# 42-04-60 1:42 ## ÉDITORIAL ### Bilan LA CONFIANCE de plus en plus impérativement réclamée, les solutions qui concernent la vie quotidienne des Français de plus en plus différées ou compromises : en se prolongeant, un tel régime psychologique devient moralement malsain. La restauration d'une autorité politique n'a jamais suffi à tout. A elle seule, elle n'a même jamais suffi à rien. Elle est indispensable. Elle est *l'une* des conditions d'un redressement national. Elle se dévore elle-même si l'autorité supposée rétablie demeure impuissante à agir *sur le corps administratif de l'État lui-même,* sur son hypertrophie maladive, sur son étatisme bureaucratique qui, en annexant et en étouffant la vie nationale, et en corrompant les mœurs, provoque en France une crise de civilisation. DANS CE NUMÉRO, Henri Charlier, Marcel Clément disent *où gît le mal.* Mais le mal est-il ressenti comme tel par ceux qui ont pris en charge les destinées temporelles de la France ? Le doute grandit. 2:42 La doctrine officielle de l'État semble se limiter à une sorte de maurrassisme d'ailleurs mutilé, étriqué, caricatural, dont l'unique pensée serait d'assurer au pouvoir politique la stabilité, la continuité, la durée, l'autorité qui précédemment lui faisaient si terriblement défaut. Plus de gouvernements éphémères colonisés, paralysés par les états-majors, anonymes et irresponsables, des partis politiques. Un véritable exécutif (qui n'est pas infaillible, mais qui est en situation de pouvoir travailler). Bon. Cela compte. Cela est important. Capital : c'est entendu. Admettons même, par hypothèse, qu'il fallait commencer par là, ou qu'en fait on ne pouvait commencer autrement ; en *tout* cas, c'est par là que l'on a commencé, voici deux ans bientôt. Très bien. Et alors ? Et maintenant ? Maintenant : rien. UNE POLITIQUE extérieure, bien sûr. Sa possibilité d'existence et son développement soustraits aux humeurs de l'opinion, aux ingérences de l'étranger, et même aux appréciations du simple citoyen. C'est beaucoup. C'est immense. La politique extérieure et la défense nationale sont des fonctions capitales de l'État, elles protègent l'existence d'une nation. Nous n'en médisons certes pas. 3:42 Mais aussi essentielle est une autre fonction de l'État, qui est *la justice.* Entendez non pas seulement de mettre en prison les assassins. Mais surtout, de maintenir ou de *rétablir* la vie des corps sociaux dans des institutions et des rancœurs conformes à la loi naturelle ; à la dignité de la personne et de la famille ; à *l'ordre social.* L'Encyclique *Quadragesimo anno,* qui est le texte de référence le plus classique et le plus connu de la « doctrine sociale de l'Église », s'intitule elle-même : *de ordine sociali instaurando,* c'est-à-dire : « sur la restauration de l'ordre social ». Le PROJET SOCIAL, comme on dit aujourd'hui, auquel l'Église invite les chrétiens et tous les hommes de bonne volonté, est celui de la restauration d'un ordre qui soit conforme à la nature des choses et aux préceptes de l'Évangile. Car les sociétés modernes vivent dans le désordre social, c'est-à-dire dans l'injustice. Un désordre profond. Une injustice fondamentale. « La grande misère » du temps présent est que l'organisation sociale, disait Pie XII, « n'est ni profondément chrétienne ni réellement humaine, mais uniquement technique et économique » ([^1]). Immense problème de civilisation, que tout effort de renouveau doit affronter en face. Or tout se passe comme si le nouveau régime estimait qu'en ces matières il ne se pose aucun problème fondamental ; comme s'il estimait que les problèmes sociaux relèvent simplement de l'administration des affaires courantes. 4:42 ON A REMIS les partis politiques a une place matériellement et moralement beaucoup plus modeste et c'est très bien. Mais on n'est pas sorti du cadre qu'ils composent. L' « arbitrage » de l'État semble se concevoir lui-même comme UN ARBITRAGE ENTRE LES PARTIS POLITIQUES. Ainsi que l'a fait remarquer *La Nation française,* c'est une grande erreur, car l'arbitrage entre des idéologies, entre des passions, est impossible : elles sont dévorantes et exclusives. La tâche d'arbitrage du pouvoir consiste a *arbitrer entre les intérêts* (légitimes). Comment le pourrait-il valablement, si les intérêts ne sont pas représentés devant lui ? Dès la naissance du nouveau régime, nous avons insisté dans cette revue sur la nécessité d'installer soit *à la place* soit au moins, si cette réforme paraissait trop radicale, *à côté* des partis politiques, une autre représentation nationale, qui soit la représentation des RÉALITÉS SOCIALES ([^2]). 5:42 Les partis politiques représentent quoi ? -- Des opinions abstraites, des idéologies mobilisées et même, le plus souvent, artificiellement fabriquées par leur propre propagande. En outre, et sous ce couvert, ils représentent aussi, d'aventure, des intérêts qui n'osent pas dire leur nom, parce qu'ils trouvent habile de se cacher ou parce qu'ils sont inavouables. Tel était notre « système représentatif » qui avait, de surcroît, colonisé, annexé les vestiges chancelants du pouvoir exécutif. Le pouvoir exécutif a retrouvé son indépendance et sa liberté de manœuvre à l'égard de cette « représentation ». Ce n'est qu'une partie de ce qui est nécessaire : il est tout autant indispensable que ce « système représentatif », remis à une place plus humble, soit sinon remplacer (puisqu'on ne paraît pas s'y résoudre), du moins complété par une autre représentation nationale, celle des familles, des métiers, des réalités économiques, des *corps sociaux.* Le grave n'est pas que l'on n'y soit point tout à fait parvenu en deux années : le grave est que l'on n'ait ni ébauché une telle entreprise, ni seulement conçu ou aperçu en quoi elle consiste et à quoi elle pourrait servir. Non représentées, les réalités sociales qui composent *la vie nationale* du pays restent absentes de l'horizon gouvernemental. Dans cet horizon continuent à n'émerger que, d'une part, les partis politiques, d'autre part, l'administration étatique. 6:42 Comme antennes, comme interlocuteurs, le gouvernement n'a toujours que ces deux catégories : celle des parlementaires et celle des préfets ; les idéologues et les fonctionnaires ; les journaux et les technocrates. Par son « autorité restaurée », il peut bien planer au-dessus d'eux. Mais son univers ne comporte toujours point d'autres personnages. Il les a abaissés : il reste néanmoins en leur seule compagnie. Il n'entend qu'eux. Il ne voit que par leurs yeux. Il les utilise, il leur commande, il les manœuvre, il les méprise peut-être -- et, quelquefois, il est manœuvré par eux. Mais il n'a pas de contact direct avec la réalité de la vie nationale. La réalité de la vie nationale, c'est tout de même beaucoup plus, et bien autre chose, que les acclamations populaires autour des voyages officiels. Ces acclamations constituent évidemment un moyen de gouvernement dont l'État use largement : mais elles ne *disent* rien des réalités sociales quotidiennes à celui qui est acclamé. La vie des familles, des métiers, des corps sociaux, n'a toujours pas les moyens de faire entendre sa voix. UN BILAN ? En la matière, il n'est ni positif ni négatif. Il n'y a pas de bilan. Il n'y a pas de projet. Il n'y a rien. Le nouveau régime politique est, comme par hypothèse de travail, rigoureusement *asocial.* Il n'a pas de pensée sociale. Il a toutes les préoccupations ÉCONOMIQUES qui font figure d'en tenir lieu : les salaires, les prix, le niveau de vie, la politique financière, les diagrammes de production. 7:42 Et cela aussi, bien sûr, tout cela compte. Mais tout cela ne suffit pas à faire un véritable *projet social.* Exactement de la même manière que la loi d'aide à l'enseignement libre -- qui compte, elle aussi -- n'a néanmoins rien a voir avec une véritable réforme de l'enseignement, et même lui tourne le dos. POUR AUTANT qu'il paraisse, après bientôt deux ans d'existence, le nouveau régime, qui a formulé diverses vues politiques, reste absolument dépourvu de toute pensée concernant *la restauration des corps sociaux conformément aux lois naturelles et à la charité chrétienne.* Il y avait en France un grand désordre politique : la République nouvelle a fait la remise en ordre qu'elle a pu. Mais il y avait un désordre social aussi grand, et qui demeure. Le nouveau régime semble se contenter d'administrer ce désordre ; avec un pouvoir stable et fort, c'est entendu ; mais sans toucher au désordre lui-même ; sans seulement paraître avoir aperçu en quoi il consiste. Ni le métier, ni l'école, ni la culture ([^3]) ne peuvent rester en l'état où ils sont. Ils ne demandent au demeurant qu'à se réformer eux-mêmes, et ils commenceront cette réforme aussitôt que l'État leur rendra, de manière raisonnablement progressive, les franchises, le pouvoir d'initiative, la faculté de s'administrer eux-mêmes qui leur ont été peu à peu confisqués pendant plus d'un siècle d'étatisme envahissant. 8:42 Cela d'ailleurs n'est pas étranger à la réforme elle-même de l'État. *Entreprise* par la restauration d'un pouvoir central, elle n'est point *accomplie* par cette seule restauration. Il fallait, certes, que « se (re)constitue un État », au sens politique. Il faut aussi que, non pas *contre* l'État -- mais contre l'étatisme, son hypertrophie maladive -- et « en dehors » de l'État, encore que sous son « arbitrage », -- se reconstituent les corps sociaux. Que la plupart des élites dirigeantes n'en aient ni le projet, ni même la pensée, constitue leur défaillance capitale, et le principal déficit de la situation présente. C'est *une erreur intellectuelle et morale.* Et c'est pourquoi nous travaillons à éclairer les esprits. Nous croyons que la vocation fondamentale de la France, encore et toujours, est d'inventer les conditions sociales actuelles d'une civilisation chrétienne. 9:42 ## CHRONIQUES 10:42 ### Casse-cou par Henri CHARLIER NOUS NE SOMMES PAS de ces impatients qui voudraient qu'un gouvernement leur décrochât la lune aussitôt. Il faut des années pour qu'un bien commencé se consolide ; certaines questions ne peuvent se résoudre qu'en dix ou vingt ans ; enfin sur bien des points nous sommes vis-à-vis du gouvernement comme des enfants mineurs, car nous ignorons ce qui s'est dit, depuis dix ans, dans les conseils des grands, nous ignorons ce qu'a dit « Ike » et quelles sont ses conditions : car nous sommes un peuple sauvé et assisté par lui, ne l'oublions pas. Enfin nous sommes dans bien des cas comme le président de la République lui-même lorsqu'il va chez le dentiste ; il ouvre la bouche et demande ce qu'on y peut faire ; il indique seulement où il a mal. Ouvrons donc la bouche pour dire où gît le mal. NOUS VOYONS se passer ce que nous avons vu arriver vingt fois depuis quarante ans. Quand les affaires vont très mal, qu'il n'y a plus un sou dans la caisse et qu'on est au bord de la faillite, on appelle un homme dit *de droite,* c'est-à-dire un homme de bon sens, simplement, un homme arriéré, qui s'arrange pour payer les dettes, pour ne pas dépenser plus qu'il ne gagne et qui au lieu de la tuer nourrit et soigne la poule aux œufs d'or. Puis quand les affaires sont rétablies, quand il y a de l'argent dans la caisse, on renvoie l'homme sage pour reprendre les idéologues qui sacrifient le réel à leurs faux principes guère différents de leurs passions. Ils dépensent alors sans compter les deniers de l'État, non sans profit pour leurs amis et associés. 11:42 Nous imaginions que le 13 mai 1958 et les referendum qui ont suivi avaient fait comprendre que la nation en avait assez du désordre politique, du régime d'assemblées mais aussi des méthodes socialisantes qui nous avaient menés à la ruine. Nous commençons à nous apercevoir que de même qu'en 1944-45 le patriotisme de la nation avait été confisqué au profit de gens qui avaient été toute leur vie antimilitaristes et antipatriotes ; de même en 1958 la révolte de la nation contre les méthodes gouvernementales pourrait bien avoir été confisquée par ceux qui voulaient les continuer avec un pouvoir accru. Gouvernement et administration. Nous en avons été averti d'abord cet été par un simple entrefilet que nous avons soigneusement gardé : De M. Michel Debré, à l'Assemblée : Un ÉTABLISSEMENT PUBLIC sera créé pour faciliter l'expansion régionale, en servant d'intermédiaire entre l'État et les industries privées, pour les reconversions, le reclassement de la main-d'œuvre, etc. Pourquoi, nous disions-nous, créer un établissement public ? C'est-à-dire de nouveaux fonctionnaires. Que l'État gouverne, c'est sa fonction ; qu'il impose à l'ensemble des industriels et des banques d'une région de créer un bureau d'expansion régional, qu'il leur impose de s'unir au lieu de se battre, c'est son rôle. Qu'il prévoie des mesures économiques ou financières pour aider ce bureau dans son action, tout cela est fort bon. Mais qu'il veuille *administrer* lui-même ce bureau pour choisir lui-même les entreprises à aider, leur indiquer ce qu'il faut faire, *sans aucune responsabilité pécuniaire* vis-à-vis de l'État et vis-à-vis des entreprises, c'est simplement de la folie. Le seul intermédiaire naturel doit être l'union des entreprises régionales. En fait l'État lui-même est embarrassé de ses bureaux. Il fallait, pour un permis de construire, visiter cinq ministères et onze bureaux. Quand l'État veut agir il ne s'y retrouve plus, mais au lieu de supprimer des ministères et des bureaux où les fonctionnaires créent de l'ouvrage les uns pour les autres, ouvrage parfaitement inutile, il crée un nouveau bureau, et la paralysie générale continue de gagner le corps social. 12:42 Nous avons longuement insisté dans les premiers numéros de cette revue sur cette confusion désastreuse du *gouvernement* et de *l'administration.* Nous y renvoyons. *Tous* les États qui se sont laissé aller à cette confusion en ont péri, tels l'empire romain, celui de Charlemagne, et la république française. Les soviets n'ont fait que reprendre cette erreur à l'empire des tzars, et c'est le signe naturel le plus certain de leur perte dans un avenir que Dieu seul connaît. Nous avons toujours pensé que l'administration française qui pendant les quatre-vingts ans d'anarchie politique que nous venons de vivre, avait par nécessité remplacé le gouvernement, aspirait elle-même à trouver quelque suite dans les idées chez les hommes au pouvoir. Elle devait donc approuver le renforcement de l'autorité qui a suivi la révolution du 13 mai 58. Seulement elle est tellement habituée à gouverner elle-même qu'elle pense devoir continuer. D'où les projets comme celui dont nous parlons. C'est le socialisme d'État qui continue à s'installer. Or l'esprit de l'administration est de rechercher *les règles les plus simples et les plus générales pour organiser les services.* L'esprit de gouvernement est de favoriser *au maximum toutes les entreprises individuelles* (*individuelles ou collectives*) qui peuvent concourir au bien commun. Ces deux esprits sont contraires l'un à l'autre et se gênent mutuellement. L'esprit d'une administration est d'unifier les statuts des entreprises, des écoles, des communes, des impôts. Or, toutes les créations véritables en fait d'entreprises, d'écoles et même d'impôts ont été faites par les particuliers trente ou quarante ans avant que l'administration ne s'en avise et ne s'en empare sans aucun profit pour le public. Et l'esprit d'un véritable gouvernement est de susciter les initiatives, de les aider au besoin en se gardant bien de faire les frais d'une administration. Car elle sera toujours plus coûteuse faite par lui que par les *intéressés.* Il est donc contraire au bien public que l'État se mêle d'administrer. Ce ne peut être qu'au profit des fonctionnaires qui voient s'accroître les occasions d'avancement. 13:42 L'administration désire soumettre à une même règle tout ce à quoi elle est mêlée. Elle pense que ça n'ira réellement bien que lorsqu'elle aura *tout* en main. Seulement la sécheresse ou la pluie, les tremblements de terre, la découverte d'un procédé nouveau ne seront jamais dans sa main et lui causeront beaucoup de mécomptes ainsi que les besoins qu'elle est incapable de prévoir parce que chacun, toute sa vie a toujours touché son mois à la fin du mois sans douter jamais qu'il le toucherait le mois suivant. C'est d'ailleurs le cas aussi de M. Baumgartner et du chef de l'État lui-même. La situation de tous ceux qui produisent les richesses est de ne pas savoir ce que sera le mois suivant : ce qui leur donne une expérience dont les autres sont incapables. Le calcul des administrations est sans risques ; il répond à cette fameuse *responsabilité ministérielle* qui consiste tout simplement à être renversé du pouvoir par les chambres, eût-on ruiné le pays, compromis son honneur et son avenir. Les administrations sont sans responsabilité pécuniaire. Si elles aboutissent à un déficit, l'État est là. En fin de compte ceux qui ne savent jamais si l'année sera bonne ou mauvaise, ni ce qu'ils gagneront au juste, qui sont obligés à cause de cela d'être économes, ceux qui *produisent les richesses,* paysans, artisans, industriels, ouvriers, ceux qui ont accepté franchement le risque de la vie sont administrés, je ne dis pas gouvernés, par des gens qui ignorent *comment les richesses se produisent* et qui n'ont aucune responsabilité dans le déficit possible de leur administration. Quant aux services d'État ou que l'État s'attribue indûment, contrairement à sa véritable fonction, ils finissent par ne vivre que pour le profit des administrateurs. Le Gaz de France voulait faire payer le gaz naturel au même prix que le gaz provenant de la distillation. Songez-y : un fonctionnaire a une très bonne retraite. Pourquoi économiserait-il ? Il n'a pas à songer à établir ses enfants comme le fait un cultivateur ou un artisan, c'est-à-dire économiser quelques millions (pardon : quelques dizaines de mille nouveaux francs) pour leur mettre en main l'outillage utile, ou la ferme ou le fonds. Il les fera entrer dans l'administration et pour y arriver ses enfants auront par préférence des bourses d'études. 14:42 Une preuve évidente de l'inaptitude profonde de l'administration à gouverner, c'est le statut de la fonction publique, établi par l'administration elle-même : ce statut a eu pour but d'*établir les règles les plus simples et les plus générales* conformément à l'esprit d'une bonne administration. Mais il aboutit à cette sottise qu'on ne peut augmenter un égoutier sans augmenter les conseillers de la Cour de Cassation, ou augmenter le conseiller sans augmenter l'égoutier. Et chaque membre de la fonction publique, qu'il soit postier, ou instituteur, ou cheminot surveille jalousement l'échelon qui lui a été attribué sans égard ni aux réalités des métiers, à leur utilité propre, ni à ses responsabilités particulières. Quant au gouvernement, il est clair qu'il voit par cette soi-disant simplification administrative, augmenter beaucoup la complication de sa tâche et ses tracas. Tout cela pour un métier qui ne lui incombe pas en réalité. Revenons donc aux affaires du moment et aux conséquences des erreurs de pensée politique. La pensée de nos gouvernants. L'arrière-pensée des hommes au pouvoir se dévoile ; elle est un retour aux pires errements du socialisme d'État que la nation dans son ensemble a vomis en 1958. L'entrefilet dont nous parlons n'était qu'un indice. Il s'agit maintenant d'une *banque d'affaire d'État !* Or s'il ne s'agit que d'aider au démarrage d'entreprises utiles à la nation, mais peu rentables au début et qui n'attireraient pas suffisamment de capitaux privés, d'accord. Henri IV l'a fait pour le tissage des étoffes que les guerres avaient chez nous réduit à rien. Les Anglais aussitôt après la guerre ont créé deux banques dans ce but. L'Association financière internationale, la Banque européenne d'investissement ont le même rôle. Les banques régionales chez nous ont toujours été dévouées à cette tâche où elles s'entendent très bien, car elles connaissent leur région et les hommes. Le bureau de Recherche du Pétrole chez nous a été un succès (toutefois les impôts étaient l'un des principaux obstacles à toute entreprise de recherche du pétrole). 15:42 La Caisse des Dépôts et Consignations, la Banque de France, le Crédit national sont très bien équipés, et ont toute l'expérience nécessaire pour bien faire, sans qu'il soit besoin de créer une banque nouvelle, dont le but camouflé est en réalité d'être maîtresse du crédit aux dépens du budget. On sait en quoi consiste le crédit. Une banque qui a 100 millions de dépôts, en garde 20 en caisse ; les 80 qui restent sont engagés comme *crédits ouverts* à cinq ou six personnes en même temps, c'est-à-dire que 400 millions sont avancés en crédit. L'argent rentre aux échéances, ressort, rentre, mais les banques ont de gros risques qu'elles soupèsent avec soin. Le gouvernement est quand même obligé souvent d'intervenir pour modérer l'usage du crédit, qui mène à l'inflation. Une banque d'affaires d'État, qui fera boire ses « bouillons » au budget, où les bénéficiaires du crédit seront les amis de la République des camarades, est certainement la plus imprudente des entreprises, et la plus inutile puisque tout le nécessaire existe déjà. Enfin le « crédit » si fragile au fond, repose uniquement sur la *confiance.* L'État vient d'y porter un coup certain en renvoyant M. Pinay ; les capitaux ne rentreront pas s'ils se sentent menacés de socialisation. La banque d'État ne fera pas ses affaires et en arrivera aux emprunts forcés comme en U.R.S.S.. M. Baumgartner a certainement l'intention de continuer M. Pinay. Il n'en a pas l'autorité politique et contrairement à la déclaration du baron Louis, on lui demandera de faire de bonnes finances pour une mauvaise politique. On nous dit qu'à la demande de M. Baumgartner, ces projets ont été abandonnés. Pour combien de temps ? Il est très angoissant de penser que nos gouvernants ont une idée si fausse de leur fonction. Nous insistons sur ces projets remis plutôt qu'abandonnés pour montrer que nos hommes politiques sont incapables de concevoir cette réforme de l'État à laquelle aspirent tous les Français producteurs de richesses. Ils sont restés des hommes de la troisième et de la quatrième république nantis d'un pouvoir accru. Ils ne se rendent pas compte que la faiblesse de la France vis-à-vis des gouvernements étrangers vient de ce que les services de son gouvernement sont beaucoup plus coûteux qu'ils ne le sont dans les États étrangers, et qu'ils sont jugés chaque jour, économiquement et politiquement, sur cette faiblesse. \*\*\* 16:42 Le ministère pense allécher l'opinion en assurant qu'il liquidera ses participations lorsque les affaires seront lancées. Or il ne le fait pas. Nous voyons au contraire un office national de l'azote (complètement inutile aujourd'hui) augmenter son capital de 200 millions pour participer à l'exploitation du gaz de Lacq. L'État ne se défait d'aucun de ses monopoles parce que les fonctionnaires y trouvent des situations agréables sans véritables responsabilités. Or le tabac rapporte en Belgique, en Angleterre, par les impôts, bien plus que ne rapporte son monopole à l'État français ; et l'Allemagne vient de rendre à l'industrie privée les entreprises nationalisées par Hitler. Elle en a mis les actions en vente mais celles-ci ne peuvent être acquises que par les employés de ces entreprises et en nombre limité. Quoi de plus « démocratique » (si ce mot a encore un sens). Or le ministère allait plus loin encore. Il voulait créer une société étatique de distribution et raffinage de pétrole. Ce qui est extrêmement dangereux ; on est presque assuré d'y boire un bouillon. Parce que : 1° Il y a surproduction mondiale de pétrole, il peut y avoir une baisse qui coulerait cette société étatique à ses débuts. 2° Le pétrole saharien n'est pas d'une vente facile. En Europe les produits lourds qui font tourner les moteurs diesels et chauffent les boulangeries sont très recherchés ; le pétrole saharien est très léger et contient peu de ces produits lourds ; les raffineries françaises sont dès maintenant obligées *d'échanger* le pétrole saharien qu'elles sont moralement obligées de prendre contre du pétrole (du Moyen Orient, du Venezuela) plus chargé d'huile lourde. Les sociétés étrangères de raffinage et de distribution installées en France, parce qu'elles étaient les seules à produire du pétrole, en sont toujours surproductrices. Elles ont attiré beaucoup de capitaux français ; elles sont plus aptes que n'importe qui à mener à bien ces délicates négociations d'échange avec l'étranger. D'ailleurs toutes nos *raffineries sont capables d'exporter ;* elles produisent plus que nos besoins ; elles doivent solliciter les sociétés de distribution étrangères pour qu'elles prennent leur surplus. 17:42 3° Nos gouvernants pensent peut-être parer à ces difficultés avec leur société de raffinage et de distribution. Ils les accroîtront, car on pense bien que les sociétés étrangères menacées dans leurs intérêts se défendront. Une surproduction en France de produits légers ne trouvera point de débouchés à l'étranger si l'étranger (surproducteur lui-même) ne le veut pas. C'est donc dans un guêpier que nous ferait entrer ce nouvel organisme d'État. Songez que l'essence coûte 15 francs au sortir des raffineries qui ont acheté le pétrole, qui l'ont transporté, et distillé. Admettons qu'elles gagnent 3 francs par litre. L'État qui, par *l'impôt, sans aucun frais gagne* 85 *francs par litre,* pour gagner ces 3 francs inventerait cet immense et coûteux appareil de raffineries et de postes de distribution ? L'intention étatique est évidente, d'autant plus clairement que l'État est intéressé dans la Française des Pétroles. Or il lui interdit d'absorber les sociétés de distribution libres (comme *Azur, Ozo*) qui lui donneraient à elle un réseau de distribution qu'elle n'a pas (son réseau, le réseau *Total* étant manifestement insuffisant). Alors ? L'intention n'est-elle pas de créer une entreprise uniquement étatique, fromage pour de nouveaux fonctionnaires et politiciens désireux d'une place stable, vouée dès l'origine à des difficultés presque insurmontables ? Notez que les postes d'essence sont déjà surabondants. L'État en créera-t-il de nouveaux à 10 millions le poste ? Nationalisera-t-il ceux qui existent ? La réponse des sociétés pétrolières serait rude. Le gouvernement les a poussées à construire des navires pétroliers (au moment de la crise de Suez) dont elles ne savent que faire à présent. Le pétrole du Sahara étant plus proche demande trois fois moins de navires que celui du Moyen Orient. Voilà les combinaisons étatiques. Dans le même moment où il poussait les capitaux à s'engager au Sahara, l'État poussait à la constitution d'une flotte inutile. Mais cela ne lui coûtait rien. Notez que si l'essence n'était pas si chère on en consommerait davantage. Un moteur diesel est plus coûteux qu'un moteur à essence. Nos paysans ont dû changer de tracteurs rien qu'à cause du prix de l'essence. L'État baissera-t-il le prix de l'essence pour faire consommer ce qu'il ne pourra exporter ? Il perdra sur tous les tableaux et les impôts subviendront au déficit. Mais les nouveaux fonctionnaires demeureront et ne perdront rien. 18:42 Le Bureau de Recherche des Pétroles ne sert plus à rien puisque la recherche est lancée et que le pétrole est trouvé ; ce Bureau voudrait bien continuer quand même à vivre ; il deviendrait raffinerie et bureau de distribution pour garder places, fonctions et loger s'il se peut de nouveaux fonctionnaires. Il s'agirait pour commencer de dix à vingt milliards ; contribuables, à vos poches. \*\*\* Les avantages de la liberté viennent pourtant d'être bien démontrés. La libération des échanges jointe à la remise en état de nos finances prouve bien l'intérêt qu'il y a à laisser les gens compétents, producteurs et commerçants, peser le pour et le contre des affaires. Comme l'écrit excellemment M. Lovinfosse dans sa brochure : *L'État et la productivité :* ... « L'État est soumis à la loi commune : il doit rendre *le maximum de services avec le minimum de frais.* Les services généraux qu'il assume doivent être précisés et contenus dans les limites d'un forfait budgétaire. L'État doit, tout le premier, dépenser parcimonieusement et efficacement. Afin de bien remplir son rôle si essentiel de juge et d'arbitre et promouvoir ainsi la productivité, il ne doit lui-même produire *que les services que l'initiative privée ne pourrait assumer plus efficacement.* Cette limitation de son activité doit être sauvegardée par une stricte limitation de son budget. L'État est en fait un producteur de services et il doit donner l'exemple de la soumission à la loi vitale de la concurrence. Il doit accepter la concurrence avec les autres États et montrer par les faits qu'il rend plus de services pour un pourcentage déterminé du revenu national. » ...... « Le dirigisme de nos États n'est dû qu'à l'absence de direction véritable et de finalité authentique : il est le résultat mécanique de pressions anarchiques. Ce courant ne sera pas renversé par de nouvelles structures nationales ou supranationales, mais par UNE RÉFORME DES ESPRITS ET DES MŒURS. » Nous ne trouvons rien à redire, au contraire, au renforcement de l'autorité de l'État, et les efforts des anciens parlementaires pour recommencer leurs intrigues restent un danger certain ; car la stabilité du pouvoir exécutif serait un grand bienfait si ce pouvoir n'avait été, contre la volonté certaine de la nation, escamoté par les socialistes d'État, et les fonctionnaires avec l'accord secret du parti socialiste. 19:42 D'ailleurs beaucoup de fonctionnaires supportent eux-mêmes avec peine l'omnipotence des bureaux de Paris. Tel le *Mouvement National pour le développement scientifique* qui groupe la plupart des professeurs des Facultés des sciences. Ils disent que les savants avaient déconseillé d'établir un barrage à Malpasset et ils déclarent : « *On n'organise pas la recherche selon les technocrates qui n'ont jamais été techniciens.* » Ils protestent « contre la représentation insuffisante des chercheurs *au profit des technocrates* dans certaines commissions du Centre National de la Recherche scientifique. » Nous avons parlé dans cette revue à plusieurs reprises de l'essai de mainmise de l'administration centrale des forêts sur la forêt privée. Cet essai a repris de plus belle avec le nouveau gouvernement. Et voilà que ce sont les officiers forestiers eux-mêmes qui protestent ; ils déclarent que « la production du bois est, en France, le 1/3 de ce qu'elle est à l'étranger à surface égale et qu'il ne dépend que de la volonté des pouvoirs publics d'effectuer le redressement nécessaire. » Les forêts de l'État et les forêts des communes sont gérées comme sous Louis XIV où on leur demandait de fournir du chêne pour la marine royale. Ce sont les forêts privées qui sont réellement productrices. Or le produit des coupes domaniales va au budget général et on refuse aux officiers forestiers les crédits utiles à la reconversion de leurs forêts. Le fonds forestier national, alimenté par une contribution des usagers du bois de nos forêts est détourné de son objet, qui est la reconstitution de la forêt. 800 millions en 1959 sont passés au budget général. \*\*\* D'où vient l'aberration de notre gouvernement actuel ? De vieilles idées périmées, disons quarante-huitardes, sur la démocratie ; d'idées fausses sur le savoir et l'enseignement qui font croire que savoir parler de tout, statistiques en main, remplace l'expérience. Aussi leur conception de l'État est-elle scolaire et administrative et va contre l'organisation naturelle des sociétés. 20:42 Et notre malheur fait que cette organisation naturelle leur paraît une antiquaille, l'idée enfantine qu'ils se font du progrès leur faisant croire que la famille (la paroisse), la contrée (le pagus), le métier, ne sont plus les bases de la société. Elles le resteront toujours. Il s'en suit que par exemple les agriculteurs ne sont pas représentés. Le nombre de députés uniquement paysans est forcément très petit à cause de l'organisation partisane de la nation qui divise les intérêts les plus certains et les plus concordants. Cependant les agriculteurs représentent le 1/4 de la nation. Ils n'ont d'autre moyen de se faire écouter que de verrouiller les routes avec leurs tracteurs. On voit que les Chambres de députés sont un moyen d'éviter une vraie représentation des vraies sociétés naturelles, fondamentales, et en particulier des métiers ; un moyen aussi d'éliminer les élites naturelles qui dans un métier donné sont aisément reconnues par les gens de métier, et aussi bien par les ouvriers que par les cadres. Le résultat, chez nous, est qu'on s'enlève tout moyen de gouverner véritablement. Le comte de Chambord l'a dit il y a un siècle : « On ne gouverne pas une nation avec des institutions faites pour l'administrer ». On peut dire que notre gouvernement est attaché à des méthodes qui l'empêchent d'organiser les sociétés élémentaires qui l'aideraient à gouverner en s'administrant elles-mêmes, et ces méthodes le poussent à accumuler les obstacles à une action rapide et sûre. Un ministre catholique vient de prouver que son esprit est tout aussi à la page qu'un dinosaure se promenant à Charenton. N'a-t-il pas comparé les conseils d'administration de nos grandes sociétés industrielles à la forêt de Bondy où on détroussait les voyageurs ? Il y a certes des coquins parmi les industriels, comme en chaque profession et dans une proportion analogue à celle de tous les autres métiers, bourreliers-matelassiers, notaires, pharmaciens ou sculpteurs. Mais s'il y a un métier dans lequel, de l'avis unanime, la proportion serait plus forte, c'est celui des politiciens à cause des facilités plus grandes de se mettre à l'abri et de l'irresponsabilité pécuniaire. Il faudrait y penser. Son projet d'introduire les ouvriers, ou même seulement les cadres dans les conseils d'administration, va contre toute l'expérience qu'on peut avoir de l'esprit des vrais ouvriers, de ceux qui ont un métier et qui l'aiment. Ce qu'ils désirent, c'est retrouver quelque chose de l'esprit d'initiative et de l'intérêt personnel dans le travail tel qu'en jouit l'artisan. 21:42 Or cela est possible à l'échelle de l'atelier. Lisez les livres d'Hyacinthe Dubreuil : *L'exemple* de *Bata, L'équipe et le ballon,* et vous comprendrez. Les intérêts plus généraux des ouvriers ne doivent pas être envisagés dans l'entreprise mais dans la corporation, et les ouvriers doués sont parfaitement capables d'avoir leur part dans la gestion des caisses et des œuvres corporatives ([^4]). Introduire les ouvriers dans des conseils d'administration, c'est y camper des incompétents, c'est y introduire la lutte des classes ou renouveler la comédie que donna Jouhaux régent de la Banque de France. Le ministre connaît bien son métier. Parlant à la radio pour un public populaire, il a excité la passion contre les « riches », car, dit Sorel, *l'envie est le ressort profond de la démocratie.* Proudhon en 1848 parlant d'une circulaire ministérielle engageant les instituteurs à se présenter à la députation écrivait : « Qui ne voit que, dans la pensée du ministre, l'instituteur primaire est la médiocrité envieuse, qui n'a rien inventé, qui n'inventera rien, destinée à servir de ses votes silencieux la guerre aux riches et l'arbitraire démocratique ? » (*Solution du problème social,* p. 58). Le projet ministériel a d'ailleurs fait l'unanimité contre lui dans un déjeuner-débat de « l'opinion en 24 heures » qui réunissait des représentants de Force-Ouvrière et du patronat. Comment les catholiques peuvent-ils soutenir l'étatisme, les nationalisations, la cogestion, toutes choses dont le Saint-Siège a montré maintes fois le caractère néfaste ? L'individualisme de la Révolution Française est la cause de nos maux actuels et il est fondé sur l'indépendance morale de l'individu. Il a désagrégé la société, il a permis la tyrannie de l'État depuis Napoléon I^er^ jusqu'à nos jours, car il n'y avait plus aucun corps social capable de s'y opposer. La question sociale est née de l'impuissance où étaient les faibles isolés de se défendre contre la loi du plus fort, les hommes de métier contre les hommes d'argent, les commerçants et les industriels honnêtes contre les concurrents malhonnêtes. Contre ces conséquences néfastes de *l'individualisme* il fallait reconstituer les *collectivités* naturelles, famille, province, métier, de manière à ce qu'elles pussent s'organiser et se soutenir, pour se défendre et donner des lois morales à l'exercice de la profession. 