# 32-04-59 2:32 ## ÉDITORIAL ### A-t-on le droit de « conditionner » les masses humaines ? par Marcel CLÉMENT CHAQUE MATIN : la presse, plusieurs fois par jour : la radio, la télévision ; une ou deux fois la semaine : le cinéma, et de façon épisodique : des discours, des réunions, des conférences, croisent et entremêlent leur influence, exerçant sur les peuples des pressions impossibles à mesurer. Ces pressions sont même impossibles à décrire de manière réellement scientifique ; tout au plus peut-on les évoquer par des statistiques ou par le souvenir de l'expérience personnelle. Telle est la condition des peuples aujourd'hui. Elle s'est aggravée à peu près constamment depuis une trentaine d'années. A travers ces moyens d'information, de formation, de déformation, des « techniques » *d'action psycho-sociale* ont été développées. Par la publicité, on agit sur les consommateurs ; par la propagande politique sur les électeurs. Par ailleurs, les peuples subissent l'agression psychologique que le marxisme-léninisme soviétique conduit sans désemparer dans le monde entier. C'est la condition concrète de l'homme dans la société qui est en jeu. Sans doute, en présence de cette transformation des modes de transmission de la pensée et de l'action, il appartient à chacun de s'adapter, de choisir, et le cas échéant de se défendre. Mais d'autre part, des responsabilités collectives sont mises en cause : celles des forces privées, économiques, sociales ou politiques, comme celles des pouvoirs publics. Dans tous les cas, il importe d'analyser les fondements psycho-sociologiques de telles « techniques », leur nature et leur licéité. 3:32 #### I. Psycho-sociologie de la « masse » et du « peuple » Il y a quinze ans déjà que le Pape Pie XII parlant, à Noël 1944, du sens véritable de la démocratie, a posé le problème dans toute son ampleur : « *Peuple et multitude amorphe, ou, comme on a coutume* de *dire,* « *masse* », *sont deux concepts différents. Le peuple vit et se meut par sa vie propre ; la masse est en elle-même inerte, et elle ne peut être mue que de l'extérieur. Le peuple vit de la plénitude de la vie des hommes qui le composent, dont chacun à la place et de la manière qui lui sont propres est une personne consciente de ses propres responsabilités et de ses propres convictions. La masse, au contraire, attend l'impulsion du dehors, jouet facile entre les mains de quiconque en exploite les instincts et les impressions, prompt à suivre, tour à tour, aujourd'hui ce drapeau et demain cet autre.* » Pour entrer profondément dans cette distinction fondamentale, il faut évoquer la structure morale de l'homme. On dit couramment, en effet, que la personne humaine est un composé de corps et d'âme, formule qui a l'avantage d'affirmer la nature spirituelle et immortelle de cette âme. Toutefois, on ne saurait identifier toute la vie psychologique de l'homme avec cette âme spirituelle strictement définie. Il y a dans l'homme des images et des dynamismes, des passions et des tendances dont on peut dire aussi qu'ils sont *dans* son âme, mais dont on ne peut dire qu'ils *constituent* essentiellement son âme. Ils sont des énergies, d'une intensité considérable peut-être, mais la nature en a confié la direction au poste central, à l'âme spirituelle, douée d'intelligence et de volonté, capable normalement de gouverner ces énergies. Intelligence et volonté : voilà donc les deux facultés qui font l'homme vraiment homme, qui font de lui l'image de Dieu, qui fondent l'éminente dignité de la personne humaine. 4:32 Sans doute, l'intelligence raisonnable ne contemple son objet qu'à travers les apparences sensibles que cet objet revêt dans l'imagination. On le sait : rien ne parvient dans l'intelligence qu'à travers les organes des sens et par la médiation de l'imagination elle-même. Voilà pour la perception. Mais les actes de la raison et de la sensibilité, facultés perceptives, sont complétés par les actes des facultés de la vie active. Lorsque l'intelligence, par sa force d'abstraction, a généralisé et spiritualisé les notions présentées par les sens et l'imagination, la raison juge ces notions et présente à la volonté le bien à pour suivre et les moyens pour y parvenir. Dans la mesure ou l'intelligence est droite, c'est un *vrai bien* qui est proposé à la volonté. Il reste à cette volonté libre à suivre (ou à s'écarter de) la raison. Quant à la volonté, elle ne peut tendre vers son objet propre sans imprimer un mouvement à la sensibilité. L'acte volontaire s'exerce en effet en donnant une sorte de commotion à la vie psychologique tout entière et les passions jouent alors ce rôle d'étoffer, de seconder l'impulsion de la volonté elle-même. Les efforts les plus durs, parfois, trouvent ainsi dans le désir de la réussite, la joie de tenir des délais, l'intérêt que l'on prend à son travail ou dans d'autres choses semblables, un appui non négligeable. L'acte humain normal est donc le résultat d'une collaboration où l'on voit se succéder, dans leur rôle complémentaire, la perception sensible des objets extérieurs par l'imagination, puis la connaissance abstraite de l'intelligence, la présentation par celle-ci du bien à la volonté, l'adhésion de la volonté à ce bien et aux moyens de l'obtenir, la mise en œuvre enfin, dans l'action, des passions qui viennent seconder la volonté. Mais... cet acte humain normal n'est pas si facile à réaliser. Parfois, l'intelligence est loyale, elle montre le vrai bien, mais la volonté est lâche ; elle semble distraite, ou même, carrément, refuse. Parfois encore, l'imagination ébranle les passions avant que les facultés proprement spirituelles, intelligence et volonté, aient délibéré et choisi. 5:32 C'est ce qui se produit par exemple chez l'enfant qui, apercevant quelque gourmandise, s'en empare et l'avale, ne songeant clairement qu'après coup qu'il a commis un vol. Dans la société aphrodisiaque où nous vivons, cette action directe qui permet à un objet extérieur d'agir, à travers la prise de conscience imaginative, presque immédiatement sur les passions, en « court-circuitant » intelligence et volonté, est bien connue. Lorsque cela se produit, la passion éveillée tend à se diffuser dans l'être tout entier *avant* que les facultés spirituelles puissent véritablement jouer leur rôle. La volonté, affaiblie, cède souvent. Elle consent à embrasser comme son bien propre ce qui n'est un bien que pour la passion, et donc un faux bien. La passion alors au lieu de perfectionner l'être moral en lui donnant sa vigueur, constitue la difformité morale. Plus la volonté est affaiblie et commet des actes contraires à l'ordre moral et plus l'intelligence a tendance à être obscurcie et à ne plus distinguer la malice des actes habituellement commis par la volonté. \*\*\* Ces remarques ne constituent pas une digression. Elles sont au cœur de notre sujet. Pour appliquer la distinction de Pie XII entre masse et peuple, il faut se reporter à la structure morale de l'homme. L'acte humain est moral qui, d'une part, résulte d'une délibération et d'un acte volontaire, et qui, d'autre part, poursuit un bien véritable, c'est-à-dire conforme à l'ordre moral. Le peuple, au sens défini par Pie XII, est donc *une union de personnes en état moral de se déterminer sur la base d'une délibération prudente et par une action droite.* Même dans cette hypothèse, les citoyens d'un État ne sont pas, cela va de soi, appelés à être, tous et en tous temps, du même avis. D'accord sur la doctrine morale et agissant habituellement de façon droite, ils n'en demeurent pas moins, selon les âges, les sexes, les cultures, les expériences et les tempéraments, susceptibles de différer, même profondément, dans leur jugement sur les matières contingentes. La nécessité de l'autorité reste donc entière, qui doit arbitrer les divergences, et ramener, en permanence, les membres vers l'unité dans l'action en vue du bien commun. La masse, au sens défini par Pie XII, apparaît au contraire comme l'union de personnes incapables de se déterminer sur la base d'une délibération prudente et par une action droite. *La masse est composée d'hommes chez lesquels l'imagination agit facilement et immédiatement sur les passions.* 6:32 Ignorant l'immolation de la volonté et méprisant, parfois avec ricanement, l'esprit chrétien de pénitence, ils n'ont même pas toujours conscience du fait que leur volonté est débile devant le bien car elle s'est finalement endurcie sous l'effet des passions, dans sa décision habituelle de leur céder. En bref, dans le peuple, l'homme est *sujet ;* dans la masse, il est *objet.* Si de saines institutions sont nécessaires pour permettre de transformer une masse en un peuple, ces bonnes institutions ne sont pas, et de loin, suffisantes. En effet, la valeur morale d'une personne comme la valeur morale d'un peuple ne peut être que le résultat d'une vitalité spirituelle qu'aucune technique institutionnelle ne peut fabriquer de l'extérieur. Les institutions peuvent et doivent être propres à faciliter l'effort personnel. Elles peuvent inviter à épanouir cet effort personnel dans l'union solidaire. Elles ne peuvent, en ce domaine, déterminer les mœurs à elles seules. Une « action » morale est nécessaire pour former l'enfant et l'adulte. Mais comment « former » sans déformer, comment former sans porter atteinte à la dignité de la personne humaine, sur le plan des idées et sur celui des mœurs ? #### II. Les diverses méthodes d'action psycho-sociale. Pie XII ajoutait : « L'exubérance vitale d'un vrai peuple répand la vie, abondante et riche, dans l'État et dans tous ses organes, leur infusant, avec une vigueur sans cesse renouvelée, la conscience des propres responsabilités, le sens vrai du bien commun. La force élémentaire de la masse peut n'être aussi qu'un instrument au service d'un État qui sait habilement en faire usage. » Ici se pose donc le problème de la nature des moyens d'action que l'on met en œuvre dans une société. Selon la nature de ces moyens et leur usage, on fera un « peuple » ou une « masse ». 7:32 Le but de l'action psycho-sociale exercée sur un groupe peut être de le libérer ou de le soumettre ; de le conquérir ou de l'émanciper : n'en débattons pas pour l'instant, mais examinons, compte tenu de la nature humaine, les moyens eux-mêmes. a\) *La force physique :* dès les origines, selon le récit de l'Écriture, dès la deuxième génération humaine, l'expérience fut faite par Caïn de l'action de la force physique sur son frère Abel. Jusqu'à une date récente, l'histoire de la guerre n'est rien d'autre que l'histoire des confrontations de forces physiques par le moyen desquelles chacun des adversaires entend imposer à l'autre sa volonté. Sans doute, dans un tel combat, l'intelligence tient sa place. Le plus habile saura faire prévaloir, sur le plus puissant matériellement, une force physique inférieure, mais mieux employée. Sans doute, aussi, la lutte des corps ou l'affrontement des armes n'est qu'un moyen derrière lequel se dissimule la véritable lutte, qui est celle des volontés. Toutefois, dans la guerre « classique » (si l'on ose dire), il s'agit d'imposer, en définitive *la loi d'une volonté par l'action d'une force matérielle.* Cette force matérielle peut anéantir, incendier, réduire en esclavage, piller, s'emparer des richesses... Il s'agit toujours, en définitive, d'une conquête physique des corps et des territoires. b\) *La force morale :* Il est une seconde manière d'exercer une action sur les autres hommes. Elle ne s'opère plus par l'effet de la force physique mais par l'effet de la force morale. A prendre ce mot dans son sens strict, la force morale désigne la puissance qu'exerce la vérité sur l'intelligence, la séduction qu'exerce l'attrait du bien sur la volonté. Ce que nous appelons précisément le droit (lorsque l'on parle par exemple de la victoire du Droit, préférable à la victoire des armes) ce n'est rien d'autre que la *force qu'une vérité évidente exerce sur une intelligence droite.* Le droit est donc un pouvoir fondé sur ce qui est vrai et ce qui est bon, pouvoir qui s'exerce en présentant à la raison d'un autre une vérité qui lui montre que l'action que l'on prétend obtenir de lui est en connexion nécessaire avec l'ordre moral et donc avec l'acquisition du souverain bien. Il n'est pas exagéré de rattacher à ce moyen d'action tout ce qui est pédagogie et méthodes d'enseignement, *pourvu, naturellement, que cet enseignement transmette la vérité.* La « technique » de la mémoire « par cœur », sous ce rapport, apparaît comme un moyen normal et parfois nécessaire destiné à FACILITER L'ACTION DE LA VÉRITÉ SUR L'INTELLIGENCE. 8:32 De même, la répétition des actes bons engendre les vertus morales, qui sont des dispositions permanentes à bien agir, développées par l'exercice : les vertus FACILITENT L'ACTION QUE LE BIEN EXERCE SUR LA VOLONTÉ. c\) *La force des appétits. --* Un troisième moyen d'action consiste à éveiller, attiser, exaspérer les appétits ou les passions en vue d'obtenir qu'une ou plusieurs personnes, saisies par les feux du désir, renoncent plus ou moins délibérément à agir de façon droite et autonome. Le moyen est ancien et, depuis la révolte de la concupiscence dans la nature humaine, l'expérience intérieure que chacun en a suggère d'en faire usage pour agir sur les autres. On peut ainsi faire naître ou développer la convoitise de l'argent, celle des jouissances sensuelles, celle de la puissance et des honneurs, pour obtenir un comportement contraire à la droite raison. Les tentatives de corruption, de séduction, les appels à l'ambition, etc., se ramènent tous à un travail de suggestion. Il s'agit de faire anticiper par l'imagination les satisfactions que l'on promet : de sorte que la puissance dynamique des images éveille les passions et les rendre si fortes dans l'âme qu'elles submergent la volonté. Ainsi, l'attrait du sensible, présenté avec talent et complaisance, peut mettre des consommateurs dans la dépendance d'intérêts mercantiles, ou des salariés, des foules entières, dans celle de meneurs habiles. Les passions de l'envie, de la jalousie, si souvent maniées aujourd'hui comme principal ressort des campagnes publicitaires, des propagandes politiques et des mouvements revendicatifs, entrent dans cette catégorie et suivent ce processus. On arrive, de cette manière, à établir des conditionnements sensibles et affectifs sur des groupes fort étendus. \*\*\* Jusqu'ici notre analyse est restée dans les limites de l'action naturelle et classique sur les groupes humains : farce physique, force morale, force des appétits ont été de tout temps connues et employées depuis les origines de l'humanité. 9:32 Or, à ces trois modes d'action sont venus s'en ajouter deux autres au cours de l'histoire. Deux autres, qui sont aussi opposés l'un à l'autre qu'il est possible. L'un vient du Ciel. L'autre vient probablement de l'enfer. -- LA FORCE DE LA GRÂCE : « *Au lieu de troubler l'ordre préexistant établi par Lui dans la création, Dieu maintient dans toute leur vigueur ces lois générales qui gouvernent le monde et la nature de l'homme même affaiblie par ses infirmités. Dans cet ordre, destiné lui aussi au salut de la créature, il ne bouleverse ni ne retire rien mais il insère un nouvel élément destiné à le perfectionner et à le dépasser : la Grâce, dont la lumière surnaturelle aidera la créature à mieux le connaître et dont la force surhumaine lui permettra de mieux l'observer.* » ([^1]) Cette action de la grâce qui non seulement laisse parfaitement intacte la liberté mais encore en facilite l'exercice dès que l'homme accepte de coopérer avec elle, n'a pas seulement des conséquences dans l'ordre social car « *la civilisation chrétienne infuse au cœur des individus, des peuples et de la communauté des nations, ces énergies supérieures qu'aucun pouvoir humain ne serait en mesure de conférer dans le moindre degré* ». ([^2]) Dieu seul sans doute agit sur l'homme par Sa grâce. Mais, dans le Corps Mystique, nous pouvons obtenir de Lui, pour nous-même et pour les autres, par la prière et par le sacrifice. Dans un esprit de dépendance à Sa volonté, il nous est donc possible, non pas sans doute d'agir *sur* autrui, mais bien d'obtenir *pour* autrui des forces surnaturelles qui lui permettront, acceptées, de devenir davantage libre, libre de la liberté des enfants de Dieu. -- LA FORCE SUBVERSIVE DU COMMUNISME. -- C'est au cours du XX^e^ siècle que s'est développé, mis en œuvre par les artisans du marxisme-léninisme, un nouveau moyen d'agir sur les hommes et sur les sociétés. Certes, le marxisme-léninisme ne renonce ni à l'emploi de la force cynique et brutale, ni à l'utilisation des passions et des concupiscences. Mais il a incontestablement *innové* dans le domaine de l'action sur les esprits ([^3]). 10:32 C'est ici la visée fondamentale de la méthode marxiste-léniniste. Elle consiste à agir de façon complexe sur les corps et sur les appétits pour obtenir *un conditionnement de la pensée qui empêche la force de la vérité de s'exercer sur l'intelligence.* Des groupes entiers, dans le monde actuel, sont ainsi conditionnés. Ils établissent, par exemple, une équivalence immédiate et comme automatique entre religion et exploitation, entre communisme et paix, entre conflits et progrès. Ils sont rendus plus ou moins parfaitement insensibles à l'expérience universelle qui atteste que la religion catholique a été le levier le plus pacifique et le plus efficace de restauration de la dignité humaine. Ils sont rendus plus ou moins parfaitement insensibles à l'expérience constante qui atteste que le communisme, de Moscou en 1917 à Budapest en 1956, creuse des fleuves de sang et, loin d'atténuer l'exploitation de l'homme par l'homme, la rend au contraire plus totale et plus atroce. L'essentiel de l'agression psychologique poursuivie en permanence contre nos sociétés contre nos sociétés imparfaites sans doute, mais persuadées des droits qui s'attachent à la dignité de la personne humaine -- l'essentiel de cette agression réside dans les processus par lesquels le communisme substitue, à la logique naturelle de l'intelligence, *une logique artificielle conduisant, en face de chaque problème, au comportement communiste du moment.* Une anecdote qu'utilise l'enseignement communiste le plus classique fait apercevoir comment la technique marxiste-léniniste fait jouer les passions et les appétits presque inéluctablement dans le sens de l'erreur et du mensonge. 11:32 A titre d'exercice, on pose dans les écoles de formation communiste la question suivante : -- *Comment parvenir à faire manger du poivre à un chat ?* La première réponse est de tenir ouverte, par la force, la bouche du chat : mauvaise réponse, il manque *l'acquiescement du chat.* La seconde réponse est de dissimuler le poivre dans un poisson : réponse également mauvaise car le chat, lorsqu'il aura découvert le poivre, crachera le poisson. (Ce qui, remarquons-le, constitue la critique des moyens « classiques », ou antérieurs au communisme, d'action sur les hommes, exposés ci-dessus aux paragraphes a et c : la méthode communiste est d'une autre nature, et d'une plus grande sûreté.) Réponse marxiste-léniniste : il faut répandre du poivre sur la carpette habituelle du chat. Celui-ci, en s'asseyant sur le poivre, sera gêné, brûlé, et en viendra à se lécher pour apaiser la brûlure. Résultat : 1\. le chat mange *réellement,* 2\. par *son* initiative complète, 3\. mais complètement *conditionnée,* 4\. le poivre dont il a *naturellement horreur.* Le chat n'a aucunement vu ni senti qu'une volonté extérieure le poussait à une action contraire à sa nature. Et c'est naturellement, et c'est spontanément qu'il accomplit cette action, quand il a été conditionné. \*\*\* Cet exemple est profond. Qu'il concerne un animal est tout à fait dans l'ordre. Car c'est précisément *au niveau des circuits nerveux* que l'action psycho-sociale du communisme introduit une logique nouvelle du comportement. Ainsi conditionnés, -- c'est *par christianisme* que le chrétien s'oppose au Pape, aux Évêques, à l'unité de l'Église ; -- c'est *par civisme* que le citoyen s'oppose au bien commun de son pays ; -- c'est *par désir de progrès social* que le militant s'oppose aux mesures « réformistes » de progrès. 12:32 Et l'on voit des catholiques approuver habituellement les actes de ceux qui persécutent l'Église ; l'on voit des Français (même dans la presse) approuver habituellement les entreprises des ennemis de la France ; l'on voit des ouvriers approuver habituellement l'aggravation systématique des conflits sociaux ; l'on a vu, par souci de justice sociale, des hommes refuser de révéler, chercher à cacher l'existence d'un univers concentrationnaire en U.R.S.S. ([^4]) ... Ainsi « le chat mange le poivre » et, sans que l'on en ait conscience, la guerre subversive gagne bataille sur bataille. L'action psycho-sociale du communisme s'opère soit au niveau individuel (lavage de cerveau), soit au niveau collectif (rumeurs ; pulsions ; pourrissement...). Elle emploie la terreur, les menaces, les promesses, mais comme un élément puissamment auxiliaire, et non comme un élément exhaustivement constitutif de sa méthode. On n'a point « pénétré la vraie nature du communisme » tant que l'on s'obnubile sur les moyens classiques qu'il utilise aussi, mais étroitement au service de ce qui caractérise son originalité. Au terme de l'action psycho-sociale du communisme, les vérités morales fondamentales, celles qui concernent en particulier le respect de la dignité de la personne, la vraie liberté, les droits naturels imprescriptibles, la piété filiale et nationale, deviennent inintelligibles, ridicules, dérisoires. Une démarche artificielle de l'intelligence a été substituée à sa démarche naturelle, par des moyens psycho-mécaniques qui constituent la véritable « découverte » de la guerre subversive et révolutionnaire menée, en permanence et partout, par le Parti communiste, ses organisations annexes et ses auxiliaires inconscients. #### III. -- Le licite et l'illicite. Pour travailler à établir -- et à défendre -- de véritables sociétés, dignes du nom de « peuples », et non point à fabriquer des « masses » faciles à manipuler, les divers moyens d'action qui viennent d'être analysés apparaissent : -- soit objectivement toujours bons ; -- soit objectivement toujours mauvais ; -- soit bons ou mauvais selon les circonstances subjectives. 13:32 Le recours, par la prière et par la pénitence, à la grâce de Dieu, ne peut objectivement être mauvais ([^5]). Sans doute, il peut arriver qu'il soit inopportun à un moment donné, dans des circonstances données, de prier ou de faire pénitence (au lieu d'accomplir une action immédiatement requise et possible). Mais ce mode d'action, objectivement, est intrinsèquement bon. C'est Dieu, en effet, qui est seul juge de la réponse qu'il fait à nos demandes et à nos désirs. Si nos demandes sont mal orientées, il y aura cependant réponse de Dieu, et réponse adaptée. De façon semblable, on peut considérer qu'agir sur l'intelligence, en lui présentant la vérité, et sur la volonté, en lui présentant le bien moral, est objectivement une action bonne et souhaitable. Il peut arriver sans doute qu'elle soit opérée maladroitement, de façon inadéquate ou inopportune. Mais essentiellement ce moyen est conforme à la nature humaine. L'utilisation du pouvoir de l'imagination pour agir *directement* sur les passions est en principe à rejeter. En effet, il en résulte un habitus vicieux opposé à la vertu de prudence : ainsi, beaucoup de pratiques courantes de la publicité commerciale ou de la publicité intellectuelle et politique sont immorales. Toutefois, dans la mesure où l'intelligence et la volonté conservent leur rôle, il n'est pas immoral en soi d'agir de façon telle que *les passions viennent étoffer l'action droite de la volonté :* c'est ainsi que la menace des châtiments, la promesse des récompenses jouent sur les enfants, et sur les hommes eux-mêmes, un rôle pédagogique qui, contenu dans les limites de la vertu de prudence, est souvent bon et parfois indispensable (droit pénal ; décorations ; etc...). A l'inverse, le terrorisme et la corruption sont immoraux : le terrorisme est destiné à inspirer une crainte contraire à la droite raison, et la corruption à susciter un espoir contraire lui aussi à la raison droite. 