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## CHRONIQUES
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### L'éducation chrétienne en face du marxisme
par André CHARLIER
« C'est un fait douloureux qu'aujourd'hui on n'estime plus ou ne possède plus la vraie liberté (...).
« Ceux qui, par exemple dans le domaine économique ou social, voudraient tout faire retomber sur la société, même la direction et la sécurité de leur existence ; ou qui attendent aujourd'hui leur unique nourriture spirituelle quotidienne toujours moins d'eux-mêmes, -- c'est-à-dire de leurs propres convictions et connaissances, -- et toujours plus, déjà préparée, de la presse, de la radio, du cinéma, de la télévision, *comment pourraient-ils concevoir la vraie liberté, comment pourraient-ils l'estimer et la désirer, si elle n'a plus de place dans leur vie ?*
« Cela veut dire que les hommes ne sont plus que de simples rouages sociaux ; ce ne sont plus des hommes libres, capables d'assumer ou d'accepter une part de responsabilité dans les affaires publiques (...)
« Telle est la faiblesse malheureusement trop répandue d'un monde qui aime à s'appeler avec emphase « le monde libre ». *Il s'illusionne et ne se connaît pas lui-même : sa force ne réside pas dans la vraie liberté* (...). De là dérive chez bien des personnes autorisées du monde dit « libre » une aversion contre l'Église, contre cette importune qui recommande quelque chose que l'on n'a pas, mais qu'on prétend avoir et que, par un étrange renversement d'idées, on lui refuse précisément à elle : Nous voulons dire l'estime et le respect de l'authentique liberté. »
Pie XII,\
*Message de Noël* 1951.
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ON ME DIT que nous sommes un monde libre, et qu'au-delà de *ce* que nous appelons le rideau de fer existe un monde sans liberté. Je ne crois pas aisément ce qu'on dit : on a beau me répéter que j'appartiens à un monde libre, je trouve que le champ de ma liberté se restreint de jour en jour davantage, que pour une foule de démarches que j'accomplissais jadis librement je rencontre maintenant devant moi la barrière de règlements administratifs et de lois ; dans ma pensée même je me sens violenté par des pressions insidieuses et sournoises qui viennent de partout. Et d'autre part, si j'essaye d'oublier les événements de Hongrie et les violences dont l'Église du silence est victime, pour me mettre dans la peau d'un quelconque homme de la rue au-delà du rideau de fer, je me dis que cet homme se sent peut-être aussi libre (ou aussi peu libre) que moi, qu'en somme il n'y a peut-être pas la différence qu'on dit entre ces deux mondes qu'on distingue par une opposition tout de même un peu grossière et inexacte. Cette remarque n'a d'ailleurs rien d'original : déjà au XIX^e^ siècle un savant comme Frédéric Le Play signalait la dangereuse erreur qui « enlève à la vie privée ses libertés les plus nécessaires et les plus fécondes sans aucun motif tiré de l'intérêt public ». Le mal n'est donc pas nouveau ; ce qui est nouveau c'est l'enthousiasme avec lequel nos contemporains aspirent à un esclavage de plus en plus complet : et je ne parle pas de celui qui adhère au marxisme mais du citoyen moyen qui avec joie abandonne ses responsabilités les plus authentiques et ses droits les plus sûrs pour les remettre à l'État. Quand M. Krouchtchev nous prédit avec bonhomie que dans dix ans nous serons communistes, cela prouve qu'il est assez bon observateur des réalités politiques. Je ne dis pas que sa prédiction sera confirmée par l'histoire parce que heureusement il commet une grossière erreur, une erreur matérialiste qui est de ne pas croire aux seules forces qui sont capables d'abattre le marxisme. Mais enfin il n'est pas besoin d'être très fin pour discerner toutes les raisons qui mettent les puissances occidentales en état de moindre résistance au communisme et dont la principale est qu'elles ne lui opposent pas une foi inébranlable dans la solidité de leur cause. Leur propre idéologie est aussi vague et creuse que possible, se résumant à peu près dans ce mot également vague de « liberté », alors que nous savons très bien que nos contemporains s'accommodent parfaitement d'un bon esclavage, et ne sont pas capables de sacrifier quoi que ce soit pour la défense de la vraie liberté.
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Il faut avoir subi comme les Hongrois l'appareil militaire et policier des Soviets pour avoir faim d'une vraie liberté : mais les Hongrois ont commis une grave méprise en pensant que le monde soi disant libre allait voler à leur secours. Jusqu'à présent il n'a sauvé aucun des pays qui l'ont appelé au secours contre la menace communiste. Dupé par le mythe de la « coexistence pacifique », l'Occident ne s'aperçoit pas qu'il y a des circonstances où la seule voie de salut consiste à marcher résolument contre le sens de l'histoire : au lieu de prendre ce parti courageux, nous le voyons suivre son ennemi sur tous les terrains où, s'il avait quelque clairvoyance, il verrait qu'il est assuré d'être battu. Et M. Krouchtchev n'a même pas besoin de cacher son jeu : il abat ses cartes avec un gros rire et il fixe lui-même le délai au bout duquel le monde libre aura basculé du côté marxiste.
TOUT CECI ne devrait pas nous surprendre. Il y a plus d'un siècle Alexis de Tocqueville, dans les pages prophétiques qui terminent son livre célèbre *La Démocratie en Amérique* prédisait assez bien le destin qui nous attend : « J'avais remarqué, écrivait-il, durant mon séjour aux États-Unis, qu'un état social démocratique semblable à celui des Américains pourrait offrir des facilités singulières à l'établissement du despotisme... » Et il décrivait l'état auquel, selon lui, devait aboutir la démocratie en des termes qui devraient nous faire passer un frisson le long de l'épine dorsale : « Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde : je vois une foule innombrable d'hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d'eux, retiré à l'écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres : ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l'espèce humaine... il n'existe qu'en lui-même et pour lui seul, et, s'il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu'il n'a plus de patrie. Au-dessus de ceux-là s'élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d'assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l'âge viril ; mais il ne cherche au contraire qu'à les fixer irrévocablement dans l'enfance...
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C'est ainsi que tous les jours il rend moins utile et plus rare l'emploi du libre arbitre... » J'arrête la citation encore que le reste soit aussi beau. Eu face d'une tyrannie aussi simplement organisée et aussi efficace que le système communiste, les démocraties réunissent toutes les causes possibles de faiblesse. Ce qui leur reste de spiritualisme est rongé au-dedans par un matérialisme larvé et multiforme, qui s'ignore souvent ; un matérialisme bien net, volontaire et conscient, ne peut qu'être vainqueur de civilisations qui cherchent pour leurs vagues spiritualismes toute espèce de compromis avec les tendances matérialistes du progrès moderne.
SI NOUS N'AVONS PAS du tout confiance dans la résistance que les démocraties occidentales peuvent opposer au communisme, ce n'est pas que nous acceptions le triomphe de ce dernier comme un phénomène fatal, déjà inscrit dans les faits. Je pense au contraire qu'il est possible de le vaincre et que cela est nécessaire : au demeurant chacun de nous doit savoir qu'il lui est demandé simplement de se battre et que le devoir de se battre ne lui confère aucun droit personnel sur la victoire : que d'ailleurs dans ce domaine les vraies victoires ne sont pas toujours celles qui frappent le plus les yeux. Le terrain le plus favorable pour livrer la bataille est celui de l'éducation de la jeunesse, et c'est en même temps celui où elle est le plus nécessaire, car la jeunesse est extrêmement sensible à tous les mirages de la propagande, et la propagande a acquis aujourd'hui un art consommé pour user des moyens les plus subtils et les plus pervers, -- moyens qui sont tous des dérivés du mensonge. Et même si nous voulions réduire à l'essentiel ce qui nous oppose à nos adversaires, nous pourrions dire que pour eux la vérité est toute relative, fragmentaire et fugitive, tandis que nous ne pouvons la concevoir qu'absolue. Le mot « mensonge » n'a même pas de signification pour eux : ils estiment vrai ce qui est utile dans le moment présent. Tandis que pour nous l'éducation véritable ne peut tolérer aucun relativisme dans les principes : elle est un art qui doit apprendre à l'homme comment on vit de la Vérité. C'est toujours le grand débat entre Socrate et les sophistes.
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Le marxisme a besoin d'esclaves et il fait des hommes ses esclaves. Nous le vaincrons dans la mesure où nous ferons des hommes libres. En face d'un adversaire mouvant, dont les positions ne sont jamais les mêmes et qui profite de toutes les occasions offertes par une civilisation elle-même de plus en plus mouvante, nous devons fonder l'éducation chrétienne sur des principes absolument inébranlables, et nous ne rougirons pas de dire que ce sont les principes traditionnels. Cela ne veut pas dire qu'il n'y ait pas d'excellentes méthodes d'éducation nouvelle ; il suffit qu'elles soient intégrées dans les principes et qu'elles ne se laissent pas entraîner au gré de courants philosophiques contestables. Chose étrange, toutes les déviations apportent sans s'en douter de l'eau au moulin marxiste, en ce sens qu'elles tendent à désintégrer la personnalité. Au contraire tout ce qui fortifie la personnalité et développe le sens de la responsabilité contribue à faire des caractères que le marxisme ne saurait entamer.
Il y a trois principes qu'il est d'autant plus indispensable d'affirmer qu'ils s'imposent de moins en moins aux esprits modernes. Ce n'est pas qu'on les nie catégoriquement, mais on considère qu'ils n'ont qu'une valeur toute théorique et on les tient à l'écart de sa vie.
LE PREMIER, on s'en doute, est le respect de la vérité. Si on donne à un enfant le sens de la transcendance de la Vérité, je crois qu'il est sauvé. Dieu est Dieu. S'Il s'est abaissé jusqu'à nous, c'est pour nous élever jusqu'à Lui. Il ne faut négliger aucune des exigences temporelles, ou pour parler comme les philosophes, existentielles. La Vérité n'est pas seulement un objet de connaissance, elle est faite pour être vécue aujourd'hui, à cette heure précise dans laquelle nous a jetés la Providence. Le Christ a vécu une vie humaine très semblable à la nôtre dans ses moindres circonstances ; le calice qu'il a bu n'est pas seulement celui du Golgotha, mais celui de toute existence humaine depuis son commencement jusqu'à sa conclusion. Mais enfin dans la personne du Christ l'humain et le divin sont substantiellement unis : il ne faut pas que le visage de l'Homme nous voile le visage éternel de Dieu, celui dont il est dit dans le Psaume : « *Signatum est super nos lumen vultus tui Domine.* » Un jour Dieu a dit Son Nom à Moïse : « *Ego sum qui Sum :* Je suis Celui qui Suis. » La majesté de ce présent est celle de l'éternité.
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C'est aussi le nom de Jésus. Aux Juifs exaspérés qui Lui demandent : « QUI es-tu ? », il répond : « Avant qu'Abraham fût, Je Suis. » Si quelqu'un fut « engagé » dans le sens que les modernes donnent à ce mot, c'est bien Jésus : et c'est au moment du suprême engagement qu'Il affirme qu'Il est transcendant à tout le temporel. La vie sociale existe. Les devoirs sociaux existent. La religion est dans son rôle quand elle définit les devoirs des chrétiens en matière sociale -- et nous savons qu'elle n'y manque pas ; mais nous commettrions une grave erreur si nous la voulions engagée dans les luttes sociales : quand la sollicitude de l'Église se tourne vers la cité des Hommes, c'est pour l'orienter doucement vers la Cité de Dieu. Nous avons le devoir strict de faire tous nos efforts pour qu'il y ait plus de justice dans la société : mais ne nous berçons pas d'illusions : quand bien même nous réussirions à faire table rase de toutes les structures sociales héritées du passé, nous ne ferons jamais de la terre un paradis. Or les chrétiens sont tellement imprégnés sans le savoir par le mythe du progrès qu'ils croient avoir droit dès ici-bas à un monde confortable, débarrassé de toutes les servitudes, y compris celle du travail ; le péché n'est plus qu'un accident ancien qui existe encore dans les pages des vieux catéchismes, mais qui manifeste simplement une survivance d'un monde aboli. Insensiblement notre apostolat se transforme en action sociale, et nous descendons sans le voir sur un terrain insidieusement préparé par le marxisme. Tous les problèmes s'y trouvent faussés parce qu'on ne leur donne point leur véritable perspective : à force de répéter qu'il n'y a pas d'évangélisation possible avant que certaines conditions sociales soient réalisées, nous insérons pratiquement l'apostolat dans la lutte des classes, et par cette socialisation de la religion nous opérons une véritable dévaluation du sacré. Nous rêvons de je ne sais quelles libérations temporelles et nous oublions qu'il n'y a qu'une seule libération, celle que réalise la Vérité : *Veritas liberabit vos.* Au fond nous n'avons pas pour les âmes l'estime qu'elles méritent. C'est de la Vérité qu'elles ont faim, parce qu'elles sont faites pour la Vérité, et nous les trompons en leur donnant à la place du social. Nous méconnaissons même l'âme des enfants : nous semblons ignorer qu'ils sont capables d'entrer de plain pied dans les grands mystères beaucoup mieux que les grandes personnes.
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Si Jésus a dit : « Laissez venir à moi les petits enfants », ce n'est pas pour leur faire un catéchisme soigneusement progressif, où la Vérité est dosée dans des balances misérablement humaines, mais pour les plonger tout entiers dans la réalité du mystère de Dieu. Finalement nous fabriquons une religion où nous accommodons la Vérité à la médiocrité des hommes au lieu de les hausser jusqu'au plan des vérités éternelles.
LE SECOND PRINCIPE sur lequel une saine éducation doit être fondée est celui de l'unité de la personne humaine. Ici les abus de la psychologie et de la médecine ont été extrêmement néfastes. D'une part la subtilité de l'analyse psychologique désagrège la personne en éléments dont nous n'apercevons plus l'importance respective. D'autre part le recours à la médecine finit par faire croire que le spirituel est entièrement sous la dépendance du physiologique, de sorte qu'aujourd'hui, en face de difficultés d'ordre caractériel ou intellectuel, le premier réflexe est de penser que la médecine remettra tout en place. Et la psychanalyse, pour autant qu'elle est freudienne, comporte une philosophie naturaliste qui ignore les problèmes moraux et religieux. Pour ne pas parler de toutes les tendances normales que la psychanalyse transforme en cas pathologiques, l'importance qu'elle attribue à la sexualité, dont elle fait le grand moteur de toute la personnalité humaine, est quelque chose de proprement monstrueux : on fait ainsi croire à l'homme qu'il est dominé et gouverné par des forces inconscientes contre lesquelles il ne peut rien ; il devient le jouet d'une sorte de fatalité viscérale. De là à faire disparaître la notion de péché, il n'y a qu'un pas, et on sait assez que c'est une des notions les plus dévaluées qu'il y ait, en notre siècle de naturalisme. Si l'éducation chrétienne ne réagit contre cette tendance, c'en est fait de toute formation morale, car l'homme y perd le sentiment de sa responsabilité. Il faut apprendre aux enfants que rien n'est fatal, que nous sommes grâce à Dieu des créatures raisonnables, que la raison nous a été donnée pour connaître le bien, et la volonté pour dominer les instincts qui nous en écartent. La beauté d'un caractère réside dans l'unification réalisée par la raison et la volonté de toutes les tendances de l'homme, ordonnées à sa fin suprême. Ce sont là des notions tout à fait classiques et banales, mais étrangement oubliées et même pratiquement méprisées. Il importe de les restaurer.
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LE TROISIÈME PRINCIPE est de croire que nous sommes faits pour la perfection et de l'enseigner aux tout petits enfants, puisque les hommes n'y croient plus. N'oublions jamais que le développement de la personnalité chez l'homme aboutit presque toujours à l'éloigner de Dieu. Les enfants sont donc beaucoup plus près que nous de la réalité spirituelle, ils sont beaucoup plus capables que nous de réaliser qu'ils sont faits pour vivre de la vie même de Dieu. L'Évangile dit là-dessus des choses simples et définitives, mais qui croit encore à la lettre de l'Évangile ? Nous n'avons plus le sens de ce don inouï et magnifique qu'est la liberté : elle n'est guère pour nous que la faculté de choisir la sottise plutôt que la raison, alors qu'elle consiste essentiellement à choisir Dieu ! Nous n'avons plus le sens de la grâce. Si nous avions pour un atome le sens de la grâce, nous serions éperdus de reconnaissance pour tous les dons gratuits dont le plus misérable d'entre nous est l'objet. Mais nous perdons notre temps à revendiquer : nous calculons nos droits, nous faisons de l'action syndicale. Nous n'avons jamais fini de demander à l'État de nous décharger de nos devoirs, nous le supplions de nous prendre nos libertés les plus saintes, tant la liberté nous fait peur. Revendiquons soit, mais comme l'aveugle de Jéricho qui criait sur le passage de Jésus : « Jésus, Fils de David, aie pitié de moi ! » Et sait-on ce qu'il revendiquait ? simplement le droit de voir Dieu ! Il semble que tout cela n'ait pas été écrit pour nous, tant nous sommes loin de ces grands textes ; saint Paul le dit en propres termes : « Aspirez aux dons supérieurs. » Les temps sont changés, certes, notre siècle est inhumain, je le veux bien, mais je n'ai pas l'impression que le temps des invasions barbares ait été très humain ; et quand on lit la vie de sainte Catherine de Sienne, le XIV^e^ siècle ne fait pas l'effet d'un siècle de paix et de bonheur. N'ayons donc pas de fausse humilité. Le sentiment de notre faiblesse, au lieu de servir d'excuse à notre démission, doit nous donner la juste mesure de la toute puissance de la grâce. L'humilité chrétienne n'est pas la démission, elle est l'assurance que nous pouvons tout avec la grâce de Dieu.
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Jamais on n'a tant parlé de promotion sociale, mais c'est la plus grande des duperies ; car sous ce nom on ne se propose pas autre chose que de livrer l'homme pieds et poings liés à l'omnipotence d'un État anonyme : la seule promotion qui vaille est de mettre l'homme à sa vraie place de fils de Dieu. Une éducation authentiquement chrétienne donne seule à l'homme sa dimension juste, elle l'établit dans une liberté vraie, qui consiste à être orienté dans la ligne de sa vocation ; mais cette liberté-là nous paraît très redoutable parce qu'elle exige que nous nous mettions d'abord dans la main de Dieu, et nous préférons nous créer des fantômes ridicules que nous décorons du nom de liberté.
Tels sont les trois principes qu'il importe de restaurer si nous voulons construire des hommes qui aient la taille de l'homme. Faute de leur rester fidèle, la cité moderne fabrique des hommes qui sont de moins en moins hommes, et qui, parce qu'ils sont en état de moindre résistance, sont destinés à devenir la proie du marxisme. En face du marxisme qui désagrège les âmes, notre devoir est de Les reconstruire.
CES PRINCIPES ONT DES COROLLAIRES.
Le premier est qu'il faut restaurer le sens de la responsabilité. C'est un sens que les enfants n'ont plus du tout, car ils sont élevés sans aucune générosité ; puis quand ils deviennent de jeunes hommes et qu'ils sont lancés dans l'action, ils découvrent qu'ils sont responsables, et cela leur donne parfois une véritable joie, ce qui est un sentiment tout naturel. Mais la liberté se paie si cher dans le monde d'aujourd'hui, les tracasseries de l'administration sont si sournoises à l'égard de ceux qui prennent librement de grandes responsabilités, que la jeunesse même finit par préférer être dans le camp de ceux qui tracassent : il y a trop d'avantages à être fonctionnaire. Les systèmes politiques modernes qui sont tous rongés par le socialisme, se méfient comme de la peste de l'homme qui veut rester libre. Donnons donc aux enfants le goût de la responsabilité : rien ne peut élever leur âme davantage. Comme bien on pense, il ne s'agit pas seulement de la responsabilité dans l'action extérieure. Chacun de nous est responsable du salut du monde : à mesure que l'âme entre plus profondément dans la charité, son horizon s'élargit jusqu'aux limites de l'univers. Nous disposons de l'arme la plus puissante, qui est la prière, la seule qui soit à la mesure d'une responsabilité comprise dans un sens universel.
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Si nous voulons placer de jeunes âmes dans leur vérité, il faut les éclairer sur le pouvoir de leur volonté, si elle consent à s'abandonner à la grâce. Sainte Thérèse de l'Enfant Jésus est devenue la patronne des Missions en offrant à Dieu les pas qu'elle faisait dans le cloître de son monastère pour la conversion des païens. -- Sans doute l'orgueil de l'homme d'action ne trouvera pas ici son compte, mais enfin nous sommes ici pour prendre les problèmes de la seule manière qui vaille, c'est-à-dire par leur sommet. C'est à Dieu que nous aurons à répondre de tout.
LE SECOND COROLLAIRE est qu'il faut restaurer chez les enfants le sens des valeurs, intellectuelles et morales. Ce qu'on appelait autrefois le goût et sur un autre plan la vertu n'était rien d'autre que le sens des valeurs, car esthétique et morale se correspondent. Ce qu'on appelait plus récemment la culture n'est pas autre chose. Mais de nos jours il n'y a plus ni culture ni morale, parce qu'on ne croit plus à aucune réalité objective : dès lors il n'y a plus rien qui ne soit subjectif et relatif à la fois. Chacun est à soi-même sa propre règle, chacun suit son propre jugement. C'est un fait que les enfants d'aujourd'hui ne croient pas qu'ils aient à tenir compte d'autre chose que de leur désir et de leur plaisir ; ils n'imaginent pas qu'ils pourraient faire un choix qui contraindrait leur nature. On les a habitués, dès qu'ils ont balbutié, à être consultés sur tout, et naturellement sur les sujets où ils sont le moins aptes à porter un jugement ; ils jugent donc de tout et ils n'ont pas dix-sept ans qu'ils sont souvent ingouvernables. Il faut dire que les éducateurs, même chrétiens, ont adopté là-dessus des conceptions erronées, plus ou moins influencées par Jean-Jacques Rousseau. Sous prétexte de ne point contraindre l'enfant, on ne veut pas lui faire adopter une attitude dont il n'aurait pas compris par lui-même la nécessité, et ainsi on l'amène à juger sans avoir les éléments du jugement. Nos pères étaient beaucoup plus sages qui décidaient pour nous et nous évitaient l'embarras d'un choix impossible. Il n'est pas question d'opprimer la personnalité de l'enfant, mais de l'élever peu à peu vers les valeurs les plus hautes : si nous l'abandonnons à lui-même, il va spontanément vers ce qui lui donne le plaisir le plus immédiat. Il doit savoir qu'il faut mettre le prix aux choses : et par conséquent payer cher ce qui vaut cher.
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Il faut bien dire que nous vivons dans une société où nos sens sont tentés à chaque pas d'une manière incroyable, quand ce ne serait que par les artifices de la publicité : comment veut-on que l'enfant, livré à lui-même, sache distinguer ce qui lui donnera les joies les plus vraies ? Peut-il savoir même qu'il y a des joies vraies et des joies fausses ? Il y a donc une éducation de la sensibilité à entreprendre dès le plus jeune âge, et, comme tout se tient, elle doit être fondée sur l'éducation du sens spirituel.
JE METTRAIS EN TROISIÈME PLACE le sens du sacrifice : cela se tire naturellement de ce que nous avons dit précédemment. La dégradation de la chrétienté se mesure surtout à ceci que chez les chrétiens eux-mêmes la seule pensée du sacrifice est regardée comme insoutenable, alors qu'elle est de l'essence même de notre religion. Il ne peut y avoir de Rédemption sans le sacrifice du Rédempteur. Si on y regardait de près, on verrait que le sacrifice est supposé par l'économie même de la nature, dont certaines parties sont occupées à souffrir et à mourir pour que les autres se développent. Mais comme nous avons vidé la religion du péché, nous la vidons aussi de la réparation et du sacrifice, c'est-à-dire de sa réalité authentique. Toutes les formes du matérialisme rejettent avec dégoût *ce* besoin profond d'ascétisme qui est dans le christianisme et qui, loin d'être inhumain, comme on le dit, éclaircit et purifie l'œil de l'âme, affermit notre santé spirituelle. « Je ne suis pas du monde », disait Jésus. Si nous sommes disciples de Jésus-Christ, nous devons prendre des maximes opposées à celles du monde, et en nourrir nos enfants dès le berceau, nous devons concevoir que le sacrifice est la véritable introduction à la joie et à la liberté, parce qu'il produit le détachement, un détachement sans rien de raide ni de contraint, qui nous délie peu à peu de tout l'accessoire et le factice. L'expérience de la vie nous amène à considérer que nous tenons à beaucoup de choses, mais que pour parler vrai, ce sont elles qui nous tiennent par des milliers de chaînes : or si nous étions vraiment fidèles à notre vocation, une seule chaîne devrait nous retenir, c'est la charité, que saint Paul appelle *vinculum perfectionis,* le lien de la perfection. Il ne faut consentir à aucun compromis avec le marxisme, sans quoi le monde est perdu. En face de l'esclavage marxiste, il faut dresser l'homme libre selon Jésus-Christ.
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JE CROIS UNE QUATRIÈME CHOSE NÉCESSAIRE, c'est de rendre à la jeunesse le sens du devoir. Quand il y avait encore des traditions de famille, de métier, de patrie, elles étaient naturellement respectées et elles créaient pour l'homme autant de devoirs. Mais nous avons tout jeté par terre au nom du sens de l'histoire. Finalement d'ailleurs aucun devoir ne se justifie s'il n'est fondé sur la volonté de Dieu et sur l'ordre de sa création. Aujourd'hui des enfants, dont on a toujours satisfait tous les désirs et tous les caprices, n'ont plus du tout le sentiment qu'ils doivent quoi que ce soit. En revanche ils sont tellement persuadés que tout leur est dû par tout le monde que le moindre doute ne les effleure même pas là-dessus. Eux aussi sont tout prêts à revendiquer et ils ne s'en privent pas. Tout leur est sujet à discussion, à contestation. Nous ne pouvons rien leur apporter de meilleur que le sentiment qu'il y a au-dessus de nous des réalités qui nous commandent et dont les exigences ne sont pas discutables. Ces grands devoirs sont pour l'homme le langage de Dieu : ils aiment que nous les interrogions, que nous leur demandions notre chemin. Le malheur est que les enfants d'aujourd'hui n'ont pas à demander leur chemin, ils n'écoutent personne qu'eux-mêmes, ils marchent droit devant eux au gré d'une fantaisie aveugle. Ils n'ont plus le respect de rien, parce qu'on ne l'a pas développé en eux. Les enfants ont l'admiration naturelle, mais encore faut-il qu'on leur propose quelque chose à admirer. Au fond si les adultes, parents ou éducateurs, voulaient y réfléchir, ils s'apercevraient qu'ils n'ont qu'une idée médiocre de l'âme humaine. Pour faire de l'éducation il faut surtout ne pas écouter les pédagogues, ne croire à aucune recette, mais croire en revanche que le grand pédagogue est le Saint-Esprit, dont saint Paul dit « qu'Il prie pour nous avec des gémissements ineffables », et que par conséquent il n'est pas possible qu'aucune âme ne reçoive pas par Lui les hautes lumières dont elle a besoin pour parvenir à la perfection.
ON PENSERA PEUT-ÊTRE que les remarques qui précèdent n'ont qu'un rapport lointain au marxisme, mais ce serait une erreur parce que les choses humaines sont entre elles dans une liaison profonde, et il faut toujours aller au principe des choses. La force du marxisme n'est telle que parce que les âmes sont dévaluées à un degré inouï, et la raison en est que chez les chrétiens eux-mêmes il y a excès de subjectivisme.
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Nous sommes tellement préoccupés de nous et des moindres mouvements de notre sensibilité que nous n'apercevons plus rien ni au dehors ni au-dessus de nous. Nous nous formons de Dieu l'image qui nous plaît, même si l'Évangile y contredit, nous accommodons la religion à nos petit cadres intellectuels. Nous avons tellement peu le sens d'une vérité extérieure à nous, contre laquelle nous butons sans pouvoir l'entamer ni la modeler, que le monde extérieur lui-même ne nous paraît pas tellement vrai. Cela explique qu'au moment même où l'homme semble avoir conquis la maîtrise de l'univers, nous voyons se développer ce que les existentialistes appellent « la philosophie de l'angoisse ». C'est que notre drame intérieur se joue quand même, quoique nous ayons condamné au silence l'acteur principal qui devrait lui donner son sens ; alors nos cris résonnent dans le vide et personne ne nous répond. Songeons un peu aux discours que Jésus tenait à ses disciples sur les routes de Galilée ou sur les bords du lac de Tibériade. Il ne faisait pas avec eux de psychologie, il ne les soumettait pas à des tests préalables. Les textes sont formels : il n'avait même pas fait au préalable d'enquête sociologique. Quelle audace ! quelle imprudence ! Et pourtant Jésus leur assénait avec simplicité d'immenses vérités, des vérités qui dominaient de très haut l'esprit de ces pêcheurs de poissons : « Le Royaume de Dieu est au-dedans de vous. -- Nul, s'il ne naît d'en-haut, ne peut voir ce Royaume de Dieu. -- Efforcez-vous d'entrer par la porte étroite. -- Si vous ne mangez la chair du Fils de l'Homme, et si vous ne buvez son sang, vous ne possédez pas la vie en vous. -- Je suis en le Père et le Père est en moi. » Ce ne sont pas là des vérités commodes, et elles n'étaient pas plus actuelles du temps de Jésus que du nôtre : pourtant c'est pour les prêcher que les pêcheurs de poisson ont tout quitté, c'est pour elles que les martyrs ont accepté de mourir.
IL N'Y A PAS de forme de matérialisme qui ne soit pernicieuse, mais Jusqu'au développement contemporain du marxisme, il n'y avait jamais eu de matérialisme *populaire* ni de matérialisme *politique.* Aujourd'hui il apporte aux masses une : philosophie très simple qui supprime les problèmes pour éviter de les résoudre, et il constitue un système politique d'une redoutable efficacité, qui ne peut que lui gagner des adeptes.
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Au fond le commun des hommes aime la réussite et supporte allègrement l'esclavage pourvu qu'on lui donne en pâture au moins une apparence de réussite. Face au marxisme notre meilleure arme, c'est la Vérité, mais la Vérité sans aucune espèce d'accommodement ni de compromis ; et la chose la plus essentielle qu'il faut donner à la jeunesse, c'est l'amour de la Vérité. Nous sommes dans un temps qui souffre d'une dévaluation générale qui n'atteint pas seulement la monnaie mais toutes les valeurs. A mesure qu'on spécialise l'homme de plus en plus, on abaisse d'une façon dangereuse la simple valeur humaine. -- A voir comment vivent nos semblables, on constate avec effroi qu'ils se contentent de peu : l'angoisse qu'ils éprouvent provient non pas tant des dangers, atomiques ou autres, qui menacent le monde, mais de l'absurdité d'une vie qui ne répond à rien des besoins les plus profonds de l'âme. L'œuvre la plus urgente est donc de construire des hommes vraiment libres, et pour cela il ne faut pas nous inquiéter de savoir si nous sommes conformes à la dernière page du dernier livre à la mode : nous devons nous résigner à marcher contre notre siècle puisqu'il y a aujourd'hui une conspiration générale, je ne dis pas pour priver l'homme de ses libertés, mais pour faire *qu'il n'ait plus envie d'être libre,* ce qui est infiniment plus grave. Quand on mesure la résignation générale du monde, on se dit que le résultat est très près d'être atteint. Peut-être la France est-elle le pays où on trouvera encore quelques hommes qui ne se résignent pas ? Que ceux-là sachent que la lutte qu'ils entreprennent est une lutte sans merci, que personne ne les comprendra ni ne les aidera ; mais qu'ils puisent leur consolation dans la grande sagesse de l'Église et de sa liturgie qui, au samedi des Quatre Temps de Carême, définit en quatre mots l'attitude du chrétien au milieu des combats du monde, nous demandant d'être : « *inter prospera humiles et inter adversa securi* », humbles dans l'heureuse fortune et tranquilles dans la mauvaise. Béni soit Dieu qui nous oblige à cette lutte pour nous empêcher de dormir. Ce que, dans le jargon politique, on appelle la « coexistence pacifique » n'a rien de commun avec la paix du Christ.
André CHARLIER.
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### Ni le jour ni l'heure
par le R.P. CALMEL, o.p.
« J'ai vaincu le monde... Vous serez mes témoins. »
JEAN, XVI, 33 et ACTES, I, 8.
ILS SONT RARES sans doute les chrétiens du XX^e^ siècle qui espèrent avant l'heure de leur mort se trouver présents au retour du Seigneur quand il viendra juger les anges et les hommes et faire toutes choses nouvelles. Par contre quel chrétien, du moins s'il est fervent, ne s'est posé un jour ou l'autre cette question de l'ardente espérance : « Ne serai-je donc jamais le témoin d'un nouveau printemps de la Sainte Église ? Ne me sera-t-il pas donné, avant de fermer les paupières, de bénir Dieu pour un renouveau chrétien de la France ? Dois-je demeurer jusqu'à la fin de ma vie le témoin désolé d'une pourriture morale qui se généralise, d'une déviation des esprits qui gagne de proche en proche, et de cette morne tiédeur qui enveloppe tant de chrétiens les uns après les autres ? » Pour sûr l'Église est sainte ; et même de notre temps elle suscite des saints, de très grands saints. Mais comment ne pas désirer que la sainteté éclate davantage, qu'elle se manifeste en un plus grand nombre de baptisés, qu'elle se traduise plus visiblement dans les coutumes et les mœurs qui forment la trame de la vie quotidienne ?
Il y eut quand même des périodes radieuses dans la vie de l'Église, des périodes brèves mais inoubliables d'efflorescence et de resplendissement ; les historiens le montrent, les arts et la littérature le proclament, les théologiens en fournissent l'explication ([^1]). Eh ! bien donc, ne nous serait-il pas donné d'assister à quelque nouvelle manifestation de la splendeur inaltérable de l'Épouse de Jésus-Christ ?
19:46
Nous sommes sûrs de la victoire incessante de l'Église et que jamais les forces de l'Enfer n'arrivent à prévaloir, pas même à travers la persécution la plus perfectionnée et la plus anti-naturelle. Par ailleurs nous ne doutons pas que ne vienne le jour du renouveau chrétien de notre patrie. Nous essayons de donner notre temps et nos forces pour la victoire de l'Église et pour la conversion de la France. Quoi que l'avenir nous puisse réserver nous menons le combat ; nous ne démissionnerons point. Pourtant nous nous prenons à dire : « Si l'avenir pouvait nous réserver de contempler le triomphe de l'Église et le retour de la France à Notre-Seigneur. Même sans retentir, le triomphe de l'Église s'accomplit et la France chrétienne continue vaille que vaille. Mais si nous pouvions voir un triomphe qui éclate ! »
A ces désirs, peut-être insistants, peut-être impatients, quelle réponse allons-nous donner ? La même réponse qu'à notre désir de la Parousie du Seigneur : « Nous ne savons ni le jour ni l'heure. » Ce sera peut-être à la première veille de la nuit, peut-être au plus épais des ténèbres, peut-être au chant du coq. Il nous est demandé de veiller et d'être prêts, d'avoir noué notre ceinture et de tenir à la main une lampe allumée (Luc, XII, 35).
De toutes façons la conversion de l'humanité sera toujours à reprendre, les printemps chrétiens ne se prolongeront pas indéfiniment, le peuple de Dieu sera toujours mêlé de justes et d'impies. Alors ? Alors pourquoi travailler dans le temps ?
La réponse d'un chrétien ne saurait être douteuse. Même si elle n'est pas suffisamment intériorisée dans son cœur et ses sentiments, du moins elle est tout ce qu'il y a de plus clair au regard de la foi. Et cette réponse de la foi, qui demande à s'intérioriser et à devenir *agissante par la charité,* elle pourrait se traduire en ces termes : « Je travaille dans le temps afin d'être agréable à Dieu, d'accomplir sa volonté et de répondre à son amour ; -- afin de coopérer dans le Christ au salut de nos frères et d'être digne de Dieu dans les choses du temps ; afin que les réalités temporelles, comme les familles des hommes et leurs travaux, les inventions de leur art, leurs patries et leurs gouvernements soient à l'honneur de Dieu. »
20:46
Si le chrétien travaille sur cette terre c'est pour des raisons religieuses, et même et surtout pour des raisons mystiques ; en effet c'est pour l'honneur de Dieu, et même et surtout pour l'amour de Dieu. Ce n'est pas en définitive pour des raisons de succès. Ce serait, il est vrai, le propre d'un imbécile de poursuivre l'échec et de vouloir obtenir le désastre. Mais enfin on ne veut le succès que si Dieu le veut et comme Il le veut ; du reste on est certain que le succès n'est jamais assuré une fois pour toutes et que la manière d'user de la victoire importe encore plus que la victoire elle-même.
