# 50-02-61 2:50 ### La revue « Itinéraires » mise en vente par les Comités de presse ? La mise en place des Comités de presse paroissiaux se poursuit et se développe, si nous en jugeons par le nombre croissant de demandes que nous recevons. On sait que les Comités de presse sont des organismes de laïcs qui, sous le contrôle du clergé, prennent en charge la diffusion de la presse catholique, principalement, en fait, par sa mise en vente surtout le dimanche d'un côté ou de l'autre de la porte des églises. Nous avons répondu négativement aux demandes qui nous ont été faites. Nous n'avons évidemment ni le pouvoir, ni le goût *d'interdire* à ceux de nos amis qui achètent la revue au numéro, ou la reçoivent par abonnement, d'en exposer des exemplaires sur les tables de presse. Abonnés et lecteurs d'*Itinéraires* ne constituent ni un mouvement, ni une organisation, pas même une association. Nous n'avons donc ni ordres ni consignes à leur donner. Il appartient seulement à la direction de la revue d'accepter ou de refuser les propositions qui lui sont faites directement, et de prendre ou non les dispositions pratiques permettant la mise en vente d'*Itinéraires* par les Comités de presse. En raison de la fréquence croissante des demandes qui nous sont adressées, il est plus simple d'exposer ici quelle est notre attitude et quels sont ses motifs. Nos raisons sont premièrement d'ordre technique, secondement d'ordre moral, troisièmement relèvent de l'opportunité actuelle. Les voici. Une technique de diffusion\ qui n'est pas adéquate. A ceux qui regretteraient notre décision négative, disons tout de suite qu'ils n'ont rien à regretter. On ne fait pas n'importe quoi avec n'importe quoi. Dans leur organisation actuelle, les Comités de presse sont impropres à la diffusion d'une revue intellectuelle. 3:50 Bien sûr, il n'est pas physiquement impossible d'en écouler éventuellement quelques numéros par les tables de presse ; cela demandera des efforts disproportionnés avec les résultats effectifs ; des efforts qui seraient mieux employés autrement, et ailleurs. Les Comites de presse sont actuellement aptes à la diffusion des journaux, surtout si ces journaux sont des magazines illustrés et surtout s'ils sont hebdomadaires. L'intention exprimée qui a présidé à leur constitution coïncide d'ailleurs exactement avec leurs possibilités réelles. L'exposé des motifs a souligné principalement le fait que la masse catholique qui vient à la messe du dimanche lit une presse neutre (comme *Paris-Match*) voire une « presse du cœur » (comme *Confidences*)*.* Il doit bien être possible d'amener les lecteurs catholiques de *Confidences* et de *Paris-Match* à lire aussi, ou d'abord, *Le Pèlerin,* puis, peut-être, à renoncer en faveur du seul *Pèlerin à* la lecture de *Paris-Match* et de *Confidences.* Certains diront : *Paris-Match* n'est pas si mauvais. Cela se discute ; au demeurant, personne n'a interdit aux catholiques de lire aussi *Paris-Match.* Mais il est en effet parfaitement normal que les catholiques lisent surtout et soutiennent d'abord une presse catholique plutôt qu'une presse « neutre ». Quant à la *presse du cœur,* qui s'efforce depuis quelque temps de montrer patte blanche, elle demeure moralement mauvaise, et intellectuellement stupide, elle contribue puissamment à l'abrutissement intégral du public. Mais, quoi qu'il en soit, il est trop évident que l'on n'a aucune chance de convaincre de but en blanc une lectrice de *Confidences* d'abandonner ce magazine au profit d'un abonnement à *Itinéraires.* Si nécessaire, si urgente que soit la lutte contre la « presse du cœur » c'est le magazine catholique que l'on peut y substituer directement, ce n'est que fort rarement, que fort exceptionnellement la revue intellectuelle : ce terrain d'action n'est pas le nôtre. \*\*\* On peut regretter que la diffusion par les Comités de presse soit axée sur la diffusion de masse. Il nous semble toutefois que ce serait un assez vain regret. D'une part, cette diffusion est nécessaire à son niveau, elle constitue indiscutablement *un* apostolat de presse (simplement, nous ne croyons pas qu'elle puisse prétendre constituer *tout* l'apostolat de presse). D'autre part, la table de presse dominicale, efficace pour la diffusion des magazines illustrés, est inefficace pour la diffusion des publications plus sérieuses, ne s'adressant ni aux sensations ni aux passions, mais ayant une portée intellectuelle qui demande au lecteur un effort difficile. Le jour où les organismes constitués se préoccuperont véritablement des techniques de diffusion propres aux revues de culture générale et de doctrine, un autre problème sera posé. Pour le moment, il ne l'est pas. 4:50 Nos raisons morales. Les remarques que l'on vient de lire ne comportent au demeurant aucune espèce de critique. S'il n'y avait pas les inconvénients et les impossibilités TECHNIQUES qui viennent d'être dites, -- et s'il n'y avait pas, en fait, l'obligation que nous allons dire d'entrer dans des « catégories » préfabriquées et inadéquates en ce qui nous concerne, -- nous ne verrions aucune raison MORALE de refuser que la revue *Itinéraires* soit exposée en compagnie de publications telles que la *France catholique, L'Homme nouveau, La Croix, Le Pèlerin, Témoignage chrétien.* Il est suffisamment connu que, d'aventure ou habituellement, certains de ces organes défendent des positions et adoptent des attitudes qui nous paraissent insoutenables en doctrine, voire prudentiellement fautives. Être exposé à la même table de presse ne comporte aucune approbation réciproque ; mais comporte en revanche un témoignage, ou un effort de témoignage d'unité chrétienne. Il est suffisamment connu, également, qu'au plan de l'unité religieuse ce n'est pas nous qui avons refusé notre témoignage ni prononcé des exclusives contre les personnes. Dans cette perspective, les Comités de presse ont pour fonction de manifester, en exposant tout « l'éventail des tendances » que l'unité catholique est au-dessus de la divergence des options, et que les engagements temporels, légitimes, nécessaires des catholiques, dans la liberté et la diversité, n'enchaînent aucunement et ne « compromettent » en rien l'Église elle-même. C'est pourquoi les Comités de presse, en principe du moins, et assez souvent en fait, mettent en vente côte à côte, impartialement, tous les hebdomadaires catholiques d'opinion, dont le nombre se limite d'ailleurs à deux : la *France catholique* et *Témoignage chrétien.* C'est le « *pluralisme* » c'est ce qu'un optimisme bienveillant nomme « l'extrême multiplicité » des tendances admises. L'éventail de cette extrême multiplicité s'ouvre quelquefois jusqu'à y adjoindre une troisième publication, qui n'est pas hebdomadaire : *L'Homme nouveau.* Au-dessus de ces « tendances » se situent, avec souvent le privilège d'être vendues à l'intérieur même de l'église, les publications réputées « uniquement religieuses » dont le type est le bi-mensuel intitulé *Informations catholiques internationales,* ou le magazine hebdomadaire *La Vie catholique illustrée.* \*\*\* Or la revue *Itinéraires* n'a évidemment rien à faire dans les cadres fixés par ces catégories. La revue *Itinéraires* n'est pas une revue « uniquement religieuse ». Elle n'aspire manifestement pas à devenir une publication « uniquement religieuse » à la manière des *Informations catholiques internationales.* 5:50 Quant au plan inférieur où l'on situe « l'éventail » ici non plus la revue *Itinéraires* ne correspond pas du tout aux cadres fixés ni au but poursuivi. Le revue *Itinéraires* n'incarne ni ne représente aucune « tendance » particulière, aucune « option » déterminée, elle ne peut donc pas, pour le simple plaisir d'allonger la liste et d'augmenter « l'extrême multiplicité » de « l'éventail » se mettre à faire semblant, à jouer la comédie de ce qu'elle n'est pas. Nous avons nous aussi, bien sûr, nos options et nos tendances, comment n'en point avoir ? Mais nous ne les avons pas en commun : nous ne sommes ni une « école » ni une « équipe » en ce sens-là ; les options déterminées et les tendances particulières sont non pas ce qui rassemble les rédacteurs habituels d'*Itinéraires,* mais ce qui les distingue les uns des autres, de l'ancien secrétaire de la C.G.T. au professeur de théologie, de l'ancien militant responsable de l'appareil communiste à l'ancien ligueur d'Action française, en passant par tout un « éventail » précisément, de tendances, d'options, de milieux sociaux et professionnels, de familles intellectuelles, de préférences personnelles. Sur les bancs de l'école communale, nous avons appris que l'on n'additionne pas des chapeaux et des souliers : on n'additionne que des unités de même nature. *Témoignage chrétien,* le plus anciennement installé dans le système de vente d'un côté ou de l'autre de la porte des églises, cela faisait UNE tendance. On y a plus ou moins largement ajouté la *France catholique* en disant : un et un font DEUX. Les plus libéraux, maintenant, y ajoutent quelquefois *L'Homme nouveau* et disent : cela fait TROIS. Bon. Il n'est pas absolument sûr, au demeurant, que les deux derniers cités soient entièrement d'accord avec tout ce qu'implique une telle arithmétique, mais il est de fait que c'est cette arithmétique-là qui a cours. En ce qui nous concerne, nous disons simplement que l'on ne peut pas ajouter encore la revue *Itinéraires* et compter QUATRE. Nous ne pouvons absolument point consentir à feindre de passer pour ce que nous ne sommes pas. \*\*\* Nous ne sommes pas un organe « de tendance » à la manière de *Témoignage chrétien.* Nous ne sommes pas une publication « purement religieuse » selon la manière des *Informations catholiques internationales.* Accepter, fût-ce implicitement, d'être classé dans l'une ou l'autre de ces deux catégories telles qu'elles existent actuellement aurait pour seul résultat de multiplier les malentendus et les incompréhensions autour de la nature et de la méthode de notre travail. \*\*\* 6:50 Nous comprenons, certes, l'intention bienveillante de ceux qui, en application des consignes concernant « l'éventail » nous écrivent des choses de ce genre : « Notre Comité de presse met en vente aussi bien la *France catholique* que *Témoignage chrétien ;* il se veut ouvert à toutes les tendances catholiques sans exclusive arbitraire ; nous voudrions donc ouvrir l'éventail, comme on nous y engage, et y placer aussi *Itinéraires.