# 43-05-60 1:43 MOIS DE MAI*, mois de Marie... Avec le Premier Mai chrétien, la fête liturgique de saint Joseph artisan, Fête de l'ordre temporel chrétien dans le travail.* *Le dimanche* 8 *mai, solennité de la fête de sainte Jeanne d'Arc* (*qui est le* 30 *mai*)*, patronne et lumière, certainement pour la France, mais aussi sans doute pour le monde entier, de l'ordre temporel chrétien.* *Le* 26 *mai, fête de l'Ascension du Seigneur* « *Allez par le monde entier, prêcher l'Évangile à toute la création* ». *Le* 31 *mai, fête de Marie Reine et* renouvellement de la Consécration du monde au Cœur Immaculé de Marie, *espoir de voir se lever l'ère nouvelle de l'ordre temporel chrétien :* « *Par Notre autorité apostolique Nous décrétons et instituons la fête de Marie Reine, qui se célébrera chaque année dans le monde entier le* 31 *mai.* « NOUS ORDONNONS ÉGALEMENT QUE CE JOUR LÀ ON RENOUVELLE LA CONSÉCRATION DU GENRE HUMAIN AU CŒUR IMMACULÉ DE MARIE. C'EST LÀ EN EFFET QUE REPOSE LE GRAND ESPOIR DE VOIR SE LEVER UNE ÈRE DE BONHEUR OU RÈGNERONT LA PAIX CHRÉTIENNE ET LE TRIOMPHE DE LA RELIGION. » (*Pie XII, Encyclique* Ad Cœli Reginam). *C'est-à-dire l'ordre temporel chrétien.* 2:43 CE NUMÉRO DE MAI *est centré sur* LE « SOUS DÉVELOPPEMENT » ET L'ORDRE TEMPOREL CHRÉTIEN. *Questions immenses, dont nous ne prétendons pas faire le tour en une seule fois mais plutôt, d'une part, nous efforcer d'aller au cœur du problème, discerner et tracer certaines lignes essentielles de réflexion et de conduite et d'autre part, chemin faisant, écarter de fausses* « *données* » *inexactes mises en circulation par des propagandes d'ailleurs suspectes, qui travaillent à répandre la confusion.* *Nos éditoriaux, comme on le verra, ne sont pas étrangers à la préoccupation d'un* ORDRE TEMPOREL CHRÉTIEN. *Spécialement sur le coup progressiste du 15 février 1960, notre second éditorial exprime, en termes volontairement discrets, l'essentiel de ce qu'il nous était absolument impossible en conscience de passer tout à fait sous silence.* 3:43 ## ÉDITORIAUX ### Un anti-communisme « négatif » Au mois de mars, stimulé par l'événement, le progressisme le plus typique a donné tout ce que l'on pouvait attendre de lui, et davantage encore. D'autre part, nous avons entendu des propos très dignes, mais trop souvent unilatéraux et partiels, qui risquent d'établir les catholiques *en tant que citoyens* dans une attitude négative à l'égard du communisme. La substance de ces propos se trouve résumée, dans sa meilleure forme, par une note d'information que publia un groupe de chrétiens sociaux qui mérite, au demeurant, l'estime et l'attention : « Les chrétiens de France auront à cœur de prier pour les persécutés et pour la conversion des persécuteurs. Mais ils prendront garde de ne pas se laisser abuser par des hommes ou des groupes sans mandat qui entendraient utiliser ce souci légitime à des fins partisanes. L'épiscopat a d'ailleurs donné en pareille matière des consignes très nettes qui seules serviront de ligne de conduite. » ([^1]). 4:43 Un tel langage est manifestement équivoque. Si les chrétiens dans la cité devaient désormais prendre pour règle de conduite les « *seules* » consignes de l'Épiscopat, s'ils devaient tourner le dos à tous les « *hommes ou groupes sans mandat* » -- si cela était vraiment le principe et la règle -- cela voudrait dire que le devoir des catholiques est de quitter définitivement tous les partis politiques. Ce serait, notamment, la mort du M.R.P. Précisons (pour le cas où l'on ne le saurait pas encore) que nous ne voyons, quant à nous, aucun inconvénient majeur à ce que les catholiques se retirent de tous les partis politiques. Nous ne retenons cet exemple que parce qu'il montre qu'on tient un langage dont a mal mesuré le contenu réel et les conséquences qu'il entraînerait s'il était entendu. Nous n'aurions aucune objection à ce que l'Épiscopat dise aux catholiques « politiquement engagés » dans le M.R.P. qu'ils font fausse route, et qu'au lieu d'y suivre des hommes « sans mandat », dans une activité « de parti », ils doivent désormais s'en tenir aux *seules* consignes épiscopales et limiter strictement leur activité aux seuls groupements d'Action catholique proprement dite et « mandatée ». Mais il est évident que l'Épiscopat n'a point dit cela, et que les chrétiens sociaux dont nous avons cité le propos n'entendent point le dire non plus. C'est seulement en face du communisme que l'on demande aux catholiques de s'en tenir aux *seules* consignes épiscopales. C'est une exception. Pourquoi ? 5:43 LE COMMUNISME SOVIÉTIQUE pose avant tout une question religieuse. Il est athée et persécuteur. Il est la plus grande entreprise que l'on ait vue depuis deux mille ans pour tenter de priver le genre humain du bénéfice de la Rédemption. Proliférant le plus souvent à partir de la déchristianisation d'un pays, ou de certains milieux sociaux, il systématise en quelque sorte cette déchristianisation, il l'approfondit, il vise à la rendre définitive. Nous lisons tout cela dans *Divini Redemptoris* nous le voyons de nos yeux autour de nous. Il en résulte qu'en face d'un péril de cette nature, nous devons demander non pas à nos inspirations personnelles, mais d'abord à l'Église, ce qu'il convient de faire. C'est le dessein rédempteur de Dieu qui est fondamentalement attaqué. Ce sont le Pape et les Évêques qui ont donc manifestement charge, fonction et pouvoir d'orienter la résistance. Et cette résistance consiste premièrement en la prière pour les persécutés et pour la conversion des persécuteurs. On avait trop oublié ces perspectives essentielles. Ne nous plaignons pas qu'elles aient été rappelées au mois de mars. En face du communisme, l'unité de l'Église hiérarchique, la prière communautaire de l'Église apostolique constituent le devoir le plus urgent et le plus important. Toutefois, le chrétien a été formé à ne point dire : « prière », tout court. L'enseignement de l'Église depuis toujours, remis spécialement en lumière à Lourdes et à Fatima, c'est : « prière *et pénitence* ». Ce qui s'explicite en rappelant que la première « pénitence » du chrétien, non point la seule, mais la plus indispensable et la plus universelle se trouve dans les sacrifices nécessaires à l'accomplissement du devoir quotidien selon chaque état de vie. 6:43 ATHÉE ET PERSÉCUTEUR, le communisme n'est pas un persécuteur classique, il n'est pas un athéisme classique. C'est bien un péril essentiellement *religieux *: mais sa manière, son moyen, son terrain d'action sont *politiques et sociaux*. L'attaque du communisme est bien, fondamentalement, une attaque contre la Rédemption : mais cette attaque se développe selon un DESSEIN PARTICULIER, dans lequel la prédication de l'athéisme, la diffamation de la religion et la persécution elle-même contre l'Église ne sont que des moyens subordonnés et accessoires. Le communisme persécute *aussi* la religion chrétienne. Essentiellement, il *persécute l'homme,* et dans l'homme, il persécute l'homme *naturel,* et l'homme naturel, il le persécute sous le rapport *social :* pour contredire le plan de Dieu, « son dessein particulier est de bouleverser radicalement l'ordre social et d'anéantir jusqu'aux fondements de la civilisation chrétienne » (Encyclique *Divini Redemptoris,* § 3). Le combat se situe essentiellement sur le terrain DE L'ORDRE SOCIAL ET DE LA CIVILISATION. Or, sur ce terrain aussi, les catholiques ont à vivre la doctrine de l'Église, à suivre les orientations de l'Église. Mais ils ne peuvent, sur ce terrain, s'en tenir aux « *seules* » consignes de l'Épiscopat. Ce serait, on nous l'a assez dit, du « cléricalisme ». 7:43 L'Épiscopat lui-même, d'ailleurs, a insisté avec force sur les responsabilités personnelles et le devoir d'initiative des chrétiens, au plan de l'ordre social et de la civilisation, selon chaque état de vie. Les consignes de l'Épiscopat sont, en substance, précisément de ne pas s'en tenir aux *seules* consignes épiscopales, mais de s'engager hardiment : « *L'Église compte sur le génie inventif des laïcs* » ([^2]). MARITAIN avait proposé en 1936 une distinction entre agir « en chrétien » et agir « en tant que chrétien » ([^3]). Nous ne croyons pas que cette distinction utile soit, dans tous les cas, aussi pleinement adéquate qu'il le faudrait. Toujours est-il qu'elle est couramment reçue ([^4]), tenue pour aussi obligatoire que si c'était le Pape qui l'avait faite (certains imaginent même qu'elle vient du Pape en personne), et qu'elle coïncide avec la distinction également reçue, également inventée par Maritain, entre les groupements « catholiques » au sens propre et mandatés -- et les groupements d' « inspiration chrétienne » -- agissant sous leur propre responsabilité ([^5]). Pour nous faire entendre selon ce langage aujourd'hui familier, nous dirons qu'en face du communisme les catholiques doivent : 8:43 1. -- agir *en tant que* chrétiens, dans ou avec les organisations « mandatées » comme *catholiques :* prière et apostolat directement conduits par l'Église hiérarchique ; 2. -- mais qu'ils doivent aussi agir *en* chrétiens, selon leur état de vie, dans leurs activités professionnelles, civiques, sociales, politiques, intellectuelles, en s'y groupant de préférence, et si possible, en organisations dites *d'inspiration chrétienne,* c'est-à-dire non mandatées. Cela est bien connu en principe, et même pratiqué (plus ou moins exactement) dans tous les domaines. Sauf un. Concernant le communisme, les propos de mars tendraient à nous faire croire qu'on doit se limiter aux « seules » consignes épiscopales, c'est-à-dire à l'action de type n° 1, et donc NE RIEN FAIRE au plan n° 2, qui est celui des initiatives et des responsabilités sociales. Paradoxe extraordinaire, s'agissant du communisme qui a justement pour « dessein particulier de bouleverser radicalement l'ordre social et d'anéantir jusqu'aux fondements de la civilisation chrétienne ». PARLONS NET, au risque d'employer une expression triviale que le lecteur voudra bien excuser, car nous n'en trouvons point d'autre : depuis quinze ans, en face du communisme, *on tourne autour du pot.* On hésite, on biaise, on ne se résout pas à recommander et à employer LA TOTALITÉ DES MOYENS SPIRITUELS ET TEMPORELS que l'Encyclique *Divini Redemptoris* invite l'univers catholique à mettre en œuvre SIMULTANÉMENT. 9:43 Selon l'époque ou la circonstance, on nous engage à résister *ou bien* par « la prière », *ou bien* par « le social », et à s'y LIMITER. Alors qu'il faut tout ensemble ; chaque chose à sa place ; la diversité des tâches étant assurée par la complémentarité des œuvres, étant partagée entre la diversité des situations, des compétences et des vocations à l'intérieur de la communauté catholique. On nous dit qu'il faut éviter un « anti-communisme négatif et stérile » ; c'est vrai ; mais *pratiquement* l'on désigne par « anti-communisme négatif et stérile » toutes les formes existantes ou possibles de résistance civique, sociale et politique au communisme. On consacre des pages et des pages à faire le procès de l'anti-communisme malsain ou partisan, mais l'on ne trouve pas dix lignes pour exposer en quoi consiste concrètement la résistance nécessaire. On nous invite à suivre les *seules* consignes épiscopales et à tenir en suspicion *toutes les initiatives sans mandat,* alors que l'enseignement pontifical et épiscopal lui-même rappelle aux catholiques leur devoir grave de prendre sous leur responsabilité (c'est-à-dire sans mandat) toutes les initiatives professionnelles, sociales, civiques et politiques conformes à leur état de vie et à leur vocation. C'est par cette attitude unilatérale, c'est par cette suspicion et ce dénigrement systématiques, abusifs et paralysants, que l'on risque précisément de rendre l'anticommunisme négatif ; stérile ; immobile. 10:43 IL N'EST PAS DÉFENDU ; il n'est pas seulement permis ; il est proposé aux catholiques, par l'Église, comme un devoir, de s'inspirer de la doctrine sociale chrétienne (et spécialement, en la matière, de *Divini Redemptoris*), pour entreprendre toutes actions sociales, civiques et politiques susceptibles de « faire échouer les entreprises des communistes ». Le pouvoir temporel (distinct du pouvoir spirituel) a son rôle, sa fonction, ses devoirs en face du communisme, qui ne se limitent pas aux « seules » consignes épiscopales. Les citoyens aussi. C'est une fausse doctrine, celle qui stériliserait toute initiative politique, civique et sociale dans la résistance au communisme. Ce serait une mauvaise action que de jeter une suspicion systématique sur tous ceux qui prennent ces initiatives *en chrétiens,* selon leur devoir de chrétiens. Ce serait une vilaine manœuvre psychologique, de déconsidérer, et de présenter comme des chrétiens diminués, inquiétants ou malintentionnés, ceux qui « agissent sans mandat ». Car enfin *c'est l'Église qui fait aux catholiques un devoir certain d'agir sans mandat* dans tous les domaines où l'action des catholiques est et doit être, non point par tolérance mais normalement, une action « sans mandat ». LA DERNIÈRE INVENTION à la mode, pour tourner en dérision la résistance au communisme, est de parler, avec un fin sourire, d'un « anti-communisme scientifique ». 11:43 Ainsi se poursuit la valse des qualificatifs dépréciateurs ou ironiques, qui sont parfaitement à leur place dans la presse communiste, mais qui sont assez inattendus dans des journaux catholiques. Pour dénigrer la résistance, on brocardait l'anti-communisme « obsessionnel » ; on y voyait une -- « phobie », une « manie » ; on moquait la « peur » du communisme ; on pourfendait l'anti-communisme « formaliste », « réactionnaire », « égoïste » ; on anathématisait la « diversion » anti-communiste ; on méprisait l'anti-Communisme « sentimental », l'anti-communisme « rabique » (sic), l'anti-communisme « systématique » ; et cetera. Avec une persévérance jamais en défaut, on aura vraiment affublé l'anti-communisme de tous les noms et de tous les adjectifs. Maintenant, on présente les résistants comme des charlatans qui auraient arbitrairement construit un anti-communisme « scientifique ». Pseudo-scientifique, bien entendu. Nous n'avons pas ici revendiqué le privilège d'un « anti-communisme scientifique ». Mais enfin, puisque le mot est lancé, nous ferons remarquer qu'il y avait un intérêt que l'on peut précisément dire SCIENTIFIQUE à se reporter au texte latin de l'Encyclique *Divini Redemptoris,* le seul qui fait foi. Nous ferons remarquer aussi qu'il n'était guère « scientifique » de ne pas s'être seulement aperçu que la traduction française reçue, la seule existante, avait été faite non pas sur le texte latin, mais sur la traduction italienne ([^6]) ; 12:43 ou que, s'en étant éventuellement aperçu, il n'était pas davantage « scientifique » de s'en contenter -- et de construire parfois des commentaires, que l'on voulait décisifs, sur des nuances d'expression qui appartiennent à la traduction mais point au texte... Cette contribution « scientifique » à la connaissance de la doctrine de l'Église sur le communisme, nous l'avons apportée, nous-mêmes, tard venus sans doute, et néanmoins les premiers. Nous avons publié dans notre revue, pour la première fois, une traduction française intégrale du texte latin ([^7]). Notre résistance au communisme s'efforce de mettre en œuvre, aussi exactement que possible, la pensée et les orientations de *Divini Redemptoris :* que si nous commettons en cela des erreurs, nous sommes prêts à les examiner, et à nous éclairer auprès de tous avis critiques que l'on voudra bien nous donner. Seulement, c'est dans *Divini Redemptoris,* comme dans tout l'enseignement pontifical et épiscopal, que nous trouvons l'avertissement de tenir pour un devoir certain et grave les responsabilités, les initiatives que chacun de nous doit prendre, selon son état, ses compétences et sa vocation, sur le terrain professionnel, social, civique et politique. 13:43 NOUS NOUS EFFORÇONS de ne pas oublier la place effectivement primordiale de la prière. Mais elle n'est pas pour nous un alibi qui permettrait de ne rien faire. Elle est chose sérieuse que nous traitons sérieusement. Au seuil de l'année 1960, tout notre numéro de décembre 1959 était sur la Royauté de Marie, la Consécration à son Cœur Immaculé, le Rosaire. Dans notre pensée, et cette pensée a été comprise de nos lecteurs, notre numéro spécial sur le communisme de mars 1960 ne va pas sans notre numéro de décembre 1959 consacré à la T. S. Vierge. Les deux numéros vont ensemble, et celui des deux qui fut le premier est celui qui devait l'être. C'est dans la prière que nous plaçons surtout notre espérance, et nous joignons notre prière infirme à la prière de l'Église, et nous comptons sur la prière de ceux qui, dans les Ordres contemplatifs, passent leur vie à prier à la place de ceux qui ne prient pas. -- En face du communisme, oui. -- Mais en tout temps : *il faut prier sans cesse et ne jamais s'arrêter de prier,* est-il écrit en Luc, XVIII, 1 ([^8]), et Grignion de Montfort en disait : « Expliquez ces paroles comme il vous plaira, pourvu que vous ne les expliquiez pas à la mode, afin de ne les pratiquer qu'à la mode » ([^9]). En tout temps, oui certes, mais particulièrement aujourd'hui, où un écrivain politique, en tête de son éditorial politique, dans son journal politique, a prévenu ses lecteurs de la conclusion à laquelle l'a conduit son analyse politique éclairée par la foi : 14:43 « Nous sommes entrés dans une époque de l'histoire où la survivance des sociétés humaines semble plutôt liée à des causes de l'ordre de la prière qu'à celles de l'ordre du calcul » ([^10]). L'action vraie est fille de la prière. Pour nous qui avons charges et devoirs temporels, une prière sans action recèlerait quelque secrète stérilité spirituelle. Péguy disait qu'il n'est pas honnête de demander à Dieu, sans rien faire soi-même, d'accomplir à notre place les tâches qui nous incombent. Et la théologie ne donne point tort à Péguy. L'anti-communisme véritablement négatif et véritablement stérile est celui qui, prenant prétexte et alibi de la prière, se persuade qu'il n'y aurait rien d'autre à faire, chaque jour, chacun sous sa responsabilité, dans son milieu de vie, pour résister au communisme. 15:43 ### Le progressisme installé et le monde qui vient I. -- L'argument-clef de la non-résistance. II\. -- La résistance catholique. III\. -- Rentrée en force du progressisme chrétien. IV\. -- Les deux formes du progressisme. V. -- La politique du progressisme. VI\. -- Comment se fait-il ? VII\. -- Un ingénieux système. VIII\. -- Le coup progressiste du 15 février 1960. IX\. -- Le monde qui vient. ON DIFFAME beaucoup la résistance, en cette année 1960. On la diffame pour l'intimider et la paralyser. Or c'est l'Église qui appelle à la résistance au communisme. C'est le Pape, depuis longtemps, qui a moralement pris la tête de cette résistance, par les nombreux avertissements successifs rappelés au début de l'Encyclique *Divini Redemptoris* (§ 4 et § 5) ; et par l'Encyclique *Divini Redemptoris* elle-même : les années passant, elle s'est révélée largement prophétique, décrivant et annonçant ce que la plupart des hommes responsables dans le monde ne voyaient pas encore, et qu'aujourd'hui même, parfois ou souvent, ils ne discernent pas très bien. 16:43 Le Saint-Siège, depuis les premiers écrits de Marx, et plus encore depuis la révolution soviétique de 1917, a travaillé à la défense contre le communisme *plus que n'importe quel autre pouvoir public sur la terre.* Cette comparaison est extrêmement éclairante. Elle manifeste à la fois la vigilance lucide de l'Église, et l'aveuglement ordinaire du monde contemporain et de la plupart de ses autorités temporelles. « Plus que n'importe quel autre pouvoir public. » Comparaison qui est un reproche implicite. Cette comparaison, l'aurait-on oublié ? c'est le Pape lui-même qui l'a faite : « LA PAPAUTÉ N'ARRÊTE PAS DE METTRE EN GARDE CONTRE LE PÉRIL COMMUNISTE AVEC PLUS DE FRÉQUENCE ET PLUS DE FORCE PERSUASIVE QUE N'IMPORTE QUEL AUTRE POUVOIR PUBLIC SUR LA TERRE. » (Divini Redemptoris, § 5.) Le Pape, bon. Mais les catholiques ? Pourrait-on dire pareillement, et dans les mêmes termes, que *les organisations et les journaux catholiques n'arrêtent pas de mettre en garde contre le péril communiste avec plus de fréquence et plus de force persuasive que n'importe quels autres journaux et organisations ?* Pour les organisations et journaux, la réponse serait, au moins, variable ; ou parfois douteuse... Et en sens contraire, une entreprise de diversion et de détournement, puissamment organisée, s'applique en permanence à discréditer, disqualifier, déshonorer toute forme de résistance au communisme. Il importe de situer exactement les thèmes de cette propagande et les modalités de cette action. Sans nous en prendre aucunement aux personnes ni même aux publications : nous n'écrirons ni les noms ni les titres. Mais enfin il faut savoir ce qui se passe, analyser ce que l'on nous fait, discerner quel assaut on mène, et comment. Nous faisons les citations indispensables, en donnant seulement la date de parution et la pagination. Toutes les citations ainsi présentées sont extraites -- c'est ce qui fait leur importance singulière -- d'un ou plusieurs organes réputés « purement religieux » et, à ce titre, vendus à l'intérieur des églises dans la plupart des diocèses de France. 17:43 #### L'argument-clef. Contre la résistance catholique au communisme, on invente et on imprime qu'elle « *fait des emprunts assez dangereux aux méthodes communistes, comme si certaines au moins de ses méthodes pouvaient être séparées de leur contexte* » ([^11]). Il faut appeler les choses par leur nom : cela est un mensonge et une calomnie. Une calomnie, un mensonge dont la nature est particulièrement odieuse : car les auteurs de cette accusation SONT PRÉCISÉMENT CEUX QUI, DEPUIS 1945, N'ONT PAS CESSÉ D' « EMPRUNTER » AU COMMUNISME CERTAINES DE SES MÉTHODES. Ils ont marché à fond quand on leur a suggéré de « faire un tri » pour dégager « ce que le communisme comporte de positif », et ils n'ont pas invoqué alors que ce « positif » éventuel ne peut précisément pas être « séparé du contexte ». Et ils continuent. Car *les mêmes* se font les coryphées de la « *réussite* » de l'U.R.S.S. et ils s'emploient à faire croire aux catholiques que l'on doit être « *conscients des espoirs que cette réussite apporte au monde* en *quête de dignité* (sic), *malgré le prix dont elle fut payée* » ([^12]). Et les mêmes encore font gloire à M. Krouchtchev de ses « réussites agricoles » (sic), en prétendant qu' « *elles portent l'espoir de voir résolu le vrai problème d'aujourd'hui* » ([^13]). Alors ? On le demande : qui donc est en train de nous prêcher « des emprunts assez dangereux aux méthodes communistes, comme si certaines au moins de ces méthodes pouvaient être séparées de leur contexte » ? Affirmer les réussites *agricoles* du communisme, affirmer qu'elles portent l'espoir de voir résolu le *vrai* problème d'aujourd'hui, affirmer que la réussite soviétique apporte une espérance sous le rapport de la *dignité* humaine, qui dit mieux ? 18:43 Ceux qui diffament la résistance mettent en œuvre un OPPORTUNISME SANS PRINCIPES. Plus exactement encore, ils invoquent les principes sans y croire, ils en font un usage purement occasionnel et polémique. Ils ont entendu dire que « le communisme est intrinsèquement pervers » (*Divini Redemptoris,* § 58). Ils se souviennent peut-être de la remarque profonde, ancienne, mais célèbre, de François Mauriac, selon laquelle dans le communisme « il ne peut rien y avoir de bon, puisque ce qui en paraît bon sert à tromper et à perdre les âmes » ([^14]). Ils ont sans doute lu dans un livre récent de Maritain ([^15]) : « Les éléments de vérité contenus dans la Révolution soviétique sont engagés d'une manière inséparable dans un système du monde erroné et totalement dogmatique qui les rive à l'erreur et ne leur permet pas de s'affirmer au grand jour... C'est seulement si le système éclate et tombe en pièces que ces éléments de vérité pourront être libérés ». Oui, ils ont dû entendre dire tout cela : et alors *ils s'en servent* dans leur polémique, mais *ils n'y croient pas.* Ils s'en servent pour reprocher aux résistants de faire des « emprunts assez dangereux aux méthodes communistes, comme si certaines au moins de ces méthodes pouvaient être séparées de leur contexte ». Ce qui veut bien dire, si les mots ont un sens, *qu'aucune* méthode ne saurait jamais être empruntée au communisme, parce que toutes sont inséparables du contexte communiste, et que le communisme est « intrinsèquement pervers », comme dit l'Encyclique *Divini Redemptoris ;* « intrinsèquement pourri », comme dit Maritain ([^16]). Mais, le répétant, ils n'y croient pas : ils se font eux-mêmes, simultanément, les hérauts et partisans *d'autres* emprunts à *d'autres* méthodes communistes. Ils pensent et professent que l'on peut fort bien « emprunter » au communisme. Ils « empruntent » et ils en font la théorie. Leur argument-clef contre la résistance est un argument d'opportunisme circonstanciel, purement verbal. 19:43 #### La Résistance catholique. En outre, ceux qui diffament la résistance savent tort bien que la question ne se pose pas ainsi. La résistance catholique au communisme n'a ni opéré ni proposé aucun emprunt aux méthodes communistes. *Son principal terrain de lutte depuis quinze ans a été précisément de s'opposer à tout emprunt de cette sortie.* On en a assez parlé. On en a tout de même assez discuté. On s'est pourtant assez disputé là-dessus. Il n'a en somme été question que de cela. Les uns voulaient « emprunter » au communisme ce qu'il a de « positif », ou même parlaient de l'y « devancer ». Les autres, ceux de la résistance, tenaient ferme que dans le communisme « il ne peut rien y avoir de bon, puisque ce qui en paraît bon sert à tromper et à perdre les âmes ». Par une audacieuse calomnie, on s'en va maintenant prétendre que c'est la résistance qui veut « emprunter » au communisme ce qu'il aurait de « positif » ! Qu'il y ait eu plusieurs fois, au sein d'une résistance *non-catholique* au communisme, la tentative de construire une « action psychologique » qui « retournerait contre le communisme ses propres méthodes », cela est vrai. Mais les diffamateurs en accusent la résistance *catholique,* celle qui précisément s'est élevée avec le plus de vigueur contre une aussi funeste erreur. C'est la résistance catholique qui a fait une CRITIQUE FONDAMENTALE de cette folie. Tandis que ceux qui diffament la résistance, se gardant bien d'aborder la question vraiment au fond (car eux-mêmes « empruntent » au communisme), y ont simplement trouvé un thème de polémique calomnieuse et se sont efforcés de faire croire que cette folie était le fait des catholiques de la résistance. 20:43 C'est notamment *La Cité catholique,* dans son organe *Verbe,* qui s'est élevée contre la chimère funeste d'une « action psychologique » qui adopterait les méthodes de propagande et d'action politique de l'appareil communiste ([^17]). C'est la revue *Itinéraires,* et cela est tout de même assez connu, puisque la *Chronique sociale,* dans son numéro spécial du 15 avril 1959 sur « l'action psychologique devant la conscience chrétienne », a longuement cité, dans leur texte même, nos positions et nos raisons, les approuvant sans réserve et les déclarant « judicieuses ». C'est le texte même d'*Itinéraires* qui a été reproduit par la *Chronique sociale* que nous donnons à nouveau, pour la déconvenue et la honte de ceux qui NOUS DIFFAMENT NOMMÉMENT. Voici ce qu'avait écrit la revue *Itinéraires,* et que la *Chronique sociale* de Joseph Folliet a opportunément fait connaître même à ceux qui ne lisent pas notre revue : « Nous n'allons certes pas nier que la tentation existe. La tentation existe à un certain niveau d'incompétence et de confusion : la tentation existe d' « adopter » certaines méthodes psychologiques du communisme. Mais ce n'est pas la tentation d'un anti-communisme qui serait excessif, exagéré, outrancier. C'est au contraire la tentation d'un anti-communisme fluet, pâle, biaisant, inclinant à la complaisance et au compromis. C'est la tentation d'esprits qui, à leur insu, ont été influencés et marqués par diverses formes de progressisme, c'est-à-dire, en dernière analyse, par le communisme lui-même. 21:43 Car ce n'est pas une tentation originale et nouvelle. C'est la tentation permanente que subissent beaucoup plus, d'ailleurs, les « intellectuels » que les « militaires » de l'Occident. Il faudrait une bonne fois tacher d'y voir clair. C'est la tentation permanente et bien connue *d'emprunter au communisme* « *ce qu'il a de bon* ». Parce que l'on croit que le communisme est tout de même l'instrument d'une évolution et qu'il ouvre (trop maladroitement, trop violemment sans doute) la porte sur une ère nouvelle. C'est la même tentation, une et identique, qui se manifeste à des niveaux et dans des domaines différents, et qu'il faut reconnaître sous ses divers déguisements. Aucune « technique » communiste, aucun « apport » communiste ne sont séparables de la dialectique matérialiste ni de la *pratique* de cette dialectique. Nous ne parlons pas ici, bien sûr, de techniques mathématiques ou physico-chimiques qui n'ont rien à voir avec la « science marxiste-léniniste », laquelle n'a évidemment modifié ni la table de multiplication, ni les tables de logarithmes. Que deux et deux font quatre, que l'eau est composée d'hydrogène et d'oxygène, qu'une heure contient soixante minutes, cela peut s'apprendre d'un communiste, si l'on n'a pas d'autre source d'information. Nous parlons de techniques sociologiques. Et nous faisons remarquer, contrairement à ce que les journaux racontent présentement, que *la tentation d'emprunter au Communisme l'une de ses techniques sociologiques n'est certainement pas la tentation de ceux qui ont compris que le communisme est intrinsèquement pervers.* Elle est la tentation de ceux qui prennent le communisme pour une « mystique temporelle » parmi d'autres, simplement plus récente, apportant simultanément impuretés et progrès, comme le fit la « mystique temporelle » de 1789. Les militaires qui emprunteraient aujourd'hui une « technique psychologique » au communisme seraient *dans la même attitude intellectuelle* que les sociologues qui voulaient naguère lui emprunter une « technique de dévolution du pouvoir économique ». 22:43 Ils seraient fourvoyés par la même erreur de perspective -- et nullement par une erreur inverse. Il leur manquerait pareillement d'avoir pénétré la vraie nature du communisme. » Voilà ce qu'écrivait la revue *Itinéraires* en février 1959. Voilà ce qu'imprimait la *Chronique sociale,* citant et approuvant *Itinéraires,* en avril 1959. Et c'est la revue *Itinéraires* que les délateurs et calomniateurs, dans une publication soi-disant « religieuse », osent accuser d'emprunter au communisme ses méthodes ! Et une calomnie aussi manifeste, aussi provocante, a été mise en vente dans les églises de la plupart des diocèses de France ! \*\*\* Le fond de la question, c'est que nous avons affaire à des gens qui croient soit à *l'efficacité* invincible du communisme, soit (ce qui revient au même) à un *sens de l'histoire* amenant tôt ou tard, mais inévitablement, le triomphe du communisme. Avec un opportunisme fondamental, ils ont voulu en 1945 se placer, d'une certaine manière, *du côté* qui leur paraissait celui du vainqueur inéluctable. Ils se sont mis *aux côtés* du communisme, non point totalement, mais sur le plan économique : ils ont affirmé que, si la Révolution de 1789 avait apporté au monde une nouvelle « technique ; de dévolution du pouvoir politique », la Révolution communiste apportait semblablement une nouvelle « technique de dévolution du pouvoir économique ». Ils se sont faits les apôtres de cette *méthode empruntée au communisme.* Mais ils ont connu, l'autre saison, leur plus grande peur. Il était question qu'une certaine « action psychologique » *fasse sur le plan de la propagande et de l'action politique ce qu'ils faisaient eux-mêmes sur l*e *plan économique :* qu'elle emprunte au communisme ses méthodes. Ils ont été bouleversés et affolés. 23:43 *Non point* parce qu'ils y ont vu une entorse à un principe moral : ils font la même entorse au même principe depuis quinze ans. Mais parce qu'ils CROIENT énormément à l'EFFICACITÉ des méthodes communistes. Ils se sont dit que si la Résistance empruntait maintenant au communisme ses méthodes d'action politique et de propagande, eux-mêmes seraient balayés à coup sûr. En quoi ils se trompent doublement. Une résistance au communisme qui emprunterait au communisme ses méthodes se condamnerait au néant, même au plan de la seule efficacité. Et la résistance catholique a été, grâce au Ciel -- grâce à l'avertissement de Pie XI que *le communisme est intrinsèquement pervers --* radicalement détournée de cette mortelle impasse. Mais eux, OBNUBILÉS par ce qu'ils pensent et par ce qu'ils croient du communisme, et c'est leur châtiment, ils n'ont prêté d'attention qu'à cela, ils n'ont rien compris que cela, ils se sont vus perdus s'ils avaient en face d'eux des gaillards « empruntant au communisme ses méthodes ». C'est alors qu'ils se sont rabattus sur les principes qu'ils avaient bafoués et qu'ils continuent à bafouer. Sans cesser quant à eux « d'emprunter au communisme » tout ce qu'il leur plait d'emprunter, ils se sont mis à invoquer, *seulement contre la Résistance,* le principe que le communisme est intrinsèquement pervers et qu'il est immoral et dangereux de lui emprunter quoi que ce soit. #### Rentrée en force du progressisme chrétien. Agressif, délateur, diffamateur, c'est le *progressisme chrétien* qui a fait sa réapparition en France, depuis février-mars 1960, à visage découvert. Il n'existait apparemment plus nulle part de progressisme déclaré. Il avait disparu. On le croyait du moins, et l'on s'en félicitait. 24:43 Il s'était simplement fait plus silencieux. Il s'avançait masqué. Il parlait d'autre chose depuis des années, attentif seulement à renforcer ses positions, ses points d'appui, ses complicités ; à pousser aux postes d'influence sociologique ses partisans ; à coloniser sous un camouflage tels instruments de diffusion, centres d'information, comités de ceci et commissions de cela. Il attendait depuis longtemps. A bout d'une longue patience, prenant ses désirs pour des réalités, *se trompant sur la conjoncture,* en février 1960 il a cru l'occasion propice, le moment venu : par un coup d'audace, publiant un « dossier » qui était un tissu de falsifications et de délations calomnieuses, et mobilisant tous ses complices conscients et tous ses auxiliaires inconscients pour diffuser le « dossier » infâme partout à l'intérieur de la communauté catholique, il imaginait obtenir de *faire à la fois emprisonner par le pouvoir temporel et condamner par le pouvoir spirituel les hommes de la Résistance.* Il était tellement sûr de son coup qu'en outre, sans plus attendre, il s'est démasqué pour ce qu'il est. #### Les deux formes du progressisme. Nous disons bien : *progressisme.* Non pas en un sens vague et approximatif. Non point par analogie. Nous disons *progressisme* au sens exact. Et nous rappelons les définitions pour ceux qui les ignoreraient : 1. -- Il a existé un progressisme, dit « doctrinal », qui était une théorie, *apostolique.* Cette théorie disait en substance que l'évangélisation de la classe ouvrière resterait absolument impossible aussi longtemps que n'auraient pas été opérées des réformes de structure à caractère socialiste. Sans nier l'interdépendance et l'interaction du social, du mental et du spirituel, l'Église, a refusé d'admettre que certaines réformes économiques constituent obligatoirement un *préalable* à l'évangélisation. Ce progressisme dit « doctrinal », ce progressisme « apostolique » professait en somme un « économique d'abord », en dernière analyse il avait une conception matérialiste des préalables à l'apostolat. 25:43 C'est ce progressisme-là qui a été universellement et bruyamment répudié, et ce progressisme-là *seulement.* Plus personne aujourd'hui ne le soutient ou ne s'en réclame, DU MOINS EN PUBLIC. 2. -- Mais il existe un *progressisme politique,* qui est LE PROGRESSISME ESSENTIEL. Le progressisme dit « doctrinal » n'était qu'une sorte de prolongement, d'appendice ou d'adaptation, au plan apostolique, du progressisme fondamental. Il a existé des députés « progressistes », un groupe parlementaire « progressiste », un progressisme politique dont Je représentant le plus connu est M. Pierre Cot. C'est ce progressisme-là qui intéresse le Parti communiste, et que le Parti communiste soutient et encourage : or ni le Parti communiste, ni Cie progressisme politique n'ont aucune préoccupation d'apostolat chrétien, aucune thèse sur la meilleure manière d'évangéliser la classe ouvrière. Parce que l'on avait répudié certaines erreurs sur l'évangélisation et sur les méthodes d'apostolat, parce que l'on avait désavoué *l'appendice religieux du progressisme,* on a cru pouvoir dire, et persuader tout le monde, que l'on « n'était pas (ou plus) progressiste du tout ». C'était une mascarade : le progressisme politique existait toujours. M. Pierre Cot, avec le langage exact et précis qui est le sien, a défini depuis longtemps ce qu'est le progressisme ([^18]) : « *Je ne suis pas communiste, mais je considère que le communisme est un mouvement irrésistible... Notre devoir est de préparer une période d'évolution politique pacifique comme en connaissent maintenant les démocraties populaires. Tel est le rôle du progressisme.* » C'est ce progressisme-là, le *progressisme politique français,* qui n'a jamais cessé d'exister. Il s'était camouflé sous la répudiation bruyante du progressisme « doctrinal » ou « religieux », qui n'importe guère à son dessein essentiel. Et il vient de reparaître à visage découvert. 26:43 L'article éditorial « *A Monsieur Krouchtchev* », paru le 1^er^ mars 1960, pages 1, 2 et 3, dans une publication réputée « purement religieuse », est un MANIFESTE PROGRESSISTE, correspondant point par point au rôle que le progressiste Pierre Cot assigne au progressisme ([^19]). #### La politique du progressisme. Le progressisme politique français, authentiquement défini par son promoteur et représentant qualifié Pierre Cot, consiste à préparer l'avènement d'un régime communiste, *mais* par une « évolution pacifique » comme en connaissent, soi-disant, les « démocraties populaires ». C'est avec la politique de ce progressisme que coïncide exactement le contenu de l'article éditorial « *A Monsieur Krouchtchev* » du 1^er^ mars 1960, pages 1, 2 et 3. Cet article ne reproche à aucun moment au communisme *son système.* Il ne parle du système social et politique du communisme que pour préciser (page 3) : « *Nous ne prendrons aucune part* », non, AUCUNE, aux « *attaques violentes à l'égard du système* » que représente Krouchtchev. Non point parce qu'elles sont « violentes », ni parce que ce sont des « attaques » : mais parce que l'on reproche au communisme *seulement les moyens* qu'il emploie pour établir son système et pour le maintenir. Tout cela est fort explicite et fort clair : 1. -- Ce que l'article éditorial en question reproche au communisme, c'est que *les membres chrétiens des sociétés communistes ne jouissent pas* DES MÊMES DROITS QUE LES AUTRES *de s'exprimer par leur presse, leurs associations, leurs écoles* (page 2). 27:43 On demande donc au communisme de reconnaître AUX CHRÉTIENS AUSSI le droit commun : *le droit commun soviétique.* Comme si ce n'était pas *l'homme même,* comme si ce n'était pas la dignité humaine elle-même qui est universellement persécutée et bafouée par le communisme. Comme si les communistes eux mêmes n'étaient pas, en régime communiste, privés des droits imprescriptibles de la personne humaine. Comme si ces droits étaient effectivement respectés par le communisme, sauf chez les chrétiens. On fait croire ainsi que la liberté de l'école, la liberté d'association, la liberté de la presse sont satisfaisantes en régime communiste, sauf pour certaines catégories de chrétiens et d'opposants. *Cela est imprimé.