# 44-06-60
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UNE PENSÉE CHRÉTIENNE*. Une pensée chrétienne sur les choses temporelles. Le témoignage d'Étienne Gilson, que nous étudions en détail dans ce numéro, nous en rappelle le principe et l'urgente nécessité.*
*Est-il possible d'admettre cette ségrégation horrible, cette division interne de l'esprit, du cœur, de l'âme, selon laquelle une moitié de la personne croit de son côté, tandis que l'autre moitié s'en va du sien penser et agir toute seule, isolée, orpheline ? Nous répondons non.*
*Les publicistes qui orientent -- et qui, souvent, divisent -- l'opinion publique catholique au sujet des choses de ce monde, devraient avoir, c'est l'Église qui le leur demande clairement,* « UNE CULTURE GÉNÉRALE SURTOUT PHILOSOPHIQUE ET THÉOLOGIQUE » (*voir l'éditorial*)*.*
*Pour acquérir cette culture chrétienne et pour y travailler, sans doute faut-il la concevoir ; c'est-à-dire apercevoir que la raison naturelle, que les vertus naturelles, que l'activité sociale ne sont pas seulement* « *couronnées* », *mais restaurées, éclairées et guidées par la Foi en Jésus-Christ. Cette vérité oubliée, ce secret perdu, puisse nous les rendre la grâce de la Pentecôte* 1960*.*
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## ÉDITORIAL
### Ce que l'on attend de la presse
par Marcel CLÉMENT
« Le mal le plus redoutable pour le publiciste catholique serait la pusillanimité. »
Pie XII, 18 février 1950.
« La presse a un rôle à jouer dans l'éducation de l'opinion, non pour la dicter ou la régenter, mais pour la servir utilement. Cette tâche délicate suppose, chez les membres de la presse, la compétence, *une culture générale surtout philosophique et théologique* (...). Mais ce qui leur est indispensable au premier chef, c'est *le caractère.* »
Pie XII, 18 février 1950.
« Présence active, intelligente, vigilante en face des innombrables problèmes posés par la vie d'aujourd'hui, afin de les interpréter selon le robuste critère de *la vérité éternelle qui se reflète dans le temps.* »
Jean XXIII, 18 octobre 1959.
LE 4 NOVEMBRE 1958, Sa Sainteté Jean XXIII recevait la tiare pontificale. Le surlendemain, 6 novembre, il accueillait des journalistes, évoquait leur puissance, les rappelait à leurs devoirs ([^1]). Il est revenu depuis, à plusieurs reprises, sur le même sujet ([^2]).
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C'est donc, semble-t-il, sentir et agir avec l'Église que de méditer, en ce milieu de l'année 1960, sur les enseignements adressés aux journalistes, et plus généralement, à tous ceux qui portent une responsabilité au service de l'opinion publique.
Cela sans doute, ne modifiera guère les choses ? Nous n'en savons rien et ce n'est pas la question. Ces enseignements nous concernent. Notre premier devoir est de les recevoir et de les méditer. Un second devoir est de les faire connaître. Essayons donc d'en dégager une synthèse, tout imparfaite soit-elle.
A considérer dans leur ensemble les enseignements pontificaux récents sur ce sujet, on peut discerner trois grandes orientations : 1) une étude critique de la réalité sociologique que le journaliste doit servir : *l'opinion publique ;* 2) une définition, vaste et claire, des *fins éloignées* et de la *mission prochaine* que doit poursuivre le journaliste ; 3) une description des *qualités chrétiennes,* morales et techniques qui seules peuvent permettre à celui qui agit par la plume, d'être fidèle à sa mission.
#### Une sociologie de l'opinion publique.
Il va de soi qu'on ne trouve pas dans l'enseignement pontifical une sociologie *positive, décrivant* une opinion publique donnée, *hic et nunc*. Mais il est incontestable qu'on y découvre une sociologie *générale* de l'opinion publique. En particulier, dans l'allocution du 18 février 1950, Pie XII a donné une définition de ce qu'elle est normalement, des formes pathologiques qu'elle peut revêtir, des conditions de sa vitalité ; cette définition est susceptible d'éclairer et de guider les études positives particulières que peuvent tenter des sociologues chrétiens.
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Qu'est-ce donc, dans son essence même, que l'opinion publique ? C'est un « *écho naturel, une résonance commune, plus ou moins spontanée, des faits et des circonstances dans l'esprit et les jugements des personnes qui se sentent responsables et étroitement liées au sort de leur communauté* » ([^3]).
Cette définition exprime avec une grande délicatesse, et même une rare souplesse de langage, la réalité vivante, ondoyante aussi, de l'opinion publique.
Chaque jour apporte son lot de « faits » : politiques, économiques, sociaux, culturels, religieux... sans oublier les « faits divers », récemment baptisés « informations générales » : chroniques des crimes, suicides, rapts, vols, etc. ... Ils sont exprimés, manifestés par l'écrit ou par l'image, connus par un grand nombre. Or ces faits, dans la mesure où ils résultent d'actes humains, relèvent de l'appréciation morale. Dans la mesure où ils sont fortuits et où leurs causes n'engagent aucune responsabilité humaine, ils doivent être appréciés du point de vue des conséquences qu'ils comportent pour l'homme et sa dignité.
Ces faits ont donc un « *écho naturel* », une « *résonance commune* », en ce sens que la prise de conscience qu'ils entraînent implique le plus souvent un jugement moral, soit sur la cause, soit sur l'effet.
Pie XII indique les deux motifs pour lesquels cet écho est naturel. D'une part, les hommes doivent être conscients de leur conduite personnelle et sociale. Les jugements concrets qu'ils portent sur les événements expriment ce qu'ils sont et façonnent leur entourage, -- en particulier leurs enfants. D'autre part, ils doivent avoir le sentiment de la responsabilité qui résulte pour eux du fait qu'ils sont engagés intimement dans la communauté dont ils sont les membres, et au sort de laquelle ils sont étroitement liés. Les jugements qu'ils portent, et qui rayonnent au-delà du foyer par la force même de la vérité qu'ils expriment, jouent un rôle dans l'orientation sociale, qu'elle soit familiale, économique ou politique.
Insistons sur un point. Cette opinion publique, cette résonance des faits à travers des milliers, des millions d'esprits, qui expriment finalement une estimation commune, une approbation ou une réprobation générale, constituent un phénomène social *naturel.* Il n'est pas lié à l'existence de la presse moderne.
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« *L'opinion publique a toujours existé, même au Moyen Age et dans l'antiquité* » ([^4]). Mais deux circonstances font d'elle aujourd'hui une puissance beaucoup plus considérable qu'autrefois, -- et la responsabilité de ceux qui l'orientent s'en accroît d'autant. En premier lieu, la vie publique qui était le souci du petit nombre, est maintenant suivie et commentée par la multitude des hommes et des femmes. En second lieu, les moyens d'information qui conditionnent la formation de l'opinion publique dépassent de loin ceux des âges précédents.
Naturelle dans son essence, l'opinion publique est donc aujourd'hui une puissance si grande qu'elle peut orienter les décisions privées et publiques, exercer sa pression sur ceux-là même qui s'imaginent en être indépendants. Elle est donc, plus qu'autrefois, à la merci de déviations, de déformations, que Pie XII, ici encore, analyse minutieusement.
1\) L'OPINION ÉTOUFFÉE : On la découvre dans « *les cas où l'opinion publique se tait dans un monde d'où même la juste liberté est bannie et où seule l'opinion des partis au pouvoir, l'opinion des chefs ou des dictateurs est admise à faire entendre sa voix. Étouffer celle des citoyens, la réduire au silence forcé est, aux yeux de tout chrétien, un attentat au droit naturel de l'homme, une violation de l'ordre du monde tel que Dieu l'a établi* » ([^5]).
Il est à peine besoin de rappeler que cette abominable situation est actuellement celle d'un tiers de l'humanité, et plus particulièrement, celle de plus de soixante millions de catholiques, ceux qui précisément constituent l'Église du Silence.
2\) L'OPINION « VIOLÉE » : « *Dès lors* (...) *que la prétendue opinion publique est dictée, imposée, de gré ou de force, que les mensonges, les préjugés partiaux, les artifices de style, les effets de voix, et de geste, l'exploitation du sentiment viennent rendre illusoire le juste droit des hommes à leurs propres convictions, alors se crée, une atmosphère lourde, malsaine, factice...* » ([^6])
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Cette deuxième atteinte à l'opinion publique, même si elle semble souvent un corollaire de la précédente, en est cependant distincte. Elle ne consiste plus à bâillonner ceux qui désirent parler, mais à « conditionner » les paroles, et plus profondément encore les pensées. Il faut bien avouer que cette manipulation de l'opinion publique, si elle est pleinement mise en œuvre dans les pays dominés par le système communiste, existe, sous la même influence, de façon larvée mais déjà efficace, en Occident.
3\) L'OPINION « CONFORMISTE » : « *Ajoutez l'abus de la force des organisations gigantesques de masse, qui, saisissant l'homme moderne dans leur engrenage compliqué, étouffent sans peine toute spontanéité de l'opinion publique et la réduisent à un conformisme aveugle et docile des pensées et des jugements.* » ([^7])
Cette atteinte à l'opinion publique est (peut-être) moins grave que les deux précédentes. Ce n'est plus ici l'opinion elle-même qui est étouffée, c'est « seulement » sa spontanéité. Il n'y a pas viol des foules, conditionnement directement incompatible avec la dignité, mais il y a réduction de l'opinion à un conformisme moral.
Le développement dans une partie de la presse sociologiquement installée d'une certaine fausse objectivité qui consiste par exemple à prendre figure de juge, tenant LA BALANCE ÉGALE ENTRE LES VICTIMES ET LES ASSASSINS, affectant *a priori* d'attacher UN POIDS IDENTIQUE AUX GÉMISSEMENTS DES UNS ET AUX MENSONGES DES AUTRES, a ainsi façonné une partie de notre « intelligentsia », la rendant « aveugle et docile ». Le cas est actuellement typique, en raison du conformisme intellectuel facilement reconnaissable auquel il donne lieu ([^8]).
4\) L'OPINION PASSIONNELLE. Enfin, l'opinion publique peut être réduite non plus à des réactions de l'intelligence, mais à « *l'impulsion et la réaction sensitive de l'instinct et de la passion mises en honneur comme les seules valeurs de vie* » ([^9]).
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Il y aurait beaucoup à dire, à ce propos, si l'on voulait évoquer l'avidité animale avec laquelle tant de malheureux et de malheureuses se précipitent sur tous les appels, directs ou enveloppés, au sadisme, au masochisme, à l'impudicité... On dénonce à juste titre l'abjection croissante de certains films, l'ignominie corrélative de certaines feuilles, et le développement simultané du banditisme, des affaires de mœurs, la multiplication des bandes organisées de jeunes. C'est là le résultat inévitable de l'exaltation pseudo esthétique de l'animalité dans la nature déchue, qui est devenu un des rites de notre vie sociale.
5\) L'OPINION PUBLIQUE NORMALE : Ce pénible recensement des formes pathologiques de l'opinion publique fait craindre que les hommes susceptibles d'inspirer et d'orienter une véritable opinion publique ne deviennent bien rares. Pie XII les décrivait en termes élevés : « *N'y aurait-il donc plus dans ces nations infortunées, des hommes dignes de ce nom ? Des hommes marqués du sceau d'une vraie personnalité, capable de rendre possible la vie intérieure de la société ? Des hommes, qui à la lumière des principes centraux de la vie, à la lumière de leurs fortes convictions, sachent contempler Dieu, le monde et tous les événements, grands et petits, qui s'y succèdent. De tels hommes, semble-t-il, grâce à la rectitude de leurs jugements et de leurs sentiments, devraient pouvoir édifier, pierre par pierre, la paroi solide sur laquelle la voix de ces événements, venant frapper, se réfléchirait en un* *écho spontané.* » ([^10])
#### La mission du journaliste.
Sans doute, il existe encore de tels hommes. Mais ils sont peu nombreux. *De plus en plus rares,* estimait Pie XII, au fur et à mesure que viennent se substituer à eux des sceptiques, blasés, insouciants, sans consistance ni caractère, de pauvres êtres, vides, flasques, sans force d'esprit pour démasquer le mensonge, sans force d'âme pour résister à la violence ; voire de simples commerçants du capitalisme de presse, comme il en est aujourd'hui sous toutes les étiquettes et sous toutes les appellations soi-disant contrôlées.
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Aussi, la mission du journaliste, et particulièrement du journaliste catholique, s'en trouve-t-elle rendue extrêmement difficile. Le journaliste catholique ne doit pas perdre de vue « *l'unique et sublime but que tous et chacun s'efforcent d'atteindre : l'expansion du royaume de vérité et de salut du Christ parmi les hommes* » ([^11]).
Il ne suffit pas de parcourir ces lignes du bout d'un rapide regard, de tenir la chose pour acquise, et aussi pour évidente, -- et de passer outre. Car ces mots *ont un sens.*
Ils tendent à obtenir que chacun des regards jetés par le journaliste sur les faits, idées ou événements, soit de ce fait un regard *objectif,* un regard *moral,* un regard *théologal.*
UN REGARD OBJECTIF : Ce n'est pas si facile. En un temps où les proportions données aux nouvelles sont en accord avec l'exploitation des instincts, les contagions collectives, les modes, l'objectivité consiste non seulement à ne dire que ce qui est, mais aussi à dire ce qui est opportun et à le dire de façon *proportionnée.* L'expansion du royaume de vérité, c'est tout d'abord cela pour le journaliste : le sens des proportions. Le rédacteur n'y est pas le seul intéressé. La mise en pages aussi y joue son rôle -- qui n'est pas des moindres. Et la manière de publier une nouvelle en cinq lignes au fond d'une obscure page intérieure, ou de la mettre en évidence « à la une » par tous les moyens de la technique contemporaine comporte, elle aussi, oh combien ! sa part de responsabilité.
UN REGARD MORAL : Ce n'est pas facile non plus. Car la nécessité de *présenter* et de *juger* les faits demande de la réflexion et de la compétence.
Présenter des faits, en eux-mêmes souvent immoraux, demande incontestablement de se soumettre à une morale professionnelle. Celle-ci semble aujourd'hui tellement méprisée que le simple fait de l'évoquer risque de provoquer le sourire public des esprits superficiels. Pourtant la règle en ce domaine est connue : ne point rendre le mal séduisant ; ne point utiliser sa description pour manipuler hypocritement les instincts et les passions du lecteur, sous le prétexte faussement honnête de l'informer.
Le regard moral n'exige pas seulement d'exposer les faits en respectant la dignité de ceux auxquels on s'adresse, mais encore de *juger.*
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Juger, pour éclairer l'opinion publique : « *Vous en serez capables,* disait Pie XII à des directeurs d'agence de presse, *si vous l'abordez avec une conviction personnelle, nette et déterminée, portant sur des vérités universelles qui ne soient jamais purement historiques, même si elles prennent pour se manifester une forme historique alors qu'elles sont essentiellement au-dessus du temps. Vous trouverez ces vérités dans ce qu'on nomme la* PHILOSOPHIA PERENNIS, *dans la* PHILOSOPHIE DU RÉALISME CRITIQUE, *qui aboutit à l'affirmation inconditionnée de Dieu et de l'ordre de sa création. Faites-les pénétrer de plus en plus dans l'opinion publique. Tous les hommes qui ont conservé leur rectitude de jugement les acceptent sans réserve.* » ([^12])
UN REGARD THÉOLOGAL : Enfin, dire que le journaliste catholique doit travailler à l'expansion du royaume de vérité et de salut du Christ parmi les hommes signifie explicitement qu'il ne doit pas se borner à la défense et au progrès des valeurs morales naturelles, mais aussi à l'extension de la *vision théologale* que le chrétien peut et doit porter sur *la vie humaine,* sur *le monde,* sur *l'histoire...*
Car depuis l'incarnation du Christ Jésus, notre Seigneur, et depuis Sa Résurrection des morts, Il est au milieu de nous. Invisible, mais présent, tous les jours, jusqu'à la fin du monde. Invisible mais présent, lorsque déferle la haine organisée. Invisible mais présent, pour réconforter les victimes au bord du désespoir. Invisible, mais présent, pour éveiller à l'accueil de la grâce ceux qui sont distraits, pour éclairer soudain ceux qui se détournent vers les ténèbres, pour affermir et sanctifier ceux qui L'adorent et Le servent, en esprit et en vérité.
Oui, la prière de foi doit être présente dans le journal, dans la revue catholique. Et la prière d'espérance, d'espérance théologale. Et la charité surnaturelle, celle qui pénètre mystérieusement le centre de l'âme lui rendant soudain la certitude de la présence du Seigneur, de Son amour, de Sa providence.
Disons-le bien simplement, sans esprit de critique, et sans viser personne : comme cela, trop souvent, manque aujourd'hui ! ... On se croit plus habile en se cantonnant dans une sorte d'intellectualisme chrétien, au lieu de laisser s'exprimer l'intelligence éclairée par la grâce pour juger toutes choses par rapport au Seigneur, et pour que Son règne arrive, comme nous le demandons tous les jours dans le *Pater.*
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Un journal franchement surnaturel ! Une revue franchement surnaturelle ! Cela peut exister ! Mais comment se fait-il que ce qui est catholique ne soit pas ordinairement tel ?
« *La vision intime de chacun doit donc s'élever des complexités sombres et confuses d'un monde éphémère pour conserver nettement la vue de la pure et blanche lumière de l'Éternité ! La Presse Catholique* EST OFFERTE ET CONSACRÉE A DIEU, *Lui demandant qu'il veuille bien l'utiliser comme un instrument approprié et efficace pour ouvrir à tous les hommes et leur faciliter sa voie à la vie éternelle, qui est, a dit la Divine Sagesse, de Le connaître, lui qui est, le seul vrai Dieu, et Jésus-Christ qu'il envoya.* » ([^13])
#### Les vertus du journaliste.
Parlant à des représentants de la presse catholique, le 29 novembre dernier, le Pape Jean XXIII ramenait à trois qualités essentielles les vertus nécessaires au journaliste catholique : « *le sens de la responsabilité, de l'honnêteté, de la vérité, triple consigne donnée à votre intelligence et à votre conscience pour être toujours gardée avec fermeté et force d'esprit* » ([^14]).
*a*) LE SENS DE LA RESPONSABILITÉ. Il faut bien avouer que le sens de la responsabilité de celui qui tient une plume est d'autant plus difficile à former que son action est davantage immatérielle, Celui qui, dans son travail, manipule des objets fragiles a la responsabilité de ne les point briser, Le contrôle de sa responsabilité est relativement facile ; il voit ce qu'il brise ! ... et il peut, avec bonne volonté, redresser les manières de s'y prendre, rectifier les mouvements, éviter de nouvelles destructions.
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Dans le domaine de la pensée et de l'écrit, il n'en va pas de même. On ne voit pas, de façon sensible, ce que l'on brise. Il y a ainsi des hommes dont la vie entière a été un long effort pour obscurcir des intelligences, affaiblir des volontés, et dans l'obscurité morale où ils se trouvaient, ils ne pouvaient s'en apercevoir. Saint Paul explique pourquoi dans l'Épître aux Romains ([^15]). Il est, encore aujourd'hui, de tels hommes, comme il en est qui ne travaillent qu'à éveiller, affoler les instincts ; attiser, exaspérer les passions. Qu'il s'agisse de répandre l'erreur, ou d'inciter au péché, la sanction des faits n'est, généralement, intelligible que dans la lumière de la vie morale. Elle demande, pour être comprise, l'humilité, la sagesse, -- que l'on refuse parfois, au moment même où l'épreuve, la souffrance, l'échec, leur ouvraient les voies.
Et pourtant ! Elle est grave, parfois tragique, la responsabilité de celui qui agit sur les intelligences, sur les volontés, sur les âmes, sur les sensibilités. « *En effet,* insistait Jean XXIII, *si, dans vos revues, même un seul article ou une seule illustration devait offenser le sanctuaire sans prix d'une âme, nous vous dirions alors que tout mérite, tout titre d'éloge ou de succès d'autre sorte serait bien mesquin parce qu'édifié sur de dangereux compromis.* »
*b*) LE SENS DE L'HONNÊTETÉ. Le Saint Père prend ce mot dans son sens total. Il ne désigne point seulement la pratique de la justice dans les échanges onéreux, mais la pratique d'ensemble des vertus naturelles et chrétiennes.
Il n'est pas douteux que la rectitude des jugements du journaliste constitue une part importante des exigences de cette honnêteté. Et c'est peut-être ici le lieu de rappeler que Pie XII réclamait à ce sujet pour lui « *une culture générale surtout philosophique et théologique* » ([^16]).
Il faut insister. L'intention droite de bien juger ne garantit pas, malgré le *sentiment* intime de bonne conscience qu'elle irradie dans l'âme généreuse, souvent émotive, la rectitude du jugement. L'insuffisance trop répandue de la formation doctrinale, spécialement de la formation théologique et philosophique, chez les écrivains et les publicistes catholiques, est un des graves problèmes des catholiques de France.
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Sans épiloguer longuement à ce propos, il est opportun de le noter. Beaucoup de divisions, d'incompréhensions, avec leurs douloureuses conséquences, proviennent de là.
Et pour en dire, quand même, un peu plus long, il faut bien constater que *porter sur les idées et les faits temporels un jugement habituellement et résolument chrétien,* s'inspirant de la philosophie chrétienne et de la théologie catholique, est aujourd'hui assez couramment identifié dans la presse païenne, et même parfois dans celle qui ne l'est pas, avec un prétendu « catholicisme de droite », -- quand ce n'est pas « le Vatican » lui-même qui est accusé à longueur de colonnes d'être « intégriste -- et réactionnaire » ! Tel est le sort fréquemment subi par toute référence aux *valeurs absolues,* les seules pourtant qui donnent un sens à la vie, et au sacrifice de la vie.
Si ceux qui profèrent et diffusent témérairement de tels jugements avaient conscience, dans une pleine lumière, de la portée réelle de ce qu'ils font ainsi...
Il importe aux publicistes de s'efforcer d'acquérir cette « culture générale surtout philosophique et théologique » que l'Église leur recommande tout spécialement.
« *Bref, cette honnêteté signifie : harmonie, sincérité, sens de ses propres limites, humilité, pondération, prudence. Elle fait éviter le mal et rechercher le bien sans aucun opportunisme...* » ([^17])
*c*) L'AMOUR DE LA VÉRITÉ. Jean XXIII recommande enfin l'amour de la vérité comme la qualité la plus distinctive de la profession de journaliste.
Il est frappant de constater que sa pensée, quoique exprimée en d'autres vocables, coïncide ici encore exactement avec celle de son prédécesseur.
La « *tâche délicate* » des journalistes, disait Pie XII, suppose « *la compétence, une culture générale* SURTOUT PHILOSOPHIQUE ET THÉOLOGIQUE, *les dons du style, le tact psychologique. Mais ce qui leur est indispensable au premier chef, c'est* LE CARACTÈRE. *Le caractère, c'est-à-dire tout simplement l'amour profond et l'inaltérable respect de l'ordre divin, qui anime et embrasse tous les domaines de la vie* » ([^18]).
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L'amour de la vérité S'EXPRIMANT DANS LE CARACTÈRE ! Cette directive, d'emblée, semble appeler le journaliste à demander à la Vierge Marie la grâce d'une vie intérieure toujours plus humble et plus généreuse !
Car -- sans dire tout -- on peut bien dire ceci : juger en accord avec les perspectives théologales et morales, juger en accord avec la vision évangélique de Dieu, du monde, de l'histoire, juger en accord avec les encycliques et les allocutions pontificales... cela n'est pas de tout repos ! Même -- disons encore cela -- au sein de la communauté catholique...
Aussi, Jean XXIII terminait-il opportunément son exhortation en citant Saint Paul aux Éphésiens : « *Ne soyez pas comme des enfants crédules dont l'intelligence s'abandonne à tous vents de doctrine forgée par la tromperie des hommes et par leur adresse à engager dans l'erreur.* » ([^19]) Et il commentait : « *Soyez au contraire les amis de la vérité, facientes veritatem in caritate, faisant la vérité dans la charité, qui couvre pour chacun les nombreux péchés personnels et sociaux... Faire, pratiquer la vérité signifie l'avoir dans l'esprit, dans la bouche, c'est-à-dire dans la parole et dans la plume, dans la doctrine sûre, dans la vie honnête et édifiante.* » ([^20])
Ce qu'il nous faut, chaque jour, chacun pour soi, et les uns pour les autres, demander à Dieu.
Marcel CLÉMENT.
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## CHRONIQUES
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### L'Encyclique Divini Redemptoris
*Lecture des 18 premiers paragraphes :\
la doctrine communiste*
par Jean MADIRAN
Le début de cette lecture a paru dans notre numéro 35 (du § 1 au § 7). La traduction intégrale du texte latin de l'Encyclique *Divini Redemptoris* a paru dans notre numéro 41. Nous faisons lecture cette fois des §§ 8 à 14, qui contiennent l'exposé de la *doctrine* communiste.
§ 8. -- « La doctrine communiste qui est prêchée de nos jours, d'une manière plus nette que les doctrines analogues des temps antérieurs, a pour moteur une contre-façon de la rédemption des humbles. Une idée fausse de justice, d'égalité, de nécessaire et universelle fraternité dans le travail imprègne d'une mystique feinte les pensées et les efforts des communistes ; à tel point qu'elle enflamme violemment, comme par une passion contagieuse, les foules qu'attire le mensonge des promesses. Cela est plus facile à notre époque, parce qu'une injuste répartition des biens a provoqué la misère anormale d'un grand nombre.
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Et cette idée fausse, les communistes la vantent et la propagent comme si elle était le principe d'un progrès économique : Ce progrès, quand il existe, a certainement d'autres causes, soit l'intensification de la production industrielle dans des pays qui en étaient dépourvus, soit d'immenses ressources naturelles, avantageusement mises en valeur par des méthodes qui n'ont aucun respect de la dignité humaine ; soit enfin la cruauté implacable avec laquelle les ouvriers sont contraints, pour un salaire infime, aux travaux les plus épuisants. »
1. -- Ce qui meut la doctrine communiste, c'est une contrefaçon de la rédemption des humbles : fausse mystique de justice, d'égalité et de fraternité dans le travail ; mystique de rédemption par le travail humain, -- l'humanité se créant elle-même par son propre travail, selon la pensée de Marx.
