# 35-07-59
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« QUI PARLE de faire route avec le COMMUNISME ? Nous connaissons bien le danger du MARXISME. »
-- Réponse navrante, qui manifeste à quel point les esprits ont été « conditionnés » à ne même plus voir de quoi il s'agit aujourd'hui. Le « danger du marxisme », l'Église le dénonçait il y a un siècle et plus.
La PRATIQUE COMMUNISTE DE LA DIALECTIQUE est celle qui, aujourd'hui, entraîne dans une collaboration de fait même ceux qui « connaissent bien », ou croient bien connaître, « le danger du marxisme », mais subissent le conditionnement communiste.
Qu'est-ce donc que la dialectique communiste ? Comment est-elle pratiquée ? Comment s'y reconnaître ? Tel est le sujet de l'ÉDITORIAL du présent numéro : « Après le décret du Saint-Office ».
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## ÉDITORIAL
### Après le décret du Saint-Office
I. -- Quelques précédents qui sont instructifs.
II\. -- Le décret du 4 avril 1959 : « Roncalli comme Pacelli ».
III\. -- L'accord de Pie XI et de Lénine sur la nature du communisme.
IV\. -- Un test au sujet du « marxisme ».
V. -- D'abord L'extension d'une pratique et non la diffusion d'une doctrine.
VI\. -- Comment se pratique la dialectique :
VII\. -- Haine ou amour, mais convergence :
VIII\. -- Pour s'y reconnaître.
IX\. -- Les mains vides, moralement désarmés.
X. -- Le monde d'aujourd'hui et non celui d'avant-hier.
CONCERNANT CEUX QUI S'UNISSENT « de fait » aux communistes et les favorisent « par leur action », le récent décret du Saint-Office a provoqué beaucoup plus de commentaires sur son champ géographique d'application que sur son contenu. C'est bien normal : car s'il est vrai, comme on s'est efforcé de nous en persuader, que ce décret s'applique à la Sicile et ne nous concerne guère, à quoi bon en scruter la signification ? Abandonnons-le aux spécialistes de la politique sicilienne, et parlons d'autre chose.
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ON ARRIVE, et ce n'est pas d'aujourd'hui, à « conditionner » les esprits de telle sorte qu'ils considèrent le moins possible la portée UNIVERSELLE d'une doctrine qui est pourtant CATHOLIQUE. A partir de la thèse, qui contient une part de vérité, selon laquelle il est « bien difficile de pénétrer vraiment au cœur » des documents pontificaux si l'on ne connaît pas les conditions historiques du moment de leur publication, on a donné à cette considération circonstancielle une importance dominante, excessive, unique. Bien sûr : lorsque le Saint-Siège défend une vérité, c'est parce que, quelque part, il y a quelqu'un qui la méconnaît ou la conteste. Mais, simultanément, c'est parce que cette vérité est bien une vérité. En s'arrêtant au premier « parce que » et en négligeant systématiquement le second, on en vient à présenter des décisions assurément opportunes comme essentiellement opportunistes. On met en relief une « intention » supposée, on insiste même, selon le vocabulaire assez étrange de certains théologiens, sur l' « arrière-pensée » du Souverain Pontife, mais au détriment de sa pensée explicite.
On a également conditionné les esprits à toujours craindre de « majorer » ou d' « étendre » abusivement la portée ou l'autorité des décisions pontificales. Il est vrai qu'il faut s'en garder. Mais il est vrai aussi que la tendance dominante en notre temps ne consiste pas en une telle majoration, qui demeure beaucoup moins fréquente que la tendance inverse. Le travers le plus courant aujourd'hui est celui qui « minimise », souvent par inaptitude à saisir dans sa plénitude la portée des décisions doctrinales et disciplinaires. Ce travers étant ce qu'il est, continuer à insister unilatéralement sur le risque de « majorer » est d'une étonnante inopportunité, avec des résultats parfois désastreux.
De vastes zones intellectuelles du monde catholique français se trouvent ainsi inclinées ou conditionnées beaucoup plus à sous-estimer qu'à sur-estimer le degré d'autorité qui s'attache aux diverses manifestations de l'enseignement et du gouvernement pontifical.
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POUR LE COMMUNISME, on pourrait dire qu'il s'agit d'une chanson ou d'un refrain. Un refrain à peu près constamment identique, qui réapparaît chaque fois, et qui consiste à déclarer en substance : Ce n'est pas pour ici, ce n'est pas pour nous, ce n'est pas pour maintenant. Cette tactique fait fortune dans chaque cas pris isolément. Quand on considère l'ensemble apparaît plus nettement son invraisemblance. Car alors, l'Église n'aurait donc jamais rien enseigné sur le communisme qui soit pour ici, pour nous et pour maintenant. Ou bien, ce qu'elle a enseigné ne vaudrait pas la peine qu'on s'en occupât.
En effet, certains commentateurs ne parlent des enseignements de l'Église au sujet du communisme que sous un rapport négatif : ce qu'il ne faut pas croire, ce qu'il ne faut pas faire, cela est périmé, ceci s'applique à d'autres pays, cela concerne d'autres circonstances que les nôtres. Ils n'en parlent point sous un rapport positif : ce qu'il faut croire, ce qu'il faut faire, cela est actuel, ceci s'applique à notre pays, cela concerne les circonstances où nous sommes.
Que cette attitude soit le résultat d'un conditionnement intellectuel à la non-résistance subi pendant quatorze années atténue la responsabilité personnelle de chacun, qui au demeurant n'est pas notre propos. Mais que cette attitude soit, comme on peut le constater, la plus fréquente dans les commentaires écrits ou oraux, voilà un phénomène anormal.
#### Quelques précédents qui sont instructifs.
Pour l'Encyclique Divini Redemptoris, on enseigne volontiers qu'elle correspond aux préoccupations qui étaient celles du Souverain Pontife entre 1931 et 1937. On a même avancé que la condamnation du communisme résultait directement de l'échec des négociations diplomatiques entre le Vatican et le Kremlin. On précise que tout cela est écrit en 1937. On note qu' « en 1937 » la collaboration des catholiques avec le communisme ne peut être admise. On ajoute encore qu'une adaptation -- on ne dit pas « application », mais bien « adaptation » -- de l'Encyclique à chaque pays était nécessaire.
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On fait en outre remarquer que l'Église ne discute pas la question de savoir s'il serait possible de prolonger la doctrine de Marx et de Engels dans une direction qui la rendrait acceptable pour un chrétien : on prétend même qu'une telle étude, négligée par le Magistère, les théologiens et les sociologues pourraient s'y consacrer avec fruit.
Enfin le communisme n'est pas resté immobile depuis 1937. Les communistes peuvent, paraît-il, « préconiser des réformes bonnes en elles-mêmes » ; et le danger d'une collaboration avec le communisme peut « s'atténuer suivant les cas ». L'Encyclique Divini Redemptoris avait dit au contraire : EN AUCUN CAS. Mais l'Encyclique, vous dit-on, est de 1937 ...
Le décret du Saint-Office du 1^er^ juillet 1949 suscita de la même façon des commentaires dilatoires : il concerne, dirent les uns, les luttes antireligieuses d'Europe orientale ; il vise, dirent les autres, la situation intérieure de l'Italie. Tant et si bien que quelques années plus tard, Pie XII exprimait à un prélat français sa douleur de voir que ce décret du Saint-Office avait été à ce point ignoré en France ([^1]).
Le Radiomessage de Noël 1956 stigmatisait avec beaucoup de fermeté, et même avec une sévérité fort rare chez Pie XII, les « colloques » et les « rencontres » de catholiques, laïcs ou clercs, avec les communistes :
« C'est avec un profond regret que Nous devons déplorer à ce sujet l'appui prêté par certains catholiques, ecclésiastiques ou laïcs, à cette tactique d'obscurcissement qui vise un effet qu'eux-mêmes ne veulent pas. Comment peut-on encore ne pas voir que tel est le but de toute l'agitation trompeuse qui se cache sous le nom de « colloques » et de « rencontres » ? (...) Par simple respect pour le nom chrétien, on doit cesser de se prêter à ces manœuvres car, selon l'avertissement de l'Apôtre, il est contradictoire de vouloir s'asseoir à la table de Dieu et à celle de ses ennemis. » ([^2])
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Les commentaires dilatoires prétendirent que de telles remontrances concernaient la situation de certains pays d'Europe centrale. Ces commentaires furent répandus notamment par des hommes que l'on savait coupables de « rencontres » et de « colloques » avec les communistes. Il est bien difficile de supposer, dans un tel cas, que leur manière restrictive et dilatoire d'accueillir les décisions pontificales était parfaitement innocente.
Il s'agit pourtant d'hommes pieux. Mais ce sont des hommes qui ont la conviction profonde que le communisme l'emportera dans le monde entier (comme dit Krouchtchev). Ils ont la conviction intellectuelle que le communisme apporte au monde une nouvelle technique de dévolution du pouvoir économique, comme la Révolution de 1789 apporta une nouvelle (croient-ils) technique de dévolution du pouvoir politique : ils ont la conviction, apparemment indéracinable, qu'après avoir condamné le communisme virulent de 1937, l'Église finira par accepter, voire baptiser, un communisme demain évolué et d'ailleurs partout vainqueur. Ils souffrent très réellement, très sincèrement, de voir l'Église manifester tant d'incompréhension, et ils croient préparer l'avenir. Leur philosophie de l'histoire et leur conception de l'esprit humain les empêchent de considérer que c'est l'Église qui prépare l'avenir, et eux-mêmes qui sont atteints d'incompréhension. On n'aurait à leur égard que sympathie et compassion, s'ils souffraient en silence, conformément à la sainte attitude de ceux qui, par un malentendu ou quelque autre raison, se croient insurmontablement en désaccord avec l'Église qu'ils aiment, et portent ce désaccord comme une croix. Mais qu'ils travaillent, et parfois par des moyens souterrains, à substituer leur propre enseignement à celui de l'Église, malgré tant d'avertissements du Souverain Pontife, dont certains -- ils le savent -- s'adressaient directement à eux, montre à quelle profondeur se situe la crise intellectuelle du temps présent.
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Après tout cela, quoi d'étonnant à ce que le récent décret du Saint-Office nous ait été présenté comme concernant la Sicile ? C'est une habitude. C'est une tradition. C'est un conformisme. Nous pouvons même dire que c'est un automatisme. On aurait pu le prédire. C'est un mécanisme. Machinalement identique à lui-même : Ce n'est pas pour ici, ce n'est pas pour nous, ce n'est pas pour maintenant.
#### Le décret du 4 avril 1959 : « Roncalli comme Pacelli ».
On avait beaucoup dit que les idées, réputées particulières et circonstancielles, de Pie XI sur le communisme, telles qu'elles s'exprimaient « en 1937 », ne survivraient guère au pontificat. Pie XII en renouvela l'enseignement, par un grand nombre d'actes pontificaux exactement « dans la ligne » de l'Encyclique Divini Redemptoris : les plus connus sont le Radiomessage de Noël 1947, le décret du Saint-Office du 1^er^ juillet 1949, le Radiomessage de Noël 1956.
On répéta, automatiquement, machinalement, que cela « ne survivrait pas au pontificat ». C'était hier... Ce n'est plus pour aujourd'hui... Tout évolue... Il est extraordinaire de voir comment certains esprits, qui ne sont pas communistes, TRANSFÈRENT AU COMMUNISME CE QUI APPARTIENT A L'ÉGLISE : l'universalité et la permanence de la doctrine. Ils se hâtent, au bout de quelques années, parfois de quelques mois, d'enterrer les Encycliques comme « dépassées ». Mais tandis qu'ils réputent périmé un enseignement pontifical qui date de deux, de trois, de dix ou de vingt ans, ils ne considèrent pas encore comme « dépassé » le Manifeste communiste de Marx et Engels qui date, lui, de plus de cent dix ans. Ils accordent aux documents de la doctrine communiste une valeur permanente qu'ils retirent aux documents de la doctrine catholique. Et ils ne paraissent nullement émus par l'inconséquence de leur attitude.
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Donc, tout allait changer avec le nouveau pontificat, et principalement -- car c'est l'idée fixe, c'est la pensée constante -- ce « raidissement excessif » à l'égard du communisme, inauguré par Pie XI (ou plutôt par Pie IX...) et prolongé par Pie XII. Des écrivains et journalistes catholiques répandaient à ce sujet les fables imprimées en Italie par un journal anti-clérical qui se nomme *L'Expresso*, -- source à peu près unique de toutes les inventions, fariboles, insinuations injurieuses, contre-vérités et calomnies diffusées en France pour outrager la mémoire de Pie XII, discréditer son enseignement et faire croire que le nouveau Pape allait « renverser la vapeur », donner « un coup de barre », inaugurer une autre doctrine et une autre orientation.
Il faudra bien s'y faire : il n'y aura pas (on aurait d'ailleurs pu s'en douter) de solution de continuité. Puisque *L'Expresso* est l'origine des commentaires de certains publicistes français, plus ou moins catholiques, sur ce qu'ils appellent « la politique vaticane », peut-être consentiront-ils donc à en croire leur *Expresso*, qui a manifesté son dépit, et démenti ses inventions, par un titre cavalier mais éloquent : « RONCALLI COMME PACELLI. »
S.S. Jean XXIII, le 2 avril 1959, a approuvé et ordonné de publier le décret du Saint-Office que voici ([^3]) :
« On a demandé à cette Suprême sacrée Congrégation si, dans le choix des représentants du peuple, il était permis aux catholiques de donner leur voix aux partis ou aux candidats qui, bien qu'ils ne professent pas des principes en opposition avec la doctrine catholique, ou s'attribuent même la qualification de chrétiens, s'unissent toutefois de fait aux communistes et les favorisent, par leur action.
« Dans la réunion du mercredi 25 mars, Leurs Éminences Révérendissimes les Cardinaux préposés à la défense de la foi et des mœurs ont décrété qu'il soit répondu :
« Négativement, en vertu du décret du Saint-Office en date du 1^er^ juillet 1949, § 1.
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« Cette résolution des Éminentissimes Pères ayant été présentée au Souverain Pontife à l'audience accordée le 2 avril à S.E. le Cardinal pro-secrétaire du Saint-Office, Sa Sainteté l'a approuvée et a prescrit qu'elle soit publiée.
« Rome, Palais du Saint-Office, 4 avril 1959. »
Un tel décret donna l'impression d'une « rigueur » nouvelle et plus grande, s'étendant à des formes de collaboration qui n'avaient pas encore été condamnées : même ceux qui ne professent aucun principe en opposition avec la doctrine catholique peuvent donc favoriser le communisme et collaborer en fait avec lui ?
L'impression de nouveauté vient simplement de l'ignorance. Ce qu'édicte le décret du Saint-Office en date du 4 avril dernier n'est qu'une application du décret pris le 1^er^ juillet 1949, lui-même directement issu de la doctrine de Divini Redemptoris ; mais beaucoup avaient oublié tout cela, ou même peut-être ne l'avaient jamais su avec précision. C'est pourquoi le Saint-Office en restaure l'observation par un décret supplémentaire.
Depuis longtemps déjà, certains croyaient se défendre décisivement du reproche de favoriser le communisme en répondant qu'ils ne professent aucun principe en opposition avec la doctrine catholique et qu'ils « ne sont nullement marxistes ». Or justement : CE N'EST PAS LA QUESTION.
On aurait d'ailleurs pu savoir, soit par l'Encyclique de Pie XI, soit par l'étude de Lénine, soit par l'observation concrète de la pratique communiste, que l'alpha et l'oméga de la collaboration catholique escomptée et machinée par le communisme concerne beaucoup moins les PRINCIPES que le FAIT.
Le Parti communiste ne néglige pas le « progressisme » doctrinal et proprement dit, la « pénétration marxiste » dans les idéologies. Mais il ne la recherche pas principalement, encore qu'il sache parfaitement l'exploiter partout où elle se produit. Depuis Lénine, à l'égard des chrétiens, il s'efforce d'abord non pas de prêcher une théorie, mais d'entraîner à une pratique.
Le décret du Saint-Office vient nous rendre attentifs à la méditation de ce point capital.
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#### L'accord de Pie XI et de Lénine sur la nature du communisme.
Car enfin, si l'on peut s'exprimer ainsi, Pie XI et Lénine étaient d'accord sur la réalité pratique du communisme. Un tel accord mérite considération.
Pie XI affirmait dans Divini Redemptoris que la diffusion du communisme pose un problème non pas THÉORIQUE, mais PRATIQUE : il enseignait en effet (§ 15) que le communisme est depuis longtemps dépassé scientifiquement et complètement réfuté par l'expérience, -- et pourtant il progresse. C'est-à-dire que le communisme ne progresse pas pour une raison théorique, qui tiendrait à la force intrinsèque d'une doctrine marxiste non encore suffisamment réfutée : incessamment recommencer ou perfectionner la réfutation théorique du marxisme ne peut entraver la progression du communisme. Déjà l'Encyclique Divini Redemptoris s'occupait fort peu d'une telle réfutation.
Lénine dit la même chose. Selon lui, ce n'est pas en enseignant la théorie que le communisme va progresser et l'emporter dans le monde entier. La théorie est enseignée aux cadres de l'appareil. Mais elle n'a aucunement pour but de former des professeurs de marxisme qui à leur tour enseigneront la théorie pour former d'autres professeurs, et ainsi de suite. La théorie est enseignée non pour être enseignée mais appliqué. L'application ne consiste pas à demander une adhésion doctrinale, mais un concours pratique. Il ne s'agit pas d'enseigner la dialectique, mais de la faire pratiquer ([^4]). Il ne s'agit pas d'attirer les esprits à une argumentation abstraite, mais de conditionner les réflexes en vue d'une pratique concrète ([^5]).
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#### Un test au sujet du « marxisme ».
C'est pourquoi presque tout ce que l'on dit sur « le marxisme » reste fort extérieur aux réalités de l'action communiste.
On peut faire un test, dont l'application est presque toujours valable, et qu'il est possible à chacun d'utiliser pour sa propre gouverne.
Dans la plupart des cas, ceux qui, croyant et voulant parler du COMMUNISME, parlent du MARXISME, n'ont rien compris à la réalité communiste.
Car il ne s'agit pas de la pénétration d'une « doctrine » ni de l'argumentation d'une « philosophie » : il ne s'agit pas des réalités qu'évoquent ordinairement les vocables de « philosophie » et de « doctrine ». Assurément, le communisme professe une doctrine marxiste (que d'ailleurs il ne nomme pas « doctrine » ...), et tout son comportement en est logiquement sorti. Assurément encore, la diffusion intellectuelle de la doctrine marxiste favorise le communisme. Mais l'essentiel n'est pas là. Et tous ceux qui, lorsqu'on leur parle du communisme, se mettent automatiquement à scruter, analyser, réfuter le marxisme passent à côté de la question.
Ils ne se sont pas encore aperçus que l'Encyclique Divini Redemptoris leur parle très peu du « marxisme ». Elle parle DU COMMUNISME ; et plus souvent encore DES COMMUNISTES ([^6]). Ils croient que c'est la même chose. Qu'ils essaient donc, dans l'Encyclique, d'écrire « marxisme » partout où il y a « communisme » ou « communistes » : et presque tout devient inintelligible.
De même pour le décret du Saint-Office. Mettez « le marxisme » quand il dit « les communistes » : il n'aura plus aucune signification.
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Il est impossible en effet, ou véritablement exceptionnel, de favoriser le marxisme en tant que, doctrine, ou de collaborer avec lui, sans accepter au moins en partie ses principes. Le progrès d'une doctrine consiste dans les adhésions doctrinales, au moins partielles, voire inconscientes, qu'elle suscite. Quelqu'un qui n'est aucunement marxiste ne risque guère de favoriser le marxisme. Et tout l'éventail de la collaboration soviétique l'a parfaitement compris depuis longtemps. Pour nier qu'elle collabore, elle démontre qu'elle n'est pas marxiste. Vous lui reprochez de favoriser en fait LE COMMUNISME, elle répond qu'elle ne fait aucune concession de principe AU MARXISME ; ou même qu'elle en conteste et critique les théories.
Or le communisme, qui est marxiste, présente cette particularité que la collaboration qu'il recherche, qu'il suscite, qu'il organise le plus volontiers, est celle d'auxiliaires qui ne soient pas marxistes. C'est cette collaboration-là qui favorise le plus efficacement la réalité de son action, c'est celle-là qui est essentielle à ses progrès. On peut tirer à boulets rouges sur « le marxisme » pendant un siècle sans gêner beaucoup le communisme, ni sa diffusion, ni ceux qui collaborent avec lui.
L'Encyclique Divini Redemptoris n'a pas condamné « le marxisme », qui était réfuté et condamné par l'Église depuis près d'un siècle. Elle n'a pas condamné non plus, comme on le dit encore trop souvent, « le socialisme marxiste », dont la condamnation ancienne avait d'ailleurs été renouvelée par Quadragesimo anno. Elle se contente de rappeler que le courant marxiste a été constamment dénoncé et combattu par le Siège romain depuis 1846, c'est-à-dire pratiquement depuis l'origine. L'Encyclique Divini Redemptoris s'occupe surtout d'autre chose : elle s'occupe de LA PRATIQUE LÉNINISTE ET STALINIENNE qui a été tirée du marxisme. Écrite en 1937, l'Encyclique est fort en avance sur tant de docteurs, de philosophes, de sociologues, de publicistes qui, vingt ans après et encore aujourd'hui, en sont restés à 1848, au « marxisme » et au « courant marxiste », et aux rapports supposés ou éventuels entre le « marxisme » et « l'humanisme ».
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L'Encyclique Divini Redemptoris parle d'autre chose, que tant de publicistes, de sociologues, de philosophes et de docteurs actuels n'ont pas seulement commencé à prendre en considération : elle parle de CE QUE FONT LES COMMUNISTES, elle parle de cette pratique qui assure leurs progrès et l'assurera aussi longtemps qu'on ne l'aura pas clairement compris. Ceux qui tiennent l'Encyclique pour « dépassée » le sont eux-mêmes encore plus, ils sont en retard sur 1937, ils en sont encore au « marxisme ». Et d'autres, qui se sont mis ou remis à l'étude de l'Encyclique, n'ont pas encore bien nettement discerné que ce n'est pas du « marxisme » qu'elle parle surtout, parce qu'ils continuent à lire mentalement « le marxisme » là où Pie XI a écrit : « les communistes » ; ils trouvent alors, très normalement, que cette Encyclique ne leur dit pas grand chose, et que, tout compte fait, elle est assez faible quant à la « réfutation du marxisme ».
#### D'abord l'extension d'une pratique et non la diffusion d'une doctrine.
S'il s'agissait du « marxisme », sa pénétration se mesurerait au degré d'adhésion rencontré par ses théories. Et le décret du Saint-Office promulgué le 4 avril n'aurait guère, lui non plus, de sens intelligible : aller pourchasser de braves gens dont les principes ne sont en rien conformes aux idées marxistes ; de braves gens qui se proclament chrétiens, se veulent chrétiens, et dont la doctrine, effectivement, ne s'oppose sur aucun point à la doctrine catholique, -- oui, vraiment, ce serait battre tous les records d'intégrisme, de chasse aux sorcières, d'inquisition. Il faut tenir compte de ce point de vue, et en discerner la racine : tous ceux qui raisonnent « marxisme » alors qu'il s'agit du communisme éprouveront une insurmontable difficulté à comprendre le bien-fondé du décret. A moins que, précisément, le décret ne provoque chez eux un choc intellectuel qui les amène à reprendre l'examen de la question.
S'agissant d'une pratique, la pratique communiste de la dialectique, le décret du Saint-Office s'éclaire, il apparaît alors non pas même comme une précaution supplémentaire, comme une disposition annexe, mais comme la mesure essentielle : celle qui atteint la jointure des choses, le point décisif, la collaboration EN FAIT.
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La *théorie* dialectique considère que, dans toute réalité, et spécialement pour ce qui nous occupe, dans toute réalité sociale, se trouve une contradiction interne, clé de son évolution ultérieure. La société dite « capitaliste » recèle une contradiction interne entre la classe dirigeante et le prolétariat. Cette société évoluera dans la mesure où la contradiction entre les deux classes, devenant sans cesse plus violente et plus aiguë, arrivera au point de rupture. Il existe partout des contradictions internes ([^7]) : entre exploiteurs et exploités, entre colonisateurs et colonisés, entre progressistes et conservateurs, entre riches et pauvres, entre « haut clergé » et « bas clergé », etc. On peut admettre cette théorie, on peut ne pas l'admettre : cela n'a aucune importance pour l'action communiste. Le « marxisme » veut nous persuader qu'il en est ainsi. Mais le communisme se moque bien de nous en persuader.
Le communisme, différemment, veut nous entraîner dans la pratique de la dialectique : et souvent il pourra vous y entraîner d'autant mieux que vous serez moins marxistes, parce que vous ne comprendrez pas de quoi il s'agit et que vous entrerez innocemment dans les mécanismes de la dialectique, sans savoir en quoi elle consiste ni à quoi elle mène. Le communisme exploite les contradictions internes, il excite et développe la tension, pour accélérer le processus de l'évolution sociale. Mais il ne se contente pas d'accélérer ; il n'accélère pas au hasard ni partout à la fois : il organise. C'est-à-dire qu'il n'excite pas n'importe quelle contradiction interne dans n'importe quelle réalité sociale. Il ne s'occupe pas de toutes les contradictions en même temps ; il ne s'attache pas non plus en priorité à celles qui se présentent comme intrinsèquement les plus actuelles. Il choisit selon une stratégie mondiale.
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Le caractère mondial et organisé de cette stratégie est dissimulé par la tactique : celle-ci, -- la seule qui vous atteigne, la seule qui vous sollicite, -- ne vous parle point de participer à une évolution universelle dont l'accélération est dosée en tous lieux par un commandement unique ; elle vous dit simplement qu'il y a quelque part une injustice, et que c'est celle-là et non une autre qu'il faut combattre pour le moment.
Vous n'êtes pas « marxiste ». Vous êtes même « anti-marxiste », et c'est fort bien. On ne vous demande aucune concession à la théorie marxiste. On vous laisse entières toutes vos croyances. On vous invite seulement à participer à l'action du moment. On vous demande, pour les motifs qui sont les vôtres, peu importe, de donner, fût-ce de votre côté et à votre manière, ça ne fait rien, votre renfort pour atteindre l'objectif tactique du moment. On ne vous demande rien de plus. Le communisme est pleinement satisfait de cette collaboration-là.
A ne considérer que « le marxisme », à ne voir les choses que du point de vue de « la doctrine », vous ne comprendra jamais en quoi vous avez bien pu -- en contribuant à combattre une injustice -- collaborer avec le communisme. Vous avez collaboré à l'extension d'une pratique et non à la diffusion d'une doctrine.
#### Comment se pratique la dialectique.
Mais il faut bien combattre les injustices, rétorque-t-on. Ce n'est point parce que les communistes les combattent que l'on va se mettre à les défendre. Au contraire, si on les « devançait » dans cette lutte nécessaire, on enlèverait au communisme ses prétextes...
Oh ! doucement. Vous pouvez bien essayer d'enlever au « marxisme » ses « prétextes ». Au communisme, nous allons le voir, c'est une autre affaire.
Mais enfin, dit-on encore, si les communistes s'en prennent à des injustices réelles, quel danger y aurait-il donc à poursuivre, sans contact avec eux, « les mêmes objectifs », « par des voies parallèles » ?
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Justement : le communisme ne combat pas les injustices. Il combat seulement les hommes qu'il en rend plus ou moins arbitrairement responsables. Ce n'est pas le même objectif. Son action tactique tend à éliminer non pas certaines catégories d'injustices mais certaines catégories d'individus. Le communisme n'est pas « réformiste », il le dit assez haut : il n'est pas réformiste, cela veut dire qu'il ne croit pas aux réformes sociales à l'intérieur d'une société non-communiste. Il les empêche d'aboutir. Ou bien il feint de s'y associer, non pour les réaliser, mais pour annexer, détourner, exploiter le mouvement d'opinion créé à leur propos. Ce sont seulement les réformes réalisées sans lui et malgré lui, mais effectivement entrées en vigueur, qu'il approuve alors bruyamment : il s'incline devant le fait accompli, et pour sa propagande il s'en prétend l'auteur principal. C'est toute l'histoire, par exemple, des assurances sociales. C'est l'histoire de la plupart des contrats collectifs, négociés et signés malgré l'opposition ou le sabotage de la C.G.T. : après coup, n'ayant pu les empêcher, la C.G.T. fait tout pour être admise comme co-signataire ; elle compte ensuite sur son volume de propagande, incomparablement plus fort que tous les autres, pour faire croire à la longue qu'elle en eut tout le mérite.
Le communisme ne combat pas les injustices, il fait semblant ([^8]). Il ne combat pas les injustices parce qu'il en a besoin, il les entretient et les exaspère, comme autant de moteurs pour la dialectique. Et le mécontentement suscité par l'injustice subie, il l'oriente vers autre chose que la rectification de l'injustice : il l'oriente constamment vers la liquidation politique des responsables qu'il désigne.
Il n'y a ni convergence ni parallélisme entre l'attitude chrétienne et la pratique communiste : aucune confusion n'est possible, il n'existe entre elles aucune ressemblance -- si l'on sait voir la nature de l'une et de l'autre. Elles sont opposées ; inverses ; fondamentalement contradictoires.
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Pour le chrétien, l'injustice sociale résulte du péché : le chrétien résiste au péché, combat ses conséquences, et il est miséricordieux au pécheur. L'injustice, aux yeux du chrétien, est un mal à corriger, qui a pour cause un pécheur à convertir.
Dans la tactique communiste, l'injustice a pour cause un ennemi à abattre. En soi l'injustice est profitable, elle est le moteur indispensable de l'évolution sociale. Ce qu'il faut haïr et combattre, ce sont les responsables ; et les « liquider ». Mais la tactique communiste ne choisit pas son objectif selon la nature, l'importance, l'urgence des injustices en présence, -- pour ensuite en rechercher les responsables réels ou supposés. Sa démarche est inverse. La tactique communiste dépend d'une stratégie mondiale qui détermine QUELLE CATÉGORIE SOCIALE IL IMPORTE DE LIQUIDER D'ABORD, ou au moins d'attaquer à un certain moment : et en conséquence, les communistes recherchent de quelle injustice, réelle ou fictive, on pourrait (à tort ou à raison) rendre responsable cette catégorie sociale. L'agitation et la propagande communistes mettent alors en relief cette injustice, présentée comme la plus grave, comme la plus immédiatement insupportable. Les motifs réels du choix tactique ne sont pas tirés de l'importance objective des injustices subies : ils sont tirés de la stratégie, qui désigne les hommes contre lesquels il faut en priorité exciter l'opinion et mener un combat politique à un moment donné.
Le premier glissement pratique est de ne pas apercevoir que ce choix est arbitraire, ou plus exactement qu'il relève uniquement d'une stratégie politique mondiale ; qu'il n'est pas fondé sur la considération de l'injustice subie ; qu'il est commandé par la détermination préalable de l'ennemi à liquider. Le glissement consiste à mettre au premier plan précisément la sorte d'injustices que l'agitation et la propagande communistes mettent en relief ; à estomper la considération d'autres injustices, que le communisme met tactiquement entre parenthèses parce qu'elles relèvent de responsables, supposés ou réels, qu'il n'a pas dessein d'attaquer pour le moment.
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Le second glissement pratique est, au nom de cette injustice à combattre, d'aider l'action communiste à discréditer, à disqualifier, à éliminer la catégorie de « responsables » qu'elle désigne à la colère publique. Car pour la réalité de l'action communiste, prétendument occupée de soulager les souffrances et d'atténuer les injustices, il s'agit toujours d'autre chose, il s'agit toujours de FAIRE CAMPAGNE CONTRE QUELQU'UN, contre un homme, une classe, une catégorie, un corps social, arbitrairement définis et délimités par la propagande, selon les seuls besoins de la stratégie politique. Ce second glissement consiste donc dans le passage de l'action pour une réforme (invoquée comme motif) à l'action contre des hommes qui sont des compatriotes, des collègues, les membres d'une même société ou d'une même profession : une action tendant à les « liquider politiquement » ; ou à défaut, à rendre permanente et insurmontable une RUPTURE D'UNITÉ à l'intérieur des cellules et des organismes du corps social.
On n'est point « marxiste » pour cela. On ne pense point en marxiste. Mais on pratique la dialectique, sans le savoir. A force de la pratiquer habituellement, il pourra bien se faire que, conformément au dessein de Lénine, on en devienne marxiste peu à peu. Mais ce marxisme auquel on aboutit n'est pas cause ; il est conséquence et point d'arrivée.
Étant donné que le choix communiste de l'injustice à mettre en relief à un moment donné est fondé uniquement sur des considérations stratégiques, il est fort rare que, s'il n'a pas été conditionné par la propagande communiste, le militant chrétien trouve dans une considération objective de la situation sociale des raisons d'adopter le même ordre d'urgence. Quand un militant chrétien constate que son choix des urgences coïncide habituellement avec celui des communistes, il peut trouver à coup sûr dans une telle constatation le symptôme de son propre conditionnement. Mais le sait-il seulement ? Le lui a-t-on dit ?
Étant donné, d'autre part, que l'essence même de l'esprit social chrétien est de réformer les hommes et les institutions, et de restaurer l'unité organique du corps social, il est fort rare que la situation objective du moment réclame véritablement un combat politique contre l'ennemi numéro un désigné comme tel par le Parti communiste.
20:35
Quand un militant chrétien constate que son « engagement politique » l'entraîne habituellement ou fréquemment à attaquer et à combattre, au même moment, les mêmes adversaires que le Parti communiste, il peut trouver dans cette constatation le symptôme certain de son propre conditionnement. Mais l'en a-t-on averti ? L'a-t-on appelé à examiner les rapports de son action avec la dialectique mise en scène et pratiquée par le communisme ? Ou bien n'en est-il pas resté à se « prémunir » contre « les théories matérialistes du marxisme » ?
#### Haine ou amour, mais convergence.
Le combat communiste a pour ressort la haine, et ne s'en cache point. On a imaginé parfois, et même souvent, qu'il suffisait de ne point partager sa haine ; qu'être vigilant et prémuni contre la haine constituait la condition nécessaire et suffisante pour ne pas favoriser la dialectique communiste. Et que, sous réserve de ne point haïr l'ennemi, mais de prier pour lui, on pouvait sans crainte le combattre.
Dieu tire le bien du mal. Le communisme, si l'on n'y veille, tire le mal même du bien.
Car peu importe à la tactique communiste que vous meniez contre l'adversaire du moment un combat loyal et sans haine, correct et mesuré, chevaleresque. Ce qui importe, c'est votre renfort, contre LE MÉME et AU MÊME MOMENT.
Peu importe qu'au lieu des exagérations ou des calomnies communistes, vous ne prononciez que des critiques honnêtes. Peu importe qu'au lieu de liquider l'ennemi, vous cherchiez seulement à exclure l'adversaire. Ce qui importe, c'est la convergence dans l'espace et dans le temps, c'est la simultanéité. Ce qui importe, c'est que vous soyez d'accord pour dénoncer comme responsable n° 1 de l'injustice n° 1 ceux que le Parti communiste dénonce lui-même comme tels. Votre manière est différente ; elle reste honnête ; elle ne veut tuer personne, ni violer aucun droit.
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Mais justement : de vous chrétiens, c'est d'abord une contribution honnête, c'est d'abord un renfort parfaitement moral dans son intention -- et dans ses moyens que l'on attend de préférence. C'est diabolique sans doute, mais c'est ainsi. On ne vous demande que d'être CONTRE, et contre UN HOMME OU UNE CATÉGORIE SOCIALE. Il est parfois nécessaire de se prononcer contre des hommes. Il est cent manières de le faire en respectant la justice et la morale. Faites-le donc comme vous l'entendez. La seule condition est que ce soit au même moment, contre le même.
#### Pour s'y reconnaître.
Il arrivera en outre qu'il soit réellement difficile de bien s'y reconnaître, parce que le Parti communiste utilise une précaution supplémentaire. Autant qu'il le peut, il ne lance pas lui-même une campagne politique : se tenant d'abord officiellement à l'écart, comme distrait et occupé d'autre chose, il la fait lancer par d'autres, « qui ne sont pas marxistes ». Il y emploie ses complices conscients et ses auxiliaires inconscients. L'origine véritablement communiste n'apparaît pas et semble même démentie par la chronologie. Ce sont des « républicains », des « démocrates », des « patriotes » ou des « chrétiens » qui, les premiers, ont mis en mouvement telle campagne de presse, de pétitions, de protestations, tel mouvement revendicatif ou telle « affaire ». Le Parti communiste n'entre visiblement en ligne que dans un second temps, apportant son volume publicitaire apparemment en renfort à un mouvement d'opinion qui semble n'être pas venu de lui. Il est donc parfois malaisé de ne pas s'y laisser prendre, au moins au début.
C'est pourquoi il faut éviter la fâcheuse sottise de dénoncer comme complice conscient des communistes quiconque se sera trouvé involontairement en conjonction accidentelle ou en convergence d'un instant avec eux. Pour parler selon la nomenclature politique, disons que, de la « droite » à la « gauche », cela a bien pu arriver une fois ou l'autre à tout le monde, ou presque. Toutefois, dans chaque cas, fût-il isolé, cette convergence est extrêmement dangereuse ([^9]).
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L'important est de savoir que cela n'est pas indifférent, et ne doit se produire ni habituellement ni même fréquemment. Le grave est que l'attention de beaucoup ne soit guère attirée sur ce point capital ou même ne le soit pas du tout. En un temps où la pression publicitaire et sociologique du communisme, ouverte ou masquée, est considérable dans tous les milieux, il est extravagant que l'on fasse comme si elle n'existait pas, comme si elle n'appelait pas une vigilance explicite et constante. Il est d'une imprudence folle -- qui a provoqué assez de désastres, et créé assez de situations malaisément réformables -- de lancer ou de laisser dans l' « engagement politique » derrière certains journaux ou certaines organisations qui « ne sont pas marxistes », des militants qui n'ont pas été mis en garde et qui n'ont pas reçu les moyens de reconnaître le conditionnement communiste, -- le reconnaître sur eux-mêmes. On les a plus ou moins prévenus que « le marxisme » est « matérialiste et athée » : ça leur fait une belle jambe, en l'occurrence... On leur a trop souvent laissé ignorer comment se pratique la dialectique et comment, sans aucune concession de principe à l'athéisme et au matérialisme, ils peuvent néanmoins y être entraînés. On ne leur a pas appris que, dans l'ordre pratique, le point primordial est d'éviter d'être :
1. -- contre
2. -- le même
3. -- au même moment.
C'est la réalisation habituelle ou fréquente de ces trois conditions simultanées qui constitue EN FAIT la collaboration ; elle constitue, il faut y insister, non pas une collaboration somme toute lointaine ou contestable, mais PRÉCISÉMENT CELLE que le Parti communiste s'efforce en permanence de susciter, de conditionner, d'organiser parmi ceux qui « ne sont pas marxistes ».
23:35
Vous pouvez dénoncer une injustice, si elle est réelle, que les communistes ont dénoncée avant-hier et qu'ils prendront peut-être il nouveau comme cheval de bataille après-demain : c'est la sottise seule qui alors vous accusera de « parler comme les communistes ». Vous pouvez dénoncer la même injustice au même moment, si vous niez, non pas à voix basse, mais aussi fort, que les responsables en soient ceux que désigne le Parti communiste. Vous pouvez, c'est peut-être inévitable parfois, mener un combat politique contre des hommes dont l'injustice porte atteinte au bien commun : mais à la condition qu'ils ne soient pas les « têtes de Turc » mises en avant par le Parti communiste au même moment. Vous pouvez enfin, au même moment, mettant en cause les responsables effectifs de la même injustice réelle, les traiter comme des pécheurs à convertir et vous opposer à ce qu'on en fasse des adversaires à abattre. Telles sont les « précautions », non pas annexes mais primordiales, constantes et décisives, auxquelles il faut veiller lorsqu'on se trouve engagé dans une action qui se développe à proximité du communisme. Ce ne sont pas des précautions pour la forme ; ce ne sont pas des précautions implicites et muettes. Elles exigent un combat permanent, difficile, courageux contre l'agitation, la propagande, le conditionnement et l'organisation communistes.
Ceux qui sont engagés dans un combat politique, dans une action sociale, dans une campagne de presse, doivent veiller sans cesse à DÉSYNCHRONISER leur attitude de celle du Parti et de ses organisations annexes. Ce n'est pas toujours commode, car la synchronisation est parfois subtile ou peu apparente ; ou au contraire, elle semble inévitable : et puis, dans certains cas, il est tellement facile de fermer les yeux sur elle... Il faut savoir que l'essentiel est dans cette synchronisation.
#### Les mains vides, moralement désarmés.
24:35
Tout cela est difficile. Car cela réclame un discernement qui est parfois malaisé ; une connaissance des réalités de l'action communiste qui ne court pas les rues ; une vigilance qui ne s'endorme jamais ; un constant effort à contre-courant pour annuler les réflexes créés et entretenus par le conditionnement à la non-résistance. Et de la force d'âme ; du courage ; de la patience. Cela réclame foi, espérance et charité. *Major autem horum est caritas* (1 Cor. XIII, 13).
L'effroyable et parfois scandaleuse anomalie n'est pas de se laisser accidentellement tromper : elle est que, trop souvent, on n'ait même pas commencé, même pas essayé de méthodiquement voir clair et défendre les âmes. Par ignorance, bien sûr, dans la plupart des cas. L'effroyable anomalie est que ceux qui se trouvent au plus proche et plus fréquent contact de l'action communiste ne soient pas formés et armés : non point par des cours théoriques sur le « marxisme », qui d'ailleurs ne sont pas inutiles, mais restent radicalement insuffisants : *par une étude et une méditation périodiques, et périodiquement recommencées, des enseignements pontificaux sur l'*ACTION *communiste*. La base fondamentale, la base indispensable est une connaissance méthodique et une relecture fréquente de l'Encyclique Divini Redemptoris. Quand on est soumis en permanence aux entreprises publicitaires de l'agitation, de la propagande, du conditionnement communistes, il est dérisoire de penser que l'on peut s'en tirer en ayant deux ou trois fois entendu parler de Divini Redemptoris : il faut en avoir le texte à portée de la main, le contenu présent à l'esprit, y alimenter périodiquement sa réflexion personnelle, sa nécessaire désintoxication, en faire l'objet de cercles d'études et de sessions collectives. Sinon, ils seront perdus, ils seront emportés, à brève ou lointaine échéance, ceux qui restent les mains vides, ceux qui tardent encore à reconnaître, à saisir, à employer les armes naturelles et surnaturelles que l'Église, par l'Encyclique Divini Redemptoris, nous a données pour le temps du combat universel contre le communisme.
#### Le monde d'aujourd'hui et non celui d'avant-hier.
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Il y a, si l'on y réfléchit, quelque chose d'inexplicable et d'effarant dans l'oubli relatif où est tombée l'Encyclique *Divini Redemptoris*. Certes l'on n'oublie point, à de rares exceptions près, que le « matérialisme athée » est « condamné ». Mais on continue à ignorer très largement ce qu'est l'action communiste : si bien que l'on est hors d'état de l'identifier quand elle est tant soit peu camouflée ou indirecte. Et l'on continue à ignorer plus encore l'ensemble des moyens naturels et surnaturels qu'il importe de mettre en œuvre. L'on ignore trop souvent à quelle mobilisation générale, spirituelle et temporelle, le Saint-Siège appelle le monde catholique tout entier en face de l'agression permanente du communisme soviétique. On peut vérifier, ici plus encore qu'ailleurs, la justesse du mot célèbre de Maritain sur la terrifiante inattention des catholiques aux enseignements pontificaux.
