# 49-01-61 1:49 ## Henri Massis VOICI NOTRE HOMMAGE, à notre façon, qui n'est pas celle d'un hommage mondain. Notre manière est de travailler et nous ne nous en sommes point départis. Ce numéro spécial sur Henri Massis est un numéro de travail. Il s'est proposé *d'étudier :* pour ceux qui voudront étudier en notre compagnie ou à notre suite ; il est une première esquisse, un premier rassemblement de matériaux et d'idées à l'intention aussi de ceux qui, demain ou après-demain, voudront étudier plus avant l'œuvre d'Henri Massis. Ils trouveront ici une bibliographie jusqu'en 1960 ; la première « chronologie biographique » qui ait été établie ; divers documents peu connus, oubliés ou même inédits à ce jour. Ils trouveront des « jugements », comme dirait Massis lui-même et au sens où il l'entend. \*\*\* 2:49 Notre manière est aussi de confronter les pensées diverses d'hommes divers. Nous sommes une revue qui n'est pas faite par une « équipe » ni par une « école », mais par des esprits libres, n'ayant en commun que la pensée commune de l'Église. Nous avons sans doute nos opinions, méthodes et théories particulières ou, comme on dit, nos « tendances » et nos « options » ; mais nous ne les avons pas en commun, elles sont au contraire ce par quoi les rédacteurs habituels d'*Itinéraires* se distinguent les uns des autres. Pour rendre hommage à Henri Massis, pour lui rendre un hommage qui n'est nullement fait de paroles d'hommage, mais du travail, de la réflexion, du jugement de chacun sur son œuvre, dans cette revue catholique, par exception nous n'avons pas demandé à nos collaborateurs ce que nous leur demandons d'habitude, la condition minima et néanmoins unique pour écrire dans *Itinéraires,* l'accord sur la pensée commune de l'Église. Nous ne leur avons demandé que leur travail. Le voici donc. \*\*\* C'est un hommage d'estime, d'amitié, de reconnaissance et, pour beaucoup d'entre nous, d'affection. Mais comme cet hommage a voulu être avant tout un travail pour aider à mieux connaître la pensée d'Henri Massis et la portée de son œuvre, il était possible et même naturel que sous ce rapport Henri Massis lui-même y collaborât. Il n'eût pas été juste que la revue *Itinéraires* se trouvât amputée du plus illustre de ses collaborateurs, qui voulut bien nous apporter son renfort dès la fondation et nous le continuer, avec une amitié sans éclipse, depuis bientôt cinq années. 3:49 Au centre de ce numéro, on trouvera donc une étude inédite d'Henri Massis. Elle s'intitule : « *Du Pape* ». C'est un sujet sur lequel la bibliographie, depuis Joseph de Maistre, est beaucoup plus réduite qu'on ne l'imagine. Dans ce style que son ami Robert Kemp appelait « un langage de fièvre et de certitude », Henri Massis nous a donné là, sur sa pensée et sur le plus haut objet de sa pensée, sur l'Église qu'il a servie toute sa vie, des lumières qui sont celles dont notre temps a le plus besoin, et dont il est le plus privé. ### Le maître, l'ami, l'adversaire. On peut considérer Massis de bien des manières, et chacun a la sienne. On le salue comme un maître, comme un ami, comme un adversaire : jamais comme un ennemi. Cela est fort étrange dans le monde où nous vivons. Et cela doit bien avoir sa raison, une raison peu banale, s'agissant d'un auteur dont tout le monde s'accorde pourtant à dire, pour l'en féliciter ou pour le regretter, qu'il est un « dogmatique », un homme de solidité et de certitude, de jugement et de précision, sans équivoques ni mollesses. C'est ordinairement l'absence de caractère qui fait l'absence d'ennemis. 4:49 Pour n'avoir point d'ennemis tout en ayant un caractère qui ne plie pas, il faut assurément une « animation spirituelle » et une charité peu courantes : non point portées en baudrier, étalées sur la poitrine, et parlant d'elles-mêmes avec une jactance qui ignore ou écrase le prochain. Mais profondes, cachées peut-être, vécues. « Vous les reconnaîtrez à leurs fruits. » \*\*\* Je puis considérer Massis comme un ami, -- connaissant son amitié depuis presque vingt années. Je puis le considérer comme un maître. Je puis même l'imaginer comme un adversaire. De l'amitié, l'ayant nommée, je ne dirai rien d'autre dans ce numéro qui est un numéro de travail. Du « maître », je parlerai peu. De plus en plus mon penchant est d'écrire ce mot avec une majuscule, et de n'en reconnaître qu'un seul. Sans majuscule, il est honnête pourtant, ce mot, et possible, et légitime. Et je n'oublie ni les morts ni les vivants. A commencer par ceux qui furent mes « maîtres » au sens le plus classique, des maîtres que je n'avais point choisis, plusieurs de mes professeurs, celui de philosophie... Mais pour avoir trop abusé du sens humain de ce mot pendant quelques jeunes années, pour en avoir abusé dans le discours et dans la pensée, le voilà maintenant qui est mis en quarantaine, et je n'arrive guère à l'en rappeler. Même pour Massis. 5:49 Il n'en reste pas moins évident que la fonction magistrale est l'une de celles que l'œuvre de Massis exerce éminemment avec une humilité telle qu'à prendre Massis trop à la lettre, on pourrait croire qu'il nous raconte les idées de Barrès, de Chesterton, de Péguy, de Maurras, de Claudel, de Bergson, qu'il nous y introduit, qu'il nous les enseigne, et que c'est là tout son propos. Seulement il faudrait être bien insensible aux nuances et aux exigences de la pensée pour ne pas remarquer aussitôt que voilà un assemblage extraordinaire. Je me demande s'il existe un seul autre écrivain qui ait *composé* l'héritage de Bergson, de Claudel, de Maurras, de Péguy, de Chesterton, de Barrès ; avec la moitié au moins de Maritain ; quelque chose même de Blondel ; et d'autres encore. Comme la pensée de Massis est tout le contraire d'un éclectisme, ou d'un syncrétisme, c'est un tour de force. Pourtant l'on n'aperçoit aucune acrobatie ; aucune solution de continuité. C'est le premier signe, et de poids, auquel reconnaître l'originalité, dans tous les sens du terme, de la pensée de Massis. Je puis aussi, en oubliant tout le reste, arriver à imaginer Massis comme un adversaire. Qu'il me pardonne -- mais il me pardonne, et surtout il l'entend bien ainsi -- je ne lui rends pas les armes partout et toujours, en tous lieux de son œuvre. Si *De l'homme à Dieu* emporte mon adhésion, et plus que mon adhésion, je résiste à plusieurs endroits de *L'Occident et son destin,* et à cinq ou six pages, ou davantage, de *Maurras et notre temps.* Il est arrivé ces dernières années que, sur les mêmes sujets, nous écrivions en des sens différents. 6:49 Bien sûr, la divergence n'était pas mortelle. Elle aurait pu l'être : dans le champ clos de la République des Lettres, on voit tous les jours des controversistes s'entr'égorger, métaphoriquement, pour beaucoup moins que cela. Mais pour fâcher Massis et l'avoir contre soi, il faut la monstruosité ontologique d'André Gide. Et même André Gide, Massis lui laissait une porte ouverte. Adversaire, maître, ami, Massis peut être tout cela, successivement ou même simultanément. Mais pour plusieurs, dont je suis, il aura été avant tout, il est surtout tel qu'on le voit dans le portrait qu'en a tracé Brasillach pour la postérité : un « aîné fraternel ». #### Un aîné fraternel, cette exception, cette grâce. Il faudrait raconter. Mais que dire que Brasillach n'ait déjà dit, lui qui était plus que tout autre sensible à ces choses et habile à les exprimer ? Quand on s'efforce de penser ce que l'on pense et d'être ce que l'on est, on ne trouve pas beaucoup de compréhension dans les sphères sociales où les élites installées sont confites en vanités et en honneurs, en fausses respectabilités, en confitures conformistes. 7:49 Drame français, drame européen, drame occidental des « élites » : des fausses élites qui ont confisqué toute la puissance temporelle, tous les moyens d'enseigner et de guider. Fausses élites de la société et de la politique, fausses élites du journalisme et de l'édition, fausses élites militaires, fausses élites universitaires, fausses élites du socialo-capitalisme, monde clos sur les désastres nationaux, sur les désastres sociaux, sur les désastres spirituels qu'elles n'ont su ni prévoir ni prévenir, soi-disant élites retranchées dans leurs monopoles, et qui en définitive ne pensent rien, sauf une chose : QUE L'ON NE FASSE PAS DE VAGUES. Qu'on ne dérange pas leur installation temporelle par une pensée vivante. Qu'on ne porte nulle atteinte à leurs « situations acquises ». On se moque bien de leurs situations. De leur situation. Qui est grotesque. Leur situation ? Les élites capitalo-socialistes sont responsables de tout ce qui est arrivé : et ce qui est arrivé, ce qui arrive, c'est le communisme. Même à l'intérieur de la communauté catholique, que l'on aurait pu supposer fraternelle, la circulation normale des idées est interrompue ; bloquée ; de main d'homme ; au profit d'un système de domination temporelle sur la vie intellectuelle. Les générations installées, responsables de la montée universelle du communisme, ne travaillent qu'à écraser les générations nouvelles. 8:49 Sauf pour y trier ceux qui montrent de bonnes et vraies dispositions à faire carrière par la reptation conformiste dans les institutions et selon les mœurs du socialo-capitalisme économique et intellectuel, qui réalise le *cosmos* le plus irrespirable que l'on ait jamais vu, antichambre de l'enfer soviétique. Élites installées, responsables d'avoir ainsi fabriqué un monde qui devait arracher au Pape Pie XII son cri tragique, son avertissement historique : *c'est tout un monde qu'il faut* REFAIRE DEPUIS LES FONDATIONS ; *de sauvage, le rendre humain...* Une communauté, même catholique, surtout catholique, perd sa sève et sa vie internes quand elle se retranche dans ses habitudes, ses monopoles, ses complicités, ses injustices, au lieu d'assurer la relève progressive des générations : de l'assurer dans l'ordre et dans l'amitié fraternelle. Immanquablement pourtant la relève se fera ; mais avec quelques secousses un peu révolutionnaires, que voulez-vous, puisque les portes qui devraient être ouvertes sont cadenassées, et que vous avez poussé l'armoire contre la porte, et la commode derrière l'armoire, et tout le bric-à-brac capitalo-socialiste par-dessus, il faudra bien faire tout sauter. Ou passer par la fenêtre. Quand une communauté sociale en est, aujourd'hui, en 1961, à se faire croire qu'elle accueille l'avant-garde, les idées nouvelles et la nouvelle génération sous les espèces de petits jeunes gens idéologiquement attardés au socialisme du XIX^e^ siècle, mais temporellement installés dans la technocratie étatiste d'un socialo-capitalisme qui est le dernier stade de la dégénérescence du capitalisme sans foi ni loi, et en même temps la dernière étape avant l'esclavage totalitaire du communisme soviétique ; 9:49 quand le conformisme intellectuel d'un socialisme antique et habituel y est tenu pour le signe distinctif de la « nouvelle vague » ; quand le critère de la jeunesse « valable », et digne de prendre place aux postes d'où l'on peut agir, guider et enseigner, est de « penser » à la manière des idéologues de 1850, -- eh bien ! il y a quelque chose de mort dans une telle communauté. La vie est ailleurs. La nouveauté est ailleurs. La jeunesse est ailleurs. Nous n'ignorons rien de ce qui fit la grandeur du socialisme ni de ce qui fit la grandeur du capitalisme. Mais il s'est trouvé, en Occident, que ce sont les plus basses pensées du socialisme sans foi ni loi de 1850 et les mœurs les plus basses du capitalisme sans foi ni loi de 1850 qui, depuis le début de notre siècle, de plus en plus alliées, ont progressivement confisqué les moyens temporels de direction et d'enseignement des esprits. Les fausses élites du monde occidental ont une seule religion temporelle, faite de ce qu'il y avait de pire dans le socialisme et de ce qu'il y avait de pire dans le capitalisme : et que le capitalisme et le socialisme avaient en commun. Le véritable mouvement des esprits allait en sens contraire depuis le début du XX^e^ siècle. Avec une précision croissante, il discernait quel est l'élément qui, par-delà leurs oppositions, est commun au socialisme et au capitalisme. 10:49 Il discernait de mieux en mieux que cet élément commun est une religion temporelle (une superstition économique, dit Pie XI, la seule superstition de notre temps rationaliste), une commune religion de l'économique sans foi ni loi. Par delà leurs disputes, capitalisme et socialisme agissaient sur la société de concert, par leur élément commun, et leurs élites d'abord rivales se conjuguaient peu à peu dans un même désert de la pensée, dans la réalité d'une même domination. Le communisme soviétique, plus que l'adversaire, est l'héritier légitime à la fois de ce socialisme et de ce capitalisme, l'aboutissement normal de leur système conjugué de domination temporelle, le fruit de l'arbre ; l'esclavage total qui est au terme du glissement de la société dans l'esclavage. Le véritable mouvement des esprits allait en sens contraire depuis le début du siècle, mais il était de plus en plus systématiquement exclu des lieux et des postes d'où l'on peut agir sur le destin temporel d'une société. Les grands hommes de la première moitié du vingtième siècle, à une ou deux exceptions près, car il faut bien des exceptions pour constituer des alibis, ont été tenus *en marge* de l'univers clos des élites socialo-capitalistes dominant la société occidentale. Péguy a été tenu en marge. Chesterton a été tenu pour un humoriste, et Maurras pour un libelliste. En marge, à l'écart, La Tour du Pin puis Hyacinthe Dubreuil, qui apportaient l'un et l'autre, d'une manière très différente mais semblablement méconnue, tout ce qu'il fallait pour le développement d'une pensée et d'une action sociales adaptées aux temps nouveaux. 11:49 En marge Claudel, du moins jusqu'à sa vieillesse, et toujours en marge, même après sa mort, la *pensée* de Claudel : quand Hyacinthe Dubreuil a édité, préfacé et commenté les écrits de Claudel sur le problème social ([^1]), les élites installées dans la presse du capitalo-socialisme ont chanté en chœur : c'est un poète, donc il ne comprend rien. Bernanos avait un mot pour ce genre de propos de ce genre d'élites, et c'était le mot d'*imbéciles.* Enfin les élites socialo-capitalistes du catholicisme français ont réussi ce tour de force de faire que Gilson et Maritain trouvent seulement en Amérique, en Amérique ! les conditions normales de travail et d'enseignement nécessaires à leur restauration de la philosophie thomiste. Nos élites installées sont très au-dessus du thomisme de Gilson ([^2]) très au-dessus de la pensée de Claudel, très au-dessus du génie de Chesterton, très au-dessus de l'œuvre de Hyacinthe Dubreuil et de celle de La Tour du Pin, très au-dessus de Péguy. Alors, bien sûr, quand on n'est ni Péguy ni Chesterton, ni Claudel ni Gilson, mais humbles écoliers de ces grandes pensées, on ne trouve aucune ouverture dans l'univers clos des élites socialo-capitalistes de la pensée installée, on n'obtient aucun moyen de travailler et d'enseigner. Mais on trouve ailleurs un aîné fraternel, et c'est Henri Massis. 12:49 Ce ne sont pas seulement les pensées qui sont mortes dans l'univers fermé du capitalo-socialisme. Il faut bien que ce soient aussi les cœurs. L'un et l'autre d'ailleurs vont ordinairement de pair. Où sont les caractères, dans cet univers crépusculaire ? Quelle est cette race d'hommes ? Nous ne la reconnaissons pas. Nous avons eu la grâce d'en connaître une autre. Nous avons connu Maurras, qui nous ouvrit les bras parce que nous l'avions contredit publiquement, et par écrit, et avec récidive, sur Descartes. Heureuse innocence, où nous pensions que c'était d'abord ou seulement sur Descartes que nous avions à contredire Maurras. Nous avons connu un penseur comme Henri Charlier, dont l'amitié nous fut acquise après trois mois de désaccord et de dispute. Notre âge n'était pas la moitié ou le tiers du leur, et pour le reste, nous étions pourtant exactement zéro en face d'eux. Nous avons connu un prêtre, nous avons connu un frère prêcheur, dont l'affection sortit d'un premier contact qui fut un accrochage assez féroce, mais nous n'avons connu qu'un Père Calmel. Oui, nous avons connu des caractères, nous avons connu de vrais grands hommes ; nous avons connu Massis. Dans la liberté de l'esprit, et dans *le respect* profond qu'ils ne songeaient pas d'abord à réclamer, ni à imposer, mais à pratiquer, -- le respect de la liberté des âmes. Qu'ont-ils de commun, ces hommes-là, avec les nains intellectuels, bilieux et vindicatifs, que fabrique Je socialo-capitalisme et qu'il impose à la direction temporelle de la pensée française ? On pouvait contredire Maurras. 13:49 On peut contredire Henri Charlier. On peut contredire Massis. Mais on ne peut même pas *adresser la parole* aux nains qui disposent de la PUISSANCE TEMPORELLE EN MATIÈRE INTELLECTUELLE : si l'on n'est pas de leur secte sépulcrale, au premier mot ils appellent d'un signe les eunuques de garde, avec leurs poignards silencieux pour vous égorger sans bruit au détour des couloirs. Ce sont des métaphores : mais on m'entend assez. Massis n'a jamais été installé dans l'univers des nains couverts d'honneurs. Sa revue, ses éditions n'étaient pas un palais. Mais une demeure honnête et solide dont la porte était ouverte. Et son œuvre est une œuvre ouverte. On parle beaucoup de « dialogue » parmi les élites installées, mais ce n'est jamais qu'un dialogue entre compères, complices ou rivaux, du même univers socialo-capitaliste. Sans parler de dialogue, Massis a réalisé dans son œuvre un dialogue unique avec son temps, un dialogue avec les génies protecteurs, comme Péguy et Claudel, avec les génies ambigus ou pervers, comme Gide et Proust, un dialogue avec le monde comme il va. Henri Massis est *l'aîné fraternel,* même à distance, pour celui qui aborde son œuvre sans avoir la chance de connaître l'homme. Ami, maître ou adversaire, il demeure l'aîné fraternel qui écrit pour *servir* son lecteur. L'honneur de servir, auquel il a consacré un livre, est chez lui dans l'attitude profonde d'un écrivain qui, même illustre, reste au service de son public, occupé à l'aider, à l'aimer, à le sauver. Sa délicatesse discrète lui évite de prendre le ton de la paternité spirituelle, même quand il en exerce la fonction avec un sens entier de sa responsabilité. 14:49 Il ne parle que comme un aîné ; et, à la différence de l'aîné qui est dans l'Évangile, il est resté fraternel pour le frère prodigue qui est revenu, -- et pour celui qui n'est pas encore revenu... #### Massis et ses « maîtres » Dans certains esprits, dès que l'on dit « Massis », un écho répond : « Maurras ». Par un étrange transfert, ils ont comme attribué à Massis un mot de Bainville. Un mot de Bainville qui est émouvant et pieux, mais enfin, qui n'est pas de Massis, qui est de Bainville disant de Maurras : « Je lui dois tout sauf le jour. » Il en est pour qui rendre hommage à Massis est rendre hommage à Maurras, et qui apportent leur hommage pour cela ; ou malgré cela. Ces attitudes intellectuelles sont celles d'hommes qui aiment Massis, elles ne devaient donc pas être absentes du présent numéro. D'un hommage à Massis ne pouvait être absente, et de fait elle ne l'est pas, cette attitude d'esprit qui considère que Maurras est au sommet de la raison humaine, que Massis lui doit tout, y compris son retour à la foi catholique, que Maurras a été pour Massis le maître par excellence, le seul ou le principal ; et que Massis se définit comme « un maurrassien », point c'est tout. 15:49 Les interprétations sont libres et il n'y avait pas lieu d'empêcher celle-là de s'exprimer ici. Elle a l'inconvénient de ne pouvoir expliquer comment il se fait que tant d'esprits se sont sentis hier et se sentent aujourd'hui parfaitement chez eux, dans l'univers intellectuel et spirituel de Massis alors qu'ils n'acceptent rien de Maurras ou, au mieux, n'en acceptent les idées les plus importantes que sous bénéfice d'inventaire. Que Massis, sans jamais écrire dans *L'Action française,* y ait du moins « collaboré en esprit », comme il le dit lui-même, et qu'il ait été « étroitement mêlé à sa vie », cela est vrai. Cela est vrai à partir de 1919 ; c'est-à-dire six années après son retour à la foi catholique, qui ne doit rien à Maurras ; c'est-à-dire cinq années après son entrée dans le Tiers-Ordre dominicain ; c'est-à-dire aussi à partir de la trente-troisième année de son âge, étant déjà en possession des principes directeurs de sa pensée ; c'est-à-dire enfin après la guerre, qui a si profondément marqué tous ceux qui l'ont faite dans cette génération, et qui a été au centre de leur vie spirituelle. On se trompe sur « les maîtres » de Massis ; on se trompe fréquemment sur leur nombre, qui est plus grand qu'on ne le croit, on se trompe aussi sur leur hiérarchie, qui n'est pas celle que l'on dit. L'étude des influences qui ont contribué à la formation intellectuelle et spirituelle de Massis n'est pas faite. Elle serait passionnante, parce que la pensée de Massis a composé les découvertes apparemment diverses des plus grands esprits surgis au premier tiers du siècle (à quoi s'ajoute une longue et filiale fréquentation de Pascal et de Bossuet). 16:49 Aux années 1920, la renommée ne voyait point en Massis d'abord « un maurrassien », mais l'éclaireur et le flanc-garde, dans les défilés boisés de la critique littéraire, de la nouvelle école thomiste. Elle voyait en lui le compagnon, l'ami, et philosophiquement le disciple de Maritain, que Massis désignait comme son guide en métaphysique (et Maritain lui répondait : de guide pour nous deux, il n'y en a qu'un, c'est le Seigneur). C'est Maritain et non Maurras qui était instantanément associé à son nom. C'était aussi Chesterton. Massis ne pouvait guère citer ou invoquer cet extraordinaire penseur britannique sans qu'on s'écriât : « Encore ! Toujours ! Votre inévitable Chesterton ! » Massis était dans les lettres françaises le « catholique d'abord ». La suite de son œuvre ne contient rien, au contraire, qui permette de modifier à bon droit cette perspective. Au chapitre des influences intellectuelles et spirituelles, c'est d'ailleurs l'œuvre même de Massis qui nous invite à distinguer deux plans ; et *ensuite,* un troisième. Au premier plan, celui de l'essentiel, il y a Psichari : « A d'autres, nous devons sans doute des idées, des directions, des conseils. A Ernest Psichari, nous devons cette chose indicible d'avoir pu nous rouvrir à la lumière divine. » ([^3]) 17:49 Cela remet à leur place, c'est-à-dire à un plan déjà inférieur et subordonné, toutes les autres influences et tous les « maîtres » intellectuels qui ont contribué eux aussi à la formation du catholique Massis. A ce second plan, la prééminence de Barrès, même si elle est étrange à ceux d'entre nous pour qui Barrès paraît aujourd'hui le témoin d'un monde englouti, est une prééminence incontestable. Évoquant ceux qui furent ses maîtres, c'est Barrès que Massis met à la première place : « La paternité spirituelle est aussi véritable que la paternité physique, et la gratitude que l'on doit à celui qui vous a engendré à la vie de l'esprit, cela est proprement indicible... J'aurai d'ailleurs tout dit en disant que, jusqu'en mes dénis, Barrès a été celui de mes maîtres que j'ai le plus aimé, celui dont je me suis toujours senti le plus près... » ([^4]). Comment ne pas être frappé par le mot « indicible » qui, en 1959, revient sous la plume de Massis pour Barrès, comme il était venu sous sa plume, trente ans plus tôt, pour évoquer Psichari ? Il faut prendre garde que lorsqu'un écrivain parle de lui-même, surtout quand il y met l'extrême discrétion de Massis, le plus important dans sa vie n'est pas ce dont il parle le plus souvent ou le plus longuement. Le plus important est dans trois ou dix lignes nettes, précises, définitives, sur lesquelles on ne revient plus. 18:49 A un troisième plan seulement arrive Maurras, et encore n'y est-il point seul, mais en compagnie de Péguy. Et c'est d'une influence déjà moins personnelle, moins intime, que d'une influence générale et partagée qu'il est alors question. On en vient à eux, dans le retour sur soi qui termine *De l'homme à Dieu,* après Barrès, et par cette transition : « Mais il ne s'agit pas ici de moi-même, il s'agit des hommes de mon âge, de cette génération... » (ceux qui eurent vingt ans aux environs de 1905). Et de Péguy et de Maurras, qui s'avancent alors ensemble, il n'est pas forcément évident que ce soit Maurras qui passe le premier : « Pour l'âme, Péguy a fait ce qu'un Maurras a accompli pour l'intelligence » ([^5]). Si l'on considère et si l'on respecte ces plans, ces perspectives, ces hiérarchies, on peut donner à Maurras toute sa place dans la pensée, l'œuvre et la vie de Massis. Cette place, si importante soit-elle, ne sera plus un mystère incompréhensible ou scandaleux pour les non-maurrassiens, qui n'arrivaient pas à discerner, et pour cause, comment Massis pourrait être enfermé dans la seule définition du « disciple de Maurras ». Quant aux maurrassiens, ils pourront se souvenir que Maurras lui-même n'a jamais prétendu annexer Massis. Maurras était plus humble sur ce point, disant qu'il ne connaissait ni ne voulait connaître aucun « maurrassisme » ; il avait d'ailleurs ses raisons, exactes et justes, pour prononcer ce refus. Et nous eûmes tort de ne pas l'entendre, ou de ne pas l'entendre assez, ni assez tôt. 19:49 Il nous semble que c'est Gustave Thibon qui se rapproche le plus de la vérité dans la Préface qu'il a écrite pour *De l'homme à Dieu :* « Massis, qui ne fut jamais un disciple intégral de Maurras, n'a pas varié, depuis 1944, dans sa libre amitié et dans sa lucide admiration pour le vieux lutteur piétiné et abandonné. » ([^6]) Que Massis en effet ait été « étroitement mêlé à la vie de l'Action française » de 1919 à 1939 ; qu'il ait, de 1940 à 1944, partagé son espérance de reconstruire un État français et une souveraineté française qui soient dans une indépendance farouche aussi bien à l'égard de Hitler que de Staline, de Churchill que de Roosevelt, selon la tradition capétienne ; qu'il ait, depuis 1944, continué à aimer et à défendre « le vieux lutteur » injustement condamné par des tribunaux d'exception dont le principe abominable était de recruter les juges uniquement parmi les ennemis politiques des accusés, -- tout cela ne fait point de lui, Thibon l'a bien vu, « un disciple intégral de Maurras ». Maurras était « entré en politique comme on entre en religion », et c'était une métaphore. Massis, lui, était entré en religion, et ce n'était pas une métaphore, c'était le Tiers-Ordre de saint Dominique. 20:49 Le temps est venu où l'on peut et où il faut voir Massis tel qu'il est : disciple de Maurras sous certains rapports importants, mais non pas « disciple intégral » ; reconnaissant en Maurras, qu'il n'a pas cessé d'admirer, l'un de ses maîtres, mais non le seul, ni le premier, ni le principal. Ces nuances, qui sont peut-être même plus que des nuances, ont été souvent effacées par les circonstances. Ce n'est pas seulement l'exactitude historique qui demande de les rétablir. Car on y peut trouver en outre, et surtout, une leçon et un exemple. #### La croix et l'espérance Le destin d'Henri Massis, placé où il l'était, placé où il l'est, a été chargé de responsabilités spirituelles. Son œuvre entière est d'y faire face. Les « jugements » divers que l'on va lire analysent ou évoquent l'une ou l'autre de ces responsabilités. Certaines désormais ne relèvent plus sans doute que du silence et de la prière. Nous n'écrirons pas ici les noms, ni le nom, qui sont dans notre cœur comme ils sont dans celui de Massis. Avant l'heure où le Seigneur accueillera dans sa paix les frères enfin réconciliés, tout est-il donc accompli sur cette terre ? Les désaccords étaient parfois nécessaires et demeureront probablement insurmontables au niveau où ils se sont produits. Les déchirements et leur croix ont été ce qu'ils ont été, ils auraient pu être différents, ils n'étaient pas tous et toujours évitables. Non evacuetur crux. Puissante est la souffrance, est-il dit quelque part dans Claudel, quand elle est aussi volontaire que le péché. 21:49 Dans l'économie de la Rédemption, on instruit par la parole, on sauve par la souffrance : mystère et scandale de la croix. L'épreuve est dans le plan de Dieu sur le monde. Mais aussi, la paix aux hommes de bonne volonté, et entre les hommes de bonne volonté. La génération de « ceux qui eurent vingt ans aux environs de 1905 », comme dit Massis, a beaucoup souffert de ne trouver nulle part Péguy et Maurras, Bergson et Claudel associés ou réconciliés, -- nulle part sauf dans l'œuvre même de Massis, et cela suffirait déjà à en suggérer le prix singulier. Aujourd'hui la génération de ceux qui ont eu vingt ans après 1939 ou après 1945 associe dans sa pensée et réconcilie dans son cœur, vaille que vaille et comme elle peut, les mêmes aînés fraternels, et d'autres, parfois présents eux aussi dans *De l'homme à Dieu :* Peut-être est-ce espérer l'impossible que d'attendre davantage encore. Ce n'est pourtant attendre aucun compromis ni aucune concession. Dans la liberté des enfants de Dieu, et sans offusquer aucune des divergences par lesquelles l'homme traduit ordinairement sa liberté, apercevoir un signe visible de la fraternité des enfants de Dieu. Ce signe qui est dans toute l'œuvre de Massis. Ce signe que Mauriac a fait en 1957. Notre foi et notre espérance en l'unité peuvent se passer de signes visibles. Mais elles peuvent en être éclairées et réconfortées. 22:49 Rien ne réussirait à nous détourner de cette attente ni à nous déprendre de cette espérance, qui ne sont pas seulement nôtres et que, pour la réception de Massis à l'Académie française, nous serons plusieurs à confier à Notre-Dame, qui est *Mater boni consilii,* qui est *Virgo prudentissirna,* qui est *Sedes sapientiae,* qui est *Consolatrix afflictorurn.* A Notre-Dame au titre surtout d'*Auxilium christianorurn,* car les chrétiens ont surtout vocation et plus que jamais besoin d'unité fraternelle. J. M. 23:49 ## ÉTUDES 25:49 ### Henri Massis ou la bienveillance par Marcel CLÉMENT NON ! JE NE VEUX POINT SEULEMENT dire que Massis est un homme courtois, affable, délicat. Son témoignage dans les lettres et la pensée françaises depuis un demi-siècle est d'une autre portée. A l'heure où l'Académie française l'accueille, c'est ce témoignage-là qui nous occupe. Il est facile de « *surveiller* » ... de surveiller des enfants dans une classe ou des journalistes dans leurs écrits. Il est plus difficile de « *veiller sur* ». Veiller sur -- c'est exposer sans imposer, c'est obtenir sans insister, c'est donner ce qu'on est sans écraser de ce qu'on a. Bref, c'est difficile. De même, il est difficile d'être *bien-veillant.* Elle est admirable, la racine profonde du mot « veiller » ... La demande que le Seigneur faisait aux apôtres à Gethsémani. « Veillez et priez » ... Veiller, c'est-à-dire non pas seulement résister au sommeil, mais conserver les yeux de l'intelligence ouverts, attentifs, accueillants... Participer aux souffrances, aux échecs, aux agonies du temps. « Veillez et priez », autrement dit : Veillez à ce que le bien se fasse, à ce qu'il arrive (en partie) par vous, sans colère et sans impatience, dans l'humilité, et dans la fermeté, mais douce... 26:49 La bien-veillance : une attitude habituelle de l'âme où l'attachement inflexible de l'intelligence à la vérité s'allie au détachement de la volonté à l'endroit des orgueils pharisaïques. Dans sa pensée, dans ses écrits, tel est le témoignage de Massis, -- pour nous. SA VOCATION était périlleuse. Penseur, critique et par là juge de ses frères dans les lettres, en un temps où les Français ne s'aimaient pas, la tentation du sectarisme devait au moins l'effleurer. Catholique militant, philosophe thomiste, disciple de Maurras... tout ce qu'il fallait pour que son attachement au Christ, à la méthode d'Aristote et à la « vérité politique » se conjuguassent pour l'induire en quelque vertu farouche, prononçant ex cathedra et versant généreusement l'anathème ! Or il n'en a rien été. Sans que jamais sa pensée semble floue ou sa conviction incertaine, il est demeuré *bienveillant.* Il a reçu ce don si rare de suivre le contour secret de l'intime de l'erreur, d'en expliquer les origines, intellectuelles et psychologiques, d'en souligner la gravité, mais avec tant de vrai respect pour cette liberté donnée par Dieu à l'homme que son jugement, loin d'être une prison, s'offrait comme un itinéraire vers la lumière. Fut-ce là le propos d'une volonté délibérée ? Les chemins qui l'ont conduit à poser le problème central non point de l'homme à l'homme, mais de l'homme à Dieu, l'attestent suffisamment. Toutefois, on peut croire que ses dons l'y portaient. Par structure intime, si l'on peut dire, Massis n'a pas seulement l'intelligence lucide : il a aussi l'intelligence positive. Massis a enseigné, sans jamais le dire, à trois ou quatre générations, -- et cela, dans un « milieu » qui s'y connaissait en polémique -- que la charité n'est pas une vertu qui a son siège dans les passions (comme plusieurs la pratiquent de nos jours), mais que, vertu générale de la volonté, elle informe toutes les autres vertus, y compris la prudence naturelle et surnaturelle du jugement. 27:49 Cette charité intellectuelle, chez lui, est toujours présente. Elle s'allie avec la fermeté, la précision, la dextérité. Des dons de Dieu, Massis s'est servi selon le dessein de Dieu. Ses adversaires eux-mêmes ne sont point ses ennemis. A son âge, et compte tenu de sa fidélité, une telle situation en dit long sur l'influence qu'il a exercée même sur ceux qui ne sont pas de sa paroisse. IL EST VRAI que lucidité et charité ne sont point facilement compagnes. La charité est facile à qui n'a point rencontré la haine, ou la trahison, ou la malice acharnée. On pardonne facilement quand on n'a pas trop souffert, -- et qu'un voile d'égoïsme nous cache la souffrance des autres. Mais cette charité-là ignore ce qu'est la duplicité, la joie du mal dans une volonté qui, par égoïsme d'abord, puis par haine, se complaît dans les désespoirs qu'elle suscite, les révoltes qu'elle attise. Lorsque les années, l'expérience, les coups de poignard de la vie ont ouvert les yeux sur l'étendue du royaume de Satan au secret des volontés, le voile de la sécurité, du confort moral, se déchire. C'est l'heure de la grande épreuve de la charité. Souvent, elle ne résiste pas. Elle se brise rien qu'à évaluer le poids des souffrances, des humiliations, des pardons qu'il lui faudra consentir pour rester elle-même. La lucidité sans la charité conduit à l'aigreur. Elle incline à la violence. La charité sans la lucidité conduit à l'égoïsme confortable ou aux illusions idéologiques, de droite ou de gauche. La justice sans la force... notait Pascal. Et Massis a tiré de Pascal une sagesse, assimilée, vécue. Le style du critique, chez lui, c'est la charité, non point en deçà, mais au-delà de la lucidité. 28:49 AVEC CLAUDEL, Massis fut un des principaux miroirs re-formant délégués par la Providence pour donner à Gide le fil d'Ariane qui lui manquait. Les écrits de Massis sur Gide n'ont pas seulement préservé des esprits. Ils ont, peut-on dire, acculé Gide dans les ultimes retranchements de la jonglerie verbale. Que Gide ait accepté ou refusé n'est point ici la question. Ce qui importe, c'est que ce n'est pas seulement la lucidité de Massis qui a joué ce rôle. C'est sa bienveillance. Le vrai drame de Gide, face à Claudel et à Massis, n'a pas été de refuser leur lucidité. C'est de s'être durci devant une charité qui savait rendre la lucidité témoignage fraternel, -- une invitation noble, humble et courtoise. Car Massis dans sa critique éclaire sans dénoncer, redresse sans contraindre, -- et juge sans humilier. Son œuvre est une œuvre de foi et de bonne foi. De perspicacité et de rédemption. Face à Péguy ou à Barrès, à Psichari ou à Maritain, à Gide ou à Proust, à Rivière ou à Valéry la démarche de sa pensée est toujours « de l'homme à Dieu ». Des imperfections et des richesses de la créature à l'exigence et à la rédemption du Seigneur. Face à Maurras, plus certainement encore, Massis fut l'amitié vivante qui relie l'homme à Dieu. L'amitié fidèle, le témoignage quotidien. Qui sait ce que Massis chrétien a été pour Maurras cheminant, tout au long de sa vie, vers la pénitence finale ? Qui le sait ? Peut-être pas même Maurras, de son vivant. Dieu seul. Mais cette dernière évocation fait mieux comprendre ce qu'Henri Massis fut pour les hauts esprits des Gide, des Valéry... Il avait un témoignage à porter, des périls à éviter, le Christ à donner. Visiblement, nous l'avons vu accomplir cette œuvre. Nous sommes sûrs qu'elle a été, invisiblement, plus profonde, incomparablement, que Massis lui-même ne le sait. 29:49 Car ceux auxquels Dieu demande de veiller et de prier, fût-ce dans la République des Lettres, fût-ce parmi les Princes des Nuées, ceux-là, lorsqu'ils sont fidèles, laissent passer plus qu'ils ne savent. Ils sont des transparents de la lumière. Ils s'en doutent bien un peu, mais à peine plus que la vitre qui laisse passer les rayons... Et c'est une grâce ! Henri Massis, au sein de la cité, a veillé. Il a veillé avec lucidité et charité. Il a prié. Il a, dans la trajectoire même de toute sa vie, élevé sa pensée et celle de son temps, incessamment, de l'homme à Dieu. L'intelligence fine, aiguë, le talent équilibré, éprouvé, sont dons de Dieu. Mais lorsque Dieu appelle l'intelligence et le talent à veiller et à prier, ce qui est en question n'est plus l'appel de Dieu, mais la réponse de l'homme. Car c'est l'appel de Dieu à partager la mission de Pierre, de Jacques, de Jean, des compagnons de Gethsémani, l'appel qui fait les apôtres. Lorsqu'ils répondent, en vigilance, ils deviennent, en plénitude, des bien-veillants. Henri Massis ? Un apôtre. Cela, vraiment, est immortel. Marcel CLÉMENT. 30:49 ### Massis en notre temps par Joseph HOURS DES LECTEURS de cette revue qui m'auraient fait l'honneur de retenir mon nom pourront être surpris de le voir figurer au sommaire de la présente livraison. Dois-je avouer que je le suis moi-même ? Des explications ? à quoi bon ? Le fait importe si peu ! Que signifient aujourd'hui les questions de personnes et les petits jeux des coteries littéraires, escarmouches, grandes polémiques, réconciliations ou ruptures ? Toute cette escrime est plus que jamais hors de saison et nous avons d'autres soucis. Tout ce à quoi nous croyons, tout ce que nous aimons et qui donne à la vie un sens, tout cela aujourd'hui est en danger. Et c'est pourquoi plus que jamais il importe de garder la tête froide et de travailler d'abord à bien penser. Aussi l'élection par laquelle l'Académie française a rendu à Henri Massis un éclatant hommage prend-elle aujourd'hui la valeur d'un acte. Elle doit être considérée non pas en vue du passé, mais bien du présent, des périls présents. Voilà un demi-siècle environ qu'Henri Massis tient sa place au premier rang des écrivains de son temps. Entré dans la célébrité en 1912 avec la fameuse enquête d'Agathon sur *Les jeunes gens d'aujourd'hui,* il s'y est maintenu depuis. La Providence lui a accordé le privilège de la durée, don royal qui seul permet d'acquérir sur l'esprit des hommes une influence véritable. L'œuvre la plus fulgurante, si elle est brève, s'arrête dans l'incertitude et ne trace pas une route. 31:49 C'est la durée qui juge les œuvres de jeunesse, toujours si riches de possibilités diverses, et montre enfin, par le sens où les a développées l'auteur, quelle était la portée réelle de son message. Massis a pu, sans précipitation, enrichir peu à peu son œuvre et pour ainsi dire la composer. Pour les générations d'aujourd'hui elle est un vaste monument. A des esprits si souvent inquiets et flottants, ballottés par les scrupules et soumis à des variations incessantes, elle apporte d'abord une impression de fermeté. Battu par les flots, Massis a voulu demeurer un roc. De ce fait, il est un auteur sévère. Il a dès le début aimé les contours définis, les arêtes aiguës, les propos décisifs, voire tranchants. Chez lui, peu de demi-mesures, moins encore de concessions. Il ne suit pas la mode et se soucie peu de se maintenir à force de contorsions dans le fameux « sens de l'histoire » ou, si l'on préfère, dans le sillage du succès. Publiant en 1940, dès le moment du désastre, un appel au maintien des traditions nationales, il lui donnait pour titre : *Les idées restent.* Tout Massis est dans ce trait. Par lui méprisée, la mode ne le reconnaît pas pour sien. Aussi lui a-t-elle longtemps refusé les succès éclatants et les plantureuses récompenses réservées à ses plus dociles serviteurs. Sans doute, au début de sa carrière, a-t-il participé à ce grand effort d'affirmation nationale qui, par une sorte d'instinct, soulevait la France au lendemain de la crise dreyfusienne et la mit en état de tendre dans l'épreuve suprême de la grande guerre toutes ses énergies. Il connut à ce moment la joie de sentir sa propre voix en harmonie avec celle de tout son peuple. Mais cet instant fut bref. Dès la démobilisation de 1919 se multipliaient les signes inquiétants. Les courants auxquels s'abandonnait la jeunesse l'éloignaient de la rive des fortes traditions. La vogue d'un Proust, d'un Gide, d'un Valéry même, ne permettait pas de s'y tromper. 32:49 « Tout est à refaire, tout est à recommencer », répétait douloureusement Massis. Les élections de 1924 apportaient le refus du suffrage universel aux enseignements où notre auteur voyait le salut. 1926 enfin était l'année des mises en garde puis des condamnations prononcées à Rome contre l'Action française. Ce fut pour Massis un drame véritable qui occupe dans sa vie la place centrale. Drame de l'Action française ou plutôt de Maurras car l'Action française fut-elle jamais autre chose que l'école où Maurras enseignait, l'école qu'à vrai dire il n'avait pas ouverte mais qu'il avait bien vite occupée et qu'il « tenait » magistralement. Sans s'y être formé, Massis y était venu de bonne heure et il y subit (de façon difficilement explicable pour qui le voit du dehors) le charme et, qui sait ? l'envoûtement du maître. Le jour viendra sans doute -- et peut-être il est proche -- où il sera possible de faire avec sérénité l'histoire de l'Action française, de lui rendre justice pour le bien et pour le mal et d'en parler, loin du fracas des disputes, avec le respect dû aux choses passées. Quelques-uns vivent encore qui peuvent se souvenir du grand espoir dont fut soulevée leur jeunesse quand ils crurent avoir trouvé dans l'enseignement maurrassien la méthode infaillible pour rétablir cette grandeur française sans laquelle ils ne pensaient pas pouvoir vraiment vivre. Que Massis ait été de ceux-là, qui pourrait le lui reprocher ? Certes pas l'auteur de ces lignes qui s'était à seize ans livré avec délices à un courant jugé irrésistible. Comment ne pas éprouver de sympathie pour ceux qui, après tant d'espoirs, devaient porter le fardeau de tant de désillusions amoncelées jusqu'à la condamnation romaine plus cruelle que toutes les autres ? 33:49 Cela n'empêche point cependant que certaines choses doivent être dites parce que les taire serait mettre en cause l'autorité de l'Église et la foi chrétienne elle-même. Pour un croyant la question de l'Action française aujourd'hui n'est plus ouverte mais close. Le Magistère suprême sur ce point s'est prononcé et depuis, il ne s'est pas contredit. Il n'y a pas eu, par une exception singulière dans l'histoire de l'Église, un pape à qui ait fait défaut l'assistance ordinaire de l'Esprit et la condamnation portée par Pie XI n'est point l'erreur d'un homme mais bien la sentence de l'Église. Reconnaître cela n'est pas nier que l'œuvre de Maurras ne contienne sur tel ou tel point des vues pénétrantes, souvent de grand prix et dont le lettré, l'artiste, le politique même ne puissent éventuellement tirer de réelles lumières. Des vérités partielles de ce genre se retrouvent dans les œuvres de notoires incroyants ; Montesquieu, Comte, Taine ou Valéry. On pourrait même en retrouver çà ou là jusque chez un Lénine ou un Hitler. Mais le fond de la question n'est pas là. Il est dans cette constatation que nul ne pouvant donner ce qu'il n'a pas, celui chez qui le Christ ne vit pas par la Foi ne saurait donner la sagesse chrétienne à ceux qui se font ses disciples. La conception du monde que contiennent ses œuvres et dont ils s'imprègnent peu à peu en vivant ses paroles plus encore qu'en les répétant les entraîne à l'écart du Christ, et par là, à la mort. La Foi en effet est un principe de vie. Elle n'est pas une pièce supplémentaire qu'on puisse adapter sans dommage à un mécanisme déjà complet et se suffisant à lui-même. Elle est une lumière qui transfigure toute doctrine où elle pénètre. Ainsi jadis Thomas d'Aquin portant la Foi dans la pensée d'Aristote la transfigura du tout au tout. Et par la révélation qu'elle nous donne de l'ordre surnaturel elle confirme, éclaire et approfondit la connaissance même que nous pouvons avoir de l'ordre naturel du monde. Voilà pourquoi le danger n'était pas de faire de Maurras *un* maître mais bien de voir en lui *le maître,* ce maître que seul peut être le Christ. 34:49 Au moins dans ces années d'épreuve Massis ne s'est-il pas engagé dans une résistance aveugle ni dans des polémiques insensées. Il ne fut pas de ceux qui pour avoir rompu avec l'Église se trouvèrent exposés sans défense à la propagande nationale-socialiste et que Massis lui-même désigne comme ayant « glissé presque sans le savoir, de la critique de la démocratie à la passion anti-démocratique et de la passion anti-démocratique à la passion anti-nationale » ([^7]). Heureux quand ils n'allaient pas, plus loin encore, jusqu'à la passion anti-chrétienne. Dans ce désastre qu'était à ses yeux la condamnation, il s'efforça de sauver l'essentiel. C'est-à-dire : distinction du naturel et du surnaturel, de la nature et de la grâce, autonomie et dignité de l'ordre naturel, respect de l'autorité et de la hiérarchie des fonctions, dans la société comme dans l'État, reconnaissance de la tradition nationale comme principe de vie personnelle et sociale, à la lumière, bien sûr, de la révélation chrétienne. Il évitait donc l'aventure de certains qui, se croyant obligés de prendre sur toutes choses le contre-pied des thèmes d'Action française, allaient dans leur fuite éperdue jusqu'à choir en de nouvelles erreurs pour mieux éviter les anciennes. Dès l'effondrement de 1940 Massis était prêt à comprendre que la menace la plus dangereuse portait en réalité sur *l'âme de la Patrie.* Il ne suffisait pas en effet au national-socialisme que la France acceptât sa défaite. Il fallait qu'elle en vînt à l'aimer et à se renier elle-même. Le premier Massis jeta le cri d'alarme. Avant la fin de 1940 il faisait paraître à Lyon *Les idées restent.* Ce qui importe, y disait-il, c'est non de se perdre mais de se retrouver. 35:49 La France, objet de Foi et d'Amour, tel était le point sur lequel il demeurait ferme, tel est le point sur lequel aujourd'hui tous peuvent se rencontrer, tous peuvent bâtir. Cette tâche requiert non l'oubli (il ne faut jamais rien oublier) mais la domination du passé. Le connaître est certes nécessaire mais il faut aussi, bien que le connaissant, savoir faire parfois sur lui le silence. Suivant la profonde remarque de Valéry, nous entrons le plus souvent dans l'avenir à reculons. Gardant toujours les yeux fixés sur les périls dont il sort, l'homme en effet n'est que trop porté à ne pas voir ceux qui le menacent. Le danger national-socialiste fut grand et pour tout dire mortel. Devant lui (c'est notre malheur et si l'on veut notre honte) nous sommes restés divisés et les sombres années de la défaite et de l'occupation étrangère ont été aussi des années de guerre civile. C'est cela qui doit être à tout prix évité aujourd'hui, du moins parmi les chrétiens si d'autres devaient ne pas le comprendre. Et c'est pourquoi nous ne devons pas revenir sur nos divisions. En faire l'histoire exacte serait d'ailleurs impossible mais s'y essayer serait criminel. Nous ne vivons pas en effet dans le pâle univers des abstractions et des systèmes, nous vivons dans une Patrie de chair et de sang. Et voilà qu'aujourd'hui encore cette Patrie est en danger. Comme il y a vingt ans son corps est menacé mais aussi et surtout son âme. Selon le principe du grand Clausewitz, le communisme ne distingue pas la politique de la guerre. Sa stratégie est grandiose. Installé solidement en Asie, jetant devant lui le panislamisme comme une avant-garde, il s'efforce de dominer le continent noir et l'écroulement du Congo belge a mis le danger dans une clarté aveuglante. Maître de l'Afrique le communisme étendrait de Dakar sa menace sur l'Amérique du sud et le jour où la France quitterait Alger, l'Europe occidentale tournée par la rive sud de la Méditerranée serait réduite à l'état de citadelle assiégée. L'Algérie est aujourd'hui le seul point où l'avance communiste soit contenue. Alger est aujourd'hui le boulevard de la Chrétienté. 