Tout ceci pour dire que le chrétien n'a pas d'idolâtrie de l'histoire ni de la réussite et que son action n'est pas commandée par *le sens de l'histoire,* comme on dit aujourd'hui, mais par la fidélité à Dieu et à sa loi, par la volonté de lui rester uni, serait-ce au prix de la défaite apparente et de la mort. (Ce prix du reste doit toujours être payé sous une forme ou sous une autre. Pour les pécheurs que nous sommes il n'est pas de fidélité à Dieu qui puisse échapper aux dures exigences du sacrifice et de la croix.)
QUI NE COMPRENDRAIT la question si naturelle des apôtres, et qui exprime si justement l'inquiétude de notre humanité : « Seigneur, est-ce maintenant que vous allez rétablir le royaume d'Israël ? » On forcerait à peine l'interprétation des exégèses autorisés ([^2]) en paraphrasant ainsi : « Est-ce maintenant que vous allez mettre fin à l'oppression des Gentils, aux scandales des pervers et aux machinations du démon ? Est-ce maintenant que tout va devenir plénier, tranquille, pieux et reposant ? Est-ce maintenant que nous allons former une Église qui n'aura plus à combattre et à souffrir ? » Un curé de paroisse pourrait questionner de même (et il n'est pas invraisemblable que cela lui arrive) : « Est-ce pour bientôt Seigneur, que je vais voir ma paroisse plus pratiquante et plus unie ; que je n'aurai plus à souffrir de l'indifférence et même de la haine d'une partie des paroissiens ?
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Est-ce pour bientôt la fin des manœuvres d'un laïcisme insinuant et d'un communisme perfide ? » Un religieux à son tour pourrait reprendre la question des apôtres : « Est-ce bientôt, Seigneur, que mon ordre va retrouver la sainteté des origines, la douceur *comme* aux premiers jours et les inventions de la charité fraternelle ; la simplicité et la franchise des relations, l'intrépidité lucide du zèle apostolique ; en un mot cette ferveur simple et solide, illuminée et réaliste, paisible et entreprenante qui fut la marque de l'esprit de la Pentecôte sur le fondateur et ses premiers compagnons ? » Un chrétien d'un vieux pays baptisé pourrait également à sa manière adresser à Dieu la question des apôtres : « Est-ce maintenant, Seigneur, du moins est-ce bientôt que mon pays redeviendra digne des premiers missionnaires que vous lui aviez envoyés et des traditions religieuses qui furent son honneur pendant des générations et des générations ? Est-ce que cette fois nous allons remonter la pente ? Dans une des oraisons du Vendredi-Saint, nous vous demandons, Père Tout-Puissant, *de purifier le monde de toutes les erreurs, de guérir les maladies, de chasser la famine, d'ouvrir les portes des cachots et de briser les entraves des prisonniers *? Est-ce que nous allons voir enfin cette grande prière réalisée, sinon peut-être à l'échelle de la planète, du moins aux dimensions des vieilles patries chrétiennes ? »
Comme il répondait à ses apôtres, le Seigneur invariablement répondra à ses fidèles aussi longtemps que durera ce monde et son Église militante : « Il ne vous appartient pas de connaître les temps et les époques que le Père a fixés de sa propre autorité ; mais vous recevrez le Saint-Esprit et sa vertu et vous serez mes témoins » (Actes 1, 7 et 8). Qu'est-ce qu'il nous faut de plus ? Il nous sera donné d'être les témoins de Jésus-Christ ; ses témoins par notre amour et notre participation à sa croix ; par notre coopération au salut des âmes et à l'œuvre de l'Évangile ; par notre manière héroïque et sage de nous occuper aux choses de la civilisation. Est-ce que cela ne nous suffit pas ? *Dans le monde nous aurons à souffrir mais le Seigneur a vaincu le monde et il nous a fait entrer dans sa victoire.* Il est avec nous chaque jour jusqu'à la fin des siècles.
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Promesse trop dépouillée et trop mystique, gémit notre nature, pour autant qu'elle n'est pas en harmonie avec l'esprit de Dieu :
« *Nous voulons bien un jour célébrer vos louanges*
« *Et nous unir* aux chants de vos désincarnés
« *Mais vos enfants Seigneur, ils ne sont pas des anges*
« *Et c'est aux cœurs d'en bas que leur cœur est lié.* » ([^3])
Il est aussi lié, il est lié d'abord au Cœur de Dieu et à sa tendresse ; sans cela nous ne serions pas ses enfants. Et c'est parce que notre lien avec Dieu et son Christ est tout ce qu'il y a de plus réel, c'est parce qu'il est plus fort que les liens terrestres qu'il nous est possible de travailler dans le temps en nous appliquant d'abord à être les témoins de Dieu et de sa loi et non pas d'abord à réussir dans l'histoire.
ON POURRAIT OBJECTER : si notre raison dernière d'agir est d'être les témoins de Dieu et de sa loi, ne sommes-nous pas exposés à ne rien comprendre à notre époque et à notre milieu, à faire figure d'inadaptés ? Il faut répondre non. Pourquoi donc celui qui veut être témoin de Dieu à son époque serait-il obligatoirement fermé, bouché, imperméable aux préoccupations, inquiétudes et recherches de son temps et de son milieu ? N'est-ce pas Dieu lui-même qui nous a fait naître dans telle époque et dans tel milieu ? Dès lors l'intelligence de Dieu et de sa loi ne saurait procurer l'inintelligence de notre temps et des hommes de notre temps. Tout ce que l'on peut dire c'est que la fidélité à Dieu nous empêchera de nous rendre complices des scandales et des mensonges, et nous obligera à des refus et des oppositions à l'égard de ce qui est du monde dans notre milieu et notre siècle.
D'autre part nous ne rêverons pas d'être témoins de Dieu en nous coupant de l'Église voire en nous opposant à elle. Nous nous souviendrons que c'est l'Église seule qui est témoin de Dieu ; et chacun de nous n'est témoin que pour autant qu'il est d'Église.
Le sens de Dieu, de son éternité et de sa loi n'empêche pas de saisir et de deviner l'histoire mais préserve d'être mystifié par l'histoire. L'histoire apparaît telle qu'elle est, c'est-à-dire une durée qui prendra fin et qui ne saurait être le repos dernier pour les hommes ;
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mais aussi une durée très précieuse, puisque c'est le temps qui est donné aux hommes pour se montrer dignes de Dieu et se préparer à l'éternité, à la fois par leurs activités dans l'ordre de la vie théologale et par la manière sensée et sainte d'accomplir les tâches terrestres.
DE TOUT TEMPS il s'est trouvé des chrétiens pour préférer la réussite dans le temps et dans l'histoire (du moins ce qu'ils croyaient être une réussite) au choix honnête et normal d'être des témoins de Dieu et de sa loi. Que chacun se souvienne de son expérience ou de ses lectures historiques et il comprendra vite ce que je veux dire. Tel propriétaire terrien par exemple pour agrandir son exploitation et peut-être même en se réclamant du bien commun n'hésitera pas à machiner la ruine de son voisin plus pauvre et moins doué, fomentera la division dans son ménage, finalement procurera sa ruine et, tout en sauvant les apparences du droit, deviendra le possesseur inique de sa maison et de ses terres. Certains rois de France ont ainsi employé des procédés machiavéliques pour arrondir le *pré carré.* De toute façon, qu'il s'agisse du paysan ou du roi c'est la réussite dans l'histoire temporelle qui a été le principe de leur action. Peu leur importait le témoignage à rendre au Seigneur. -- De nos jours pour certains chrétiens la réussite dans l'histoire s'appelle fraternisation avec le communisme, coexistence harmonieuse avec ce monstre de perversion. Ils ne veulent pas avant tout être les témoins de Dieu, ce qui oblige à une résistance implacable, et qui n'exclut pas le martyre. Ils veulent d'abord ne pas mécontenter les communistes et pouvoir leur présenter la feuille de leurs bons offices si par hasard ils devenaient les maîtres. Ils veulent aller *dans le sens de l'histoire* c'est-à-dire se mettre du côté de celui qui peut-être va prendre les rênes, plutôt que de rester les témoins de Dieu et de sa loi ; les témoins de Celui qui est maître de l'histoire et de l'éternité ; de Celui qui donne l'éternité bienheureuse ou qui condamne à l'éternité du supplice.
Or aller dans le sens de l'histoire plutôt que d'être témoin de Dieu est toujours une faute grave ; c'était un grand péché dans le cas du paysan ou du roi dont j'ai plus haut rapporté les exemples. Il reste que ce péché, encore qu'il suffise à perdre éternellement l'âme du paysan ou du roi, était assez limité dans ses conséquences.
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Il en va autrement de ceux qui, par recherche de la réussite temporelle et pour aller dans le sens de l'histoire, font alliance avec les communistes ou du moins deviennent leurs complices. C'est qu'en effet le communisme est non seulement une doctrine mensongère mais une organisation subversive sans trêve ni merci, partout et toujours ; il est « dialectique » ; il n'est jamais satisfait tant qu'il reste sur la planète un îlot de vie religieuse et d'institution temporelle conforme au droit naturel. Certes on peut avoir du mal à se représenter une machine révolutionnaire aussi complètement anti-religieuse et anti-naturelle ; on peut penser dès la première impression : « C'est invraisemblable. Il n'est pas possible que le communisme soit aussi mauvais. » Que l'on dépasse la première impression, que l'on juge d'après les faits, et aussi que l'on s'applique à lire Lénine, Staline ou même Krouchtchev et l'on aboutira à cette conclusion bouleversante : « C'est invraisemblable, mais c'est vrai. »
Les chrétiens qui pour aller « dans le sens de l'histoire » de leur époque introduisirent dans leur patrie les cavaliers de Mahomet se chargèrent assurément d'un grand péché et ils accumulèrent les dégâts et les ruines. Mais les chrétiens qui pour aller dans le sens de l'histoire à l'époque de Krouchtchev pactisent avec le communisme ne se chargent pas d'un moindre péché que les traîtres du VI^e^ ou du VII^e^ siècle et surtout ils exposent leur pays, l'Église et la civilisation à des ravages et des persécutions sans aucune mesure avec celles des Fils du Croissant.
Et puis ils ont perdu d'avance. Leur réussite dans l'histoire est une sinistre illusion. En terminant c'est cela que nous voulons leur dire et leur crier. La victoire demeure à l'Église et à l'ordre temporel chrétien. Peut-être sont-ils poussés à marcher dans le sens de l'histoire et à se détourner d'être les témoins de Dieu et de sa loi par une lâcheté inavouée, par la peur abjecte de se solidariser avec une cause, honnête sans doute, mais qu'ils estiment perdue d'avance. Qu'ils ouvrent donc les yeux et considèrent l'enseignement de la foi. Car la foi nous assure que la cause qui gagne et ne saurait perdre est celle de l'Église du Christ et de l'ordre temporel qu'elle fait naître. Sa victoire est souvent obscure et cachée mais aussi elle est quelquefois éclatante et resplendissante ; en tout cas elle est toujours pénible. Qu'importe. Tout homme qui a donne sa foi au Fils de Dieu crucifié et ressuscité ne doute pas une seconde de la victoire de son Église. Elle s'accomplit de deux manières.
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En période et en pays de persécution l'Église remporte la victoire parce qu'elle donne à ses enfants de demeurer fidèles. Par la lumière et par la grâce dont elle est la dispensatrice elle leur permet de s'affirmer comme les témoins du Christ et de mériter par leur souffrance la conversion de leurs bourreaux. Sans doute ne peuvent-ils réaliser un ordre temporel chrétien, du moins ne le peuvent-ils que par des essais minuscules ; en tout cas ils attestent par leur martyre que l'ordre terrestre doit demeurer juste et chrétien. Mais la victoire de l'Église ne garde pas toujours cette forme sanglante d'une proclamation de l'Évangile à travers la mort et d'une intercession à travers le martyre. Un jour arrive, et il n'est jamais lointain, d'une victoire dans la liberté. Alors l'Église peut se déployer au grand jour dans sa fonction de liturgie et d'évangélisation et d'autre part elle a toute possibilité de convier publiquement ses fils à l'instauration d'un ordre temporel chrétien. Quoi qu'il en soit, même dans les temps et les pays de liberté, l'Église ne remporte sa victoire que par la croix, puisqu'elle évolue au milieu du monde et que le monde a une part en beaucoup de ses enfants.
Je me rends parfaitement compte que la victoire de l'Église, quelle qu'en soit la forme, n'est pleinement intelligible que par la foi. Elle est d'une toute autre nature que la réussite temporelle dont rêvent ceux qui marchent dans « le sens de l'histoire ». Il peut leur sembler étrange d'entendre l'Église proclamer avec une tranquille assurance : « Votre réussite temporelle est vouée à l'échec ; le succès, la victoire, ils sont de mon côté. » Pourtant celui qui croit n'est aucunement surpris de l'assurance de l'Église. Elle continue à travers les siècles l'assurance de Jésus-Christ qui affirmait : « Ayez confiance, j'ai vaincu le monde. » Il l'a vaincu par sa croix qui ouvre le paradis et qui délivre de l'empire du démon toute âme de bonne volonté. Il l'a vaincu par sa résurrection qui annonce le jour bienheureux de la parousie, le jour définitif où il n'y aura plus ni mort, ni tentation, ni combat, où les élus se réjouiront éternellement dans le Christ du bonheur ineffable de Dieu.
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UNE DERNIÈRE OBJECTION : la victoire de l'Église, pour douloureuse et mystérieuse qu'on la suppose, sera-t-elle toujours assurée ? Le diable et le monde ne pourraient-ils devenir un jour assez puissants pour qu'elle fut rendue impossible ? Un jour ne pourrait-il se lever sur l'humanité où la victoire de l'Église ne serait plus remportée ? Certes il viendra une époque où ce jour de l'Enfer sera sur le point d'éclairer notre lamentable planète. « Lorsque le Fils de l'Homme reviendra pensez-vous qu'il trouvera encore de la foi sur la terre ? » (Luc XVIII, 8) interroge douloureusement le Seigneur. Mais juste avant que se lève ce jour d'épouvante le Seigneur apparaîtra dans sa gloire. Il nous l'affirme catégoriquement : « Les jours de l'épreuve intolérable seront abrégés à cause des élus. » (Mat. XXIV, 22.) De sorte que jusqu'au dernier jour inclusivement il sera vrai que les forces de l'Enfer n'auront pas prévalu et que le Seigneur et ses fidèles auront triomphé du monde. Si notre cœur est ouvert à ces vérités de la foi nous ne succombons pas à la tentation de faire passer d'abord la réussite temporelle et d'aller dans le sens de l'histoire. Nous sommes dans le monde qui passe les témoins de Dieu, de sa loi et de son amour. Nous remportons avec lui la victoire.
Fr. R.-Th. CALMEL, o. p.
27:46
### La technique de l'esclavage révélée par la Constitution soviétique
I. -- L'article 126 et les « principes d'organisation » du Parti.
II\. -- La technique sociologique de l'esclavage politique.
III\. -- La technique sociologique de l'esclavage religieux.
IV\. -- La technique sociologique de l'esclavage économique.
ON NE PRÊTE GUÈRE D'ATTENTION à la Constitution de l'U.R.S.S. : on a tort. Promulguée par Staline en 1936, elle avait été présentée comme « la Constitution la plus démocratique du monde » : on imagine donc qu'elle énumère des garanties admirables, mais qu'elle n'est pas appliquée. On se trompe : elle l'est. Selon sa lettre et selon son esprit. Elle n'est pas un alibi. Elle formule, elle révèle la technique sociologique de l'esclavage moderne. Encore faut-il la lire, et savoir la lire. Elle ne dissimule rien d'essentiel. On pourrait parfaitement comprendre et expliquer, seulement en l'analysant, comme fonctionne le système communiste d'asservissement. Et aucun texte du communisme soviétique n'est plus officiel, plus impératif, plus irrécusable que celui de la Constitution.
Il s'agit là d'une observation que nous croyons fondamentale, et dont nous avons déjà fait connaître l'un ou l'autre aspect au cours de ces dix dernières années sans arriver jusqu'ici à en faire admettre l'importance décisive.
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C'est pourquoi nous reprenons méthodiquement cette observation, en indiquant brièvement les principales dimensions et conséquences qu'elle comporte.
#### I. -- L'article 126 et les « principes d'organisation » du Parti communiste.
La Constitution soviétique ([^4]) expose avec minutie toute une hiérarchie de droits solennellement garantis, dont la lecture *isolée* peut paraître séduisante aux esprits non avertis, et que les autres tiennent pour un mensonge cynique.
On fait remarquer, à juste titre, que la Constitution ne parle ni du Bureau politique (*Politburo*)*,* ni de son Secrétariat, ni du Comité central qui détiennent la réalité du pouvoir ; et que définir le Soviet suprême comme « organe supérieur du pouvoir d'État » (art. 30), définir le Conseil des ministres (ci-devant Conseil des Commissaires du peuple) comme « organe exécutif et administratif supérieur du pouvoir d'État » (art. 64), régler leurs pouvoirs et leurs rapports, ainsi que la responsabilité du second devant le premier (art. 65), est une sorte de comédie. On en conclut, sans aller plus loin, que la Constitution soviétique est purement et simplement un faux semblant.
On a tort de ne pas aller plus loin. Car la réalité soviétique est expliquée dans et par la Constitution elle-même, si on la prend tout entière, et si l'on sait lire exactement ce qu'elle dit du Parti. Elle n'en dit pas grand-chose apparemment : elle en dit tout l'essentiel pourtant, en son article 126, à la lumière duquel les autres articles prennent leur véritable signification.
Voici cet article en son entier :
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« *Art.* 126*. -- Conformément aux intérêts des travailleurs et afin de développer l'initiative des masses populaires en matière d'organisation, ainsi que leur activité politique, le droit est assuré aux citoyens de l'U.R.S.S. de se grouper au sein d'organisations sociales : syndicats professionnels, unions coopératives, organisations de la jeunesse, organisations de sport et de défense, sociétés culturelles, techniques et scientifiques ; les citoyens les plus actifs et les plus conscients appartenant à la classe ouvrière, aux paysans travailleurs et aux travailleurs intellectuels s'unissent librement au sein du Parti communiste de l'Union soviétique, avant-garde des travailleurs dans leur lutte pour la construction de la société communiste et noyau dirigeant de toutes les organisations de travailleurs, aussi bien des organisations sociales que des organisations de l'État.* »
Avant d'examiner toutes les conséquences de ce texte sur l'interprétation des autres articles de la Constitution et sur le fonctionnement du système dans son ensemble, il importe d'en analyser le contenu exact, et d'abord de définir la signification communiste des termes employés.
1. -- *Avant-garde :* qui groupe seulement les citoyens les plus actifs et les plus conscients. Le Parti n'est pas ouvert à tous ; il ne rassemble que les plus méritants. C'est un « Ordre » pourrions-nous dire. Non point un Ordre honorifique mais l'équivalent communiste d'un Ordre de chevalerie ; dans son principe invoqué. En fait, une caste fermée, se renouvelant par cooptation. On connaît la remarque de Tito, élevé dans le sérail : « Il y a en U.R.S.S. cinq millions de fonctionnaires d'autorité ; et cinq millions de membres du Parti ; *ce sont les mêmes.* » Remarque qui n'est pas toujours vraie à la lettre, encore qu'elle le soit le plus souvent ; mais qui est absolument exacte dans son esprit. Aujourd'hui ([^5]), Krouchtchev annonce que le Parti compte huit millions de membres et non plus cinq : pour une population de plus de deux cents millions d'âmes.
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Ici du moins, l'exactitude de la Constitution soviétique est en défaut, quand elle prétend en son article premier que l'U.R.S.S. est « un État socialiste des ouvriers et des paysans ». Les huit millions de membres que comporte la caste dirigeante ne sont ni des paysans ni des ouvriers ; ils peuvent l'être par leur origine sociale : ils n'exercent pas, ou plus, un métier ouvrier ou paysan. Ils ont un métier politique : administratif ou policier. Représentant 4 % de la population totale, ils l'encadrent, la dirigent, l'exploitent.
Car le Parti communiste depuis Lénine n'est pas un parti de masses mais un parti de cadres. Les « principes du Parti en matière d'organisation » ont été formulés par Lénine, contre Martov, en 1904, notamment dans son livre : *Un pas en avant, deux pas en arrière.* Ce ne fut pas seulement un épisode historique : il est exposé dans la « Bible » servant à la formation du militant de l'appareil ([^6]), pour lui inculquer quels doivent être, aujourd'hui encore, les « principes d'organisation ».
Cinq principes. Premièrement, le Parti, qui est un « détachement de la classe ouvrière », n'en est pas un « détachement ordinaire ». Il est le détachement, le seul, qui soit « le détachement d'avant-garde, le détachement conscient, le détachement marxiste (...) capable de guider la classe ouvrière » ([^7]). Secondement : le Parti est « le détachement *organisé* de la classe ouvrière, avec sa propre discipline obligatoire » ([^8]). Troisièmement le Parti est « *la forme suprême d'organisation, appelée à* DIRIGER TOUTES LES AUTRES » ; il groupe « l'élite » ([^9]). Quatrièmement : le Parti doit avoir avec les masses des « liaisons » ([^10]) ; ces liaisons sont établies par le fait que le Parti, élite restreinte, dirige les autres organisations, celles qui sont les « organisations de masse » (comme la C.G. T.). Cinquièmement, le Parti doit être organisé selon le « centralisme », c'est-à-dire avoir « une discipline unique, un organisme dirigeant unique » ([^11]), -- l'obéissance inconditionnelle que nous lui voyons pratiquer.
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On connaît ces principes d'organisation pour les partis qui travaillent à la conquête du pouvoir : « révolutionnaires professionnels » et « courroies de transmission ». On n'a pas assez remarqué que ces principes RESTENT LES MÊMES QUAND LE PARTI EST AU POUVOIR, ainsi qu'en font foi et la formation donnée aux militants et les stipulations de l'article 126 de la Constitution soviétique. *Le Parti communiste a les mêmes principes d'organisation dans la conquête du pouvoir et dans l'exercice du gouvernement.* Les « révolutionnaires professionnels » demeurent des professionnels de la révolution au pouvoir, ils constituent la caste dirigeante, et les « courroies de transmission » toujours dirigées par le Parti, sont un instrument de domination. Au demeurant, l'exercice du gouvernement, ou « dictature (dite du) prolétariat », et en réalité du Parti (en vertu même des cinq principes d'organisation), -- l'exercice du gouvernement est présenté lui aussi comme un « combat » incessant : la « lutte pour la construction de la société communiste », dit en résumé l'article 126 ; combat d'abord pour l'édification du socialisme (régime où serait réalisé le principe : « de chacun selon ses capacités, à chacun selon son travail »), puis du communisme (régime où serait réalisé le principe : « de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins ») En réalité, lutte continuelle pour maintenir et développer l'exploitation de la société par la caste dirigeante.
2. -- *Noyau dirigeant.* L'emploi désordonné du terme « noyautage » en a estompé le sens précis, et l'a fait confondre avec la simple « pénétration ». La « pénétration » communiste dans une organisation n'est pas un noyautage, mais a pour but dernier d'y parvenir. Une organisation « pénétrée » n'est pas une organisation « noyautée » : les communistes y exercent une *influence* plus ou moins occulte, ils y manœuvrent, ils ne *contrôlent* ni ne *dirigent* l'organisation. Le NOYAUTAGE consiste à établir dans une organisation non seulement un *noyau* communiste qui puisse y jouer son jeu parmi d'autres influences, mais un noyau qui soit *dirigeant.*
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La C.G.T. en France est « noyautée » : elle n'a la possibilité d'accomplir aucun acte échappant à la direction communiste. Le Viet-Minh durant la guerre d'Indochine, et aujourd'hui encore, était et demeure « noyauté » par les communistes : il obéit en fait à leur direction. Le F.L.N. n'est pas, ou pas encore, noyauté : les communistes le pénètrent, le manœuvrent de l'intérieur et de l'extérieur, leur influence y est plus ou moins importante, elle n'y est pas automatiquement prédominante à coup sûr.
3. -- Le *noyautage* est LA MÉTHODE DE DIRECTION ET DE GOUVERNEMENT QUI EST PROPRE AUX COMMUNISTES, et dont ils font une application UNIVERSELLE.
L'article 126 stipule que le Parti communiste est obligatoirement le « noyau dirigeant » de *toutes* les organisations sociales et de *toutes* les organisations d'État. Il est facile de mettre en œuvre ce noyautage en U.R.S.S., puisque la loi constitutionnelle le prescrit, et que la totalité du pouvoir politique, administratif et policier l'impose et le maintient. Sa réalisation est plus hasardeuse dans les pays non-communistes : « pénétrée » par les communistes, la C.G.T. française a connu, au cours de son histoire, des périodes où elle échappait néanmoins au noyautage, et d'autres, comme aujourd'hui, où il est parfaitement en place. Quand le Parti communiste n'est pas au pouvoir, il ne peut compter, pour établir son noyautage, que sur son habileté manœuvrière, son sens de l'organisation, son efficacité propagandiste, la pratique de sa dialectique introduite à l'intérieur des organisations. Mais, *avec ou sans* l'appui de la loi, de l'État, de la police, c'est essentiellement la même méthode de contrôle et de direction que le Parti met en œuvre partout.
Noyautage universel : selon les principes de Lénine, le Parti doit diriger (par noyautage) toutes les organisations dites « de la classe ouvrière », des « paysans travailleurs », des « travailleurs intellectuels » et de « l'État ouvrier et paysan ». Quant aux organisations qui, pour un motif ou pour un autre, sont déclarées n'étant pas « de travailleurs », elles n'ont pas droit à l'existence et -- doivent être détruites.
4. -- C'est une méthode de direction et de gouvernement ESSENTIELLEMENT CLANDESTINE. Cette clandestinité n'est pas accidentelle, imposée par les conditions du « travail révolutionnaire » dans un « régime bourgeois ».
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Cette clandestinité demeure substantiellement identique quand le Parti communiste possède la totalité du pouvoir. La Constitution soviétique donne une existence déclarée aux « organes supérieurs du pouvoir d'État ». Elle ne stipule nulle part qu'ils doivent rendre des comptes au Comité central ou au Bureau politique du Parti : rien pourtant ne l'empêchait de l'édicter clairement. Elle ne l'a pas fait. Et ces comptes, les « organes supérieurs du pouvoir d'État » n'ont effectivement point à les rendre. La structure politique visible de l'État soviétique demeure démocratique et parlementaire. Simplement, le Soviet suprême, le Conseil des Ministres, comme *toutes* les organisations sociales et *toutes* les organisations d'État, ont un NOYAU DIRIGEANT, qui est le Parti communiste. Rien n'annonce que le Conseil des Ministres et le Soviet suprême sont subordonnés au Parti : rien sauf l'article 126, compris selon son contenu explicite et dans le contexte des principes permanents du Parti en matière d'organisation.
De même, il n'existe en fait, dans le monde entier, qu'un seul Parti communiste, dont les partis nationaux sont de simples « sections », comme le manifestait autrefois, et le voile aujourd'hui, la nomenclature ([^12]). Rien ne stipule, ou ne stipule plus désormais, que les divers partis communistes nationaux doivent une obéissance inconditionnelle à Moscou : mais ils sont aux mains d'un « noyau dirigeant » qui est d'obédience soviétique. A l'intérieur même du Parti, par exemple en France, les militants envoient leurs délégués au Congrès national, qui élit les membres du Comité central ; celui-ci nomme le Bureau politique, qui à son tour désigne le Secrétariat. Cela est « démocratique ». Mais le « *centralisme* démocratique » (cinquième principe du Parti en matière d'organisation) corrige et même INVERSE ce fonctionnement théorique. Le Secrétariat est le noyau dirigeant du Bureau politique, qui est le noyau dirigeant du Comité central. Dans chaque Fédération départementale, le secrétariat de la Fédération est le noyau dirigeant qui contrôle et organise la désignation des délégués au Congrès national.
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On explique le plus souvent par la « mystique », par l' « idéologie », un monolithisme, une discipline unitaire et totalitaire, qui relèvent directement d'une *technique sociologique,* inaperçue des observateurs extérieurs ou superficiels précisément parce qu'elle est *clandestine* ([^13]).
La rupture de Tito avec Staline en 1948 s'accompagna de diverses considérations idéologiques, diplomatiques, économiques qui exprimaient sans doute leurs divergences. Mais simultanément, ou plutôt d'abord, Tito avait rétrogradé ou écarté un certain nombre de dirigeants communistes yougoslaves, et expulsé divers « experts soviétiques » : il avait liquidé le noyau dirigeant par lequel la direction communiste de Moscou contrôlait le parti yougoslave. C'était donc un vrai schisme. Parfaitement instruit des techniques communistes, et continuant à les appliquer -- mais à son compte -- Tito avait visé juste, et supprimé *ce par quoi* son parti était *réellement* dirigé par le Bureau politique de Moscou. C'est pourquoi la réaction de Staline fut si violente ([^14]).
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5. -- La distinction entre la situation *légale* et la *situation clandestine* d'un Parti communiste est extrêmement superficielle. On voit bien ce qu'elle veut dire. En 1939, la III^e^ République dissout le P.C.F en raison du pacte Hitler-Staline : la totalité des activités communistes en France entre alors dans la clandestinité. Réfléchissant sur cet épisode, certains réclament la dissolution du Parti communiste pour limiter ses activités ; d'autres objectent qu'il « passerait alors à la clandestinité », qu'il serait beaucoup plus difficile de surveiller son action, et qu'il en tirerait profit.
Mais, premièrement, le Parti communiste a toujours des organisations clandestines qui fonctionnent en permanence comme telles sans nullement attendre qu'une mesure de dissolution « l'oblige » prétendument à « passer à la clandestinité » Ces organisations clandestines, et avec elles l'appareil proprement soviétique, trouvent dans les organisations « légales » dans les raisons sociales ayant pignon sur rue, autant de couvertures, de points d'appui, de camouflages. Il est facile de faire fonctionner un appareil clandestin quand ses dirigeants ont simultanément l'alibi, la commodité, la protection d'associations et de journaux ayant une existence légale. Les problèmes de contacts, de liaisons, de lieux de rencontre, de boîtes aux lettres, de virements de fonds, etc., deviennent enfantins.
Secondement, et sans négliger la présence et l'action des organisations auxquelles nous venons de faire allusion (qui sont clandestines même au sens classique du terme, et qui le sont en permanence), il ne faut pas non plus passer à côté de l'essentiel. L'action communiste a des modalités légales ou clandestines selon les cas : mais elle est clandestine par nature ; la technique sociologique selon laquelle elle est contrôlée et dirigée est clandestine dans son essence.
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La technique qui maintient le Parti communiste français, le Parti communiste italien, et tous les autres, dans une soumission inconditionnelle au Politburo soviétique est une technique clandestine. Le lien qui maintient, en France, en Italie, en U.R.S.S., la C.G.T. dans l'obéissance au Parti est un lien clandestin. De même, le contrôle des dirigeants communistes tchèques ou hongrois par les dirigeants soviétiques. Il peut se produire dans le système un accident imprévu, et ce sont alors les massacres de Budapest ([^15]) : ils appartiennent à des nécessités occasionnelles d'exécution, et non point à la nature essentielle de *l'imperium* soviétique ([^16])
La lettre, qui devrait être célèbre, ou du moins classique, et qui ne l'est pas, écrite par Trotski le 30 mai 1940 au Procureur général de la République mexicaine, est un document capital. Qu'il soit tellement ignoré atteste la légèreté, la lâcheté, voire la corruption intellectuelle ou même morale de la plupart de ceux qui, en Occident, traitant de la sociologie du Parti communiste, parlent en réalité pour ne rien dire. Trotski venait alors d'échapper à un attentat.
Il se savait menacé, condamné. Les agents soviétiques réussirent effectivement à l'assassiner trois mois plus tard. Cette lettre est une sorte de testament, donnant une clef essentielle pour comprendre le fonctionnement de l'appareil ([^17]) :
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« *Le schéma général de l'organisation étrangère du Guépéou* ([^18]) *est le suivant :*
« *Au Comité central de chaque section du Komintern* ([^19]) *se trouve un chef responsable du Guépéou dans le pays en question. Généralement sa qualité de représentant du Guépéou n'est connue que du Secrétaire du Parti et d'un ou deux membres du Comité central. Les autres ont uniquement la possibilité de deviner la position exceptionnelle de la personne en question* (...)*.*
« *En sa qualité de membre du Comité central, le représentant national du Guépéou a la possibilité d'approcher tous les membres du Parti, d'étudier leur caractère, de les choisir en vue de certaines tâches déterminées, et peu à peu de les gagner au travail d'espionnage et de terrorisme, en en appelant à leur sentiment du devoir envers le Parti ou tout simplement en les subornant.* »
#### II. -- Technique sociologique de l'esclavage politique.
Toues les organisations de travailleurs, selon les « principes d'organisation » de Lénine et selon le texte très clair et très impératif de l'article 126 de la Constitution soviétique, ont le Parti communiste pour noyau dirigeant ; c'est-à-dire toutes les organisations purement et simplement ; car seuls les « travailleurs » industriels, ruraux, intellectuels (ou politiques et policiers) peuvent avoir des « organisations ». Toutes les organisations sans exception : tout ce qui a une dimension, une existence sociale. Une réalité sociale qui n'aurait pas, en régime soviétique, un noyau dirigeant communiste, serait illégale *ipso facto,* elle aurait même l'illégalité la plus grave : elle serait anti-constitutionnelle. Et c'est pourquoi nous disons, sans paradoxe aucun, que la Constitution soviétique est effectivement appliquée en U.R.S.S. ; appliquée exactement et strictement.
Le Soviet suprême de l'U.R.S.S., le Conseil des Ministres de l'U R.S.S. sont des « organisations » ; celui-ci est responsable devant celui-là, qui d'ailleurs ne se réunit que quelques jours par an ; dans l'intervalle des sessions, il est responsable devant le Praesidium du Soviet suprême (art. 65) ; le Praesidium est lui aussi une « organisation », ayant le Parti communiste pour « noyau dirigeant ».
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L'U.R.S.S. est « un État fédéral constitué sur la base de l'union librement consentie de républiques socialistes soviétiques égales en droit » (art. 13) ; chacune de ces républiques fédérées a son Soviet (art. 57) et son Conseil des Ministres (art. 79), par lesquels « chaque république fédérée exerce le pouvoir d'État d'une manière indépendante » (art. 15) ; et « à chaque république fédérée est réservé le droit de sortir librement de l'U.R.S.S. » (art. 17) Mais les organes du pouvoir d'État dans chaque république fédérée ont, sous peine d'anti-constitutionnalité, le Parti communiste pour noyau dirigeant ([^20]). Une république fédérée sortira librement de l'U.R.S.S. quand son Soviet en décidera ainsi : il est seulement impossible que son Soviet prenne une telle décision sans un ordre du Politburo de Moscou.
Les libertés politiques sont constitutionnellement garanties par l'article 125 :
« Conformément aux intérêts des travailleurs et afin d'affermir le régime socialiste, la loi garantit aux citoyens de l'U.R.S.S. :
a\) la liberté de parole,
b\) la liberté de la presse,
c\) la liberté des réunions et des meetings,
d\) la liberté des cortèges et des manifestations de rue. »
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Mais cet article 125 continue ainsi :
« Ces droits des citoyens sont assurés par la mise à la disposition des travailleurs et de leurs organisations, des imprimeries, des stocks de papier, des édifices publics, des rues, des P.T.T. et autres conditions matérielles nécessaires à l'exercice de ces droits. »
Les conditions matérielles nécessaires à l'exercice de ces libertés sont mises à la disposition de toutes les organisations... qui ne sont pas anti-constitutionnelles ; qui ont donc un « noyau dirigeant » relevant du Parti.
La section IX de la Constitution précise en détail comment est organisée la justice : Cour suprême de l'U.R.S.S., Cours suprêmes des républiques fédérées, tribunaux de territoire et de région, tribunaux d'arrondissement, tribunaux populaires : autant d' « organisations » soumises à l'impératif constitutionnel du noyau dirigeant.
Néanmoins, dira-t-on, les juges sont *élus :* ceux de la Cour suprême par le Soviet suprême (art. 105) ; les tribunaux de territoire et de région sont élus par les Soviets locaux (art. 108) ; et les tribunaux populaires sont élus « au suffrage universel, direct, égal, et au scrutin secret » (art. 109). *Élection* aussi des dirigeants politiques. C'est le Soviet suprême qui « procède à la constitution du gouvernement de l'U.R.S.S. : le Conseil des Ministres » (art. 56) ; « tout le pouvoir en U.R.S.S. appartient aux travailleurs de la ville et de la campagne représentés par les Soviets des députés des travailleurs » (art. 3). Le Soviet suprême se compose de deux Chambres, le Soviet de l'Union, élu par tous les citoyens à raison de un député par 300.000 habitants (art. 34), et le Soviet des Nationalités, élu par les citoyens à raison de 25 députés par république fédérée (art. 35) ; le Praesidium du Soviet suprême est élu en séance commune par les deux Chambres (art. 48). Les élections au Soviet suprême de l'U.R.S.S., comme aux Soviets suprêmes des républiques fédérées et aux Soviets locaux, « *se font par les électeurs au suffrage universel, égal, direct, et au scrutin secret* » (art. 134). L'article 135 précise que le suffrage est universel ; l'article 136 stipule que le suffrage est égal, et l'article 135 établit que « les femmes jouissent du droit d'élire et d'être élues à l'égal des hommes » ; l'article 138 garantit ces mêmes droits aux citoyens servant dans les forces armées ; l'article 139 insiste sur le suffrage direct ; et l'article 140 réaffirme que « *le scrutin est secret* » ([^21]).