L'Encyclique Divini Redemptoris n'est pas un document annexe sur une question particulière, réservé à une catégorie de spécialistes : elle est la charte pratique du chrétien dans le monde moderne, elle est la charte pratique de l'action catholique dans une certaine situation contemporaine, la nôtre précisément, celle qui est partout créée par l'action universelle du communisme. Elle ne nous dit pas du tout que notre action de catholiques doit feindre que le communisme n'existe pas ou doit faire comme si son importance était négligeable. Elle ne nous dit pas du tout que les entreprises sociales et apostoliques doivent ne point parler du communisme ni envisager explicitement les problèmes qu'il pose. Elle nous dit tout le contraire.
Les grandes inspirations et directives de la doctrine sociale, l'Encyclique Divini Redemptoris nous dit comment les mettre pratiquement en œuvre dans une situation concrète qui est justement la nôtre : celle d'un univers tout entier menacé et pénétré par le communisme. Il est paradoxal, il est navrant, que tant de congrès sociaux exposent leurs préoccupations, poursuivent leurs analyses, édifient leurs projets comme si cette situation n'était pas la nôtre et comme si l'Encyclique Divini Redemptoris ne concernait pas directement et immédiatement leurs travaux. Travaux dans les nuages, chaque fois qu'ils omettent de considérer cette situation actuelle, dominée par la réalité du communisme.
26:35
Charte de l'action civique et sociale dans cette situation qui est la nôtre, l'Encyclique Divini Redemptoris est aussi une charte de l'action apostolique : non pas d'une action apostolique n'importe quand et n'importe où, mais précisément d'une action apostolique dans cet univers du XX^e^ siècle où se poursuit l'action la plus terrible qui ait jamais été entreprise contre la religion chrétienne. Que voit-on trop souvent, sinon une sorte d'anesthésie très localisée, par laquelle les projets et les expériences apostoliques tiennent très attentivement compte de toutes les conditions nouvelles du monde contemporain, SAUF DE LA PRINCIPALE : la réalité primordiale du communisme dans l'univers actuel.
A la lettre, on fait abstraction du communisme dans la plupart des enquêtes de sociologie religieuse, comme si le communisme était plus ou moins en dehors de la question : alors qu'il est au centre. Il est, affirme Pie XI, la plus grande entreprise qu'on ait jamais vue pour priver le genre humain du bénéfice de la Rédemption. On fait abstraction du communisme dans la plupart des études théoriques et pratiques visant à une action catholique et sociale. On fait abstraction du communisme dans la plupart des « recherches » apostoliques, missionnaires, sociologiques. Ou bien, on lui accorde seulement quelques instants, une mention rapide, à une place très secondaire qui n'est nullement la sienne. Il existe une distraction systématique et comme organisée au sujet de la réalité contemporaine que l'enseignement de l'Église désigne solennellement comme le plus grand obstacle actuel à l'évangélisation, comme le plus dangereux ennemi de la foi, comme le principal moyen diabolique aujourd'hui mis en œuvre pour détourner les âmes du salut.
Une simple observation des réalités contemporaines suffit à faire voir que l'action du communisme est partout présente, dans tous les domaines et dans tous les milieux. On peut s'amuser à récuser une telle observation, à la présenter comme une vue particulière et contestable, ou comme une « option » facultative, et décréter qu'il s'agit d'un « épouvantail » dont soi-même on n'est pas dupe. On peut nier obstinément l'évidence observable.
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Mais enfin, cette observation qui est à la portée de tout le monde, elle est d'autre part affirmée et enseignée par l'Église. Le comportement pratique du chrétien, dans l'univers actuel, son comportement apostolique et son comportement social, sont explicitement orientés par le Saint-Siège en fonction des nécessités présentes, en fonction de la réalité du monde d'aujourd'hui et non pas du monde d'avant-hier. C'est le monde d'aujourd'hui qu'il s'agit de rendre plus humain et plus chrétien. C'est le monde d'aujourd'hui qui est dominé par la menace du communisme, dont l'étendue et l'importance dépassent, et de très loin, toutes les autres particularités contemporaines. C'est le monde d'aujourd'hui qui est directement menacé, par le communisme, de retomber dans une barbarie incomparablement plus épouvantable que celle qui régnait sur les peuples les plus barbares avant la venue de Jésus-Christ. C'est l'Église qui nous l'enseigne, et qui appelle tout l'univers catholique à une croisade spirituelle et à une mobilisation active en face et en fonction du plus grand péril qui ait jamais menacé la foi chrétienne et l'avenir du genre humain. Quel sommeil de somnambules obscurcit donc certains esprits, par ailleurs distingués et généreux, soucieux d' « être de leur temps », et les empêche d'entendre ce que l'Église enseigne précisément comme ACTUEL, et les détourne des tâches que l'Église désigne comme ACTUELLES, et leur voile le péril auquel l'Église demande ACTUELLEMENT de répondre, et les détourne des moyens naturels et surnaturels que l'Église nous propose comme ACTUELLEMENT appropriés ?
L'Encyclique Divini Redemptoris n'est pas un livre qu'il s'agirait de parcourir en une ou deux soirées, comme un roman, ou qu'il suffirait d'avoir lu une fois dans le train. C'est un enseignement qui se propose à l'ÉTUDE et à la MÉDITATION. Une étude véritable, entreprise et poursuivie point par point, paragraphe par paragraphe, ligne à ligne. Une méditation menée dans la prière, en demandant la lumière de l'Esprit Saint. L'a-t-on beaucoup fait depuis 1945 ? Qui l'a fait ?
28:35
On ne comprend pas très bien pourquoi tant d'organisations civiques, sociales ou autres négligent encore d'inscrire cette étude et cette méditation dans leur programme de formation. Il y a matière à une année entière de travail. Peut-être serait-il utile, si les organisations existantes en sont incapables, d'en fonder une nouvelle, qui serait par exemple une « Association pour l'étude et la diffusion de Divini Redemptoris ». Car vraiment, dans l'ordre de l'ACTUALITÉ, dans l'ordre de l'OPPORTUNITÉ, quoi de plus urgent, si l'on reçoit l'enseignement de l'Église selon lequel le communisme est le plus grave danger qui ait à ce jour menacé le genre humain, et l'assaut le plus terrible qu'ait à subir aujourd'hui la foi chrétienne ? Prend-on au sérieux ce que disent les Papes, ou croit-on que c'est une vaine rhétorique ?
\*\*\*
POUR CES MOTIFS, occupés en tous cas de faire, selon notre état et nos moyens, ce qui dépend de nous, il nous a paru nécessaire d'entreprendre une lecture méthodique de Divini Redemptoris. Attentifs à tous les témoignages concrets, à toutes les leçons de l'expérience sur la réalité communiste, -- on trouvera dans notre prochain numéro l'expérience et le témoignage d'Henri Barbé, qui fut l'un des dirigeants du P.C.F. et de l'appareil communiste international, -- nous ne pensons pas perdre notre temps, ni celui de nos lecteurs, en les invitant à situer cette énorme et formidable réalité dans la lumière que l'Église, par l'Encyclique Divini Redemptoris, nous a donnée pour un combat dont dépend le sort de l'humanité.
JM.
29:35
Pour connaître la vraie nature du communisme et pour organiser la résistance à son agression permanente
Outre les articles contenus dans le présent numéro, on se reportera notamment aux études suivantes :
-- Marcel CLÉMENT : Communisme et droit naturel (Itinéraires, n° 1)
-- Jean MADIRAN : Le communisme sous la toise (n° 6)
-- Marcel CLÉMENT : Étapes vers le progressisme (n° 6)
-- Jean MADIRAN : Un peuple martyr témoigne contre le mensonge des docteurs (n° 8)
-- Louis SALLERON : Le travail et l'argent (n° 16)
-- Jean MADIRAN : Pratique communiste et vie chrétienne (n° 23)
-- Jean MADIRAN : En pleine guerre psychologique (n° 30).
-- Marcel CLÉMENT : Lénine et la stratégie révolutionnaire (n° 31)
-- Marcel CLÉMENT : A-t-on le droit de conditionner les masses (n° 32)
-- Jean MADIRAN : Conditionnement à la non-résistance (n° 33)
30:35
## CHRONIQUES
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### Un mot pour nos frères éloignés
par Charles De KONINCK
« J'ai d'autres brebis encore, qui ne sont\
pas de cet enclos ; celles-là aussi, je dois\
les mener ; elles écouteront ma voix ; et il\
y aura un seul troupeau, un seul pasteur »\
(Jn, X, 16).
Causerie prononcée à la séance académique des Facultés de Théologie et de Philosophie de l'Université Laval, à Québec, le 6 mars 1959, en la présence du Chancelier de cette Université, Monseigneur Maurice Roy, Archevêque de Québec.
DES ÉCRIVAINS CATHOLIQUES, américains surtout, ont récemment fait remarquer combien l'attitude des protestants envers nous a changé depuis une quarantaine d'années, et combien aussi l'entente s'améliore de jour en jour. Quelles qu'en soient les multiples raisons, il me paraît très important de noter que l'attitude de bon nombre de catholiques envers les protestants prend également une nouvelle tournure, encore que ces catholiques demeurent plus fermement que jamais fidèles à la doctrine de foi et aux règles de conduite proposées par l'autorité visible du Vicaire du Christ. La différence reste radicale sur ce point : de même que nous croyons du Verbe éternel qu'il s'est fait chair, que les apôtres ont vu de leurs yeux ce Verbe du Père et l'ont touché de leurs mains, de même nous croyons que le Fils de Dieu fait homme a laissé parmi nous tous, une règle de foi, norme vivante, visible et tangible. Notre soumission à celle-ci constitue précisément la distinction visible, tangible, entre les catholiques et ceux qui s'en sont éloignés.
32:35
Puisque nous en sommes sur le sujet des chrétiens sans allégeance à l'Église de Rome, il importe de bien distinguer le cas des Églises de l'Orient de celui de nos frères protestants. C'est le Pape Pie XI qui parlait des « grossières erreurs » (*errores etiam crassiores*) que commettent parfois les catholiques au sujet des Églises Orthodoxes. S. Exc. Mgr Charrière, évêque de Lausanne, Genève et Fribourg vient de nous le rappeler. Nous pouvons savoir ce qu'elles tiennent pour objet de foi, tandis que les croyances des protestants sont infiniment plus difficiles à connaître, en raison même de la liberté qu'ils se sont donnée en cette matière, et de la consécutive diversité des confessions ; à ce seul égard déjà la situation est tout différente.
Il y a certes des protestants qui sentent un croissant besoin de savoir de façon plus déterminée quelles sont *les choses qu'on ne voit pas*, et qui doivent cependant faire l'objet de notre *conviction* (He, XI, 1) ; il y en a qui souffrent de cette étrange liberté laissée à chacun de n'adhérer qu'à ce qui lui paraît, à lui, croyable. Il est en effet parfois très difficile de savoir si certains croient au péché originel, si d'autres croient à l'Incarnation et à la Résurrection du Verbe qui est Dieu, si ceux-ci ont foi dans les sacrements, ou en un quelconque de ces instruments de grâce, si ceux-là attendent la future résurrection des morts, etc. Non pas cependant qu'un tel besoin de certitude, quand il existe chez les chrétiens non-catholiques, doive être l'unique raison de notre intérêt et de notre sympathie à leur égard. N'est-il pas de précepte que nous aimions notre prochain quel qu'il soit, et selon l'ordre d'une charité bien éclairée ? C'est sur ce point de la charité que bon nombre d'entre nous pourrait être pris en défaut.
NOUS SAVONS TOUS qu'à plusieurs reprises l'Église a condamné certaine interprétation étroite du mot « *extra Ecclesiam nulla salus* ». De plus, les simples fidèles distinguent maintenant, d'une manière plus avertie, ceux qui délibérément et avec pertinacité ont laissé l'Église de Rome, de ceux qui ont été élevés en dehors de cette Église. Saint Pie X demandait au représentant de l'Angleterre auprès du Saint-Siège, pourquoi il était hérétique. « C'est que j'ai été élevé ainsi », répondit l'ambassadeur. « C'est la meilleure des raisons ! » dit le Souverain Pontife.
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Nous ne devons pas oublier que, nous-mêmes, nous n'avons pas été consultés au sujet de notre future appartenance à telle ou telle famille religieuse, ou païenne ou même athée ; d'autre part nous soutenons fermement que, de droit naturel, les parents ont le devoir d'élever leurs enfants dans la croyance qui leur paraît être la vraie. Bref, nous semblons de mieux en mieux comprendre que les choses sont bien plus complexes et contingentes que nous ne le pensions il n'y a pas si longtemps.
L'image cartésienne, puis newtonienne, du monde dominait depuis des siècles le domaine même de l'agir. La contingence était exclue de la nature, et ce qu'on appelait contingence voulait tout simplement dire que certaines choses eussent pu être autrement... si les agents délibérés l'avaient voulu. Cette ombrageuse rationalité mécaniciste envahissait les philosophies morales, depuis trois siècles. Ces dernières proposaient des systèmes, élaborés *more arithmetico* ou *geometrico*, lesquels devaient rendre la situation humaine si claire et si catégoriquement distincte que toute personne suffisamment instruite ne pouvait refuser d'agir comme elle le devait. Quant aux autres qui n'avaient pas cette instruction voulue, ou qui en avaient reçu une contraire, ou qui n'étaient capables ni de l'une ni de l'autre, il n'en était pas question dans ces systèmes -- elles étaient délaissées. Ces dernières sont tout simplement devenues les pauvres « hommes communs » (qu'on me permette cet anglicisme) exaltés autant que méprisés -- par les mêmes gens, notons-le bien. Il a fallu des événements et des échecs qui nous rendissent plus sensibles à l'irrationnel dans la vie des hommes pour nous ramener au vrai sens de la contingence.
IL EST BON d'insister sur ce point que nous n'avons pas choisi de naître ; et que tous nous sommes venus au monde sans nous. Il ne nous a pas été donné non plus de pouvoir opter pour le type ou la combinaison de gènes qui fixèrent la sorte d'individus que nous sommes, un chacun. N'est-il pas vrai que nous avons été « jetés là », avec tels ou tels caractères irrévocables, dans tel quartier de la ville, avec un nez de telle forme, doués ou dépourvus de telle ou telle qualité ? Aucun homme de premier rang ne peut raisonnablement et sans ridicule regarder de haut son prochain de rang inférieur. Nous n'avons choisi ni le temps ni le lieu de notre naissance, ni la race ni la nation de nos parents ; ni leur état social ni même leur religion.
34:35
Nous n'avons pu exercer aucun contrôle sur notre première formation -- en un temps où les choses, pourvu qu'elles fussent assez souvent répétées, revêtaient un caractère d'indiscutable évidence, et devenaient en quelque sorte une seconde nature. Il y a certain point d'où il est plus facile de voir le plein sens du « tout est contingent ». On pourrait mentionner, parmi ces faits contingents, celui d'être parvenu à l'existence, de naissance légitime ou non ; la couleur des yeux, le nombre des cheveux, l'ampleur ou l'étroitesse de l'imagination, et le reste, y compris la contingence indéfiniment variable qui caractérise les actions de tous les jours -- et ce que je pense de tout cela, et qui peut dépendre, à son tour, d'un enseignement que j'ai reçu sans le choisir. Et je ne parle ici que des choses qui ne sont point l'objet de notre option à nous. Cette contingence, cependant, à laquelle tous sont soumis, n'empêche pas qu'on doive en tenir compte ; ce sort commun, ce nivellement, ne donne pas l'imagination à celui qui en est dépourvu. Le fait d'être né avec une vue insuffisante ne comporte pas que la société nous doive quand même un permis de conduire une auto. Semblablement, les naissances illégitimes ne doivent pas faire abolir l'intégrité du mariage, encore qu'il soit odieux d'en rendre les enfants responsables.
EN DÉPIT de toute cette contingence et de tout cet involontaire multiple autant qu'inexplicable, n'est-il point curieux que les autres tiennent mordicus à nous rendre responsables d'à peu près tout ce qui n'était en rien l'objet de notre libre élection : de notre race, de la condition sociale de nos parents, ou style de notre nez, de la mesure de notre esprit et de tous les innombrables hasards qui nous tombent dessus même quand nous agissons de plein propos ? C'est ainsi que même en lui en voulant faire du bien on peut, involontairement, heurter ou blesser le prochain. Que tout ce simplisme soit profondément enraciné dans la nature des hommes, c'est ce que démontre le Seigneur par l'apôtre saint Jean : Ses disciples lui demandèrent : « *Maître, qui a péché, lui ou ses parents, pour qu'il soit né aveugle ?* » « *Ni lui, ni ses parents n'ont péché, mais c'est pour qu'en lui se manifeste Dieu*. » (Jn IX, 2). (N'oublions pas ici les amis de Job -- ces grands maîtres de la justice immanente !)
35:35
Mais comment les œuvres de Dieu se manifestent-elles en tout aveugle-né, en tout esprit ténébreux ou entortillé, dans tous les misérables que nous sommes plus ou moins tous et chacun ? A ce propos, dans le même passage de l'Évangile, Jésus nous dit d'attendre *la nuit qui vient, où personne ne peut travailler* (Jn IX, 4). Dans l'entre-temps, chacun doit faire ce qu'il peut, l'Esprit soufflant où il veut.
EST-CE À DIRE que nous abdiquions toute la responsabilité humaine aux mains des fatalistes et de ceux qui ne veulent voir en toutes choses que contingences et négations de notre choix ? Nullement. Le choix que nous sommes appelés à faire est en effet bien plus profond : il embrasse le tout de notre être, même l'abaissement dans les chutes que Dieu nous a pardonnées. « *C'est, je vous le dis, qu'il y aura plus de joie dans le ciel pour un seul pécheur qui se repent que pour quatre-vingt-dix-neuf justes, qui n'ont pas besoin de repentir* » (Lc XV, 7). C'est la volonté de Dieu qui permit l'écroulement de l'ordre originel ; car, comme il est dit dans la bulle de l'Immaculée Conception, « Dieu, l'Ineffable, dans les profonds secrets d'un dessein caché à tous les siècles, avait résolu d'accomplir, dans un mystère encore plus profond, par l'Incarnation du Verbe, le premier ouvrage de sa bonté, afin que l'homme, qui avait été poussé au péché par la malice et la ruse du démon, ne pérît pas, contrairement aux desseins miséricordieux de son Créateur, et que ce qui fut chute de notre nature, dans le premier Adam, fût réparé avec avantage dans le second ». Car, dit saint Paul, *Dieu a enfermé tous les hommes dans la désobéissance pour faire à tous miséricorde* (Rm XI, 32).
MAIS COMMENT ce choix profond et entier se fait-il ? Comment puis-je choisir l'existence et les circonstances de vie qui me furent imposées ? Comment ce choix peut-il devenir, en quelque sorte, commensurable à la volonté de *Dieu* \[qui\] *vit tout ce qu'il avait fait* \[et que\] *cela était très bon* (Gn I, 31). C'est Notre-Seigneur lui-même qui nous l'indique en nous apprenant à prier ainsi : « *Notre Père qui êtes aux cieux, que votre nom soit sanctifié. Que votre règne arrive ; que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel* » (Mt VI.).
36:35
Lorsque nous conformons ainsi notre volonté à celle du Père, nous rentrons, en quelque sorte, dans le principe même de notre être, principe plus intime en nous que nous ne le sommes à nous-mêmes ; et de là, nous dominons toutes les circonstances, depuis les premières jusqu'aux dernières encore imprévisibles de notre vie. Cela pourtant ne rend pas les choses aisées, comme le Verbe de Dieu en témoigne expressément dans sa propre Personne ! « *Mon Père, s'il est possible, que cette coupe passe loin de moi ! Cependant, non pas comme je veux, mais comme tu veux* » (Mt XXVI, 39). La Sagesse éternelle a permis que surgisse en sa propre Personne un penchant à la contrariété entre sa Volonté divine et sa volonté humaine, pour autant que celle-ci, de sa nature, tend au bonheur et fuit tout mal qui menace la personne, telle la mort et toute douleur ou tristesse que nous pouvons encourir ([^10]).
NOTRE EXISTENCE est surtout une vie de passion, au sens primitif de ce mot ; notre condition en est une de sujétion. Nous sommes sans doute des agents, doués de libre arbitre, responsables de certaines de nos activités, néanmoins le rayon de véritable action que le monde nous permet est fort petit en comparaison de tout ce que à quoi nous sommes entraînés malgré nous. La liberté qu'il nous accorde est sans commune mesure avec celle de l'acceptation active, volontaire, du dessein de Dieu. La victorieuse puissance du Christ émane de sa Passion, certes, non toutefois pas en tant qu'elle est une passion subie (elle est elle-même sans mérite), mais en tant que passion volontairement acceptée. N'est-il pas admirable que le Tout-Puissant, devenu homme, ait choisi de démontrer sa puissance, sur la terre, comme aux cieux, en acceptant la forme de l'esclave et la sujétion de l'esclave et toutes les servitudes et toutes les contingences auxquelles est soumis l'esclave ? Il ne nous suffit pas de gagner notre pain, de poser des actes de justice, de défendre le bien commun avec force, et d'user avec tempérance des biens du corps. A coup sûr, il le faut ! Mais tout cela peut nous faire défaut. *Car la course ne revient pas aux rapides, ni la lutte aux plus forts. Il n'y a pas de pain pour les sages, ni de richesse pour les intelligents, ni de faveur pour les savants ; car le temps de la malchance leur arrive à tous* (Qo IX, 11). *Car il y a des justes à qui il arrive ce que mérite la conduite des méchants ; et des méchants à qui il arrive ce que mérite la conduite des justes...*(VIII, 14).
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*C'est un mal dans tout ce qui se fait sous le soleil, qu'il n'y ait qu'un sort pour tous ; et que le cœur humain soit plein de malheur ; et qu'on conçoive des folies, pour les vivants durant leur vie, et après, pour les morts* (Qo IX, 3). Notre-Seigneur lui-même a résumé le tout en cette parole : « *Votre Père fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et descendre sa pluie sur les justes et sur les injustes* » (Mt V, 45). Le Docteur angélique a fortement souligné cette pensée : « Modo quasi indiscrete accidunt bona et mala bonis et malis : et hoc est quod dicitur Eccle., cap. IX, quod hoc pessimum est inter omnia, quae sub coelo fiunt, quia eadem cunctis eveniunt. » Et nous apprenons, au dernier chapitre de l'Apocalypse, que les choses se poursuivront ainsi jusqu'à la fin des temps (XXII). *Tunc tempus omnis rei erit*, comme l'avait annoncé l'Ecclésiaste (III, 17).
NOUS NE DEVONS CERTES RIEN NÉGLIGER de ce qui peut remédier aux injustices : « Heureux les affamés et assoiffés de la justice ». Ce qui ne nous engage d'aucune façon à être simplement passifs. Néanmoins, « *Heureux êtes-vous, si l'on vous insulte, si l'on vous persécute, et si l'on vous calomnie de toutes manières à cause de moi* » (Mt V, 11). Cependant, n'exagérons pas la gravité du mal qu'on dit faussement contre nous. Il n'est rien en effet si on le compare au mal que l'on peut dire contre nous à cause de Dieu. Voilà qui importe ! Nous devons être prêts à subir des affronts personnels, car nos faiblesses à nous, comme le scandale qu'elles ne manquent pas de produire, ne comptent pas dans cette affaire. Faut-il rappeler qu'il ne suffit pas d'appartenir visiblement à l'Église visible du Christ pour se donner l'air d'être confirmé dans le bien ? Tout non-catholique devrait être pour nous l'occasion de prendre conscience de notre propre indignité devant les vérités que nous croyons fermement, et de lui témoigner notre amour de Dieu. Les contingences que nous avons nommées devraient être pour nous, à elles seules, des raisons très suffisantes d'une grande humilité et de la plus charitable bienveillance envers ceux qui sont visiblement éloignés de nous. C'est la seule attitude qui se puisse qualifier d'intelligente et chrétienne.
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Elle manquerait d'intelligence, de sincérité et de charité, cette attitude, si elle devait s'accompagner d'une disposition à faire des compromis dans les vérités que l'Église nous propose de croire. Le retour, s'il doit se faire -- et il y a une vertu théologale qui, en ce point particulier, nous oblige à l'espérer -- doit être semblable à celui du frère cadet qui avait laissé la maison de son père, pour s'en aller dans une lointaine contrée où survint la famine. Mais à quoi ce fils serait-il revenu s'il n'avait retrouvé ni maison paternelle ni père pour l'accueillir ? Nous devons faire savoir, concrètement, en toute fidélité et avec une charité sans feinte, que c'est au sujet de nos frères éloignés que le père dit à ses serviteurs : « *Vite, apportez la plus belle robe et l'en revêtez, mettez-lui un anneau au doigt et des chaussures aux pieds. Amenez le veau gras, tuez-le, mangeons et festoyons...* » (Lc XV, 22). Marquons encore que ce fut alors que l'enfant prodigue était encore loin, \[que\] son père l'aperçut et fut touché de compassion ; il courut se jeter à son cou et l'embrassa longuement. Gardons-nous de nous endurcir, devenant jaloux comme le fils aîné.
LES DIFFICULTÉS du retour sont humainement insurmontables. Le bon Dieu n'a pas rendu les choses faciles en déléguant ses pouvoirs à des hommes purement hommes, sans faire cas de leurs qualités natives ou acquises. Saint Paul le dit carrément aux Corinthiens de ses disciples : Il n'y a pas beaucoup de sages selon la chair, ni beaucoup de puissants, ni beaucoup de gens bien nés (1 Co I, 26). N'oublions pas que ce n'est pas à Nathanaël, qu'il qualifia de « véritable Israélite, un homme sans artifice », ni même à saint Jean, le disciple qu'il aimait, que le Christ déclarait : « *Eh bien, moi je te dis : Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église, et les Portes de l'Hadès ne tiendront pas contre elle. Je te donnerai les Clefs du Royaume des Cieux ; quoi que tu les sur la terre, ce sera tenu dans les cieux pour lié, et quoi que tu délies sur la terre, ce sera tenu dans les cieux pour délié* » (Mt XVI, 18). *Or, c'est à ce même Pierre qu'il répliquera :* « *En vérité je te le dis : cette nuit même, avant que le coq chante, tu m'auras renié trois fois* » (Mt XXVI, 34). Et ce Pierre, au début de la Passion de son Maître, n'a pas eu la force de veiller une heure avec lui ; et c'est à lui que Jésus en fit le reproche. Ce furent encore les apôtres, qui discutèrent entre eux pour savoir lequel parmi eux serait le plus grand dans les Cieux. Voici le Sauveur devenu signe en butte à la contradiction, et il sera un tel signe, même parmi les siens, jusqu'à la fin des temps.
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Avouons-le : il faut un grande foi pour se convaincre que Dieu peut faire de si grandes choses avec si peu, avec des apôtres à qui il dit : « *Tous vous serez scandalisés en moi* ». Il faut une foi divine pour ne pas être scandalisés du fait que ce qu'il y a *de fou dans le monde, voilà ce que Dieu a choisi pour confondre les sages ; ce qu'il y a de faible dans le monde, voilà ce que Dieu a choisi pour confondre la force ; ce qui dans le monde est sans naissance et ce que l'on méprise, voilà ce que Dieu a choisi ; ce qui n'est pas, pour réduire à rien ce qui est, afin qu'aucune chair n'aille se glorifier devant Dieu* (1 Co I, 27). Cette méthode choisie par Dieu est à la fois le signe de sa puissance, et aussi la pierre d'achoppement, et il les a voulus inséparables. Si l'on peut dire que Dieu a posé des problèmes à l'humanité, en voilà un. C'est sa faculté à lui de tout faire avec rien.
SI NOUS DEVONS nous efforcer de comprendre les difficultés que doivent affronter nos frères séparés, telle l'inflexible foi de l'Église, la confiance que Dieu demande aux uns et aux autres, dans les moyens qu'il a choisis -- souvent si fragiles -- puis l'obstacle créé par notre insuffisance personnelle, cet effort ne doit pas nous faire négliger de souligner les trésors de l'Église du Christ, qui est son Corps : l'inépuisable richesse de sa doctrine, son espérance et son aspiration indéfectibles vers l'unité pour laquelle l'Église ne cesse de prier -- *afin que tous soient un comme toi et moi sommes un*. Nous n'avons pas non plus à cacher l'abondance de charité qu'elle répand dans le monde, par les personnes qui ne vivent plus en elles-mêmes mais en qui vit le Christ.
Nous disons cela, par crainte de créer l'impression qu'on nous engage à garder la lumière sous le boisseau, ou de laisser entendre que le retour du frère éloigné doive se faire dans une maison évacuée. Gardons pour lui la robe sans couture, l'anneau sans faille, les chaussures pour traverser le chemin rocailleux, le veau gras, et tout ce qu'il faut pour festoyer.
Rappelons encore la parole de l'Apôtre : C'est du lait que je vous ai donné à boire, non une nourriture solide ; vous ne pouviez encore la supporter (I Co III, 2). Que notre zèle ne soit donc pas trop humain, mais qu'on observe l'ordre que la Sagesse de Dieu impose -- forte, mais suave aussi. Ce n'est pas à nos personnes que doit revenir la victoire, mais à Dieu, comme chef de son Église.
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CONVENONS qu'il y a un point sur lequel nous devrions toutefois pouvoir tomber d'accord : l'unité qui n'aurait pour fondement que la commune incertitude ne pourrait avoir que le discutable avantage d'un accroissement purement numérique, formant un plus vaste ensemble, mais instable et dispersé d'autant. Quel serait en effet le corps dont l'œil pourrait dire à la main : « *Je n'ai plus besoin de toi* », ou la tête dire à son tour aux pieds : « *je n'ai pas besoin de vous* » ? (I Co XII, 18). « *Tout royaume divisé contre lui-même court à la ruine ; et nulle ville, nulle maison, divisée contre elle-même, ne saurait se maintenir* » (Mt XII, 25). Devrions-nous tenter une unité que Dieu même a déclarée impossible ? Voulons-nous *nous enfouir ensemble dans la poussière, et rendre muets nos visages dans le cachot* -- pour emprunter les paroles de Yahvé lorsqu'il parla à Job du sein de la tempête (XL, 13) ?
HUMAINEMENT PARLANT -- et il faut admettre que ce point de vue existe -- la situation n'en demeure pas moins complexe. Ramenée à son expression la plus simple, elle est un peu comme si, moi, je vous disais, ou chacun de vous à moi : Nous serons tous d'accord sitôt que vous vous mettrez d'accord avec moi. Mais, à la vérité, les choses ne sont pas aussi simples, encore que nous puissions les faire paraître telles. Personnellement, je ne connais aucun protestant qui soit hérétique au sens qu'il se choisit lui-même à l'encontre de tout, ou qui croit que toutes les opinions se valent. Certes, ils n'admettent pas au même titre l'autorité de celui qui est pour nous le Vicaire du Christ, ce qui fait une différence que l'on ne peut sous-estimer. Ce refus n'est pourtant pas une raison de méconnaître l'adhésion des protestants à la lettre de la parole que le Saint-Esprit a fait consigner par écrit, même s'ils n'ont pas la norme requise pour en fixer les sens ; il ne nous est pas permis non plus d'ignorer le fait que leur vénération et leur perscrutation de cette lettre parfois nous en apprend, à vous et à moi. N'oublions pas que, parmi toutes les difficultés qu'ils ont à affronter, il en est tant qui ont surgi dans une séparation dont ils sont innocents. N'oublions pas non plus le scandale de notre étroitesse à nous parfois mesquine -- ce qui n'engage de nulle façon la Sainte Église.
41:35
EN CETTE GRANDE AFFAIRE, nous risquons néanmoins de faire trop large part à nos propres expédients d'hommes. Les problèmes sont énormes, les pierres d'achoppement nombreuses. Regardons le sort et les problèmes de nos frères éloignés avec intelligence et sympathie. Ne brusquons pas les choses en aveuglant ces frères avec une lumière qui n'est peut-être que celle de l'orgueil humain, celle dont se revêtit l'homme qui, la tête haute, priait ainsi en lui-même : « *Mon Dieu, je te rends grâce de ce que je ne suis pas comme le reste des hommes...* » (Lc XVIII, 11). Souvenons-nous que *Si Jahvé ne bâtit la maison, en vain les maçons peinent ; si Jahvé ne garde la ville, en vain la garde veille* (Ps CXXVI, 1). C'est en fin de compte l'amour de Dieu et du prochain qui fait la vertu unitive. *La science enfle ; c'est la charité qui édifie. Si quelqu'un s'imagine connaître quelque chose, il ne connaît pas encore comme il faut connaître ; mais si quelqu'un aime Dieu, celui-là est connu de lui* (I Co VIII, 1). *Quand j'aurais le don de prophétie et que je connaîtrais tous les mystères et toute la science, quand j'aurais la plénitude de la foi, une foi à transporter les montagnes, si je n'ai pas la charité, je ne suis rien... La charité est longanime ; la charité est serviable ; elle n'est pas envieuse ; la charité ne fanfaronne pas, ne rengorge pas ; elle ne fait rien d'inconvenant, ne cherche pas son intérêt, ne s'irrite pas, ne tient pas compte du mal ; elle ne se réjouit pas de l'injustice, mais elle met sa joie dans la vérité. Elle excuse tout, croit tout, espère tout, supporte tout* (I Co XIII, 2).
Nous avons fait grand cas de la contingence, et de l'humilité à quoi elle nous invite. Nous savons cependant que Dieu maîtrise le contingent aussi infailliblement qu'il ordonne le nécessaire le plus rationnel. La chute du passereau et le nombre de nos cheveux sont dans ses mains. Parmi toutes les divisions et tout le désordre des choses qui sont, *Scimus autem quoniam diligentibus Deum onmia cooperantur in bonum*... (Rm VIII, 28).
Charles DE KONINCK,
de l'Université Laval.
Vigile de la fête de saint Thomas d'Aquin, 1959.
42:35
### Lettre à Paul Claudel sur Péguy
par André CHARLIER
IL Y A LONGTEMPS que je méditais de vous dire ce que j'ai à vous dire aujourd'hui. Ce n'était pas facile. Je ne voulais pas vous écrire, j'attendais l'occasion d'un entretien où je pourrais vous dire ce que j'avais sur le cœur. Et puis l'entretien n'est pas venu, c'est Dieu qui vous a pris brusquement, de sorte que le dialogue qui avait été seulement amorcé entre nous se trouve interrompu pour toujours, Mais en somme pourquoi ne vous parlerais-je pas quand même, comme si vous étiez assis devant moi sous les ombrages de Brangues ? Ou plutôt, puisque vous y dormez, presque dans les champs dont vous sépare un mur bas, je m'assiérai sur ce mur devant la dalle de votre tombeau et j'achèverai tout seul le dialogue, méditant sur les figures magnifiques dans lesquelles vous vous exprimez comme l'Écriture -- et qui sont maintenant passées, évanouies, laissant Paul Claudel face à face avec cette Vérité de Dieu dont il était impatient de se saisir.
ON A IMPRIMÉ en 1954 les *Mémoires improvisés* que vous aviez donnés précédemment à la Radio (et que d'ailleurs je n'avais pas entendus) et je les ai lus avec l'intérêt que vous devinez. J'y retrouvais tellement l'homme que vous étiez, s'expliquant sur lui-même avec tant de simplicité et de drôlerie, sans aucun apprêt : pénétrer avec vous dans les soubassements les plus profonds de votre œuvre, découvrir des origines insoupçonnées, s'arrêter devant ce qui est inexplicable, même pour vous ; bref, assister à la génération d'une œuvre, repensée par le génie créateur lui-même (et généralement vous êtes un génie très conscient), quel voyage extraordinaire !
43:35
J'entendais jusqu'à vos intonations et votre accent. Il faut en savoir gré à la radio, dont l'indiscrétion est généralement horrible et stupide. Jean Amrouche vous avait préparé un questionnaire intelligent et fort insidieux, et vous vous êtes laissé faire, retourner pour ainsi dire sur le gril, avec une absence de malice qui a dû étonner ceux qui ne vous connaissent pas. Il n'y a qu'un endroit où on vous sent très réticent et gêné, c'est l'endroit de vos conversations où Amrouche vous entraîne à parler de Bernanos et de Péguy. Il y aurait beaucoup à dire du jugement que vous portez sur Bernanos, mais je n'en dirai rien, parce que ce qui m'a de beaucoup le plus choqué et même scandalisé, ce sont les propos que vous avez tenus sur Péguy. Vous le savez, puisque je vous l'ai écrit à ce moment-là. Depuis que vous aviez dépassé les quatre-vingts ans, j'avais pris l'habitude de vous adresser un petit mot de vœux, au moment de votre anniversaire, afin que, au milieu des encensements de la gloire orchestrés par le *Figaro littéraire*, avec la photographie du patriarche entouré de ses enfants et de ses petits-enfants, vous eussiez un témoignage qui ne fût commandé par autre chose que l'affection et une longue fidélité (je me rappelle tout d'un coup que le premier signe que j'ai reçu de vous était, voilà plus de trente ans, une carte postale représentant les admirables contreforts de la cathédrale de Chartres). Donc, en cette année 1954, tout en vous envoyant mes vœux, j'avais fait allusion à ce passage de vos *Mémoires* qui m'avait irrité : « Je n'aime pas comme chrétien, je n'aime pas du tout, par exemple, l'idée qu'il (Péguy) se fait de la Sainte Vierge, qu'il dépeint comme une bonne femme somme toute un peu comme sa mère, qui était rempailleuse de chaises. Moi, je vois la Sainte Vierge d'une tout autre manière. » Vous m'avez répondu, le jour même de votre anniversaire, une lettre dont je vous rappelle les termes :
Le 6 août 1954.
« CHER AMI,
« Le vieil homme est bien touché du fidèle souvenir que vous lui gardez chaque année, au moment où, d'un pied méfiant, il franchit un nouveau seuil vers un horizon de plus en plus rétréci. Le cœur reste solide et il est plein de reconnaissance pour tous ces bons amis dont l'affection l'entoure et le soutient.
44:35
« J'ai exprimé un peu brutalement mes sentiments à l'égard, non pas de Péguy seulement, mais de tous ceux à l'exemple des protestants qui ne voient pas avant tout dans la Sainte Vierge ce par quoi elle est avant tout *la Sainte Vierge*, l'immense *Théotokos*. Que m'importe cette pauvre femme, cette « rempailleuse de chaises » à quoi on voudrait la réduire ! (cf. ce passage de Péguy qui m'a toujours horripilé : « Tu vois bien ! Ah ! je te l'avais bien dit que cela finirait mal ! » etc., etc., etc.). Non ! elle n'est pas une femme comme les autres ! Elle n'est pas une sainte comme les autres ! Elle est celle qui a rendu service à Dieu ! qui a restauré l'équilibre de ce monde endommagé par la sécession de Satan ! et qui a fait que le Malin serve, que le mal, lui aussi, il serve !
« Je vous serre affectueusement la main.
« P. Cl.\
« 86 ans ! »
Au fond ce qui vous a empêché d'aimer Péguy et de lui rendre justice, c'est qu'il est « peuple », et vous avez cru, bien à tort, qu'il avait voulu transporter dans la littérature un certain parler populaire : cela vous a empêché d'apercevoir tout ce qu'il y a de subtil et de savant dans la langue de Péguy. Je dois vous le dire : la « rempailleuse de chaises » m'a mis hors de moi. Chose curieuse, cette idée vous a certainement beaucoup séduit, car vous avez répété plusieurs fois la même allusion dans des articles de ces dernières années. C'était la chose à ne pas dire, car enfin la mère de Péguy était en effet rempailleuse de chaises, mais c'était une femme tout à fait distinguée, comme le peuple d'autrefois savait être distingué ; elle avait certainement beaucoup plus de distinction d'âme que bien des femmes de diplomates que vous avez fréquentées. Je suis allé la voir un jour que je me trouvais à Orléans et elle m'a montré avec amour les cahiers d'écolier de son fils, remplis de cette grande écriture, ferme et noble, que vous connaissez. Vous n'avez certainement pas voulu être injurieux à l'égard de la mère de Péguy, et pourtant vous l'avez été. Par maladresse, car il vous est arrivé d'être maladroit, et justement ce mot maladroit, qu'il ne fallait pas dire, vous l'avez répété à satiété. Cela est assez curieux, parce que vous avez vous-même une ascendance paysanne, -- mais elle est déjà lointaine, et la paysannerie s'oublie vite.
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La saveur de la paysannerie est demeurée dans votre art, car personne, sauf Rabelais et Molière, n'a su faire parler comme vous les paysans (je pense spécialement, en écrivant cela, à la Jeune Fille Violaine), mais elle n'est pas passée dans votre cœur. Votre ascendance immédiate est quand même de la petite bourgeoisie, et c'est vous-même qui nous peignez la famille Claudel animée « d'une espèce d'orgueil farouche et hargneux. Nous formions un petit clan que nous trouvions immensément supérieur à tout le reste ». Il vous en est resté que sans vous en douter vous considérez le peuple comme une catégorie inférieure. « Il y a dans l'allure de Péguy, dans cette allure un peu fruste, un peu primaire, quelque chose qui répond tout de même à du très ancien dans la littérature française, et spécialement dans la très ancienne littérature, qui exprime également la manière de penser et de parler d'une classe très estimable de la population. » Vous ne trouvez pas, en relisant ce texte, que « cette classe très estimable de la population » rend un son plutôt étrange et que l'expression n'est pas heureuse ?
JE NE SAIS PAS comment vous vous représentez l'atelier de Nazareth. Ce n'était pas un bureau de ministère, ni une antichambre d'ambassade ; c'était un vrai atelier d'artisan, avec des outils qui cognaient ou grinçaient, des pièces de bois de tous les calibres, beaucoup de copeaux et de sciure. Joseph était charpentier, et peut-être avait-il deux ou trois compagnons. On fendait, on sciait le bois, on préparait les pièces de charpente et on les ajustait. Jésus était là, d'abord apprenti, puis maître ouvrier à son tour. Marie s'affairait à la cuisine, mais de temps en temps elle trouvait un prétexte pour paraître à l'atelier, parce qu'Elle aimait regarder Jésus et L'entendre parler. A l'atelier, on devisait des choses du métier, du beau et du mauvais temps (ces ouvriers étaient paysans), des dernières nouvelles du bourg. Jésus se mêlait à la conversation, mais ses propos étaient comme allusifs : on eût dit que sa pensée allait au-delà de ses paroles (pas encore les paraboles, mais déjà le commencement). Les hommes s'arrêtaient parfois, étonnés, ne comprenant pas bien, même Joseph. Et si Marie était là dans un coin de l'atelier qui écoutait, c'est elle qui le soir expliquait à Joseph, quand ils étaient retirés dans leur chambre. Joseph fabriquait aussi des meubles quand on lui en demandait. Sans doute pas des chaises de paille : en ce temps-là, on s'asseyait sur des coffres ou sur des escabeaux de bois.
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Mais si les chaises de paille avaient existé, Marie eût volontiers rempaillé des chaises toute la journée, rien que pour être plus longtemps à l'atelier et pour écouter son Fils. Rempailler des chaises est un ouvrage qui n'empêche point la contemplation.
J'ai cherché dans le Mystère de la Charité de Jeanne d'Arc le passage auquel votre lettre fait allusion. Le voici :
*Elle l'avait bien dit à Joseph ;*
*Ça finirait mal.*
*Ils avaient été si heureux jusqu'à trente ans.*
*Ça ne pouvait pas durer.*
*Ça ne pouvait pas bien finir.*
*Ça ne pouvait pas finir autrement.*
*Il traînait avec lui.*
*Il allait par les routes.*
*Il traînait avec lui par les routes des gens dont elle ne voulait pas dire du mal.*
*Mais la preuve qu'ils ne valaient pas cher,*
*C'est qu'ils ne l'avaient pas défendu.*
Naturellement, cher Paul Claudel, la Sainte Vierge n'est pas une femme comme les autres, Péguy le savait, le sentait comme vous, mais elle est aussi une femme comme les autres. Le privilège extraordinaire par lequel elle fut exempte de tout péché ne l'a pas fait échapper à la commune misère humaine. C'est à partir de la vie la plus commune et la plus grise que l'aventure la plus haute de tous les temps a commencé. Et ici on ne sait même plus quels mots employer, parce que tous les mots du langage sont grossiers. L'événement capital de tous les temps tient dans cette simple phrase : *Et Verbum caro factum est et habitavit in nobis*, et c'était en même temps l'événement le plus secret. Et il n'y a pas de mots pour dire la sainteté de Marie parce qu'elle fut aussi de l'ordre le plus secret. Ce que vous ne voyez pas, c'est que Péguy a voulu se placer à l'origine, au commencement de la source du salut. N'est-ce pas une belle conception de poète ? Le salut du monde a commencé si petitement que personne parmi ceux qui ont été témoins ne s'est douté que c'était le salut du monde qui était en train de s'opérer. Personne, sauf Marie et Joseph. Les bergers de Bethléem étaient loin : rien n'avait transpiré des événements extraordinaires qui avaient entouré la naissance de Jésus.
