# 40-02-60
1:40
## ÉDITORIAL
### Au seuil de la cinquième année
*La revue* «* Itinéraires *» *\
c'est déjà toute une histoire*
I. -- L'idée initiale.
II\. -- Évolution.
III\. -- Dialogue.
IV\. -- Deux erreurs d'interprétation.
V. -- La ligne directrice et le métier de « chroniqueurs ».
VI\. -- Référence à la pensée commune de l'Église et non à une école particulière.
VII\. -- L'événement.
VIII\. -- L'avenir français.
IX\. -- La revue aujourd'hui.
Avec le présent numéro se termine notre quatrième année. Avec le prochain commence la cinquième. Faisons donc le point.
Quatre années de parution, ce n'est plus seulement un événement : c'est déjà une histoire. La voici, rappelée à grands traits : parmi lesquels certains points de repère, certaines précisions que nous donnons publiquement pour la première fois.
2:40
#### I. L'idée initiale.
La revue *Itinéraires* a été fondée au début de 1956, le premier numéro a paru au mois de mars, et nous avons depuis lors régulièrement publié 10 numéros par an : dix, car chaque année nous faisons un seul numéro « juillet-août » et un seul « septembre-octobre ».
L'idée qui est à l'origine de la revue date de 1955. Nous avions remarqué alors que des journalistes personnellement catholiques, divisés par l'appartenance à des journaux politiques de tendances diverses, pouvaient malaisément y exprimer ce qui leur tient le plus à cœur, c'est-à-dire leur foi. Nous avions même remarqué que plusieurs d'entre eux pouvaient reconnaître en privé mais non manifester en public leur accord fondamental sur certains points de la doctrine catholique particulièrement méconnus ou incompris de notre temps, dont on peut dire en résumé qu'ils relèvent de la « philosophie chrétienne » telle que la recommande l'Église, et des lumières que cette philosophie chrétienne apporte, non seulement comme discipline de la pensée et pour la formation du jugement, mais encore dans toutes les perspectives, personnelles et sociales, de la vie quotidienne.
Quand nous parlons de « philosophie chrétienne », ou plus modestement, si l'on veut, et si le mot de « philosophie » fait peur, -- de *pensée chrétienne,* nous entendons les principes, les méthodes intellectuelles, la doctrine que l'Église enseigne constamment, mais dont on trouve en quelque sorte la synthèse théorique et pratique dans les trois Encycliques *Æterni Patris* (Léon XIII), *Pascendi* (saint Pie X) et *Humani generis* (Pie XII).
Nous avons donc eu en 1955 l'idée d'une publication où des chroniqueurs catholiques, tout en restant diversement engagés là où ils étaient dans la presse existante, pourraient exprimer ensemble leur foi commune et apporter ainsi un témoignage public qui n'abolit pas les diversités politiques, mais les situât à un niveau plus superficiel que celui où s'établit la communion chrétienne. La « Déclaration liminaire » de la revue ([^1]) exprimait ces préoccupations.
Spécialement attentifs à tout ce que les Souverains Pontifes ont dit de la France aux Français depuis la fin du XVIII^e^ siècle, et surtout depuis Léon XIII, nous y trouvions la recommandation insistante, sous diverses formes substantiellement identiques, de « faire passer la religion qui unit devant la politique qui divise ».
3:40
La revue *Itinéraires* était donc conçue comme un moyen d'expression pour ceux qui, journalistes par ailleurs, n'avaient pas de moyen d'expression commun au niveau qui vient d'être dit ; et aussi pour d'autres écrivains qui n'en avaient d'aucune sorte dans la presse, et dont il nous apparaissait que la pensée devait pouvoir s'exprimer dans une publication périodique.
\*\*\*
Car il n'existait aucune publication qui fût ainsi conçue, et il n'en existe toujours point qui cherche à remplir une telle fonction. Cette fonction aurait pu, en théorie, être assumée par la presse catholique ou par certains de ses organes : il est de fait qu'on ne l'assumait point, et qu'on ne désirait point l'assumer.
Une particularité que nous constatons sans la juger fait que la presse catholique admet très facilement la collaboration et même la direction d'*hommes politiques,* appartenant non pas à la « base » mais aux organismes dirigeants de tel PARTI politique. Et simultanément, la presse catholique n'admet quasiment jamais le concours de journalistes catholiques qui, *sans être d'aucun parti,* collaborent à un JOURNAL politique. La presse catholique, qui ne craint nullement d'être ou de paraître « compromise » en étant rédigée, voire dirigée, par des dirigeants de partis politiques, semble redouter comme une compromission majeure la collaboration de simples chroniqueurs politiques, indépendants de tout parti. Il y a certainement des raisons (bonnes ou mauvaises) à cela : nous n'avons pas à les apprécier et d'ailleurs, le voudrions-nous, nous ne le pourrions pas ; car ces raisons n'ayant pas été produites, on ignore ce qu'elles peuvent être. Il nous suffit d'enregistrer le fait lui-même.
On notera aussi que les Encycliques qui sont les plus familières à la presse catholique actuelle, celles auxquelles elle se réfère le plus souvent, celles dont elle s'inspire le plus directement, ne sont justement pas les Encycliques *Æterni Patris, Pascendi* et *Humani generis.* Et que ce qu'elle connaît le mieux, ce qu'elle cite le plus souvent des documents pontificaux, ce n'est pas le trésor de doctrine, de directives et de conseils concernant la France, adressés aux Français depuis plus d'un siècle et demi.
\*\*\*
4:40
Il existe des penseurs catholiques, les uns français, les autres étrangers de langue française, et d'une réputation mondiale, dont nous désirions que la pensée fût communiquée au public par la voie d'une publication périodique : les publications périodiques existant à Paris les ignoraient systématiquement. De même, nous publions ici les réflexions d'hommes ayant exercé des fonctions dirigeantes de premier plan au Parti communiste ou à la C.G.T., et qui ont une grande et précieuse expérience des réalités du mouvement ouvrier : ils étaient pareillement ignorés par la presse parisienne.
Là du moins, les raisons sont connues, elles ne concernent pas spécifiquement la presse catholique, mais toute la presse parisienne dans son ensemble : nous les avons récemment exposées ([^2]).
Notre idée initiale, en fondant la revue, était donc de créer un moyen d'expression qui vint suppléer à une absence manifeste dans l' « éventail » des publications.
\*\*\*
#### II. -- Évolution.
Cette idée initiale n'a été que partiellement réalisée.
D'une part, plusieurs concours rédactionnels qui semblaient acquis se sont dérobés au dernier moment. D'autre part, notre cheminement, une année après l'autre, nous a fait attacher moins d'importance à certains aspects de notre objectif premier et plus d'importance à des objectifs que l'on pourrait appeler nouveaux s'ils n'étaient issus d'un approfondissement de l'objectif initial.
\*\*\*
5:40
Les chroniqueurs catholiques, politiquement engagés dans la presse parisienne, qui avaient accueilli favorablement notre projet de revue mensuelle, se détachèrent presque tous, plus ou moins vite, de sa réalisation.
Une revue pauvre, sans capital, sans appuis publicitaires, d'avenir matériellement incertain, contredisait leurs habitudes professionnelles : c'était à leurs yeux une aventure, qui durerait six mois au plus ([^3]).
\*\*\*
En revanche, nous recrutions un à un -- ou plutôt nous voyions venir à nous -- des écrivains et des penseurs catholiques en marge de la presse parisienne, en marge de l'univers sociologique très particulier et très fermé qu'elle constitue : des hommes qui n'avaient jamais eu aucun souci de faire carrière dans ou par les journaux, qui souvent n'habitaient même pas la région parisienne, et que la presse ignorait plus ou moins totalement.
Un « regroupement », comme on dit aujourd'hui, se réalisait, et continue de se réaliser, entre des individualités très différentes les unes des autres par leur milieu de vie et de travail, leurs préoccupations, leurs habitudes intellectuelles, mais ayant chacune une expérience et une pensée personnelles, et quelque chose à dire.
\*\*\*
#### III. -- Dialogue.
Notre objectif initial comportait aussi le souci explicite de « tenter de surmonter les profondes divisions actuelles entre catholiques en substituant le dialogue à la polémique dans toutes les questions disputées » (*Déclaration liminaires,* n° 1).
Mais pour « dialoguer » il faut être (au moins) deux : et l'interlocuteur se déroba constamment. Nous n'excluons nullement l'hypothèse que nous nous y soyons mal pris, encore qu'une telle hypothèse ne paraisse pas suffisante à justifier normalement le constant refus de tout dialogue qui nous a été opposé. Quoi qu'il en soit, et de quelque manière que l'on envisage la question, ainsi s'est manifesté clairement que le milieu sociologique du journalisme parisien n'était nullement préparé aux mœurs *intellectuelles* du dialogue et de l'amitié chrétienne.
6:40
Ce milieu sociologique risque d'être le dernier à abdiquer certains sectarismes tenaces ; il en est comme le conservatoire institutionnel (les intérêts matériels du capitalisme de presse n'y sont d'ailleurs pas étrangers), alors même que les plus voyants et les plus périmés de ces sectarismes tendent à disparaître ou à être surmontés dans le peuple chrétien.
Pour raffermir la réalité spirituelle à partir de laquelle pourrait être créé un climat favorable au dialogue, nous avions proposé que soient organisés (que soient organisés *par d'autres,* nous donnions l'idée à qui la voudrait, et à qui était en *situation sociale* de la réaliser) une messe mensuelle commune et un commun pèlerinage à Lourdes des publicistes catholiques qui se trouvaient en opposition publique ([^4]) : cette idée est tombée dans une indifférence véritablement générale.
Nous en avons conclu qu'elle était, hélas, prématurée. Il faut ajouter que le mot d'ordre de faire un silence aussi complet que possible sur nos travaux porte une part de responsabilité dans la surprenante et significative indifférence de toutes les publications catholiques en face de l'idée d'une messe mensuelle et d'un commun pèlerinage à Lourdes ([^5]).
Nous eûmes pourtant une réponse.
Une seule.
Elle nous vint d'un « intellectuel catholique », écrivain et journaliste très connu et très influent, mais peu au courant de ce qu'est la sainte messe, et apparemment porté à la confondre avec la réunion d'un club mondain. Il nous écrivit en effet, le 18 novembre 1956 : « *Une messe commune *? *Elle supposerait un* *minimum d'estime réciproque interdit par vos écrits.* »
\*\*\*
En revanche, nous avons progressivement réalisé, du moins en ce qui nous concerne, la réduction unilatérale des polémiques et surtout de l'attitude mentale dont la polémique est l'expression. Les journaux catholiques continuent à se disputer entre eux : sans nous.
7:40
Cette réduction unilatérale des polémiques n'a conduit elle-même à aucun dialogue effectif ; c'est-à-dire que le profit en a été seulement pour nous et pour nos lecteurs : nous y avons trouvé, avec le loisir de travaux plus fondamentaux, la paix intérieure, qu'il n'est pas toujours commode de recevoir et de garder au milieu des confusion intellectuelles, des propagandes et des débats tels qu'ils ont ordinairement cours aujourd'hui.
\*\*\*
#### IV. -- Deux erreurs d'interprétation.
Récemment un hebdomadaire, à la suite d'une conférence prononcée par le directeur d'*Itinéraires,* imprimait sa surprise de l'avoir trouvé préoccupé « de convaincre et non de condamner », et croyait le voir engagé dans « une nouvelle voie ». Étrange méprise, car ni la revue *Itinéraires* ni les livres de son directeur n'ont jamais eu l'illusion de « condamner » qui que ce soit. Un tribunal, une autorité civile, militaire ou religieuse, peuvent condamner : le voudrait-on, on n'a évidemment aucun moyen de le faire quand on : écrit des livres ou quand on publie une revue. On publie une revue, on écrit des livres tout au plus pour discuter, et précisément dans l'intention de convaincre. Tel est du moins notre effort. Il arrive, avec la grâce Dieu, que cet effort ne demeure pas vain, puisque dès la première année d'*Itinéraires,* des catholiques formés aux idées du Sillon, et d'autres à celles de l'Action française, nous apportaient leur accord et leur encouragement, quelquefois enthousiastes. Ce n'est pas d'hier ou d'aujourd'hui, c'est depuis le premier jour que nous cherchons à persuader et non à condamner, et que nous croyons que telle est la tâche d'une revue mensuelle. Et c'est la Déclaration liminaire de notre premier numéro qui énonçait notre projet de « tenter de surmonter les profondes divisions actuelles entre catholiques en substituant le dialogue à la polémique dans toutes les questions disputées ».
8:40
L'autre erreur d'interprétation a été imprimée en novembre 1959 par une revue mensuelle. Exposant ce qui s'est passé en 1956, elle s'exprime ainsi : « Jean Madiran lance *Itinéraires* pour mener le combat politique contre l'organisation communiste internationale. » Or la revue *Itinéraires* n'a manifestement pas été fondée pour « mener un combat politique ». Et nous n'avons pas l'illusion absurde de croire que ce soit une revue mensuelle qui puisse mener le combat politique contre l'appareil communiste international !
Nous ne sommes pas inattentifs aux événements politiques, ni aux manœuvres du communisme. Nous nous efforçons de les juger à la double lumière de la doctrine de l'Église et de l'expérience naturelle. Ce que nous en disons peut être utile à chaque citoyen, même à ceux qui militent en un combat politique, et peut contribuer à éclairer, approfondir ou documenter leur action. Mais nous n'avons ni la folle croyance d'être les *meneurs* ni la fonction d'être les *menés* d'un combat politique. La politique est pour nous une matière de réflexion, d'analyse, d'étude : elle n'est ni la seule, ni même la première. Il nous arrive d'exprimer à son égard nos avis. Nous ne méprisons certes pas les militants politiques : c'est notamment à leur intention que plusieurs de nos articles sont écrits. Mais nous ne sommes évidemment pas nous-mêmes des militants politiques. Il est assez connu, au demeurant, que l'une de nos maximes les plus fréquemment répétées, l'une des maximes dont s'inspire très ouvertement, très visiblement notre entreprise, est la maxime déjà rappelée tout à l'heure de « faire passer la religion qui unit avant la politique qui divise ». Et tout compte fait, la politique occupe nettement moins de place dans *Itinéraires* que (par exemple) dans *La Croix.*
\*\*\*
#### V. -- La ligne directrice et le métier de « chroniqueurs ».
L'impossibilité d'un dialogue avec la plupart des publications parisiennes, notamment catholiques, avait eu pour nous l'heureuse conséquence de nous inviter à tourner nos efforts davantage vers l'intérieur que vers l'extérieur ; davantage vers le progrès de notre pensée et de la formation intellectuelle de nos lecteurs, que vers le souci de combattre ou de convaincre, sur le devant de la scène, les porte-parole des pensées adverses.
9:40
Le fil directeur fut toujours et demeure celui du dernier paragraphe de la Déclaration liminaire de mars 1956 : agir en chrétien « *par les moyens propres à notre métier* », notre métier de chroniqueurs.
Mais ce mot lui-même de « chroniqueurs », et celui de « chroniques » qui figure en sous-titre de la revue, demandent explication.
Par chronique on entend le plus souvent un genre littéraire badin et frivole, et par chroniqueur une sorte de plaisantin ou d'aimable causeur. Nous l'entendons au contraire au sens étymologique : nous parlons du *temps présent.* Le chroniqueur dans notre revue est théologien, philosophe, sociologue, économiste, syndicaliste, éducateur, etc. : il parle en tant que tel, mais sur le plan de la chronique, c'est-à-dire à l'occasion et en vue des problèmes posés par l'actualité.
S'il est permis de prendre une telle comparaison, la chevalerie naquit en somme du propos suivant : soyons soldats, puisque nous le sommes, et soyons-le pleinement, mais soyons-le pleinement en chrétiens. Il n'est aucun métier où ne puisse être transposé l'esprit de la chevalerie, qui consiste simplement à vivre en chrétien son état de vie.
Nous sommes ici des écrivains, des professeurs, des artistes, des hommes de métier, des syndicalistes, etc., qui avons comme activité principale, ou plus souvent secondaire, d'écrire des chroniques, c'est-à-dire les réflexions d'actualité qu'à la lumière de la doctrine de l'Église nous tirons de notre méditation et de notre expérience.
Le faire en catholiques : nous avançons dans la méditation et dans la connaissance expérimentale de tout ce qu'impliquent une telle volonté et un tel devoir. C'est en avançant ainsi, et pour cette raison, que notre entreprise s'est modifiée et approfondie, et sans doute est appelée à le faire encore.
\*\*\*
#### VI. -- Référence à la pensée commune de l'Église et non à une école particulière.
A la différence du *Sillon* de Marc Sangnier, de l'*Action française* de Maurras, d'*Esprit* de Mounier, la revue *Itinéraires* n'est pas une « *école* ».
10:40
Pour être une école, il faut avoir EN COMMUN une pensée PARTICULIÈRE. Or ici, au contraire, nous nous distinguons les uns des autres par nos pensées particulières, et nous n'avons en commun que la pensée commune de l'Église. Nous ne nous rattachons pas à une école de spiritualité, de philosophie ou de politique ; pas même à une école thomiste : saint Thomas est le Docteur commun et nous le tenons pour tel ; mais dans la mesure où il peut exister, et où il existe en fait, une *et* même plusieurs écoles thomistes particulières, nous n'en sommes pas ([^6]).
Bien sûr, chacun d'entre nous est plus ou moins marqué par sa formation, son milieu de vie, son expérience, ses goûts personnels, ses préférences intellectuelles : mais tout cela est ce par quoi les rédacteurs habituels ou occasionnels d'Itinéraires sont différents les uns des autres, et non pas ce qui les rassemble. Chacun s'exprime ici, comme il est naturel, selon la conviction qui est la sienne. L'avertissement en est répété dans chaque numéro : « Le premier et principal responsable (d'un article) est celui qui signe ; il convient de lui laisser cette responsabilité primordiale, garantie de sa liberté ; ce qu'il signe est aussi ce qui le distingue de ce qui est signé par un autre. Les textes non signés engagent la seule responsabilité du directeur. » Dans la revue s'expriment des pensées personnelles diverses, sans souci d'artificielle concordance systématique, notre seul lieu et notre seul lien communs étant la pensée commune de l'Église.
La *Déclaration fondamentale* de la revue ([^7]) rassemble les points de la pensée commune de l'Église qui inspirent notre activité. L'expression concrète qui en est formulée par cette Déclaration fondamentale, comme toute expression faite à un moment donné par des laïcs, est une affirmation qui n'engage évidemment que la responsabilité de ceux qui y souscrivent. La revue *Itinéraires* apporte ainsi à ses lecteurs des pensées diverses qui n'ont, pour autant que le permet l'infirmité humaine, d'autre inspiration et d'autre règle communes que la pensée de l'Église telle que l'Église la définit elle-même par son Magistère vivant.
11:40
#### VII. -- L'événement.
Depuis le mois de mars 1956 où paraissait le premier numéro de la revue, il s'est produit en France un profond changement. Ce changement s'est développé à partir du 13 mai 1958.
En mars 1956, notre Déclaration liminaire affirmait, à propos du communisme :
« *En l'absence actuelle d'un fédérateur temporel, la fédération politique des bonnes volontés et des énergies peut s'accomplir sous la pression extérieure du péril démasqué et repéré pour ce qu'il est.* »
Le péril communiste n'a pas diminué depuis lors dans le monde. En France, nous ne pouvons plus parler de l'absence d'un fédérateur temporel, Nous ne sommes plus au temps où il manquait à tout chef d'État « deux choses : d'être un chef, et qu'il y ait un État ».
Depuis le 13 mai 1958, la France n'est plus dans la situation qui nous faisait écrire dans notre premier numéro de mars 1956 :
« *Nous marchons à tâtons dans le brouillard et dans la nuit. Pèlerins aux terres et aux temps du désordre établi, nous n'avons choisi ni le moment ni la patrie qui nous ont été donnés, auxquels nous avons été donnés, c'est notre lot et nous l'aimons, et il faut bien que nous l'aimions, et si c'est notre croix nous ne pouvons qu'aimer notre croix.*
« *Dans ce désordre établi, dans cette nuit et dans ce brouillard, nous n'avons rien d'assuré que ce qui est immédiatement à portée de la main* (...) : *reconnaître et assurer une à une nos vérités de chaque jour, les arracher une à une aux brouillards artificiels qui incessamment les pénètrent jusqu'à l'os et qui obscurcirait le ciel lui-même.*
« *Cela servira bien à quelque chose. Cela servira peut-être à nos prochains les plus proches ou les plus lointains. Peut-être à la France. Peut-être à rien : à la grâce de Dieu ! Mais nous n'avons pas autre chose à faire, et nous ne pouvons faire autrement.* »
12:40
En juin 1956, dans l'éditorial de notre quatrième numéro, la situation de la France nous faisait écrire :
« *La France blessée, trompée, trahie, s'enfonce à l'intérieur d'un grand désarroi, comme dans une malédiction ou un châtiment, Et les* « *élites dirigeantes* » *de la société française, responsables des catastrophes et du mensonge, les donnent pour autant de progrès.*
*Que faire, ah ! que faire ? sinon d'abord et toujours prier, c'est toujours la prière qui manque le plus, Prier le Dieu de Clotilde et de Jeanne d'Arc, les saints et saintes de France, la Très Sainte Vierge de Lourdes et de Pontmain, de la Salette -- et de Fatima.*
*Prier. Dans cet immense désarroi, nous supplions Le Père, par la Croix et les mérites de son Fils, de nous envoyer le Saint-Esprit. Nous le supplions de nous faire adhérer profondément à la prière de l'Église et à la parole du Vicaire de Jésus-Christ, qui sont le point fixe, et la Voie dans les ténèbres, et la Vie, et la Vérité qui nous délivrera.*
*Nous le supplions de nous donner la force de ne pas abandonner notre tâche personnelle de chaque jour, et de nous guider chacun à cet humble, à ce seul rempart quotidien.*
*Il n'y a rien d'autre. Il n'y a plus rien d'autre. Mais en vérité il n'y a jamais eu rien d'autre, et Le reste a toujours été donné par surcroît.*
*Nous supplions le Père de nous donner la soumission confiante il Sa Volonté, dans l'épreuve de la France et de chaque Français.*
*Nous Le supplions de nous donner, dans ce désordre et cet effondrement sans issue visible, la fidélité à la prière quotidienne et à la tâche de chaque jour, qui sont le prix, la peine et le moyen de l'Espérance.* »
L'événement issu du 13 Mai 1958 a changé les destinées de la France. C'était l'amorce et la promesse d'une résurrection. Notre éditorial de juin 1958 (écrit avant le 13 mai) commençait par ces mots : « *Surtout dans le silence et dans la discrétion, d'immenses forces se lèvent pour la renaissance. Qu'on ne les aperçoive pas n'a aucune importance.* » Et il se terminait par ceux-ci : « *Mais pratiquement : comment, quand, par qui ? Nous n'en savons rien. Peut-être est-ce déjà quelque chose de le concevoir, de le méditer, de l'attendre, de l'espérer.* »
13:40
Dans notre accueil de l'événement, nous avons mis l'accent sur trois réalités essentielles :
1\. La communauté catholique a par vocation un rôle décisif à tenir dans la renaissance de la patrie : mais elle ne pourra le tenir que dans et par son unité ([^8]).
2\. L'existence d'un arbitre au-dessus des partis et des suffrages exprimés est un bien trop nécessaire, et dont la France est privée depuis trop longtemps, pour que l'on puisse risquer de le compromettre simplement par une éventuelle défiance à l'égard de l'homme lui-même : « Il s'est heureusement trouvé un homme qui pouvait faire accepter son arbitrage par la grande majorité de la nation. Cet homme lui-même n'avait pas toujours, dans le passé, montré un juste sens politique. Ce qui est fait est fait. Éclairé sur les fautes qu'il a commises, il est probable qu'il ne recommencera pas les mêmes. » ([^9])
3\. Les partis politiques avaient colonisé et démembré l'État, ils l'avaient réduit à n'être plus qu'un cadavre écrasant la nation. Tyrans ravageurs de tout le temporel de la patrie, ils étaient aussi en train de coloniser les âmes, avec la caution (non toujours désintéressée) de théologiens et d'intellectuels catholiques qui leur reconnaissaient, et leur reconnaissent toujours, la mission invraisemblable d' « éduquer les consciences » (*sic*)*.* Nous avons estimé et nous estimons que celui et tous ceux qui ont remis les partis politiques à une place temporellement et spirituellement beaucoup plus modeste ont en cela bien mérité de la patrie ([^10]).
\*\*\*
L'événement ne changeait évidemment rien aux inspirations fondamentales de la revue *Itinéraires.* Mais il modifiait nos conditions de travail : d'abord en ceci qu'il était beaucoup plus difficile de travailler dans le vacarme, sous l'imminence ou au milieu des catastrophes nationales. La paix publique, la stabilité temporelle, apportaient un climat plus favorable aux tâches de l'esprit.