2. -- Des humbles. Parce qu'il n'est pas de rédemption pour les autres, *le communisme lui aussi s'adresse à ceux qui attendent une rédemption et non à ceux qui sont satisfaits.* Il dispute au Christ les pauvres, les humbles, les pécheurs pour lesquels il est venu : « Jésus n'a-t-il pas dit qu'il était venu non pour les justes, mais pour les pécheurs (Mc XI, 17) ? Ce qui, du reste, ne veut pas dire qu'il exclut les justes, mais qu'il n'y en a pas. Les hommes qui ne se mettent pas au nombre des pécheurs n'existent pas pour la Rédemption ; ou plutôt, leur salut à eux, c'est de reconnaître d'abord qu'ils sont pécheurs » ([^21]). Pour les *riches* il en est de même que pour les « justes » ; ils n'existent pas pour la Rédemption, ou plutôt, leur salut à eux, c'est de reconnaître d'abord qu'ils sont pauvres devant Dieu, réalité que leur cachent leurs richesses (matérielles, voire morales). La richesse, c'est la fausse sécurité ; la pauvreté, c'est de savoir que l'on dépend de Dieu ([^22]).
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3. -- La misère du grand nombre est *anormale ;* elle n'est pas un accident malheureux ; elle a une cause humaine : *l'injustice.* Et elle facilite la diffusion du communisme.
Deux erreurs sont donc à éviter :
*a*) que l'anti-communisme fasse négliger les injustices sociales ;
*b*) que l'on prenne l'injustice et la misère pour LA CAUSE du communisme et de sa diffusion (et que l'on dise : supprimons la cause pour supprimer l'effet) ; l'injustice et la misère sont une *circonstance favorable ;* les *causes* seront dites plus loin (du § 14 au § 18).
4. -- La possibilité n'est pas niée d'un progrès économique *sous* le régime communiste : il est seulement nié que ce progrès soit causé par le communisme (on reviendra sur ce point au § 23).
Le débat entre le libéralisme économique et le despotisme totalitaire n'est pas celui qui nous intéresse : car tous deux entraînent la servitude des travailleurs. Servitude plus terrible encore sous le despotisme totalitaire : le communisme n'est pas un progrès social par rapport au capitalisme libéral du XIX^e^ siècle, au contraire. Si l'unique alternative était entre eux deux, il faudrait sans doute choisir le libéralisme économique. Mais cette « alternative » est en réalité *un dilemme.* Des deux côtés, le résultat est la servitude (encore qu'à un degré différent) : « Que cette servitude dérive de la puissance du capital privé ou du pouvoir de l'État, l'effet est le même. Bien plus, sous la pression d'un État qui domine tout, qui règle toute la sphère de la vie publique et privée, qui pénètre jusque dans le champ des idées et des convictions de la conscience, ce défaut de liberté peut avoir des conséquences plus graves encore, comme l'expérience en fournit la manifestation et le témoignage. » ([^23])
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§ 9. -- « Les directives que les communistes diffusent aujourd'hui, parfois sous une apparence trompeuse et attirante, se fondent sur les principes que Karl Marx a tirés du matérialisme nommé « dialectique » et « historique » : les théoriciens du « bolchevisme » prétendent être les seuls à en détenir l'interprétation authentique. Ils enseignent qu'il n'existe qu'une seule réalité : la matière, complexe de forces aveugles et cachées, qui par sa propre évolution devient arbre, animal, homme. Même la société humaine n'est rien d'autre qu'une apparence ou un état de la matière en évolution, qui tend par une nécessité inéluctable, à travers un perpétuel conflit de forces, à un terme final : la sociétés ans classes. Il est donc évident que l'idée de Dieu est supprimée ; qu'il n'y a aucune différence entre l'esprit et la matière, entre l'âme et le corps ; aucune survivance de l'âme après la mort, aucune espérance d'une autre vie. Se fondant sur la méthode « dialectique » de leur matérialisme, les communistes pensent que le conflit qui conduit le monde à son terme final peut être accéléré par l'action humaine. C'est pourquoi ils s'efforcent de rendre plus aigus les antagonismes des classes sociales ; la lutte des classes les unes contre les autres, avec ses haines et ses destructions, est considérée comme la marche sacrée du progrès. Tous les obstacles à ces violences systématiques sont liquidés comme ennemis du genre humain. »
1. -- La doctrine communiste est marxiste. Les communistes « prétendent être seuls à détenir l'interprétation authentique » du marxisme. La question de savoir si l'on pourrait interpréter Marx d'une autre manière que ne l'ont fait Lénine et les dirigeants soviétiques ne sera pas posée. Ce serait une question sans incidence pratique. Nous parlons donc ici du marxisme soviétique.
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Que ce marxisme soviétique soit ou ne soit pas un marxisme authentique, cela n'a qu'un intérêt anecdotique. D'autre part, les autres formes éventuelles de socialisme marxiste sont toutes également rejetées par l'Église : « Guidée par des motifs religieux, l'Église a condamné *les divers systèmes du socialisme marxiste* et elle les condamne encore aujourd'hui, conformément à son devoir et à son droit permanent de mettre les hommes à l'abri de courants et d'influences qui mettraient en péril leur salut éternel » ([^24]).
Le marxisme (léniniste) enseigné par le communisme soviétique est celui qui se trouve résumé dans le livre principal de la formation du militant : *Histoire du Parti communiste de l'U.R.S.S.* ([^25]).
2. -- La doctrine communiste est matérialiste : il n'existe qu'une réalité, la matière. C'est un matérialisme historique : la société humaine est un état de la matière en évolution. C'est un matérialisme dialectique : cette évolution a pour moteur le conflit des forces qui, à l'intérieur de la matière, sont en contradiction interne.
Pie XI ne s'attarde pas à réfuter en détail le matérialisme marxiste. Ce n'est pas le sujet de l'Encyclique ; il ne s'agit pas d'analyser une doctrine ni de conduire un débat théorique. On peut dire déjà de *Divini Redemptoris* ce que l'on a dit plus tard de l'attitude de Pie XII : « *Quand il parle du communisme, il se contente d'une allusion rapide à sa pensée doctrinale et il s'étend au contraire sur les dangers de sa propagande et sur les moyens de l'enrayer* » ([^26]).
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La doctrine est résumée en six paragraphes seulement (du § 8 au § 13, le § 14 portant en conclusion un très bref jugement global), car ce n'est pas elle qui importe le plus, on verra pourquoi au § 15. Du moins est-il bon de ne pas l'ignorer, L'Encyclique *Divini Redemptoris* en dit rapidement ce qu'il est utile d'en savoir. Quant à la « réfuter », ce n'est pas long : nous savons que Dieu existe, nous savons que Pâme est immortelle, nous ne sommes nullement matérialistes.
3. -- « Ils s'efforcent de rendre plus aigus les antagonismes des classes sociales » : parce que si l'évolution dialectique est fatale, elle peut en outre « être accélérée par l'action humaine ». La *dialectique* n'est pas seulement une explication de l'évolution : elle est aussi une stratégie et une tactique ([^27]).
§ 10. -- « En outre, les communistes privent l'homme de sa liberté, principe spirituel de la conduite morale ; ils dépouillent la personne humaine de sa dignité et de tout gouvernement de ses mœurs, par quoi elle peut se défendre contre les impulsions des vices qui grandissent dans le secret. Cette personne humaine n'étant rien d'autre, selon leurs maximes, qu'un petit rouage du mécanisme universel, les droits naturels dont elle est le sujet sont retirés à l'homme individuel et attribués par les communistes à la collectivité. Proclamant une égalité absolue dans les relations entre les citoyens, les communistes rejettent toute autorité de Dieu ou des parents : car tout pouvoir et toute obéissance provient de la : société comme de sa source première et unique. On ne donne à l'homme individuel aucun droit de propriété sur les capitaux ou sur les moyens de production : comme ils permettent de créer d'autres biens, leur possession entraîne fatalement la domination de l'homme par l'homme. C'est pourquoi les communistes affirment que le droit de propriété privée, cause principale de l'aliénation économique, doit être totalement liquidé. »
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1. -- Suite de l'exposé de la doctrine. Une simple énumération suffit : la personne humaine n'est qu'un rouage du mécanisme universel, sans liberté, sans droits naturels.
2. -- Point de réfutation théorique des thèses marxistes sur l'aliénation. Ces thèses n'ont en effet aucune consistance autonome. Elles ne constituent pas une analyse économique ayant en elle-même une valeur scientifique. Elles sont l'application de postulats philosophiques : les postulats matérialistes. Elles en sont inséparables. Si l'on rejette ces postulats, il ne reste rien de l'analyse économique marxiste ([^28]).
§ 11. -- « Cette doctrine, qui rejette toutes les fonctions sacrées de la vie humaine, tient logiquement le mariage et la vie familiale pour une institution simplement civile, artificielle, née de conditions économiques déterminées : c'est pourquoi une telle doctrine nie que les liens juridiques et moraux du mariage soient indépendants de la volonté des individus et de la collectivité ; elle en rejette donc l'indissolubilité. En particulier aucun lien, selon les communistes, n'attache la femme à sa famille et à son foyer : ils proclament que la femme est absolument libre de l'autorité du mari, ils l'émancipent ainsi de la vie familiale et du soin des enfants, pour la jeter dans les activités de la vie publique et de la production collective au même titre que l'homme ; ils remettent à la société civile le soin du foyer et des enfants (cf. *Casti connubii*, 31 décembre 1930). L'autorité paternelle sur l'éducation des enfants est enlevée aux parents : elle appartient uniquement à la communauté et ne peut s'exercer qu'en son nom et par son mandat.
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Où s'en irait donc la communauté humaine, avec de telles bases, tirées du matérialisme ? Il naîtrait une société sans autre autorité que celle du conditionnement économique. Sa seule fonction serait la production collective ; son seul but, la jouissance des biens terrestres dans un séjour Superlativement voluptueux, où s'appliquerait la règle : *de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins.* »
1. -- Suite des conséquences issues des postulats matérialistes du marxisme : le mariage ne peut plus être un sacrement, la famille n'est qu'un groupement occasionnel dépendant des conditions et des commodités économiques.
2. -- L'autorité des parents sur l'éducation des enfants peut être maintenue ou rétablie en régime communiste : mais elle *appartient* à la communauté et ne peut s'exercer qu'*en son nom et par son mandat.* Pour des motifs économiques -- par exemple une politique « nataliste » -- un régime communiste peut revenir provisoirement à des dispositions législatives moins défavorables à la famille. Une telle évolution circonstancielle, quand elle se produit, ne peut faire escompter une heureuse « évolution du communisme » : ce n'est pas en l'occurrence le communisme qui évolue, tant qu'il conserve à la seule collectivité (c'est-à-dire en fait à l'État et au Parti) les droits qui appartiennent à la personne. L'État n'a pas à déléguer à la personne les droits de la personne, mais à les reconnaître, les respecter, les protéger. La délégation d'un droit est toujours révocable.
§ 12. -- « Notons encore que les communistes attribuent à la société un droit, ou plutôt un pouvoir arbitraire quasiment sans limite, d'assujettir chaque citoyen au travail collectif, sans égard à son bien personnel, même contre son gré et par la violence. Ils déclarent que dans leur société la morale et le droit n'ont d'autre origine que le système économique du moment ; et donc, de leur nature propre, sont terrestres, changeants et caducs. En somme, les communistes cherchent à introduire un nouvel ordre des choses, un âge nouveau, plus civilisé, découlant uniquement d'une secrète évolution naturelle : « une société humaine qui aura chassé Dieu de la terre ».
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1. -- D'une manière générale, la personne n'a plus aucun droit qui soit imprescriptible. Non par une suspension provisoire du droit (qui serait déjà illégitime) en raison de l'état d'urgence révolutionnaire. Mais en doctrine.
2. -- « Le marxisme prétend ne voir dans l'homme qu'un agent économique et faire dépendre des rapports de production toute la structure de la société humaine. S'il n'est plus livré au jeu arbitraire des puissances d'argent, l'homme se trouve alors enfermé et écrasé dans le cadre social d'une société durcie par l'élimination des valeurs spirituelles, et aussi impitoyable dans ses réactions et ses exigences que le caprice des volontés particulières. » ([^29]) Le marxisme prétendait libérer l'homme de sa servitude à l'égard des puissances d'argent, et tel était bien l'aspect le plus directement provoquant du problème social posé par le capitalisme libéral. Mais le marxisme élimine les puissances d'argent *sans* éliminer la servitude. Au contraire, il l'augmente.
3. -- L'athéisme n'est pas un regrettable accident de la doctrine économique du marxisme : c'en est le cœur et la clé. Le dessein, le but, est de construire une société économique qui aura chassé Dieu de la terre. La conséquence est que l'homme est écrasé par la collectivité, il devient le rouage d'un mécanisme.
§ 13. -- « Quand tout le monde aura été conditionné aux habitudes et à l'état d'esprit requis, en sorte qu'un jour enfin apparaisse cette société irréelle, la société sans classe, produit de l'imagination, alors l'État, qui actuellement n'est que le moyen de domination des capitalistes sur le prolétariat, disparaîtra nécessairement ;
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toutefois, tant que cet âge d'or ne sera pas réalisé, les communistes emploieront la puissance politique de l'État comme l'instrument le plus efficace et le plus universel pour atteindre leur but. »
1. -- Le communisme promet qu'au bout du tunnel révolutionnaire il y aura la société sans classes et la disparition de l'État. Inutile de s'attarder à discuter ces prétentions « irréelles ».
2. -- La réalité est un despotisme totalitaire exercé au moyen de l'appareil d'État. « Dictature » assurément, mais qui est dite « du prolétariat » ; il n'en est rien : « La révolution sociale se vante de hisser au pouvoir la classe ouvrière : parole vaine, pur mirage d'une impossible réalité ! Le peuple ouvrier demeure lié, asservi, rivé à la force du capitalisme d'État, lequel opprime et assujettit tout le monde, la famille aussi bien que les consciences, et transforme les ouvriers en une gigantesque machine de travail » ([^30]).
§ 14. -- « Voilà donc sous vos yeux la doctrine que les communistes bolcheviques et athées prêchent comme un nouvel évangile et comme un message de salut et de rédemption ! Invention pleine d'erreurs et d'illusions, qui s'oppose aux vérités révélées par Dieu et à la raison humaine ; qui est une subversion de l'ordre social, car elle détruit les fondements de la société ; qui méconnaît la véritable origine, la nature et la vraie fin de l'État ; qui, enfin, nie et rejette les droits, la dignité, la liberté de la personne humaine. »
1. -- Conclusion du résumé doctrinal dont l'exposé commence au § 8. Cette doctrine s'oppose radicalement à la Révélation et à la raison naturelle. L'économie intérieure de cette philosophie n'intéresse pas autrement le sujet de l'Encyclique, qui n'est pas la pensée marxiste, mais la réalité communiste.
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2. -- « Nous rejetons le communisme comme système social, en vertu de la doctrine chrétienne, et nous devons affirmer en particulier les fondements du droit naturel. Nous rejetons aussi, pour la même raison, l'opinion selon laquelle le chrétien devrait aujourd'hui considérer le communisme comme un phénomène ou une étape de l'histoire, comme un « moment » nécessaire de son évolution et par conséquent l'accepter comme décrété par la Providence divine. » ([^31])
(*A suivre*)
Jean MADIRAN.
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### La musique grégorienne
par André CHARLIER
CELUI QUI VEUT pénétrer dans l'esprit de la musique grégorienne doit auparavant se dépouiller de beaucoup d'habitudes dont, il faut bien le dire, l'Église elle-même a si bien pris son parti qu'elle n'arrive pas à s'en débarrasser.
L'habitude la plus néfaste est de considérer la musique comme un hors-d'œuvre qui vient s'ajouter à la messe et à l'office pour en augmenter la solennité et empêcher les assistants de s'ennuyer.
De nos jours, une messe « en musique », comme on dit, c'est bien une messe, sans doute, mais c'est surtout un concert, avec des chants obligatoirement polyphoniques qui font attendre indéfiniment le prêtre à l'autel, et des morceaux d'orgue où monsieur l'Organiste, là-haut, dans sa tribune, déploie complaisamment sa virtuosité des pieds et des mains en imitant, autant que faire se peut, le tonnerre de Dieu. Les musiciens qui écrivent pour l'Église transportent dans leurs compositions le style qu'ils ont appris au Conservatoire ; ils croient écrire un style religieux en ajoutant une certaine pompe à leur style habituel, qui, pour se faire entendre à l'Église, n'en reste pas moins dramatique et sentimental. Ils estiment que, sous les paroles « *Crucifixus etiam pro nobis sub Pantio Pilato* », la musique doit écrire un commentaire sombre et lugubre, que le « *Resurrexit tertia die* » doit nous faire entendre le tremblement de terre qui accompagne l'apparition de l'Ange, tandis que l'Ascension nous est évoquée par des lignes mélodiques qui se bousculent et s'essoufflent à gravir l'échelle des portées musicales.
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Je ne dis pas qu'on n'écrive pas ainsi de la très belle musique : d'illustres compositeurs, comme Bach et Beethoven, nous en donnent l'exemple.
Mais la musique sacrée, pour n'être pas un hors-d'œuvre, doit entrer dans l'esprit de la liturgie, et la liturgie nous demande à tous, et aux artistes en particulier, de nous placer sur un plan où la vie moderne ne nous place pas d'emblée : on peut même dire que la vie moderne fait tout ce qu'elle peut pour nous rendre étrangers à des formes d'art à la fois très libres et très pures, si simples que nous ne nous apercevons plus qu'elles sont savantes, parce que notre prétendu raffinement, qui nous fait illusion, ignore la véritable liberté de la pensée, et qu'en somme nous ne comprenons guère ce qui échappe à nos règles à nous, qui sont assez grossières. Ou nous croyons avoir compris parce que nous avons accumulé force commentaires archéologiques, mais nous n'avons pas compris du dedans, et la preuve est que nous sommes incapables de créer selon le même esprit. La liturgie est une œuvre d'art très savante, mais qui s'en aperçoit ? J'ai l'impression que le clergé lui-même ne saisit plus très bien pourquoi l'Église reste attachée à des formes si anciennes, alors que l'apostolat moderne a des exigences pressantes et jusqu'alors inconnues : à quoi bon, pense-t-il, perdre son temps à chanter l'Épître ou l'Évangile sur des mélodies archaïques, en observant rigoureusement l'accent des mots latins ? Nous ne sommes plus faits pour ces extrêmes délicatesses, et il ne s'aperçoit pas qu'elles correspondent simplement à des délicatesses de l'âme, et qu'il s'agit peut-être d'éveiller dans l'âme du chrétien d'aujourd'hui ces mêmes inquiétudes délicates sans quoi notre apostolat manque son but. Je sais bien qu'il y a des liturgistes maniaques et ridicules qui ne peuvent faire leurs dévotions qu'à Solesmes. Je sais aussi que je me trouve très à mon aise au milieu d'une assistance qui chante avec une grande foi de mauvais cantiques, mais je préférerais qu'ils fussent meilleurs. Je préférerais que cette grande œuvre d'art qu'est notre liturgie devînt pour la foule chrétienne une source de vie et que la musique grégorienne fût considérée comme autre chose qu'une douce manie d'archaïsants. Ainsi, entre cette musique et nous, il y a des barrières qui sont élevées, pour une part par notre incompréhension de cette œuvre immense qu'est la liturgie, où la musique joue sa partie avec les autres arts, et pour une autre part par nos mauvaises habitudes musicales, qui tiennent surtout à ce que l'habitude de la musique mesurée nous laisse désorientés devant une musique libérée de la mesure. Essayons, ces barrières, de les faire tomber et de regarder au-delà.
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LA LITURGIE est l'ordonnance de ce drame sacré qui a requis pour sa célébration le concours de tous les arts ; mais les architectes, les sculpteurs, les peintres, ont seulement construit et orné la maison, tandis que c'est la musique qui va porter la parole sacrée, n'usant pour tout instrument que de la voix du peuple chrétien, car, à l'époque où fleurit l'art grégorien, il n'est pas besoin de l'orgue pour faire résonner ces voûtes, qui se laissent emplir comme un vase par un chant unanime. Il est remarquable que, comme le prêtre ne peut monter à l'autel sinon revêtu de l'aube et de la chasuble, la parole jamais ne se dépouille du vêtement de la musique. Ou bien la prière s'exhale à Dieu dans le silence, ou bien elle est proférée soit pour inviter Dieu à rendre sa présence plus souveraine dans nos âmes : « Le Seigneur soit avec nous -- Et avec ton esprit », soit pour introduire les fidèles au sein même de l'éternité : c'est ainsi que retentit soudain, après les oraisons secrètes, à la fin du Canon, après la prière qui suit le *Pater,* cette parole qui devrait nous arracher de nous-mêmes si nous avions su garder un Cœur tout neuf : « *Per omnia sæcula sæculorum.* » Vous passez, nous dit la sainte Liturgie ; et la figure de ce monde passe. Mais le mystère de l'autel est vrai pour l'éternité. Telle est la puissance inouïe de la parole humaine dans ce dialogue émouvant entre le célébrant et les assistants.
La parole exerce donc ici une fonction sacrée, qui se couronne, au point culminant du drame, par l'obéissance de Dieu lui-même, qui se plie à l'injonction que des lèvres humaines lui adressent. Et c'est pourquoi la Liturgie a organisé toute une minutieuse ordonnance, réglé autour du célébrant les évolutions du diacre, du sous-diacre, des acolytes, dessiné la forme des costumes, imposé jusqu'aux gestes même. Un écrivain incroyant comme Mallarmé était obligé de reconnaître qu'il trouvait là, réalisé, le drame pur dont il rêvait. Le rôle de la parole : aussi les moindres mots sont ils chantés, comme les exhortations à prier, à fléchir le genou, à se relever, les exclamations « *Amen -- Deo gratias* »* ;*
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le ton musical auquel ils doivent s'adapter les rehausse, les fait passer de l'usage vulgaire à ce plan supérieur où la parole porte en elle-même une vertu d'efficacité parce qu'elle est la pure traduction de l'Esprit, le plan même où se tenait Jésus, commandant à la tempête : « Tais-toi ! silence ! », et les éléments se calmaient ; d'un mot guérissant les malades et retournant les Cœurs : aussi le centurion le suppliait-il : « Dites seulement une parole. » Telle est, avec trois notes seules, la vertu de la musique. Je ne connais rien de plus émouvant que ce sublime chant de la Préface, qui nous introduit au mystère suprême, au grand silence du Canon de la messe : précédée par un dialogue rapide entre le célébrant et l'assistance, où les répliques se livrent un assaut comme les flammes de l'Amour : « Haut les cœurs ! -- Nous les tenons devant le Seigneur. -- Rendons grâce au Seigneur notre Dieu. -- Il est juste et digne », la louange se développe, se mêlant à celle des Anges et des Archanges, des Trônes et des Dominations, sur une certaine teneur qui ne s'infléchit que pour marquer les arrêts du sens, et spécialement la fin des phrases. Ce n'est là qu'une simple récitation, où rien ne doit affaiblir la force des mots, mais il suffit d'une ou deux notes au début de la phrase et d'une cadence à la fin pour que le chant apparaisse et jette sur le texte son éclat propre. Le principe des récitations est toujours le même, qu'il s'agisse des Prophéties, des Épîtres, des Évangiles ou des Psaumes selon le ton choisi, la cadence finale reste la même, ainsi que la formule qui marque le milieu de la phrase ou du verset. Il ne s'agit aucunement d'écrire un commentaire musical du texte, mais d'en faire transparaître pour ainsi dire toute la lumière intérieure, le caractère sacré. Les musiciens d'opéra ont inventé le récitatif, mais le récitatif reste à mi-chemin entre le ton de la conversation et la mélodie, celle-ci se modelant sur les inflexions naturelles de la voix dans le discours. Le récitatif grégorien écarte, au contraire, toute inflexion naturelle, puisqu'il maintient la voix sur une note uniforme : c'est qu'il veut avant tout élever la voix humaine au-dessus de l'usage banal auquel nous la réduisons, sans pourtant faire intervenir la mélodie ([^32]) ; c'est pourquoi, dans sa forme la plus simple, il ne demande à la musique que des formules.
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Et ces formules n'auront rien de monotone si les mots leur sont justement adaptés et gardent leur vie. Il y a un art très savant dans l'invention de ces formules, si simples soient-elles. Les artistes qui ont inventé les huit tons des psaumes avec leurs cadences variées peuvent être mis au même rang que ceux qui ont conçu et construit l'église de Vézelay ou la cathédrale de Chartres. Il y a tout lieu de croire que les Grecs avaient conçu pour les chœurs de leur tragédie un mode de récitation analogue -- avec cette différence qu'ils faisaient sans doute entrer en ligne de compte la quantité de syllabes. Ces païens avaient, comme nos artistes du Moyen Age, le sens du caractère sacré de la parole, et rien ne nous est devenu plus étranger, tant nous l'avons fait servir à des usages bas. Qui comprend encore aujourd'hui la sobre architecture de la psalmodie, que nos paroisses sont incapables d'exécuter -- comme d'ailleurs de comprendre le sens des psaumes ?
LE PASSAGE de la formule à la mélodie se fait insensiblement, la majesté du texte étant toujours sauve. J'en trouve un exemple remarquable dans le chant de *l'Exsultet* au Samedi Saint, qui se déroule sur le ton de la Préface ; mais de quels accents mélodiques sont marqués ces mots qui expriment tout le mystère de cette grande Nuit, Nuit de la Résurrection, de la suprême illumination : *Haec nox est ; Haec igitur nox est, O vere beata nox !* Et ce chant est précédé d'une introduction étonnante, hymne à la Lumière et invitation à la Louange : je ne connais rien, dans toute la musique qui vous installe d'une façon aussi sûre et forte au Cœur même de ce mystère que le diacre nous annonce : « *Exsultent divina mysteria.* » Cette mélodie, qui se répète la même pour chaque phrase du texte, interdit à celui qui la profère d'exprimer ce que nous appelons de l'émotion et à nous de nous y abandonner. C'est un caractère commun à la musique grégorienne et à tout l'art du Moyen Age, et c'est la marque de sa grandeur.
Nous avons du mal à comprendre une telle conception parce que nous ne pouvons nous défendre de ce besoin *d'expressionnisme* qui s'est répandu dans les arts depuis la Renaissance, et c'est au point même que je me demande si je puis me faire entendre.
