# 45-07-60
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## DIALOGUES
### Avec Frère Genièvre sur les communistes convertis
LE DIALOGUE SUPPOSE d'abord que l'on soit d'accord sur quelque chose : si l'on n'était d'accord sur rien, on ne pourrait avoir une vraie conversation (on pourrait seulement répondre aux objections, comme le note saint Thomas à l'article 8 de la première question de la *Somme*)*.* Le dialogue suppose ensuite que le désaccord soit envisagé sans hostilité personnelle ni intention de « vaincre » l'interlocuteur, encore moins de lui nuire, mais au contraire dans la pensée d'éprouver réciproquement le bien-fondé de ses propres convictions, éventuellement de les compléter ou de les élargir. Ainsi est-il possible de rechercher une meilleure compréhension mutuelle, et de résoudre les désaccords, ou tout au moins de les rendre supportables, vivables, voire cordiaux.
Cela est tout spécialement souhaitable et possible avec la *Chronique sociale* qui, depuis plusieurs années, a fait écho à certains de nos travaux et publié plus d'une fois son accord avec telle ou telle de nos positions.
Voici que dans son numéro du 15 mai 1960, elle mentionne un avis formulé par la revue *Itinéraires,* mais cette fois pour le discuter, -- et c'est un avis qui nous tient à cœur :
« *La revue Itinéraires, dans un de ses récents numéros, juge que certains milieux catholiques se montrent indifférents, voire hostiles et injustes à l'égard des communistes convertis. Si je me permets de traduire sa pensée en langage pittoresque, ces catholiques accueilleraient les brebis perdues à grands coups de trique et ils offriraient à l'enfant prodigue de la vache enragée au lieu du veau gras.* »
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Il nous est concédé que notre avis « n'est pas totalement faux ». Frère Genièvre, qui tient la plume, est, comme on le sait, le pseudonyme badin du plus célèbre sociologue laïc de la génération catholique qui précède immédiatement celle de Marcel Clément. Ce n'est trahir aucun secret que de reconnaître en lui le directeur en personne de la *Chronique sociale.* S'il nous concède que nous ne sommes pas totalement dans l'erreur en ce qui concerne les communistes convertis, il pense toutefois que nous nous trompons pour une large part. Il a la courtoisie de nous dire pourquoi. Son jugement sur cette question étant très différent du nôtre, nos lecteurs trouveront profit à le connaître. Le voici :
« *Les cas particuliers des communistes convertis me paraissent nombreux, divers et complexes, de sorte qu'un jugement trop général risque de ne pas* « *coller* » *à des situations variées et mouvantes.*
*Il y a des communistes convertis qui ne posent aucun autre problème que celui de la conversion tout court. Après une évolution lente, graduelle, ces convertis sont rentrés dans l'Église tout simplement et y vivent avec la même simplicité. Je pense, entre autres, à l'Anglais Douglas Hyde, homme calme, sensé, équilibré. Entre les deux guerres, j'ai été le parrain d'une jeune convertie, qui venait de milieux socialo-communistes, dans le vieux et sympathique village de Belleville. Elle se trouvait à l'aise dans l'Église ; très* « *sociale* » *et politiquement* « *de gauche* » *; elle avait pourtant laissé le communisme loin derrière elle ; il est vrai qu'elle n'avait jamais appartenu au Parti.*
*D'autres convertis du communisme demeurent sentimentalement attachés à un passé qui se confond avec leur jeunesse ; ils n'arrivent point, si j'ose dire, à couper le cordon ombilical. Ils restent* « *communisants* » *ou, tout au moins, pour fabriquer un néologisme,* « *extrême-gauchisants* »*, alors qu'on ne peut suspecter la sincérité d'une conversion qui, souvent, leur a coûté cher. De ces âmes déchirées, j'en ai rencontré beaucoup dans les milieux dits* « *progressistes* »*. Je crois avoir fait de mon mieux pour les comprendre et pour ne point leur imposer, au nom de l'Église, mes opinions personnelles. Ma conscience m'empêchait, néanmoins, de les approuver toujours et en tout.*
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*D'autres enfin, brûlant ce qu'ils ont adoré, se retournent contre le communisme avec une violence farouche. C'est leur affaire, qui ne me regarde pas plus que les opinions* « *gauchisantes* » *de leurs frères adverses autant, du moins, que les uns et les autres se sortent pas de la vérité ni de la charité et qu'ils ne prétendent point m'imposer, au nom de leur conversion, leurs attitudes politiques. Je n'admets point la force de l'argument qui consiste à dire :* « *J'ai raison aujourd'hui ; la preuve, c'est que je me suis lourdement trompé hier* »*. Et je trouve présomptueux qu'un ex-communiste, qui n'a pas retrouvé encore l'équilibre de sa personnalité, entende imposer sa conception de l'anti-communisme à des gens qui ont toujours refusé la séduction marxiste.* »
Laissons de côté les convertis que Frère Genièvre désigne comme venant de « milieux socialo-communistes ». Les socialistes, même théoriquement marxistes, même occasionnellement alliés aux communistes, ne sont pas des communistes : leur cas est différent. Laissons semblablement de côté le cas des communistes d'occasion qui votent quelquefois pour le candidat communiste, qui lisent plus ou moins *L'Humanité,* qui adhèrent une année ou deux au Parti et puis s'en détachent, sans qu'aucune considération religieuse y joue un rôle dans la plupart des cas (il y en a eu plusieurs centaines de milliers en France depuis 1945). Ce n'est point d'eux que nous parlions. Nous envisagions le cas de l'*apparatchik* confirmé, qui a véritablement connu le fonctionnement de l'appareil, qui y a participé, qui y a occupé des postes de commandement, et qui se convertit à la foi chrétienne. C'est le cas de Douglas Hyde, que cite Frère Genièvre, et celui d'Hamish Fraser, d'Henri Barbé, de Pierre Célor et de quelques autres, qu'il ne cite point.
Or, ce qui semble avoir tout à fait échappé au Frère Genièvre est précisément ce sur quoi nous insistons le plus, et qui nous paraît le plus important en ce qui concerne la connaissance du communisme. Nous disions, nous disons, nous répétons qu'un homme qui a eu l'expérience directe, personnelle, par l'intérieur, du fonctionnement de l'appareil communiste, a quelque chose à nous apprendre. Cela est vrai de ceux qui ont quitté le Parti communiste pour des raisons simplement politiques, et sans pour autant trouver la vérité du Christ. Les livres d'Anton Ciliga, par exemple, sont écrits dans des perspectives intellectuelles qui demeurent fort éloignées de la pensée chrétienne : ils sont pourtant parmi ceux qui nous font avancer le mieux dans une connaissance exacte des réalités sociologiques du communisme.
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De même les livres de Rossi et de plusieurs autres. Mais cela est encore plus vrai, disions-nous, de l'ancien communiste qui nous apporte son expérience après l'avoir lui-même repensée et récapitulée à la lumière de la foi.
Frère Genièvre accepte et aime Douglas Hyde en raison de sa « simplicité », c'est « un homme calme, sensé, équilibré ». Sans doute le connaît-il personnellement. Nous ne l'avons jamais rencontré. Mais à vrai dire nous ne songions nullement à porter des jugements sur les personnes et à leur attribuer un rang plus ou moins élevé dans un palmarès moral. Ce que nous savons de Douglas Hyde, c'est qu'il a publié en 1951 un livre, intitulé *I believed,* qui est un témoignage capital sur le fonctionnement de l'appareil communiste. Et c'est la valeur de ce témoignage, et des autres témoignages de cette sorte, que nous voulons mettre en relief, mettre en lumière, faire connaître, car ce genre de contribution à la connaissance du communisme est irremplaçable : et par une inadvertance regrettable on semble ne point s'en aviser.
#### Ceux qui mènent le vrai combat : n'y en a-t-il point ?
Il est curieux de constater que le Frère Genièvre condamne les communistes convertis qui se retournent contre le Parti communiste. Ses trois catégories comportent premièrement celui qui se tait (mais Douglas Hyde, encore que Frère Genièvre ne le dise pas, ne s'est point tu) ; secondement celui qui, paraît-il, demeure plus ou moins « progressiste » ; et troisièmement celui qui devient activement anticommuniste : mais ce dernier est bien maltraité. Il n'aurait pas, nous dit-on, retrouvé l'équilibre de sa personnalité ; il voudrait imposer sa propre conception de l'anti-communisme. Plus loin, Frère Genièvre ajoute même : « *Certains communistes convertis sont, inconsciemment, des marxistes retournés. Leurs catégories mentales, leurs procédés tactiques demeurent imbus de marxisme.* » Cela peut arriver. Tout arrive. Mais enfin, Frère Genièvre ne parle nulle part du communiste converti qui, entré ou rentré dans l'Église, au lieu de rester silencieux, apporte à la lutte contre le communisme la vigilance, l'énergie, la vigueur que demande l'Église, et s'applique à mettre en œuvre la totalité des moyens temporels et spirituels que l'Encyclique *Divini Redemptoris* définit et prescrit.
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Comme le fait, ou devrait le faire, tout catholique : mais avec, *en plus,* sa connaissance expérimentale des techniques communistes ; non pour les « retourner » contre le Parti : mais pour savoir en quoi elles consistent, pour en déceler la mise en œuvre, pour en avertir les autres catholiques. Cela n'existerait donc point ? Ou n'aurait aucune importance ? En tous cas cela ne trouve place dans aucune des trois catégories du Frère Genièvre.
En revanche, la seconde catégorie ressemble bien à une fausse fenêtre pour symétrie. Des convertis venant non point de « milieux socialo-communistes », mais *de l'appareil,* nous n'en connaissons AUCUN qui soit « progressiste ». Même ceux qui ont quitté le Parti communiste sans venir à l'Église, comme Auguste Lecœur et Pierre Hervé, sont en tout état de cause très anti-progressistes (ils nous expliquent même qu'ils ont trop connu comment l'appareil manœuvre le progressisme pour pouvoir croire eux-mêmes à une telle duperie). A plus forte raison ceux qui sont *convertis.* Il existe peut-être des exceptions que nous ne connaissons pas. Nous ne croyons pas qu'elles soient très nombreuses, nous serions étonnés qu'elles soient très significatives. Bien sûr, il y a d'anciens « communistes » qui n'étaient pas vraiment communistes (comme il y a des « chrétiens » qui ne sont pas vraiment chrétiens). S'agissant d'anciens militants *responsables,* ou *dirigeants,* de l'appareil, c'est une constante : ils parlent du communisme, de ses complices conscients, de ses auxiliaires inconscients, avec autant de vigueur que Pie XI dans *Divini Redemptoris,* ils comprennent très bien les appels des Papes nous invitant à une mobilisation spirituelle et temporelle pour faire échouer les entreprises communistes, et ils s'y appliquent avec beaucoup de dynamisme, car ils sont plus conscients que nous-mêmes de l'immense gravité du péril et de l'urgence d'y faire face.
On dirait que le Frère Genièvre n'aime pas trop cela. A un autre propos, dans le même article, il pourfend les « anti-communistes » de toutes les sortes, sans apparemment reconnaître qu'il existe un anti-communisme louable et nécessaire. Il s'emporte, railleur et méprisant, et va jusqu'à décrire en ces termes l'attitude des anti-communistes lors du voyage en France de Krouchtchev :
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« Les « anti-communistes » du genre bien-pensant qui poussaient des clameurs de volailles effarouchées par l'ombre de l'aigle n'ont pas compris que leur frousse même entrait dans le jeu communiste. Quant à ceux des anticommunistes qui ont utilisé l'occasion pour une « retape » en faveur de leur clan ou de leur parti, c'est leur affaire, leur petite affaire, qui ne m'intéresse point. »
Vraiment cette description est bien caricaturale, et même violemment injuste. Nous le disons en toute cordialité ; et en cherchant beaucoup moins à « réfuter » quoi que ce soit, qu'à comprendre ce qui provoque, ce qui motive un tel état d'esprit.
Les Français qui tentent de pratiquer un anti-communisme actif et positif, conforme à l'enseignement de l'Église, sont étiquetés par le Frère Genièvre en deux catégories, et deux seulement. Ou bien ce sont des gens poussés par la « frousse », qui poussent « des clameurs de volailles effarouchées » ; ou bien ils sont des hommes « de clan et de parti », uniquement occupés à faire la... « retape » (*sic*)*.* Et c'est tout ? C'est tout. Le Frère Genièvre n'a aucune autre catégorie, du moins exprimée, pour classer les catholiques qui s'efforcent de mener, dans l'ordre civique lui aussi, sur le plan politique et sur le plan social, une action organisée de défense contre le communisme. Il n'y a que ces deux catégories, -- et l'attitude personnelle du Frère Genièvre lui-même.
#### Les indications de la Hiérarchie ne sont pas seulement négatives.
Le seul comportement, en face du communisme, qui ne soit ni ridicule, ni malhonnête, ni méprisable, serait donc celui du Frère Genièvre, qui met principalement l'accent sur l'abstention. Car il a « cru déférer aux indications de l'Épiscopat » qui, nous dit-il, « demandait aux chrétiens de ne rien faire qui desservît la cause de la paix, ni qui donnât l'impression d'une complicité avec l'athéisme persécuteur ».
Certes.
Mais les indications de la Hiérarchie apostolique ne se limitent pas, il s'en faut de beaucoup, à nous recommander de NE RIEN FAIRE en face du communisme.
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*Ne rien faire* qui puisse desservir la cause de la paix, assurément : mais aussi travailler positivement et énergiquement à cette cause ; libérer les esprits de la propagande soi-disant pacifiste du communisme, cette propagande étant une imposture, l'une des tromperies par lesquelles le communisme dissimule ses véritables desseins ([^1]).
*Ne rien faire* qui puisse donner l'impression d'une complicité avec l'athéisme persécuteur, bien sûr : mais aussi, travailler positivement à « faire échouer les entreprises communistes » ([^2]). Parmi les moyens à employer, il y a ceux que l'Église recommande tout particulièrement à la presse catholique :
1\. faire connaître la doctrine chrétienne, spécialement la doctrine sociale ;
2\. dénoncer les crimes du communisme ;
3. exposer comment fonctionne l'appareil « dirigé de Moscou », donner des « informations précises, exactes et nombreuses » sur ses entreprises, et rechercher « quels moyens de résistance sont, d'après l'expérience des divers lieux, les mieux adaptés » ;
4\. proposer des mesures de prévention contre les machinations et les tromperies du communisme ([^3]).
Sait-on par exemple que la France est la seule des grandes démocraties occidentales qui n'ait aucune législation appropriée pour faire face aux techniques nouvelles de subversion mises en œuvre par l'appareil communiste ? Tous les autres pays du « monde libre » avec plus ou moins de succès, ont pris des mesures légales adaptées aux situations inédites que le communisme à créées. Seule la France se contente d'une législation classique, et dépassée, sur la sécurité de l'État. La recommandation pontificale revêt alors, pour nous Français, une actualité et une opportunité supplémentaires, quand elle engage la presse à étudier « quels moyens de résistance sont d'après l'expérience des divers lieux, les mieux adaptés » et à « proposer des mesures appropriées de prévention ». Peut-on dire que notre presse s'en soit beaucoup occupée ?
On comprend fort bien que le Frère Genièvre supporte avec agacement l'éventualité de communistes convertis qui feraient mine de lui enseigner une doctrine catholique en laquelle il est docteur diplômé.
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On comprend moins bien qu'il ne semble pas apercevoir (c'était tout l'essentiel de notre propos) ce que l'expérience, éclairée par la foi, d'un communiste converti peut apporter comme contribution à une connaissance plus exacte des techniques et procédés de l'appareil communiste. C'est, au moins, un témoignage que l'on pourrait recueillir et examiner.
#### Et même dans l'ordre spirituel...
Il n'est pas dit, au demeurant, que des catholiques de naissance n'aient absolument jamais rien à recevoir des convertis, dans l'ordre spirituel lui-même. Ce que le Frère Genièvre leur oppose, ce sont des considérants assez analogues à ceux que certains chrétiens opposaient à saint Paul après sa conversion, voulant que cet ancien persécuteur soit tenu en suspicion, ou tout au moins, n'ait pas qualité pour enseigner les autres. Bien sûr, il n'a existé qu'un saint Paul. Mais des convertis comme Chesterton et Claudel, ce n'est pas Frère Genièvre qui nous contredira sur ce point, nous ont appris beaucoup de choses, ou si l'on préfère, nous en ont fait ressouvenir. De même aujourd'hui tel ou tel communiste converti. Quand Hamish Fraser nous expose son témoignage et sa conviction que *la prière peut convertir les communistes,* l'écarterons-nous purement et simplement, en prétendant que nous le savons suffisamment, qu'il n'a pas qualité pour nous l'apprendre et que nous ne l'avions jamais oublié ? Et que jamais nous ne risquons d'être tentés de perdre confiance ? Et que son propos ne nous intéresse pas ?
Il est de fait que son propos, son témoignage et sa conviction ne semblent pas avoir intéressé beaucoup de journaux, même catholiques.
#### Il ne s'agit pas de la « séduction marxiste ».
Il y a un grand malentendu parmi les chrétiens sur le communisme et l'anti-communisme. Il faudrait tout de même essayer de l'éclaircir.
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Frère Genièvre supporte impatiemment, ou plutôt ne supporte pas du tout l'idée que des communistes convertis puissent proposer « *une conception de l'anti-communisme à des gens qui ont toujours refusé la séduction marxiste* ». Peut-être est-ce là justement que nous touchons l'une des racines de ce grand malentendu.
Avoir « toujours refusé la séduction marxiste » est honorable et louable, mais ne constitue aucunement un brevet de lucidité ou une garantie quelconque *en matière de communisme.* Car ce n'est pas principalement de la « séduction marxiste » qu'il s'agit, -- encore que cette séduction existe dans certains milieux intellectuels.
Ce n'est pas nous qui inventons que la question est ailleurs. C'est l'Église qui nous avertit et nous met en garde. Le décret du Saint-Office du 4 avril 1959 concerne ceux qui favorisent le communisme sans pourtant professer aucun principe qui soit en opposition avec la doctrine catholique ([^4]). Ce sont donc bien « des gens qui ont toujours refusé la séduction marxiste ». Et néanmoins ils sont pour le Parti communiste des auxiliaires tellement efficaces que le Saint-siège a dû s'en alarmer, et non pour la première fois. L'Encyclique *Divini Redemptoris,* déjà, nous le disait : l'action communiste parvient à attirer et faire entrer dans son jeu même « ceux dont les principes sont incompatibles aussi bien avec la doctrine matérialiste qu'avec les agissements souvent criminels du communisme » ([^5]). Cela est net : il s'agit bien de gens « qui ont toujours refusé la séduction marxiste », tant sur le plan moral que sur le plan doctrinal. Or l'Église n'est point la seule à nous en parler : Lénine de son côté l'a méthodiquement exposé. C'est ce que nous avons nommé l'accord de Lénine et de Pie XI sur la nature réelle de l'action communiste.
Que l'action du communisme puisse recruter des auxiliaires inconscients sans doute, mais souvent ses auxiliaires les plus décisifs, parmi *des gens qui ont toujours refusé la séduction marxiste,* cela peut paraître un paradoxe ou une galéjade aux esprits qui ont plus ou moins étudié la « doctrine marxiste » et point du tout, ou point assez, la pratique communiste.
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Mais enfin cela fait partie du dessein explicite de Lénine, perfectionné par ses successeurs ; cela est clairement indiqué dans *Divini Redemptoris *; le plus récent décret du Saint-Office sur le communisme concerne directement, nettement, uniquement ce phénomène précis. Il vaudrait mieux le prendre au sérieux et le regarder en face, plutôt que de s'en débarrasser par des boutades et des quolibets à l'adresse de ceux qui méthodiquement s'efforcent d'y voir clair.
Ce problème est l'un de ceux que nous nous sommes employés à étudier avec le plus d'attention ([^6]). Ce faisant, étions-nous des hommes « de parti » faisant « la retape » ? Ou poussions-nous des « clameurs de volailles effarouchées », possédées par « la frousse » ? Dans le cas où, comme nous l'espérons et comme il est vraisemblable, Frère Genièvre voudrait bien ne nous classer ni dans l'une ni dans l'autre de ces deux catégories d'anti-communisme, mais dans une troisième, nous lui demanderions où donc se situe cette troisième catégorie et ce qu'il en fait. Elle ne figure point dans sa description. Les catégories d'anti-communisme qu'il mentionne explicitement sont toujours des catégories uniquement péjoratives, qu'il couvre d'un mépris abondant, sonore et coloré.
Il est vrai que nous avons ici une particularité, ou peut-être une infirmité : nous ne comprenons pas que le mépris à l'égard des personnes puisse s'exprimer sous une plume catholique. Et pour tout dire, il nous fait chaque fois profondément souffrir, même si ceux à qui il s'adresse ne sont pas directement nos amis.
#### La compréhension réciproque n'est pas impossible.
Nous croyons discerner que, de son côté, la particularité du Frère Genièvre est de ne pas supporter ce qui lui semble volonté *d'imposer* une conception. Mais est-ce donc offenser quelqu'un que de lui *proposer* une idée ? Entre « proposer » et « imposer », la frontière (s'agissant de discours ou d'écrits non revêtus d'une autorité juridique) est surtout dans la manière, dans le ton, et aussi dans la diversité des tempéraments et des humeurs.
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Que l'on s'entende une bonne fois là-dessus. Que chacun et tous fassent effort pour s'exprimer en un langage qui ne risque pas d'être ressenti comme impératif ou agressif. Bon. Nous avons tous à nous méfier de nous-même à ce chapitre, et de l'emportement naturel, mais parfois excessif, qui est comme consubstantiel à la force d'une conviction.
Mais nous avons aussi à nous méfier de ce don et de ce penchant à la caricature, dont le Frère Genièvre est abondamment pourvu, et dont nous pourrions manifester que nous ne sommes pas complètement démunis, si nous ne retenions notre plume. Depuis que nous lisons Frère Genièvre, ou Joseph Folliet, c'est-à-dire depuis longtemps, nous sommes frappés de constater que les formes d'anti-communisme qu'il n'approuve pas, il les réduit systématiquement à de bas intérêts, à des sentiments vils, à des calculs inavouables. Cela existe sans doute. Tout existe. Mais point seulement le mal, partout et toujours, chez tous ceux dont on ne partage pas les conceptions. Frère Genièvre voudra-t-il bien considérer un jour, non pas seulement dans le secret de sa méditation, mais aussi dans ce qu'il publie, qu'existent des anticommunistes honnêtes, sincères, sérieux, raisonnables, et qui pourtant n'envisagent pas l'anti-communisme exactement comme lui ? Et qui ne sont pas non plus, mais pas du tout, des « marxistes retournés » ?
#### La force et la vérité de « Divini Redemptoris » n'en retranchons rien.
La diversité des cas particuliers est presque infinie. Psychologiquement, il y a toujours des exceptions à tout. Mais les exceptions n'annulent pas ce qui est la règle la plus constante. Or la règle la plus constante est qu'un communiste, -- non pas un simple communisant, ni un communiste d'occasion, mais un militant responsable de l'appareil, -- quand il se convertit à la foi chrétienne, ne s'établit pas dans ces « milieux » que le Frère Genièvre nomme « progressistes », « extrême-gauchisants » et « gauchisants » : car *ce qu'il sait personnellement du communisme contredit ce qu'en pensent ces milieux.*
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Aucun ancien membre de l'appareil communiste, converti à la foi chrétienne, ne va tenir compagnie au Frère Genièvre dans les colonnes de *Témoignage chrétien ;* plus facilement, il irait peut-être le rejoindre à la *Chronique sociale* et encore ce n'est pas sûr. Les anciens « apparatchiks », une fois convertis, viennent spontanément vers ces catholiques qu'à tort ou à raison (et plus souvent à tort qu'à raison) on présente comme « de droite » ou même « d'extrême-droite ». Cela est sans doute gênant pour telles théories de tels amis ou voisins de Frère Genièvre : mais à qui la faute ? Contre toute justice, contre toute vérité, on a systématiquement présenté, dans l'Église et dans l'opinion, certains catholiques comme « de droite », comme « extrémistes » et tout à la fois comme « conservateurs », « conformistes », etc. ; à force de le dire on a sans doute fini par le croire ; on a ainsi tout embrouillé, et l'on ne comprend plus rien.
Henri Barbé a parlé de sa conversion, et du problème des communistes convertis, dans la revue *Itinéraires.* Si l'on se persuade que la revue *Itinéraires* est un ramas d'extrémistes, de froussards, de volailles effarouchées, de partisans qui font la retape (puisque tel est, hélas, le vocabulaire trop fréquent de Frère Genièvre, encore que ce ne soit point à nous qu'il l'applique), on ne peut considérer la venue à *Itinéraires* d'un Henri Barbé (et celle d'anciens dirigeants de la C.G.T. comme Georges Dumoulin et Hyacinthe Dubreuil) que comme un profond mystère, totalement inexplicable. Si l'on tient *L'Homme nouveau* pour l'organe du conservatisme extrémiste, égoïste et borné, il est tout aussi mystérieux qu'Hamish Fraser y soit allé.
Il est facile, il est trop facile, et surtout trop injuste, d' « expliquer » ce phénomène en disant que ces convertis sont des « marxistes retournés » qui « n'ont pas retrouvé encore l'équilibre de leur personnalité ». Qu'on lise les deux lettres d'Henri Barbé ([^7]). Qu'on se souvienne de ce qui constitue l'essentiel du message d'Hamish Fraser : que la prière -- et spécialement la prière à la T.S. Vierge, et spécialement à Notre-Dame de Fatima, peut convertir les communistes. Qu'est-ce donc que tout cela aurait à voir avec l'extrême-droite, et même avec n'importe quelle préférence politique plutôt qu'une autre ? Qu'est-ce donc que tout cela aurait à voir avec les « volailles », la « frousse » et la « retape » dont parle le Frère Genièvre ?
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Les communistes convertis ne sont pas « de droite ». Mais, SUR LE COMMUNISME, le plus souvent ils sont en désaccord avec les catholiques QUI SE DISENT DE GAUCHE et en accord avec des catholiques QUE L'ON ACCUSE D'ÊTRE DE DROITE. Ils trouvent que la manière dont on considère le communisme à *L'Homme nouveau, à La Cité catholique* ou dans *Itinéraires,* est plus exacte, ou moins inexacte, que la manière de *Témoignage chrétien* ou que celle des militants de l'A.C.O. qui croient devoir militer dans le P.S.U.
Bien sûr, les communistes convertis à la foi chrétienne n'ont pas forcément raison, et ne le prétendent d'ailleurs pas. Ils ne sont pas le Pape. Mais ils ne partagent pas du tout l'avis de ceux qui estiment l'Encyclique *Divini Redemptoris* plus ou moins « dépassée ». Cela aussi vaut d'être noté.
Être noté non point comme un verdict : car cela n'en comporte aucun. Ni comme une conception de l'anti-communisme que nous voudrions « imposer » : Dieu nous en garde ! Mais comme un fait à connaître, comme un point de départ pour une réflexion.
Les voies et pensées que suivent les communistes qui Se convertissent ont tout de même quelque importance, si l'on croit vraiment que la conversion des communistes est possible, qu'elle peut être prochaine, que tous et chacun nous y pouvons quelque chose. On ne facilite rien, on n'aide rien, *au contraire,* en allant comme « excuser » l'Église de ses rigueurs à l'égard du communisme, ou en s'efforçant de voiler ou d'atténuer la sévérité de son jugement. Avec la sévérité, c'est aussi l'exactitude, et c'est l'efficace, que l'on estompe. La pensée de l'Église telle qu'elle est, sans faux-fuyants, est ce qui peut libérer les communistes du mensonge. L'Encyclique *Divini Redemptoris* est tout à la fois celle du combat contre le Parti communiste et celle de la conversion des communistes. Elle l'est, elle peut l'être, si l'on ne retranche ni n'oublie rien de sa force et de sa vérité.