* On demande seulement que les chrétiens puissent jouir « des mêmes droits que les autres ». 2. -- Que les catholiques, leurs prêtres et leur évêques ne soient plus emprisonnés par le communisme, et cela suffira pour que l'on n'ait plus aucune « réserve » à formuler à l'égard du « système ». C'est la seule condition posée. Un communisme qui soit sans prisons, sans violences policières, sans persécution ouverte : l' « évolution pacifique » de M. Pierre Cot. Ces progressistes croient que le communisme est mauvais *seulement au niveau des moyens,* ils n'ont pas compris, ou ne veulent pas admettre que le communisme est intrinsèquement pervers D'ABORD DANS SA NATURE MÊME ET DANS SON BUT. La conclusion précise avec une pleine clarté (p. 3) : « *Allons, Monsieur Krouchtchev, n'ayez pas peur non plus. Soyez plus fier encore de votre puissance. Montrez tout à fait votre confiance en elle. Ouvrez vos prisons. Rendez leur liberté pastorale aux évêques et aux prêtres. Redonnez à tous les chrétiens la vraie liberté de s'exprimer et de collaborer au monde qui vient.* « *Nous aimerions pouvoir vous en croire capable pour pouvoir, nous aussi, vous applaudir la prochaine fois sans aucune arrière-pensée.* » Que les chrétiens puissent S'EXPRIMER DANS le régime communiste ; qu'ils puissent COLLABORER AVEC LUI AU MONDE QUI VIENT : voilà l'unique revendication d'un organe réputé purement religieux. 28:43 C'est en substance l'unique revendication du progressisme tel que l'a défini M. Pierre Cot : que le communisme n'emprisonne pas les non-communistes qui veulent collaborer ; qu'il leur permette, quand il est au pouvoir, de collaborer avec lui « au monde qui vient », -- comme il leur permettait de collaborer avec lui, avant d'arriver au pouvoir, dans l'opposition politique et sociale. C'est énorme, dira-t-on. Mais c'est ainsi : 1^er^ mars 1960, pages 1, 2 et 3. #### Comment se fait-il ? Nous sommes en présence d'une publication dite « purement religieuse » et « non-politique ». C'est probablement une publication qui a donné toutes garanties sur le fait qu'elle répudiait le progressisme « doctrinal », celui du P. Montuclard par exemple, le progressisme « religieux », qui était une certaine méthodologie de l'évangélisation. Mais voici le problème : *comment se fait-il que le progressisme* POLITIQUE *puisse s'exprimer aussi ouvertement dans une publication réputée purement* RELIGIEUSE ? Nous n'avons pas la réponse. Mais nous constatons le fait. #### Un ingénieux système. Dans le même article (page 1), quelques phrases dont le contenu est extrêmement menaçant ; nous y soulignons un mot, qui marque où s'articule l'argumentation : « *Les chrétiens de France, Monsieur Krouchtchev sont des gens passionnés pour la justice et pour leur pays. Beaucoup ont pris part à la résistance contre le fascisme. Beaucoup veulent accorder aujourd'hui l'autodétermination à l'Algérie. Il ne vient donc à l'idée de personne désormais de ne pas leur reconnaître un droit de cité authentique...* » 29:43 Curieuse conception du « droit de cité », -- du « droit de cité authentique », du « droit de cité complet ». Car enfin il est dit un peu plus loin (page 2) qu'en France « *nous sommes fiers d'accorder droit de cité complet à toutes les expressions humaines* », en précisant : « *y compris celle d'une vision matérialiste du monde* »*.* Pour les chrétiens donc, il y a des conditions spéciales, *même en France, --* du moins dans la pensée exprimée par cet article éditorial progressiste -- pour qu'ils puissent « jouir des mêmes droits que les autres ». Tout a droit de cité en France, « droit de cité complet », y compris la propagande communiste ([^20]). Sauf les chrétiens, dont le « droit de cité » dépend donc de certaines positions politiques. Quels que soient les tournants, virages et évolutions imposés au Parti communiste par la stratégie soviétique, il gardera un « droit de cité complet ». Mais si quelque chrétien était suspect de formuler des réserves à l'égard d'une certaine option politique concernant par exemple l'Algérie, ni son erreur ni sa personne n'auraient plus un « droit de cité authentique », un « droit de cité complet ». Ce n'est pas une maladresse d'expression. Car ceux qui écrivent cela *attestent par leurs actes que telle est bien leur pensée.* Ils joignent le geste à la parole. Ils ont publiquement dénoncé, par liste nominale, ceux de leurs frères catholiques qui leur paraissaient pouvoir être accusés de n'avoir pas les mêmes sentiments sur la politique algérienne. Ils les ont dénoncés le 15 février 1960, comme impliqués dans un complot dont la police, à ce moment précis, recherchait et arrêtait les complices supposés ou réels. #### Le coup progressiste du 15 février 1960. Le coup progressiste a raté en février. Il n'en était pas moins net. 30:43 A ce moment en effet, la conjoncture politique *paraissait* être que le gouvernement s'appuyait sur une certaine gauche, communistes compris, pour réprimer comme « complot » toute activité résolument et ouvertement anticommuniste. Le Parti communiste avait fait publiquement ses offres de service, apportant à la répression ce qu'il appelle « le soutien des masses », c'est-à-dire le renfort de son appareil publicitaire. On *parlait* dans les journaux de rapprochement franco-soviétique à l'extérieur et de rentrée des communistes dans la politique intérieure française. Il *semblait* que les militants anti-communistes étaient systématiquement « amalgamés » par la police au « complot » d'Alger. Plusieurs des arrestations opérées donnaient une forte vraisemblance à de telles apparences. C'est *dans ce contexte* qu'a été publié, le 15 février 1960, par une publication réputée « purement religieuse », un *dossier* dénonçant comme responsables du complot contre la sûreté de l'État, comme complices du complot, comme coupables, des catholiques nommément désignés dont le crime véritable est d'opposer à la propagande communiste une résistance active et déterminée, Les progressistes chrétiens ont fait cela, le 15 février 1960. Ils se sont trompés sur la conjoncture et sur la politique réelle du gouvernement. Mais ils ne s'étaient pas trompés sur le rôle policier du progressisme. Dans les pays en voie de soviétisation, la liquidation policière des oppositions *s'appuie sur les délations de certains catholiques pour arrêter les catholiques de la Résistance.* Qu'on relise, si on a oublié comment se développe un tel processus, *L'Étoile contre la Croix* ([^21]). Et ce rôle d'auxiliaires policiers, c'est la VÉRITABLE CONDITION que le communisme pose au progressisme chrétien pour lui permettre de collaborer au MONDE QUI VIENT. Nous savons maintenant *qui,* en France, est prêt à payer d'avance le prix. 31:43 #### Le monde qui vient... Nous regardons cette situation en face, sans haine et sans colère, avec une immense pitié pour ces malheureux. Nous ne nommons aucun d'entre eux. Il faut prier pour eux : mais, psychologiquement, ils ne nous intéressent pas. Ils n'ont rien d'original ni de nouveau. Ils sont vieux comme le monde, immuablement pareils à eux-mêmes depuis qu'existe le genre humain. Ils étaient déjà dans l'Ancien Testament. Ils ont toujours existé dans l'Église, substantiellement identiques, et ils existeront toujours. Saint Paul parlait du « *péril des faux frères* ». Il faut bien qu'il y en ait. Ils embouchent aujourd'hui les trompettes de l'avenir, du progrès, du « monde qui vient », mais ils sont ce qu'il y a de plus immobile dans l'Église. Leurs idées soi-disant nouvelles sont bien connues, elles sont mentionnées et décrites dans la plupart des Encycliques, depuis cinquante ans et plus, au titre d'erreurs que l'Église rejette. Ils sont assez habiles et provisoirement puissants, ils peuvent si l'occasion leur est favorable nous faire beaucoup de mal, moralement et physiquement, avec leurs formidables instruments de diffamation et la froide détermination qu'ils mettent à diffuser leurs délations quand celles-ci sont susceptibles de conduire directement en prison ceux qui en sont victimes, mais ils n'arrivent pas à nous intéresser. Ils sont trop vieux. Ils sont trop dépassés. Ils sont trop prévisibles. Plus nous avançons dans la vie, plus la persuasion se fait profonde en nous que le neuf et l'inédit dans le monde, que le progrès et l'avenir sont du côté de Dieu et de ses saints, qui sont les seuls innovateurs : et que le reste est balbutiement, mirage ou mensonge. La sainteté est l'éternelle jeunesse du monde. La seule. Ceux qui se contorsionnent de toutes les manières, et qui vont jusqu'à livrer leurs frères, pour arriver à obtenir enfin du communisme la permission de COLLABORER AVEC LUI AU MONDE QUI VIENT, qu'en savent-ils donc, du monde qui vient ? 32:43 Ils ont fait des analyses et des pronostics sociologiques. Ils ont parié ; ou même ils en sont sûrs. Et en vérité ils ne savent rien. Que pouvait savoir du « monde qui vient » le plus subtil philosophe analysant la réalité du monde sociologique méditerranéen et scrutant le « sens de l'histoire » visible, au moment où Jésus, dans un canton ignoré de l'Empire, mourait sur la Croix et ressuscitait le troisième jour ? Le plus subtil philosophe pouvait tout savoir et tout prévoir, sauf que Jésus était venu, que le monde était sauvé, que la face de la terre était changée à jamais. Et maintenant Jésus vient tous les jours, sur les autels et dans les cœurs. Le monde qui vient ! Quelle morne plaisanterie, quelle triste blague, usée, morte... C'est le Seigneur qui vient, et notre tâche sur cette terre, notre vocation temporelle, est de COLLABORER AVEC LE SEIGNEUR QUI VIENT... Le monde qui vient, si l'on tient à parler ainsi, il est possible qu'il nous vienne de l'Est effectivement, c'est même plus que probable. Le monde qui vient sera celui des apôtres, des confesseurs et des martyrs qui préparent dans les ténèbres de la persécution, selon les voies insondables de la Miséricorde divine, l'heure peut-être prochaine où le Saint Père, qui y a consacré sa vie, *présentera à Dieu un peuple parfait.* Le monde qui vient, il nous vient non pas du communisme, mais de ceux que l'on appelle ses « victimes », et qui mystérieusement sont les témoins privilégiés du Seigneur. Nous sommes sûrs, quant à nous, qu'à travers Dieu sait quelles péripéties, et quels écrasements peut-être, le monde qui vient n'est pas celui du communisme, mais celui des martyrs que le communisme semble avoir vaincus, et qui déjà sont vainqueurs dans le Christ. Les délateurs progressistes criaient et enseignent que la royauté du Christ « *n'est pas une royauté temporelle* » ([^22]). Ils sont victimes de leur calembour équivoque, qui les induit eux-mêmes en erreur. La royauté du Christ n'est pas *d'origine* temporelle, mais elle est aussi *sur le temporel.* Jésus-Christ Notre-Seigneur est Roi du Ciel et de la Terre. Il est le maître de l'histoire et il est le sens de l'histoire. 33:43 Nous confessons qu'il est le Fils de Dieu, le Verbe éternel, le Sauveur du monde : et non point qu'il l'est à moitié, l'autre moitié étant le « monde qui vient » du communisme, avec lequel il faudrait donc composer, et s'entendre, et collaborer. Le monde qui vient, savez-vous ? c'est la conversion de la Russie, -- et non pas « l'évolution pacifique » du communisme, Le monde qui vient, c'est l'unité des Églises. Le monde qui vient, c'est le nouveau printemps chrétien sur le monde annoncé par Pie XII. Nous le verrons ou nous ne le verrons pas de nos yeux de chair. Mais nous y croyons, nous le *savons* par la Foi, par l'Espérance et par la Charité. Et, s'il plaît à Dieu, avec sa grâce, nous en sommes ; de ce monde-là ; qui vient réellement. Alors, voyez-vous, ce ne sont pas vos délations policières, ce ne sont pas vos diffamations, ce ne sont pas vos sommations et menaces qui pourraient nous intimider et nous faire reculer, -- qui pourraient suffire à nous faire lâcher la proie pour l'ombre. Sous l'assaut de vos menaces et dénonciations, nous sommes du monde qui vient réellement, nous en sommes avec une paix, avec une joie, avec une allégresse que nous vous souhaitons à vous aussi, malgré tout, du fond du cœur. Alleluia. Jean MADIRAN. 34:43 ## CHRONIQUES 35:43 ### Sous-développement et ordre temporel chrétien *Les études que nous groupons sous ce titre sont apparemment très diverses.* *Marcel Clément parle de la faim dans le monde, de ses causes, de ses remèdes, de nos devoirs, Michel Tissot, du sous-développement de l'Inde, -- si souvent invoqué et attesté a contresens, Francis Sambrès, de la dépopulation rurale en France, le P. Calmel, des enseignements de l'Église sur l'ordre temporel, Minimus, de sainte Jeanne d'Arc...* *Mais on s'apercevra, nous l'espérons, qu'il n'y a nullement, entre ces articles, le disparate que croirait y déceler une vue trop superficielle.* *Ce sont simplement des aspects multiples, mais interdépendants, d'une seule et même question fondamentale.* 36:43 ### Le monde moderne est un monde qui a faim par Marcel CLÉMENT I. -- Les faits. II\. -- Les théories. III\. -- Les causes véritables. IV\. -- La restauration du plan de Dieu. #### I. -- LES FAITS Il est des chiffres qui devraient être présents à tous les esprits. La population mondiale était, en 1700, de 563 millions de personnes. Elle atteignait presque le milliard en 1800 (912 millions). Elle a passé, en 1950 le cap de deux milliards et demi. Elle est en 1960, de 2 milliards 838 millions. On calcule que la population du globe sera, en 1980 de 3 milliards 830 millions, et en l'an 2 050 de 7 milliards 300 millions, -- dans moins de cent ans ! Autrement dit, nous assistons à la plus formidable explosion démographique que l'on puisse imaginer. Depuis le début de l'ère chrétienne jusqu'en 1700, la population mondiale avait doublé -- de 275 à 563 millions. De 1700 à 1800, elle a doublé encore pour atteindre le milliard. De 1800 à l'an 2000 elle aura septuplé. 37:43 Simultanément, la Providence a permis la découverte d'énergies nouvelles. Au rythme même de l'explosion démographique s'est produit une « explosion » des connaissances scientifiques. Des énergies nouvelles ont été captées et utilisées : la vapeur, l'électricité, l'énergie nucléaire. La mécanisation, puis l'automatisation ont déterminé des augmentations presque inimaginables de production. Si l'a population mondiale augmente de 90 personnes par minute, la production mondiale, en l'état actuel de la science et de la technique, permet de les nourrir. Depuis 1951, la production alimentaire croit plus rapidement que la population. Mais l'humanité, pourtant, échoue dans cette œuvre. Il y a quatre pays dans le monde où le revenu net moyen par habitant est supérieur à 1.000 dollars (5.000 NF) par an. Ce sont les États-Unis (1.870 dollars), le Canada (1.310), la Suisse (1.010), et la Nouvelle-Zélande (1.000). Il y a treize pays dans le monde où le revenu net moyen par habitant est compris entre 500 et 1.000 dollars par an (parmi eux l'Australie, la Belgique, la France, l'Allemagne de l'Ouest), et il y a onze pays où le revenu est compris entre 250 et 500 dollars par an (Israël, Chili, Italie, Russie...). Enfin, il y a vingt huit pays (dont le Brésil, la Chine, l'Afrique centrale, le Japon...) où le revenu net moyen par habitant est inférieur à 250 dollars par an (1.250 NF). Précisons que ce revenu est, au Pakistan, de 70 dollars par an ; en Inde, de 60 dollars par an : en Chine, de 42 dollars par an, et en Iran, de 25 dollars par an (ou 125 NF ou encore 12.500 francs anciens par personne et par an). En bref, on peut estimer que : -- 60 % des hommes, soit 1,5 milliard, ont moins que le nécessaire. -- 20 % des hommes, soit 500 millions ont à peu près de quoi vivre. -- 20 % enfin, jouissent d'au-delà du nécessaire. Il ne s'agit ici, que de *moyennes* et de comparaisons entre elles. La réalité dans certains cas, est donc plus atroce encore que les chiffres ne l'expriment. 38:43 Il y a actuellement 300 millions d'enfants qui n'ont « *jamais porté de chaussures, jamais vu un médecin et dont le froid, la faim et la maladie sont les compagnons quotidiens* », L'université de Chicago a diffusé un texte, un peu systématique, peut-être, mais dont la méditation nous permet de rejoindre la destinée de l'enfant asiatique. « *Vous n'avez qu'une chance sur quatre de naître chrétien ; il est beaucoup plus probable que vos parents seront confucianistes, bouddhistes ou mahométans. Si vous naissiez dans l'Inde, vous n'aurez guère qu'une chance sur quatre de vivre plus d'un an et si vous dépassez la petite enfance, il vous reste une chance sur deux de parvenir à la maturité. Si vous naissiez parmi les gens de* « *couleur* », *il est presque certain que vous serez malade toute votre existence vous aurez la malaria, les parasites intestinaux, la tuberculose ou* même *la lèpre, Vous serez également d'une faiblesse extrême par suite de la famine. Vous n'aurez, de même, qu'une chance sur quatre d'apprendre à lire...* » La moyenne de la vie qui est au Canada de 70 ans, aux États-Unis de 69 ans, en France de 65 ans, est en Chine de 43 ans, au Chili de 38 ans, et en Inde, de 32 ans. Tels sont, dépouillés de toute interprétation, les faits réels au milieu desquels nous vivions. Nous savons en outre qu'une mentalité primaire, conditionnée par la propagande communiste, présente ces faits dans une perspective méthodique de haine et de vengeance. Il n'en est que plus nécessaire d'en rechercher les causes véritables, et dans l'espérance chrétienne, les remèdes. #### II. -- LES « THÉORIES. » Les faits, brutalement, sont clairs : un tiers de l'humanité vit en utilisant 85 % des richesses mondiales, les deux autres tiers vivent, ou plutôt survivent, avec 15 % de ces richesses. Cet énoncé détermine normalement des réactions d'indignation, Cette indignation serait bonne si elle ouvrait les cœurs à une charité universelle, les intelligences à une compréhension objective et nuancée du problème, Ce n'est pas toujours le cas ! 39:43 Devant les grandes catastrophes, les grandes souffrances, les hommes, souvent, dans l'état actuel de l'humanité, cherchent des responsables à condamner plutôt que des remèdes à appliquer, et s'imaginent parfois être devenus chrétiennement charitables parce qu'une passion vengeresse de justice les anime. De cela, nous sommes tous tentés. Notre propos n'est donc pas de jeter la première pierre à ceux qui semblent tomber. Il n'en faut pas moins prendre garde : les passions, en un tel domaine, sont vives, et déforment subtilement l'activité de la droite raison. Devant la faim du monde, les uns condamnent Dieu lui-même. D'autres s'acharnent sur les « structures », c'est-à-dire souvent sur les manifestations du droit naturel. D'autres enfin condamnent des hommes, -- nommément ceux qui ne pensent pas comme eux ou qui sont d'une autre classe, on d'une autre nation. Dans les trois cas, on a tendance à nommer « sociologie », ce genre d'études « causales » de la famine des hommes ! a\) Les uns condamnent Dieu lui-même, Ce sont les successeurs de Malthus. Ils affirment que la cause essentielle de la famine et du sous-équipement des deux tiers de l'humanité résulte d'une croissance démographique plus rapide que la croissance des biens économiques consommables. En d'autres termes, Dieu est méchant. Il invite l'humanité à croître, à se développer, et en même temps il lui refuse les ressources nécessaires à sa subsistance. Malthus a formulé cette théorie en 1798, à la veille du dix-neuvième siècle ! Or, c'était précisément l'époque où, suivant la cadence même du développement démographique, l'attentive providence du Seigneur avait orienté l'esprit des hommes vers la captation et la production d'énergies nouvelles. Dès ce moment, la preuve historique a été donnée que ceux qui voient les choses dans la perspective théologale de l'espérance comprennent mieux l'univers et ses rythmes que ceux qui « chosifient » les réalités dites scientifiques et font comme si la lumière de la Révélation ne devait pas être projetée sur tout ce qui concerne l'homme, Le Seigneur s'occupe des oiseaux du Ciel, Les hommes ne valent-ils pas beaucoup plus ? 40:43 A une cadence accélérée, l'humanité a reçu, à travers des savants, des travaux, des expériences, un capital de connaissances scientifiques, d'applications pratiques, d'inventions multiformes qui font que depuis le début du XIX^e^ siècle, il est *évident* que les ressources, les énergies, les possibilités de production ont, non *pas suivi, mais précédé* l'explosion démographique. Le progrès technique est allé plus vite que la croissance humaine. Que les hommes en aient mésusé, c'est certain. Mais que Dieu ait donné à l'humanité, à travers les plus avancés des peuples, ce qui lui était nécessaire, est une grande manifestation de Sa Providence. Tellement lumineuse que les hommes ne l'ont pas vue. Beaucoup, aujourd'hui encore, ne croient pas en la bonté de leur Père du Ciel. Ils raisonnent, leur petit front buté, sur des statistiques « chosifiées » et concluent à la nécessité de la contraception artificielle. On sait avec quel effroyable succès, suivant l'exemple de plusieurs pays d'Occident, le Japon, entre autres, a été soumis depuis dix ans à cette propagande, qui se présente parfois comme une recette quasi-automatique de bonheur. On oublie de mentionner que la généralisation de cette pratique correspond à l'augmentation des cas de folie, des divorces, de l'enfance délinquante, à l'altération du lien conjugal, à la stérilisation volontaire de l'instinct maternel et à l'extension des perversions les plus odieuses, Une enquête, même de dimensions modestes, *dans notre propre société,* confirme ces points et les mœurs de la frange corrompue de notre jeunesse en sont une illustration publique. *b*) Les marxistes, et ceux qu'ils influencent, attribuent aux « structures » la responsabilité de la famine des hommes. Pour eux, en ce domaine comme dans tous les aspects de la question sociale, ce n'est pas la réforme des mœurs qui est la plus urgente. C'est la réforme des institutions. Il est vrai qu'il existe une causalité des structures sociales. Mais cette causalité *n'est pas la plus profonde *; car en définitive ce sont des hommes, des hommes responsables qui créent l'histoire et qui créent, en particulier, les structures. Le matérialisme historique identifie la propriété privée des moyens de production à l'exploitation nécessaire de l'homme par l'homme. Cette thèse nie la liberté et la responsabilité de l'homme devant l'histoire, puisqu'elle affirme que s'il est propriétaire de biens de production, l'homme fait *inévitablement* mauvais usage de son pouvoir. 41:43 Simultanément, les doctrinaires marxistes identifient la « colonisation » à l'exploitation capitaliste des peuples du « tiers monde ». Ce serait donc en définitive le régime de la propriété privée des biens de production sous la forme « coloniale » qui serait, dans cette perspective, la cause essentielle de la situation des pays sous-développés. Thèse séduisante en ce que, comme la précédente, elle suggère une solution radicale dont les effets sont quasi magiques. Les théoriciens de la surpopulation affirment que la pratique de la contraception artificielle résoudra le problème. Les théoriciens marxistes affirment que la suppression des structures capitalistes résoudra le problème. Et ici comme là, les passions se donnent libre cours. Il faut d'ailleurs que ces passions soient violentes, qu'elles attisent la haine bien fortement pour que des esprits par ailleurs sincères puissent se laisser abuser sur ce point par les tromperies des théoriciens marxistes. Car les praticiens communistes, eux, sont célèbres, de par leurs aveux mêmes, pour leurs échecs agricoles. En U.R.S.S. comme en Chine, on a pu dire, en vérité, que si le régime communiste avait pu courber les hommes sous sa férule, il n'avait pu venir à bout de la résistance des vaches ! ... S'imaginer que des conditionnements mécaniques et collectivistes peuvent créer l'abondance dans les pays principalement agricoles que sont les pays sous équipés relève évidemment de la haute fantaisie. Il n'en demeure pas moins qu'à cause de son simplisme même, la thèse marxiste est largement répandue dans les élites intellectuelles des peuples afro-asiatiques, où elle se confond d'ailleurs, parfois, avec l'aspiration à l'indépendance. Les structures existent. Elles conditionnent de façon importante la vie des peuples. Ce n'est pas selon le schématisme simpliste que diffuse la propagande communiste. 42:43 #### III. -- LES CAUSES VÉRITABLES L'existence d'une inégalité tragique entre les pays qui ont mis au point le progrès technique et les pays sous équipés est, essentiellement, une des manifestations les plus visibles de « *la contradiction flagrante qui pèse sur l'humanité du* XX^e^ *siècle, comme une sorte de blessure pour son orgueil : d'une part, il y a cette confiance de l'homme moderne, auteur et témoin de la* « *seconde révolution technique* » *qui s'attend à pouvoir créer un monde regorgeant de richesses, affranchi de la pauvreté et de l'insécurité ; de l'autre, il y a l'amère réalité des longues années de guerres et de ruines.* » ([^23]) Il y a aussi l'amère réalité de ces « *populations sous-alimentée, qui représentent* 70 % *de la population mondiale* » ([^24]). Car ce n'est pas trahir l'esprit du message donné par Pie XII à Noël 1956 que de l'appliquer au problème qui nous occupe. Cette contradiction, remarquait le Saint Père, n'étonne pas les chrétiens, qui y reconnaissent la preuve douloureuse d'une grave rupture entre la vie et la foi chrétienne. Mais trop nombreux sont ceux qui estiment que la contradiction fondamentale de notre temps pourrait être résolue PAR L'HOMME LUI-MÊME SANS LE SECOURS DE DIEU ET DE LA RELIGION. N'est-ce pas justement cela que font les théoriciens de la contraception et ceux de la révolution sociale ? Ils veulent soumettre à révision même les valeurs qui ne sont pas en leur pouvoir, qui échappent à la compétence de l'humaine liberté, celles de la religion et des droits naturels. Ils estiment que la contradiction fondamentale de notre temps pourrait être résolue en portant atteinte aux devoirs sacrés des époux, ou en abrogeant positivement le droit naturel de propriété personnelle. Or ce n'est pas l'application prudente des normes du droit naturel qui est la cause du désordre mondial dans la mise en œuvre de la production et de la répartition des biens. C'est au contraire, selon l'enseignement même de l'Église, l'ignorance de ce Droit et de ses exigences. a\) *Le plan providentiel.* Il est facile d'ironiser sur ceux qui s'efforcent de découvrir les traces de l'action providentielle dans les développements de l'histoire. Il n'empêche que Bossuet n'a rien dit de trop sur ce sujet. Les faits eux-mêmes sont éloquents. 43:43 La civilisation chrétienne s'est développée, comme mode de vie, dans l'Occident. C'est de l'Occident que sont parties les expéditions maritimes qui ont permis de dresser la carte du monde. C'est à l'Occident chrétien qu'ont été données les principales découvertes scientifiques et les applications techniques qui devraient permettre, aujourd'hui, de faire reculer dans le monde entier le spectre de la famine. Tels sont les trois faits qui dominent la genèse du problème des pays sous développés. Il est tôt fait de crier au colonialisme. Le problème existe. Mais on ne peut le comprendre que dans la lumière chrétienne. Le colonialisme, en tant que déviation sociale, est une déviation d'un plan divin. Ce plan a donné aux peuples d'Occident, pendant mille ou quinze cents ans, une formation intérieure, des mœurs policées, un sens surnaturel de la vie humaine entièrement nouveaux dans l'histoire. Puis il a donné à ces peuples le désir de répandre le message, et simultanément le devoir de faciliter l'élévation du niveau matériel et moral de vie des autres nations encore païennes. Enfin, il leur a donné les découvertes et les inventions qui devaient permettre d'instruire et de former ces nations plus jeunes dans le Christ, et de leur donner avec le progrès de l'hygiène, les moyens d'augmenter leurs moyens d'existence proportionnellement à leur développement démographique. Tout cela, insistons-y, était à réaliser, pour que les libertés des hommes, fraternellement solidaires, se mettent au service de la volonté d'amour du Seigneur. Il serait notoirement exagéré de dire que les nations chrétiennes ont intégralement refusé la mission que les faits eux-mêmes leur désignaient. Les missionnaires, apôtres et martyrs, ont porté l'Église aux quatre coins du monde. Si nous voyons aujourd'hui le Sacré Collège comprendre des hommes de toutes les races, c'est bien la preuve qu'une partie, si insuffisante soit-elle, de la tâche spirituelle, a été accomplie. De même, sur le plan matériel, des efforts ont été faits, L'augmentation spectaculaire de la population dans les pays comme l'Algérie est due, principalement, au développement de l'hygiène que les pays occidentaux ont apporté. Et les réalisations matérielles ont eu leurs répercussions culturelles : les hommes les mieux formés des pays sous-équipés sont ceux qui ont reçu de l'Occident la formation intellectuelle, parfois aussi morale et chrétienne. 44:43 b\) *La rupture du plan divin.* Cela dit, les faits que nous avons évoqués au début de cette étude n'en sont que plus criants. Il y a une terrible distorsion entre ce que l'Occident chrétien était appelé à faire, et ce qu'il a fait. Dans une très large mesure, cet Occident chrétien a été infidèle à sa vocation. Sur le plan de l'apostolat, tout d'abord. La division des Églises, les tensions entre missions catholiques et missions protestantes ont sûrement, en de nombreux cas, empêché la grâce d'accomplir son œuvre. De ce fait, le nombre des hommes et femmes d'élite, noirs et jaunes, qui auraient été affermis par la vie chrétienne pour entraîner leur peuple à prendre en main son propre destin, a été limité. Des conversions ou des approfondissements ont été empêchés par le scandale de la division des chrétiens. Sur le plan de l'action politique, en second lieu. Nos pays chrétiens, dotés de gouvernements laïcistes, ont parfois complètement perverti les canaux disposés par Dieu en vue de l'apostolat. Au lieu de porter Dieu, ils ont parfois tenté de déraciner même ce qu'il y avait de bon et de juste dans l'esprit religieux de ces peuples. De plus, les conflits nationalistes ont été étendus par nos soins en Asie et en Afrique. Enfin, dans certains cas, nous avons spirituellement abaissé ces peuples en leur imposant au nom de notre « supériorité », une véritable régression morale. Il suffit de savoir ce que les musulmans pensent de notre athéisme officiel ou de l'impudicité animale de certains de nos films, pour comprendre la haute trahison de notre mission, qui par les voies officielles d'une France laïcisante, se poursuit quotidiennement. Dieu veuille ne pas nous châtier en proportion de nos fautes. Sur le plan économique, QUI NE SAURAIT ÊTRE ENVISAGÉ ABSTRACTION FAITE DES DEUX PRÉCÉDENTS, *l'individualisme et le libéralisme établis dans nos institutions puis étendus dans tout l'Occident, sont la cause la plus profonde du drame actuel des pays sous-équipés.* Cet individualisme et ce libéralisme sont eux aussi les fruits du laïcisme. 45:43 « Le plus grand gain pour le moindre coût ! » tel a été le dogme enseigné par les économistes du XIX^e^ siècle. Les notions « médiévales » de juste prix et de juste salaire étaient dépassées ! ... A la prise de conscience des besoins communautaires succédait le mécanisme magique des intérêts individuels. Les résultats furent : 1\) le prolétariat industriel ; 2\) la léthargie agricole ; 3\) le sous-équipement des pays neufs. Envisagés trop souvent isolément les uns des autres, ces trois aspects de la crise de l'économie sociale sont, en réalité, inséparables. C'est le même mécanisme des prix, la même soif du profit maximum, la même ignorance méprisante des *normes morales de l'économie sociale* qui sont à l'origine de la souffrance ouvrière, du retard paysan, du sous-équipement des pays qu'on appelait naguère « coloniaux ». Il est bien connu qu'au XIX^e^ siècle, les libéraux, persuadés que la recherche du profit et la libre concurrence apporteraient automatiquement la prospérité au monde entier, ont pratiqué la « loi d'airain des salaires » et ont engendré, ce faisant, le prolétariat, le chômage, le taudis, la surproduction et la lutte des classes. Il est moins connu que CE SONT LES MÊMES *qui ont créé la question sociale rurale dont les pays sous-équipés,* du point de vue strictement économique, *ne sont qu'un cas particulier.* C'est Pie XII qui a mis l'accent sur la nécessité de réintégrer l'économie agricole, de façon organique, au sein de l'économie nationale. Pourquoi ? Parce que, depuis les débuts du capitalisme industriel, les échanges réciproques entre secteur industriel et secteur agricole ont un caractère anarchique. Les capitaux financiers, *même dans nos pays,* ont-ils aidé puissamment à l'élévation intellectuelle, technique et matérielle de l'économie agricole ? Poser la question, c'est démasquer une situation largement scandaleuse. Il suffit d'évoquer l'insuffisante formation technique et économique des cultivateurs, la vétusté de certaines de leurs installations, le retard de l'équipement domestique, le sort souvent pénible de la femme rurale pour faire comprendre que le capitalisme libéral, dans nos pays d'Occident (spécialement dans les pays latins), a ÉQUIPÉ LA VILLE. C'était d'un bon rapport. *Il a laissé végéter nos campagnes comme il a laissé végéter les pays sous-équipés.* 46:43 Car s'il est vrai que la majeure partie de l'humanité vit à la campagne, c'est dans les pays sous-équipés la règle presque générale. Penser l'équipement intellectuel, culturel, professionnel, technique et matériel de ces pays, c'était donc principalement, *penser la coordination harmonieuse des rapports agriculture-industrie dans ces pays.* Comment l'aurions-nous fait pour eux, alors que pendant la première moitié de ce siècle, huit paysans français sur dix n'avaient pas l'évier à la cuisine, ni l'eau courante à la ferme ! Cette présentation *synthétique* des lignes essentielles du problème des pays sous-équipés est inhabituelle. Mais elle semble d'une réelle importance en ce qu'elle met en relief un FAIT FONDAMENTAL. L'appareil de la propagande communiste identifie Occident chrétien et capitalisme colonialiste. Des esprits faibles en concluent que c'est l'échec de la conception sociale chrétienne qui est ainsi historiquement enregistré au plan mondial. Or c'est *au contraire dans l'exacte mesure où l'Occident chrétien s'est détaché de la conception chrétienne du Droit, de la communauté internationale, de l'économie sociale et de l'usage de la propriété qu'il a en partie échoué dans la mission historique à laquelle il était appelé.* C'est le laïcisme de la pensée politique, l'individualisme de la pensée sociale, le libéralisme de la pensée économique qui sont à l'origine *la plus profonde* des désordres que l'on déplore. C'est, en bref, le rejet de la religion et des normes du droit naturel dans l'organisation de l'économie nationale et internationale... Nous sommes très loin de la contraception et de la révolution sociale. « *Dans la vie des États eux-mêmes, la force* et *la faiblesse des hommes, le péché et la grâce, jouent un rôle capital. La politique du* XX^e^ *siècle ne* *peut l'ignorer,* NI ADMETTRE QU'ON PERSISTE DANS L'ERREUR DE VOULOIR SÉPARER L'ÉTAT DE LA RELIGION AU NOM D'UN LAÏCISME QUE LES FAITS N'ONT PAS PU JUSTIFIER. » ([^25]) 47:43 #### IV. -- LA RESTAURATION DU PLAN DE DIEU Dans chacune des régions sous-équipées, un ensemble cohérent, concret, diversifié de mesures est à prendre. Certaines d'entre elles ont reçu, déjà, un sérieux commencement d'exécution. La présente étude ayant pour objet principal de rappeler l'éclairage apporté par la doctrine chrétienne aux causes les plus profondes du problème, nous limiterons à ce même souci les observations relatives à la mise en œuvre de l'action positive. En tout premier lieu, il faut que soit clairement défini le *but* de l'aide apportée par l'Occident chrétien. Il ne s'agit pas, du moins à long terme, de partager nos biens et services de consommation, ni même de production, comme d'aucuns sont tentés de le croire. Dans le cours qu'il a donné aux Semaines Sociales d'Angers, l'an passé, le Dr Aujoulat a rapporté ce témoignage d'un prêtre Noir : « *Vous, les Blancs,* disait-il, *vous seriez tentés de considérer que votre œuvre essentielle, celle qui devrait vous assurer la gratitude définitive des Noirs, réside dans toutes ces réalisations que vous avez fait sortir de notre terre : routes, ponts, hôpitaux, écoles. Et, bien, entendu, nous aurions tort de ne point nous réjouir devant cet équipement valable qui nous est dès a présent acquis. S'il s'agit cependant de dresser des bilans, permettez-nous de n'avoir pas la même optique ni la même mesure que les vôtres.* « *Considérez,* ajoutait-il, *tel Européen qui est venu chez nous pour y planter des hôpitaux, ou des œuvres sociales. Sans doute pourra-t-il un jour se retirer content avec la conscience d'avoir bien mérité de l'Afrique et peut-être serait-il tenté de reléguer au second plan le temps qu'il a donné à la préparation de techniciens ou à la formation d'une élite sociale, voire politique.* « *Qu'il sache pourtant que, dans le souvenir reconnaissant des Noirs, ce qui tiendra la première place, ce sera non pas les réalisations matérielles, si importantes s'oient-elles, mais bien le fait d'avoir aidé à* FAIRE DES HOMMES. « *Les hommes pour nous,* concluait-il, *passent avant les pierres. Des bâtiments, des hôpitaux, des réalisations techniques, nous savons bien qu'ils pourront nous venir tôt ou tard dès que nous aurons nos propres techniciens.* 48:43 *Qu'est-ce que dix ans ou même vingt ans après tout dans la vie d'un pays qui a attendu si longtemps. Mais des hommes de chez nous capables d'assumer leurs responsabilités, voilà notre premier besoin.* » ([^26]) Ce témoignage est précieux. Il ne nie pas, cela va de soi, la nécessité de porter un secours immédiat à la famine, ou de contribuer à l'équipement en matériel de production. Mais il montre clairement le but ultime : permettre à ces peuples sur tous les plans, et d'abord sur le plan des hommes, de devenir les propres artisans de leur élévation. Il y a plusieurs méthodes pour former des hommes. La meilleure, dans les circonstances, est sans doute de confier à des missionnaires non seulement religieux, mais laïcs (ingénieurs, techniciens, professeurs, vulgarisateurs agricoles, monitrices d'enseignement familial), le soin d'aller *sur place* former des hommes et des femmes. Ils pourront mieux comprendre ce qu'ils doivent donner et comment le donner, en vivant dans le pays, en se donnant à lui. Il semble que ce soit un très grand appel à ce genre de missionnaires laïcs qui marquera, entre autres, la seconde moitié du XX^e^ siècle. Il faut en particulier songer de toute urgence à *former des patrons.* Qu'on le veuille ou non, l'économie moderne est fondée sur deux cellules : l'exploitation paysanne petite, moyenne, ou grande, et l'entreprise industrielle, quelle que soit, de même, sa dimension. *Un peuple n'arrive à la maturité économique que quand ses chefs d'exploitation agricole et ses chefs d'entreprises industrielles et commerciales sont formés :* TECHNIQUEMENT, ÉCONOMIQUEMENT, SOCIALEMENT, ET CHRÉTIENNEMENT. De plus en plus, et en dépit des propagandes aussi violentes que superficielles, il faut bien reconnaître que le chef social que requièrent les structures d'aujourd'hui, c'est le « patron ». De son dynamisme créateur dépend la richesse du pays. De son attitude chrétienne et sociale dépend la saine distribution des richesses. Il suffit de connaître le travail réalisé déjà en Europe et dans les deux Amériques par les membres des associations patronales catholiques pour comprendre que l'éveil des hommes aux responsabilités totales d'un patron chrétien est un point capital de la tâche de formation à entreprendre. 