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L'âme humaine est semblable à une eau très profonde dont la surface est plus ou moins agitée par les vents et les orages, mais les rides ou les profonds sillons qu'ils y creusent n'affectent point la profondeur ; si peu qu'on descende au-dessous de cette agitation, on trouve le calme et le silence. Ainsi est-ce la surface de l'âme seulement qui est agitée par les sentiments et par les passions ordinaires, et c'est à la surface de nous-mêmes que nous avons l'habitude de vivre sans jamais descendre à ces profondeurs, où pourtant se passent les seuls événements importants, où ne règnent pas les ténèbres, mais une lumière qui vient de l'intérieur. Là les passions sont apaisées ; il n'y a même plus de ces sentiments si vifs qui nous soulèvent et qui consument toutes nos forces. Mais si on sait y descendre, on s'aperçoit qu'on entre bien davantage dans la connaissance de soi-même et dans la connaissance de tout, et l'émotion y est calme parce qu'elle est toujours illuminée de cette connaissance directe et sûre qui n'est pas effleurée du moindre doute, étant en contact avec l'Être. Ces chemins très secrets sont ceux où passe la grâce, et si nous ne la rencontrons pas plus souvent, si son action en nous nous est si peu sensible, c'est que notre pied n'ose jamais s'aventurer dans ces chemins. Nous sommes ici dans ce royaume où l'art et la mystique se rencontrent, et peut-être commençons-nous d'apercevoir pourquoi les sculpteurs du Moyen Age dédaignent d'exprimer les sentiments ordinaires, et par là déçoivent notre goût pour la psychologie, pourquoi les musiciens de ce temps dédaignent de souligner un texte par un commentaire musical qui serait une expression naturelle, ce que, par une invincible déformation, les modernes demandent toujours aux arts. Les figures du Portail Royal de Chartres n'expriment ni de l'humilité, ni de l'énergie, ni de douceur, ni de la tristesse, -- à savoir ce que dans notre langue nous appelons la vie. Mais si elles expriment davantage ? Si elles expriment tout cela à la fois et autre chose de bien plus grave ? Le musicien qui a composé le récit de la Passion a traité le texte de la même manière d'un bout à l'autre ; les phrases qui annoncent la mort de Jésus sont revêtues de la même mélodie que les autres, et elles doivent être chantées sans plus de lenteur. Ainsi, l'artiste va au-delà de la nature. Ce n'est pas qu'il la méprise, au contraire, il va au-delà pour lui donner son vrai sens. Il se prive de certains moyens que nous jugeons indispensables à l'art, mais c'est nous qui avons tort lorsque nous le jugeons pauvre : il nous donne le plus et nous lui demandons le moins.
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Ces moyens le gêneraient. Le but de l'art n'est sans doute pas de remuer les passions, mais d'émouvoir cette part de nous-mêmes que la vie d'ordinaire ne suffit pas à atteindre et qui est faite pour la contemplation. Toutes les grandes époques d'art, d'ailleurs, ont traité la nature de façon analogue, mais notre Moyen Age a été plus grand que les autres époques parce qu'il n'est pas indifférent à l'art d'être éclairé par les lumières de la foi et de rencontrer la Grâce sur son chemin. Aussi a-t-on pu dire parfois que la musique grégorienne était inspirée un peu au même titre que les Livres Saints sont inspirés ; et si la proposition paraît téméraire, il n'en est pas moins vrai que l'Église, par la voix de Pie X, a déclaré que la musique grégorienne était la plus religieuse et la plus convenable à la liturgie et ordonné qu'elle fût préférée à toute autre.
C'EST DANS CET ESPRIT qu'a été écrit le récit de la Passion que les Bénédictins de Solesmes ont choisi pour l'édition Vaticane, -- car ils ont eu à choisir, il y a eu au Moyen Age plusieurs compositions différentes --, et on peut dire que leur choix a été excellent. La Liturgie a composé pour ce récit de la Passion, qui se chante quatre fois dans la Semaine Sainte, selon chacun des Évangélistes, une ordonnance dramatique aussi parfaite qu'a pu être celle du drame grec. Deux acteurs principaux : le Récitant et le Christ ; un troisième rôle, celui de la foule des Juifs, est tenu par la Schola, ou, mieux encore, par l'assistance entière. Chacun des rôles a son registre : le Récitant chante dans un registre moyen, le Christ dans un registre grave, la Synagogue dans un registre élevé. Il y a donc trois lignes mélodiques, chaque phrase du texte venant s'adapter d'après son rythme propre à la mélodie une fois pour toutes fixée. A un musicien qui eût cherché le pittoresque, les scènes de la Passion offraient de nombreux prétextes : l'arrestation au Jardin des Oliviers, l'interrogation chez le Pontife, avec la foule des esclaves et Pierre parmi eux, la scène du prétoire et le dialogue avec Pilate ; il pouvait, comme Bach, nous faire entendre les vociférations des Juifs :
« *Non hunc sed Barabbam. Tolle, tolle, crucifige eum.* »
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Il pouvait nous suggérer le bouleversement des éléments lorsque sonne la neuvième heure. Le musicien grégorien a préféré à cela une simple récitation sur trois lignes mélodiques, mais le rapport entre ces trois lignes est si justement choisi que toute l'essence du grand drame de la Rédemption se trouve exprimé : alors, que lui importe le reste ? De même l'architecte n'a pas besoin d'autre chose, pour parvenir au même résultat, que du rapport entre certaines formes principales, dans le dessin du plan ou de l'élévation de son église. Tout l'art est là. Après cette récitation dramatique de la Passion, on achève la Lecture sur le ton de l'Évangile, et, pour cette dernière partie, les Bénédictins de Solesmes ont fait choix d'une mélodie admirable qui commence pour chaque phrase par une vocalise étonnante sur la première syllabe, pareille à ces grandes majuscules très ornées qu'on trouve dans les anciens manuscrits, et tout l'art du musicien a été de trouver la cadence dont la retombée fût dans un rapport juste avec l'élan initial. Je ne connais rien dans la musique qui donne davantage le sentiment de la perfection atteinte ([^33]).
(*A suivre*)*.*
André CHARLIER.
34:44
### L'histoire du salut : apport et limites de l'Apocalypse
par le R.P. CALMEL, o.p.
L'APOCALYPSE passe communément, et non sans raison, pour être un livre d'interprétation difficile. Cependant les extraits que la liturgie nous en propose tout au long de l'année ne sont pas spécialement hermétiques. Nous partirons de ces passages connus et faciles à comprendre et nous essaierons de déchiffrer l'ensemble de ce livre saint.
L'Épître de la Messe de la Dédicace nous montre l'Église sous la forme de la nouvelle Jérusalem, *qui descend du ciel, d'auprès de Dieu, belle comme une fiancée parée pour Son époux. C'est la maison de Dieu avec les hommes. Il demeurera avec eux, il sera leur Dieu ; ils seront son peuple et il sèchera toutes leurs larmes... Et celui qui siégeait sur le trône s'écria : voici que je fais nouvelles toutes choses.* Si le mot apocalyptique évoque une idée de catastrophe et de terreur il faut reconnaître que notre texte paisible et radieux ne saurait fonder une telle signification. Aussi bien les visions de terreur, les *fléaux apocalyptiques,* ne forment-ils qu'une partie de l'Apocalypse.
L'Épître des Saints Innocents n'est pas moins reposante et lumineuse que l'Épître de la Dédicace. Il s'agit, on le sait, des cent quarante quatre mille bienheureux qui portent sur le front le nom de l'Agneau et du Père et qui se tiennent devant le trône, devant les quatre vivants et les (vingt-quatre) vieillards.
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D'une voix aussi forte que le tonnerre mais aussi douce que le concert des harpes ils chantaient un cantique nouveau -- assurément le cantique de la nouvelle alliance dans le sang du Christ. Ils sont vierges, ils suivent l'Agneau partout où il va, ils ont été rachetés du milieu des hommes comme prémices pour Dieu et pour l'Agneau. Qui devons-nous voir dans ces bienheureux, sinon les chrétiens qui ont été consacrés spécialement au service de Dieu et qui de la sorte forment comme les prémices par rapport à l'ensemble des fidèles ? Et que devons-nous comprendre par le nombre de cent quarante quatre mille, sinon une foule immense, et une foule de parfaits. Cent quarante quatre est en effet le carré de douze ; douze est un nombre parfait, cent quarante quatre sera donc une perfection de perfection ; et cent quarante quatre mille une extraordinaire perfection de perfection.
\*\*\*
Cette dernière remarque nous introduit dans une des difficultés de l'Apocalypse qui est loin d'être insurmontable : l'allégorisme systématique, l'habitude de parler un langage chiffré. Cependant les clefs existent et le déchiffrement a d'abord été fait par les Pères de l'Église, notamment saint Augustin, et par les exégètes catholiques qui se sont mis à leur suite. Pour la France il n'est que juste de citer le Père Allo ([^34]) comme un des plus éminents et des plus clairs. Au reste ce langage chiffré, nécessaire à cause des allusions à l'Empire persécuteur, n'offrait pas de difficultés trop grandes aux premiers destinataires, familiarisés qu'ils étaient avec Ézéchiel et Daniel et avec une abondante littérature juive de forme apocalyptique.
Signalons dès maintenant quelques-uns des symbolismes les plus habituels. Les chiffres sept et douze étant des chiffres parfaits désignent, lorsqu'ils sont appliqués au temps une durée parfaite, ou mieux une durée indéterminée. Il en va de même du chiffre trois et demi qui est une moitié de sept. Dès lors quand il est question d'une durée qui est désignée par trois et demi ou un multiple de trois et demi comme mille deux cent soixante jours ou quarante-deux mois il faut y voir toute la période de l'histoire humaine, tout le déroulement du temps.
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Il en est de même du nombre mille. Mille ans c'est, en langage symbolique, toute la durée de l'histoire. Le nombre quatre est le nombre du cosmos à cause des quatre éléments et des quatre points cardinaux, de sorte que les quatre vivants qui entourent le trône de Dieu correspondent aux anges préposés à l'univers matériel. Cependant que les vingt-quatre vieillards, inséparables des quatre vivants correspondent, comme le fait voir une bonne exégèse, à l'ensemble des anges préposés à l'histoire humaine.
Non seulement l'Apocalypse s'exprime ordinairement par allégorie, mais elle progresse par récapitulation. Pour ne pas s'abuser, il est extrêmement important de le comprendre. L'Apocalypse en effet nous expose une succession de visions les unes effroyables, les autres aussi reposantes que celle des cent quarante quatre mille compagnons de l'Agneau. On serait naturellement porté à croire que ces visions correspondent à des périodes successives et que, par exemple les sept trompettes prophétisent des événements postérieurs aux sept sceaux et les sept coupes des événements postérieurs aux sept trompettes. Il n'en est rien. C'est la pensée commune de la tradition chrétienne qu'il n'en est rien ; les sept coupes recouvrent le même ensemble d'événements que les sept trompettes et les sept sceaux, c'est-à-dire toute la durée de l'histoire, sept étant un chiffre parfait. Les visions se récapitulent, mais en se récapitulant elles s'enrichissent et se précisent. C'est ainsi que l'une des coupes est mise en relation avec le trône de la Bête, ce qui n'était point le cas *pour* les trompettes et les sceaux. Une seule exception à la loi de récapitulation, autrement dit une seule vision qui corresponde à un événement historique déterminé, et non pas à tout l'ensemble des événements : la vjsion de la puissance puis de la chute de Néron (dont le chiffre est 666) et de l'empire romain persécuteur : Rome, la Grande Babylone et la Prostituée qui a séduit les rois de la terre.
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Sans doute en avons-nous dit assez désormais pour tenter un résumé de l'Apocalypse intelligible aux non-initiés. Exilé dans l'île de Patmos, à cause de la parole de Dieu, au temps de Domitien, l'Apôtre Jean reçoit de Jésus-Christ mission de prophétiser pour éclairer et réconforter les chrétiens.
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Ravi en extase un jour de dimanche il contemple une série de visions allégoriques qu'il transcrit dans son livre. Il s'adresse d'abord avec une autorité souveraine à sept Églises d'Asie Mineure et à leurs évêques pour leur dévoiler leur état actuel, leur ferveur ou leur fléchissement, et pour les exhorter à une fidélité totale. A chacune des Églises, il fait entrevoir non la cessation de la lutte, mais la possibilité de la victoire dans la lutte et le bonheur ineffable de celui qui aura lutté et triomphé. « Au vainqueur je donnerai un caillou blanc portant gravé un nom nouveau que nul ne connaît hormis celui qui le reçoit... Au vainqueur je donnerait l'Étoile du matin... Si quelqu'un m'ouvre la porte j'entrerai avec lui pour souper, moi près de lui et lui près de moi. » Il est très important de méditer ces textes de consolation et d'autres semblables, sous peine de ne pas entendre l'Apocalypse et de ne voir que fléaux ou châtiments dans un livre qui est dominé par l'idée sereine de la paix du Christ, de sa victoire infaillible et du repos joyeux de ses fidèles.
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Après les messages aux sept Églises d'Asie Mineure vient une très longue section prophétique qui recouvre toute la durée de l'histoire de l'Église sans vouloir prédire tel événement particulier -- à l'exception toutefois de la chute de l'Empire romain persécuteur. Cet avenir de l'Église seul le connaît par avance, et le dirige avec plein pouvoir, le Christ qui a été immolé et qui règne glorieux auprès du Père. Seul il détient le privilège de briser les sept sceaux du parchemin roulé, où est inscrit l'avenir de l'Église et du monde. *Il est digne de prendre le livre et d'en ouvrir les sceaux car il a été immolé et il a racheté pour Dieu au prix de son sang des hommes de toute race et de toute langue et il a fait d'eux une royauté de prêtres.* Non seulement du reste il est maître des hommes et de leur destinée, mais il est également maître des anges : ceux-ci l'adorent selon les lois d'une liturgie bien ordonnée, mais aussi ils se mettent entièrement à son service pour l'exécution de ses volontés sur les impies et sur les fidèles.
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Une des idées qui se retrouve le plus habituellement dans les visions allégoriques est celle de la domination de Jésus-Christ sur les Anges et du rôle continuel que remplissent les anges au milieu des hommes, sur l'ordre exprès du Seigneur. Si nous lisons avec attention nous comprenons que les anges ne sont pas moins présents et pas moins actifs dans l'histoire de l'Église, et même du monde en général, qu'ils ne furent présents et actifs dans la vie du Seigneur lui-même : à l'annonciation, à la naissance dans la crèche, à la fuite en Égypte, à la tentation, à l'agonie et à la résurrection.
Donc le Christ vainqueur, disposant en souverain de l'histoire de l'Église, et servi par les anges avec un zèle infatigable, vient de rompre les sept sceaux du parchemin enroulé. Que prophétise ce parchemin mystérieux ? Il prophétise les fléaux terribles dont les Anges frappent le monde ; ces fléaux qui sous une forme ou une autre reparaîtront jusqu'à la fin : la peste, la famine et la guerre ; mais aussi nous sommes prévenus de la préservation des fidèles par l'intermédiaire des anges, -- les fidèles des douze tribus d'Israël et la foule immense, impossible à dénombrer, de toute nation et de toute langue. Ils ont été marqués au front du sceau du Dieu vivant en signe de préservation. Auraient-ils donc été préservés de la souffrance ? Aucunement. Jamais d'ailleurs dans l'Apocalypse (et pas même dans le passage sur le règne de mille ans) il n'est question d'une sorte de paradis sur terre pour l'Église et pour les chrétiens. Les élus ne sont pas préservés de la souffrance mais de l'infidélité au sein de la souffrance. *Ils viennent de la grande épreuve, mais ils ont lavé leurs robes et les ont blanchies dans le sang de l'Agneau.*
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La vision des sept trompettes retentissantes récapitule mais enrichit celle des sept sceaux brisés. Ici encore les Anges sont les exécuteurs des décrets divins. Ici encore chaque nouvelle sonnerie de trompettes -- comme auparavant chaque nouvelle brisure de sceaux -- scande le déchaînement de cataclysmes effroyables ou de peines terribles pour les hommes. *En ces jours-là les hommes rechercheront la mort sans la trouver, ils souhaiteront mourir, et voilà que la mort les fuit.*
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Cependant de même que les élus avaient été épargnés, c'est-à-dire qu'ils avaient reçu la grâce de demeurer fidèles, de même l'Église résiste à toutes les tribulations et à toutes les persécutions. Elle est représentée ici sous la figure de ces deux témoins qui évangélisent le monde pendant mille deux cent soixante jours, c'est-à-dire pendant toute la durée de l'histoire, pendant les quarante deux mois où les Gentils les persécutent et foulent au pied la ville Sainte. C'est en vain que la Bête qui monte de l'abîme, c'est-à-dire la cité politique qui se fait persécutrice, essaie de les mettre à mort : ils ressuscitent aussitôt. On voit l'enrichissement que représente cette prophétie de l'histoire de l'Église par rapport aux prophéties antérieures. L'Église en effet nous est maintenant représentée sous des traits plus précis : d'abord elle ne cesse pas d'annoncer l'Évangile, ensuite elle ne cesse pas d'être persécutée, enfin sa grande ennemie est la cité terrestre en tant qu'elle se soulève contre Dieu et contre son Christ, en tant qu'elle devient la Bête.
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Du chapitre douzième à l'avant-dernier chapitre les visions qui vont se dérouler seront encore récapitulantes et enrichissantes. C'est toujours le déchaînement des fléaux, toujours l'intervention des Anges, par exemple pour verser les sept dernières coupes, toujours enfin la victoire des fidèles à travers les persécutions ; c'est le sens par exemple du règne de mille ans de ceux qui furent décapités pour le témoignage de Jésus ([^35]).
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Cependant avec les visions qui débutent au chapitre douzième des éléments nouveaux apparaissent qui précisent considérablement les visions précédentes : nous voulons parler des Bêtes et du Dragon. Quel est le sens de ces allégories ? Elles font allusion aux méthodes de combat de Satan contre l'Église. Pour s'opposer à l'Église, pour essayer de la perdre, le Dragon c'est-à-dire le diable, se sert de la cité politique, il la pervertit et la transforme en une contre-Église : c'est la Bête qui monte de la mer. Il fait aussi collaborer à son œuvre de persécution et de perversion les puissances prestigieuses de la philosophie et de l'art et en général de l'intelligence et de l'idée : c'est la seconde Bête, celle qui surgit de la terre. Cependant, comme nous l'indique la suite des visions, tant de force et d'habileté n'aboutiront pas à vaincre l'Église. Les unes après les autres, tout le long de l'histoire, les Bêtes sont précipitées à leur ruine qu'il s'agisse de Rome, la grande Prostituée, ou des rois de la terre qui prennent la relève de la persécution, ou de Gog et Magog : la contre-Église des derniers temps plus que jamais puissante et formidable ; mais elle sera *dévorée par le feu du ciel, jetée avec le diable dans l'étang de feu et de soufre ; et leur supplice durera jour et nuit pour les siècles des siècles.*
Tout cela était préfiguré dans la vision inaugurale du chapitre douzième. De même que les synoptiques dans une narration saisissante nous avaient montré Satan et Jésus face à face, Satan en présence de Jésus au moment de la tentation, de même saint Jean nous représente l'Église et le diable en présence l'un de l'autre ; la Femme en présence du Dragon. L'Église des patriarches et des prophètes, grâce à la Vierge Immaculée, a permis en quelque sorte l'Incarnation du Rédempteur et c'est pourquoi saint Jean nous parle d'une Femme qui enfante. En vain le Dragon veut dévorer l'Enfant, celui-ci *est enlevé jusqu'auprès de Dieu et de son trône ;* il faut entendre par là que Satan s'est acharné en vain contre le Rédempteur, celui-ci l'a vaincu en nous délivrant du péché par sa mort et en montant régner à la droite du Père. Il ne reste plus à Satan qu'à essayer de perdre l'Église et les enfants de l'Église. Mais, comme Jésus lui-même, l'Église échappe parfaitement au Dragon. Elle est indemne du péché, elle est assurée et invincible dans son union avec Dieu tout le temps de son histoire ;
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elle est semblable à *la Femme portée sur les ailes du grand Aigle* qui s'est réfugiée au désert (le désert représentant la solitude inexpugnable de l'union avec Dieu) et qui dans ce désert *est nourrie et réconfortée pendant mille deux cent soixante jours ou trois ans et demi,* c'est-à-dire jusqu'à la fin du monde.
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Ayant achevé de nous dévoiler certains aspects essentiels de l'histoire de l'Église (notamment que cette histoire est au pouvoir du Christ, que l'Église est secourue par les Anges, qu'elle aura toujours à lutter, qu'elle sera toujours victorieuse, que le Christ vainqueur sera toujours au milieu d'elle et que les cités persécutrices sont vouées à la ruine), ayant donc achevé de nous exposer les fresques immenses de toute l'histoire de l'Église, saint Jean nous représente rapidement le jugement dernier, puis il repose notre regard sur une *image transcendante* de l'Église, une image qui convient à la fois au régime de grâce de l'Église de la terre, et à la gloire éblouissante de l'Église du ciel.
On sait que les dernières paroles de l'Apocalypse sont une supplication ardente reprise par trois fois : *l'Esprit et l'Épouse disent : Viens. Que celui qui écoute dise : Viens...Oh ! oui, viens Seigneur Jésus.* Venez par votre grâce et votre Esprit dans la grande tribulation de l'Église militante. Venez pour introduire vos témoins fidèles dans cette Jérusalem céleste où il n'y aura plus ni mort, ni peine, ni souillure ; où vous essuierez toute larme de nos yeux ; où vous nous ferez asseoir à votre table ; où vous nous appellerez éternellement de notre nom nouveau.
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L'APOCALYPSE n'est pas une prophétie sur les époques successives de la vie de l'Église, mais une théologie -- souvent allégorique -- du gouvernement de Jésus-Christ sur son Église, tout le temps qu'elle lutte sur la terre. Disons-le tout de suite, ce gouvernement ne cherche pas à éliminer peu à peu les persécutions ; simplement il conduit à leur fin les empires persécuteurs et il préserve l'Église, non pas du martyre mais de l'infidélité. Les empires persécuteurs se succèderont jusqu'au jour de l'ultime déchaînement des ennemis de Dieu, avec Gog et Magog,
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mais ils auront invariablement le sort de l'empire romain, le prototype des empires hostiles à l'Église, ils seront voués à la ruine ; Gog et Magog eux-mêmes seront exterminés et jetés pour toujours dans *l'étang de feu et de soufre.* Quant à l'Église, elle connaîtra sans doute des périodes de repos, de calme, de liberté plus bu moins étendues ; quoi qu'il en soit, toujours elle sera préservée non de souffrir mais d'apostasier. Du reste, soit dans les périodes de paix, soit dans les périodes de persécution, toujours elle rendra témoignage -- et un témoignage douloureux puisqu'elle devra se purifier dans le Sang de l'Agneau. D'une façon ou de l'autre, ce sera toujours à travers la tribulation qu'elle demeurera fidèle et remportera la victoire.
On n'insistera jamais trop pour dire que le châtiment des impies n'est point dévoilé par le prophète de Patmos d'un point de vue chronologique, mais d'un point de vue transcendant et théologique. Les sept trompettes ne désignent pas une période déterminée qui succèderait à la période des sept sceaux, et les sept coupes ne désignent pas non plus une période qui ferait suite à la période des sept trompettes. Et pas davantage il ne faut imaginer que la première trompette correspond à telle date, la deuxième à telle autre date. Sept est un chiffre parfait qui désigne toute la durée de l'histoire du monde, du premier au second avènement du Seigneur ; de son avènement d'humilité, de passion et de miséricorde à sa parousie de gloire, de jugement et de transfiguration universelle.
Au brisement de chaque sceau, au retentissement de chaque trompette, à l'écoulement de chaque coupe, des fléaux se déchaînent contre les impies. Saint Jean veut nous dire par ces symboles, souvent déconcertants pour notre imagination, que tout le long de l'histoire de l'Église ses ennemis seront jugés et châtiés par Jésus-Christ. L'Église aura des ennemis jusqu'à la fin, et jusqu'à la fin également les châtiments ne feront pas défaut à ces ennemis ; voilà ce que Jean veut nous enseigner sans aucune intention de préciser quels seront les ennemis à tel ou tel moment, ou bien quel genre de châtiment sera réservé à tel ennemi, quel autre genre à tel autre. Une seule précision, un seule prédiction d'événement particulier : la prophétie de la chute de Rome. Exceptée cette punition-là, qui est le type de celles qui viendront jusqu'à la fin, tous les fléaux doivent s'entendre comme étant coextensifs à toute la durée du monde.
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Fléau, châtiment, punition des impies : l'Apocalypse ne saurait-elle nous apprendre rien d'autre sur Dieu sinon qu'il est un vengeur redoutable ? Son idée de Dieu serait-elle aussi étroitement bornée ? La peine infligée au persécuteur ne peut-elle avoir pour fin de le convertir et de le ramener à Dieu, ne peut-elle avoir une portée salutaire ? Assurément. Dieu ne veut pas la mort du pécheur mais qu'il se convertisse et qu'il vive ; s'il le frappe c'est pour l'amener à résipiscence. Ces vérités font partie intégrante de la Révélation. L'auteur du quatrième évangile le sait mieux que personne ; il reste que son Apocalypse n'est pas écrite dans la perspective de la conversion des ennemis de Dieu. Il faut nous résigner à ce que l'Apocalypse ne nous dise pas tout sur la signification de la peine dont Dieu frappe les hommes. L'Apocalypse est un des livres de la Révélation ; elle n'est pas le seul ; elle ne se suffit pas. Il faut la compléter par les autres. Sa perspective n'est point l'intention miséricordieuse de Dieu quand il frappe les persécuteurs, mais la volonté inflexible de Dieu de préserver son Église en frappant les persécuteurs -- de telle sorte que le mal n'atteigne pas ce degré de puissance et de perfidie où *les élus eux-mêmes ne pourraient être sauvés.* Aucune incompatibilité du reste entre les deux perspectives : la perspective de la miséricorde pour le pécheur, dans la peine même qui le brise, et la perspective de la justice pour le pécheur, en le mettant hors d'état de nuire et de continuer ses machinations et sa malfaisance contre le juste.
Cependant il est bien permis de faire valoir surtout la seconde perspective à condition de ne pas exclure l'autre. Ainsi fait l'Apocalypse dans son ensemble. Nous disons dans son ensemble : car les sept lettres du début aux sept églises d'Asie insistent au contraire sur la sollicitude du Seigneur à l'égard du fidèle qui s'attiédit ou s'égare. Il est vrai qu'il s'agit du fidèle, non pas de l'ennemi. Quand il s'agit de ce dernier, saint Jean n'ignore pas que, pour lui aussi le Sauveur de tous les hommes a le désir et la sollicitude de sa conversion. Mais il veut marquer avant tout dans son livre que le Sauveur de tous, étant le vainqueur de Satan, a le pouvoir et l'intention de mettre un frein à la puissance de l'ennemi et à ses scandales. C'est une des intentions dominantes de l'Apocalypse.