* » Mais justement : La revue *Itinéraires* n'a aucune place dans cet éventail-là. On s'en apercevra assez clairement chaque fois que l'on se donnera la peine de la connaître autrement que par ouï-dire. Dans beaucoup de cas, les animateurs de Comités de presse n'ont jamais lu un seul numéro d'*Itinéraires,* et certainement pas sa « Déclaration fondamentale ». Ils connaissent l'existence de la revue simplement parce qu'ils l'ont vu figurer sur la liste de publications catholiques, mais criminelles, que les *Informations catholiques internationales* ont aimablement dénoncées aux foudres du pouvoir spirituel et à la répression du bras séculier. Ils ont eu le mérite de ne pas croire sur parole ces calomnies caractérisées, bien que ledit organe « purement religieux » n'ait pas encore, depuis douze mois maintenant, trouvé le temps de les rectifier ([^1]). Ces animateurs de Comités de presse manifestent donc à notre égard une ouverture, un préjugé malgré tout favorable, auxquels nous sommes sensibles et dont nous les remercions. Qu'ils veuillent bien ne pas prendre ombrage de notre refus, ni trouver discourtois que nous leur répondions : pour comprendre pleinement les raisons de ce refus, il faut connaître ce qu'est la revue *Itinéraires,* et pour la connaître il faut la lire et l'étudier. Du moins, les réflexions présentes pourront leur en donner une première idée. L'opportunité :\ les incidents inutiles. Ce sont des raisons également morales, mais plus circonstancielles, que nous suggère l'opportunité présente. Depuis plusieurs années, la revue *Itinéraires* est sortie du champ clos où s'affrontent *inutilement --* en tous cas : inutilement au regard de ce que sont la nature et les méthodes de notre travail -- les tendances, les concurrences, les rivalités. Si nous en sommes sortis, ce n'est pas pour nous y laisser ramener et enfermer par un biais inattendu. 7:50 Car trop souvent, les Comités de presse constituent actuellement ce champ clos, et la table de presse en est l'enjeu. Le choix des publications qui y sont acceptées ou refusées, la place réciproque qu'elles y occupent provoquent des incidents pénibles, d'ailleurs explicables, des luttes d'influence et de véritables conflits. Les cas ne sont pas rares où pour obtenir et conserver une diffusion *normale* par le Comité de presse, telle publication doit mener une *bataille* mouvementée, publique, interminable. Cette bataille-là, cette lutte intestine, NOUS NE VOULONS PAS Y ENTRER. Nous en avons assez d'autres à livrer, là où nous sommes, au plan qui est le nôtre, celui de la réforme intellectuelle et morale. Et nous trouvons qu'on se bat suffisamment autour de l'admission de *Témoignage chrétien,* de la *France catholique,* de *L'Homme nouveau,* avec protestations, communiqués, représailles (si vous refusez celui-ci, nous refusons celui-là), pour que nous n'allions pas accroître la confusion qui règne déjà, ni gaspiller notre temps et nos forces dans des combats de cette sorte. A la Bibliothèque nationale, tout un chacun peut consulter l'année 1960 de *Témoignage chrétien :* en deuxième page il trouvera, s'il veut s'informer, le récit ou l'écho d'incidents publics et spectaculaires. La même année, *L'Homme nouveau* a publié une enquête sur ce sujet. Tout serait à citer. Reproduisons seulement des extraits d'une lettre parue dans le numéro du 20 novembre 1960 : *Militant de presse dans ma paroisse, je m'efforce de diffuser tous les journaux sans parti pris et je tiens à ce que* L'Homme nouveau, *comme les autres publications, soit impartialement proposé.* *J'ai donc été très peiné par les paroles qu'a prononcées notre curé au cours d'une réunion du Comité de presse* (...)*. D'abord M. le Curé a reproché à* L'Homme nouveau *de souffrir d'une* « mariolâtrie exacerbée »*.* « *Nous savons, dit-il, ce qu'est la Vierge pour nous, mais il faut la laisser à sa place de créature. D'ailleurs la Mariologie tient une place minime dans un traité de théologie* » (...)*.* « *La lecture de* Témoignage chrétien *m'énerve aussi parfois. Il y a trop de plumes dominicaines qui y écrivent. Néanmoins c'est plus supportable que* L'Homme nouveau*. Quant à la* France catholique*, elle est rédigée par des gens légèrement supérieurs à ceux de* L'Homme nouveau*, mais dans ce journal il y a une confusion des plans. C'est l'Église qui a les paroles de la vie éternelle, et non pas la France.* » 8:50 *Cette avalanche de critiques, de gravité très différente, faites publiquement devant le Comité de presse paroissial, m'a paru avoir un effet très nocif, mais la dernière parole de M. le Curé m'a laissé personnellement très découragé. Je vous en fais juge :* « *La lecture de* L'Express *me choque moins que celle de* L'Homme nouveau*.* » Nous avons cité longuement, parce que cette lettre ne rapporte pas un cas extrême. (Des prises de position beaucoup plus violentes et extraordinaires, ou en connaît des quantités.) Pour nous en tenir au cas rapporté, voilà un Comité de presse, -- de diffusion de presse CATHOLIQUE, -- où la lecture de *L'Express* est réputée moins « choquante » que celle de *L'Homme nouveau. --* On se souvient peut-être, d'autre part, qu'en 1959 la *France catholique* a mis en cause des cas précis d'aumôniers recommandant positivement la lecture de *France-Observateur.* Qu'il en soit ainsi, cela ne nous regarde aucunement ; nous constatons, sans nous prononcer. Ce qui nous regarde, sachant ce que nous savons, cela et d'autres choses, c'est de répondre oui ou non à ceux qui nous demandent de proposer, ou de laisser proposer, en quelque sorte la candidature d'*Itinéraires* dans les Comités de presse qu'ils président ou qu'ils animent. Nous répondons non. Nous déconseillons formellement à nos amis de chercher à proposer, à quémander, à imposer ou à obtenir d'aucune façon l'admission de la revue *Itinéraires* dans leurs Comités de presse paroissiaux. Avec certes des variantes notables selon les lieux et les circonstances, les Comités de presse constituent un milieu sociologique déterminé, qui est ce qu'il est, et que la revue *Itinéraires* ne cherche nullement à pénétrer en tant que milieu. Notre travail, notre activité s'adressent à la RÉFLEXION PERSONNELLE. Notre diffusion est fondée sur la LECTURE PERSONNELLE (même si cette lecture peut *ensuite* contribuer à des rencontres, des recherches collectives, des cercles d'études, etc.). Cette diffusion a pour but l'ABONNEMENT INDIVIDUEL. Elle progresse par les RELATIONS PERSONNELLES dans la famille, dans la profession, dans la paroisse, dans la cité : vous abonnez ceux que vous connaissez personnellement, ceux avec qui vous avez des relations orales ou épistolaires, qui à leur tour abonnent leurs relations personnelles, en fournissant à cette occasion toutes explications et tous éclaircissements. Vous faites circuler la revue D'HOMME A HOMME. Nous vous demandons de ne mêler aucunement la revue aux débats publics, presque toujours trop passionnés, souvent envenimés, qui déchirent trop de paroisses autour de la table de presse. Ces déchirements nous paraissent actuellement sans issue, ou du moins sans issue heureuse qui dépende de nous : mais non pas sans conséquences douloureuses et funestes. N'y entrez pas. 9:50 Au demeurant, dans le tumulte des rivalités de tendances et des concurrences entre publications, vous ne pouvez pas expliquer sérieusement *ce qu'est* la revue : il y faut le calme et la réflexion de la conversation privée, ou de l'échange de correspondance personnelle. Le revue *Itinéraires* ne se diffuse ni à la criée, ni au milieu des cris. \*\*\* Notre position, notre décision ne sont pas sans précédents ni sans analogues. Au dernier Congrès national de *La Cité catholique,* son directeur Jean Ousset a officiellement déclaré : « *Verbe* n'aspire pas à figurer dans les stands catholiques de presse ». Dans les circonstances actuelles, nous n'y aspirons pas non plus. 10:50 ## CHRONIQUES 11:50 ### Pages de journal 4 novembre 1960 -- 8 janvier 1961 par Jean MADIRAN Vendredi 4 novembre. Écoutons, puisque c'est le jour. Écoutons donc. Écoutons Péguy : « *Elle était venue vers le roi très chrétien. Elle ne trouva qu'un roi de réticences.* « *Et elle était venue vers un roi mystique, et elle ne trouva qu'un roi politique et politicien. Et entouré de quelle basse tourbe de politiciens d'Église et de politiciens d'État.* « *Des gens pour qui Reims même et le sacre et l'ampoule et le Saint-Esprit étaient des pièces de la politique.* » C'est dans la *Note conjointe.* Les jours où la plume tombe des mains, où l'on n'a plus le cœur à rien dire, on peut recopier Péguy. « *Elle pensait faire sacrer un roi et elle en fit sacrer un autre. Elle pensait trouver un roi de baronnage et de courtoisie, un roi de grâce et de chevalerie, un roi de croisade et de chrétienté. Elle trouva un roi homme d'affaires et un roi de courtage.* » La malchance française, on n'y peut rien quand elle revient nous accabler. Elle est reconnaissable. Elle est toujours la même. Elle n'a pas deux manières : « *C'est toute l'histoire de l'histoire de France. Que de savoir quel homme ce serait que le roi. Si ce serait le premier des barons *; *ou le premier des maîtres... Le premier dans l'ordre de la mesure, dans l'ordre du baronnage et de la chevalerie. Ou le premier dans l'ordre du règne et de la domination.* » 12:50 Oui, c'est dans le fameux parallèle : « *Elle était venue vers un deuxième saint Louis. Elle ne trouva qu'un deuxième Philippe le Bel.* » « Elle était allée vers un chef et elle ne trouva qu'une cabale. Elle était allée vers un roi et elle ne trouva que des courtisans... Elle pensait trouver un roi des paroisses françaises. Et elle ne trouva que le roi des diplomates. » Tout a toujours recommencé de la même manière : « *Quel enseignement pour nous, qui geignons toujours d'être venus au monde dans le monde moderne et qui trouvons que le service est dur. Et que ça marche mal. Ça a toujours marché très mal. Et le Service n'a jamais été une commodité. Vingt ans après la mort de saint Louis ça marchait très mal en France. Et pendant que saint Louis était en Terre Sainte ça ne marchait pas très bien en France* (*Joinville le dit assez*)*. Et quand Jeanne d'Arc arriva à Chinon, croit-on qu'elle trouva que tout allait bien. Quelques mois plus tard elle faisait sacrer à Reims un roi qui n'était pas de l'ordre du sacré.* » Elle le fit sacrer quand même, bien sûr. Elle était venue pour cela et il n'y avait pas autre chose à faire. Samedi 5 novembre. Péguy (suite) : « Lequel vaut le mieux : gagner dans un jeu de bassesse ou perdre dans un noble jeu. » « C'est-à-dire : sommes-nous chargés de gagner quand même, et à n'importe quel prix ; ou sommes-nous chargés de maintenir un certain niveau du jeu ; et un certain niveau du monde. Et non seulement de le maintenir, mais de le faire monter, ou remonter, si bas que nous soyons. » Dimanche 6 novembre. Une catégorie de docteurs diplômés considère en somme que le Pape parle pour les imbéciles et pour les ignorants, mais non point pour les gens cultivés, savants, théologiens. Le Pape, quand il le juge opportun, « rappelle » quelques points de doctrine bien connus des maîtres en théologie. Il fait de la vulgarisation. Tout ce qu'il énonce, les théologiens le savaient depuis longtemps, cela ne saurait nullement les instruire, ni leur apprendre rien. 13:50 Ils n'en ont pas besoin, pas même d'ailleurs à titre de « rappel », le rappel n'est pas pour eux, ne les concerne pas, ce serait même plutôt le contraire, ils sont là pour nous dire ce qu'il faut y voir, comment l'entendre, et rectifier ce que la parole du Souverain Pontife a inévitablement de trop personnel, de trop circonstanciel, de trop fragmentaire. Ils élaborent la doctrine, et le résultat de leurs travaux, le Pape le rend officiel, en le simplifiant pour le mettre à la portée des gens : au risque d'être trop sommaire, trop simplet, mais ils sont là, heureusement, pour apporter les compléments nécessaires. Voilà donc jusqu'à quel point l'orgueil intellectuel les aveugle. Dans cet état terrible, et sans remède humain, ils peuvent bien lire des yeux (rarement il est vrai) les documents pontificaux : ils n'y voient qu'un rudiment, et d'aventure maladroit ou intempestif. Ils n'aperçoivent pas que, depuis Léon XIII, le Pape ouvre à la recherche, à la pensée, au savoir moral, à la philosophie sociale, des voies que personne d'autre n'avait ouvertes. Gilson pourtant leur a dit qu'il tient Léon XIII pour le plus grand philosophe chrétien de son siècle et l'un des plus grands de tous les temps : mais Gilson pour eux n'est qu'un laïc, autant dire un amateur ; Gilson n'est pas maître en théologie ; il ne porte point la robe qui fait le théologien. Et Pie XII était « un juriste ». « *Je te loue, ô Père, Seigneur du ciel et de la terre, pour avoir caché ces choses à ceux qui ont la science et l'entendement, et pour les avoir révélées aux tout petits. Oui, ô Père, c'est que tel a été ton bon plaisir.