si ce mal ne sévissait pas -- mais certes à un moindre degré -- aussi, dans l'enseignement professionnel scolarisé. Nous croyons d'une manière générale, que *les professeurs sont rares qui ne prennent pas les moyens pour les buts.* On a parfois le pénible sentiment que leur jugement porte sur le moment en oubliant qu'ils risquent ainsi d'être les victimes de la mode d'un temps. En somme, ce que nous leur reprocherions -- cela peut paraître paradoxal -- c'est de prendre trop souci de la peine de l'élève, dans un enseignement professionnel où la notion de l'effort et de l'entraînement à l'effort joue un rôle essentiel.
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Quand nous parlons de l'effort, ce n'est pas que nous voulions dire que l'élève de l'enseignement professionnel n'en aie pas à faire. Il y est bien obligé s'il veut apprendre les matières figurant au programme. Nous voulons dire que cet *effort ne porte pas ou il devrait.* Il est en quelque sorte déplacé en ne portant pas essentiellement sur l'effort physique et musculaire du travail pratique.
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Celui-ci, qui plaît d'ailleurs aux élèves, est trop souvent réalisé comme un jeu ou un bricolage, et non comme une servitude et un apprentissage de la peine ([^21]). Le temps, mesuré par les matières ingrates. Bien au contraire, il faudrait le placer dans travaux, parfois ennuyeux, qui entraînent à la patience nécessaire à l'exécution de tâches effectuées en ateliers. L'éducation de la patience et de la constance dans l'effort devrait être un des buts de la formation professionnelle. Il ne nous semble pas qu'elle soit réalisée à un niveau suffisant dans les centres scolarisés. Un apprentissage duquel est absent ou insuffisant l'effort physique (le plus important pour un producteur) n'est pas un vrai apprentissage. L'apprentissage d'un métier doit être « dur » physiquement et à la mesure des forces de chaque apprenti. Si ce n'est pas le cas, on forme des ouvriers « mous » à l'esprit « faux col », parfois intelligents ou même instruits (toutes proportions gardées) mais médiocres au travail et ne rêvant que de lui échapper pour embrasser des activités exigeant moins d'efforts physiques. C'est, à notre avis, un des plus importants griefs qu'il faille faire à ce genre de formation.
Ajoutons, à cela, que le carrousel de la vie moderne n'est pas pour favoriser « l'enracinement » dans le métier. Nous avons remarqué que les ouvriers qui ont le métier « dans la peau » sont précisément ceux qui, pendant l'apprentissage, ont dû y consacrer de nombreuses heures en étant obligés de gagner tôt leur vie. Rien n'attache tant un homme à un métier que la peine et l'effort qu'il est obligé d'y consacrer. L'apprentissage traditionnel favorise, par la concentration à laquelle il oblige, ce mouvement de l'âme. L'enseignement professionnel scolarisé, au contraire, par la disparité des matières enseignées favorise la dispersion et ajoute encore aux méfaits de la vie fébrile que nous devons mener.
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Ce manque d'enracinement a des résultats catastrophiques. Sait-on, par exemple, que certaines organisations professionnelles ont dû instituer des primes de fidélité au métier pour essayer d'endiguer la fuite vers des emplois autres que ceux pour lesquels un apprentissage avait été fait ? En 1955, selon une enquête faite par la J.O.C. et portant sur 10.000 jeunes travailleurs, moins de 1/3 ont appris un métier qu'ils exercent, un peu plus de 1/5, ont appris un métier et ne l'exercent pas ! C'est effarant ! Nous voulons bien admettre que les renseignements donnés par les statistiques, même bien menées, sont toujours relatifs. Nous voulons bien comprendre qu'il y a là, une des conséquences de la vie moderne qui favorise les déplacements de main-d'œuvre. Toutefois on ne nous enlèvera pas de l'idée qu'il y a là un des aspects négatifs d'une formation qui ne favorise pas suffisamment l'enracinement, l'attachement au métier qui, peu à peu, devient seulement un gagne pain et non un moyen d'expression auquel on tient comme à un art et un prolongement de soi-même. Il y a trop de cas, en France, semblables à celui d'un garçon que nous connaissons, ayant fait un apprentissage scolaire de modeleur -- un des plus complets et beaux métiers -- retrouvé, par hasard, au pied d'une pompe à essence. « Que voulez-vous, me dit-il, grâce aux pourboires, je me fais le double de paie à ce travail. »
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Sans qu'il soit nécessaire de faire de longues démonstrations, ce qui précède dans ce chapitre fait comprendre que cet enseignement, s'il a l'avantage d'être méthodique, ne donne pas le rythme, la cadence de production. C'est la source de bien des remontrances et difficultés à l'arrivée dans la production. On constate donc que cet enseignement a comme conséquence inévitable, un manque de contact pratique du jeune avec le travail professionnel et la vie des ateliers. C'est là une grave lacune dont on commence à se rendre compte, mais qui eût été évitée si l'on n'avait pas mis sur pied un système de formation qui, de toute évidence, devait avoir pour résultat de *couper l'apprentissage de la vie des* métiers. On peut s'étonner qu'on ait mis aussi longtemps à s'en apercevoir. N'importe quel petit artisan avait prévu et dit la chose sans pouvoir se faire entendre. On est assez curieux de voir quelles seront les méthodes qui seront employées pour pallier cet inconvénient, sans remettre en question le principe même des trois années d'un enseignement professionnel scolarisé.
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Sans doute prendra-t-on la « tangente » en organisant, la dernière année, de courts stages et visites d'ateliers, ce qui, à notre avis, ne peut être qu'une mesure dérisoire : Nous devons, en outre, préciser que ce manque de contact avec les travaux pratiques se traduit, à l'arrivée dans les ateliers, entre autres, par une lenteur anormale à s'adapter à la vie de ceux-ci. Nous nous sommes rendus compte que cette difficulté tenait autant à des raisons psychologiques que techniques (rythme de production, tours de mains, etc....). Le jeune garçon arrive « gonflé » et important, convaincu que, puisqu'il a eu le bénéfice d'une formation professionnelle scolarisée, il doit écraser d'une supériorité certaine tous les « empiriques » que sont ses camarades de travail, surtout les anciens, dans son esprit. On imagine que voilà une disposition ne favorisant guère l'accueil reconnaissant des conseils. Il en résulte des tiraillements, des heurts pénibles, préjudiciables à ces jeunes. De leur côté, les « anciens » ne sont pas toujours compréhensifs et leur rudesse est bien faite pour désarçonner de jeunes adolescents. Celui-ci se ferme, se butte et il subit douloureusement le choc de ses illusions contre le mur de la réalité de la vie des métiers. C'est le moment où certains, trop nombreux, abandonnent. Nous devons d'ailleurs à la loyauté de signaler que ceux qui arrivent à surmonter ces épreuves, ceux qui arrivent à la constatation objective qu'ils *ont tout à apprendre,* s'ils ont la patience naturelle nécessaire, et s'ils sont travailleurs, arrivent, après quelques années, à cette qualification qui fait d'eux de bons et intelligents ouvriers, dépassant même parfois, les jeunes ouvriers formés par l'apprentissage traditionnel. Cela n'est malheureusement le cas que très rarement. C'est là un des résultats positifs de l'ouverture d'esprit que l'enseignement professionnel scolarisé a tout de même favorisé.
Nous noterons, en passant, que les relations entre professeurs et élèves sont loin d'être, par nécessité (discipline de groupe, ordre, etc.) de même nature que celle de maîtres d'apprentissage à apprentis. Pendant toute sa vie au centre, du fait du nombre de professeurs différents qui participent à sa formation, des changements de professeurs qui peuvent intervenir d'une année à l'autre, l'élève connaît mal le professeur et celui-ci encore moins l'élève.
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Pour ce dernier, le professeur est le supérieur, un être lointain, celui qui représente l'autorité devant laquelle il faut s'incliner. Du fait même de l'école, il y a comme une barrière entre élèves et professeurs. Les élèves prennent l'habitude d'obéir et de ne faire que ce que le professeur commande *sans prendre d'initiative* pour laquelle il n'y a que peu de place dans la vie scolaire, telle qu'elle est comprise en France.
C'est sans doute la raison pour laquelle les jeunes « scolarisés » sont, s*i peu capables d'initiatives quand ils arrivent dans un atelier.* On les voit, parfois, attendre un ordre pour effectuer une phase de travail qui n'a pas été commandée, alors que la logique ouvrière voudrait qu'elle fût exécutée sans un ordre particulier. Il est un fait que, dans l'exécution du travail, *les habitudes logiques des hommes de métiers* (ceux-ci sont d'ailleurs bien incapables de les analyser) *sont d'une nature différente de celles du professeur.* Ces derniers sont obligés de se servir de mots, d'images, d'expliquer. Ils sont liés aux limites du langage et aux règles de son emploi, selon une logique qui lui est propre. Le professeur « *démontre* » plus qu'il ne « *montre* ». L'homme de métier, lui, *montre ;* et si ses *explications* sont parfois peu claires, embrouillées *ou* incomplètes, par contre, les *gestes professionnels sont animés d'une logique propre à la nature du travail exécuté.* Le « travail commande » disent-ils parfois. C'est une expression pleine d'intelligence mais que ne comprend pas le jeune garçon « scolarisé ». « Enfin tu vois bien comment il faut faire » lui dit l'ancien en manière d'explication. Le drame est *qu'il n'a pas du tout été entraîné* « *à voir* » *de cette manière.* Sa « vision » du travail à faire n'est pas celle de son jeune camarade « traditionnel ». C'est pour celui-là, un handicap que nous attribuons à sa scolarisation.
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Pour terminer ce chapitre, nous ne pouvons nous empêcher de signaler la grave erreur, selon nous, de grouper des jeunes adolescents dans un centre, pour l'apprentissage d'un métier. A l'âge où le jeune homme a tendance à s'opposer à tout, à tout ressentir comme une contrainte, il n'est pas indiqué -- à moins de ne pouvoir absolument pas faire autrement -- de le mettre dans une situation où ses tendances sont renforcées par l'exemple de tous ses camarades qui subissent la même crise au seuil de la maturité.
57:30
Il s'opère une sorte de démoralisation mutuelle, bien difficile à endiguer, et qui rend la tâche des professeurs des plus ingrates. Bien au contraire, il faudrait le placer dans l'ambiance des adultes. C'est ce que réalise l'apprentissage traditionnel. Ce dont le jeune garçon a besoin, c'est d'un relais dans son éducation, alors qu'il commence à découvrir les faiblesses de ses parents et à échapper à leur autorité. Un maître d'apprentissage peut jouer ce rôle ou une institution conçue dans ce but comme l'est le Compagnonnage. Une école ne le peut que très rarement, quelle que soit la rigueur ou la forme de sa discipline.
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Sous ce titre de l'enseignement professionnel scolarisé, bien qu'en hésitant, nous sommes tout de même obligé de placer, avec mention spéciale, *la Formation Professionnelle des Adultes,* dont le rôle par la nature de la formation et le nombre de manuels qui passent par elle est important.
On sait que celle-ci consiste, sous l'égide du Ministère du Travail, à récupérer tous les jeunes gens et les hommes en quête d'une qualification professionnelle qu'ils n'ont pas pu acquérir en fin de scolarité. C'est, en outre, trop souvent une entreprise de récupération des « laissés pour compte » de la formation professionnelle, pour les rendre utilisables à des postes spécialisés de la production. On y trouve, en effet des garçons ayant fait un apprentissage à la base trop étroite, dont nous avons parlé plus haut et des garçons avant appris un métier sans débouchés. C'est dire si sa tâche est des plus ingrates.
C'est un effort d'une inspiration humainement très généreuse, bien que, à l'origine, seuls des buts économiques étaient poursuivis.
Les candidats sont groupés dans des centres et, au cours des stages d'une durée de six mois, selon des méthodes propres à la F.P.A., ils apprennent les gestes de base des différents métiers. La part des exercices manuels y domine largement. C'est, en quelque sorte, une méthode qui est à l'apprentissage des métiers, ce qu'est la méthode « Assimil » à la connaissance des langues étrangères.
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Il ne faut pas nier que, étant donné le niveau de son recrutement -- qui tend d'ailleurs à s'améliorer en puisant dans les réserves rurales de la population -- ses résultats sont dignes de considération. Sa rapidité et son efficacité sont incontestables.
Cette formation ne peut toutefois pas remplacer un apprentissage normal. Sa brièveté et sa nature ne lui permettent pas de cultiver et marquer l'homme. Elle n'y prétend d'ailleurs pas, ayant le mérite de la clarté dans ce domaine.
Une erreur psychologique importante a été commise à ses débuts en 1945. Celle de s'intituler Formation Professionnelle Accélérée, ce qui souleva l'opposition tenace de tout un peuple de professionnels, sachant bien qu'un métier ne peut s'acquérir en six mois. Les promoteurs avaient joué la carte des mots à la mode (*accélérée*) qui agit bien sur certains cercles. Cela traduit un parti pris de « modernisme », de nouveauté qui s'est heurté à la sagesse et au bon sens, non seulement des employeurs, mais aussi des ouvriers professionnels qualifiés éduqués selon les méthodes traditionnelles.
Malgré ses mérites, on peut lui reprocher de reposer sur la base trop étroite des spécialités de métiers. Si elle se développait sans mesure, elle risquerait, en outre, de favoriser le travail juvénile à la sortie de l'école primaire. En effet, pourquoi les parents consentiraient-ils à faire faire un apprentissage de trois ans à leurs enfants, s'ils ont l'espoir, qu'à 18 ans, ils pourront en six mois leur faire acquérir un métier ? Autant les placer dans des emplois non qualifiés où ils peuvent, tout de suite, recevoir un salaire. On entend de sévères critiques, à ce sujet, dans les milieux professionnels. Cela, d'autant plus, que les stagiaires sont payés au taux du minimum vital pendant toute la durée de leur stage, comme s'ils effectuaient un travail productif, alors que la plupart du temps ce n'est pas le cas. Ceci constitue donc une générosité stupéfiante pour une nation en perpétuel déficit budgétaire. Il faudrait se garder, enfin, que cette formation donne l'illusion aux parents autant qu'aux bénéficiaires qu'un vrai métier a été acquis de cette manière. Bien que les « déchets » soient considérables, les stagiaires sont en mesure de l'acquérir plus tard, bien plus tard, après que, s'ils persévèrent, ils auront pu bénéficier d'un complément d'apprentissage à l'atelier ou sur les chantiers.
59:30
L'ennui est que, là encore, ils peuvent prétendre, dès la fin du stage, à des salaires d'ouvriers qualifiés ce qui ne va pas sans de nombreuses récriminations de la part des employeurs et parfois la jalousie des camarades de travail.
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*En conclusion de ce chapitre,* disons que l'enseignement professionnel scolarisé, étant donné ses résultats pratiques, et ses nombreuses lacunes, constitue une trop lourde charge pour la nation, charge dont elle pourrait se passer par un aménagement de l'apprentissage traditionnel. Ceci, d'autant plus, qu'il ne constitue qu'une forme de pré-apprentissage qui pourrait être valable en soit, s'il n'était pas aussi long, tout au moins en ce qui concerne les centres dits d'apprentissage.
#### V. -- Comment en sommes-nous venus là ?
Oui, comment en sommes-nous venus là ? Il faudrait, pour répondre, faire tout le procès d'une forme d'intellectualisme qui sévit actuellement. Ce n'est pas là notre propos. Disons, simplement, que les choses viennent de loin. On commence à reconnaître les méfaits des erreurs et de la confusion des idées quand ils s'inscrivent dans les faits. Mais il est alors trop tard. C'est là l'immense responsabilité des intellectuels. Ils ne connaissent pas, comme l'ouvrier, le maçon, la sanction immédiate du mur qui se lézarde et s'écroule si une erreur a été commise, et l'obligation, si l'accident survient dans les dix ans qui suivent la construction, de réparer son travail mal fait. C'est la raison pour laquelle nos maîtres à penser peuvent impunément construire de si beaux châteaux philosophiques. Quand l'heure est venue de leur écroulement, alors que leurs auteurs ne sont plus là pour en répondre, ils ensevelissent tous ceux qui sont venus y habiter.
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Sans le frein d'un ordre moral ayant fait ses preuves, nos réformateurs, nos demi-savants, ne savent plus, comme l'écrivait R. Oppenheimer, un vrai savant celui-là, que « le monde que nous révèlent nos sens n'est qu'un monde d'apparences ; le monde de la réalité se cache sous la surface des choses ». N'importe quel menuisier, sans jamais avoir reçu de formation scientifique, quand il choisit la place d'une pièce de bois dans l'ouvrage, le sent et le sait, lui. C'est une affaire de bon sens. On perd celui-ci en acquérant un peu de science pour ne le retrouver, plus lumineux, qu'à des niveaux que seuls les grands mystiques ou les très grands savants peuvent atteindre. Et ceux-là sont rares, très rares dans une génération. Qui dira jamais les dangers, pour les fondements d'une société, de ces artistes de la pensée abstraite que sont tant de ces hommes, parfois généreux et souvent bien intentionnés, responsables des institutions de notre pays et qui, par goût ou par mode, érigent la nouveauté en principe absolu ? Ils nous entraînent dans les courants de l'efficace et du rationnel et, une fois embarqués, nous ne savons plus où ces courants nous mènent. Nous nous apercevons, trop tard, que l'efficace et le rationnel du moment ne l'étaient pas, objectivement, à l'échelle de la vie d'un pays. Il en va ainsi chaque fois que l'homme intervient brutalement dans l'ordre séculaire des choses.
L'on s'étonne, par exemple, que des experts agricoles américains, après avoir provoqué l'érosion des sols par l'industrialisation de l'agriculture, viennent découvrir en France la sagesse de n'os paysans qui n'ont pas coupé les haies bordant leurs champs depuis des temps immémoriaux. On pourrait ainsi citer des exemples à l'infini d'une science peu sûre remise en place par la sagesse.
Alors que l'idée du bonheur de l'humanité par le progrès technique commence à perdre de sa virulence (dans la mesure où les poussières radio-actives se déposent sur le monde), on s'accroche encore à celle de *l'instruction générale* pour y parvenir. Tout est fait pour donner de l'instruction aux gens, presque rien pour leur laisser la joie pure d'exercer un métier complet, un de ceux qui permettent à l'ouvrier de s'exprimer dans la matière. On peut sérieusement se demander le jugement que porteront les futures générations sur cette folie qui se traduit par *un surmenage des enfants comparable au travail des enfants dans les premières fabriques du* XVIII^e^ *siècle.*
61:30
Cette confusion des idées se conjugue d'ailleurs avec *des intérêts idéologiques.* Confusion des idées, celle qui fait que les responsables de l'économie, inclinés en cela par la formation reçue dans nos grandes écoles, encouragés par une administration sous la férule de grands administrateurs genre inspection des finances, provoquent une centralisation industrielle forcenée en tuant la petite et la moyenne entreprise, facteurs d'équilibre et de stabilité, et, nous le répétons, formateurs naturels de la main-d'œuvre qualifiée. Si la petite entreprise et l'artisanat sont condamnés dans une société moderne, il va de soi que le droit de propriété est ébranlé, sinon de jure du moins en fait. C'est alors la prolétarisation des masses ouvrières qui nous guette. Et voilà où interviennent *les intérêts idéologiques de vastes et puissantes forces politiques ou syndicales.* On voit alors que, pour des raisons différentes, et même opposées, les unes pour servir de grands intérêts, les autres pour préparer « des lendemains qui chantent », marxistes ou autres, toute sorte de puissances tendent à favoriser tout ce qui peut faciliter la concentration des moyens D'ACTION SUR *les ouvriers.*
Dans cette conjoncture, on ne s'étonne plus que, une certaine proportion d'employeurs mise à part, la scolarisation de l'apprentissage soit presque admise dans notre pays et ne soulève pas plus de réactions.
#### VI. -- Ce qui nous attend.
Nous avons dit que l'enseignement professionnel scolarisé tend pour des raisons diverses, à évincer l'apprentissage traditionnel. Voyons ce qui nous attend.
Le projet de M. Billères, déjà déposé sur le bureau de l'Assemblée Nationale ([^22]), quand on l'examine de près, fait craindre une étatisation totale de l'éducation. On peut se demander si sa réalisation ne mettra pas en péril tout ce qui échappait encore à l'initiative de l'État. Il est « époustouflant » dans cette perspective, de constater, par exemple, que ce projet ne contient pas une seule fois le mot « apprentissage ». De plus, l'application fera l'objet d'une loi cadre.