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Tout d'ailleurs s'oublie si vite. Un enfant grandissait entre deux époux remplis de vertu : c'était tout ce que voyaient les braves gens de Nazareth. Marie est bien « l'immense Theotokos », comme vous dites, mais elle est aussi cette humble femme qui va chercher des copeaux à l'atelier pour allumer son feu, et qui fait la cuisine du ménage, et qui va laver son linge au ruisseau voisin. Pendant trente ans, la vie de Jésus, celle de Marie et de Joseph, est faite des choses les plus ordinaires du monde. Humainement, tout y est aussi ordinaire que dans les autres familles de Nazareth. Des inquiétudes, des angoisses, des souffrances, comme dans toutes les vies ; des joies aussi, et une tendresse qu'on ne peut pas dire. N'est-ce pas Catherine Emmerich qui nous révèle que Joseph avait une sensibilité si vive que Dieu a voulu qu'il mourût le premier afin de lui épargner le spectacle de la Passion ? Marie était pleine de grâce, elle avait donc la plénitude de la Foi. Tout ce qui en elle venait de la nature, -- pensées, sentiments, émotions --, dans la lumière de ce soleil intérieur se tournait aussitôt vers l'accomplissement de la volonté divine et se proposait uniquement la gloire de Dieu. Mais la grâce n'a rien supprimé de la nature. L'Évangile ne nous laisse rien voir de la vie quotidienne de la Sainte Famille ; mais je ne pense pas pourtant que ce soit une offense à la Sainte Vierge et à son divin Fils, ainsi qu'à Saint Joseph, de supposer cette vie très proche dans ses préoccupations et dans ses propos d'une vie de paysans de chez nous. Une seule scène de l'enfance de Jésus nous est rapportée : c'est celle où Marie perd son Fils et le cherche pendant trois jours. (Je ne sais pas si vous êtes comme moi : je ne puis m'empêcher d'avoir le cœur serré chaque fois que je me représente Marie cherchant Jésus pendant trois jours ! Imaginez-vous les nuits qu'elle a dû passer ?) Et quand elle Le retrouve au milieu des docteurs, elle Le gronde comme on gronde un enfant qui a fait une sottise : « Mon Fils, pourquoi nous avoir fait cela, à nous ? Votre père et moi, nous vous cherchions tout affligés. »
MARIE fut toute sa vie en contemplation devant le mystère de son Fils, mystère inépuisable. Cet enfant, pour qui, comme dit Péguy, elle a fait la soupe et dont elle a bordé le lit pendant trente ans, elle savait qu'Il était le Fils de Dieu. Mais permettez-moi de vous dire les choses comme je les vois, n'étant docteur en aucune théologie : Marie n'a pas su d'avance tout ce qui allait arriver.
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Elle avait sans cesse devant les yeux le mystère de sa maternité, et son humilité l'eût jetée dans le doute et l'effroi si elle n'avait été constamment raffermie dans la Foi par le fait qu'elle était remplie du Saint-Esprit. Aussi je la vois traversée dans sa sensibilité par une foule d'inquiétudes pareilles aux nôtres et d'autant plus grandes que son aventure était plus extraordinaire. Les lumières lui étaient données à mesure qu'elles lui étaient nécessaires pour la faire entrer davantage dans le rôle que Dieu le Père lui avait dévolu. Nous ne pouvons pas savoir quel jour Jésus -- était-ce avant le commencement de sa vie publique, était-ce dans le temps qu'Il le révéla à ses disciples qui n'y comprirent rien ? -- lui annonça qu'il devait souffrir le supplice de la Croix, et qu'il ressusciterait le troisième jour : et elle dut alors prononcer un « Fiat » aussi simple et direct que celui de l'Annonciation. Mais peut-être à la même heure Marie avait-elle du souci pour Joseph qui n'était pas rentré de son travail à l'heure habituelle, de sorte que le souper allait être froid, ou peut-être le mauvais temps menaçait, et elle avait hâte que sa lessive, qui séchait, fût ramassée. Ainsi la révélation de l'événement capital de l'histoire lui venait au milieu des tracas quotidiens que connaissent toutes les femmes du monde entier, j'entends celles qui font leur ménage et leur cuisine. C'est une chose qui ne pouvait vous venir à l'esprit, parce que vous êtes un cas curieux : Paul Claudel avait en somme l'âme d'un bon bureaucrate consciencieux -- c'est vous qui nous l'avez dit -- et il s'est trouvé que cette âme a été habitée par un génie poétique extraordinaire. C'est le fonctionnaire en vous qui vous a empêché de voir que ce grand drame de la Rédemption a pour premier théâtre pendant trente ans le cadre le plus pauvre et socialement le plus modeste : Joseph naît bien de la race de David : mais c'était une parenté paysanne, les rois juifs étant des rois paysans, comme ceux d'Homère. Et Marie n'a-t-elle pas gardé une prédilection pour les créatures les plus petites, assises au plus bas échelon de l'échelle sociale ? Est-il rien de plus misérable socialement que Bernadette ? Marie n'a pas dédaigné de lui parler en patois.
49:35
Voilà pourquoi je ne suis pas du tout scandalisé que Péguy fasse parler la Vierge comme il le fait. Dans ce récit de la Passion, on pourrait se scandaliser qu'il ait rapproché le draine de nous par tous les détails humains qu'il imagine, si le divin nous était caché : mais relisons ensemble ce livre que vous avez certainement oublié, dont vous avez parlé sur de très anciennes impressions.
*Elle pleurait, elle pleurait, elle en était devenue laide.*
*Elle, la plus grande Beauté du monde,*
*La Rose mystique.*
*La Tour d'Ivoire.*
Turris eburnea*.*
*La Reine de Beauté.*
*En trois jours, elle était devenue affreuse à voir.*
*Les gens disaient qu'elle avait vieilli de dix ans.*
*Ils ne s'y connaissaient pas -- elle avait vieilli de plus de dix ans.*
*Elle savait, elle sentait bien qu'elle avait vieilli de plus de dix ans.*
*Elle avait vieilli de sa vie.*
*Les imbéciles.*
*De toute sa vie.*
*Elle avait vieilli de sa vie entière et de plus que de sa vie, de plus que d'une vie.*
*Car elle avait vieilli d'une éternité.*
*Elle avait vieilli de son éternité.*
*Elle était devenue Reine*
*Elle était devenue la Reine des Sept Douleurs.*
Vous voyez que vous avez bien tort de vous horripiler. Pour Péguy, Marie est avant tout la Mère de Dieu, ce que vous appelez « l'immense Theotokos », et il n'a pas besoin de l'imaginer « immense » pour la voir Mère de Dieu. Mais il est poète. Vous savez ce que c'est qu'être poète. Comment Péguy poète pourrait-il ne pas se représenter -- non pas romantiquement comme Grünewal, mais plutôt comme le peintre de la Pietà d'Avignon -- la réalité physique et charnelle des souffrances de Marie ? Aussi, nous la montre-t-il
*Les cils collés,*
*Les deux paupières, celle du dessus et celle du dessous,*
*Gonflées, meurtries, sanguinolentes...*
*Les joues ravagées.*
*Les joues ravinées.*
*Les joues ravaudées.*
*Ses larmes lui avaient comme labouré les joues.*
50:35
Ce qui a été écrit de plus beau sur la Passion et sur les Sept Douleurs de Notre-Dame, c'est ce poème latin qui est un des joyaux de la liturgie : le *Stabat Mater*. Mais ces sentiments pareils aux siens que nous demandons à Marie de reproduire en nous, ils ont besoin pour naître de l'aide de nos sens. Les Sept Douleurs ont du mal à passer dans notre misérable cœur, à moins de nous représenter de quelle manière effrayante elles retentirent sur le corps même de la Vierge. La « pauvre femme » que nous dépeint Péguy nous importe très fort et elle ne nous fait pas oublier qu'elle est la Mère de Dieu et qu'elle sera la Reine du Ciel. La poésie de Péguy part de la réalité la plus familière, disons même la plus triviale, -- et pourquoi ne pas la prendre telle qu'elle est ? -- puis, sans un soupçon de procédé, sans une ombre de littérature, elle vous place sur le plan spirituel où cette réalité prend son sens.
*C'est l'habitude, c'est la loi, c'est la règle,*
*Que les fils rapportent quelque chose à leurs parents.*
*Que les enfants,*
*En grandissant,*
*Apportent quelque chose à leurs parents.*
*Lui voilà ce qu'il avait apporté à ses père et mère.*
*Ce qu'il lui avait mis dans la main,*
*Voilà comme il l'avait récompensée.*
*Il lui avait apporté,*
*Il lui avait mis dans la main,*
*Les Sept Douleurs.*
*Il lui avait apporté,*
*Il lui avait mis dans la main,*
*D'être la Reine,*
*D'être la Mère.*
*Il lui avait apporté*
*D'être*
*Notre-Dame des Sept Douleurs.*
Au moment où venait de paraître le *Mystère de la Charité de Jeanne d'Arc*, quelqu'un qui avait un goût très sûr, Alain Fournier, écrivait à Jacques Rivière ces lignes qui disent exactement ce qu'il faut : « J'aime cet effort, surtout dans le commentaire de la Passion, pour faire prendre terre, pour qu'on voie par terre, pour qu'on touche par terre, l'aventure mystique. Cet effort qui implique un si grand amour. Il veut qu'on se pénètre de ce qu'il dit, jusqu'à voir et à toucher. Et cela finit par atteindre à une poésie très haute. »
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Bien sûr ce n'est pas votre manière, mais, cher Paul Claudel, dans vos meilleurs moments, vous êtes plus proche de lui que vous ne pensez. Dans *la Rose et le Rosaire*, j'ai trouvé cette évocation de Nazareth, qui est une des plus belles choses que vous ayez écrites :
« Silence ! Il pleut doucement sur Nazareth. On entend un enfant qui pleure et cette voix de la mère qui le tance. Ce cri du rabot et de la scie dans l'atelier, c'est Joseph, et ce brin de fagot qu'on casse, ce tintement d'un vase heurté, Marie est là. Le matin et le soir et à midi ils prient ensemble, ils chantent quelquefois, ils mangent du même plat à la même table, ils se répartissent les tâches. Ils dorment la même nuit et se réveillent au même rayon. Ils attendent, ils sont absorbés dans la même attention tacite, dans la même sensibilité. Au milieu des hommes, ils existent comme dans le désert. Il y a quelque chose d'éventuel qu'il ne faut pas effaroucher. Ils respirent une atmosphère accessible à Gabriel. »
Tout l'humain et tout le divin sont ici rendus avec la plus grande simplicité : aussi je ne puis pas croire que, si vous aviez relu le *Mystère* de Péguy, vous ne vous seriez pas aperçu qu'il était en somme de la même race que vous et qu'il était un grand poète. Gide, qui avait salué avec enthousiasme le livre de Péguy, et même vous l'avait fait connaître, avait plus tard laissé refroidir son admiration première et refusé à Péguy une place dans son *Anthologie de la Poésie française*. Seulement, vous connaissez Gide, c'était un homme de goût plus qu'un créateur. Cette sobriété classique qu'il recherchait constamment ne nous dissimule pas qu'en somme il n'a pas grand chose à nous dire. Et puis vous savez bien : quand Gide avait des intuitions justes, ce qui lui arrivait, il ne tardait pas à entrer en défiance et à chercher un biais subtil qui pourrait lui fournir une bonne raison de les repousser. C'est pourquoi cet homme, qui était si bien doué, quand on considère son œuvre dans son ensemble, donne l'impression d'un vide effrayant. Alors on sent que vous n'êtes pas tout à fait à votre aise quand vous vous croyez obligé d'être d'accord avec Gide pour dire que Péguy n'est pas un grand poète, que son art « ne va pas très loin dans l'expression des sentiments humains ».
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Mais c'est que Péguy se propose bien autre chose que l'expression de sentiments humains. Il y a chez lui trois démarches conjointes, ou parallèles. Comme penseur, il cherchait à remonter au point d'origine de la pensée et comme poète au point d'origine de l'inspiration. Comme homme, il cherchait à remonter dans sa race au point d'origine du salut ; et c'est ainsi que les trois chemins l'amenaient au jaillissement de la même source : au mystère de l'Incarnation. Ces démarches sont si bien mêlées qu'un ouvrage de critique philosophique comme *De la situation faite à l'histoire et à la sociologie dans les temps modernes* se termine par un extraordinaire poème lyrique où il est question de la Beauce, des châteaux de la Loire, de la grâce française et des poètes du Val de Loire (mais je ne crois pas que vous l'ayez jamais lu). Vous êtes dramaturge, un des plus grands dramaturges de tous les temps. Mais un jour est venu où vous en avez eu assez de l'expression des passions et de la psychologie, vous avez pris en main le Livre des livres et vous avez consacré votre génie à l'élucidation du texte sacré. Péguy, lui, a voulu se placer avant la psychologie, avant l'expression des sentiments humains, au point où l'âme, encore toute fraîche de sa création première, sans l'ombre de ce vieillissement que les passions apportent avec elle, est absolument pure pour la connaissance et pour l'amour. Cela, vous l'avez d'ailleurs senti confusément, c'est pourquoi vous dites que l'art de Péguy correspond « à du très ancien dans la littérature française ». Et vous vous trompez sans doute, car il n'y a rien de comparable à Péguy dans notre littérature, même pas dans ce qu'il y a de plus ancien : il est d'une originalité absolue, mais vous avez quand même raison si nous considérons les autres arts. Si vous voulez une comparaison, Péguy se situe avant l'expression des sentiments exactement comme la musique grégorienne. Ou, pour être encore plus précis, revoyez par la pensée l'admirable statuaire de la cathédrale de Chartres. La place de Péguy est, avant les sculpteurs du portail Nord, avec ceux du portail Royal. Non seulement la conception de Péguy, comme je vous le disais tout à l'heure, est une magnifique conception de poète, mais sans doute il n'y a jamais eu dans aucun temps un poète d'un audace pareille.
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VOTRE GÉNIE est si différent que sans doute il vous était difficile de comprendre Péguy. Vous êtes un génie de haute montagne, vous avez des cimes inaccessibles, des escarpements abrupts, des pentes ardentes et brûlées de soleil, des gouffres profonds et glacés. Péguy est un génie de plaine rase. Si vous survolez la Beauce en avion, vous n'y voyez qu'une morne platitude, mais couchez-vous à plat-ventre, les coudes au sol et la tête dans les mains, dans la position de l'officier d'infanterie (ce qu'était justement Péguy), vous découvrez un univers inconnu d'ondulations infinies, fait de délicates retombées et de reprises presque insensibles mais fermes. Je ferais mieux de citer Péguy lui-même. Ouvrez l'ouvrage auquel je viens de faire allusion, à la page 262, dans l'édition des œuvres complètes, vous lirez ceci : « ...cette immense Beauce, grande comme la mer, immense et infinie comme la mer, triste autant et aussi profonde comme la mer ; cet océan de blés ; non pas un de ces parfaits vallonnements d'avant et d'après ; mais un tableau d'un tout autre ordre, d'un ordre infiniment plus grave ; ou plutôt un pays qui dépasse tout art, toute interprétation, tout dessin ; mais un plateau parfait, sans un accroc, sans un amusement, sans un seul pittoresque, sans une frivolité, sans un impair, sans une vanité..., une beauté de platitude parfaite, sans un défaut, sans une vilenie, sans un manque, sans une petitesse, le pays des véritables couchers de soleil... », mais je ne puis pas recopier tout le texte, il y en a des pages et des pages. Péguy s'est dépeint là lui-même. Il tient à ce classicisme, qui est une tradition si authentiquement française, classicisme du Moyen Age beaucoup plus que du XVII^e^ siècle, et vous êtes vous-même beaucoup plus proche que vous le croyez de ce classicisme-là.
Je peux vous donner encore une autre image de l'art de Péguy, et c'est encore à Péguy lui-même que je l'emprunterai, dans le même texte, à la page 191 :
« Arrêts si délibérément décidés de la grâce. Injustice des paysages, qui rend si inquiétants, dans leur quiétude temporelle, ces paysages de Loire ; douceur et grâce angevines ; douceur et grâce tourangelles ; admirables sinuosités ; non point, -- quelque barbare l'aurait dit, -- non point sinuosités d'indécision, tâtonnements d'aveugle, hésitations de manchot, -- mais sinuosités de détente et de caresse, enlacements, sinuosités délibérées, embrassements de la terre par le fleuve ;
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non point sinuosités romantiques, détours pour ne rien dire, allers et retours de contorsions et de coliques, sinuosités déclamatoires et nervosités, mais nobles tours et détours, admirables, patientes, lentes sinuosités ; savantes aussi ; le fleuve a voulu tout voir ; il n'a pas pris seulement son temps. »
Tout l'art, et spécialement tout le style de Péguy, est ici dessiné. Vous voyez si Péguy était un artiste conscient de ce qu'il faisait. Rien n'est moins primaire. Quand il a adopté un rythme libre dans le *Mystère de la Charité de Jeanne d'Arc*, il l'a fait parce qu'il le voulait (il connaissait la poésie des symbolistes beaucoup mieux qu'on ne croit). Je note dans un des « entretiens » avec Lotte les lignes suivantes : « Tharaud n'a pas compris ma *Jeanne d'Arc*... Il ne se rend pas compte que tous les essais de vers libres qu'on tente depuis vingt ans m'ont mis en main un instrument épatant ». Plus tard, quand il vient au vers régulier, et notamment au sonnet, il le fait parce qu'il le veut. Je lis dans un autre « Entretien » : « On veut m'enfermer dans le vers libre maintenant. Je vais leur sortir mes sonnets. » On peut discuter le choix qu'il a fait du vers régulier, et notamment du quatrain d'alexandrins, dans un immense poème comme *Ève*, parce que, dans les moments où le génie ne souffle pas, -- et vous savez qu'il ne souffle pas toujours, -- la platitude est bien plus grande que dans un rythme libre ; mais enfin les très grandes beautés de ce poème sont là pour défendre le choix qu'a fait Péguy.
Tout à fait à la fin de votre vie, vous avez découvert Racine, et j'ai lu de vous sur Racine un article d'une admirable pénétration. Je suis persuadé que vous auriez fini par découvrir ce Corneille que vous n'avez jamais pu souffrir. Mais il est difficile de faire tenir dans une vie tout ce qui devrait y tenir. Si la vôtre vous avait laissé le temps de relire Péguy, sans doute vous auriez vu en lui beaucoup plus que le héros et le chevalier que vous n'avez cessé d'admirer. Vous m'avez laissé un jour copier dans vos archives une lettre qui vous fait grand honneur. La voici :
55:35
« *A Monsieur Sainte-Marie-Perrin*.
« Vendredi 15 décembre 1911.
« MONSIEUR,
« Vous êtes sans doute rentré, je veux vous remercier de tout ce que vous avez fait pour moi à l'Académie. Je veux, si vous le voulez, causer plus avant. Je veux d'autant plus vous voir que je considère comme un événement capital de ma vie d'avoir enfin établi une communication directe avec Paul Claudel. Qu'il fût un grand poète, je le savais de longue date ; mais qu'il fût aussi un grand cœur, c'est ce que j'ai découvert avec une grande joie dans le courant de cet été.
« Je suis, Monsieur, votre très respectueusement dévoué.
« Charles PÉGUY. »
C'est une chose assez curieuse que, lui comme vous, vous ayez été tentés par l'Académie. Pour lui, c'était se tromper étrangement sur sa propre destinée que de croire qu'il était de ceux qui peuvent espérer un consécration officielle, académique. Quant à vous, vous ne vous trompiez pas, puisqu'après un premier échec vous avez enfin réussi à vous faire accepter. L'Académie vous paraissait souvent une chose cocasse, mais vous la preniez au sérieux plus que vous n'en aviez l'air. C'est qu'en somme, bien que votre génie fasse éclater les cadres et ne puisse entrer commodément dans des catégories, vous avez quand même votre place dans la littérature, vous faites un grand et magnifique chapitre de l'Histoire littéraire. On sait très bien où situer ce chapitre : vous prenez place aussitôt après Rimbaud et le symbolisme, vous appartenez à un groupe littéraire, celui de la Nouvelle Revue Française, que vous n'aimiez pas d'ailleurs, mais que vous n'avez jamais lâché. Vous êtes tellement dans la littérature qu'il semble qu'elle ait mobilisé tous ses plus grands génies au cours des siècles pour à la fin produire Paul Claudel : Homère, Eschyle, Dante, Shakespeare, Dostoïevski. Péguy n'a de place nulle part, même pas dans la littérature. Derrière lui, il y a seulement sa race, sa race obscure et innombrable. Lui, qui aurait tant souhaité ce qu'il appelait une « inscription temporelle », n'a obtenu aucune des « inscriptions » que le monde confère : il a obtenu la seule qui fût à la mesure de sa grandeur, les quelques mètres carrés de terre qui recouvrent les morts de Villeroy. Il est sans ascendants, j'entends littéraires. Hors de la littérature, et pourtant grand poète. Hors de la philosophie, et pourtant grand penseur. Hors de l'Église, et pourtant le plus fidèle de la plus vieille paroisse.
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Rejet le plus pur et le plus ferme de la souche française la plus antique. Pour qu'il soit si pur et si ferme, il faut bien que la souche demeure intacte, enfouie dans les profondeurs, toute prête pour des germinations inattendues. D'ailleurs, tout cela, vous le savez bien maintenant, d'une connaissance qui est d'un autre ordre que celle de nos jugements littéraires, puisque vous êtes l'un et l'autre réunis dans les plis du manteau de Notre-Dame.
André CHARLIER.
57:35
### La question sociale n'est pas économique
par Hyacinthe DUBREUIL
Depuis le temps des Encyclopédistes, il y a toujours eu des théoriciens et des hommes à système qui, pour se distinguer des autres humains, se sont parés de diverses « étiquettes ». Mais il est curieux -- je m'en excuse auprès de ceux qui en prennent encore -- qu'il en soit de ces qualifications comme de l'argot, qui est essentiellement changeant et instable. Celles de la politique ne manquent pas à la règle car, au fond, c'est bien l'argot d'un monde spécial. Ainsi, en 1848, et comme on peut le voir dans les ouvrages de l'époque, le mot « communiste » avait un sens différent de celui d'aujourd'hui. C'est ainsi que nous venons de voir passer le mot « progressiste » qui, paraît-il, commencerait à rentrer dans l'ombre. Cependant, comme il est encore tout frais dans les mémoires, je continuerai -- n'étant pas tout à fait au courant de la mode ! -- à m'en servir, pour la commodité présente de mon raisonnement.
Ceux qui se sont classés, avec quelque orgueil, sous cette étiquette passagère, seraient bien étonnés, vu leurs prétentions, si on leur prouvait que ce qu'ils ont pris pour du progrès tourne plutôt le dos à un avancement quelconque de la pensée et des mœurs.
Remarquons, tout d'abord, combien l'usage de ce genre de terme est avantageux, commode et rassurant pour ceux qui s'en parent, puisqu'il permet de se donner un air « avancé » sans adhérer formellement à quelque forme de groupement qui serait compromettante pour le « standing » de l'intéressé. Ce qui disons-le tout crûment, dénote déjà quelque lâcheté secrète. Lâcheté qui s'est déjà accusée, depuis longtemps, dans l'usage du mot sympathisant, utilisé pour les mêmes raisons.
Or, ce sont là des termes nouveaux qui justifient l'assimilation du soi-disant progressisme à une véritable « récession », pour employer un autre terme à la mode.
58:35
Ceux qui ne s'en laissent pas imposer par la prétention ostensible de ces pseudo-intellectuels savent que, malgré leur orgueil de se classer parmi une *intelligentsia* -- il faut parler russe avec eux ! -- ne sont, en réalité, que des naïfs qui obéissent, sans s'en douter, au bâton d'un chef d'orchestre qui anime leurs convictions avec un art consommé. Ce qui permet d'apprécier, et d'ailleurs avec effroi, la puissance, et l'efficacité des moyens d'une propagande qui dispose maintenant d'une technique aussi perfectionnée que celle que l'on peut trouver aujourd'hui dans n'importe quelle industrie. C'est pourquoi, dans ces tristes jours, je ne vois que quelques individus qui peuvent se réjouir franchement et se congratuler les uns les autres, en se payant une vraie « pinte de bon sang ». Ce sont les quelques, dirigeants russes, qui jouent si artistement d'un clavier dont ils ont réparti les touches dans le monde entier. Comment doivent-ils rire, entre eux, quand ils peuvent constater, dans la presse dite progressiste, les résultats de la savante alchimie qu'ils utilisent pour obscurcir les cerveaux ! On a été horrifié quand on a vu des malheureux amenés à vanter la justice de leurs bourreaux. Mais on pourrait ne l'être pas moins, quand on voit ce que peuvent écrire les timides amis de ces mêmes bourreaux. Car, eux, aussi célèbrent la beauté de la plus terrible entreprise d'abrutissement que le monde ait jamais vue.
Souvenons-nous que la sagesse antique avait inventé l'image si exacte de Jupiter aveuglant Ceux qu'ils veut perdre, car elle peut s'appliquer exactement à tant de naïfs qui nous entourent. Il existe un tableau de Breughel où l'on voit des aveugles qui avancent vers la rivière où l'un d'entre eux tombe déjà. Mais à la différence de cette scène, ceux dont je parle s'efforcent de nous, entraîner avec eux dans la servitude qui les attend, et qu'ils vantent, avant d'avoir connu eux-mêmes le sort de Pasternak.
La puissance réellement infernale de cette propagande étend insidieusement ses effets, comme des ondes qui viennent mourir loin de leur centre, c'est-à-dire jusque dans la bouche du progressiste le plus « innocent ». Je lisais ces jours-ci, dans un compte rendu dont l'auteur n'aurait sûrement pas su inventer ce détail, que l'Église devait savoir « se mouiller » avec ses prêtres dans la classe ouvrière. L'emploi de ce seul terme en dit long sur les fréquentations et les lectures, favorites de ceux qui l'utilisent. Il permet de constater la puissance considérable de cette littérature. Ainsi, on peut remarquer que c'est grâce à l'usage démagogique que cette littérature -- si l'on peut dire -- en a fait, que l'on a introduit dans le langage le mot « vieux » au lieu de vieillard, qui faisait sans doute trop « bourgeois ».
59:35
Et des personnes « très bien » parlent de la retraite des « vieux » sans comprendre qu'ils abaissent leur vocabulaire, ni s'apercevoir de qui ils l'empruntent.
MAIS CE SONT LÀ DES DÉTAILS, bien menus à coté de tout ce qui est fait, de tout ce qui est poursuivi, avec une sorte de satanique application, pour abaisser le niveau moral des masses. On a déjà parlé ici de ceux qui déclarent qu'il faudrait faire « mieux » que les communistes. Il faudrait les contraindre à nous montrer ce qu'ils ont fait de bien ! Car c'est là un propos qui montre bien l'étendue de l'ignorance des prétendus progressistes. S'ils savaient mieux examiner ce qu'ils ont sous les yeux, au lieu d'écouter les mensonges, ils sauraient que ceux qu'ils prennent pour exemple se livrent à la plus extraordinaire tentative d'abaissement de la mentalité humaine qui ait jamais pu être rêvée par le plus terrible des despotes.
Je voudrais faire remarquer ici que je ne fais pas de la « polémique ». Je n'ai jamais eu de goût pour l'escrime des mots. Ce que j'écris ici ne saurait donc être assimilé aux artifices par lesquels d'autres s'efforcent de pourfendre -- verbalement -- un adversaire. Autrement dit, je n'expose que des choses contrôlables, tout en sachant bien qu'il n'est pire sourd que celui qui ne veut pas entendre. Si je dis que les communistes et ceux qui les aident indirectement sont en fait les plus dangereux ennemis des travailleurs, cela peut être démontré par l'analyse de toute leur action, de toutes leurs paroles, qui ne visent qu'à exciter l'envie et la haine, ces deux virus par lesquels on décompose les consciences.
ON POURRAIT DEMANDER à beaucoup de ceux qui occupent les tréteaux de cette propagande ce qu'ils ont réellement fait, dans leur vie, pour *élever* l'esprit de ceux qu'ils appellent leurs camarades. Ils seraient bien embarrassés. Aussi faudrait-il leur rafraîchir la mémoire, pour leur rappeler ce qu'ils ont prêché, les sentiments qu'ils ont répandus, où ne se trouva jamais l'amour ([^11]). De leur bouche, on n'a jamais entendu une noble parole sur la véritable solidarité ouvrière.
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De même qu'on ne les entend jamais dénoncer l'alcoolisme, alors que si près des ouvriers, ils pourraient exercer sur eux une bienfaisante influence... s'ils en étaient capables. Les avez-vous vus s'intéresser à l'apprentissage des métiers, qui est le plus grand moyen de la culture et de l'éducation ouvrière.
MAIS si j'évoque la *solidarité* ouvrière, j'écris là un mot dont il faudrait éclaircir le sens profond, pour beaucoup de lecteurs profanes. La solidarité, telle qu'on l'entendait autrefois dans les milieux ouvriers, n'était justement que le discret synonyme du mot amour. Quand on écoutait les militants qui l'utilisaient, en cherchant à faire partager leurs *sentiments* par leurs auditeurs, on sentait que c'était chez eux quelque chose qui venait du cœur, pour tenter de provoquer quelque vibration correspondante au-dessus de l'estomac. Ainsi étaient-ils les dignes héritiers de ces *socialistes français* qui, avant que Marx ne soit venu distiller le poison du « matérialisme historique », ne séparèrent jamais l'élévation spirituelle de la recherche des améliorations matérielles.
On ne leur a pas encore rendu justice. Et ceux qui devraient retourner à cette source ignorent son existence. Demandez aujourd'hui aux hommes qui font le plus de bruit s'ils ont entendu parler de Buchez, de Pecqueur, et de tant d'autres. Pecqueur, un socialiste qui a écrit : « Plus on y réfléchit, plus on se convainc que la question économique du salaire, de la pauvreté, et de la richesse, est une question ruineuse et morale comme toutes les autres, et que la voie la plus directe, les moyens les plus efficaces de l'amélioration du sort physique des classes inférieures sont dans la moralisation de tous, grands et petits ». Et dans un autre passage, la même pensée est condensée sous une forme plus saisissante : « la question capitale de la distribution des richesses est dans la dépendance absolue de questions *plus hautes *».
INUTILE DE COMMENTER, je pense, pour ceux auxquels cette déclaration rappellera l'immortelle parole relative au « surcroît », qui ne saurait venir qu'après la justice. Mais combien la comprennent, cette parole, même chez beaucoup de ceux qui sont spécialement chargés de la commenter ?
61:35
Quant à ceux qui croient aujourd'hui faire du « syndicalisme », même sous une étiquette « modérée » par définition, il est bien évident, du fait de leurs clameurs, qu'ils mettent plutôt le « surcroît » au premier plan de leurs préoccupations. Ils n'ont visiblement pas la moindre idée qu'il faudrait prendre le chemin dans un sens inverse. Comme quoi ils renversent l'enseignement qu'ils prétendent prendre pour guide. Ils font la « Révolution » à l'envers.
Je dirai alors que, malgré les apparences auxquelles trop de gens s'arrêtèrent à cette époque, ceux que j'appellerai les « syndicalistes de 1906 » la prenaient dans le bon sens. La persistance avec laquelle ils invoquaient la « solidarité », leurs réclamations relatives à la « dignité » ne peuvent pas tromper sur le contenu profond de leur pensée. Mais quel chemin depuis dans le sens inverse. Je pense à une phrase de Carlyle dans cet étrange livre qui a pour titre *Sartor Resartus *: « Nous ne formons plus de groupements affectueux d'amis dévoués les uns aux autres ; nous nous regardons comme les convives d'une ripaille commune ». Or, tant de choses qui nous entourent ne peuvent-elles être prises comme illustration de ces paroles désabusées.
Mais si on ne les aperçoit pas nettement, on me permettra de mettre les points sur les i, en examinant cette seule question de la solidarité.
DANS CETTE PÉRIODE du début du siècle, où l'héritage des « précurseurs » dont je parlais tout à l'heure pouvait encore se reconnaître, au-dessous des apparences de l'action syndicale ouvrière, la solidarité avait encore tout son sens, tel qu'il s'est toujours manifesté dans les institutions populaires. Les sociétés mutualistes construisaient une solidarité autrement réelle et *humaine* que celle qui passe par les engrenages administratifs de la Sécurité Sociale. Quant à l'action syndicale, on aurait pu l'appeler le mutualisme de l'action, car celle qu'il poursuivait s'appuyait sur des institutions, intérieures à caractère mutualiste. Les indemnités de grève étaient financées par ceux qui devaient en bénéficier. Ces termes de solidarité et de mutualité signifiaient, autrefois, que ceux qui voulaient se garantir contre quelque risque ou s'assurer quelque avantage s'imposaient les cotisations susceptibles de contribuer à l'équilibre financier de l'institution. Autrement dit, mettant la main à la poche, même alors si pauvrement alimentée, ils ne la tendaient pas au dehors.
Mais quel chemin depuis, ai-je écrit tout à l'heure. Nous en sommes à l'énorme hypocrisie des « œuvres sociales », qu'on s'efforce au contraire de financer sans bourse délier.
62:35
C'est qu'on est devenu plus « malin » -- ce mot qui vient sous ma plume évoque justement un certain personnage de ce nom ! -- c'est-à-dire que l'on s'ingénie à mettre habilement la main dans la poche des autres. J'invite chacun à constater la multiplication des initiatives de toute sorte qui sont destinées à alimenter la caisse des œuvres dites sociales, mais que l'on s'efforce de faire financer par des tiers. C'est-à-dire des œuvres dans lesquelles la solidarité d'autrefois a disparu.
MAIS il est quelque chose, sur ce plan, de très significatif à cet égard, -- et qui me permettra de renouveler ce que je disais tout à l'heure, à savoir que je ne dis que des choses contrôlables. Voulez-vous seulement examiner... votre note de gaz ? Vous y verrez, qu'on y note à votre usage, sur une de ces « cartes perforées » qui sont l'orgueil de l'organisation moderne, les chapitres divers dont le total figure sur votre facture. Parmi ces divers « postes », comme disent les comptables, vous pourrez lire un titre assez inattendu dans cette affaire de gaz. Un titre assez singulier, discrètement glissé là, parmi les éléments de votre dette : œuvres « charitables ». Sans autre explication, on peut penser qu'il s'agit là de l'une de ces œuvres sociales dont je parlais plus haut, et qui se trouvent ainsi financées par les clients de cette industrie. Comparez avec la véritable solidarité dont j'ai décrit le caractère. Il est d'ailleurs non moins singulier -- mais on retrouve là l'indifférence et l'incompréhension que l'on peut constater dans tant de domaines -- que l'ouvrier abonné au gaz, ne fasse pas l'amère remarque que lui, n'a pas les moyens de faire à son profit une addition identique sur les factures de son patron... J'ajouterai, à l'intention de messieurs les progressistes, que, si mes souvenirs sont exacts, cette ingénieuse combinaison a été établie avec le concours, plus que bienveillant, d'un ministre dit communiste.
Ceci ouvre des horizons, je pense, sur ce que nos savantes mécaniques administratives peuvent faire accepter, sans qu'ils s'en aperçoivent par ces Français qui se piquent ordinairement d'être des gens auxquels « on ne la fait pas ».
JE N'AI NATURELLEMENT pas le temps de faire l'inventaire de toutes les choses du même genre que chacun pourrait facilement découvrir autour de soi. Mais je sais que c'est beaucoup demander ! Il y a longtemps, que Shakespeare a observé que l'homme possède cette capacité curieuse de pouvoir considérer le passé et l'avenir, jointe à une étrange incapacité de voir clairement ce qui est dans son environnement immédiat !
63:35
DANS TOUTE L'ÉTENDUE de ces ingénieuses pratiques, je choisirai seulement un autre détail, non moins intéressant. Dans une lettre publiée par l'*Usine Nouvelle* du 23 avril 1959, un industriel se plaint d'avoir vu arriver chez lui le représentant d'une organisation qui, comme la plupart d'entre elles, publie un journal corporatif. Celui-ci venait lui réclamer, d'un ton comminatoire, une note de publicité à un tarif élevé, en disant que c'était au bénéfice d'une « œuvre de solidarité » ...
Je dois dire que je suis surpris que nos gardiens de musée n'aient pas encore réclamé la propriété des droits d'entrée. Car nous avons déjà des établissements nationaux dans lesquels le prix des entrées été versé au bénéfice du personnel...
Je pourrais donc, sur ce chapitre, mettre d'autres points sur d'autres *i*. Des points qui permettraient de démontrer l'étendue de l'imposture communiste, par des démonstrations auxquelles il serait impossible de répondre autrement que par les injures habituelles. Ces démonstrations feraient apparaître toute la jobarderie des « progressistes » qui prennent tant de mensonges pour argent comptant et, béats d'admiration, proposent de faire « mieux ».
APRÈS AVOIR UN PEU VOYAGÉ, et vécu parmi des hommes d'un bon nombre de nations, je crois pouvoir remarquer que les Français sont probablement les derniers qui pourraient accepter de vivre sous un régime communiste, à moins qu'il ne leur soit imposé militairement comme nous l'avons vu faire. Le communisme suppose une certaine aptitude à la discipline, imposée ou, comme on dit, « consentie ». Or, chacun sait que dès que quelque chose est devenu chez nous propriété d'État, c'est-à-dire propriété *commune*, un grand nombre de « citoyens » peuvent le détériorer en toute tranquillité d'esprit. Ils mettent leur gloire dans le « Système D » et le « resquillage », c'est-à-dire le contraire de l'ordre et de la discipline. Il suffit aussi d'être en chemin de fer, ou dans le simple autobus, pour voir avec quel plaisir des Français sans nombre exhibent la carte qui leur assure le *privilège* de voyager sans payer.
CELA PEUT PARAÎTRE paradoxal, mais le peuple américain serait certainement plus apte à vivre en régime communiste que le peuple français, car on le voit adopter spontanément toute sorte de disciplines que le Français met eu contraire un point d'honneur à enfreindre.
64:35
Si le communisme a quelque part la figure d'une énorme imposture, c'est en France : Ce qui mesure l'étendue de l'insondable naïveté du progressisme... Mais c'est pourquoi aussi notre destinée est si dramatique, et réclame de si grands efforts spirituels. On dit que les grands animaux peuvent supporter de puissants parasites, qui tueraient un être plus faible. C'est bien le cas de la France. Elle nourrit des enfants qui s'efforcent de la tuer, et supporte leurs coups sans que soit trop atteinte sa vitalité séculaire. Ce qui veut dire qu'à l'encontre des conclusions pessimistes que l'on pourrait tirer des quelques observations qui ont été faites ici, il faut bien quand même, et sans vaine superstition, se souvenir de l'aptitude française aux rebondissements. Mais ils ne viendront pas de nos soi-disant progressistes, quels que soient leurs prétentions et leur orgueil. Ils viendront de ceux qui sauront entreprendre, dès maintenant, une action de salut qui serait inspirée par la pensée de Pecqueur, telle que je l'ai rapportée dans ces quelques lignes.
Hyacinthe DUBREUIL.
65:35
### Emmanuel Mounier
par Marcel CLÉMENT
ÉTENDUE, sinon toujours profonde, est aujourd'hui encore, l'influence d'Emmanuel Mounier. La courbe de sa vie, qui s'inscrit presque exactement dans la première moitié du vingtième siècle, le prédestinait à exercer une influence sous le pontificat de Pie XII, et sans doute, de plusieurs manières, à seconder les desseins et les œuvres de ce Pape. Car Mounier avait reçu les dons qui font l'apôtre. Et c'est bien à un apostolat que l'on peut comparer le style, et parfois les thèmes de son action.
A un apostolat aussi, on peut rattacher la nature de l'influence qu'il a exercée, -- qu'il exerce encore. Nombreux sont ceux qui, aujourd'hui, spécialement parmi les chrétiens, sont les disciples de Mounier sans l'avoir jamais lu. Les thèmes de ses articles d'Esprit, les développements de ses livres sont devenus, rétrécis parfois, durcis souvent, les maîtres-mots d'une importante fraction de la jeunesse chrétienne, de la jeunesse militante. Si les catholiques sont devenus davantage sensibles à leur insertion dans un milieu temporel, s'ils affirment une volonté d'engagement, si dans le même temps, ils ont le souci de dégager leur foi des adhérences sociologiques qui leur servent tantôt d'écrin, tantôt de gangues, c'est en partie grâce à lui. Il faut dire plus. C'est principalement grâce à lui.
Dans ces conditions, il est opportun, quelques dix ans après sa mort, d'évoquer sa figure, qui fut de celles qui passionnent amis et adversaires, de pénétrer dans sa pensée, où tout n'est pas d'égale qualité, d'évaluer, surtout, dans la lumière des dons qu'il avait reçus, la vocation à laquelle il était appelé, -- et ce qu'il en a fait.
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#### I -- Vocation
Il est difficile de parler de la vocation d'un homme. Dieu seul, qui la formule, la connaît dans sa plénitude naturelle et surnaturelle. Unique toutefois parmi les créatures à nous semblables, la Vierge Marie demeure sous nos yeux l'exemple d'une coïncidence exacte entre l'appel du Seigneur et la réponse de la Servante. Parce qu'elle fut conçue sans péché, parce qu'elle fut parfaitement la Vierge fidèle à chaque seconde de sa vie, Marie a réalisé la conception de Dieu sur elle. En contemplant ce quelle fut, nous connaissons vraiment ce qu'elle devait être.
Mais c'est un cas unique. Les saints que l'Église canonise furent des pécheurs, et l'héroïcité de leur vertu n'est point incompatible avec des défaillances dont eux-mêmes, parfois, nous ont entretenus. Cependant, il demeure raisonnable, en considérant la vie d'un Paul de Tarse, d'un Louis IX, d'un Vincent de Paul ou d'un Pie X, de découvrir, à larges traits, l'appel de Dieu à travers la réponse vécue, car le destin naturel et surnaturel de ceux-là demeure un témoignage d'essentielle soumission à la volonté divine et aux exigences de son amour.
Quant aux autres, aux plus grands surtout, dont le destin était aussi de sainteté ([^12]), mais qui ont réalisé leur œuvre non en union avec la volonté divine, mais beaucoup plus selon leur jugement propre et leur volonté propre, il nous est difficile d'apprécier ce qu'ils auraient pu être, ce qu'ils auraient dû être. Simplement, nous devons approcher avec respect, avec ouverture du cœur, même de ceux-là qui nous semblent avoir été très au-dessous de leur vocation, -- en songeant simplement que nous sommes de leur nombre, -- peut-être même inférieurs à ceux que nous sommes tentés de critiquer, ou de condamner.
Cette attitude, toutefois, n'interdit pas de reconnaître que les dons d'un homme, ses talents, ses aspirations profondes sont toujours une indication de la pensée de Dieu sur lui. Qu'on évoque Louis XIV ou Napoléon, qui s'écartèrent, dans une mesure inappréciable, mais notable, de leur vocation de sainteté ; qu'on évoque Hugo ou Balzac, Péguy ou Claudel, Maurras ou Mounier, tous avaient reçu des dons pour leur époque et pour leur milieu, des « charismes », comme dit saint Paul.