36:49 Telle est notre situation. Il n'est d'autre issue que d'y faire face et suivant le mot de Massis de « nous retrouver ». Retrouver la France et non la perdre en de subtils et vains débats. Rendre sa vigueur à la pensée française en lui rendant contact avec ses sources, cette tradition essentielle formée en quinze siècles de vie au sein du christianisme et en dehors de laquelle notre Patrie ne serait plus elle-même. C'est par l'esprit seulement que peuvent périr les peuples. Hitler avait espéré asservir la France en captivant sa pensée. Il manqua de peu y réussir, et il obtint de tels résultats que lorsque jugeant trop lente sa victoire, il décida de recourir aux armes, la démission de la volonté française parut ouvrir toute grande à ses troupes la route de l'invasion. Croit-on qu'en ce moment même le communisme dispose de moins nombreux complices, conscients ou non ? Du moins, maître du territoire, l'ennemi ne fut-il pas maître de la France. La nation lui refusa sa volonté et c'est ce refus qui lui permit après la défaite allemande de retrouver sa liberté. Eût-elle consenti à s'abandonner à l'occupant, elle n'eût fait au débarquement allié que changer de maître. Devant la menace communiste, il nous faut pleinement mettre à profit ces leçons. Nous devons faire le serment de résister à toutes les formes d'invasion et d'abord à celle de la pensée sans laquelle d'ailleurs l'invasion des armes peut nous être épargnée. Et dans cette résistance il nous faut être *unis.* La tâche d'ailleurs n'est nullement désespérée et des signes heureux ne manquent point à l'horizon. Menaçant dans le domaine matériel et militaire, le communisme ne gagne pas dans le domaine intellectuel et peut-être est-ce la conscience de cet échec qui le conduit à une action de plus en plus politique. 37:49 Il se borne par trop à répéter des formules. Il méprise par trop les faits. Il remplace par trop les raisons par des injures. Il dédaigne par trop la plus simple honnêteté. Beaucoup de ceux qui l'ont approché avec sympathie reculent aujourd'hui dans un hoquet de dégoût. Le prestige qu'il avait sur des admirateurs béats, plus utiles peut-être que des adeptes convaincus, ce prestige est aujourd'hui en recul. La mode elle-même s'en mêle. Le communisme n'est plus neuf. Des formules rabâchées, des chefs vieillis qui n'ont pas su ou pas voulu renouveler leur personnel, tout cela ne fait plus recette. Le communisme aura été l'aventure d'une génération qui crut recevoir à la Libération la révélation marxiste et qui aujourd'hui, non sans tristesse, perd peu à peu ses illusions. Ainsi au moment où les circonstances imposent à la France un grand élan national, l'effort apparaît clairement comme possible, plus qu'il ne l'a été depuis trente ans. L'élection de Massis à l'Académie le désigne pour y prendre part, et cela au premier rang. Le concours qu'il apporte à cette grande œuvre est unique et l'on ne voit guère comment il pourrait être remplacé. Massis tient en effet une autorité considérable de cette carrière déjà longue, et qui est l'exemple vivant de plusieurs vertus. Au premier rang volontiers mettrions-nous cette franchise par laquelle on accepte naturellement et sans forfanterie de passer pour ce qu'on est. C'est une vertu aujourd'hui peu prisée. L'aspiration la plus répandue est, dirait-on, de perdre sa personnalité dans une sorte de grisaille neutre et indistincte. On a honte d'être connu pour ce qu'on est. L'homme a honte de paraître époux ou père. Mieux vaut être « camarade ». La femme a honte d'être femme. Le prêtre, dirait-on parfois, a honte de son sacerdoce et le Français honte de sa patrie. 38:49 Que notre être avec ses particularités soit un don de Dieu et par là une vocation, tous ces « honteux » l'ont sans doute bien compris mais cette vocation qu'ils ont reçue et qui ne vient pas de leur volonté ou plutôt de leur fantaisie, leur pèse comme un fardeau et l'on dirait qu'ils cherchent à la fuir. Ils n'ont pas foi en leur mission parce que leur Foi s'est affaiblie. Une précieuse note de Jean Guitton dans son *Journal* ([^8]) contient ces mots : « La crise des esprits. Qu'une sorte de fidéisme est répandue. La volonté de croire. Le pari. L'exigence substituée à la preuve. Les illuminations substituées à la raison. La poésie ou la mystique ou la politique substituées au travail de l'intelligence. » Nul mieux que Massis ne peut nous apprendre à dominer ces faiblesses. Ces dons de Dieu qui nous obligent, il les accepte parce que sa Foi est forte. C'est notre Foi en effet qui nous remplit de confiance et de force. Comment croirait-on « en soi-même » c'est-à-dire en sa vocation s'il n'y avait pas Quelqu'un pour nous la donner ? De là cette « solidité » qui frappe dans la lecture de Massis et qui paraît à certains dureté. De là cette assurance pour beaucoup si neuve et si difficile à comprendre. Mais la certitude n'est pas plus l'orgueil que l'humilité n'est le doute. Ainsi la vocation, l'appel qui oriente et commande notre avenir se trouve dans la conscience même des dons que nous avons reçus, c'est-à-dire dans le passé dont nous sommes héritiers, dans l'expérience et les ressources *transmises* par nos pères, et tel est le sens du mot tradition. Nul peut-être n'a mieux compris cette vérité que Barrès, « celui de mes maîtres, dit Massis ([^9]), que j'ai le plus aimé, celui dont je me suis toujours senti le plus près ». Sans doute la tradition ne saurait-elle nous déterminer de façon nécessaire dans tous nos sentiments et nos actes. Ce serait nous asservir au passé de façon à nous contraindre à l'immobilité. 39:49 Jeanne d'Arc (encore qu'elle n'ait renié aucune tradition et que le sens de sa mission soit dans la ligne traditionnelle la plus pure) surprend dans tous les dehors de sa mystérieuse carrière. Elle n'est vraiment nécessitée par rien. L'Esprit souffle où il veut et fait naître ici ou là ferments nouveaux, vocations et grâces nouvelles. Par là se fait le développement de l'histoire des hommes. Éclairé par la Foi, Massis le sait, mieux même que Barrès. Sa dernière œuvre le dit assez. Elle a pour titre *De l'homme à Dieu.* Rien ne montre mieux que pour l'auteur Dieu créateur des hommes est aussi leur seule et vraie fin. Mais de l'homme à Dieu, si dure est la montée que nous ne saurions la faire seuls. Dieu qui nous y appelle nous aide de mille manières et notamment par les richesses dont il nous comble depuis notre naissance. Aller à Dieu ce n'est pas méconnaître cet héritage mais bien lui demeurer fidèle ; c'est en quelque sorte rester fidèles à nous-mêmes. Massis à ce propos cite Péguy : « Nous avons toujours continué dans le même sens ; il n'y a dans notre carrière aucun point de rebroussement, de *conversion...* Nous avons constamment tenu la même voie droite ; c'est cette même voie qui nous a conduit là où nous sommes. » Paroles salutaires en ce temps où les jeunes générations n'entendent que trop répéter le mot de rupture et n'en subissent que trop la tentation, où pour le plaisir de faire sur le « désordre établi » un assez méchant bon mot il semble qu'on ait étourdiment appelé toute une jeunesse au mépris et à la démolition de ce qui l'entourait. Plus que jamais devant les dangers qui nous pressent le temps vient de savoir se servir de son patrimoine plutôt que de le disperser au vent. Pour pouvoir utiliser ses ressources il faut les connaître. Tradition suppose enseignement. Et tout enseignement est œuvre de raison. Car la raison, bien commun de l'espèce humaine, nous permet seule d'entendre le langage de nos semblables et de mettre à profit leur expérience. 40:49 Avec une sûreté de jugement singulière Massis a toujours fait confiance à la raison, non à celle qui se révolte contre la Foi (et il suffit pour s'en rendre compte de se rappeler sa sévérité pour Descartes), mais bien à celle qui accepte les lumières de la révélation et sait par là assurer sa marche. Telle est depuis cinquante ans sa règle d'or invariable. Aujourd'hui encore, il répète avec la même ardeur qu'en 1913 les paroles que prononçait alors Maritain à son cours de l'Institut catholique : « En détruisant l'intelligence et la raison et la vérité naturelle, on détruit les assises de la foi. C'est pourquoi une philosophie qui blasphème l'intelligence ne sera jamais catholique » ([^10]), et il nous rappelle comment au début de l'autre après-guerre, autour de 1920, il se décida sur un mot d'Henri Rambaud à vouer sa vie à la défense de cette vérité, « car, nous dit-il, le titre de *Défense* que j'ai donné à mon livre sur *l'Occident* conviendrait sans doute à tous les ouvrages que j'ai ensuite publiés » ([^11]). Et la conclusion où aboutit sa dernière œuvre c'est que ([^12]) « parce qu'elle est l'Église de la vérité, qu'elle rattache la loi naturelle à la loi éternelle qui est en Dieu, l'Église catholique nous apparaît comme la seule puissance capable de restaurer la véritable civilisation... C'est de la divinité même de son esprit qui transcende tout intérêt charnel et terrestre que nous espérons pour le bien commun des sociétés ces conséquences heureuses. » Dans les nécessités présentes, il importe qu'une telle voix soit entendue et que ses accents se répandent au loin. Quel chrétien atteint par un tel message ne le reconnaîtrait pour sien ? Le reprendre à son compte ce n'est point s'engager dans les vieilles ornières des luttes partisanes, ranimer des combats éteints et s'enfermer dans la discorde. 41:49 C'est au contraire oublier ce qui a pu dans le passé opposer les uns aux autres ceux qui voulaient vraiment la vie et le salut de la France. Le temps n'est point de chercher à doser avec exactitude les torts respectifs des uns et des autres. « Dieu, nous dit saint Paul, a enfermé tous les hommes dans la désobéissance pour faire miséricorde à tous », et rares sont les chrétiens qui puissent juger leurs frères du haut de leur pureté immaculée. Présenter la foi chrétienne à la société française, en inspirer les institutions et les mœurs, la tâche est assez pressante pour écarter tout autre souci. Joseph HOURS. 42:49 ### Henri Massis et Marcel Proust par Jacques VIER LE PETIT LIVRE consacré par Henri Massis au *Drame de Marcel Proust* parut en 1937. Il n'a pas vieilli car il unit dans le discernement critique la hardiesse et la charité. L'exégète de Pascal, de Barrès et de Gide, fort bon clinicien des dépressions nerveuses et des repentirs velléitaires jusque dans les formes splendides que leur donnent les écrivains inspirés, n'a pas été la dupe des cérémonies ni des complications mondaines dont s'enveloppe et se précautionne la *Recherche du Temps perdu.* Il est allé droit à la plaie secrète et l'a débridée moins pour condamner que pour comprendre. Grâce à lui, Marcel Proust n'est plus le phénomène littéraire qu'il faut prendre tel qu'il est, dans son exception privilégiée ; il est, comme chacun de nous, mais aussi, mais surtout dans la pleine expression de son génie, celui à qui le Christ a dit : « J'ai versé telle goutte de sang pour toi. » L'honneur d'une telle critique, c'est de rendre au romancier, dans l'indignité morale dont il faisait la substance de son livre, sa dignité de baptisé. Très justement, et à peu près seul à cette époque, Henri Massis a vu dans les *Travaux et les Jours,* premier et, croyait-on, dernier témoignage d'un snob à jamais immergé dans les salons, le creuset du grand œuvre à venir. Un drame pathétique s'y exprime, en effet, en échos pascaliens. 43:49 Dès la *Préface,* voici, refaite, la *Prière pour le bon usage des maladies.* « Quand j'étais tout enfant, le sort d'aucun personnage de l'histoire sainte ne me semblait aussi misérable que celui de Noé, à cause du déluge qui le tint enfermé dans l'arche pendant quarante jours. Plus tard, je fus souvent malade, et pendant de longs jours je dus rester dans l'arche. Je compris alors que jamais Noé ne put si bien voir le monde que de l'arche malgré qu'elle fût close et qu'il fît nuit sur la terre... » Une telle retraite favorise l'évasion hors du temps. Dès le début de sa carrière, le romancier est hanté par cet impitoyable adversaire et, grâce au lent travail de méditation reconstructive, essaie de retrouver en lui et autour de lui le temps perdu. Mais la prière vaut surtout pour l'utilisation du remords. Car Henri Massis nous demande de voir dans la *Confession d'une jeune fille* une transposition des douleurs que le vice du fils causait à la mère. La conscience dans le mal, la désolation de la récidive, éclairées d'une aussi tendre et aussi sensible lumière, placeraient Marcel Proust, Massis ne craint pas de l'affirmer, dans une situation qui serait celle du damné par rapport à Dieu, si tout était révolu, et s'il ne pouvait aimer son juge dans la honte et en être aimé dans la pureté. Toutefois on eût souhaité que Massis n'emmurât pas aussi étroitement son captif et admît la composition romanesque sous l'aspect d'une délivrance possible. Il reste que le goût du rêve, l'appel à la solitude qui accompagnent comme en sourdine ces *Plaisirs* et ces *Jours* ne représentent pas seulement le vain refuge d'une âme trop délicate et trop vite froissée qui se replie sur elle-même et qui, par fierté, demeure improductive ; ils annoncent une réclusion volontaire et ardente, ou le brûlant démon de la connaissance, le sentiment de la vie brève et la fécondation du remords s'unissent en une tentative prométhéenne de rédemption par l'art. Massis marque fortement que Vinteuil et sa fille, placés au centre de la *Recherche* et associés aux heures infernales et paradisiaques de cette trop humaine comédie transposent les angoisses de la mère, répercutées en son faible fils et qui deviendront la rançon du chef d'œuvre. 44:49 Depuis vingt ans rien n'a entamé la solidité du diagnostic. On pouvait craindre que les nombreuses découvertes faites dans les papiers de Proust, la publication des *Chroniques,* du *Contre Sainte-Beuve,* et surtout d'un roman, *Jean Santeuil,* ne vinssent ébranler une interprétation tout entière tirée des frêles arabesques d'un premier livre, où le préfacier, Anatole France, ne daignait distinguer qu'un « Bernardin de Saint Pierre dépravé ou un Pétrone ingénu ». Or nous savons aujourd'hui que *Jean Santeuil* fut entrepris du vivant de Mme Proust comme l'œuvre de longue haleine destinée à prouver que le collaborateur du *Gaulois,* l'habitué des réceptions patriciennes, le Mécène des orchestres de salon avait l'étoffe d'un romancier. Ces tomes inachevés où s'entrecroisent les thèmes de la *Recherche* et où la délicatesse filiale rejette dans le lointain les fumées des cités maudites, prend d'abord la valeur d'une offrande comme s'il fallait avant la séparation dernière donner, sous forme de livre à celle qui avait au chevet du jeune malade tant de fois multiplié les lectures, la preuve de gratitude la plus capable d'émouvoir. Qu'au péché, du moins, ne se superposât pas le ratage, et du mal pourrait naître un bien relatif. La présence de la mère est plus étroitement associée encore à ce *Contre Sainte-Beuve* où il convient de voir la critique, considérée par le romancier, qui doute de lui-même, comme une position de repli, et renouvelée par le fameux axiome selon lequel la vérité d'un écrivain se lit dans son œuvre et non dans ses lettres. Justification d'outre-tombe donnée à l'exégèse de Massis qui n'a qu'à se pencher sur le premier livre pour y découvrir la blessure qui ne devait jamais se cicatriser. 45:49 Si pour rejoindre Marcel Proust la charité de Massis s'efforce de découvrir les cheminements inattendus de la grâce, voici que des bas-fonds monte une voix sinistre qui démasque sans pitié quelques-uns des ateliers de l'artiste. « Si vous entrez dans les cuisines, dit La Bruyère, quelle saleté, quel dégoût ! » Mais l'on sait qu'il y a deux manières de regarder une flaque ; pour le plaisir qu'on éprouve à y faire refluer la boue ou pour y découvrir un reflet du ciel. Ces deux exégèses, venues des extrêmes, si elles se rejoignent un instant, ont chance de découvrir le vrai. Seulement, pour Massis, la boue s'appelle toujours la boue, et la catastrophe de l'archange creuse l'abîme plus avant ; au lieu que le clin d'œil complice d'un Maurice Sachs ([^13]) à Marcel Proust ne peut que révéler chez l'artiste l'affaiblissement progressif du remords. L'extrême sensibilité de Massis à l'honneur des lettres semble la principale ligne de force de sa critique. Dernière remarque : on a pu, parfois, reprocher à Massis l'excès de sérieux de ses jugements. Il se peut que la familiarité avec Renan mais surtout avec Gide l'aient à jamais dégoûté du jeu littéraire, à moins qu'une vigilante charité intellectuelle, facilement décelable sous les articulations un peu raides de sa dialectique, ne s'exagère parfois les torts de l'ironie. Si on lui objectait, d'aventure, le caractère trop sombre de son exégèse proustienne, et si on essayait de lui faire voir dans l'auteur de la *Recherche* un tempérament comique de premier ordre, une puissance de pastiche peu commune, n'aurait-il pas le droit de se saisir de l'attaque pour renforcer sa thèse ? Le rire vit d'épaisseur et de substance humaine ; il grince, comme le pleur se fige, si l'un et l'autre ne servent qu'à démonter le mécanisme de la durée. Marcel Proust ne connaît qu'un comique de procession, ou de succession, vite terminées en danse macabre. Seulement toute danse macabre est saine à cause du « Memento quia pulvis es... » 46:49 Dans la *Recherche* le « Memento » ne conduit nulle part et en se divinisant s'anéantit. Voilà pourquoi cette fresque grandiose finit par apparaître comme une usurpation gigantesque ; le serpent y siffle plus que l'esprit n'y souffle. Et c'est ce que la critique théologique de Massis nous avait appris. Jacques VIER. 47:49 ### Massis en face d'André Gide *Notes pour un hommage* par Henri RAMBAUD IL ME FAUT VOUS DÉCEVOIR, et moi-même plus encore. J'avais accepté avec joie de participer au numéro d'*Itinéraires* sur Massis, pour le double plaisir de donner à votre revue un signe public de l'estime où je la tiens et de montrer à Massis que je sais ne pas oublier mes amis. J'avais même choisi le thème de ma contribution : *Massis en face d'André Gide,* parce que depuis plus de quarante ans que je lis, relis et rumine mes lectures, Gide est des trois ou quatre auteurs qui m'ont le plus constamment occupé et que là du moins je ne risquerais pas de parler sans connaissance de cause. Et déjà toute l'étude se dessinait dans ma tête, à croire qu'il ne lui manquait plus que d'être écrite. Je sais aujourd'hui qu'elle ne le sera jamais. A mes obligations professionnelles, plus lourdes que par le passé, se sont jointes cette quinzaine les funérailles de mon ami Pierre Varillon, avec les articles que mon premier devoir était de lui consacrer, et je n'eus pas plus tôt abordé les vérifications et les relectures qu'exigeait, pour traiter du duel de Massis et de Gide, un travail de quelque sérieux, que la tâche m'apparaissait bien plus considérable que ma mémoire ne me l'avait présenté. Le sujet demeure d'intérêt capital : pas question de le traiter dignement dans le peu d'heures qui me reste. 48:49 Le premier coup d'œil jeté sur les notes suivantes vous persuadera suffisamment qu'elles n'ont pas cette prétention. Je ne me résigne à vous les adresser que pour être fidèle au rendez-vous et ne pas me priver de la joie de fêter, moi aussi, dans l'élection de Massis à l'Académie le juste couronnement de son œuvre et de sa vie ; par où je n'entends pas m'interdire de le discuter, de le critiquer, je ne suis pas si docile, mais la belle et noble chose, sans conteste, que ses cinquante années de combat au service des deux causes si naturellement unies de la civilisation chrétienne et classique et de la patrie en péril ! **1. --** Et d'abord, *ab Jove principium,* car ce n'est rien de moins que Claudel qui fut à l'origine des premières hostilités. Première quinzaine de juin 1914, chez les Dominicains du Saulchoir, en Belgique. Massis y fait une retraite, et Claudel fortuitement s'y trouve aussi, il vient d'assister à Paris aux représentations de *l'Otage* et s'y est arrêté avant de rejoindre son poste à Hambourg. Dès le premier soir, le poète invite le « jeune converti » à venir causer dans sa cellule, le nom de Gide est prononcé, et, tout aussitôt déclare Massis, « je fus frappé de voir le visage de Claudel se fermer, ses traits se durcir comme si ce nom était pour lui une injure ([^14]). » Ce qui rendait ce nom si douloureux à Claudel, nous le savons aujourd'hui : la sommation qu'il avait faite à Gide au mois de mars précédent de lui dire si, oui ou non, ses mœurs étaient celles qu'invitait à lui prêter certain passage des *Caves du Vatican,* l'aveu qu'il en avait obtenu, et tous les refus qui avaient suivi : de se convertir, de changer ses mœurs, de supprimer du livre le passage incriminé... 49:49 Et sans doute, de tout cela, le poète ne put que se taire devant un interlocuteur qu'il voyait pour la première fois, mais cet arrière-fond, inévitablement présent à sa pensée, colora tout l'entretien, la substance des *Caves du Vatican* suffisant de reste à motiver toutes les sévérités. Ce fut pour Massis plus que de la surprise : proprement de la stupeur. Il n'avait pas encore lu *les Caves,* et se fondant sur *la Porte étroite,* interprétée avec trop d'innocence (car le *Journal d'Alissa* s'achève sur le désespoir, oubliant *le Retour de l'Enfant Prodigue*)*,* il n'était pas loin d'espérer la conversion prochaine de Gide. Et c'est de cet homme que Claudel lui disait la parole péremptoire : « Le mal, ça ne compose pas. » Sitôt de retour à Paris, il se précipitait sur *les Caves* qui ne devaient que trop confirmer ce qu'il redoutait. Il vaut la peine de relire l'article qu'il leur consacra sur-le-champ dans *l'Éclair* (22 juin). Je l'ai sous les yeux ([^15]). Je ne dirai pas qu'il ne m'irrite en certains endroits, mais on m'en doit croire d'autant plus si je le déclare, pris à sa date et dans son ensemble, véritablement prophétique. Presque tout y est : que Gide avait d'abord conçu les *Caves du Vatican* comme un roman d'aventures, puis constatant son échec, ne l'avait plus intitulé que « sotie » ; qu'il n'a aucun des dons du créateur de vivants ; qu'une perversité essentielle faisait l'inspiration profonde du livre... Rarement la critique s'était montrée plus divinatoire. Mais huit jours après, c'était Serajevo ([^16]) et la littérature passait au second plan. 50:49 **2. --** Second mérite de Massis, plus insigne encore : d'avoir écrit, dès novembre 1921, sur l'auteur des *Morceaux choisis :* « Il n'y a qu'un mot pour définir un tel homme, mot réservé et dont l'usage est rare, car la conscience dans le mal, la volonté de perdition ne sont pas si communes : c'est celui de démoniaque ([^17]). » Ce fut un beau tumulte : Gide traité de possédé ! Comme s'il y en avait encore, ou que rien dans son comportement dût le faire prendre pour tel ! (On ne remarquait même pas que ce n'était pas l'adjectif que Massis avait écrit !) Et je ne dis pas que la phrase ne m'ait pas moi-même étonné le premier, l'intérêt que je portais alors à Gide se situant d'un tout autre côté. Je n'hésite plus à y souscrire aujourd'hui. C'est qu'en effet, pour défendre cette qualification, il suffit d'une remarque qu'il est bien aisé de faire, et d'une seconde pour passer de l'approbation à l'admiration. L'œuvre de Gide ne contient-elle donc pas assez de textes dont le moins qu'on puisse dire est qu'ils témoignent de rapports avec le démon infiniment plus conscients, et plus familiers, plus intimes que n'en ont la plupart des hommes ? -- Eh ! répondit-on, c'est que Gide s'est piqué au jeu, et qualifié de démoniaque par Massis a voulu par défi relever l'accusation -- Tout juste ce que la chronologie interdit. Car voici ma seconde remarque : que quelques-uns des plus décisifs de ces textes quoique révélés seulement après novembre 1921, furent écrits avant. Ainsi, de *l'Identification du démon,* qui est du 1^er^ janvier 1921 : « Et je sens en moi, certains jours, un tel envahissement du mal qu'il me semble déjà que le mauvais prince y procède à un établissement de l'Enfer ([^18]). » Ou faut-il remonter plus haut ? Du 19 septembre 1916 : « Si du moins je pouvais raconter ce drame : peindre Satan, après qu'il a pris possession d'un être, se servant de lui, agissant par lui sur autrui. Cela semble une vaine image. Moi-même, je ne comprends cela que depuis peu : on n'est pas seulement prisonnier ; le mal actif exige de vous une activité retournée ; il faut combattre à contresens... » ([^19]) 51:49 C'est-à-dire, si je raisonne bien, que sans avoir en main les aveux de Gide, déjà écrits, mais non connus, sur le simple vu de l'œuvre, la perspicacité du critique a percé ce que l'homme avait de plus secret : et quel secret ! Cette participation du démon qu'il n'est pourtant pas ordinaire de faire intervenir dans l'explication de l'œuvre d'art ([^20]). Une espèce de découverte de Neptune par le calcul, simplement... **3. --** Je ne manquerais pas d'ajouter d'autres exemples, si l'heure ne me pressait. Ces deux-là peuvent suffire pour faire la preuve de ce que je voulais établir : qu'il y a chez Massis des côtés, je ne dirais pas d'excellent critique, mais, de grand critique, si, comme je le crois, c'est l'intuition qui fait le critique vraiment grand. Ce qui ferait question, ce serait plutôt la pâte dont il enrobe les siennes. Car il faut bien que j'en vienne là maintenant : cette image que Massis nous dessine de Gide, la même franchise qui m'y a fait relever des traits qu'il gardera la gloire d'avoir discernés le premier, m'oblige à confesser aussi l'insatisfaction qu'elle me cause. J'y vois beaucoup de vrai, et de l'espèce la plus rare, la plus précieuse ; je n'y vois pas, dans son ensemble une image intimement vraie de l'homme que fut Gide. Et je souscris sans réserve à ce que m'écrivait en septembre 1951 un familier de Gide, et sans doute un des hommes qui l'ont le plus véritablement, le plus dignement aimé : « Je crois avoir lu presque tout ce qui a été publié sur lui ; j'accordais dans cet amas considérable la valeur principale à certaines des pages de Massis (malheureusement gâtées par une hostilité flagrante qui va jusqu'à fausser son jugement) et surtout au gros volume de Du Bos... » Phrase, je l'entends bien, et c'est pourquoi j'ai plaisir à la citer ici, qui, venue de ce bord-là, est d'abord un hommage à la perspicacité du critique ; mais je fais mienne la parenthèse aussi. 52:49 Il s'agit même d'autre chose que de la question de *ton.* Celui-là, je puis le souhaiter plus pacifique, quoi que non pas pour les mêmes raisons que Du Bos : je ne crois nullement que l'agressivité de Massis ait précipité la publication de *Corydon* et de *Si le grain ne meurt,* l'accueil fait par Gide à l'indépassable irénisme du *Dialogue* de Du Bos en fait largement la preuve ; et quant à la peine que le *Jugement* de Massis pouvait faire à Gide, la charité qui lui était due n'avait pas à s'exprimer par des caresses. Le premier devoir était envers les malheureux que ses doctrines pervertissaient. Mais précisément : la question est de savoir si un ton plus apaisé n'eût pas été plus persuasif. Je le crois pour ma part. Et je pense surtout que, derrière le ton, un meilleur équilibre du portrait, un partage plus équitable des ombres et des lumières eût rendu l'image tout ensemble plus véridique et plus efficace à protéger les âmes. Voilà du moins comme je sens, pour me répondre l'instant d'après qu'à un homme qui a les qualités de combat de Massis, on ne demande pas d'avoir les qualités contraires. *Non omnia possumus omnes...* N'allez pas croire surtout que mon jugement sur Gide (dans la mesure, il va de soi, où l'homme peut juger) soit moins sévère que celui de Massis. Il le serait plutôt davantage : parce que je le tiens pour une des consciences les plus éclairées qui aient jamais paru et que sa clairvoyance aggrave d'autant sa responsabilité. Sur ce plan, j'accorde tout, et davantage. Mais c'est vrai, j'aime que l'on se souvienne, en parlant de lui, de sa vocation native, dont il gardait la marque, même après avoir fait le mauvais choix, comme Satan reste un ange. 53:49 Et je suis aussi persuadé qu'il fut longtemps le plus divisé des hommes, la crise de *Numquid et tu... *? n'était pas comédie, quoi qu'il ait eu le front d'en écrire plus tard... Ah ! si seulement Massis avait jeté sur lui le même regard que sur Proust ! s'il avait pareillement *aimé* l'homme... Mais voici l'aube... Le meilleur hommage pour un écrivain, c'est toujours l'attention de son lecteur. Henri RAMBAUD. 54:49 ### Massis ou l'amour de la Vérité par Jean de FABRÈGUES LE R.P. DANIÉLOU écrivait récemment, dans un article particulièrement lucide des *Études* ([^21]), que le « refus d'une vérité objective est finalement volonté subtile de se refuser à Dieu ». On pourrait aisément illustrer cette remarque essentielle par l'histoire d'un des hommes à qui Massis s'est le plus continûment opposé : André Gide. Le « refus d'une vérité objective » a été -- pour des raisons diverses que Massis et René Schwob avaient bien scrutées -- le lieu central de la vie de Gide et il était lié effectivement à une volonté -- combien subtile -- de se refuser à Dieu. La remarque du Père Daniélou -- comme tout son article -- se prolonge donc logiquement dans toute une remise en question d'une époque intellectuelle, et en particulier d'une époque de la pensée catholique. « L'intelligence ne consiste pas dans la virtuosité plus ou moins grande avec laquelle l'esprit s'exerce -- écrit le Père -- mais elle consiste à connaître la réalité telle qu'elle est », et cela « c'est croire que l'esprit est fait pour l'être et que cette rencontre est la vérité ». 55:49 De telles remarques ont été le fondement même de la bataille intellectuelle d'une et même de deux générations catholiques : celles qui ont compté des hommes comme le P. Janvier et le P. Sertillanges, le P. Rousselot ([^22]), Jacques Maritain et... Henri Massis. Une autre époque a suivi, qui n'a certes pas été sans richesses et dont je pense, pour ma part, qu'elle était nécessaire : une époque dominée par l'influence de la *vraie* pensée « existentialiste », celle de Max Scheler et de Kierkegaard, et qui a fixé le regard de l'esprit sur des notions qui avaient paru purement et simplement dénuées de sens pour les générations de 1900 : les notions de péché, de souffrance, d'amour, de relation entre les êtres. Cela était nécessaire, mais cela exigeait *encore plus* de fidélité à une pensée logique. Il est malheureusement arrivé que l'approfondissement « existentiel » de la vie a cessé de se poursuivre à la lumière d'une intelligence soucieuse d'atteindre réellement *l'être,* et s'est limitée au *paraître* et au *sentir.* Nous avons vu ce qui était parti d'un très valable souci d'expérience vécue conduire à ce néant d'existence dont témoigne aujourd'hui toute une littérature. Le péché, l'amour, la souffrance, la vie même ont perdu leur sens dès lors que l'intelligence ne les éclairait plus en les mettant à leur place dans la grande harmonie, dans la tragique mais puissante et féconde harmonie de *l'être.* Ainsi pouvons-nous aujourd'hui, et peut-être seulement aujourd'hui, mesurer ce qui est dû à des hommes comme Massis. Pour faire court et schématique, il semble qu'on puisse centrer cette dette autour de trois grandes idées : l'idée du rôle de l'intelligence, celle de l'unité de la personne humaine, celle de la nécessaire continuité de la tradition intellectuelle ou, si l'on veut, de la transmission des valeurs. 56:49 Ce que Massis a redonné à quelques hommes avec Maritain -- j'en suis -- c'est ce trinôme. Idée, d'abord, que l'intelligence n'est pas un jeu -- plus ou moins subtil -- où des concepts -- plus ou moins brillants ou nouveaux -- s'enchaînent selon une logique étrangère à l'application au réel. L'intelligence n'est rien si elle n'est pas illumination du réel, merveilleux procédé donné à l'homme pour comprendre sa place et son rôle dans le monde, c'est-à-dire d'abord pour connaître Dieu *qui est le sens du monde.* Idée, ensuite, qu'il n'y a un *être humain* que s'il y a cohérence de la personne autour d'un sens de sa vie, d'une « prise en charge » de cette vie pour la situer dans l'harmonie du monde en marche vers Dieu -- et que cet être humain, cette cohérence ne sont pas *tout faits,* ne sont pas *donnés,* mais sont au contraire une conquête difficile, à laquelle encore la lumière de l'intelligence est nécessaire puisque c'est par l'intelligence que nous accédons à la vérité. Idée, enfin, que, liés dès cette quête, solidaires dans ce cheminement, les êtres humains ni les intelligences, ne sont des « individus » séparés, mais qu'ils *reçoivent* l'essentiel de leur être et qu'ils doivent le *transmettre,* donc qu'ils sont héritiers et responsables. Henri Massis cite dans son dernier livre, *De l'homme à Dieu,* une parole de Jacques Rivière sur Gide qui l'avait beaucoup frappé. L'âme de Gide -- écrivait Rivière -- « est détachée. Elle ne se fixe en aucune possession. » Nous avons, depuis, connu beaucoup de cas de « gidisme » à cet égard. Refusant la prise de l'intelligence sur le monde, la cohérence de l'homme avec lui-même (même dans l'incohérence paradoxale des passions et des contradictions qui ont leur logique et sont la matière de nos *compositions*)*,* la solidarité des êtres dans le temps, les hommes se sont jetés à cette misère qu'illustre ce qu'on nomme le « nouveau roman » : il n'y a plus n'être humain -- il n'y a plus même de possession du monde par l'homme, qui cependant s'était rué hors des disciplines pour mieux posséder le monde. 57:49 Par un paradoxe merveilleusement éclairant, l'histoire elle-même a perdu son sens et sa valeur dans cette inversion de l'esprit. Désormais, c'est l'histoire qui possède l'homme, abandonné à son déterminisme dès qu'il a cessé de recevoir du passé l'héritage de forces et de disciplines qui ne lui étaient pas transmises pour qu'il s'endormît et se perdît en elles, mais pour que, grâce à elles, utilisées et dominées, il puisse *faire face à cette histoire* qui en avait forgé les leçons. Voilà les raisons profondes pour lesquelles je pense que l'heure est arrivée où il faut non pas *revenir* à Massis et à quelques autres -- Maritain tout premier -- mais faire entrer de nouveau la leçon de Massis dans la synthèse nécessaire. Massis a de nouveau cité récemment ce mot admirable de Maritain sur « l'intelligence assez forte pour se porter jusqu'au sein de la nuit étoilée de la foi ». C'est exactement ce qui nous est aujourd'hui indispensable : en n'oubliant ni la force de l'intelligence ni la profonde et lumineuse nuit de la Foi. Ceux qui prendront la peine de lire ou de relire *De l'homme à Dieu* seront peut-être étonnés de l'extrême ACTUALITÉ de ces pages. Qu'il s'agisse des querelles de Massis avec Gide ou avec Romain Rolland, ou plus lointainement avec les relents de Renan, les problèmes qui sont ici en jeu sont les mêmes que les nôtres : réponse à une certaine et indécise « mystique de la vie » ; opposition à un « relativisme » historique qui pouvait se parer encore (?) des oripeaux de la nouveauté. Tout cela est de nouveau notre querelle, Gurdjeff a succédé à Rabindranath Tagore, les marxistes chrétiens à l'ombre de Renan, Sartre à Gide ; la seule nouveauté est celle-ci : une expérience est faite, elle est même à bout de course. Nous savons que l'amour de la vie a conduit à faire de l'homme « une passion inutile », nous savons aussi qu'un « altruisme » sans notion de la vérité de l'homme s'est achevé dans la formule célèbre de Sartre : « L'enfer, c'est les autres. » 58:49 Nous savons tout cela... ou nous devrions le savoir. Mais il nous a manqué deux choses : la mémoire, et les méthodes de l'intelligence. Massis les tend : prenons-les. Elles nous ont si cruellement manqué qu'un livre IMMENSE comme *l'Homme Révolté* d'Albert Camus ne semble avoir été compris à peu près par personne, même dans les pages lumineuses où il montre, dans l'assassinat de Louis XVI, le crime religieux de « l'homme nouveau » soucieux de récuser toute dette et toute paternité... et se promettant ainsi au désespoir et au néant. Je ne voudrais pas qu'on se méprenne. Malraux a écrit autrefois que les premiers *Jugements* de Massis avaient atteint « une part de l'homme qui n'est point l'intelligence, mais l'âme », -- c'est en ce sens que notre reconnaissance à Massis est fidèle. Mais ce que nous lui devons, c'est justement de nous avoir appris à mettre l'intelligence au service de l'âme. C'est pour cet usage qu'elle a été donnée aux hommes. Et c'est ce qui s'appelle l'amour de la vérité. Qui pourrait nous permettre, Massis, d'oublier un jour que vous avez été un des tout premiers qui nous ont appris ce bienfaisant amour-là. Jean DE FABRÈGUES. 59:49 ### Défense de l'Occident, défense d'une jeunesse par Luc BARESTA A CECI NOUS RECONNAÎTRONS D'ABORD LE JEUNE HOMME, disait François Mauriac : l'indétermination. Il disait encore : « L'adolescent, comme l'oiseau, est mû par deux instincts : celui de vivre en bande, celui de s'isoler avec une oiselle ». Lisant cela, les « vingt ans » dont je voudrais parler s'offusquaient. D'instincts, il s'en trouvaient plus de deux. Il s'en trouvaient des quantités. Et ces vingt ans que je voudrais évoquer en hommage à Henri Massis ne furent peut-être pas seulement les miens : le troisième instinct qui les hanta, quel étudiant ne le connut point, à l'ombre de l'Université, en ces zones secrètes et souterraines qui échappent à l'enseignement officiel, et où, par une quête angoissée et ravie, le jeune homme s'isole avec ces oiselles légères et terribles que sont les idées ? Aux vingt ans, donc, de ce lecteur que je fus, la réalité extérieure apparaissait bien vieille. Vieille la guerre, vieille la politique, vieilles la liberté, l'égalité, la fraternité, ces « grues métaphysiques » des inscriptions officielles. Vieille, morte et de surcroît bête, la « foi laïque ». A considérer avec application ce qui leur apparaissait comme une sénescence du monde, ces vingt ans auraient craint de vieillir trop tôt. Ils prenaient volontiers la voix de Casilda répliquant dans *Ruy Blas* à la Reine d'Espagne « *que la vieillesse arrive par les yeux. Et qu'on vieillit plus vite à voir toujours des vieux.* » 60:49 Et comme ils étaient indéterminés, ces vingt ans oiseleurs : toute espèce leur était bonne, qu'elle vînt de Nietzsche, ou de Marx, ou de Maurras ; qu'elle vînt des Upanishads ou de l'Évangile. Il suffisait que les ailes soient amples et riches, ou les becs bien aiguisés. Les seules espèces écartées étaient les espèces domestiques. #### Un constat qui n'a point suffi Oui, indétermination de l'esprit et du cœur. Maurras avait pu retenir ces vingt ans, mais seulement de l'extérieur. Ils aimaient, certes, ce génie clair aux vérités soigneusement ciselées, en ces textes scintillants où Maurras ne cessa jamais de faire de toute idée une matière d'art. Ils s'attachaient à cette découverte des nécessités « *inélues* » aussi bien « *qu'invoulues* » qui commandent notre destin ; ils reconnaissaient que, pour naître en telle famille, en tel pays, à tel moment, nous n'avions signé « *ni pétition, ni* *postulance* ». Maurras exigeait que l'on retournât à l'évidence de l'homme limité. Il combattait de vaines hantises. Il invitait à la découverte d'un ordre. Mais à l'intérieur des frontières qu'il leur assignait, les puissances du cœur se rebellaient. Que cherchaient-elles donc au-delà ? Si Maurras retint ces vingt ans, ce fut jusqu'au jour où ils s'arrêtèrent sur ces pages qui commencent une étude sur Auguste Comte : il y était question d'un autre jeune homme, Charles Jundzill. « *Avant sa dix-neuvième année,* lisait-on, *ce jeune homme avait constaté jusqu'à l'évidence son inaptitude à la foi, et surtout à la foi en Dieu, principe et fin de l'organisation catholique* ». Quelle que fût l'influence subie par le jeune homme, poursuivait le texte, « *tel était le fait : il ne croyait plus, et de là venait son souci*. 61:49 Les vingt ans dont je parle avaient donc, avec ces dix-neuf de Charles Jundzill, cette ressemblance d'inaptitude et de souci. Et Maurras poursuivait : « *Je n'examine pas s'il avait tort ou raison, s'il avançait ou s'il reculait. Il en était là* ». Mais si les dix-neuf ans de Charles Jundzill se trouvaient satisfaits d'un simple constat, il n'en était pas de même des vingt ans dont je parle. Ce qu'ils désiraient c'était précisément qu'on n'enregistrât point tranquillement ce fait de l'agnosticisme ; c'était précisément qu'on examinât ce tort ou cette raison, ce progrès ou ce recul. Mais Maurras poursuivait : « *Dieu éliminé, subsistaient en ce jeune homme les besoins intellectuels, moraux et politiques qui sont naturels à tout homme civilisé... Charles Jundzill et ses pareils n'admettent plus de Dieu, mais il leur faut de l'ordre dans leur pensée, de l'ordre dans leur vie, de l'ordre dans la société dont ils sont membres*. La différence alors s'aggravait. Car les vingt ans qui lisaient cela, au bout d'une adolescence « inapte à la foi », ne cherchaient plus à s'accrocher à ce catholicisme résiduel : cela aussi s'était totalement effrité. Nul ordre subsistant de la pensée, de la vie ou de la société, ne trouvait, au regard de ces vingt ans, de justification suffisante. Maurras citait bien, pour expliquer ce désarroi possible, ce qu'il appelait un argument des apologistes de la religion : « *La vie humaine n'a qu'un axe, faute duquel elle se dissocie et flotte* ». Et il passait. Il attendait Charles Jundzill au détour de la « *physique sociale* » ; Dieu écarté, disait-il, restaient au moins un ordre des choses visibles, déchiffrable de quiconque a les yeux pour voir ; des lois naturelles qui règlent la vie des cités, et tout d'abord de la cité française en ses différents corps, de la famille à la nation. Mais les vingt ans du lecteur d'alors n'étaient pas au rendez-vous. Cette « physique » les laissait dissociés et flottants. 62:49 Si Dieu lui-même, en son existence, ses attributs, sa vie propre, n'était pour eux qu'indétermination, si l'Auteur de « l'ordre » n'importait pas, s'il pouvait être équivalemment « *quelque nature acéphale sans conscience ni cœur, ou l'Être des êtres, qui peut se voiler, Deus absconditus qu'on affirme ou qu'on nie* », alors pourquoi se seraient-ils déterminés sur un ordre que Maurras disait exister dans les choses, mais qui n'existait peut-être que dans son esprit ? dans son rêve ? dans sa nostalgie d'une époque révolue ? Un ordre vieux, lui aussi ? #### Jeu dangereux Ce livre fermé, d'autres s'ouvraient pour le grand jeu d'adolescence. C'était bien un grand jeu : entrer dans les pensées offertes, les goûter de l'intérieur, avec juste ce qu'il faut de négation pour qu'elles n'engagent point, juste ce qu'il faut d'indifférence pour que nulle ne s'impose plutôt qu'une autre ; jeu grisant et bien connu, qui donne, un moment, la fausse impression d'un élargissement indéfini de la conscience : le désir qui naît alors est d'embrasser toutes les manières de voir possibles, fussent-elles incompatibles ; toutes les attitudes proposées face à l'univers, au destin de l'homme et des sociétés ; de les adopter fugitivement et abstraitement dans leur succession bigarrée, illusoirement savoureuse. Ce jeu d'adolescence avait quelque chose du jeu de théâtre : réaliser en soi, ne fût-ce qu'un instant, diverses mentalités. Jeu dangereux mais dont le danger s'estompait sous le charme d'une libération apparente et l'orgueil bien naïf d'un effort de « totalité ». Au fur et à mesure que le jeu avançait, une hostilité diffuse se développait à l'égard de cet acte auquel, pourtant, la vie conviait le jeune homme : l'acte de choisir. La terre tremblait-elle sous ses pieds qu'il y répugnait encore, du sein de ce jeu-refuge où il faisait coexister les contraires ; où, par l'esprit, il croyait vivre multiplement. 63:49 Le Ménalque des « *Nourritures terrestres* » l'encouragea quelque temps dans cette illusion. « ASSUMER LE PLUS POSSIBLE D'HUMANITÉ, *voilà la bonne formule* » avait écrit Gide en lettres capitales. « *Formes diverses de la vie,* poursuivait-il, *toutes vous me parûtes belles !* » Et encore : « *Tout mon être s'est précipité vers toutes les croyances* ». Mais sur l'injonction faite à Nathanaël de « *brûler en lui tous les livres* », Gide n'avait pas été obéi. Et non seulement l'indétermination abandonnait ces vingt ans à la chimère d'un surcroît d'existence, mais elle les orientait, par prédilection, vers des messages confus. #### Apollon et Dionysos Maurras avait aimé de la Grèce, un sage et parfait sourire. La colonne des Propylées fut pour lui cette forme sans défaut où la matière est enclose par la puissance de l'esprit ; le symbole même de ce que l'intelligence cultivée peut tirer de la nature en l'organisant, en la pliant aux lois éternelles, au « *pouvoir unificateur de la claire raison de l'homme, couronnée du plus tendre des sourires de la fortune* ». La fleur de l'Être, écrivait-il dans Anthinéa. Mais voici que Nietzsche, dès les premières pages de « *L'Origine de la Tragédie* », conviait à la contemplation d'un autre hellénisme. La perfection plastique, disait-il, ressortit à l'esprit apollinien : proportions divines, belles apparences rêvées, qui sont filles d'Apollon, cette première des divinités de l'art grec ; leurs purs contours faisaient du dieu qui les dessinait l'image magnifique du « principium individuationis ». Mais l'autre divinité, disait Nietzsche, est Dionysos. L'esprit dionysien ne suscite plus le rêve et ses formes parfaites, mais l'ivresse de vie et ses communions élémentaires. C'est la musique, dans le frémissement de son devenir, qui l'exprime. Moment privilégié de vie ardente : lorsque monte en l'homme l'enchantement dionysien, disait Nietzsche, les limites de l'individu sont en lui soudainement transgressées. 64:49 Dans cette extase s'opère l'alliance de l'homme avec l'homme, et la réconciliation de la nature ennemie ou asservie. Le char de Dionysos s'avance sous les fleurs. Qu'on se laisse saisir, disait encore Nietzsche, par l'hymne à la « joie » de Beethoven ; que l'on contemple les millions d'êtres prosternés, frémissants dans la poussière ; alors l'esclave est libre ; les barrières sociales se brisent ; par l'irruption de cette harmonie universelle « *chacun se sent, avec son prochain, réconcilié, fondu* ». La puissance esthétique de la nature, pour la plus haute béatitude de « *l'Un-Primordial* », concluait Nietzsche, se révèle ici sous le frémissement de l'ivresse ; le cri des Mystères d'Éleusis rejoint celui de Schiller et les chœurs de la IX^e^ Symphonie : « *Monde, pressens-tu le Créateur *? » #### Trois cent trois Les années de ce jeu d'adolescence virent abonder, aux vitrines des libraires, les ouvrages de Keyserling. Le fond n'était pas très neuf, et très vite apparaissait la contagion kantienne. Keyserling ne tentait pas de dépasser la pensée elle-même, d'expliquer la nature d'aucune chose en soi : il ne considérait que la « signification spirituelle des apparences ». Et cette signification lui paraissait étagée selon des degrés divers de profondeur. Selon ces vues, les systèmes philosophiques eux-mêmes n'étaient rien d'autre qu'une de ces apparences, dont la signification n'avait de valeur que relative à l'auteur, et relative aussi, au lecteur, en fonction du « *niveau de conscience* » qu'elle touchait en lui. Le vrai domaine de l'esprit n'était pas dans les idées, disait Keyserling, mais dans le poids spécifique que leur donne la conscience de chacun. Une sagesse pouvait naître, qui invitait l'homme à descendre en lui-même, à augmenter en lui, selon son propre regard, le degré de transparence des phénomènes, à accroître sa densité personnelle d'être. 65:49 Mais que pouvaient donner toutes ces significations réunies, toutes ces densités prises ensemble ? Keyserling affirmait gratuitement une convergence. Plus loin que les individus, les mentalités, les races, les époques, les cultures, il apercevait « *une humanité homogène* ». L'Orient et l'Occident n'avaient atteint, chacun pour sa part, qu'à une sagesse partielle. Loin de se nuire, ces sagesses partielles devaient confluer, formant ainsi, de ce qui n'était que fragments de personnes humaines, un type accompli d'humanité. Keyserling attendait « *l'avènement d'une culture œcuménique* ». Et l'Orient, c'était un certain indianisme. Le *Journal de voyage d'un philosophe,* ce voyage qui fut entrepris parce que le plus court chemin qui mène à soi-même, disait Keyserling, vous mène autour du monde, s'attardait longuement à Rameshvaram, Madoura, Adyar. Végétations prodigieuses, proliférations de la vie et de l'art : nulle raison, nulle mesure n'a présidé à la construction du temple de Madoura ; il n'est que bourgeonnements, excroissances, poussées désordonnées, spontanéité de l'irrationnel. Et la religion, elle aussi, bourgeonne. Les dieux pullulent, s'habillent de fleurs et de flammes, multiplient leurs têtes et leurs bras, ouvrent un troisième œil au milieu du front. Ils brandissent le disque et la nasse, la conque et la corde, le lotus et la foudre. Ils s'engendrent réciproquement, s'épousent, s'entretuent, s'appellent, se dilatent, se contractent, soupent ensemble et dansent la Tânvara, la grande danse cosmique. « *Trois cent trois et trois mille trois dieux,* c'est-à-dire *un* » : telle serait l'une des leçons de l'Inde affirmant sous la multiplicité la présence de l'Unique. Mais cet Unique n'est point distinct. Brahman est l'Unique en extension, essence qui se répand, essence universellement diffusée. 66:49 « *Comme sa musique, la métaphysique de l'Inde,* disait Keyserling, *est monocorde : elle ne parle que de l'Un, de l'unique, qui absorbe en lui Dieu, l'âme, le monde, et qui est l'essence de toute multiplicité* ». La sagesse de l'Hindou est de progresser vers Brahman, non point de notions en notions, mais d'états en états, et cela par son dieu d'élection, personnalité en sa conscience. #### Le grand accusé Si le jeu d'adolescence se poursuivait, c'est sans doute que ces vingt ans craignaient, en se formant une conviction, et en s'y fixant, que quelque chose de la vie leur échappât. Il était normal qu'il en soit ainsi, le jeu n'imposant comme règle qu'une sympathie multipliée, indéfiniment renouvelable. « *Tout choix est effrayant* », disait Gide. Mais l'indétermination, finalement, n'apportait qu'une paix apparente. Car le refus de choisir, à son tour, n'était pas à la longue sans susciter quelque effroi. D'ailleurs la phrase de Gide continuait ainsi : « ...