49:43 C'est d'ailleurs en prenant le problème de cette manière que l'on pourra éviter aux économies de ces pays de se développer à leur tour dans un contexte mi-libéral et mi-socialiste. La formation technique et économique devra être conduite dans un contexte social et chrétien. Ainsi pourra-t-on tenter d'éviter, au niveau des mœurs, les erreurs résultant du laïcisme. Le but étant clairement formulé, les moyens de le réaliser, doivent, en second lieu, être envisagés dans la lumière chrétienne. Dans ces pays, on se trouve en face d'une double nécessité. Il faut d'une part, concevoir de façon *organique* le développement économique dans son ensemble, et tout spécialement, la dépendance réciproque de l'agriculture et de l'industrie, le rôle équilibrateur d'une saine distribution commerciale. Il faut d'autre part permettre à la *liberté* de jouer son rôle créateur, tant du point de vue des investissements occidentaux que du point de vue des initiatives économiques prises par les Noirs ou par les Jaunes eux-mêmes. Cet équilibre est délicat à réaliser. Il est cependant une exigence de la doctrine sociale de l'Église, si l'on veut se tenir à distance et de l'anarchie individualiste et du carcan socialiste. Le moyen concret d'y parvenir est évidemment de solliciter toutes les initiatives privées pour qu'elles acceptent de se discipliner volontairement sur les bases d'observations sociologiques et économiques précises. L'aide actuellement apportée par l'ensemble des pays industrialisés atteint un montant avoisinant cinq milliards de dollars. Pour résoudre *matériellement* le problème, les experts des Nations Unies affirment qu'il en faudrait près de quatre fois plus. Les pays sous-équipés pourront eux-mêmes épargner neuf milliards. C'est donc, en chiffres ronds, dix milliards de dollars que les pays riches devraient y consacrer chaque année, -- soit le double de leur effort actuel, -- pour permettre un accroissement de 2 % par an et par tête, du revenu national de ces pays. 50:43 A supposer que ces sommes soient harmonieusement employées, spécialement dans l'établissement des structures de la liaison agriculture-industrie, on peut estimer qu'en 35 ans, compte tenu de la croissance démographique, le niveau de vie des pays sous-équipés aurait *plus que doublé.* En 60 ans, le niveau de vie des pays qui se seront révélés les plus actifs et les plus créateurs serait compatible avec une raisonnable conception de la dignité humaine au XX^e^ siècle, au XXI^e^ plutôt, puisque cela nous conduit en l'an 2020 ... Mais nous n'en sommes pas là. L'effort actuel de l'Occident est de 50 % *inférieur* à ce qui lui est demandé. L'application organique de cet effort est *faussé* par les préoccupations stratégiques de la guerre froide. Ses conditions morales et sociologiques sont méthodiquement *sapées* par la propagande communiste et la maniaquerie des laïcistes. Il n'en demeure pas moins que le départ est donné. L'œuvre immense de la « fraternelle civilisation » est en route. Avec retard, incomplète encore, elle n'en sollicite que ; davantage les chrétiens, et avec eux tous les hommes de bonne volonté. C'est l'honneur de la France d'être *le pays du* monde *qui contribue le plus à cette œuvre, proportionnellement à son revenu national.* C'est, plus encore, sa mission de favoriser l'éclosion d'un grand nombre de vocations chez les laïcs qui consacreront leur vie à faire que le témoignage soit porté d'un amour chrétien à la dimension du monde, -- et à la mesure de la souffrance de ceux qui ne savent pas encore qu'au-delà de la Croix et dans la grâce luit le matin de la Résurrection. Marcel CLÉMENT. 51:43 ### L'Inde, pays sous développé par Michel TISSOT Michel Tissot *connaît* l'Inde. Non point comme peuvent la connaître les touristes de palace (ou les touristes de cabinet) et les auteurs de « reportages-express » qui, en trois jours ou en trois semaines -- en trois mois pour les plus consciencieux -- imaginent avoir fait le tour d'un monde immense. Depuis quinze ans, Michel Tissot vit en Inde la moitié de l'année ou davantage. Depuis plus longtemps encore, il est un familier de la grande littérature religieuse hindoue. Membre du Comité du CENTRE FRANÇAIS DE SOCIOLOGIE, Michel Tissot est l'un des Français qui connaissent le mieux l'Inde. Il nous apporte sa collaboration pour la première fois, mais non pour la dernière. L'EXPRESSION TOUTE FAITE, chère aux journalistes modernes, cache très souvent beaucoup d'imprécision, de confusion, rend ainsi l'opinion publique incapable de compréhension claire et donc incapable de jugement des actes politiques qui lui sont proposés. Tel est bien le cas de la notion de sous-développement qu'il faut d'abord préciser. L'acception habituelle se rapporte presque exclusivement à l'aspect économique du problème et parfois, plus respectivement encore à la puissance industrielle seule. Le sous-développement est alors exprimé par une sorte de rapport ou tout au moins par une comparaison des diverses nations entre elles, et dès le départ, la nation ou puissance économique de référence fait défaut. 52:43 Si même elle existait, elle devrait être d'une part évolutive pour tenir compte des progrès techniques et d'autre part adaptée aux conditions climatologiques, géographiques et surtout humaines. Il y a lieu de remarquer en outre que cette acception conduit à considérer, toujours dans cette perspective de comparaison, des données au fond simplistes, telles que calories par tête d'habitant, kilowattheures, tonnes d'acier ou de ciment toujours par tête, où ce malheureux habitant n'intervient qu'à titre de diviseur, même pas sous la forme de dénominateur commun. Avant la dernière guerre mondiale, on parlait plus généralement de « pays de famine » et cette expression abandonnée, avait tout au moins le mérite, bien que trop partielle, de situer le problème par rapport à l'homme, par rapport à l'un de ses besoins vitaux immédiats, et de le situer à son véritable niveau, social et moral. C'est à ce niveau seul qu'il est possible de définir un état de développement normal et par ce fait même, de sur ou sous développement, en considérant l'homme dans son cadre de vie normale, le droit naturel. La définition vient alors d'elle-même : un pays sous développé est celui qui ne peut satisfaire pleinement aux besoins fondamentaux de la totalité ou d'une partie seulement de sa population. Ces besoins vitaux qui sont des droits et dont la satisfaction est un devoir de justice, sont au nombre de cinq, sur le plan matériel qui nous intéresse ici : nourriture, vêtement, logement, travail et santé. Ils conditionnent directement la paix sociale et internationale, la dignité de l'homme et sa capacité spirituelle tout en étant eux-mêmes influencés par l'histoire, la tradition, le climat, la géographie. Il résulte par exemple de cette définition que notre pays est sous-développé de diverses manières : les besoins de logement, en qualité comme en quantité, sont loin d'être satisfaits tant en ville qu'à la campagne. La fraction rurale, du Sud de la France et plus encore les départements d'Algérie : sont dans un état partiel de sous-développement, bien plus que nous n'en avons généralement conscience. Mais même les États-Unis d'Amérique sont partiellement atteints de ce mal car les populations noires et d'origine espagnole dans une certaine mesure, sont loin de pouvoir satisfaire à leurs besoins fondamentaux. 53:43 L'échelle est différente mais le problème est fondamentalement le même et ces deux exemples sont donnés pour bien montrer la vanité de la nuance péjorative généralement attachée aux mots mêmes de pays sous-développés. #### Poussée démographique et limitation des naissances. Au regard du critère des besoins fondamentaux de l'homme, l'Inde est un pays complètement sous-développé, pour la totalité de sa population, à quelques rares exceptions près, et c'est dans une très large mesure que les nécessités humaines sont insatisfaites. Ceci a incité tant les Autorités indiennes que les Organisations internationales à se pencher sur ce vaste problème, mais les prémisses ont été de part et d'autre posées à faux et les remèdes préconisés sont souvent de peu d'effet lorsqu'ils ne sont pas proprement désastreux. La première des causes mises en avant, est la situation démographique de l'Inde, et les données du problème sont systématiquement entachées d'erreur : des chiffres très variables sont publiés par les experts officiels sur l'excédent des naissances, les plus modestes étant de l'ordre de cinq à six millions, les plus « pessimistes » allant jusqu'à douze millions, ce dernier chiffre étant même indiqué dans une géographie pour classe de sixième. La réalité est sensiblement différente. Les seules indications dont il soit possible de disposer réellement sont les recensements effectués en 1941 et 1951 : 318 millions à la première de ces dates (Pakistan déduit) et 361 millions à la deuxième. La différence de 43 millions inclut environ 7 millions d'excédent de réfugiés lors de la partition de l'Inde et du Pakistan. Ainsi l'accroissement annuel est de l'ordre de trois millions six cent mille, soit environ *un pour cent,* ce qui est déjà beaucoup par rapport à nos pays occidentaux. Il est extrêmement grave que *des chiffres erronés, pour ne pas dire tronqués, servent de support à un néo-malthusianisme officiel,* enseigné aussi bien par le Gouvernement de Delhi que par les cercles « philanthropiques » de l'O.N.U. et des Organisations subalternes. 54:43 Ce malthusianisme moderne aboutit à la limitation des naissances, qui est présentée comme le remède spécifique du sous-développement : il est indispensable de dénoncer cette tromperie. En examinant le problème sous le seul angle économique, la poussée démographique ne conditionne pas, quoiqu'on en dise, le sous-développement de l'Inde. Si l'on se base sur la nourriture disponible par Indien, sur le nombre de logements ou de postes de travail, il faudrait, pour établir l'Inde à un niveau convenable dans un délai de 15 ans, une augmentation de production de dix pour cent par an au minimum, et plutôt douze ou treize pour cent. *L'accroissement de population ne représente ainsi, au mieux, que le dixième du problème* et ce ne sont pas les trois ou quatre nouveaux millions d'Indiens annuels qui font la misère du pays, mais les quelques quatre cents millions de tous âges qui le peuplent. Il faut également reconnaître que *la compensation de l'excédent des naissances ne demanderait qu'une expansion annuelle de un pour cent de la production,* ce qui serait déjà considéré dans les pays de forte industrialisation, comme une stagnation. Mais *l'erreur de base est de situer au niveau économique exclusivement, un* *phénomène qui est d'ordre social et moral* pour ne pas dire métaphysique. La confusion est constante et il faut espérer qu'elle est due au seul manque de pensée profonde des milieux technocrates et non pas à une volonté délibérée qui serait perverse. En. France, la limitation des naissances apparaît, tout au moins pour le temps présent, assez théorique et fictive et c'est la raison des controverses indéfinies entre tenants et adversaires de cette méthode. Il faut en voir les implications sur une terre où la difficulté est aiguë pour se rendre compte de sa réalité profonde. Tout d'abord, en Inde, de nombreux articles de journaux, des références fréquentes dans les discours des Gouvernants, soit à la tribune du Parlement, soit au cours de tournées de propagande, tout a contribué à créer un complexe dans la population. Dans tous les milieux, intellectuels, urbains et ruraux, les Indiens sont convaincus qu'à eux tous, ils sont trop. Et, par voie de conséquence, l'idée que seule l'Inde peut quelque chose pour l'Inde s'est implantée un peu partout. 55:43 Il y a eu un changement profond de ce qui a été la structure sociale de l'Inde pendant des millénaires : l'unité sociale était la grande famille abritant sous le même toit et faisant vivre d'un même budget grands-parents, parents et enfants, souvent, même, petits enfants sous l'autorité et la gestion du chef de famille. Dans ces grandes familles, presque tribales, qui groupaient souvent une centaine de personnes, une bouche de plus ou de moins à nourrir ne comptait guère et souvent, la nouvelle naissance était compensée par un adolescent qui commençait à travailler. La solidarité familiale était suffisamment grande pour amortir la misère, pour la rendre plus supportable. La guerre, la partition, la grande révolte du Sud, la mise en culture de nouvelles terres, l'appel de la main-d'œuvre de l'industrie, tout a contribué à rompre ces grandes familles. De plus en plus la famille est limitée au couple et à ses enfants, totalement ignorante de la gestion d'un budget familial, car l'expérience en manque totalement aux nouvelles ménagères, le couple est toujours à la recherche d'un logement, particulièrement sensible à la maladie, à l'accident, à une nouvelle naissance. Tout prend facilement allure de catastrophe, et c'est dans un tel climat que la limitation des naissances a pu se répandre d'un bout à l'autre de l'Inde et y prendre le caractère d'une psychose collective. Bien que païenne dans sa très grande majorité, l'Inde avait une bonne morale de la famille. La monogamie était de règle, l'adultère et le divorce fortement réprouvés, car l'inconduite ne pouvait que déboucher sur une déchéance sociale complète : le rejet de la caste. L'enfant aussi était très respecté. Lorsque l'on parle de limitation des naissances, on n'aborde pas en réalité autre chose que la liberté sexuelle et nous nous refusons à croire que la stérilisation, les contraceptifs, les abortifs puissent renforcer ou même maintenir la fidélité conjugale, la stabilité de la famille et le respect de l'enfant. Ceci est encore aggravé par le fait que *la propagande pour la limitation des naissances est articulée sur un appel au confort, au bien-être dont l'enfant est perturbateur.* Cette propagande est donc basée sur un double égoïsme qui, en aucun cas, ne peut être favorable au développement d'une nation : on ne construit pas un monde sur l'immoralité individuelle. 56:43 Il y a là un renversement complet des valeurs qui ne peut qu'être préjudiciable à tous. Il y a tout lieu de penser que les effets désagrégateurs de l'égoïsme au sein du couple se feront d'autant plus sentir que la grande famille, garante dans une large mesure d'une certaine rigueur morale par nécessité d'ordre intérieur, n'est plus là pour soutenir, encourager, redresser s'il le fallait, de jeunes couples qui maintenant se sentent isolés et souvent très désorientés, mal armés pour une lutte dans laquelle ils partent perdants du fait de l'isolement, et qui n'ont pas l'expérience voulue car leur liberté est trop neuve pour résister aux tentations nombreuses qui se trouvent encore renforcées par la misère et le besoin d'oublier. Il est facile de comparer les méthodes et les buts offerts à la jeune population indienne avec les enseignements pontificaux qui tout d'abord, n'envisagent la limitation des naissances que dans certains cas particuliers, à examiner en tant que tels, et non pas comme une méthode politique d'approche à des difficultés économiques, et qui de plus, ne considèrent comme moyens que la seule continence temporaire, demandant un effort, un sacrifice de la part des époux, et par là même, grandissant mari et femme dans leur amour. Il est significatif des temps nouveaux en Inde, que dans cette terre d'élection de l'ascèse, dont les Yogin, Sadhus et Sanyasin ont fait la grande réputation mystique, les méthodes offertes par le monde moderne ne soient que des méthodes de facilité, impliquant en elles-mêmes, par le seul fait que certains les professent et que d'autres les acceptent, une déchéance certaine de l'homme et de toute une société. Sous un autre angle, la limitation des naissances se présente de façon plus horrible encore. Il est certain que l'Inde et le monde se rebelleraient si l'on envisageait de tuer des vieillards, des adultes ou des enfants pour diminuer la population. Mais quelle différence y aurait-il entre un tel génocide et le fait de tuer dans l'œuf la génération prochaine ? Qui, Indien, Américain, Français ou Russe, qui a le droit de décréter que la terre indienne ne peut nourrir que telle ou telle population ? Quel est l'expert ou le comité susceptible de fixer cette limite ? Quelle mesure prendrait-on si la population brusquement régressait à cause d'une guerre ou de nouvelles famines ou d'une pandémie inattendue ? 57:43 Pourquoi la France n'aurait-elle pas limité ses naissances quand elle avait 20 millions d'habitants au Moyen Age, ou encore quelques 27 millions au début du siècle dernier ? Oui enfin peut affirmer que les mouvements démographiques ne sont pas une volonté de Dieu contre laquelle il est mauvais de s'élever ? Dans un ordre d'idée différent, il faut aussi rappeler que la Constitution indienne de 1949 assura *la protection de la vache* et c'est à une majorité de quelques voix à peine que le Parlement indien érigé en Constituante a refusé d'accorder la même protection aux singes et aux paons. La population bovine de l'Inde s'élevait en 1951 à 155 millions de têtes (une vache sur six dans le monde entier est indienne). Ce troupeau efflanqué, souvent sans lait et de peu d'utilité pour l'homme, vit encore plus misérablement que lui, *mais absorbe des vivres qui font cruellement défaut aux humains sans contre-partie aucune.* Faut-il demander à l'Inde de ne pas renverser, une fois de plus, les valeurs et de ne pas refuser à la génération prochaine les égards dont elle comble les bovidés et la gent simiesque. Sur le plan international, la limitation des naissances a aussi ses causes et ses conséquences. Dans l'ordre des causes, il doit apparaître que si cette doctrine a été mise sur pied par des experts au sein d'une organisation internationale, ce n'est pas là qu'elle a pris naissance. Elle résulte de la crainte que les nations européennes ressentent en face d'une Asie riche en hommes, pauvre en moyens, dont la colère a déjà éclaté en Chine mais sans trop se manifester à l'extérieur, tout au moins jusqu'à maintenant, et pourrait éclater en Inde et s'en prendre au luxe de certains États trop riches. La plupart des Français eux-mêmes ressentent cette crainte interne sans souvent consentir à l'avouer, et prennent leurs désirs pour des réalités en espérant un affrontement des deux colosses Russes et Chinois, en espérant aussi que grâce à la limitation des naissances, les Indiens pourraient être affaiblis au point de ne plus représenter une menace. Dans une ligne de pensée très voisine, nous n'approuvons pas tout à fait les États comme les États-Unis, l'Australie, l'Afrique du Sud qui pratiquent une stricte politique de contrôle de l'immigration, mais nous serions tout prêts à le faire si nous ressentions une menace, même légère, telle que celle qui fut ressentie peu d'années avant guerre lorsque la poussée démographique s'amplifiant en Italie, de nombreux Transalpins venaient s'établir en France pour y chercher à vivre. 58:43 #### La situation agricole. La réalité la plus évidente du sous-développement de l'Inde est la sous-alimentation permanente qui atteint la totalité de la population, et qui est sauvent poussée à l'extrême, la famine, dès que le climat sort d'un équilibre très limité et toujours précaire, entre la sécheresse de la saison chaude et la juste ration de pluies apportées par la mousson. La géographie et le climat de l'Inde sont, pour une grande part, responsables de la sous-alimentation. Nous sommes habitués, en France, à un pays très équilibré, par son relief varié, par la fertilité d'une très grande partie du sol, par la bonne répartition des pluies et des rivières, mais surtout, nous sommes habitués à un pays qui reste à la dimension de l'homme. La terre indienne serait presque l'antithèse de cet équilibre. Le plateau central du Deccan, grand à lui seul comme trois fois la France, est, sauf quelques rares vallées privilégiées, complètement privé d'eau et les possibilités de culture y sont nulles. La grande plaine du Gange, assez fertile dans son ensemble, ne présente aucun relief et de très nombreuses années, la mousson trop abondante ou mal étalée dans le temps submerge ces régions trop plates, détruisant ainsi parfois un quart des récoltes. Alors qu'en France, la bonne conservation des terres arables est dans l'ensemble facile, elle pose en Inde des problèmes considérables et qui semblent, a priori, dépasser l'échelle humaine. Les travaux entrepris par le Gouvernement indien pour remédier à cette situation sont très importants, gigantesques dans certaines régions et pourtant, il est permis de se demander si les grands travaux, barrages, canaux d'irrigation et autres de même nature sont suffisamment efficaces pour être justifiés. 59:43 Sans entrer dans cette critique pour laquelle les éléments d'appréciation font partiellement défaut, il faut tout au moins reconnaître que, comme en matière de démographie, *les aspects techniques et économiques sont passés en premier et que le facteur humain pourtant primordial a souvent été laissé de côté.* En particulier deux aspects essentiels intimement liés d'ailleurs de l'agriculture indienne ont été presque totalement négligés : le *fermage* et l'*endettement.* \*\*\* En matière de *fermage,* la coutume est de règle, et cette coutume, non révisée depuis des siècles, n'est aucunement corrigée par une législation qui serait orientée vers le bien public. Il y a là une des plus grosses lacunes du Gouvernement de Delhi. Malgré quelques faibles variations ici et là, les grands principes du fermage sont les mêmes à très peu près. Tout d'abord, le capital appartient au propriétaire, ce qui va de soi, mais celui-ci n'a aucune obligation d'entretien, ni des terres, ni des bâtiments, ni du matériel. En outre, toute plus-value apportée par le paysan appartient au propriétaire sans la moindre compensation et sans la moindre sécurité pour le fermier qui, en l'absence de bail, peut être renvoyé à toute fin de récolte avec ou sans prétexte. Le loyer lui-même s'élève au minimum à la moitié de la production, mais dépasse souvent cette valeur pour atteindre les deux tiers et parfois les trois quarts de la production. Il résulte de cette situation de fait que le fermier n'a aucun intérêt à l'amélioration du capital. La création d'une rizière demandant la construction de digues, le nivellement du terrain, l'amenée de l'eau, représente un investissement important qu'il faudrait des années pour amortir. Le paysan ne peut attendre. De même, le remplacement d'un cheptel improductif par de bonnes laitières ne peut se justifier car l'a seule moitié de la production laitière ne peut payer les frais d'une telle opération. Les engrais eux-mêmes, comme les semences sélectionnées, ne sont pas payés par la moitié ou le tiers de la plus-value des récoltes. Encore moins le paysan songe-t-il à acheter des instruments aratoires convenables qui resteraient à la ferme. Dans de telles conditions, *l'agriculture est dans un état de* *stagnation totale* et ceci est d'autant plus grave que *plus de* 350 *millions d'Indiens, les neuf dixièmes de la population, vivent de la terre.* 60:43 Encore faut-il souligner que le paysan, travaillant uniquement en vue de la récolte prochaine est inoccupé une très grande partie de son temps. On estime en général que le paysan indien ne travaille guère plus de cent jours par an, parfois cent cinquante jours dans les régions les plus favorisées. Il faut alors se poser cette question : comment un pays, même sans tenir compte de ses difficultés naturelles propres, peut-il vivre avec neuf dixièmes de sa population employée à moins que mi-temps ? \*\*\* Le Mahatma Gandhi avait envisagé, pour pallier cette déficience fondamentale, une rénovation complète de l'artisanat rural, et lui-même avait, avec ses disciples, donné l'exemple du travail manuel. Toute l'Inde s'était mise avec lui à filer et à tisser. Mais cette initiative devait finalement échouer. D'une part, dans bien des régions, les matières premières manquaient et les paysans n'ont pas les moyens d'acheter à l'extérieur : ils sont dans l'impossibilité totale de travailler autre chose que leur production. Mais en outre, et surtout, l'objet fait main est et reste un article de luxe, même en Inde où la main-d'œuvre est bon marché. Le gaspillage des matières premières comme l'insuffisance de qualité résultant du manque d'expérience en sont fondamentalement la cause. Dix ans après la mort de Gandhi, le travail manuel tel qu'il l'avait envisagé n'est plus pratiqué que par quelques communautés, quelques « ashram » spécialisés dans la fabrication d'objets pour touristes, pour l'exportation, ou pour Européens implantés dans le pays, mais les débouchés eux-mêmes sont trop limités. L'Inde est donc retournée dans son ensemble à l'inactivité forcée qui entraîne *l'endettement.* Les Zamindars, ces sortes de fermiers généraux chargés de la collecte de l'impôt et qui étaient souvent des prêteurs sur gages, ont servi de boucs émissaires à la libération du pays et s'en sont allés, goussets toujours garnis après des années d'exactions. Mais cette mesure était insuffisante en soi : on ne supprime pas l'endettement en supprimant le prêteur. A défaut de toute politique de crédit qui d'ailleurs n'aurait pu être envisagée qu'après réforme du fermage, l'endettement s'accroît et fait boule de neige car en Inde on hérite les dettes exactement comme un capital. 61:43 D'autres usuriers sont revenus, implantés dans les villages comme un cancer et, petit à petit, s'assurent la propriété de la terre. \*\*\* Cette situation d'une extrême gravité contribue fortement à la stagnation qui ne pourra être combattue que par *une réforme agraire complète,* et seule cette réforme agraire permettra les travaux conservatifs et d'amélioration des terres qui sont le complément indispensable des grands travaux entrepris par le Gouvernement. Il y a d'ailleurs tout lieu de penser que ces travaux, s'ils étaient conduits à l'échelle locale, compte tenu de la main-d'œuvre abondante et peu onéreuse, seraient à bien moindres frais beaucoup plus efficaces et ceci à plus brefs délais, que le gigantisme officiel. Car souvent, il y a relativement peu à faire pour mettre en culture nombre de petits îlots stériles, pour augmenter d'une unité et parfois deux le nombre des récoltes annuelles, pour mettre à l'abri des inondations des parcelles qui ne sont atteintes qu'en raison de la négligence des hommes. Mais en ce domaine de la revalorisation sur le plan local, *la technocratie envahissante a exercé ses méfaits d'une façon grave.* Une organisation gouvernementale a été créée peu après la proclamation de l'Indépendance, pour mettre en œuvre une régénération du monde rural. Baptisée : « Projet de Développement des Communautés », et prenant en charge l'amélioration de l'urbanisme rural et des habitations villageoises (ainsi que, dans une mesure moindre, l'amélioration des terres et des méthodes de culture ce qui était pourtant son objectif premier), cette organisation disposant de crédits relativement importants a été montée *comme une administration.* Elle ne touche que des zones témoins assez limitées, mais toute son activité est devenue affaire de Gouvernement. Rapports, projets et budgets se succèdent, sont soumis à l'agrément du Centre et tout se déroule en réalité en dehors des premiers intéressés, les paysans eux-mêmes. Il est remarquable que cette administration se soit refusée à tenir compte des structures traditionnelles et en particulier des Panchayats, conseil des Cinq Anciens des villages qui a pour but d'assurer la vie en commun dans une mesure comparable sous certains aspects à nos Conseils Municipaux. 62:43 Les Panchayats, tenus à l'écart de cette rigidité administrative dont tout paysan au monde est méfiant, se sont d'autant plus désintéressés de l'affaire que les représentants sur place étaient en général des jeunes hommes, d'origine urbaine, de formation très livresque et ignorants des difficultés et des problèmes des villages où ils étaient parachutés et qui ont finalement attiré sur eux non seulement l'indifférence, mais souvent la moquerie, parfois même l'indignation. Il est significatif que les seuls succès du « Développement des Communautés » ont été le fait d'hommes qui étaient du terroir avant d'être fonctionnaires, significatif aussi que toutes les réussites ont impliqué des entorses, souvent graves, au sacro-saint règlement. \*\*\* Bien d'autres difficultés seraient dignes d'examen, mais toutes dans leur ensemble procèdent de la même cause. En matière agricole, beaucoup plus que dans le domaine industriel, il est impossible de faire œuvre utile sans l'adhésion du premier intéressé : du paysan. Il faut un effort constant pour que la tâche soit accomplie par les structures naturelles et non par des entités artificielles comme une administration. Même la loi en telle matière est insuffisante à elle seule, elle ne peut agir qu'en concordance avec la rénovation de la mentalité paysanne, ce qui ne peut se faire que si les paysans eux-mêmes, guidés et aidés, prennent l'affaire en mains. Toute une élite paysanne serait à créer dans ce but. Mais sommes-nous bien placés pour conseiller l'Inde en cette matière et lui donner le bon exemple ? Il faut ici reconnaître que si notre pays a su dans des délais fort convenables exploiter le gaz de Lacq et les pétroles sahariens, mettre sur pied un programme atomique important, avec bombe, et si notre industrie s'est développée de façon remarquable depuis la fin de la guerre, la physionomie du monde rural n'a malheureusement guère changé : les problèmes agricoles sont de plus en plus aigus et de plus en plus insolubles, les Républiques se succèdent sans avancer d'un pouce dans un domaine qui représente pourtant la moitié de notre économie. 63:43 Ni les Russes ni les Américains ne sont d'ailleurs mieux placés en cette affaire malgré que l'orientation de la politique rurale ait été fort différente dans un pays et dans l'autre, et l'on pourrait chercher dans le monde, un pays ayant une agriculture en bonne santé. Existe-t-il ? #### Le développement industriel. Au sortir de l'ère britannique, l'Inde ne disposait pratiquement d'aucune industrie de base ou de transformation, sauf en quelques domaines trop délimités, tels qu'industrie du coton et du jute, ateliers mécaniques d'entretien, mais pas ou peu de construction. Le nouveau Gouvernement s'est attaché à cette déficience ou plutôt à cette inexistence avec une vigueur digne d'éloges et les deux premiers plans quinquennaux accumulent des réalisations importantes. Les premières industries de base sont sorties de terre, et la production indienne d'acier, de ciment, de produits chimiques et d'engrais marque un accroissement régulier bien que restant hors de proportions avec les besoins réels de l'immense population. Le Pandit Nehru marquait lui-même une certaine déception à la fin du premier plan quinquennal en déclarant que tous les efforts faits pendant cette période n'avaient relevé le revenu national que dans une proportion à peine supérieure à l'accroissement démographique pendant la même durée. En d'autres termes, l'Inde dans son ensemble avait à peine avancé d'un pas : à ce *rythme il faudrait des siècles pour que l'Inde sorte du marasme* et il est plus que probable que l'histoire ne lui en laissera pas le temps. Plus que les faits eux-mêmes, *l'esprit* dans lequel ils ont été accomplis portait en lui-même son échec. Une fois encore, les hommes étaient tenus à l'écart et l'œuvre entreprise était menée par des « Comités » artificiels, étrangers dans une large mesure au peuple, à la nation. Tout d'abord, l'Inde dont, il faut encore le rappeler, neuf sur dix de ses habitants vivent de l'agriculture directement ou prochainement, *s'est laissée égarer par un rêve de puissance industrielle.* S'il est certain que l'acier, le ciment sont nécessaires à une grande nation, il est non moins certain que ces mêmes matières de base ne rétabliront le niveau de vie de la masse paysanne qu'à très longue, trop longue échéance. 64:43 En d'autres termes, *ciment sol acier sont des causes très lointaines du sous-développement au moment où un très grand nombre de causes immédiates demandent remède.* Le peuple indien s'en est rendu compte et subit en quelque sorte les plans quinquennaux dans une indifférence qui n'est secouée, par nationalisme et sous l'effet d'une propagande organisée, que lors des déclarations gouvernementales au Parlement à l'occasion de bilans d'ensemble, Lors d'inaugurations à grand spectacle ou de tournées publicitaires des dirigeants politiques. Cette indifférence est d'ailleurs nourrie par le *socialisme d'État* pratiqué par Delhi. Dans les plans quinquennaux, l'État se taille la part du lion, réservant plus de 80 % du financement au secteur public. Il se fait gérant de Compagnies maritimes, aériennes, d'assurances, il se fait industriel dans les domaines les plus divers, il se fait exportateur et importateur, banquier, etc., et ses fonctionnaires sont appelés successivement à des activités d'une diversité stupéfiante. L'État, quel qu'il soit, est en général mauvais homme d'affaires ; sans même parler des scandales qui éclatent ici et là, portant souvent sur des sommes considérables, les affaires les mieux gérées sont d'une rentabilité très faible et ceci explique pour partie la remarque de Jawaharlal Nehru sur la faible augmentation du revenu national. Pour être juste, il faut souligner aussi que la fiscalité indienne, qui est l'une des plus élevées parmi les nations démocratiques, attribue entre les deux tiers et les trois quarts des revenus à l'État, et ce fait de base a deux conséquences graves. L'amélioration du revenu national a profité d'abord à l'État qui en gaspille la plus grande partie par une gestion insuffisante, ensuite et enfin malheureusement, aux seuls milieux qui touchent à l'industrie, mais n'a rien apporté aux classes paysannes qui pourtant portent tout le poids de l'accroissement démographique et dont le niveau de vie a baissé d'autant. 65:43 Pour l'industrie privée, la situation est tout aussi grave : la super-fiscalité et la montée des salaires absorbent la part la plus substantielle de la rentabilité. Non seulement tout auto-financement est impossible, mais *il arrive fréquemment que l'industriel emprunte pour reconstituer le fonds de roulement ou les stocks.* L'endettement s'accroît de jour en jour comme dans les milieux ruraux. Il faut ajouter à ce tableau que l'État touchant à des activités toujours plus nombreuses, l'industriel a peur constamment tant de la fixation de prix de vente arbitraires ne lui laissant pas de quoi vivre, que de la nationalisation, tentation très forte pour un Gouvernement pauvre qui regarde d'un œil jaloux toute industrie rentable et est facilement prêt sous la poussée d'un club politique quelconque à tuer la poule aux œufs d'or. Dans ce climat de socialisme d'État, l'Administration omnipotente s'est développée à loisir, et chez les industriels privés, nombreux sont les hommes, souvent de grande valeur, dont toute l'activité est absorbée par des tracasseries administratives ou par la recherche d'appuis politiques suffisamment forts pour assurer l'aboutissement d'une demande quelconque d'autorisation, de licence, de dégrèvement. La conséquence d'ensemble est très claire : *les capitaux particuliers ne sont nullement tentés par l'investissement dans l'industrie.* Il est beaucoup plus séduisant de s'adonner à la spéculation en tous genres dans des domaines très divers : bourse, jute, manganèse, usure et dans cet immense pays où il n'y a pas de petite épargne, les capitaux privés souvent considérables ne servent que dans une proportion très faible, dérisoire, au développement national. \*\*\* Il faut pour être complet préciser que, d'une part, l'Inde a préféré, plutôt que de pratiquer une politique d'alliances susceptibles d'assurer sa sécurité, développer une armée fort importante et beaucoup trop luxueuse eu égard aux conditions économiques générales du pays. Non seulement la part du budget national consacrée à la défense est importante, et se situe entre un cinquième et un quart du budget, mais encore de nombreuses industries d'État à l'intérieur des plans quinquennaux ont été choisies souvent en raison de leur seul intérêt stratégique. Cette méconnaissance du bien public résulte à vrai dire dans une large mesure de la situation présente du monde coupé en deux, et incite en outre l'Inde à créer des industries mineures, sans grande utilité immédiate, mais devant lui permettre en théorie de pallier un blocus ou un isolement forcé résultant d'une guerre mondiale. 66:43 D'autre part l'Inde, entraînée par la prétention de certains de ses gouvernants, veut *avoir sur son sol toutes les industries sans exception,* construire ses voitures, ses avions, ses radars, avoir sa propre industrie nucléaire, peut-être même s'engager dans la voie de la bombe malgré les déclarations officielles. Cette politique de prestige est complétée par un désir d'indépendance économique totale car toute industrie doit être obligatoirement basée sur des matières premières et des demi-produits indigènes et cet ensemble de principes conduit à des industries luxueuses car trop en avance par rapport aux nécessités immédiates, ou même anti-économiques lorsqu'il faut utiliser des matières premières de remplacement. Dans ce domaine encore, la réalité humaine est oubliée, foulée aux pieds par les raisonnements théoriques et abstraits... #### Maux et remèdes. Le bilan est sévère, bien que l'analyse très succincte passe sous silence les efforts faits par les hommes et dont beaucoup sont, très souvent, marqués d'une grande générosité à une cause et, souvent aussi, couronnés de succès. Mais tout cet aspect positif reste fréquemment, sur le plan purement local, inefficace en profondeur en face de l'immense tâche à accomplir. A qui la faute ? Faut-il jeter la pierre sans examen plus approfondi, au Gouvernement du Pandit Nehru, et à l'ensemble des hommes qui le constituent, à l'œuvre qu'ils accomplissent ensemble, dans la foi sinon dans la réussite ? Certainement pas, pour une raison très simple : *toutes ces erreurs de méthodes ne sont que la copie fidèle des erreurs commises par les grandes nations, beaucoup plus développées, qu'elles appartiennent au monde occidental ou communiste.* 67:43 Faut-il faire le procès des Britanniques pour trouver les responsables ? Il est aisé de penser que l'Angleterre ayant commencé son industrialisation à l'aube du XIX^e^ Siècle a évité pour des préoccupations commerciales d'en faire autant en Inde, et ce serait le procès général du « colonialisme ». Il faut reconnaître que même si des fautes ont été indéniablement commises, même si certaines de ces fautes sont lourdes (et pas seulement à la charge de l'Angleterre), les hommes du début du siècle, comme ceux de l'entre deux guerres, n'avaient ni les moyens techniques ni les moyens moraux d'empêcher le drame de l'Inde et des autres pays sous-développés. La grande faute du passé appartient à *l'ensemble des nations chrétiennes* de toutes obédiences qui ont pensé par priorité à assurer leur puissance propre, souvent, trop souvent contre les nations sœurs, sans consentir à prévoir qu'à très brève échéance le monde deviendrait de plus en plus interdépendant, qu'il entrait dans la parturition de son unité et que chacun deviendrait, bon gré mal gré, responsable de tous les autres dans une certaine mesure. Cette faute, commencée aux débuts de la navigation à vapeur, se renouvelle encore à tout instant et gouverne un monde en quête de puissance ; si un frein n'y est mis, les conséquences seront incalculables, à la mesure de la faute. Il est intolérable en effet que les grandes nations consacrent à l'armement des hommes, des moyens et des sommes qui feraient vivre des centaines de millions d'hommes actuellement dénués de tout. Il est intolérable que des « gadgets » tels qu'ICBM ou fusées lunaires ou martiennes représentent, pièce, quelques dix mille ans de revenu moyen d'un Indien, d'un Chinois ou d'un Noir d'Afrique. Il est intolérable que les subsides accordés par les plus riches soient distribués en fonction de seules considérations stratégiques. Il est intolérable que certaines nations aient des surplus agricoles immenses, achetés à coup de subventions pour être stockés stratégiquement ou brûlés ou distillés. Il est intolérable que des hommes, dont nous sommes, aient des revenus plusieurs milliers ou centaines de fois supérieurs aux revenus de l'immense majorité de leurs contemporains, il est intolérable que... Nous ne devons pas oublier que si de grands Empires ou de grandes Civilisations se sont écroulés sous les coups des « Barbares » ce fut en raison même de leur luxe et les leçons de l'Antique Égypte, de la Perse, d'Athènes, de Rome et de Byzance ne doivent être ni négligées ni oubliées. 