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### Avec le R.P. Wenger sur le « pluralisme » de la presse catholique
LE NUMÉRO déjà cité de la *Chronique sociale* reproduit une conférence du P. Wenger, rédacteur en chef de *La Croix,* concernant « la liberté de la presse catholique ». Sur plusieurs problèmes très actuels, on y trouve en somme l'état de la question, présenté avec une objectivité, une modération qui n'excluent pas la précision. Le P. Wenger s'inspire avec bonheur des enseignements de Pie XII et de Jean XXIII, d'une leçon donnée par le Cardinal Lercaro ([^8]), d'une brochure de son prédécesseur le P. Gabel ([^9]). L'évolution des situations sociologiques et celle de la réflexion font que les problèmes posés par la presse catholique se transforment et se transformeront sans doute encore ; ou sinon toujours ces problèmes eux-mêmes, du moins la conscience que l'on en a et la manière dont on les envisage. Au regard de l'Église, beaucoup de questions posées par le développement de la presse n'ont pas encore atteint leur maturité. La presse est relativement récente ; et s'il a toujours existé dans l'Église une pluralité de familles spirituelles et un apostolat effectif des laïcs, il n'en est pas moins vrai que nous sommes encore au début d'une plus consciente « promotion des laïcs » et d'un plus méthodique « pluralisme » qui, combinés l'un avec l'autre, posent des problèmes non encore entièrement élucidés, notamment en matière de presse. Il est possible que le prochain Concile apporte en ce domaine des lumières nouvelles, ou même des règles plus élaborées.
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Le P. Wenger a visiblement médité l'expérience qu'il a acquise à partir du jour où, quittant sans plaisir ses recherches scientifiques, il dut accepter de prendre en main la charge de diriger la rédaction de *La Croix.* Il est devenu journaliste par obéissance, et sans l'avoir désiré. Du journal qui lui était confié, il a continué certaines traditions, il en a bouleversé ou réformé quelques autres, à mesure que grandissait sa connaissance de ce nouveau métier. Il est le premier journaliste parisien qui ait commenté la nouvelle *Histoire du Parti communiste,* l'ayant lue en russe alors que nous n'en avons pas encore la traduction française : exploit journalistique personnel, par lequel il a « brûlé » tous ses confrères, en une matière beaucoup plus importante que d'être le premier à publier la nouvelle d'un mariage de vedettes ou la photographie d'un assassin. S'il fallait marquer (arbitrairement) le jour où le P. Wenger est devenu un journaliste accompli, nous dirions que c'est ce jour-là. Mais nous ajouterions que, dès le début, plusieurs de ses éditoriaux sur l'Église, sur le Pape, sur la T.S. Vierge, emportaient notre adhésion.
Avec beaucoup de gentillesse, pour autant qu'on puisse en juger à la seule lecture, le P. Wenger a invité les journalistes catholiques à « se dire à eux-mêmes quelques vérités », et notamment celle-ci : « Nous revendiquons le pluralisme de la presse chrétienne pour défendre notre droit à l'existence ; nous nous déclarons tolérants et nous le sommes quelquefois si peu ! » Toute sa conférence expose une juste conception de la « liberté » et du « pluralisme » des publications catholiques. En marge de ses propos, qui furent, comme il se devait, plus théoriques que descriptifs, nous voudrions esquisser une comparaison entre certains principes et certaines réalités.
#### Pluralisme dans la presse quotidienne ?
Nous n'avons pas une connaissance approfondie de la presse italienne. Mais, au premier regard jeté dans cette Italie que l'on nous présente en France comme n'ayant pas encore mis en œuvre le « pluralisme » nous apercevons déjà au moins trois quotidiens catholiques : *l'Osservatore romano,* journal du Vatican ; le *Quotidiano,* journal de l'Action catholique ; le *Popolo,* journal de la démocratie chrétienne ; tous trois, si nous ne nous trompons pas, dirigés par des laïcs.
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En France, un seul quotidien, *La Croix,* est le journal de ([^10]) la Hiérarchie apostolique, celui de l'Action catholique et en somme, aussi, plus ou moins, celui des lecteurs favorables au M.R.P.
Ce quotidien unique appartient à un Ordre religieux, celui des Assomptionnistes : ils en dirigent l'édition et la rédaction, le « rédacteur en chef » étant choisi, par eux, parmi eux ([^11]). *La Croix* utilise aussi des collaborations laïques. Mais enfin, c'est un journal « clérical », au sens non péjoratif du terme.
Au moment, donc, où tout le monde, y compris le P. Wenger, tombe d'accord pour se prononcer en faveur du « pluralisme » et de la « promotion des laïcs », il n'existe en France qu'un seul quotidien catholique, et ce quotidien est un journal clérical. Cela créé une situation particulière, fort diversement interprétée.
En tant que publication catholique, *La Croix* a parfaitement le droit, comme dit le P. Wenger, de « prendre la responsabilité de ses options temporelles » ([^12]), et ne s'en prive pas. Les dirigeants de *La Croix* ont toujours été très conscients de ce droit et l'ont, à l'occasion, formulé et défendu d'une manière qui, dans sa généralité, ne nous paraît pas critiquable.
Mais, d'autre part, la question est posée de savoir si, en tant que quotidien UNIQUE pour *tous* les catholiques français, il ne reviendrait pas à *La Croix,* sans renoncer au droit qui vient d'être dit, d'introduire dans l'usage qu'elle en fait des limites, des compléments ou des contre-parties. Nous ne désirons pas évoquer ce point avec une précision qui pourrait paraître indiscrète.
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Pour rester dans les généralités, nous dirons ceci : comme tout autre publication catholique, *La Croix* peut se prononcer sous sa responsabilité en faveur d'une « option temporelle » permise plutôt que d'une autre ; mais dans ce cas, du fait qu'elle est le quotidien UNIQUE, elle défavorise les autres « options temporelles » permises qui n'ont pas la possibilité de s'exprimer dans un quotidien. Si l'on voulait chercher un remède à cette situation, il est probable qu'on arriverait à le trouver, même sans envisager la fondation d'un autre quotidien catholique.
(Avant la guerre, à côté de *La Croix,* il existait plusieurs quotidiens, plus politiques, mais catholiques, comme *L'Écho de Paris* et *L'Aube *; celle-ci a reparu quelque temps après 1945 ; l'existence simultanée de plusieurs quotidiens catholiques n'est vraisemblablement pas possible actuellement, en raison d'obstacles économiques et autres.)
Par exemple, la formule dite des « tribunes libres » ou des « libres opinions », employée dans une certaine mesure par *Le Monde,* si elle était méthodiquement ouverte, dans *La Croix,* précisément à ceux des catholiques dont *La Croix* contredit les « options » permises, -- ou tout autre formule analogue ou équivalente à inventer, -- contribuerait à détendre le climat psychologique et à réaliser un *pluralisme interne,* puisque la pluralité des quotidiens catholiques paraît pratiquement impossible (ou même semble impérativement déconseillée par certains). On suppose que ce qui retient *La Croix* d'envisager des solutions de cet ordre, c'est qu'elle ne désire pas devenir un champ clos à l'intérieur duquel s'affronteraient des opinions opposées. Cela pourrait effectivement tourner à l'aigre. Mais le silence et le refus ont aussi leurs graves inconvénients. Nous avons lu dans *La Croix* des chroniques régulières ou occasionnelles d'hommes tels que François Mauriac, Étienne Borne, Alfred Grosser ; y trouver aussi, de temps en temps, le point de vue de Jean de Fabrègues, de Luc Baresta et de Jean Ousset serait un bel exemple de « pluralisme » vécu.
Un quotidien catholique fortement recommandé aux fidèles, par plusieurs Évêques ([^13]), *en tant qu'unique quotidien catholique,* mais ne s'abstenant pas d'avoir, simultanément, ses « options » donne à beaucoup l'impression que c'est une sorte de « carte forcée » qu'on leur impose dans le domaine des libres choix temporels.
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Le Frère Genièvre n'est pas seul dans le catholicisme français à mal supporter qu'on lui donne l'impression de vouloir lui *imposer* des conceptions permises mais non obligatoires ([^14]). En un temps où les sensibilités, et même les susceptibilités, ont été systématiquement formées (peut-être de manière excessive) à se méfier du « cléricalisme » et à ne pas le supporter, il y a certainement là une difficulté, au moins d'ordre psychologique et pratique, qui risque de détériorer les relations entre catholiques.
« Souvent, dit le P. Wenger, il m'est venu à l'idée que la diversité de la presse catholique est une nécessité requise par la justice même » ([^15]) : Cette idée, cette requête en vue de la justice, valent aussi en ce qui concerne le(s) quotidien(s) catholique(s). On dira que la compensation se trouve dans la pluralité des hebdomadaires d'opinion. C'est un peu vrai. Un peu seulement. C'est surtout une manière commode de se débarrasser d'une question délicate. Dans l'impossibilité actuelle de fonder d'autres quotidiens, celui qui existe, et qui est le seul, pourrait peut-être trouver dans cette situation singulière des motifs de s'ouvrir plus largement à des pensées qui, pour n'être point les siennes, n'en sont pas moins légitimes. D'autant qu'un examen du « pluralisme » des hebdomadaires et des mensuels fait apparaître, comme nous allons le voir, une réalité beaucoup moins « ouverte » qu'on ne le dit ordinairement.
#### Hebdomadaires catholiques d'opinion.
Pluralisme dans les hebdomadaires catholiques « d'opinion » ? Pluralisme, si le pluralisme commence au chiffre deux. Il existe deux grands hebdomadaires catholiques de cette catégorie : *Témoignage chrétien* et la *France catholique* ([^16]). Tous deux sont dirigés par des laïcs. En principe, l'un est « de droite », l'autre « de gauche » (dans la mesure, incertaine et variable, où ces dénominations signifient quelque chose).
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Selon le slogan répandu par les amis du premier des deux, *Témoignage chrétien* serait l'organe des jeunes et des catholiques d'action, la *France catholique* des vieux et des conservateurs tranquilles. A notre connaissance, les amis de la *France catholique* n'ont pas mis en circulation un slogan inverse.
Quelquefois *L'Homme nouveau* (dirigé par un ecclésiastique, l'abbé Richard), bien que n'étant pas un hebdomadaire, est mis sur le même plan que les deux précédents. L'hebdomadaire est celui de tous les journaux qui, par son rythme de parution, est le mieux adapté à la vente dominicale d'un côté ou de l'autre de la porte des églises, selon des réglementations qui varient de diocèse à diocèse, voire de paroisse à paroisse. Dans la meilleure des hypothèses, qui est loin d'être toujours réalisée, l' « éventail des options » est représenté par l'affichage côte à côte de *Témoignage chrétien* et de la *France catholique,* auxquels on ajoute rarement *L'Homme nouveau* (chacun des numéros de celui-ci restant exposé pendant deux dimanches consécutifs, ou bien sa place restant vide un dimanche sur deux : sa parution bi-mensuelle le défavorise sur ce point).
Le « pluralisme » est nettement... esquissé. Au vrai, il ne va pas très loin. Nous croyons même qu'il risque d'être faussé dans son principe si l'on imagine que sa fonction est de *représenter la pluralité des milieux sociaux.* Le P. Wenger parle en effet de « la liberté d'un hebdomadaire d'opinion, dont les rédacteurs sont accordés à un milieu sociologique déterminé » ([^17]). Est-ce bien cela ? La *France catholique* est-elle le journal d'un MILIEU SOCIOLOGIQUE DÉTERMINÉ, et *Témoignage chrétien* d'un autre ? A considérer ainsi les choses, on aboutit beaucoup plus à des formules publicitaires ou caricaturales, sous une terminologie apparemment scientifique, qu'à des vues exactes. Plusieurs disent, nous l'avons noté, que *Témoignage chrétien,* est l'hebdomadaire des jeunes, des militants, des actifs, et la *France catholique* celui des bourgeois, des conservateurs, des vieillards, etc. Si l'on examine sérieusement de telles catégories, on aperçoit qu'elles sont uniquement polémiques. On aperçoit aussi qu'il n'est guère possible de les remplacer par d'autres qui seraient plus justes.
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Le postulat selon lequel la diversité des tendances a pour cause la diversité des tempéraments et des milieux sociaux contient une part de vérité, mais une part seulement, et point la plus importante. Et ce postulat est un facteur d'immobilisme. Il conduit à considérer qu'en somme les ouvriers catholiques seront toujours plus ou moins du côté de *Témoignage chrétien,* les bourgeois du côté de la *France catholique,* qu'il n'y a rien à y faire et rien d'autre à en dire, et que chacun a raison de son point de vue. Un tel pluralisme ne pourra être un pluralisme de dialogue, car il ne tient pas suffisamment compte de l'aspiration de tout homme à la vérité universelle, ni de la spécificité des courants intellectuels. Quantité de « bourgeois » catholiques sont beaucoup plus « à gauche » que *Témoignage chrétien,* et des militants de l'A.C.O. inclinent ouvertement du côté de *L'Homme nouveau,* que l'on nous présente ordinairement (mais sans motif valable) comme le plus « à droite » des journaux catholiques. De plus, les « milieux sociologiques » ne sont pas très nettement « déterminés », en un temps comme le nôtre où ils se transforment et se compénétrent, et se diversifient aussi, d'une manière qui périme complètement le vieux schéma dualiste distinguant l' « ouvrier » et le « bourgeois ». Il y a la prolétarisation d'une partie de l'ancienne bourgeoisie. Il y a l'embourgeoisement d'une partie des ouvriers. Et des phénomènes beaucoup plus complexes. A supposer même que l'on puisse malgré tout « déterminer » assez exactement des « milieux sociologiques », nous croyons que le niveau personnel de culture et les influences intellectuelles subies sont très variables à l'intérieur d'un même « milieu sociologique », et ont plus d'importance que l'appartenance à ce milieu.
Nous croyons aussi, mais cela serait une autre question, que le « milieu sociologique » constitué par les professionnels de la presse parisienne a plus de consistance réelle que la diversité des milieux sociaux auxquels s'adresseraient en théorie les différents journaux.
#### Limites du C.N.P.C.
Le propos du P. Wenger concerne « les publications représentées au C.N.P.C. » ([^18]), qui « ne sont ni une presse officielle de l'Église, ni une presse de parti ». Elles forment un « éventail » dont, après Joseph Folliet, il affirme « l'extrême multiplicité » ([^19]).
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Ces deux derniers termes nous paraissent véritablement excessifs. Il y a une multiplicité réelle, mais point extrême, et qui semble plutôt fort réduite, si l'on classe les titres par catégories :
- QUOTIDIENS : un seul, *La Croix.*
- HEBDOMADAIRES D'OPINION : deux, la *France catholique* et *Témoignage chrétien.*
- BI-MENSUELS D'OPINION : un seul, *L'Homme nouveau.*
Les autres sont des magazines illustrés « pour la famille » (*Vie catholique illustrée, Panorama chrétien, Pèlerin*) ou des publications spécialisées (*Documentation catholique ;* presse enfantine ; etc.).
Nous ne voulons en aucune façon nier l'utilité des publications spécialisées (mais leur multiplicité va de soi, et n'a aucun rapport direct avec la question du « pluralisme »), ni celle des magazines illustrés (mais, de même, se présentant comme « magazines pour la famille », ils ne sont pas directement en question). Il reste que la presse qui est proprement « d'opinion » n'est vraiment pas nombreuse. La « multiplicité » l' « éventail », le « pluralisme » sont beaucoup plus grands, sans toutefois, là non plus, être « extrêmes » dans les *publications catholiques qui* NE SONT PAS *représentées au C.N.P.C.*
Ce sont les revues et publications périodiques.
Elles ne sont pas admises au C.N.P.C., et pour elles il n'existe aucun organisme analogue.
Parmi elles, la pluralité est beaucoup plus réelle, et d'abord numériquement : *Études, Pensée catholique, Revue de l'Action populaire, Chronique sociale, Revue thomiste, Verbe, Signes du temps, La vie spirituelle, Économie et Humanisme, Masses ouvrières, L'Ami du clergé* ([^20]), *Itinéraires,* etc., etc.
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Ces publications, en raison de leur nombre, manifestent beaucoup plus que « les publications représentées au C.N.P.C. » la diversité et la liberté de l'esprit. Mais, ici encore, si on les regroupe par catégories, on découvre que le « pluralisme » réel est beaucoup plus réduit que le pluralisme apparent ; et que la « promotion des laïcs » n'y est pas aussi avancée qu'on le croit.
Examinons en particulier deux catégories : les revues d'économie sociale et les revues de culture générale.
#### Les revues catholiques d'économie sociale.
Pluralisme dans les revues « sociales » spécialisées ? Trois grandes revues françaises sont universellement connues :
- ÉCONOMIE ET HUMANISME.
- REVUE DE L'ACTION POPULAIRE.
- CHRONIQUE SOCIALE.
Or la *Chronique sociale* n'est pas une revue mensuelle (seulement « huit cahiers » par an) : elle est la seule des trois qui soit dirigée par des laïcs ([^21]). Les deux autres, mensuelles, sont : la première dirigée par des Dominicains de l'une des Provinces de France, la seconde par les Jésuites de l'Action populaire (R.P. Bigo). L'une et l'autre acceptent plus ou moins occasionnellement la collaboration d'écrivains laïcs.
Il y a là un « pluralisme » qui est celui-là même de l'Église, encore que réduit au minimum : deux grandes familles religieuses ont chacune leur instrument de travail en matière d'économie sociale. Mais on ne peut pas dire que *la promotion et le pluralisme du laïcat* aient été poussés très loin en ce domaine ([^22]).
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#### Les revues catholiques de culture générale.
Selon l'annuaire de la presse catholique publié par le *Guide pratique des catholiques de France* ([^23]), cette rubrique comporte sept titres :
- BULLETIN DES CERCLES D'ÉTUDES D'ANGERS.
- EAUX VIVES.
- ÉTUDES.
- ITINÉRAIRES.
- RECHERCHES ET DÉBATS.
- SIGNES DU TEMPS - LA VIE INTELLECTUELLE.
- VERBE.
Or il faut aussitôt remarquer que le BULLETIN DES CERCLES D'ÉTUDES D'ANGERS est une publication *uniquement bibliographique* (d'ailleurs très bien faite) ; qu'EAUX VIVES s'adresse seulement au public féminin ; que RECHERCHES ET DÉBATS, publié par le Centre catholique des intellectuels français, n'est pas une revue, mais plutôt une collection de librairie à forme périodique (quatre volumes par an seulement) ; et qu'enfin VERBE, qui paraît chaque mois, se défend (à juste titre) d'être une revue : ce sont les dossiers de travail des cercles d'études de *la Cité catholique.*
Donc, comme *revues mensuelles de culture générale,* la presse catholique n'en compte en réalité que trois :
- ÉTUDES.
- SIGNES DU TEMPS - LA VIE INTELLECTUELLE.
- ITINÉRAIRES.
La première nommée est dirigée par des Jésuites ; la seconde par des Dominicains. L'une et l'autre acceptent plus ou moins occasionnellement la collaboration d'écrivains laïcs, mais la propriété de la publication, sa gestion, son orientation, sa rédaction dépendent directement d'un Ordre religieux. La revue *Itinéraires* est la seule revue mensuelle de culture générale catholique qui soit une revue de laïcs (avec comme il se doit le conseil, et quand il se peut la collaboration, d'ecclésiastiques).
Peut-on en conclure que la « promotion du laïcat » et le « pluralisme » soient extrêmement avancés en ce domaine ?
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Ce n'est un mystère pour personne que les revues cléricales de culture générale, *Études* et *Signes du temps,* sont très fortement soutenues par la presse catholique, par l'Action catholique et par l'unique quotidien catholique (et c'est normal).
Mais ce n'est, non plus, un mystère pour personne que, malgré les théories sur la « promotion du laïcat » et le « pluralisme », la revue *Itinéraires* n'a pas encore trouvé, auprès des mêmes, le minimum normal de soutien et de compréhension.
#### En guise de conclusions.
Selon la réputation que l'on nous fait, nous ne serions pas particulièrement des militants du « pluralisme » et de la « promotion du laïcat ». On raconte même que nous aurions beaucoup de mal à les accepter et déjà à les concevoir. Il y aurait sans doute beaucoup à dire là-dessus (et notamment que, si nous en parlons moins que d'autres, nous y travaillons, à notre place, plus que d'autres, comme le montre la seule existence d'*Itinéraires* depuis plus de quatre ans), mais ce n'est pas notre propos.
Simplement, après un examen concret, nous croyons pouvoir remarquer que le « pluralisme » dont on se glorifie n'est pas allé très loin dans la voie des réalisations effectives ; pas plus que la « promotion des laïcs » ; du moins en matière de presse.
Inversement, ceux qui parlent le plus souvent du « pluralisme » sont aussi ceux qui, en fait (et sans formuler aucune hypothèse sur les intentions), se trouvent être les bénéficiaires d'un monopole « ou du moins, comme dit très justement Fabrègues, d'un *oligopole* », c'est-à-dire d'une sorte de monopole à plusieurs. Être plusieurs à se partager un monopole, ou un quasi-monopole, cela ne fait pas une pluralité ni un « pluralisme ».
Le remède évident est aussi celui qui est le plus impraticable : fonder d'autres publications, et notamment des publications de laïcs. On est bien libre de le faire ? Justement point.
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Les conditions économiques actuelles rendent pratiquement impossible, même avec beaucoup d'argent, le lancement d'un nouveau quotidien ; presque impossible celui d'un hebdomadaire ; très aléatoire et aventureux celui d'une revue mensuelle. D'autre part, les publications existantes sont très contentes de ce qu'elles appellent, avec le P. Wenger, leur « extrême multiplicité » ([^24]), elles ont tendance à voir en elles-mêmes un pluralisme *suffisant,* et même maximum : l'histoire récente montre qu'à l'annonce d'une nouvelle publication, pour conjurer une éventualité qui déplait franchement à celles qui existent déjà, on est fort prompt à invoquer un autre principe que celui du « pluralisme », et que Joseph Folliet formule en ces termes : « éviter les doubles emplois et les concurrences inutiles » ([^25]). Ces deux principes, au demeurant, sont tous deux aussi vrais en eux-mêmes l'un que l'autre : le point délicat est de savoir lequel, dans chaque cas, il convient d'appliquer (et cela est le propre de la vertu de prudence selon saint Thomas ; sans elle, aucun principe ne suffira jamais, à lui seul, à résoudre aucun problème concret).
Laissons donc de côté l'hypothèse, ou l'éventualité, de la fondation de nouvelles publications. Il y en aura ou il n'y en aura pas.
Mais notre réflexion, et nos suggestions, s'appliquent d'abord à la situation existante.
La situation actuelle de la presse catholique en France est très diversement et même contradictoirement appréciée. C'est une *extrême multiplicité,* dit le P. Wenger. C'est un *oligopole,* dit Fabrègues. Nous n'avons aucune raison de cacher que ce n'est pas le sentiment du P. Wenger que nous partageons sur ce point. Nous n'avons non plus aucune raison de cacher que notre dialogue, comme tout dialogue, a l'intention permise de modifier s'il se peut la conviction de l'interlocuteur, en acceptant d'y engager et d'y risquer la nôtre. Non, nous n'arrivons pas à voir l' « extrême multiplicité » dont parle le P. Wenger. Peut-être voyons-nous mal, ou très mal. Mais nous voyons cette multiplicité extrême dans l'apparence ; et non dans la réalité. Si d'aventure le P. Wenger modifiait sa perspective, cela pourrait être de grande conséquence.
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Il comprendrait alors que, dans la presse catholique, certains (certains de ceux qui la *rédigent* et certains de ceux qui la *lisent*) respirent très à l'aise : et c'est tant mieux pour eux, on ne veut point le leur enlever. Mais il comprendrait aussi que d'autres étouffent. Le plus souvent, en silence.
Le comprenant, le voyant, le P. Wenger ne serait pas homme à s'en réjouir ou à en ricaner, comme font plusieurs. Mais à se demander ce que l'on peut y faire.
Car il est tout de même vraisemblable que, déjà sans bouleverser aucune des situations acquises, l'on y peut faire quelque chose.
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## CHRONIQUES
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### Note doctrinale sur l'Enfer
par le R.P. CALMEL, o.p.
L'EXISTENCE DE L'ENFER EST UN ARTICLE DE FOI. La Foi nous enseigne ceci : l'Enfer est le lieu du châtiment éternel où les hommes qui ont péché et ne se sont pas repentis souffrent à jamais, en compagnie des démons, de la privation de Dieu, c'est-à-dire de la peine du dam, à quoi s'ajoute la peine du sens, qui consiste avant tout dans le feu. Tel est le donné révélé. Pour en faire la théologie, la bonne méthode n'est pas évidemment de l'escamoter ni même de l'édulcorer. C'est pourtant ce procédé d'édulcoration et de minimisation qui est mis en œuvre par un écrivain renommé dans l'ouvrage collectif, intitulé l'*Enfer.* Après avoir insisté sur les répugnances de cette vérité de Foi avec la mentalité contemporaine, l'écrivain conclut par cette insinuation « *peut-être* est-il incorrect d'imprimer certains propos que l'on *prête* en notre temps à des êtres très bons... et qui reviennent en somme à dire : je crois qu'il y a un Enfer mais qu'il est vide ». Suivent quatre lignes de la même encre et le chapitre est fini, en même temps que l'ouvrage, et c'est sur une impression finale désagréable que le lecteur referme ce livre excellent, qui lui avait apporté jusque là de très précieuses lumières. Pourquoi donc l'écrivain à qui le soin a été laissé de prononcer les dernières paroles s'est-il exprimé de la sorte ? Quoi qu'il en soit, nous réfléchirons dans cet article sur les grandes études, profondes et solides, où deux théologiens de profession ([^26]) exposent la doctrine traditionnelle sur le mystère de l'Enfer éternel, qui est peuplé non seulement par les diables mais par les hommes damnés.
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QUE LA MAJORITÉ DES HOMMES soit damnée ou que les hommes damnés constituent seulement une minorité, nous l'ignorons et nous ne voyons pas ce qui nous permettrait de conclure avec certitude, soit dans la tradition, soit dans l'Écriture Sainte. Par contre le témoignage de l'Évangile, des Épîtres et de l'Apocalypse est tout à fait net sur la présence au fond de l'Enfer d'un bon nombre d'hommes damnés ; les textes ne disent nullement et ne permettent pas de dire qu'ils ne seraient que un ou deux. Les mêmes textes n'autorisent pas non plus l'opinion d'un Enfer temporaire et d'une réintégration finale des réprouvés dans la Jérusalem bienheureuse ; les textes au contraire affirment, sans laisser de place au doute, que le châtiment de l'Enfer est éternel.
Relisons plutôt, *prout sonant*, quelques-uns des versets bien connus et il nous apparaîtra qu'il y a des humains en Enfer, et nombreux, et en proie à des supplices qui n'auront jamais de fin.