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Ici encore, en prenant ces articles isolément, on pourrait supposer que le scrutin secret est par lui-même susceptible de corriger ou compenser la tyrannie du Parti ; et que si les hommes du Parti sont élus, c'est qu'ils bénéficient positivement du consentement populaire ; ou bien, supposer au contraire que la Constitution n'est pas appliquée.
On devra simplement poursuivre la lecture jusqu'à l'article 141 :
« Art. 141. -- *Les candidatures aux élections sont présentées par circonscriptions électorales.* LE DROIT DE PRÉSENTER DES CANDIDATS EST GARANTI AUX ORGANISATIONS SOCIALES ET AUX ASSOCIATIONS DE TRAVAILLEURS : *Parti communiste, syndicats, coopératives, organisations de la jeunesse, sociétés culturelles.* »
C'est la réaffirmation du même système, de la même technique. Le suffrage est universel, égal et secret : mais les candidats *doivent être présentés par une organisation --* par une organisation qui soit conforme au droit d'association défini par l'article 126 de la Constitution, et qui ait donc pour noyau dirigeant le Parti communiste.
Inutile d'insister en outre sur le contrôle de la régularité du scrutin et sur le dépouillement des résultats : toutes les organisations dont les représentants peuvent y participer sont des organisations conformes à l'article 126. Si, faute de pouvoir élire un autre candidat que le candidat unique présenté par le Parti (ou par une organisation dont il est le noyau dirigeant), les électeurs décidaient non pas certes de s'abstenir, cela pourrait être remarqué, mais d'user du vote secret pour déposer un bulletin blanc ou nul, chacun d'entre eux croira avoir été quasiment seul à faire ce geste de muette protestation. Le candidat unique sera proclamé élu avec prétendument 99 % des suffrages, dépouillés, contrôlés et arrangés autant qu'il est nécessaire. Le *secret* du vote est ainsi à double tranchant, ou plutôt à tranchant inversé : les opposants trouvent dans le résultat (truqué) du scrutin le recensement de leur nombre infime, le signe de leur isolement, le poids de leur impuissance.
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La Constitution soviétique est appliquée.
#### III. -- La technique sociologique de l'esclavage religieux.
L'article 126 s'applique également aux Églises, qui sont elles-mêmes des « organisations ». Pour n'être pas anti-constitutionnelles, elles doivent avoir un noyau dirigeant qui soit communiste. Sinon, étant contraires à la Constitution, elles seront dissoutes. Cela nous paraît beaucoup plus important et beaucoup plus réel que tout ce que l'on a coutume de dire sur le degré de liberté légale, variable selon les époques et les circonstances, reconnu en U.R.S.S. aux activités religieuses. Beaucoup plus important même que la rédaction visiblement dissymétrique et discriminatoire de l'article 124 sur « la liberté de pratiquer les cultes religieux et la liberté de la propagande antireligieuse ([^22]). »
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Cet article 124, en effet, ne définit que l'attitude *de l'État* à l'égard des religions. On devrait savoir que, si restrictive que soit cette attitude, elle n'est cependant pas l'essentiel. « *Nous exigeons,* écrivait Lénine, *que la religion soit une affaire privée vis-à-vis de l'État ;* MAIS NOUS NE POUVONS EN AUCUNE FAÇON CONSIDÉRER LA RELIGION COMME UNE AFFAIRE PRIVÉE VIS-A-VIS DE NOTRE PROPRE PARTI. *L'État ne doit pas se mêler de religion, les sociétés religieuses ne doivent pas se rattacher à l'État. Chacun doit être libre de professer n'importe quelle religion ou de n'en reconnaître aucune, c'est-à-dire d'être athée, comme le sont en général les socialistes* (...). *Aucune subvention ne doit être accordée à l'Église nationale, non plus qu'aux autres associations paroissiales et confessionnelles qui doivent devenir des associations de citoyens-coreligionnaires, entièrement libres et indépendantes à l'égard de l'État.* » ([^23]).
L'État, par l'article 124 de la Constitution, reconnaît la « liberté de pratiquer les cultes religieux » (et reconnaissait même dans la Constitution soviétique de 1924 la « liberté de propagande religieuse »), car selon Lénine « chacun doit être libre de professer n'importe quelle religion ». Cette liberté de pratiquer le culte peut s'étendre plus ou moins en fait. Ce n'est nullement cela qui est décisif.
Lénine avait posé le principe que les Églises doivent devenir de simples « associations de citoyens-coreligionnaires » ; et que dès lors leur religion est une affaire privée pour l'État. *Mais point pour le Parti.*
Le Parti, lui, lutte contre toute religion, comme tout matérialisme ([^24]). D'autre part, toute organisation sociale, y compris les « associations de citoyens-coreligionnaires », tombe sous le coup de l'article 126. Le Parti doit donc gouverner les Églises comme il gouverne les syndicats, les tribunaux et le reste : *clandestinement,* par un « noyau dirigeant ». Le Parti doit *utiliser* les Églises comme « courroies de transmission », tant qu'elles existent, et ce faisant, simultanément, travailler à leur disparition définitive.
Il se heurte ici à des difficultés particulières, qu'au demeurant il ne comprend pas très bien, car il considère les Églises seulement comme des organismes sociologiques, ce qui est de l'ordre de la foi étant réduit par postulat à la nature de survivances du régime capitaliste ou de la mentalité bourgeoise.
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En outre, depuis 1945, il s'est trouvé affronté à des Églises catholiques anciennement et fortement établies : même n'y voyant que des réalités sociologiques, il les a estimées et traitées comme des réalités sociologiques nouvelles par rapport à l'expérience qu'il avait acquise en U.R.S.S. ; il a hésité, attendu, procédant différemment en Pologne, en Hongrie et en Tchécoslovaquie. Toutefois cette diversité n'est pas une diversité fondamentale de méthode, car le Parti communiste n'a qu'une méthode ; il la met en œuvre plus ou moins brutalement, plus ou moins rapidement, il accélère, ralentit ou suspend le processus, mais il n'a qu'une technique et n'en peut avoir qu'une sous des variations purement tactiques et accidentelles : par la pratique de la dialectique ([^25]), aboutir *soit* à la liquidation de l'Église, *soit* à l'installation dans l'organisation ecclésiastique d'un noyau dirigeant communiste. Cela est très clair en Tchécoslovaquie ; les persécutions que l'on peut nommer classiques, ou violentes, ou directes (fermeture des couvents, déportations des religieux, arrestation des Évêques, etc.) sont *dans la dépendance* d'un plan d'installation du noyau dirigeant. Les plus vifs affrontements avec Mgr Beran, les plus spectaculaires mesures prises contre lui répondaient à sa résistance devant la mise en place d'une soi-disant « Action catholique » conçue comme l'instrument du noyautage ([^26]). Mais cela est une parenthèse. Notre propos est de nous en tenir à l'U.R.S.S.
L'idée fondamentale de Marx, de Lénine, de Staline en matière religieuse était que la religion doit disparaître et que cela est somme toute facile et rapide à partir du moment où a disparu le régime « capitaliste ». De 1921 à 1923, les Soviets liquident le « clergé réactionnaire » par la prison, la déportation, le massacre. L'émotion internationale causée en 1923 par l'exécution du prêtre catholique Boudkiewicz, la N.E.P. et un certain souci de ménager provisoirement l'opinion mondiale, amenèrent une trêve relative. En juillet 1927, le métropolite Serge, faisant fonction de patriarche de l'Église orthodoxe russe, fut autorisé à reconstituer un synode patriarcal.
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La seconde grande vague de persécutions (1929-1934) coïncide avec la « dékoulakisation ». Simultanément, Staline contraint le métropolite Serge à signer la déclaration suivante, publiée dans les *Izvestia* du 16 février 1930 :
« Il n'y a jamais eu de persécutions religieuses en Russie (...). Certes, quelques églises ont été fermées, mais non pas sur l'initiative du gouvernement : par la volonté de la population, et même dans certains cas par décision des fidèles eux-mêmes. »
Staline pourtant avait exprimé sa pensée dans une déclaration à une délégation d'ouvriers américains ([^27]) :
« Le Parti communiste est neutre à l'égard de la religion ? Erreur, il n'en est pas ainsi (...). Avons-nous opprimé le clergé réactionnaire ? Oui, nous l'avons opprimé. Le mal est qu'on ne l'ait pas encore complètement supprimé. »
Le recensement de 1937 montra, selon les sources soviétiques officielles, que 50 % de la population refusait encore de se déclarer « athée » ([^28]), ce qui était déjà considérable après vingt ans de régime communiste. Mais, quand la statistique officielle avoue 50 % et quand cette statistique est soviétique, on peut légitimement supposer que la proportion de croyants était très supérieure. Selon des sources dignes de foi, elle était en réalité de 90 % ([^29]). D'où la troisième grande persécution, celle de 1937 -- 1939.
Cette longue résistance des croyances religieuses amena les communistes à penser qu'ils s'étaient trompés sur les délais, et qu'en attendant une disparition complète des religions qui s'annonçait donc moins rapide et plus lointaine qu'ils ne l'avaient cru d'abord, il était préférable de chercher à les utiliser elles aussi. La guerre, d'ailleurs, joua un rôle capital dans cette évolution des perspectives. Staline fit appel aux survivants de l'Église orthodoxe et au sentiment religieux (de même qu'au nationalisme russe) pour lutter contre l'envahisseur hitlérien ([^30]).
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Ainsi s'est précisée et a pris corps la pensée communiste que les Églises ne pouvaient pas être liquidées radicalement en quelques mois ou en quelques années, comme on liquide un parti social-démocrate, un club réactionnaire, une classe sociale ; mais que, d'autre part, on pouvait les utiliser. L'Église orthodoxe fut utilisée par Staline, pour la première fois, pour contribuer à la mobilisation nationale de 1941-1945 ; elle fut utilisée ensuite, après la guerre : d'une part comme instrument d'impérialisme slave en Europe orientale et au Moyen-Orient ([^31]), d'autre part comme réalité sociologique à opposer au Saint-Siège. Pour tous ces motifs, rapidement résumés et schématisés, le Parti communiste a fait passer les Églises de la catégorie *organisations réactionnaires* a *liquider* à la catégorie *organisations sociales à* *utiliser --* à utiliser selon l'unique et universelle méthode communiste de gouvernement : en y établissant un noyau dirigeant.
On le voit, ce n'est là qu'un cas particulier (mais particulièrement délicat pour le communisme, parce que le fait religieux est le plus hétérogène qui soit à sa pensée et à ses méthodes) de la règle générale, ne souffrant aucune exception, dont l'article 126 de la Constitution soviétique est la traduction : toute organisation, quelle qu'elle soit, doit avoir le Parti communiste pour noyau dirigeant, ou cesser d'exister.
Le passage de la première hypothèse (organisation à liquider) à la seconde (organisation à diriger et utiliser) ne se fit pas sans tâtonnements, ni sans l'intervention directe de l'État soviétique. Intervention trop voyante, en bonne méthode communiste, mais la nécessité et l'urgence commandaient. Le 8 octobre 1943 était institué un « Conseil d'État aux affaires orthodoxes », dirigé par un agent de la police politique connu comme tel, Georgi Karpov. Son contre-seing était obligatoire pour toute décision du Patriarche de l'Église orthodoxes ([^32]). Dans une lettre à Staline du 19 mai 1944, publiée par les *Izvestia* du 21 mai 1944, le Patriarche Alexis ([^33]), successeur du Patriarche Serge, se pliait aux conditions communistes :
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« *Ma future activité sera invariablement guidée par vos remarques historiques et par les préceptes du Patriarche défunt. En agissant en union complète avec le Conseil pour les affaires de l'Église orthodoxe russe, je serai à l'abri, avec le Saint-Synode établi par le Patriarche, de toute erreur et de tout faux pas* ». A ces conditions, il fut couronné, en janvier 1945, patriarche de Moscou et de toutes les Russies. Dans le premier numéro du *Bulletin patriarchal de Moscou,* il affirma que « Staline personnifie l'idéal de l'homme soviétique » et qu' « il n'y a pas de pays au monde où les conditions soient plus favorables qu'en U.R.S.S. à l'expansion heureuse de la Sainte Église chrétienne » ([^34]). Staline le décora, le 23 août 1947, de l'Ordre du Drapeau rouge.
Du 9 au 17 juillet 1948 se réunirent en conférence à Moscou Les chefs des Églises orthodoxes autocéphales de Moscou, d'Alexandrie, d'Antioche, de Tiflis, de Belgrade, de Sofia et de Tirana, et ils publièrent des « résolutions » dirigées contre l'Église catholique ([^35]). Devant ces « attaques et injures », Pie XII estima nécessaire un « bref éclaircissement », déclarant : « Nous savons distinguer entre les peuples, souvent privés de liberté, et les méthodes qui les régissent. Nous savons la servile dépendance que certains représentants de la confession appelée « orthodoxe » manifestent envers une conception dont le but final maintes fois proclamé est l'exclusion de toute religion chrétienne » ([^36]).
L'Église orthodoxe de l'U.R.S.S. est manipulée et utilisée par le Parti sans qu'il soit possible, de l'extérieur, de toujours discerner jusqu'où est allée effectivement la tentative de noyautage et où se situe la résistance chrétienne : l'une et l'autre sont certaines. Dans la plupart des cas, on ne peut pas savoir *à* *qui* l'on a affaire : car des membres du clergé orthodoxe qui feignent une entière soumission pour sauvegarder et transmettre l'essentiel de la foi, et d'autres qui ont accepté de devenir les instruments de l'appareil communiste, ont le même comportement extérieur. Certains ont pu même accepter explicitement de travailler au noyautage pour le compte de l'appareil, avec l'intention de maintenir cependant quelque chose de la religion.
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D'autre part, on sait que des agents du Parti communiste ont fait régulièrement leurs études ecclésiastiques dans les séminaires orthodoxes et occupent un rang parfois élevé dans le clergé, sans aucune espèce de foi religieuse et sans autre but que de jouer à l'intérieur de l'Église russe le rôle politique et policier qui leur a été assigné. De cette dernière catégorie, plusieurs ont été employés par l'appareil soviétique à l'espionnage et la pénétration dans le Moyen-Orient. Ainsi s'est créée une situation religieuse qui, moralement et spirituellement, est plus atroce que la persécution classique.
#### IV. -- La technique sociologique de l'esclavage économique
Et de même, l'esclavage économique est plus atroce dans le régime communiste que, dans l'Antiquité, l'esclavage classique. Pour les mêmes raisons : tenant à ce que la Constitution soviétique est effectivement appliquée, et que son article 126 possède une infernale efficacité. C'est par là que l'on peut comprendre pleinement la portée de l'affirmation de Pie XI selon laquelle le communisme nous ramène à une barbarie plus épouvantable que celle qui régnait sur les peuples les plus barbares avant la venue du Christ ([^37]).
En effet, le régime soviétique *tel qu'il est défini par la Constitution elle-même* est celui qui place le TRAVAILLEUR dans la dépendance la plus totale et la plus absolue à l'égard de son EMPLOYEUR. La « base économique » de l'U.R.S.S. est « constituée par la propriété socialiste des instruments et moyens de production » (art. 4) ; propriété socialiste qui revêt « soit la forme de la propriété d'État, soit la forme de propriété coopérative » (art. 5). « La terre, le sous-sol, les eaux, les forêts, les usines, les fabriques, les mines de charbon (etc.), les transports (etc.), les P.T.T., les grandes entreprises agricoles organisées par l'État, ainsi que les entreprises municipales et la masse fondamentale des habitations dans les villes et les agglomérations industrielles, *sont la propriété de l'État,* c'est-à-dire le bien du peuple tout entier » (art. 6).
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« La vie économique de l'U.R.S.S. est déterminée et dirigée par le plan d'État » (art. 11). Que ce qui est « la propriété de l'État » soit « le bien du peuple tout entier » est une affirmation théorique : ce qui est enlevé aux individus, aux familles, aux entreprises, aux collectivités privées n'est jamais donné à « la collectivité », ou « au peuple tout entier », que par une fiction juridique qui n'est qu'une fiction ; mais livré en fait à un possesseur anonyme et totalitaire. Cela, qui est vrai de tout socialisme, le socialiste Léon Blum lui-même avait très notablement commencé à l'apercevoir.
Mais ici intervient encore l'article 126. Le propriétaire et l'employeur, qui en U.R.S.S. est le plus souvent l'État, et quelquefois une coopérative kolkhozienne, a pour noyau dirigeant le Parti communiste. La caste dirigeante qui constitue le Parti n'est pas seulement la caste politiquement dirigeante : elle est le propriétaire unique et l'unique employeur.
Or elle est simultanément le noyau dirigeant des syndicats. Il a existé et il existe encore, dans les régimes dits « capitalistes », des syndicats ouvriers secrètement influencés ou financés par l'employeur. Ils n'ont point bonne presse, évidemment, parmi les travailleurs. Mais en U.R.S.S. il est obligatoire, il est *constitutionnel* que les syndicats ouvriers soient dirigés par celui qui, d'autre part, est l'employeur : le Parti. A la discrétion du Parti sont acceptées ou refusées les adhésions aux syndicats, prononcées les exclusions, établies les résolutions des congrès syndicaux. C'est pourquoi la C.G.T. soviétique est le principal auxiliaire du patronat communiste, travaillant à l'augmentation des normes de travail, à la compression des salaires, à une discipline de fer dans la production.
Dans les vieux pays chrétiens de l'Occident, où le respect de la personne humaine, de sa dignité et de ses droits, était traditionnel et très anciennement établi, il a fallu néanmoins des syndicats de défense ouvrière, et de longues luttes pour la justice sociale. En philosophie marxiste-léniniste, la dignité et les droits de la personne humaine n'ont aucun sens. Le régime soviétique est celui qui aurait le plus besoin de syndicats ouvriers indépendants de l'employeur et capables de discuter avec lui : il est au contraire le régime où les syndicats sont le plus étroitement, le plus irrémédiablement dans la main de l'employeur.
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Ce qui explique les retards du niveau de vie soviétique. Pendant longtemps, entre les deux guerres mondiales, c'était une rude découverte pour les militants communistes français qui venaient en U.R.S.S. participer à un congrès international ou suivre les cours d'une école de formation politique. Ils avaient diffusé une propagande optimiste sur les réalisations sociales du communisme ; ils rencontraient une tout autre réalité. Ce fut là l'un des motifs fondamentaux et permanents de « crise » pour les dirigeants communistes français entre 1924 et 1939. On leur expliquait à Moscou qu'ils ne devaient rien changer à leur propagande, mais comprendre que la Russie avait un immense retard technique sur l'Occident ; et que l'on était « sur le point de rattraper et dépasser » le niveau de vie du monde « capitaliste » (car ce slogan a, inchangé, plus de trente ans d'existence), mais qu'il y fallait encore quelque temps. Il y avait beaucoup de vrai dans cette explication. Le mensonge ne concernait point le passé, mais l'avenir. Car les progrès de l'économie soviétique ont servi en priorité non à l'amélioration du niveau de vie des travailleurs, mais à la fabrication forcenée des instruments de puissance. Système économique proprement *asocial* et même *antisocial,* qui travaille effectivement à « rattraper et dépasser » l'économie occidentale, mais dans le domaine des fusées balistiques. La priorité absolue donnée à l'industrie lourde était présentée comme faisant partie d'un plan méthodique qui déboucherait normalement sur le développement des industries de consommation. Le plan était méthodique, mais il ne s'inspirait pas du bien matériel des travailleurs, il s'inspirait de la volonté de puissance. Un syndicalisme ouvrier ne l'aurait pas permis, ou l'aurait partiellement empêché. En U.R.S.S., le syndicalisme ouvrier est entièrement et organiquement entre les mains de l'employeur ([^38]).
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En dehors des syndicats, il existe normalement d'autres recours pour les travailleurs, moins directs mais non négligeables : la presse et les tribunaux. Mais point en U.R.S.S. : l'article 126 joue impitoyablement. Le maître des tribunaux, c'est encore l'employeur. Le propriétaire et le directeur des journaux, c'est toujours l'employeur ; la caste dirigeante ; le Parti. Il détient le gouvernement et la police ; l'habitat et les transports ; le monopole de la candidature aux élections. Quand donc aurons-nous en France des militants, syndicaux ou politiques, incroyants ou chrétiens, qui auront le courage, Constitution soviétique en main, d'expliquer aux ouvriers communistes, face aux orateurs communistes, la réalité de l'esclavage soviétique ? Mais ce n'est pas le courage qui manque, ç'est l'ignorance qui est partout. L'argument le plus simple, qui est aussi le *plus* vrai, l'argument le plus clair, qui est aussi, sociologiquement, le plus « scientifique », celui qui établit de manière réellement irréfutable, facilement accessible, psychologiquement efficace, que le communisme est un esclavage, on dirait que personne ne le connaît ; que nul n'en a entendu parler ; ou que tout le monde l'estime sans importance véritable. Et pourtant, la dépendance de l'ouvrier par rapport à l'employeur est une chose que chacun comprend immédiatement, surtout s'il est ou a été salarié : c'est aussi un critère social d'une grande portée. C'est celui-là même qui a toujours été en question, dans l'esclavage, le servage, la condition prolétarienne ; dans le fermage et dans toutes les formes du contrat de louage : la nature et le degré de cette dépendance, réglée et limitée par l'existence, la reconnaissance, le respect effectif de droits précis, conformes à la dignité humaine.
Les ouvriers soviétiques ne sont évidemment pas « adhérents » au Parti communiste. Le Parti, c'est leur maître, et ils n'en sont pas. Ou bien ils s'arrangent pour en être, et alors ils ne restent pas ouvriers ; ou ils le restent pour la frime, pour l'apparence, exerçant un rôle de contrôle administratif, d'encadrement syndical, de surveillance policière.
Esclavage moderne, le communisme est pire que l'esclavage antique. D'abord parce que celui-ci était un progrès, un adoucissement des mœurs, en direction d'une prise de conscience des droits de la personne : au lieu de massacrer les prisonniers de guerre, leur faire grâce de la vie contre leur travail. Des considérations utilitaires, autant ou plus qu'humanitaires, entrèrent sans doute en jeu.
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Il n'importe. Platon fut prisonnier ; il fut esclave (puis racheté) ; sans l'institution de l'esclavage, il aurait été tué avant d'avoir rien écrit. L'esclavage antique était un progrès relatif : l'esclavage moderne est une épouvantable régression.
D'autre part, l'esclave antique était la propriété personnelle de son maître ; il pouvait être affranchi ; il pouvait être traité humainement si son maître était humain. Dans le régime communiste, le travailleur est esclave d'une collectivité, la caste dirigeante du Parti, et plus encore du système sociologique dont cette caste est, elle aussi, en définitive, l'instrument et la victime. L'esclavage est anonyme, universel, sans issue. Il est matériellement moins pénible, ou plus agréable, pour les membres du Parti : encore faut-il bien voir que ceux qui composent la caste dirigeante ne sont pas *personnellement* des autocrates jouissant du pouvoir, de la liberté, de l'arbitraire des potentats classiques. C'est la collectivité constituée par le Parti qui est l'autocrate. Le principe est celui de la « direction collective », du « cercle de dirigeants ». Dans ce système peut émerger un « numéro un », comme le fut Staline : par définition il n'en existe pas deux : simultanément et, sous Staline, les plus hauts dignitaires du Parti étaient eux aussi esclaves de toutes les façons (« *danse, Nikita, danse !* »), pas même assurés de conserver leur *tête* le lendemain. Effroyable instrument de domination de la société, le Parti est aussi une effroyable machine à dévorer les hommes qui le composent. Toute la signification réelle du rapport Krouchtchev fut de chercher à assurer un sort moins inhumain aux *dirigeants* communistes : le système a failli en éclater. Ce système sociologique fondé sur l'intrication réciproque et clandestine de noyaux dirigeants est une hiérarchie de tables gigognes se développant dans tous les sens. Sa logique interne est d'être tout, ou de n'être plus rien.
Jean MADIRAN.
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### Du régime temporel Comment on supprime les citoyens
par Henri CHARLIER
ON NE PEUT QU'APPROUVER le président de la République d'avoir refusé, voici quelques mois, de convoquer l'Assemblée nationale en session extraordinaire pour y discuter des questions agricoles : ç'eut été du temps de perdu ; le gouvernement préparait un projet, il était préférable d'attendre qu'il le présentât. Le malheur est qu'il n'y a dans nos institutions aucun moyen légal et obligatoire de consulter les intéressés ; on vient de le voir avec les médecins. Cela est si vrai que le Président a eu un mot significatif et malheureux disant que les paysans n'avaient pas à être représentés spécialement dans l'État. Or une véritable représentation de la nation serait non celle des partis mais celle des professions. Les citoyens seraient consultés ainsi sur ce qu'ils connaissent et non plus sur les intérêts artificiels, généralement contraires au bien commun, qui sont ceux des partis. La pensée de notre chef actuel sur la constitution de l'État est donc fausse malheureusement et cela ne nous promet rien de bon. Car, qu'il le veuille ou non, ces intérêts corporatifs non représentés et comprimés par les institutions ne peuvent se manifester que d'une manière extralégale, par des grèves qui sont tout proches de la révolte, ou bien n'arrivent à être représentés que par l'intermédiaire de *partis* d'allure politique qui faussent irrémédiablement les vrais intérêts économiques.
#### Les dictatures.
Nous vivons évidemment sous un régime dictatorial ; c'est l'aboutissement de toutes les démagogies lorsque les royautés de type patriarcal et religieux ont disparu. C'est vrai d'Athènes, comme de Rome et de Paris. Périclès était un dictateur ainsi qu'Alcibiade, et Marius et Sylla et César, Robespierre et Napoléon. Les Italiens, pendant leurs crises ministérielles regrettent peut-être Mussolini.
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Je dis les Italiens, non leurs hommes politiques qui comme les nôtres ne songent qu'à se partager le pouvoir et ses avantages en évitant toute responsabilité. Le régime du Maréchal Pétain était aussi un régime dictatorial fondé légalement à la manière dont le Sénat romain déléguait ses pouvoirs au dictateur ; et c'est le cas aussi de l'actuelle dictature. Quelle est donc la différence entre les deux ? La première voulait réformer non seulement le pouvoir, mais l'État ; celle sous laquelle nous vivons ne l'essaye pas, ce qui lui a permis de s'établir sans opposition, et même avec l'approbation de tout le monde politique. Elle n'a réformé que le pouvoir exécutif.
Car depuis soixante quinze ans que dure le régime parlementaire, il s'est formé une caste de dirigeants qui tient en mains la politique et l'administration. La forme démocratique lui permet d'éviter toutes les responsabilités ; les gouvernements, avec l'accord tacite de tous les partis se succèdent si fréquemment que ce qui arrive de fâcheux n'est jamais de leur faute. Ils se démettent ou on les « démet » et c'est tout. Qui a jamais été tenu pour responsable des désastres économiques, financiers, politiques ou militaires des années 20 à 40, des dévaluations dans lesquelles fondaient les économies ou la fortune des particuliers ? L'administration a la réalité du pouvoir sans responsabilité non plus. Cette caste s'en est emparée. Nous connaissons depuis plus de deux générations tous les noms que nous voyons passer sur la scène politique ; ce sont les noms de fils, petits-fils, cousins, gendres, neveux des grands républicains de la Troisième.
L'actuel président de la République n'y touche pas ; il se réserve la politique étrangère, l'armée et la marine. C'est l'essentiel des attributions d'un gouvernement national ; ces attributions étaient abandonnées naguère à l'improvisation, à la fantaisie, aux passions ou à la trahison : et comme l'actuel détenteur du pouvoir est vraiment patriote, nous avons là une garantie d'un effet visible et certain.
Cette garantie est cependant bien amoindrie parce que, si la réforme du pouvoir est heureuse, la réforme de l'État n'est pas commencée, et que peut-être on ne la veut pas. Or elle est indispensable ; pour établir des mœurs saines, condition de la paix sociale et de l'accord entre les différents groupes de la nation, pour que notre politique étrangère se trouve affermie par cette unité, et capable de justice à cause de sa force même, il est nécessaire de modifier la structure de l'État et de donner au pays une vraie représentation d'où soit exclue la lutte des partis.
#### Les partis.
Or le chef de l'État laisse faire cette caste politique à laquelle il n'a pas voulu toucher. Il a fait découper pour Mendès-France une bonne petite circonscription à son usage et, malgré cela, l'homme n'a pas été réélu.
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Il a souhaité le succès des socialistes, qui représentent les fonctionnaires, mais ce qui reste de travailleurs libres dans la nation les a repoussés. Le Président a depuis montré quelque humeur des querelles partisanes de l'Assemblée mais lui-même a (en somme) fondé un parti. Il a donc *des idées justes sur le gouvernement et des idées fausses sur la représentation nationale.*
Le régime parlementaire est fondé sur l'existence de *partis* qui sont censés représenter les opinions communes à beaucoup de Français. Ce sont des opinions artificielles créées de toutes pièces par les politiciens à leur usage pour éliminer les véritables élites ; ils ne représentent que la chance des ambitieux du pouvoir. Fonder un parti, c'est une chance de se faire acheter ses votes et de devenir ministre. Entrer par la filière commune dans un vieux parti, c'est bénéficier de son organisation et des fonds qu'il recueille. Ils finissent par représenter certains intérêts qui les subventionnent et ne sont pas toujours ceux qu'on suppose ; ils ont le désavantage de rester cachés et même inavouables, tandis que les intérêts des paysans, des vignerons ou des sidérurgistes sont des intérêts connus, visibles, honnêtement défendables entre lesquels l'État est un arbitre. Nous nous souvenons d'une circonscription où le candidat modéré payait la campagne électorale d'un socialiste révolutionnaire ; le rôle du socialiste consistait à dire de ses adversaires, dont un radical : « Tout ça, c'est des bourgeois, les uns comme les autres vous rouleront, votez pour moi. » Ce n'était pas le candidat modéré qui perdait des voix.
La prospérité de la classe ouvrière est manifestement liée à la prospérité générale ; en chaque métier, à la prospérité de la profession. Dans une époque aussi profondément antichrétienne que celle où fut créée la grande industrie, il y eut des abus certains, dus à la destruction de toutes les sociétés naturelles par la Révolution. Aujourd'hui, les chefs de partis vivent d'une division qu'ils entretiennent ; cette guerre civile organisée est pour eux le chemin du pouvoir et c'est pourquoi aucun, même chez les catholiques, ne veut d'une organisation corporative, qui ferait apparaître les intérêts communs et donnerait à chacun son rôle dans leur gestion. (Voir : *Itinéraires,* n° 20 : « *Naissance d'une corporation.* ») Enfin, il est clair que le plus mauvais système de gouvernement est celui qui fait dépendre le pouvoir de la guerre des partis : c'est la guerre civile à l'état endémique.
Il est une période lamentable de notre histoire, celle du règne de Charles VI et le début de celui de son fils. Tout le monde est d'accord pour dire qu'elle fut désastreuse : ce n'est autre qu'un régime des partis. Il y avait le parti bourguignon, le parti d'Orléans, les Armagnacs, le parti breton. Le jeune Charles VI, bon, juste, pas sot, avait conservé les ministres de son père, Charles le Sage ; dès qu'il devint fou, les partis s'entendirent pour « liquider » tous les bons serviteurs de l'État, soit en les assassinant, soit en les faisant passer en jugement.
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Nous avons revu ces méthodes. Ensuite, ils se battirent pour s'emparer du pouvoir réel. Le duc de Bourgogne fit assassiner le duc d'Orléans ; l'absence de tête dans l'État fit que malgré l'exécration générale, ce crime resta impuni ; les Anglais en profitèrent pour ravager notre pays ; tantôt les Bretons, tantôt les Bourguignons s'alliaient à eux. Le mal fut à son comble lorsque les partisans d'Orléans réussirent à assassiner l'assassin de leur duc. Alors tout espoir de paix intérieure fut perdu en France jusqu'à l'intervention de Jeanne d'Arc. Bien entendu, tous ces partis prétendaient défendre la justice, le droit (le leur) et aussi le roi. Car on n'a jamais manqué en France d'arguments intellectuels. Mettez à la place : la justice, le droit et la défense de la République, vous avez l'image de notre temps. Le régime des partis est cause du désastre de 1940 comme le régime des partis fut cause des désastres du règne de Charles VI. Dans un cas comme dans l'autre la tête manquait. Et ces querelles étaient si artificielles, le peuple en était si las que lorsque Jeanne d'Arc parut, de tous les partis, de toutes les classes sociales, de toute la France, les homme accoururent se ranger sous son étendard.
Ajoutez qu'en notre temps, une société secrète, la franc-maçonnerie, née en Angleterre, principale cause de notre Révolution de 1789, ajoute son gouvernement secret et contre nature au régime des partis. Elle en fait l'unité cachée. N'avance rapidement dans les administrations que celui qui en est. Sans doute les chefs savent très bien que ce n'est pas la conviction proprement dite, mais l'intérêt qui engage les fonctionnaires à devenir francs-maçons. Il leur suffit d'avoir des gages dont le plus précis est de participer à la guerre religieuse tout au moins par sa « neutralité » et de soutenir ce qui peut se faire même indirectement contre l'Église, par exemple en matière d'enseignement. Les chefs de la maçonnerie sont d'ailleurs peu nombreux, réunis en « ateliers » spéciaux et leurs vrais dessins sont rarement connus de l'ensemble de leurs adeptes. Les catholiques qui sont ralliés au régime des partis ou bien sont des serins ou bien veulent entrer dans la caste ; *le gage qu'ils doivent donner, c'est adhérer au monopole de l'État en matière d'enseignement.*
On comprend pourquoi la dictature du maréchal Pétain fut jugée abominable. La caste et la franc-maçonnerie voyaient supprimer leur moyen de règne qui est la division en partis ; la caste se voyait remplacer par les *notables,* ouvriers, paysans ou patrons, les gens qui font quelque chose et prennent naturellement la tête des corporations dans laquelle ils travaillent. La caste obéit au principe formulé par Paul Valéry : « *La politique est l'art d'empêcher les gens de se mêler de ce qui les regarde.* »
L'actuel dictateur, au contraire de Pétain, se garde bien d'y toucher.
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Il a cru rendre les partis impuissants en réduisant le pouvoir des assemblées, en laissant la caste se servir dans les entreprises économiques de l'État (si contraires à sa vraie fonction). Peut-être pensait-il avoir ainsi les mains libres pour redresser nos affaires dans ce qu'elles ont d'essentiel, politique étrangère, finances, armée ; et certainement, ces fonctions premières du pouvoir y ont gagné en continuité.
Beaucoup d'indices montrent que ces habiletés ne serviront pas longtemps, car la caste ne veut pas de la paix sociale ni de la paix religieuse ; elle vit de la guerre sociale et de la guerre religieuse ; elle veut profiter plus largement du pouvoir et tout de suite, car la vie est courte et l'équipe au pouvoir, maîtresse des profits et des places, ne change pas assez souvent. Elle veut imposer une morale sans obligation ni sanction, ce qui équivaut à démoraliser la jeunesse. Enfin l'actuel président de la République est ostensiblement catholique ; on prépare donc en dessous pour succéder à la dictature actuelle une dictature de gauche anti-catholique ; elle profitera, pour la révolution, de la réforme du pouvoir accomplie par un patriote pour la patrie. Et nous tomberions, soit sous la coupe des marxistes dont l'administration prépare les cadres, soit dans les guerres civiles du temps de Charles VI. L'œuvre du dictateur actuel, malgré son adresse, est donc très menacée parce qu'il ne cherche à éliminer, même à long terme, ni les « partis » ni la confusion de l'administration et de l'État, ni le pouvoir occulte de la franc-maçonnerie. La politique étrangère, le soutien donné à la politique financière sont la partie positive de son œuvre, autant qu'il peut apparaître.