*effrayante, une liberté que ne guide plus un devoir* ». Comment l'adolescent qui se livre à ce jeu ne s'apercevrait-il pas, en effet, que dans ce théâtre d'idées, si large, si ouvert fût-il, c'est exactement la pensée qui s'épuise et finalement s'évanouit ? Que sa propre existence concrète ne peut se construire si sa conscience n'est qu'une vague épaisseur où tout se dissout en tout ? Où cette confusion est accélérée par des idées elles-mêmes confuses, venues d'ailleurs, et qui s'appliquent à mêler à leur gré Dieu, l'homme, le monde ? Comment ne redouterait-il pas que cette forme élargie de la conscience n'évolue vers la forme chaotique de la conscience ? Vers une sorte de nébuleuse intérieure ? Comment ne craindrait-il pas que ne se distende et ne s'efface pour longtemps, un certain rapport personnel qu'il rêve tout de même d'entretenir avec la vérité, fût-elle mystérieuse ? 67:49 Et les vingt ans dont je parle ne pouvaient pas manquer d'être surpris, saisis même, par l'intensité du combat que les messages accueillis livraient en eux-mêmes. Les idées, les « sagesses » que ces vingt ans souhaitaient, comme Keyserling, voir converger, au moins dans leurs directions principales, s'annonçaient précisément comme le contraire d'un monde agité en surface et paisible en profondeur. C'était précisément en profondeur que les oppositions s'accentuaient jusqu'à la véhémence. Et si une forte ressemblance apparaissait, c'était celle d'une commune hostilité à l'égard du christianisme. Sur un très large horizon, il était le grand accusé. Et l'accusation portée n'était pas mince : c'était celle de trahir la terre et la vie. Si « l'Un-Primordial » de Nietzsche restait quelque obscure divinité, les livres suivants du « philosophe au marteau » écartaient toute équivoque. Ils exhortaient à tuer Dieu, cette formule de calomnie, disaient-ils, inventée par les races décadentes pour jeter l'anathème sur les passions affirmatrices, contaminer les maîtres et troubler l'avènement du « surhomme », dont « *la tête terrestre devait créer le sens de la terre* ». Les chrétiens n'étaient, précisaient-ils, que grenouilles au fond du marécage, « hallucinés de l'arrière-monde », témoins d'une culture en déclin où le ressentiment se déguise en vie spirituelle et la faiblesse en renoncement. Marx faisait écho à ces invectives. Pour lui, la religion agissait à la manière d'un narcotique. Elle engourdissait les masses, désagrégeait leur potentiel révolutionnaire. Elle entretenait leur exploitation en aliénant leur conscience à une fausse projection d'elle-même ; en berçant leur misère au son des consolations célestes. Désertion de « l'histoire », fantasmagorie, opium : la « convergence » s'avérait compromise. Et voici qu'une autre voix forçait l'attention. La religion n'est que névrose, disait Freud ; mais cette fantasmagorie maladive s'explique par le sexe. 68:49 Une véritable éducation, poursuivait-il, doit répudier cette compensation fabulatoire « *afin que l'homme s'aventure en adulte dans un univers hostile* ». Les véritables compensations sont à fin sociale ; mais par rapport à elles, le refoulement qu'exige notre temps est disproportionné : tel était ce nouveau diagnostic. Ainsi le jeu d'adolescence était-il troublé. Commencé sur une certaine délectation de l'indétermination persévérante, il débouchait sur la contestation, l'interrogation, l'angoisse. Et cette angoisse ne faisait qu'augmenter lorsque l'attention de ces vingt ans se tournait vers l'extérieur, cherchait à rattraper cette guerre vieille, encore une fois mondiale, et qui semblait s'être éloignée d'eux ; le nazisme y recevait des coups mortels. Mais à ces vingt ans, « le degré de transparence du phénomène » même à la lumière de Keyserling, restait extrêmement faible. Par rapport à cet univers opaque et sanglant, ils « s'effrayaient » alors de cette liberté qu'ils avaient prise ; ils s'effrayaient de Se sentir comme étrangers. #### Contre qui et contre quoi ? Ce fut dans ce jeu d'adolescence déjà perturbé qu'entra le livre d'Henri Massis : *Défense de l'Occident.* A proprement parler, il n'y entra pas, puisqu'il contribua fortement à ce qu'un tel jeu fût enfin stoppé. Plus exactement, il aida ces vingt ans à rompre avec ce théâtre d'idées qui devenait théâtre d'ombres ; à sortir de cette paresse faussement conciliante ; à éviter la nébuleuse ; il contribua à ouvrir pour eux, vers la vie, une fenêtre véritable. Au fur et à mesure qu'ils découvraient cette *Défense de l'Occident,* ces vingt ans avaient l'impression qu'avec la défense de l'Occident l'auteur prenait la défense d'eux-mêmes, et contre eux-mêmes. Je dis bien l'auteur, car je ne connaissais point Henri Massis. 69:49 Et sa « Défense », je l'abordais uniquement en ce qu'elle était par elle-même, c'est-à-dire détachée, en quelque sorte, de celui qui l'avait écrite. J'adoptais cette manière que recommande Flaubert dans sa « Correspondance » : considérer, dans une œuvre, que l'auteur est présent, mais comme Dieu dans sa Création, c'est-à-dire d'une manière invisible. Bien sûr, on peut penser que cela ne suffit point. Et Henri Massis le sait bien, lui qui s'est tant soucié, non seulement des livres, mais de l'homme. Cependant n'est-il pas également vrai que, le geste créateur accompli, l'œuvre se détache de son auteur, qu'elle vit, en quelque sorte, d'une existence propre, et qu'elle est douée d'une riche possibilité de relations avec des lecteurs divers, au long d'années changeantes ? D'ailleurs, le monde avait-il tellement changé depuis cette année 1925 où fut écrite la « Défense », jusqu'à ces années de seconde guerre mondiale où je découvrais ces pages ? Il avait changé, certes, mais en développant les germes de mort qui s'y trouvaient déjà. Il avait changé comme un ciel déjà chargé d'une énergie menaçante et qui peu à peu s'épaissit pour exploser brusquement en orages. Henri Massis avait très tôt décelé ces germes, ces forces dangereuses. Dans les commentaires qu'il a donné lui-même en 1956, de la *Défense de l'Occident,* il a rapporté cette question de Paul Souday, le critique littéraire du *Temps :* « *Contre qui et contre quoi M. Massis veut-il à tout prix nous défendre *? » Mais le livre de 1925 avait déjà donné la réponse : « *Les circonstances au terme desquelles la civilisation d'Occident risque d'être engloutie ou de tomber en servitude, chacun peut les concevoir : elles sont dans les journaux* ». Et il est bien vrai que *Défense de l'Occident,* depuis lors, ne fut pas seulement le nom d'un livre, mais celui de l'événement. Que l'événement vérifiât le livre, les grandes secousses de naguère l'ont déjà montré, et d'une manière combien tragique. Mais nos journaux actuels ne viennent-ils pas ajouter toujours, et violemment, à cette surprenante preuve ? 70:49 #### La menace des mauvaises réponses Cet Occident vulnérable se trouvait donc matériellement menacé, disait Massis. Des peuples lointains se dressaient contre l'homme blanc, précipitant ainsi la désunité du genre humain, qui se trouvait selon l'expression de Maurras, moins uni en ce monde moderne « *qu'il ne le fut sous Titus où toutes les races civilisées se groupaient sous les mêmes faisceaux ; moins uni que sous saint Louis où toutes les races chrétiennes étaient fédérées sous la tiare* ». Des haines se levaient loin de l'Europe et contre l'Europe ; haines qu'elle avait elle-même semées en semant ses propres idoles. « *De Calcutta à Shanghai, des steppes mongoles aux plaines anatoliennes,* écrivait Massis, *toute l'Asie est travaillée par un sourd désir de libération.* » Mais la menace n'était pas seulement matérielle. Elle visait l'âme de l'Occident, cette âme rompue, disait Massis, incertaine de ses principes, confusément éprise de vie spirituelle. Le drame véritable était donc de l'ordre de l'esprit : cette offensive nouvelle visait à faire perdre à l'Occident ce que Massis appelait curieusement les « *lignes* » de l'homme, à susciter en lui une anarchie intérieure, « *où tournoient trop de mélanges de décomposition pour qu'elle n'ouvre pas de chances aux bouleversements désirés* ». Or, dans la description de cet Occident menacé spirituellement, comment le « jeu » d'adolescence n'aurait-il pas reconnu ses propres accueils incontrôlés, ses propres tournoiements, ses propres mélanges, ses propres faiblesses ? Comment n'auraient-ils pas reconnu que dans la « menace orientale » dont parlait Massis était désignée leur propre menace intérieure ? 71:49 Sans doute il ne leur était pas possible, à ce moment, de vérifier si cette dissociation spirituelle, ces rêves et ces ivresses, ces sommeils et ces mythes, dont Massis plaçait l'origine en Allemagne, en Russie, et finalement en Asie, étaient effectivement imputables à ces espaces géographiques et humains. Il ne leur était pas possible de dire si, entre l'Inde, le monde slave et la philosophie allemande, les affinités, voire les relations historiques affirmées par Henri Massis correspondaient à la réalité Encore que la vraisemblance éclatât. Encore que des indices sérieux fussent fournis, à la suite de Schopenhauer qui, le premier, « *a montré les filiations de la pensée kantienne et de la pensée asiatique* ». D'ailleurs Massis lui-même réservait le domaine de la sagesse orientale prise à l'état natif, pourrait-on dire, avec le son qu'elle peut rendre dans les âmes où elle est née. De son propre aveu, il n'atteignait cette « sagesse » qu'à travers des transpositions d'occidentaux, et notamment, celles des philosophes allemands. Mais ce qui surprenait ces vingt ans, c'est que cet orientalisme affronté par Massis désignait assez bien quelque chose de ce qu'ils étaient. Et cela, sans doute, parce que le « jeu d'adolescence » avait accueilli certains auteurs, comme Nietzsche et Keyserling, que Massis précisément discutait. Mais n'était-ce pas aussi parce que cet Orient mis en question n'est pas une mentalité tellement localisable ? Qu'il est l'homme s'interrogeant sur lui-même et l'au-delà de lui-même, et donnant de mauvaises réponses ? Bref, qu'il est humain, et à ce titre sans frontières dans l'humanité, celle-ci empruntant, sous des formes et à des heures diverses, ces chemins flous, qui sont libres, certes, mais de cette liberté errant sur les sables, loin des sources ? #### La période gazéiforme Donc, les vingt ans qui s'étaient abandonnés aux chimères de la « conscience élargie » et des promesses de « convergence » trouvaient dans l'audacieuse entreprise de Massis un vigoureux et salutaire défi. 72:49 C'est ainsi qu'à propos de l'Allemagne, le lecteur passait des sombres et dures anticipations de Spengler aux « possibilités mystérieuses » qu'Hermann Keyserling révélait de l'Asie : toute une jeunesse qui soupirait vers une humanité nouvelle plaçait là son espérance. « *Cet appel aux forces innommées,* écrivait Henri Massis, *lui offrait de nouvelles possibilités d'évasion. Il la flattait dans son goût pour le trouble, pour l'inachevé, la chose qui n'est pas, le chaos d'où tout peut sortir, où l'imagination peut tout rêver, où rien ne possède ni formes, ni limites...* » Et cette jeunesse ne retrouvait-elle pas alors une tradition allemande, étrangère à la culture gréco-latine, et faite de « panthéisme idéaliste » ? A propos de la Russie, l'affrontement de l'indéterminé se poursuivait. Ce que le passé russe présentait de redoutable, c'était, disait Massis, l'absence de discipline intellectuelle ; l'appel, dans la plaine sans limites, des mirages et des horizons imprécis. Nulle expérience historique véritable n'avait pu enraciner ce peuple. Il en était toujours, disait Tourgueniev, à la période « *gazéiforme* ». La religion s'y était isolée, depuis des siècles, du grand mouvement unitaire où l'idée catholique se formulait à travers les épreuves. Il en était résulté, disait Massis, une stagnation. « *Rien de plus imprécis,* ajoutait-il, *que les frontières doctrinales de cette* « *pravoslavie* » *qu'aucun magistère incontesté n'a dirigé... Il en est résulté une sorte d'engourdissement spirituel.* Et le malheur, disait encore Massis, est que brusquement ce peuple, dont les attaches à la vie restaient flottantes et indécises fut, subitement et sans préparation, mis à l'école des erreurs occidentales : « *Lorsque la Russie s'ouvrit aux influences du dehors, ce fut pour boire à longs traits les erreurs d'une Europe déjà corrompue, dont rien, en son propre fonds, ne la pouvait garder.* » 73:49 Avant que le bolchevisme ne s'installe, Dostoïevski avait rêvé d'un messianisme russe, qui se flattait de réconcilier toutes les idées en une vaste synthèse, de résoudre toutes les contradictions européennes, et d'instaurer une vie nouvelle. Le rôle du « vrai russe » dans cette grande harmonie affective était immense : devenir le frère de tous les hommes : un « omni-homme » ... Dostoïevsky appelait donc cette grande harmonie, et ce fut le bolchevisme qui vînt. A leur manière, les nouveaux maîtres de la Russie réalisaient le vieux rêve tant de fois formulé par les slavophiles et les nationalistes russes. Et voici qu'à leur tour, ils se tournaient vers l'Asie. Lénine disait : « *nous viendrons à bout de l'Occident par l'Orient...* » A propos de cet Orient convoité par le communisme, mais lui aussi menaçant par le singulier prestige qu'il prenait aux yeux de certains européens, le combat ne faiblissait point. Massis n'hésitait pas à dénoncer par exemple, dans le pseudo-orientalisme, une forme du « retour à la nature » de « *ce rousseauisme* disait-il, *qui en appelle au vieux fonds des instincts insoumis pour les déchaîner sur le monde* ». La vanité de cet exotisme ne trouvait pas grâce à ses yeux, et il citait la remarque de Jacques Maritain : « *Suffirait-il qu'on appelât Baghavât Gita la Somme de saint Thomas, qu'on fît du concile de Trente une assemblée de lamas thibétains, qu'on habillât saint Jean de la Croix ou saint François d'Assise en bhiksu et le curé d'Ars en cramana, bref qu'on affublât d'oripeaux asiatiques la religion de chez nous, pour que ces esthètes, épris de sagesse exotique, entreprissent d'en faire la découverte et d'en admirer les profondeurs* » ? 74:49 Et plus vigoureusement encore, Henri Massis s'en prenait au contenu de ce qu'il appelait la « spéculation asiatique » : « *un vaste songe où tout pénètre, s'embrasse, se mélange, pour sombrer aux gouffres de l'indéterminé et retourner à la paix des abîmes* ». Le danger de cet orientalisme, dans les pensées occidentales qui s'en étaient inspirées, disait encore Henri Massis, c'est la disparition du sens de *l'être.* Le concept d'être n'ayant plus de contenu réel, c'est la notion de vérité objective qui s'évanouit. Alors « *l'univers est sans causalité et sans finalité la vie purement phénoménale, les notions de bien, de mal, l'idée de liberté, sont du même coup détruites ; la notion de personnalité est dissoute.* » Cet orientalisme, disait encore Henri Massis, identifie l'âme humaine à l'universelle confusion des choses. C'est Dieu lui-même qu'il nie, même sous un vocabulaire religieux, puisque l'élan vers la transcendance n'aboutit qu'en Brahma, qui anime et remplit l'univers. L'Un devient identique au Tout et les limites de la personne humaine s'évanouissent dans les flots troubles des innombrables puissances du cosmos ; c'est alors le ressort même de l'activité de l'homme qui se trouve brisé ; c'est le sens du droit, de la loi, de l'autorité, qui disparaît. A quoi cet orientalisme répond-il en nous, se demandait Massis, sinon à un certain goût de *se défaire* et à un certain besoin de *se perdre *? Et comment accepter cette « *connaissance diffuse qui, en raison de tout re qu'elle se flatte de comprendre, d'embrasser, doit d'abord renoncer à se définir* » ? Qui exige que l'on se démette de « *ce désir de précision, de distinction, de séparation qui est propre à l'esprit occidental en vigueur* » ? #### Parenthèses levées Les illusions de la conscience « élargie » cachaient donc une mutilation ; et l'assumation, par elles, du « maximum d'humanité » à la manière de Gide, ne faisait que déshumaniser. 75:49 L'empire de cet artifice ne pouvait s'établir que sur un sommeil de l'esprit. Henri Massis voulait réveiller le dormeur, et il s'y employait avec force. Il demandait que l'esprit reconnût Dieu, le monde, et l'homme, en ce qui les distingue, puis en ce qui les relie. Dans cet effort d'exactitude, il ne voyait pas la perspective d'un appauvrissement, mais au contraire, celle d'un bien réel : c'est la confusion, disait-il, qui gaspille la vie. Le jeune lecteur ne manquait pas d'être frappé par l'importance donnée à la question de Dieu. Les parenthèses où Maurras l'avait réservée, comme si cette question n'importait pas aux décisions humaines, voici qu'elles semblaient bien être levées. Sans doute, la démarche intellectuelle d'Henri Massis, en certains de ses aspects, rappelait-elle la rigueur maurrassienne ; mais cette rigueur changeait de ton et, surtout, débordait la démarche propre de Maurras. Selon Massis, non seulement l'Occident devait restituer à l'intelligence son exercice, et son objet, l'être, mais c'était aussi l'un de ses devoirs primordiaux que de remonter de l'être à la Source d'être, à l'Existence infinie, c'est-à-dire à Dieu. Et la considération de la foi chrétienne venait enrichir et surélever encore cette démarche. Elle désignait le prodige de ce don que Dieu avait fait de Lui-même : si Dieu dépasse l'homme de toute son infinité, s'Il n'est pas identique à son âme, Il peut y habiter par amour. Ainsi Dieu a déployé jusqu'à l'Infini l'être nouveau de l'homme. Mais ceci n'avait rien à voir avec les mélanges plus ou moins orientalistes, avec la fusion des individus dans l'Un-Primordial, ou la perte de l'âme au sein du principe cosmique. En récusant vigoureusement ces confusions du panthéisme, Massis faisait apparaître avec force l'originalité de la Révélation chrétienne recueillie et explicitée par la tradition catholique, celle-ci rencontrant et assumant ce qui, dans l'héritage gréco-latin, l'aidait à cette explicitation. 76:49 C'est ainsi que, nourri de cette tradition, l'homme d'Occident n'a pas consenti à se perdre dans les choses. Il n'a pas consenti « *à ce que la personne humaine ne fût rien qu'une simple dépendance de la nature, d'une nature se jouant dans l'illusion des formes vivantes et confondant toute vie dans une immense équivoque* ». La tradition catholique révèle donc cet homme à lui-même en le désignant comme personne autonome et libre, créature de Dieu, la plus élevée dans la hiérarchie de la Création visible, et appelée à dominer celle-ci. Aussi cette personne humaine, qui découvre sa « *différence essentielle* » n'est-elle pas, dans cette perspective, retranchée de la nature, repliée dans une « incestueuse quiétude ». « L'idée de personnalité, ajoutait Henri Massis, *implique au contraire la notion d'univers intelligible, commun à tous, à la raison du savant comme à celle du sage, et dont la finalité a pareil objet : le perfectionnement humain, proposé à la volonté en tant qu'ordonnée au Bien absolu par la loi naturelle et divine* ». Cette idée-mère est donc *génératrice et rectrice d'une attitude active.* #### Le Multiplicateur immense C'est alors qu'Henri Massis, décrivant les passivités auxquelles conduisent les dérèglements pseudo-mystiques d'Orient et d'ailleurs, faisait apparaître la fécondité de l'attitude et de la tradition chrétiennes authentiques. Si bien qu'en même temps, et en des termes admirables, il répondait indirectement à la grande accusation qu'avait retenu le jeu d'adolescence, et qui d'ailleurs a continué de retentir dans le « monde moderne » : le christianisme trahit la terre et la vie. 77:49 A poursuivre une illusoire transcendance, l'Orient s'épuise dans son effort vers une inconcevable union. Il vient à considérer la vie comme un accident transitoire et douloureux, un reflet, une apparence qu'il faut fuir. Les chemins de cette évasion sont divers ; mais ils sont semblablement stériles. « *Pour être parfait,* dit cet orientalisme, *éteignez l'acte, éteignez l'existence, éteignez le désir.* » La perfection proposée par le christianisme est radicalement différente : elle est l'Amour du Dieu Vivant ; qui est l'Acte pur, l'Existence en plénitude, l'objet le plus haut du désir. Et si le chrétien doit se dépouiller du « vieil homme », c'est sa vraie personnalité qui triomphe en « l'homme nouveau », « *en se laissant arracher à tout ce qui n'est pas elle, afin que le Dieu vivant puisse s'en saisir, l'assumer, l'habiter* ». Ainsi la vie chrétienne est-elle une union transformante qui féconde à la fois l'âme, la vie, la terre. « *La croyance à l'action débordant de la plénitude de la contemplation, l'attitude active devant le réel, l'état permanent de mobilisation contre tout ce qui entame et mutile le grand bien de l'existence, le désir de vivre toujours plus, d'exister davantage, de se dépasser soi-même pour adhérer à celui qui a la plénitude de l'Être et de la Vie, voilà l'essence même du christianisme. La foi du chrétien est une vérité travaillante.* » Une vérité travaillante. Tel était le propos exact et exigeant d'Henri Massis, rejetant les confusions et secouant les paresses. La Foi ne mutile rien, affirmait-il. La Foi utilise tout, cherche son équilibre dans le vivant. Elle fait jouer l'intelligence qui connaît, la volonté qui désire. Elle exige un élan permanent d'adhésion à la grâce. Dieu, le calomniateur de la vie ? Dieu crée la vie, la sauve, la multiplie. Ce qui est proposé au chrétien, écrit Henri Massis, c'est d'être « *le coureur dans le stade, l'homme qui tend toujours plus haut, qui inlassablement se porte de tout soi-même vers ce qui est hors de lui, en avant de lui, et qu'il n'atteindra qu'au terme de l'action, dans une lutte où la défaite est payée de plus que la mort. Le ciel où il aspire ne lui est pas proposé comme l'anéantissement du nirvana, mais comme devant être emporté de vive force et par violence. Quantum potes, tantum aude.* 78:49 *Aussi Dieu est-il, pour l'homme d'Occident, le multiplicateur immense de la vie humaine, qu'Il élève jusqu'au partage de sa propre vie incréée, et c'est aux profondeurs d'une ascèse et d'une théologie optimistes que l'énergie occidentale s'alimente.* » #### Un principe unitaire Le jeu d'adolescence avait bien accueilli les grandiloquences « œcuméniques » où l'esprit, s'évadant du réel, décidait que, finalement, tout convergeait. Mais les aspects proprement sociaux des problèmes n'avaient guère été retenus. Qui plus est, dans l'existence concrète, le jeu d'adolescence plaçait les vingt ans en retrait de leur époque, et aussi en retrait de toute communion humaine réelle. Le jeu d'adolescence s'avérait œcuménique et a-social. Bien sûr, les gestes élémentaires de la vie quotidienne, il admettait de les accomplir, ou plus exactement de les revêtir, comme un déguisement obligatoire. Tel était le caprice de cet âge : d'une part admettre, comme des nécessités « inélues et invoulues » les tâches et les gestes de chaque jour avec la farouche résolution de ne pas en être dupe ; d'autre part, se livrer à de chimériques assemblages. Quel avenir, sinon d'inquiétude, pouvait avoir une telle acrobatie ? Or, la lecture de Massis faisait apparaître, entre l'intériorité et l'extériorité, entre l'esprit et le comportement concret, entre la personne et les autres personnes, entre chaque homme et l'humanité, une relation de continuité, un passage. Ou plutôt des passages hiérarchisés, un ordre ; c'est-à-dire une unité. La « *vérité travaillante* » du Christianisme, disait Massis, a apporté à l'Occident le principe d'ordre et de précision selon lequel « *l'esprit est fait pour dominer le sensible, le divin pour commander l'humain, le viager pour se subordonner à l'éternel : ainsi chaque chose a-t-elle sa place, et les limites précises qui la conditionnent en la définissant* ». 79:49 Telles étaient, par la résistance de la forme contre l'informe, de l'unité contre le chaos, disait Massis, les « *limites créatrices* » de l'Occident. Créatrices, ces limites l'étaient donc parce que, si la confusion est stérile, la distinction est féconde ; elles l'étaient aussi parce que, s'inscrivant dans un ordre, elles permettent non le mélange, mais l'unité véritable. La « vérité travaillante » avait proposé à l'Occident le « *grand principe unitaire* » capable de donner aux idées forme et substance, et à l'humanité ses chances de se réaliser comme famille, comme corps harmonieux : « *un seul Dieu, une seule humanité, et du même coup une loi, un droit, une raison, une morale universelle* ». Ainsi l'homme pouvait-il devenir véritablement « *société* ». Comment « l'orientalisme » aurait-il essayé d'organiser la société humaine, lui qui ne concevait l'homme qu'à l'état isolé ? Comment aurait-il même conçu l'idée de loi ? Il ne pouvait connaître finalement que la volonté du despote, tant il est vrai que le yogi prépare, suscite, le commissaire : autocratisme et communisme, tels étaient les deux formes politiques entre lesquelles il devait osciller tour à tour. Par contre, si l'Occident a pu fonder la justice et le droit, c'est qu'il a cru « *au Bien absolu, au Juste en soi, à ces espèces intelligibles qui sont comme le reflet de la lumière divine dans la conscience humaine* ». Si la vie sociale et la vie politique ont une grande dignité, c'est qu'elles la reçoivent du Souverain Bien lui-même. Et l'État, l'autorité, trouvent leur justification légitime en poursuivant et protégeant, en fonction du Souverain Bien, le plein développement de la personne humaine. Ainsi, Henri Massis répudiait-il avec force les « totalités » confuses, hétérogènes, illusoires. Mais c'était pour retrouver une unité grandiose, organique, vivante : 80:49 « *Pas de coupure,* disait-il, *entre la créature et le Créateur, entre la nature et la Grâce, entre le droit et la morale, entre la justice et la charité, entre la terre et le ciel.* » La « vérité travaillante » est aussi une « unité travaillante ». #### Probabilités Il n'est pas question de prétendre ici qu'un livre suffit à une conversion. En premier lieu, parce qu'une conversion est d'abord l'effet de la grâce divine. Et si l'on considère l'aspect humain de ce processus où la grâce est impliquée, il faut bien admettre qu'une démarche intellectuelle, à elle seule, ne suffit pas à introduire dans l'Église. Henri Massis a donné lui-même sur ce sujet, un émouvant témoignage qu'il rapporte dans son livre : *De l'homme à Dieu.* Ce qui fait vraiment la preuve, dit-il, ce ne sont pas les livres des philosophes. Mais c'est Dieu qui nous aime et qui a pitié de notre faiblesse : « *C'est le don gratuit de Dieu, la mystérieuse attention de Dieu, cette inspiration, cette illumination, cette grâce qui nous fait recevoir en nous le témoignage de Dieu.* » C'est là un mystère, « *celui de l'acte où l'on engage sa foi. A défaut de cette confidence essentielle où, tel jour, à telle heure, en telle circonstance, l'âme a pu dire* « *Seigneur, je suis vôtre* », *que pourrait-on ajouter d'autre *? » Cependant, cet acte mystérieux, où l'âme rencontre personnellement, ou plutôt rejoint Celui qui, la précédant dans l'Amour, l'attendait, n'en comporte pas moins un acte de l'intelligence. Car la Révélation s'adresse à l'intelligence ; et tout en la dépassant, elle reste cohérente avec elle. Ce que l'on peut pourtant affirmer pour bien limiter le rôle possible d'un livre, c'est que l'acte d'intelligence inhérent à la conversion n'est point l'aboutissement d'un strict syllogisme. Comme l'a montré Newman dans sa *Grammaire de l'assentiment,* il englobe en réalité une multiplicité d'actes intellectuels, chacun d'eux établissant une probabilité supplémentaire ; jusqu'à ce que le poids de ces probabilités ajoutées entraîne une conclusion. 81:49 « *C'est par la force,* écrit Newman, *la variété et la multiplicité de prémisses seulement probables, non par d'invincibles syllogismes, -- par des objections surmontées, par des théories adverses neutralisées, par des difficultés graduellement résolues, par des exceptions prouvant la règle, par l'imprévu de corrélations découvertes entre les vérités proposées, par l'indécision et les délais du cheminement débouchant sur des réactions triomphantes -- par toutes ces voies et par bien d'autres, que l'esprit... devient capable de faire une sûre divination : à savoir qu'une conclusion est inévitable, dont la chaîne de ses raisonnements ne lui procure pourtant pas en fait la possession.* » Je puis ici préciser mon hommage à Henri Massis : sa *Défense de l'Occident* entra dans un jeu d'adolescence qui était à la fois la négation même de toute probabilité de vérité, et un exil hors de la vie. Dans cette confusion, il éveilla des distinctions, rendit possible le relief d'une probabilité et donna à celle-ci un poids singulier de grandeur et de beauté. Si d'autres livres de Massis, d'autres pensées que la sienne intervinrent ensuite, si la vie elle-même exigea un engagement, si la conclusion ne fut, comme c'est normal, qu'un départ, comment ne pas revenir, avec reconnaissance à ces belles et fortes pages qui, dans les toutes premières, rompant la pénombre d'une jeunesse indécise, projetèrent une lumière sur le seuil à franchir ? #### Lumière actuelle C'est en retrouvant des souvenirs, des notes alors écrites, que j'éprouvai le désir de témoigner pour le secours ainsi reçu dans un passé encore proche. Mais, parcourant ces notes, relisant la *Défense de l'Occident* et les études dont elle s'entoure dans la réédition de 1956, je ne puis m'empêcher d'ajouter combien cette lumière d'hier me semble une lumière actuelle, non seulement rétrospective mais prospective, en cette époque de démesure où nous sommes, et que secouent d'étonnantes moussons historiques. 82:49 La menace matérielle contre l'Occident s'est considérablement accrue ; il doit faire face au chantage atomique, et prendre garde au piège de la soumission illimitée que cache la paix à tout prix. Le projet de Lénine, « venir à bout de l'Occident par l'Orient », a trouvé le prodigieux commencement de réalisation que l'on sait. Dans la phase actuelle, il s'agit pour le communisme, de tourner l'Europe par le Moyen-Orient et l'Afrique d'expression française. L'Occident se trouve donc dans l'obligation, non seulement au plan militaire, mais au plan politique, de constituer un « *système de forces unies qui fasse des nations capables de se défendre* ». Mais un problème subsiste, inchangé ou presque, et il est fondamental ; c'est le problème spirituel. L'Occident, lisait-on dans la « Défense » de 1925, « *se sent courbé sous le poids de la fatigue de l'univers ; alors qu'il lui faudrait tendre toutes les énergies nécessaires à la défense des principes immuables qui sont les fondements de la civilisation* ». Et Massis disait encore : « *Si l'Europe est dans les affres où nous la voyons, c'est qu'elle a failli à sa mission.* » Il fallait bien constater déjà que la civilisation moderne était le grand vice, lorsqu'elle faisait du bien matériel le but unique de la vie, affolait les Européens et corrompait les Orientaux. « *Mais d'où procède ce déréglemente et quelles en sont les causes ?* » se demandait Massis. « *Faut-il que ce soit de Gandhi que nous vienne la parole de vérité *? *L'Europe,* disait-il, *n'est pas chrétienne.* » Et les forces hostiles à l'Occident qui fermentaient un peu partout dans le monde n'étaient-elles pas suscitées par ces mythes que l'Europe avait trop souvent substitués à la Révélation, et exportés pour son malheur ? 83:49 Et si l'Occident de 1925 se sentait déjà courbé sous le poids de la fatigue de l'univers, que dire alors de l'Occident d'aujourd'hui ? N'a-t-il pas accentué la courbe d'affaissement ? Poids de fatigue, poids du péché, poids de plus en plus brutal des erreurs qui lui reviennent, boomerang de ses démesures, pour le frapper à mort, s'il n'y prend garde ? Ainsi, comme en 1925, et peut-être plus encore, l'Occident est-il aujourd'hui mis en demeure de retrouver la « vérité travaillante » génératrice et rectrice de son rôle mondial. La question qui agite le monde, répétait Henri Massis en 1956, n'est pas de l'homme à l'homme, « *elle est de l'homme à Dieu. Cette question, notre monde ne peut plus l'esquiver.* *Bon gré, mal gré, les États comme les individus, seront obligés de choisir pour ou contre l'Évangile *; *ils seront formés par l'esprit totalitaire ou par l'esprit chrétien, et leur destinée dépendra de leur réponse* ». ([^23]) Et la réponse chrétienne comporte, selon une expression de Jacques Maritain, « *un espoir temporel en l'Évangile* ». Henri Massis déplore que, de nos jours, l'on veuille parfois rejeter les effets civilisateurs du message chrétien. Comme si « *les cathédrales du Moyen-Age et les pèlerinages, le sang des croisés et celui des martyrs, les* « *sommes des docteurs* », *les longues théories de saints et de vierges sur cette grande marée de pénitences et de prières, depuis deux mille ans d'Occident baptisé,* n'avaient *servi à rien dans l'ordre de la civilisation.* » Comme s'il y avait antinomie entre civilisation et grâce. « *Gardez-vous,* disait Pie XII, *de ceux qui méprisent le service rendu par des chrétiens au monde et lui opposent un christianisme soi-disant* « *pur* », « *spirituel* ». Fausse pureté, commente Henri Massis, que celle qui déguiserait une lâcheté, une fuite des responsabilités sociales chrétiennes. Et n'est-ce pas une sorte de logique de l'absence qui pousse les détracteurs de l'héritage occidental à regarder le communisme comme un moment nécessaire de l'évolution historique, une étape providentielle ? 84:49 « *Ainsi,* remarque Henri Massis, *sous prétexte de préserver les valeurs chrétiennes de toute compromission terrestre, c'est à la Révolution qu'on va les offrir en renfort !* » #### L'odeur de la machine et l'odeur de la forêt Enfin, dans cet hommage à des pensées d'hier qui sont aussi lumière d'aujourd'hui, des lecteurs penseront peut-être qu'il faut mettre à part, pour en regretter la vigueur et même le caractère assez abrupt, la dénonciation, par Massis, de « sagesses » non-chrétiennes. Mais ce serait un tort. Il faut bien considérer, en effet, ce que Massis a surtout dénoncé : des pseudo-mystiques d'allure orientale proposées pour le salut de l'Occident, et dont on préparait l'acclimatation en Europe. Loin de sauver l'Europe, pensait Massis, elles ne pouvaient que contribuer à la dissocier, à l'affaiblir davantage. « *A la barbarie qui a l'odeur de la machine, on oppose la barbarie qui a l'odeur de la forêt. Nous ne voulons ni de l'une, ni* *de l'autre.* » Mais si cet orientalisme offensif est une chose, les religions païennes traditionnelles prises dans leur lieu d'origine, et dans les âmes qui les vivent, en sont une autre. Employant à son tour l'image de la forêt, mais pour désigner les religions et les coutumes païennes proprement dites, l'Encyclique *Evangelii Praecones* invite, elle aussi, à des distinctions : « *L'Église ne se conduit pas comme celui qui, sans rien respecter, abat une forêt luxuriante, la saccage et la ruine ; mais elle imite plutôt le jardinier qui greffe une tige de qualité sur des sauvageons pour leur faire produire, un jour, des fruits plus savoureux et plus doux... Elle n'a jamais condamné absolument, mais sanctifié en quelque sorte les mœurs particulières des peuples et leurs instituions traditionnelles.* » 85:49 C'est ainsi que, par rapport à la position de Karl Barth, pour qui le Dieu des religions païennes est une idole forgée par l'homme dans laquelle il s'adore lui-même, « *la tradition catholique surtout depuis un siècle,* écrit Jean Daniélou, *a une position moins négative qui est d'ailleurs l'expression de sa conception d'une nature humaine viciée par le péché, mais non totalement pervertie* ». Donc, dans leur ambiguïté, les religions païennes ne sont pas absolument dépourvues de valeurs religieuses : elles contiennent, malgré leurs éléments impurs, quelque chose d'une révélation de Dieu parlant à toute âme humaine à travers le cosmos, la conscience et l'esprit. Toutefois, poursuit Jean Daniélou, « *dans cette recherche de Dieu, l'âme païenne s'égare et défaille. Non soutenue par l'appui d'une révélation positive, elle exprime mal ce qu'elle perçoit, elle hésite et se trompe* ». Or, la tentation commune des religions païennes, en leurs formes les plus élevées, est précisément le panthéisme, dont le propre est d'effacer les frontières entre Dieu et ce qui n'est pas Lui, c'est-à-dire de méconnaître à la fois l'absolue transcendance de Dieu, et la consistance de la créature. « *On peut dire,* écrit Jean Daniélou, *que c'est le point où viennent échouer toutes les religions non-bibliques et en particulier les plus hautes, aussi bien l'hindouisme que le néoplatonisme.* » C'est pourquoi la critique loyale et lucide de certaines attitudes religieuses orientales ou inspirées de l'Orient, que contient la « Défense de l'Occident », reste, elle aussi, une lumière actuelle, dans la mesure, bien sûr, où ces attitudes religieuses subsistent. Mais le communisme ne les a-t-il pas largement entamées ? Et dans ce cas, l'Occident chrétien ne se trouve-t-il pas affronté surtout à l'Occident matérialiste ? Ne s'agit-il pas alors « *d'un conflit intérieur à l'Occident, mais transposé à l'échelle du monde entier *? » 86:49 Enfin Henri Massis ne manque pas de souhaiter que l'empressement à « désoccidentaliser » l'Église connaisse de justes limites. Comment ne pas voir en effet que, « *d'un mariage de deux mille ans avec le christianisme, il résulte que certaines valeurs de l'Occident se trouvent à ce point incorporées, fondues dans le message universel du christianisme qu'il n'est presque plus possible de savoir ce qui est d'Occident et ce qui est d'Église *? » Et cette assimilation par l'Église du génie gréco-latin, en ce qu'il a précisément d'humain, d'universel, n'est pas exclusive d'assimilations nouvelles ; et réciproquement. Aussi bien le catholicisme est-il « *le seul assimilateur possible du génie asiatique et, pour le génie asiatique le seul interprète valable de la pensée occidentale* ». L'erreur, elle, piétine. Henri Massis a remarquablement montré comment les étranges contrefaçons spirituelles qui ressurgissent sous un masque oriental ne font que répéter des hérésies occidentales connues. Et Massis de citer à ce sujet saint Augustin : « *Les impies vont en tournant, et les nouvelles erreurs repassent sans cesse sur le pas des anciennes.* » Si nous considérons l'Église, et si l'on nous permet ce langage, nous dirons que l'Église, avançant à travers les civilisations, tourne, elle aussi, mais d'une ample, féconde, et libre menace. Elle revient sans cesse sur la vérité acquise : Et en même temps, elle avance vers des développements, des assumations nouvelles ; donc, à la manière d'une spirale qui, tout en progressant, ne renie rien des assumations passées. C'est ainsi que par son mouvement même, à condition qu'aucune forme de vie périssable ne vienne alourdir ou empêcher celui-ci, elle réconcilie dans la vraie vie l'Orient et l'Occident, elle les emporte, purifiés et fraternels, vers ce Jour où toutes choses seront faites nouvelles. Luc BARESTA. 87:49 ## NOTES 89:49 ### D'Agathon à Massis par Pierre ANDREU LE NÉCESSAIRE et rigoureux combat pour les idées que Massis mène depuis cinquante ans a répandu dans un public qui n'y regarde pas de trop près la légende d'un Massis censeur obstiné de tout ce qui porte l'étiquette moderne, chasseur jamais lassé des hérésies et des déviations. Mais avant ce Massis, qui n'est que la caricature du très libre esprit que nous connaissons tous, il y a eu un jeune Massis, plein de passion et de flamme, comme un jeune héros de Barrès, hésitant, indécis, allant de Bergson à Sorel, de Barrès à Péguy, du P. Laberthonnière à Maurice Blondel ([^24]), goûtant à toutes les idées, essayant toutes les méthodes et qui ne se laissait pas facilement classer, n'étant l'homme ni d'une école ni d'un parti, à peine d'une philosophie. Comme Henri Lagrange qui, à la veille de la guerre de 1914, fixait pour mission à sa génération la restauration de la France ou le suicide et la mort, Massis, en 1912, cherchait avec passion. Il ne savait pas encore que, comme Péguy, Psichari et Maritain, il avait déjà trouvé. Si beaucoup en parlent, peu de personnes ont lu l'enquête d'Agathon sur les *Jeunes gens d'aujourd'hui *; elle est naturellement depuis longtemps introuvable en librairie et bien peu de bibliothèques la possèdent. 90:49 Henri Massis n'accepterait pas tous les jugements d'Agathon -- reproduisant dans *De l'homme à Dieu,* l'essentiel du chapitre consacré à la « renaissance catholique », il a écrit que ce tableau lui apparaissait « d'une rigidité bien morose, d'une sagesse bien utilitaire » -- mais il est intéressant de voir, à travers ces pages consacrées à une génération aujourd'hui à peu près disparue, combien Massis, qui n'était pas encore catholique, se montrait soucieux des valeurs morales et des conditions d'une véritable foi religieuse. En 1912, Agathon n'est pas maurrassien. Il constate que tous les jeunes gens qu'il a interrogés admirent Maurras pour sa critique nationale, mais qu'ils ne le suivent pas -- en 1912, nous dit Agathon, *l'Action française* ne comptait que deux adhérents à Normale -- parce que « cette reconstruction de la société par la pure intelligence leur semble faire abstraction des réalités morales ». Agathon fait à peu près sienne cette manière de voir -- il parle, en un endroit, de « l'amoralisme intellectuel de *l'Action française* » -- et, de même qu'il est républicain -- il pense qu'un État national peut être instauré sans monarchie -- il ne cache pas sa sympathie pour la jeunesse catholique non royaliste, dont le christianisme vivant le touche. Agathon ne sépare pas la politique de la morale et il souligne très bien les dangers d'une utilisation politique de la Religion. Il a même tendance alors, aussi extraordinaire que cela puisse paraître, à suspecter le catholicisme des gens *d'Action française --* on voit au contraire un Sorel, dans ses lettres à Joseph Lotte ([^25]), en faire un grand cas -- et, quand il découvrira, quelques années plus tard avec et par Maritain, la foi sincère des milieux monarchistes, ce sera pour lui une révélation qui contribuera à le rapprocher pour toujours de Maurras. 91:49 On se doute -- si on ne le sait pas aujourd'hui des fureurs que de tels jugements pouvaient soulever dans les milieux d'Action française. Après la publication de l'enquête en volume -- elle avait d'abord paru dans l'*Opinion* en 1912 -- Pierre Lasserre publia dans *l'Action française* (23 mars 1913) un article où Agathon, entre autres qualificatifs aimables, était traité -- suprême injure -- « d'esprit flottant ». Claudel, Péguy et Jammes, que Massis mettait déjà à leur vraie place, étaient condamnés au nom du classicisme le plus plat et le plus étroit. « Ainsi, quand il nous donne, écrivait Lasserre, Péguy, Claudel et James pour de « grands maîtres qui renouent une tradition interrompue depuis Dante », eh bien ! non ! non ! ... Agathon ne nous le fera pas croire. Les trois auteurs sont des tempéraments, des imaginations, des sensibilités très intéressantes, des personnalités nobles, douées d'une certaine génialité. Je suis tout disposé à leur rendre et mieux que je ne l'ai fait jusqu'ici toute justice. Mais ils sont pleins de barbarie dans la conception, de difformité et d'impuissance dans l'exécution qui interdisent absolument, n'en déplaise aux chapelles de les appeler des « maîtres » sous peine d'une monstrueuse injustice à l'égard de tous les grands auteurs français qui ont mérité ce titre... Il faut n'avoir jamais naïvement senti le beau pour leur faire ce sort. » Si j'ai exhumé ces quelques vieux textes que le hasard de mes recherches sur une période qui m'est chère m'a fait connaître, ce n'est pas dans le but de réveiller de vieilles polémiques qui ont perdu d'ailleurs tout intérêt pour la jeunesse d'aujourd'hui. J'ai voulu simplement montrer, en m'associant bien modestement à l'hommage rendu par *Itinéraires* à Henri Massis, que l'auteur de *Jugements* et de *Évocations,* quand il écrit aujourd'hui *De l'homme à Dieu,* ne fait que réveiller l'image du jeune écrivain qui ne voulait pas que l'on mêlât Dieu aux choses du temps. Pierre ANDREU. 92:49 ### Pas sérieux s'abstenir ! par Philippe SENART « PAS SÉRIEUX, S'ABSTENIR. » Ainsi ai-je été attiré vers Henri Massis, en classe de première, par cette annotation à l'encre rouge de mon professeur du Lycée de Marseille dans la marge d'un devoir de français où il m'était arrivé de citer, sans le connaître trop, l'auteur de *Défense de l'Occident.* Ce professeur qui, frais émoulu de l'École Normale, nous apportait avec ses idées et ses cravates l'air pimpant de Paris, nous lisait Giraudoux, Jules Vallès et des contes grivois du Moyen-Age. L'Association des parents d'élèves s'étant plainte, je crois, il prit, pour lui donner satisfaction, une mesure symbolique. Avant les lectures, dorénavant, il me mit à la porte de la classe : j'étais le benjamin, l'agneau immolé sur l'autel de l'Administration aux revendications de la vertu. Soucieux de ma santé, mon professeur voulait m'éloigner d'Henri Massis. Je me jetai sur cet auteur « interdit aux moins de seize ans ». Pour prix de mon baccalauréat, j'obtins de mon père, esprit sans doute léger, un abonnement d'un an à la *Revue universelle.* DEPUIS, Henri Massis ne m'a plus beaucoup quitté. « Il y a du sérieux au monde », s'écriait-il à vingt ans. Malgré l'avis de mon professeur, je ne tardais pas à m'apercevoir qu'il en avait mis aussi dans son œuvre et qu'il pouvait en mettre un peu dans nos vies. 93:49 Nous allions lui demander des leçons, nous allions lui demander des conseils. Massis a été pour nous, dans le sens le plus complet du terme, un maître. Non seulement il nous a enseignés mais, dans le grand désarroi des années de notre jeunesse, il nous a protégés. Il a été, dans le domaine intellectuel et moral contre lequel de si durs assauts étaient alors menés, notre *ligne Maginot.* Et celle-là au moins a tenu bon. LES IDÉES RESTENT*.* Les idées sont restées. Grâce à Massis, les hommes aussi. Sa présence parmi nous est aujourd'hui une présence des morts. Barrès, toute sa vie, s'est souvenu de la matinée prestigieuse au cours de laquelle il rencontra, dans la Bibliothèque de l'Institut, Leconte de Lisle et Victor Hugo. Quand nous cheminions, à côté de Massis, nous ne pouvions pas oublier qu'au bras de cet homme-témoin se sont appuyés Bergson et Péguy et Maurras. Massis nous parle et, par sa bouche, nous entendons Barrès, nous voyons, par ses yeux, Anatole France. Mais d'autres font entendre dans ses paroles leur rumeur glorieuse : Alain Fournier, Émile Clermont, Ernest Psichari, Henri Franck, Charles Demange. Barrès avait baptisé cette levée de jeunes gens : la promotion de l'Espérance. Massis en est le seul survivant. Il porte leur exemple. CHEZ MASSIS, les idées se sont incarnées, elles se sont faites hommes, elles nous atteignent à travers des présences devenues familières, elles nous touchent, elles nous parlent, elles lèvent vers nous leurs visages graves et blessés. L'histoire des idées de Massis, c'est le roman de ses amitiés. Les doctrinaires du cœur, les théoriciens du désir et de l'enthousiasme lui reprochent sa sévérité et sa sécheresse. Ils ne savent pas qu'il a vécu pour ses idées comme il a vécu pour ses amis, que sa fidélité est une tendresse. Philippe SÉNART. 94:49 ### De l'homme à Dieu Notes de lecture par Francis SAMBRÈS « FIDÉLITÉ », « garde fidèle » dit de Massis ce vieux sorcier de Mauriac. Fidélité à quoi ? Il existe une fidélité au péché, une garde fidèle de l'erreur -- quelle plus parfaite fidélité au courant que le chien crevé ? En politique quoi de plus puéril que la « fidélité inconditionnelle », quoi de plus aventureux ? Il y a aussi le chien fidèle à son maître et la garde fidèle de son regard émouvant. Est-ce de cette garde-là qu'il s'agit ? Voilà bien le venin de ce nœud de vipère ! Encore cette « fidélité » abstraite. Si l'on en est justifié, pourquoi Gide, Dostoïevski et les « suicidaires » ne le seraient-ils pas -- et aussi Mauriac et aussi, pourquoi pas, ce culte de l'homme dieu que l'écrivain d'aujourd'hui sert aveuglément ? CERTES LA PROVIDENCE ne nous a pas, à tous, fait les mêmes signes ; encore faudrait-il dire que ces signes ne sont devenus éclatants que de l'éclat qu'ils ont dans l'homme choisi suscité. Mais à chacun de nous ces signes n'ont manqué ni ne manquent. Pour que la grâce nous affecte, il n'est certes pas nécessaire d'être comme Paul de Tarse un pourvoyeur de prison, un complice de meurtre, un tortionnaire, un signataire de listes noires. 95:49 Ce n'est pas l'excès dans le péché qui détermine la profusion extrême de grâces lumineuses. Soyons raisonnables, assez pour ne pas tenter Dieu. Ce que nous avons perdu dans nos temps d'historicisme, de scientisme, de médicalisme, c'est le sens de ce que nous sommes -- au cours de nos brèves heures comptées -- et de nos rapports quotidiens avec notre Créateur. Que serait devenu le tendre Massis, jeune homme ébloui de ses propres talents, familier des grands esprits de son temps, si l'amitié de Maurice Dusolier ne l'avait dès l'abord mis en garde ? « Il faut éviter de vivre par reflet » écrivait Dusolier. Mais allez donc comprendre de quoi l'on parle quand on est un peu Agathon, qu'on fréquente les mercredis d'Anatole France, qu'on cherche avidement un « maître » à penser ! Pour comprendre le sens de l'amitié de Dusolier, il faut à Massis le suicide de Charles Demange, le neveu de Barrès, « ce garçon de 20 ans entré dans l'existence déjà paré de gloire, marqué d'un signe royal ». Qui de nous a échappé à ces jours dramatiques qui viennent apparemment nous surprendre sans que rien ne les annonce. Qui peut se vanter d'avoir échappé aux deuils et aux peines. Qui de nous n'a eu son Dusolier, son Demange ? Admirable Massis qui ne s'est pas endurci sous de pareils coups, mais qui a su lire les signes de la Providence dans le livre enivrant de sa vie, dans ses périls, dans ses extrêmes. L'EXCÈS DE LUMIÈRE, comme l'ombre du soir quand la nuit tombe, résout les couleurs, naguère si riches, attendries de mille nuances, en des oppositions brutales de noir et de blanc ; de même lorsqu'on ferme volontairement les yeux ou que la sclérose vous les ferme. 