« Lorsque le Fils de l'Homme reviendra en majesté et tous les anges avec lui, alors il siègera sur le trône de sa majesté. Toutes les nations seront rassemblées devant lui et il séparera les hommes les uns d'avec les autres comme le berger sépare les brebis d'avec les boucs ; il placera les brebis à sa droite et les boucs à sa gauche... Il dira à ceux qui sont à sa gauche : éloignez-vous de moi, maudits, allez au feu éternel qui a été préparé pour le diable et ses anges... et ils iront au supplice éternel. » (Matth. 25, 31-46)
« Le Royaume des cieux est encore semblable à un filet jeté en mer et qui ramène toute espèce de poissons. Une fois rempli, les pécheurs le tirent sur le rivage, puis s'asseyant, ils recueillent les bons dans des paniers et rejettent les mauvais. Ainsi en sera-t-il à la fin du monde ; les anges se présenteront ; sépareront les méchants d'avec les justes et les jetteront dans la fournaise ardente. Là seront les pleurs et les grincements de dents. » (Matth. 13, 47-51.)
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« Si quelqu'un ne demeure pas en moi, le voilà jeté dehors comme le sarment desséché ; puis on les ramasse et on les jette au feu et ils brûlent. » (Jean 15, 6.) -- « Abraham répondit : un abîme est creusé entre vous et nous de sorte qu'on ne peut aller d'ici chez vous ni de chez vous venir ici. » (Luc 16, 26.) -- « Si ta main te scandalise, coupe-la ; il vaut mieux que tu entres manchot dans la vie que d'aller avec les deux mains dans la géhenne du feu inextinguible. » (Matth. 9, 43.) -- « Si quelqu'un ne se trouve pas inscrit dans le livre de vie il est jeté dans l'étang de feu. » (Apoc. 20, 15.)
Ces enseignements de l'Écriture ont été repris et définis dans plusieurs Conciles ([^27]). Le synode de Constantinople dès 534, approuvé par le Pape Vigile, fixait ainsi la tradition catholique : « Si quelqu'un dit ou estime que le supplice des démons ou des hommes impies est seulement temporaire et qu'il doit finir un jour, ou bien que doit se produire une réintégration des démons et des hommes impies, qu'il soit anathème. » (Denzinger, 211.)
LA DISTINCTION CLASSIQUE entre la peine du dam et la peine du sens est universellement admise parmi les docteurs chrétiens. Comment concevoir l'une et l'autre ? La peine du dam dont nous parlerons d'abord est la peine de la séparation de Dieu. On objectera : mais nous voyons, et peut-être chaque jour, des êtres qui se sont volontairement séparés de Dieu et qui n'en souffrent pas du tout. Ils s'arrangent très bien de cette situation et ils vivent bien tranquilles. Qu'est-ce qui fait que, dans l'au-delà, la séparation de Dieu constitue une peine ? Nous répondons : les conditions même de la vie dans l'au-delà. Avec la mort, et du fait qu'elle quitte le temps et la vie d'ici-bas, l'âme devient pleinement consciente ; elle sait alors, et sans avoir le moyen de l'oublier et de s'en distraire, qu'elle est faite pour Dieu, que son bonheur est d'être en Dieu, que l'inclination à demeurer avec Dieu est encore plus profonde en un sens que son inclination à exister ; elle n'a plus aucun moyen d'échapper à cette conscience inexorable qu'elle prend d'elle-même et de sa destination ; il ne lui reste plus de possibilité de divertissement ; plus de sommeil et d'oubli, plus de travaux et d'études, de plaisirs ou d'ivresse, de crimes ou de perversions qui puissent lui cacher la lumière, la détourner de cette claire conscience qu'elle a perpétuellement à la fois qu'elle est faite pour Dieu et qu'elle n'ira jamais avec Dieu.
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Les hommes damnés sont absolument sûrs du bonheur de Dieu et d'être faits pour ce bonheur, mais en même temps ils n'ont plus aucune espérance en Dieu, aucun amour de Dieu. S'ils avaient de l'amour ce ne serait pas l'Enfer et ils demeureraient en Dieu, car l'amour fait demeurer en celui que l'on aime.
Quand on parle de la séparation éternelle de Dieu comme étant la première peine de l'Enfer il arrive que l'on se heurte à l'indifférence voire au scepticisme de certains chrétiens. Ils s'imaginent que la séparation de Dieu ne gêne pas beaucoup. C'est peut-être qu'ils ne désirent pas beaucoup pour eux-mêmes l'union avec Dieu ; c'est certainement parce qu'ils ne réfléchissent pas à ce que devient la séparation de Dieu dans les conditions de l'au-delà ; c'est-à-dire dans la pleine conscience d'être fait pour Dieu, dans la totale impossibilité de faire diversion, dans le refus éternel d'aimer, dans la fixation éternelle hors de l'amour, clos et muré immuablement en soi-même. Prolonger sans fin une telle vie c'est cela l'Enfer ; du moins l'Enfer c'est d'abord cela. Telle est la peine du dam.
Les damnés détestent Dieu et cette haine constitue le fond de tous leurs sentiments. Ici-bas sans doute la haine de Dieu pouvait être implicite ; ici-bas ils pouvaient préférer leur volonté à la volonté de Dieu, et ce qui leur plaisait à ce qui plaît à Dieu, sans se porter explicitement plus loin dans la malice. Nous ne voyons point par exemple que le mauvais riche, dont Jésus nous affirme la damnation, ait perpétré sur cette terre le péché de haine de Dieu. Seulement après la mort, et dès le premier instant de son nouvel état, l'âme prend conscience de ce qu'elle porte en elle ; l'âme du mauvais riche a pris conscience de la détestation de Dieu qu'elle vivait chaque jour sans peut-être y penser et elle demeure immuablement fixée dans cette haine. Sans doute voudrait-elle rejoindre Dieu ; mais c'est là un désir contradictoire, car elle voudrait que Dieu la comble de bonheur sans qu'elle change, elle, son attitude par rapport à Dieu, attitude qui est devenue immuable. C'est là une torsion de l'âme inimaginable : la haine éternelle chez quelqu'un qui est fait pour l'amour et qui le sait. Encore si les damnés s'aimaient entre eux. Mais c'est bien impossible.
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Comme le dit Bernanos dans une page célèbre : ils n'ont rien à partager ([^28]). Ici-bas le mauvais riche pouvait partager avec le prochain des festins crapuleux ou des concerts délicats ; la mort a mis un terme à ce genre d'agrément. Il n'est plus question de faire des invitations dans les repaires infernaux. La seule chose que le damné pourrait attendre de ses compagnons de damnation c'est qu'ils l'aident à sortir de là, à se donner à Dieu, à se convertir. Mais ils ne le veulent pas et ils en sont d'ailleurs incapables. Le cri du cœur de chacun des damnés pourrait se traduire ainsi :
« Je suis là, tant mieux ; toi aussi tu es là, tant mieux. » Ils sont désormais incapables de miséricorde et d'amour aussi bien pour eux-mêmes que pour les autres. Chacun est fermé en soi-même. L'Enfer est le lieu définitif de la haine de Dieu et de la haine mutuelle.
La peine du sens chez les damnés se caractérise, entre d'autres tourments, par celui du feu. La tradition chrétienne est trop unanime et trop constante sur ce point pour qu'il soit permis de la mettre en doute. En quoi peut consister une telle peine pour les démons qui sont de purs esprits ? La doctrine de saint Thomas enseigne que le feu infernal possède un « pouvoir de contrainte qui entrave, en un lieu donné, les esprits mauvais et ne leur laisse d'activité spirituelle qu'autant que Dieu juge à propos de leur en accorder. Châtiment redoutable pour un esprit qui ne demande qu'à s'épanouir dans la lumière et à vivre intensément sa vie spirituelle » ([^29]).
Et lorsque, après la résurrection les damnés auront recouvré leur corps ([^30]), le feu, qui les tourmentera plus encore qu'avant, ne saurait être évidemment assimilé à un feu terrestre pas plus que leur corps ne sera un corps terrestre. Cependant le feu sera aussi réel que leur corps sera réel.
PRÉCISONS, si du moins c'était nécessaire, qu'on ne mérite pas facilement la peine de l'Enfer et qu'elle n'est pas encourue pour un rien. On n'est pas livré au tourment éternel d'être séparé de Dieu et d'être toujours brûlé si l'on n'a pas refusé Dieu ici-bas, si l'on ne s'est pas décidément détourné de Lui, si l'on ne s'est pas mis à se passer de Lui.
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Et cependant n'est-il pas vrai qu'un seul péché mortel suffit pour tomber en Enfer ? C'est vrai ; c'est un point incontestable de la Foi chrétienne. Mais c'est un point non moins incontestable, et beaucoup plus important, que *Dieu ne veut pas la mort du pécheur mais qu'il se convertisse et qu'il vive.* Ce serait à coup sûr penser bassement des mœurs divines et pour autant s'éloigner de l'enseignement de la Foi que de se représenter le Père du Ciel *qui a aimé le monde au point de donner son Fils,* sous les traits horrifiques d'un tyran vindicatif et sournois qui guetterait l'instant précis où un de ses enfants de bonne volonté vient de se laisser entraîner à un péché de faiblesse pour le foudroyer par une mort subite, avant qu'il ait eu le temps de se reconnaître et pour le précipiter au fond de la géhenne. Gardons-nous de traduire la proposition certaine : tout péché mortel mérite l'Enfer, par la proposition inadmissible : la volonté de Dieu est de faire mourir le pécheur dès le premier péché mortel. Comprenons aussi qu'il est des variétés et des différences extrêmement profondes entre les péchés mortels. Non seulement en ce sens que les uns se rapportent à l'orgueil les autres à l'envie, les autres à l'avarice, les autres à la luxure et que sais-je encore
*du haut jusques en bas de l'échelle fatale.*
La différence entre les péchés mortels se prend avant tout de ce fait que les uns se commettent par faiblesse, les autres par malice et mauvaise volonté. Quoi qu'en pensent certains modernes il se commet, et même ce n'est pas rare, des péchés réellement mortels par simple faiblesse, c'est-à-dire par passion. Un chrétien de bonne volonté peut se laisser emporter à une violence qui fait de sombres ravages ou à un désir qui le jette dans l'adultère sans y mettre aucune malice ; le coup de fièvre passé il ne peut se nier à lui-même, ni a fortiori nier au Seigneur Dieu, qu'il a péché gravement. Il serait absurde de penser que le péché de faiblesse c'est-à-dire de passion, est, de sa nature même, sans gravité. Il peut bel et bien être grave, c'est-à-dire passer outre la loi de Dieu et la volonté de Dieu en un point important et sur une matière capitale. Bien que ce soit par emportement et parce que, sous le coup de la passion, le pécheur a perdu la tête, sa faute n'en est pas moins un refus de l'amour de Dieu sur un point qui n'est pas accidentel et léger.
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Il reste que ce genre de péché ne comporte pas de malice : « la volonté a été poussée à mal faire comme par une force extrinsèque... Sans doute le pécheur a-t-il fait un choix, cependant il n'a point péché par choix ; le choix n'a pas été chez lui le principe du péché ; la passion l'a induit au contraire à faire ce que jamais il n'aurait choisi hors de cet état » ([^31]).
Bien différent est le péché grave de malice. Un tel péché procède d'abord du choix et non pas de la passion qui prévient le choix et incline à mal choisir. Un tel péché est commis froidement et par mauvaise volonté.
Ainsi la distinction n'est pas niable entre péché de passion et péché de mauvaise volonté ; mais il n'est pas niable non plus que l'âme puisse passer de la première forme de péché à la seconde. Une fois apaisé le soulèvement de la passion, une fois refroidi son feu, il peut arriver que l'âme, faute d'humilité et faute d'amour, n'ait pas une véritable envie de se reprendre ; cela lui fait plaisir de rester comme elle est et de continuer ainsi ; elle arrive à se dire qu'après tout ce n'est pas si mal, « que ce système en vaut bien un autre » ; peu à peu il se fait un véritable choix réfléchi et mûri de ce que Dieu ne peut pas vouloir. Même redevenu de sens rassis le pécheur n'a plus envie de changer ; il tombe dans le péché de malice. Or lorsque le péché de faiblesse n'est pas combattu, *lorsque l'âme le laisse passer en habitude et devenir en elle comme une seconde nature :* ce qui était faiblesse devient malice ; la volonté s'est faite à ce genre de choses ; si la volonté ne s'y était pas faite le péché aurait été détesté et combattu, quelle qu'ait été sa fréquence, et il ne serait pas devenu véritablement une seconde nature.
Que Dieu cherche à convertir et à préserver de l'Enfer même celui qui pèche par malice cela n'est pas douteux ; qu'il multiplie les occasions et les grâces pour arriver à le convertir on ne saurait hésiter là-dessus lorsque l'on *se souvient qu'il a livré à la mort son propre fils pour le salut des pécheurs.* On conviendra cependant que la disposition à se convertir est bien différente selon qu'il s'agit d'un pécheur qui est tel par mauvaise volonté ou d'un pécheur qui est tel par faiblesse. Dès lors le risque de damnation éternelle n'est pas le même dans les deux cas.
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Plus exactement, en celui qui vit habituellement dans l'amour de Dieu et qui vient à pécher par faiblesse, la disposition à se convertir est profonde et vivante ; l'orientation même de sa vie et son choix fondamental l'inclinent à retourner à Dieu ([^32]). Mais celui en qui le péché est devenu malice et mauvaise volonté est incliné, en vertu même de l'orientation de sa vie, à se passer de Dieu, à refuser son amour, à préférer ce qu'il aime lui, et la conduite dont il a pris l'habitude, g ce que Dieu aime et à la conduite qu'il demande à ses enfants de tenir.
Avec de bons théologiens qui n'ont aucune propension au laxisme nous ne pensons pas que Dieu fasse mourir et précipite en Enfer aussitôt après le premier péché de faiblesse, un homme qui vivait dans son amour et qui s'est laissé entraîner un instant par la passion ([^33]). Par contre nous disons que celui qui pèche par malice a beaucoup plus de chance de mourir sans conversion ; enfin que le péché de faiblesse peut conduire au péché de malice.
Il serait absurde de conclure de tout ceci : « Eh bien donc, péchons par faiblesse et nous serons à peu près tranquilles. » Un tel propos supposerait un calcul dans le péché. Or le péché de faiblesse est précisément celui que l'on fait sans calcul.
LORSQUE L'ON DIT que, en principe, le péché mortel mérite l'Enfer et que, en fait, le péché mortel par malice donne de fortes chances de tomber en Enfer, il ne faut pas imaginer cette malice sous des formes tellement extrêmes qu'elles seraient hors de la portée des forces humaines. Autrement dit il ne faut pas s'imaginer que, pratiquement ils ne conduisent pas en Enfer. On trouve des chrétiens qui assimilent le péché de malice et le péché de haine de Dieu lucide, délibérée, continuelle. A les entendre tomberaient en Enfer uniquement les hommes qui auraient voué à Dieu en personne une haine sans rémission ; dont les pensées seraient à tout moment tournées contre Dieu ; qui s'acharneraient sans répit à profaner tout ce qui porte la marque du divin ; qui, de plus, afin de mieux lutter contre Dieu, ne cesseraient de déployer contre leurs semblables une rage violente ou perfide pour les corrompre ou les faire souffrir.
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Certes, ce genre de pécheurs existe ; l'histoire de l'Église et de la société et non seulement les romans contemporains en offrent des spécimens monstrueux. Mais enfin pour conduire en Enfer il n'est pas nécessaire que le péché de malice atteigne ce paroxysme. Lorsque Notre-Seigneur Jésus-Christ nous parle de ce mauvais riche qui fut damné, il ne dit pas que cet égoïste répugnant en était venu à une détestation explicite de Dieu ; il n'est pas même dit qu'il était insupportable systématiquement à tous les membres de son entourage sans excepter personne. Il dit seulement, ou plutôt il montre dans la parabole, que ce riche avait organisé sa vie en vue de la jouissance égoïste et que ce choix était assez stable et assez profond pour ne pas être remis en cause même par la supplication du pauvre Lazare. Cette malice suffisait pour le conduire à la damnation éternelle. Il n'est pas besoin d'aller chercher la haine de Dieu explicite, consciente et cultivée. D'ailleurs le texte de saint Matthieu est encore plus probant. « Beaucoup me diront en ce jour : « Seigneur, Seigneur, n'avons-nous pas prophétisé en ton nom, en ton nom n'avons-nous pas expulsé le diable ; en ton nom n'avons-nous pas accompli de nombreux prodiges ? » Alors je leur déclarerai : « Jamais je ne vous ai connus ; éloignez-vous de moi, vous qui commettez l'iniquité. » (Mat. VII, 22-23.) Imaginez-vous que ces apôtres ou ces prêtres faisaient profession de combattre le Seigneur Dieu ? Il n'était pas besoin qu'ils se portent à cette extrémité. Leur installation dans l'orgueil, l'ambition, l'hypocrisie et la mauvaise foi suffisait à les détourner de Dieu, en se préférant à Dieu, en s'aimant eux-mêmes au lieu d'aimer leur Dieu. Et c'est ainsi qu'ils se sont damnés éternellement.
A ce propos il convient de lire les réflexions bouleversantes d'un prêtre défroqué, Félicité de Lamennais. Elles sont rapportées par Robert Valéry-Radot, dans son grand livre sur *Lamennais ou le prêtre malgré lui* ([^34]) : « Et le désir le reprend d'aller s'établir à Paris où il vivra des revenus de ses livres et de ceux que lui procureront ses travaux futurs. Sans doute il lui en coûte de se détacher, pour toujours peut-être, de cette terre qu'il avait agrandie,
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ornée avec tant d'amour, où dans chaque coin du parc, chaque pièce de la maison, dormaient des souvenirs qui formaient le trésor même de sa vie profonde, où près de l'étang il avait choisi et préparé sa tombe. Mais là aussi se réveillait, à certaines heures, un passé de foi et d'amour dont la brûlure lui était intolérable ; c'est alors qu'il écrivait sur ses cahiers ces notes déchirantes : « Lorsque la foi qui unissait l'homme à Dieu et l'élevait vers lui vient à manquer, il se passe quelque chose d'effrayant. L'âme, abandonnée en quelque sorte à son propre poids, tombe sans fin, sans cesse, emportant avec elle je ne sais quelle intelligence détachée de son principe, et qui se prend, tantôt avec une inquiétude douloureuse, tantôt avec une joie semblable au rire de l'insensé, à tout ce qu'elle rencontre dans sa chute. Tourmentée du besoin de la vie, ou elle s'accouple avec la matière qu'elle cherche vainement à féconder, ou elle poursuit à travers le vide de fantastiques abstractions, de fugitives ombres, des formes sans substance, la nuée qu'elle a prise pour Junon... Tous les nobles instincts s'endorment d'un profond sommeil ; toutes les secrètes puissances qui président à la formation du monde moral, au développement de l'être dans son invisible essence s'éteignent en partie, et en partie lui créent une sorte de supplice interne, dont la cause inconnue de lui le jette en des angoisses et en un désespoir inexprimables. Son âme a faim ; comment fera-t-il ? Il tuera son âme, ne trouvant pour elle, là où il est, aucun aliment. S'il souffre, c'est qu'il est encore trop haut. Descends donc, descends jusqu'à l'animal, jusqu'à la plante ; fais-toi brute, fais-toi pierre. Il ne le peut ! Dans l'abîme ténébreux où il s'enfonce, il emporte avec lui son inexorable nature, et les échos de l'univers répètent, de monde en monde, les plaintes déchirantes de cette créature qui, sortie de la place que lui avait assignée l'ordonnateur suprême dans son vaste plan, et incapable de se fixer désormais, flotte sans repos au sein des choses, comme un vaisseau délabré que les vagues poussent et repoussent en tous sens sur l'Océan désert. »
L'OBJECTION est spécieuse mais inopérante qui consiste à dire : après tout le péché mortel, même celui de malice, n'est qu'un acte passager ; comment pourrait-il mériter une peine éternelle ? Ou bien : à supposer qu'un être humain cherche à mal faire avec une application sans défaillance et même pendant toute la durée de sa vie, quelle proportion pourrait-il exister entre un péché qui n'a duré qu'un temps et un Enfer dont la durée est sans fin ?
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Ce raisonnement oublie deux vérités élémentaires : d'abord la vie d'ici-bas ne débouche pas sur une vie de même durée mais bien sur l'éternité. C'est un dogme premier de notre Foi que la récompense ou le châtiment dans l'au-delà ne sont pas mesurés par un laps de temps identique au laps de temps de cette vie ; ils sont mesurés par l'éternité. On peut ne pas l'admettre, on peut préférer une équivalence de temps rigoureuse et mathématique entre la vie de l'au-delà et la vie d'ici-bas, mais alors on rejette un point essentiel de la Foi catholique. L'autre vérité méconnue par l'objection de la disproportion entre les actes transitoires et des conséquences éternelles c'est la permanence de la volonté dans son choix. Il est évident que le péché ne peut se poursuivre sans interruption à l'état d'accomplissement actuel ; les forces humaines ont des limites ; il est interrompu au moins par le sommeil. Mais il est évident aussi que la disposition mauvaise de la volonté du pécheur, son habitude d'être opposé à Dieu, sa décision stable et arrêtée, peut durer et dure de fait bien au-delà de l'accomplissement de tel ou tel acte. Si la mort surprend le pécheur alors que sa volonté demeure détournée de Dieu il est inévitable qu'il tombe en Enfer ; sa volonté demeure fixée éternellement comme elle l'était ici-bas. On pourra dire : « Mais tout de même s'il avait une autre vie pour choisir ? » Soit. Seulement il est certain que nous n'avons pas de vie de rechange. Nous n'avons que la brève existence d'ici-bas pour préparer notre éternité. On peut se révolter qu'il en soit ainsi ; de désespoir on peut nier l'éternité ; affirmer que c'est le néant qui succède à cette vie ; on peut encore se réfugier dans la croyance à la métempsycose, Mais, pour être rejetées, les vérités révélées ne cessent pas d'être vraies.
Nier la gravité éternelle de notre vie temporelle c'est nier le dogme chrétien.
Tandis que certains suppriment pratiquement l'Enfer parce qu'ils voudraient que l'homme, pour encourir ce châtiment, arrive à pécher avec une lucidité et une pertinacité qui ne sont possibles qu'aux esprits purs, d'autres amenuisent tellement la responsabilité humaine que jamais pratiquement les conditions ne seraient réunies pour qu'il y ait faute grave.
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Par ce biais aussi l'Enfer est pratiquement supprimé. Ayant mis en œuvre les arguments, hypothèses ou démonstrations de la biologie et de la génétique, de la sociologie et de la psychiatrie et enfin des psychanalyses de toute observance ils tirent doctoralement cette conclusion qu'il n'y a pas de coupables, il y a seulement des victimes ; sans penser une seconde du reste que l'on peut être coupable d'être devenu victime. Certes, nous ne méconnaissons pas que, dans certaines circonstances, faute de lumière ou bien en vertu du profond détraquement des instincts, la responsabilité puisse être atténuée, voire supprimée ; nous admettons sans peine que dans certains cas tel ou tel acte qui objectivement constitue un grand péché peut ne représenter, pour tel sujet, qu'un péché véniel ou même seulement le triste déroulement d'un processus psychologique sans contenu moral ; nous savons que la psychologie moderne a permis de venir en aide à certains pécheurs avec plus de clairvoyance et de compréhension ; nous reconnaissons tirer grand profit de telles études qui eussent été difficilement possibles avant les travaux, erreurs ou solides acquisitions de la psychologie moderne ([^35]). Cependant, avec le bon sens et avec la Foi, nous continuons d'affirmer qu'il est inadmissible de faire des humains une immense collection d'irresponsables. Si, comme le proclament ou l'insinuent plus ou moins délicatement certains chrétiens, il n'y a pratiquement pas de péché grave, il n'y a que des complexes. Nous ne voyons pas pourquoi ils ne rejettent pas le sacrement de pénitence, pourquoi ils s'unissent encore au Saint Sacrifice *offert pour la multitude humaine en rémission des péchés* et enfin pourquoi ils ne travaillent pas à une mise à jour du *je confesse,* substituant aux paroles rituelles : *par ma faute, ma faute et ma très grande faute* des paroles qui seraient plus conformes à la science, comme par exemple : *par la faute de Dieu à* *cause des complexes psychologiques.*
Quoi qu'il en soit, et sans que l'on néglige ses précieuses élucidations, la psychologie moderne ne saurait rien découvrir ni démontrer contre l'essence de la nature humaine telle qu'elle est donnée une fois pour toutes : une nature libre ; donc capable de bien et de péché ; donc capable de salut et de damnation.
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Nous nous souvenons des quatrains de Péguy
« *Et par là vous savez combien l'homme exagère*
« *Quand il dit qu'il recule et qu'il dit qu'il avance*
« *Et qu'il n'est point de place en sa tête légère*
« *Ni pour un grand refus ni pour une observance.*
Mais pour léger qu'il soit, et superficiel et frivole, l'être humain, un jour ou l'autre, engage son éternité, aime Dieu ou préfère à Dieu son caprice et sa volonté ; aime Dieu à ses propres dépens ou offense Dieu d'une manière mortelle. Il est tellement vrai que c'est loin de Dieu qu'il s'engage, que Dieu seul peut le remettre au droit chemin et le convertir. Si la légèreté de l'homme ne mettait pas en cause un destin éternel on ne voit pas pourquoi l'intervention de Dieu serait absolument requise pour le sauver et pour l'arracher à ses péchés.
En réalité les grands connaisseurs de l'homme, les grands moralistes et les grands poètes, pour ne rien dire des saints, tiennent inséparées les deux vérités antithétiques de notre mystérieux destin : notre vie est très légère d'apparence et cependant elle a un poids d'éternité ; les choix de l'homme semblent frivoles et insignifiants et pourtant, un jour ou l'autre, ils s'opposent à Dieu ou font entrer dans son amour :
« *Et par là vous savez où tout homme se prend*
« C'EST A QUELQUE FANTOME ISSU DE SA CERVELLE
« *A quelque pas dansé sur une herbe nouvelle*
« *Et par là vous savez le peu que l'homme rend...*
Mais aussi, en contre-partie nous devons dire :
« *Et par là vous savez ce que tout homme tente :*
« *C'est de se réchapper des mains du Tout-Puissant*
« *C'est de tenter sa veine et de suivre sa pente*
« ET C'EST DE GASPILLER LE MEILLEUR DE MON SANG...
« *Et par là vous savez où tout homme retourne*
« *Et c'est au vieux péché couvé dans le vieux cœur*
« *Et c'est aux vieux lacets du plus ancien traqueur.*
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La vérité centrale de notre foi ce n'est pas l'Enfer, mais la rédemption dans le Christ. Il reste que l'Enfer est un article essentiel de notre foi. La rédemption a été concédée à des hommes pour qui existe la possibilité de bonheur éternel et d'éternelle perdition : et le ciel et l'enfer sont non seulement possibles mais encore se réalisent effectivement. C'est ne pas tenir compte de la situation de fait de la rédemption que d'imaginer qu'elle a été accordée à des humains pour lesquels, de fait, il n'existerait que le paradis.
Ce n'est pas en vain que la liturgie sacrée, au moment où se renouvelle le sacrifice de notre rédemption, et afin que nous puissions y participer avec plus de foi et plus d'amour, nous fait dire en suppliant : *atque ab aeterna damnatione nos eripi et in electorum tuorum jubeas grege numerari. Arrachez-nous à l'éternelle damnation et comptez-nous dans le troupeau de vos élus.*
Fr. R.-Th. CALMEL, o. p.