#### Le socialisme d'État.
Ce n'est pas seulement le régime des partis qui continue sous le régime actuel, mais aussi la mainmise de l'administration sur toutes les activités libres. La socialisation entreprise en 1945 continue. On ne s'attaque plus directement à la propriété comme lors des nationalisations ; on veut détenir le pouvoir économique directement. M. Jules Moch dans son livre *Le Socialisme vivant* écrit que le problème de la propriété n'est pas tout, qu'il n'est même plus central à l'heure actuelle, et un autre socialiste, M. A. Philipp déclare : « L'appropriation collective des instruments de production n'est pas un élément nécessaire de la définition du socialisme. » Il suffit de s'introduire dans l'économie soit par des prêts soit par la fondation, avec l'argent des contribuables, de sociétés d'État ou à majorité étatique destinées à enlever aux contribuables la direction de leurs propres affaires. Sans mises de fond personnelles, sans risques et sans souci du bien commun, on peut ainsi dominer l'activité d'un grand pays.
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Or cela est au contraire à la bonne constitution d'un État. Tous les gouvernements qui ont laissé dans l'histoire un bon renom ont eu certes à *diriger l'économie,* qu'ils aient été Pharaon en Égypte, Henri IV ou Colbert en France. Mais ces gouvernements sages se gardaient bien d'enlever leur responsabilité aux dirigeants de l'agriculture et de l'industrie. Or, c'est ce qui se passe avec notre administration ; la socialisation aboutit à enlever toute responsabilité aux dirigeants. L'État est actionnaire de 358 entreprises (parmi lesquelles des hôtels, des salles de spectacle), et par l'intermédiaire d'institutions comme la Caisse de Dépôts et Consignations il intervient comme administrateur dans un très grand nombre d'entreprises auxquelles il a prêté des fonds. L'Union générale des Pétroles est une société entièrement étatique et le danger en est que dans les questions économiques l'État, qui devrait être *arbitre,* se trouve *juge et partie* et peut mettre comme Brennus à Rome le poids de son épée dans un des plateaux de la balance. Cela est contre toute justice. Comment s'en arrangent les purs financiers ? Ils s'arrangent pour être gendres, cousins ou beaux-pères de ces fameux socialistes ou hommes politiques et *pour l'instant* ils n'y perdent rien. D'ailleurs ils ont de l'argent partout dans le monde. Nous donnons en appendice quelques exemples de cette mainmise d'une administration irresponsable sur l'économie.
Comment se fait-il que des catholiques suivent ou prônent une telle politique contre laquelle le Saint-Siège a toujours mis en garde ? Car devant ce danger grandissant, les derniers papes se sont évertués à rappeler non seulement les normes du salut éternel, mais les conditions naturelles de la vie en société, les lois psychologiques et naturelles dont elles ne peuvent s'écarter sans risquer de périr. Cela est rappelé fréquemment dans cette revue même par M. Marcel Clément. Le parti fondé avec l'appui du président actuel, le M.R.P., marche autant qu'il le peut avec les socialistes. Il travaille ainsi à stériliser toutes les activités nationales. Car de même que les professeurs sont toujours normalement et forcément, sans qu'il y ait aucun reproche à leur faire pour cela, de trente ou quarante ans en retard sur les penseurs et les artistes ([^39]), de même les économistes sortis de l'École d'administration sont de trente ou quarante ans en retard sur les vrais créateurs de l'industrie et de l'agriculture ; ils se comportent comme le coucou.
Le récent discours du chef de l'État, le 14 Juin dernier, débute par une fausseté : « *L'agriculture,* dit-il, *restait figée.* » On voit qu'il ne la connaît pas. L'État est resté complètement en dehors de l'immense effort de reconstitution du vignoble après le phylloxera : il s'occupait à chasser les religieux et à s'emparer de leurs biens.
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Il ne s'agissait pas seulement de replanter des vignes détruites, mais de trouver, de *créer* des méthodes nouvelles et des cépages nouveaux ; ce sont les viticulteurs eux-mêmes qui ont accompli cette tâche formidable ; les premiers qui s'y sont mis ont même dû la recommencer deux ou trois fois. Les milliers d'hectares de nos peupleraies ne doivent rien non plus à l'État : il préparait la Séparation. L'hybridation du maïs vient d'Amérique et non de nos écoles. Ce ne sont pas elles qui ont créé les races de chevaux admirables qui, avant les tracteurs fournissaient la force motrice à toute la nation, ni les races de vaches dont nous continuons d'exporter les reproducteurs dans le monde entier. Avant que l'État s'en mêle, nos agriculteurs ont acheté à l'Amérique des faucheuses, des lieuses qui représentent le progrès des années 1900. Le remplacement du seigle par l'orge et le froment s'est fait en Champagne sans que l'État s'en aperçoive. Les fabricants d'engrais ont eu plus de part que les services agricoles à l'expansion de leur emploi. Les écoles ont seulement répandu d'étroites théories que les faits démentent progressivement. Comme le dit un homme trop peu connu, M. Joseph Fimbel, directeur de l'École libre d'Agriculture de Sainte-Maure, *ce sont les hommes bien formés qui ont manqué en certaines régions de France.* Or l'enseignement technique a cinquante ans de retard en France sur ce qu'il est à l'étranger et tout ce qui a été fait à temps l'a été par les particuliers ; mais quand on enfourne toute la jeunesse dans les mêmes écoles d'État avec un diplôme obligatoire au bout, les fondations les plus utiles et les plus urgentes ont d'immenses difficultés à faire comprendre leur utilité même à ceux qui en auraient le plus besoin. Les écoles d'agriculture de l'État fabriquent surtout des fonctionnaires et aujourd'hui l'Éducation Nationale lutte avec acharnement contre le ministère de l'Agriculture ; ce dernier avait fait des efforts judicieux pour aider les particuliers à fonder l'enseignement agricole avec des hommes véritablement compétents ; l'Éducation Nationale, sans avoir d'agriculteurs véritablement expérimentés dans son sein, cherche à s'emparer de l'enseignement agricole ; est-ce pour pouvoir enseigner plus librement aux jeunes paysans que l'homme descend du singe ?
Jaurès, interrogeant Jules Ferry, lui demandait : « Mais enfin, vous qui êtes un empirique, vous avez une conception générale du monde et de l'histoire, quel est votre but ? » Il réfléchit un instant comme pour trouver l'expression la plus décisive de sa pensée : « Mon but c'est d'organiser l'humanité sans Dieu et sans roi. » S'il eut ajouté « et sans patron » ç'eut été la formule complète du socialisme (Discours parlementaires, T.I). On voit que la « neutralité » est une simple hypocrisie. La sottise des formules de Ferry et Jaurès est éclatante, car « *sans roi* » aboutit nécessairement à « Jules Ferry roi » ; « *sans patron* » finit par « Jaurès patron ».
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Sans Dieu est une conséquence logique de ces sottises, car la religion et la foi sont les seuls obstacles que trouvera un gouvernement matérialiste, obstacles inaccessibles aux avantages purement matériels et à tout jamais irréductibles à une puissance temporelle qui veut dominer les âmes.
La technique administrative du socialisme n'a d'autre but que d'assurer tout pouvoir à la caste des dirigeants actuels. C'est pourquoi il leur importe de conserver une mainmise complète sur l'enseignement et de s'emparer des écoles qu'a fondées l'initiative privée. L'étau se resserre chaque jour dans tous les domaines de l'activité humaine et on finira bien par s'apercevoir que ce marxisme larvé, ou hypocrite et caché, est « intrinsèquement pervers » ; mais il sera trop tard. Les propos du chef de l'État sur l'agriculture lui sont dictés par ses bureaux qui cherchent à la socialiser.
#### Un grand exemple historique.
Nous avertissons donc solennellement les catholiques qu'ils contribuent avec de bonnes intentions, mais des idées fausses, à la ruine de la société à laquelle ils appartiennent. Celle-ci est déjà bien dégradée, mais elle garde quelques restes de son ancienne figure chrétienne et surtout, grâce à cette antique formation civilisatrice du christianisme, une élite partout répandue, *dans les situations sociales les plus humbles,* où la dignité et les nécessités qui en découlent sont envisagées avec force et simplicité.
Or pour arracher la vie sociale à l'individualisme et à la domination de l'argent qui en est la conséquence, des catholiques veulent la livrer pratiquement à un pouvoir temporel inexorable où l'argent demeure le maître, mais caché et irresponsable. Ils veulent faire dépendre la vie de tous de bureaux centralisés. Ils refusent les garanties morales qu'offrent l'indépendance, l'autonomie des petites sociétés qui sont au niveau des choses et s'administrent elles-mêmes, comme les métiers d'une même région, les paroisses d'une même contrée ; ils refusent la corporation parce quelle a nécessairement une hiérarchie, même ouvrière au sein d'un comité ouvrier, mais hiérarchie connue et équilibrée par le travail. Cette hiérarchie supprimerait celle de *l'homo loquax.* Aussi préfèrent-ils livrer le citoyen à une hiérarchie inconnue, toute puissante et au fond incompétente parce que trop éloignée des problèmes primaires qui conditionnent un ordre véritablement organique. On aboutit ainsi à SUPPRIMER POUR LES CITOYENS LES CONDITIONS DE L'EXPÉRIENCE ET DE LA FORMATION MORALE. Tandis que les administrateurs sont eux-mêmes, par leur éloignement et l'immensité de leur tâche, dans l'impossibilité d'acquérir l'expérience technique et l'expérience morale de la conduite des hommes.
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Car la bonne administration demande des règles simples et rien n'est simple dans les métiers et dans la nature ; la conduite des hommes demande de la psychologie et non des règles simples. Une administration centralisée qui se réserve toutes les initiatives supprime en fait celles des gens qui sont techniquement et moralement compétents.
Or un exemple célèbre devrait les retenir. *L'Empire romain s'est converti entièrement, complètement, sincèrement à la religion chrétienne et néanmoins un siècle plus tard il était par terre.* Les grands noms de la patristique grecque et latine sont de ce siècle, (S. Athanase, S. Basile, S. Grégoire de Naziance, S. Hilaire, S. Jérôme, S. Augustin) et à la fin du siècle, les Barbares avaient tout détruit.
Pourquoi cela ?
*Il n'y avait plus de citoyens.*
Comment cela ?
*L'administration impériale les avait fait disparaître.*
Les pères de l'Église étaient tous occupés à fonder la théologie chrétienne contre les hérésies et, dès le successeur de Constantin, occupés à lutter contre César pour la liberté du pouvoir spirituel, ce qui est le caractère fondamental d'une société chrétienne. De nos jours, les catholiques qui abandonnent l'école chrétienne abandonnent cette distinction essentielle des pouvoirs temporel et spirituel.
Ce n'est pas que le patriotisme fut mort. S. Augustin écrit au 1^er^ livre de la Cité de Dieu : « Quoi ? tous les peuples d'Orient pleurent la perte de Rome, dans les plus grandes cités c'est une consternation profonde, un deuil public. » Mais par crainte des révoltes, on avait exempté les Romains eux-mêmes de la milice. Il n'y avait plus de citoyens, IL N'Y AVAIT PLUS QUE DES CONTRIBUABLES ET DES ASSURÉS SOCIAUX, « *Panem et circenses* ». Du pain et les jeux du cirque. Les dépenses pour les indéfrisables et pour le cinéma étant inclues dans le salaire minimum garanti, je me demande en quoi nous différons des Romains de la décadence.
Un citoyen est *un homme dont l'autonomie est la contrepartie des risques qu'il prend pour faire un métier, s'établir et fonder une famille ; c'est un homme entreprenant.* Aujourd'hui, ces véritables citoyens sont découragés ; les avantages vont aux fonctionnaires garantis de tout, sans risques. Les institutions tendent à prolétariser tout homme libre, à supprimer les sociétés naturelles élémentaires, famille, commune, paroisse, communauté de métier qui sont le lieu de formation naturelle du citoyen et son intermédiaire naturel avec le pouvoir. L'Empire romain, république administrative et militaire, *bien qu'il fût devenu chrétien, n'était pas revenu à un ordre social naturel.* Là aussi, L'ENSEIGNEMENT ÉTAIT UN MONOPOLE D'ÉTAT et *tous les historiens constatent que ni la philosophie, ni la science, ni les arts n'avaient résisté à deux siècles de monopole de l'enseignement.* Les hommes libres fuyaient le fisc en donnant leurs biens à quelque gros propriétaire plus capable de se défendre ; ils s'en réservaient la jouissance héréditaire ; c'est une des origines du servage.
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Nous voyons dans la vie de tous les saints de ce temps qu'ils allaient trouver l'empereur et demander des exemptions d'impôts pour leur province. Pourquoi le fisc était-il si lourd ? A cause du coût de l'administration, comme chez nous, car, toute puissante, elle se servait d'abord, sans avoir une connaissance véritable du bien commun. Le bien commun pour elle, c'est la bonne administration. Mais il faut qu'elle soit dirigée et dominée par un gouvernement qui pense pour elle. Et puis, comme le professeur est en retard sur le penseur, l'école en retard sur l'atelier, l'administration est en retard sur le créateur d'entreprises. Si elle veut en créer elle-même, c'est toujours trop cher et en retard. Ces excellents mais trop coûteux administrateurs, qui nous ont laissé le droit romain, étaient incapables d'observation politique et d'idées politiques. Nos administrateurs du Maroc, de Tunisie et de notre ancien empire ont laissé derrière eux un travail administratif remarquable, mais ils ne se sont même pas avisés des problèmes politiques. Ils ont cru que faire de l'administration était faire de la politique, ou bien ils ont conçu la politique pour l'administration ; or ce sont là deux fonctions opposées (voir nos articles des numéros 2 et 3 d'*Itinéraires*)*.* L'administration romaine ne s'est même pas avisée du problème politique de l'Empire et l'Empire en est mort.
Le christianisme lui-même ne nous sauvera donc pas de la ruine si les chrétiens eux aussi contribuent à la socialisation intégrale qui aboutit à un recul général de l'intelligence et de la vie morale. Nous sommes menacés, à travers la décadence générale de l'esprit civique et de la simple moralité, de quelque chose comme ce que furent les grandes invasions : un milliard d'Asiates venant se servir en Europe. Jamais depuis 1940 le danger n'a été plus grand qu'aujourd'hui ; les chrétiens qui s'associent aux pires ennemis du nom chrétien pour faire de nous une société d'esclaves, fût-ce d'esclaves gras et bien nourris, contribuent au désastre à venir.
#### L'Armée et la Nation.
Sans doute, au cas où les partis voudraient installer une dictature d'extrême-gauche de tradition antipatriotique, l'armée réagirait. Nous ne sommes pas encore aussi bas que l'Empire romain, où Alaric et Attila étaient d'anciens généraux de l'armée romaine ; notre corps d'officiers est profondément patriote, nos soldats sont en majorité des paysans pour qui terre et patrie sont synonymes. Mais les membres de l'armée sont fonctionnaires, beaucoup ne demandent à l'État que de l'ordre et des crédits ; il ne faut demander à l'armée en tant que telle de réformer l'État.
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Par sa fonction même elle est écartée de l'expérience qui permet d'envisager cette question. L'un des plus grands militaires de tous les temps, Napoléon, a montré ce qu'un militaire est porté à faire « dans le civil » : des administrations du type *Intendance.* C'est lui qui a domestiqué l'Université et créé les instruments de tyrannie qu'on cherche à renforcer. L'armée ne crée par de richesses ; elle les protège ; elle protège aussi les valeurs spirituelles car le risque personnel, qui est celui de la vie, y entretient la valeur morale de son élite : « Il n'y a rien à faire à cela. Et il n'y a rien à dire. Le soldat mesure la quantité de terre où on parle une langue, où règnent des mœurs, un esprit, une âme, un culte, une race. Le soldat mesure la quantité de terre où une âme peut respirer... C'est le soldat qui mesure la quantité de terre temporelle, qui est la même que la terre spirituelle et la terre intellectuelle... Il faut aller plus loin... il a mesuré la terre par les deux seuls grands héritages de l'homme ; pour la philosophie et pour la foi... Pour Platon et pour les prophètes... pour l'idée et pour Dieu. » Ce sont les paroles de Péguy dans *L'Argent, suite.* Puissent nos lecteurs les lire ou les relire et les faire connaître à leurs enfants, car c'est là l'héritage de la génération qui s'est sacrifiée en 1914, de nos plus récents avocats auprès de Dieu ; notre jeunesse, hélas, trompée par de faux prophètes et de faux sages, sous des prétextes qui se veulent généreux cache le refus de servir la patrie et en même temps elle réclame le collier du chien, car elle touche un pré-salaire et elle est nourrie en partie aux frais des contribuables ; elle devrait bien penser qu'elle prépare son asservissement social et politique aussi. La politique des Soviets est bien claire : susciter des guerres sans s'engager eux-mêmes. Ils créent partout des conflits, en Corée, à Formose, en Indochine et maintenant en Afrique ; ils usent l'Europe libre tandis qu'ils s'arment. Le sultan du Maroc lui-même s'en aperçoit et le craint ; et ce sont nos étudiants qui favorisent cette entreprise ! Nous leur répéterons ces paroles du marquis de Custine, vieilles de plus d'un siècle : « Il faut que l'univers redevienne païen ou catholique... Partout où j'ai posé les pieds sur la terre, depuis le Maroc jusqu'aux frontière de la Sibérie, j'ai senti couver le feu des guerres religieuses, non plus peut-être, nous devons l'espérer, de la guerre à main armée, la moins décisive de toutes, mais la *guerre des idées...* Dieu seul sait le secret des événements, mais tout homme qui observe et réfléchit peut prévoir quelques-unes des questions qui seront résolues à l'avenir ; ces questions sont toutes religieuses. » Elles ne sont pas *d'abord sociales* mais *d'abord religieuses* et comme elles se résolvent sur la terre et dans le temps, elles sont *temporelles.* Or, dit Péguy, le *temporel est essentiellement militaire.* Custine ajoutait : « De l'attitude que la France saura prendre dans le monde comme puissance catholique dépend désormais son influence politique ».
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L'Europe du marché commun, c'est l'ancien empire de Charlemagne, c'est aussi un bloc catholique que l'Angleterre déteste d'instinct. On voit que la Providence suscite des contingences qui demandent pour être utilisées un peu plus que les bobards de l'opinion progressiste.
Prendre les méthodes intellectuelles et sociales des païens est le plus sûr moyen d'être battus. Or il faudra se battre. *Évacuer la Croix* est le plus sûr moyen de ne plus être dans la volonté de Dieu, seul maître de la victoire.
#### Conclusions provisoires.
Nous ne pouvons compter sérieusement que sur la prière et la pénitence, mais aussi sur *la réforme intellectuelle.* Car cette dernière est indispensable ; elle l'est tellement que c'est autour de l'école que se livre la grand bataille. Mais elle est perdue d'avance pour les chrétiens s'ils ne s'aperçoivent même pas de sa nécessité, si, loin de soutenir leurs hommes et la doctrine de l'Église, ils se présentent, par désir de paix, je veux bien, en adulateurs de fausses méthodes et des idées fausses, en gobe mouches, en somme. De jeunes prêtres récemment sortis des séminaires où l'intention est d'être « social » n'ont jamais entendu parler de Le Play ni de La Tour du Pin, mais seulement de Marx et de Lénine. Sous prétexte d' « incarner » la religion, ce qui devrait vouloir dire, faire comme le Verbe incarné, prendre la Croix, ils visent sans s'en apercevoir un paradis sur terre qu'ils voient avec les yeux d'un monde hostile au catholicisme, une sorte de collectivisme de patronage qui ne résisterait pas à l'expérience. Il faut certes chercher les moyens d'éviter Les injustices sociales, ce qu'on ne peut attendre que d'une organisation *très proche de la pratique journalière* et non des bureaux d'un ministère, même catholique. Vouloir à tout prix augmenter la jouissance des biens matériels est contraire au bon sens et à l'esprit chrétien. L'aide aux peuples sous-développés, dont on nous parle tant, ne peut se faire qu'en *restreignant pour soi l'usage des biens matériels non nécessaires.* Enfin pour contrebalancer devant le Juge les abus de toute sorte que sont les péchés, personnels, sociaux, et les offenses à Dieu, la pénitence est indispensable. Jésus a été pénitent pour nous ; *il le demeure dans l'Eucharistie,* non pour nous dispenser de la pénitence, mais pour nous montrer comme il faut en user. Or il n'y a plus trace d'esprit de pauvreté ; il n'est pas facultatif, il nous est nécessaire de pratiquer la patience du Christ et de porter sa Croix. Il y a donc erreur intellectuelle à suivre même de loin dans leurs théories sociales les ennemis de Dieu ; une erreur religieuse à ne pas chercher avant tout le Royaume de Dieu et sa justice. La royaume de Dieu « n'est pas de ce monde ». S'il existe sur cette terre c'est « au-dedans de nous », dans l'âme du chrétien, par Dieu, avec Dieu, en Dieu, par une séparation d'esprit avec l'esprit du monde. Le reste ne peut être donné que « par surcroît ». Et en effet, il arrive que Dieu le donne.
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Citons pour finir un auteur peu pratiqué et même ignoré des séminaires comme de la Sorbonne, Joseph de Maistre : « Les Français sont aujourd'hui assez mûris par le malheur pour entendre une vérité dure ; c'est qu'au milieu des accès de leur liberté fanatique, l'observateur froid est souvent tenté de s'écrier comme Tibère : « *Ô hommes nés pour la servitude.* » Il y a, comme on sait, plusieurs espèces de courage, et sûrement le Français ne les possède pas toutes. Intrépide devant l'ennemi, il ne l'est pas devant l'autorité, même la plus injuste. Rien n'égale la patience de ce peuple qui se dit *libre.* En cinq ans on lui a fait accepter trois constitutions et le gouvernement révolutionnaire. Les tyrans se succèdent ; et toujours ce peuple obéit. Jamais on n'a vu réussir un seul de ses efforts pour se tirer de sa nullité... » (Écrit en 1795, avant le coup de force révolutionnaire des directeurs et de Bonaparte au 18 Fructidor.)
#### Appendice : des faits.
C'est avec beaucoup de répugnance que nous continuons ce propos. Quatre jours de suite nous avons reculé devant le papier blanc, lui avons tourné le dos et sommes partis faire autre chose. Les astuces mondaines, les réussites temporelles n'intéressent pas beaucoup un chrétien sinon lorsqu'elles sont le résultat d'une invention, d'un labeur original, une trouvaille dans l'organisation ou le travail et non d'un pur gain. Car les hommes à qui on doit ces nouveautés tiennent souvent davantage à satisfaire leur esprit plutôt qu'à s'enrichir ; et ils risquent beaucoup. Ils contribuent plus que les autres à l'accomplissement des desseins de Dieu sur la terre elle-même et sur l'humanité. Cependant nous avons des devoirs comme citoyens ; ce que nous disons plus haut sur la chute de l'Empire romain montre qu'il est urgent de les remplir, car nous courons à une chute semblable dans laquelle la religion aurait beaucoup à souffrir. Le Saint-Siège accumule les conseils touchant la cité terrestre et la loi simplement naturelle, car on est dans l'illusion touchant la portée de son christianisme vis-à-vis du prochain, s'il ne respecte pas les lois naturelles des sociétés, par exemple sur la constitution de la famille, le rôle de la propriété « sans le vol », celui des sociétés élémentaires.
Voici donc des exemples de ce socialisme d'État camouflé, de cette mainmise inutile de la caste sur des activités qui devraient demeurer libres pour qu'il y ait à la fois émulation, invention et responsabilité.
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L'État a créé un Bureau de Recherche des pétroles ; très bonne idée, car le poids des impôts sur les sociétés les empêchait d'engager les dépenses immenses que demande la recherche pétrolière. Il s'agissait aussi de trouver du pétrole en territoire français pour n'avoir pas à le payer en devises étrangères ; c'est bien là le rôle de l'État. De même lorsqu'il s'est agi de relancer la construction d'habitations. Remarquons seulement que sans les lois démagogiques sur les loyers, jamais il n'y aurait eu besoin de relancer la construction, que sans l'excessive fiscalité il n'y aurait pas eu besoin de lancer la recherche pétrolière. Car un géologue de génie, Conrad Kilian, avait découvert (à ses frais) la nature géologique du Sahara ; il avait longuement alerté le gouvernement français, et montré que le Fezzan en particulier, conquis en 42-43 par le maréchal Leclerc était une mine de pétrole dont l'accès par la mer était beaucoup plus facile que par l'Algérie. Sous prétexte du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, les Américains nous ont fait abandonner le Fezzan, mais ce sont maintenant les compagnies américaines qui recherchent le pétrole en ces contrées.
Ce fut tout de même en territoire français, mais à la frontière du Fezzan, que le pétrole jaillit pour la première fois du Sahara, à Edjelé. Le bureau de recherche des pétroles possédait 25 % des actions de la société qui faisait les recherches, la Creps. La Royal Dutch en possède la majorité. Le pétrole une fois trouvé, il était normal que le B.R.P. se dégageât pour aller ailleurs à la recherche. Nous pensons qu'il le fit parce qu'il n'avait pas un poids suffisant dans la société pour y commander. Pour se dégager, il n'avait qu'à vendre dans le public les actions qu'il possédait. Trop simple ; il fonda *une société de gestion* de ses actions et il vendit à haut prix les actions de cette nouvelle société ; elle n'avait pas d'autre fonction que de *recevoir les dividendes de la société primitive pour les reverser à ses actionnaires.* La *Creps,* la société d'exploitation des pétroles d'Edjelé, était parfaitement capable de le faire elle-même ; la Royal Dutch ne passe pas pour mal administrée. Mais en créant une société de gestion il fallait créer un conseil d'administration et ses bureaux, d'autant plus inutiles qu'il n'y a pas de dividendes pour l'instant. Le président en est un M. Paul Moch, vraisemblablement parent de M. Jules Moch, ce socialiste invincible, qui est peut-être encore député et toujours représentant de la France à l'O.N.U. ou dans quelqu'une de ses commissions.
Bien entendu, quelque jour on augmentera le capital, on prendra d'autres participations, et voilà comment la caste, d'abord aux frais des contribuables, ensuite à ceux des actionnaires, étend son pouvoir économique, sans rien risquer, sans responsabilité et sans utilité véritable.
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*L'Union Générale des Pétroles* a suivi qui est un consortium des entreprises pétrolières dans lequel l'État a la majorité ; son intention est de distiller et vendre elle-même une partie des pétroles d'Algérie ; en soi sa création est défendable, mais il est à craindre que l'État ne fabrique des décrets qui mettent les sociétés libres en situation d'infériorité commerciale vis-à-vis des siennes. Un partage du marché ne devrait se faire que dans la concurrence, eu égard aux services rendus. C'est le public qui d'une façon ou d'une autre paiera les privilèges commerciaux des entreprises d'État.
Les entreprises pétrolières étrangères ou françaises indépendantes ne sont pas fondées par des enfants de chœur ; nous n'avons pas d'illusions sur ces hommes d'argent. Nous trouverions très bon que l'État nous *défende* contre elles. Il ne l'a jamais fait ; il veut *simplement les remplacer sans risques.*
Les mêmes ministères veulent fonder un bureau de développement industriel qui ne serait qu'une mainmise déguisée sur une partie de la production industrielle. Le *Centre national du commerce extérieur* vient d'être transformé en établissement public autonome ; ses pouvoirs d'intervention sont accrus et il vise à devenir une véritable entreprise commerciale étatique. Toujours cette ambition des fonctionnaires de devenir administrateurs de sociétés.
Or nos voisins font le contraire ; l'Angleterre a dénationalisé la sidérurgie, l'Allemagne vient de vendre aux ouvriers de l'usine les actions de la Volkswagen nationalisée par Hitler. Ces nations se débarrassent du poids des administrations inutiles à la vraie fonction de l'État, tandis que chez nous la Caisse des dépôts et consignations est en train de devenir le principal actionnaire de beaucoup d'entreprises françaises. Nous savons très bien que depuis le développement des sociétés anonymes l'actionnaire est comme l'ouvrier la vache à lait du capitalisme. Aujourd'hui les fonctionnaires, sans y mettre de capitaux, deviennent les principaux bénéficiaires d'un capitalisme d'État bien plus irresponsable que l'ancien capitalisme libéral.
Telle est la politique suivie depuis la libération. Elle continue ; c'est la politique marxiste camouflée. L'opposition actuelle des communistes est bénigne parce qu'on leur prépare la place ; c'est celle d'une caste qui vise à remplacer l'autre. Si celle qui est au pouvoir actuellement se sent menacée par les forces encore libres de la nation, elle s'associera aux communistes, car elle aimera mieux partager que tout lâcher. Un front populaire, toujours possible, n'a pas d'autre signification.
\*\*\*
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Changeons d'odeur ; quittons le pétrole et les salles surchauffées des bureaux publics pour la forêt. Nous en avons parlé déjà et montré les efforts de l'administration pour s'emparer des forêts particulières en *dirigeant leur exploitation.* Le prétexte est que ces forêts particulières seraient exploitées de façon dangereuse pour leur durée et pour la conservation des terrains. Cette question est très complexe ; ce danger, qui peut être réel dans la grande montagne, est à peu près nul ailleurs. Ce sont les particuliers qui ont créé les forêts qui rapportent, pineraies, peupleraies ; ceux qui le peuvent ont commencé la transformation de la forêt ancienne. Le principal ennemi de la forêt privée est l'impôt successoral. Le bois est la récolte d'un fonds de terre comme le blé. Mais la récolte de blé se fait dans l'année ; celle du bois tous les trente, quarante ou cinquante ans suivant le terrain et l'essence. Lors d'une succession, cette récolte accumulée est traitée *comme un capital.* C'est comme si vous faisiez payer les droits à un héritier sur les récoltes de blé que son père a faites pendant vingt ans. Il s'en suit des droits énormes sur les forêts qui obligent l'héritier ou bien à couper trop tôt des bois en plein accroissement, ou à vendre une partie des bois avec le fonds pour payer les droits. Impossible dans ces conditions d'engager des capitaux pour améliorer la forêt ; le fisc les a mangés d'avance.
Il suffirait donc de faire payer les droits de succession sur le fonds de terre seulement, pour rendre à la forêt ce pouvoir d'autofinancement si précieux dans l'industrie ; c'est ce qu'ont demandé les propriétaires. Les efforts de l'administration pour diriger directement la forêt privée sous le nom de « statut de la forêt privée » « permis d'exploiter » « loi cadre agricole » avaient échoué devant les Chambres. Mais elle vient d'aboutir à ses fins par un détour. Le gouvernement a bien accepté de modifier le droit de succession pour les forêts ; il les en exonère pour les 3/4 de leur valeur mais à condition que *le propriétaire signe l'engagement de laisser l'administration administrer sa forêt pendant trente ans.* La forêt ne pouvant supporter les droits de succession, c'est l'assurance pour l'administration d'administrer toutes les forêts de France d'ici une génération. C'est donc fait ; sans fracas, sans nationalisation, voici l'administration maîtresse de l'exploitation d'un bien privé.
Si c'était pour le bien commun ! Mais les officiers forestiers ont fait une grève d'avertissement en octobre dernier ; ils ont publié depuis une brochure où est faite la critique de l'administration forestière. Ils y disent : « *Rien dans les règles administratives n'incite un ingénieur à travailler.* » En effet l'avancement est automatique. « *Les forêts soumises au régime forestier sont sous-productives... l'action de l'administration dans les tâches de services publics manque d'efficacité.* » Et voici les productions comparées des forêts soumises au régime forestier des Eaux et Forêts en France et en d'antres États européens :
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> *Bois d'œuvre et d'industrie\
> *(en m ^3^ par hectare et par an) :
>
> Allemagne fédérale 4
>
> Suisse 5
>
> Danemark 6
>
> France 1,5
Bien entendu, ces statistiques sont à interpréter, car le chêne ne peut fournir autant de mètres cubes de bois que l'épicéa poussant dans des conditions favorables ; mais ce sont les chiffres mêmes des officiers forestiers sur leur administration. Ils se plaignent en outre de ce que le produit de la vente des bois domaniaux va au budget général et qu'ils ne peuvent obtenir de crédits pour améliorer leur forêt ; de plus, ils sont accablés de paperasses. Or il y a un fond forestier national qui perçoit 6 % sur les ventes à tous usagers du bois. Il devrait être destiné à reconstituer la forêt française partout où c'est possible ; dans les friches des terrains pauvres, les pâtures abandonnées en montagne, la transformation des taillis en futaies. Ces taillis utilisés autrefois comme bois de chauffage sont aujourd'hui invendables. Et si la papeterie arrive à les utiliser ce sera à cause de leur bas prix ; de toute façon les taillis sont aujourd'hui un poids mort de la forêt. La Suisse ne possède plus que 4 % de sa surface forestière en taillis, la France 56 %. Or 800 millions du fond forestier national ont été détournés en 1959 et versés au budget général.
Les officiers forestiers se plaignent enfin de ce que chacun d'eux avait à gérer 4.200 hectares de forêt en 1890 et qu'il en a 9.200 aujourd'hui. C'est cette administration incapable de gérer fructueusement les quatre millions d'hectares de forêts domaniales et communales qui vient de s'arroger subrepticement la gestion des sept millions d'hectares de la forêt privée. On peut dire subrepticement, car les assemblées élues avec le système des partis ne sont pas aptes à trancher ces questions. Elles n'y voient que du feu, et votent par parti suivant l'intérêt qu'elles ont à satisfaire ou non le gouvernement. On voit qu'il faudrait quintupler le personnel administratif. Cette administration se bornerait à diriger l'emploi du fond forestier chez les propriétaires qui en demanderaient l'aide et à donner un permis d'exploiter. Mais ce permis serait complété au bénéfice des fonctionnaires par les frais de cubage et d'expertise qu'ils enlèveraient ainsi aux experts privés. Qui ne voit que pour obtenir le permis d'exploiter il ne serait pas mauvais de confier le cubage à l'administration ?
Il est vrai que ce personnel des Eaux et Forêts voudrait faire de cette administration une régie autonome comme le sont les usines Renault. En quoi elle a tout à fait raison ; elle pourrait réinvestir des bénéfices pour accroître la production et augmenter le salaire de ses membres. Le domaine forestier de l'État a une origine ancienne. Certaines forêts ont probablement appartenu au fisc romain, puis aux Mérovingiens.
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Mais pourquoi vouloir ajouter aux forêts domaniales la forêt privée sinon par ce désir de la caste de mettre la main sur toute l'économie de la nation et faire le lit du marxisme où le fonctionnaire est roi ? Remarquons pour finir que ce système envahissant qui stérilise les initiatives et supprime les citoyens, *lorsqu'il se veut quelque efficacité est obligé de revenir à ce qui ressemble à l'initiative privée : une régie autonome,* comme l'est Renault, ressemble pour sa gestion à l'ancienne usine du fondateur, et ses chefs y casent leurs enfants s'ils le peuvent.
Parlerai-je maintenant de la forêt non pas en forestier, mais en bûcheron ? Pourquoi pas ? Un bûcheron qui façonne son propre bois pourrait avoir une expérience qui ne s'acquiert point dans les écoles. Pour une bonne raison : dans un bois soumis au régime forestier il ne pousse que ce qu'on y laisse pousser ; il est impossible de savoir ce qu'en pense la forêt. Il y pousse en général des chênes (toujours pour la marine royale). Nous, nous y laissions pousser ce qui venait bien. Et je me suis aperçu qu'un esprit remarquable, qui fut directeur du Muséum, visitant les forêts de Guinée, se prenait à douter des théories sur les essences et les terrains. Il trouvait certaines essences confondues et là où elles n'auraient pas dû se trouver.
Or, la vraie théorie, je la connais ; mon grand père m'a montré, dès mon adolescence, les faits qui l'établissent. La voici : *il y a un assolement naturel de la forêt.* Quand le sol est fatigué d'une essence, une autre prend le dessus ; et nous laissions des baliveaux de l'essence qui montrait sa vitalité (pourvu qu'elle soit de qualité). C'est ainsi qu'en 150 ans les frênes ont d'abord pris le dessus sur des ypréaux, et maintenant, les chênes auraient tendance à s'y plaire. Il y a beaucoup de chances pour que les forêts de chênes qui en produisent depuis quatre ou cinq cents ans donnent plusieurs coupes de hêtres ou de châtaigniers d'une magnifique venue. Il y avait autrefois des merisiers énormes dans les bois. Les oiseaux se chargent de les planter et les menuisiers les demandaient. La forêt est soumise aussi à la mode.
C'est n'est donc pas pour des raisons seulement commerciales (par exemple la demande de résineux par la papeterie) qu'on doit s'occuper de reconvertir la forêt, mais pour des raisons agricoles. Et les forêts de résineux suivent la même loi ; la première plantation de peupliers a poussé bien mieux que la seconde. Tous les hivers nous coupions donc du bois pour notre année soit dans nos modestes bois, soit chez d'autres propriétaires ; la moitié du bois était pour nous. Nous coupâmes ainsi un bois qui descendait vers la rivière et nous avons vu pendant plus d'un mois un fleuve de jade couler à pleins bord à travers les troncs. Mais il y avait plusieurs gros peupliers à couper qui penchaient d'environ vingt degrés au-dessus de l'eau.