22:42 On a au contraire créé un *collectivisme* d'État, ennemi de toutes les sociétés naturelles ; on veut guérir les excès du capitalisme, c'est-à-dire la domination de l'argent, par un capitalisme d'État sans responsabilité et sans contrôle. Car les capitalistes du XIX^e^ siècle ne pouvaient trouver d'argent que si on leur en voulait prêter et pour des affaires rentables à plus ou moins longue échéance. L'État capitaliste unique ne rendra de comptes à personne et trouvera toujours de l'argent par l'impôt et par la compression des salaires ou l'emprunt forcé. C'est l'État actuel de la Russie ; et un État de ce genre n'est jamais pacifique. Et c'est à cet État contre nature que s'attachent les catholiques appartenant au gouvernement actuel ? Péguy l'appelle une « trahison mentale » : « C'est par une opération du même genre que le *citoyen* monsieur Marc Sangnier a entrepris, a imaginé cette belle opération de ramasser la démocratie quand personne à Paris et même à Saint-Mandé n'en voulait plus... Si donc c'est pure imbécillité, si vraiment dans le fond de son cœur il croit qu'il a fait un beau cadeau à la vieille mère Église infiniment aïeule en lui apportant, en lui mettant dans son sabot pour son Noël moderne ce ramassis de démocratie qui avait traîné partout, alors, tout va bien... la paix soit sur son âme. » « S'il a pris le temps où la vieille arche paraissait chanceler sous l'assaut de tous les vents du large pour y transporter... le corps mort le plus mort qu'il y ait depuis qu'il y eût jamais des corps mortels, abandonné de tous et qui sent déjà la pourriture... qui alors, mon ami, voudrait être à sa place. » Cet écrit (*Un poète l'a dit,* p. 203 et suivantes) date de 1907 et fut publié en 1953 mais les pensées de Péguy avaient été connues car en février 1914 Georges Hoog nous refusa un article sur *l'Ève* de Péguy, la « Divine Comédie » de notre temps parce que « Péguy avait mal parlé de Marc Sangnier ». La *Démocratie* venait de faire campagne contre la loi de trois ans qui nous sauvait six mois après. Nous abordons ces problèmes sans passion. Il semble que ce pourrait être la passion des places et de l'argent qui anime les hommes en place et les technocrates. Comme l'Ancien Régime distribuait des *apanages* ou des *bénéfices* (sur la fortune de l'Église et le bien des pauvres) le régime issu de la Révolution distribue à ses amis des places lucratives dans des administrations en surnombre, sans souci du bien commun. 23:42 On ne tient pas à changer de manière, mais seulement à l'exercer sans contestation. Et nous en revenons à cette plaisante remarque d'Alexandre Vialatte : « *Tous les hommes sont égaux, mais il y en a qui sont plus égaux que les autres.* ») Nous terminerons là-dessus en citant la fin de la brochure de M. de Lovinfosse : « Les théologiens et les philosophes ont une large part de responsabilité dans ces déficiences dont souffre, en dépit de ses capacités productrices, toute la civilisation économique actuelle. Le peu d'intérêt qu'ils ont porté pendant longtemps aux transformations profondes de l'économie n'a pas peu contribué à rendre inextricable la situation actuelle. C'est pourtant en eux que réside notre dernier recours. Les idées ont toujours mené le monde. A la doctrine économique d'un Marx et d'un Engels qui détermine aujourd'hui le comportement de millions d'hommes, qu'avons-nous à opposer ? Alors que nous sommes menacés dans nos œuvres vives, nous restons captifs d'idéologies périmées qui nous voilent les vrais éléments du problème. Nous possédons le plus puissant système technique de productivité que l'humanité a jamais connu, et nous ne savons pas nous en servir, faute de le penser correctement. « Il est temps, il est plus que temps qu'une pensée économique unifie le potentiel dont nous disposons et l'oriente vers sa fin qui est le bien et le bonheur de l'homme. Si les théologiens et les philosophes ne le font pas ; qui le fera ? Mais encore faut-il qu'ils embrassent toutes les données du problème et en particulier le facteur inédit du dynamisme producteur dont la présence réclame une solution neuve et hardie. Tous ceux qui vivent des abus et des pressions dont nos pays meurent, en seront sans doute offusqués. Mais c'est de cette doctrine nouvelle et courageuse dont nous ressentons de plus en plus la nécessité et l'urgence, que nous viendra le salut. » VENONS-EN maintenant aux affaires d'Algérie. Nous n'ignorons pas le lourd héritage accepté par notre gouvernement. Cinquante ans d'incurie républicaine devaient se payer quelque jour, et nous nous trouvons en présence des conséquences. Le gouvernement actuel en est la victime. Il y eut d'abord une incurie complète au sujet des besoins non seulement accidentels de nos colonies, mais de ceux qu'on pouvait et devait prévoir. 24:42 Il y a plus de trente ans qu'on sait d'expérience certaine que la Kabylie, la Martinique, la Réunion sont surpeuplées et sans moyen par elles-mêmes d'y remédier. Mais les gouvernements éphémères se débarrassent des difficultés sur le suivant. L'administration a fait ce qu'elle peut faire sans gouvernement : elle a distribué du blé en Algérie dès 1930 et elle a autorisé les Algériens à venir librement travailler en France. Leur vie misérable chez nous est une preuve de leurs bons sentiments, car, payés au même salaire que nos ouvriers d'aptitude égale, ils sont misérables seulement parce qu'ils envoient presque tout leur salaire aux familles restées en Algérie. Voilà pour l'incurie. Les erreurs religieuses ne sont pas moins graves : par haine du catholicisme, les partisans au pouvoir ont contribué à islamiser les Berbères qui l'étaient si peu. Leur religion était restée celle des Grecs au temps de Thésée ([^5]). Ils avaient toujours été opprimés par les Arabes. Les chefs indigènes étaient constamment en lutte aux portes même d'Alger avec les beys. Et nous avons donné des caïds arabes à ces petites républiques assez semblables à la cité antique. Cette folle politique donne aujourd'hui ses fruits. Ces Kabyles se croient solidaires d'un monde arabe qui est la cause première de leur misère car le monde arabe les a arrachés à la civilisation chrétienne dont ils eussent suivi les destinées. Cette erreur religieuse est en même temps une erreur administrative. On ne s'est aucunement soucié d'élever petit à petit ces populations qui sont comme tant de Français, d'Italiens, d'Espagnols et de Grecs, de race méditerranéenne, et là où l'administration administrait un peu sérieusement elle a eu tous les défauts que nous supportons impatiemment en France. D'autant que la soumission imposée par un peuple non musulman, malgré tous les traités, *est frappée de nullité dans l'esprit même de ceux qui la signent.* Nous le voyons avec les Tunisiens. Mais les musulmans acceptent très bien *l'association.* 25:42 Or, au Maroc, nous avons superposé simplement notre administration à l'administration locale. Sans doute ces administrateurs ont fait d'excellente besogne matérielle et administrative, d'autant meilleure à leur point de vue qu'ils étaient entièrement les maîtres. Mais ces administrateurs y trouvaient de bonnes places, qu'ils tenaient à se réserver. Nous conseillons de lire dans les *Études* d'avril 1955 l'article de P. Buttin habitant de Meknès. Il y dit entre autres choses : « Sur le plan de l'économie aucun effort réel n'a été tenté pour incorporer progressivement les Marocains dans l'économie nouvelle et on a dépensé trop d'efforts pour les maintenir dans leur économie artisanale et primitive... Sur le plan administratif on a écarté les jeunes diplômés (marocains) de nos écoles parce que nationalistes, donc dangereux pour l'ordre établi. On a maintenu les vieux cadres peuplés de caïds choisis parmi les individus dociles et on a toléré parfois leurs exactions parce que c'est un bon moyen d'assurer leur docilité... ...Toutes les places ont été ainsi à peu près fermées aux Marocains. *Ceux-ci se sont rabattus sur la politique pure, abstraite, indépendante des réalités économiques, financières, et sociales.* » Le directeur d'une banque au Maroc, forcé d'avoir des relations avec ses clients marocains et qui s'est fait parmi eux des amis, m'expliquait ainsi la situation au Maroc : « Au fond ils sont comme nous : ils en ont assez d'une administration d'État. » Chez nous cette administration était quand même forcée de tenir compte des administrés. Là-bas, non. Elle a montré son inaptitude profonde à *gouverner* et à renseigner nos hommes politiques sur ce qu'il eût fallu faire pour gouverner. Car elle croit qu'administrer c'est gouverner. Toutes ces erreurs retombent sur notre gouvernement actuel, et les difficultés au milieu desquelles il se débat devraient appeler particulièrement notre indulgence à son égard et notre patience. Mais nous venons de voir qu'il professait les erreurs mêmes qui sont causes de notre triste situation ; la confusion du gouvernement et de l'administration, le socialisme d'État. Ce gouvernement manque en outre terriblement de psychologie. Augmenter la solde des députés et le lendemain supprimer la retraite des combattants, ce n'est pas fin. Parler avec mépris de *l'Algérie de papa* à des gens qui travaillent sur les terres défrichées par leurs pères et à côté de la tombe de famille, c'est insulter à ce qu'il y a de plus naturel dans le patriotisme. 26:42 D'ailleurs, les colons ne sont pas responsables de la sous-administration de l'Algérie : c'est le gouvernement de Paris. Rechercher un accord avec les Américains (avec de justes raisons d'ailleurs) et les vexer de toutes manières possibles alors que notre défense dépend d'eux à 80 %, encore un coup ce n'est pas fin. Se croire tellement maître de l'opinion aussitôt après cette révolution du 13 Mai (c'est l'anniversaire de la première apparition de la Très Sainte Vierge à Fatima, ce qui pourrait incliner un catholique à l'humilité sur son pouvoir réel) c'est n'être pas même capable de soupçonner que cette révolution n'aurait pas réussi aussi facilement sans l'appui moral de tous ceux qui avaient soutenu en France l'héroïque effort de Pétain pour sauver en 1940 tout ce qui pouvait être sauvé ; en particulier la persistance d'un gouvernement vraiment français en France. AUJOURD'HUI, le gouvernement veut diviser l'Algérie en petites provinces, kabyles, arabes, mozabites, françaises qui se donneraient leurs institutions et définiraient leurs propres rapports avec la France. Il nous semble voir à l'œuvre les experts qui préparaient le traité de Versailles ; ces hommes savants et très compétents connaissaient canton par canton ce qui était tchèque et ce qui était slovaque, polonais ou Lituanien ; leur savoir aboutit à créer des nations impuissantes à se défendre elles-mêmes et dont l'union devenait impossible. Finalement l'absurdité politique des Anglo-Saxons les a livrées à la Russie. Ces cantons algériens seront de même la proie du plus fort. Les intentions du gouvernement, bonnes dans l'abstrait sont donc très contraires à la nature des choses concrètes. En Algérie, après le 13 Mai, la solution était pourtant fort simple. Elle le serait demeurée si depuis lors des idées enfantines n'avaient apporté le trouble et tout remis en question d'une manière dramatique. Cette solution consiste à donner à l'Algérie son autonomie dans l'État français. Avant la Révolution, le Languedoc, la Bretagne, la Bourgogne avaient leurs « États », se réunissant chaque année et votant leurs impôts. Aujourd'hui encore l'Alsace-Lorraine a un statut religieux particulier. On dit que le chef de l'État convoque à Paris tous les élus d'Algérie, maires, conseillers de canton ; ce n'est pas pour eux un droit ; que ce devienne un droit et voilà constitués les « États d'Algérie ». 27:42 Mais la politique imprudente du gouvernement rend si incertain l'avenir des populations qu'on ne peut espérer qu'elles s'engagent dès maintenant d'une manière significative. L'intégration pure et simple demeure presque inapplicable rien qu'au point de vue des impôts et du budget. Pourquoi une solution aussi simple et pratique que celle que nous proposons n'a l'air de venir à la pensée de personne ? ([^6]) A cause des préjugés d'origine révolutionnaire de nos gouvernants. L'intégration est une réponse des Algériens à cette folie du suffrage universel donné aux femmes et aux nomades du désert ; ces pauvres gens ne savent même pas de quoi il s'agit et voteront comme le leur diront ceux qui *paraîtront avoir l'autorité.* Le suffrage universel est un mensonge dont usent comme ils le veulent tous les tyrans. Bismarck arrivant au pouvoir l'a aussitôt institué. Staline a toujours eu 99 % des voix. Nos gouvernants n'ont pas d'autre idée d'une *représentation* des populations que celle-là. Cette méthode désastreuse, par laquelle ceux qui excitent les passions sont certains d'emporter le morceau, est la plus contraire à l'ordre public et à la paix entre les citoyens. Elle eût amené vingt fois la ruine de l'Angleterre si celle-ci n'eût été une île. Elle rend les États-Unis incapables de toute politique raisonnable pendant toute l'année qui précède l'élection présidentielle. (C'est cette année. Ils sont dans une île eux aussi.) L'intégration est la réponse des Algériens à cette folie qu'on leur impose de Paris. La solution raisonnable est celle d' « États » algériens votant par classes dans le cadre de l'État français et décidant eux-mêmes pour des conditions économiques, sociales, si différentes de celles de la métropole. Pour nos gouvernants ces idées si simples sont *retardataires* probablement parce qu'elles s'adaptent au réel et non à leurs idéologies. Elles sont trop anciennes. Pensez donc ! Ce ne sont pas seulement celles de l'ancienne France, ce sont celles que les Perses appliquèrent dans leur empire. On connaît par le premier livre d'Esdras avec quelle générosité ils permirent aux Juifs de revenir à Jérusalem, de reconstruire les murailles qui défendaient la ville, de vivre selon leurs lois. 28:42 Mais il est évident que l'unité et l'autorité de l'État perse ne devaient pas être mises en question. C'était même la condition naturelle d'une telle autonomie. Un siècle plus tard la démocratie athénienne était bien plus tyrannique pour ses *alliés* que les Perses pour leurs *sujets.* Il y a pourtant des leçons à tirer d'Athènes, en ce temps même. Ouvrez les *Chevaliers* d'Aristophane, à la première scène. On y voit deux généraux d'Athènes, Démosthène et Nicias (ceux qui périrent dix ans plus tard dans l'expédition de Sicile) esclaves du bonhomme Démos et persécutés par un autre esclave, Cléon, qui a su conquérir les bonnes grâces de Démos et qui gouverne Athènes. *Démosthène. --* Oh ! la la ! Ô Malheur, malheur ! Misérable Cléon, puissent les Dieux l'écraser, lui et ses mauvais conseils ! Depuis ce jour néfaste où ce nouvel esclave est entré dans la maison, il nous fait sans cesse rouer de coups ! *Nicias.* » Que la peste emporte ce roi des coquins avec ses calomnies ! ...... *Démosthène. --* Allons, viens exécuter un duo de gémissements à la manière d'Olympos. *Démosthène et Nicias. --* Mumu ! mumu ! mumu ! mumu ! mumu ! mumu ! Que vous en semble ? Nous imaginions que la fameuse déclaration du 16 septembre venait en grande partie du désir de se concilier les Américains. Nous voyons par la politique générale du gouvernement en France même et par ses projets qu'il n'en est rien. Elle est la suite d'idées fausses. Il croit à un progrès indéfini, alors qu'il n'y a pour l'homme de véritable progrès que moral. Il croit être la fleur de ce progrès indéfini. Il croit au principe des nationalités qui a fait le malheur de l'Europe, l'émiettement de l'Europe centrale et pour finir son esclavage. Il veut en appliquer les principes à l'Algérie. Alors que l'état actuel du monde pousse tous les peuples à se rapprocher et à s'unir, il introduit en Algérie un élément de dissociation qu'il était maître de ne pas faire naître. L'autorité même que nous avons en Algérie par suite des circonstances et des événements historiques nous fait un devoir d'en user pour le bien commun. Car nous y sommes allés d'abord pour détruire un nid de pirates sans respect pour le droit des gens et pour toute espèce de contrat. 29:42 Enfin, quelles que soient les maladresses ou les insuffisances de nos gouvernements passés, le travail accompli fait que les Algériens ne peuvent vivre matériellement sans le travail passé, présent et à venir de la France. Espérer qu'un peuple mû par les passions de quelques agitateurs reconnaîtra spontanément où est son intérêt est une nouvelle erreur psychologique. Enfin, s'il y a fédération, il faut un fédérateur, l'histoire le dit. Certes, un État est quelque chose de différent d'une nation. A la longue, ils peuvent se confondre. Les Bretons, les Basques, les Provençaux, les Alsaciens ont été ou auraient pu être des nations ; les grands féodaux qui donnèrent le trône à Hugues Capet avaient senti le besoin d'être unis et protégés par une autorité supérieure. Le royaume de France était un État qui a réussi à faire une nation de ces hommes si différents de langue et de traditions. L'État, historiquement, est le moyen d'unir les hommes, de les faire passer du clan, de la tribu, de la cité, de la province à une communauté plus large qui dépasse les particularités provinciales et même linguistiques pour le plus grand bien de tous. Tant valent les hommes tant vaut l'État. Mais tant valent les hommes, tant vaut la nation, la cité, la famille. Pour nous c'est un moyen de reconstituer une chrétienté dissoute par des idées dites modernes, mais vieilles comme le diable. Le Canada est un État ; il est formé de deux nations dont le langage et la religion sont différents, dont l'une fut persécutée par l'autre pendant cent ans ; et il est en train de devenir une véritable nation ; les deux portions sentent bien que leur *État* est l'appui de leur indépendance, et les Canadiens anglais savent que les Canadiens français sont le plus sûr appui de leur liberté ; ces derniers voient la main de Dieu dans leurs épreuves du dix-huitième et du dix-neuvième siècle qui les ont séparés politiquement de la France, leur ont permis d'échapper à nos révolutions et les ont préparés à être le ferment de la véritable Église dans l'Amérique du Nord. La Suisse est devenue une nation où se pénètrent trois langues et diverses religions, après n'avoir été qu'un État où les Messieurs de Berne dominaient par la poigne. Les Algériens peuvent faire de même, mais il faut un État. La nation allemande est divisée en trois États, qui ont toujours eu des vocations bien différentes. 30:42 L'État anglais a si peu réussi à faire des îles britanniques une nation que l'une d'elles s'est séparée. L'Algérie peut devenir une nation après avoir été un État, ou une province. Sa meilleure chance pour le devenir pacifiquement c'est de rester unie à l'État français. Car sa balkanisation n'aboutirait qu'à des guerres. Bourguiba en Aurès, le sultan à Tlemcen et se battant entre eux, la route du Sahara coupée. Pourquoi pas des sous-marins faisant la guerre de course sur nos côtes comme les galères avant 1830 ? Pourquoi pas Bizerte centre de sous-marins soviétiques ? Il est curieux que ce soit le simple renvoi d'un ministre des finances qui ait ouvert les yeux. Le pays a vu d'un seul coup en quelles mains il était tombé : des partisans socialistes n'ayant aucune intention de réformer l'État mais celle-là seulement d'augmenter ses pouvoirs pour renforcer les leurs. Nous plaignons le Président de la République. Il ne peut abandonner cette charge écrasante. Il hérite de ses propres fautes. En 1944, il pouvait comme Henri IV après la prise de Paris, comme la Régente et le jeune Louis XIV à la fin de la Fronde, réconcilier les Français. Il a laissé agir la vengeance et la haine des pires partisans que nous ayons connus ; et ceux-ci guettent le moment de recommencer. Cet homme ne saurait-il que diviser ? Le Président commence à expier ses cruelles erreurs. Il n'y a qu'à prier pour lui et demander à nos saints d'intercéder pour la France devant la justice de Dieu. « *La génération présente* » dit Joseph de Maistre, « *est témoin d'un des plus grands spectacles qui ait jamais occupé l'esprit humain ; c'est le combat à outrance du christianisme et du philosophisme. La lice est ouverte, les deux ennemis sont aux prises, et l'univers regarde.* » Ce combat peut être intérieur à l'homme même. Sur ces soldats et ces citoyens d'Algérie, et nous n'excluons personne de ce titre, planent les erreurs et les ignorances de notre enseignement, qui ont faussé l'histoire, faussé les esprits et faussé les consciences. Seraient-ils donc destinés à expier des fautes qui ne sont pas les leurs mais celles de leur patrie ? A Dieu ne plaise ! Puissions-nous tous nous unir au Sang du Christ dans un don volontaire et ne rien laisser perdre de ce Sang précieux qui coule incessamment sur nos autels pour nous obtenir miséricorde. Henri CHARLIER. 31:42 ### Défense et illustration de l'exploitation paysanne par Marcel CLÉMENT LES INTELLECTUELS, le « grand public cultivé », le grand public tout court, se soucient peu de la question paysanne. Tout au plus commence-t-on à savoir, ici ou là, que le revenu des agriculteurs, en France, n'a augmenté que de vingt cinq pour cent depuis 1939, alors que le revenu des autres catégories sociales a augmenté, en moyenne de soixante dix pour cent pendant le même temps. Mais c'est une statistique à laquelle on songe quelques instants, que l'on déplore passivement, puis que l'on range, -- comme on range les objets vieux et inutiles, ceux qui n'ont plus de destin mais qu'on n'ose pas détruire. Il y a là un réflexe à maîtriser. Le problème agricole, le malaise paysan occupent maintenant la première page des journaux, mais non point encore leur place légitime dans les intelligences. Depuis près d'un demi-siècle, le problème du prolétariat industriel a été examiné, expliqué, pris en charge de multiples façons. Les difficultés cruciales du monde rural doivent, de même, être connues, et les volontés tendues vers les solutions conformes à la doctrine sociale de l'Église. C'est dans cet esprit qu'il convient de mettre en pleine lumière le problème qui est, dans l'ordre d'urgence, le problème social numéro un de la France de demain : celui de l'exploitation familiale. Nous demandons à nos lecteurs, même non ruraux -- de nous accompagner dans cette étude, avec l'attitude intérieure que requiert ce qui engage le destin même de la Patrie. 32:42 #### I. -- DÉFINITION DU CAPITALISME Le capitalisme est le régime dans lequel les hommes contribuent d'ordinaire à l'activité économique, *les uns* par les capitaux, *les autres* par le travail. Le régime capitaliste *ne s'identifie donc pas avec la propriété privée des biens de production* comme on le croit communément. C'est le régime qui repose sur la collaboration des apporteurs de capital et des apporteurs de travail. L'industriel qui possède complètement, ou de façon majoritaire, son entreprise, est un capitaliste non à cause du revenu de cette propriété, mais parce qu'il s'en remet pour la faire valoir à d'autres -- les salariés -- pour le travail d'exécution. Au contraire, l'artisan -- boulanger ou boucher -- qui est *à la fois* propriétaire et travailleur, *n'est pa*s un *capitaliste.* Et pourtant, c'est un propriétaire qui fait valoir son bien ; mais il ne se consacre pas à la seule gestion du capital. De même, le propriétaire exploitant agricole *n'est pas* un *capitaliste.* Il apporte à la fois le capital et le travail. Le régime capitaliste est celui où la *gestion* appartient aux propriétaires, *l'exécution* à ceux qui apportent leur travail, les uns étant distincts des autres. Les régimes non-capitalistes, au contraire, sont ceux qui réunissent dans les mêmes personnes la gestion et l'exécution (atelier artisanal ; exploitation paysanne ; coopérative de production). Ces définitions, dont le principe a été formulé dès 1931 par le Pape Pie XI ([^7]) sont pleinement adéquates à leur objet. Elles constituent, par ailleurs, un instrument d'analyse d'une grande fécondité. *a*) Le régime capitaliste repose sur la combinaison de deux droits inhérents à la dignité de la personne : le droit de propriété privée et le droit de contracter librement. L'usage de ces deux droits est soumis à la rectification morale, mais leur exercice est essentiellement légitime. La constitution du régime capitaliste, en elle-même, n'a donc rien qui soit contraire aux exigences du droit naturel ([^8]). 33:42 *b*) Le régime capitaliste a pour avantage essentiel de faciliter le dynamisme de la production. Il est indispensable dans les conditions actuelles de la vie sociale. L'artisan non-capitaliste pris plusieurs heures chaque jour par le travail d'exécution, ne peut développer ses ventes ou accroître sa production que dans des limites fort étroites. Le propriétaire, dans le régime capitaliste, peut consacrer son activité à développer son entreprise dans des proportions considérables. *c*) Le régime capitaliste comporte deux inconvénients principaux. D'une part, il tend à soumettre l'entreprise à une hiérarchie technique dans laquelle l'initiative individuelle est souvent entravée. D'autre part, il conduit à faire sortir le salarié de son milieu familial de nombreuses heures chaque jour, puisque celui-ci doit se rendre sur les lieux de travail appartenant à l'employeur. Ces inconvénients peuvent être surmontés. Cela ne signifie pas qu'ils le soient habituellement. *d*) Dévié, en outre, par l'individualisme libéral, le capitalisme tel qu'il s'est historiquement développé, a provoqué des désordres qui ne découlent pas de son essence. Il a entraîné, trop souvent, la déshumanisation des travailleurs, la constitution d'agglomérations urbaines écrasantes, l'impossibilité, pour les salariés, d'épargner et d'accéder à la propriété, parfois même de vivre, simplement, de façon décente. « *On déplore,* remarquait Pie XII, *les défauts et les froissements humains qui résultent des structures du travail dans le monde de l'industrie capitaliste. On se plaint, en effet, de ce que le labeur ait, pour ainsi dire,* « *perdu son âme* »*, c'est-à-dire le sens personnel et social de la vie humaine ; on se plaint de ce que le labeur, oppressé de toutes parts par un complexe d'organisation, soit cette vie humaine transformé en gigantesque automatisme, dont les hommes sont les rouages inconscients ; on se plaint de ce que la technique* « *standardisant* » *tous les gestes, jouie au détriment de l'individualité et de la personnalité du travailleur.* *Un remède universellement applicable peut être difficile à trouver. Il n'en reste pas moins que le travail des terriens oppose à tous ces désordres une défense puissante.* NOUS PENSONS ICI D'ABORD A L'EXPLOITATION PAYSANNE, A L'EXPLOITATION FAMILIALE. » ([^9]) 34:42 Ainsi, le capitalisme n'est pas mauvais dans sa constitution. Mais, d'une part, il n'est pas sans comporter quelques inconvénients. D'autre part, le libéralisme économique l'a souvent vicié, entraînant des conséquences inhumaines. En même temps qu'à redresser cette situation à l'intérieur du capitalisme, par la double réforme des mœurs et des institutions, le Pape Pie XII nous invitait à considérer l'exploitation familiale agricole comme un rempart contre la « déshumanisation » ; mieux : comme une structure sociale, non pas arriérée, ou dépassée, mais bel et bien, progressive. C'est ce point qu'il importe de méditer, face au malaise paysan actuel. #### II. -- UNE STRUCTURE SOCIALE PROGRESSIVE Voilà de quoi s'étonner ! Qu'à l'aube de la seconde moitié du vingtième siècle, l'Église, dans le cadre du magistère ordinaire, recommande cette structure que d'aucuns jugeaient archaïque, condamnée par l'histoire : l'exploitation familiale ! Qu'elle en prenne explicitement la défense, et qu'elle invite les chrétiens à le faire avec elle ! Est-ce bien de cela qu'il s'agit ? Ne serait-ce pas là un texte isolé, coupé de son contexte ? Ou bien une « interprétation » unilatérale, une sollicitation de texte dont le commentateur devrait rendre compte ? Nous posons ces questions, non par goût de l'ironie, mais parce que nous savons que ce sont celles que beaucoup de citadins, *beaucoup aussi de ruraux,* même chrétiens, se posent. UNE PROPAGANDE MÉTHODIQUE A ÉTÉ FAITE, DEPUIS QUINZE ANS, POUR DÉMORALISER LA PAYSANNERIE FRANÇAISE. Et sur ce point, comme sur plusieurs autres, la pensée de Pie XII n'est pas suffisamment connue. Il est urgent qu'elle soit étudiée, profondément comprise, méditée, assimilée, transformée en substance vécue. La première étape à franchir pour cela est de montrer l'inconsistance du préjugé tout à fait primaire qui présente l'exploitation familiale comme une structure « dépassée ». Elle est, tout au contraire, et de manière ÉVIDENTE, la structure sociale progressive par excellence dans les circonstances actuelles. Qu'est-ce en effet que le progrès social ? 35:42 D'aucuns l'identifient avec l'élévation du niveau de vie du peuple. Une telle élévation, lorsqu'elle constitue véritablement un progrès, est un progrès *économique.* Le progrès *social* suppose sans nul doute des conditions économiques satisfaisantes, mais il ne s'identifie pas avec elles. Il consiste dans une plus parfaite réalisation de l'ordre social chrétien dont le mariage, la famille, la communauté, les corporations professionnelles, l'union sociale dans la propriété personnelle, sont des *structures essentielles et intangibles* ([^10]). Est un progrès social, donc, tout ce qui perfectionne la vie familiale, la promotion personnelle et sociale de la propriété, la communauté professionnelle. Cela rappelé, nul ne peut nier que l'exploitation familiale agricole ne soit la forme sociale la mieux adaptée à la vie familiale, au développement harmonieux de la propriété privée, à la solidarité professionnelle dans la communauté. a\) EXPLOITATION PAYSANNE ET VIE FAMILIALE. -- Comme l'atelier artisanal, l'exploitation agricole est une structure non-capitaliste : ce sont les mêmes personnes qui apportent le capital : terres, bâtiments, cheptels, et qui fournissent le travail. Ces personnes étant les membres d'une même famille : père, mère, enfants, se trouvent donc unis et réunis de plusieurs manières. Ils sont unis, au premier lieu, comme dans toutes les familles, de façon *spirituelle* par le *mariage,* la filiation, par tous les liens naturels et surnaturels que tisse le mariage chrétien. Ils sont unis, ensuite, de façon *économique* par le *travail.* Celui-ci réunit les époux au cours de la journée de labeur, rend leurs activités complémentaires, tout en laissant à la femme le domaine qui lui appartient en propre, les tâches maternelles, conjugales, et aussi, dans une mesure raisonnable l'aide que, comme ses enfants, elle peut apporter aux travaux de l'exploitation. Sous ce rapport, la supériorité de cette économie domestique sur l'économie capitaliste est tout à fait manifeste. Ils sont unis, aussi, de façon *juridique* par la *propriété,* sur laquelle et de laquelle ils vivent, qui sert de racine à leur communauté de vie et de destin. 36:42 En bref, on doit conclure, avec Pie XII, à propos du travailleur des champs que « *nul autre groupement de travail n'est aussi adapté que le sien à la vie de famille en tant qu'unité spirituelle, économique et juridique, et même en ce qui concerne la production et la consommation.* » ([^11]) b\) EXPLOITATION PAYSANNE ET PROPRIÉTÉ PRIVÉE. Parce qu'elle est propriété d'une terre, qu'elle est propriété d'une maison, qu'elle est propriété d'une entreprise, l'exploitation paysanne donne sa pleine valeur personnelle et sociale au droit de propriété et au soutien qu'il apporte à la dignité de l'homme et de la famille. L'exploitation paysanne est fondée sur la propriété de la *terre.* Elle met la famille dans son attitude fondamentale en face de la création : dominer la terre, la faire valoir pour en utiliser les fruits au service de Dieu. Le développement économique de l'exploitation étant, nous l'avons vu, limité, sa structure sociologique est elle-même favorable à une grande diffusion de la propriété privée. Au cri : « tous prolétaires » du communisme, répond aussi le « tous propriétaires » qui demeure le mot d'ordre chrétien du relèvement du prolétariat ([^12]). L'exploitation paysanne est fondée sur la propriété de la *maison.* Là où le prolétaire apparaît, selon la définition d'Auguste Comte, comme un « homme campé », le propriétaire exploitant apparaît comme, un homme solidement enraciné. Il a, même lorsque l'année a été mauvaise, ou qu'il a vendu à perte, la sécurité de posséder un toit sous lequel, en tout état de cause, les siens sont protégés. L'exploitation paysanne est enfin pour son propriétaire une *entreprise économique,* au plein sens du mot. Il doit la gérer, connaître la capacité du marché, les possibilités de sa terre, faire évoluer les façons culturales et les assolements, diminuer ses prix de revient, mécaniser sans excès, répartir les tâches... en un mot diriger, créer, assumer une responsabilité, à la lumière d'une expérience souvent pénible à acquérir au cours des années. Cette tâche de direction qu'un seul ou un petit nombre sont appelés à faire dans l'entreprise capitaliste, ce sont tous les propriétaires exploitants agricoles qui doivent la réaliser, chacun personnellement, pour mettre en valeur l'héritage reçu, le transmettre, intact ou agrandi. 37:42 La complète mise en valeur du principe de la responsabilité personnelle est ainsi rendu possible sur une très vaste échelle. « *Parmi tous les biens qui peuvent être l'objet de propriété privée, aucun n'est plus conforme à la nature selon l'enseignement de* Rerum Novarum, *que la terre, le bien sur lequel habite la famine et dont les fruits lui fournissent entièrement, ou du moins en partie, de quoi vivre. Et c'est rester dans l'esprit de* Rerum Novarum *que d'affirmer qu'en règle générale, seule cette stabilité puisée dans la propriété d'un bien foncier fait de la famille la cellule vitale la plus parfaite et la plus féconde de la société, cette possession réunissant en une progressive cohésion, les générations présentes et celles de l'avenir.* ([^13]) » c\) EXPLOITATION PAYSANNE ET INTÉGRATION COMMUNAUTAIRE. -- Pendant longtemps, la vie de l'exploitation a été marquée de réactions individualistes. Mais ce fut là l'empreinte d'une époque plus que d'une nature. Le monde rural au Moyen-Age, précisément lors du développement des « communes », demeure un témoignage de l'aptitude des ruraux à la mise en commun des services. Aujourd'hui, à nouveau, l'exploitation ne peut rester propriété personnelle ou familiale que si les agriculteurs savent dépasser leur individualisme pour posséder en commun certains gros matériels, s'imposer une discipline professionnelle, et s'intégrer objectivement dans l'économie nationale. Il est donc difficile de réaliser une structure plus parfaitement accordée à cette norme si importante de « l'union sociale dans la propriété personnelle ». L'évolution actuelle, avec le développement des Centres d'études techniques agricoles (C.E.T.A.), des centres de gestion, des coopératives d'utilisation de matériel agricole (C.U.M.A.), avec l'affermissement aussi de l'action syndicale des exploitants, en est une illustration frappante. « *Si dur que soit ce travail* (*de la terre*)*, l'homme s'y trouve encore maître de son monde par l'activité au milieu de la communauté de la famille, de l'entourage, et, aussi, subsidiairement, de coopératives économiques variées, pourvu toutefois qu'elles restent, en vérité et non seulement pour la forme, fondées sur la responsabilité de tous les participants.* » ([^14]) 38:42 Il n'est que d'évoquer cette harmonie spontanée de l'ordre familial, de la propriété privée de l'exploitation, de l'intégration dans la communauté, pour comprendre que comparée aux diverses structures sociologiques contemporaines, l'exploitation paysanne, l'exploitation familiale, partout où elle est possible et viable, constitue la forme sociale la plus certainement progressive, face à l'avenir. #### III. -- UNE STRUCTURE ÉCONOMIQUE VIABLE Cependant, l'exploitation familiale est en butte à des attaques incessantes. Ces attaques viennent aussi bien de *la vieille droite individualiste et libérale* que de *la gauche collectiviste et planificatrice.