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### La Musique grégorienne
par André CHARLIER
CE QUE JE VIENS DE DIRE ([^36]) de la musique récitative vaut également pour la musique proprement mélodique. C'est le même esprit. Les Bénédictins, spécialement dom Pothier et dom Mocquereau, ont montré que le rythme de la musique grégorienne est de caractère oratoire, c'est-à-dire qu'il se fonde sur le rythme même du discours ; toutes les valeurs de notes sont donc égales, et il n'y a pas de mesure, les manuscrits indiquant seulement des accélérations ou des allongements. Cette théorie a été combattue par les mensuralistes, qui ne peuvent admettre que la musique grégorienne ignore la mesure. Les deux partis se fondent sur les mêmes textes des musicographes anciens, qu'ils interprètent de façon différente. De plus, les mensuralistes font valoir que, si les influences orientales sur le grégorien sont incontestables, il est remarquable que toutes les musiques orientales, et particulièrement la musique grecque, sont mesurées ; il serait donc bien extraordinaire que la musique grégorienne échappât à une loi si générale. Les partisans du rythme libre répondent par des textes qui semblent assez clairs. Franco de Cologne dit :
« La musique mesurée est un chant mesuré par des temps Longs et brefs. On l'appelle *mesurée* parce que, dans la musique plane (*cantus -- planus*)*,* on n'observe pas une pareille mesure. »
Jean de Grochéo écrit, vers 1300 :
« On divise la musique en musique *plane* ou *non mesurée* et en *mesurée ;* on entend par musique non mesurée celle de l'Église qui, selon saint Grégoire, est déterminée par plusieurs tons. »
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On fait remarquer de plus que la langue latine vulgaire, qui a donné son rythme au chant, est une langue où l'accent tonique seul compte et non la succession de longues et brèves.
Cette controverse est loin d'être épuisée.
Il est assez vraisemblable que certaines hymnes doivent être interprétées selon une mesure ; mais la thèse des mensuralistes, qui prétendent qu'un neume doit compter pour un temps, est insoutenable. Les positions de Solesmes restent encore les plus fortes. Non seulement les travaux paléographiques des Bénédictins de Solesmes, par la comparaison des principaux manuscrits d'Europe, ont établi des certitudes scientifiques, mais dom Mocquereau a éclairci, comme personne ne l'avait fait avant lui, la notion de rythme, et son œuvre a une valeur autant philosophique que musicale. Le rythme est d'essence purement spirituelle, étant le mouvement même de l'âme. Dès que nous voulons lui donner une expression sensible, le rythme devient, plus ou moins, prisonnier du Temps et du Nombre, parce qu'il entre dans une matière, et le nombre suppose une certaine proportion qui peut être régulière ou ne pas l'être : lorsqu'elle est régulière, il y a mesure, et les habitudes musicales modernes veulent qu'une mesure comporte des temps forts et des temps faibles. A vrai dire, on ne comprend pas du tout que nous parlions encore de temps forts et de temps faibles, puisqu'il est avéré que les plus grands compositeurs ne s'occupent absolument pas de ces règles théoriques. En tout cas, l'art consiste à faire que le rythme vienne s'inscrire dans une matière -- que cette matière soit pierre, couleur, sons ou mots -- sans que son essence immatérielle en soit atteinte, sans qu'il y perde quoi que ce soit de sa liberté. Et sans doute il peut rester libre tout en conservant la mesure, -- une mesure commune devient d'ailleurs indispensable dès qu'on veut faire marcher ensemble plusieurs voix ou plusieurs instruments. Mais la mesure reste quand même une servitude, n'en déplaise aux mensuralistes, qui, en toute bonne foi, procèdent à leurs recherches scientifiques avec une idée préconçue, qui est une idée fausse, à savoir qu'il ne peut y avoir de rythme sans mesure. En réalité, le rythme est par essence étranger à la mesure, et la musique grégorienne doit une grande part de sa beauté à ce qu'elle est restée absolument libre.
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Il est même remarquable que la mesure lui a été tout à fait fatale. Aux XII^e^ et XIII^e^ siècles, lorsqu'on a commencé à écrire pour plusieurs voix, les compositeurs ont généralement pris pour point de départ une mélodie grégorienne à laquelle ils ont superposé une, deux ou trois parties, des mélismes assez variés correspondant dans ces parties à chaque note du thème grégorien. Cette habitude est devenue un procédé qu'on retrouve dans toute la musique vocale et la musique d'orgue jusqu'au XVII^e^ siècle. Ainsi le plain-chant se voit indéfiniment étiré à raison d'une note par mesure, et devient impossible à discerner dans l'ensemble, car ce sont les autres parties qui sont devenues mélodiques. On a conservé le plain-chant comme un élément dans les compositions musicales par un reste de respect liturgique, mais la valeur des notes étant trop longue et trop égale, il a perdu toute espèce de vie. C'est encore une erreur très répandue que, pour être religieux, le chant doit être lent et majestueux. Mais le mouvement de l'âme n'est pas lent, et les âmes lentes ne sont généralement pas celles qui vont le plus haut. La musique grégorienne sait être grave quand il faut ; elle doit aussi s'abandonner librement à son exultation, dire, sans craindre de se répéter, sa joie et son amour : les paroles alors s'arrêtent et la vocalise monte comme l'alouette. Cette souveraine liberté en dehors de toute mesure n'empêche pas qu'il y ait une ordonnance du rythme : c'est même à la réunion de ces deux qualités qu'on reconnaît la maîtrise d'un art. On trouve dans la musique grégorienne la même richesse d'invention que dans la décoration des cathédrales. Mais, à partir du XVI^e^ siècle, il faut bien reconnaître que l'art religieux devient généralement ennuyeux, parce qu'il tombe dans le majestueux et le pompeux. On ne comprit plus alors cette légèreté d'allure, cette démarche libre et hardie de la musique grégorienne, qui atteignit le sublime sans la moindre grandiloquence. On tailla donc à tour de bras, on tronqua les neumes trop ornés, les vocalises jugées interminables. C'est ainsi que les mélodies grégoriennes nous sont arrivées au XIX^e^ siècle, dans un état de mutilation lamentable.
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EN SOMME, elles ont été victimes de la musique. Elles ont été jugées barbares, au même titre que l'architecture et la sculpture, par la Renaissance et les siècles qui l'ont suivie. Pourtant l'art grégorien avait certainement emprunté ses huit modes à la musique grecque, et peut-être est-ce saint Grégoire lui-même qui est l'auteur de ce choix. La musique s'est assurément appauvrie en se cantonnant dans l'éternel mode majeur-mineur, dont nos tons différents ne sont que des transpositions, et c'est par lassitude de cette pauvreté que les musiciens modernes ont cherché à échapper à cette tyrannie. On comprend le ton révolutionnaire avec lequel Debussy décrétait : « Le mode est celui auquel pense le musicien. Instable ! » Son tort est sans doute, par horreur du ton défini et des modulations classiques, d'avoir bondi à l'extrême et cru qu'il était indispensable de « noyer le ton ». Pour cela, il a abusé du chromatisme, et cela donne parfois à sa phrase quelque chose de vague et d'incertain. D'autres musiciens, après lui, ont eu recours, avec plus ou moins de bonheur, à la polytonalité, ou même à l'atonalité. Tout cela prouve que la musique moderne sentait le besoin d'une liberté à la fois rythmique et modale que l'époque dite classique ignorait, mais dont le Moyen Age n'était pas privé. Si nous comparons l'impression que fait sur nous l'audition d'une pièce grégorienne et celle d'une quelconque symphonie pour orchestre, notre sentiment immédiat est que la seconde est infiniment plus riche que la première ; mais nous nous trompons presque toujours, parce que nous nous laissons abuser par la variété des timbres. En réalité, une belle ligne pure peut être infiniment plus riche et même plus savante que toutes les harmonies du monde. Debussy méconnaissait la musique grégorienne, qu'il prenait pour une drogue de curés. Il n'empêche qu'il remettait parfois ses pas, sans s'en douter, dans les sentiers depuis longtemps désertés : la chanson de Mélisande, au début du 3^e^ acte de Pelléas, est écrite en mode de *ré.*
AI-JE RÉUSSI à aplanir certains des obstacles qui peuvent arrêter un esprit moderne qui se trouve en présence d'une forme d'art tellement différente des formes par lesquelles nous essayons de nous exprimer ? Je ne souhaiterais pas autre chose.
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Nous sommes en présence d'un art absolument complet, qui a ses « genres » distincts, obéissant chacun à des règles particulières, de même que les Grecs avaient une poésie dramatique, une poésie satyrique, une poésie chorale, celle-ci comprenant des combinaisons très variées de strophes. Ainsi la musique grégorienne a des pièces que tout le monde peut chanter, celles du commun de la messe, les psaumes des Heures canoniales avec leurs antiennes et les Hymnes ; d'autres qui sont difficiles et sont réservées à la Schola : les introïts, les graduels, les alleluias, les offertoires, les répons, ont chacun leur construction propre, comme en poésie les sonnets, les rondeaux, les ballades. Le monde contenu dans ces livres qui s'appellent *le Kyriale, le Graduel, l'Antiphonaire* et *la Quinzaine de Pâques,* n'est pas moins immense et inépuisable que celui de l'art grec ou de nos églises médiévales : et encore ce n'est qu'un choix parmi les richesses des manuscrits. Et il y a là un art, non pas archaïque, mais achevé, et, ce qui le prouve, c'est qu'on y trouve à la fois les hardiesses et les délicatesses dont seul le grand art est capable.
Sans doute la musique grégorienne n'use ni de la polyphonie ni des instruments : tout au moins ignorons-nous quel emploi on a pu faire des instruments au Moyen Age, qui en possédait déjà de nombreux : l'orgue même existait. Si nous pouvions le savoir, nous serions peut-être fort surpris de découvrir avec quelle audace les gens de ce temps ont pu les faire sonner dans une église. Les textes sacrés parlent bien, non seulement du psaltérion, mais de la trompette et des cymbales. En tout cas, ils n'avaient guère besoin d'instruments, alors qu'ils disposaient d'un instrument formidable, qui est la voix humaine, à cette époque où tout le monde chantait et qui suffisait à remplir une nef, donnant l'impression aux fidèles d'être soulevés par l'élan d'une prière commune.
La musique grégorienne a ignoré la polyphonie, et je sais tout ce qu'il y a d'émouvant dans une belle succession d'accords. Mais il ne faut pas le regretter, parce que son originalité est justement de s'en passer et d'user seulement du rythme pur. Le rôle de l'art n'est pas de nous donner ce que nous appelons des émotions, mais de nous mettre profondément en communication avec l'Être (et je crois que ce dont souffre le plus l'humanité aujourd'hui, sans s'en douter, c'est d'être séparée de l'Être, c'est de ne toucher l'Être d'aucune chose).
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Une parole de Jésus installait immédiatement ceux qui l'écoutaient au Cœur de l'Être, ils découvraient le monde et ils se découvraient eux-mêmes, aussi étaient-ils soudain transformés. Il est presque impossible de tenter une explication de l'art sans recourir à des analogies mystiques, les chemins de l'art et de la mystique se rapprochant d'autant plus qu'ils s'avancent plus loin. Les effets les plus puissants et les plus émouvants de la musique polyphonique ne nous mènent pas si loin qu'une certaine pureté directe, je dirai même *acérée,* dans le dessin du rythme. Ainsi l'art grégorien a usé du moyen le plus sûr.
Ceci montre, entre parenthèses, que ce que nous considérons comme un progrès est souvent lourd de servitudes. J'admire fort les répons de la Semaine Sainte de Vittorio, qui ont une grandeur tragique impressionnante : pourtant, à y regarder de près, j'y trouve beaucoup de remplissage, des effets harmoniques obtenus au mépris de la mélodie. Les répons grégoriens sont d'une autre qualité de beauté ; le rythme nu et dépouillé y est doué d'une force inexplicable qui, dédaignant tout ce bouillonnement en nous de sentiments et de passions qui ne demande qu'à se soulever, va tout droit au point le plus secret du cœur. Dans le répons du Vendredi Saint *Tenebrae factae sunt,* je trouve un exemple merveilleux de cette puissance du rythme dans la simplicité et le dépouillement : c'est la mélodie qui souligne le cri de Jésus : « *Deus meus* », et celle qui, après le cri suprême, nous dit que Jésus a rendu l'esprit. Elles sont admirables séparément, mais leur rapport est plus admirable encore. Le Samedi Saint, les répons qui encadrent les Lamentations de Jérémie sont des invitations à la pénitence, pour que l'homme réponde par la cendre et le cilice à l'immolation du Sauveur. Le troisième répons chante : « Pleure comme une vierge, ô mon peuple ; hurlez, bergers, dans la cendre et le cilice, parce que vient le jour du Seigneur, jour grand et bien amer. » Entendez dans la phrase : *ululate pastores,* qui se développe avec obstination autour des notes de ré-la, non pas ces hurlements eux-mêmes, auxquels le musicien ne songe aucunement, mais le retentissement de toute la douleur du monde. Et que dirai-je des Impropères, qui se chantent à l'Adoration ne la Croix du Vendredi Saint ?
50:45
Sans doute le musicien qui a conçu cette composition a dû méditer sur les souffrances de la Croix et entendre au fond de son cœur les reproches de Jésus ; mais c'est aussi un artiste parfaitement conscient des moyens de son art et d'une maîtrise inégalée.
CET ART est à la fois très loin et très près de nous.
Il est très loin parce que, depuis la Renaissance, nous avons été gâtés par le naturalisme, et que nous demandons à l'art une représentation de la nature, et, pour ce qui est de la musique, une sorte de copie de nous-mêmes, je veux dire que nous voulons y retrouver une image de nos impressions et de nos sentiments : sans nous en apercevoir, nous ne nous intéressons à rien d'autre qu'à nous. L'art grégorien tend vers toute autre chose.
Il est pourtant près de nous, parce que, au milieu de notre chaos, il nous apporte exactement la leçon dont nous avons besoin, il donne la réponse à beaucoup de nos questions. Depuis deux siècles, l'homme a développé dans une proportion formidable son pouvoir sur la nature, il a entre les mains des moyens d'une puissance inouïe. Et voilà qu'il découvre aujourd'hui avec stupeur que cela ne lui suffit pas et qu'il reste insatisfait. Cela ne lui suffit pas, parce que, avec tant de moyens à sa disposition, il n'arrive pas à s'exprimer. L'homme moderne ne -- s'exprime plus, alors que les Égyptiens, les Grecs, les Chinois, ont atteint une si haute expression d'eux-mêmes et que même certaines tribus sauvages de nègres s'en montrent encore capables. Et nos musiciens, avec toutes les ressources de l'orchestre moderne, demeurent trop souvent prisonniers de leurs richesses, et, après avoir erré à la suite de Schönberg ou de Stravinsky, cherchent vainement un moyen d'être originaux et sont incertains de leur forme. Mais l'art grégorien est là pour nous dire qu'il n'y a pas d'expression de soi sans dépouillement, qu'il faut dépasser la nature pour lui donner son sens. La vraie fidélité à la nature (ce grand conseil de nos classiques) exige qu'on en sacrifie quelque chose, qu'on ne s'arrête pas à ses charmes immédiats -- et un vrai artiste ne peut pas s'en contenter -- ; on sera tout étonné ensuite de la retrouver, non plus dans sa pauvreté, mais dans le rayonnement qu'elle tire d'avoir découvert sa vraie fonction, qui est d'être une Créature et de participer à la Louange.
51:45
Il y a là une leçon qui s'appliquerait à la vie morale de l'homme moderne autant qu'à son expression par le moyen des arts. Ces arts, au milieu de beaucoup d'incertitudes, sont pourtant aujourd'hui dans la voie de leur libération. La musique grégorienne est pour eux un grand exemple des hauteurs auxquelles l'art peut s'élever, à condition de protéger de toute atteinte, même au prix d'un certain ascétisme, une totale fidélité à l'essentiel.
André CHARLIER.
52:45
### L'Encyclique Divini Redemptoris
*Lecture des 18 premiers paragraphes :\
les trois facteurs\
de la progression communiste*
La traduction intégrale du texte latin de l'Encyclique a paru dans notre n° 41.
La lecture des paragraphes 1 à 7 dans notre n° 35 ; des paragraphes 8 à 14 dans notre n° 44.
Nous terminons maintenant cette lecture des 18 premiers paragraphes de l'Encyclique : les paragraphes 15 à 18 analysent *les trois facteurs de la progression communiste.*
§ 15. -- « Mais comment se fait-il que cette doctrine, depuis longtemps dépassée scientifiquement et complètement réfutée par l'expérience quotidienne, puisse se répandre si rapidement dans le monde entier ? Il sera possible de comprendre ce phénomène en remarquant que fort peu de personnes ont étudié à fond le but des communistes et la réalité de leurs entreprises ; tandis qu'au contraire ils sont bien nombreux ceux qui cèdent facilement à leurs habiles instigations, renforcées d'éblouissantes promesses.
53:45
En effet les communistes mettent en œuvre une contrefaçon de la vérité : à savoir qu'ils veulent seulement améliorer le sort des travailleurs ; qu'ils veulent opportunément remédier à tout ce que les libéraux, comme ils les appellent, ont introduit d'injuste dans la conduite des affaires ; qu'ils veulent aboutir à une plus équitable répartition des biens : tous ces objectifs, personne n'en doute, on peut les atteindre par des méthodes légitimes. Mais les communistes ont surtout saisi l'occasion d'une crise économique partout pressante : ils peuvent ainsi attirer à leur parti ceux dont les principes sont incompatibles aussi bien avec la doctrine matérialiste qu'avec les agissements souvent criminels du communisme. Dans toute erreur il y a quelque reflet de vérité ; nous venons de le voir même pour le communisme ; très habilement, les communistes montrent cette apparence de vérité dans l'intention de dissimuler tactiquement la monstruosité repoussante et inhumaine de leurs directives et de leurs méthodes. Ils peuvent abuser ainsi jusqu'à des personnes d'une vertu peu commune, souvent enflammées au point de devenir elles-mêmes des sortes d'apôtres et d'intoxiquer surtout les jeunes, qui sont exposés à être facilement trompés. En outre, les propagandistes du communisme savent aussi exploiter les antagonismes nationaux, les divisions et les conflits politiques ; enfin, ce désordre qui grandit dans le domaine des connaissances humaines privées de l'idée de Dieu, ils l'utilisent pour pénétrer dans les Universités et pour appuyer leur doctrine sur des arguments pseudo-scientifiques. »
1. -- La condamnation doctrinale n'est pas nouvelle. L'Église l'avait constamment portée, renouvelée, précisée depuis 1846 (voir les §§ 4 et 5). Nous abordons maintenant ce qui fait véritablement le sujet de *Divini Redemptoris *; la doctrine du communisme est dépassée, réfutée, condamnée DEPUIS LONGTEMPS. Et néanmoins le communisme se répand avec rapidité dans le monde entier. Voilà le problème pratique auquel nous sommes confrontés, et devant lequel nous place Pie XI.
54:45
Condamnée par l'Église, la doctrine est dépassée scientifiquement, et réfutée par l'expérience quotidienne, principalement en ceci que l'évolution sociale s'est effectuée dans une direction contraire à celle qui devait être *inévitablement* la sienne d'après la « science marxiste ». Au lieu de l'aggravation continuelle du processus de « paupérisation relative et absolue » des classes laborieuses, au lieu de la concentration croissante du capital, on a vu diminuer l'écart entre les classes : « L'écart entre les classes sociales est moins grand, car elles ne se limitent plus aux deux blocs où s'opposaient le capital et le travail. Elles sont désormais variées et ouvertes à tous. Le travail et les talents permettent de gravir les degrés de l'échelle sociale. Pour ce qui concerne le monde du travail lui-même, il est consolant de constater que les améliorations récentes apportées dans les conditions même du travail font que l'on ne s'intéresse plus seulement aux avantages économiques des ouvriers, mais aussi à leur procurer un genre de vie plus élevée et plus digne. » Ainsi parle Jean XXIII dans l'Encyclique *Ad Petri Cathedram* (§ 26). Bien entendu, le Saint Père n'entend point en tirer une conclusion de paresse. Il ajoute au § 27 : « Il reste cependant un long chemin à parcourir. Il existe encore trop d'inégalités, trop de motifs de friction entre les différents milieux, dus parfois à une idée inexacte ou imparfaite du droit de propriété... » (cette fausse idée du droit de propriété que *Divini Redemptoris* met en cause plus loin, notamment au § 50).
Ce qu'il s'agit de comprendre, c'est que *le développement réel des conditions économiques et sociales* tourne complètement le dos aux « prévisions scientifiques » de l'analyse marxiste.
Pie XII l'avait très nettement indiqué dans son Discours du 14 septembre 1952 :
« Sous son regard l'Église évoque aujourd'hui la *première période* des luttes sociales contemporaines : la misère du prolétariat, et le devoir d'élever cette classe d'hommes, livrée sans défense aux aléas de la conjoncture économique, jusqu'à la dignité des autres classes de la cité dotées de droits précis. Ce *problème peut être considéré aujourd'hui comme résolu,* au moins dans ses parties essentielles, et le monde catholique a contribué à cette solution d'une façon loyale et efficace.
55:45
Ce n'est que tard, à la onzième heure, qu'en certains groupes de pays on a ouvert les yeux et commencé les réalisations pratiques. Il n'en reste pas moins vrai que les directives sociales données par les Papes depuis plus de soixante ans sont devenues depuis longtemps et presque partout le bien commun de la pensée et de l'action des catholiques.
« Si les signes des temps ne trompent pas, *d'autres problèmes* dominent dans la *deuxième période* des luttes sociales où nous semblons être entrés. Nous nommerons deux de ces problèmes : le dépassement de la lutte des classes, et la défense de la personne et de la famille.
« La lutte des classes doit être dépassée par l'instauration d'un *ordre organique unissant patrons et ouvriers.* La lutte des classes ne saurait jamais être un objectif de la doctrine sociale catholique. L'Église se doit toujours à toutes les classes de la société.
« Il faut empêcher la personne et la famille de se laisser entraîner dans l'abîme où tend à les jeter *la socialisation de toutes choses,* socialisation au terme de laquelle la terrible image du Léviathan deviendrait une horrible réalité. *C'est avec la dernière énergie que l'Église livrera cette bataille où sont en jeu des valeurs suprêmes :* dignité de l'homme et salut éternel des âmes. »
2. -- Si le communisme progresse, ce n'est donc point par sa valeur scientifique ni par une force idéologique qui serait idéologiquement sans réplique ; ce n'est point parce que la doctrine marxiste aurait été insuffisamment réfutée. En recommençant incessamment la réfutation théorique du marxisme, on s'engage dans une impasse. Le phénomène auquel nous avons affaire n'est pas d'ordre philosophique. Très différemment, il convient d'étudier -- étude que fort peu de personnes ont menée à fond -- ce que MACHINENT EN FAIT LES COMMUNISTES, le POURQUOI et le COMMENT de leur ACTION : *quid velint et quo reapse tendant communistae,* quelle est leur volonté, quel est leur but, quel est le sens réel de leurs efforts. Ce serait une erreur de « traiter le marxisme-léninisme comme un système philosophique, une conception du monde ordinaire parmi d'autres, qu'il suffit de critiquer, oubliant qu'il est une action, une *praxis...* » ([^37]).
56:45
Ce n'est point par une prédication abstraite du matérialisme dialectique et historique que le communisme « se répand si rapidement dans le monde entier ». Étudier Marx sans connaître les méthodes d'action inaugurées par Lénine, perfectionnées par Staline, appliquées par les successeurs staliniens de Staline, c'est demeurer désarmé devant la « contre-façon » que l'appareil communiste *met en œuvre *: contre-façon de la rédemption, contre-façon de la vérité. La crise économique n'est pas *la cause* du communisme, elle est une *occasion* favorable pour cette mise en œuvre. Mais l'occasion peut être trouvée aussi bien dans les « antagonismes nationaux » et dans les « divisons et conflits politiques ». Cette première approche va être précisée aux paragraphes suivants.
3. -- Dans toute erreur il y a quelque reflet de vérité : même dans le communisme. Ce qui ne veut pas dire que le communisme apporte une part de vérité qui aurait été jusqu'à lui *inédite,* et qu'il faut donc en quelque sorte *se mettre à son école,* en faisant « un tri » pour retenir ce qu'il nous enseigne de « positif ». La conclusion de Pie XI sera différente et même contraire : on y reviendra au § 57 et au § 58. Si le communisme progresse, c'est parce que l'on se laisse prendre au *reflet* de vérité qu'il met en avant, sans d'ailleurs adopter pour autant ses théories matérialistes. Les communistes « peuvent ainsi attirer à leur parti *ceux dont les principes sont incompatibles avec leur doctrine matérialiste* » : ce n'est donc point essentiellement par persuasion doctrinale que le communisme progresse. Ce n'est point par la réfutation théorique du marxisme que l'on arrêtera une diffusion s'étendant parmi ceux qui conservent néanmoins des PRINCIPES INCOMPATIBLES AVEC LE MATÉRIALISME. Le décret du Saint-Office du 4 avril 1959 vise, de même ([^38]), ceux qui favorisent la diffusion du communisme « *bien qu'ils ne professent pas des principes en opposition avec la doctrine catholique* ».
57:45
4. -- La fin du paragraphe évoque à nouveau la nécessité de la philosophie chrétienne ([^39]). Quand les connaissances humaines et l'enseignement sont « privés de l'idée de Dieu », la voie est ouverte au communisme et à ses « arguments pseudo-scientifiques ». Le rapport qui existe entre « l'idée de Dieu » et les autres « connaissances humaines » relève précisément de la philosophie chrétienne : ses défaillances, ses éclipses expliquent la pénétration du communisme dans les milieux universitaires. Un enseignement « neutre », un enseignement « laïque » est, à la longue, sans défense véritable contre une telle pénétration.
§ 16. -- « Pour mieux comprendre comment les communistes ont pu arriver à ce que tant de travailleurs aient adopté sans examen leurs directives mensongères, il faut se rappeler que ces travailleurs, en raison de la doctrine et de la pratique des « libéraux » en matière économique, avaient été très misérablement réduits à l'indifférence religieuse et morale. Trop souvent le roulement des équipes a entravé la sanctification des jours de fêtes ; on ne s'est point occupé de construire des églises à proximité des lieux de travail, ni de faciliter la tâche du prêtre ; au contraire : on a étendu de jour en jour davantage les dispositions de ce qu'on appelle le « laïcisme ». Voici donc le résultat de ces erreurs Nos Prédécesseurs et Nous-même, nous l'avions annoncé plus d'une fois. Pourquoi s'étonner si l'effroyable montée du communisme atteint maintenant tant de nations déchristianisées et les submerge presque ? »
1. -- Un facteur capital de la diffusion du communisme parmi les travailleurs est la doctrine et la pratique du libéralisme économique. Du libéralisme, ou du laïcisme ? demande-t-on parfois : mais c'est une fausse question. Le libéralisme n'est rien d'autre que le laïcisme, sous forme individualiste, en matière économique.