96:49 La jeunesse « c'est l'heure des grandes sévérités, des injustices implacables, des préventions sans motifs » -- Et la vieillesse donc ? Qu'ont donné pour nous les « docteurs » ? Cher Massis, ces docteurs dont vous dites que grâce à eux vous avez « vécu, respiré, grandi », Bergson, Barrès, Maurras, Claudel (j'en excepte Péguy mort jeune) ? A ceux que vous appelez vos maîtres et que le temps ensevelit, aujourd'hui, ceux d'entre nous, rares, qui les connaissent un peu reprochent de s'être jusqu'aux approches de la mort, trop souvent préférés. La fragile parcelle de feu divin, de Vérité, à eux confiée est devenue le seul bien, le seul vrai et partant, le feu dévorant des haines, des injustices, des erreurs. Si aigu qu'il ait pu être, leur entendement s'est obscurci du vacarme de leurs querelles que nous ne comprenons plus. Parlons net, on ne s'améliore pas en vieillissant et les écrivains pas plus que les critiques. Pas plus le vieux Claudel haineux au procès Maurras, que l'affreux Kemp, le Gœthe du second Faust ou le Gide des derniers écrits. Massis écrivain de combat « pur soldat de l'idée » plus qu'un autre aurait pu glisser de la maturité qui assoit les jugements à la sclérose qui les durcit odieusement. Comment alors expliquer cet extraordinaire *De l'homme à Dieu* et les dernières pages, et surtout cette phrase : « De toutes les explications que nous, écrivains, nous tentons d'en donner (de l'âme de l'homme) aurions-nous tort de ne pas céder à la plus généreuse car c'est elle qui a chance d'être la plus vraie » ? Quels sont les écrivains qui au soir de leur vie après plus d'un demi-siècle de combat, ont avec patience dans le silence de leur méditation, repris leurs jugements, nuancé leurs propos, aimé leurs adversaires, expliqué généreusement le pourquoi de leurs luttes ? Il y faut une grâce très spéciale et être très spécialement fidèle à cette grâce. C'est par là d'abord que Massis a droit au respect de tous. 97:49 NOUS POUVONS TRAVAILLER EN PAIX ; Massis veille encore sur nos combats. Car c'est à nous maintenant qu'il appartient à notre place, et selon notre vocation de vivre de la lumière et de chasser les ténèbres qui en sont privées. Massis n'a jamais gauchi son jugement, ni pour l'amitié qui entraîne souvent aux marges de l'erreur, ni pour le combat qui trop souvent aveugle. Il ne s'agit là ni d'abandon, ni d'ingratitude ou sécheresse de cœur, mais d'un amour pour la Vérité plus tenace et plus fort que les mouvements des passions. C'est là sans doute le signe du Maître. IL EST BIEN FACILE de représenter Massis à l'abri des tentations -- on n'y a pas manqué -- de là son « sectarisme », son peu esthétique « intellectualisme ». Je me demande quelles sont les tentations qu'il n'a pas connues, sur quelles voies il ne s'est pas aventuré, quelles sirènes il n'a pas entendues, quelles épreuves lui ont été épargnées, quels deuils, quelles atrocités -- quelles guerres ? LES LETTRES DE CLAUDEL, celles de Jammes ont plus sûrement endurci Gide que le fameux article de la *Revue universelle* où Massis ne s'efforçait point tant « de condamner un auteur que le mal et l'erreur que cet auteur manifeste ». Il situait exactement le débat, Gide le sentait bien. Ce n'est que bien plus tard, morts les esthètes de la N.R.F., maintenant, que nous le comprenons. Et le Journal de Gide en fait foi ! 98:49 Étaient-ils nombreux ceux qui se tinrent à l'écart des ragots du *Mercure* et des précieux romantiques de la N.R.F. ? Massis, encore. QUI A VU LE SORTILÈGE PERNICIEUX que Dostoïevski jetait sur les fragiles caractères des années 20-30, sur ces hommes écartelés qui déjà se faisaient une gloire de leurs tortures délicieuses ! Rivière, Gide, Copeau même « qui tenait du héros de Dostoïevski ». Comme si la sincérité était une vertu théologale ! Comme si le crime, beau certes, confessé, était le seul moteur digne d'une telle grâce ! Comme si Lafcadio ajoutait à Stavroguine. Quelle dérision que ce fatras « littéraire » qui s'épuise à ne pas avancer ! Là comme ailleurs, seulement là plus douloureux qu'ailleurs, se livre l'éternel combat de l'Homme-Dieu contre l'homme créature de Dieu. Que prétendent-ils apporter comme « frisson nouveau », les Titans, Géants, Prométhée, et autres farceurs ? Ont-ils réussi à prendre la mesure de Dieu ? Quand ils ne périssent pas dans le combat, Dieu les saisit. PAR AILLEURS, non plus que l'histoire, l'histoire littéraire ne change. Tout au plus émerge un nom qu'une gloire éphémère ne sauve pas des cendres de l'oubli, et chaque génération au débouché de l'adolescence dans l'ivresse des grandes plages trompeusement vierges « dresse un bilan », « enquête », Agathonise, ou comme Brasillach, Thierry Maulnier, vers 1930, annonce des temps nouveaux après les temps anciens. Cet absolu métaphysique (« nous ne sommes las que de ce qui n'est pas éternel ») que l'on désirait douloureusement hier, qu'aujourd'hui on désire, que l'on appellera demain parce que, hier, ce désir d'hier s'est terminé en atroces fusillades absolues, risque d'échouer, comme hier, sans ce « retour à l'essentiel » dont on parlait hier. Dieu fasse que nous n'allions pas nous aussi échouer la barque de notre aventure aux rivages de l'Enfer. 99:49 ON AURAIT BIEN TORT de croire que l'écrivain « de combat » soit celui dont la langue est la plus pointue. Combien de fois nous laissons-nous tenter par l'effet d'un mot qui nous semble tout d'abord faire mouche. Peut-être ressentons-nous alors une extrême satisfaction de ce style percutant, qui blesse car blesser n'est-ce pas dans un combat c'est un peu la cause finale ! Qu'importe si ce mot ne cerne pas exactement la vérité, qu'importe s'il infléchit dangereusement une pensée qui se voulait impartiale -- il blesse c'est l'essentiel. Peut-être est-ce là le talent du polémiste qui fait flèche de tout bois. Comment Massis, pendant cinquante ans, a-t-il pu combattre sans tomber dans ce travers ? Grande leçon pour nous. IL DOIT ÊTRE INOPPORTUN maintenant, maladroit, grossier, peu conforme aux habitudes littéraires, de souligner que dans ce beau livre il y a trois ou quatre pages mauvaises. Pages 167-- 171, où Massis parle de Romain Rolland « cet écrivain sans style », sans la sérénité qui conviendrait. Blesserai-je Massis en lui demandant s'il reste encore quelque blessure de cette affaire de 1915, du mauvais titre de son écrit *Romain Rolland contre la France,* de sa visite au *Mercure* en octobre 1915 (voir journal « littéraire » de Léautaud pages 185 et 211) ? Il eût été mieux de supprimer ces pages que Rolland ne mérite pas ou bien de préciser l'historique des rapports Rolland-Massis avant et pendant une guerre qui chaque jour séparait davantage ceux qui la faisaient de ceux qui ne la faisaient pas. Pourtant ces pages nous montrent le travers de l'écrivain qui se laisse aller aveuglément à sa nature que le surnaturel cesse d'enrichir. Admirable à ce propos le silence absolu du journal (T. 111, 1910-1921) de Léautaud sur la guerre. 100:49 On en reste aux potins, aux rosseries ! Il y a loin de cette sécheresse monstrueuse aux grandes pages (pp. 213 et suivantes) sur la guerre et sur la victoire, cette « victoire » que la France « semblait ignorer », « cette maison de notre jeunesse » qui ouvrent la deuxième partie de *l'Homme à Dieu.* SAURONS-NOUS, maintenant que nous avons fermé -- pour le rouvrir -- ce gros livre, dire l'émotion qui nous saisit ? Il n'est pas donné à tous de rencontrer tout de suite le Visage ineffable de la Sainte Trinité, de trouver la porte de l'Église et le Tombeau des Saints, et la Vierge portant l'Enfant. Certains butent et se rebutent de ce qu'une partie seulement de la Vérité leur est donnée qu'ils voudraient posséder entière et absolue ; d'autres qui reçoivent du Père refusent du Fils, pour d'autres l'Église obscurcit la Lumière ou la Lumière cache l'Église -- chacun dans le secret de son cœur tremble souvent de ne pouvoir s'accrocher assez fermement à ces Vérités mystérieuses et simples qu'assaillent pourtant nos doutes et que trouble l'infirmité de notre intelligence. Ce que nous sentons chez Massis, et qui explique tout, et sa jeunesse ardente et après ses combats d'homme mûr, la nouvelle jeunesse de son cœur, c'est qu'il n'a jamais cessé de chercher dans les visages de ceux même un seul jour rencontrés, le visage fraternel du Christ. Francis SAMBRÈS. 101:49 ### Henri Massis ou l'aventure de la fidélité par Alain PALANTE HENRI MASSIS nous est apparu, pour la première fois en notre jeunesse, comme l'intercesseur grâce à qui nous devenaient familiers, fraternels, les jeunes hommes qui avaient eu en 1905 l'âge que nous avions en 1930. Par delà la Grande Guerre, dont le prestige même dans nos souvenirs d'enfance faisait écran à toute imagination, il était le témoin survivant d'une de ces grandes épopées de l'esprit et de l'âme sur laquelle nous n'allions cesser de méditer et de rêver. A cette génération décimée, née dans la confusion du XIX^e^ siècle scientiste et rationaliste, sevrée de toute discipline, frustrée de tonte raison de vivre, insatisfaite, et en qui brûlaient toutes les exigences des justifications refusées, avait été donné, en effet, le plus extraordinaire éblouissement que l'âme humaine puisse recevoir en sa vie temporelle : la réelle re-découverte de Dieu. Témoin et historien de ce désert d'un siècle finissant, et de la résurgence des sources auxquelles allaient s'abreuver ces compagnons parmi lesquels se comptaient moins de vivants que de morts, -- mais non de morts « pour rien », de morts « inutiles, car ils avaient pris toute conscience de la vertu du sacrifice -- 102:49 Henri Massis projetait une lumière vive -- et actuelle -- sur ces mouvements contradictoires de la pression d'un siècle matérialiste et d'un appel intérieur, sur les conflits tragiques que cette opposition provoquait dans les âmes, sur le rôle salvateur et déterminant qu'avaient eu certains maîtres, -- (« Nous sommes né parmi les docteurs », a-t-il écrit à ce sujet), -- sur le cheminement et le prolongement qui allait se faire jusqu'à nous. Et tout ceci nous touchait intensément, car il semblait que l'après-guerre nous offrait les mêmes problèmes, les mêmes tentations, les mêmes itinéraires possibles, -- de fuite ou de recherche jusqu'à l'absolu. Tout était-il à refaire ? Mais tout est toujours à refaire. Et voici qu'aujourd'hui -- après une seconde guerre, plus destructrice encore -- l'œuvre d'Henri Massis, inaugurée il y a cinquante ans parmi les décombres que laisse le scepticisme renanien, et qui débouche maintenant sur un temps qui connaît des vertiges de même sorte -- ou pires : ceux de l'absurde, du néant, -- se poursuit avec la même solide intelligence, la même lucidité, la même vigueur défensive et constructive, la même adéquation aussi aux questions actuelles qui angoissent et déroutent. Sans doute, Sartre n'est-il pas plus exactement Gide que Gide n'était exactement France, non plus que Thibon n'est Péguy qui n'était pas, non plus, Barrès. Mais si diverses que soient les personnalités, quels que soient les détours qu'aient pris les pensées ou les courbes qu'elles aient abrégées, on peut dire que les mêmes lignes de force se sont prolongées pendant un demi-siècle. Ce que l'on admire en Henri Massis, non moins que la qualité d'une œuvre fondée sur le roc d'une conviction qui se réfère aux principes, c'est d'avoir aussi extraordinairement épousé son temps sans jamais faillir à cette conviction, d'avoir connu, exploré, sondé toutes les tentations de ce demi-siècle où tant d'autres ont sombré, -- sans céder. Immobilisme ? Cela est vite dit et ne signifie pas grand'chose dans le mouvement du temps dont, sur le plan de la pensée, les régressions sont au moins aussi réelles que les progrès. 103:49 Non, cette attitude se nomme fidélité : fidélité aux croyances solidement ancrées et plus solidement encore à chaque nouvelle confrontation, fidélité aux idées qui en découlent et dont le pouvoir se vérifie à chaque nouveau contact. La fidélité, quoi qu'on en dise, n'est jamais aveugle ; elle ne peut résulter que d'un perpétuel examen, par lequel l'essentiel qui demeure se distingue et se trie du formel périssable et changeant. La fidélité au seul formel fait les conservateurs inavouables ; la fidélité à l'essentiel est la vraie : celle des mainteneurs ; elle est créatrice car elle perpétue ; et la vie ne naît que de la vie. Une telle fidélité de l'esprit, au cours du demi-siècle écoulé, parmi tant d'épisodes et à travers tant d'avatars, n'est-ce pas aussi une extraordinaire et exemplaire aventure ? Alain PALANTE. 104:49 ### Fidélité et Vérité par Louis SALLERON BEAUCOUP, dont François Mauriac, louent en Massis l'homme de la fidélité. C'est un compliment. Et même un compliment rare. Il est offert comme tel, et reçu comme tel. Pourtant nous sentons bien qu'une nuance s'y glisse, qui semble en altérer la valeur. Être fidèle à ses idées pendant toute une vie, être fidèle à ses maîtres pendant toute une vie, n'est-ce pas, dans une certaine mesure, sacrifier à une grande vertu une vertu plus grande encore qui serait le goût de la vérité ? Confessons-le : nous sentons tous plus ou moins le point d'interrogation. On peut, à vingt ans, avoir cru passionnément à un homme, à un dogme. La vie, peu à peu, brise notre élan, nourrit notre pensée, corrige nos vues. Elle tempère notre enthousiasme. Elle peut parfois nous amener à réviser complètement nos convictions, nos attachements, nos croyances. Sacrifierons-nous à la fidélité, ou à la vérité ? Supposons qu'à vingt ans j'aie été communiste, ou incroyant, et qu'à cinquante ans le catholicisme s'impose à moi comme le vrai absolu -- ne consommerai-je pas en moi-même la rupture absolue avec mon passé ? Changer d'idées, changer de croyances -- n'est-ce pas le signe du culte de la vérité ? Quelle vertu de fidélité pourrait-être mise en balance avec cette soumission au vrai, et le cortège de sacrifices qu'elle implique ? 105:49 Certes il y a mille degrés dans les objets de la vérité et dans ceux de la fidélité. Une croyance religieuse ne se situe pas au même plan que l'appartenance à un parti politique ou à une école littéraire. Et la fidélité à une personne peut se manifester de mille façons. Il n'en reste pas moins que si fidélité et respect de la vérité sont deux grandes vertus, elles semblent plus ou moins antinomiques. Or c'est ce qu'il faudrait regarder d'un peu près. Notons d'abord que les deux mots ne peuvent être mis en correspondance. La fidélité est une vertu, où se manifeste d'abord le sujet. La vérité est un fait, ou une relation objective (*adaequatio rei et intellectus*)*,* où se manifeste d'abord l'objet. Il n'y a pas la fidélité d'un côté, et la vérité d'un autre côté. Il y a la *fidélité --* (à qui ? à quoi ?). Et il y a la fidélité à la *vérité.* Si nous sentons une sorte d'opposition entre les mots de vérité et de fidélité (alors qu'il n'y a pas correspondance logique entre eux), c'est probablement qu'au-delà de la grammaire, ils signifient globalement et confusément deux types de relations entre la personne et « l'Autre » qui s'enracinent dans des vertus de type différent. Et nous inclinerions à penser que la fidélité à la vérité (qui peut impliquer le changement, si on s'aperçoit qu'on s'était trompé) est supérieure à la fidélité pure, à la fidélité en soi, qui ne serait peut-être finalement que la fidélité à soi-même. La question est très délicate, et très embrouillée. Il faudrait entrer dans des distinctions infinies pour la tirer au clair. Nous pensons qu'il est préférable de simplifier, la clarté ne s'accordant guère avec l'analyse illimitée. 106:49 Qu'est-ce que la fidélité ? Nous croyons pouvoir la définir comme la monnaie de la Foi. Ce qui veut dire qu'elle est une disposition, une démarche de tout l'être, où la raison n'intervient pas. (La fidélité peut être raisonnable, et rationnelle, mais ce n'est pas au titre de la raison qu'elle est fidélité. Elle peut s'appuyer sur la raison, mais elle ne se fonde pas sur elle, sans quoi on s'apercevrait, à la première épreuve, qu'elle n'était qu'une apparence : elle deviendrait infidélité). Parce qu'elle est un engagement de toute les puissances de l'être, la fidélité est essentiellement personnelle. Et en tant que relation, elle est une relation inter-personnelle. De même que la Foi chrétienne est la Foi en un Dieu personnel et en la personne de Jésus-Christ, de même la fidélité est la fidélité à une personne. Même quand la fidélité a pour objet apparent une abstraction -- fidélité à des traditions, à un drapeau, à une patrie -- cette abstraction n'est qu'un symbole : le symbole d'une réalité dont la substance est toujours la personne. Parce qu'elle ne s'adresse, dans sa spécificité, qu'à l'intelligence, la vérité est, en elle-même, plus abstraite et plus froide. Elle n'est chaude, belle et vivante qu'en tant qu'elle est la réfraction du Vrai absolu. Et la contemplation finale du Vrai dit assez la place de l'intelligence pour qu'il soit inutile de la défendre. Au plan religieux, du moins dans le christianisme, toutes les facultés humaines, toutes les vertus surnaturelles et naturelles, œuvrent simultanément. Quand Jésus dit : : « Je suis la voie, la vérité et la vie », c'est la Foi, la fidélité et l'intelligence qui sont appelées à répondre en même temps, chacune à son rang. Mais la Foi est première. Au plan religieux, la démarche de la Foi est première pour la conquête de la vérité. Au plan humain, on peut se demander jusqu'à quel point il n'en est pas de même et si, dans le domaine des contingences (même les plus élevées), la fidélité, l'esprit de fidélité n'est pas une chance insigne de découverte de la vérité. 107:49 Le problème est difficile à poser. Il faudrait savoir exactement de quoi l'on parle. S'agit-il de vérité littéraire, historique, scientifique, politique, philosophique ? Et quelle fidélité « personnelle » opposons-nous à la fidélité « à la vérité » ? Le plus simple serait de donner des exemples. Mais plus on en donnerait, plus on aurait peine à saisir l'opposition (ou la non-opposition) de l'esprit de fidélité à l'esprit de vérité. Car on apercevrait progressivement qu'en fin de compte une attitude qui semblait d'abord procéder de l'esprit de fidélité n'est que la manifestation la plus éclatante de l'esprit de vérité, et inversement. Ce qui fait qu'on arriverait à conclure que c'est une certaine déficience radicale de l'être qui constitue la même trahison à l'esprit de fidélité et à l'esprit de vérité -- la différence qu'on peut marquer entre ces deux esprits n'étant qu'un durcissement de l'apparence qu'ils revendiquent eux-mêmes ou qui les signale à l'actualité. Prenons le domaine, très vaste mais assez bien défini tout de même, du choc des idées, des actions et des événements qui engagent aujourd'hui le destin de l'homme. S'y mêlent des options religieuses, philosophiques, politiques. L'esprit de fidélité et l'esprit de vérité paraîtront souvent s'y opposer, parce que les positions prises paraîtront se référer d'abord soit à une personne (ou à un système de personnes) -- Pétain, de Gaulle, l'Église, le parti communiste etc. -- soit à des « valeurs » (énoncées comme telles ou liées à des faits) -- la paix, la justice, le droit des peuples à l'indépendance, l'objection de conscience, la torture etc. Tout un clan d'intellectuels prétendra servir le seul esprit de vérité en affirmant constamment son adhésion aux plus hautes valeurs et en dénonçant constamment les faits qui les bafouent ou les menacent. L'esprit de fidélité sera invité à sentir sa propre honte s'il hésite à faire chorus avec l'esprit de vérité. 108:49 Peut-être pardonnera-t-on à ceux dont le seul métier est d'agir ou de vivre au ras de la vie quotidienne. Mais chez ceux qui font profession de penser et d'écrire, la primauté donnée à l'esprit de fidélité en fera des traîtres à la vérité. Leur fidélité ne sera plus que trahison. Comment ne pas voir l'imposture d'une simplification aussi grossière ? Car les intellectuels qui prétendent servir la vérité obéissent d'abord, malgré qu'ils en aient, à un esprit de fidélité. S'ils choisissent telles et telles idées, tels et tels faits pour les jeter perpétuellement en pâture à l'opinion, c'est par fidélité, voire par Foi : fidélité au parti communiste, fidélité à la tradition révolutionnaire, foi en l'Homme de demain etc. Quand les communistes passent sous silence les crimes soviétiques, la répression hongroise, la tyrannie sanglante d'un Staline, qui pourrait croire à leur goût de la vérité, de la justice, de la paix ? Quand les progressistes chrétiens se pâment d'admiration devant les réalisations russes ou chinoises, comment ne pas constater qu'ils font passer leur fidélité envers les révolutionnaires avant leur fidélité envers les chrétiens et le christianisme ? Ils se moquent de la vérité, et à travers leurs sentiments pervertis rendent un bel hommage à la vertu naturelle de fidélité. A l'inverse, il est bien évident que ceux qui demeurent fidèles à des hommes, à des institutions, à des vertus où s'inscrit le patrimoine du passé, rendent hommage, consciemment ou inconsciemment, à la vérité sociale telle qu'elle s'est capitalisée dans les mœurs et les structures pour le profit de l'intelligence contemporaine et pour ses possibilités d'exercice. Consciemment ou inconsciemment... Car la fidélité peut être la vertu la plus consciente d'une intelligence passionnée de vérité. A son terme, elle signifie toujours le sacrifice. Or quel plus haut degré d'intelligence, et quel plus bel hommage à la vérité qu'une fidélité qui va jusqu'à la mort ? Toute vérité suppose la vie, toute vérité n'a de sens que vivante, et la mort acceptée en fidélité est la source de la vie consciente. 109:49 Quand Psichari se fait centurion, c'est la démarche lucide de l'intelligence qui se fait fidélité pour sauver la vérité. Et si, aujourd'hui encore, dans le conflit qui oppose, paraît-il, les « intellectuels » aux « centurions », ce sont probablement les centurions qui sont du parti de la vérité, c'est parce qu'ils sont spontanément du parti de la fidélité. Simone Weil disait qu'il n'y a plus une goutte de passé qu'il ne faut s'efforcer de sauver sur notre planète ravagée par l'appel d'un futur catastrophique. Elle pensait aux peuples primitifs. Mais son observation vaut autant ou davantage pour la civilisation occidentale. Et comment ne pas souligner qu'en l'espèce l'esprit de fidélité coïncide si étroitement avec l'esprit de vérité qu'en réalité tous ceux qui, de nos jours, se battent sur les remparts d'une Histoire en proie aux assauts furieux de la haine et de la destruction songent beaucoup moins à être fidèles à tout ce qui les a faits qu'à préserver pour leurs descendants et pour ceux là même qui les assiègent les vérités fondamentales sans lesquelles l'humanité irait au chaos, à la servitude et au désespoir ? \*\*\* Voilà des lignes bien brèves, bien hâtives et bien décousues pour montrer qu'en saluant en Massis l'homme de la fidélité, c'est aussi l'homme de la vérité que Mauriac, avec nous, salue. Aussi bien, si nous avions à écrire un hommage de Mauriac, c'est celui-là que nous écririons. Nous saluerions en lui l'homme de la fidélité. 110:49 Certes notre hommage comprendrait le nombre nécessaire de paragraphes et de parenthèses qui -- par esprit de vérité ! -- situeraient exactement le personnage. Mais l'hommage, dût-il être refusé, subsisterait. Ne serait-ce que parce que Mauriac a compris la valeur de la fidélité. A sa manière, qui me plait rarement, il en a donne mille preuves, notamment sur le terrain chrétien. Et qui pourrait en douter à l'émotion qu'il manifeste devant le mot sublime de Maurras mourant : « Pour la première fois, j'entends quelqu'un qui vient ». Ce mot, qui résume incomparablement l'esprit de vérité dans l'esprit de fidélité, rapproche Mauriac de Maurras ; et nous, nous y saisissons à quel point la démarche du Vrai est celle de la Personne. Mais c'est tout un livre qu'il faudrait écrire là-dessus. Au fait, pourquoi Massis et Mauriac ne l'écriraient-ils pas ensemble ? Louis SALLERON. 111:49 ## TÉMOIGNAGES 113:49 ### Massis ou l'honneur de servir *Lettre à Jean Madiran* par Jean OUSSET Cher ami, Laissez-moi vous féliciter d'abord pour cette idée de consacrer un numéro d'*Itinéraires* à Henri Massis. Laissez-moi vous remercier ensuite pour l'honneur que vous me faites en me demandant de participer à cet hommage. En ce début d'année le temps me manque. Et je suis désolé de ne pouvoir répondre comme je le voudrais. Je crains surtout que cette réponse bâclée détonne singulièrement dans un concert harmonieux. Je n'hésite pas cependant. Je considérerais même comme une faute grave de ne pas profiter de cette occasion pour dire ma gratitude à Henri Massis. Il est des choses qu'on est heureux de pouvoir proclamer au moins une fois. Celles que vous m'offrez de dire sont précisément de celles-là. Et d'abord... que Massis est un de nos plus grands écrivains catholiques. 114:49 J'entends bien qu'il n'est peut-être pas le plus célèbre, le plus encensé, et qu'il a peu de chances d'avoir le prix Nobel. Mais aux vraies lumières du catholicisme, mon cher ami, que valent nos encens et nos célébrités ? Le bienfait du message, l'orthodoxie de la pensée, la durée du service, la fidélité des amitiés, la dignité de la vie, le courage, la charité, une noblesse d'attitude et de caractère universellement reconnue, la persévérance admirable enfin d'une œuvre entière rigoureusement tendue « de l'homme à Dieu » ... Ces choses, vous en conviendrez, ne sont pas si fréquentes, même chez les écrivains catholiques. A ces évidences d'un commun bienfait me permettrez-vous d'ajouter l'aveu plus personnel de ce que je lui dois. A l'heure assez anarchique et turbulente, où l'adolescent que j'étais risquait fort de s'abandonner à l'élan d'idées ou de combats jugés plus dynamiques, plus modernes, plus dans le goût du jour ou le sens de l'histoire, l'œuvre d'Henri Massis prit à mes yeux une valeur d'exemple. Certes, j'entrevoyais bien la grande route du catholicisme comme seule voie du salut pour les peuples et les institutions. Mais quelque chose manquait pour me déterminer. Attitude incompréhensible. Je ne niais pas la lumière. Je doutais pourtant de sa pleine opportunité. Plus exactement, je ne croyais pas que la solution théorique et pratique puisse être là tout simplement. Quelque chose, me semblait-il, devait être trouvé qui s'ajouterait à cela et qui seul permettrait de faire passer en notre temps l'éternel message. La lecture de Massis fut des plus efficaces pour dissiper ces puérilités. A voir comment, si naturellement, si simplement, la seule vraie lumière lui permettait de juger les hommes, les événements et les choses, l'admirable actualité du catholicisme, la merveilleuse jeunesse de l'Église m'apparurent bientôt avec ce caractère de suffisante intensité qui fait que l'énergie, la volonté s'ébranlent et qu'on est dès lors impatient de passer aux actes. 115:49 Rien dans son exemple que la vertu de la voie droite... Rien de ces formules d'apostolat, si fréquemment proposées aujourd'hui, selon lesquelles pour aller plus sûrement au but la meilleure méthode consisterait à le fuir, à le taire, à l'éviter, au moins au départ. Sans doute beaucoup restait à faire et la liste serait longue de ceux qui, avant ou après Massis, méritent ma gratitude. Il en est peu cependant qui aient fait plus que lui pour me donner le sens du combat catholique exigé par notre temps. Il en est peu et peut-être il n'en est pas qui, comme lui et autant que lui, nous ait défendu contre le péril d'un certain déracinement dans ce combat qui met en cause l'existence de la civilisation chrétienne. Car si le caractère de cette civilisation est d'être universelle, il n'en est pas moins évident qu'historiquement la Providence a voulu que ses rampes de lancement et comme ses arsenaux soient très localisés géographiquement. D'où l'inquiétude de Massis et son zèle pour la « défense de l'Occident ». D'aucuns lui reprochent la formule, vous le savez. Et peut-être est-elle équivoque tant qu'on ignore l'œuvre qui l'éclaire et l'explique. Bien loin d'être une invitation à l'orgueil elle tend à rappeler à l'Occident ce qu'il fut, ce qu'il peut et doit être, sous peine de cesser d'être. Quand on voit où nous sommes tombés et où nous semblons aller, cela est fort humiliant. Humiliant, mais exaltant aussi. Car s'il est vrai que Massis pourchasse sans pitié ce qui dans nos faiblesses ou nos erreurs menace l'héritage, il est clair que cet héritage même ne peut pas ne pas être exalté par les travaux d'une pareille « défense ». Non « défense » abstraite, en effet. Mais concrète et vivante. Enracinée dans nos patries respectives. Riche des mille biens immédiatement utilisables que l'histoire a pris soin de placer comme à notre portée. 116:49 Et quelle piété, quelle délicatesse dans les jugements de Massis sur ces ressources d'un Occident qui pour le quart d'heure sont bien les ressources de la Civilisation contre la barbarie. Ah ! comme l'auteur chrétien apparaît là tout entier. Est-il un autre contemporain, dites-moi, qui ait aussi bien allié la rigueur de la pensée, la fermeté de la critique, avec l'amitié, la vénération qui, à travers cette critique même, transparaît pour la personne critiquée ? S'il est exact que le vrai, le bon chrétien, se reconnaît à ce qu'il est impitoyable pour le péché et miséricordieux pour le pécheur, quelle belle image nous en donne Massis. J'entends bien qu'il est facile de s'entendre avec tous à condition de ne rien dire sur personne. Rien de pareil en lui. Il a parlé. Il parle. Il dit fort clairement, fort nettement ce qu'il faut dire, mais sans que le tribut soit refusé d'une élémentaire reconnaissance envers celui-ci, ou détruits les liens d'une très longue sympathie pour celui-là. D'où ce cas, peut-être unique aujourd'hui, d'un homme, d'un écrivain le plus fidèle sans doute dans ses affections ; le plus constant dans sa foi, dans ses idées ; le plus clair, le plus ferme (le plus incisif même !) dans ses jugements, et qui malgré cela continue à réunir dans son amitié maints personnages très divers, parfois même ennemis. Qu'on ne dise pas qu'il a fui la mêlée ; et que c'est à ce prix qu'il a pu éviter les déchirures qui s'y récoltent habituellement. La réponse est que tout en étant dans la mêlée, il a su dominer celle-ci, par toutes les vertus de son intelligence et de son cœur de chrétien. 117:49 Un très grand exemple, donc ! Et que nous ferons bien de ne jamais perdre de vue : Massis, ou « l'honneur de servir ». Voilà, mon cher ami, ce que je vous remercie de m'avoir permis de dire. Pardonnez-en la trop rapide rédaction. Encore ces lignes vous parviendront-elle avec quelque retard. Croyez-moi toujours très amicalement vôtre. Jean OUSSET. 118:49 ### Qu'il est émouvant, ce Massis... par Henri CLOUARD QU'IL EST ÉMOUVANT, ce Massis, avec son masque de moine émacié que Robert Kemp disait « séché par un feu intérieur » et éclaire par des « yeux d'encre » où l'encre « s'illumine comme par des flammes jaillissantes de l'intérieur du crâne ». Émouvant, il ne l'est pas moins par sa passion des idées et ses déchirements intimes. Car s'il est doctrinaire, s'il a la persuasion de posséder la vérité, il l'a trouvée au bout d'une chaîne de difficultés. Pourquoi Henri Massis est-il passé par Bergson, par Blondel, pour assez vite les quitter non sans douleur ? A cause de leur évolutionnisme. Voilà un garçon qui vit dans l'horreur du relatif, il réclame l'absolu ; un absolu lui apparaît, le catholicisme et ses dogmes : il a son affaire. De l'absence, du vide, du besoin intérieur, il tire l'Être, il tire Dieu. Cela comble toutes les lacunes de l'existence. Une phrase de Massis m'a frappé : « Tout me prouvait Dieu, il me restait à le rencontrer, il s'agissait maintenant des exigences du cœur ». Comment ! Massis a donc un cœur ? Mais oui, et qui bat aussi fort que bien placé. Seulement il n'en laisse rien paraître. On veut croire que Dieu l'a satisfait, ce cœur qui a tellement l'air sacrifié à l'intelligence, aux certitudes doctrinales. 119:49 Si la carrière de Massis dessine une courbe de progrès intellectuel, c'est sous l'impulsion de convictions de plus en plus nettes, de l'attachement de plus en plus étroit à un système. Sans doute pour cette raison, son contemporain François Mauriac, autre croyant mais de nature opposée, le voit toujours « immobile à la même place du champ de bataille maintenant désert ». Champ de bataille maintenant désert... Rigoureusement exact quant à la philosophie politique, quant à l'idéologie Occident-Orient, presque exact aussi quant aux conceptions religieuses. Aujourd'hui bouleversées dans le monde, ne tendent-elles pas, comme toute la pensée moderne, à abandonner l'Être au profit du Devenir ? Le témoignage le plus poignant en est fourni par ce Père Teilhard de Chardin que Massis contredit habilement dans *Visages des idées.* En désaccord à peu près constant avec la pensée d'Henri Massis, je l'admire et je l'aime. Tous ses livres ont le sombre privilège de voler au secours de l'Homme menacé, et sa personne restera jusqu'au bout active et ardente. C'est pourquoi le vrai livre de sa vie, ce sera le volume de Mémoires dont il a déjà publié d'importants fragments sous les titres *d'Évocations, l'Honneur de servir.* Ils apporteront sur la France contemporaine un témoignage partiel, mais pathétique et parfaitement noble. Henri CLOUARD. 120:49 ### Massis, serviteur et maître par Antoine EGRET ON A JUSTEMENT LOUÉ MASSIS d'être un maître. Il faut justement encore le louer d'être un serviteur. Il a su voir ce qui lui manquait, à lui et à toute cette jeunesse d'avant quatorze qui devait se partager en vainqueurs et victimes, en survivants. Il fut des survivants victorieux. Il a su choisir ses maîtres et leur rester fidèle. Ce qui fait à la fois sa force et son bonheur. Et ce qui lui vaut l'hommage dû aux serviteurs de la lumière. Il y avait aux premières années du siècle de vieilles idoles brillantes et fragiles. Il fallut s'en détourner et chercher autre chose. Péguy regardait la terre et la frappait du pied comme pour en faire surgir les vieilles forces des vieux ancêtres. Péguy regardait le ciel et ne se contentait pas de sourire de travers. Alors les jeunes gens allaient chercher les livres des bibliothèques. Ils ouvraient les œuvres de saint Thomas d'Aquin et voilà qu'ils y trouvaient les réponses à leurs questions. Des réponses faites depuis des siècles à la curiosité des hommes et surtout à leur anxiété, à leur désir de savoir et de comprendre. « Seigneur, faites que je voie » disait déjà l'aveugle de l'Évangile. Les jeunes gens d'hier ont su trouver des maîtres qui leur ont montré la bonne voie, qui leur ont appris les règles du bon sens. Il s'agit de voir clair, de savoir distinguer le réel du mirage, de ne pas prendre le mirage pour la réalité, de ne pas se perdre dans les brumes ni s'enliser dans les marécages et surtout de ne pas se fabriquer des cas de conscience artificiels pour le plaisir de faire des actes de contrition. 121:49 Il y a des hommes qui peuvent acquérir un certain prestige mais ce sont des prestidigitateurs plus que des chefs et bien vite arrive le temps de la désillusion. Alors les jeunes se demandent qui suivre. Hier, avant-hier, aujourd'hui, la grande erreur est d'adopter des théories au lieu de suivre des traditions. Les traditions ont pour elles d'avoir été vérifiées par l'expérience. Si l'on fait ainsi et non autrement ; si depuis longtemps ou depuis toujours on a toujours fait ainsi et non autrement, c'est qu'il y a de bonnes et solides raisons de faire ainsi et non autrement. Les progressistes vous répondent qu'il y a des changements et qu'il en faut tenir compte. Mais si l'on va plus vite que jadis de Paris à Orléans, il y a toujours la même distance de l'une à l'autre ville. Il y a de l'une à l'autre la même route que du temps des diligences et les mêmes fossés au bord de la route où l'on peut tomber. C'est dans le sens de la tradition que doivent s'opérer les changements. Ainsi l'on bâtira au lieu de démolir. Au lieu de détruire, on restaurera. Les mensonges et les illusions nous ont fait bien du mal. Il ne faut pas accepter le mal mais réagir et guérir. Une révolution, comme l'enfer, est pavée de bonnes intentions. Mais les résultats sont à la fois sanglants et ridicules. Jadis les hommes de la Révolution avaient imaginé une constitution qu'ils imaginaient semblable à la république romaine. Ces pauvres latinistes avaient fait un mauvais thème latin tout semé de barbarismes. C'était le temps où le bon et paisible Jean Durand se faisait appeler le citoyen Brutus. Or Brutus en latin veut dire le stupide, On traduirait familièrement par l'andouille. Le bon et paisible Jean Durand aurait mieux fait de continuer à porter le nom de son père. 122:49 La Révolution fut une grande expérience. Elle commença le Quatorze Juillet et finit le Dix-huit Juin (on précise : 1815). Elle commença par la Déclaration des Droits de l'Homme et finit par le mot de Waterloo, par la constatation désabusée qu'il n'y a plus qu'à mourir si l'on ne veut pas se rendre. L'expérience a valeur d'enseignement. Chaque fois qu'on la recommence le résultat est le même. Alors pourquoi la recommencer ? Mais il y a des gens qui mettent leur point d'honneur à ne pas tenir compte de l'expérience. Au point de vue politique nous avons en France une expérience positive de huit siècles et une expérience négative de 170 ans, venant confirmer la première. Mais en ce qui concerne les âmes nous avons l'admirable expérience de vingt siècles chrétiens. Voilà qui forme la solide chaîne d'or de la tradition chrétienne. La tradition chrétienne ce n'est pas le Dix-Neuvième siècle ; la tradition chrétienne c'est un ensemble de dix-neuf siècles auxquels s'ajoute notre vingtième. Il est inutile de recommencer, de continuer des expériences dangereuses et coûteuses. Le monde n'est pas un laboratoire et les hommes ne sont pas des cobayes, sujets et victimes de théories inapplicables. Le premier respect de la dignité humaine consiste à ne pas transformer l'homme en animal d'expériences. Le plus grand danger que puisse courir l'homme est d'être livré à des théoriciens à qui l'on donne toute puissance matérielle. Tenir compte de l'homme, tenir compte des choses, tenir compte de la nature des choses. Telle est la base dont il faut partir. Et de là on peut s'élever très haut. C'est ce que Charles Maurras apprit à Henri Massis, à l'instant décisif de la vie, au moment où le « jeune Massis » cherchait la lumière. Maurras ne lui montra pas la lumière, mais la route de la lumière, mais le point de l'horizon où la lueur de la raison annonce le jaillissement du grand soleil. Et le « jeune Massis » devint le « fidèle Massis ». 123:49 Il est passionnant de suivre l'histoire de la conversion de Massis dans son admirable dernier livre *De l'homme à Dieu.* Il serait passionnant de suivre l'histoire d'une autre âme, celle de Charles Maurras. Déjà le Chanoine Cormier nous a conté sa vie intérieure. Il y a de secrètes merveilles que l'on ne connaît pas, que l'on soupçonne à peine. Il y a aussi ce que l'on a pu voir, les paroles du souvenir et le témoignage des écrits. Les écrits restent, les témoins peuvent parler. Massis a écrit sur l'âme de Maurras de bien belles pages qui nous en font désirer d'autres. Charles Maurras, l'homme que Dieu a placé au sommet de la raison humaine, a cherché Dieu en toute loyauté, en toute bonne foi, pendant plus d'un demi-siècle. Il a vécu dans des milieux où les traditions chrétiennes étaient réservées plus fidèlement qu'ailleurs. Il a senti passer le grand souffle de la grâce. Il a respiré le parfum « du buisson mystique aux rosiers toujours en fleurs ». Et cependant ce n'est qu'aux dernières heures qu'il a entendu « quelqu'un venir ». Ce qui prouve que la Foi est un don de Dieu puisque le génie de Maurras n'a pas pu la trouver. Dans la vie spirituelle de Charles Maurras il n'y a pas eu conversion, changement de route à proprement parler. Mais, après une crise de jeunesse, après l'épreuve physique et morale de la surdité, il y a eu lente et continue montée vers Dieu. Maurras a été plongé dans la grâce avant que la grâce pénètre en lui. Il s'est baigné dans l'océan de la grâce, avant d'y boire une seule gorgée. Il a connu de belles âmes, de grandes âmes, de saintes âmes. Il en a reconnu, admiré la beauté, la grandeur, la sainteté. Mais, longtemps, il s'est arrêté à l'acte d'admiration. 124:49 Le Chanoine Cormier a montré comment agissait en lui le caractère ineffable du baptême. Maurras resta toute sa vie un baptisé. S'il perdit la foi, il conserva l'espérance qui transparaissait dans son œuvre. Son œuvre est un acte d'espérance. Il attend « la divine surprise » qui permettra tous les redressements. Et cette espérance permet l'effort, impose l'effort. L'espérance et la foi du chrétien lui commandent le devoir d'état. Même si le résultat du devoir, de l'effort ne doit pas être immédiat. Je ne mène vers mon tombeau Regret, désir ni même envie Mais j'y renverse le flambeau D'une espérance inassouvie. Ainsi le bon sens, une vue claire de la réalité des choses, prépare l'âme à la foi qui est une réalité, qui est même la Réalité. Ainsi la confiance en la raison lorsqu'elle est raisonnable, en la raison droite et bien informée, mène à l'Espérance. Ainsi l'effort consenti et continué malgré tout, dans l'enthousiasme, mène à l'Amour. Parce que l'enthousiasme c'est quelque chose de divin, une force divine qui soutient l'effort humain. Le mot, l'origine du mot l'indique. L'homme, qu'il le sache ou non, lorsqu'il fait quelque chose de grand fait quelque chose dans le sens de la volonté divine. Mais si l'on agit selon les fièvres, les agitations d'une mégalomanie qui place le Moi au centre du monde ou d'un idéalisme qui se perd dans de vagues théories, de brumeuses imaginations, alors après un succès momentané de destruction, l'échec répété des constructions nouvelles amène le découragement. On s'abandonne et on abandonne. Tout cela parce que l'on a voulu caresser à rebrousse poils les chiens enragés. Alors on se fait mordre ; alors on attrape la rage. Alors on meurt enragé. C'est ce qui arrive à tous les progressistes et modernistes. 125:49 Massis nous mène très loin de ces funestes parages. Son œuvre est haute, solide, claire. La théologie et sa servante la sagesse lui donnent une belle lumière. Il y a dans ses livres un immense reflet de grandeur. En les lisant, on revient par la tradition à l'enthousiasme. Non plus seulement l'enthousiasme antique, mais l'enthousiasme chrétien qui se livre non pas à un dieu, mais au vrai Dieu, au Christ, à sa lumière, à sa grâce. Un des soldats vainqueurs de la guerre victorieuse écrivait un jour l'appel angoissé : « Ah rendez-vous l'enthousiasme... » Combien pourraient le crier aujourd'hui. Mais pour retrouver l'enthousiasme il faut quitter les mauvais conducteurs et revenir aux maîtres. Il faut refaire le chemin de Massis et suivre son exemple. Parce que si son œuvre est un enseignement, sa vie est un exemple. On le louera surtout d'avoir su rester fidèle. Notre liturgie emploie souvent l'expression *immobiles in fide.* Immobiles dans la foi, in ébranlés dans la foi. Les progressistes n'aiment pas l'immobilité. Il faut qu'ils changent. Ils prennent l'agitation pour l'action, le changement pour le progrès. Il est beau d'aller à Dieu, de monter vers Dieu si l'on s'est éloigné de lui. Mais il est beau de rester fidèle. Fidèle à Dieu, fidèle à l'Église dans la fierté d'être chrétien. Le Christ est Roi, donc tout serviteur du Christ, tout chrétien est un grand seigneur. Si l'on sert Dieu avec fidélité, en seigneur, en homme libre, on restera fidèle à ses maîtres, défendant leur souvenir et conservant leur doctrine, continuant leur œuvre et portant au-delà de leur tombeau, le flambeau de leur espérance inassouvie. Antoine EGRET. 126:49 ### Henri Massis et l'Allemagne par Henry BORDEAUX JE L'AI CONNU et encouragé depuis ses débuts dans les lettres et je m'honore d'avoir contribué à son entrée parmi les Quarante. Mais, pendant la malencontreuse épuration qui suivit la délivrance de la France, il fut accusé de collaboration avec la direction de la *Revue Universelle* qu'il aurait entraînée en faveur de l'Allemagne. Henri Massis qui avait fait les deux guerres, qui a été blessé dans l'une et couvert de citations, qui dans l'autre faisait partie de l'État-Major du général Huntzinger, dont le principal titre de renommée littéraire a été *La défense de l'Occident* contre le germanisme et contre l'Asie. Je n'eus pas de peine à réfuter ces diffamations et à prouver par ses sommaires que la *Revue Universelle* à qui j'ai donné ma collaboration avait toujours agi dans le sens français, car elle avait été inquiétée par les Allemands pour sa ligne très française, mais d'une correction à laquelle ils ne trouvaient rien à reprendre. Henri Massis m'écrivit le 24 février 1946 cette lettre : « Mon cher Maître et ami, Excusez-moi d'avoir tant tardé à vous remercier du magnifique témoignage que vous avez bien voulu faire tenir à mon avocat Me René-Jean. Vous y évoquez, en maître et en grand aîné attentif, ce qu'a été l'action de toute ma vie, ce qui en fait l'unité, un antigermanisme irréductible. 127:49 Émanant d'un Français de votre espèce, ce témoignage devrait suffire à faire justice d'une accusation abominable et inouïe ! Pour moi, il me suffit et quoi qu'il m'arrive dans la suite, j'y trouverai toujours ce qui m'importe par-dessus tout et qui concerne l'honneur de ma pensée et de mon action d'écrivain. En me voyant, sous votre plume, retracer le cours, j'éprouve une certaine mélancolie de me trouver ainsi privé de tous les moyens de servir encore, tandis que notre pays est à la veille de tant d'épreuves -- d'épreuves que nous avions prévues. Qu'adviendra-t-il de moi ? Je l'ignore et j'attends. Nul ne saurait mettre en doute mes sentiments anti-allemands. Mais est-ce de l'Allemagne qu'il s'agit désormais et qui donc se soucie encore de cette Allemagne qui pourtant n'a pas fini d'exister et qui nous réserve de tragiques surprises ! Quand on songe que lorsque vous avez, l'autre jour, élu Robert d'Harcourt à l'Académie, des journaux de la Résistance ont écrit : « Qui est-ce et qu'a-t-il fait ? » La lutte contre le germanisme et le nazisme, des avertissements lucides prodigués en maints ouvrages, deux fils à Buchenwald et les persécutions de la Gestapo durant quatre années, voilà les titres que la Résistance ignore et qui ne semblent plus guère compter aujourd'hui. Ce n'est là qu'un détail sans doute, mais combien significatif de l'état d'esprit et de l'ignorance d'une génération pour qui la France et l'histoire commencent en 1945 ! Merci du fond du Cœur, mon cher Maître et ami, et croyez-moi bien fidèlement et respectueusement vôtre. » Cette lettre répondait à un mémoire que j'avais envoyé à M^e^ René-Jean son avocat et dont je cite le commencement, car il est très long dans l'exposé des idées et des écrits et avait satisfait mon indignation par ses dimensions mêmes. **Henri Massis\ et la collaboration** Henri Massis ne fut jamais « collaborationniste ». Il faudrait pour l'en accuser supprimer tout ce qu'il a pensé, écrit, enseigné au cours de sa vie. 128:49 Son antigermanisme foncier n'est pas seulement une opinion politique, mais une idée d'essence, philosophique, dogmatique, religieuse. Toutes les positions d'Henri Massis à l'endroit du germanisme sont d'ordre spirituel, et, pour en changer, il lui eût fallu changer toute sa conception de la vie et de l'homme. Tous ses livres du premier au dernier en témoignent. De *l'Esprit de la Nouvelle Sorbonne* où Henri Massis dénonçait, en 1910, les tendances germanisantes de notre haut enseignement universitaire d'alors, à *Défense de l'Occident* (1926) où le germanique est désigné comme une des forces qui ont toujours surgi de l'Est pour dissoudre nos institutions et nos mœurs ; -- de l'enquête sur les *Jeunes gens d'aujourd'hui* (1912), consacrée au réveil patriotique d'une jeunesse française qui prévoyait la guerre et moralement s'y préparait, à *l'Honneur de Servir* (1937) où Massis rassemblait en bâte, dans l'appréhension d'un nouveau conflit avec l'Allemagne, la plupart de ses écrits sur les Allemands ; -- du *Sacrifice* (1916) où les impressions de guerre du combattant qu'il était alors se mêlaient aux batailles de l'esprit livrées contre la pensée allemande, à *Chefs* (1939) où il soutenait que l'Allemagne hitlérienne ne saurait participer à la défense de l'Occident, en ce que sa doctrine détruit notre notion de la personne humaine, jusqu'à constituer proprement une hérésie politique et religieuse, Henri Massis n'a jamais cessé d'être à l'avant-garde de l'antigermanisme en France. *Il est un des écrivains français qui ont le plus continûment montré à des générations successives quel est le danger allemand --* et cela pour les en garder, dans l'ordre spirituel comme dans l'ordre politique. En 1939, alors qu'il était aux armées, Massis n'eut qu'à réunir des pages de tous ses livres pour en composer *la Guerre de Trente Ans,* ouvrage qui eut l'honneur d'être violemment attaqué par le professeur Grimm, avant d'être mis sur la liste des *Livres français interdits et saisis par les autorités d'occupation* en juillet 1940, dès leur arrivée à Paris. Ses autres ouvrages, et notamment *Défense de l'Occident ; l'Honneur de Servir, Chefs,* furent retirés, par ordre des Allemands, du catalogue de l'éditeur Plon-Nourrit qui dut en suspendre la mise en vente. *Pratiquement, depuis l'armistice, toute l'œuvre d'Henri Massis a été mise à l'index par les Allemands ;* et c'est en zone non occupée qu'il décida de faire paraître ses deux derniers livres : *Les idées restent* (1941), *Découverte de la Russie* (1944). 