62:30
Que mettra-t-on dedans ? On imagine que l'administration -- on sait dans quel sens, celle-ci, par nature, oriente les choses -- sera en mesure d'exercer la dictature que l'on connaît trop en un pays d'instabilité gouvernementale ([^23]). Et nous assisterons, impuissants à la monopolisation de fait de la formation professionnelle poursuivie sans défaillance depuis la libération. Le travail de sape, effectué en sous-œuvre, pour démolir l'apprentissage traditionnel aura comme conséquence le triomphe de la scolarisation en matière de formation professionnelle. Nous y allons à grands pas.
On nous dit de tous côtés, pour justifier cet état de choses, que l'apprentissage traditionnel est insuffisant et qu'il donne lieu à des abus. Que d'autre part il se révèle incapable de suivre l'évolution des techniques, etc.... Que faut-il en penser ? Nous avions un mode d'apprentissage qui a permis de réaliser dans le passé, les travaux les plus difficiles et les plus complexes. La simplification de ces travaux, ne serait-ce que du fait de l'éclatement des métiers complets en spécialités de plus en plus nombreuses (on leur donne arbitrairement le nom de métiers, mot qui a tout de même conservé un certain prestige) a rendu les tours de mains de moins en moins importants. Et l'apprentissage traditionnel serait incapable de former les hommes susceptibles de maîtriser les techniques d'exécution *plus simples* que dans le passé ? Allons, allons, soyons sérieux : il y a là contradiction ! Ne serait-ce pas, plutôt, *qu'une politique de mainmise sur la jeunesse ouvrière* et ses élites de métiers est poursuivie plus ou moins ouvertement ? On aurait tort de sous-estimer le péril d'une prolétarisation qui résulterait de la destruction d'un esprit d'indépendance que favorise encore la petite et la moyenne entreprise dans lesquelles s'effectue l'apprentissage traditionnel.
Autre aspect du problème et pas des moindres pour un pays en difficultés financières perpétuelles. A-t-on réfléchi à ce que nous coûte déjà, et ce que coûtera à la nation, un enseignement professionnel scolarisé ? Autant de pris sur les dépenses de guerre nous répondront certains bons « apôtres ».
63:30
Là n'est pas le problème. Il est dans le fait que nous sommes pauvres et nous nous permettons de nous passer pendant plusieurs années, des services actifs de toute une jeunesse ouvrière et des professeurs qui les enseignent, en faisant supporter à l'État des dépenses écrasantes pour *une œuvre d'apprentissage que l'initiative privée ne demanderait pas mieux d'assumer* si peu qu'on voudrait bien l'y encourager par des moyens efficaces. A la vérité, on peut se demander où nous avons la tête.
Les ouvriers formés par cette méthode scolaire sont-ils au moins appréciés ? Nous avons vu ce qu'il convient d'en penser au chapitre de l'enseignement professionnel scolaire. Toutefois il est un fait qu'on en discute beaucoup. Beaucoup trop à notre avis pour qu'une opinion, même favorable, puisse être tenue pour valable. Les résultats sont très inégaux selon les branches d'industrie et les métiers. En tout état de cause, dans le bâtiment, les critiques des donneurs d'ouvrage et des entrepreneurs sont très nombreuses sinon générales et très vives. Il est un fait qu'un chacun peut contrôler : *plus on crée d'écoles et plus la qualité générale de la main-d'œuvre baisse.* Nous ne pouvons pas croire que seule la forme de vie moderne ou l'accélération du progrès des techniques -- donc des difficultés accrues pour s'y adapter -- en sont la cause. Il doit y avoir une raison interne consécutive à l'organisation actuelle de la formation professionnelle. Il ne nous semble pas que la tendance accusée par la réforme de l'enseignement soit de nature à rétablir une harmonie et un équilibre nécessaires. De la défaillance et d'une carence d'organisation de l'apprentissage traditionnel dont les principes furent, à tort, remis en cause, on est tombé, par réaction, dans un excès d'organisation centralisatrice -- dans un domaine où devrait régner une diversité enrichissante -- en s'appuyant sur des principes tout à fait discutables, pour ne pas dire plus.
#### VII. -- Que faire ?
Oui, on peut se demander ce qu'il faudrait faire. Ce problème préoccupe plus ou moins les esprits dans le monde du travail où l'on a encore conservé quelque intérêt pour la formation des hommes de métier. On a parfois le sentiment d'être emporté par un courant irréversible et l'on s'abandonne, comme des nageurs en danger de mort, à la panique annihilatrice de tout réflexe de bon sens.
64:30
De quoi s'agit-il donc ? Essayons de voir clair sans cependant nous faire beaucoup d'illusions sur la portée d'un effort de ce genre en ce domaine.
Si, laissant les facteurs de rendement à part, dans notre souci de servir l'homme et son métier, nous essayons de faire un bilan humain des deux formations de principes différents, quels en sont les résultats sur le plan intellectuel ? A la fin de la formation, nous avons :
**1)** des jeunes gens ayant eu un apprentissage traditionnel. Ils ont de « l'orient », du jugement dans les choses du métier, mais ne sont pas assez capables, la plupart du temps, d'en discuter ou d'en écrire. Tout au plus peuvent-ils montrer et transmettre le métier -- ce qui est l'essentiel -- sans d'ailleurs pouvoir expliquer comment ils le font. Ils ont le métier dans le cœur et dans les mains.
**2)** des jeunes gens ayant eu un enseignement professionnel scolarisé. Ils peuvent parler plus ou moins bien et théoriquement de leur métier et de ses techniques. Ils sont capables, parfois, de les expliquer sans les avoir pratiquées, mais ils n'ont pas « d'orient » dans les choses du métier. Ils sont plus curieux et plus ouverts aux idées générales. Ils ont, en somme, le métier dans la tête. C'est insuffisant.
Ce bilan humain établi, quelles sont les conditions d'une évolution favorable ? Nous nous garderons bien de proposer des mesures brutales et un retour simpliste au statu quo ante. Ce qui existe contient, en puissance, les éléments d'un nouvel édifice. Tout raser peut paraître, parfois, la solution la meilleure pour construire sur de nouvelles bases.
C'est parfois la méthode de construction des pays riches comme les U.S.A. Nous nous en méfions dans un domaine où les constructions théoriques doivent, dans un pays comme le nôtre, pays où la pluralité est un facteur de richesse de pensée, céder le pas à des réalisations moins riches et adaptées à des fondements ancestraux.
Il ne s'agit pas de passionner le problème et de provoquer un mouvement de pendule qui entraînerait, inévitablement, les choses dans le sens contraire de celui qu'elles ont prises au cours des dernières décades. C'est parce que nous souffrons de ce que l'on soit intervenu brutalement dans un ordre ancestral, qu'il ne convient pas de réagir, de la même manière, contre un état de choses existant. On n'intervient pas à coups de burins dans la mécanique compliquée que sont les institutions d'un pays sans courir le risque de « casser » la machine.
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Préalablement à toute action, il convient d'avoir des idées justes. Parmi celles-ci, et une des plus importantes, c'est d'abord de comprendre qu'un métier n'est pas seulement une technique mais aussi une vocation. De là découlent toute sorte de mesures et de possibilités.
Pour la grande œuvre de transmission des métiers, dans la tendance actuelle dont nous discutons, on n'a pris que le côté matériel et mis en œuvre que « la science des moyens ». On a négligé le côté inspiration. C'est là l'erreur de principe. Dans le passé, le métier était un support, un tremplin de la vie et il postulait une participation de tout l'être. Avec la déliquescence des mœurs professionnelles et la confusion des idées, n'étant plus qu'une technique, le métier n'est qu'un gagne-pain. Il aurait dû rester à la hauteur du cœur, il est descendu à celle de l'appareil digestif.
Ce qu'il faut enfin comprendre -- notre héritage de culture littéraire gréco-latine n'y incline guère -- c'est que le travail des mains, le métier complet, constituent pour l'ouvrier qualifié, une base éducative aussi nécessaire que le latin pour les intellectuels. C'est parce que l'on laissera à l'ouvrier la connaissance d'un métier complet qu'on lui donnera, en outre, cette formation technique polyvalente permettant les adaptations et les évolutions nécessaires tant sur le plan des techniques que sur celui de l'esprit. Là réside la position de principe qui, par surcroît, est rentable humainement et économiquement.
Avoir des idées justes et voir clairement les buts à atteindre. Quels sont ces derniers sur le plan de l'homme, ouvrier qualifié, pris dans le sens le plus large de ses activités ?
Selon nous, il s'agit :
**1)** De faire en sorte que les ouvriers qualifiés deviennent les cadres naturels, par la valeur d'exemple qu'ils peuvent donner, de tout un peuple d'ouvriers spécialisés et autres, menacés de servir de masse de manœuvre aux forces de dissolution que sont, sous le couvert de la justice sociale et de la libération des masses, toute sorte de puissances politiques et de mouvements dits ouvriers.
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Ne méconnaissons pas le danger que constituent, dans ce sens, des ouvriers n'ayant d'instruction que ce qu'il convient pour pouvoir lire des mots d'ordre au risque d'être ballottés par des idées générales, présentées sous la forme simpliste que sont les slogans, sans avoir le profond enracinement que constituent la possession et l'amour d'un métier facteur d'équilibre, de bon sens et de sagesse, Avant tout, il faut éviter de faire des aigris et des révoltés. Dans ce sens, nous sommes absolument convaincus qu'on aurait plus fait pour la culture, l'équilibre et la santé morale de notre classe ouvrière, si, au lieu d'ériger des Babels de l'enseignement des métiers, on avait organisé la transmission des métiers par les ouvriers eux-mêmes. Méfions-nous de tout ce qui peut favoriser, directement ou indirectement, la prédication en faveur d'une religion du bonheur par le progrès et une planification universelle.
**2)** De donner une formation professionnelle et favoriser une éducation de l'esprit telles que l'ouvrier qualifié soit en mesure de reconnaître, en cours d'exécution d'un travail, à quels moments il doit en prendre de la distance. Nous avons, en effet, remarqué que, absorbé totalement par l'exécution manuelle, le bon ouvrier a tendance à s'y enfoncer au détriment, par exemple, du respect des mesures de préventions et de sécurité, ou du travail de réflexion nécessaire à une bonne organisation des efforts à faire. Il faut qu'il apprenne à prendre de la hauteur ou, si l'on veut, qu'il apprenne à « glisser » rapidement d'une activité manuelle à une activité intellectuelle. C'est loin d'être une chose facile. C'est, en tout cas, une difficulté que ne peut pas mesurer un intellectuel qui n'a pas l'expérience du travail des mains.
**3)** De concevoir une pyramide de connaissances professionnelles dont la base sera suffisamment large pour permettre des adaptations nécessaires au cours de la vie professionnelle. A cet effet, une formation équilibrée, largement appuyée sur les principes éducatifs de l'apprentissage traditionnel devrait être recherchée.
Nous ne craindrions pas, pour faire un exemple dans cette perspective, d'imposer l'admirable discipline des muscles, de l'esprit et de la volonté, que serait la forge pour tous les métiers de la métallurgie, et, pour d'autres branches d'industries transformatrices de matériaux, l'apprentissage à la main.
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Les hommes de métier comprendront ce que nous voulons dire et que le temps apparemment perdu au départ, serait, en vérité, un gain inappréciable pour l'avenir de l'ouvrier qualifié de cette branche d'industrie quelle que soit sa spécialité.
**4)** De considérer que le devoir d'état de l'ouvrier qualifié, c'est d'abord de pouvoir produire. C'est là une évidence dont on se réclame partout mais qui ne peut se concrétiser que par l'apprentissage indispensable de l'effort et de la peine physique effectué à l'adolescence au moment de la formation de la virilité. Inutile de rien entreprendre si cette condition n'est pas, d'abord, remplie.
De l'ensemble de ces remarques se dégage une solution qui pourrait être trouvée dans *un effort de synthèse --* nous disons synthèse et non compromis -- *entre les principes durables de l'apprentissage traditionnel et les apports de l'enseignement professionnel scolarisé.*
Volonté de synthèse, donc, sur les trois plans ci-dessous :
a\) synthèse de la formation « opérative » qui est inséparable de l'action dans les conditions réelles de l'exercice du métier et de la formation « tout pour le cerveau, rien pour les mains », comme l'a exprimé lapidairement un Compagnon ;
b\) synthèse de la méthode de transmission du métier par le prédécesseur et de la méthode de l'enseignement professionnel scolarisé permettant le mieux de porter les derniers perfectionnements et principes des techniques à la connaissance des ouvriers chargés de les mettre en œuvre et d'être des techniciens de leur époque ;
c\) synthèse des moyens permettant une interpénétration de l'atelier ou du chantier et de l'enseignement théorique et de culture générale.
Par quels moyens serait-il possible de réaliser concrètement ces idées générales ? On peut en discuter, et, en tout état de cause, nous ne voulons pas jouer au petit jeu du « il n'y a qu'à ». Il est évident, en effet, que nous ne pouvons pas avoir la prétention de faire le recensement ici des possibilités qui s'offrent. Bornons-nous à donner quelques indications succinctes.
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Il conviendrait, tout d'abord, de faire une étude sérieuse, pour chaque métier, en vue de déterminer, selon sa nature, le temps qui devrait être consacré, de toute nécessité, à l'entraînement de la pratique. On reconnaîtra facilement que celui-ci peut et doit varier grandement d'un métier à un autre.
En prenant comme base la durée moyenne de trois années à consacrer à la formation professionnelle, nous verrions une organisation du genre ci-dessous qu'il faut prendre comme une indication de tendance générale plutôt que dans l'absolu et surtout pas en généralisant pour tous les métiers :
1^re^ *année :* 1/2 à l'atelier ou le chantier et 1/2 à l'atelier-école.
2^e^ *année :* 2/3 à l'atelier, 1/3 à l'atelier-école.
3^e^ *année :* tout à l'atelier et cours volontaires en dehors des heures de travail.
Ce plan entraînerait pour sa réalisation, de grandes difficultés d'organisation, c'est incontestable. Nous les croyons surmontables et elles l'ont bien été, en tout cas, par certaines grandes entreprises qui se rapprochent de cette formule en ayant leur propre atelier-école de formation. Le système de roulement des apprentis qui pourrait être organisé de telle sorte qu'il y en ait toujours un certain nombre de présents au travail, chez l'employeur, pourrait pallier les inconvénients réels de l'absence d'un certain nombre d'entre eux présents à l'atelier-école.
Sur le plan technique, l'expérience américaine indique que, en ce qui concerne l'évolution des métiers, le geste de base tend à devenir plus important que la matière travaillée. C'est ainsi qu'au lieu du plombier, du monteur en chauffage central, etc.... un métier nouveau prend forme : celui de poseur de tuyaux quel qu'en soit le matériau. On trouve des poseurs de revêtement de sols : bois, matières plastiques, gré céram, etc.... au lieu du parqueteur, du carreleur, etc....
Il faudra suivre de très près cette évolution et, éventuellement, en tenir compte. En France même, n'a-t-on pas remarqué que des bonnes couturières (dextérité) font de bonnes bobineuses (dextérité) ?
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C'est là peut-être qu'une évolution moderne pourrait rejoindre l'expérience pédagogique d'une nouvelle forme de F.P.A. mise au service de l'apprentissage normal des métiers. On peut, en effet, imaginer tout ce que pourrait faire gagner de temps à l'apprenti une éducation des gestes de base, ou de leur redressement dans la première année de son contrat d'apprentissage. Ce serait là, une forme de pré-apprentissage des plus heureuses. La même F.P.A. pourrait être mise au service des ouvriers qualifiés, possédant un métier complet, pour leur permettre, au cours de stages de durées diverses, mais probablement très courts, de s'adapter à l'évolution rapide des techniques ou les spécialiser s'ils en avaient le désir. Tout ceci, sans parler de la Promotion, complété par des cours ambulants, comme au Danemark, allant trouver les jeunes ouvriers sur les lieux même de l'exercice de leur métier, dans les plus petites villes. A la vérité, qui ne peut voir, là, les grandes possibilités qu'offrirait une organisation nouvelle de la formation professionnelle basée sur un apprentissage traditionnel rénové ?
\*\*\*
Si nous voulions bien faire les choses, ne pourrait-on pas, également, *augmenter la durée légale de l'apprentissage *? Pendant quatre ou cinq ans, comme en Angleterre et au Danemark, le jeune homme aurait le statut d'apprenti. Les trois premières années, il serait contraint de rester chez le même employeur, les deux autres années, il pourrait à la façon des Compagnons du Tour de France, mais tout en jouissant des avantages et de la protection du statut d'apprenti, aller d'atelier en atelier ou de chantier en chantier pour y terminer son apprentissage. Il faudrait, évidemment, prévoir une réorganisation du système des salaires ; qu'y aurait-il de compliqué, par exemple, sur la base du montant total des salaires actuellement touchés pendant l'apprentissage et les deux années qui suivent, de prévoir un échelonnement progressif de ceux-ci -- comme en Angleterre -- de telle sorte qu'en entrant en apprentissage il touche plus et qu'au cours des cinq années il arrive progressivement à toucher les salaires normaux d'un ouvrier qualifié ? Ne serait-ce pas le moyen d'arriver, à la fois, à lutter efficacement contre l'exploitation du travail juvénile et à calmer les récriminations, souvent justifiées des employeurs qui doivent, brusquement, à la fin de l'enseignement professionnel scolarisé, payer des salaires d'ouvriers qualifiés à des jeunes gens qui n'en ont que le titre et non les capacités ?
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Le système du contrat d'initiation d'un an, transformé en contrat d'apprentissage si « l'initié » se montre capable après une année, ne pourrait-il également être mis sur pied ? Pendant cette année là, l'apprenti aurait à faire la preuve de ses aptitudes et sentant peser sur lui le poids d'une sanction qui pourrait l'éloigner de l'apprentissage total du métier, n'inclinerait-il pas à prendre très au sérieux cet apprentissage ? Ce contrat d'initiation ne serait-il pas le complément « réaliste » de l'orientation professionnelle « théorique » dont il aurait pu bénéficier ?
Nous entendons bien, à l'énoncé de ces deux dernières propositions, la démagogie soufflant le vent de ses accusations de réaction, d'obscurantisme, de menace contre les avantages acquis, etc... nous n'en avons cure. Notre conscience de citoyen et notre expérience de professionnel seules guident notre pensée. Nous répétons qu'un allongement de l'apprentissage serait souhaitable. En effet, comparons les temps passés à l'atelier de production d'un apprenti traditionnel d'il y a une cinquantaine d'années et de maintenant, au cours d'un apprentissage de trois années. Nous avons calculé que notre « ancien » a passé environ 9.000 heures à l'atelier (10 heures par jour pendant six jours par semaine sans compter le nettoyage des ateliers ou chantiers effectués, la plupart du temps, le dimanche matin). De nos jours, sur la base d'une moyenne de 45 heures par semaine, (congés payés 45 3 3 = 405 + fêtes légales 8 10 3 = 240 heures + maladie 8 5 3 = 120 heures + fréquentation scolaire loi Astier 8 49 3 = 1176 heures, soit un total de 1941 heures à défalquer) un apprenti passe actuellement, en trois ans, 5080 heures (1693 heures par an) environ à l'atelier. Soit une différence de 3.900 heures en moins. Étant donné que l'apprenti traditionnel actuel passe environ 1.700 heures par an à l'atelier, en deux années il y passe 3.400 heures. C'est-à-dire qu'il devra pratiquer le métier un peu moins de deux années (compte tenu de ce qu'il n'est plus alors, soumis à la loi Astier) après son apprentissage pour avoir passé approximativement le même nombre d'heures à l'atelier que son « ancien » en trois ans d'apprentissage.
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Notre proposition semble donc se justifier théoriquement, bien que nous sachions qu'il ne peut être question, en aucun cas, de revenir à la semaine de 60 heures.
\*\*\*
Il va de soi que ces réformes devraient s'accompagner de toute sorte de mesures en vue de favoriser directement ou indirectement l'apprentissage traditionnel rénové. Parmi ces mesures, nous voyons la nécessité de porter une attention toute particulière au maintien et au développement des entreprises où se fait l'apprentissage de métiers complets qui sont aussi les métiers « clefs » dans le sens qu'ils débouchent sur la « polyvalence » en matière de formation.