14:32 L'utilisation de la force, entendue au sens d'action physique violente, peut être selon les circonstances bonne ou mauvaise. Lorsqu'il s'agit de soumettre un homme à une volonté arbitraire et illimitée, comme dans l'esclavage, l'action de la force est évidemment mauvaise. Lorsqu'il s'agit de défendre sa vie ou sa patrie contre un injuste agresseur, l'action de la force est évidemment bonne. Une certaine sentimentalité « romantique », une certaine pédagogie elle aussi, ont rendu antipathiques à l'opinion moderne les châtiments corporels. On peut, pour des raisons de prudence, les repousser ou les rétablir dans des circonstances données : mais on ne peut pas les dire en soi et toujours intrinsèquement mauvais. La loi canadienne, qui soumet par exemple à la peine du fouet certains coupables, spécialement en matière de mœurs, n'est nullement une loi immorale. Enfin, l'établissement de réflexes conditionnés, dans la mesure où il s'agit de donner une base psycho-physiologique à l'acquisition d'un art (piano) ou d'une science (catéchisme) n'est nullement, de soi, contre nature. C'est un problème de prudence, ici encore, que d'en régler le mode et l'importance. Qu'il s'agisse du chapelet des chrétiens, de celui des musulmans ou des hindous, il est certain que depuis longtemps la découverte a été faite qu'une certaine mécanisation corporelle et verbale facilite la méditation ; Pascal soulignait que, pour prier, il faut se mettre à genoux. Dans la même mesure, il n'est pas immoral de faire chanter des cantiques ou des hymnes, ou même de faire répéter par une foule des vérités d'ordre religieux, ou conformes à la vertu de patriotisme. Par contre, l'établissement de réflexes conditionnés, obtenu en manipulant directement les passions, et utilisés en vue de disloquer l'ordre naturel de l'intelligence et de substituer le matérialisme dialectique à la logique naturelle, est évidemment, et en tous temps, intrinsèquement pervers. #### Conclusion On ne peut ignorer les principes qui précèdent quand on doit résoudre de façon concrète certaines difficultés qui se sont élevées récemment à propos de la licéité de l'action psycho-sociale en général, et spécialement de *l'action menée par l'armée française pour faire échec à la guerre subversive poursuivie en permanence contre la civilisation par le marxisme-léninisme* ([^6]). 15:32 On a dit, on a écrit que l'armée française avait « adopté les méthodes du communisme » ([^7]). Ce ne serait vrai que si l'armée française s'était efforcée d'établir des réflexes conditionnés sur les foules en *vue de substituer dans les esprits la logique du matérialisme dialectique à la logique naturelle de l'intelligence humaine.* Mais dans la mesure où l'armée française a fait connaître les intentions et les réalisations de la France, dans la mesure où elle a fait aimer la justice et le bienfait d'une action qui est un rempart contre la subversion communiste, dans la mesure où elle a fait répéter des phrases de paix, de fraternité, d'amour de la patrie, elle n'a fait que reprendre, en l'adaptant à des circonstances tragiques, une méthode que depuis des siècles l'Église utilise lorsqu'elle fait chanter l'amour de Dieu, l'amour de la Patrie et celui de tous nos frères humains. Seuls, *ceux qui sont déjà* « *conditionnés* » *par le marxisme-léninisme,* et dont les passions jouent dans le sens de la logique de la subversion, peuvent confondre l'action du communisme avec l'action de ceux qui, selon le commandement de Pie XI, « *veillent* à ce *que les fidèles* NE SE LAISSENT PAS TROMPER. *Le communisme est intrinsèquement pervers* » ([^8]). Le fait de prendre des moyens licites et efficaces pour empêcher la tromperie ne saurait donc, SANS CRIME, être identifié avec l'œuvre de la tromperie elle-même. Marcel CLÉMENT. 16:32 ## CHRONIQUES 17:32 ### Invention à deux voix par André CHARLIER > L'ASPIRANT Tout est disposé selon vos ordres, mon Capitaine. Voici la nuit tombée, et, quoique vous ayez donné les consignes les plus sévères et que notre escadron soit un des meilleurs du régiment, je ne pense pas que vous ayez l'intention de dormir. Ce poste d'El Hourane est très exposé : c'est ici qu'a commandé le lieutenant Dubos, et nous avons beaucoup de raisons d'être prudents. > LE CAPITAINE Cependant il me paraît sans inconvénient de laisser la fenêtre ouverte, malgré le froid qui va nous gagner tout à l'heure, sur cette lune amie qui monte la garde comme nous. Notre dispositif de sûreté est très, serré. Veillez seulement à ce que personne ne s'endorme ici. Peut-être Dubos ne s'est-il pas suffisamment gardé. Quand la vocation de la mort vous tient, elle vous détache des règles de la prudence pour vous donner une liberté dangereuse. Je ferai moi même une ronde vers minuit, et jusque là il n'y a rien d'autre à faire qu'à écouter battre le cœur de la nuit. > L'ASPIRANT Ou à échanger de ces pensées qui prennent par la grâce du silence des formes inattendues, comme les choses par celle de l'ombre. Je ne puis détacher mon esprit du lieutenant Dubos. Au fond ce n'était pas un soldat, mais un mystique, à qui le métier militaire a ouvert la porte vers ce royaume secret que la médiocrité de la vie lui interdisait d'atteindre, et que pourtant il pressentait. Un mystique a toujours l'âme ailleurs. Un soldat ne doit pas se permettre cela, car lorsqu'on est ailleurs on ne peut voir le danger qui cerne le lieu où se posent nos pieds. 18:32 > LE CAPITAINE Mais un soldat ne peut être qu'un mystique, et un vrai mystique ; pour avoir l'âme ailleurs, il ne cesse cependant pas d'être ici. J'entends bien que ce mot de « mystique », comme tous les grands mots, est singulièrement frelaté aujourd'hui. Peut-être la vie des hommes retrouverait-elle un sens si l'on parvenait à rendre un sens exact à quelques grands mots usés : il ne s'en faut que de cela, mais ce serait une grande révolution spirituelle, quelque chose comme une renaissance de la chevalerie. > L'ASPIRANT Je sais, mon Capitaine, tout ce que signifie pour vous votre métier de soldat. Mais vous me permettrez d'user de la liberté que vous avez bien voulu accorder aux propos que nous échangeons en dehors du service : j'ai bien peur que vous soyez le seul de votre espèce. Vais-je vous faire de la peine ? Il faut pourtant vous dire que vous autres, soldats de métier, vous n'êtes plus des chevaliers, mais des fonctionnaires. Vous êtes aussi dévalués que la monnaie, et vous n'y pouvez rien. Voyez-vous, j'ai entendu dans l'armée trop de mots creux sur la discipline qui fait la force principale des armées, sur la patrie et le drapeau, sur le rôle de la France dans le monde. Les évidentes bonnes intentions qu'il y avait là-dessous ne pouvaient me dissimuler que tout cela ne correspondait plus à rien. L'armée à laquelle vous croyez n'existe plus. Il n'y a plus de chevalerie parce qu'il n'y a plus d'âme chevaleresque. Voyez l'exemple des Américains. Ils ont battu les Allemands en 45 et pourtant ils ne savaient guère pourquoi ils se battaient. Ils ont fait une guerre de techniciens : l'armée moderne n'est plus qu'une usine à tuer des hommes, il s'agit seulement que l'usine soit rationnellement organisée. 19:32 > LE CAPITAINE Il est certes humiliant que les hommes voués aux plus nobles tâches soient réduits à être fonctionnaires, que le sacrifice accepté de la vie trouve sa place dans le barème des traitements avec les chefs de gare, les contrôleurs des contributions et les receveurs des postes. Mais en somme n'est-ce pas un consentement à la pauvreté ? Je trouve que c'est une noblesse singulière dans un monde qui ne vit que pour l'argent : il convient dans ce siècle que la noblesse soit cachée. Vous parlez des Américains : leurs soldats ont des soldes royales, mais ils n'ont pas de traditions militaires ; comment le mot de « chevalerie » pourrait-il avoir un sens chez eux ? Ils ont conçu en effet leur armée comme une usine. Pour nous, nous sommes d'une autre race. Vos propos sont des propos d'enfant : vous répétez ce que vous entendez dire. On préfère croire qu'il n'y a plus de chevalerie : c'est que notre siècle aurait trop peur si par hasard il y avait encore des chevaliers, sa quiétude en serait troublée. > L'ASPIRANT Je sais ce que c'est que les traditions, mon Capitaine, mais ne croyez-vous pas qu'il faut être lucide, et reconnaître qu'elles sont mortes quand elles le sont ? > LE CAPITAINE Dans tous les temps on a essayé de les tuer quand elles commençaient à devenir gênantes. Partout elles ont toujours été menacées. Je crois qu'elles ne peuvent vivre que si quelques hommes ne consentent pas à ce qu'elles meurent : il n'est pas nécessaire qu'ils soient très nombreux. > L'ASPIRANT Mais si vous êtes seul à ne pas consentir ? > LE CAPITAINE Mais il faut consentir à être seul, après quoi on s'aperçoit qu'on ne l'est pas. > L'ASPIRANT Franchement, mon Capitaine, je voudrais avoir la foi comme vous, mais j'ai l'impression que nous ne sommes plus qu'une police qui défend un ordre auquel elle n'est plus sûre de croire. 20:32 > LE CAPITAINE Je vois que vos universités vous ont appris surtout à démolir par les jeux de l'esprit les réalités les plus simples et les plus certaines. Ces réalités sont devant vos yeux, et cependant vous ne les voyez plus. Il en est ainsi des psychologues, qui se perdent dans de telles subtilités d'analyse qu'ils ne discernent plus l'âme vivante. Vous n'avez donc pas envie de mourir pour quelque chose ? > L'ASPIRANT Mon Dieu, je suis capable de me faire tuer comme un autre, et peut-être me donnerez-vous tout à l'heure une mission dont je ne reviendrai pas. Je vous dirai un secret : je suis capable de penser, quand le moment sera venu, que c'est une assez bonne solution au problème de l'existence. Mais ma petite expérience me dit qu'on est toujours trompé. > LE CAPITAINE Ah ! que vous êtes bien français ! Vous avez toujours peur d'être dupe, et vous ne repoussez qu'avec peine la tentation du scepticisme. Mais la chevalerie existe, même si vous n'avez pas d'assez bons yeux pour la voir. N'existât-elle que dans le cœur de trois généraux, de dix colonels et de cent capitaines, cela suffit et tout ce qui *doit* être sauvé peut l'être. Les armées des Croisades ne comprenaient pas que des Godefroi de Bouillon : elles traînaient avec elles passablement d'aventuriers et quelques bandits. Pourtant ce n'est pas moi qui médirai des Croisades, quoique ce soit assez la mode aujourd'hui. Voyez-vous, les grandes choses de l'histoire humaine ont toujours été faites à travers la médiocrité générale par quelques hommes obscurs, parfaitement ignorés, aussi ignorés que nous qui montons la garde dans ce djebel ingrat, qui n'ont pas consenti à la médiocrité. > L'ASPIRANT Permettez-moi de vous poser une question, mon Capitaine. Elle me tourmente depuis longtemps. Vous qui avez fait la guerre, croyez-vous que l'héroïsme existe ? 21:32 > LE CAPITAINE Oui, mais non comme les images d'Épinal le représentent. « Héroïsme » est aussi un mot frelaté. Celui qui joue sa vie dans un risque, même si le risque est mortel, n'est pas un héros, parce qu'il *joue* comme qui dirait à la roulette. Il met le hasard dans son jeu, et il espère bien gagner. L'héroïsme n'est pas dans l'acte lui-même, mais dans la disposition intérieure. Le héros, en abandonnant sa vie, sait que le hasard n'existe pas et s'en remet à Dieu du soin de la prendre ou de la laisser. Il joue peut-être aussi, mais c'est Dieu qu'il met dans son jeu. Et gagner pour lui ne signifie rien : c'est la seule chose à laquelle il ne pense pas, il rougirait même d'y penser. > L'ASPIRANT En somme, pour vous l'héroïsme n'est point différent de la sainteté ? > LE CAPITAINE A vrai dire la sainteté suppose des vertus dites héroïques. Mais je ne sais pas pourquoi je me suis laissé entraîner à vous suivre sur ce terrain. Il faut que vous sachiez que le mot « héroïsme » ne figure pas dans le vocabulaire d'un soldat. Je conçois bien qu'on aspire à être un saint, mais aspirer à être un héros me paraîtrait une chose absolument ridicule. C'est un terme littéraire à l'usage des historiens et des romanciers. Tout est simple et ordinaire dans la vie d'un soldat, parce que tout s'y fait par obéissance. Cette discipline que vous jugez ridicule instaure un ordre dans lequel les grandes actions deviennent possibles à un homme ordinaire. -- On en pourrait dire autant, -- sur un autre plan --, de la vie monastique. D'ailleurs il n'y a sans doute pas de grandes actions : quand vous aurez un peu d'expérience, vous vous apercevrez qu'à la guerre un soldat est généralement placé dans des circonstances telles *qu'il n'a pas le choix.* Notre conduite nous est très clairement dictée par notre mission. La lâcheté est une défaillance d'entrailles qui doit nous être imputée à faiblesse, mais de n'y point céder ne peut nous conférer aucune gloire, puisque notre devoir est là qui nous porte et que le courage se réduit strictement à lui obéir. Ainsi dit-on du chrétien qu'il se suffit à soi-même pour pécher, mais que le moindre de ses bons mouvements est un effet de la grâce divine. Aussi ne puis-je que déplorer l'abus qu'on fait des citations et des décorations qui les accompagnent. Malheureusement la vanité est un levier trop puissant pour que ceux qui ont à soulever une masse humaine hésitent à s'en servir. Nous sommes un ordre de chevalerie et non des moines. Encore, chez les moines même, la vanité trouve-t-elle quelque aspérité du cœur, non encore broyée par la pénitence, où s'accrocher. 22:32 > L'ASPIRANT J'aime ce que vous dites là et j'y trouve une confirmation de mes propres pensées. Dès qu'on se met à employer certains grands mots, j'entre aussitôt en défiance. > LE CAPITAINE Vous redoutez les mots précisément parce que vous croyez aux choses plus que vous le dites, et vous êtes plus soldat qu'il ne paraît à vos discours. Ce qu'ils ont d'amer n'est que de l'amour déçu. > L'ASPIRANT Il est vrai qu'il y a dans le métier militaire une simplicité que j'aime. Ce n'est pas que je sois un mystique comme le lieutenant Dubos ou comme vous-même. Mais j'ai du sang latin dans les veines et je suis prêt à me battre pour défendre l'héritage, que je vois d'ailleurs si menacé du dehors, mais bien davantage encore à l'intérieur des âmes. Je n'ai pas l'illusion de pouvoir le sauver ; je me battrai cependant pour l'honneur : c'est une consolation qui en vaut une autre. A vrai dire, j'ai un mépris total pour les stupidités que j'entends répéter sans cesse sur l'indépendance des peuples et le droit qu'ils pourraient avoir à disposer d'eux-mêmes. Tout cela me paraît d'une telle bêtise que par contraste j'estime la force une vertu fort bienfaisante, et bien plus morale que les idées fausses. Aussi j'éprouve une grande sérénité à penser que notre escadron fait régner la paix, une paix humaine, sur ce coin de terre, malgré les chacals qui dans l'ombre voudraient nous égorger. Paix précaire sans doute, mais enfin nous ne travaillons pas pour l'éternité. Nos hommes savent leur métier, nos auto-mitrailleuses sont excellentes, et nous sommes assez bien fortifiés pour nous permettre de disserter toute la nuit sur la mort des civilisations en laissant la clarté de la lune pénétrer par cette fenêtre ouverte. Quand je compare la vie que je mène à celle de mes amis qui s'initient aux mystères de la banque ou des sciences politiques, je me trouve parfaitement heureux. Le risque que nous courons à chaque minute nous garde de l'écœurante banalité de la vie moderne. 23:32 > LE CAPITAINE Vous voyez bien que nous sommes, grâce à Dieu, autre chose que des fonctionnaires. > L'ASPIRANT Vous m'accusiez tout à l'heure d'être sceptique : ce n'est peut-être pas très juste, mon Capitaine. J'essaye simplement d'avoir de la clairvoyance. Je vois que bien des principes sur lesquels ont vécu les siècles passés sont en train de s'effacer et je crains que ce soit pour toujours. La patrie est un de ceux-là. Ne croyez pas pour autant que je sois détaché de la mienne : j'y tiens au contraire par toute sorte de fibres secrètes, mais mon cœur en porte le deuil. Une armé digne de ce nom ne peut subsister sans la foi : sans elle, elle descendrait au rang d'une police. Or je vois bien de la naïveté dans la foi des soldats, j'entend chez ceux que je respecte le plus. On continue à croire, ou plutôt à croire qu'on croit. Cela manque de conviction. > LE CAPITAINE Vous souffrez du désarroi de notre siècle. Les valeurs supérieures dont l'homme se nourrit et pour lesquelles il donne sa vie ne cessent pas d'être vraies parce que vous vous apercevez que nos contemporains s'en détachent. Il ne dépend pas de nous que la réalité soit ou ne soit pas ce qu'elle est. > L'ASPIRANT Vous voyez que nous retombons encore dans la mystique. C'est pour une raison mystique que le lieutenant Dubos reprend du service, avec au fond de lui l'idée d'aller à la rencontre de la mort à laquelle il se sent destiné. J'avoue que cette raison qui va contre l'a raison m'irrite. 24:32 > LE CAPITAINE Il est possible que cela vous irrite, mais on ne vit et on ne meurt que pour des raisons mystiques. Vous le sentez confusément et c'est pourquoi la pensée du lieutenant Dubos ne cesse de vous poursuivre malgré vous. Je me demande pourquoi une raison mystique ne serait pas une raison comme une autre ? A votre avis, quelle raison raisonnable a pu forcer Jeanne d'Arc à quitter Domremy ? > L'ASPIRANT Sait-on jamais pourquoi on vit et pourquoi on meurt ? Si j'avais vécu au temps de Jeanne d'Arc, je ne me serais pas posé de questions. Je l'aurais rencontrée au bord d'un gué, au moment où l'on fait la grand halte, à l'heure de midi, j'aurais partagé mon pain avec elle et je ne l'aurais plus quittée. Mais je vis dans un temps où il faut se poser tant de questions que les questions finissent par dissoudre leur objet. Si je la rencontrais aujourd'hui Vous me faites dire des choses auxquelles je n'ai jamais pensé. > LE CAPITAINE Un vrai soldat est un homme qui a rencontré Jeanne d'Arc. J'entends un soldat français. Vous n'avez pas tort de dire que les armées modernes sont semblables à des usines. Il suffit d'une bonne technique pour monter une usine, et vous savez comme les techniques sont rapidement assimilées et exploitées. La valeur humaine a moins d'importance parce que l'homme qui sert une machine devient machine lui aussi : c'est à quoi tend un entraînement rationnel. L'homme doit cumuler les vertus de l'être pensant et celles de la machine, mais n'avez-vous pas remarqué qu'on lui demande de penser de moins en moins ? La machine assume de plus en plus de fonctions. Le courage reste quand même une valeur qui compte, bien sûr ; mais les bonshommes enfermés dans un char ont intérêt à n'en pas sortir et à accomplir leur mission. On sera surpris de voir dans peu de temps que les Égyptiens, qu'Israël a mis en déroute avec tant d'aisance, sont devenus des soldats passables, pour peu que la fièvre nationaliste leur échauffe le sang. Cette fièvre se développe dans notre siècle avec une violence croissante et déchaîne dans le cœur des peuples des orages passionnés. Elle fait délirer certains de ces peuples qui jusqu'à hier faisaient tranquillement paître leurs troupeau, et vivaient assez misérablement. Combinez-la avec la foi marxiste et vous transformerez ces hommes paisibles en des héros sauvages. Il se construit un peu partout dans le monde ce que vous appelez des usines à tuer, et le jour où elles se mettront à fonctionner, vous jugez quel cataclysme se déchaînera. Au milieu de tout cela l'armée française est une armée où il y a encore des chevaliers, dont beaucoup s'ignorent, comme vous. Le chef est celui qui leur découvre qui ils sont, et qui tire d'eux les actes qui dormaient au fond de leur âme assoupie. 25:32 > L'ASPIRANT Où est le chef qui saura tirer de l'armée française des actes qui ne soient pas indignes de la vocation de la France ? > LE CAPITAINE Je ne sais s'il nous sera donné : un pays a les chefs qu'il mérite. Voyez-vous, il faut que vous sachiez que nous sommes plus nombreux que vous croyez, qui avons la passion de la France, et vous pourriez vous en douter, puisque nous avons bu sans sourciller le calice des hontes que la politique française nous a fait boire. Même ces officiers médiocres qui vous agacent ont au fond du cœur quelque chose que vous ne soupçonnez pas (et je reconnais qu'un officier médiocre est plus agaçant qu'un pékin quelconque). Nous n'avons rien compris à nos pères qui ont fait la première grande guerre. Il faut dire à notre décharge que la période d'entre deux guerres a été une des plus bêtes et des plus honteuses de notre histoire, et je reproche à ceux qui ont eu à cette époque la responsabilité de l'armée française de ne pas avoir crié leur dégoût et leur refus... Quand je vois des combattants de 14-18 assister à la messe du 11 novembre et écouter l'appel des morts, retrouvant un instant des gestes militaires, mes yeux ne s'arrêtent qu'une seconde aux décorations qui barrent leur poitrine ; ils montent plus haut et cherchent leur regard. Il y a une lumière dans ce regard, et c'est maintenant seulement que je commence à savoir ce qu'elle veut dire. Ces yeux-là ont mis toute leur vie à comprendre ce qu'ils ont fait aux jours de leur jeunesse. Voyez-vous, mon cher, je n'ai que dix ans de plus que vous, mais ma campagne d'Indochine, et les maladies que j'ai ramassées dans le delta du Tonkin, et les blessures que j'ai reçues en me battant contre des gens que j'aimais, mais qui ne voulaient plus du drapeau français, parce qu'ils ne voyaient plus en nous que des fonctionnaires véreux et des marchands retors, ajoutez-y mes deux ans d'Algérie : tout cela fait une expérience qui ne manque pas de poids. 26:32 Eh bien, je me rends compte maintenant que ces combattants de 14-18 ont simplement découvert la France, à une époque où il y avait à la redécouvrir. Mais nous sommes trop impatients, nous voulons cueillir des fruits quand le germe à peine commence de naître. Or c'est aujourd'hui seulement que ce qu'ils ont fait commence à prendre un sens. A votre âge, vous n'avez encore rien découvert, pas même l'amour. Vous représentez-vous ce que cela peut être pour une génération que de découvrir la France ? Quel saisissement. Il faut du temps pour s'en remettre. Vous parliez tout à l'heure de traditions mortes. Mais vous ne pouvez pas savoir à quel point un peuple comme le nôtre est de la vieille race, et la race a des trucs à elle pour remonter, alors qu'on la croit enfouie sous une épaisseur de générations mortes. Quand toutes les formes de la politique jouent contre elle, il ne faut pas s'étonner qu'elle ait du mal à remonter, et Dieu sait si elles ont joué ! > L'ASPIRANT Allez doucement, mon Capitaine, je ne vous suis plus très bien. Vais-je paraître irrévérencieux ? Le 11 novembre et la Madelon, cela me paraît bien loin. Presque autant que la bataille de Bouvines. J'ai l'impression d'entendre mon arrière-grand-père. > LE CAPITAINE Justement je suis votre arrière-grand-père, qui a fait la campagne de Crimée, le malheureux, pour la gloire de Badinguet, mais il comprend mieux que vous ce qui se passe sous vos yeux. Vous avez entendu trop de mots creux dans l'armée, dites-vous. Je sais bien que les militaires ne sont pas très intelligents et que leur style n'a pas la nudité étincelante de celui de Paul Valéry, mais il faut croire tout de même que ces mots creux recouvrent quelque chose pour qu'on ait vu se produire les événements dont l'Algérie est le théâtre depuis le 13 mai, et dont vous êtes le témoin. Et nous voici cette nuit veillant dans cette ferme transformée en blockhaus pour que les Berbères de ce coin de terre puissent dormir tranquilles, exactement pareils aux chevaliers de jadis qui protégeaient les Lieux Saints contre les ancêtres de ces mêmes Arabes qui ont colonisé et stérilisé cette terre. 