14:40
Quand ce qui restait de l'État, ou ce qui en tenait lieu, était continuellement à la merci de la lutte des partis, les meilleurs des citoyens eux-mêmes s'estimaient obligés de participer à cette lutte, sans grand espoir d'ailleurs, mais pour tenter au moins de barrer la route aux pires. Leur parler alors de réforme intellectuelle et morale, c'est-à-dire de la lente et longue réforme des pensées et des mœurs, était un propos fort peu entendu. Quand le feu est à la maison, le devoir est de courir au feu : cette vue simple et juste n'a pas, selon nous, une application politique aussi certaine, aussi automatique, aussi absolue qu'on le faisait. Toujours est-il qu'elle avait cours, et que l'on remettait à plus tard de « se tenir en repos dans une chambre » pour étudier et mettre de l'ordre dans ses pensées.
Depuis mai 1959, ou ne peut plus, même si l'on en a le désir, aller s'agiter sur la place publique dans l'espoir de changer en quelques jours le gouvernement. Bien ou mal gouvernés, nous sommes gouvernés : il n'existe aucune chance raisonnable de renverser ceux qui dirigent l'État pour en mettre de meilleurs à la place, à supposer que l'on ait ces meilleurs sous la main. Il n'existe, non plus, aucun motif sérieux de penser que les pires ont une possibilité prochaine de prendre le pouvoir, et d'en conclure qu'il est donc urgent, avant toutes choses, de leur faire obstacle. Voilà beaucoup de temps, et surtout de liberté d'esprit, gagnés pour la vie familiale, professionnelle, communale, sociale et, dans l'ordre civique et politique lui-même, pour les tâches de longue haleine. Le travail en profondeur, orienté vers une réforme intellectuelle et morale, n'est plus traversé par un *divertissement* politique immédiat.
\*\*\*
De plus, la renaissance de l'État s'annonçait soucieuse de contribuer elle-même à la réforme intellectuelle et morale. Nous disons bien de *contribuer.* Car il n'appartient pas à l'État de la diriger ni de la réaliser, cela n'est point de son ordre. Il est de son ordre et de son devoir, et il était apparemment de son intention, d'en favoriser l'entreprise.
15:40
L'État ne saurait créer lui-même une représentation familiale et professionnelle des réalités sociales, venant soit *remplacer* soit *compléter* l'ancien système parlementaire des partis, qui ne représente que des idéologies politiques, des propagandes, ou des intérêts qui n'osent pas dire leur nom. Si l'État se mêlait de construire lui-même l'organisation professionnelle, il aboutirait à des fabrications artificielles, et de surcroît étatiques, ce qui serait un contresens complet.
Mais l'État peut appeler, solliciter, suggérer, favoriser, aider ; il peut *inviter* positivement les représentants familiaux et professionnels à créer eux-mêmes de libres institutions sociales, celles qui manquent à la France, celles qui doivent naître « d'en bas », et être l'émanation des métiers, des régions, des familles. L'État peut leur proposer d'assumer des fonctions *administratives* dont il se déchargera au profit de ses fonctions à lui, proprement *gouvernementales* ([^11]).
L'appel, l'invitation, l'aide de l'État étaient en l'occurrence indispensables : car si le dessaisissement des partis politiques laissait un grand vide, et offrait une grande chance à la création d'un nouveau système représentatif, représentatif des réalités sociales et non plus des propagandes idéologiques, -- il apparaissait simultanément que les Français dans leur ensemble n'avaient exactement conscience ni de la nature du vide à remplir, ni de la portée de la chance à saisir.
En lui-même, le divertissement des partis politiques avait beaucoup perdu de sa puissance de suggestion ; mais la plupart des cadres économiques et sociaux de la nation restaient et restent *divertis* d'une autre manière, PAR LEURS JOURNAUX. Ceux-ci ont entretenu dans les esprits une distraction, une inconscience absolue à l'égard de la tâche historique qui était devenue possible et qui devrait être, aujourd'hui, non point certes menée à terme, mais déjà partout en chantier : elle ne l'est à peu près nulle part.
Quand on évoque de telles perspectives, quand on voit que le temps passe sans que le nécessaire soit seulement conçu, quand on constate que les responsables, dans l'État et dans la société, n'en ont apparemment aucune idée et *qu'ils pensent tous à autre chose* (à des choses elles aussi utiles et nécessaires, d'ailleurs), on mesure quel grave déficit il faut bien reconnaître.
16:40
Un déficit par rapport non point à des espérances que nous aurions pu arbitrairement nous fabriquer, cela n'aurait qu'un intérêt anecdotique : mais par rapport aux espérances qui étaient inscrites dans la situation de la France, et que le temps commence à effacer. Car le temps efface tout, même le meilleur, si l'on ne saisit pas le moment opportun, si l'heure passe sans qu'on agisse, si on laisse les herbes sauvages, et les ronces, repousser sur le champ qui se trouvait défriché.
\*\*\*
#### VIII. -- L'avenir français.
Notre affaire n'est pas ici de lancer des proclamations « pour » ou « contre » qui que ce soit. Nous appelons le lecteur à la réflexion, et nous lui en fournissons autant qu'il est en nous les éléments documentaires, doctrinaux ou prudentiels.
A l'égard du régime politique et des pouvoirs établis, à l'égard de ceux qui portent la responsabilité de l'État, l'attitude que nous observons et que nous recommandons est celle que définit la doctrine chrétienne. Nous l'avons rappelée dans son texte même ([^12]). Comme il convient à une publication catholique qui est une revue mensuelle de culture générale et non un quotidien ou un hebdomadaire de combat politique, nous nous attachons surtout à mettre en lumière, à enseigner, à défendre *les valeurs, les vertus, les principes qui sont antérieurs et supérieurs à toutes les formes de gouvernement,* et qui doivent ou devraient être communs à tous.
Nous croyons nécessaire, comme l'Église le demande, un sain respect des pouvoirs établis, exclusif de toute idolâtrie : que l'on peut appeler aussi, comme on le fit naguère, un « loyalisme sans inféodation ».
Sans y manquer, sans appeler personne à aucune insurrection, sans encourager aucune forme partisane d' « opposition politique », et sans même élever le ton, nous constatons que parmi les valeurs antérieures et supérieures à toutes les formes de gouvernement, il en est une, capitale, qui était complètement bafouée par la IV^e^ République, et que *l'on n'a rien fait depuis mai* 1958 *pour la restaurer.*
17:40
Il s'agit d'un « grave principe de philosophie sociale », que l'on ne saurait méconnaître sans « commettre une injustice en même temps que troubler d'une manière très dommageable l'ordre social » ([^13]). Le Pape, s'adressant spécialement aux catholiques français, assumait solennellement la « *valeur directive* » de ce principe, « toujours défendu par l'enseignement social de l'Église » ([^14]). De la méconnaissance de ce principe résulte notamment la mortelle CONFUSION DU GOUVERNEMENT ET DE L'ADMINISTRATION.
Ce principe, les sociologues le désignent par le nom abstrait et rébarbatif de « principe de subsidiarité » : mais il concerne des réalités très concrètes, très quotidiennes, et tout à fait vitales. Sa méconnaissance est *la cause la plus fréquente,* depuis le début de l'histoire humaine, du déclin des nations et de la mort des civilisations. Cela vaudrait la peine de s'en préoccuper. Il est de fait que la V^e^ République paraît l'ignorer autant que la IV^e^ République l'avait bafoué. Du moins, tous les catholiques sociaux qui ont étudié l'Encyclique *Quadragesimo anno --* qui l'ont étudiée dans le texte -- en connaissent l'importance. La plupart des responsables, dans l'État et dans la société, semblent n'en avoir jamais entendu parler, ou l'avoir oublié. Il serait temps de s'instruire : ce ne serait pas du temps perdu ([^15]).
\*\*\*
Nous ne sous-estimons pas la gravité de certaines urgences politiques, nationales ou internationales. Nous concevons aisément que les soucis gouvernementaux soient souvent retenus par l'Algérie à défendre, la Communauté française à rétablir, l'évolution (ou les évolutions) de l'alliance atlantique, le concert des nations européennes ; et enfin par la « coexistence » singulière qu'offre un Krouchtchev juché sur le formidable arsenal des fusées soviétiques. La présence et l'action de la France, le tour décidé pris par sa politique internationale depuis vingt mois, peuvent servir le bien commun de l'humanité.
18:40
Dans la mesure, d'ailleurs très large, où l'État a demandé en tous ces domaines qu'on le laisse agir souverainement, nous n'avons en rien contesté le droit du souverain, ni écrit un demi-mot qui pût gêner la manœuvre du bâtiment ou entamer la discipline nationale. Certains de nos amis, considérant l'action de l'État français, sont enthousiastes du style et de la personne ; certains autres y sont véritablement allergiques. Notre affaire ici n'est ni d'apologie ni de dénigrement ; elle n'est même pas, ou elle n'est que par exception, de critique des actes proprement politiques du pouvoir temporel, quand ce pouvoir est constitué, responsable et souverain. Mais le gouvernement accomplirait-il même avec une perfection surhumaine les tâches les plus immédiates de sa fonction politique, que le destin de la France tout entier, y compris sa politique, n'en resterait pas moins gravement compromis par une crise de civilisation, par une carence de principe, par une méconnaissance fondamentale de la *valeur directive du principe de subsidiarité,* dont il nous appartient certainement de parler. Nous venons de le faire, avec une inquiétude qu'aggravent chaque jour le temps passé sans y pourvoir, et la constatation chaque jour plus étendue que personne n'en a le souci.
Pour tenir son rôle dans le monde, il ne suffit pas à la France d'avoir un État et un chef de l'État. Il faut encore que *la vie nationale* soit restaurée dans ses conditions naturelles, qu'elle soit libérée de l'étatisme administratif qui l'étouffe. Le 13 décembre, cette maxime fut énoncée à l'adresse du Sénégal et du Soudan :
« L'essentiel pour jouer son rôle international est d'exister par soi-même, en soi-même, et chez soi. »
Cette maxime ne vaut pas seulement pour le Soudan et pour le Sénégal. Et sa conclusion ne saurait être *seulement* qu'il faut alors que « se constitue un État ». Un pays existe par soi-même, en soi-même, et chez soi, quand il possède un État en mesure de *gouverner la vie nationale sans l'absorber :*
« De même qu'on ne peut enlever aux particuliers, pour les transférer à la communauté, les attributions dont ils sont capables de s'acquitter de leur seule initiative et par leurs propres moyens, de même ce serait commettre une injustice, en même temps que troubler d'une manière très dommageable l'ordre social, que de retirer aux groupements d'ordre inférieur, pour les confier à une collectivité plus vaste et d'un rang plus élevé, les fonctions qu'ils sont en mesure de remplir eux-mêmes » ([^16]). Tel est le *principe de subsidiarité.* Principe complètement méconnu dans l'État français, dans la société française -- et spécialement dans l'organisation de l'enseignement.
19:40
Oh ! sans doute, parler de « principe de subsidiarité », cela peut paraître pédant, une histoire de professeurs, quelque manie intellectuelle. Et il est peut-être dommage que l'on n'ait pas encore trouvé une dénomination plus « parlante » pour cette exigence vitale. Car ce n'est pas une histoire de professeurs, c'est une histoire de tous les jours. C'est une histoire de justice. C'est une histoire de respiration sociale, c'est une histoire d'asphyxie. C'est la dignité même de l'homme, c'est sa vocation temporelle, ce sont les conditions naturelles de la vie nationale, c'est l'organisation professionnelle, c'est l'âme de chaque métier tout ensemble avec ses conditions matérielles d'exercice, qui sont laminées en permanence par l'étatisme administratif et bureaucratique. Cet étatisme n'a pas reculé d'un pouce depuis mai 1958. Il a même, parfois, avancé.
\*\*\*
#### IX. -- La revue aujourd'hui.
Ce qui vient d'être dit n'est pas une digression dans l'histoire de la revue *Itinéraires,* située à grands traits au seuil de sa cinquième année d'existence ([^17]). Travaillant à la réforme intellectuelle et morale, nous ne sommes nullement étrangers à l'événement : bien au contraire. Simplement, nous l'abordons en profondeur et non pas en surface. Ainsi que l'énonce notre Déclaration fondamentale, « la réforme intellectuelle et morale exige une réforme de l'enseignement et une réforme de la société qui sont organiquement liées et interdépendantes ».
Le développement de la question scolaire, sur lequel il nous faudra revenir ([^18]), n'a en tous cas rien à voir avec la nécessaire réforme de l'enseignement. La réforme de la société, on dirait aujourd'hui qu'elle n'a jamais figuré dans les desseins officiels, qui se sont apparemment limités à une réforme de l'État lui-même.
20:40
Les réformes qu'appellent les structures françaises ne peuvent assurément être réalisées qu'avec une progressive, prudente et sage lenteur, respectant l'interdépendance de la réforme des institutions et de celle des mœurs : mais c'est donc un motif pour commencer sans retard, comme disait Lyautey. Or en ce domaine IL NE SE PASSE PLUS RIEN depuis l'installation à l'Élysée du Président de la République. On ne fait plus rien, comme si cette installation avait constitué le terme des réformes nécessaires, et comme s'il ne s'agissait plus désormais que de gouverner, avec un État restauré, à l'intérieur de structures sociales inchangées.
Pourtant, il serait invraisemblable de supposer que les grands desseins auxquels le Président de la République, sans trop les préciser, convie les Français, se limitent au seul cadre des techniques de gouvernement, ou à la seule politique internationale. Le plus sévère de ses critiques, le plus férocement intelligent de ses adversaires, dans l'une des principales publications de l'opposition politique, le reconnaît « capable d'intuitions géniales » ([^19]). On peut imaginer ou même raisonnablement espérer que la réforme nécessaire des structures françaises n'échappe point à cette intuition. Toujours est-il qu'une telle réforme est actuellement, et depuis des mois, bloquée au point mort. Bloquée pour des raisons inconnues ; du moins, inconnues de nous ; mais absolument bloquée.
\*\*\*
C'est donc à cet égard dans un sens très pratique et très concret que doit se poursuivre, que doit se développer et s'élargir l'action de la revue *Itinéraires.*
Non point certes par de vagues et violentes mises en demeure à l'adresse du gouvernement, qui ne lui feraient d'ailleurs, venant d'une publication de culture générale, ni chaud ni froid.
Mais en instruisant les esprits, en les éveillant aux dimensions véritables et aux implications réelles de la doctrine sociale catholique, et à l'opportunité actuelle : pour faire reculer la confusion étatique du gouvernement et de l'administration, de méditer, de comprendre et de mettre en œuvre la *valeur directive du principe de subsidiarité *: son application effective suppose, réclame, résume, dans l'ordre social, toute la doctrine chrétienne, toute la vie chrétienne, toutes les mœurs chrétiennes. Il est le point d'insertion temporelle de ce qui fait la mort ou la renaissance des civilisations.
21:40
Il nous appartient spécialement d'atteindre les cadres, les élites véritables de la vie nationale ; de les informer ; de les persuader ; de contre-balancer, de contre-carrer dans les esprits le constant *divertissement* opéré par la presse à l'égard des tâches qui incombent réellement à chacun selon chaque état de vie. Cela seul constitue déjà une réforme morale et intellectuelle d'une immense portée pour tous ceux qui en saisissent personnellement la nécessité. Sa portée proprement sociale et nationale dépend plus que jamais de l'extension que nos amis, par leur activité organisée, par leur soutien effectif et croissant, sauront donner à la diffusion d'*Itinéraires.* La création du Secrétariat-diffusion est une étape marquante dans l'histoire de la revue ([^20]).
La revue *Itinéraires* est un moyen d'action sur l'esprit public : d'action en profondeur. Non point pour recueillir des suffrages, ni contribuer à porter un parti au pouvoir ou il en écarter un autre. Mais pour rendre vivantes, conscientes et précises, dans les intelligences et dans les cœurs, les requêtes spirituelles, mentales, morales, qui doivent inspirer la nécessaire réforme des pensées, des institutions et des mœurs.
\*\*\*
-- Et le communisme ? dira-t-on : dans tout cela vous n'en parlez quasiment plus ; chaque chose en son temps. Nous en avons beaucoup parlé précédemment.
Notre prochain numéro tout entier y sera occupé : justement, en temps opportun.
22:40
### Ce qu'est la revue
Nos nouveaux lecteurs, et d'une manière générale tous ceux qui désirent connaître *Itinéraires* d'une connaissance objective, en étudiant méthodiquement ce qu'est notre entreprise de réforme intellectuelle et morale, pourront se reporter principalement, outre l'éditorial du présent numéro, aux articles et aux numéros mentionnés ci-dessous.
Déclaration liminaire : n° 1, reproduite dans le n° 10 et dans le n° 20.
Le combat d'aujourd'hui : éditorial du n° 5.
Jean MADIRAN : Déclaration de paix (n° 5)
Vers Lourdes : éditorial du n° 6.
Marcel CLÉMENT : Les conditions de l'unité des catholiques de France (n° 9)
Un an d'existence : éditorial du n° 10.
Ce que nous faisons : éditorial du n° 14.
Mise au point : n° 14, pages 44 à 72.
L'action catholique : éditorial du n° 15.
Conversation avec Henri CHARLIER sur plusieurs sujets diversement actuels (n° 17 et n° 18).
Deux ans accomplis : éditorial du n° 20.
Par tous nos moyens : éditorial du n° 24.
23:40
La communauté catholique dans la nation française : n° 25.
Les deux pouvoirs et la réforme intellectuelle : éditorial du n° 27.
Déclaration fondamentale de la revue *Itinéraires *: n° 28.
Marcel CLÉMENT : Pie XII (n° 29)
Quatrième année : éditorial du n° 31.
Conditionnement à la non-résistance : éditorial du n° 33.
L'enseignement en France\
méconnaît les principes fondamentaux\
et le droit naturel.
Devant la méconnaissance prolongée de la justice et du droit, méconnaissance qui continue à s'affirmer en France (et dont nous parlerons à nouveau dans un prochain numéro), nous recommandons instamment à tous nos amis de faire connaître, lire et étudier autour d'eux notre numéro 34 et notre numéro 36 :
-- Les libertés de l'enseignement : éditorial du n° 34.
-- Henri CHARLIER : La réforme de l'enseignement supérieur (n° 34).
-- Le développement de la question scolaire (n° 36).
-- Six précisions sur la liberté de l'enseignement (n° 36).
-- Entre les enseignants chrétiens et les universitaires catholiques : le contact à la base (n° 36).
24:40
## CHRONIQUES
25:40
### Lettre inédite du Père de Foucauld au R.P. Voillard
Nous remercions très vivement le R.P. Coudray, vice-postulateur de la cause de béatification du Père de Foucauld, qui a bien voulu nous autoriser à publier dans *Itinéraires* cette lettre inédite du Père au R.P. Voillard, assistant général des Pères Blancs. Cette lettre a exactement cinquante ans ce mois-ci.
Pierre ANDREU.
Jésus Caritas.
Tamanrasset par In-Salah
Purification de la T. S. Vierge, 1910.
Mon très Révérend Père, C'est bien tard pour vous adresser mes respectueux vœux de bonne année. Votre bonté m'excusera. Vous savez qu'au commencement de cette année ma pauvre et indigne prière a demandé au Cœur de Jésus toutes grâces pour vous, pour vos Pères, pour vos œuvres. Vos désirs sont les miens ; mes prières ne peuvent qu'être unies aux vôtres. Ma vie est la même qu'il y a un an. Je reste seul, sans entrevoir l'arrivée d'un compagnon.
26:40
Depuis mon arrivée ici en juin, j'ai peu quitté ma clôture (morale). Je n'en suis sorti que pour aller voir à une journée de marche un Français très gravement malade et pour visiter, une fois, quelques campements dans les montagnes voisines. La plus grande partie de mon temps est employée à des travaux de langue touarègue. J'ai hâte de les voir terminés afin de consacrer plus de temps aux âmes et plus de temps à la prière. Ils seront finis, j'espère, dans un an. J'irai alors à Beni Abbès et de là probablement à Maison Carrée que la bonté de Monseigneur, la vôtre, celle de vos Pères, m'ont habitué à regarder comme la maison maternelle, et où je demanderai encore une fois l'hospitalité pour quelques jours. A moins de circonstances particulières, j'aime mieux passer par le Touat, Beni Abbès et Colomb-Béchar que par le Mzab ; entre In-Salah et Beni Abbès plus de cent villages ; si peu de chose que soit un passage rapide, ce peu vaut mieux que rien ; il habitue les habitants à la vue des prêtres et par quelques aumônes, des remèdes, des causeries leur apprend à voir en eux des amis.
La partie algérienne du pays touareg, l'Ahaggar surtout continue à progresser matériellement, l'apprivoisement surtout marche à grands pas. Par la grâce de Dieu, les premiers officiers venus dans ce pays ont tous, le colonel Laperrine en tête, été avec les Touaregs d'une bonté, d'une douceur admirables. Aussi partout où a passé un officier, la population, de farouche et de méfiante, est devenue amicale. Nullement fanatiques, Musulmans très peu pratiquants, insouciants, gais, légers, de nature ouverte, point séparés de nous par leurs mœurs, ils se rapprochent de nous bien plus facilement et bien plus complètement que les Arabes. Une foire bisannuelle a été établie à Fort-Motylinski (Tarhaouhaout) ; en mars et en octobre, on y est convié de tous côtés d'Agadez, de Zinder, de l'Aïr, comme d'In-Salah, d'Ouargla, etc. Cette foire sera d'un grand secours pour les missionnaires futurs ; par elle ils pourront se faire connaître plus loin.
27:40
Pour l'instruction à donner aux Touaregs, rien n'est encore commencé. On voudrait un instituteur français qui s'occupe de civiliser les jeunes Touaregs, tout en leur donnant une instruction française ; on voudrait qu'il fût marié et que sa femme fît de même pour les petites filles touarègues ; ici, où les femmes ont dans la famille et dans la société une place importante, l'éducation des filles est de première nécessité comme leur instruction. On voudrait cela mais on n'a encore rien. La place reste encore libre. L'heure semble venue de commencer l'instruction de ce peuple, car bientôt, je crois, des chefs demanderont que leurs fils apprennent un peu de français, frappés de l'avantage qu'ont ceux qui peuvent causer sans interprète avec les autorités et espérant qu'on favorisera ceux qui parlent français. Il y a ici un Khodja arabe parlant bien le français et capable de donner des leçons ; essaiera-t-on de lui faire donner des leçons de français aux Touaregs ? J'ignore ([^21]).
Le bon Dieu m'a donné le lait des petits enfants depuis les neuf ans que je suis au Sahara. Mon vieil ami Lacroix à Alger, mon vieil ami Laperrine aux oasis sahariennes ; à Beni Abbès, à In-Salah, dans les postes intermédiaires, des officiers dont les bonnes grâces ne se sont jamais démenties et dont quelques-uns sont pour moi de vrais et bons amis. En bénissant Jésus qui m'a fait ces faveurs, je me rends compte que si elles continuent, il se servira pour me les faire, d'autres intermédiaires, car ni Lacroix ni Laperrine ne s'éterniseront. Je prie donc Notre-Seigneur de me faire mettre à profit les grâces présentes.
28:40
La présence, en tout temps, dans l'Ahaggar d'une centaine de soldats a mis en lumière les ressources de la contrée : ce détachement trouve sur place tout son approvisionnement de blé, de viande, de légumes, ainsi que l'orge de ses chevaux. Le blé revient à 40 frs le quintal, l'orge à 30 frs, une chèvre à 7 frs 50, un mouton à 10 frs, le beurre à 1 fr 50 le litre ; *tous* les légumes de France se récoltent dans les jardins, leur qualité est excellente. L'eau et la terre abondent, on pourrait cultiver bien plus qu'on ne cultive, les bras seuls manquent ; il y a lieu d'espérer que le nombre des travailleurs augmentera ; ne pouvant vivre de rapines, certains Touaregs pauvres cesseront de rougir du travail de la terre ; n'ayant plus la ressource des razzias pour nourrir leurs esclaves, des riches leur feront faire des cultures, cherchant là d'autres bénéfices ; déjà ils entrent dans cette vue.
Vous savez combien je bénirai le jour où Pères Blancs et Sœurs Blanches s'établiront dans ce pays ; je n'ai pas à vous le redire.
Je me recommande à vos prières et je vous prie de me recommander aux prières de vos Pères.
Daignez présenter à Monseigneur ([^22]) mes très humbles et très reconnaissants respects ; soyez assez bon pour les présenter aussi à tous les Pères qui ont été si bons pour moi à Maison Carrée, particulièrement aux RR. PP. Girault, Mercui, Michel, Duchesne, de Chatouville.
Je me mets à vos pieds, mon très révérend Père, en vous demandant votre bénédiction.
Votre très humble, très reconnaissant et très dévoué serviteur dans le Cœur de Jésus.
Fr. Ch. de Jésus.
29:40
### Le patriotisme du Père de Foucauld
par Pierre ANDREU
« Jamais je n'ai senti autant que maintenant le bonheur d'être Français. »
Lettre du Père de Foucauld au général Mazel (janvier 1916).