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Il fallait les redresser pour qu'ils pussent tomber sur la terre. L'encoche une fois faite assez profondément du côté de la terre, nous faisions le trait de scie du côté de l'eau, et c'est avec des coins que nous redressions l'arbre. Mais jamais les coins n'eussent pu entrer ainsi ; il fallait attacher une corde le plus haut possible et comme les troncs étaient trop gros pour être embrassés, il fallait grimper en piquant sa serpe au-dessus de sa tête et se tirant dessus jusqu'à huit ou dix mètres. Un garçon de dix-huit ans aurait payé pour être chargé d'un ouvrage aussi glorieux. La corde une fois attachée, on balançait l'arbre qui ne tenait plus que par sept ou huit centimètres de bois et chaque fois que le trait de scie baillait, mon grand père enfonçait les coins. Mais nous avions rallongé la corde avec de vieilles longes, dont l'une cassa et je tombai dans un ruisselet qui était derrière moi, ce qui nous réjouit pendant longtemps.
Mais je veux rapporter encore un trait de cette économie paysanne d'autrefois, si parfaitement équilibrée ; cet équilibre est rompu aujourd'hui non seulement dans l'espace (crise de superficie) mais dans le temps (travail d'hiver) et la crise agricole vient en grande partie de la recherche d'un nouvel équilibre. Malheureusement les technocrates de l'administration contribuent à la retarder. Ces petits lopins de bois, ces quartiers, ces demi-arpents méprisés et inutiles aujourd'hui avaient une fonction économique parfaitement adaptée à l'état social. Non seulement pour fournir du bois de chauffage, mais pour l'usage des artisans. Nous avions racheté, à côté de nous, le bois d'un cousin qui était cerclier. Son bois était un bois de noisetier, dont il faisait ses cercles. Le noisetier semble avoir été le premier arbre à recouvrir l'Europe après les périodes glacières ; mais il ne résiste pas aux essences du climat tempéré. Assez rapidement il disparut de notre bois ; le frêne l'a remplacé. Nous, nous avions des acacias parce que nous étions vignerons et que nous avions besoin d'échalas, bien que le terrain ne fût pas celui qui y convient le mieux ; mais les premières coupes avaient été fort belles. Aujourd'hui ce bois est une futaie de frênes et il est plein de petites pousses de chêne. Ajoutons qu'autrefois les chênes et les châtaigniers étaient plantés ou conservés pour nourrir les porcs en hiver ; c'est la *glandée ;* on lâchait les porcs dans les bois. Il y avait beaucoup de châtaigniers dans la forêt d'Othe au XVI^e^ siècle pour cette raison probablement, bien que le terrain soit tertiaire sur de la craie. Un propriétaire de la région de la Montagne Noire me faisait observer que dans cette région, là où on avait séparé la propriété des bois de châtaigniers de celle des terres cultivables, la culture n'était plus rentable ; l'élevage des porcs dans les bois de châtaigniers rétablissait l'équilibre.
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Ainsi la forêt, soumise parfois à la mode de l'ameublement est soumise aussi aux transformations de l'économie. Elle a chauffé les Français pendant des siècles. Les jeunes gens s'imaginent qu'on a toujours eu du charbon ou du butane, mais ce n'est pas si vieux : j'ai vu dans ma jeunesse d'immenses trains de bois sur la Seine à Paris. Une reconversion de la forêt s'accomplit qu'un sage gouvernement doit aider, et le fond forestier national est là pour cela. La forêt est appelée à fournir non seulement du bois de service et de déroulage, mais la matière première du papier (et de la rayonne). Les particuliers ont commencé il y a longtemps à remplacer les feuillus par des résineux ; ils en ont donné la méthode ; les écoles ne font guère que fixer un certain acquis moyen dont s'emparent les esprits administratifs, mais la véritable expérience ouvre bien d'autres portes. Or cette administration qui n'a rien inventé vient d'enlever aux particuliers l'administration de leurs forêts ; on ne peut pas dire que c'est en vue du bien commun.
Henri CHARLIER.
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NOTES CRITIQUES
### Problèmes historiques et actuels du catholicisme français
I. -- Le schéma.
II\. -- L'historien « engagé ».
III\. -- Les notations ésotériques.
IV\. -- Avons-nous un Pape ou un machiavel ?
V. -- La méthode d'interprétation.
VI\. -- L'autre interprétation.
VII\. -- L'accord initial.
VIII\. -- La collaboration avec les organisations communistes.
IX\. -- Une certaine dynamique des forces.
VIENT DE PARAÎTRE un petit livre de M. René Rémond qui s'intitule : *Les catholiques, le communisme et les crises* ([^40]), et le titre se complète par deux dates délimitant la période étudiée : « 1929-1939 ». On comprend immédiatement en quoi 1939 peut marquer la fin d'une période. Mais qu'est-ce donc qui commence en 1929 ?
On le découvrira dans l'ouvrage lui-même ; à moins qu'on ne le découvre pas. Le premier chapitre, « patrons catholiques contre syndicats chrétiens » est lui-même situé par deux dates : « 1924-1929 ». Alors ? Nous parle-t-on de la période « 1929-1939 », comme l'annonce le titre, ou de la période « 1924-1939 », comme l'indique la table des matières ?
L'année 1929 est celle où la Sacrée Congrégation du Concile publie aux *Acta Apostolicae Sedis* la lettre à Mgr Liénart sur les syndicats chrétiens. Mais les évènements qui sont à l'origine de cette lettre remontent à 1924. C'est pourquoi sans doute M. Rémond n'a pas cru pouvoir se dispenser d'un premier chapitre « 1924-1929 ».
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Si l'ouvrage tout entier avait pris 1924 pour point de départ, il n'aurait pu esquiver un autre événement tout aussi central dans l'histoire de cette période du catholicisme français : la condamnation de l'Action française. M. Rémond y fera plusieurs allusions précises, mais sans références exactes, puisqu'il est théoriquement hors de son propos.
#### Le schéma.
L'hypothèse de travail de M. René Rémond est claire et simple. De 1929 à 1939 s'affrontent « deux générations », « deux âges du catholicisme français » qui sont représentés par deux personnes : « le général de Castelnau l'alliance de l'ordre social traditionnel et de l'Église, le cardinal Liénart l'effort d'une charité intelligente pour rétablir le dialogue entre l'Église et la société moderne » (pp. 18-19). Selon M. Rémond, le Cardinal Liénart n'aurait donc pas eu le sens de l'ordre traditionnel, et le général de Castelnau aurait été dépourvu d'intelligence et de charité.
Ce supposé tournoi entre le Cardinal (évêque de Lille) et le général (président de la Fédération Nationale Catholique) est l'idée organisatrice autour de laquelle M. René Rémond a multiplié les exhumations de textes. Il estime que « les tendances de l'opinion catholique se regroupent spontanément autour des journaux » et que « depuis que le catholicisme français est entré dans l'âge de la presse (...), les périodiques ont toujours été l'expression la plus visible de ses divergences internes et leur principal mode d'organisation » (p. 14). L'ouvrage de M. Rémond est un recueil de morceaux choisis, d'extraits de presse, reliés par un commentaire.
M. René Rémond montre que, dans un premier temps, « Rome tranche » en faveur du cardinal Liénart et contre le général de Castelnau, par une série de décisions interprétées en ce sens : la condamnation de l'Action française, « la mise au pas de *La Croix* » en 1927 (p. 10), la lettre de la Sacrée Congrégation du Concile, la pourpre cardinalice au jeune Mgr Liénart (p. 34), l'hebdomadaire *Sept* fondé en 1934 par le P. Bernadot à la demande du Saint-Père, etc...
Toutefois les « autorités religieuses » ne prennent pas directement position dans ce tournoi singulier entre le Cardinal et le général et, d'après M. Rémond, « elles s'en tirent selon l'habitude par des biais dont les intentions n'apparaissent qu'aux initiés » (p. 72).
Puis, dans un second temps, voici l'Encyclique *Divini Redemptoris* et la suppression de *Sept* (1937), *La Croix* rappelée à l'ordre à propos de l'incident Mendizabal (pp. 208-211 et 213), et la levée de la condamnation de l'Action française, « Les anti-communistes déclarés relèvent alors la tête » (p. 246).
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On peut craindre que « les efforts d'une fraction de catholiques pour rétablir le dialogue entre l'Église et la société moderne ne se trouvent indirectement blâmés » (p. 244). Il faut apercevoir « à tout le moins l'indice d'une orientation différente » (p. 253). « Vieillissement du pontificat, changement dans l'entourage, inquiétude suscitée par les progrès du communisme ? Tous ces facteurs ont sans doute additionné leurs effets : toujours est-il que l'orientation de fond semble être renversée. La période qui s'ouvrait sur la condamnation de la philosophie maurrassienne s'achève sur la levée de la condamnation » (p. 11).
Néanmoins, ces « crises » des anées 1929-1939 auront préparé l'épanouissement et le triomphe qui viendront en 1945 : « la montée de couches nouvelles dans le catholicisme-actif ». En effet, « la relève de *l'homme d'œuvres* traditionnel, du colonel en retraite, du hobereau, par le militant d'Action catholique, par le syndicaliste ouvrier, par le paysan ou l'intellectuel, s'est préparée obscurément avant guerre » (pp. 256-257).
Cette conclusion de l'ouvrage suppose donc que jusqu'en 1939 le catholicisme français était un catholicisme de colonels en retraite et de hobereaux. L'intellectuel et le militant d'Action catholique en étaient encore à y préparer « *obscurément* » ce qui serait leur future apparition.
Tout cela paraît bien sommaire et caricatural.
#### L'historien « engagé »
L'étonnement et le malaise que l'on ressent à la lecture, on en cherche la cause, et l'on croit d'abord la trouver à un niveau très manifeste mais assez superficiel. M. René Rémond s'efface derrière les textes qu'il cite, mais il est partisan dans leur choix. Il a fait en somme un sottisier de la *France catholique* et de *l'Écho de Paris,* et d'autre part un palmarès de *Sept,* de *l'Aube* et de la *Vie intellectuelle.* Dans les premiers, il a relevé ce qui le choque et lui paraît stupide ; dans les seconds, il a retenu le meilleur. On pourrait aussi aisément faire le contraire. Par exemple dans les ouvrages de M. Jacques Marteaux ([^41]), on trouvera quantité de textes extraits de la *Vie intellectuelle,* de *l'Aube* ou de *Sept* sur lesquels M. Rémond a tiré le manteau de Noé.
Surtout avec la presse, où il faut souvent écrire très vite, il est toujours possible de composer un sottisier : affirmations lancées dans la hâte ou dans l'incertitude, et qui se trouvent cruellement démenties au bout d'une année, d'un mois ou d'une semaine.
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Même les plus grands, quand ils écrivent des articles de journaux, offrent matière à un sottisier. Ni Claudel, ni Maurras, ni Mauriac, ni Gilson, ni Maritain, pour ne citer que des laïcs, mais des laïcs du premier rang, ne résistent à une recherche malveillante recueillant uniquement ceux de leurs jugements d'actualité que l'évènement n'a pas confirmés.
Et inversement. Il y a eu des pages lucides et profondes aussi bien dans *Sept* que dans *l'Écho de Paris,* aussi bien dans la *France catholique* du général de Castelnau que dans la *Vie intellectuelle* du P. Bernadot (et ce serait un travail intéressant et utile de rechercher, contrairement à ce qu'a fait M. Rémond, ce que toutes ces publications catholiques eurent de commun par-delà leurs divergences ; sans voiler celles-ci, mais sans leur donner *tout* et en cherchant l'essentiel dans la vocation à l'unité, qui est la vocation chrétienne fondamentale ; on souhaite que naisse un historien catholique qui soit capable de jeter sur nos luttes civiles un regard s'inspirant du conseil d'Henri Massis ([^42]) : « Au fur et à mesure qu'on rencontre plus d'êtres, qu'on remue plus d'idées, ce sont les rapprochements qui frappent, les oppositions et les divergences qui se réduisent. C'est par en haut que se fait l'union, par la pointe de l'âme, c'est là que tout se rejoint »).
Que des historiens « engagés » ne retiennent que le meilleur chez les uns, et que le moins bon chez les autres, nous commençons à y être habitués. M. René Rémond est un historien « engagé » et même un historien polémiste. Cela est regrettable : mais du moment qu'on le sait, cela n'est pas forcément insupportable. Le lecteur fait la part de l'esprit systématique et de l'exagération, avec un soupir indulgent, et en espérant qu'un jour le catholicisme français aura la grâce d'avoir une autre sorte d'historiens.
#### Les notations ésotériques.
Ce qui ne va pas, seraient-ce alors les allusions énigmatiques que l'on découvre dans cet ouvrage ?
Du P. Desbuquois, qui dirigea l'Action populaire de 1922 à 1946, M. René Rémond nous confie (pp. 276-277) :
« Conseiller écouté de Rome et de la Nonciature, suggérant les promotions à l'Épiscopat, il joue un rôle important dans l'Église de France, comparable à celui du R.P. Merklen*.* »
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La référence au rôle du P. Merklen n'est pas très éclairante, M. René Rémond étant aussi ésotérique à son sujet (p. 279) :
« En 1923 prend la direction de la *Documentation catholique *: participe à la rédaction du Mémoire confidentiel de 1923, qui préconise un ralliement sans arrière-pensées à la République. Appelé par la confiance du Pape à la direction de *La Croix* (...)*.* Jouit de la confiance de Pie XI dont il est un conseiller écouté... »
Ce sont là, ou plutôt ce seraient des révélations, s'il fallait les tenir pour exactes. Que le P. Desbuquois ait suggéré les nominations épiscopales, que le directeur de *La Croix* ait été exceptionnellement -- ou soit habituellement ? -- nommé par le Pape, voilà qui contredit ce que l'on peut lire d'ordinaire. Mais est-ce vrai ? Et où donc M. Rémond a-t-il pris cela ? Peut-être chez M. Dansette, qu'il cite dans sa bibliographie. M. Dansette avait écrit en effet, au sujet de la Nonciature en France de Mgr Maglione ([^43]) :
« Lorsque le successeur de Mgr Ceretti, Mgr Maglione, arrive à Paris en mai 1926, il entreprend de renouveler notre Épiscopat. Conseillé par le Père assomptionniste Merklen, directeur de *La Croix*, le Père dominicain Bernadot, le Père jésuite Desbuquois et le sulpicien Verdier, le Nonce suggère à Rome, où il est écouté, le choix de personnalités, etc. »
M. Dansette rapporte en outre ([^44]) que le P. Desbuquois, « dit-on » aurait « participé à la rédaction » d'un « rapport confidentiel » de délation adressé à Rome, en 1926, par le P. Corbillé et M. Charles Flory. D'habitude, ce sont les « intégristes » que l'on accuse d'envoyer au Saint-Siège des dénonciations clandestines contre d'autres catholiques. Qu'il ait existé un intégrisme à l'envers, usant secrètement des « procédés » que d'autre part il stigmatisait tout haut, ne paraîtra invraisemblable qu'à ceux qui nourrissent de grandes illusions sur la nature humaine, ou qui croient que tous les « bons » sont d'un « côté » et tous les « mauvais » de l'autre.
Ce que l'on sait de certain sur cette période, c'est que Pie XI considéra comme un très grave péril pour l'Église la résistance passive d'une partie du clergé français à la condamnation de l'Action française. Que des prêtres, voire des Évêques, aient pour le moins semblé hésiter entre un auteur laïc, et incroyant, et les consignes du Pape, manifestait une situation psychologique et morale que le Saint-Siège entreprit de réformer radicalement.
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Ce que l'on sait moins bien, c'est dans quelle mesure des intrigants s'efforcèrent d'exploiter une telle situation pour faire peser, par leurs délations calomnieuses, une suspicion générale sur tous les catholiques dits « de droite », laïc et clercs, et de pousser en avant les hommes d'un clan, ayant en tête autre chose que la simple fidélité à l'enseignement du Magistère, comme la suite de leurs entreprises devait le montrer. Il existe quelques indices qui peuvent laisser supposer l'existence de manœuvres assez troubles. Les révélations ésotériques de MM. Rémond et Dansette donnent à penser. Nul n'ignore en tous cas qu'il y a eu un renouvellement de l'Épiscopat français à partir de 1926, calculant les nominations de manière à réagir très vigoureusement contre l'influence de l'Action française sur une importante partie du clergé (et c'est en cela que cet épisode est capital pour l'histoire ultérieure du catholicisme français). Nul n'ignore non plus, cela est du domaine public, que la nouvelle génération épiscopale a manifesté une faveur marquée à l'égard des thèses du P. Merklen, du P. Desbuquois, du P. Bernadot et de leurs publications périodiques, -- ce qui a du même coup favorisé aussi leurs tendances politiques. Mais, à suivre MM. Dansette et Rémond, il faudrait en quelque sorte *inverser* la perspective dans laquelle on considère ordinairement ce phénomène historique : ces trois religieux auraient été moins les protégés de l'Épiscopat nouveau que les inspirateurs du choix des nouveaux évêques nommés dans cette période.
Quoi qu'il en soit, les révélations ésotériques de M. Rémond figurent seulement dans les indications biographiques et bibliographiques de son ouvrage. Elles peuvent confirmer ou augmenter le malaise que l'on ressent à sa lecture : ce ne sont point elles qui l'ont créé. Il tient à la substance même du livre.
#### Avons-nous un Pape ou un machiavel ?
Sur la fonction du Souverain Pontife et sur la signification de son enseignement, M. René Rémond écrit quelques assertions très simples, apparemment très claires, et qui font néanmoins problème. Qui font même l'un des problèmes les plus actuels et les plus aigus du catholicisme français.
M. René Rémond affirme en effet (p. 8) que « quarante années après l'invitation pontificale au Ralliement, une fraction de catholiques n'a, au fond de soi, pas encore pris son parti des institutions que la France s'est données depuis la Révolution ». Il ajoute qu'en 1926, « par la condamnation de l'Action française, le Saint-Siège vient de renouveler impérieusement l'invitation à se rallier ».
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Il parle à ce propos (*passim*) de « second ralliement », expression empruntée à M. Dansette, et soutient la même thèse que M. Dansette : le ralliement ordonné par Léon XIII n'avait guère été suivi, mais le « second ralliement » fut effectivement obéi.
Ces thèses et cette interprétation sont en contradiction avec *le texte même* des documents pontificaux.
Comme M. Dansette, M. Rémond considère qu'obéir au « ralliement » de Léon XIII (et bien que Léon XIII n'ait nulle part employé ce mot), c'était se rallier « *au fond de soi* » aux institutions politiques du moment. Or Léon XIII dit le contraire. Il permet explicitement à chaque catholique de garder *au fond de soi* ses préférences éventuelles pour un autre régime que le régime établi. « Dans cet ordre d'idées spéculatif, écrit-il dans l'Encyclique *Au milieu des sollicitudes,* les catholiques, comme tout citoyen, ont pleine liberté de préférer une forme de gouvernement à une autre. » D'autre part, Léon XIII ne demandait point un ralliement aveugle et en bloc à toutes les « institutions que la France s'est données depuis la Révolution » comme dit M. Rémond. Au contraire, il distinguait parmi ces « institutions », il distinguait d'une part le *gouvernement* établi, qui en tant que tel doit être respecté et obéi dans les limites de sa fonction, et d'autre part la *législation, --* législation laïciste qu'il condamnait en termes énergiques et qu'il invitait à « combattre par tous les moyens légaux et honnêtes » ([^45]).
M. Rémond, comme M. Dansette, donne la condamnation de l'Action française en 1926 pour un « second ralliement » : le Saint-Siège « renouvelle impérieusement l'invitation à se rallier ». Or précisément Pie XI dit le contraire : « *C'est fort à propos que Votre Éminence laisse de côté les questions purement politiques, celle par exemple de la forme du gouvernement. Là-dessus, l'Église laisse à* *chacun la juste liberté* » ([^46]). Pie XI dit : liberté sur la forme du gouvernement, M. Rémond traduit : invitation impérieuse à se rallier obligatoirement à une certaine forme de gouvernement.
Pie XI disait encore ([^47]) :
« Il n'y a aucun avantage à ce que Nos très chers fils de France soient plus longtemps divisés et sans concorde entre eux pour des motifs politiques ; ni eux, ni l'État, ni l'Église n'ont rien à y gagner. Bien au contraire, tous bénéficieront énormément et de toutes façons de se trouver tous *fermement unis sur le terrain religieux,* à savoir pour défendre les droits divins de l'Église, le mariage chrétien, la famille, l'éducation des enfants et des jeunes gens, bref toutes les libertés sacrées qui forment la base de l'État. »
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C'est en substance exactement ce que disait Léon XIII : union des catholiques, mais non point union dans une certaine politique ; union *sur le terrain religieux,* abstraction faite des divergences politiques, qui restent libres et légitimes, à la seule condition que l'on ne donne point, comme disait Léon XIII, le pas à la politique qui divise sur la religion qui unit.
Nulle part chez Léon XIII ni chez Pie XI on ne trouve d'invitation, « impérieuse » ou non, à se « rallier aux institutions que la France s'est données depuis la Révolution ». Toujours ; au contraire, l'enseignement pontifical multiplie les distinctions à propos de ces institutions. Elles contiennent du bon et du mauvais ; du permis et du défendu ; elles contiennent notamment un *laïcisme* que l'Église n'a jamais accepté.
Ces textes sont connus, ils sont nets. Pourquoi M. Rémond, à la suite de M. Dansette, les met-il sous son coude ?
L'hypothèse selon laquelle MM. Dansette et Rémond les ignoreraient totalement, ou n'auraient point été capables de les lire, est fortement invraisemblable. L'autre hypothèse est qu'ils ont lu, qu'ils ont compris le sens obvie, *mais qu'ils n'y croient pas.*
Historiens politiques autant qu'historiens ecclésiastiques, MM. Dansette et Rémond ont sans doute une grande méfiance à l'égard de ce que l'on appelle, avec scepticisme, les « déclarations officielles ». Les chefs de gouvernement lancent ordinairement des affirmations non point parce qu'ils les tiennent pour vraies, mais parce qu'elles leur paraissent utiles et opportunes dans le moment. Les hommes de ma génération en auront entendues de toute sorte, sur des questions de vie ou de mort, et cela les aura instruits. « La route du fer est définitivement coupée. » « Nous vaincrons parce que nous sommes les plus forts. » « Où est la guerre civile ? » « L'Algérie est une terre organiquement française. » *Et cetera.* Avant qu'un chef politique retrouve auprès de nous cette confiance spontanée qui est pourtant bien nécessaire à la vie en société, mais qui a été entièrement saccagée et détruite, il coulera de l'eau sous les ponts. La parole des hommes d'État, ah, ah ! quelle triste farce...
Mais le Pape ?
M. René Rémond, à la suite de M. Dansette, nous dit en substance : quand Léon XIII déclarait *officiellement* que les catholiques conservent « pleine liberté de préférer une forme de gouvernement à une autre » il n'en croyait rien et il ne fallait pas le croire, *en réalité* il entendait imposer une forme de gouvernement à la conscience des catholiques.
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Et pareillement, quand Pie XI déclarait *officiellement,* au moment de la condamnation de l'Action française, qu'il laissait à chacun une « juste liberté » concernant le choix de la « forme de gouvernement », c'était encore une parole sans valeur, *en réalité* il entendait « impérieusement » imposer le ralliement à une certaine forme déterminée de gouvernement. Pie XI déclarait *officiellement* qu'en l'affaire l'Église « laissait de côté les questions purement politiques » mais *en réalité* il travaillait à faire prévaloir une certaine politique ([^48]).
#### La méthode d'interprétation.
Or nous n'en croyons rien.
Et c'est cette divergence fondamentale d'interprétation qui nous sépare de l'histoire religieuse de M. René Rémond comme de celle de M. Dansette. Ils interprètent les paroles et les actes d'un pouvoir spirituel comme ils le feraient pour un pouvoir temporel.
S'agissant d'un gouvernement temporel, s'agissant d'un gouvernement temporel qui n'est point *de chevalerie,* comme disait Péguy, s'agissant d'un roi qui est de la catégorie de Philippe Le Bel et non de la catégorie de saint Louis, s'agissant de toute la série des présidents civils ou militaires qui ne sont pas de la catégorie de saint Louis mais qui sont de la catégorie que Péguy nommait celle de Philippe Le Bel, -- s'agissant d'hommes d'État qui se font de la « raison d'État » une idée telle qu'elle passe avant la parole d'honneur, s'agissant d'hommes politiques pour qui une parole prononcée n'est pas une parole donnée, s'agissant de cette sorte de politiciens minables ou prestigieux qui se servent normalement du mensonge et qui d'ailleurs sont normalement tôt ou tard dévorés par leurs mensonges, -- alors il est bien vrai que les « déclarations officielles » ont peu de poids ou même n'en ont aucun ; et n'ont aucune importance au regard des consignes effectives données aux agents diplomatiques, aux officiers, aux administrateurs, aux policiers.
Mais, s'agissant d'un pouvoir spirituel, c'est exactement le contraire.
Même en se plaçant dans l'hypothèse extrême, suggérée et plus que suggérée par M. Rémond, où par exemple Pie XI aurait donné des consignes confidentielles au P. Merklen et au P. Desbuquois, consignes qui auraient visé à impérieusement imposer aux catholiques un ralliement politique, au moment précis où ses déclarations officielles disaient le contraire, la méthode d'interprétation de M. Rémond demeurerait foncièrement inadéquate.
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Car, même dans cette hypothèse d'une contradiction entre l'enseignement public et les consignes secrètes, c'est l'enseignement public qui prend le pas, c'est lui qui a le plus de valeur *spirituelle.* Les consignes secrètes, si elles existent, et si elles sont contraires aux déclarations officielles, ont pour un temps quelque poids temporel. Mais la Papauté est une autorité spirituelle, s'exerçant par la parole solennelle et non par la confidence chuchotée. La confidence chuchotée est parfois d'une importance décisive dans le gouvernement temporel, en matière politique, administrative et policière. Mais la confidence chuchotée (qui peut d'ailleurs être mal comprise, ou sollicitée, ou même inventée de toutes pièces) n'a, quand elle en a, qu'une influence indirecte et très passagère dans l'ordre spirituel. Il est possible qu'il y ait dans l'Église des histoires de politique ecclésiastique, de rivalités et de luttes de clans, et tout ce qui relève de la nature humaine déchue : mais ce n'est point là que se trouvent la cause, le motif, l'explication de *l'action de l'Église.* Ces histoires ne sont pas son histoire. La Providence divine se sert de tout, même des sottises des hommes, même de leurs méchancetés, mais pour autre chose que ce qui était le dessein conscient des méchancetés et des sottises. C'est la parole solennelle du Pape que Dieu assiste, c'est elle qu'Il vérifie par l'histoire. Mais on s'y trompe souvent, parce que le sens réel de l'histoire est un sens caché.
Et le seul lieu où ce sens caché de l'histoire soit rendu manifeste, c'est précisément la parole solennelle du Pape.
Si bien que, même dans l'hypothèse la plus extrême, c'est une méthode erronée d'aller chercher un principe d'interprétation de l'histoire religieuse dans ce qui s'est dit, à tort ou à raison, dans les antichambres et les salles de rédaction, et de croire que la parole publique et solennelle du Pape serait plus ou moins une « clause de style ».
Et en outre, rien ne prouve que l'hypothèse la plus extrême soit toujours la meilleure.
#### L'autre interprétation.
Nous croyons au contraire qu'il y a une grande cohérence entre les paroles solennelles des Papes et l'ensemble de leur action. Et une grande continuité de Pie IX à Jean XXIII. L'hypothèse inverse est non seulement superficielle et inadéquate, mais entièrement gratuite. Empruntons deux exemples caractéristiques à M. Rémond lui-même.
1. -- L'exemple de *Sept.* Il semble établi que cet hebdomadaire a bien été fondé en 1934, par le P. Bernadot, à la demande du Pape ; et supprimé en 1937 également à la demande du Pape. M. Rémond en conclut que, de 1934 à 1937, l' « orientation » venue de Rome a changé. Quelle orientation ?
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Point celle, publique et solennelle, des documents pontificaux. Donc une orientation secrète, ou discrète, s'exerçant à côté de l'enseignement du Magistère, voire en contradiction avec ses « clauses de style ».
Il est tout de même aussi simple et plus vraisemblable de retenir la supposition inverse. A savoir que le Pape, en 1934, faisait confiance au P. Bernadot pour réaliser un certain hebdomadaire et accomplir une certaine tâche. Et qu'en 1937, jugeant sur pièces, il a constaté que ce n'était pas cela qu'il avait demandé. Épisode très ordinaire et très banal. On conçoit très bien que le Pape ait souhaité un hebdomadaire qui publiât par exemple les articles écrits à cette époque par Étienne Gilson ([^49]). Mais on conçoit aussi qu'il n'avait ni voulu ni prévu certains autres articles, susceptibles de créer un climat de non-résistance au communisme. On peut imaginer soit que le Pape s'est trompé sur la personnalité du P. Bernadot (le Pape peut fort bien se tromper en de telles matières), soit que le P. Bernadot a mal compris ce que lui demandait le Pape, soit que *Sept* a interprété avec trop de rigueur, et trop unilatéralement, des consignes qui visaient sans doute à désolidariser le catholicisme français de certaines positions politiques de droite, mais sans pour autant créer à gauche des solidarités politiques inverses... Toutes ces hypothèses sont possibles et normales. Pourquoi ne même pas les examiner, et choisir d'emblée le roman d' « orientations » arbitrairement changeantes ?
2. -- Second exemple : celui de l'Action française. M. Rémond pense que la condamnation avait marqué en 1926 une certaine « orientation » romaine et que la levée de la condamnation en 1939 est « à tout le moins l'indice d'une orientation différente ». Il suppose que, une fois de plus, le Saint-Siège a changé de « politique ». Il ne lui vient pas l'idée tout de même beaucoup plus vraisemblable que ce sont les hommes qui changent et non pas l'Église. En 1939, les dirigeants de l'Action française « réprouvent tout ce qu'ils ont pu écrire d'erroné, rejettent complètement tout principe et toute théorie contraires aux enseignements de l'Église » ; ils reconnaissent que Pie XI avait eu de « justes motifs de prohibition » et, faisant leur soumission, demandent au Souverain Pontife d'examiner « si, selon son jugement souverain, les justes motifs de prohibition ayant, ce nous semble, cessé d'exister, celle-ci ne pourrait légitimement tomber à son tour » ([^50]). Alors ? Fallait-il que le Saint-Siège, pour être réputé ne pas adopter une « orientation différente » maintint sa condamnation à l'encontre de ceux qui avaient corrigé et réprouvé leurs erreurs ? Cela n'a pas le sens commun.
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Mais, bien sûr, si l'on suppose que la condamnation de l'Action française était, sous des prétextes religieux, une opération politique, la levée de la condamnation apparaît comme un changement de politique. On recherche alors les vrais motifs, les « facteurs » réels, comme dit M. Rémond (p. 11) : « vieillissement du Pontificat », « changements dans l'entourage » et l'on assure : « Tous ces facteurs ont sans doute additionné leurs effets : toujours est-il que l'orientation semble s'être renversée. La période qui s'ouvrait sur la condamnation de la philosophie maurrassienne s'achève sur la levée de la condamnation » ([^51]). Voit-on, et M. Rémond a-t-il vu, ce que de telles « explications » auraient d'horrible ? d'affreux ? Pour des orientations politiques, pour incliner les catholiques à droite ou à gauche, en faveur de telle ou telle forme de gouvernement, l'Église se servirait de ses armes spirituelles les plus terribles, et jouerait donc arbitrairement avec le salut éternel des âmes ?
A de telles « explications » dont le principe général est d'écrire l'histoire religieuse *en faisant constamment abstraction du fait proprement religieux,* toujours ramené à des « facteurs » politiques, on ne peut que refuser complètement son adhésion.
#### L'accord initial.
Et pourtant, nous étions d'accord avec ce que M. René Rémond énonçait en la première page de son introduction. Il notait que les « tendances » entre lesquelles se partagent les catholiques français (et sans doute ceux du monde entier) ne sont « ni entièrement apolitiques, ni complètement politiques » ; elles relèvent de la « philosophie politique » ; elles concernent « le rôle des chrétiens dans la société moderne ». Plus précisément :
« La forme que doivent prendre les rapports entre l'Église, société religieuse investie d'une mission essentiellement surnaturelle, mais aussi institution sociale, groupement d'hommes inscrits dans un temps, et la société civile emportée par un mouvement historique vers un avenir encore inconnu, voilà ce qui départage l'opinion catholique »*.*
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Comment se fait-il que le désaccord soit total immédiatement après l'énoncé du problème ?
La société civile va vers un avenir *temporel* encore inconnu. Mais, sur le sens global et final de l'histoire humaine la foi chrétienne nous dit quelque chose. Elle est seule à nous dire quelque chose. Et ce qu'elle nous en dit est l'essentiel. Si bien que les problèmes temporels se posent au catholicisme non seulement parce que l'Église existe temporellement, mais aussi, mais surtout parce que sa mission *surnaturelle* comporte, indique une vue et un certain usage du temporel, selon une très précise vocation.
La divergence, et c'est une divergence fondamentale, vient de ce que nous interrogeons donc, nous écoutons *d'abord l'Église en sa doctrine universelle enseignée par le Pape.* M. Rémond ne dit point où va d'abord son interrogation, mais à suivre la direction de son regard, et les considérations qu'il allègue, on voit qu'il interroge ce qu'il y a dans l'Église de plus superficiel et de plus extérieur. Sur le problème posé, il considère qu'il y a des différences d'appréciations subjectives, des différences de milieux sociaux, de tempéraments, de « générations » et des « orientations » occasionnelles, arbitraires, changeantes. Bien sûr, il peut exister plus ou moins de tout cela : mais cela seul ? Tout se passe dans l'histoire telle que M. Rémond la met en scène comme si les actes par lesquels le Pape impose (paraît-il) « la mise au pas de *La Croix* » la nomination du P. Merklen à sa direction, et autres choses du même genre, étaient beaucoup plus importants que *le contenu* de ses Encycliques et de ses déclarations publiques. Comme si nous devions être plutôt attentifs aux actes que (paraît-il) le Saint-Siège accomplit plus ou moins en coulisse, qu'à l'écoute des paroles que le Saint Père prononce à notre intention. Car enfin le Pape nous parle. Même dans telle Encyclique destinée aux Évêques, par exemple dans l'Encyclique *Divini Redemptoris,* il s'adresse aussi, directement et explicitement, aux fidèles dans leur ensemble, et même aux « hommes de bonne volonté » qui n'ont pas la foi ([^52]). Dans ses discours et allocutions, le Saint Père parle aux hommes politiques, aux pères de famille, aux philosophes, aux ouvriers, aux patrons, aux ingénieurs, et même aux historiens. Et son propos a souvent pour but, précisément, d'éclairer ce que doit être « le rôle du chrétien dans la société moderne ». Est-il de saine méthode de faire *comme si* le Pape n'avait rien dit sur ce sujet, ou prononcé de simples « clauses de style » et *comme si* l'on devait chercher les « orientations » qu'il entendait véritablement donner dans l'analyse de ses rapports réels ou supposés avec le P. Merklen, le P. Desbuquois et le P. Bernadot ?
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A envisager ainsi l'histoire, à la présenter ainsi, on incline vers une étrange attitude les intelligences, les cœurs, les consciences qui se veulent fidèles à l'Église. Pour *sentire cum Ecclesia,* le moyen sûr, ou unique, ou privilégié, plutôt que d'écouter l'enseignement solennel, serait-il donc de rechercher quels religieux ou quels laïcs, aujourd'hui, ont le bras supposé le plus long, « suggèrent » peut-être les « nominations d'évêques » bref jouent « le rôle important dans l'Église de France » tenu avant la guerre (nous dit-on) par le P. Bernadot, le P. Desbuquois ou le P. Merklen ? Faudrait-il donc aller chercher des consignes secrètes, ou discrètes, auprès de ces hommes temporellement puissants ? Rechercher leur alliance, leur soutien ? Intriguer ? Discerner je ne sais quelles *hiérarchies parallèles* qui doubleraient en somme la Hiérarchie apostolique ? On fabrique alors un catholicisme de clans, de sapinières, de fondrières, de chausses-trappes, et non pas une communauté chrétienne. Si cela existe, je n'en sais rien et n'en veux rien savoir mais si cela existe vraiment, que ce soit de droite, de gauche, du centre ou d'ailleurs cela est en tout état de cause moralement et spirituellement irrespirable. Et cela appellerait non point une « histoire religieuse » mais certainement des œuvres relevant d'un autre genre littéraire.