27:32 La chevalerie ressort avec la race. Nous avons beau être motorisés, mécanisés, et tout ce que vous voudrez, il faut que ce qu'il y a de plus ancien remonte à la surface avec une force irrésistible. Vous voyez bien que les affreux systèmes modernes ont étendu sur le monde une carapace de mort qui l'étouffe : étatisation, fonctionnarisme, bureaucratisme, travail à la chaîne, horaires, loisirs commandés, standardisation, orientation, et tout ce qui s'en suit. Nous étions sur le point de périr, mais voici que la vie commence à se venger et à faire sauter la carapace, la vie vraie, c'est-à-dire les forces qui remontent du plus loin, du fond même de la race : elles seules en sont capables. Et c'est le peuple français qui va faire sauter tout, parce que c'est le plus vieux peuple. Et c'est le soldat français qui va soulever la France, parce que, si bête que vous le croyez, il a la fidélité enfoncée dans le corps, il est même le seul aujourd'hui qui soit encore fidèle à autre chose qu'aux codes impitoyables du monde moderne. Le lieutenant Dubos a senti juste quand il est parti comme un chevalier qui se croise à la voix de Saint Bernard. > L'ASPIRANT Doucement, mon Capitaine, doucement. Voici que minuit approche et il va être l'heure de votre ronde. > LE CAPITAINE La lune n'est pas encore couchée et je préfère que la nuit soit bien noire. C'est curieux que vous ne sachiez pas, à votre âge, doué comme vous l'êtes d'une certaine culture, vous qui êtes ce qu'on appelle un garçon « bien né », ce que c'est que la passion de la France. Cela n'a rien à voir avec cette espèce de fureur aveugle qui éclate parfois dans les foules, quand un homme a trouvé le secret de les électriser. C'est un sentiment silencieux, c'est le besoin de descendre au fond de soi-même et de faire des gestes de sa race, des gestes *vrais.* Vous ne savez pas, mon cher, à quel point la France est une aventure unique : il n'est pas étonnant que les étrangers n'y comprennent rien. Et c'est une aventure qui n'est pas finie, parce que, bien que ce mot vous déplaise, c'est une aventure mystique. C'est ce qui vous explique que Jeanne d'Arc ait été possible, et je ne crains pas d'ajouter qu'elle n'était possible que chez nous. Pour comprendre ce que je vous dis là, il faut avoir un peu réfléchi sur l'amour. 28:32 Les amours des hommes doivent passer à travers la chair et le sang, puisque nous sommes sang et chair, mais ils *passent* pour aller au-delà, emportés vers ils ne savent pas bien quoi. Quand vous aimez une femme, je pense que ça vous est arrivé, non ? c'est sans doute elle que vous désirez, mais vous sentez bien que l'amour vous porte au-delà d'elle et au-delà de vous-même. Cet au-delà est une zone vague et immense, indécise et trouble, où l'homme, dans la confusion de ses sentiments, mélange la passion charnelle et les aspirations idéales. Il en vient à s'interroger sur l'objet *réel* de son amour. De là vient que le langage que la littérature fait parler à la passion est ordinairement insoutenable, à la fois boursouflé et grossier : trop de mots et jamais le mot juste, trop de sentiments et jamais le sentiment vrai. Les grands poètes français ont été les seuls à atteindre le sentiment de l'amour dans sa réalité, et vous imaginez bien que ce n'est pas aux Romantiques que je pense : car ce qu'ils appelaient, d'un mot très vague, « idéal » leur faisait perdre de vue le réel. Les poètes français se sont posé la seule question importante : l'amour est-il possible ? Alors vous voyez tout de suite que, si l'amour est possible, il est dans Corneille, parce que son théâtre est la tragédie du dépassement et non de l'assouvissement : l'amour est une invitation, chez les êtres qui s'aiment, à se dépasser. Corneille avait saisi la réalité de l'amour, et c'est pourquoi chez lui l'amour humain reste possible, tandis qu'il ne l'est pas chez Racine. Le théâtre de Racine est celui de l'impossibilité de l'amour -- l'affreux amour impraticable, comme dira plus tard Claudel. Les critiques se demandent toujours pourquoi Racine a renoncé au théâtre après sa conversion, et ils vont chercher toute sorte de raisons sauf la vraie : c'est simplement que Racine converti avait trouvé la voie de l'amour véritable et qu'il s'est aperçu que l'amour tel qu'il l'avait dépeint était un amour découronné, sans issue, et voué à une catastrophe fatale. Dès lors il n'y avait plus qu'à tirer un trait au-dessous du dernier vers de Phèdre et à penser à autre chose. Je viens de nommer Claudel : je ne puis pas en effet ne pas le rencontrer sur mon chemin, car son théâtre est aussi le drame de l'impossibilité de l'amour humain, mais justement chez lui l'amour, après tous les déchirements de l'impossibilité, trouve dans la voie mystique sa transfiguration et sa plénitude. Pensez à Violaine, à Sygne, à Pensée, à Prouhèze, ces femmes crucifiées. Si l'amour va au bout de lui-même, il ne peut être finalement que cloué sur la Croix : c'est une nécessité de la vocation de l'homme. Comment Racine, qui en grand poète avait un sens si juste de l'harmonie, n'aurait-il pas senti que le sombre inachèvement dont son théâtre nous donne le spectacle forme une dissonance choquante et offre une image fausse de l'amour ? 29:32 L'amour de la patrie passe aussi à travers la chair et le sang, et le sang de la race enivre comme un vin fort. Nous retrouvons ici cette zone trouble dont je vous parlais à l'instant, où toutes les folies sont possibles et d'autant plus terribles qu'elles soulèvent un peuple entier. L'Allemagne nous en a donné un bel exemple, deux fois en quarante ans. Mais c'est le propre de la France de faire de l'esprit même avec ce qu'il y a de plus charnel, et elle ne peut s'empêcher d'en faire même en ce siècle qui est contre l'esprit. Je connais deux races d'hommes : il y a ceux qui se nourrissent de leurs sentiments et de leurs pensées et qui ne peuvent jamais aller au-delà, c'est-à-dire qu'ils se nourrissent d'eux-mêmes, et comment à la fin n'auraient-ils pas la nausée de ce plat insipide et sans variété ? Il y a ceux, moins nombreux que les premiers, qui, étant allés jusqu'au bout de leurs pensées et de leurs sentiments, s'aperçoivent qu'il y a encore une part d'eux-mêmes qu'ils ne soupçonnaient pas et qui est disponible : c'est là que naissent ces pensées *qui ne viennent pas de nous,* et de qui viendraient-elles sinon de Dieu ? Les Français sont obstinés. Ils veulent toujours aller au bout d'eux-mêmes et vous savez qu'ils ont cette manie, qui est presque une maladie, de *voir clair.* Ils veulent déblayer les brouillards et les ténèbres, ils ne veulent pas, ni qu'on leur en fasse accroire, ni s'en faire accroire à eux-mêmes. Quand on est allé au bout de soi-même, que tout est balayé, nettoyé, et qu'on commence à y voir clair, puisqu'il y a encore autre chose, qu'est-ce qu'on trouve ? Alors ces Don Juan et les bourreaux des cœurs s'aperçoivent qu'ils n'ont rien donné et rien reçu. Ils croyaient que tout était fini, et voici que tout recommence, tout, c'est-à-dire l'amour vrai qui est enfin possible. Et ces grands discuteurs, ces logiciens, ces sceptiques, ces rationalistes -- dont vous êtes --, ayant tout pesé dans leurs balances, fondé quelques certitudes et délimité les zones du doute, finissent par se casser les dents sur quelque chose ou quelqu'un de dur, qu'ils n'avaient pas prévu, qui ne se laisse pas peser et qu'ils sont bien obligés d'appeler Dieu. Quelqu'un de coriace, qu'on ne peut pas tortiller à sa fantaisie comme les idées, et Dieu sait si nous sommes passés maîtres dans cet art ! Nous sommes des gens impossibles, mon cher, avec notre manie de vouloir tout comprendre, et, comme on dit, de ne jamais lâcher le morceau. A la fois téméraires et patients, nous ne cédons jamais rien. Et quand nous cédons, c'est que tout a été épuisé et que nous avons usé de toutes nos armes. 30:32 Si on essaye de pénétrer le sens de notre histoire, on s'aperçoit qu'elle a un caractère très particulier : c'est que tous ces grands débats que nous avons eus avec les autres peuples et avec nous-mêmes ne s'expliquent que par un autre débat plus profond qui nous a tenus dans un état de tension et de lutte constante. Tout au long de notre histoire nous n'avons jamais cessé de nous mesurer avec Dieu : telle est la grande aventure de la France. Dieu s'est tellement occupé de nous que nous ne cessons pas de nous occuper de Lui, et spécialement quand nous avons l'air de L'exclure de nos affaires, c'est-à-dire lorsque nous inventons de laïciser et de débaptiser et de démocratiser. Voilà ce qu'il faut comprendre. Si nous sommes tellement soucieux de mettre Dieu dehors, c'est parce que nous savons très bien qu'Il est dedans, qu'Il est dans notre histoire et qu'Il ne nous lâche pas. Vous qui n'aimez pas les mystères ; en voilà un qui est plutôt corsé et que je propose à vos réflexions. Nous sommes infidèles avec une volonté tenace. Ou plutôt disons, si vous voulez, que nos infidélités sont des fidélités à rebours. Souriez tant que vous voudrez, mais ce n'est pas la même chose, car Dieu n'aura qu'à les retourner quand Il voudra, elles seront aussi droites que l'épée de Saint Louis. Alors vous comprenez : nous avions cru et vous aviez cru comme tout le monde que le sentiment de la patrie était quelque chose de simple, disons un peu vieillot, car tout ce qui se pense aujourd'hui doit être à l'échelle du monde. Et puis nous nous apercevons que ce n'est pas si simple, parce que nous avons trouvé Dieu dedans, pas un de ces dieux que les hommes aiment tant à se fabriquer, pas une divination de la race : Dieu. Voilà pourquoi l'amour de la patrie a chez nous un goût si particulier. Un écrivain allemand, au lendemain de la première grande guerre, a pu donner à un de ses livres ce titre ironique « *Dieu est-il français* ». Nous n'annexons pas Dieu, mais nous ne cessons pas de nous battre avec Lui. 31:32 Il faut reconnaître que nous avions fait tout ce qu'il faut pour nous débarrasser de Lui, mais il n'y a pas moyen ! Faites la liste de tous les régimes depuis la Révolution : tous, depuis les grands ancêtres jusqu'au guignol combiste et jusqu'au front popu (quelle dégringolade, grand Dieu ! quelle décadence !), malgré la pâle Restauration, ont fait de leur mieux pour nettoyer la place et interdire à Dieu de se mêler des affaires d'un peuple qui se considérait comme « majeur ». Les catholiques eux-mêmes ont gentiment collaboré au nettoyage et ont fait tout ce qu'ils ont pu pour se mettre au goût du jour. Eh bien, c'est extraordinaire, on se croyait enfin débarrassé : pas du tout. C'est la République quatrième qui se trouve nettoyée en moins de rien et le peuple français, balayant, à la surprise générale, ce qui paraissait intangible, montre par le vote massif du référendum qu'il demeure sensible à on ne sait quelle voix mystérieuse. Les hommes politiques constatent le fait avec irritation sans rien comprendre à ce qui se passe. Voici le paysage qui insensiblement s'enfonce dans l'ombre et la lune n'éclaire plus que le sommet des arbres : il va être temps que je fasse le tour de nos postes. Il y a une profonde vérité dans le mot du psalmiste : *Nox illuminatio mea,* ne trouvez vous pas ? Cette nuit paisible, d'une paix menacée comme toutes les choses humaines, nous donne des clartés inattendues : il semble qu'elle nous ouvre un grand livre que le jour dans quelques heures va refermer. Je vois actuellement la France redevenue sensible à quelque chose de très ancien, qu'elle avait oublié et qu'elle cherche confusément depuis longtemps. Il y a des moments où un homme dans sa vie, sous l'influence de circonstances très visiblement concertées par quelqu'un d'autre que nous, descend tout d'un coup au fond de soi-même. Il en est de même des peuples, et je crois qu'un moment de ce genre est en train de naître pour la France. Nous ne sommes rationalistes et logiciens qu'à la surface : si peu que nous consentions à vaincre cette attitude d'esprit et à descendre en nous-mêmes, aussitôt nous sommes emportés par un besoin invincible de ressaisir les réalités que nous avions niées auparavant, même celles qui nous sont le plus désagréables à reconnaître ; celles qui ont l'air d'être contre la raison, mais qui sont simplement une raison supérieure. Il n'y a pas de peuple pour qui la lutte contre soi-même ait été aussi constante et ait revêtu une telle grandeur. Il n'y a pas de peuple qui ait à chaque période de son histoire une volonté aussi opiniâtre de remettre en question toutes les valeurs. 32:32 J'ai quelques idées sur l'homme moderne qui ne doivent pas ressembler aux vôtres : vous verrez quand vous aurez seulement dix ans de plus. Chose curieuse, le développement de la science et de la technique se concilie très bien avec une dégradation extraordinaire dans l'aptitude de l'homme à penser d'une façon personnelle : la science et la technique n'intéressent qu'un champ limité de l'esprit, mais les résultats obtenus sont si passionnants que l'homme ne songe plus à sortir de ce champ. Il faut bien reconnaître qu'il n'y a plus de vraie formation de l'esprit. On ne cherche que des formations particulières : il semble que cette faculté que possède l'esprit de s'élever aux idées les plus générales soit entièrement méconnue. De là vient que la très grande majorité des hommes ne sait plus s'exprimer d'aucune manière. Le peuple français est atteint comme les autres peuples par la décadence générale, quoiqu'il se donne encore les apparences d'être quelque chose au milieu de la médiocrité universelle. Baudelaire disait s'ennuyer en France parce que tout le monde y ressemble à Voltaire. Que dirait-il aujourd'hui ? Voltaire est devenu un modèle inaccessible, un dieu de la pensée. Tout le monde y ressemble au journal de ce matin. Mais je vous l'ai dit : l'aventure de la France est une aventure mystique : elle ne se déroule pas sur le plan intellectuel ni moral. Il y a quelque chose qui bouge dans les profondeurs de l'âme de la France, et il faudra bien que cela sorte un jour ou l'autre, je ne saurais vous dire comment. Il y a un certain nombre d'années que je commande de jeunes Français : si avachis soient-ils, quand ils sont pris dans l'appareil militaire et qu'ils sont bien commandés, je vous assure que leur rendement est étonnant, parce que l'armée leur apporte une règle, mais oui, cette discipline qui fait la force principale des armées et qui excite votre ironie. Vous avez déjà dû vous apercevoir que la règle engendre la liberté, la vraie liberté, mais elle suppose aussi de vrais chefs ; voilà d'ailleurs ce qui embête très fort les politiciens, et peut-être aussi les curés qui croient à la démocratie plus qu'à l'Évangile. Au fond nous sommes de la race des mauvais garnements, ou plutôt d'une certaine espèce de mauvais garnements, ceux qui font un beau jour précisément la chose qu'ils s'étaient juré de ne pas faire. 33:32 La règle militaire sera sans doute l'instrument de notre salut, parce qu'elle repose sur la foi dans la valeur des vertus traditionnelles. Les militaires sont des gens simples, trop simples pour les intellectuels comme vous ; leur foi est obscure et naïve, ils seraient incapables de vous suivre dans vos divagations sur le sens de l'histoire. C'est pour cela qu'ils sont solides --, et peut-être sont-ils le seul élément solide dans un monde où tout se décompose. Vous ne comprenez donc pas que nous ne pourrons jamais être une usine ? Nous évoluons quant à la technique, et je crois que sous ce rapport nous sommes assez à la page ; mais nous n'évoluons pas quant au reste, et c'est ce reste-là qui est la seule chose importante, parce que c'est de lui qu'on peut vivre. Vous ne dites plus rien. > L'ASPIRANT Je vous écoute, mon Capitaine, et vous ne vous laissez pas interrompre. La nuit est tout à fait noire et je commence à avoir froid : cela gèle en moi le génie de la répartie. Ce « reste », dont vous dites que c'est la seule chose dont on peut vivre, et dont précisément je me demande si jamais on pourra recommencer à vivre, voilà pour moi la grande interrogation. D'autre part il y a une chose dans vos paroles, qui m'a frappé : vous avez parlé du besoin qu'on éprouve, à un certain moment, de faire des gestes *vrais.* Là je crois que vous touchez juste. Nous vivons aujourd'hui de telle façon que nous sentons bien que tous nos gestes sont faux : c'est le mal moderne, et il n'y a que les purs intellectuels qui ne s'en rendent pas compte. Cette fois, vous m'éclairez tout à fait sur le lieutenant Dubos : il a cherché une issue vers quelque chose où il pourrait enfin faire des gestes vrais. > LE CAPITAINE Et vous voyez que, cherchant cette issue, c'est vers l'armée qu'il s'est tourné. Et pourtant, quand je l'ai connu à Maslacq vers ses dix-huit ans (et je n'en avais pas plus), rien n'indiquait qu'il eût une vocation militaire. Vous me disiez tout à l'heure que ce que vous aimiez dans le métier militaire, c'était sa simplicité. Tout en effet y est simple et vrai, et les hommes s'y montrent ce qu'ils sont, sans aucun masque. Notre simplicité vient de ce que nous croyons encore à des choses auxquelles personne ne croit plus, et notre force de ce que ces réalités commencent à se venger d'avoir été méconnues. 34:32 > L'ASPIRANT Peut-être. A vrai dire, je sens que mes gestes sont faux, mais je me demande, à supposer qu'ils deviennent vrais, à quoi je m'apercevrai qu'ils le sont. > LE CAPITAINE Il y a un sentiment intérieur qui ne trompe pas. Quand Jeanne d'Arc est apparue, tous les gens simples ont compris qu'ils allaient enfin faire des gestes vrais, les gens simples, c'est-à-dire l'armée, -- y compris Dunois et La Hire -- et le peuple. Il était naturel que les politiques et les théologiens fussent contre elle : ce sont des gens que leurs spéculations séparent du réel, à moins qu'ils ne soient de très grands esprits. La vérité des gestes se reconnaît à ce qu'ils sont en accord avec la réalité profonde de la race : cela se sent exactement comme on sent en musique qu'une proportion harmonique est juste. Quand nous lisons les paroles authentiques de Jeanne, nous sentons que c'est la sainteté qui parle, mais aussi la race, sans qu'on puisse séparer ce qui est de la race et ce qui est de la sainteté. Pour nous ce n'est pas de l'histoire, c'est-à-dire une page tournée dans un vieux livre, *c'est vraiment nous,* et nous *aujourd'hui.* Et nous sommes beaucoup qui sentons ainsi. Vous-même, quand vous vous serez débarrassé de ce que vous avez appris dans les livres, quand vous aurez compris qu'il y a quelque chose qui résiste à l'esprit d'analyse, vous sentirez comme moi. Il y a un certain son des paroles humaines qui ne trompe pas et qui a pour moi la même valeur qu'une preuve pour un logicien. Quand la France s'exprime par la voix de Jeanne d'Arc, elle prononce des paroles uniques, qui sont vraies dans un sens divin et humain à la fois et -- je vais sans doute vous étonner -- des paroles qui ne peuvent être dites que par elle. Pour moi c'est un signe indubitable de sa vocation Cela a été possible au quinzième siècle, mais mon sang me dit que cela est encore possible après-demain. Notre race est toujours capable de parler et d'agir dans le sens qui est le sien. > L'ASPIRANT Vous avez appris beaucoup de choses qui ne sont pas dans les règlements militaires, mon Capitaine. 35:32 > LE CAPITAINE Heureusement. C'est la réflexion sur mon métier qui me les a apprises. > L'ASPIRANT Vous avez raison : c'est tout de même un beau métier, parce qu'il ne peut pas se permettre d'être médiocre. > LE CAPITAINE Mais tous les métiers sont beaux. Seulement vous comprenez maintenant pourquoi, si nous ne sommes pas des chevaliers, nous ne sommes rien : nous descendons, comme vous dites, au rang d'une police. Cette fois, il est temps de partir. Interrompez la belote de nos hommes et rassemblez-les dehors. > L'ASPIRANT Un mot seulement, mon Capitaine, vous avez dit : « une aventure mystique ». Il faudrait donc avoir la foi, comme vous l'avez. Mais peut-on retrouver la foi ? > LE CAPITAINE Il faut simplement découvrir que les réalités les plus certaines ne sont pas celles qui vous paraissent les plus évidentes. La règle la plus importante de la vie spirituelle est qu'il nous faut sans cesse rafraîchir le regard que nous devons porter sur les choses essentielles. Naturellement il faut d'abord savoir qu'il y a des choses essentielles et d'autres qui ne le sont pas. Depuis qu'il y a des hommes qui pensent, toute leur préoccupation, d'âge en âge, a été de découvrir celles qui le sont, et parmi elles, s'il n'y en aurait pas une qui serait plus essentielle que les autres. La démarche du lieutenant Dubos est la seule raisonnable : elle procède simplement d'un *regard neuf* qu'il jeta, un jour qui n'était pas fait comme les autres, sur le monde qui l'entourait. Elle vous paraît étrange à cause de cette familiarité avec la mort où il s'établit très vite, au point qu'elle semble avoir eu pour lui un attrait invincible. Mais cette familiarité fait partie de notre métier. La mort est une réalité très proche, et pourquoi même ne serait-elle pas une réalité aimable ? André CHARLIER. 36:32 ### Deux déviations des chrétiens par Roger THOMAS LA MEILLEURE ATTITUDE À PRENDRE avec certains *chrétiens subversifs* est sans soute de les ramener au sens de l' « élémentaire », de leur en faire saisir la valeur incalculable et que cette valeur n'est pas détruite du fait que trop de défenseurs de l'élémentaire se trouvent être des profiteurs installés et même repus. **I.** Le jour où certains chrétiens accepteraient de considérer quelle fut leur chance de n'être point des apatrides, d'avoir grandi dans un vieux pays civilisé, d'avoir bénéficié des mille richesses matérielles et humaines qu'il leur prodigue pour rien, ce jour-là ces chrétiens cesseraient d'étaler à tout venant les fautes de leur patrie et de jeter ses crimes en pâture à ceux qui n'attendent que cette occasion pour discréditer et détruire. *Ils souffriraient avec pudeur des misères de leur patrie.* Ils essaieraient d'y remédier avec sagesse ; ils favoriseraient, autant qu'il est en eux, les conditions indispensables de sa guérison, -- comme une autorité saine et durable, en dehors de laquelle la patrie est vouée aux plus tristes défaillances morales et à la complète disparition. \*\*\* 37:32 Le jour où certains chrétiens éprouveraient leur bonheur de ne pas avoir poussé comme des bâtards ou des enfants trouvés, d'avoir été formés à la religion par des prêtres catholiques et de n'avoir pas été imbus de marxisme dès les classes enfantines, ce jour-là, ces chrétiens, même et surtout quand ils seraient obligés de dénoncer les déficiences de la famille, du clergé et de l'école libre, sauraient le faire sans indiscrétion ni légèreté. Les chrétiens subversifs les plus agissants ne sont pas toujours des enfants trouvés, des apatrides, des victimes de l'injustice sociale. Il s'en rencontre même qui sortent des écoles chrétiennes. Et lorsqu'ils sont prêtres, séculiers ou réguliers, ils ont bénéficié pendant cinq ou six ans ou davantage des bienfaits d'une retraite hors du monde, d'un enseignement sûr et d'une communauté choisie. S'ils en gardaient un souvenir attentif, si ces bienfaits inestimables avaient un poids dans leur cœur et dans leur mémoire, oseraient-ils encore prêcher le « dépassement » (comme ils disent) ou l'éclatement des communautés naturelles, des cadres authentiquement traditionnels ? Oseraient-ils embarquer leurs frères dans des aventures révolutionnaires dont la préservation leur a permis de vivre et de se former ? **II.