68:43 Nous avons un devoir impérieux et immédiat vis-à-vis de tous ces peuples qui sont identiquement les pauvres, les petits, les humbles, vers lesquels la charité du Christ se penchait si délicatement. Et la charité qu'il nous faudra bien exercer un jour *ne doit pas être uniquement économique, car elle ne serait pas de la Charité,* mais de la philanthropie ou du calcul, elle doit être spirituelle, sociale et morale. De très nombreux Indiens aiment à rappeler fréquemment qu'il ne suffit pas de leur livrer des machines, de construire des usines ou de leur donner du blé ou du riz, ils demandent en même temps, en plus, une spiritualité vraie. Ils sentent, confusément peut-être, que c'est en Occident que Gandhi est devenu un véritable révolutionnaire pour abattre l'Intouchabilité et les barrières des castes, que c'est en Europe et en Amérique qu'un homme en vaut véritablement un autre, mais ils savent aussi que notre idéal est encore trop formel et pas assez actuel, que nous devons le faire vivre dans l'ordre social, chez nous d'abord, avant de le leur enseigner. Nous en sommes certes encore loin, très loin même puisque la France Se refuse encore aux premiers balbutiements des leçons que nous donnent les Souverains Pontifes. Et pourtant, c'est notre vocation première, celle de la fille aînée de l'Église. C'est à nous Français qu'il appartient de formuler, de donner vie à la solidarité de toutes les nations. C'est en France encore que les élites indiennes viennent chercher la dernière en date des spiritualités, mais elle porte trop souvent les noms de Diderot, Voltaire et Rousseau, aussi de Sartre et de Sagan. Il est temps que la France donne un autre exemple. Encore faut-il qu'au niveau le plus élevé, dans l'ordre spirituel, le christianisme retrouve son unité, que la robe du Christ redevienne ce qu'elle n'aurait jamais dû cesser d'être, la robe sans couture et sans déchirure. Ceci est l'œuvre du prochain Concile qui, seul, peut d'en haut vivifier la tâche à peine entreprise par les hommes de bonne volonté. En ce domaine, nous ne pouvons que prier, c'est pour nous une obligation impérative. Ne nous y trompons pas... Michel TISSOT. 69:43 ### La dépopulation rurale par Francis SAMBRÈS DÈS QU'ON VEUT SAISIR dans son ensemble un problème agricole -- quel qu'il soit -- le voilà qui s'échappe comme l'anguille de la main du pêcheur qui croit la tenir ; parce que toute la vie est dans ce métier qui est une vie. Aussi j'admire tout particulièrement ceux de nos technocrates qui croient -- avec une naïve témérité pouvoir par des lois peser dans l'un ou l'autre sens, vulgariser les méthodes, résoudre les problèmes, faire le bonheur de tous. Il n'est pas de problème type qui puisse démontrer, mieux qu'un autre, ce qui est *évident d'expérience *; et celui que je vais essayer de poser n'a pas la prétention d'être étudié dans son entier. Analysons le phénomène qui affecte très régulièrement le monde rural français depuis cent ans : la dépopulation. IL Y A UN FAIT statistique qui alimente de temps en temps les députés en mal de démagogie ou les rédacteurs de pages régionales vides. Fait statistique d'ailleurs divers puisque les chiffres ne concordent guère et que les pourcentages sont variables avec toute la fantaisie spécifique des sciences exactes. De ces chiffres, tout un chacun s'empare pour illustrer sa thèse et voilà enfin trouvé le thème électoral de tout repos, le solide cheval de bataille, l'argument massue qui justifie les *mesures* urgentes que l'on demande, les *décrets* que l'on veut prendre, la *politique* qu'on désire voir imposée. Car il est un fait d'expérience aussi : la dépopulation des campagnes au profit des villes est un sujet traité uniquement par des hommes politiques pour émouvoir les masses électorales qu'ils sollicitent. 70:43 Peut-être quelqu'auteur de monographie signale le fait ou quelque docte sociologue en charabia, peut-être ! D'ailleurs selon qu'on est de gauche ou de droite, gouvernemental ou non, le discours que l'on tient varie essentiellement et, comme dans tous les problèmes agricoles, croit savoir qui ne sait rien, rien de sûr en tous les cas. On pourrait se risquer à une timide analyse, entrevoir péniblement, réfléchir longtemps d'une rencontre l'autre ; on préfère décider, trancher. Qu'on décide qu'on tranche ! LA TRÈS RÉELLE dépopulation des campagnes est donc un fait statistique que nous pouvons mesurer au nombre de fermes désertes, aux champs en friches, à l'affreuse tristesse des sources perdues, des puits comblés, des chemins fermés. Première remarque : la dépopulation a atteint d'abord -- et de la façon la plus grave -- les zones du territoire où l'exploitation était la moins rentable (pays montagneux, pays de roches primaires, zones de climats par trop contrastés) Il serait tentant de voir dans cette remarque la justification de la primauté de l'économique, d'où une solution politique ; et d'obtenir avant tout un thème sur lequel les passions s'affrontent à leur aise. Deuxième remarque : dans ces zones difficiles appelées à supporter, les premières, les conséquences de la dépopulation, il reste parfois des îlots solides de propriétaires exploitants. Alors selon qu'on est nourri de Barrès ou de marxisme électoral on trouve matière à discours : tantôt l'on préconise la restauration morale et l'attachement à la terre, les racines, les races, les vertus, tantôt on s'exclame qu'il y a là justification précise, illustration magistrale d'une règle sociale ; qu'on donne donc la terre à qui la travaille et il n'y aura pas de dépopulation. Mais que survienne un quelconque technocrate, équilibriste passionné des choses, il dira : « Puisque l'agriculture ne donne que x % du revenu national pour 1,43 x % de travailleurs, il est hon, pour instaurer la meilleure productivité d'accélérer le mouvement jusqu'à ce que les x s'emboîtent et que triomphe la formule d'équilibre 1 x = 1 x. » Allez comprendre quelque chose à ces propos badins ! -- Essentiellement faux -- thèmes tout au plus de propagande ou de poème... 71:43 Ce sont là pourtant des remarques lues cent fois, entendues cent fois et qui n'ont conduit les gens qu'au refus, au blocage. En effet, quand on sait que 75 % des agriculteurs cultivent 60 % de terres en pleine propriété, que 20 % (travaillant 30 % des terres) sont fermiers et qu'il ne reste que 5 % (pour 10 % des terres) à être métayers ; quand on sait aussi que plus de 70 % des terres françaises sont cultivées dans des exploitations de moins de 50 ha, on comprend que le phénomène de concentration urbaine dépasse infiniment en profondeur les discours de comices ou les manifestes des syndicats politiques -- qu'il mérite des années de réflexion et d'expérience ; qu'il ne peut se poser que par la méditation et qu'il appartient comme tout ce qui cloche dans le monde, au refus obstiné que nous opposons à notre finalité -- que c'est une maladie symptomatique de la « crise de finalité » qui nous éloigne de la Vérité. Il y a dans notre pauvre monde une sclérose des idées, s'attaquer à cette carapace est bien l'essentiel d'une réforme intellectuelle et morale qui est nécessaire partout et nous seuls en nous-mêmes pouvons l'effectuer. LE MOUVEMENT qui a fait passer la population rurale en un siècle de 75 % à 30 %, le mouvement qui a concentré en ville depuis cent ans 45 % de la population rurale, ce mouvement que la statistique enregistre ne tient ni à une cause matérielle seulement ou à plusieurs, ni à des causes formelles seules ou aux efficientes, ou seulement à la cause finale. Tout pour sa part y a concouru. Certes, il y a hiérarchie des causes et nous serons conduits à l'établir, mais d'abord il y a « inter-dépendance et simultanéité » des causes. IL AURAIT CERTES une grande facilité -- pour moi et pour vous -- s'il était possible dans le domaine qui va nous occuper de mettre en forme le discours. -- Hélas ! dans cette chair des choses de la vie, la logique s'arrête souvent au stade glacé et faux où se situe l'exposé des motifs d'une loi, elle devient fausse logique puisqu'elle impose ses règles aux choses qui s'en moquent. J'ai devant moi, offert à ma paresse, le plan à peu près complet de ce que j'ai à dire à ce sujet et pourtant rien ne vit dans cet ordre satisfaisant et je me répète que ce n'est pas « ça » ; puisque de chacune de ces causes patiemment élaborée, je suis obligé de me dire qu'elle n'a pas l'émotion de la vie, la chaleur de la réalité. 72:43 Séparée de ses sœurs, aînées ou puînées, limitée à ses limites abstraites, voilà ma cause qui s'anémie comme l'animal en cage ; les racines qui la faisaient plonger dans la terre s'atrophient, les tiges qui lui donnaient la vie se sclérosent. Quel mystère ! Chaque cause est pénétrée par l'autre, celle justement que le théoricien négligeait, fécondée comme dans la matrice vivante de la Création. Et quand il s'agit d'exprimer les choses et aussi les rapports quotidiens des hommes et de la Création, il nous vient une sorte d'angoisse de ne pas savoir, de passer à côté, de troubler par notre hâte ou notre suffisance le jeu minutieux des splendeurs à nous confiées pour y tracer la voie de notre fin dernière. ON A BIEN VOULU invoquer toutes les causes possibles de la dépopulation, sagement ou peu sagement on a accusé, souvent je dois le dire avec d'excellentes analyses, la dureté de la vie à la campagne, qui s'oppose à l'agrément qu'on est censé trouver dans les villes, on a parlé du confort, des grandes commodités de la vie moderne qui se répandaient d'abord en ville avant de gagner les campagnes, on a parlé des grandes tentations modernes qui s'offraient là plus encore qu'ailleurs, on a accusé les juristes imprévoyants du siècle dernier, égalitaristes de tout poil, la jurisprudence qui a infléchi l'article 632 du Code de Commerce dans un sens préjudiciable aux réalités économiques de l'agriculture, on a exposé toutes les conséquences fâcheuses de la légèreté des industriels français qui n'ont jamais -- sinon sans le savoir -- restitué à l'agriculture l'attention, l'argent ou les hommes qu'ils avaient pris pour construire l'édifice industriel du pays. A-t-on parlé *des guerres* et de leur influence prépondérante sur la désertion de terres impossibles à maintenir en fructification. A-t-on pénétré avec assez de finesse *le plan électoral* des responsables communaux -- criminels par imbécillité -- qui ont pour maintenir leur clientèle casé en ville les fils ambitieux ou seulement tentés, ceux qui auraient pris la relève naturelle des générations décimées par la dénatalité ? Où est la circulaire ministérielle qui précise à l'instituteur dévoué que le meilleur de la classe ne doit pas *obligatoirement* être « poussé » vers des études secondaires ? Toutes ces causes existent mais elles existent *ensemble.* 73:43 MON PROPOS est d'en faire l'inventaire en me plaçant sur le plan historique de mon pays. Certes il n'y aura pas de dates, peu de chiffres car toutes les mesures exactes du temps et du monde ne donnent pas la mesure exacte du temps et du monde. (D'ailleurs, la lenteur du paysan est une lenteur d'élaboration qui lui est naturelle, aussi là, mieux qu'ailleurs, on constate la vanité des discours en forme et en chiffres.) Certes, je comprends l'intérêt qu'il y aurait à étudier sur les vieux Cartulaires, dans les archives, la vie des siècles passés. On y trouverait, à côté de choses utiles, des émotions extraordinaires comme celle que j'ai éprouvée à la lecture d'un arbre généalogique d'une famille noble ; de ces nobles odieux sans doute qui allaient aux Croisades à cheval, chassaient dans les récoltes des paysans apeurés, vivaient grassement d'impôts levés à coup de trique, violaient les filles comme on sait, comme savent tous les petits Français qui ont échoué à leur certificat d'études ou qui l'ont passé. Sur cet arbre généalogique donc, *tous les mâles jusqu'en* 1840 *sont morts sur les champs de bataille.* Et il y a Poitiers, Azincourt, il y a... (je devais dire cela, je l'ai dit). Et parce qu'on a pu dénicher, dans un coin, le barbe-bleue de la légende on en a fait l'histoire des petits Français. La Honte soit sur nous qui le supportons -- et qui bientôt l'accepterons pour vrai... N'ÉCOUTONS PAS l'histoire poussiéreuse de nos archives. Point n'est besoin de remonter si haut et les vieux qui rêvent encore devant leurs portes aux mois ensoleillés -- mais point trop n'en faut du soleil que la treille tamise -- nous diront sans le savoir souvent avec la précision intacte, dramatique, de leur mémoire, ce qui va éclairer la nuit du passé ; ou bien cette vieille paysanne échappée d'un livre d'heures qui garde les derniers moutons dans les dernières landes. Certes, il y a eu -- et cela nous ne le savons que depuis peu, depuis les fruits. Mais personne -- ni ceux qui grattaient la terre, ni ceux qui vivaient de leurs fruits, au siècle dernier -- ne le savait. 74:43 Ou, s'ils le savaient, c'était d'une manière abstraite qui refusait de s'inscrire dans la vie du travail quotidien. Certes, *il y a eu trois faits essentiels,* mais cela se passait dans les sphères les plus hautes de notre pays -- au gouvernement -- ou dans les tribunaux des grandes villes. Il y a eu l'abolition du droit d'aînesse et la naissance avec le partage égal de l'héritage de l'esprit individualiste au détriment de l'esprit patriarcal qui est en agriculture la nature des choses. Et encore faudrait-il ajouter que par là le démantèlement des fiefs sclérosés et sortis de leurs vocations, amorcé par la vente des biens des émigrés, accentué heureusement par l'accession à la propriété foncière du fermier infidèle -- ou du fermier fidèle -- du notaire véreux ou du frère de lait fraternel, du manufacturier enrichi, a été consommé par cette loi contre nature. Il y a eu l'essor industriel et toutes ses promesses mensongères. Il a bien fallu pour construire nos routes et nos ports, nos ponts et nos chemins de fer, pour bâtir nos usines, agencer les métiers de nos fabriques, transporter nos produits ou nos matières premières, faire fonctionner nos machines, les réparer, mener aussi nos guerres « nationales », « libératrices » ; il a fallu épuiser l'inépuisable trésor de notre main-d'œuvre rurale, lui prendre l'or de ses épargnes minuscules, cet énorme tas d'or qui a servi en France et hors de France, en Russie, en Amérique latine partout -- à enfanter l'ingrat appareil que l'on connaît. Il y eut enfin les articles 632 et 633 préférés à l'article 638 du Code du Commerce, et les jurisprudences tendancieuses -- cette naïve foi dans le déterminisme économique et la mise en place du culte du Progrès. Mais pendant ce temps, peu à peu, pendant que nos gouvernants à vue courte, organisaient ou laissaient organiser la décadence de l'agriculture, préférant la dévotion à des idées à la mode au respect du divin des choses, pendant ce temps l'Idée faisait du chemin -- *l'idée que la ferme devait être partagée*. AVANT, « ON ALLAIT GENDRE » ou bru, on quittait, selon les décisions prises en commun, une tribu pour apporter à celle de sa femme -- ou celle de son mari -- le secours de ses bras ; on était alliés dès lors. 75:43 On se donnait la main quand c'était utile, on se « rendait la main » car -- et encore jusqu'à présent -- il n'est pas de profession où se marient mieux le « familialisme » fonctionnel nécessaire pour les choses qu'on peut faire en famille et la coopération indispensable quand les terres, les travaux, les circonstances l'exigent. Les pompiers casqués dans les belles autos rouges qui font rêver mes enfants, sont-ils plus efficaces que la chaîne de seaux disparates que l'on organisait en hâte lors de l'incendie ? Peut-être, mais quelle décadence dans nos mœurs ! Là encore sous prétexte d'organisation, on nous enlève la ferveur d'aider et d'être aidé, les sourcils brûlés pour les autres, la hâte organisée qui nous transporte de joie quand on arrive au miracle de l'action communautaire. On s'aidait aussi pour faire « le cochon », prétexte à mille facéties, pour les betteraves, les vendanges, on allait vendanger pour le voisin qui venait à son tour, sans qu'un compte précis fut balancé, vous apporter le secours de ses bras ou de son attelage. Il y avait donc avantage -- et richesse (car la même terre qui donne peu à qui peu lui donne, sait rendre riche qui lui consacre sans compter les soins et les travaux) à avoir famille nombreuse, nombreuses alliances, nombreuses parentés. Mais lorsque dans son frère on voit celui avec qui il va falloir partager une terre qui ne peut sans péril pour son existence ou sa fonction être partagée, lorsque le seul moyen pour le père de transmettre son domaine intact est d'amasser péniblement, au détriment des investissements et des réparations qui eussent été nécessaires, la trésorerie destinée à désintéresser les autres membres de la famille, on peut bien penser que tout est fait pour amorcer et la crise de dénatalité qui a été la blessure essentielle de la France jusqu'en 1940 et l'exode vers les villes, non pas tant pour les raisons qu'on se plait à invoquer et que je dirai tout à l'heure (prestige des villes, salaires, confort, cinéma, etc.) mais par nécessité : l'exploitation d'une terre qui est confiée naturellement à *une famille* -- sans que le titre ne propriété ait au fond une importance réelle -- devient maintenant le fait *d'un seul homme* qui n'hésite pas à sacrifier le bien qu'est le service de sa terre que seul ou avec une famille faible il ne peut plus assurer, au bien beaucoup plus relatif qu'en est sa possession. 76:43 CERTES, la décadence ne vient pas vite dans des terres amoureusement entretenues depuis des siècles, un capital aussi prodigieux ne se mange pas vite. Ce n'est pas d'une année à l'autre qu'on mesure l'insuffisance de main-d'œuvre. Il y faut l'œil exercé et surtout l'expérience réelle des choses. Car il n'est pas de chef d'industrie, de ministre, d'homme chargé des plus hautes responsabilités qui ait à résoudre dans la journée autant de problèmes essentiels, à agencer autant d'opérations efficaces, à modifier ses plans avec plus de brutalité, qui doive faire preuve de plus d'esprit de décision que le paysan sur sa terre. En agriculture, il y a des opérations assez rapidement rentables -- du moins dont on retire le fruit dans l'année (récoltes annuelles) ou même avant (élevage -- petit élevage). Celles-là ne sont pas d'abord sacrifiées et lorsque la ferme manque de bras, tout l'effort sera porté sur ces opérations-là, au détriment de celles moins visiblement urgentes mais qui permettent justement le déroulement rentable des autres opérations. Accordez-moi un exemple. Dans les pays à vocation agricole multiple -- comme le nôtre -- où l'autarcie n'est pas une volonté individualiste de l'homme mais une obéissance aux vocations des sols, il y a dans chaque ferme, intimement mêlées, les diverses spéculations. On y cultive les céréales, en même temps qu'on y élève le bétail petit et gros. Ce cycle annuel des travaux doit obligatoirement comporter, à côté des activités primaires, j'entends par là les activités sans lesquelles aucun résultat n'est possible, les activités secondaires Qui sont l'essentiel de la conduite en bon père de famille : On ne peut -- à long terme -- concevoir d'élevage sans des soins attentifs aux prairies naturelles qui -- généralement bordent les rivières fraîches, sont aménagées pour être à la fois arrosées et drainées, qui sont prairies parce qu'elles en ont la vocation (pente, exposition « fraîche », danger d'inondation donc d'érosion, etc.). Une prairie vit ; si je laisse les arbres qui l'entourent grandir hors de mesure, j'en tue une partie, de même si je laisse les adventices gagner sur la surface. Si je n'entretiens pas les drains et les canaux -- commandés par eux-mêmes par des bassins superposés -- eux-mêmes fragiles et sur lesquels il faut veiller, -- j'ai modifié la structure hygrométrique du sol, 77:43 donc j'appelle les joncs et les plantes des marais, non pas certes en une année mais peu à peu et d'une façon telle qu'il me faudra pour reconstituer une bonne prairie autant de saisons que j'ai passé à la négliger. Si je laisse les taupes fouiller mon pré, je ne puis plus faucher sans ébrécher les dents de ma faucheuse. Cette prairie deviendra inexploitable, diminuera, la capacité réelle de la ferme ira vers l'abandon, et il y a un moment où l'abandon partiel, répété souvent, exige fonctionnellement l'abandon total -- ou le capital mangé -- le revenu est illusoire. Autre exemple. Il est bien évident, et qu'importe si tous les journaux professionnels en font maintenant des schémas compliqués ! que la manutention du fumier est un problème grave. Demandez-le partout, on vous dira que les champs à proximité des étables et d'accès faciles ont plus souvent qu'à leur tour, leur dose d'épais et gras fumier. Quand le temps presse, donc quand les bras manquent, les lourds et lents tombereaux ne parviendront pas aux champs de la périphérie puisqu'aussi bien, à la récolte, se posera, et peut-être sous la menace de l'orage, le problème de la distance. Alors ? On abandonne peu à peu les champs éloignés ou d'accès difficile, on laisse repartir en friche des terres patiemment conquises et aménagées sans tout de suite savoir que c'est le capital que l'on grignote de cette façon-là. Et les jardins déserts, les vergers sauvages, les chemins impraticables, le cheptel mort laissé sans soins, les bâtiments vétustes, sont imputables d'abord au manque de bras sur la ferme, au fils unique, au fils parti, au fils tué. CAR AU MOMENT MÊME où la crise des bras allait poser aux responsables des problèmes graves qui ne pouvaient échapper à personne, -- pas même à eux ! -- il y a eu la Grande Guerre. Certes, on a rendu hommage et publiquement à la piétaille paysanne de France dont les os verdissent sur les hauts-lieux du massacre ; certes dans cet hommage, j'espère que les survivants ont trouvé d'excellentes raisons pour reprendre, quand ils l'ont pu, avec foi, le labeur quotidien. Mais, en arrivant chez eux, qu'ont-ils trouvé, ces héros ? Quatre ans d'absence ça compte sur un domaine -- et voici qu'ils n'ont reconnu ni le chemin, ni le pré, ni le champ, ni l'étable souvent appauvrie -- et tel gendre -- ou tel fils ou tel père ne revenait pas. 78:43 Il leur a fallu partir ou rejoindre la mère épuisée, déjà partie, endettés, désespérés, finis, car il est un point d'abandon des choses de la terre au-delà duquel il est impossible d'aller sans crever de faim. Et pardon, il ne s'agissait pas de quitter la terre pour aller au village qui lui aussi se mourait pour les mêmes raisons et pour d'autres que nous verrons un jour ! Quoi faire dans ce bourg vieillissant ! Il s'agissait d'aller à la ville... Déjà, à la ville, la classe ouvrière réalisait -- mal -- mais réalisait l'imposture du capitalisme libéral. Déjà, parce que c'était possible matériellement du fait d'heures régulières de travail, les ouvriers avaient formé des associations syndicales puissantes qui posaient leurs revendications, qui prétendaient assurer, par la lutte des classes, la victoire du prolétariat et le paradis terrestre, comme en faisaient foi les nouveaux Évangiles. Luttes rendues nécessaires par l'aveuglement de certains -- luttes hélas fratricides pour tous. Les journaux en parlaient jusque dans les campagnes ; les transports en commun, en voie d'organisation, permettaient une information plus directe. D'ailleurs, dans ces villes, où s'apaiserait la peur de la solitude qui étreint le cœur des hommes lorsque leur mode de vie les force à la regarder en face et qu'ils ont perdu le sens du divin, d'ailleurs ces villes offraient tous les feux de leurs lumières. Et je ne parle pas seulement des mille commodités de l'électricité. A côté, il y a le coiffeur d'indéfrisable, le marché de denrées éblouissantes, les dames patronnesses qui s'exercent à la charité et imposent les bienfaits qu'elles distribuent, les docteurs et l'appareil sanitaire, le cinéma qui nous donne en rêve l'image d'un monde aussi doux au palais que le miel, et surtout le travail horaire séparé de la vie, fixé par les sirènes des usines anonymes. Cela peut-être, on a mis du temps à en concevoir l'amère douceur. Pendant longtemps on a transposé l'expérience de la vie agricole (qui nous rend *apte à toutes les activités qui ne sont pas du langage*) dans le travail d'usine et la France a connu, avec pourtant des moyens techniques limités et des richesses naturelles médiocres, cette extraordinaire expansion conforme à son génie. 79:43 LA GRANDE CRISE de 29 aurait pu être pour nous, si nous avions été attentifs, l'occasion de réparer en concevant clairement que l'hypertrophie industrielle dont on faisait un dogme était condamnée à des effondrements aussi subits que son essor lorsque le pays agricole ne jouait pas à plein son rôle de régulateur. C'eût peut-être été l'occasion d'une réforme intellectuelle et morale. On a préféré continuer et exaspérer même les luttes politiques, les divisions fraternelles et chercher dans un néo-capitalisme ou un néo-socialisme des solutions de compromis qui n'excluaient d'ailleurs pas les luttes idéologiques pour un capitalisme pur ou un marxisme intégral. On a -- à cette époque -- pensé « social ». Qu'importait le politique, ou l'économique, ou même l'humain -- seul le « social » arrangeait les choses ! La droite, condamnée à la « réaction » par une gauche qui s'est toujours inventé le monopole de la Justice pendant qu'elle s'embourgeoisait dans le confort intellectuel de la subversion, s'est bêtement laissé condamner à ce jeu indigne auquel d'ailleurs les satisfactions pécuniaires ne manquaient pas. Pendant ce temps, souvent, à la campagne, les « élites faussées », sociologiquement installées, installées par les partis et les idéologies auxquelles elles acceptaient de sacrifier, les maires et l'appareil politique, voisinaient haineusement avec les survivants fatigués de structures anciennes. Il fallait assurer contre ces croulants la clientèle électorale qui donne le pouvoir. Quelle dérision ! Ces hommes, fort honorables souvent, ont conduit les affaires de leur village dans le souci exclusif d'assurer leur réélection, par la survie des fiefs politiques qu'ils constituaient -- sans se rendre compte qu'ils commettaient là une erreur fatale à leur propre domination. En effet, qu'importe de régner sur des ruines et des régions appauvries, désertées par ceux qui auraient pu y vivre : et c'est pourtant ce qu'on a fait. On a introduit ou laissé introduire les divisions des classes, on a répercuté ou laissé se répercuter les grandes oppositions idéologiques, on a apporté dans les campagnes, par le journal et l'école, les balayures et les ragots des villes comme si tout ce fatras pouvait résister une seconde à la vie communautaire des bourgs campagnards. 80:43 Chez nous, le propriétaire riche est un novateur utile qui donne du travail abondant et bien payé ; il gaspille peut-être comme les novateurs -- en tous les cas il restitue à la terre un peu de ce qu'il lui a pris -- l'artisan a besoin qu'on le fasse travailler, l'épicier qu'on lui achète. Pourtant nos communautés naturelles ont été traversées par des Idées et encore je vois -- la rage au cœur -- certains de nos responsables communaux démanteler les familles paysannes en leur prenant les fils pour les caser dans la médiocrité tranquille d'un salariat d'État, persister dans l'agressive religion du Progrès matériel pour lequel on renie les merveilleuses servitudes des libertés naturelles. La rage est mauvaise conseillère -- en chemin j'ai oublié mon propos qui était d'essayer de voir clair dans les causes de la dépopulation des campagnes. N'ai-je rien oublié ? Je suis monté sur ce plateau désert où nous avons bu naguère le vent fort et le froid -- j'ai pensé à chaque ferme déserte ou prête de l'être, à chaque feu éteint dans ce pays pourtant chargé d'histoire, chargé d'honneur. Ici, les deux hommes ont été tués à la guerre de 14-18, là le fils unique, « intelligent », devenu instituteur, a pris en charge ses parents, ailleurs une querelle d'héritage a fait vendre le bien par voie de justice et ceux qui restent dureront-ils autant que la toiture de la grange qui déjà s'affaisse et qu'il n'est pas en question de refaire ? ET MAINTENANT sur les rapports divers émanant de partout, qu'a-t-on fait ? qu'a-t-on fait de cohérent ? quelles mesures ont été prises ? Maintenant en 60, le cinéma de village existe partout, l'eau coule dans toutes les fermes, l'électricité éclaire les étables, le gaz économise le travail de tous. Tout le monde a un véhicule et il n'y a pas un point du territoire qui ne soit relié aux grandes villes, aux grandes artères, par des moyens de transport facile. On a plus ou moins mal étendu les avantages sociaux à l'ensemble de la population paysanne ; on a permis par le biais des Coopératives la mise en place d'une industrie péri-agricole ; on vulgarise les méthodes les meilleures, on syndicalise, on prête de l'argent bon marché, on installe les jeunes ménages, on subventionne tout, souvent hors de propos. *Pourtant le fait statistique continue.* Il paraît que certains s'en réjouissent et qu'allègrement ils envisagent le développement, à l'américaine ou à la russe, d'énormes complexes agricoles dont la forme seule, capitaliste ou marxiste, est l'objet de discussions. 81:43 Sur le principe, tous les arpenteurs de lune sont d'accord avec les métreurs sidéraux. Au nom du progrès économique on va, d'un bureau de Paris, renverser le processus normal de l'évolution agricole ([^27]), faire de l'extensif (Russes 9 qx/ha de blé -- Américains, 12 qx) là où mille ans de perfection ont préparé une véritable civilisation agricole chrétienne. Que nous importe dès lors la dépopulation des campagnes ? Mais il y aura, si l'homme ne sait plus la faire, et déjà elle commence, il y aura la révolte des choses, la jacquerie des plantes et des bêtes, leur refus obstiné de quitter l'ordre de Dieu pour les plans arbitraires des hommes. Alors il faudra crever ou tout restaurer dans le Christ. Francis SAMBRÈS. 82:43 ### L'Église et l'ordre temporel par le R.P. CALMEL, o.p. LES CONTESTATIONS par lesquelles cet article commence ne sont aucunement fictives. Le seul arrangement que nous ayons fait a été de mettre dans la bouche d'un seul et même personnage tous les arguments contre le sens chrétien des choses temporelles. Que de fois ne nous sommes-nous pas entendu objecter : « Avouez, mon Père, que vous êtes en train de compliquer singulièrement l'Évangile. Je me suis intéressé jadis à vos conférences spirituelles, à vos commentaires sur les Synoptiques et saint Jean. Ils nous éveillaient aux réalités de la vie intérieure ; il n'y était pas question de l'ordre social chrétien, des libertés et franchises des enseignants, de la loi naturelle sur le mariage ni de l'organisation corporative des professions. Toutes ces questions -- dont les Papes nous entretiennent depuis un siècle ne sont même pas nommées dans l'Évangile. Prêchez-nous l'Évangile et laissez-nous en paix avec le reste. Le reste c'est l'affaire de l'État : qu'il s'y débrouille. Les chrétiens n'ont qu'une chose à faire : apprendre à demeurer en Dieu. *Manete in me et ego in vobis :* *demeurez en moi et moi en vous,* nous commande Jésus. C'est suffisant je suppose. Jamais le Seigneur ne se mêle de cet ordre temporel chrétien qui visiblement vous préoccupe et qui, je ne sais pourquoi, préoccupe également le Vicaire de Jésus-Christ. Le Seigneur ne s'en mêle pas ; faites de même. 83:43 « Il a dit simplement : « Mon Royaume n'est pas de ce monde... Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu.) Quoi de plus simple ? César s'occupe du temporel, c'est-à-dire des questions sociales et scolaires, militaires et sanitaires, professionnelles et culturelles. Faites-lui confiance. Il connaît son métier et il est assez grand. Ne fatiguez pas votre cerveau à réfléchir sur ces questions. Vivez l'Évangile, prêchez l'Évangile, soumettez-vous toujours aux pouvoirs établis et tout ira bien. « D'autant que les choses temporelles sont toujours impures. Vous-même l'avez écrit à plusieurs reprises ([^28]). En voulant y introduire la religion, vous corrompez la religion et vous salissez le pur visage du christianisme. Le mot *évangélique,* mon Père, revient souvent sur vos lèvres : eh ! bien, prenez garde que, en voulant faire pénétrer la religion dans les choses de César, vous rendez impossible précisément cette religion évangélique que vous annoncez. « Nous attendions de vous, et nous attendons de tous les prêtres, une spiritualité pure. Vous perdez votre temps et vous nous faites perdre notre temps avec votre doctrine de l'ordre temporel chrétien. Le spirituel suffit ; du moins il est votre raison d'être et l'objet propre de votre mission. Spiritualité pure. » DANS TOUS CES PROPOS, dont je répète encore qu'ils ne sont pas fictifs et qu'ils ont tous été entendus, le désir d'une spiritualité authentique, la volonté d'un retour à la pureté de l'Évangile, l'attrait inavoué et malsain pour une vie intérieure irréelle, l'imprégnation inconsciente des préjugés laïcistes, la crainte mal définie du cléricalisme, tous ces éléments sont mêlés en des proportions très variables. Nous essaierons de répondre en dégageant la vérité ; la vérité enseignée par l'Église, qui est identiquement la vérité de l'Évangile. ET TOUT d'abord il est inadmissible d'établir une coupure, voire une opposition, entre l'enseignement de l'Évangile au sujet de la vie intérieure et l'enseignement de l'Église au sujet d'un ordre social chrétien, ou d'une civilisation chrétienne, ou d'un État chrétien. Cette opposition est une intervention trompeuse de l'esprit des ténèbres. 84:43 Certes il est bien vrai que l'Évangile ne souffle mot par exemple de l'organisation corporative des métiers, du salaire familial ou de l'intolérable monopole de l'État en matière d'enseignement et d'éducation. Sur tous ces points l'Évangile est muet. Et pour cause ! L'Évangile a été prêché dans un contexte de civilisation qui n'était point le nôtre et le Seigneur n'avait pas à donner de prophéties sur la situation sociale qui serait celle du XX^e^ siècle. D'autre part le Seigneur qui est venu selon l'ordre religieux n'est point venu selon l'ordre politique. Nous avons rappelé à la suite de Pascal les raisons profondes de ce mystère d'un *Dieu caché* et de son humble avènement. Il a voulu cette obscurité afin de permettre à l'homme de ne pas confondre Dieu avec les grandeurs de la terre ; afin de permettre à l'homme de s'attacher à Dieu en vérité ([^29]). Ces vérités sont fondamentales en christianisme. Cependant ce serait un sophisme d'en déduire que l'Évangile ne s'étant point *explicitement* prononcé sur tel ou tel aspect de la situation sociale, l'Église ne doit pas non plus se prononcer *explicitement.* Cette conception est sophistique parce qu'elle ne tient pas compte que l'Évangile est vivant ; il est une parole de vie ; *il est une vertu de Dieu pour le salut de tout croyant* selon la formule admirable de saint Paul (Rom. I, 16). L'Évangile étant une parole vivante il entre dans sa nature de *s'expliciter,* de s'étendre, de se déployer. L'Évangile étant la *force de Dieu pour le salut de tout croyant* il entre dans la nature de cette force de s'adapter à la condition concrète de tel croyant dans tel contexte de civilisation. Ou les paraboles de Jésus-Christ sur le grain de sénevé et sur le levain dans la pâte ne sont rien de plus que d'agréables récits, ou elles nous imposent d'admettre comme objet de foi que l'Évangile doit s'expliciter. L'explicitation est inévitable. Encore faut-il me direz-vous qu'elle soit homogène. J'en tombe d'accord. Je connais comme vous et j'accepte pleinement la formule de saint Vincent de Lérins : *in eodem sensu et in eadem sententia* ([^30]), *avec le même sens et le même propos.* 85:43 Mais notez que cette formule, loin de rejeter l'explicitation, la suppose reconnue tout au contraire. Elle précise seulement à quelles conditions doivent répondre le développement, la mise en lumière et l'approfondissement, pour ne point devenir une déviation et une falsification. *Tu ne voleras pas* nous dit l'Évangile, en reprenant le code de Moïse et le précepte de la loi ancienne. L'Évangile ne s'étend pas davantage. Seulement à l'époque de la grande industrie il peut être nécessaire de s'étendre davantage pour faire saisir la signification réelle de cette brève prescription du Seigneur, aussi bien aux ouvriers et aux employés qu'aux patrons et aux chefs d'entreprise. Or qui a reçu pouvoir, autorité, inspiration pour traduire correctement dans telle situation donnée les préceptes évangéliques ? Qui, si ce n'est la Sainte Église de Jésus-Christ. De sorte que lorsque la Sainte Église s'explique longuement sur les questions de salaires, et en général sur la vie économique, il ne faut pas s'écrier que sa doctrine n'est pas dans l'Évangile ; il faut reconnaître qu'elle traduit pour telle époque, et dans tel contexte de civilisation, ce qui est dans l'Évangile. *Rerum Novarum* et *Quadragesimo anno* et maints discours de Pie XII ou de Jean XXIII sur les mêmes sujets nous donnent la traduction de beaucoup de vérités évangéliques, mais en particulier de ce commandement essentiel : *non furtum facies, tu ne voleras pas.* Encore que la forme littéraire en soit très différente, *Rerum Novarum* et *Quadragesimo anno* sont homogènes à l'Évangile et à saint Paul. C'est d'un seul tenant et taillé dans la même étoffe. Ces explications, d'apparence peu glorieuse, sur des matières aussi contingentes que le logement, ou l'entreprise industrielle se rattachent intimement à la vérité divine que nous a révélée le Verbe de Dieu incarné, *splendeur de la gloire du Père et figure de sa substance* (Héb. I, 3). Jésus-Christ nous dévoile les secrets de Dieu non seulement lorsqu'il nous apprend à demeurer en son amour, mais encore lorsqu'il précise dans le détail en quoi consiste la charité du Samaritain et comment dans tel ou tel cas particulier, *notre justice doit être plus abondante que celle des scribes et des docteurs* (Matth. chap. 23). De même le Pape nous enseigne comme Vicaire de Jésus-Christ, non seulement lorsqu'il définit l'Assomption mais encore lorsqu'il trace, dans certaines Encycliques, les pures lignes d'un ordre temporel chrétien. 86:43 Quand on parle de développement homogène de la vérité chrétienne, il importe de ne pas réserver cette expression aux questions dites dogmatiques, comme la transsubstantiation ou le saint-sacrifice de la Messe ou l'infaillibilité pontificale. Il faut entendre que le développement homogène se retrouve aussi bien dans l'enseignement sur la conduite et les mœurs. Alors bn ne dira plus que la doctrine économique et sociale de la sainte Église n'a rien à voir avec l'Évangile ; qu'elle est invention des hommes d'Église, et que l'Évangile n'est pas cela. En vérité l'Évangile ce n'est pas seulement cela mais c'est aussi cela. L'Évangile ce n'est pas seulement le discours très contemplatif dans l'intimité du Cénacle sur l'habitation de la Trinité dans l'âme de celui qui aime, c'est aussi le discours très ascétique (et d'ailleurs toujours contemplatif) aux scribes et aux pharisiens sur *la justice, la miséricorde et la bonne foi* (Matth. 