* L'une et l'autre ont un ancêtre commun : LE CULTE DE L'ARGENT. Il y a cent ans et plus, les libéraux ont défini l'entreprise capitaliste non comme une communauté de travail destiné à *servir* moyennant un raisonnable profit, mais comme une technique de gestion destiné à *rapporter* le plus d'argent possible. Les socialistes qui leur ont succédé ont voulu modifier la *répartition* du profit, dans l'entreprise ou dans l'État, mais non point opérer la réforme intérieure des mœurs qui seule peut amener l'entreprise, communauté de travail, et les professions elles-mêmes, à *se vouloir* au service du bien commun. Il en a résulté la crise sociale contemporaine, qui est hors de notre propos actuel. Aujourd'hui, *libéraux et socialisants, également technocrates,* partent de prémisses identiques pour porter des coups à l'exploitation paysanne. Ils s'emparent de travaux, bons et utiles, destinés à permettre aux exploitants de tenir une comptabilité, et y introduisent une vision matérialiste de l'économie rurale. Les uns affirment que les exploitations « trop petites » sont inéluctablement appelées à disparaître. Ils font en particulier le procès des exploitations « de moins de dix hectares », répandant chez les cultivateurs eux-mêmes un sentiment d'infériorité et de découragement. 39:42 Il est pourtant connu que la dimension d'une exploitation, considérée uniquement et *abstraitement,* ne peut en aucun cas être un critère de jugement ! Il y a des exploitations d'une surface agricole utile de moins d'un hectare où l'usage des châssis et la spécialisation dans les cultures maraîchères permettent de vivre. Et il y a des exploitations qui, consacrées à la culture extensive, nourrissent péniblement une famille sur cent hectares de sol pauvre. Les autres soutiennent qu'une exploitation qui ne rapporte pas un rendement brut de 1.000.000 de francs (anciens) par travailleur actif, doit être considérée comme inviable ! Ici encore, ils considèrent uniquement et abstraitement un critère isolé et tracent une ligne idéale pour définir, au-delà, les exploitations qui doivent vivre et, en deçà, celles qui doivent mourir... Ceux-là songent-ils que le matérialisme de leur jugement est par eux *artificiellement confondu* avec la nécessaire tenue d'une comptabilité de l'exploitation ? Car si le chiffre brut du revenu monétaire a un sens dans le cas d'une famille habitant la ville, locataire d'un appartement exigu, faisant jouer ses enfants sur le trottoir, trouvant une issue pour eux dans le camp scout ou la colonie de vacances, devant tout payer, du loyer à l'autobus et des œufs à la botte de radis, il est bien évident qu'un chiffre de rendement monétaire brut n'a pas du tout le même sens dans le cas d'une famille paysanne propriétaire. La situation actuelle de l'habitat rural appelle, certes, à un considérable effort de redressement, mais sa structure est ordonnée à la vie familiale. La famille paysanne a des dépenses et des difficultés que le citadin n'a pas, ou pas de la même manière, et qui résultent de la vétusté fréquente des installations, de l'éloignement des écoles pour les enfants, de la difficulté d'assurer leur formation, etc... Mais elle a des « recettes » que l'on ne pourra jamais comptabiliser : le fait pour les époux de n'être pas séparés par un travail à l'extérieur, la facilité plus grande de loger, de nourrir des enfants et de leur donner air et lumière plus de trois semaines par an, la sécurité d'un toit dont on est propriétaire, l'expérience que donne la responsabilité d'une gestion... Nos modernes technocrates, il est vrai, considèrent que ce sont là des valeurs sentimentales... 40:42 Il y a ceux, enfin, qui raisonnant sur les chiffres de la productivité agricole dans l'abstrait, affirment que le niveau de vie des cultivateurs ne peut s'élever qu'à la condition que sept cent mille exploitations disparaissent... Ils ne songent pas que ces deux millions et demi de personnes seront nécessairement deux millions et demi de personnes jeunes (on change peu de métier après quarante cinq ans) et que la dislocation, même économique, de la structure agricole française peut en résulter. Ils ne songent pas non plus que cela signifie le déracinement de plusieurs -- centaines de milliers de foyers dont le responsable, chef d'entreprise, propriétaire, travaillant avec sa femme, sera demain un prolétaire, logé dans trois pièces en location, anxieux devant la naissance d'un enfant, simple exécutant dans une usine, se résignant souvent à voir sa femme travailler de son côté... *et* l'accompagnant au cinéma le samedi soir. A ceux-là aussi, il faut rendre le sens du réel, qui n'est pas seulement celui des statistiques de la superficie des exploitations, du revenu par hectare ou de la productivité par travailleur. Il faut rendre le sens du réel, c'est-à-dire de *la valeur inexprimable en chiffres monétaires d'une structure sociologique* pleinement adaptée à la dignité personnelle, à la vie familiale, à l'union sociale dans la propriété privée. « *De la sorte,* disait Pie XII aux ruraux, *le fondement familial de votre économie fera vaincre la grande tentation de l'époque actuelle, à laquelle tant de gens succombent, celle de prendre la recherche d'un niveau de vie toujours plus élevé et d'une productivité du travail toujours plus grande pour l'aspiration à la prospérité. Car, même dans l'économie, la famille représente ce qui est durable et ce qui assure la série des générations futures. La seule abondance des biens à prix réduits, le seul allègement et la diminution de la fatigue du travail sont un résultat équivoque, car il n'ôte pas l'angoisse pour l'avenir, mais il augmente plutôt, dans la mesure où il excite les désirs désordonnés et n'apaise jamais l'homme.* » ([^15]) L'état d'esprit qui a fait de l'industrie au XIX^e^ siècle un enfer sur terre est en train aujourd'hui de creuser le tombeau de la paysannerie, source et ressource de la France. 41:42 #### CONCLUSION Depuis cent ans et plus, la paysannerie a été ignorée, abandonnée du reste de la nation : de l'industrie, des citadins, de l'État lui-même. Si les trois cinquièmes des exploitations agricoles n'ont pas l'eau courante ([^16]), c'est que le libéralisme économique a *détourné les capitaux d'un secteur où ils rapportaient peu.* Si les paysans se sentent méconnus, parfois méprisés, presque toujours oubliés, c'est que l'homme de la ville tient l'univers urbain pour le seul réel. Si le silence méthodique jeté sur la valeur sociologique de l'exploitation familiale donne aux slogans pessimistes tant de relief, c'est en partie parce que, *depuis des années,* le budget de l'État a consacré près de *trente* milliards chaque année à l'enseignement technique dans l'industrie et à peine plus d'*un* milliard à l'enseignement agricole ([^17]). Ce sont des établissements *privés* qui, une fois encore, ont été fondés pour suppléer à cette carence : maisons familiales, cours post-scolaires professionnels, etc... Depuis cent ans, les paysans de France, spécialement les propriétaires exploitants, n'ont été ni équipés ni aidés de crédits extérieurs faciles et substantiels, ni instruits de l'évolution rapide des techniques. Devant les prix industriels, les prix agricoles sont en perte de vitesse permanente. Malgré des protestations périodiques de bonne volonté, le gouvernement ne donne pas à la politique agricole la place qu'elle doit avoir. Les efforts récents des plans de modernisation ont été conçus de façon souvent technocratique. L'opinion publique est nourrie de *statistiques qui ne donnent qu'une idée abstraite et unilatérale.* L'heure est donc venue de prendre le problème avec un réalisme sain, dans toutes ses dimensions : techniques, économiques et sociales. Pour cela, il faut que l'opinion publique soit informée, que les milieux industriels poursuivent l'excellent travail commencé sur la liaison agriculture-industrie, que l'État médite des mesures qui ne soient plus simplement des lois de circonstance ou de dépannage. 42:42 Toutefois, l'aide principale doit venir des agriculteurs eux-mêmes. Mieux compris de l'opinion publique, mieux aidés financièrement, mieux soutenus par la politique agricole de l'État, ils ont la tâche de faire évoluer toutes les exploitations viables vers des formes qui leur assurent une rentabilité en accord avec le nécessaire maintien d'une structure sociologique de haute civilisation. Beaucoup le font déjà. D'autres en comprennent la nécessité. Le travail des centres d'études techniques agricoles, des centres de gestion, des agents techniques -- souvent appelés vulgarisateurs agricoles -- n'est pas assez connu. Il a pourtant déjà obtenu des résultats importants. L'agriculture se sauvera elle-même. Mais de grâce, QU'ON NE L'EN EMPÊCHE PAS ; qu'on ne la démoralise pas. La guerre subversive sévit aussi sur ce front. *Il faut que chacun d'entre nous soit un allié moral de la paysannerie.* N'est-ce pas le paysan de chez nous qui apparaîtra dans quelques années, à tort ou à raison, comme un idéal de dignité personnelle pour ceux d'Afrique et d'Asie ? Il dépend de nous de sauvegarder, de consolider les conditions de cette dignité. C'est tout cela que signifie « le malaise paysan » dont les journaux nous entretiennent. Ne lui donnons pas de faux remèdes, ni de simples anesthésiques. Le sort du monde rural en dépend. Et celui de la France. Et la réponse à sa vocation dans le monde. Marcel CLÉMENT. 43:42 ### L'enseignement pontifical dans la pensée et la vie des chrétiens par le R.P. CALMEL, o.p. DANS CETTE REVUE plusieurs collaborateurs ont fait remarquer que le Souverain Pontife non seulement tranche les questions mais que, bien souvent, il les traite. Surtout depuis Léon XIII les Souverains Pontifes se sont mis à instruire les chrétiens par le moyen d'encycliques ou de discours qui, étant réunis, composent de véritables traités ordonnés, cohérents, fidèles (cela va sans dire) à la véritable tradition et tout à la fois insérés dans notre contexte actuel de civilisation et de vie de l'Église ; ils mordent sur l'actualité politique et religieuse. Celui qui en douterait n'aurait qu'à se donner la peine de relire par exemple les premières encycliques du Pape Jean XXIII ou les radiomessages de Noël du Pape Pie XII ou les recueils d'Encycliques et discours édités par l'abbé Marmy ([^18]) ou par les Pères Cattin et Conus ([^19]) ou par l'abbé Deroo ([^20]) ou par Marcel Clément ([^21]), sans parler des textes publiés dans cette Revue elle-même. Notamment dans les textes relatifs au *Rosaire* et au *Cœur Immaculé* ([^22]) on s'aperçoit à quel point les « discours de piété » comme on les appelle quelquefois sont réalistes et se, situent au cœur de nos préoccupations les plus vives. 44:42 J'ENTENDS encore ce jeune religieux frais émoulu de ses études théologiques répondre par ces observations un peu gênées à une invitation à lire justement les divers recueils de textes pontificaux : « Mais enfin mon Père, pendant quatre ans, et à peu près tous les jours que Dieu a faits, j'ai lu, j'ai médité avec attention, et guidé par de bons maîtres, la Somme de saint Thomas. Des conciles et définitions, je connais ce que contient *Denzinger...* et un peu plus. Je lis la *Bible,* évidemment ; et j'ai étudié de près, exégétiquement étudié, un certain nombre des livres de la *Bible.* Je n'ignore pas le Missel ni le renouveau liturgique. Que me demandez-vous de plus ? Ce que j'aurais encore de mieux à faire pour continuer ma formation théologique ce sera, ne pensez-vous point, de reprendre patiemment ma *Bible,* mon *Denzinger* ([^23]), mon *Missel* et ma *Somme* et de les pénétrer d'expérience, de manière à passer du concept abstrait au concept vécu. Ce faisant je crois me situer en plein dans la vie de l'Église. Ai-je tellement besoin de me plonger dans les Documents Pontificaux ? » LES PAROLES de ce jeune religieux révèlent assurément d'excellentes dispositions. Plût à Dieu que beaucoup de laïques et de clercs non seulement eussent étudié de près leur Bible, leur Denzinger, leur Missel et leur saint Thomas, mais encore eussent le désir de les approfondir et vivifier au contact de l'expérience dans la conversation avec Dieu et dans la fréquentation des hommes. Cependant les propos du jeune religieux révèlent aussi une lacune. Ayant la volonté évidente de se situer dans le droit fil de la pensée de l'Église il ne semble pas avoir pris conscience du rôle privilégié du Pape dans cette pensée de l'Église, En quelques mots nous voudrions le lui rendre sensible. Nous lui dirions que le Pape, et les Évêques unis au Pape, gardent la Révélation et garantissent la doctrine des docteurs. Mais nous ne lui dirions pas, -- c'est trop certain -- que l'enseignement du Pape tient lieu de tout autre enseignement, et que ses explications dispensent de tout le reste. 45:42 D'abord il suffit de réfléchir une seconde pour comprendre que la lecture par exemple des Actes de Pie XII ne nous remplacera point la lecture du Concile de Trente ou du Concile d'Orange. Du reste, sans même parler des Conciles, et à nous en tenir simplement aux docteurs, nous pouvons constater que les Papes eux-mêmes nous ont toujours renvoyés à l'étude des docteurs, notamment du *docteur commun,* saint Thomas d'Aquin ([^24]). Loin de prétendre que la lecture de leurs propres écrits pouvait remplacer l'étude de la *Somme* ils ont instamment recommandé dans leurs propres écrits l'étude de la *Somme* à tous les lecteurs qui en étaient capables, et d'abord à tous les clercs. Rien ne remplace rien. C'est très vrai que le Pape est non seulement le Père, le chef, le pasteur, mais qu'il est aussi le docteur de l'Église et un docteur infaillible ; mais c'est très vrai aussi que ce docteur vivant, et par lequel le Verbe Incarné parle de façon vivante à chaque génération humaine, ce docteur assisté du Saint-Esprit, ne rend inutiles à aucun degré ceux qu'on appelle les docteurs de l'Église, dont l'immense majorité n'a jamais siégé sur la chaire de Pierre. Si la docilité au magistère du Pape est une disposition d'âme et d'intellect qui va de soi pour tout chrétien, ce serait quand même une dangereuse méprise que de négliger ou d'ignorer par principe, et en vertu de cette docilité, les grands docteurs spéculatifs ou spirituels. (Faut-il dire que ce danger d'étroitesse dans la docilité est plus théorique que réel ?) CE QUE NOUS FAISONS REMARQUER à l'endroit des docteurs de l'Église est valable, toutes proportions gardées, -- il importe en effet de garder les proportions -- à l'endroit des théologiens, y compris des théologiens actuels. Il importe de ne pas commettre d'erreur de perspective ; il ne faut pas que tel théologien contemporain nous cache le Vicaire de Jésus-Christ, même si ce théologien ouvre des avenues nouvelles pour la réflexion religieuse, même s'il est solide et lumineux, même s'il s'exprime en une belle langue. Pour grand qu'il soit, il n'est point docteur infaillible ; et la lumière qu'il communique et qu'il fait resplendir, il la reçoit, comme le plus humble des catéchumènes, du Magistère ordinaire ou extraordinaire de l'Église, notamment du Magistère du Pape. 46:42 C'est au Pape et aux évêques unis au Pape que le Seigneur a promis son assistance infaillible pour prêcher, défendre, expliciter la Lumière Vivante de la Foi chrétienne. Ce n'est pas aux théologiens. Il reste que l'office des théologiens n'est pas vain dans l'Église de Dieu et qu'il est même indispensable. Le théologien est celui qui par office -- parce qu'il en est capable et parce qu'il y est autorisé d'une manière ou d'une autre -- réfléchit et raisonne sur le donné révélé dans une pleine docilité au magistère de l'Église. Le théologien amène la raison discursive au devant de la vérité divine et il s'applique à scruter cette vérité, à la comprendre, à la repenser ; non pas à faire évanouir le mystère révélé, mais à habiter intelligemment à l'intérieur de ce mystère ([^25]). Loin de nous la supposition que le théologien ne puisse pas être évêque ou Souverain Pontife. On comprendra toutefois que, même lorsque le Souverain Pontife fait œuvre de théologien (et c'est devenu fréquent depuis un siècle) il laisse leur place et leur rôle aux autres théologiens. Il les exhorte à étudier ; il les confirme ou il les reprend ; mais de toute façon il leur laisse leur place. Il n'absorbe pas en lui toute le labeur théologique ; ce serait impossible. Ces remarques qui vont d'elles-mêmes -- devraient permettre de comprendre que si le Souverain Pontife est docteur à un titre unique, parce qu'il est assisté du Saint-Esprit, toutefois les théologiens restent non seulement utiles mais nécessaires. Tout le temps qu'il y aura une raison, tout le temps que la raison devra donner à la Révélation une adhésion intelligente, tout le temps que notre pensée de baptisé voudra se nourrir intelligemment de la Révélation divine, autrement dit tout le temps qu'il y aura des hommes et une Église, il y aura des théologiens. Ni l'Église ni les hommes ne peuvent s'en passer. Même quand le Pape fait œuvre de Théologien, il ne supprime pas, il n'entend pas supprimer, les autres œuvres des autres théologiens. 47:42 Il y aurait beaucoup à dire sur la théologie en tant qu'elle nourrit la prière et la contemplation ; sur la vraie théologie qui est suscitée, non par un appétit de savoir plus ou moins orgueilleux et une curiosité plus ou moins égoïste mais bien par un élan de charité, par un grand amour de connaître intimement Celui *qui nous a parlé dans son Fils.* Il suffit du reste de songer à un théologien qui avait le don des larmes, comme saint Thomas d'Aquin, pour ne pas imaginer les théologiens en général comme des espèces de géomètres des choses divines desséchés, suffisants, irréels et coriaces. Le vrai théologien qui est certes un raisonneur, est encore plus un contemplatif et un apôtre ; c'est par amour de son Dieu qu'il raisonne ; son raisonnement le conduit à faire silence dans la prière mais aussi à communiquer à ses frères cette vérité dont il sait d'expérience qu'elle est une nourriture de vie. La race ne sera jamais éteinte dans la Sainte Église des théologiens qui sont en marche vers la sainteté et qui, à l'exemple de leur modèle magnifique, ont reçu le don des larmes. Par où l'on voit que la fidélité aux enseignements pontificaux n'autorise pas la méconnaissance des théologiens. Il suffit de demander aux théologiens les services qu'ils peuvent nous rendre et qui ne sont pas petits. Mais il y a me direz-vous des théologiens suspects. Certes. Cela empêche-t-il qu'il y en ait d'orthodoxes ? S'il est des romanciers pourris n'en existe-t-il pas d'honnêtes ? Est-ce que la caricature doit nous faire mépriser le visage authentique ? CECI DIT, et il fallait le dire, nous poserons la question suivante : en matière sociale et politique, si nous ignorons les enseignements des Papes depuis Léon XIII que saurons-nous de l'application des vérités du droit naturel à la situation contemporaine ? A supposer même, et la supposition est généreuse, que nous connaissions à fond les traités, ou les passages de saint Thomas d'Aquin relatifs à la cité ; mieux encore, à supposer, que nous nous soyons nourris des grands théologiens juristes du siècle d'or espagnol, Soto ou Vitoria, que saurons-nous sur la manière dont le droit naturel au vingtième siècle doit être ouvert aux lumières de la révélation ? Autrement dit que saurons-nous d'un droit naturel chrétien et de sa mise en œuvre dans notre époque, si nous n'avons pas fréquenté les grandes encycliques *Immortale Dei* et *Libertas, Quadragesimo anno* et *Divini Redemptoris, Divini illius Magistri* et *Casti Connubii *; si nous avons laissé de côté *les radio-messages de Noël* du Pape Pie XII ? Certes si nous sommes nourris de saint Thomas et des docteurs salmantins du XVI^e^ siècle, ce que nous connaîtrons du droit naturel ne sera pas négligeable. 48:42 Il faut cependant avouer que ce sera encore loin de compte, et surtout que pour en faire la transposition dans la conjoncture présente, laissés à nous-mêmes, privés de la lumière des Papes, nous serons exposés à des sottises et des malfaçons. Nous avons parlé plus haut du Souverain Pontife qui fait œuvre de théologien. Or c'est surtout peut-être en ces matières politiques et sociales que, depuis un siècle, les Papes ont fait œuvre de théologiens ; et leur œuvre est privilégiée puisqu'ils sont assistés du Saint-Esprit ([^26]). Et de plus ils se sont trouvés souvent à peu près seuls à traiter ces questions ; je ne dis pas à décider par voie d'autorité, je dis à exposer et expliquer par voie d'argumentation. (Et je sais que cette argumentation fait autorité procédant de la pensée du Vicaire de Jésus-Christ ; elle n'en reste pas moins une argumentation.) DEPUIS UN SIÈCLE il ne semble pas que nous ayons été inondés par les publications théologiques relatives à un ordre temporel chrétien. Par contre les travaux des Papes n'ont pas manqué. Les Papes depuis un siècle ont travaillé à un ordre temporel chrétien, à la *pax christiana* nationale et internationale par un enseignement d'une clarté, d'une cohérence, d'une continuité extraordinaires. Dans aucun domaine disions-nous l'enseignement des théologiens ne dispense d'écouter la voix du Pape ; mais surtout pas dans le domaine que les théologiens contemporains ont peu exploré, celui de la *pax christiana.* S'il existait dans ce domaine des travaux comparables à celui du Père Lebreton sur l'origine du Dogme de la Trinité, du Père Mersch sur le Corps Mystique, du Père Garrigou sur l'Apologétique, de Mgr Journet sur l'Église, s'il existait de vastes et solides travaux de théologiens contemporains sur la *pax christiana,* cela se saurait tout de suite, il n'y aurait pas à chercher. (Je m'en tiens aux traités de langue française, ignorant si les autres pays sont plus favorisés.) De sorte que ne pas écouter le Pape, ne pas étudier le Pape en ces questions de l'ordre temporel chrétien c'est faire preuve d'une légèreté désolante ; ou bien en effet c'est considérer ce domaine comme négligeable ou bien c'est imaginer que, sous prétexte que c'est le Pape qui parle, il n'instruit pas ; il décide seulement. 49:42 Or il décide et il instruit. Et il instruit pour notre époque. Que les Encycliques soient écrites dans un latin qui n'est pas langue vivante c'est possible, mais ce qui est écrit est tout à fait vivant et actuel ; c'est la doctrine de la *philolsophia perennis* et de la Révélation divine repensée et exposée pour notre temps. Je suis sûr que si vous avez fait l'expérience de commenter à des jeunes ou à des hommes mûrs les encycliques relatives à la cité ou les grands discours adressés aux diverses catégories sociales : ingénieurs, médecins, juristes et combien d'autres, vous aurez perçu l'actualité de ces textes et que leur problématique n'est pas d'un autre temps et d'un autre monde. NOUS DISONS *commenter*. Voici pourquoi. Les documents pontificaux quelle que soit la matière traitée ne doivent pas, et du reste ne peuvent pas, demeurer à l'état brut dans notre esprit. Même quand ils forment un exposé doctrinal ils demandent de faire corps avec d'autres exposés et d'entrer dans une synthèse. Les avoir lus ne suffit pas ; les répéter ne suffit pas ; il faut les intégrer. Qu'est-ce à dire ? Il faut *les renouer à* ce *que nous savons déjà, quitte peut-être à modifier cet acquis.* Il faut aussi les replonger dans l'expérience et *comme les retrouver dans l'expérience,* de façon à pouvoir dire comme Pascal : « Ce n'est pas dans Montaigne mais dans moi que je trouve tout ce que j'y vois. » ([^27]) Nous avons quelquefois (bien rarement à vrai dire) rencontré des chrétiens fervents des Documents Pontificaux qui assénaient vaillamment les textes des Papes mais sans les avoir reliés, c'était visible, à aucune pensée vivante et sans les avoir retrouvés à partir de l'expérience. Ils rendaient un mauvais service à la cause qu'ils voulaient servir. Leur *Papa dixit* était asséné d'une manière si sommaire, si dévitalisée, qu'ils donnaient envie de dire : *audiemus te iterum, nous t'écouterons une autre fois.* Leur intention était bonne cependant. Même réalisée de travers elle reste bonne. A nous de la réaliser mieux. Que leur docilité littérale ne nous détourne pas de pratiquer une docilité vivante. D'autant que si le Pape demande la docilité, il veut une docilité vivante. 50:42 UNE TELLE DOCILITÉ suppose l'expérience. Expliquons-nous sur un cas précis. Je suppose que, préoccupé de la situation faite à l'école chrétienne dans notre pays et des améliorations qu'elle appelle, vous vous soyez attaqué à cette tâche difficile et délicate : rendre l'école chrétienne le plus digne possible du titre qu'elle se donne. Vous aurez tout intérêt à vous pénétrer de l'Encyclique *Divini illius Magistri* et des textes de Pie XII et de Jean XXIII relatifs à l'institution scolaire. Non seulement ce sera votre intérêt, mais même, sans cette étude préalable, votre entreprise est très exposée à des malfaçons et peut-être à la ruine. Il reste que vous ne trouverez pas tout dans l'Encyclique. C'est seulement en mettant la main à la pâte et en vous heurtant aux difficultés que vous pourrez porter un diagnostic précis des carences et des travers : bachotage, liaison insuffisante avec la famille et le métier, surcharge des programmes, méconnaissance de la mission future de l'élève selon qu'il est un garçon ou une jeune fille et par-dessus tout la méconnaissance des libertés et franchises des professeurs et des maîtres, -- lesquels ne sont pas une émanation de l'État mais un corps intermédiaire. De même c'est seulement à la condition de ne pas éviter l'expérience, souvent rugueuse et dure, que vous découvrirez peu à peu des remèdes réels, réellement applicables, tenant compte de la situation concrète et tenant compte également que des enseignants chrétiens (religieux ou non) sont appelés à l'héroïsme chrétien, dans leur mission elle-même. J'entends bien que sans les lumières et les critères des Documents Pontificaux votre diagnostic demeurerait probablement incertain et que vos remèdes passeraient sans doute à côté du mal véritable ; étant insuffisamment éclairée votre expérience ne vous permettrait pas de faire une œuvre utile ; tout cela est très vrai. Mais il est vrai aussi que vous ne ferez pas davantage une œuvre utile si vous gardez sous le boisseau la lampe des Documents du Souverain Pontife ; si vous ne lui permettez pas d'éclairer votre expérience ; et vous ne lui permettrez pas d'éclairer votre expérience si vous refusez l'expérience, si vous avez peur de vous jeter à l'eau parce que l'eau est trop froide et le courant trop fort ; si vous restez assis sur la berge, abrité sous le parasol de vos bonnes intentions, répétant à longueur de journée, en l'agrémentant au besoin de commentaires subtils, la théorie du parfait nageur avec des croquis et des schémas. 51:42 Je suppose que nous avons fait entrevoir la nature et les exigences d'une docilité vraie aux enseignements pontificaux en matière d'éducation. Nous avons pris nos exemples dans ce domaine simplement parce que nous le connaissons. Nous sommes persuadés que nos remarques sont valables, à condition de les transposer, dans le domaine de l'entreprise industrielle, du cinéma ou de la presse, et en général pour l'ordre temporel chrétien au XX^e^ siècle, et d'abord pour l'ordre spirituel chrétien. Il doit être possible, pour un chrétien de bonne volonté, de surmonter les deux attitudes contraires dont aucune n'est satisfaisante : ou bien écouter les paroles du Saint-Père, les diffuser au besoin, mais ne pas agir ; ou bien passer à l'action mais en ne tenant aucun compte des paroles du Saint-Père. La vraie docilité, celle que nous inspire le même Saint-Esprit qui assiste le Père commun, la vraie docilité d'esprit et de cœur écoute et agit, et tout le temps qu'elle agit elle se souvient de ce qu'elle a entendu. *Les choses d'ailleurs seraient plus simples si de fâcheux fabricants de l'opinion catholique ne s'interposaient pas entre le Pape et les fidèles. Nous faisons allusion à ces historiens, conférenciers ou publicistes qui nous parlent du Saint-Père de façon à détourner notre attention de ce qu'il nous enseigne et à retenir notre intérêt sur les carences réelles ou imaginaires des milieux et des gens d'Église. Les procédés et les manœuvres de cette gent pernicieuse ont été à plusieurs reprises vigoureusement démasqués dans cette Revue ; inutile pour le moment de nous étendre.* ON M'OBJECTERA PEUT-ÊTRE : docilité vivante aux enseignements du Saint-Père, tant que vous voudrez. Devons-nous pour cela nous forcer à être naïfs ? Faut-il nier qu'il y ait de l'humain, du trop humain dans le monde ecclésiastique ? Nous aimerions mieux ne jamais avoir eu l'idée de certains dessous misérables ; mais si nous avons eu la disgrâce de les voir faut-il nous crever les yeux et prétendre qu'ils n'existent pas ? Nous recommanderiez-vous par hasard le mensonge pieux, la *pia fraus *? Dieu m'en garde. Je *nous* recommande seulement (car je ne me mets pas au-dessus) d'avoir une foi assez simple pour que le spectacle des insuffisances possibles des hommes d'Église ne devienne jamais en notre vie un scandale insurmontable mais nous fasse prier ; une foi assez humble pour que les blessures injustes que nous pouvons recevoir loin de tuer notre disposition de docilité vivante et d'obéissance active la rende plus pure et plus généreuse. 52:42 L'Église ne nous demande pas de nier le scandale qui peut nous venir de tel ou tel de ses fils -- quel que soit son niveau hiérarchique ; elle nous demande de dépasser ce scandale et de le tourner à bien ; et elle nous donne de réaliser ce qu'elle nous commande. Elle nous prescrit encore de ne pas pousser des cris d'orfraie parce que notre frère a une paille dans son œil alors que nous avons un madrier dans le nôtre. CES OBSERVATIONS ne s'éloignent qu'en apparence de notre propos sur les Documents du Souverain Pontife. Il est sûr en effet -- comment se le dissimuler ? -- que l'inattention, l'indifférence, parfois l'hostilité de certains chrétiens au Magistère du Pape a trouvé des prétextes dans l'attitude insuffisamment chrétienne de tel ou tel homme d'Église. Que ces chrétiens essaient de comprendre que tel ou tel homme d'Église n'est point le Pape : cette distinction n'est quand même pas inintelligible. Surtout qu'ils essaient de comprendre à la fois la liberté et la vérité de la docilité chrétienne au Magistère infaillible. Nous disons *vérité de la docilité chrétienne* parce qu'elle ne biaise pas avec l'enseignement et les directives du Pape et des Évêques en communion avec le Pape. Il ne s'agit pas de gonfler, de grossir, de supprimer les nuances, de considérer par exemple une suggestion comme un précepte formel, mais il s'agit encore moins d'éluder et d'esquiver. Ce qui est demandé c'est la bonne volonté de comprendre et de mettre en œuvre. On peut, on doit le faire *en pleine liberté ;* je veux dire qu'il n'est jamais question de se contraindre à trouver toutes les vertus et tous les talents dans celui qui nous enseigne et nous dirige même au nom de Jésus-Christ. Il est encore moins question de faire un étalage impudent ou insidieux de ses travers ou de ses limites. Il importe seulement d'écouter avec révérence filiale, docilité sans arrière-pensée, volonté décidée de passer aux actes. Puissions-nous en avoir dit assez pour aider le lecteur à reconnaître dans le vicaire de Jésus-Christ non seulement notre Père commun mais notre Docteur commun. Puissions-nous avoir mis le lecteur sur le chemin d'une docilité vivante au Magistère pontifical : écoutant ce qu'il nous dit, l'intégrant à notre réflexion et à notre expérience. R.-Th. CALMEL, o. p. 53:42 ### Lettre à Jean Ousset par Jean MADIRAN CHER JEAN OUSSET. Le 15 février 1960, on a voulu vous abattre comme au coin d'un bois : vous et votre œuvre. Monté avec une technique horrible et cruelle, le coup semble pourtant avoir échoué. Provisoirement peut-être. Car la saison est incertaine. Je ne veux pas omettre de vous apporter, publiquement, mon témoignage. ON ARRÊTAIT, en janvier et en février les participants et complices, supposés ou réels, d'un « complot » politique : celui qui, dit-on, monta les barricades d'Alger et visait le gouvernement. Une publication catholique choisit ce moment pour publier, le 15 février 1960, un « dossier » dénonçant, comme responsable du complot, le « national-catholicisme ». Mais qu'est cela ? Eh ! bien, c'est l'incarnation actuelle du « tempérament catholique de droite », ni plus ni moins : page 25 du « dossier » de délation. Et tout le dossier était explicitement « centré sur la *Cité Catholique* »* :* sur vous. La délation policière était évidente. Présentant ce « dossier », le directeur lui-même de la publication apportait une information inédite : parmi les responsables du complot, il y a des chrétiens ; nos frères, hélas ; on ne s'en était point aperçu, la police ne s'en était pas avisée, elle cherchait, perquisitionnait, arrêtait ailleurs : on allait mieux éclairer son action répressive, dire quels sont les vrais responsables. 54:42 « Notre tristesse est grande de voir que parmi ceux-ci figurent un certain nombre de chrétiens » (p. 4). Avec tristesse donc, la pieuse publication donnait des noms, des adresses, une liste. Et d'abord vous. Le même directeur de la même publication « purement religieuse » -- vendue à ce titre dans les églises de la plupart de nos diocèses -- avait osé écrire l'autre année, très exactement le 15 octobre 1957, de la même plume éditoriale : « *L'Église en France est transformée par moments en une sorte de régime de basse police.* » Venu le temps où de vrais policiers procédaient à de vraies arrestations, il joignit alors le geste à la parole. Le 15 février 1960, il vous accusait publiquement, vous et votre *Cité catholique,* de responsabilité directe dans « les événements d'Alger », dans le complot contre la sûreté de l'État. Sans avancer une preuve. Sans fournir un indice. Sans évoquer une présomption. Car la délation calomnieuse, écrite et publiée au moment où elle était susceptible de vous conduire tout droit en prison, était en outre une délation gratuite ; une délation arbitraire. On sait bien que, dans les périodes troublées, on n'a pas besoin de preuves pour dénoncer les gens à la police. Je rappelle ces faits. Ce n'est point à propos de ceux-ci que je vous dois mon témoignage. Mais ils constituent le climat et ils situent le niveau de l'agression ourdie contre vous. Je devrais écrire : « hourdie » contre vous. LA DÉLATION était à double détente. Policière, pour vous faire arrêter. Mais d'autre part, morale, spirituelle, religieuse, pour vous déshonorer simultanément. Pour vous déshonorer auprès de la communauté catholique et de ses chefs au moment même où l'on vous désignait à la répression du « bras séculier ». La doctrine qu'enseigne *Verbe* est une doctrine qu' « *aucune charité n'anime* », c'est « *la doctrine sans l'Évangile* », elle a pour dessein et pour résultat de « *couper l'Église de l'Évangile* » (p. 32). Et vous donnez « *davantage le reflet d'une* « *doctrine* » *que d'une Personne vivante* » (p. 25). 55:42 Affirmer de telles choses sans les prouver, sans les appuyer sur rien, sans l'ombre d'une étude critique, est une énormité peu courante. Comme si n'importe qui avait le droit d'imprimer n'importe quoi sur les vertus et sur la foi des catholiques. Un homme politique, militant politique depuis avant la guerre, aujourd'hui dirigeant d'un parti politique, se fait publiquement juge de vos vertus ; de votre foi ; de votre charité. C'est inouï. Et il tranche : « *aucune* » charité, aucune. Vous êtes, par son décret, en état permanent de péché mortel. Ce chef de parti politique, parce qu'il se trouve aussi à la tête, on se demande pourquoi et comment, d'un certain nombre de publications réputées « purement religieuses », se prend maintenant pour un évêque. Mais il ignore que même un évêque ne prononcerait point *qu'aucune* charité n'anime ce que vous faites, car cela relève du jugement de Dieu. Il aurait pu dire, l'homme politique, le dirigeant de parti politique, parachuté au contrôle de publications religieuses, que vos idées n'entrent pas dans le cadre du programme politique de son parti politique. Mais n'étant point là à la tribune du congrès de son parti politique, ni au « Comité national » de son parti politique, ni à la « Commission exécutive permanente » de son parti politique, ni au « Bureau national » de son parti politique, cet homme politique a voulu parler un langage religieux. Il a nommé la charité. Il a prononcé *qu'aucune* charité *n'anime* votre œuvre. Personne ne lui avait donc dit qu'un chrétien se reconnaît à ce qu'il ne porte point un tel jugement, car pour un chrétien, un tel jugement est hors des prises de l'homme et appartient à Dieu seul. ICI SE SITUE MON TÉMOIGNAGE. Parce que vous avez accompli une œuvre doctrinale considérable, parce que vous avez répondu à l'appel de Pie XII déclarant que « *la formation doctrinale est ce qu'il y a de plus nécessaire en France à l'heure actuelle* », -- on invente contre vous que votre œuvre manifeste davantage une « doctrine », et une « doctrine » entre guillemets, qu'une Personne vivante. 