58:45
2. -- Pie XI souligne ici non point les conséquences matérielles du libéralisme économique, mais ses conséquences morales et religieuses. Le libéralisme économique est rejeté par l'Église d'abord en tant que laïcisme. Pour prendre dans ce paragraphe même un exemple plein de signification, l'Église ne reproche pas d'abord à ceux qui supprimaient les dimanches et les jours de fête de supprimer un repos, un loisir, une occasion de culture, etc., mais elle leur reproche d'abord d'avoir supprimé la sanctification, et la louange de Dieu. Au demeurant les deux choses sont liées. Toutefois il y aurait inconvénient grave à ne voir et ne souligner, comme on le fait trop, que le « repos hebdomadaire » dont les travailleurs étaient privés par la suppression du dimanche. Sans négliger ce point de vue naturel, il faut aller plus loin, et marquer qu'en embarrassant ou empêchant la sanctification des hommes et la louange de Dieu, le libéralisme économique commettait le crime de *priver l'homme de sa finalité surnaturelle.* C'est la doctrine de *Rerum novarum,* rappelée par Pie XII :
« Dans *Rerum novarum,* Léon XIII (...) insiste fortement sur l'observation des jours de fête. Pour lui c'est là un signe qui révèle si et jusqu'à quel point l'homme sain et la véritable harmonie du progrès subsistent encore dans la société humaine. Il voit clair et profond quand il met en relation la question ouvrière avec le repos des jours de fête et la sanctification du dimanche ; le bien-être extérieur du travailleur même ne peut être attendu d'une technique de la production qui exige régulièrement du travailleur et de sa famille le sacrifice du dimanche ; il peut encore moins provenir d'un état de choses où le dimanche ne serait pas, comme Dieu le veut, un jour de tranquillité et de repos dans un climat de piété élevée. La technique, l'économie et la société manifestent leur degré de santé morale par la manière dont elles favorisent ou contrarient la sanctification du dimanche. » ([^40])
59:45
3. -- Le grand mal social du XIX^e^ et du XX^e^ siècles, c'est le laïcisme. Pie XI l'avait énoncé avec la plus grande vigueur : « Pourvoir aux nécessités des temps présents, apporter un remède efficace à la peste qui a corrompu la société humaine : Nous le faisons en prescrivant à l'univers catholique le culte du Christ-Roi. La peste de notre époque, c'est le laïcisme, ainsi qu'on l'appelle, avec ses erreurs et ses entreprises criminelles. » ([^41])
4. -- Pie XII est aussi énergique, le laïcisme crucifie le Christ : « La laïcisation si vantée de la société, qui a fait des progrès toujours plus rapides, soustrayant l'homme, la famille et l'État à l'influence bienfaisante et régénératrice de l'idée de Dieu et de l'enseignement de l'Église, a fait réapparaître, même dans des régions où brillèrent pendant tant de siècles les splendeurs de la civilisation chrétienne, les signes toujours plus clairs, toujours plus distincts, toujours plus angoissants d'un paganisme corrompu et corrupteur : *les ténèbres se firent tandis qu'ils crucifiaient Jésus.* » ([^42])
§ 17. -- « Mais ce qui est en question, c'est de savoir pourquoi les tromperies du communisme se diffusent avec une telle vitesse et s'infiltrent clandestinement dans tous les pays, les plus petits comme les plus grands, quel que soit leur degré de civilisation ou leur situation géographique : c'est qu'il y a là une science de la propagande qui est certainement criminelle ; jamais peut-être, de mémoire d'homme, on n'en vit d'aussi pénétrante. Cette propagande vient d'un centre unique ; elle s'adapte habilement aux situations particulières de tous les peuples ; elle utilise d'immenses moyens financiers, des organisations innombrables, de fréquents congrès internationaux, des troupes compactes et disciplinées. Cette propagande emploie les journaux, les tracts, le cinéma, le théâtre, la radio ; elle utilise enfin les écoles élémentaires et les Universités ; elle pénètre peu à peu tous les milieux, y compris les meilleurs, qui d'aventure n'ont pas aperçu quel poison corrompt de plus en plus lamentablement les esprits et les mœurs. »
60:45
1. -- *Mais ce qui est en question,* c'est le problème pratique : POURQUOI le communisme s'infiltre-t-il avec une telle VITESSE dans TOUS les pays.
Réponse : c'est par une science de la propagande qui est sans précédent et qui est criminelle. La force réelle d'expansion du communisme est dans sa propagande. Et c'est pourquoi le Saint Père, « quand il parle du communisme, se contente d'une allusion rapide à sa pensée doctrinale et s'étend au contraire sur les dangers de sa propagande et sur les moyens de l'enrayer » ([^43])
2. -- Les progrès du communisme tiennent à trois facteurs. Deux facteurs négatifs chez les non-communistes ; un facteur positif chez les communistes :
*a*) premier facteur négatif : *l'ignorance de ce que fait* en réalité le communisme pour progresser (§ 15), et la *non-résistance,* spécialement de la presse, à ce qu'il fait (§ 18) ;
*b*) second facteur négatif : *l'ignorance ou l'oubli de Dieu dans la vie sociale,* c'est-à-dire le laïcisme (§ 16) ;
*c*) facteur positif : la *propagande* des communistes (§ 17).
3. -- En quoi donc est *certainement criminelle* la science de la propagande que le communisme met en œuvre : cela n'est point traité en un ou plusieurs paragraphes, mais résulte de l'Encyclique tout entière. Cela vise à la fois, croyons-nous, les buts derniers, les buts prochains et les moyens de cette propagande ; le communisme s'exprime essentiellement, intégralement, authentiquement dans sa propagande, qui est son acte spécifique. Elle n'en est point un aspect ou un ensemble d'aspects. L'appréciation de la propagande communiste n'est pas le résultat d'une analyse phénoménologique partielle, il y faut une connaissance synthétique complète du communisme ([^44]).
61:45
4. -- Notons, indépendamment de son caractère criminel, l'organisation et le volume de cette propagande. Aucune autre propagande dans le monde ne dispose, et de loin, de moyens matériels comparables. Cela seul devrait donner à réfléchir. Dans le domaine publicitaire (même honnête), la fréquence, la convergence et le volume matériel mis en œuvre sont des facteurs décisifs.
Ce qui pénètre peu à peu tous les milieux, « y compris les meilleurs », ce n'est pas la force doctrinale ou la séduction idéologique du marxisme. C'est la propagande communiste. On y reviendra au § 57.
§ 18. -- « Autre auxiliaire puissant de la propagande communiste : une grande partie des journaux à travers le monde, qui ne suivent pas les directives catholiques, font sur ce sujet un silence concerté. Nous disons bien concerté : on ne saurait guère expliquer autrement pourquoi cette presse, qui met en relief avec tant d'avidité les incidents les plus minimes, n'a rien dit, pendant si longtemps, des crimes pourtant immenses commis en Russie, au Mexique et dans une grande partie de l'Espagne ; et pourquoi elle parle si peu du Parti communiste, dirigé de Moscou, dont les organisations s'implantent dans le monde entier. Mais tout le monde sait bien *que,* pour une grande part, cette attitude relève de motifs politiques que n'inspire guère la vertu de prudence civique ; ce silence est non moins favorisé par diverses forces secrètes qui depuis longtemps cherchent à détruire l'ordre social chrétien.
1. -- *La non-résistance de la presse* fait l'objet d'une mention spéciale comme « auxiliaire puissant de la propagande communiste ». Sur *ce* point aussi, Pie XI reviendra (§ 56).
2. -- La non-résistance de la presse est un auxiliaire puissant de la diffusion du communisme très précisément en ce qu'elle fait SILENCE SUR LES CRIMES ET SUR LA PROPAGANDE de l'appareil. Des journaux, l'Église n'attend point essentiellement des exposés sur « le marxisme ».
62:45
Elle proteste contre le silence concerté, « nous disons bien concerté », d'une presse qui parle sans doute du communisme et des communistes, de diverses manières, *mais point* de ce qui doit être mis principalement en relief : *a*) comment est organisée la propagande ; *b*) quels crimes sont commis. Ce silence concerté a deux causes : d'une part, des motifs politiques que n'inspire guère la vertu de prudence, c'est-à-dire des motifs intéressés, partisans ou illusoires ; d'autre part, les consignes de diverses forces secrètes qui combattent depuis longtemps l'ordre social chrétien.
3. -- Cette non-résistance de la presse est un fait permanent. Non seulement on a continué à « parler si peu *du Parti communiste, dirigé de Moscou* », mais encore, dans les différents pays, on a mis plus ou moins explicitement en doute la réalité même de cette *direction soviétique,* la présentant souvent comme une simple affinité idéologique et non comme une dépendance organique. De même, au lieu de mettre en relief la réalité *du Parti,* de son appareil, de sa propagande, on a détourné l'attention en parlant à peu près uniquement des « idées », des « sentiments », des « aspirations » que l'on prête, à tort ou à raison, aux militant communistes.
Quant aux crimes du communisme, la plupart des journaux sont restés sourds aux objurgations de l'Église ; encore en 1959, Mgr Théas pouvait s'exprimer à ce sujet dans des termes analogues à ceux qu'employait Pie XI en 1937 : « Il y a des catholiques persécutés. Qui en parle ? Avec complaisance on nous décrit jusque dans les plus petits détails les crimes qui se commettent un peu partout. Mais la presse ignore les millions de catholiques actuellement emprisonnés, opprimés, persécutés pour leur foi avec leurs chefs religieux : cardinaux, évêques et prêtres. On se tait. Ce silence nous déshonore. Il faut le briser. » ([^45])
Et encore dans des termes analogues, en 1960, le Cardinal Ottaviani : « Une certaine presse entièrement occupée par ce qui arrive aux joueurs, aux acteurs, et par la chronique du crime, ne sait pas ce que tous savent : qu'il y a tant d'hommes en prison, un si grand nombre pris dans un étau féroce qui les empêche de quitter même pour deux jours leur patrie ou leur maison. » ([^46])
63:45
4. -- Cette pourriture intellectuelle et morale de la presse n'est donc pas un phénomène secondaire, mais un phénomène tout à fait capital, et malheureusement permanent. Le communisme progressant essentiellement par sa propagande, c'est la presse qui est (ou qui devrait être) en première ligne du combat.
Jean MADIRAN.
64:45
### NOTES CRITIQUES
#### Sur quatre notes (et leur complémentarité)
*L'union des chrétiens\
dans la diversité des œuvres*
*Liturgie et contemplation,* de Jacques et Raïssa Maritain ([^47]), est un petit livre qui complète et approfondit l'admirable opuscule *De la vie d'oraison* publié par les mêmes auteurs ([^48]) voici déjà plus d'une trentaine d'années. Et si nous qualifions d'admirable l'opuscule *De la vie d'oraison,* ce n'est point par une vaine clause de style, mais parce que l'élucidation de la vie spirituelle proposée par Jacques et Raïssa Maritain est en effet digne d'admiration et mérite d'être retenue. Ils montrent que la sainteté, qui est la perfection de l'amour ou la parfaite union avec Dieu dans le Christ Jésus, ne va pas sans la vie mystique, c'est-à-dire sans la contemplation. Autrement dit la sainteté implique le recueillement en Dieu, profond et habituel, œuvre de la Charité et des dons du Saint-Esprit, qui fait que le regard de l'âme d'une certaine manière ne quitte plus le Seigneur ; l'âme n'a plus de goût que pour Dieu ; et c'est en Dieu seul qu'elle a le goût des créatures. Mettre en lumière, comme Maritain réussit à le faire parfaitement, l'union inséparable entre parfait amour et contemplation mystique paraît bien être le seul moyen de rendre pleinement raison des promesses évangéliques telles que celles-ci : « Celui qui m'aime sera aimé de mon Père et moi je l'aimerai et je me manifesterai à lui. » (Joa. 14, 21). Le parfait amour ne se sépare pas d'une connaissance de Dieu, non pas didactique ni spéculative, mais expérimentale, concrète et obscure parce qu'elle s'accomplit dans la nuit de la Foi ; mais enfin c'est bien une connaissance, une contemplation. Dans la mesure où l'âme s'achemine vers la perfection de l'amour, l'amour n'est pas seul intéressé ; il y a également connaissance.
\*\*\*
65:45
Mais l'intérêt de l'opuscule de Maritain sur l'oraison, opuscule dont les principales idées sont reprises dans *Liturgie et contemplation,* c'est non seulement d'avoir montré l'union entre contemplation et perfection de la charité, mais plus encore d'avoir défini cette forme de contemplation qu'il appelle *atypique.* Pour prendre un exemple, nous dirons qu'une sainte Jeanne d'Arc est une contemplative autant qu'une sainte Thérèse ; elle vivait dans le recueillement en Dieu, et sans une profonde expérience de Dieu, de sa volonté, de son amour, de son mystère de pureté et de sainteté, jamais elle n'aurait pu suivre la vocation extraordinaire et déchirante qui fut la sienne. Il ne fait pas de doute que la contemplation ne fut le partage de sainte Jeanne d'Arc comme de sainte Thérèse, et cependant on ne dit pas d'ordinaire de Jeanne d'Arc qu'elle fut une contemplative. Pourquoi ? Parce que le terme de contemplation a été réservé, à tort sans doute, aux formes tout à fait typiques de la contemplation et aux personnes qui sont engagées dans un certain état de vie. Je pense que c'est un tort, parce que, si l'on refuse le titre de contemplatifs à ces chrétiens qui ont brûlé d'un amour magnifique et parfait et qui, par amour, ont été parfaitement configurés à Jésus-Christ, si on leur refuse le titre de contemplatifs on laisse entendre que l'amour pourrait imprégner ou consumer totalement une âme sans que, pour autant, cette âme fût toute recueillie en Dieu, toute attentive à Dieu.
Cependant *il y a diverses demeures dans la maison du Père* et c'est de façons diverses que s'exprime une vie toute transformée par l'amour.
« Chez (certaines âmes) ce sont les dons les plus élevés, les dons de Sagesse et d'Intelligence qui s'exerceront éminemment ; celles-là représentent la vie mystique dans sa plénitude normale et elles auront la grâce de la contemplation dans ses formes typiques, soit arides, soit consolantes. Chez les autres, ce sont les autres dons qui s'exerceront avant tout, elles vivront d'une vie mystique, mais surtout quant à leurs activités et à leurs œuvres, et elles n'auront pas les formes typiques et normales de la contemplation. Ce n'est pas cependant qu'elles soient privées de la contemplation, de l'expérience savoureuse des choses divines ; car selon l'enseignement de saint Thomas tous les dons du Saint-Esprit sont connexes entre eux, ils ne peuvent donc pas exister dans une âme sans le don de Sagesse, qui, dans le cas dont nous parlons, s'exerce encore, quoique d'une manière moins apparente. Ces âmes dont le style de vie est actif auront la grâce de la contemplation *masquée, inapparente :* peut-être seront-elles capables seulement de réciter des rosaires, et l'oraison mentale ne leur procurera que le mal de tête ou le sommeil. La mystérieuse contemplation ne sera pas dans la prière consciente, mais peut-être dans le regard dont elles regarderont un pauvre ou la souffrance. » (*Liturgie et contemplation,* pp. 37 à 39, repris de la *Vie d'oraison,* note IV).
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Il est à souhaiter que cette page de Maritain atteigne beaucoup d'âmes comme un rayon de lumière joyeux et vainqueur ; car il est à souhaiter que beaucoup d'âmes, que toutes les âmes, comprennent bien que si la forme de contemplation décrite par exemple par sainte Thérèse d'Avila ne saurait être leur part, cependant elles ne doivent pas se résigner à une vie spirituelle au rabais, imaginant que le recueillement dans le Seigneur n'est pas pour elles, ni l'attention habituelle au Seigneur et l'habitude de vivre en sa présence. La contemplation, au moins sous sa forme inapparente n'appartient pas plus au domaine des charismes et des privilèges extraordinaires que la parfaite charité et la totale transformation d'amour. Elle appartient à la vocation normale du baptisé. Elle est intrinsèquement liée à la perfection de l'amour. Sans doute n'est-elle pas fréquente, mais elle est normale. « Celui qui m'aime, dit le Seigneur, sera aimé de mon Père et moi je l'aimerai et je me manifesterai à lui ». Cette manifestation (et la contemplation qui s'ensuit) est promise fermement à celui qui aime, quel qu'il soit ; il n'est pas question de privilège ni de faveur extraordinaire.
La petite Thérèse qui a fait entendre, avec tant de gentillesse et d'insistance, son message de parfait amour à tous les chrétiens, sans en excepter, bien au contraire, les plus petits et les plus disgraciés, la petite Thérèse ne parle pas souvent de contemplation. Cependant ce qu'elle en dit suffit à montrer que pour elle aussi amour et contemplation se tiennent étroitement et qu'ils demeurent inséparables ([^49]).
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A l'encontre de quelques sectaires de la Liturgie qui sont égarés par l'esprit de système et atteints de liturgisme (p. 80) Maritain, fidèle interprète de l'encyclique *Mediator Dei, *se refuse énergiquement à mettre une antinomie entre liturgie et contemplation. Il n'y a pas antinomie mais harmonie, complémentarité, hiérarchie nécessaire. La Liturgie prête un secours incomparable à la contemplation, mais c'est l'oraison du cœur, la contemplation, et cette union au mystère de Jésus-Christ située au-delà des paroles et des textes, qui est l'âme vivante de la grande liturgie de l'Église. C'est parce que l'Épouse du Christ ne cesse pas d'être en contemplation que les *Amen* et les *Per Dominum nostrum* qu'elle clame dans sa louange liturgique sont *dignes et justes, équitables et salutaires.* Sur l'ordre fondamental et sur l'harmonie qui existent entre la liturgie et la contemplation, dans tout le corps mystique et dans chacun des membres, on gagnera toujours à relire les élucidations si fermes et si claires de Jacques et Raïssa Maritain.
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Ainsi donc solidarité, complémentarité et non pas rivalité entre prière secrète et liturgie. On doit en dire autant pour les autres aspects de la vie chrétienne, comme par exemple l'apostolat au sens strict et l'effort temporel pour rendre digne du Christ-Roi les institutions de la société civile. Pas d'antagonisme réel entre les divers aspects de la vie chrétienne. L'antagonisme procède uniquement de notre cœur et parce que nous n'avons pas un sentiment assez *pur* des nombreuses richesses qui font partie intégrante de notre Commune vocation. Il dépend de nous, avec la grâce de Dieu, que les parties qui se complètent et s'harmonisent ne deviennent pas des éléments qui se combattent.
C'est un fait : *depuis les décrets de saint Pie X sur la communion fréquente les diverses notes de notre vocation chrétienne ont été comme redécouvertes.* Depuis une quarantaine d'années le peuple fidèle, dans son ensemble, a pour ainsi dire découvert dans une lumière neuve ce qu'il savait depuis toujours, mais qui était souvent caché dans la pénombre ; il a donc redécouvert qu'il est *à la fois contemplatif et apostolique,* vêtu d'une certaine dignité sacerdotale, appelé à rendre à Jésus-Christ les institutions temporelles corrompues par le laïcisme. Que ces renouveaux, que ces « ressourcements » comme on les appelle, soient plus d'une fois intempestifs ou indiscrets, mêlés et impurs cela ne les empêche pas d'être réels. Un simple regard sur la devanture des librairies catholiques suffira pour nous en persuader ; ou même plus simplement l'assistance aux prônes et aux sermons. Cette année par exemple le Père Carré traitait du sacerdoce des laïcs dans la chaire de Notre-Dame. Il est probable que ce thème n'eût pas été abordé voici une trentaine d'années ; du moins n'eût-il pas été abordé comme étant tout naturel et allant de soi. C'est le renouveau liturgique qui commence à nous le rendre familier. De même si l'on revient trente ou quarante ans en arrière on imagine mal la constitution de cercles d'études tels que ceux de *la Cité Catholique.* Il fallait pour les rendre possibles ce déploiement à la fois grandiose et précis d'un enseignement pontifical inlassable sur le droit naturel et les institutions de la cité.
Ainsi bénissons le Seigneur pour les redécouvertes des divers aspects de notre vocation chrétienne. Prenons garde aux déviations. Et peut-être prenons garde encore plus à NE PAS DIVISER CE QUI, PAR NATURE, DOIT DEMEURER UNI. Comprenons que ce sont des aspects complémentaires d'une même vocation qui ont été retrouvés par les uns ou par les autres, dans la lumière et sous l'impulsion de la Sainte Église de Jésus-Christ. Soyons plus attentifs aux notes intégrantes de notre commune vocation. Nous sommes appelés tous à devenir *conformes à l'image de Jésus-Christ fils de Dieu.* Par le fait même nous sommes appelés à demeurer en lui par l'oraison et le recueillement, à lui gagner des âmes, à participer au culte définitif dont il est le grand-prêtre, enfin à permettre, chacun selon notre condition, que la vie publique soit ordonnée conformément à la loi de Dieu.
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Ces quatre notes de notre vocation commune se tiennent, se soutiennent et se fortifient l'une par l'autre. Elles ne se juxtaposent pas de l'extérieur, elles sont unies du dedans. Elles ne sont pas non plus facultatives car ce sont des notes essentielles. Une analyse un peu approfondie permettrait de le saisir facilement. Sans doute tel chrétien mettra davantage en lumière telle ou telle note. Mais ces quatre notes doivent se retrouver en tout chrétien. Vous me demandez peut-être : même la préoccupation d'un ordre social conforme à la loi de Dieu et débarrassé du laïcisme ? Je répondrai oui sans hésiter.
Au sujet de l'aspect contemplatif de notre vocation, ou de son aspect missionnaire ou de son aspect liturgique on n'a sans doute pas trop de difficulté à comprendre, ou tout au moins à entrevoir, comment il est impliqué dans la grâce baptismale, dans la participation à la vie de Jésus-Christ par le baptême. Par contre on peut avoir plus de difficulté à comprendre que la grâce du baptême nous incline à vouloir un ordre temporel chrétien. La grâce en effet est essentiellement surnaturelle et l'ordre temporel est essentiellement une réalité naturelle, une réalité de ce monde, passagère et périssable. C'est très vrai. Aussi bien la grâce ne nous incline pas à un titre égal et de la même manière à nous unir par exemple à la prière liturgique et à susciter un ordre social digne du Christ-Roi. Il reste que la grâce surnaturelle nous incline et nous invite aussi, chacun selon notre état, à nous préoccuper de restaurer dans le Christ même les choses temporelles, parce que la grâce nous incline et nous invite à ne soustraire absolument rien à la royauté du Seigneur. C'est tellement vrai que même chez ceux qui à première vue y sembleraient étrangers, même chez les cloîtrés et les moniales, on remarque cette préoccupation d'un ordre temporel digne de Jésus-Christ. N'est-ce pas chez les cloîtrés en effet et chez les moniales, n'est-ce pas dans la pureté de leur cœur que la grande prière de l'Église pour les sociétés temporelles ([^50]) risque d'être présentée au Roi des rois avec le plus de véhémence et le plus de ferveur ? Un La Pira le savait bien qui appuyait son action de maire de Florence sur les *bataillons* suppliants des moines et des contemplatives.
Ainsi donc *quatre notes essentielles* à la vocation de tout enfant de Dieu et de l'Église : *contemplation, apostolat, liturgie, désir du règne de Dieu même dans le temporel.* Ainsi donc union et entente et non pas division et combat entre les frères chrétiens qui font valoir davantage tel ou tel élément d'une même vocation.
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Revenons maintenant au livre de Jacques et Raïssa Maritain. Ce livre contient un plaidoyer *en défense de la liturgie,* un autre *en défense de la solitude* et de la contemplation ; l'un et l'autre sont nécessaires. Nous voudrions indiquer les grandes lignes d'un troisième plaidoyer, qui nous semble également nécessaire, mais à un autre titre : *en défense des institutions saines et conformes au droit naturel dans l'intérêt de la contemplation elle-même.*
Maritain fait l'apologie du recueillement, du silence et de la solitude. Or qui n'a pas observé à quel point les mœurs contemporaines, et toute une civilisation en grande partie fondée sur le primat de la technique, rendent difficiles le recueillement et le silence intérieur ? Comment ne pas tirer de cette constatation quotidienne cette conclusion obvie : dans l'intérêt même de la vie intérieure, les chrétiens doivent tendre, chacun selon son pouvoir et en ne prenant que des moyens purs, à instaurer des coutumes et des institutions très différentes, et telles que nous les décrivent les encycliques des derniers Papes.
Qui, quel chrétien attentif aux limites de l'humaine nature, au fait très humble que la vie intérieure demande à fleurir non pas dans la pure immatérialité d'une créature angélique mais dans un composé aussi rebelle et aussi chétif que le composé humain, aussi dépendant des institutions et des coutumes, quel chrétien réaliste dis-je, oserait soutenir que les institutions temporelles ne tirent pas à conséquence pour l'oraison ? Les faits parlent d'eux-mêmes.
Il est utile sans doute comme le font certains ouvrages, d'expliquer la possibilité du recueillement profond même au sein d'une vie tourbillonnante, avec un travail abrutissant et dans un milieu corrompu. Encore faut-il ajouter que la prière fait rechercher un certain équilibre de vie comme une défense et une barrière protectrice. Semblablement on peut faire valoir, avec certains auteurs, comment des jeunes profondément dévoyés par les lectures et les spectacles, arriveront peut-être à se convertir radicalement et à suivre les pas des grands contemplatifs. Mais c'est quand même d'un réalisme élémentaire d'ajouter aussitôt, et même en insistant, d'abord qu'une société qui travaille par ses structures à dévoyer la jeunesse ne nous prépare pas des contemplatifs, ensuite que, dans la mesure même où les chrétiens ont quelque sentiment de la vie intérieure, ils doivent tenter d'assainir une société qui se décompose et qui décompose ses membres.
Le monde moderne est possédé d'une haine féroce de la nature, d'une volonté forcenée de la corrompre, afin que la grâce et l'Évangile n'aient plus où se prendre. Le diable *qui fut homicide dès le principe* aurait voulu sans doute dès le paradis terrestre que disparaisse le genre humain afin qu'il n'y ait pas de rachetés et pas de bienheureux. Ayant échoué dans sa rage d'anéantissement il essaie du moins de corrompre la nature humaine et par là de la soustraire à la grâce autant qu'il est possible. Il s'acharne à pervertir la nature et à la fausser afin que la grâce ne dispose plus que d'un terrain infertile et ingrat.
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La plupart des institutions du monde moderne font le jeu du diable parce qu'elles sont aménagées pour fausser la nature. Notre monde est surpeuplé de pauvres créatures falsifiées, vidées, exsangues, irréelles ; des créatures de cauchemar. Qui ne voit que de tels êtres sont le fruit lamentable des institutions contre nature et tout d'abord des familles décomposées ? La grâce est toute-puissante et les manœuvres du diable n'ont pas plus de pouvoir que le Tout-Puissant ne le permet. Il reste que l'union a lieu durant la vie, sinon toujours le salut à la dernière heure, deviennent extrêmement difficiles lorsque les humains sont devenus des névrosés ou des mécaniques, des rouages aveugles ou des anormaux satisfaits.
Jésus-Christ ne peut pas vouloir cette perversion de l'ordre naturel et que la nature soit ainsi soustraite à la grâce par la décomposition et le mensonge ontologiques ou par la transformation en marionnettes. Et le chrétien ne peut pas être fidèle à Jésus-Christ sans s'insurger là-contre. *Beati qui esuriunt et sitiunt justitiam quoniam ipsi saturabuntur *; heureux ceux qui ont faim et soif de la justice ; cette béatitude ne signifie rien ou elle signifie entre autre chose le combat pour que la nature ne soit pas falsifiée, pour qu'elle ne soit pas aussi complètement qu'il est possible soustraite au Seigneur Dieu, parce qu'elle aura été transformée en contre nature. -- Pour sûr il faut annoncer la possibilité de sanctification pour les captifs, les captifs de l'oppression politique, du scandale de la société ou règne de la déformation qui a pénétré au fond de l'être. Mais cette prédication est de l'inconscience ou de la comédie si on ne lutte pas autant que cela est possible, contre les négriers et les marchands d'esclaves. Or dans le monde moderne il faut compter au nombre des marchands d'esclaves et des négriers Les fauteurs des institutions contre nature.