** Ils me répondent : « Les cadres, seraient-ils authentiquement traditionnels, emprisonnent le christianisme. Ils l'étouffent parce que ceux qui ont grandi à l'intérieur de ces cadres s'adjugent le monopole de la religion chrétienne. Je ne nie pas que cela ne se produise. Mais je nie que la conséquence à en tirer ce soit l'abolition des institutions fondées en nature en en grâce ; la réforme de ces institutions suffit, sans leur abolition. Il suffit -- et c'est sans doute assez terrible -- de veiller à ce qu'elles servent la vie et l'Évangile. Ce travail est peut-être aussi généreux et sans doute un peu plus austère que les entreprises de subversion radicale. 38:32 Si tel chrétien subversif s'était réjoui pour de bon des bienfaits et avait pâti pour de bon des insuffisances des institutions authentiquement traditionnelles, il serait moins bavard et plus patient. Celui par exemple qui, simultanément, a souffert de l'école chrétienne, et qui a compris cependant qu'elle est un bien en elle-même, celui-là ne cèdera pas au scandale et n'ira pas entreprendre des campagnes de dénigrement ; --, avec discrétion et sans se lasser, il tentera de corriger et de rendre l'institution digne de l'esprit dont elle se réclame. Et surtout il saura que ce travail est à reprendre toujours, et que les institutions les plus légitimes et les plus nécessaires ne tiennent ici-bas que par la Croix. **III.** On me dit : « Il n'y a pas identification, il n'y a même pas coïncidence entière entre la France et l'Église. » C'est vrai. Mais il y a quand même une solidarité de deux millénaires. Encore que la distance soit infinie entre ces deux réalités : la patrie et l'Église, cependant l'une et l'autre sont voulues de Dieu : à des titres différents, c'est vrai ; mais quand même voulues de Dieu ; et leur solidarité aussi est voulue de Dieu ; et cette solidarité suppose l'existence de deux termes : celui de la nature, imparfait, infirme, passager ; celui de la grâce : entièrement pur, voué à l'éternité, mais ici-bas pérégrinant et crucifié ([^9]). Briser cette solidarité constitue assurément une méconnaissance de la volonté de Dieu, Or chaque fois que l'on tend à ruiner l'un des deux termes, et par exemple lorsqu'on insulte la France ou lorsqu'on entrave la liberté de l'Église, on brise une solidarité voulue de Dieu. Pour servir l'Église et la France, empêchons autant qu'il est en nous que la France méconnaisse la loi de Dieu dans législation et dans les mœurs, mais ne commençons pas par dégoûter les Français d'être Français. \*\*\* 39:32 L'illusion foncière de certains chrétiens est de faire comme si l'Évangile ne pouvait faire sentir son mordant, sa nouveauté, sa transcendance qu'en supprimant le donné naturel et authentiquement traditionnel ; comme si l'esprit missionnaire supposait l'inattention à la paroisse ou même son abolition ; comme si la préoccupation des pays sous-développés exigeait l'indifférence aux absurdités de la vie économique française ; comme si l'apostolat des laïcs impliquait de tenir la Hiérarchie pour une réalité dépassée ; comme si la dimension planétaire de bien des problèmes supprimait le côté limité mais réel par lequel nous avons prise sur eux ; comme si l'obligation de la présence des chrétiens au sein d'institutions non chrétiennes devait les conduire à mépriser ou démolir les institutions chrétiennes qui subsistent toujours. Celui à qui fait défaut le sens inné, le sentiment vital du donné naturel, et qui d'autre part est sensible à la pureté, à la liberté, à l'universalité de l'Évangile, celui-là est assurément exposé à se servir de l'Évangile comme alibi à son insuffisance naturelle ; il est, du moins, exposé à identifier manque d'enracinement et universalisme surnaturel ; à identifier inaptitude à faire de l'ordre en soi-même et liberté évangélique ; à identifier fuite instinctive des vrais devoirs au sein d'une réalité mélangée, et pureté selon l'Évangile. Trop de chrétiens ont succombé à cette tentation. Pour la surmonter, une vraie humilité leur est nécessaire ; mais il importe aussi, je crois, que des chrétiens plus enracinés, et non moins chrétiens pour cela, leur soient véritablement fraternels. **IV.** La seconde déviation, que pour cette fois je me contenterai d'indiquer, est celle du chrétien qui *accapare l'Évangile.* Cependant il ne le pervertit pas. Son péché est de croire que du fait que l'Évangile confirme le donné naturel, il confirme l'installation dans ce donné. Cette façon de voir est Évidemment erronée et entraîne des conséquences ruineuses. Cette trahison de l'Évangile prépare la voie des révolutions. 40:32 Il faudrait arriver à comprendre et à tenir inséparées deux grandes vérités complémentaires : d'abord celle-ci que la Grâce n'abolit pas les données authentiquement traditionnelles : propriété, libertés et franchises des corps intermédiaires, famille, patrie ; ensuite que la Grâce exige (et rend possible) un usage droit, c'est-à-dire un usage non profiteur des données authentiquement traditionnelles. Elle les sauve par la Croix, mais c'est le contraire de leur pulvérisation. Roger THOMAS. 41:32 ### Troisième lettre géorgique par Francis SAMBRÈS Nous avons vécu des jours d'angoisse ([^10]), nous demandant dans le calme de nos campagnes jusqu'où iraient les passions -- et nous pensions tristement à ces vingt siècles de Christianisme, aux saints, aux Papes, aux docteurs, aux sages de tous pays dont les voix clament dans le désert. Peut-être est-il dans la nature de l'homme, ce refus obstiné ? Que faire pour diminuer le poids du péché originel ? Il me fallait ces temps-ci beaucoup de travail, la fatigue exagérée des muscles qui obscurcit l'esprit et l'empêche de mâcher des problèmes insolubles. Surtout ne pas penser ! Le monde des hommes va trop vite, bouscule les saisons, casse les mouvements harmonieux des choses. Comment pourrai-je en ces jours de fin de monde me faire une idée juste et sage des événements qui vont si terriblement vite, des hommes dont on parle et qui parlent une langue dont j'ai peur ? Temps de la confusion certes, mais il faut penser que ces convulsions sont le signe de Dieu, les douleurs de l'enfantement d'un monde, les prémisses de moissons à venir et les voir comme telles encore chantant Sa grande gloire. D'avoir -- mais avec bien des défaillances et non sans combat -- accepté ces épreuves et celles que nous verrons encore, m'a permis de reprendre sans trop de peine le chemin des jours. 42:32 NOUS AVONS EU ces froids du mois d'avril et vu s'envoler au galop des tempêtes les fleurs imprudentes des arbres fruitiers et leurs promesses. Seuls demeurent les fruits des arbres sauvages plus tardifs -- méfiants presque -- toujours attentifs aux variations possibles des saisons qui ne suivent pas les disciplines du calendrier. Les cormiers chargés de fruits amers ont quelque chose d'insolent cette année ! Pourtant récoltes et prairies ont sagement attendu avant de se lancer dans la grande aventure du printemps -- Mais alors quelle bousculade ! A peine déclenché ce déséquilibre hormonal -- qui est un autre équilibre -- il fallait voir se presser vers le ciel et vers l'eau la foule innombrable des plantes. Sur l'appui de leurs racines jaillissait ce merveilleux désordre des couleurs, des saveurs (sait-on que le goût des plantes varie chaque jour, passant de l'âcre acidité au sucre un peu fade de la maturité ?) ; les fleurs n'attendaient guère. Là, je suis intervenu. Pourtant j'aurais voulu continuer à chanter la parabole du Lys des champs. Dans ce monde triste où l'on a perdu la grande envie de Dieu, ne faudrait-il pas cesser cette comptabilité absurde des profits même de celui lointain, à venir par des chemins tortueux ? N'en a-t-on pas assez -- en bloc -- de tous ces mots odieux qui donnent du noble travail humain une caricature ? Si un jour on pensait que le profit n'est pas le but du travail et que l'homme a quand même le droit absolu de chercher dans sa vie autre chose que la réussite matérielle, quelle métamorphose ! Pendant ce temps alternaient les jours chauds et humides qui déchaînent la croissance, les jours plus secs où les plantes apprennent à se défendre contre une trop grande évaporation -- les feuilles de trèfles les jours de « marin sec » s'enroulent sur elles-mêmes pour diminuer leur surface -- et même quelques nuits fraîches qui endurcissent. Je voyais s'étaler en touffes (cela s'appelle taller) le dactyle à la tige plate à l'épiaison hâtive, le ray grass courir après, à qui mieux étranglerait le solide lotier parti plus tard, qui pourtant ne perdait pas son temps en bavardages. Vétérinaire il fallait qu'il soit, Céline, le tendre écorché vif ! Se rappelle-t-on cette extraordinaire visite au cousin Justin dans *Mort à Crédit* où les vents et les temps se traduisaient en catarrhes glaireux, en sciatiques, en déroutes des bronches ? 43:32 Les images littéraires du froid, du chaud, des saisons, c'est maigre. On parle de pardessus, de cols relevés, marrons glacés ou chauds, printemps de Paris, quais de la Seine ! Dans les livres -- les meilleurs -- tout se rapporte à ce petit gnome emmitouflé de pensées profondes que l'on appelle homme sans vouloir lui accorder cette chance de la Grâce. Peu nous chaut le froid d'hiver ; prenons le temps de nous chauffer puisque bien à l'abri dans le giron maternel dorment les grains patients -- mais et j'y pensais ce soir devant cette encore longue nuit découverte, peuplée d'étoiles dures, le grave serait demain, la simple gelée blanche du matin suivie d'un soleil trop fort. Mais il se moque bien de nos fragiles inquiétudes ce Maître de la Terre, qui nous apprend ! DANS MON MÉNAGE nous avons eu un Mai tendu -- un Mai commencé fin mars et qui se prolongera bien après juin sans doute. Nul ne veut céder, ce qui est justice. Son jardin est beau, jamais assez -- de tous ses soins ; elle l'aime comme j'aime ces prairies dont je parle et nous avons chacun notre printemps. Tel jour, heureux du travail fait à temps, je l'invite à admirer -- elle m'offre le visage creusé de fatigue que donne la hâte et un surcroît de besogne. Un autre jour au lieu de vanter ses salades ou de partager les premières fraises encore acides, je cours à l'orage qui menace ; orage que je veux bien demain mais qui aujourd'hui épargnerait à la jardinière l'arrosage du soir. Le lieu commun de notre action est le baromètre. Elle ajoute aux mouvements de l'aiguille tout un poème mystérieux qui conclut avec bonheur au vent, à la pluie, à l'aurore paisible du lendemain. L'hiver volontiers elle me fait part de ses oracles mais m'en prive dès le printemps sauf si à temps, je lui apporte le fumier de ses rêves. Ayant, ce printemps négligé ce devoir, je n'ai pas su hier que ce matin la brume s'accrocherait aux branches d'arbres. Aujourd'hui donc, je suis voué au travail sédentaire et j'ouvrirai une parenthèse forestière. 44:32 IL EXISTE un Fonds Forestier National alimenté par des taxes versées par tous les professionnels du bois, depuis les exploitants forestiers jusqu'aux industriels faisant ou utilisant du « brut de sciage », donc depuis les forêts jusqu'à la scierie incluse. Ce F.F.N. a pour mission de développer le domaine forestier français dont on s'est aperçu un peu tard qu'il ne répondait plus et de loin aux exigences de l'industrie française. Certes, quelques magnifiques réalisations privées (j'en connais une dans mon département et deux dans le voisin) le plus souvent faites avec l'aide compétente d'agents des E. et F. parallèlement à leur temps de service, montraient l'intérêt qu'il y avait à soutenir des efforts similaires et à en susciter de nouveaux. C'est l'objet de la loi. Elle prévoit trois modes d'aide : la subvention, le prêt, le contrat et elle précise qu'en cas de contrat un expert forestier est choisi par le propriétaire pour effectuer sous la responsabilité des E. et F., les travaux préparatoires nécessaires (recherches des origines de la propriété, limites, études géologiques du sol, essences préconisées, plans, etc...). Certes la loi est intelligente qui prévoit un intermédiaire entre le propriétaire et l'Administration. Dans une région comme la nôtre où survivent encore les souvenirs de procès fameux qui opposèrent pendant des siècles l'Administration aux bergers dévoreurs de plants et incendiaires systématiques. De leur part la méfiance de la dépossession abusive risque de stériliser l'effort national de reboisement. Il s'agit de donner confiance et la présence d'un expert y contribue. Mais comme toute loi « fort intelligente » mais théorique, déduite d'idées excellentes mais non induite de la nature des choses, celle-ci aboutit à l'inverse des résultats cherchés car il n'existait pas peut-être en France dix experts dignes de ce nom qui ne soient ni des transfuges ni retraités des Eaux et Forêts, pour la très simple raison que le métier n'avait aucune raison d'exister. Pourtant, il fallait en trouver des experts pour mettre en œuvre cet énorme programme d'intérêt national où les E. et F. trouvent enfin un moyen d'appliquer leurs forces à une tâche digne d'elles. Rien n'était prévu pour le recrutement de ces experts ou pour leur agrément -- aucun critère -- alors quelle rigolade ! 45:32 A côté de gens sérieux -- déjà très occupés -- on a vu fleurir la moisson des incapables, ces parasites beaux parleurs de l'agriculture, les spécialistes en tout, braconniers des règlements de Toussaint ; l'Administration n'en pouvait plus de relever les erreurs, redresser les plans. Cette cohorte d'affamés qui n'ont pas seulement fait l'effort -- payés par nos deniers d'apprendre le métier, en termes polis une circulaire la dénonce (29 avril 1958). Il a fallu dix ans de fonctionnement difficile, d'hésitations onéreuses pour arriver à une réforme dont rien ne dit si elle sera absolument efficace. Mon entreprise eût-elle survécu à dix ans de désordre et de gaspillage ? Si nous, forestiers, avions été associés à la gestion d'une caisse que nous alimentons, n'aurions-nous pas -- et dès les premiers symptômes d'imperfections -- fait le nécessaire pour obtenir immédiatement les aménagements que l'expérience pratique impose toujours aux lois qui veulent régir jusqu'au dernier détail leur propre exécution ? Tout se passe comme si nous « les privés » étions incapables de gérer nos propres affaires, comme si nous avions démérité, alors qu'au contraire on peut dire que tout ce dont l'administration s'enorgueillit est soit le couronnement d'un effort privé de jadis, passé maintenant sous la coupe administrative, soit l'imitation pure et simple des méthodes mises au point par des chercheurs privés. Il est juste que l'Administration s'occupe de l'intérêt général. Elle a, avec l'argent, la possibilité d'investir à long terme, elle a, avec le personnel, souvent très compétent -- payé d'ailleurs pour cela -- le loisir de s'occuper de choses dont nous ne pourrions pas nous occuper, mais lorsqu'elle vise à nous éliminer de la vie de la nation, à nous écarter des soucis du bien commun avec une jalousie imbécile, elle forme des générations d'incapables (ou des combinards qui se faufilent dans les failles inévitables). Elle prépare la dictature nécessaire, en tous les cas la nécessité d'un dirigisme. ON S'ÉTONNE du peu de sens civique des Français d'aujourd'hui. On se penche avec un fausse sollicitude inquiète sur la « jeunesse ». Les bons esprits accusent Sarthe ou Camus, les formes de B. B. ; comme si ces aberrations de gravités diverses étaient causes et non symptômes. N'y a-t-il pas là le même aveuglement qu'en médecine où se heurtent mortellement les tenants du microbe-cause et non du microbe-effet d'une dysfonction ? 46:32 Pour moi, dans les jeux idiots -- voire criminels -- de nos enfants, je vois avant tout le fruit de nos luttes, de nos divisions d'où les vainqueurs sortent avec la même amertume que les vaincus, éloignés pour toujours de la générosité nécessaire à la gestion du pays, enfermés pour toujours dans la solitude d'un égoïsme qu'ils ne voulaient pas. Alors je ne puis plus échapper aux termes de cette alternative : ou les promoteurs de ces luttes et de ces divisions, les inventeurs forcenés des plans dirigistes sont conscients, connaissent l'issue fatale de leur action qui est l'effondrement de la liberté individuelle et ils sont les complices -- de droite ou de gauche -- de l'avènement d'un totalitarisme d'État qui n'aura même plus besoin de la force pour s'imposer à un peuple abêti, ou bien ils sont de bonne foi ayant des yeux pour ne pas voir, et nous vivrons l'agonie tragique d'un cancéreux. On me dira qu'il y a la morphine, pourquoi pas ? Radio, T.V., presse du cœur, sont là pour quelque chose. JÉTAIS EN TRAIN de rêver dans le bucolique, d'essayer de faire sentir ce mystère immense des choses de la terre -- avec bien sûr les parenthèses de mes propos inactuels -- je relisais Virgile et voilà que ce matin je trébuche sur une information d'actualité qui donne à penser que le souci majeur de l'agriculteur doit être le service dévoué à l'Agriculture. Nous voici revenus au temps des Dieux, mais ceux d'aujourd'hui ne se contentent pas de modeste offrande, ils sont affamés. Non, l'Agriculteur n'est pas avant tout au service de l'agriculture, ne doit pas d'abord soumettre son action aux exigences de la statistique nationale. L'agriculteur doit faire son métier de son mieux, à sa place, guidé, éclairé, instruit par un gouvernement paisible, attentif à légiférer selon nature des choses, il doit se conduire selon la magnifique formule des contrats « en bon père de famille ». L'agriculture qui est l'art d'utiliser la terre que Dieu a mis à notre disposition n'est pas une personne, c'est un métier difficile et mieux une éthique, mieux encore une vie. 47:32 J'ignore si la confusion du langage est le fruit de la confusion de nos esprits ou si notre esprit incapable de concevoir les choses, s'accommode à dessein d'une expression de plus en plus abstraite, détachée des choses. Le fait est là et d'importance. Car l'agriculture n'existe pas plus que la peinture ou la littérature. Ce sont là des mots fourre-tout propices au plus grave contresens. Du jardin de ma femme aux champs maintenant moissonnés, aux prairies déjà fauchées, il y a mille techniques pour mille terres, et pour chaque parcelle, pour chaque spéculation, pour chaque opération, les techniques sont différentes et les problèmes divers. On peut si l'on y tient absolument parler de l'agriculture en quelques rares formules valables pour tout mais qui ne servent à rien par leur généralité même. En dehors de cela tout est cas d'espèce, situation unique, problème particulier. Quoi qu'il en soit voilà que les ministres d'Agriculture de l'Europe -- dont le nôtre -- et leurs experts ont fait paraître un communiqué où il est dit : Que le « revenu de l'agriculture est insuffisant ». Je veux bien qu'on ne dise pas tout des conciliabules secrets des grands de ce monde ; je voudrais tout simplement qu'à publier quelque chose, ce ne soit pas une imbécillité de cette taille. On ne voit pas comment l'agriculture pourrait justifier de revenus suffisants ou non. D'abord, donc, solécisme économico-pédant, grave, lourd de conséquence. Il ne peut être question que du « rendement » de l'agriculture, de sa productivité par rapport aux capitaux investis dans les biens fonciers et dans l'équipement et par rapport au travail des hommes qui s'y consacrent. On se demande comment les calculs ont été faits. Le cours des biens fonciers est la chose la plus capricieuse qu'il soit. Il dépend des circonstances bien plus que d'une estimation absolue et le plaisir, l'agrément sont facteurs aussi importants que le retour en France des agriculteurs d'A.F.N. Quoi qu'il en soit, l'évaluation statistique du capital national des biens fonciers comme élément de base pour la recherche de la rentabilité de l'Agriculture est pour le moins une méthode étrange. Pour le Capital d'équipement c'est autre chose. Il n'est pas rentable et nous le savons, nous l'avons toujours su et toujours dit ; mais on peut à la rigueur l'évaluer. 48:32 Certes, comment résister au mirage de ces outils peints aux cbuleurs vives, vantés par mille publicités, qui facilitent le travail des hommes. Peut-on en vouloir à l'homme de prolonger sa main habile par des outils plus habiles encore ? D'ailleurs la bonne utilisation du matériel est une école remarquable de l'intelligence et trousser un syllogisme en bonne et due forme est moins formateur que de présider avec efficacité aux quelques cinquante réglages possibles d'une moissonneuse-lieuse en cours de travail. Certes, la rationalisation inhumaine du travail par le machinisme systématique motorisé peut et doit se refuser pour des raison de dignité humaine et aussi de contexte divin. Mais je voudrais qu'un jour, un économiste suive tout au long de l'an la marche de l'exploitation « en bon père de famille » d'une terre, d'un bien. Je le voudrais -- cet « économiste » à la page, au courant de tout cet art théorique et livresque, capable du meilleur discours du plan rationnel, de cet a priori qui me fait béer d'admiration. Oserais-je chétif lui dire que nous avons perdu le pas rapide des vaches, leur vivacité d'intelligence qui les rend aptes aux travaux les plus divers, que le berger ne veut pas compter ses agneaux, que tous les calculs effectués in vitro sont faux qui ne veulent pas connaître ce caprice des sols dont on exprime le rapport avec les saisons par la phrase mystérieuse « les récoltes, cette année, sont jalouses ». Ce sont là des arguments qui ne sont pas sérieux et il me parlerait fort doctement, chiffres en main, d'un bien-type, dans un lieu-type, avec un machinisme-type, mené par un agriculteur-type. Quel est donc ce marchand de tracteurs qui a inventé ce slogan : « au moins quand un tracteur ne marche pas, il ne mange pas », et cet autre sophisme : « que la force n'embarrasse jamais ». Qu'il me dise cet expert que la motorisation est un mal actuellement nécessaire, qu'il me dise que l'expérience onéreuse, accablante de la motorisation est une expérience à faire pour en revenir meurtris mais instruits, alors à cet homme honnête je dirai d'accord, à condition qu'il ne parle pas chiffre et « rentabilité ». Mécanisation, oui ; motorisation, non, sauf en des cas d'espèce où le travail de remise en état est au-dessus des capacités normales des moyens de traction traditionnel, où le moteur est considéré comme le relais des accidents imprévisibles du cheptel, le recours contre l'orage ou le retard trop cher ! 