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Ils ne firent pas tout fructifier. Ils utilisèrent certains pouvoirs dans des directions qui n'étaient point conformes aux vouloirs de Dieu. Ils méprisèrent, parfois ou souvent, des inspirations, des germes de grâce, par distraction, ou par orgueil plutôt. Et tous, pécheurs que nous sommes, en faisons autant.
Lorsque l'on considère la physionomie spirituelle d'Emmanuel Mounier non pas d'abord à travers ce qu'il a dit ou fait, mais d'abord dans la lumière des aspirations profondes que révèlent ses paroles et ses actes, on découvre en quelque manière sa pleine vocation chrétienne.
Il avait reçu le sens de la Vie, dont le mystère nous éblouit. Chaque seconde est un mouvement nouveau, qui délaisse le précédent, car c'est la vie qui tue. La condition même pour vivre encore, c'est de ne point s'arrêter : donc de laisser les morts ensevelir les morts, de ne point se figer dans un état, de ne point chercher une éternité dans l'instant, -- mais dans l'élan.
Cela Mounier le sait, le voit, le sent et, nous semble-t-il, toute sa vocation est là. C'est cela qu'il doit dire, qu'il doit faire passer. C'est pour cela qu'il détourne les chrétiens de contempler le passé lorsqu'ils cherchent, impuissants, à le recréer. C'est pour cela qu'il les convoque à s'engager, librement, consciemment, dans leur milieu de vie. C'est pour cela qu'il s'affirme ouvert et accueillant à son temps et, déjà, au temps qui vient. C'est pour cela qu'il refusera de formuler en principe une « philosophie personnaliste ». Son personnalisme sera non une *thèse* SUR *la personne*, mais une *attitude vivante* DE la personne. Et de tout cela, la deuxième moitié du vingtième siècle avait besoin. Tout cela correspondait à cette marche en avant du laïcat dans l'Église dont Pie XI donnait le signal dès 1925 en instituant l'Action catholique. On peut penser que Mounier était né pour être son jeune modèle laïc, pour s'engager le premier dans l'assaut des chrétiens appelés à s'ouvrir au monde moderne, et aussi à l'ouvrir au Christ Jésus. N'est-ce pas cela, d'ailleurs, que les circonstances ont largement consacré ? Emmanuel Mounier a été, et non point seulement en France, un guide pour nombre de militants auxquels il a communiqué un certain sens du témoignage, un certain goût de l'engagement, un certain courage du détachement, une certaine ferveur du rejaillissement quotidien de la vie.
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Surtout, Mounier semble avoir été appelé à rendre témoignage à cette Vie que nous recevons au baptême, cette Vie du Christ dans les âmes qui à chaque instant nous régénère et fait toutes choses nouvelles. Il devait être un messager, pour son temps, de l'humilité de Dieu, qui accepte chacune des maladresses, chacune des fautes de l'homme, comme à Gethsémani, il acceptait la croix, pour rejaillir au-delà, en Vivant immortel, en Ressuscité. Mounier devait, sans calcul, proclamer à la face du vingtième siècle, comme Paul aux premiers temps : « Pour nous, nous nous glorifions en Jésus, et en Jésus crucifié. » Il devait proclamer la nécessité des détachements nécessaires, même dans l'ordre des structures sociologiques, en inspirant assez d'amour pour rendre ces détachements moins douloureux à ceux qui devaient les consentir. Il devait, face au communisme, affirmer la réalité surnaturelle de la communion des saints, qui constituent dans le corps mystique dont le Christ est la Tête, le seul, l'unique sens de l'histoire.
Si Maurras, par ses dons, était appelé à faire œuvre de Vérité dans la Charité, montrant à son temps, sans le durcir ni le mutiler, l'ordre social dans sa totale réalité naturelle et surnaturelle et dans sa connexion intime avec Dieu, Mounier, par ses dons, était appelé à renouveler le dynamisme de la Vie des chrétiens dans la Charité, en évoquant les détachements nécessaires et les adaptations efficaces. Leurs deux vocations, se succédant à un quart de siècle de distance, répondaient en effet dans le domaine de l'apostolat intellectuel et social, aux exigences de Pierre, qui ramène tout au Christ, -- et à celles de Paul, qui se fait tout à tous.
#### II -- Méthodes
Mounier s'est défendu de formuler une philosophie, de bâtir un système. Porteur, à un degré rare, du sens de la vie, de ses exigences de détachement, de renouvellement, de ses capacités d'adaptation, il n'entre pas, dans la société avec un plan à mettre en œuvre, mais plutôt avec le sentiment d'une présence à apporter, d'un engagement à réaliser : « *L'idée, que l'Église cherche, que les chrétiens cherchent avec elle et pour elle, que la Vérité est Voie et Vie, échappe à beaucoup de têtes qui craignent sur ces chemins de céder au relativisme.* » ([^13])
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En cela, il adopte d'emblée l'attitude de l'Apôtre. Saint Paul n'agit pas autrement. Il veut être tout à tous. Juif avec les Juifs, grec avec les Grecs, esclave parmi les esclaves, et citoyen romain lorsque c'est nécessaire. Mais en même temps, dans la vision de la Foi, il n'y a plus ni grec, ni juif, ni esclave ou homme libre. Le Christ est tout en tous. Il n'y a qu'une vie, celle que le Fils de Dieu nous a communiquée et c'est en elle que nous nous unissons, que nous nous aimons, que nous nous complétons.
Cette vision de foi, qui nous fait un dans le Christ, il faut qu'elle nous soit rappelée. Dans son ordre, elle est la plus importante, le point d'appui de l'*unum necessarium*. Et pour la rejoindre, des détachements sont nécessaires ; plus même, des renoncements. De ces renoncements, Mounier indique le chemin : l'accueil. En accueillant tout ce qui arrive, dans un esprit fraternel, dans l'ouverture du cœur, nous sommes sûrs de correspondre, autant qu'il est de nous, à la volonté divine telle qu'elle s'exprime dans l'événement. Le secret de la vie chrétienne, au cours des circonstances de la journée, c'est bien ce « fiat », cette acceptation humble de l'imprévu, en même temps que ce désir de donner ce que nous avons et ce que nous sommes à ceux qui nous entourent, à notre « contexte » de vie. Ici encore, c'est tout saint Paul : « La charité est patiente ; la charité est bonne... Elle ne s'irrite pas, elle ne tient pas compte du mal... » ([^14]).
De cette attitude chrétienne, condition de rejaillissement incessant de la charité dans nos cœurs, Mounier ne se contenta point de faire la règle de sa vie morale personnelle. Il en fit une méthode intellectuelle.
Il en fit la méthode personnaliste. Sur ce point, les textes de lui abondent : « *Le personnalisme que nous affirmions et que nous dégagions peu à peu était le meilleur exorcisme contre le démon de la pureté. La pureté abstraite va toujours au général, au principe construit, à la situation rêvée, à ces biens sans corps qui ne sont rien ni à personne. La démarche personnelle, au contraire, est affirmation et insertion concrète, responsabilité assumée dans un monde de situations* ([^15]). »
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Et encore : « *Le vrai sens de l'engagement spirituel : non pas un développement historique aisé d'une situation imaginairement préconçue, mais la confrontation imprévisible et brutale à des situations de fait dont nous n'avons pas apporté les données et dont le développement nous échappe en grande partie.* »
Il faut bien remarquer que cette méthode intellectuelle n'est plus l'attitude chrétienne. Elle en est la transposition en un domaine qui la modifie essentiellement.
En effet l'attitude chrétienne d'accueil est, dans l'ordre moral, une attitude *de la volonté* personnelle, prête à s'immoler en face de la contradiction. Soumise à Dieu d'abord, et en union avec la volonté divine, cette disponibilité et cette souplesse de la volonté personnelle peuvent aboutir, soit à la soumission intérieure de l'obéissance totale, soit à la fermeté intérieure du refus d'abdication que les martyrs opposent à leur bourreau. La disponibilité de la volonté exclut la révolte à l'égard de Dieu, mais non point la fermeté, voire un total refus d'assentiment à l'égard des hommes.
Au contraire, la méthode intellectuelle personnaliste est une attitude *de l'intelligence*. Elle est, dans l'ordre logique, une acceptation de la réalité contingente, non plus comme fait, mais comme *valeur*, non plus comme *réalité*, mais comme *jugement*. Au-delà de la réalité contingente du phénomène, Mounier ne croit pas que l'on puisse, intellectuellement, atteindre la réalité universelle d'une essence.
Sur ce point absolument fondamental, il ne se cache pas de repousser la doctrine classique : « *Contre la représentation de type aristotélicien qui étale et immobilise cette unité* (des essences) *dans un contenu gros, dès l'origine, de tous ses traits à venir, nous n'opposerons pas une sorte de spontanéité insensée* » comme fait l'existentialisme athée mais (nous opposerons) « *qu'un point de vue historiquement situé, incertain sur le passé et ignorant de l'avenir, qui est celui de tout observateur humain jamais ne pourra se proposer comme une définition adéquate de la nature de l'homme* » ([^16]).
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Ainsi, pour accueillir le contingent, Mounier -- et c'est dommage -- sera amené à refuser toute doctrine sociale fondée sur l'affirmation de cellules essentielles, intangibles quels que soient les temps et les lieux. « *C'est l'illusion de chaque époque historique que de prendre pour l'homme éternel l'image la plus parfaite qu'elle s'est formée de l'homme de son temps* » ([^17]). Il n'y aura donc pas d'autre mode de connaissance et d'action que de partir des faits, du mouvement qui les enchaîne et les imbrique vitalement, pour y découvrir le sens même de l'histoire afin de s'y engager en toute connaissance de cause. Mounier, donc, refusant de juger l'événement en regard de principes antérieurs à chaque expérience vécue, ne peut éviter de considérer comme apport historique positif les faits qu'aucune lumière doctrinale explicite ne vient juger.
Ainsi, avec une intention qui n'est pas en cause, Mounier a insinué dans la pensée chrétienne un germe de confusion au niveau de la méthode. S'il est vrai que l'intelligence doit accepter sans révolte, il n'est pas vrai que l'intelligence doit accepter sars lumière doctrinale. S'il est vrai que l'événement douloureux, hostile ou atroce, peut et doit être accueilli et assimilé par la volonté, il n'est pas vrai que le sens de cet événement doive être nécessairement considéré comme positif (fût-ce relativement) par l'intelligence. Il est universellement vrai que la volonté chrétienne doit s'ordonner en un *fiat* à la volonté ou à la permission divines exprimées par l'événement. Il est faux que l'intelligence doive reconnaître dans tout événement un vouloir divin échappant de plein droit à l'éclairage de toute lumière doctrinale préalable. Car il y a des valeurs absolues.
Le consentement de la volonté est une chose. Autre chose est l'assentiment de l'intelligence. Jésus sur la croix consent au sacrifice suprême. Il le fait précisément parce qu'il refuse son assentiment à la signification que ses bourreaux, ET TOUT LE PEUPLE AVEC EUX, donnent à son supplice. Ils y voient un châtiment et une défaite. L'échec du Christ, c'est pour eux le sens de l'histoire, comme aussi pour les pèlerins d'Emmaüs avant la Rencontre, et comme pour les incroyants de nos jours encore. Cependant que pour ceux qui voient au-delà de l'événement temporel, le jugement de l'Éternel avec les yeux de la foi, la mort de Jésus apparaît non comme un châtiment, mais comme le plus grand crime de l'histoire, non comme une défaite, mais comme l'instrument de la victoire de l'Amour sur la haine, de la Vie sur la mort.
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Ainsi, la méthode personnaliste est fausse dans la mesure où elle exige de l'intelligence un acquiescement à l'événement, acquiescement qui n'est de soi requis que de la volonté. Les faits sociaux, ou politiques, ne sont pas jugés par le succès ou l'échec historiques, mais par leur ordination naturelle et surnaturelle à l'économie du salut, telle qu'elle est enseignée par la doctrine chrétienne, -- et *qui est ce que nous savons de plus certain de la pensée de Dieu sur l'histoire*.
Cette confusion, malheureusement grave, sillonne la pensée entière de Mounier. Elle résulte d'une application inadéquate de ce qui, en lui, était une exigence de vocation : l'accueil de la vie. Sa pensée a beaucoup perdu de sa rectitude du fait de la méthode personnaliste. Sa volonté, elle, face à l'épreuve et à l'épreuve crucifiante, qui ne lui fut point épargnée, est demeurée constante, admirable de fidélité.
#### III -- Vision de l'histoire
Puisque la méthode personnaliste consiste en une « manière d'être » intellectuelle et non en « *un système ne varietur de principe ou de solution* », le point de départ de la pensée personnaliste sera, non un exposé philosophique, mais une analyse de faits : « Analyser directement le mouvement de l'histoire dans une expérience vécue et progressive est le seul moyen efficace de diriger l'histoire. C'est un point où le réalisme personnaliste côtoie très étroitement la méthode marxiste, son effort pour dégager les problèmes historiques de l'a priori et pour souder la connaissance à l'action » ([^18]).
Ainsi, la méthode intellectuelle, c'est à l'histoire d'abord, à l'histoire essentiellement qu'il l'applique. Donner l'assentiment de l'intelligence au progrès des événements, s'y intégrer afin d'être à même d'y imposer, de l'intérieur, une volonté qui les dirige, tel est le schéma personnaliste de la connexion du spéculatif et du pratique, la « soudure de la connaissance à l'action ».
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Notons qu'ici encore, nous retrouvons, avec l'intuition du progrès dans l'histoire, ce qui nous semble la vocation même de Mounier. Mais son goût du contingent et son sens d'un progrès incessant à travers l'apparent désordre des événements auraient dû être profondément ordonnés à une vision de foi. Car il est vrai qu'en toutes choses Dieu tire le bien du mal, que *dans ce sens* tout est grâce et que la croissance de la grâce dans les âmes, à la mesure même de leur fidélité, est une réalité en croissance, le grand, le mystérieux progrès de l'application des mérites de la Rédemption à chaque moment de l'histoire chrétienne qui se poursuivra jusqu'à ce que soit complet le nombre des élus. Et ce progrès est irréversible : les dons de Dieu sont sans repentance.
Malheureusement, nous voyons Mounier appliquer encore de façon tout à fait inadéquate une attitude chrétienne fondamentale. Ce qui est vrai dans une vision de foi et en considérant la croissance du Corps Mystique du Christ ne l'est plus dans une vision de l'histoire dite profane et en considérant l'idée que les sociétés historiques se font d'elles-mêmes, c'est-à-dire « *les indications ou mieux les provocations de l'histoire* » ([^19]).
« *Comme disait Kierkegaard, seul le jugement dernier juge l'histoire, ce qu'en termes moins théologiques on peut exprimer en disant que seule une conscience de la totalité achevée de l'histoire pourrait donner le sens de chacun des événements de l'histoire. L'histoire ne se fait pas sans la volonté de l'homme, et cependant elle se fait en grande partie hors d'elle et contre elle, elle en tire d'autres effets que ceux qu'il avait lui-même prévus. En matière historique, le service de l'absolu est une manière d'être plus qu'un système ne varietur de principe ou de solution.* » ([^20])
Il est vrai que c'est le jugement dernier qui juge l'histoire, car c'est Dieu qui rend à chacun selon ce qui lui revient, en ce moment effrayant et sublime de la résurrection des morts. Il est vrai que dans cette perspective, chaque homme, chaque famille, chaque patrie, chaque communauté, l'Humanité tout entière apparaîtront dans la lumière du plan de Dieu, avec leurs fidélités et leurs insuffisances, les miséricordes et les suppléances divines. Il est vrai par conséquent que l'histoire est le tissu des circonstances contingentes à travers lesquelles la liberté des hommes, accepte ou refuse, avec d'infinies démarches, la révélation de l'amour divin. Car il est vrai que c'est l'Éternel qui juge le temporel.
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Mais il n'est peut-être pas équivalent d'affirmer que seule une conscience de la totalité achevée de l'histoire pourrait donner le sens de chacun des événements de l'histoire. Car le jugement dernier, c'est le jugement de Dieu. Mais autre chose est le jugement dernier, autre chose un jugement dernier. Autre chose la connaissance totale que Dieu a de l'histoire, autre chose une connaissance quelconque de l'histoire, mais non plus celle du Souverain Seigneur et du Souverain Juge.
Car alors, ce n'est plus l'Éternel, qui juge le temporel, mais le temporel qui, sur le plan de l'action, se sert de mesure à lui-même. Avec hardiesse, Mounier explicite sa pensée, lorsqu'il écrit au R.P. Fessard : « *Puisque le sens total de l'histoire ne nous est pas accessible, tout en l'affirmant dans sa transcendance, je préfère donc dire, sur le plan de l'action, que nous avons à chercher et à respecter les indications ou mieux les provocations de l'histoire. Ainsi, non pas du communisme, dont nous sommes d'accord pour penser qu'il soulève d'autres problèmes, mais du mouvement socialiste et prolétarien des cent dernières années, si je pense qu'il va dans le sens de l'histoire, c'est à la lumière d'une conjecture naturelle* » ([^21]).
C'est donc bien, le temporel qui juge le temporel, à la lumière, non pas des valeurs absolues, des cellules essentielles et intangibles de l'ordre social, mais ce qui est fort différent « *à la lumière d'une conjecture naturelle* ». C'est le temporel qui se juge lui-même en cours de route, selon les « indications » de l'histoire.
Enfin, Mounier lui-même a précisé quelle conscience temporelle jugeait l'histoire : « *Aucun homme ne paraît en mesure de lire la totalité de l'histoire humaine et de la maîtriser du même coup* » ([^22]). Mais, là contre, « *ce dont les individus se montrent incapables peut-il échoir aux groupes ? Certaines philosophies de la démocratie impliquent, et expliquent parfois qu'une sorte d'élaboration collective de la conscience de l'humanité se produit au niveau du groupe, alors qu'elle ne trouve pas d'appui suffisant au niveau des consciences individuelles.*
75:35
*La notion chez Rousseau de la volonté nationale, plus profonde et plus sûre que les volontés conscientes individuelles, a formulé la première fois cette idée. On parle bien vite, à ce propos, de* « *mysticisme* ». *Si l'humanité comme tout dès le plan naturel -- doctrine constante des Pères de l'Église -- et le Corps mystique du Christ, au plan surnaturel sont autre chose et plus que les individus isolément considérés, il doit bien se passer dans ce tout des événements qui seront selon les plans l'objet d'une sociologie, d'une psychologie collective ou d'une théologie communautaire. Ce que Rousseau pensait au niveau de la volonté nationale, Marx l'a formulé au niveau de l'humanité totale. Dans les circonstances actuelles, il assigne au prolétariat la capacité et la mission de lire, non pas son histoire ou celle de ses intérêts, mais l'histoire universelle de l'humanité, et l'intérêt de tous, même de ceux qui l'oppriment. Le rôle donné par Marx au prolétariat dans le monde moderne est très étroitement analogue à celui que les Écritures attribuent au peuple juif jusqu'a la diaspora : un groupe particulier est chargé de la conscience de tous, pour tous.*
*Supposons que cette hypothèse corresponde, disons en termes chrétiens, à un dessein de la Providence. De nombreuses difficultés subsistent...* » ([^23]).
Ce texte est net. Ce qui juge l'histoire, ce n'est point le jugement de Dieu. Ce n'est point le jugement d'une conscience individuelle même spécialement éclairée -- comme peut l'être en certaine circonstance, celle du Vicaire du Christ.
Ce qui juge l'histoire, au cours des temps, c'est la conscience collective, avertie ou formée par les indications ou les provocations de cette même histoire.
« *Côtoyant très étroitement la méthode marxiste* », Mounier ne parvient pas à s'en dégager. C'est ainsi qu'il reconnaît que « *le personnalisme eût sans doute été libéral en* 1789 » ([^24]), au moment où ce libéralisme s'opposait dialectiquement à l'ordre social précédent ; aujourd'hui « *pour insérer le personnalisme dans le drame historique de ce temps... il faut dire aussi : fin de la bourgeoisie occidentale, avènement des structures socialistes, fonction initiatrice du prolétariat* » ([^25]).
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Ainsi le personnalisme comme attitude intellectuelle revient à soutenir dialectiquement l'idéologie montante -- antithèse -- identifiée avec le sens de l'histoire, tout en se réservant d'y introduire, ultérieurement, des purifications dont l'exigence résultera d'ailleurs de la situation contingente nouvellement créée.
Il nous faut bien avouer qu'une telle vision de l'histoire n'est pas davantage acceptable que la méthode qui l'inspire, Elle semble en effet incompatible avec la lumière de la Révélation comme aussi avec celle du Droit naturel.
Car le sens de l'histoire ne peut être en aucune manière une mission des idéologies. Si le libéralisme, avant-hier, ou le socialisme, hier, ont pu donner l'impression d'une « *réalité historique* » c'est dans la mesure même où les esprits avaient perdu la vision chrétienne de l'homme et de l'Univers. Celui qui vit en plénitude dans la mort et dans la Résurrection du Christ, celui qui répète, avec saint Paul, « Ce n'est plus moi qui vit, c'est le Christ qui vit en moi », regarde comme des fabrications illusoires ces idoles modernes, Le Curé d'Ars ne fut point libéral, ni Thérèse de Lisieux socialiste... Les idéologies modernes, ou mieux les idoles intellectuelles que notre société se fabrique aussi techniquement d'ailleurs que des idoles de bois ou de pierre, ne sont que contrefaçons de la seule Rédemption. Il semble donc incompatible avec la Révélation de reconnaître à des mouvements temporels de caractère idolâtrique une espèce de mission historique, mission éventuellement plus vraie et plus efficace que celle que l'Église du Christ enseigne à croire ou ordonne d'accomplir. Or c'est à quoi son refus des « principes *ne varietur* », c'est-à-dire des valeurs absolues, conduit logiquement Emmanuel Mounier.
Par ailleurs, sa pensée se trouve aussi en rupture ouverte avec la lumière du droit naturel, fondement de la doctrine sociale de l'Église ([^26]). Selon l'enseignement de Pie XII : « la religion et la réalité du passé enseignent que les structures sociales comme le mariage et la famille, la communauté et les corporations professionnelles, l'union sociale dans la propriété personnelle, sont des cellules essentielles qui assurent la liberté de l'homme et par là son rôle dans l'histoire. Elles sont donc intangibles, et leur subsistance ne peut être sujette à révision arbitraire » ([^27]).
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Ce n'est donc point pour des motifs contingents ou éphémères que l'Église a condamné les idéologies qui, comme le libéralisme, ont nié toute union sociale et jusqu'au droit naturel d'association, ou qui, comme le socialisme, ont nié le droit de propriété personnelle, n'envisageant la fin de l'homme que dans une perspective purement temporelle. C'est pour rappeler aux hommes qui vivent dans ces systèmes faux selon quelles normes permanentes et avec quelle prudence, ils doivent agir. « *On ne peut construire dans la vérité un pont entre ces deux mondes séparés, si ce n'est en s'appuyant* SUR LES HOMMES *qui vivent de part et d'autre et* NON PAS SUR LES RÉGIMES OU SYSTÈMES SOCIAUX (...) *Qu'on prétende reconnaître comme* « *vérité historique* » *le caractère collectiviste de ce système, en ce sens qu'il correspond lui aussi au vouloir divin : ce sont là erreurs auxquelles un catholique ne peut en aucun cas souscrire. La voie droite est tout autre* » ([^28]).
La pensée de Mounier semble donc, sous ce rapport, incompatible avec l'enseignement constant que nous recevons de l'Église. Nombreux cependant sont les chrétiens, les catholiques, les militants, qui, lecteurs ou non de Mounier, ont été façonnés par sa pensée. Cette pensée, elle réagissait utilement contre ceux qui, attachés orgueilleusement aux valeurs naturelles et surnaturelles, n'ont pas, depuis un siècle, eu la volonté assez souple et docile pour être efficaces dans un monde laïcisé. Il était bon, et c'était sans doute l'élan profond de Mounier, de leur montrer, à ceux là, qu'ils devaient être plus humbles devant l'événement contraire, et partant plus efficaces.
Mais il ne fallait pas, le leur montrant, les inviter dans un même mouvement à renoncer aux lumières de la doctrine chrétienne dans leur jugement empirique sur l'histoire. Il ne fallait pas leur dire en substance : Accueillons l'événement DONC renonçons à le juger aux lumières de la Foi et de la Raison naturelle. Il ne fallait pas leur conseiller d'être avec le temporel hors du jugement de l'Éternel. C'est peut-être cette erreur-là qui est, encore maintenant, à l'origine de divisions douloureuses.
(*A suivre*)
Marcel CLÉMENT.
78:35
### L'Encyclique Divini Redemptoris
*Lecture des 18 premiers paragraphes*
par Jean MADIRAN
CETTE REVUE a déjà publié de nombreux travaux sur le communisme : tous se réfèrent à la doctrine de l'Église et recommandent l'étude attentive de l'Encyclique *Divini Redemptoris*. Or l'expérience nous montre que souvent cette Encyclique n'a pas été lue ; ou qu'elle a été oubliée et n'a pas été relue ; ou encore, qu'elle a été mal lue.
Ce dernier point appelle une exacte considération. Si l'Encyclique Divini Redemptoris a été mal lue, c'est souvent parce qu'elle a été lue en français. La seule traduction française dont, à notre connaissance, dispose le public, est celle qui figure au tome XV des *Actes de S.S. Pie XI*, publiés par la Maison de la Bonne Presse. C'est toujours cette traduction qui est reproduite ou citée. Or l'éditeur nous prévenait qu'il s'agit de « *la traduction publiée par l'imprimerie polyglotte vaticane ; elle suit de très près le texte* ITALIEN *de l'Encyclique* ». Seul le texte latin fait foi, quelle que soit l'excellence des traductions proposées : et cela se comprend. Le latin reste à peu près immuable. Les langues vivantes évoluent sans cesse. Une traduction, parfaite en son temps, vieillit : son vocabulaire se périme, son style devient peu clair. Dans le cas présent, il s'y ajoute le fait que nous sommes vraisemblablement en présence d'une traduction de traduction : la traduction française fut apparemment effectuée sur la traduction italienne au lieu de l'être directement sur le texte latin.
79:35
C'est ce qui explique que, tout en étant globalement juste et suffisante pour donner une idée générale de la pensée de l'Église sur le communisme elle paraisse plus d'une fois se dérober dans le vague quand on veut serrer la pensée de près.
\*\*\*
Nous allons donc entreprendre directement sur le texte latin une lecture des 18 premiers paragraphes de Divini Redemptoris. Non que nous ayons l'intention de nous y limiter : mais il faut bien commencer par le commencement. Dieu aidant c'est l'Encyclique entière que nous nous proposons de relire méthodiquement ; il nous faudra y mettre tout le temps que réclame un travail de cette sorte.
1. -- L'Encyclique comporte 81 paragraphes. Les 24 premiers exposent ce qu'est le communisme. Exposé capital, et trop méconnu. Car, demande Pie XI (§ 15), « comment se fait-il que cette doctrine, depuis longtemps dépassée scientifiquement et complètement réfutée par l'expérience quotidienne, puisse se répandre si rapidement dans le monde entier ? » On connaît la réponse de Pie XI, que nous avons plusieurs fois citée dans sa traduction classique : « C'EST QUE BIEN PEU DE PERSONNES ONT SU PÉNÉTRER LA VRAIE NATURE DU COMMUNISME. » Cette réponse est très éclairante. Elle l'est plus encore si nous suivons à la lettre la précision concrète du texte latin : « C'EST QUE VRAIMENT TROP PEU DE PERSONNES ONT ÉTUDIÉ A FOND LE BUT DES COMMUNISTES ET LA RÉALITÉ DE LEURS ENTREPRISES. » Si le communisme progresse, c'est essentiellement parce que l'on ne sait pas suffisamment ce que veulent les communistes et ce *à quoi ils s'efforcent en réalité* ([^29]). Les 24 premiers paragraphes de *Divini Redemptoris* nous l'apprennent. On comprendra sans doute, sans autre explication, qu'ils ne sont pas inactuels.
Mais l'exposé des réalités communistes occupe donc 24 paragraphes sur 81. On fait tort à cette Encyclique en la cataloguant trop strictement comme consacrée au « communisme athée », encore que ce soit bien son titre et son sujet, et que ce sujet soit d'une importance évidente.
80:35
2. -- En effet, les 14 paragraphes suivants (§ 25 à § 39 inclus) exposent la doctrine de l'Église. Sa « doctrine sociale », au sens large : la doctrine chrétienne de l'État et de la cité ; on pourrait dire sa « doctrine politique », si ce dernier mot ne risquait de soulever des contestations dans lesquelles nous ne voulons pas entrer pour le moment. Étudier la doctrine sociale de l'Église dans Rerum novarum et dans Quadragesimo anno seulement, en ignorant Divini Redemptoris, c'est risquer de la mutiler.
3. -- Troisième partie de l'Encyclique : 21 paragraphes (§ 39 à § 59 inclus) consacrés à l'application de la doctrine sociale ; à son application dans la situation concrète qui est celle des nations assiégées, de l'extérieur et de l'intérieur, par le communisme. Cela n'est ni dans Rerum novarum ni dans Quadragesimo anno, ou n'y est le plus souvent qu'implicitement. Beaucoup de controverses et de contestations sur l'application de la doctrine sociale (application que l'on croit trop souvent laissée entièrement à l'appréciation de chacun) trouvent leur solution dans cette troisième partie de Divini Redemptoris.
4. -- Dernière partie : 23 paragraphes contenant les directives adressées aux différentes catégories de clercs et de laïcs pour lutter contre le communisme et pour réaliser un ordre social chrétien (défendre ce qui en existe et restaurer -- restaurer dans le Christ -- ce qui lui manque). Cette immense et nécessaire entreprise est placée par Pie XI sous la protection spéciale de saint Joseph : c'est en prolongeant la même pensée que Pie XII, dix-huit ans plus tard, instituera le 1^er^ mai la fête chrétienne du Travail, la fête de saint Joseph artisan.
\*\*\*
L'ENCYCLIQUE *Divini Redemptoris* est une somme. Nous avons beaucoup étudié le communisme, nous pouvons le dire (et nous n'avons pas fini) ; nous avons beaucoup étudié les réalités communistes, apprenant à lire les livres du communisme et à déchiffrer son histoire avec les clés que nous donnèrent d'anciens membres de l' « appareil », aujourd'hui convertis à la foi chrétienne. Si loin que nous ayons poussé notre analyse, si fréquents qu'aient été les témoignages recueillis, soit de communistes, soit de témoins aussi nombreux et aussi qualifiés que les missionnaires de Chine, nous n'avons jamais rien aperçu qui n'ait été déjà indiqué dans *Divini Redemptoris*.
81:35
L'Encyclique est une somme précisément, c'est-à-dire que tout y est dit en résumé, et chaque chose à sa place. Quand l'étude plus détaillée d'un aspect particulier des réalités communistes risquerait de faire perdre la vue équilibrée de l'ensemble, une nouvelle lecture de *Divini Redemptoris* situe chaque point dans la vraie perspective. Si l'on songe en outre qu'en 1937 plusieurs des techniques soviétiques, encore dans l'enfance, n'avaient pas connu le plein développement qui leur fut donné par la suite, et qu'elles n'en sont pas moins exactement repérées dans l'Encyclique, on découvrira qu'elle est un monument de science humaine édifié avec l'assistance de l'Esprit Saint.
\*\*\*
LISONS DONC. Ou relisons. Nous avons vérifié, sur d'autres et sur nous-même, qu'une Encyclique lue naguère ou jadis, on l'oublie peu à peu. Connaître une Encyclique, cela ne veut pas dire l'avoir lue ni même étudiée une fois : cela veut dire y revenir chaque fois que l'on a besoin de réfléchir à l'un ou l'autre aspect du sujet qu'elle traite. Et comme le communisme nous assaille en permanence, l'Encyclique *Divini Redemptoris* est l'une de celles qui devraient nous être le mieux connue et le plus familière.
Notre traduction s'efforce simplement de serrer de près la pensée du texte latin : nous serons reconnaissant à tous les lecteurs qui voudront bien nous proposer des expressions plus précises ou plus exactes. A la suite de chaque paragraphe, nous notons quelques réflexions qui ne prétendent pas constituer un commentaire exhaustif.
§ 1. -- « La promesse d'un divin Rédempteur illumine les premiers pas du genre humain ; l'espoir très confiant en des temps meilleurs adoucit la douleur d'avoir perdu le paradis et accompagna les hommes sur leur chemin de souffrance et d'angoisse, jusqu'à ce que, « quand fut arrivée la plénitude des temps » (Galat IV, 4), la venue du Sauveur comblât l'attente de ce long désir. Il inaugura pour tous les peuples un âge nouveau et plus civilisé, que l'on appelle l'âge chrétien, et qui surpasse et déclasse presque infiniment le degré de développement que quelques nations incomparablement éminentes avaient atteint à grand'peine. »
82:35
1. -- *Divini Redemptoris promissio *: la promesse d'un divin Rédempteur. Ce sont les premiers mots de l'Encyclique. Il est question de Rédemption. Le communisme apporte lui aussi une promesse de Rédemption ; Pie XI nous dira plus loin qu'il est « une contre-façon de la Rédemption ». Promesse, espérance, Rédemption : c'est à ce niveau que le communisme attaque. L'exorde d'une Encyclique ne doit pas être lu comme une « clause de style », mais comme l'indication de la perspective la plus générale dans laquelle il faut envisager le sujet traité.
2. -- Le communisme apporte un sens de l'histoire. On nous dit parfois que la pensée chrétienne manquait, avant le marxisme, d'une dimension historique, et qu'elle ne serait point chez saint Thomas. La dimension, la perspective historique, les voici. On ne les a pas inventées pour l'occasion ; elles étaient chez saint Thomas ; elles sont dans les Écritures. Et le Christ est au centre de l'histoire. Il est, dit le Credo du premier Concile de Nicée (325) complété au Concile de Constantinople (381), « né du Père avant tous les siècles » ; « pour tous les hommes et pour notre salut, il est descendu des cieux », « il ressuscita le troisième jour, selon les Écritures, il est monté au ciel où il siège à la droite du Père » ; « et de nouveau il viendra dans la gloire pour juger les vivants et les morts, et son règne n'aura pas de fin ».
Mais il est vrai que la pensée chrétienne avait comme oublié parfois une partie d'elle-même, en perdant de vue sa dimension et sa perspective historiques.
3. -- Les nations de l'âge chrétien restent des nations de pécheurs ; elles sont ordinairement pleines d'impuretés et d'injustices dont elles ne doivent jamais prendre leur parti : toutefois elles n'ont pas à oublier qu'elles sont à un degré de civilisation très réel et très précieux, qui dépasse presque infiniment celui qu'avaient pu atteindre les sociétés humaines les meilleures avant la venue du Rédempteur. Nous traduisons « *aetas* » par ÂGE CHRÉTIEN plutôt que par CIVILISATION CHRÉTIENNE qui ne s'impose pas absolument ici, et qui a récemment provoqué des contestations. Néanmoins il est évident que nous avons là, en tout état de cause, des indications susceptibles d'éclairer les recherches et les débats concernant la notion de « civilisation chrétienne ».
83:35
§ 2. -- « Après la chute misérable d'Adam se poursuivit le rude combat de la vertu contre la poussée des vices issue du péché originel ; et jamais le vieux trompeur ne cessa d'induire très subtilement les hommes en erreur par ses promesses mensongères. C'est pourquoi d'âge en âge, le désordre succéda au désordre, jusqu'à ce que l'on en vînt à la révolution actuelle qui est presque partout déchaînée ou terriblement menaçante : par sa violence et son ampleur, elle semble dépasser toutes les attaques que l'Église a endurées. En tous cas, les peuples sont entraînés vers la chute dans une barbarie certainement plus épouvantable que celle où se trouvaient la plupart des nations avant la venue du divin Rédempteur. »
1. -- C'est du communisme que Pie XI parle là (comme le précise la première phrase du paragraphe suivant). Le communisme, c'est la barbarie ; une barbarie plus épouvantable que celle où se trouvaient les peuples les plus barbares avant la venue du Christ. Ce n'est pas un système plus ou moins mauvais. C'est le plus mauvais de tous ceux qui ont existé dans l'histoire. C'est la plus grande barbarie possible ; non pas plus barbare seulement que les quelques nations civilisées qui existaient avant la venue du Christ (Rome, la Grèce, le peuple d'Israël), mais plus barbare que la barbarie qui régnait sur les autres peuples ; sur la plupart des peuples de ce temps-là. C'est la plus terrible attaque qui ait été prononcée contre le genre humain ; et contre l'Église. Il faut beaucoup d'inconscience pour mettre le communisme entre parenthèses ou pour le traiter par prétérition. Les contemporains de ce phénomène formidable qui croient opportun de penser et d'agir comme si ce phénomène n'existait pas, ou comme s'il n'avait pas d'importance, ou comme si nous n'étions opposés à lui que par de l' « incompréhension » et des « batailles inutiles », n'ont décidément rien compris à ce qu'il est.
2. -- « *Et l'état final de cet homme est pire que le premier* » (cf. Mt XII, 43-45). L'Encyclique ne cite pas ici l'Écriture, mais le rapprochement nous vient à l'esprit. Il vaut la peine de s'arrêter un instant pour méditer ce point.
84:35
Commentant ce passage de Matthieu, le P. Bernard écrit (*Le Mystère de Jésus*, tome 1, p. 544) :
« Méfiez-vous (dit Jésus). Ces esprits mauvais ne désarment jamais ; rien ne les rebute. Lorsque l'un d'eux est sorti de l'homme qu'il possédait, il est comme un vagabond (...) L'idée lui vient de retourner voir la demeure d'où il a été délogé. Il a la surprise de la trouver toujours inoccupée (...) Comme il craint pourtant d'y retrouver « le plus fort » qui l'a fait partir, le malin s'en va chercher sept autres esprits encore plus mauvais que lui (...) Il n'y a aucune trace que Jésus ait fait de cette ingénieuse parabole une allégorie dont chaque détail aurait une application. Ce n'est rien de plus qu'un avertissement général adressé à la génération présente. La maison d'Israël a été nettoyée des vieilles idolâtries. Comparée aux nations païennes elle est en bon état. Quelqu'un de très fort est en train d'en balayer les mauvais esprits. Elle est accueillante, on est tenté d'y entrer. Le malheur serait qu'elle restât vacante. Si elle se refuse à la venue de Dieu, elle s'expose à de durs retours du Diable, et peut tomber dans un état pire que les anciens. Cette menace donne à réfléchir... »
Après la venue du Rédempteur, le monde ne peut plus se tenir dans un état analogue à celui de l'attente : il est condamné à un état pire, à une barbarie plus épouvantable, s'il reste vide de Dieu. Au § 4, Pie XI va mettre en cause « l'abandon des principes chrétiens par la société ». Une civilisation (d'origine) chrétienne ne peut être sûre de conserver sans Dieu rien de son ordre et de sa justice ; elle ne peut conserver indéfiniment le « surcroît » si elle refuse le « royaume de Dieu » : elle s'expose, sans défense véritable, à un nouvel et plus terrible assaut du démon. Le communisme est cet « état pire que le premier ».
Il y a là quelque terrible réalité spirituelle. Voir aussi Jean (V, 14) : « *Jam noli peccare, ne deterius tibi aliquid contingat* ».
3. -- C'est le problème du mal qui est en question. Le problème du mal rappelé dans sa véritable dimension : le Tentateur et ses promesses trompeuses. La tentation contre l'espérance, contre la finalité, contre la vocation. Les promesses du Démon en concurrence avec les promesses -- déjà tenues quant à Dieu -- de la Rédemption.
85:35
L'existence du mal appelle l'espérance d'une rédemption. Le communisme se situe dans cette perspective. Lisons ici ce qu'écrit saint Paul aux Éphésiens (VI 12-13) : « Ce n'est pas contre des adversaires de chair et de sang que nous avons à lutter, mais contre les Principautés, contre les Puissances, contre les Régisseurs de ce monde de ténèbres, contre les Esprits du Mal qui habitent les espaces célestes. C'est pour cela qu'il vous faut endosser l'armure de Dieu, *afin qu'au jour mauvais vous puissiez résister et, après avoir tout mis en œuvre, rester fermes* ». La résistance au communisme n'est pas moins que tout cela.
4. -- Malgré tout ce qu'il a de nouveau (et qui nous sera exposé infra), le communisme vient il la suite. Il est un perfectionnement d'une révolution essentielle, fondamentale, dont la tentation s'est maintenue et développée d'âge en âge.
§ 3. -- « Vous avez sans doute déjà compris de quel péril Nous parlons : on l'appelle « communisme », ou « bolchevisme » ; il est athée ; son dessein particulier est de bouleverser radicalement l'ordre social et d'anéantir le fondement même de la civilisation chrétienne. »
1. -- Ici, il nous a paru impossible de ne pas traduire *societas ordinotio* par ORDRE SOCIAL et *christiana urbanitas* par CIVILISATION CHRÉTIENNE.
2. -- Sous réserve de désignations meilleures, il existe quelque chose que nous nommons civilisation chrétienne. On peut contester ces vocables, à condition -- cependant de ne pas donner à entendre qu'ils ne représenteraient rien de réel, mais de leur donner plutôt, s'il est possible, un nom plus exact.
3. -- Car le dessein du communisme est de bouleverser l' « ordre social » et d'anéantir la « civilisation chrétienne ». Il n'y a pas d'inconvénient à tenir ces mots pour impropres, si du moins l'on en propose de meilleurs. Mais les réalités qu'ils désignent plus ou moins exactement sont capitales. Si nous nous laissions persuader qu'elles n'existent pas, ou n'appellent pas que nous y soyons attentifs, le communisme aurait déjà virtuellement réalisé son dessein.
86:35
Si nous perdions la connaissance et l'amour de ce qu'est l' « ordre social » et de ce qu'est la « civilisation chrétienne », le communisme aurait gagné et nous tomberions avec lui dans une barbarie plus épouvantable que celle qui régnait avant la venue du Christ. Les esprits devenus incapables de saisir la réalité de l'ordre social et de la civilisation chrétienne sont déjà tels que le communisme désire les conditionner.
4. -- Le communisme est « athée » : mais il a un dessein particulier, qui est de bouleverser l'ordre social et d'anéantir la civilisation chrétienne. On peut considérer que ce dessein particulier est logiquement contenu dans tout athéisme conséquent. Néanmoins ce dessein particulier ne se réduit pas en fait à l'athéisme. Nous voulons dire qu'il a existé quantité d'athées qui conservaient un respect de certaines valeurs naturelles et de certaines règles morales héritées de la civilisation chrétienne. D'autre part, avant la venue du Christ il a existé des hommes et des sociétés qui avaient une connaissance plus ou moins claire de la loi morale naturelle et qui l'observaient plus ou moins exactement. Le communisme est encore plus rétrograde ; il nous ramène au-dessous de l'état moral et social qui était celui des peuples les plus barbares il y a deux mille ans.
Il ne s'agit pas là, notons-le, d'hyperboles, de métaphores, de fleurs de rhétorique. Cela est affirmé et solennellement enseigné par l'Église.
§ 4. -- « Mais, face à ces menaçantes entreprises, l'Église catholique ne pouvait se taire, et elle a parlé. Il a parlé, ce Siège apostolique, qui sait bien que sa charge propre est de défendre la vérité, la justice et toutes les valeurs immortelles que les communistes méprisent et assaillent. Depuis le temps, déjà, où des clans d'intellectuels s'approprièrent la civilisation et affranchirent l'humanité de la discipline religieuse et morale, Nos Prédécesseurs tinrent pour leur devoir de lancer à tous des avertissements explicites sur les conséquences de l'abandon des préceptes chrétiens par la société. En ce qui concerne les erreurs des communistes, déjà en 1846 Pie IX portait une condamnation solennelle, confirmée ensuite dans le Syllabus. Il déclarait : « Doctrine monstrueuse, tout à fait contraire au droit naturel lui-même, appelée « communisme » : qu'on l'admette, et ce sera la destruction complète de tout droit, de toute institution, de toute propriété, de la société elle-même » (Encyclique *Qui pluribus*, 9 novembre 1846 ; cf. *Syllabus*, § IV).