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Ce livre n'enseigne pas que Dieu n'est qu'un Dieu vengeur. Il enseigne que être vengeur est un attribut essentiel de Dieu et de son Christ. De même ce livre n'enseigne pas que les empires persécuteurs peuvent cesser de l'être par la conversion. Il montre que la persécution cesse de temps à autre, parce que le persécuteur est privé des moyens de nuire et parce qu'il est châtié. Un autre lui succèdera mais il aura le même sort.
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On chercherait vainement dans l'Apocalypse l'idée d'une croissance de l'Église. On y trouve certes des visions grandioses qui s'enrichissent L'une l'autre, mais aucune ne montre la croissance de l'Église ; elles montrent seulement que l'Église combat et qu'elle tient. Il n'en reste pas moins que sa croissance est une réalité. Comment la concevoir ? Non seulement sous forme d'une augmentation quantitative du nombre des élus, mais en même temps comme l'explicitation homogène de la Révélation ; ensuite comme une participation différente à l'unique sainteté du Christ crucifié, enfin comme un certain renouvellement des formes liturgiques.
Au sujet des forces du mal, on ne trouve pas davantage mention dans l'Apocalypse d'un progrès de ces forces. Pourtant le progrès existe. Il n'est ni infaillible ni régulier, car l'homme est libre. Il est réel ; il suffit de voir à l'œuvre le communisme et l'on s'apercevra que la contre-Église perfectionne ses méthodes pour empêcher les hommes d'adorer le Seigneur.
L'idée d'un ordre temporel chrétien à susciter ou à préserver -- pour la raison évidente que les chrétiens ne peuvent constituer une Église s'ils refusent d'abord de constituer des familles chrétiennes (ce qui est la base d'un ordre temporel) -- cette idée n'est jamais touchée par le voyant de Patmos. Elle est pourtant essentielle. Alors qu'est-ce qui demeure de l'Apocalypse si l'on n'y trouve ni la croissance de l'Église, ni le progrès des forces du mal, ni la cité temporelle chrétienne ? Il demeure deux enseignements majeurs : la révélation de la victoire de l'Agneau et de ceux qui souffrent avec lui ; (ou la révélation de l'invincibilité de la Femme) ; ensuite la révélation du moyen par excellence de Satan, qui est la perversion de la cité politique.
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Ce sont là deux vérités assez importantes pour que nous méditions l'Apocalypse, même si nous n'y trouvons pas tout ce que nous pourrions désirer.
Cette victoire, comment la concevoir ? D'abord dans le domaine personnel, au sein même de la lutte et de la tentation, cette victoire consiste dans la fidélité au Seigneur, dans la persévérance ou la reprise de cette fidélité. L'âme n'est soustraite ni à l'épreuve ni aux tentations mais, si elle est de bonne volonté, elle s'approfondit dans l'amour au cours même des épreuves et des tentations ; c'est là un des aspects de la victoire.
Il y a un second aspect : il se rapporte à l'Église. Cette cité sainte qui est à la fois ministre du Christ et formant une *seule personne mystique* avec le Christ non seulement ne sera jamais détruite par Satan, mais tout lui deviendra un moyen de s'unir à Jésus-Christ, de manifester son amour et sa sainteté.
La victoire dans l'ordre personnel et la victoire de l'Église ne se confondent pas, en ce sens que l'Église est assurée que jamais contre elle ne prévaudront les forces du mal ; or il n'en est pas de même de la personne individuelle, qui peut toujours se perdre. Il reste que la personne individuelle n'est sauvée que pour autant qu'elle appartient (ne serait-ce que par le baptême de *feu*) à la cité sainte, à l'Arche du Salut. De ce point de vue la victoire personnelle et la victoire de l'Église coïncident exactement.
Le troisième aspect de la victoire est celui-ci : par la grâce de Dieu il restera toujours assez de nature pour que la vie divine ne soit pas dépourvue de support. Et puisque la nature est le principe d'un ordre temporel, disons que l'Église suscitera toujours un ordre temporel suffisant pour que la vie divine puisse continuer. Nous voulons dire par là que l'Église fera toujours des saints et que, par suite, il y aura des saints mariés et donc des familles chrétiennes, ce qui est la base même de l'ordre temporel. Le diable n'arrivera jamais à mettre la main sur tout le temporel ; toujours le temporel lui échappera par quelque bout. De ce point de vue temporel c'est encore la victoire.
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On demande quelquefois : à quoi bon les sept premières lettres de l'Apocalypse ? Le livre ne se suffirait-il pas sans cela ? Il faut répondre non. Sans ces lettres nous ne comprendrions pas aussi bien comment la préservation de l'Église par le Christ doit s'entendre de chaque communauté et non seulement de l'ensemble ; comment l'attention du Christ se particularise à chacune des communautés. -- De même les deux derniers chapitres, où il n'est plus question de luttes ni de combats, ont une portée immense et ne sauraient être négligés pour une bonne intelligence du livre.
En effet, ils nous font saisir que la lutte n'est que pour un temps ; que le lien est imbrisable entre l'Église qui combat et l'Église qui triomphe ; enfin que nous devons mettre notre espérance dans le ciel, dans la *Jérusalem nouvelle.*
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L'Apocalypse ne nous dit pas tout. Il faut la compléter. Mais ce qu'elle nous dit est quand même de capitale importance : toujours il y aura des persécuteurs, mais toujours l'Agneau les vaincra, et triompheront avec lui ceux qui portent sa marque ; toujours l'Église sera inexpugnable et elle gagnera la victoire sur le Dragon et la Bête en souffrant avec le Christ ; toujours elle sera l'Épouse bien-aimée ; le jour est proche où Satan n'aura plus aucun pouvoir de séduire et de tenter ; où tous les empires seront abolis ; où tous les élus règneront avec le Christ vainqueur.
*Amen, venez Seigneur Jésus.*
Fr. R.-Th. CALMEL, o. p.
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### Un témoignage chrétien : le philosophe Gilson et la théologie
I. -- Un philosophe.
II\. -- La faille principale de la pensée chrétienne.
III\. -- Les voies d'accès et l'unité.
IV\. -- Philosophie chrétienne et doctrine sociale.
V. -- Mœurs intellectuelles.
VI\. -- La coupure politique d'une génération.
VII\. -- Inconsistance sociale du « thomisme ».
QUEL BEAU LIVRE. Quel grand livre, tranquille et profond. La conclusion de toute une vie de recherche. Un témoignage et un bilan très personnels de ton, mais qui concernent tout l'essentiel de la pensée chrétienne aujourd'hui. Et comme un dernier mot. Gilson aurait-il ainsi terminé son œuvre ? On le dirait. On dirait que son dessein est de prendre congé, sa tâche accomplie, et de se retourner maintenant vers le silence. Du moins n'avons-nous pas fini d'interroger, de mesurer et de scruter ce qu'il nous aura apporté en quarante années de publications apparemment diverses par leurs titres, et pour celui qui ne les aurait pas lues, mais fondamentalement ordonnées à une seule recherche capitale, celle qui nous est présentée cette fois dans son ensemble, à vol d'oiseau, c'est-à-dire de sommet en sommet ([^36]) :
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« *Le sujet propre du livre est l'aventure d'un jeune Français élevé dans la religion catholique, redevable de toute son éducation à l'Église et de toute sa formation philosophique à l'Université, mis par Clio aux prises avec le problème de trouver un sens précis à la notion de théologie, consumant une partie de sa vie dans la discussion de ce problème et trouvant la réponse trop tard pour qu'elle pût encore lui servir* (...)*. On a seulement voulu que ces pages fussent un témoignage sur une longue suite d'incertitudes dont, nous étant nous-même libéré, nous aimerions épargner à d'autres l'erreur de s'y engager.* » ([^37])*.*
Nous voici par cet ouvrage invités une fois encore à considérer les problèmes de la philosophie chrétienne et du « thomisme », à reprendre et prolonger les réflexions que nous avons déjà formulées à ce sujet ([^38]).
#### Un philosophe.
Gilson *n'est pas* un historien de la philosophie. Il ne l'est pas, au sens où Napoléon Bonaparte n'est pas « un artilleur », où Pie XII n'est pas « un juriste ». Nos étiquettes signalétiques ont un pouvoir rapetissant qui confine au dénigrement ; à l'aveuglement. Gilson a été historien de la philosophie comme Péguy a été éditeur, parce que cela était nécessaire à son propos. Mais son propos n'est pas un propos d'historien. Il a interrogé l'histoire, il a peut-être été le meilleur historien contemporain de la pensée médiévale ; sa recherche est depuis l'origine une recherche de philosophe ; de philosophe chrétien. Gilson a été non pas un historien de la philosophie, mais un philosophe de l'histoire (un philosophe de l'histoire de la philosophie, si l'on veut). A la question philosophique qu'il posait, seule l'histoire a répondu d'abord ; et le Pape ensuite, comme on va le voir : mais la réponse enfin trouvée dans Léon XIII confirmait sa démarche, puisqu'elle lui désignait la philosophie chrétienne comme *étant* une histoire.
Nous avons eu parmi nous *un philosophe ;* nous ne l'avons pas reconnu. Un philosophe qui est aussi un écrivain. L'hommage que Gilson rend à Maritain, nous le recopions à l'intention de Gilson, cet alinéa peut se lire en remplaçant le nom de Maritain par celui de Gilson :
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« *Il n'est pas nécessaire de lire longtemps n'importe quel livre de Jacques Maritain pour s'apercevoir qu'on a affaire avec un des tout premiers écrivains de notre temps. Assurément, notre philosophe n'est pas toujours facile à comprendre et ceux à qui sa pensée échappe sont excusables de rester insensibles à ce style toujours jailli de source et dont les inventions incessantes créent une délicieuse complicité entre la métaphysique et la poésie. Ses conclusions ne plaisent pas ? Soit, mais comment se fait-il que leur manière de ne pas plaire leur vaille le silence hargneux dont on entoure son œuvre ? Dans la Philosophie française entre les deux guerres, livre publié en* 1942*, l'auteur ne trouve rien à dire de Jacques Maritain, sauf qu'il a critiqué Descartes. Dans un Tableau de la philosophie française publié en* 1946*, un autre philosophe trouve pourtant à lui consacrer la phrase que voici* « *D'autres se rattachent au thomisme avec Jacques Maritain.* » ([^39])*.*
On s'est débarrassé de Gilson en le cataloguant *historien.* On ne l'a d'ailleurs pas mieux toléré sous cette étiquette. On lui a signifié qu'il comptait pour rien et qu'on le tenait pour zéro :
« *Aux prises avec la prodigieuse inflation de livres et de revues de philosophie qui sévit aujourd'hui en tous pays, la nécessité du choix s'impose. Il faut même, selon le charmant langage des bonnes gens, choisir au hasard ! Mais voici un homme qui se flatte de penser ce qu'un autre pensait déjà au XIII^e^ siècle. C'est une excellente raison de se débarrasser de lui* » ([^40])*.*
La France d'avant 1914 n'avait pas reconnu Péguy. La France d'après 1920 n'a pas reconnu Gilson. La nuit intellectuelle qui *tient* la plupart des journaux, des revues, des maisons d'édition des institutions d'enseignement et de diffusion, a des causes secondes fort repérables, et que nous analysons parfois. Il y il là des coalitions d'intérêts commerciaux, des gangs politiques ; des forbans intellectuels, sociologiquement installés, qui sont sans doute l'instrument d'un châtiment sur la France. Mais ces causes secondes elles-mêmes, quand elles prennent un air innocent, disent qu'on se fait des idées, qu'il n'y a rien de mal ni d'anormal en tout cela, voudraient-elles nous faire croire -- par exemple -- que si Gilson n'a pas trouvé en France le climat intellectuel nécessaire à la poursuite de son enseignement, ce n'est la faute de personne, c'est la faute du chat ? Ce que Gilson écrit à propos de Maritain, il l'écrit en somme, aussi, de lui-même :
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« *Si son pays ne veut pas de lui, la Chrétienté est assez vaste et certains de ses peuples sont assez intelligents pour lui offrir l'audience que le sien lui refuse. Cela s'est vu* (...)*. Il lui restera la ressource, le cœur gros peut-être de se tourner vers les Gentils. L'essentiel est que, chez un grand esprit qui est aussi un grand cœur, cet isolement n'engendre jamais aucune amertume. Que cette générosité nous soit un exemple. Nous pouvons bien être des isolés pour notre pays et même dans notre pays, pour notre temps et dans notre temps, mais il ne faut pas, il ne faut à aucun prix que notre pays et notre temps deviennent des isolés pour nous.* » ([^41])*.*
L'émotion voilée mais profonde de ces lignes devrait inviter à plus d'un examen de conscience et provoquer plus d'un remords. Gilson et Maritain n'ont pas été entendus par *les leurs,* par ceux vers qui ils s'étaient tournés, et qui n'ont pas été capables d'écouter et de transmettre leur message. Néanmoins ils ne sont pas aussi « isolés » qu'ils peuvent le croire. Voici que leur œuvre reçoit un accueil attentif, le nôtre, qui a sans doute à leurs yeux le double inconvénient d'être un accueil *critique,* et de n'être pas situé exactement, il s'en faut, dans les parages ou sur les rivages vers lesquels incline leur cœur. Mais ceci est une autre histoire. Nous imaginons aisément que Gilson ne comprend pas du tout pourquoi et comment il peut se faire, par exemple, que son livre *Pour un ordre catholique* ([^42]), recueil d'articles publiés dans l'hebdomadaire *Sept,* soit complètement oublié, en tout cas définitivement passé sous silence par ceux qui furent ses amis et compagnons, et ne se trouve plus cité, étudié, recommandé que par nous. L'important n'est nullement que Gilson comprenne ce que nous faisons, son ombre est derrière lui. L'important est que nous tâchions de comprendre, et de faire comprendre, ce que ce philosophe apporte à la pensée contemporaine, et que celle-ci, en France du moins, a ignoré, méconnu ou méprisé.
#### La faille principale de la pensée chrétienne.
C'est seulement après avoir écrit et publié le premier volume de *L'Esprit de la philosophie médiévale* que Gilson s'avisa de l'existence d'une Encyclique intitulée *Æterni Patris.* Il avait déjà signalé ce détail paradoxal mais significatif ([^43]).
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Il le conte à nouveau avec plus de précision :
« *L'Encyclique Æterni Patris* (...)*. Il ne l'avait donc jamais lue ? Non, jamais, et il l'avoue à sa honte* (...)*. Il faut d'ailleurs savoir qu'à cette époque les philosophes ne faisaient pas des encycliques pontificales leur lecture habituelle. Peut-être la remarque est-elle encore partiellement vraie. L'Église ne l'ignore pas cet elle patiente, car elle sait qu'un jour finit par venir où des philosophes les lisent, quand eux-mêmes ont besoin de leur enseignement.* » ([^44])*.*
Assurément, « la remarque est encore partiellement vraie », pour les philosophes, pour les sociologues et même d'aventure pour les théologiens ([^45]) :
« *Léon XIII ne s'est pas contenté de définir la philosophie chrétienne, il a lui-même donné l'exemple et la preuve que la notion en était féconde. Il est d'ailleurs curieux qui si peu de nos contemporains, je dis entre les catholiques, semblent avoir conscience de ce fait. Léon XIII prend place, dans l'histoire de l'Église, comme le plus grand philosophe chrétien du* XIX^e^ *siècle et l'un des plus grands de tous les temps.* » ([^46])*.*
Cela est entièrement vrai de Léon XIII. Mais tout autant des grandes Encycliques de Pie XI et de l'enseignement de Pie XII : « Il est curieux que si peu de nos contemporains, je dis entre les catholiques, semblent avoir conscience de ce fait ».
N'oublions pas que Gilson a toujours été catholique pratiquant et même militant ; il est catholique de naissance, d'une famille catholique ; élève de l'enseignement catholique jusqu'à la classe de philosophie. Et néanmoins il a dû *découvrir tout seul,* et ne découvrir que très tard, que le Pape enseigne. Il avait atteint le milieu de sa vie sans que personne le lui ai dit. Il ignorait jusqu'à l'existence d'Encycliques sur les sujets qu'il étudiait depuis une trentaine d'années et où il était déjà un maître. Et même à ce moment, personne ne le lui dit. C'est en composant lui-même la bibliographie historique de la notion de « philosophie chrétienne » qu'il rencontra *Æterni Patris.* Personne ne lui avait suggéré que les Encycliques ont quelque importance et que l'on ne perd pas son temps si on les prend au sérieux. Il lui fallut l'apprendre seul.
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Sans doute avait-il entendu parler du Pape, des « décisions » que prend son « autorité », tout le monde sait cela. Mais qui sait, qui sait vraiment que le Pape, plus souvent qu'il ne *tranche* les questions, s'occupe à les *traiter, *« à exposer et expliquer par voie d'argumentation » ([^47]) ? Ou si on le sait, on le sait « en théorie ». Nous ne voyons pas grand monde, « je dis entre les catholiques », et pas même Gilson, pour manifester de quelque manière que l'enseignement de Pie XII sur ce même sujet de la « philosophie chrétienne » a été entendu et médité...
Telle est, croyons-nous, la faille principale de la pensée catholique contemporaine. Ou bien elle n'a aucune connaissance de l'enseignement pontifical, ou bien elle n'en a qu'une connaissance beaucoup trop hâtive et superficielle, sans en soupçonner la profondeur. C'est un grand drame. On préfère nier jusqu'à l'existence de ce drame, probablement parce que l'on ne comprend guère sa nature véritable. On proteste que l'on est fidèle au Pape de tout son cœur. Bien sûr. Peut-être. Mais on entend de travers ce qu'il demande, et encore plus mal ce qu'il explique, faute de l'avoir suffisamment étudié. On se contente d'une connaissance approximative de ce qu'il édicte, afin de ne pas se mettre ouvertement en contradiction avec les « décisions » du Saint-Siège. La fonction de *philosophie chrétienne* exercée par la Papauté depuis Léon XIII n'est pas encore reçue comme telle dans nos mœurs intellectuelles. Et c'est de là que proviennent les malentendus sur la doctrine sociale de l'Église. Nous allons y venir.
D'une manière plus générale, la faille de la pensée catholique contemporaine résulte de l'interruption survenue dans la tradition intellectuelle du christianisme. Gilson témoigne, avec une précision irrécusable, qu'il lui a fallu chercher et conquérir ce qu'il aurait dû normalement recevoir : « Entre 1905 et 1939, à travers bien des incertitudes et au prix de mainte fausse démarche, un philosophe catholique devait perdre beaucoup de temps à redécouvrir des notions qu'il aurait toujours dû posséder. Ces années auraient facilement été mieux employées qu'à retrouver le passé, car jamais le présent ne fut plus digne d'attention... » ([^48]). D'autres ont su prendre un chemin plus court en répondant, directement et tout de suite, aux questions posées par le monde contemporain : mais ils étaient désarmés comme des barbares, quel qu'ait été leur génie personnel. Parmi les barbares aussi il y eut de grands génies : le propre de la civilisation est de partir de leur point d'arrivée, et non de recommencer à partir de leur point de départ.
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Notre temps aura été celui de génies barbares, coupés de la civilisation dont ils n'avaient plus reçu l'héritage intellectuel. Le principal héritage intellectuel de notre civilisation est celui d'une théologie, et il a fallu d'abord la retrouver et la reconquérir. D'aucuns imaginent qu'il leur suffit de la réinventer.
Quels que soient leurs dons personnels, ils ne sauraient en quelques années, à cinq ou six, aller aussi loin que treize siècles de réflexion continuée. Ce trésor de la théologie et de la philosophie catholiques, il est sans doute à prolonger, à perfectionner, et point seulement dans ses méthodes d'exposition, Pie XII le dit au quarantième paragraphe *d'Humani generis* ([^49]), mais on ne prolonge et ne perfectionne rien du tout si l'on commence par l'ignorer :
« *Un nouvel agrégé de philosophie, s'il sait son catéchisme, se croit autorisé à trancher de tout en matière de théologie. Quelqu'un étudiera peut-être un jour l'histoire si attachante de ce que l'on pourrait appeler la philosophie catholique universitaire. L'un des traits saillants de cette histoire sera sans doute que, de tant de philosophes catholiques -- Lachelier, Delbos, Maurice Blondel et autres -- pas un seul n'a jamais étudié la théologie ni d'ailleurs éprouvé de scrupules trop vifs à cet égard.* » ([^50])*.*
On ne voit pas bien qui pourrait reprocher à Gilson, du moins en France, d'avoir imparfaitement ou insuffisamment redécouvert ce que personne ne lui avait transmis. Plus et mieux que n'importe quel autre écrivain français laïc ou ecclésiastique, il aura contribué à rouvrir les voies de la pensée catholique en nous rendant l'intelligence de deux notions.
D'abord celle du *réalisme* intellectuel, que des « thomistes éminents » avaient abâtardi, voire complètement effacé, sous l'influence de la critériologie cartésienne ou de la problématique kantienne. De cela, Gilson ne parle point dans son dernier ouvrage ([^51]). Concernant la « critique de la connaissance », sa position est à peu près celle de Maritain ; nous croyons celle de Gilson plus mordante sur les esprits, ce qui est une considération pédagogique, mais point négligeable.
Ensuite la notion *d'être,* ou, comme on voudra, celle de *philosophie chrétienne,* car en fait c'est le même problème : la notion d'être, saint Thomas l'a reçue non (uniquement) d'Aristote, mais (surtout) de la Révélation.
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Dire cela, c'est exprimer la liaison intime des deux questions, celle de l'usage chrétien de la raison naturelle et celle du premier principe de la métaphysique ([^52]). Que l'œuvre de Gilson soit celle non d'un historien, mais d'un philosophe, le lecteur de *L'Esprit de la philosophie médiévale* et de *L'Être et l'essence* pouvait penser que c'était vue personnelle de sa part, et que Gilson n'y souscrirait peut-être point ; que peut-être ce remarquable historien se voulait uniquement historien, même si, ce faisant, il philosophait comme malgré lui... Avec beaucoup de sérénité et de simplicité, Gilson atteste, dans *Le philosophe et la théologie,* qu'il s'est toujours occupé uniquement de faire œuvre philosophique. C'est bien ainsi que nous le lisions depuis une vingtaine d'années, non sans avoir eu, d'ailleurs, à rectifier progressivement nos propres points de vue sur le contenu de son œuvre. Plus nous l'avons pratiquée, plus nos réserves premières se sont amenuisées ou raréfiées et plus a grandi notre adhésion.
Le lecteur qui aborderait Gilson par son dernier ouvrage ne suivrait probablement pas un mauvais chemin. Car sous la forme d'un récit parfois anecdotique, c'est l'histoire et c'est aussi la synthèse de sa pensée. *La pensée est une histoire ;* la pensée de l'homme n'est immobile sur elle-même que lorsqu'elle est égale à zéro. Aborder l'histoire de la pensée de Gilson comme lui-même aborda l'histoire de la philosophie chrétienne, c'est bien réellement aborder la pensée de Gilson ; et c'est une des voies d'accès vers la philosophie chrétienne.
#### Les voies d'accès et l'unité.
Car il faut des voies d'accès. Dire que saint Thomas est le docteur commun, ce serait ne rien dire si l'on entendait par là que chacun doit, tout seul, étudier saint Thomas dans le texte.
Il y faudrait une vie, et sans garantie de succès. Le langage de saint Thomas est tellement différent du nôtre que l'on n'a pas beaucoup de chances de l'entendre si l'on n'y est pas introduit et si l'on n'est guidé par personne. C'était bien la pensée de Léon XIII, que Gilson rappelle :
« ...*Puiser la sagesse de Thomas à ses sources mêmes. Mais l'entreprise est si difficile, à la distance où nous sommes de la source, que nous appelons à l'aide ceux qui nous ont précédé. Cela n'est pas évitable et c'est pourquoi, dans le passage même où il nous renvoie d'abord à la source, le Pape* (*Léon XIII*) *ajoutait : Ou du moins à des courants issus de la même source et dont les doctes s'accordent à tenir pour certain qu'ils sont encore purs de tout limon.* » ([^53])
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Seulement, où est la pureté, où est l'accord qui l'atteste ? On ne les voit guère :
« *Ce limon commence bien près de la source, et d'ailleurs cet accord certain des doctes n'est pas facile à trouver. Convoquez Capreolus, Cajetan et Banès, ils refuseront souvent de rester ensemble. Comment choisir ? On ne pourra le faire qu'en comparant ces ruisseaux à la source même dont ils se flattent d'être issus. Opération complexe, longue, où les risques de désaccord sont nombreux et dont l'étude conduit d'ailleurs le plus souvent à conclure que chaque interprétation de la doctrine se fonde sur une partie de la vérité, entrevue par l'interprète, et qu'il a seulement le tort de prendre pour le tout.* » ([^54])*.*
Les « thomistes » ne sont pas d'accord entre eux. Non point qu'un tel désaccord soit commandé par la nature de la philosophie : mais par l'infirmité humaine. D'où les discussions, controverses et disputes. Elles peuvent servir au progrès de la pensée ; elles peuvent aussi servir au progrès de la confusion. On insiste trop unilatéralement, à notre avis, sur le caractère inévitable, et utile, de ces désaccords entre philosophes. Il est d'une importance capitale que, sans concordisme arbitraire, certes, ni compromis superficiel, les philosophes chrétiens s'attachent aussi à définir et tenir des positions communes, une doctrine commune. Car de leurs désaccords peut résulter ultérieurement une lumière plus grande : mais cette lumière même ne sera acquise qu'à partir du moment où se sera fait l' « accord des doctes ». C'est seulement à la mesure de l'accord entre philosophes chrétiens que la philosophie chrétienne remplira sa fonction.
Sa fonction d'*ancilla theologiæ :* les désordres actuels de la théologie (comme également les désordres de ce qu'en France on nomme théologie probablement par analogie, ou même par simple métaphore) ont souvent pour origine l'état d'inconsistance et de confusion où se trouve la pensée chrétienne en matière philosophique. Nous n'en parlerons pas davantage ; nous renvoyons, pour l'illustration de ce point, à l'œuvre entière de Gilson où, *passim,* l'on en trouvera quantité d'exemples ([^55]).
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Mais aussi, sa fonction sociale. Toutes les difficultés rencontrées pour faire comprendre la portée véritable, le contenu authentique de la « doctrine sociale catholique », -- voire pour faire admettre la légitimité de son existence, -- proviennent de la confusion, de l'impuissance ou de l'éclipse de la philosophie chrétienne. Car la doctrine sociale catholique est en somme un chapitre de la philosophie (et de la théologie) chrétienne, et quand on veut prendre ce chapitre tout seul, on n'y entend évidemment rien.