23). Si vous prenez l'Encyclique *Divini illius Magistri* vous pourrez certes faire observer que l'Évangile n'entre pas dans autant de considérations, mais vous devrez aussi reconnaître que, pour dévoiler dans notre siècle de totalitarisme et de monopole de l'État la signification exacte et intégrale de telle ou telle parole évangélique, les considérations de *Divini illius Magistri* nous sont devenues indispensables. Le droit de l'enfant à n'être pas scandalisé mais édifié, le devoir des parents de traiter le moindre de ces petits comme l'on traiterait Jésus-Christ en personne, bref les droits et les devoirs des parents et des enfants, comment faut-il les entendre en une époque de scolarité généralisée et d'envahissement des pouvoirs de l'État ? Vous trouverez la réponse dans *Divini illius Magistri* et dans les autres documents de cette nature. Quelle que soit la différence du genre littéraire, *Divini illius Magistri* est vraiment homogène à ces versets de l'Évangile qui ont illuminé pour toujours les ténèbres de ce monde : « Ce que vous avez fait au plus petit des miens c'est à moi que vous l'avez fait... Laissez venir à moi les petits enfants et ne les empêchez pas... Prenez garde de mépriser un de ces petits car leurs anges dans le ciel ne cessent pas de regarder la face de mon Père... Celui qui scandalise un de ces petits mieux vaudrait qu'on attache à son cou une meule de moulin et qu'on le précipite au fond de la mer. » 87:43 RENDEZ À CÉSAR *ce qui est à César.* La sentence ne saurait être plus claire. Mais c'est justement pour cela qu'il ne faut pas y mettre ce qui n'y est pas et lui faire dire le contraire de ce qu'elle dit. César n'est pas le diable. César désigne l'autorité, le pouvoir, le régime qui gouverne légitimement, qui veille sur les institutions temporelles justes, qui assure leur conservation, leur restauration ou leur progrès. Eh bien ! donc, il nous est prescrit de rendre à César ce qui appartient à César, mais non pas de rendre au diable ce que le diable affirme lui appartenir. La distinction est d'importance et ses effets ne sont pas de tout repos. Le premier effet est évidemment l'obéissance aux pouvoirs établis en ce qui est de leur ressort. Mais le second effet, qui est un corollaire obligatoire du premier, c'est le refus inflexible des chrétiens de s'incliner devant César en des choses qui ne le regardent pas, et le refus de lui obéir quand il commande l'iniquité. Que l'on songe aux premiers martyrs de l'Église (aux douze Apôtres, aux premiers martyrs pontifes, aux premières vierges martyres), que l'on songé aux martyrs de l'Église d'aujourd'hui, et l'on comprendra avec toute la netteté désirable que le *rendez à César ce qui est à César* n'est pas un principe d'obéissance inconditionnelle et de dévote abdication devant la raison d'État. On comprendra aussi que les chrétiens doivent travailler à faire changer la législation de César lorsqu'elle s'oppose à la Loi de Dieu et qu'elle donne au scandale force de loi ([^31]). Lorsque César veut imposer aux citoyens de faire le jeu du diable c'est un devoir des citoyens de se refuser, serait-ce au prix de leur vie, à cette intolérable prétention. *A César ce qui appartient à César,* bien sûr : mais lorsque, manifestement, c'est le Dragon qui se sert de César, alors à ce César d'iniquité le refus de notre cœur et de nos forces, car rien en nous ne doit appartenir au Dragon et mieux vaut mourir que de *porter le signe de la Bête.* 88:43 L'Église ne demande pas et n'a jamais demandé à prendre la place de l'État et à remplir son rôle. Elle lui reconnaît sa dignité, ses pouvoirs, sa nature de société parfaite, dans son ordre. Mais l'Église intervient et interviendra toujours dans les choses de l'État *ratione peccati,* c'est-à-dire *en raison du péché à éviter et de la vie surnaturelle à favoriser.* Nul cléricalisme en cela. Simplement le sentiment aigu que les citoyens d'un État passager ont la vocation éternelle de Fils de Dieu et de *concitoyens des saints.* Dès lors comment voulez-vous que l'Église n'intervienne pas lorsque les lois, les mœurs et les coutumes mettent véritablement en péril le salut éternel des enfants de Dieu ; les empêchent véritablement de mener sur cette terre une vie digne du ciel. On a vite fait de crier à l'ingérence de l'Église dans des affaires qui ne la regardent pas, de s'indigner du cléricalisme et de l'odieuse prépotence ecclésiastique. Ces déviations existent certainement parce que les clercs sont des hommes, qu'ils sont nés comme tous les autres de la race d'Adam et qu'ils ont été blessés eux aussi par les trois concupiscences. Mais la pente des clercs au cléricalisme est une chose et l'intervention de l'Église dans le temporel *ratione peccati* est une autre chose. Que cette intervention fasse tout le possible pour demeurer pure et indemne de la contamination de cléricalisme, nous en sommes d'accord. Nous sommes d'accord également, du moins je l'espère, que cette intervention doit exister ; sinon nous ne saurions pas reconnaître les *concitoyens des saints* dans les citoyens de l'État. *Malheur à celui par qui le scandale arrive ; malheur à celui qui scandalise un de ces petits.* Tout le long de son histoire la Sainte Église fait écho douloureusement à cette redoutable malédiction de son Maître. Elle sait que le scandale peut venir non seulement par les personnes individuelles mais par les institutions qui enserrent les personnes, qui les orientent ou qui les contraignent. Dès lors, lorsque l'Église intervient dans les institutions temporelles *ratione peccati,* c'est parce qu'elle veut empêcher avec l'intrépidité farouche d'une mère menacée dans ses enfants *que ne périsse pas un seul de ces petits. Quis scandalizatur et eqo non uror ? Qui est scandalisé sans qu'un feu ne me brûle,* s'écriait l'Apôtre des Nations. Cette Brûlure l'Église la ressent tout au long des siècles. 89:43 C'est pourquoi elle intervient dans le temporel : c'est pourquoi, notamment, depuis une centaine d'années les vicaires de Jésus-Christ ont promulgué tant d'Encycliques sur la société civile et ses institutions comme la famille et l'école, le salaire, le capital et le travail. L'Église n'a jamais voulu se substituer à César mais elle a toujours voulu et elle voudra toujours l'éclairer, l'avertir et le reprendre en raison du bien des élus et de la fidélité à la loi de Dieu. Pour s'en étonner il faudrait n'avoir pas compris que les institutions de la cité terrestre sont un secours ou un scandale sur le chemin du salut éternel. Il n'y a pas de troisième position et la neutralité est rigoureusement impossible. Les institutions civiles, par exemple relatives à l'éducation des enfants, ou bien seront conformes au droit naturel et pour autant favoriseront la vie de la Grâce, ou bien elles s'opposeront au droit naturel et pour autant elles inclineront au péché ; de même les institutions relatives à l'aménagement du travail et à la propriété ; de même les institutions relatives aux loisirs et à la culture. Encore que je sois un clerc et que je bénisse le Seigneur de la vocation qu'il m'a donnée, je ne pense pas avoir beaucoup de tendresse pour le cléricalisme ; j'en aperçois, aussi bien sans doute que les « laïques », les racines d'orgueil et d'ambition. Seulement le remède au cléricalisme n'est pas dans le laïcisme, c'est-à-dire dans une conception du temporel qui le coupe du spirituel, qui le ferme sur soi dans une impossible neutralité. Le remède au cléricalisme est avant tout dans la conversion du cœur parce que le cléricalisme est un péché. Le péché de cléricalisme consiste à abuser, par volonté de puissance, d'une vérité incontestable et d'une doctrine juste, à savoir que le temporel doit être le soutien du spirituel. La doctrine ne laisse pas d'être juste et elle ne doit pas être rejetée du fait qu'elle est utilisée à son profit par l'orgueil des hommes. Simplement cette doctrine doit être acceptée avec un cœur pur ; s'il en est ainsi, le clerc ne prendra pas occasion d'une doctrine juste pour commettre le péché de cléricalisme, et le laïc ne prendra pas occasion du péché de cléricalisme pour s'égarer dans l'erreur du laïcisme et dans le système faux de la neutralité du temporel. Pour éviter un abus de la vérité provoqué par la mauvaise volonté des hommes, devons-nous refuser cette vérité ? Pour éviter le cléricalisme devons-nous refuser le droit d'intervention de l'Église dans les choses de César *ratione peccati *? 90:43 Bien plutôt ne faut-il pas enseigner tout à la fois et la légitimité de ce droit d'intervention et la nécessité de l'humilité du cœur pour ne pas succomber à la tentation de cléricalisme ? Naturellement si l'on commence par nier la légitimité de l'intervention de l'Église, il n'est plus besoin de parler de conversion du cœur pour que cette conversion s'accomplisse selon Dieu : on élimine la nécessité de la conversion grâce à l'erreur du laïcisme. Par contre celui qui croit possible la conversion du cœur n'hésite pas à prêcher le droit d'intervention de l'Église, *ratione peccati,* dans les choses temporelles. Il ne doute pas en effet, sachant que les clercs sont convertissables comme les autres, que cette intervention de l'Église ne puisse demeurer exempte de cléricalisme. L'ÉVANGILE ayant été annoncé tout d'abord au peuple élu, à un peuple dont les coutumes, dans l'ensemble, étaient saines et bonnes, n'avait pas à insister spécialement sur le droit naturel. Celui-ci était reçu et mis en pratique. Sur le point, assurément capital, où il était méconnu, c'est-à-dire au sujet de l'indissolubilité du mariage, le Seigneur a fait les rectifications nécessaires et rétabli les choses telles que le Créateur les avait ordonnées au principe. Or, notre situation est bien différente de celle du peuple juif au temps de Jésus. Dans nos lois et nos mœurs le droit naturel est foulé au pied plus souvent que dans la société juive du premier siècle. Dès lors au sujet de ce droit naturel l'Église qui continue l'Évangile ne peut passer aussi vite que l'Évangile, elle se doit d'insister, car une société qui s'oppose aux déterminations de ce droit s'oppose par là même à l'Évangile. Précisément parce qu'elle continue l'Évangile de la Grâce, l'Église ne peut garder le silence et laisser faire lorsque la nature ou la société s'opposent à la Grâce, lorsque l'ordre temporel se trouve méprisé et combattu. J'entends bien que la remise en ordre de la société, l'instauration (du reste toujours insuffisante) d'une société conforme au droit naturel ne saurait procéder de la nature toute seule ; la Grâce doit aider à la promouvoir. Mais j'entends aussi que la Grâce poursuit cette remise en ordre et ne peut pas ne pas y travailler. 91:43 Je n'imagine pas que la société retrouverait toute seule l'ordre et la santé ; mais je pense avec les Encycliques que s'il est vrai d'abord que la guérison de la société a nécessairement besoin de la Grâce, il est non moins vrai que la Grâce travaille ardemment à procurer cette guérison ([^32]). On a beaucoup critiqué, et à juste titre, la position plus ou moins gallicane de l'autel adossé au trône, et par là même entraîné dans son éboulement. Il est sûr que l'Église est indépendante des régimes politiques et qu'elle les transcende. Aussi bien lorsque nous disons qu'un ordre social conforme au droit naturel est le soutien de la vie surnaturelle et de l'Église de Dieu qui pérégrine ici-bas, nous voulons parler d'autre chose que de la politique du trône et de l'autel et nous enseignons une vérité commune. Nous voulons dire qu'un ordre social conforme au droit naturel et donc accordé à la loi de Dieu soutient la fidélité surnaturelle des enfants de Dieu au lieu d'y mettre obstacle et favorise par là même la vie divine de l'Église de Jésus-Christ. Nous voulons dire aussi que la fidélité surnaturelle des enfants de Dieu et la vie divine de l'Église ne peuvent pas ne pas susciter un ordre social conforme au droit naturel. L'Église est d'une autre essence que la cité ; l'Église transcende la cité ; mais parce qu'elle veut que tout l'humain soit à l'honneur de Dieu l'Église ne peut pas prendre son parti des hontes de la cité et de ses institutions qui sont un scandale codifié. Voilà pourquoi l'Église continue l'Évangile de la Grâce, même lorsqu'elle enseigne le droit naturel et qu'elle suscite un ordre temporel chrétien. > Et l'éternité même est dans le temporel > > Et l'arbre de la Grâce est raciné profond > > Et plonge dans le sol et touche jusqu'au fond > > Et le temps est lui-même un temps intemporel > > Et l'arbre de la Grâce et l'Arbre de nature > > Ont lié leurs deux troncs de nœuds très solennels... > > Toute âme qui se sauve emporte aussi son corps > > Comme une proie heureuse et comme un nourrisson > > Et toute âme qui touche aux suprêmes abords > > Est comme un moissonneur le soir de sa moisson... > > Et l'arbre de la grâce et l'arbre de nature 92:43 > Se sont liés tous deux de nœuds si fraternels > > Qu'ils sont tous les deux âmes et tous les deux charnels. > > Et tous les deux carènes et tous les deux mâtures. A CEUX QUI ME REPROCHENT, lorsque j'écris par exemple sur le faux messianisme des communistes ou sur la nature propre de l'école dans un ordre temporel chrétien, de m'écarter de la spiritualité pure et de ne plus me tenir dans une ligne d'Évangile, je demanderai le plus doucement possible de ne pas avoir d'illusion sur la spiritualité pure. S'agit-il d'une spiritualité ignorante de nos responsabilités sur cette terre, s'agit-il d'une spiritualité qui demeure vraie même au contact de ses responsabilités et qui ne s'affaisse pas même en assumant la charge des devoirs temporels ? La question est là. L'Évangile est une spiritualité pure non par méconnaissance des choses de la terre et par évasion, mais en vertu d'une reconnaissance des choses de la terre qui les rapporte à Dieu en toute vérité ; une telle référence à Dieu implique un amour assez généreux pour consentir à *la Croix chaque jour.* J'admets sans difficulté que la spiritualité pure se résume dans cette parole du discours après la Cène : « Demeurez dans mon Amour... Demeurez en moi et moi en vous. » Je demande seulement que l'on prenne garde à la situation concrète du disciple à qui le Seigneur propose cette intimité ineffable ; ou plutôt il lui en fait un ordre, il ne se contente pas de lui donner un conseil. *Demeurez dans mon amour.* Mais qui doit demeurer dans cet amour surnaturel ? N'est-ce pas, dans la majorité des cas, un baptisé qui se trouve engagé dans une certaine situation de famille, qui exerce une certaine profession, qui est aux prises avec certains scandales et certaines tentations ? Est-il possible de demeurer dans le Seigneur en faisant abstraction de notre condition concrète dans la cité ou dans l'Église ? Spiritualité pure ; que peuvent signifier ces termes ? Vie de la Grâce et union avec Dieu qui soit pure du familial et du professionnel, du scolaire, du social et du gouvernemental ? Cette conception est assurément acceptable ; elle s'applique alors à l'union avec Dieu dans le désert ou derrière des grilles ; elle désigne non seulement l'état de perfection mais la forme exclusivement contemplative de l'état de perfection. 93:43 Il est bien vrai, et c'est une des affirmations fondamentales du message chrétien, que *Marie a choisi la meilleure part.* Mais il est vrai aussi que le mariage est un sacrement de la loi nouvelle et que jamais le Seigneur ni l'Église n'ont demandé à l'ensemble des chrétiens de renoncer à fonder une famille et d'abandonner leurs responsabilités dans la cité pour se cacher dans la solitude des ermitages. Ce que le Seigneur et l'Église demandent à tous, à ceux qui demeurent dans l'état commun et à ceux qui ont choisi l'état de perfection, c'est de tendre au parfait amour par le chemin du sacrifice et la participation à la Croix. Un chemin est meilleur que l'autre, incontestablement ; mais le chemin qui n'est pas le meilleur n'est pas mauvais pour autant, et jamais du reste il n'a été déclaré mauvais. Primauté de la contemplation dans tous les états ; prière d'abord ; accomplir les œuvres de Marthe avec le cœur de Marie, lorsque l'on est engagé dans la vie active : la spiritualité pure contient tout cela. Réduire la spiritualité pure à l'érémitisme ou à la claustration est un détournement des maximes de l'Évangile. C'est aussi quelquefois un mensonge odieux. Toutes les fois en effet que des chrétiens, engagés par état de vie dans des responsabilités familiales et sociales, n'ont pas le courage ou la bonne volonté d'y faire face et prétendent néanmoins trouver l'union avec Dieu dans la récitation liturgique des psaumes, la lecture savante de saint Jean de la Croix ou les séjours confortables à l'ombre des abbayes, ils mentent au Seigneur, ils ne lui donnent pas cette fidélité précise qu'il attendait de leur générosité et leur soi-disant spiritualité pure est une manière hypocrite et commode de préserver leur lâcheté, leur paresse et leur égoïsme. Que la fidélité des chrétiens qui vivent dans l'état commun soit corrélative de la fidélité de ceux qui ont choisi l'état de perfection, que le mariage chrétien par exemple soit solidaire de la chasteté consacrée ; et que d'autre part la lecture des grands spirituels qui se sont purifiés dans la solitude soit extrêmement utile, à condition de transposer, aux chrétiens qui vivent au milieu du monde, de tout cela je suis absolument sûr. Par ailleurs, que le danger ne soit pas négligeable de faire diversion à Dieu et aux biens éternels lorsque l'on a charge des biens temporels, de cela je suis sûr également. Mais ni l'excellence, le primat et la nécessité de la vie parfaite, ni les périls de la vie commune ne doivent faire rêver d'une vie spirituelle qui ne serait pure que par évasion. 94:43 La vie spirituelle peut et doit être pure même chez ceux qui travaillent à un ordre temporel chrétien. C'est à la condition qu'ils y travaillent non seulement et d'abord en s'adonnant à l'oraison, mais encore en étudiant et mettant en œuvre les enseignements du Vicaire de Jésus-Christ au sujet de cet ordre temporel. L'ÉGLISE est évangélique non seulement lorsqu'elle définit l'Immaculée Conception ou lorsqu'elle rétablit la vigile pascale mais encore lorsqu'elle dénonce le communisme ou qu'elle donne des directives au sujet de l'école et de l'usine, des armements et de l'État. Ne pas admettre que l'Église même lorsqu'elle intervient dans ces domaines ne soit encore et toujours l'Évangile c'est aussi ne pas admettre l'Évangile. Quand on lit dans saint Jean le récit de la première comparution de Jésus devant Pilate, ce qui frappe le plus c'est la transcendance de la réponse du Seigneur. D'une manière absolue il se désolidarise de toute royauté temporelle : « Mon royaume n'est pas (originaire) de ce monde. Si mon royaume venait de ce monde mes serviteurs auraient certainement combattu pour que je ne fusse pas livré aux Juifs. Mais non, mon Royaume ne vient pas d'ici-bas ». ([^33]) Le pouvoir de Jésus-Christ ne peut être assimilé aux pouvoirs de ce monde ni par l'origine, ni par la nature, ni par les moyens. Pourtant, cette distinction absolue et cette transcendance n'empêchent pas l'extension de son autorité sur les choses de César, à cause de la vocation à la lumière divine qui est celle des sujets de César. Puisque *tout homme qui procède de la vérité écoute la voix de Jésus,* Jésus a nécessairement autorité sur les choses de César, afin qu'elles permettent aux hommes d'être fidèles à la vérité. Le Seigneur déclare en effet : « Tu le dis, je suis roi. Je suis né et je suis venu dans le monde pour ceci : rendre témoignage à la vérité. Quiconque procède de la vérité écoute ma voix... » 95:43 C'est parce que les sujets de César doivent écouter la voix de Jésus-Christ, c'est afin qu'ils puissent écouter cette voix que la Sainte Église, *encore que son Royaume ne soit pas de ce monde,* ne peut pas ne pas intervenir dans les royaumes de ce monde. C'est un droit imprescriptible. L'Église est absolument distincte de César. C'est bien César qui a la charge de procurer un ordre temporel. Mais l'Église a charge et fonction d'enseigner aux nations, et à César lui-même, le respect de la loi de Dieu en toutes choses, v compris dans l'ordre temporel. Si l'on était frappé par l'absolu du spirituel au point de méconnaître ses conséquences sur le temporel c'est que l'on aurait mal interprété cet absolu. On l'aurait compris dans un sens de séparation et non pas, comme l'Évangile, dans un sens d'illumination et de rayonnement. L'absolu de l'Évangile, sa pure spiritualité, consistent *dans l'union des hommes avec Dieu* comme des enfants bien-aimés par l'amour et l'a foi. L'une des premières conséquences est le rayonnement de la foi et de l'amour sur le temporel pour qu'il devienne digne des enfants de Dieu dans le Christ. R.-Th. CALMEL, o. p. 96:43 ### Sainte Jeanne d'Arc « Dieu n'a rien fait de tel pour aucune nation. » Ces paroles de l'Écriture s'appliquent très exactement à la vocation et à l'histoire de Jeanne d'Arc. En son temps les princes chrétiens, tous alliés par le sang, beaux-frères, cousins, neveux les uns des autres, au lieu d'user de ces liens de famille pour consolider la chrétienté, en prenaient prétexte pour se disputer leurs héritages ; loin de s'unir pour défendre la chrétienté d'Orient attaquée par les Turcs, ils faisaient servir à leurs guerres intestines l'argent demandé par le Saint-Siège pour la croisade. Le naturalisme avait envahi toute cette société qui se croyait très fine, très intelligente, et qui était certainement très raffinée. Charles d'Orléans le lui dit dans sa « Complainte de France » : Scez-tu dont vient ton mal, à vray parler ? Congnais-tu point pourquoi es en tristesse ? ...... Ton grand orgueil, gloutonnie, paresse, Convoitise, sans justice tenir, Et luxure, dont tu as abondance Ont pourchassé vers Dieu de te punir Très chrétien, franc royaume de France... Le père du poète avait été assassiné par le duc de Bourgogne. Lui-même fut vingt-cinq ans prisonnier en Angleterre. Il avait eu le temps de réfléchir. 97:43 Le naturalisme avec toutes les conséquences décrites par Charles d'Orléans, est aussi le mal de notre temps et les catholiques eux-mêmes s'y laissent prendre, chose peu étonnante quand on vit au milieu d'une société apostate. Si bien que le mal est certainement pire qu'au temps de Jeanne d'Arc. Et c'est par intention miséricordieuse de la Providence que les Français ont enfin pris conscience de cette gloire unique de leur nation d'avoir été protégés comme nation par un miracle insigne. Ils peuvent maintenant prier officiellement une sainte dont l'intercession est devenue particulièrement nécessaire en notre temps. Et cette intercession devrait d'abord éclairer les Français sur leurs erreurs et leurs fautes. Elle est d'autant plus urgente que malgré de nombreux avertissements leur aveuglement continue. Ils ont subi la plus grande défaite de leur histoire, ils ont compromis par leurs fautes l'existence même d'un État français, qu'ils n'auraient même pas pu rétablir sans une assistance étrangère. Et ils s'enorgueillissent ! Depuis la Révolution Française, l'histoire de France est celle d'une décadence ininterrompue, jalonnée de guerres désastreuses parmi lesquelles la plus désastreuse est celle qui paraît être une victoire, car elle a détruit toute une génération de notre jeunesse, celle qui a manqué entre 1918 et 1940. Notre dernière défaite qui aboutit militairement au plus écrasant désastre, était un châtiment de miséricorde car notre jeunesse fut épargnée. Mais pour que cette miséricorde ait son plein effet, il faut que cette jeunesse soit formée non pas à désirer toujours plus de loisirs, plus de douches, plus de salaires, plus d'action, mais plus de vertu personnelle. Que faudra-t-il donc pour qu'on s'en avise ? Car Dieu n'agit pas comme nous. Renan était le roi de la pensée au milieu du dix-neuvième siècle ; la réponse à ses négations du miracle et du surnaturel n'est pas venue de la Sorbonne ni de l'Institut catholique, ni d'un nouvel Augustin ou d'un nouveau Thomas (encore qu'ils fassent bien besoin) mais du surnaturel même, de la miraculeuse extase à Lourdes d'une petite fille répétant des paroles venues du ciel, qu'elle ne comprenait pas. En a-t-on tiré les avantages que le ciel nous offrait ? Nous ne le pensons pas. La Sainte Vierge demandait la pénitence et nous faisons tous nos efforts pour chasser la pénitence. Elle nous demande de vivre en vue du ciel et nous croyons faire merveille en nous installant confortablement sur la terre. 98:43 Alors les maux redoublent, les châtiments annoncés par la Sainte Vierge à la Salette se sont répétés trois fois pour ceux qui ne veulent point entendre et les Français demeurent sourds. Le testament de saint Remy a pourtant prédit que la destinée de la France était liée à sa fidélité comme fille aînée de l'Église. Elle continue de contredire sa vocation. L'Intercession de sainte Jeanne d'Arc est destinée à nous la rappeler, comme Jeanne d'Arc de son vivant ne cessa de le faire. Elle est le prophète du Christ Roi. Lorsque cette fête fut instituée nous nous disions : Mais elle existe déjà, c'est l'Épiphanie où les Rois de l'Orient viennent offrir leur hommage au Roi des Rois. Sans doute, mais moins explicite, davantage tournée vers les *manifestations* du Christ ; l'étoile, la voix du ciel lors du Baptême, le premier miracle à Cana sont unis dans la pensée. La fête du Christ-Roi affirme la royauté réelle de Notre-Seigneur sur tous les États de la terre, y compris les Soviets, bien sûr, qui s'en apercevront quelque jour. Or l'essentiel de la mission de Jeanne d'Arc est de mettre en lumière cette vérité. Dès le premier moment elle dit à Robert de Baudricourt « que le royaume n'appartient pas au dauphin mais à son Seigneur et que son Seigneur voulait que le dauphin soit fait roi et qu'il lui remette son royaume en commande... » Robert lui demanda qui était son Seigneur ; elle répondit : « Le Roi du ciel. » (Déposition de Bertrand de Poulengy.) Cette idée était si bien la sienne qu'elle la réalisa vraiment. Le duc d'Alençon rapporte : « Alors Jeanne fit au roy plusieurs requêtes : entre autres qu'il fit présent de son royaume au Roi du ciel, et qu'après cette donation, le Roi du ciel en ferait avec lui comme avec ses prédécesseurs, et le restituerait en son état. » La déposition du duc d'Alençon date de 1456. Mais à la bibliothèque vaticane il existe un manuscrit de 1429, œuvre d'un ecclésiastique français de la cour de Martin V : d'après ce manuscrit la donation aurait été faite, l'acte dressé et lu par les quatre secrétaires du roi (Bibliothèque de l'École des Chartes, 1885, p. 649). 99:43 Jeanne veut unir la chrétienté sous l'autorité du Roi du ciel. Elle a invité le duc de Bourgogne, alors le prince le plus puissant de la chrétienté, au Sacre de Reims. Bien qu'il n'ait pas répondu, elle lui écrit à nouveau de Laon. Elle le requiert, au nom de Dieu, de faire « bonne *paix ferme qui dure longuement avec le roi de France. Pardonnez-vous l'un à l'autre de bon cœur, entièrement, ainsi que doivent faire de loyaux chrétiens *; *et s'il vous plait à guerroyer, allez sur les Sarrazins.* » N'est-ce pas à propos aujourd'hui même ? Jeanne peut agir encore, et plus puissamment, pour unir l'Europe. Les États du « marché commun » sont, qu'on veuille bien le remarquer, à peu près entièrement de tradition catholique, ils recouvrent entièrement l'ancien empire de Charlemagne. Il est tout à fait conforme à la condescendance divine que Dieu, que sainte Jeanne d'Arc soient obligés par notre sottise de parler « marché commun » pour arriver à nous faire réaliser une « chrétienté ». Non qu'un « marché commun » ne soit très utile à cela ; mais si nos maîtres songeaient vraiment à reconstituer une chrétienté, certaines questions de tarifs seraient moins épineuses. Adenauer est probablement le seul à y penser. Il est très heureux de voir s'établir en France un pouvoir exécutif stable ; mais ceux qui l'ont savent manifestement si peu quoi en faire... Ils veulent réaliser des idées *nouvelles,* mais ils ne savent pas lesquelles ; ils devraient tenir d'abord à ce que leurs idées soient *justes* plutôt que nouvelles. Pour qui ce pouvoir est-il fait ? Un saint Louis ou un Lénine ? Personne ne le sait ; aucun peuple n'a jamais choisi ses maîtres. Qui pouvait savoir comment tourneraient les événements du 13 mai 58 ? Chacun agissait au jour le jour. C'est en ces moments que l'intercession des saints est précieuse et pourquoi il est bon de confier à Jeanne d'Arc nos soucis du bien, du juste, et de la paix. Dans cette détermination céleste d'un St Louis ou d'un Lénine pour la France nous avons un rôle à jouer. Tout est grâce mais la grâce nous libère ; et elle fait entrer le poids de nos prières dans le trésor des causes divines. En demandant leur intercession à nos saints qui ont aimé Dieu d'un pur amour nous entrons dans les intentions de l'amour divin. 100:43 JEANNE D'ARC eut dès le premier instant de sa mission une autorité extraordinaire qu'elle tenait évidemment de Dieu : « Fille Dé, va, va, va... ! » lui disaient ses saintes. A Poitiers se présente pour l'interroger l'abbé de Talillont, Pierre de Versailles, et Mo Jean Erault, professeur de théologie sacrée. L'abbé dit à Jeanne qu'ils étaient dépêchés par le roi, elle répondit : « Je crois bien que vous êtes venus pour m'interroger, je ne sais A ni B. » Puis elle leur demanda s'ils avaient de l'encre et du papier et dit à Me Jean Erault : « Écrivez ce que je vais vous dire. » Me Jean Erault s'assied et prend sa plume, et elle lui dicte la fameuse lettre : « Toi roi d'Angleterre et toi duc de Becquefort qui te dis régent de France... faites raison au Roi du ciel de son sang royal... » « Pour cette fois, ajoute le témoin, Versailles et Erault s'en tinrent là. » Un peu plus tard, à Orléans, sachant que Falstaff était en route avec des renforts anglais, elle dit à Dunois : « Bâtard, bâtard, au nom de Dieu je te commande que tant que tu sauras la venue de Falstaff que tu me le fasses savoir ; car s'il passe sans que je le sache, je te promets que je te ferai ôter la tête. » Devant Beaugency, le connétable de Richemont Se présente avec deux mille hommes. Le roi a défendu de le recevoir dans l'armée. Le duc d'Alençon qui commande pour le roi veut se retirer car il a ordre de le repousser par les armes. Jeanne sort à cheval au-devant du connétable avec Dunois, les jeunes de Laval que leur grand'mère, la veuve de Du Guesclin, lui avait recommandés, et quelques seigneurs. Richemont met pied à terre devant cette petite paysanne de dix-sept ans. Il demande son pardon. Il offre au roi sa personne, son armée, sa seigneurie. « Vous en faites le serment », dit Jeanne. Sous le sceau du duc d'Alençon et des princes présents, acte est pris du serment. Richemont et ses troupes font partie de l'armée. CE CARACTÈRE extraordinaire d'autorité, Jeanne ne pouvait le tenir que de Dieu. Au ciel s'a mission demeure. Prophète de la royauté du Christ sur tous les États de la terre, elle est à même d'agir sur tout ce qui échappe aux hommes. La condition est notre prière, jamais elle ne fut plus nécessaire. 101:43 « C'est un grand miracle, Messieurs, qu'une fille de dix-huit ans ait osé marcher sous les étendards de cette armée laborieuse et entreprenante dont la discipline est si dure qu'elle ne doit l'emporter sur ses ennemis qu'en les lassant par sa patience. » Bossuet parlerait-il ainsi de Jeanne d'Arc ? Non, mais de Ste Catherine. Dieu a envoyé à Jeanne, sous le patronage de St Michel, deux enfants de son âge pour l'instruire et la guider. Ce sont deux martyres, l'une de seize ans, Ste Marguerite, l'autre, de dix-huit, Ste Catherine. Cette dernière était une fille instruite, admirablement douée, capable de discuter avec les gens instruits d'Alexandrie. Elle ne pouvait avoir plus de vivacité d'esprit, ni trouver des formules plus brèves et plus justes que Jeanne. Ces rustiques bergères que sont Mélanie Calvat, Ste Bernadette et Jeanne d'Arc étaient sans instruction et très frustes. Mélanie disait que la Ste Vierge s'était adressée à elle parce qu'elle n'avait rien trouvé de plus bas et de plus incapable sur la terre, mais en fait ces bergères avaient de très grands dons naturels d'observation, de jugement, beaucoup de perspicacité ; destinées à paraître dans le monde, elles nous semblent mieux douées naturellement parlant que Ste Thérèse de l'Enfant Jésus elle-même, et les dons naturels de Jeanne d'Arc sont éclatants. « Cette Pucelle parlait très bien », dit un des officiers de Baudricourt, Albert d'Ourches, chevalier, seigneur du lieu ; et cet homme qui l'avait vue avec sa cotte rouge usée ajoutait : « J'aurais bien voulu avoir une fille pareille. » Dieu a donc envoyé pour la conseiller une sainte de sa famille spirituelle, qui avec Ste Marguerite la conduisit doucement au martyre. « Le même Dieu qui a commandé à la lumière de sortir des ténèbres a fait luire sa clarté dans nos cœurs pour que nous éclaire la connaissance de la gloire de Dieu sur la face du Christ. » JEANNE D'ARC eut donc sa Passion pour être une parfaite image du Christ ; et ses saintes en lui répétant de répondre hardiment, la faisaient condamner par ses propres paroles. Un prêtre qui refusa d'assister au jugement et partit de là pour ne pas être inquiété, déclarait à un ami : « Elle dirait seulement : *il me semble* au lieu de dire : *je sçais de certain,* on ne pourrait la condamner ! » 102:43 Jeanne comme Notre-Seigneur a été condamnée pour avoir dit la vérité : que « ses voix étaient de Dieu ». Jésus interrogé pour s'avoir s'il était « le fils du Béni » a répondu oui. « Il a blasphémé, s'est écrié le grand-prêtre : que faut-il de plus ? » Ses saintes affirmaient à Jeanne qu'elle serait délivrée, et Jeanne l'entendit presque jusqu'à la fin d'une délivrance matérielle. Elle n'était pas encore parfaite assez pour entrer de plain-pied au ciel. Elle avait désobéi plusieurs fois à ses voix. Contre leur conseil elle avait tenté de s'évader du château de Beaurevoir. Malgré ses voix elle avait quitté Saint-Denis après l'échec sur Paris, blessée à vrai dire et enlevée sur l'ordre du roi. Dans le cimetière Saint-Ouen, elle avait abjuré malgré ses saintes, par peur du feu ; et ses saintes l'avaient avertie qu'elle faiblirait. Malgré un an d'une très dure captivité, deux mois d'un procès ajoutant sa fatigue et ses angoisses aux cruautés de ses gardiens, sans avocat, sans conseillers, sans directeur de conscience, Jeanne avait encore besoin d'être éclairée et de passer par la Croix de Notre-Seigneur. Il semble qu'elle eût dû comprendre de quelle délivrance lui partaient ses voix. Elle-même disait à Charles VII, avant le sacre, qu'on se dépêchât de l'employer, qu'elle ne durerait guère plus d'un an. D'après la minute française du procès, dans l'interrogatoire du 14 mars, voici ses paroles : « Et le plus lui dient ces voix qu'elle sera délivrée par grand'victoire ; et après lui dient les voix : « Pran tout en gré, *ne te chaille de ton martire *; tu t'en viendras enfin au royaulme du paradis. » Et ce lui dient les voix simplement et absolument, c'est assavoir sans faillir... » Connaissant la suite des événements ces paroles nous paraissent très claires. Pourtant Jeanne continue disant : « et appelle ce martire pour la paine et adversité qu'elle souffre en prison, et ne sçait se plus grand souffrera, mais s'en actent à notre Seigneur ». Le 24 mai eut lieu l'abjuration au cimetière Saint-Ouen. Dès le 28 mai la cause de relapse était introduite parce que Jeanne avait repris ses habits d'homme et continuait à croire à ses voix. Le 30, Jeanne était abandonnée au bras séculier. Les témoins du procès de réhabilitation nous renseignent sur ce que furent ces derniers jours : une Passion : Isembart de la Pierre déclare : 103:43 « Jeanne s'excusait de ce qu'elle avait revêtu l'habit d'homme en disant et affirmant publiquement que les Anglais lui avaient fait beaucoup de tort et de violence en la prison quand elle était vêtue d'habit de femme. » (Elle avait dû se battre contre un seigneur anglais qui voulait la forcer.) « Et de fait je la vis éplorée, son visage plein de larmes, défigurée et outragée de telle sorte que j'en eus pitié et compassion. » Mais au fond ces deux dominicains, Martin Ladvenu et de la Pielte, la croyaient quand même coupable. Un curieux document nous révèle ce qu'a été cette terrible et douloureuse Passion. Ce sont les *Informations après exécution de la sentence sur les paroles de Jeanne lors de sa fin et à l'article de la mort.* Leur authenticité est certifiée lors du procès de réhabilitation par le greffier Guillaume Manchon parce qu'il déclare avoir refusé de les signer comme ne pouvant faire partie du procès. Les dernières affirmations de Jeanne sur le bûcher expliquent pourquoi les juges ont voulu établir après sa mort cette apologie anticipée de leur conduite. Jeanne avait cru jusque là à sa délivrance de prison. Sa mission temporelle si claire et si évidente lui cachait encore en partie sa mission spirituelle et la voie de la Croix. La force de vie des dix-neuf ans de cette enfant vigoureuse et hardie faisait le reste. Enfin, « Dieu même a craint la mort ». Tous ses juges, même les moins suspects d'agir par passion politique, arrivèrent à lui persuader momentanément que ses voix l'avaient trompée. Il ne se trouva pas un seul d'entre eux pour lui suggérer qu'il s'agissait peut-être d'être délivrée de ce monde. « Frère Martin Ladvenu, prêtre de l'Ordre des Frères Prêcheurs... a dit et déposé que cette Jeanne, le jour où l'on porta contre elle sentence... en présence (suivent trois noms) a dit et confessa qu'elle savait et reconnaissait que, par les voix et apparitions qui lui vinrent, et dont il a été question à son procès, elle a été déçue. » 104:43 « Item dit ce jour-là après notre arrivée dans la chambre où Jeanne était détenue, nous évêque susdit, en présence de messire le vicaire de monseigneur l'inquisiteur, nous dîmes à cette Jeanne en français : « Or ça Jeanne, vous nous avez toujours dit que vos voix vous disaient que vous seriez délivrée, et vous voyez maintenant comme elles vous ont déçue : dites-nous maintenant la vérité ? » -- A quoi Jeanne répondit alors : « Vraiment je vois bien qu'elles m'ont déçue. » Maître Nicolas Loiseleur, en présence de vénérable Pierre Maurice et des deux frères Prêcheurs reçut de Jeanne les mêmes déclarations : « Item, dit le déposant, qu'il l'exhorta, pour enlever l'erreur qu'elle avait semée parmi le peuple, à avouer publiquement qu'elle avait été trompée elle-même et qu'elle avait trompé le peuple, en ayant ajouté foi à de telles révélations, en ayant exhorté le peuple à y croire, et qu'elle demandât humblement pardon de cela. Et Jeanne répondit que volontiers le ferait, mais qu'elle n'espérait pas alors s'en souvenir quand besoin serait de le faire, assavoir quand elle serait en public en jugement ; et elle requit son confesseur afin qu'il lui remit cela en mémoire, et autres choses concernant son salut. » Ce confesseur fut le frère Martin Ladvenu. « Et après sa confession et contrition alors que ledit frère allait lui administrer le sacrement d'Eucharistie tenant l'hostie consacrée entre ses mains il lui demanda : « Croyez-vous que ce soit le corps de Notre-Seigneur ? » Répondit ladite Jeanne que oui et « *le seul qui puisse me délivrer ;* je demande qu'il me soit administré. » Et ensuite ce frère disait à Jeanne : « Croyez-vous encore à ces voix ? » Et Jeanne fit cette admirable réponse : « *Je crois en Dieu seul* et ne veux plus ajouter foi à ces voix puisqu'elles m'ont déçue. » Ainsi Jeanne a passé là par la nuit de l'esprit, par les ténèbres de la foi nue sans assistance du Saint-Esprit : ce fut sa purification définitive. Dans l'heure qui suivit Jeanne fut conduite sur la place du Vieux-Marché. Frère Martin Ladvenu lui rappela-t-il sa promesse de demander pardon au peuple de l'avoir trompé ? Nous n'en savons rien ; il ne s'est vanté au procès de réhabilitation ni de l'avoir fait ni de ne l'avoir pas fait. Mais s'il l'a fait, Jeanne retrouvant son inspiration après avoir accepté la mort et la nuit de l'esprit, démentit tous les propos qu'elle tint pendant ces ténèbres. Guillaume Manohon déclare : 105:43 « J'atteste que sa fin fut celle d'une chrétienne, ainsi apparut-il à tous ; jamais elle ne voulut récuser les révélations mais y persista jusqu'au bout. L'huissier du tribunal ecclésiastique, Jean Massieu, prêtre lui aussi, qui l'accompagna sur le bûcher même, dépose ainsi : « Jusqu'à la fin de sa vie, elle maintint que ses voix étaient de Dieu ; tout ce qu'elle avait fait, elle l'avait fait de par Dieu ; ses voix ne l'avaient pas trompée et ses révélations étaient de Dieu. » Et sans aucune trace d'orgueil Jeanne mourut en demandant des prières aux assistants, des messes à ses juges, dans des sentiments de contrition les plus édifiants qui firent dire par le secrétaire du roi d'Angleterre : « Nous sommes tous perdus, nous avons brûlé une sainte femme. » LES JUGES qui, suivant l'habitude, devaient se retirer après l'avoir livrée au bras séculier, restèrent jusqu'au bout du supplice, espérant toujours la voir renier ses voix devant la flamme du bûcher comme elle l'avait fait six jours avant. Il n'en fut rien ; Jeanne avait retrouvé la force du Saint-Esprit et cela explique cette enquête *post mortem,* faite sept jours après le supplice, où sont rapportés les propos de Jeanne concernant sa mission. Jeanne d'Arc eut donc son agonie, et condamnée à mort par le clergé de son pays, personne n'imita plus étroitement et comme sans le savoir la vie de Jésus-Christ, fils de Dieu qui, dit St Vincent de Paul, n'eut en sa vie qu'un procès et le perdit. *Elle n'avait passé ses humbles dix-neuf ans* *Que de quatre ou cinq mois, et sa cendre charnelle* > *Fut dispersée aux vents.