LES DISCIPLES du P. de Foucauld sont, de nos jours, comme ceux de Péguy, souvent abusifs. Et ils sont aussi, autre trait de l'époque, intolérants. Le disciple abusif croit, de bonne foi, être le seul à comprendre le message, la pensée, la vie du Maître. Il en prend et il en laisse, il en rajoute et il en retranche. De la vie, de l'œuvre du Maître, il prendra les vingt jours, les vingt lignes, les vingt vers qui sont, à ses yeux, les seuls importants. Nous ne pensons pas qu'il faille agir ainsi : une vie est une vie, une œuvre est une œuvre, nous n'avons pas, aujourd'hui, à trier, à sélectionner des sentiments, à isoler des actes -- à la limite à faire comme s'ils n'avaient pas été -- quand ceux que nous aimons et respectons ne l'avaient pas fait. De son vivant, Le P. de Foucault, homme de Dieu, maître spirituel, mais qui avait les deux pieds, si l'on peut dire, solidement enfouis dans le sable du désert, n'avait pas trouvé que sa qualité de Français l'empêchait d'être chrétien et d'imiter Jésus, dans l'humilité et l'abjection.
30:40
Il n'a, à aucun moment mis en cause, même pendant les affreuses années de la persécution religieuse, son appartenance à la communauté française vivante et agissante et qui agissait en conquérant l'Afrique et le Maroc. En 1911, il écrivait au lieutenant Brissaud (cité par l'abbé Gorrée) : « Ma joie serait profonde de voir le drapeau français flotter sur le Maroc. » Il était Français et il s'efforçait d'imiter Jésus ; on ne croyait pas alors que ça ne pouvait pas aller ensemble. Le P. Ducatillon le rappelait noblement avant sa mort :
« Sur les genoux de sa mère, écrivait l'éminent dominicain, en mai 1956, à l'école, à l'église, l'enfant apprenait l'amour de son pays et de l'Église. Dieu et Patrie ! l'Église et la France ! L'ensemble des catholiques français ne concevait pas que ce double idéal pût être disjoint, que l'on pût servir l'un sans servir en même temps l'autre, ni porter une atteinte à l'un qui n'affectât immédiatement l'autre. » ([^23])
Nous ne pensons pas ignorer ce qu'a voulu le P. de Foucauld. Il a voulu vivre, dès qu'il a cru, l'Évangile dans sa plénitude : pauvreté, obscurité, abjection. En 1933, quand nous lûmes dans un journal, avec Jacques-François Thomas, que trois ou quatre religieux se préparaient à partir au désert en imitation du P. de Foucauld, nos cœurs sautaient dans nos poitrines et, si nous avions eu plus de courage, nous les aurions imités. Dans la vie du Père, nous entendions gronder le même appel que dans l'œuvre de Bernanos : soyez des saints. Les disciples actuels du P. de Foucauld -- je généralise intentionnellement -- n'en sont pas restés là. De l'amour du Père pour la pauvreté, de la fraternité universelle qu'il voulait établir autour de lui, ils ont tiré de graves conclusions temporelles : la pauvreté, dans le sens d'un socialisme doctrinal et pratique,
31:40
l'amour héroïque du prochain, de tous les prochains -- *Je suis le Frère universel --* dans un sens internationaliste de négation des patries et d'abord de la patrie française. Il devrait être inutile de dire -- et pourtant ça ne l'est pas -- que rien de cela n'était, même en amorce, dans la pensée du P. de Foucauld.
Le même jour, jour de sa mort, le 1^er^ décembre 1916, le P. de Foucauld a écrit cinq lettres. Il écrivait à sa sœur, à sa cousine, à Louis Massignon, au général Laperrine et au commandant de Saint-Léger. C'était le même homme qui tremblait pour la France menacée -- qui ne tremblait pas alors pour la France, qui ne croyait pas que la France luttait alors pour la civilisation ? -- et qui exhortait sa cousine, Mme de Bondy, et Louis Massignon à toujours mieux s'unir à Jésus. Il faudrait que l'on se décide à le comprendre à droite, comme à gauche -- et, aujourd'hui, sans doute, plus à gauche qu'à droite -- et qu'on renonce à faire du P. de Foucauld tantôt une sorte de moine-soldat, -- de chevalier-moine (Pierre Nord), très pieux, tantôt une sorte d'ermite désincarné complètement coupé de son époque, de ses espoirs, de ses luttes, de ses combats. Dans l'avant-propos des *Œuvres spirituelles* du P. de Foucauld -- anthologie d'ailleurs d'un grand poids spirituel -- Mme Denise Barrat écrit que si elle y a fait figurer quelques « textes sur l'esclavage ou sur les Touaregs, c'est que ces questions pour lui n'étaient pas soustraites à la lumière de l'Évangile. Car, c'est au sein des problèmes temporels c'est-à-dire des problèmes humains -- que les chrétiens vivent leur amour de Dieu et travaillent à l'achèvement de son royaume. » ([^24])
32:40
Les problèmes temporels qui se sont posés au P. de Foucauld n'ont pas été seulement l'esclavage dans les territoires du Sud ([^25]) ou comment introduire la civilisation chez les Touaregs, mais aussi, à la fin du siècle dernier, les massacres des chrétiens d'Orient, dans les années 1905, les persécutions de l'Église de France -- en octobre 1906, il demande à un de ses correspondants versaillais, le P. Caron, de ne plus lui écrire sous le nom de Père de Jésus, mais sous celui de Charles de Foucauld pour ne pas attirer l'attention des francs-maçons de la poste ([^26]) -- et dix ans plus tard, la guerre de 1914. Les massacres, la guerre, les persécutions, n'étaient-ce pas des problèmes temporels, ou n'y aurait-il du temporel que dans le social, dans la lutte des classes ?
Charles de Foucauld est né patriote : il avait été chassé à douze ans de sa ville natale par les Prussiens. Il y a dans les sentiments qu'il gardera au cœur toute sa vie quelque chose de ceux de Maurice Barrès portant l'éternel regret de la défaite française : « Tout mon cœur est parti dans ma sixième année par la route de Mirecourt, avec les zouaves et les turcos qui grelottaient et qui mendiaient et de qui, trente jours avant, j'étais si sûr qu'ils allaient à la gloire. » ([^27])
Dans le livre si remarquable qu'il vient de consacrer à *l'Itinéraire spirituel de Charles de Foucauld,* l'Abbé Six a écrit que le jeune Charles avait « ressenti douloureusement les malheurs de son pays ».
33:40
« Ce qui permet de mieux comprendre, ajoute-t-il en note, l'attachement affectif si vif qu'il lui vouera toute sa vie et le désir intense qu'il éprouva durant la première guerre mondiale de voir l'Alsace redevenir française » ([^28])
Ces sentiments, dans une famille noble, traditionnellement vouée au service de l'État, bien que Charles de Foucauld, plus attiré dans son adolescence par les lettres que par la vie physique, n'ait peut-être pas ressenti aussi fortement que la plupart des jeunes gens de sa génération l'appel du soldat, ne pouvaient le conduire qu'à embrasser une carrière militaire. Il entra à Saint-Cyr, dont l'examen était plus facile que celui de Polytechnique, en 1876. Sur sa paresse, son insouciance, son goût du plaisir dans ces années, tout a été écrit. Ces goûts ou ces travers ne font pas le bon militaire. De plus, la vie de garnison l'assommait. Il écrit à un ami, de Sétif où son régiment de chasseurs a été envoyé : « C'est la vie de garnison qui recommence désœuvrée, lassante, pesante. On continue de jouer au soldat sans faire vraiment le métier de soldat qui est de se battre. »
On ne se bat pas -- pendant la guerre, il écrira à un ami que dans sa jeunesse l'on pensait que l'heure de la Revanche aurait sonné plus tôt -- Charles de Foucauld qui ne supporte pas la discipline militaire, s'en ira. Le premier prétexte sera le bon. On le connaît aussi. Son colonel veut l'obliger à se séparer d'une jeune femme qui l'a suivi de France et qui vit avec lui. Foucauld refuse avec hauteur ; il préfère quitter l'armée. Le 20 mars 1881, il est mis en non-activité par retrait d'emploi « pour indiscipline, doublée d'inconduite notoire ».
Moins de deux mois après, Foucauld, qui s'est retiré avec son amie à Evian, apprend que son régiment va faire campagne en Tunisie. Il se précipite à Paris pour solliciter sa réintégration dans l'armée. Il écrit au ministre de la Guerre qu'il ne peut supporter la pensée que ses cama rades soient à l'honneur et au danger, tandis que lui-même n'y serait pas et que, pour rejoindre son régiment, il est prêt à « abandonner son grade d'officier pour servir comme simple cavalier ».
34:40
Le 3 juin 1881, Foucauld est réintégré dans son grade, mais la brève campagne de Tunisie déjà finie, il est envoyé dans le Sud-Oranais où son régiment est engagé dans les opérations contre Bou-Amana. Foucauld, le fêtard de Saumur et de Pont-à-Mousson, s'y montre bon officier d'Afrique. Laperrine écrira plus tard : « Il se révéla un soldat et un chef. Courageux et dévoué, il faisait l'admiration des vieux Mexicains du régiment, des connaisseurs. » De son côté, le Père de Foucauld confiera un jour à un de ses meilleurs soldats : « L'armée d'Afrique ? Elle est encore meilleure que celle du contingent : la moitié des hommes de mon peloton aurait pu faire d'excellents moines. »
Mais Bou-Amana est battu, chassé au Maroc, la vie d'aventures du bled ne peut pas durer toujours, et le 4^e^ Chasseurs d'Afrique est envoyé au repos à Mascara. Cette existence-là ne peut suffire à Charles de Foucauld. Il demande un congé pour faire un voyage d'études dans le sud-algérien. Le congé lui est refusé ; Foucauld n'hésite pas, il démissionne de l'armée, sollicitant, avec l'agrément de son colonel, un emploi d'officier de réserve dans le régiment dont il vient de partager les combats. En présentant sa demande, le général commandant la subdivision écrit : « Le sous-lieutenant de Foucauld ne désire servir qu'en temps de guerre. »
C'EST LE MOMENT où naît dans l'âme de Charles Foucauld le désir de visiter un Maroc alors largement inconnu. L'exploration du Maroc a été si souvent racontée depuis René Bazin, par les biographes du Père de Foucauld, qu'il semble inutile d'y revenir ici. Elle appelle pourtant quelques brèves réflexions. Pierre Nord, dans un livre récent, *Le Père de Foucauld, Français d'Afrique,* a présenté la *Reconnaissance au Maroc* comme le modèle du bon travail d'un agent de renseignements particulièrement intelligent et courageux. S'il y a, peut-être, quelque excès à adopter ce point de vue et surtout à en tirer des conclusions arbitraires, il n'en est pas moins sûr qu'à ce moment de sa vie, bien qu'ayant quitté l'armée, Charles de Foucauld -- n'oublions pas qu'il ne s'agit pas du P. de Foucauld -- se considérait toujours comme un officier de l'armée française.
35:40
Quand il a à se faire connaître, il le fait comme officier de cavalerie français. A Boujad, il révèle sa qualité à un chef d'une puissante famille et accepte de servir d'intermédiaire secret entre lui et le gouvernement français en vue de préparer dans l'avenir, la pénétration de la France au Maroc. Vingt ans après, en 1904, Sidi-Edriss écrit « à l'officier Foukou » pour lui rappeler son ancienne fidélité à la France. Au consulat de Mogador, il se présente comme le « vicomte de Foucauld, officier de cavalerie française ». En appendice de la *Reconnaissance au Maroc,* Charles de Foucauld publie de longues annexes, intitulées *Renseignements,* véritable manuel de pénétration au Maroc : cours des rivières, routes, états des tribus, nombre de fusils et de chevaux, qui furent souvent systématiquement utilisés par l'armée française, lors de la conquête de l'Atlas. Dans son livre, *Au service du Maroc,* l'abbé Gorrée rapporte que, lors des opérations de pacification, en 1923, dans le Moyen-Atlas, les officiers se servaient du livre de Foucauld pour déterminer leur itinéraire, avant de lancer leurs colonnes en avant. Donc, rien jusque là, dans la vie et le patriotisme de Charles de Foucauld, qui en fasse, sauf sa volonté et son audace, un être d'exception dans sa génération. C'est un officier français valeureux, qui supporte assez mal l'armée en temps de paix.
EN 1886, Charles de Foucauld se convertit : « Aussitôt que je crûs qu'il y avait un Dieu, je compris que je ne pouvais faire autrement que de ne vivre que pour Lui... » Il entra à la Trappe le 16 janvier 1890, quatre ans après. Il envisage tout de suite de donner sa démission d'officier de réserve. Le P. de Foucauld, devenu homme de Dieu, veut rompre tout lien avec le monde : famille, argent, obligations mondaines et donc aussi l'armée. Il désire quitter la France pour n'avoir pas à répondre aux convocations pour les périodes de réserve : il écrira à sa cousine, Mme de Bondy, le 15 août 1896, que si, dès son entrée à la Trappe, il avait demandé à être envoyé à la pauvre filiale d'Akbès, c'est pour n'avoir pas à répondre aux appels des réservistes. En juillet 1891, il démissionne de son grade dans la réserve, demandant à « se retirer dans ses foyers, à Notre-Dame du Sacré-Cœur, par Alexandrette, Syrie ». Il écrit à sa cousine : « Cette démarche me fait plaisir ; le 15 janvier, j'ai quitté tout ce qui m'était un lien, mais il restait en arrière ces misérables embarras, le grade, la petite fortune, et cela me fait plaisir de les jeter par la fenêtre. »
36:40
Il désire, là aussi, être au dernier rang, mais nullement, semble-t-il, dans un esprit d'objection de conscience moderne. Il avait fait, après sa conversion, en septembre 1888, une période militaire à Lille, où il avait été noté comme un excellent officier « à la hauteur de ses obligations ».
Dix ans vont se passer, ceux où, comme l'a montré si bien l'abbé Six, se dessinent peu à peu les traits de sa véritable vocation spirituelle. C'est le Ciel qui occupe le P. de Foucauld tout entier. Les problèmes temporels, si on excepte les massacres des chrétiens d'Orient, parmi lesquels il avait souhaité tomber, tiennent peu de place -- ou aucune place -- dans sa vie. Sur la patrie, que pense-t-il alors ? Probablement ce qu'il écrivait en 1909, dans son projet de Directoire pour l'Union des Frères et Sœurs du Sacré-Cœur de Jésus. Le Père reste fidèle au quatrième Commandement :
« La patrie est l'extension de la famille. Dieu, en mettant les personnes de notre famille plus près de nous que les autres dans la vie, nous a donné des devoirs particuliers envers elles ; d'une manière plus large, il en est de même des compatriotes... »
En 1901, le P. de Foucauld, ordonné prêtre, s'installe à Béni-Abbès, dans l'extrême-sud oranais, aux confins du Sahara et du Maroc. Le 23 juin 1901, il écrit à son ancien ami, Henri de Castries, alors qu'il n'a pas encore quitté la France, qu'il cherche dans le Sud, à proximité de la frontière marocaine, un point d'où l'on puisse plus tard faire brèche au Maroc, « le côté par lequel le Maroc est le plus abordable à l'évangélisation ». Il y mènerait là, avec quelques moines, une vie de prières, de charité et de pénitence, : « On donnerait une humble hospitalité aux voyageurs, aux caravanes et aussi à nos soldats. » Dans son projet d'installation dans le Sud, même si cette préoccupation d'aumônerie militaire n'occupe pas la première place dans la vocation qui le pousse au désert, le P. de Foucauld n'oublie pas les soldats qui meurent sans Sacrements. Le 15 juillet 1901, dans un projet de lettre à Mgr Bazin, vicaire apostolique du Sahara et du Soudan, il écrit :
37:40
« On s'établirait à quelque distance d'une garnison française manquant de prêtres, de manière à pouvoir en même temps faire du bien à nos soldats et faire rayonner, avec la grâce de Dieu « à qui rien n'est impossible » le Cœur de Jésus sur les Musulmans de ces contrées. » Le 22 août, écrivant à Mgr Livinhac, il s'explique plus nettement : le désir de sanctifier ces régions infidèles passe avant les « secours spirituels » à apporter aux soldats, mais, pourtant, les deux devoirs, dans l'esprit du Père, vont de pair : « Le souvenir de mes compagnons morts sans sacrements et sans prêtre, il y a vingt ans dans les expéditions contre Bou-Amana dont je faisais partie, me presse extrêmement de partir pour le Sahara aussitôt que vous m'aurez accordé les facultés nécessaires, sans un seul jour de retard, puisqu'un jour avance peut-être le salut de l'âme d'un de nos soldats : Le but est de donner « les secours spirituels » à nos soldats, d'empêcher que leurs âmes se perdent faute des derniers sacrements et, *surtout,* de sanctifier les populations infidèles en portant au milieu d'elles, Jésus présent dans le Très S. Sacrement, comme Marie sanctifia la maison de Jean-Baptiste en y portant Jésus. »
Mais, rapidement le P. de Foucauld va être « confronté », malgré son désir de vie solitaire et de clôture -- il écrit le 21 mars 1905 à sa cousine : « La clôture, c'est l'élément, la patrie en attendant le Ciel » -- à tous les problèmes temporels de cet espace et de ce temps et, d'abord, à celui de l'expansion de la France dans ces régions. Comme tous les grands missionnaires de ces années, il pense que la pénétration française est bonne et juste, parce qu'elle ouvre la voie à « l'œuvre de l'Évangile ». La correspondance qu'il échange alors avec Mgr Guérin, qui a succédé à Mgr Bazin, en fait foi ([^29]). Le 26 janvier 1903, Mgr Guérin lui écrit : « Priez toujours beaucoup pour votre Maroc. C'est là votre vocation toute spéciale. Puisse le Bon Jésus l'ouvrir enfin à la lumière de l'Évangile ! Et si nos armes doivent préparer l'arrivée du missionnaire, puissent ces armes s'exercer pour une si belle cause. »
Moins d'un mois après, il lui écrit à nouveau :
38:40
« Il me paraît bien évident que le Bon Dieu, par tout votre passé militaire, explorateur et religieux, vous a destiné à une mission pour la frontière du Maroc et le Maroc même...
« Notez que je ne vous pousse nullement à partir en ce moment, mais je prévois qu'une heure viendra où vous pourrez tout à la fois très bien servir l'œuvre de la France et celle de l'Évangile. Je suis bien certain que, pour ce dernier motif, vous n'hésiterez pas à marcher. »
Le 8 avril 1903, le Père lui répond : « Je crois comprendre votre pensée, qui me semble absolument la mienne : faire absolument tout pour l'extension du règne de Jésus et de son Évangile, extension que celle de la France procurera bon gré, mal gré : quand Auguste faisait faire un recensement, il ne savait pas que c'était pour conduire Marie et Joseph à Bethléem. »
Mais le Maroc ne s'ouvre pas à la France, l'heure de la conquête -- malgré les raids que des pillards marocains effectuent constamment dans les territoires du Sud et que nos troupes, au gré du P. de Foucauld, ne répriment pas assez sévèrement ([^30]) -- n'a pas encore sonné et le P. de Foucauld rêve d'aller plus loin, vers ces Touaregs qui n'ont jamais rencontré de prêtres de Jésus.
39:40
La royauté du Christ s'étend aussi aux plus pauvres des Touaregs. Il écrit, le 18 juin 1903 : « Le Saint-Père, comme Jésus, est roi et père des Touaregs » et, quelques jours après, il demande à Mgr Guérin l'autorisation d'aller s'établir « aussi près des Touaregs que possible » pour préparer leur évangélisation.
Rien ne permet de dire, comme l'osent certains, que Laperrine qui commandait alors les Oasis et qui fut toujours pour le P. de Foucauld « un ami incomparable » ait poussé le Père comme un pion, pour la conquête du Sahara français. L'idée d'aller au Hoggar n'a pas été soufflée par Laperrine au P. de Foucauld. Le 30 juin 1903, le Père s'en ouvre le premier à Mgr Guérin et lui annonce qu'il va écrire à Laperrine pour lui demander l'autorisation de s'installer plus au Sud. Pour décider Mgr Guérin, qui accueille le projet avec réticence -- il continue de penser que la vraie vocation du Père c'est le Maroc -- il lui parle d'un officier saharien, le commandant Regnault qui vient d'avoir, au cours d'un engagement, plusieurs hommes tués près de lui : « Vous voyez, écrit-il, que les soldats de la *terre* ne craignent pas la *saison...* »
LE PREMIER DÉPART du Père pour le Sahara eut lieu en janvier 1904. En mars, son ami Laperrine le rejoint dans le Tidikelt et ils s'acheminent ensemble, le soldat et le missionnaire, vers les Touaregs. En juin de la même année, il écrit à H. de Castries : « J'ai demandé à Laperrine, mon vieil ami, mon vieux camarade ([^31]) (nous avons été sous-lieutenants ensemble) la permission de travailler à cette œuvre de *fraternisation,* il me l'a permis et je suis là depuis quatre mois... » Il ne faudrait, pourtant, pas penser que le P. de Foucauld n'ait pas senti très fortement les difficultés que pouvait rencontrer le missionnaire en se présentant en même temps que le soldat. Le 4 juin 1904, tout à fait au début de son expérience saharienne, et alors qu'il est encore sous le coup de l'indignation qui l'a bouleversé quand il a rencontré à Timiaouine la « triste colonne » Théveniaud qui parcourait le désert en maltraitant les Touaregs, il écrit à Mgr Guérin :
40:40
« sauront-ils (les indigènes) séparer entre les soldats et les prêtres, voir en nous des serviteurs de Dieu, ministres de paix et soldats de charité, frères universels ? Je ne sais... Si je fais mon devoir, Jésus répandra d'abondantes grâces et ils comprendront. » ([^32])
Pourtant les inquiétudes du Père seront rapidement levées et il ne serait pas juste, comme le font certains, de monter toujours en épingle l'affaire de la colonne Théveniaud sans citer jamais les innombrables témoignages rendus par le Père à l'œuvre civilisatrice des officiers du désert. Il est facile de multiplier ces textes à l'infini. Le 3 décembre 1909, il écrit à Mgr Guérin : « Il n'y a rien de nouveau dans le pays que la présence continuelle des officiers met de plus en plus en main ; plus on va, plus ils se trouvent préparés à l'arrivée de vos pères : dans le présent, l'œuvre des officiers est tout ce que l'on peut désirer de meilleur : elle ouvre les voies, établit le contact, fait régner la sécurité et donne bonne impression de nous, car le colonel, le capitaine Nieger, M. de Saint Léger et les autres sont d'une bonté incomparable avec les indigènes » ([^33]). L'année suivante, il écrit au P. Voillard que « par la grâce de Dieu, les premiers officiers venus dans ce pays ont tous, le colonel Laperrine en tête, été avec les Touaregs d'une bonté, d'une douceur admirables. Aussi, partout où a passé un officier, la population de farouche et de méfiante, est devenue amicale. »
DANS CES ANNÉES, l'intérêt du P. de Foucauld se portait à nouveau sur le Maroc. Tous les missionnaires d'Afrique qui pensent alors avec lui que l'action de la France prépare l'œuvre de Dieu, ont les regards tournés vers ce Maroc anarchique et sanglant où la France va entrer. En septembre 1907, Mgr Guérin lui écrit, après le premier débarquement français à Casablanca :
41:40
« Si l'action française au Maroc devait se prolonger, si l'expédition prenait une nouvelle importance, vos amis ne vous appelleraient-ils pas tout de suite ? » ([^34]) Le P. de Foucauld était prêt à répondre ardemment au premier appel. Le 7 février 1908, il écrit à Mgr Guérin : « Si on m'avait appelé pour les expéditions du Maroc, je serais parti le jour même et j'aurais fait 100 km par jour pour arriver à temps ; mais nul ne m'a donné signe de vie. Si l'on me veut, on sait que je suis prêt à venir. J'ai dit au général Lyautey *qu'en quelque lieu* (souligné par le Père) qu'il y ait une expédition sérieuse, il n'avait qu'à me télégraphier de venir, et que j'arriverais immédiatement en faisant toute la hâte possible. »
Quelques lignes plus loin il ajoute : « Pour ce qui est d'aller au Maroc, si l'on se bat et qu'on m'y appelle, j'y suis tout prêt, comme je vous l'ai dit et décidé de tout temps à y aller au premier appel : mais on ne m'a pas appelé. »
Le P. de Foucauld, qu'on n'aura pas appelé, suivra du Hoggar avec passion la pénétration française au Maroc, qu'il rêvera de voir devenir un jour un « prolongement de la France » (lettre déjà citée au lieutenant Brissaud). Le 20 décembre 1912, il écrit au général Lyautey : « Je vous suis au Maroc avec une émotion que je n'ai pas connue depuis 18700 Ma pensée et ma prière ne vous quittent pas. Que Dieu vous garde, vous protège, vous fasse la grâce d'achever heureusement ce que vous avez si bien commencé. » Et sa joie éclate, dans les lettres qu'il écrit à ses correspondants de France, quand Lyautey entre à Taza, en mai 1913.