#### Philosophie chrétienne et doctrine sociale.
« La pensée profonde de Léon XIII s'annonce dès le début de l'Encyclique (*Æterni Patris*)*,* et c'est une pensée sociale, étant bien entendu que l'ordre de toute société repose sur la connaissance de la vérité... » ([^56]). Léon XIII a voulu restaurer la philosophie chrétienne pour conduire à ce que Pie XI, dans *Quadragesimo anno,* nommera la « restauration de l'ordre social ». « Les grandes encycliques qui suivirent » *Æterni Patris,* remarque Gilson, « y compris les programmes de réforme sociale, supposent effectuée cette première réforme intellectuelle, condition nécessaire de toutes les autres » ([^57]). L'expression est un peu raide. Nous ne croyons guère pour notre part à ces sortes de priorités dans le temps, où il faudrait réaliser *d'abord* ceci, comme *préalable* à cela. Les choses ne se passent jamais ainsi, -- sauf, nécessairement, dans l'exposé logique, et dans l'exposé logique il est bien certain que Léon XIII a *commencé* par la philosophie chrétienne pour *continuer* par la doctrine sociale. Dans les faits, tout se passe en même temps, comme l'on peut. Nous ne sommes pas situés au commencement absolu ni à la fin complète de quoi que ce soit ; à quel moment la réforme intellectuelle devrait-elle être considérée comme suffisamment « effectuée » pour que l'on pût passer à l'étape suivante ? Tout le monde travaille en même temps selon son état et sa vocation. Disons donc plus exactement que la *liaison* est nécessaire, intime, permanente, entre la réforme intellectuelle et les autres réformes. Il n'est pas nécessaire d'attendre que la philosophie chrétienne ait été restaurée pour commencer à s'occuper des choses sociales. Mais il est indispensable que le « projet social », comme on dit aujourd'hui, ne s'avance pas *sans* être éclairé par la philosophie chrétienne. Et c'est cela que l'on n'a guère compris :
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« *Quel clerc errant n'en a fait vingt fois l'expérience ? Si on lui demande de parler du programme social de Léon XIII, qu'il n'aille pas s'aviser de commencer par Æterni Patris ! Ce que l'on veut, c'est quelque chose de pratique, Rerum novarum sur la condition des ouvriers et des patrons, par exemple. Il n'y a pourtant pas de raccourci qui permette de gagner du temps. Qui ne passe pas par la philosophie chrétienne peut être certain de s'égarer. Quelques-uns l'ont fait et leurs successeurs ne sont pas rares.* » ([^58])*.*
D'aucuns achoppent à cette expression de « philosophie chrétienne », comme d'ailleurs à celle de « doctrine sociale catholique », ou à celle de « civilisation chrétienne ». Gilson remarque que dans le texte même d'*Æterni Patris,* Léon XIII ne parle pas de « philosophie chrétienne », il n'emploie pas le mot, il définit la chose : une certaine manière de philosopher, « un usage apostolique de la philosophie, conçue comme auxiliaire de l'œuvre de salut de l'humanité » ; « une histoire de l'usage que les Pères et les écrivains ecclésiastiques ont fait de la philosophie » ([^59]), et des « liens étroits, indissolubles, entre philosophie et révélation » ([^60]) : « la raison naturelle fécondée par la vertu du Christ », « un usage philosophique de la raison qui refuse de se priver des lumières de la foi », une raison « restaurée, accrue par la grâce du Christ et rendue par là plus féconde encore » ([^61]).
Ce n'est pas le mot qui compte, mais ce que le mot désigne. Pour désigner cet *usage chrétien de la raison naturelle,* les Papes emploient le plus souvent le mot de « philosophie chrétienne », -- étant entendu, bien sûr, qu'ils prescrivent « une certaine manière de philosopher et non pas l'usage de tel ou tel nom particulier pour la désigner » ([^62]).
Or nous ajouterons, à l'appui de la pensée de Gilson, que les Papes emploient aussi l'expression de « philosophie chrétienne » précisément POUR PARLER DE LA DOCTRINE SOCIALE. Léon XIII n'a pas dit « philosophie chrétienne » dans *Æterni Patris :* mais il le dit (*christiana philosophia*) dans *Rerum novarum.*
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De même Pie XI, dans *Quadragesimo anno* ([^63]), invoque les « principes de la saine philosophie » (*saniae philosophiae*) et les « principes de la philosophie chrétienne sociale » (*christianae philosophiae socialis principia*)*.* Quel que soit le nom qu'on lui donne, la chose elle-même existe : et elle commande la doctrine sociale.
Les esprits ne peuvent s'accorder sur le sens de la doctrine sociale s'ils n'admettent pas les principes de la « saine philosophie » ou « philosophie chrétienne ». Et comment reconnaître et recevoir ces principes, puisque les *philosophes chrétiens* sont profondément divisés ? « *Il n'y a pourtant pas de raccourci qui permette de gagner du temps* ». Toutes les Encycliques sociales, d'ailleurs, si l'on veut bien les lire en leur entier, *Rerum novarum, Ubi arcano. Divini illius Magistri, Quadragesimo anno, Divini Redemptoris,* etc., en appellent à la réforme intellectuelle et morale, et placent très clairement, très explicitement la restauration de l'ordre social *dans la dépendance* de la restauration des mœurs chrétiennes et de la pensée chrétienne. Pour indispensable et décisive qu'elle soit, laissons la réforme des mœurs en dehors de notre propos. Tenons-nous en à la restauration intellectuelle. Et posons correctement la question : -- Qui nous enseigne les vérités de la raison naturelle ?
Poser correctement la question donne immédiatement la réponse. Les vérités de la raison naturelle qui ont rapport avec notre salut éternel et avec l'ordre social (dans la mesure où celui-ci est ordonné lui-même au salut éternel) sont enseignées par l'Église. Dans le désordre moderne de la philosophie chrétienne, le Pape assume, beaucoup plus visiblement et explicitement qu'à aucune autre époque, cette fonction. Gilson l'a mis en relief pour Léon XIII. Il a simultanément mis en relief la liaison intime et nécessaire entre la philosophie chrétienne et la paix sociale chrétienne. Dans cette perspective nous pouvons alors comprendre plus profondément le mot de saint Pie X, prononcé à un moment où il n'était pas encore le Pape (qui était, précisément, Léon XIII), mais où il était déjà saint : -- *La société est malade, toutes les parties de son corps sont touchées ; les sources de la vie sont atteintes. L'unique remède, c'est le Pape.*
L'unique remède, c'est le Pape, parce que le Pape *c'est l'unité.* L'unité de l'Église, l'unité de dogme, l'unité hiérarchique, l'unité de prière ; et pour ce qui nous occupe, *l'unité de pensée.* L'unité dans une « doctrine commune », l'unité en des « principes communs », le « remède » aux divisions et confusions où s'enlisent les philosophes chrétiens.
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Non pour faire taire leurs divergences ou interrompre leurs recherches. Mais pour conserver, expliciter et transmettre l'héritage essentiel de la pensée chrétienne. Gilson conduit son lecteur jusqu'au seuil, et s'arrête. Il nous a guidés sur le chemin véritable. On peut aller plus loin ; on peut prolonger sa pensée. Partir d'où il est arrivé, comme il le souhaite. Et se mettre plus méthodiquement à l'école de *la philosophie chrétienne des Papes contemporains.*
Bien sûr, il y en aura plus d'un pour entendre, ou feindre d'entendre, que nous proposons (après saint Pie X) que le Pape pense et agisse à notre place... Mais, comme l'écrit Gilson à un autre propos, « il est des cas où l'on doit avoir le courage d'offrir aux critiques une manière expéditive et simple de se débarrasser de vous » ([^64]). Ils s'en iront raconter, ils le font déjà, que selon nous le Pape fait tout, et que les fidèles n'ont rien à faire ; et que nous sommes des imbéciles rigoureusement incapables de la moindre pensée personnelle. Qu'ils le disent donc, si ça les amuse.
Leur soi-disant liberté est d'avoir une pensée et une action (notamment sociales) affranchies de la foi. Disons tranquillement avec Gilson : « Je n'ai jamais conçu la possibilité de cette division interne d'un esprit dont une moitié croit de son côté pendant que l'autre philosophe du sien » ([^65]).
#### Mœurs intellectuelles.
Même pour beaucoup de catholiques, il y a la moitié chrétienne de la vie : le spirituel ; et la moitié profane, autonome, libre (comme si *libre* était le contraire de *chrétien !*) : le temporel (c'est-à-dire le politique, le social, le mental, etc.). La thèse aujourd'hui la plus répandue dans la presse religieuse, et affirmée quasiment comme un dogme, est que la Royauté du Christ « *n'est pas une royauté temporelle* ». Ceux qui n'admettent pas ce dogme sont réputés des sots, des rétrogrades, des non-conformistes dangereux. Au nom de quoi, Gilson a été exclu du nombre de ceux que l'on considère comme des intellectuels, des penseurs, des auteurs sérieux ; il a été « exclu de la société des philosophes » ([^66]), et il remarque avec discrétion : « *Cette exclusive se comprend moins facilement lorsqu'elle vient de chrétiens* » ([^67]). On proteste que ces choses ne se passent point chez nous, dans le catholicisme français, qu'elles sont inventées par des esprits chagrins ou méchants.
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Mais voilà le témoignage de Gilson, qui est le témoignage de toute une vie. Expliquez ce phénomène comme vous voudrez : du moins son existence est irrécusable et dûment constatée. Membre de l'Académie française, ancien professeur en Sorbonne et au Collège de France, ancien rédacteur de *Sept,* Gilson, parce que PHILOSOPHE CHRÉTIEN, a été traité comme l'on traite les « ennemis de l'enseignement public » et les « réactionnaires ». Telles sont les mœurs ordinaires de ceux qui se donnent à eux-mêmes les appellations supposées contrôlées d'intellectuels catholiques et d'universitaires catholiques. Diront-ils que Gilson a rêvé ? Ils nous détourneront difficilement d'en croire des témoins qui, « le cœur gros », ont dû se résoudre à « se tourner vers les Gentils » ([^68]), c'est-à-dire à s'exiler hors de leur patrie, où leurs compatriotes, confrères et collègues, catholiques compris, leur avaient rendu impossibles le travail et la vie.
Si le philosophe chrétien se déclare « thomiste », il n'y gagnera pas l'amitié, le secours, l'appui des autres « thomistes », au contraire. C'est une catégorie où l'on se dévore entre soi. Nous écrivions récemment que le « thomisme » était mort en France de l'absence d'amitié chrétienne entre « thomistes » ([^69]). D'aventure, on a trouvé notre propos sévère. Mais juste au moment où nous l'écrivions paraissait en librairie le témoignage de Gilson, auquel nous renvoyons :
« Un philosophe commence à lire saint Thomas (...). Qu'il en parle, qu'il en écrive dans la seule intention d'aider les autres à sortir de leur ignorance à mesure qu'il s'en tire lui-même, il peut le faire, mais plusieurs ne l'entendent pas ainsi. Ce qu'ils veulent savoir, ce n'est pas ce que pense saint Thomas d'Aquin, mais plutôt *si vous êtes thomistes* (...)*.* Ce qu'ils veulent, *c'est que vous vous disiez thomistes.* » ([^70])*.*
Dès que quelqu'un se dit thomiste commencent les « inconvénients », dont « *le premier est qu'à partir de ce moment il sera traité par les* « *thomistes* » *selon leurs propres mœurs, qui ne sont pas douces* ». « Surtout s'il est de chez nous », précise Gilson, car ces mœurs intellectuelles sont, hélas, plus particulièrement celles du catholicisme français d'aujourd'hui, « il peut s'attendre à devenir l'objet d'attentions particulières » de la part de *thomistes* de profession « dont le fanatisme théologique se double de celui dont souffrent naturellement les Français » ; il connaîtra « *la constante, active et venimeuse hostilité de malheureux qui n'ont rien d'autre à mettre au service de Dieu que la haine de leur prochain* » ([^71]).
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Gilson ne nomme personne, ne précise pas autrement, et d'ailleurs n'écrit point cela à propos de lui-même. Mais qu'il ait lui-même été traité ainsi, par un « thomisme » qui était d'ailleurs « en état de décomposition avancée » ([^72]), on en a les preuves sous la main : notamment, dans plusieurs des notes de son opuscule *Christianisme et philosophie* (où il ne retient pourtant que le moins lamentable, et tait le plus scandaleux).
Nos mœurs intellectuelles françaises sont véritablement irrespirables -- sauf pour ceux qui les entretiennent et les organisent en vue de maintenir leur installation sociologique et leur domination temporelle sur la pensée, par leur mainmise sur l'école, l'édition et les journaux. C'est exactement le *parti intellectuel* qui continue, le parti intellectuel décrit et combattu par Péguy. Le témoignage de Gilson est d'autant plus significatif sur ce point qu'il n'a rien compris au combat de Péguy contre la Sorbonne et le parti intellectuel ([^73]) ; il n'est donc influencé en la matière par aucune opinion préconçue ; il n'a rien compris mais tout subi, et tout ce qu'il écrit à ce propos vient donner entièrement raison à Péguy, sinon sur tel ou tel détail, du moins sur l'existence et le fonctionnement de cette réalité sociologique.
#### La coupure politique d'une génération.
Gilson appartient à cette génération catholique qui a été si profondément marquée par l'affrontement entre Sangnier et Maurras : même quand, et c'est le cas de Gilson, elle n'a point participé à leurs débats et ne les a connus que d'une oreille lointaine. Nous avons dit récemment comment cette coupure de la communauté catholique était *évitable *; et comment, n'ayant pas été évitée, elle est devenue inexpiable, et quasiment *insurmontable* pour cette génération-là ([^74]).
Gilson n'a jamais rien su et encore aujourd'hui ne sait rien de Sangnier :
« *Je n'avais jamais vu Marc Sangnier, je n'ai jamais assisté à une seule réunion du Sillon, aujourd'hui encore je n'ai jamais lu un seul article sorti de sa plume. Je n'étais pas du Sillon, ni d'ailleurs d'aucun autre groupe politique.* » ([^75])*.*
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C'est net : aujourd'hui encore, Gilson n'a rien lu de Sangnier ; il ne l'a jamais entendu. Et pourtant, deux pages plus loin, il juge, décide et tranche :
« *Il n'avait absolument aucun rapport entre la philosophie du P. Laberthonnière et les positions sociales ou politiques du Sillon...* » ([^76])*.*
Qu'il n'y ait eu *absolument aucun* rapport entre eux, c'est possible, c'est à voir : mais qu'en sait donc Gilson ? Sur quoi fonde-t-il une assertion aussi catégorique, aussi *absolue ?* Sur rien. Il ne sait rien de Sangnier, rien qu'il ait personnellement vérifié. Il vient de le dire. Nulle part ailleurs, croyons-nous, Gilson ne s'est permis d'affirmations de cette sorte, proférées, dans une ignorance totale et avouée, avec une assurance absolument catégorique.
A un tel signe, on reconnaît l'empire d'une passion, d'une passion politique, même chez ce grand esprit, le plus étranger peut-être des écrivains catholiques contemporains aux passions partisanes. Si étranger y soit-il d'ordinaire, il y sacrifie toutefois. Sangnier, *dont il ne savait rien,* fut, même pour lui, un mythe :
« *Nous étions nombreux à nous sentir unis de cœur avec Marc Sangnier et solidaire de lui dans ses luttes. Nous savions seulement, mais c'était assez pour nous, qu'à l'encontre d'un catholicisme encore politiquement lié à l'Ancien Régime, Sangnier voulait donner droit de cité en France à un catholicisme social, tourné vers le peuple et sincèrement républicain* (...)*. Nos cœurs allaient du côté de Marc Sangnier d'un mouvement pur de toute doctrine. Fils, pour la plupart, de petite bourgeoisie chrétienne et républicaine, nous savions seulement qu'il y avait quelque part un républicain chrétien qui se battait pour nous.* » ([^77])*.*
Un mythe, disions-nous. Non point gratuit. Car cette description retient quelque chose de ce qui était sans doute la vocation véritable de Sangnier. Mais enfin, il est intéressant de constater que la résonance de son action était profonde dans un esprit qui ne savait rien de lui, et qui s'en faisait une idée disons assez sommaire. Un esprit qui était par ailleurs l'un des plus grands de cette génération...
Naturellement, au mythe du *Sillon* s'oppose celui de *l'Action française :*
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« L'Action française *avait pour chef un athée qui se disait tel ; rien d'étonnant à cela, car les athées ne manquent pas autour de nous.* L'Action française *faisait profession d'utiliser l'Église à ses propres fins politiques, et cela non plus n'était pas neuf...* » ([^78])*.*
Gilson ne semble pas avoir beaucoup plus pratiqué la pensée et les textes de Maurras que ceux de Sangnier. L'incroyance de Maurras posait en effet un problème, que nous-même n'avons commencé à apercevoir, puis à comprendre, qu'après de longues années ([^79]). Mais enfin il est douteux que Maurras ait jamais été *athée,* ou qu'il l'ait été longtemps ; et il est certain qu'il *ne se disait* précisément point athée. De même, il est possible que l'*Action française* ait en fait « utilisé l'Église à ses propres fins politiques » ; cela n'empêche pas qu'elle ait aussi (les choses ne sont jamais simples) servi et défendu l'Église et la foi, au jugement de saint Pie X. Mais avancer qu'elle *faisait profession* d'utiliser l'Église à des fins politiques est une contre-vérité manifeste. Et n'a aucun sens. Car un athée *déclaré* qui ferait ouvertement *profession* d'utiliser l'Église à ses propres fins politiques n'irait pas très loin et ne présenterait assurément aucun danger véritable. Gilson s'embrouille ici jusqu'au non-sens.
Au demeurant, même si l'on admet par hypothèse que Maurras était un « athée », il ne l'était certainement pas davantage que Bergson. Il y avait même chez Maurras, à l'égard de Dieu, une sorte de *pas encore* qui s'apparente à celui de Bergson beaucoup plus qu'on ne le croit généralement, et pour des motifs fort analogues ([^80]). On ne voit pas pourquoi Gilson n'aurait pas pu avoir à l'égard de la raison naturelle de Maurras l'attitude qu'il eut à l'égard de la raison naturelle de Bergson ([^81]). Gilson regrette à juste titre que les théologiens et philosophes chrétiens n'aient pas assumé ce qu'il y avait de vrai chez Bergson, au lieu de se mettre à le combattre purement et simplement. Fort bien : mais pourquoi les théologiens auraient-ils dû s'interdire d'assumer pareillement ce qu'il y avait de vrai chez Maurras ? A l'égard de Maurras, Gilson s'enferme dans le refus global et définitif qu'il reproche aux philosophes chrétiens d'avoir eu à l'égard de Bergson ([^82]).
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Il est vrai qu'en ce qui concerne Maurras, l'excès des théologiens fut souvent inverse, et différemment provoquant. Ils avaient rejeté Bergson quasiment en bloc, se faisant *partisans,* contre lui. Ils se firent *partisans* en faveur de Maurras. Ni dans un cas ni dans l'autre ne fut remplie la fonction théologique ([^83]).
#### Inconsistance du « thomisme ».
Maurras a pu « recruter », comme le dit Gilson, parmi les théologiens, c'est-à-dire qu'il s'est passé en cela *exactement l'inverse de ce qui eût été normal :*
« ...*Comte était allé plus loin en offrant son alliance au Général des Jésuites. Seulement, en* 1856*, les Jésuites n'avaient pas répondu à cette mobilisation générale, au lieu qu'entre* 1900 *et* 1910*, Charles Maurras réussit à recruter des troupes parmi les Jésuites, les Dominicains et plus encore peut-être les Bénédictins.* » ([^84])*.*
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Sans doute Gilson se scandaliserait-il moins, ou à meilleur escient, s'il avait de ces choses une vue moins unilatérale. Cette plasticité des théologiens et des philosophes chrétiens devant les doctrines profanes et les « mystiques temporelles » comme devant les philosophies de génies barbares, ignorant tout de la théologie catholique, n'a pas été à sens unique. Blondel, dont Gilson nous a dit, pour l'avoir lui-même constaté, qu'il « n'avait jamais étudié la théologie ni d'ailleurs éprouvé de scrupules trop vifs à cet égard » ([^85]), a néanmoins beaucoup recruté lui aussi, et n'a pas fini de recruter, parmi les théologiens. Et la « problématique marxiste », donc...
Le P. Fessard, dans un récent ouvrage ([^86]), montre quelle a été l'emprise du marxisme sur des maîtres en théologie thomiste, il cite des textes parus dans la très classique *Revue thomiste* elle-même et qui sont assez étonnants ([^87]). Si bien que le cas de l'*Action française* n'est point le seul, contrairement à ce qu'en disent ceux qui le présentent comme un épouvantail rétrospectif et paraissent animés par l'unique phobie de le voir renaître, s'imaginant apparemment que c'est le seul péril de cette sorte qu'ait connu l'Église de France au XX^e^ siècle. Le cas de l'*Action française* prend place en réalité dans une perspective beaucoup plus générale, ce qui ne l'empêche d'ailleurs pas d'être lui-même fort significatif (d'être fort significatif pour les générations nouvelles, capables de l'examiner historiquement, objectivement et sans passion ; chose encore rarissime aujourd'hui parmi les laïcs et les clercs qui ont vécu les événements de 1926) :
« *Si l'on se rappelle qu'au cours des années* 1925-1930*, plusieurs théologiens, grands thomistes également...* »
(grands thomistes, c'est une autre histoire, dont nous avons dit un mot dans notre note 2 à la page 64.)
« ...*ne se sont pas montrés beaucoup plus clairvoyants en ce qui concernait alors l'affaire de l'Action française, ce rapprochement mérite réflexion. On peut en déduire immédiatement que ce n'est pas seulement là question d'Ordre. Car, à côté de quelques Dominicains, l'Ordre de saint Benoît et la Compagnie de Jésus ont fourni d'illustres partisans d'Action française* (...)*. D'où vient que le thomisme puisse à trente ans de distance laisser ses adeptes s'illusionner à ce point, d'abord à propos d'erreurs issues -- disons, pour parler comme J. Maritain -- d'un positivisme de droite, puis à propos de celles qu'engendre un idéalisme de gauche ?* » ([^88])
66:44
C'est que *le thomisme --* si l'on entend par là non point la pensée de saint Thomas, mais l'ensemble des « thomistes » français contemporains -- est inconsistant dans son jugement et son attitude à l'égard du temporel (il n'est même pas toujours très sûr de ses principes les plus généraux, puisqu'il donne trop souvent, en métaphysique, aux dires de Gilson, des signes de « décomposition avancée »). Au temps de l'*Action française,* y a-t-il eu un seul « thomiste » pour porter un jugement synthétique sur la pensée et l'action politique de Charles Maurras ? Aujourd'hui, y a-t-il eu un seul « thomiste » français pour porter un jugement synthétique sur la réalité communiste ? A l'égard du communisme, plus d'un « thomiste » a tenté ce que Maritain avait tenté d'abord à l'égard de la pensée maurrassienne ([^89]) : un accord hâtif à un niveau trop superficiel ; puis, encore comme Maritain à l'égard de l'*Action française,* ils ont obéi sans trop bien comprendre, et trouvé, aussi hâtivement, aussi superficiellement, des motifs plus mauvais que bons. Survient un homme comme le P. Fessard, il met tout par terre, et cette inconsistance du thomisme devient alors manifeste même pour les plus myopes. Il ne reste rien de la philosophie sociale du « thomisme » contemporain.
Ou presque rien. La *christiana philosophia socialis* de Maritain était fort ambitieuse, elle avait raison de l'être en tant que *christiana philosophia socialis :* les œuvres n'ont pas été à la hauteur de cette légitime ambition. Les vues d'ensemble, l'appréciation du sens de l'histoire y sont fausses. Les critiques partisanes et délirantes adressées à Maritain ont provoqué une juste indignation, mais celle-ci ne doit pas voiler non plus que la *visée globale* de Maritain sur le temporel est erronée ; de son œuvre sociale, il restera quantité de vues de détail et d'axiomes moraux pénétrants et profonds (qui sont d'un homme d'oraison au moins autant que d'un philosophe), mais dont Maritain s'est ordinairement servi à contresens : il est souhaitable d'ailleurs qu'on les recueille pour en faire un meilleur usage. Sur le « marxisme », sur le « prolétariat », sur le communisme, Maritain a porté un jugement historique qui était faux ; la critique, si modérée de ton et d'intention, que fait d'*Humanisme intégral* le P. Fessard, est objectivement un épouvantable carnage sur ce point essentiel ([^90]).
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En revanche, et nous terminerons là-dessus, car c'est un autre hommage à rendre à Étienne Gilson, son livre *Pour un ordre catholique* ([^91]) avait une visée modeste et limitée : il s'occupait simplement de la liberté d'enseignement dans la France de 1934. Et bien sûr il traite ce qui est son objet, mais il le dépasse considérablement, selon la manière ordinaire de Gilson « historien ». Le véritable philosophe est philosophe dans tout ce qu'il écrit, et sa pensée se prolonge au-delà de l'espace et du temps. *Pour un ordre catholique* est un exemple et un chef-d'œuvre de CHRISTIANA PHILOSOPHIA SOCIALIS : naturellement, on n'en parle jamais.
J. M.
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### NOTES CRITIQUES
#### Mes amis de Saint-Cézaire
Monographie ([^92]) passionnante d'un petit vinage de Haute Provence qui ne s'est pas laissé gagner par la barbarie technocratique ; monographie qui n'a pas sa pareille pour donner le sens de la gratuité ; pour faire saisir sur le vif et à travers l'existence journalière que l'important n'est pas de gagner beaucoup et d'aller vite mais de savoir vivre et de prendre le temps de vivre. *Donner du temps au temps et s'enchanter la vie,* comme on dit au pays de Cervantès.
Plus d'un lecteur peut-être se sentira dépaysé en présence d'une vie aussi simplement humaine ; il se sentira peut-être dépourvu de points de référence ; dans sa propre expérience il trouvera trop peu d'exemples semblables. Ce sera la preuve non pas que les gens de Saint-Cézaire se trompent en vivant comme ils vivent, mais bien plutôt que les mœurs et la civilisation américanisées qui tendent à prévaloir constituent une grande erreur ; une erreur mortelle.