49:32 Si on me parle de ces longues plaines mornes de Beauce où l'on fait du blé -- pas de « l'agriculture » mais du blé -- j'accepte sous toutes réserves parce que je ne connais pas, mais quand il s'agit comme c'est le cas pour nous -- d'une polyculture prudente qui réclame autant d'outils que d'opérations, alors je dis -- au nom de la sacro-sainte rentabilité, non et non. D'ailleurs il y aurait beaucoup à dire au sujet de la mécanisation ; il y aurait à faire son histoire qui est riche d'enseignements. Reste à évaluer le travail. Comment faire ? Comment immatriculer ce peuple ardent et calme qui insère toute sa vie quotidienne dans les multiples servitudes des campagnes. Comment chiffrer le « temps perdu », ces haltes de l'attelage où chacun, homme et bête, souffle non par paresse mais par nécessité. Peut-être appliquera-t-on la semaine des 40 heures aux bras campagnards pour en chiffrer l'efficience ? Absurdité. Alors que va-t-il se passer ; les experts vont se mettre au travail. Quelle jouissance pour qui détient ce titre envié de planifier, d'organiser rationnellement une profession entière, l'activité essentielle de millions d'êtres ! Et le problème sera posé de la façon suivante. Comment faire pour donner à l' « Agriculture » cette productivité suffisante. Le plan de ces messieurs, sans être grand clerc, je puis vous le dévoiler. Peut-être y manquera-t-il quelques-uns de ces chiffres dont je vous ai montré la fantaisie, peut-être aussi oublierai-je la note démagogique dont il est bon de pimenter des propos aussi graves. Je n'aurais pas la cruauté d'ironiser sur la proposition de loi qui traîne sur les bureaux de tous les Ministères, tendant à abolir le régime de la propriété foncière pour permettre une exploitation rationnelle des ressources. Bien que cette fausse technocratie partisane -- fausse technocratie d'un vrai parti -- soit peut-être le rêve de certains penseurs, je crois qu'il y a encore en France un goût solide de l'anarchie qui nous sauvera de ce péril. PLACÉ BRUTALEMENT devant une évolution si contraire à son génie -- car il y a une sorte de génie dans le comportement anarchique du citoyen français -- le monde de nos campagnes est capable de se réveiller furieux à l'aube d'une nouvelle jacquerie. 50:32 Il n'y aurait qu'à se reporter à cet opuscule de propagande que le P.C. distribue aux gens des campagnes lors des élections. C'est un merveilleux document qui expose le V^e^ plan quinquennal d'U.R.S.S. -- objectif économique de la Russie. On y dit que la production du blé doit passer du coeff. 100 au coeff. 150, que celle du coton doit atteindre 180 % etc. Rien n'est oublié même pas de dire que l'on en est au 5^e^ Plan Quinquennal et que la production du blé qui tournait sous les tzars aux alentours de 150 10^6^ q. -- pour une population inférieure de 1/2, devrait être actuellement de 10^12^ q. alors qu'elle plafonne aux alentours de 200 10^6^ q. pour une population doublée. Si toutefois les plans quinquennaux ou autres avaient jamais réussi à faire pousser la moindre plante. NOS TECHNOCRATES français n'opèrent pas avec ce sans-gêne. D'abord sagement, logiquement, on dissèquera « l'Agriculture » et on posera les « grands problèmes agricoles » tels que le positivisme permet de les déduire. L'agriculture reste-t-elle empirique et s'évade-t-elle sans cesse dans les chemins tortueux de la liberté ? Qu'à cela ne tienne. En titre 1 on fera un Programme National, puis des Programmes Régionaux et pour qu'ils soient respectés on établira des prix « d'objectifs ». Les marchés sont-ils incohérents ? Ce n'est pas grave. Par une taxe spéciale -- ajoutée à des ressources fiscales et parafiscales -- voire budgétaires -- on alimentera un fonds national de garantie géré par un Comité placé sous l'égide du Ministère. Qu'importe si on constate depuis longtemps que les marchés faussés par l'ingérence de l'État sont d'une incohérence telle qu'elle dépasse l'imagination -- et les simples possibilités d'un marché libéral de type capitaliste privé de ce précieux appui. Qu'importe si cela, on le constate dans l'exposé des motifs de la loi qu'on prépare. On écrira élégamment : « Il est à la fois manifeste et paradoxal que les productions à développer obéissent aux lois traditionnelles du marché et que les productions à maintenir et à réduire bénéficient de garanties, de prêts. » Logiquement on conclut que la généralisation de cette méthode doit permettre de corriger les erreurs qu'une application partielle a engendrées. 51:32 Ensuite on parlera de la « vulgarisation » et on s'empressera, sous prétexte « qu'entraîner à contre-courant les agriculteurs serait de les tromper », d'unifier les différentes tendances et les opinions divergentes sous la coupe du Ministère en imposant à la vulgarisation de s'incorporer dans le Programme élaboré au titre 1. On prendra encore vis-à-vis du patrimoine foncier toute une série de mesures vexatoires pouvant aller jusqu'à l'expropriation -- en matière de forêt privée par exemple --, alors qu'on sait très bien qu'en matière de reboisement les « privés » ont été les pionniers et que les seilles forêts actuellement rentables sont justement des forêts privées. On confiera ensuite -- mais ce n'est qu'une redite de lois déjà votées et tombées dans l'oubli faute de crédits suffisants ou de leur juste utilisation -- à divers services le soin d'équiper l'agriculture et de rajeunir l'habitat rural. Enfin, on prévoira divers organismes nouveaux chargés de surveiller l'exécution de cette loi et de ses prolongements inévitables quand le Marché Commun imposera ses exigences. Certes on n'osera pas parler du Crédit Agricole, peu des Coopératives, pas du tout des droits de succession, sujets trop brûlants et d'actualité. On appellera cela une loi-cadre et on aura bien mérité de la patrie. -- Vivent les technocrates ! Car je n'invente rien -- c'est bien de la nouvelle loi-cadre qu'il s'agit et dont personne n'a rien su. Car enfin de quoi s'agit-il ? de quoi parle-t-on ? au nom de qui ? et qui parle ? QU'EST-CE qu'une politique agricole ? Comment ose-t-on en haut lieu prétendre aménager, prévoir, aider par les lois l'exercice de l'agriculture ? Confusion, incohérence ! et dans la confusion actuelle, dans l'incohérence actuelle il n'est de recours que dans la claire vision de notre foi, dans l'étude doctrinale élaborée par une sagesse surnaturelle -- mûrie aux soleils des expériences sur la nature des choses. Il suffit de crier « économique d'abord » -- ou « politique d'abord » -- pour que l'horizon se bouche, les querelles se lèvent, l'immobilisme arrive. Si nous savions que tout ce qui est le domaine de l'homme, doit avant tout être étudié sous le jour de l'homme, sous les pleins feux de la morale avec l'homme au centre et au début et à la fin. 52:32 L'agriculture c'est l'art de gratter la terre et ne chicanons pas sur les mots car si le souci esthétique est absent quant au résultat pratique, il est constant dans l'accomplissement technique des phases diverses du métier, et il y a de beaux labours, de belles javelles, des gerbes bien faites et de beaux champs bien semés et une telle diversité dans les perfections à atteindre que c'est en tous les cas un art de vivre. L'agriculteur est l'homme qui pratique cet art, ce qui revient à dire que l'agriculteur est d'abord un chrétien qui doit faire son salut par les voies qu'il lui appartient -- avec la grâce de Dieu -- de découvrir. Son salut n'est pas une aventure personnelle et privée, un petit conciliabule en aparté avec Dieu. -- C'est son salut avec lui, à porter avec lui, avec sa famille, avec son métier, avec ses prochains, avec sa patrie -- quoi qu'il en coûte et d'abord. Ou c'est cela -- et c'est cela -- ou il est absolument inutile de parler de rien. Si l'on abandonne un iota de cette vision des choses, on ne voit plus rien, mais lorsqu'on s'y soumet quel enrichissement ! PETITE THÉOLOGIE diront les bons esprits. Catéchisme presque et balbutiant. Que fait-il cet apprenti des courants modernes de la fatalité de l'histoire, du positivisme sacré ? Il part d'un postulat c'est trop facile. Ah ! si c'était aussi confus que les discours spiraloïdes du P. TH. de CH., si je me permettais une allusion à peine discrète, indulgente, à des enfantillages de Princes de l'Église, j'aurais peut-être quelques chances d'être écouté. Il me semble pourtant, si nous n'étions pas dans le temps de la confusion, dans le temps de l'orgueil, qu'il faudrait étudier le processus par lequel l'Église a élaboré ces « postulats » que l'homme moderne refuse sous le prétexte qu'ils ne tiennent pas compte des « réalités ». Il s'agit tout simplement de voir -- et si nous cherchions à le voir nos yeux en seraient ouverts -- que toute la morale humaine transfigurée par la Révélation est dans ces définitions du catéchisme ; toute la Créature et toute la Création. Si ce n'est pas cela que voyons-nous ? De quoi s'agit-il exactement ? 53:32 L'agriculture est-elle un moyen de gagner de l'argent ? Non, pour des raisons que nous examinerons à loisir. L'agriculteur est-il assimilable à un ouvrier d'usine tel que les slogans syndicaux l'installent dans son néant ? Rien n'est plus faux que cette vision fonctionnelle du travail humain. La terre est-elle un refuge silencieux pour les crétins baveux qui ne peuvent même pas entrer dans la grande famille des fonctionnaires de base ? Qui dira -- sans fard ou propos annexes -- l'essentiel de cette faillite qui achemine nos campagnes vers le désert de la ruine ? Qui dira que d'abord les technocrates qui ont imposé et financé depuis la guerre un effort de production de blé sont au moins des imbéciles ; que les mêmes -- toujours aussi frais et joyeux -- qui imposent maintenant une reconversion systématique vers l'élevage proposent pour y parvenir des mesures qui vont à l'encontre même des buts recherchés -- comme les articles de lois sont en contradiction formelle avec l'exposé des motifs de la loi-cadre agricole, qui devraient en prouver la nécessité. Qui dira que toute la vulgarisation est aux mains soit des services d'État surchargés et paresseux, en tout cas voués à la paresse par leur nature « politique », soit d'organismes de propagande financés par les vendeurs d'engrais ou de machines agricoles, soit des deux conjugués par je ne sais quel mystère. Qui dira que le Crédit Agricole -- à l'origine fondé par les petits malins qui ont fait de l'agriculture financée par l'argent pas cher des autres, -- a vu ses taux de prêts augmenter jusqu'à les rendre rédhibitoires et ses prêts réservés aux fidèles orthodoxes des Chambres d'Agriculture. Qui dira que l'agriculteur est la proie du rackett des parasites et des incapables, la proie aussi inépuisable que son sol, des coopératives népotiques, des mécaniciens à la sauvette et des sauterelles fonctionnarisées. Il faudra avant de légiférer faire l'effort de revenir aux sources, à l'histoire de la civilisation agricole, puis à celle de notre terroir pour comprendre que la définition du catéchisme est l'immense révélation de la nature des choses et de la nature de l'homme ; la place de l'homme dans la création et ce ne serait pas bien difficile. 54:32 Il suffit d'ouvrir à la bonne page un manuel de géographie pour constater certaines évidences d'économie agricole. L'évolution des techniques, les différences de spéculation rentables sont des problèmes qui n'ont que peu de rapport avec les décisions a priori. C'est le jeu de conditions naturelles normales contre lesquelles il serait vain de s'insurger mais pour l'introduction prématurée desquelles il est encore plus vain de se battre. Il suffit -- de savoir lire -- et de savoir regarder autour de soi -- et on verra dans un ordre croissant de productivité -- d'abord de vastes espaces naturels où l'élevage extensif nomadise à son aise. -- Point n'est besoin de parcelles ou de limites que l'horizon de sa fantaisie et surtout de son instinct ! Resté aujourd'hui le type d'exploitation des confins désertiques, historiquement -- sauf en de rares Jardins des Hespérides -- il a été le premier mode d'utilisation des ressources naturelles, car de même qu'il y a équivalence entre l'altitude et la latitude dans les conséquences sur la végétation naturelle, de même il y a équivalence entre le temps et l'espace et l'on peut mesurer la civilisation d'un pays au chemin parcouru depuis les grands troupeaux nomades. Le grave est que le mode d'exploitation détermine un type social et que l'accélération inconsidérée des mouvements par des voies légales d'évolution rompt très brutalement l'évolution naturelle de ce type vers un autre. D'où le danger d'une « loi-cadre » qui hypothèque le futur et tire des traites sur la lune. AVEC L'AMÉNAGEMENT des points d'eau, commence la grande aventure agricole. D'abord dans les endroits les plus naturellement favorables, puis gagnant peu à peu sur les bords, au long des vies, au long des siècles, sur les immenses ressources humifères s'installe la culture extensive. Car même si l'agriculture de cet ordre est de peu d'extension, elle est de type extensif. Le capital terre est si riche que son gaspillage importe peu. La qualité du produit n'est pas plus recherchée que son rendement ; seul compte l'ordre quantitatif et longtemps -- jusqu'à ce que le peuplement sans cesse accru pose d'autres problèmes -- l'homme brûle de vastes espaces pour les nettoyer, change d'exploitation quand il a épuisé le sol où il était précédemment, traque les obstacles forestiers et lutte sans merci contre les survivants des époques passées, car malgré les razzias possibles il y a chez l'agriculteur une autre permanence de hargne que chez le pasteur. 55:32 CAÏN ET ABEL, vieux récit pas toujours compris et qui s'inscrit pourtant dans le monde entier ; chaque « progrès » étant marqué du sang d'Abel, sceau du péché originel. Avec le sang d'Abel commence la grande revanche de la Création sur Caïn. La terre, jadis couverte d'arbres, devenus buissons par les pacages désordonnés des bergers, était encore protégée par le lacis humique des plants ; leurs racines solides formaient un feutrage permanent que la charrue a éventré. Alors rien, ni les bosquets de jadis, ni le tapis d'herbes mortes de naguère, n'ont plus arrêté la puissance destructive des agents naturels. Comme toujours, l'intrusion en force de l'homme dans l'équilibre de la nature -- et sans doute aussi son avidité -- a déterminé des réactions brutales, rapides, décisives. Les pluies, jadis retenues par le sol, ont profité du labour qui est une blessure, pour laver le sol arable et le priver des substances nécessaires à la vie végétale. Les gros orages ont entraîné les sols dans les bas-fonds. Les coteaux ont alors pris l'allure des déserts et les vallées dont le drainage n'était pas assuré, sont devenues des marécages. Les vents ont entraîné les micro-poussières dans des tornades rouges ou grises. Les rivières ont vu leur régime changer. Ces calmes et paisibles artères, fruits d'une nature en ordre, ont bondi en torrents incertains qui ont dévasté des régions entières et pourtant la population ne cessait de croître et ses besoins d'augmenter. Lorsque sont apparues les ruines et les famines, les hommes -- ont été contraints de découvrir les grandes évidences de l'Agriculture, évidences qui découlent toutes de cette constatation fondamentale : la terre répond au cœur de l'homme qui la travaille. Celui qui est animé par le désir du profit démesuré engendre les torrents, les ouragans, les déserts. Celui qui se contente dans son cœur de la juste rétribution de son travail verra les torrents redevenir rivières, les ouragans s'apaiser au filtre des forêts, les déserts refleurir de ses mille soins. 56:32 FAUT-IL LA MISÈRE et la ruine pour que l'homme comprenne sa vraie condition et qu'épouvanté, il revienne à l'obéissance ? Le fait est là. Il a fallu reboiser ces pentes dénudées, drainer ces vallées gorgées d'eau, consolider les berges par des arbres adéquats, inventer le morcellement parcellaire avec les techniques de labour perpendiculairement à la ligne de plus grande pente, amener l'eau où elle faisait défaut, mettre au point enfin une culture sage où le repos succède à l'effort, le merveilleux assolement qui maintient intact et même augmente le capital du bien foncier. Enfin, on a compris que l'essentiel était de se conduire en « bon père de famille ». On a inventé l'élevage complément indispensable de la culture intensive. Quelles que soient les spéculations adoptées, les options personnelles, les multiples combinaisons possibles, l'harmonieux équilibre de l'élevage et de l'agriculture a façonné le paysage que nous connaissons encore. Le fumier et les cultures fourragères maintiennent le taux d'humus sans lequel rien possible, de son côté le champ enrichi, donne la belle récolte. Il ne s'agit pas tellement d'argent mais d'une vie, d'une optique temporelle conforme à la nature des choses, en son temps, à sa place. Et si on se demande d'où vient cette passion de la propriété, qui nous anime ! Mais pendant que les campagnes -- au mépris de la productivité -- accomplissaient ces travaux effrayants au prix de leur sang -- le sang d'Abel aussi, hélas ! est dans la nature des choses, -- les villes sans cesse voyaient leurs besoins s'accroître en fonction de leur extension cancéreuse. Le progrès indéniable des techniques agricoles, les semences meilleures, les prairies faciles à faire et à rendre productives, l'urgence surtout des besoins accrus, amènent de proche en proche l'agriculture à s'effacer au profit de l'élevage ; le lait malgré tout se transporte moins facilement que le blé et autour des villes naissent des élevages sur-intensifs. Enfin, comme dernier stade d'évolution normale, il y a sur les gadoues entassées autour des villes, le jardinage et le maraîchage, forme normale de l'agriculture quand la densité des habitants dépasse un certain taux. 57:32 BRIÈVEMENT ESQUISSÉE, sans références historiques ou géographiques qu'il serait pourtant facile d'insérer, voilà le déroulement de l'histoire agricole et je n'y puis rien si favorisés ou défavorisés par des conditions de relief (Japon et à l'opposé, grandes steppes des grands continents) certains peuples sont « en avance » ou « en retard ». En réalité chaque peuple fait son expérience et la durée du cycle d'évolutions importe peu, car les facteurs naturels auront toujours plus de réalités que la volonté -- velléitaire d'ailleurs -- du législateur ou du pianiste. Je veux dire que dans ce domaine plus encore qu'en tout autre, éclate l'évidence que la liberté d'invention de l'homme est limitée par des choses contre lesquelles il ne peut rien. Nos techniques agricoles sont dominées par des évidences trop souvent oubliées -- qui se rappellent avec violence à ceux qui seraient tentés de ne pas s'y soumettre. La nature du sol, le relief, le climat sont des impératifs que nulle loi ne peut modifier et je plains le pays dont l'orgueil serait tel qu'il fonderait les résultats agricoles à obtenir sur les besoins présumés et non sur les possibilités réelles. On me dira que la science offre de telles perspectives que ces notions -- encore impératives -- perdront peu à peu de leur valeur, que les montagnes seront aplanies, les sols sains, les pluies déclenchées à volonté nocturnement, assorties d'un merveilleux soleil diurne. Enfantillages que ces propos -- non pas que je ne sache voir dans le Progrès les pas énormes accomplis, mais les futures conditions que les savants nous préparent sont justement celles qui sont les conditions naturelles des zones équatoriales -- régions avec les déserts glacés des zones polaires et quelques déserts -- qui échappent le plus à la domination de l'homme. Il semble que l'insertion de l'homme dans la nature ne soit pratiquement possible et heureuse qu'aux latitudes moyennes où les climats sont les plus incertains, les reliefs les plus tourmentés (merveilles du Japon). Les sols les plus composites, seuls endroits où d'une diversité extrême puisse naître l'harmonie d'une composition humaine par la lutte quotidienne que l'homme, appelé à se dépasser, mène tous les jours. Francis SAMBRÈS. 58:32 ### L'Afrique et la France par Henri CHARLILER C'EST ASSURÉMENT un devoir pour les Français de prendre souci de l'Afrique et des Africains. Nous les avons pris en charge du seul fait qu'étant allés chez eux avec tous les avantages que nous procure la civilisation, nous leur devons de les leur faire partager. Nous n'y avons d'ailleurs pas manqué. Car nous-mêmes devons ces avantages à une longue suite d'ancêtres ; nous y sommes personnellement pour peu de choses ; nos fameux intellectuels que seraient-ils si de très ingénieux débrouillards qui ne savaient point lire et écrire n'avaient inventé qui la roue, qui le harnais, qui la pioche, qui la râpe et la lime, la bouture, la greffe, le fil à couper le beurre, et plus près de nous la modeste pédale ou la multiplication de la bicyclette. S'il n'y avait que des gens comme nous qui écrivons ces lignes, les mœurs seraient peut-être raffinées, nous ferions peut-être d'admirables dessins dans les grottes, mais nous en serions à l'âge de la pierre polie. Or cette évolution du savoir pratique est certainement voulue par le Créateur parce qu'elle est le moyen de transmettre les dons intellectuels et spirituels que le Seigneur a faits aux élites. La science a été manifestement donnée aux peuples chrétiens pour qu'ils puissent porter la foi aux extrémités de la terre. Entre tous les autres, un peuple a eu pour ce faire tout ce qu'il fallait : les hommes, les idées, la puissance, l'initiative, l'esprit d'entreprise. Ce peuple, c'est le nôtre. Hélas ! Tandis que nos officiers et nos missionnaires accomplissaient au péril de leur vie la tâche que Dieu avait confiée à la France, nos gouvernements et notre Université persécutaient chez nous cette religion même qui était la raison d'être de la France et de sa mission ; ils pervertissaient l'intelligence de ces Africains et leur apprenaient à repousser le Décalogue comme une superstition analogue à celle de leurs sorciers. 59:32 Cette contradiction intime entre sa mission et les actes de ses gouvernants a mis la France à deux doigts de sa perte et a failli ruiner complètement les efforts des héros de notre histoire coloniale. Qui ne voit que les chances de l'Afrique de venir à la vraie foi lui sont donnés par l'action des enfants d'une France officiellement anticléricale et persécutrice ? La France accomplissait sa mission malgré elle par ses enfants les plus généreux. CECI DIT, il est très facile de présenter quelques observations et quelques souvenirs à M. Sékou Touré, président de la République de Guinée, et descendant de Samory. Ces fameux empires nègres, quand ils ont existé, ne furent que des entreprises de pillage, nullement des royaumes nationaux dont le chef eût représenté moralement son peuple. Ces chefs ressemblaient à nos rois mérovingiens à qui les guerriers, chaque printemps, demandaient quelle province on irait piller. Contrairement au président de la Guinée, aucun de nos gouvernements successifs ne s'est recommandé de ces rois. Quand nous arrivâmes au Soudan il y avait deux despotes, Ahmadou dans le Nord et Samorv dans le Sud. Leurs États étaient des États brigands qui ne subsistaient que par les razzias et les enlèvements d'esclaves dans les villages incendiés. Samory échangeait ses captifs contre des bœufs, de l'or, de l'ivoire avec lesquels il se procurait des armes auprès des Anglais du Sierra-Leone. Car si les nations européennes avaient bien pu par la surveillance des côtes empêcher la traite des nègres (notre colonie du Gabon en 1849 et la fondation de Libreville n'ont pas d'autre origine que la protection d'esclaves libérés), l'esclavage subsistait toujours à l'intérieur de l'Afrique, et la traite elle-même se faisait encore par l'intermédiaire des souverains musulmans de l'Est du Soudan. Les populations tyrannisées par Ahmadou et Samory nous appelaient à leur aide et nous offraient leur concours pour détruire les forteresses de ces despotes. Pour la prise d'Osségoudou, forteresse d'Ahmadou, en 1890, les populations bambaras, acharnées contre cette ville, fournirent 1000 cavaliers et 2 à 3000 fantassins. 