Le P. de Foucauld ne doutait pas, en effet, que la France et, d'une manière plus générale, l'Occident chrétien n'apportassent la civilisation en Afrique, même si, dans ces années, des inquiétudes sérieuses l'assaillaient sur certains aspects de cette œuvre civilisatrice ou même sur l'esprit qui la dirigeait. La France, l'Occident, peuvent être indignes de leur mission -- et ils le sont, s'ils oublient Dieu et le christianisme -- mais là où ils vont, ils ne détruisent pas quelque chose de bon pour le remplacer par quelque chose de mauvais.
42:40
La civilisation occidentale, porteuse du Christianisme, peut avoir des ombres profondes -- et ces ombres, le Père les voit nettement -- elle n'en reste pas moins la civilisation, pour ces terres ravagées par la violence, la misère et l'esclavage. En décembre 1907, il écrit à son beau-père, M. de Blic : « Pensez à ces pays où il n'y a pour ainsi dire que du mal, d'où le bien est à peu près totalement absent. » En mars 1908, il écrit à Mme de Bondy, après avoir loué les officiers d'In Salah qui « sont tous exceptionnellement bien » :
« Le Bon Dieu me gâte ; il est vrai que je les vois peu ; mais c'est un vrai repos, étant sans cesse au milieu d'indigènes qui au moral sont si bas, si mal, si viciés, d'être de temps en temps avec de braves gens. »
Pourtant, il y a des taches dans cette œuvre civilisatrice, et il semble bien que, dans les années qui ont immédiatement précédé la guerre, le P. de Foucauld en ait été particulièrement conscient. L'administration française, *en dehors du corps des officiers* que le P. de Foucauld, à deux ou trois exceptions près, a toujours loué, connaît des défaillances graves, et, de plus, les civils français qui viennent aux colonies y viennent souvent pour exploiter et y donner « l'exemple du vice ». Dès son arrivée au Hoggar, en décembre 1905, il écrit à Mgr Guérin : « D'honnêtes petits commerçants français seraient accueillis avec bonheur par les autorités qui rougissent de leurs compatriotes établis dans le Sud : aucun Français ne vient s'établir aux Oasis si ce n'est pour être marchand d'alcool... C'est une honte. » ([^35]) Après le départ de Laperrine, rentré en France pour prendre le commandement d'un régiment, le P. de Foucauld s'inquiète. Il écrit, en décembre 1912, à Mgr Livinhac :
43:40
« Notre très médiocre, pour ne pas dire notre mauvaise administration, provenant du nombre trop restreint d'officiers, et de divers autres vices, est de nature à éloigner de nous la population qui ne demande qu'à se donner. Pas à l'éloigner de moi personnellement, je suis au contraire le confident des peines... mais à l'éloigner des Français en général, et pour elle, Français et chrétien ne fait qu'un. »
LA FRANCE ne va-t-elle pas perdre ses colonies qu'elle ne civilise pas assez, *c'est-à-dire qu'elle ne christianise pas assez ?* Le Père exprime cette idée avec une vigueur particulière, dans les années 1912-1913, dans ses lettres (lettres à Mme de Bondy, du 21 septembre 1912, au duc de Fitz-James, du 11 décembre 1912, à H. de Castries du 8 janvier 1913), dans son *Plan d'organisation du Sahara.* Ces textes, depuis René Bazin qui, le premier, en avait souligné très tôt la grave signification, ont été souvent cités et tirés dans tous les sens, aussi bien par les partisans de « l'abandon » des colonies que par ceux de l' « intégration ».
La doctrine colonisatrice du P. de Foucauld se résume en peu de mots. « Un peuple, comme il l'écrivait à H. de Castries, en mai 1909, a, envers ses colonies, les devoirs des parents envers leurs enfants : les rendre par l'éducation et l'instruction égaux ou supérieurs à ce qu'ils sont eux-mêmes. » En cet hiver saharien 1912-1913, le P. de Foucauld doute que la France réelle soit toujours restée fidèle à ce devoir. Il écrit à son ami de Castries, en janvier 1913 : « Je doute aussi, comme Français, de ne pas voir nos sujets indigènes administrés comme ils devraient l'être, et de ne pas voir les chrétiens de France s'efforcer, non par la force ni la séduction, mais par la bonté et l'exemple des vertus, d'amener à l'Évangile et au salut les infidèles de leurs colonies d'Afrique, enfants ignorants dont ils sont les parents. » ([^36])
44:40
Aussi, le P. de Foucauld -- et ce sera sa grande idée missionnaire jusqu'à sa mort -- voudra-t-il, à partir de 1908, exactement à partir de sa retraite de 1907, fonder « une manière de tiers-ordre », de « société », « d'association », ayant pour but principal « la conversion des infidèles » des colonies. En 1909, il rédige le Directoire de l'Union des Frères et Sœurs du Sacré-Cœur de Jésus, Frères et Sœurs dont il espère la venue prochaine dans les colonies et spécialement au Sahara. « Une des choses les plus utiles pour la conversion des infidèles des Colonies, écrit-il, c'est l'établissement en ces colonies de nombreuses familles vraiment chrétiennes, ayant la volonté de faire, tout en vaquant aux travaux quotidiens, l'office de missionnaires laïcs comme Priscille et Aquila, en fabriquant des tentes, travaillaient avec saint Paul à la conversion des infidèles... Tant de familles s'y fixent pour y trouver un accroissement de biens matériels. N'y en aura-t-il pas qui s'y fixeront pour le bien spirituel des âmes, pour la conversion de leurs frères ? »
On sait aussi que cette tentative de fondation, comme tout ce que le P. de Foucauld entreprit de son vivant, fut un échec et que ce ne fut qu'après sa mort, prodigieuse illustration de l'Évangile, que l'on vit naître des vocations qui lui avaient été toujours refusées.
NOUS ALLONS ABORDER maintenant l'une des périodes les plus connues, et peut-être les moins comprises, de la vie du P. de Foucauld, les deux dernières années de sa vie. Nul n'ignore que le P. de Foucauld accueillit, comme tous les Français, la guerre de 14, avec exaltation. On a cent fois, mille fois, cité sa lettre à Laperrine, dans les premiers jours de la guerre, « si vous me dites de venir, je pars sur-le-champ à bonne allure » et la réponse de son « incomparable ami », « Restez », *restez au Sahara pour le bien de la France, de la cause qu'elle défend.* Le 15 septembre 1914, le Père écrit au P. Voillard : « Depuis le 3 septembre (jour où il a appris la déclaration de guerre), mon esprit et ma prière sont à la frontière. Que Dieu protège les Français et leurs sujets ! qu'Il garde nos soldats et la France ! qu'Il ait pitié de tant d'âmes qui vont paraître devant Lui, certaines si peu préparées ! Je ne bougerai pas de Tamanrasset jusqu'à la paix, ma place y est évidemment pour tâcher de maintenir les indigènes dans le calme. »
45:40
Mais, rester au Sahara était dur pour le P. de Foucauld, bien qu'il y connût mieux que personne son utilité alors que tant de Français tombaient dans une juste guerre par milliers. Où est le devoir ? se demande le Père constamment. Un an exactement après le début de la guerre, il écrit encore à Laperrine, le 2 août 1915 : « Au cas où les lois de l'Église me permettraient de m'engager -- le Père avait écrit à un théologien pour qu'on l'éclairât -- ferais-je mieux de m'engager ? Si oui, comment m'y prendre pour m'engager et être envoyé au front (car mieux vaut être ici que dans un dépôt ou bureau). » Les lois de l'Église lui interdisant de s'engager, le Père restera au Sahara. Il l'annonce au capitaine de Susbielle, le mois suivant (8 septembre 1915) avec un peu de regret : « Combien je me réjouis d'aller revoir l'Alsace redevenue française... ([^37]) Je ne pense pas aller en France avant la paix, les lois de l'Église ne me permettent pas de prendre le fusil, je crois mieux faire de rester ici. » Il partagera donc le sort de tous ces officiers qui brûlent de rejoindre le front français, qui demandent à grands cris leur part du sacrifice et qu'un devoir ingrat retient au Sahara. A l'un d'eux, le colonel Voinot, le Père écrit, le 7 mars 1916 : « Vous pratiquez l'amour de la Patrie le plus grand en vous dévouant pour elle là où vous êtes le plus utile et non là où vous porte votre cœur, ne considérant que son seul intérêt, dans le complet oubli de vous... »
C'est que pour le Père de Foucauld, la guerre que fait la France est une *croisade,* une *guerre sainte ;* il l'écrit à tous ses correspondants. Dans sa première lettre au capitaine Duclos ([^38]) (22 février 1915) :
46:40
« C'est bien une croisade que cette guerre, croisade pour la liberté du monde menacé, pour la civilisation, pour les idées du droit et de la justice, pour la liberté de la patrie française et de toutes les patries, pour toutes les libertés dont aucune ne subsisterait si la tyrannie allemande, l'injustice allemande, la barbarie allemande, l'emportaient » ; lettre au capitaine Gardel du 5 février 1915, qui devait tomber en héros sur le front français, en 1916 : « Nos frères qui tombent à la frontière sont de ces martyrs de la charité... Cette guerre est telle que nous y combattons autant pour le monde entier et pour la civilisation que pour nous-mêmes : par ce côté c'est vraiment une guerre sainte, et cela fait comprendre pourquoi on a donné à d'autres guerres le nom de guerres saintes » ; à la femme d'un officier qu'il avait connu au Sahara et qui venait de tomber sur le front de France, le capitaine Bricogne, il écrit encore, six jours avant sa mort, le 25 novembre 1916 : « C'est une vraie croisade contre un paganisme nouveau qu'il a combattu jusqu'à la mort. » ([^39])
A plusieurs correspondants (Mme de Bondy, le général Mazel), il écrit même que cette guerre « pour la première fois » lui fait « comprendre vraiment les Croisades », si éloignées de ses idées sur la conversion par la présence silencieuse de l'Amour. A Mme de Bondy, il avoue : « Jamais je ne les avais bien comprises, celle des Albigeois surtout. » Le Père ne tombait pas, d'ailleurs, dans des excès qui n'épargnèrent pas toujours les catholiques français (que des catholiques aient été alors plus français que catholiques, ne devrait pas autoriser aujourd'hui les catholiques à oublier leur Patrie). En octobre 1915, il écrit à Joseph Hours :
« Soyez sans nulle inquiétude sur la clairvoyance du Saint-Père qui est complète et ne confondez en rien *L'Osservatore romano* et les autres journaux catholiques italiens avec la pensée du Souverain Pontife. Les journaux, même ceux qui portent l'étiquette catholique, peuvent parler d'après les mobiles les plus divers, il ne faut chercher la pensée du Souverain Pontife que dans ses propres paroles et ses propres actes. Je puis vous affirmer qu'il voit clair. Soyez pleinement rassuré sur ce point. »
47:40
Le P. de Foucauld n'a jamais oublié non plus les perspectives catholiques de la guerre. Il croit que la France se sanctifiera dans cette guerre sainte, qu'il en sortira plus de fraternité entre les peuples, un progrès de l'Église dans le monde. A la Toussaint 1915, il écrit à un Père blanc, le P. Marchai : « Prions le Seigneur que la leçon que Sa Miséricorde donne à l'Europe lui soit utile. » La guerre, dans laquelle tant d'infidèles des colonies tombent tous les jours pour la France pousse encore plus vivement le P, de Foucauld à mettre rapidement sur pied sa « petite confrérie ». Dès décembre 1914, il écrit à Mgr Livinhac, « le lendemain de ces jours, en lesquels nos sujets infidèles donnent généreusement et à flots leur sang pour nous, paraît propice pour rappeler aux Français leurs devoirs envers eux, dont le premier est de travailler énergiquement à procurer leur salut. » Le même jour, dans une longue lettre, presque entièrement consacrée à son projet, il écrit au Père Voillard qu'il peut compter sur le concours actif « d'un homme très pieux et très distingué, M. Louis Massignon... »
Le Père n'oublie pas non plus les devoirs temporels que lui imposent la guerre et le désert. Il veille à la sécurité du Sahara. Il conseille les officiers sur la meilleure manière de mener les opérations défensives contre les Senoussistes et les pillards. La construction du fortin de Tamanrasset ne lui a pas été imposée ; il l'a voulu pour le bien des populations ; il y a travaillé de ses mains, parfois avec un seul ouvrier (lettre à Laperrine du 1^er^ juillet 1916). Le 1^er^ septembre 1916, il écrit au général Mazel : « J'ai transformé mon ermitage en fortin ; il n'y a rien de nouveau sous le soleil : je pense, en voyant mes créneaux, aux couvents fortifiés et aux églises fortifiées du X^e^ siècle. Comme les choses anciennes reviennent, et comme ce qu'on croyait à jamais disparu, reparaît ! On m'a confié six caisses de cartouches et trente carabines Gras qui me rappellent notre jeunesse. »
48:40
C'EST CE MÊME HOMME qui prie Dieu et qui pense à la France, l'homme de Dieu, livré depuis vint cinq ans à des macérations inouïes, et le Français, qui vont mourir trois mois après. Au P. Caron, il avait écrit le 12 juillet 1916 -- et c'est un peu son testament : « Demandons au Christ qui aime les Francs de sauver encore une fois la France de Charlemagne, de saint Louis et de Jeanne d'Arc et de la rendre mieux que jamais la fille fidèle de Pierre et sa missionnaire de l'Évangile dans le monde. »
Pierre ANDREU.
49:40
### Réflexions de Claudel sur le problème social
par Henri CHARLIER
LES ÉDITIONS de la N.R.F. ont publié récemment sous le titre *Qui ne souffre pas...* les réflexions de Claudel sur le problème social, recueillies et annotées par Hyacinthe Dubreuil sur la demande de la famille Claudel. On s'est étonné de voir un poète occupé de ces questions et on a douté qu'il y eût quelque compétence.
Mais Claudel a donné dès sa jeunesse la preuve de son sens pratique ; il se rendit compte qu'il ne gagnerait pas sa vie avec son travail littéraire. Il avait pris un métier qu'il fit sérieusement et avec intelligence. Il était diplomate, sa tâche était de renseigner le quai d'Orsay sur les faits politiques et économiques des pays où il était envoyé. Peu d'hommes ont donc eu autant d'informations que lui sur l'économie et l'état social de toutes les parties du monde. Dans le livre même dont nous parlons, la courte note sur le Danemark (p. 101) est extrêmement juste et donne avec exactitude l'essentiel de l'évolution économique de ce pays.
Bien entendu Claudel par ses fonctions mêmes rapportait toutes choses au point de vue politique. Les problèmes économiques et les problèmes sociaux de l'État où il représentait la France étaient examinés par rapport à nos intérêts politiques et économiques. Les problèmes sociaux ne pouvaient être envisagés en eux-mêmes.
Ce qu'il pensait sur le fond, il l'a laissé voir incidemment dans des œuvres littéraires comme *La Ville*, le *Repos du septième jour ;* il pouvait le faire en toute tranquillité ; personne parmi les puissants du jour ne lisait ses œuvres.
50:40
Nous avons nous-même rencontré une de ces personnes qu'on voit une fois et laissent un souvenir ineffaçable ; c'est celui d'une dame qui parlait de Claudel en l'appelant Popaul parce qu'elle avait joué au tennis avec lui alors ambassadeur en quelque terre lointaine ; elle ignorait complètement qu'il eût jamais écrit.
Il n'a parlé ouvertement de questions sociales que lorsqu'il fut à la retraite et justement dans les articles que réunit ce livre. Comme il ne s'y trouve aucune flatterie pour personne, il se pourrait qu'il ne plaise pas beaucoup. Claudel n'a jamais parlé politique, ni pris parti ; c'était une des conditions de sa carrière ; notre diplomatie souvent gênée par les idéologies de nos gouvernements était malgré cela un des corps d'État où demeurait le souci des grands intérêts de la France ; c'est à Paris même qu'elle avait le plus grand mal à les faire prédominer.
« Beaucoup de gens s'étonnent qu'un poète s'intéresse aux questions sociales et se croie autorisé à en parler. Je n'ai qu'une chose à répondre : c'est que ce n'est pas ma faute ! Je ne me suis jamais considéré, à la manière romantique, « victime d'un décret des puissances suprêmes », comme un Pégase douloureusement attaché à une charrue. Quand j'entendais notre vieux maître Mallarmé se lamenter des obligations que lui imposait son métier de professeur d'anglais, je ne pouvais m'empêcher de penser que s'il avait pris ses obligations au sérieux, cela aurait mieux valu à la fois pour ses élèves et pour lui-même... Les circonstances m'ayant introduit dans le métier diplomatique, j'ai considéré que l'honnêteté m'obligeait, comme disent les Américains, à « délivrer la marchandise », à donner le principal de mes forces au patron qui m'avait embauché, et ce devoir ne m'a jamais été pénible, bien au contraire. Ma religion m'avait convaincu de l'importance primordiale et presque sacrée des « devoirs d'État ».
Claudel n'en pensait pas moins. Nous trouvons (p. 109) cette description des gouvernements sous lesquels il avait travaillé :
« Des incidents de ce genre viennent rappeler aux isolés que, dans un monde où les égoïsmes coalisés prospèrent à l'ombre d'un État omnipotent, à la fois incapable, inattaquable et tout-puissant, ils sont désignés pour le sacrifice. »
51:40
D'autre part, sa profonde expérience des réalités économiques dans le monde entier le faisait se défier des théories abstraites et des intellectuels.
« Plutôt que d'imaginer Jérusalem, nous devrions nous occuper de ces problèmes qui nous crèvent les yeux et qui nous meurtrissent la chair : l'alcoolisme, la prostitution, la pornographie, la famille, le logement, et le plus grave et le plus difficile de tous, s'il n'y avait pas celui de la paix internationale, le chômage... C'est parce qu'ils se sont attaqués à ces problèmes positifs que les petits États comme la Suisse, la Hollande, la Belgique, les trois pays scandinaves, ont réalisé tant de progrès.
...De cette misère, j'ai énuméré quelques causes. Mais je ne sais si la plus grave de toutes n'est pas l'idéologie, la sentimentalité déréglée et la confiance aveugle dans ses propres forces et dans ses lumières propres que l'on trouve chez les livresques et chez les théoriciens. Pendant la Révolution, la Terreur a été l'œuvre de pions, de demi-intellectuels, débordants de bons sentiments, mais secs de toute charité effective, et qui, devant les obstacles que la réalité opposait à la réalisation de leurs rêves, se sentaient soulevés par une vertueuse indignation... De nos jours nous avons vu les idéologues se déchaîner sur la malheureuse Russie, et il en est résulté la plus épouvantable image de l'enfer qui ait jamais déshonoré le ciel et la terre. Et enfin en France nous avons eu les deux années du Front populaire, et je n'en dis pas plus long. Voilà ce qui se passe quand la conscience d'un chrétien, ou d'un surchrétien à la manière de Rousseau, Robespierre ou Lénine, cesse d'être en repos, et qu'au lieu d'aller prendre l'avis de ses confesseurs il se met à noircir du papier à tort et à travers.
...Mais le plus distingué des professeurs a-t-il le droit de proposer un plan qui ne s'applique plus seulement à un objet limité, mais à la réorganisation générale des sociétés humaines ? Une telle présomption est non seulement absurde, je répète qu'elle est coupable, parce qu'il n'est nullement sûr, dans l'état de mécontentement latent et de révolte sourde qui existe au cœur de tout être humain forcément pour le bien commun, réprimé et refoulé, qu'elle soit inoffensive. »
52:40
Et dans son livre *Conversations dans le Loir-et-Cher* il félicitait les Chinois de se débarrasser de leurs intellectuels en leur faisant passer des examens jusqu'à quatre-vingt dix ans.
QUEL EST DONC le fond de la pensée de Claudel en matière sociale ? Pour le faire comprendre il nous faut voir quels sont les points de vue les plus généraux auxquels s'attachent les meilleurs esprits désireux du bien.
Il en est qui visent aux solutions d'ensemble, intéressant toute la société à la fois, l'État, la production, les mœurs. Le communisme est le type extrême de cette réforme ; mais la plus pauvre en expérience puisqu'elle néglige tout simplement la nature morale de l'homme et le fondement naturel de toute société qui est la famille. Une société vraiment humaine ne peut avoir pour base des théories matérialistes, puisque c'est l'amour qui est à la base dans la formation de la société humaine. On a vu plus haut ce que Claudel pensait de la révolution russe.
Chez nous, les solutions communistes ont pris une forme hypocrite ; les administrations, toutes puissantes dans un État sans autorité, nous conduisent tout doucement au communisme sous le nom de socialisme d'État. Et sous la V^e^ république elles continuent impitoyablement à saper la famille et la propriété, fondement de la liberté. Claudel a vigoureusement protesté contre les nationalisations avec des arguments humains :
« Nationalisation ! c'est un mot actuellement à la mode ! Voilà une idée pour la solution de la question sociale qui a l'avantage d'une simplicité apparente : *Une* solution ? disons plutôt une régression, à tout le moins un obstacle au progrès. L'État est un patron comme un autre, ou plutôt, en raison de son impersonnalité qui le rend immuable, insaisissable, invulnérable, imperméable, un patron beaucoup plus redoutable qu'un particulier ou même qu'une société anonyme. »
« ...Le patronat est désormais intronisé en tant qu'institution définitive et inébranlable -- et par conséquent il en est de même du salariat. L'ouvrier n'a plus aucun moyen d'échapper à la situation d'instrument rétribué. Il s'y trouve implanté, incarcéré, cimenté. Dans un ensemble militarisé, il n'a plus que son numéro matricule. La lutte des classes aboutit à la consolidation des castes. »
53:40
Et des arguments économiques aussi que sa longue expérience lui avait rendus familiers :
« Ces gens n'ont pas l'air de se douter de l'extrême sensibilité qui est celle des intérêts matériels. L'introduction dle l'État dans un domaine qui n'est pas fait pour lui, celui de la production, est un événement considérable, qui est de nature à dépasser la prudence de ses promoteurs. » Nous nous souvenons qu'avant 39 un écart de 25 centimes sur la livre de porc suffisait à renverser le courant d'exportation en courant d'importation. Une administration s'en avise avec six mois de retard et laisse passer dans l'enfilade de ses bureaux toutes les occasions d'acheter au bon moment et de vendre à temps.
Tous les hommes d'action savent que l'occasion passe comme un oiseau et ne se revoit plus. Un gouvernement qui veut administrer au lieu de diriger se rend impuissant à agir à temps ([^40]).
MAIS IL EST d'autres conceptions que j'appellerai globales. Nous ne pouvons que les signaler à nos lecteurs car l'ensemble des réformes qu'elles préconisent demandent des applications variées dans chaque cas.
Parmi les écrivains catholiques fidèles à observer les directives sociales du Saint-Siège nous citerons M. Henri de Lovinfosse, industriel belge. Il a écrit une brochure *A la recherche d'une doctrine économique* (Ed. Pax 12 place St-Jacques à Liège) et, en collaboration avec Gustave Thibon, un livre *Solution sociale* (librairie de Médicis, Paris). Nous donnons quelques citations montrant quelle expérience s'y trouve résumée :
« A la vérité, découvrir ou susciter un sujet de discorde, c'est trouver le moyen de conquérir le pouvoir. Dès que cette ambition est satisfaite, il ne s'agit plus que d'entretenir la discorde pour s'y maintenir. »
« La justice sociale bien comprise doit élever ceux qui rendent service et réduire l'influence des parasites qui ne peuvent vivre qu'au détriment de la société. Car, si l'on peut trouver certains cas où l'intérêt du propriétaire va à l'encontre de l'intérêt général, les cas de dilapidation et de stérilisation imputables à l'absence de propriété privée sont infiniment plus nombreux. »
54:40
« Si, par exemple, nous insistons tout spécialement sur l'aménagement optimum des salaires, ce n'est pas que nous considérons le régime salarial comme une situation idéale et irrévocable : c'est parce que l'immense majorité des travailleurs vit aujourd'hui sous ce régime et qu'il faut parer au plus pressé. En fait, les États les plus « socialistes » n'ont rien changé à cette situation : leurs citoyens tendent de plus en plus à devenir des fonctionnaires, mais ils restent des salariés, avec cette différence aggravante qu'ils ne peuvent plus changer de maître. Au reste, l'aménagement des salaires que nous proposons n'exclut nullement la recherche d'autres réformes de structures comme l'organisation corporative, voire la communauté d'entreprise, de gestion ou de propriété, à condition toutefois que ces réformes s'opèrent spontanément et ne soient pas imposées du dehors par un État omnipotent qui, en voulant les substituer à la liberté des individus et des groupes, ne peut qu'accroître la centralisation, avec l'inertie et le parasitisme qui l'accompagnent. »
« En montrant, tout au long de ces pages, que l'esprit de profit peut et doit s'allier à l'esprit de service, nous avons souligné du même coup que la santé économique est inséparable de la santé morale. »
CES OUVRAGES montrent clairement la complexité des problèmes sociaux et l'importance des données fiscales, douanières, administratives. Le fond de la pensée est qu'en fait depuis que les observations le permettent, ce sont les progrès du pouvoir de produire qui ont augmenté le pouvoir d'achat des salaires. Celui-ci a triplé entre 1830 et 1914 à la suite de l'emploi de la vapeur et de l'électricité ! Il faut donc faire en sorte que les bénéfices de la productivité accrue soient répartis avec justice. Au chapitre « Politique salariale » p. 213 de son livre, M. de Lovinfosse expose avec une grande clarté les conditions générales de cette politique.