Suzanne-Marie Durand ne fait pas de théories ; elle raconte ; son récit est vif, alerte, plein d'intérêt, dépourvu de toute lourdeur et à travers son récit nous saisissons la grandeur des traditions de désintéressement et de gratuité qui caractérisent une communauté humaine digne de ce nom. Lorsque nous voyons Laurent « le maître du jardin » offrir ses plus belles figues simplement par gentillesse et pour la beauté du geste ; la vieille femme faire présent à sa voisine de ses premières olives ; toute la paroisse se réunir pour l'enterrement de la petite Madeleine ; le « compositeur » Bon Petit donner des concerts pour le plaisir, bref lorsque nous voyons se dérouler à Saint-Cézaire *les travaux et les jours* nous comprenons quels grands trésors d'humanité sont encore demeurés intacts. Pourtant ils sont très menacés non seulement par les querelles politiciennes mais plus encore par le dépérissement de la Foi. Sur ce point Suzanne-Marie Durand est sans illusion. Elle sait, et pas seulement d'une manière théorique, que le mode de vie de Saint-Cézaire (et de bien d'autres villages de France) pourrait être balayé. Nous devons faire ce qui est en nous pour l'empêcher de disparaître. « Il est temps de rendre une âme à nos campagnes... ou de la sauvegarder là où elle n'est encore qu'assoupie...
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Il est temps de réorganiser les structures communales... Il est urgent de protéger les hommes concrets... contre les abstractions et l'irréalisme des grands partis politiques qui investissent le pays jusqu'aux recoins les plus reculés et qui dévorent sa substance. » (dernière page du livre).
Pour protéger l'homme vivant une certaine forme d'éducation est évidemment indispensable ; en particulier une forme d'éducation tenant compte de ce fait que la jeune fille devra remplir une mission particulière, différente de celle de l'homme et complémentaire. Il est donc nécessaire de la former en conséquence. Ce que pourrait être une telle formation, Suzanne-Marie Durand nous en donne un aperçu dans son reportage particulièrement sérieux, d'ailleurs sans rien d'appuyé ni d'insistant, sur les Instituts familiaux qui ne cessent de se développer au Canada. Son livre « *Canadien mes amis* » ([^93]) est de la même veine -- aussi sûre, aussi sage, aussi limpide ([^94]) -- que *Mes amis de Saint-Cézaire.*
Si nous voulons travailler à l'instauration d'un ordre temporel chrétien la réflexion à partir d'exemples vécus est assurément indispensable ; c'est pourquoi nous gagnerons à ne pas négliger les ouvrages si concrets et si justes de Suzanne-Marie Durand.
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#### Sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus, par le Chanoine Cormier
Encore qu'ils soient profondément redevables à l'œuvre de St. Jean de la Croix, notamment par le sens de la loyauté dans le renoncement total, *les manuscrits autobiographiques* de Thérèse de Lisieux présentent un caractère d'originalité irréductible. La jeune carmélite n'a pas analysé et expliqué la purification des vertus théologales ; elle a raconté sa simple vie ; mais elle l'a racontée en mettant dans son jour le plus net et le plus attirant la grande grâce que Dieu lui a faite : « Je reconnais, dit-elle, que le Seigneur a fait en moi de grandes choses. Et la plus grande est de m'avoir montré mon insuffisance, mon impuissance à tout bien. » ([^95]).
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Le Seigneur lui a fait cette grâce par des étapes d'humiliation. La nouveauté (au moins relative) du livre du Chanoine Cormier c'est d'avoir noté et repéré ces diverses étapes d'humiliation par lesquelles est passée la petite Thérèse pour devenir la sainte de la voie d'enfance, la sainte de l'humilité du cœur, de la confiance et du total abandon.
Avec une diligente attention et une constante ferveur le Chanoine Cormier a mis en relief la signification divine des évènements les plus marquants, sinon toujours les plus remarqués, de cette courte vie de Carmélite : les tourments qui ont suivi sa maladie nerveuse et sa guérison ; la découverte du trop humain dans les âmes sacerdotales pendant le pèlerinage de Rome ; la douleur de la diminution mentale de son père ; l'incompréhension et la solitude pendant les cinq premières années au monastère ; enfin la terrible tentation contre la foi.
Les observation du Chanoine Cormier méritent d'être retenues. D'autant qu'elles se fondent toujours sur le texte original. Nous retrouvons dans son ouvrage, mais éclairé et entièrement justifié par la lecture des *manuscrits autobiographiques* ce que nous pressentions déjà sans doute de la petite Thérèse, c'est-à-dire cette révélation étonnante de l'humilité du cœur, que Gustave Thibon avait résumée en formules saisissantes : « L'originalité du message de la petite Thérèse c'est d'avoir montré que le cœur de Dieu est ouvert aussi aux pauvres et aux faibles et que l'existence la plus banale, la plus quotidienne en apparence, peut être saturée de la présence divine, de l'amour des saints... Par sa faiblesse dans l'héroïsme et son héroïsme dans la faiblesse.
Thérèse annonce *la bonne nouvelle* de l'Amour aux pauvres... Comme tous les saluts, mais en se penchant plus profondément peut-être qu'aucun d'eux sur l'insuffisance humaine. Thérèse est passée sur la terre pour rendre à l'Amour toute la face négative de la destinée. » ([^96]).
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Nous avons lu et relu le Chanoine Cormier avec une joie véritable et beaucoup de gratitude pour la lumière qu'il dispense. Nous avons mieux compris ce qu'est l'humilité des humiliés et l'audace d'abandon qu'on peut avoir dans le Seigneur quand on ne possède plus rien à soi.
Il nous reste pourtant quelques regrets. Tout d'abord nous aurions préféré qu'il n'eût pas négligé l'appartenance carmélitaine de la sainte carmélite. Lui qui découvre si bien ce qui est écrit dans un texte a sûrement remarqué à quel point cette appartenance est visible à toutes les pages de *l'Histoire d'une Âme.* Nous aurions aimé qu'il nous eût invité à tourner nos regards de ce côté là.
Il est vrai que Thérèse de l'Enfant Jésus exerce une influence qui dépasse les frontières du Carmel et s'étend aux dimensions de l'Église. Il n'en demeure pas moins que c'est le Carmel qui l'a formée pour la Sainte Église. C'est dans une famille religieuse bien déterminée, à l'école de St. Jean de la Croix et de Thérèse de Jésus, que l'esprit de Dieu l'a préparée en vue d'une mission universelle. Noter ses attaches carmélitaines, observer à quel point elle leur est redevable, ce n'est point faire tort à son universalité ; c'est en reconnaître les humbles et indispensables conditions. Car aussi bien dans le spirituel que dans le temporel l'universalité n'est possible que par le consentement à une insertion limitée et déterminée.
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Par ailleurs, il apparaît très vite, en lisant *l'Histoire d'une Âme,* que l'élargissement et l'approfondissement du sens apostolique de Sainte Thérèse de l'Enfant Jésus va de pair avec son progrès dans l'humilité du cœur et la confiance du petit enfant. Or sur ce développement du sens apostolique le chanoine Cormier a retenu peu de textes ; trop peu à notre avis. Quoi qu'il en soit, l'auteur de la *Vie Intérieure de Charles Maurras* est particulièrement qualifié pour faire réfléchir sur le sens des rimes et sur la souffrance corédemptrice dans la vie intérieure de la petite Thérèse. Il a été en effet le témoin privilégié des grâces d'illumination et de libération qu'elle a méritées à ceux qui ont perdu la Foi par sa fidélité héroïque dans les pires ténèbres.
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Le livre du Chanoine Cormier se range tout naturellement à la suite de quelques autres études, trop peu remarquées mais fort suggestives, qui au lieu de faire des variations tout autour, introduisent au cœur même de la sainteté et de la mission de la petite Thérèse. Signalons surtout : *La douleur et la mort chez Ste Thérèse de Lisieux* de Gustave Thibon ([^97]) ; *L'Église telle que la pense et la vit Ste Thérèse de Lisieux* par Charles Journet. ([^98]) *La pauvreté spirituelle chez Ste Thérèse de l'Enfant-Jésus* par le Père Lucien-Marie de Saint-Joseph ([^99]).
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#### Dangers dans le catholicisme d'aujourd'hui
Quand je vois un livre je me demande toujours à la vue du titre et du nom de l'auteur ce qu'il peut bien contenir et ce que j'ai à y apprendre. En lisant le nom de Karl Rahner ([^100]) j'ai pensé tout de suite : ce doit être un théologien germanique ; dès lors sa pensée ne manquera pas sans doute de densité, même si elle est parfois obscure ; et par ailleurs elle risque d'être stimulante, puisque ces germaniques ou bien disent des choses que nous autres latins nous ne disons pas, ou bien, en disant les mêmes choses sous une autre forme ils nous obligent à les reconsidérer.
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Mon pressentiment sur Karl Rahner ne m'a pas trompé : et même pour un germanique il est relativement clair et il n'est pas dépourvu d'humour ; je lis en effet en page 10 de sa préface : « Ces trois études sont dues à la plume d'un professeur de théologie. Un peu abstraites et pédantes donc (ce donc est admirable), comme c'est justement la marque de sa spécialité (de nos jours du moins) ». Vivement que cette marque disparaisse, qu'elle n'attende pas un siècle pour cela, et que, *même de nos jours,* les théologiens se mettent à s'exprimer en une langue vivante, limpide, prenante comme au temps de Pascal ou de Bossuet.
En voyant le titre *Dangers du catholicisme actuel* je me suis demandé d'abord si l'auteur allait commenter l'encyclique de Pie XII qui traite justement des dangers du catholicisme « *de quelques opinions fausses qui menacent --* (c'est bien un péril) *de ruiner les fondements de la doctrine catholique* ». Je m'aperçois qu'il n'en est rien. L'auteur ne commente pas *Humani generis* ; il ne mentionne que quelques dangers : et pour les discerner il se place au point de vue d'une analyse pénétrante de l'expérience vécue et d'une systématisation théologique assez élaborée. Par ailleurs les dangers dont il nous avertit ne sont pas tout à fait les mêmes de l'autre côté du Rhin et de ce côté-ci. Pour nous qui vivons en France, dans l'Église de Jésus-Christ qui pérégrine en France, nous pourrions peut-être résumer ainsi les périls auxquels la pensée et la vie chrétienne se trouvent exposées : suffisance pénible qui amène certains chrétiens français remuants et bavards à se considérer comme *l'aile marchante* de l'Église, cependant que le Pape serait en retard et que les chrétiens d'autres pays seraient vétustes et amorphes ; relativisme en matière de dogme et oubli pratique que le Vicaire de Jésus-Christ est non seulement le chef universel de l'Église mais son docteur universel ; laxisme moral qui empêche de prendre au sérieux la gravité objective de certains péchés, d'admettre la nécessité de la mortification et de l'ascèse et de croire que l'Enfer existe et contient des hommes damnés ; enfin une conception laïciste de la vie : on ne voit pas que les institutions temporelles ne peuvent pas être neutres mais doivent aider et soutenir des mœurs chrétiennes ; on admet encore plus difficilement que la doctrine de l'Église en matière temporelle (celle qui concerne par exemple l'école, l'entreprise, l'État) fasse véritablement autorité et ne doive pas être tenue simplement comme une suggestion plus ou moins intéressante des milieux romains ; on trouve en particulier que la doctrine de l'Église touchant le communisme est nettement retardataire.
\*\*\*
Allant du plus facile au plus difficile je conseillerai au lecteur de cet ouvrage assurément peu banal de commencer par le chapitre second (en entier) qui traite des dangers rencontrés par la conscience chrétienne ; on peut continuer par le troisième chapitre sur la forme cryptogamique de l'hérésie et le mieux est de finir par le premier chapitre qui traite de l'individu dans l'Église. Ce chapitre nous a semblé le plus ardu et c'est aussi le seul auquel nous fassions des objections importantes.
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Les réflexions au sujet des formes cryptogamiques de l'hérésie sont particulièrement suggestives malgré certaines obscurités pénibles. Le chapitre second, *l'appel à la conscience,* est de loin le plus pratique et le plus immédiatement assimilable. Il n'est pas besoin de culture théologique spéciale pour comprendre que la charité, loin de dispenser de la loi, la fait accomplir ; que la *personne* humaine n'est fidèle à son originalité irréductible qu'en acceptant les lois de la *nature humaine* à laquelle cette personne appartient ([^101]) ; enfin qu'il est criminel de rechercher le péché sous prétexte que le pardon du péché permettra un approfondissement spirituel et que Dieu sait tirer le bien du mal. Les réactions de Karl Rahner sont admirablement saines et éclairantes dans notre époque de confusion et de corruption. D'autant qu'il existe une abondante littérature soi-disant chrétienne qui, au nom du grand principe : « Dieu écrit droit sur des lignes tordues » suggère perfidement de tordre les lignes afin de permettre au Seigneur d'écrire droit. Comme si la raison pour laquelle le Seigneur écrit droit était la malice du pécheur qui a tordu la ligne et non pas la pure Miséricorde du Tout-Puissant absolument gratuite et que rien n'obligeait a se manifester. Il existe une mystique du péché. Il existe un pharisaïsme au publicain. On connaît les termes odieux dans lesquels il s'exprime : « Du fait Seigneur que je suis vicieux et immonde, je suis bien au-dessus de ces êtres vertueux qui (n'est-ce pas ?) sont obligatoirement gonflés d'orgueil et n'entendent rien au mystère de votre amour. Et pourquoi chercher à devenir vertueux alors que vous êtes venu pour les pécheurs et les publicains ? » Avec une solidité de puissant théologien, Rahner nous débarrasse énergiquement de toutes ces proliférations vénéneuses d'un christianisme sophistiqué, d'un rousseauisme chrétien. -- La meilleure réponse à certaines pages morbides de François Mauriac se trouve sans doute dans ce chapitre de Rahner.
\*\*\*
Je parlerai maintenant en détail de la première étude : *L'individu dans l'Église.* Je ne connais pas Karl Rahner ; je n'ai jamais eu avec lui ces entretiens de vive voix qui en général sont plus favorables à dissiper les malentendus que de longues discussions écrites... D'ailleurs je voudrais bien n'avoir pas de malentendu avec Rahner. En tout cas si j'interprète mal sa pensée qu'il veuille bien m'excuser et si je critique sa théorie des « deux réalités dans l'Église... *qui ne se laissent pas à proprement parler concevoir strictement comme deux aspects d'une seule et même chose* » (p. 33), qu'il ne se figure aucunement que je lui cherche querelle ou que je n'estime pas qu'il est bon chrétien et théologien orthodoxe. J'estime qu'il s'est trompé mais je ne m'estime pas plus infaillible que lui.
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Ses observations sur l'existence et l'importance chez le chrétien de ce qu'il appelle « la sphère du privé d'en-haut dans le domaine religieux » (p. 42) me paraissent tout à fait dignes d'attention. Nous risquons en effet de ne pas assez remarquer le prix incomparable de ce qui chez le chrétien ne peut pas être réglementé comme par exemple la durée de l'action de grâce individuelle (p. 47) ou la participation du directeur d'âme aux recherches et aux soucis de son pénitent (p. 52). De même nous risquons (c'est du moins le défaut de certains hommes d'Église naturellement administrateurs ou même policiers) de vouloir enfermer la vie des chrétiens, en toutes ses manifestations, dans le carcan d'une réglementation tatillonne.
Il est très heureux que Rahner fasse écho à la grande parole de saint Paul « N'éteignez pas l'esprit ; ne méprisez pas les prophéties. Éprouvez tout, retenez ce qui est bon. » (I Thess V, 19). Il est très heureux que Rahner fasse valoir le rôle irremplaçable pour la vie de l'Église des charismatiques et des prophètes, et qu'il oblige à se souvenir que le don de prophétie privée est concédé d'une manière libre et imprévisible et sans relation avec les charges de la hiérarchie ecclésiastique. Que l'on songe par exemple à une simple bergère comme Bernadette ou à des moniales obscures comme Marguerite-Marie ou Thérèse de Lisieux.
Toutes ces choses sont à dire et à redire. Encore serait-il bon, ce me semble, d'insister sur le fait que l'esprit de prophétie dans l'Église réside d'une manière infaillible et permanente dans la hiérarchie et que la prophétie privée est en dépendance de la prophétie hiérarchique. Je veux bien que le ton et les allures de certains prélats ne fassent point penser spontanément à l'illumination et à l'inspiration des prophètes. Il reste que la foi chrétienne dépasse les apparences. La foi chrétienne nous enseigne que le don de prophétie, c'est-à-dire avant tout *le don d'enseigner infailliblement les mystères cachés en Dieu et le don d'illuminer et de redresser les* mœurs, ce don qui résidait jadis dans les apôtres réside maintenant, en premier lieu, dans les successeurs des apôtres, en d'autres termes, dans la hiérarchie apostolique, dans les évêques unis au Pape et dans le Pape lui-même. Certes le charisme de prophétie n'est point l'apanage de la seule hiérarchie apostolique mais c'est d'abord et principalement à la hiérarchie apostolique qu'il est accordé ; et c'est à la prophétie hiérarchique de porter un jugement sur la prophétie privée.
Ainsi pour avoir leur plein effet dans la vie de l'Église les apparitions de la Vierge à Bernadette demandaient à être authentifiées par la hiérarchie. Cependant d'une manière générale, une chose est la dépendance de la prophétie privée à l'égard de la prophétie hiérarchique, autre chose est l'attitude dédaigneuse, arrogante ou même insultante de tel ou tel membre de la hiérarchie à l'égard du chrétien ou de la chrétienne charismatique. En effet la dépendance de la part du charismatique est voulue de Dieu, le mépris de la part du clerc est condamné par Dieu.
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Eh ! bien donc, pour justifier, dans l'Église du Seigneur, les droits et la grandeur du charismatique, et d'un point de vue universel pour défendre « cette sphère du privé d'en-haut dans le domaine religieux » qui a été perçue avec tant d'acuité par le théologien allemand, est-il nécessaire de casser l'Église en deux moitiés ? En deux moitiés qui seront bien « ordonnées mutuellement l'une à l'autre et qui appartiendront l'une et l'autre au concept complet d'Église » (p. 34), mais, qui, enfin, ne laisseront pas de constituer « deux réalités différentes » (p. 34) ? Cette théorie me paraît contestable. Je pense que l'Église est *indivisiblement* une communauté de grâce pourvue des pouvoirs d'ordre et de juridiction et qu'il est erroné de la diviser en deux parties qui constituent deux réalités différentes (même ordonnées l'une à l'autre), une partie étant *la communauté de grâce,* l'autre partie *la société juridiquement structurée* (p. 34).
Essayons de voir tout de suite les conséquences pratiques de la théorie de Rahner. Supposez donc, que, pour reprendre le langage inexact de Rahner, la société juridique ne soit pas une même réalité que la communauté de grâce -- et supposez que vous veniez d'entrer en conflit avec la société juridique ; par exemple alors que vous alliez vous confesser avec de bonnes dispositions vous êtes tombé sur un confesseur revêche et acariâtre ou sur une sorte de distributeur mécanique ; vous n'avez pas eu l'impression, tout au contraire, de vous trouver en présence du messager de Jésus-Christ ; supposez que dans vos confessions, vous ayez fait à plusieurs reprises cette expérience désagréable et que, naturellement, la tentation se présente à vous de ne plus retourner vous confesser. Quelle raison vous donner de ne pas succomber à cette tentation s'il est vrai que la société juridique est une réalité différente de la communauté de grâce ? A mes arguments, invitations et exhortations vous pourrez toujours répondre : « La société juridique ne m'aide pas à m'unir à la communauté de grâce ; bien plutôt elle m'en dégoûte ; je me contente de la communauté de grâce ; ceux que cela intéresse peuvent bien y adjoindre la société juridique ; pour ma part je ne le ferai pas ; *d'autant que les deux réalités sont différentes.* »
Par contre si l'Église est *indivisiblement* une communauté de grâce dotée des pouvoirs de prêcher, gouverner, donner les sacrements (y compris la confession) ; si, pour reprendre la terminologie malheureuse de Rahner, la société juridique et la communauté de grâce sont une seule et même réalité, je pourrai toujours dire, sans craindre une contradiction fondée, au pénitent ulcéré et déçu : La méchanceté ou l'esprit administratif qui vous ont heurté chez certains confesseurs, cela ce n'est pas l'Église, *même du point de vue juridique :* c'est la part du monde et du péché dans un ministre de l'Église ([^102]).
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L'Église, voici ce qui proprement la caractérise : d'abord la possibilité réelle qu'elle vous donne de recevoir la grâce même par un ministre indigne ou médiocre (s'il est validement ordonné) quand il remplit sa fonction « juridique » ; ensuite la possibilité qu'elle vous donne également de ne pas succomber au scandale qui vient par le ministre accomplissant sa fonction « juridique » d'une manière indigne ou médiocre ; enfin la possibilité qu'elle donne au ministre dans l'exercice de sa fonction « juridique » d'être digne ou de devenir digne du cœur de Dieu. Pour obtenir la grâce du pardon ne vous coupez donc pas de ce qui est visible et « juridique » dans le sacrement de pénitence. Soyez entièrement libre, bien sûr, du choix du confesseur, mais n'imaginez pas que la grâce ne serait pas liée intrinsèquement à ce juridique-là comme s'il y avait deux réalités différentes.
Il n'est pas douteux, puisque les clercs eux aussi ont péché en Adam, que le procès soit toujours à reprendre de ce que Rahner appelle *l'étatisme* ecclésiastique et qui est la forme particulièrement odieuse que revêt *le monde* dans l'âme et dans l'attitude des clercs. Mais, à mon avis, pour que le procès trouve une heureuse issue il faut enseigner une certaine attitude morale, une attitude d'humilité et de charité et non pas élaborer une théorie spéculative de l'Église partagée en deux réalités différentes. Si l'intimité, la dignité de l'être religieux et ses initiatives inspirées ne sont pas toujours respectées par les clercs, cela signifie non pas que la fonction « juridique » des clercs n'a rien à voir avec l'intimité de l'être religieux, mais que les clercs risquent d'apporter, hélas ! l'esprit du monde, par exemple la volonté de puissance, l'ambition, la dureté, en exerçant des fonctions « juridiques » qui, *de soi,* non seulement respectent l'intimité de l'être religieux mais l'approfondissent en le sanctifiant.
Certainement Karl Rahner a senti profondément le conflit toujours douloureux et parfois tragique qui naît de la présence de l'esprit du monde dans l'exercice de fonctions qui confèrent la grâce. L'orchestration qu'il en a donné est extrêmement riche et on aurait tort de la négliger. Mais le dépassement du conflit ne sera pas trouvé en considérant comme deux univers étrangers : d'un côté la vie intérieure, d'un autre côté les moyens « juridiques » grâce auxquels il lui est donné de naître et de grandir.
Le tort de Rahner, me semble-t-il, est de *chercher une réponse d'ordre dogmatique à une question d'ordre moral.* La question est la suivante, et elle est évidemment d'ordre moral : comment, dans le chrétien, ce qui est le plus intime et le plus sacré pourra-t-il échapper aux abus, pressions, intimidations et indiscrétions de ceux qui détiennent certains pouvoirs juridiques ?
77:44
La réponse sera d'ordre moral : la vie mystique du chrétien sera préservée de ces abus, indiscrétions et intimidations ou bien parce que les ministres de la grâce seront assez évangéliques pour ne pas tomber dans ces péchés ou bien parce que les simples fidèles seront assez fidèles à la grâce, à la vie mystique qui leur vient par l'Église, pour vivre au-delà des abus, pressions et indiscrétions de certains ministres de la) grâce. Rahner au contraire apporte une réponse d'ordre dogmatique, et à notre avis c'est en cela qu'il se trompe ; Rahner dit en substance : la vie mystique du chrétien ne relève pas du ministre de la grâce en tant *qu'il exerce une fonction juridique,* parce que l'Église est coupée en deux : appareil juridique, communauté d'amour.
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Nous voudrions reprendre maintenant une à une quatre des propositions les plus typiques de Karl Rahner.
1. -- « Si nous n'apercevions dans l'Église que l'union de grâce -- métempirique -- des rachetés, nous arriverions au concept hérétique d'une Église seulement invisible des prédestinés » (p. 32). Je ne le pense pas. Car l'union n'est pas exclusivement métempirique : elle s'accomplit par une grâce *intrinsèquement* liée à de « l'empirique » et à du visible. Si je réfléchis sur ce point essentiel que, dans l'Église, nous sommes unis par la Charité, j'aperçois aussitôt que cette charité comporte obligatoirement des éléments visibles ; elle nous est donnée par le baptême, elle est nourrie par l'Eucharistie, éclairée par la prédication, exprimée par des œuvres ; enfin elle tend à susciter une certaine forme de civilisation. Ainsi, même en considérant l'Église du point de vue de la Charité, je n'aboutis pas au concept d'une Église invisible. Comme l'expose magistralement Mgr Journet ([^103]), la charité qui est l'âme de l'Église se trouve en dépendance intime du visible et s'exprime par du visible parce qu'elle est sacramentelle, culturelle et orientée. Il faut quand même comprendre que la grâce et la charité dans notre état de chute et de rédemption sont une grâce et une charité qui, loin de faire abstraction du visible, sont liées nécessairement au visible, c'est-à-dire au Verbe de Dieu Incarné, au Fils de Dieu devenu visible, aux signes sensibles qu'il a institués, à la prédication qu'il inspire. La grâce, la seule grâce qui de fait est donnée aux hommes est adaptée, non pas à la condition d'êtres invisibles comme les Anges, mais à la condition d'êtres visibles et charnels, et rachetés par l'Homme-Dieu.
2. -- « Quelqu'un peut, suivant les circonstances, appartenir à la communauté de grâce des rachetés dans le Christ sans être membre de l'Église visible, juridiquement organisée, comme telle. » (p. 33). Dire cela ce n'est pas tenir compte des effets du baptême de feu ou de désir. Car si quelqu'un, en vertu du baptême de désir, devient un membre du Corps *mystique* du Christ (ce que Rahner admettrait sans peine), il est par le fait même membre de l'Église *visible :* le corps mystique n'étant pas une antre réalité que l'Église visible.
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Il y a superposition rigoureuse des notions d'Église visible et de Corps mystique ([^104]). Le juste qui n'a pas encore reçu le baptême d'eau appartient à l'Église visible, d'une façon sans doute seulement « tendantielle », mais ce n'est pas rien. Du moment qu'il est justifié, du moment qu'il vit de la grâce par le baptême de désir, il porte à l'intime de son cœur une tendance qui l'incline, non pas vers n'importe quelle confession, mais vers la confession chrétienne, vers l'Église fondée sur Pierre. Le désir que Jésus met au-dedans de lui avec la grâce le pousse à faire parie complètement et d'une façon achevée de l'Église qui est fondée sur Pierre.