87:35
Plus tard Léon XIII, dans l'Encyclique *Quod Apostolici muneris*, définissait les mêmes erreurs : « ...un parti meurtrier, qui se glisse à travers les articulations profondes de la société et la met en péril extrême » ; il donnait en outre la démonstration pénétrante que la violente tendance des masses à l'athéisme trouvait son origine, à une époque de si grands progrès techniques, dans les chimères philosophiques qui s'efforcent, depuis longtemps déjà, de séparer la science de la foi, et de couper l'Église de la vie active. »
1. -- Le communisme marxiste-léniniste enseigne lui-même sa propre genèse historique et idéologique. Il expose comment l'on est passé du « socialisme utopique » au « socialisme scientifique », le rôle de Marx, celui de Lénine, etc. L'enseignement de cette genèse fait partie de la formation théorique du militant de l'appareil soviétique.
Ce n'est donc point un souci comme archéologique et inactuel qui pousse l'Église à situer le communisme soviétique à la suite de cette évolution, et à en juger elle-même la genèse.
2. -- Cette évolution idéologique, l'Église n'y fut point inattentive au moment où elle se produisait. Il n'est pas indifférent de rappeler que, dès 1846, elle avait parlé : elle indiquait que le courant qui déjà s'appelait « communiste » ([^30]) était entièrement contraire au droit naturel lui-même. Cette réalité du DROIT NATUREL, son opposition radicale avec le communisme, que beaucoup de catholiques, aujourd'hui encore, ont tant de mal à comprendre, et qu'ils ont besoin en quelque sorte de découvrir, il y a plus d'un siècle que l'Église l'enseigne.
88:35
3. -- Responsabilité des intellectuels, des CLANS D'INTELLECTUELS : *eruditorum hominum ordines*. C'est substantiellement dans le même sens que Péguy mettait en cause le « parti intellectuel ». Des groupes d'intellectuels qui *sibi sumpsere ciuilem cultum*, qui se sont appropriés la civilisation ; qui ont voulu faire de la culture leur chose ; Péguy a longuement exposé tout cela.
Ces intellectuels professaient le rationalisme, le naturalisme, le laïcisme : ils prétendaient affranchir la pensée, la vie, la société des disciplines religieuses et morales (pour imposer à la place leur propre domination temporelle, remarque Péguy). Ils se voulaient autonomes et autocrates. C'était avant-hier et c'est aujourd'hui.
4. -- Une démonstration de Léon XIII est particulièrement signalée par Pie XI comme « pénétrante » : celle qui décèle l'origine de la tendance des masses modernes à l'athéisme. Cette origine est dans une philosophie de la séparation, qui enlève au christianisme sa dimension intellectuelle et sa dimension communautaire. La foi est alors reléguée au rang de croyance subjective, individuelle, privée. L'organisation sociale et la pensée humaine ont cru pouvoir se développer à part de la doctrine chrétienne, à part de la foi et de la grâce. Cette pensée séparée est celle qui a rendu possible le libéralisme économique ; c'est elle la cause responsable de la déchristianisation des masses par les doctrines et les pratiques du libéralisme, dont Pie XI parlera au § 16.
Ce qui revient à noter l'absence, on l'éclipse, de la philosophie chrétienne. On comprend dès lors pourquoi Léon XIII s'occupa si activement de la restaurer (Encyclique *Æterni Patris*, etc.). Beaucoup a été fait, beaucoup reste à faire. Il y a eu des progrès, il y a eu aussi des reculs. Périodiquement reprend l'offensive, menée de l'intérieur même du catholicisme, contre la philosophie chrétienne, contre sa notion même, contre son existence, contre sa légitimité, contre sa possibilité. C'est une immense brèche qui est alors ouverte, et l'origine même de l'athéisme des masses.
Ces problèmes sont parfois méconnus ou sous-estimés, notamment dans la France contemporaine où les études proprement théologiques et philosophiques sont trop souvent tombées au niveau que l'on sait. L'absence d'une philosophie chrétienne vivante, vigoureuse, connue et pratiquée par l'ensemble des intellectuels catholiques, est un atout très important pour le communisme. La plupart des formes du progressisme qui ont eu cours, et des formes actuelles de non-résistance au communisme, seraient « impensables » et impossibles si les milieux intellectuels du catholicisme n'étaient pas aussi ignorants de la philosophie chrétienne.
89:35
Ce qu'est une pensée chrétienne, radicalement contraire à ce rationalisme dont nous sommes encore loin d'être libérés : c'est le sujet traité par Pie XII dans l'un de ses derniers discours, adressé aux participants du XII^e^ Congrès international de philosophie (discours du 22 septembre 1958, texte intégral dans *Itinéraires*, n° 29, pp. 125 et suiv.).
5. -- Une vie active coupée de l'Église est une conséquence, inévitable à la longue, d'une science séparée de la foi. « Science » s'entend ici au sens le plus général de « savoir » : les connaissances, la pensée, « scientifiques », historiques, sociales, philosophiques, etc.
Un savoir non séparé de la foi, une vie active non coupée de l'Église, telle est la reconquête spirituelle que les chrétiens doivent accomplir, d'abord en eux-mêmes et sur eux-mêmes.
§ 5. -- « Nous-même, semblablement, plus d'une fois pendant Notre Pontificat, Nous avons dénoncé avec une pressante sollicitude les courants de cette impiété, dont la croissance est menaçante. En 1924, au retour de la mission de secours que Nous avions envoyée en Russie, Nous avons réprouvé les doctrines erronées des communistes dans une allocution spéciale adressée au monde entier. Par Nos Encycliques *Miserentissimus Redemptor* (8 mai 1928), *Quadragesimo anno* (15 mai 1931), *Caritate Christi* (3 mai 1932), *Acerba animi* (29 septembre 1932), *Dilectissima Nobis* (3 juin 1933), Nous avons vivement et solennellement déploré les attaques contre le nom chrétien qui font rage en Russie, au Mexique, en Espagne. On se rappelle aussi les paroles que Nous avons prononcées l'année dernière, soit à l'inauguration de l'Exposition mondiale de la presse catholique, soit à l'audience publique des réfugiés espagnols, soit dans Notre Radio-message de Noël. Ceux qui haïssent le plus violemment l'Église, et qui de Moscou, leur capitale, dirigent ce combat contre la civilisation chrétienne, attestent eux-mêmes, par leurs attaques incessantes, en paroles et en actes, que la Papauté, encore de nos jours, continue certes dans l'intégrité de la foi à défendre la sainteté de la religion chrétienne, mais en outre n'arrête pas de mettre en garde contre le péril communiste avec plus de fréquence et plus de force persuasive que n'importe quel autre pouvoir public sur la terre. »
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1. -- Les courants de cette impiété : il importe de tenir la suite des idées depuis le § 2. C'est une même attaque contre la Rédemption qui, se développant, se perfectionnant, aboutit au communisme. On examinera plus loin tout ce qu'il a d'inédit, de sans précédent. Le but du moins, le but impie, n'est pas nouveau. C'est toujours l'entreprise démoniaque qui vise à détourner de Dieu le genre humain, spécialement en détruisant l'ordre social et la civilisation chrétienne.
2. -- L'attitude de l'Église en face du communisme n'est pas simplement « religieuse » au sens étroit et rationaliste du terme, qui fait de la religion une croyance subjective, privée, séparée du progrès des connaissances humaines et de l'évolution de la vie sociale. L'attitude de l'Église est « religieuse » au sens plein et total. Elle défend non seulement la sainteté de la religion chrétienne, mais encore l'espace vital et le champ d'action temporel de la sainteté : l'ordre social et la civilisation chrétienne.
3. -- En face de Moscou, Rome n'a point failli, jamais, Rome a été constamment sur la brèche, « avec plus de fréquence et de force persuasive que n'importe quel autre pouvoir public sur la terre ». Des gouvernements ont été aveuglés ou négligents, -- avant 1937 ou après. On verra même des membres du corps de l'Église, on verra des églises locales paralysées ou persécutées, intoxiquées ou amputées. Le Saint-Siège, lui, « n'arrête pas » de voir, de savoir, de dire, de faire face. Car c'est une guerre religieuse que le communisme a déchaînée sur le monde, pour priver le genre humain du bénéfice de la Rédemption.
§ 6. -- « Nous avons donc multiplié les avertissements paternels, que vous avez. Vénérables Frères, consciencieusement communiqués et commentés à vos fidèles, par tant de lettres pastorales, voire par des lettres collectives. Et néanmoins, le péril s'aggrave chaque jour davantage, machiné par le savoir-faire des agitateurs. C'est pourquoi Nous estimons qu'il est de Notre charge d'élever à nouveau la voix.
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Nous le faisons par le présent document, d'un poids plus grand, selon la coutume de ce Siège apostolique, magistère de vérité ; et d'autant plus volontiers que Nous savons correspondre ainsi aux vœux de l'univers tout entier. Nos paroles, Nous en avons la ferme confiance, seront accueillies avec une entière adhésion par tous ceux qui, l'esprit libre de préjugés, recherchent d'un cœur sincère le bien de la communauté humaine. Et voici qui vient assurément accroître en quelque façon Notre confiance : Nous voyons Nos avertissement précédents confirmés par les pires conséquences issues des idées subversives. Nous avions prévu et annoncé de telles conséquences, qui maintenant se développent d'une manière effroyable dans les pays dominés par le communisme, et qui menacent de façon prochaine toutes les autres nations. »
1. -- Les Encycliques sont adressées aux « Patriarches, Primats, Archevêques, Évêques et autres Ordinaires des lieux en paix et communion avec le Siège apostolique ». Les Évêques les communiquent et commentent à leurs fidèles. A travers le monde, les Évêques en communion avec le Siège apostolique ne cessent de multiplier les lettres pastorales et les lettres collectives pour organiser la résistance contre le communisme qui, de plus en plus gravement, menace toutes les nations.
Les Évêques font plus encore : ils invitent les fidèles à prendre personnellement connaissance des documents pontificaux et à les étudier directement dans le texte. On se souvient par exemple de l'appel lancé par Mgr Rupp (cf. *Itinéraires*, n° 6, pp. 186-187) : « Chaque chrétien est le paroissien du Pape, docteur universel, pasteur immédiat de tout le troupeau. Répandons, vivons son message. C'est le vœu de l'Épiscopat, de toute l'Église de France. »
A ce motif général d'une étude directe s'en ajoute vraisemblablement un second. Des incertitudes s'étant élevées sur le contenu véritable de la doctrine sociale de l'Église et sur son expression authentique et qualifiée, Pie XII a énoncé le 17 octobre 1953 que ses « points principaux sont contenus dans les documents du Saint-Siège, c'est-à-dire dans les Encycliques, les Allocutions et les Lettres pontificales » (cité et commenté par Mgr Guerry, La doctrine sociale de l'Église, pages 15 et 16).
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Une étude scientifique de ce qu'est la doctrine sociale de l'Église est donc nécessairement une étude des documents pontificaux ([^31]).
2. -- Il existe une certaine tournure d'esprit qui se hâte de considérer les Encycliques comme « dépassées », comme « en retard » sur l'évolution du monde. Nous avons, quant à nous, régulièrement constaté le contraire : celles qui concernent la société et l'histoire du genre humain sont en avance. Et c'est en général parce qu'elles sont en avance que beaucoup ne les comprennent pas. Elles parlent de choses qui souvent se vérifient dix ou vingt ans plus tard ; voire un demi-siècle ou un siècle. Il faut donc les recevoir avec confiance au moment où elles sont publiées, même si l'on n'en aperçoit pas tout le bien-fondé par ses seules lumières personnelles (d'ailleurs si l'on pouvait l'apercevoir facilement soi-même, il n'y aurait guère besoin d'Encycliques...). Celles de Léon XIII, par exemple, sont aujourd'hui, par plus d'une page, d'une actualité saisissante. Mais, comme nous l'avons dit en commençant, il arrive que le vocabulaire, que le langage de la traduction française ait, lui, vieilli.
3. -- Pie XI prend acte en 1937 de la clairvoyance constatable du Saint-Siège, qui voit les choses à temps, -- alors que les hommes, depuis les Pèlerins d'Emmaüs, ont constamment tendance à ne les voir qu'après coup... Nous pouvons en 1959, nous pourrons, au cours de la présente lecture, vérifier qu'il n'existe aucun autre texte qui soit, sur le communisme, aussi complet, aussi clairvoyant, aussi actuel que l'Encyclique Divini Redemptoris, publiée en 1937.
4. -- Les derniers mots de ce § 6 nous en donnent immédiatement un exemple. Le Saint-Siège voyait et disait en 1937 que TOUTES LES NATIONS SONT MENACÉES DE FAÇON PROCHAINE PAR LE COMMUNISME. Beaucoup ne pouvaient l'imaginer en 1937, ni même dix ans plus tard. Ni même parfois, aujourd'hui. « Cela n'arriverait pas en France. » « Le communisme ne pourra jamais s'implanter en Chine, qui est un monde à part. »
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« En Asie peut-être, mais pas question en Afrique, surtout pas en Algérie, vous pensez... » « Il faudrait les conditions économiques très particulières de la Russie de 1917 pour que le communisme... » Et cetera. Sous les formes les plus diverses, ce discours illusoire est perpétuellement renaissant. Mais regardons la carte. Ou écoutons Mikoïan qui, lors de son voyage aux États-Unis, annonce tranquillement aux Américains, et sans que personne trouve une réponse à lui faire, que leurs petits-enfants seront tous communistes.
Nous autres chrétiens, nous annonçons aux Russes que leurs petits-enfants seront tous chrétiens.
Mais après quels déluges de feu, si l'Occident, et parfois même des membres de l'Église, restent sourds aujourd'hui à la parole du Souverain Pontife...
5. -- On remarquera que, comme le fait souvent la Papauté, l'Encyclique *Divini Redemptoris* s'adresse non seulement aux chrétiens mais encore à tous ceux qui ont une intention droite : « tous ceux qui, l'esprit libre de préjugés, recherchent d'un cœur sincère le bien de la communauté humaine ». Ceux qui n'ont pas la foi en la Révélation peuvent du moins constater que la doctrine catholique n'est pas en contradiction avec la raison naturelle, c'est-à-dire avec le bon sens : c'est là un point que l'Église est attentive à mettre en relief, à l'intention des incroyants. Et des incroyants ont trouvé dans *Divini Redemptoris* des lumières sur le communisme qu'ils n'avaient pas trouvées ailleurs. S'ils ne saisissent pas le sens profond du communisme, qui est de priver le genre humain du bénéfice de la Rédemption, ils peuvent toutefois apercevoir qu'il est contraire à la morale naturelle des individus et des sociétés.
La défense contre le communisme est certainement, à notre époque, un terrain privilégié, et tout à fait nécessaire, où doivent s'organiser la « rencontre » et la « coopération » entre croyants et incroyants.
§ 7. -- « Nous voulons donc encore une fois aborder à grands traits et expliquer les inventions et les directives des communistes, principalement sous la forme des plans et des doctrines « bolcheviques ». Ces inventions et ces directives, qui répandent l'imposture, Nous voulons leur opposer la claire doctrine de l'Église. Et de nouveau, instamment, Nous voulons indiquer à tous les moyens de défense qu'il faut mettre en œuvre :
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par ces moyens, il sera possible que la civilisation chrétienne, la seule capable de rendre la cité vraiment humaine, échappe à cette horrible monstruosité et, mieux encore, poursuive plus vite sa marche quotidienne vers le progrès authentique qui est dans la vocation de la société civile. »
1. -- Les six premiers paragraphes ont situé le communisme à sa place dans la perspective la plus générale de l'histoire du genre humain, et dans l'histoire morale et sociale du XIX^e^ siècle. Considération importante, et qui est la première clé pour comprendre le communisme. A partir du § 8, Pie XI va l'étudier en lui-même.
2. -- Le communisme soviétique se nommait encore en 1937 : « bolchevique ». Le parti de Lénine et de Staline était le Parti communiste bolchevique de l'U.R.S.S.., dont les divers partis communistes à travers le monde sont des filiales et des instruments ; on écrivait en abrégé : Parti communiste (b) de l'U.R.S.S.. « Bolchevique » par opposition à « menchévique ». Voir l'Histoire du Parti communiste (bolchevique) de l'U.R.S.S.., « précis rédigé par une commission central du P.C. (b) de l'U.R.S.S. et approuvé par le Comité central du P.C. (b) de l'U.R.S.S.. » : édition française 1939, Bureau d'éditions (communiste), 31, boulevard de Magenta, Paris X^e^. L'un des derniers actes de Staline fut de supprimer la mention entre parenthèses : « (b) », pour manifester jusque dans la nomenclature officielle que le « menchévisme » avait totalement et définitivement disparu, et qu'il était donc superflu désormais de mentionner « bolchevique ».
3. -- Au communisme, le Saint-Siège oppose la doctrine de l'Église. Non point seulement la doctrine sociale, mais la doctrine entière. Car le communisme n'est pas d'abord un système économique et social. D'abord et essentiellement, il s'oppose au plan divin de la Rédemption, c'est ce qu'ont exposé les six premiers paragraphes de l'Encyclique. Il est une contre-façon de la Rédemption, c'est ce qui va nous être dit au § 8.
Au demeurant, la doctrine sociale n'est pas une pièce rapportée, sans rapport direct et nécessaire avec la vérité religieuse. Beaucoup de réticences en face de la doctrine sociale de l'Église cesseront quand on aura compris qu'elle est en somme l'explicitation sociale de la doctrine religieuse et morale.
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4. -- Le § 2 avait évoqué le désordre d'âge en âge succédant au désordre dans l'histoire des sociétés humaines, à cause des incessantes illusions mises en scène par le Démon : et cela pourrait nourrir une vue « pessimiste » de l'histoire, A la fin du § 7, Pie XI évoque maintenant la marche quotidienne vers le progrès authentique qui est dans la vocation de la société civile : et cela pourrait nourrir une vue « optimiste » de l'histoire.
Tous deux sont réels et simultanés. Le progrès est possible à la liberté humaine, il est dans la vocation de l'homme en société. En même temps, les assauts du Démon redoubleront d'intensité (ou de subtilité) jusqu'à la fin du monde. Le sens de l'histoire est mutilé et aveuglé, quand il se limite à une seule de ces deux réalités.
NOTRE MÉTHODE, en lisant les Encycliques, est radicalement opposée à celle qui suppose plus ou moins implicitement que les Papes parlent pour ne rien dire. On tombe fréquemment, chez certains auteurs, sur des formules comme : « après un exorde de rigueur... », insinuant qu'il n'y a pas à tenir compte de l'exorde. Les formules de cette sorte ont d'ailleurs une diversité presque infinie, mais pour converger vers un résultat unique, qui est de frapper de nullité des pages entières.
Nous venons de lire ce que l'on peut appeler, si l'on veut, l' « exorde », ou les « préliminaires », ou l' « introduction », ou le « préambule » de *Divini Redemptoris*. Il nous semble que ce « préambule » a été écrit non point par « clause de style » ou par « procédé rhétorique », mais parce qu'il est utile, ou même indispensable, à une compréhension exacte de ce qui va nous être maintenant exposé. Si l'on veut étudier cette Encyclique, il ne faut pas omettre d'en méditer aussi, et d'abord, le commencement.
(*A suivre.*)
Jean MADIRAN.
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### NOTES CRITIQUES Le saint curé d'Ars dans nos missels
Année du Curé d'Ars, année du sacerdoce ([^32]) : et, le 9 août, fête de saint Jean-Marie Vianney.
Le Missel de Maredsous ([^33]), comme à l'ordinaire, bat tous les records de concision, en disant seulement : « Dépourvu de dons intellectuels, mais doué d'un solide bon sens et de grâces extraordinaires, l'humble Curé d'Ars fut le conseiller spirituel de toute une génération. » On ne nous précise même pas qu'il est le saint patron des prêtres exerçant un ministère paroissial. Le Missel du P. Morin ([^34]) est presque aussi rapide : « Humble prêtre qui au lendemain de la tourmente révolutionnaire fut dans sa paroisse d'Ars, puis de là pour des milliers de consciences, l'instrument de la divine providence. Il fut en plein XIX^e^ siècle un « témoin » du surnaturel. Il mourut le 4 août 1859. » La question est posée de savoir si la brièveté des formules lapidaires de ces deux missels n'aboutit pas à estomper le visage des saints que nous vénérons et prions. De plus en plus nombreux, les catholiques désirent s'instruire dans leur missel. Le Missel de Dom Gérard ([^35]) est plus prolixe, descriptif et extérieur :
« *Jean-Marie Vianney naquit à Dardilly près de Lyon le* 8 *mars* 1786*. A l'âge de* 32 *ans, il fut nommé curé dans une petite bourgade des Dombes, à Ars, et c'est là qu'il devint, durant* 42 *ans, l'instrument de la providence et de la miséricorde de Dieu. L'amour divin rayonna d'Ars sur toute la France ; les foules accoururent de toutes parts, et les conversions se multiplièrent. L'esprit du mal harcela le serviteur de Dieu, mais celui-ci en triompha par son ardente piété et son grand esprit de mortification. Il mourut entouré de vénération le* 4 *août* 1859*, et fut canonisé en* 1925*. Le* 23 *avril* 1929*, Pie XI l'a proclamé patron du ministère paroissial.* »
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Le Dom Lefèvre ([^36]) est bien expéditif :
« *Jean Vianney naquit à Dardilly, près de Lyon, le* 8 *mai* 1786*. Curé d'Ars pendant près de* 42 *ans, il transforma sa paroisse par son zèle pastoral, sa sainteté et ses miracles. Son influence surnaturelle s'y fait encore sentir. Le saint curé mourut le* 4 *août* 1859* ; Pie XI le canonisa en* 1925 *et le désigna comme patron du clergé.* »
Trois missels, heureusement, nous présentent le saint Curé d'Ars en DISANT QUELQUE CHOSE qui parle à l'âme. Le Missel Feder ([^37]), et mieux encore le Missel d'Hautecombe ([^38]) et le Missel biblique ([^39]), nous apportent non des formules harmonieuses et vagues, mais une nourriture précise pour la méditation.
1\. -- Le Missel Feder :
« *Jean-Marie Vianney était né en* 1786*, à Dardilly, dans la région lyonnaise. Il fut ordonné prêtre à l'âge de vingt-neuf ans. Trois ans après, il était nommé curé d'Ars, un petit village des Dombes. Cette paroisse peu chrétienne fut transformée en quelques années. C'et homme qu'on avait failli renvoyer au Séminaire à cause de son manque d'aptitude aux études, exerça, pendant les quarante-deux années qu'il vécut à Ars, une influence extraordinaire. De la France entière, on accourait pour se confesser à lui, pour écouter ses catéchismes et ses sermons. Saint Jean-Marie Vianney passait souvent seize heures par jour au confessionnal. A son zèle inlassable, il joignait une très grande austérité de vie : dormant à peine, se contentant comme nourriture du strict nécessaire, il s'infligeait encore de sévères pénitences.*
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*Il mourut le* 4 *août* 1859 *: le Pape Pie XI l'a nommé Patron de tous les prêtres chargés du ministère paroissial.* »
2\. -- Le Missel d'Hautecombe :
« *J'ai vu Dieu dans un homme* ». *Celle remarque d'un pèlerin montre à quel point le Curé d'Ars fut parfaitement prêtre : le visage du Christ transparaissait derrière cette belle figure sacerdotale. La momée vers le sacerdoce fut longue et rude pour ce petit paysan des monts* *du Lyonnais -- il est né à Dardilly en* 1785 -- *qui se met aux études à dix-neuf ans. D'esprit lent, il le mord pas au latin et brille plus par ses vertus que par sa science. Prêtre à trente ans, nommé peu après curé d'Ars-en-Dombes, il va répondre à toutes les exigences de son sacerdoce. Homme de Dieu, il passe de longues heures en prière et en adoration devant le tabernacle. Dans sa foi profonde, il parle à* *Dieu comme on parlerait à* *un homme et cause familièrement avec la Sainte Vierge,* « *sa plus vieille connaissance* ». *Il rêve de se livrer à la contemplation dans une Trappe. Tout à tous, il sait qu'il est prêtre pour les autres. Il mérite par vingt-cinq ans de prière et de pénitence la conversion de sa paroisse. Pendant trente ans, il se livre aux pèlerins* (*jusqu'à cent mille, certaine année*) *qui le retiennent de seize à* *vingt heures par jour dans son confessionnal, vrai lieu de conquête des pécheurs, car ce petit prêtre lit dans les cœurs et connaît les secrets de Dieu. Pour se venger, le démon fait passer de mauvaises nuits au saint curé. Instrument fidèle entre les mains du Christ, le Curé d'Ars, comme son Maître, accomplit sa tâche jusqu'au bout, c'est-à-dire jusqu'à la mort* (31 *juillet* 1859). « *Il fait bon mourir, assure-t-il, quand on* a *vécu sur la croix* ». *Pie XI l'a proclamé patron de tous les curés et pasteurs d'âmes* ».
Le Curé d'Ars est mort non le « 31 juillet », mais le 4 août.
En commentaire de l'oraison, le Missel d'Hautecombe ajoute :
« *Le plus grand miracle du Curé d'Ars, c'est sa fidélité à l'accomplissement d'une charge pastorale écrasante, qui ne lui faisait rien diminuer de sa prière et de ses mortifications* ».
3\. -- Le Missel biblique :
« *Dans la première moitié du* XIX^e^ *siècle, agité de tant de révolutions, remué d'un tel brassage d'idées, un curé de campagne des Dombes passait ses journées au confessionnal, consacrait ses nuits à la prière, menait le duel contre Satan comme les anciens Pères du désert et pleurait de joie en célébrant l'Eucharistie comme Philippe Néri *; *dans son pauvre presbytère où il vivait de quelques pommes de terre, il recevait la visite de la Sainte Vierge comme un saint de la Légende dorée. Accaparé par les foules qui s'en allaient bouleversées après avoir assiste à l'un de ses catéchismes, il portait au cœur la nostalgie de la Trappe.*
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*Telle fut la vie de saint Jean-Marie Vianney, né à Dardilly* (*Rhône*) *en* 1786, *curé d'Ars* (*Ain*) *de* 1818 *à sa mort* (4 *août* 1859). *Le secret de cette vie, où Dieu transparaissait à travers un homme, est dans sa foi au sacerdoce :* « *Oh !* *que le prêtre est quelque chose de grand ! Le prêtre le se comprendra bien que dans le ciel. Si on avait la foi, on verrait Dieu caché dans le prêtre comme une lumière derrière un verre, comme du vin mêlé avec de l'eau.* » *Le saint curé d'Ars a été canonisé en* 1925, *puis donné comme patron aux curés du monde entier* ».
En un temps, le nôtre, préoccupé d'apostolat des masses, il est opportun de méditer la leçon du Curé d'Ars : les foules venaient à lui, et il les convertissait. Par la prière et la pénitence, -- auxquelles nous avons été invités en cet autre lieu d'apostolat des masses, cet autre lieu où viennent les foules : Lourdes.
Aujourd'hui plus qu'hier, il nous faut sans doute des « méthodes » : mais elles ne sont pas l'essentiel.
\*\*\*
On s'étonne qu'aucun Missel n'ait pensé, au jour de la fête du Curé d'Ars, à nous rappeler le devoir de prier -- et spécialement de prier le saint du jour -- pour nos prêtres.
#### Saint Louis dans nos missels
Nous avons déjà eu l'occasion de citer, et même d'inscrire dans la « Déclaration fondamentale » de la revue *Itinéraires,* les paroles que saint Pie X adressait aux Français lors de la béatification de Jeanne d'Arc :
« Vous direz aux Français qu'ils fassent leur trésor des testaments de saint Rémi, de Charlemagne et de saint Louis, qui se résument dans ces mots si souvent répétés par l'héroïne d'Orléans : VIVE LE CHRIST QUI EST ROI DE FRANCE ».
Il existe comme un lien particulier entre le Christ-Roi et la France, et de ce lien saint Louis est l'un des témoins principaux. Il existe sur la France une protection particulière de saint Louis : mais le prie-t-on ? Et quels missels, au jour de sa fête, le 25 août, nous invitent à le prier pour la France ? Jeanne d'Arc disait qu'Orléans avait été protégée, notamment, à la prière de saint Louis...
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Nous aimerions être instruits de ces réalités spirituelles par nos missels. Avec la plupart d'entre eux, nous sommes loin de compte.
Le Missel de Maredsous a tout réglé en une seule phrase : « Le sens de la justice et l'esprit de foi de Louis IX montrent en ce roi de France, mort à la croisade, l'idéal chrétien réalisé dans la vie du monde. » Le Missel du P. Morin n'en dit pas beaucoup plus : « Louis IX, fils de Louis VIII et de Blanche de Castille, est le modèle du « juste ». Juste, il a donné l'exemple de toutes les vertus et a été le modèle des rois par sa prudence, son courage, l'amour de ses sujets et de son pays. Amour puisé, épanoui dans l'amour du Christ. Il entreprit deux Croisades et mourut durant la seconde à Tunis, en 1270. » Ni le Missel de Dom Gérard : « Digne fils de la reine Blanche de Castille, saint Louis fut toujours pour ses sujets un parfait souverain chrétien. Il entreprit deux croisades pour libérer les Lieux Saints et renverser la puissances des Sarrazins. C'est au cours de la seconde croisade qu'il mourut après une pénible maladie, endurée avec une héroïque résignation, à Tunis, en 1270. »
Le Dom Lefebvre écrit :
« *Devenu roi de France à l'âge de douze ans, S. Louis avait été pieusement élevé par sa mère Blanche de Castille. Il laissa le souvenir d'un roi très juste, d'une piété profonde, aimant la paix, tout entier aux affaires du royaume en même temps qu'à celles du monde chrétien. A la suite d'une maladie, il fit vœu d'entreprendre une croisade pour reconquérir Jérusalem ; d'abord victorieux, il tomba ensuite entre les mains des Sarrazins. Il entreprit encore une nouvelle croisade, mais une épidémie décima son armée en Afrique et l'atteignit lui-même. Il mourut devant Tunis, couché sur la cendre, le* 25 *août* 1270*.* »
Cette notice reproduit, A QUELQUES SUPPRESSIONS PRÈS, celle des éditions plus anciennes. Il n'est pas sans intérêt de voir sur quoi portent les suppressions. Voici la notice primitive du Dom Lefebvre ; nous imprimons en petites capitales les précisions qui ont paru superflues aux plus récents éditeurs :
« *Louis* IX*, né en* 1215 *et devenu roi de France à l'âge de douze ans, fut très pieusement élevé par la reine Blanche, sa mère, qui lui* APPRIT A PRÉFÉRER MOURIR PLUTÔT QUE DE COMMETTRE UN PÉCHÉ MORTEL. SA PIÉTÉ NE L'EMPÊCHA JAMAIS DE DONNER *la plus grande partie de son temps aux affaires de son royaume.*
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*A la suite d'une maladie, il fit vœu d'entreprendre une croisade pour reconquérir Jérusalem. D'abord victorieux, il tomba ensuite entre les mains des Sarrazins. Il entreprit en* 1270 *une nouvelle croisade, mais une épidémie décima son armée en Afrique et l'atteignit lui-même. Les bras en croix et couché dans la cendre, il rendit à Dieu son âme en* 1270*.* TRAVAILLONS AU RÈGNE DE JÉSUS-CHRIST. »
Ces derniers mots rattachaient, un peu timidement mais assez explicitement, la leçon de saint Louis au Règne social de Notre-Seigneur Jésus-Christ.
Les corrections apportées dans la notice du Dom Lefebvre, nous le constatons, et point pour la première fois, sont le contraire d'une amélioration.
Trois missels, et ce sont les mêmes que pour le Curé d'Ars, nous parlent vraiment de saint Louis : le Missel Feder, le Missel d'Hautecombe et le Missel biblique.
1. -- Le Missel Feder :
« *Né en* 1215*, Louis IX devint roi de France à l'âge de douze ans. Sa mère, Blanche de Castille, veilla à en faire un chrétien fervent en même temps qu'un souverain. Son idéal, dans le gouvernement de son royaume comme dans ses relations avec les autres nations, fut de faire régner partout la paix, la justice et la charité, d'instaurer un ordre politique et social basé sur les principes de la morale évangélique. A ses devoirs de roi, il joignait une vie de prière presque monacale et il s'imposait de rudes pénitences. A la suite d'une maladie, il avait fait le vœu d'organiser une croisade pour délivrer Jérusalem. L'expédition, insuffisamment préparée, échoua après quelques succès sans lendemain. Saint Louis resta même quelque temps prisonnier des Musulmans. Revenu en France, il reprit l'exercice de ses fonctions de roi. En* 1270*, malgré sa santé chancelante, il entreprit une nouvelle expédition. Prés de Tunis, où elle avait abordé, l'armée des Croisés fut décimée par la peste. Saint Louis lui-même en fut atteint, et c'est là qu'il mourut saintement.* »
2. -- Le Missel d'Hautecombe :
« *Louis IX fut un grand saint et un grand roi. Espoir de la France et de la Chrétienté, il naquit à Poissy le* 25 *avril* 1214 *dans une atmosphère de victoire* (*Las Navas, Bouvines*)*. Monté sur le trône à douze ans, sous la régence de Blanche de Castille, il inaugura son règne personnel à vingt et un ans.*
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*Ses nuits et ses jours furent rythmés par la prière de l'Église : tertiaire franciscain, il récitait les heures canoniales et se livrait à la pénitence. D'une charité inlassable, il ne pensait pas s'abaisser en servant les mendiants, en soignant les malades et en visitant les lépreux. Ce monarque vertueux n'aimait point les bigots :* « *Prud'homme, aimait-il à dire, vaut mieux que béguin* » (*c'est-à-dire : homme sage et courageux vaut mieux qu'homme dévot*)*. Estimant très haut son métier de roi chrétien, dont il est le type achevé, il traitait toutes ses affaires à la lumière de l'Évangile. Son amour pour ses sujets le guidait dans le gouvernement de son peuple et son souci de justice en imposait aux Musulmans eux-mêmes, lors de sa captivité après la malheureuse croisade d'Égypte* (1249*-*1250)*.* « *A chacun le sien* » *telle était sa devise en politique intérieure comme en politique extérieure. Pour le bien de la paix, il savait renoncer à ses intérêts :* « *Bienheureux les apaiseurs...* » *Homme de son temps, il n'est étranger à aucun des grands événements du XIII^e^ siècle :* « *le siècle de saint Louis* » (*croisades, différents entre les princes chrétiens, luttes entre le pape et l'empereur d'Allemagne*)*. Soucieux de rendre la cité terrestre habitable aux petites gens, il veut du même coup inaugurer dès ici-bas le règne de l'amour pour préparer l'avènement de la Cité Céleste. Lorsqu'il meurt du typhus près de Tunis le* 25 *août* 1270*, c'est avec confiance qu'il murmure malgré l'échec final de sa deuxième croisade : Nous irons à Jérusalem !* »
3. -- Le Missel biblique :
« *Les biographes de saint Louis ont mis en relief les manifestations extérieures de la religion de celui qui, en hommage au lieu de son baptême, s'appelait lui-même :* « *Louis de Poissy* »*, ses fondations pieuses, ses actes d'humilité. Peut-être n'ont-ils pas insisté autant sur la vraie sainteté* ([^40]) *de* Louis IX *qui a été la sainteté du devoir d'état : il a été un chef de famille chrétien, il a rempli en chrétien son* « *métier de roi* »*.*
*Le roi de France est alors* « *le justicier vêtu d'hermine* »*. Aussi le souvenir le plus populaire qui est resté de lui* ([^41]) *est l'image du prince de haute taille, maigre : légèrement voûté, à la calvitie précoce, appuyé au chêne de Vincennes pour rendre à chacun bonne et loyale justice. C'est ce sens supérieur de la justice qui devait régler ses relations internationales et qui lui fit mettre son épée au service du Christ pour arracher son tombeau lointain à la domination des infidèles.*
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*Mais le roi Louis était aussi chef de famille, fils délicat, époux attentif de la reine Marguerite, père de onze enfants. Sans doute dans le ménage royal les deux époux n'étaient-ils pas au même diapason spirituel. La réussite n'en fut que plus belle ; le roi fut pour sa femme un éducateur qui savait allier la compréhension des lenteurs humaines aux exigences du plus haut amour.*
*Saint Louis, mort devant Tunis en* 1270*, fut canonisé en* 1297*.* »
Regrettons pourtant, après cette dernière notice si juste de ton, qu'aucun missel n'ait jugé utile de donner l'idée, au jour du 25 août, de prier saint Louis pour la France.
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#### Sur quelques étrangetés
La *Revue de l'Action populaire* publie dans son numéro de mai un article remarquable sur « le réalisme des principes sociaux de l'Église ». L'auteur en est M. Jean-Yves Calvez, père jésuite et jeune écrivain ecclésiastique (il a trente deux ans) déjà éminent. Nous avons parlé à nos lecteurs, en son temps, de l'ouvrage considérable qu'il a publié à la fin de l'année 1956, aux Éditions du Seuil, sur *La pensée de Karl Marx* (voir *Itinéraires*, n° 11, pp. 49 et suiv., et n° 12, pp. 67 et suiv.).
Dans l'article cité, le propos du P. Calvez, brillamment et fermement conduit est d'appeler à « une compréhension loyale et sympathique » de la doctrine sociale du Saint-Siège, en soulignant opportunément que cette doctrine « est un tout, dont les parties s'enchaînent logiquement et se complètent de telle matière qu'isoler arbitrairement une formule particulière, c'est trahir le tout ». Le P. Calvez recommande une « méthode synthétique », -- la même au fond, soulignons-le au passage, qui s'impose également à la théologie, où la connaissance de l'ensemble est nécessaire à l'intelligence de chaque partie. Le P. Calvez montre très bien le RÉALISME de la doctrine sociale de l'Église : si ce réalisme est sous-estimé ou méconnu, c'est soit parce que le contenu de la doctrine n'a pas été étudié « avec un véritable sérieux intellectuel », soit parce que « certaines présentations faites par des auteurs catholiques » sont d'une qualité médiocre.
104:35
Chemin faisant, à l'appui d'une vérité certaine (nécessité de considérer l'ensemble de la doctrine sociale, et non des fragments isolés), le P. Calvez allègue un exemple qu'à vrai dire nous ne comprenons pas très bien (pp. 526-527 du numéro cité) :
« *Pour juger du réalisme de l'enseignement social de l'Église, il faut encore résister à la tentation de s'en tenir à l'assimilation de quelques bribes de celui-ci ou de quelques-unes de ses thèses particulières sans avoir égard à l'ensemble de la doctrine* (...) *Il en a été ainsi dans l'usage que certains ont fait du terme de corporation, donnant de l'idée corporative de* « *Quadragesimo anno* » *une version tellement unilatérale que le Pape Pie XII ne put réitérer l'enseignement de son prédécesseur en cette matière qu'en s'entourant de précautions oratoires, pour éviter des malentendus que plusieurs avaient eu intérêt à provoquer en vue d'accréditer leurs propres recettes. Il est regrettable, par exemple, que certains aient voulu ne prendre en considération l'idée corporative qu'en décidant d'ignorer les mises en garde de l'Église sur les injustices qui résultent du capitalisme moderne. La* « *corporation* » *ne saurait servir de prétexte à revitaliser ces abus. D'autre part, l'organisation professionnelle n'est qu'un trompe l'œil si elle ne permet pas la promotion sincère d'une participation de tous à la vie économique de l'entreprise, sur laquelle le Saint-Siège a si fortement insisté. L'enseignement de l'Église sur l'indispensable coopération professionnelle ne devrait enfin jamais être dissocié de ses fermes affirmations sur le droit d'association et l'opportunité du syndicalisme ouvrier* ».
Nous ne voyons pas à quels documents pontificaux le P. Calvez se réfère, et d'ailleurs il ne donne pas les références de ces « précautions oratoires » qu'il attribue à Pie XII. Il est curieux, et dommage, que ce soit précisément le seul passage de son article où un texte du Souverain Pontife soit invoqué sans que la référence soit mentionnée.
Cette thèse du P. Calvez est à notre connaissance entièrement nouvelle ; il eût été utile, et même indispensable, de préciser en conséquence sur quoi elle se fonde, au lieu de l'avancer gratuitement, comme si elle était de notoriété publique.
Il serait précieux que le P. Calvez veuille bien produire les textes pontificaux auxquels il fait allusion, et que nous ne connaissons pas, ni n'avons pu retrouver. Certes, l'œuvre de Pie XII comporte « vingt gros volumes », comme dit S.S. Jean XXIII en nous recommandant de les étudier ; en outre, ces vingt gros volumes n'existent que très partiellement en édition française. Il est donc tout à fait possible que le P. Calvez ait découvert des textes de Pie XII sur la corporation qui soient pratiquement inconnus en France : mais alors, son premier soin devrait être de nous les faire connaître au lieu d'en parler, sans citation ni référence, d'une manière véritablement ésotérique.
105:35
Nous sommes d'autant plus intrigués que, sur la corporation précisément, il existe le travail accompli par Marcel Clément, assemblant à la fin de son ouvrage sur *La corporation professionnelle* (Nouvelles Éditions Latines, 1958), les documents pontificaux de Léon XIII, de Pie XI et de Pie XII concernant la doctrine chrétienne de l'ordre corporatif.
D'après les textes connus, Pie XII ne se montra nullement gêné par une éventuelle indiscrétion avec laquelle on aurait utilisé ou annexé l'idée corporative ; au contraire, il déplora très vivement la discrétion trop grande sous laquelle on l'avait enterrée. Le 31 janvier 1952, il déclarait en effet :
« *Nous ne pouvons plus ignorer les altérations avec lesquelles sont dénaturées les paroles de haute sagesse de Notre glorieux prédécesseur Pie XI, en donnant le poids et l'importance d'un programme social de l'Église, en notre époque, à une observation tout à fait accessoire au sujet des éventuelles modifications juridiques dans les rapports entre les travailleurs, sujets du contrat, et l'autre partie contractante ; et en revanche en passant plus ou moins sous silence la principale partie de l'Encyclique* « *Quadragesimo anno* » *qui contient en réalité ce programme, c'est-à-dire l'idée de l'ordre corporatif professionnel de toute l'économie.* »
On le voit : c'est sans « précautions oratoires » que Pie XII rappelle et « réitère » l'enseignement de Pie XI sur l'idée corporative, et qu'il lui donne rang, valeur et portée de PROGRAMME SOCIAL DE L'ÉGLISE EN NOTRE ÉPOQUE.
Le seul endroit où nous voyons que Pie XII, au sujet de la corporation, ait prononcé des paroles qui pourraient être interprétées (mais à contresens) comme des « précautions oratoires », est son discours du 7 mai 1949 aux chefs d'entreprise du monde entier :
« *Ce point de l'Encyclique* (le point de *Quadragesimo anno* invitant là instaurer un ordre corporatif) *fut l'objet d'une levée de boucliers ; les uns y voyaient une concession aux courants politiques modernes, les autres un retour au Moyen Agie : il eût été incomparablement plus sage de déposer les vieux préjugés inconsistants et de se mettre de bonne foi et de bon cœur à la réalisation de la chose elle-même et de ses multiples applications pratiques.* »
Il ne s'agit pas là de « précautions oratoires » pour détendre la corporation contre ceux qui l'auraient *annexée*, mais de précisions pour la défendre contre ceux qui l'avaient *attaquée*. Nous ne voyons pas que Pie XII ait jamais dit d'aucune manière ce que lui fait dire le P. Calvez, à savoir que des *partisans* de la corporation en auraient présenté « une version tellement unilatérale » que l'enseignement de Pie XI ne put être réitéré sans précautions oratoires.
106:35
Qu'il ait existé, de la corporation comme de la promotion ouvrière et de tout le reste, des « versions unilatérales », c'est humain et quasiment inévitable. De la réforme du contrat de travail, il a existé des « versions tellement unilatérales » que le Souverain Pontife a dû s'élever contre elles avec énergie dans le discours plus haut cité du 31 janvier 1952. Mais les versions unilatérales de la corporation n'ont pas eu une importance ou une nocivité telles que le Saint-Siège ait jugé bon de s'en occuper explicitement. Il s'est occupé en revanche des adversaires (dont certains catholiques) de la corporation, et cela le P. Calvez ne le dit point. Ce sont les adversaires de l'ordre corporatif qui ont été invités là « déposer les vieux préjugés inconsistants ».