En France, M. Brunatto, industriel lui aussi, dans son livre *Coopération* (édité par *l'Économie coopérative*) part de la même observation que M. de Lovinfosse : c'est la maîtrise des forces naturelles qui a permis le développement du bien-être et du pouvoir d'achat.
55:40
Il en conclut que la force travail des agents physiques, des sources naturelles d'énergie, ne saurait être accaparée par ceux qui disposent du crédit, que c'est un patrimoine de tous les membres de la société, et qu'il faut organiser le crédit de manière à ce que les ouvriers puissent devenir par le crédit, en rachetant les instruments de travail aux actionnaires fondateurs, propriétaires ou co-propriétaires de l'usine où ils travaillent.
Il est un exemple célèbre de la réussite de ce crédit coopératif, c'est la *Société des Chemins de fer vicinaux* en Belgique, constituée en 1884, qui exploite plus de la moitié du réseau des chemins de fer belges. Les coopérateurs sont les communes. Elles touchent maintenant des dividendes sur un capital qu'elles n'ont jamais versé. Cet exemple montre que de purs financiers, comme les directeurs à cette époque de la banque de Belgique, sont capables de concevoir des méthodes de crédit très modernes ordonnées au bien commun.
L'emploi prochain de l'énergie atomique apportera d'immenses modifications dans l'économie : au lieu d'avoir besoin de 75.000 trains de 1.000 tonnes de charbon pour fabriquer notre électricité, il suffira d'un wagon d'uranium 255. On ne saurait en prévoir de loin les conséquences. Et M. Brunatto cite les paroles du président de la commission américaine pour l'énergie atomique, David Lilienthal :
« La nouvelle Commission, a-t-il dit, devra explorer des terres inconnues. Les conséquences de notre travail pour *le meilleur* ou pour *le pire* sont effrayantes. Conscient de leur caractère tragique, je vais entrer dans mes nouvelles fonctions avec une humilité profonde. » L'Amérique peut nous donner des leçons de simplicité et de droiture. En 1955 le nouveau président de cette Commission, l'Amiral Lewiss Strauss, écrivait :
« Je ne crois pas qu'une découverte d'une importance aussi considérable que celle de l'énergie atomique soit le produit de la seule intelligence humaine. Un Intelligence supérieure a décidé que l'homme était prêt à en recevoir le secret. Ma foi me dit que le dessein du Créateur n'a pas été de faire progresser l'homme à travers les âges jusqu'à notre civilisation pour l'amener à détruire la vie sur la terre... »
Plût à Dieu que les Présidents de nos commissions eussent des sentiments semblables.
56:40
ON LE VOIT, tout le monde fait appel sous une forme ou une autre à la coopération. Mais celle-ci paraît de nos jours un mode particulier d'organisation qui s'oppose à l'économie libérale, parce que celle-ci est comprise, depuis la Révolution, comme une économie *individualiste ;* parce que nos gouvernements ont donné aux coopératives un statut socialiste. Un des correspondants de Claudel, président d'une Chambre d'agriculture, lui écrivait : « Je partage votre estime pour la valeur de la méthode coopérative pour résoudre un certain nombre de difficultés de la vie sociale. A une condition cependant, c'est que cette méthode évolue dans un climat de liberté. »
Si l'on va au fond des choses, la coopération est la base même de toute vie sociale. Il y a coopération du père et de la mère dans une famille qui se fonde, coopération pour le travail même. Il y a coopération entre les banques et l'industrie. Ce qui manque à nos sociétés c'est que cette coopération soit réglée par la morale, alors que depuis la Révolution française elle est réglée par la loi du plus fort.
Est-ce que cette coopération sera bien équilibrée économiquement, socialement, moralement, lorsque par exemple les ouvriers seront devenus propriétaires dans l'usine où ils travaillent ? L'ouvrage de M. Brunatto donne les moyens d'y arriver dans le respect de la propriété au moyen du crédit coopératif. Nos gouvernants veulent légiférer là-dessus. Quelques industriels ont pris l'initiative de créer des actions de travail. Nous préférons beaucoup la solution de M. Brunatto qui est une solution réservant la liberté de l'ouvrier et son initiative. C'est là un essai à faire, la loi devrait le rendre possible, non l'imposer. Son efficacité sociale serait grande, son efficacité morale petite et pour que cet essai réussit, les conditions morales sont indispensables. Pourquoi ce manque d'efficacité morale ? Claudel l'a très bien vu :
« Ce n'est pas uniquement en donnant des places aux ouvriers dans les Conseils d'Administration, en distribuant des actions de travail, en combinant telle forme plus ou moins ingénieuse de participation aux bénéfices, en fermant somme toute au pouvoir individuel toute autre issue que celle de la *délégation,* qu'on forgera des énergies et des capacités. C'est en mettant à la disposition des groupes plus ou moins évolués de travailleurs un champ approprié à leurs forces et connaissances actuelles et surtout à leurs possibilités de progrès.
57:40
L'honneur et le privilège de tout Français, dont je n'hésite pas à le féliciter, c'est d'être un individualiste déterminé, autrement dit un homme libre. Il reste à lui faire comprendre qu'il ne réussira jamais à être pleinement lui-même que par le moyen des autres. »
Les ouvriers en général et la plupart des membres du secteur *tertiaire* eux-mêmes n'ont pas le goût ni les connaissances suffisantes pour s'intéresser vraiment aux considérations générales si délicates, politiques, historiques, géographiques, de toute entreprise. Actionnaires de leur entreprise, les ouvriers seront comme l'immense majorité des actionnaires capitalistes, indifférents aux assemblées, ou désireux de partager les bénéfices le plus tôt possible. Il faut d'abord dégager de la foule une élite ouvrière. Si on veut l'intéresser à l'administration et à la marche de l'usine, il faut trouver à la coopération des objectifs à leur portée où ils puissent, comme dit Claudel « *se forger des énergies et des capacités et avoir des responsables véritables* »*.*
LA SECONDE MANIÈRE est celle que nous avons exposé dans notre article « Naissance d'une corporation ». Elle est sans doute la meilleure au début pour éteindre la lutte des classes. Il s'agit de créer un patrimoine commun à la corporation administrée par tous les membres pour lutter contre le chômage et les faiblesses momentanées ou durables qui peuvent frapper telle ou telle entreprise, pour aider aux « dépannages » dans les familles éprouvées. Nous renvoyons à notre article. Les entreprises même puissantes sont mortelles. Il s'en fallut de peu que la société de Fives-Lille fût obligée de fermer ses portes. Les intellectuels soucieux seulement de théories même morales, n'ont guère compris les nécessités auxquelles l'avaient acculée ses longues faiblesses vis-à-vis du personnel ouvrier et la politique dirigiste des gouvernements socialistes. Pendant plusieurs années les ouvriers actionnaires de cette Société qui auraient eu besoin de liquider leurs actions y auraient perdu les 4/5 de leur avoir. Un patrimoine commun à la corporation est une garantie supérieure pour l'ouvrier qui est d'autre part capable de s'intéresser à son administration. C'est même pour lui un moyen de s'instruire des nécessités économiques, d'accéder à des situations supérieures, et de devenir un administrateur.
58:40
Ce patrimoine commun devrait être une préoccupation majeure car il n'est pas de société sans ces biens matériels ; un ménage qui s'installe doit avoir un toit, un métier, des meubles, au moment même où la société morale qui doit former ce ménage n'existe pas encore, sinon en espérance et en attente : elle est fondée par le sacrement de mariage, mais qui osera la fonder s'il n'a d'abord un métier, un toit, des meubles.
Il n'y a pas de véritable ménage sans la cohabitation dans des biens communs. St François pour réunir ses premiers disciples dût jouir d'un *lieu ;* s'il n'en était propriétaire, il en avait la *possession.* L'ordre franciscain ne fut réellement fondé que lorsqu'on y organisa des études et qu'il put devenir *propriétaire* même sous une fiction légale. Nous sommes une âme et un corps étroitement unis, l'âme après la mort est dans un état violent, anormal qui ne cessera qu'à la résurrection générale. Étant donnée la nature humaine, il n'y a pas de société s'il n'y a pas de biens communs.
Les entreprises sont mortelles, mais les métiers eux-mêmes peuvent être malades. On le voit actuellement dans la corporation du textile. Pendant cent ans les usines anglaises, françaises, ont vécu en exportant une part très importante de leur production. Or les industries textiles sont les premières à se former dans les pays sous-développés. Parce qu'une fois le métier acheté, il suffit d'un très petit nombre de spécialistes pour l'entretenir. Il y a aujourd'hui partout des usines textiles, et chez nous comme en Angleterre et au Japon même, la *récession* pour cette industrie est inévitable. Un fonds commun appartenant à la profession eût été extrêmement utile pour reclasser les chômeurs forcés ou aider à la reconversion de l'industrie. De pareilles institutions professionnelles pourraient très bien gérer en ce qui les concerne, pour leur région et leurs membres, les fonds de la sécurité sociale. Il y aurait certainement bénéfice dans l'administration, et plus d'efficacité dans l'utilisation de ces biens.
Telle est la seconde manière d'envisager les problèmes sociaux. C'est l'une des formes de l'association et de la coopération et elle a l'immense avantage d'unir des classes sociales que les idées fausses, les intérêts démagogiques et les passions ont séparées d'une manière absurde, Elle répond aussi aux préoccupations fondamentales des familles pauvres d'avoir quelque sécurité et un droit de propriété dans une institution professionnelle.
59:40
La Tour du Pin disait : « Vous voudriez que le peuple devint conservateur ? *Donnez-lui quelque chose à conserver.* »
MAIS LE PROBLÈME du travail est un problème moral autant que matériel. « L'homme ne vit pas seulement de pain », répond Notre-Seigneur au démon qui le tente par l'appât des biens terrestres. Il ne s'agit pas seulement ici des commandements de Dieu qui font la loi morale naturelle, Ou plutôt il s'agit de les *incarner* dans le travail. C'est dans le travail même que l'homme doit trouver un intérêt moral. Or la plaie de la grande industrie est que l'homme y devient une machine, un manœuvre spécialisé, qui sans doute doit faire un travail correct, mais qui la plupart du temps n'a aucun intérêt à ce qu'il fasse très bien ni surtout très vite. La cadence du travail est généralement très médiocre. Le même homme qui le samedi construit, bâtit, jardine en chantonnant sans épargner sa peine, le reste de la semaine tire des heures en s'ennuyant.
Diminuer les inquiétudes pour l'avenir est bon ; assurer une propriété sur les instruments de travail est excellent. Mais il est encore meilleur que l'homme fasse de son travail même le centre de ses principales préoccupations et qu'il tire directement de son travail les avantages sociaux qui sont nécessaires.
Il en est ainsi pour l'artisan, et généralement pour les ouvriers de l'artisan. Il en est ainsi pour l'ouvrier agricole lui-même qui *entreprend* de déforcir et biner des betteraves pendant toute la saison à tant l'hectare. Le temps peut l'avantager ou le désavantager, mais l'ouvrier habile et intelligent y trouvera son compte et se donnera le moyen de se hausser dans le monde du travail.
C'est ce troisième aspect de la réforme sociale que Claudel a saisi avec prédilection par ce que c'en est l'aspect le plus profondément humain.
« Le véritable milieu éducatif, c'est le travail. Le travail n'est pas une malédiction, c'est le vrai paradis de l'Homme, à qui le Créateur n'a pas cru pouvoir faire de meilleur cadeau que de lui donner, comme dit la Genèse, *la terre à opérer.* Mais le travail, pour justifier son caractère sacré doit être libre et intéressant, et pour être intéressant, il doit être intéressé.
60:40
« J'entends par là toutes les formes d'intérêt, aussi bien l'intérêt pécuniaire que l'intérêt artistique, aussi bien l'émulation dans le domaine de la quantité et de la qualité que la mise en jeu de l'esprit d'équipe et de solidarité fraternelle. C'est le travail qui donne honneur et dignité à la vie humaine, qui satisfait en nous ce que j'appelais tout à l'heure le droit à la charité, qui nous permet de vivre, d'exercer et d'accroître notre personnalité en faisant du bien. »
Dans un chapitre intitulé *le droit à l'espoir,* Claudel écrit :
« Ce que je reproche aux améliorations actuellement envisagées de notre atelier national, toutes plus louables les unes que les autres, c'est qu'elles n'ont pas un caractère *stimulant.* Il s'agit toujours d'empêcher certaines catégories de producteurs de gagner trop. Il devrait s'agir de donner à tous un intérêt à gagner davantage.
« Intérêt ! J'ai prononcé le mot-clef. Les intérêts sont de diverses natures et je suis loin de méconnaître la force de ces excitants généraux et transcendants qui sont l'art, l'honneur, le devoir, l'émulation, le patriotisme, l'amour, le sentiment de la solidarité, etc. Mais l'homme a avant tout besoin de vivre, il a des besoins particuliers, des besoins matériels primordiaux, légitimes, il a besoin non seulement d'être, mais de bien-être. Il est parfaitement juste qu'il essaie de s'accroître à la mesure des forces qu'il sent en lui et de la famille qu'il a eu le courage de fonder. »
« Je reviens à ma thèse. De l'idée de salaire à l'idée de profit la différence, ou pour mieux dire, l'opposition, saute aux yeux. Le salaire, qu'il soit payé par le patron ou par l'État, a un caractère automatique. On achète l'ouvrier, envisagé comme une source impersonnelle d'énergie, on achète l'énergie, plus ou moins spécialisée, qu'il est capable de dégager pendant une temps donné, à un prix convenu pour l'exécution d'une besogne déterminée. »
Faisons attention à ces derniers mots : pour *l'exécution d'une besogne déterminée.* Si c'est le temps de présence seulement de l'ouvrier qui est payé, la besogne se fera, convenablement, suffisamment vite pour que le patron n'ait rien à dire ; mais sans que l'ouvrier apporte à son travail d'autre intérêt que celui de sa paye.
61:40
Supposons que cet ouvrier puisse faire ce travail (tel qu'on le lui demande) mais à son idée, à son temps, avec tel camarade qui s'entend bien avec lui, l'aspect moral de son travail change complètement ; cet homme trouve des moyens de le perfectionner, de s'éviter du temps et de la peine. Le voilà devenu l'égal d'un artisan qui travaille à son profit, et son intelligence s'applique à son travail même et non plus seulement à ses loisirs. Voilà le lieu de la promotion ouvrière qui lui permet de se hausser même à l'usine dans la hiérarchie du travail.
Or cela s'est fait : le succès industriel, commercial des usines Bata tenait à une organisation de ce genre. Et celle-ci était poussée au point qu'un chef d'atelier des empeignes (par ex.) *achetait* le cuir au magasin des cuirs, mais le choisissait, le refusait, et le chef de magasin faisait lui-même ses achats de tel ou tel cuir.
On trouvera exposées ces idées en détail dans les ouvrages de Hyacinthe Dubreuil : *A chacun sa chance, L'exemple de Bata* (*la libération des initiatives individuelles dans une entreprise géante*)*, L'équipe et le ballon :*
« La seule manière, dit-il, de mettre à la portée de l'ouvrier moyen la part de responsabilité qui puisse lui permettre de développer ses qualités personnelles serait de diminuer l'importance de ces responsabilités afin qu'elles ne dépassent point l'étendue de son champ visuel... La caractéristique principale des établissements Bata est d'avoir étendu le principe de division dans tous les sens possibles afin de réduire systématiquement la dimension de tous les problèmes. »
Non pas en vue seulement de l'exécution matérielle ce qui est depuis le XVIII^e^ siècle le principe de la fabrication industrielle, mais en vue de l'organisation des petites équipes de chaque atelier, qui a une sorte de *contrat de fabrication* avec l'usine.
Jusqu'en 1914 nos ouvriers imprimeurs travaillaient ainsi en commandite.
C'est dans les écrits de Hyacinthe Dubreuil qu'on trouvera les exemples de ce nouvel esprit. *L'équipe et le Ballon* donne de multiples exemples de cette manière de faire.
Claudel écrit : « Souvent on entend postuler la nécessité d'une réforme des mœurs comme condition indispensable à tout redressement politique et économique. A quoi il faut répondre que c'est là tirer une traite sur la lune ! Dans sa *Politique* Spinoza a observé que les passions humaines demeurent inévitablement les mêmes d'âge en âge, mais que le génie des institutions favorables consiste à savoir concilier l'intérêt général avec les passions égoïstes des hommes.
62:40
L'idée coopérative répond à ce postulat paradoxal, en faisant coïncider l'intérêt privé d'un chacun avec l'intérêt de tous. Dès lors, sans se leurrer du vain espoir d'un prochain relèvement moral, c'est de la grande mêlée des intérêts égoïstes et mesquins des hommes que la coopération tire un monde nouveau. » Et il cite ces paroles de Carlyle :
« *Lorsque l'humanité sera enfin sage, nous passerons de la compétition dans l'individualisme à l'individualité dans la coopération.* »
On ne peut mieux définir les idées de H. Dubreuil que Claudel, porté par sa profonde expérience du cœur humain et de la société universelle, avait adoptées avec chaleur.
SI NOUS AVONS exposé et rapproché les trois manières d'aborder le problème social non pour exclure l'une ou l'autre de ces façons de faire, car elles se complètent, mais pour éclairer les hommes de bonne volonté qui très souvent de par leur place dans la société sont exposés à ne voir qu'un côté du problème. La place de Claudel, comme cule de tout poète ou artiste est celle d'un *contemplateur.* (C'est le nom que ses contemporains donnaient à Molière.) Il est allé droit au cœur du problème humain, celui qui tient à la vie intime de l'âme dans son occupation journalière de guider et former le corps. Le recueil d'articles dont nous parlons n'apporte pas, bien entendu, de solutions pratiques *hic et nunc ;* mais il montre la clarté des vues de Claudel et son expérience de l'homme et de la société, chose qu'on ne demande pas en général aux poètes, et que seuls possèdent les très grands. Dans la préface qu'il a écrite pour le livre, H. Dubreuil explique que les hommes bien intentionnés qui se sont intéressés au problème du travail étaient en fait étrangers au monde ouvrier : « Avec les meilleures intentions du monde ces hommes ont élevé, devant le problème de la liberté, des obstacles que le despotisme le plus subtil n'aurait jamais été capable de rêver. » Il n'en est que plus remarquable que Claudel ait compris que *l'intégration* du travailleur à l'entreprise serait possible par le moyen qui substituerait la coopération spontanée au « rapport de subordination » qui est encore malheureusement la règle presque universelle de relations du travail. »
63:40
Ces problèmes ne sont pas nouveaux. Ils se sont présentés à la société chrétienne dès qu'elle eût au IV^e^ siècle la liberté d'exister. Valentinien et Gratien commencèrent à transformer l'esclavage en servage, fixant ainsi le serf et sa famille au sol, c'est-à-dire lui donnant la *possession* sinon la propriété de ses instruments de production. Le serf devint ensuite un tenancier héréditaire, c'est l'origine de notre petite propriété qui reste la gloire sociale des peuples catholiques. Les inconvénients économiques de la petite propriété ont été beaucoup accrus par les partages sans fin qu'amenèrent les lois révolutionnaires. Nos petites coopératives d'outillage agricole sont en train d'y remédier. On trouvera dans le livre de Claudel un chapitre sur la *communie agricole ;* il montre que ce poète supérieurement doué était aussi un esprit vaste et curieux de tout ce qui est humain.
CES APERÇUS n'enlèvent rien à l'utilité des vues de M. de Lovinfosse et de M. Brunatto, ni à la nécessité d'un bien corporatif. On ne voit pas pourquoi le crédit, cette invention si subtile (et si fragile) des hommes d'argent pour en gagner davantage, ne servirait qu'aux banques et aux grosses industries. Le moyen commerce et l'artisanat lui-même sont obligés maintenant d'en user. Il peut par la coopération servir à tous. De petits industriels comme les meuniers y sont venus pour éviter les 8 % d'escompte des banques dans la période qui a suivi la guerre. Et puis que l'État lui-même cherche le moyen de faire participer les ouvriers à la propriété de l'entreprise, il a un terrain d'expérience tout trouvé : ce sont les entreprises nationalisées. Il peut les faire acheter par ses ouvriers et employés suivant les méthodes proposées par M. Brunatto sans que ceux-ci aient de capital à verser. Cela les rendra peut-être rentables. Nous serions bien débarrassés, et l'État aussi qui pourrait ainsi se défaire, sans qu'on crie au capitalisme, d'entreprises qu'il est incapable de gérer normalement.
Mais il est probable que les ouvriers des entreprises d'État refuseraient ce présent ; comme jadis, en bien des circonstances, les serfs refusaient la liberté qui leur était offerte. En 1914 un ouvrier emballeur des usines d'Aubervilliers gagnait autant qu'un capitaine ayant sept ans de grade. Les ouvriers des entreprises étatisées savent à quoi s'en tenir sur leur situation et ils ne tiennent pas à ce que leur usine, devenue leur propriété, soit soumise à la concurrence.
64:40
RAPPELONS POUR FINIR que ce sont les écrivains catholiques qui ont eu toujours les vues les plus justes et les plus générales pour remédier aux désordres amenés dans la société par les pseudo-idées de la Révolution Française et par le développement de l'industrie. Pourquoi ne lit-on pas Le Play et La Tour du Pin ? Il semble qu'ils aient été mis sous le boisseau par les catholiques eux-mêmes. Or les premiers chapitres du livre de La Tour du Pin, publiés il y a près de quatre-vingts ans, ont l'air d'avoir été écrits hier, pour aujourd'hui. Sans doute les solutions pratiques si variables suivant les métiers et les circonstances restent à établir. Mais ces deux hommes ont dit l'essentiel de ce qu'il faut comprendre. Aujourd'hui encore les catholiques eux-mêmes sont portés sous l'influence du monde qui les entoure, à ne chercher que des solutions matérialistes, du problème social.
Or la distinction préalable du bien et du mal est à la base de toute réforme saine ; le respect des fondements naturels de la société, la famille, la commune, le « pays », la connaissance des besoins moraux de l'homme dans sa vie pratique, sont indispensables pour trouver des solutions pacifiantes.
C'est ce que Claudel, par son expérience de tant de peuples, la grandeur de son intelligence, et un amour des hommes puisé dans l'amour de Dieu a très bien compris et exprimé. Il réagissait avec une parfaite conscience contre la tendance générale, car il disait à la fin de sa préface des *Conversations dans le Loir-et-Cher :*
« Parmi les groupements humains que l'auteur étudie, il en est un qu'il avait oublié et qui paraît aujourd'hui re cueillir la faveur la plus générale de l'humanité : c'est le bagne. »
AUJOURD'HUI tous les gens sensés désirent voir se faire l'Europe ; telle qu'elle peut se faire ce sera une Europe catholique, et c'est une des raisons pourquoi les Anglais y sont fort opposés.
Dans cette fédération de grands peuples qui ont un long passé de civilisation nul doute que ce soit cet esprit catholique qui soit le meilleur lien. S'il y a une nation parmi elles qui puisse être un modèle pour les autres, ce sera celle qui aura donné la première l'exemple d'un ordre social chrétien.
Henri CHARLIER.
65:40
### La tentation des castes : paysans et citadins
par Marcel CLÉMENT
LE TEMPS N'EST PLUS, sans doute, où le mot « paysan » résonnait habituellement de façon péjorative : Nous avons dépassé cette époque de l'adolescence industrielle où l'homme de la terre apparaissait nécessairement comme une sorte de poids lourd, sinon comme un vestige du passé.
Nous n'en sommes plus là... Pourtant, le problème que posait aux esprits cette incompréhension de la réalité du monde rural n'est pas entièrement résolu. Il y a moins de mépris qu'autrefois, de la part des habitants des villes, pour les ruraux en général, et les exploitants agricoles en particulier. Le sentiment qui a succédé est plus honorable, mais ne résout pas le problème. C'est une sorte d'ignorance sympathique. Le petit Parisien de 1960 connaît le monde rural à travers quelques dictées, quelques photographies de livres scolaires, éventuellement quelques souvenirs de colonie de vacances. Le monde où il vit lui semble plus réel, plus actif, supérieur. La campagne ne parvient à son intelligence qu'à la manière d'une chère vieille chose à laquelle il importe de ne faire aucun mal, mais qui n'est plus dans le mouvement.