56:42 Cher Jean Ousset, je crois bien que vous êtes le premier dans ma vie non pas sans doute à m'avoir dit, mais à m'avoir fait entendre et saisir que nous sommes les serviteurs d'une Personne. Il doit y avoir dans les quinze ans. Quinze années où j'ai suivi fort attentivement ce que vous écriviez, mais au cours desquelles je ne vous ai probablement pas rencontré dix fois, et je le regrette, car chacune de ces conversations m'a donné le réconfort, la chaleur, la lumière et la force que l'on trouve toujours au contact direct d'un apôtre de Jésus-Christ. Il me semble que c'était en 1945 ; je ne garantis pas la date. Au plus tard en 1947. Vous étiez au début de votre œuvre, et vous étiez venu m'en expliquer les perspectives. J'étais alors plongé dans la théologie de saint Thomas ; dans la théologie spéculative. Dans la « doctrine » précisément. Dans la philosophie. Vous n'étiez certes pas contre. Mais vous m'avez dit, avec cette ardeur inspirée et bourrue qui anime souvent vos propos, qu'il n'y avait aucun risque à annoncer le Dieu des philosophes, fût-ce du philosophe saint Thomas ; et qu'on ne pouvait en attendre grand effet. Qu'on ne persécutait point les gens à cause de « l'idée de Dieu », à cause de la démonstration rationnelle qu'il existe un « Premier Moteur immobile » ou à cause de la preuve de l'existence de Dieu par l'ordre du monde. Le Dieu des philosophes est un Dieu qui n'a pas de martyrs. Et saint Thomas n'a pas limité sa réflexion, il s'en faut, aux « cinq voies » naturelles qui ornent, d'ailleurs utilement, l'article 3 de la question seconde de la première partie de la *Somme théologique.* Vous me parliez de Jésus-Christ, Notre Seigneur. Vous m'en parliez comme vous n'avez cessé d'en parler : *Pour qu'Il règne.* Vous parliez d'une personne vivante, d'une Personne divine, et de sa royauté. Ceux qui citent aujourd'hui le titre de votre livre auraient pu s'apercevoir que vous écriviez : « *Il* », le Christ, et non pas : « *elle* », la doctrine. Ils auraient pu vous lire, lire au moins ce titre qu'ils ont recopié sans l'entendre. Vous m'exposiez, avec cette flamme contenue mais brûlante qui en a retourné bien d'autres, que nous sommes appelés à travailler au règne non pas d'un système d'idées, et surtout pas de nos idées, mais du Christ. 57:42 Parlant avec l'abondance du cœur, vous m'annonciez -- vous annonciez ce qui vous attendait, et qui fut effectivement votre destinée -- que les difficultés insignes, et aussi les grâces à la hauteur de ces difficultés, commencent non pas quand on enseigne des idées philosophiques sur Dieu (si nécessaires soient elles), mais quand on confesse que le Christ Jésus est le seul Seigneur. Voilà le sens, le contenu, la clef de votre œuvre. Au long des années, lisant les fascicules successifs de *Verbe,* je me demandais parfois si ce travail doctrinal n'était pas un peu trop ardu pour ceux auxquels il s'adressait. Mais justement : vous ne cherchiez pas à faire des philosophes, à fabriquer des doctrinaires pour le plaisir. Dans ces longs, pénibles et savants travaux, c'était toujours la Très Sainte Face du Christ Rédempteur, Roi du Ciel et de la Terre, que vous cherchiez patiemment, pour enseigner à croire, à aimer, à adorer, à espérer, selon la prière de l'Ange. (De quel Ange ? vont-ils demander. Eh ! bien, qu'ils cherchent, cela les instruira.) Des milliers de Français ont appris de vous, et de votre travail doctrinal, à cultiver les idées non point pour elles-mêmes, mais par amour de la Vérité, -- de la Vérité qui est une Personne : *Je suis,* a dit le Seigneur, *je suis la Voie, la Vérité, la Vie.* Bien que n'appartenant point à votre *Cité catholique,* bien que n'ayant jamais pris part à vos travaux, je suis l'un de ces Français, l'un de ces chrétiens, à qui précisément vous avez évité le mirage d'une « doctrine sans l'Évangile ». Je suis l'un de ceux à qui, en un temps où les faux dieux règnent sous forme d'idéologies, vous avez désigné et montré la Personne, le Visage, l'Amour du Fils de Dieu, le Christ Notre Seigneur. Ce que nous vous devons tous, le Seigneur lui-même vous le rendra. Mais au moment où vous êtes menacé dans votre liberté, attaqué dans votre honneur de chrétien, persécuté dans votre œuvre, je vous donne du moins, si peu soit-il, mon témoignage. 58:42 A QUI SERIONS-NOUS ALLÉS dans les années 1945 ? Ah ! que l'on ne nous provoque point à faire certaines comparaisons. Qu'on ne nous pousse pas à rouvrir les pages où reste inscrite, pour l'histoire, cette sorte de religion laïcisée, d'idéologie fuyante, de chiennerie politicienne, lâche et vautrée, -- et je m'exprime en termes discrets, -- qui fit l'immense dégoût, l'immense révolte, et certains jours peut-être l'immense désespoir de notre jeunesse trompée, trahie, bafouée, vendue par des docteurs indignes et par des maîtres félons. Presque tout allait directement aux égouts. A qui serions-nous allés, si nous n'avions entendu de vous, Jean Ousset, l'appel et l'invitation d'aller à Jésus-Christ ? Vous êtes l'un de ceux qui m'ont tiré des abîmes d'un écœurement infini. Je n'oublie pas les autres, mais ce n'est pas le lieu de les nommer. Non point parce que la liste serait trop longue... Quatre ou cinq noms de laïcs, deux ou trois noms de prêtres, dans un immense désert, ou plutôt dans un univers d'imposture, dans la farce répugnante et féroce du désordre établi, dans le monde clos du mensonge. Vous auriez pu m'apporter toutes les doctrines du monde, qu'est-ce que cela m'aurait fait ? J'en savais (ou je croyais en savoir) autant que vous. On pouvait bien me parler de doctrines. Mais vous vous étiez donné au Christ, et vous faisiez les premiers pas sur ce chemin nouveau. Sur ce chemin éternellement nouveau. Sur le plus neuf et le plus moderne des chemins. Sur le plus inattendu des chemins, le plus dur, le plus étroit, le plus ouvert, le plus chantant. Et d'ailleurs le seul. Je vous écoutais, je vous regardais, immobile, mais déjà certain qu'il fallait vous suivre sur ce chemin. Suivre non pas votre personne, mais votre exemple : suivre Jésus. Pour qu'Il règne. D'abord dans nos cœurs. Et de là, dans le monde entier. Par l'amitié chrétienne. VOTRE EXEMPLE a fait le réconfort, la force et le courage même de ceux qui, comme moi, n'étaient que des amis lointains et extérieurs de votre œuvre. Votre exemple, ce fut entre autres, il y a maintenant cinq ans, la décision d'exclure de *Verbe* toutes polémiques personnelles. 59:42 Vous ne l'avez point fait par quelque vue tactique, c'était le contraire même d'un calcul tactique ; car les mœurs intellectuelles et journalistiques de notre temps vérifient le triste proverbe (proverbe menteur, mais notre temps vérifie le mensonge, si je puis dire) : *oignez méchant, il vous poindra ; poignez méchant, il vous oindra.* Il faut croire que les « méchants » sont en ce sens particulièrement nombreux à l'intérieur même du monde chrétien : depuis que *Verbe* s'interdit toute polémique, les attaques contre vous se sont multipliées dans les journaux et les congrès, jusqu'à devenir une sorte d'institution périodique, avec ses rites convenus, ses litanies, ses antiennes. L'allusion péjorative à une certaine « cité catholique » nommément désignée est maintenant comme une clause de style des morceaux d'éloquence, et point seulement d'éloquence profane. Le nombre des courageux qui vous pourfendent s'est énormément accru depuis qu'ils ne risquent plus de s'exposer aux répliques qu'ils méritent. Vous avez tenu bon, négligeant même presque toujours les droits de la légitime défense, en considérant que l'unité catholique, nous en avons reçu des générations précédentes l'héritage en pièces, et qu'il faut craindre de le ravager davantage, fût-ce par les réponses les plus justifiées aux attaques les plus abominables. Plus récemment, les mêmes considérations m'ont amené à prendre pour *Itinéraires* la même décision. Les journaux catholiques n'en continuent pas moins à se disputer entre eux, et il faut voir de quelle manière ; mais sans vous ; et sans moi. Décision difficile à prendre, difficile à tenir ; je ne vous ai jamais dit, eh ! bien je vous le dis, et je le dis à la cantonades, à l'heure qu'il est, qui est l'heure où l'on veut vous étrangler et vous déshonorer : sans votre exemple, je n'aurais peut-être jamais pu me résoudre à prendre ce parti. Mais vous étiez passé devant. Il est toujours plus facile de passer ensuite. Moins longue, l'expérience d'*Itinéraires* est identique à la vôtre : depuis que j'ai annoncé l'abstention des polémiques personnelles, les attaques ont fusé de toutes parts. Pourtant je n'ai pas fait vœu de silence. Je n'ai pas prononcé de vœux perpétuels. 60:42 Je ne me suis pas définitivement interdit les polémiques légitimes. Je n'ai rien promis, rien juré. Cela peut fort bien ne pas durer. Raison de plus, s'est-on dit sans doute, pour se hâter d'en profiter. Nos adversaires sont des gens qui ne nous font jamais si fort la guerre que pendant les trêves, et quand nous avons le dos tourné. Drôles de natures. Drôles de combattants. Mais vraiment, ce faisant, ils nous induisent en tentation. Ils nous incitent vraiment à faire de leurs personnes un grand massacre, métaphorique, mais général. Patience : tant crie-t-on Noël qu'il vient. Quoi qu'il en soit, tous ces braves qui viennent constamment déposer devant *Itinéraires* des verges pour les fouetter, assurés que nous ne nous en servirons pas, c'est à vous qu'ils doivent cette assurance et cette tranquillité. Si depuis des mois et des mois ils impriment dans leurs journaux des extravagances redoublées, et même des infamies, sans plus avoir à craindre que nous usions des droits normaux de la plus légitime critique, c'est à vous qu'ils le doivent d'abord, à vous qu'ils insultent. Sans votre exemple, j'aurais souvent craint que mes silences ne soient manquement direct et grave à mon devoir. Votre exemple, Jean Ousset, m'a donné la force de m'abstenir. Ici, ce sont eux d'abord qui, au lieu de vous diffamer, devraient vous apporter leurs remerciements. SEULEMENT, au nom de l'amitié chrétienne, au nom de la charité, au nom de l'unité catholique, on ne nous fera point renier le Christ. Parce que pour nous précisément, la charité, l'unité, la Parole et la Personne du Christ, c'est tout un. Le Christ et son Église, c'est tout un. Ce serait renier le Christ, et sa charité, et l'unité de son Église, que d'admettre et de recevoir comme catholique, comme admissible, comme normal, l'enseignement infernal que l'on nous présente sous le nom chrétien. Je dis l'enseignement infernal. Car l'homme politique, dirigeant de parti politique, qui vous accuse et vous dénonce, Jean Ousset, pour tenir son rôle simultané de directeur d'organes réputés proprement religieux, se met à parler de la royauté du Christ, à vous enseigner en quoi elle consiste, et il le fait en ces termes : 61:42 « La royauté du Christ à laquelle les groupes de catholiques traditionalistes nous convient sans cesse, et à laquelle nous ne nous refusons point, n'est pas une royauté temporelle. *Elle a pour symbole une couronne d'épines et un roseau.* » (p. 32) ([^28]) Ce n'était pas la peine de tellement invoquer l'Évangile, si l'on ne sait même pas que la couronne d'épines et le roseau sont le symbole non pas de la royauté du Christ, mais de la dérision de cette royauté. De la dérision infernale. Le roseau, la couronne d'épines sont bien un symbole : le symbole de ceux qui bafouent le Seigneur. Nous-mêmes, par nos péchés. Le symbole de la royauté moquée, méconnue, niée, tournée en dérision. Pour votre délateur, Jean Ousset, pour votre délateur qui « ne se refuse point », quel enthousiasme, à la royauté du Christ, le symbole de cette royauté est la couronne d'épines et le roseau. « Alors les soldats (...) ayant tressé une couronne avec des épines, la placèrent sur sa tête, avec un roseau dans sa main droite. Et, ployant le genou devant lui, ils se moquèrent de lui en disant : « Salut, roi des Juifs ! » et, crachant sur lui, ils prenaient le roseau et lui en frappaient la tête. » (Mt XXVII, 27-29.) Nous sommes tous pécheurs, mais nous ne pouvons nous installer dans le péché. Dans le refus. Dans la dérision du Seigneur. Il n'y a pas d'unité possible avec ceux qui, depuis deux mille ans, imposent pour symbole à la royauté du Christ le roseau et la couronne d'épines. Il n'y a pas d'unité possible avec eux en cela, et tant qu'ils en resteront là. Il n'y a pas d'unité possible dans la dérision de la royauté du Seigneur. Le symbole de cette royauté, ce n'était pas la peine de tant parler de « charité » pour ignorer en quoi il consiste. Car la Royauté du Christ est une Royauté d'Amour. C'est le règne du Cœur de Jésus. Son symbole, c'est la représentation du Sacré-Cœur. 62:42 LES MÊMES DÉLATEURS, quinze jours plus tard, dans leur numéro suivant, ont écrit un grand éditorial sur le communisme soviétique, apparemment en ayant sous les yeux l'Encyclique *Divini Redemptoris* sur le communisme athée, car ils enseignent exactement le contraire, un contraire tellement exact qu'il ne peut être imputé avec vraisemblance au seul hasard ou à la seule ignorance. Prétendant parler au nom de « *nous, chrétiens* », ils affirment leur estime et leur admiration pour la « réussite » de l'U.R.S.S. et pour les « espoirs qu'elle apporte au monde en quête de dignité », « *malgré le prix dont elle fut payée* ». L'Église enseigne le contraire. Elle ne nous enseigne pas que nous devons estimer les « réussites » du communisme réserve faite du prix, et *malgré* ce prix. Elle enseigne qu'à *cause* du prix inhumain et effroyable dont le communisme fait payer des réussites d'ailleurs partielles et uniquement matérielles, ces réussites elles-mêmes, quand réussite il y a, sont inadmissibles (*Divini Redemptoris,* § 8, et *passim*)*.* Ils osent dire à Krouchtchev : les chrétiens de France « *ne vous applaudiront pas sans réserve* »* :* ils applaudiront donc ? Les chrétiens fidèles à l'Église disent au contraire à Krouchtchev qu'ils ne l'applaudissent pas du tout. La différence est entre ceux qui applaudissent et ceux qui n'applaudissent pas. D'ailleurs, partout où l'on applaudit les chefs du communisme, y a-t-il jamais eu beaucoup de monde pour applaudir « sans aucune arrière-pensée », pour applaudir autrement qu' « avec réserve » ? Pour quoi donc comptent le mensonge, la haine et la peur, ressorts essentiels de l'action communiste et des applaudissements qu'elle orchestre ? Quelle unité pouvons-nous avoir avec ceux qui invitent les chrétiens à applaudir, avec réserve, à applaudir Krouchtchev ? La publication délatrice prétend que « les chrétiens de France » sont « fiers », oui, fiers, d' « *accorder droit de cité complet à toutes les expressions humaines, y compris celle d'une vision matérialiste du monde* ». Tout au contraire, il est demandé par l'Église, il est demandé comme un devoir grave (*Divini Redemptoris,* § 74) « que les gouvernements prennent toutes mesures susceptibles d'empêcher qu'une criminelle propagande athée, machinée pour la destruction de toute société, ne pénètre dans leur pays ». 63:42 Ce n'est pas une question d'option libre ou d'appréciation personnelle : c'est l'enseignement de l'Église, et « c'est tout un de Notre Seigneur et de l'Église ». La « nécessité de faire échouer les entreprises communistes » est une tâche à laquelle l'État doit travailler lui aussi selon « les moyens externes » propres à son domaine (*Divini Redemptoris,* § 73). Que l'État ne puisse le faire en raison de certaines circonstances, c'est une grande tristesse et un grand péril ; que, le pouvant, il ne veuille pas le faire, il manque alors à son devoir certain. Mais qu'on nous enseigne à tenir cette défaillance grave et funeste pour un motif de fierté, non, cela est inadmissible. Il n'est pas possible de vivre en accord et en unité avec ce mensonge. *Droit de cité complet* pour la propagande communiste. Ceux qui écrivent cela, ceux qui s'en disent « fiers », à la date du 1^er^ mars 1960, sont ceux-là mêmes qui, quinze jours plus tôt, publiaient le « dossier » de délation dont nous parlions, donnant par listes nominales la composition supposée d'une catégorie de personnes qui était la catégorie que la police s'employait alors à arrêter, à inculper, à emprisonner, -- « dossier centré sur la *Cité catholique* ». Aucune mesure contre la propagande communiste, « droit de cité complet » pour elle ; mais pour la *Cité catholique,* pas de droit de cité ; « avec tristesse », on la dénonce. Je pèse mes mots. Je n'écris pas à la légère. Cela fait des mois et des mois que je pense, le plus souvent dans le silence, à la situation paradoxale et douloureuse dans laquelle se trouvent les catholiques français. Non, l'unité n'est pas possible avec ce qui bafoue la doctrine de l'Église, qui est l'expression authentique de la charité du Christ. L'unité ne peut consister, n'a jamais consisté à mettre ensemble, à faire coexister dans une molle complaisance viscérale, dans une obscure confusion intellectuelle, le *oui* et le *non.* L'unité chrétienne, c'est l'Église. 64:42 Or voilà des gens qui, juchés sur leur puissance politique et leur puissance financière, ont colonisé des « instruments de diffusion » réputés catholiques et même réputés purement religieux, et qui s'en servent pour enseigner autre chose que la doctrine de l'Église, voire le contraire. En cela leur action défait l'Église. En cela leur action défait l'unité. On peut me dire tant que l'on voudra que je ne suis pas juge de ce qui fait le caractère « purement religieux » d'une publication : j'en suis d'accord ; je n'en suis pas juge ; je ne suis juge de rien. Je vois seulement que le directeur de cette publication « purement religieuse » est dirigeant responsable d'un parti politique, membre de son « Bureau national », membre de sa « Commission exécutive permanente », membre de son « Comité national ». Et que son cas est loin d'être unique, dans la direction des organes réputés « purement religieux » et, bien entendu, « apolitiques ». Je vois ce que tout le monde peut voir, à la double condition de n'être pas aveugle et de se donner la peine d'y regarder de près : que ces journalistes connaissent mieux les idéologies profanes qu'ils mettent en œuvre, que la doctrine de l'Église dont ils se réclament ou même dont ils ne se réclament guère. J'ignore ce qu'il faut faire. Prier, assurément, prier pour eux et pour l'Église. Et puis ? Je ne sais. Mais je sais que l'unité avec ce qu'ils disent, ce qu'ils font, ce qu'ils enseignent, est impossible en conscience. Ce serait un affreux mensonge. Et le Seigneur n'est pas dans le mensonge. SI ENCORE ils ne faisaient que vous persécuter. Vous leur pardonneriez, vous leur avez déjà pardonné. C'est le sort ordinaire. Notre unité est une unité de pécheurs. Notre Église est une Église de pécheurs. Ce que subit la *Cité catholique* n'a en soi rien d'inédit. Écoutez ce qu'en dit Maritain, dans un livre récent : « Dans le monde païen d'autrefois, le chrétien était persécuté en étant tué, lapidé, crucifié, jeté aux bêtes. Dans le monde chrétien, le chrétien est persécuté d'une autre façon, moins violente en général, mais non moins réelle : y a-t-il, à vrai dire, plus exquise persécution que la persécution fraternelle ? » 65:42 Ceux qui vous dénoncent et vous persécutent sont nos frères par la nature humaine et par l'adoption divine. Ils le sont encore par le nom chrétien qu'ils ont en commun avec nous : mais ici se trouve la plus grande difficulté, car en fait, et en l'occurrence, que signifie ce nom chrétien ? Ils adhèrent au Christ-Roi : mais ils lui attribuent, comme symbole de sa royauté, le roseau et la couronne d'épines. Ils enseignent, non pas toujours, mais souvent, trop souvent le contraire de ce que l'Église enseigne. Tout le monde peut se tromper, assurément. Une fois ou l'autre. Plusieurs fois. Mais une certaine constance dans certaines erreurs fait problème. Une obstination à remettre en avant, sous des formes à peine changeantes, toujours les mêmes erreurs rejetées par les Papes depuis cinquante ans et plus. Les mêmes erreurs centrales qui peut-être ne sont pas aperçues par des juges distraits, ou qui sont tolérées pour éviter un plus grand mal : c'est entendu ; et cela ne me regarde pas. Ce qui me regarde, ce qui regarde en conscience chacun de nous, c'est notre attitude en face de l'erreur reconnue pour telle. L'erreur évidente. L'erreur qui contredit un enseignement clair, impératif et confirmé. L'erreur non pas occasionnelle, mais réitérée. L'erreur installée à demeure dans des publications que l'on nous fait quasiment un devoir de vénérer et même de diffuser. Faut-il y consentir ? Faut-il donc donner les signes extérieurs du respect, de l'approbation, de l'adhésion ? NOUS LAISSIONS CES GENS bien tranquilles dans les journaux et les congrès et les mouvements qu'ils ont colonisés, nous les laissions bien tranquilles dans la jouissance et l'utilisation de leurs instruments de puissance temporelle, nous les laissions faire tout ce qu'ils veulent sans plus nous occuper d'eux, sans jamais plus leur apporter la moindre contradiction (en quoi nous avons peut-être tort : je m'interroge là-dessus chaque jour que Dieu fait). Même dans la présente lettre, je m'impose de n'écrire ni leur nom ni celui de leurs journaux. Mais cela ne leur a pas suffi. Nous faisions notre travail sans bruit, sans publicité, sans rien qui pût porter ombrage à leur domination dans les honneurs et les pouvoirs de ce monde, sans rien qui pût leur faire concurrence sur le devant de la scène qu'ils occupent et que nous leur laissons occuper. 66:42 Nous ne cherchions pas à prendre leurs places. Nos voies étaient différentes des leurs, elles ne se rencontraient pas. Votre voie, Jean Ousset, et la mienne, pour distinctes et diverses qu'elles soient l'une de l'autre, ont du moins ceci en commun, notamment, qu'elles tournent le dos à la réclame, à la célébrité, à ce qu'on appelle le succès. Non, nous ne leur faisions aucune concurrence dans l'univers où ils sont installés en maîtres, l'univers du capitalisme de presse, des illustrations mondaines, de la puissance sociale et politique. Eh ! bien, non, cela ne leur a pas suffi. Ils ne peuvent admettre que nous existions, fût-ce dans l'obscurité et le mépris. Ils ne peuvent supporter que nous existions et que, sans les combattre, sans les rencontrer, sans même les regarder, tout à fait à l'écart des feux de la rampe sous lesquels ils évoluent, nous ne disions pas comme eux. Ils viennent nous chercher. Ils veulent que nous parlions nous aussi comme ils parlent. Il leur faut notre ralliement à leurs programmes, à leurs méthodes, à leurs idéologies. Ce qui est, ce qui restera, en tout état de cause et quoi qu'il advienne, absolument impossible. S'habillant en inquisiteurs, et en inquisiteurs sans mandat s'il en fut, ils vont jusqu'à rechercher où vous faites vos retraites fermées, et combien vous en avez faites. Ils vont jusqu'à rechercher dans quelles maisons religieuses, dans quels couvents vous trouvez assistance spirituelle. Vous ne pouvez même plus choisir hors du monde un lieu de recueillement sans qu'ils ne vous y poursuivent de leurs anathèmes, et qu'ils n'aillent partout le publier, en posant leur question : *machinerie ou même mentalité ?* Il n'existe donc pour eux que deux raisons d'aller faire retraite fermée : par même « mentalité », ou par « machinerie ». C'est tout de même extraordinaire, l'idée que l'on se fait de la vie spirituelle, dans une publication « purement religieuse ». 67:42 Nous les laissions pourtant. Nous les laissions désormais contredire l'enseignement des Papes, après tout ce n'est *peut-être* pas notre affaire, nous ne leur demandions plus compte depuis longtemps de ce détournement spirituel : mais ce sont eux maintenant qui viennent nous demander compte de notre dessein de fidélité entière à l'enseignement des Papes, bien que nous soyons établis en dehors de leur monde, en dehors de leurs perspectives, en dehors du champ ordinaire de leurs carrières, de leurs ambitions, de leurs organisations, de leurs activités. Ce sont eux qui ne peuvent supporter que, fût-ce dans le trente-sixième dessous au point de vue social et mondain, nous travaillions sur nous-mêmes à la réforme intellectuelle et morale, sans rien demander ou reprocher à personne. Ils veulent nous imposer de dire comme eux. Ils veulent que nous confessions ce qu'ils disent comme étant la vraie religion. Leurs délations et leurs attaques sont en définitive une sommation à nous rallier aux idéologies profanes sur « la vie », « l'histoire », « le progrès » et que sais-je, qui leur servent de faux dieux. Il n'y a aucune chance que nous y consentions. Mais faut-il nous taire ? Faut-il faire semblant de ne rien voir ? Faut-il leur donner encore cette forme ou cette apparence de consentement qu'est le silence ? Nous sommes placés dans une situation bien complexe et bien étrange. Voilà en tous cas de quoi je voulais porter témoignage. Que le Seigneur vous garde, vous protège et vous console, mon cher Jean Ousset, dans les périls et les épreuves dont on vous accable. Ne vous laissez pas abattre. Nous avons besoin de vous et de votre œuvre magnifique, œuvre de lumière, œuvre de charité, œuvre de miséricorde intellectuelle. Je vous embrasse. Jean MADIRAN. 7 mars 1960. 68:42 ### Saint Joseph artisan par Benjamin LEJONNE Le Pape Pie XII a institué en 1955 le Premier Mai chrétien, la fête chrétienne du travail, la fête de saint Joseph artisan. Chaque année, dans notre numéro du mois d'avril, nous nous efforçons d'attirer l'attention des catholiques français sur la signification et les dimensions de la fête chrétienne du travail, le Premier Mai. En quoi nous sommes fort peu suivis, secondés, précédés ou entendus par qui que ce soit. Nous renvoyons le lecteur aux articles déjà parus : -- Marcel CLÉMENT : *La fête chrétienne du travail* (n° 5). -- D. MINIMUS : *Saint Joseph artisan* (n° 12 et n° 32). -- *Préparons le Premier Mai* (éditorial du n° 12 et du n° 22). -- *Saint Joseph artisan dans nos Missels* (n° 33). Dans la même pensée d'appeler l'attention sur la grande initiative de Pie XII, et de contribuer à ce qu'en France aussi, les catholiques y attachent sérieusement leur pensée, nous publions cette année les réflexions de Benjamin Lejonne sur saint Joseph artisan. C'EST L'ARTISAN que l'Église nous demande de célébrer en saint Joseph, le 1^er^ mai. Ceci ne nous empêche nullement, bien sûr, de chercher à connaître davantage les vertus et les enseignements que nous prodigue ce grand méconnu qu'est saint Joseph, vertus et enseignements que nous ne faisons qu'entrevoir dans les litanies. Mais si l'Église décale la fête des Apôtres Jacques et Philippe pour la remplacer par celle de l'Artisan Joseph, cela donne à réfléchir. Les artisans, c'est très banal : on en rencontre beaucoup plus souvent que les Apôtres, les Martyrs, les Pontifes ou les Docteurs que l'on porte sur les autels. Et nous voilà : invités à exalter la sainteté d'un artisan en tant que tel. Alors, pour essayer de découvrir comment l'artisanat peut conduire à la sainteté, voyons d'abord ce que c'est, un artisan. Cela paraît assez facile, du fait que, malgré l'essor industriel, il reste bon nombre d'artisans de village que nous pouvons observer. 69:42 UN ARTISAN, c'est d'abord un bon ouvrier. Mais un bon ouvrier n'a pas obligatoirement l'étoffe d'un artisan ; l'artisan doit avoir le cran de s'établir à son compte et de risquer, sans nul recours, le maigre capital dont il dispose ou qu'il a pu emprunter. Le bon ouvrier, on lui trace son travail, on lui fournit les matériaux et on lui assure sa paye sans qu'il ait à s'occuper de rechercher le client, d'approvisionner les stocks de matières premières, de payer les fournisseurs et le personnel et de se faire régler ses factures par la suite. Dans les campagnes de France, l'usage est encore de ne payer les travaux qu'à la Saint-Michel ou même à la Saint-Martin, c'est-à-dire après la vente des récoltes. Entre temps, l'entrepreneur a dû acheter les matériaux, régler son loyer, payer le personnel et faire bouillir sa propre marmite. Le bon artisan sait de surcroît étaler son travail sur toute l'année, de façon à pallier, dans la mesure du possible, la morte-saison et les périodes de pointe. Tout ce planning représente une sorte d'acrobatie constante, un perpétuel souci dont le bon ouvrier n'a cure. Joseph était un homme juste ([^29]). Ce n'est pas une mince affaire que d'évaluer le juste prix, surtout avec la diversité des travaux de l'artisan de village. Il y a la bricole, la petite réparation qu'on fait gratuitement au passage pour dépanner le client. Et puis il y a le courant, et les gros chantiers. Quelle que soit la note, le client a toujours tendance à trouver que c'est trop cher. Mais si l'on travaille au rabais, c'est la culbute à brève échéance. Le Père n'a pas confié son Fils à un imprudent. L'artisan-modèle gère une entreprise prospère. JOSEPH ÉTAIT ARTISAN, artisan charpentier, nous dit l'Évangile. Ouvrons ici une parenthèse : dans un ouvrage qui a fait quelque bruit, l'Allemand Fritz Otto Busch soutient cette thèse : Joseph n'était pas charpentier, mais maçon, du fait que le mot grec TEKNEION, « celui qui bâtit », peut se traduire par charpentier dans un pays comme la Grèce, où le bois est assez abondant, et par maçon dans un pays comme la Judée où la pierre est le matériau de base. Cet ouvrage nous promet un fameux débat d'érudits. Je me bornerai à constater que « celui qui bâtit » a toujours joui d'un certain prestige, et s'est entouré d'ésotérisme. Les francs-maçons, « bâtisseurs du Temple », ont pris comme emblème l'équerre et le compas du charpentier. De nos jours encore, les menuisiers-charpentiers ont conservé un peu partout une structure corporative, et parlent entre eux un dialecte accessible aux seuls initiés. 70:42 Relevons encore qu'on ne rencontre pratiquement pas d'artisans dans la maçonnerie -- où l'on ne trouve que des entrepreneurs ou des tâcherons --, alors qu'il existe toujours d'innombrables artisans menuisiers-charpentiers. Tout ce que l'on peut dire de St Joseph charpentier peut être aisément transposé pour St Joseph maçon, sans que l'enseignement qu'il nous prodigue soit modifié. Charpentier ou maçon, Joseph possède un noble métier qui lui vaut la considération de ses concitoyens. Joseph était pauvre, la Sainte-Famille était pauvre. La pauvreté est une notion toute relative. On est pauvre relativement à quelqu'un de plus riche. Même s'il s'agit de « minimum vital », l'évaluation est très différente pour l'ouvrier de Détroit et pour l'indigène de Bornéo. Si l'on essaye de situer la Sainte-Famille dans son contexte, on constate qu'en Judée comme en Galilée les différences sociales étaient énormes. Hérode, dit le Grand, faisait bâtir de somptueux palais et de coûteuses forteresses, et les hauts fonctionnaires romains n'étaient pas en reste. Quant aux Juifs, à part quelques riches privilégiés (qu'on se rappelle le « riche » Zachée) qui pouvaient s'offrir le luxe de sacrifier au temple taureaux ou génisses, ils étaient de condition très pauvre, et pressurés d'impôts. Avec les grands travaux entrepris par Hérode, Joseph ne manquait pas de travail. Son apprentissage terminé, il avait débuté comme tout le monde : compagnon, c'est-à-dire ouvrier. Mais l'Église nous invite à célébrer saint Joseph, *artisan.* Cela veut dire qu'à un certain moment de sa vie, Joseph a cessé de louer ses services de compagnon ou de tâcheron pour s'établir à son compte et devenir chef d'entreprise. Charpentier ou maçon, l'artisan emploie obligatoirement au moins un compagnon, probablement un aide, et certainement un apprenti, afin que le métier se perpétue. Joseph ne se situe donc pas tout au bas de l'échelle sociale. De nos jours encore, l'artisan de village, dans son humble échoppe de menuisier ou de maréchal-ferrant, n'est pas le plus pauvre parmi les plus pauvres. Il paraît vraisemblable que Joseph ait songé à fonder un foyer une fois établi à son compte ; s'il rachète à Yaweh son Fils premier-né avec l'offrande des pauvres -- une paire de colombes -- c'est sans doute parce que les débuts d'un jeune ménage et d'une jeune entreprise sont difficiles. N'oublions surtout pas que c'est l'esprit de pauvreté qui ouvre la porte des Béatitudes, et non pas le fait d'être matériellement pauvre. 71:42 JOSEPH ÉTAIT-IL JEUNE ou vieux, au temps de la Nativité ? Les anciens nous présentent un vieillard chenu, les modernes un éphèbe aux airs d'intellectuel. Si un vieil artisan n'avait pu présenter au Temple l'offrande de sa classe, c'est-à-dire la paire d'agneaux ou de chevreaux (la paire de bœufs étant réservée aux notables), c'est qu'il aurait plutôt mal gouverné sa barque d'artisan. Auquel cas le Père ne lui aurait pas confié son Fils. Selon toute probabilité, Joseph était donc tout jeune patron au temps de la Nativité. Quant au gringalet à visage d'esthète présenté par les modernes... que messieurs les artistes veuillent bien prendre la peine de pénétrer sur un chantier pour voir comment c'est fait, un charpentier ou un maçon. Avec ou sans barbe, ils y verront des gars du genre costaud et décidé, un tantinet acrobates, au verbe assuré et sans détours. Certes, devant l'Enfant, comme devant la Mère, Joseph s'efface. Il est très humble. Il est déjà pénétré de la parole : « *quand tu as fait ce que tu devais faire, dis : je suis le serviteur inutile.* » Mais pour remplir toute la tâche qui lui est assignée, à l'atelier comme sur le chantier, et surtout pour conduire sa Famille, l'artisan Joseph, comme Époux de la Sainte-Vierge, ne doit pas avoir froid aux yeux. Il lui faut être hardi et plein d'autorité -- ce qui n'est pas incompatible avec l'humilité. Il sait prendre des risques. Il sait assumer ses responsabilités. Il sait faire face à l'imprévu ; il sait se débrouiller et prendre carrément les décisions qui s'imposent. Sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus écrit : « La Sainte Vierge et saint Joseph savaient que Jésus était Dieu, mais de grandes choses leur étaient encore cachées. » Heureusement que ces choses leur étaient cachées, mais le seul fait d'accepter de prendre l'Enfant-Dieu en charge, cela n'a rien à voir avec le mièvre et timide jeune homme qu'on voudrait nous faire prendre pour saint Joseph. VOILA DONC le jeune ménage qui s'en va à Bethléem pour le recensement. Naturellement, Joseph, Chef d'entreprise, a laissé ses instructions pour que le travail se poursuive pendant son absence. A Bethléem, il n'y a pas de place pour eux à l'hôtellerie. Ce n'est pas une question d'argent. Essayez de vous pointer à Deauville un samedi de Pentecôte : si vous n'avez rien retenu depuis des semaines, vous pouvez avoir des francs lourds pleins vos poches, il n'y aura quand même pas de place pour vous à l'hôtellerie ; et si de surcroît votre femme est manifestement sur le point d'accoucher, les aubergistes ne seront nullement empressés de vous dépanner, cela se comprend. 72:42 Plutôt que de perdre son temps à solliciter de droite et de gauche parents et relations, Joseph conduit sa femme dans une étable dont personne ne veut. Marie s'installe là tout simplement. Si le Gouverneur avait mis à sa disposition la meilleure chambre de son palais, Marie s'y serait logée avec autant de simplicité. Mais on ne dispose que d'une étable. Joseph a avisé une vieille mangeoire : en un tournemain, il en a fait un berceau correct, c'est le plus pressé. Comme tout est simple pour ces gens simples ! Et comme nous autres nous aimons compliquer les choses et déplacer de l'air ! *Marie mit au monde l'enfant et l'enveloppa de langes* ([^30]). Notons au passage que, prudente et prévoyante, Marie avait emporté de Nazareth ce qu'il fallait. Notons surtout que dans ces cas-là, il revient aux matrones et aux infirmières de langer le nouveau-né, la Maman en étant bien incapable. Nous avons là une présomption toute simple que Marie a enfanté sans douleur et sans peine, bénéficiant ainsi d'une faveur unique qui l'exemptait des conséquences du péché originel... Or donc, quand les bergers accourent, l'installation du gîte est toute sommaire. Mais tout provisoire que soit ce logis, va-t-on le laisser dans un état sordide ? Quand des squatters s'installent, quand des sans-logis s'établissent dans un vieux wagon, ne les voit-on pas s'activer comme des fourmis ? Dans *Rue de la Sardine,* Steinbeck montre un jeune ménage tout heureux de trouver une vieille chaudière pour s'y loger. Et la femme de briquer et de récurer, et de n'avoir de cesse jusqu'à ce qu'elle puisse accrocher de coquets rideaux aux ouvertures de la chaudière ; que si l'humble pauvresse, quand elle n'est pas un souillon, trouve toujours un morceau d'étoffe pour parer le berceau de son bébé, pourquoi la Sainte Vierge, tout aussitôt « relevée », n'en ferait-elle pas autant ? Bien mieux : dans la plus déshéritée des paroisses, ne se trouve-t-il jamais une pieuse femme pour broder une nappe d'autel, et un brave bricoleur pour réparer (plus ou moins bien) les stalles du chœur ? Ceci pour donner un peu plus d'éclat an sanctuaire, ceci en l'honneur du Dieu vivant présent dans le Tabernacle. L'esprit de pauvreté, ce n'est pas se complaire ou gémir dans la crasse d'un taudis. C'est plutôt faire au mieux avec le peu dont on dispose. La Sainte-Famille est là pour quelques semaines. En attendant les Mages et leur or, en attendant les relevailles officielles et rituelles, Joseph va-t-il s'abîmer à longueur de journées dans de sombres méditations sur les écrasantes responsabilités qui lui sont imparties ? L'industrieux, l'habile artisan va-t-il se tourner les pouces ? 