* » (Mt XII, 25-26). Ces choses qui furent alors cachées aux philosophes et aux théologiens devaient pourtant bouleverser à jamais la théologie et la philosophie elle-même. Le Pape parle pour les ignorants et pour les imbéciles... Cette manière de sentir est tout de même l'envers d'une vérité profonde. Car pour entendre sa parole, il nous faut tous, y compris les maîtres en théologie, la recevoir avec une âme de petits enfants, d'écoliers pleins de confiance, aux pieds du Père commun. Samedi 12 novembre. Quelque part dans la vaste Chrétienté... Le Cardinal XXX a dit à XXX : « je ne veux pas entendre parler de *la Cité catholique :* ce sont les mouvements de cette sorte qui empêchent la paix en Algérie. » 14:50 Les informateurs du Cardinal ont-ils inventé cette énormité ? Il est plus probable qu'ils se sont inspirés des calomnies lancées en février par l'organe bi-mensuel qui a si profondément installé la diffamation à l'intérieur des circuits sociologiques du catholicisme de France. Et d'ailleurs : à Rome, l'autre saison, il était visible que tout le monde avait lu l'article immonde et le fameux « dossier » qui l'accompagnait. Les Français, qui savent, étaient indignés, et sévères. Mais les prêtres étrangers qui font leurs études à Rome, et qui veulent s'informer sur le mouvement des idées en France, s'informent là. En Amérique, un journal catholique a répercuté de bonne foi le dossier de délation calomnieuse en présentant la publication bi-mensuelle qui l'avait fabriqué comme étant « l'organe officieux de l'Épiscopat français ». Naturellement, aucun démenti, aucune rectification. Jean Ousset, qui sert l'Église, crucifié chaque jour par des persécutions savantes et inouïes, et atrocement méchantes, Jean Ousset qui sert l'Église avec une humilité et une patience admirables, exemple et édification pour nous tous, voilà que ces misérables ont fait croire même à un Cardinal qu'il s'occupe, et réussit, à empêcher la fin de la guerre d'Algérie... Sans doute parce qu'il est un buveur de sang, un traîneur de sabre, un tortionnaire ? Il faut avoir la force de pardonner, et de prononcer du fond du cœur la prière : « Père, pardonnez-leur, car ils ne savent pas ce qu'ils font ». Seulement, le mal n'achève pas de porter des fruits vénéneux, la diffamation lancée déborde partout, elle a pénétré le clergé, les paroisses, les œuvres, les organisations -- et convaincu jusqu'à un Cardinal. Si la guerre d'Algérie continue, la responsabilité n'en incombe pas d'abord au F.L.N., ni à l'État français, ni à la situation : mais à Jean Ousset. Mardi 15 novembre. On voit bien la partie d'échecs : le Pouvoir, l'armée, l'opinion, les Français d'Algérie, le F.L.N... Un camp ou l'autre gagnera sans doute, si gagner signifie l'emporter sur le camp adverse. 15:50 Mais s'il s'agit d'une *solution,* c'est-à-dire de ramener la paix, de sauver l'Algérie du terrorisme et de lui donner un statut conforme à la constitution naturelle des sociétés (conforme aux droits des personnes et des communautés), alors tout le monde est dans l'impasse. Les événements n'obéissent plus aux hommes. C'est par là qu'arrivera, avec un visage forcément inattendu, le pire -- ou le meilleur ? Mercredi 16 novembre. Ils sont une minorité dans l'Ordre, mais active, influente, bien placée, intelligente. Ils remuent ciel et terre pour éviter que des Dominicains puissent publier dans la revue *Itinéraires* ou dans la « Collection Itinéraires », et parfois ils arrivent à l'empêcher. Cela les comble d'aise que des frères prêcheurs s'affichent à *Témoignages chrétien,* qui leur paraît un journal en quelque sorte « centriste », un journal de juste milieu, mais oui. Pour eux « l'extrême-droite » honnie et infâme commence à *La France catholique,* ou peut-être même à *La Croix...* Cela les regarde et, même en me forçant, je ne trouverais absolument rien à en dire. Les appréciations contingentes sont libres. Ce qui l'est moins, c'est qu'ils racontent à mon sujet, avec une ardeur fébrile, des mensonges. Ils disent : « Madiran est un ennemi de l'Ordre ». « Madiran attaque tous les jours les Dominicains ». A croire premièrement qu'ils ne sont vraiment informés de rien ; et secondement qu'ils ne lisent rien. Enfin, leur acharnement dans la calomnie a tout de même quelque chose de bien extraordinaire. Et la méchanceté agressive qu'ils y mettent me laisse pantois. J'en appelle, silencieusement, à saint Dominique. On me dit qu'il y aurait quelques Jésuites, mais moins acharnés, moins agressifs, et beaucoup plus exceptionnellement, pour reprendre le même refrain avec une variante : « Madiran est un ennemi de la Compagnie de Jésus ». « Madiran attaque tout le temps les Jésuites ». En aurais-je, par impossible, l'envie, je m'en garderais bien : je ne suis pas de force. Et il se trouve que je suis occupé à tout autre chose. Seulement, ces rumeurs précises et désobligeantes (et *hostiles,* ce qui surprend et blesse le cœur) m'affligent gratuitement et sèment le trouble dans les consciences, sans profit pour personne. 16:50 Jeudi 17 novembre. On nous dit, on nous fait dire, on nous chuchote que tout (tout ce que l'on raconte depuis le 4 novembre) était déjà dans « le discours de Brazzaville », et qu'on peut l'y trouver si du moins on sait lire. Si l'on sait lire ? C'est notre métier. Lisons donc. Ce que l'on appelle « le discours de Brazzaville » est le discours prononcé à l'ouverture de la Conférence de Brazzaville, le 30 janvier 1944. Il figure dans les documents annexes du tome II des Mémoires de guerre, pages 555-557. Les événements, était-il dit, conduisent la France à « choisir noblement libéralement, la route des temps *nouveaux* où elle entend diriger les 60 millions d'hommes qui se trouvent *associés* au sort de ses 42 millions d'enfants ». Bon : voilà l' « association », si l'on veut ; et les temps nouveaux : « La France est aujourd'hui animée, pour ce qui la concerne elle-même et pour ce qui concerne tous ceux qui dépendent d'elle, d'une volonté ardente et pratique de renouveau ». Secondement, « le continent africain doit constituer dans une large mesure un tout ». Troisièmement : « En Afrique française, comme dans tous les autres territoires où des hommes vivent sous notre drapeau, il n'y aurait aucun progrès si les hommes, sur leur terre natale, n'en profitaient pas matériellement et moralement, s'ils ne pouvaient s'élever peu à peu jusqu'au niveau où ils seront capables de *participer chez eux à la gestion de leurs propres affaires.* C'est le devoir de la France qu'il en soit ainsi. Tel est le but vers lequel nous avons à nous diriger. Nous ne nous dissimulons pas la longueur des étapes. » On peut tirer de là divers développements. Cependant, le discours disait en son début qu'il s'agissait d' « établir sur des bases nouvelles les conditions de la mise en valeur de notre Afrique, du progrès humain de ses habitants *et de l'exercice de la souveraineté française* ». De son exercice, et non de sa disparition. Et le discours se terminait en mentionnant à nouveau les « conditions morales, sociales, politiques, économiques et autres » qui paraissaient « pouvoir être progressivement appliquées dans chacun de nos territoires afin que, par le développement même et le progrès de leur population, *ils s'intègrent* (sic) *dans la communauté française,* avec leur personnalité, leurs intérêts, leurs aspirations, leur avenir. » 17:50 En résumé, le discours de Brazzaville contenait bien une intuition anticipatrice (comme souvent dans les discours du même) de l'évolution africaine. Intuition qui devançait l'événement et, dans ses grandes lignes, le prévoyait assez exactement, à un moment où la plupart des esprits n'y prêtaient encore que peu d'attention : participation des autochtones à la gestion de leurs propres affaires ; et unité, dans une large mesure, du continent africain (unité qui existe aujourd'hui sous forme d'aspiration violente et d'idéologie agressive, mais qui ne surmonte ni les forces centrifuges ni les rivalités féroces entre nationalismes). Le philosophe de l'histoire, ou le moraliste de l'histoire, une fois de plus, voyait loin et juste. Mais l'homme d'État ? Cette évolution, ce progrès, cette participation à la gestion étaient prévus et annoncés dans l'exercice de la souveraineté française, dans le cadre d'une intégration à la communauté française. C'est le point crucial, parce que c'est ce que l'homme d'État n'a plus *voulu* réaliser ; ce dont il a désespéré ; disant qu'il était trop tard ; tournant le dos aux fraternisations du 13 mai. Et c'est là que la vérité n'a point été dite. Le discours de Brazzaville annonçait à la fois la promotion autochtone, le maintien de la souveraineté française dans des conditions nouvelles, l'intégration. Ceux qui ont continué à vouloir, depuis 1958, l'intégration et la souveraineté française, le pouvoir n'a cherché à aucun moment à les avertir et les convaincre ; mais à les dérouter, les manœuvrer, les briser : eux, et avec eux l'armée française tout entière, l'armée la plus magnifique et la plus diffamée que la France ait eue depuis longtemps. Comment voudrait-on que ce ne soit point, jusque dans les profondeurs les plus intimes de la conscience nationale, un drame inimaginable ? Le drame se résume en quatre mots : *il fallait le dire.* Ceux à qui l'on n'a pas dit la vérité sur l'intégration et le maintien de la souveraineté française, ceux à qui l'on a laissé croire que là se trouvaient toujours l'espérance, l'avenir, la politique de l'État, ne PEUVENT plus avoir confiance si on les assure maintenant de « garanties » hors de la souveraineté française et de l'intégration. Ils pensent que le maintien de ces garanties connaîtra le même sort que le maintien de la souveraineté. Et à cause de la vérité qui n'a pas été dite quand elle aurait dû l'être, aucune vérité ne peut être dite qui ne soit soupçonnée d'être encore un mensonge. 