Parmi ceux-ci, nous voyons beaucoup de métiers du bâtiment et de l'artisanat. Car, si les métiers du bâtiment sont en pointe dans l'économie nationale, s'ils sont en croissance continue, ils sont aussi très en péril en raison de la défaveur en laquelle ils sont tombés dans l'esprit des familles et des jeunes. C'est là un des aspects du déséquilibre de notre économie, la France étant le seul pays au monde où les métiers du bâtiment ne soient pas les plus rémunérés, alors que les techniques y ont fait autant, sinon plus, de progrès que dans la construction étrangère. D'autre part, dans le pays du goût, il faut défendre les métiers de l'artisanat, « mère de l'industrie » comme on l'a dit, dans le sens qu'il est son pourvoyeur naturel de main-d'œuvre qualifiée. L'artisanat est, en outre, un facteur d'équilibre social et économique, en même temps que ses ateliers sont, sur le plan de l'éducation des jeunes, les prolongements de la cellule familiale.
On nous dira, peut-être, que cette organisation rendrait bien difficile le contrôle indispensable dans le pays du système « D ». Nous y pensons. En principe, nous estimons que la profession devrait assumer la part essentielle de ce contrôle. Car, dans ce domaine de la formation des apprentis, on ne peut pas compter, comme dans celui de l'enseignement général, sur les réactions du public ou de pédagogues expérimentés que l'admiration béate de toutes innovations n'a pas coupé du bon sens et qui commencent à protester, par exemple, contre les méfaits de la « méthode globale de lecture ».
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Dans le domaine plus technique et moins connu de l'apprentissage, une surveillance efficace et éclairée ne peut s'effectuer que sous l'égide des professions. Cela suppose des professions fortes et organisées. Le peuvent-elles en l'état actuel des choses ? Les institutions professionnelles sont si divisées, si amoindries, si dénuées de vrais dévouements, de vigueur et de moyens qu'on peut en douter. Leur passivité, leur manque de mordant, surtout dans l'artisanat, en ce qui concerne ces questions d'apprentissage, par exemple, ne sont pas pour nous laisser espérer un changement d'attitude qui serait pourtant bien nécessaire.
Les syndicats ouvriers le peuvent-ils mieux ? Axés sur l'action revendicative, les syndicats, par leur nombre et leurs buts, ne semblent pas pouvoir, et surtout vouloir, assurer ce rôle de surveillance et de contrôle constructif qu'assumaient, avec des abus, nous a-t-on dit, dans le passé, on le sait, mais aussi avec quelle efficacité, les corporations de l'ancien régime. Le travail de pensée et d'approfondissement qui semble débuter, de ci, de là, au sein d'un syndicalisme d'avant-garde aboutira-t-il à des conceptions plus réalistes et plus adaptées à une économie et à la conjoncture politique de nos temps, permettant à un syndicalisme rénové de s'occuper de ces questions ? C'est là le secret de l'avenir.
Peut-être, alors, ne nous reste-t-il plus qu'à espérer en d'hypothétiques et idéales réorganisations des rapports entre les ouvriers et les employeurs et la mise sur pied d'institutions professionnelles qui réaliseraient une forme moderne de la démocratie économique ? Là encore, c'est le secret de l'avenir.
En tout état de cause, les difficultés sont grandes en ce qui concerne une réorganisation de l'apprentissage. Toute sorte de barrières sont à abattre. Il y a d'abord la force d'inertie des modes de pensée acquis, la confusion intellectuelle dont nous avons parlé, les difficultés de faire collaborer ceux qui « sentent » et ceux qui savent -- ou croient savoir -- ce qu'est un métier.
Il y a aussi la coalition des intérêts, les intérêts idéologiques (syndicats, partis, etc.) d'abord, les plus respectables mais aussi les plus acharnés, que leur action tende ou non, à mettre la main sur la jeunesse.
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Les intérêts matériels aussi, ne serait-ce que ceux, respectables également, qu'ont tous les fonctionnaires de l'enseignement professionnel scolarisé ayant besoin de gagner leur vie. Et pourtant, en ce qui les concerne, il ne s'agirait que de déplacer leurs activités ou de leur donner une autre forme, en permettant, entre autres, à une partie d'entre eux, de se consacrer à la formation des techniciens et des ingénieurs dont on nous dit qu'ils ne sont pas formés en assez grand nombre dans notre pays. Voilà pourquoi, dans cette question d'apprentissage, la raison peut si difficilement se faire entendre.
#### VIII. -- Espoir, quand même.
Allons-nous terminer sur une note pessimiste ? Non, car malgré tout, nous avons de nombreuses raisons d'espérer et de faire confiance au bon sens populaire de notre pays. Nous pensons que des idées de rénovation sont en marche et qu'enfin notre pays a commencé à « bouder ». Les qualités des hommes et la sagesse des traditions feront le reste. Nous en prenons comme témoignage, un petit fait, sans importance à l'échelle du monde, mais symptomatique des possibilités de notre pays en ce domaine de la formation des ouvriers qualifiés. Récemment vient d'avoir lieu, à Bruxelles, un concours international de la formation professionnelle. Dix nations y avaient envoyé officiellement des participants, champions nationaux de leurs pays respectifs.
La France *n'y participait pas à titre officiel* mais une association privée, le Compagnonnage du Devoir, y avait délégué dix de ses membres dont les frais de déplacements furent couverts -- quelle misère -- par une collecte volontaire organisée auprès de ses autres membres itinérants. Sans qu'une compétition nationale ait été organisée préalablement entre les Compagnons du Tour de France, la France, comme les deux années précédentes à Madrid, a accompli des prouesses. Trois de ses membres se classèrent premiers, et cinq seconds. La France a remporté, comme les années précédentes, la palme au classement général. Tout ceci, évidemment, *sans que les Français n'en sachent rien,* alors que la grande presse, la télévision, la radio, ne nous épargnent le moindre pet d'une vedette du sport ou du cinéma.
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Voilà, ce qu'il a été possible de faire avec de jeunes ouvriers français qui ont bénéficié de la formation complémentaire de quelques années que donne une association fortement enracinée dans des traditions valables adaptées à nos temps, et que des esprits « modernistes » qualifient bien légèrement de rétrograde. Il y a là des raisons d'espérer, n'est-il pas vrai ? Oui, à la vérité, tout est possible !
Il s'agit de savoir si les institutions professionnelles seront assez conscientes du danger qui les menacent et assez fortes pour trouver et imposer des solutions de bon sens ou s'il faudra attendre une transformation radicale de la forme de l'État pour que les institutions qu'il se donnera soient en mesure de promouvoir l'évolution nécessaire.
Comme le disait « la Fidélité d'Argenteuil », Compagnon Tailleur de Pierre du Devoir, « ce qui est menaçant c'est que le secteur économique retire au manuel la possibilité d'être un vrai manuel accompli et digne de ce nom ».
Établir la dignité de l'homme ouvrier en retrouvant un équilibre humain rompu par la tyrannie des techniques « normalisatrices » des fabrications, comme des masses ouvrières : voilà la vraie lutte finale !
Raymond LE POITEVIN,
Compagnon Menuisier du Devoir.
75:30
### Lourdes et la foi catholique (suite et fin)
*La noblesse de l'amitié divine\
envers le genre humain*
par Charles De KONINCK
LE LECTEUR averti sait fort bien que la substance de ces pages ([^24]) peut se trouver en n'importe quel traité de théologie mariale, voire en grande partie dans le *Contra Haereses* de saint Irénée, -- qui connut saint Polycarpe, disciple de l'apôtre que Jésus aimait. Il sait même qu'elles ne touchent à rien de contraire à l'enseignement ou à la pratique des Églises schismatiques.
Nous terminerons cependant ces observations, qu'a suscitées l'article de M. de Peyer, par des considérations d'un ordre nettement différent.
Que le lecteur de foi réformée soit toutefois assuré qu'il rencontrera autant d'écrivains catholiques que de protestants, à qui déplaît une théologie -- surtout une théologie mariale -- faisant usage de la philosophie ; qui éprouvent, aussi, un peu d'antipathie pour la « sagesse » dite « servante de la théologie ».
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Cela dit, nous nous permettrons néanmoins de puiser quelques éléments de doctrine chez saint Thomas et chez celui qu'il a appelé le Philosophe.
DIEU, cause absolument universelle, est plus intime aux choses qu'elles ne le sont à elles-même, et il agit en elles plus qu'elles-mêmes n'agissent. Cette vérité fut pour certains une occasion d'erreur. Car ils croyaient devoir en inférer soit que Dieu est l'existence même des créatures, soit que l'action de la créature n'est qu'une pure apparence, au point que la causalité semblant être la sienne dût s'attribuer à Dieu seul, la créature étant à tous égards passivité. Cette tendance à vider les êtres participés de la faculté de se communiquer à d'autres, se propageait au Moyen Age ; elle remonte aux premiers philosophes, comme saint Thomas le fait voir, par exemple au livre III *Contra Gentiles* (chap. 69-70). Il s'y applique à montrer que cela serait un appauvrissement de l'œuvre de Dieu, qui ne pourrait se faire qu'au détriment de l'excellence de la cause première. Car la perfection de l'effet démontre celle de la cause : ainsi nous jugeons l'artisan d'après la qualité de son travail. Or Dieu est le plus parfait des agents, et c'est, par suite, de lui que les créatures reçoivent leur perfection. Donc, puisqu'à la plénitude d'un être appartient le pouvoir de communiquer à un autre sa propre perfection, la créature dépourvue, elle, de causalité, dérogerait à la vertu communicative qui l'a produite. Il est, de la sorte, plus parfait pour une chose d'être en même temps cause de bonté dans les autres, que d'être bonne seulement en elle-même. C'est ainsi que celui qui possède vraiment une doctrine sait en même temps l'enseigner, et le maître se révèle d'autant plus savant qu'il peut communiquer la doctrine de telle façon que ses disciples voudront l'enseigner à leur propre tour.
Les choses sont, d'autre part, bonnes à proportion qu'elles imitent Dieu, bonté par essence, et en cette assimilation elles trouvent aussi leur fin ultime. Or c'est en raison du bien surabondant que Dieu se communique au dehors -- s'il le veut ([^25]).
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Le bien, pour lors, *diffusivum sui* par nature, se répand premièrement en attirant les choses à soi, -- *trahendo res ad se.* (On l'entend encore d'une autre manière : le bien possède la nature de cause finale, -- le pourquoi de toutes les causes, -- laquelle éveille l'agent et à laquelle se termine l'action de ce dernier.) En conséquence la créature, tendant à imiter, autant qu'elle peut, le bien divin, incline mêmement à répandre dans les autres le bien qui est en elle. C'est par là qu'elle imite Dieu comme cause. On dira alors que la cause d'une cause est plus parfaite que la cause d'un effet qui ne puisse être cause à son tour. Or, -- point capital, -- cette bonté que la créature répand dans les autres, est cause que celles-ci s'assimilent davantage au bien divin. Aussi la créature participe-t-elle par là au gouvernement divin, dans la mesure où elle est cause. Car Dieu, en gouvernant, ordonne les œuvres de son art à sa propre bonté, puisqu'il ne produit point ses œuvres à seule fin de leur donner l'existence, effet propre de son art ([^26]) ; mais il les crée en vue de leur communiquer une bonté qui les rende telles qu'elles doivent être, c'est-à-dire ordonnées à lui sous le rapport du bien, et c'est l'effet du gouvernement dont il est lui-même la fin. La créature, dans l'ordre de l'exécution du plan divin, participe à ce gouvernement par la diffusion aux autres de son bien à elle, en quoi elle ressemble davantage à Dieu. Aussi les créatures, par cette causalité, font-elles preuve de l'excellence de l'auteur, de même que de la fin ultime qui les appelle à l'action.
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Saint Thomas n'hésite pas à déclarer que la perfection inhérente à l'univers dans son ensemble se manifeste précisément dans la diffusion du bien des créatures les unes aux autres. Enlever aux choses créées leur ordre, c'est nier ce qu'elles ont de meilleur : « Chaque créature prise en elle-même est bonne, certes, mais toutes considérées dans leur ensemble sont meilleures en raison de l'ordre de l'univers ; le tout est en effet meilleur que les parties et il en est la fin. Or nier aux êtres leur activité, c'est nier l'ordre qu'ils ont entre eux, car l'unique source d'unité qui forge un ordre entre des êtres de diverses natures vient de l'activité des uns et de la passivité des autres. On ne peut donc affirmer que les êtres n'ont aucune activité propre. » ([^27])
La causalité de Dieu s'étend indivisiblement à toutes les créatures, ainsi qu'à toute leur causalité. Or, parmi les êtres créés, la vertu des uns s'étend à plus d'effets que celle des autres. Ceux dont le bien et l'action atteignent simultanément des effets multiples, en nombre ou espèce, ressemblent d'autant à Dieu vu comme cause universelle. C'est surtout à la causalité universelle inhérente à elle-même que la création doit son unité intrinsèque. S'il n'y avait dans l'univers que des causes particulières, son unité d'ensemble, comparée à ces dernières, ne serait qu'accidentelle ; et il faudrait attribuer cette perfection au hasard, à une causalité fortuite, -- encore que Dieu ordonne le casuel et le fortuit aussi bien qu'il domine les effets provenant de causes déterminées. Autant alors la création contient-elle de causalité universelle, autant elle est parfaite et ressemble au bien divin ; ce qui est une autre manière de dire que Dieu s'assimile à proportion sa manifestation hors de lui.
La pluralité de ses effets ni leur variété ne divisent d'aucune façon l'action même de Dieu ; ainsi en est-il, proportionnellement, de toute cause universelle, si limitée qu'on la suppose. D'autre part, attribuer à Dieu la causalité des créatures diffusant leur bien à elles, ce n'est nullement diminuer l'activité propre de ces causes, Enfin la pluralité des causes ni leur variété, atteignant un même effet, ne divisent pas plus en effet, encore qu'on doive rapporter celui-ci proportionnellement à ces causes, distinguant en lui diverses formalités.
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C'est ainsi que Socrate n'est pas plusieurs personnes du fait d'avoir plusieurs causes, mêmes principales : Dieu, cause première et universelle de toutes les autres causes ; ses parents et ancêtres, causes particulières, -- sans préjudice des causes universelles subordonnées. Il est clair, dit saint Thomas, qu' « un même effet n'est pas attribué à sa cause naturelle et à la vertu divine de sorte qu'une partie serait de Dieu et une autre de l'agent naturel ; il est tout entier de l'un et de l'autre, mais suivant des modalités diverses, tout comme un même effet ressortit tout entier à l'instrument et tout entier à la cause principale » ([^28]). Dieu, certes, pourrait faire un Socrate de toutes pièces sans nul agent subordonné, ni principal ni instrumental, sans parenté ni race, sans nulle liaison sauf à Dieu. Il n'en découle pas pour autant que les agents subordonnés, comme leur nombre, deviennent superflus, La raison de ceci, nous l'avons vue : Dieu communique et manifeste sa bonté surabondante en produisant des effets qui, de leur chef, sont causes, et qui, par le fait même, composent cette unité d'ensemble pour la plus grande perfection intrinsèque de l'univers.
Marquons finalement que l'effet même, produit par les agents subordonnés, est atteint de manière plus profonde et plus efficace (*vehementius influit*) par la cause supérieure, universelle ; l'action propre de ces causes subalternes est l'effet de l'agent premier qui se les subordonne. Car « en tout agent on considérera deux choses, l'être qui agit et la vertu grâce à laquelle il agit : ainsi le feu chauffe par la chaleur. Or la vertu d'un agent inférieur dépend d'un agent supérieur pour autant que celui-ci lui donne cette vertu par laquelle il agit, ou la lui conserve, ou encore l'applique à telle action, tel un artisan qui use de quelque instrument en vue de produire son effet, sans toutefois conférer à cet instrument la forme grâce à laquelle il agit, ni la lui conserver, mais en lui donnant simplement son mouvement. Ainsi donc l'action d'un agent inférieur n'émane pas seulement de lui grâce à sa vertu propre, mais encore grâce à celle de tous les agents supérieurs, car cet agent agit par la vertu de tous. » ([^29]).
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Les agents subordonnés s'appellent encore « intermédiaires ». Ainsi dit-on de Dieu qu'il régit l'univers par l'intermédiaire de causes secondes. (Que l'on se garde toutefois d'assimiler toute cause subordonnée au simple outil qui sépare l'agent principal de son effet, à la manière dont la plume est « entre » l'écrivain et les lettres qu'il trace. Bien qu'on puisse les appeler instrumentales au sens où tout ce qui possède le caractère de moyen est en quelque façon instrument, -- *communiter dictum, --* on ne peut, sans distinction, enlever aux causes subordonnées la nature d'agent principal.) Mais cette médiation des causes subordonnées n'empêche pas l'agent supérieur d'être cause immédiate dans la production de leur effet. C'est ce que saint Thomas explique dans la suite du chapitre que nous venons de citer : « Et tout comme celui de l'agent dernier qui exerce immédiatement son action dans la production d'un effet, l'influx de l'agent premier est-il immédiat : car la vertu du dernier agent ne tient pas d'elle-même son efficacité dans cette causalité ; elle la reçoit de l'agent qui lui est immédiatement supérieur, et celui-ci tient la sienne d'un autre supérieur ; il se fait ainsi que la vertu de l'agent premier est par elle-même productrice de l'effet, comme si elle en était la cause immédiate : c'est le cas des principes de démonstration dont le premier est immédiat. Donc de même que normalement une action procède d'un agent et de la vertu, de même rien ne s'oppose à ce qu'un même effet ressortisse à un agent subalterne et à Dieu, de part et d'autre immédiatement, mais de manière différente. »
*Distingue frequenter* n'est pas un slogan de l'heure. Disons néanmoins que la doctrine alléguée entraîne qu'il existe des degrés d'immédiateté : que la cause supérieure atteint l'effet d'une manière plus immédiate que n'y parviennent les agents subordonnés. Il s'agit d'un genre de distinctions que nous acceptons couramment, sans réfléchir. Nous disons en effet que Socrate est un homme, qu'il est un mammifère, un animal, un vivant, un corps. C'est donc le même individu qui est encore tout cela, immédiatement. C'est cet homme-ci qui est cet animal-ci. L'ordre de ces attributs n'est pourtant pas indifférent. Si Socrate est un homme, il est donc tout le reste.
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Mais sa nature de corps ne le fait ni vivant, ni animal, ni homme ; un animal peut n'être pas un mammifère, et le mammifère peut être autre chose qu'un homme. Proportionnellement, nous distinguons, dans un effet, diverses formalités, suivant la diversité des agents auxquels on rapporte le tout, chacun des agents pouvant être cause « totale » du même effet.
S'opposer à la médiation des causes secondes dans l'exécution du dessein de la Providence, c'est passer outre à la sagesse de Dieu telle que manifestée dans ses œuvres et leur ordination à lui ; ainsi méconnaît-on cela même en quoi Dieu démontre la surabondance de sa bonté et de sa puissance. C'est en effet le propre du sage d'établir un ordre. Or l'ordre des causes est plus noble que celui des effets. Car une cause n'agit qu'en vertu de ce qu'elle est déjà, tandis que l'effet, lui, n'est effet qu'en dépendance de la cause. Par suite, la cause est supérieure à son effet, sous le rapport exact où elle en est la cause. Aussi l'ordre des causes est-il un signe particulier de la sagesse de Dieu. On le voit : « L'absence de causes intermédiaires exécutrices de la providence de Dieu supprimerait l'ordre des causes dans le monde, pour y laisser seulement celui des effets. La perfection de la providence de Dieu exige donc des causes intermédiaires qui en sont les agents exécuteurs. » ([^30])
Peut-être l'infatuation qui fait négliger les causes intermédiaires vient-elle d'un certain anthropomorphisme : nous projetons sur l'œuvre de Dieu l'ambition de l'homme qui, dans les choses dignes de louanges, aime tout faire seul, par crainte que son honneur ne soit diminué aux yeux de ceux qui ne savent pas regarder par-delà la personne que par magnanimité il ferait agir à sa place ou s'associerait dans l'action ; il évite, pour lors, ce qui est plus noble, se bornant au terre à terre d'une médiocrité à toute épreuve.