73:42 Certes, l'heureux papa d'un fils premier-né passerait volontiers des heures à contempler le bébé. Et comme ici bébé est Dieu, il est plus dur encore, pour le pieux Joseph, de s'arracher à la contemplation. Mais il y a tant à faire. Aménager un gîte correct ; nettoyer, boucher des ouvertures, confectionner quelques meubles. Et les premiers joujoux du Petit. C'est simple, rustique, sans luxe, mais bien fait. L'escabeau ne boite pas, la table ne laisse pas d'échardes dans les mains. Cependant, la mission de l'artisan Joseph est bien plus haute encore que celle du bon père de famille qui doit veiller à donner aux siens un gîte correct. Joseph aurait pu être meunier, maréchal-ferrant ou cordonnier ; ce sont là de très honorables métiers artisanaux. Il est charpentier, il est « celui qui bâtit ». Par le métier transmis de génération en génération, comme par le sang de ses pères, ce fils de David est de la lignée de ceux qui ont bâti le Temple. Ce doit être là beaucoup plus qu'un symbole. L'étable abandonnée est devenue Sanctuaire. Un Sanctuaire beaucoup plus merveilleux, infiniment plus saint que le Saint des Saints, qui n'abrite plus que le souvenir des Tables de la Loi, et où cependant, seul, le Grand-Prêtre d'Israël est autorisé à pénétrer une fois l'an. Le premier Tabernacle qui abrita le Dieu vivant, le Dieu ait homme, c'est le sein de Marie. Maintenant, le Dieu vivant est parmi nous en chair et en vérité. Et c'est Joseph, le chef de famille, qui doit lui assurer un toit. Dans toutes les religions de tous les temps, les hommes ont consacré le meilleur de leur art à l'édification et à l'ornement de la maison dédiée à la Divinité. C'est même ainsi que l'Art a pris naissance dans toutes les civilisations. Ce ne doit pas être pur hasard que Joseph soit bâtisseur plutôt que maréchal-ferrant, lui qui a charge d'édifier non plus le Temple ni même le Saint des Saints, mais l'authentique *Maison de Dieu* partout où sera le Fils. Le Patron de l'Église Universelle, l'artisan-bâtisseur Joseph est le premier bâtisseur d'églises, il est le patron des bâtisseurs d'églises. Il y a probablement plus qu'un symbole dans ce rapprochement. Dès la Nativité, l'artisan doit devenir artiste. Les deux mots étaient d'ailleurs jadis synonymes dans notre langue. A son savoir-faire, à sa conscience professionnelle de bon ouvrier, Joseph va ajouter toute sa foi, toute son espérance, tout son amour de Dieu Père et Fils pour parer, orner, et décorer la maison de Jésus. Nous n'en sommes pas encore à l'art sulpicien ni aux surcharges d'or et de fioritures du baroque, ni même au portail royal de Chartres. Joseph-artiste n'a pas exploré les merveilles architecturales de la Grèce. Peut-être l'Égypte lui fournira-t-elle quelques idées ? Mais Joseph n'a pas les moyens matériels d'édifier de somptueux sanctuaires pour honorer et louer le Dieu présent sous son toit. L'Art sacré qui naîtra de son cerveau et de ses mains sous l'inspiration de l'Esprit-Saint (on imagine bien que Dieu ait de grandes complaisances pour l'homme à qui est confié le Fils), cet Art sacré se dégagera du travail de Joseph et non de matériaux plus ou moins précieux. 74:42 Point n'est besoin pour cela de bâtir du neuf partout où devra habiter la Sainte-Famille. La foi et l'amour générateurs de grâces suffiront à Joseph pour transformer en sanctuaire une bâtisse déjà existante, aussi délabrée soit-elle. On peut avoir une idée de cela, à Lourdes, dans la Cité-Secours édifiée par le Secours Catholique. Là des hommes, avec leur piété et leur bon goût, on fait une chapelle d'une vieille bergerie toute semblable à celle où Bernadette ramenait ses moutons. L'aménagement du lieu est d'une simplicité totale : quelques verres de couleur, quelques dalles par terre, un autel rustique. Plus ce je ne sais quoi qui contraint le visiteur à prier et à s'élever vers Dieu ; parce que, sans nul artifice, il sent que ce qui était masure est devenu sanctuaire. Saint-François d'Assise nous donne un second exemple. Cet artiste-né, qui voulut vivre la pauvreté de Jésus, était lui aussi un bâtisseur. On plutôt un re-bâtisseur, puisque Jésus lui était apparu pour lui demander de « reconstruire son Église ». Obéissant à la lettre, François avait commencé par reconstruire l'église croulante et abandonnée de Saint-Damien. D'une ruine, il refit un sanctuaire avant d'édifier le couvent qui devait abriter Sainte Claire et ses sœurs. Quiconque visite aujourd'hui le tout simple, le très pauvre couvent de Saint-Damien, à Assise, reste bouleversé par la sainteté du lieu. QUAND L'ÉGLISE béatifie l'Angelico, ce n'est pas l'habile artisan, le décorateur sublime, qu'elle propose en exemple au fidèle. C'est l'homme de foi et de prière qui a su, par son art, et par les grâces qu'il a reçues, transmettre aux fidèles sa foi, sa prière et son amour pour Dieu. Ainsi peut-on déjà penser que si Joseph est saint en tant qu'artisan, ce n'est pas seulement parce qu'il est « le meilleur ouvrier de Galilée » (ce n'est d'ailleurs peut-être pas le cas), ni parce qu'il fait des journées de douze ou quinze heures pour nourrir les siens. L'auréole serait plutôt pour le bâtisseur de sanctuaires. Pour l'homme qui consacre la meilleure part de son savoir-faire, de son travail et de son temps à des travaux non utilitaires, à des travaux qui ne contribuent nullement au mieux-être matériel du prochain comme du foyer, à des travaux qui n'ont d'autre objet que de louer, honorer et servir Dieu ([^31]). 75:42 Ainsi saint Joseph nous découvre-t-il d'immenses perspectives sur la sanctification par le travail. Certes, la justice exige que celui qui apporte son travail à la société reçoive d'elle les moyens de faire vivre décemment sa famille. Mais quand le travail est uniquement orienté vers l'acquisition de biens matériels, quand le travail n'apporte rien au service et à la louange de Dieu, alors le travail n'est nullement sanctifiant. Alors le travail risque même de fermer le royaume des Cieux, puisqu'il agit ainsi à l'encontre de l'esprit de pauvreté. MAINTENANT, c'est la fuite en Égypte : il faut partir d'urgence, et un grave cas de conscience se pose à Joseph, chef d'entreprise. Son absence était prévue pour une courte durée, et aujourd'hui il ne sait quand il pourra revenir ; il a des chantiers en cours, des commandes en train ; la clientèle, c'est toujours la même chose : on attend au dernier moment pour engager les frais, mais dès que l'on a commandé, on voudrait que cela soit fait tout de suite... Il y a les factures à régler, les payes à assurer, les mémoires à encaisser ; ici, c'est une toiture qu'il fallait réparer d'urgence, là une charrue qui ne sera pas prête pour les labours, ailleurs, une porte qui ne tient plus sur ses gonds. Au meilleur de ses ouvriers, Joseph transmet ses instructions, mais rien ne vaut la présence du patron, et une paire de bras solides en moins, c'est beaucoup de besogne qui ne sera pas faite ; cependant il faut fuir, et il n'est pas possible de donner les motifs de cette fuite, Dieu premier servi. Le devoir d'état vient après, malgré la très haute conscience professionnelle de l'artisan. Nombre de nos contemporains ont connu les rigueurs de l'exode : les problèmes qui se posent alors sont rarement des questions d'argent. D'ailleurs, Joseph détient l'or des Mages, et comme il n'est pas homme à thésauriser, il utilisera cet or si besoin est. « Il se leva, prit de nuit l'enfant et sa mère, et se retira en Égypte » ([^32]). L'Évangile n'en dit pas plus. Les problèmes posés et les détails d'exécution sont l'affaire de Joseph. Et comme seules les vertus de l'artisan nous intéressent ici, nous n'énumérerons pas tous les problèmes et tous les détails. Joseph a la foi : il croit aux paroles de l'Ange. Il obéit à Dieu, de confiance, sans prendre l'avis des sages et des savants. Il connaît tous les dangers qui le guettent, ils sont innombrables. Il lui faut être prudent à l'extrême, sans jamais être timoré. Esprit de décision, autorité, sens des responsabilités. Le parfait honnête homme doit jouer la pièce aux gendarmes et aux gardes-champêtres d'Hérode. L'artisan Joseph est donc astucieux et débrouillard. Il devra être vigilant à l'extrême : dans ces pays troublés, les brigands sont innombrables, la jeune et jolie femme qui l'accompagne ferait un bon prix sur le marché aux esclaves. Joseph ne peut donc avoir physiquement l'aspect d'un vieillard égrotant ou d'un éphèbe rêveur : sa carrure et son air doivent donner à réfléchir aux caravaniers. 76:42 Car après la fuite nocturne hors de la juridiction d'Hérode, il a bien fallu que la Sainte-Famille s'intègre à une caravane. Comme la mer et comme la haute montagne, le désert est sans pitié pour les imprudents et les téméraires qui l'affrontent sans le bien connaître. Quatre ou cinq cents kilomètres de désert, cela ne se traverse pas à trois sur un petit âne, avec pour tout bagage une musette et une gourde en bandoulière. Les adultes peuvent endurer le martyre de la soif, mais pas les nourrissons. Pas d'eau, pas de lait chez la Maman. L'artisan Joseph a abandonné derrière lui l'entreprise péniblement montée et se dirige vers l'inconnu. « *Et il se retira en Égypte...* » L'ÉGYPTE... C'est un pays où la colonie juive est alors très importante, et l'on connaît la grande solidarité des fils de Jacob. Les Juifs sont très accueillants pour leurs congénères exilés, tant que les exilés ne sont pas devenus des concurrents. La Sainte-Famille a probablement trouvé rapidement aide et conseils à son arrivée. Débrouillard comme est Joseph, il résout vite les questions de gîte et de pain quotidien. Trouvera-t-il tout de suite de l'embauche dans son métier. Certains le voient docker tandis que Marie mendie au coin des rues... S'il y a du travail sur le port, il y en a dans le bâtiment. Seulement, comme dit le proverbe allemand : « On n'apporte pas de bière à Munich. » On ne s'expatrie pas au Piémont pour s'embaucher comme maçon. Les Égyptiens savent bâtir, beaucoup mieux que les Juifs, qui ont dû faire venir des Phéniciens pour édifier le Temple de Jérusalem, lequel aurait paru ridiculement petit à Thèbes ou à Memphis. L'art grec, revu et alourdi par les Romains, est à présent à la mode, dans tout le bassin méditerranéen. En bref, il y a de la concurrence dans la main-d'œuvre. Pour commencer, Joseph le bâtisseur devra sans doute se contenter de bricoles et de réparations pour ses compatriotes, le temps de s'adapter aux méthodes de travail du pays et de prouver son savoir-faire. Ensuite seulement il trouvera de l'embauche chez les entrepreneurs locaux, mais il y a peu de chances qu'il s'établisse à son compte. HÉRODE ÉTANT MORT, *voici qu'un ange du Seigneur apparut en songe à Joseph dans la terre Égypte et lui dit : --* « *Lève-toi, prends l'Enfant et sa Mère et va dans la terre d'Israël, car ceux qui en voulaient à la vie de l'Enfant sont morts.* » *Joseph s'étant levé, prit l'Enfant et sa Mère et vint dans la terre d'Israël. Mais apprenant qu'Archélaüs régnait en Judée a la place d'Hérode, son frère, il n'osa y aller, et ayant été averti en songe, il se retira dans la Galilée et vint habiter une ville nommée Nazareth, afin que s'accomplit ce qu'avaient dit les Prophètes :* « *Il sera appelé Nazaréen.* » ([^33]) 77:42 Les songes tiennent décidément une grande place dans la vie de l'époux de Marie et surtout dans sa conduite à tenir. De là à le représenter comme un doux rêveur, le pas est vite franchi, d'où sans doute l'iconographie traditionnelle, et quelquefois une certaine mièvrerie dans la dévotion à s. Joseph. Il est vraisemblable que Yaweh ne marchande pas ses grâces à Joseph -- sans la grâce, pas de sainteté. Le plan divin quant à la mission du Fils est établi de toute éternité, et ce plan n'est pas de la compétence de Joseph. Sa mission, à lui, c'est de faire un homme d'un enfant. Ainsi le Fils de Dieu pourra-t-il s'affirmer *le fils de l'homme.* Que Joseph se débrouille donc avec ses grâces d'état et ses moyens humains. Ce n'est que lorsque la raison humaine de Joseph risque de l'entraîner vers des décisions contraires au plan divin, que le Père Céleste délègue ses anges. « N'hésite pas à prendre Marie pour femme..., Pars en Égypte... reviens au pays... Non, pas en Judée, mais à Nazareth ». Raisonnablement -- et sentimentalement -- ce n'est pas très sage de rentrer à Nazareth. Voici trois ou quatre ans que le jeune ménage est parti sans laisser d'adresse... L'artisan de village a lâché son personnel et abandonné les clients. Quand la pluie traversait le toit, quand la porte branlante claquait au vent nocturne, combien de fois a-t-on maudit Joseph, qui avait bien promis de faire le travail : « Il avait l'air si brave, si courageux... A qui donc se fier ? ... » Pour peu qu'un ancien ouvrier congédié ait repris l'affaire à son compte, comme cela s'est vu si souvent, la notoriété de Joseph, fils de Jacob, ne pèse plus lourd dans le gros bourg rural de Nazareth. Pas moyen d'expliquer la vérité sur l'absence de Joseph à ces lourdauds de Nazaréens. D'abord, c'est un secret. Et quand bien même, les autres lui poufferaient au nez : « Dis donc, Joseph, c'est le soleil Égypte qui t'a enflé la tête ? » L'époux de la Sainte-Vierge compte donc bien retourner dans son pays natal, en Judée. Contre-ordre : c'est au pays natal de Marie qu'il faut installer la Sainte-Famille, et partir à zéro pour monter une nouvelle affaire dans un milieu réticent et même hostile. Et voici qu'à l'arrivée de Joseph, Nazareth venait d'être incendiée par les Romains. A la suite, sans doute, d'une de ces séditions coutumières au peuple juif, rétif et impatient sous l'occupation étrangère. La méthode d'Oradour n'est pas une invention du siècle. 78:42 Ce n'est donc pas le moment d'évoquer le passé. Un bâtisseur de plus est le bienvenu dans la cité dévastée. Le devoir d'état de Joseph est de bâtir, de donner un toit aux sans-abri, et il se met à la tâche joyeusement, sans même savoir comment il sera rétribué. Le M.R.U. n'a pas encore été inventé, et les sinistrés n'ont guère de fortune, pressurés d'impôts qu'ils sont par les Hérode et par la puissance occupante. Comment l'artisan Joseph s'y retrouve-t-il ? Sans doute en restreignant encore, si c'est possible, son train de maison. Probablement aussi par d'astucieuses acrobaties pour assurer les payes et les échéances avec des rentrées d'argent parcimonieuses. L'ouvrier donne son travail et compte sur son salaire. L'artisan, lui aussi, donne son travail, mais sa rétribution n'est pas automatique. Un doux rêveur ne saurait ici s'en tirer. Joseph a les pieds sur terre. C'est dans le concret qu'il œuvre. Nourrir sa famille, payer les ouvriers et les fournisseurs : c'est là simple justice. Il est rempli de pitié pour les malheureux sans-abri. Sa générosité l'incite à travailler gratuitement pour les plus démunis ; pour d'autres, il tirera des traites sur l'avenir ; il attendra les récoltes. Mais il sait se montrer ferme avec ceux qui ont encore quelques moyens. Joseph exerce à plein les quatre inséparables vertus cardinales. Comme toujours, il a pris ses risques avec autant d'audace que de prudence. Sans doute Joseph a-t-il bâti en hâte, avec des matériaux de récupération, un très humble logis pour les siens : les cordonniers sont toujours les plus mal chaussés. Mais, malgré le travail qui presse, il prend encore, le temps et le soin d'édifier en sanctuaire sa pauvre demeure, pour l'honneur et la gloire du Dieu vivant, pour l'amour de Jésus. JOSEPH a remis son affaire sur pieds, et Jésus adolescent est en âge d'apprendre le métier. De nos jours, avec un enfant aussi intelligent et aussi bien doué, l'artisan de village ne pourrait envisager que de l'envoyer dans les écoles pour en faire un ingénieur, un médecin ou un professeur. C'est peut-être là le plus ahurissant de l'histoire : tout a été fait par Jésus-Christ, et rien n'a été fait sans lui. L'Enfant-Dieu sait comment c'est fait, le bois, et les atomes et les molécules, et les fibres ; eh bien, Joseph va lui apprendre à façonner cette même matière que Jésus a conditionnée. Cela lui était facile, à Dieu, de venir à nous sous les traits d'un homme en pleine maturité, muni de ses diplômes de docteur en théologie et d'Inspecteur des Finances ; plus quelques C.A.P., avec les cals dans les mains pour que sa chair précieuse ne soit pas meurtrie par la matière inerte. 79:42 L'ÉVANGILE NOUS DIT que Jésus était soumis à Marie et à Joseph. Soumis comme un enfant bien né est soumis à ses parents ; comme un élève appliqué est soumis au maître qui l'enseigne. Il faut que le « métier entre », dit-on, et le métier n'entre jamais sans effort et sans peine. Aussi bien doué que soit l'apprenti, aussi savant et patient que soit le maître. C'est un rude métier que devait assimiler l'apprenti Jésus. Balayer la sciure, ramasser les clous, tourner la meule : c'est le lot de début de tous les apprentis. Et livrer les commandes, coltiner les madriers, tenir le coup au compagnon ; avant de fignoler des queues d'aronde, l'homme-Dieu, sous les ordres de Joseph, devra en passer par là, Les ampoules qui suppurent, et les durillons qui deviendront des cals. Et les courbatures, et les échardes traîtresses. Le soleil accablant et les doigts gourds de froid... Toutes les souffrances, toutes les misères qui harcèlent le travailleur, il les subira, ce Jésus qui nous enseigne l'humilité et l'obéissance. Pour Joseph, la mission est de faire un homme du nouveau-né de la crèche. Un homme fort, physiquement fort, aux muscles bien trempés, capable de porter de lourdes charges, de courir les routes sans pratique et de coucher sur la dure. « Il leur était soumis » ... Et Joseph savait que Jésus était Dieu. Comment donc s'y prenait-il, l'artisan charpentier, pour concilier l'autorité du père et du maître avec la vénération et l'amour de Dieu ? Toute une nuit d'insomnie -- et quelle nuit ! -- au Jardin des Oliviers, les coups de fouet, la couronne d'épines, et hisser sur ses épaules meurtries une croix de 80 kg, au sommet du Golgotha ; c'est là une performance physique que bien des athlètes ne sauraient réussir... Joseph artisan, c'est le maître qui a enseigné l'Enfant-Dieu pour en faire un homme, le Fils de l'homme. LA FÊTE DE L'ARTISAN Joseph est la fête du Travail. Le travail, saint Joseph le connaît et le pratique sous toutes ses ormes. Le travail qu'on apprend à faire et celui qu'on enseigne aux autres. Le travail cérébral et le travail manuel. La connaissance théorique, l'application technique et la dextérité pratique. Le génie créateur et les bras qui exécutent. Le travail du payeur et celui de l'encaisseur. Le travail de direction et le travail soumis au désir du client... Cependant, on peut avoir fait parfaitement toutes ces choses sa vie durant, sans mériter une auréole pour ce seul motif. Pourquoi donc Joseph, saint en tant que modèle des pères et des époux, est il de surcroît saint en tant qu'artisan ? Sans doute parce que tout ce travail qu'il exécute, non seulement il le fait bien, mais encore il le sanctifie, il le sanctifie par une constante référence à Dieu. 80:42 On peut observer que cela lui était assez facile puisque Dieu était sans cesse visible à ses yeux. Mais à Joseph, homme, donc peccable, Dieu se présentait sous les traits d'un enfant qu'il faut élever et d'un apprenti qu'il faut enseigner. Quel père, quel maître, n'ont jamais cédé, dans leur tâche, à la nervosité, et à l'impatience dues à des causes extérieures ? Qui n'a jamais fait, de bonne foi, des reproches injustifiés à son enfant ou à son élève ? Constante référence à Dieu dans le travail : c'est, peut-être, l'enseignement que nous donne saint Joseph, l'artisan, bâtisseur de l'Église. Alors, le travail n'aurait pas pour seul objet de subvenir aux besoins et satisfactions matériels du foyer. Le travail serait, d'abord, au service de l'amour, de la louange et de la gloire de Dieu. Ainsi et ainsi seulement, le Travail que l'on fête le 1^er^ mai servirait à notre propre sanctification. C'est pourquoi je rêve de voir un jour l'usage se répandre de célébrer la messe de Saint-Joseph artisan sur les lieux mêmes du travail pour tous ceux qui collaborent à une même entreprise, du grand patron au plus humble salarié. ON TRAVAILLAIT DANS LA JOIE, mais les journées devaient sembler interminables dans l'atelier de l'artisan Joseph : oui, le temps devait paraître bien long ans l'attente du soir où l'on se retrouvait en Famille. Mais là, ni l'observation, ni l'imagination ne peuvent nous venir en aide. Nombre de saints, nombre de mystiques, ont été invités à vivre avec Jésus telles et telles phases de sa vie publique, joyeuse, douloureuse ou glorieuse. Mais, à ma connaissance, aucun mystique, aucun saint, n'a jamais été admis dans l'intimité de la Sainte-Famille. Benjamin LEJONNE. 81:42 ### L'âge de la sagesse *Souvenirs et anecdotes* par Georges DUMOULIN QUAND DIEU PERMET à votre existence terrestre de dépasser trois quarts de siècle ; quand il y ajoute un empiètement appréciable sur le quatrième quart, il convient de le louer, de le remercier de la permission qu'il vous a accordée. Mais, notre Créateur est allé plus loin dans sa miséricorde puisqu'il a voulu que cette longue vie affronte de nombreux risques, abuse du péché sans connaître la déchéance physique et sans qu'il y ait rupture avec la spiritualité. Après un long séjour dans l'incroyance, laquelle m'a souvent conduit au blasphème, à l'athéisme négatif, à l'anti-cléricalisme stérile, notre Père à tous a eu la bonté de m'accueillir à nouveau parmi ses créatures. Donc, c'est qu'il m'a jugé digne de son pardon et comme l'un de ceux qui portent dans leur âme la somme de fraîcheur indispensable pour le retour aux vérités premières. Certes, la fin viendra ; mais je ne dois pas la redouter puisque j'ai eu largement ma part dans le temporel et que je suis pourvu d'espérance pour le spirituel. Toute ma vie terrestre est derrière moi. La grâce divine qui m'est accordée me permet de la revivre en me penchant sur mon passé. L'âge de la sagesse joue ici un rôle en éclairant certains actes que j'ai pu porter au compte de la sincérité au moment de leur exécution et qui aujourd'hui m'apparaissent comme une concession consentie à l'opportunité. 82:42 Je me demande maintenant s'il n'y avait pas au fond de moi autre chose que ce que j'exprimais devant des auditeurs en abreuvant de sarcasmes les vicaires du Christ. J'ai le sentiment que ce que je disais tout haut était extérieur à moi-même tandis que le fond de ma pensée était dans mon âme. Voici une anecdote qui remonte à trente années en arrière. Je m'en sers comme exemple. C'était dans une bourgade de Haute-Savoie, pas loin de Genève. Un meeting public, douze cents auditeurs ouvriers, paysans, fonctionnaires formant une majorité de gauche. Ils applaudirent et acclamèrent mes tirades, mes sarcasmes, mes invectives dirigées contre les cléricaux de l'endroit. Vint un contradicteur qui occupa la tribune pour présenter la défense de l'Église catholique et qui ne craignit pas d'affirmer l'existence de Dieu devant lequel selon lui nous serions tous appelés à comparaître. L'éloquent contradicteur spécifia qu'il était notaire de son état. Je lui fis la réplique ci-après : « Je souhaite que Dieu existe ; je désire qu'il soit et qu'il juge ; je veux comparaître devant lui car je ne crains pas son jugement, tandis que vous, vous devez redouter sa sentence. » Le bras levé, un doigt pointé vers le ciel le contradicteur demanda : -- Pourquoi, Monsieur ? -- Pourquoi ? répliquais-je. Parce que vous êtes notaire... Artifice de tribune qui met les rires de votre côté, truquage d'éloquence qui met en cause l'honnêteté d'un homme de loi sans le connaître. C'était cela le procédé employé pour impressionner les épidermes tandis qu'au fond de nos deux âmes, dans celle du notaire et dans la mienne, il y avait Dieu. Voici maintenant une brassée de souvenirs. Les hauts-lieux de mon pays d'Artois m'ont toujours attiré. Dans le voisinage de ma petite ville natale, au sommet d'une colline dénudée, il y avait une vieille chapelle dédiée à Saint Louis dont il ne restait que quelques pans de murailles. Les gens disaient que de ce lieu on apercevait les côtes de la Manche et que la chapelle servait de guide aux navigateurs. J'en avais fait un lieu de pèlerinage et j'y trouvais mon plaisir parce que la vue porte loin et aussi parce que le mamelon autour de la chapelle était couvert par endroits de petits bosquets d'ajoncs dans lesquels les linottes faisaient leurs nids, élevaient leur nombreuse famille en peuplant ce coin pittoresque des concerts divins de la nature. 83:42 C'est ainsi, sans doute, que j'ai commencé à m'accoutumer à la méditation et à la contemplation des êtres et des choses. Puis d'autres haut-lieux m'ont séduit. Le Cap Gris-Nez était enveloppé d'une sorte de légende. Les gens de chez nous le considéraient comme un géant ayant l'audace de lutter contre les grands vents et de résister aux assauts de la mer. Je suis allé le voir plusieurs fois en m'avançant sur sa pointe jusqu'au bord de sa falaise. J'y fus un jour de grande tempête, quand les flots et les vagues immenses s'acharnaient contre les rochers du géant sans parvenir à l'ébranler. Le spectacle avait un aspect grandiose par son volume et son ampleur, par l'intensité de ses bruits, parmi lesquels il semblait que l'on entendait la voix du Créateur. En pareil cas, l'homme se fait petit et c'est à peine s'il parvenait à se reconnaître parmi l'amas de brume qui l'environnait et le vent qui le secouait. Qu'ai-je pu penser à une époque où je me sentais témérairement jeune ? Je ne m'en souviens plus. Aujourd'hui je dirais qu'une grande leçon d'humilité m'avait été ainsi proposée et qu'elle me servirait plus tard. Plus tard, dans le complexe des collines d'Artois, ce furent le coteau d'Hersin-Coupigny, l'éperon de Notre-Dame de Lorette, la falaise de Givenchy en Gohelle qui m'attirèrent. Je voulais voir de là-haut ce qui se passait en bas. Là-haut j'avais derrière moi, dans mon dos, un arrière pays charmant, paisible et verdoyant, légèrement ondulé et tapissé de prairies vertes, de champs de céréales, de bosquets ombreux entourant des villages et des hameaux champêtres. Cette paix de la nature était seulement troublée par un vent léger, par le bruit d'un attelage, le tintement timide d'une cloche, les appels d'un berger et les chants de quelques oiseaux. Au loin, ma vue portait jusqu'aux tours du Mont Saint-Éloi, jusqu'au village de Fresnicourt, jusqu'à la masse compacte de la jolie petite ville d'Houdain. Ce que j'avais ans le dos portait les traits de l'évangile et me faisait redouter de regarder devant moi. Devant moi c'était un trou semblable à un vaste cratère d'où s'exhalaient encore les fumées d'un volcan. 84:42 C'était un vaste bas-fond qui s'étendait jusqu'à la mer et au-dessus duquel planait une couche de brume noirâtre. Des profondeurs de ce sombre décor surgissaient des clochers d'églises, des toitures de mairies, des cheminées, des fours, des chevalements de mines, des terrils pareils à des pyramides et d'innombrables cités dont les toits rouges formaient des alignements dans un grand damier portant de place en place quelques bouquets d'arbres. Ce trou était noir, monstrueux et sinistre. Du haut de mes belvédères il prenait les aspects et les proportions d'un enfer en permettant de penser qu'il figurait dans le monde social de cette époque l'enfer prolétarien. Cependant, la vue s'étendait au-delà de ce bas fond pour y rencontrer des images plus réconfortantes : à ma gauche c'était la ville de Béthune, avec son vieux beffroi, son Palais de Justice, ses vieilles maisons du XVIII^e^ siècle et ses constructions récentes. Plus loin, c'était Armentières, les Monts de Flandres et ce qui restait des Moulins de Cassel. Devant moi j'avais Liévin, Lens, Courrières et la plaine jusqu'aux approches de Lille. Plus à droite j'avais les cités massives plantées le long de la route nationale, reliant Lens à Douai en passant par Billy-Montigny et Hénin-Liétard. Du haut de mes promontoires, un tel panorama, en dépit de son suaire gris, de son ciel maussade, avait un aspect puissant qui témoignait en faveur d'une œuvre de force par laquelle les hommes, par leur travail, avaient continué la création. Par la suite, les hauts-lieux dont il s'agit se peuplèrent de cimetières, de nécropoles et d'ossuaires. Les chapelles s'agrandirent et s'aménagèrent pour devenir des temples de prières et des buts de rassemblement pour ceux qui avaient à perpétuer le souvenir des malheurs que le monde avait connus. Certaines de ces cérémonies connaissaient la présence des plus hauts dignitaires de notre Église catholique tandis que des visites plus humbles s'effectuaient dans les cimetières français, anglais, allemands et canadiens, marquant ainsi que les tombeaux des hommes étaient sans frontières. J'ÉTAIS FAIT pour vivre dans cet enfer prolétarien. Un village m'adopta, des puits de mines m'engloutirent dans leurs galeries et dans leurs tailles pour que tout mon corps s'adonne à une lourde tâche. 85:42 J'étais ainsi au cœur des réalités qui, de là-haut, m'étaient apparues comme un mauvais rêve. Mon raisonnement se modifia, mon jugement se fit plus clair. Cette plaine basse qui m'avait paru sinistre, c'était le bassin houiller du Nord et du Pas-de-Calais. Il me plut d'en étudier la forme et de pénétrer sa structure. Je vis qu'il s'étendait sur une centaine de kilomètres depuis la frontière belge jusqu'aux confins du Boulonnais et que sa grande largeur ne dépassait pas trente kilomètres. Les livres m'apprirent qu'il était issu de bouleversements provoqués par la mer hercynienne et les plissements sédimentaires de notre écorce terrestre. Il me plût encore de constater que notre bassin houiller avait la forme d'un monstrueux lézard dont le ventre arrondi comme une cuvette s'enfonçait dans la terre à une profondeur de 2.500 mètres. Je notais en plus que dans la structure interne de mon prodigieux saurien des couches de charbon se superposaient les unes au-dessus des autres en s'inclinant vers le fond et qu'elles formaient entre elles un amas de combustible d'une épaisseur de 20 à 30 mètres s'étendant sur une surface égale à plusieurs milliers de kilomètres carrés. C'est cette colossale fortune énergétique qu'il s'agissait d'extraire et de transformer et c'est en l'extrayant, en l'utilisant, en la transformant qu'elle donna naissance à une entité économique et à un complexe social tel que nous le connaissons. Son histoire est déjà longue ; elle a derrière elle des épisodes émouvants, des catastrophes meurtrières, des luttes violentes et un long cortège de misères, de souffrances, de courage et d'héroïsme. Mon propos n'est pas de raconter cette histoire puisque bien avant moi des écrivains et des sociologues ont écrit sur elle de nombreux ouvrages, Je m'en tiens donc à des souvenirs, à des impressions, à des anecdotes illustrant les changements de mon raisonnement et de mes jugements quand il m'a été donné de prendre directement contact avec les réalités vivantes. Les sociétés capitalistes qui dirigeaient l'exploitation des Houillères avaient désigné les fosses en les numérotant chronologiquement. Mais quelques-unes avaient choisi des noms parmi les grands notables et les fondateurs illustres. C'est ainsi que l'on eut les fosses Casimir-Périer, d'Audiffret-Pasquier, d'Aremberg, de Boisgelin, Schneider, etc... 86:42 C'est ainsi encore que l'on eut les fosses de l'Archevêque, Sainte-Henriette, Notre-Dame, etc... Quelques sociétés s'étaient aventurées dans le colonialisme et nous avaient légué des fosses qui s'appelaient le Dahomey, le Tonkin, le Maroc, Nouméa. Cette dernière avait mauvaise réputation à cause de son nom, de sa profondeur de 800 mètres, et aussi parce qu'elle était le refuge des fortes têtes et des congédiés des autres entreprises de la région. Nouméa laissait supposer un bagne. Quand j'y fus pour y travailler pendant quelques mois, elle me laissa le souvenir d'être comme les autres fosses et où les hommes n'étaient pas plus maltraités qu'ailleurs. L'ingénieur de ce puits s'appelait Gally, le chef porion se nommait Desjardin et le porion avait comme nom Galand. Cela faisait « Galy des Jardins Galants ». Mais ces chefs étaient loin de représenter une chiourme de pénitencier. Élargissons nos souvenirs. Ma vocation fut de parcourir en long et en large tout ce bassin minier ; de prendre contact avec sa substance humaine. Il y avait là des masses considérables d'hommes, de femmes et d'enfants logés dans des villages qui étaient devenus des villes après avoir été des hameaux champêtres. Autour de ces villes, il y avait des assemblages de cités, formant sur de larges espaces les damiers résidentiels dont j'ai déjà parlé. Les puits de mine avec leur chevalement, les fours à coke, les usines de carbonisation, les centrales thermiques faisaient corps avec le damier et lui donnaient du souffle. Dans chacune des cités, une église dressait son clocher vers le ciel et des bâtiments scolaires accueillaient la jeunesse. Dans chacun des gros villages, un hôtel de ville occupait une place de choix. Les rues avaient leurs magasins dont les lumières faisaient resplendir les étalages. On y voyait partout des estaminets, des cafés, des bars, des hôtels, des sièges de sociétés, des salles de spectacle. On y voyait encore les maisons cossues des ingénieurs, des médecins, des notaires et des avoués, des avocats et des huissiers sans oublier les dispensaires, les hôpitaux, les cliniques, sans oublier non plus les églises très vieilles mais rénovées et embellies. Dans cet ensemble de choses une activité intense se manifestait. En l'absence des hommes qui étaient à la mine et qui seraient là en fin de journée, les ménagères peuplaient les marchés où se faisaient entendre les appels des forains et les harangues des camelots. Les courtiers et les marchands parcouraient les villages en automobile et l'arrière pays venait offrir son beurre, ses œufs et ses produits agricoles. Les gros camions véhiculaient de la bière, du vin et des eaux minérales. 87:42 Cette vie ardente venait du travail et des profondeurs de la terre. Pour tout dire, ce n'était pas le gouffre infernal que j'avais imaginé car dans les moments de la journée consacrés au repos, les dimanches et les jours de fêtes, il y avait de la joie, du mouvement, des jeux de plein air, de la musique, des bals, des assemblées politiques, des manifestions syndicales, des offices religieux, des processions, des communions solennelles, des baptêmes, des mariages. Aujourd'hui encore de Vieux-Condé à Ligny-les-Aire en passant par Douai, Lens, Béthune, Bruay, des centaines de milliers de personnes dégagent leur existence et leur subsistance de ce complexe industriel, social et commercial. Ce qui existait, existe toujours, mais des sonnettes d'alarme s'agitent propageant l'inquiétude. Cette inquiétude vient de plusieurs constatations alarmantes. D'abord il a fallu arrêter des travaux qui n'étaient plus rentables et fermer les fosses du Boulonnais dont on ne parle plus. Puis, il a fallu se résoudre à condamner les fosses du secteur Ouest du Bassin qui seront fermées les unes après les autres. C'est le sort qui est réservé au groupe d'Auchel-Bruay-Béthune. Dans vingt-cinq ans, ce groupe verra sa production diminuer de moitié en laissant chaque année sept cents jeunes travailleurs sans emploi. L'amenuisement des effectifs se fera par les retraités qui ne seront pas remplacés. D'autre part la mécanisation minière a entraîné la concentration des sièges d'extraction et la suppression des fosses intermédiaires. Par suite, les mineurs deviennent des véhiculants, des transportés, des déplacés et, par voie de conséquence, des nostalgiques. La jeunesse minière s'intègre comme elle peut dans ce véhiculisme pour aller s'embaucher dans les parties du bassin demeurées actives. Mais ces parties actives sont elles-mêmes vouées à la disparition dans un avenir plus ou moins lointain. Que vont devenir tous ces hommes ? Quel va être le destin de ces nombreuses populations ? Il n'y a pas de transfert possible dans les autres bassins français. Il n'y a pas de place pour ce monde dans les autres bassins européens. 