18:50 Vendredi 18 novembre. « Un vieil homme angoissé par l'approche de la mort et tout le temps en prières. » S'il était tellement en prières, ça se saurait. Ou plutôt ça ne se saurait pas. Mais ça se verrait. Samedi 19 novembre. Pie XII avait dit en 1957 : « L'Église qui, au cours des siècles, a déjà vu naître et grandir tant de nations, ne peut aujourd'hui manquer d'accorder une attention particulière à l'accession de nouveaux peuples à la responsabilité politique. Plusieurs fois déjà, nous avons invité les nations intéressées à s'engager dans cette voie, en esprit de paix et de compréhension réciproque. » L'Algérie si exceptionnelle dans sa constitution ne pouvait-elle, ne devait-elle pas suivre une voie exceptionnelle pour réaliser cette promotion ? Fallait-il donc (Pie XII en tous cas ne l'a jamais dit) la conduire automatiquement à l'indépendance-standard ? La « particularité » la plus nette de l'Algérie, sa « personnalité » la plus marquée, sa *différence* fondamentale est qu'il existe des hommes qui sont Français, nés en Algérie de Français nés en Algérie. Ils sont chez eux en Algérie, -- même s'ils ne sont pas seuls à y être chez eux, -- et ils veulent y rester chez eux et y rester Français. Cette revendication me paraît absolument conforme au droit naturel. Qu'elle soit en concurrence avec une autre revendication ne saurait suffire à abolir ni l'une ni l'autre, mais constitue au contraire l'originalité irréductible du problème algérien. Offrir et donner vraiment la citoyenneté française à tous les habitants de l'Algérie était un acte généreux et d'une extraordinaire nouveauté ; le contraire d'une attitude rétrograde ou d'un « immobilisme ». Était-ce chimérique ? On ne le saura jamais. 19:50 La seule preuve eût été la preuve par le fait, la réussite ou l'échec. Il eût fallu le vouloir et le tenter. On ne l'a pas voulu, depuis juin 1958 l'État français a constamment et très délibérément travaillé en sens contraire. Ce qui me frappe le plus, c'est que l'État, depuis trente mois, refuse de formuler clairement *une raison* pour l'armée de mourir en Algérie. Car enfin l'on y meurt, l'on y meurt beaucoup, bravement, héroïquement. On a laissé l'armée française croire à un but de guerre légitime et suffisant : le maintien de la souveraineté française. Jusqu'au jour où l'on a reconnu en clair que ce n'était pas cela mais sans en donner aucun autre. On aurait pu dire à l'armée qu'elle se bat pour la défense des Français qui veulent vivre en Français ; pour le respect de droits qui peuvent, au moins en principe, être garantis, et en fait être défendus sous divers régimes algériens. On ne le lui a jamais nettement dit, pas même à l'heure qu'il est. On a trouvé plus commode de lui laisser croire autre chose, jusqu'au moment où l'on ne la laisse plus croire à rien du tout. Il ne lui reste que l'obéissance aveugle ; et la confiance, si elle se sent le cœur à la confiance, dans la nuit. Dimanche 20 novembre. Le discours du 4 novembre affirmait qu'en dehors de la politique algérienne qui est celle de l'État, il existe « deux meutes », celle de « l'abandon *vulgaire* » et celle de « l'immobilisme *stérile* » : c'est prêter le flanc à l'épigramme. La politique du Pouvoir se distingue-t-elle des deux meutes par les épithètes seulement, et point par les substantifs ? Synthétise-t-elle donc un immobilisme qui ne se croit pas stérile avec un abandon qui ne se veut pas vulgaire ? En tous cas, une moitié de la France reproche à l'État son immobilisme, l'autre moitié l'accuse d'abandon... Pour ce qui est des « meutes », Baresta note dans *L'Homme nouveau :* « Ces hommes déchirés ne font point des meutes. Ces hommes déchirés ne sont point des chiens. Et le pouvoir ne se grandit jamais en méprisant l'homme, même si la force établie vient un moment couvrir l'orgueil des puissants. » 20:50 Lundi 21 novembre. Georges Dumoulin m'écrit : « Ne pourriez-vous me réserver ne serait-ce qu'une page pour rendre hommage à la mémoire de Paul Faure qui fut durant un quart de siècle secrétaire général de la S.F.I.O. et qui vient de mourir enveloppé par le silence de ses anciens amis. Sa dépouille mortelle retourne à son pays natal du Périgord sans que la grande presse d'information ait trouvé autre chose que la dizaine de lignes que l'on accorde à un fait divers banal. » Les fausses élites du socialisme et les fausses élites du capitalisme ont parfaitement réalisé leur conjonction et fondé leur régime commun, celui de l'économique sans foi ni loi morale, celui de l'esclavage à paliers progressifs, plate-forme et antichambre du système soviétique. Les vrais socialistes ont marché de moins en moins, jusqu'à ne plus marcher du tout. Les vrais socialistes ? Ceux qui, le sachant ou ne le sachant pas, étaient de la tradition française, celle de Proudhon, celle de Georges Sorel. Ceux à qui l'on peut serrer la main. Le régime capitalo-socilaliste les a tous plus ou moins vite éliminés. Dumoulin parlera de Paul Faure dans *Itinéraires...* Quel « signe des temps », comme dirait mon ami le Révérend Père Latour-Maubourg. L'ancien secrétaire de la C.G.T., l'ancien secrétaire de la S.F.I.O.... On leur a pris leur syndicalisme et leur socialisme, on a colonisé et asservi ce socialisme et ce syndicalisme, invoqués comme imposture et par alibi, pour construire *un monde sauvage,* le monde socialo-capitaliste, le monde esclavagiste, le monde déjà pourri jusqu'aux moelles, dans ses mœurs les plus intimes, par le communisme soviétique. Ce monde devant lequel Pie XII a lancé le cri historique : « C'est tout un monde qu'il faut refaire depuis les fondations : de sauvage, le rendre humain... » Paul Faure, Dumoulin, et d'autres, ont eu raison de sentir que ce monde est sauvage, ils ont eu raison de croire qu'il est possible aux hommes de le rendre humain. Cette aspiration fondamentale du socialisme français, par-delà les idéologies et les bureaucraties, restera sa grandeur. Il nous appartient de ne pas l'oublier, et de n'en rien perdre. 21:50 Mardi 22 novembre. M'est arrivé l'imprimatur pour le traité *De la justice sociale.* En chantier, le traité « de la prudence », qui n'avance guère. Des notes en vrac, pas une ligne d'écrite. C'est un chapitre encore plus méconnu, encore plus nécessaire. On n'enseigne plus une morale qui soit une morale des vertus. Et surtout pas des vertus naturelles. Et surtout pas des vertus sociales. Il n'est pas facile de s'établir sur le chantier de la philosophie sociale sans en être presqu'aussitôt diverti par vingt autres tâches. Et pourtant, au milieu de tous ces désordres, le travail intellectuel solide est là. Mais le numéro sur Massis, c'est un devoir de justice : de piété. D'affection. La « chronologie biographique » est partie pour dépasser soixante pages. Combien d'heures de travail ? cent, deux cents ? Qu'en penseraient les universitaires, fonctionnaires, politiciens du syndicalisme ? Avoir la force et la possibilité de travailler : *Deo gratias *; ne demandons pas autre chose. Les articles sont arrivés cahin-caha. Fabrègues l'avant-dernier : Fabrègues si émouvant, intérieur, charmant, plein de délicatesse. Son œuvre est une œuvre *d'Église,* il a tout donné à la sainte Église de Dieu, il reçoit en échange, chaque jour, en plein cœur, les poignards ecclésiastiques. Fabrègues ou l'homme transpercé de coups silencieux. Il perd son sang et personne ne le voit, sauf les bourreaux qui ricanent. Et nous, sommes-nous attentifs à ses blessures, à son courage, au sens de son combat spirituel ? Sans doute ne lui manifestons-nous pas assez l'amitié fraternelle que nous lui devons. Piazza Navona, on dîne sur la place, dans la nuit et les lumières, au point central de son propos Fabrègues prenait son visage de Jean Cocteau, levait un doigt sentencieux : « La pensée d'Hegel... » Si l'on prononce à l'allemande, que ce ne soit pas au milieu du repas. Cette remarque devait manquer de dignité. Pourtant, en Fabrègues non plus le petit enfant, le collégien, l'étudiant ne sont pas tout à fait morts ; il en survit ce qu'il faut, mais timide. Cher Fabrègues. Le dernier article arrivé, c'est Baresta, une fois de plus hors des délais. Ce numéro sur Massis est l'inventaire d'un patrimoine spirituel, celui que Massis a trié, sélectionné, placé avant le déluge dans une Arche de Noé : Pascal et Bossuet, Péguy et Chesterton, Claudel et Bernanos. Psichari et Maritain... 22:50 ...Maritain nous revient, il va s'établir en France. Pour le meilleur ou pour le pire ? Il est si sensible à l'ambiance, au milieu sociologique... L'Amérique lui avait réussi plutôt bien que mal. *Pour une philosophie de l'histoire,* c'est bon assez souvent, et quelquefois profond. Les *Études* l'ont démoli ! On ne sort pas du gâchis. Plus personne ne comprend personne. Mercredi 23 novembre. Pour faire le tour des réflexions possibles et raisonnables sur le drame de l'Algérie, un grand article de Salleron dans *La Nation française.* Il dit deux bonnes choses et même une troisième. La première concerne l'intégration, la seconde la République algérienne, la troisième le référendum annoncé pour janvier 1961. Premièrement, l'intégration : « On écrit partout ces temps-ci -- et je crois même que c'est un propos du général de Gaulle -- : « L'intégration était possible il y a quinze ans, elle ne l'est plus aujourd'hui ». La première observation qu'on peut faire là-dessus, c'est qu'il y a quinze ans le général de Gaulle était au pouvoir. Nul ne se rappelle l'avoir vu tenter l'intégration algérienne. La seconde, c'est que l'affirmation que l'intégration n'est plus possible depuis quinze ans est fausse. Le 13 mai le prouve. Ce jour-là, l'intégration a été faite à Alger. Un Bonaparte l'eût immédiatement ratifiée en disant à Alger : « Je vous ai compris », en le redisant à Oran, à Constantine, en Kabylie, dans les djebels, partout. Il eût trouvé les mots et les gestes qui ralliaient ou désarmaient le petit nombre d'ennemis. C'était la paix -- une paix non pas imposée ni subie, ni octroyée mais, je le répète, ratifiée. Le monde entier eût applaudi. « Cette solution avait en outre l'intérêt de montrer qu'il était possible de surmonter les deux obstacles à la paix des temps présents : le nationalisme et le racisme. A cet égard, j'ai été souvent étonné qu'elle ne s'imposât pas comme la plus vraie et la plus logique à ceux qui se disent de gauche et passent leur vie à pourfendre en paroles nationalisme et racisme. » Il est vrai que, si les mots ont encore un sens, si les filiations doctrinales conservent quelque chose de leur substance, l'intégration était la solution *de gauche,* et la République algérienne la solution *de droite.* 23:50 Car, secondement, Salleron ajoute : « L'autre solution, c'était la République algérienne. Je dois dire que, bien définie, elle me paraissait meilleure encore. Une République algérienne faite en mai 1958 par une équipe de durs où Français d'origine métropolitaine et Français musulmans auraient été soudés dans une volonté commune, ç'eût été beau. Et ç'eût été, pour la France, l'obligation de faire une Constitution fédérale. » Troisièmement : si la question posée au référendum revient, en substance et en fait, à demander : « Approuvez-vous la politique algérienne du général de Gaulle ? », alors, dit Salleron, « la logique m'inviterait au mieux à m'abstenir, incapable que je suis de connaître certainement cette politique, et n'estimant pas en conscience pouvoir convertir en un geste d'approbation un acte d'espérance. » Jeudi 24 novembre. J'ai failli ne pas lire l'article de Domenach dans *L'Express.