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OR Aristote, dans son *Éthique,* au traité de l'amitié, signale un amour analogue à celui d'où procède le gouvernement divin par le moyen d'agents subordonnés. Ayant distingué entre l'amour de soi-même déréglé, -- l'attachement au moi haïssable, -- et l'amour ordonné du moi authentique, le Philosophe s'applique à faire voir comment ce droit amour de soi est encore racine et mesure de l'amitié parfaite, de l'amour que l'on porte à un autre soi-même. A proportion que l'amitié se montre désintéressée, elle révèle aussi le caractère noble de l'amour bien ordonné que l'ami se porte à lui-même. Celui qui s'aime de cette manière s'avère prompt à sacrifier, pour l'avantage de sa patrie ou de ses amis, tous les biens que le commun des hommes tient pour suprêmes -- les richesses, les honneurs, le rang, et même la vie mortelle. Ce faisant, l'ami fait preuve de noblesse, d'une prédilection de tout ce qui est plus digne d'éloges. La noblesse de cet amour se reconnaît en la personne qui ne commettrait pas le moindre mal quand même on croirait que ce mal devrait sauver le monde entier : il n'est jamais permis de sacrifier son bien spirituel, le plus divin qui soit en nous, pour qui ou quoi que ce soit.
Le Philosophe entreprend plus particulièrement de marquer en quoi l'homme de bien peut manifester le plus haut degré d'amitié, savoir : quand il laisse son ami agir à sa place, « car il peut être plus noble de devenir cause de l'agir en son ami que de poser soi-même l'action -- *kai einai kallion tou auton prâxai to aition tô philô genesthai* » ([^31]). L'ami sacrifie-t-il ainsi l'honneur qui ne reviendrait qu'à lui s'il agissait tout seul ? Son action, -- car il s'agit bien de « faire agir l'ami », d'être « la cause de son agir », -- en serait-elle moins louable ? Au contraire, en concédant à son ami une action ou une part de l'action qu'il pourrait faire tout seul, l'homme de bien ne peut manquer de se montrer d'autant plus louable. « Bref, dans toutes les actions méritant des louanges, l'homme de bien s'attribue à lui-même la plus grande part de ce qui est noble. Aussi l'homme doit-il s'aimer soi-même de cette manière ; mais certes pas de la façon égoïste dont le plus grand nombre se le permettent. » ([^32])
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Remarquons, de plus, que ce noble geste de l'homme de bien n'entraîne aucune dispersion de son pouvoir d'action ; il est au contraire un signe éclatant de la mesure où il s'assimile le bien spirituel, une marque de très étroite union à soi-même selon l'amour rectifié ([^33]).
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LE CATHOLIQUE ne peut lire cet enseignement de *l'Éthique* sans penser à la noblesse de l'amitié que le Fils de Dieu porte aux hommes. Noblesse qui se manifeste d'abord dans l'Incarnation rédemptrice, où l'homme est appelé à se sauver dans l'Homme-Dieu. Mais il y a davantage. Le Sauveur a voulu naître de la race d'Adam, *figure de celui qui doit venir,* et il devint l'Adam nouveau par la médiation de la Femme. Or la Vierge Marie, il l'a dès le principe formée comme *une aide qui lui fût assortie,* lui accordant la grâce proportionnée à la condition de Mère de Dieu et de compagne de vie, et jamais elle ne cessa d'être son aide.
Déjà en vertu de sa seule maternité, réalité physique naturelle, encore qu'opérée par miracle, Marie aime *naturellement* son Fils -- le même qui procède éternellement du Père. (Notons en passant qu'Aristote se sert précisément de l'amour que porte la mère à son enfant ([^34]) pour manifester le caractère désintéressé de l'amitié parfaite.) Grâce à Marie, il existe par conséquent une amitié *naturelle* entre la personne humaine et son Dieu. En outre, puisque le mal infligé à l'enfant atteint les parents comme le mal personnel, -- de sorte qu'ils en éprouvent, non pas de la pitié, mais de la douleur ([^35]), -- le mal de la Passion du Fils de Dieu atteint *naturellement* Marie comme un mal personnel.
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Donc, déjà en raison de sa seule maternité, la Vierge compatit aux douleurs du Sauveur, qui l'affectent en sa propre personne de Mère. C'est pourquoi l'Église la nomme *Mater Dolorosa.* Or l'union de grâce avec son Fils, proportionnée comme elle l'est à sa condition de Mère de Dieu et de compagne du Sauveur, surélève cette participation naturelle à la vie du Rédempteur, autant que la grâce, perfectionnant la nature, a pour mesure l'union des personnes de la Très Sainte Trinité. « *Que tous soient un. Comme toi, Père, tu es en moi et moi en toi, qu'eux aussi soient un en nous, afin que le monde croie que tu m'as envoyé. Je leur ai donné la gloire que tu m'as donnée, pour qu'ils soient un comme nous sommes un : moi en eux et toi en moi, pour qu'ils soient parfaitement un, et que le monde sache que tu m'as envoyé et que je les ai aimés comme tu m'as aimé* » (Jn, XVII, 21). Il n'est donc pas possible d'être plus proche de Dieu que ne l'est Marie, tant en raison de sa maternité que par la grâce proportionnée à son état sans pareil. Aussi n'est-il pas possible d'être plus intimement associé au Rédempteur comme tel.
Si le nouvel Adam ne s'était pas choisi *une aide qui lui fût assortie,* il n'en eût pas été moins noble, mais sa noblesse en eût été moins manifeste, moins démontrée *ad extra.* Cette noblesse demande certes qu'il eût pu tout faire seul ; mais elle n'exige pas moins qu'il la puisse manifester plus généreusement en associant l'amie pour la grande affaire du salut des hommes. Or, marquons-le bien, ce n'est pas un autre rédempteur qu'il s'associe, -- « nous n'avons que faire » d'un second nouvel Adam. L'Église entend toutefois que *Yahvé Dieu dit,* même et surtout de l'ordre nouveau : « *Il n'est pas bon que l'homme soit seul. Il faut que je lui fasse une aide qui lui soit assortie* » (Gn, II, 18). Il a voulu que Marie fût associée au Verbe incarné « d'une manière semblable à celle dont Ève fut assortie à Adam, principe de mort, si bien que l'on peut dire de notre Rédemption qu'elle s'effectua selon une certaine « récapitulation » en vertu de laquelle le genre humain assujetti à la mort par une vierge, se sauve aussi par l'intermédiaire d'une Vierge ».
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Nous disons encore qu'elle « fut choisie comme Mère de Dieu, précisément *pour être associée à lui dans la Rédemption du genre humain* » (Pie XII. *Ad Cœeli Reqinam*)*.* Et de même qu'Ève fut la première à manger du fruit de l'arbre défendu, en quoi elle était médiatrice dans le mal, ainsi Marie, récapitulant dans le bien la médiation de la première femme, fut aussi la première à cueillir les fruits de l'arbre du salut.
On est donc dans le tort en pensant que la Corédemption nous éloigne de *l'unique Médiateur,* ou qu'elle divise son *oblation unique.* Il s'ensuit tout le contraire. C'est l'Ami qui fait surgir son amie. La causalité de la nouvelle Ève est universelle, certes, mais subordonnée, même à celle de l'humanité du Christ, cause instrumentale de grâce. Or la cause universelle n'est divisée ni par la multiplicité ni par la variété de ses effets, ni par leur respective subordination. L'action, d'autre part, produite par l'effet, surtout par l'effet à son tour cause universelle, démontre d'autant la surabondante unité de l'agent à qui l'effet-cause demeure subordonné : elle en déclare la noblesse d'une façon sans pareille. La grâce préservatrice, que Marie reçut des mérites de son Fils, mais en vertu de quoi elle peut, toujours soumise au nouvel Adam, co-mériter avec lui la grâce réparatrice pour tous les hommes conçus dans l'esclavage, ne divise aucunement le sacrifice du Christ. Au contraire, le privilège de Marie révèle, d'une façon toute singulière, l'ampleur et l'efficace de l'oblation unique de l'unique Médiateur, cause universelle de salut.
La Compassion douloureuse de la Vierge Immaculée lui est infligée par la Passion de son Fils. S'il plaît au Sauveur d'accorder à sa compagne ce qu'il faut pour rendre méritoire, universellement, la Compassion qu'il n'eût pu lui épargner sans éloigner la Mère, qui protestera contre ce geste, tout de noblesse, envers l'humanité ? On dira : mais comment la Compassion put-elle avoir une telle portée ? Saint Thomas avait prévu cette difficulté à propos de la Passion du Christ. Il concédait, en effet, que la passion n'est pas comme telle méritoire, le principe actif étant extrinsèque à celui qui pâtit.
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L'acceptation volontaire, cependant, elle, est un principe actif, intérieur au patient, et c'est par là que la Passion du Christ fut méritoire. Or le même argument vaut pour la Compassion : « ...Ce fut elle qui, exempte de toute faute personnelle ou héréditaire, toujours étroitement unie à son Fils, l'a offert sur le Golgotha au Père Éternel, sacrifiant en même temps son amour et ses droits maternels, comme une nouvelle Ève, pour toute la postérité d'Adam, souillée par sa chute misérable » (Pie XII., *Mystici Corporis*).
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M. DE PEYER avait dit que « nous n'avons pas besoin d'un Chemin qui nous conduise à \[Jésus\] ; ni d'un amour qui suppléerait à ce qui pourrait manquer à l'amour du Christ ». -- Pour le premier point, cela dépend de cette question : s'il se peut que Dieu ait décidé de ne pas nous en laisser le choix.
Comme pour toute vérité de foi, il n'y aurait que le Magistère vivant pour nous montrer déterminément ce qui en est. Or il enseigne que dans l'œuvre du salut, le rôle de la Vierge récapitule dans le bien celui de la première femme dans la chute. Quant au second point : nous ne croyons nullement qu'il puisse manquer quelque chose à l'amour du Christ pour les hommes. La foi contraire serait hérétique ([^36]). Par contre, nous croyons son amitié si grande, si noble, qu'il fit agir l'amie, lui accordant une part dans Rédemption qu'il eût pu accomplir seul. Aussi ne pouvons-nous méconnaître cette magnanimité du Fils de l'homme.
Nous croyons, d'autre part, que la création n'en est que plus glorieuse. De toutes les œuvres de Dieu, aucune n'est comparable en gloire à l'humanité du Verbe. Mais le Verbe ne fait partie de l'univers que par la subsistance de la Personne divine dans son humanité. La Personne elle-même du Christ ne peut avoir le caractère de partie ; elle est, au contraire, comme un « tout antérieur aux parties » ([^37]).
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Dieu, en effet, est bien commun par excellence, mais extrinsèque à l'univers, encore que plus intime aux choses qu'elles ne le sont à elles-mêmes ; il est la bonté par essence, dont l'univers tout entier, si parfait qu'on le suppose, ne pourrait jamais être qu'une participation. En revanche, la personne de Marie fait partie de la création. Et même dans l'ordre surnaturel, elle ne cesse pas de se comparer à Dieu comme une partie à un tout antérieur aux parties ; même l'âme du Christ, en effet, ne saurait avoir de Dieu une connaissance compréhensive. Marie donc, en tant que de toutes les personnes créées elle est, par sa maternité et par sa grâce, la plus élevée, la plus proche de Dieu en son Fils qui est « naturellement un même unique et commun Fils de Dieu et de la Vierge » (Pie IX, *Ineffabilis Deus*), en qui elle voit et aime *celui qui a fait pour elle de grandes choses *; Marie, dis-je, et très précisément dans la royauté universelle qui est sienne par ce même Fils dont le *règne n'aura point de fin,* confère à l'univers un principe, tout intérieur, personnel, -- cause inhérente de son unité d'ordre -- dont la bonté s'épanche sur le monde d'un bout à l'autre. La Vierge Reine démontre ainsi, d'incomparable façon, la sagesse de *l'ordre établi par Dieu* (Rm. XLII, 2), la surabondance d'où procède le gouvernement divin par des agents subordonnés, la gratuité et l'étendue de la miséricorde du Tout-Puissant. A cet égard, la différence qui sépare les Églises de la Réforme de l'Église de Rome en est une entre le pur possible, ou même le futurible, et ce qu'en réalité Dieu fait ; entre ce qui n'est pas et ce qui est. Elle est à l'échelle de l'univers. Cependant, il est toujours possible à un homme de préférer que sa propre volonté soit faite, sur la terre comme au ciel, et de vouloir établir ce que devrait faire Celui Qui Est.
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CERTES, « il faut le dire avec tristesse, mais il faut le dire », la raison pour laquelle « les Églises de la Réforme ne peuvent pas suivre leurs frères catholiques sur la voie de la glorification de Marie », mais c'est la piété du Fils de l'homme envers la Vierge-Mère, -- notre culte d'hyperdulie ! (La piété filiale, nous l'avons vu, se définit comme un culte, et lorsque ce culte est celui du Fils de Dieu envers sa Mère, il est, pour le moins, l'espèce suprême de la dulie) ([^38]). Plus radicalement encore, la raison de la séparation, c'est l'autorité visible dont le Père investit l'Église du Verbe Incarné : la règle de foi, sensible, sans laquelle nous ne saurions quoi penser, ni du Fils ni de la Mère, « *Et je prierai le Père et il vous donnera un autre Paraclet, pour être avec vous à jamais, l'Esprit de vérité, que le monde ne peut recevoir, parce qu'il ne le voit ni ne le connaît. Vous, vous le connaissez parce qu'il demeure avec vous et qu'il est en vous. Je ne vous laisserai pas orphelins, mais le Paraclet, l'Esprit Saint, que le Père enverra en mon nom, vous enseignera tout et vous rappellera tout ce que je vous ai dit* » (Jn, XIV, 16, 26).
Charles DE KONINCK,
de l'Université Laval.
*Québec, vigile de la fête de l'Assomption,* 1958.
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*Politique et vie intérieure* (*IV*)
### A quel prix l'Église fait le bonheur des sociétés
par Roger THOMAS
POUR FAIRE *le bonheur des sociétés, il se trouve des faux prophètes qui n'hésitent pas à rejeter Dieu. Ils se trompent évidemment, Si Dieu a créé notre nature et l'a créée sociable ce n'est pas en nous détournant de Lui au titre de la vie en société que nous aurons des chances de devenir plus heureux en société.*
EN FACE *des prêcheurs d'athéisme, l'Église dit aux hommes : Que la société reconnaisse Dieu au titre même de société et elle goûtera le bonheur, Ceux qui ont la sollicitude de l'équilibre humain et chrétien des États ne sauraient rien leur proposer de mieux que la soumission aux directives de l'Église de Jésus-Christ.*
NOUS ADMETTONS *sans peine que, toutes choses égales d'ailleurs* (*autant qu'on puisse s'exprimer ainsi dans le domaine politique*)*, nous admettons volontiers que, à égalité des richesses naturelles du pays et des qualités humaines des habitants, la docilité à l'Église soit un gage de plus grande prospérité économique, de justice et de liberté politique plus grandes ; bref, une garantie de plus de bonheur.*
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*Nous le reconnaissons d'autant plus volontiers que les leçons de l'histoire, interprétées correctement, nous en fournissent la preuve palpable. C'est évidemment grâce à l'action de l'Église que le Haut Moyen Age est passé de la barbarie à la civilisation et que des peuples en proie à la misère et à l'injustice ont goûté par moment un destin plus heureux.*
*Pourtant il faut oser constater ce qui est. De ce destin plus heureux, les hommes ne surent pas longtemps se trouver heureux. Cette félicité leur coûtait trop cher. Ils n'eurent pas envie de se tenir longtemps au niveau où on peut la goûter. Or ce qui leur est arrivé peut fort bien nous arriver à nous aussi. Sommes-nous assurés d'avoir plus envie nous-mêmes de ce consentement aux règles du bonheur ?*
LES CONSÉQUENCES *de la doctrine politique de l'Église sont évidemment admirables. Mais cette doctrine présente des exigences sévères qui ne plaisent pas à l'homme, à moins que de tendre à la sainteté ; il faut le savoir et le dire sous peine de duper le monde et de le dégoûter.*
*L'Église par exemple non seulement rappelle le droit naturel en matière économique, mais encore elle établit la condition préalable de tout équilibre économique qui est la libération de la cupidité chez les personnes et le dépassement de l'envie entre les hiérarchies sociales. Mais comment ne pas voir que cette libération et ce dépassement ne vont pas d'eux-mêmes. L'esprit de pauvreté n'est pas naturel à l'homme, l'envie est un penchant terrible de son cœur. A moins que de se convertir, l'homme ne veut pas d'une prospérité économique qui s'obtienne en prenant le chemin étroit que l'Église enseigne. Pourtant il n'en est pas d'autre.*
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*De la même manière dans le domaine politique l'Église non seulement rappelle le droit naturel, mais encore elle garantit la vie et la stabilité des institutions saines. En effet, en donnant à l'homme un amour pur de la justice, et en le guérissant du Pharisaïsme, elle fait que les mœurs ne trahissent pas la justice des lois et ne tournent pas à l'hypocrisie ; en maintenant des mœurs politiques salubres elle tarit la grande source des exaspérations et des révolutions ; elle assure un certain bonheur de la cité. Mais on voit à quelle condition : amour pur de la justice, suppression du masque des pharisiens. Autrement dit à la condition que le civisme soit en quelque manière pénétré de ferveur et de pureté évangélique. Ce n'est pas possible si n'est pas active, au moins chez un certain nombre et dans l'ordre même des activités civiques, la tendance vers la sainteté, le désir de l'héroïsme chrétien.*
Roger THOMAS.
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### Prudence politique et prudence civique
par Marcel CLÉMENT
FUT-IL PRESSÉ ou nerveux, l'automobiliste sait que le chemin le plus long, s'il n'est pas encombré est aussi parfois le chemin le plus rapide. Il sait que pour aller d'un point à un autre, il lui faut, en plus d'une occasion, tourner physiquement le dos au but qu'il se propose. Il accepte de stationner devant un passage à niveau et ne voit pas, dans cette nécessité, le témoignage d'une trahison ou d'un échec... Pour parler comme les philosophes, il sait que ce qui est premier dans l'intention est dernier dans l'exécution.
Cette même prudence n'a guère été assimilée comme vertu politique. Les Latins surtout semblent éprouver des difficultés presque insurmontables en ce domaine. On dirait que s'ils comprennent les servitudes *physiques* de la prudence, ils n'en comprennent pas les servitudes *morales.* Ils acceptent, pour monter à l'étage supérieur, de suivre la spirale d'un escalier en colimaçon... mais engagés dans une politique en spirale, qui à chaque pas semble prendre une direction nouvelle, ils ne savent plus bien reconnaître s'ils montent ou s'ils descendent. Si éloignés sommes-nous, peut-être par notre formation cartésienne et positiviste, de cet *habitus* vertueux : la prudence politique.
Considérée dans toute sa généralité, la prudence, nous l'avons évoqué déjà ([^39]), apparaît comme une disposition permanente à choisir, à travers les circonstances si diverses qui se succèdent, les moyens concrets les plus aptes à atteindre une fin dans le respect, cela va de soi, des exigences de la morale. Ainsi, dans toute vie, il est nécessaire de délibérer sans précipitation, de juger des hommes et des choses, d'évaluer les possibilités, de conduire enfin l'action jusqu'à son terme.
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C'est déjà une tâche difficile lorsqu'il s'agit de la conduite de la vie personnelle. Aucun de nos actes n'est indifférent et chacun d'eux : pensée, parole, action, nous rapproche ou nous écarte, plus ou moins directement, de la fin ultime. *A fortiori* devons-nous demander à l'Esprit Saint des lumières plus évidentes encore lorsqu'il s'agit d'une décision qui, aux croisements du destin, engage la vie entière.
Il ne suffit pas en effet que l'acte envisagé soit en lui-même conforme aux exigences abstraites de l'ordre moral. Il faut qu'il soit pleinement adapté à la situation contingente à laquelle il doit s'appliquer. Il faut qu'il ne soit ni prématuré ni tardif, mais opportun. Il faut qu'il ne risque pas de provoquer, par ses conséquences indirectes, un mal plus grand que celui que par ailleurs l'on s'efforce d'éviter. Il faut aussi que les chances de succès apparaissent, à des esprits positifs et expérimentés, assez nombreuses et assez sûres...