* LA MISSION de Jeanne d'Arc paraît à première vue temporelle : la délivrance d'une nation. En fait la mission de Jeanne est *d'enseigner à l'univers que la destinée temporelle des nations dépend de décrets célestes.* Cela est bien oublié aujourd'hui et c'est pourquoi il est tout à fait conforme aux besoins de notre temps de voir son culte s'étendre à l'Église universelle, après qu'il eut rendu aux Français la conscience des destinées spirituelles de leur patrie. En nous délivrant des Anglais Jeanne d'Arc a évité le schisme qu'ils nous eussent imposé. 106:43 Car les juges de Jeanne d'Arc, évêque, docteurs de la Sorbonne, étaient d'un gallicanisme qui équivaut à ce qu'est encore l'anglicanisme. Au lendemain du procès, ces fameux docteurs qui cumulaient des canonicats en dix villes de France, qui couraient après les prébendes et vivaient en grands seigneurs, partaient pour le concile de Bâle faire et défaire les papes, et montrer ce que pourrait être dans l'Église un gouvernement d'assemblée... Les intellectuels de tous les temps, dont le rôle utile sans doute mais somme toute assez modeste est d'enseigner aux jeunes esprits à distinguer les idées toutes faites accumulées par la suite de leurs prédécesseurs, sont les plus dangereux et les plus impuissants des hommes Lorsqu'ils veulent se mêler d'en trouver de nouvelles et de les appliquer au temporel. Cela est vrai de notre Sorbonne d'aujourd'hui et d'hier comme des fameux « philosophes » du XVIII^e^ siècle, comme des juges de Jeanne d'Arc. Les réformes intellectuelles elles-mêmes ne sortent pour ainsi dire jamais de leur milieu. Elles sont le fait des saints et des penseurs libres. Celles qu'ils croient entreprendre avec l'a puissance que leur donne le quasi-monopole qu'ils sont sur la formation de la jeunesse sont toutes, à plus ou moins longue échéance, condamnées par l'histoire. Ainsi de la « Renaissance », de la « Réforme », ou de la « Révolution ». Car ce sont là des renaissances, des réformes, des philosophies manquées qui ont accumulé les désastres moraux, politiques et sociaux. Si bien que notre temps joint à des moyens matériels d'une puissance capable de détruire le monde, une pauvreté insigne de l'enseignement moral et des richesses spirituelles. Et de même que la Sorbonne au temps de Jeanne d'Arc était pour le roi d'Angleterre et contre le Saint-Siège, les philosophes du XVIII^e^ siècle étaient pour le roi de Prusse, ils le sont restés jusqu'après 1870 ; et notre Université aujourd'hui est pleine de communistes. Dans le monde entier, grâce à nos écoles, les « idées françaises » sont celles de l'a Révolution, alors que le plus grand fait historique de notre passé est ce miracle insigne de la vie de Jeanne d'Arc, héraut du Christ Roi. Des chrétiens, offusqués par l'encens du prince de ce monde, croient incarner la religion en subordonnant la conversion aux avantages matériels d'un Paradis Terrestre. Ce qui consiste en fait à « évacuer la Croix » et prôner le naturalisme. 107:43 NOUS ADRESSANT donc aux chrétiens de ce temps qui ont bon vouloir de travailler à l'œuvre de Dieu en ce monde, ne croyez pas, leur dirons-nous, que vous puissiez vous mettre à cette besogne sans trouver la Croix. La Croix est la grande œuvre de l'amour. Ce qu'il y a de plus fructueux pour obtenir l'intercession de Jeanne et le pardon des longues infidélités de la fille aînée de l'Église, ce sont vos peines spirituelles acceptées avec courage, les croix, généralement bien visibles, et les *nuits* bien plus douloureuses, et hélas trop peu comprises de ceux qui les subissent. La « nuit » de Jeanne d'Arc lui a conquis le ciel et nous a assuré son aide pour de longs siècles afin que nous recherchions avant toute chose le royaume de Dieu, et la justice qu'il requiert ; afin que nous éclaire la connaissance de la gloire de Dieu sur la face de Jeanne d'Arc. D. MINIMUS. 108:43 ### NOTES CRITIQUES #### Les travaux d'Augustin Cochin Cet historien est très grand ([^34]), ce chrétien héroïque qui tombait devant l'ennemi au pied d'un calvaire de la Somme en 1916 doit être tenu pour un maître et pour un modèle, Dans le domaine qui lui est propre : la connaissance de la Révolution et de ses mécanismes ténébreux, Augustin Cochin est aussi grand et aussi formateur que Charles Péguy dans un autre domaine : celui d'un ordre temporel chrétien à défendre ou à susciter. Son intuition est la suivante : la Révolution s'explique non seulement par les doctrines aberrantes du XVIII^e^ s. par la diplomatie, par les difficultés intérieures du Royaume, par la psychologie des monstres au pouvoir, mais encore *et davantage* par un *système nouveau de contre-société* qui a la triple propriété de diffuser le mal des personnes, de le dissimuler et de paralyser l'opposition. Une des forces de la Révolution a été d'inventer un système capable de faire marcher les hommes sans qu'ils s'en aperçoivent et de tirer les ficelles sans qu'ils y prennent garde. Dès cette époque en effet les personnes « éclairées » avaient fondé un peu partout des *sociétés de pensée* dont le but n'était pas de chercher et de dire le vrai, mais de discuter pour discuter et de lancer les idées « les plus avancées », comme on disait déjà. Pour faire passer ces idées dans la pratique on se mit à *noyauter* régions et provinces, c'est-à-dire à découvrir et former quelques adeptes qui n'occuperaient point les premiers postes mais qui, habilement dissimulés, sauraient, au moment opportun, tirer les ficelles et faire croire que le peuple ou la nation demandaient et voulaient ceci ou cela. La grande peur, l'incendie des châteaux, les décisions les plus folles du gouvernement révolutionnaire furent le résultat du travail abject des tireurs de ficelles. Le communisme a perfectionné le travail et la méthode, il l'a rendu *dialectique,* mais l'essentiel était conçu et mis en place : dès la fin du XVIII^e^ siècle. 109:43 Montesquieu, Voltaire, Rousseau, l'Encyclopédie étaient en eux-mêmes ruineux et destructeurs ; mais leurs ravages eussent été bien moindres sans le secours des *sociétés de pensée,* sans le système du noyautage et de la fabrication implacable de la PENSÉE COLLECTIVE. L'adage est très vrai : *les mauvais propos et les mauvais livres corrompent les bonnes mœurs, corrumpunt mores bonos colloquia prava et libelu pravi* pourtant dans une société normale la personne arrive à se défendre des *colloquia prava *; étant protégée par des institutions conformes à la nature (par l'ensemble des corps intermédiaires) elle n'est point facilement conditionnée par des pressions anti-naturelles. Dans une société « révolutionnaire » c'est-à-dire une société qui vise à conditionner la personne, celle-ci n'arrive à se défendre qu'avec une extrême difficulté. \*\*\* Avant la lecture de Cochin, je savais peu de chose de ces éléments sociaux contre nature : le *comité,* le *parti,* la *société de pensée,* qui ont rendu possible la Révolution et, d'une certaine manière, qui en sont constitutifs. Je croyais que tout dépendait des grands hommes et des grandes œuvres qui faisaient le jeu du diable. C'est vrai en un sens et sans eux rien ne se serait produit. Mais aussi sans les comités et les tireurs de ficelles ces grands hommes et ces grandes œuvres n'auraient sans doute abouti qu'il une Révolution plus ou moins semblable à celles que l'on connaissait jusqu'alors, et non pas à un empoisonnement et à une falsification du corps social. Avant même l'entrée en scène du communisme, la Révolution avait le sens de la « dialectique ». Elle visait non seulement à prêcher une doctrine mais encore et surtout à dissoudre les corps naturels de la nation. Il s'agissait pour y parvenir de travailler sans être repéré ; pour cela on monte des comités qui fabriquent l'opinion et qui font croire au peuple, alors qu'il exécute le plan des sociétés de pensée, qu'il se décide et se soulève de son propre mouvement. \*\*\* Augustin Cochin ne dit pas tout. Il ne montre pas assez la part des doctrinaires subversifs et leur responsabilité majeure dans la Révolution. En particulier il ne montre pas assez que le génie de Rousseau, à la fois dissolvant et fécond dans l'anti-naturel, a joué un rôle de tout premier plan. La décadence de l'autorité royale, la décomposition de la noblesse et l'affadissement d'une partie du clergé sont également des causes très importantes. Par ailleurs la méchanceté, l'envie, la cupidité et l'ambition des meneurs révolutionnaires ont été pour une très large part dans cette subversion générale. 110:43 Il reste que la Révolution ne se serait pas faite aussi vile, ni aussi violemment, ni aussi uniformément sans la mécanique des sociétés et des clubs. Cochin a tout à fait raison de mettre leur action en relief. On ne peut dire cependant qu'ils soient au principe de la Révolution. C'est Taine qui a raison, quoique dise Cochin, quand il fait résider en des personnalités de doctrinaires insensés ou d'hommes d'action pervers la cause suprême de la Révolution. Seulement à des personnalités mauvaises les sociétés de pensée et les clubs ont conféré une puissance de mal jamais encore égalée. Sur ce point Augustin Cochin a vu tout à fait juste et sa découverte est extrêmement précieuse. Elle en revient à dire *qu'il existe un système artificiel et contre nature de groupement et d'association* grâce auquel les mensonges et les méchancetés, -- qui restent toujours le fait des personnes singulières évidemment -- reçoivent un pouvoir destructeur qui dépasse de très loin la puissance dans le mal d'une personne singulière, ou même d'une société mauvaise de type classique. Pour exercer les ravages qu'elle a exercés la Révolution n'a pas eu besoin d'être conduite par des génies. Pour être conçue elle a eu besoin certes de génies (de génies aberrants). Mais pour se réaliser il a suffi qu'un petit nombre de menteurs et de méchantes gens se soit laissé prendre par le mécanisme des groupements artificiels des clubs et des comités. Or ce genre de groupement est une innovation. Par rapport aux complots, conjurations et conspirations, vieilles comme la société humaine, il constitue une véritable nouveauté. Les agents de la Révolution n'étaient peut-être pas plus mauvais que tel ou tel persécuteur des premiers siècles mais, en les faisant entrer dans le jeu des « sociétés » et des clubs, le diable renforçait leur méchanceté personnelle et arrivait à rendre la société normale invivable ; il inventait une tyrannie d'un genre nouveau, plus corruptrice des tyrans et plus destructrice du droit naturel que la tyrannie d'un Néron ou d'un Domitien. Voilà en quel sens le diable perfectionne sa méthode, développe sa contre-Église et transforme en Bête la cité politique. \*\*\* Nous avons déjà parlé *des sociétés possédées du diable* ([^35]), du fait que les institutions sont contraires au droit naturel. Nous devons ajouter : la société est encore plus possédée du diable lorsque l'élément anti-naturel (qui est aussi ancien que le monde) est livré à la dialectique communiste ; ou à cette ébauche de dialectique que représentaient au XVIII^e^ s. les sociétés de pensée et les clubs. 111:43 Avec la Révolution un virus nouveau s'est introduit dans la société ; non seulement des doctrines subversives, mais tout un système pour les faire admettre et les faire réaliser. C'est le mérite d'Augustin Cochin d'avoir isolé et étudié ce virus. A certaines époques l'Antéchrist invente un appareil nouveau pour amener les hommes à renier le Christ et à violer tranquillement les lois les plus profondes de leur nature. Mais c'est aussi à ces heures affolantes que la Sainte Vierge se manifeste davantage aux pauvres hommes pour les soustraire à l'emprise du diable, les convertir à son Fils et leur permettre de continuer leur pèlerinage ici-bas dans des conditions assez normales, pour que le Salut demeure toujours possible. Fr. R.-Th. CALMEL, o. p. ============== #### Une remarquable innovation : Le Lectionnaire latin-français. La lecture publique des Épîtres et des Évangiles des dimanches et fêtes dans les églises de France posait un difficile problème de traduction. Non qu'il soit impossible de les traduire : mais parce qu'il existait une grande diversité de traductions inexactes, dont le trait commun est trop souvent la fuite devant le *fait religieux,* c'est-à-dire devant le MYSTÈRE. Les traductions françaises étaient devenues parfois accommodantes, accommodées, arrangées, estompées, -- *laïcisées.* Au dimanche de la Septuagésime, la lecture de l'Évangile selon saint Matthieu se termine par ces mots (XX, 16) : *Multi enim sunt vocati, pauci vero electi,* ce qui signifie indiscutablement : « Beaucoup sont appelés, mais peu sont élus » ([^36]). Parole dure et mystérieuse. Or précisément parce que la religion catholique n'est pas seulement une religion du livre écrit, mais apporte avec le texte sacré le commentaire du prêtre en chaire, on peut aider oralement les fidèles à se placer en face du mystère. On peut tout faire sauf le supprimer. Les traductions en étaient venues au point d'atténuer arbitrairement le mystère, jusqu'à l'évacuer. 112:43 Dans le Missel de Hautecombe, la phrase de Matthieu, XX, 16, est traduite : « La multitude entend l'appel, mais c'est le petit nombre qui est choisi ». Dans le Missel Feder, on ruse et on biaise : « La multitude des hommes est appelée, *mais tous ne sont pas élus* ». On est encore plus évasif dans le Missel Biblique : « *Il ne suffit pas d'être appelé pour être élu* ». Un extraordinaire « Missel pour les jeunes et tous ceux qui veulent prier ensemble » ([^37]) traduit de son côté : « Tous (*multi *?) sont appelés à croire, mais tous ne seront pas sauvés ». Or, il n'y a pas d'échappatoire possible : *multi enim sunt vocati, pauci vero electi,* cela veut dire certainement : *Beaucoup sont appelés, mais peu sont élus.* \*\*\* Un scandale commençait à poindre : L'ABANDON DE LA PAROLE DE DIEU, par la floraison de soi-disant traductions qui édulcoraient, estompaient, déformaient, défiguraient les textes sacrés. *Si le sel s'affadit...* Or le sel qui était menacé de s'affadir, c'était le texte même de la parole de Dieu, qui par moments ne parvenait plus aux fidèles que dans des versions contestables et estompées. Au premier dimanche de l'Avent, l'extraordinaire « Missel pour les jeunes » déjà cité traduit bien : « Le ciel et la terre passeront, mais mes paroles ne passeront pas », -- toutefois il ajoute entré parenthèses, dans les mêmes caractères : « C'est-à-dire : les astres et la terre ne seront pas toujours comme maintenant, mais ce que je dis sera toujours aussi vrai ». Ainsi, quand le Seigneur dit : le ciel et la terre *passeront,* un « c'est-à-dire » vient préciser qu'au contraire *ils ne passeront pas.* C'est bien le mystère lui-même qui est évacué et supprimé. Au IV^e^ dimanche de l'Avent, où l'Épître parle des *dispensatores* MYSTERIORUM *Dei* (les intendants des *mystères* de Dieu), l'extraordinaire « Missel pour les jeunes » fait dire à saint Paul : *des gens qui sont chargés de distribuer à tous les hommes les* BIENFAITS *de Dieu.* Une sorte de démagogie sociale vient parfois s'en mêler. Au vendredi après les Cendres, Dieu dit en Isaïe (LVIII, 58, 3) pourquoi le jeûne des hommes ne lui a pas été agréable : parce que, lorsque vous jeûnez, « *vous pressurez vos ouvriers* », dit la traduction du Missel d'Hautecombe. 113:43 Et le Missel Biblique : « *vous exploitez vos serviteurs* ». Et le Dom Lefebvre : « *vous accablez tous vos ouvriers* ». Or nous lisons en regard : *omnes debitores vestros repetitis,* ce que le Missel Feder traduit raisonnablement : « vous talonnez tous vos débiteurs ». Il serait cruel de multiplier les citations : et d'ailleurs inutile. Un nombre croissant de fidèles, à mesure que se diffusent les nouveaux missels, rend hommage à leurs qualités souvent très brillantes et très précieuses, mais déplore la fantaisie ou l'inconvenance qui, par endroits, viennent abîmer les traductions. \*\*\* L'usage de lire à la messe des dimanches et fêtes, *après* la lecture (ou le chant) en latin, la traduction française de l'Épître et de l'Évangile, a été consacré et étendu à tous les diocèses de France par un indult du Saint-Office en date du 17 octobre 1956. Encore fallait-il avoir une traduction convenable ; une traduction exacte. Telle est l'origine du *Lectionnaire latin-français* ([^38]) adopté par l'Assemblée des Cardinaux et Archevêques. La traduction a été établie, à la demande de l'Assemblée des Cardinaux et Archevêques, par la Commission épiscopale de liturgie que préside Mgr Martin, archevêque de Rouen. Le 16 janvier 1959, le Cardinal Ottaviani écrivait à Mgr Martin sa « *vive satisfaction pour un travail accompli avec un tel souci de fidélité envers la parole de Dieu, grâce à une traduction exacte du texte sacré* » ([^39]). Dans sa session de mars 1959, l'Assemblée des Cardinaux et Archevêques formulait le vœu ([^40]) que le *Lectionnaire* soit adopté dans tous les diocèses. Le 11 janvier 1960, le Cardinal Tardini, Secrétaire d'État de S.S. Jean XXIII, écrivait à Mgr Martin : « *Sa Sainteté ne peut que se réjouir de cette initiative très opportune et féliciter ceux qui en ont mené à bien la réalisation* » ([^41]). Les principes et les règles qui ont présidé à l'établissement du *Lectionnaire latin-français* sont ceux-là mêmes que beaucoup de catholiques souffraient de ne pas voir toujours respecter par les traductions de leurs Missels. L'avertissement expose que la première exigence d'une traduction est sa *fidélité,* et il précise : 114:43 « Un prédicateur peut certes gloser et adapter la parole de Dieu : c'est même l'un de ses devoirs. Mais le ministre qui proclame les lectures sacrées en les faisant précéder de leur appellation : « Épître de saint Paul » ou « Suite du saint Évangile selon saint Matthieu », n'a pas le droit de mettre sous ce titre les pensées d'un auteur humain. Introduire des modifications, des explications ou des altérations dans ce qu'on donne pour une traduction, c'est falsifier celle-ci. » Le mot est prononcé : il s'agissait bien de *falsifications.* « Il faut même, autant que possible, garder jusqu'à l'ordre des mots et la construction des phrases... » Devant le problème posé par l'*obscurité* que l'on trouve en maints endroits, l'avertissement du *Lectionnaire* prend nettement position : « Une traduction, quels que soient les soucis pastoraux et la compétence littéraire de ses auteurs, laisse subsister l'obscurité des textes bibliques. Il est certain que l'Écriture sainte, parce que divine, est mystérieuse. Saint Pierre lui-même reconnaît que les Épîtres de saint Paul contiennent des « points obscurs » (II Petr., III, 16). Ce n'est pas traduire la Bible, mais la trahir, que de dissiper ce mystère. On doit éviter seulement que la traduction, par l'emploi de tours embarrassés ou d'un vocabulaire désuet, soit plus difficile à comprendre que ne l'était l'original pour les contemporains. Aux catéchistes et aux prédicateurs d'accomplir ensuite leur tâche en fournissant aux fidèles, en temps voulu, les explications utiles. » \*\*\* Il nous paraît donc opportun de faire connaître à nos lecteurs la parution de ce *Lectionnaire,* qui est entouré de toutes garanties et qui leur apportera authentiquement le texte de la parole de Dieu. Dans beaucoup de paroisses pauvres, les fidèles penseront aussi que son achat n'est pas forcément à la portée de leur clergé, mais qu'en se cotisant ils peuvent l'offrir en cadeau à leur Curé (après, toutefois, avoir pris son avis). \*\*\* L'existence du *Lectionnaire* n'a nullement pour intention -- si nous comprenons bien -- d'empêcher tout nouveau travail de traduction des Écritures pour les passages des dimanches et fêtes, ni d'en arrêter la publication (sous la réserve d'observer les prescriptions du Canon 1385). Ce travail sera toujours souhaitable. Des progrès sont toujours possibles ([^42]). 115:43 Ils deviendront nécessaires, avec le temps, même après la parution de cette traduction officiellement approuvée : les langues vivantes évoluent, elles évoluent même très vite, à la différence du latin. C'est pourquoi il incombe en somme à chaque génération de refaire les traductions françaises dont elle a besoin. Une traduction qui a été sagement faite devient « désuète » ordinairement au bout de 25 à 50 ans. Si elle a trop sacrifié aux modes verbales du langage oral ou familier, elle peut se périmer en moins de dix ans. \*\*\* Une seule ombre. Selon la *Documentation catholique* ([^43]), « la reproduction des textes du *Lectionnaire* dans les Missels pour fidèles ne sera pas autorisée avant plusieurs années ». Cette information ne comporte ni référence, ni explication. Elle est d'ailleurs fort équivoque et obscure. Les *textes* ne pourraient être reproduits ? On ne sache pas que le texte de la Vulgate soit sous contrat d'exclusivité, quelles que soient les mœurs, souvent étonnantes, de l'édition actuelle. Il s'agit sans doute de la reproduction des *traductions.* Mais qui a INTERDIT de les reproduire ? On ne le précise point. Il serait invraisemblable d'imaginer que l'Assemblée des Cardinaux et Archevêques, ayant approuvé une traduction de l'Écriture sainte, souhaité sa diffusion et son emploi, ait simultanément décidé d'en restreindre l'édition pendant « plusieurs années ». Il n'est pas davantage vraisemblable de supposer que ce soit une question de « droits d'auteur », si « droits d'auteurs » il y a. Les éditeurs ont toujours pu éditer en payant les droits d'auteur, à la seule condition qu'il n'y ait pas un contrat *d'édition,* c'est-à-dire un contrat commercial d'exclusivité. En outre, l'un au moins des éditeurs du *Lectionnaire* édite aussi des Missels. Alors, on ne comprend pas. On espère du moins qu'il ne s'agit pas, une fois de plus, d'une de ces sales histoires financières d'éditeurs qui viennent perturber de temps en temps les publications religieuses conseillées (ou déconseillées) par l'autorité ecclésiastique, en faisant prévaloir des considérations commerciales sur les considérations morales (voir catéchismes). Si la reproduction des traductions du *Lectionnaire* était immédiatement possible dans les Missels, cela aurait évidemment pour résultat COMMERCIAL, pour conséquence FINANCIÈRE, de périmer des stocks de divers Missels actuellement existant, que leurs éditeurs espéraient vendre encore pendant « plusieurs années ». 116:43 Et alors ? L'édition des Missels est un commerce qui a ses intérêts légitimes et ses profits honnêtes. Profits en général faciles à certains égards, et le plus souvent assurés. Mais ce commerce comporte aussi un risque qu'il faut accepter, un risque avec lequel on ne peut ni ne doit tricher : en une telle branche de l'édition, *l'intérêt religieux doit passer avant l'intérêt commercial.* Il y a un intérêt religieux évident à ce que les fidèles ne soient pas privés pendant « plusieurs années » des traductions du *Lectionnaire.* Les intérêts commerciaux doivent s'incliner là-devant. Il existe aujourd'hui une traduction française dont le Cardinal Ottaviani, le Cardinal Secrétaire d'État écrivant au nom du Saint Père, et l'Assemblée des Cardinaux et Archevêques ont publiquement souhaité qu'elle soit employée dans tous les diocèses de France. Il n'est pas désirable, sans doute, que tous les Missels soient obligatoirement astreints à reproduire cette traduction-là : qu'ils gardent leur liberté et tâchent d'en faire une qui soit meilleure encore, tant mieux (mais cela n'est manifestement pas réalisé actuellement). Mais il est hautement désirable qu'il existe à bref délai sur le marché au moins un Missel reproduisant la traduction du *Lectionnaire.* On voudrait être sûr que ce ne sont pas des intérêts simplement commerciaux qui menacent de nous le faire attendre pendant « plusieurs années ». ============== #### Interruption de notre rubrique des Missels Il semble bien que, soit dans un délai de « plusieurs années » soit plus vraisemblablement dans un délai beaucoup moins long, les Missels actuels feront l'objet d'une nouvelle édition. Qu'il paraisse en effet un seul Missel annonçant qu'il reproduit la traduction du *Lectionnaire,* la plupart des fidèles auront tendance à le préférer aux autres Missels. Les autres devront donc suivre le mouvement. Nous souhaitons que ces nouvelles éditions conservent et même développent les qualités des Missels existants. Elles seront aussi l'occasion de corriger certaines imperfections et défaillances qui ont fait l'objet de nos chroniques précédentes. 117:43 D'autre part, le public catholique lui-même va faire pression sur les éditeurs. S'il est impossible en effet de remettre à plus tard l'achat des Missels pour les enfants qui n'en ont pas encore, en revanche on attend, et parfois l'on attend très longtemps avant de *remplacer* son vieux Missel. On y est habitué ; on y est attaché. On le garde même lorsqu'il tombe en ruine. En outre, c'est une dépense importante. Beaucoup de catholiques même très pratiquants ont le projet de changer de Missel, leur vieux Missel ne contenant pas les nouveaux offices liturgiques ; mais ils attendent, ils hésitent. Sachant maintenant que nous sommes très vraisemblablement à la veille de nouvelles éditions (corrigées et améliorées) de tous les Missels, ils attendront encore. Ils attendront même pour remplacer le Missel de leurs enfants par un Missel pour adultes Si certains éditeurs avaient formé le projet de s'arranger malgré tout pour vendre encore pendant « plusieurs années » leurs stocks de Missels, ils s'apercevraient vite que ce calcul est un mauvais calcul. Qu'ils profitent plutôt du délai pour solder leurs stocks à très bas prix. Sans quoi ils ne pourront plus les écouler du tout. Pour toutes ces raisons il nous paraît désormais entièrement superflu d'arrêter notre attention aux Missels existants. Nous attendrons les nouvelles éditions pour reprendre notre rubrique. ============== #### Notules - LES DOCUMENTS PONTIFICAUX DE LA BONNE PRESSE*. -- Nous avons déjà dit un mot ici d'une innovation à nos yeux capitale : les petites brochures de la Bonne Presse, qui publient séparément la traduction des Encycliques les plus importantes, y ajoutent maintenant des commentaires dus au R.P. Rémy Munsch, nouveau conseiller religieux de ces éditions.* *Outre l'Encyclique* Ad Petri Cathedram, *que nous avons signalée dans notre numéro* 40 (*page* 84), *il faut mentionner :* 1. -- *La brochure de l'Encyclique* Grata recordatio *sur le Rosaire, que le P. Rémy Munsch a fait suivre d'une synthèse doctrinale sur le même sujet, rassemblant divers extraits des Encycliques de Léon XIII et d'autres documents pontificaux. Forcément moins étendu que le recueil de documents pontificaux sur le Rosaire qui constitue la seconde section des* « *Documents* » *de notre numéro* 38*, le recueil contenu dans cette brochure de la Bonne Presse doit toutefois être vivement recommandé à tous les chrétiens.* 2. -- *La brochure* de *l'Encyclique* Sacerdotii nostri primordia *sur le Curé d'Ars, qui ne comporte pas de commentaires, mais un appendice reproduisant des extraits de documents pontificaux concernant la sanctification des prêtres. Tous nos lecteurs ecclésiastiques seront intéressés par cette brochure et reconnaissants au P. Rémy Munsch de l'avoir composée.* 118:43 3. -- *La brochure de l'Encyclique* Princeps pastorum *sur les Missions catholiques, avec commentaires.* *La traduction de ces trois Encycliques de Jean XXIII se trouve ainsi, dans les meilleures conditions, mise à la dispositions d'un vaste public.* \*\*\* *Quant à la collection des Actes de la Bonne Presse, dont* on *sait le déplorable et catastrophique retard, on a remarqué, avec le tome XIX* (*année* 1957) *des* Actes de S.S. Pie XII. *un net effort pour rendre la présentation beaucoup plus lisible* (*la typographie des volumes antérieurs de cette collection est, on le sait, épouvantablement microscopique*)*.* *Ce tome XIX reste cependant inférieur, tant en ce qui concerne la présentation et la typographie, qu'en ce qui concerne la commodité des tables, aux volumes de la collection suisse* Documents pontificaux de S.S. Pie XII (*Dépositaire pour la France.* S.D.E.C*.,* 23, *rue Visconti, Paris VI^e^*)*. La collection suisse commence à l'année* 1948 *et va jusqu'à l'année* 1957 *inclue ; on attend la parution de l'année* 1958. *Mais elle* ne *donne que la traduction et point le texte original.* *Aux* Actes de S.S. Pie XII *de la Bonne Presse, il manque encore les années* 1947-1956 *et l'année* 1958. *Pour l'année* 1958, *qui n'est encore éditée nulle part en volume, on peut avoir recours au recueil ronéoté établi par les* Nouvelles de Chrétienté (*nouvelle* adresse : 134, rue de Rivoli, Paris-1^er^). *L'intérêt* de *la collection des* Actes *de la Bonne Presse était de donner les* TEXTES ORIGINAUX. *A cet égard* (*qui est le principal*) *le tome XIX est encore fort décevant. Espérons que pour les années* 1947 -- 1955 *et pour l'année* 1958, *la Bonne Presse reprendra la publication intégrale des textes originaux eux-mêmes, sans quoi l'édition des volumes concernant ces années risquerait de faire presque complètement double emploi avec la collection suisse citée ci-dessus.* \*\*\* *Signalons à nos lecteurs qu'ils peuvent, de France, s'abonner directement aux* Acta Apostolicae Sedis *eux-mêmes* (*seule publication* OFFICIELLE *du Saint-Siège*)*, en s'adressant à M. A. Baroni,* 6, *rue Magellan, Paris-*8*^e^.* \*\*\* - LES INSTITUTS SÉCULIERS. -- *Ils sont peu connus ou méconnus en France. Certaines campagnes de presse ont eu pour but quasiment avoué de les empêcher de s'étendre à notre pays, malgré la recommandation du Saint-Siège.* *On trouvera les* DOCUMENTS PONTIFICAUX *relatifs aux Instituts séculiers, ainsi que la* NOMENCLATURE DE CES INSTITUTS, *dans un livre paru en* 1959 *aux Éditions de la Bonne Presse composé par le P. Claude Musnier sous le titre :* Les instituts séculiers dans l'Église. \*\*\* - UNE GRANDE INVENTION MODERNE : LA DISTINCTION ENTRE LE SPIRITUEL ET LE TEMPOREL ! *-- Nos lecteurs connaissent le rôle joué par M. Michel François. Ce* CATHOLIQUE *est l'un de ceux qui, dans* France-Observateur *et dans* France-Soir *notamment, organisent les attaques contre l'Église. Nous en avons parlé voici bientôt deux ans* (*n° 26, pp. 68-71*)*.* 119:43 *D'autres estiment, et ne l'ont pas caché, que M. Michel François est un bien méchant personnage. Nous croyons, quant à nous, que ce soi-disant* « *spécialiste* » *de l'* « *information religieuse* » *se caractérise surtout, en matière religieuse précisément, par une ignorance insondable.* *Parmi d'autres bourdes significatives, nous avions relevé en* 1958 *que, selon M. Michel François, la distinction entre le temporel et le spirituel a été découverte et établie... par Jacques Maritain dans son livre Humanisme intégral* *Il nous avait paru superflu d'ajouter le moindre commentaire sur ce point.* *Notre propos de* 1958 *aura quelque peu inquiété M. Michel François* (*tout en lui paraissant entièrement énigmatique*)*. Il a senti le besoin de préciser et nuancer sa doctrine. Il a médité une vingtaine de mois cette troublante question. La recherche, le travail sont toujours récompensés. La pensée de M. Michel François, et son* « *information religieuse* », *viennent en effet de manifester un notable progrès. Il est maintenant moins affirmatif et plus complet.* *Dans* France-Observateur *du* 31 *mars, il professe que la distinction entre le spirituel et le temporel a été* « PRÉCONISÉE PAR DES PENSEURS CATHOLIQUES COMME BLONDEL ET MARITAIN » ; *et, pour satisfaire tout à fait aux exigences les plus érudites d'une exacte vérité, il va jusqu'à mentionner que cette distinction avait été* « PRESSENTIE DÉJÀ PAR LAMENNAIS ». *Avec une connaissance tellement poussée des principes fondamentaux de la pensée chrétienne, avec une culture religieuse aussi étendue, M. Michel François se sent apte à traiter* (*et même à traiter de haut*) *les plus difficiles questions.* \*\*\* *En deux ans, un progrès substantiel a donc été accompli par M. Michel François. Ce n'est plus Maritain qui a inventé la distinction. Il a simplement en commun avec d'autres penseurs, dont Blondel, de l'avoir* « *préconisée* ». *Et cette distinction éperdument nouvelle, Lamennais, tout de même en avait déjà eu le pressentiment.* *Un progrès aussi substantiel dans la connaissance mérite des félicitations. Malheureusement, ce n'est pas encore tout à fait ça.* *Et même, pas du tout. Que M. Michel François cherche encore...* \*\*\* - L'INTERPRÉTATION MARXISTE-LÉNINISTE COMME INSTRUMENT DE COMBAT*. -- Dans une revue mensuelle dirigée, éditée et rédigée par des religieux, numéro d'avril 1960, nous avons lu, sous la signature d'un religieux, une bien remarquable* « Lettre non recommandée à Nikita Krouchtchev »*.* *On y dit* (p. 9) *que rappeler* « *la répression sanglante et combien regrettable de la révolte hongroise* » *est le fait d'* « *excités* » ; *que c'est là* « *réactions intempestives dans leur caractère tapageur* ». *Bon. C'est une thèse. Mais le religieux auteur ajoute aussitôt, à propos de ces* « *réactions intempestives* » : « Pour être fondées sur des faits que nous condamnons nous aussi, elles n'expriment guère dans leurs bruyants excès que les convulsions de couches sociales dépassées par les événements, vestiges de temps révolus qui se cherchent des raisons de vivre dans les attitudes surannées du corporatisme et les équivoques d'une croisade ; leurs agitations rappellent les puérilités furibondes de vieillards mal résignés aux approches de leur disparition. » 120:43 *Ainsi,* SELON LA MÉTHODE MARXISTE-LÉNINISTE, *les idées sont présentées comme n'étant rien d'autre que le reflet de la situation économique d'une classe sociale. Les personnes qu'attaque le Révérend Père n'ont, à ses yeux, ni intelligence ni conscience libres. Ce qui fait la dignité de la personne leur a été retiré. Leurs pensées n'expriment que des phénomènes économico-sociaux. C'est l'interprétation de Marx. C'est celle de Lénine. Mais c'est aussi, aujourd'hui, celle d'un prêtre de Jésus-Christ.* *Pensant tout cela, il pourrait du moins s'efforcer de le dire de manière à ne point blesser les personnes. Au contraire, il en remet. Il dépasse le dénigrement pour atteindre jusqu'au mépris et jusqu'à l'outrage.* *Depuis plusieurs années, l'Églis*e *insiste tout particulièrement auprès des journalistes laïcs pour qu'ils renoncent à s'apostropher* AINSI *entre catholiques.* *Et* ce *sont alors certains auteurs ecclésiastiques qui, dans un contexte idéologique directement emprunté au marxisme-léninisme, se mettent à couvrir d'injures ceux qui n'acceptent pas de prendre chez Marx et chez Lénine les principes de leur pensée et de leur conduite.* *Sans doute faudrait-il en rire. Mais nous n'y arrivons pas, le cœur nous manque.* \*\*\* - LE PROGRESSISME SOUS LE SCALPEL DU R.P. FESSARD. -- *L'exemple qui précède, le texte cité, ne sont pas une exception, une pièce rare. Il existe un courant progressiste qui est puissant, et puissamment organisé. Le qualifier de* PROGRESSISME *n'est pas une approximation. Le second des éditoriaux du présent numéro donne à ce propos quelques précisions qu'il était devenu indispensable d'exprimer nettement.* *Des assurances avaient été données, des repentirs s'étaient exprimés, des garanties avaient été obtenues et parurent un moment respectées, un long moment. Or, de tout cela,* IL NE RESTE AUJOURD'HUI QUASIMENT RIEN. *On découvre brusquement que rien n'était vraiment changé dans les desseins, dans les volontés, dans les esprits, -- sinon que le progressisme avait accepté de se taire, mais pour mener un travail de sape clandestin, une silencieuse colonisation. Et maintenant mû par quel calcul ou par quelle espérance ? -- il ne se cache presque plus. On croyait que la réflexion, les avertissements reçus, le temps passé avaient provoqué dans les milieux progressistes une révision, incomplète peut-être, mais salutaire Révision ? Ils s'occupaient de donner le change, et ils se lancent de nouveau à l'assaut :* LA PROFONDEUR DU PÉRIL EST ÉPOUVANTABLE. *Mais, du même coup, elle redevient visible et tangible, et donne l'alerte.* *Quand on examine par exemple le contenu de ce qu'écrit* « *André Collonge* » *et quand on sait* QUI EST *en réalité* « *André Collonge* », *quand on examine à cette lumière tout ce que lui et ses amis déclarent, publient et font, plus prudemment, à découvert, quand on sait en outre que ce procédé ou des procédés équivalents se répandent à l'intérieur de l'Église, -- alors on se rend compte que cela n'est plus tolérable. Et qu'il y va de tout.* *Le R.P. Gaston Fessard vient de publier un grand livre :* De l'actualité historique (*deux volumes chez Desclée de Brouwer*)*. Un livre considérable* et *capital. Nous ne serons point entièrement d'accord avec toutes ses positions philosophiques* (*encore que tout, même le discutable, soit appelé à servir grandement au progrès de la pensée contemporaine*)*. Mais en tout cas, l'analyse ample, patiente, précise qu'il a faite du* PROGRESSISME (*dans le tome* II) *démontre d'une manière irrécusable la* PROFONDEUR *et la* PERMANENCE *d'un formidable péril.* 121:43 *Cette œuvre du P. Fessard est une œuvre majeure. Nous nous proposons d'en étudier, avec l'attention qu'elle appelle, avec l'estime qu'elle mérite, avec l'analyse studieuse qu'elle requiert, les aspects multiples et les diverses dimensions. On ne peut en pénétrer le contenu par une seule lecture, ni en discerner du premier coup tous les prolongements. Les pages qui forcent l'adhésion et celles qui suscitent la discussion seront les unes et les autres capitales pour la pensée chrétienne. Peut-être essayera-t-on de faire* COMME SI *cet ouvrage n'existait pas : on ne l'empêchera pas d'exercer une influence décisive.* *Nous avons voulu saluer dès maintenant cet événement considérable et le signaler à nos lecteurs. Le P. Fessard vient de nous donner, semble-t-il, la* « *somme* » *d'une pensée qui a déjà porté de nombreux fruits. Né en* 1897, *entré dans la Compagnie de Jésus en* 1916, *il avait en* 1937 *montré en quoi le* « *dialogue catholique-communiste* » *est impossible. En* 1941, *il avait écrit, sur la perversité du racisme nazi :* France, prends garde de perdre ton âme. *Il avait pris part à la fondation du* Témoignage chrétien *clandestin, mais il dut quitter* Témoignage chrétien *quand il devint évident que cette résistance au totalitarisme nazi ne voulait pas s'engager dans une résistance aussi totale, aussi complète au totalitarisme communiste. C'est alors* (1946) *que le P*. *Fessard publia :* France, prends garde de perdre ta liberté, *qui demeure l'un des classiques de la résistance au communisme*, *au même titre que certains de ses articles :* *celui paru dans les* Études *de janvier* 1949 *sur* « *le christianisme des chrétiens progressistes* », *et la célèbre* « *Lettre à Emmanuel Mounier* » *d'avril* 1949. *On n'a pas oublié son* Libre commentaire sur un message de Pie XII (*le message de Noël* 1956)*. On a souvent regretté, en revanche, certains obstacles apportés, dans un passé récent, à l'expression publique de sa pénétrante et lucide opposition au progressisme. Il y fait une allusion, d'une discrétion extrême, dans le tome II de* L'Actualité historique (*p.