* Le directeur *d'Esprit* est d'ordinaire trop acerbe ; par désespoir, je le vois bien, mais il écrase trop en lui, il réduit trop au silence cette générosité dont il n'est pas incapable, et qui n'est pas étrangère à la succession spirituelle qu'il assume : cette générosité intellectuelle que Mounier conserva jusque dans ses partis pris, sauf en 1944-1945, quand Pierre Andreu le lui dit en face sans être entendu. La prose criarde et poings serrés de Domenach me peine, m'indigne, me révolte, sans profit pour personne. Le plus souvent, maintenant, je tourne la page. Mais cette fois l'œil a couru tout seul au hasard des lignes, et l'attention a suivi. Je ne l'ai pas regretté, car son propos a de la noblesse, dans le drame affreux que nous vivons : « A l'audience (du « procès des barricades »), le colonel Gardes a raconté comment des confidences lui avaient laissé entrevoir que les slogans de l'Action psychologique, auxquels il se dévouait de tout cœur, n'entraient plus exactement dans les vues du pouvoir, et le trouble de conscience qu'il en eut. Au fond, la plupart des Français en sont là, les Français de droite comme les Français de gauche, ceux qui furent trompés après le 13 mai comme ceux qui furent trompés le 24 janvier, -- comme ceux qui le sont aujourd'hui (...). 24:50 « L'homme qui en 1940 proposa aux Français de reconquérir leur place en combattant, depuis deux ans il fait de la procédure ; et il s'apprête à poser au pays une question à laquelle personne ne comprendra rien. Sans doute était-il nécessaire dans les commencements que le régime rusât (...). Mais aujourd'hui il est plus que temps de tenir un langage loyal. Ou bien la République algérienne n'est qu'un nouveau subterfuge, et c'est un jeu dangereux qu'on mène alors avec les Européens et les Musulmans d'Algérie ; ou bien elle a une signification ; alors, qu'on l'explique ! Les Français sont capables de comprendre, et pas seulement les civils, et pas seulement les Français de gauche (...). « Chaque changement plus ou moins clandestin de la politique algérienne de l'Élysée se paye en découragements, en sursauts de violence, et ne s'impose finalement que par le fait du prince (...). Dans cette atmosphère de rébus politiques, de rumeurs indistinctes et de complots changeants, la France s'empoisonne le sang, et le pouvoir rétrécit ses bases au moment même où il va être amené à trancher. Un certain mystère peut être nécessaire à l'exercice de l'autorité, mais pas le mensonge, et trop de mystères contradictoires finissent par ressembler au mensonge. » C'est surtout cette ressemblance, et ces Français trompés, qui m'impressionnent. Vendredi 25 novembre. Dernier vendredi du mois. Messe d'*Itinéraires.* Combien sont-ils qui ce jour-là viennent à notre secours. ? Combien sont-ils d'amis de la revue qui, selon notre appel, je devrais dire notre supplication, *le dernier vendredi du mois, vont à la messe dans leur paroisse, ou là où ils sont, priant les uns pour les autres et pour l'œuvre de réforme intellectuelle et morale entreprise par* ITINÉRAIRES ? Il en est qui me disent : Mais je ne savais pas... Je n'avais pas vu... Où donc cela a-t-il été annoncé ? ([^2]) Nous n'avons jamais réussi un peu quelque chose qu'avec la prière, que par la prière, et surtout la prière de XXX... Mais il faudrait prier tous, et tous ensemble. La revue n'avancera pas davantage aussi longtemps que tant de nos amis ne seront pas capables d'aller à la messe une fois *de plus* chaque mois, à cette particulière intention. Notre prière infirme : mais chacun la sienne. 25:50 Combien sont-ils ? On ne le saura pas. Ceux qui refusent, ceux qui oublient, quel poids. Samedi 26 novembre. « Procès des barricades » (suite). Le colonel Gardes n'a rien fait d'autre que d'obéir loyalement à ses supérieurs qui obéissaient à leurs supérieurs qui obéissaient au même Pouvoir qui le fait poursuivre et veut le faire condamner. Ou alors, s'il y avait infidélité dans la transmission hiérarchique, c'est là que le Pouvoir serait fondé à chercher, rechercher et poursuivre ; là et non au point d'arrivée. Par un tel procès, l'État croit-il nier, ou faire oublier, que sa politique algérienne officiellement proclamée en 1958 n'était pas du tout celle d'aujourd'hui ? Le peu que les journaux ont publié de la déposition du colonel Gardes aura ému tout le monde. C'est ce qui a dû toucher Domenach, comme il semble le laisser transparaître lorsqu'il y fait allusion, et donner le branle à son article d'avant-hier : « On ne saurait multiplier les procès Lagaillarde et les affaires Jacomet sans ruiner ce qui subsiste des principes républicains ». Les principes *républicains* au sens latin : les principes mêmes, Les principes moraux, sur lesquels reposent le bien public, l'État, les mœurs civiques, la communauté nationale. La révocation de Jacomet ressemble à l'inculpation du colonel Gardes. On poursuit, on frappe les gens pour avoir, en janvier, obéi aux consignes qui, par la voie hiérarchique, leur parvenaient de la part du Président de la République : on les poursuit pour ne s'être pas ralliés par avance à une politique que le Président de la République laisserait entrevoir seulement le 4 novembre suivant. On inculpe Sérigny pour des articles visés par la censure, approuvés explicitement, personnellement, par le général Challe et le délégué général Delouvrier, qui étaient officiellement « la France en Algérie », pas moins. S'il fallait mettre quelqu'un ou quelque chose en accusation, c'étaient les instances hiérarchiques intermédiaires et leur trahison éventuelle ou supposée : mais précisément elles ne sont pas mises en accusation. Si bien que le seul accusé est le loyalisme. Ce n'est pas ainsi que l'on peut fonder durablement un État. 26:50 Dimanche 27 novembre. La Manifestation de la Médaille miraculeuse, en plein Paris. Sa diffusion. La conversion de Ratisbonne. Tous nos problèmes. Et cette architecture admirable : « Ce globe représente le monde, particulièrement la France, et chaque personne en particulier ». Méditation sans fin. Lundi 28 novembre. Le nouveau livre de Marcel sur *L'Éducation :* imprimé, édité au Canada ; officiellement approuvé et adopté par le Comité catholique du Conseil de l'instruction publique de la province de Québec. Ils en feront tant ici que tout le monde ira publier *ailleurs ;* car trop est trop. XXX me disait le mois dernier : « Si ça continue, je ferai imprimer mes livres à Rome ». Tout cela n'est pas, dans l'histoire de l'Église, sans précédents. Un jour, s'il plait à Dieu, ces choses se sauront, avant ou après notre mort. Et l'on verra alors pour l'honneur de qui, pour la honte de qui. Mardi 29 novembre. Ce « procès des barricades » avait pour but principal de rechercher, découvrir et punir les responsables de la fusillade du 24 janvier à Alger. Aujourd'hui l'accusation reconnaît que ni Lagaillarde, ni Sérigny, ni aucun des prévenus n'a aucune part de responsabilité dans la fusillade elle-même. Fort bien. Mais on ne fait rien d'autre pour trouver et condamner les responsables. On y a comme renoncé. On ne s'en occupe apparemment plus. La thèse assurant que la fusillade du 24 janvier 1960 aurait été machinée ou provoquée soit par une maladresse coupable des autorités, soit par quelque ténébreux dessein, pourrait trouver là un assez sérieux début de confirmation. Mercredi 30 novembre. Le scandale du Goncourt : c'est *L'Humanité* qui l'a lancé hier. 27:50 Aujourd'hui le *Figaro* et *L'Aurore* hurlent parfaitement à l'unisson. Quel scandale ? Le lauréat désigné, Vintila Horia, roumain exilé en France, fut dans son pays d'origine favorable au nazisme jusqu'en 1941 ; en 1944, il fut déporté par les nazis. L'intérêt du Parti communiste est de faire admettre en théorie (et surtout d'imposer dans les mœurs intellectuelles) que le crime majeur, impardonnable, incomparable, n'est pas la connivence avec un *communisme* criminel et menaçant le monde entier, mais la connivence avec un *nazisme* qui ne fut certainement pas PLUS criminel que le communisme et qui, en tous cas, n'est plus en mesure d'aspirer à la domination mondiale. *L'Aurore* et le *Figaro* n'ont rien compris à la manœuvre « dialectique » : ils ont marché à fond aux côtés de *l'Humanité.* Gérard Bauer, l'aimable « Guermantes » du *Figaro,* a lu un beau communiqué de l'Académie Goncourt : « Le Prix Goncourt est régi par un testament qui précise son caractère littéraire et uniquement littéraire. Les membres de l'Académie se sont toujours rangés à cette indication formelle : et c'est ainsi que dans le passé Léon Daudet, qui n'a jamais caché son anti-sémitisme, a été le plus ardent défenseur de Marcel Proust dont les origines juives étaient connues et dont les opinions ne l'étaient pas moins : c'est ainsi que des membres de l'Académie qui étaient fort loin de partager des opinions communistes ont accordé leurs voix immédiatement après la guerre à Mme Elsa Triolet ; c'est ainsi que nous avons couronné presque unanimement Roger Vailland, pour son beau livre *La loi,* et Mme Simone de Beauvoir pour *Les Mandarins.* » Mais que signifie donc tout cela ? -- Que les communistes sont couverts, qu'on ne s'occupe pas de leur « politique » pour les couronner, qu'on regarde leurs œuvres d'un œil « uniquement littéraire ». Seulement cette considération « uniquement littéraire » est à sens unique. L'inverse n'est jamais vrai. Un auteur accusé de fascisme, de nazisme, de fanatisme d'extrême-droite, ou d'anti-sémitisme, n'obtiendra pas que sur son œuvre on veuille bien prononcer un jugement « uniquement littéraire » : L'Académie Goncourt a couronné des communistes militants, cela va de soi ; elle ne saurait couronner des nazis, fût-ce non militants, cela va également de soi. Elle se sent déjà toute honteuse d'avoir pu, par inadvertance, couronner un écrivain qui fut sympathisant au nazisme pendant quelques mois, il y a vingt ans. 28:50 Elle explique qu'elle ne savait pas ; qu'elle s'était informée et qu'on ne lui avait rien dit (mais pourquoi donc s'était-elle informée là-dessus, si son jugement était « uniquement littéraire » ?) ; elle avait interrogé le Quai d'Orsay et aussi, dit-elle, « l'attaché culturel de la République populaire de Roumanie » mais oui : elle avait demandé l'avis préalable des esclavagistes. On entretient des relations avec les organes les plus officiels de la caste dirigeante du colonialisme soviétique. On trouve cela normal, on le raconte... Mais si un jour le communisme était vaincu, pourquoi pas ? et si l'on traitait alors tous ceux qui se sont compromis avec lui comme on traite aujourd'hui tous ceux qui se sont compromis avec le nazisme... Personnellement, je serai contre des mœurs aussi barbares. Mais nous ne serons pas nombreux. Et je ne suis pas sûr qu'il dépendra de nous d'empêcher que l'on n'applique avec la dernière rigueur, à l'endroit du communisme vaincu, la jurisprudence créée à l'égard du nazisme vaincu. Voilà une pensée que plus d'un devrait méditer. \*\*\* Ces mœurs boiteuses à force d'être unilatérales sont extrêmement répandues. Il y a deux ou trois ans, un Père jésuite qui est un critique littéraire réputé publiait en tête des *Études* un grand article sur le poète communiste Aragon, en disant qu'il était bien permis de faire abstraction de la politique pour mener une étude, d'ailleurs très élogieuse, qui soit uniquement littéraire et poétique. Fort bien, avais-je remarqué : mais on ne voit pas que vous en fassiez autant pour le poète Maurras ou pour le poète Brasillach. Ma remarque était honnête, il me semble, nullement insultante, ni discourtoise, ni aucunement agressive. On se mit pourtant à me dire que j'étais un méchant polémiste, que j'avais vilainement « attaqué » le bon Père (voire la Compagnie tout entière) et que j'étais un ennemi des Jésuites ; l'on ne me répondit rien sur ce qui était le contenu de ma remarque. Ces amplifications violentes m'ont longtemps estomaqué et m'ont même induit, je dois l'avouer, en tentation de prononcer *in petto* quelques jugements téméraires sur les personnes qui me traitaient de la sorte. J'étais enclin à y voir un procédé facile, systématique, et peu légitime. 