L'on crée en outre de fausses oppositions, comme celle qui est au centre du schéma de M. Rémond : l' « ordre traditionnel » d'un côté, la « charité intelligente » de l'autre, rivalisant dans le champ clos d'une Église ravagée par les discordes. Où a-t-on vu que les hommes animés d'une « charité intelligente » seraient forcément incapables de comprendre quoi que ce soit à l' « ordre traditionnel » ? Et inversement ? En tous cas, former des factions dans l'Église est aussi contraire à l' « ordre traditionnel » qu'à la « charité intelligente » même s'il s'agit de factions qui s'en réclament.
Parfois ou souvent, il existe en fait des factions. Peut-être même des clans ecclésiastiques. Mais il existe surtout une foi chrétienne. Et non seulement une foi chrétienne, mais encore une philosophie chrétienne, et une philosophie sociale, inspirées par la foi ; il existe, comme disent les Papes, une *christiana philosophia socialis *; et des mœurs chrétiennes ; tandis que d'autres -- d'autres mœurs, d'autres philosophies -- ne sont pas et ne peuvent pas être chrétiennes. Le « rôle du chrétien dans la société moderne » relève de la pensée et des mœurs chrétiennes, et non des calculs des factions ou du rapport de force entre les clans. Qu'il existe une pensée et des mœurs chrétiennes ne veut pas dire, comme on feint de l'entendre, que les catholiques devraient obligatoirement être d'accord sur tout n'avoir aucune pensée, aucune initiative, et « déduire » des principes leur attitude de chaque instant.
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Une doctrine religieuse et morale ne « s'applique » pas à une situation particulière comme un théorème de géométrie plane s'applique à un triangle. Mais il n'est pas vrai non plus que les divergences qui se révèlent au moment de l' « application » soient *toutes* de simples divergences « techniques » relevant de « libres options » n'ayant pas plus de valeur morale les unes que les autres. Chaque homme, selon son état de vie et ses responsabilités, doit faire à chaque instant un choix prudentiel qui n'est ni prédéterminé automatiquement par la doctrine, ni abandonné au caprice subjectif, ni réglé par la compétence des experts techniques, et qui engage sa conscience ([^53]).
Tout ce qui concerne le « rôle temporel » des catholiques n'est pas entièrement livré à l'incertitude, aux modes intellectuelles, aux influences sociales ou à l'arbitraire d'une faction dominante. Il existe des constantes, des principes, des inspirations essentielles, des exigences fondamentales, que le Pape formule et rappelle. Il existe une attitude de l'Église à l'égard du temporel, un jugement de l'Église sur le temporel, qui ne sont pas simplement l'expression de calculs, de tactiques et d'opportunités. Le Pape le dit, et nous croyons à la parole du Pape : à la différence de ceux qui écrivent l'histoire religieuse comme si cette parole n'avait aucune valeur pour l'historien.
L'historien, quand il est chrétien et de foi catholique, et qu'il entreprend d'écrire une histoire religieuse, trouverait croyons-nous quelque utile lumière dans cette parole de Pie XII, prononcée avec une grande solennité ([^54]) :
« Dieu n'est jamais neutre envers les choses humaines, en face du cours de l'histoire ; et à cause de cela son Église non plus ne peut l'être. Si elle parle, c'est en vertu de sa mission divine voulue de Dieu. Si elle parle et porte un jugement sur les problèmes du jour, c'est avec la conscience claire d'anticiper, par la vertu du Saint-Esprit, la sentence qu'à la fin des temps son Seigneur et Chef, Juge de l'univers, confirmera et sanctionnera. Telle est la fonction propre et surhumaine de l'Église au regard des choses politiques. »
#### La collaboration avec les organisations communistes.
Dans tout cela, dira-t-on, où est *le communisme* annoncé par le titre ? Il figure dans les deux derniers chapitres, qui se chevauchent l'un l'autre : « La guerre d'Espagne, croisade ou guerre civile : 1936-1939 » ; et : « Catholiques et communistes : 1934-1939 ».
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La guerre d'Espagne (p. 177) :
« Sur le moment presque tous les catholiques réagirent en hommes de droite ; ils reçurent sans la contester l'explication qui divisait l'Espagne en deux camps : les soldats de l'Église et les impies. A cette présentation simple, la presse de droite resta fidèle jusqu'à la fin. Aussi le conflit ne lui causa-t-il jamais de grands tourments intellectuels ou moraux : c'est aussi pourquoi sa lecture offre peu d'intérêt. Mais sachant de quelle façon leurs adversaires les représentaient, convaincus que les situations sont rarement aussi tranchées que le donnent à croire les simplifications des propagandes, fidèles à leur volonté de s'interposer entre les blocs ennemis, quelques catholiques firent d'emblée des réserves sur le fondement religieux du soulèvement »*.*
M. René Rémond professe lui aussi qu'il est bien difficile d'admettre qu'on se trouve en présence d'une « guerre sainte » et que « la vérité est que l'Église n'est d'aucun des deux camps » (p. 189). Cependant il reconnaît que « la lettre collective de l'Épiscopat espagnol (août 1937) établit la thèse de la guerre sainte » (p. 197). Alors ? L'Épiscopat espagnol tout entier aurait-il trahi l'Église ? L'Épiscopat espagnol était dans un camp, -- mais « l'Église » n'était point dans ce camp ? Et « recevoir sans la contester » l'explication donnée par la Hiérarchie apostolique d'Espagne, c'était « réagir en homme de droite » ce n'était point réagir en catholique ? Au contraire, l'attitude catholique devait être de « s'interposer entre les deux blocs ennemis », dont l'un était celui de l'Église d'Espagne, tandis que l'autre était celui du communisme intrinsèquement pervers ? Toutes les questions actuelles sont déjà posées là, avec cette idée que les catholiques ne sont pas sans péché, que les communistes ne sont pas sans mérites, ce qui est vrai, mais dont on tire la conclusion abusive *d'une neutralité, d'un arbitrage entre le bien et le mal.* Car enfin, s'il est vrai que les hommes pieux sont aussi des pécheurs, et que les impies ont aussi leurs qualités, en prendra-t-on prétexte pour abolir toute distinction pratique et effective entre le bien et le mal dans l'ordre temporel ? C'est le communisme qui est intrinsèquement pervers, et non les personnes communistes ; c'est l'Église qui est sainte, et non pas automatiquement tous les hommes d'Église. C'est entendu. Mais est-ce suffisant pour nous convaincre de renvoyer l'Église et le communisme dos à dos, de « s'interposer entre les deux blocs ennemis » pour chercher un compromis, un accord, une réconciliation ? Et quand on nous parle de « rétablir le dialogue entre l'Église et la société moderne » entend-on la société moderne quelle qu'elle soit, entend-on le dialogue avec la société communiste en tant que telle ?
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C'est bien là que l'on nous conduit si l'on pose « le problème de fond » comme le pose M. Rémond (p. 213) :
« Quelle attitude convient-il d'adopter sur le plan politique en face de la gauche, et dans les rapports sociaux à l'égard des non-chrétiens -- les deux questions se trouvant coïncider sauf exception ? Le problème se pose avec une acuité particulière à propos du communisme... »
Donc, au problème que pose le communisme devraient s'appliquer les règles ordinaires qui concernent « la gauche » et les « non-chrétiens » en général ? Comme si Pie XI n'avait pas écrit et promulgué l'Encyclique *Divini Redemptoris* précisément pour le nier, pour montrer que le communisme est un cas tout à fait à part, tout à fait distinct du cas général des « non-chrétiens », le communisme étant « intrinsèquement pervers » et la collaboration avec lui n'étant possible et permise *en rien *?
Nous tenons ici la clef. La collaboration avec les organisations communistes est plaidée au nom de l'attitude générale du chrétien envers les « non-chrétiens » abstraction faite de la spécificité, de l'intrinsèque perversité du communisme. Et M. René Rémond prend pour point de départ l'année 1929, la publication de la Lettre de la Sacrée Congrégation du Concile, parce que celle-ci concerne la collaboration avec les non-chrétiens en général, et que l'on veut abusivement y trouver une règle de collaboration avec les communistes. On raconte en effet que la collaboration n'est pas interdite quand elle est limitée à des objectifs légitimes et à des moyens licites ; cette tolérance, qui n'apparaît jamais dans aucun document pontifical, s'inspire par sa formulation d'un passage de la Lettre, celui-ci :
« Pour ce qui regarde la constitution, à titre exceptionnel, de ce que l'on appelle un cartel intersyndical, entre Syndicats chrétiens et Syndicats neutres ou même socialistes, pour la défense d'intérêts légitimes, qu'on se rappelle toujours qu'un tel cartel n'est licite qu'à la condition qu'il se fasse seulement dans certains cas particuliers, que la cause qu'on veut défendre soit juste, qu'il s'agisse d'accord temporaire et que l'on prenne toutes les précautions pour éviter les périls qui peuvent provenir d'un tel rapprochement ».
Ce sont précisément ces formules que l'on trouve fréquemment reprises pour permettre, suggérer ou tolérer une collaboration politique et sociale avec les organisations communistes. Il s'agit d'une insoutenable extrapolation.
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Car la Lettre parle seulement de collaboration éventuelle et imitée avec des « syndicats neutres ou même socialistes » : il n'est pas possible d'étendre ces prescriptions aux organisations communistes, compte tenu d'abord du fait que, dans la Lettre, « socialistes » n'englobe nullement les communistes, ainsi que le prouve le contexte. La Lettre dit par ailleurs, à plusieurs reprises : « le socialisme et le communisme » ; quand elle dit « socialisme » ou « socialistes » tout court, les communistes sont donc exclus de cette dénomination. Mais que peuvent y comprendre ceux qui croient que l'Église a condamné simplement « la doctrine marxiste » et qui ne se sont jamais avisés que la spécificité du communisme réside dans une intrinsèque perversité qui le distingue des socialismes même plus ou moins d'inspiration marxiste ? Au demeurant, s'il subsistait un doute sur l'interprétation à donner à la Lettre de la Sacrée Congrégation du Concile, ou sur l'application à en faire dans le cas du communisme, l'Encyclique *Divini Redemptoris* suffirait manifestement à lever ce doute, quand elle édicte que la collaboration avec le communisme n'est permise *in nulla re,* en rien, jamais.
On peut avoir, avec des socialistes, un objectif commun, provisoire, limité, dont le dessein soit légitime et les moyens licites. Mais point avec les organisations communistes. Énoncer que la collaboration avec les organisations communistes est possible quand elle se limite à un objectif légitime et à des moyens licites, c'est faire une sensationnelle pétition de principe, manifestant une complète ignorance de la question : car la question est précisément de savoir s'il peut exister une seule action communiste, dans le domaine politique et social, qui se limite à des moyens licites et à des objectifs légitimes. Toute l'Encyclique *Divini Redemptoris* répond qu'une telle action communiste n'existe pas. Seulement, l'illégitimité réelle des objectifs, l'illicéité des moyens sont DISSIMULÉES avec une technique extraordinairement habile, et c'est en cela que l'on se laisse tromper. Il arrive que les chefs communistes « avancent des projets en tous points conformes à l'esprit chrétien et à la doctrine de l'Église » (*Divini Redemptoris,* § 57) : si ces projets sont tels, c'est bien évidemment qu'ils ne comportent apparemment que des moyens licites et des objectifs légitimes. Or le Pape ne dit aucunement que dans ce cas il faut ou on peut consentir une collaboration limitée. Il dit au contraire que ce sont des mensonges, qu'il faut se défier de ces pièges, et que précisément dans ce cas il ne faut collaborer en rien, *nulla in re.*)
On met sous le manteau cet enseignement catégorique CONCERNANT LE COMMUNISME. On voudrait que, concernant le communisme, les catholiques se réfèrent non à ce qu'en dit le Pape, mais à ce qui est dit du cas général des « non-chrétiens. » Le livre de M. Rémond est essentiel pour l'analyse *in vivo* de cette attitude.
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#### Une certaine dynamique des forces.
Tout le livre de M. René Rémond est construit abstraction faite de la spécificité des doctrines fausses, et de l'intrinsèque perversité du cas exceptionnel qu'est le communisme. Pour M. Rémond, il y a « la droite » sans aucune distinction entre ce que les divers mouvements de droite avaient de légitime ou d'illégitime ; et il y a « la gauche » englobant indistinctement la démocratie chrétienne, le laïcisme, le socialisme, le communisme. Dès lors tout se passe comme si l'Église était emprisonnée, au temporel, dans une alternative : ou bien condamner l'Action française, et donc favoriser *la gauche,* communistes compris ; ou bien résister au communisme, et donc favoriser *la droite,* fût-elle extrême, fasciste ou païenne. On ne peut pas dire que M. René Rémond ait poussé très loin le sens des nuances.
La condamnation de l'Action française serait un coup de barre à gauche, comportant logiquement jusqu'au dialogue avec les communistes. Au contraire, quand est publiée l'Encyclique *Divini Redemptoris,* il paraît que « les anti-communistes déclarés relèvent alors la tête » (p. 246), comme s'ils avaient dû la baisser du fait de la condamnation de l'Action française, et comme si l'opposition de l'Église au communisme avait cessé d'être « déclarée » comme si elle avait été suspendue ! Si l'Église condamne le communisme, elle soutient donc la droite et l'extrême-droite. Si elle rejette l'Action française, c'est qu'elle veut orienter les catholiques vers une collaboration avec toute la gauche indistinctement, communistes compris...
Au moment de contester une dynamique aussi grossière, je m'avise que d'un certain point de vue elle n'est pas complètement erronée. Elle est fausse si elle prétend exprimer les intentions et les orientations de l'Église. Elle est beaucoup moins fausse si elle entend traduire et schématiser les réactions effectives d'une grande partie des catholiques français et même parfois du clergé. Il est vrai que des intellectuels, des professeurs, des dirigeants de mouvements se sont comportés pratiquement comme si l'interprétation grossière était la bonne ; il est vrai qu'on les a vu basculer d'un bord à l'autre, comme s'ils interprétaient « de quel côté » souffle le vent et tire la tendance dominante du moment. A la réflexion, le livre de M. René Rémond trouve là sa part de vérité. Il peut être retenu comme l'esquisse d'un bilan, rapide mais significatif, du déficit accusé par les réactions pratiques du catholicisme français par rapport à l'enseignement de l'Église. Aujourd'hui encore, nous avons des augures qui « comptent les coups », il n'y a pas d'autre expression, ils comptent combien de fois les avertissements ou les condamnations de l'Église frappent « à gauche » ou « à droite ».
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Comme si l'impartialité était qu'il y ait numériquement autant de « coups » des deux « côtés ». Et comme si le fait que le nombre soit plus élevé d'un côté que d'un autre était l'indice d'une « tendance » à laquelle il convient de « se rallier » si l'on veut faire carrière dans la société catholique. Et si l'on veut être « à la page » et « de son temps ».
Dans tout cela, on n'a suffisamment compris ni la spécificité du communisme, ni la nature des interventions du Magistère ordinaire. Pour des esprits qui se veulent « à la page » et « à l'écoute du temps présent » c'est une disgrâce à peu près totale de n'avoir su ni déchiffrer ce qui est inscrit de plus important sur cette page, ni apprécier ce qui a le plus de poids en notre temps : ce que dit le Saint-Siège, ce que fait le communisme. Considérer le communisme comme rentrant dans le cas général de l' « incroyance de gauche », et considérer l'enseignement du Pape comme une manifestation particulière de politique ecclésiastique, c'est se placer radicalement en dehors de l'histoire qui se fait chaque jour.
J. M.
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### Les Saints Anges
DEPUIS LE SIXIÈME SIÈCLE l'Église célèbre fin septembre la fête de la dédicace de l'église de St-Michel à Rome. Auparavant cette fête était la fête de tous les anges. Celle-ci a été reportée au début d'octobre où nous la célébrons entre celle de St Remi et celle de Ste Thérèse de l'Enfant Jésus. Quelle assemblée ! Le temps est chargé pour nous qui y sommes soumis d'accumuler des choses éternelles subsistant en dehors de lui. Il renforce l'aide qu'offre la miséricorde de Dieu à notre misère. Le Tout Puissant se sert du temps pour créer continûment des âmes nouvelles chargées d'augmenter librement Sa gloire. Pour créer toutes choses aussi, sans doute. Car *l'évolution* n'est qu'un mot naïf pour dire que Dieu « opère toujours » comme le dit St Jean.
Voici assemblés par le temps et par l'Église St Remi, les Anges, et Ste Thérèse de Lisieux. Cependant pour nous faibles et médiocres esprits, le temps affaiblit le souvenir des bienfaits et des miséricordes de Dieu. St Remi n'est plus vénéré comme nous le devrions. Son Testament devrait rester présent à l'esprit de tous les Français comme un signe de leur fonction et un rappel de leurs devoirs. C'est le Saint-Siège qui est obligé de les faire se ressouvenir de la seule gloire à laquelle ils devraient aspirer : St Pie X a vu cette gloire et a prophétisé son retour : « Le peuple qui a fait alliance avec Dieu aux fonts baptismaux de Reims, se repentira et retournera à sa première vocation... les prières de tant de saints qui désirent ardemment avoir pour compagnons dans la gloire céleste, les frères bien-aimés de leur patrie... appelleront certainement sur cette nation les miséricordes divines. »
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C'est donc St Remi et ses frères du ciel qui nous ont obtenu Ste Thérèse de l'Enfant-Jésus, car cette gloire de fidélité ne peut s'obtenir et s'entretenir que par la *petite voie* qu'est venue rappeler Thérèse de Lisieux. C'est-à-dire dans la vérité, c'est-à-dire dans l'humilité, et dans le train commun des jours.
OR LES SAINTS ANGES sont eux-mêmes un peu oubliés. On fait bien dire aux enfants dont l'étourderie et le besoin d'assistance sont trop visibles, la prière à l'ange gardien. Mais les adultes en ont-ils moins besoin ? Le royaume de Dieu est à ceux qui ressemblent à ces enfants. Non pas à cause de leur faiblesse et de leur étourderie (car nous les partageons avec eux sous une forme plus compliquée) mais à cause de leur foi confiante et de leur humilité : « Celui donc qui se fera humble comme cet enfant, c'est celui-là qui est le plus grand dans le royaume des cieux. » « En vérité, je vous le dis, celui qui ne recevra pas le règne de Dieu comme un enfant n'y entrera pas ». Et Jésus embrasse ceux qui sont là. Il dit ailleurs en parlant des enfants qu'il ne faut pas scandaliser : « Voyez à ne pas dédaigner un seul de ces petits, car je vous dis que leurs anges dans les cieux contemplent constamment la Face de mon Père qui est dans les Cieux. » Ainsi la dignité des créatures humaines est relevée du fait qu'un esprit pur dont la volonté est fixée dans celle de Dieu veille sur elles.
On nous demande d'avoir une mentalité chrétienne dans la question des tarifs de la R.A.T.P. ou dans celle du S.M.I.G. Nous n'en disconvenons pas, mais ne faudrait-il pas commencer par voir conducteurs, receveurs et voyageurs assistés de leurs anges gardiens ? Car les païens ont le leur. Ce serait un sûr moyen d'envisager en esprit chrétien les questions sociales. Or, c'était là l'esprit de l'ancienne France. Le Père Lamy dans ses souvenirs d'enfance qui se situent entre 1850 et 1860 raconte que « toutes les habitudes étaient pieuses. Était-on plusieurs personnes, les gens vous saluaient : « Bonsoir, et bonsoir la compagnie ». Même quand vous étiez seul : « Bonsoir un Tel, et bonsoir la compagnie ».
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L'habitude était de vous saluer mais aussi votre « saint ange. » Nous avons connu nous-même cette habitude conservée à la campagne une génération plus tard, mais non plus exactement comprise. Les Kabyles de la montagne la tiennent probablement de leur passé chrétien. Jean Servier raconte : « Chaque nouvel arrivant saluait en disant : Que la paix soit sur vous. Le chœur (l'assemblée) répondait : Et avec vous la paix. » Dans le langage ordinaire tout le monde se tutoie ; mais dans le salut il faut employer le pluriel, parce que l'homme n'est jamais seul ; il est toujours accompagné de ses anges gardiens, et c'est à eux que s'adresse le salut. »
Ne rougissons-nous pas d'être si inférieurs en vie spirituelle à ces pauvres gens jadis persécutés par l'Islam et depuis longtemps oubliés des chrétiens ? Car la vie spirituelle ne peut s'entretenir dans une pauvre carcasse comme la nôtre que par les habitudes auxquelles nous la plions. Les Kabyles les ont gardées et non pas nous. Sans doute une religion naturelle même pure ne peut rien contre le péché ; elle ne le peut que par des grâces qui peuvent faire appartenir un païen à l'Église sans qu'il s'en doute.
Avoir présent à la conscience le besoin que nous avons de nos saints Anges est à la fois le signe d'une humilité commençante, et celui d'une présence de Dieu qui est à la base de toute vie spirituelle.
L'ACTION DES SAINTS ANGES, leur part dans notre histoire est grande et manifeste. Ils ont été chargés de révéler les moyens de notre salut. Debout à la droite de l'autel de l'encensement, un ange apparaît à Zacharie pour lui annoncer la naissance du précurseur. Cet ange est Gabriel dont le nom veut dire « Puissance de Dieu. » Déjà il était venu « au moment du sacrifice du soir » annoncer à Daniel le temps où viendrait le Messie. Il a le pouvoir de punir instantanément Zacharie de son doute.
Six mois après, Gabriel se présente à Nazareth devant la Vierge Marie : « *Salut pleine de grâce...* » lui annonçant le salut du monde. La Vierge, comme Zacharie, pose une question. C'est un : « *Comment *? ». Mais il est certain que l'esprit en était autre car Zacharie fut puni et la Vierge fut instruite. Zacharie avait douté ; la Vierge, non. La punition de Zacharie était légère et comme Dieu tire le bien de toute chose, elle servit à prouver l'intervention divine.
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Tandis que l'instruction donnée à la Vierge lui devint une épreuve lorsque St Joseph s'avisa d'un mystère chez sa fiancée ; car la perfection d'un être lui attire les plus lourdes croix. Il fallut qu'un ange intervint pour avertir St Joseph. Il le fit dans un songe, et quatre fois Il intervint ainsi, une seconde fois pour l'avertir de fuir en Égypte, la troisième pour lui annoncer la mort d'Hérode, enfin pour lui conseiller de retourner en Galilée plutôt qu'en Judée.
Mais auparavant dans la nuit de Noël la gloire du Seigneur avait enveloppé les bergers ; un ange leur était apparu pour leur annoncer la naissance du Messie promis. Et comme nous répétons chaque jour les paroles de l'ange Gabriel « Je vous salue pleine de grâce », nous répétons chaque jour aussi le chant de l'armée céleste en cette sainte nuit : « Gloire à Dieu dans les hauteurs... » Et cette pastorale surnaturelle se renouvelle d'âge en âge, avec Benoîte au Laus, Bernadette dans les Pyrénées, Mélanie dans les Alpes : « Après m'être éloignée, je m'assis sur le gazon. Là je faisais ma conversation avec les petites fleurs du bon Dieu ». Puis avec Maximin, Mélanie construit un « Paradis » garni de couronnes de fleurs suspendues par des tiges de fleurs.
« Est-il plus douce joie que de regarder ces beaux champs et ces tendres agneaux qui paissent et sautent dans la belle prairie ? On parle de grand'seigneurie, d'avoir donjons, palais puissants ; est-il une plus douce joie que de regarder ces beaux champs ? » Ainsi Arnould Grébant fait-il dialoguer les bergers de Bethléem en fin de journée, avant la fameuse nuit. Il ne peut être jamais entièrement profane d'admirer la création car, dit la Sagesse, « par la grandeur, par la beauté de la créature, le créateur peut devenir visible. »
Ainsi les anges sont intimement mêlés à l'annonce de notre salut. Mais ils entrent aussi dans la vie même de Notre-Seigneur. Sans doute, Il n'avait pas besoin d'un ange gardien, mais pour nous avertir d'y penser, Il s'est entouré d'anges comme s'Il en avait eu besoin ; après la tentation, lorsque le démon eut abandonné la place « les anges le servaient ». Ils se savaient arrivés, avec l'Incarnation du Verbe, à ce moment unique pour lequel avait été créé le temps. Enfin et surtout nous voyons apparaître un ange au jardin des Olives. Là une invincible horreur saisit l'âme de Notre-Seigneur d'avoir à souffrir les douleurs de la Passion et de la mort pour tous les péchés passés, présents, et à venir.
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Il les connaissait tous comme Dieu, et leur puanteur insupportable à sa nature humaine pure, fidèle, aimante, l'avait obsédé toute sa vie. La tension de son esprit fut si forte qu'elle faillit briser le vase qui le contenait, et le sang sortit et coula jusqu'à terre par globules ; comme un saignement de nez sauve d'une congestion cérébrale.
Et nous aussi n'avons pu faire autrement que les autres ; nous avons pué en cette heure-là aux narines de Notre-Seigneur. Nous puons encore ; nous avons provoqué le flux de sang et la mort. Et pour que nous le comprenions, pour que nous comprenions ce besoin que nous avons d'un tel sacrifice, cette agonie et cette mort continuent dans le Saint Sacrifice de la messe et dureront jusqu'à la fin des temps.
C'est alors que parut auprès de Jésus un ange « qui le réconfortait » dit St Luc. Comment un ange put-il réconforter Notre-Seigneur qui ne cessa jamais de jouir de la béatitude céleste et dont l'amour guidait tous les actes ; dont l'amour emplissait l'âme d'une joie surabondante dans l'Agonie même ? C'est là le mystère même de l'Incarnation et de la vie mystique. C'est insensé pour le monde, mais de cette folie tous les saints ont eu l'expérience pratique, et tous les chrétiens sont appelés à cette vie mystique par le baptême. C'est tout simplement la vie des *béatitudes* qui sont la charte de la vie chrétienne, non pas proposée comme un surcroît, mais comme la base même de la vie surnaturelle. Notre-Seigneur en a voulu donner l'exemple lui-même et c'est pourquoi il a accepté des souffrances qui n'étaient pas nécessaires. Le Verbe éternel incarné pouvait nous sauver d'une seule goutte de son sang, d'un geste, d'une pensée. Il a voulu mener une vie d'homme complète avec tous les maux et les injustices qu'elle peut comporter pour que nous ayons un exemple authentique et parfait de cette folie de la Croix qui par les Béatitudes nous mène à l'union à Dieu.
Nous devrions rentrer sous terre d'effroi devant nos fautes, en présence de l'Agonie de Jésus, si nous y songions vraiment. L'Église essaie de nous le faire comprendre mais nous sommes bien distraits. Elle dit dans ses Préfaces : per quem... tremunt Potestates ! C'est par Jésus que les Anges louent le Père, que les Dominations l'adorent, que tremblent les Puissances !
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L'ANGE CHANTA DONC L'AMOUR et l'œuvre admirable de Jésus. Car la plus belle était accomplie. La Très Sainte Vierge devait à la Passion de son fils sa conception immaculée et tous ses mérites. Dans l'éternité et jusqu'à la fin des temps, la plus parfaite des œuvres de Jésus serait toujours la Vierge Marie. Elle était à ce moment même à Jérusalem ; elle seule avait vraiment compris les paroles du repas de la Cène : « Désormais je ne boirai plus de ce fruit de la vigne... » Elle priait mais ne pouvait être au Jardin. L'Ange chanta sa reine : « Tota pulchra es Maria... » C'est ainsi que l'Ange réconforta Jésus en chantant la gloire de son œuvre. Ne nous étonnons donc pas de ce que l'Église après la consécration nous fasse dire : *Nous vous supplions, Dieu Tout puissant, de commander que ces offrandes soient portées par les mains de votre saint Ange sur votre autel sublime, en présence de votre divine Majesté...* Cet ange peut être celui de l'Agonie, un Séraphin tremblant d'amour pour nous enseigner l'amour.
TELLE EST LA MISSION DES ANGES. Ils attendaient depuis l'origine des temps ce moment solennel de l'Incarnation où se ferait l'union de la nature divine et de la nature humaine et où ils auraient un rôle sublime à jouer. La tradition pense que la chute des anges rebelles eut lieu quand leur fut révélé qu'un homme serait le Seigneur du ciel et de la terre ; ils se révoltèrent à cette pensée. Depuis, pour avoir un instant désiré échapper à la volonté de Dieu « *Ils désirent ce qui n'a pas de réalité* » (St Denis L'Aréopagite). Et c'est là le mal.
L'Église pour nous donner un tableau de la mission des anges nous fait lire en leur fête un fragment du premier chapitre du prophète Zacharie :
« Le vingt-quatrième jour du onzième mois, qui est le mois de Sabath, en la deuxième année de Darius, la parole de Dieu fut adressée à Zacharie, fils de Barachie, petit-fils d'Addo, le prophète, en ces termes :
J'ai eu une vision pendant la nuit : Voici qu'un homme était monté sur un cheval roux, et il se tenait entre des myrtes en un lieu ombragé et il y avait derrière lui des chevaux roux, alezans et blancs. Je dis : « Quels sont ceux-ci, mon seigneur ? » Et l'ange qui parlait avec moi me dit : « Je te ferai voir ce que sont ceux-ci. » Et l'homme qui se tenait entre les myrtes prit la parole et dit : « Ce sont ceux que Yahveh a envoyés pour parcourir la terre. »
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Et ils répondirent à l'ange de Yahveh qui se tenait entre les myrtes et ils dirent : « Nous avons parcouru la terre et voici que toute la terre est habitée et tranquille. »
Pendant un temps La Fontaine abordait ses amis en disant : « Avez-vous lu Baruch ? » Nous espérons que bien des gens, sur la foi du grand poète ont cherché dans Baruch ce qui avait pu émouvoir cet homme de volonté faible sans doute mais d'esprit profond. N'ayant pas la même autorité pour faire lire Zacharie, nous continuons la citation ; notre société fait tout pour amener une catastrophe épouvantable, que seul Dieu peut aujourd'hui nous éviter, sur la prière des Saints. Zacharie continue : « Et l'ange qui parlait avec moi me dit : « Proclame ceci :
Ainsi parle Yahveh des armées
J'ai été animé d'une grande jalousie
pour Jérusalem et pour Sion ;
et je suis animé d'un grand courroux
contre les nations qui vivent dans l'opulence
......
car elles ont aidé, elles, au mal. »
Ce qu'il faut entendre dans le sens de l'Apocalypse : « L'ange me transporta en esprit sur une montagne ; elle était grande et haute, et il me montra la cité sainte de Jérusalem venant de Dieu du haut du ciel dans Sa lumière. Et sa lampe c'est l'Agneau. » Les nations qui vivent dans l'opulence ne songent qu'à augmenter leur puissance de jouir des biens de la terre. Devant une telle inconscience il est grand temps de se garer vers l'Agneau sous la protection des anges.
Car la protection des anges n'a pas été réservée à Zacharie. Si vous-mêmes ne l'avez pas ressentie, voici l'exemple du bon curé de la Courneuve, le Père Lamy, dont nous avons déjà cité les souvenirs. Ils ont été réunis par Paul Biver en un petit livre : *Apôtre et mystique :* *le Père Lamy* (Enault). On y lira comment ayant laissé ce Père Lamy dans sa chambre libre de tout occupant, l'auteur entendit aussitôt après « une conversation animée dans la chambre du vieux prêtre. Trois voix d'homme y prennent part, nettes, distinctes au possible dans le silence de la nuit... » Interrogé le lendemain, le Père Lamy répondit qu'ils sont la consolation du soir.
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Il n'est pas besoin d'autre parole que celle de l'Église pour connaître l'économie du salut à laquelle les Anges ont eu si glorieuse part. Mais l'expérience d'un saint homme n'est pas négligeable. Le Père Lamy disait : « Notre ange gardien nous sauve bien souvent des accidents. Nous lui laissons la liberté sur nous. Mais les anges que peuvent-ils quand nous ne sommes pas en état de grâce ? Ils sont impuissants à nous secourir. » Et il raconte ce qu'il en sait.
Ô vous qui sur les routes courez sans en prendre conscience de terribles hasards, vous devriez savoir qu'un homme en bonne santé, adroit, sérieux, prudent, peut avoir et plus souvent qu'il n'y paraît, une seconde ou une demi-seconde d'inattention ; elle suffit, avec la vitesse et l'encombrement des routes, pour causer une catastrophe. Priez votre ange gardien de vous éviter la présomption, cause de tant de péchés, l'imprudence et l'étourderie, et de vous garer de celle des autres. Enseignez aux jeunes gens chez qui l'orgueil de la vie est si puissant, à voir leurs limites. Et vous jeunes filles qui vous jetez en parachute pour secourir les blessés d'une armée en campagne, ne comptez pas seulement sur les mérites de votre courage, mais sur l'aide des envoyés de Dieu :
« Dans leurs mains ils te porteront
de peur que ton pied ne heurte la pierre »
Enfin par-dessus tout demandons tous aux anges qu'ils nous aident à adorer.
D. MINIMUS.
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## DOCUMENTS
Les principaux documents et les principales études, concernant la *Cité catholique,* qui ont été publiés par *Itinéraires,* sont les suivants :
- Action catholique et action politique (n° 16 de septembre 1957, pp. 120 à 139 ; voir aussi, dans le même numéro, les pages 83-84)
- Un exemple (n° 35 de juillet 1959, pp. 120-121).
- Le bréviaire doctrinal de la *Cité catholique* (n° 39 de janvier 1960, pp. 66 à 80).
- « Lettre à Jean Ousset » (n° 42 d'avril 1960).
\*\*\*
Jean Ousset a publié dans la revue *Itinéraires :*
- sa réponse à l'enquête sur la corporation (n° 12 d'avril 1957) ;
- Une lettre sur la situation canonique de la *Cité catholique* (n° 17 de novembre 1957).
### La « Cité catholique » au cœur du drame
*La* Cité catholique *a tenu son X^e^ Congrès au début du mois de juillet, à Issy-les-Moulineaux.*
*A cette occasion, Jean Madiran a publié dans* la Nation française *du 13 juillet l'article suivant :*
Il existe une doctrine catholique concernant la cité temporelle. Chacun peut, s'il le désire, en trouver l'expression authentique et universelle là où elle est : dans les documents pontificaux. Depuis quinze années, *La Cité Catholique,* fondée et animée par Jean Ousset, poursuit le dessein simple et clair d'aider ceux qui le veulent à méthodiquement étudier cette « doctrine sociale ». La hiérarchie apostolique a béni cette entreprise.
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Au Congrès d'Issy-les-Moulineaux, qui s'est tenu au début de juillet, un télégramme du cardinal Tardini exprimait les encouragements du Saint-Père, et Mgr Hamayon était venu apporter ceux du cardinal Feltin. Canoniquement, une organisation comme celle de *La Cité Catholique* a sa place légitime et sûre dans la diversité des œuvres chrétiennes. De fait, peu d'associations de laïcs ont reçu autant d'approbations publiques, pontificales, cardinalices, épiscopales. Eh ! bien, dira-t-on, que ces gens-là travaillent, et qu'on les laisse travailler. Il n'y a pas de problème.
Il y en a un au contraire. Et c'est un problème tellement constant, tellement général, qu'il touche manifestement au problème même du catholicisme français.
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Le catholicisme français d'aujourd'hui ne croit plus beaucoup aux institutions chrétiennes ni au droit naturel. Il a comme perdu les critères de jugement qui permettent de distinguer la civilisation temporelle de la barbarie temporelle, et au vrai il n'en a pas tellement souci. Il a tendance à placer tout son espoir dans ce qu'il appelle l' « animation spirituelle » étant entendu que le christianisme pourrait en somme « animer » à peu près n'importe quoi, une école sans Dieu, un syndicat révolutionnaire, une société socialiste. C'est le sens même du bien et du mal dans l'ordre temporel qui perd sa consistance et va s'estompant.
Même une très classique et très traditionnelle revue de philosophie *thomiste* a écrit un jour, par inadvertance sans doute, mais une inadvertance qui va dans le sens du courant, que « du pur point de vue de la foi » elle n'avait rien à opposer à une conception marxiste de l'histoire humaine. Beaucoup pensent semblablement que « du pur point de vue de la foi » il n'y a rien à objecter au militant chrétien qui adhère au P.S.U., c'est une « option » comme une autre, on peut aussi bien soutenir la C.G.T., réclamer la nationalisation des écoles, aider les ennemis de sa patrie temporelle, collaborer « provisoirement » avec le Parti communiste...
Toutes ces « options » ne sont pas sur le même plan et n'ont pas le même objet : n'allons pas les « amalgamer ». Bien sûr. Mais elles ont quelque chose en commun : elles supposent que la foi chrétienne et catholique ne s'y oppose en rien, n'a rien à y voir, n'enseigne rien en ces domaines ; et qu'en outre, l'avenir étant au socialisme et à la révolution, il importe que le christianisme s'adapte et dès aujourd'hui se prépare à être présent et compréhensif à ce qui sera immanquablement la société de demain.