60:32 En 1891, les tribus du Boundou, du Kasso, du Guemou, offrirent 10.000 auxiliaires pour attaquer Nioro. Il fallut renoncer à cette aide, non pas seulement à cause de leur faible valeur militaire, mais parce que ces peuples opprimés ne songeaient eux-mêmes qu'à massacrer et à faire des esclaves. Dans le Beledougou, un Bambara, libre chez lui, puis fait captif par des peuplades voisines, s'il parvenait à s'échapper et à rentrer dans son village, était néanmoins regardé comme l'esclave du premier de ses compatriotes qui mettait la main sur lui. Au combat avec nos troupes « devant les brèches, ils se faisaient tuer bêtement sans bouger, de peur des « grigris » de l'assiégé » (Rapport du capitaine Quiquendon, *Journal officiel* du 25 au 29 septembre 1892). En général nos gouverneurs rendirent le pouvoir aux chefs nationaux des tribus, dépossédés par Ahmadou et Samory. Nous trouvons là les noms du capitaine Gallieni, du commandant Joffre, des lieutenants Mangin et Marchand, du capitaine Gouraud. Mais combien de jeunes officiers périrent entre vingt et trente ans, qui eussent pu rendre à la France les mêmes services que ces grands militaires si Dieu n'avait accepté leur sacrifice dès l'aurore de leur carrière. Nos gouvernants ignorent probablement toute cette histoire et sur la foi des théoriciens en chambre ou d'amis prêts à nous succéder, sont honteux d'un « colonialisme » qui dans l'ensemble fait honneur à la France. Les missions de Brazza sont même la gloire de l'humanité : les vertus naturelles et l'autorité morale d'un grand esprit, son ascendant sur des collaborateurs généreux dont beaucoup moururent à la peine furent ses seuls moyens d'unir tous les peuples d'Afrique Équatoriale sous la protection de la France. Nous ne parlons pas des missionnaires qui, avant même les soldats, sacrifièrent leur vie pour introduire chez les peuplades sauvages les premiers éléments de la vie morale. Car leur action, très peu connue, n'est cependant pas contestée. Quant à M. Sekou Touré, sans nous, au lieu d'avoir son brevet de capacité, il serait peut-être esclave d'un adversaire heureux de Samory. Peut-être même n'existerait-il pas, car la moitié de ces populations doit la vie à nos médecins et missionnaires. Tout le monde sait qu'en outre un « sénateur » de la Guinée fut il y a deux ans seulement « mangé » soit par ses électeurs, soit par ses concurrents. 61:32 M. Sekou Touré, pour se préparer à gouverner la Guinée, est allé chercher à Moscou les principes de despotisme et d'oppression dont la tradition était perdue en Afrique depuis la prise de Samory. CES SOUVENIRS nous ramènent à l'œuvre de nos missionnaires, parce que si leur tache avait été soutenue au lieu d'être combattue par nos gouvernements, l'entente avec les Africains serait bien plus facile. Nos missionnaires enseignent les dix commandements de Dieu, et les moyens surnaturels de pouvoir les observer. Nos gouvernements, l'individualisme, et les idées de la Révolution qui aboutissent à nier les fondements d'un ordre moral. Mais nos missionnaires n'ont pas travaillé en vain. Nous publions la lettre d'un missionnaire de l'Afrique Équatoriale ([^11]). Elle montre certes les difficultés psychologiques de la conversion, dues à l'orgueil que le péché d'Adam a légué à tous les hommes ; mais elle montre aussi l'action divine, que les hommes veulent trop souvent remplacer par une action humaine. C'est toujours et avant tout par la prière et *de l'intérieur* que l'Église a transformé le monde... Or voici justement une lettre adressée par un missionnaire à la Revue grégorienne montrant que *dès maintenant les élèves africains de nos missionnaires peuvent rendre aux Français le sens chrétien de la prière de l'Église que beaucoup de ceux-ci ont perdu*, hélas souvent à cause de leurs pasteurs. On sait que soi-disant pour être « à la page » la guerre est faite au latin, au chant grégorien, et à la grand-messe comme désuète ; la paroisse du Mesnil-Saint-Loup est traitée de fossile parce qu'elle y est fidèle et qu'on voit dans la prière de l'Église la base de la formation chrétienne. Ce missionnaire du Cameroun dont nous reproduisons la lettre répond par l'exemple des Africains aux plaintes d'une soi-disant « paroisse-pilote » de Paris qui croit nécessaire de supprimer la grand-messe. 62:32 « ...*Ici, au Cameroun, on chante la grand-messe tous les dimanches et parfois encore sur la semaine. Nos fidèles aiment cela et connaissent une bonne partie du Kyriale grégorien, au moins cinq ou six mélodies de l'Ordinaire, et le public alterne avec une schola exercée qui est chargée du* « *propre* » (*Introït, Graduel, Alleluia, Offertoire, Communion*)*, Ce qui n'empêche pas de nombreux chrétiens de posséder eux mêmes un manuel de l'édition vaticane, et beaucoup savent solfier le plain-chant grégorien. Ce qui est possible pour les Africains est-il donc si difficile avec des Européens ? Et comment est-on arrivé en France, à laisser tomber une coutume aussi vénérable. Pendant la dernière guerre, nos soldats camerounais nous écrivaient avec fierté comment ils avaient été choisis dans telle église d'Égypte, de Palestine, d'Italie, de France, pour constituer la schola improvisée nécessaire au chant d'une grand-messe. La langue latine leur paraissait toute naturelle comme une langue internationale de la prière, adaptée aux Français, aux Italiens, aux Allemands, aux Anglais et aux Noirs d'Afrique, et l'emploi de cette langue leur donnait l'impression de n'être jamais dépaysés partout où ils sont passés. Combien plus l'auraient-ils été s'ils avaient dû entendre chanter, ici en arabe, là en allemand, ailleurs en italien ? On dit que le latin est une langue hermétique aux Français. Je n'en crois rien lorsque je vois des Bantous africains comprendre l'essentiel du Gloria, du Credo, du Sanctus et des chants ordinaires de la messe.* *Ici,* (*au Cameroun*) *le public serait mortifié qu'on lui infligeât une messe basse, car il veut chanter...* *...au sacre de Mgr Etoga, le* 29 *novembre* 1955*, plus de* 100* *000 *personnes chantaient la messe pontificale d'une seule voix en plein air. De pareils spectacles, quand on y a assisté vous convainquent à tout jamais de l'efficacité de la liturgie.* » Cette lettre suffit comme preuve. Le chant grégorien est issu d'une antique réforme, par laquelle on a choisi dans le chant de l'antiquité païenne tout ce qui était susceptible d'une expression spirituelle et supprimé tout ce qui n'y convenait pas, comme par exemple le chromatisme. On a trié les modes, et fait de la liberté rythmique, de l'absence de mesure au sens moderne, la base de la composition musicale. Ces bases musicales d'un art religieux restent nécessaires aujourd'hui, avec la polyphonie, comme autrefois avec la monodie. La réforme musicale d'Erik Satie et de Debussy a précisément ces fondements. Ils ont ouvert la voie à un art religieux moderne ; Claude Duboscq en a donné les plus belles réalisations. 63:32 La base en est l'esprit rythmique du chant grégorien et sa modalité. Celui-ci est donc à la fois le plus utile pour réformer l'art moderne, le plus simple, le plus proche de notre chant populaire, de l'art ingénu des peuples à qui nous apportons la foi et *le témoin authentique de la vie spirituelle des martyrs et des Pères de l'Église.* Même s'il était difficile, cela vaudrait la peine de l'étudier. Mais il est très facile, plus facile qu'aucun autre. Une tare intellectuelle est la seule excuse de ses détracteurs. Sans doute, c'est l'usage du français, langue commune à des populations parlant des dialectes très divers, qui rend aisé au Camerounais l'usage du latin. La paresse et les idées fausses, l'irrespect vis-à-vis des œuvres de l'antiquité chrétienne, telles sont les causes du mépris des « Français pilotes » pour la grand-messe et le chant de l'Église. Les Africains au contraire savent se parer de la gloire du Saint-Esprit, manifestée dans les offices de l'Église universelle. Le véritable lien des hommes est en Dieu, c'est pour l'avoir oublié que la France a des difficultés avec ses anciens protégés. Henri CHARLIER. 64:32 ### NOTES CRITIQUES « Le manteau de Périclès » La situation de la France depuis le 13 mai 1958, il est bien visible que les journaux dans leur ensemble n'y comprennent rien. La caractéristique probablement la plus importante du profond changement de régime que la France est en train de vivre tient dans ce processus de dessaisissement des partis que nous avons déjà analysé (*Note sur l'apologie des partis politiques,* n° 29, pp. 93 et suiv.). L'aspiration populaire, la transformation progressive des mœurs, la claire volonté de l'État tendent non point à assurer la victoire d'un « bon » parti sur les autres, mais à remettre tous les partis à leur place. De son côté et dans son domaine, le pouvoir spirituel nourrit manifestement le même dessein. -- de par sa nature et sa fonction, et en tous temps : mais l'exercice d'une telle fonction se trouve facilité sur ce point par les circonstances actuelles. Or la presse est une presse partisane ; par son origine, ses mœurs, son personnel, elle est étroitement liée à la IV^e^ République -- qui fut aussi le régime de ses privilèges. La presse, plus ou moins discrètement selon les cas, est donc *contre :* elle est contre tout ce que la France réalise de positif depuis le 13 mai 1958, spécialement dans l'ordre du dessaisissement des partis. La presse continue d'interpréter toute la vie politique, civique et sociale de la France comme si les critères partisans d'hier conservaient une priorité absolue, et avaient seuls une réalité. La presse, ainsi, brouille et embrouille tout. A la longue, elle finira par troubler et décourager les consciences. La presse n'est en cela que le moyen d'expression le plus spectaculaire de la classe intellectuelle, plus exactement de cette partie de la classe intellectuelle qui est sociologiquement installée à la direction de l'édition, de l'université, des congrès, des mouvements et organisations, de la radio, des journaux. On en est encore à attendre que, parmi ceux qui donnent le ton dans les grands « instruments de diffusion », se fasse entendre une voix capable de parler, selon la vérité, de la France et de ce que la France est en train de vivre. Cette classe intellectuelle dont la formation et les méthodes de pensée sont radicalement erronées, cette classe intellectuelle qui a cinquante ans de retard, n'ayant pas encore été atteinte par les profonds mouvements de l'âme et de la pensée françaises qui ont eu lieu depuis Péguy, -- cette classe est appelée à une réforme intellectuelle et morale qui ne sera pas l'œuvre d'un jour. 65:32 D'autre part, c'est un problème d'État de savoir comment empêcher que la conscience française reste, dans l'immédiat, totalement livrée aux propagandes, aux publicistes, aux « conditionnements » psychosociaux qu'organise, par ses journaux, cette classe intellectuelle sociologiquement installée. Ce n'est pas à nous de décider ce que l'État pourrait bien y faire. Nous remarquons simplement qu'il serait souhaitable et urgent qu'il trouve le moyen d'y faire quelque chose. Les Français veulent être gouvernés. Ils sont toujours prêts, en outre, à répondre généreusement chaque fois que l'on fait appel à leur cœur, Mais ils veulent aussi qu'on leur explique le motifs des choses. Jusqu'ici, les « explications » sont données seulement par ceux -- les grands journaux -- qui, de pensée, de cœur, d'intérêt, sont hostiles, ou au moins *étrangers* au renouveau français. Dans la *Nation française* du 25 février, M. Pierre Boutang a souligné ce besoin de motifs, qui actuellement est condamné à rester sur sa faim : Plus une politique est secrète dans ses moyens, plus elle doit être claire en son principe et sa fin. Cache-t-elle des projets dont, plus tard, le succès et la grandeur étonneront ? Elle n'en doit que mieux tenir les volets ouverts, garder la bonne lumière du jour sur le présent : c'est du présent, en lui, que vivent les pauvres hommes ; ils souhaitent qu'un État songe à l'avenir, mais veulent au moins comprendre, ou n'être pas déroutés, tout de suite. Or ils sont déroutés. Je ne parle pas des élections de dimanche, où quelques gains communistes et beaucoup d'absence indiquent ici la désillusion, là quelque fièvre. Simplement je ne rencontre personne dans mon voisinage qui ne s'inquiète ou ne s'irrite. Pour une part, cela tient à la nature des choses, à la difficulté d'être pour la France qui recommence ; mais il y a aussi des obscurités qu'on dirait volontaires ; il y a la maladresse de l'État, de ses organes d'explication et d'information, de beaucoup inférieurs à ses organes d'exécution. « *Prends garde à toi, Périclès : tu commandes à des hommes libres, tu commandes à des Grecs ; tu commandes à des Athéniens.* » Ainsi, selon Plutarque, Périclès se parlait-il à soi-même chaque fois qu'il mettait son manteau. Le Parisien libre, mais aussi bien le Limousin sur son champ, sont des animaux que possède un besoin très singulier de comprendre ce qui leur arrive, égal à celui de l'Athénien. Toutefois l'État possède des moyens de se faire entendre qui sont nombreux et neufs. J'affirme qu'il ne sait pas s'en servir. 66:32 Par exemple, mon curé et voisin me dit : « Drôle d'affaire ; on rogne sur les anciens combattants, mais on a augmenté les députés. » Voilà qui est clair, qui exige une réponse claire. Il n'y en a pas, à cette heure. Autre bruit public : « L'État nouveau est comme le précédent. Il a permis la spéculation sur la monnaie. Il nous gouverne, mais les banques le tiennent. » Il faut répondre, car ces questions enveniment tout. Et nous ne serons pas là plus royalistes que le roi. Nous ne répondrons pas à la place de l'État. Il sait. Qu'il dise ! Il existe une radio d'État -- trop d'État en cent matières qui devraient être libres -- mais qui ne réserve pas à l'État les vingt minutes quotidiennes où les taureaux seraient pris par les cornes, où une rumeur qui décourage le citoyen serait ruinée. Suffirait le courage de formuler librement, d'une liberté, s'il le faut, insolente, la méchante question, comme elle court les rues. Et de répondre par le fait et l'idée, comme on doit les savoir, en haut, si l'on fait son métier. Certainement, aucune initiative privée ne peut ici remplacer l'État ni s'exprimer à sa place. A la place d'un État qui semble sous-estimer grandement l'importance, le poids, le résultat de la guerre psychologique qui lui est faite, à lui, à son armée et à la patrie. La France est engagée dans une guerre qui n'est pas seulement psychologique. Le sacrifice de la vie est demandé aux jeunes Français mobilisés. L'oublie-t-on. Le *Bulletin de Paris* remarque (13 février) : « *La liberté d'opinion est un bien précieux que nul état de guerre n'a jamais pu laisser entier* ». Il précise : « Il est malhonnête de demander au soldat de se battre et de mourir pour que l'Algérie reste française, et de laisser dire par les journaux les plus influents, qui bénéficient des mêmes facilités de transport que nos armes et nos vivres, que ce but de guerre n'est pas du tout sérieux. » Ce n'est là qu'un point particulier du *problème d'État* que nous avons évoqué : mais c'en est aussi l'aspect le plus urgent, le plus douloureux, le plus insupportable. Il serait bon d'y penser, et d'y pourvoir. 67:32 #### « Ne jugez pas » Abbé Desgranges : *Ne jugez pas* (La Palatine, 8, rue Garancière, Paris) : document de toute première importance pour comprendre l'action antireligieuse de la III^e^ République, l'équivoque fréquente du laïcisme scolaire (car il devient très facilement le masque d'un athéisme officiel), enfin la résistance honnête, sensée, à la fois vigoureuse et pleine de cœur, opposée sans relâche par un prêtre admirable qui était l'écho fidèle des vœux des catholiques français -- du moins d'un grand nombre d'entre eux. La seconde partie, consacrée au « résistantialisme » et composée d'extraits d'un livre introuvable (« de sordides manœuvres empêchèrent la diffusion et la réédition des *Crimes masqués du résistantialisme* », dit Mme Denise Aimé-Azam dans sa belle préface), contient non seulement une documentation impartiale sur cette révolution larvée que représenta le mouvement du résistantialisme (odieuse caricature de la vraie résistance), mais c'est encore le témoignage serein et courageux du zèle pour la justice selon le Christ, qui anima un prêtre français jusqu'à son dernier souffle. R. T. #### Deux livres de poésie pour les enfants Il s'agit de deux recueils pour enfants de sept à douze ans. Le premier, *Poésies d'aujourd'hui pour les enfants de maintenant,* de Jacques Charpentreau (Éditions Ouvrières), fournit un bon exemple des effets du laïcisme dans le domaine de la culture. Certes la préface est intéressante ; son auteur, Gaston Roger, y fait preuve d'un sens véritable de la poésie. Quant aux poésies elles-mêmes, comme en général elles sont dépourvues de rythme, de rime et même de ponctuation, comme elles mettent en œuvre des images cérébrales et hermétiques, on peut se demander si elles donneront aux enfants le goût du beau travail, de la discipline et de l'ordre. Mais il y a beaucoup plus grave. Le choix est tellement tendancieux qu'il donne à penser que la poésie française n'a pas existé avant Apollinaire et Aragon et que jamais elle ne chante en paroles chrétiennes. Les sous-titres, du reste, sont tout à fait révélateurs : *les mondes et les pays,* mais pas l'Église ; *les saisons,* mais pas de fêtes ; *les âges de la vie,* mais pas de sacrements ; les *villes,* mais pas de cathédrales ; une *France* qui n'a pas de réalité avant la résistance ; enfin *construire le monde* mais en faisant abstraction de Dieu. 68:32 Je plaindrais les éducateurs qui ne sentiraient pas à quel point ce manuel, quoi qu'il en soit de sa présentation, est « laïciste » sans malice mais tout naturellement et spontanément. Il constitue une assez bonne réussite pour décérébrer et laïciser les enfants. Les *enfants de maintenant* ne gagneront pas à n'être formés qu'avec les *poètes d'aujourd'hui,* et surtout en excluant ce qu'il y a de plus chrétien et de plus français parmi les poètes d'aujourd'hui. Par contre le recueil de Germaine Toulouse *Avec les grands poètes de chez nous* (édit. de l'École) est admirablement orienté ; il ne sépare jamais le sens de la poésie, celui de la Foi chrétienne et celui de la grande tradition française. Dans ce recueil les poètes d'aujourd'hui viennent en bonne place, et c'est normal ; seulement on n'a pas cru nécessaire d'écarter Claudel, Péguy, Ghéon ou Francis Jammes. Au contraire on les a largement utilisés et même l'on a réalisé ce petit exploit, du moins pour Henri Ghéon et Charles Péguy, de donner une idée juste de leur physionomie poétique, encore que l'on se soit borné aux quelques morceaux accessibles à des petits. Victor Hugo figure aux premiers rangs, et parmi les morceaux que l'on a retenus quelques-uns étaient ignorés jusqu'à maintenant de la plupart des anthologies ; ils sont pourtant très beaux, à la fois par leur simplicité et leur ampleur d'évocation morale et religieuse. Pour le XVII^e^ siècle on a remis à l'honneur les sonnets de Drelincourt ; ils le méritent à cause de la perfection classique de la forme et du sentiment si chrétien qui les anime. Une seule critique : le choix des poètes étrangers : espagnols, anglais ou allemands est décevant ; ils ne donnent pas une idée vraie de nos pays voisins ni de leur poésie. Mais enfin la rubrique des « poètes européens » n'occupe qu'une dizaine de pages sur les cent cinquante du recueil. Parmi les lecteurs de cette revue il se rencontrera sans doute des parents et des éducateurs soucieux non moins que d'éveiller les enfants aux valeurs de poésie, de leur former une sensibilité religieuse ; de les imprégner de Foi jusque dans leur sensibilité. Le recueil de Germaine Toulouse les aidera dans ce sens. Et nous ajoutons qu'une lecture comparée de Germaine Toulouse et de Jacques Charpentreau sera plus utile que de longues considérations pour leur faire saisir la différence, malgré un égal souci de la culture, entre une éducation qui fait comme si l'enfant n'était pas enraciné dans la Foi et sans la tradition d'une patrie et d'une éducation fondée sur la reconnaissance vitale des attaches essentielles de l'enfant : la famille, la patrie, l'Église. R. T. 69:32 ### NOTULES - SUR QUELQUES SITUATIONS ÉQUIVOQUES. *-- Le dernier Congrès national extraordinaire du M.R.P. tenu à Clichy au début de février 1959, a élu* (*ou réélu*) *les membres des trois organismes de direction de ce parti. Ce sont :* *-- le bureau national *; *-- la Commission exécutive nationale ;* *-- le Comité national.* *La composition de ces trois organismes de direction a été donnée par l'hebdomadaire du M.R.P.* Forces nouvelles *dans son numéro du* 7 *février.* *La* COMMISSION EXÉCUTIVE NATIONALE, *précise le nouvel article* 42 *des statuts du M.R.P.,* « *contrôle le Bureau national* » *et* « *si elle estime que le Bureau national ne suit pas la ligne définie par les Congrès national, elle convoque le Comité national.* Le COMITÉ NATIONAL, *selon l'article* 30 *des statuts, a le pouvoir de diriger le parti dans l'intervalle entre les Congrès nationaux.* \*\*\* *Or trois dirigeants politiques du M.R.P., membres de la Commission exécutive et du Comité national, ont simultanément des fonctions de directeur, de président et de secrétaire général dans des journaux et des organisations proprement* CATHOLIQUES. \*\*\* *Rappelons d'ailleurs -- contrairement à ce que croient encore trop souvent des esprits mal informés -- qu'il n'y a aucun empêchement de principe à ce qu'un militant catholique soit aussi un militant politique.* *La difficulté se situe ailleurs. Et cette difficulté est double.* I*. -- La double appartenance ne traduit en elle-même que la multiplicité des responsabilités du chrétien. Il a des devoirs d'apostolat *; *il a des devoirs civiques. Il peut remplir les uns et les autres en militant simultanément dans des organisations d'Action catholiques et dans des organisations civiques et politiques.* *Là où la double appartenance devient délicate, c'est quand il ne s'agit plus seulement de* MILITER, *mais de* DIRIGER SIMULTANÉMENT *une organisation* (*ou un journal*) *catholique et un parti politique. Il est bien évident que les* DIRIGEANTS *d'une organisation catholique sont exposés en permanence à confondre ces diverses activités, et à ne pas les laisser aussi distinctes les unes des autres qu'il serait souhaitable.* II*. -- L'autre point délicat est que le public préfère que tout soit parfaitement clair. Et il faudrait beaucoup d'optimisme pour croire que tout le soit actuellement. Dans une certaine presse, les* DIRIGEANTS POLITIQUES *qui sont simultanément des dirigeants d'organisations catholiques sont systématiquement présentés comme étant des* « *hommes d'action religieuse* »*, dont l'activité se situerait* « *en dehors et au-dessus des partis* »*. On omet de mentionner, quelquefois de façon provocante, leur activité de dirigeants politiques, membres de la direction d'un parti.* 70:32 *Quelles que soient les intentions, certainement excellentes, et personnellement désintéressées, il paraît équivoque de confier la* DIRECTION *d'une* « *action religieuse en dehors et au-dessus des partis* » *à des gens qui précisément sont membres de la direction d'un parti politique...* \*\*\* *On comprend bien que ce qui est ainsi posé n'est pas spécifiquement une question de personnes *: *mais surtout et avant tout une question de principe. Et une question de clarté.* *De plus, s'il est vrai, comme nous le croyons pour notre part, que les divisions de la communauté catholique proviennent d'une excessive* POLITISATION *des consciences, des esprits, voire parfois des journaux et des organisations, il s'ensuit qu'un effort positif serait souhaitable pour éviter méthodiquement certaines situations équivoques. Un tel effort suppose et réclame que chacun y miette du sien, au prix parfois de sacrifices. Quels que soient les mérites ou les démérites du M.R.P., qui n'importent pas en l'occurrence, il faut se souvenir que beaucoup de catholiques ne voient pas sans un profond malaise ce parti politique être apparemment en mesure de contrôler, par des membres de sa direction nationale, des journaux et des organisations spécifiquement catholiques.