88:42 Une politique énergétique qui contingentera la consommation du charbon avec celle du pétrole, du gaz et de l'électricité, vaudra pour une période, mais ne résoudra pas le problème posé par le destin. Ainsi, en ce qui concerne les hommes, l'aboutissant sera l'exode en commençant par la jeunesse des deux sexes que le mirage de la région parisienne et les promesses de l'Afrique Noire attireront. Mais si les hommes peuvent trancher le problème par l'évasion en laissant les vieillards retraités dans les corons vides, que vont devenir les choses c'est-à-dire les villes, les villages, les cités et tous les témoignages d'un immense effort de rédemption. La question est posée par d'autres que moi. Elle a trouvé sa place dans les différents domaines de la politique, de l'économie, de la sociologie, de l'urbanisme, de la démographie. Elle doit également trouver sa place dans les préoccupations sociales de l'Église. Georges DUMOULIN. 89:42 Le temps des quatre actes ### Vie et mort du Cardinal Stepinac par le R.P. DRAGUN, o.p. NOTRE SEIGNEUR a bu le calice mais le vin continue à se répandre dans ses membres et la Passion torture toujours son corps mystique : Et l'Église du silence compte un témoin de plus. Témoin illustre, celui-ci, puisqu'il s'agit de l'Archevêque de Zagreb, Primat de Croatie, Monseigneur Louis Stepinac, cardinal de la sainte Église romaine, et qui ne put jamais franchir la frontière de son pays pour aller recevoir à Rome sa pourpre et son chapeau. On trouvera dans l'ouvrage intitulé *Le dossier du Cardinal Stepinac* ([^34]) des documents sur la persécution en Yougoslavie et les pièces du procès de ce prélat. On ne peut en donner ici qu'un rapide aperçu. Quand le gouvernement communiste de Tito sortit du maquis pour prendre le pouvoir dans l'ancien royaume des Serbes, Croates et Slovènes, la dernière personne qu'il pouvait accuser d'avoir pactisé avec les occupants (allemands ou italiens et Oustachis) était bien Mgr Stepinac. Aussi, tandis que se déchaînait la lutte antireligieuse, l'archevêque de Zagreb fut-il longtemps respecté. Il aurait fallu pour l'accuser mentir effrontément, et mentir davantage encore pour le condamner. Mais le mensonge est justement l'arme favorite du communisme quand il a besoin d'une arme, et soudain, vers la mi-septembre 1946, Mgr Stepinac fut arrêté. Le 11 octobre il s'entendait condamner à seize ans de travaux forcés. 90:42 De quoi donc avait-on l'audace de l'inculper ? D'abord de collaboration avec les autorités d'occupation. On savait très bien que sa charge et ses fonctions l'obligeaient à des contacts avec le pouvoir de fait. Il avait tenu à ce que ces contacts fussent le plus rares possible et les accusateurs se gardèrent bien d'en rappeler les raisons et le résultat. Mais écoutons là-dessus d'abord le grand sculpteur croate, Ivan Mestrovic. Quoique réfugié aux États-Unis, cet ancien élève de Rodin, maintenant professeur à Syracuse (U.S.A.), est resté en assez bons termes avec Tito pour passer chez celui-ci ses vacances de 1959. Or, a dit Mestrovic : « La pire des calomnies répandues contre Stepinac est certainement le mensonge de sa collaboration avec l'ennemi. Au printemps de 1942, il m'a montré une liasse de lettres de menaces posées sur sa table sous une assez grosse pierre. Ce caillou, qui l'avait touché à l'épaule, était un des projectiles lancés contre lui par des agents du régime d'occupation un jour aux environs de Zagreb. Quant aux lettres de menace, elles provenaient du Quartier Général des Oustachis et de la Gestapo. Écrites soit en allemand soit en croate, elles disaient toutes ceci ou à peu près : Nous savons que vous êtes notre plus dangereux adversaire, mais si vous continuez, nous vous abattrons dans la rue comme un chien. » A ce témoignage d'un ami de Tito, ajoutons celui d'un autre ami de Tito, l'avocat I. Politeo, désigné pour la défense de Stepinac par le Tribunal du Peuple lui-même. La plaidoirie de ce défenseur d'office ne saurait être suspectée. Écoutons-le citer le passage du sermon prononcé par Mgr Stepinac, le 26 octobre 1941, en pleine période d'occupation, pour la fête du Christ-Roi. « J'attire spécialement votre attention, proclama l'archevêque, sur un devoir qui vous incombe si vous voulez être de vrais disciples du Christ-Roi, le devoir d'aimer votre prochain, l'homme quel que soit son nom. Au cours de ces dernières décades, diverses idéologies athées ont si bien réussi à empoisonner le monde que la haine est presque devenue le principal moteur de toute activité humaine. Même parmi ceux qui pourraient s'honorer du nom de catholique, et même, j'ose le dire, parmi ceux que distingue la vocation religieuse, nous avons à craindre que certains succombent à cette passion et oublient la loi qui est le plus beau fleuron de la chrétienté, la loi de l'amour. » 91:42 Cette citation terminée, M. Politeo demanda : « N'était-ce pas là faire clairement allusion à Pavelic et à ces oustachis qui, tout en se prévalant du nom de catholique, se conduisaient en mauvais chrétiens ? Et aussi aux prêtres qui s'étaient fourvoyés à leur suite ? Ces paroles-là peuvent-elles passer pour excitation au crime ? Qui les tiendrait pour une preuve de collaboration avec l'ennemi ? Et pourtant elles ont été prononcées publiquement au sixième mois de l'occupation. » A chaque occasion, du haut de sa chaire, dans son église cathédrale, Mgr Stepinac avait ainsi tonné contre les erreurs et les méfaits des occupants. Tant et si bien que les Allemands assassinèrent son frère, que les Italiens bâtonnèrent sa mère et qu'à plusieurs reprises le gouvernement oustachi demanda au Vatican sa destitution. CETTE ACCUSATION de crime contre la vertu de patriotisme ([^35]) manquait par trop manifestement de base. Il en fut de même du reste du dossier, en particulier de l'accusation portée contre l'Archevêque d'avoir ordonné à ses prêtres de convertir par force au catholicisme les juifs et les orthodoxes. Si le tribunal devant lequel il comparut avait été composé de juges et non de partisans, il aurait suffi pour l'acquittement de la lecture, par un autre défenseur désigné, M. Katilic, de ces instructions adressées au clergé croate : « Quand des personnes de religion juive ou orthodoxe en danger de mort se présenteront à vous et manifesteront le désir de se convertir au catholicisme, recevez-les pour leur sauver la vie. Ne leur imposez pas d'instruction religieuse spéciale, car les orthodoxes sont aussi des chrétiens et c'est de la religion juive que le catholicisme tire ses origines. Sauver la vie de ces personnes est un des premiers devoirs chrétiens. Quand cette période de folie barbare sera terminée, ceux qui se seront convertis par conviction resteront dans notre Église, les autres, le danger passé, retourneront à la leur. » 92:42 De nombreuses preuves vinrent démontrer que l'accusé Stepinac n'avait jamais cessé de protester contre les persécutions dont Juifs et orthodoxes serbes avaient été victimes tant de la part des Allemands que de la part des oustachis. Lorsque le chef de ceux-ci, Anton Pavelic, lui-même marié à une juive, prétendit faire annuler les mariages mixtes Juifs-catholiques, l'Archevêque se dressa aussitôt. Et dans sa lettre du 8 février 1942, adressée à Pavelic, après avoir déclaré que lorsqu'il s'agit de la défense des droits fondamentaux de l'homme l'Église ne recule devant aucune puissance terrestre, il ajoutait ces lignes dont le destinataire pouvait, moins que personne, nier le bien-fondé : « Dans les milieux officiels et jusque chez les gouvernants actuels, il y a de nombreux mariages mixtes et qui jouissent, ceux-là, de toutes les garanties. Votre décret n'a aucun fondement ni dans la saine logique, ni dans les intérêts de l'État et du peuple. » CE COURAGE sans défaillance, cette héroïque charité dont profitèrent Tito et ses maquisards qui en félicitèrent Mgr Stepinac tant qu'ils en eurent besoin, l'Archevêque allait les déployer également en faveur de ceux que se mirent à persécuter Tito et ses maquisards dès qu'ils eurent ris le pouvoir. Aussi, malgré l'écroulement de tous les chefs d'accusation, l'accusé devait-il être condamné. Un gouvernement communiste, c'est-à-dire totalitaire, ne peut admettre l'existence d'une autorité spirituelle qui ne s'incline pas devant la sienne. Les catholiques croates voulaient conserver leur Église ? Tito acceptait à condition que cette Église devînt nationale, c'est-à-dire, rompant avec Rome, se soumît aux volontés du gouvernement communiste. Telle fut la raison de la condamnation de Mgr Stepinac. Tito invoqua parfois des prétextes politiques, témoin ce passage de l'interview qu'il accorda à M. Sulzberg, correspondant du *New York Times :* « La population orthodoxe considère Stepinac comme un criminel de guerre et nous sommes bien obligés de tenir compte de ces sentiments. » Certes les Serbes (orthodoxes) se sont toujours assez mal entendus avec les Slovènes et les Croates (catholiques). Mais si ce motif est partiellement valable, il n'est pas le plus important. Nous le savons aussi par Tito lui-même. En décembre 1949, au cours d'une réunion des Prêtres Populaires de Cyrille et Méthode (association dirigée par des communistes), il précisa : 93:42 « Nous, Yougoslaves, nous nous sommes détachés de Moscou. Pourquoi ne vous détacheriez-vous pas de Rome ? » Et le 8 janvier 1953 il disait aux Évêques de Croatie : « Je ne suis pas contre l'Église catholique, je désire au contraire qu'elle et l'État entretiennent de bonnes relations. Mais l'Église catholique doit être nationale, c'est-à-dire ne plus dépendre de Rome. » UN SEUL TROUPEAU, un seul pasteur. C'est pour cette volonté du Christ qu'a été condamné et qu'a souffert le Cardinal Stepinac. François Mauriac l'a fort bien exposé dans le *Figaro* du 2 novembre 1946 : « Tout s'éclaire si l'on se rappelle que, le 8 septembre 1946, l'Archevêque de Zagreb, le premier des évêques croates, refusait de rompre avec Rome. Voilà le nœud de tout. Mgr Stepinac souffre pour l'unité, il est l'un des martyrs de l'unité. » Mais c'est à Djilas, qui était alors, et le resta longtemps, le second personnage de la Yougoslavie titiste, que nous demanderons le résumé le plus significatif de toute cette affaire : « Stepinac fut condamné quoique innocent. Mais souvent dans l'histoire des raisons politiques ont exigé que des innocents soient condamnés. » POUR NOUS, CATHOLIQUES, d'autres leçons nous sont manifestées par la condamnation du Cardinal Primat de Croatie. Le vin de la Passion continue à se répandre dans les membres du Corps mystique, et le rôle du chrétien est toujours un rôle de rédempteur. Le disciple doit porter la croix de son Maître. Qui dit chrétien dit à plus forte raison héros. En temps normal l'héroïsme est facile. Encore faut-il ne pas s'esquiver, car ce temps normal, celui dont jouissent les peuples (encore) libres, doit être tout de même un temps de prière et de pénitence, la T. S. Vierge nous l'a souvent répété depuis cent ans. Prière et pénitence... sinon les peuples (encore) libres seront condamnés, eux aussi, à connaître un temps où l'héroïsme leur sera beaucoup moins facile, où c'est au milieu de cruelles souffrances qu'il leur faudra pratiquer les actes de foi, d'espérance, de charité et de contrition, ce temps que le testament spirituel du Cardinal Stepinac évoque en ces termes : « Mes chers enfants, restez fidèles à tout prix, et même s'il le faut au prix de la vie, à l'Église du Christ qui a *pour* Pasteur suprême le successeur de Pierre... 94:42 Ni la guerre ni la paix, ni le bonheur ni le malheur ne doivent nous faire vaciller dans la décision de rester jusqu'à la mort fidèles à l'Église du Christ. » Par leur fidélité à suivre le Christ jusqu'au terme, de son sacrifice rédempteur, le Cardinal Stepinac et les persécutés de l'Église du silence ont retardé ce temps. Plaise à Dieu que leurs vertus l'aient définitivement épargné à l'occident chrétien ! En tout cas, l'histoire témoigne que toujours, plus les persécutions ont été violentes, plus fructueuses aussi ont été les victoires de l'Église. Quant aux mérites particuliers du Cardinal défunt, s'il était d'usage de décerner des citations à l'ordre du jour de l'Église, celles de Mgr Stepinac pourraient illustrer ce que Pie XII a dit de lui : « Un exemple de zèle apostolique et de force chrétienne », et cet extrait du télégramme de S.S. Jean XXIII à l'Évêque coadjuteur de Zagreb : « Très zélé et très pieux Pasteur, honneur insigne du Sacré Collège et qui a hautement mérité de l'Église Universelle. » Th. DRAGUN, o. p. Recteur de la Mission catholique\ croate en France 95:42 ### NOTES CRITIQUES A propos de Maritain **1. -- **C'est un grave et nécessaire sujet de réflexion, que celui du désastre subi en France par le thomisme ([^36]). Les fruits n'ont pas tenu les promesses des fleurs. Le climat intellectuel français, dans les milieux universitaires et dans les milieux catholiques, n'a pu retenir ni Maritain ni Gilson : ils poursuivent leur enseignement, mais ce n'est plus au Collège de France ni à l'Institut catholique, ni nulle part dans notre pays : c'est sur le continent américain, où leur doctrine rencontre un accueil, une attention, une estime qui forment un vif contraste avec la méconnaissance, l'indifférence ou l'agacement que lui réserve l'Université française. La renaissance française du thomisme, beaucoup d'écrivains laïcs et de docteurs ecclésiastiques y ont travaillé, Henri Massis en évoque plusieurs dans son livre, *De l'homme à Dieu* ([^37]) : mais d'abord Maritain. Presque tout, en fait, est passé par Maritain, n'a atteint le public intellectuel qu'à travers Maritain : le plus sûr comme le plus incertain. La pensée de saint Thomas a été exhumée, reconnue, cultivée, méconnue, oubliée du même pas que grandissait, qu'évoluait, que disparaissait l'influence intellectuelle de Maritain. On peut y voir plus qu'une coïncidence. **2. -- **Or le nom de Maritain évoque surtout aujourd'hui, pour l'ensemble du public intellectuel, un itinéraire politique, d'ailleurs mal connu mais passionnément invoqué. Il y a une « sensibilisation » à la politique, il y a une « politisation » des esprits, dans les milieux intellectuels (laïques, et même, trop souvent, ecclésiastiques) qui asservit, exploite ou annule les pensées d'un niveau supérieur à celui de la politique. A Maritain, on fait gloire ou grief d'avoir été d'Action française jusqu'en 1926, d'avoir adopté pendant la guerre d'Espagne une attitude fort différente de celle de Pie XI, d'avoir combattu le « régime de Vichy » sans pour autant, d'ailleurs, s'engager lui-même ans le « gaullisme » ([^38]). 96:42 Quand on cite un livre de Maritain, c'est *Humanisme intégral* ([^39]), comme si c'était son ouvrage capital, ou quasiment unique, son message essentiel ou son dernier mot. C'est en tout cas un livre difficile, que l'on invoque sans le connaître. L'influence très réelle de cet ouvrage sur des esprits qui se sont formés entre 1936 et 1939 a rarement été directe, mais conjuguée avec celle de Mounier, réfractée à travers Mounier. D'*Humanisme intégral,* c'est presque uniquement l' « annexe » finale (dix-sept pages d'appendice sur la « structure de l'action ») qui est passée telle quelle dans la pensée et la pratique communes avec la distinction entre « en chrétien » et « en tant que chrétien », et celle entre « catholique » et « d'inspiration chrétienne ». Ces distinctions, et quelques idées politiques d'*Humanisme intégral* passées (à tort ou à raison) dans la pensée courante. On ne sait plus qu'elles viennent de Maritain (on croit parfois qu'elles viennent du Pape...). On sait encore moins que ces idées, par un phénomène très curieux et très décisif -- et que personne n'a encore étudié, pas même M. Henry Bars -- ont été ordinairement reçues *dans un autre contexte intellectuel que le leur :* elles ont été reçues non dans le contexte « thomiste » de Maritain, mais dans le contexte « personnaliste » de Mounier. A ce carrefour, à ce croisement, à cette inter-action se situe l'origine de quelques-uns des traits caractéristiques de la pensée catholique contemporaine. **3. -- **Je viens d'écrire le nom de M. Henry Bars, car son dernier livre est l'occasion et la raison de notre propos : *Maritain en notre temps* ([^40]). Le dessein de l'ouvrage (p. 12) est principalement de donner au lecteur envie de connaître la pensée de Maritain, qui manifestement n'est point connue en France (pages 7-8, page 254, et *passim*). Mais ce qui détourne les esprits de connaître Maritain, est-ce donc l'absence de moyens de connaissance, ou d'appels à connaître ? Ce qui a détourné les esprits, ce qui les détourne encore, il me semble que c'est bien plutôt l'absence du climat intellectuel nécessaire au travail de la pensée : un climat suffisamment dépassionné, suffisamment dépolitisé. L'école thomiste française a éclaté en discordes partisanes ; en sectes rivales, en brouilles personnelles. Les divergences principalement politiques qui ont fait éclater le « thomisme » français étaient sans doute inévitables : mais ce que l'on aurait dû éviter, c'est que de telles divergences aillent jusqu'à l'éclatement. Le « thomisme » français en est mort. 97:42 **4. -- **Et c'est justice. Le thomisme ne sert à rien, s'il ne sert pas d'abord aux thomistes, et s'il ne leur apprend pas à vivre, malgré leurs divergences, dans l'amitié chrétienne. Il manque à trop de nos docteurs, penseurs et écrivains *les mœurs intellectuelles* de l'amitié chrétienne, réduites à néant par le bulldozer d'inexpiables discordes personnelles et politiques. La sagacité avec laquelle M. Henry Bars, plus d'une fois, expose ce que sont la doctrine et l'esprit de Maritain, ne servira de rien, et ne fera rien avancer, au contraire, parce que son livre est hérissé de tranchées, de forteresses et de mitrailleuses : parce que son livre est un livre résolument et violemment partisan, qui bataille, injurie, outrage en un domaine et sur un terrain déjà tellement ravagé par les coups échangés que la vie en a comme disparu. La première chose dont aient besoin les penseurs catholiques français, c'est d'arrêter enfin leur massacre réciproque. **5. -- **La méthode, ou plutôt le système de M. Bars est horriblement simple : tous ceux qui ont exprimé un avis politique contraire à celui de Maritain l'ont fait pour des raisons impures, qui n'étaient même pas des raisons, mais de sombres « prétextes ». De Claudel à Salleron, de Bernanos à Thibon, de Marcel De Corte à Henri Massis, les critiques émises n'ont été qu'attaques, dénigrements, calomnies, sans que M. Bars y aperçoive nulle part l'ombre d'une objection fût-ce à demi valable. Seul Maritain fut pur. Seul, il fut incompris : « Il est clair, écrit M. Bars en sa page 123, que (Maritain) ne se juge pas au-dessus de la discussion ; mais cette discussion de ses idées politiques, nous en sommes encore à l'attendre, j'entends une discussion rationnelle et serrée, qui soit faite d'autre chose que de gémissements et d'allusions, ou de contresens et de calomnies... » Pour soutenir cette thèse extrême, M. Bars défigure les objections sérieuses, par exemple celles de Salleron, ou alors les passe purement et simplement sous silence : il ignore apparemment le livre fondamental de Charles De Koninck, *Primauté du bien commun* ([^41]), ce qui est peut-être commode, mais tout de même un peu gros. 98:42 **6. -- **Plus généralement, M. Henry Bars retrouve et ranime, sous la cendre du temps, le feu des discordes anciennes, et il en jette les braises à la figure du lecteur. Maritain s'est trouvé mêlé à bien des polémiques partisanes. Qui, sous l'impulsion du moment, ne se laissa jamais emporter ? Maritain lui-même reconnaît, et M. Henry Bars enregistre l'aveu et absout son héros (p. 55), qu'il eut contre Bergson « un ton comme de partisan ». D'autres l'ont eu contre Maritain. Mais enfin le temps faisait son œuvre. La polémique s'était éteinte. Et un nouveau venu, qui n'y fut impliqué en rien, la reprend à son compte, en y mettant une vivacité, une brutalité agressives que ni Maritain, ni Massis, ni Salleron n'y mirent à l'époque. Henri Massis parle aujourd'hui de Maritain d'une manière qui faisait écrire au P. Calmel ([^42]) : « La grande sérénité avec laquelle Henri Massis, au gré de ses diverses études, cite Maritain et ses travaux proprement philosophiques, nous donne un beau et grand exemple qui ne sera pas perdu. » Il aura du moins été perdu pour M. Bars, qui rouvre contre Henri Massis, au nom de Maritain, le chapitre des vieilles rancunes. M. Bars aligne ces rancunes, il les époussète, il les remet debout et il les remet en scène, à chaque trace de cicatrice ancienne il cherche à rouvrir la blessure. Nous aimons les livres où derrière l'auteur on trouve l'homme : mais dans le livre de M. Bars, derrière l'auteur on trouve un homme de rancunes ; et de rancunes qui ne sont même pas les siennes, mais celles des autres, dont il prend la relève. **7. -- **Henri Massis vient d'écrire en tête de son dernier ouvrage *De l'homme à Dieu :* « S'il y a dans tout ce que nous avons vécu, dans tout ce que nous avons pensé, quelque chose que puisse les inciter à tourner leur regard vers Celui qui a seul le pouvoir de leur dire : Lève-toi et marche, nous n'avons plus d'autre désir que de le leur donner. L'unique voie de salut est là, mais le monde ne le sait pas. Tout notre labeur n'a eu pour sens que d'en porter témoignage là où nous étions placé. Nous l'avons accompli au milieu de bien des tumultes. Puisse la poussière en être désormais retombée. Au fur et à mesure qu'on rencontre plus d'êtres, qu'on remue plus d'idées, ce sont les rapprochements qui frappent, les oppositions et les divergences qui se réduisent. C'est par en haut que se fait l'union, par la pointe de l'âme, c'est là que tout se rejoint. Dans la paix du crépuscule, il nous reste les lignes nettes de l'essentiel. Unum est necessarium. » 99:42 Et voici qu'un nouveau venu ouvre le feu sur Henri Massis. Ce nouveau venu, comment, pourquoi le connaissions-nous ? Précisément parce qu'Henri Massis nous l'avait fait connaître. Dans ses articles d'*Itinéraires,* Henri Massis avait plusieurs fois mentionné, avec estime et amitié d'esprit, les premiers livres de M. Bars, sans s'arrêter au fait que ce débutant appartenait à un autre « camp », à une autre famille politique que la sienne ([^43]). Tel est Massis, attentif, accueillant et ouvert aux autres : qui le lui rendent comme on le voit. **8. -- **M. Henry Bars s'est en outre donné le tort grave de faire de Massis une citation plus qu'inexacte. En sa page 118, il résume ainsi la position de l'Action française à l'égard de Maritain en 1926-1927 : « Tel « grand chrétien » du parti estime que le philosophe « planait sur les hauteurs », « tournait autour des points qui font seuls question », « renonçait aux moyens de salut », « noircissait à plaisir » et enfin « se réservait intact son petit coin ». C'est dire à quel point, dans cette école de la raison, la raison était passionnelle et l'art de lire subjectif. Mais au fond tout se résumait en un mot : Maritain osait renoncer au bienfait de Maurras. » Ce « mot » qui « résumait tout » comporte une référence, donnée par la note 56 de M. Bars : « Massis, *Maurras et notre temps,* tome I, p. 173 ». Tout le monde comprendra donc que M. Bars rapporte ici un mot de Massis. Or, *si l'on vérifie,* on constate premièrement que la citation a été tronquée. Ce « mot » ne reprochait pas à Maritain d' « oser renoncer au bienfait de Maurras », purement et simplement, absolument parlant ; mais d' « oser renoncer au bienfait de Maurras *pour y substituer une vaine philosophie de l'histoire future* », ce qui comporte plus qu'une nuance, et modifie le sens d'une manière fort perceptible pour un esprit philosophique comme celui de M. Bars. Et l'on constate secondement que *ce mot n'est pas de Massis,* mais du professeur Carteron. L'usage honnête commandait de le préciser dans la référence en écrivant : « *cité par* Henri Massis, Maurras et notre temps, tome I, p. 173 ». M. Bars n'ignore pas cet usage, il s'y conforme dans d'autres références. Mais contre Massis, tout lui est bon. **9. -- **M. Bars fait une « citation » pareillement inacceptable un peu plus loin, en sa page 139, à l'encontre de Louis Salleron. Il prétend que Maritain ayant adopté le terme « bourgeois » en une acception péjorative, *l'on en prit prétexte* pour présenter Maritain comme un « marxiste chrétien ». 100:42 La référence renvoie à un article de Salleron dans la *Revue hebdomadaire* de 1936. Or ni le « prétexte » de Salleron n'était celui-là, ni l'affirmation de Salleron n'était celle-là. Dans *La Nation, française* du 16 décembre 1959, Salleron a reproduit son article de 1936, dont le texte fait éclater la légèreté téméraire de l'accusation. L'expression « marxiste chrétien » est authentique ; elle ne résume nullement le sens de l'article. **10. -- **Le livre de M. Henry Bars comporte 213 notes de références pour des « citations » d'auteurs autres que Maritain. Deux vérifications négatives ne suffisent certainement pas pour conclure que les 211 citations qui restent ne valent pas mieux. Mais ces deux vérifications négatives nous avertissent de n'accueillir les références et citations du livre de M. Bars que sous réserve de vérification ([^44]). Bien sûr, on accorde *a priori* le préjugé favorable à M. Bars. On ne va point l'accuser d'avoir truqué ses citations de propos délibéré. On ne va pas porter contre lui des accusations du genre de celles qu'il porte lui-même, dans son livre, avec autant de fréquence que de légèreté. Mais ses propres méprises lui montreront que des citations peuvent être objectivement frauduleuses sans que celui qui les fait ait eu aucunement l'intention de frauder. La passion, et surtout *le préjugé du mépris* brouillent presque toujours le regard. Or M. Henry Bars est un écrivain qui a le mépris abondant et l'outrage rapide. **11. -- **Se fondant en effet sur la fausse citation qu'il a faite de Salleron, M. Henry Bars l'accuse aussitôt de « *bassesse* ». S'il avait pris la peine de lire, M. Henry Bars aurait vu que l'article de Salleron définissait Maritain comme « *chrétien avant tout* », il aurait vu que cet article ne prenait pas son « prétexte » dans l'emploi du terme « bourgeois » mais qu'il comportait, à l'adresse d'*Humanisme intégral,* quelques-unes de ces objections de fond que M. Bars se plaint de n'avoir rencontrées nulle part ; il aurait vu enfin que Salleron -- dont les critiques à Maritain ont toujours été, depuis plus de vingt ans, mesurées, modérées et même amicales -- écrivait ceci : 101:42 « Nos critiques ne nous empêchent pas de considérer tout ce que contient d'excellent Humanisme intégral ; elles nous empêchent moins encore de rendre hommage à tant de beaux livres de philosophie pure que nous avons toujours lus avec beaucoup de plaisir. » Au lieu de diffamer Salleron, M. Henry Bars aurait utilement pu suivre son exemple, et s'exercer à cette mesure honnête, sérieuse et amicale qui fait si regrettablement défaut aux jugements rapides, méprisants et souvent injurieux que son *Maritain en notre temps* porte sur Massis, sur Salleron, sur Thibon, sur Claudel et sur Bernanos. **12. -- **Il était très permis et même très indiqué que M. Bars tentât de réfuter les objections faites par Salleron à Maritain : il n'était pas permis de nier leur existence, de les réduire à un faux « prétexte », et d'outrager leur auteur. Un homme tel que Louis Salleron, l'accusation de *bassesse* est bien la dernière que l'on puisse porter contre lui. Portée contre un homme tel que Louis Salleron, c'est une accusation qui d'elle-même, et sans que personne y puisse rien, se retourne. Elle se retournera immanquablement si M. Bars, éclairé sur sa méprise, refuse d'en convenir. Mais il se fait tard. Car enfin, c'est le 16 décembre 1959 que Louis Salleron a publiquement rétabli la vérité, Et l'on est depuis lors sans nouvelles de M. Bars. **13. -- **J'en reviens au mépris. On peut mépriser une pensée basse ou un acte infâme. On a toujours tort de mépriser un homme : c'est ce que l'Évangile nous apprend à nous autres, simples chrétiens du dernier rang. M. Bars n'est pas un simple chrétien du dernier rang. Il est homme de lettres, ô combien ! s'il est vrai que le style est l'homme lui-même. Il est auteur. Il est même, nous assure-t-on, et bien que rien dans son livre n'en fasse mention ou ne le laisse supposer, il est même un auteur ecclésiastique. Quand c'est un auteur ecclésiastique qui relance de vieilles disputes en y mettant plus de passion et de violence que n'en mirent eux-mêmes les laïcs qu'il vient injurier après coup ; quand c'est un auteur ecclésiastique qui, au lieu de pacifier les combattants, réveille un combat qui s'était éteint ; quand c'est un auteur ecclésiastique qui méprise et outrage des hommes qui en tous cas n'avaient eux-mêmes ni outragé ni méprisé, il y a vraiment quelque chose qui ne va pas dans nos mœurs intellectuelles. **14. -- **La qualité intellectuelle de *Maritain en notre temps* n'y gagne évidemment rien. En se faisant le vindicatif *partisan* de Maritain, en se faisant l'intraitable *ennemi* de ses adversaires, M. Henry Bars est passé à côté des questions que l'historien et le philosophe ont à se poser au sujet de toutes ces batailles. Il y en a plusieurs. En voici quelques-unes. 102:42 A. -- MAURRAS. -- Que Charles Maurras soit à l'origine de polémiques inexpiables, nous en avons nous-même cherché la raison, et nous avons proposé une explication ([^45]). C'est un problème, car les choses n'avaient point ainsi commencé. Avant la lutte à mort entre le Sillon et l'Action française, il y eut la tentative de « dialogue » entre Maurras et Sangnier. On l'a oublié aujourd'hui : c'est surtout Maurras qui rechercha le dialogue, et c'est Sangnier qui, après avoir hésité, s'y refusa. M. Henry Bars n'ignore pas le fait, mais il le présente ainsi (p. 118) : « Maurras était diplomate trop avisé pour ne pas préférer un allié à un adversaire, fût-ce au prix de l'équivoque. N'avait-il pas essayé, avec une persévérance qui déconcerte, d'amadouer Sangnier évidemment situé à ses antipodes ? » Il est facile d'escamoter ainsi tous les problèmes. Maurras recherchait avec persévérance le dialogue : cela « déconcerte » ! Il voulait « amadouer » ! Il agissait en « diplomate très avisé » ! Fût-ce « au prix de l'équivoque » ! Tout cela est manifestement contraire au comportement constant de Maurras qui, dans le dialogue ou dans la polémique, a eu plutôt les torts contraires ; et on les lui reproche assez. Pourquoi l'accuser d'hypocrisie ? M. Bars a eu la loyauté de reconnaître le fait : contrairement aux fables accréditées depuis, les textes montrent que c'était Maurras qui voulait le dialogue, que ce fut Sangnier qui finalement n'en voulut pas. Ce fait gêne les passions politiques. Alors M. Bars invente que Maurras était un fourbe, cachant sa pensée véritable ! Partout ailleurs, M. Bars prêche en faveur du *dialogue.* Partout ailleurs, il présente non pas comme déconcertant, mais comme louable, de rechercher le dialogue même avec ceux qui sont « situés aux antipodes ». Mais si c'est Maurras qui le fait, Maurras est condamnable, Maurras est un impur, Maurras est un coquin. En outre, *il n'est pas vrai* que Sangnier et Maurras se soient trouvés « aux antipodes » l'un de l'autre. Au contraire. En ce moment où le destin hésitait entre le dialogue et le combat, Maurras et Sangnier reconnaissaient *l'un et l'autre* tout ce qu'ils avaient en commun. Les textes existent. Je vais les citer. Pourquoi M. Bars dit-il le contraire de la vérité ? Je ne sais comment est fait M. Henry Bars, ni comment il peut aussi légèrement traiter un tel épisode : le dialogue entre Maurras et Sangnier. Que ce dialogue ait échoué a tout simplement *anéanti l'unité de la communauté catholique en France pendant un demi-siècle.* 103:42 La guerre à mort entre le Sillon et l'Action française ne peut finalement s'éteindre qu'à mesure que meurent ceux qui en furent les combattants, et presque tous meurent irréconciliés. Cette épouvantable blessure n'était pas fatale : du moins, les futurs protagonistes songèrent d'abord à éviter la guerre. Ce dialogue ébauché entre Maurras et Sangnier, il n'est pas possible d'en rouvrir les pages anciennes sans une émotion, une angoisse presque inexprimables. Les ruines dont nous sommes les héritiers, à l'intérieur de la communauté catholique, pouvaient être évitées, et elles faillirent l'être... C'est seulement avec un infini respect devant le mystère des êtres et de l'histoire, que l'on devrait considérer cet instant où les destins étaient en balance. Parlant de Sangnier, Maurras disait : « *Il m'a toujours paru que notre base commune n'était pas étroite et permettait la conversation* » (14 janvier 1904). Et Sangnier répondait : « *Je sais bien, et j'en tombe aisément d'accord avec Maurras, qu'il y a entre le* SILLON *et l'*ACTION FRANÇAISE *plus d'une idée commune* » (15 août 1904). L'Église attendait beaucoup de Sangnier et elle attendait beaucoup de Maurras : avec la conversion religieuse du second, avec la conversion doctrinale du premier ; l'une et l'autre paraissaient possibles et prochaines, et toutes deux étaient sans doute simultanément indispensables à la poursuite de leur dialogue ébauché. Deux vocations immenses, deux vocations détournées, et l'Église sanctionna en 1910 le détournement de la première, elle sanctionna en 1926 le détournement de la seconde... Pour essayer d'en tirer la leçon, il faudrait évidemment commencer par aborder cette histoire autrement qu'en partisan de Sangnier contre Maurras, ou qu'en partisan de Maurras contre Sangnier. B. -- MARITAIN ET MOUNIER : nous en avons dit quelques mots en commençant (§ 2). M. Henry Bars note seulement les réticences de Mounier devant Maritain (pages 99-100). Il ne pose pas le problème, ou le considère -- ce qui est défendable, mais dommage -- comme en dehors de son propos : le problème étonnant des idées politiques de Maritain réfractées à travers Mounier. On croit peut-être que le « personnalisme » de Mounier avait quelque fraternité sympathique avec ce que l'on pourrait appeler, et que Maritain a nommé, le « personnalisme » de saint Thomas. Ce n'est pas évident. Cela se discute. Je crois plutôt que la ressemblance n'est que dans le mot. Le personnalisme de Mounier est une attitude intellectuelle, une méthode, absolument, explicitement opposées à la « représentation de type aristotélicien ». 104:42 Il n'est d'ailleurs pas impossible d'apercevoir comme une influence de Mounier sur Maritain, quand Maritain en vient à considérer que l'application des principes est analogique ([^46]). Du moins Maritain maintient-il l'univocité et l'immuabilité des principes eux-mêmes. Cette divergence fondamentale dans l'attitude intellectuelle explique la divergence pratique de Maritain et de Mounier en face des enseignements pontificaux concernant la civilisation chrétienne. A leur égard, les catholiques ont une « terrifiante inattention », dit Maritain, tandis que Mounier justifie et organise méthodiquement cette inattention. Mounier, et nullement Maritain, porte la responsabilité intellectuelle et morale d'avoir installé dans de larges zones du catholicisme français la croyance très assurée que la doctrine de l'Église « s'essouffle à cinquante ans en arrière du développement des idées et des faits » ([^47]). On peut se demander si certaines des idées de Maritain sont conformes à la doctrine de saint Thomas : M. Henry Bars n'a point voulu examiner cette question (pages 9 et 10). Mais, quelle que soit la réponse que l'on y donne, il n'en reste pas moins que les idées même les plus discutables de Maritain se développent dans un contexte explicite de référence à la doctrine de saint Thomas et à la pensée de l'Église. Maritain dit en somme : si vous ne m'en croyez point, allez-y voir vous-mêmes. Il ne cesse jamais de désigner à ses disciples le Magistère romain comme juge de la doctrine et des mœurs, y compris en matière sociale, et saint Thomas comme le Docteur commun de l'Église. Même en admettant (comme nous le croyons pour notre part) qu'il se soit gravement trompé parfois, on doit remarquer que celui qui est son disciple *sans l'être aussi de Mounier* n'en aura pas moins reçu de Maritain lui-même le témoignage fondamental qui peut tout rétablir et tout sauver. Mais le disciple de Maritain *qui est simultanément un disciple de Mounier* considère automatiquement le témoignage fondamental de Maritain comme une préférence personnelle, une particularité archaïque, une survivance dépassée. Le disciple de Mounier est allergique à la doctrine thomiste et à l'enseignement pontifical. Les idées qu'il reçoit de Maritain, il les transpose immédiatement, peut-être sans en avoir nettement conscience, dans un tout autre univers intellectuel. Le disciple de Mounier est, par attitude et méthode, en dehors de la pensée commune de l'Église définie comme étant celle du Magistère vivant, immuable sur les principes, immuable sur ce que Pie XII nommait les « valeurs absolues ». Nous parlons ici, bien entendu, de la pensée commune de l'Église en matière de civilisation : de sa *doctrine sociale* ([^48]). 