La prudence personnelle est difficile. La prudence sociale, par laquelle le chef d'une communauté doit gouverner le groupe ou la multitude dont il a la charge, l'est beaucoup plus encore. En effet « *par la prudence en général, l'homme se dirige lui-même par rapport à son bien propre, mais par la politique, il agit surtout par rapport au bien général* » ([^40]). D'où il résulte que ce qui est demandé à tous ceux qui prennent part à la conduite de l'État, ce n'est point tant d'être des savants, des érudits, des doctrinaires, ou des idéologues. C'est d'être des hommes prudents, des hommes sages, au sens où l'Écriture employait le mot. Non point donc, des timorés et des pusillanimes. Point non plus des hypocrites et des menteurs. Mais des hommes de pensée et de volonté droites, ayant acquis, aux lumières conjuguées de l'expérience et de la raison, et la grâce de Dieu aidant, la disposition permanente à choisir les moyens les plus aptes, dans des circonstances déterminées, à ramener la société politique vers sa fin : le bien commun.
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PARCE QUE, dans la cité, le bien commun est le résultat de l'action, non point exclusivement du gouvernement, mais aussi, quoique sous un rapport différent, de l'action des citoyens, « *Aristote distingue deux sortes de prudence dans l'État ; l'une qui fait les lois et qui appartient aux gouvernants, l'autre qui conserve le nom général de prudence politique et qui se rapporte aux choses particulières. Comme ces choses particulières regardent aussi les gouvernés, il s'ensuit que la prudence n'est pas seulement la vertu des gouvernants, mais qu'elle est encore celle des citoyens* » ([^41]).
La restauration de l'autorité politique en France pose le problème de la distinction de ces deux formes de prudence avec une acuité particulière. Pour tenir compte de l'usage légitime qui fait du civisme la vertu propre du citoyen et de la prudence politique la vertu spécifique de l'homme d'État, nous distinguerons entre elles, en conservant à cette dernière le nom de prudence politique et en nommant l'autre prudence civique.
La répartition des responsabilités entre les gouvernants et les citoyens constitue le problème essentiel de tout régime politique respectueux de la dignité humaine dans la société contemporaine. La solution de ce problème a été faussée en France sous tous les régimes républicains qui se sont succédés, et de manière criante au cours de la IV^e^ République. Il en a résulté des mœurs politiques déviées, non seulement chez les gouvernants, mais chez les citoyens, de toutes nuances d'opinions.
Le « système » (qui ne désigne rien d'autre que le fonctionnement conséquent jusqu'à l'absurde de la démocratie individualiste) a contribué à persuader les diverses fractions de citoyens que leur devoir politique consistait essentiellement en deux attitudes. Face à un gouvernement (ou à un régime) en désaccord avec leurs propres convictions, il s'agissait d'adopter une attitude intégralement négative, d'en montrer les imperfections et les déficiences pour parvenir à renverser ce gouvernement (ou ce régime). La même faction, une fois au pouvoir, s'efforçait, là-contre, d'appliquer unilatéralement son programme, ou les points de son programme susceptibles de rallier une majorité à l'Assemblée Nationale. Dans un tel mécanisme, *la vertu du citoyen comme telle est réduite dans l'ordre de l'intelligence à une simple adhésion intellectuelle et dans l'ordre de l'action à une propagande pour un parti ou pour une école* ([^42]).
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Le vice fondamental du système consiste donc dans une fausse philosophie de l'autorité. Celle-ci ne semble légitime que lorsqu'elle est docile et obéissante à la souveraineté populaire. Cette souveraineté populaire étant fractionnée en factions rivales et butées, le moindre déplacement de majorité doit correspondre à un changement de gouvernement. Il a fallu que la France côtoie l'abîme, ces dernières années, pour que l'immense majorité du peuple prenne conscience, au niveau de la politique expérimentale, de ce que depuis deux cents ans, les critiques de Jean-Jacques Rousseau avaient tenté de montrer (en pure perte) au niveau des principes. C'est pourquoi l'on peut penser que la signification historique du referendum de septembre 1958 est plus encore philosophique que formellement politique. Ce que la France a rejeté, ce n'est point tant la IV^e^ République que la démocratie individualiste et ses gouvernements à éjection automatique. Ce que la France a approuvé, c'est sans doute la proposition de Constitution faite par le Général de Gaulle. Mais plus profondément, c'est la restauration de l'autorité de l'État, dont elle gardait méfiance depuis un siècle et demi, trompée par l'enseignement des faux docteurs.
Si donc l'année de Lourdes a apporté à la France l'orientation fondamentale de son avenir dans la restauration de l'autorité politique, nous ne pourrons pas échapper au problème pratique de l'attitude du citoyen moderne gouverné à nouveau par un État digne de ce nom. Simultanément, nous ne pourrons pas échapper au problème spéculatif dont cette attitude dépend : quel est le fondement de l'autorité politique ?
Logiquement, le problème du fondement de l'autorité commande la solution du problème de la répartition des responsabilités entre les gouvernements et les citoyens. Il est toutefois probable, si les choses continuent comme elles ont commencé, que la restauration de saines mœurs civiques précédera la prise de conscience de la saine philosophie politique qui commande ces mœurs. Ainsi, la grâce de Dieu quand elle ramène le pécheur vers la maison du Père le guide jour après jour sans qu'il comprenne bien clairement où conduit le chemin nouveau par lequel il s'engage.
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Admettons donc, en attendant que la France l'admette comme une étape capitale sur la voie nouvelle, « *que la dignité de l'homme est la dignité de l'image de Dieu, que la dignité de l'État est la dignité de la communauté morale voulue par Dieu, que la dignité de l'autorité politique est la dignité de sa participation à l'autorité de Dieu* » ([^43]). Quelles sont les conséquences de ce point fondamental de la doctrine politique en ce qui concerne la répartition des tâches entre la prudence des gouvernants et la prudence des citoyens ?
La première conséquence est que, désormais, ce ne sera plus le peuple qui, par son vote, définira la philosophie politique à laquelle l'homme d'État est soumis. Il y a en effet une nature des choses : la fin de la société politique, c'est le bien commun. L'homme d'État qui reste assez longtemps au pouvoir, et qui de ce fait est au contact pendant des années avec les aspects multiples et parfois contradictoires des problèmes qui se présentent, en vient normalement à prendre conscience, sinon de la philosophie du bien commun, du moins de ses données concrètes. Cela suppose naturellement que l'homme d'État dont il s'agit n'ait pas l'intelligence intrinsèquement pervertie par des habitus intellectuels marxistes.
Le malheur de la France pendant des années a été le caractère abstrait que les problèmes les plus graves de la vie politique prenaient aux yeux des citoyens. En restaurant l'autorité et sa durée, par la force des choses les citoyens sont amenés à faire davantage confiance au gouvernement, même pour les actes qu'ils n'approuvent pas ou ne comprennent pas. Les gouvernants, d'autre part, mieux obéis et plus stables, découvrent une indépendance face aux servitudes de l'opinion publique, et une expérience au contact quotidien des difficultés concrètes, qui les mettent peu à peu à l'abri des dangers de l'application mécanique d'une idéologie abstraite.
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La deuxième conséquence d'une conception raisonnable des rapports entre les citoyens et l'État est que le respect de l'autorité ne doit nullement s'accompagner d'une sorte d'indifférence civique. Une fois les organismes constitutionnels en place et les hommes d'État en fonction -- et dans l'hypothèse même d'un gouvernement passionné du bien public, -- le rôle des citoyens n'est pas pour autant terminé jusqu'aux élections suivantes.
La prudence politique a pour objet propre de réaliser les conditions extérieures qui permettent aux citoyens de mener une vie moralement vertueuse et économiquement prospère. Il reste que les citoyens doivent réaliser ces buts sous leur propre responsabilité et en liaison intime avec le bien commun politique. C'est ici l'objet de la prudence civique.
Dans quel domaine s'exerce-t-elle ? Fondamentalement, sur le plan de l'esprit public, de l'action sociale et de la vie économique.
Même bien gouvernée, la France doit retrouver un esprit public qui anime profondément tous les membres du corps social. Il appartient donc aux citoyens de prier, de penser, de parler. Il faut même dire plus. Dans la mesure où nos vies sont toutes appelées à porter la croix, nous devons aussi offrir cette croix pour l'Église et pour la Patrie. Car plus que jamais, nous devons nous disposer à recevoir les grâces de Dieu, obtenir que ceux qui se sont détournés de lui rouvrent les yeux à la lumière, et nous devons penser et parler de telle sorte que la France, âme par âme, revienne à sa vocation chrétienne au sein de la famille des nations.
Sur le plan de l'action sociale, notre tâche est immense. Depuis deux cents ans bientôt, les peuples modernes oscillent entre l'individualisme et le socialisme. Famille par famille, il faut redonner unité et dynamisme, dans le monde rural et dans le monde ouvrier non moins que dans les autres classes, à la cellule génératrice des sociétés. Cours de préparation au mariage, école des parents, coopération aux Associations familiales, développement de l'école libre sont quelques-unes des tâches qui s'offrent à nous. Profession par profession, il nous appartient aussi de reconstituer de façon harmonieuse les diverses parties de l'organisme social. Ce n'est pas d'un seul coup, ni par décret que s'établira la corporation professionnelle. C'est au fur et à mesure que la formation doctrinale et le développement du sens social feront tomber les préjugés et permettront à la France de donner au monde le témoignage et l'exemple de la réalisation prudente du programme social de l'Église.
98:30
Sur le plan, enfin, de la prospérité économique, nous devons non seulement accepter les sacrifices qu'impose un redressement monétaire, budgétaire et financier difficile, mais encore, à mi-chemin entre l'ordre beaucoup trop individualiste que nous avons connu et le socialisme à outrance dont nous sommes menacés, nous devons, chacun dans notre vie personnelle et professionnelle, coopérer à la solution chrétienne de la question sociale, au relèvement du prolétariat, à la mise en œuvre de toutes les dimensions de la justice sociale. Dira-t-on que nous limitons la prudence civique au point de ne pas même évoquer le rôle que l'opinion publique doit légitimement jouer dans toute société moderne ? Nullement. C'est toutefois au niveau de la restauration de l'esprit public que les opinions peuvent et doivent se formuler pour les grandes questions nationales et internationales. Car en ce qui concerne l'action sociale et la prospérité économique, il ne s'agit pas tant d'étaler des programmes généraux dans l'abstrait que de réaliser concrètement, chacun dans sa propre sphère d'action, ce qui peut être réalisé pour perfectionner la vie des groupes et des sociétés, dans le respect du bien commun.
\*\*\*
LE SPECTACLE que donnera la nouvelle Assemblée Nationale jouera un rôle important non seulement sur le plan des décisions politiques mais aussi par l'influence exercée, de façon indirecte, sur les mœurs de tout le peuple. Si, comme l'engagement en a été pris à plusieurs reprises, les députés nationaux de toutes les tendances savent faire abstraction des amours-propres collectifs et des sectarismes idéologiques, pour aborder les problèmes dans leur réalité concrète, non dans leur aspect passionnel et mythologique, ils joueront un rôle pédagogique dont la France entière profitera.
99:30
Dans la mesure où l'importance de la Révolution de l'année de Lourdes semble comparable à l'importance de la Révolution de 1789, nous devons voir loin, et voir grand. Chacune des années qui viennent dessinera d'un trait plus ferme une orientation dont nous ne discernons encore qu'une toute première ébauche. Il dépend de nous, au cours de ces années, de nous conduire en spectateurs indifférents ou négatifs, ou de coopérer, de toutes nos forces, à orienter les hommes et les événements dans le sens voulu de Dieu. C'est assez dire qu'à la racine profonde de la restauration de la prudence civique, il y aura la vie intérieure et l'apostolat. Car le sens de l'Histoire, c'est le Christ. La vocation de la France, aujourd'hui et demain, c'est de « proclamer sa royauté devant les peuples et les rois de la terre ».
Marcel CLÉMENT.
100:30
### L'apparition de la T. S. Vierge à Pontmain le 17 janvier 1871
*Hommage à Notre-Dame* de *Lourdes\
pour le mois de Février* 1959.
ON CHANTA alors ([^44]) *l'Inviolata.* Au moment où l'on finissait de chanter *O mater alma Christi carissima,* Ô bien aimée mère nourricière du Christ, les voyants avaient épelé lettre par lettre ces mots :
> MON FILS.
« C'est bien la Sainte Vierge », dirent les enfants.
Pendant la fin de l'antienne et le *Salve Regina* qui fut chanté aussitôt après, les lettres continuèrent de se former et les enfants purent lire :
> SE LAISSE
101:30
Mais sœur Vitaline ne voulait pas qu'il y eût se « laisse ». « Ça ne veut rien dire », disait-elle, « il doit y avoir se *lasse.* »
*-- Du tout, ma sœur, il y a un* « *i* ». L-A-I, lai S-S-E, sse, laisse. *Mais ma sœur, attendez donc, ça qui n'est pas fini : v'la cor' des lettres.* »
A la fin du *Salve Regina* ils lurent :
> MON FILS SE LAISSE TOUCHER.
Un grand trait doré comme les lettres se forma lentement au-dessous de la seconde ligne.
Les chants avaient cessé, la foule émue priait en silence pendant que les enfants relisaient et répétaient l'inscription complète. « Chantez un cantique à la Sainte Vierge » dit le vénérable curé. Et Sœur Marie-Édouard chanta le cantique :
*Mère de l'Espérance*
*Protégez notre France*
*Priez, priez pour nous !*
La Sainte Vierge alors éleva les mains à la hauteur des épaules les paumes en avant ; elle agitait doucement les doigts, en suivant le rythme ; en même temps « elle souriait du plus beau sourire que nous ayons pu contempler pendant toute l'Apparition. Aussi ne pouvions-nous nous empêcher de battre des mains en criant : Voilà qu'elle rit... Oh qu'elle est belle ! Notre joie gagnait les assistants qui riaient et pleuraient d'émotion ».
« Vers la fin du cantique la banderole avec l'inscription disparut tout à coup, comme si un rouleau couleur du ciel eut passé en commençant à notre droite et l'eut enroulée sur lui-même. » (Récit du Père Joseph Barbedette.)
M. le Curé fit alors chanter le cantique :
*Mon doux Jésus enfin voici le temps*
*De pardonner à nos cœurs pénitents...*
La figure des enfants prit une expression de tristesse profonde parce que, disaient-ils, « *v'là qu'elle retombe dans l'humilité* »*.* Puis tout à coup : « *V'là cor de quai qui se fait !* »
102:30
Ils virent en même temps une croix rouge haute de soixante centimètres environ, sur laquelle était un Christ de même couleur. Cette croix leur paraissait à un pied de la belle Dame. Abaissant au même moment ses mains qui, pendant tout le cantique *Mère de l'Espérance,* étaient restées à la hauteur de ses épaules, elle saisit le crucifix, le tint de ses deux mains, un peu incliné vers les enfants à qui elle semblait le présenter. Au sommet de la croix, sur un écriteau blanc très long, était écrit en lettres rouges : JÉSUS-CHRIST.
Après chaque couplet du cantique, on chanta le *Parce Domine.* La Très Sainte Vierge, triste et recueillie, semblait prier avec les assistants.
Tout à coup, une étoile partit d'au-dessous de ses pieds et, montant vers la gauche, traversa le cercle bleu et alluma la bougie qui était à la hauteur de ses genoux, puis la seconde située vis-à-vis de ses épaules. La même étoile, s'élevant au-dessus de la tête de la Sainte Vierge, passa au côté droit et alluma les deux autres bougies. Ensuite elle remonta, franchit de nouveau l'auréole, et alla se placer au-dessus de la tête de la Dame, où elle demeura suspendue.
Le Père Joseph Barbedette ajoute :
« Pendant tout ce cantique la sainte Vierge eut les yeux constamment baissés ; elle regardait le Christ qu'elle nous présentait, ses lèvres remuaient, elle paraissait s'unir aux chants de pardon des assistants. L'expression de tristesse répandue sur son visage ne saurait être rendue ; les larmes ne coulaient pas, mais la tristesse dépassait tout ce qu'on peut imaginer. J'ai vu ma mère abîmée dans la douleur lorsque, quelques mois plus tard, mon père fut frappé par la mort. On sait ce qu'un tel spectacle dit au cœur d'un enfant, et pourtant, je m'en souviens, la tristesse de ma mère ne me parut rien en comparaison de la tristesse de la Très Sainte Vierge qui me revenait naturellement à l'esprit. »
La foule silencieuse et émue priait toujours. Sœur Marie-Édouard chanta l'hymne *Ave, maris stella.* Pendant ce chant le crucifix rouge disparut. La Dame, étendant ses bras, reprit la pause de l'Immaculée Conception. Sur chacune de ses épaules apparut une petit croix blanche, haute de vingt centimètres.
« Ces croix, disent les enfants, étaient plantées sur les épaules de la Sainte Vierge. »
103:30
La Mère de Dieu souriait de nouveau aux voyants, qui s'écriaient tout joyeux :
« Voilà qu'elle rit, voilà qu'elle rit ! »
Il était environ huit heures et demie.
« Après *l'Ave maris stella,* M. le curé dit à ses paroissiens : « Mes amis, nous allons faire ensemble la prière du soir ; puis, si la vision continue, nous continuerons de prier. » Sœur Marie-Édouard commença donc la grande prière en usage dans le diocèse. Vers la fin de l'examen de conscience, au-dessous des pieds de la Sainte Vierge, et en dehors du cercle bleu, nous vîmes apparaître une sorte de voile ou drap blanc, qui, partant de là, montait peu à peu comme en se déroulant en avant de la Sainte Vierge. Elle avait alors retrouvé complètement son joyeux sourire. Ce voile, arrivé à la hauteur de la ceinture, s'arrêta quelques instants ; on ne voyait que le buste de Marie.
« Le voile reprit sa marche pour s'arrêter à la hauteur du cou. Nous n'apercevions plus que la tête souriante de Marie. Après un arrêt un peu plus long que le précédent, le voile continua à monter, cacha successivement les différentes parties du visage qui nous prodiguait ses derniers sourires et ses derniers regards de tendresse, s'arrêta encore au bas de la couronne pendant un instant. Enfin tout disparut subitement au moment où s'achevait la prière du soir.
« Voyez-vous encore ? nous demanda M. le Curé.
-- Non, répondîmes-nous, c'est tout fini.
Il était près de neuf heures. Peu à peu la foule se retira ; mon frère et moi, nous nous couchâmes dans la grange, comme les autres jours, et, pour ma part, je dormis aussi bien que si rien n'était arrivé. »
L'apparition avait duré trois heures.
TELLE FUT L'APPARITION de Pontmain. Or le même jour, à la même heure, à Saint-Brieuc dans le sanctuaire de N.-D. d'Espérance, les fidèles prononçaient de cinq à neuf heures un vœu solennel pour demander la cessation de la guerre. Le même soir à N.-D. des Victoires à Paris, un vicaire pris d'une subite inspiration demanda aux fidèles d'offrir un cœur d'argent à la Sainte Vierge, « *qui apprendra aux générations futures qu'aujourd'hui entre huit heures et neuf heures du soir, tout un peuple s'est prosterné aux pieds de N.-D. des Victoires et a été sauvé par elle.* »
104:30
IL Y EUT de lointaines préparations à cette merveille de la miséricorde divine venant arrêter la justice. Les sœurs qui enseignaient à l'école étaient les sœurs *Adoratrices de la Justice de Dieu.* Leur fondatrice, Anne Boivent, avait entendu en 1830 une voix intérieure lui dire : « On honore et on aime ma bonté, ma miséricorde et mes autres attributs, mais ma justice on la craint et on ne l'aime pas. » Le directeur de cette pieuse fille avait été frappé de cette pensée : il conçut l'idée de rassembler les quelques personnes qui se réunissaient autour d'Anne Boivent, en une congrégation qui se consacrerait à l'adoration et à l'amour de la justice de Dieu. « Mais afin que ce culte ne fût pas de pur sentiment, mais qu'il fût en esprit et en vérité, la Société devait s'employer par la prière, la pénitence et les bonnes œuvres, à apaiser la justice de Dieu en faveur des pécheurs. » Ce furent donc des Adoratrices de la Justice de Dieu qui apprirent aux enfants à lire dans le ciel.
De saintes morts entourèrent l'événement. La bienfaitrice de la paroisse de Pontmain, qui avait donné son avoir pour réparer l'église et construire l'école, mourut six jours avant l'apparition. Elle avait quatre-vingt-dix ans. A son lit de mort elle fit venir les enfants de l'école et leur dit : « Prions mes enfants, oui, prions et faisons pénitence. Chantez le beau cantique : *Mon doux Jésus enfin voici le temps de pardonner à nos cœurs pénitents.* Dieu écoutera la voix de ces innocents. » Comme Jacob, sur son lit de mort, elle prophétisait.