129:49 Dans un autre ordre d'idées, notons qu'en juin 1940, le général Huntziger, qui avait à son État-Major le capitaine Henri Massis, dut renoncer à l'emmener avec lui à Wiesbaden comme membre de la délégation française, parce qu'il eut été personnellement récusé par les Allemands. Par la suite, aucun poste ni politique ni diplomatique ne fut tenu ni sollicité par Henri Massis. Sa position antigermaniste était trop notoirement et trop bien établie pour qu'il ne fût pas à juste raison considéré comme indésirable par les Allemands. Cette position, Massis l'avait d'ailleurs justifiée pendant les hostilités, en publiant à l'Armée *Les Documents du Combattant,* où il cherchait à faire comprendre aux soldats le sens de cette guerre, en leur expliquant l'Allemagne hitlérienne et l'Allemagne de toujours, en leur montrant la nécessité de la vaincre d'abord, de briser son unité ensuite si l'on voulait assurer la paix de l'Europe et du Monde... » Henri Massis a rendu la justice, même partisane, ridicule par son arrestation. Il n'eut pas besoin d'un non-lieu et il fut libéré avec tous les honneurs de la guerre. Henry BORDEAUX, de l'Académie française. 130:49 ### A notre époque de doute... par le Général WEYGAND A NOTRE ÉPOQUE DE DOUTE, de négation, alors que dans le désarroi des esprits, dans l'angoisse des cœurs, l'opinion, déçue des solutions toujours remises, des difficultés sans cesse renaissantes, s'interroge anxieuse d'être éclairée ; alors que tant d'êtres humains se laissent aller, par lassitude, à cet abandon de soi que la faiblesse a nommée l'irrésistible « courant de l'histoire », que ne doit-on pas aux hommes qui demeurent toute leur vie fidèle à un haut idéal, fidèles à ce qui vaut, à ce qui dure -- pour lesquels le destin de l'homme, l'avenir de la Patrie comptent en premier lieu -- qui, toujours sur la brèche, proclament sans crainte leurs convictions et les défendent avec courage -- à ceux que l'on aime à relire ou à entendre parce que l'on y reprend force et volonté d'action. Lorsque l'on a l'heureuse fortune de jouir de l'amitié de l'un de ces hommes, du privilège de lui parler à cœur ouvert, de lui soumettre un cas de conscience, de recueillir directement son avis, c'est un bienfait dont on ne saurait lui être trop reconnaissant. C'est en pensant à Henri Massis que ces quelques lignes sont venues sous ma plume. Général WEYGAND. de l'Académie française. 131:49 ### Ce qui m'a toujours plu chez Henri Massis... par le Maréchal JUIN CE QUI M'A TOUJOURS PLU chez Henri Massis, c'est la vénération qu'il a su garder pour les maîtres nombreux qui furent les siens avant sa maturité et qui eurent une influence heureuse tant sur sa formation intellectuelle que sur le développement de sa sensibilité. Ils eussent été ceux que j'aurais choisis au temps de ma formation secondaire si leur rayonnement avait pu parvenir jusqu'à l'humble adolescent que j'étais alors, rêvant sur les bancs d'un collège lointain d'outre-mer. Henri Massis, mon aîné de près de trois ans, avait eu le bonheur de les rencontrer bien avant moi et, déjà versé dans les études littéraires, de se nourrir abondamment de leur sève. Je ne devais moi-même les découvrir qu'une fois arrivé à Paris comme élève à l'École spéciale militaire de Saint-Cyr en 1910, et le premier qui s'offrit à moi, pour étancher l'ardente soif de littérature contemporaine que j'éprouvais depuis que j'étais parvenu à l'âge d'homme, fut Maurice Barrès. Je n'avais jusque là recueilli que des bribes de son œuvre au hasard de rencontres fortuites qui m'avaient consolé de la sécheresse de l'enseignement qu'on m'avait dispensé. Je le dévorai cette fois avidement et il me souvient que son « culte du moi » et en particulier « Le Jardin de Bérénice » me furent une précieuse révélation par l'effort où je voyais l'auteur se débattre, en faisant sans cesse appel au sentiment, pour se dégager du relativisme où l'avaient installé Renan et Taine. 132:49 Par lui, j'accédai à Bergson, c'est-à-dire à une connaissance fondée sur l'intuition profonde sollicitée par l'esprit d'un point de vue toujours émotif et personnel. Et puis, c'était le moment où Barrès venait de lancer son roman de l'énergie nationale, un levier fait d'idées puissantes inspirées des craintes que la jeunesse d'alors pouvait avoir sur le destin d'une patrie s'identifiant avec la terre de ses morts. C'était déjà le réveil d'un patriotisme latent qu'on s'était efforcé vainement de dénaturer au fur et à mesure que s'estompaient dans le lointain les amers souvenirs du désastre de 1870. Ce fut aussi le signal d'une véritable croisade entreprise par des jeunes, dont Henri Massis, qui eut l'idée de publier dans « L'Opinion » en collaboration avec Alfred de Tarde, sous le pseudonyme d'Agathon, deux enquêtes qui firent grand bruit : l'une sur l'esprit de la nouvelle Sorbonne, parue en 1911, et la seconde sur les jeunes gens d'aujourd'hui, parue en 1913. Elles déchaînèrent une violente polémique. Leurs auteurs se virent reprocher un certain héroïsme verbal, plus injurieusement traiter de suppôts de la réaction, et accuser d'anti-intellectualisme, voire de bellicisme, alors qu'ils n'avaient prêché qu'au retour au patriotisme, à l'action... et au courage. La violence de cette polémique dénonçait le mal déjà fait par une coterie de soi-disant pacifistes dans une France reposant dans la prospérité matérielle, où parler de la guerre provoquait un scandale, alors que la plus abominable des guerres pointait déjà à l'horizon. Aussi convenait-il qu'un coup de barre fût donné pour ramener cette jeunesse, qui témoignait d'un désir avide de sentir, d'agir, et de jouir aussi dans l'exaltation de tous ses sens, au juste sentiment du devoir et du sacrifice qui la guettait. 133:49 Massis y gagna la notoriété qu'il devait d'ailleurs mériter en allant, ensuite, comme tant d'autres, se battre en première ligne. Trois hommes, dans les heures de doute, s'étaient trouvés sur son chemin : -- Maritain, qui avait raffermi la foi de dilettante de Massis au contact de son âme touchée, elle, par la grâce, -- Péguy, qui venait du dreyfusisme et s'en était fait l'apôtre en homme juste qu'il était, tout en rêvant de doter la France d'une mystique, et enfin Ernest Psichari, ce petit-fils de Renan et chrétien de « L'Appel des Armes », qui, délibérément avait pris le parti de ses pères contre son père. Le sacrifice de ces deux derniers, l'un tué à la Marne, à Villeroy, et l'autre dans les Hautes Fagnes de Belgique au moment de la bataille des frontières, apparut à Massis comme exemplaire. Sous-lieutenant de chasseurs à pied, blessé et cité en 1915 dans les affaires de Notre-Dame de Lorette en Artois, il avait été, à sa guérison, affecté à la Mission Navale en Grèce, puis pour finir, au service des renseignements au Moyen Orient où il avait pu compléter ses impressions de guerre qu'il devait utiliser dans un manifeste paru en 1919 « pour un parti de l'intelligence ». Le résultat en fut la fondation avec Jacques Bainville de la Revue Universelle où il commença de publier ses essais. Il sembla dès lors en meilleure communication avec Charles Maurras qu'au temps où il échangeait avec lui d'acerbes correspondances sur le fond de ses premières enquêtes. Il avait en effet pénétré cette vérité profonde qui éclaire tous les textes maurrassiens, « qu'il suffit d'un rien pour détruire. Il faut des années d'effort, de labeur, de patience pour créer. La croissance des sociétés est plus lente que celle de l'embryon, du nourrisson et de l'enfant ; leur chute est relativement plus rapide encore que celle de l'être vivant que supprime une balle ou un coup de couteau. Il eut de plus en plus « le sentiment des traditions qui ont formé la France et l'Europe », étayé dans ses jugements par l'historien politique, Jacques Bainville, une des intelligences de notre siècle les plus lucides et les plus sûres. 134:49 Massis devait à son contact découvrir ce qui allait devenir sa véritable veine, l'objet essentiel de ses méditations et de ses analyses. Les bouleversements entraînés par la première guerre mondiale allaient du reste l'inspirer. En 1927, il publia chez Plon la « Défense de l'Occident » devant l'avènement du bolchevisme en Russie et de cette idéologie proprement subversive dont il y avait lieu de craindre qu'elle ne se déversât un jour de l'Asie sur l'Occident. L'ouvrage était déjà prophétique encore que vu uniquement sous l'angle de la défense de la civilisation occidentale et de sa culture traditionnelle. Mais au sortir de la deuxième guerre mondiale, où il avait repris, lui aussi, sa place de combattant, et qui devait plonger notre pays dans des temps désespérés, il se pencha avec une vive anxiété sur le destin de l'Europe après avoir constaté que si l'Amérique avait gagné la guerre, elle avait perdu la paix puisque l'état de guerre régnait encore sur le monde. Il publia en 1956 « l'Occident et son Destin », et enfin en 1958 « L'Enlèvement d'Europe », une étude approfondie précédée d'un texte de moi-même sur la liberté et la sécurité de cette Europe. Cette étude de Massis, appuyée sur les meilleures références, témoignait d'une surprenante divination. Confrontant les deux grandes puissances qui posent aujourd'hui leur candidature à la domination mondiale, l'Amérique et la Russie, il s'attacha à faire ressortir la gravité de la situation historique où nous sommes aujourd'hui placés, ainsi que le caractère des tactiques de guerre froide observées dans chaque camp et qui sont manifestement, abstraction faite des armements respectifs, tout a l'avantage des Moscovites. Aussi les conséquences s'inscrivent-elles déjà dans les faits : abandon de l'Asie par le monde libre et celui, amorcé aujourd'hui, de la Méditerranée et de l'Afrique, pour permettre au bloc de l'Est de tourner par le sud les défenses établies en Europe par l'organisation atlantique de l'O.T.A.N. 135:49 Il y a là de quoi frémir, car demain l'Amérique du Sud sera, elle aussi, menacée au plus près, ce qui donne à penser que cette progression continue finira inévitablement par conduire à la guerre. Mais que deviendra notre petite Europe séparée de sa mouvance africaine et asiatique entre les deux masses antagonistes armées d'armes apocalyptiques ? Une proie facile sans doute. C'est pourquoi il faut relire et méditer Henri Massis, dont la vie si unie et si pleine a été couronnée par sa récente élection à l'Académie Française. Mais qui s'avise aujourd'hui, dans la paix traversée d'inquiétude où nous sommes entrés, de consulter les vrais oracles ? Paris, 12 novembre 1960. A. JUIN. de l'Académie française. 137:49 ### DU PAPE *Un texte inédit d'Henri Massis* 139:49 L'HISTOIRE de la Papauté, pour un croyant, est tout simplement l'histoire de la Vérité, mais une Vérité en œuvre dans la trame même des siècles, sans cesse affrontée aux heurts des passions et des intérêts -- l'histoire de l'Unité, mais au sein du déchirement des cœurs et des États -- l'histoire de l'Amour mais suppliant et souvent incompris et humilié, puissant et magnifique comme le vicaire du Roi des rois, seul et haï comme Jésus sur sa croix, à la fois infaillible parce qu'il est le dépositaire des promesses ineffables, et parfois coupable des plus grandes fautes, et jusqu'à des crimes, parce qu'il n'est que le premier des pécheurs qui forment la Maison terrestre de Dieu, mortel mais défiant les âges dans sa fonction, qui, elle, ne passe pas, le Souverain Pontife incarne au plus haut point la contradiction nécessaire qui est celle de tout chrétien dans ce monde. Participant tout ensemble, à tout instant, de l'éternité et du temps, verbe du Verbe et témoin de l'humanité errante, le Pape manifeste dans la gloire et la misère une qualité unique de l'Église -- la PERSONNALITÉ. 140:49 Que si le christianisme n'était qu'un système philosophique parmi d'autres, ou une « sagesse », comme les religions d'Orient, la fonction pontificale perdrait tout son sens -- et elle le perd aux yeux de ceux qui réduisent au livre et à la lettre la présence continue du Verbe parmi nous. Mais l'Église est tout autre chose : elle est « l'Assemblée des Enfants de Dieu, l'armée du Dieu vivant, son Royaume, son Trône, son Sanctuaire, sa Cité » ([^26]) -- une cité organisée et toujours en marche, qui au cours de son long pèlerinage à travers les siècles, s'en va vers un but déjà fixé, promis avec certitude par Celui qui est le Commencement et la Fin, car l'Église c'est « Jésus-Christ mais Jésus-Christ répandu et communiqué ». A ce grand corps en mouvement, en développement incessant, il faut une tête et un Chef, et il n'en faut qu'un seul. « Dieu voulant maintenir l'unité inviolable du tout, dit Bossuet, il a donné un père commun, il a proposé un pasteur à tout le troupeau afin que la Sainte Église fût une fontaine scellée d'une parfaite unité et qu'y ayant un Chef établi l'esprit de division n'y entrât jamais. » Un collège de cardinaux ou des conciles suffiraient peut-être à maintenir l'autorité et à la garder pure, mais la mission particulière de l'Église exige encore plus. 141:49 « Qu'ils soient un comme Nous sommes Un » ([^27]) demandait le Christ à Son Père dans la Prière sacerdotale de la dernière Cène, et cette unité, cette récapitulation de l'humanité tout entière, non d'abord dans une idée, dans une doctrine commune, mais dans une Personne vivante, celle du Christ, voici que l'Église en donne la figure et la réalité commencée dans l'UNICITÉ du pouvoir pontifical. Si la geste épique des grands papes fait passer dans l'âme quelque chose de plus que le simple frisson de la réalité historique, disait le Père Clérissac, c'est qu'à travers elle respire l'Église divine ([^28]). Aussi bien y a-t-il une relation rigoureuse entre l'extension de l'Église, sa conquête des âmes jusqu'aux limites de la terre, et l'affirmation de plus en plus nette de la prééminence de la Papauté. C'est dans la mesure où elle répond mieux à sa vocation vraiment *catholique,* dans la mesure où elle se fait mieux universelle, que l'Église, en explicitant le rôle du Souverain Pontife, comme l'a fait, par exemple, le Concile du Vatican, resserre et rehausse son unité essentielle dont la catholicité n'est en somme que la face resplendissante, ajoutant ainsi à l'unité quelque chose de fécond et de glorieux, la catholicité devient, en effet, pour l'Église, « la marque la plus insigne de son institution divine et de son identité avec le Christ ». 142:49 Reconnaissons ici encore un trait qui n'appartient qu'au christianisme : tandis que les autres religions (qu'on songe aux multiples métamorphoses du Bouddhisme en Asie Orientale) ne se sont étendues qu'en s'éparpillant, en épousant, à la suite de quels compromis avec les croyances et les cultes autochtones, la bigarrure des pays où elles se sont implantées, l'Église, elle, atteint à l'universalité véritable et elle n'y atteint que sur le plan d'une unité toujours plus haute. Elle élargit son âme en l'épurant. L'exaltation progressive du pouvoir pontifical s'inscrit dans ce mystère suprême de l'Unité de l'Église, qui prend son origine dans le Christ Lui-même, lorsqu'Il sépare ses disciples du reste de l'humanité, puis les Apôtres du reste des disciples, puis Pierre du reste des Apôtres, chacune de ces séparations correspondant à une étape nouvelle de la manifestation terrestre de la Vérité. Loin d'être un scandale, une occasion de doute, l'effacement relatif de la Papauté, au cours des premiers siècles de l'Église, apparaît dans l'ordre juste de l'économie divine en développement dans le temps : le Pape est « la voix sensible de l'Église », et comme la voix d'un être humain prend plus de force et d'accent personnel à mesure qu'il approche de son âge mûr, la voix du Pape résonne plus haute, plus souveraine, à mesure que l'Église réalise la plénitude de sa vocation. 143:49 L'autorité pontificale grandit, mais aussi le domaine où s'exerce cette autorité. Jusqu'au XIX^e^ siècle, on l'a justement noté ([^29]), le Magistère romain ne se prononce guère que sur des matières d'ordre proprement dogmatique. Si le Pape intervient dans les affaires politiques du monde, c'est le plus souvent en tant que souverain temporel. Hors de circonstances exceptionnelles, il laisse aux théologiens le soin de porter l'enseignement de l'Église dans les grands débats de la cité et de la civilisation. Depuis 1850, au contraire, encycliques sociales, politiques, intellectuelles, se succèdent, plus nombreuses et plus précises avec chaque pontificat ; et comme Pie XII le rappelait, en 1950, dans l'Encyclique *Humani generis :* « L'on ne doit pas croire que ce qui est proposé dans les Encycliques ne réclame pas de soi l'assentiment, sous prétexte que les Pontifes n'y exerceraient pas le pouvoir suprême de leur Magistère... Le plus souvent d'ailleurs, ce qu'exposent et enseignent les Encycliques appartient déjà, à un autre titre, à la doctrine catholique. » Dans la grande angoisse de l'époque moderne, le Pape a pris la barre, personnellement, et tout se passe comme si allait renaître, épuré et transfiguré, le grand rêve « théocratique » des Grégoire et des Innocent qui voulurent pour Rome la souveraineté du monde. 144:49 Mais il ne s'agit plus aujourd'hui de lutter avec les empires sur leur propre terrain. Dans le moment même où elle reconnaît plus exactement, par rapport à la politique ou à la science, son ordre distinct et supérieur, la Papauté, avec une insistance accrue, jette une lumière incomparable sur les liens étroits et indissociables qui, tant dans les principes fondamentaux que dans les décisions particulières, joignent l'ordre de la nature et l'ordre de la grâce. Elle ne cherche plus à imposer sa tutelle nominale aux États ni à discuter les découvertes des savants, mais, en vertu même de sa vocation surnaturelle, elle s'institue la gardienne vigilante de l'ordre humain et raisonnable qui lui appartient bien en propre puisqu'elle est le vicaire du Verbe, source et convergence de toutes vérités en ce monde. Et le non-croyant lui-même a joint les mains, ployé les genoux, devant la « vieille et sainte figure maternelle du Catholicisme historique ». « Je suis Romain, parce que Rome, la Rome des prêtres et des papes, a donné la solidité éternelle du sentiment, des mœurs, de la langue, du culte à l'œuvre politique des généraux, des administrateurs et des juges romains... Je suis Romain, dès que j'abonde en mon être historique, intellectuel et moral... 145:49 Je suis Romain dans la mesure où je me sens homme. » Paroles qui font écho à celles de Léon XIII, en 1878, dans l'Encyclique *Immutabili :* « Ce fut le siège apostolique qui ramassa les restes de l'ancienne société et les réunit ensemble. Il fut le flambeau qui illumina la civilisation des temps chrétiens, l'œuvre de salut au milieu des tempêtes, le lien sacré qui unit entre elles des nations éloignées et différentes de mœurs ; il fut enfin le centre commun où l'on venait chercher aussi bien les doctrines de la foi que les auspices de la paix et les conseils des siècles accomplis. » Cette tendresse romaine, tendresse de père partagé entre l'inquiétude et l'indulgence, pour toutes les fleurs de la nature et de la raison, pour toutes les promesses de culture et de beauté, jamais sans doute elle ne s'est trahie plus ingénument qu'avec les grands papes de la Renaissance, lorsqu'un Nicolas V, renouant avec la tradition des premiers Pères apologistes, d'un saint Justin, d'un Athénagore, d'un Clément d'Alexandrie, voulut baptiser la science et les formes païennes retrouvées, et faire de Rome, capitale du Vrai, la capitale du Beau. Audace sans mesure, si l'on songe à toutes les folies que le mouvement renaissant avait déjà réveillées en Italie. Mais jusque dans son échec partiel, la Papauté ne se découragera pas ; elle ne pourra pas ne pas suivre son élan profond qui ne cessera de lui faire honorer les prestiges qui célèbrent ici-bas les splendeurs de Dieu. 146:49 Oui, il a fallu aux Papes les plus beaux services de l'art, la magnificence du culte, l'éclat de la musique pour satisfaire au désir du chrétien de donner à l'Église « le plein développement de toute sa vie de Cité du Roi des rois » ([^30]). Il leur a fallu même la richesse toute matérielle, l'or pour se bâtir un emblème digne du Maître du monde. Qu'il y ait eu des excès, que le visage de la Papauté, plus d'une fois, ait été maculé par les démons de la puissance, de la cupidité, de la luxure, de l'orgueil, on ne saurait, du reste, le voiler. Comme le dit Joseph de Maistre : « On ne doit aux Papes que la Vérité, et ils n'ont besoin que de la Vérité. » Mais aujourd'hui, au centre d'un monde menacé de basculer dans l'horreur atomique, le Vieillard blanc est seul et nu, au milieu des pompes du Vatican, comme « attaché à son trône pour mieux entendre le cri désespéré qui monte de toute la terre ». Son épreuve, c'est bien celle que Claudel a traduite par ces paroles du Pape dans le *Père humilié.* Songeant à la grande peur des hommes : « Ce n'est plus, dit-il, avec le plaisir qu'on les pêche, ou le fruit qui fait devenir comme Dieu, mais avec la mort toute nue, et le désespoir, c'est cela qu'on leur promet, et le Néant, c'est celui qu'on leur dit qui existe. 147:49 Pour nous, reprend le Pape, il n'est pas en Notre pouvoir que ce qui est vrai soit faux... Telle est la place qui est par excellence la Nôtre, la plus basse entre tous les hommes. C'est là que Nous sommes assis continuellement, les suppliant pour le salut de leur âme et pour la libération de la Nôtre. » Il n'y a pas de choix possible entre la catholicité et l'unité, entre l'Amour et la Vérité. Mais parce qu'elle se refuse à disjoindre ce qui n'a vie que par et dans le Christ unique, l'Église de Rome apparaît comme la seule puissance capable de refaire un jour le chœur commun de l'Humanité, car le Pape est ce qui ne passe pas, et il ne dépend pas des hommes de cesser d'être ses fils. Au-dessus de toutes les différences de nationalités, de cultures, de races, de classes sociales, la primauté pontificale resplendit comme le reflet de la suprématie divine. Elle seule préserve la Chrétienté d'être emportée par les conflits haineux des intérêts terrestres. Elle seule permet aujourd'hui à l'Église de convoquer toutes les nations dans un Concile œcuménique qui consacrera la fidélité du siège de Pierre à la vocation qui lui a été donnée par Jésus Lui-même. Le Pape ouvre ses bras au monde et ce signe fait rejaillir « l'espérance de l'Espérance » ([^31]). Henri MASSIS, de l'Académie française. 148:49 ## DOCUMENTS - Fragments du Journal de Psichari. - Lettre du P. Janvier à Henri Massis. - Lettre d'Henri Massis au P. Janvier. - Lettre du P. Clérissac à Ernest Psichari. - Lettre d'Henri Massis à Ernest Psichari. - Un article d'Henri Massis sur Louis Veuillot (5 octobre 1913). - Lettre de Jacques Maritain à Henri Massis. - Deux lettres de Georges Bernanos à Henri Massis. - Lettre de René Grousset à Henri Massis. - Lettre de Max Jacob à Henri Massis. - Lettre de Paul Claudel à Henri Massis. - Lettre d'Henri Massis à André Gide. - Henri Massis parle de son livre : « De l'homme à Dieu ». 149:49 ### Fragments du Journal d'Ernest Psichari Vendredi 3 janvier 1913. Avec Massis chez Jacques : dans son salon-cabinet de travail ; portraits du pape, crucifix... Un oratoire où brûlent des cierges ; avant le dîner long Benedicite. ...Il nous a montré d'admirables traductions de Sainte Hildegarde. Cette grande lyrique qui vivait au XI^e^ siècle a certainement influencé Claudel... Dimanche 26 janvier. Assisté à la Grand'Messe à Versailles en compagnie de Jacques. Exsurge, Domine. Déjeuné avec Péguy et Henri dans le parc de Versailles. Péguy nous explique son christianisme ; qu'il y met une grande pudeur ; qu'il trouve que Claudel, par exemple, n'en met pas assez... -- A propos de Renan : « J'ai cessé d'écrire sur Renan quand je vous ai connu et que j'ai vu où était la vraie filiation. Les fêtes de Tréguier m'avaient gêné. Je m'étais trompé ! ... Vous en êtes la preuve. » Vendredi 31 janvier. Déjeuner chez Barrès avec Massis... On sent que Barrès a la volonté de séduire et qu'il y réussit grandement. Il me regarde longuement et me dit son émotion de voir en moi le dernier représentant d'une grande famille d'intellectuels, me parle de bon papa et d'Ary et aussi de « Huit jours chez M. Renan » ! Vu Jacques et le Père Clérissac à Versailles. Dîné avec eux. A ma rentrée à Paris, je vais à l'imprimerie de l'*Opinion* pour corriger les épreuves de mon article. A minuit je sors avec le bon et pauvre Henri Massis à qui j'annonce le changement de ma vie. 150:49 Il est très ému et me fait des confessions touchantes. (Il) se croit incapable de prier, mais il semble regretter sincèrement ce qui lui manque. Je prie de tout mon cœur pour que Dieu lui envoie sa Grâce qui surpasse tout bien et pour qu'Il tienne compte « de sa bonne volonté ». Mercredi 9 avril. ... Déjeuner chez Henri Massis. G. est très gentille pour moi... Comme ces pauvres enfants ont besoin du bon Dieu ! Je prie beaucoup pour eux. Henri a une âme si jeune, si ardente, si pleine de confiance et de bonne volonté que je suis bien sûr qu'il saura aider la grâce le jour où le Seigneur aura pitié de lui. ... Mercredi 16 avril. Conférence de Jacques à l'Institut Catholique, 5 h. 15, Salle A. Vu... Massis... Il est plein de confiance, mais encore très troublé, attendant toujours la grâce des Sacrements. Il me demande de prier pour lui. Jacques expose la doctrine de Bergson et, pendant qu'il parle, je songe qu'il est étrange que de telles sornettes soient crues par un grand nombre d'hommes et qu'elles aient séduit le snobisme contemporain. La plus grande bêtise, révoltât-elle le bon sens, est crue si elle vient de l'homme. Mais la moindre vérité venue de Dieu est rejetée. ... Dimanche 27 avril. Pierre de Nolhac nous avait invités, Henri et moi. Nous sommes allés à Versailles ensemble et avant de nous rendre au Château déjeuner, nous sommes allés dire bonjour à Jacques... J'étais content que Jacques apprît la grande nouvelle de la bouche même d'Henri. ... 151:49 Lundi 28 avril. Dîner avec Henri, sa femme... Après le dîner, nous traversons le bois en voiture découverte... Chez Henri, nous trouvons Vallery-Radot et un jeune homme nommé Charles Henrion qui m'a fait une vive impression. C'est un ardent catholique, ami de Claudel. Il vit dans l'Est en pleine campagne, assemble les paysans pour leur prêcher Jésus-Christ et mène la vie d'un chrétien des premiers siècles. ... Mercredi 7 mai. Une belle journée où j'ai pleuré de bien d'autres larmes... Après cette touchante cérémonie (dans la chapelle privée du Père Janvier) longue promenade à pied avec Henri vraiment transformé par la Grâce de Notre-Seigneur. En passant sur l'Esplanade des Invalides, nous apercevons des cordons de troupe, de la foule : le Roi d'Espagne va passer en revue la garnison de Paris ; nous louons deux chaises et nous assistons pendant près de deux heures au défilé émouvant de l'infanterie, de la cavalerie. Je priais pour la France de tout mon cœur tandis que les glorieux drapeaux défilaient salués par la foule. ... Samedi 10 mai. Conférence de Jacques (à l'Institut Catholique). J'y retrouve Henri que j'emmène dîner à la maison. Après dîner nous allons chez Mme Demange, la mère de ce pauvre Charles Demange et la sœur de Maurice Barrès. La visite terminée, Henri me dit des choses très touchantes. Il veut s'instruire dans sa religion, me demande « comment j'ai fait » me prie de lui indiquer des livres. Il est si soumis, si candide, si sincère, si simple dans sa foi, si confiant et si pur que j'en suis touché jusqu'aux larmes. ... 152:49 Samedi 17 mai. ...Le soir à 5 h. 1/4 avec Henri à l'Institut catholique, Jacques parle de la distinction de la substance et de l'accident. Il faut toujours y revenir, puisqu'elle est l'essence de notre foi et nous permet de nous faire une idée de l'Eucharistie, de la Sainte Trinité et généralement de tous les dogmes catholiques. ... Jeudi 22 mai. (...) J'occupe tout mon après-midi à dédicacer des exemplaires de *L'Appel des armes,* travail d'où je ressors complètement abruti. A l'Abbé Wetterlé : « Sur cent pensées que j'ai chaque jour il y en a soixante qui vont au Bon Dieu, et le reste est pour l'Alsace-Lorraine. » A Charles Henrion : *miles Christi,* hommage d'un autre soldat qui pleure du désir de mériter ce nom. A Barrès : « Lorsque nous sommes partis c'est vous qui nous avez *armés* de pied en cap. Je vous dois donc cet *Appel* que sans vous nous n'eussions pas entendu. » A quatre heures Henri vient me relancer pour que nous fassions certaines visites ensemble au sujet de mon livre. ... Samedi 24 mai. ...A deux heures chez M. de Mun qui me fait un accueil charmant et très touché du récit que je lui fais sur sa demande de ma conversion. Puis rue Saint-Sulpice où j'achète des livres ([^32]) et un chapelet pour Henri. Nous allons avec Henri au *Matin.* Vu Jouvenel qui me promet de publier un extrait de *L'appel des armes.* Dimanche 25 mai. Thé chez Henrion où je vois l'éditeur Grasset qui me fait grand accueil. 153:49 Mardi 27 mai. Courses ahurissantes, stupides. Nausée de moi-même. Je le proclame hautement : le métier d'homme de lettres est *le plus vil* qui soit... Comment s'étonner après la petite expérience que je fais en ce moment de ce que si peu d'écrivains soient chrétiens ? Mercredi 28 mai. On ne parle que du prix de 10.000 francs de l'Académie que Bourget veut absolument décrocher pour *L'Appel...* Jeudi 29 mai. Déjeuner avec Paul Bourget et Maurice Barrès au Bois de Boulogne. -- Henri et Oudin ([^33]) m'apportent à cinq heures le résultat de la séance académique : il y a ballottage. Mon livre a été mis en avant par Richepin, Lavedan et Bourget. Mais plusieurs Immortels ne l'avaient pas encore lu, de sorte que la remise à huitaine a été décidée... ... Vendredi 30 mai. Henri, dévoué jusqu'à l'excès, renonce à accompagner sa femme au bord de la mer pour « cuisiner » la candidature de *L'Appel.* Mes supplications n'y ont rien fait ; impossible de l'arrêter. Et pourtant, en toute vérité, en toute sincérité, comme tout cela m'est égal ! Je le dis devant Dieu : mon seul désir sur cette terre est d'avoir la Foi, l'Espérance et la Charité des saints ; mon seul désir est de mourir pour le nom adoré de Notre-Seigneur, s'Il veut bien de nous pour ses martyrs. Mon seul désir et ma seule pensée sont le Paradis ! Que me veut, avec cela, cette misérable Académie ! Dimanche 1^er^ juin. Dernier jour à Paris : adieux à Henri, à Geneviève ([^34]) ... Henri, seul à Paris, couche à la maison. Nous disons ensemble l'heure de Complies ; puis je m'étends sur ma natte comme au désert, parce que j'ai prêté mon lit à Henri. 154:49 ### Lettre du P. Janvier à Henri Massis *30 avril 1913.* Mon cher enfant, Laissez-moi vous donner ce nom qui répond mieux à la sympathie que vous m'avez inspirée dès le premier instant. Votre lettre m'a touché jusqu'au fond de l'âme. Bénissons Dieu qui vous inonde de lumière et d'espérance... Abandonnez-vous au bonheur de posséder le vrai et regardez l'avenir sans trembler. Offrez mes religieux respects à votre compagne et recevez les tendres bénédictions de mon cœur. 155:49 ### Lettre d'Henri Massis au P. Janvier *Premier Dimanche de l'Avent.* (27 *novembre* 1913). Mon Père, Je vous remercie du fond du cœur de m'avoir répondu avec tant de franchise et d'avoir ainsi éclairé ma conduite. ...Pour les Cahiers de R. Vallery-Radot et la « Revue de la jeunesse » je réserverai ma réponse jusqu'à votre retour... Là où votre parole demeura inefficace, comment pourrais-je me flatter de travailler utilement ? La sympathie que j'éprouve à l'endroit de plusieurs jeunes gens qui composent ce groupe ne parvient pas à me faire illusion sur l'insuffisance de leur pensée philosophique et sur la vanité de leur effort. Car si nous ne voulons pas que se perde pour toute action bienfaisante l'élan de foi qui anime notre génération, il faut qu'elle assure d'abord son intelligence et l'accorde humblement et fermement tout ensemble aux vertus de la *philosophia perennis.* Un jeune catholique d'aujourd'hui qui, après les misères de l'enseignement officiel, reçoit l'action de la grâce sanctifiante, ne sent point seulement sa vie renouvelée, mais aussi son intelligence. En même temps qu'il vit d'une autre manière, il éprouve le besoin de penser autrement ; il lui faut refaire toute son éducation intellectuelle. Je sais bien que la philosophie est impuissante là où le cœur n'est pas mû par la Grâce et que celle-ci doit précéder le travail de l'esprit. Mais si la foi tient lieu de philosophie aux chrétiens, c'est précisément qu'elle replace l'esprit dans la rectitude et l'humilité. Une curiosité fervente de la vie liturgique, un besoin d'affermir Son esprit aux leçons de la *philosophia perennis,* voilà les deux traits qu'on discerne en cette jeunesse intellectuelle qui cherche Dieu ou à qui le Seigneur a montré la lumière. C'est donc à la Vérité totale tout ensemble pensée et vécue qu'elle aspire. 156:49 Mais il y en a encore qui errent, séduits par les formules trompeuses des systèmes modernes ; et en voyant leur esprit si incertain, si fragile leur doctrine, comment ne pas craindre pour leur foi ? Il est aussi d'autres catholiques -- ce sont les plus nombreux -- qui n'ont pas fait nos expériences, qui n'ont pas connu l'affreux isolement de notre adolescence, élevés qu'ils ont été dans les enseignements de l'Église et à qui pourtant n'est point pesante l'ignorance où ils sont de sa doctrine. Ils restent étrangers aux préoccupations intellectuelles qui nous sollicitent ; ils n'aperçoivent pas quel lien ou quelle antinomie il peut y avoir entre telle philosophie et la foi où ils ont grandi ; et nous les voyons se satisfaire des pauvretés romantiques qui firent trop souvent le fond de la pensée catholique du XIX^e^ siècle. Ici le danger me semble plus grand encore car plus grand est leur nombre. Dans les deux cas, il y a une utilité urgente à ce que l'on fortifie la pensée catholique, celle qui se distribue quotidiennement dans ses journaux, dans ses livres, comme celle qu'on donne dans ses écoles. Aux « intellectuels » il faut montrer que l'Église s'accorde avec la philosophie la plus réaliste et la plus haute et ne pas laisser croire à la prétendue « misère intellectuelle » de ses fils. Au plus grand nombre, il faut donner des enseignements tout pénétrés de sa doctrine pour redresser leurs jugements. A cette œuvre, quelle part pouvons-nous prendre ? Ici, mon Père, je commence à trembler, car si je vois bien de quoi nous avons le besoin, je sens aussi toute ma faiblesse et toute mon ignorance. Depuis votre départ pour Rome, j'y ai maintes fois songé ; je dirais même que ce fut là tout l'objet de ma recherche. J'ai consulté mes amis ; leurs sentiments ne furent pas unanimes. Mais voici tout net où les réflexions aboutissent. Nous manquons de science, c'est vrai. Nous ne pourrons jamais l'acquérir autant qu'il le faudrait : cela est vrai encore. Mais « enseigner » ne sera jamais notre affaire, et nous ne sommes point des théologiens. Ce que l'Église exige de nous, c'est que nous pensions et que nous agissions en chrétiens ; et, pour cela, en ces temps éprouvés, elle demande à tous de se *mettre* à l'œuvre. Eh bien ! faisons-le sim**p**lement humblement, dans la mesure de nos forces, avec la résolution très ferme de lui demeurer toujours soumis. Je crois qu'ainsi nous pourrons faire du bien. L'exemple de Veuillot n'est-il pas significatif ? 157:49 Ce n'était pas un grand clerc, mais un fils très obéissant et très humble : et il me semble qu'il ne tomba jamais dans des erreurs bien graves et que s'il se trompa parfois, jamais il ne s'obstina par orgueil, et c'est bien l'essentiel. Si nos aînés commirent tant de fautes, c'était par ignorance, mais c'était surtout qu'ils manquaient d'humilité ; et s'ils croyaient pouvoir se passer de « savoir » n'était-ce pas encore orgueil de l'esprit ? Mais ce serait un autre travers et non moins orgueilleux que de vouloir attendre d'être savant pour donner à l'Église ce service qu'elle exige de nous ; et puis n'apprendrons-nous pas, dans la mesure où il nous faudra instruire ? Nous ne sommes pas les maîtres de notre vie et nous ne devons pas différer ce qu'aujourd'hui nous devons accomplir. Il ne faut mépriser aucun des moyens qui nous sont donnés pour répandre la Vérité. Certes la Prière surpassera toujours en bienfaisance nos discours et notre action. Mais est-ce une raison pour dédaigner ce que ceux-ci peuvent avoir d'efficace. Et quant à nous, publicistes, critiques, écrivains, que devons-nous, que pouvons-nous faire dès maintenant ? Que demander à cette jeune génération catholique qui se lève à tous les points de l'horizon intellectuel et qui se montre si avide de *servir *? D'abord il faut nous instruire : nous avons besoin de livres, de conférences, de prière en commun. Il est urgent d'organiser tout cela en vue d'un fort enseignement doctrinal. Cela étant, comment servirons-nous ? La pensée d'un grand quotidien m'effraie. Nous ne sommes pas prêts ; nous ne nous connaissons pas suffisamment encore. Cette élite n'a point manifesté son existence : la grande masse des catholiques l'ignore. Il faut lui donner les moyens de se connaître et de se faire connaître. Il me semble qu'un hebdomadaire qui serait pour le monde catholique ce que *L'Opinion,* par exemple, est pour le monde libéral, pourrait être bienfaisant à ce double point de vue. Ce serait une expérience, une préparation excellente ; et l'on pourrait dès aujourd'hui en rassembler la collaboration. On apprendrait à s'y connaître ; on y préciserait peu à peu ses directions ; on préparerait une équipe ; et tout en formant les collaborateurs futurs d'un grand quotidien, on exercerait sur la masse catholique une action intellectuelle utile. On s'adresserait d'abord à une élite, dont on renouvellerait les doctrines ; et, un jour, on se trouverait prêt pour une action plus étendue. ...Voilà, mon Père, les réflexions que je voulais vous soumettre... Le point certain, c'est qu'il faut manifester par une action intellectuelle la foi qui anime notre jeunesse. 158:49 Je sens, autour de moi, tant d'esprits disposés à recevoir la Vérité ! Dans deux ans, avant peut-être, tout le meilleur de la génération nouvelle sera catholique. Je vous en apporterai des exemples admirables. Remercions le bon Dieu de la meilleure façon qui soit en Le servant de toute notre âme et de toute l'intelligence qu'Il nous a donnée pour Le connaître et Le faire aimer. ... 159:49 ### Lettre du P. Clérissac à Ernest Psichari *Angers,* 3 *Février* 1914. ... Je ne crois guère plus que vous à la réussite de l'idée du P. Janvier ([^35]). Faut-il dire hélas ? Je ne sais. L'argument le plus impressionnant en faveur de la volonté providentielle était la disponibilité de Massis. Mais il faut rester sûr que Dieu saura bien disposer de lui selon son bon Plaisir, car je ne puis m'empêcher de croire que Dieu l'aime beaucoup et qu'il est une sorte de « vase d'élection », comme il fut dit à saint Paul. Ai-je besoin de vous dire que moi aussi j'estime votre ami tout spécialement. Il faut en tous cas que Jacques, Massis et vous demeuriez très unis et vous aidiez mutuellement à avancer dans l'absolue fidélité d'esprit et de cœur. 160:49 ### Lettre de Massis à Psichari *Jeudi* 12 *février* (1914). *Fête du B. Reginald, dominicain.* Mon cher Ernest, Ta lettre m'est allée au fond du cœur. Je l'ai reçue la veille de la fête du Bienheureux Réginald qui enseigna les étudiants de Paris et fut le compagnon vaillant de notre Père saint Dominique. Cette fête fut aussi la mienne, puisque j'ai reçu ce beau nom pour mon entrée dans le tiers-ordre. Voilà des anniversaires bien voisins où se mêlent les prières que l'un et l'autre nous faisons monter vers Notre-Seigneur. Ce matin, en assistant à la messe que le Père Provincial célébrait chez les Carmélites de la rue Saint-Jacques, j'ai prié pour que le Bon Dieu te désignât manifestement les voies où Sa volonté te destine à marcher... De grandes tentations demeurent sous les espèces du talent, de l'Art, de cet Art qui peut même troubler les prières que nous adressons à Dieu et nous donner de l'orgueil de ce qu'il y a de plus humble et de plus implorant. Je sais les grâces de choix dont tu as été comblé pendant cette année qui fut celle de notre commun retour : elles m'ont édifié et ta prière ne fut pas étrangère à mon propre retour... Tu me précédas et, comme ébloui, je te suivais ; j'ai trouvé ta main pour faciliter les démarches dernières et la volonté de Dieu fût faite. Oui, toi et Jacques et moi, je sens bien quels liens spirituels sont entre nos âmes, unis que nous sommes dans l'amour de Notre-Seigneur. A bientôt et très affectueusement à toi en N.-S. Jésus-Christ et saint Dominique. 161:49 ### Un article de Massis sur Louis Veuillot (5 octobre 1913) APRÈS AVOIR FÊTÉ LA MÉMOIRE D'OZANAM, les catholiques vont aujourd'hui rendre un pareil hommage à celle de Louis Veuillot. Ainsi les hasards des centenaires auront, à quelques mois de distance, fait revivre devant nos imaginations la figure de deux grands chrétiens d'espèce différente, mais de foi également authentique et qui représentent à nos yeux ce que la pensée religieuse du XIX^e^ siècle a produit tout ensemble de plus pur et de plus vaillant. Ozanam, Louis Veuillot, l'un tout amour, l'autre tout foi. Le premier exerça sa domination sur les jeunes hommes de son âge par ce charme indéfinissable qui vient de la bonté et rêva d'enlacer la France dans un réseau de charité. Le second combattit et poursuivit de son humeur intrépide et de son intelligence éprise d'absolu tout ce qui voulait enfreindre ou corrompre la foi : tous deux sont encore riches pour nous d'enseignement et de vérité. Qui ne trouverait, par exemple, encore à méditer sur la conversion de ce jeune Veuillot, fils d'un tonnelier, vrai plébéien, ignorant des choses de la religion et qui, à vingt-cinq ans, découvre soudain, dans l'Église, la lumière et la paix -- et cela sans secousses, comme par un mouvement naturel de sa raison et de son cœur, par une sorte de reprise de ce que je voudrais appeler le bon sens. Je ne sais point de retour à la foi qui, par son caractère *réaliste* et par les conditions mêmes où il s'opéra, soit plus capable de toucher les jeunes gens d'aujourd'hui. La ressemblance est frappante entre cette conversion et celles qui se sont produites, ces temps derniers, dans notre jeunesse. D'abord ce sont des conversions de la vingt-cinquième année qui s'opèrent dans des âmes sans habitude pieuse. Et tel était le cas de Veuillot. Un autre trait commun : Louis Veuillot ne se plut pas aux voluptés de la crise d'âme : sa robuste nature paysanne répugnait à la sensualité « mystique », à toute luxure spirituelle. 162:49 Ses démarches intérieures ont quelque chose de franc, de direct, d'avide, qui ne le laissa pas longtemps en dehors de la vérité qu'il cherchait. Son angoisse, plutôt morale qu'intellectuelle, était faite d'un besoin de certitude. Dès son départ pour la vie, il avait vu la vanité d'une existence sans but, dispersée sur mille objets que rien ne relie et dont on ne perçoit pas le sens. D'instinct il aspirait à une règle et avait le désir d'être meilleur, de mériter. L'égoïsme, l'impureté lui faisaient horreur, et il eut même le sentiment du péché avant la connaissance et l'acceptation de la loi. Témoignage d'une âme naturellement chrétienne. Dès que, dans l'atmosphère de Rome, il fut en contact avec la pensée et la vie catholiques, son âme fut prête à recevoir le don de Dieu. A la lecture du Sermon de Bourdaloue sur *le retardement de la pénitence,* il se sent pénétré jusqu'au fond de la conscience : « Chaque mot que je lisais frappait d'aplomb sur mon esprit, broyait mes prétextes, déjouait mes ruses, me convainquait de ma dérision, proclamait ma folie ». Il était désormais vaincu. Et c'est à Sainte Marie-Majeure que Veuillot fit cette communion de retour qu'il appela sa « véritable première communion ». Il en sortit plein de joie et plein d'espérance, croyant être entré pour toujours dans la paix... Catholique, Veuillot voulut vivre pleinement en catholique et servir en catholique. « C'est par l'Église, dit-il, que je sais, que j'admire, que j'aime, que je vis ». L'immense réconfort qu'il venait de recueillir et dont il continuait de bénéficier, il désirait passionnément le donner aux ennemis comme aux amis de cette foi qui soutenait et éclairait son âme. L'Église l'avait relevé, raffermi, sauvé. Il se jura de travailler uniquement à la défendre et à lui amener des cœurs où elle multiplierait les merveilles qu'elles avait accomplies dans le sien. Comme Bossuet qui voulait que « tout le monde prêchât l'Évangile dans sa famille, parmi ses amis et dans les compagnies », Louis Veuillot fit du journalisme une manière d'apostolat. Son rôle fut un rôle de combat, exigeant tout à la fois de la science et de la discipline. Par surcroît, Veuillot y apporta la flamme d'une nature courageuse, véhémente jusqu'à l'emportement, persévérante jusqu'à l'héroïsme. C'est à la lumière du catholicisme qu'il juge tous les événements et tous les hommes de son temps. « Il ne lâche pas la Croix, disait de lui J. Lemaître ; mais du pied de la Croix, il a pour tout ce qui se passe des vues d'une ampleur souvent surprenante ». Son sûr bon sens le mettait d'accord avec le réalisme profond de la philosophie catholique ; et s'il fut peu instruit de philosophie et de théologie, je l'ignore, mais j'admire quelle intuition il possède des vérités de la foi et comme d'instinct il court sus à l'hérésie. 163:49 C'est qu'il avait perçu l'ordre admirable de l'économie catholique où rien ne se peut retrancher, où les vertus elles-mêmes se commandent les unes les autres, où la perfection ne se réalise que par leur subordination. Aussi bien Louis Veuillot, si absolu par nature, fut un modèle d'obéissance devant la divine puissance de l'Église. Et de cette obéissance il fit toute sa règle : « Envers le Saint-Siège, dit-il, là où l'obéissance religieuse n'est pas exigée, l'obéissance politique est encore ce qu'il y a de plus sage. En dehors des points où il ne peut ni être trompé ni se tromper le Pape, chef et père de la société chrétienne, est le mortel qui a le plus de chances pour n'être pas abusé par les considérations, les passions et les faiblesses humaines. Plus qu'un autre il est bien au-dessus de tout autre ; il discerne, il voit, le vrai. Religieusement et politiquement, nous avons toujours tenu cette doctrine ; il n'existe et ne peut exister aucune raison, ni religieuse, ni politique, ni personnelle qui nous en sépare jamais. » Une telle attitude devait susciter de violentes colères. Veuillot eut contre lui toute la bourgeoisie nationaliste et libre-pensante ; les libéraux eux-mêmes ne furent pas ses moindres ennemis. Les athées l'attaquaient, niant qu'il pût y avoir une « presse catholique », se scandalisant même qu'un chrétien mit au service de la religion l'audace de la satire. Certains croyants eux-mêmes reprochaient au journaliste de manquer de rigueur théologique et d'être voué fatalement à des erreurs doctrinales. Veuillot, qui aimait la lutte, défendit l'Église parce que c'était le point attaqué ; et dans ce rude combat il ne servit jamais que la vérité. On peut lui reprocher de s'être parfois irrité trop aisément, mais ce fut toujours par une ardeur immodérée pour le vrai : « J'ai parlé comme j'ai senti, dit-il. Je ne m'accuse ni ne m'excuse de l'amertume de mon langage. Encore que je n'aime guère le temps où je vis, je reconnais en moi plus d'un trait de son caractère et notamment celui que je condamne le plus : je méprise. La haine n'est point entrée dans mon cœur, mais le mépris n'en peut sortir. Il est cramponné et vissé là ; il est vainqueur, quoi que je fasse ; il augmente quand je m'étudie à l'étouffer ; il désole mon âme en lui montrant, comme un effet de la perversité humaine, cette universelle conjuration contre le Christ où l'ignorance a plus de part peut-être que la perversité. Ma raison, non moins révoltée que ma foi, accable ce que je voudrais conserver d'espérance et me dicte des paroles acérées que je ne voudrais pas écrire. 164:49 J'en viens à croire que c'est ma fonction de faire entendre aux persécuteurs de la vérité quelque chose de cet indomptable mépris par lequel se vengent la conscience et l'intelligence qu'ils écrasent et de leur montrer dans un avenir prochain l'inexorable fouet qui tombera sur eux. » Tel était le fond de cette âme, magnifique, violente, mais -- sa correspondance en témoigne -- si humble et si tendre pourtant... 165:49 ### Lettre de Maritain à Henri Massis *Pax* *Meudon,* 10, *Rue du Parc.* *Juin* 1923. Mon cher Henri, Je reçois à l'instant votre livre et c'est une grande joie et un grand honneur pour moi de voir mon nom inscrit sur la première page. Mais comment vous dire l'émotion avec laquelle j'ai lu votre dédicace manuscrite ? Elle me touche au fond du cœur. Oui, Dieu a fait de nous deux frères pour servir et combattre ensemble, mais de guide il n'y en a qu'un pour les deux, c'est Lui. Quand je pense aux dix années dont vous parlez, que Sa grâce a été en tout merveilleuse, et quel beau chemin il vous a fait parcourir, mon cher Henri ! Voilà que nous commençons à lier nos gerbes. Je sais bien de quelles vertus et de quelle fidélité, de quelles souffrances aussi et de quel amour, la vôtre est faite. Merci encore. Je vous embrasse fraternellement in Xto Jesu. Votre\ Jacques MARITAIN. Nous voilà presque installés à Meudon, après un déménagement laborieux. Ne viendrez-vous pas dimanche visiter un peu cette maison ? 