En France du moins tous les maîtres et maîtresses des novices savent bien qu'il leur arrive des postulants et des postulantes dont la générosité est incontestable, mais qui ont été tellement blessés par la désunion de leur famille ou qui sont imprégnés d'un telle dose de laïcisme que leur admission à la vie religieuse devient un véritable problème. Comme *a priori* on ne peut compter sur le miracle il faut bien souvent se résigner à Les congédier. On peut objecter que les facteurs qui jouent contre l'admission à la vie religieuse ne jouent pas obligatoirement contre l'accès à la contemplation, puisque justement la voie de la contemplation est ouverte à toutes les âmes au contraire de l'état religieux. L'argument est juste ; mais il est également juste de répondre ceci : lorsque c'est une déformation très profonde de la nature et de l'intelligence qui fait obstacle à l'état religieux cette déformation ne laisse pas d'entraver la contemplation dans une large mesure. Car enfin la contemplation requiert un minimum de santé des instincts et de rectitude dans les idées. On me dira que ce minimum peut être extrêmement réduit et que l'oraison le développera en se développant elle-même.
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Je l'admets. Encore faut-il tenir compte de ce qui est normal et que l'exception ne soit pas érigée en règle. Or ce qui est évidemment normal pour la contemplation c'est de pouvoir disposer d'autres moyens, de moyens meilleurs, qu'un esprit à peu près complètement déboussolé par les erreurs modernes et de tendances instinctives radicalement empoisonnées.
On me répondra qu'il y a la psychanalyse pour les tendances instinctives empoisonnées. Depuis une vingtaine d'années nombre d'auteurs ont fait preuve d'un beau zèle pour nous persuader que les détraquements même très profonds, ne gêneraient pas outre mesure la vie spirituelle pourvu que l'on accepte de se soumettre à la cure psychanalytique. Et même quelques enragés nous laissent entendre qu'il n'existerait pas de vie spirituelle authentique sans une psychanalyse préalable.
Je ne m'occuperai pas ici de la psychiatrie en général ni des psychanalyses en particulier. Je dirai seulement, et je m'excuse de ce lieu commun, qu'il importe davantage de conserver la santé que de guérir la maladie ; il importe encore plus de conserver ou de susciter des institutions honnêtes (et d'abord des familles chrétiennes) qui assurent du moins mal possible la santé du corps, de l'esprit et du caractère que de recourir aux psychiatres de toute obédience.
Il se trouve des circonstances où la psychiatrie, ou plutôt certains psychiatres, peuvent aider la vie spirituelle. Mais ce qui aide encore mieux la vie spirituelle c'est un équilibre, non point parfait sans doute mais du moins suffisant pour permettre d'échapper aux psychiatres. Or cet équilibre est grandement tributaire des institutions.
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On devine notre conclusion : que les chrétiens préoccupés de recueillement contemplatif, de participation liturgique ou d'action missionnaire poursuivent leur effort et persévèrent dans leur ligne mais qu'ils se doutent (au moins qu'ils se doutent !) du prix inestimable de l'effort d'autres chrétiens ; l'effort de ceux qui travaillent au règne de Jésus-Christ sur les institutions de la cité et qui veulent que notre patrie française fasse retour au Christ-Roi. Réciproquement que les chrétiens soucieux de la royauté sociale de Jésus-Christ se laissent toujours plus attirer vers l'oraison et le recueillement et qu'ils participent selon leur grâce et leur état à l'action missionnaire et au renouveau liturgique.
Connaissance mutuelle, union et concorde. Le chrétien parce qu'il est appelé à la conformation plénière à Jésus-Christ par l'amour et la croix, est appelé indivisiblement à une vie contemplative, apostolique, liturgique, sanctificative de la vie publique et de l'ordre temporel.
Fr. R.-Th. CALMEL, o. p.
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#### Les Greniers du Vatican
Dans ce livre très drôle, illustré ([^51]) par l'auteur et qui ne parle du Vatican que dans le dernier chapitre, le titre : *les Greniers du Vatican* est heureusement corrigé par le sous-titre : *Église et préjugés.* « L'Église pour nous ce sera ce bâtiment public au bout de la rue, avec ses pierres grises, son mobilier bizarre et l'inusable personnel qui glisse à l'intérieur sur des patins de silence. On ne regarde plus ce que l'on voit trop souvent. Nous regarderons cette maison insolite comme si elle se dressait pour la première fois sur la place... nous nous efforcerons de retrouver ses lignes et ses couleurs primitives sous la couche épaisse des absurdités et des mensonges dont les siècles l'ont recouvertes. C'est pourquoi la plupart des chapitres ou plutôt des images qui vont suivre porteront deux titres, l'un résumant le sujet, l'autre les lieux communs ou les erreurs qui lui sont liées : Église et préjugés. » (p. 24).
L'auteur nous fait visiter l'Église avec beaucoup d'aménité et de gentillesse, et avec une véritable ferveur ; il est difficile de ne pas prêter l'oreille à ses propos et de ne pas lever les yeux sur les réalités qu'il s'applique à nous découvrir. Malheureusement le feu d'artifice de ses traits d'esprit devient à la longue assez pénible ; et l'on risque également d'être fatigué par la multiplication des phrases longues et surchargées et par les rapprochements d'idées, très ingénieux sans doute, mais pas toujours très naturels.
Quoi qu'il en soit, parmi beaucoup de vérités fondamentales, il en est trois surtout que l'auteur nous fait sentir plus profondément ; d'abord que la religion chrétienne est une « histoire d'amour c'est-à-dire une histoire où l'amour crée, explique, régit et sauve tout » (p. 73) ; ensuite que le Saint-Sacrement de l'Eucharistie est au centre ; enfin (et c'est là un des thèmes ordinaires de Frossard) que l'Église n'a pas à *se conformer à* *ce siècle* ([^52]). Certes elle est présente et adaptée à chaque génération, mais c'est en demeurant fidèle à son essence propre et non pas en évoluant dans le sens de l'histoire.
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73:45
Et maintenant, sur ce livre qui nous oblige si souvent à réfléchir et à réfléchir dans la bonne direction, je me permettrai quelques remarques plus longues. Pendant qu'il nous fait visiter doucement l'Église, comme un guide discret, mais averti et fervent, André Frossard devrait nous arrêter, me semble-t-il, non seulement devant l'autel et le tabernacle mais aussi devant la Sainte Table. Et pourquoi ne pas nous dire que les sacrements, dont il nous parle avec foi et justesse, sont tous ordonnés aux sacrements du Corps et du Sang du Christ ([^53]) ; cette indication ne s'imposait-elle pas notamment au sujet de la confession ? Je regrette aussi que son *invitation à la Messe* ne nous ait pas conviés aux messes de mariage, d'enterrement et d'ordination. Les messes de mariage et d'enterrement manifestent peut-être encore plus que les autres le caractère *sacré* de la vie tout entière de ceux *qui vont à la messe,* et combien il est inadmissible que la vie des laïcs soit une vie laïcisée. C'est là une leçon de capitale importance, surtout à notre époque et dans notre pays. On eût aimé qu'elle fût plus dégagée d'une manière explicite. Dans notre pays et à notre époque en effet nous avons besoin de savoir non seulement que la religion est une histoire d'amour, que l'Église ne pactise pas avec le siècle, mais aussi que la religion doit imprégner de sacré tout l'ordre temporel et le délivrer de la peste du laïcisme.
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Je n'arrive pas à comprendre pour quelle raison André Frossard a tenté une réhabilitation des *statues à la confiture* et autres objets de piété du style Saint-Sulpice (ancien ou moderne). Lui-même pour nous parler de Dieu et nous induire à prêter attention à son Église, se garde bien de s'exprimer (cela lui serait d'ailleurs impossible) dans un style oléagineux ou confitureux. Il sait bien que « ce style onctueux que vous êtes seuls (ô dévots hypocrites) absolument seuls au monde à trouver touchant, élégant, admirable » ([^54]), il sait bien Frossard que ce style qui déchaînait les rugissements de Bernanos, est tout à fait impropre à soutenir la méditation sur les mystères surnaturels, d'ailleurs sur aucune vérité. Alors comment supposer que, dans l'ordre plastique, certaines formes et représentations, langoureuses ou convulsives, grinçantes ou sensuelles seront plus aptes à soutenir la prière et la contemplation ? Est-ce que normalement ces bondieuseries n'inciteront pas à une piété de mauvais aloi, malsaine et pourrie d'illusions ? Je sais bien certes qu'il n'en est pas toujours ainsi et qu'une vie intérieure authentique peut se satisfaire d'une imagerie religieuse frelatée. Il n'en reste pas moins que lorsque l'art sacré est menteur il ne favorise pas, sinon par quiproquo, *l'adoration en vérité* ([^55]). Ce sont là des vérités premières que le P. Régamey avait défendues et illustrées ; ce serait un grand dommage de les méconnaître, même si par ailleurs on est loin de partager toutes les idées du Père au sujet de l'art sacré.
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Il y a plus. Les « bondieuseries » que Frossard entreprend de réhabiliter c'est *le mercantilisme des fournisseurs religieux* qui les a imposées au peuple fidèle ; *les artistes n'y sont pour rien.* Les artistes, comme du reste les membres des autres professions, ont été dépossédés de leur métier par la Révolution Française. Henri Charlier ([^56]) depuis vingt ans n'a cessé de le dire et de l'expliquer. L'irruption de la *bondieuserie* marque LE TRIOMPHE DES MARCHANDS ET L'ÉLIMINATION DES ARTISTES CRÉATEURS. Défendre cette bondieuserie c'est se faire complice d'un état de choses proprement révolutionnaire. Je veux bien qu'on le fasse sans la moindre mauvaise intention et sans doute parce que l'on est fatigué des outrances et du sectarisme de certains fanatiques de « l'art moderne », Malgré tout une réhabilitation des bondieuseries ne nous paraît soutenable d'aucune manière. Que l'on prenne les choses du point de vue de la prière du peuple chrétien, qu'on les prenne du point de vue des justes conditions de vie des artistes, l'art sacré, sauf en certains cas limités ([^57]), ne doit pas être livré aux marchands.
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Il serait ridicule de tirer dans un sens anti-intellectualiste ([^58]) des propositions comme celle-ci : « A la question de Pilate : « qu'est-ce que la vérité ? » le christianisme répond : « Pour un chrétien la vérité n'est pas une pensée, c'est une compagnie. Une personne. Et chaque fois qu'il s'en sépare, plus de vérité pour lui. » (p. 72). Il faut entendre ces propositions dans leur contexte et selon l'intention du chapitre. Frossard ne dogmatise pas. Il veut nous rendre sensible, et il y réussit tout à fait, à ce caractère primordial de la foi chrétienne qui est de nous faire adhérer à une personne. Il faut le dire et le redire, parce que c'est essentiel. Mais complémentairement il faut ajouter que, étant fondée sur la Révélation, qui exprime en paroles humaines les mystères surnaturels, la foi chrétienne ne *peut* se passer des formules, des concepts rigoureux et des dogmes définis. Puisque le livre de Frossard me permet de le rappeler je ne laisserai pas échapper une si belle occasion. La foi la plus chaude, la plus vivante, la plus mystique, n'est pas au-delà ou à côté des dogmes définis, elle est à l'intérieur ; elle est protégée et guidée par les formules dogmatiques et par les articles. Bien loin de dégermer la foi, de la réduire à une collection d'abstractions irréelles, les définitions et les articles lui permettent au contraire d'adhérer au mystère de Dieu et de pénétrer dans son intimité. Pour sûr, la prière, le recueillement contemplatifs ne consistent pas en une analyse théologique ; la prière chrétienne ne disserte pas sur les articles du *Credo,* mais comment serait-elle possible sans ces articles, comment sans leur secours pourrait-elle nous faire adhérer au Dieu vivant et vrai ?
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En réalité en dehors du *Consubstantialem Patri* et du *Filioque,* et d'une façon générale en dehors des dogmes, en dehors des articles et définitions, le chrétien le plus généreux et le plus enclin à la vie intérieure court le risque de ne pas rencontrer la personne vivante de Jésus-Christ et de ne pas la servir en vérité.
Dans le même chapitre sur *la croix* relevons encore une phrase : « Dans l'Évangile les apôtres s'interrogent souvent entre eux, et presque jamais en présence de leur Maître, auquel personne ne pose de ces questions sur la vie, la mort, l'humaine destinée, qui nous paraissent essentielles » (p. 76). Est-ce tout-à fait juste ? Voyons les textes. Ils nous rapportent au contraire bien des questions qui furent posées au Seigneur sur la vie, la mort et l'humaine destinée. « A la résurrection, de qui sera cette femme ? » En entendant cela (l'extrême difficulté pour le riche de faire son salut) les disciples disaient : qui donc peut être sauvé ? Comment l'homme peut-il renaître ? Combien de fois dois-je pardonner à mon frère ? -- Qui a péché, cet homme ou ses parents, pour qu'il soit né aveugle ? -- Comment le Fils de l'Homme peut-il nous donner sa chair à manger et son sang à boire ? -- Seigneur, est-ce maintenant que vous allez restaurer le royaume d'Israël ? ».
A ces diverses questions et à d'autres semblables, qui sont précises et déterminées, le Seigneur a donné une réponse précise et déterminée ; une réponse que, sans doute, nous ne pouvons accepter sans accepter le mystère de sa personne ; mais enfin un mystère qu'Il présente et définit d'une façon tout à fait nette ; un mystère qui ne peut être transcrit adéquatement en dehors des formules de la foi catholique.
On rencontre des prédicateurs et des théologiens qui débitent imperturbablement des propositions aussi mortes et ennuyeuses qu'elles sont justes et orthodoxes ; on rencontre des fidèles pour lesquels la foi se réduit à un formulaire cérébral et sec. En réaction il est urgent de rappeler que la foi théologale est vivante et jaillissante, parce qu'elle s'adresse au Dieu vivant dans son mystère le plus intime, dans la profondeur cachée de son mystère d'amour et de rédemption. Mais justement parce que ce mystère n'est pas n'importe quoi, qu'il n'est pas indéterminé ou informulable, il importe de noter qu'il est saisi par la foi à travers des articles précis et déterminés. L'attachement à la personne du Christ qui est en effet de la foi vive implique l'attachement aux énoncés conceptuels qui nous transmettent la foi ([^59]). Et, soit dit en passant, pour aider les hommes à s'attacher à Jésus-Christ on a sûrement tort lorsque, avec certains prédicateurs ou certains auteurs de manuels de doctrine chrétienne, on abandonne par principe les énoncés formels ou les définitions dogmatiques.
Mais je tiens à préciser que de toutes ces réflexions le livre d'André Frossard *n'a été que* le prétexte. Rien n'autorise à penser qu'il minimise le rôle de la doctrine.
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Bien plus, certains passages comme on le verra par notre citation manifestent pleinement qu'il a bien compris l'importance et la nécessité des dogmes et des définitions. Il a seulement mis l'accent, et il le fallait, sur le caractère premier de la foi théologale qui est de nous faire adhérer à la Personne de notre Sauveur. Mais j'ai voulu ajouter un mot sur les moyens par lesquels se réalise une telle adhésion.
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Le livre de Frossard contient un certain nombre de pages, de demi-pages ou de paragraphes qui sont des morceaux d'anthologie, merveilleux par la justesse de la pensée et par l'exacte ciselure du style. J'en cite deux exemples pour finir, afin de donner au lecteur, si c'est nécessaire, le goût de lire ce livre tout entier.
« Entre le chrétien et Jésus-Christ il y a échange de foi : le chrétien dit « oui » à Jésus-Christ qui, par la déchirante noblesse de sa Passion, appelle tous les acquiescements du cœur humain ; et Jésus-Christ lui-même donne sa foi aux hommes, il leur confie son amour, sa grâce, sa vie et son corps douloureux, sans jamais chercher à les reprendre, fût-ce à l'instant d'infamie des dérisions, des soufflets et de la croix... La foi ne repose pas sur la sensation et sur le goût, mais, comme le mariage, sur l'amour qui inspire le don, et sur l'honneur qui le couronne et le garde. » (p. 32).
« César instruit par l'histoire use de la violence avec discernement, et plutôt que de jeter ses chrétiens aux lions, il préfère les jeter les uns contre les autres, en aggravant rationnellement leurs divisions politiques, jusqu'à la division doctrinale s'il le peut. Il n'attend pas d'eux, comme ses naïfs prédécesseurs, un acte d'adoration du pouvoir sous la menace du martyre (encore que cela lui arrive dans certains cas d'urgence) ; il ne désespère pas de les amener au reniement de fait par une série de transitions et de concessions assez peu coûteuses en apparence pour leur donner à chaque fois l'impression que l'essentiel est sauvé.
« Il échouera, mais il pèse lourd, et non seulement lui, mais la masse universelle du matérialisme contemporain sous lequel l'Église, comme autrefois sous le paganisme, recommence à creuser la galerie de mine qui le fera sauter un jour. » (p. 62).
Fr. R.-Th. CALMEL, o. p.
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#### Le III^e^ centenaire de saint Vincent de Paul
L'année 1960 est celle du troisième centenaire de saint Vincent de Paul : le troisième centenaire de sa mort, car on fête les saints au jour anniversaire de leur entrée dans la vie éternelle. Saint Vincent de Paul est mort le 27 septembre 1660. Ce jour est déjà occupé par les saints Côme et Damien.
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Pour cette raison sans doute, sa fête liturgique a été fixée à une autre date, qui est le 19 juillet. Ce mois-ci convient donc particulièrement pour évoquer sa mémoire.
Les fêtes du troisième centenaire n'ont été fixées ni en juillet ni en septembre, mais en mars, au moment de la fête liturgique de sainte Louise de Marillac (15 mars). Aussi bien, c'est toute l'année qui est celle de saint Vincent de Paul, comme la précédente était celle du Curé d'Ars, et comme 1958 était l'année de Lourdes.
Légat pontifical, le Cardinal Feltin a inauguré le 14 mars, à Notre-Dame de Paris, les fêtes du troisième centenaire. Il y a chanté la messe pontificale le lendemain, devant les châsses de saint Vincent de Paul et de sainte Louise de Marillac. Le soir, à la salle Pleyel, en présence du Garde des Sceaux représentant le chef de l'État français, eut lieu une séance commémorative où prirent la parole Mgr Rodhain ; Me Charpentier, le docteur Milliez et André Frossard ; Pierre Fresnay, interprète du film « Monsieur Vincent », donna lecture de lettres du saint.
Le 16 mars, pèlerinage des pauvres et des vieillards. Le soir, hommage des organisations de charité et des mouvements d'Action catholique, avec allocutions du Cardinal Richaud et de Mgr Garrone. Plusieurs Évêques de France ont consacré cette année leur lettre pastorale de Carême à Saint Vincent de Paul : le Cardinal Richaud, archevêque de Bordeaux ; Mgr Pinier, évêque de Constantine : Mgr Théas, évêque de Lourdes ; Mgr Mathieu, évêque d'Aire et Dax : Mgr Stourm, évêque d'Amiens ; Mgr Fourrey, évêque de Belley ; Mgr Le Bellec, évêque de Vannes ; Mgr Louis, évêque de Périgueux.
La *famille* de saint Vincent de Paul est particulièrement nombreuse et vivante. Bien sûr, l'essentiel ne se mesure point avec des chiffres, Donnons néanmoins quelques indications numériques. Les *Conférences de saint Vincent de Paul* comptent 300.000 membres dans le monde, dont 26.000 en France ; les *Prêtres de la Mission* sont 6.000. Les jeunes *Louise de Marillac* sont 8.000 en France ; les *Dames de la Charité,* 500.000 dans le monde, les *Filles de la Charité* 45.000 ; il y en a 3 à 4.000 dans l'Église du Silence ; dans 65 pays elles soignent 600.000 malades à domicile et 150.000 en hôpital, font vivre 51.000 orphelins, 21.000 vieillards, 4.500 lépreux ; elles éduquent 450.000 jeunes dans les écoles primaires et techniques.
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André Frossard, pour le troisième centenaire, a publié chez Bloud et Gay une vie de saint Vincent de Paul. C'est un livre d'une admirable et délicate finesse, qui exprime ou évoque avec beaucoup de profondeur les nuances de l'âme et du cœur qui sont celles de la sainteté. Œuvre sobre, écrite dans l'ombre (ou plutôt dans la lumière) d'une discrétion qui était celle de saint Vincent de Paul, et qui n'émousse point la force, mais la purifie. On dirait, supposition peut-être audacieuse, mais certainement point téméraire, que le saint a comme guidé la main de Frossard, et donné à son style une simplicité et une résonance nouvelles.
Un écrivain français qui était déjà l'un des meilleurs écrivains catholiques du moment ne peut assurément point passer impunément plusieurs mois dans l'intimité de saint Vincent de Paul. Ce livre pourrait bien marquer une étape importante dans la pensée et l'œuvre d'André Frossard.
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Voilà en tous cas le livre le mieux fait pour introduire à une méditation sur la vie et les œuvres du saint de cette année. « *M. Vincent serait au* XX^e^ *siècle ce qu'il était au* XVII^e^ ; *l'imagination s'effraie simplement de ce qu'il serait capable d'entreprendre avec le téléphone.* »
Qu'on lise donc les premières pages du livre de Frossard Les premières pages : car il n'y aura dès lors aucune chance raisonnable, comme le remarque *L'Ami du clergé,* que l'on n'aille point jusqu'à la fin. On lira aussi le tome V de l'*Histoire de l'Église du Christ* de Daniel-Rops (chez Fayard) : *L'Église des temps classiques,* chapitre I : « Un bâtisseur de l'Église moderne, saint Vincent de Paul ». D'autre part, signalons aussi le livre de Dom Hesbert : *Monsieur Vincent maître de vie spirituelle* (Éditions Alsatia).
Ce n'est ni un traité ni une étude, mais un recueil de textes de saint Vincent de Paul, méthodiquement classés. Ceux qui hésiteraient devant l'étendue de l'œuvre complète du saint (14 volumes), trouveront grand profit à lire ce recueil.
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Ajoutons, puisque l'occasion s'en présente, quelques mots sur l'œuvre d'André Frossard.
Elle comporte actuellement six volumes.
- LA MAISON DES OTAGES (Éditions du Livre français 1945) ;
- LE SEL DE LA TERRE : *les grands Ordres religieux* (Fayard 1954) ;
- HISTOIRE PARADOXALE DE LA IV^e^ RÉPUBLIQUE ; (Grasset 1954) ;
- VOYAGE AU PAYS DE JÉSUS (Fayard 1955) ;
- LES GRENIERS DU VATICAN (Fayard 1960) ;
- VOTRE TRÈS HUMBLE SERVITEUR VINCENT DE PAUL (Bloud et Gay 1960).
Œuvre d'un ton très libre, manifestant la véritable liberté de l'esprit. Ni Frossard ni ses lecteurs les plus enthousiastes ne s'opposeront sans doute à ce que l'on reçoive cette œuvre avec une semblable liberté, discutant au besoin l'un ou l'autre de ses aspects, comme fait plus haut le P. Calmel pour les *Greniers du Vatican.*
Mais on ne comprend pas la sorte d'éreintage qu'ont publié les *Études* (juin 1960, p. 411). André Frossard est un des plus grands écrivains catholiques actuellement vivants. Voir dans ses *Greniers* des « méditations d'une touchante bonne volonté, amusantes parfois, faciles toujours », lui attribuer « l'intention édifiante » et ne lui reconnaître aucun talent, voilà qui est singulier. La *touchante bonne volonté* est une épigramme fort méchante, dont on n'arrive pas à imaginer comment il pourrait se faire qu'elle ne se soit pas consciemment voulu blessante ; c'est proprement insinuer que Frossard est un imbécile. Prétendre que ses méditations sont « *faciles toujours* » est une manière bien commode d'omettre de signaler qu'elles sont profondes souvent. Tout cela n'est plus de l'ordre de l'objection, de la critique, ni même de la controverse, mais relève d'une polémique bourrue et courte, qui ne donne pas ses raisons.
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Serait-ce parce que Frossard est un disciple de Maritain ? car Maritain aussi a été proprement éreinté dans la doyenne des revues françaises (*cf. Itinéraires,* n° 42, pp 119-120). Connues naguère pour leur compréhension et leur objectivité, les *Études* se mettent à nous éreinter beaucoup de monde depuis quelque temps. Maritain et Frossard en moins d'une demi-année, c'est un tableau de chasse...
Qu'on n'aille point supposer que André Frossard se classant plus ou moins « à droite », on lui applique la règle « morale » actuellement en vigueur dans beaucoup de publications catholiques, selon laquelle ni charité ni justice ne sont dues aux écrivains « de droite », tout étant permis contre eux. Premièrement, rien ne prouve absolument que cette règle « morale » ait été adoptée par les *Études* elles aussi. Secondement, André Frossard c'est certainement pas un écrivain « de droite ».
Dans la mesure où « droite » et « gauche » conservent une signification au moins approximative, il est manifeste qu'André Frossard n'incline pas « à droite » (ni Maritain non plus). Il n'est point « de droite » par son origine. Par le penchant de son cœur et par son attitude, il garde ses distances, et des distances assez longues, avec les idées et les hommes réputés « de droite » ; à ne point être confondu avec eux, il apporte un soin exact et persévérant, au risque même de blesser, sans le savoir, mais cruellement, plus d'un de ceux qui admirent son talent et sa pensée. Ce n'est donc point par là qu'il aura pu provoquer l'humeur bourrue et le mépris des *Études.*
En outre, André Frossard est l'un des écrivains contemporains qui ont parlé de la Compagnie de Jésus avec le plus d'estime, d'affection, de respect, d'admiration (dans *Le Sel de la terre*)*.*
Alors ?
Peut-être nous trompons-nous du tout au tout. Peut-être avons-nous tort d'aimer l'œuvre d'André Frossard, d'y trouver une pensée, une manière, un style d'une qualité exceptionnelle. Peut-être n'y a-t-il rien en effet dans ce qu'il écrit. Mais alors, qu'on veuille bien nous faire la grâce de nous détromper. Nier gratuitement le talent, la portée, la profondeur de Frossard ne nous éclaire nullement. Ne produire aucun motif du mépris que l'on affiche à son égard nous donne le sentiment de l'injustice et de la méchanceté, et ne peut que nous inciter à l'aimer davantage.
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#### Henri Massis à l'Académie.
Le 19 mai, au premier tour de scrutin, l'Académie française a élu Henri Massis au fauteuil du Cardinal Grente.
L'Académie tant moquée, chansonnée, injuriée parfois, prise à partie de cent manières, l'Académie française n'est pas rien.
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Elle demeure le plus grand honneur visible que la France puisse, faire, de leur vivant, à ses écrivains. Henri Massis, dont toute la vie fut consacrée à *l'honneur de servir,* reçoit en outre les honneurs de l'Académie. Cela est bien, cela est conforme à l'ordre.
Par delà ceux qui vont accueillir solennellement Henri Massis dans leur compagnie, nous imaginons les ombres vivantes et le sourire amical de Péguy et de Claudel, de Maurras et de Bainville ; de Lyautey ; de Barrès et de Bergson. Seul parmi eux Péguy ne fut point de l'Académie, mais il ne la méprisait pas, il songeait même à y être candidat ([^60]), « lui qui, écrit André Charlier aurait tant souhaité ce qu'il appelait une « inscription temporelle » et n'a obtenu aucune des inscriptions « que le monde confère : il a obtenu la seule qui fût à la mesure de sa grandeur, les quelques mètres carrés de terre qui recouvrent les morts de Villeroy ». -- Nous imaginons aussi le sourire amical et l'ombre vivante de Robert Brasillach, qui a si bien parlé de Massis, déjà et pour toujours tel que nous le rencontrâmes nous-même quelques années plus tard :
« ...Nous avons connu Henri Massis. Il avait accueilli avec une rapidité et une indulgence qui me confondent les pages que lui adressait un normalien inconnu (...). C'était un homme mince et droit, avec ce visage vif et espagnol, ces grands yeux marrons passionnés, cette large mèche barrésienne de cheveux noirs, cette extraordinaire gentillesse d'accueil, cette extraordinaire mobilité du regard, des mains, de l'esprit, ce goût de la jeunesse. Ah ! il n'avait rien d'un dogmatique, Henri Massis, lorsqu'il nous aidait à faire le thé, qu'il se promenait avec nous au Luxembourg, ou qu'il nous emmenait écouter chez lui les disques des vedettes du music-hall ! ... Ses adversaires bien sérieux, bien épiscopaux, bien cravatés, auraient sans doute été surpris de voir l'écrivain de *Jugements,* dans le petit réduit du troisième étage où se trouve un réchaud à gaz et un poste d'eau, essuyer les tasses à thé en fredonnant les airs du « Congrès s'amuse » : *Serait-ce un rêve, un joli rêve *? ...