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Or les Papes ne disent point cela du tout. Et quiconque se met à l'école de la philosophie chrétienne, spécialement de la philosophie sociale, enseignée par les Papes notamment depuis Léon XIII, se trouve du même coup en contradiction avec les pensées, les calculs, les tactiques, les espérances qui prévalent souvent dans les journaux et les livres catholiques, -- laïques et même ecclésiastiques, -- ayant le plus bourgeoisement ou le plus tapageusement pignon sur rue.
Une grande partie de la pensée catholique française sociologiquement installée dans la presse, l'édition et les congrès ne croit plus à la possibilité d'une chrétienté temporelle, à la nécessité d'une civilisation chrétienne. Le récent congrès de la *Cité catholique* avait pour thème : « Civilisation et corps intermédiaires », en précisant : « Pour le règne social du Cœur de Jésus. » Affirmer que le règne de l'Amour divin, que le culte du Sacré-Cœur ont quelque chose à voir avec les « corps intermédiaires » et la civilisation temporelle, c'est parler comme le Pape : mais, il faut aussi le constater, c'est parler chinois pour beaucoup de catholiques actifs et influents, qui croient que l'on extrapole, que l'on extravague, que l'on veut mettre la religion au service de la politique, et qui n'arrivent plus à voir ce qui est en question. D'où le drame. C'est un drame de conscience. C'est un drame religieux, C'est aussi un drame national.
Une barbarie nouvelle s'est installée au cœur même du monde moderne, avec l'ambition de soumettre l'univers. Cette barbarie est plus épouvantable, disait Pie XI, que celle qui régnait sur les peuples les plus barbares avant la venue du Christ. Si elle doit prochainement l'emporter pour un temps, les hommes de *La Cité catholique* auront formé le dernier carré : cela ne nous détournera pas, au contraire, d'être avec eux, car ils auront gardé l'honneur. Mais si, comme le laissait entrevoir Pie XII, nous allons vers « un nouveau printemps chrétien sur le monde », alors, de toutes les forces de notre espérance, nous sommes avec ceux qui, dans les rangs et à la tête de la *Cité catholique,* auront donné l'exemple et montré la voie.
#### La déclaration de Mgr Hamayon
*Représentant du Cardinal Feltin au Congrès de la* Cité catholique, *Mgr Hamayon a prononcé, lors de la séance d'ouverture, les paroles que voici :*
103:46
A l'heure où le matérialisme menace d'envahir aussi bien les structures de l'État que le cœur d'une jeunesse élevée dans un laïcisme opposé à toutes les forces spirituelles : à l'heure où certains catholiques intellectuels et publicistes séduits par l'Étatisme envahissant, secoués par la fièvre de l'indépendance à l'égard de la hiérarchie, volontiers oublieux des encycliques pontificales qui ne s'accordent pas avec leur mode de pensée n'ont que critiques acerbes pour les militants soucieux de propager la vérité dans la charité, de travailler avec efficacité en appliquant comme le veut la prudence les principes aux actions, de propager le règne du Christ dans la cité grâce à un choix judicieux des moyens adaptés à cette fin, à l'heure, dis-je, du désarroi de trop d'esprits intoxiqués soit de libéralisme, soit de marxisme, il est réconfortant de rencontrer ici des chrétiens pénétrés de la nécessité d'établir l'unité, de faire connaître la Vérité dans la soumission à l'Église, avec la confiance des plus hautes autorités du Vatican et la bénédiction du Souverain Pontife.
Que la cité soit catholique, que le Christ règne, qu'il soit le Roi du monde ! Programme de vie et d'action conforme aux exigences de l'Évangile et dont la réalisation doit remplir toute âme chrétienne d'enthousiasme. Programme de vie et d'action rappelé sans cesse par le Souverain Pontife et les Évêques.
Le Christ est roi. Il le proclama à la face de Pilate, Lui si pauvre qu'Il ne savait aux soirs de Ses randonnées où reposer la tête, Lui prophète et thaumaturge sans autre escorte qu'une poignée de pêcheurs du lac dénués de ressources et d'autorité. Et le monde depuis 2000 ans ne veut pas admettre cette affirmation bouleversante.
« Un roi, ricane-t-il, celui qui est né dans une étable, issu d'une race méprisée, un roi, ce condamné rivé par des clous à une croix ? Illusion ou mensonge ?
Le Maître que nous accepterions devrait posséder des richesses, appuyer son pouvoir sur des armes, nous apporter le bonheur terrestre, le seul qui compte et qui vaille. »
Et nos concitoyens gardent au cœur le chimérique espoir de ne dépendre de personne, l'insatiable désir de jouir follement de leur indépendance et s'ils ne la possèdent pas, de tenter de la conquérir, en dehors de Dieu par l'or ou la puissance.
Mais vous, dont la foi est éclairée, la charité brûlante, vous avez pris la résolution d'établir le règne de ce roi étrange dont le pouvoir est établi au-dedans de nous, dans l'universalité des âmes, de former cet empire embrassant tous les peuples et tous les âges dans lequel l'amour de soi, engendrant la souffrance et la haine, ne domine plus, mais bien l'amour divin, source de toute paix et tout bonheur.
Afin d'orienter votre action civique, de la poursuivre sans biaiser, loyalement, de proclamer la Vérité, toute la Vérité dans l'amour de Dieu et de vos frères, vous vous êtes réunis en ce dixième Congrès pour l'étude de la civilisation et des techniques, des conditions de vie sociale et des sociétés intermédiaires qui s'interposent entre l'État et l'individu, chacune nécessaire dans sa spécialité.
104:46
Votre fâche est délicate, la soudure du spirituel et du temporel est malaisée à réaliser, la conciliation des exigences chrétiennes et de vos responsabilités civiques et politiques exige une conscience droite, éclairée, car si l'Église donne aux hommes la doctrine de salut de son Fondateur, si elle les exhorte à l'application loyale des principes de sa morale, elle leur laisse en qualité de citoyens le soin d'insérer ses principes dans les réalités politiques et les charge ainsi d'une lourde et grandiose responsabilité. Servant la cité charnelle, n'édifient-ils pas du même coup le corps mystique du Christ ?
Protéger, faire grandir le pays dans chacun de ces domaines où s'engage la responsabilité des citoyens comme la famille, la profession, l'école, le service public, le parti politique, n'est-ce pas œuvrer pour tous, pour une France plus forte, pour une Église où ses fils sans contrainte, sans violence, sans dissimulation portent en *tout* lieu « le témoignage d'une vie éclairante et vivifiante, généreuse et aimante » et militent chaque jour dans la loyauté et la charité au retour de la société moderne vers les sources consacrées par le Verbe de Dieu fait chair ?
Durant ces trois journées, vous rechercherez à déterminer les moyens les plus efficaces, les méthodes les mieux appropriées en vue d'une action précise : la construction de la cité catholique.
Tant de discours sont prononcés en vain lors des Congrès multipliés comme à plaisir par nos contemporains atteints du prurit de la parole, tant de résolutions sont prises, dès le lendemain oubliées parce qu'elles n'ont pas été pensées avec tout le sérieux indispensable, tant d'agitations ont été confondues avec l'action, tant d'individualisme a régné dans les rangs des catholiques malgré les appels à l'union de la hiérarchie, en un mot, tant de générosités, d'efforts, de bon vouloir ont été gaspillés par le défaut d'organisation, par l'absence de réflexion qu'il me plaît ce matin, en vous apportant mes encouragements, de me trouver au milieu de chrétiens ayant au premier chef le souci de l'efficacité, la volonté de la réussite et surtout la recherche patiente et obstinée de l'unité dans le Christ.
#### Le rapport de Jean Ousset
*Le rapport terminal de Jean Ousset, qui a fondé et qui dirige la Cité catholique, était une* « *proclamation* »*, -- proclamation devenue* « *indispensable* » *au moment où la* Cité catholique *venait de traverser* « LA PÉRIODE LA PLUS HÉROÏQUE » *qu'elle ait vécu depuis sa fondation.*
*Voici le texte intégral du rapport de Jean Ousset*.
105:46
Vous ne m'en voudrez pas trop si, rompant avec la tradition qui veut que le dernier exposé de nos Congrès soit une récapitulation de nos travaux, je vous demande cette année de supporter sans trop d'impatience et de déception un rapport sensiblement différent.
Mais l'année que nous venons de vivre nous a fourni la preuve (c'est le moins qu'on puisse dire) de l'ignorance qui entoure notre œuvre et qui sans justifier, il est vrai, les... attaques dont nous avons été l'objet... les explique, et excuse, en partie.
Il nous a donc paru indispensable, après cette période -- la plus héroïque que nous ayons vécue sans doute depuis 14 ans de changer le sens traditionnel de ce dernier entretien, pour le consacrer plus spécialement à notre travail même. Soit une proclamation sinon plus solennelle, au moins plus marquée de ce que nous sommes et de ce que nous ne sommes pas...
...Notre place dans la Cité.
L'état de la Cité temporelle, à l'heure présente
Voici trois jours que nous sommes penchés ensemble sur quelques aspects... plus importants à nos yeux, de ce faisceau d'innombrables problèmes évoqués par le thème de ce Congrès.
« Pour le Règne Social du Cœur de Jésus...
« Les corps intermédiaires et l'idée de civilisation ».
Le sens de ces études a été qu'il n'est point de civilisation harmonieuse, point d'épanouissement convenable de l'ordre humain sans une vie profonde et diversifiée des corps sociaux, des corps intermédiaires.
Ce n'est que dans leur multiplicité, leur variété, que les hommes peuvent trouver les formules exigées par l'extrême complexité de leur épanouissement personnel.
Et c'est parce que l'expérience et la raison montrent assez que l'homme se « massifie » se « grégarise » se « dépersonnalise » dans les ensembles sociaux abusivement planifiés par le socialisme, l'étatisme, le totalitarisme, que l'Église a si souvent élevé la voix pour condamner ces édifices institutionnels qui ne sont pas à l'échelle humaine, « ...pour empêcher la personne » précisait Pie XII dans un message au Katholikentag... « pour empêcher la personne de se laisser entraîner dans l'abîme où tend à la jeter la socialisation de toutes choses, socialisation au terme de laquelle la terrifiante image du Léviathan deviendrait une horrible réalité. C'est avec la dernière énergie que l'Église livrera cette bataille où sont en jeu des valeurs suprêmes : dignité de l'homme et salut éternel des âmes. »
Multiplicité, variété, harmonieuse hiérarchie de communautés, de corps intermédiaires vivaces, tels sont, nous l'avons assez rappelé au cours de ces trois jours, les remèdes proposés.
106:46
Mais -- et c'est là un aspect à ne pas oublier -- cette pluralité, cette variété ne sauraient signifier désagrégation ou anarchie.
Unité dans la diversité, cette formule si souvent rappelée, mérite de l'être particulièrement ici. Et cela précisément parce qu'il y a, parce qu'il doit y avoir (pour assurer l'harmonie de cette diversité d'autant plus grande des corps sociaux) l'action non moins importante d'un principe d'unité, de forces agglutinantes.
Et telle est la difficulté, tel est le drame de cette cité, dans laquelle le présent rapport voudrait indiquer « notre place ». Elle manque tout à la fois de diversité et d'unité. Pauvre en corps intermédiaires vivaces, elle est peut-être (malgré ces tendances au monolithisme) encore plus pauvre en vraies forces d'unité.
Tout est à faire donc, comme simultanément.
D'une part, exciter, promouvoir une harmonieuse renaissance de corps intermédiaires variés ; d'autre part, travailler à cette unité sans laquelle la variété et la multiplicité ne sont que les signes ordinaires de la mort et de la putréfaction qui l'accompagne.
Et tel va être, nous l'allons voir, notre rôle, notre but. Action civique par excellence puisqu'elle s'attache à maintenir, renforcer ce qui est la cité, ce qu'elle est et doit être : une et diverse.
Redonner vigueur aux corps intermédiaires, aux groupes naturels, aux réseaux humains légitimes, en réaffirmant haut et clair leur rôle irremplaçable, en éclairant, formant, réconfortant leurs élites, leur cadres... mais tout cela par et dans l'unité d'une formation rigoureuse.
Comment nier au plan civique, l'importance et l'urgence d'un pareil travail ?
Qu'y voyons-nous dans cette cité, à ce plan ?
La multiplicité des tâches n'y mobilise-t-elle pas l'ensemble même de la nation ? Sans compter les innombrables devoirs de l'apostolat proprement dit : « l'Action Catholique » au sens strict.
Ainsi mille actions sollicitent chacun le plus normalement du monde.
Et comme pour être plus pratiques, plus efficaces, les efforts doivent être plus rigoureusement définis, limités, spécialisés, le risque de prolifération éparpillante est d'autant plus grand que la résolution d'agir est plus ferme, plus sagement ordonnée à un but précis.
Nécessité d'un climat intellectuel homogène\
dans la diversité des formules d'action
Tel est l'état des choses, l'état de la Cité, à l'heure actuelle ! Et non seulement l'état de la cité : France, mais, si nos renseignements sont exacts, l'état de la plupart des pays.
107:46
Une extrême variété d'organismes au plan de l'action directe, au plan de l'intervention dans l'actualité ; une extrême spécialisation où chacun, pour être plus sérieux, tient à ne pas sortir de son « affaire » risquant ainsi de perdre de vue l'ensemble des valeurs à sauvegarder, du front plus large à conquérir.
L'accidentel, le spécialisé nous retiennent comme étant l'objet plus sensible -- et c'est normal -- de nos soucis du jour.
L'essentiel, le général, le perdurable nous paraissent beaucoup plus lointains par nature.
Et le fait est que nous obéissons plus à la pression des urgences qu'à la hiérarchie des importances...
D'où notre place, d'où notre action.
Puisque la variété des initiatives et des formules d'action est si grande, la constitution est d'autant plus nécessaire d'un climat intellectuel, spirituel, doctrinal, homogène pour compenser ce que cette variété (inévitable et souhaitable) peut offrir de dispersant et d'affaiblissant.
On sait qu'un mot a fait fortune entre nous, dont nous nous gardons bien d'exagérer la valeur : celui de « consensus ».
Un « consensus » donc ! Mais dont il va sans dire qu'il ne saurait constituer d'abord une opinion générale ; attendu qu'on sait assez comment celle-ci est faite et tenue aujourd'hui.
« Consensus » au moins, et c'est le plus important, de ceux qui mènent résolument le « bon combat ».
Sans ce « consensus » en effet, les moindres divergences, les plus légitimes, risquent d'être autant de cassures, autant de rivalités, sinon d'hostilités, principes d'impuissance et d'anarchie.
Que l'unité doctrinale règne au contraire entre ceux qui sont bien décidés à barrer la route à la Révolution, ces divergences n'apparaissent plus alors que ce qu'elles sont : opinions permises, spécialisations indispensables, dont la complémentarité ou les contrastes peuvent, bien loin d'être nuisibles, offrir maintes ressources dans l'action. On sait assez qu'un alignement rigoureux n'est pas la meilleure des formations de combat.
Donc variété des troupes, et, si l'on veut même : ordre dispersé... mais unité d'esprit sous peine d'échec complet.
Or, comme sont nombreux aujourd'hui ceux qui sentent le besoin de cette formation générale, de cette formation supérieure qui, au plan civique, permettrait de réaliser un consensus intellectuel, un consensus civique, un consensus doctrinal suffisamment homogène, susceptible tout à la fois de renforcer notre union sur l'essentiel, le perdurable et d'atténuer les désagréments éventuels de nos différences ou divergences au plan des options libres.
Vérités d'autant plus faciles à rappeler ici que nous savons mieux combien vous êtes différents, venus à *La Cité Catholique* des points les plus éloignés de l'horizon idéologique ou social ; et cela sans cesser d'appartenir aux mouvements, aux groupements qui répondent mieux à vos aspirations ou à vos possibilités rigoureuses d'action.
108:46
Car, telle est *La Cité Catholique...* c'est en médire que de la présenter autrement...
...Un centre d'action civique (et, désormais centre d'action civique international) par la formation et le rayonnement de « cadres » solides et sûrs, universellement répartis.
...Groupement de laïcs... agissant en catholiques certes, mais en tant que citoyens...
...Ce qui pour autant ne suffit pas à en faire un « parti politique » au sens où ces termes sont généralement entendus..., organismes qui sont engagés dans le combat politique immédiat, avec tout ce que cela implique de positions à prendre, de jugements à porter sur les hommes et les évènements.
Non qu'une telle forme d'action nous soit comme interdite. Nous pourrions (comme tant d'organismes, mouvements ou publications catholiques) soutenir telle « option » exprimer notre pensée sur la politique quotidienne : opinion politique, tendance sociale qui pourraient s'opposer à telles autres soutenues ou manifestées elles aussi sous couverture catholique par tels de nos frères, mandatés ou non, clercs ou laïcs...
C'est ainsi qu'à l'expression « prise de position politique particulière » qui nous fut lancée parfois, il eût été facile et très légitime de répondre : Et quand bien même ? Ne serait-ce point là notre droit évident ? D'autres ne l'exercent-ils pas ? Pourquoi pas nous ? Serions-nous plus officiellement en vue dans les rangs catholiques, et, par là même, tenus à une plus grande réserve ? Certainement pas. VERBE n'aspire pas à figurer dans les stands catholiques de presse. D'autres s'y trouvent plus ou moins affichés, mandatés ou non.
Notre « option » particulière
Tous cela pour dire que si, malgré le droit que nous aurions d'exprimer, comme d'autres, notre idée sur l'événement quotidien, nous ne le faisons pas, c'est uniquement parce que nous nous l'interdisons nous-mêmes, estimant cela préférable, plus conforme, plus utile au but très particulier que nous nous sommes fixé.
Autrement dit : c'est parce que nous préférons exercer d'autre sorte cette liberté d'option qu'au plan temporel, au plan des techniques, au plan des méthodes et des tactiques l'Église reconnaît aux « citoyens ».
Et cela, au nom de cette unité intellectuelle, civique, doctrinale, dont nous parlions il y a un instant, par souci d'une efficacité plus grande de notre travail, d'une synchronisation plus harmonieuse, d'une complémentarité plus facile entre ceux qui au plan social et politique, sont résolus a défendre aujourd'hui la société contre les assauts de la subversion universelle.
109:46
Et telle est l'originalité, bien involontaire de notre formule : notre « option consiste à nous interdire d'en soutenir une.
Ou bien encore : l' « option » que nous prenons ne porte pas sur telle solution d'un problème politique concret, l'adhésion à telle polémique en cours, à tel parti politique représenté au Parlement, mais sur une technique de diffusion doctrinale, un certain mode d'action, une certaine forme de rayonnement, d'influence civique...
Une « option » de méthode, donc, si l'on veut.
Une « option » pédagogique.
Non prise de position politique particulière, au sens où l'on entend ces mots ordinairement. Ce qui, répétons-le, serait notre droit.
Et cela, parce qu'à *La Cité Catholique* nous estimons qu'il est, au temporel, une autre action à mener que la seule action politique ordinaire plus connue de nos contemporains, autre action qui ne dispense pas de cette action politique ordinaire. Action civique plus profonde, plus universelle, indispensable à la réalisation de ce que M. Jean de Fabrègues a si heureusement appelé « la complicité universelle des esprits pour le triomphe d'un ordre social chrétien.
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Autrement dit...
considérant le nombre, la diversité, le zèle de ceux qui, au plan social et politique, combattent les idées ou les forces qui menacent plus que jamais la société...
considérant que cette multiplicité et cette diversité d'organismes et d'options pratiques ne sont pas nécessairement un mal, comme parfois tendent à le croire les esprits superficiels... considérant que la plupart de ces organismes, absorbés comme ils sont par l'action immédiate, ne parviennent à trouver ni le temps, ni le moyen, ni surtout la liberté d'esprit de donner à leurs membres une formation civique méthodique et d'une ampleur suffisante...
considérant le flottement excessif des intelligences et des volontés, l'indigence doctrinale qui en résultent en un combat qui est plus que jamais une guerre idéologique, une guerre d'idées...
considérant (sans mépris pour l'indiscutable efficacité de l'action politique directe) qu'une des conditions les plus importantes d'un succès durable profond, est dans l'établissement d'un courant d'esprit (au moins chez une élite), la disposition d'un « consensus » relativement favorable... ; et « consensus » non seulement national mais international, puisqu'il est assez clair que les peuples subissent aujourd'hui, jusque dans l'orientation de leurs propres affaires, la pression décisive de courants idéologiques mondiaux, pratiquement inspirés par la Révolution...
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...tout cela donc étant considéré...
*La Cité Catholique* s'est plus particulièrement fixé les objectifs suivants :
*Premier objectif :* d'abord ne pas nuire au meilleur rendement de ceux qui déjà besognent utilement au temporel (même si leurs efforts comportent des lacunes ou des faiblesses). Les aider, au contraire, en leur fournissant au prix du moindre dérangement un surcroît de lumière et de force, notamment par une formation civique sérieuse, rigoureuse de leurs cadres et militants. Et cela sans perturber leur dispositif, sans les troubler dans la légitimité de leur action politique plus directe, sans distraire ou débaucher leurs troupes.
*Deuxième objectif :* agir en tous lieux et milieux, à la manière d'un ferment, en offrant le plus commodément possible aux cadres des divers corps sociaux, aux bonnes têtes des principaux réseaux humains les moyens d'une formation civique rigoureuse... Suivant une méthode qui non seulement permette de se former convenablement, d'une façon vivante, familière, aisément adaptable mais qui assure encore, sans qu'il en coûte davantage et comme d'elle-même, le rayonnement idéologique, l'action doctrinale la plus puissante, la plus pénétrante, la plus « capillaire ». Une méthode qui fasse qu'aux moindres frais d'hommes et d'argent, il soit question partout et toujours de la doctrine sociale de l'Église...
Et c'est là peut-être l'aspect le plus important de *La Cité Catholique :* une machine une technique à faire parler de la doctrine sociale de l'Église. Le pire étant, en effet, et ne pouvant pas ne pas être, dans le silence qui est fait aujourd'hui autour de cette doctrine : lampe maintenue sous le boisseau, vérité retenue captive, par ignorance, inconscience ou pusillanimité.
*Troisième objectif :* s'appliquer à être « tout à tous » pour favoriser au maximum l'union des intelligences sur l'essentiel et la synchronisation des efforts, non pas pour l'organiser nous-mêmes, mais pour l'aider indirectement. En conséquence, s'attacher à faire comprendre toujours mieux la puissance d'un courant général d'idées communes bien ordonnées et clairement formulées. Et cela quelles que soient, par ailleurs, les divergences d'opinions. L'erreur trop commune, précisément, étant de croire (dans l'état actuel des esprits et des choses) à une union sérieuse, profonde, durable, au plan d'une action politique directe réglée par un programme précis... C'est la grande illusion ! et finalement la faiblesse des formules unitaires et monopolisatrices.
L'erreur n'est grave que si ou les propose comme seules formules permanentes d'action efficace au plan civique, politique et social.
111:46
Ce n'est pas, ce ne peut pas être au plan de ce qu'à *La Cité Catholique* nous appelons « les programmes » qu'il faut chercher l'union durable et, à plus forte raison, l'unité. C'est au plan des principes, de l'essentiel, de la doctrine, de ce qui est supérieur au programme.
*Quatrième objectif :* reste que pour réaliser (aux moindres frais toujours) cette harmonie d'œuvres complémentaires, d'options multiples animées d'un même esprit, il faut, sinon la collaboration de tous, au moins une certaine disponibilité d'accueil ; et, pour favoriser celle-ci, éviter d'être indiscret, de s'imposer, de paraître vouloir embrigader, jeter le filet sur quiconque. Nécessité, tout au contraire, d'offrir comme une formule de travail à domicile, une formule qui permette de se former sur place, qui ne déracine pas, qui ne déclasse pas, une formule qui ne réclame pas un engagement préalable ! Et combien ont été pris ainsi par notre travail, qui ne se révèleront qu'après plusieurs mois ou plusieurs années d'activité.
*Cinquième objectif :* s'appliquer à cette tâche de formation civique, intensément, mais sans publicité. Sans autre formule de progrès (nous l'avons dit dans « Pour qu'Il Règne ») que celle du travail lui-même, scrupuleusement fait.
Et cela non seulement dans chaque pays comme tel, mais au plan international, pour peu que l'on tienne à ce qu'un courant civique chrétien se manifeste à ce degré où règne jusqu'ici la pensée révolutionnaire.
Caractère catholique de notre œuvre
Telles sont, pourrions-nous dire, les marques de notre œuvre. Tels sont les signes plus caractéristiques de notre effort. Telles sont les marques de notre option.
Je n'ai pas à revenir sur les détails plus pratiques du règlement de nos réseaux et de nos cellules. Ou vous en a assez parlé au cours de ce Congrès.
Le but de mon rapport est d'indiquer seulement « notre place dans la Cité ». Place trop mal comprise. L'incompréhension la plus grande, il est vrai, n'est point tant de ce côté. Elle porte moins sur ce que nous venons de dire que sur ce caractère « catholique » dont nous n'avons pas encore parlé, et que nous affichons pourtant si nettement.
Car si notre œuvre, au lieu de se dire catholique, restait idéologiquement neutre, notre qualification « d'action civique » ne soulèverait aucune contestation.
Mais nous proclamons bien haut notre volonté d'être à l'école de l'Église et de répéter au plan qui est le nôtre, cette partie de l'enseignement catholique qui concerne précisément ce plan.
112:46
Nous rencontrerions moins d'incompréhension si au lieu de chercher à faire écho aux directives sociales de l'Église, nous nous présentions comme les disciples d'un « maître » politique quelconque. Serait-il dit qu'un catholique peut aujourd'hui, au plan civique, se réclamer plus facilement d'un Franck Buchman que du Vicaire de Jésus-Christ ?
Naguère cependant, il a été assez reproché aux catholiques d'Action Française de s'être mis à l'écoute d'un enseignement politique et social sans références suffisamment explicites à la doctrine catholique. Et il fut alors clairement enseigné qu'en matière de doctrine sociale et politique ces références étaient obligatoires.
C'est à de tels signes qu'on peut mesurer les ravages exercés depuis cette période par le laïcisme, le naturalisme, jusque dans notre mentalité de citoyens chrétiens.
Le catholicisme, comme suprême règle de pensée et d'action a été si bien chassé de l'ordre public -- et nous avons pris tellement l'habitude de cette expulsion -- que le moindre effort pour réintroduire la référence chrétienne dans la Cité nous paraît anachronique, « dépassé » sinon perturbateur.
Sans nous arrêter au déchirement que cette apostasie ne peut pas ne pas provoquer en toute âme vraiment donnée à Jésus-Christ, nous soulignerons la parfaite insanité de ce qui en résulte au plan même qui est le nôtre : celui de l'action civique.
A ce degré, un tel naturalisme, en effet, équivaut à la ruine même d'une action civique sérieuse.
Car ainsi que nous le disait récemment un bon ami italien :
« Vous voulez exercer une action civique profonde, sérieuse, efficace et pour cela former des cadres. Comment serait-il possible de poursuivre un tel but sans références doctrinales sérieuses ?
Ou ces références doctrinales sérieuses sont permises, et une action civique sérieuse est possible par le fait même, ou une formation doctrinale sérieuse est interdite au plan civique et, dans ces conditions, ce qui peut subsister d'action civique n'est pas sérieux.
Mais si l'on admet qu'un profond travail doctrinal est nécessaire à la pleine efficacité d'une action civique, pensez-vous, dès lors, avoir le choix ?
Vous êtes raisonnables. Vous êtes chrétiens.
La doctrine sociale de l'Église s'impose à vous à ce double titre : comme étant d'ABORD la doctrine la plus sage, la plus rigoureusement conforme à l'ordre naturel et divin : doctrine, a dit Pie XII, "ayant la raison pour elle".
Elle s'impose encore à vous en tant que proclamée "obligatoire" par le Pontife Romain. "*Nul ne pouvant s'en écarter*, précisait Pie XII, *sans danger pour la foi et l'ordre moral.*"
113:46
Doctrine donc que vous êtes tenus de proclamer :
1° -- au nom de la raison naturelle, et 2° -- au nom de l'obéissance à l'Église. »
Proclamer la doctrine sociale de l'Église\
est-il exclusivement réservé à l'Action Catholique ?
Il est vrai qu'au degré parfois très humble des objections locales faites aux membres de nos cellules, on nous lance parfois que cette proclamation de la doctrine sociale de l'Église serait exclusivement réservée aux groupes « mandatés » de l'Action Catholique proprement dite. Et sans doute il n'est pas question de nier ce droit qu'a l'Action Catholique de professer plus « magistralement » cette doctrine sociale ; bien que l'Action Catholique soit normalement appelée à une mission plus haute.
Il n'en reste pas moins qu'à prétendre ainsi réserver aux seuls cercles de l'Action Catholique le droit de diffuser, le droit de parler de la doctrine sociale de l'Église (en même temps qu'on refuse ce droit aux chrétiens engagés dans l'action civique) on aboutit logiquement à cette conclusion que la diffusion de la doctrine sociale de l'Église serait exclusivement réservée au plan qui n'est pas formellement celui de son objet, au plan qui n'est pas formellement celui de son application, et qu'elle serait, par contre, interdite au plan de ce pourquoi elle est essentiellement faite, au plan des problèmes qu'elle a pour but essentiel d'éclairer ! ...
Cette argumentation est plus répandue qu'on ne croit, et elle revient assez souvent dans la correspondance qui afflue chaque matin rue Copernic.
Comment imaginer, cependant, qu'on puisse travailler sérieusement, surtout dans les conditions présentes, au triomphe de la doctrine sociale de l'Église sans la faire connaître, sans en parler, et cela au plan même de son application.
Car ce qui triomphe aujourd'hui au plan civique, au plan social, au plan politique, c'est ce dont on entend le plus parler à ce plan même, ce à quoi l'esprit est préparé par l'habitude du propos.
S'il n'est pas permis d'y parler méthodiquement de la doctrine sociale de l'Église, il est vain d'y espérer voir un jour son application.
Notre devoir de laïcs
Mais il y a un second argument très sérieux et très grave. C'est à la hiérarchie seule, nous lance-t-on parfois, qu'il appartient de professer la doctrine... Non aux laïcs.
Et l'argument paraît impressionnant...
114:46
En réalité il est équivoque, car le mot « professer » peut être pris dans un double sens.
Si on le prend dans son sens le plus élevé, il n'est pas douteux que la Hiérarchie seule est maîtresse en matière de doctrine catholique ; entendez qu'elle seule a pouvoir, autorité pour penser, pour élaborer la doctrine, en être comme le principe et la source, intervenir en cas d'erreur ou de déviation...
Mais il est un autre sens au mot « professer » et c'est celui que nous retrouvons précisément dans la formule chrétienne de « profession de foi » laquelle est obligatoire pour tout fidèle. Et Dieu sait pourtant si, par cette expression, l'Église n'entend par abandonner à chacun le droit de couper, trancher, accommoder le dogme à son gré.
C'est donc en ce sens seul qu'il est permis, et non seulement permis, mais demandé par l'Église à tout fidèle de professer le catholicisme en général, et plus spécialement cette doctrine sociale que l'Église a précisé davantage en ces derniers temps pour que, par elle et grâce à elle, les laïcs puissent résoudre ces problèmes qui sont leurs problèmes : problèmes de la Cité charnelle, comme disait Péguy, problèmes des citoyens qu'ils sont.
Autrement dit, nous nous trouvons ramenés ici au texte de Léon XIII bien connu : « De droit divin, la charge de prêcher c'est-à-dire d'enseigner, appartient aux docteurs, c'est-à-dire aux évêques... (et) par-dessus tout au Pontife Romain... Toutefois, on doit bien se garder de croire qu'il soit interdit aux particuliers de coopérer, d'une certaine manière, à cet apostolat... Toutes les fois que la nécessité l'exige, ceux-là peuvent aisément, non certes s'arroger la mission des docteurs, mais communiquer aux autres, ce qu'ils ont eux-mêmes reçu et être, pour ainsi dire, l'écho de l'enseignement des maîtres... »
Et Pie XII, alors Cardinal Pacelli, écrivant à Mgr Kordac, ne craignait pas de préciser que même lorsqu'il s'agit de cet enseignement spécial plus développé, en vue de l'action politique, enseignement qu'on ne saurait demander à l'Action Catholique, il importe que cet enseignement soit donné par des hommes se distinguant... « par une profession absolue et ferme de la doctrine chrétienne. »
Et donc voici une « profession... absolue et ferme de la doctrine « chrétienne » parfaitement située au plan civique, selon Pie XII lui-même.
Et n'est-ce point normal ?
Comment ne pas voir là, au contraire, une des formes les plus élémentaires de cette obéissance que nous devons à l'Église d'un bout à l'autre de notre vie morale.
S'il nous était interdit, en effet, de professer au plan civique la doctrine sociale catholique, à quoi serions nous réduits ?
Comme, bon gré mal gré, il ne peut exister d'action civique profonde sans profonde formation doctrinale, trouverait-on plus orthodoxe, plus chrétien, que cette indispensable profession doctrinale au plan civique soit profession d'une autre doctrine que la doctrine sociale catholique ?
115:46
Trouverait-on plus chrétien, plus conforme à la totale soumission que nous devons à l'enseignement de l'Église de nous voir professer une autre doctrine que la sienne, en inventer une, en proposer une de notre choix ?
Mais c'est alors qu'on pourrait nous reprocher, nous accuser (et condamner sur ce point) d'usurper la place de la Hiérarchie de nous arroger la mission des docteurs, comme disait Léon XIII, de nous ériger en maîtres au sens où ce mot de « maître », précisément, ne convient qu'au Pape et aux Évêques.
Et c'est parce que nous refusons, tout au contraire, de jouer aux maîtres, de jouer ceux qui élaborent une doctrine qu'il nous est moralement, intellectuellement impossible, au plan civique où nous prétendons nous fixer... d'être autre chose qu'un écho de la seule vraie Maîtresse de Vérité : l'Église Catholique, un écho des seuls « maîtres » qui soient en matière de doctrine : le Pape et les Évêques.
C'est parce que nous refusons d'être nous-mêmes des maîtres, au sens superlatif, qu'il nous est impossible de concevoir notre travail de formation civique hors de la soumission, loin de l'obéissance que nous savons devoir aux enseignements de l'Église.
Bien loin de se prendre pour une « École » (avec un grand E) *La Cité Catholique* ne se conçoit, ne se veut qu'à l'école de la seule École infaillible qui soit !
Nous ne sommes pas des maîtres. Nous sommes des répétiteurs. Ou, plus trivialement encore, et nos anciens connaissent la formule : « un travail de pion ». Oui, des pions, des répétiteurs, des redistributeurs, des rediffuseurs.
Par là : rien de moins original que *La Cité Catholique.*
Ce n'est point par là qu'elle peut, et qu'elle doit surtout se distinguer.
Son originalité, ou si l'on préfère, ce qui la spécifie, ce qui la fait ce qu'elle est : c'est une certaine méthode d'action civique, une certaine technique de formation des cadres pour l'établissement d'un consensus national et international favorable à la doctrine catholique comme principe de la vie sociale et civique.
Ce qui nous spécifie encore et surtout c'est (au plan de ce combat civique que nous voulons livrer) un certain refus de nous laisser imposer comme par l'élan d'une routine séculaire des méthodes d'action et un style d'organisation dont l'expérience a suffisamment démontré, pensons-nous, la souveraine impuissance et la désastreuse incapacité. Si au plan de l'apostolat proprement dit, l'Église s'évertue à mette au point, à mieux adapter aux besoins actuels, ses formules de conquête, ses formules d'apostolat, on admettra qu'au plan qui est plus spécifiquement leur, celui de la Cité, les citoyens que nous sommes s'appliquent à suivre cet exemple.
116:46
Sommes-nous une « tendance » ?
Mais alors, diront certains, avouez-le, vous êtes une tendance...
Et pourquoi pas ?
Nous confessons pourtant ne pas aimer ce mot.
Non parce qu'il nous gêne, mais parce qu'il est équivoque, et que nous avons horreur des mots équivoques, surtout dans les formules de présentation.
Tendance, qu'est-ce à dire, en effet ?
Si l'on veut désigner par là cette note plus personnelle qui ne peut pas ne pas être comme la marque, l'accentuation plus particulières qui tiennent au fait que le même ouvrage a été exécuté par l'un plutôt que l'autre, il est bien évident qu'il doit y avoir une tendance, et même plusieurs tendances à *La Cité Catholique.* Car ce type de tendance est inévitable et visible partout. Jusque dans la Sainte Écriture elle-même, dont chacun sait pourtant qu'elle a Dieu pour auteur, ce qui n'empêche pas d'y sentir clairement la marque instrumentale de celui qui tint la plume sous l'impulsion divine. Qu'on relise Isaïe, Jérémie, ou l'Ecclésiaste, et l'on nous dira si les caractères, les tempéraments, de ces divers personnages, ne transparaissent pas.