La difficulté sociologique que nous évoquons n'est qu'un cas particulier d'un problème plus vaste. Les Parisiens estiment parfois sans trop y penser, que la France c'est Paris. Les industriels considèrent que l'économie française, c'est l'économie industrielle, Ceux qui habitent la province jugent à l'inverse que Paris et les grands centres sont des milieux hypersensibles, nerveux jusqu'au dérèglement, et que les seules racines véritables de la France sont les assises familiales et traditionnelles de ses provinces.
66:40
Il arrive que les ruraux admirent les gens de la ville, mais ne les envient pas, persuadés que leur travail et leur forme de vie les met beaucoup plus près de l'ordre naturel que ne le pourrait faire l'existence citadine.
En bref, de même que, souvent, chaque personne tend à Juger du monde et des choses comme si elle était le centre de ce monde, de même chaque milieu, chaque groupe social, chaque classe aussi tend plus ou moins à s'ériger en absolu, en norme de progrès et de vérité, norme à laquelle il mesure le reste de l'humanité.
La restauration du corps social à laquelle nous avons à travailler suppose un effort de chacun des membres de ce corps en vue d'une objectivité supérieure. Si le régime des castes, aux Indes, est resté immobile pendant des milliers d'années, il nous faut bien constater que les Indo-Européens que nous sommes conservent une étonnante aptitude à reconstituer des castes, partout et à tout propos. L'esprit de boutique, l'esprit de clocher, sous quelque forme qu'il apparaisse, tendent à nous fermer aux autres groupes, aux autres milieux, aux autres classes. Il ne deviendra possible de « corporer » la société française qu'en surmontant la *tentation de la caste.* Chaque groupe, lorsqu'il est conforme à l'ordre naturel ou à des aspirations contingentes légitimes est appelé à la vie, non pour se fermer et s'opposer aux autres, -- ou pour les ignorer -- mais pour s'ouvrir à eux et pour coopérer solidairement avec eux à la santé du corps social, c'est-à-dire au bien commun de la société politique.
Ces réflexions revêtent une importance particulière dans le domaine des rapports entre la campagne et la ville.
Nous sommes en face de deux types d'hommes, de deux modes de vie, de deux univers économiques. Ni sociologiquement, ni économiquement, le monde rural et le monde urbain ne sont arrivés à s'intégrer mutuellement. Le capitalisme industriel a contribué à élever le niveau matériel de la vie des campagnes. En même temps, il lui est arrivé aussi de jouer le rôle d'élément de corruption morale. Par ailleurs jusqu'à une date encore, récente, les industriels de France demeuraient parfaitement imperméables à l'exposé des problèmes de l'économie agricole : ils ne s'en sentaient absolument pas solidaires. Quant aux ruraux, ils se croient généralement peu compris, sinon tout à fait incompris.
67:40
Ils ont tendance à se replier sur eux-mêmes et à se suffire à eux-mêmes. Lorsque cela est au-dessus de leurs forces, ils abandonnent, vont à la ville et sont digérés par elle.
#### I. -- Le « mythe » du progrès technique.
Il est dans la nature des choses que les hommes soient façonnés par leur genre de vie et par leur activité professionnelle. Il est donc dans la nature des choses que ceux qui travaillent la terre, qui veillent à l'éclosion et au développement des espèces vivantes, végétales et animales, apportent à la société tout entière des aptitudes et des qualités en accord avec leur mode de vie. Il est donc encore dans la nature des choses que ceux qui travaillent, non pas sur la vie, mais sur la matière, ingénieurs ou artisans, contremaîtres ou ouvriers d'industries, apportent à cette même société des qualités bien différentes, et pour tout dire d'un mot une autre culture. Il est enfin dans la nature que ceux qui travaillent sur la vie constituent une société professionnelle distincte, que ceux qui travaillent sur la matière inerte en constituent une autre, et que ces deux grands secteurs professionnels jettent les bases d'une collaboration organique.
Les sociétés antiques ou médiévales ont empiriquement résolu ces problèmes dans la mesure où elles étaient spontanément « corporatives ». La société contemporaine, d'origine individualiste, non seulement ne les a pas résolus, mais risque de devenir incapable de les comprendre. La cause en est non pas dans le développement du progrès technique, mais dans le « mythe » qui s'est cristallisé dans les esprits autour de ce progrès, mythe qui ne contribue pas peu à creuser et à élargir le fossé spirituel entre la campagne et la ville.
Le progrès technique n'est pas une chose moderne. Il a commencé avec le silex taillé, avec l'invention de la roue ou celle de la cuisson de la brique ([^41]). Ce qui caractérise le progrès technique au sens moderne, c'est l'emploi des énergies cachées dans la structure intime des choses. L'utilisation de la vapeur, de l'électricité, de l'énergie atomique ont permis à l'homme de disposer d'une puissance matérielle qui est sans aucune proportion avec les forces physiques des individus ou même des collectivités.
68:40
Tout se passe comme si la puissance des organes humains avait été prodigieusement développée. La télévision permet de voir à travers les murs ; la radiodiffusion, d'entendre à travers les mers. L'automobile, le chemin de fer, l'avion ont réalisé beaucoup plus que le rêve des bottes de sept lieues. La domination matérielle de l'homme sur la terre, grâce à l'utilisation des énergies nouvelles, et des inventions qui les accompagnent a quelque chose d'enivrant. Sans que l'on puisse analyser précisément dans quelle mesure, ce nouvel équipement des personnes et des collectivités réagit sur leur psychologie, il apparaît que le sentiment diffus d'une puissance quasi illimitée s'est emparé de l'humanité. Ce sentiment est vif chez tous les hommes. Il est plus vif encore chez ceux qui conçoivent ou qui exécutent les plus étonnantes de ces inventions.
Le développement du progrès technique a revêtu, surtout depuis un siècle, trois caractères principaux.
*a*) Nous avons pris l'habitude d'assister chaque année, parfois chaque mois ou même chaque semaine, à l'apparition d'inventions nouvelles, de moyens inconnus jusqu'alors, de connaissance et d'action. Les hommes du XIX^e^ siècle ont été les spectateurs de l'apparition du chemin de fer, du gaz d'éclairage, de l'électricité. Les hommes du XX^e^ ont vu les premiers avions qui se soient élevés en l'air et l'on n'en finirait pas, si l'on voulait établir la liste de toutes les inventions qui se sont succédées depuis surtout quatre-vingts ans. La photographie *et* le phonographe, la radio *et* la télévision, la machine à écrire et le magnétophone, le téléphone et le téléscripteur ne sont que quelques pointes brillantes qui retiennent davantage l'attention parmi les innombrables découvertes et inventions, grandes ou modestes, qui ont été faites.
Ces inventions et ces découvertes n'ont pas seulement étonné les esprits : elles ont en quelque façon modifié les mœurs. Le téléphone, la radio, l'automobile font maintenant partie intégrante de notre vie. L'humanité, après les avoir inventés, non seulement les a adaptés à ses besoins mais encore s'est adaptée à eux au point de ne plus pouvoir s'en passer. La vie humaine et sociale n'est plus simplement conditionnée par les organes des sens de chaque individu mais par le prolongement technique que la science contemporaine a donné à ces organes.
69:40
Nos rythmes de pensées et de paroles, d'informations *et* de décisions ne sont plus ceux des hommes d'il y a cent ans. L'homme éternel est immuable dans son essence. Mais son conditionnement biologico-social et psycho-social a changé et continue de changer. Chaque invention nouvelle le modifie.
Le progrès technique est un don de Dieu. Il met à notre portée les conditions matérielles de l'unité morale et religieuse de l'humanité. Mais il faut bien constater qu'à côté de la réalité objective du progrès technique s'est développé un « mythe » du progrès technique, précisément ce que Pie XII a nommé « l'esprit technique ». Au fur et à mesure que l'humanité est mieux équipée, que sa puissance sur la matière est devenue sans proportion avec ses propres forces physiques, elle est tentée de croire à sa toute-puissance et finalement à son auto-suffisance. La succession des inventions suggère à beaucoup d'esprits que l'humanité est capable par ses seules forces techniques d'arriver à la connaissance totale de toutes choses et à une puissance presque infinie. Dans l'exaltation et dans la fièvre, les hommes se détournent de leur propre vie intérieure, du mystère de l'âme et de son destin pour chercher l'apaisement dans la conquête de l'univers, dans la jouissance des victoires sur la matière et sur l'espace.
*b*) Le progrès technique ne s'est pas seulement traduit par cette succession presque ininterrompue d'inventions nouvelles. Ces inventions ont été elles-mêmes, en permanence, perfectionnées.
Il suffit de comparer les plus récents électrophones de haute fidélité avec les phonographes à pavillon du début du siècle, ou encore la ligne pure et le confort de la Caravelle avec les « coucous » de la première guerre mondiale pour en prendre une conscience simplement intuitive. Non seulement l'humanité a le sens du progrès parce que des inventions changent sa vie, mais encore ces inventions semblent animées d'un dynamisme propre pour atteindre un degré de perfection technique, d'harmonie des formes et de commodités que nul, il y a un demi-siècle, n'aurait osé imaginer.
Cet incessant perfectionnement réagit aussi sur la psychologie humaine. En constatant le degré de confort, de commodités, de beauté des instruments qu'il utilise, l'homme se fait spontanément une idée plus haute de sa dignité... non pas tant spirituelle que matérielle.
70:40
Puisque ces choses peuvent lui être données, n'est-ce pas qu'il y a droit ? A « l'esprit technique » correspond spontanément l'esprit de richesse et l'esprit de jouissance. L'homme moderne est plus fortement tenté qu'aucun autre par le désir de posséder et par celui de fuir l'effort et la souffrance. Si de tous temps, l'esprit de pauvreté, de chasteté et d'obéissance a paru une folie, dans les circonstances concrètes du progrès moderne, cette folie risque de tourner à la culpabilité ! Il est normal que le christianisme soit mis en procès par ceux qui n'attribuent pas à l'homme d'autre fin que le développement de la connaissance des choses créées, la domination de ces choses ou la jouissance qu'on peut en tirer.
*c*) Enfin, le progrès technique a modifié la vie humaine et sociale sous un troisième rapport. Non seulement les inventions se sont succédées. Non seulement chacune d'elles a été perfectionnée, mais encore la fabrication de série a permis de multiplier très rapidement le nombre des bénéficiaires de ce progrès.
On n'oublie pas pour autant que les deux-tiers de l'humanité ont un revenu annuel moyen de cinquante mille francs par an. Mais songeant principalement ici aux pays équipés de façon moderne de l'Europe et de l'Amérique du Nord, il n'en reste pas moins, dans ces limites, que le nombre des bénéficiaires du progrès technique n'a pas cesse de croître. C'est pratiquement la condition matérielle de tous les hommes de ces régions du monde qui, plus ou moins, a été non seulement élevée, mais transformée et même bouleversée.
Toutefois, le capitalisme industriel s'est montré plus soucieux d'équiper la ville que la campagne. La majorité des exploitations agricoles de France est, aujourd'hui encore, privée de l'eau courante et de l'évier. Il y aurait aussi beaucoup à faire pour compléter et perfectionner l'électrification rurale. D'une façon générale, la ville a profité beaucoup plus complètement et beaucoup plus vite du progrès technique que la campagne.
#### II. -- La réalité du progrès naturel.
Néanmoins, le fossé spirituel qu'il faut trop souvent déplorer entre les ruraux et les citadins ne vient pas seulement de l'inégalité de l'équipement technique, intellectuel ou culturel.
71:40
Quelque chose de plus profond les rend aujourd'hui étrangers les uns aux autres. Quelque chose qui n'est pas insurmontable, mais à la condition d'en prendre conscience et de modifier certains jugements et certaines habitudes.
Ceux qui travaillent dans les usines ont le sentiment de coopérer au progrès de l'humanité dans la mesure précisément où grâce à leur fabrication, l'humanité, matériellement, évolue. On ne peut pas en dire autant de l'homme de la terre. Si l'on considère, en effet, l'activité de la production paysanne, et que l'on cherche à analyser le genre de progrès auquel elle collabore, que découvre-t-on ?
*a*) Pendant que l'industrie a multiplié les inventions et a modifié notre vie en lui donnant l'impression qu'elle « avançait », les paysans, année après année ont continué de produire le même blé, les mêmes salades, les mêmes pommes de terre, les mêmes poires, les mêmes fleurs. Les greffes les plus audacieuses, les croisements les plus savants n'ont pas réellement permis de produire une seule plante nouvelle ni une nouvelle espèce animale. Dans l'intuition des citadins qui songent à la vie bucolique, il y a d'abord cela : le paysan n'avance pas. Il est immuable.
Le progrès de la production agricole sans doute revêt certains aspects techniques. On peut améliorer les rendements, la qualité des plantes ou des fleurs. On peut abaisser les prix de revient et diminuer l'effort et la peine des hommes. Mais toutes ces choses, fort importantes, n'en sont pas moins extérieures à la production elle-même. Le progrès de la production végétale ou animale n'est pas, essentiellement, un progrès technique. C'est un progrès naturel.
Il existe des espèces vivantes, végétales et animales au renouvellement et à la croissance desquelles veille l'agriculteur. Le progrès, dans ce domaine, a un caractère circulaire. Quand une moisson est achevée, il faut préparer la prochaine. Si la récolte a été bonne, le progrès c'est d'espérer que la prochaine sera aussi bonne. En outre, l'influence du climat et des autres choses contingentes rendent la production agricole très incertaine. Les vaches maigres succèdent aux vaches grasses. Les bonnes et les mauvaises années alternent. Le même effort, ou même des méthodes mieux adaptées peuvent aboutir à un résultat moins bon si les circonstances sont défavorables. Lorsque des circonstances meilleures reviennent, elles ne sont pas le signal d'une acquisition définitive, mais seulement d'une meilleure passe, au milieu d'efforts toujours à recommencer.
72:40
Il faut bien remarquer que cette condition de l'homme de la terre est une image beaucoup plus véridique de la condition de l'homme créé par Dieu que la condition actuelle du technicien de l'industrie. L'homme de la terre sait qu'il n'est pas le créateur : il n'est que le collaborateur de Celui qui a fait toutes choses. Il sait qu'il n'est pas tout-puissant : les rogations n'ont pas cessé d'être opportunes au XX^e^ siècle. Au contraire, l'homme de l'industrie, par la nature même de son activité, a tendance à se croire un créateur et à ne pas voir de limite à sa domination sur la matière.
*b*) L'industrie a multiplié les inventions et a perfectionné chacune d'elles. L'agriculture, non seulement ne peut pas multiplier les espèces vivantes nouvelles, mais elle ne peut pas, non plus, les perfectionner habituellement. Ici encore, le progrès consiste dans l'humilité d'un recommencement et non pas dans la gloire d'un avancement. A ceux qui considèrent que le destin profond de l'humanité est d'aller de conquête technique en conquête technique, l'agriculteur apparaîtra toujours comme un être de stagnation. Il est en réalité le symbole vivant des plus hautes fidélités, car à porter, à chaque saison, plantes et animaux à leur maturité, il porte le témoignage de la réponse de l'homme à l'initiative de Dieu. Le technicien de l'industrie porte aussi, évidemment, ce témoignage. Mais il est fortement tenté de ne pas s'en apercevoir, et d'interpréter le mouvement du progrès technique comme une gloire de l'homme plutôt que comme un don de Dieu.
*c*) En dernier lieu, l'agriculteur ne peut pas, comme l'industriel, multiplier indéfiniment la rapidité ou le nombre de ses productions. On n'a pas encore trouvé le moyen de faire pousser plus vite les fleurs en tirant dessus, et il faut toujours quelques deux mois pour qu'une salade vienne à maturité. On citera quelques exemples particuliers, soit de culture intensive, soit de production avicole, qui sont autant d'exceptions à la loi commune. Fondamentalement, la productivité de l'agriculture n'augmente que faiblement si on la compare aux augmentations successives et presque inimaginables de la productivité industrielle.
73:40
Insistons sur un point. Ce n'est pas le progrès technique en tant que tel qui est la cause du fossé spirituel qui s'est creusé entre l'homme de la terre et l'homme de la technique. C'est la mauvaise interprétation du progrès technique. C'est l'idolâtrie d'une humanité qui « avance ». Dans la mesure où les hommes considèrent qu'il y a plus de gloire à inventer des choses nouvelles qu'à refaire des choses anciennes, dans la mesure où l'humanité prend partie pour l'industrie contre l'agriculture, pour le progrès contre l'ordre, pour le devenir contre l'être, une fracture se produit, spirituellement, non seulement entre l'homme de la terre et l'homme de la ville, mais entre ceux qui croient que l'homme est ici-bas pour le salut de son âme et ceux qui croient qu'ils s'y trouvent pour la gloire et la jouissance de gagner l'univers.
#### III. -- LES CONDITIONS SPIRITUELLES DU PROGRÈS SOCIAL
De ce qui précède, on peut voir que le motif profond de l'opposition ou du moins de l'incompréhension entre ville et campagne, entre agriculture et industrie, n'est autre qu'une interprétation faussée, spontanément matérialiste, du progrès technique.
Tout ce qui vit tend à progresser, mais la notion même de progrès ne peut être envisagée indépendamment du problème de Dieu. Si le monde est une création faite par son Auteur en vue d'un but, le progrès est une marche en avant, mais une marche en avant *afin d'atteindre le but* assigné par le Créateur. Dès lors, l'homme de la terre contribue exactement autant au progrès en conduisant chaque année sa récolte à bien que l'ingénieur et le technicien en inventant et en réalisant des inventions qui accroissent la puissance de l'homme dans sa marche vers Dieu.
Si le monde n'est pas une création, mais une simple évolution de la matière autodynamique, le progrès est une marche en avant non pour atteindre le but assigné par Dieu à l'homme, mais pour atteindre le but que l'homme s'assigne à lui-même. Darwin et Marx ayant défini cet homme comme « un animal fabriquant d'outils », si telle est sa nature la plus profonde, il réalisera pleinement sa nature en acquérant toute la science, toute la puissance, en devenant le démiurge de la matière dont il est l'étape avancée.
74:40
En bref, si c'est l'homme qui est Dieu, le progrès technique constitue l'étape essentielle, l'étape en quelque sorte mystique de sa propre déification.
Ces idées ne sont pas si loin de notre propos. Essentiellement, dans le plan de Dieu, le progrès technique et ses innovations, le progrès naturel et son retour cyclique sont les deux témoignages dont l'homme a besoin pour comprendre les rapports entre l'ordre et le progrès, entre l'essence et l'existence. La campagne : ses rythmes, ses saisons, ses servitudes sont le témoignage muet, mais éloquent de la présence, dans les siècles des siècles, du Dieu qui a créé plus d'espèces végétales et animales que l'homme jamais ne pourra concevoir de machines, mais qui en même temps manifeste son immutabilité. L'industrie, ses inventions, ses perfectionnements sont le témoignage, public et séduisant, de la présence à chaque instant de l'histoire, d'une providence paternelle qui au fur et à mesure des nécessités donne à ses fils les moyens de leur salut. Au fur et à mesure que le nombre des hommes s'étend, les découvertes se multiplient qui rendent inexcusable la faim qui torture actuellement les deux-tiers de l'humanité, Celle-ci se servirait mieux du progrès technique si au lieu d'y voir la manifestation de sa propre gloire, elle savait y reconnaître le signe évident d'une sollicitude de Dieu devant la plus formidable poussée démographique de toute l'histoire.
Le seul véritable progrès, en définitive, c'est l'extension du Royaume de Dieu, dans les âmes. C'est l'extension du nombre des baptisés et c'est la croissance du Christ Jésus dans l'âme de chaque baptisé. Pour qu'elle soit possible il faut que les hommes disposent de ce minimum de bien-être nécessaire à la pratique de la vertu dont parle saint Thomas d'Aquin. Il est donc nécessaire que les hommes puissent aisément communiquer entre eux sur tous les points de la planète. Mais le bien-être n'est pas la fin suprême, ni la puissance, ce qui supposerait que le progrès c'est l'extension du royaume de l'homme.
Le fossé spirituel qui demeure encore entre la campagne et la ville, entre l'agriculture et l'industrie est le témoignage d'un retard spirituel, Les hommes ne se considérant pas encore comme les fils d'un même Père, ou, dans le Christ, comme les membres d'un même Corps, tendant il inventer d'autres religions, d'autres mystiques.
75:40
Les uns font du progrès technique l'équivalent du sens de l'histoire. Les autres, à l'image des anciens païens, font du retour éternel l'unique clé de l'avenir : Les uns reconnaissent la vie de l'humanité dans l'extension de sa puissance. Les autres limitent la vérité de la condition humaine à la monotonie des lois inéluctables.
C'est dans le Christ, dans sa parole, que se trouve la seule solution de cette apparente contradiction. Il est la Voie pour comprendre qu'il ne peut pas y avoir d'antinomie entre la vérité et la vie. L'ancienne opposition de la philosophie de l'être et du devenir, l'opposition moderne de la droite et de la gauche, l'apparente incompatibilité entre le progrès naturel et le progrès technique, ne sont, somme toute, que des aspects divers d'un seul et même problème. Dieu est Vérité : Il est immuable. Dieu est Vie : Il est dynamisme : c'est seulement par le Christ, avec le Christ et dans le Christ que les hommes peuvent à la fois rester fidèles à la vérité et croître dans la vie.
A prendre les choses de haut, le rétablissement de l'équilibre sociologique entre la ville et la campagne, entre l'industrie et l'agriculture n'apparaît donc pas essentiellement comme un problème de simple psychologie sociale ou de pure technique économique. Si l'origine des incompréhensions et des ignorances est spirituelle, le principe de la solution doit être lui aussi spirituel.
Ce sont les patrons chrétiens, les ouvriers chrétiens, qui les premiers sont appelés à prendre conscience des immenses réserves d'humilité et d'amour que constitue, pour la société tout entière le travail des ruraux. Ils tiendront à honneur, en retour, d'orienter leurs investissements, leurs bureaux d'étude, leur fabrication en vue d'apporter à ces ruraux l'élévation du niveau de vie, le développement du confort et tous les autres avantages matériels susceptibles de faire de ceux qui travaillent la terre, des hommes pleinement fidèles au passé en même temps qu'intégralement modernes dans leurs méthodes et dans leur vie.
Ce sont ceux qui, dans nos campagnes, ont le sentiment chrétien de la fierté rurale, qui par ailleurs, sont appelés à rendre à leurs milieux le plein sentiment de ce qu'ils apportent à toute la société, non seulement par le fruit économique de leur travail, mais aussi par la forme pleinement familiale de leur vie, par la signification en quelque manière religieuse de leur fidélité. Ils n'en seront que plus libres d'intégrer les découvertes les plus récentes de la science agricole et de travailler à élever le niveau non seulement technique et professionnel, mais aussi intellectuel et culturel de ceux qui habitent la campagne.
76:40
Depuis cent ans et plus, habiter la ville est une gloire, être campagnard est une humiliation ; habiter Paris est un prestige, s'avouer provincial une souffrance. Depuis cent ans et plus les hommes ont cessé de comprendre qu'ils sont fils d'un même Père, membres d'un même Corps, et leur jugement est obscurci parce qu'ils ont oublié que le problème de l'homme n'est pas de gagner l'univers, -- s'il vient à perdre son âme.
Tant il est vrai que les plus aigus des problèmes sociaux et économiques, celui de l'exode rural comme celui de la sur concentration urbaine, celui du retard culturel et technique de certains paysans comme celui de l'insatisfaction ouvrière ne peuvent être compris dans toute leur profondeur qu'à la condition de les étudier, selon la devise même de Saint Pie X, en cherchant à « tout restaurer dans le Christ ».
Marcel CLÉMENT.
77:40
### NOTES CRITIQUES
#### Le missel Feder et Saint Thomas d'Aquin
La fête de saint Thomas d'Aquin est le 7 mars. Nous en parlons en février, parce que notre numéro de mars sera entièrement occupé à d'autres problèmes, et que nous ne voulons pas remettre à l'année prochaine quelques observations et remarques qui ont déjà trop attendu.
On connaît, au moins par leur large réputation, les mérites du Missel Feder ([^42]). On connaît pareillement la solide et sérieuse réputation de la Maison Marne qui l'édita. Ces deux réputations ne sont nullement usurpées. De l'avis de beaucoup de liturgistes, le Missel Feder a de grandes qualités, il est l'un des meilleurs que l'on trouve actuellement sur le marché français. Le Centre de Pastorale Liturgique lui a donné son approbation.
Aussi bien, il ne s'agit pas ici à proprement parler de liturgie.
Il s'agit, à l'occasion de la fête liturgique de saint Thomas, de la manière dont le Missel Feder présente la personne et l'œuvre du Docteur Angélique.