166:49 ### Lettre de Bernanos à Henri Massis *Commercy. Minuit* \(1925\) Mon cher ami, J'ai trouvé chez moi votre lettre qui m'a fait bien enrager... Comment voulez-vous que j'accepte d'être remercié pour m'être (que vous dites !) compromis pour l'amour de vous ! Cela s'entendrait d'un calcul, d'un dessein prémédité. Pourquoi n'y verriez-vous pas pendant que vous y êtes, une manière galante et discrète de m'acquitter envers vous ! ... Votre modestie (ou un diabolique orgueil) vous ferme les yeux sur la force et la profondeur du sentiment qui m'attache à vous. Que vous dire que vous ne sachiez déjà, ou devriez savoir ? Mes dix-sept ans s'étaient donnés à Maurras, je veux dire à un ordre que je croyais total. Mais j'ai compris très tôt qu'on ne peut confondre l'adhésion de l'intelligence avec la foi -- et je ne suis qu'un homme de foi. Vous m'avez permis de me compléter sans me renier, sans rien renier -- de boucler la boucle. En ce sens, vous êtes véritablement, pour moi, un maître. C'est embêtant que vous n'ayez pas vingt ans de plus, j'oserais plus facilement vous le dire en face. Hélas, dans cet aveu, l'humilité n'a pas sa place, ou elle est si petite... Cela ne me retire rien comme on dit... J'ai conscience d'avoir mis vingt ans à créer dans ma tête un monde imaginaire d'une singulière grandeur. J'ai hâte de le découvrir à ceux qui méritent de le connaître, et je sais que la réalisation m'égalerait aux plus grands si... Néanmoins votre vie me semble dix fois plus précieuse que la mienne, et je croirais faire simplement mon devoir et accomplir honorablement ma destinée, en me sacrifiant, le cas échéant, pour vous faire durer. A ce point de vue, vous comprenez que l'expression de votre reconnaissance me porte désagréablement sur les nerfs ! Que je le veuille ou non, bon gré mal gré, tout ce que je suis témoigne pour vous. 167:49 J'ai écrit à Maritain ([^36]). Je vais le voir sans doute. J'ai hâte de mettre au clair les sentiments étrangement contradictoires qui me travaillent pour et contre. Il m'est impossible d'en rester avec lui sur le pied d'une indifférence sympathique. Qu'est-ce que c'est que ce pressentiment. D'où vient-il ? Je n'ai plus trop bonne opinion de la méfiance confuse qui m'éloignait de lui. En de telles conjonctures, il faut jeter son jeu. Je vous écris tout ça, bien entendu, au coin d'une table, chez un mastroquet abject, à minuit sonné. de cœur à vous. 168:49 ### Lettre de Bernanos à Henri Massis *Chez un mastroquet de\ la rue de Babylone* *Mardi soir* Mon bien cher ami, C'est une superstition ! Je voudrais que vous ayez lu ce petit mot avant de quitter Paris. Mon ami, je fais sans doute la part de la fatigue et de vos peines. Mais à chaque fois que j'ai le contentement de vous voir (et Dieu sait si notre conversation compte peu, si, en prononçant de vagues paroles, je pense à vous seul avec beaucoup d'intensité !) à chaque fois, dis-je, je suis surpris, irrité ; puis déconcerté, désolé, d'un certain accent que vous prenez, délibérément ou non, pour parler de vous et de votre œuvre. Vous vous direz peut-être au for de votre conscience que je suis dupe, que ce désenchantement est affecté, que vous vous sentez toujours à la même place -- et plus sensible, plus douloureux encore -- votre orgueil d'écrivain, votre amour-propre, et même votre vanité ? Cela se peut. Et si ce fléchissement dont je parle est réel, cela doit être en effet. Car l'amour-propre n'est jamais plus vivace, il me semble, qu'alors que sont atteintes les forces profondes et irréparables de l'âme, comme ces herbes qui poussent et se multiplient sur une terre appauvrie. (D'ailleurs, mon ami, vous savez que nous nous livrons bien plutôt par nos affectations -- qu'elles expriment à notre insu, justement ce que nous désirons cacher à nous-mêmes.) Eh bien je voulais vous dire qu'à la hauteur où vous êtes, rien ne peut plus séparer votre œuvre de votre vie. Il n'y a de temps perdu que celui que vous voulez perdre. Sans doute ce temps vous semble dévoré par les besognes serviles ou vaines. 169:49 Mais l'effort de votre vie pathétique, surmenée, ajoute quelque chose au rayonnement de votre grande âme. Laissez faire ! Tout se retrouvera dans votre œuvre à sa place... Vous n'avez pas entrepris de séduire les intelligences -- *et* non plus de les orner -- mais de les libérer, les rendre libres. La rançon de leur liberté, c'est l'esclavage où vous êtes. Le talent donne ce qu'il a -- sa joie, son épanouissement, jamais sa contrainte, car il ne se contraint pas. C'est pourquoi il n'est que le talent. Mais vous portez un autre signe. Enfin je voulais vous répéter que je vous admire et je vous aime. Que votre pensée m'est un appui bien précieux, une sécurité bien forte. Que vous devez être justement sûr de vous. Et qu'il y a un brin de jansénisme dans cette affaire. Voilà. De cœur tout à vous. 170:49 ### Lettre de René Grousset à Henri Massis *sur la* «* Défense de l'Occident *» 23 avril 1927. ...Votre « Défense de l'Occident » est un des livres les plus *toniques* que je connaisse. Cette tonicité, nul n'est mieux à même d'en juger que ceux qui, professionnellement si je puis dire, sentent la nécessité d'une démarcation sévère entre l'orientalisme comme science et aussi comme valeur esthétique, et certains succédanés qui n'ont rien à voir avec lui. C'est à juste titre, à mon sens, que vous vous réclamez de l'esprit de Sylvain Lévi qui n'a jamais voulu confondre cela avec ceci. Il semble bien que le meilleur moyen de goûter pleinement ce qu'il y a de beau dans les civilisations indiennes et extrêmes orientales, c'est de ne pas abdiquer notre civilisation à nous. Pour bien comprendre, pour aimer virilement les autres, il faut d'abord rester soi-même, garder sa personnalité. Ce n'est certes pas du côté des orientalistes qu'on critiquera votre ouvrage, d'autant que vous vous êtes gardé de mettre en cause les valeurs artistiques de l'Inde et de la Chine anciennes et médiévales (les seules qui aient produit car, à de rares exceptions près, le présent y est loin, bien loin de valoir le passé !) 171:49 ### Lettre de Max Jacob à Henri Massis *sur la* «* Défense de l'Occident *» Monastère de St-Benoît-sur-Loire 6 mai 1927. Cher Monsieur et ami, Quelle joie de lire un livre qu'on aurait aimé écrire et dont on envie l'auteur ! et quelle joie rare. J'ai lu avidement et lentement cette Défense nommée avec tant de justice par son titre. Ce n'est pas seulement un livre de mouvement presque lyrique -- par la force de conviction qui lui donne des ailes -- c'est une de ces œuvres qui font date, un livre qui marquera la reprise de la France par elle-même. Ce qui restera peut-être de notre époque, ce sera nos penseurs qui sont tellement supérieurs à ceux du XIX^e^ siècle. Une pensée n'est valable que lorsqu'elle supporte le relief. Une pensée doit être une balle qu'on jette au mur, qui rebondit ; si elle y colle c'est qu'elle n'existe pas. Aujourd'hui nos penseurs ont des pensées à rebondissement et parmi eux je n'en vois pas de plus important que vous. Je me souviens d'Agathon et du jugement que je portais alors : « Un homme qui peut juger son époque la domine. » C'est un bonheur pour les catholiques que de vous avoir. La portée de votre « défense » se mesure à la profondeur des puits d'où elle sort. Vous allez chercher au fond d'une immense érudition et d'un raisonnement sans déviations les causes de notre vérité, et ses causes sont pressantes de toute l'autorité de votre pensée. Plaise à Dieu de nous faire naître d'autres avocats aussi redoutables à l'ennemi. Hélas ! Je vous demande pardon d'être si peu digne de vous écrire mon admiration ; c'est seulement celle d'un pauvre homme qui n'a d'autre mérite qu'une brutale sincérité, ou le désir d'une grande sincérité. Croyez-moi votre ami et partisan. 172:49 ### Lettre de Claudel à Massis sur André Gide *New-York, le* 17 *janvier* 1930. J'ai bien reçu votre étude sur Gide que j'ai lue avec beaucoup d'intérêt, que j'approuve complètement. L'aptitude de Gide à déformer et à *invertir* tout ce qu'il touche est bien caractérisée par le sens qu'il donne à ma phrase. Les ouvrages du personnage sont la meilleure preuve que « le mal ne compose pas » car rien n'est plus mal fichu et tient si peu ensemble que les pièces anatomiques disjointes et faisandées qu'il s'efforce de coller l'une à l'autre. En fait de *verdeur* je n'en vois pas d'autre que celle des cadavres. Gide est un danger public et je vous félicite d'avoir eu le courage de le signaler. S'il y avait une justice, il y a longtemps qu'il devrait être au bagne. L'influence pervertissante de Gide ne cesse de se répandre et je reçois à ce sujet des détails navrants. Croiriez-vous qu'il y a en Suisse par exemple une école dont le professeur se sert des livres de Gide comme textes pour ses élèves et propage les théories. J'ai été sur le point même à plusieurs reprises de prendre la plume pour dire ce que je pense de cet ignoble individu, le type accompli du tartufe et de l'exhibitionniste. Si quelqu'un mérite l'intérêt, ce n'est pas lui, ce sont les malheureux parmi lesquels il propage librement ses doctrines. J'en ai été empêché par deux raisons : 1° il me faudrait relire un tas de bouquins cadavériques dont le maniement serait suffocant pour moi ; 2° il me faudrait montrer comment Gide est l'aboutissement logique du protestantisme et de la liberté de conscience. Les textes cités à ce sujet par ce pauvre du Bos et par vous sont caractéristiques. Ce qui m'a toujours frappé chez Gide c'est le caractère inhumain, sans âme, de ce qu'il écrit, et qu'on retrouve chez tous les invertis et démoniaques : Voltaire, par exemple, et Choderlos de Laclos. Comme vous avez raison de signaler le diabolisme de Gide ! Rien n'est plus certain et lui-même on sent que votre dénonciation lui a ouvert les yeux. 173:49 Du Bos cite à ce sujet une page vraiment tragique qu'il y aurait avantage à faire connaître. -- A ces démoniaques j'ajouterais volontiers pour ma part un autre nom, celui de Gœthe (qui semble bien avoir pratiqué les mœurs de Sodome ; il y a à ce sujet des passages caractéristiques dans sa correspondance). De là le caractère sec et sans âme de sa littérature. L'histoire de Faust est vraie. Il y a eu un moment de sa vie où il a vendu son âme au diable. C'est gênant et aucune intelligence, aucune science ne peuvent remplacer cet organe indispensable ! Le jugement de Barbey d'Aurevilly sur ce sinistre pantin est *admirable* et j'ai été sur le point d'écrire à la N.R.F. (si j'avais encore des relations avec cette revue immonde) pour lui dire que j'y souscrivais complètement. D'ailleurs Benjamin Constant avec une perspicacité admirable avait dit la même chose un siècle auparavant. Il appelait Gœthe un Voltaire sans esprit. Avec toutes mes félicitations je vous serre la main. 174:49 ### Lettre de Massis à André Gide *Maredsous, février* 1930. Si je me hasarde à vous écrire, ce n'est point pour vous parler de Gœthe, mais de vous. La pensée m'en est venue le premier jour de mon séjour ici, en lisant un petit traité relatif à la vie monastique, où je suis tombé sur ces lignes que je ne puis m'empêcher de mettre sous vos yeux. Les voici : « La pénitence, c'est-à-dire la faculté de changer ses dispositions intérieures, est pour l'homme un grand moyen de salut. L'ange ne l'a point ; et c'est pour cela qu'une fois tournés vers le mal, les esprits superbes s'y sont fixés sur-le-champ, sans pouvoir jamais se retourner vers leur Créateur. L'homme au contraire, à cause même de son infériorité naturelle, n'adhère jamais ici-bas tellement au mal que la miséricorde divine s'y mêlant, il ne puisse espérer de tout regagner, là-même où tout semblait perdu pour lui. » Un tel soin vous surprendra peut-être. Mais si j'ai d'abord souci des malheureux parmi lesquels vous propagez librement vos doctrines, si les détails navrants que je reçois à ce sujet m'obligent à dénoncer votre influence, ne me croyez pas pour autant désintéressé de vous-même. Ce qui me frappe dans vos écrits, c'est leur caractère inhumain, c'est une absence d'âme à quoi ne supplée aucune intelligence, c'est cette exclusion délibérée de la souffrance, de la douleur, sous le prétexte de « jouer la liberté » qui vous fait rejeter Pascal et l'accuser de « viser trop bas », c'est du même coup le rejet de la réalité, le refus de vous laisser enseigner, informer par elle, et de vous voir tel que vous êtes. Mais, bien qu'elle soit étrangement absente de votre œuvre, que vous ne lui ayez fait aucune place, est-il possible que vous ne ressentiez jamais de vos actes nulle souffrance ? N'est-ce pas plutôt parce qu'elle vous semble intolérable, que vous ne pouvez vivre avec elle, en supporter la présence auprès de vous, en vous, que vous la bannissez par une affreuse gageure, que vous étouffez ce cri par où elle voudrait jaillir et qui, par le dedans, briserait votre cœur. 175:49 Reconnaissez-le, souffrez-la d'une volonté non prévenue. Ah ! si seulement vous y consentiez, tout alors serait sauvé ! Je vous le dis bien mal et peut-être me suis-je ôté le droit de vous le dire. Mais je ne pouvais garder pour moi seul le texte de ce religieux bénédictin : et peu importe qui vous l'adresse. 176:49 ### Henri Massis parle de son livre « De l'homme à Dieu » *Entretien à la radio avec Pierre Sipriot* Cet entretien a été diffusé par la chaîne nationale de la R.T.F. le 11 novembre 1960, au cours de rémission « Thèmes et controverses ». Pierre Sipriot a bien voulu reconstituer pour *Itinéraires,* et nous l'en remercions, les questions qu'il a posées à Henri Massis ; et Henri Massis a rédigé la substance des réponses qu'il fit au cours de ce dialogue. Pierre SIPRIOT. -- Dans la présentation de ce programme ([^37]), j'ai dit combien *De l'homme à Dieu* est un ouvrage qui dépasse toutes les définitions que l'on en pourrait donner : à la fois histoire d'une âme et des influences qui l'ont marquée ; témoignages sur un demi-siècle d'histoire littéraire et politique, avec les problèmes qui y ont été posés, les conflits qu'il a fallu résoudre ; enfin tentative pour retrouver le mouvement de l'esprit et de la foi dans une vie et strictement l'orienter afin d'en fixer le bilan, -- par là ce livre est, encore, un testament. Mais quand le projet est aussi vaste, la nécessité d'un ouvrage est alors intérieure et l'auteur seul peut fixer les rapports des parties : c'est pourquoi je vous demanderai comment vous comprenez ce livre et comment il doit être lu ? Henri MASSIS. -- Je crois qu'il faut prendre ce livre dans son flot, dans son abondance, dans sa direction. Sans doute ne paraît-il si vaste que parce qu'il s'étend sur plus d'un demi-siècle. 177:49 Quant à la richesse qu'on lui prête, c'est celle de l'époque où les hommes de mon âge ont grandi. Quelle époque fut plus riche en maîtres de la grande espèce que celle de Bergson, Barrès, Péguy, Maurras, Claudel ? Je l'ai dit et tiens à le redire ici : ceux qui eurent vingt ans avant 1914 n'ont rien à transmettre qu'ils n'aient d'abord reçu : nous sommes des héritiers. Sans ces maîtres que nous trouvâmes quand nous sommes nés à la vie de l'esprit, qu'eussions-nous donné ? Ce n'est pas seulement par les prestiges du talent, de la gloire, qu'ils ont agi sur nous, c'est parce qu'ils savaient le prix de nos âmes et qu'ils les ont aimées. Ainsi, grâce à eux, nous aurons vécu, respiré, grandi au milieu d'influences, de *puissances* qui nous ont protégés, conseillés, orientés... Mon livre est donc tout ensemble un témoignage, une confession, avant d'être une profession de foi. Il est aussi un *bilan,* voire un testament, une explication par le dedans des positions, des recherches, des remises en cause, des exigences qui s'imposèrent à nous. Voilà je crois ce qui en fait un *livre-un,* et c'est ainsi qu'il m'arrive de le définir moi-même. Quand il avait vingt ans, Paul Valéry disait à Gide : « On fait UN livre qui est le bon et le *seul de son être...* » Je mettrais volontiers cette phrase à mon livre. Il m'a fallu toute une vie pour le faire, pour lui donner au moins son *unité.* Cette unité tient aussi à l'histoire qu'il évoque, une histoire qu'on ne sait plus, et dont on compte aujourd'hui les témoins : le drame intellectuel de la génération dont je suis un témoin, ce drame a été mêlé au drame universel -- et voilà ce qui lui a donné cette *unité* qui a tant manqué aux générations d'après les deux guerres. Ce sont les expériences, les combats pour les idées que nous avons voulu servir qui sont la matière de mon livre. Tout s'y ramène à une idée simple, celle-là même qui lui donne son titre : « de l'homme à Dieu » et que formule la phrase du Cardinal Pie : « Qu'on ne s'y méprenne pas, la seule question qui agite le monde n'est pas de l'homme à l'homme : elle est de l'homme à Dieu. » C'est par là que mon livre est une profession de foi ; mais ce n'est pas là le langage d'un docteur, c'est celui d'un témoin. Je n'y fais pas d'apologétique, c'est à travers une expérience vécue, celle qu'au début de ce siècle a faite toute une jeunesse : *la redécouverte de Dieu,* que j'évoque cette magnifique histoire. Et c'est ainsi que ce livre est aussi une galerie de portraits. Psichari, Maritain, Massignon, Charles Henrion (le successeur du Père de Foucauld), mon cher Paul Drouot, l'être le plus noble, l'âme la plus pure que j'aie rencontrée sur la terre, et Dupouey, Ghéon, Rivière, Copeau, mais je n'en finirais pas s'il me fallait tous les nommer... 178:49 Pierre SIPRIOT. -- A côté des maîtres qui vous ont formé et auxquels vous prêtez, semble-t-il, le mot de Platon : « Seul celui qui aime ton âme t'aime vraiment », -- vous faites une place dans votre ouvrage (qui évoque toute une génération et tous les hommes qui y ont compté) à ceux qui sont restés pour vous des étrangers. Il y a ainsi deux veines de témoignages : l'une qui dépend des rencontres occasionnelles et qui n'ont pas fructifié ; l'autre, plus profonde, où vous retrouvez la loi même de votre vie et de votre pensée. Cédons à ce jeu de compensation et voyons, pour prendre un exemple, quels ont été vos rapports avec Anatole France. Henri MASSIS. -- Je n'ai d'abord recueilli auprès d'eux que des négations, des doutes, que mes dix-huit ans recouvraient de désinvolture. J'étais sorti de chez Anatole France l'esprit distrait, le cœur serré, les mains vides. Dans mon impatience juvénile, j'oubliais que j'avais vu, vivant, *l'amour de la langue française !* Un jour, n'avais-je pas surpris Monsieur France recommencer cinq fois une lettre à un fournisseur pour en chasser les verbes auxiliaires ! C'est la plus belle leçon de français qui m'ait été donnée. Et qui m'eût pareillement parlé de Racine ! Mais en écoutant l'écrivain qui avait sauvé notre langue des plus basses dégradations, je n'avais rien retenu, sinon la leçon sceptique naïvement résumée dans un pastiche pyrrhonien ([^38]) que j'avais dédié à l'auteur du *Jardin d'Épicure...* Ma réaction fut violente et de la Villa Saïd je passai boulevard Maillot chez Maurice Barrès. Il se trouva quelqu'un pour m'accuser de trahison. Laissez-moi pourtant évoquer un autre souvenir. Dix ans après, alors que blessé dans les combats d'Artois j'étais à l'hôpital de Tours, je fis visite à M. France à La Béchellerie, sa propriété de Saint-Cyr-sur-Loire. Avant de le quitter, je lui exprimai la tristesse que j'avais eue de le contredire. Témoin de mon trouble, l'illustre vieillard aussitôt l'apaisa : « Je sais, me dit-il, je sais que vous êtes sincère. » Puis il m'embrassa, et avec une indicible mélancolie, il ajouta : « D'ailleurs, je ne suis pas sûr du tout que ce ne soit pas vous qui ayez raison. » Le silence retomba sur ces dernières paroles, et depuis cette soirée de 1915 où elles m'enfiévrèrent l'esprit, je n'ai pas cessé d'y songer. 179:49 Pierre SIPRIOT. -- Et Alain, -- qui fut votre professeur de philosophie ? Henri MASSIS. -- Avec Alain ce fut une autre histoire. Ce n'est qu'assez tard, après ma sortie du Lycée Condorcet où j'étais dans sa classe, que j'ai compris le bienfait de l'enseignement d'Alain, de cette inquiétude conquérante, de cette anarchie honnête homme -- étape nécessaire aux vrais forts pour posséder la certitude. Sceptique, Alain ? Allons donc ! Le plus dogmatique des hommes. Le scepticisme est paresse de pensée, manière de mépriser les nécessités de raison, et lui, Alain, ne songeait qu'à l'ordre éternel des choses. « Douter, nous disait-il, est un travail de force, comme forger... Douter, c'est savoir *dire non,* éprouver la solidité de l'idée, lui redonner à chaque instant force et vie. » J'ai été longtemps à le comprendre. Je n'ai pas tout de suite découvert que mieux qu'une exaltation verbale, il y a un art de décourager qui donne courage, c'était celui d'Alain. Et, bien plus tard, parlant de son ancien élève de Condorcet, Alain disait à Frédéric Lefèvre : « J'aime Massis parce que c'est un dogmatique. Le dogmatisme l'a sauvé de la littérature qui n'est que littérature. Massis a fait le choix universel, c'est-à-dire de l'esprit. C'est un bon choix. » Bien qu'écarté de la foi et de tout mysticisme, Alain avait garde de méconnaître que ce qu'il y a vraiment de dogmatique dans notre époque, de vraiment solide et qui « puisse porter une pensée, est entièrement chrétien ». Et vous savez que Simone Weil fut son élève. Quant à nous, c'est Alain qui nous a aidé à nous délivrer du spécieux enchantement d'un Renan et du déterminisme de Taine. Pierre SIPRIOT. -- Je disais dans ma présentation que toute votre œuvre critique s'oppose à une conception de la littérature qui irait dans le sens de la délectation. Écrire pour vous est une action, soutenue par la foi, elle-même moins faite pour nous renseigner sur la nature « des choses divines et humaines » que pour nous diriger en plein mystère vers la fin suprême. Cette idée très engagée de la littérature, vous l'avez soutenue, à contre-courant, dans une époque d'indifférence intellectuelle soigneusement entretenue, ou de nihilisme. D'où les controverses qui vous ont opposé à la plupart de vos contemporains. Pour achever de définir votre ouvrage, je crois qu'il faudrait évoquer cette vigilance souvent polémique qui vous a opposé, parfois, même à vos amis. 180:49 Henri MASSIS. -- Permettez-moi de vous parler d'abord de mes débats avec Barrès -- car nous touchons ici au vif de la question que vous voulez bien me poser. Ce ne fut pas sans chagrin qu'il me fallut, un jour, me ranger parmi ses contradicteurs -- mais c'était le fait d'un amour exigeant. Oui, nous voulions que Barrès nous devançât sans cesse, qu'il levât tous nos doutes, qu'il eût notre faim, notre soif... Cette soif, cette faim, Barrès en était secrètement dévoré. Mais il nous fallut la révélation posthume des *Cahiers* pour le savoir. Comment eût-on pu se douter que sa méditation intime l'avait déjà conduit si avant ! Rien de ce que Barrès avait livré de son vivant n'autorisait à le penser... Et je ne parle pas du *Jardin sur l'Oronte,* et de la sotte querelle qu'il suscita ! Quelle idée de faire supporter à cette pure fantaisie, à ce pur divertissement qu'est le *Jardin sur l'Oronte* un examen de doctrine chrétienne ! Et puis cette querelle brouillait tout ! Sous prétexte de mettre en garde contre les dangers qu'à ses yeux présentait la lecture de ce beau conte, c'est le *procès de l'art* qu'une certaine critique catholique se trouvait engager -- et cela en invoquant les seules exigences de la morale -- comme si catholique signifiait seulement moraliste ! C'est singulièrement réduire la foi, méconnaître sa valeur esthétique, les ressources positives qu'elle offre à l'artiste -- songeons à Claudel -- que de n'y chercher qu'une morale. Mais le débat, en son fond, était beaucoup plus grave : il intéressait ce qui, pour un catholique, est essentiel : le problème de la vérité. Pierre SIPRIOT. -- Cette idée très exigeante de la littérature nous conduit à parler de votre morale. Et comme toute conscience morale active, à la façon de la vôtre, a le sentiment de recevoir des ordres ou d'être responsable d'un ordre, il faudrait dire un mot de ce dogmatisme critique qui vous a souvent été reproché. A une époque où l'écrivain ne veut plus être qu'un spectateur de ses états d'âme et de la diversité du monde, où le critique ne veut plus être qu'un témoin, vous avez défendu une liberté de vocation qui ne prend son sens que dans l'obéissance, pour élever l'homme plus haut que sa nature. Cette mobilisation n'est-elle pas contraire à une littérature de l'esprit qui a le devoir de tout juger et le droit de tout refuser ? Henri MASSIS. -- A partir du moment où quelqu'un écrit, il affirme, -- et affirmer ne va pas sans combattre. Songeant à mes contemporains, j'ai cru qu'une intelligence qui ne peut rien contre leur repos ne peut rien pour leur salut. Construire ou tenter de construire, sauver ou tenter de sauver, essayer au moins de motiver l'adhésion, de faire naître la conviction, voilà, je l'avoue, ce qui m'a poussé à écrire. 181:49 Que cela implique une doctrine, une méthode intellectuelle, un ensemble de notions ordonnées sur la vie et sur l'homme, comment ne pas le reconnaître. Si c'est le dogmatisme, je suis dogmatique : cela figure au principe de toute vie raisonnable. Nous n'avons jamais cessé de soutenir que, dans son domaine, l'art est libre et libre l'artiste de suivre sa nature, son génie, selon le mouvement qu'il imprime à ses pensées. Mais cela n'intéresse pas que la forme : il y aussi la matière que l'écrivain met en forme et la matière de l'écrivain c'est son âme. Ce n'est que par une dissociation monstrueuse -- la passion de la forme dévorant tout le reste, dit Baudelaire -- qu'on en vient à opposer la qualité de l'art à la qualité de l'âme. Faut-il ou ne faut-il pas, à égalité de talent ou de génie, donner le pas aux ouvrages dont la matière -- c'est-à-dire l'âme dont ils émanent -- comporte le plus haut degré de pureté et de grandeur ? Le bien, l'intérêt des personnes l'exigent ; et à ces règles de la civilité humaine, si décriées qu'elles soient, je ne trouve rien que de raisonnable, rien qui ne soit accordé aux exigences mêmes de l'esprit. L'échelle des valeurs humaines et de l'esprit ne dépend pas de notre moi, mais de la nature de ce qui est. C'est là qu'il faut toujours en revenir. Impossible d'éluder ce mystère qui est au cœur de l'être et sur quoi se fonde la métaphysique naturelle de l'esprit humain. Pierre SIPRIOT. -- Nous avons jusqu'à présent évoqué des écrivains qui échappaient à cet ordre critique que vous avez établi, ou bien parce qu'ils n'en reconnaissaient pas la règle, ou bien parce qu'ils pensaient que la littérature, sans se soucier des normes de la morale, doit pousser plus loin ses investigations. N'y a-t-il pas un écrivain qui, à votre ordre de valeurs, a opposé un autre ordre, tout à fait différent, et auquel vous avez dû vous opposer radicalement ? Henri MASSIS. -- Léon Daudet jadis s'était refusé à entrer dans le procès que j'ai fait à Gide, dans ce procès, me disait-il, qui avait été déjà fait jadis à Baudelaire, à Wilde, à Rimbaud. Mais non, lui répondis-je, ce n'est pas un procès d'immoralité que je fais à Gide, c'est le procès fait à Rousseau, c'est-à-dire à un réformateur. Gide est un réformateur, un pédagogue, en ce qu'il vise à porter atteinte à l'unité, à l'intégralité de la personne humaine, à l'organisation même de l'être spirituel pour y substituer d'autres lois, une nouvelle table des valeurs, et déranger les conditions de la vie, comme disait Baudelaire qui considérait justement toute infraction à la morale, au *beau* moral, comme une espèce de faute contre le rythme et la prosodie universelle. 182:49 Ce que Gide met en cause, c'est la notion même de l'homme sur laquelle nous vivons -- nous nous efforçons de vivre -- et ce n'est pas tant la morale que la métaphysique qui s'y trouve finalement engagée. Pierre SIPRIOT. -- On a pu écrire que le combat que vous avez mené vous avait laissé seul sur le champ de bataille et que la littérature qui se fait présentement suit le chemin inverse de ce que vos maîtres et vous-même avez préconisé, comme si rien ne s'était passé. Or un mouvement comme celui que vous avez voulu entreprendre ne doit-il pas être jugé sur son efficacité ? Henri MASSIS. -- Oui, dans l'histoire que nous avons vécue certains esprits catastrophiques ne voient aujourd'hui que le commencement de la fin des temps ; à tout le moins, de la fin de l'homme blanc. Aussi croient-ils devoir refaire l'histoire et y substituer les fictions d'une uchronie imaginaire. N'est-ce pas là une forme de désespoir, une sorte de renoncement à faire son métier d'homme, car c'est l'homme qui fait l'histoire. On en veut aux maîtres qui furent les nôtres de nous avoir donné les certitudes dont nous avons eu besoin pour vivre ce qu'il était dans notre destin de vivre, non pas par docilité, non pas pour « épouser le drame du monde » comme on dit aujourd'hui, mais pour y faire face, pour agir sur lui et pour qu'il arrive ce qu'il faut faire arriver. Sans doute y aurait-il, ici ou là, des révisions, des réajustements nécessaires, car il est normal qu'à des situations nouvelles soient appliquées des solutions nouvelles. Pour cela, il conviendrait d'abord d'établir le bilan des éléments qui subsistent. Car c'est de l'essentiel qu'il s'agit, de ce qui ne change pas, ne peut pas changer, de ce qui est dans la nature des choses et de l'homme ; c'est de ces repères sans lesquels le monde ne peut que se défaire. Dans l'ordre de l'esprit, ce que nous défendons, ce n'est pas le passé, c'est l'éternel. Mais dans l'ordre historique, sans passé il n'est pas d'avenir concevable, bien plus il n'y a pas d'homme ! Pour expliquer les abandons, les ignorances que nous constatons chaque jour, on parle trop de la « coupure des générations ». L'expérience intellectuelle des grands esprits ne se périme pas en quelques lustres. Ce n'est pas une affaire d'âge ni de générations. On est dans le vrai ou dans le faux, quel que soit l'âge, l'antiquité ou la nouveauté d'une théorie. 183:49 Les mouvements auxquels on assiste d'âge en âge ne sont que le glissement subtil ou brutal de la vérité à l'erreur et de l'erreur à la vérité. Ce qui est le plus nécessaire à l'esprit, c'est la croyance à une *vérité* objective, et comme le disait l'admirable Chesterton : « Nous avons besoin d'une vue juste sur la destinée de l'âme humaine, d'une vue juste sur la société humaine. Tout homme dans la rue doit embrasser une métaphysique et s'y tenir fermement... C'est le vrai moyen de n'être ni un bigot, ni un fanatique, mais quelque chose de plus ferme qu'un bigot et un fanatique : je veux dire *un homme d'opinion définie.* » Être cet homme-là, voilà ce que j'ai cherché à être. *Fidélité,* dit François Mauriac. Oui, mais fidélité à la vérité. C'est le sens que je donne à ce beau mot de fidélité, et l'amour de la vérité ne doit pas se séparer de ce que saint Augustin appelle : *la vérité de l'amour.* 185:49 ## CHRONOLOGIE BIOGRAPHIQUE 187:49 ### L'héritage du XIX^e^ siècle Le RATIONALISME est « la domination souveraine de la raison humaine qui, refusant l'obéissance due à la raison divine et éternelle, et prétendant ne relever que d'elle-même, ne reconnaît qu'elle seule pour principe suprême ». Léon XIII,\ Encyclique *Libertas.* 1886 - 21 MARS : Henri Massis naît à Paris, 1, rue de Ravignan. « Montmartre où je suis né, au temps des peintres... » (*Maurras et notre temps,* tome II, p. 81). Baptême catholique. - 25 DÉCEMBRE. Conversion de Claudel à Notre-Dame de Paris. 1891 - Encyclique *Rerum novarum.* 1892 - Mort de Renan. 188:49 - Encycliques *Au milieu des sollicitudes* et *Notre consolation,* dites sur « le ralliement ». Léon XIII adresse aux Français la recommandation insistante de cesser de « faire passer, en fait, la politique qui divise avant la religion qui unit ». 1896 - H. M. entre au Lycée Condorcet en classe de 7^e^ 1899 - 25 MAI. Léon XIII, par l'Encyclique *Annum sacrum,* annonce la consécration du genre humain au Sacré-Cœur, et recommande la consécration aux personnes et aux États. « UNE TELLE CONSÉCRATION, ÉCRIT-IL, APPORTE AUSSI AUX ÉTATS L'ESPÉRANCE D'UN MEILLEUR ÉTAT DE CHOSES. ELLE PEUT ÉTABLIR ET RENDRE PLUS ÉTROITS LES LIENS QUI, DANS L'ORDRE NATUREL, UNISSENT À DIEU LES AFFAIRES PUBLIQUES. EN CES DERNIERS TEMPS SURTOUT, ON A PRIS À CŒUR DE DRESSER COMME UN MUR ENTRE L'ÉGLISE ET LA SOCIÉTÉ CIVILE. DANS LA CONSTITUTION ET L'ADMINISTRATION DES ÉTATS, ON COMPTE POUR RIEN L'AUTORITÉ DU DROIT SACRÉ ET DIVIN ; ON A POUR BUT D'ENLEVER À LA RELIGION TOUTE INFLUENCE SUR LE COURS DE LA VIE CIVILE. COMME RÉSULTAT DE CETTE FAÇON D'AGIR, ON A LA DISPARITION PRESQUE COMPLÈTE DE LA FOI AU CHRIST DANS LA SOCIÉTÉ : SI C'ÉTAIT POSSIBLE, ON CHASSERAIT DIEU LUI-MÊME DE LA TERRE. LORSQUE LES ESPRITS S'ENFLENT D'UN TEL ORGUEIL, EST-IL SURPRENANT QUE LA PLUS GRANDE PARTIE DU GENRE HUMAIN SOIT LIVRÉE À DES TROUBLES POLITIQUES ET BALLOTTÉE PAR DES FLOTS QUI NE LAISSENT PERSONNE À L'ABRI DE LA CRAINTE ET DU DANGER. IL ARRIVE NÉCESSAIREMENT QUE LES BASES LES PLUS SOLIDES DU SALUT PUBLIC S'ÉBRANLENT LORSQU'ON MÉPRISE LA RELIGION. » PIE XII RAPPELLERA PLUSIEURS FOIS L'IMPORTANCE ET LA SIGNIFICATION DE L'ACTE DE LÉON XIII : « A L'AUBE DU XX^e^ SIÈCLE, LÉON XIII VOULUT CONSACRER TOUT LE GENRE HUMAIN AU SACRÉ-CŒUR DE JÉSUS... » (ENCYCLIQUE *Auspicia quaedam,* 1^er^ MAI 1948). 189:49 1900 - H. M. quitte le Lycée Condorcet pour entrer à l'École des Arts décoratifs. 1903 - Retour au Lycée Condorcet ; année de philosophie dans la classe d'Alain (Émile Chartier) : « L'incomparable éveilleur d'esprits ! Il nous amenait devant les faits, nous forçait à regarder avec nos yeux, comme avec des mains, à penser réellement, c'est-à-dire naturellement. Je ne veux pas mutiler, disait-il, je veux aider et délivrer... » (*Évocations,* p. 109). 1904 - Inscription à la Sorbonne. Les manuscrits de Zola ayant été déposés à la Bibliothèque nationale, H. M. étudie la méthode de travail du romancier, « tout comme il avait auparavant préparé l'édition d'un mémoire de Laurent Mahelot sur les décors de l'Hôtel de Bourgogne et un texte critique de la *Fin de Satan* de Victor Hugo ». « Cette activité disparate pourrait étonner si, au fond, elle ne se révélait conforme aux directions que donnaient alors à la jeunesse les maîtres de la Nouvelle Sorbonne. Il n'était pas question de former son goût ni de cultiver son esprit, mais de recruter des « ouvriers de la science ». Tout sujet était bon pourvu qu'il offrît le moyen d'appliquer la méthode, de faire des fiches, d'étudier les sources. » (*Évocations,* pp. 8-9). Le jour où Gustave Lanson, qui voyait en H. M. un « espoir » de la science, lui propose comme sujet de mémoire, pour la licence ès lettres, de *dater* dix lettres de Voltaire, « il s'enfuit épouvanté ». 190:49 1905 - MARS. L'étude de H. M. sur Zola commence à paraître dans la *Revue des revues :* « Comment Zola composait ses romans, d'après ses notes personnelles et inédites » ; elle sera publiée en volume dans la Bibliothèque Charpentier par l'éditeur de Zola. « Gros bouquin sur Émile Zola... étrange passeport pour entrer à dix-neuf ans dans la République des Lettres » (*Évocations,* p. 9). - Première visite à Anatole France, villa Saïd, où H. M. fréquentera jusqu'en 1907. 191:49 ### L'avant-guerre (1905-1914) « *Tout restaurer dans le Christ* a toujours été la devise de l'Église, et c'est particulièrement la nôtre, dans les temps périlleux que nous traversons (...). Restaurer dans le Christ non seulement ce qui incombe directement à l'Église, en vertu de sa divine mission, mais encore ce qui découle spontanément de cette divine mission, la civilisation chrétienne dans l'ensemble de tous et de chacun des éléments qui la constituent. Saint Pie X,\ 11 juin 1905. - SEPTEMBRE. Guillaume II à Tanger : « *Ce fut exactement en septembre* 1905 *que nous sentîmes s'ouvrir sur nous les ailes de la guerre. Cette date marque l'avènement de notre génération.* » (*Évocations,* p. 183). - OCTOBRE. H. M. s'engage à 19 ans. Une année de service militaire au 54^e^ d'infanterie à Compiègne. Au cours de cette année, il fait à ses camarades de régiment une conférence sur l'Allemagne. - DÉCEMBRE. Décret de saint Pie X sur la communion fréquente. 192:49 1906 - AVRIL. Première rencontre d'Ernest Psichari, rue Chaptal, chez sa mère, fille d'Ernest Renan. H. M. avait été le condisciple de son frère Michel Psichari au Lycée Condorcet dans la classe d'Alain. Ernest Psichari, après sa licence de philosophie en 1902, et une année de service militaire au 51^e^ d'infanterie à Beauvais, avait rengagé pour deux ans puis était passé comme simple canonnier dans l'artillerie coloniale. Le soir où H. M. fit sa connaissance, le maréchal des logis Psichari était à la veille de partir pour le Congo avec la Mission Lenfant qui, jusqu'en janvier 1908, allait explorer 130.000 kilomètres carrés de territoires encore inconnus. « *A d'autres, nous devons sans doute des idées, des directions, des conseils. A Ernest Psichari, nous devons cette chose indicible d'avoir pu nous rouvrir à la Lumière divine* » (*Évocations,* p. 191). - JUIN. Conversion et baptême de Jacques et Raïssa Maritain. 1907 Première visite à Maurice Barrès qui écrit à H. M. le 2 mars : « Venez donc déjeuner à midi dimanche. Je veux vous faire connaître mon neveu qui a votre âge. » H. M. rencontre Charles Demange. - JUILLET. H. M. publie à compte d'auteur un conte philosophique, *Le Puits de Pyrrhon,* qu'il dédie à Anatole France et qui est une manière de p.p.c. : « Je le tins un temps pour un sophiste et un très méchant homme. Son doute élégant me blessait, son ironie continuelle me le rendait insupportable. Je crus le mépriser et me pris à le haïr. » (*Le Puits de Pyrrhon,* p. Il). - 8 SEPTEMBRE. Encyclique *Pascendi* sur le modernisme. 193:49 1908 - JANVIER. Retour de Psichari en France. Il entre à l'École d'Artillerie de Versailles comme élève-officier. - MARS. Psichari publie son premier livre : *Terres de soleil et de sommeil.* Massis le fait lire à Maurice Barrès qui lui écrit : « Votre ami est dès aujourd'hui un homme admirable et ce qui vaut plus, un jeune homme admirable. Nous n'avons pas mieux à aucun étage. » - 21 MARS. Premier numéro de *L'Action française* quotidienne ([^39]). « Directeur politique » : Henri Vaugeois. « Directeur-rédacteur en chef » : Léon Daudet. Principaux collaborateurs : Charles Maurras, Léon de Montesquiou, Lucien Moreau, Jacques Bainville, Louis Dimier, Bernard de Vesins, Robert de Boisfleury, Paul Robain, Frédéric Delebecque, Maurice Pujo. « *Ce journal, ces hommes, ces noms nous étaient alors presque inconnus* », dit Massis (*Évocations,* pp. 44-45). De son côté, *L'Action française* parle du livre sur Zola écrit par « *un certain M. Massis* » (article du 29 mai, signé Henri Dartevel, l'un des pseudonymes de Jacques Bainville). - JUILLET. Licence de philosophie en Sorbonne : H. M. présente un mémoire sur « les sources philosophiques de la psychologie de Stendhal ». - SEPTEMBRE. Péguy dit à Joseph Lotte : « J'ai retrouvé la foi... Je suis catholique. » - OCTOBRE. Nombreuses conversations de H. M. avec Psichari. - NOVEMBRE, Parution de *La pensée de Maurice Barrès,* où H. M. expose : « Nous devons à l'œuvre de Barrès les plus profitables enseignements. Elle nous offre une discipline sans rien nous prendre de notre initiative. » 194:49 H. M. suit les Cours de Bergson au Collège de France : « La philosophie de Bergson était tombée en nouveautés enivrantes sur notre vingtième année... Dans notre bagne matérialiste, Bergson introduisait la liberté. » (*Évocations,* p. 88.) - Charles Demange publie *Le livre du Désir.* Il écrit à H. M. : « Faguet, votre Faguet, m'organise un triomphe. Quel merci ne vous dois-je pas à vous qui lui avez signalé mon volume. » Émile Faguet lui avait consacré tout un feuilleton du *Journal des Débats* où, vingt ans plus tôt, Paul Bourget avait présenté *Sous l'œil des Barbares* de Barrès. - DÉCEMBRE. Après un dîner avec Charles Demange, la veille du 1^er^ janvier, Psichari parle pour la première fois à H. M. de son ami Jacques Maritain : « Jacques et moi, nous ne faisons qu'un. Ce qu'il pense, je le pense, ce qu'il fait, je le fais, ce qu'il sent je le sens. » 1909 - H. M. entre à la rédaction politique du *Petit Journal.* - AOÛT. Mort tragique de Charles Demange. « Ce fut le premier deuil des jeunes gens de mon âge, le premier drame de notre vie qui devait en comporter tant d'autres. La pathétique histoire de mon ami Charles Demange, le monde de réflexions où elle me plongea, ce qu'elle allait ensuite me laisser découvrir, voilà l'événement capital où je fais remonter toutes mes réflexions sur la vie. » (*De l'homme à Dieu,* pp. 26-27.) De Charmes, Barrès écrit à Massis, en parlant de la mort de son neveu : « C'est une dure étape, une dure expérience qui me laisse un dégoût, une amertume insurmontable. » - OCTOBRE. Psichari est nommé sous-lieutenant et part pour la Mauritanie. - DÉCEMBRE. Péguy publie *Le Mystère de la charité de Jeanne d'Arc.* 195:49 1910 - JUIN. H. M. publie dans *Paris-Journal* (5 juin) un article intitulé : « Défendons-nous contre la culture allemande » : « Depuis vingt ans, tout l'effort de notre haut enseignement des lettres travaille contre la culture française... Cette germanisation de notre enseignement littéraire, il est temps de la dénoncer. » Cet article est à l'origine de la campagne contre « l'esprit de la Nouvelle Sorbonne ». C'est après l'avoir lu qu'Alfred de Tarde proposa à H. M. de développer avec lui la thèse esquissée. Ainsi commence la collaboration d' « Agathon » qui durera jusqu'à la veille de la guerre. - JUILLET. Péguy dit à Psichari : « Je vais fonder un parti, le parti des hommes de quarante ans. Vous en serez aussi, mon garçon. Un jour vous serez mûr. » - 23 JUILLET. Parution dans *L*'*Opinion* du premier article d'une série contre la Nouvelle Sorbonne, signé « Agathon ». Le secret de ce pseudonyme sera gardé pendant plus d'un ans. - 25 AOÛT. Par la Lettre *Notre charge Apostolique,* saint Pie X condamne le Sillon : « Il y a erreur et danger à inféoder, par principe, le catholicisme à une forme de gouvernement ; erreur et danger qui sont d'autant plus grands lorsqu'on synthétise la religion avec un genre de démocratie dont les doctrines sont erronées (...). L'avènement de la démocratie universelle n'importe pas à l'action de l'Église dans le monde. - 3 NOVEMBRE. Discours d'Alfred Croiset, doyen de la Faculté des Lettres, à la séance de réouverture, en réponse à « un Grec d'autrefois, Agathon » : « On a beaucoup parlé de la Sorbonne depuis trois mois, et ce n'était pas toujours pour en dire du bien. Nous voici obligés de faire notre examen de conscience, sous peine de paraître indifférents aux fautes qu'on nous reproche. » Le doyen Croiset conclut son plaidoyer pour la Sorbonne par ces mots : « Efforçons-nous d'être des savants, des érudits, parce que c'est indispensable et que c'est honnête. Mais soyons aussi des lettrés parce que c'est une jolie chose et bien française. » 196:49 - 29 DÉCEMBRE. Première visite de Massis rue de la Sorbonne aux *Cahiers de la Quinzaine,* où Péguy lui dédicace un exemplaire du *Mystère de la charité de Jeanne d'Arc :* « en amitié plus que confraternelle ». « Péguy, dit Romain Rolland, n'était que trop aiguillonné à cette époque par la jeune réaction des Massis-Agathon à qui il décernait un brevet d'honnêteté et qui l'excitait sournoisement contre la Sorbonne. » Dans *Un nouveau théologien, M. Fernand Laudet* (qui paraîtra en juillet et septembre 1911), Péguy écrit : « On ne peut plus seulement prononcer ce mot... *la Sorbonne,* sans s'attirer aussitôt de bas en haut des regards obliquement circonférenciels. Et si vous ajoutez que vous connaissez M. Massis et que c'est un fort honnête homme, aussitôt on vous regarde, ou plutôt on ne vous regarde pas, comme je n'aimerais pas à être regardé. » 1911 - JUIN. Fondation de la Ligue pour la Culture française. Un manifeste signé par son président Jean Richepin paraît dans le *Figaro.* Massis et A. de Tarde sont les secrétaires de la Ligue. - 6 JUILLET. Première lettre de Charles Maurras à Henri Massis ([^40]). - Le coup d'Agadir. Alain Fournier écrit à Jacques Rivière : « On va se battre, paraît-il. Je suis furieux parce qu'on m'a affecté au dépôt de Mirande pour la mobilisation. Je demanderai quand même à partir. » 197:49 1912 - 19 JANVIER. H. M. présente au public les *Propos* d'Alain, dans un article du *Gil Blas :* « Ce m'est une joie particulièrement douce que d'être le premier à faire connaître une pensée et un homme à qui plusieurs jeunes gens de ce temps-ci doivent le meilleur d'eux-mêmes » (recueilli dans *Avant-Postes,* pp. 133-136). A ce sujet Alain écrivit à H. M. : « Je ne veux ni ne peux vous remercier. Je ne lis *rien* de ce qui me concerne ; c'est une règle de pratique. Je pense bien à envoyer les Propos à votre patron » (c'est-à-dire à Barrès). - MAI. Rupture entre Péguy et Maritain, à propos de *L'Ordination* de Julien Benda qui a paru dans les *Cahiers de la Quinzaine.* - 10 JUIN. Péguy écrit à H. M. : « Voulez-vous compter que je vais à Chartres entre le jeudi 13 et le jeudi 20. » C'est le premier pèlerinage de Péguy à Chartres. En 1914, partant pour le front, Péguy dira à ses amis : « Si je ne reviens pas, je vous prie d'aller chaque année en pèlerinage à Chartres. » Vingt ans plus tard, sur le front d'une autre guerre, un autre pèlerin de Chartres, Robert Brasillach, écrit à son tour : « Si Notre-Dame le veut, nous reviendrons un de ces étés vers Chartres, par les chemins secs et sonnants, nous qui avons fait les deux pèlerinages de ces années, et d'autres amis, s'ils le désirent. » Aujourd'hui, après deux guerres mondiales, le pèlerinage à Chartres est entré dans les mœurs. - 15 JUIN. De Mauritanie où il est officier méhariste, Psichari écrit à Maritain qu'il se considère comme « un catholique sans la foi ». - 30 SEPTEMBRE. De Mauritanie toujours, Psichari écrit à H. M. au sujet de l'enquête d' « Agathon » sur la jeunesse : « Je tiens ces pages pour très importantes et je souhaite que tu continues cette psychologie d'une génération qui restera comme un jalon capital pour la connaissance de notre époque. » - OCTOBRE. H. M. devient secrétaire de rédaction de *L'Opinion.* 198:49 - DÉCEMBRE. Rencontre de Psichari après trois années de séparation : « Nos cœurs fraternels se retrouvaient travaillés d'une pareille souffrance. Nous faisions à la vie la même interrogation pressante, décisive, et nous nous refusions à ce que notre destinée n'eût aucun sens (...). Tous les deux, sans confesser la foi catholique, nous apercevions déjà dans l'Église l'éclat de la beauté éternelle. Nous savions qu'il n'y avait qu'elle qui pourrait nous donner la certitude... » (*De l'homme à Dieu,* pp. 61-62.) - 10 DÉCEMBRE. H. M. et de Tarde sont présentés au P. Janvier qui, ayant lu l'enquête d'Agathon, désirait les connaître. - 18 DÉCEMBRE. Première lettre de Maritain à H. M., à propos de l'enquête d'Agathon, à laquelle Maritain répondra. La lettre ajoute : « Je serais très heureux que vous vouliez bien venir un dimanche à Versailles. Déjà unis par notre amitié pour Ernest Psichari, il ne me paraît pas possible que nous n'entrions pas en relations plus étroites. » 1913 - 3 JANVIER. Psichari conduit pour la première fois H. M. chez les Maritain, rue de l'Orangerie à Versailles. - 20 JANVIER. Seconde visite à Maritain. - 29 JANVIER. Psichari demande à Maritain de voir un prêtre. Maritain le présente au P. Clérissac. - 2 FÉVRIER. Conversion de Psichari. Messe à la chapelle des Ursulines de la rue d'Ulm. - 9 FÉVRIER. Première communion de Psichari. *L'Appel des armes* de Psichari a commencé de paraître dans *L'Opinion.* - 10 FÉVRIER. Première rencontre de H. M. avec le P. Clérissac chez les Maritain, rue Baillet-Reviron à Versailles. 199:49 - MARS : *Les jeunes gens d'aujourd'hui.* « Pendant plusieurs saisons, jusqu'à la veille de la guerre, l'enquête d'Agathon suscite un mouvement de discussion, de polémique où tout ce qui compte dans la politique, dans les lettres, dans la presse devait intervenir » (cf. *L'Honneur de servir*)*.* Édouard Herriot écrit notamment en tête du *Journal :* « Sur tant de ruines accumulées, un jeune dieu surgit et s'impose ; il se nomme le Courage : s'il faut en croire Agathon -- et j'y suis disposé -- la Jeunesse contemporaine honore le caractère, la personnalité, l'empire de soi... Puis elle est, cette jeunesse, patriote. Ah ! comme elle a raison. » - Fréquentes visites de H. M. au P. Janvier à Auteuil. - AVRIL-MAI. Psichari et H. M. suivent à l'Institut catholique le cours de Maritain sur Bergson. Violentes discussions à propos de Bergson entre Péguy et Psichari, chez Mme Favre, mère de Jacques Maritain. - MAI. Retour de H. M. à la foi (voir les fragments du Journal de Psichari reproduits dans ce numéro). Le P. Janvier est son directeur. - JUIN. Péguy publie *L'Argent* (*suite*) : « Nous assistons indéniablement en ce temps-ci à une profonde et violente renaissance française, à une profonde restauration... Rien n'est aussi poignant que le spectacle d'une jeunesse qui se révolte. Rien n'est aussi anxieusement beau que le spectacle d'un peuple qui se relève d'un mouvement intérieur. » A ce propos, Romain Rolland (qui avait pris position contre l' « enquête artificieusement composée par Agathon », qui « exaltait, chez une élite française, un nationalisme belliqueux et une renaissance catholique ») déclare que « Péguy flatté et manœuvré par ces jeunes gens leur apporta son adhésion » : « c'est sur ces groupes de réaction chauvine, aspirant à la guerre, qu'il fondait son espoir ». - Le lieutenant Psichari rejoint à Cherbourg le 2^e^ régiment d'artillerie coloniale. - AOÛT-OCTOBRE. H. M. publie dans *L'Opinion* « Romain Rolland ou le dilettantisme de la foi » et « Anatole France et le problème de la culture », études qu'il reprendra après la guerre dans *Jugements.