* 181). *Mais enfin, son livre du moins, --* « *sous presse* » *depuis quatre ans, a pu être publié : Deo gratias !* *L'œuvre du P. Fessard nous paraît honorer et illustrer tout particulièrement la vocation* de *la Compagnie de Jésus, qui travailla au premier rang à la* « *Contre-Réforme* ». *En un temps ou l'Église et le genre humain sont assaillis par une* « *révolution* » *qui est* intrinsèquement perverse, *il eut été étonnant que la Compagnie de Jésus ne fût pas au premier rang de la* « *Contre-Révolution* » *nécessaire. Si la Compagnie de Jésus ne le faisait point, ou si elle biaisait, nous nous sentirions comme orphelins, comme abandonnés devant le péril. Qu'il y ait eu bien des hésitations, des malentendus, des fausses manœuvres et même des faiblesses, cela est humain. Il y* *en avait eu aussi en face de la Réforme protestante* (*que nous ne comparons certes pas à l'intrinsèque perversité communiste*)*. Et puis, peu à peu, après quelquefois des épisodes douloureux ou regrettables, les choses commencent à se mettre en place. Il est normal qu'il y faille du temps* (*ne serait-ce que le temps de la réflexion, et d'une mûre appréciation*)*. Le P. Fessard y contribue d'une manière éminemment féconde, même si son œuvre n'est, selon une éventualité qu'il envisage lui-même, qu'une étape vers un ressourcement plus exact et plus complet.* 122:43 Jean Madiran\ L'unité. Cette conférence n'a pas été écrite. Elle a été prononcée le 24 octobre 1959 aux Journées de l'Unité organisées à Paris par M. l'abbé André Richard, président du Mouvement pour l'Unité. Il ne s'agit donc pas d'un exposé en forme ni d'un traité dogmatique, mais d'une simple causerie familière, à laquelle on a laissé le tour direct, oral, et quelquefois approximatif, de la conversation. Cette plaquette de 32 pages est en vente uniquement à la « Librairie des Chercheurs et des Curieux », 1, rue Palatine, Paris-VI^e^ (1 NF l'exemplaire). 123:43 ## DOCUMENTS ### Les valeurs que défend l'Occident. *Dans son numéro de février* 1960*, la* REVUE MILITAIRE D'INFORMATION*,* (105*, avenue de Suffren, Paris VII^e^*) *qui paraît sous le patronage du ministère des Armées, a publié un article de Marcel Clément que voici en son entier.* *En marge de cet article capital, nous ferons simplement remarquer que les vrais* « *contacts* » *ou* « *colloques* » *entre* « *militaires* » *et* « *intellectuels* » *n'ont pas attendu les sommations de la presse : les militaires, à la différence de ceux qui dirigent, rédigent ou inspirent certains* « *grands journaux* »*, ne sont pas des analphabètes. Il y a longtemps que le niveau intellectuel moyen de l'officier français est très supérieur, et même incomparablement supérieur, au niveau intellectuel moyen du journaliste parisien. Et sans mal.* *Quant à penser que ces* « *contacts* » *entra* « *militaire* » *et* « *intellectuels* » *devraient avoir lieu avec des gens de la Sorbonne, les* « *militaires* » *ne sont précisément pas assez incultes pour cela. Ils ont lu Péguy. Notamment au chapitre de la Sorbonne.* Ce n'est pas d'employer un même moyen, qui unit profondément les hommes. C'est de vouloir la même fin. Les États qui sont unis par le Pacte de l'Atlantique Nord ont donné leur accord à cette alliance militaire comme à un moyen. La solidarité y est étroite. Mais ces mêmes États sont-ils aussi profondément unis sur la fin suprême qu'ils poursuivent dans le cadre de cette alliance qu'ils entendent l'être dans le cadre des moyens techniques qu'ils emploient ? Si l'on veut donner une réponse nette et loyale à cette question, il faut avouer que l'unité est mieux fondée dans sa partie négative que dans sa partie positive. Les membres de l'OTAN sont assez explicitement d'accord sur ce qu'ils ne veulent pas, sur ce qu'ils refusent. Ils le sont peut-être moins clairement sur ce qu'ils veulent, même s'ils peuvent se référer en théorie à ce sujet, soit à la Charte de l'Atlantique, soit à la Déclaration universelle des droits de l'homme. 124:43 Il y a pourtant, c'est bien certain, un ensemble de valeurs qui constituent un minimum et sur lequel l'Occident, dans son ensemble, est implicitement d'accord. Toutefois, les hommes politiques non plus que les chefs militaires n'ont le loisir de méditer ensemble officiellement sur de tels sujets. La conférence au sommet sur les valeurs spirituelles de l'humanité n'en serait pas moins fort opportune. En France même, l'accord des esprits est plus intuitif que fondé de façon rationnelle, sur la définition des valeurs de civilisation que notre armée a pour l'une de ses missions de défendre. Lorsque l'on considère les divers secteurs de l'opinion française, tels que la Presse quotidienne les exprime, on constate que tous ceux qui refusent la conception de l'homme communiste sont encore loin d'un accord formulant les valeurs au service desquelles ils se trouvent normalement unis. Sur le plan national comme sur le plan international, il y a là un point faible. Plus, peut-être... Si la guerre dans laquelle nous avons à faire face est une guerre idéologique dans son but comme dans ses méthodes, nous ne pouvons résister à une doctrine qu'à la condition d'exprimer la nôtre avec au moins autant de force, -- et plus de clarté ! Car nous avons une doctrine. La France en a une. L'Occident tout entier en a une. Sa faiblesse est d'être implicite. Sa faiblesse est d'être trop souvent résumée dans des mots tels que « liberté », « démocratie », « valeurs spirituelles », qui ont eu un sens précis, sans doute, mais qui à force d'être utilisés par des idéologies diverses ne sont plus capables, à eux seuls, de faire communier les esprits dans une vérité claire et distincte. Il faut reconnaître, en outre, que la guerre psychologique a joué dans ce domaine comme dans plusieurs autres, et que par exemple, depuis que la « dictature du prolétariat » s'est métamorphosée en « démocratie populaire », le mot démocratie lui-même ne prend son sens qu'en fonction de la bouche qui le prononce ou du contexte dans lequel il est employé. Cette corruption du vocabulaire n'est pas un des moindres dangers de la situation actuelle. Elle est une des manifestations de la guerre psychologique qui nous est faite, et la force du communisme est souvent d'employer les mêmes mots que ceux qui expriment des valeurs que nous défendons, mais en leur donnant un sens totalement différent. La liberté fait partie du vocabulaire des marxistes-léninistes. Et aussi la dignité humaine ; et aussi le progrès social... Mais il ne s'agit plus alors de la liberté personnelle. Il ne s'agit plus de la dignité de la personne. Il ne s'agit plus d'un progrès social respectueux des libertés individuelles... 125:43 Tant et si bien que la défense nationale, et aussi la défense de l'Occident ne consistent plus simplement en un rempart de forces spirituelles et morales en même temps qu'en un rempart de forces matérielles. Elles exigent de plus, et non point seulement par boutade, un rempart de définitions précises, exprimant réellement les valeurs qui sont attachées, dans nos cœurs, aux trois mots : Liberté, Égalité, Fraternité. Efforçons-nous donc, en faisant l'inventaire de notre héritage moral et spirituel, de définir d'une façon aussi universelle que possible les valeurs que nous défendons et dont la France, dans les circonstances actuelles comme par le passé, demeure à la fois un symbole et une espérance. #### La liberté. L'homme est libre. Il faut préciser davantage. La personne humaine est libre. Que voulons-nous dire par là ? Généralement, depuis la Révolution de 1789, cette affirmation concerne la *condition* de l'homme dans la société. On désigne de cette manière la possibilité pour l'individu, d'agir dans la vie sociale d'une manière qui soit en accord avec ses aspirations. Si l'on veut être précis, il faut remonter plus haut. Avant d'être une condition dans la vie sociale, la liberté est une *réalité psychologique.* C'est parce qu'elle est une réalité psychologique fondamentale qu'elle doit être une condition sociale. Mais la condition sociale n'est qu'une conséquence. Voyons donc le fondement. La liberté est une réalité psychologique. C'est la philosophie grecque qui la première, grâce aux efforts de plusieurs générations de penseurs, a permis de dégager la notion de liberté, dans ce sens. C'est en comparant l'homme à l'animal que les philosophes de la Grèce antique ont ébauché une première formulation des valeurs morales. L'homme, ont-ils remarqué, est un animal raisonnable. Il est un animal, car il est doué de ce qui constitue tout animal : un corps vivant, qui est chez lui organisé de façon plus parfaite que chez les autres animaux. Mais les autres animaux sont mus par l'instinct. C'est par instinct qu'ils chassent et qu'ils mangent ; ce n'est pas avec l'intention de se nourrir. C'est par instinct qu'ils s'accouplent ; ce n'est pas avec l'intention de se reproduire. C'est par instinct qu'ils se protègent et qu'ils se rassemblent ; ce n'est pas avec l'intention de préserver leur santé ou de rendre service à leurs semblables. A proprement parler, on ne peut pas dire que les animaux poursuivent des buts. C'est la nature qui, à travers eux, poursuit ses buts. Elle les a pour cela doués de l'instinct, cette faculté étonnante qui permet de faire avec précision et avec perfection des actes, dont l'équivalent chez l'homme suppose un apprentissage et beaucoup de tâtonnements. 126:43 Chez l'homme, l'instinct, sans être absent, semble néanmoins beaucoup moins parfait et beaucoup plus indifférencié. Au lieu d'instinct, *l'homme est doué de raison,* c'est-à-dire qu'*il est susceptible de connaître la notion de fins et de parvenir à telle ou telle d'entre elles par les moyens qu'il choisit.* On voit tout de suite que la nature, en donnant à la personne humaine la raison, lui a donné ce qu'elle a refusé aux animaux : la liberté, le pouvoir de choix. On le constate dans les choses les plus humbles de la vie. L'animal ne choisit pas sa nourriture. Il est déterminé « *ad unum* ». Il est herbivore. Ou frugivore. Ou carnivore. Il est poussé par l'instinct à se nourrir, et à se nourrir d'une certaine façon. De même, il ne choisit pas son vêtement. Il est recouvert d'écailles, ou de poils, ou de plumes, et son mode de vie est aussi stable que son genre de protection est naturel. Ainsi, en toutes choses, l'animal ne choisit aucun des moyens qui lui permettent d'atteindre les buts auxquels il est ordonné. C'est la nature qui choisit les buts pour lui. C'est elle aussi qui choisit les moyens. A l'inverse, l'homme par sa raison est capable de discerner les buts auxquels la nature l'ordonne, mais sans pour autant l'y déterminer. L'homme doit manger. Mais il en prend conscience. Il est capable de comprendre le but biologique de la nourriture. Il est capable de choisir les aliments les mieux en rapport avec son état de vie ou sa santé. Il a le choix des moyens. Il est libre. A considérer seulement la raison pratique comme une faculté simplement biologique, c'est-à-dire comme un instrument permettant l'adaptation aux conditions de vie, on est amené à conclure que dans l'espèce humaine, chaque individu est doué d'autonomie. On pourrait tout aussi bien dire qu'il est doué du pouvoir « d'auto-détermination ». Et cela parce qu'il a une intelligence raisonnable, grâce à laquelle il peut connaître les buts de la vie et les divers moyens d'y parvenir, et aussi parce qu'il a une volonté libre, c'est-à-dire la faculté de tendre efficacement vers une fin donnée par un moyen donné, non pas parce qu'il y est forcé, mais parce qu'il LE CHOISIT. C'est cette aptitude à ne pas être livré toujours et partout à ses impulsions et à son instinct, mais au contraire à prendre conscience, à réfléchir aux conséquences et à agir en connaissance de cause, qui constitue précisément le libre arbitre. Car *dans l'homme, c'est la volonté qui est libre* et c'est pourquoi plus la volonté est forte, plus l'homme est réellement libre. Au contraire, si la volonté est débile, ce sont les instincts et les passions qui déterminent l'individu, et celui-ci devient alors inférieur à l'animal. Mais les Grecs poussèrent l'analyse plus loin. Ils surent voir dans la raison autre chose qu'une faculté simplement biologique. Par exemple, Aristote remarque que dans les organes de l'homme, les yeux, le nez, les mains, les pieds, tous ont une fin. Il insiste aussi sur le fait que le menuisier, le marin, l'architecte, le cultivateur, tous poursuivent une fin. Selon que la fin est atteinte ou non, on dit que les yeux sont bons ou mauvais, que les oreilles entendent bien ou mal, que l'on a affaire à un bon ou à un mauvais artisan, etc. 127:43 De même, poursuit Aristote, l'homme en tant qu'homme a par nature une fin qui n'est celle ni des plantes, ni des animaux. La fin de l'homme, est la fin des facultés qu'il est le seul à posséder : la raison et la volonté. Quelle est la fin de la raison considérée en elle-même, de la raison spéculative ? Ce n'est pas simplement « d'éclairer l'adaptation biologique de l'individu. Plus profondément, la raison veut connaître la vérité. Elle la cherche et elle s'en nourrit, de telle façon que l'on peut dire que la fin propre de l'intelligence, c'est la possession de la vérité. De même, la volonté n'a pas pour objet de tendre vers un bien particulier, puis vers un autre bien particulier, simplement en fonction des nécessités vitales. La volonté désire un bien qui ne soit pas seulement le bien de tel organe des sens, de telle aspiration intellectuelle, sociale ou esthétique, mais un bien qui ne soit limité par aucun manque, un bien en quelque sorte infini. Ainsi, *la fin de l'homme dans ce qu'elle a de spécifique, en tant qu'il est un animal raisonnable, c'est donc toute vérité dans l'intelligence et tout bien dans la volonté.* On dira que *l'homme est bon, ou qu'il est droit, lorsqu'il respecte les fins inscrites dans la nature.* On dira qu'*il est mauvais, ou méchant, lorsqu'il s'en écarte.* Tel est le fondement de la morale. Cette analyse est précise. Elle apporte l'affirmation de la liberté de chaque personne, c'est-à-dire de son pouvoir naturel d'auto-détermination en face des fins et des moyens. Elle apporte en même temps l'affirmation de la responsabilité de chaque personne, puisque en face des fins que la nature indique à la raison humaine, l'homme est le principe de ses actes. Il peut suivre sa raison qui lui montre ce que requiert l'ordre naturel. Il peut suivre ses passions et ses instincts, qui lui montrent un bien sensible immédiat, et lui cachent souvent les conséquences ultérieures. La volonté libre, entre la raison et les passions, est au centre de la souffrance de tout homme. Et c'est pourquoi nous tenons tant à notre liberté, alors même que parfois nous sommes déchirés par elle : c'est en elle que se joue notre destin. Car il ne suffit pas que notre volonté soit libre. Il ne suffit pas que nous ayons la faculté de choisir librement tout ce qui engage fondamentalement notre destin. Il faut encore que *la société soit organisée de telle façon qu'elle respecte cette liberté,* c'est-à-dire qu'elle nous mette les uns par rapport aux autres dans une véritable égalité, avec les mêmes droits et les mêmes devoirs. Cette égalité, qui est profondément fondée sur la notion de droit, les derniers des philosophes de la Grèce ancienne en avaient eu l'intuition, mais ce sont les Romains qui en ont apporté le fondement, grâce au travail des plus sages de leurs jurisconsultes. 128:43 #### L'égalité. Lorsque l'on établit que l'animal est mû par l'instinct alors que l'homme se meut par la raison et la volonté libre, on établit un *fait.* Telle est la nature de l'animal. Telle est la nature de l'homme. Mais on n'a pas pour autant établi un *droit.* C'est ici que se pose, dans toute son ampleur, le problème de la dignité de la personne humaine. L'homme a la capacité de se mouvoir lui-même en vue de sa fin. Par nature, il doit se déterminer en face des fins et des moyens. Mais cette capacité, est-elle une capacité simplement physique, un pouvoir que l'on constate, ou est-elle une capacité physique et morale, un pouvoir que non seulement l'on peut constater en fait mais que l'on doit respecter, en droit. Depuis que le communisme a mis en question l'une des acquisitions les plus certaines de la civilisation à ce sujet, nous sommes contraints de réviser le problème, et comme on dit, de le « repenser ». Pour décrire ce que nous appelons encore dans notre langage un assassinat, les marxistes léninistes parlent de « liquidation physique ». Le mot est révélateur. Il va à l'essentiel. Les communistes ne nient pas qu'il y ait dans l'homme, individuellement considéré, un certain pouvoir d'autodétermination, une certaine capacité de choix en face de son propre destin, mais ils ne voient pas là autre chose qu'une simple capacité physique, qu'un simple pouvoir matériel. La destruction d'un individu -- préalablement condamné comme « ennemi du peuple » -- n'est donc rien d'autre que la destruction d'un organisme vivant (matière pensante comprise et capacité matérielle de choix comprise.) La notion de bien et de mal ne se réfère plus au respect de l'ordre naturel. Elle se réfère au respect du « sens de l'histoire », ce sens étant identifié avec la politique poursuivie à un moment donné par les matérialistes « conséquents ». Dans une telle perspective, le terrorisme est chose parfaitement légitime : la liquidation physique de personnes que l'on sait n'être coupables de rien ne pose pas plus de problème que la liquidation physique des bêtes, chaque jour, à l'abattoir. Il suffit que l'utilité en apparaisse pour que l'on puisse y procéder. L'homme a en fait la liberté. Mais l'a-t-il en droit ? Il a la capacité physique de se mouvoir lui-même en vue d'une fin. Mais en a-t-il la capacité morale ? Et pour être encore davantage précis : *y a-t-il une nature qui confère à l'homme, à la personne, le droit d'être respecté dans sa liberté ?* Précisons clairement ce qu'est un droit : c'est un pouvoir moral conforme à la raison. Lorsqu'un créancier qui a prêté une somme d'argent se présente au jour dit à son débiteur pour obtenir de lui remise de la dette, il ne commence pas par exercer sur lui une force physique. Il commence par exercer une force morale, c'est-à-dire qu'il rappelle au débiteur ce qu'il lui a prêté, les conditions du prêt, le devoir qui en résulte pour lui. Autrement dit, *le créancier fait valoir son droit :* *il montre à la raison du débiteur une vérité* en face de laquelle la raison du débiteur si elle est « droite » reconnaît sa dette. 129:43 Appliquons cette notion au problème de la liberté. Chaque personne a-t-elle le droit, c'est-à-dire le pouvoir moral d'être respectée dans sa liberté ? Plus généralement, est-il conforme à une exigence de la raison humaine premièrement, de reconnaître à chaque personne le droit d'être respectée dans sa capacité personnelle de choix et d'auto-détermination, deuxièmement, d'imposer à tous comme une obligation morale, de respecter, en corollaire, les droits de chacun ? Pour répondre à cette question, il faut en mesurer les conséquences. *Si l'on résout le problème par l'affirmative,* chaque personne, individuellement considérée, apparaît, en droit comme *le sujet légitime de ses actes.* On lui reconnaît dans la vie sociale le pouvoir moral de se gouverner librement, sous réserve qu'elle ait suffisamment d'empire sur elle-même pour permettre aux autres d'en faire autant. Dire que l'homme est sujet de droit, c'est donc en même temps dire que l'homme est sujet de devoirs moraux, puisqu'il est évident que les droits ne sont respectés que dans la seule mesure où tous sont fidèles au devoir de ne pas y porter atteinte. En bref, une société d'hommes libres suppose qu'elle est constituée de personnes suffisamment évoluées pour respecter chez les autres ce que chacun revendique pour soi. On peut vraiment, alors parler d'égalité dans la vie sociale. *Si l'on résout le problème par la négative,* chaque personne, individuellement considérée, apparaît, en fait, comme *un simple objet que les autres peuvent utiliser* à la manière même dont on utilise les animaux. Par conséquent, les plus forts ont sans limite morale la faculté physique de disposer des autres. S'ils s'emparent du pouvoir politique, ils pourront, sans doute, faire régner une certaine apparence d'ordre. Ils pourront même faire un code, des lois, et baptiser tout cela du nom de « droit ». Mais le droit ne sera plus alors que la consécration, en droit positif de leur volonté arbitraire, et non point le respect d'un ordre supérieur aux hommes, ordre que les hommes reconnaissent en raison et sur lequel ils établissent toutes leurs relations sociales. Dans ces conditions, les incroyants considèrent que c'est un postulat de la raison humaine, et les croyants que c'est une loi naturelle inscrite dans la conscience, que d'affirmer *la dignité éminente de la personne humaine, c'est-à-dire le droit d'être sujet, et non objet, dans la vie sociale ; le droit donc, d'être le principe de ses actes et de choisir librement les moyens d'atteindre sa fin.* 130:43 Ceux qui croient en un Dieu Créateur en en sa Providence voient précisément dans la dignité de la personne en reflet de la Sagesse supérieure. Ceux qui adhèrent à une autre explication du monde considèrent que c'est précisément la noblesse de la Raison humaine que de pouvoir élaborer un Ordre moral et social permettant à chacun d'avoir l'autonomie de sa volonté. Il importe par-dessus tout, dans les circonstances actuelles, et dans le respect mutuel de toutes les croyances, que l'accord explicite soit fait entre tous sur cette définition de la dignité de la personne. C'est elle qui unit les esprits et les volontés de l'immense majorité de ceux qui repoussent le communisme en tant qu'il y reconnaissent le plus grand péril spirituel et temporel de notre époque. Ce sera l'honneur de la Rome antique que d'avoir dégagé, au cours des siècles, la notion du juste et de l'injuste, c'est-à-dire la notion du droit. Sans doute, les Romains eux-mêmes n'ont pas accédé du premier coup à l'égalité fondamentale de toutes les personnes. Mais nous leur sommes redevables des fondements de la pensée juridique qui est aujourd'hui le mode d'expression le plus adapté pour affirmer que s'il est conforme à la nature qu'il y ait entre les personnes des inégalités de talents et des inégalités de fonctions, il est auparavant conforme à la nature de respecter en tous la même dignité, c'est-à-dire le droit d'être considérés comme ayant une fin propre et le droit d'y tendre en demeurant le principe de ses actes. #### La fraternité. Si nous découvrons dans l'héritage de la Grèce ancienne la première analyse de la liberté, et dans l'héritage de Rome la première affirmation des fondements de droit et plus tard de l'égalité des personnes qui en résulte, c'est dans la tradition religieuse elle-même que l'on doit rechercher les origines dit sentiment de la fraternité universelle. Les origines seulement, car si le peuple hébreu dont l'histoire nous est contée par l'Ancien Testament a un sens très profond de la fraternité. Il n'en a point encore un sens universel. Les Juifs se croient le peuple élu. Il en résulte entre eux une fraternité, mais entre eux seulement. Cette conviction est si fortement ancrée alors, que le caractère universel du message de Jésus-Christ se heurte à des oppositions vigoureuses. L'apôtre Pierre lui-même, après le départ du Maître, hésite à donner le baptême à des non Juifs. Il faudra la fougueuse conviction de Paul de Tarse pour lever les doutes à ce sujet et donner tout son sens à la prière des chrétiens. Car si Jésus-Christ avait appris à ses disciples à prier Dieu en lui donnant le nom de Père, c'est seulement après la prédication de saint Paul que la conséquence en apparaîtra dans toute sa dimension, à savoir la fraternité universelle. 131:43 Elle apparaît pourtant avec évidence, cette fraternité de tous les hommes, à qui considère l'unité profonde de la nature humaine. Comment ne seraient-ils pas frères, c'est-à-dire *comment n'auraient-ils pas une racine commune, un principe commun, ces hommes identiquement composés d'un corps vivant, également doués d'intelligence et de volonté ?* Avant même de faire appel à la fraternité surnaturelle telle que l'Église catholique affirme qu'elle existe entre tous ceux qui, par adoption, deviennent fils de Dieu, *il existe une fraternité naturelle dont la prise de conscience peut être faite sans exception par tous les hommes de notre temps.* Elle est d'autant plus importante pour la France et pour toute la Communauté, cette prise de conscience, que dans la tradition religieuse musulmane, le sens de la fraternité est lui aussi très vif et très profond et que des signes émouvants témoignent du souffle qui actuellement fait sauter non seulement les barrières de classes, mais aussi les barrières de race pour unir comme fils d'un père commun les Juifs, les musulmans et les chrétiens. Ceux-là même qui ne croient pas en la paternité d'un Esprit divin s'unissent d'ailleurs sans hésiter à ceux qui y croient, lorsqu'il s'agit de proclamer la réalité sublime de la fraternité de tous les hommes sans aucune discrimination. Sans doute, il en va de la fraternité comme de l'égalité et de la liberté : elles sont à interpréter dans le concret. Dire que tous les hommes sont frères ne signifie nullement que les parents n'ont plus de droits sur leurs enfants. Dire que tous sont égaux n'équivaut pas à affirmer que l'on nie toute espèce de hiérarchie et d'autorité. Dire que tous les hommes sont libres ne suppose pas que l'on renonce à priver de liberté ceux qui précisément se conduisent de telle sorte qu'ils mettent gravement en péril la dignité humaine. La liberté appartient à l'homme comme tel. Dans le concret, l'usage de cette liberté lui est donnée au fur et à mesure que son âge et sa maturité lui permettent de s'en servir, C'est l'œuvre même de l'éducation que de mettre des enfants progressivement en état de devenir le principe responsable de leurs actes. L'égalité des hommes est une égalité de nature. Individuellement, les hommes sont inégaux et les différences de sexe, d'âge et de talent entraînent normalement des différences de fonctions, les unes et les autres complémentaires, d'ailleurs, au sein du corps social. Mais dans la fonction la plus humble comme dans la responsabilité la plus élevée, qu'il s'agisse d'obéir ou qu'il s'agisse de commander, c'est toujours en tant que chacun est le sujet responsable de ses actes qu'il est appelé à sa place à collaborer au bien de tous. *L'identité de nature apparaît alors comme le fondement de la fraternité universelle.* 132:43 #### La patrie. La dignité de la personne consiste dans le droit d'être le principe responsable de ses actes. Le problème *moral,* pour chacun, consiste à introduire un ordre raisonnable dans ses actes volontaires. Le problème *social,* au sens le plus général, consiste à permettre à des hommes d'agir librement en respectant mutuellement leur dignité. La tentation est forte, en de nombreuses circonstances, d'abuser de la liberté que nous donne la société. Ce sont ceux surtout que leur âge, leur sexe, ou leur situation économique mettent en état de faiblesse relative qui sont menacés d'être traités comme de simples objets par les plus forts et les plus puissants. C'est ainsi qu'il y a un problème de la dignité de la femme, il y a un problème de la protection des mineurs, il y a un problème du prolétariat, etc. Comment donner la liberté et affirmer en même temps l'égalité et la fraternité, sans que la liberté des plus forts ne se traduise par l'exploitation des plus faibles, et donc aussi par des ruptures graves de l'égalité et de la fraternité. Il n'est pas douteux que la véritable solution à ce problème soit d'ordre moral et, pour les croyants, d'ordre religieux. *C'est l'éducation première, la formation du jugement moral, l'affermissement de la volonté chez l'enfant et chez l'adolescent, qui préparent des citoyens au sens plein de ce terme.* Le véritable citoyen, c'est l'adulte qui, ayant atteint la pleine maturité de son jugement, de sa volonté, de sa sensibilité et de sa force physique, est devenu par là même capable de poursuivre en union avec tous les autres citoyens le bien commun de la patrie. Car ce n'est pas dans la société en général que doit se développer et s'épanouir la dignité personnelle de chaque citoyen. C'est dans des sociétés concrètes bien définies : sa famille, sa province, sa patrie politique. Ils n'est pas possible de définir en plénitude ce qu'est la patrie, société politique dans laquelle nous vivons et où s'épanouit notre dignité, sans auparavant évoquer le rôle que joue la société familiale. L'homme et la femme, ayant un droit égal de disposer de leur personne, fondent, d'un consentement pleinement libre et réciproque un foyer destiné à leur permettre d'élever leurs enfants et de se compléter mutuellement pour réaliser la plénitude de la vie domestique. *La famille apparaît donc comme une société naturelle, c'est-à-dire comme une société directement ordonnée à perfectionner la dignité des membres qui la constituent* (aux sociétés naturelles s'opposent les sociétés libres, qui ont pour but non la perfection des membres, mais la confection d'une œuvre quelconque. C'est pourquoi l'ont dit que la famille est une société naturelle, alors qu'une société de chasse et de pêche est une société libre...). 133:43 On dit parfois que la famille est la cellule de la société politique. Ce n'est la qu'une comparaison, mais qui sur un point précis demeure parfaitement légitime. En effet, dans l'organisme vivant, c'est la cellule qui est féconde, c'est la cellule qui se multiplie pour constituer les tissus. De même, dans la société, c'est la famille qui est féconde, qui est source de vie, au point que l'on peut dire que de la solidité et de la vitalité des familles dépendent la solidité et la vitalité de la société politique tout entière. La famille, isolée, ne saurait toutefois atteindre sa fin. Sans aucune espèce de relations sociales avec d'autres familles, elle ne pourrait atteindre qu'à une vie matérielle des plus misérables, à une absence à peu près totale de vie culturelle, et elle ne pourrait pas marier ses enfants, En ce sens, on peut donc dire que la famille est une société imparfaite, qui ne peut pas atteindre sa fin propre par ses seules forces. Lorsque, au contraire, une multitude de familles s'unissent pour poursuivre ensemble leur bien commun, les échanges économiques, la division du travail, la circulation des idées, les alliances des mariages enfin permettent à chacune d'atteindre à sa perfection propre, C'est donc seulement dans la société politique que la société familiale peut réaliser sa fin comme c'est seulement grâce aux cellules familiales que la société politique reçoit sans cesse un accroissement nouveau, une régénération non seulement physique mais aussi morale et spirituelle. *La fin propre de la société politique, c'est le bien commun, c'est-à-dire l'ensemble des conditions extérieures favorables au respect des droits de toutes les familles, de toutes les personnes dans la société.* Il s'agit des conditions extérieures, car la société politique doit évidemment respecter avec une rigoureuse délicatesse le for interne de chaque personne. Mais dans ces conditions extérieures, figurent incontestablement l'affirmation solennelle des règles de droit qui garantissent la dignité personnelle et les normes de la moralité publique dont le respect protège efficacement cette dignité. Parmi les autres réalités qui font partie du bien commun, on citera le droit à la sécurité personnelle, le droit au libre choix d'une vocation, le droit au mariage et à l'éducation des enfants et, d'une façon générale, le ferme maintien de toutes les garanties juridiques qui sont les conditions extérieures de la dignité de la personne humaine. Lorsque, de siècle en siècle, une multitude de familles ont poursuivi, à travers les générations successives, le bien commun politique, de siècle en siècle aussi l'héritage, non pas seulement matériel mais aussi culturel et spirituel, s'accroît. Peu à peu, *les hommes prennent conscience de la réalité de la patrie à travers l'existence du patrimoine.* Le nom même de la patrie indique bien cette continuité : c'est la demeure paternelle. 134:43 On a parlé, en notre temps, d'une crise du patriotisme. Dans la mesure où il faut la déplorer, elle exprime surtout une sorte de mutilation du sens du réel. Trop souvent, nous sommes enclins à croire que les choses n'existent pas quand elles nous dépassent trop. L'enfant dit merci, auquel on donne un jouet. Il ne pense pas à dire merci pour avoir reçu la vie. Les petites choses qu'on donne, nous les isolons clairement, nous les voyons bien et nous en remercions bien. Quand c'est très grand, nous croyons que c'était dû ! Quand c'est immense, et que notre cœur est étroit, nous doutons si cela existe... Alors, quand il s'agit de ce que nous avons reçu de la patrie depuis quinze cents ans, il se peut bien que certains ne le discernent plus ou le discernent mal. Et pourtant ! Comment dénombrer ce que nous avons reçu d'elle ? Une certaine manière de vivre, dans un certain style, avec un certain sens de la liberté, avec un certain rythme pour raisonner, voilà déjà un peu d'inexprimable ! Et aussi ces paysages de France, qui sont une pédagogie pour nous comme pour nos enfants, la langue française qui est une intelligence et une musique, pour nous comme pour nos enfants, les exemples des grands hommes et des femmes au grand cœur, qui sont une invitation quotidienne pour nous comme pour nos enfants ! Qu'avons-nous reçu d'elle ? Nous-mêmes, qui sommes tissés de quarante générations qui ont aimé et qui ont peiné, et qui nous ont fait ce que nous sommes. Si même, aujourd'hui, nous pouvons élargir les routes de l'histoire et donner le nom de Français à des familles ou à des hommes qui sont entrés récemment dans le cercle de la patrie, c'est précisément parce que nous avions quelque chose à donner. Et c'est pourquoi le patriotisme n'est point d'abord et simplement un élan sentimental. Il est d'abord et principalement un acte de raison et de volonté parce qu'il est un acte de justice. Pouvons-nous recevoir tant, sans qu'il en résulte pour nous quelque devoir ? Pouvons-nous recevoir tant, et gaspiller ? Pouvons-nous recevoir tant, et dilapider ? Pouvons-nous recevoir tant, et transmettre à nos enfants moins que nous avons reçu ? Elle serait là, l'injustice et c'est pourquoi l'abolition du patriotisme correspond en quelque façon à une atrophie du sens moral. Sans doute, le patriotisme n'est pas un acte qui relève strictement de la vertu de justice : il faudrait pour cela que nous puissions rendre à la Patrie l'équivalent de tout ce que nous avons reçu d'elle. Il est bien évident que nous en sommes incapables et c'est pourquoi les moralistes nomment la vertu de patriotisme une « justice imparfaite ». Aussi devons-nous lui rendre tout ce que nous pouvons, en honneur, en dévouement, en sacrifice. Et il s'agit d'une dette -- d'une dette de conscience. #### La société des États. La famille et la patrie ne sont pas les seules sociétés naturelles, et qui figurent parmi les valeurs que nous défendons. Il en est une troisième qui prend aujourd'hui une importance tangible pour chaque citoyen : la société des États. 135:43 Elle n'est pas encore arrivée à sa complète maturité : la douloureuse division du monde entre l'Est et l'Ouest l'atteste. De plein droit, pourtant, elle est une société naturelle car, comme la famille et comme la patrie, elle a pour fin essentielle le perfectionnement de la vie de ses membres. Il est évident que dans une société des États justes et pacifiques, l'entraide internationale serait progressivement assez efficace pour élever le niveau de vie et de culture des pays les moins favorisés et pour permettre à l'humanité tout entière de réaliser ce que le général de Gaulle, après Péguy, nommait la « fraternelle civilisation ». Nous n'en sommes pas encore là, pour de nombreuses raisons, dont la plus grave est certainement la négation pratique de la dignité de la personne humaine chez tous ceux qui pratiquent, de façon méthodique, la guerre subversive et la guerre révolutionnaire. Cependant, des mouvements se développent dont l'importance historique est certaine et, qui peuvent nous aider à prendre conscience des valeurs que nous défendons au sein de la société des États. Deux mouvements, apparemment de sens inverse, dominent actuellement la vie internationale. Nous voyons, d'une part, des peuples atteindre l'âge adulte, découvrir les exigences de leur pleine maturité, et désirer leur indépendance. Les uns le font en choisissant de devenir citoyens « à part entière » dans la patrie de leur choix. De cette manière, et avec l'accord explicite de cette patrie, ils deviennent pleinement et légitimement héritiers d'un passé grâce à quoi ils peuvent brûler les étapes du progrès matériel et aussi, à certaines conditions, du progrès culturel et spirituel. Les autres le font en choisissant une indépendance politique dans le cadre d'un État nouveau, et dans la mesure où cette aspiration est faite dans un esprit de bienveillance et de collaboration, ils s'efforcent eux aussi de brûler les étapes en s'appuyant, sous des formes variées, sur l'aide du pays qui a longtemps joué pour eux le rôle de tuteur. Ainsi, nous sommes sans doute dans la période de l'histoire qui aura vu le plus grand nombre d'États parvenir à l'indépendance en un quart de siècle. Simultanément, un autre mouvement se dessine, non moins important dans la société des États. C'est précisément qu'ils tendent, de plus en plus, à constituer entre eux une communauté organique. La France, à cet égard, est dans une situation privilégiée. Située au centre de l'Europe, elle se trouve depuis le 1^er^ janvier 1959, au centre de l'organisation du Marché Commun qui est un effort sans précédent, dans les temps modernes, pour faire collaborer des États qui furent dans le passé parmi les plus violemment nationalistes. 136:43 Par ailleurs, en offrant aux nouvelles républiques d'Afrique et à la république de Madagascar de ne constituer avec elle qu'une seule Communauté, conciliant aussi parfaitement que possible les aspirations légitimes à l'indépendance, avec la nécessaire solidarité qui doit exister dans une telle famille des États, la France ouvre les voies de l'avenir. Elle marche d'ailleurs dans la même direction lorsqu'elle participe à l'organisation du traité de l'Atlantique Nord qui réunit les nations désireuses de sauvegarder la véritable liberté dans le monde. De proche en proche, ainsi voit-on se dessiner des expériences qui sur le plan international pourront permettre, si nous gagnons la paix, d'obtenir pour chaque peuple comme pour chaque personne sa liberté, et entre eux une véritable égalité. Dans la mesure où les personnes coopèrent et où les peuples collaborent de façon organique, cette liberté et cette égalité peuvent devenir le fondement d'une fraternité vécue et véritablement universelle, sans distinction de classe, de couleur ou de race. Depuis ses origines, le langage de la liberté, c'est le message de la France. Aujourd'hui, à travers les circonstances que nous venons d'évoquer, c'est sa claire vocation. Elle n'y répondra véritablement que si chaque Français, et en particulier chaque officier et soldat français a une claire connaissance des valeurs que nous défendons, de la dignité de la personne, de la réalité de la patrie, et qui sont le fondement de la civilisation que nous avons reçue, que nous voulons embellir et que nous voulons transmettre. ============== ### Un texte de Luc Baresta : pas d'inféodation. *Dans la grande tradition du journalisme catholique, nous avons vu s'affirmer depuis quelques années un talent neuf, qui allait s'approfondissant et s'assurant, sans cesser -- d'être étincelant. Avec une verve dirigée par la raison, avec une pointe pénétrante ; et forte dont il sait n'user qu'avec tempérance, avec un dynamisme enthousiaste et ordonné, Luc Baresta est devenu l'un des premiers journalistes catholiques de la France contemporaine.