Voici le texte intégral de sa notice (c'est nous qui soulignons, en *italiques,* certains passages remarquables) :
« *Saint Thomas d'Aquin. -- Docteur de l'Église. -- L'Église célèbre aujourd'hui la fête de saint Thomas, illustre dominicain, surnommé le* « *Docteur angélique* »*. Né en Italie vers* 1227*, il passa la plus grande partie de sa vie dans l'enseignement de la doctrine chrétienne, Disciple d'Albert le Grand à Cologne, il devint ensuite son collègue. Il fut nommé professeur à Paris où le roi saint Louis recourait souvent à ses conseils. Il poursuivit son enseignement à Rome et à Naples.*
« *En un temps où la philosophie d'Aristote se répandait en Occident et imprégnait la pensée de tous les esprits cultivés, Thomas eut le courage et le génie de ne pas mépriser ni rejeter les aspirations de ses contemporains : il s'en inspira, au contraire, dans toute la mesure compatible avec la foi chrétienne, pour exposer les dogmes catholiques le plus clairement possible et selon les méthodes en usage dans les Universités d'alors.*
78:40
« *Il composa des commentaires de l'Écriture sainte et de nombreux ouvrages de philosophie et de théologie, notamment la* « *Somme théologique* » *qui constitue de nos jours encore la base de l'enseignement doctrinal dans les Séminaires du monde entier.*
« *Favorisé de grâces mystiques extraordinaires, il entendit un jour Notre-Seigneur lui demander :* « *Thomas, tu as bien écrit de moi, quelle récompense désires-tu ?* » *--* « *Seigneur, répondit-il, nulle autre que vous-même !* »*. Il mourut en se rendant au Concile de Lyon, le* 7 *mars* 1274*.* »
Passons sur les indications biographiques... L'accent mis finalement sur la SAINTETÉ elle-même, par le rappel de la célèbre réponse à la demande du Seigneur, correspond parfaitement à ce que l'on peut et doit attendre d'un Missel.
L'exposé de ce que fit saint Thomas comme *docteur de l'Église* est, en revanche, tout à fait navrant, car il est :
*a*) historiquement et philosophiquement inexact ;
*b*) sensiblement différent de l'enseignement constant de l'Église ;
*c*) tendancieusement rédigé.
Cela fait beaucoup à la fois, pour une notice qui est proposée aux fidèles *par leur Missel.* Voyons cela point par point.
**1**. Il est inexact que le courage, le génie, ou seulement le souci de saint Thomas aient été, en s'inspirant d'Aristote, de ne *pas mépriser ni rejeter les aspirations de ses contemporains.* Sans doute, la philosophie d'Aristote commençait à se répandre en Occident. Elle était fort loin d'imprégner la pensée de *tous les esprits* cultivés. La plupart d'entre eux, au contraire, la tenaient encore pour suspecte. Elle était combattue. C'est principalement saint Thomas qui fit triompher dans les esprits la « révolution aristotélicienne » : non sans difficultés et oppositions, qui se prolongèrent durant toute sa vie et même après sa mort.
La philosophie d'Aristote n'était point l'*aspiration contemporaine* au XIII^e^ siècle ; la méthode et le langage de cette philosophie n'étaient point, au moment où paraît saint Thomas, *en usage dans les Universités d'alors.* Souvent, les « Universités d'alors » y étaient hostiles.
D'autres part, saint Thomas n'avait aucun souci, en s'inspirant d'Aristote, de répondre aux « aspirations (!?) de ses contemporains ». *Au contraire,* il recherchait LA VÉRITÉ UNIVERSELLE ET INTEMPORELLE.
79:40
C'est dans la mesure où la philosophie d'Aristote, -- sous réserve des corrections et des compléments qu'y apporta saint Thomas -- est en tout temps, selon le mot de Bergson, « la philosophie naturelle de l'esprit humain », que saint Thomas put la prendre pour base et méthode d'une pensée qui n'est pas *d'un temps,* mais qui est la *philosophia perennis.*
**2**. L'enseignement de l'Église nous éclaire à ce sujet, notamment par les Encycliques *Æterni Patris* (Léon XIII), *Pascendi* (saint Pie X), et *Humani generis* (Pie XII). Que cet enseignement soit ignoré, c'est un accident assez fréquent dans divers journaux, livres et revues. Cet accident est toujours déplorable, Mais quand *il* se produit dans un Missel -- et un Missel qui à d'autres égards est un bon Missel -- c'est un grand désordre.
Recommandée par le concert unanime des Papes et des Conciles, que Léon XIII rappelle dans *Æterni Patris,* la doctrine de saint Thomas n'est nullement louée pour avoir répondu aux *aspirations* particulières d'un temps mais pour avoir exprimé la vérité de tous les temps.
Aux prêtres, ce n'est pas seulement la doctrine *théologique* de saint Thomas que l'Église recommande : c'est encore dans les DISCIPLINES PHILOSOPHIQUES qu'ils doivent être instruits « selon la méthode, la doctrine et les principes du Docteur angélique » (Encyclique *Humani generis,* § 44, traduction Labourdette, o.p., dans son livre *Foi Catholique et problèmes modernes,* Desclées et Cie, 1953 ; on se reportera utilement sur ce point aux paragraphes 38 à 52 inclus de cette même Encyclique).
La doctrine de saint Thomas n'est pas recommandée par l'Église seulement comme « base de l'enseignement doctrinal dans les Séminaires » : elle est recommandée à tous les penseurs chrétiens, même laïcs. L'Église a donné saint Thomas comme patron à l'ensemble des *écoles catholiques* et non pas aux seuls Séminaires. Il est vrai que le Missel Feder a préféré ne point mentionner ce patronage. Ce qui est une autre erreur : à quoi sert-il que l'Église donne des patrons, si on l'ignore, et si l'on ne trouve pas dans son Missel l'invitation à les prier sous ce rapport ?
**3**. L'étonnant déficit doctrinal que manifeste la notice du Missel Feder se double d'une rédaction qui paraît bien tendancieuse. Il y est insinué, et plus qu'insinué, que *la base de l'enseignement doctrinal dans les Séminaires* est constituée, *de nos jours encore,* par une œuvre qui avait pour intention et pour fonction de *s'inspirer des aspirations* propres au XIII^e^ siècle et de correspondre aux *méthodes en usage dans les Universités d'alors.*
La lecture d'une telle notice induit à conclure que l'enseignement actuel dans les Séminaires retarde de sept siècles.
\*\*\*
80:40
Toul cela est bien surprenant sous un rapport, et ne l'est nullement sous un autre.
Il n'est pas surprenant de voir se manifester -- une fois de plus -- une erreur sans cesse renaissante depuis plusieurs siècles (depuis Descartes, au moins), une erreur souvent avancée et défendue même par des ecclésiastiques : à savoir que la doctrine de saint Thomas fut celle d'un temps, et qu'elle est dépassée maintenant, qu'elle est périmée. L'insistance réitérée avec laquelle Léon XIII, saint Pie X, Pie XI, Pie XII ont rejeté cette erreur montre bien qu'elle survit, qu'elle s'acharne, qu'il faut sans cesse recommencer à l'écarter. C'est une erreur sans doute très humaine et très compréhensible, une erreur très courante, une tentation normale de l'intelligence à l'époque moderne : puisque cette tentation réapparaît tout le temps, et que le Pape doit constamment s'employer à mettre en garde, contre elle, même des esprits distingués, érudits, savants, et même des docteurs ecclésiastiques.
Mais, d'autre part, et en raison même de l'insistance manifeste des Papes, il est très surprenant que cette erreur ait pu s'introduire jusque dans un Missel, et dans un Missel de qualité.
On souhaite que cette regrettable notice du Missel Feder sur saint Thomas d'Aquin soit corrigée.
\*\*\*
Les utilisateurs du Missel d'Hautecombe bénéficient sur saint Thomas d'une excellente notice, où l'on dit notamment :
« *En perfection, il incarna l'idéal tracé par saint Dominique à ses fils : livrer au monde la lumière issue d'une intime contemplation. Aussi, quand il mourut, le maître ne laissait pas seulement une œuvre théologique abondante, comparable à une cathédrale par la solidité de ses fondements, l'ampleur de ses conceptions et l'harmonie de ses proportions ; il laissait aussi un exemple : celui d'une vie où prière et réflexion sont si intimement unies que le labeur intellectuel est inflexiblement loyal dans la recherche du vrai, et humblement orienté à faire aimer la Vérité vivante et éternelle : Notre-Seigneur Jésus-Christ. Aussi l'Église demande-t-elle à saint Thomas de présider à la formation de ses clercs et l'a-t-elle donné comme patron aux écoles catholiques.* »
Dans le Missel Biblique également, une très belle et très bonne notice :
81:40
« Saint Thomas d'Aquin a réalisé en plénitude l'idéal dominicain : « *Contempla tradere :* contempler et donner ». Un contemplatif, un docteur, voilà ce que fut frère Thomas. La vérité, il la conquit de haute lutte par la prière et le jeûne, plus encore par la réflexion et l'étude assidue des maîtres du passé. Aristote et saint Augustin lui ont beaucoup apporté, mais moins que l'Hostie dont il est le chantre incomparable ; moins que son crucifix qui s'anima un jour pour lui dire : « Tu as bien parlé de moi, Thomas ». Ce penseur avait une âme d'apôtre intellectuel ; c'est à la demande de saint Raymond de Pennafort qu'il composa la Somme contre les Gentils ; c'est pour faciliter le travail de ses étudiants qu'il se mit à la *Somme théologique.* »
Par les notices du Missel de Hautecombe et du Missel Biblique, on voit qu'il n'est nullement impossible de donner, sur saint Thomas, un résumé qui pour être bref, ne soit ni inexact ni tendancieux.
==============
#### Une lettre du Chanoine Boulard
A la suite des notes publiées par la revue *Itinéraires* sur les Missels (cf. numéros 33, 34, 35, 36 et 37), nous avons reçu de M. le Chanoine Boulard une lettre expliquant pourquoi le Missel Biblique ne donne pas la messe du 27 novembre.
Le Chanoine Boulard fait partie, avec l'Abbé Bion et le R.P. Roguet, de l' « équipe de direction » qui a présidé à la réalisation du Missel Biblique. Nous le remercions très vivement des précisions qu'il nous apporte, et qu'il a bien voulu nous autoriser il faire connaître à nos lecteurs :
Messieurs,
Je vous remercie des appréciations élogieuses que vous avez eues plusieurs fois pour le Missel Biblique, spécialement pour ses notices hagiographiques ou liturgiques.
Votre dernier numéro signale l'absence de la Fête de la Médaille miraculeuse. Je comprends que cela puisse apparaître comme une lacune, pratiquement, pour l'usager. Mais l'explication est simple : nous avons dû nous limiter strictement à ne publier que les messes du Propre romain, et quelques messes communes à tous les diocèses de France ; laissant aux Propres diocésains (plusieurs ont été édités) le soin de publier les messes propres à ces diocèses, ce qui est le cas de la Fête de la Médaille miraculeuse et de sainte Catherine Labouré.
Veuillez croire, Messieurs, etc. ...
82:40
#### L'action religieuse de « France-Observateur ».
L'hebdomadaire *France-Observateur* est en première ligne d'un combat qui veut « *faire reculer l'Église catholique, l'obliger à renoncer à des prétentions insupportables* ».
Mais ce n'est pas tout. Ce n'est même pas l'essentiel.
Dans le cas où l'Église renoncerait à des « prétentions » jugées « insupportables », *France-Observateur* n'en continuerait pas moins à COMBATTRE LA RELIGION ELLE-MÊME : car c'est à la religion qu'il en a : « *Aucun catholique ne saurait nous refuser le droit de chercher à* *accentuer le recul de l'esprit religieux* » ([^43]).
Ainsi donc, *France-Observateur* ne combat pas seulement ni principalement des « prétentions » cléricales qui lui paraissent excessives. Le combat de *France-Observateur* est beaucoup plus sérieux, beaucoup plus fondamental : ACCENTUER LE RECUL DE L'ESPRIT RELIGIEUX.
Or ce journal bénéficie de la collaboration de plusieurs journalistes et intellectuels catholiques, contrairement, on le suppose, aux prescriptions impératives du canon 1386, § 2 :
« *Dans les journaux et publications périodiques qui attaquent habituellement la religion catholique ou les bonnes mœurs, les catholiques ne doivent pas écrire, à moins d'un motif juste et raisonnable approuvé par l'Ordinaire du lieu* ».
Ce journal est lu par de nombreux militants catholiques, parfois, comme l'a révélé la *France catholique,* sur le conseil de leurs aumôniers, qui font apparemment, en cela, passer leur politique (et quelle politique !) avant la religion.
Ennemi non pas seulement du CLÉRICALISME, mais bien de L'ESPRIT RELIGIEUX, l'hebdomadaire *France-Observateur* attaque en permanence la Hiérarchie apostolique et le laïcat catholique avec le concours de ceux qui se présentent eux-mêmes comme « l'aile marchante » de l'Église de France.
\*\*\*
L'hebdomadaire *France-Observateur* a été très chaudement partisan des « prêtres-ouvriers », du « catéchisme progressif » et en général des « méthodes apostoliques » qui ont été déconseillées, écartées ou interdites par le Saint-Siège. Ces méthodes, selon *France-Observateur,* étaient les meilleures, mais « le Vatican » n'a pas su le comprendre.
83:40
Les meilleures méthodes de l'apostolat chrétien ne seraient donc pas celles que recommande le Saint-Siège, -- mais celles que préconise un hebdomadaire qui a pour but *d'accentuer le recul de l'esprit religieux.*
Voilà qui devrait donner à réfléchir.
\*\*\*
Quand il s'agit d'attaquer le Saint-Siège, les anti-chrétiens et les catholiques de *France-Observateur,* et quelques autres avec eux, prétendent que le Vatican ne comprend rien, et qu'il méconnaît tout spécialement la profondeur et l'étendue de la déchristianisation en France.
Mais quand il s'agit d'attaquer l'école catholique, *France-Observateur* et quelques autres -- les mêmes -- prétendent aussitôt tout le contraire : à savoir que cinquante années de laïcisme, de séparation de l'Église et de l'État, d'école sans pieu, *ont profité à l'Église* ([^44]).
Ainsi, quand le Saint-Siège s'oppose au laïcisme, on lui rétorque qu'il sous-estime les progrès magnifiques accomplis par le christianisme grâce au climat laïque.
Mais quand le Saint-Siège s'oppose aux méthodes apostoliques que préconise *France-Observateur,* alors on prétend que le Vatican sous-estime le recul lamentable du christianisme en France.
\*\*\*
Ces thèses de *France-Observateur, --* qui s'expriment aussi ailleurs, sous une forme à peine moins grossière, -- allèguent donc, selon la commodité du moment, tantôt que le christianisme en France renaît magnifiquement (pour en faire honneur au laïcisme), tantôt que son recul est général (pour en faire honte à l'incompréhension du Saint-Siège).
Il est bien remarquable de constater que ces gens qui soutiennent certaines « initiatives (soi-disant) audacieuses » de l'apostolat sont des gens qui veulent eux-mêmes *accentuer le recul de l'esprit religieux.* Cela donne à penser quant aux résultats qu'ils ATTENDENT RÉELLEMENT des « initiatives apostoliques » qu'ils soutiennent... Le drame véritable n'est pas que l'Église de Dieu rencontre des oppositions et soit attaquée par ses ennemis déclarés. Le drame est d'abord que les ennemis déclarés de Jésus-Christ puissent utiliser et exploiter le concours de catholiques connus comme tels.
84:40
Le drame est ensuite, et surtout, que l'on ait laissé un journal résolument anti-religieux s'implanter profondément dans une partie du public catholique.
==============
#### Notules
- LA PENSÉE DE TEILHARD DE CHARDIN. -- *Nos lecteurs se souviennent des articles donnés ici par Louis Salleron sur cette pensée controversée* (Itinéraires, numéros 1, 3 et 26), *ainsi que des remarques du P. Calmel* (n° 34, pages 89 à 93).
*Ceux qui désirent sur le même sujet une analyse proprement théologique et tout à fait détaillée se reporteront utilement au travail publié par l'abbé Grenet, professeur à l'Institut catholique, dans cinq numéros de* L'Ami du Clergé : *numéros du* 16 *octobre* 1958, *du* 22 *janvier, du* 29 *janvier, du* 9 *juillet et du* 10 *décembre* 1959.
*On peut se procurer ces numéros à* L'Ami du Clergé, B.P. 4, *Langres, Haute-Marne. On peut aussi en demander communication à son curé : la plupart des paroisses sont abonnées à* L'Ami du Clergé.
\*\*\*
- INNOVATIONS DE LA BONNE PRESSE. -- On sait que les Éditions de la Bonne Presse, outre la collection des Actes, publient en petites brochures, très maniables et d'un prix modique, la traduction des principales Encycliques.
*L'Encyclique Ad Petri Cathedram*, *première Encyclique* de *Jean XXIII, a été publiée avec* « *quelques notes, pour servir* de *rapide commentaire* »*. Il ne s'agit évidemment pas, dans le cadre d'une mince brochure, d'un commentaire complet et savant, mais d'annotations qui peuvent être précieuses pour le lecteur ordinaire. Elles ont été rédigées par le R.P. Rémy Munsch, nouveau conseiller religieux des Éditions de la Bonne Presse.*
*D'autre part on annonce que l'édition des* Actes de S.S. Pie XII *va être accélérée. Le tome* XX (*année* 1957) *a paru à la fin de* 1959. *Il manque encore onze tomes, les tomes* IX *à* XIX *inclus, c'est-à-dire les années* 1947 *à* 1956. *Les catalogues de la Bonne Presse assurent que tout est mis en œuvre maintenant pour rattraper le retard. Il est également annoncé que les* Actes de S.S. Jean XXIII *seront publiés sans attendre que soit terminée la publication des Actes de Pie XII, et que la parution du premier tome est imminente.*
\*\*\*
*Ce qui a toujours fait la valeur hors de pair, même malgré son retard, de la collection des* Actes de *la Bonne Presse, c'est qu'elle était la seule dans l'édition française à donner, comme il est d'ailleurs annoncé sur chaque volume, tous les* TEXTES ORIGINAUX.
*S'il est important de mettre à la disposition d'un vaste public la traduction française des documents pontificaux, il est également important d'en donner le texte original : car souvent c'est seulement sur les textes originaux que peut être fait un travail doctrinal sérieux et précis.*
86:40
### A l'image de l'enfant Jésus (II)
CETTE SOUMISSION ([^45]) des enfants ne peut être vraiment efficace que si elle est une soumission à Dieu. Il ne faut pas que les enfants soient soumis à une volonté arbitraire de leurs parents. Et pour cela il faut qu'ils puissent remarquer une *soumission visible de leurs parents à Dieu.* Des enfants à qui on fait faire leur prière mais qui n'ont jamais vu leurs parents la faire, sauf le dimanche à la messe, sont portés à admettre qu'ils n'auront plus à la faire quand ils seront grands. La prière devient pour eux une chose très sérieuse s'ils voient leurs parents à genoux auprès d'eux faire la même prière, et faire leur examen de conscience en même temps qu'eux.
Cette prière en commun est donc un acte fondamental de la vie chrétienne dans la famille ; mais il est bien d'autres habitudes à prendre dans cet ordre, comme de dire le benedicite et les grâces avant et après les repas. Nous nous trouvions dans une ville catholique de Suisse, chez un homme qui passait pour un des piliers de l'Église en cette ville. On dit le *benedicite,* et un petit garçon demande presque tout haut à sa mère :
87:40
« Pourquoi dit-on le : *benedicite* puisque Monsieur le curé n'est pas là ? -- Tais-toi, c'est à cause de D. M. » Hélas, hélas ! Un *benedicite* c'est bien court, quel démon empêche les chrétiens de se rappeler entre eux et à leurs enfants la présence de Dieu ? Ses dons et son omnipotence ?
C'est là ce que recommande saint Paul : « Soit donc que vous mangiez, soit que vous buviez, faites tout pour la gloire de Dieu... » (Cor. X 31) « Et quoique vous fassiez en parole ou en œuvre, faites tout au nom du Seigneur Jésus, rendant grâces à Dieu le Père par lui » (Col. II, 16). Ces petites observances contribuent à maintenir dans le cœur la présence de Dieu ; ce qui est la base de toute spiritualité (voir *Itinéraires,* numéros 33 et 34 : Spiritualité).
CES HABITUDES de prière qui manquent aujourd'hui si malheureusement chez les chrétiens étaient communes autrefois ; et *elles ont duré jusqu'à l'école laïque*. Nous en avons vu les restes, ce sont elles qui ont fait les saints. Mme Vianney, la mère du curé d'Ars, venait elle-même le matin réveiller toute la jeune famille afin d'être bien sûre que l'on donnait son cœur au bon Dieu et que la première pensée comme la première action étaient pour lui. Et le curé d'Ars disait qu'après Dieu le goût de la prière en lui était l'ouvrage de sa mère. « La vertu passe du cœur des mères dans le cœur des enfants qui font volontiers ce qu'ils voient faire. »
Ô mères de famille vous êtes les vraies éducatrices du genre humain car l'éducation d'un homme est manquée ou réussie à six ans. Songez-y, ô mères françaises, dans l'éducation que vous donnez à vos petits enfants repose l'avenir de l'humanité. Car le saint pape Pie X a dit à un descendant de saint Louis : « La France est la tribu de Juda de la Nouvelle Alliance. » Votre responsabilité est grande :
« *N'attristez donc pas l'Esprit de Dieu dont le sceau vous a marqué pour le jour de la Rédemption.* » (Eph. 30.) Soyez au moins ce « Petit Reste », dont parle Ézéchiel, qui n'a pas dominé le monde par la force, mais qui a donné naissance aux Macchabées d'abord, aux Apôtres ensuite, répandant ainsi sur la terre un impérissable esprit.
88:40
Nous nous souvenons d'une petite fille qui a maintenant cinq enfants et n'est pas bien vieille, née dans une famille pauvre. Elle saute du lit au matin puis tout d'un coup se recouche « Que fais-tu ? -- Monsieur le curé nous a dit de donner notre Cœur à Jésus dès le réveil, la tête encore sur l'oreiller ; j'avais oublié. » La douce enfant replaçait la tête sur l'oreiller. Bénie obéissance ! Bénie simplicité !
Une autre petite fille de trois ans observant une tante qui allait prendre son petit déjeuner sans faire le signe de croix et dire le *benedicite* habituels, dit tout haut : « Ma Mimi n'a pas fait sa prière ! » Telle est l'importance de l'exemple.
La mère du curé d'Ars exerçait ses enfants à l'esprit de sacrifice. « Étant tout petit, raconte-t-il, j'étais possesseur d'un joli chapelet. Il fit envie à ma sœur qui voulut l'avoir : ce fut un de mes premiers chagrins. J'allai consulter ma mère ; elle me conseilla d'en faire l'abandon pour l'amour du bon Dieu. J'obéis, mais il m'en coûta bien des larmes. »
Donner aux enfants tout ce qu'ils demandent, bonbons, gâteaux, en dehors de l'heure des repas, journaux illustrés quelconques pour s'en débarrasser et être tranquille, faire toutes leurs volontés, c'est leur préparer un avenir de déconvenues, de déceptions et de révolte. Il faut au contraire les habituer aux renoncements et aux sacrifices car ils en auront beaucoup à faire et de grands, celui de la vie entre autres. Il faut les y préparer dès l'enfance, mais comme un motif de joie et d'union à Dieu.
Dans la famille Vianney on *bénissait l'heure* qu'on entendait sonner au clocher. En arrivant au pré où ils menaient paître les bêtes, le petit Jean, sept ans, et sa sœur Gothon s'agenouillaient selon la recommandation de leur mère pour offrir à Dieu leur travail de petits pâtres.
Il ne faut pas croire que de telles habitudes de vie aient été rares. Dans les souvenirs d'enfance du Père Lamy le fameux curé de la Courneuve qui est mort en 1931 (*Le Père Lamy, apôtre et mystique,* Gabriel Enault, éditeur) ce saint homme explique : « La Haute-Marne doit à ses anciens moines d'avoir conservé beaucoup de foi. Toutes les habitudes étaient pieuses. Était-on plusieurs personnes, les gens vous saluaient : « Bonsoir et bonsoir la compagnie ! » Même quand vous étiez seul : « Bonsoir un tel, et bonsoir la compagnie ! » L'habitude était de vous saluer, mais aussi votre saint ange. »
89:40
Or nous avons nous-mêmes entendu saluer ainsi. Cette façon n'est pas restée dans les habitudes parce que le clergé ne l'a plus comprise ni enseignée. De même il n'a plus compris que le bonnet de nos grand'mères n'était autre que le voile du baptême et le symbole de la liberté apportée aux femmes par le christianisme ; il ne s'est plus souvenu que saint Paul avait dit : les femmes doivent avoir la tête couverte à cause des Anges. Il n'a plus attaché d'importance à ce qu'en mettant leur bonnet le matin les femmes répétassent les paroles du sacrement de baptême : « Reçois ce vêtement blanc et garde-le sans tache pour la vie éternelle. » Mais comme l'Europe a été conquise au christianisme grâce à de telles habitudes, elle n'y reviendra que par de telles habitudes bien plutôt qu'avec du ballon catholique ou du cinéma catholique.