3. -- « Quelqu'un peut être clairement membre de la société visible de l'Église et cependant être séparé par le péché mortel de la communauté de grâce de tous *in Christo* » (p. 13). Il faut ajouter, pour être juste, que la séparation d'avec la communauté de grâce pour l'homme qui est en état de péché mortel n'a pas du tout le même aspect selon que cet homme est croyant et baptisé ou selon qu'il est infidèle. Sans doute les fétichistes et les chrétiens qui sont en état de péché mortel sont-ils les uns et les autres en dehors de la vie divine. Et cependant leur situation n'est pas identique du point de vue de cette vie divine et des chances de conversion. Même privé de la vie divine ce baptisé qui continue d'aller à la messe, d'écouter la prédication et qui viendra s'agenouiller au confessionnal jouit de conditions beaucoup lus favorables pour retrouver l'union avec Dieu que le fétichiste privé de la foi et des sacrements. Et pourquoi le baptisé, même tombé dans le péché mortel, se trouve-t-il dans des conditions infiniment plus favorables, sinon parce que la vie divine est normalement liée à du sensible (du « juridique ») : la prédication et les sacrements ?
4. -- « La sphère du privé d'en-haut ou du dedans foncièrement et essentiellement n'est pas directement touchée par l'Église comme société organisée » (p. 37). Mais si l'oraison, la prière intime, le recueillement le plus spirituel sont touchés, sont éveillés et soutenus par la doctrine définie et certaine que l'Église m'enseigne, par la liturgie qu'elle a déterminée, par la communion eucharistique, bref par l'Église comme société organisée. Si je ne dois pas permettre que la méchanceté, l'autoritarisme, la pression sur les consciences viennent s'immiscer dans la « sphère du privé d'en-haut », ce n'est point parce que l'Église ne toucherait pas à ce privé ; c'est parce que ce qui est *du monde* et non pas de l'Église dans les hommes d'Église n'a pas à profaner ce sanctuaire intime. En sainte Jeanne d'Arc la fidélité aux voix célestes (la sphère du privé d'en-haut) était assurément touchée par l'Église ; c'est l'Église par la Foi qu'elle lui avait enseignée et par les sacrements qu'elle lui avait donnés qui affermissait la *fille* de *Dieu* dans la fidélité et ses voix et lui permettait d'échapper à l'une des plus horribles pressions sur la conscience qui se puisse concevoir.
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C'est l'Église, même avec ce qu'elle comporte de « juridique », qui lui permettait d'échapper à l'abus sacrilège de leur pouvoir juridique perpétré par des hommes d'Église. On en dirait autant de saint Jean de la Croix dans la prison de Tolède, D'une façon générale les fondateurs, les réformateurs et ceux qui ont reçu quelque mission particulière plus ou moins importante n'ont pu accomplir leur œuvre que parce que leur inspiration et leur charité, leur sainteté et leur charisme ou si vous voulez la sphère du privé d'en-haut, étaient préservés et gardés par l'enseignement de l'Église, par ses sacrements, et par ses préceptes légitimes.
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Je m'excuse d'avoir essayé de corriger sur un point un théologien que j'apprécie et qui m'a réellement éclairé. Encore une fois je ne pense pas le moins du monde qu'il soit atteint d'hérésie même cryptogamique. Je pense simplement que, s'il a tout à fait raison de vouloir expliquer la situation, la mission et les devoirs de *l'individu dans l'Église,* il n'est pas nécessaire cependant de recourir à une théorie de la sainte Église scindée en communauté de grâce et société juridique. Je pense que l'Église, avec tout ce qu'elle comporte de juridique, est une société divine et qui, par cela-même à la différence des autres sociétés -- s'établit au niveau du secret des cœurs, au niveau de la vie mystique de la personne, au niveau de ce sanctuaire intime où nous pouvons échapper au monde et à ses manœuvres même lorsque le monde vient se mêler chez les hommes d'Église à l'accomplissement de leur fonction « juridique ». Autrement dit plus les chrétiens sont intérieurs, mystiques et spirituels, plus ils échappent à l'esprit du monde, même quand il est à l'œuvre dans les ministres de l'Église, mais aussi plus ils vivent de l'Église et par l'Église y compris l'Église sous son aspect « juridique ».
Fr. R.-Th. CALMEL, o. p.
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### Documents pontificaux
*Vient de paraître : l'année* 1958 *et dernière* des Documents pontificaux de S.S. Pie XII, en *traduction française, publiés par les Éditions Saint-Augustin* (*à St Maurice*) *Suisse ; dépositaire pour la France : S.D.E.C.,* 23, *rue Visconti, Paris VIII^e^*)*. Cette collection comporte ainsi onze volumes, un par an*, *recouvrant les années* 1948 *à* 1958. *Elle s'interroge, et interroge le public, pour savoir si elle entreprendra la publication des années* 1939-1947.
*On ne peut que l'y encourager. Ces volumes sont solides* (*reliés*)*, et ils comportent des tables multiples et détaillées.*
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*La collection des* Enseignements pontificaux *depuis Benoît XIV* (1740-1758) *des Bénédictins de Solesmes, éditée chez Desclée et Cie, vient de publier deux nouveaux tomes :* L'Église. *Ils s'ouvrent par une lettre de Jean XXIII au nouvel Abbé de Solesmes, le Rme Père Dom Jean Prou, qui dit notamment :*
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« *Il nous est agréable de voir se continuer sous votre direction l'œuvre entreprise par l'Abbaye Saint-Pierre de Solesmes avec la publication d'un nouveau et précieux volume dans la collection déjà longue et riche des Enseignements pontificaux.* »
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*Nous rappelons à nos lecteurs qu'ils peuvent, en France même, s'abonner aux* Acta Apostolicæ Sedis (*seule publication* OFFICIELLE *du Saint-Siège*)*, en s'adressant à Monsieur A. Baroni,* 6, *rue Magellan, Paris* 8^e^. *C'est le moyen le plus pratique et le plus rapide* (*et souvent le seul*) *de se procurer les* TEXTES ORIGINAUX *des documents pontificaux.*
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### Après et avant
IL EST COUTUME en ce temps pascal de relire les Actes des Apôtres, qui relatent de manière si vivante les progrès de la primitive Église. Nous sommes généralement très ingrats, et particulièrement vis-à-vis du Saint-Esprit qui pourtant habite en nous, consolateur désigné et doux hôte de nos âmes ; et qui nous détourne d'y prendre garde sinon tous les soucis du siècle, une activité outrancière qui nous fait préférer l'agitation à la présence de Dieu en nous. Or cette attention à la présence de Dieu est le début, le commencement et la fin de toute vie spirituelle.
L'un des chapitres les plus célèbres des Actes est celui où est racontée la délivrance de S. Pierre. Il est lu le 29 de ce mois à la fête de S. Pierre et S. Paul. Et encore au mois d'août. S. Pierre était gardé par quatre escouades de quatre hommes qui se remplaçaient toutes les trois heures. Pierre dormait entre deux soldats, lié à eux par deux chaînes. L'ange survient, les chaînes tombent, les portes s'ouvrent, et S. Pierre se trouve dehors, croyant rêver. Il va frapper à la porte de Marie, mère de Marc ; la servante Rose reconnaît au travers de la porte la voix de Pierre qui frappe furtivement dans la nuit ; si émue qu'elle oublie d'ouvrir. Mais dans le missel la citation s'arrête bien avant, et c'est de la suite que nous voulons vous entretenir.
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Car voici comment finit l'histoire : « Le jour venu ce ne fut pas un petit émoi parmi les soldats : qu'était donc devenu Pierre ? Hérode l'ayant envoyé prendre, comme on ne le trouvait pas, après avoir interrogé les gardes il ordonna de mettre ceux-ci à mort. » Les deux ? les quatre ? ou les seize ? Nous ne le savons pas.
Ce n'est pas sans raison que le Saint-Esprit relate le fait. Parmi les récits de l'action surnaturelle de Dieu dans l'Église, il glisse ce témoignage authentique des faiblesses de toute justice humaine. Car ces soldats n'étaient pas coupables. Ce serait tôt fait de dire qu'ils étaient des coquins. Peut-être même étaient-ils de ces soldats qui s'en furent consulter le Baptiste : il y avait alors tout au plus quinze ans que S. Jean baptisait dans le Jourdain. Avec une sagesse admirable le Précurseur, au lieu de leur parler d'observance judaïque, en cela vraiment précurseur de la sagesse chrétienne, disait à ces soldats : « Ne molestez personne, ne dénoncez pas faussement, et contentez-vous de votre solde. » Il est donc possible que ces soldats aient été particulièrement innocents, que leur innocence ait pesé dans la pensée divine en faveur de la délivrance de Pierre, et qu'eux-mêmes aient trouvé là le salut de leurs âmes. S. Pierre n'a pas manqué de s'intéresser à leur sort car il pouvait se douter de ce qui leur arriverait. Lui-même et ses amis ont aussitôt prié pour ces soldats. Le Saint-Esprit nous met en présence de l'unité morale de la race des hommes, de la mystérieuse réversibilité des mérites et des peines, et de l'universalité du salut apporté par Jésus.
Car Jésus est mort pour tous les hommes, pour Adam et ses fils, pour Abraham, pour Job (qui était un païen) comme pour nous. Ces soldats ont été jugés non seulement avec leurs humbles mérites s'ils en avaient, mais avec les prières que feront les chrétiens jusqu'à la fin des temps, avec les sacrifices qu'ils feront, avec celui qu'ils offrent chaque jour à la messe. A l'offertoire il est dit que nous offrons ce calice de salut *pour le monde entier.* Ce qui veut dire pour le monde entier de tous les temps. Une âme est jugée dès la mort et le jugement de Dieu ne se réforme pas. Cependant l'Église prie et fait prier pour elle après ce jugement parce que, pour Dieu, le temps n'est pas ; cette âme a été jugée avec tout l'amour que les chrétiens survivants et les chrétiens à venir mettront à demander à Dieu miséricorde.
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Peut-on croire que Dieu n'ait pas donné des moyens de salut proportionnés aux hommes de tous les temps et que les mérites du sacrifice de Jésus-Christ aient dû s'arrêter aux hommes qui sont nés après lui ? Car Dieu est amour et a créé par amour. Cet amour n'a jamais manqué même aux pécheurs. « Le cœur est rusé plus que toute chose et corrompu ; qui pourra le connaître ? Moi, le Seigneur ; je sonde, j'éprouve les reins et les cœurs, je rends à chacun selon ses voies et selon le fruit de ses œuvres », dit Jérémie (XVII 9, 10).
Les petites filles doivent savoir que nous répétons toujours les paroles d'une petite fille prononcées il y a quelque 2500 ans. Elle ne se doutait ni de leur effet ni de leur importance. Elle ne savait pas que l'Église en ferait mémoire de siècle en siècle. Mais c'était une parole de foi. Cette petite Juive, esclave à Damas, dit à sa maîtresse : « Oh si mon Seigneur était auprès du prophète qui est à Samarie ! Il le guérirait de sa lèpre ! » Elle-même était prophète, car Naamam fut guéri. Mais toutes les paroles de foi percent les cieux et demeurent pour l'éternité.
Croit-on que les petites filles d'Athènes n'aient pas prié pour leur papa quittant la maison pour Salamine, Platée, ou Marathon ? Et que leurs prières aient été méprisées de Dieu parce qu'adressées à la Vierge née de la pensée divine ? Athéna n'avait-elle rien d'un caractère de *figure *? C'était au moment où les petites Juives priaient à Babylone pour le succès de la mission de Néhémie qui allait reconstruire les murailles de Jérusalem. La foi est essentiellement la croyance en un salut venant de Dieu. Seuls les Juifs avaient ou pouvaient avoir par révélation une idée de Dieu parfaitement juste. Mais comment Dieu eût-il méprisé l'idée imparfaite qu'avaient les autres peuples ? Il n'a pas méprisé la prière, les offrandes et les sacrifices d'Atossa mère de Xerxès plus que ceux de Job. Il a même fait des miracles chez les peuples païens lorsque ces miracles pouvaient leur donner une idée plus juste de Lui-même et engager les peuples à la prière.
Les hommes qui comme Eschyle se faisaient initier aux mystères d'Éleusis, ceux qui usaient d'eau lustrale, ceux qui demandaient au sang d'un taureau de les purifier de leurs fautes n'avaient-ils pas comme un désir de baptême ? En tout cas Jésus est mort aussi pour eux.
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Il est un cas de mort injuste qui est resté plus célèbre que celui des soldats d'Hérode Agrippa I et qui a laissé un long souvenir, c'est celui de la mort de Socrate. On représente cet homme comme un rationaliste et pourtant Dieu a permis pour le guider que l'action de son ange gardien lui fût sensible, et Socrate obéissait à cette voix ; ce n'est pas très étroitement rationaliste.
Socrate s'est essayé à une analyse serrée des notions communes pour connaître leur extension et leur compréhension. C'est avec justice que la postérité a recueilli cette partie de son œuvre. Mais les préjugés ont fait abandonner l'autre qui n'est rien de moins que d'avoir élucidé les fondements de la morale naturelle. Il se croyait une mission qu'il tenait de Dieu. Dans *l'Apologie,* Platon reproduit le plaidoyer de Socrate devant les cinq cents juges qui le condamnèrent à mort : « Athéniens... j'obéirai au dieu plutôt qu'à vous ; et tant que j'aurai un souffle de vie, tant que j'en serai capable, soyez sûrs que je ne cesserai pas de philosopher, de vous exhorter, de faire la leçon à qui de vous je rencontrerai. Et je lui dirai comme j'ai coutume de le faire : « Quoi, cher ami, tu es Athénien... Tu ne rougis pas de donner tes soins à ta fortune... mais quant à la raison, quant à la vérité, quant à ton âme qu'il s'agirait d'améliorer sans cesse, tu ne t'en soucies pas ! tu n'y songes pas ! » Il parlait, comme Sophocle, des lois non écrites dictées par les dieux, mais il ajoutait : « Donc, Hippias, les Dieux eux-mêmes veulent que ce qui est juste soit la même chose que ce qui est légal. » (Mémorables, IV, 4.) « Il accusait de folie ceux qui résistent à une impulsion divine pour se garantir des moqueries des hommes. Pour lui la prudence humaine paraissait bien méprisable comparée aux conseils divins. » (Mem., I ; 3.)
Et lorsqu'il eut été condamné à mort, il s'adressa en particulier à ceux des juges qui l'avaient absous (sur cinq cents juges il n'y eut que trente voix de majorité pour condamner Socrate) et leur dit :
« Apprenez donc, juges -- car ce titre que je vous donne vous y avez droit -- apprenez une chose merveilleuse qui m'est advenue. Mon avertissement coutumier, celui de l'esprit divin, se faisait entendre à moi très fréquemment jusqu'à ce jour et me retenait, même à propos d'actions de peu d'importance, au moment où j'allais faire ce qui n'était pas bon.
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Or, maintenant, comme vous le voyez vous-mêmes, il m'arrive quelque chose que l'on pourrait considérer comme le malheur suprême et qui passe pour tel. Eh bien, ni ce matin, quand je sortais de chez moi, la voix divine ne m'a retenu, ni à l'instant où je montais vers le tribunal, ni pendant que je parlais, en prévenant ce que j'allais dire. Bien souvent pourtant, en d'autres circonstances, elle m'a fait taire, au beau milieu de mon propos. Mais aujourd'hui, au cours de l'affaire, pas un instant elle ne m'a empêché de dire ou de faire quoi que ce soit. A quoi dois-je l'attribuer ? Je vais vous le dire. C'est que, sans doute, ce qui m'arrive est bon pour moi, et bien certainement nous nous trompons, lorsque nous nous figurons que la mort est un mal. Oui, ceci en est pour moi une preuve décisive. Il n'est pas admissible que mon signe ordinaire ne m'eût pas arrêté, si ce que j'allais faire n'eût pas été bon (...).
« Cette confiance à l'égard de la mort, juges, vous devez l'éprouver comme moi, si vous prenez seulement conscience de cette vérité, qu'il n'y a pas de mal possible pour l'homme de bien, ni dans cette vie, ni au-delà, et que les dieux ne sont pas indifférents à son sort. Le mien non plus n'est pas le fait du hasard ; loin de là ; je tiens pour évident qu'il valait mieux pour moi mourir maintenant et être ainsi délivré de toute peine. C'est pourquoi mon avertissement intérieur ne m'a pas arrêté, et de là vient aussi que je n'en veux pas du tout à ceux qui m'ont condamné ni à mes accusateurs. » Comment croire que le sang de Jésus-Christ qui devait être répandu quatre cent vingt-huit ans plus tard n'est pas intervenu ? Sans doute le sentiment religieux est naturel et la foi est surnaturelle, mais cette foi reçue au baptême est précédée chez les adultes qui demandent ce sacrement de grâces préparatoires qui ne peuvent être que surnaturelles.
Enfin est-il possible d'observer simplement la loi naturelle elle-même sans la grâce de Dieu ? Son élaboration a été confiée par Dieu à la raison humaine recherchant sa nature. Nous voyons que Socrate avait un aide, et Dieu a permis que l'intervention du bon ange fût connue et perçue de Socrate comme une voix extra-naturelle.
Socrate eût pu ne pas se présenter au procès et s'en aller tranquillement à Mégare. Condamné, il eût pu s'évader avec facilité.
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Eut-il l'intuition qu'il couronnait son œuvre par le sacrifice qu'il faisait de sa vie ? Non sans doute ; pour nous, c'est bien le sens de son acte. Mais lui-même s'offrait à la mort pour être conséquent avec lui-même, avec les idées qu'il avait enseignées pour donner jusqu'à la mort l'exemple d'une vie pauvre, désintéressée et soucieuse seulement de perfectionner son âme.
L'injustice subie par les soldats d'Hérode, celle que subit Socrate étaient comprises dans les moyens de leur salut tel que nous pouvons l'entendre après l'Incarnation du Verbe. Jésus lui aussi a été condamné injustement à la mort pour que toutes les condamnations injustes puissent être acceptées à l'imitation de Notre-Seigneur. Lui-même n'a-t-il pas dit « que celui qui veut être mon disciple prenne la Croix et me suive ». Et tout homme, si ce n'est injustement, passe au moins par la mort.
Nous avons vu de nos jours deux injustices célèbres qui furent accomplies sans doute pour le salut de ceux qui les subirent, mais pèsent certainement encore sur les épaules de la France ; et elles se rattachent curieusement à Socrate.
Maurras croyait à la loi naturelle et la pratiquait (comme vous, comme moi, bien entendu, c'est-à-dire en pécheur). Il cherchait la vérité, il voulait rendre aux Français l'intelligence de leur histoire gâtée par les idéologies universitaires. Le problème n'était pas pour lui de l'existence de la loi naturelle, mais de son origine. Il écrivait vers 1922 dans un de ses articles quotidiens : « Qu'adviendra-t-il de l'agnosticisme d'Auguste Comte ? La question se pose. Je me la pose pour ma part, vingt fois par jour. » Depuis de longues années la foi affleurait au bord de son âme, il en voyait, il en admirait les grands effets dans l'Église et sur ses amis, et il la refusait parce qu'il ne pouvait la déduire ! Semblable en cela à Descartes voulant déduire l'existence. Vouloir déduire *l'étant !* Quelle folie ! Le déduire d'où ? Rien ne montre mieux la faiblesse de la raison que de voir des esprits supérieurs s'enfermer ainsi en de faux problèmes, s'enclore dans une chambre noire pour déduire la lumière en toute sincérité.
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Mais il est encore plus étonnant que ces esprits passionnés pour la vérité ne s'aperçoivent pas qu'ils *l'aiment,* et qu'en attribuant à la seule intelligence et à la seule raison leur recherche du vrai, ils mutilent leur propre conscience. Sept ans d'une captivité injuste, la maladie, la mort imminente jetaient enfin Maurras dans le sein de l'Amour.
Il en fut de même du maréchal Pétain. Le grand vainqueur de Verdun fut un homme modeste ; dans un visage énergique son regard était humble car il voyait la profondeur providentielle des événements auxquels il était mêlé. En juin 40, alors qu'il n'était encore que vice-président du Conseil, le commandant de la région de Bordeaux le prit dans sa voiture. « Silencieux, la tête appuyée sur une main, le Maréchal entra dans une longue méditation. Au moment où l'automobile allait s'arrêter, le vieux soldat sortit de son rêve : A partir de maintenant, dit-il, je vais boire le calice jusqu'à la lie. » Peu avant sa mort il s'était confessé ; le prêtre lui dit pour terminer : « Monsieur le Maréchal, vous avez fait à la France le don de votre personne. Consentez-vous à lui offrir votre martyre en sacrifice ? Oui, je le veux, je le veux bien. » Et il embrassa la main du doyen. »
L'amour de Dieu pour les hommes ne peut se faire plus grand qu'en leur faisant partager sa Croix. Simon, de Cyrène, père d'Alexandre et de Rufus, quelle grâce vous accueillit au retour de votre jardin d'être appelé à partager la croix de Jésus ! Ô puissance du sang de Jésus qui a été offert pour Adam, pour Abel, pour Socrate, pour les soldats d'Hérode ! Ô puissance de la prière issue de l'amour de Jésus qui par l'effet de la prescience divine a sauvé l'homme des cavernes comme nos illustres contemporains. Les prières sont le trésor des âmes ; elles viennent de Dieu par sa grâce et Dieu ne saurait en rien laisser perdre. Il peut ne pas accorder la demande, mais il recueille la prière. Plus elle est humble, plus elle est riche. Dieu en orne son ciel ; ce sont les lumières du Paradis. Au jour du jugement, les hommes qui croiront avoir fait de grandes choses s'apercevront qu'ils le doivent à la prière d'une nourrice dont la gloire resplendit.
Les soldats d'Hérode Agrippa sont pour nous un très bon modèle ; leur condition était très modeste, comme la nôtre ; comme nous, le plus souvent ils ignoraient complètement les tenants et les aboutissants des événements auxquels ils étaient si bien mêlés qu'ils y devaient trouver la mort.
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Ils savaient seulement avec certitude qu'ils mouraient injustement. Étant Juifs ils pouvaient se demander comme les apôtres le faisaient eux-mêmes à propos de l'aveugle-né : est-ce mon père ou ma mère ou quelque parent qui a péché ? Est-ce moi seulement ? La foi seule aurait pu satisfaire leur intelligence et leur cœur.
Tout chrétien trouvera la Croix, tout homme qui travaille à une œuvre trouvera la Croix par cette œuvre. Qu'il soit soldat ou qu'il soit catéchiste dans un village ignoré. Mais toute peine unie à celle du Christ est fructueuse, toute prière à travers et par-dessus les temps recouvre l'histoire entière. Dieu a donné aux hommes de participer à cette providence éternelle qu'Il répartit dans l'histoire du monde. La prière en union à Dieu est la puissance fondamentale de l'Univers. Et pour la bien employer, l'employer sûrement, la diriger parfaitement, le meilleur moyen est, comme le conseille S. Grignion de Montfort, de laisser à la Sainte Vierge la disposition de nos prières et de nos bonnes œuvres.
La grâce essentielle faite à l'humanité, qui est celle de l'Incarnation, nous a été donnée par Marie ; pour toujours. Tel est l'ordre de la grâce. En confiant à Marie l'application de nos prières nous nous mettons le plus simplement et le plus directement possible dans l'ordre de la grâce. Marie voit en Dieu où sont les besoins essentiels de la chrétienté, quelle âme est à convertir, quel homme honorable vacille une minute, prêt à tomber sans une intervention charitable, quel païen de l'antiquité, au Purgatoire, est mûr pour le ciel. Aussi, quelle jubilation de pouvoir participer à cette providence universelle, et d'être sûr avec Marie d'aller toujours droit au but. Louez le Seigneur car il est bon et sa miséricorde est éternelle !
D. MINIMUS.
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## DOCUMENTS
### Bibliographie : Les principaux ouvrages d'Étienne Gilson
L'œuvre d'Étienne Gilson est parfaitement abordable par tout esprit ayant fait des études secondaires normales.
Nous mentionnons d'abord, comme ouvrages « généraux », ceux qui ne requièrent pas du lecteur une formation philosophique particulière, mais simplement de l'attention, de la réflexion, avec une « culture générale » même rudimentaire, au sens où elle est entendue et pratiquée ordinairement aujourd'hui. Cette première section comporte donc des œuvres qui peuvent introduire, et préparer, à une étude de la pensée d'Étienne Gilson.
I. -- OUVRAGES GÉNÉRAUX.
1. -- *Pour un ordre catholique,* Desclée de Brouwer 1934.
2. -- « L'intelligence au service du Christ-Roi », dernier chapitre de l'opuscule *Christianisme et philosophie* (pour le reste de cet ouvrage, voir section II).
3. -- *Le philosophe et la théologie,* Fayard 1960.
II. -- INTRODUCTION A LA PENSÉE CHRÉTIENNE
1. -- *L'Esprit de la philosophie médiévale,* 2^e^ édition en un volume, Vrin 1944.
Ce livre est sans doute la meilleure introduction à la philosophie chrétienne dont nous disposions actuellement. S'il y introduit très bien, il ne se limite pas à y introduire. Le lecteur qui en entreprendra l'étude et en poursuivra la méditation sera conduit beaucoup plus loin et beaucoup plus haut qu'il ne l'imaginait.
2. -- *Christianisme et philosophie,* Vrin 1949 (première édition, 1936).
Opuscule capital, que l'on ne séparera pas du précédent.
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3. -- *Le Thomisme,* « 5^e^ édition revue et augmentée », Vrin, 1948.
Comme pour tous les ouvrages de Gilson, mais plus spécialement encore pour celui-ci, c'est la dernière édition parue qu'il convient d'utiliser. La pensée de Gilson est une pensée qui a progressé sans cesse, et les rééditions de ses divers ouvrages ont été pour lui l'occasion de les remanier et de les compléter profondément. Les éditions anciennes sont parfois les seules que l'on trouve dans les bibliothèques de communautés ; on doit presque toujours les considérer comme périmées, en tous cas pour *Le Thomisme.* Parlant de la première édition (1919), Gilson la déclare aujourd'hui « un monument élevé par son auteur à sa propre ignorance des questions dont il parlait » (*Le philosophe et la théologie,* p. 102).
*Le Thomisme* a pour sous-titre : *Introduction à la philosophie de saint Thomas d'Aquin.* A notre avis, il vaut mieux néanmoins ne pas commencer par cette « introduction », mais bien plutôt par une étude sérieuse et approfondie de *L'Esprit de la philosophie médiévale.*
4. -- *L'Être et l'essence,* Vrin, 1948 : on n'abordera ce livre *qu'après* ceux de la présente section et de la section suivante.