« Ils auraient été surpris, mais pas nous.
« Es-tu sûr que c'est le même Henri Massis ? me demandait avec inquiétude un camarade.
« Mais oui, c'était le même, et voilà surtout ce qui nous touchait : une affection grandissante, une vraie liberté d'allure, une passion pour les idées, qui ressemblait toujours, justement, aux passions des étudiants que nous étions encore. Il pouvait nous parler de Barrès et de Gide, il pouvait aussi se promener avec nous sur le bord des toits, joyeusement, s'asseoir avec nous à la terrasse de Saint-Germain-des-prés. Et c'est de cela que nous lui étions reconnaissants. »
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De cela et de beaucoup d'autres choses anciennes, récentes et actuelles, qui s'inscrivent dans cette atmosphère intellectuelle si exactement évoquée par Brasillach, nous sommes reconnaissant à Henri Massis, Nous aussi nous pouvons dire :
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« Il avait accueilli avec une rapidité et une indulgence qui me confondent les pages que lui adressait un jeune inconnu... » Au même âge, dix ans plus tard... Nous gardons aussi d'autres images en d'autres lieux, Henri Massis venant s'asseoir à l'ombre des ruines du vieux moulin, sur la rive du torrent, dans l'été béarnais, et relisant le *Grand Meaulnes.* Et les images du temps actuel, de la rue Garancière aux cafés de Saint-Sulpice, Massis marchant toujours de son pas de chasseur, poursuivant ou interrompant son discours, homme de *tradition* en ce qu'il *transmet* ce qu'il a appris. Nous dirons prochainement, plus à loisir, ce qu'apporte l'œuvre d'Henri Massis.
En ce jour de fête me revient à l'esprit un souvenir malicieux, concernant le Massis que Thibon décrit « causeur éblouissant, taillant ses propos comme les diamants ». C'est sur la place Saint-Sulpice que Massis prononça un jour dans la conversation le mot : « psittacisme ». J'opinai gravement, sans manifester mon ignorance. Mais je demeurais tout à fait perplexe. On peut avoir fait du grec, et même en avoir fait beaucoup plus qu'un bachelier, et l'avoir oublié. Le grec s'oublie, si on le délaisse, avec une rapidité déconcertante. Ce mot énigmatique, qui m'enchantait déjà par sa résonance docte et bizarre, j'en cherchai dans l'heure le sens au dictionnaire de Littré, et j'appris, avec son orthographe, que le psittacisme est « un état d'esprit » : mais oui ! Un état d'esprit « dans lequel on ne pense ou ne parle qu'en perroquet ». Massis m'avait donné un mot excellent, taillé sur mesure, et pour moi tout neuf. J'en fis pendant une saison entière un usage quelque peu intempérant.
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Il arrive qu'une élection à l'Académie vienne tirer un écrivain de l'oubli qui commence, et lui donne un sursis. Massis au contraire n'a jamais eu une audience aussi large.
Ses livres les plus récents, *Maurras et notre temps* (Plon, 1951), *Visage des idées* (Grasset, 1957), *De l'homme à Dieu* (paru l'automne dernier dans la *Collection Itinéraires*)*,* ont rencontré une attention, un accueil presque universels, par-delà les anciennes barrières. En 1957, contre un propos très bas d'André Rousseaux (surnommé le pluriel singulier), c'était François Mauriac qui prenait la défense de Massis, « que je connais bien, écrivait-il, comme nous connaissons un adversaire de toute une vie -- un adversaire, non un ennemi -- avec lequel, durant trente années, nous nous sommes trouvé face à face ». Et, invoquant la conversion finale de Maurras, François Mauriac concluait : « Henri Massis, qui aura monté jusqu'au bout sa garde fidèle, s'en trouve lui aussi justifié ». Quelques mois plus tard, Daniel-Rops publiait, dans sa revue *Ecclesia* (que l'on aurait pu croire moins ouverte, mais c'eût été jugement téméraire) un portrait de Massis par Thibon. *De l'homme à Dieu* a été salué avec honneur par Henri Petit dans les *Nouvelles Littéraires,* par Émile Henriot dans *Le Monde.* A part le sinistre saucissonneur Jules Romains, chacun tient à honneur d'honorer Massis. Même les milieux catholiques ordinairement les plus attentifs à demeurer fermés en face de tout ce qui est soupçonné venir « de droite » faisaient une exception pour *De l'homme à Dieu,* et le P. de Parvillez, dans *Livres et Lectures* du 1^er^ février dernier, en écrivait :
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« Pour l'histoire des idées et des lettres, ce livre est d'une importance et d'un intérêt considérables. Massis a été, depuis plus de cinquante ans, en contact avec la plupart des écrivains les plus connus et les plus influents. Son livre est une galerie de tableaux. Point de caricatures : les jugements, même sévères, n'ont rien d'agressif. C'est le livre d'un homme qui revoit toute sa vie intellectuelle, qui rend hommage à ceux qui l'ont formé, qui rappelle le souvenir de ses amis, qui juge sans passion ceux qu'il a combattus, qui met en lumière les principes qui l'ont guidé. C'est un témoignage sur l'itinéraire d'une pensée vigoureuse, qui est venue à Dieu en partant d'assez loin. Et c'est une série de précisions historiques très attachantes, sur un nombre considérable d'écrivains et de penseurs célèbres.
« Citons au hasard de l'index des noms propres : Alain, Bainville, Barrès surtout, qui fut pour Massis un maître admiré ; Bergson, Bernanos, Claudel sur lequel abondent les pages frappantes et passionnantes ; du Bos, Gide étudié ici en détail et avec pénétration ; Maritain, ami de la première heure, Lyautey, Maurras, Péguy, Psichari, Renan ou du moins son souvenir et son influence ; Jacques Rivière ; Chesterton... J'en passe, et combien ! C'est assez du moins pour que ce testament, cette vue d'ensemble d'une existence consacrée à la pensée, apparaisse comme un document de premier ordre sur la première moitié de ce siècle, et particulièrement sur les écrivains catholiques.
« Ceux qui s'intéressent à la littérature contemporaine liront ce gros livre, et les historiens futurs y puiseront largement. »
Même l'organe de combat *Informations catholiques internationales* a mentionné *De l'homme à Dieu* dans son numéro du 15 avril sans injurier Henri Massis ni le dénoncer au bras séculier ou à l'inquisition. Ainsi les journalistes les plus agressifs eux-mêmes semblent faire autour du dernier livre de Massis une sorte de trêve de Dieu.
Le mot de Péguy, écrit en 1911, et resté vrai pendant quarante ans, n'est plus vrai aujourd'hui :
« Que si vous ajoutez que vous connaissez M. Massis et que c'est un fort honnête homme, aussitôt on vous regarde, on vous regarde, -- ou plutôt on ne vous regarde pas, -- comme je n'aimerais pas à être regardé. » ([^61])
En recevant Henri Massis, l'Académie française vient pour ainsi dire de sanctionner la sorte de plébiscite grandissant qui, depuis une trentaine de mois, reconnaît en lui un écrivain français exemplaire.
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En Belgique, en Espagne, au Portugal, en Italie, l'élection d'Henri Massis est accueillie avec allégresse. Quant au canada français, qui demande depuis des années aux organismes officiels franco-canadien : de faire venir Henri Massis à Montréal et à Québec, et qui se heurte au veto obstiné de je ne sais quel bureau (mais si, je sais) dépendant du Quai d'Orsay, il peut maintenant espérer que sa patiente insistance va être récompensée.
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Les honneurs, la plus grande consécration, une audience nationale et internationale sont venus à Henri Massis sans qu'il ait, pour y atteindre, à aucun moment renoncé à être simplement lui-même. Cela se démontre, cela se prouve, et d'une manière qui est, pour ceux qui aiment Henri Massis, bien émouvante. Il suffit de rouvrir les pages anciennes que Brasillach écrivait en 1931 sur son livre *Évocations,* qui pourraient justement être écrites d'aujourd'hui sur *De l'homme à Dieu :*
« Survivant demeuré pour accomplir l'œuvre de tant de morts, chargé lui-même, semble-t-il, de tous ces morts, il se rappelle les magies blanches du souvenir, et c'est au sens propre qu'il faut prendre ce mot d'évocations. Car, autour de lui, il reforme une jeune armée de fantômes et d'anciennes amitiés, il cherche le secours et l'appui des ombres. Leur langage incertain, que nous ne savons pas, son amitié lui en livre tous les secrets. Le voici qui les écoute, et de ce colloque avec les morts, il ne rapporte ni fléchissement, ni désespoir, mais comme une vigueur qui s'est accrue dans le souvenir et dans le regret.
« Dans ce témoignage, beaucoup verront le récit de cette « histoire qu'on ne sait plus » la résurrection d'une époque oubliée dont tout événement cependant nous rapproche (...). « Si pathétiques que soient par ailleurs ces aventures Spirituelles, il me semble que leur pathétique vient surtout de ce qu'elles sont des aventures d'amitié.
« Toute jeunesse part à la recherche d'amitiés incessantes, et cette jeunesse plus qu'une autre. Les passions, les toquades, les refus sont des épisodes de cette recherche. Ce ne sont pas tant des maîtres que de fraternels aînés qu'Henri Massis et ses pareils demandaient, et à la poursuite de ces amitiés ils ont mis tout leur cœur (...). Voilà pourquoi le livre qu'Henri Massis consacre à sa jeunesse et à ses maîtres a toute la musique, tous les charmes puissants d'un chant funèbre sur des amis (...).
« Les revenants dont il rassemble devant nous les âmes, nous les trouvons plus proches et plus fraternels que bien des jeunes vivants d'aujourd'hui dont nous refusons tout. Un temps étrangement troublé et plein de menaces ressuscite pour nous l'avant-guerre. C'est aussi de là que peuvent partir les plus sûres leçons, celles qui seront les mieux entendues. Peut-être, en ranimant ces amis disparus, Henri Massis n'a-t-il pensé qu'à une sorte de partage : pour nous l'exemple, et pour lui les joies de ses amitiés. Mais l'exemple, justement, nous ne pouvons le saisir que parce qu'il s'est à nos yeux incarné, parce qu'il a repris un corps et un visage vivants, parce que, ces amis qu'Henri Massis croyait peut-être évoquer pour lui seul, il vient généreusement, de nous les donner.
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« Il nous a donné ses amis, ses morts, et c'est le plus beau présent qu'on puisse nous faire. Les voici maintenant parmi nous : saurons-nous faire eu sorte qu'on ne puisse plus nous distinguer d'eux ? »
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Un temps beaucoup plus sauvage encore devait venir, et c'est le nôtre, où les générations installées s'occupent non seulement à fermer leur porte, mais à persécuter positivement les générations suivantes. Nous retenons sans en user notre arme la plus cruelle, qui est le rire. Parce que nous avons, nous aussi, nous avons quand même, nous avons malgré tout nos « aînés fraternels », qui ne nous trompent pas, qui ne nous mentent pas, qui sont dignes de notre respect, de notre estime, de notre affection.
A Henri Massis, à son « aîné fraternel », à son ami, à son collaborateur, la revue *Itinéraire* exprime sa joie et sa reconnaissance.
J. M.
**Articles d'Henri Massis\
parus dans « Itinéraires »**
« La question qui agite le monde est de l'homme à Dieu » (n° 2).
Lettre à Jean Madiran sur le nationalisme (n° 5).
« Le crépuscule de Renan » (n° 18).
« Pascal, apôtre des temps modernes » (n° 19).
« Apologie pour Bossuet, docteur de la foi) (n° 21 et n° 22).
« Jeanne d'Arc et les Anglais (n° 33)
*Sur Henri Massis :*
Voir l'article du P. Calmel (n° 34) ;
et l'article : « A propos de Maritain » (n° 42).
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#### L'Encyclique « Divinum illud » sur le Saint Esprit
*Pour la Pentecôte* 1960, *le P. Rémy Munsch a publié une traduction nouvelle de l'Encyclique* Divinum illud *sur le Saint-Esprit.*
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*Cette Encyclique, qui était devenue introuvable en France, est l'un des deux documents contenant l'enseignement le plus explicite du Magistère sur la troisième Personne de la Sainte Trinité : l'autre étant* Mystici Corporis. *Et le P. Rémy Munsch a très heureusement commenté* Divinum illud *par de larges citations de* Mystici Corporis ; *c'est une brochure de* 40 *pages aux Éditions de la Bonne Presse :* Le Saint-Esprit : Encyclique « Divinum illud ».
*Il faut féliciter et remercier le P. Rémy Munsch d'avoir refait la traduction française. Indépendamment d'autres considérations malheureusement assez évidentes, mais que nous n'évoquerons pas autrement, il arrive en outre qu'une traduction supposée la meilleure possible vieillisse, devienne désuète, voire inintelligible en* *raison de l'évolution des langues vivantes. Nous avons souvent dit que les traductions devraient, pour la plupart, être recommencées par chaque génération. Sortant d'un long sommeil, où l'on rééditait mécaniquement les mêmes traductions sans s'interroger sur leur valeur et sur leur exactitude, la Maison de la Bonne Presse, sous une impulsion nouvelle, s'occupe de rendre accessibles les documents pontificaux,* en *les traduisant dans la langue d'aujourd'hui et en y joignant enfin les commentaires indispensables à l'intelligence et à la méditation du texte. C'est une rénovation et presque une révolution. Il faut le dire, puisque cela est ; il faut le faire connaître.*
*Nous n'avions plus aucun moyen de nous procurer les Encycliques de Léon XIII, que tous les Pontifes qui lui succédèrent, de saint Pie X* *à Jéan XXIII, ont déclarées indispensables. Il avait fallu que, par exemple, la* Cité catholique *prenne l'initiative de rééditer celles qui concernent plus directement son travail : de son côté, la revue* Itinéraires *avait retraduit et réédité l'Encyclique* Laetitiae sanctae (Itinéraires, *n°* 38). *Mais que la Bonne Presse, avec ses puissants moyens matériels et intellectuels, se mette à la tâche, est pour le catholicisme français, pour toute l'Église de France, un événement infiniment heureux.*
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*C'est le* 9 *mai* 1897 *que Léon XIII publia l'Encyclique* Divinum illud *sur le Saint-Esprit. L'importance de cette Encyclique, le P. Rémy Munsch en souligne l'essentiel -- remarquant que c'est le principal document du Magistère à ce* *sujet. Ajoutons que tout l'enseignement de Léon XIII est d'une très grande actualité, actualité que masque le vieillissement des traductions. Nous en avons parlé récemment, à la suite des pages si profondes que Gilson, dans son dernier livre, a consacrées à Léon XIII* « *plus grand philosophe chrétien du* XIX^e^ *siècle et l'un des plus grands de tous les temps* (Itinéraires, n° 44). *Cette actualité, une seule citation de l'Encyclique* Divinum illud *peut la manifester immédiatement, celle-ci, où Léon XIII rappelle* « *les deux objectifs principaux* » *de son pontificat :*
« Le premier est la rechristianisation de la société, de la famille, des gouvernants et des peuples, car le Christ est pour tous l'unique source d'une vie authentique.
« Le deuxième est la réconciliation de ceux qui sont séparés de l'Église catholique pour des motifs de foi ou de discipline ; la volonté explicite du Christ est que tous se retrouvent dans l'unique troupeau sous l'unique Pasteur. »
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*Ce sont les préoccupations catholiques les plus actuelles, les plus urgentes, les plus nécessaires en* 1960, *et celles-là même qui, semble-t-il, domineront le prochain Concile. Souvent le Pape, parlant pour le temps présent, parle tout autant ou davantage pour le temps à venir ; et c'est peut-être pourquoi il arrive qu'il faille des années, et quelquefois un demi-siècle, pour que l'on comprenne la signification et la* *portée véritables de ses paroles.*
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### L'économe infidèle
LE HUITIÈME DIMANCHE après la Pentecôte ramène l'Évangile de l'économe infidèle. Les explications de cette parabole de Notre-Seigneur sont toutes plus ou moins embarrassées ; pour les uns, elle ne porte que sur un point, l'habileté et la prévoyance de l'intendant, elle se limite à conseiller l'aumône. Pour d'autres nous sommes en Orient, dans une société très différente de celle où nous vivons. Comme il n'y a pas d'autre société que celle qui a été rachetée par le sang de Jésus-Christ, nous pouvons essayer à la lumière de cette pensée de pénétrer dans celle Notre-Seigneur.
La parabole nous paraît très cohérente et nous est de bout en bout applicable, entièrement, *si nous réfléchissons que nous sommes tous des économes infidèles.* Car, dit saint Paul, qu'avons-nous que nous n'ayons reçu ? Nous avons reçu la vie par laquelle nous pouvons même naturellement connaître et louer Dieu ; nous avons reçu l'intelligence et la nourriture, reçu des éducateurs qui ont dirigé nos premiers pas et nous ont nourris ; reçu des dons naturels propres à chacun de nous.
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Nous avons reçu une multitude de grâces : celle de naître dans une société où le christianisme est facilement mis à notre portée, de naître de parents chrétiens, et d'avoir une multitude d'ancêtres dans le ciel où nous aurons la joie de les découvrir un jour, la joie d'apprendre que tel enfant mort en bas âge il y a bien des générations et inconnu de toute sa parenté est grand dans le ciel et protecteur de cette famille qui ne soupçonne pas son existence. Car le verbe mental qui nous est nécessaire pour penser n'est pas nécessaire pour aimer. Songeons à ces petits enfants de païens morts avec le baptême en Chine ou ailleurs qui prient pour la famille bretonne, vellave ou alsacienne de la religieuse qui leur a ouvert le ciel...
Enfin nous avons reçu nous-mêmes, directement avec le baptême, une multitude de grâces non seulement extraordinaires, en certains moments exceptionnels de notre vie, mais quotidiennes, sans intermission, du matin au soir, avec notre souffle et notre pensée, tout cela pour louer et adorer Dieu, mêlées à celles qui nous viennent de l'intercession des saints.
Nous vivons avec toutes ces richesses de grâces dont nous sommes les économes. Sommes-nous bien certains d'être des économes fidèles ? Les nations très anciennement chrétiennes comme les nôtres ont manifestement à cause de ce long passé spirituel, de cette accumulation de grâces, une responsabilité extraordinaire vis-à-vis du reste de l'humanité, et chacun de nous est responsable personnellement vis-à-vis de celui qui est l'auteur de toutes ces richesses.
Tous les Pères de l'Église ont ainsi pensé. St Ambroise au sujet de ce passage de l'Évangile écrit : « Là nous apprenons que nous ne sommes pas nous-mêmes maîtres, mais seulement intendants de biens étrangers. » Théophylacte dit : « Nous apprenons là d'abord que nous ne sommes pas maîtres des richesses, mais dispensateurs de biens étrangers. »
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Dispensateurs vis-à-vis d'abord de ceux que Dieu nous a confiés très spécialement, comme sont les membres de notre famille, mais avec le souci de l'économie et de l'utilité. Le reste est pour le pauvre monde que Dieu a servi chichement afin que nous subvenions à ce qui lui manque. St Jean Chrysostome écrit : « C'est une opinion erronée de croire que nous possédons les biens de cette vie en tant que maîtres, comme nos biens propres. Nous sommes « comme des hôtes et des étrangers » à qui elles sont partagées. C'est pourquoi nous devons nous revêtir de la modestie et de l'humilité d'un intendant. Rien n'est à nous. Tout est un don de Dieu. »
Et St Paul avec cette magnifique éloquence synthétique qui est le contraire du développement oratoire s'écrie : « Que nul ne s'abuse lui-même. Si quelqu'un pense être sage parmi vous en ce siècle, qu'il devienne fou pour devenir sage. Car la sagesse de ce monde est folie auprès de Dieu. Il est écrit en effet : *C'est lui qui prend les sages dans leurs propres ruses.* Et encore : *Le Seigneur sait les pensées des sages et qu'elles sont vaines.* Ainsi que personne ne mette sa gloire en des hommes. Car tout est à vous ; soit Paul, soit Apollos, soit Céphas, soit le monde, soit la vie, soit la mort, soit les choses présentes, soit les choses à venir. Tout est à vous, mais vous êtes au Christ et le Christ est à Dieu. » (I Cor., III, 18-23.)
Aussi ne faut-il pas nous étonner qu'il nous soit dit au jour du jugement : « Rends compte de ta gestion, car désormais tu ne pourras plus gérer mon bien. » Alors nous apparaîtront dans une lumière divine les merveilles que Dieu a faites pour nous et qu'il nous a confiées durant notre vie, la lumière des yeux pour voir l'indigent et voir la gloire de Dieu racontée par le ciel, la lumière de l'esprit pour la louange divine, le temps perdu nous apparaîtra le temps qu'il nous a laissé pour entreprendre et parfaire notre œuvre, élever les jeunes générations venant à notre suite dans la connaissance et l'adoration du Seigneur. Nous verrons la grandeur du don de Dieu qui nous a confié tous ces biens à charge de les tourner à sa gloire.
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Alors nous nous trouverons devant la gloire de Dieu très pauvres et très humbles et nous nous tournerons vers le pauvre Lazare logé dans le sein d'Abraham pour voir s'il nous reconnaît et nous sourit.
Car on s'embarrasse sur ces « richesses d'iniquité » que l'économe infidèle a acquis avec la prudence « des fils du siècle » aux dépens de son maître. S'il s'agissait d'un maître de la terre, ce serait un vol avec l'obligation de restituer. Le vol que nous faisons à Dieu des biens qu'il nous confie consiste à les mal utiliser. Car le don des poètes, des savants, des artistes est destiné à sa louange, les richesses matérielles au bien commun des enfants de Dieu. Ce que nous détournons de l'usage pour lequel Dieu nous l'a donné devient richesse d'iniquité. Mais l'utiliser « à nous faire des amis », à exercer la charité fraternelle, c'est accomplir précisément la volonté divine, car Dieu est amour.
Ces biens détournés doivent être rendus à Dieu en prières, et au prochain en bonnes œuvres. Faisons-nous donc des amis avec les biens de notre Maître, nous agirons en enfants de lumière ; la parabole est parfaitement claire et sans ambiguïté.
IL EST UNE AUTRE PARABOLE qui complète celle-ci, celle des dix lépreux guéris par Notre-Seigneur. L'un d'eux, voyant qu'il était guéri, revint, glorifiant Dieu à pleine voix ; et il se jeta le visage contre terre aux pieds de Jésus, lui rendant grâces. C'était un Samaritain ; alors Jésus prenant la parole dit : « Est-ce que les dix n'ont pas été guéris. Où sont donc les neuf autres ? »
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Il y a trop de chrétiens qui ne se soucient pas de leur baptême, trop de parents qui ne veillent pas à protéger l'innocence baptismale de leurs enfants et qui, pour des objectifs mondains, les laissent sciemment en danger de la perdre. Craignons d'être des neuf. Et qui donc est ce Samaritain qui rendit gloire à Dieu ? N'est-ce pas tel Africain de l'Ouganda ? Ou ces huit cent mille Vietnamiens qui ont tout abandonné, terres et maisons, pour éviter l'apostasie ? En France les hommes d'État catholiques n'osent plus prononcer publiquement le nom de Dieu. La Fille aînée de l'Église, chargée de grâces qu'elle ne reconnaît pas, dédaigne ou méprise, est presque officiellement dans le monde le pays qui représente la morale sans obligations ni sanctions, et l'oubli de Dieu dans les lois. Sa vocation est cependant si certaine que lorsqu'elle est partie du Tonkin, les chrétiens ont dû partir avec elle. Puisse-t-elle reconnaître cette tâche qui lui est départie de filtrer, de clarifier, mettre au net et faire briller les espérances de l'humanité. Dans ses erreurs mêmes ce sont ces espérances qu'elle croyait représenter. cent cinquante ans d'échecs, d'erreurs, de guerres civiles et d'abaissement lui feront-ils comprendre que rien ne peut s'accomplir sans Dieu ? Sans que son Fils, Notre-Seigneur Jésus-Christ, « *accomplît le mystère sacré de la Rédemption des hommes et que soumettant toutes les créatures à son empire, il remît à l'infinie Majesté le royaume éternel et universel *; *le royaume de vérité et de vie, le royaume de la Sainteté et de la grâce, le royaume de la justice, de l'amour et de la paix* ».
Passant à Chartres, nous avons vu au même lieu où les Druides jadis honoraient la *Vierge qui doit enfanter,* dans un des temples les plus vénérables de la chrétienté, un groupe de pèlerins de langue germanique chanter en leur langue les litanies de la Sainte Vierge. Ils étaient près du « lourd pilier » et de « la montante voûte » où Péguy s'agenouilla, premier des pèlerins du siècle. Nous y avions vu l'année précédente toute une ville d'Italie y planter ses cierges à côté des nôtres.
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Un rayon de « la lumière des cœurs » aurait donc touché les pauvres ? Le Saint-Esprit attire à son Épouse les pèlerins de cette vallée de larmes suivant la trace de Péguy. Et dans le même temps où Péguy écrivait la *Présentation de la Beauce à Notre-Dame de Chartres,* saint Pie X prophétisait à la France : « Lève-toi, lave-toi des souillures qui t'ont défigurée, réveille en ton sein les sentiments assoupis et le pacte de notre alliance... »
Faut-il encore rappeler que nous sommes de la troupe des neuf lépreux ? Que nous sommes des économes infidèles ? Que la suite de cette dernière parabole c'est : « On ne peut servir deux maîtres, Dieu et l'argent. » C'est aux chrétiens chargés de grâces qu'est confié l'avenir de l'humanité ; en les gâchant nous retardons la conversion du monde.
« Celui qui me rejette et ne reçoit pas mes paroles aura qui le juge ; la parole que j'ai prononcée le jugera au dernier jour. » Donnez-nous la grâce, ô mon Dieu, de bien entendre les paroles de votre Fils, et de les mettre en pratique.
D. MINIMUS.
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## DOCUMENTS
#### L'Assemblée plénière de l'Épiscopat français
*Pour la quatrième fois depuis la guerre, l'Épiscopat français s'est réuni en Assemblée plénière du* 25 *au* 27 *avril* 1960. *Plusieurs déclarations et communiqués ont été publiés.*
#### Déclaration sur l'évangélisation des milieux déchristianisés.
Réunis en Assemblée plénière et confiants dans la mission qu'ils ont reçue de Dieu, les Cardinaux, Archevêques et Évêques de France n'hésitent pas à regarder en face, dans une entière unanimité de pensée et de vouloir, l'état de choses que désigne confusément le mot devenu familier de « déchristianisation ».
Il est évident qu'autour de nous et déjà pour un grand nombre d'âmes même baptisées l'Église est comme absente. Il n'y a plus de secteur, ni géographique ni social, où une « évangélisation » ne s'impose. Un contact est perdu ou à prendre. Les initiatives prises pour atteindre ce but ont surgi de toutes parts, et de cet élan le mot de mission est le symbole : c'est toute l'Église qui doit devenir missionnaire.