* - OCTOBRE. Psichari est reçu dans le Tiers Ordre de saint Dominique au couvent de Rizckholt en Hollande. 200:49 Le P. Janvier le recevra en même temps que H. M. dans le Tiers Ordre du Couvent du Saint-Sacrement à Paris. - NOVEMBRE. Roger Martin du Gard publie *Jean Barois.* Son personnage s'adresse à deux jeunes gens où l'on reconnaît Agathon : « Discipline, Honneur, Renaissance, Génie national ! Croyez-vous qu'avant quinze ans d'ici, ce tintamarre verbal ne paraîtra pas dépourvu de toute pensée précise ? Sous ces grands mots d'ordre, de courage national, il y a un peu de ce que vous croyez y mettre, mais il y a encore autre chose : un assez vulgaire instinct de conservation... Vive la force, Messieurs, vive l'autorité, la police, la religion... » - DÉCEMBRE. Visite de J. Maritain et de H. M. à Louis Massignon. Devant renoncer à rejoindre le P. de Foucauld au désert, Massignon souhaite que Psichari tienne auprès de l'ermite du Hoggar la place qu'il lui faut abandonner. - « Dernier » ([^41]) entretien de H. M. avec Bergson dans les allées de la villa Montmorency. C'est ensuite que Massis déclare qu'il n'est plus « bergsonien » et qu'il écrit : « Henri Bergson ou le modernisme philosophique ». - Sur le conseil du P. Janvier, H. M. songe à fonder un hebdomadaire catholique et s'ouvre de ce projet à Maritain, à Psichari, au P. Clérissac. Psichari est contre : « Tout ça, c'est des bêtises. Fichez-leur un chef-d'œuvre à travers la gueule, ça aura une autre action. » 1914 - H. M. critique littéraire à *L'Éclair.* - 3 FÉVRIER. Le P. Clérissac écrit à Psichari qu'il ne croit plus lui-même au projet d'hebdomadaire catholique ; il ajoute : « Il faut en tout cas que Jacques, Massis et vous demeuriez très unis et vous aidiez mutuellement à avancer dans l'absolue fidélité d'esprit et de cœur. » - En le remerciant de son livre *L'Action française et la religion catholique,* Psichari écrit à Maurras : 201:49 « Dans votre dernier livre, à la lecture de certaines pages comme celles de votre remarquable chapitre : *L'incroyant et le bienfait du catholicisme,* j'ai ressenti plus que du respect pour votre sincérité et plus que de l'admiration pour vos profondes analyses, je veux dire une véritable affection qui tient, je crois, à la force même de mes croyances catholiques... Certes, de tout notre cœur, nous demandons à Dieu qu'Il vous donne la pleine lumière de la foi, d'abord parce que vous méritez plus que quiconque cette paix bienheureuse qu'elle seule peut donner, et puis parce que vous seriez assurément un incomparable défenseur de cette foi. Mais nous disons aussi que l'Église ne peut que profiter du grand courant d'idées saines et robustes dont *L'Action française* est la source. » « J'avais connu Maritain en 1912 ; il était royaliste et me reprochait de ne pas l'être » (Massis, *Maurras et notre temps,* tome I, p. 159). - MARS. H. M. publie dans *L'Éclair* un article sur le livre de Barrès : *La grande pitié des églises* de *France.* Barrès lui écrit : « C'est un bel article, clair, sérieux, sincère que vous consacrez à la *Grande pitié,* et si vous tenez ainsi votre emploi de critique vous prendrez vite une grande autorité. Servez-vous en bien, d'une manière féconde. A mon avis, vous avez tort avec moi de vous attacher aux difficultés plus qu'aux sympathies (...). Votre objection est faite de cette arrogance de jeunesse que j'ai bien connue, plus que de votre théologie que je ne connais pas. » - AVRIL. Psichari, en garnison à Cherbourg, achève *Le voyage du centurion,* où il transpose le récit autobiographique qu'il avait d'abord écrit et qui sera publié sous le titre : *Les Voix qui crient dans le désert.* - JUIN. Trois ouvrages de Bergson sont inscrits à l'Index. - Retraite de H. M. au couvent dominicain du Saulchoir, avec le P. Janvier, à Kain (Belgique). Première rencontre de Claudel. (Claudel écrit à un ami le 17 juin : « J'ai passé en revenant à Hambourg par le couvent des Dominicains du Saulchoir... Quelle belle chose qu'un couvent, et spécialement un couvent de Dominicains avec cette clarté, cette virilité, cette promptitude. Cela console des tristesses du jour. Mon cher ami, la France va mal, très mal, et je ne sais vraiment pas ce qui nous attend. Il y a de belles âmes pourtant, entre autres ce jeune converti Henri Massis, qui écrit dans *L'Éclair,* et dont j'ai fait là-bas la connaissance. ») 202:49 - Au cours de leurs entretiens du Saulchoir, Claudel parle à H. M. des *Caves du Vatican,* le dernier livre de Gide : « *Le mal,* lui dit-il, *ça ne compose pas* » (Voir *De l'homme à Dieu,* pp. 113-130). - Premier article (dans *L'Éclair*) de H. M. sur André Gide. - 12 JUILLET. Gide écrit dans son *Journal. :* « Je reçois ce matin, renvoyé par T..., le numéro de *L'Éclair* où H. M. croit devoir sonner le tocsin à propos des *Caves.* J'y ai trouvé grand profit ; car si les accusations qu'il dirige contre moi sont fausses, du moins faut-il reconnaître que j'ai fait en sorte de les provoquer. » - H. M. consacre trois feuilletons de *L'Éclair à* « Renan et la sensibilité moderne ». Cet essai sera publié sous sa forme définitive en 1921 dans *Jugements.* 203:49 ### La première guerre mondiale (1914-1919) « Tous, tant qu'ils sont, ont été rachetés de la servitude du péché par Jésus-Christ, au prix de l'effusion de son sang, et il n'en est réellement aucun qui soit exclu des bienfaits de cette rédemption. » Benoît XV,\ 1^er^ novembre 1914. - 10 AOÛT. H. M. mobilisé rejoint le dépôt du 152^e^ régiment d'infanterie à Humes (Haute-Marne) où il retrouve son ami Paul Drouot. - 22 AOÛT. Psichari est tué à l'ennemi. - Même jour. Alain Fournier est tué à l'ennemi. - 5 SEPTEMBRE. Péguy est tué à l'ennemi. - H. M. envoie à *L'Opinion :* « Une génération sacrifiée ». « Avant que d'avoir fourni sur les champs de la guerre son témoignage héroïque, la France a donné un spectacle qui n'est pas moins admirable : celui de son renouvellement intérieur. Avant la victoire sur l'ennemi, la victoire sur soi-même. » - 15 SEPTEMBRE. Article de Barrès dans *L'Écho de Paris :* 204:49 « Camarade Massis, vous qui entrez à cette heure dans les lignes de feu, vous étiez bon prophète en célébrant l'excellence de ces nouveaux venus. Avions-nous assez raison nous tous leurs amis et leurs confidents qui disions à la France : « Un renfort admirable nous arrive ! ». Comment payerons-nous jamais notre dette à cette jeunesse qui répand avec allégresse son sang pour rétablir la France au premier rang des peuples. » - 5 NOVEMBRE : H. M. est affecté au 3^e^ bataillon de chasseurs à pied. - 16 NOVEMBRE. Mort du P. Clérissac. - 12 DÉCEMBRE. Départ pour le front avec Paul Drouot, qui dit à Massis : « Nous vivrons toute notre vie avec ce que nous aurons fait pendant cette guerre. » 1915 - Nombreuses interventions de Benoît XV pour la paix. - 15 JANVIER. Le caporal Massis est blessé à Notre-Dame de Lorette et cité à l'ordre du jour du 20^e^ corps d'armée : « Très brillante conduite au cours de l'attaque d'une tranchée allemande, attaque au cours de laquelle il a été blessé à la main et au pied. » (Croix de guerre). - 4 FÉVRIER. Lettre de Maritain à H. M. : « J'ai votre adresse par le P. Janvier. Et je suis aussi rassuré que lui après avoir été fort inquiet. Il m'écrit que vous avez été visiblement protégé par la Sainte Vierge... Nous n'aurons jamais assez de dévotion envers Notre-Dame, confions-nous à elle d'une manière absolue. Je voudrais bien savoir ce qui vous est arrivé et avoir une raison de plus de lui rendre grâces. Le P. Janvier m'avait fait espérer qu'un article de vous sur Luther paraîtrait dans *L'Écho de Paris.* Je n'ai rien vu. Hélas ! où en est la presse dite catholique ! Que de choses nous aurions à nous dire là-dessus qu'il vaut mieux ne pas écrire. » - 20 FÉVRIER. Hospitalisé à Tours, H. M. fait une visite à Anatole France (à la Béchellerie, sa propriété de Saint-Cyr-sur-Loire). Ayant lu dans *L'Opinion* les « impressions de guerre » de H. M., Anatole France lui écrit le 22 avril : 205:49 « Vous avez peint en traits ineffaçables « cet héroïsme devenu une attitude constante et humble » et cette « amitié, cette communion humaine » devant l'action terrible, que Vous avez pratiquée d'un si grand cœur. Permettez à un vieux Français de vous embrasser. » - MARS. En convalescence à Paris, H. M. publie dans *La Croix :* « Intellectuels et convertis, un entretien avec Paul Claudel » -- en réponse à un article du *Temps* où Paul Souday pressait Claudel de revenir « à la *jolie* foi de son enfance. » - La brochure de H. M. : *Luther, prophète du germanisme,* paraît chez Bloud et Gay. Ce texte a été écrit en octobre 1914, à Langres : « L'Allemagne entière se reconnaît en Luther : elle en a fait son héros, elle se rattache à lui comme à son père spirituel. » - 9 JUIN. Paul Drouot est tué à l'ennemi. - Article de Barrès dans *L'Écho de Paris* : - « A ces Psichari, à ces Péguy, à ces Drouot, la mort n'est rien ; ils ont trouvé dans la religion une force, un secours, leur vie même. » - JUILLET. Nommé sous-lieutenant, H. M. est affecté au 66^e^ bataillon de chasseurs à pied qu'il rejoint en Argonne. 1916 - H. M. est évacué du front. Convalescence à Paris. - MAI. Mis à la disposition du ministère de la Marine. - JUIN. Départ pour Salonique. Détaché à la mission navale en Grèce. - DÉCEMBRE. A la suite des événements du 1^er^ et du 2 décembre qui suivent le débarquement des marins français à Athènes, H. M. est cité à l'ordre du jour. Le 8 décembre, pour rentrer en France, il prend passage sur le *Sinaï* qui est torpillé à 10 milles de Pantelaria au moment où l'on recueillait à bord les naufragés du *Magellan,* coulé quelques heures plus tôt. Rescapé, H. M. débarque le lendemain à Malte. 206:49 - « Nous nous retrouvâmes à bord du *Sinaï* une centaine de passagers que la révolution avaient contraints à fuir Athènes... Le 8, nous quittâmes Salamine et nous aperçûmes dans l'or tendre du matin l'Acropole et les collines sacrées désormais teintes de notre sang. » (*Le Petit Parisien,* 30 décembre.) Citation à l'ordre du jour de la mission navale en Grèce : « Officier de la plus haute valeur morale qui, au cours des journées du 2 et du 3 décembre 1916 à Athènes, a rempli les missions les plus périlleuses et a montré le plus grand mépris du danger. Le bateau qui le ramenait en France ayant été coulé, a par son sang-froid donné à tous un exemple de courage admirable. » 1917 - H. M. détaché à l'état-major de la Division navale de Syrie. Départ pour Port-Saïd. - 13 MAI. Première des Apparitions de Fatima. Le même jour, le futur Pie XII reçoit la consécration épiscopale. - 13 OCTOBRE. Sixième et dernière apparition de la T. S. Vierge à Fatima : « Je suis la Dame du Rosaire. » - NOVEMBRE. Clemenceau, préparant son ministère, fait demander par le député Jules Delahaye l'appui de l'Action française et s'informe des désirs de celle-ci. Réponse de Maurras : « Premièrement, le rétablissement de l'ambassade française au Vatican. » (Voir : *Le bienheureux Pie X*, p. 124.) - 10 DÉCEMBRE. *Non possumus* opposé par le P. Sertillanges au Pape Benoît XV qui a renouvelé ses démarches en faveur de la paix : « Très Saint Père, nous ne pouvons pour l'instant retenir vos paroles de paix. » « Le prédicateur avait soumis son texte au Cardinal Amette qui était venu l'entendre. L'opinion catholique française l'approuva. » (Dansette, *Histoire religieuse de la France contemporaine,* tome II, p. 491). Attitude contraire de Maurras, qui dans *L'Action française* expose et défend la position du Pape sur la paix. 207:49 1918 - MARS. H. M. passe la Semaine sainte à Jérusalem. Rencontre de Louis Massignon. - 15 NOVEMBRE. Le lieutenant H. M. quitte Alexandrie et rentre en France. 1919 - MARS. Démobilisé, H. M. part en mission pour Constantinople. - MAI. Retour en France. « La guerre n'allait plus cesser de marquer nos travaux et nos jours, et ceux qui n'avaient pas été choisis pour être des victimes savaient sans hésitation possible qu'ils étaient appelés à être des apôtres. » (*De l'homme à Dieu,* p. 214.) 208:49 ### L'entre deux guerres (1919-1938) « A l'heure où les hommes et les États sans Dieu, devenus la proie des séditions qu'allument la haine et les discordes intestines, se précipitent à la ruine et à la mort... » Pie XI,\ décembre 1925. - H. M. reprend d'abord ses fonctions de secrétaire de rédaction à *L'Opinion.* Il répond à l'article de Jacques Rivière sur « la démobilisation de l'intelligence » publié par la N.R.F. qui vient de reparaître. - JUIN. Maurras songe à la fondation d'une « publication alliée et autonome », une revue intellectuelle de vaste audience, que pourrait diriger Jacques Bainville, en lui adjoignant « quelqu'un de jeune et de complètement libre, qui fût autre chose qu'un second et un aide de camp ». Léon Daudet, ayant rencontré dans le train H. M. rentrant de Constantinople, en parle à Maurras qui se déclara « vite d'accord pour admettre la suggestion de Daudet et suggérer à Massis de venir partager avec Bainville cette charge de la revue ». - Manifeste « pour un parti de l'intelligence », en réponse au manifeste de Romain Rolland et d'Henri Barbusse qui accusaient les écrivains français d'avoir avili la pensée en la mettant au service de la patrie pendant la guerre. Le manifeste « pour un parti de l'intelligence », rédigé par Massis avec l'adhésion de Maritain, déclare notamment : 209:49 « C'est à un apostolat intellectuel que nous voulons nous consacrer, en tant que Français d'abord, mais aussi en tant qu'hommes, en tant que gardiens de la civilisation. Le salut public et la sauvegarde de la vérité sont les points de vue qui nous guident : ils sont assez largement humains pour intéresser tous Les peuples. » « Le parti de l'intelligence, c'est celui que nous prétendons servir pour l'opposer à ce bolchevisme qui, dès l'abord, s'attaque à l'esprit et à la culture, afin de mieux détruire société, nation, famille, individu. Nous n'en attendons rien de moins que la reconstitution nationale et le relèvement du genre humain. » H. M. précise par ailleurs qu'il ne s'agit évidemment pas de « faire de l'intelligence un parti », mais de « prendre parti pour l'intelligence ». - H. M. quitte la rédaction de *L*'*Opinion* et prépare la parution de la *Revue universelle.* « C'est à la généreuse intuition de Léon Daudet, au crédit que m'ouvrit Maurras, à l'amitié qu'aussitôt Bainville me témoigna que je dois d'avoir été, dès son départ, associé à la Revue qu'ils avaient résolu de fonder, et d'avoir du même coup établi une longue fréquentation avec *L'Action française* et avec ses amis. Je n'ai jamais écrit à *L'Action française,* et je n'y ai collaboré qu'en esprit, mais il n'est guère de jour, de l'automne 1919 à celui de 1939 qui me rappela pour la deuxième fois aux armées, où je ne me sois trouvé mêlé à sa vie. » (*Maurras et notre temps,* tome II, p. 9.) 1920 - AVRIL. Premier numéro de la *Revue universelle.* Directeur : Jacques Bainville. Rédacteur en chef : Henri Massis. Au sommaire de ce premier numéro figurent les noms du Cardinal Mercier et de Charles Maurras. La *Revue universelle* est administrée par la Société française de publications périodiques constituée à cet effet au capital de 800.000 francs. Jacques Maritain et Charles Maurras, cohéritiers de Pierre Villard, jeune catholique royaliste, tué le 28 juin 1918 sur le front de l'Aisne, contribuent l'un et l'autre à sa fondation, par une souscription de 50.000 francs chacun. 210:49 « Le nom de Bainville suffit à définir ce qu'étaient les grandes lignes de la pensée politique, historique, sociale, littéraire d'une telle publication. Ma collaboration, celle de mon ami Jacques Maritain y ajoutaient un élément qui donna à la revue son caractère de publication catholique. » (*De l'homme à Dieu,* p. 226.) Maritain déclare que la *Revue universelle* doit « réserver à des non-royalistes la possibilité d'être nationalistes, au sens de fidélité intégrale à la patrie, et d'être précisément conduits par là, s'ils sont logiques, à la monarchie ». Maritain publie dans la *Revue universelle* onze chapitres de *Théonas* (d'avril 1920 à avril 1921) et en décembre *Le Songe de Descartes.* Il collabore à presque tous les numéros jusqu'en 1927. « J'avais apporté à la *Revue universelle,* par mon ami, mon frère spirituel, Jacques Maritain, un élément neuf, théologique celui-là, le thomisme, un thomisme renouvelé, « anti-moderne » sans doute, mais ouvert et soucieux d'intégrer tous les apports nouveaux des sciences particulières. Inscrire le thomisme au programme d'une grande revue française pouvait sembler chose hardie. Elle était pourtant toute simple : rien n'était plus actuel, mieux ordonné, ni plus conforme aux postulats pressants de l'esprit. Enfin, et dans la mesure plus restreinte où notre publication s'adressait aux peuples de civilisation latine, où nous représentions un mouvement d'idées qui tendait à l'ordre universel, nos amis, même incroyants, ne se devaient-ils pas de se maintenir en liaison étroite avec la pensée catholique ? Aussi bien avaient-ils tenu à la prendre à sa source, et dans son expression vraie. -- Mais Jacques Maritain et moi, nous voulions davantage : nous n'en escomptions rien de moins qu'une restauration de la métaphysique, tout un redressement doctrinal, l'instauration d'une philosophie politique chrétienne au sein même de *L'Action française.* Nous avions le commun désir de la promouvoir et d'y travailler, Jacques dans l'ordre des concepts, des principes, moi dans l'ordre de la critique et des applications littéraires. » (*Maurras et notre temps,* tome I, pp. 155-156.) 211:49 1921 - 15 NOVEMBRE. Dans la *Revue universelle,* article de Massis sur l'influence d'André Gide, à l'occasion de la publication de ses *Morceaux choisis.* Dans le Journal de Gide (29 novembre) : « Grand article de Massis dans la *Revue universelle* sur ou plutôt contre moi... Somme toute l'article, bien que dénonçant mon influence comme un danger public, est plein de considération inavouée... Cet article, depuis longtemps préparé, paraît le jour même de la mise en vente du volume ; comme déjà son abattage des *Caves.* Quand verrai-je jamais cette précipitation dans l'éloge ? Mais il s'agissait pour Massis de donner le *la* à la critique. » 1922 - 14 JANVIER. A propos de l'article de la *Revue universelle* sur l'influence de Gide, Paul Souday écrit dans *Le Temps :* « C'est un procès de sorcellerie en règle que M. Massis intente à M. André Gide. » - 21 MARS. Pie XI proclame la Bienheureuse Vierge Marie patronne de la France au titre de l'Assomption. - H. M. publie le premier tome de *Jugements :* il le dédie à Jacques Maritain « en témoignage de notre commun espoir en la restauration métaphysique ». - Benjamin Crémieux, ayant attaqué H. M., dans les *Nouvelles littéraires,* au sujet du thomisme, Maritain dit à H. M. : « Je pense qu'un jour il faudra que, vous ou moi, nous fassions un manifeste expliquant que nous ne rejetons pas en bloc tout ce qui s'est passé depuis l'an 1270, et que nous tenons pour des imbéciles inférieurs à toute discussion ceux qui ne trouvent que cela à opposer à nos raisons. » 1923 - 10 JUIN. Maritain écrit à H. M. : « Dieu a fait de nous deux frères pour servir et combattre ensemble, mais de guide il n'y en a qu'un pour nous deux : c'est Lui. 212:49 Quand je pense aux dix années dont vous parlez, que sa grâce a été en tout merveilleuse et quel beau chemin il nous a fait parcourir, mon cher Henri. Voilà que nous commençons à lier nos gerbes. » - 12 JUIN. Article de Lucien Dubech dans *L'Éclair :* « Henri Massis ou la génération de l'absolu » : « Nul plus que lui n'aura contribué à montrer combien la génération que le doute et les jeux de l'esprit ont conduite à la guerre, a faim de vérité et soif de certitude. » - 13 OCTOBRE. Interview de Jacques Maritain et Henri Massis par Frédéric Lefèvre dans les *Nouvelles littéraires* (cf. *Une heure avec,* tome II, pp. 43-63). - 1^er^ NOVEMBRE. Article de H. M. sur le *Dostoïevski* de Gide. On lit dans le Journal de Gide (5 novembre) : « Grande offensive de Massis dans la *Revue universelle --* dont celle du printemps n'était que le prélude. Ce ne sont pas ceux qui m'attaquent qui me font peur, tant que ceux qui vont me défendre. » - 4 DÉCEMBRE. Mort de Barrès. - 6 DÉCEMBRE. Maritain écrit a H. M. : « Lu vos épreuves sur Gide. C'est d'une force, d'une pénétration, d'une maîtrise admirables. » 1924 - 24 JANVIER. Maritain à H. M., à propos de la seconde série de *Jugements,* dédiée à Charles Maurras : « Je suis tout à fait content. Vraiment excellente en force et en qualité intellectuelle ; elle continue admirablement la première, tout en renouvelant les points de vue... Comment s'étonner des haines et des perfidies qui s'exercent contre vous. Vous portez un terrible témoignage au milieu de ce monde gâté, lâche et jaloux. Je suis sûr que votre œuvre agira efficacement sur les âmes et qu'elle marquera profondément dans l'histoire de ce temps. » 213:49 - JUILLET. H. M. commence à travailler à l'ouvrage qui sera : *Défense de l'Occident.* Il publie dans le *Journal littéraire* du 19 juillet un premier article intitulé : « L'offensive germano-asiatique contre la culture occidentale ». A ce propos il a écrit dans ses *Réflexions sur l'art du roman :* « Le *Dostoïevski* d'André Gide nous a entraîné vers l'étude des rapports de l'Orient et de l'Occident et nous a pour de longs mois interdit de reprendre la suite de nos essais critiques. » - NOVEMBRE. Mort d'Anatole France. Séjour de H. M. au Couvent des Dominicains de Saint-Maximin. - DÉCEMBRE, Parlant de son ancien élève, Alain déclare dans une interview (*Une heure avec,* par Frédéric Lefèvre) : « J'aime Massis parce que c'est un dogmatique. Le dogmatisme l'a sauvé de la littérature qui n'est que littérature. » 1925 - Fondation de la collection *Le Roseau d'or,* publiée chez Plon de 1925 à 1932. *Le Roseau d'or* est dirigé par un Comité composé de Jacques Maritain, Henri Massis et Frédéric Lefèvre. Stanislas Fumet qui assure le secrétariat entrera au comité directeur en 1927 ; Maritain prendra alors le titre de directeur de la collection. La collection publie non seulement des ouvrages, mais encore quelques volumes de « chroniques ». Principaux titres parus : Maritain : *Trois réformateurs.* Bernanos : *Sous le soleil de Satan.* Chesterton : *Saint Francois d'Assise.* Nicolas Berdiaev : *Un nouveau Moyen Age.* Massis : *Défense de l'Occident.* Correspondance Claudel-Rivière. Chesterton : *Hérétiques.* Maritain : *Primauté du spirituel.* Julien Green : *Adrienne Mesurat.* Dans les volumes de « chroniques » : la première journée du *Soulier de Satin *; des textes de Cocteau, Ghéon, Ramuz, Max Jacob, Pierre Reverdy, etc. 214:49 - MAI. Une publication belge, les Cahiers de la jeunesse catholique, organise parmi ses lecteurs un referendum sur la question suivante : « Parmi les écrivains des vingt-cinq dernières années, quels sont ceux que vous considérez comme vos maîtres ? » Maurras arrive en tête avec 174 voix, puis Bourget avec 123 et Barrès avec 91. Cette influence prédominante de Maurras sur les jeunes catholiques provoque des controverses passionnées en Belgique. - 10 AOUT. Début d'une grande amitié avec Georges Bernanos, qui écrit à H. M. : « Je désirais votre amitié. Je la désirais depuis longtemps. Cela double ma joie de l'avoir non pas seulement sollicitée, mais obtenue, gagnée ou, si vous voulez, conquise... « Mes dix-sept ans s'étaient donnés à Maurras, je veux dire à un ordre que je croyais total. Mais j'ai compris très tôt qu'on ne peut confondre l'adhésion de l'intelligence avec la foi, et je ne suis qu'un homme de foi. Vous m'avez permis de me compléter sans me renier, sans rien renier, et de boucler la boucle. En ce sens, vous êtes véritablement, pour moi, un maître. C'est embêtant que vous n'ayez pas vingt ans de plus ; j'oserais plus facilement vous le dire en face. « Votre vie me semble dix fois plus précieuse que la mienne et je croirais simplement faire mon devoir et accomplir honorablement ma destinée en me sacrifiant, le cas échéant, pour vous faire durer. « ...A la hauteur où vous êtes, rien ne peut plus séparer votre œuvre de votre vie. Vous n'avez pas entrepris de séduire les intelligences, et non plus de les orner, mais de les libérer, de les rendre libres (...). Votre pensée m'est un appui bien précieux, une sécurité bien forte... » -- A la suite du referendum des *Cahiers de la jeunesse Catholique* et des remous provoqués en Belgique par ses résultats, le Cardinal Mercier, archevêque de Malines, décide de s'informer personnellement sur l'Action française. Il envoie à Paris l'abbé Van den Hout, directeur de la *Revue catholique des idées et des faits,* pour mener une enquête à la source. 215:49 L'abbé Van den Hout a une longue entrevue avec Maurras, Massis et Maritain qui répondent à ses questions. En conclusion, il est décidé d'un commun accord de préparer trois mémoires : le premier, de Maurras, sur sa politique religieuse et sur l'évolution de ses positions à l'égard de la philosophie d'Auguste Comte ; le second, de Massis, sur la nature de l'influence intellectuelle que Maurras a exercée sur la génération de ceux qui eurent vingt ans aux environs de 1905 ; le troisième, de Maritain, sur la position de la philosophie chrétienne à l'égard des idées politiques de Maurras. Ni Maurras ni Massis ne rédigèrent leur exposé : le Cardinal Mercier meurt en janvier 1926. La substance de celui que devait faire Massis se retrouve dans les considérations qu'il fit valoir auprès du Cardinal Pacelli (voir plus bas : mai 1935). Seul Maritain a rédigé son mémoire, qui deviendra l'opuscule intitulé : *Une opinion sur Charles Maurras et le devoir des catholiques.* - 11 DÉCEMBRE. Encyclique *Quas primas* sur le Christ-Roi. 1926 - MAI. Parution de *Sous le soleil de Satan,* de Bernanos, dont H. M. a apporté le manuscrit au « Roseau d'or ». - 27 AOÛT. Lettre du Cardinal Andrieu contre *L'Action française.* - 5 SEPTEMBRE. Lettre d'approbation de Pie XI au Cardinal Andrieu. « Sans reprendre les arguments approximatifs de l'Archevêque de Bordeaux, il rappelle que les fidèles ne sont pas libres « de suivre aveuglément » les dirigeants de l'Action française « dans les choses qui regardent la foi et la morale » (...). Le document pontifical indique les motifs de blâme, mais il n'en démontre pas l'exactitude. Il ne peut donc suffire à surmonter l'impression désastreuse produite par la lettre du Cardinal Andrieu. L'affaire demeure mal engagée. La réprobation est soudaine, sans raison immédiate et par conséquent inattendue, sauf pour une petite minorité, brutale en elle-même et surtout par contraste avec les éloges décernés par de nombreuses autorités ecclésiastiques depuis une quinzaine d'années, tardive enfin, car si l'Action française est coupable, elle l'est en raison de doctrines qui étaient déjà les siennes depuis longtemps. « La lettre de l'Archevêque de Bordeaux, écrira le Cardinal Verdier, n'avait pas fait, à mon avis, les distinctions voulues. » 216:49 De là pour un grand nombre de lecteurs de *L'Action française* ou d'adhérents, une attitude d'opposition. L'intervention pontificale ne changeait malheureusement pas le libellé de la condamnation, et malgré la légitimité de cette réprobation, les incertitudes et les oppositions subsistaient. » (Dansette, *Histoire religieuse de la France contemporaine,* tome II, pp. 583584.) - 10 SEPTEMBRE. Maritain écrit à H. M. : « Je vous écris dans une grande tristesse causée par la lecture de la lettre de Pie XI au Cardinal Andrieu. Qui donc a jamais pris Maurras comme maître en matière de foi et lui a demandé des lumières sur l'Incarnation et la Trinité... Mais désormais toutes les attaques sont permises... Quelles bassesses nous allons voir. » - 19 SEPTEMBRE. Visite de Maurras et Massis chez Maritain à Meudon. Une négociation semble possible et c'est à la préparer que doit servir l'opuscule de Maritain : *Une opinion sur Charles Maurras et le devoir des catholiques.* Cet opuscule, qui reprend en l'adaptant le mémoire rédigé à la demande de l'abbé Van den Hout, paraît chez Plon quelques jours plus tard. - Georges Bernanos écrit à H. M. : « Vous savez si l'œuvre entreprise par vous et par Jacques m'a toujours parue indispensable, mais elle devient impossible, inconcevable même, Maurras écrasé. Je crains de toute mon âme que Maritain ne soit tenté, en philosophe, de sacrifier à l'ordonnance et à l'unité de sa doctrine les conditions mêmes de notre action. Que n'ai-je mieux qu'une célébrité éphémère à jeter aujourd'hui dans la balance ! Mais je donnerai tout ce que j'ai absolument. » - 12 OCTOBRE. Lettre de Maurras à Pie XI (cette lettre ne sera rendue publique qu'en février de l'année suivante). - 20 DÉCEMBRE. Allocution consistoriale de Pie XI : « ...Notre pensée nous ramène vers un pays tout proche, la France. Nous avons en vue la grave controverse née autour de ce parti politique ou de cette école qu'on appelle *L'Action française,* ainsi qu'autour des institutions et du journal qui en dérivent. Cette controverse, Nous ne l'ignorons pas, est cause en France d'agitation dans beaucoup d'esprits (...). 217:49 En aucun cas il n'est permis aux catholiques d'adhérer aux entreprises et en quelque sorte à l'école de ceux qui placent les intérêts des partis au-dessus de la religion et veulent mettre la seconde au service des premiers ; il n'est pas permis non plus de s'exposer ou d'exposer les autres, surtout les jeunes gens, à des influences ou des doctrines constituant un péril tant pour l'intégrité de la foi et des mœurs que pour la formation catholique de la jeunesse. « Dans le même ordre d'idées -- car Nous ne voulons omettre aucune des questions ou des demandes qui Nous furent adressées -- il n'est pas permis non plus aux catholiques de soutenir, de favoriser, de lire des journaux dirigés par des hommes dont les écrits, en s'écartant de nos dogmes et de notre doctrine morale, ne peuvent pas échapper à la réprobation et dont il n'est pas rare que les articles, les comptes rendus et les annonces offrent à leurs lecteurs, surtout adolescents ou jeunes gens, maintes occasions de ruine spirituelle (...). « Il n'y a du reste aucun avantage à ce que Nos très chers fils de France soient plus longtemps divisés et sans concorde entre eux pour des motifs politiques ; ni eux, ni la Cité, ni l'Église n'ont rien à y gagner. Bien au contraire, tous bénéficieront énormément et de toutes façons de se trouver tous fermement unis sur le terrain religieux, à savoir pour défendre les droits divins de l'Église, le mariage chrétien, la famille, l'éducation des enfants et des jeunes gens, bref toutes les libertés sacrées qui forment les fondements de la Cité ; leur union se traduira par des manifestations populaires chaque jour plus nombreuses et plus imposantes, par la diffusion de la saine doctrine religieuse et morale, par l'apostolat de la charité ; ils vulgariseront ainsi la véritable notion de ces libertés dont Nous venons de parler, ils exciteront dans le peuple un désir chaque jour plus vif de les posséder ; les citoyens, devenus pleinement conscients de leurs droits, finiront un jour par les revendiquer efficacement et les reconquérir (...). Que chacun garde d'ailleurs la juste et honnête liberté de préférer telle ou telle forme de gouvernement qui n'est pas en désaccord avec l'ordre des choses établi par Dieu. « Les exhortations à l'union des esprits et à l'entente pour une action commune en vue des objectifs les plus sacrés que Nous formulons aujourd'hui ne s'écartent et ne diffèrent pas, en réalité, des conseils donnés par Léon XIII ; les instruction de Pie X n'en différaient pas davantage. 218:49 Pour s'en convaincre, il suffit de comparer sans opinion préconçue les enseignements de l'un et de l'autre de Nos prédécesseurs, ainsi que Nous l'avons fait Nous-même, et de se rappeler qu'on n'est pas obligé (et qu'il est impossible) de répéter à tous et en toute occasion tout ce qui a déjà été dit. « Bien que Nous le jugions superflu, Nous ajoutons cependant, « de l'abondance du cœur », comme on dit, que Nos paroles passées ou présentes ne Nous ont été et ne Nous sont inspirées ni par des préjugés ou zèle de parti, ni par des considérations humaines, ni par la méconnaissance ou l'insuffisante estime des bienfaits que l'Église et la Cité ont retirés de certains hommes, ou d'un groupement, d'une école, mais seulement et uniquement par le respect et la conscience d'une obligation de Notre charge, celle de défendre l'honneur du divin Roi, le salut des âmes, le bien de la religion et la prospérité future de la France catholique elle-même. « Pour tous ces motifs, et aussi pour ôter tout prétexte à équivoques et fausses interprétations, telles qu'il s'en est produit en divers lieux, et tout récemment dans le journal en cause, sans aucun respect et avec une audace dépassant les bornes, Nous comptons avec une confiance absolue que Nos vénérables Frères de France, cardinaux, archevêques et évêques, selon les obligations de leur charge pastorale, ne se contenteront pas de rapporter à leurs diocésains Notre pensée et Notre volonté paternelle, mais les leur expliqueront dans un commentaire aussi lumineux que fidèle. « Plaise à Dieu que Nos paroles, auxquelles votre présence, Vénérables Frères, ajoute de la solennité, et auxquelles l'approche de Noël confère comme une particulière sainteté, établissent une concorde complète et active parmi les catholiques français. Ainsi unis, ils pourront combattre avec efficacité pour les suprêmes intérêts du Royaume de Dieu, intérêts sur lesquels s'appuient tous les autres, qui y trouvent leur fondement, leur couronnement et leur sanction. Nous disons : du Royaume de Dieu ; ceux qui le cherchent en effet -- ils en ont pour garantie les promesses du Christ-Roi lui-même -- obtiennent tout le reste et le possèdent en quelque sorte d'avance : *Cherchez... d'abord le Royaume de Dieu, et tout le reste vous viendra par surcroît* (Mt VI, 33). » 219:49 - 24 DÉCEMBRE. *Non possumus* de l'Action française. - Même jour. Maritain écrit à H. M. : « Mon cœur va vers vous dans la grande tristesse qui pèse sur nous tous. On peut prévoir une suite de déchirements sans fin dans le pays. Le *non possumus* de l'Action française se justifie très bien *humainement.* Mais c'est encore et toujours du négatif. Et derrière les justifications humaines, n'y a-t-il pas des réalités plus profondes que nous devons tâcher de voir ? Sous la lettre de l'Archevêque de Bordeaux, qui apparaît comme manifestement entachée d'injustice, n'y a-t-il pas un esprit de justice qui frappe l'Action française pour un tas de fautes et surtout d'omissions accumulées depuis des années ? Hélas ! ce que l'on constate clairement, c'est la carence des dirigeants catholiques d'Action française. Il y a quatre mois, la situation pouvait être sauvée (...). Maintenant, quelle est la signification des actes du Pape, sinon un avertissement de désespérer de toute action de masse, de tout travail humain d'ensemble, de tout effort politique, de laisser le monde se décomposer, mourir de misère, et de se retrancher dans le travail solitaire que chacun peut faire en essayant de témoigner pour la vérité ? Je ne puis guère les comprendre autrement. » Vingt-six ans plus tard, l'année de sa mort, Maurras désavouera le *Non possumus* de 1926. Dans le chapitre « Notre erreur » de son ouvrage *Le bienheureux Pie X,* écrit en 1952, revenant sur « ce *non* douloureux », il y voit une grande erreur, inexcusable, inexplicable : « Ne pouvions-nous pas éviter le conflit formel avec les autorités spirituelles, et ainsi nous couvrir de toute apparence d'insubordination ? C'est ce qu'il aurait fallu faire à n'importe quel prix. La grande erreur fut là, qui décida de toutes les autres. La prise à partie de Rome, avec ce « non » dit en face, est ce qui compromit et faussa notre position. Une polémique empoisonnée, empoisonneuse, devait s'ensuivre, et pourtant, ce que nous étions accusés de déchirer, ce que nous semblions déchirer, nous déchirait nous-mêmes. Le chagrin aiguisé, la colère qu'il enflammait ne servait qu'à nous suggérer en fin de compte des torts réels, ou à commettre des injustices véritables dont il est impossible de disconvenir. La querelle, en s'envenimant, envenimait nos maux. L'Heautontimorouménos était moins malheureux que nous. 220:49 « On voudra tenir compte de la verve de la bataille et de ses opaques fumées. Ajoutez les tristes images issues d'une résistance désespérée (...). De jeunes couples généreux consentaient à se marier *in nigris *; des vieillards qui avaient milité toute leur vie pour l'Église mouraient sans autres sacrements que ceux qu'on pouvait leur porter en cachette (...). Quelques-uns durent recevoir la furtive bénédiction de prêtres sans ornements embusqués à des coins de rues ! Le spectacle emportait notre rage ; celle-ci multipliait nos erreurs sans les excuser. Non : pas même les expliquer... » (Charles Maurras, *Le bienheureux Pie X,* Plon, 1953, pp. 140-141.) Maurras revendique la responsabilité du *Non possumus :* « L'erreur dont je m'accuse », écrit-il à la page suivante. Responsabilité d'animateur des Comités d'Action française, responsabilité, en fait sinon en droit, de « chef ». Toutefois Maurras était incroyant. L'histoire dira un jour que le conseil théologique, ecclésiastique, ne lui a pas manqué : mais ce fut un conseil de révolte. - 28 DÉCEMBRE. Maritain écrit à H. M. au sujet de la *Revue universelle :* « Pour la Revue, quelle solution ? Je n'en aperçois qu'une : sans rien changer à sa ligne propre, naturellement, que la *Revue universelle* prenne d'accord avec Maurras et ses amis sa parfaite autonomie à l'égard de l'Action française. La chose pourrait être préparée et réalisée dès maintenant, de façon à pouvoir, quand cela serait nécessaire, être rendue publique... » - 29 DÉCEMBRE. Décret du Saint-Office sur l'Action française. 1927 - JANVIER. H. M. achève d'écrire *Défense de l'Occident* chez Bernanos, à Bagnères-de-Bigorre. Ils se rendent ensemble à Lourdes. - 5 JANVIER. Seconde lettre de Pie XI au Cardinal Andrieu : 221:49 « ...Nous nous demandons pourquoi la divine Providence a permis tout ce retard dans la recherche et la découverte de documents ([^42]) si importants et si décisifs ; et Nous aimons à y voir non seulement une permission mais une disposition providentielle dans le double but, d'un côté, de Nous engager à étudier toute la grave question personnellement et pour Notre compte, et de l'autre côté, de faire *ut revelentur ex multis cordibus cogitationes.* « En effet, cette révélation des cœurs s'est produite dans une bien large mesure depuis la publication de votre lettre, mais plus encore en ces derniers temps et surtout dans les jours qui ont immédiatement précédé et suivi le Consistoire du 20 décembre passé. Il s'est révélé une absence absolue de toute juste idée sur l'autorité du Pape et du Saint-Siège et sur sa compétence à juger de son extension et des matières qui lui appartiennent ; une absence non moins absolue de tout esprit de soumission ou tout au moins de considération et de respect ; une attitude prononcée d'opposition et de révolte ; un oubli ou plutôt un vrai mépris de la vérité, allant jusqu'à l'insinuation et à la divulgation d'inventions aussi calomnieuses que fausses et absurdes... « ...C'est à tous sans exception que Notre cœur paternel s'ouvre, offrant à tous l'accueil le plus indulgent et le plus tendre ; désireux de les consoler tous si, pendant une heure que Nous espérons déjà passée sans retour, Nous en avons dû contrister quelques-uns pour ne pas manquer à nos redoutables responsabilités pour le salut de leurs âmes. » - 8 MARS. Réponse de la Sacrée Pénitencerie apostolique sur la conduite à tenir à l'égard des prêtres et des laïcs qui demeurent adhérents à l'Action française ou lecteurs habituels de son journal. Les prêtres doivent être traités selon le canon 2310. Les séminaristes doivent être « renvoyés comme revêches et impropres à l'état ecclésiastique ». Les laïcs doivent être « considérés comme pécheurs publics et comme tels écartés de tout ce dont sont écartés les pécheurs publics ». Ils ne peuvent être admis aux sacrements, ni tolérés dans les groupements catholiques tels que : Fédération Nationale Catholique, Jeunesse catholique, Scouts catholiques. 222:49 - D'Amiens, Bernanos écrit à H. M. : « Vous devez avoir de la peine aujourd'hui comme moi. C'est l'instant ou jamais de nous souvenir que Notre Père est dans les cieux... - Je ne veux plus être qu'un pauvre pécheur dans les plis du manteau de Notre-Dame. Qui viendra nous chercher là ? » - AVRIL. Maritain interrompt sa collaboration à la *Revue universelle :* il charge de la chronique de philosophie qu'il y tenait un de ses élèves, Maurice de Gandillac. Bainville dit à Massis : « Je suis sensible, très sensible au fait qu'il n'y a de sa part aucun reproche. Vous êtes lié avec lui d'esprit et de cœur. » - MAI. Maritain achève la rédaction de *Primauté du spirituel.* - JUIN. *Défense de l'Occident* paraît dans « Le Roseau d'or ». H. M. a soumis les épreuves de son livre à Maritain et a tenu compte pour une large part des remarques que celui-ci lui a faites ; il n'a pas cru toutefois devoir en ajourner la publication, comme Maritain le suggérait. Le 4 mars Maritain lui avait écrit à ce propos : « Ce qui éveille en moi des appréhensions, c'est l'impression *d'ensemble* que me laisse votre livre, alors que pourtant sur tant de points essentiels je suis d'accord avec vous. Cette impression est la suivante : livre animé par l'esprit de combat, non par l'esprit de justice... Faut-il que l'esprit de combat vous ait dominé pour que, dans toutes ces pages, avec le cœur que vous avez, vous n'ayez pour ainsi dire pas donné un témoignage généreux aux intentions de vos adversaires. Pas un mot généreux sur un Gandhi. Et pas de justice à l'égard des revendications nationales de l'Inde et de la Chine, bien plus justifiées que celles de la Pologne... Il y a un seul moyen de sauver la Chine de l'anarchie et des entreprises russes, et d'épargner à l'univers des catastrophes affreuses, c'est que la Chine devienne chrétienne. Mais la Chine ne deviendra chrétienne que si ce sont les chrétiens chinois qui réalisent l'affranchissement de leur pays, lui donnent l'indépendance nationale *juste* à laquelle tout leur peuple aspire invinciblement. » 223:49 - Dans la N.R.F. de juin, à propos de *Défense de l'Occident* André Malraux écrit : « Le monde moderne porte en lui-même, comme un cancer, son absence d'âme. » - 2 JUIN. Paul Souday écrit dans *Le Temps :* « Il paraît que l'Occident a besoin d'être défendu. Comme les gens que tuait le Menteur de Corneille, ceux que vous défendez se portent assez bien (...). Contre qui ou contre quoi M. Massis, que nous n'avions pas chargé de nos intérêts, veut-il à tout prix nous défendre ? » - JUILLET. Maritain publie *Primauté du spirituel* (Le Roseau d'or). - DÉCEMBRE. Maritain publie : « Le sens de la condamnation de l'Action française » dans le volume collectif *Pourquoi Rome a parlé.* 1928 - 16 NOVEMBRE. Décret de la Sacrée Pénitencerie apostolique contre les confesseurs qui absolvent Les adhérents de l'Action française : « ...On le sait de façon certaine, il se trouve en France des prêtres qui, au mépris de leur propre conscience, ne craignent point de se souiller d'une faute aussi énorme. « Comme, pour briser leur obstination et les sauver, les exhortations, les avertissements et les menaces sont restés inutiles, le Saint-Siège, gardien et défenseur de la discipline ecclésiastique, se voit, à regret mais inéluctablement, contraint de recourir à des remèdes plus graves. « C'est pourquoi, sur instructions expresses du Saint Père, qui a approuvé et confirmé cette décision, la Sacrée Pénitencerie décrète qu'est réservé au Saint-Siège le péché des confesseurs qui absolvent sacramentellement ceux que, de quelque façon que ce soit, ils savent adhérer effectivement à la faction de *L'Action française* et qui, après avoir été dûment avertis par eux, refusent de s'en retirer. 224:49 « La gravité de cette réserve est telle que, même dans les cas où, suivant les dispositions canoniques, toute réserve cesse, les prêtres en question restent obligés, sous peine d'excommunication spécialement réservée au Saint-Siège, de recourir à la Sacrée Pénitencerie dans le mois qui suit leur absolution sacramentelle ou, s'ils sont malades, après leur guérison, et de s'en tenir à ses décisions. « Les Ordinaires et les supérieurs des familles religieuses sont tenus, sous peine de charger gravement leur conscience, de faire connaître clairement par le moyen le plus opportun et le plus tôt possible, ce décret aux prêtres de leur obédience, afin que ceux-ci ne puissent alléguer pour excuse leur ignorance. Qu'ils sachent, en même temps, que rien n'est retranché des précédentes déclarations et prescriptions en cette matière, spécialement quant aux sanctions canoniques qui doivent être infligées aux rebelles. » 1929 - Pie XI fait demander au Carmel de Lisieux de prier chaque jour sainte Thérèse de l'Enfant Jésus pour l'Action française. - H. M. part pour l'Abbaye de Maredsous (Belgique), où il commence à étudier Proust (*Le drame de Marcel Proust* paraîtra en 1937). - De Maredsous : la lettre de H. M. à André Gide (reproduite dans les « Documents » du présent numéro). - La prière de Lyautey (cf. *De l'homme à Dieu,* pp. 454-461). Le Jeudi Saint, Lyautey écrit à H. M. : « J'ai reçu ce matin la communion pascale de *mon* petit curé de Thorey. Je dois vous en aviser vous premier. A vous en gratitude et en union de cœur et d'âme. » - JUIN. H. M. reçoit le Grand Prix de Littérature de l'Académie française pour l'ensemble de son œuvre. - H. M. songe à écrire, comme suite à *Défense de l'Occident,* un livre qui aurait pour titre : *Le grand XIII^e^ siècle.* Mais il sera pris par d'autres travaux. - NOVEMBRE. Séparation de H. M. et de Bernanos pour des motifs étrangers à la politique comme à la littérature. 225:49 1930 - H. M. présente au public français : *Hérétiques,* de Chesterton. - Rencontre de Robert Brasillach. Entrée de Brasillach et de Thierry Maulnier à la *Revue universelle.* « Brasillach était entré dans mon propre destin à une heure où bien des amitiés de mon âge venaient de se dénouer, où celles que la guerre ne m'avaient pas prises vacillaient, faisant autour de moi une sorte de solitude. Maritain s'écartait, me manquait, Maritain l'ami fraternel, le frère que Dieu m'avait donné pour le servir. Jacques s'était porté ailleurs ; peut-être croyait-il agir ainsi plus efficacement sur les âmes. La dernière amitié qu'après guerre j'avais faite, celle de Georges Bernanos, il n'y a plus rien que j'en puisse dire. C'est alors qu'un enfant de vingt ans, oublieux de mon âge, de ma réputation de « dogmatique », vînt un jour me trouver simplement et m'apporter les pages qu'il avait écrites sur la jeunesse de Virgile. » (*Maurras et notre temps,* tome II, p. 79). « A la *Revue universelle,* installée alors auprès de son propre appartement, boulevard Saint-Germain, nous avons connu Henri Massis. Il avait accueilli avec une rapidité et une indulgence qui me confondent les pages sur la jeunesse de Virgile que lui adressait un normalien inconnu, au début de 1930. Par la suite, je crois qu'il aima retrouver cette École où il avait eu des camarades avant la guerre, tel Henri Franck, et qu'il se plaisait parmi nous. Nous avions regardé avec quelque crainte le grave auteur de *Défense de l'Occident,* dont nous parlions jadis avec tant de sérieux dans la cour de Louis-le-Grand. Mais c'était cet homme mince et droit, avec ce visage vif et espagnol, ces grands yeux marrons passionnés, cette large mèche barrèsienne de cheveux noirs, cette extraordinaire gentillesse d'accueil, cette extraordinaire mobilité du regard, des mains, de l'esprit, ce goût de la jeunesse. Ah ! il n'avait rien d'un dogmatique, Henri Massis, lorsqu'il venait s'étendre sur le divan d'une thurne, à l'École, qu'il nous aidait à faire le thé, qu'il se promenait avec nous au Luxembourg, ou qu'il nous emmenait écouter chez lui les disques des vedettes du music-hall... -- Es-tu sûr que c'est le même Henri Massis ? me demandait avec inquiétude un camarade. 226:49 Mais oui, c'était le même, et voilà surtout ce qui nous touchait : une affection grandissante, une vraie liberté d'allure, une passion pour les idées qui ressemblait toujours, justement, aux passions des étudiants que nous étions encore. Il pouvait nous parler de Barrès et de Gide, il pouvait aussi se promener avec nous sur le bord des toits, joyeusement, s'asseoir avec nous à la terrasse de Saint-Germain-des-Prés. Et c'est de cela que nous lui étions reconnaissants. » (Brasillach, *Notre Avant-Guerre,* pp. 92-93.) 1931 - H. M. écrit son premier livre de souvenirs : *Évocations* (1906-1911), qui paraît d'abord dans la *Revue française* dont un de ses jeunes amis, Jean-Pierre Maxence, est devenu rédacteur en chef : « Chaque semaine Henri Massis, pareil aux feuilletonistes légendaires, nous donnait, toujours à la dernière minute, deux ou trois grandes pages sur sa jeunesse et l'autre avant-guerre. Nous allions chez lui à dix heures du soir, Maxence et moi, lui arracher les derniers feuillets qu'il nous lisait souvent pour nous demander notre avis et par souci barrésien de la phrase. Ce sont ces pages qui sont devenues son meilleur livre : *Évocations.