* *Vous ne le trouverez point cité dans les soi-disant* « *revues de presse* » *des quotidiens du soir : quelques lignes de lui en feraient voler en éclats la médiocrité et la grisaille ordinaires. Mais vous pouvez le lire tous les quinze jours dans* L'HOMME NOUVEAU*. Le texte que nous reproduisons est extrait de son article du* 20 *mai :* « *Pas d'intimidation* »*.* 137:43 *Les talents de l'esprit et ceux de la plume ; l'ouverture du cœur ; le sens apostolique ; le courage tranquille et souriant ; la fermeté du caractère ; la sûreté croissante de la doctrine, le goût du sérieux et du travail intellectuel : je ne connais aucun autre exemple, dans la presse catholique, d'un journaliste ayant tous ces dons à la fois. Luc Baresta a beaucoup reçu et il lui sera beaucoup demandé.* *Mais ceux qui, comme nous, le lisant depuis plusieurs années, l'ont vu travailler et grandir, lui font confiance.* *Un grand talent de journaliste ; une vocation manifeste ; la réponse à cette vocation qui s'affirme avec une rectitude plus exacte et plus profonde d'année en année : avec joie et amitié d'esprit, nous saluons en Luc Baresta l'avant-garde, ou peut-être le chef de file, du nouveau journalisme catholique. Celui qui, tôt ou tard, prendra la relève.* *Mauriac, évoquant dans son bloc-notes du 24 mars le souvenir d'Emmanuel Mounier, qui n'a eu ni remplaçants, ni successeurs, croit que nous sommes en* « *un temps où l'on a l'impression horrible que la relève ne se fait plus* »*. Ce n'est sans doute pas exactement cette impression-là qu'il éprouve : mais plutôt celle que la relève ne s'annonce pas tout à fait comme auraient voulu la couver les gens installés de la génération en place. C'est en cela qu'ils sont déçus. Et, au lieu de tendre leur main à la relève, ils ont barricadé leur porte. Ils s'exposent à mourir en vase clos, voilà tout. Mais ils n'empêcheront rien.* J. M. Une opinion gagne actuellement en France, et selon laquelle notre V^e^ République ne sert le Bien Commun de la nation que par intermittence. Dès lors l'adhésion qu'elle entraîne n'est qu'intermittente. Nous voudrions adopter, quant à nous, une formule plus exacte. Employée naguère, elle fut reprise au moment du referendum, elle est encore plus riche de sens aujourd'hui. Loyauté, dit-elle, mais sans inféodation. Loyauté : la cinquième République est actuellement dépositaire du pouvoir légitime. Ne le contestons point, même si, en considérant qu'elle arrive comme son nom l'indique en cinquième position, et qu'elle se trouve entre la quatrième et la sixième, nous étions tentés de penser d'abord qu'il ne faut s'inféoder à l'éphémère. 138:43 Nous n'aurions certes point tort de le penser. Si le civisme consiste d'abord à reconnaître le caractère sacré de l'autorité, la désignation de celui ou de ceux qui en sont les dépositaires, et les institutions à travers lesquelles ils la reçoivent sont choses humaines, historiques, contingentes. Mais commençons par constater que la légitimité de la V^e^ République existe encore. Nous voyons ensuite, à l'occasion du voyage de M. K., tout ce que peut signifier le refus de s'inféoder. Tout en réservant le bien-fondé de certaines négociations politiques (dont le contenu peut d'ailleurs nous laisser dans l'inquiétude), nous ne voulons pas nous inféoder, durant ce voyage trop long, bien que raccourci, à ce que nous considérons comme une erreur officielle. Cette erreur officielle porte sur l'interprétation du communisme mondial. Nous ne voulons pas nous inféoder à ce surcroît de confusion qu'elle apportera dans l'opinion populaire ; ni à cette démission spirituelle qu'elle consent pour des avantages politiques incertains, et dont nous pouvons être sûrs qu'ainsi obtenus, ils seraient pour l'avenir, empoisonnés. Certains arguments sont très lamentables. On nous dit : l'Amérique, cette grande puissance, a reçu M. K. Puisque c'est ainsi, la France elle aussi, comme une grande, doit avoir sa visite K. pour elle toute seule. Si cela était, nous devrions répondre : pas d'inféodation à l'infantilisme. On nous dit encore : nos alliés sont loin de nous donner satisfaction. Il est bon de s'appuyer, en certaines circonstances, sur les puissances communistes. De jouer K. contre les Anglo-Saxons. De dire à K. : marchandons, ça sera bien fait pour eux. Bref, de se mettre à l'école de Nasser. Eh bien, nous ne croyons pas qu'il soit raisonnable, pour éviter quelques pluies atlantiques, d'entrer dans les eaux troubles de certaines mers orientales. Si cela était, nous dirions : pas d'inféodation à Gribouille. Pour ce qui est de l'évolution de la situation algérienne, quelles considérations peuvent être inspirées par une attitude loyale, mais non inféodée ? Il semble bien que le général de Gaulle ait pris conscience de ceci : il est impossible, pour la France, de négocier, utilement avec les leaders F.L.N, à moins de donner pratiquement à « l'autodétermination » un contenu qui fasse d'eux les futurs maîtres de l'Algérie. Dès lors, la poursuite de la pacification s'impose : protection de la population contre les exactions de bandes armées, maintien de la sécurité publique sur le territoire algérien. Et cela jusqu'au désarmement de la force rebelle. Donc, vis-à-vis de la pacification, nous disons : loyauté. Mais il faut aussitôt ajouter : pas d'inféodation aux formules gouvernementales concernant l'avenir de l'Algérie. Elles sont trop variables, trop imprécises, pour entraîner une adhésion sérieuse. L'Algérie de demain, c'est d'abord la pacification qui la fera. C'est-à-dire un combat et un esprit. Cet esprit n'est pas à inventer. Mais il est sans doute à retrouver. A notre avis, on a pu en observer l'émergence historique, lors du 13 mai 1958. 139:43 C'était un esprit de Justice et de fraternité susceptible d'associer, s'il soufflait assez fort, les diverses communautés de l'Algérie, et celles-ci à la France. Mais l'on sait que la tactique communiste, rencontrant en cela celle du F.L.N., est de réintroduire la contradiction. Tel est le comportement « dialectique » de la force rebelle en Algérie. Rompre la trame commençante d'une unité nouvelle et supérieure. Bloquer ce printemps algérien. On sait avec quels crimes, cet esprit nouveau fut combattu par la force rebelle, grossie des secours communistes. Et c'est un grand malheur, pour la France et l'Algérie, que la V^e^ République n'ait su servir et diffuser cet esprit nouveau comme elle aurait dû. C'est un grand malheur, pour la France et pour l'Algérie, que la V^e^ République ait, de mois en mois, gaspillé le 13 mai. L'ennemi en a profité pour réinstaller sa « dialectique », c'est-à-dire sa haine. Mais ce serait favoriser encore cette même « dialectique » que de considérer l'esprit dont nous parlons comme un passé mort. Il faut qu'il reste une source. Nos hommes d'État sauront-ils, à leur tour, y puiser suffisamment ? L'Occident lui-même, qui a besoin plus que jamais de cet esprit d'unité, saura-t-il en retrouver l'inspiration suprême et authentique -- saura-t-il en retrouver l'essence religieuse ? Hélas ! Les maîtres de l'Occident trop souvent, nous font songer à ce personnage de Giraudoux : Égisthe, régent d'Argos, dans la tragédie d' « Électre ». De son palais de marbre antique à nos « conférences au sommet », la distance est courte. Égisthe a bien vu la question essentielle : « *Cher Président,* dit-il à un président de quelque chose, *je me suis demandé souvent si je croyais aux dieux. Je me le suis demandé parce que c'est vraiment le seul problème qu'un homme d'État se doive de tirer au clair vis-à-vis de soi-même.* » Malheureusement, il fait à cette question essentielle une bien curieuse réponse : « *Je crois,* dit-il, *que je crois aux dieux. Mais je crois en eux non pas comme en de grandes attentions et de grandes surveillances mais comme en de grandes distractions.* » « *Entre les espaces et les durées,* ajoute Égisthe, *il est de grandes indifférences, qui sont les dieux.* » Dès lors se précise pour lui la relation des dieux aux hommes. Elle est celle de l'inconscience à la moisissure. « *J'imagine ces dieux,* dit-il, *non point occupés sans relâche de cette moisissure suprême et mobile de la terre qu'est l'humanité*, *mais parvenus à un tel grade de sérénité et d'ubiquité qu'il ne peut plus être que la béatitude c'est-à-dire l'inconscience.* » Le devoir de l'homme d'État, à l'égard des dieux est alors très clair : les laisser dormir, de peur qu'ils ne dérangent l'ordre de ce monde : « *Il est hors de doute,* conclut-il, *que la règle première de tout chef d'État est de veiller férocement à ce que les dieux* ne *soient point secoués de cette léthargie et de limiter leurs dégâts à leurs réactions de dormeurs, ronflements ou tonnerre.* » 140:43 Tout se passe, dans nos très importants et très réalistes colloques, comme si Dieu Lui-même, voici vingt siècles, n'était pas venu, en personne, apprendre aux hommes qu'Il n'était point en train de dormir, qu'Il était même très éveillé, très intéressé, intéressé jusqu'à la Croix, et toujours en éveil, même au-delà de la mort. Telle est la nouveauté radicale apportée par le Christianisme : Dieu n'est point distrait. La véritable distraction, c'est celle d'Égisthe et de ses émules d'aujourd'hui : compter sur l'indifférence de Dieu. L'humanité, dans cette fausse perspective reste alors « une moisissure suprême et mobile ». Et ses chefs n'échappent pas à cette image. Eux-mêmes sont moisis. Leur politique est moisie. Par contre, s'apercevoir que Dieu n'est pas distrait, c'est aussi s'apercevoir que l'humanité n'est pas une moisissure, mais l'assemblée de Ses fils, élevés à la participation de Sa vie. La politique prend alors un nouveau sens. Échappant au sommeil, elle devient réaliste. Pie XII disait : « *L'expérience devrait avoir appris au monde que la politique orientée vers les réalités éternelles et les lois divines est la plus vraie et la plus réaliste des politiques. Les hommes politiques qui pensent le contraire n'accumulent que des ruines.* » *Pour permettre à ceux de nos lecteurs qui ne connaissent pas* L'HOMME NOUVEAU, (1, *place Saint-Sulpice, Paris*) *de mieux apprécier encore le talent de Luc Baresta, et pour la joie de leur esprit et de leur cœur, nous reproduisons un autre article de lui, paru le* 3 *avril sous le titre :* « *De la Russie russe à l'Algérie algérienne* » : Il faut donc faire attention, nous dit-on, aux « vues de l'esprit ». Par exemple, si vous attaquez le « communisme » vous attaquez une « idéologie », certes, mais vous avez tort de croire que la réalité vivante des pays dits communistes n'en est qu'une projection. La réalité vivante échappe aux idéologies. On nous dit encore : Regardez Krouchtchev, ce n'est pas une abstraction, c'est un Russe, c'est un homme. A Marseille, il revient plusieurs fois au plat de bouillabaisse. Il sent l'aïl. La Révolution ? Une phrase de rattrapage technique, tout simplement : avant elle, le moujik était sous-développé. Nikita, c'est le moujik sur-développé. Il aime les bœufs et les « Tupolev ». Il fait du maïs formidable. Comme il l'a déclaré devant les représentants qualifiés de l'agriculture paloise, le maïs français, à côté, c'est de la crotte. Enfin, il proclame qu'il embrasse le chanoine Kir, et ce chanoine, lui non plus, n'est pas une abstraction. Une remarque plus saisissante encore nous vient de Guy Mollet : « J'ai approché souvent Krouchtchev, je dois dire que c'est un excellent comédien.). Précisons, pour notre part, que des observations, faites pourtant de loin nous avaient conduits à la même conclusion. 141:43 Mais nous voulons bien, délaissant les pitreries de l'heure et les livres fondamentaux du marxisme-léninisme, considérer la réalité russe, puisqu'on nous invite si vivement à le faire. Et nous voulons bien constater que la religion n'y est point morte ; qu'elle y connaît en certains lieux une étonnante vitalité. Cette réalité nous apprend qu'il faut différencier, en U.R.S.S..., comme d'ailleurs dans les « démocraties populaires » l'athéisme propre au pays légal, et le comportement du pays réel. Si l'athéisme du pays légal nous apparaît total, cristallisé, définitif, il ne faut pas oublier ce que le pays réel peut avoir de mouvant et d'ouvert. S'il existe un pays réel de l'athéisme, sécrété, en quelque sorte, par l'athéisme légal et son extraordinaire technique d'influence, il se heurte au pays réel et jamais totalement aboli, de la Foi en Jésus-Christ ; cet autre pays très réel où dans l'intimité des familles russes et à travers bien des remous sociaux, le nom du Sauveur et de Sa mère ont été gardés. Par ailleurs, l'athéisme n'est-il pas également aux prises avec ce qu'Ivan Kologrivof appelle la « géographie spirituelle » de cette Russie où les suggestions du sol s'allient aux angoisses de l'âme pour la plus inquiète méditation du destin ? La musique, la philosophie, la littérature, le prouvent suffisamment. Incontestablement, l'âme des peuples russes « immense, immense » disait Dostoïevski, ne pourra rester longtemps recluse entre les murs du pays légal. Un jour, elle fera sauter celui-ci. Mais nous n'en sommes pas encore là. Un prophétisme de remplacement s'efforce de la distraire vers une mission universelle de prétendue libération humaine, et y parvient dans une certaine mesure. Que la Russie soviétique assume un rôle de réserve et de tremplin de la révolution mondiale, voilà qui ne peut être oublié, si l'on veut coller au réel. Un appareil communiste mondial est en place et à l'œuvre dans la plupart des nations du monde, pour un travail de subversion révolutionnaire ; voilà ce qu'enseigne aussi la « réalité vivante ». Et pour ce qui est de l'idéologie, nous ne la négligerons pas plus que Krouchtchev lui-même. Il sait bien que l'idéologie communiste n'est pas spécifiquement russe. Mais il y tient. Il se moque de l'Occident qui a enfanté cette idéologie, mais qui n'a su la mettre en pratique : « *Vous, Français et Allemands,* a-t-il dit, *vous nous avez donné le communisme et vous nous le reprochez maintenant. Nous, nous vous en sommes reconnaissants. Vous n'avez pas su en tirer bénéfice, nous, nous l'avons su* ». Il est évident que le dynamisme russe, exploité par les chefs de l'U.R.S.S., et l'idéologie communiste, qu'ils ont reçue de l'Occident se rendent de mutuels services. Il en résulte cette forme très particulière d'impérialisme que Jules Monnerot a fort bien définie comme un « Islam du XX^e^ siècle ». 142:43 Mais la remarque de Krouchtchev va plus loin qu'il ne pense. Qu'est-ce que cet athéisme qui sévit actuellement sur le monde de l'Est, sinon d'abord un produit de décomposition du monde occidental ? La pénétrante étude qu'Henri Massis a consacrée à la Russie a mis en lumière cette tragique filiation. C'est bien sa propre et orgueilleuse décadence que l'Europe a transmise, avec ses prétendues « lumières », avec ses « dialectiques », à cette Russie, alors en élaboration, dont Tourgueniev disait qu'elle en était toujours à la période « gazéiforme ». Si bien que cette faillite spirituelle du monde rouge livré à l' « hubris » de l'efficacité matérielle, c'est aussi et d'abord celle du monde occidental. Désigner cette filiation dans le passé, c'est aussi désigner nos responsabilités dans le présent et l'avenir : de même que les faillites spirituelles de ces deux mondes sont liées, leurs conversions le sont aussi. C'est la conversion de l'Ouest qui, seule, peut préparer la conversion de l'Est et la relève du communisme. L'Occident est-il en voie vers cette relève ? La quasi-impossibilité où il se trouve de résoudre certains de ses graves problèmes humains ne nous incite pas à l'optimisme, L'Occident donne parfois l'impression d'être frappé d'une sorte de stérilité. Les petits calculs d'un prétendu « réalisme politique » sont impuissants à faire évoluer normalement les situations. La question algérienne, pour notre Cinquième République, en est un douloureux témoignage. Le général de Gaulle a déclaré que la solution de « l'indépendance » était une « vue de l'esprit ». Nous voulons bien, mais l'expression ne comporterait-elle pas une assez cruelle ironie si l'Algérie « algérienne » qu'il conçoit préparait à plus ou moins long terme la réalisation de cette « vue de l'esprit » qu'il a fustigée ? Accordons à l'adjectif le préjugé favorable. L'adjectif doit bien être « algérienne » si l'on entend par là que le destin de l'Algérie ne doit être fixé ni du Caire, ni de Moscou, ni de Pékin. Ce qui interdit, en conséquence, de le confier au F.L.N. : depuis longtemps, ce qu'Albert Camus appelait les « attaches extérieures » de l'organisation rebelle retient ses hommes captifs de multiples servitudes visibles ou invisibles qui font de sa revendication d'indépendance une mystification. Il est un autre sens plus profond : l'Algérie est algérienne, c'est-à-dire singulière dans l'espace et le temps, singulière dans la communauté française, Elle est singulière par son sol, son paysage, ses hommes, ses langages et ses religions. Elle est singulière par son génie propre, ses travaux et ses tombeaux. A ce titre, l'Algérie pour n'être point celle des « papas » constitue pour ses habitants, chrétiens ou musulmans, la terre des pères, une patrie. Le livre de Jean Pelegri « Les oliviers de la justice », qui vient d'obtenir le « Grand Prix Catholique de Littérature » en est un témoignage poignant. Cette singularité algérienne, Jean Pelegri la définit du dedans, par un certain sens de la rencontre humaine et du drame qui, actuellement, la blesse. 143:43 L'Algérie est un certain compagnonnage de la vigne et de l'olivier, une certaine paix du soir sous le palmier, la voix des enfants chrétiens et musulmans échangeant des billes et des noyaux d'abricots, ou s'appelant dans la mer ensoleillée. Elle est faite, cette singularité algérienne, de deux tombes parallèles : celle du fermier Michel qui est un « papa » : il a défriché, assaini, meublé ; et celle du marabout Embarek qui a donné une âme au paysage, qui a enseigné la tendresse et la beauté. Ces deux hommes s'aimaient. Tombes parallèles de l'officier de tirailleurs, et celle du sergent kabyle Taradj Akli ; souvenirs qui sont les sédiments successifs de la fraternité commençante, de la communauté de destin. Mais l'Algérie, c'est aussi un appel déchirant à la justice. Car ces beaux commencements, l'injustice les a desséchés, et le feu a pris sur le bois sec. Un jeune Arabe a été abattu dans les vignes alors qu'affamé, il volait des raisins verts. Et c'est dans un « milk-bar » d'Alger qu'au milieu des cris de femmes dans la fumée et l'odeur de la poudre, on a ramassé « étendus dans leur sang comme le voleur de raisins, les premiers enfants mutilés. » La singulière Algérie a besoin de ce singulier réalisme : celui de la vérité, de la justice et de l'amour. Ainsi le général de Gaulle a fort bien remarqué que les Algériens ne peuvent être des Provençaux ou des Bretons. Il aurait pu préciser aussi que les Bretons ne peuvent être des Provençaux. Cette considération des singularités locales élargit les exigences, les applique à la Métropole : Notre régime républicain fait-il en sorte que la Bretagne soit suffisamment bretonne, et la Provence provençale ? Comment ne pas voir qu'en France, la négation, par l'État, des singularités régionales, est une sorte d'attentat prolongé contre la nature des choses ? Ces patries singulières qui s'assemblent pour bâtir la patrie française, notre État jacobin jusqu'à présent les a niées. Il a préféré leur imposer l'ordre abstrait qu'il tire d'un mythe. Ce mythe est celui de la « République une et indivisible » : dégradation séculière issue des sociétés de pensée de la Révolution d'une réalité religieuse grandiose, et qui n'est autre que le Corps mystique du Christ. Mais ce succédané corrompt l'État, l'empêche de favoriser un pluralisme vivant, le paralyse dans la recherche d'une solution véritable au problème algérien (comme d'ailleurs au problème scolaire : la volonté de monopole scolaire un et indivisible, est une autre forme du mythe). Dans son incapacité de se concevoir comme fédérateur, cet État français ne peut que s'orienter, en Algérie, vers l'idée d'un État algérien. Sa propre « vue de l'esprit » son propre mythe, centralisateur et niveleur le pousse à donner pratiquement des gages à cette autre « vue de l'esprit » qu'est la sécession. Pour sauver l'Algérie, il faudra, patiemment, réenfanter la France. ============== 144:43 ### « Le Monde » attaque ouvertement l'Église. Nous avons indiqué dans le second éditorial du présent numéro que, depuis février-mars 1960, plusieurs ont cru le moment venu de renoncer aux camouflages prudents sous lesquels ils dissimulaient leurs véritables convictions. L'approche puis la réalisation de la venue de Krouchtchev en France ont exercé, dirait-on, un tel magnétisme sur les tenants du *progressisme politique* qu'ils l'ont exprimé en clair, même dans les organes « purement religieux » qu'ils avaient discrètement colonisés. Cette « révélation des cœurs » s'est effectuée ailleurs aussi, et notamment dans le journal Le Monde. On sait que ce journal « sérieux », le plus sérieux des quotidiens français, et le meilleur journal d' « information » (vérifiant le proverbe qu'au pays des aveugles, les borgnes sont rois), est en réalité un ORGANE DE COMBAT : le plus souvent masqué, réservé, procédant par touches presque insensibles dans la présentation des nouvelles plutôt que par des prises de position ouvertes et déclarées ; usant des silences, des demi-silences, de l'insinuation élégante, de la mise en relief d'une demi-vérité ; de la prétérition, de la litote, de la suggestion implicite dans la mise en scène et dans la mise en pages d' « informations » que le lecteur non averti croit purement et simplement « objectives ». A travers tout cet appareil extrêmement habile, *Le Monde* est un organe de combat implacable, et le titre de gloire le plus exact et le plus mérité de ce journal, c'est d'être en réalité *le plus puissant et le mieux fait des organes de combat de la presse française*. Il se donne l'apparence de ne jamais polémiquer : comme d'autres pratiquent, au cinéma, la publicité invisible, Le Monde a inventé LA POLÉMIQUE INVISIBLE. Organe de combat politique ; mais tout autant (et même davantage encore, assurent ceux qui connaissent bien la personnalité de son directeur), organe de combat religieux, Le Monde est intervenu, de manière apparemment assez réservée, mais réellement très militante, dans tous les problèmes de doctrine, de discipline et de conscience posés aux catholiques français depuis quinze ans. Il a déployé un constant effort pour les diviser entre eux, envenimer toutes leurs discordes, et surtout pour les détourner du Magistère de l'Église, voire pour les dresser contre lui. La plupart des décisions romaines promulguées depuis quinze ans ont été systématiquement présentées par Le Monde de la manière qui paraissait le mieux susceptible de les rendre le plus difficilement acceptables possible par les catholiques français, ou par certaines catégories de catholiques français. Que le Pape soit Pie XII ou Jean XXIII, *Le Monde* est le plus déterminé, le plus intraitable, le plus habile adversaire du Pape. 145:43 C'est l'une des constantes de son combat, et l'on peut même se demander si ce n'est pas, au fond, la constante essentielle. Il y a des journaux qui « se servent de la religion catholique pour promouvoir un but politique » ; mais, *inversement,* il y a au moins un journal, celui-là, qui SE SERT DE LA POLITIQUE EN VUE D'UN BUT RELIGIEUX, qui est d'affranchir l'Église de France du Magistère romain. Si le terme de « national-catholicisme » a un sens, et si ce sens est le sens obvie de ces deux vocables, alors il est évident que *Le Monde* est LE PRINCIPAL ORGANE DU NATIONAL-CATHOLICISME. Du moins, jusqu'au mois de mars 1960, le « national-catholicisme » du *Monde* s'exprimait en général avec une retenue et presque une dignité extérieure qui n'excluaient malheureusement pas l'efficacité. \*\*\* Il n'y avait en somme qu'une seule indécence qui fût véritablement manifeste même aux yeux des lecteurs non avertis : le choix du « correspondant romain » du *Monde.* Le correspondant permanent du *Monde* dans la Rome politique est peut-être le meilleur qui soit, nous n'en savons rien. Mais il est aussi le correspondant permanent du *Monde* dans la Rome catholique. Ce n'est point hasard ni indigence. *Le Monde* possède une remarquable équipe de correspondants à l'étranger, ils ne sont ni pris à l'aveuglette ni interchangeables. Or, le correspondant à Rome est un anti-clérical de la tradition voltairienne. Que les informations en provenance « du Vatican » soient habituellement rédigées et commentées dans *Le Monde* par ce journaliste est peut-être une garantie précieuse pour le lecteur athée ; pour les lecteurs catholiques, c'était déjà une grave et regrettable anomalie. \*\*\* Mais, le 30 mars, sans doute dans l'enthousiasme de la victoire prochaine (Krouchtchev « *est en train de gagner son tour de France* », annonce le même numéro), *Le Monde* n'a pu se retenir d'attaquer ouvertement l'Église, avec une violence et une bassesse polémiques fort étrangères à sa manière habituelle. En tête de la première page, M. André Fontaine assure en caractères énormes que Krouchtchev « *a paru donner une leçon de tact aux autorités religieuses* ». Puis, invoquant inopinément et témérairement le témoignage de Dieu lui-même, il ajoute : « *Dieu sait pourtant si sur le plan de l'intolérance idéologique M. Krouchtchev, au moins chez lui, rendait, jusqu'à présent des points au cardinal Ottaviani* » ([^44]). 146:43 Jusqu'à présent seulement ; une ère nouvelle (une fois de plus) est commencée : « M. Krouchtchev » donne des leçons de tact, et il n'y a plus qu'un seul intolérant, le cardinal Ottaviani. M. Maurice Duverger, dans le même numéro, accuse l'évêque de Dijon -- qui a interdit qu'un prêtre pût honorer, fêter et embrasser le chef de la plus grande persécution de toute l'histoire -- d'être « *un pouvoir étranger* » ; il prétend sans preuves que c'est « *un ordre du Vatican* » ; il demande que l'État ait « *des moyens d'action efficaces* » sur l'Église, -- ce qui est la définition même du totalitarisme qu'il fait profession, aujourd'hui, de honnir ; il réclame contre l'autorité religieuse « des *sanctions administratives* » (sic) ... Quelles sanctions administratives ? Il ne le précise point. Sans doute s'agit-il de l'une de celles qui sont actuellement en usage, et dont on fait cette saison une application aussi fréquente qu'étendue. Sans doute faudrait-il, si l'on écoutait *Le Monde,* faire subir à Mgr Sembel, évêque de Dijon, un internement administratif semblable à celui qui est périodiquement décrété, comme un rite ordinaire, contre M. Georges Sauge. Il y eut un temps où, chaque saison ou presque, le gouvernement faisait arrêter Maurice Bardèche ; on le relâchait, bien sûr, sans lui avoir fait subir aucun mal (si ce n'est faire subir aucun mal à quelqu'un que de le soumettre à l'arbitraire et à l'injustice), on avait besoin de lui, on le relâchait afin de pouvoir l'arrêter à nouveau, à la première occasion où l'on aurait envie d'annoncer dans les journaux que l'on avait « procédé à des arrestations ». Maintenant c'est Georges Sauge. On l'a déjà arrêté *deux fois* depuis janvier ; non qu'il se soit évadé : on l'avait remis en liberté, afin précisément d'être en mesure d'annoncer une autre fois qu'on l'avait arrêté. *Le Monde* propose mieux encore, un otage plus éminent, en dénonçant Mgr Sembel aux « sanctions administratives ». A moins qu'il ne faille, par ce qu'on appelle pudiquement une « mesure d'éloignement », le déporter en Corse ou dans quelque autre île, comme le fut le R.P. Dragun pour la mort de Mgr Stepinac ([^45]) -- et des centaines d'autres avec lui, prêtres ou laïcs, en hommage à « Monsieur Krouchtchev ». Quoi qu'il en soit des modalités policières, qui peuvent être diverses, *le gouvernement a le devoir de prendre les sanctions administratives qui s'imposent,* professe *Le Monde* du 30 mars par la plume de M. Maurice Duverger 147:43 qui est par ailleurs professeur chargé d'enseigner « le droit », mais oui (et surtout, n'allez pas vous rendre coupable du crime irrémissible de « polémique contre l'enseignement public », où *le droit,* on vous le dit, est enseigné par un Duverger). Remarquez au passage que ces gens sont experts en répression. Chaque bande de gangsters américains possède, paraît-il, son conseiller juridique. En France, les journaux qui appellent à la répression ont donc un professeur « de droit » comme conseiller technique. On connaît « le droit » : c'est pourquoi on ne demande point de sanctions *judiciaires,* « le droit » enseigne qu'un procès en bonne et due forme, on ne sait jamais où cela peut conduire. On réclame des sanctions *administratives,* c'est plus sûr, et d'une technique plus efficace, plus immédiate. Ah, les braves gens ! \*\*\* Ce n'est pas tout. Au-delà de « cette question intérieure française », qu'il faut régler « administrativement », c'est-à-dire faire régler par la police, il y a encore toute « *l'action du Vatican* » : « *dans les conditions où elle s'est produite elle constitue une intervention directe et spectaculaire dans la diplomatie internationale *». M. Duverger explique : « *L'opposition de certains milieux* (sic) *du Vatican au développement des contacts entre l'Est et l'Ouest traduit une opposition aussi claire à cette détente. Une partie de l'Église essaie de freiner l'évolution actuelle des rapports internationaux ; elle se méfie de la coexistence pacifique ; elle garde la nostalgie de la guerre froide.* » Donc, voyez-vous, s'il ne règne pas aujourd'hui une paix véritable, la responsabilité n'en incombe aucunement au communisme, ni à Krouchtchev qui déclare sur tous les tons que la coexistence (truquée) telle qu'il l'entend est le meilleur moyen qu'il ait trouvé pour que « le communisme l'emporte dans le monde entier ». Non : s'il ne règne pas aujourd'hui une paix véritable, la faute en est à « certains milieux du Vatican » et à « une partie de l'Église », que la propagande communiste, brillamment relayée en cela par *Le Monde,* dénonce comme « fauteurs de guerre ». De la même manière, M. Duverger discerne que « *la philosophie* (du communisme mondial) *s'oppose radicalement à celle du catholicisme* ». La PHILOSOPHIE. C'est une opposition PHILOSOPHIQUE : Si le communisme a fait depuis 1917 et continue de faire *des millions de martyrs,* c'est probablement, encore, la faute d' « une partie de l'Église », celle qui a eu le mauvais goût, par « nostalgie de la guerre froide », sans doute, de choisir le martyre sous le prétexte d'une opposition qui n'était pourtant que PHILOSOPHIQUE. 148:43 « Une partie » seulement de l'Église, celle qui est mauvaise. La partie bonne de l'Église étant celle qui pratique la « détente » par le moyen si facile de l'apostasie, en Tchéco-Slovaquie par exemple. Il se trouve que cette bonne partie de l'Église se réduit à quelques unités. Bon prince, M. Duverger consent que l'Église marque poliment « une réserve » à l'égard du communisme, en raison de divergences philosophiques. Mais c'est tout. Rien de plus, sous peine de « sanctions administratives », On permet aux catholiques de formuler et marquer une réserve philosophique en face du communisme, On ne leur permet pas d'avoir *aussi*, ou même *d'abord,* l'attitude que commandent des millions de martyrs torturés, psychologiquement disloqués, physiquement « liquidés », On ne leur permet pas de seulement penser à la persécution et aux massacres qui continuent chaque jour dans l'un ou l'autre territoire de l'Empire des Soviets, dans sa métropole russe, dans ses colonies chinoises ou européennes. M. Duverger n'en parle pas, n'en a jamais entendu parler, et surtout ne veut pas que l'on en parle. L'opposition entre christianisme et communisme n'est que philosophique : c'est ce que dit la propagande communiste, brillamment relayée, en cela encore, par *Le Monde.* \*\*\* Aux bureaux du journal *Le Monde,* on peut très probablement se procurer encore le numéro portant la date du 30 mars. C'est véritablement un document exceptionnel. Il résume l'essentiel des bases communes sur lesquelles le communisme et les autres ennemis de l'Église poursuivent leur attaque contre le Corps Mystique du Christ. Il est, contre l'Église une, catholique, apostolique et romaine, d'une agressivité polémique que *Le Monde,* d'ordinaire, camoufle sous les procédés rhétoriques apparemment plus bénins de sa « polémique invisible ». Et, réclamant explicitement des sanctions *administratives,* plutôt que *judiciaires,* contre la résistance de l'Église au communisme, il n'omet même pas la technique exacte de la persécution. Il est complet. Il est parfait. Que s'installe un jour à Paris un gouvernement de « démocratie populaire », *Le Monde* n'aura pas à changer un iota à sa manière et à son contenu de mars 1960, du moins dans la phase transitoire d'installation et de mise en place du colonialisme soviétique. Il n'aura, non plus, rien à changer à ses appels au gouvernement pour une répression « administrative ». ============== fin du numéro 43. [^1]:  -- (1). Cité dans *Le Monde* du 10 mars 1960. [^2]:  -- (1). Déclaration de Mgr Guerry citée dans *La Croix* du 29 mari. [^3]:  -- (2). *Humanisme intégral,* annexe sur la « structure de l'action », première partie (Aubier éditeur). [^4]:  -- (3). Du moins en France. [^5]:  -- (4). Maritain, *loc. cit.,* seconde partie. [^6]:  -- (1). Pourtant, cela était indiqué par la Bonne Presse, *Actes de SS, Pie *XI*,* tome XV, page 34, note 2. [^7]:  -- (2). Numéro 41. [^8]:  -- (1). Et de même, 1 Thess., V. 17 : « *Priez sans cesse* ». [^9]:  -- (2). Dans son livre, trop peu connu, et qui d'ailleurs n'est plus édité en France : *Le secret admirable du Très Saint Rosaire* (Librairie Montfortaine, Dorval, Montréal 33, Canada). [^10]:  -- (1). Pierre Boutang, *La Nation française,* 2 mars 1960. [^11]:  -- (1). 15 février 1960, page 2. [^12]:  -- (2). 1^er^ mars 1960, page 1. [^13]:  -- (3). 1^er^ mars 1960, page 3. [^14]:  -- (1). Dans l'hebdomadaire belge *Soirées,* 25 août 1933. [^15]:  -- (2). *Pour une philosophie de l'histoire,* Ed. du Seuil 1959, p. 78. [^16]:  -- (3). *Op. cit.,* p. 79. [^17]:  -- (1). « Rappelons que *Verbe* a consacré un série entière de son enseignement, du n° 95 au n° 103, pour dénoncer l'erreur trop répandue qui consiste à croire qu'on peut normalement ordonner au service du bien l'ensemble des méthodes qui assurent autour de nous les progrès du mal et de l'erreur. Cette tentation de retourner contre le marxisme les moyens dont on le voit se servir avec tant de succès est une des plus dangereuses en effet. Et c'est précisément pour mieux mettre en garde nos amis contre ce danger que nous nous fîmes un devoir de leur montrer à quel point nos méthodes de travail et d'action *n'empruntaient rien* aux méthodes marxistes... » (*Verbe,* n° 110 de mars 1960, page 17). [^18]:  -- (1). Déclaration de M. Pierre Cot dans *Paris-Presse* du 16 juin 1951. [^19]:  -- (1). Nous disons : *cet article.* Nous n'en disons pas plus. Nous n'en disons pas moins. Nous disons précisément et exactement que cet article-là est un manifeste progressiste. [^20]:  -- (1). On sait au demeurant qu'accorder un « droit de cité complet » à la propagande communiste est contraire à la doctrine de l'Église : cf. Encyclique *Divini Redemptoris,* § 74. [^21]:  -- (1). Casterman éditeur, [^22]:  -- (1). 15 février 1960, p, 32, [^23]:  -- (1). PIE XII, Message de Noël 1956. [^24]:  -- (2). PIE XII, Allocution du 7 décembre 1953 à la FAO, [^25]:  -- (3). PIE XII, Message de Noël 1956. [^26]:  -- (4). « La montée des peuples dans la Communauté humaine », *Chronique sociale de France,* 1960 p. 243. [^27]:  -- (1). Voir « Plaidoyer pour la géographie », dans *Itinéraires, n*° 39. [^28]:  -- (1). Par exemple dans *Sur nos routes d'exil, les Béatitudes,* le chapitre : sens politique et pureté. (Nouvelles Éditions Latines, Collection Itinéraires). [^29]:  -- (1). Nous nous permettons de renvoyer au chapitre VIII de *Sur nos routes d'exil,* surtout pp. 45-49 (troisième volume de la Collection Itinéraires*,* aux Nouvelles Éditions Latines). [^30]:  -- (2). Concile du Vatican, n° 1800 de Denzinger. [^31]:  -- (1). Voir Léon XIII, encyclique *Au milieu des sollicitudes ;* commentaires lumineux par Madiran, *On ne se moque pas de Dieu* (Nouvelles éditions latines, 1957). [^32]:  -- (1). On sait que Thibon est souvent revenu sur ces deux vérités complémentaires : la Grâce ne veut pas une société malsaine, mais aussi c'est la Grâce qui permet au corps social de retrouver la santé. [^33]:  -- (1). Voir traduction et commentaire par le P. Lagrange op. dans *L'Évangile de Jésus-Christ* (Gabalda, éditeur.) [^34]:  -- (1). Augustin Cochin : principalement *Les Sociétés de Pensée et la Démocratie* (Plon, éd.) mais aussi *La Révolution et la libre Pensée* (Plon, éd.). *Les Sociétés de Pensée et la Révolution en Bretagne* (Plon, éd.). *Abstraction révolutionnaire et réalisme politique* (D. de B*.*). Très bonne étude sur Cochin par Antoine de Meaux : *Augustin Cochin et la Genèse de la Révolution* (Plon, éd.). (La *Revue Thomiste,* n° 2 de 1959, a signalé et loué les œuvres d'Augustin Cochin). [^35]:  -- (1). Il va sans dire que nous parlons en un sens imagé et non pas rigoureux. Car la *possession* au sens propre désigne une contrainte extérieure du Démon sans impliquer, de soi, la perversion du cœur ; il existe des possédés en état de grâce. Dans notre propos au contraire il s'agit d'une influence du Démon qui ne s'exerce pas seulement au dehors, mais qui pénètre dans la vie même et dans les structures de la société : dans les institutions, dans les mœurs et dans les lois. Il s'agit de sociétés à mentalité démoniaque, exactement le contraire d'une société ayant l'esprit chrétien. [^36]:  -- (1). Certains estiment que c'est une addition, -- mais empruntée a un autre passage de Matthieu lui-même : XXII, 14. C'est pourquoi, dans la *Bible de Jérusalem,* la phrase n'est pas traduite en XX, 16, mais elle figure bien en XXII, 14 : « Beaucoup sont appelés, mais peu sont élus ». [^37]:  -- (1). Ce Missel nous a été récemment communiqué, mais point par l'éditeur, qui est la Société d'Éditions Claude, 1, rue Jeanne-d'Arc à Sèvres (Seine-et-Oise). Il s'annonce « réalisé par une équipe de prêtres du ministère paroissial avec le concours de spécialistes de l'exégèse, de la liturgie et de la musique sacrée ». A beaucoup d'égards, il bat les records que l'on croyait les mieux établis. Nous parlons de la nouvelle édition (1959). [^38]:  -- (1). Édité par Mame, Dessain et Desclée et Cie. [^39]:  -- (2). *Documentation catholique,* n° 1308, col. 955. [^40]:  -- (3). On sait que l'Assemblée des Cardinaux et Archevêques formule des vœux, publics ou non, auxquels les Évêques donnent un caractère obligatoire quand ils les promulguent dans leur diocèse. [^41]:  -- (4). *Documentation catholique,* n° 1323, col 298. [^42]:  -- (1). Par exemple, dans le *Lectionnaire,* la traduction d'Ep., IV, 26 (pour le XIX^e^ dimanche après la Pentecôte) n'apparaît pas comme étant forcément la meilleure possible. [^43]:  -- (2). Numéro 1308. col. 955. [^44]:  -- (1). Ce même 30 mars, où M. André Fontaine invoquait Dieu en ces termes, et pour cette besogne, était le mercredi de la IV^e^ semaine de Carême, où l'Église nous fait lire en Ézéchiel (36, 23 sq.) : Voici ce que dit le Seigneur Dieu : Je manifesterai ma puissance infinie qui a été tournée en dérision parmi les nations païennes, et que vous avez déshonorée en leur présence. [^45]:  -- (2). C'est en *France* que même des prêtres ont été ainsi déportés pour honorer et rassurer Krouchtchev. Le R.P. Dragun, « éloigné » par mesure « administrative », l'a été précisément au lendemain de la mort du Cardinal Stepinac. On sait que le R.P. Dragun est l'auteur de l'ouvrage, qui fait autorité en la matière : *Le dossier du Cardinal Stepinac,* préface de Mgr Rupp (Nouvelles Éditions Latines, 1958), Nous tenons à honneur d'avoir publié, au moment où le P. Dragun était ainsi persécuté en France même, son article : « Vie et mort du Cardinal Stepinac », *Itinéraires,* n° 42.