Jésus parlant de Sa mort a dit : « C'est pour ce jour que je suis venu. » Or, c'est exactement vrai pour tous les hommes. La vie est le plus grand bienfait de Dieu après la grâce, puisque c'est en vivant que nous pouvons le connaître, mais c'est pour le jour de la mort que nous sommes venus, où nous verrons Dieu face à face et nous serons confrontés au Christ. L'imitation du Christ nous demande de considérer la mort comme Lui-même l'a vue, l'accomplissement de la justice de Dieu et un acte d'amour pour Sa volonté. S. Grignion de Montfort apprit la mort de son père âgé de soixante-dix ans, assez peu de temps avant la sienne propre. Comme M. des Batières le trouvait peu sensible à cette nouvelle, Montfort lui expliqua « *Qu'il valait mieux pleurer le péché véniel que la perte de tous ses parents parce qu'il était inutile et même très dangereux de s'opposer à la volonté de Dieu* »*.*
105:30
En aimait-il moins son père ? Il l'en aimait mieux vraisemblablement. Il est très certain qu'au lieu d'en écarter la pensée, nous devrions très souvent penser à la mort pour remercier Dieu de nous faire passer par les mêmes chemins qu'a pris son Fils pour parvenir à la gloire. Nous devons nous présenter comme des enfants, attendant qu'on leur ouvre une porte dont le loquet est hors de leur portée.
Le 4 mai suivant l'apparition, mourait saintement un des petits voyants à l'âge de six ans et demi. Le père d'Eugène et de Joseph quelques mois après. Le saint curé de Pontmain mourait en 1872. Il était le premier curé de la paroisse et il l'avait été trente-neuf ans. C'est à lui qu'elle devait sa forte éducation chrétienne. Il distribuait à ses paroissiens de petites statues de Marie, et ses confrères qui l'estimaient profondément l'appelaient entre eux « Le curé aux bonnes Vierges ». Nous allons voir que la Très Sainte Vierge lui a donné un signe qu'elle le connaissait. Tout dans cette apparition montre que Marie a la science même de Dieu, et que le Père Éternel la lui communique selon les intentions de sa miséricorde. La Sainte Vierge ne parle pas, elle sait que les enfants savent lire. Elle connaît sœur Vitaline et son langage. Quelques jours après l'événement, les enfants furent conduits à la maison mère des sœurs à Fougères. La supérieure après les avoir interrogés leur dit : « La Sainte Vierge sait le français. Elle n'a pu commencer une phrase par le mot MAIS. » La petite Jeanne-Marie Lebossé (neuf ans) répondit vivement : « *Sœur Vitaline sait pourtant bin le français* *; eh bin, quand elle est lasse de voir qu'on ne travaille point é donne un grand coup de pied sû l'estrade et pis é dit :* MAIS *étudiez donc,* MAIS *étudiez donc !* »
Et pendant l'apparition même, alors que tous les assistants disaient : « La guerre va finir, nous aurons la paix », le petit Eugène lui-même dit : « Oui, *mais* priez ! »
Sœur Vitaline le disait peut-être avec un soupçon d'impatience, mais avec énergie. La Sainte Vierge n'a gardé que l'énergie de ce langage bien compris des enfants à qui elle s'adressait. Dans les heures si graves que nous traversons, nous ne pouvons que répéter : MAIS priez !
106:30
ON A RETENU cette quatrième phase de l'apparition où la Très Sainte Vierge tenait le crucifix penché vers les enfants. A ce moment, une étoile montant lentement d'en dessous de l'apparition traversa l'ovale, alluma les bougies et ressortant de l'ovale resta suspendue au-dessus de la tête de Marie. Le saint abbé Guérin eut là son signe. Lorsque le dogme de l'Immaculée Conception eût été promulgué par Pie IX en 1854, l'abbé Guérin fit la promesse de toujours allumer quatre bougies à l'autel de la Sainte Vierge chaque fois qu'on dirait le chapelet, et il ne laissait allumer par personne d'autre. La Sainte Vierge les fit allumer dans le ciel par une étoile alors qu'elle présentait le crucifix ensanglanté. Mais dans l'église, elles étaient alignées sur la table de l'autel ; les enfants les virent superposées deux par deux à l'intérieur de l'ovale : il ne peut y avoir là transposition d'un souvenir. Essayons d'emprunter à S. Grégoire sa manière de dire : quelle est cette étoile qui pénètre lentement à l'intérieur du monde spirituel si ce n'est l'âme du juste attirée par la grâce pour y proférer un chant d'amour et allumer du feu de la charité une louange parfaite ? Mais cette âme sur cette terre ne saurait rester longtemps au cœur du monde spirituel. Elle en sort bientôt mais pour être placée à un rang d'honneur dans la troupe des servants de Marie.
L'abbé Guérin avait retrouvé aussi sur la robe de la Vierge les étoiles d'or qu'il avait fait peindre en son honneur sur la voûte de son église.
Quelle intimité entre le ciel et nous ! Rien n'échappe à l'attention du Très Haut. La fleur que dépose un enfant aux pieds d'une statue, le salut aux saintes reliques d'un autel, l'inclinaison de la tête au *gloria* sont pleins de conséquences éternelles. Ces gestes, comme d'ailleurs la tenue même du chrétien en tout lieu et en toute circonstance, sont par eux-mêmes des prières d'union où se manifeste la présence de Dieu.
A Pontmain, par une nuit de neige, dans une grange ouverte sur la nuit, une population pieuse assista par la foi à un spectacle céleste ; le ciel s'ouvrit pour des innocents comme il l'avait fait pour S. Étienne, et tout le monde put constater que les prières qu'ils faisaient sur la terre avaient, suivant leur signification, leur conséquence immédiate au ciel. Et la Sainte Vierge leur laissa à tous cette preuve, non seulement que la guerre finit aussitôt, mais qu'en l'honneur de la Très Sainte Trinité trois étoiles miraculeuses avaient brûlé pour eux tous cette nuit-là.
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LORSQUE le crucifix ensanglanté disparut, la Sainte Vierge qui avait tenu la croix à deux mains les laissa retomber dans la position qu'elles avaient eu au début, comme sur la Médaille miraculeuse, et deux petites croix de vingt centimètres de haut apparurent sur chacune de ses épaules, La Croix du Christ était rouge de la couleur du sang veineux et le Christ lui-même était rouge vif, de la couleur du sang artériel. Les petites croix étaient blanches. Nous pensons que c'étaient les croix des deux larrons crucifiés en même temps que Jésus. La Sainte Vierge les porte *piquées sû bout sur ses épaules* (comme disaient les enfants) parce que c'est à sa prière que les larrons ont dû leur salut. Car rien dans l'Évangile ne dit que le Mauvais larron fut damné. Le Bon s'est converti plus tôt et plus complètement. Qui oserait dire parmi nous qu'il est un bon larron, qu'il a une contrition assez forte de ses péchés pour que le ciel lui soit ouvert au soir de sa mort ? A part quelques rares exceptions, nous sommes tous de mauvais larrons. Regardez ce bon chrétien, pratiquant sérieusement, il évite même le péché véniel de propos délibéré, c'est-à-dire qu'il est entré dans la voie de la perfection. Mais quelle aisance dans ses manières, comme il est tranquille, comme il sourit avec assurance ; c'est un homme d'œuvres, ce n'est pas un pharisien ; il est très estimable, il faudrait qu'il y en eût beaucoup comme lui ; mais Jésus a beau avoir dit : « *Ce n'est pas vous qui m'avez choisi... Je vous ai retiré du monde* », cette pensée n'est pas encore entrée dans sa vie, dans sa conscience de chaque instant. La face majestueuse de Jésus couronné d'épines, pour avoir pensé juste, dit la vérité et sauvé le monde, s'évanouit devant la jouissance de la grâce.
Comme ce bon chrétien ressemble peu au portrait que nous donne S. Benoît du douzième degré d'humilité : « Ce degré consiste en ce que l'humilité que le moine porte dans son cœur est visible à tous même dans son *corps,* au travail, dans l'oratoire, au monastère, au jardin, sur la route, aux champs ; qu'il soit assis, qu'il marche, ou se tienne debout il a la tête penchée, les yeux à terre ; il se sait pécheur et estime qu'il doit se présenter en tremblant au jugement de Dieu, répétant ce que disait le publicain de l'Évangile :
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Seigneur je ne suis pas digne, moi pécheur, de lever les yeux vers le ciel... Ayant monté ces degrés de l'humilité le moine arrivera bientôt à cet amour parfait qui exclut la crainte. » Mais c'est déjà un grand amour qui nous fait voir notre indignité et l'incertitude de la persévérance finale. Vraiment le mauvais larron est le patron de presque tous les chrétiens.
Comment croire que la reine de Miséricorde n'eut d'yeux que pour son Fils au pied de la Croix ; elle eut pitié de ces malheureux qui en même temps que Lui mouraient du même supplice. Quelle chance ils ont eue ! Comme S. Joseph ils sont morts entre Jésus et Marie, entre Marie et Jésus mourant aussi. On nous dit que Jésus disant à S. Jean : *Voici ta Mère* et à sa Mère : *Voici ton fils,* a fait Marie mère de tous les hommes. Comment n'aurait-elle pas utilisé aussitôt cette fonction maternelle en faveur de ceux que la Providence mettait sous ses yeux, qui avaient une place et une chance unique dans l'histoire du monde ? Fut-elle jamais plus puissante qu'en ce moment où « le glaive lui transperça le cœur » ? et où sa pureté immaculée l'associait à la Rédemption ? Au milieu de cette horreur nocturne qui en plein midi recouvrit Jérusalem, debout, ferme et consentante, l'Épouse du Saint-Esprit, humble comme au jour de l'Annonciation aurait oublié ces malheureux qui unissaient leurs cris au « grand cri qui ne s'effacera point » ?
LES DEUX LARRONS eurent les jambes brisées ; avant la nuit, pour que leurs corps ne pussent souiller la fête du lendemain. Ils furent descendus de leurs croix en même temps que Jésus, morts ou pas morts mais n'en valant guère mieux ; les bourreaux s'en souciaient peu ; le mauvais larron entre midi et la chute du jour eut le temps de profiter des prières de Marie.
Pourquoi la Sainte Vierge à Pontmain a-t-elle blanchi les deux croix qui accompagnaient celle de son Fils sur le Calvaire et en a-t-elle rappelé le souvenir ? Pour préciser le sens des paroles qu'elle faisait lire aux enfants. La promesse de pardon : *mon fils vous exaucera en peu de temps* se terminait par un point aussi gros que les lettres et tel un soleil d'or. Cette phrase a rapport à ce temps-là et elle est séparée nettement de la phrase qui suit : *Mon fils se laisse toucher.* Celle-ci était soulignée d'un trait d'or qui se forma lentement au-dessous des lettres.
109:30
Ceci est pour tous les temps. Hier, maintenant, demain, Dieu est amour, Jésus est amour. Pourquoi est-il nécessaire de nous rappeler une vérité universelle si consolante ? Parce que toutes les petites misères de la vie (et les grandes) sont si mal prises, qu'ainsi nous oublions le rôle providentiel de la souffrance et l'amour constant qui veille sur nos destins.
LA FRANCE après 1871 a bien mal usé de la miséricorde divine : elle s'est livrée aux mauvais bergers ; l'Église persécutée ; le bien des pauvres a été volé, et aujourd'hui trop de catholiques acceptent non seulement les conséquences mais les principes d'une action fondée sur des idées qui contredisent la foi, au sujet de l'école par exemple.
Si nous voulons sortir de l'état actuel, ce n'est pas autrement que par une voie pénitentielle. L'anarchie ne saurait se guérir que par des contraintes acceptées, la santé de l'intelligence ne saurait se rétablir sans l'humilité devant les faits et devant l'expérience. Le seul moyen véritablement efficace d'amener tous ces changements est la reconnaissance de l'action de Dieu tout Puissant et de l'amour de Jésus.
Marie nous le répète : *Mon fils se laisse toucher.* Jamais nous n'avons eu davantage besoin de comprendre que la prière est le grand moyen d'action sur la volonté divine qui a établi la prière pour nous associer à son gouvernement du Monde.
D. MINIMUS.
Le récit que nous avons fait de l'Apparition de Pontmain est extrait de trois brochures que l'on trouve à la basilique de Pontmain (Mayenne) :
*L'Événement de Pontmain,* par l'abbé Richard : c'est le procès-verbal rédigé quelques jours après l'événement et où le rédacteur eut l'heureuse et trop rare idée de nous conserver le patois des enfants. *Le Récit d'un voyant,* par le R.P. Joseph Barbedette, D.M.I.
110:30
*Récit de l'Apparition,* par l'abbé Cellier, le plus complet de tous, où se trouvent des gravures représentant les cinq phases de l'Apparition.
On y joindra les très remarquables méditations de Mgr Richaud, maintenant Cardinal-Archevêque de Bordeaux, sur le *Mystère de Pontmain*. Elles commencent par des pensées sur la prière, puis sur la vertu d'espérance, si méconnue aujourd'hui. Elle l'est parce que les chrétiens eux-mêmes ne pensent trop souvent qu'aux réussites terrestres. On nous écrivait récemment d'Afrique occidentale :
« Nos jocistes sont allés en France. Ils ont été profondément étonnés de l'intimité des foyers chrétiens qu'ils ont rencontrés ; mais non moins étonnés par beaucoup de réunions (...) L'un d'eux qui racontait son séjour en France devant les gars du centre d'apprentissage de la mission, disait : « *Je n'ai jamais entendu parler de Dieu en réunion, mais toujours de revendications.* »
C'est pourquoi le P. Emmanuel, pour la distinguer des espérances terrestres, a donné à la vertu d'espérance son nom complet : la SAINTE ESPÉRANCE.
Les méditations de Mgr Richaud finissent par des considérations très actuelles sur l'état de la France et les problèmes qui s'y posent. Citons :
« Du fait du message du Christ, et par la mission qui leur a été confiée par la hiérarchie, les catholiques ont à jouer le rôle de levain dans la société, afin de la mener dès ici-bas à une perfection, à un épanouissement digne du beau plan de Dieu sur l'humanité. Qu'ils comprennent alors que, dans le jeu des affaires temporelles elles-mêmes, ils doivent incarner cet esprit d'amour qui est le principe de toute vie sociale et nationale.
« ...Il y a certainement une formule de vie plus humaine et plus chrétienne à découvrir. Les deux tendances ne s'opposent pas plus que la foi et la raison. Elles partent du même auteur (...) Puissent ces quelques réflexions sur la douce vision dont les enfants de Pontmain furent gratifiés en la nuit du 17 janvier 1871, apporter aux âmes quelqu'éclaircissement sur le mystère de la vie présente et de la vie éternelle. »
\*\*\*
L'histoire de la fondation des « Religieuses adoratrices de la Justice de Dieu » a été écrite par Gaétan Bernoville sous le titre : *Les Sœurs de Rillé* (Grasset 1957), nom qui leur est donné communément en Bretagne.
111:30
## DOCUMENTS
#### Message de Noël de S.S. Jean XXIII
*En réponse à l'hommage du Cardinal Doyen, le Saint-Père a prononcé en italien, le* 23 *décembre* 1958*, le Message de Noël que voici* (*traduction et intertitres de l'*OSSERVATORE ROMANO*, édition française du* 2 *janvier* 1959)*.*
*Il n'est plus besoin de faire remarquer au lecteur de quelle manière le Souverain Pontife y parle longuement de la personne et de l'œuvre de Pie XII. Signalons simplement que les* « *vingt gros volumes* » *contenant l'enseignement de Pie XII n'existent pas encore tous dans une édition française.*
*Pour la traduction française accompagnée du texte original, il existe seulement les sept volumes des Actes de S.S. Pie XII, édités par la Bonne Presse* (*années* 1939 *à* 1945)*.Il existe d'autre part, mais donnant seulement la traduction, les neuf volumes des Documents Pontificaux de S.S. Pie XII, par les éditions Saint-Augustin, à Saint Maurice* (*Suisse*)*. Diffusion en France : S.D.E.C.,* 23*, rue Visconti, Paris VI^e^. Ces neuf volumes sont préfacés par les Cardinaux Saliège, Van Roey, Liénart, Gerlier, Roques, Feltin, Léger, Ottaviani et Valerio Valeri.*
*On peut enfin avoir recours, toujours pour la traduction seule, aux collections de journaux et publications tels que l'édition française de l'*OSSERVATORE ROMANO *et la* DOCUMENTATION CATHOLIQUE*.*
1\. -- Monsieur le Cardinal.
Nous vous sommes reconnaissant pour les vœux fervents et si beaux que vous Nous adressez au nom de tout le Sacré Collège, dont Nous admirons avec joie aujourd'hui le spectacle d'une nouvelle jeunesse ; reconnaissant parce qu'il vous a plu de rappeler avec bonheur la joie et la sensibilité du monde entier, des nobles représentants des diverses Nations et de la Prélature Romaine pour l'inauguration de ce nouveau Pontificat.
112:30
Par ailleurs la connaissance intérieure bien qu'imparfaite que Nous avons de Nous-même, Nous invite à constater avec humilité que ce n'est pas simplement au comportement humain et cordial de Notre modeste personne que Nous devons d'avoir acquis tout de suite -- comme vous le dites aimablement -- la sympathie des peuples et des Gouvernants, sympathie qui s'est manifestée spécialement dans les explosions immédiates de joie et de respect du peuple romain, mais à une effusion renouvelée de la grâce du Saint-Esprit, qui fut promise à l'Église du Seigneur et ne cesse de provoquer diverses formes de glossolalie qui suscitent tant d'émerveillement autour de Nous.
Nous Nous rappelons avec plaisir, Monsieur le Cardinal, ce retour du Latran au Vatican, en votre compagnie et avec le Cardinal Pizzardo, il y a juste un mois, le 23 novembre, après la prise de possession de Notre cathédrale S. Jean, lorsqu'en traversant les rues de la Ville une foule si dense Nous saluait avec tant de joie, de respect et de piété.
Et le 8 décembre, à la Place d'Espagne, puis à Ste Marie Majeure, oh ! quelle jubilation triomphale dans les yeux, les voix et les cœurs à l'occasion de la rencontre, si chère aux Romains, de l'Immaculée et du Pape.
La même manifestation du sentiment populaire se renouvelle toutes les fois que des gens Nous attendent ou viennent à notre rencontre ici dans ces vastes salles du palais Apostolique.
Et ce Nous est un réconfort particulier de voir comment la grande masse qui Nous recherche, Nous appelle et ne cesse d'applaudir est composée surtout de jeunes de toute sorte vibrants d'admiration respectueuse et d'enthousiasme spontané et sincère, et d'affirmer que ces jeunes sont prêts plus que les vieux et que les hommes mûrs à défendre l'héritage du Christ, et à faire honneur au Roi glorieux et immortel des peuples et des siècles.
#### Pieux hommage au « Pastor Angelicus » de sainte Mémoire.
2 -- Ces premières manifestations de respect et d'hommage au nouveau Pape, n'enlèvent rien à la continuation du deuil universel qui a accompagné jusqu'au seuil de la patrie céleste l'âme bénie et pure de Notre prédécesseur immédiat Pie XII. C'est même à Lui qu'elles sont dues en grande partie. C'est à Lui en effet, à Pie XII, et au mystère de grâce qu'il servit au cours d'un grand Pontificat long de presque vingt ans, que revient le mérite d'avoir répandu des trésors lumineux de sagesse céleste et une vive ferveur de zèle pastoral sur le troupeau du Christ.
113:30
L'humble fils du peuple qui fut appelé par la Divine Providence à lui succéder, selon les vicissitudes des choses humaines et même divines : « *exaltavi electum de plebe mea* », j'ai exalté un élu de mon peuple (Ps. 88, 20), n'a d'autre désir que celui de faire progresser le peuple chrétien sur la voie de la bonté et de la miséricorde qui sauve, élève et encourage. D'ailleurs, tout contribue à tempérer la tristesse de ce départ du Saint Père, que Nous aimons à contempler déjà dans les régions célestes parmi les Saints de Dieu et répandant de là des énergies nouvelles sur le peuple chrétien qui lui survit et ne cessera de vénérer à l'avenir sa chère et sainte mémoire.