Et si donc eux qui ont tenu la plume sous l'impulsion de Dieu ne sont pas arrivés à disparaître totalement et ont laissé comme une trace d'eux-mêmes jusque dans les textes sacrés, combien notre trace à nous, qui sommes si loin de travailler sous cette impulsion divine explicite et directe... combien notre trace à nous risque de se manifester désagréablement.
Tendance donc, si l'on y tient, mais dont il faut bien se dire (au moins dans ce cas et dans ce sens) qu'elle est inévitable, puisque dès lors qu'on définit la tendance ainsi, il est impossible qu'il n'y ait pas des tendances en tout et partout...
Et quel groupe catholique, quel ordre religieux, quel saint, pour saint qu'il soit, pourrait être désigné comme manifestant à lui seul l'universalité de l'Église ?
Qui dit tendance, ne dit pas nécessairement hérésie, déviation.
Le chartreux manifeste une tendance très particulière pour la solitude (tendance peu suivie par l'ensemble du peuple chrétien), elle n'en est pas moins d'une éminente sainteté et d'une rigoureuse orthodoxie.
Le dominicain est dit frère prêcheur, il a donc tendance à prêcher sans qu'on puisse dire cet apostolat moins catholique sous prétexte qu'il n'est pas la seule forme d'apostolat.
117:46
La petite sœur des pauvres a plutôt tendance à soigner les vieillards, sans que personne ait songé à lui en faire grief, sous prétexte que l'éventail des œuvres de miséricorde spirituelles ou corporelles est d'une ouverture beaucoup plus large.
Etc.
Et dans l'ordre des écoles de spiritualité, des formes d'oraison, que de tendances encore ! sans qu'on puisse pour autant accuser d'hétérodoxie les plus contrastées de ces écoles ou de ces formes.
En ce qui nous concerne, l'extrême spécialisation de notre effort, l'accentuation qu'implique notre combat, ne peuvent que donner (c'est évident) un tour caractéristique à notre esprit, à notre façon d'argumenter, etc...
Tendance, si l'on veut, mais dont on peut dire que le militant jociste, le fidèle de l' « Anneau d'or » le tertiaire de saint François, le scout, etc., en manifestent d'analogues, sans être suspects d'hérésie pour autant.
Un polytechnicien diffère assez sensiblement du diplômé de « sciences po » et le « cyrard » d'un « agrégé de lettres » sans qu'on puisse s'en étonner ou s'en plaindre. Et c'est nous semble-t-il, le fait d'un caporalisme singulièrement exacerbé que de considérer comme un signe d'erreur les différences de ton et d'accentuation qu'un ouvrage peut présenter par rapport à un autre. S'il en était ainsi, mille questions se poseraient aussitôt et qui consisteraient à demander lequel est dans l'erreur, de saint François de Sales ou de saint Grignion de Montfort, de saint François d'Assise ou de saint Ignace, de saint Pierre d'Alcantara ou de saint Philippe de Néri, de sainte Marguerite-Marie ou de sainte Thérèse de l'Enfant Jésus... sous prétexte que des différences extrêmes se révèlent dans les accentuations de leur style, ou l'expression de leurs élans.
Et quant à imposer à tous ses fils un ton unique, une seule forme d'expression, c'est là précisément ce que l'Église s'est toujours refusée à faire..., préconisant même le contraire, ainsi que l'a démontré, magistralement ce matin, Bernard Couchepin.
Et donc (bien que le mot, encore une fois, ne nous plaise guère) nous pouvons fort bien être une tendance sans mériter pour autant le moindre blâme. C'est même fort explicitement ce que tint à nous dire le premier évêque qui daigna présider un de nos Congrès, Son Excellence Monseigneur Chappoulie, « une tendance comme la vôtre est d'autant plus utile aujourd'hui qu'elle peut contribuer à l'équilibre d'un ensemble. » Et ce fut, là toujours, l'argument de l'Évêque d'Angers pour expliquer son patronage de *La Cité Catholique.*
\*\*\*
Reste qu'assez souvent le mot tendance employé contre nous signifie déviation, exagération, erreur... Et voilà pourquoi nous le disons équivoque, et le détestons à ce titre.
118:46
S'il y a erreur, s'il y a déviation, pourquoi ne pas le dire ouvertement ? Cette franchise nous offrirait l'avantage d'une correction plus facile, sous les feux d'une critique mieux ajustée, alors qu'on supporte mal, précisément, les procès de tendance.
Depuis quatorze ans que nous existons, maintes critiques nous furent faites ainsi. Et Dieu sait leur fécondité ! Chaque fois que nous le pûmes, des passages entiers, des pages entières furent remaniés, le ton de VERBE changea, telles accentuations furent modifiées.
Puissions-nous, mes chers Amis, continuer à rester scrupuleusement attentifs à ces occasions de progrès, que tout au long de notre route la miséricorde de Dieu ne manquera pas de nous ménager !
Et quant à cette « tendance » qui nous presse de combattre la Révolution et de travailler le plus rigoureusement possible, selon l'esprit de *Quas Primas* et de *Summi Pontificatus,* au retour de Dieu dans la société, cette tendance-là ne craignons pas de la proclamer. Elle nous spécifie. Elle est notre devoir, autant que notre droit. Et s'il est vrai qu'il est plusieurs demeures dans la maison du Père, soyons bien convaincus qu'un logement très confortable y est prévu pour les citoyens chrétiens de cette tendance-là.
Seule la tendance qui nous écarterait de l'Église est à redouter. C'est même la seule vraie peur que nous ayons à nourrir : la crainte de Dieu et de l'Église. Or si nous sommes fidèles, si nous sommes fervents, dociles aux conseils et recommandations de cette Mère, qu'avons-nous à redouter de cette peur ?
Conclusion :\
de quoi aurions-nous peur ?
Et puisque je viens d'employer ce mot de peur, permettez-moi de trouver ma conclusion dans les réflexions qu'il me suggère.
Ne dit-on pas, assez souvent, que la peur serait le seul ressort de ceux qui, comme nous, s'appliquent aujourd'hui à combattre la Révolution marxiste de plus en plus proliférante. Comme cela est faux !
Un des signes de la peur n'est-il point la platitude ?
Celui qui a peur est prêt à toutes les bassesses ; jusqu'à lécher la main des bourreaux qui l'abattront demain.
Celui qui a peur est prêt à tous les abandons, toutes les capitulations, tous les compromis.
Et sans doute, nous aurions peur nous-mêmes si, dans le combat qui ébranle aujourd'hui la société d'un bout à l'autre de la planète, nous n'avions pour armes que les formules d'un « anti-communisme négatif » : simples techniques, simples méthodes de propagande (mais propagande de quoi ?) empruntées à l'ennemi, sans autre finalité que celle de la guerre qu'on fait, sans doctrine cohérente à opposer à la négation moscoutaire.
119:46
Et sans doute il y a de quoi avoir peur quand on ne possède, en un pareil conflit, pour tout armement et « réarmement » qu'un « moral » nourri de ce libéralisme éculé, de cette religion sans dogmes et sans théologie, d'où le tour d'esprit marxiste, il y a plus d'un siècle déjà, a pu naître comme un champignon de son fumier.
Mais nous avons l'Église.
Nous avons sa doctrine. Nous avons ses docteurs et ses chefs. Si nous sommes fidèles, de quoi aurions-nous peur ? Et quelle ne *doit* pas être, au contraire, notre espérance ?
Si, au naturel comme au surnaturel, nous savons faire notre devoir travaillant ferme, priant avec ferveur, étudiant et faisant retraite, nous ne pouvons manquer de l'appui de celui que Jeanne annonçait ainsi aux Orléanais quelques jours avant sa victoire :
« Je vous amène, sachez-le bien, le meilleur secours qui vint « jamais à chevalier ou à Cité. C'est le secours du Roi du Ciel ». En lui seul est notre force et notre espérance.
\*\*\*
Et puissions-nous, mes chers Amis, par notre humilité, par notre soumission à l'Église, mais aussi par notre courage, notre prudence, notre persévérance, notre ténacité dans l'effort... ne pas démériter et savoir reconnaître jusque dans nos moindres progrès l'intervention de Celui qui nous a dit : « *Ne craignez rien... J'ai vaincu le monde !* »
#### L'Église et l' « Occident » : position de la « Cité catholique »
*Le mensuel* Verbe, *qui est l'organe de la* Cité catholique *a publié en tête de son numéro 107 l'éditorial que voici :*
On entend dire parfois que l'Église a partie liée avec l' « Occident », la « pensée occidentale », la civilisation du même nom, et les pays où elles se sont implantées et propagées.
Une telle situation s'expliquerait par les progrès du catholicisme en Europe et en Amérique, tandis qu'il est persécuté en Asie.
120:46
La propagation de la foi chrétienne exigerait qu'on ne l'inféodât point à l' « Occident » et notamment qu'elle ne s'enfermât pas dans la forme aristotélicienne qui fut, jusqu'ici, le moule de sa pensée.
\*\*\*
Ces arguments reposent sur une donnée équivoque : celle que traduisent les termes d' « Occident », « civilisation occidentale » ou « pensée occidentale ».
Et d'abord, la « pensée occidentale » qui l'a identifiée ? Qui peut dire qu'elle existe comme telle ?
On appelle trop souvent « pensée occidentale » un syncrétisme où Luther, Jaurès et Rousseau cohabiteraient avec Jésus-Christ dans une vague conception libérale.
Refusant le message évangélique et l'autorité du Vicaire de Jésus-Christ, cet Occident-là est en proie à toutes les erreurs dont les plaies sociales sont la conséquence : machinisme outrancier, abrutissement matérialiste, culte de l'argent, domination des technocrates, planifications socialistes, chômage, décadence des mœurs publiques et privées, carence des pouvoirs, crise de l'autorité autant que de la vraie liberté... etc.
Or, que fait l'Église, en face d'un « Occident » tellement contraire à tout ce qu'elle enseigne ?
Par la voix de ces Chefs, elle ne cesse de dénoncer le fléau et d'indiquer des remèdes.
Qu'on lise les « Actes » des Papes depuis l'hérésie luthérienne ou même depuis la Révolution et qu'on nous dise si Mahomet ou Bouddha furent les principaux objets de ses anathèmes.
L'Église, certes, a toujours lutté contre les fausses religions et elle ne saurait changer d'avis. Mais nous insistons sur le fait qu'elle ne s'est pas montrée plus tendre à l'égard des systèmes de pensée « occidentaux » lorsqu'ils s'opposaient à la foi ou à l'ordre naturel.
\*\*\*
Sous prétexte que le Christ est né dans le monde gréco-latin et que l'Église catholique sut utiliser Platon et Aristote, nés aussi dans les limites de ce monde gréco-latin, certains croient faire une déduction originale en prétendant que si le Christ était né en Chine ou aux Indes, l'Église aurait coulé sa pensée dans les moules philosophiques de l'hindouisme ou du bouddhisme plutôt que dans ceux des penseurs Grecs.
Cette schématisation abusive prouve d'abord qu'on ignore singulièrement ce dont on parle. Et, notamment, la prétendue intégration de Platon et d'Aristote ne se fit pas sans mal !
Ce qu'on nous présente comme une solution de facilité fut, en réalité, une longue suite d'échecs.
Pendant treize cents ans l'Église s'est butée au platonisme ou à l'aristotélisme, jusqu'à l'harmonieuse synthèse du Docteur angélique.
121:46
Quelques semaines avant sa mort, Pie XII, recevant un congrès de philosophes, ne manquait pas de rappeler cette vérité que la Révélation chrétienne a plus fait pour les progrès de la philosophie que la philosophie elle-même. C'est ce que M. Gilson appelle très justement « l'arrivée des vérités philosophiques « par des voies non philosophiques. »
Disons qu'une philosophie chrétienne s'est constituée et qu'elle a une originalité propre. Cette originalité consiste justement dans son caractère universel. La pensée chrétienne éclaire tous les problèmes et vaut pour tous les hommes et tous les climats.
Et la civilisation qu'une telle pensée a pu et peut encore animer n'est pas une civilisation « occidentale » elle est LA civilisation chrétienne, la civilisation universelle, à tel point que saint Pie X pouvait écrire « La civilisation chrétienne est « la civilisation de l'Humanité. »
Dans une telle civilisation, les génies des races et des peuples divers ont leur place : langue, coutumes, art, mode de vie, etc... Mais ces peuples, ces races ne seront vraiment CIVILISÉS que quand ils auront une civilisation nettement CHRÉTIENNE.
Quand nous disons « ces peuples » ou « ces races » ou « ces nations » nous n'excluons ni l'Europe, ni l'Amérique, ni la France, que l'athéisme officiel ramène peu à peu vers la barbarie.
\*\*\*
Il n'y a pas à dresser l'Occident contre l'Orient.
« La civilisation chrétienne est la civilisation de l'humanité » le christianisme est le salut de TOUS les peuples, aussi bien des nations en éveil que des pays naguère colonisateurs, En revanche, nous voyons ce qu'il y a de factice dans cet « Orient » et cet « Occident » qu'on nous présente comme les enjeux d'une bataille gigantesque pour la domination du monde.
S'il est vrai que les philosophies asiatiques et africaines charrient plus spécialement les eaux du panthéisme et des multiples courants vitalistes il est indéniable, en revanche, que Nietzsche, Marx, Rousseau, Bergson et jusqu'à René Guénon ont vu le jour dans la vieille Europe.
Un partage abstrait de l'univers n'expliquerait pas la tendance fréquente des philosophies allemande et scandinave à ériger la « vie » la nature ou la race en divinités.
Le racisme d'Adolf Hitler et sa prétention de le raccrocher aux vieux mythes du Nord et aux panthéismes allemands en fourniraient quelques preuves.
Faut-il expliquer de tels faits par la seule interaction de l'Est sur l'Ouest, et inversement ? Cela encore est bien utopique.
122:46
N'oublions pas qu'Aristote fut remis en honneur grâce aux travaux de deux Arabes : Averroès et Avicenne. Et c'est en grande partie dans la mesure où saint Thomas les combattit qu'il put transformer et illuminer aux feux de la Révélation ce que le Philosophe grec avait péniblement et incomplètement élaboré.
D'ailleurs cet « Orient » renaissant, dont on nous rebat les oreilles, on serait bien incapable de le situer sur une carte, autrement que par ses oppositions avec un « Occident » tout aussi mythique. Le Japon, par exemple, serait considéré comme « occidental » (!) parce qu'il adopte la civilisation du frigidaire et du « birth control » Cuba, en revanche, serait dans le camp « oriental » ! ... Il y a là une absurdité.
Et même en se plaçant au point de vue de ces tendances au panthéisme, au vitalisme, etc... dont certains prétendent qu'elles seraient plutôt afro-asiatiques, une coupure nette s'avère inexacte.
Beaucoup de Maçons et les membres de nombreuses sectes, plus ou moins ésotériques, dont le pullulement à Londres, Paris ou Nice devient inquiétant, professent des panthéismes ou des vitalismes bien plus affirmés que dans certains jeunes États africains à majorité catholique.
\*\*\*
Disons que les tentations de l'erreur se présentent invariablement sous des formes analogues depuis que les hommes pensent. Ils y succombent d'autant moins que l'Église leur apporte sa théologie, sa philosophie, ses principes de civilisation.
Ils y tombent d'autant plus qu'ils refusent la doctrine catholique dans son aspect social et, parfois même, dans sa totalité.
En Orient comme en Occident, la théologie, la philosophie, les principes civilisateurs de l'Église sont défendus par certains. En Orient comme en Occident, ils sont combattus par d'autres. C'est pourquoi nous rejetons délibérément les termes d' « Occident » et d' « Orient », qui semblent trop faire de la Vérité ou de l'erreur une question de géographie.
Le seul mot de CHRISTIANISME nous suffit.
A lui seul, il désigne tout ce que nous devons aimer et défendre.
La devise des Chartreux résumerait fort bien ce que nous voulons dire :
« *Dum volvitur orbis terrarum, stat crux* »,
« Pendant que la terre tourne, la Croix demeure. »
123:46
### Pour le 12 et le 13 octobre 1960 l'appel de l'évêque de Fatima
*L'Évêque de Leiria-Fatima a écrit aux Évêques du monde entier pour suggérer que les journées du* 12 *et du* 13 *mai* 1960 *soient des journées mondiales de prière et de pénitence, sous l'invocation et dans l'esprit de Notre-Dame de Fatima.*
*Plusieurs Évêques ont publié cette Lettre dans leur Semaine religieuse. Nous en reproduisons le texte intégral tel qu'il a paru dans L'Homme nouveau du* 31 *juillet.*
Fatima, le 17 mai 1960.
Excellence,
En ce jour du premier anniversaire de la Consécration officielle du Portugal aux saints cœurs de Jésus et de Marie, qu'il soit permis à l'un de vos plus humbles frères dans l'Épiscopat de s'adresser à Votre Excellence pour lui présenter une requête. Évêque de Leiria, j'ai la garde du Sanctuaire de Notre-Dame de Fatima, et c'est en me recommandant de ce titre, et de cette charge si lourde pour moi, que j'ose vous ouvrir mon cœur et espérer votre concours.
L'inquiétude du monde entier devant la fragilité de la paix, et plus encore, l'angoisse qui étreint les chrétiens clairvoyants devant la menace de l'expansion du communisme, expliquent assez les nombreux appels, venus de partout, qui me pressent d'intensifier le mouvement de prière et de pénitence, né à la Cova da Iria, tout spécialement en vue de la conversion de la Russie et de la paix.
Encore sous l'émotion du spectacle de l'immense foule pénitente qui s'est rassemblée à Fatima le 13 mai dernier, et plus conscient que jamais, pour ma part, des responsabilités que S. E. le Cardinal Lercaro rappelait, ce jour-là, à tous les pèlerins, dans son homélie ; en face du Message si clair donné par la Très Ste Vierge, il y a quarante-trois ans, je me suis résolu à demander à mes diocésains, et aux autres pèlerins qui viendront à Fatima les 12 et 13 octobre prochain, un effort spécial de prière et de pénitence, en vue d'un plus parfait retour à Dieu.
Je demanderai à tous ceux qui le pourront vraiment, de terminer au moins à pied le pèlerinage, de parcourir les derniers kilomètres en récitant le Rosaire, et de passer la nuit entière du 12 au 13 à adorer le Très-Saint-Sacrement, en réparation de tant de péchés, cause d'affliction pour le Cœur Sacré de Jésus et pour celui de notre Mère Douloureuse et Immaculée.
124:46
Mais comment la seule intervention, même d'un million de pèlerins, chargés de leurs propres misères spirituelles, pourrait-elle compenser suffisamment le mal si grand qui triomphe dans le monde, et l'indifférence d'une multitude de chrétiens eux-mêmes, qui négligent de recourir au Sauveur et à sa sainte Mère ?
Aussi la pensée m'est-elle venue de solliciter l'aide de mes frères dans l'Épiscopat. Peut-être vous semblera-t-il opportun, Excellence, de transmettre mon humble requête à votre peuple, et de lui proposer des exercices de prières et de pénitences analogues, en union avec tous les pèlerins de Fatima. De cette manière, les 12 et 13 octobre prochain seraient de véritables journées mondiales de prière et de pénitence, pour obtenir le triomphe de la cause de Dieu.
A Fatima, comme le rappelait le Cardinal Lercaro, Notre-Dame a couronné l'histoire séculaire de ses interventions miséricordieuses, en demandant que soient consacrés, à son Cœur Immaculé, le monde pourtant si mauvais, et particulièrement la Russie, dont les erreurs se répandent partout, et dont les persécutions angoissent l'Église.
Ne peut-on pas espérer que, Pontifes, prêtres et fidèles de partout, en s'associant d'un seul cœur, avec une ferveur renouvelée, aux consécrations déjà accomplies par le Souverain Pontife, contribueront à lever les obstacles qui ont pu empêcher ces actes solennels d'obtenir leur pleine efficacité, pour la conversion de la Russie, si chère à la Mère de Dieu, et l'obtention d'une véritable paix ?
Je serais très reconnaissant à Votre Excellence, si elle n'y voyait pas d'inconvénients, de vouloir bien charger quelqu'un de m'envoyer, pour l'édification commune, un petit compte rendu de ce qui aura pu être réalisé, en ce sens, dans son diocèse.
Daigne Votre Excellence pardonner la simplicité avec laquelle j'ai laissé mon cœur dicter cette lettre, et agréer mes sentiments de profond respect et d'entière union dans les Cœurs de Jésus et de Marie.
JEAN, Évêque de Leiria.
============== fin du numéro 46.
[^1]: -- (1). Journet, *L'Église du Verbe Incarné,* tome II page 468 sur les rythmes de renouvellement dans l'Église.
[^2]: -- (1). « L'établissement du royaume messianique apparaît encore aux apôtres comme une restauration temporelle de la royauté davidique... (Jésus réalise sa royauté) non par un triomphe guerrier comme l'attendaient les foules mais d'une façon toute spirituelle comme Fils de l'homme et serviteur par son œuvre de rédemption qui arrache les hommes au règne adverse de Satan ». Commentaire de la Bible de Jérusalem.
[^3]: -- (1). Brasillach, Psaume II.
[^4]: -- (1). *Constitution* (*loi fondamentale*) *de l'Union des Républiques socialistes soviétiques,* traduction française, Éditions en langues étrangères, Moscou, dernière édition, s. d., mise à jour conformément aux modifications, (de détail), actuellement en vente dans toutes les librairies communistes de France.
[^5]: -- (2). En 1927, les effectifs du Parti communistes soviétique étaient de 1.200.000 pour une population qui approchait de 160 millions d'âmes : « *Environ la moitié de l'effectif se compose de fonctionnaires de l'État, des administrations syndicales et coopératives ou d'institutions annexes du Parti. L'autre moitié, employée dans la production, jouit d'une sécurité matérielle appréciable et n'aspire qu'à la consolider dans l'appareil.* » (Boris Souvarine : *Staline, aperçu historique du bolchevisme,* Plon 1935, p. 425).
Recruté par cooptation, le Parti communiste fait simultanément l'objet d'une épuration permanente. On possède à cet égard les chiffres soviétiques officiels pour les années 1921 à 1929 (voir David J. Dallin : *La vraie Russie des Soviets,* Plon, 1948, pp, 179-180). Le nombre de communistes expulsés du Parti (expulsion le plus souvent accompagnée d'emprisonnement, déportation ou exécution) est de 175.000 en 1921, 45.000 en 1922, 40.000 en 1923, 23.000 en 1924, 32.000 en 1925, 35.000 en 1926, 44.000 en 1927, 40.000 en 1928, 160.000 en 1929. Ainsi, en neuf années, le Parti a liquidé plus d'un demi-million de ses propres adhérents : et cela dès avant les grands massacres staliniens.
[^6]: -- (3). *Histoire du Parti communiste de l'U.R.S.S.,* édition française de 1939, « Bureau d'éditions » communiste, pp. 43-50.
[^7]: -- (4). *Op. cit.,* p. 45.
[^8]: -- (5). *Op. cit.,* p. 46.
[^9]: -- (6). *Op. cit.,* p. 47.
[^10]: -- (7). *Ibid.*
[^11]: -- (8). *Ibid.*
[^12]: -- (9). Le Parti communiste français était à l'origine la « Section française de l'Internationale communiste » (S.F.I.C.). Le titre, mais non la réalité, a été modifié.
[^13]: -- (10). On peut suivre la mise en place historique de ce système et de cette technique, qui sont dans la logique léniniste, et dont la pratique a été perfectionnée par Staline. Voir l'ouvrage de Boris Souvarine, *Staline, aperçu historique du bolchevisme :*
« Lénine avait préconisé successivement la dictature démocratique du prolétariat et des paysans pauvres, puis la dictature du prolétariat (...). Il en vint à la dictature du Parti communiste (...) et enfin à la dictature du Comité central, de son Politbureau, d'une « oligarchie » (...) Cependant Lénine ne tend point par prédilection au pouvoir personnel ni à l'emploi de la violence ; il subit la logique d'une situation et le développement d'un système. Élargie à l'échelle d'un immense État, c'est la transposition de type militaire de l'étroite organisation des révolutionnaires professionnels aux ordres du *cercle clandestin de dirigeants.* » (pp. 242-243).
« Le Politbureau, organe suprême de la dictature et dont la Russie ne soupçonnait pas l'existence, longtemps ignorée même du *rank and file* communiste, fut à l'origine un directoire insurrectionnel secret, nommé par le Comité central (...). Les statuts du Parti ne l'avaient pas prévu (...). Le Comité central siégeait au complet à de longs intervalles et ne pouvait qu'entériner les comptes rendus et propositions de ses dirigeants et fonctionnaires.
En réalité le Politbureau s'érigera graduellement en pouvoir quasi absolu... » (pp. 248-249).
Mais au sein du Politbureau lui-même grandira, avec Staline, son propre noyau dirigeant : « Le Secrétariat, graduellement transformé d'instance exécutive en organe effectif du pouvoir » (p. 362). « L'hypertrophie chronique des instances collectives supérieures, aux sessions plénières raréfiées, réduit à néant leur autorité, statutaire vis-à-vis des organes exécutifs permanents », c'est-à-dire du Politbureau et de son Secrétariat (p. 383).
[^14]: -- (11). La lettre du Comité central du Parti communiste de l'U.R.S.S. adressée à Tito le 4 mai 1948 rappelait notamment : « Selon la théorie marxiste-léniniste, le Parti est la forme la plus parfaite de l'organisation de la classe ouvrière et se trouve de ce fait placé au-dessus de toutes les autres organisations (...). Le Parti communiste sert de fondement à l'organisation et à la direction de toutes les autres organisations. » Ce qui s'entend identiquement du Parti soviétique à l'égard des autres partis communistes : c'est ce que les soviétiques ont plusieurs fois nommé « le rôle dirigeant » du Parti de l'U.R.S.S., auquel les communistes du monde entier doivent un « attachement inconditionnel » qui est la « pierre de touche de l'internationalisme prolétarien. »
[^15]: -- (12). Une interprétation optimiste et inexacte du rapport Krouchtchev ayant fait croire à la fin du « stalinisme » et de la domination du Parti. Voir texte du rapport Krouchtchev et commentaires dans la revue *Est et Ouest,* n° 168 du 16 février 1957 ; ou dans A. Rossi, *Autopsie du stalinisme,* Éditions Pierre Horay, 1957.
[^16]: -- (13). La mise en œuvre des « principes d'organisation » du Parti, qui caractérisent la nature propre de *l'imperium* soviétique, est l'instrument non seulement d'un *esclavagisme,* qui fait l'objet de notre présent propos, mais d'un *colonialisme* lui aussi incomparablement plus inhumain que le colonialisme classique. Voir à ce sujet : Walter Kolarz, *La Russie et ses colonies,* Fasquelle, 1954.
[^17]: -- (14). Lettre publiée notamment dans le livre de Julian Gorkin et du général Sanchez Salazar : *Ainsi fut assassiné Trotski,* Éditions Self 1948.
[^18]: -- (15). Police politique de l'appareil soviétique, qui s'est successivement nommée Tchéka, Guépéou, N.K. V.D., etc.
[^19]: -- (16). C'est-à-dire de chaque parti communiste. Le *Komintern* était la III^e^ Internationale (communiste), et chaque parti national en était une « section ». La dénomination a changé, le *Komintern* a été prétendument « dissous », puis on vit apparaître un *Kominform*, à son tour supprimé. Sous toutes ces variations d'étiquette, l'organisation reste la même.
[^20]: -- (17). De même que la conception « démocratique » du communisme est un *centralisme* démocratique, ce qui en *inverse* le fonctionnement (les décisions viennent non d'en bas, mais du « cercle clandestin de dirigeants », cf. *supra*)*,* de même sa conception fédérale pourrait être nommée un... *centralisme fédéral.* Même l'apparence fédérale n'y est guère sauvegardée. Car l'article 15 stipule que « la souveraineté des républiques fédérées n'a d'autres limites que celles qui sont indiquées à l'article 14 de la Constitution de l'U.R.S.S. ». Or l'article 14 est une longue énumération de quatre pages, qui ne laisse guère aux « organes du pouvoir d'État » des républiques fédérées que la fonction d'organes administratifs d'exécution. Si le système fondamental du *noyau dirigeant* n'a point permis d'éviter d'inscrire dans le texte de la Constitution des restrictions aussi visiblement draconiennes, c'est sans doute parce que la question des nationalités continue, à l'intérieur de l'U.R.S.S., à exercer une forte pression centrifuge. Il est en tous cas intéressant de constater que les seules dispositions *visiblement* tyranniques de la Constitution soviétique (en quelque sorte surajoutées au système fondamental comme par un excès de précaution) concernent d'une part la vie nationale, et d'antre part, comme nous le verrons *infra*, la vie religieuse (art. 124). Ces deux réalités, vie nationale, vie religieuse, sont celles dont la consistance est la plus hétérogène à la pensée communiste.
[^21]: -- (18). Jusqu'à la Constitution de 1936 (appliquée pour la première fois aux élections de 1937), le vote était public, réunissant les électeurs en assemblées et les faisant voter de préférence à mains levées. Ce système reste en vigueur dans les élections syndicales et les élections à l'intérieur du Parti. C'est de cette manière que le Comité central « élit » son Bureau politique.
[^22]: -- (19). L'article 124 de la Constitution garantit en ces termes la liberté religieuse :
« Afin d'assurer aux citoyens la liberté de conscience, l'Église en U.R.S.S. est séparée de l'État, et l'école de l'Église. La liberté de pratiquer les cultes religieux et la liberté de la propagande anti-religieuse sont reconnues à tous les citoyens. »
D'une part : liberté de pratiquer les cultes religieux. D'autre part : liberté de propagande anti-religieuse. Ainsi, les religions en U.R.S.S. n'ont aucune liberté de « propagande » (c'est-à-dire d'apostolat), ni même aucune liberté de répondre à la propagande antireligieuse que les croyants doivent subir en silence sans y rien objecter.
Une telle interprétation pourrait paraître pointilleuse et tendancieuse, abusant d'une particularité rédactionnelle qui ne comporte aucune signification discriminatoire, si l'on n'avait la preuve par les textes eux-mêmes, que la formule actuelle résulte d'une modification restrictive.
La Constitution de 1924 disait en effet, à son quatrième paragraphe : « *La liberté de propagande religieuse et anti-religieuse est reconnue à tous les citoyens* » En 1929, le Congrès des Soviets de la R.S.F S.R. (République socialiste fédérative de Russie, la plus importante de l'U.R.S.S.), décide de réviser cette formule et de la remplacer par un texte précisant : « *La liberté du culte et de la propagande anti-religieuse est reconnue à tous les citoyens* ». Il s'agit donc d'une correction, d'une mise au point parfaitement intentionnelle, qui a été reprise dans la Constitution de 1936 et qui demeure dans l'actuel article 124.
[^23]: -- (20). Lénine, *De la Religion,* édition française, Bureau d'éditions (communiste), Paris, 1933, p. 5.
[^24]: -- (21). Lénine, *op. cit., passim.*
[^25]: -- (22). Voir : « La pratique communiste de la dialectique » dans *Itinéraires,* n° 41.
[^26]: -- (23). Voir Albert Galter, *Le communisme et l'Église catholique* (édition française du « Livre rouge de la persécution », publié sous les auspices des Organisations internationales catholiques), Éditions Fleurus 1956, pp. 313.364.
[^27]: -- (24). Le 9 septembre 1928 ; déclaration reproduite dans l'édition de 1938 des *Problèmes du léninisme.*
[^28]: -- (25). David J. Dallin, *La vraie Russie des Soviets,* Plon, 1948, pp. 243-244.
[^29]: -- (26). Voir A. Ouralov (Avtorkanov), *Staline au pouvoir,* Plon, 1951.
[^30]: -- (27). Voir entre autre : Walter Bedell Smith, *Trois années à Moscou*, Plon, 1950, pp. 269-288 ; et Dallin, *op, cit.*, pp. 244-253.
[^31]: -- (28). Le communisme soviétique n'est pas, comme le croient certains, un phénomène d'impérialisme slave ; mais l'impérialisme slave lui *aussi*, il l'*utilise.*
[^32]: -- (29). Dallin, *op. cit.*, p. 255.
[^33]: -- (30). A cette époque Métropolite de Leningrad et de Novgorod, *locum tenens* du Patriarche.
[^34]: -- (31). Cette dernière phrase peut avoir un sens surnaturel fort différent de la signification apparente (*sanguis martyrum, semen christianorum*)*.*
[^35]: -- (32). Texte de ces résolutions dans *Russie et Chrétienté,* cahier n° 3-4, pp. 56 et suiv.
[^36]: -- (33). PIE XII, Message de Noël 1948.
[^37]: -- (34). *Divini Redemptoris,* § 2.
[^38]: -- (35). Nous laissons entièrement de côté, comme on le voit, la question des « camps de travail » et du « travail forcé », qui ne sont que la forme la plus spectaculaire et la plus misérable de l'esclavage soviétique. Non que cette question soit sans importance ; elle éclaire parfaitement le fonctionnement du système. Le travail dit « forcé » a occupé dans l'économie soviétique une place variable, aujourd'hui, semble-t-il, en assez nette régression. Notre propos est de montrer que les conditions du travail dit « libre » sont elles-mêmes, déjà, en régime communiste, automatiquement esclavagistes. Concernant le travail dit « forcé », voir l'ouvrage classique de David J. Dallin et Boris I. Nicolaevsky : *Le travail forcé en U.R.S.S.,* Somogy, Paris, 1949.
[^39]: -- (1). Un Anglais m'expliquait vers 1910 les idées d'Einstein ; elles n'ont apparu dans les discussions qu'en 1920 ; dans l'enseignement ? Quand ?
[^40]: -- (1). René Rémond (avec la collaboration d'Aline Coutrot) : *Les catholiques, le communisme et les crises :* 1929-1939, Librairie Armand Colin, 1960, 288 pages.
[^41]: -- (1). Jacques Marteaux : *L'Église de France devant la révolution marxiste* (Table Ronde, 1958) et *Les catholiques dans la tourmente* (Table Ronde, 1959).
[^42]: -- (1). Henri Massis, *De l'homme à Dieu*, « Collection Itinéraires », Nouvelles Éditions Latines 1959, p. 14.
M. Rémond, cela vaut d'être remarqué, ne cite aucun texte d'Henri Massis, aucun de Jean de Fabrègues, aucun de Louis Salleron. Est-ce parce qu'il n'a trouvé dans leurs écrits d'avant la guerre aucune erreur d'appréciation qu'il puisse livrer à l'indignation de son lecteur ?
[^43]: -- (1). A. Dansette, *Histoire religieuse de la France contemporaine*, tome II, Flammarion, 1951, p. 537.
[^44]: -- (2). *Op. cit.,* p. 582,
[^45]: -- (1). Nous avons cité et commenté en détail les enseignements et directives de Léon XIII sur ce que l'on a appelé « le Ralliement » dans notre ouvrage : *On ne se moque pas de Dieu*, Nouvelles Éditions Latines, 1957, pp. 91-139.
[^46]: -- (2). PIE XI, Lettre au Cardinal Andrieu, 5 septembre 1926.
[^47]: -- (3). PIE XI, Allocution consistoriale du 20 décembre 1926.
[^48]: -- (1). M. René Rémond adopte ainsi un système d'interprétation qui rejoint celui qui fut soutenu alors, précisément, par l'Action française.
[^49]: -- (1). Articles recueillis dans le volume que nous avons plusieurs fois recommandé à l'attention de nos lecteurs : *Pour un ordre catholique* (Desclée de Brouwer 1934). Etienne Gilson n'est pas davantage cité, dans le livre de M. Rémond, que Massis, Fabrègues ou Salleron.
[^50]: -- (2). Lettre des Comités directeurs de l'Action française, 19 juin 1939, publiée dans *L'Action française* du 16 juillet. On en trouvera le texte par exemple dans Maurras, *le Bienheureux Pie X*, Plon 1953, pp. 213-215.
[^51]: -- (1). Au demeurant. le Saint-Siège a levé en 1939 la condamnation portant sur les numéros *à paraître* du journal, non sur les numéros déjà parus, ni celle portant sur sept ouvrages de Charles Maurras. En écrivant que « la condamnation de la *philosophie* maurrassienne » a été levée. M. René Rémond s'exprime de manière, pour le moins, étourdiment équivoque.
[^52]: -- (1). L'Encyclique *Quadragesimo anno* était adressée explicitement non seulement aux Évêques, mais encore : « *itemque ad Chrislifideles catholici orbis universos* ». Ces mots ont été omis dans la traduction française : cf. *Actes de S. S.* *Pie *XI*,* Bonne Presse, tome VII, p. 89.
[^53]: -- (1). Nous avons étudié cette question dans l'opuscule : *Doctrine, prudence et options libres,* troisième fascicule des « Documents du Centre Français de Sociologie » publiés aux Nouvelle, Éditions Latines.
[^54]: -- (2). Message de Noël 1951.