105:42 Pour le disciple de Mounier, il n'y a pas de valeurs absolues et de principes immuables, et la pensée commune de l'Église est un état de fait qui varie avec le développement de l'histoire. En relisant *Humanisme intégral,* on apercevra tout ce que Maritain concède, ou semble concéder sur ce point à Mounier. Mais il y a, même dans ce livre, une résistance essentielle de Maritain à Mounier, à vrai dire plus aisément perceptible quand on replace *Humanisme intégral* dans le contexte de l'œuvre antérieure et de l'œuvre ultérieure de Maritain. Tout cela appellerait bien des précisions, et supporte assurément une assez grande marge d'interprétations diverses. Nous avons voulu seulement attirer l'attention sur l'importance décisive, dans l'histoire contemporaine des idées morales et politiques, de l'interférence qui s'est produite, au niveau de leurs disciples communs, entre la doctrine de Maritain et la méthode de Mounier. C. -- MARITAIN ET LE COMMUNISME. -- M. Henry Bars met parfois en relief l' « évolution » de la pensée de Maritain, mais l'évolution qu'il expose concerne à peu près uniquement l'attitude à l'égard de l'Action française, elle va de 1926 à 1936, comme si Maritain était toujours aujourd'hui sur les positions d*'Humanisme intégral.* Il est piquant de constater que cette vue limitée coïncide assez exactement avec celle des « intégristes » que M. Bars déteste le plus et qui considèrent en somme, eux aussi, que le portrait politique de Maritain n'a pas changé depuis l'avant-guerre ; que tout le mouvement de sa pensée politique a consisté à se détacher de l'Action française, avec toutes les conséquences que cela implique, mais rien de plus. Or il apparaît que Maritain a évolué, entre 1936 et 1959, dans le jugement qu'il porte sur le communisme : et cela est d'une importance trop manifeste pour qu'on puisse le passer sous silence. C'est un point que Louis Salleron précisément a mis en lumière ([^49]). M. Henry Bars n'ignore pas, il cite (p. 275) le jugement actuel de Maritain sur la révolution communiste qui a désormais « perdu son énergie historique » : elle peut encore s'étendre, elle est déjà un cadavre. Voici ce qu'écrit aujourd'hui Maritain. 106:42 « La révolution communiste est impuissante à conquérir le monde, non seulement à cause de la résistance des nations non communistes, averties du danger et résolues à y parer, mais aussi parce que cette révolution n'a plus la possibilité de produire, en aucun point du monde, une rupture dans l'histoire universelle, un changement de portée historique. Les agitateurs communistes sont maintenant des hommes du passé. Leur effort pour ébranler la civilisation occidentale et pour y introduire le communisme n'est qu'un effort pour la soumettre à ce qui est en réalité dans l'histoire un événement passé, un événement mort. C'est une nécessité vitale, pour les peuples qui aiment la liberté, de combattre cet effort et de lui faire échec. Mais en agissant ainsi ce n'est pas contre une nouveauté menaçante, c'est contre un passé menaçant qu'ils combattent. Il y avait beaucoup de sagesse dans la vieille crainte chinoise des morts. Les cadavres peuvent être des ennemis pernicieux. Pourtant, le souffle de la vie leur manque. La révolution communiste a perdu sa force vive historique. » M. Henry Bars fait comme si ce jugement était en continuité avec celui que Maritain portait sur le communisme dans *Humanisme intégral.* Or justement la continuité fait question. M. Bars reproche vivement (pages 264 et 362) au livre du P. Calvez, *La pensée de Karl Marx,* d'avoir repris à Maritain le terme d' « humanisme intégral » pour définir... le marxisme, tout en omettant de mentionner dans sa bibliographie l'étude du marxisme que faisait Maritain dans *Humanisme intégrai* ([^50]). 107:42 Que M. Bars lui-même s'y reporte : il constatera qu'en 1936 Maritain ne considérait pas les agitateurs communistes comme des « hommes du passé », et qu'il ne prévoyait nullement que la révolution communiste était sur le point de « perdre son énergie historique ». Il ne s'agit pas de marquer cette différence pour en faire grief à Maritain ; mais il ne convient pas non plus de la voiler d'une main supposée pieuse. Entre 1936 et 1959, quelque chose a changé : et ce qui a changé, c'est ou bien la pensée de Maritain, ou bien la situation du communisme, ou plus vraisemblablement les deux. Cela eût mérité étude et commentaire. **15. -- **Au moins en apparence, -- l'apparence est irrécusable, et l'intéressant serait de rechercher avec précision si elle manifeste ou si elle dissimule la réalité, -- il existe une certaine plasticité de Maritain quand il étudie et juge le temporel. Son jugement sur le communisme, en 1936 comme en 1959, est en accord avec le sentiment dominant du milieu intellectuel et social où il vit, -- mais ce n'est plus le même milieu. *Humanisme intégral* était, sous certains rapports, une élaboration doctrinale des aspirations, préférences et pronostics politiques qui avaient cours chez les intellectuels de gauche dans la France de 1936. Ce pourrait n'être qu'une coïncidence si elle était unique. Mais elle se reproduit. Les jugements portés par Maritain sur le capitalisme et sur le communisme dans *Humanisme intégral* se trouvent considérablement amendés et modifiés dans ses *Réflexions sur l'Amérique* et dans sa *Philosophie de l'histoire.* Enrichissement, élargissement de l'esprit du philosophe par le contact direct avec d'autres réalités concrètes ? Ouverture aux leçons de l'expérience vécue en Amérique ? Infléchissement de la doctrine par l'influence du milieu ? Il s'est en tous cas passé quelque chose. Et jusqu'où vont cette influence, cet infléchissement ou cet élargissement ? Leur existence est très nette dans l'appréciation du communisme et du capitalisme. Plus subtilement, moins spectaculairement, elle s'étend peut-être beaucoup plus loin. 108:42 Il y a deux Maritain, dit-on, et cette plasticité est celle du politique, elle n'atteint pas le philosophe. Une telle distinction entre deux Maritain agace M. Bars et il est probable qu'elle agace Maritain lui-même. Mais il faudrait apercevoir *qui* ou *quoi* est à l'origine de cette distinction. Ce n'est pas, comme on le croit, la polémique d'Action française. Au contraire : dans la polémique qu'il a inspirée, encouragée, dirigée ou menée lui-même, Maurras ne s'est pas embarrassé de telles distinctions, il a enfermé dans le même sac d'infamie le politique, le philosophe et même l'homme privé. Encore en 1953, dans le *Bienheureux Pie X* (page 220), Maurras accuse le philosophe Maritain de « *métaphysique judéo-protestante* ». Il attaque l'homme, et de manière extravagante : « *simoniaque de caractère et de vocation* » ; il l'attaque jusque dans sa famille, l'appelant « *l'heureux époux de la Juive* ». Tout cela est atroce ; avec cet accès caractérisé d'un « anti-sémitisme de peau » que Maurras réprouvait en théorie... On dirait d'ailleurs que M. Bars a eu en quelque sorte le dessein de venger sur Massis, sur Thibon et sur Salleron, qui n'y sont pour rien, ces fureurs démesurées de Maurras. Mais enfin, justement : ce n'est pas l'Action française qui distinguait le Maritain politique du Maritain philosophe. Maurras énonçait au contraire que Maritain avait fait « *beaucoup de chemin hors de l'Humain, loin du Romain, dans la métaphysique judéo-protestante* ». La distinction entre le Maritain politique et le Maritain philosophe a une autre origine. Elle a été vécue, même si elle n'était pas énoncée, dans le milieu intellectuel influencé par Mounier : ce milieu fondamentalement opposé au thomisme a méconnu ou ignoré le philosophe dont il recevait quelques idées politiques. La distinction n'était point alors critique ou polémique, mais réelle. Dans le milieu catholique qui est le sien en 1936, Maritain a été l'objet d'une adoption politique, nullement philosophique. Il n'a point réussi à apporter le thomisme à une famille intellectuelle qui y était et qui y demeure totalement étrangère. Pour elle, le Maritain philosophe a été pratiquement comme s'il n'existait pas. Elle n'en a reçu que certaines formules politiques d'*Humanisme intégral,* mais en les transplantant, comme nous l'avons indiqué, d'un univers intellectuel dans un autre. Jusque sur une partie du jeune clergé de 1936, dont les éléments les plus brillants ont fait du chemin depuis lors, c'est (presque) uniquement le Maritain politique, et (presque) uniquement ce qui, du Maritain politique, pouvait être intégré par la pensée de Mounier, au prix d'une sorte de transsubstantiation. -- c'est à peu près uniquement cela qui eut une influence appréciable. Nous ignorons si Maritain s'en est aperçu, et ce qu'il en pense. Nous ignorons si c'est une constatation de cette sorte qui lui a rendu irrespirable le climat intellectuel de la France ou du catholicisme français. Toujours est-il qu'une grande partie de l'intelligence catholique française demeure *fanatiquement politisée par du Maritain déformé et assimilé dans les perspectives de Mounier.* 109:42 On sait au demeurant que la crise spirituelle provoquée par l'influence de la revue *Esprit* sur une partie du clergé et des intellectuels catholiques est considérée comme BEAUCOUP PLUS GRAVE ENCORE que la crise qui avait été provoquée par l'influence de l'Action française mais que l'on s'efforce d'y porter remède par des moyens moins spectaculairement rigoureux. Ne nous hâtons pas d'en conclure que la pensée politique de Maritain se prêtait, par quelque faiblesse interne, à une telle annexion. C'est possible. C'est à voir. C'est une question à examiner pour ceux qui écrivent sur Maritain. Mais on se souviendra qu'une annexion analogue a été infligée par l'école d'*Esprit* à Péguy et plus tard à Bernanos. La cause la plus importante de l'annexion doit vraisemblablement être cherchée moins du côté des faiblesses particulières imputables à la pensée de Maritain, que du côté de la « méthode personnaliste » de Mounier, qui fut un instrument intellectuel terriblement efficace. **16. -- **Traitant de *Maritain en notre temps,* on pouvait peut-être passer sous silence les épisodes encombrés de contestations trop passionnées. On pouvait aussi, à plus juste titre, ne pas les taire, mais à la condition d'en parler en s'efforçant à la sérénité. Car cette histoire souvent tumultueuse appelle la compréhension, l'examen attentif, pour tâcher d'en tirer la leçon. M. Bars n'en était nullement incapable. C'est avec beaucoup de maîtrise qu'il résume la substance du débat sur la « philosophie chrétienne ». Ses pages 203 à 235 sont parmi les meilleures du livre. Au passage il note ou suggère l'importance de Gilson. Il y aurait beaucoup à dire sur la situation faite à Gilson dans la pensée catholique. Parce qu'il est un remarquable historien de la philosophie, cela semble masquer aux regards qu'il est également un philosophe aussi remarquable ou plus remarquable encore. La dimension qu'on lui reconnaît est appelée à grandir, sans diminuer celle de Maritain : d'ailleurs ni l'un ni l'autre n'ont achevé leur œuvre. Seulement, la pensée de Gilson, il faut parfois aller la chercher non pas entre les lignes, mais dans les pages de l' « historien ». C'est par exemple dans un livre sur Dante qu'il exprime cette vue profonde, véritable clef de la pensée contemporaine, et dont M. Bars a bien saisi la portée (p. 237) : « Il y a corrélation nécessaire entre la manière dont on conçoit le rapport de l'État à l'Église, celle dont on conçoit le rapport de la philosophie à la théologie et celle dont on conçoit le rapport de la nature à la grâce. » M. Henry Bars pourrait peut-être écrire sur Gilson l'excellent ouvrage que, sur Maritain, il a saccagé par ses agressions injustes et ses polémiques inutiles. Avec Gilson, il n'aurait peut-être pas les mêmes tentations, qui l'ont conduit à tellement s'occuper de rabaisser les pensées et même les personnes en opposition avec Maritain. 110:42 Point toutes d'ailleurs, et c'est là que se marque la différence entre une partialité systématique et un tempérament emporté. M. Bars n'a point un tel tempérament, ou alors il le domine fort bien quand il le veut. Il a pour Blondel -- avec une assez grande pénétration critique --, il a pour Mounier -- avec une sorte de neutralité bienveillante -- tous les égards dus aux personnes, toute l'attention due aux pensées. C'est à Salleron, c'est à Massis, c'est à Thibon qu'il réserve une hargne méthodique. C'est d'eux seulement que, artificiellement, par procédé polémique, il confond les objections avec des calomnies. Sans doute Maritain a-t-il été beaucoup et cruellement attaqué, davantage et plus méchamment, d'ailleurs, que M. Bars ne le dit ; et nous n'avons pas attendu M. Bars pour nous élever contre ces attaques insensées ([^51]). Mais enfin, ce n'est ni par Massis, ni par Thibon, ni par Salleron que Maritain a été ainsi maltraité. M. Henry Bars, dans son livre, les confond avec d'autres, probablement parce que la confusion est dans son esprit : ce qui ne saurait être une excuse suffisante pour ses procédés outrageants. On dirait que M. Bars a par moments voulu faire un livre vengeur. Mais il ne venge rien du tout, parce qu'il venge à côté et se trompe d'adresse. Et puis, la page est tournée, il n'y a plus rien à venger ; il reste seulement l'écume ordinaire de l'histoire, le souvenir du lot habituel d'incompréhensions réciproques, d'injustices plus ou moins mutuelles : qu'il appartient au chrétien d'apaiser, non d'éterniser. Nous attendons sur Maritain un livre qui soit pacificateur et réconciliateur. Non par la confusion ou le compromis, mais par la hauteur. Non pour mettre un point final aux débats temporels, mais pour les rétablir dans un climat de compréhension, de justice et d'amitié. Ce n'est pas le livre qu'a fait M. Henry Bars. Nous le regrettons, pour lui et pour nous. M. Bars, délibérément et comme par système, est inamical envers ceux qu'il tient pour les adversaires de Maritain, ce qui ne l'aide pas à les comprendre, le pousse à être injuste, l'entraîne jusqu'à faire des « citations » injurieusement inexactes. C'est rarement la colère, et ce n'est jamais la rancune qui peuvent conduire la justice : mais l'amitié chrétienne. Sans l'amitié chrétienne, il n'y a qu'une fausse et injuste justice, et il n'y a qu'une intelligence aveugle. C'est de quoi le thomisme est mort en France, et beaucoup d'autres choses avec lui ou comme lui. Cela indique assez la voie des renaissances, même intellectuelles. J. M. ============== 111:42 #### Maritain et la Résistance Concernant la position de Maritain à l'égard du communisme, il faut apporter précisions et compléments à ce que nous en disons ci-dessus (à la fin du § 14). Dans son récent ouvrage : *Pour une philosophie de l'histoire* ([^52]), Maritain affirme avec une netteté sans équivoque, avec une vigueur sans réticence, que la *résistance* au communisme est aujourd'hui « *une nécessité vitale* ». Il est d'ailleurs remarquable que les commentateurs, dans leurs comptes rendus, aient omis de mettre en relief cette question, qui est pourtant, en France notamment, au centre de nos préoccupations les plus urgentes et les plus capitales ([^53]). Selon Maritain (pp. 78 à 81) : 1. -- Il y a une différence fondamentale entre la Révolution française de 1789 et la Révolution communiste de 1917. Dans la première, les principes liberté-égalité-fraternité étaient profondément « gâtés par la philosophie rousseauiste, le jacobinisme, les crimes de la Terreur, la haine et la persécution de l'Église ». Néanmoins ces principes comportaient (dit Maritain) des éléments de vérité capables de « s'affirmer malgré tout pour leur propre compte ». Au contraire, « les éléments de vérité contenus dans la Révolution soviétique sont engagés *d'une manière inséparable* dans un système du monde erroné et totalement dogmatique qui *les rive à l'erreur* (...). C'est seulement si le système éclate et tombe en pièces que ces éléments de vérité pourront être libérés ». 2. -- Donc : le communisme est intrinsèquement pervers. C'est « une révolution intérieurement corrompue », c'est « un événement de portée historique » qui est « *intrinsèquement pourri* ». 3. -- Le communisme peut encore « gagner en extension en s'étendant dans d'autres pays » : mais « la révolution communiste est impuissante à conquérir le monde ». Premièrement, « *à cause de la résistance des nations non-communistes, averties du danger et résolues à y parer* ». Secondement, parce que le communisme est d'ores et déjà un cadavre ([^54]) : « la révolution communiste a perdu ses forces vives historiques ». 112:42 4. -- Toutefois, « il y avait beaucoup de sagesse dans la vieille crainte chinoise des morts : les cadavres peuvent être des ennemis pernicieux ». Nous sommes affrontés à « l'effort (des agitateurs communistes) pour ébranler la civilisation occidentale et pour y introduire le communisme ». Donc : « *c'est une nécessité vitale, pour les peuples qui aiment la liberté, de combattre cet effort et de lui faire échec* ». \*\*\* On voit à quel point ces remarques de Maritain se situent au cœur des orientations qui ont été données au catholicisme français par des gens sans mandat, mais qui sont, en fait, les maîtres des « instruments de diffusion ». On voit à quel point, central, fondamental, les remarques de Maritain contredisent ces orientations. Déjà l'on ne pardonnait pas à Maritain d'avoir critiqué Blondel, dont l'influence sur la « théologie » française contemporaine est considérable ([^55]). On ne lui pardonnait pas non plus d'avoir critiqué Hegel, dont l'emprise sur quelques « théologiens » est très profonde. Mais ces questions n'atteignent pas le grand public, qui en subit les conséquences pratiques sans en discerner les causes et principes. Que Maritain proclame aujourd'hui que la résistance au communisme est une « *nécessité vitale* », et tout le monde voit, sent, touche immédiatement qu'il contredit à angle droit les tendances dominantes parmi les « intellectuels catholiques », parmi les « universitaires catholiques », parmi le parti intellectuel qui règne sur la plupart des journaux et publications. On avait, pour le moins, omis de nous dire que cette résistance est une *nécessité,* et une nécessité *vitale.* On nous avait dit, on nous dit couramment autre chose. Pour une fois où l'on nous rappelle (si même on le fait) que le communisme est non pas seulement « condamné », mais bien « intrinsèquement pervers », on nous met cent fois en garde contre toutes les formes existantes ou possibles d' « anti-communisme » réel, toutes réputées « négatives », « stériles » ou « impures ». On dépense dans le catholicisme français infiniment plus d'encre, de papier, d'efforts de toute sorte contre l'anti-communisme que contre le communisme. 113:42 La pensée catholique sociologiquement installée en France est, sur ce point comme sur quelques autres, héritière de Mounier. Elle considère avec Mounier que le communisme contient « *des éléments essentiels de libération que nous n'avons pas le droit de méconnaître* ». Maritain affirme au contraire que ces éléments ne sont pas seulement « parasités » par une fausse philosophie (comme la liberté dans la révolution de 1789), mais « *intrinsèquement pourris* » par le communisme. Cet « intrinsèquement pourri » énoncé par Maritain fait directement écho à l' « intrinsèquement pervers » de l'Encyclique *Divini Redemptoris :* tandis que Mounier, tout au contraire, et à sa suite une partie considérable de la pensée catholique française, font « *l'hypothèse* » que « l'insistance que met l'Église à (sa) dénonciation du communisme » est « une erreur historique massive » ([^56]). Contredits par Maritain, les leaders installés de la pensée et de la presse catholiques en France choisissent de ne rien répondre et de ne pas s'expliquer. Ils choisissent de taire la contradiction, de la dissimuler ; de la mettre sous la table. \*\*\* A quoi est-il, selon Maritain, vital de résister ? -- A l'effort pour ébranler la *civilisation occidentale* et y introduire le communisme. Nouvelle contradiction apportée aux tendances dominantes de la pensée catholique française : celles-ci ont voulu *rompre* avec la CIVILISATION OCCIDENTALE, elles ont voulu s'en *désolidariser.* Maritain au contraire déclare qu'il faut la défendre. Il en connaît pourtant les imperfections, les injustices, les impuretés, il n'en conclut pas qu'il faille la rejeter : mais qu'il convient de *s'efforcer d'y faire prévaloir l'idéal chrétien par des ajustements progressifs.* Maritain ne condamne pas « le monde non-communiste » : il l'appelle à la résistance, et au progrès social selon la justice. Maritain n'accuse pas de « capitalisme » le monde non-communiste : il remarque que *sa structure et sa vie sociales,* notamment aux États-Unis, *sont déjà au-delà du capitalisme et au-delà du socialisme* ([^57]). \*\*\* Quand Maritain évoque et invoque, comme allant de soi, « *la résistance des nations non-communistes, averties du danger et résolues à y parer* », on devinerait aussitôt, si on ne le savait point, qu'il ne vit pas et n'écrit pas en France. 114:42 En France, on s'occupe d'à peu près tout, *sauf* d'avertir du danger, de dire comment y parer, d'en soutenir la résolution. En France, le danger que l'on combat, c'est l'anti-communisme sous toutes les formes où il manifeste une existence réelle. Dès qu'apparaît une résistance au communisme, les docteurs fondent sur elle par dizaines, pour dénoncer son péché, protester contre son inopportunité, stigmatiser sa stérilité ou railler sa sottise. On voit les mêmes docteurs se précipiter également dans leurs journaux et revues pour suggérer pieusement au bras temporel de châtier et d'emprisonner ceux qui travaillent à la résistance. Moins visiblement, mais aussi efficacement, les mêmes pieux dénonciateurs font le siège des autorités spirituelles pour obtenir qu'une sorte d'excommunication soit portée contre les hommes de la Résistance. \*\*\* On n'est point obligé, bien sûr, d'en croire Maritain sur parole. Du moins, si on l'invoque, on est tenu de connaître sa pensée telle qu'elle est. Que cette pensée se trouve en contradiction avec la pensée catholique française que l'on prétend issue de Maritain (mais qui en fait est issue de Mounier), c'est là un fait qui appelle réflexion. Mais c'est précisément cette réflexion critique que l'on veut éviter. A la suite de Mounier, la tendance dominante de la pensée catholique française a complètement renoncé à l'idée de refaire une *chrétienté* temporelle. Maritain au contraire n'en a jamais perdu l'espoir, pas même dans *Humanisme intégral* (même si les voies qu'il envisageait alors appellent bien des réserves). Et il nous dit maintenant (*Pour une philosophie de l'histoire,* p. 170) : « *L'Amérique est aujourd'hui la région du monde dans laquelle, malgré des forces et des courants contraires très puissants, la notion d'une civilisation chrétiennement inspirée fait plus qu'en aucun lieu de la terre partie de l'héritage national. S'il y a quelque espoir en la germination d'une nouvelle chrétienté dans le monde moderne, c'est en Amérique qu'on peut trouver le terrain historique et éthico-social qui pourrait devenir le sol approprié à une telle germination.* » On se reportera sur ce point à l'autre livre récent de Maritain : *Réflexions sur l'Amérique* (notamment chap. XIX). Ces sortes de pronostics historiques sont, à notre avis, extrêmement fragiles. Maritain en faisait d'autres, apparemment assez différents, dans *Humanisme intégral* ([^58]). 115:42 Du moins manifeste-t-il ainsi qu'il n'est nullement d'avis que l'on devrait, « au nom du christianisme », comme on dit, « tenir la balance égale » entre l'Amérique et l'U.R.S.S., entre le (prétendu) capitalisme américain et le communisme soviétique. Ici encore, Maritain se situe aux antipodes de ce que la tendance dominante et sociologiquement installée du catholicisme français nous enseigne ou nous insinue constamment. Et ici encore, cette tendance refuse l'occasion que lui donne Maritain de faire un retour sur soi et un examen critique de ses positions (ou de ses préjugés). La pensée catholique française, dans ses tendances dirigeantes, admet implicitement, quelquefois inconsciemment -- et quelquefois très explicitement -- que le capitalisme est mort, ou condamné à mort, et que le communisme, sous réserve d'évolution, est l'avenir. Une telle perspective peut, à juste titre ou non, se fonder sur certaines pages d'*Humanisme intégral.* Mais l'auteur lui-même d'*Humanisme intégral* nous dit aujourd'hui qu'à ses yeux, c'est le contraire qui s'est produit depuis un quart de siècle. C'est « le capitalisme » qui n'est pas mort : c'est lui qui a été capable d'évolution, c'est lui qui est vivant, qui se dépasse lui-même, et qui se trouve déjà « au-delà du capitalisme et du socialisme ». Et c'est le communisme qui est mort : cadavre pernicieux, extrêmement dangereux, mais ayant historiquement perdu « le souffle vital ». C'est le communisme qui n'évolue pas de façon vivante ; c'est du communisme que l'on peut attendre seulement l'éclatement, la disparition ([^59]). Tandis que le « capitalisme » -- et ce n'est certes pas Maritain qui peut être suspect d'en avoir sous-estimé les longues injustices initiales -- est capable de progrès historiques, sociologiques, moraux, par lesquels il se dépasse lui-même et devient susceptible de permettre la « germination » d'une « nouvelle chrétienté ». Oui vraiment, tout cela est le contraire de ce que, en France, nous enseignent et nous racontent la plupart des « intellectuels catholiques », à commencer par ceux qui invoquent Maritain. \*\*\* En tout cela, Maritain ne fait cependant point figure d'un prophète incompris, d'un hermétique original. 116:42 Bien au contraire ses pensées, sous une forme identique, analogue ou voisine, sont assez généralement admises dans l'ensemble du monde chrétien, -- sauf en France. On peut discuter les thèses de Maritain (mais justement les intellectuels français fuient cette discussion). On peut difficilement méconnaître le phénomène extraordinaire que ses récents ouvrages contribuent à rendre encore plus perceptible : le petit clan d'intellectuels qui s'est en France emparé de la plupart des « instruments de diffusion » catholiques constitue un monde clos, un îlot isolé, cramponné sur lui-même, complètement « *déphasé* » par rapport à ce que sent, pense et vit, d'un bout à l'autre du monde, l'univers catholique. ============== #### Maritain, Péguy et le parti intellectuel Aux pages 28 et 29 de *Pour une philosophie de l'histoire,* Maritain remarque : « *Dans le domaine de l'histoire, et précisément parce que l'histoire n'est pas une science, une particulière connaissance par connaturalité est requise de l'historien -- il doit avoir une certaine affinité avec la matière qu'il étudie. Par exemple, il ne peut connaître réellement l'histoire militaire s'il n'a pas l'expérience des choses militaires. La connaissance abstraite ne suffit pas -- il doit avoir une réelle expérience humaine des choses militaires pour être capable d'interpréter ce qui s'est passé en tel cas particulier.* » De même, ajouterons-nous, pour la sainteté. N'importe quel historien n'est pas capable d'écrire, à coups de fiches et d'érudition, une histoire de l'Église, s'il n'a pas un certain sens vécu de la sainteté. De même encore, l'histoire de France *ne peut pas être* enseignée dans une école laïque par principe et rationaliste en fait : saint Louis, Jeanne d'Arc, saint Vincent de Paul, Charles de Foucauld sont inintelligibles à l'historien le plus consciencieux qui n'aurait pas avec la sainteté un minimum de « connaturalité ». On pense ici à Péguy. Maritain y a pensé. Il le dit. Il ajoute en note : 117:42 « *Charles Péguy a engagé, voici bien des années, une grande controverse avec les historiens officiels de la Sorbonne. Il leur reprochait, à bon droit je crois, d'être des historiens absents, considérant l'histoire comme une sorte de science exacte. L'histoire pseudo-scientifique qu'ils enseignaient était une duperie, car l'histoire n'est pas une science. Et Péguy insistait sur le fait qu'un historien doit avoir une connaissance expérimentale, une connaissance par connaturalité de la matière dont il traite.* » Voilà ce qu'il ne fallait pas dire, si l'intention de Maritain était de rentrer en grâce auprès de l'Université française, des « universitaires catholiques » et des « intellectuels catholiques ». Mais Maritain est en situation de se moquer de telles contingences, et d'échapper aux tyrannies intellectuelles que nous subissons. Il n'est guère possible en France de rappeler les *raisons fondamentales* du combat de Péguy contre la Sorbonne, sans être pratiquement excommunié par l'intelligence catholique mondaine et universitaire. C'est pourtant Péguy qui a raison. \*\*\* On rapprochera ces vues de celles que développe Charles De Koninck sur la politique et sur l'histoire, dans son grand livre *La Primauté du bien commun.* Charles De Koninck y remarque que pour la philosophie moderne, la vérité du jugement prudentiel ne dépendrait nullement de la *rectitude de l'appétit* par rapport au bien, mais de l'intelligence seulement. Par suite, le jugement de l'homme moralement corrompu pourrait être aussi sain que celui de l'homme vertueux -- chose communément admise aujourd'hui dans les affaires politiques. La prudence serait indifférente au bien et au mal ; le succès dans la réalisation de la fin choisie serait l'unique critère. Dans la même perspective, l'histoire devient « purement scientifique », comme on dit. L'historien, note Charles De Koninck, s'émancipe de la sagesse pratique. La méthode dite critique devient un substitut de la prudence : elle permet de juger les événements historiques d'une manière « objective », quelles que puissent être nos dispositions subjectives. L'historien n'a plus aucun besoin d'être l'homme prudent dont les jugement touchant les actions humaines sont conditionnés non point par la seule connaissance, mais aussi par la rectitude de son propre appétit. La « science » historique ainsi conçue nous émancipe du principe : *Tel on est, tel on juge.* La vérité « scientifique » permet aux hommes adultères de crier sur la place publique : cette femme a été surprise en flagrant délit d'adultère... Ainsi, les analyses de Charles De Koninck nous font saisir que Péguy était beaucoup plus « thomiste » qu'il ne le croyait. Ou, pour parler plus exactement, la doctrine de saint Thomas éclaire et confirme les profondes intuitions de Péguy. 118:42 Bien entendu, quand on expose en France des pensées de cette sorte, on est accusé de « polémique contre l'Université » et d' « attaque contre d'éminentes personnalités catholiques », on est systématiquement dénoncé comme étant un « factieux » qui « utilise la religion à des fins politiques » : on est, de ce chef, injurié, condamné, excommunié par de pieux docteurs sans mandat qui ne dédaignent pas en outre de compter ouvertement sur le « bras séculier » pour vous mettre en prison ; la délation organisée vous désigne comme un « national-catholique » coupable d'émeute, d'insurrection, de complot contre l'État, de non-conformisme. Le numéro d'une certaine publication « proprement religieuse » paru avec la date du 15 février 1960 manifeste à quel niveau sont tombées les mœurs intellectuelles et morales du sectarisme catholique sociologiquement installé. Mais la vérité est la vérité. L'histoire profane et l'histoire ecclésiastique écrites et enseignées aujourd'hui dans notre pays sont précisément celles dont une pensée véritablement chrétienne ne peut accepter la méthode ni le contenu. Il en est de même pour la sociologie. Que l'on relise la *situation faite à l'histoire et à la sociologie,* et les *situations* suivantes (du parti intellectuel) dans les *œuvres en prose* de Péguy ([^60]). ============== #### Maritain et les adorateurs de l'histoire Plus d'un n'aura point goûté que Maritain écrive (pages 71 et 72 du même ouvrage) : « *La tentation hégélienne et marxiste fait de bon nombre de nos contemporains de très soumis adorateurs de l'histoire. Ils pensent que le seul mal est de résister à l'histoire ; la seule perdition, d'être rejeté et répudié par l'histoire. L'histoire est devenue pour eux la Puissance de salut et de rédemption. La première obligation morale, dès lors, est de marcher de pair avec l'histoire, -- et d'avoir une efficacité historique, -- et de réussir dans l'histoire.* » 119:42 Maritain répond : « *Nous ne sommes pas les coopérateurs de l'histoire ; nous sommes les coopérateurs de Dieu.* » Il ajoute : « *S'absenter de l'histoire, c'est chercher la mort. L'activité spirituelle, qui est au-dessus du temps, ne quitte pas le temps, elle le possède d'en haut. Il faut agir sur l'histoire autant qu'on peut, -- Dieu premier servi ; mais ne pas nous plaindre ni nous sentir coupables quand elle se fait contre nous ; elle ne se fait pas contre notre Dieu et n'échappe pas à ses desseins, ou de miséricorde, ou de justice. Aussi bien le principal, au point de vue de l'existence dans l'histoire, n'est-il pas de réussir, ce qui ne dure jamais, mais d'avoir été là, ce qui est ineffaçable.* » Non pas de réussir, ce qui ne dure jamais : mais d'avoir été là... En effet, au pied de la Croix, Marie était là, et cela est ineffaçable. ============== #### Comment on interprète Maritain Page 31 de son livre *Pour une philosophie de l'histoire,* Maritain écrit : « *Un homme d'État ou un homme d'action, pour s'acquitter réellement bien de sa tâche, devrait, même dans le domaine religieux, être pourvu d'une authentique philosophie de l'histoire. La philosophie de l'histoire a un impact sur notre action. A mon avis, bien des erreurs que nous commettons maintenant dans la vie sociale et politique procèdent du fait que tout en ayant* (*espérons-le*) *beaucoup de bons principes, nous ne savons pas toujours comment les appliquer intelligemment. Les appliquer intelligemment dépend, pour une grande part, d'une authentique philosophie de l'histoire.* » Et voici comment G. Morel traduit la pensée de Maritain (*Études* de février, p. 267) : « *On ne s'étonnera pas que la philosophie de l'histoire se réduise pour lui* (*Maritain*) *à une contemplation, comme si la philosophie n'avait comme telle rien à voir avec l'action.* » 120:42 Bref, quand Maritain dit *blanc,* le commentateur écrit tranquillement : On ne s'étonnera pas qu'il dise *noir...