* *Au demeurant, les situations équivoques actuellement existantes ne paraissent pas telles qu'elles ne puissent être clarifiées sans heurt, avec du désintéressement et de la bonne volonté.* 71:32 ### Saint Joseph artisan A l'intention de nos lecteurs nouveaux, à la demande de lecteurs anciens qui en voudraient un exemplaire supplémentaire pour le faire circuler, spécialement afin d'aider à la préparation du prochain Premier Mai, nous reproduisons l'article que D. Minimus avait donné à la revue voici deux ans. A la communion de la messe de la Pentecôte, il est chanté sur un texte des Actes des Apôtres : « Ils disaient en différentes langues les merveilles de Dieu. » Et sur ce mot *mirabilia* se trouve une mélodie inoubliable et généralement mal chantée parce qu'hélas, on n'y voit que des notes. Ces merveilles de Dieu, l'Église passe son temps sur la terre à les proclamer : *L'Église ou la société de la louange divine,* tel est le titre révélateur d'un opuscule de dom Guéranger. Une des merveilles de Dieu est certainement la vie de saint Joseph et l'Église, en nous offrant cette nouvelle fête de saint Joseph artisan, continue cet office de louange de Dieu et d'enseignement des fidèles qui est sa mission sur la terre. 72:32 L'ÉGLISE agit en cela comme elle fit aux temps anciens vis-à-vis des fêtes païennes. La petite procession que les Romains faisaient en l'honneur du dieu, ou de la déesse (on ne sait pas bien) de la gelée, Robigo, est devenue la procession des litanies majeures, le jour de la saint Marc, où il est demandé à Dieu de protéger son peuple et les biens de la terre. Les personnes âgées ont connu les « Premier Mai » d'autrefois, cortèges de révoltés, avec le drapeau rouge, des pierres, des « épreuves de force », des soldats et des gendarmes aux carrefours. Lentement, quand on paya aux ouvriers le salaire de cette journée, le chômage du premier Mai se généralisa et devint inoffensif. Il devint officiel quand le premier Mai, fête de saint Philippe et saint Jacques, fut la fête du chef de l'État. Entrée dans les mœurs, elle est aujourd'hui la fête propre aux travailleurs ; et comme tout le monde l'est ou à peu près, elle est sympathique à tout le monde. Cependant, elle reste plus particulièrement la fête des travailleurs manuels qui, au travail même, joignent par la force des choses une pénitence physique plus ou moins accentuée. Or cette pénitence est précisément celle qui fut indiquée (et offerte en quelque sorte) à Adam après sa faute. Il y a là pour le travailleur une situation qu'on peut dire privilégiée à qui sait la voir. Dans les monastères contemplatifs, même pour le théologien, l'helléniste, l'hébraïsant ou le musicologue, il y a un temps déterminé pour le travail manuel. C'est là une très sage coutume qui rappelle les intellectuels à l'humilité nécessaire et aux conditions primordiales de l'existence et du salut. L'Église fait aujourd'hui une fête de ces pensées, mais on voit par ce que nous venons de dire qu'elles les a eues de tout temps. Dans sa tendresse pour l'humanité, elle choisit seulement l'occasion favorable pour proposer aux travailleurs manuels un modèle digne entre tous de leur inspirer l'amour de leur travail et les motifs supérieurs de cet amour. Car l'humble artisan que fut saint Joseph est vraisemblablement le plus grand des saints. Il fut l'époux légal de la Sainte Vierge, et le Père éternel lui confia de le remplacer auprès de son Fils unique ; il fut, comme le dit Hello : *l'ombre du Père.* Aucun des plus grands saints n'eut mission aussi élevée que saint Joseph ; pourtant sa vie est obscure. 73:32 Si obscure que l'Église n'a que très lentement éclairé sa gloire. Les quatre premiers siècles sont les siècles des martyrs ; il y en eut des millions ; le nom de chrétien suffisait à faire condamner à mort ; dans les périodes de persécutions officielles, chacun pouvait être pris et condamné du jour au lendemain. Les textes de ces jugements qui nous sont parvenus devraient être largement répandus parmi les jeunes gens dans les écoles ; ils sont hélas à peu près inconnus de la plupart des chrétiens et même dans les communautés. Cette détestable ignorance nous pousse à en citer un fragment : « *Sous le consulat de Presens* (*pour la seconde fois*) *et de Condianus, le* 16 *des calendes d'Août* (cela donne le 17 juillet 180) *Speratus, Nartzalus et Cittinus, Donata, Secunda, Vestia, ayant été conduits en la salle du tribunal à Carthage, le proconsul Saturninus dit : Vous pouvez mériter l'indulgence de notre maître l'empereur si vous revenez à un bon esprit.* *Speratus dit : Nous n'avons jamais fait de mal, ni prêté la main à aucune injustice. Nous n'avons jamais dit de mal, mais quand on nous a maltraités, nous avons rendu grâces, parce que nous obéissons à notre empereur.* *Le proconsul Saturninus dit : Nous aussi, nous sommes religieux et notre religion est simple. Nous jurons par le génie de notre maître l'empereur, et nous prions pour son salut, ce que vous devez faire aussi.* *Speratus dit : Si tu veux m'écouter tranquillement, je vais t'expliquer le mystère de la vraie simplicité.* (On voit ici le Saint-Esprit les assister suivant la promesse de Jésus.) *Saturninus dit : Tu vas dire du mal de notre religion *: *je n'y prêterai pas l'oreille. Jure plutôt par le génie de notre maître l'empereur.* » L'interrogatoire continue et finalement le proconsul dit aux autres : « *Ne vous faites pas complices de cette folie. Cittinus dit : Nous n'avons personne que nous craignions, hors le Seigneur notre Dieu qui est dans le ciel.* *Donata dit : Nous rendons à César l'honneur dû à César, mais nous ne craignons que Dieu. Vestia dit : Je suis chrétienne.* *Secunda dit : Je le suis, je veux l'être.* (*quod sum, ipsud volo esse.*) 74:32 Nous arrêtons cette citation à regret ; c'est, on le voit le texte officiel du tribunal dressé par le greffier. Notons que ces martyrs étaient africains et natifs de Scilli. Les événements d'Afrique sont si présents et si graves, les idées à leur sujet si vagues et si sottes bien souvent qu'il est bon de dire que les plus beaux des actes des martyrs nous viennent d'Afrique. Tertullien (ad. jud. 7) dès le deuxième siècle disait que « les Gétules et un grand nombre de Maures se sont soumis à la loi du Christ ». Prudence, dans une strophe, vante un martyr de Tanger qui s'appelait Cassien, « lui dont le martyre a poussé les tribus domptées sous le joug du Christ ». Du ciel ces martyrs s'intéressent au sort de leur patrie et de ces pauvres Berbères qui furent chrétiens ; mais les prie-t-on ? AU TEMPS de ces martyrs, les yeux se fixaient uniquement sur la Croix ; ces jours peuvent revenir pour nous (comme pour l'Espagne, il n'y a pas vingt ans) et il y a toujours quelque endroit de la terre, comme aujourd'hui en Chine, où le martyre est offert aux chrétiens. Mais en des temps plus doux pour la foi, où elle est exposée au désastre par les seules concupiscences, l'Église prend le temps de développer ses richesses. La vie de s. Joseph en est une ; elle préfigure même la vie des martyrs dont nous venons de parler. Bossuet, dans son panégyrique de s. Joseph, écrit : « Quand Jésus entre quelque part, il y entre avec sa croix, il y porte toutes ses épines et il en fait part à ceux qu'il aime. Joseph et Marie étaient pauvres ; mais ils n'avaient pas encore été sans maison, ils avaient un lieu pour se retirer. Aussitôt que cet enfant vient au monde, on ne trouve point de maison pour eux et leur retraite est une étable. Qui leur procure cette disgrâce, sinon celui dont il est écrit que « *venant en son propre bien, il n'a pas été reçu par les siens *? » Marie et Joseph étaient fort pauvres, ils marchaient la plupart du temps nu-pieds, s'éclairaient en hiver de la flamme du foyer, gagnaient leur vie jour par jour, mais il fallut la venue de Jésus pour qu'ils fussent réduits à coucher dans une grotte où vint au monde le Roi éternel des siècles. Et ils restèrent à Bethléem, puisque dans le courant de l'année qui suivit, c'est là que les Mages vinrent les trouver. Quelle avait été l'intention de Joseph et de Marie en voyageant tous deux alors que la naissance de l'enfant était si proche ? 75:32 Joseph était forcé d'aller à Bethléem pour le jour du recensement, mais non pas Marie. A Nazareth, elle était avec une sœur de mère, Marie Clopas, la mère des futurs apôtres, cousins germains de Notre-Seigneur. Il est probable que s. Joseph voulait s'établir en son état à Jérusalem. Hérode y faisait toujours travailler, et la tradition plaçant la maison de sainte Anne auprès du Temple, il est possible que Marie y possédât une maison. Pourquoi Marie accompagna-t-elle s. Joseph à Bethléem ? Elle connaissait parfaitement l'Écriture, donc la prophétie de Michée, peut-être a-t-elle profité du recensement pour que la prophétie s'accomplît ? Mais Dieu y a peut-être pourvu sans que Marie y songeât elle-même. Elle n'en a rien dit. Mais sûrement la principale préoccupation de s. Joseph était, sauve la loi de Dieu, de gagner la vie de son épouse et la sienne. Il emporta donc ses outils ; ce n'était pas compliqué : une équerre, un compas, un maillet qu'un bon ouvrier fabrique lui-même, une scie, de celles qu'on nomme égoïnes, la plus anciennement connue et qui permet de refendre, un rabot (ou une varlope), une hache, un bon couteau, une tarière. Cette simplicité est inconnue aujourd'hui, mais sa perte est récente ; il y a 70 ou 80 ans, les simples outils de ce temps étaient très précieux pour un ouvrier ; il y pensait deux ans avant de s'acheter une bonne râpe ou une nouvelle scie. L'acier était cher ; la maison Peugeot, il y a cent ans, faisait les ciseaux à bois d'une mince lame d'acier soudée sur du fer. Au temps de s. Joseph les outils étaient plus rares encore et plus précieux. Quand il se vit forcé de rester à Bethléem, s. Joseph loua une maison, chercha du travail et en trouva ; l'Évangile nous a dit que les Mages trouvèrent la Sainte Famille dans une maison (Mt II, 11). Ils n'y restèrent pas longtemps. Fuyant la folie d'Hérode, en pleine nuit, aussitôt après l'avertissement de l'ange, « Joseph prit l'enfant et sa mère et se retira en Égypte ». Et en ce temps où tout était rare et coûteux, il est certain qu'il emporta ses outils de préférence même à des vêtements. Ils avaient quelqu'argent, l'or des Mages, plus symbolique sans doute qu'abondant, mais réel pourtant. Ils essayèrent de gagner la frontière de Palestine le plus rapidement possible. Ils avaient quelque 90 kilomètres à faire pour cela ; à la première étape, de bon matin, ils durent vendre l'âne, louer ou acheter deux dromadaires, car ils étaient sur la grand'route très passagère qui mène à l'Égypte. 76:32 Au soir ou le lendemain ou dans la nuit, ils étaient sous les murs de Gaza et quelques heures plus tard, ayant traversé Anthédon, ils atteignaient Lebhem ; ils étaient en Égypte, hors du pouvoir d'Hérode. Au prix de quelles fatigues ! La sainte Famille arriva ensuite à Péluse après avoir longé le bord de la mer. La principale préoccupation de Joseph redevint celle de trouver de l'ouvrage. Pour cela ils gagnèrent par le bateau sur la branche pélusiaque du Nil la principale ville juive de Égypte, Héliopolis, près de Memphis. Il y avait même en cet endroit un temple de Jaweh ; les Juifs Égypte étaient dispensés de monter à Jérusalem pour les fêtes, qu'ils célébraient à Héliopolis. La tradition veut que la Sainte Famille y ait passé un mois. Elle y apprit le massacre des Saints Innocents puis la mort d'Hérode ; peut-être y célébrèrent-ils la Pâque avec le véritable agneau de Dieu, presqu'au même lieu où Moïse avait institué la fête. Auprès du Temple ils couchèrent sous un sycomore. Mais il faut croire que s. Joseph ne trouva que peu d'ouvrage car la tradition le montre à Hermopolis, à mi-chemin de Memphis et de Thèbes ; et c'est là que l'Ange revint pour dire à Joseph : « Lève-toi, prends l'enfant et sa mère et retourne dans la terre d'Israël, car ceux qui en voulaient à la vie de l'Enfant sont morts. » Ce retour fut encore une pénible épreuve. Il se fit par mer, d'Alexandrie jusqu'au port de Jérusalem, Jammia. Mais la Sainte Famille trouva en Judée une situation tragique. Les Romains, pour s'emparer des trésors du roi Hérode, avaient pris d'assaut le temple en pleine fête de la Pentecôte, massacré les pèlerins et ravagé toute la contrée. Nul espoir de rien retrouver de ce qu'on avait pu laisser à Bethléem. C'est sur la route de Jérusalem que l'artisan eut le dernier songe rapporté par l'Écriture, et qui l'instruisit de se retirer en Galilée. La Sainte Famille se rendit donc à Nazareth. L'ouvrage ne manquait pas ; la ville avait été mise à sac et incendiée par les Romains (Josèphe, Guerre des juifs XVII, 12). La maison de Marie Clopas n'existait plus. Une pauvre famille d'artisans a donc vécu au milieu des Oradours et de régions dévastées après avoir fui devant le meurtre et la bataille comme durent le faire à deux reprises nos concitoyens des Ardennes. S. Joseph sortit ses outils, refit des charpentes, des toits, des coffres, des jougs, des charrues pour ce peuple ruiné et l'Enfant Jésus commença ce petit apprentissage des fils d'ouvriers : ramasser les copeaux, les porter à sa mère, tendre des chevilles à l'ombre du Père, puis donner son premier coup d'équerre, son premier trait de scie, apprendre enfin le métier qu'il fit jusqu'à trente ans, former sa raison humaine à l'expérience de ce même monde qu'il avait créé du dedans comme Verbe éternel. 77:32 Ô GLOIRE ET GRANDEUR de la vie artisanale ! L'artisan qui forme ainsi ses fils est la vivante image de ce que fut s. Joseph dans l'atelier de Nazareth. Ni chez les rois, ni dans les « bonnes familles » riches, ni dans le monastère le mieux cloîtré on n'approche d'aussi près de ce que fut la vie cachée de Jésus, de Marie et de Joseph ; l'atelier voisinait avec le foyer et la table ; la formation du jugement et de l'expérience se faisait sur le lieu même de la prière en famille et l'amour présidait au métier même. Aussi le Saint-Père propose s. Joseph en exemple non pour les ouvriers seulement mais pour les patrons. S. Joseph était patron et Jésus son ouvrier. Il lui commandait et Jésus obéissait ; mais s. Joseph respectait Jésus et, autant qu'il était en lui, haussait le savoir en Jésus. Ce devrait être le souci du patronat d'élever humainement en dignité et en savoir les hommes qui leur sont confiés. Et c'est là le vrai paternalisme dont le modèle est s. Joseph. Ce n'est pas une des moindres merveilles que nous offre la contemplation du Verbe Incarné, que de voir ce Verbe divin qui lisait dans les cœurs soumettre l'âme d'homme qui lui était unie à cet apprentissage de l'expérience humaine. Jésus qui jouissait de la vision béatifique et instruisait par l'amour le cœur de s. Joseph, apprit à parler, à écrire, très facilement sans doute, mais avec un esprit qui avait l'âge et les moyens de son corps. L'Évangile dit de sa première rencontre avec les docteurs : « Tous ceux qui l'écoutaient étaient stupéfaits de son intelligence et de ses réponses ». Mais ces réponses étaient des mots d'enfant, inattendus des grandes personnes usées par la vie, mots d'enfant inimitables et atteignant sans paraître y toucher à cette « division de l'âme et de l'esprit » dont parle s. Paul. MAIS le Saint-Père propose encore s. Joseph en exemple pour une autre raison : l'artisanat est le type du travail humain formateur parce que l'artisan choisit librement ses méthodes et son emploi du temps, et parce qu'il est entièrement responsable de son ouvrage. 78:32 Or le grand mal moral à l'heure actuelle dans le monde du travail est l'absence d'intérêt de l'ouvrier pour son travail. Il remplace une machine et il est traité comme une machine, intelligente, mais sans plus d'initiative qu'une machine. Sans doute, l'esprit d'envie, des institutions qui organisent la guerre civile à l'état endémique favorisent ce qu'il y a de moins bon dans l'homme. Mais outre cela, il y a, pour démoraliser nombre d'excellents ouvriers, cette absence de tout intérêt de l'intelligence dans le travail et de tout intérêt matériel à l'excellence de leur travail personnel. LA RÉFORME SOCIALE DOIT PORTER D'ABORD SUR CET ASPECT MORAL DU TRAVAIL. Ce n'est pas une utopie ; jusqu'en 1914 les typographes parisiens travaillaient en commandite ; ils s'engageaient collectivement à fournir la copie à la direction de l'imprimerie pour une heure et un prix donnés ; la direction ne s'occupait pas plus du partage de cette somme que de l'organisation de l'équipe. En proposant s. Joseph artisan comme modèle des travailleurs, le Saint-Siège donne donc des indications précieuses et sur la formation de la jeunesse et sur l'organisation du travail. Contrairement à l'opinion des « planistes » intellectuels, la formation du jugement et de l'intelligence se fait BIEN MIEUX QU'AILLEURS DANS LE MÉTIER ET PAR LES HOMMES DE MÉTIER. Contrairement à l'opinion des « planistes » sociaux, LA VRAIE RÉFORME DU TRAVAIL DOIT COMMENCER PAR L'ORGANISATION INTERNE DE L'ATELIER A SA BASE ET NON PAR DES RÉFORMES DE STRUCTURES CONÇUES PAR DES INTELLECTUELS. Contrairement aux « planistes » spirituels, la vraie formation spirituelle se fait dans la paroisse qui est après la famille la cellule sociale fondamentale. \*\*\* MAIS il est bien évident que saint Joseph, modèle des artisans en tant qu'artisan, l'est encore au plus haut degré comme modèle de l'homme qui vise à sa fin dernière. Car à cet artisan né comme nous avec le péché originel, il a été donné après son mariage de vivre avec la Sainte Vierge Marie et avec Jésus. Or par la grâce de Dieu et la vertu des sacrements, cela est donné à tout homme de quelque condition qu'il soit et si humble soit-elle. Seulement, il faut le savoir et le demander, c'est la seule condition. 79:32 On a coutume de demander à s. Joseph son aide dans les questions matérielles ; on a raison, car son devoir d'état était de nourrir la Sainte Famille et il dut à ce sujet avoir maintes fois bien du souci ; mais son devoir d'état était aussi de faire observer la loi de Moïse chez lui et d'en donner le moyen à sa famille. Comme la Sainte Vierge et Jésus lui obéissaient, on voit que ce devoir d'état était une réalité. Et peut-être même avait-il sur l'observance de la loi des idées plus strictes ou plus étroites que la Sainte Vierge n'en avait elle-même et que Jésus ne l'enseigna plus tard, car ils avaient des lumières que s. Joseph ne pouvait avoir que par eux. C'est le progrès de l'amour en lui qui put l'éclairer petit à petit, car Dieu est amour. Mais si Joseph pensait qu'on ne devait pas dire la même bénédiction sur les raves entières que sur les raves coupées en morceaux ou quelqu'autre des innombrables observances juives sur lesquelles le Talmud nous renseigne, le Verbe Incarné, l'épouse du Saint-Esprit obéissaient. Ce devoir de Joseph est celui de tous les pères de famille ; il est souvent négligé au profit du premier et c'est le plus grand désordre qui puisse atteindre les familles chrétiennes, en même temps qu'un très grave manque de foi, car il a été dit : « Cherchez le royaume de Dieu et sa justice ; le reste vous sera donné par surcroît. » OR la foi de s. Joseph est un modèle pour tous. Il eut la foi devant le plus grand événement de l'histoire de l'humanité, événement unique où la grâce de Dieu l'appelait à jouer un rôle, l'Incarnation du Verbe éternel. Il eut foi en la parole de l'Ange ; il eut foi d'abord en Marie. Leur mariage fut un mariage de convenance préparé probablement par les prêtres qui avaient élevé Marie, par Zacharie son parent en particulier. On choisit pour cette jeune fille exemplaire un jeune homme de bien qui était descendant de David lui aussi ; et alors se fit sentir l'action de la Sainte Vierge. Le sentiment si naturel aux jeunes gens lors d'un premier amour de voir dans l'objet de leur amour le chef-d'œuvre de la création, fut cette unique fois entièrement justifié. Son admiration pour la jeune fille qu'on lui présentait et qui ignorait encore les raisons de l'ascendant inexplicable qu'elle exerçait et même qui ignorait ce pouvoir, porta Joseph à tout accepter de ce qu'elle lui demanda touchant son vœu de virginité. 80:32 S. Joseph, par Marie, eut de l'amour une idée qui jamais encore n'avait été exprimée ; ses litanies l'invoquent comme « gardien des vierges » ; et pour faire toucher du doigt à nos lecteurs la lointaine portée de tout acte spirituel, voici des paroles qui dépendent directement du court moment où dans la charité de son cœur, s. Joseph accepta le désir de Marie ; il fit ainsi de son acte un modèle pour toute la durée des temps et, pour tous, une aide efficace. « A cette période gracieuse de l'adolescence, écrit Proudhon, succède la jeunesse, âge poétique de l'émulation, des luttes gymnastiques comme des pures et timides amours. Quel souvenir pour un cœur d'homme parvenu à l'arrière saison, d'avoir été dans sa jeunesse le gardien, le compagnon, le participant de la virginité d'une jeune fille ! » (Contr. écon. XIII, p. 384). Pierre-Joseph Proudhon doit probablement aux patrons de son baptême d'avoir conservé si pure cette notion chrétienne. La révolution française avait commencé la destruction de la morale naturelle qui est presqu'accomplie de nos jours. Quelle misérable époque que celle où cet homme fait pour restaurer la morale naturelle dans la famille et dans la société crut devoir demander à la révolution les moyens de restaurer ce qu'elle ne pouvait que détruire ! \*\*\* NOUS écrivons pour les laïques qui lisent cette revue ; ils doivent savoir que la vie chrétienne comporte en beaucoup de circonstances l'exercice de la chasteté pour eux comme pour les religieux, quand ce ne serait que par charité pour leurs épouses, ou dans les circonstances où ils en sont séparés. Ce n'est possible que par la grâce de Dieu mais c'est possible bien que rarement enseigné. C'est le principal « crucifiement de la chair » qui puisse s'offrir à la vie chrétienne normale, la croix cachée, familière et domestique dont il serait surprenant que s. Joseph, né comme nous avec le péché originel, ait toujours été exempté. 81:32 S. Joseph, qui fut marié à dix-huit ans probablement, suivant la loi de Moise, est donc aussi un modèle et un aide dans toutes les circonstances où, nous mettant résolument en face des sacrifices à faire, nous devons placer tous nos désirs en Jésus. C'est ce qu'a fait s. Joseph. Époux d'une jeune fille destinée à être la Mère du Verbe incarné, attendant lui aussi le salut d'Israël, il participe à son propre salut et à l'œuvre de la Rédemption par la domination raisonnable de ses appétits naturels. Enfin ce haut degré de gloire qui fait de lui le représentant du Père éternel auprès de l'Enfant Jésus, le représentant du Saint-Esprit auprès de la Vierge, montre à quelle hauteur peut s'élever une âme humaine docile à l'influence de la Vierge Marie. S. Joseph enseigne, dans la famille naturelle, à surnaturaliser l'amour naturel même, de telle manière que nous sachions voir Dieu dans tous les êtres qu'il nous confie. D. MINIMUS. 