III. -- CRITIQUE DE LA CONNAISSANCE
1. -- *Le réalisme méthodique,* Téqui s.d.
2, -- *Réalisme thomiste et critique de la connaissance,* Vrin, 1939.
IV. -- QUELQUES GRANDES PENSÉES CHRÉTIENNES
1. -- *La philosophie de saint Bonaventure,* 2^e^ édition, Vrin, 1943.
2\. -- *Introduction à l'étude de saint Augustin,* 3^e^ édition, Vrin, 1949.
3. -- *La théologie mystique de saint Bernard,* Vrin, 1947 (première édition : 1934).
4. -- *Héloïse et Abélard,* 2^e^ édition, Vrin, 1948.
5. -- *Dante et la philosophie,* Vrin, 1939.
\*\*\*
L'œuvre d'Étienne Gilson comporte encore une dizaine d'autres titres, dont plus de la moitié sont épuisés et non réédités, que l'on trouvera au catalogue des éditions Alcan, Payot, Gabalda et Vrin.
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### Note de gérance
Les deux éditoriaux de notre numéro précédent (n° 43) ont fait l'objet d'un tiré à part de 32 pages, intitulé : *Anti-communisme* « *négatif* ». On peut le commander à nos bureaux ([^105]).
Ainsi nos lecteurs ont à leur disposition une série de textes courts et maniables qui sont des instruments de diffusion peu coûteux, permettant une propagande étendue :
1. -- *L'Unité.*
2. -- *Doctrine, prudence et options libres.*
3. -- *Lettre à Jean Gusset.*
4. -- *Anti-communisme* « *négatif* »*.*
5. -- *La déclaration fondamentale* de la revue ([^106]).
Ces cinq plaquettes permettent commodément de faire connaître l'existence et l'action de la revue *Itinéraires,* et ses positions sur plusieurs problèmes très actuels.
Nous recommandons à nos amis d'user largement de ce moyen facile de propagande. En un moment où la résistance au communisme est systématiquement diffamée, et où le progressisme poursuit son offensive sur tous les terrains, il est particulièrement important d'assurer une diffusion très étendue du tiré à part *Anti-communisme* « *négatif* »*.*
\*\*\*
D'autre part, la *Collection Itinéraires,* publiée aux Nouvelles Éditions Latines, a déjà fait paraître en moins d'une année quatre volumes dont chacun est, dans son domaine, un événement.
La revue elle-même continue et développe son travail. Sans parler de nos numéros ordinaires, nous avons publié, rien qu'au cours des six derniers mois, trois numéros spéciaux particulièrement volumineux et importants.
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Rappelons que notre n° 41 de mars 1960 sur le communisme est *épuisé* ([^107]). En revanche les deux autres peuvent toujours être fournis :
-- le n° 38 de décembre 1959 sur *la Royauté de Marie et la Consécration à son Cœur Immaculé ;*
-- le n° 43 de mai 1960 : *Sous-développement et ordre temporel chrétien.*
\*\*\*
La collection de la revue, ses numéros spéciaux, les ouvrages de la *Collection Itinéraires* et les tirés à part et brochures constituent un ensemble d'instruments de travail, d'information et de diffusion, mis à la disposition de nos lecteurs : à eux d'en faire usage.
Sans doute n'ont-ils qu'une faible idée des efforts déployés, des difficultés surmontées que représente tout cet ensemble de publications.
Tout cet ensemble est mis *au service du lecteur.* C'est au lecteur qu'il appartient de *s'en servir.* S'en servir pour lui-même : là du moins, le courrier nous apporte de grands motifs de satisfaction, en nous donnant le témoignage que notre travail n'est pas inutile, et que beaucoup y trouvent personnellement profit pour leur information et leur méditation soit individuelles, soit en cercles d'études ou sous tout autre forme. Mais aussi, *s'en servir pour communiquer aux autres ce que vous avez vous mêmes reçu :* cela aussi est essentiel, et cependant cette tâche semble assez généralement négligée... Faire connaître, faire lire la revue et ses diverses publications, lui recruter des abonnés, il n'y a encore qu'un trop petit nombre de lecteurs qui s'en soucie vraiment. Comme si beaucoup d'entre vous, malgré l'intérêt ou l'amitié qu'ils veulent bien nous porter, n'avaient pas encore réellement compris tout ce qui dépend de la diffusion d'*Itinéraires.*
\*\*\*
Pour vous aider à faire connaître la revue, nous avons donc mis à votre disposition les brochures maniables et peu coûteuses énumérées ci-dessus. Pour vous permettre de ne pas rester isolés, de trouver appuis et conseils pratiques, d'entrer en contact les uns avec les autres, nous avons mis à votre disposition le *Secrétariat-diffusion,* auquel vous pouvez écrire à tout moment ([^108]).
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Nous vous répétons que l'important, pour une action comme celle que nous avons entreprise, n'est pas de faire choc une fois sur l'opinion, mais d'instituer avec un public aussi étendu que possible *cette relation permanente qui s'établit seulement par l'abonnement à la revue.* C'est essentiellement à cela qu'il faut travailler.
Pour tous ceux qui prennent à cœur les tâches qu'ensemble nous avons entreprises, nous répétons une fois encore les deux données fondamentales à ne jamais oublier :
-- seul l'abonnement *nouveau* nous fait avancer ;
-- seul l'abonnement *de soutien* nous aide vraiment.
Faites avancer la revue. Aidez-la.
============== fin du numéro 44.
[^1]: -- (1). *Osservatore romano,* édition française du 21 novembre 1958.
[^2]: -- (2). Au début de sa première Encyclique : *Ad Petri cathedram ;* et dans ses discours du 4 mal 1959 à la presse catholique ; du 18 octobre 1959 à des journalistes catholiques ; du 7 novembre 1959 à des journalistes catholiques ; du 29 novembre 1959 au congrès de la presse périodique ; du 6 décembre 1959 à des journalistes américains ; du 8 décembre 1959 aux juristes.
[^3]: -- (3). PIE XII : Allocution du 18 février 1950* : Acta Apostolicae Sedis,* XXXXII ; 1950, pp. 251 sqq.
[^4]: -- (4). PIE XII : Allocution du 26 octobre 1956 (O.R. du 9 novembre 1956).
[^5]: -- (5). PIE XII : 18 février (Loc. cit.).
[^6]: -- (6). Idem.
[^7]: -- (7). Idem.
[^8]: -- (8). Cf. *Itinéraires,* n° 41, p. 137 : « la logique nouvelle ».
[^9]: -- (9). PIE XII : 18 février 1950, loc. cit.
[^10]: -- (10). Idem.
[^11]: -- (11). PIE XII : Allocution du 17 mai 1957 (O.R. du 31 mai 1957.)
[^12]: -- (12). PIE XII. Allocution du 26 octobre 1956, loc. cit.
[^13]: -- (13). PIE XII : 17 mai 1957. Trad. fse de l'O.R. du 31 mai 1957. (C'est nous qui soulignons.)
[^14]: -- (14). Jean XXIII -- Allocution du 29-11-1959, édition française de l'O.R. 11-12-59.
[^15]: -- (15). Cf. S. Paul, Rom, l, 21-32.
[^16]: -- (16). PIE XII : 18 février 1950. loc. cit.
[^17]: -- (17). Jean XXIII, loc. cit.
[^18]: -- (18). PIE XII, 18 février 1950.
[^19]: -- (19). Eph. IV, 14.
[^20]: -- (20). Jean XXIII, *loc. cit.*
[^21]: -- (1). Romano Guardini, *Le Seigneur,* Alsatia 1946, tome 1, pp. 145-146.
[^22]: -- (2). Sur la *pauvreté,* voir R.P. Jean Daniélou, article : « Bienheureux les pauvres », dans les Études de mars 1956.
[^23]: -- (1). PIE XII, Message de Noël 1942 ; réaffirmé dans les mêmes termes par l'Encyclique *Evangelii praecones*, 2 juin 1951. Cf. R.P. Le Blond, *Études* de mars 1960, p. 368 : « *en face du communisme, si on parle des échecs -- et ils ont été réels -- de l'industrie ou de l'agriculture, il faut aussi apercevoir des progrès techniques* » ; et c'est pourquoi « *il est plus juste d'insister sur le prix auquel ces progrès ont été payés ; le succès ne peut effacer les brutalités qui l'ont acheté : la déportation des *« *koulaks* »*, l'utilisation impitoyable des individus, dans la négligence délibérée des valeurs personnelles, toutes les souffrances et les mutilations de la nature humaine.* »
[^24]: -- (1). PIE XII. Message de Noël 1942.
[^25]: -- (2). Édition française de 1939, pp. 98 à 124. Une nouvelle édition a vu le jour en Russie soviétique : la traduction française n'en existe pas encore. -- Le R.P. Chambre a souligné l'importance capitale de cet ouvrage dans la pédagogie communiste (pp. 255-256 de son livre : *De Karl Marx à Mao Tsé Tung,* Spes 1959) : « Une section du chapitre IV de cet ouvrage de propagande et d'éducation des masses dans l'esprit du marxisme-léninisme sert actuellement de fondement à tous les exposés communistes du matérialisme historique et dialectique. Qu'on ouvre les notés de cours distribuées à l'Université nouvelle » (communiste) « ou celles de certaines sessions et écoles départementale de cadres syndicaux (C.G.T.), et qu'on les compare avec cette section, on s'apercevra aussitôt qu'elles n'en sont que le commentaire. » La « Bible », si l'on peut ainsi parler, du communisme international, n'est point tel ou tel ouvrage de Marx, de Lénine ou de Staline, mais cette *Histoire du Parti communiste de l'U.R.S.S.*
[^26]: -- (3). R.P. Jean Villain, *Enseignement social de l'Église,* tome I, nouvelle édition, Spes, 1955, p. 210.
[^27]: -- (1). Voir : « La pratique communiste de la dialectique », *Itinéraires* n° 41.
[^28]: -- (1). Cf. Marcel Clément : « L'analyse marxiste de l'économie est-elle matérialiste ? », dans *Itinéraires,* n° 37 ; chap. III sur l'économie marxiste dans son ouvrage : *Le communisme face à Dieu,* Nouvelles Éditions Latines, 1960.
[^29]: -- (1). PIE XII, Discours au Congrès des sciences économiques, 9 septembre 1956.
[^30]: -- (1). PIE XII, Discours aux travailleurs, 13 juin 1943.
[^31]: -- (1). PIE XII, Message de Noël 1955.
[^32]: -- (1). C'est la raison de la lecture *recto tono,* qui est en usage dans les monastères.
[^33]: -- (1). Pourquoi faut-il que dans les récentes modifications apportées aux Offices de la Semaine Sainte on ait supprimé cette lecture sur le ton de l'Évangile ? A-t-on voulu gagner trois minutes ? Ou a-t-on trouvé que c'était trop beau ?
[^34]: -- (1). Le Père Allo, o.p. : *L'Apocalypse* (chez Gabalda), grand in-8° de 375 pages. On peut aussi et plus commodément se reporter au P. Boismard, o.p. dans l'édition en fascicules de la *Bible de Jérusalem.*
[^35]: -- (1). La tradition chrétienne n'admet pas une interprétation *millénariste* du règne de mille ans (20, 1-6). La résurrection *première* pour une période de mille ans, des saints *et* des martyrs signifie simplement la résurrection *spirituelle* des chrétiens dès le monde présent, dès la *première* terre, par opposition à la résurrection des corps dans la seconde terre dans la *terre nouvelle.* L'enchaînement du Dragon pour mille années signifie que le diable est virtuellement vaincu depuis La mort et la résurrection du Christ et aussi longtemps que durera ce monde -- mille ans étant le chiffre allégorique d'une durée illimitée. La libération de Satan pour un temps très court signifie la lutte impuissante que mène le diable contre l'Église. Les images temporelles : mille ans de captivité, quelques jours de liberté, symbolisent *non des périodes mais des états qui se retrouvent dans toutes les périodes de l'histoire de l'Église.* De même que, *symboliquement,* le Dragon n'était délié que pour une durée insignifiante, de même, *dans la réalité,* sa lutte contre l'Église est en quelque sorte insignifiante et sans succès réel, car il a été dépossédé de son empire par la passion du Seigneur. Comme les autres visions celles du règne de mille années est coextensive à toute l'histoire de l'Église, et elle demande à être interprétée d'après la symbolique ordinaire des nombres apocalyptiques.
[^36]: -- (1). Étienne Gilson, *Le philosophe et la théologie,* Fayard 1960. Voir dans les DOCUMENTS du présent numéro une bibliographie des œuvres principales de Gilson.
[^37]: -- (1). *Op. cit.,* pp. 9-10.
[^38]: -- (2). Voir : « Notule sur Maritain et sur la philosophie chrétienne », *Itinéraires,* n° 19 ; et : « A propos de Maritain », n° 42.
[^39]: -- (1). *Op. cit.,* p. 219.
[^40]: -- (2). *Op. cit.,* pp. 218-219.
[^41]: -- (1). *Op. cit.,* p. 220. C'est nous qui soulignons.
[^42]: -- (2). Desclée de Brouwer, 1934.
[^43]: -- (3). *L'Esprit de la* *philosophie médiévale,* 2e édition en un seul volume, Vrin 1944. -- Voir Gilson, *Christianisme et philosophie,* Vrin 1949 (première édition 1936), p. 129 : « ...Rencontrant l'Encyclique *æterni Patris* que j'avais totalement oubliée, je me suis aperçu que Ce que j'étais en train de prouver (...) était exactement ce que cette Encyclique aurait suffi à m'enseigner... ». Gilson disait là, pudiquement, qu'il avait *oublié* l'Encyclique : en réalité il ne l'avait *jamais lue,* comme il le reconnaît aujourd'hui.
[^44]: -- (1). *Le philosophe et la théologie,* p. 197.
[^45]: -- (2). Voir à ce sujet l'article du R.P. Calmel : « L'enseignement pontifical dans la pensée et la vie des chrétiens », *Itinéraires* n° 42.
[^46]: -- (3). Gilson, *op. cit.,* p. 235. C'est nous qui soulignons. Les pages de Gilson sur Léon XIII (spécialement pp. 235-236 et 246-247) sont tout à fait remarquables.
[^47]: -- (1). R.P. Calmel, *loc. cit. ;* « et cette argumentation fait autorité, procédant de la pensée du Vicaire de Jésus-Christ ; elle n'en reste pas moins une argumentation ».
[^48]: -- (2). *Le philosophe et la théologie,* p. 121.
[^49]: -- (1). Selon la numérotation en paragraphes de la traduction de la *Revue thomiste,* traduction reproduite dans l'opuscule du R.P. Labourdette : *Foi chrétienne et problèmes modernes,* Desclée et Cie, 1953.
[^50]: -- (2). *Le philosophe et la théologie,* p. 72.
[^51]: -- (3). Voir *Réalisme thomiste et critique de la connaissance,* Vrin 1947, et *Le réalisme méthodique* (Téqui s.d.) Dans celui-ci, un étudiant en philosophie peut commencer par le dernier chapitre : « Vade mecum du débutant réaliste » : on lui en promet un choc intellectuel considérable (et salutaire).
[^52]: -- (1). Voir principalement : *L'Esprit de la philosophie médiévale :* 2e édition, Vrin 1944, et l'*Être et l'essence.* Vrin 1948. Le mince opuscule *Christianisme et philosophie,* Vrin 1949, nous paraît, malgré ses dimensions réduites, l'une des œuvres maîtresses de Gilson.
[^53]: -- (1). *Le philosophe et la théologie,* p, 234.
[^54]: -- (2). *Ibid.*
[^55]: -- (3). C'est également l'état de confusion et d'inconsistance où se trouve la philosophie chrétienne qui est la cause directe de bien des extravagances et de bien des déficits en matière d'enseignement du catéchisme. Sur le catéchisme, les pages 74 et suivantes du livre de Gilson sont des pages d'anthologie.
[^56]: -- (1). *Op. cit.,* p. 202.
[^57]: -- (2). *Op. cit.,* p. 192.
[^58]: -- (1). *Ibid.* C'est nous qui soulignons.
[^59]: -- (2). *Op. cit.,* p. 203.
[^60]: -- (3). *Op. cit.,* p. 204.
[^61]: -- (4). *Op*. *cit.,* pp. 205*-*206*.* Voir les deux premiers chapitres de *L'Esprit de la philosophie médiévale,* qui sont (avec l'opuscule *Christianisme et philosophie*) l'ouvrage contemporain le plus classique et le plus solide sur la philosophie chrétienne. On peut y joindre : Maritain, *De la philosophie chrétienne* (Desclée de Brouwer 1953), dont Gilson a écrit : « Cet exposé de la question définit beaucoup mieux que je n'aurais pu le faire les éléments d'une solution doctrinale de la question (...). Je suis entièrement d'accord avec lui. » Contrairement à l'opinion reçue, et à toutes les apparences qui ne nous échappent point, nous trouvons néanmoins Gilson plus réellement *philosophe* que Maritain.
[^62]: -- (5). *Op. cit.,* p. 199.
[^63]: -- (1). Les Encycliques *Rerum novarum e*t Q*uadragesimo anno* ne sont pas numérotées dans l'édition de la Bonne Presse mais seulement dans celle de l'Action populaire. Selon cette numérotation, nos citations sont extraites du § 16 de *Rerum novarum* et des §§ 83 et 118 de *Quadragesimo anno.*
[^64]: -- (1). *Op. cit.,* p. 171.
[^65]: -- (2). *Op cit.,* p. 16. Voir aussi : « L'intelligence au service du Christ-Roi », dernier chapitre de son opuscule *Christianisme et philosophie.* Gilson y montre pourquoi et comment « le Christ n'est pas seulement le souverain spirituel du monde, mais aussi son souverain temporel » (p. 147).
[^66]: -- (3). *Le philosophe et la théologie,* p. 12.
[^67]: -- (4). *Op. cit.,* p. 16.
[^68]: -- (1). *Op. cit.* p. 220.
[^69]: -- (2). Cf. : « A propos de Maritain », *Itinéraires* n° 42.
[^70]: -- (3). *Le philosophe et la théologie,* p. 217. C'est nous qui soulignons.
[^71]: -- (1). *Op. cit.,* p. 218.
[^72]: -- (2). *Réalisme thomiste et critique de la connaissance,* p. 7.
[^73]: -- (3). *Le philosophe et la théologie,* notamment pp, 28-29.
[^74]: -- (4). Voir *Itinéraires,* n° 42 dans notre article : « A propos de Maritain », pp. 102-103.
[^75]: -- (5). *Le philosophe et la théologie,* p. 64.
[^76]: -- (1). *Op. cit.,* p. 66.
[^77]: -- (2). *Op. cit.,* p. 65.
[^78]: -- (1). *Op. cit.,* p. 66.
[^79]: -- (2). Nous en avons parlé, suffisamment croyons-nous, dans notre volume sur *Brasillach, *Nouvelles Éditions Latines, 1959, pp. 71-102.
[^80]: -- (3). Nous parlons des motifs intellectuels. Mais, d'autre part, le cas personnel de Maurras, catholique baptisé, confirmé, communié, élevé dans la connaissance des vérités de la foi, et ayant « perdu » la foi, et celui de Bergson, Juif n'ayant pas reçu le baptême, sont en cela fondamentalement différents.
[^81]: -- (4). Les pages de Gilson sur Bergson lui sont très favorables (chap. VI et chap. VIII). Nous sommes d'accord avec lui quand il dit que nul mieux que Péguy n'a compris Bergson et l' « esprit profond » de sa doctrine (p. 131). Nous sommes également d'accord avec lui quand il montre que Bergson n'était *radicalement pas* chrétien, quoi qu'on en ait dit, et que les *Deux sources* ne sont pas le livre de Bergson le plus proche du christianisme, mais au contraire celui de tous ses livres qui est le moins acceptable pour un chrétien (pp. 181-185).
[^82]: -- (1). Gilson ne nomme pas Maritain à ce propos. D'ailleurs Maritain a ultérieurement modifié ce qui avait été son attitude première à l'égard du bergsonisme.
[^83]: -- (2). Compte tenu de quelques exceptions, bien entendu. Plusieurs des Pères Jésuites favorables à *l'Action Française,* que Gilson met en cause, n'en avaient pas moins formulé des réserves et des critiques qui allaient à l'essentiel : le P. de la Brière, dans les *Études* du 20 juin 1913 (article partiellement cité par Maurras, *La Démocratie religieuse,* Paris, 1921, p. 106) ; le P. Descoqs, dans ses articles et ouvrages pénétrants sur Maurras. -- Mais il faut se souvenir qu'avant la guerre de 1914 la conversion de Maurras paraissait certaine et prochaine ; elle était visiblement attendue par saint Pie X. Une telle conversion aurait normalement entraîné la correction, par Maurras lui-même, des déficits, des erreurs et des défauts qui grandirent jusqu'en 1926.
Au contraire, après 1920, on vit tels théologiens (de la Compagnie de Jésus et de l'Ordre de saint Dominique) oublier les réserves qui avaient été formulées par d'autres avant 1914, et les oublier au moment où elles devenaient plus nécessaires. Et aller même jusqu'à pousser au *non possumus* en 1926-1927 ...
Il faut toutefois ne pas oublier ici que les derniers, présentés comme « éminents thomistes », comme « théologiens admirables » et comme » esprits supérieurs », n'avaient été accrédités comme tels devant l'opinion publique que par la propagande de *l'Action française,* et uniquement en raison de leur adhésion quasiment totale et inconditionnelle à la politique de Maurras ; leurs œuvres personnelles, si on a le courage d'aller y voir, témoignent de leur médiocrité intellectuelle, pour ne pas dire plus. (Cf. sur ce point *Itinéraires,* n° 18, pp. 63-66).
[^84]: -- (3). *Le philosophe et la théologie,* p. 66.
[^85]: -- (1). *Op. cit.,* p. 72.
[^86]: -- (2). R.P. Fessard, *De l'actualité historique,* Desclée de Brouwer 1960.
[^87]: -- (3). Par exemple, *De l'actualité historique,* tome II, p. 246.
[^88]: -- (4). R.P. Fessard, *op. cit.,* tome II, p. 410.
[^89]: -- (1). Dans son livre : *Une opinion sur Charles Maurras et le devoir des catholiques,* Plon 1926.
[^90]: -- (2). R.P. Fessard, *op. cit.,* tome II, pp. 257-292. Nous avons dit en quoi Maritain nous paraît avoir très heureusement inversé son jugement sur le communisme dans son ouvrage récent : *Pour une philosophie de l'histoire* (Cf. *Itinéraires,* n° 42, pp. 105-107 *et* 111-116).
[^91]: -- (3). Desclée de Brouwer, 1934.
[^92]: -- (1). Suzanne-Marie Durand : *Mes amis de Saint-Cézaire,* Paris, 1956, Libraire des Saints-Pères, 83 rue des Saints-Pères, Paris VIe.
[^93]: -- (1). Éditions du Pélican, Québec. Dépôt à la Librairie des St Pères, 83 rue des Saint-Pères, Paris VIe.
[^94]: -- (2). A compléter par son article *Le Saint-Esprit et les Méthodes actives* paru dans la *Revue Lumen vitæ,* 1951 (27 rue de Spa, Bruxelles).
[^95]: -- (3). Chanoine A. Cormier, : *En lisant l'histoire d'une âme :* *une petite fille de Dieu, sainte Thérèse de l'enfant Jésus,* Plon, éditions d'histoire et d'art, Paris, 1957.
[^96]: -- (1). Dans le volume collectif, plutôt décevant dans l'ensemble : *Une sainte parmi nous ;* Plon, collection « Présences ».
[^97]: -- (1). *Ibid.*
[^98]: -- (2). Dans la revue *Carmel* (Petit Castelet, Tarascon-sur-Rhône) I, 1957.
[^99]: -- (3). Même revue III, 1955.
[^100]: -- (4). Karl Rahner, *Dangers dans le catholicisme d'aujourd'hui,* Desclée de Brouwer 1959. Ne pas le confondre avec Hugo Rahner, s.j.
[^101]: -- (1). Se reporter aux deux discours de Pie XII sur la conscience et la loi morale, reproduits et commentés par le P. Labourdette, o.p. dans *Foi catholique et Problèmes modernes* (Desclée et Cie).
[^102]: -- (1). Vouloir bien se reporter à l'Encyclique de Pie XII *Mystici corporis,* notamment ce paragraphe : « Si l'Église manifeste des traces évidentes de la condition de notre humaine faiblesse, il ne faut pas l'attribuer à sa constitution juridique mais plutôt à ce lamentable penchant au mal des individus, que son divin fondateur souffre jusque dans les membres les plus élevés de son Corps Mystique, dans le but d'éprouver la vertu des ouailles et des pasteurs, et de faire croître en tous les mérites de la foi chrétienne. Le Christ en effet, comme nous l'avons dit, n'a pas voulu que les pêcheurs fussent exclus de la société formée par lui ; si donc certains membres de l'Église souffrent de maladie spirituelle, Ce n'est pas une raison de diminuer notre amour envers l'Église, mais plutôt d'augmenter notre piété envers ses membres. » n° 808 dans l'édit. Cattin-Conus : *Aux sources de la vie spirituelle* (édit. St. Paul).
[^103]: -- (1). On peut se reporter aux chapitres sur l'âme et sur le corps de l'Église, chap. V. et VIII du volume *la Théologie de l'Église* (D. de B.).
[^104]: -- (1). Voir encyclique *Mystici corporis.*
[^105]: -- (1). Seuls ce tiré à part *Anti-communisme* « *négatif* »*,* et la *Lettre à Jean Ousset,* peuvent être commandés à nos bureaux. Pour *tous autres* livres ou brochures, adresser les commandes à la « LIbrairie des Chercheurs et des Curieux », 1 rue Palatine, Paris VIe.
[^106]: -- (2). La *Déclaration fondamentale* de la revue est contenue dans le n° 28 : 48 pages, 1 NF. Les cinq publications énumérées coûtent uniformément 1 NF, sauf la *Lettre à Jean Ousset,* dont les prix sont les suivants : 50 centimes l'exemplaire, 4 NF les dix, 30 NF les cent.
[^107]: -- (1). Ceux de nos amis qui auraient désiré en assurer une diffusion plus large encore pourront aussi utilement, et beaucoup plus commodément, diffuser le tiré à part *Anti-communisme* « *négatif* » mentionné ci-dessus, qui constitue un *manifeste de la Résistance catholique* en 1960.
[^108]: -- (1). Voir éditorial du n° 37.