* \*\*\* Le même commentateur, au demeurant, s'exprime ainsi : « On retrouvera dans ce dernier ouvrage de Maritain les thèmes essentiels de l'auteur d'*Humanisme intégral* (...). Ce sont là des thèmes connus (...). Ce livre de Maritain (...) n'apporte rien de vraiment nouveau par rapport aux positions antérieures du philosophe. Il manifeste aussi les mêmes lacunes (...). Comment ne pas voir combien son livre pèse peu en face de la problématique soulevée par la philosophie hégéliano-marxiste, etc. » Si les mots ont un sens et s'ils ont un effet pratique, cela veut dire : ne lisez pas ce livre. Ne lisez pas ce livre où Maritain ne fait que se répéter, sans arriver à faire le poids en face de pensées aussi profondes que celles de Hegel et de Marx... Pourquoi certains ont un intérêt, au moins intellectuel, à ce qu'on ne lise point de livre de Maritain : nous pensons l'avoir suffisamment indiqué dans les notes qui précèdent. ============== 121:42 ### La Grande Semaine C'EST avec la componction du cœur que nous devrions commencer dans moins de quinze jours cette Grande Semaine. C'est avec tremblement que nous abordons un pareil sujet. Qui peut être digne d'en parler, à part la Sainte Vierge ? Or elle n'a pas parlé sinon, par les Apôtres et les Évangélistes. Et où puiser sinon dans l'amour de Jésus pour porter témoignage à la grandeur de Dieu. Sommes-nous bien capables même de puiser ? Nous ne pouvons que tendre la main et ce geste même de tendre la main est une prière de demande ; c'est déjà une grâce. Le cycle des lunaisons fait revenir Pâques très tard cette année ; vous avez dû remarquer que la lune vous accompagnait toute cette Grande semaine lorsque vous allez au tombeau dans la nuit du Jeudi saint ou à l'office de la Résurrection. Soit qu'habitant un hameau de la montagne vous franchissiez sous la lune les ravins qui mènent à l'église, soit qu'en plaine vous suiviez une allée de sable entre les peupliers, une ruelle entre les vergers, quelque place bordée d'arcades près d'un clocher jauni même à travers les nuages la lune vous éclaire. Or elle est un grand témoin. Les lieux saints qui se trouvaient dans les jardins aux abords de Jérusalem sont changés. Ni Jésus, ni la Sainte Vierge ne les reconnaîtraient. Les ruelles de la ville sont à la même place mais les maisons ont été reconstruites combien de fois ? 122:42 Les Arabes détruisent partout les arbres. Le mont Thabor est-il reconnaissable sinon de loin ? La seule créature qui soit vraiment identique à ce qu'elle était alors est la lune. Jésus a jeté ses regards sur elle le soir du Jeudi saint, il l'a vue telle que nous la voyons le soir du Jeudi saint ; et remarquant sa joue légèrement aplatie encore, il se dit : « Demain la lune sera pleine, demain est le jour marqué par le Père. » Il serait donc bien grave de fixer Pâques à une date déterminée. C'est une idée de citadins qui ne voient jamais la lune, toujours offusquée par les lampes au néon. Les artifices qu'ils inventent leur servent à oublier la Création faite pour « raconter la gloire de Dieu ». En ces jours la lune que Saint François appelait *sa sœur* doit rappeler non seulement l'éternellement mystérieuse Création, mais la Passion de Celui dont elle pâlissait le visage. Virgile qui vingt ans seulement avant la venue de Notre Seigneur préparait sa langue à l'Église, parle de « l'amitié silencieuse de la lune ». C'est sous la lumière argentée de sa propre créature que Notre Seigneur a descendu silencieusement la vallée du Cédron pour rejoindre le lieu de son Agonie. Notre Seigneur parlait très rarement de lui-même et seulement pour marquer sa mission ; c'est le sens de la première parole de lui qui nous soit connue, -- lorsqu'il était enfant dans le Temple : « Pourquoi me cherchez-vous ? Ne savez-vous pas que je dois être dans les choses de mon Père ? » Dans les biens ? dans la maison ? dans les intentions ? Cette indécision est voulue parce que ces sens différents y sont tous compris. De même quand une femme inspirée s'écrie tout haut : « Heureux le sein qui vous a porté ! » Notre Seigneur écarte la louange ; il répond : « Bien plus heureux qui entend la parole de Dieu et qui la garde ». Pourtant il s'agissait de sa Mère ; mais n'était-elle pas, par-dessus toute créature, celle qui garde la parole de Dieu ? Qui peut se vanter en dehors d'elle de l'avoir gardée fidèlement ? Mais justement la seule personne qui le peut ne s'en vante pas ; elle dit : « Dieu a regardé la bassesse de sa servante. » Un autre jour, comme on disait à Notre Seigneur que sa Mère et ses frères sont là qui l'attendent, il montre ses disciples et dit, plaçant sa mission avant ses sentiments : « Voici ma Mère et mes frères ! » Quel enseignement dans cette réserve ! 123:42 Le sublime discours de Jésus et sa prière après la Cène nous dévoilent tout son amour et nous enseignent les mystères de la vie surnaturelle. Il s'agit encore de sa mission et de l'éternité de cette mission. C'est au jardin des Olives qu'il nous est donné de pénétrer l'humanité et les sentiments du Sauveur. Pendant cette heure à jamais fameuse il semble ne penser qu'à lui-même, à l'homme qu'il était aussi, et comme Jésus ne faisait rien en vain il l'a fait pour nous instruire. C'est même l'enseignement principal que nous puissions recevoir, l'enseignement par l'exemple. Notre Seigneur avait dit maintes fois : « Celui qui veut être mon disciple, qu'il prenne sa croix et qu'il me suive. ». Cela pouvait passer pour une image. Il a dit aussi : « Mon joug est doux et mon fardeau léger ». Nous verrons que c'est vrai aussi. Cette fois, il va prendre la Croix ; il sait ce qu'il lui en va coûter et il le montre. « *Ceux qui seront assis à ma porte parlent contre moi et les buveurs de vin font contre moi des chansons.* » Un apôtre le trahit et va le livrer pour de l'argent « *Judas, trafiquant détestable a livré son maître par un baiser* »*.* Peut-il espérer quelque secours humain ? La prière de sa Mère dans la nuit qui suit la Sainte Cène. Mais au Jardin il est bien seul. Les apôtres fidèles tombent de sommeil et il les réveille juste assez pour qu'ils puissent entendre sa prière trois fois répétée : « Mon Père, s'il se peut que ce calice s'éloigne de moi ; mais non pas ce que je veux, mais ce que toi tu veux ! » C'est un ange qui vient le réconforter en chantant la gloire de Marie, œuvre anticipée, œuvre principale et œuvre parfaite de la Croix du Sauveur. Et cependant son angoisse est telle qu'il sue le sang. Le Fils éternel du Père s'est bien incarné. Il est bien un homme avec une volonté d'homme distincte de sa volonté divine. Il le montre dans son Agonie ; il vient de laisser aux hommes dans la Sainte Cène le pouvoir de rester unis à lui, comme lui à son Père, et le pouvoir de garder leur volonté humaine unie à la volonté divine. Il leur montre ce qu'il en peut coûter, ce qu'il en coûtera, ce qu'il lui en coûte à lui pour racheter les captifs de la servitude du péché. 124:42 Pourquoi Dieu a-t-il tant exigé de son Fils, alors que l'infinie perfection de celui-ci donnait au plus petit de ses actes dans l'Incarnation une valeur suffisante pour satisfaire à la justice divine ? La première goutte de sang de la Circoncision avait en droit payé notre dette et racheté le monde. Mais le monde, les hommes, le péché allaient durer ; il y aurait des crimes, il y aurait des martyrs, il y aurait toujours la mort jusqu'à la fin des jours. Jésus a voulu passer par où passeraient les hommes jusqu'à la fin des temps, par où passeraient les criminels, par où passerait Jeanne d'Arc, par où passeraient les martyrs. St Paul dans l'épître aux Hébreux (II, 10) écrit : « Il convenait en effet que celui pour qui sont toutes choses et par qui sont toutes choses et qui conduisait à la gloire un grand nombre de fils *rendit parfait par les souffrances l'auteur de leur salut.* » Quoi ! Jésus, le fils de Dieu ? Eh oui ! C'est tout autre chose de connaître le monde par le dedans comme créateur, et d'en expérimenter les misères comme homme passible. Jésus a voulu passer par cette expérience des maux légués à l'humanité par le péché d'Adam. « Puis donc que les enfants avaient eu part au sang et à la chair, lui aussi semblablement y prit part, afin d'anéantir par la mort celui qui avait le pouvoir de la mort, c'est-à-dire le diable (Heb., II, 14) ... et de délivrer tous ceux qui par la crainte de la mort étaient durant toute leur vie tenus en servitude (15) ...car par le fait qu'il a souffert lui-même, ayant été mis à l'épreuve, il peut aider ceux qui sont mis à l'épreuve (18) ». « Lui qui aux jours de sa chair ayant offert prières et supplications avec grands cris et larmes à Celui qui pouvait le sauver de la mort et ayant été exaucé à cause de sa piété (V. 7) a, tout fils qu'il était, appris parce qu'il a souffert, l'obéissance (8) et rendu parfait, est devenu pour tous ceux qui lui obéissent auteur d'un salut éternel (9) ». JÉSUS avait toute puissance sur son âme, il nous a montré dans l'heure Sainte de son Agonie ce qu'il a voulu montrer. Mais il a toute sa vie souffert du péché ; il a vécu toute sa vie dans l'odeur intolérable que nous cache, à laquelle nous habitue seule l'odeur de nos propres péchés. Il « savait tout ce qu'il y a dans l'homme » dit l'apôtre. Enfant il connaissait le vice de l'enfant vicieux qui l'abordait, la mauvaise pensée de qui le rencontrait, la haine de ceux qu'il voulait instruire et sauver. 125:42 Cette vue du péché, de la damnation de beaucoup d'âmes, de la désespérance de Judas qui l'assaillaient au jardin des Olives, il l'avait toujours eue. Il l'a dévoilée pendant une heure pour nous encourager à ne pas dormir, à ne pas trahir par un baiser, à ne pas renier jusqu'au chant du coq : pour que nous souffrions avec lui de voir dormir, trahir, et renier. EST-CE TOUT ? Hélas ! qui peut seulement égratigner la coque de la pensée divine ? Mais Jésus a dit aussi : « *Mon joug est doux et mon fardeau léger* ». Ce n'est possible que par l'amour ; car l'amour peut vaincre la douleur et la mort. Sainte Catherine de Sienne disait lui avoir été révélé par Notre Seigneur qu'il avait une soif très avide du calice de sa Passion afin de montrer à son Père son amour et son désir de nous racheter ; qu'il souhaitait en accélérer la venue et l'accomplissement. Il voulait voir s'éloigner de lui ce calice dans le passé pour retourner plus tôt à son Père, après avoir vaincu la mort. Cela est sûr. Notre Seigneur n'a-t-il pas dit : « J'ai à être baptisé d'un baptême que j'ai hâte de voir parfaire » ? Et peu avant sa Passion : « J'ai désiré d'un grand désir manger avec vous cette Pâque » qu'il savait devoir être tragique. On peut donc d'une volonté naturelle souffrir, craindre la souffrance, chercher à l'éviter, et d'une volonté surnaturelle en même temps s'associer aux souffrances du Christ et « accomplir ce qui manque à ces souffrances dans son corps qui est l'Église ». Tous les saints nous montrent que tel est bien le sens profond de la vie chrétienne. St André s'écriait en arrivant au lieu de son supplice : « Ô bonne croix si longtemps désirée... ! » St Polycarpe sur son bûcher priait ainsi : « ...je vous bénis Seigneur, de ce que vous me faites la grâce, en ce jour et à cette heure, de me mettre au nombre de vos martyrs, en me faisant boire au calice de Jésus-Christ votre fils ». Ste Thérèse s'écriait : « ou souffrir ou mourir ». Jésus pendant l'heure même de son Agonie, comme pendant toute sa vie où l'abominable vue du péché lui donnait de mortelles douleurs, n'a pas cessé de jouir dans son âme de la vision béatifique car son âme était SUBSTANTIELLEMENT unie au verbe éternel. Vivant en Jésus, avec Jésus, pour Jésus, unis à lui comme lui à son Père ainsi qu'il l'a promis, les saints reproduisent en eux la vie, même de Jésus, cet étrange assemblage d'un corps et d'une âme, cette mystérieuse union de la vie naturelle et de la vie surnaturelle, dans l'union à Dieu même. 126:42 Or il nous est *indispensable* d'y atteindre. St Louis-Marie Grignion de Montfort le dit avec sa force coutumière : « Ame, image vivante de Dieu et rachetée du Sang précieux de Jésus-Christ, la volonté de Dieu sur vous est que vous deveniez sainte comme lui dans cette vie, et glorieuse comme lui dans l'autre ». *Sainte comme lui dans cette vie ;* à nous d'aviser. ET JÉSUS pour compléter son enseignement et son exemple est ressuscité le troisième jour après sa mort, il est apparu « à plus de cinq cents frères à la fois dont la plupart vivent encore maintenant... et en dernier de tous, comme à l'avorton, il est apparu aussi à moi » dit St Paul. « Et si nous sommes devenus une seule plante avec lui par la ressemblance de sa mort, nous le serons aussi par celle de sa Résurrection » (Rom. VI-3-6). L'esprit offusqué par les fumées de la chair et du monde nous perdons de vue notre destinée, la souffrance et la gloire. Dieu attend simplement avec amour que nous lui demandions par la prière l'augmentation de la foi, de l'espérance et de la charité afin de nous les accorder surabondamment pour que « notre joie soit parfaite ». D. MINIMUS. 127:42 ## DOCUMENTS ### Le Message de Jean XXIII à la France *Le* 11 *février, en la fête liturgique des Apparitions à Lourdes de la T.S. Vierge, S.S. Jean XXIII a adressé par radio un message à la France. Nous en reproduisons le texte d'après* L'OSSERVATORE ROMANO*, édition française du* 19 *février.* > Chers Fils de France, Il y a un an à peine, Nous clôturions par un message l'année du centenaire des Apparitions de Lourdes. Et voici que la fête liturgique du 11 février ramène à nouveau, en ce jour béni, Notre pensée et Notre cœur vers votre chère patrie, et en particulier vers ce sanctuaire, où Nous eûmes le bonheur de venir Nous agenouiller bien des fois. Que de souvenirs cette évocation fait revivre dans Notre mémoire ! Au temps où nous étions encore jeune prêtre, Nous prenions contact avec la Grotte de Massabielle. Les douces et fortes impressions que Nous emportâmes de cette première visite n'ont fait que s'imprimer plus profondément dans Notre âme au cours des suivantes ; jusqu'à la toute dernière, où il nous fut donné -- en l'année centenaire des Apparitions -- de consacrer de Nos mains la basilique souterraine S. Pie X venue compléter l'imposant ensemble des sanctuaires dédiés à la Vierge Immaculée dans la cité mariale. Mais nous ne pouvons oublier que, par le choix du lieu de ses apparitions, comme par le choix de l'innocente enfant dont elle fit sa confidente, la Vierge Immaculée a voulu manifester bien clairement sa particulière sollicitude pour votre patrie et récompenser sans doute la foi et la piété de tant de générations qui, depuis des siècles, l'invoquaient sur la terre de France : *Regnum Galliae, Regnum Mariae,* comme aimaient à dire vos ancêtres. Aussi, lorsque nous faisions envoyer ces jours derniers, dans les principaux sanctuaires du monde, les cierges qui Nous avaient été offerts le jour de la Chandeleur, le nom de la Grotte bénie de Massabielle s'est tout de suite présenté à Notre esprit. 128:42 Nous avons voulu manifester par ce geste Notre grande dévotion et Notre entière confiance envers Notre-Dame. Comme nous voudrions que vous partagiez aussi ces sentiments, chers Fils ! Tournez-vous souvent, comme Nous aimons tant à le faire Nous-même, aux heures difficiles, vers la Mère de Dieu et Notre Mère ; ais présentez-vous à Elle comme des enfants fidèles soucieux avant tout du retour à « une pratique assidue des sacrements, du respect de la morale chrétienne dans toute la vie, de l'engagement dans les rangs de l'Action Catholique et des diverses œuvres recommandées par l'Église » (Lettre Encyclique « *Le pèlerinage de Lourdes* »*,* 2 juillet 1957, *A.A.S*. XXXXIX*,* p. 605). Ces exhortations de Notre vénéré Prédécesseur Pie XII sont plus actuelles que jamais aujourd'hui encore, tandis que chacun s'interroge avec inquiétude sur les chances de l'avènement tant désiré d'une véritable paix entre les hommes et les nations. Notre Dame de Lourdes vous invite à raffermir et à approfondir votre foi, sans vous laisser ébranler par les fausses opinions si répandues aujourd'hui. Qu'à votre foi s'unisse une confiance filiale en Celle qui s'est montrée tant de fois dans votre histoire votre Avocate, votre Refuge, votre Protectrice. Continuez à lui adresser avec ferveur os prières et confiez-lui les grandes intentions de l'Église, celle en particulier du Concile œcuménique, qui est maintenant au centre de Nos préoccupations et dont Nous attendons de si grandes choses pour le bien des âmes. Dans le vaste panorama de toutes les nations du monde, qu'évoque à Notre esprit la perspective de ce Concile, Nous pensons avec une affection particulière à la France, la « dulcis Francia », comme elle est appelée dans l'office liturgique de la fête de Ste Geneviève, patronne de Paris : la France des Apparitions de la Vierge à Lourdes. Nous demandons à Dieu pour elle -- et Nous avons confiance qu'elle obtiendra, par l'intercession de Notre Dame de Lourdes -- les grâces dont elle a besoin aujourd'hui : grâces de foi et de courage, grâces de paix et d'union fraternelle. Dans cette assurance Nous vous accordons à tous de bien bon cœur, chers fils de France, en gage de Notre constante bienveillance, une paternelle Bénédiction Apostolique. ============== ### La légion de Marie dans les missions *Les discours de Pie XII au premier et surtout au second congrès Mondial de l'apostolat des laïcs, on mis officiellement en relief les questions que pose, les incertitudes que suscite, les inconvénients que provoque une conception trop étroite de l'Action catholique.* 129:42 *A propos notamment des Congrégations mariales, des Instituts séculiers, de la Légion de Marie, les difficultés ont pris parfois un tour pénible, en raison des incompréhensions et des routines auxquelles se heurtent les conceptions nouvelles proposées ou soutenues par le Saint-Siège* (*voir* Itinéraires, *n°* 38*, pp*. 160-172 *et pp.* 175-178 ; *et n°* 39, *pp.* 81-82). *Ces pénibles difficultés se rencontrent aussi bien dans les pays de mission que dans les pays de* *chrétienté. Le public catholique n'est pas toujours exactement ni suffisamment informé, en France et dans les pays de mission à prédominance française, des questions concernant* L'APOSTOLAT DES LAÏCS, *l'information dont il dispose étant trop souvent influencée, et unilatéralement limitée, par une conception étroite de l'Action catholique, dont l'exclusivisme monolithique apparaît aujourd'hui comme une survivance dépassée. Mais s'ans doute faudra-t-il un Concile -- le prochain Concile -- pour venir à bout des résistances qu'opposent aux innovations du Saint-Siège ceux qui*, *d'autre part, simultanément, s'en vont répandre que la Papauté est un* « frein ». *Nous reproduisons ci-dessous l'important et significatif article signé D. Remigio Musaragno, du secrétariat international de l'Union missionnaire du clergé, paru dans l'*Osservatore Romano, *édition française* du 19 *février* 1960. La lettre Encyclique de Jean XXIII, « Princeps Pastorum », publiée pour le quarantième anniversaire de la Lettre « Maximum illud » de Benoît XV (30 novembre 1919), a imposé à l'attention du monde catholique tout entier la valeur et la nécessité de l'apostolat des laïcs dans les Missions. Ce document dresse en effet de grands éloges, mais aussi de vives recommandations, aux membres de l'Action Catholique, touchant leurs responsabilités et le zèle dont ils doivent faire preuve pour l'expansion du royaume de Dieu. Naturellement, le terme général « Action Catholique » indique ici non seulement les mouvements qui portent ce nom, ais l'ensemble de l'apostolat organisé des laïcs dans ses différentes associations, parmi lesquelles figurent la « Légion de Marie », qui appartient aux mouvements d'action catholique générale ou universelle. Cette association existe depuis plus de vingt ans dans la plupart des pays de Mission. Elle s'installa tout d'abord dans l'Inde, en Australie, en Afrique du Sud et en Afrique Centrale anglaise ; mais elle ne tarda pas à se développer également ailleurs, méritant partout les éloges et la reconnaissance des Ordinaires de l'endroit. 130:42 Ses activités apostoliques sont multiples : diffusion de la presse catholique, visite des malades dans les hôpitaux, enseignement du catéchisme dans les familles, organisation de la prière en commun. Il s'agit, en général, d'activités d'apostolat qui exigent un contact direct et personnel. Elle remplit en outre de nombreuses autres charges apostoliques, pour lesquelles il n'existe pas dans les missions d'organismes adaptés ou, lorsqu'ils existent, ils manquent de personnel : action pour la régularisation des unions matrimoniales illégitimes, œuvre de persuasion pour l'assistance à la Messe, pour la fréquentation des Sacrements, pour l'observance du repos dominical, ainsi qu'œuvre d'instruction en ce qui concerne l'approfondissement des problèmes religieux, diffusion des Œuvres Pontificales Missionnaires, action d'assistance religieuse et sociale aux immigrés, apostolat parmi les protestants et les païens, etc. C'est justement en raison de cette multiple et efficace activité que la Légion de Marie est en mesure d'offrir sa collaboration aux Évêques des pays de Mission ; ceux-ci, à leur tour, ont unanimes à reconnaître l'esprit apostolique et le zèle qu'elle suscite, surtout chez les jeunes. Il faut dire que cette estime est pleinement méritée par la Légion de Marie ; celle-ci, en effet, a déjà écrit des pages héroïques au cours de sa brève histoire. Nous voulons parler de ses adhérents de Chine, dont la fidélité à l'Église, durant la persécution qui dure, est magnifique et émouvante. Ces apôtres laïcs furent incarcérés par milliers ; des centaines d'entre eux subirent le martyre pour professer leur fidélité au Vicaire du Christ : ils méritent l'hommage respectueux de tous ceux qui ont à cœur les intérêts supérieurs de l'Église. Mais, à côté de ces épisodes glorieux, il y a l'histoire de la fidélité et du zèle de chaque jour. Nous avons pu lire des témoignages directs d'évêques relatifs à l'œuvre des légionnaires dans les différents diocèses du monde missionnaire en Corée, au Congo Belge, au Nyassa, en Colombie etc. L'importance de l'Association est telle qu'elle crée une nouvelle figure d'auxiliaire laïc des missions à côté de celles, traditionnelles, des maîtres et des catéchistes. Mais en quoi consiste le secret de la Légion qui, en si peu de temps, s'est acquis tant de mérites dans le domaine de l'apostolat de l'Église dans les missions ? Tout d'abord, elle tend à développer chez ses membres le sens de la vocation apostolique du laïc. La Légion de Marie appelle à ses adhérents que chacun est appelé individuellement par Dieu à lui donner son amour et à Le servir ; à accomplir son devoir personnel d'apôtre, que d'autres pourraient peut-être accomplir mieux que lui, mais non le remplacer. C'est justement ce sentiment personnel de leur propre réalité de chrétiens que la Légion suscite : un « légionnaire » ne doit pas rester passif au sein de la communauté chrétienne, mais il doit jouer on rôle. Cela ne constitue pas toutefois quelque chose de marginal dans sa vie, mais en devient l'inspiration, même si cette vie est toute ordinaire. 131:42 Une telle conviction d'une vocation personnelle à accomplir, fait également naître chez le « légionnaire » l'esprit apostolique, le désir de poursuivre l'œuvre du Christ, de Le servir dans le plus humble de ses frères. On peut dire que la Légion représente un parallèle, ou une figure naturelle laïque de l'ordre religieux : la traduction de l'idée de perfection chrétienne dans la vie ordinaire des laïcs. Que l'on ajoute enfin à cela le sérieux de l'engagement des adhérents qui sont formés dans la vie d'association : le caractère concret de la méthode de travail et du devoir apostolique ; et surtout l'idéal, dont s'inspire le « légionnaire » dans son activité et sur lequel il approfondit sa vie intérieure : la Vierge Marie, sous la protection de qui est placée la Légion. Les résultats sont bons et nombreux, comme nous le disions au début de cet article. Dans les communautés chrétiennes des pays de mission, la Légion a suscité une véritable mobilisation spirituelle, grâce à laquelle elle réussit souvent à maintenir plus levé le moral des plus fervents, à animer les plus ; faibles, à récupérer les autres. Les Ordinaires, malheureusement habitués à procéder dans leur travail apostolique avec un nombre fort restreint de prêtres, de religieux et de catéchistes, ont vu providentiellement les bras dont ils disposaient multipliés par la collaboration des « légionnaires ». Citons, en exemple, le témoignage de S. Exc. Mgr J. B. Whelan, Évêque d'Oweri (Nigeria) ; qui, en septembre dernier à Dublin, à l'occasion de l'assemblée du « *Concilium* », organe suprême de la Légion, déclarait : L'an dernier, le nombre des catholiques formait dans le diocèse d'Owerri un total d'un demi-million environ, alors qu'il y a dix ans, en 1950, les chrétiens du diocèse étaient environ 223.500. Il existe maintenant un merveilleux progrès de toute l'œuvre missionnaire : dans les écoles pour enfants, dans l'éducation secondaire, dans les collèges on enregistre également une augmentation des vocations. Le nombre des prêtres demeure restreint et insuffisant par conséquent à couvrir tous les secteurs et à répondre aux nombreuses exigences de notre action : 120 prêtres. Nous avons dû chercher des forces nouvelles : la « Légion de Marie » et la confrérie de la Doctrine chrétienne. Nous devons dire qu'en général cette dernière est lus efficace quand elle est réalisée au sein même de la Légion. Je ne peux donc assez remercier cette Association pour le travail qu'elle accomplit dans le diocèse d'Owerri. Lors de la dernière Pentecôte, il existait plus de 400 groupes, réunissant 7.000 légionnaires environ. 132:42 Ils s'appliquent à l'instruction des païens ; ils approchent les chrétiens indifférents pour les ramener aux pratiques religieuses. Partout dans notre territoire nous constatons de consolants résultats et nous devons en attribuer en grande partie le mérite à la « Légion de Marie ». Peut-être les résultats du travail apostolique dans les missions ne sont-ils pas partout aussi brillants. Il n'en reste pas moins que la Légion de Marie est un merveilleux et providentiel moyen d'apostolat, destiné à devenir de plus en plus efficace et répandu, du fait des immenses besoins des missions à notre époque. « Nous sommes entrés dans une époque de l'histoire où la survivance des sociétés humaines semble plutôt liée à des causes de l'ordre de la prière qu'à celles de l'ordre du calcul. » Pierre BOUTANG, *La Nation française* du 2 mars 1960. ============== fin du numéro 42. [^1]:  -- (1). Allocution du 31 janvier 1952. [^2]:  -- (1). Les principales études que nous avons publiées sur ces questions depuis le changement de régime de la France sont les suivantes : *-- Le principe de subsidiarité,* par Marcel CLÉMENT (n° 25). *-- Le fond de la question,* par Henri CHARLIER (éditorial du n° 26). *-- Rendre aux Français la liberté* (éditorial du n° 29). *-- Note sur l'apologie des partis politiques* (n° 29, pp. 93 et suiv.). *-- Les deux formes de l'apprentissage,* par Raymond le POITEVIN (n° 30). *-- Les métiers lourds* par Georges DUMOULIN (n° 34). *-- La question sociale n'est pas économique,* par Hyacinthe DUBREUIL (n° 35). *-- Réflexions sur le problème social,* par Henri CHARLIER (n° 40). [^3]:  -- (1). C'est le titre même du grand livre réformateur d'Henri Charlier : *Culture, École, Métier* (premier volume de la « Collection Itinéraires » aux Nouvelles Éditions Latines). [^4]:  -- (1). Voir l'article : Naissance d'une corporation, *Itinéraires,* n° 20. [^5]:  -- (1). Nous recommandons vivement la lecture du livre admirablement suggestif de Jean Servier : *Dans l'Aurès sur les pas des rebelles,* livre qui déborde heureusement beaucoup son titre : voir *Itinéraires,* n° 26, pp. 77-78. [^6]:  -- (1). Voir *Itinéraires,* n° 26, éditorial : « Le fond de la question ». [^7]:  -- (1). cf. PIE XI : *Quadragesimo Anno*, n° 108. [^8]:  -- (2). Idem, n° 10. [^9]:  -- (3). PIE XII : Allocution du 2 juillet 1951 au congrès international de Vie Rurale. (A.A.S. XLIII n° 12.) [^10]:  -- (4). cf. PIE XII : Message radiophonique du 23 décembre 1956 2e partie. (A.A.S. XXXXIX, 1957, p. 5. Trad fse de l'*O.R.* du 28-12-1956.). [^11]:  -- (5). PIE XII -- Allocution du 2 juillet 1951 -- loc. cit. [^12]:  -- (6). Cf. sur ce point Pie XII : Message radiophonique du 1^er^ septembre 1944 (A.A.S. XXXVI, n° 9). [^13]:  -- (7). PIE XII : Message radiophonique du 1^er^ juin 1941 (A.A.S. XXXIII, n° 6.) [^14]:  -- (8). PIE XII : Allocution du 2 juillet 1951 (Loc. cit.). [^15]:  -- (9). PIE XII : Allocution du 18 mai 1955 aux propriétaires exploitants (A.A.S. XXXXVII 1955, p. 497) traduction française de l'*O.R.* (édition française) du 27 mai 1955. [^16]:  -- (10). Au recensement de 1954. 1.900.000 logements ruraux, sur cinq millions et demi, sont déclarés comme ayant l'eau courante dans la maison. [^17]:  -- (11). Ce chiffre a été tout récemment triplé. [^18]:  -- (1). *La Communauté Humaine selon l'esprit chrétien* (édit. St. Paul, Fribourg, Paris). [^19]:  -- (2). *Aux sources de la vie spirituelle* (même édition). [^20]:  -- (3). Recueils publiés aux *Éditions de la Croix du Nord* (Lille), voir *Itinéraires* n° 39, page 80. [^21]:  -- (4). *L'économie sociale selon Pie XII* (N.E.L.) et les annexes à certains de ses livres par exemple : *Le chef d'entreprise* ou *La femme et sa vocation* (N.E.L.). [^22]:  -- (5). Voir *Itinéraires* n° 38. [^23]:  -- (1). Manuel, malheureusement non traduit, des Symboles et des Définitions des Conciles ; éditions Herder à Barcelone. [^24]:  -- (1). Encyclique *Humani Generis,* n° 44 dans l'édition du Père Labourdette sous le titre : *Foi Catholique et problèmes modernes* (Desclée St. Jean). [^25]:  -- (1). Sur la mission du théologien nous nous permettons de renvoyer au chapitre III de notre *École Chrétienne renouvelée* (Téqui éditeur). [^26]:  -- (1). Sur l'autorité des Encycliques voir Humani Generis n° 20 de l'édition Labourdette. [^27]:  -- (1). Pensée 64 dans l'édition Brunschvicg. [^28]:  -- (1). C'est moi qui souligne (en italiques). [^29]:  -- (1). Matt.-1-19. [^30]:  -- (1). Luc II, 7. [^31]:  -- (1). L'homme est crée pour louer, honorer et servir Dieu, Notre-Seigneur, et, par ce moyen, sauver son âme (St Ignace, *Exercices spirituels,* principes et fondements). [^32]:  -- (1). Matt. -- 2 -- 13/14. [^33]:  -- (1). Matt. -- 2 -- 19/23. [^34]:  -- (1). Nouvelles Éditions Latines, éditeur. Avec préface de S.E. Mgr Rupp, Évêque auxiliaire, de Paris. [^35]:  -- (1). Rappelons ce mot de S.E. Mgr Ancel. Évêque auxiliaire de Lyon et supérieur du Prado : « Une vertu n'est pas facultative, une vertu est obligatoire. Le patriotisme est une vertu ». [^36]:  -- (1). Nous l'avons évoqué déjà dans notre « notule sur Maritain et sur la philosophe chrétienne », n° 19, pages 63 à 80. Voir aussi n° 27, pages 4 et 5. [^37]:  -- (2). Second volume de la *Collection Itinéraires,* Nouvelles Éditions Latines 1959. [^38]:  -- (1). Aux avances du général de Gaulle, Maritain avait fait une « réponse déférente, mais négative ». Cf. Charles de Gaulle, *Mémoires de guerre,* tome I, *L'Appel*, Plon 1954, p. 221. [^39]:  -- (2). Paru en 1936 ; nouvelle édition, avec quelques notes et corrections, en 1946, Aubier éditeur. [^40]:  -- (3). Grasset 1959. [^41]:  -- (1). Éditions Fidès 1943. [^42]:  -- (1). En analysant *Visage des idées*, dans *Itinéraires,* n. 34, p. 94. [^43]:  -- (1). Voir notamment l'article d'Henri Massis dans *Itinéraires,* n°2, p. 40. [^44]:  -- (1). Page 224, M. Bars cite « *une phrase en or de Gustave Thibon *» (entendez qu'il la tourne en dérision), qui lui paraît caractériser l'opportunisme (!?) de Thibon. Nous n'avons pas vérifié la citation. A supposer qu'elle soit littéralement exacte, tous ceux qui connaissent la pensée de Thibon verront aussitôt qu'elle est interprétée manifestement à contresens par M. Bars, avec une assurance et une légèreté vraiment extraordinaires. [^45]:  -- (1). Dans notre livre sur *Brasillach,* pages 77 à 102 (Nouvelles Éditions Latines, 1958). [^46]:  -- (1). Cf. notamment *Humanisme intégral,* p. 14. [^47]:  -- (2). Voir l'étude de Marcel Clément : « Emmanuel Mounier », dans *Itinéraires,* numéro 35 et numéro 36*.* [^48]:  -- (1). On sait que la doctrine sociale de l'Église est *obligatoire,* que *l'on ne peut s'en écarter sans danger pour la foi,* et qu'enfin elle se trouve *uniquement* dans les documents *pontificaux.* Voir le livre de Mgr Guerry : *La doctrine sociale de l'Église* Bonne Presse 1957, page 9 et page 15. [^49]:  -- (2). *La Nation française,* 16 décembre 1959. Louis Salleron avait précédemment abordé cette même question dans des articles antérieurs de la *Nation française. -- *Dans le même hebdomadaire, numéro du 2 décembre 1959, l'article de Pierre Andreu sur le livre de M. Bars. [^50]:  -- (1). Nous avons à l'époque souligné l'importance du livre du P. Calvez -- importance *libératrice,* à certains égards, pour le catholicisme français -- en deux articles parus dans notre numéro 11, pages 49 et suivantes, et dans notre numéro 12, pages 67 et suivantes. Nous avons aussi noté certaines omissions, apparemment volontaires, en tous cas significatives, de sa bibliographie (cf. n° 11, p. 58). Quant à l'usage que le P. Calvez a fait de la formule « humanisme intégral », il suggère des réflexions qui semblent avoir échappé à M. Bars. Il existe aujourd'hui -- notamment parmi certains membres éminents de la Compagnie de Jésus -- une tendance qui, déplorant vivement la vulnérabilité d'une partie de l'intelligence catholique en face du marxisme, considère que cette vulnérabilité provient d'une formation conduite selon la méthode et la doctrine de saint Thomas, -- doctrine qui est, dit-on, privée du « sens de l'histoire ». On trouvera un exemple discret mais caractéristique de cette manière de penser dans un article du P. Fessard : *Études* de janvier 1960 spécialement page 59. La formation thomiste porterait donc la responsabilité d'avoir, faute du *sens de l'histoire,* désarmé l'intelligence catholique en face du marxisme. A l'appui de cette thèse, on peut alléguer le fait que le thomiste Maritain ait écrit *Humanisme intégral* ainsi que la nature de l'influence que ce livre, parfois ou souvent, a exercée. Rien ne prouve que le P. Calvez ait eu cette intention. Mais l'emploi qu'il fait des termes « humanisme intégral » est, objectivement, comme une allusion à ce courant de pensée, qui estime trouver dans Hegel ce qu'il ne trouve pas dans saint Thomas : l'antidote de Marx. Selon ce courant de pensée, les esprits de formation thomiste, ne pouvant recevoir de saint Thomas une « philosophie de l'histoire », mais ne pouvant pas non plus se passer aujourd'hui d'une telle philosophie, sont amenés à l'élaborer sous une inspiration plus ou moins marxiste : et c'est Hegel qui pourrait les sauver du marxisme. L' « hégélianisme chrétien », si l'on peut ainsi s'exprimer, est alors très vigoureusement anti-progressiste et anti-marxiste comme le montre l'exemple du P. Fessard, qui est l'un des écrivains les plus énergiques de la résistance au communisme. Bien entendu, ce christianisme plus ou moins « hégélien » soulève par ailleurs des difficultés qui ne sont pas sans importance. On retiendra aussi la manière très caractéristique dont G. Morel, dans les *Études* de février 1960 (page 267) rend compte du livre de Maritain : *Pour une philosophie de l'histoire.* [^51]:  -- (1). Cf. *Itinéraires,* n° 19 : « Notule sur Maritain et sur la philosophie chrétienne », *passim,* et spécialement pages 70 et 71. [^52]:  -- (1). Version originale publiée en 1957 à New York. Traduction française par Mgr Charles Journet, revue « ligne à ligne » par Maritain, publiée à Paris fin 1959 aux Éditions du Seuil. [^53]:  -- (2). Voir par exemple le compte rendu des *Études* (numéro de février 1960, page 267). [^54]:  -- (3). Sur le fait que le communisme n'est plus qu'un (dangereux) cadavre, voir l'article de Marcel Clément : « Pour qui sonne le glas », dans *Itinéraires,* n° 41. [^55]:  -- (1). Cf. Maritain, *Réflexions sur l'intelligence,* Desclée de Brouwer*,* pp. 78 à 141. Les critiques absurdes et partisanes contre Blondel sont une chose (contre laquelle nous nous sommes nous-mêmes élevés, cf. *Itinéraires* n° 17, pp. 49 à 59). Mais le « blondélisme » excessif et unilatéral de certains docteurs a pris une influence dommageable sur les esprits, et sur ce que l'on nomme -- probablement par analogie -- la « *théologie *» française. [^56]:  -- (1). Cf. *Mounier et sa génération,* p. 408. [^57]:  -- (2). Cf. *Pour une philosophie de l'histoire,* p. 80. [^58]:  -- (1). Maritain, quand il fait aujourd'hui retour sur *Humanisme intégral,* estime que les développements actuels de sa pensée sont dans la ligne de ses positions anciennes. Cf. *Réflexions sur l'Amérique,* pp. 185 à 202. [^59]:  -- (1). Notre position est sur ce point analogue à la perspective de Maritain, et coïncide même presque complètement. Nous avons, il y a quelques années, employé beaucoup d'encre et de temps, peut-être pas en vain, à exposer à des Pères de l'Action populaire que, quant à nous, nous attendons non pas *l'évolution du communisme* (encore que le communisme évolue, mais selon sa nature), -- mais bien *la conversion des communistes *» *et* que tel est le sens dans lequel nous travaillons, [^60]:  -- (1). Le second volume des *Œuvres en prose* de Péguy (1909-1914) existe aux Éditions de la Pléiade (Gallimard) depuis 1957. Le premier volume(1893-1908) a paru en décembre 1959.