Le Père Lamy continue :
« Oui, maintenant tout est silencieux dans ces campagnes où l'on entendait autrefois chanter presque continuellement... Oui, partout on chantait, les vieux grands-pères aussi. Mon grand-père emportait aux champs son livre d'office, les Heures canoniales, le grand office. On en avait une traduction française. Mon grand-père l'emportait dans les vignes et il n'était pas le seul... Quand on allait garder les vaches et qu'on ne pouvait pas aller aux offices, on avait son livre et on les chantait... Le dimanche, on recevait autrefois au Pailly les enfants pauvres. Ils venaient le dimanche chercher le pain de la semaine... Ils frappaient, ils avaient un petit goupillon de bois et jetaient de l'eau bénite : « C'est Dieu qui frappe, ouvrez pour son amour. » Ils récitaient le *benedicite.* On coupait du pain, du lard... C'était pareil dans chaque maison... »
TELLE FUT l'ancienne France chrétienne, où se formaient beaucoup de saints connus et inconnus, nos ancêtres. Le Play disait que chaque génération voit disparaître les hommes précieux formés par l'éducation et l'expérience de la vie, et naître une génération de sauvages qui sont à transformer par l'éducation chrétienne. Aujourd'hui, imitant un monde de plus en plus paganisé, les chrétiens abandonnent toutes habitudes chrétiennes, toute prudence dans l'éducation des petits enfants et des grands. Sous prétexte d'un esprit de liberté mal conçu, ils les abandonnent à des tentations dont ces enfants ne connaissent ni le danger ni la puissance.
90:40
D'où tant de mariages imbéciles très tôt rompus. D'où un abâtardissement de la race, une dégringolade des familles. Un jeune homme qui épouse une jeune fille pour cette « beauté du diable » qu'elles ont toutes, suivant l'expression de nos anciens, à partir de l'âge nubile, sans l'avoir observée et observée dans sa famille, épouse cette famille parfois très indigne, ses enfants peuvent ressembler à tel triste ascendant de sa femme. Et c'est ainsi que le Grec devient un Graeculus. Une fillette qui aura vécu en public à peu près nue jusqu'à sept ou huit ans ne saura jamais plus ce qu'est la pudeur et sera moralement désarmée devant les audacieux.
LES HOMMES SUPÉRIEURS naissent dans les familles à la suite de plusieurs générations de mariages de haute qualité morale et intellectuelle. Les saintes, mères de saints, sont honorées dans l'histoire. Nous avons parlé de la mère du curé d'Ars ; les parents de sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus sont bien connus. Pie XII a écrit de sainte Marietta Goretti : « *Marietta est un fruit mûr du foyer où l'on prie, où les enfants sont élevés dans la crainte de Dieu, dans l'obéissance aux parents, dans l'amour de la vérité, dans la plus délicate pureté. Antique et simple méthode d'éducation que rien ne peut remplacer.* » Dans cette famille il fallait faire vingt kilomètres à pied pour assister à la messe, et les enfants les faisaient. Le soir la famille récitait en commun le rosaire. Une jeune fille disait à la mère de Maria Goretti : « Oh que vous êtes heureuse, maman Assunta, qui avez une fille sainte ! Qu'avez-vous fait pour cela ? Comment l'avez-vous élevée ? » -- « Pas ainsi », répondit sèchement Assunta en montrant l'habillement trop réduit de la fillette.
Le père d'une famille très unie, bonne chrétienne, où régnaient de vraies vertus familiales, mais n'osant réagir contre ce qui venait du dehors, du moins en ces matières, nous disait : « Ne croyez-vous pas qu'on élevait trop sévèrement les enfants autrefois ? » Or une de ses filles de seize ans fumait la cigarette auprès de nous et quand elle se baissait nous eussions pu voir jusqu'au nombril l'anatomie de cette enfant innocente. Nous pensons que ce n'est pas sans danger pour les jeunes gens qui l'entourent ni pour elle-même.
91:40
« Chrétiens, n'attristez donc pas l'esprit de Dieu... »
Cependant il ne s'agit pas là de règles demandées à la sainteté chrétienne accomplie seulement ; celle-ci repose sur des bases naturelles que la grâce surnaturelle ne fait que couronner. Pie XII a passé une bonne partie de ses dernières années à proclamer la loi naturelle, elle-même oubliée de chrétiens en possession de vérités surnaturelles qui ne dispensent pas des autres. Ce sont celles qu'on trouve dans les *Livres des Morts* égyptiens, au palais d'Ithaque, dans la Cyropédie, vérités naturelles qui sans doute étaient enseignées dans les grottes de la Vézère, tant que ces populations ne tombèrent pas « dans la plus vieille erreur de l'humanité » comme dit Péguy, « qui est de se croire ce qu'on a jamais vu de mieux sur la terre ». Quand les peuples ont cet orgueil, leur chute n'est pas loin.
La forme la plus parfaite de ces vérités oubliées se trouve dans l'Ancien Testament :
« Écoute, Israël ; Yaweh notre Dieu est le seul Yaweh. Tu aimeras « *Je suis* » ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta force. Et ces commandements que je te donne aujourd'hui seront dans ton cœur. *Tu les inculqueras à tes enfants et tu en parleras quand tu seras dans ta maison, quand tu iras en voyage, quand tu te coucheras et quand tu te lèveras. Tu les attacheras sur ta main pour signe, et ils seront comme un frontal entre tes yeux. Tu les écriras sur les poteaux de ta maison et sur tes portes.* » (Deut. VI, 4.)
Nous nous réjouissons des efforts faits par les collaborateurs d'Itinéraires pour promouvoir dans le clan des hommes une réforme intellectuelle indispensable et les réformes pratiques qui en sont le complément naturel. Mais ces efforts seraient vains si la réforme ne se faisait aussi dans le parc des tout-petits et dans la famille dont la mère est l'âme. Vous voulez une saine réforme sociale ? Commencez chez vous, dans votre foyer.
D. MINIMUS.
92:40
## DOCUMENTS
#### L'outrage à la foi des pauvres
*Dans* L'Express *du* 10 *décembre* 1959*, le problème scolaire a été posé en des termes d'une rare netteté, et d'une inexactitude qu'il n'est pas souvent donné de trouver aussi totale. Le mépris des pauvres, l'outrage à la foi des humbles, poussés à ce point, font de ce texte une page d'effroyable anthologie. Le voici* (*c'est nous qui soulignons*) :
A côté de l'école publique, organisée des maternelles aux facultés, a survécu un réseau d'écoles privées, presque toutes catholiques. Ce réseau, surtout dense dans les départements de l'Ouest, dans le Nord, la Seine, le Rhône et la Loire, n'accueille dans ses écoles primaires, secondaires et techniques que 18,5 % de la population scolaire.
Ce pourcentage ne correspond pas à celui des catholiques. *Une minorité seulement de familles catholiques préfère l'école confessionnelle à l'école publique.* Un récent sondage effectué seulement sur les jeunes gens de dix-huit ans apprend que 85 % des Français ont été baptisés et se sont mariés à l'Église, que 70 % ont fait leur première communion, que 76 % souhaitent donner une éducation religieuse à leurs enfants. Il est donc vrai que, pratiquement, *la grande majorité des catholiques fait confiance à* *l'école publique.* Mais, ceci dit, il reste qu'une minorité se plaint inlassablement d'être lésée.
*En France, la liberté de choisir l'école de leurs enfants est laissée aux familles riches mais pratiquement retirée aux familles pauvres depuis cinquante ans.*
*Les pauvres qui subissent cette contrainte, ce n'était pas assez de les courber sous l'injustice. Ce n'était pas assez de les priver d'un droit naturel. Il fallait encore les narguer et les insulter.*
93:40
*Il fallait, pour mettre le comble à l'ignominie du sort qui leur est imposé,* FEINDRE *qu'ils exercent librement leur choix, prétendre qu'ils* NE PRÉFÈRENT PAS *l'école catholique, proclamer qu'ils* FONT CONFIANCE *à l'école sans Dieu, et outrager ainsi leur foi et leur pauvreté.*
*L'ultra du laïcisme qui a été capable de concevoir, de rédiger et de signer un tel outrage est un professeur à la Sorbonne.*
*C'est* UN CATHOLIQUE*. Il se nomme M. Paul Fraisse.*
\*\*\*
*Ce docteur catholique qui enseigne en Sorbonne -- et l'on peut* FAIRE CONFIANCE*, après cela, à ce qu'est en Sorbonne son enseignement -- ce docteur en Sorbonne vient d'illustrer et de réaliser une prédiction de Péguy dans* L'Argent, Suite*.*
*Car Péguy avait annoncé et expliqué que la Sorbonne s'ouvrirait aux catholiques. Ou du moins, à de certains catholiques. A de certains docteurs catholiques. Mais non sans savoir les choisir...*
*Péguy s'exprimait ainsi :*
Les catholiques n'ont jamais rien gagné et ne gagneront jamais rien à pactiser, à traiter, à causer avec des politiciens. Et c'est bien fait pour eux. Et c'est leur marque même. Et c'est un des plus grands signes de leur vocation (...). Ce qui est dangereux pour nous, mon jeune camarade, ce ne sont point les dures persécutions : on en a vu d'autres. Mais le sale pelotage avec les libéraux : voilà la turpitude. Car c'est cela qui fait les renégats.
...Je n'aime pas les catholiques qui pactisent avec la Sorbonne ; ou qui traitent avec la Sorbonne ; ou qui causent avec la Sorbonne ; ou qui flirtent avec la Sorbonne ; et même qui se marient avec la Sorbonne.
Il ne fait aucun doute que la Sorbonne, pour se donner les airs d'être libérale, cherchait depuis quelques années, comment dirai-je, des catholiques qu'elle pût officiellement respecter, *et mêmes des catholiques qu'elle pût officiellement protéger.* Puis-je avertir les thomistes qui ont trouvé bon accueil en Sorbonne qu'on les aime contre quelqu'un, et que ce n'est point si je puis dire pour les beaux yeux de saint Thomas que la Sorbonne s'est subitement senti des tendresses pour la philosophie thomiste ; et que rien n'est suspect comme une alliance, fût-elle officieuse, et fût-elle occulte, des catholiques et de la Sorbonne ; et que dans ces sortes de jeux ce sont toujours les catholiques qui sont bernés ; et que c'est bien fait pour eux...
94:40
Que les catholiques le sachent bien, la querelle de la Sorbonne n'est pas une querelle gratuite, elle n'est pas une querelle insignifiante. Et elle n'est pas une querelle arbitraire, et elle n'est pas une querelle ajoutée. C'est la querelle même des héros et des saints contre le monde moderne, contre ce qu'ils nomment sociologie, contre ce qu'ils nomme psychologie, contre ce qu'ils nomment science. Et une chaire en Sorbonne sera toujours pour celui qui déclare que les saints étaient bons il mettre à Charenton.
*Tout* le débat est là, tout le mystère de cette douteuse opération. La Sorbonne serait assez disposée à faire alliance avec les docteurs, *et peut-être même a faire une place aux docteurs,* pourvu que ce fût contre les héros et les saints... Reste à savoir si les docteurs seront disposés à lâcher les héros et les saints, *pour être eux-mêmes honorés des faveurs de la Sorbonne* ou, si l'on préfère, *pour être eux-mêmes favorisés des honneurs de la Sorbonne.* Toute la question est de savoir si les docteurs, dont personnellement je me passe très bien, débarqueront les saints, dont nul ne peut se passer. Ce serait mal les connaître (les docteurs), que de ne pas espérer qu'en effet ils débarqueront les saints... ([^46]).
============== fin du numéro 40.
[^1]: -- (1). Publiée dans le n° 1 ; reproduite dans le n° 10 et dans le n° 20.
[^2]: -- (1). Voir *Itinéraires*, n° 39, éditorial : « Trois vérités sur la presse française ».
[^3]: -- (1). Il y eut aussi une défection initiale tout à fait publique celle-là, et même spectaculaire, qui s'inspirait d'autres motifs : cf. *Itinéraires*, n° 3 ; pages 10 à 21.
[^4]: -- (1). Cf. *Itinéraires*, n° 6 ; pages 5 et 6 ; et n° 9, pages 45 et 46. Voir aussi n° 24, pages 9, 10 et 11.
[^5]: -- (2). A chacun, donc, ses responsabilités : devant les hommes, -- ou devant Dieu.
[^6]: -- (1). Voir *Itinéraires*, n° 19, pages 63 à 80 : « Notule sur Maritain et sur la philosophie chrétienne ».
[^7]: -- (2). Publiée en décembre 1958 : numéro 28.
[^8]: -- (1). Voir : « La communauté catholique dans la nation française », *Itinéraires*, n° 25.
[^9]: -- (2). Numéro 26, éditorial d'Henri Charlier (septembre 1958).
[^10]: -- (3). Voir principalement la « Note sur l'apologie des partis politiques », *Itinéraires*, n° 29, pages 93 à 100. Voir aussi l'éditorial du n° 27 : « Les deux pouvoirs et la réforme intellectuelle ».
[^11]: -- (1). Sur la distinction nécessaire entre gouvernement et administration et sur leur confusion actuelle voir les études d'Henri Charlier ; spécialement dans les numéros 2, 3, 4, 6, etc., ainsi que l'éditorial des numéros 26 et 29.
[^12]: -- (1). Voir n° 25, spécialement pages 7 à 28.
[^13]: -- (1). PIE XI, *Quadragesimo anno*, § 86.
[^14]: -- (2). PIE XII, Lettre aux Semaines sociales de France, 19 juillet 1947,
[^15]: -- (3). Sur le principe de subsidiarité, voir principalement notre numéro 25, pages 26 à 29 et pages 41 à 47, avec références et citations des enseignements pontificaux. -- On se reportera aussi à l'éditorial de notre n° 29 : « Rendre aux Français la liberté ».
[^16]: -- (1). PIE XI, *Quadragesimo anno*, § 86.
[^17]: -- (1). Sur l'histoire, l'orientation et le travail de la revue ; on complètera utilement le présent article par les précisions déjà données l'année dernière dans l'éditorial de notre n° 31 : « Quatrième année ».
[^18]: -- (2). Voir à ce sujet notre n° 36.
[^19]: -- (1). Alfred Fabre-Luce, *Écrits de Paris *; décembre 1959, page 49.
[^20]: -- (1). Sur le Secrétariat-diffusion, voir la « Note de gérance » en tête du n° 37.
[^21]: -- (1). Le P. de Foucauld voulait des instituteurs français (non arabes) au Hoggar et, de préférence à des instituteurs laïques, alors piliers de l'intolérance religieuse, des Pères Blancs. Il y revient constamment dans ses lettres (notamment lettres des 6 déc. 1911 et 19 oct. 1912) : « Je crois que si les Pères Blancs offraient au capitaine Charlet d'ouvrir très prudemment, très discrètement, dans l'Ahaggar ; une école touareg-française, non arabe-française ; en y joignant un dispensaire tenu par quelques Sœurs Blanches, les autorités verraient en cela la meilleure solution ; car la plus grande difficulté pour créer des écoles, c'est de trouver des instituteurs : des Arabes ? ils arabiseront au lieu de franciser ; des laïcs ? Ce seront peut-être des gens de peu de moralité, espionnant, calomniant les officiers, écrivant contre eux dans les journaux, exigeant de très gros appointements... »
[^22]: -- (1). Mgr Guérin, préfet apostolique du Sahara.
[^23]: -- (1). Mgr Jullien a cru devoir rappeler l'amour que l'on doit à la patrie dans le bref discours qu'il a prononcé le 15 décembre 1958, en recevant le biglietto : « Et à vous, chers Français résidant à Rome, prêtres et religieux, professeurs et étudiants, représentants de la France dans les Missions qu'elle envoie à l'étranger, vous qui exercez à Rome diverses professions, à vous tous qui, et, accomplissant vos devoirs d'état, faites connaître et aimer la France ; j'exprime une fraternelle reconnaissance pour avoir bien voulu vous associer au grand honneur que sa Sainteté fait au moyen de la Rote celui qui reste un fils de France très attaché à sa mère, car le culte de la Patrie est un devoir de droit naturel. »
[^24]: -- (2). L'abbé Six dans un article des *Études* (avril 59) a relevé le caractère insuffisant de cette anthologie. « Elle fourmille, écrit-il, de transcriptions erronées et l'on ne peut aucunement se fier à son texte. » L'abbé Six souligne d'autre part que le choix des textes, qui datent pour les deux tiers de la période 1897-1899, n'est pas toujours très heureux.
[^25]: -- (3). Mme Barrat, dans ce recueil, comme, d'ailleurs, son mari et elle-même dans le petit livre du Seuil, Charles de Foucauld et la fraternité, met l'accent sur la juste indignation éprouvée par le Père en découvrant l'esclavage à Beni-Abbès, puis dans l'Ahaggar, sans indiquer les raisons pour lesquelles il avait été provisoirement toléré, ni souligné les efforts des autorités françaises pour le supprimer graduellement. Or, le Père (cité par R. Bazin) loue expressément les méthodes employées dans leur lutte contre l'esclavage par les officiers français au Sahara :
« La meilleure manière semble être de répandre la méthode du commandant Métois au Tidikelt. Il permet à tous les esclaves de se racheter en remboursant à leur maître la somme qu'ils ont coûtée ou celle qu'ils sont censé valoir, et pour qu'ils puissent se procurer cette somme, il fait faire, à ceux qui le demandent, assez de journées de travail pour que la somme des salaires de ces journées représente la rançon. La libération se fait petit à petit, habituant l'esclave au travail... Le commandant Métois forme ensuite des villages nouveaux auprès des sources nouvellement aménagées avec ces esclaves ainsi libérés. Tout cela est excellent, digne d'être imité. »
[^26]: -- (4). Le 3 avril 1906, il écrivait déjà au P. Caron : « Nous sommes au temps de Néron. Nous ne le voyons que trop en notre pauvre pays qui retombe dans la barbarie, l'ignorance des vérités premières produisant un orgueil insensé et une violence qui ne se montre que trop dans nos colonies et partout où la crainte du gendarme ne la contient pas. »
[^27]: -- (5). Les *Cahiers Charles de Foucauld* ont publié, en janvier 1952, une lettre que Ch. de Foucauld écrivait, en août 1870 à son cousin Adolphe Haliez et où le jeune garçon ne rêvait que plaies et bosses : « Je voudrais bien aussi tuer des Prussiens. » (Cité par le Général Charbonneau, dans La destinée paradoxale de Charles de Foucauld.)
[^28]: -- (6). Le 24 septembre 1915, il écrit, par exemple, au colonel Sigonney, -- nous y reviendrons -- : « Quelle joie de voir le Rhin redevenir la frontière de la vieille Gaule, le jour de la paix ! »
[^29]: -- (7). Cette correspondance particulièrement importante, a été partiellement publiée dans les *Cahiers Charles de Foucauld *; j'ai pu la consulter dans son intégralité grâce à l'extrême obligeance du R.P. Coudray. Il faut en souhaiter une prochaine publication en volume.
[^30]: -- (8). « Beraber, Ouled Djerir, B. Guil nous razzient, mais c'est inévitable, étant donné qu'on ne les en punit jamais, » -- « On vient de renforcer le Makhzen de Béni-Abbès. C'est très heureux. Cela permet, le cas échéant, d'arrêter les rezzous au passage et s'ils passent de les poursuivre à outrance. » (lettres à H de Castries, 20 mars et 13 juillet 1903).
Le P. de Foucauld restera toujours fidèle à cette manière de voir. En septembre 1916, il écrira au commandant Duclos : « Je suis entièrement de votre avis sur tous les points : sur la nécessité absolue d'une répression sévère des crimes commis, des désertions, des dissidences, des passages à l'ennemi ; sur la nécessité de l'expulsion des indésirables, espions et semeurs de troubles ; sur la nécessité d'interdire tout rapport à nos sujets soumis avec les ennemis, insoumis, dissidents, etc. ; sur la nécessité de s'abstenir de négociations avec les indigènes ennemis, salut le seul cas où ils viennent demander l'aman en faisant pleinement soumission : Ne pas réprimer sévèrement c'est enhardir les criminels et encourager les autres à les suivre ; c'est perdre l'estime de tous, soumis et insoumis, qui dans cette conduite ne voient que faiblesse, timidité, crainte ; c'est décourager les fidèles qui voient que le même ou presque le même traitement attend les fidèles et les déserteurs les soumis et les rebelles. Traiter de puissance à puissance avec des chefs ennemis ou rebelles, c'est les grandir infiniment et se diminuer d'autant. » Denise et R. Barrat citent trois lignes de cette lettre, parlant de « phrases d'une abrupte dureté », en indiquant à tort comme destinataire Mgr Guérin, mort depuis plusieurs années.
[^31]: -- (9). Le P. de Foucauld n'oubliera jamais ces « vieux camarades » soldats. A la même époque, il écrit au marquis de la Roche-Thulon, » ce cher Morès à qui je pense chaque jour ».
[^32]: -- (10). En octobre 1905, alors qu'il sera définitivement installé à Tamanrasset, il écrira à Mgr Livinhac, qu'au début les Touaregs voyaient en lui « un espion ».
Dans ses Observations sur les voyages des missionnaires dans le Sahara (cité par R. Bazin) il recommande que « les missionnaires soient seuls chaque fois que cela est possible ».
[^33]: -- (11). Le lendemain, il écrit à Mme de Bondy que les officiers français sont comparables « par la bonté à des Sœurs de Charité ».
[^34]: -- (12). Le 6 juin 1908, Mgr Guérin lui écrit encore : « On se trouve de plus en plus engagé ainsi dans cette occupation marocaine, et on est certes loin d'en avoir fini. Par contre on parle beaucoup d'une triple alliance anglo-franco-russe. Ce qui fait songer l'Allemagne et la rend moins arrogante dans ses prétentions sur le Maroc...
Tout ceci... affaires humaines... dont l'œuvre de Dieu pourra pourtant bénéficier, un jour, il le faut espérer ».
[^35]: -- (13). On n'a peut-être pas oublié que c'est l'un des thèmes d'un des bons livres des Tharaud, *La fête arabe*, dont M. Daniel Halévy a pu écrire, dans le discours qu'il avait rédigé pour honorer la mémoire de Jérôme Tharaud et qu'il n'a pas prononcé, l'Académie n'ayant pas eu le bon goût de l'élire, que Lyautey y avait trouvé la confirmation de quelques unes de ses idées, « la notion claire des périls qu'encourait la colonisation française en Afrique et une inquiétude que personne ne semblait éprouver en France. »
[^36]: -- (14). Le Cardinal Saliège aimait citer ces lignes du P. de Foucauld : « Si nous n'avons pas su faire des Français de ces peuples, ils nous chasseront.
« Le seul moyen qu'ils deviennent Français est qu'ils deviennent chrétiens. » Et il les faisait suivre de cette cursive appréciation citée par Jean Guitton, dans son beau livre : « Les candidats à la sainteté voient plus clair et plus loin que les candidats à la députation »
[^37]: -- (15). Dans la bibliothèque du Père, après sa mort, on a trouvé à côté de tant de livres pieux ou de traités scientifiques, *Colette Baudoche*, *les Oberlé*, *le Voyage du Centurion*, envoyés par Joseph Hours en 1916 et dont le Père lui écrivait qu'il était un « très beau livre, un livre de vérité », *La guerre allemande et le catholicisme* de Mgr Baudrillard.
Pour suivre les évènements, sa famille l'avait abonné à *l'Écho de Paris*.
[^38]: -- (16). Le capitaine Duclos commandait la Compagnie Saharienne du Tidikelt et le Père entretiendra avec lui, pendant deux ans, une importante correspondance qui a été publiée par l'abbé Gorrée.
[^39]: -- (17). Il faudrait citer également, comme particulièrement importantes, la lettre au commandant de Bussy, du 20 octobre 1915 et surtout les lettres à Joseph Hours du 15 juillet 1915 et du 29 juillet 1916, publiées par les Cahiers Charles de Foucauld. On s'étonne que la correspondance avec Joseph Hours, toujours si belle, n'ait pas encore été réunie en volume. On s'étonne également qu'il n'y ait jamais eu qu'une publication fragmentaire, et pas toujours des passages les plus intéressants, des Diaires du P. de Foucauld.
[^40]: -- (1). Voir nos articles d'*Itinéraires* n°. 2, 3 et 4.
[^41]: -- (1). cf. La Genèse : XI -- 3.
[^42]: -- (1). Missel quotidien des fidèles, vespéral, rituel, recueil de prières, par le R.P. Feder s.j. ; traduction nouvelle et commentaires par les prêtres diocésains et des Pères de la Compagnie de Jésus. Publié avec l'approbation du Centre de pastorale Liturgique. Introduction par A. G. Martimort et A. Honoré. Mame éditeur.
[^43]: -- (1). Ces deux citations sont extraites du numéro de Noël (si l'on peut dire) de *France-Observateur* numéro du 24 décembre 1959, article de M. Gilles Martinet, co-directeur de cet hebdomadaire.
[^44]: -- (1). *France-Observateur* du 24 décembre 1959.
[^45]: -- (1). La première partie de cet article a paru dans notre précédent. numéro.
[^46]: -- (1). Péguy, *Œuvres en prose* 1909-1914, Gallimard 1957, pages 1218-1219.