82:32 ## ENQUÊTE *Nécessité de la Corporation* LE LICENCIEMENT de cinq cents ouvriers des Établissements de Fives-Lille et de trois cents autres aux Établissements Cail, a beaucoup ému l'opinion. Interrogé, M. Pinay a répondu : « Ces problèmes ne peuvent recevoir de solution que générale ». Des cas plus ou moins analogues se sont présentés en divers endroits, et dans plusieurs diocèses les Évêques ont attiré l'attention publique sur la doctrine sociale de l'Église, qui donne le principe d'une solution. La déclaration commune du Cardinal Liénart, évêque de Lille, et de Mgr Guerry, archevêque de Cambrai, enseigne clairement : « Il est devenu nécessaire et urgent de créer, dans la profession, une organisation stable avec ses institutions, ses services, -- notamment la prise en charge du risque du chômage et des reclassements, -- ses contrats collectifs, ses rencontres régulières et ses liens organiques entre les représentants et les forces syndicales de la direction, des cadres et du personnel. Par l'organisation professionnelle, la justice sociale deviendra possible et tous les membres de la profession, tout en sauvegardant leurs intérêts propres et légitimes, rechercheront ensemble le bien commun de la profession plus prospère et les moyens de prendre leur part de responsabilité dans la vie, économique et sociale de la nation. » De même, la déclaration du Cardinal Richaud, archevêque de Bordeaux : « Un vrai progrès social, conforme aux directives si souvent données par les Souverains Pontifes, ne sera réalisé que dans la mesure où se construira progressivement une organisation professionnelle. » ([^12]) 83:32 AINSI, les difficultés actuelles elles-mêmes ramènent l'attention vers l'urgente nécessité de la profession organisée. Dans le cadre de la présente enquête, nous avons exposé la naissance d'une corporation ([^13]) : la corporation du textile de Tarare, qui groupe toutes les entreprises et tous les ouvriers, a réussi, dans des circonstances très défavorables depuis 1939, à parer aux crises du genre de celle qui commence dans la métallurgie du Nord. Nous renvoyons le lecteur à cet article : car la conception de la corporation du textile de Tarare est très sensée, très humaine et très réaliste. Elle consiste à créer un patrimoine commun aux ouvriers et aux patrons, distinct de l'entreprise et distinct des fortunes personnelles des uns et des autres. Ce patrimoine corporatif permet de parer aux crises analogues à celle de Fives-Lille, d'aider les ouvriers et les entreprises. Or justement le Saint-Siège insiste depuis plus de cinquante ans sur cette nécessité de la corporation. Quand donc consentira-t-on à comprendre ? Le cas de Fives-Lille est difficile à résoudre parce que Lille n'est pas un centre de sidérurgie ; le reclassement des ouvriers dans d'autres entreprises y est presque impossible. Une autre entreprise aurait licencié elle-même cent ouvriers si la préfecture ne le lui avait interdit. Mais cet arbitraire gouvernemental n'arrangera pas les comptes de fin d'année ; il est analogue à ces lois sur les loyers qui ont empêché toute reconstruction en France pendant quarante ans. Cet arbitraire gouvernemental ne fait que reculer les solutions en aggravant les désordres, car, comme le dit M. Doligez, animateur de la corporation de Tarare : « Le premier devoir d'un chef d'entreprise est de ne pas faire faillite. » Les entreprises n'échapperont à l'arbitraire gouvernemental qu'en s'unissant avec leurs ouvriers pour *résoudre elles-mêmes* ces problèmes : Renvoyer les ouvriers n'est pas une solution, mais forcer une entreprise à travailler à perte n'en est pas une meilleure. Nous empruntons à un journal économique, la « Vie Française », les renseignements suivants : « Force est de reconnaître que ces licenciements, probablement inévitables -- nous allons dire pourquoi -- interviennent au plus mauvais moment qui soit. 84:32 « L'industrie textile du Nord, on le sait, traverse une crise grave, dont la main-d'œuvre locale supporte évidemment les répercussions, sous forme de réduction d'horaires ou de chômage partiel ; mais le chômage total est en définitive assez rare, et il touche en priorité les ouvriers frontaliers et la main-d'œuvre féminine en provenance des mines. Au surplus, comme nous le signalons dans le « tableau de bord des industries du Nord », les syndicats patronaux et ouvriers ont mis au point des dispositions qui atténuent les conséquences du chômage partiel. » Les ouvriers sont généralement accommodants quand ils sentent venir le chômage. Le passage ci-dessus montre que les ententes existent pratiquement et temporairement. Pour en faire des institutions, il faut créer un patrimoine commun. Des évènements comme ceux qui se passent à Lille devraient faire avancer la question. C'est une occasion à saisir. La suite de la citation expose comment elle se présente à Fives-Lille : « Le licenciement de plus de 500 personnes à Fives-Lille et de 300 salariés à Denain pose un problème grave : celui du reclassement. Si l'on peut estimer qu'à Denain les choses seront plus faciles, il n'en est pas de même à Lille où l'industrie métallurgique ne serait pas en mesure d'absorber de tels effectifs dans la situation actuelle. Dans cette affaire, la bonne volonté de la Chambre syndicale de la métallurgie ne fait pas de doute. Mais elle ne dispose actuellement que de très faibles possibilités. Cela n'eût pas été le cas, il y a un an ou deux, en période d'expansion. Et c'est pourquoi la décision prise par la direction de Fives-Lille-Cail apparaît vraiment trop tardive. Tous ceux qui connaissent la situation de Fives-Lille savent que, depuis longtemps, le problème d'une réorganisation sévère de l'entreprise se pose. Depuis la Libération, l'influence de la C.G.T. dans cette entreprise est considérable. Pour éviter des conflits, la direction a souvent toléré un comportement et des méthodes qui eussent conduit rapidement d'autres entreprises moins puissantes à la faillite. Le moins qu'on puisse dire est que la gestion a été fort peu rigoureuse et le climat social souvent détestable. Depuis quinze ans, les grèves perlées, les grèves tournantes, l'absentéisme, ont pris dans cette affaire des proportions rarement atteintes ailleurs. La fusion des Établissements Cail avec la Compagnie Fives-lille devait avoir pour conséquence inévitable des concentrations d'ateliers et des réductions de personnel. On a cru pouvoir retarder de quelques mois des décisions douloureuses. Le ralentissement des affaires les a rendues obligatoires sans nouveau délai. 85:32 Les cinq cents personnes licenciées à Fives sont réparties dans tous les services. Mais les compressions les plus sévères ont été effectuées parmi le personnel d'entretien et le personnel administratif. De l'avis de ceux qui connaissent bien l'entreprise, il s'agit d'une véritable réorganisation et non pas de licenciements arbitraires. » Les entreprises Fives-Lille et Cail se sont fondues il y a un an par nécessité. Les raisons en sont dans l'évolution industrielle et dans les besoins des clients. Les actionnaires n'ont touché aucun dividende, mais ont souscrit à deux augmentations du capital pour sauver l'entreprise : ils ont donc fait leur devoir ; ils ont changé la direction ([^14]). Nous ne voyons pas ce que gagneraient les huit mille ouvriers restant à ce que l'entreprise s'arrête. Mais nous touchons là du doigt l'urgente nécessité d'une organisation corporative de la profession. 86:32 LA SOLUTION PRATIQUE que nous préconisons pour commencer est en somme un exemple d'association du fils, devenu majeur, aux entreprises paternelles. Il est effrayant de penser que des chrétiens qui répètent chaque jour « Notre Père... » ne veuillent pas envisager la question sociale dans un esprit de paternité, dans un esprit de filiation, dans un esprit de fraternité (les trois sont évidemment inséparables). L'idée même des libres et équitables institutions que nous recommandons ne peut venir que d'une élite morale et intellectuelle qui tient le rôle du père de famille et c'est bien ainsi que la corporation est née à Tarare, de l'initiative de quelques patrons. Heureux les enfants majeurs qui peuvent encore, qui savent et qui veulent prendre conseil de leurs parents. Heureuses les familles unies. Or, les hommes attachés à une entreprise, actionnaires, directeurs, cadres, ouvriers, ont le même gagne-pain. Ils dépendent tous du fer, ou du bois, ou de la laine, ou du ciment. Ils ont tous à lutter en même temps contre les forces du mal et contre la « conjoncture » qui est loin de dépendre de la volonté des hommes. Si le hareng « boude », ou la sardine, les ouvriers des fabriques de conserves n'auront pas d'ouvrage et leurs patrons peuvent être complètement ruinés. C'est aux plus forts à aider les plus faibles, selon le second commandement, qui est semblable au premier : mais il faut pour cela des institutions, car l'entreprise seule -- comme l'individu isolé -- est ici impuissante. Et pour éviter que l'État ne fasse de ces institutions des entreprises trop centralisées, très coûteuses, sans responsabilité, et où se casent trop souvent les paresseux, -- et qui sont toujours mal adaptées aux situations particulières, -- les corporations doivent se former d'elles-mêmes : sinon elles recevront de l'État un harnais fait pour tous et n'allant à personne, qui bientôt n'est plus qu'un carcan. Quant à l'individu, son premier devoir est de lutter contre les forces du mal en lui-même. Henri CHARLIER. 87:32 ## DOCUMENTS ### Afrique équatoriale et Chrétienté *D'un bulletin paroissial, nous extrayons cette lettre d'un missionnaire en Afrique équatoriale.* *Elle renseigne avec beaucoup de pénétration sur le caractère des populations de cette région et sur les difficultés de l'apostolat.* « Le souffle de l'Esprit passe sur la terre pour la féconder » ... La voix de notre Saint Père le Pape, répercutée en mille échos par la voix des ondes et de la presse, ne cesse de nous mettre en face de l'extraordinaire destin que peut être celui de l'Afrique. Une force interne agite, met en fièvre des masses jusqu'ici inconsistantes, sans relief. Force attisée par des remous subits, imprévisibles. Dieu œuvre et puissamment. Satan ne veut pas être en reste dans la joute décisive pour l'avenir immédiat de peuples qui vont lui échapper ou être à lui à jamais peut-être. Missionnaires, nous n'avons aucunement la prétention de renforcer ou d'infirmer en quoi que ce soit ce qui a été dit et redit sur le drame général de l'âme africaine à l'heure actuelle. Mes impressions de premier arrivé sur les lieux sont celles du prêtre qui veut tout espérer de la miséricorde infinie pour des peuples dignes de tout intérêt, parce que tellement riches des plus belles qualités. Ceci n'est pas une hyperbole ; l'âme africaine ne doit pas être jaugée sur une mesure politique, ou même purement humaine. L'optique de l'Européen a été faussée par des réactions d'intérêts souvent bien peu humains. Et celui qui, sincèrement, a voulu aimer l'homme dans le noir, ne peut s'empêcher de reconnaître la sagesse de son comportement ; le noir a « répondu ». Pour nous, prêtres, la tâche est autrement complexe. Le missionnaire ne peut en aucune manière se désintéresser du courant qui brasse violemment le monde africain, disperse les assises ancestrales et risque de laisser la masse dans le pur néant... 88:32 Mais, comment donner un sens humain et chrétien à cette explosion de vie nouvelle ? Là réside tout le problème de notre apostolat. Exalter les valeurs humaines proprement africaines, nous le devons à la sincérité de notre don sans retour. Cristalliser ces jeunes énergies dans le creuset de la foi, tel est le motif de nos efforts. L'âme africaine est un jardin fermé... N'y entre pas qui veut. Et cependant, il faut y pénétrer. Toute œuvre positive demande une présence. Notre vie eucharistique, le culte solennel de JÉSUS-HOSTIE doit être le chemin d'accès de Dieu vers ces âmes et vice-versa. Il suffit d'ouvrir les yeux pour constater l'évidence de cette vérité de base. Nous sommes à même d'affirmer déjà que nos gens ne vivront humainement et chrétiennement que par l'Eucharistie, Les vertus ne doivent pas être conçues et acceptées pratiquement à partir d'un raisonnement ; elles nous sont données, soit par infusion au Baptême, soit par un exercice constant ; mais tout cela implique un contact avec la cause de tels moyens de transformation *essentiellement intérieure.* L'Africain ne raisonne pas ; il « éprouve ». Sa conduite semble modelée sur des perceptions à force continue. Qu'il touche le mauvais ; il se juge devoir être mauvais lui-même. Qu'il perçoive le beau et le bon, son premier mouvement est de vouloir réaliser sa vision. Peuple relativement prolifique, au sens familial très marqué, les Laris ont la grande qualité d'avoir tenu fermement à leurs traditions et, par là, d'avoir gardé un sens inné de noblesse. *Ils ont aussi leur vice racial : l'orgueil.* Celui qui peut s'affirmer Lari est reconnu comme digne de tout respect, et autorisé à faire valoir sa supériorité en tout et partout. Peuple orgueilleux, le peuple lari est difficilement accessible à l'argumentation posant les principes de la Foi, ses raisons de convenance, la nécessité de l'admettre comme couronnement de toute vie humaine saine. Et il cherche ce complément ; il lui est indispensable, naturellement, de donner à sa vie un cachet d'appartenance, qui exalte sa personne, lui donne l'assurance qu'il est plus sûrement ce qu'il rêvait d'être. Cette hantise du mieux dans sa vie, mieux trop souvent conçu comme un simple allègement de la tutelle des forces dont il éprouve anxieusement l'emprise, comment la canaliser ? Les données sociologiques ont, certes, un rôle à jouer dans l'évolution du mouvement actuel. Les méthodes d'apostolat ont fait leurs preuves. Elles doivent être continuées, avec les modifications nécessaires admises par tous. Mais arrive un moment où nous nous trouvons nez à nez avec *l'éternel problème d'une liberté intérieure farouchement défendue, non par des arguments, mais par des gestes engageant toute une vie.* De là, des apostasies dont on cherche en vain le motif. L'homme lari ne peut accepter une supériorité dans l'homme qui le contacte, même pour son plus grand bien ; *peut-être même davantage dans ce dernier cas.* L'indépendance totale est à la base de son adhésion intérieure. Problème apparemment insoluble. Non. 89:32 Dieu a aimé tous les hommes dans la Chair de son Fils JÉSUS. Les temps sont venus, pouvons-nous espérer, où Il leur parlera plus nettement aujourd'hui encore. L'Hostie exposée ne trompe pas ces âmes qui vivent dans le sensible... et, par lui, atteignent sûrement la plus profonde intimité avec l'Invisible concrétisé par les apparences sacramentelles. Qui oserait discuter ce mode d'accès à la vie d'union la plus réaliste avec Dieu par le Christ JÉSUS ? La Foi de nos chrétiens sera moins « sophistique » que la nôtre ; elle ne sera pas moins en profondeur, ni moins à même de transformer totalement des êtres aux aspirations neuves et vigoureuses vers l'Amour. Nous serions tentés parfois de précipiter les choses pour amener un dénouement positif dans l'évolution chrétienne de ces peuples ; ce serait de mauvais aloi. Et cependant, il faut presser le pas ; demain serait trop tard... Aussi, avons-nous dès maintenant, dans une pauvreté qui nous attriste pour le MAÎTRE, mis JÉSUS dans l'exercice de sa puissance conquérante. Les réflexions les plus candides sont venues ponctuer cette modeste et première manifestation de la Royauté de JÉSUS-Hostie : « Comme il fait bon prier maintenant... » Des petits enfants viennent s'agenouiller sur le ciment défoncé de la chapelle provisoire ; ils chantent, mi-silencieux, mi-bavards. Des jeunes gens ne manquent aucune occasion de venir se recueillir longuement au pied de l'ostensoir... Leur éducation religieuse se fera par JÉSUS Lui-même. Ici, pas de complexe à craindre pour eux. Les sages redoutent, et à bon droit, la disparition brutale des barrières coutumières retenant la jeunesse dans les limites d'une moralité jusqu'ici respectée. Il n'est pas question d'en assurer la défense par des arguments à l'échelle de nos justes conceptions européennes ; tout devra se résoudre à partir d'une éducation prise dans le Christ Lui-même, le Christ adoré et mangé dans le Sacrement de Sa présence réelle. Notre grand acte de foi à nous sera de tabler sur l'action eucharistique. Notre grande vertu, plus que pour tout autre missionnaire, sera la patience. *Comme on le voit, c'est le vieil orgueil qui est partout le principal opposant à la foi. Il recouvre* (*et dépare*) *des qualités naturelles qui ne sont pas inférieures aux nôtres. Il s'agit, pour le missionnaire de les déceler et de les tourner vers Jésus-Christ. Car ces peuples croient en Dieu et ont le sens des principes d'une morale naturelle bien souvent perdu chez nous. Ils sont donc en déjà supérieurs à la plupart des populations européennes, et chose effroyable, à la plupart de nos éducateurs.* 90:32 *Ces qualités naturelles ont besoin d'être décelées par le missionnaire parce qu'elles ont une forme particulière venant de leurs traditions et que l'Européen ne comprend pas toujours. Témoin leur art ; les missionnaires introduisent généralement dans les missions des formes d'art très inférieures à l'art spontané de ces ; peuples et quand ils veulent au contraire prôner et soutenir l'art indigène, ils exaltent ce qu'il a de barbare et qui peut être amélioré, aux dépens de* ce *qu'il peut avoir de profond et qui fait la* « *qualité d'art* » *de tous les temps et partout.* *Les chefs-d'œuvre authentiques de l'art nègre sont aussi rares qu'ils le sont chez nous.* \*\*\* *Mais un autre enseignement se dégage de cette lettre. C'est* par l'intérieur *qu'agit l'Église. Il en est* un *grand et fameux exemple presque ignoré dans l'histoire officielle, c'est celui de l'esclavage. Alors qu'elle était persécutée et hors la loi et sans aucun moyen d'agir officiellement sur cette loi, l'Église a détruit l'esclavage* par l'intérieur, *par ses sacrements,* en *particulier par celui de mariage, sans demander des* réformes de structure. Elle ne le pouvait d'ailleurs pas. *Et cela, depuis l'Épître à Philémon, enlevant aux consciences toutes raisons de conserver l'esclavage et leur donnant par l'exemple, toutes raisons de le supprimer en fait.* *Nous estimons que cet exemple de la vraie méthode de l'Église devrait être médité par tous ceux* (*ce sont tous les chrétiens*) *qui sont appelés d'une manière ou d'une autre à l'Action catholique. Le missionnaire ne peut faire mieux ni autrement que s. Paul.* 91:32 ## Note de gérance #### La souscription des mille. La souscription continue d'avancer. Elle continue d'avancer très doucement. Le 15 février, nous étions à 315 abonnements de soutien. Le 15 mars, nous sommes à 357. \*\*\* Or, il en faut 1000 : nous renvoyons le lecteur à la « Note de gérance » de notre précédent numéro. Nous y avons exposé pourquoi et comment, en des temps exceptionnellement difficiles, nous demandons à nos amis une aide exceptionnellement accrue. ============== fin du numéro 32. [^1]:  -- (1). Pie XII, 24 décembre 1952. [^2]:  -- (2). Pie XII, 1^er^ septembre 1944. [^3]:  -- (1). L'innovation dans le mode d'action sur les esprits est soulignée dans *Divini Redemptoris*, par exemple quand il est dit au § 17 : « *Nefandum illud nimirum propagationis studium, quod fortasse numquam, post hominum memoriam, tam acerrimum exstitit*. » Cf. sur ce point : -- « Pratique communiste et vie chrétienne », *Itinéraire*s, n° 23.-- « Lénine et la stratégie révolutionnaire », *Itinéraires*, n° 31. [^4]:  -- (1). Dans *Les Mandarins*, Simone de Beauvoir a décrit en détail cet état d'esprit. [^5]:  -- (1). Le communisme « ne pourra être vaincu que par une sainte et universelle croisade de prière et de pénitence » (Encyclique *Divini Redemptoris*, § 59). [^6]:  -- (1). Que notre civilisation soit imparfaite ne doit pas en effet être invoqué abusivement pour faire oublier que le communisme combat et détruit la civilisation, comme il est exposé dans *Divini Redemptoris*, où il est dit, passim et notamment § 2, que le communisme entraîne les peuples vers la chute et dans une barbarie certainement plus épouvantable que celle où se trouvaient la plupart des nations avant la venue de Jésus-Christ. [^7]:  -- (2). Cf. sur cette question : « En pleine guerre psychologique », *Itinéraires*, n° 30, éditorial. [^8]:  -- (3). PIE XI, *Divini Redemptoris*. § 58. [^9]:  -- (1). Cette expression est de Mgr Journet ; voir sa *Théologie de l'Église* (Desclée de Brouwer). [^10]:  -- (1). Mai 1958. [^11]:  -- (1). Voir infra, dans les « Documents ». [^12]:  -- (1). Des esprits insuffisamment informés de la doctrine sociale de l'Église trouvent un peu abruptes des affirmations selon lesquelles, pour que la justice sociale soit seulement possible, il faut l'organisation professionnelle, et selon lesquelles le vrai progrès social ne sera réalisé que dans la mesure où cette organisation se construira. Mais c'est la doctrine même dans sa pleine netteté, énoncée maintes fois par les Papes. Pour citer un seul exemple parmi des dizaines d'autres, voici comment, au § 54 de *Divini Redemptoris*, Pie XI résumait lui-même son Encyclique *Quadragesimo anno* : « Ce n'est que par un corps d'institutions professionnelles et interprofessionnelles, fondées sur des bases solidement chrétiennes, reliées entre elles et constituant sous des formes diverses, adaptées aux régions et aux circonstances, ce que l'on appelait la corporation, ce n'est que par ces institutions que l'on pourra faire régner dans les relations économiques et sociales l'entraide mutuelle de la justice et de la charité. » (*Actes de S.S. Pie XI*, édition Bonne Presse, tome XV, page 79). [^13]:  -- (1). *Itinéraires*, numéro 20. [^14]:  -- (1). Ainsi, plusieurs années déjà avant les récents licenciements la rémunération du capital avait été supprimée. Il faut, croyons-nous, se féliciter vivement de voir s'établir dans les mœurs précisément le comportement que recommandent les Évêques : « En période de difficultés économiques, le licenciement ne doit pas être la première solution automatiquement envisagée (...) Si des sacrifices s'imposent, ce ne sont pas les salaires vitaux qui doivent les subir les premiers : ce sont les bénéfices. Dans une économie humaine, la rémunération du capital passe après celle des ouvriers. » (Déclaration du Cardinal Liénart et de Mgr Guerry.). « Même en face des difficultés économiques d'une entreprise ou d'un pays, les dirigeants doivent avoir le souci de sauvegarder une priorité absolue aux salaires vitaux. Un abandon momentané de la rémunération du capital, une réduction par le haut de la hiérarchie des salaires et des traitements, un engagement des réserves de l'entreprise peuvent apparaître nécessaires dans une période particulièrement difficile. » (Déclaration du Cardinal Richaud.) « Pourquoi, avant de licencier des ouvriers, les employeurs ne s'appliqueraient-ils pas à sacrifier leurs marges bénéficiaires ? (Déclaration de Mgr Puech, évêque de Carcassonne.) « Dans les périodes de crise économique, les techniciens ne doivent pas se résoudre trop facilement à recourir au chômage afin de sauvegarder les dividendes des actionnaires, maintenir les marges bénéficiaires ou garder intactes les réserves. » (Déclaration de Mgr Coupel, évêque de Saint-Brieuc.) Tels sont bien le sentiment, le comportement, la moralité qui tendent à prévaloir. Sur Fives-Lille en effet, on nous communique les informations suivantes : « Le dernier coupon a été payé en août 1955. Les actionnaires ont perdu, compte tenu des dévaluations, les 3/4 de leur avoir ; cela après avoir payé des centaines de millions d'impôts. avoir souscrit là deux augmentations de capital et avoir augmenté régulièrement les salaires. » D'autre part, il est un point de morale sociale qu'il serait souhaitable de meure en lumière lui aussi : celui qui concerne la grève perlée, pendant laquelle on touche son salaire en faisant semblant de travailler. Il semble radicalement impossible d'accorder la « grève perlée » avec la morale naturelle.