29:50 Je discerne mieux maintenant que des remarques du genre de celle que j'avais formulée sont à peu près inintelligibles à ceux qu'elles concernent ; les habitudes d'esprit, les mœurs sont profondément ancrées ; elles constituent une seconde nature ; et pour en rester à cet exemple, il apparaît tout à fait *naturel,* précisément, d'honorer les mérites littéraires du poète Aragon bien qu'il soit communiste, et tout aussi naturel de *ne pas* honorer pareillement les mérites littéraires du poète Brasillach ou du poète Maurras parce qu'ils ont eu la politique que l'on sait (ou que l'on ne sait pas, mais que l'on imagine vaguement). Remettre en cause une attitude devenue tellement « naturelle », et si généralement pratiquée, et si universellement admise pour le quart d'heure, apparaît comme une énormité incroyable que l'on met automatiquement sur le compte d'une intention perverse, d'une arrière-pensée polémique, assassine, infâme. Tel est le sort ordinaire de ceux qui, fût-ce dans le plus grand respect des personnes, mettent en question les idées, les mœurs, les conformismes de l'ordre intellectuel établi. De fait, en tous cas, on n'a point vu par la suite le poète Brasillach être honoré d'un grand article « uniquement littéraire » comme le poète Aragon. Et quand j'ai publié mon *Brasillach,* le même Père critique s'en est saisi d'une main experte, en moins de deux il a éreinté à coups de hachoir le livre et surtout l'auteur. Un éreintage, mes amis ! comme il n'y en a pas souvent dans les *Études.* Mais cela, c'est le droit du critique, ce n'est pas moi qui demanderai que l'on retranche sur sa liberté, ni sur sa fantaisie. \*\*\* André Wurmser écrit ce matin dans *L'Humanité :* « L'apologie d'Hitler et l'anti-sémitisme ne méritent pas le nom de « politique ». Ce sont purement et simplement des crimes. » Je ne vois pas comment l'on peut admettre cette morale sans l'appliquer identiquement à l'apologie de Staline, de Krouchtchev et de Kadar, à l' « anti-sionisme » soviétique et au communisme lui-même. Mais là encore je dis une chose énorme, incompréhensible, qui trouble le conformisme de l'ordre intellectuel actuellement établi. Car ces sortes de morales implacables et vengeresses ne sont ordinairement mises en application effective *qu'après* la défaite de ceux qu'elles concernent. 30:50 C'est pourquoi les militants, complices, amis et dupes du communisme n'ont aujourd'hui rien à craindre. Mais quand le communisme, d'une manière ou d'une autre, aura connu le sort du nazisme ? Jeudi 1^er^ décembre. Le plus ignoble en cette affaire est que des gens qui aient été plus ou moins favorables au nazisme jusqu'en 1941, il y en a un certain nombre dans la presse parisienne ; et qui n'ont même pas été déportés par les nazis comme le fut Vintila Horia. On les laisse tranquilles à la condition unique mais indispensable d'avoir, en public ou en secret, donné au Parti communiste lui-même des gages suffisants. S'ils cessaient de marcher droit, *L'Humanité* découvrirait tout à coup leur indignité passée, avec toutes chances que *L'Aurore* et le *Figaro* lui emboîtent le pas, comme ils viennent de faire. Les noms ? Tout le monde les connaît à Paris. Sans oublier le Parti communiste tout entier qui, de 1939 à 1941 précisément, fit la politique d'Hitler, alors allié de Staline. Tout le monde le sait. Mais tout le monde suit le mouvement, et hurle avec les loups. C'est l'univers clos du mensonge. \*\*\* Ce matin Mauriac fait allusion aux horreurs des massacres hitlériens. Il trouve comme souvent l'expression juste dans une perspective fausse : « Que la génération qui aura été témoin de ces choses ne soit pas tombée à genoux en se frappant la poitrine et qu'au contraire... A quoi bon rien ajouter ? » Il ajoute cependant : « Je ne supporte plus d'entendre, à ce sujet, un théologien me donner ses raisons. » Cette atrocité nazie a duré quelques années dans quelques pays. De telles limites ne diminuent pas la profondeur du crime. Mais les crimes du communisme, au moins aussi épouvantables, avaient commencé avant qu'apparût le nazisme, ils continuent après, ils sont en voie de s'étendre au monde entier. 31:50 Pour eux, on ne se frappe point la poitrine, pour eux l'on accepte d'entendre les théologiens, et parfois Mauriac avec eux, donner des raisons. Et quand le Cardinal Ottaviani parle du communisme un peu à la manière dont tous nous parlent du seul nazisme, ils s'écrient que ce n'est ni charitable, ni opportun, ni tolérable. Vendredi 2 décembre. Le Parti communiste a gagné ; campagne-éclair qui n'a rencontré aucune résistance ; triomphe immédiat qui aura fortifié sa domination sur tous ceux qu'il tient par un chantage secret fondé sur la même menace. Vintila Horia, abandonné par tous, du moins en public (ah ! cette peur des soi-disant « intellectuels » de penser ce qu'ils pensent, et de le dire), renonce au prix Goncourt avec une dignité que seul jusqu'ici, en cette affaire, il aura manifestée : « Je ne veux pas être une cause de dissension dans un pays qui veut bien m'accueillir. » Quelle dissension ? rétorque Wurmser dans *L'Humanité :* « Aucun critique, aucun journal, aucun Français n'a caché le dégoût que ce personnage inspire. » Hier soir Baresta me téléphone qu'il veut faire son prochain papier d'*Itinéraires* (mais ce sera pour février, janvier c'est Massis) sur Vintila Horia. Le livre est bon, me dit-il ; préfacé par Daniel-Rops ; récit d'une conversion : le passage du paganisme au christianisme. Raison supplémentaire, ou déterminante, de la haine des communistes. Wurmser, qui vient pendant trois jours de donner le ton à toute la presse française terrorisée et à plat-ventre, continue sur sa lancée ; il apostrophe encore Vintila Horia pour lui cracher au visage : *il n'y aura jamais dans aucun esprit français, à l'égard des nazis de votre espèce, aucune espèce d'apaisement.* Et toute la presse de notre vieux pays chrétien a marché dans ce sens, contre un converti, à l'appel des communistes. Vintila Horia, favorable au nazisme jusqu'en 1941, déporté par les nazis en 1944, puis converti au christianisme, porte cette croix que la France lui impose. Cette croix est aussi son honneur. Car s'il n'avait jamais été déporté par les nazis, s'il était resté favorable au nazisme jusqu'au bout, mais s'était rallié alors au communisme, et s'il avait été anti-sémite, mais de la nuance soviétique, c'est-à-dire « anti-sioniste », il serait couvert de louanges aujourd'hui. 32:50 Ce n'est pas une hypothèse : c'est cela même que plus d'un ont fait avec le succès qu'on leur voit. Telles sont nos mœurs intellectuelles, imposées par les communistes et acceptées par les chrétiens. Samedi 3 décembre. Cette « dévotion » du premier samedi du mois... La dévotion demandée par la Dame du Rosaire apparue à Fatima : communion réparatrice, et un quart d'heure passé « en compagnie de la Sainte Vierge », dans la méditation des mystères. Comme les importants et les savants dédaignent cette dévotion ; ils ont bien autre chose à penser, autre chose à faire. « Dites bien à vos religieux, déclarait Pie XII au Maître général des Dominicains, que la pensée du Pape est contenue dans le message de Fatima ». -- *Si l'on fait ce que je demande, la Russie se convertira et l'on aura la paix... Sinon, la Russie répandra ses erreurs dans le monde, plusieurs nations disparaîtront...* Au lieu de nous interroger vainement sur la partie du « secret de Fatima » qui n'est pas encore révélée -- elle est entre les mains du Saint Père, qui en fera ce qu'il faut -- interrogeons-nous sur l'accueil que nous avons fait à toutes les demandes de Fatima, de la consécration au Cœur immaculé jusqu'à la pénitence du devoir quotidien selon chaque état de vie... Connivence constante, délicate, discrète entre la T. S. Vierge et le Pape : Pie IX et Lourdes, Fatima et Pie XII... Mais dans l'Église le Diable travaille surtout contre deux personnes : contre le Pape et contre la Sainte Vierge. Dimanche 4 décembre. Dans la dernière *Nation française* (30 novembre), Boutang demande si la question posée au référendum sera rédigée « de telle sorte que le *oui* ne soit ni imprudent ni déshonorant ». Et il conclut : « Nous n'espérons plus rien. On nous a trop menti. Nous jugerons sur pièces. » 33:50 Lundi 5 décembre. Ils défendent « l'Algérie française » au nom de « la République *indivisible* ». Peut-être imaginent-ils faire simplement flèche de tout bois. Je n'ai jamais pu croire que les principes invoqués soient indifférents ou interchangeables, et qu'on puisse les choisir selon l'opportunité apparente. Les principes agissent même à travers ceux qui les invoquent sans y croire. La République *indivisible* est un principe jacobin, le principe même du totalitarisme moderne, il a tué la France, il ne la ressuscitera pas. Ils défendent « l'Algérie française » en proclamant qu'ils approuvent « le plan de Constantine ». Bien sûr, ils veulent dire, ils croient vouloir dire par là qu'ils sont pour la modernisation, l'élévation du niveau de vie. Ils n'ont même pas lu les livres de Jean Servier ([^3]) ... Et ils vont peut-être se battre pour une « intégration », pour une « association » ou pour une « indépendance » toutes trois aussi empoisonnées, aussi mortelles ? Pour les interprétations divergentes d'un seul et même totalitarisme jacobin ? La gauche refuse une *intégration* proposée avant la guerre par le projet Blum-Violette ; la droite nationaliste appelle cette *intégration* dont Maurras ne voulait pas... Les uns et les autres aujourd'hui diffèrent finalement sur le seul point de savoir si l'Algérie fait partie de la « République indivisible » française ou si elle a le droit imprescriptible de se constituer en « République indivisible » algérienne. Le vrai choix n'était pas entre l'intégration, l'association ou l'indépendance. Le vrai choix était de sortir du totalitarisme jacobin ; de fonder l'État fédéral, et la fédération, et la confédération, et la société des États. On aurait alors aperçu que l'intégration de l'Algérie française et la constitution d'une République algérienne devenaient les deux voies possibles, voisines, analogues, presque identiques, du progrès ; au lieu que, dans la perspective jacobine, elles sont les deux directions opposées de la décomposition d'un univers politique, d'un Occident qui a perdu le sens de la constitution naturelle des sociétés. Le vrai choix était de fonder l'Europe confédérale et de préparer l'Afrique confédérale ; et l'Eurafrique comme première réalisation de la société des États. 