#### Ses 19 discours de Noël, monument de Sa Sagesse et de sa ferveur apostolique.
3. -- A l'approche des fêtes annuelles de la Nativité du Seigneur, Sa Sainteté Pie XII avait l'habitude de transformer l'antique et simple échange des compliments d'usage en un discours de circonstance dense et très riche, par lequel il se plaisait à développer, avec une profondeur de pénétration théologique et mystique finement pratique, ses nobles pensées, se référant sans cesse aux situations changeantes de l'ordre et souvent du désordre individuel, familial, civique et social. Les moyens modernes de diffusion de la pensée et de la parole, qui faisaient parvenir immédiatement l'enseignement et les exhortations pontificales sur tous les points de la terre, invitaient de nombreux penseurs il la conscience droite à baisser la tête, et à méditer sérieusement pour pouvoir mieux comprendre et distinguer la vérité de l'erreur, ce qui attire le plus et ce qui n'est qu'une tentation trompeuse et dangereuse qui conduit au désordre et à la ruine.
En nous disposant ces jours-ci à cette rencontre de nos âmes en préparation de la Noël il Nous a semblé ne pouvoir mieux le faire qu'en tendant l'oreille aux échos des discours et radiomessages que le Saint Père Pie XII adressait au monde entier. Il Nous sembla même que leur simple rappel ne serait pas un hommage indigne de lui et des circonstances, de même que dans la maison privée de la présence du vieux père parti pour l'éternité, c'est un réconfort pour les fils rassemblés autour du foyer pour ainsi dire éteint que d'évoquer sa voix chère, ses avis précieux, ses avertissements salutaires.
Ô quelle lumière ! Ô quelle douceur pour l'esprit que d'en écouter, fût-ce de loin la simple énumération. De 1939 à 1957, ces messages radiophoniques, et ce sont tous des chefs-d'œuvre de science théologique, juridique, ascétique, politique, sociale, dans la splendeur de la doctrine qui a pour centre Jésus de Bethléem, pour inspiration la grande flamme du zèle pastoral pour les âmes et pour les Nations ; pour point de référence le plus élevé l'étoile mystérieuse, annonciatrice des fins éternelles de la vie spirituelle et universelle, et de l'histoire des âmes et des peuples.
114:30
La série commence à la Noël 1939 par la description des points fondamentaux qui conditionnent la coexistence pacifique des peuples : elle continue en 1940 par les présupposés d'un nouvel ordre européen, puis, en 1941, d'un nouvel ordre international. En 1942, il s'agit de l'ordre interne des États et des peuples ; en 1943, de la lumière de l'astre de Bethléem, aux déçus, aux désolés, aux fidèles, avec les principes d'un programme de paix. En 1944, sixième année de guerre, est exposé et éclairci le problème de la démocratie. Les années suivantes, la paix occupe largement la place d'honneur. Puis en 1945, 46, 47, 48 il s'agit toujours de la paix sous ses divers aspects.
En 1949, c'est l'annonce de l'année de Dieu, année qui veut être celle du grand retour et du grand pardon. Puis en 1950 revient le thème de la paix interne et externe des peuples ; en 1951, l'Église et la paix ; en 1952, ce sont des pages émouvantes sur les hommes dans la misère et le réconfort du Christ. En 1953, des pages exactes et transparentes sur le progrès technique du monde et la paix ; en 1954, est mise en lumière la coexistence des hommes dans la crainte, dans l'erreur, dans la vérité. En 1955, sont décrites les attitudes de l'homme moderne devant la Noël et le Christ dans la vie historique et sociale de l'humanité. En 1956, la dignité et les limites de la nature humaine : exposé très dense de pure doctrine et d'application aux réalités concrètes, à la vie individuelle. Finalement, en 1957, le Christ source et garant de l'harmonie dans le monde, pages admirables et consolantes qui résument toute la pensée du Pape Pie XII.
Sa tombe glorieuse et digne au Vatican à côté de celle de S. Pierre, ne pourrait recevoir d'ornement plus resplendissant et mieux approprié que celui des titres de ces messages radiophoniques de Noël pendant les années de son Pontificat.
Et l'âme s'émeut encore davantage quand on songe que ces discours ne sont que 19 rayons d'un enseignement qu'une série de 20 gros volumes suffit à peine à contenir. Admirable activité doctrinale et pastorale, vraiment, qui fait passer le nom de Pie XII à la postérité. Même en dehors de toute déclaration officielle, qui serait prématurée, le triple titre de : docteur excellent, lumière de la sainte Église, ami de la loi de Dieu (« doctor optimus, Ecclesiæ sanctæ lumen, divinæ legis amator »), convient bien à sa mémoire vénérée.
#### Le grand commandement et enseignement du Seigneur pour son Église au retour de chaque année : unité et paix.
115:30
4. -- Pour résumer en deux mots synthétiques la substance vive de cet enseignement contenu dans les 19 messages de Noël et dans les vingt volumes de la riche collection oratoire et épistolaire de Pie XII, il suffit de prononcer les mots « unité » et « paix ». Ces mots en effet soutiennent le monde entier, de sa création à la consommation de son histoire, et voilà l'unité. Ils expriment la lumière bienfaisante et fécondante de la grâce du Christ, Fils de Dieu et rédempteur et glorificateur du genre humain, et voilà la paix. La seule condition exigée de l'homme est la « bona voluntas », qui est elle aussi une grâce de Dieu mais qui veut être librement conditionnée par la réponse de l'homme. Ce manque de correspondance de la liberté humaine à l'appel de Dieu au service de ses desseins de miséricorde constitue le plus terrible problème de l'histoire humaine et de la vie des individus et des peuples.
La commémoration de la naissance de Jésus ne cesse de renouveler chaque année l'annonce de la même doctrine et sur le même ton : unité et paix. Hélas ! l'histoire humaine enregistre à ses débuts un épisode sanglant : le frère tué par le frère. La loi d'amour que le Créateur a imprimée dans le cœur de l'homme fut lacérée par la « mala voluntas » qui aussitôt conduisit l'humanité sur les voies des injustices et du désordre. L'unité *lut* brisée et il ne fallut pas moins de l'intervention du Fils même de Dieu qui accepta par obéissance de reconstituer les liens sacrés, mais aussitôt compromis, de la famille humaine ; et il la restaura au prix de son sang.
Cette restauration est toujours en acte : Jésus fonda une Église en lui imprimant sur Le visage le caractère de l'unité, faite comme pour y rassembler tous les peuples sous ses pavillons qui s'étendent « a mari usque ad mare ». Oh ! pourquoi cette unité de l'Église catholique, orientée directement et par vocation divine vers les intérêts d'ordre spirituel, ne pourrait-elle se tourner vers la réconciliation des différentes races et nations, également résolues à former une société marquée par les lois de la justice et de la fraternité ?
On retrouve ici le principe, familier aux croyants, que le vrai service de Dieu et de sa justice est aussi propice aux avantages de la communauté civile des peuples et des nations.
Nous conservons encore très vif le souvenir d'il y a quelques dizaines d'années, lorsque certains représentants des Églises Orthodoxes -- comme on les appelle -- du Proche-Orient, avec la collaboration de quelques gouvernements se préoccupèrent de l'union des pays civilisés et la commencèrent par un accord entre des diverses confessions chrétiennes différentes par leur rite et par leur histoire. Malheureusement, la prépondérance d'intérêts concrets plus pressants et de préoccupation nationalistes stérilisa ces intentions qui en soi étaient bonnes et dignes de respect. Et le problème angoissant de l'unité brisée de l'héritage du Christ reste toujours une cause de trouble et d'entrave à la recherche même d'une solution à travers de lourdes difficultés et incertitudes.
116:30
La tristesse de cette douloureuse constatation n'arrête et n'arrêtera pas, Nous mettons en Dieu Notre confiance, l'effort de Notre âme à répondre à l'invitation pleine d'amour de ces frères séparés, qui portent aussi sur le front le nom du Christ, lisent le saint Évangile et ne sont pas insensibles aux inspirations de la piété religieuse et de la charité bienfaisante et bénissante.
Nous rappelant les voix si nombreuses de Nos prédécesseurs -- du Pape Léon au Pape Pie XII, en passant par S. Pie X, Benoît XV et Pie XI, tous dignes et glorieux Pontifes -- qui de la chaire de Pierre ont lancé l'invitation à l'unité, Nous Nous permettons -- que disons-nous ? : « Nous Nous permettons » ? : Nous entendons poursuivre humblement mais avec ferveur la tâche à laquelle Nous incitent la parole et l'exemple de Jésus, le Bon Pasteur divin, qui continue à Nous montrer des moissons blanchissantes sur les vastes champs missionnaires : « ces brebis-là aussi je dois les conduire... et il y aura un seul troupeau et un seul pasteur » « et illas oportet me adducere et fiet unum ovile et unus pastor » (Jo, 10, 16) ; et dans les gémissements adressés à son Père pendant les dernières heures, dans l'imminence du sacrifice suprême : « Père, que tous soient un ; comme toi, Père tu es en moi et moi en toi ; qu'eux aussi soient un en nous, afin que le monde croie que tu m'as envoyé » « Pater, ut unum sint, ut credat mundus quia tu me misisti » (Jo, 17, 21).
C'est sur ces évocations si profondes et sublimes que s'étend la paix, la paix de Noël, la paix du Christ ; les soupirs des âmes et des peuples, le complément de toute grâce du ciel et de la terre ; la paix sans laquelle le monde est en agonie et qui, lorsqu'elle est accordée comme au jour *où* les Anges de Bethléem, l'annoncèrent, remplit d'exultation l'esprit et le cœur.
Monsieur le Cardinal, les vœux si nobles et affectueux, du premier au dernier mot, que vous Nous avez offert au nom de tous les Éminentissimes Cardinaux, anciens et nouvellement créés, au nom de tous les Prélats Romains, Nous aimons à le dire, Nous ont touché fortement, et de nouveau Nous vous en remercions.
Naissance du Seigneur : annonce d'unité et de paix sur toute la terre ; engagement renouvelé de bonne volonté au service de l'ordre, de la justice, de la fraternité chez tous les peuples chrétiens, qui accourent avec un désir commun de compréhension, de grand respect pour les libertés sacrées de la vie collective dans le triple domaine religieux, civil et social.
On Nous apprend le projet gracieux et génial de la Radio Télévision Italienne de faire s'unir dans une douce synchronie au premier coup de la fête de Noël le son des cloches de l'humble paroisse où le nouveau Serviteur des serviteurs de Dieu qui vous parle naquit et fut baptisé, avec les cloches de Venise, d'où il partit pour le devoir inattendu que la Providence lui confiait et avec les cloches plus solennelles de Saint-Pierre-au-Vatican, associées en joyeux accord avec toutes les voix harmonieuses du mondé pour une même annonce universelle, pour une même invitation à l'unité et à la paix.
117:30
Fasse le Seigneur que ces vœux soient entendus partout. Dans certaines parties du monde on n'a pas d'oreille pour une semblable invitation. Là où les notions les plus sacrées de la civilisation chrétienne sont étouffées ou éteintes ; là où l'ordre spirituel et divin est ébranlé et où on a réussi à affaiblir la conception de la vie surnaturelle, il est bien triste de devoir constater l' « initium malorum » dont les preuves sont désormais de notoriété publique. Même en voulant garder la courtoisie quand il s'agit de juger, d'excuser, d'exprimer sa compassion pour la grave situation « athée » et « matérialiste » à laquelle certaines nations ont été soumises et sous le poids de laquelle elles gémissent, l'esclavage pour les individus et pour les masses, esclavage de la pensée et esclavage de l'action, ne peut être nié. Le Livre Saint nous parle d'une tour de Babel qui fut construite aux premiers siècles de l'histoire dans la plaine de Sennaar ; et qui finit dans la confusion. Dans plusieurs régions de la terre on est en train de construire encore maintenant d'autres tours de ce genre ; et elles finiront sûrement comme la première. Mais l'illusion chez beaucoup est grande, et la ruine menaçante. Seule l'union et la fermeté en vue de fortifier l'apostolat de la vérité et de la vraie fraternité humaine et chrétienne pourront arrêter les graves dangers qui menacent.
Au sujet de la liberté de l'Église en certaines régions du monde, par exemple dans la vaste Chine, Nous avons déjà eu l'occasion de signaler les faits graves de ces derniers temps. Ce qui se passe depuis des années dans les immenses territoires au-delà du rideau de fer est trop connu pour qu'il soit nécessaire d'en parler davantage.
Il ne doit rien y avoir de militaire ou de violent dans nos attitudes d'hommes de foi. Il est pourtant nécessaire de veiller dans la nuit qui s'épaissit ; nous devons savoir nous rendre compte des embûches de tous ceux qui sont ennemis de Dieu avant même d'être les nôtres, et nous -- préparer à la défense des principes chrétiens, qui sont le rempart de la vraie justice, maintenant et toujours.
Temps de Noël, temps de bonnes œuvres et de charité intense. L'exercice des bonnes œuvres donne substance et couleur à la civilisation qui tire son nom du Christ ; la charité a pour objet les 14 œuvres de miséricorde. Noël doit marquer le maximum de la ferveur religieuse et pacifique par cette manifestation d'unité et de charité envers nos frères, les besogneux, les malades ; envers les petits, ceux qui souffrent, quels que soient leur catégorie et leur nom.
118:30
Que le Noël présent soit constructif. Que tous ceux qui écoutent Notre voix venue de loin à travers les harmonies des cloches qui invitent à l'union et à la prière, en hommage à l'humble personne du nouveau Pape, aient la volonté de fortifier le bon propos qu'ils forment de sanctifier l'année nouvelle, afin qu'elle devienne pour le monde entier année de justice, de bonté et de paix.
119:30
#### Comment nous sommes informés.
*Ce que nous présentons ici au lecteur est un exemple : le compte rendu d'un événement qui n'a pas en lui-même une importance capitale, à savoir le* « *Comité National* » *tenu par le M.R.P. le* 4 *janvier* 1959*. L'événement ayant peu d'importance, nous espérons qu'il n'excitera pas les passions si nous l'évoquons, et qu'il laissera assez de liberté d'esprit pour qu'on veuille bien examiner en lui-même le phénomène journalistique que nous soumettons à l'attention.*
*Nous prenons deux journaux* « *sérieux* » *et non point deux magazines de variétés : nous prenons* LE MONDE *et* LA CROIX*, qui ont l'un et l'autre consacré une page presque entière à ce* « *Comité* » *dans la dernière édition de leur numéro daté du* 6 *janvier* 1959*.*
*Il s'agissait principalement de rapporter* LES PENSÉES EXPRIMÉES PAR DES HOMMES* : réalité respectable et délicate. Pour nous limiter, nous retiendrons trois interventions, celles de M. Simonnet* (*secrétaire général du M.R.P.*)*, Georges Hourdin et Paul Bacon. Trois personnalités politiques de tout premier plan.*
*On va voir que le* CONTENU *et* L'ORIENTATION *des discours qu'ils ont tenu sont notablement différents -- et parfois presque contraires pour le lecteur du* MONDE *et pour celui de* LA CROIX*.*
*Naturellement, nous reproduisons* INTÉGRALEMENT *ce que l'un et l'autre journal ont publié sur ces trois interventions. C'est nous qui soulignons* (*en italiques*) *des passages qui nous paraissent plus particulièrement importants pour cette comparaison.*
Intervention de M. Simonnet.
LA CROIX :
« Le débat s'est ouvert sur le rapport de M. Simonnet. Le secrétaire général s'est surtout attaché à développer la position du mouvement sur 4 problèmes fondamentaux. »
LE MONDE :
« Dans le préambule du rapport qu'il présente devant le Comité national, M. Maurice René Simonnet analyse la situation politique depuis les élections générales.
Il note que le M.R.P. *n'a pas à être déçu* des résultats obtenus puisqu'il « demeure une des principales forces du pays et une des réalités parlementaires les plus importantes », tandis que « *la première force politique du pays est le général de Gaulle* »*.* « *Tant qu'il siègera à l'Élysée, déclare-t-il, il ne sera pas seulement le président de la République qui* « *règne mais ne gouverne pas* ». *Il sera* *le guide de la France* ».
120:30
*Selon que le compte rendu comporte ou omet cette précision sur le général de Gaulle, le discours de M. Simonnet prend une orientation différente. Nous ignorons si cette précision est exacte. Nous constatons seulement qu'elle apparaît ici et disparaît là, et que cela modifie notablement le sens du discours rapporté.*
LE MONDE :
« Le rapporteur parle ensuite de l'Algérie pour approuver les mesures prises par le gouvernement en vue du rétablissement progressif du pouvoir civil. « En rétablissant la suprématie de ce pouvoir, affirme-t-il, en refusant l'intégration exigée par les ultras, en faisant passer les territoires d'outre-mer au stade d'États, le général de Gaulle a marqué son option pour une politique d'outre-mer fort proche de la nôtre. Nous demandons au futur premier ministre s'il maintien cette position ? »
LA CROIX :
« Pour l'Algérie, après avoir approuvé le rétablissement progressif de l'autorité du pouvoir civil, le rapporteur a ajouté : « En refusant l'intégration exigée par les ultras, en faisant passer les territoires d'outremer au stade d'États, le général de Gaulle a marqué son option pour une politique d'outremer fort proche de la nôtre. Nous demanderons au futur premier ministre s'il maintient cette politique. »
*Ici donc, les deux comptes rendus coïncident.*
LE MONDE :
« Au sujet de l'Europe, M. Simonnet est très bref, mais il indique que le M.R.P. ne « laissera pas entamer la construction commencée de l'Europe unie. »
LA CROIX :
« En ce qui concerne la politique européenne, la position est formelle : « L'Europe de la Communauté charbon-acier, de l'Euratom, du Marché commun doit vivre et ne pas être noyée dans une zone de libre-échange. Il ne faut pas laisser entamer la construction commencée de l'Europe unie. »
121:30
*La précision concernant la* *zone de libre-échange* (*question fort actuelle*) *est donc omise dans* LE MONDE*.*
LE MONDE :
« Le député de la Drôme formule ensuite quelques réserves sur les institutions nouvelles et sur la manière dont elles sont mises en œuvre : « Nous tenons à ce que la Constitution soit pleinement appliquée et en particulier que l'Assemblée nationale puisse exercer en toute liberté ses droits et prérogatives. Il faudra laisser au pouvoir législatif le droit de légiférer. L'état d'esprit de certains experts proches du pouvoir *fait trop penser aux beaux jours de la charte du travail et du corporatisme.* Il faut que les syndicats soient consultés par les pouvoirs publics et associés à toutes les décisions concernant les travailleurs. »
LA CROIX :
« Troisième point développé : les libertés fondamentales. Nous tenons, a affirmé le rapporteur, à ce que la Constitution soit pleinement appliquée, que l'Assemblée nationale puisse exercer en toute liberté ses droits et prérogatives.
Il faudra laisser au pouvoir législatif son droit de légiférer. La période des ordonnances est close. C'est au Parlement maintenant qu'il appartiendra de compléter Les réformes déjà faites par le précédent gouvernement, et, au besoin, de les améliorer. Nous devrons faire respecter les libertés fondamentales et la liberté syndicale. »
*Les deux comptes rendus, ici, se correspondent en substance. Notons toutefois que l'attaque contre la* « *Charte du Travail* » *et le* « *corporatisme* », *mentionnée par* LE MONDE*, est supprimée dans* LA CROIX*. Or il n'est pas tout à fait sans importance de connaître la position de* *M. Simonnet, secrétaire général du M.R.P., à l'égard des réalisations sociales.*
LE MONDE :
« Au sujet de l'action économique et sociale du gouvernement, M. Simonnet *convient* que certaines décisions étaient *inévitables --* dévaluation et convertibilité du franc --, en *approuve* d'autres comme *l'accroissement des investissements...* »
LA CROIX :
Rien. Ces approbations de la politique gouvernementale sont entièrement passées sous silence.
122:30
*Cette nouvelle omission de* LA CROIX *vient s'ajouter à la toute première que nous avons relevée, pour infléchir le discours de M. Simonnet dans un sens anti-gouvernemental* (*il s'agit de l'action du gouvernement du général de Gaulle de juillet à décembre* 1958). *Simple constatation faite sur texte, sans que nous sachions si le compte rendu du* MONDE *est plus fidèle. Nous constatons simplement, encore une fois, la différence.*
LE MONDE :
« ...mais critique « les mesures adoptées contre les allocations familiales et la Sécurité sociale », la brutalité de la suppression des subventions, la disparition des garanties nécessaires au développement de la production agricole et à la sécurité du monde rural.