Le P. Calvez n'est pas un adversaire de l'idée corporative. Il ne la passe pas non plus sous silence. « *Il est sûr,* écrit-il, *qu'une certaine idée d'organisation corporative ou professionnelle est impliquée par la doctrine sociale catholique* ». Mais il paraît emporté soudain par une grande animosité contre les catholiques qui sur ce point disent comme lui. C'est bizarre.
\*\*\*
Nous entendons bien que le P. Calvez veut sans doute aider les corporatistes à corriger leurs propres défauts et insuffisances. Le même dessein se remarquait dans son article de la *Chronique sociale* du 31 décembre 1957 (voir *Itinéraires*, n° 21, pp. 89-90). Mais sa sévérité atteint une violence qui lui fait tort. Dans l'article cité de la *Revue de l'Action populaire*, il met en cause l'attitude de « certains » corporatistes (dans quel pays ?) après *Quadragesimo anno* et avant l'accession de Pie XII au pontificat, c'est-à-dire, si nous comprenons bien, pendant les années 1931-1939. C'est une querelle un peu rétrospective. Elle prétend, il est vrai, expliquer une certaine attitude de Pie XII : mais précisément une attitude dont nous affirmons, sur pièces, et jusqu'à preuve éventuelle du contraire, qu'elle n'a pas existé.
Au demeurant, les corporatistes des années 1931-1939 ne paraissent point, du moins en France, avoir eu les torts que leur impute le P. Calvez. Nous pensons à des hommes comme, par exemple, MM. Le Cour Grandmaison, Xavier Vallat, Louis Salleron, Pierre Andreu. Ils n'ont nullement ignoré « les injustices du capitalisme moderne » : c'est contre elles, et comme seul remède efficace, qu'ils ont prôné la corporation. Ils n'ont pas « dissocié » la corporation du droit d'association ni du syndicalisme : ils ont au contraire défendu la corporation au nom du droit d'association, et comme cadre à l'intérieur duquel le syndicalisme trouvera sa véritable dimension...
107:35
Mais surtout, ce qui est surprenant, et inaccoutumé de la part du P. Calvez, *c'est la mise en cause injurieuse des intentions*. C'est pourtant le P. Calvez qui avait eu le mérite et le courage, dans l'article cité de la *Chronique sociale*, de déplorer que « *le climat de la discussion sur ce thème devienne irrespirable* ». S'il est possible que des corporatistes se soient fait de la corporation une idée trop « unilatérale », il n'est pas normal de les accuser de l'avoir fait « EN VUE d'accréditer leurs propres recettes ». Il n'est pas normal de les accuser d'avoir VOULU et DÉCIDÉ d'ignorer les mises en garde de l'Église. Il n'est pas normal d'affirmer qu'ils ont voulu se servir de la corporation comme d'un PRÉTEXTE pour « revitaliser des abus ». La méchanceté agressive de ce langage, à l'égard d'hommes qui sont aussi respectables que d'antres, est inattendue. Du moins, hâtons-nous d'ajouter qu'elle n'est point habituelle aux écrits du P. Calvez, et c'est pourquoi elle nous surprend vivement.
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Écrivain très doué, esprit pénétrant, que son âge et ses talents destinent à une audience grandissante auprès des nouvelles générations, celles qui, ici et là, avec nous et avec d'autres, sont en train de tourner la page sur les querelles d'avant-hier, le P. Calvez peut beaucoup, et le meilleur, dans les tâches actuelle de réuni té dans la vérité et la charité. Il ne faudrait pas qu'en épousant accidentellement des querelles qui ne sont ni les siennes, ni d'aujourd'hui, il limite l'audience intellectuelle à laquelle il est appelé. Nous lui souhaitons respectueusement, et cordialement, de comprendre l'estime sympathique qui inspire notre propos.
J. M.
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#### La doctrine chrétienne de la démocratie ne réclame pas obligatoirement l'existence des partis politiques
Prendre son billet au départ, dans un parti, dans une faction, et ne plus jamais regarder comment le train roule, et surtout sur quoi le train roule, c'est pour un homme, se placer résolument dans les meilleures conditions pour se faire criminel.
PÉGUY.
Il y a quelque chose de plus qu'excessif dans l'insistance que l'on met à défendre les partis politiques. La thèse extrême selon laquelle les partis politiques auraient charge, fonction et pouvoirs d'*éduquer nos consciences*, on a tenté abusivement de la présenter comme une thèse classique de théologie morale (voir : « Note sur l'apologie des partis politiques », *Itinéraires*, n° 29, pp. 93 et suiv.). Mais le bon sens populaire répond qu'avant de devenir éventuellement nos éducateurs, les partis politiques auraient eux-mêmes besoin d'être éduqués, et de faire de notables progrès en ce qui concerne la morale et le civisme.
108:35
Il y a aussi les petites habiletés que nous mentionnons pour mémoire et sans nous y arrêter autrement. Dans certains secteurs catholiques, où les fidèles risqueraient de porter leur adhésion à l'U.N.R. ou au Centre national des indépendants, on met l'accent sur la nécessité pour eux de rester « en dehors et au-dessus des partis politiques » : toute suspicion d'appartenance politique est une disqualification. Dans d'autres secteurs catholiques où les fidèles sont attirés par l'Union de la gauche socialiste ou la Jeune République, on met l'accent sur « le devoir de l'engagement politique » : et toute appartenance politique de ce genre est une qualification.
Le Chanoine Vancourt note dans la France catholique du 22 mai : « La confusion du spirituel et du politique est de tous les bords. Nous ne sommes même pas sûrs que les mouvements d'Action catholique y prennent toujours suffisamment garde. On parle beaucoup de l'engagement temporel des militants. Mais comment se fait-il qu'actuellement cet engagement se réalise presque toujours dans un sens unique, correspondant justement à une mentalité bien déterminée ? Pour de nombreux militants, s'engager ne semble pas pouvoir signifier autre chose que s'engager à gauche. Le fait commence à devenir troublant... »
Telles sont en effet les petites habiletés, tels sont les expédients publicitaires dont tout le monde peut constater l'existence.
Tournons la page sur ces expédients. Ce qui nous intéresse, c'est le fond de la question.
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Le fond de la question est l'effort permanent pour utiliser et pour compromettre la doctrine chrétienne au profit des partis politiques.
On nous répète qu'il n'y aurait ni liberté de la personne ni responsabilité civique si les partis restaient à la place diminuée qu'ils occupent présentement dans l'estime publique et dans les institutions.
109:35
Au nom de la doctrine chrétienne, on prétend nous enseigner et nous faire croire, comme vérité obligatoire, que la Constitution actuelle, approuvée par 80 % des Français, est gravement contraire à la morale parce qu'elle organiserait « la mise en sommeil pratique des responsabilités des citoyens » et parce qu'elle contribuerait à « déprécier les valeurs d'une authentique démocratie ».
De tels propos ne sont pas raisonnables, mais partisans. Les responsabilités civiques de la personne humaine ne sont pas principalement ni d'abord celles qu'elle peut assumer en militant dans un parti ou groupement politique. Et toutes les responsabilités civiques qui sont de droit naturel, les citoyens peuvent les assumer aussi bien, voire beaucoup mieux, *en dehors* de l'appartenance aux partis.
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Quant aux « valeurs d'une authentique démocratie », il ne faudrait tout de même pas les confondre automatiquement avec les (mauvaises) habitudes de la IV^e^ République, ni avec la forme très particulière qu'ont revêtue les survivances d'une démocratie d'avant-hier, aujourd'hui dépassée.
Les hommes politiques, l'état-major des partis ont intérêt à organiser la confusion, et à présenter leur système comme l'incarnation unique et obligatoire des « valeurs » et des « principes ».
Parmi eux pourtant, il s'en est exceptionnellement trouvé qui ont dénoncé cette confusion.
Un dirigeant de parti politique tel que M. Georges Hourdin, membre du Bureau national du M.R.P., avait eu la clairvoyance d'écrire, plusieurs mois avant le 13 mai, dans *Le Monde* du 15 janvier 1958 :
« *Pour être démocrate de tempérament et de conviction, je n'en suis pas pour autant aveugle. Il est sûr qu'une certaine forme de démocratie, la démocratie pluraliste et parlementaire, est en train d'agoniser sous nos yeux.* »
Les régimes politiques se succèdent les uns aux autres. La doctrine chrétienne n'est nullement solidaire d' « une certaine forme de démocratie » plutôt que d'une autre. Il n'y a non plus aucun intérêt, ni aucun bon sens à solidariser et compromettre la doctrine sociale catholique avec une certaine forme politique qui a fait son temps et qui, après avoir longuement « agonisé », a été écartée avec l'approbation de 80 % des Français.
Alors qu'elle même, cette forme dépassée, cette Constitution de la IV^e^ République, n'avait été adoptée que par un tiers des Français (un tiers votant contre, et le dernier tiers s'abstenant).
110:35
La doctrine chrétienne n'est d'ailleurs solidaire d'aucune forme de démocratie, ni de la démocratie elle-même. Il est très dommageable, *mais principalement pour eux*, que certains secteurs de l'action catholique prennent fait et cause pour des « formes » et des « valeurs » de la démocratie qui sont changeantes et passagères, au lieu de s'en tenir explicitement et fermement aux VALEURS CHRÉTIENNES, lesquelles ont à animer toutes les formes de régime politique qui ne sont pas contraires au droit naturel.
\*\*\*
Il existe au demeurant une doctrine chrétienne de la démocratie. Non point une doctrine qui rende la démocratie obligatoire : cela reste parfaitement libre. Mais quand l' « option libre » d'un homme, d'un groupe ou d'un pays se prononce en faveur de la démocratie, il existe une manière chrétienne d'être démocrate.
Cette doctrine chrétienne de la démocratie a été synthétisée et ex posée par Pie XII dans son Message de Noël 1944, dit « sur la démocratie ».
Au moment où l'on nous répète si bruyamment qu' « il ne saurait y avoir de démocratie authentique sans partis politiques », nous avons une fois de plus relu ce Message, dans la pensée d'y rechercher tout ce qui nous y est enseigné au sujet des partis. Car enfin, Pie XII y définit lui-même en ces termes l'objet du Message : « Nous portons Notre attention sur le problème de la démocratie, pour examiner selon quels principes elle doit être réglée pour pouvoir se dire une vraie et saine démocratie. »
Or il est très remarquable qu'à aucun moment Pie XII ne mentionne d'aucune manière la nature ni le fonctionnement des partis politiques.
Pour la doctrine chrétienne, pour la conscience chrétienne, Ce n'est pas à l'existence des partis politiques que se reconnaît une « démocratie authentique ».
Cet élément dont on veut présentement faire en quelque sorte le test d'une démocratie véritable, Pie XII n'en parle pas. En revanche, il parle avec beaucoup d'insistance de principes et de réalités que passent complètement sous silence ceux qui défendent l'existence des partis politiques.
Ils la défendent, c'est une chose. Qu'ils la défendent au nom de la doctrine chrétienne est une autre chose, qui s'appelle un abus.
\*\*\*
On ne nous fera pas croire que Pie XII, traitant des critères auxquels reconnaître « une vraie et saine démocratie », aurait précisément oublié le critère essentiel ; le critère principal et même unique, selon les discours que l'on nous tient présentement.
111:35
Pie XII n'ayant aucunement parlé des partis politiques, cela montre manifestement que leur existence et leur suppression sont également possibles sans attenter au droit naturel, ni à la doctrine ; chrétienne, ni à rien qui soit véritablement essentiel a « une vraie et saine démocratie ».
Ce que Pie XII n'a point dit, ce dont la doctrine de l'Église ne parle pas, o'est ce qui est d'ordre technique et circonstanciel, ce qui concerne les « formes diverses de démocratie », et qui relève des « aspirations propres de chaque peuple ».
Si les aspirations propres du peuple français, s'exprimant à une majorité de 80 % tendent actuellement (et non sans motifs) à ne consentir aux partis politiques qu'une place plus modeste que sous la III^e^ et sous la IV^e^ République, on n'a pas à faire honte aux Français de ces aspirations-là, ni à les prétendre immorales, ni il tenter de leur faire croire qu'ils sombrent coupablement dans « une mise en sommeil pratique des responsabilités des citoyens ». Les responsabilités civiques et politiques, Pie XII en parle amplement et avec précision dans le Message de Noël 1944, et d'ailleurs dans plusieurs autres Messages. Elles n'ont aucun rapport nécessaire avec l'existence et le fonctionnement des partis. On peut assumer chrétiennement ses responsabilités civiques soit à l'intérieur, soit en dehors des partis politiques. On peut y militer. On peut se passer d'eux. On peut les supprimer. Ce sont autant d' « options » libres et légitimes.
\*\*\*
Alors, il faudrait enfin être sérieux. Il faudrait cesser d'avancer, sous le nom de doctrine chrétienne, ce que cette doctrine ne dit point -- et de taire simultanément ce qu'elle dit.
Il faudrait cesser de constamment transformer en exigences morales doctrinalement obligatoires des « options » très particulières, comme l'existence ou la suppression des partis politiques.
Il faudrait cesser de mettre en relief telles « options » et de les présenter à la place des critères véritables, dont on n'entend guère parler.
La suppression des partis politiques n'est contraire ni à la doctrine chrétienne ni même à « une vraie et saine démocratie » telle que Pie XII l'a définie. A plus forte raison, le fait de remettre les partis, sans les supprimer, à une place plus modeste, n'appelle aucun reproche moral, ne méconnaît aucune valeur imprescriptible, ne contredit aucun point de la doctrine chrétienne.
112:35
#### Sur diverses formes d'action catholique et d'organisation politique
Pour ranimer les partis politiques déconfits, des confusions sont actuellement organisées et pratiquées entre les diverses formes d'action catholique et d'action politique. Ces confusions appellent un retour aux principes mêmes de l'enseignement pontifical.
Les citations faites ci-dessous suivent la traduction établie par les moines bénédictins de Solesmes dans leur collection des *Enseignements pontificaux*, en cours de publication (Desclée et Cie).
Nous recommandons tout particulièrement le volume de cette collection intitulé *Consignes aux militants*, qui rassemble les directives de Pie XII aux diverses catégories de militants laïcs.
Rien n'est « souligné » dans les documents pontificaux. C'est nous qui soulignons, en caractère gras ([^42]), certains points qui nous paraissent plus spécialement actuels, ou trop habituellement oubliés.
I. -- L'Église n'est liée\
à aucun régime politique,\
pas même aux régimes démocratiques.
« Il va de soi que l'Église se tient au-dessus des questions de formes de gouvernements, lesquelles sont changeantes, des querelles et des préférences de partis. » (Léon XIII, 28 novembre 1890)
« S'il s'agit de questions purement politiques, du meilleur genre de gouvernement, de tel ou tel système d'administration civile, des divergences honnêtes sont permises. La justice ne souffre donc pas que l'on fasse un crime à des hommes dont la piété est d'ailleurs connue, et l'esprit tout disposé à accepter docilement les décisions du Saint-Siège, de ce qu'ils sont d'un avis différent sur les points en question. Ce serait encore une injustice bien plus grande de suspecter leur foi ou de les accuser de la trahir, ainsi que Nous l'avons regretté plus d'une fois. Que ce soit là une loi imprescriptible pour les écrivains et surtout pour les journalistes. » (Léon XIII, 1^er^ novembre 1885.)
« L'avènement de la démocratie universelle n'importe pas à l'action de l'Église dans le monde (...) Il y a erreur et danger à inféoder, par principe, le catholicisme à une forme de gouvernement : erreur et danger qui sont d'autant plus grands lorsqu'on synthétise la religion avec un genre de démocratie dont les doctrines sont erronées. » (Pie X, 25 août 1910.)
113:35
« Il convient que ceux qui ont la mission de se charger des causes sacrées s'abstiennent tout à fait des passions politiques, afin de ne pas faire suspecter le ministère de l'Église. » (Léon XIII, 10 décembre 1894.)
« L'Église estime qu'il ne lui appartient pas de se prononcer sur la meilleure forme de gouvernement et sur les institutions civiles des États chrétiens : et, entre les divers systèmes de gouvernement, elle approuve tous ceux qui respectent la religion et la morale.
Telle est la règle à laquelle chaque catholique doit conformer ses pensées et ses actes. Il n'est pas douteux que, dans la sphère de la politique, il y ait matière à légitimes dissentiments et que, tout en sauvegardant la justice et la vérité, on puisse lutter pour faire prévaloir en fait et en pratique les opinions qui semblent plus profitables que les autres au bien général. Mais engager l'Église dans ces querelles des partis, ou demander en tous cas son appui pour triompher de ceux qu'on a pour adversaires, c'est là le fait d'hommes qui abusent indiscrètement de la religion.
...De plus, *dans la politique*, qui est inséparable des lois de la morale et des devoirs religieux, l'on doit *toujours et en premier chef se préoccuper de servir le plus efficacement possible les intérêts du catholicisme*. Dès qu'ils apparaissent mis en péril par l'action des adversaires, il faut faire trêve à tout dissentiment et, dans l'accord des esprits et des desseins, se porter au secours et à la défense *de la religion qui est le bien général et suprême auquel tout doit être rapporté*. » (Léon XIII, 10 janvier 1890.)
II. -- L'Action catholique et la politique.
L'Action catholique est une forme particulière et très caractérisée de l'apostolat des laïcs. Sa nature propre lui impose des devoirs précis, qui peuvent ne pas s'imposer pareillement aux autres formes d'apostolat :
« La dépendance de l'apostolat des laïcs à l'égard de la Hiérarchie admet des degrés. Cette dépendance est la plus étroite pour l'Action catholique ; celle-ci représente en effet l'apostolat des laïcs officiel ; elle est un instrument entre les mains de la Hiérarchie, elle doit être comme le prolongement de son bras, elle est de ce fait soumise par nature à la direction du supérieur ecclésiastique. D'autres œuvres d'apostolat des laïcs, organisées ou non, peuvent être laissées davantage à leur libre initiative, avec la latitude que demanderaient les buts à atteindre. » (Pie XII, 14 octobre 1951.)
114:35
« Le Siège apostolique vous exhorte à l'apostolat, à vous dépenser pour réaliser le grand devoir missionnaire des chrétiens (...) L'initiative individuelle y a sa fonction à côté d'une action d'ensemble organisée et menée par le moyen des diverses associations. Cette initiative de l'apostolat laïc se justifie parfaitement même sans « mission » préalable explicite de la Hiérarchie. » (Pie XII, 29 septembre 1957.)
« L'Action catholique n'est pas l'unique action des catholiques et l'on ne peut dire qu'elle possède l'unique méthode efficace pour la formation d'âmes ferventes. » (Pie XII, 3 janvier 1958.)
« L'Action catholique ne peut pas revendiquer le monopole de l'apostolat des laïcs car à côté d'elle subsiste l'apostolat laïc libre. » (Pie XII, 5 octobre 1957.)
« Ayant pour but de promouvoir le Royaume du Christ, il est clair que l'Action catholique surpasse les buts des partis politiques et fournit un mode d'apostolat par lequel les catholiques *sans distinction* d'âge, de sexe, *de classe ou de parti* peuvent poursuivre tout ce qui concerne la religion et la moralité. » (Pie XII, 30 janvier 1948.)
Parmi les devoirs particuliers de l'Action catholique, il y a, pour ce qui nous occupe présentement, le devoir d'être *séparée de la politique* :
« C'est au clergé surtout qu'il appartient de *séparer l'Action catholique de la politique *; car, étant chargé des intérêts religieux de la population entière, il ne convient nullement qu'il s'allie à un parti quelconque. Il faut en effet veiller à ce que la dignité de son ministère ne soit pas compromise au milieu des conflits des partis, et éviter que des adversaires politiques, par un entraînement malheureux, s'éloignent ainsi de la religion. Qu'on observe toutes ces règles, et l'Action catholique n'aura rien à en souffrir. » (Pie XI, 24 juin 1928.)
Il y a eu des cas douloureux, ces dernières années, où des Français ont été plus ou moins partiellement « éloignés de la religion » en raison des blocages qu'ils constataient entre la religion chrétienne et des positions politiques partisanes. Une certaine presse catholique, à cet égard, a fait beaucoup de mal.
115:35
« L'Action catholique telle que Nous la voulons et telle que Nous l'avons définie à plusieurs reprises (...) : participation des laïcs catholiques à l'apostolat hiérarchique, pour la défense des principes, religieux et moraux, pour le développement d'une saine et bienfaisante action sociale, sous la conduite de la Hiérarchie ecclésiastique, en dehors et au-dessus de *tous* les partis politiques, afin d'instaurer la vie catholique dans la famille et dans la société. » (Pie XI, 30 juillet 1928.)
« Cette œuvre (de l'Action catholique), ils la réaliseront avec succès si, dans l'exercice d'un semblable apostolat, ils sont spontanément dociles à nos ordres et à nos avis en restent *absolument étrangers*, en ce domaine, *à la politique et à l'esprit de parti*, pour n'avoir en vue que la gloire de Dieu et le salut des âmes. » (Pie XI, 8 septembre 1929.)
« L'Action catholique n'étant pas autre chose que l'action religieuse, ce ne sont pas *les rivalités des partis*, c'est la pleine concorde des catholiques qui doit la fonder et la soutenir. » (Pie XI, 24 juin 1928.)
« L'Action catholique, devant se tenir en dehors et au-dessus des partis, ne peut assumer de responsabilité de caractère politique ou économique, *ni subir les variations successives des partis*. » (Pie XI, 14 février 1934.)
« Dans vos pensées, dans vos aspirations, dans vos œuvres, placez au-dessus de toutes choses l'apostolat, l'expansion du Royaume du Christ, sans vous *égarer* dans des questions et controverses terrestres, et par conséquent *éphémères*, avec le risque que celles-ci étouffent l'élément principal, éteignent la flamme de l'esprit et que l'action sans âme demeure exposée aux *caprices des passions politiques* et aux processus de décomposition. » (Pie XII, 10 avril 1953.)
III\. -- Les devoirs politiques du chrétien.
Les chrétiens ne sont pas pour autant retirés de la vie politique ni déchargés de leurs responsabilités civiques. Ils ont le devoir de voter : ce point est suffisamment connu, et suffisamment rappelé en toutes occasions, pour qu'il ne soit pas nécessaire d'y insister.
Mais en outre -- on y insiste généralement beaucoup moins -- les catholiques sont tenus de promouvoir une politique chrétienne, une politique positivement chrétienne, et l'Action catholique elle-même ne peut faire abstraction de ce devoir dans sa tâche d'éducation des consciences :
116:35
« L'Action catholique ne doit pas faire de la politique (...) Il n'est pas moins certain que l'Action catholique n'empêche pas et ne peut pas empêcher ceux qui s'y consacrent de s'occuper *chrétiennement* et *catholiquement* de la vraie et bonne politique, celle qui étudie et promeut le bien de la cité : l'Action catholique les y prépare excellemment. » (Pie XI, 26 avril 1931.)
« Comme l'apostolat hiérarchique lui-même, l'Action catholique n'est pas d'ordre temporel, mais spirituel, ni d'ordre terrestre, mais divin, ni d'ordre politique, mais religieux.
Pourtant, elle n'en doit pas moins, et à bon droit, s'appeler une action sociale ; car elle a précisément pour but de propager le règne du Christ, et *par cette propagation* de procurer à la société le plus grand des biens, *d'où découlent* tous les autres biens, c'est-à-dire tous ceux qui regardent l'organisation d'une nation et que l'on qualifie de politiques, biens qui sont non pas la propriété personnelle des individus, mais l'apanage commun de -- tous les citoyens. Tout cela l'Action catholique peut et doit l'obtenir, si elle obéit avec docilité aux lois de Dieu et de l'Église en se tenant *complètement en dehors des préoccupations des partis politiques*. » (Pie XI, 13 novembre 1928.)
« L'Action catholique n'interdira pas à ses adhérents une participation aussi étendue que possible *à la vie publique *; bien au contraire, elle les rendra plus aptes à remplir des *fonctions* publiques (...) Qui donc oserait prétendre qu'elle fait fi des véritables intérêts de la nation, lesquels *ne peuvent d'ailleurs exister en dehors du domaine de la charité chrétienne*, à qui il appartient de promouvoir toutes, les formes de la prospérité publique (...) Tout ceci, l'Action catholique l'obtiendra d'autant plus sûrement qu'elle *évite de se mêler en rien*, comme Nous l'avons dit, *aux intérêts des partis, même formés de catholiques*. » (Pie XI, 13 novembre 1928.)
« Étant par sa nature même *entièrement étrangère aux partis politiques*, l'Action catholique ne peut être enserrée dans les limites étroites des factions. Toutefois, bien que les catholiques soient obligés d'obéir à cette très grave prescription, il ne leur est nullement interdit de *s'occuper de politique*, et de remplir des *fonctions publiques*, pour autant qu'il n'y a pour eux, en ces activités, rien de contraire aux préceptes de la doctrine chrétienne. Bien plus, rien n'empêche les fidèles d'*appartenir aux partis politiques* qui leur plaisent, à la condition que l'action de ces partis ne s'oppose en rien aux lois de Dieu et de l'Église (...)
117:35
Si parfois l'agitation politique intéresse d'une façon quelconque la religion et les mœurs chrétiennes, il appartient en propre à l'Action catholique d'user de sa force et de son autorité pour que tous les catholiques, d'un commun accord, *sacrifient les intérêts et les vues de leurs partis* pour ne voir que le progrès de l'Église et des âmes, et celui des œuvres dont ils s'occupent. » (Pie XI, 6 novembre 1929.)
Exemple : quand on voudra retirer à l'influence des partis politiques la question d'une liberté aussi fondamentale que celle de l'enseignement, qui importe directement à la religion et aux mœurs chrétiennes, on en trouvera le moyen dans l'Action catholique. Si tous les mouvements de l'Action catholique générale et spécialisée étaient chargées d'organiser dans tous les milieux et sur tous les plans la campagne nationale pour la liberté de l'enseignement, l'unité d'action des catholiques se trouverait réalisée, là l'abri des divergences ou des surenchères des partis politiques :
« Tout ce que font les fidèles pour promouvoir et défendre l'école catholique destinée à leurs fils est œuvre *proprement religieuse*, et partant *devient un devoir essentiel de l'Action catholique* (...) En procurant l'école catholique à leurs enfants, les catholiques de n'importe quelle nation ne font nullement œuvre politique de parti, mais œuvre religieuse indispensable à la paix de leur Conscience. » (Pie XI, 31 décembre 1929, Encyclique *Divini illius Magistri.*)
Il y faudrait évidemment, au préalable, que les divers mouvements d'Action catholique ne soient pas à un niveau trop différent les uns des autres d'information et de conviction quant à la liberté de l'enseignement, -- qui intéresse pourtant, au même degré et aussi directement, toutes les catégories de chrétiens : mais ils ne le savent pas tous.
« L'Action catholique, comme l'Église dont elle est la collaboratrice, n'est pas orientée directement à l'obtention du but de cette vie terrestre, mais bien plutôt de celui de la vie spirituelle et céleste. Il est donc dans la nature même de cette association des catholiques militants qu'elle se tienne comme l'Église en dehors et au-dessus des partis politiques, Car elle est établie non pas en vue de défendre les intérêts particuliers de tel ou tel groupe, mais pour procurer le vrai bien des âmes, en étendant le plus possible le règne de Notre-Seigneur Jésus-Christ dans les individus, les familles, la société (...) Ceci n'empêche pas toutefois qu'individuellement les catholiques puissent faire partie d'organisations politiques, quand celles-ci présentent les garanties nécessaires à la sauvegarde des droits de Dieu et des consciences.
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Il faut même ajouter que le soin des intérêts publics et la participation à la vie politique sont un devoir imposé par l'amour de la patrie, du fait même que tout citoyen doit contribuer autant qu'il le peut au bien de sa propre nation. Et quand cette participation s'inspire des principes du christianisme, il en résulte un grand bien, non seulement pour la vie sociale, mais aussi pour la vie religieuse.
Ainsi, sans faire elle-même de politique au sens strict du mot, l'Action catholique initie ses membres, par la formation complète qu'elle leur donne, *aux principes d'un bon gouvernement* ; principes qui *doivent se conformer à ceux du christianisme*, les seuls qui puissent apporter aux peuples la prospérité et la paix. Elle éliminera ainsi le fait, *monstrueux en soi, sans pourtant être rare*, que des hommes qui font profession de catholicisme aient une manière de voir et d'agir différente dans la vie privée et dans la vie publique. » (Pie XI, 10 novembre 1933.)
« L'Action catholique, tout en s'abstenant absolument, comme le veut sa nature, de toute activité et de tout but de *parti politique*, contribuera effectivement et efficacement à la prospérité de la patrie et de ses citoyens ; n'est-il pas clair qu'elle est comme le moyen apte dont se sert l'Église pour communiquer aux peuples toute sorte de bienfaits. » (Pie XI, 27 octobre 1935.)
« L'Action catholique n'est pas un parti politique et elle se tient *au-dessus de la politique de parti*. Mais c'est précisément pour cela qu'elle doit (...) persuader les catholiques de l'importance et de la gravité de l'obligation qui les astreint, *comme chrétiens*, à l'accomplissement correct de leurs devoirs politiques. » (Pie XII, 20 avril 1946.)
« L'appel que Nous lancions l'année dernière aux catholiques allemands s'adresse aussi *aux apôtres laïcs du monde entier*, partout où règnent la technique et l'industrie : Une tâche importante vous incombe, leur disions-Nous, celle de donner à ce monde de l'industrie une forme et une structure chrétiennes (...) Telle et bien la plus lourde mais aussi la plus grande tâche de l'apostolat du laïcat catholique. » (Pie XII, 5 octobre 1957.)
« Puissions-nous *voir bientôt*, des rangs de vos splendides organisations, se lever un grand nombre de personnes, fermes sur les principes, exactement informés de la doctrine de l'Église, adonnés à faire pénétrer dans le domaine social, économique et juridique, le véritable esprit chrétien, à assurer, par leur action civique et politique, la sauvegarde des intérêts religieux. » (Pie XII, aux Cardinaux, Archevêques et Évêques de France, 6 janvier 1945.)
119:35
« L'Action catholique s'élève et se déroule au-dessus et en dehors de tout parti politique. Elle n'entend pas faire la politique d'un parti ni être un parti politique (...) L'Action catholique, tout en ne faisant pas de *politique de parti*, veut préparer à faire *de la bonne politique*, de la grande politique, elle veut préparer politiquement les consciences des citoyens et les former, même en cela, chrétiennement et catholiquement. » (Pie XI, 30 octobre 1926.)
IV\. -- Les partis politiques.
En lisant attentivement les textes, pour la plupart classiques, et en principe bien connus, que nous venons de citer, on aura remarqué :
1\. -- Que nulle part l'Église n'interdit l'adhésion aux partis politiques (à la condition, bien entendu, que leur doctrine et leur action ne s'opposent sur aucun point à la morale catholique).
2\. -- Que nulle part non plus elle ne recommande cette adhésion comme obligatoire ni même comme souhaitable.
3\. -- Que les documents pontificaux font manifestement une distinction, tantôt implicite et tantôt explicite, entre :
a\) la participation à la vie politique, qui est recommandée (assumer des fonctions publiques, défendre politiquement la religion, promouvoir des mœurs et des structures chrétiennes, etc.) ;
b\) l'adhésion à un parti, qui n'est ni demandée ni interdite. C'est que, si l'adhésion à un parti politique s'est trouvée en fait, dans certaines situations, le moyen quasiment indispensable de participer à la vie politique, elle n'est, en droit, ni le seul ni le meilleur.
Les documents pontificaux ne mettent pas en garde contre « la politique » elle-même, qui est nécessaire, mais contre « la politique de parti », « l'esprit de parti » et les « intérêts de parti ».
Or il est possible, il est même souhaitable, et c'est même un devoir (bien entendu selon l'état de vie et les capacités de chacun) de promouvoir des « associations » politiques qui ne soient pas des partis :
« L'Action catholique, comme chacun sait, est principalement destinée à promouvoir les œuvres d'apostolat. Rien n'empêche cependant que ceux qui en font partie soient également membres d'*associations* dont le but est de *conformer les institutions sociales et politiques aux principes et aux règles de l'Évangile *; bien plus, le droit dont ils jouissent permet, et le devoir auquel ils sont tenus demande qu'ils s'inscrivent à ces associations non seulement comme citoyens, mais aussi *comme catholiques*. » (Pie XII, 2 juin 1951.)
« L'Action catholique n'est pas appelée à être une force sur le terrain de la *politique de parti*. Les citoyens catholiques, *en tant que tels*, peuvent bien s'unir dans une *association d'activité politique* ; c'est leur bon droit, non moins comme chrétiens que comme citoyens. » (Pie XII, 3 mai 1951.)
120:35
V. -- Un exemple.
Si l'on veut un exemple concret, on peut se reporter au discours que Pie XII adressait le 14 avril 1953 aux Comités civiques italiens.
Il tenait à souligner : « *Vous ne formez pas un parti politique*. »
Il leur disait :
« On ne peut pas dire certainement que, c*omme tels*, vous soyez appelés à l'apostolat *proprement dit*. Vous êtes des citoyens qui voulez vous intéresser plus directement à la formation de meilleures structures économiques, politiques, juridiques et sociales (...) Comme des citoyens loyaux et actifs, vous cherchez à créer en nous une conscience civique droite qui porte chacun à regarder comme siens propres les besoins de la collectivité tout entière et à s'employer à ce que, seuls des hommes d'une honnêteté sans tâche et d'une compétence éprouvée soient à même de poser sagement et de résoudre efficacement les problèmes qui concernent la communauté nationale. »
Au lieu de perdre son temps dans la réanimation artificielle des partis politiques, -- activité qui *en soi* n'est pas illégitime, mais qui le devient quand elle est présentée comme un devoir civique imposé par la conscience chrétienne, -- on serait mieux avisé de regarder du côté des nouvelles formes d'organisation et d'expression politiques, dont les Comités civiques italiens ont donné un exemple parfaitement catholique.
Ces comités civiques ne représentent d'ailleurs que l'une des diverses formules possibles et souhaitables. De manière différente, nous avons en France *La Cité catholique* qui offre l'exemple, depuis plus de douze années, d'une réalisation, parfaitement conforme aux vues de la Hiérarchie.
On peut dire que le « parti intellectuel » installé dans la presse a ou bien fait le silence là-dessus, ou bien lancé contre les animateurs de La Cité catholique d'étonnantes diffamations. Pour trouver des articles de presse exposant les activités de La Cité catholique, il faut aller les chercher... dans l'édition ITALIENNE -- nous disons bien : ITALIENNE -- de l'*Osservatore romano* (sur le même sujet : voir les Documents de notre numéro 16, pp. 118 et suiv.).
121:35
Il est possible de comprendre que l'hostilité à l'égard de réalisations comme les Comités civiques italiens, ou comme *La Cité catholique* française, vient de ce qu'on les trouve ou les imagine, à tort ou à raison, trop « politiques ». Mais les organisations de ce genre ont en commun de *n'être pas des partis*. Ceux qui leur reprochent d'être « trop politiques » sont aussi ceux qui recommandent, honorent et cherchent à rendre moralement obligatoire l' « engagement » dans des *partis politiques*. Une telle extravagance a sans doute ses raisons inavouées, dont nous voudrions être sûrs qu'elles ne sont pas inavouables.
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#### Notules
- POUR UNE ÉDITION FRANÇAISE DE L'ŒUVRE DE PIE XII. -- Dans son numéro du 7 mai 1959, *L'Ami du Clergé* publie la question suivante que lui pose un de ses correspondants :
« La collection dirigée par les moines de Solesmes, chez Desclée est-elle la seule à donner l'Œuvre complète des « enseignements pontificaux » de Pie XII ? ».
*Voici la réponse de l'Ami du Clergé *:
« La collection des « Enseignements pontificaux » ne donne pas d'œuvres complètes ; elle publie les éléments essentiels de l'enseignement des Papes -- depuis un siècle et plus parfois -- sur le sujet signalé.
Vous trouverez les « Œuvres » de Pie XII dans la collection de la Bonne Presse, sept volumes parus, le reste en préparation ; actuellement s'arrête à 1945 ;
-- un ensemble, mais non intégral, dans les *Documents pontificaux de Pie XII*, neuf volumes in-8, Édit. St-Augustin à St-Maurice-en-Valais (Suisse), jusqu'en 1956 ;
-- Les *discours* de 1947, 2 vol. ronéotypés, Édit. Civitec, Paris (25, Bd des Italiens) ;
-- un très grand nombre de documents dans la collection de la *Documentation catholique* depuis 1945 ;
-- quelques-uns, moins nombreux, dans la *Nouvelle Revue Théologique* ou dans *L'Ami du Clergé *;
et tous les documents officiels dans les *Acta Apostolicæ Sedis*, Cité du Vatican ».
*Cette notice bibliographique de* L'ami du Clergé *confirme éloquemment l'existence d'une situation lamentable que nous avons souvent déplorée *: *l'œuvre de Pie XII, les* « *vingt volumes* » *dont S.S. Jean XXIII recommandait l'étude dans son Message de Noël, n'existe pas en édition française.*
*Qui aurait dû l'éditer ? Qui est responsable de cette phénoménale carence ? La question mérite d'être au moins posée. Elle n'est pas à l'honneur de l'édition française.*
*Revenons avec quelques détails supplémentaires sur les diverses éditions mentionnés par* L'Ami du Clergé*.*
1. -- *La collection des* « Enseignements pontificaux »*, publiée chez Desclée et Cie par les moines de Solesmes, n'est pas spécialement consacrée aux enseignements de Pie XII ; son objet est beaucoup plus vaste *: *elle rassemble, par sujets, les extraits principaux des enseignements pontificaux depuis Benoît XIV, c'est-à-dire depuis* 1740*. Travail monumental, et infiniment précieux, qui en est à ses débuts. Le premier volume a paru en* 1952*.*
122:35
*Il est vraisemblable que cette publication méthodique est appelée à s'échelonner sur un demi-siècle.*
2. -- *La Bonne Presse publie* « *textes originaux et traduction française* »*, les Actes des Souverains Pontifes. L'avantage irremplaçable de cette édition est précisément qu'elle donne à la fois le texte original et la traduction.*
*Elle a ainsi assuré normalement la publication des Actes de Léon XIII, de Pie X, de Benoît XV, de Pie XI. Mais pour Pie XII elle a un retard considérable, puisque depuis trois ans elle est arrêtée à l'année 1945. On peut se demander si cette édition de la Bonne Presse n'est pas, en fait, en voie de disparition. Publier les Actes pontificaux avec quatorze années de retard est, pour le moins, bizarre et incommode.*
*La Bonne Presse publie simultanément, et avec beaucoup moins de retard, des brochures contenant la traduction française de certaines Encycliques ou de certains Messages de Pie *XII*. Ces brochures sont très utiles mais restent fragmentaires par rapport à l'ensemble de l'œuvre de Pie XII.*
3. -- *La collection suisse des Éditions St-Augustin, qui s'arrête à l'année* 1956 (*le volume de l'année* 1957 *est annoncé au moment où nous écrivons ces lignes*) *commence seulement à l'année* 1948*.*
*Cette collection très vivement recommandée au public par les Cardinaux Saliège, Van Roey, Liénart, Gerlier, Roques, Feltin, Léger, Ottaviani et Valerio Valeri, donne seulement la traduction française. Elle a l'avantage d'une excellente présentation et d'une solide reliure *: *et l'inconvénient d'être fort chère. Le volume de l'année* 1957 *est annoncé au prix de* 3240 *francs.*
4. -- *Les Éditions Civitec, c'est-à-dire le périodique intitulé* Nouvelles de Chrétienté*, donnent outre le recueil de l'année* 1957*, une publication des Actes pontificaux au moment de leur parution. Cette publication ronéotypée a rendu de grands services ; et de même la* Documentation catholique*. Mais ces publications périodiques ne dispensent nullement les éditeurs de nous donner, en volumes, l'œuvre de Pie XII.*
*Mentionnant les périodiques,* L'Ami du Clergé *n'a pu évidemment les mentionner tous. Du moins convient-il de rappeler l'existence de l'*ÉDITION FRANÇAISE HEBDOMADAIRE *de l'*Osservatore romano*, qui a publié très régulièrement depuis son origine tous les discours, messages, allocutions, etc., du Souverain Pontife.*
*C'est évidemment un pis aller, et fort incommode, d'être contraint d'étudier l'œuvre de Pie XII dans des collections de périodiques et journaux tels que l'édition française de l'*Osservatore romano*, la* Documentation catholique*, les* Nouvelles de Chrétienté*.*
*Le problème de la publication en France de l'œuvre de Pie XII reste entier.*
*Pour combien de temps encore ?*
\*\*\*
*A quoi s'ajoute un autre problème pour les enseignements de Léon XIII, de Pie X, de Pie XI, beaucoup de volumes de l'édition de la Bonne Presse sont épuisés Certains textes fondamentaux de ces trois Pontifes ont été opportunément réédités par* La Cité Catholique (3*, rue Copernic, Paris*)*.*
*Pour se procurer en France une collection point trop incomplète des enseignements pontificaux depuis Léon XIII, il est indispensable, aujourd'hui, en France, d'être un virtuose de la bibliographie. Une telle situation n'est pas une situation normale.*
124:35
### La Transfiguration
CE FAIT MYSTÉRIEUX fut manifesté aux disciples choisis quelque huit mois avant la Passion, entre la dernière Pentecôte que Notre-Seigneur passa sur la terre et la fête des Tabernacles. A Jérusalem, pendant la Pentecôte, Jésus avait guéri l'infirme de la piscine aux cinq portiques, expliqué aux scribes en quoi consistait le respect de la Loi, montré qu'elle rendait témoignage de lui-même. Puis il avait recommencé ses voyages, passé par les confins de Tyr et de Sidon pour y guérir la fille de la Cananéenne. Notre-Seigneur, qui, après des milliers de miracles insignes, comptait à sa mort cent vingt disciples, voyait au loin cette femme ; il voyait sa volonté prête à accomplir librement l'acte de foi quand la grâce lui en serait donnée ; il fit ce long voyage pour l'aller trouver, et, par une adresse semblable à celles de Socrate, il provoqua chez cette païenne une profession de foi et d'humilité qui annonçait la conversion des nations. Puis, de Sidon, il redescendit au Sud vers la mer de Galilée. C'est lorsque S. Pierre confessa que Jésus était « le Christ, le Fils du Dieu vivant » et qu'il reçut la charge de gouverner l'Église : « Tu n'es pas Simon, tu es la pierre sur laquelle je bâtirai mon Église. » « Et à partir de ce moment Jésus commença à enseigner à ses disciples que le Fils de l'Homme devait beaucoup souffrir, être rejeté par les anciens et les grands prêtres, être mis à mort et ressusciter le troisième jour. »
125:35
Et Pierre le réprimanda, disent les Évangélistes et s'attira, lui qui venait d'être proclamé chef de l'Église, cette sévère réponse : « Arrière de moi, Satan, car tes sentiments ne sont pas ceux de Dieu mais des hommes. » ... « Si quelqu'un veut me suivre, qu'il se renonce, qu'il se charge de sa Croix et qu'il me suive. »
Ces pauvres Apôtres, le jour même de l'Ascension, mangeant avec Jésus ressuscité lui demandaient encore : « Seigneur, est-ce en ce temps que tu vas rétablir le royaume pour Israël ? » Ils voyaient des miracles mais ne devaient comprendre ce qu'était au vrai le royaume de Dieu qu'à la prochaine Pentecôte, dans moins d'un an. Nous connaissons Jésus depuis notre enfance ; mais les apôtres le connaissaient depuis un an et demi au plus et menaient à fond de train une vie étourdissante ; ceux qui étaient ses parents le connaissaient comme le charpentier du village. Et voici qu'on bouleversait les habitudes légales pour accomplir la Loi, qu'étant de pieux Juifs on se mettait à dos les autorités religieuses du pays ! Et maintenant ce grand prophète qui multipliait les miracles plus que ne firent jamais Moïse ou Élie, et dont on espérait le rétablissement du royaume de David et de Salomon, le voilà qui annonçait sa Passion et sa Mort ?