* » (Brasillach, *Notre Avant-Guerre.*) - 15 JUIN. Encyclique *Quadragesimo anno,* adressée à la Hiérarchie et à tous les fidèles (*itemque ad christifideles catholicii orbis universos :* ces mots ont été omis dans la traduction française) : « Sur le devoir de restaurer l'ordre social et de le perfectionner selon les préceptes de l'Évangile » (*de ordine sociali instaurando et ad evangelicae legis normam perficiendo*)*.* 1932 - AVRIL-MAI. Enquête en Allemagne : H. M. est envoyé spécial du *Figaro.* Le 25 avril il publie un article intitulé : « Le flot montant de l'hitlérisme ». (Hitler arrivera au pouvoir en janvier de l'année suivante.) 227:49 « Constante poussée de la fièvre nationaliste... C'est à l'accroître, à la propager que s'emploie avant tout le mouvement hitlérien... Renforcer jusqu'au paroxysme l'idée nationale et militaire, la nourrir d'une folle impatience... » Au terme de son enquête, à son retour en France, H. M. écrit dans le *Figaro* du 20 mai : « L'esprit encore plein de ce que je viens de voir, d'entendre et de vivre, comment ne traduirais-je pas, dès l'abord, l'angoisse que j'éprouve au retour, devant l'indifférence, la cécité de mon pays ? A qui revient d'Allemagne, l'atonie de la France, sa volonté détendue, un tel abandonnement cause une véritable stupeur... Que faut-il pour la réveiller du sommeil où elle glisse, pour la contraindre à réaliser l'événement, à comprendre la menace... » (articles recueillis dans le volume : *Chefs*)*.* - JUIN. Entretien de H. M. avec Maritain, 149, rue de Rennes. Maritain dit en substance : Je n'oublie pas, je ne saurais oublier que c'est le P. Clérissac et moi qui vous avons encouragé à vous tourner du côté de l'Action française. C'est nous qui vous avons conduit sur son chemin. Cette responsabilité m'est lourde et me tourmente encore... Massis répond : Je me rappelle l'étonnement que le P. Clérissac avait montré quand je lui avais dit que je n'étais pas d'Action française. Cela lui paraissait inconcevable. Il me pressa de lire au moins le journal de Maurras, de me joindre à cette magnifique jeunesse... Mais j'opposais à son conseil une résistance aussi respectueuse que ferme. Je lui répondis que je n'étais point monarchiste. C'était d'ailleurs ce que je vous répondais à vous-même et à Psichari quand, pour me convaincre, vous joigniez vos voix à celle du P. Clérissac. Non, ne vous reprochez rien. C'est la guerre, c'est l'incomparable Action française de ces années tragiques, c'est son patriotisme qui m'ont rallié, en politique, aux idées de Maurras. Ce n'est pas vous qui m'avez amené à l'Action française, mais l'expérience de la guerre, et ce qu'elle a été pour moi. Maritain expose que lui-même n'était pas d'Action française avant que le P. Clérissac l'y conduisit. C'est par soumission à son directeur de conscience qu'en 1911 il prit un abonnement à *L'Action française* et se mit à la lire régulièrement. Mais l'objet principal de ses soucis et de ses travaux se cantonnait alors dans la métaphysique et la théologie. 228:49 Notant le soir même le contenu de cet entretien, Massis y inscrit cette remarque : « Ceux qui croient à la formation maurrassienne (de Jacques Maritain), qui voient en lui un disciple ingrat qui renie son maître, ceux-là se trompent. Tout son développement intellectuel, philosophique, s'est accompli *comme si Maurras n'avait pas existé.* Cela change et m'éclaire bien des choses. » - Maritain fonde la collection « Les Iles », chez Desclée de Brouwer, dans l'intention de prendre en quelque sorte la suite du *Roseau d'or* qui cesse de paraître. - OCTOBRE. Premier numéro de la revue *Esprit,* fondée et dirigée par Emmanuel Mounier qui, depuis 1926, fréquente chez Maritain. -- Maritain est « de plus en plus requis par les problèmes que posent la situation du monde et celle de l'Église » (Henry Bars, *Maritain en notre temps,* p. 381). - DÉCEMBRE. La revue *Esprit* précise qu'entre elle et Maritain l'indépendance est réciproque et totale. 1933 - SEPTEMBRE. Entretien de H. M. avec Mussolini au Palais de Venise. Dans le nouvel hebdomadaire « 1933 » qu'il dirige, H. M. commence en novembre la publication de cet entretien. Incident : l'ambassadeur d'Allemagne à Rome s'élève contre les assertions de Mussolini relatives au national-socialisme, contenues dans la première partie de l'entretien. Mussolini interdit la suite de la publication. -- Le texte complet paraîtra seulement en 1937 dans *L'Honneur de servir* et sera repris dans *Chefs* en 1939, ce qui fera interdire la vente de ce livre en Italie. Dans cet entretien, Mussolini déclarait notamment : « Aucune action n'est soustraite au jugement moral. » 1934 - La revue *Esprit* publie un numéro spécial contre « les mystiques de l'honneur ». 229:49 « Les écrivains *d'Esprit,* note H. M., pratiquent celle étrange erreur de calcul, dénoncée par Péguy comme la plus commode et la plus grave de toutes, et qui consiste à abaisser la nature pour s'élever dans la catégorie de la grâce, à abaisser le monde pour monter dans la catégorie de Dieu » (voir le livre de Massis : *Débats*) 1935 - 23 JANVIER. Entretien sur « André Gide et notre temps », tenu au siège de l'Union pour la vérité, auquel participent, avec H. M. et Gide « converti au communisme », Ramon Fernandez, René Gillouin, Guéhenno, Daniel Halévy, Gabriel Marcel, Thierry Maulnier, Maritain, Mauriac et G. Guy-Grand, directeur de l'Union. « A une extrémité de la table, Gide, à l'autre, Massis, un peu de biais tous les deux, comme s'ils ne pouvaient, après de si rudes polémiques, reprendre contact qu'à travers des tiers. Une introduction objective de Fernandez, puis Massis ouvrit le débat en donnant les raisons de son irréductible opposition. » (Jean Schlumberger, N.R.F. du 1^er^ mars 1935.) - 24 MARS. Le P. Janvier écrit à H. M., à propos de son livre *Débats :* « Que d'incohérences, que d'obscurités, que d'anarchie dans les idées que vous dénoncez ! Nous vivons dans un chaos où se mêlent les éléments les plus disparates et les plus contradictoires. Sans parler de ceux qui ne partagent pas notre foi, que d'outrages à la raison, à la saine théologie, au bon sens même, chez certains catholiques ! » - AVRIL. Emmanuel Mounier « se fait un devoir » de publier dans *Esprit* la lettre d'un ami, jeune universitaire, membre de l'Institut français de Berlin, qui, après l'évacuation de la Sarre par la France, lui a écrit : « La masse allemande acclame le Führer... parce qu'il a su imposer à l'univers les exigences les plus légitimes de sa sécurité et de son égalité juridiques... Relisez la proclamation du gouvernement. Pas un mot qui menace l'étranger, aucun appel à l'impérialisme, à l'expansion, à la revanche... Il se place résolument sur le plan du droit pur... Comme pour la Sarre hier, comme demain pour Dantzig et pour l'Autriche, (il s'agit) d'une exigence fondée sur le droit naturel, -- en soi incontestable. » 230:49 Devant le réarmement allemand, le correspondant *d'Esprit* préconise « un désarmement intégral et sans arrière-pensée ». (Voir *L'honneur de Servir :* « L'Esprit qui décompose », pp. 334-340.) - MAI. H. M. est reçu en audience au Vatican par le Cardinal Pacelli, Secrétaire d'État, à la demande du Rme Père Gillet, Maître général des Dominicains, pour parler de Maurras (audience rapportée dans *De l'homme à Dieu,* pp. 436 et suiv.). - 13 JUILLET. Mort au Carmel de Lisieux de sœur Marie-Thérèse du Saint-Sacrement, qui avait offert ses souffrances et sa vie à l'intention demandée au Carmel par Pie XI en 1929. - 4 OCTOBRE. Manifeste des intellectuels français (rédigé par H. M.) pour la défense de l'Occident. - Maritain rédige un autre manifeste : « Pour la justice et pour la paix », publié par la *Vie catholique* et par *Sept* (l'hebdomadaire *Sept* a été fondé en mars 1934 par les Dominicains des Éditions du Cerf ; Maritain et Gilson y collaborent ; en 1937 cet hebdomadaire, supprimé par l'autorité ecclésiastique, deviendra *Temps présent,* dans lequel ne paraîtront plus que les collaborateurs laïcs de *Sept*)*.* - 1^er^ NOVEMBRE. Premier numéro de l'hebdomadaire *Vendredi,* organe d'un front commun qui va « des intellectuels qui ont rallié la Révolution aux intellectuels catholiques qui ont maintenu le parti de la Liberté », c'est-à-dire : « de Gide à Maritain ». Maritain y publie le texte qui deviendra l'avant-propos de son livre *Humanisme intégral.* Cela lui vaut de nombreuses attaques ; Charles Journet prend sa défense dans le *Courrier de Genève* (29 novembre). - 1^er^ DÉCEMBRE. Maritain se retire de *Vendredi* et donne ses raisons dans sa *Lettre sur l'indépendance,* publiée au « Courrier des Iles » courrier de la collection « Les Iles ». 1936 - 13 FÉVRIER. Mort de Bainville. « Le sentiment qui nous étreignit à la mort de Bainville fut celui d'un *danger.* Ce deuil affectait tout ensemble la France, la paix de l'Europe, l'avenir du genre humain. » (*Maurras et notre temps,* tome II, p. 83.) 231:49 - 15 MARS : H. M. devient directeur de la *Revue universelle.* - MAI-JUIN. Le Front populaire arrive au pouvoir en France. - JUILLET. La guerre contre le communisme éclate en Espagne. - AOÛT. H. M. écrit dans la *Revue universelle :* « L'Europe est dans un état d'angoisse qui ne saurait être comparé qu'à celui de juillet 1914. » A propos du déplacement de l'armée allemande, dont le dispositif vient d'être ramené de Prusse orientale en Prusse rhénane, c'est-à-dire face à l'ouest, H. M. fait connaître l'étude que le colonel allemand Guderian, technicien des troupes motorisées, vient de publier dans une revue militaire d'outre-Rhin : « En très peu de temps, écrit Guderian, les vingt-quatre modestes compagnies motorisées de la petite armée de 100.000 hommes ont forgé avec une haute science technique et une activité infatigable, dans l'enthousiasme d'une tâche magnifique depuis longtemps désirée, l'arme la plus récente de l'armée allemande. » - 29 OCTOBRE. Arrestation de Maurras. Pendant cette captivité à la Santé (qui durera jusqu'en juillet 1937) : correspondance entre Pie XI et Maurras, par l'intermédiaire du Carmel de Lisieux. - NOVEMBRE. Un mois après la délivrance de Tolède, H. M. et Brasillach publient un livre d'une centaine de pages : *Les Cadets de l'Alcazar,* dont le tirage dépassera 60.000 exemplaires. Lorsque l'ouvrage est réédité en 1939 sous le titre *Le siège de l'Alcazar,* le général Moscardo (l'héroïque colonel Moscardo qui commandait l'École des Cadets) écrit dans la préface : « Ainsi, c'est en langue française que les Cadets de l'Alcazar, après leur délivrance, ont fait leur première sortie dans le monde... Ce haut témoignage, nous l'accueillons avec une reconnaissance profonde. » - Visite à Bergson (voir *De l'homme à Dieu,* p. 332). - H. M. se présente à l'Académie française. Au quatrième tour, il arrive en tête avec dix voix : éjection blanche. C'est à ce fauteuil, qui était celui d'Henri Robert, que Maurras sera élu le 9 juin 1938. 232:49 - « En 1936, au moment de l'affaire des sanctions (contre l'Italie), les positions d'*Esprit* et des démocrates chrétiens quant à la paix et à la guerre sont radicalement renversées, les pacifistes de la veille deviennent les bellicistes du lendemain » (*Maurras et notre temps,* tome II, pages 113 et suiv.). 1937 - Bernanos publie *Les grands cimetières sous la lune.* Comme lui, d'autres écrivains catholiques français, tels que Mauriac et Maritain, se désolidarisent de l'Église d'Espagne et prennent position contre le gouvernement du général Franco, gouvernement promptement reconnu par Pie XI. « Les Rouges, dit Maritain, ont massacré des serviteurs et des servantes de Dieu, ils ont brûlé des sanctuaires ; mais les crimes des Blancs, eux, sont beaucoup plus graves, parce qu'ils ont été commis par des hommes qui prétendent faire une guerre sainte. » - Claudel prend position en faveur du combat des Espagnols contre le communisme et répond sur ce point à Maritain. - 14 MARS. Encyclique *Mit brennender Sorge* condamnant le national-socialisme hitlérien. - 19 MARS. Encyclique *Divini Redemptoris* sur le communisme. Pie XI rappelle que « la Papauté n'arrête pas de mettre en garde contre le péril communiste avec plus de fréquence et plus de force persuasive que n'importe quel autre pouvoir public sur la terre » (§ 5) Le communisme est « une barbarie certainement plus épouvantable que celle où se trouvaient la plupart des nations avant la venue de Jésus-Christ » (§ 2). Il a pour « dessein particulier de bouleverser radicalement l'ordre social et d'anéantir jusqu'aux fondements de la civilisation chrétienne » (§ 3). - Le communisme, « par toute sorte de tromperies, dissimule ses desseins sous des idées en elles-mêmes justes et séduisantes ; les chefs communistes mettent en avant « des projets en tous points conformes à l'esprit chrétien et à la doctrine de l'Église ». 233:49 Ce sont « des mensonges » (§ 57) et des « pièges » (§ 58). « Le communisme est intrinsèquement pervers : il ne faut donc collaborer en rien (*nulla in re*) avec lui » (§ 58) Il faut faire retour à Dieu, à la doctrine catholique, à la vie chrétienne : sans quoi « aucune puissance humaine, fût-ce la plus apte au combat, aucun programme temporel, fût-il le plus grandiose » n'est capable à lui seul de suffire à sauver le monde de la domination communiste (§ 77). « Que tous... aient recours à l'intercession de l'Immaculée, Mère de Dieu, qui écrasa jadis la tête de l'antique serpent, et qui de la même façon est toujours la plus sûre protectrice et l'invincible *Secours des Chrétiens* (§ 59). - 24 JUIN. Article de Brasillach dans *L'Action française* (à propos de *L'honneur de servir* qui vient de paraître) : « Ce soin de la grandeur et aussi ce soin du salut qui est l'essentiel de l'œuvre d'Henri Massis... De cette lutte pour la défense de l'homme naît une musique amère et pure, une ardeur merveilleuse, le rêve se mêle à l'amitié, à la tendresse violente, à l'amour de la jeunesse et de l'avenir... » - OCTOBRE. De l'étude de Proust qu'il avait entreprise en 1929, H. M. publie les premiers chapitres sous le titre : *Le drame de Marcel Proust,* qu'il fait suivre d' « Ébauches d'un jugement ». Bergson lui écrit à ce propos : « ...Vous avez parfaitement raison de dire qu'on ne sort pas de la lecture de Proust avec cette sensation de vitalité accrue que laissent ordinairement derrière elles les grandes œuvres d'art. D'où vient alors la valeur artistique de ce qu'il a écrit ? Peut-être de ce qu'il nous fait prendre conscience du pouvoir de l'observation intérieure et de ce que, par là, il nous grandit malgré tout (incomplètement il est vrai), et prépare chez d'autres le *sursum corda* qui naîtra du spectacle de leur imperfection. » 1938 - FÉVRIER. Entretien avec Salazar à Lisbonne (rapporté dans *Chefs*) : « Je n'ai qu'un but. Ce que je me propose, c'est de faire vivre le Portugal habituellement. » 234:49 ### La seconde guerre mondiale (1938-1945) « Sans la guerre, tout peut être sauvé. Avec la guerre, tout peut être perdu. » Pie XII,\ août 1939. - MAI. H. M. envoyé spécial du *Petit parisien* à l'occasion du voyage d'Hitler à Rome : « La paix ou la guerre ? Voilà l'angoissante question qui ne cessait de nous hanter en ces jours où l'Italie fasciste étalait sous les regards allemands sa nouvelle puissance » (voir *Chefs,* pp. 253 et suiv.). - JUILLET. Entretien à Burgos avec le général Franco (rapporté dans *Chefs*) : « C'est à l'Espagne, dit le Caudillo, que revient l'honneur de défendre une foi, une civilisation, une culture communes à la France et à nous, et que le bolchevisme entend détruire. » - SEPTEMBRE. Mobilisé, le lieutenant Massis rejoint son régiment à Hirson (Aisne) Accords de Munich. Démobilisation. 1939 - 28 AVRIL. Mort du P. Janvier. Le Père Marie-Albert Janvier, né en 1860 à Saint-Méen (Ille-et-Vilaine), maître en sacrée théologie, maître en sacrée prédication, ancien prieur des couvents de Flavigny et de Paris, prédicateur de Notre-Dame de 1903 à 1924, est l'une des plus hautes figures de l'Ordre de Saint Dominique au XX^e^ siècle, et son influence a été considérable sur la vie intellectuelle et spirituelle de la France. 235:49 Le centième anniversaire de sa naissance a été célébré, en 1960, avec une éclatante et solennelle... absence de solennité et d'éclat. - MAI. H. M. envoyé spécial à Rome du *Petit parisien,* pour assister au retour de Mussolini qui vient de signer à Berlin le « pacte d'acier » avec le III^e^ Reich. « Faut-il croire que Mussolini a jeté les dés... et doit-on craindre que le jour où il considérerait la guerre comme la seule issue, il soit prêt à risquer le tout pour le tout ? Nul ne le sait... mais ce qui est sûr c'est que Mussolini reste toujours en mesure de lancer son pays dans la guerre, même sous de sombres auspices, et l'on ne doit pas compter sur une défection de son peuple qui le suivra jusqu'au bout. » Les articles que H. M. rapportait d'Italie ne parurent point, le président du Conseil Édouard Daladier, s'étant opposé à leur publication « inopportune ». - 19 JUIN. Lettre de soumission des Comités directeurs de l'Action française au Pape Pie XII (publiée dans *L'Action française* du 16 juillet 1939). - 5 JUILLET. décret du Saint-Office levant l'index du journal *L'Action française* à partir du 10 juillet 1939. - AOÛT. Mobilisé, H. M. est affecté peu après à l'état-major de la II^e^ armée (général Huntziger). - 20 OCTOBRE. *Summi Pontificatus,* première Encyclique de Pie XII : « Avant tout, il est certain que la racine profonde et dernière des maux que nous déplorons dans la société moderne est la négation et le rejet d'une règle de moralité universelle, soit dans la vie individuelle, soit dans la vie sociale et dans les relations internationales, c'est-à-dire la méconnaissance et l'oubli, si répandus de nos jours, de la loi naturelle elle-même, laquelle trouve son fondement en Dieu, Créateur tout-puissant et Père de tous, suprême et absolu Législateur, omniscient et juste Vengeur des actions humaines. » 236:49 - DÉCEMBRE. Attaché au Deuxième Bureau, H. M. publie chaque mois les *Documents du combattant.* 1940 - Quartier général en Argonne. - FÉVRIER. A la radio allemande, attaques du Dr Grimm contre H. M. et contre son livre *La guerre de trente ans* qui vient de paraître. - 10 MAI. H. M. à Bouillon, en Belgique, avec le général Huntziger. - 12 MAI. Le quartier général de la II^e^ armée s'établit au fort de Dugny à Verdun. - 7 JUIN. Le général Huntziger est nommé commandant du groupe d'armées n° 4 ; H. M. le suit au Q. G. d'Arcis-sur-Aube. Visite du général de Gaulle le 10 juin (voir *Maurras et notre temps,* tome II pp. 139-140). - 12 JUIN. Le capitaine Massis cité à l'ordre du jour de la II^e^ armée : « Officier étincelant. S'est montré un animateur remarquable et a fait preuve des plus belles qualités de courage et d'énergie au cours des missions de liaison qui lui ont été confiées » (Croix de guerre). - 21 JUIN. H. M. rejoint à Bordeaux le général Huntziger qui le désigne pour faire partie avec lui de la délégation française à la Commission d'armistice. Mais la radio allemande poursuivant ses attaques violentes contre la personne et l'œuvre de Massis, la nomination est annulée. - 26 JUIN. L'Agence Havas publie la déclaration de Maurras : « Unité française d'abord ». - 1^er^ JUILLET. *L'Action française* reparaît à Limoges. Maurras y déclare à H. M. : « L'Allemagne reste l'ennemi numéro un ». -- A Paris, les autorités allemandes d'occupation saisissent et détruisent *La guerre de trente ans.* Trois autres ouvrages de Massis sont inscrits sur la « liste Otto » et interdits : *Défense de l'Occident, Chefs* et *L'Honneur de servir.* 237:49 - AOUT à Vichy : « Je l'avais rencontré en août 40 dans les allées du parc à Vichy... Il portait son uniforme de capitaine. Il frémissait encore des batailles perdues où, comme en 1914, il s'était montré exemplaire. De sa plume exercée, dans son langage de fièvre et de certitude, il avait rédigé le magnifique appel du général Huntziger, son chef, aux soldats ; réconfortant, pathétique ; appel à l'héroïsme, à l'espoir ; suprême conseil du tacticien à ses troupes. Henri Massis souffrait comme nous souffrions tous. » (Robert Kemp, *Les Nouvelles littéraires,* 26 juillet 1951.) - OCTOBRE. Chargé de mission au ministère de la Jeunesse. 1941 - 1^er^ JANVIER. La *Revue universelle,* qui avait cessé de paraître en juin 1940, reparaît en zone libre. Interdite en zone occupée, elle y est diffusée clandestinement. - 4 JANVIER. Mort de Bergson. Massis lui rend hommage à la radio de Vichy. - FÉVRIER : H. M. membre du Conseil national consultatif. - MARS. Parution à Lyon du livre : *Les idées restent.* Tous ses ouvrages étant bloqués en zone occupée, H. M. rassemble dans ce volume ses idées sur l'art, la littérature, la morale, la politique, l'histoire, non pas comme une anthologie mais comme une somme des réalités essentielles dont son œuvre est la défense et l'illustration. Il écrit dans la préface : « Quand tout lui manque et l'afflige au point qu'il craint de perdre cœur, il reste à l'homme ses idées... Ce qui est vrai de l'homme l'est également de la nation... C'est par les idées, les idées fausses, les idées nulles que notre pays a été conduit au dernier désastre : ce sont les idées vraies qui le régénèreront... » - 3 AVRIL. Thibon envoie à H. M. ses *Diagnostics.* Le livre, ayant paru à Paris en juin 1940, n'a pratiquement pas été diffusé. A cette occasion, Thibon écrit à Massis : 238:49 « Votre pensée m'est familière depuis bien des années. Il y a longtemps que je voulais vous écrire, mais voici que mon cher ami Specklin m'y décide aujourd'hui. Toutes vos positions ne sont pas les miennes, mais vous incarnez pour moi une chose trop rare aujourd'hui et qui m'est chère par-dessus tout : la *santé* de l'intelligence. H. M. répond en proposant à Thibon de publier dans la *Revue universelle* des extraits de *Diagnostics,* que le public n'a pu connaître. Le 11 avril Thibon lui écrit : « Je suis heureux d'être votre compagnon. Je vous remercie non pour moi qui ne compte pas, mais parce que vous me donnerez le moyen de défendre des idées qui nous sont plus chères que nous-mêmes. » Les extraits de *Diagnostics* publiés par la *Revue universelle* ont un large retentissement. - MAI. Conférences de H. M. en Algérie, au Maroc, et à Tunis où il rencontre Thibon. En juillet il lui rend visite à Saint-Marcel d'Ardèche et passe quelques jours dans sa ferme. - Maritain qui est en Amérique depuis le début de 1940 s'est établi à New York où il publie : *A travers le désastre.* Il enseigne à l'Université de Princeton. - 8-19 JUILLET. H. M. fait partie de la commission du Conseil national chargée de préparer une Constitution. - DÉCEMBRE : H. M. apporte à Lardanchet un manuscrit de Thibon : *L'Échelle de Jacob.* 1942 - AVRIL. Le Dr Georg Rabuse, professeur d'histoire de l'Allemagne à l'Institut franco-allemand de Paris, écrit dans la revue *Deutschland-Frankreich :* « Ces tentatives pour isoler la pensée allemande de l'esprit français, nous les retrouvons dans une série d'adversaires traditionnels des contacts franco-allemands. C'est dans ce sens qu'Henri Massis a écrit *Les idées restent* (Lyon, 1941). Ce livre n'est nullement, comme on pourrait s'y attendre, un inventaire du capital spirituel français, mais seulement l'inventaire bien connu du combat découlant de la négation de la pensée allemande, au nom de l'ordre et de la raison, du classicisme, de la civilisation. » 239:49 - JUILLET. Mort de Léon Daudet à Saint-Rémy de Provence. - 26 AOÛT. Dernière lettre de Brasillach à Massis : « ...Vous en penserez tout ce que vous voudrez. Pour moi, je serais trop triste si des choses extérieures à tous deux venaient troubler douze années d'affection. En tout cas, pour ce qui est de la mienne, elle reste entière. » - 31 OCTOBRE. Première consécration par Pie XII de l'Église et du genre humain au Cœur Immaculé de Marie, conformément aux demandes formulées par « la Dame du Rosaire », en 1917, à Fatima. - 8 DÉCEMBRE. Pie XII renouvelle solennellement à Saint-Pierre de Rome la consécration du 31 octobre. 1943 - 29 JUIN. Encyclique *Mystici Corporis.* 1944 - 7 JANVIER. Massis est inscrit par les Allemands sur la liste n° 3 d'arrestations préventives, avec la mention : « arrestation proposée par la S.D. combinée avec l'ambassade et le commandement militaire » (Documents de Nuremberg, n° NG 5194). - A New York, Raïssa Maritain publie le second volume de ses souvenirs : *Les grandes amitiés.* Expliquant ce qui « mit fin à l'amitié de Massis et de Jacques Maritain », elle conclut : « Pourquoi faut-il que Massis ait évolué dans le sens le moins généreux de sa nature, qu'il soit devenu la victime des cœurs durs et des esprits faux qui ont dominé trop longtemps une partie notable de la jeunesse de notre pays. » H. M. ne connut ce livre qu'après la guerre, quand il fut réédité en France (voir *Maurras et notre temps,* tome I, pp. 156-174). 240:49 - AOÛT. Dernier numéro de la *Revue universelle.* - 7 SEPTEMBRE. Internement administratif de H. M. à Vichy. - 8 DÉCEMBRE. Transféré à Fresnes. 1945 - 7 JANVIER. Mise en liberté provisoire. -- H. M. demeurera jusqu'en octobre 1946 à Corneilles en Parisis, chez les Bénédictins. - 25 JANVIER. Maurras est condamné à la réclusion à perpétuité par la Cour de justice de Lyon. - 1*-*6 FÉVRIER. Robert Brasillach est fusillé au fort de Montrouge. « Robert avait l'âge de mon fils, et je l'ai aimé comme s'il eût été mon fils. » (*Maurras et notre temps,* tome II, p. 79.) 241:49 ### Le monde dans la crise totale « C'est tout un monde qu'il faut refaire depuis les fondations ; de sauvage il faut le rendre humain, d'humain le rendre divin, c'est-à-dire selon le cœur de Dieu. » Pie XII,\ 10 février 1952. 1946 - JUILLET. Pie XII canonise Louis-Marie Grignion de Montfort. - 10 OCTOBRE. Avis d'ordonnance de la Cour de Justice de Riom : « 1. -- de classement en ce qui concerne Massis Henri ; 2. -- de renvoi devant la Cour de Justice en qualité de mandataire légal de la Société française de publications périodiques ayant publié la *Revue universelle.* » - 22 NOVEMBRE. Arrêt de la Cour de Justice de Riom : « La Société française de publications périodiques représentée par Massis Henri pris en qualité de mandataire de ladite société, ne s'est pas rendue coupable de collaboration avec l'ennemi par ses organes de direction ou d'administration, agissant en son nom et pour son compte en éditant et imprimant la *Revue universelle...* La Cour, après en avoir délibéré et à la majorité, acquitte sans peine ni dépens la Société française de publications périodiques représentée aux débats par Massis Henri ès qualités. » 242:49 1948 - Pie XII institue la Hiérarchie catholique en Chine : 70 provinces ecclésiastiques, 88 diocèses. Deux ans plus tard commence la persécution communiste. - 5 JUILLET. Mort de Bernanos. 1949 - JANVIER. Article d'André Thérive dans *Paroles françaises :* « Après *La guerre de trente ans,* après *Découverte de la Russie,* il convient d'écouter les diagnostics et pronostics d'Henri Massis avec une attention particulière... » 1950 - 26 MARS. Discours de Pie XII : « Une série de publications éhontées et criminelles préparent pour les vices et les délits les moyens les plus infâmes de séduction et d'égarement. Voilant l'ignominie et la laideur du mal sous le clinquant de l'esthétique, de l'art, de la grâce éphémère et trompeuse, du faux courage ; ou bien satisfaisant sans retenue l'avidité de sensations violentes et de nouvelles expériences de débauche, l'exaltation de l'inconduite en est arrivée jusqu'à se produire ouvertement en public et à s'introduire dans le rythme de la vie économique et sociale du peuple, transformant en objet de fructueuse industrie les plaies les plus douloureuses, les faiblesses les plus misérables de l'humanité. » - 12 AOÛT. Encyclique *Humani generis :* « A ce qui est enseigné par le Magistère ordinaire s'applique aussi la parole : Qui vous écoute, M'écoute. » - 1^er^ NOVEMBRE. Définition du dogme de l'Assomption. 243:49 1951 - JUIN-OCTOBRE. H. M. publie *Maurras et notre temps.* De sa prison, Maurras lui écrit : « Comment vous dire mon immense gratitude... Vous avez le don de la vie. Vous réveillez les gisants et les morts et leurs os et leurs cendres. Où semblaient ne devoir se promener que de mornes doctrines, voilà des troupes d'hommes rajeunis, ardents et passionnés... » - SEPTEMBRE. Vive attaque d'Albert Béguin, dans *Esprit,* contre H. M., à propos notamment des pages sur Bernanos de *Maurras et notre temps.* - H. M. répond par l'opuscule : *La grande peur des gens d'* « *Esprit* ». 1952 - JANVIER. Après sept années, H. M. revoit Maurras à l'hôpital de Troyes. - Maurras, libéré, est mis en résidence surveillée et transféré à la Clinique Saint-Grégoire de Tours. L'Évêque de Tours envoie le Chanoine Cormier comme missionnaire auprès de Maurras. - MARS-AVRIL. H. M. visite Maurras à Tours. - MAI. Voyage de H. M. au Portugal. Visite au Président Salazar à qui il remet *La balance intérieure* de la part de Maurras. « Vous lui redirez, écrit le Président à H. M. avant son départ, ma vieille admiration, je dirais presque ma tendresse, car il a donné à l'autorité, ou plutôt il lui a rendu, le plus humain des visages. » - 7 JUILLET. Pie XII consacre les peuples de Russie au Cœur Immaculé de Marie, conformément aux demandes formulées en 1917, à Fatima, par « la Dame du Rosaire ». - 13 NOVEMBRE. Maurras demande au Chanoine Cormier de lui administrer les derniers sacrements. « Je vous remercie, lui dit-il ensuite, de tout ce que vous venez de me donner. Continuez à prier pour moi. » 244:49 - 15 NOVEMBRE. « Pour la première fois, j'entends Quelqu'un venir. Maurras réclame son chapelet et meurt. 1953 - JANVIER. Publication dans la *Revue du Rosaire de Saint-Maximin* de la déclaration de Pie XII au T.R.P. Suarez, Maître général des Dominicains : « Dites bien à vos religieux que la pensée du Pape est contenue dans le message de Fatima. » 1954 - 29 MAI. Canonisation de Pie X. - 11 OCTOBRE. Par l'Encyclique *Ad Cœli Reginam,* Pie XII institue la fête de Marie Reine et ordonne que partout chaque année, le 31 mai, on renouvelle solennellement la consécration du genre humain, et de toutes les communautés et personnes qui le composent, au Cœur Immaculé de Marie : « C'est là en effet que repose le grand espoir de voir se lever une ère de bonheur où règneront la paix chrétienne et le triomphe de la religion. » 1955 - FÉVRIER. Mort de Claudel. - 1^er^ MAI. Pie XII institue la Fête chrétienne du Travail : fête liturgique de saint Joseph artisan. « Coup de main catholique sur le Premier Mai », s'écrie avec dépit la presse anti-religieuse. - NOËL. Message de Pie XII : « *Nous rejetons le communisme* EN TANT QUE SYSTÈME SOCIAL, *en vertu de la doctrine* CHRÉTIENNE. » 245:49 1956 - H. M. apporte sa collaboration à la revue *Itinéraires.* Premier article (numéro d'avril 1956) : « La question qui agite le monde est de l'homme à Dieu. » - 1^er^ NOVEMBRE. Début du massacre du peuple hongrois révolté contre le communisme. Pie XII demande solennellement, mais en vain, que l'on suspende les droits de membres de l'O.N.U. des gouvernements communistes ; il invite les nations non-communistes à faire bloc contre le communisme : « En face d'un ennemi résolu à imposer à tous les peuples, d'une manière ou d'une autre, une forme de vie particulière et intolérable, seule une attitude unanime et forte de la part de tous ceux qui veulent la vérité et le bien peut sauver la paix et la sauvera » (Message de Noël 1956). - En outre, dans son Message de Noël, Pie XII donne l'avertissement de « ne pas se contenter d'un anti-communisme fondé sur le principe et la défense d'une liberté vide de contenu ». Le Pape déplore « l'appui prêté par certains catholiques, ecclésiastiques et laïcs », à la « tactique d'obscurcissement » du communisme. Il donne un coup d'arrêt aux « colloques et rencontres » de catholiques avec des dirigeants communistes : « On doit cesser de se prêter à ces manœuvres car, selon la parole de l'Apôtre, il est contradictoire de vouloir s'asseoir à la table de Dieu et à celle de ses ennemis. » 1957 - 8 JUIN. Article de François Mauriac, dans le *Figaro littéraire,* sur Massis « que je connais bien, comme nous connaissons un adversaire de toute la vie -- un adversaire, non un ennemi -- avec lequel durant trente années nous nous sommes trouvé face à face ». « Fidélité, c'est le mot qu'aujourd'hui je choisirais si j'étais condamné à n'en retenir qu'un seul... Si elle est authentique, la parole de Maurras mourant, s'il a vraiment prononcé ce mot, le plus beau que l'approche de l'éternité ait jamais inspiré à un homme aux oreilles fermées depuis l'enfance : 246:49 « Pour la première fois, j'entends venir quelqu'un... », si c'est vraiment là l'une des dernières paroles du maître de l'Action française, Henri Massis, qui aura monté jusqu'au bout sa garde fidèle, s'en trouve lui aussi justifié. » « *Les écrivains, quand leur journée touche au déclin, ont le devoir de rendre manifeste cette fraternité qui les unit* « *dans la douce pitié de Dieu* », *quoi qu'ils aient pu dire et écrire les uns des autres.* » ([^43]) 1958 - A propos de *Visage des idées,* article de Robert Kemp : « Curieux visage que celui du peintre... Je ne rencontre jamais sans une émotion que je garde secrète ce masque de moine émacié, séché par un feu intérieur et ces yeux d'encre, où l'encre s'illumine, comme par des flammes jaillies de l'intérieur du crâne... Les hommes illustres sur qui Henri Massis écrit des choses souvent neuves, il les juge en catholique intégral, médiéval... » 1959 - 25 JANVIER. Discours secret de Jean XXIII aux membres du Sacré-Collège, annonçant le second Concile du Vatican (l'annonce est rendue publique un mois plus tard). - JUIN. H. M. commence à écrire *De l'homme à Dieu :* l'ouvrage paraîtra dans la « Collection Itinéraires » qui vient d'être fondée. Émile Henriot consacrera un feuilleton du *Monde* (30 mars 1960) à cet ouvrage, et conclura : « Je puis parler en témoin, depuis cinquante ans, de l'œuvre et de la pensée de Massis... On a respiré le même air, on a pris des routes différentes, on n'a pas cru les mêmes choses, ni servi les mêmes idées ; on a été de bonne foi sans se convaincre -- et l'on se trouve, au bout de la course, rapprochés, ayant vécu dans le même temps, et pareillement contre vents et marées survécu. 247:49 N'ayant rien eu d'autre en commun, chacun avec les moyens de son bord et dans des directions opposées, que cette recherche passionnée de la vérité. C'est finalement cela qui compte... » - Article du P. Calmel dans la revue *Itinéraires* (numéro de juin) : « Nous nous permettrons de faire remarquer la grande sérénité avec laquelle Henri Massis, au gré de ses diverses études, cite Maritain et ses travaux proprement philosophiques. Il nous donne là un beau et grand exemple, un exemple qui ne sera pas perdu. Nous n'avons aucune envie en effet de ne pas recueillir les opulents trésors que nous transmettent non seulement Jacques Maritain, mais bien tous nos grands aînés des générations chrétiennes et françaises qui ont précédé la nôtre depuis un bon demi-siècle. Nous sommes nombreux à avoir conscience de notre dette à l'endroit de ces aînés. Un choix s'impose sans doute et un discernement est de rigueur parmi les matériaux qu'ils nous lèguent. Mais c'est tout autre chose qu'une exclusion sectaire. Par ailleurs nous aurons garde de les opposer les uns aux autres. Nous savons désormais qu'il existe un point difficile à tenir mais cependant tenable, un point qui se détermine dans la lumière théologique et spirituelle, où les meilleurs éléments de leurs leçons respectives composent au lieu de se détruire et parviennent à l'unité sans verser dans l'éclectisme. » 1960 - 19 MAI : H. M. est élu à l'Académie française au premier tour par 16 voix ; il succède au Cardinal Grente. ([^44]) *Chronologie établie par Jean Madiran\ sur les livres et documents publiés\ et sur les archives personnelles d'Henri Massis* 248:49 ## BIBLIOGRAPHIE Les ouvrages d'Henri Massis ne sont pas tous mentionnés dans la « chronologie » précédente, qui est biographique ; ils n'y sont jamais mentionnés avec leurs références bibliographiques. Voici donc la bibliographie complète d'Henri Massis (exception faite de la plupart des « préfaces » et des rééditions). 1. -- COMMENT ÉMILE ZOLA COMPOSAIT SES ROMANS, d'après ses notes personnelles et inédites, Fasquelle 1906. 2. -- LE PUITS DE PYRRHON, conte philosophique, Sansot et Cie, 1907. 3. -- LA PENSÉE DE MAURICE BARRÈS, Éditions du Mercure de France, 1909. 4. -- L'ESPRIT DE LA NOUVELLE SORBONNE (en collaboration avec Alfred de Tarde, sous le pseudonyme *d'Agathon*)*.* La crise de la culture classique. La crise du français. Éditions du Mercure de France, 1911. Ouvrage couronné par l'Académie française. 5. -- LES JEUNES GENS D'AUJOURD'HUI (en collaboration avec Alfred de Tarde, sous le pseudonyme *d'Agathon*)*.* Le goût de l'action. La foi patriotique. Une renaissance catholique. Le réalisme politique. Plon, 1913. 249:49 Une nouvelle édition (la 12^e^) a paru chez le même éditeur en 1919, avec une préface nouvelle. 6. -- ROMAIN ROLLAND CONTRE LA FRANCE. H. Floury, 1915. 7. -- LUTHER PROPHÈTE DU GERMANISME. Bloud et Gay s. d. (1915). 8. -- IMPRESSIONS DE GUERRE. La mort du commandant. Lettre de Paul Drouot à Maurice Barrès. Crès 1916. 9. -- LA VIE D'ERNEST PSICHARI. Librairie de l'Art Catholique 1916. 10. -- LE SACRIFICE, 1914-1916. Plon 1917. 11. -- LA TRAHISON DE CONSTANTIN (en collaboration avec Édouard Helsey). Documents inédits. Nouvelle Librairie Nationale 1920. 12. -- JÉRUSALEM : LE JEUDI-SAINT DE 1918. Imprimerie F. Paillart, Abbeville, 1921. 13. -- JUGEMENTS : Renan, France, Barrès. Plon s. d. (1923). Cet ouvrage contient : I. -- Ernest Renan ou le romantisme de l'intelligence ; II. Anatole France ou l'humanisme inhumain ; III. Maurice Barrès ou la génération du relatif. Annexe A : Maurice Barrès et l'Église ; Annexe B : Un débat sur la littérature et le catholicisme ; Annexe : La victoire de Pascal. 250:49 14. -- JUGEMENTS, tome II : André Gide, Romain Rolland, Georges Duhamel, Julien Benda, les chapelles littéraires. Plon s. d. (1924). En 1929, chez le même éditeur : *Jugements. Supplément au tome* II (43 pages in-16). 15. -- DE LORETTE A JÉRUSALEM. La Cité des Livres 1924. 16. -- LE RÉALISME DE PASCAL. Au Pigeonnier (Alençon, Imprimerie alençonnaise) 1924. 17. -- JACQUES RIVIÈRE. La Cité des Livres 1925. 18. -- LA GÉNÉRATION PRIVILÉGIÉE. Discours prononcé à la distribution des prix de l'École Saint-François de Sales. Évreux, Imprimerie de l'Eure, 1925. 19. -- ŒUVRES DE BLAISE PASCAL. Provinciales. Pensées. Opuscules. Lettres. Publiées avec une introduction et des notices par Henri Massis. La Cité des Livres 1926. 20. -- RÉFLEXIONS SUR L'ART DU ROMAN. En marge de *Jugements.* Plon 1927. 21. -- DÉFENSE DE L'OCCIDENT. Plon 1927. 22. -- RAYMOND RADIGUET. Textes inédits. Éditions des Cahiers Libres, 1927. 251:49 23. -- AVANT-POSTES. -- Chronique d'un redressement (1910-1914). Le Carnet critique. Idées et discussions. Librairie de France 1928. 24. -- LETTRES DE BOSSUET, rassemblées et préfacées par Henri Massis. Tallandier 1928. 25. -- SERMONS DE BOSSUET, publiés avec une introduction par Henri Massis, La Cité des Livres 1929. 26. -- ORAISONS FUNÈBRES DE BOSSUET, publiées avec une introduction par Henri Massis, La Cité des Livres 1930. 27. -- Introduction à la traduction française de Chesterton : *Hérétiques.* Plon 1930. 28. -- ÉVOCATIONS. Souvenirs 1905-1911. Plon s. d. (1931). 29. -- DIX ANS APRÈS. Réflexions sur la littérature d'après-guerre. Desclée de Brouwer 1932. 30. -- DÉBATS : I. Oppositions. II. Réactions. III. Frontières. Plon s. d. (1934). 31. -- LES PENSÉES DE PASCAL, classées et commentées par Henri Massis, Grasset, 1935. 32. -- LES CADETS DE L'ALCAZAR (en collaboration avec Robert Brasillach). L'épopée de Tolède. Plon s. d. (1936). 33. -- NOTRE AMI PSICHARI. Flammarion 1936. 252:49 34. -- « L'HONNEUR DE SERVIR. » Textes réunis pour contribuer à l'histoire d'une génération : 1912-1937. Plon 1937. 35. -- LE DRAME DE MARCEL PROUST. Grasset s. d. (1937). 36. -- CHEFS. LES DICTATEURS ET NOUS. Entretiens avec Mussolini, Salazar, Franco. La conquête hitlérienne. La guerre religieuse du III^e^ Reich. Hitler dans Rome. Plon, 1939. 37. -- LE SIÈGE DE L'ALCAZAR (en collaboration avec Robert Brasillach). Préface du général Moscardo. Plon, 1939. 38. -- LA GUERRE DE TRENTE ANS. Destin d'un âge : 1909-1939. Plon s. d. (1940). 39. -- LES IDÉES RESTENT. Lardanchet 1941. 40. -- LA PRIÈRE DE LYAUTEY. Lardanchet 1942. 41. -- DÉCOUVERTE DE LA RUSSIE. Lardanchet, 1944. 42. -- LETTRES DE RUSSIE DU MARQUIS DE CUSTINE, avec une introduction de l'éditeur. Cette introduction est d'Henri Massis. Éditions de la Nouvelle France s. d. (1946). Cet ouvrage a été repris par la Librairie Plon en 1951. La présentation a été modifiée et le nom de Massis figure cette fois comme auteur de l'introduction. 253:49 43. -- D'ANDRÉ GIDE A MARCEL PROUST. Lardanchet, 1948. 44. -- ALLEMAGNE D'HIER ET D'APRÈS-DEMAIN (suivi de : *Germanisme et Romanité,* par Georg Moenius). Éditions du Conquistador, 1949. 45. -- PORTRAIT DE M. RENAN, Robert Cayla, 1949. 46. -- MAURRAS ET NOTRE TEMPS, deux tomes. La Palatine s. d. (1951). 47. -- LA GRANDE PEUR DES GENS D' « ESPRIT ». Éditions de la Seule France, 1951. 48. -- L'OCCIDENT ET SON DESTIN, Grasset s. d. (1956). 49. -- L'EUROPE EN QUESTION. Textes du Maréchal Juin : Liberté et sécurité de l'Europe, et d'Henri Massis : L'enlèvement d'Europe. Plon, 1958. 50. -- VISAGE DES IDÉES. Pascal apôtre des temps modernes. Bossuet docteur de la foi. Portrait de M. Renan. A contre-courant : thèmes et discussions. Grasset, 1958. 51. -- DE L'HOMME A DIEU, précédé d'un « portrait » d'Henri Massis par Gustave Thibon. Collection Itinéraires*,* Nouvelles Éditions Latines, 1959. 254:49 #### Les amis d'Henri Massis désireux de l'honorer\ à l'occasion de sa récente élection\ à l'Académie française où il sera reçu prochainement, ont conçu le dessein de se réunir pour lui offrir l'Épée traditionnelle. Nous serions très heureux qu'il vous convint de vous associer à ce projet amical en prenant part à la souscription qui est ouverte pour en permettre la réalisation. Comité d'honneur : M. François-Albert BUISSON ; Mme Jacques BAINVILLE ; MM. Philippe BARRÈS, Pierre BENOIT, Henry BORDEAUX, Maurice BOURDEL, Jacques CHASTENET, S. Exc. Mgr CHEVALIER, évêque du Mans ; MM. Bernard COLRAT, DANIEL-ROPS, François DAUDET, Roland DORGELÈS ; Mme Arthème FAYARD ; MM. Pierre GAXOTTE, Maurice GENEVOIX, C.-J. GIGNOUX, Émile GIRARDEAU, Daniel HALÉVY, Robert d'HARCOURT, Émile HENRIOT, le Maréchal Alphonse JUIN, le Général LACAILLE ; Mme Paul LARDANCHET ; MM. Henry LÉMERY, le Duc de LÉVIS-MIREPOIX, Ivan LOISEAU, Pierre LYAUTEY, Jacques MAURRAS, Émile MIREAUX, Bernard PRIVAS, Maurice RECLUS, L. ROUSSEAU, Stanislas SICÉ, Jean-Louis VAUDOYER, le Général WEYGAND, Marcel WIRIATH. Les souscriptions seront reçues jusqu'au 31 janvier 1961, sous forme soit de chèque bancaire adressé à M. Lardanchet, 100, faubourg Saint-Honoré, à Paris, soit de chèque postal : C.C.P. Paris 1858.81. Prière de mentionner : « Pour l'Épée de M. Henri Massis ». ============== fin du numéro 49. [^1]:  --(1) Claudel : *Qui ne souffre pas*, préface et commentaires de H. Dubreuil, un volume, Gallimard, 1959. Voir l'article d'Henri Charlier dans *Itinéraires,* n° 40 : « Réflexions de Claudel sur le problème social ». [^2]:  --(2) Sur Gilson, un très bel article du P. Le Blond dans les *Études* de novembre 1960 : « Liberté et joie du philosophe chrétien ». Voir aussi *Itinéraires,* n° 44 : « Un témoignage chrétien : le philosophe Gilson et la théologie ». [^3]:  -- (1). *Évocations,* p. 191. [^4]:  -- (1). *De l'homme à Dieu.* p. 471. [^5]:  -- (1). *De l'homme à Dieu,* p. 472. [^6]:  -- (1). *De l'homme à Dieu,* p. 10. [^7]:  -- (1). *Maurras et notre temps,* La Palatine, 1958, tome II, p. 168. [^8]:  -- (1). Page 166. [^9]:  -- (2). *De l'homme à Dieu,* p. 471. [^10]:  -- (1). Page 77. [^11]:  -- (2). Page 230. [^12]:  -- (3). Page 404. [^13]:  -- (1). *Le Sabbat.* [^14]:  -- (1). De *l'homme à Dieu,* p. 117. [^15]:  -- (1). Recueilli dans *Avant-postes,* pp. 154, 160. [^16]:  -- (2). 28 juin. *De l'homme à Dieu,* p. 128, se trompe en disant l'article postérieur. [^17]:  -- (1). *Jugements,* II, p. 21. [^18]:  -- (2). *Journal des Faux-Monnayeurs,* p. 144. [^19]:  -- (1). *Journal,* p. 560. [^20]:  -- (2). La fameuse maxime. [^21]:  -- (1). *Études,* janvier 1960. [^22]:  -- (1). Le P. Rousselot, tué à la guerre de 1914, a laissé un seul livre, génial et trop oublié : *L'intellectualisme de saint Thomas.* [^23]:  -- (1). Henri Massis, *Itinéraires,* numéro d'avril 1956, page 20. [^24]:  -- (1). Certains feignent de ne voir dans le P. Laberthonnière que le polémiste engagé dans de furieuses discussions avec l'*Action française* sur la démocratie et d'ignorer le penseur chrétien à la parole ardente et pure, hélas aussi, trop souvent imprudente. Comme Massis, vingt ans plus tard, j'ai été soulevé par cette parole. [^25]:  -- (1). Je les ai publiées dans les *Feuillets de l'Amitié Charles Péguy*, n° 33 et 34. [^26]:  -- (1). Bossuet : Oraison funèbre du R.P. Bourgoing. [^27]:  -- (1). Jean XVII, 22. [^28]:  -- (2). R.P. Humbert Clérissac, o.p. *Le Mystère de l'Église*. Préface de Jacques Maritain [^29]:  -- (1). Louis Salleron, *Itinéraires,* n° 89. [^30]:  -- (1). H. Clérissac : op. cit. [^31]:  -- (1). Saint Paul. [^32]:  -- (1). Les *Élévations* et les *Méditations* de Bossuet. [^33]:  -- (1). G. Oudin était l'éditeur de *L'appel des armes.* [^34]:  -- (2). Mme Geneviève Favre, mère de Jacques Maritain. [^35]:  -- (1). La fondation d'un journal catholique. [^36]:  -- (1). Dans une lettre précédente, G. Bernanos écrivait à Henri Massis à propos de *Sous le Soleil de Satan* qui devait paraître dans le « Roseau d'or », collection qu'il dirigeait avec Jacques Maritain : « Je viens de recevoir une lettre de Maritain : il me propose quelques corrections que je vais tâcher de faire pour l'amour de lui. C'est le temps, hélas, qui me manque. Je suis accablé de besogne... Mais l'affectueuse confiance de Maritain m'honore beaucoup, et j'y répondrai de mon mieux. Je crois néanmoins ses scrupules exagérés. Dieu paraît dans mon livre un maître assez dur ? Et après ? Que dire de celui qu'on trouve au fond de n'importe quelle souffrance, et presque toujours absent de nos joies ? Et puis comment voulez-vous que j'évite de scandaliser certaines petites âmes femelles ? Cela est dans ma nature même. Le sang de la Croix leur fait peur. C'est peut-être qu'une seule goutte suffit à les rédimer. J'ai besoin de me plonger dedans, moi ! Hélas ! Je n'en suis pas encore à fignoler mon salut ! » [^37]:  -- (1). Le texte de la présentation générale du programme a paru dans *La Table Ronde* de décembre 1960. [^38]:  -- (1). Massis fait ici allusion au livre qu'il avait publié en 1901*,* son second ouvrage : *Le Puits de Pyrrhon,* conte philosophique. [^39]:  -- (1). En avril 1898 avait été fondée une *Union pour l'Action française* autour d'Henri Vaugeois et de Maurice Pujo. Charles Maurras prend contact avec ce groupe en janvier 1899. Le mouvement d'Action française est fondé le 20 juin 1899. La revue d'Action française paraît à partir de juillet 1899 : revue bi-mensuelle dite revue « de laboratoire ». Dans *La Gazette de France,* vieux quotidien traditionaliste, Maurras commence en 1900 son « enquête sur la monarchie ». La Ligue d'Action française est fondée en 1905. [^40]:  -- (1). A propos des emprisonnements politiques. Voici le texte de cette lettre inédite ; « Mon cher confrère, j'ai signalé les deux articles (d'Agathon) ; ils paraîtront j'espère dans le Criton (revue de presse de *L*'*Action française*) de demain vendredi. Mais s'il est parfait de défendre les Humanités, ne pensez-vous pas que l'humanité trouverait son compte à ce que nos amis, même non royalistes, prissent la défense du malheureux Henri Lagrange condamné à six mois de prison pour avoir crié *A bas Fallières* et qui est soumis au régime des apaches ? Le *hodie mihi cras tibi* prononcé dans la langue des vérités éternelles pourrait être médité dans tous les partis avec un très grand fruit. A laisser de côté toutes considérations supérieures, il y a là des garanties qui seraient à prendre, il faire prendre par tous au nom de tous. Je serais bien heureux de savoir que vous vous intéressez à cette cause juste... Très cordialement à vous, mon cher confrère. » [^41]:  -- (1). H. M. rencontrera à nouveau Bergson en 1936. [^42]:  -- (1). Il s'agit des archives de la Congrégation de l'Index Sur ses délibérations de 1914 au sujet de plusieurs ouvrages de Maurras. En 1917 la Congrégation de l'Index avait été incorporée à la Congrégation du Saint Office, et leurs archives réunies. [^43]:  -- (1). On trouvera le texte complet de l'article de Mauriac reproduit dans son livre : *Mémoires intérieurs*, Flammarion, 1959, pp. 198-2102. [^44]: \* -- 1970 18 AVRIL : Article de Pierre-Henri Simon dans Le Monde : « Parmi ses adversaires, bien peu refusaient l'estime à cet écri­vain qui avait mené son combat pendant un demi-siècle... L'Aca­démie française l'accueillit en 1960 ; et je crois bien que ce fut sa dernière joie. J'ai assez vécu pour avoir connu, dans les an­nées 20, le directeur de la *Revue Universelle*... J'ai retrouvé, qua­rante ans plus tard, quai de Conti, un vieillard pauvre, modeste, affable, accablé de misères physiques et de chagrins domesti­ques ; et supportant ses épreuves avec un courage à la fois stoïque et chrétien, et une dignité qui appelaient vers lui la sympathie et l'admiration. » \[cf. It. 144-06-70 -- note de 2002\]