34:50 Je comprends que cela fasse ricaner : car ces mots n'ont aucun sens, sinon insensé, dans la perspective jacobine et totalitaire dont les esprits sont prisonniers. Mardi 6 décembre. Au terme d'une longue enquête, dans un rapport détaillé et dignement « sociologique », sir Leslie Munro, représentant spécial de l'O.N.U. pour « le problème hongrois », déclare que « la Hongrie est toujours sous domination étrangère ». Ce qui n'empêche pas le gauleiter Kadar de parler à la tribune de l'O.N.U. au nom de la liberté, et de contribuer par ses votes à dire le droit international. Pie XII seul, tout seul, avait suggéré que l'on retire aux gouvernements communistes l'exercice de leurs droits de membres de l'O.N.U. ; même les catholiques n'ont pas entendu, et ne *veulent* pas qu'il soit dit que le Souverain Pontife ait pu parler ainsi. J'avais rappelé la suggestion de Pie XII dans l'éditorial du numéro 47 d'*Itinéraires.* Un journal catholique de province rapporte cette proposition en feignant d'y voir mon idée personnelle et, taisant son origine, croit par cette omission se trouver à l'aise pour prétendre que c'est une idée farfelue. Ce digne journal ajoute *qu'on ne peut ignorer* les États communistes, leur puissance, leur superficie. Nous qui, plus que beaucoup, et en tous cas plus que le journal en question, étudions et faisons connaître ce qui se passe dans les États communistes, c'est nous qui sommes accusés de les ignorer et de vouloir les ignorer... Car il n'y a pas de milieu : pour ne pas « ignorer », il faut admettre les gouvernements communistes, qui ne reconnaissent aucun droit, à collaborer à la définition du droit international... L'Occident se croit pacifique, mesuré, digne. Il est sans mesure à plat-ventre devant le communisme, ce qui n'est pas plus digne que pacifique. Il admet que la Hongrie n'est évidemment pas un État indépendant, et en même temps il est convaincu que le gauleiter Kadar doit demeurer membre de l'O.N.U. à part entière. 35:50 Mercredi 7 décembre. Oui, Henri Charlier a raison : c'est sur le point où doit porter la réforme que l'on se trompe. Pour cette raison la France est le pays des révolutions manquées, et par suite toujours recommencées depuis 1788. Révolutions et réformes « à côté » : à côté de la question, balbutiantes et trébuchantes à côté du vrai problème. Son article passera en février : *Ce que n'a pas dit le rapport Rueff-Armand.* L'ayant terminé, il m'écrit : « Je suis heureux d'être débarrassé de l'économique et de la politique : d'autant plus que rien n'y est droit, rien n'y est sincère. C'est le royaume du prince de ce monde. » Même chose pour l'Algérie. Robert Abdesselam fait ce matin une page au *Figaro.* Il cite l'Écosse, non pourvue d'un « exécutif » séparé ni d'un État, et restée pourtant une nation différente de l'Angleterre, point « anglicisée », gardant ses lois écossaises, administrée par des Écossais : « Au sein d'un seul et même État peuvent subsister deux nations, différentes de race et de tradition, conservant toute leur originalité et leur personnalité ». Mais le Pouvoir, la presse, les partis et même, je le crains, l'armée, sont aux antipodes de telles conceptions. Ils continuent tous à confondre la nation « la vie nationale », *réalité non politique dans son essence,* disait Pie XII), avec la patrie politique et l'État qui la représente. A peu près personne n'a compris qu'une nation algérienne pouvait être à la fois « intégrée » et « autonome », autonome sur le plan de la vie nationale et intégrée à la souveraineté de l'État français, -- pourvu que cet État ne soit pas la République « *indivisible* ». Une nation algérienne pouvait exister à l'intérieur de la patrie française. Ils ont télescopé ces deux réalités différentes, dans le heurt insoluble de deux nationalismes contraires. Les principes nécessaires à la solution du problème algérien, Pie XII les avait définis en temps utile. En temps utile, Marcel Clément les avait exposés, expliqués, commentés en conclusion de l' « enquête sur le nationalisme ». On nous a répondu (pour ne rien dire des injures pures et simples) que Pie XII était un Italien, incapable de comprendre les particularités françaises, et Marcel Clément un affreux disciple de Jean-Jacques Rousseau ou de Lamennais... A cette même occasion, tels Pères d'une illustre Abbaye découvraient, et racontaient, que moi-même j'étais manifestement teinté de marxisme (sic). 36:50 L'esprit public, la pensée de nos gouvernants, et les réflexes des « patriotes », restent fondamentalement prisonniers de perspectives nationalitaires, totalitaires, jacobines où sont laminées toutes les réalités vivantes. Le communisme est au bout du chemin. La politique humaine tout entière, la politique d'aujourd'hui, la politique « de la France », la politique occidentale va au communisme. La politique nationale et la politique internationale, la politique économique et la politique sociale vont au communisme. Mais il n'y a pas seulement la politique. Jeudi 8 décembre. Tout le monde le sait, mais personne ne le dit : Lagaillarde est parti sur un coup de téléphone du général XXX, lui demandant de venir le rejoindre immédiatement. Mais pourquoi le général XXX l'a-t-il fait : simplement par sottise ? L'autre hypothèse... Mœurs « intellectuelles », si le mot peut encore être employé à ce niveau : le journaliste qui est correspondant, ou envoyé spécial, de *France-soir* en Espagne, prétend que Tixier-Vignancour n'a pas rencontré Lagaillarde à Madrid. « Sait-il mieux que moi qui j'ai rencontré ? » demande Tixier. Bien sûr, il le sait mieux : il est « journaliste ». D'où le sait-il ? De la police, qui le lui a dit parce qu'elle le croyait, ou bien pour une autre raison. Le « journaliste », aujourd'hui répète les yeux fermés ce qu'a dit le flic. Et c'est le « journaliste » qu'il faut croire ; c'est-à-dire le flic. C'est donc la « thèse » du « journaliste », c'est-à-dire du flic, qui prévaut dans les « instruments de diffusion » qui « informent » l' « opinion ». Nous en sommes, ou plutôt ils en sont là. Les journaux. Les fameux journaux. Je rends grâces au Ciel (et aujourd'hui à Notre-Dame) de n'être plus journaliste. Vendredi 9 décembre. Cela recommence : perquisitions, arrestations... En Algérie et à Paris. Le Pouvoir avertit les Algérois que s'ils font grève pendant le voyage en Algérie du monarque, leur grève sera considérée comme insurrectionnelle : pas moins. 37:50 Est-ce cela, l'autorité ? L'État qui fait passer le colonel Gardes en jugement est l'État qui contemple Thorez revenant de Moscou sans le poursuivre, sans le refouler en U.R.S.S. où il a contresigné la Déclaration de guerre subversive des Partis communistes. Jules Monnerot a très justement écrit que la réalité du pouvoir de l'État se mesure aujourd'hui (comme autrefois à sa capacité de neutraliser les grands féodaux) à la défense effective du pays contre l'appareil soviétique qui colonise les administrations, les universités, les métiers, les journaux. On attend encore que l'État français fasse ses preuves en ce domaine. Le texte de la loi que le référendum du 8 janvier devra refuser ou accepter a été publié hier soir. Ce texte n'est rien. Mais si ce rien est approuvé, le Pouvoir en tirera licence, en Algérie et ailleurs, de faire arbitrairement ce qu'il a dit, ce qu'il dira, ce qu'il n'a pas dit, et le contraire. Samedi 10 décembre. Les chars dans Alger : mais ce n'est pas contre l'ennemi. D'ailleurs, qui est l'ennemi ? Voici des mois que divers journaux ont suggéré l'alliance de l'État et de « la gauche » avec le F.L.N., pour liquider les Français qui en Algérie veulent rester Français. Perquisitions, arrestations, encore, toujours. Ce ne sont point les agents de l'appareil soviétique que l'on arrête. Ce sont les Français qui ont eu le tort de croire aux paroles prononcées en mai et juin 1958. Qui ont eu le tort de croire que les paroles prononcées par l'État pouvaient avoir quoi que ce soit de commun avec une parole donnée. Qui ont eu le tort de croire que la Constitution votée, promulguée et supposée toujours en vigueur était la charte nationale fixant les devoirs de l'État envers les populations et les territoires français. Selon *Le Monde,* des chrétiens sociaux auraient pris l'initiative de publier une « note théologique » déclarant que « l'opposition doit s'exprimer par les moyens normaux prévus par la Constitution ». L'opposition visée ainsi n'est pas une opposition d'opinion ou de tendance, mais tout un peuple français, installé par la France en Afrique, et qui veut rester Français. 38:50 Tout le monde s'accorde à reconnaître que le gouvernement actuel de la France ne respecte pas la Constitution qu'il a fait établir. Le respect de la Constitution, des théologiens qui auraient quelque dignité devraient le rappeler à l'État, pour avoir le droit d'en imposer le devoir à l'opposition. Mais prétendre imposer à la seule opposition, comme un impératif théologique, le respect d'une Constitution que manifestement et de notoriété publique l'État ne respecte pas, cela est un opportunisme servile qui, dans l'histoire de la corporation théologique, n'est d'ailleurs pas sans précédent. Que la révolte extra-constitutionnelle soit sans issue, c'est bien possible. Qu'on la déconseille à ce titre, c'est une autre question. Cette révolte peut bien être inopportune, désespérée, tragique : elle est inévitable. Elle n'est pas immorale. Elle n'est pas contraire à l'honneur ; ni au droit naturel. Mais le droit naturel et l'honneur sont deux choses dont une certaine catégorie trop connue depuis quinze cents ans de théologiens serviles et opportunistes est ordinairement privée. (Théologiens qui frondent le Pape, théologiens qui courtisent le pouvoir temporel : ce sont les mêmes ; et c'est dans l'ordre ; aimer et servir le Pape est le fondement même et le moyen des vraies libertés -- spirituelles à l'égard des empiétements du temporel.) La politique de l'État, ou ce qu'on peut en discerner, écrase ce peuple français d'Algérie qui s'obstine à vouloir survivre en Algérie et à vouloir y survivre français : sa détermination est sans doute gênante pour les machiavels politiques, mais elle n'est certainement pas contraire au droit naturel. Ce peuple écrasé par « la force publique » doit-il la respecter en même temps et sous le même rapport ? doit-il lui obéir jusque dans son propre écrasement ? Ce peuple écrasé criait cet après-midi aux gendarmes mobiles : « *Pourquoi nous matraquer *? *Nous sommes Français comme vous...