« Certes, il fallait demander des sacrifices aux Français, mais rarement ils auront été aussi inéquitablement répartis. Cette politique a été préparée par un comité comprenant des banquiers, des hauts fonctionnaires et des patrons, mais ni un ouvrier, ni un paysan, ni un représentant des familles. Cela se sent. Si la V^e^ République se désintéresse du peuple, craignons que le peuple ne se détourne de la République. »
LA CROIX :
« Enfin, M. Simonnet *a critiqué sévèrement* certaines mesures économique et sociales. « Nous réprouvons, dit-il, celles adoptées contre les allocations familiales et la Sécurité sociale, la brutalité de la suppression des subventions qui entraînera des hausses de prix sur les produits de consommation courante, la disparition des garanties nécessaires au développement de la production agricole et de la sécurité du monde rural. »
Et l'orateur de terminer sur cette question :
« La V^e^ République débutera-t-elle sur un divorce entre l'État et le peuple ? Il y a beaucoup de notables dans la nouvelle Assemblée, il y a peu d'ouvriers et de ruraux, malgré nos efforts. Dans les Comités d'experts qui ont préparé les décisions économiques et sociales, il n'y avait ni ouvriers, ni paysans, ni représentants des familles, Si la V^e^ République se désintéresse du peuple, craignons que le peuple ne se détourne de -- la République. La mission du M.R.P. est, plus que jamais, de bâtir la République avec le peuple. »
*Critique sévère des mesures économiques et financières, M. Simonnet a néanmoins reconnu, d'après* LE MONDE*, que plusieurs d'entre elles étaient inévitables, que plusieurs autres avaient son approbation. Tandis que pour le lecteur de* LA CROIX*, il est entièrement et uniquement critique. Ce qui n'est pas tout à fait pareil...*
123:30
Intervention de M. Georges Hourdin.
LE MONDE :
« M. Georges Hourdin se préoccupe des conditions faites à la presse, affirmant que son influence est menacée à la fois par la suppression des subventions sur le papier et par la diminution possible des recettes de publicité, conséquence de la création d'une chaîne commerciale de la radio d'État. »
LA CROIX :
Intervention entièrement passée sous silence. Le nom de M. Georges Hourdin n'est même pas mentionné.
*M. Georges Hourdin, militant d'action politique dès avant la guerre, est l'un des dirigeants d'un grand parti politique, le M.R.P. *; *il est également l'un des dirigeants d'un autre organisme politique, le* « *Comité national d'entente pour la démocratie chrétienne* », *dont le M.R.P. avait décidé la fondation le* 15 *juin* 1958, *Simultanément, il est l'un des dirigeants les plus en vue de la presse proprement catholique. En passant sous silence son action politique, il se peut que* LA CROIX *veuille manifester discrètement qu'elle désapprouve une telle dualité. Il se peut au contraire qu'elle veuille en faciliter l'exercice en n'attirant pas l'attention des catholiques sur tel point. Il se peut aussi qu'il y ait une* 3^e^ *et une* 4^e^ *hypothèses : nous n'en savons rien, nous constatons.*
Intervention de M. Bacon.
LE MONDE :
« M. Paul Bacon s'explique sur les récentes décisions gouvernementales.
Le ministre du travail indique d'abord qu'en dépit de certaines diminutions, « *il n'a pas été porté atteinte dans ses principes fondamentaux à la législation sociale et familiale* ».
Il convient de faire le bilan d'ensemble : trois ordonnances paraîtront incessamment concernant *l'association et l'intéressement des travailleurs, la défense de la liberté syndicale et l'allocation complémentaire de chômage. De telles institutions sont dans la ligne des aspirations fondamentales du M.R.P.*
C'est au niveau du gouvernement, conclut le ministre, que l'on peut avoir prise sur la réalité. L'opposition risque d'être purement critique. »
LA CROIX :
« Quant à M. Bacon, il a invité ses amis à réfléchir sur le fait que, « depuis une dizaine d'années, les mesures sociales en faveur des travailleurs avaient été acquises beaucoup plus souvent par l'action gouvernementale que par la voie parlementaire.
Auparavant, le ministre du travail *reconnut qu'un certain* « *recul* » s'était produit dans le domaine fiscal, à la suite des récentes décisions gouvernementales. Mais, a-t-il ajouté, ce « recul » est beaucoup *moins important* qu'on paraît le croire, et il *pourrait,* d'ailleurs, *être très atténué* par les règlements d'administration publique et par les circulaires d'application. »
124:30
*L'intervention de M. Bacon, nettement pro-gouvernementale d'après* LE MONDE*, apparaît beaucoup plus réservée et restrictive d'après* LA CROIX*. A comparer les deux comptes rendus, on pourrait croire qu'il existe deux Paul Bacon, ayant traité à peu près le même sujet, mais dans un sens différent.*
\*\*\*
*Encore une fois, nous ignorons et nous n'avons pas cherché à vérifier si l'un des deux journaux cités a raison et si l'autre a tort.*
*Nous avons simplement voulu faire réfléchir le lecteur de journaux sur la manière dont il est informé.*
125:30
## Note de gérance
Nous adressons nos remerciements à tous ceux qui ont déjà répondu à notre *souscription d'abonnements de soutien, --* souscription sur laquelle tous renseignements ont été publiés dans la « Note de gérance » de notre précédent numéro.
Nous devons dire à tous nos amis quel est actuellement le résultat de leurs efforts.
\*\*\*
La souscription a été inaugurée le 8 novembre 1958.
En novembre, nous avons reçu 62 abonnements de soutien. En décembre : 166.
Du 1^er^ au 15 janvier : 36.
Nous comptons bien là le nombre des *abonnements de soutien,* et non pas le nombre des *souscripteurs.* Certains ont souscrit une part seulement d'abonnement de soutien. D'autres en ont souscrit plusieurs d'un coup.
A la date du 15 janvier 1959, nous avons donc reçu au total 264 abonnements de soutien. Voilà donc ce que vous avez fait jusqu'ici, et ce dont nous vous remercions de tout cœur.
\*\*\*
Par nos trois lettres de novembre et de décembre (reproduites dans notre dernier numéro), nous avons exposé à nos amis que nous leur demandons de souscrire eux-mêmes, ou dei faire souscrire autour d'eux, 600 abonnements de soutien.
Nous leur rappelions en outre que ces 600 abonnements de soutien demandés sont ceux qui nous font défaut depuis le début de l'année dernière.
Entre temps, les prix n'ont pas cessé d'augmenter.
\*\*\*
Quelles sont alors les conclusions que nous devons tirer et les perspectives qui s'en dégagent ?
126:30
Les conclusions, nous ne les tirons pas encore. La souscription n'est pas close. Peut-être nos amis, s'y mettant tous ensemble, -- car pour le plus grand nombre d'entre eux, ils n'ont pas encore répondu, -- vont-ils la faire rebondir, et simultanément organiser un grand effort méthodique de diffusion et de propagande de la revue.
Peut-être ce mois de février sera-t-il celui d'un grand bond en avant. Nous l'espérons et nous l'attendons : puisqu'il est indispensable ; et puisqu'il est maintenant d'une extrême urgence.
\*\*\*
Toutes les revues en sont là, même les plus puissantes, les plus anciennes, les mieux établies, les plus soutenues. Le mois dernier nous citions les appels très pressants de revues comme la *Chronique sociale* et comme *Esprit,* Nous pouvons citer en outre les *Études* elles-mêmes qui, dans leur numéro de décembre 1958 lancent cet appel à leurs lecteurs : « *Aidez notre diffusion par des abonnements de soutien* ».
Toutes les revues sont aujourd'hui gravement menacées, soit au moins dans leur diffusion et leurs progrès, soit même dans leur existence.
Nous croyons fermement que les amis, que tous les amis d'*Itinéraires* ne sont pas moins ardents et généreux, pas moins actifs et dévoués, pas moins, non plus, conscients de ce qu'est le rôle irremplaçable d'une revue mensuelle, que les amis des *Études,* de la *Chronique sociale* ou *d'Esprit.*
C'est pourquoi nous leur rappelons que nous avons reçu 264 abonnements de soutien.
Et qu'il nous en faut 600.
127:30
#### Parmi les livres reçus
R.P. Roger-Thomas CALMEL : *École chrétienne renouvelée : l'éducation des filles* (Téqui).
R.P. Dom Gaspar LEFBVRE, o.s.b. : *L'Esprit de Dieu dans la sainte liturgie* (Fayard).
Jean de LA VARENDE : *Le Curé d'Ars et sa passion* (Bloud et Gay).
R.P. Patrice COUSIN, o.s.b. : *Précis d'histoire monastique* (Bloud et Gay).
Pierre DARIMBERT : *L'Aube de Dieu : les grandes apparitions dans le cadre de l'histoire* (Nouvelles Éditions latines).
Jean DAUJAT : *Physique moderne et philosophie traditionnelle* (Desclée et Cie).
Gaston BARDET : *L'imitation du Christ,* nouvelle traduction littérale donnant le sens mystique ; introduction et commentaire (Desclée).
Pierre BOUTANG : *Le secret de René Dorlinde,* récits (Fasquelle).
Henri POURRAT : *Le Trésor des contes,* tome IX (Gallimard).
Edwin de ROBILLARD : *Plaidoyer pour la justice sociale,* nouvelle édition, revue et complétée (Port Louis, Île Maurice).
Benjamin LEJONNE : *Miracle à Turin : saint Joseph-Benoît Cottolengo, ouvrier de la Providence* (Apostolat de la Presse).
René BEHAINE : *L'Aveugle devant son miroir,* roman (Éditions du Milieu du Monde).
Henri MASSIS : *Visage des idées* (Grasset).
Albert CHEREL : *De Télémaque à Candide,* nouvelle édition, tome VI de *l'Histoire de la littérature française* publiée sous la direction de J. Calvet (Del Duca).
R.S. RUSSEL *Messages de l'enfer* (Fischbacher).
Alphonse METERIE : *Éphémères,* poèmes (P. Cailler éditeur, Genève).
============== fin du numéro 30.
[^1]: -- (1). Nous avons étudié cette « pratique » dans l'éditorial de notre numéro 23 : Pratique communiste et vie chrétienne. Nous reprenons une fois encore, au début du présent article, les « trois facteurs » mentionnés par Pie XI, pour étudier maintenant quelques-unes des difficultés soulevées au sujet des réponses « psychologiques » qu'appelle la pratique communiste.
[^2]: -- (1). Sur ce qu'a été réellement l' « action psychologique » dans la pensée même de ses promoteurs et animateurs, on se reportera a l'important document publié dans *Itinéraires*, numéro 27, pages 52 et suivantes, sous le titre : « Guerre et action psychologique ».
[^3]: -- (1). *Le Monde*, 7 décembre 1958 : « Militaires et intellectuels ».
[^4]: -- (1). *Itinéraires*, numéro 27, pages 53-56.
[^5]: -- (2). *La Croix*, 16 décembre 1958.
[^6]: -- (1). Voir : « Pratique communiste et vie chrétienne », *Itinéraires*, n° 23.
[^7]: -- (1). La presse de province, à cet égard comme à d'autres, est très supérieure.
[^8]: -- (1). Nous avons commenté les principaux moyens spirituels dans « Pratique communiste et vie chrétienne », *Itinéraires*, numéro 23, spécialement pages 14 à 21.
[^9]: -- (2). Divini Redemporis, § 42.
[^10]: -- (3). § 59.
[^11]: -- (4). *Ibid*.
[^12]: -- (5). *Ibid*.
[^13]: -- (6). § 53 et § 54.
[^14]: -- (1). Bien évidemment, même dans la lutte contre le communisme, le Rosaire (par exemple) est plus indispensable et plus efficace que les plus savantes études et les plus sagaces entreprises. Mais, dans la plupart des cas, l'un n'empêche pas l'autre, ou ne devrait pas l'empêcher, l'action est fille de la prière. Cela dépend d'ailleurs des états de vie et des responsabilités de chacun. Ce qui est à coup sûr une Imprudence ruineuse et coupable, c'est d'aller délibérément affronter l'action communiste en négligeant de s'y préparer. Certains échecs douloureux de notre récente histoire religieuse et politique trouvent là leur cause la plus immédiate.
[^15]: -- (1). Nous avons exposé ce point en détail, dans l'article déjà cité (numéro 23. notamment pages 5 à 12).
Nous ne voulons pas dire pour autant, bien entendu, qu'une méditation du marxisme-léninisme, de son existence, de son développement, de sa signification, soit sans profit intellectuel et moral : mais une méditation sans contamination.
Et par exemple, le marxisme a mis l'accent sur la cause matérielle. Il a mis l'accent d'une manière entièrement erronée. Mais, d'autre part, il y a mis l'accent alors que la pensée morale l'oubliait souvent, et ne retenait que la cause formelle.
On peut considérer, non comme un « apport positif » du marxisme, mais sans doute comme la vocation de Karl Marx (vocation pervertie et manquée en fait) de rappeler l'existence et le poids de la cause matérielle qui était trop méconnue.
La « cause matérielle » ? -- Un enfant qui travaille mal, ce peut être qu'il a une mauvaise alimentation ou une crise de croissance plutôt que de la paresse. Un prolétariat qui déchoît moralement, ce peut être conséquence de la misère plutôt que vice. La tiédeur religieuse qui s'installe dans une âme, ce peut être épuisement physique ou manque de sommeil. On ne croira pas pour autant que la diététique, le confort et le sommeil règlent automatiquement toutes les questions morales. Mais les éducateurs et les sociologues se défieront de n'apercevoir et de ne retenir que la cause morale (ils sont n'ailleurs assez généralement guéris de ce travers aujourd'hui, et tomberaient plutôt dans l'excès inverse). Ils se souviendront que pour mener saintement la vie matériellement épuisante du curé d'Ars, il faut une sainteté extraordinaire.
La saine philosophie connaît quatre causes et non une seule ; et le bon sens est d'estimer dans chaque cas le poids variable de chacune des quatre (voir Henri Charlier, *Itinéraires* numéro 12 et numéro 15). La cause matérielle est parfois négligeable et parfois capitale. L' « apport » empoisonné du marxisme est notamment de ne connaître et reconnaître qu'elle. Mais la signification du marxisme est (entre autres choses) de nous rappeler combien il est dangereux de systématiquement la méconnaître.
[^16]: -- (2). Texte et traduction dans les *Actes de S.S. Pie XI*, édition de la Bonne Presse, tome XV. Nos références renvoient au numérotage de cette édition...
[^17]: -- (1). Sur ce chiffre et sur cette réalité, voir *Itinéraires*, numéro 3, pages 5 et 6. Voir aussi Madiran, *On ne se moque pas de Dieu* (Nouvelles Éditions Latines, 1957), chap. VIII, spécialement pp. 180-183.
[^18]: -- (1). Cf. : « Les deux pouvoirs et la réforme intellectuelle », *Itinéraires*, numéro 27.
[^19]: -- (1). Qu'on se mette à sa place. Comment amortir un équipement coûteux avec seulement un apprenti et un ouvrier ?...
[^20]: -- (1). Il est, en effet, émouvant de constater la qualité du lien qui unit l'apprenti devenu ouvrier à son maître d'apprentissage. Il demeure plus solide que celui qui unit un professeur de l'école où il y a 15 ou 20 apprentis pour un seul professeur.
[^21]: -- (1). De plus, on n'apprend que « sur du neuf ». On imagine les réactions du jeune tôlier. par exemple, qui placé sous une voiture accidentée pleine de cambouis, voit son premier coup de marteau le transformer en ramoneur. Ni sa peau, ni ses jolis « bleus » ne sont accoutumés à cela. Il en sort dégoûté.
[^22]: -- (1). Cet article il été écrit en 1953 (N.D.L.R.)
[^23]: -- (1). Même remarque.
[^24]: -- (1). Ces pages. c'est-à-dire les précédentes parties de cette étude : I. -- « La piété du Fils et le culte d'hyperdulie » ; II. -- « La figure féminine dans le drame du salut » ; III. -- « Le scandale de la médiation ». -- ont paru dans notre numéro 27 et dans notre numéro 29 (N.D.L.R.)
[^25]: -- (1). Nous disons : s'il le veut. car Dieu ne serait pas le bien par essence si sa bonté devait dépendre d'un bien participé. C'est à cette condition que la diffusion de sa bonté ad extra est effet de pure gratuité.
[^26]: -- (1). Saint Thomas, à la différence des philosophes de l'heure, attache beaucoup d'importance à la distinction entre *la ratio artificis* et la *ratio gubernatis* (Ia pars. 22, 1 et 2 ; Ia IIae, 93, 1) ; entre une *causa essendi*, tel l'agent, et la *causa bonitatis*, à savoir la fin (Q. D. de Veritate, 5, 2) ; puis il y a la distinction à faire entre ce qui donne à toute créature une bonté secundum quid, et ce qui la rend bonne absolument, simpliciter (Ia pars, 5, 1 ; Q. D. de Veritate, 21, surtout a. 5). On comprendra ce que nous entendons, en pensant à l'accent que l'on met aujourd'hui sur la « créativité ». C'est ainsi que l'on parle même de la « créativité de la Passion du Christ ». -- Cette insubordination de l'art fut caractérisée par James Joyce dans *A Portrait of the Artist a Young Man *: « L'artiste, comme le Dieu de la création, demeure au-dedans ou derrière ou au-delà ou au-dessus de son œuvre, invisible, affiné jusqu'à l'évanescence, indifférent, se rognant les ongles. »
[^27]: -- (1). *Contra Gentiles*, III, 79, Trad. Gerlaud, Paris, Lethielleux 1950.
[^28]: -- (1). *Op. cit*. III, 70.
[^29]: -- (2). *Ibid*.
[^30]: -- (1). Saint Thomas, *op. cit*., III, 77.
[^31]: -- (1). Livre IX, chap. 8, 1169 a 30. Voir le commentaire de saint Thomas sur ce passage. lect. 9.
[^32]: -- (2). Aristote, *ibid*.
[^33]: -- (1). On trouve l'application théologique de cette doctrine dans la IIa IIae, 25, 4. Il faut comprendre que l'amour de charité, virtus unitiva, nous unissant à Dieu selon sa déité, nous fait encore aimer notre propre personne, qui en est d'autant plus unie à elle-même. Dans l'égoïsme, au contraire, la personne se divise contre elle-même, devenant le bas moi, ubi umbra mortis, et nullus ordo, sed sempiternus horror inhabitat.
[^34]: -- (2). *Op. cit*., VIII, 8, 1159 a, 25. Voir le commentaire de saint Thomas, lect. 8.
[^35]: -- (3). Aristote, *Rhétorique*, II, 8 : «...Dans ce dernier cas (où les liens qui nous unissent aux personnes de notre connaissance sont très étroits), notre disposition est la même que si nous devions pâtir nous-mêmes ; c'est pourquoi Amasis, dit-on, ne pleura pas sur son fils qu'on conduisait à la mort mais sur son ami qui lui demandait l'aumône ; le cas de l'ami était pitoyable ; celui du fils, horrible : l'horrible est différent du pitoyable ; il exclut même la pitié et sert souvent à émouvoir le sentiment opposé. » (1386 a 15) Trad. Dufour.
[^36]: -- (1). Cf. S. Thomas, In ad Col., i. 24, lect. 6 : « Sed hoc est haercticum, quia sanguis Christi est sufficiens ad redemptionem, etiam multorum mundorum. »
[^37]: -- (1). S. Thomas, In-1 ad Cor. XII, lect. 3 : « Estis membra dependentia de Christo membro, quod quidem dicitur membrum sccundum humanitatem, secundum quam praecipue dicitur Ecclesiae caput. Nam secundum divinitatcm non habet rationem membri aut partis, cum sit commune bonum totius universi. » -- Pour la notion de « totalitas ante partes », et sa distinction du « totum ex partibus » voir saint Thomas, De divinis nominibus, c. 2. lect. I.
[^38]: -- (1). M. de Peyer avait dit : « Mais de là à lui rendre un culte d'hyperdulie (d'honneurs extraordinaires), nons ne le pouvons pas sans être infidèles à Jésus-Christ. »
[^39]: -- (1). cf. *Itinéraires*, novembre 1958, pp. 78-83.
[^40]: -- (2). *Somme théologique*, IIa-IIae, qu. 50, ar. 2.
[^41]: -- (3). *Somme théologique*, IIa-IIae, qu. 47, ar 12, sed contra.
[^42]: -- (4). Cf. *Itinéraires*, septembre 1958, p. 38.
[^43]: -- (5). Pie XII. Radiomessage de Noël 1944.
[^44]: -- (1). La première partie de cet article a paru dans notre numéro 29.