Même à travers des usages conservés, a fortiori lorsque les pratiques sont mortes ou n'ont jamais existé, l'effort pastoral doit viser désormais à ouvrir les âmes à la foi, ou à les y ramener Les bouleversements de tout genre, mais surtout les mutations radicales apportées à la condition des hommes par la technique, risquent d'établir un mode d'existence où l'homme non évangélisé se passera de Dieu : tel quartier de nos grandes villes, tel secteur de vie présente déjà, en ce domaine, des exemples inquiétants.
Cette situation, l'Épiscopat l'envisage franchement, fidèles et militants peuvent en être sûrs. Mais les Évêques veulent pouvoir compter sur tous les fidèles pour prendre avec eux, et sous leur direction, les moyens d'y faire face.
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Cependant, il serait aussi faux que dangereux de s'en tenir à une vue négative : il faut rendre justice à ce qui a été fait, faire crédit à ce qui existe.
Si l'on peut être ému devant l'immensité de la tâche, on ne doit pas l'être moins devant l'effort accompli. L'histoire de l'église de France le long de ces quarante années est semée d'initiatives, d'innovations innombrables, que nul échec, nulle « crise » ne nous donnent le droit d'ignorer ou d'oublier.
A la « laïcisation » qui marqua le siècle naissant, a répondu la levée d'un laïcat chrétien : au sein même des ensembles humains qui se fermaient à Dieu a germé la grâce apostolique conquérante des militants. L'Action catholique spécialisée occupe ainsi dans l'apostolat missionnaire une place privilégiée, mais il ne faudrait pas oublier les efforts accomplis par tant de prêtres, religieux, religieuses, pour se rendre eux-mêmes présents, d'une façon plus adaptée, au monde d'aujourd'hui. Les déficiences qui ont pu affecter telle ou telle de ces initiatives ne doivent pas faire perdre de vue le souci d'évangélisation et la générosité parfois héroïque qui les marque toutes.
La liste est presque illimitée de ces manifestations durables de l'action de l'Esprit dans son Église, et de ces créations dont un grand nombre n'a pas trente ans : initiatives missionnaires du clergé ; instituts qui se créent ou se transforment ; renouveau de l'Action catholique générale ; révolution des missions paroissiales devenues missions régionales ; définition des vrais ensembles humains homogènes auxquels s'ajustera une pastorale plus efficace ; organismes collectifs de l'épiscopat ; directoires pastoraux, social, administratif ; intense activité créatrice d'un Centre de pastorale liturgique et d'un mouvement biblique ; renouvellement et adaptation de l'enseignement religieux ; effort héroïque de nos écoles chrétiennes pour vivre et se perfectionner.
Cet encouragement de Dieu trace à l'Église de France ses devoirs et l'invite à se vouloir plus que jamais missionnaire. Pour le vouloir efficacement, elle doit le vouloir dans la pleine clarté de sa foi.
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Toute l'Église de France doit être missionnaire. -- Cela signifie d'abord et avant tout que l'action missionnaire s'engagera résolument dans la seule ligne que Dieu ait voulue pour y faire passer le courant de sa grâce et de son salut : la ligne des apôtres et de leurs successeurs.
Mission veut dire : envoi. Nul travail ne peut se dire missionnaire s'il ne procède d'un envoi. Dieu ne sera pas au terme s'il n'a été au départ. Une initiative est féconde seulement si elle se range dans le courant que les missionnaires par excellence, les apôtres et leurs successeurs, ont reçu charge et grâce d'orienter vers le but.
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Plus l'Église veut se sentir missionnaire, plus elle doit veiller à garder à un tel mot son sens : on est missionnaire quand on est envoyé, ou on ne l'est pas. On ne reste missionnaire que dans la dépendance de celui qui envoie.
Toute l'Église doit être missionnaire. -- Cela veut dire encore -- c'est le sens usuel du mot -- que l'effort apostolique se tournera délibérément vers « ceux qui sont loin », pour leur accorder, dans l'intention et dans l'action, une réelle priorité. Plus les hommes s'éloignent de Lui, plus leur salut est menacé et plus l'Esprit de Dieu suscite de générosité à leur recherche. L'Église, dépositaire de la charité du Père, oriente vers les mondes en perdition le plus pur et le plus violent de son amour. C'est pourquoi le monde ouvrier est l'objet, de sa part, de tant de sollicitude.
Nul fils fidèle ne saurait s'en étonner ou s'en plaindre : s'il est fidèle, il doit entrer joyeusement dans cet effort. Le monde risque aujourd'hui de s'établir hors des atteintes de la parole de Dieu : ce qui n'est déjà plus ou ce qui n'est pas encore au Christ mérite d'urgence une attention privilégiée. Ce qui se réclame du nom chrétien doit rechercher courageusement tout ce qui serait déjà, dans la vie personnelle ou dans la vie sociale, une menace de désaccord avec la loi du Christ.
Cela exige des révisions audacieuses dans les habitudes de pensée et d'action : l'Esprit de Dieu est là pour inspirer à tous -- prêtres, religieux, religieuses, laïcs -- la lucidité et le courage nécessaires. Tous en ont déjà donné tant de preuves : prêtres aux prises avec des situations si difficiles, dans nos campagnes et dans nos villes, instituts religieux qui se créent, se renouvellent, laïcs qui s'engagent pour le règne de Notre-Seigneur Jésus-Christ.
Toute l'Église doit être missionnaire : cela veut dire enfin que tout doit, plus que jamais, être suspendu à la foi, à une foi vraie, vive, intégrale. Si la mission veut aboutir, il faut qu'elle soit inspirée par la foi ; si elle aboutit, c'est à la foi qu'elle aboutira.
C'est pourquoi l'enseignement religieux doit s'inscrire en première ligne dans l'effort pastoral présent : l'enseignement religieux au sens le plus haut, le plus complet et le plus total du mot.
Au sens le plus haut, car il doit éduquer la foi et non seulement transmettre une lettre. Au sens le plus complet, car les vérités de la foi doivent être bien connues, toutes acceptées et franchement confrontées avec les fausses vérités du monde. Au sens le plus total, car l'enseignement religieux dure la vie entière et le catéchisme n'en est que le premier moment. Cet enseignement n'est d'ailleurs qu'un aspect de l'entrée dans le mystère du Christ tel que l'Église le vit dans sa liturgie et dans son Eucharistie, tel qu'il s'épanouit parmi les hommes dans la charité.
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Telles sont les orientations essentielles dont les Évêques de France entendent inspirer leur action, et qu'ils demandent à tous leurs collaborateurs d'accepter avec eux.
Plus que jamais il importe de réaliser l'unanimité et l'unité pastorales pour que nulle force apostolique ne soit perdue, pour que chacun puisse avoir son plein épanouissement.
C'est pourquoi les Cardinaux, Archevêques et Évêques de France ont pris d'un commun accord les dispositions qui doivent leur permettre de coordonner davantage leur propre activité ; de mettre entre les divers secteurs de l'apostolat une unité plus parfaite ; de donner à leur enseignement collectif une expression plus fréquente sur les grands problèmes qui se posent à la conscience chrétienne du pays.
C'est pourquoi ils invitent tous leurs collaborateurs : prêtres d'abord, mais aussi religieux, religieuses, laïcs, à les rejoindre dans cette entreprise, leur demandant leur confiance et leur renouvelant la leur.
Tout proche de nous, le grand enseignement du Pape Pie XII nous stimule.
Devant nous, le Souverain Pontife régnant, S.S. Jean XXIII, nous appelle à l'unité, dont le Concile universel va être le puissant symbole.
Plus que jamais, l'Église vit. L'appel missionnaire n'est pas un -- signal de détresse : il est un appel de vie.
« La victoire qui vaincra le monde, c'est notre foi » (l Jean, V, 4).
#### Résolutions.
1. -- L'Assemblée plénière de l'Épiscopat, consciente des responsabilités qui incombent à l'enseignement religieux dans la christianisation de notre pays, tient à exprimer son unanimité par la présentation et la mise en œuvre d'orientations communes :
*a*) Elle accepte de promulguer un Directoire catéchétique dont elle avait, voici trois ans, demandé la préparation et dont la première partie (enfants et jeunes) sera prochainement soumise à l'examen de NN. SS. les Évêques.
*b*) Elle décide de procéder à une consultation de tous les Évêques sur les données fondamentales, concernant l'orientation doctrinale et la pédagogie de la foi, qui serviront de base à la rédaction des manuels de catéchisme.
2. -- L'Assemblée reconnaît toute l'importance, soulignée par le décret *Provido sane,* d'un directeur diocésain d'enseignement religieux, à la fois compétent, suffisamment libéré d'autres tâches et soucieux de s'insérer dans l'effort diocésain d'évangélisation.
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3. -- L'Assemblée souhaite le développement des écoles régionales de catéchistes et leur multiplication, afin de préparer les catéchistes professionnels et d'assurer efficacement, pour l'ensemble du pays, la formation de tous les catéchistes bénévoles.
4. -- En présence des conditions nouvelles où la législation va placer l'enseignement libre, l'Assemblée rend hommage à l'abnégation, à la compétence et au dévouement que maîtres et maîtresses déploient au service de l'éducation chrétienne de la jeunesse et elle leur adresse ses plus cordiaux encouragements dans l'effort d'adaptation qui leur sera demandé.
5\. Afin de développer chez les futurs prêtres l'esprit apostolique, l'Assemblée demande que le mouvement « Jeunes Séminaristes » et le corps professoral des petits séminaires prennent en charge et développent -- sous l'autorité de NN. SS. les Évêques -- les camps de formation apostolique organisés durant les grandes vacances et considérés comme un temps fort de la préparation lointaine au sacerdoce.
6. -- L'Assemblée décide que l'Évêque délégué par la Commission épiscopale du clergé pour suivre les séminaires de vocations tardives et participer aux rencontres nationales de leurs professeurs sera chargé d'étudier avec les Évêques intéressés tout ce qui serait susceptible de favoriser la tâche de ces maisons et de servir leurs intérêts communs.
7. -- L'Assemblée décide que de nouvelles sessions régionales ou provinciales pour les directeurs de grands séminaires seront organisées : elles auront particulièrement pour objet l'initiation des jeunes prêtres au ministère pastoral, compte tenu des expériences en cours et des directives de *Menti Nostrae.*
8. -- L'Assemblée demande à la Commission du clergé d'étudier avec les Évêques la réalisation d'une sorte de « troisième an », d'une durée suffisamment prolongée pour permettre aux jeunes prêtres, entre la cinquième et la dixième année de leur ministère, un approfondissement à la fois spirituel, doctrinal et pastoral.
9. -- L'Assemblée se réjouit des efforts que tente le clergé dans les villes et banlieues pour faire face aux difficultés nouvelles que suscitent la dispersion et la fluidité des habitants. Elle demande que, dans les agglomérations comme dans les secteurs, soit réalisée une pastorale de coopération. Elle insiste pour qu'on s'attache particulièrement à l'apostolat du monde ouvrier.
10. -- L'Assemblée souligne l'importance et la complexité des problèmes spirituels posés par les grands ensembles urbains et par le développement d'une civilisation technique qui envahit même le monde rural. Elle invite toutes les forces apostoliques qui se dépensent dans ces secteurs à collaborer pour ajuster et concerter leur action.
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11*. --* L'Assemblée félicite le clergé des campagnes pour son courage pastoral face à un monde rural en transformation profonde et accélérée. Elle demande que tout soit mis en œuvre pour assurer la préparation des prêtres du ministère paroissial et des aumôniers d'Action catholique, afin qu'ils puissent assumer efficacement leur tâche difficile.
12. -- Les jeunes ruraux vont vers les centres scolaires des bourgs et des villes. L'Assemblée demande, tant sur le plan de renseignement religieux que de l'Action catholique, qu'une collaboration effective soit réalisée entre tous les prêtres de Chaque secteur.
13. -- L'Assemblée exprime à nouveau sa confiance au laïcat des mouvements d'Action catholique mandaté par la Hiérarchie pour annoncer Jésus-Christ. Elle témoigne sa gratitude aux militants et aux militantes pour la somme immense de dévouement dépensée au service de l'évangélisation, et elle proclame la part importante qui leur revient dans les progrès de la foi, de la pratique des sacrements, de la charité.
14. -- Étant donné l'extrême importance du rôle des aumôniers chargés d'assurer la rectitude doctrinale, l'animation spirituelle et la fidélité aux directives de la Hiérarchie, les Évêques, malgré le trop petit nombre de leurs prêtres, reconnaissent le devoir qui s'impose à eux de préparer et de donner aux mouvements les aumôniers nationaux et régionaux.
15. -- L'Assemblée demande à S. Exc. Mgr le Secrétaire général de l'Action catholique de promouvoir l'harmonisation des campagnes d'années.
16. -- L'Assemblée demande aux Commissions épiscopales de communiquer aux mouvements d'Action catholique dont elles ont la charge les directives formulées par les Évêques à l'occasion de l'Assemblée et de les aider à les mettre en œuvre. Ces directives concernent principalement la primauté à donner à l'évangélisation, le concours que la presse de masse doit lui apporter, la place à donner à la doctrine, le souci des personnes et des milieux insuffisamment atteints, l'entente entre mouvements au plan diocésain et au plan national.
17. -- En raison de l'influence considérable, en bien comme en mal, qu'exercent sur la mentalité et le comportement de nos contemporains la presse et les techniques audio-visuelles (cinéma, radio, télévision), l'Assemblée rappelle aux fidèles leur grave devoir de s'informer, pour eux et leurs enfants, de la valeur morale, éducative et culturelle de ces puissants moyens d'opinion, d'appuyer l'action des organismes mandatés à cet effet par la Hiérarchie et de soutenir les journaux et périodiques d'esprit chrétien.
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Elle encourage la création de Comités diocésains d'information, en liaison étroite avec l'Action catholique, chargés non seulement de la presse catholique, mais de tout ce qui concerne les techniques audio-visuelles.
18. -- Un Comité, désigné par l'Assemblée, sera chargé d'étudier les possibilités de l'organisation éventuelle d'un Centre de recherches, d'information et de coordination de toute la pastorale, sous la direction et le contrôle de la Hiérarchie.
Cette dernière résolution -- la plus importante -- répond à l'ensemble des problèmes posés dans l'Assemblée : touchant au travail pastoral dans toute son extension et dans toute sa profondeur, elle a paru préférable à des mesures partielles qui auraient méconnu, en particulier, l'ampleur et la gravité du problème urbain et ouvrier.
#### Déclaration concernant l'enseignement privé.
L'Assemblée plénière de épiscopat français a pris connaissance des décrets d'application de la loi scolaire du 31 décembre 1959, relatifs à l'enseignement libre, parus au *Journal Officiel* du 24 avril 1960.
Tout en reconnaissant les efforts accomplis, elle a le regret de constater que *ne sont assez explicitement affirmés* dans les textes :
-- *Ni le droit des familles* de disposer, sans charges supplémentaires, de l'enseignement de leur choix ;
-- *Ni le caractère propre de l'enseignement donné dans les établissements libres catholiques --* caractère qui suppose l'autorité du directeur et la liberté des maîtres.
Elle regrette également que *l'enseignement supérieur* libre soit totalement exclu des nouvelles dispositions légales et s'étonne de la situation anormale qui lui est ainsi faite. Elle se doit enfin de rappeler que les catholiques ne peuvent accepter aucune « intégration » immédiate ou différée, qui ferait perdre aux écoles chrétiennes jusqu'à leur raison d'être.
Toutefois, l'assemblée, unanime dans ses regrets et ses réserves, est de même *unanime* à prendre acte des déclarations formelles faites au cours des débats parlementaires et qui ont décidé du vote de la loi.
En conséquence, désireuse de travailler à l'union des Français sur le problème scolaire, *elle accepte dans cet esprit d'envisager pour les écoles catholiques la conclusion de contrats.* Ainsi sera fait un essai loyal dont le résultat dictera l'attitude définitive des évêques.
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#### Déclaration concernant l'enseignement religieux dans les établissements publics.
Prenant connaissance des décrets d'application de la loi scolaire du 31 décembre 1959 parus au *Journal Officiel* du 24 avril 1960, concernant l'enseignement religieux et les aumôneries dans l'enseignement public, l'Assemblée tient à réaffirmer son grave souci de répondre aux besoins religieux de tous les jeunes catholiques pendant toute la durée de leurs études dans les établissements d'État.
C'est pourquoi *elle invite* de façon pressante, *les parents catholiques* dont les enfants fréquentent un établissement public d'enseignement du niveau primaire et secondaire, énuméré à l'art. 3 du décret n. 60-391, du 22 avril 1960, *à faire valoir les droits qui leur sont reconnus* par la loi pour la création des aumôneries.
#### Communiqué sur l'Algérie.
Tous les évêques de France réunis tiennent à exprimer une fois de plus l'émotion angoissée qu'ils éprouvent en songeant à toutes les souffrances dont l'Algérie est, aujourd'hui et depuis cinq ans, le théâtre ou l'occasion pour tant de familles.
Ils supplient Dieu de daigner accorder à nos prières que puisse venir prochainement le terme de ce douloureux conflit et que la paix soit enfin rétablie sur cette terre cruellement déchirée.
============== fin du numéro 45.
[^1]: -- (1). *Divini Redemptoris,* § 57.
[^2]: -- (2). *Divini Redemptoris,* § 73.
[^3]: -- (3). *Divini Redemptoris,* § 18 et § 56 ; et *passim.*
[^4]: -- (1). Voir le texte intégral de ce décret dans *Itinéraires,* n° 35, pp. 9 et 10. Voir *infra,* pages 53 et 56.
[^5]: -- (2). *Divini Redemptoris,* § 15.
[^6]: -- (1). Voir notamment : « La pratique communiste de la dialectique », dans *Itinéraires,* n° 41.
[^7]: -- (1). « Qu'avez-vous fait des communistes convertis ? », dans *Itinéraires,* n° 36 et n° 37.
[^8]: -- (1). Publiée dans la *Documentation catholique* du 7 juin 1959.
[^9]: -- (2). Émile Gabel : *La presse catholique, pour quoi faire *? » (communication au V^e^ Congrès mondial de la presse catholique, à Vienne, le 1^er^ octobre 1957 ; publiée en brochure par les Éditions Alsatia).
[^10]: -- (1). Nous employons l'expression « *journal de* » sans lui donner un sens formel ou juridique précis. On sait, par exemple, que *l'Osservatore Romano* n'est pas l'organe OFFICIEL du Saint-Siège ; ni *La Croix,* l'organe OFFICIEL de l'Église de France.
[^11]: -- (2). Le « rédacteur en chef » de *La Croix* est en fait son directeur rédactionnel ; le « directeur » n'est que le gérant administratif. C'est pourquoi, inexactement quant à la lettre, exactement quant à la réalité, on qualifie souvent le P. Wenger : « directeur de *La Croix* »
[^12]: -- (3). *Chronique sociale,* 15 mai 1960, p. 171.
[^13]: -- (1). Peut-être même (nous n'avons pas fait le compte) par la plupart des Évêques français.
[^14]: -- (1). Sur la réaction de Frère Genièvre, voir l'article précédent.
[^15]: -- (2). *Loc. cit.,* p. 173.
[^16]: -- (3). *L'Homme nouveau,* comme on le sait, est un bi-mensuel ; la *Vie catholique illustrée* et le *Pèlerin* se présentent non comme les hebdomadaires d'opinion, mais comme des « magazines pour la famille ».
[^17]: -- (1). *Loc. cit.,* p. 171.
[^18]: -- (1). Centre national de la presse catholique, où les journaux, de *Témoignage chrétien* à *L'Homme nouveau,* en passant par la *France catholique* et par *La Croix,* organisent en commun leur diffusion.
[^19]: -- (2). *Loc. cit.,* p, 171.
[^20]: -- (3). *L'Ami du clergé* est hebdomadaire : mais sa manière, son contenu, sa tenue l'apparentent manifestement aux revues.
[^21]: -- (1). « *C'est la seule revue catholique sociale dirigée par des laïcs* », dit un tract édité et diffusé cette année par la *Chronique sociale* à l'occasion de la session de 1960 des Semaines sociales. La formule est un peu équivoque, puisque la revue *Itinéraires,* qui est elle aussi « *catholique sociale* », au jugement même de la *Chronique sociale,* est également dirigée par des laïcs. La *Chronique sociale* est la seule revue sociale *spécialisée,* tandis que la revue *Itinéraires,* tout en étant « catholique sociale », ne s'y limite point : elle est une revue de « culture générale ».
[^22]: -- (2). La *Revue de l'Action populaire* est doublée par les *Cahiers d'action religieuse et sociale,* également de l'Action populaire ; et la *Chronique sociale* publie en outre un bulletin intitulé *Feuilles de route.*
[^23]: -- (1). Édité, *avec l'imprimatur,* par l'O.N.P.C., 58 galerie Vivienne, Paris 2e.
[^24]: -- (1). *Loc. cit.,* p. 171.
[^25]: -- (2). *Loc. cit.*, p. 178.
[^26]: -- (1). Les études du Père Spicq, o.p. et surtout du Père Héris, o.p. respectivement sur *la révélation de l'Enfer dans l'Écriture* et sur le *Dogme de l'Enfer et la théologie* dans le livre collectif *l'Enfer* paru en 1950 aux éditions de la *Revue des Jeunes,* aujourd'hui fusionnées avec les éditions du *Cerf.*
[^27]: -- (1). *Opus citatum,* début du chapitre du Père Héris, o.p.
[^28]: -- (1). *Journal d'un curé de campagne,* p. 201.
[^29]: -- (2). Héris, o.p. *in opere citato* p, 293.
[^30]: -- (3). Voir le *Contra Gentiles* IV, 89, l'impressionnante description de la résurrection des corps chez les damnés (*opus citatum* p. 297).
[^31]: -- (1). Somme Théologique Ia IIae, q. 78, art. 4, sol. 3.
[^32]: -- (1). Ia-IIae q. 78 a. 4.
[^33]: -- (2). Héris, o.p. *Opus citatum*.
[^34]: -- (1). Pp. 357 et 358. (Plon édit. 1931.) Études prodigieuses de Georges Bernanos sur cet ouvrage, réunies dans le *Crépuscule des vieux* (Gallimard 1956).
[^35]: -- (1). Par exemple dans le Dictionnaire de Spiritualité, (chez Beauchesne) l'article *anormaux* (sanctification des anormaux) du R.P. J. de Tonquédec s.j. Voir aussi Thibon : *Ce que Dieu a uni* (Lardanchet édit.) au chapitre : les sens et l'esprit.
[^36]: -- (1). La première partie de cet article a paru dans notre numéro précédent.
[^37]: -- (1). R.P. Chambre, *Christianisme et communisme,* Fayard, 1959, p. 109.
[^38]: -- (1). Sur ce décret du Saint Office, voir l'éditorial de notre n° 35 : « Après le décret du Saint Office » (avec le texte même du décret, pages 9 et 10 de ce numéro).
[^39]: -- (2). La philosophie chrétienne a été évoquée déjà au § 4 (voir *Itinéraires,* n° 35, pp. 88-89. Sur la philosophie chrétienne, voir également notre numéro 44 : article « Un témoignage chrétien : le philosophe Gilson et la théologie ».
[^40]: -- (1). PIE XII, Discours aux ouvriers en la fête de l'Ascension, 14 mai 1953, en commémoration de *Rerum novarum.* Dans la même pensée, Pie XII y précise : « Ils se trompent, ces catholiques promoteurs d'un nouvel ordre social qui soutiennent : tout d'abord la réforme sociale, puis on s'occupera de la vie religieuse et morale des individus et de la société. On ne peut en réalité séparer la première chose de la seconde, parce qu'on ne peut désunir ce monde de l'autre, ni diviser en deux parties l'homme qui est un tout vivant. »
[^41]: -- (1). PIE XI, Encyclique *Quas primas,* 11 décembre 1925. *Cf.* toute l'Encyclique.
[^42]: -- (2). PIE XII, Encyclique *Summi Pontificatus,* 20 octobre 1939.
[^43]: -- (1). R.P. Jean Villain, *loc. cit. :* Voir commentaire n° 2 au § 10, dans *Itinéraires,* n° 44.
[^44]: -- (2). C'est ce jugement synthétique que nous avons tenté dans « La pratique communiste de la dialectique », *Itinéraires,* n° 41.
[^45]: -- (1). Mgr Théas, sermon du 2 septembre 1959 à Lourdes.
[^46]: -- (1). Cardinal Ottaviani, sermon du 7 janvier 1960 à Sainte-Marie-Majeure ; texte intégral dans *Itinéraires,* n° 41.
[^47]: -- (1). Jacques et Raïssa Maritain, *Liturgie et contemplation,* Collection « Présence chrétienne », Desclée et Brouwer, 1959.
[^48]: -- (2). Jacques et Raïssa Maritain, De *la vie d'oraison,* première édition 1922 ; nouvelle édition revue et augmentée, Rouart 924. Nous citons d'après cette édition de 1924.
[^49]: -- (1). Voir par exemple *Manuscrits autobiographiques,* pp. 311 et 312.
[^50]: -- (1). Prières du *Vendredi-Saint,* de l'*Exsultet,* Prières pour la paix au *commun de la Messe*, dans l'*Agnus Dei* et le *Libera* qui explicite la dernière demande du Pater.
[^51]: -- (1). André Frossard : *Les greniers du Vatican,* Fayard 1960. C'est sans doute ma faute, mais je trouve désagréable que dans certains dessins la figure humaine soit représentée par le vide absolu (même pas un ovale) -- entre les cheveux et les épaules ; j'aimerais mieux, je l'avoue, trouver au moins quelques linéaments pour le contour du visage, les yeux, le nez et la bouche. -- Mais en général les dessins ajoutent à la lumière du texte, ils sont suggestifs et parfois très cocasses. \[note de 2001 : cf. n° 52, p. 30.\]
[^52]: -- (2). Voir par exemple dans *les Mains Libres* (Desclée de B. 1955) les articles : *le sexe apprivoisé, César et Sainte Histoire, l'Esprit est ce qu'il y a de plus lourd dans le corps, Dominus vobiscum.*
[^53]: -- (1). Voir l'art. 3 de la question 65 de la IIIa pars.
[^54]: -- (2). Bernanos, *Scandale de la vérité*, p. 57 (Gallimard édit.).
[^55]: -- (3). Pour ceux qui s'intéressent à la question je me permets de renvoyer à ma note sur *l'Église et l'art* et aux textes du P. Regamey qu'elle contient, dans *Revue Thomiste,* 1953, 11° 3.
[^56]: -- (1). Voir son chapitre sur *l'art dans la communauté chrétienne* dans l'ouvrage collectif : *Problèmes de l'Art Sacré* (Le Nouveau Portique édit., diffusion Chaix, Paris). Voir surtout le chapitre sur l'apprentissage de l'art dans *Culture, École, Métier* (N.E.L.).
[^57]: -- (2). Énumération de ces cas dans la Revue l'Art Sacré, n° de mai-juin 1951 : *les marchands et l*e *temple.*
[^58]: -- (3). D'autant que dans le *Sel de la Terre,* au chapitre sur les Dominicains, Frossard a évoqué avec un rare bonheur saint Thomas et le thomisme.
[^59]: -- (1). Sur tout ceci on peut se reporter aux *Degrés du Savoir* de Maritain, pp. 493 à 498.
[^60]: -- (1). Cf. lettre de Péguy à Claudel, 15 décembre 1911, publiée par André Charlier, dans *Itinéraires,* n° 35, p. 55.
[^61]: -- (1). C'est dans le *Laudet.* Voir Péguy, *Œuvres en prose* 1909-1914, Gallimard 1957, pp. 942-943.