La grâce de Dieu leur faisait suivre Jésus, mais Jésus voulait que leur liberté eût à prendre des décisions fondamentales ; la grâce les rendait libres de leur choix en leur montrant où était leur vraie fin.
Car Jésus allait se voir attaqué devant la justice de son pays, avoir un procès, et le perdre, en disant la vérité.
JÉSUS eut donc pitié de la faiblesse des apôtres et voulut se montrer à eux sous son vrai jour pendant les instants de sa Transfiguration. Il choisit pour cela les trois apôtres qu'il fera témoins de son agonie, Pierre, Jacques et Jean, le chef de l'Église et les deux « fils du tonnerre » dont ce surnom, donné par Jésus même, laisse assez comprendre et le caractère, et l'influence qu'ils pouvaient avoir sur les autres apôtres.
Ainsi ceux-là même qui le verraient gémir et prier comme un homme, et suer le sang dans son angoisse, ne pouvant douter qu'il fût un homme comme eux, ceux-là même allaient pouvoir témoigner que Jésus avait en même temps avec Dieu un lien surhumain qui lui donnait une autorité absolue.
126:35
Jésus les conduit « Sur une haute montagne à l'écart, seuls ». Parce que, dit S. Remy « il est nécessaire pour tous ceux qui désirent contempler Dieu de ne pas s'attarder à de petites voluptés ; il leur faut se tourner vers les biens célestes par l'amour des choses divines... mais ils sont conduits à l'écart ». Ainsi parlait l'évêque qui en baptisant Clovis a fait de la France la fille aînée de l'Église. Son latin est excellent. Ces grands évêques de l'époque barbare concentraient en eux tout le passé héroïque et religieux de l'humanité, le savoir et la sagesse pour le transmettre à l'avenir. Ils n'avaient pas beaucoup d'illusions sur le temps de notre passage sur la terre. La phrase de S. Remy s'achève ainsi : « *vel quia multi vocati, pauci vero electi* » : est-ce « parce qu'il y a beaucoup d'appelés mais peu d'élus ? » ce qui peut s'entendre de la vie mystique.
« Et il fut transfiguré devant eux ; son visage brilla comme le soleil ; ses vêtements devinrent blancs comme la lumière. »
Jésus montre à ses apôtres sa gloire extérieure signe de sa divinité. Était-ce un miracle ? Non, mais plutôt la cessation d'un miracle, car Jésus possédait cette gloire depuis le premier instant de sa conception, cette gloire lui était connaturelle par le fait de l'union hypostatique entre l'âme de Jésus et le Verbe ; Jésus ne cessa jamais d'avoir la vision béatifique. Mais pour que sa nature d'homme fût bien sensible, pour que ses souffrances d'homme parussent bien des souffrances humaines, ce qu'elles étaient aussi réellement, pour qu'il pût être méconnu et accomplir les prophéties, cette gloire était cachée ; le miracle était que l'union avec Dieu fût voilée dans le Fils. « Le Seigneur fut transfiguré, dit S. Léon, pour enlever du cœur des disciples le scandale de la Croix ; en leur révélant l'excellence cachée de sa dignité il empêchait que leur foi fut troublée par l'humilité d'une Passion voulue par lui-même. »
OR C'EST LÀ AUSSI une préfiguration de notre propre gloire. « Qui adhère au Seigneur ne fait qu'un esprit avec lui », dit S. Paul (Cor. 6, 17) et encore : « Et nous tous qui à visage découvert contemplons en miroir la gloire du Seigneur, nous sommes transformés en cette même image, de gloire en gloire comme par l'esprit du Seigneur. » (II Cor 3, 18.) Et S. Jean Chrysostome va jusqu'à dire que le plus petit des bienheureux dans le ciel, jouit d'une gloire plus grande que Notre-Seigneur en la transfiguration, parce que celui-ci avait modéré la sienne à la capacité des yeux débiles de ses apôtres.
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Juste sentiment de la grandeur de Dieu ; or cette grandeur nous est présente et accessible à chaque instant ; elle éclate dans la grâce parmi nos péchés. Comme nous sommes misérables de nous en soucier si peu ! Nous ne réalisons pas la grandeur de l'ordre surnaturel ; elle est voilée par nos péchés, par nos soucis, terrestres et même par nos préoccupations intellectuelles. Les « simples » ont ici un avantage.
Or, dit Pascal, « tous les corps ensemble et tous les esprits ensemble et toutes leurs productions ne valent pas le moindre mouvement de charité ; cela est d'un ordre infiniment plus élevé. De tous les corps ensemble on ne saurait faire réussir une petite pensée ; cela est impossible et d'un autre ordre. De tous les corps et esprits on ne saurait tirer un mouvement de vraie charité ; cela est impossible, d'un autre ordre, surnaturel. »
SEULE LA FOI nous y fait entrer, le grand objet de nos demandes devrait être son progrès dans nos âmes ; et la Transfiguration de Notre-Seigneur, qui a fait entrevoir aux Apôtres, avec la divinité de Jésus, l'immensité méconnue de l'ordre surnaturel, devrait nous y aider aussi. Or cette fête, hélas, passe presqu'inaperçue, et cependant le mystère de la Transfiguration est d'une portée si générale et si peu entrevue que nous devons essayer d'en pénétrer le sens.
Il est essentiellement la preuve d'un monde surnaturel étroitement associé à nos actes les plus ordinaires, aux faits les plus naturels. Il associe au souffle de notre vie, le souffle de l'Esprit, à tout acte que nous posons une origine et une conséquence dans le ciel. Toute pensée, même naturelle, tient de ce mystère, à plus forte raison toute pensée chrétienne trouve son modèle et comme sa forme en ce mystère où se dévoilent aux yeux des Apôtres les réalités de la gloire divine. La prière chrétienne est une transfiguration du sensible et de l'humain en vie surnaturelle. Or la grâce couronne la nature sans la détruire ; toute pensée, même naturelle, consiste à extraire de la multiplicité des phénomènes sensibles quelque chose qui est d'une autre nature, l'intelligible, à en extraire le lien caché des choses et ce qui les maintient dans l'être. Ce travail est caractéristique de la nature humaine ; il consiste à rechercher les réalités cachées sous les apparences qui en dépendent.
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C'est une infirmité de nature humaine de ne connaître les choses que par ce détour ; mais c'est aussi sa fonction, dans l'ordre universel, fonction qui lui ouvre les voies de l'amour comme complément de son intelligence. Le livre de la Sagesse nous dit : « Insensés par nature tous les hommes qui ont ignoré Dieu et qui n'ont pas su, par les biens visibles, voir Celui qui est, ni par la considération de ses œuvres reconnaître l'ouvrier. Mais ils ont regardé le feu, le vent, l'air mobile, le cercle des étoiles, l'eau impétueuse, les flambeaux du ciel comme des dieux gouvernant l'univers. Si, charmés de leur beauté ils ont pris ces créatures pour des dieux, qu'ils sachent combien le maître l'emporte sur elles, car c'est l'auteur même de la beauté qui les a faites. » Transfigurer le sensible à la lumière de l'intelligence est la fonction caractéristique de l'intelligence humaine. En se transfigurant, Notre-Seigneur a donné aux Apôtres, comme il savait le faire, en Dieu maître de la création, avec simplicité, par un simple fait, une leçon de métaphysique, d'ascèse et de foi.
Car toute la vie surnaturelle est inaccessible à l'intelligence humaine sans la foi et c'est la foi, don de Dieu, qui opère en nous cette transfiguration qu'est la prière chrétienne. Et de même la musique chrétienne et tout l'art chrétien, qui sont des modes de pensée, consistent à montrer Dieu, sa présence et son action cachée en toute chose qu'ils sont amenés à chanter ou à représenter ; l'art chrétien a son modèle dans la Transfiguration, car son langage étant essentiellement un langage sensible, force lui est de choisir entre les signes ceux qui sont capables de manifester la vie surnaturelle. L'art chrétien, la pensée chrétienne transfigurent les choses naturelles pour y dévoiler la présence de Dieu et la beauté surnaturelle.
LA TRANSFIGURATION nous est racontée par les Évangiles synoptiques mais, dans sa deuxième épître, s. Pierre en parle d'une manière très touchante : « Ce n'est pas en suivant des fables habilement cousues (allusion probable aux gnostiques) que nous avons fait connaître la puissance et l'avènement de Notre-Seigneur Jésus Christ, mais pour avoir été témoins oculaires de sa majesté. Il a en effet reçu de Dieu le Père honneur et gloire par la voix qui lui vint de la gloire magnifique ; *Celui-ci est mon Fils bien-aimé, en qui j'ai mis ma complaisance.* Et cette voix, nous l'avons entendue venant du ciel quand nous étions avec lui sur la sainte montagne. »
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Nous passons, comme lui, sur la présence de Moïse et d'Élie qui, dit s. Luc, entretenaient Jésus « de la mort qu'il aurait à subir à Jérusalem ». Nous devons comprendre que les misères d'ici-bas sont là-haut un secret de gloire. Cet entretien visait à l'instruction des Apôtres en un temps où Jésus allait leur annoncer pour la seconde fois sa mort et sa résurrection. Mais Pierre ajoute dans son Épître : « Et nous tenons pour plus sûre la parole prophétique à laquelle vous faites bien d'être attentifs comme à une lampe qui brille dans un lieu obscur jusqu'à ce que le jour vienne poindre et que l'étoile du matin se lève dans nos cœurs ». Veut-il dire comme traduit Crampon : « Et ainsi a été confirmée pour nous l'Écriture prophétique », traduction faible, ou bien : la parole des prophètes est encore plus sûre pour nous que notre vision ? Ce sens n'est pas exclu et n'altère pas le premier. Pour s. Pierre, sa parole, ses lettres ne faisaient pas partie de la Sainte Écriture qui demeurait pour lui la Loi et les Prophètes. Que s. Pierre, témoin du Christ, ait mis la foi en la Sainte Écriture au-dessus de son propre témoignage, c'est dans l'ordre. Nous mêmes sommes dans cette situation de placer la foi avant tout. Même avant notre expérience religieuse intime, puisque tout effet de la foi peut nous être retiré : c'est la nuit obscure de l'esprit. Notre-Seigneur lui-même a dit à s. Thomas : « Tu crois parce que tu as vu ? Heureux ceux qui n'ont pas vu et qui ont cru. » Ce qui ouvre l'intelligence sur les mystères de la nature humaine et de la Providence divine.
Mais, en même temps qu'il donne le témoignage de « ceux qui ont été avec le Christ dès le commencement », s. Pierre affirme son autorité car il ajoute aussitôt : « Car vous devez savoir que nulle prophétie de l'Écriture ne peut être un objet d'interprétation particulière. Ce n'est point en effet par une volonté d'homme qu'a été portée jamais une prophétie ; mais c'est mus par l'Esprit Saint que de la part de Dieu les hommes ont parlé. » En ces temps si proches de la fondation de l'Église, s. Pierre en donne exactement la même idée qui est toujours soutenue par l'Église catholique apostolique et romaine.
D. MINIMUS.
130:35
## DOCUMENTS
### Une grande réalisation de l'apostolat des laïcs : la Prière des Hommes à Marie
*On a souvent remarqué que, dans beaucoup de cas, les tâches missionnaires et apostoliques ont affaire aujourd'hui non point à des* PAÏENS*, mais à des baptisés qui ne pratiquent pas, qui ne connaissent pas la religion chrétienne, et qui lui sont indifférents ou hostiles.*
*La Prière des Hommes à Marie répond précisément à cette situation. Nous reproduisons de larges extraits de l'article qui lui a été consacré dans la revue* LE CHRIST AU MONDE, *numéro* 2 *de* 1959*.*
(*Revue internationale d'expériences apostoliques, la revue* LE CHRIST AU MONDE *est éditée, en français et en anglais, à Rome, Lungotevere dei Vallati, I.*)*.*
Un des phénomènes les plus douloureux de la déchristianisation est que (...) la religion est devenue trop souvent une chose qui ne regarde que les femmes et les enfants. Les hommes, s'ils n'ont pas tout à fait perdu la foi, ont abandonné trop souvent toute prière en commun. C'est pour apporter un remède à cet état de choses qu'a été lancé en France le mouvement appelé LA PRIÈRE DES HOMMES A MARIE. Il vise uniquement les hommes, et il veut spécialement atteindre ceux qui ont abandonné l'Église.
La prière des hommes à Marie est un mouvement de laïcs, car se sont des laïcs qui en prennent l'initiative et qui vont inviter leurs amis, pratiquants et non-pratiquants, à se réunir à l'église le premier samedi du mois, pour prier en commun la Sainte Vierge. Ils récitent ensemble un chapelet, entendent une courte instruction et reçoivent la bénédiction du Saint-Sacrement : Le mouvement n'a cessé de se développer et, à présent, il y a en France environ 150.000 hommes qui, chaque premier samedi du mois, se réunissent pour réciter en commun leur chapelet.
131:35
Mais il ne s'agit pas seulement de la récitation d'un chapelet mensuel. Cinq hommes sont pris en charge spirituellement par chaque militant ; celui-ci est chargé de prier pour eux et de maintenir le contact avec eux. De plus, le mouvement a donné naissance à d'autres initiatives qui ont rencontré le même succès, comme la prière communautaire quotidienne pendant le mois de Marie, la prière communautaire pour les défunts du quartier le jour qui précède l'enterrement, etc.
Cette méthode d'apostolat est basée sur une grande confiance en la sainte Vierge qui est la mère du Christ et qui, plus que personne parmi nous : veut voir les hommes revenir à son divin Fils. De même que Jésus est venu aux hommes par Marie, ainsi les hommes qui L'ont abandonné retourneront plus facilement à Lui sous la conduite de sa mère. C'est tout spécialement vrai dans les milieux déchristianisés qui, malgré leur défection, ont gardé de la vénération pour Marie. Et pareils milieux sont encore nombreux, grâce à Dieu.
Origines :\
la fondation à Cambrai.
En mars 1942, l'abbé Guiot, directeur au grand séminaire de Cambrai, souffrant de voir que tant d'hommes désertaient les églises, se laissaient entraîner par l'immoralité et couraient à leur perte éternelle, se demanda ce qu'on pourrait faire pour les ramener à Dieu. Il en parla à un fervent chrétien de ses amis, M. Louis Boda, qui partageait ses préoccupations et, ensemble, ils prièrent longuement la Sainte Vierge de les éclairer sur les moyens à employer ([^43]).
A Cambrai, durant la première guerre mondiale, à la suite d'une promesse, on avait invité les hommes à venir à l'église réciter un rosaire en commun tous les samedis. « Le Rosaire des hommes » fut très bien suivi pendant plusieurs années ; mais le nombre des participants déclina peu à peu au point qu'en 1939, ils ne furent plus qu'une quinzaine et que bientôt on abandonna cette pratique.
L'abbé Guiot, qui a une très grande confiance en Marie, appelée par lui la Reine de l'impossible, décida avec M. Boda de remettre en honneur le « Rosaire des hommes », mais en le simplifiant.
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Demander à des hommes qui avaient abandonné toute pratique religieuse de réciter tout le Rosaire chaque semaine eût été trop : l'expérience précédente en avait fait la preuve. Au lieu d'un Rosaire, on leur proposerait seulement de réciter un chapelet en commun tous les mois pour la paix, mais celui-ci s'accompagnerait d'un bref commentaire des mystères et d'une courte exhortation. A la fin du chapelet, tous les hommes présents réciteraient ensemble un acte de consécration au Cœur Immaculé de Marie, et pour terminer la réunion le prêtre -- s'il y en avait un -- donnerait la bénédiction du Très-Saint-Sacrement.
La chose une fois décidée, M. Boda se rendit chez l'archiprêtre de la cathédrale pour lui demander son assentiment. Celui-ci commença par refuser, alléguant qu'il n'était pas possible de grouper un nombre suffisant d'hommes ; cependant, sur les instances de son visiteur qui promettait de se charger lui-même du recrutement, il donna son consentement.
M. Boda se mit aussitôt en campagne, allant rendre visite personnellement à tous ceux qu'il jugeait susceptibles d'accepter sa proposition, et il recueillit 123 adhésions.
La première réunion.
La première réunion devait avoir lieu le 3 octobre, premier samedi du mois et veille de la fête du Rosaire. Tous ceux qui avaient promis de venir reçurent une convocation pour 20 heures. M. l'abbé Guiot, qui devait diriger la récitation du chapelet, n'avait pas beaucoup d'espoir. Il prépara un petit discours pour expliquer que devant le petit nombre des présents, on réciterait le chapelet cette fois-ci mais qu'on attendrait pour recommencer.
De fait à vingt heures moins cinq, quand M. Guiot entra à la sacristie pour se préparer, il n'y avait que six hommes dans la cathédrale. Mais à vingt heures précises, les portes se mirent à grincer continuellement et en très peu de temps, une centaine d'hommes se trouvèrent assemblés dans l'église.
Ce début encourageant incita à continuer, et chaque mois le même appel fut adressé aux hommes qui vinrent encore en plus grand nombre.
Diffusion\
à travers la France.
Encouragé par l'exemple de Cambrai, le Doyen d'Avesnes-les-Aubert exprima le désir de voir la « prière des hommes à Marie » établie dans sa paroisse. M. Boda s'y rendit et parla aux hommes réunis après la grand-messe. Ce fut le début de l'expansion de la P.H.M. ; bientôt toutes les paroisses des doyennés d'A vesnes-les-Aubert et de Clary adoptèrent cette dévotion et peu à peu toutes les paroisses du diocèse suivirent cet exemple.
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L'extension de la P.H.M. débordant le diocèse, il fallut, en janvier 1945, demander à un Ordre religieux de la prendre en charge. Le Rosaire étant depuis des siècles confié à l'Ordre de saint Dominique, c'est à celui-ci que voulut s'adresser M. le Chanoine Guiot pour assurer l'animation de la Prière des Hommes à Marie à travers toute la France.
Le Provincial des Dominicains de Paris accepta et en confia la direction au P. de Menil ; celui-ci obtint par la suite des Provinciaux des provinces dominicaines de Lyon et de Toulouse permission et mission de promouvoir la P.H.M. dans tout le pays. C'est ainsi que depuis ce temps le centre administratif de la P.H.M. se trouve à Paris, Couvent St-Jacques, 35, rue de la Glacière.
A présent la P.H.M. est établie dans presque tous les diocèses de France, dans plusieurs milliers de paroisses ; et plus de 150.000 hommes récitent le Rosaire en commun dans les églises chaque premier samedi du mois.
Les quelques chiffres suivants donneront une idée des progrès de la P.H.M. en France. En 1945 : 200 groupes reliés au Centre dans presque tout le département du Nord et dans tout le diocèse de Cambrai. En 1950 : 405 groupes, dans 50 départements, dont l'Algérie où il y en a 20. En 1954 : 1620 groupes, dans 80 départements.
Actuellement, 3000 groupes sont inscrits au Centre de Paris ; mais très nombreuses sont les paroisses qui marchent par leurs propres moyens, sans être inscrites à Paris.
La P.H.M. existe aux usines Renault et Citroën et cherche à atteindre d'autres usines importantes. Il y a un groupe à Milan et deux en Suisse.
Visiblement, la T.S. Vierge aime et bénit la P.H.M.
Les réunions.
La réunion de prière se tient le premier samedi du mois, pour répondre au désir de Notre-Dame, exprimé à Fatima, mais en laissant, suivant les milieux et les usages, la liberté de prendre un autre jour. La P.H.M. n'oblige et n'impose aucune contrainte. Tout est basé sur le zèle des animateurs et des participants.
Le plus souvent la réunion se tient à l'église paroissiale, devant l'autel de la T.S. Vierge. Mais, là encore, liberté absolue.
En beaucoup d'endroits la réunion se fait dans une salle de patronage, dans une chapelle de communauté religieuse ou dans une chapelle quelconque.
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Le groupe des usines Renault, à Paris, faisait ses réunions, au début, dans une salle de café où les communistes donnaient parfois des conférences.
Mais les réunions du premier samedi ne se font pas dans les familles.
Les grands rassemblements.
Des rassemblements importants ont lieu, une fois par an, généralement au chef-lieu du diocèse, pour tous les groupes, sous la présidence de l'Évêque ou d'une autre autorité ecclésiastique. Ces réunions décanales et ces rassemblements diocésains ont un effet puissant sur les hommes, à qui ils donnent l'assurance d'un mouvement très vivant, et ils les préservent de l'isolement.
Un peu partout en France, grâce au zèle de l'Aumônier national et des animateurs diocésains, 5 ou 6000 hommes se rassemblent dans les cathédrales ou les lieux de pèlerinage :
Chartres, N.-D. de l'Osier, Saint-Quentin, Arras, etc., sans compter ces rassemblements plus modestes où l'on sent la ferveur et la bonne volonté qui nous préparent de magnifiques lendemains.
Le 22 mai 1953 a eu lieu à Lille un rassemblement des groupes du diocèse. On évalue là 10.000 le nombre des présents. Ce rassemblement se fit sur la grand-place : Après le discours du président de l'Action catholique, ces 10.000 hommes, éclairés par des torches et récitant le chapelet, se dirigèrent en cortège vers la basilique de la Treille pour une veillée de prières pendant laquelle de nombreux prêtres confessèrent. La messe, présidée par le Cardinal Liénart et chantée par Mgr Dupont, fut chantée par les hommes avec beaucoup d'ardeur et de foi.
Les groupes :\
contacts et recrutements.
Les hommes doivent être « contactés » directement par les militants animateurs, par leurs amis, sans fausse honte, mais sans intermédiaire, surtout sans intermédiaire féminin ou enfantin.
L'accueil reçu est naturellement assez divers ; cependant nous remarquons que les militants ardents rencontrent relativement peu de refus. Il y en a qui promettent et qui ne tiennent pas ; mais nos militants sont toujours étonnés de l'accueil qu'ils reçoivent quand ils vont voir les hommes en amis, et que très simplement ils leur disent Ce qu'ils pensent, en les invitant sans plus de façon.
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Fondation d'un groupe.
Quand un groupe est fondé, c'est souvent à la demande du curé ; mais plus souvent encore c'est après une démarche de laïcs auprès de leur curé ou directement auprès du P. de Menil.
Une première réunion, dite de lancement, est alors organisée, et le P. de Menil, ou un Père dominicain de la Province, ou très souvent encore un animateur diocésain, vient faire une causerie et aide à la constitution du groupe.
A cette première réunion, tous les hommes sans aucune distinction sont invités : par une annonce faite en chaire, par des convocations, par une annonce dans les journaux locaux, ou par affiches : Cette première réunion ne se fait généralement pas à l'église, mais dans une salle quelconque. Les militants qui présentent la chose aux hommes rassemblés, pratiquants ou non, n'entrent pas dans le détail. Ils invitent simplement les hommes à venir se joindre à nous pour prier ensemble la T.S. Vierge, qui nous aime tant, qui peut nous donner la paix et sauver le monde.
Donc, pour présenter la P.H.M. aux tièdes et non-pratiquants en termes adaptés à leurs besoins actuels, on met pour eux l'accent sur l'objectif -- très réel -- de la paix, mais en montrant que la paix ne peut découler que de la conversion des cœurs.
Les non-pratiquants.
La proportion des non-pratiquants et des incroyants est très variable, suivant les régions et suivant l'influence exercée par certains animateurs. Si un animateur très connu et très charitable pour tous est en même temps un apôtre zélé, un entraîneur, on pourra escompter que la moitié de l'assistance sera faite d'hommes dont les connaissances religieuses sont nulles, mais qui en viendront à pratiquer la religion grâce à leur fidélité à la prière du premier samedi, que le zèle de l'animateur ou des militants aura entretenu.
Certaines paroisses des régions minières du Nord et du Pas-de-Calais ont des groupes formés pour moitié de mineurs qui n'ont aucune idée de la messe, mais qui aiment leur Notre-Dame de la Mine et prient les bras en croix avec beaucoup de ferveur.
Dans de nombreuses paroisses, particulièrement dans le centre de la France, où l'on ne comptait que deux ou trois hommes allant à la messe et faisant leurs Pâques, on pouvait en compter 30 et 40 prenant part à la prière ; et ces chiffres se maintiennent solidement.
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La persévérance.
La persévérance de tous est assez difficile à maintenir. En général nous constatons d'abord une montée en flèche avec la participation de gens dont la présence nous étonne ; ensuite une certaine baisse ; puis alors la persévérance de l'ensemble, avec le plus souvent un groupe assez important de non-pratiquants qui sont fidèles aux réunions.
La persévérance des groupes dépend de certaines conditions. Quand un groupe possède un animateur zélé, aimant beaucoup la T.S. Vierge, le groupe persévère, se maintient, se développe. Mais si le curé ne sait pas intéresser les hommes, si la prière est mal dite, ou s'il n'y a pas de responsable laïque, le groupe diminue et se réduit à quelques convaincus qui maintiennent la réunion de prière.
Des groupes disparaissent par suite du changement de curé, du manque d'animateurs, de la suppression des convocations mensuelles, etc... Mais dès lors qu'il a existé, le groupe disparu se reconstitue vite à l'occasion d'une mission, d'un pèlerinage à Lourdes de la paroisse, de l'année mariale ; et il repart avec plus de ferveur après une visite ou une remise en route par l'aumônier ou l'animateur diocésain.
Les événements aussi peuvent être déterminants pour la reconstitution des groupes et l'on peut compter que si, un jour, la paix était menacée ou si des catastrophes étaient imminentes, la Prière des Hommes à Marie serait un moyen de rassemblement tout prêt pour la prière publique.
Les militants.
Pour recruter les premiers militants, voici comment nous procédons en général, -- en général car là aussi il faut s'adapter aux circonstances. Ce qui a le plus souvent réussi, c'est une affirmation tranquille de notre foi : le monde va mal ; c'est la T.S. Vierge qui possède la solution de toutes les difficultés ; ce qu'il faut par conséquent, c'est une grande confiance en sa maternité à l'égard des hommes. Conclusion : il faut la prier.
Là-dessus on affirme qu'il y a, même parmi les non-pratiquants, des hommes qui attendent notre appel. Aussi nous demandons à ceux qui sont là de penser à leurs amis, de faire une démarche auprès d'eux et de les amener à une prochaine réunion.
On désigne un responsable par groupe ; nous le nommons : « animateur ». Cet animateur se fait aider par quatre ou cinq amis parmi lesquels il y aura toujours au moins un incroyant, pour les contacts. Ils doivent aller trouver leurs amis, les convaincre, et distribuer les convocations mensuelles. L'animateur se fait aider aussi par des auxiliaires de quartier et de rues. Il y a un animateur diocésain, aidé souvent par des animateurs cantonaux ou d'arrondissement.
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Les animateurs doivent être des hommes de prière, de vie intérieure. Ils doivent s'imposer dix minutes de silence par jour remplies par la lecture de l'évangile et par la prière. On leur recommande la communion fréquente et même quotidienne si cela leur est possible, et aussi la confession. Ils sont invités à se consacrer à la T.S. Vierge par un don total d'eux-mêmes, après une fervente préparation.
Des récollections sont prêchées aux animateurs et aux militants qui le désirent. Enfin, les animateurs diocésains ont tous les ans, dans la semaine de Quasimodo, une retraite faite en partie de prière et de réflexion, et en partie d'étude.
Nos grands animateurs sont tous des gens débordés de travail : professeurs, médecins, ingénieurs, instituteurs, employés, ouvriers d'usine, postiers, cheminots, etc. Et dans nos assemblées, c'est la classe moyenne et la classe ouvrière qui fournissent le gros des effectifs.
Un des animateurs les plus actifs est le docteur Goubert, qui a galvanisé tous les mineurs d'Alès par sa bonté et sa charité envers tous. Il a avec lui une équipe de quelques animateurs, parmi lesquels un ingénieur, un employé des mines, communiste converti à Lourdes, et d'autres, qui font des déplacements importants le soir et le dimanche, pour aller de paroisse en paroisse, dans les diocèses autour du Gard, et plus loin encore, implanter la P.H.M. Ils se mettent d'avance en rapport avec le pasteur de la paroisse ; ils invitent les paroisses environnantes à s'y rendre, et le jour venu ils parlent à ces hommes des campagnes de la T.S. Vierge qui peut tout sauver, qui attend notre prière d'hommes pour tout nous donner. Des mineurs apportent des témoignages de leur foi retrouvée et de leur reconnaissance à Notre-Dame.
Autres initiatives :\
le chapelet pour les morts.
Il arrive fréquemment que, surtout dans les rassemblements de masse, on présente aux hommes réunis une détresse à secourir, on sollicite leur charité. La P.H.M. inscrit parfois à son programme des visites aux malades.
Une coutume très ancienne et très chrétienne réunissait jadis les gens du voisinage chez le défunt, vers le soir, quand la cloche tintait, afin de prier pour le repos de son âme. Cette coutume, que l'on retrouve encore dans quelques communes rurales, a complètement disparu de nos villes. Nous avons voulu remettre en pratique ce pieux usage de charité, qui devient un moyen efficace de pénétration de la foi chrétienne dans les foyers, dont certains sont parfois très éloignés de la pratique religieuse, et même hostiles.
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Quand un décès est signalé, le responsable du quartier fait une visite à la famille et propose que les voisins viennent le soir (généralement la veille de l'enterrement) réciter le chapelet pour le défunt et pour la famille. Cette proposition n'est jamais refusée. A l'heure dite les voisins se rassemblent chez le défunt et une personne pieuse récite le chapelet auquel l'assistance répond. On termine par un « Souvenez-vous » et les gens se retirent. Cela dure 15 à 20 minutes. Cette pratique donne des résultats magnifiques, car elle est missionnaire et conforme à la charité tant recommandée par le Christ et par l'Église. Là où cette prière pour les morts est établie depuis quelques années, l'organisation est parfaite. L'Action catholique, hommes et femmes, se partagent les quartiers et les rues, ils s'acquittent de ce devoir avec beaucoup d'empressement et de dévouement.
Le mois de Marie des quartiers.
Une autre initiative de la P.H.M. commencée en 1945 à Douai et en 1946 à Cambrai est celle des chapelles de quartier, qui est maintenant étendue à presque toutes les communes du diocèse. Pendant le mois de Marie, de petites « chapelles » sont ouvertes dans les divers quartiers de la ville aux gens du voisinage ; ils viennent le soir tels qu'ils sont, en tablier, en vêtements de travail, dire ensemble le chapelet. Ces chapelles sont installées dans n'importe quels locaux : une chambre, un dessous de grande porte, un garage, un atelier, un couloir, une véranda...
Cambrai, qui compte 30.000 habitants, avait jusqu'à 52 chapelles. Les hommes n'y sont pas en majorité, mais les femmes et les enfants sont nombreux. Ces exercices ne nuisent en rien à ceux qui se font habituellement dans les églises ; on peut dire que ces chapelles sont fréquentées par des gens qui n'auraient pas la possibilité d'aller à l'église, trop éloignée, ou se croiraient obligés de faire toilette pour s'y rendre.
L'autel est simple : une statue ou une image de Notre-Dame, sur une petite table recouverte d'un linge blanc. Les habitués peuvent apporter des fleurs et des bougies au gré de leur dévotion. La prière est dirigée par les laïcs. (Le clergé n'y paraît pas, sauf pour une visite d'amitié.
Certaines de ces chapelles éloignées de l'église sont fréquentées par 80 et même plus de 100 personnes, dont un grand nombre ne connaissent plus le chemin de l'église.
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Esprit de la P.H.M. :\
esprit missionnaire.
La Prière des Hommes à Marie est un appel à la prière avec la volonté missionnaire d'aller à la masse de ceux qui ne prient pas, pour leur apprendre qu'ils ont une destinée éternelle et les amener, par la prière, à la connaissance et à la pratique de leurs devoirs religieux. La P.H.M. n'est pas faite uniquement pour des convaincus, mais pour rassembler avec eux, et par eux, des indifférents à la foi endormie, des non-pratiquants, des incroyants même, parce que la T. S. Vierge peut les convertir.
Dès le début on voulut inviter ceux qui ne venaient jamais à l'église, ceux qui affirmaient n'avoir pas la foi. Le succès fut éclatant.
Ce mouvement missionnaire est essentiellement laïc. Ce sont les hommes qui doivent agir, qui doivent penser leur apostolat. Ils doivent sentir peser sur leurs épaules toute la responsabilité de cet appel à la prière : une prière d'hommes responsables, de chefs. C'est dans cet esprit qu'au début, pendant la guerre, nous leur faisions demander au Seigneur la paix. Parfois des militants se présentaient qui n'allaient pas à la messe ; on leur demanda une prière moins onéreuse, mais toujours, avant d'agir, on réclamait la prière.
Parce qu'il est sûr de sa mère, l'animateur ne peut pas douter de lui-même : Et il doit retrouver cette grande vertu des premiers chrétiens : l'assurance, l'audace.
a\) Tout d'abord, l'audace devant Dieu. L'animateur sait qu'il est un pécheur. Il sait très bien qu'il n'a pas lieu d'être fier de sa vie. Mais quand il a fait son acte de contrition, de la manière la plus humble possible, il sait aussi que la T. S. Vierge a intercédé pour lui ; alors, résolument, il tourne le dos au passé. Ainsi donc l'animateur est audacieux devant Dieu pour arracher au Père des miséricordes les grâces nécessaires pour le salut du monde.
b\) L'animateur a aussi de l'audace devant lui-même. Il se défend de tout complexe d'infériorité. Il ne veut pas savoir s'il est digne ou s'il n'est pas digne, il sait simplement que sa Mère est là et que Dieu est assez bon pour remettre tous ses péchés. C'est un homme, l'animateur, plein de force chrétienne et d'assurance.
c\) De ce fait, l'animateur est audacieux aussi devant les autres. Il ne veut plus avoir une attitude de petit garçon ; il ne veut plus « se faire pardonner d'être chrétien ». Devant les autres, il est animateur de la Prière des Hommes à Marie. Il sait être aussi audacieux que peut l'être un communiste devant ses camarades. Il y a même cette différence qu'il veut être plus fier de sa vocation, et plus audacieux dans sa démarche que ne peut l'être son frère le communiste.
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Il y a très peu de diocèses de France où l'on ne pourrait trouver un groupe de P.H.M. Plusieurs diocèses ont eu du retard au début, à cause de la réticence des évêques, mais aujourd'hui nous avons des encouragements et des invitations à établir la P. H. M. dans ces diocèses. Le succès est venu : combien de fois n'entend-on pas des prêtres dire : « C'est la seule œuvre qui tienne. » « Vous nous avez permis de causer enfin avec des hommes. » Nous avons rencontré bien des curés qui nous ont dit que la P. H. M. avait transformé leur paroisse : il leur était impossible de former une union paroissiale, mais la Prière des Hommes à Marie leur a donné facilement les hommes, et le moyen de l'établir.
Dans le Nord, où la Prière des Hommes a commencé en 1942, des indifférents, des non-pratiquants et même des hostiles sont fidèles aux réunions du premier samedi. Pendant le mois de Marie, des communistes voulaient recevoir la Vierge chez eux.
Pourquoi donc cela ? Parce que le Cœur de Marie exerce un attrait invincible sur le cœur des hommes ; parce que, quand on ne croit plus en rien, on croit encore en Notre-Dame...
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### L'allocution de S. Exc. Mgr Guerry à la rencontre nationale de l'ACO.
*S. Exc. Mgr Guerry, Archevêque de Cambrai, et Secrétaire de l'Assemblée des Cardinaux et Archevêques, est en outre, comme on le sait président de la Commission épiscopale du monde ouvrier.*
*Nous reproduisons, d'après la Documentation catholique du* 24 *mai, le texte intégral de l'importante allocution qu'il a prononcée à la rencontre nationale de l'ACO.*
L'A.C.O. compte en 1959 neuf années d'existence. Lorsqu'on évoque les débuts modestes, les premières réunions avec quelques militants de la région parisienne et que l'on contemple cette magnifique assemblée de huit cents délégués représentant vingt mille ouvriers de toutes les régions industrielles de la France, on ne peut s'empêcher de penser que l'apparition de l'A.C.O. constitue, dans la vie apostolique de l'Église en France, un événement historique d'un retentissement considérable et que l'A.C.O. porte en elle une immense espérance pour l'évangélisation du monde ouvrier.
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S'il est douloureusement vrai que, dans son ensemble, le monde ouvrier demeure encore coupé de l'Église, il n'est désormais plus possible de prétendre que l'Église est absente du monde ouvrier, car, chers amis, vous appartenez à ce monde ouvrier : or, vous êtes l'Église, vous représentez l'Église, vous la rendez présente dans les milieux ouvriers, et vous représentez le monde ouvrier dans l'Église par votre mouvement apostolique, auquel elle a confié la mission d'évangéliser les masses populaires. L'A.C.O. n'est pas, comme le disent certains de ceux qui ne l'ont pas comprise, un simple mouvement spirituel désincarné : elle est un mouvement apostolique -- ce qui est tout autre chose -- profondément engagé dans toute la réalité sociale de la vie ouvrière. Parce que mouvement apostolique, elle suscite, forme, anime, soutient dans leurs engagements des milliers et des milliers d'apôtres du Christ, ardents, courageux, convaincus, fiers de leur foi, capables de la défendre, de lutter et de souffrir pour elle, brûlants du désir missionnaire de porter le message évangélique de vérité et d'amour à tous leurs frères humains, qui ne l'ont pas encore reçu, des apôtres résolus à incarner toute leur vie humaine, familiale, professionnelle, politique et sociale.
\*\*\*
Mais la croissance même de l'A.C.O. pose des problèmes nouveaux. D'une part, parce qu'elle est devenue une force, il importe de veiller à sauvegarder son indépendance à l'égard d'organisations temporelles, qui pourraient être tentées, inconsciemment, d'utiliser à leur profit le dynamisme de l'A.C.O. D'autre part, parce qu'elle comprend des militants fortement engagés dans la vie politique, syndicale, familiale, il est nécessaire de bien préciser son caractère propre de mouvement apostolique d'Église vis-à-vis de tous autres mouvements de l'ordre temporel.
Il existe un moyen très sûr de maintenir l'authenticité de l'A.C.O. à travers les phases de son développement historique. C'est de revenir sans cesse aux sources de ses origines et de tenir fortement les trois grands caractères qui ont été précisés dès le début et qui donnent au mouvement sa physionomie propre, assurent son indépendance et sa transcendance par rapport aux organisations temporelles : 1° le regroupement ; 2° l'animation spirituelle ; 3° l'évangélisation.
I. -- Le regroupement
Qu'est-ce que le regroupement ? C'est le rassemblement au plan supérieur de l'unité de la foi, de l'espérance chrétienne, de la charité, de la fidélité à l'Église -- des militants chrétiens du monde ouvrier, qui sont diversement engagés au plan temporel dans des mouvements ou des organisations de l'ordre familial ou politique ou syndical ou social au sens large.
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Pourquoi ce regroupement ? Pour porter, au sein du monde ouvrier, le témoignage de l'unité des chrétiens dans le Christ et l'Église.
L'importance de ce témoignage de l'unité a été mise en lumière par le Christ lui-même en une circonstance singulièrement émouvante. C'était au soir du Jeudi saint, à la veille de sa mort. Autour de l'Eucharistie, qu'il instituait ce soir-là pour qu'elle soit, par sa présence réelle d'Homme-Dieu à travers les générations, le signe de l'unité des chrétiens, le centre et la source de l'unité, Jésus-Christ se leva et, devant ses apôtres bouleversés, il adressa à son Père sa prière suprême : « Père, qu'ils soient tous un... », puis une deuxième fois : « Qu'ils soient un comme toi, Père, et moi nous sommes un... » chose inouïe, d'une unité qui prendra son modèle dans l'unité divine ! Enfin, une troisième fois : « Père, qu'ils soient parfaitement un... », écoutez bien : « Afin que le monde croie... », « afin que le monde sache que tu m'as envoyé et que je les aimés comme tu m'as aimé. » (Jean, XVIII, 21-24.)
Vous avez bien entendu. C'est le Christ qui parle : il nous livre son testament, ses volontés dernières au moment où il va mourir. Ces volontés, son dessein suprême, c'est l'unité des chrétiens en lui, dans son Église.
Et quelle valeur le Christ lui-même a-t-il attachée à ce témoignage d'unité porté par les chrétiens, quelle efficacité en attend-il ? « Afin que le monde croie », afin que les hommes découvrent que le Christ est vraiment Dieu et qu'il les aime.
Ainsi donc le monde croira, les hommes se convertiront lorsqu'ils auront sous les yeux le témoignage de chrétiens qui s'aiment entre eux et qui sont unis, le témoignage vivant d'une communauté fraternelle, soudée dans l'amour du Christ.
Mais comment le Seigneur a-t-il pu attribuer à ce témoignage d'unité des chrétiens une efficacité telle qu'il est capable de provoquer la conversion du monde ?
C'est que ce témoignage est comme une sorte de miracle moral, qui fait choc. Pourquoi ? Parce que l'égoïsme, l'individualisme sont le fond de la nature humaine pécheresse..., parce que ça coûte de renoncer à des idées personnelles pour entrer dans celle des autres -- ça coûte d'écouter les autres, de faire effort pour les comprendre, pour s'ouvrir à eux, -- ça coûte de dominer les réactions de la nature pour accepter que les autres soient différents de nous, qu'ils n'aient pas le même tempérament, le même caractère, les mêmes options politiques ou syndicales, les mêmes jugements sur les événements...
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Toute cette vie avec les autres pour aller jusqu'à l'unité -- là où l'unité est possible et nécessaire -- exige un grand dépouillement, une générosité, un amour qui ne peuvent s'expliquer que par l'action puissante d'une force supérieure à la nature humaine : cette force, c'est la grâce du Christ, c'est l'amour du Christ... ; c'est lui qui nous fait aimer les autres et dépasser les horizons bornés de notre égoïsme.
Voilà pourquoi le témoignage de l'unité des chrétiens dans le Christ est capable de placer ceux qui le voient en face d'un vrai mystère, d'une présence mystérieuse, de leur faire désirer de connaître cette religion inspiratrice d'un tel dévouement et d'une si belle noblesse d'âme.
Or, il arrive ici ou là qu'avec le temps on ne perçoive plus clairement les bienfaits du regroupement. On préfère se réunir entre camarades d'une même tendance, entre adhérents d'un même parti politique ou d'un même syndicat. C'est plus facile, plus agréable à la nature.
Mais il faut bien voir les conséquences de cette position.
D'abord, le premier caractère de l'A.C.O., le regroupement, se trouve méconnu, sacrifié. L'A.C.O. ne présente plus alors ses membres et à ceux qui la regardent du dehors son visage authentique d'unité. Ce n'est plus l'A.C.O.
De plus, On en arrive alors très vite à un « blocage », à une confusion entre l'A.C.O. et le parti politique ou le groupement syndical. Lorsque les membres de l'A.C.O., étant en même temps membres d'un seul parti ou d'un seul syndicat ou d'un seul mouvement populaire, agiront au plan temporel, s'engageront dans une action politique ou syndicale, y prendront une position périlleuse, on dira : « C'est l'A.C.O. » C'est l'A.C.O. qui se trouvera ainsi compromise par la faute même de ses membres qui n'auront pas su respecter à temps l'indépendance du mouvement apostolique à l'égard des organisations temporelles.
Voilà pourquoi, en évitant le blocage et la confusion, le regroupement sauve l'indépendance de l'A.C.O.
II\. -- L'animation spirituelle
Qu'est-ce que l'animation spirituelle des militants ? C'est un courant de vie spirituelle intense que le mouvement de l'A.C.O. s'efforce de faire passer dans les âmes et les consciences des militants ; un courant de vie de foi, d'espérance et de charité sous le souffle de l'Esprit Saint, afin de les aider à devenir progressivement plus semblables à Jésus-Christ, leur divin Maître et modèle, à se pénétrer de l'esprit de l'Évangile pour en imprégner tous leurs jugements, leur conduite dans toute leur vie personnelle, familiale, politique et sociale.
Combien cette animation spirituelle vous est nécessaire chers militants, vous le vérifiez chaque jour par votre propre expérience.
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Dans un monde matérialisé, où règne l'injustice, il faut beaucoup de courage à ceux qui luttent pour faire avancer la justice. Dans un milieu où l'on pense que la religion produit l'aliénation de l'homme et où l'on s'imagine que la foi en Dieu et l'au-delà détournent des tâches urgentes de la construction de la cité terrestre, il faut une force d'âme intrépide pour affirmer publiquement sa foi et se montrer les témoins indéfectibles de l'espérance chrétienne. Dans une société où l'argent est roi, l'égoïsme souverain, le profit tout-puissant, l'ambition et la jouissance maîtresses, il faut au cœur un amour supérieur pour continuer à être, malgré toutes les incompréhensions et les critiques, les apôtres fidèles de la charité du Christ.
A certaines heures, on sera tenté de se décourager : on ressentira la lassitude de la lutte, les épuisements d'une tension continuelle, celle du chrétien dans le monde d'aujourd'hui... On sera tout prêt à écouter la voix insidieuse du tentateur : « Tu es bien bête de te donner tant de mal pour les autres... ; rentre chez toi, reprends tes pantoufles, laisse donc tes camarades se débrouiller tout seuls : ils n'auront aucune reconnaissance pour toi et tout ce que tu t'imposes pour eux ils se demandent combien tu touches pour faire tout ce travail supplémentaire... ; fais donc comme les autres. Tu seras bien plus tranquille et plus heureux. »
A d'autres moments, au contraire, on subira l'attrait de l'action, sa griserie... ; on se laissera entraîner par un activisme où la nature trouve son compte avec les satisfactions de la vanité et de l'amour-propre dans les responsabilités... On croit se donner ; en réalité, on se livre, on se vide, on perd de vue les buts suprêmes de la vie, on s'enlise dans le temporel, on oublie la rédemption.
Pour toutes ces raisons, l'animation spirituelle s'impose : c'est elle qui protège les militants contre ces diverses tentations... ; c'est elle qui les soutient, leur redonne courage dans le combat chrétien... ; c'est elle qui leur fait retrouver, à travers leur engagement temporel et les événements de chaque jour, le sens surnaturel de leur vie de chrétiens, les lumières de leur foi, le dynamisme stimulant de leur espérance, les exigences impérieuses de l'amour du Christ et de leurs frères, les splendeurs de leur mission apostolique, la beauté d'une existence toute donnée à sauver dans l'humanité les valeurs supérieures de liberté, de justice, de paix, de promotion humaine et là construire un monde meilleur.
Une question se pose : nous voyons bien la nécessité de l'animation spirituelle. Mais l'animation spirituelle de qui ? Des militants ou des mouvements temporels ?
La réponse à cette question, en apparence purement théorique, pose sous une nouvelle forme le problème de l'indépendance de l'A.C.O.
145:35
Prenons un exemple concret. Supposons que le regroupement n'ayant pas été fait dans une section locale, tous les membres appartiennent à la même organisation temporelle pour leur engagement politique, familial et syndical : qu'il s'agisse du M.L.P., du M.L.O., de l'U.G.S., ou d'un même syndicat. Qu'arrive-t-il ? L'A.C.O., à cause du « blocage » déjà signalé, va apparaître comme étant au service de cette organisation temporelle ; elle sera le service spirituel chargé de « regonfler » les militants dans leur engagement politique ou syndical pour faire réussir à ce plan politique ou syndical l'organisation temporelle.
Vous voyez la conséquence : l'A.C.O. tombe dans la dépendance d'un mouvement. Elle perd son indépendance. Or, l'A.C.O. n'est pas au service d'un mouvement temporel : certes ! elle est au service des militants diversement engagés pour aider ces militants à vivre plus pleinement leur vie chrétienne et apostolique. Mais alors il appartient à ces militants, ainsi formés par l'animation spirituelle, de prendre leurs responsabilités personnelles dans leur vie politique ou sociale, sans compromettre l'A.C.O. qui doit demeurer, elle, en dehors et au-dessus des positions politiques ou syndicales.
Au surplus, ce n'est pas seulement l'indépendance de l'A. C, O. qu'il faut dans le cas sauvegarder : c'est son existence même comme A.C.O. Car -- l'expérience l'a maintes fois prouvé, -- quand des militants d'un même engagement temporel se retrouvent seuls en A.C.O., le travail apostolique ne se fait pas, ou du moins pas complètement. Ce sont les mêmes sujets de discussion qui sont portés en A.C.O. entre les mêmes personnes. On a beaucoup de difficultés à faire la révision de vie. L'animation spirituelle n'est pas assurée.
Si vous voulez sauver l'A.C.O. dans son indépendance et sa mission, retrouvez nettement son second caractère : l'animation spirituelle des militants.
III\. -- L'évangélisation
Qu'est-ce que l'évangélisation ? On met tant de choses diverses sous Ce mot, qu'il est bon de rappeler sa définition. L'évangélisation, c'est la communication du message de salut à ceux qui ne le connaissent pas encore pour les conduire aux sources et aux moyens du salut dans l'Église de Jésus-Christ : cette Église étant découverte par les incroyants à travers ce témoignage de charité fraternelle dans le Christ, témoignage personnel que donnent les militants dans leur vie de tous les jours, témoignage communautaire que donne le mouvement apostolique de l'A.C.O. ([^44])
146:35
Un point très important qu'il faut souligner : ce message de salut, apporté par la Bonne Nouvelle, l'Évangile de Jésus-Christ, est contenu et précisé dans la doctrine de l'Église. Or, ce message de salut ne nous appartient pas, pas plus à nous, évêques, qu'à vous, laïques. Nous, évêques, nous avons la lourde responsabilité de l'enseigner et de l'appliquer aux problèmes de notre temps.
147:35
Nous n'avons absolument pas le droit de le modifier, de le minimiser, de le taire. Nous aurons à rendre compte un jour au Juge suprême de la manière dont nous l'aurons gardé intact, dans sa pureté première. Ce message est à prendre tout entier si l'on veut remplir la mission d'évangélisation. Et il ne peut y avoir d'évangélisation que dans une référence loyale et fidèle à la doctrine de l'Église, à qui a été confié par le Christ ce dépôt sacré.
Indépendance de l'évangélisation\
à l'égard de l'engagement temporel
Or, il peut arriver que l'engagement temporel, dont on a dit d'ailleurs clairement qu'il est pour un chrétien authentique un devoir, risque d'exercer, sur la manière de remplir cette mission d'évangélisation, une pression directe ou indirecte. Parce que, par exemple, on est engagé à droite ou à gauche, on fera une brèche dans le message, on le taira sur un point ou un autre.
*A droite*, où l'on se qualifie « partis de l'ordre », on ignorera trop souvent les exigences du message chrétien au plan social ou international. Les Souverains Pontifes ont condamné le libéralisme économique ou le nationalisme intégral. Et tout récemment encore, nous sommes quelques-uns là avoir dénoncé le mal moral du chômage et le péril d'un matérialisme économique à propos des menaces de licenciements : nous avons estimé, en notre conscience d'évêques, que l'Église devait être présente à ce drame humain.
*A gauche*, où l'on se dit « partis de la liberté », on ignorera également ou on taira les exigences du message chrétien sur certaines valeurs, qu'il défend et qu'il sauve. Partis de la liberté, on est cependant tout prêt à sacrifier, pour des motifs touchant à l'engagement temporel, cette valeur essentielle qu'est la liberté de l'enseignement. Certes ! que des difficultés dans l'application soient examinées avec prudence, c'est tout à fait légitime. Mais sur le principe lui-même, il ne peut y avoir aucune tergiversation : toutes les libertés se tiennent. En sacrifier une, c'est faire le lit des totalitarismes.
De même, à l'égard du communisme, il ne peut y avoir, pour un authentique chrétien, aucune ambiguïté. Le communisme est une doctrine matérialiste et athée : il n'a jamais caché son dessein d'anéantir la religion, qu'il appelle une superstition. Favoriser son développement par une coopération directe ou indirecte, c'est s'opposer à l'avancée du royaume de Dieu, à la mission apostolique de l'Église ; c'est, inconsciemment, bien sûr, aller à l'encontre même du but que poursuit l'A. C : O. On n'est pas obligé d'appartenir à l'A.C.O. Mais si l'on a donné son adhésion à ce mouvement apostolique d'Église c'est une question de loyauté, de rectitude de conscience de demeurer fidèles à la discipline du mouvement et, par elle, à l'Église elle-même.
148:35
Sans doute les communistes, considérés individuellement, vous les rencontrerez tous les jours, vous devez avoir pour eux, comme personnes, l'amour même que le Christ a pour chacun d'entre eux. Mais leur doctrine, leur parti, leur tactique, vous devez savoir en discerner le péril pour la foi et pour la liberté dans le monde.
Conclusion
C'est tout le problème de l'indépendance de l'A.C.O. que nous avons étudié. Problème capital pour l'avenir de la chère A.C.O. Une splendide mission lui est confiée. Il faut qu'elle puisse la remplir avec une entière indépendance, avec toute la liberté des enfants de Dieu pour faire resplendir dans une société matérialisée la pure lumière de la vérité ; projeter, dans un monde durci par l'égoïsme et la haine, l'explosif de l'amour du Christ et des hommes ; être partout le témoin fidèle de l'Église qui est « dans le monde », mais qui n'est « pas du monde », l'Église qui n'est « ni à droite ni à gauche », comme disait le Pape Pie XII, mais au-dessus, « non pour dominer, mais pour servir ».
Chers amis du Conseil national, c'est vers vous maintenant que je me tourne pour vous dire combien nous avons été heureux, mes collègues de la Commission épiscopale et moi-même, d'avoir travaillé en pleine et confiante collaboration avec vous pendant ces dernières années. Nous avons apprécié l'ouverture de votre intelligence aux grands problèmes de notre temps, la générosité de votre cœur, votre esprit d'équipe et votre attachement au grand mouvement apostolique de l'A.C.O. Il m'est arrivé à plusieurs reprises en ces derniers temps, en m'entretenant avec des chefs d'entreprise au sujet des licenciements, de leur dire, en pensant à vous, qu'il y avait dans la classe ouvrière des valeurs humaines capables dès maintenant de préparer la promotion collective du monde ouvrier.
Mais je tiens très particulièrement à vous confier la joie que nous avons éprouvée en constatant, au cours de cette dernière année surtout, chez vous tous responsables de l'A.C.O., une avidité de connaître la doctrine de l'Église. Vous nous avez manifesté à plusieurs reprises, comme d'ailleurs maintes interventions l'ont fait au cours de ce rassemblement national, votre désir pressant de recevoir une formation doctrinale. Vous avez compris que la doctrine de l'Église n'était pas une borne, mais un phare ; pas un frein, mais un moteur ; qu'elle n'étouffait aucune des libertés légitimes, mais qu'au contraire, comme l'avait dit le Seigneur : « La vérité vous délivrera », elle apporte aux hommes la libération des servitudes de l'ignorance, de l'erreur et des passions pour les conduire là la sainte liberté des enfants de Dieu.
149:35
*Le départ de M. le chanoine Bonnet.*
Il me faut enfin, en terminant, aborder un sujet douloureux. Vous savez que M. le chanoine Bonnet est arrivé à l'expiration de son mandat d'aumônier national que lui avait confié l'Assemblée des cardinaux et archevêques, il y a neuf ans. Cet événement, nous l'appréhendions depuis plusieurs mois, voyant venir l'échéance. Nous nous en sommes ouvert à S. Exc. Mgr de Provenchères, qui a bien compris notre désir de conserver si possible l'aumônier national qui avait joué un si grand rôle dans la naissance et le développement de l'A.C.O. Il est pour moi un devoir de rendre un public hommage à la magnanimité et au désintéressement de Mgr l'archevêque d'Aix, qui a consenti, pour le bien de l'A.C.O., le sacrifice, durant neuf années, d'un collaborateur d'une valeur exceptionnelle et dont la présence lui était nécessaire. Nous avons dû nous incliner devant les besoins d'un diocèse qui avait été si généreux envers l'A.C.O.
Ce qu'a été au milieu de vous et ce qu'a fait le chanoine Bonnet, vous le savez tous. Il vous a donné le meilleur de lui même avec toute son affection pour le monde ouvrier et son filial attachement à l'Église et à Notre-Dame de Lourdes. Vous avez bien souvent bénéficié de la sagesse et de la prudence de ses conseils : lorsque les discussions devenaient un peu houleuses, « le P. Bonnet », comme vous l'appelez, disait le mot d'esprit qui détendait l'atmosphère, le mot de bonne humeur qui rétablissait l'équilibre, le mot du cœur qui touchait les âmes et, en vous replaçant tous dans la lumière de la foi, il savait vous élever à un plan supérieur pour juger de plus haut la situation et vous mettre en état de disponibilité à l'égard de l'Église. Je me fais en ce moment l'interprète, non seulement de mes vénérés collègues de l'Assemblée des cardinaux et archevêques, mais de l'ensemble des évêques de France, pour exprimer au chanoine Bonnet la très profonde gratitude de la hiérarchie pour les éminents services qu'il a rendus au cours de ces neuf années au grand mouvement de l'A.C.O., comme à la Mission ouvrière. L'Assemblée a soumis à S. Exc. Mgr de Provenchères le souhait que le nouveau vicaire général et directeur des Œuvres d'Aix puisse continuer pendant quelques mois encore à apporter à l'A.C.O., dans des rencontres périodiques, une collaboration appuyée désormais sur l'expérience d'un ministère en plein secteur missionnaire.
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150:35
### Le sermon de S. Exc. Mgr Théas sur Ste Jeanne et Ste Bernadette sous la conduite de l'Esprit Saint
*Le sermon prononcé le* 8 *mai* 1959*, dans la cathédrale Sainte Croix d'Orléans, par S. Exc. Mgr Théas, en présence du Président de la République, a provoqué dans la presse des interprétations diverses, en général fondées sur un texte inexact, voire sollicité.*
*Dans l'éditorial de son numéro du* 15 *mai, un hebdomadaire qui fait partie du Centre National de la Presse Catholique a sévèrement tancé l'Évêque de Lourdes :*
« Un grand nombre de catholiques résistent mal à la tentation de confondre christianisme et politique. Sauver Rome et la France, pour eux c'est tout un : si bien qu'on ne sait jamais s'ils réduisent Rome aux dimensions d'une puissance politique ou s'ils confondent la France avec la Jérusalem céleste (...) On voit où nous voulons en venir. Proclamer solennellement dans des circonstances solennelles (car un propos privé a un tout autre sens) que le chef de l'État est assisté par l'Esprit Saint, c'est nous engager sur une pente glissante... »
*On se serait évité de publier, avec une solennité éditoriale, des commentaires aussi pénibles et aussi sommaires, si l'on avait pris une connaissance exacte des paroles prononcées par l'Évêque de Lourdes. Mais sans doute est-ce trop demander à certains journalistes.*
*Nos lecteurs trouveront ci-dessous, tel qu'il a été publié dans le Journal de la Grotte de Lourdes* (17 *mai*)*, le texte intégral du serment prononcé par S. Exc. Mgr Théas.*
De Lourdes à Orléans, la distance spirituelle est bien faible : Bernadette, par son âme, est si proche de Jeanne !
Sainte Jeanne d'Arc et sainte Bernadette, deux grandes saintes, toutes deux filles de France, toutes deux l'honneur et les anges tutélaires de l'Église et de la Patrie. L'une et l'autre jeunes, l'une et l'autre vierges, l'une et l'autre d'humble condition, l'une et l'autre « bergères en chrétienté » : toutes les deux accomplissent une mission sublime et divine.
151:35
Quel est le secret de leur extraordinaire destin ? A cette question, chacune pourrait répondre, personnellement, en s'appliquant, à l'exemple du Christ, cette parole du prophète Isaïe :
« Spiritus Domini super me. L'Esprit du Seigneur est sur moi. » (Luc, IV, 18).
Autre est la mission de la Voyante, autre la mission de la Libératrice. Celle de Jeanne d'Arc paraît d'abord plus limitée, plus temporelle ; mais elle se révèle bientôt d'une immense portée surnaturelle. Celle de Bernadette est plus spirituelle et plus universelle.
Mais toutes les deux sont sublimes : elles dépassent de beau coup les moyens humains dont pouvaient disposer les deux saintes. Elles ne s'expliquent que par l'invasion de la puissance de Dieu dans leur faiblesse. Les deux missions sont également divines : l'une a pour but de rendre son royaume au roi très chrétien ; l'autre de proclamer et de faire pénétrer dans les cœurs et dans les mœurs le message évangélique.
\*\*\*
« Quand l'Esprit Saint veut une chose, disait le Curé d'Ars, elle réussit toujours. »
Si la libération de la France, en 1429 et 1944, a été une réussite, c'est, sans aucun doute, parce que, chaque fois, elle a été voulue par l'Esprit Saint.
*Monsieur le Président de la République,*
En septembre 1944, l'éminent homme d'Église et le grand Français qu'était le Cardinal Suhard, surpris et émerveillé par les événements du mois d'août, me fit cette réflexion : « Il est évident que l'Esprit Saint est avec le Général de Gaulle. » Par ce propos, l'Archevêque de Paris n'entendait pas diminuer les mérites du Libérateur, mais donner à un grand événement historique son explication providentielle.
Que Notre-Dame de France et sainte Jeanne d'Arc et sainte Bernadette et tous les saints et toutes les saintes de chez nous, vous obtiennent, Monsieur le Président, les lumières et la force du Saint-Esprit, pour que vous meniez à bonne fin l'œuvre difficile et splendide, qui vous a été confiée par le pays, depuis que, grâce à Dieu et grâce à vous, il a retrouvé confiance dans les destinées de la Patrie.
*Éminentissime Seigneur,*
Après avoir exalté, il y a vingt ans, dans un très remarquable et très éloquent panégyrique, l'impressionnante simplicité de sainte Jeanne d'Arc, Votre Éminence fait à la population orléanaise
152:35
le très grand honneur de présider, au nom de l'Église, cet anniversaire -- le 530^e^ -- de la délivrance de cette ville et de jeter sur cette célébration l'éclat d'une pourpre toute récente mais depuis longtemps méritée, comme l'attesteraient, ici même les distingués prélats qui entourent Votre Éminence avec tant de joie et de fierté.
*Monseigneur l'Évêque d'Orléans,*
Le privilège d'occuper la chaire de votre Cathédrale, je le dois à l'amitié dont Votre Excellence m'honore depuis 1944 et qui naquit à Royallieu, tandis que nous portions les mêmes chaînes dans cette ville de Compiègne où Jeanne d'Arc fut, par les Anglais, privée de sa liberté mais puissamment soutenue par la force d'en-haut.
LA MISSION DE JEANNE D'ARC.
« L'Esprit du Seigneur remplit l'univers. Il contient tout. Il connaît toute langue, toute parole » (Sagesse I, 7) et il gouverne le monde. Cette action de la Providence échappe habituellement à la faiblesse de notre foi. Pour la ranimer, la fortifier et la rendre vivante, il arrive que Dieu frappe « ces grands coups, dont le contre-coup, dit Bossuet, porte si loin ».
C'est ce qui apparaît dans l'histoire de la Pucelle d'Orléans.
Refaire l'unité du royaume, qui semblait à jamais brisée, le rétablir dans son intégrité en libérant le territoire de l'occupation étrangère, consacrer la légitimité de son Roi en le faisant sacrer à Reims, telle est la tâche qui incombe à la bergère de Domremy.
Mais cette mission qui apparaît comme une intervention exceptionnelle de Dieu dans les destinées temporelles d'une nation, se rattache à une vérité et à une économie plus hautes : à la souveraineté du Christ qui doit régner sur les peuples et sur les nations.
Car après avoir dit au Dauphin : « Vous mande le Roi des Cieux, par moi, que vous serez sacré et couronné à Reims », Jeanne ajoute : « Et serez lieutenant du Roi du Ciel qui est Roi de France ». La royauté du Christ sur la France, voilà ce que Jeanne d'Arc vient restaurer sous la motion du Saint-Esprit. Ainsi donc elle remplit une mission qui dépasse l'ordre temporel, puisqu'elle tend à faire régner le Christ sur la patrie, comme au temps de saint Louis.
153:35
LA MISSION DE BERNADETTE.
Dans l'âme de sainte Bernadette, quelle lumière projette le Saint-Esprit ? Il y fait luire, mais dans toute sa pureté, avec toutes ses exigences mais aussi avec toutes ses consolations, le message évangélique : le sens du péché la détestation du péché, la réparation du péché, la pitié, la compassion, la charité pour tous ceux qui sont sous son emprise. Aucune détresse n'est comparable à celle qui nous sépare de Dieu et nous fait perdre son amitié. Ce sens du péché a été maintes fois rappelé à notre siècle, mais nulle part avec autant de force et d'ampleur qu'à Lourdes. Le sens du péché et, avec lui, la nécessité du sacrifice, l'efficacité de la prière, les splendeurs de la vie éternelle. Ce message s'accompagne pour sainte Bernadette, comme du reste pour sainte Jeanne d'Arc, de la certitude qu'elle jouira un jour de ce bonheur : « Je ne vous promets pas de vous rendre heureuse dans ce monde, mais dans l'autre. » De cette béatitude du Ciel Bernadette possède un avant-goût en contemplant l'Apparition : « Elle est si belle que, quand on l'a vue une fois, on voudrait mourir pour la revoir. »
Ce message, Marie veut qu'il soit porté aux extrémités de la terre.
LA PUISSANCE DE DIEU\
DANS LA FAIBLESSE HUMAINE.
Or, pour accomplir cette mission, qu'êtes-vous, petite Bernadette ? Qu'êtes-vous donc pour remuer le monde orgueilleux et lui rappeler les grands préceptes de l'Évangile ? Qu'êtes-vous pour mobiliser les foules, de l'Orient à l'Occident, et les conduire sur les rives du Gave, afin de contempler, dans le creux du Rocher, Celle qui est plus belle que la beauté, plus pure que la pureté, plus sainte que la sainteté ? Qu'êtes-vous pour transformer la Grotte obscure de Massabielle en un phare lumineux éclairant le monde ? Qu'êtes-vous ?
Vous êtes une incapable ! Incapable de respirer en raison de votre asthme. Incapable de parler français : vous ne connaissez que le dialecte de la Bigorre. Incapable de lire, incapable d'écrire. En vous, ô Bernadette, se sont donné rendez-vous toutes les faiblesses : celle de la maladie, celle de l'ignorance, celle d'une misère qui a froid, qui a faim, qui est méprisée.
Mais dans votre faiblesse ô Bernadette, Dieu met sa toute puissance. Grâce à Notre-Dame, pouvez-vous dire, : « L'Esprit du Seigneur est sur moi », et il agit puissamment a Massabielle. C'est pourquoi, à Lourdes, c'est tous les jours la Pentecôte. Sous le souffle de Dieu, les malades sont guéris ; sous le souffle, de Dieu, les pécheurs se convertissent ; sous le souffle de Dieu, l'Église se construit et s'édifie le Corps Mystique du Christ. Grâce à vous, ô Bernadette, nous croyons un peu plus au Saint-Esprit. Credo in Spiritum Sanctum.
154:35
Et vous, Jeanne de Domremy, qu'êtes-vous donc pour oser dire à la puissance occupante : « Allez-vous en, Anglais. Je ne vous demande que de partir. » Qu'êtes-vous donc pour les bouter tous hors de France, pour faire sacrer le Roi à Reims et pour préparer ainsi l'unité et la grandeur du pays ?
« Je suis une pauvre fille. Je ne sais ni monter à cheval, ni guerroyer, ni commander des soldats... J'aimerais mieux filer ma quenouille auprès de ma mère ». Ce qui veut dire : je suis une incapable. Je ne sais ni A ni B. Je ne sais que prier et « mener paître aux champs les moutons et les autres bêtes ».
Dans cette faiblesse, la puissance de l'Esprit Saint fait irruption. Et avec quel succès !
Sur le plan exclusivement militaire, voici le témoignage d'Alain Chartier, premier secrétaire de Charles VII : « Quelle est la qualité de l'homme de guerre que ne possède pas la Pucelle ? Est-ce la prudence ? La sienne est admirable. Est-ce le courage ? Nul n'en est doué comme elle. Est-ce l'activité ? C'est celle de purs esprits. Est-ce la vertu, l'équité, le coup de main heureux ? Jamais on ne les vit à ce degré... Non, ce n'est pas de la terre, c'est du Ciel qu'elle est venue, pour soutenir de sa tête et de son bras, la France croulante. »
Non seulement pour la soutenir, mais pour la sauver, pour la redresser, pour la conduire à la grandeur.
Devant la disproportion évidente entre l'ouvrière et l'œuvre, une évidence s'impose : le doigt de Dieu est là. Ce que Jeanne accomplit, c'est par la vertu d'en-haut. « L'Esprit du Seigneur est sur moi », nous dit-elle, car c'est Lui qui parle par mes voix, c'est lui qui me conduit. Et de toute notre foi affermie, nous chantons : Credo in Spiritum Sanctum.
FACE AUX PUISSANCES\
DE CE MONDE
Pour les porter et les maintenir à la hauteur de leur mission, l'Esprit Saint répand, abondamment ses dons et spécialement le don de force dans l'âme de la Voyante et dans l'âme de la Libératrice.
Voici Bernadette devant la police et Jeanne devant ses juges ! Au cours de longs, tenaces et captieux interrogatoires auxquels des esprits autrement exercés, des caractères autrement trempés n'auraient pu résister, se manifeste d'une manière dramatique, surtout pour Jeanne d'Arc, mais aussi pour sainte Bernadette, la conduite directe de l'Esprit Saint.
Rarement se seront aussi pleinement réalisées les paroles du Sauveur : « Quand on vous livrera, ne cherchez pas avec inquiétude, comment parler ou que dire : Ce n'est pas vous qui parlerez, c'est l'Esprit de votre Père qui parlera en vous ». (Mt X, 19, 20).
155:35
Qu'elle est touchante, par sa fidélité à l'Évangile, la prière de Jeanne d'Arc dans sa prison : « Très doux Dieu, en l'honneur de votre sainte Passion, je vous requiers, si vous m'aimez, de me révéler ce que je dois répondre à ces gens d'Église. »
Chères petites bergères de Domremy et de Bartrès, comment devant les tracasseries des autorités policières et judiciaires, avez-vous gardé votre indépendance, votre fierté chrétienne et votre spontanéité enjouée ? Comment avez-vous résisté à cette action psychologique qu'on exerçait sur vous et contre vous ? Comment avez-vous échappé aux pièges qu'on vous tendait ?
Jeanne et Bernadette, dites-moi, dites-nous votre secret !
Chacune nous répond : « L'Esprit du Seigneur était sur moi. » C'est Lui qui, par nos lèvres, s'exprimait.
Et notre foi affermie est heureuse de chanter : Credo in Spiritum Sanctum.
LA DIVINE CHARITÉ.
Dans l'âme de nos deux héroïnes l'Esprit Saint a mis en abondance et développé sans arrêt la vertu fondamentale, celle qui, seule, nous unit parfaitement à Dieu et à nos frères, qui se confond avec la sainteté : la vertu de charité.
En Bernadette.
Pour Bernadette, l'amour de Dieu est la valeur première, celle qui passe avant tom le reste, celle qui suffit, celle qui remplace tout.
Elle est malade. Qu'importe ? « J'aurai toujours assez de santé, dit-elle, mais jamais assez d'amour pour Notre-Seigneur. »
Dans la lumière de l'Esprit Saint et en évoquant les leçons de la Grotte, elle réalise le lien qui unit l'amour et la souffrance : « Ô Jésus, dit-elle, aimez-moi et crucifiez-moi tant qu'il vous plaira. »
Sa prière est exaucée. A Lourdes elle mange de l'herbe amère et elle boit de l'eau boueuse. Mais au cours des dernières années de sa vie, la croix est plus profondément plantée dans sa chair, dans son cœur et dans son âme, celle croix dont le saint Curé d'Ars nous assure qu'elle « est un don que le Bon Dieu fait à ses amis », et que « nous devrions courir après les croix, comme l'avare court après l'argent. »
Au moment où elle est le plus brisée et toute écrasée de douleur Bernadette regarde le crucifix : « Jésus mon Dieu dit-elle, je vous aime de tout mon cœur. » Et elle meurt, vaincue par la souffrance, mais débordante d'amour.
156:35
En Jeanne.
Voici Jeanne d'Arc ! Qu'il est beau de contempler en elle le mystère de cette charité, qui est amour de Dieu et des hommes, de tous les hommes.
Une difficulté se présente à notre esprit. Jeanne, chef de guerre, pouvait-elle aimer ses ennemis ? Aimait-elle les Anglais ? Oui, mais chez eux. Oui, mais à leur place, à la place voulue par Dieu.
« Allez-vous en, hommes d'Angleterre, en votre pays, de par Dieu. Et si vous ne faites ainsi, que vous le vouliez ou non, je vous bouterai hors de toute France. »
Ainsi donc, en expulsant les Anglais de France. Jeanne obéit à Dieu, et Dieu sans cesse est Amour.
A l'heure du sacrifice suprême, qu'elle est belle et grande et sainte la Passion de notre héroïne ! Comme s'y manifestent lumineusement, divinement, et la nature même de sa mission et l'œuvre d'étonnante configuration au Christ que l'Esprit Saint accomplit en son âme !
Quand Jésus monta sur le Calvaire pour s'y offrir comme victime sans tache, il y fut conduit, nous dit saint Paul (Hebr. IX, 14), par le Saint-Esprit. Le même Esprit livre sainte Jeanne d'Arc au martyre.
Toute la vie de Jésus fut une marche consciente vers le Golgotha.
Par ses voix, Jeanne est informée de ce qui l'attend : « Avant la Saint Jean, tu seras prise. Mais prends tout en gré. Dieu t'aidera. »
Quand Martin Ladvenu annonce à Jeanne d'Arc qu'elle sera brûlée vive, elle frémit : « J'aimerais mieux être décapitée sept fois que d'être brûlée vive ». N'est-ce pas l'écho de la parole de Jésus : « Père, que ce calice s'éloigne de moi » ?
Jeanne se confesse et communie. Sa dernière communion, déclare Martin Ladvenu, « comme elle la fit humblement, dévotement et avec beaucoup de larmes ! »
Au moment d'expirer, le dernier regard de Jeanne, son dernier cri, son dernier soupir sont pour Jésus. Au milieu des flammes, elle ne cesse d'embrasser la croix qu'elle a demandée et de proclamer le nom de Jésus.
Sous la poussée de la divine charité elle déclare : « Je vous pardonne à tous le mal que vous m'avez fait... Mes révélations étaient de Dieu. Tout ce que j'ai fait fut de l'ordre de Dieu. »
157:35
Ô Jeanne, ô Bernadette, quel fut le secret de votre courage, de votre patience au moment du sacrifice suprême ? De l'au-delà, chacune nous répond : « L'Esprit du Seigneur était sur moi. »
Et nous, faisant écho, nous chantons de toute notre foi triomphante : Credo in Spiritum Sanctum.
PRIONS L'ESPRIT SAINT.
Nous prierons l'Esprit Saint pour qu'il devienne de plus en plus « le doux hôte de notre âme ». Qu'Il soit pour nous, comme pour sainte Jeanne d'Arc et sainte Bernadette, un Esprit de lumière et de force ! Qu'il mette dans nos cœurs l'amour de Dieu et du prochain, la vraie charité ! Qu'il infuse dans nos âmes cet amour tendre et fort pour Notre-Seigneur Jésus-Christ, que nous admirons chez sainte Jeanne d'Arc, et cette confiance sans borne en la Très Sainte Vierge dont sainte Bernadette donne un exemple inégalé !
Que par l'intercession de la Vierge Immaculée de Lourdes, de sainte Jeanne d'Arc et de sainte Bernadette, de saint Michel, de sainte Marguerite et de sainte Catherine, de tous les saints et de toutes les saintes de chez nous, l'Esprit du Seigneur s'empare de notre France et de tous les peuples de la Communauté ! Que son souffle puissant passe en particulier sur l'Algérie et y apporte la paix et le bonheur, conformes au plan de Dieu.
Que ce même Esprit repose sur tous les responsables de la vie spirituelle et temporelle, sur tous les fidèles et tous les citoyens !
Que l'Esprit Saint, qui est artisan de paix et d'unité, parce qu'Il est le Dieu d'amour, triomphe de nos déficiences humaines et rassemble tous les peuples dans la famille des enfants de Dieu, afin de les introduire un jour dans la béatitude du Ciel. -- Amen.
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============== fin du numéro 35.
[^1]: -- (1). Cf. Pierre Andreu : *Grandeurs et erreurs des prêtres-ouvriers*, Paris, 1955, page 232.
[^2]: -- (1). *Documentation catholique*, 6 janvier 1957, col. 17.
[^3]: -- (1). Publié dans l'*Osservatore romano* du 13 avril ; traductions littéralement un peu différentes, mais substantiellement identiques, dans l'édition française hebdomadaire de l'*Osservatore romano* le 24 avril ; dans la *Semaine Religieuse* de Paris du 25 avril (p. 449) ; dans la *Documentation catholique* du 26 avril (col. 526) ; dans les *Nouvelles de Chrétienté* des 23-30 avril ; etc.
[^4]: -- (1). Voir : « Pratique communiste et vie chrétienne, dans *Itinéraires*, n° 23, éditorial.
[^5]: -- (2). Voir l'exemple classique (classique dans la formation des cadres communistes) du chat et du poivre : cf. Marcel Clément, *Itinéraires*, n° 32, pages 10 et 11.
[^6]: -- (3). Ce point apparaît imparfaitement dans la traduction française. Là où Pie XI écrit « les communistes » ou « l'action des communistes », elle traduit souvent par « le communisme » ou « la doctrine communiste ».
[^7]: -- (1). Réellement préexistantes ou artificiellement suscitées : mais dans l'un et l'autre cas amplifiées et exacerbées par l'agitation et la propagande.
[^8]: -- (1). D'où la remarque célèbre de. François Mauriac, selon laquelle dans le communisme « Il ne peut rien y avoir de bon, puisque ce qui en paraît bon sert à tromper et à perdre les âmes. » (25 août 1933).
[^9]: -- (1). La dialectique communiste visant à dresser réciproquement Alger contre Paris et Paris contre Alger, à opposer l'armée au gouvernement, etc., trouve en fait des concours inconscients (et même aveugles), mais réels et funestes, dans l'action de certaines organisations politiques de « droite ».
[^10]: -- (1). IIIa Pars, q. 18, a. 5.
[^11]: -- (1). Au passage, prenons, pour ainsi dire en « flagrant délit » un de ces personnages. Un homme que le *Journal Officiel* qualifie d' « honorable député » -- j'espère avec un sourire ironique du rédacteur -- a posé récemment une « question écrite » au sujet de la fête du 8 mai, au sujet de laquelle il voulait s'assurer, devant sa clientèle, que ce jour serait bien chômé et payé. Générosité démagogique et facile, aux frais de la caisse des entreprises, dans un but de vile popularité...
[^12]: -- (1). Cf. : « Soyez saints comme votre Père céleste est saint ».
[^13]: -- (2). E. Mounier : *Feue la Chrétienté*, p. 123.
[^14]: -- (3). Cor. XIII, 4-8.
[^15]: -- (4). Emmanuel Monnier : *Qu'est-ce que le personnalisme*, p. 20.
[^16]: -- (5). Idem p. 58.
[^17]: -- (6). Idem p. 39.
[^18]: -- (7). E. Mounier : *Qu'est-ce que le personnalisme*, p. 28.
[^19]: -- (8). E. Mounier : *Feue la Chrétienté*, p. 170.
[^20]: -- (9). E. Mounier : *Qu'est-ce que le personnalisme*, p. 18.
[^21]: -- (10). Lettre du 9 mars 1948.
[^22]: -- (11). *Feue la Chrétienté*, p. 108.
[^23]: -- (12). E. Mounier : *Feue la Chrétienté*, p. 108.
[^24]: -- (13). *Qu'est-ce que le personnalisme*, p. 95.
[^25]: -- (14). Idem, p. 104.
[^26]: -- (15). PIE XII : Allocution du 25 septembre 1949.
[^27]: -- (16). PIE XII : Allocution du 23 décembre 1956.
[^28]: -- (17). PIE XII : Message du 24 décembre 1954.
[^29]: -- (1). « *Nimirum sane paucos, quid velint et quo reapse tendant communistæ, inspexisse funditus* ».
[^30]: -- (1). « De même que la vie de Marx atteint son centre dès avant la révolution de 1848, les œuvres de la période 1845.1847 doivent être considérées comme des exposés déjà complets de la pensée de Marx », note le P. Calvez dans son livre La pensée de Karl Marx (p. 637). *Le Manifeste communiste* de Marx et Engels, est de 1848. La Première Internationale ne sera fondée qu'en 1864. On voit que le Saint-Siège et ses Encycliques ne furent. pas « en retard ». Le seul vrai retard. toujours le même, est celui que l'on met à les écouter et a les comprendre.
[^31]: -- (1). Dans le second des deux examens de conscience du Missel biblique (p. 1750), on va même jusqu'à énoncer comme un péché le fait de « ne pas connaître les enseignements pontificaux depuis Léon XIII ». C'est une position extrême, qui semble ne pas tenir suffisamment compte des capacités intellectuelles, des états de vie, des vocations de chacun. Nous reviendrons prochainement sur ce point dans une étude d'ensemble du Missel biblique.
[^32]: -- (1). Voir *Itinéraires*, n° 31, documents : « Année du Curé d'Ars ».
[^33]: -- (2). Missel de chaque jour par un groupe de moines de l'abbaye de Maredsous ; éditions de Maredsous, 23, rue Visconti, Paris.
[^34]: -- (3). Missel quotidien vespéral du P. Morin ; Droguet et Ardant éditeurs, 60, rue Montmailler, Limoges.
[^35]: -- (4). Missel quotidien vespéral et rituel, introduction, traduction et notes explicatives par Dom Gérard, moine bénédictin de l'abbaye de Clervaux ; éditions Brépols, 6, rue du Vieux-Colombier, Paris.
[^36]: -- (1). Missel vespéral romain présenté, traduit et commenté par Dom Gaspar Lefebvre et les moines bénédictins de l'abbaye Saint-André, dessins de Dom Bruno Groenendaal, traduction des textes scripturaires par le Chanoine Osty ; éditeur : Société liturgique, 15, rue du Vieux-Colombier, Paris.
[^37]: -- (2). Missel quotidien des fidèles, vespéral, rituel, recueil de prières, par le R.P. Feder s.j. ; traduction nouvelle et commentaires par des Prêtres diocésains et des Pères de la Compagnie de Jésus ; Mame éditeur.
[^38]: -- (3). Missel romain quotidien traduit et présenté par les moines bénédictins d'Hautecombe, grande édition ; éditions Mellotée, 20, rue de la Réforme, Limoges.
[^39]: -- (4). Missel biblique de tous les jours, édition remise à jour selon les réformes liturgiques, vespéral et rituel. Action catholique rurale et Éditions Tardy (15, rue Joyeuse, Bourges, et 89, rue de Seine, Paris). Missel réalisé sous la direction du Chanoine Boulard, de l'abbé Bion et du P. Roguet, o.p.
[^40]: -- (1). Bien sûr, on comprend ce que veut dire, et avec raison, le rédacteur de cette notice du Missel biblique, Toutefois la rédaction est malheureuse, pouvant donner à penser que les fondations pieuses et les actes d'humilité n'appartiennent point à la vraie sainteté en général, ou à la vraie sainteté de Louis IX en particulier.
[^41]: -- (2). Et que les autres missels ont dédaigné, à tort selon nous.
[^42]: **\*** -- Ici : en italiques.
[^43]: -- (1). M. le Chanoine Etienne Guiot, vicaire général de l'archidiocèse de Cambrai, fondateur de la Prière des hommes à Marie (P.H.M.). Né à Fourmies en 1898. Vicaire de 1924 à 1930 ; professeur au Grand Séminaire de Cambrai de 1930 : à 1947 puis Supérieur du même établissement de 1947 à 1956, année où il devient Vicaire Général. Adresse : Archevêché, Cambrai, Nord.
Louis Boda, co-fondateur de la P.H.M. Né à Cambrai en 1887 ; peintre-décorateur ; marié et père de famille ; chevalier de l'Ordre de Saint Grégoire le Grand. Adresse : 9 bis, rue des Chanoines, Cambrai, Nord.
[^44]: -- (1). Dans le compte rendu de la Rencontre nationale de l'A.C.O., Jean Pélissier rapporte ces paroles de S. Exc. Mgr Guerry (*la Croix*, 1^er^-2 mai 1959) :
Il importe au plus haut point de ne pas faire dépendre l'évangélisation de l'engagement temporel. L'évangélisation doit conserver toute son indépendance à l'égard des moyens et dominer les conditionnements temporels à travers l'histoire et sous tous les régimes.
Dans le monde ouvrier (et l'A.C.O. n'est chargée que de lui), le message de salut ne sera pas écouté et accueilli si ceux qui le communiquent n'ont pas, par l'exemple de leur vie, fait la preuve qu'ils étaient d'authentiques ouvriers, insérés profondément dans la vie ouvrière, capables de comprendre ses souffrances, ses aspirations et de lutter pour la promotion du monde ouvrier.
L'engagement temporel est ainsi considéré par l'A.C.O. non pas comme une condition intrinsèque et absolue de l'évangélisation, mais comme une condition dispositive à la réception du message rédempteur dans le monde ouvrier.
Si l'évangélisation ne doit pas dépendre de l'engagement temporel, l'engagement temporel peut parfaitement jaillir comme l'effet du souci apostolique d'une évangélisation bien comprise.
L'engagement temporel peut être considéré sous deux aspects distincts : d'abord en lui-même dans l'ordre de la construction et de l'aménagement de la cité terrestre. Le Pape Pie XII a convié tous les hommes de bonne volonté à « la grande œuvre de construction d'un monde ébranlé jusque dans ses fondements, dissocié dans sa plus intime constitution ». C'est le rôle du chrétien en tant que membre et citoyen de la cité terrestre. Ce devoir de l'engagement. l'Église le fonde sur « le bien commun de la société » qui doit animer tout chrétien.
Mais l'engagement temporel peut être aussi envisagé sous un autre aspect : comme le moyen de lutter contre tout ce qui, dans la société actuelle, peut être « obstacle » à la rédemption, le moyen de combattre les injustices sociales, en tant qu'elles sont « en opposition avec l'ordre de Dieu, avec la fin assignée par Dieu aux biens terrestres » (Pie XII). L'engagement ainsi compris dans l'action temporelle prépare alors les voies : à l'évangélisation et rend les conditions de la vie ouvrière plus favorables à l'audience et à la mise en application du message rédempteur.
L'A.C.O. peut ainsi faire découvrir à ses militants, au-delà du motif propre à l'action temporelle dans le domaine de la création au service de la cité terrestre, « le sens apostolique » de leur engagement temporel. Certes ! celui-ci garde sa valeur propre en son ordre et la nature de l'action temporelle n'en est pas modifiée. Mais cette intention supérieure donne aux militants le moyen de faire, dans leur conscience, « l'unité » entre leur engagement temporel poursuivi par leur organisation politique, syndicale, familiale, dans l'ordre de la cité terrestre, et leur engagement apostolique réalisé dans l'A.C.O. dans l'ordre de la rédemption et de l'extension du Corps mystique.
Aucune obligation de conscience ne peut être imposée d'adhérer à tel ou tel mouvement, étant bien entendu écartée l'adhésion au parti communiste et aux partis dont les positions seraient contraires à la morale chrétienne et aux enseignements de l'Église. Sous cette réserve évidente, la règle de la diversité des engagements doit être respectée. (Note de la *Documentation catholique*).