* » Nous sommes Français comme vous... Ce cri reconnaissable, ce cri déchirant que depuis des années, des années de massacre, des années de martyre, ce peuple lance à une métropole distraite ou hostile, il n'y a plus personne dans l'État pour accepter de l'entendre avec son cœur. Et l'on trouve toujours des gendarmes et des théologiens pour écraser un peuple. 39:50 Notre quotidien catholique nous assure tranquillement ce soir qu' « il ne faut pas trop se laisser impressionner par les grèves d'Européens (en Algérie) réussies à 90 ou 100 % ». Non, Paris ne se laisse pas impressionner pour si peu. Et le même quotidien se rengorge : « Une chiquenaude des tanks contre les barricades naissantes suffit à empêcher leur consolidation ». Mais oui, bien sûr : une chiquenaude des tanks. Ne nous laissons pas impressionner. Ce n'est qu'un petit peuple français d'Algérie que l'on écrase. Dimanche 11 décembre. Voilà longtemps que l'idée cheminait jusque dans certains journaux : s'allier avec le F.L.N. pour en finir avec ces Français d'Algérie. L'histoire dira, ou ne dira pas, si à Oran, à Alger, aujourd'hui, les Arabes F.L.N. sont descendus tout seuls dans la rue, « spontanément » ou si des machiavels officiels et clandestins ont donné le départ à cette « contre-manifestation », pour faire contre-poids... Le sang, les morts, l'impasse tragique, l'angoisse et la haine mêlées... Et ce soir à Bougie, le monarque qui s'est attribué la responsabilité suprême et unique vient de déclarer : « L'aurore d'une nouvelle Algérie pointe à l'horizon. Cette Algérie nouvelle se montre d'une manière de plus en plus évidente. » Lundi 12 décembre. Le projet d'alliance avec le F.L.N. : le colonel Gardes a parlé, cet après-midi, au procès des barricades. Il a nommé les deux hauts fonctionnaires de la Délégation générale qui ont manœuvré pour rompre la fraternisation de 1958 entre les deux communautés. Il a expliqué comment les agents du F.L.N. étaient libérés et placés dans les centres sociaux ; mis en réserve, prêts à agir. On reconnaît là un personnel politique et ses méthodes obscures, son machiavélisme criminel, sa haine insatiable. Couleur du temps : à Paris, au même moment, une manifestation « corporative » devant l'Assemblée nationale : les putains, pas celles de la politique, il est vrai, ni de la presse, ni des salons, les pauvres filles de la rue, sont venues en cortège défendre leurs normes professionnelles et « la liberté du travail », sur l'ordre de ceux qui les exploitent, et à qui l'on ne touche pas. 40:50 Mardi 13 décembre. Parlant de la révolte des Français d'Algérie, *La Croix* assure que « ce mode d'action ne peut conduire à rien ». C'est vraisemblable. Mais aucun autre mode d'action ne peut non plus conduire à rien une population qui, en tant que telle, est comme condamnée à mort par la politique officielle. L'obéissance à l'État ne peut la conduire à rien, elle ne peut très exactement que la conduire au néant. Que lui propose-t-on ? *Rien* précisément. Rien, sinon consentir à sa propre disparition. On ne lui promet aucune garantie de survie. Lui en promettrait-on (mais il est tout de même notable et remarquable que jusqu'ici on ne lui en ait promis aucune d'une manière un peu précise), elle ne pourrait plus y croire, Les promesses qui lui avaient été faites en 1958 n'ayant pas été tenues, et n'ayant apparemment jamais eu pour but que de la tromper. A part ses gendarmes, ses journalistes et ses théologiens (Philippe le Bel lui-même n'a jamais manqué de gendarmes, ni de libellistes ni, bien sûr, de maîtres en théologie), l'État n'a personne qui puisse dire où est la consistance, où est la continuité de la politique officielle en Algérie. Serait-elle géniale, cette politique est en tous cas absolument incapable de démentir avec vraisemblance qu'elle n'a pas pour conséquence acceptée de contraindre les Français d'Algérie à renoncer soit à vivre en Français, soit à vivre en Algérie. Je suis fort loin de penser que la défense du droit des Français d'Algérie aurait dû être l'article unique ou principal d'une politique algérienne. Mais c'était l'une des conditions indispensables, et même imprescriptibles, pour que la politique algérienne ne fût pas une politique d'injustice. Aujourd'hui où l'Algérie a été conduite au chaos, où toute solution politique est hors d'atteinte, et où à l'impossible nul n'est tenu, la solidarité avec nos compatriotes d'Algérie est peut-être le seul devoir qui ne soit pas au-delà des capacités de l'État français. Mais c'est aussi celui dont il ne semble plus jamais avoir la pensée claire. 41:50 Que l'Algérie ne puisse décidément plus être française, que la République algérienne ne puisse plus être que celle du F.L.N., on n'a pas attendu ce triste mois de décembre, ni le 4 novembre 1960, pour commencer à le penser. Mais c'est alors surtout que le premier devoir de l'État en Algérie est son devoir envers ses propres ressortissants. Or l'État ne pense pas à les sauver, il pense à les réduire. Mercredi 14 décembre. Les chacals de presse qui hurlent la haine seront-ils comblés ? Enfin l'armée française a tiré sur des Français qui criaient « Vive la France ! » et « Vive l'armée ! ». Elle a tué deux adolescents, l'un de seize ans, l'autre de quinze ; c'était hier, à Bône. Vingt-deux blessés par les armes automatiques de l'armée, et ces deux morts-là, dans la ville même et au moment où le Président de la République prenait l'avion pour Paris. Ces deux morts, ces deux jeunes morts, est-ce assez pour les hyènes qui, dans leurs journaux parisiens, réclamaient ce sang ? Ce journal du soir daté du 13 s'en prenait aux « trublions envers qui on a été, jusqu'ici, trop indulgent ». Mais qu'est-ce que deux morts pour ce chevalier calculateur qui écrivait froidement : « Après avoir montré une grande patience vis-à-vis des uns, on a réagi très vite et très fort contre les autres, qui ont douze fois plus de morts. » Les « jeunes trublions » qui manifestaient leur volonté de rester Français, et qui ont tenu tête aux C.R.S. avec un courage et un mordant extraordinaires, n'avaient tué personne. Ils n'avaient ni pillé la synagogue ni profané le cimetière juif. Mais c'est sur eux que l'on crache. Le F.L.N., lui, a tous les droits, y compris le droit à l'anti-sémitisme. L'anti-sémitisme était déjà admis par la presse parisienne, à condition d'être soviétique et de se nommer « anti-sionisme ». Il est également admis quand il est pratiqué par le F.L.N. Les chacals de presse étaient furieux que les paras aient ouvert le feu et stoppé net la descente des tueurs. Ils se sont réjouis que les paras aient été immédiatement retirés. Ils ont protesté qu'il n'était pas juste que les égorgeurs aient eu « douze fois plus de morts » que les « trublions ». Ils se sont indignés que l'armée n'ait pas tiré sur les « trublions », mais seulement sur les tueurs. Ils ont réclamé que des ordres soient donnés. 42:50 Et enfin, hier à Bône, l'armée a fait feu sur « les trublions », en voilà deux raide morts, on peut maintenant mettre la main sur eux, connaître leur identité, regarder le visage de l'ennemi : quinze ans et seize ans. Ces deux-là du moins ne feront plus trembler ni la sécurité de l'État ni la tranquillité des journalistes parisiens. La haine est sans limites. En tête du *Figaro* de ce matin, son rédacteur en chef insulte encore et toujours « le mensonge d'une fraternité de façade inventée pour la circonstance le 13 mai ». Toujours et encore cracher sur l'ennemi, salir l'ennemi, le seul ennemi : le 13 mai. L'ennemi que l'on a travaillé pendant deux ans à liquider et à déshonorer. On pouvait ne pas en être ; on pouvait ne pas y croire ; on pouvait le juger sans lendemain ; on pouvait dire, si on le pensait, que ce n'était pas une solution. Mais, devant les deux jeunes morts de Bône, le rédacteur en chef du *Figaro* a fait autre chose : fabriquant l'injure et l'outrage dans le style exact de *L'Humanité,* il a osé écrire et signer ce matin en la première colonne de la première page de son journal : « Le mensonge d'une fraternité de façade inventée pour la circonstance le 13 mai ». Cette fraternité du 13 mai avait au moins ceci de vrai qu'elle ne fit aucune victime, qu'elle ne fit aucune violence, qu'elle ne fit couler aucun sang, -- à la différence de l'autre fraternité, celle qui a été prêchée pendant les quatre jours du voyage tragique, celle qui a déchaîné le drame. La fraternité, la révolution pacifique du 13 mai avaient mis la peur au ventre des chacals. Une France fraternelle, une France où l'on ne se battait plus, une France qui n'avait plus tellement besoin de leurs partis, de leurs journaux, de leurs excitations : voilà l'ennemi dont ils se sont vengés, et sur lequel ils ont eu leur revanche. Je n'ai jamais cru que le 13 mai apportât un programme politique capable de tout résoudre : mais serait-ce donc le *Figaro* qui apporterait un tel programme ? ou les discours changeants et brumeux des ministres et de leur président ? Le 13 mai ouvrait une porte, dans la paix. Ils ont voulu à tout prix la refermer, et ils y sont enfin arrivés, dans le sang. Jeudi 15 décembre. C'est encore heureux, -- si l'on peut appeler « heureux » quoi que ce soit de ce que nous vivons : il ne semble pas que l'on ait voulu déchaîner les tueurs F.L.N. contre les Français d'Alger. 43:50 La manœuvre était beaucoup moins criminelle dans son intention, et beaucoup plus sotte. On a suscité les manifestations des Musulmans pour qu'ils crient pacifiquement « Algérie algérienne » et « vive de Gaulle ». On a voulu *opposer* une manifestation musulmane à une manifestation française. On n'avait pas voulu faire massacrer les Français, on avait simplement voulu machiner leur neutralisation politique. Le grand jour était arrivé, où il ne resterait rien du 13 mai et où, isolant le peuple français d'Algérie, le monarque serait acclamé par les « masses musulmanes » auprès desquelles il avait un « immense prestige ». Il ne reste effectivement rien du 13 mai : il n'a cependant pas été remplacé par le « vive de Gaulle » général des « masses musulmanes ». Il n'a été remplacé par rien. La manœuvre était si judicieusement inspirée, elle a été si bien conduite, que le F.L.N. a remporté une sanglante et immense victoire. L'Algérie criait : « Algérie française ». On a travaillé trente mois à lui faire crier « Algérie algérienne » : elle s'est mise alors à crier « Abbas au pouvoir ». Mais, ni les uns ni les autres, moins que jamais : « vive de Gaulle ». Vendredi 16 décembre. Puisque les Algériens ne sont pas des Français, la presse nous le dit assez, et le Pouvoir en est convaincu depuis longtemps (depuis le premier jour), à quoi donc correspond cette disposition du fameux « plan de Constantine » selon laquelle est fixé le nombre minimum de Musulmans qui doivent obligatoirement être « intégrés » chaque année dans les cadres des fonctionnaires *métropolitains *? Si les Algériens ne sont décidément pas des Français -- et qu'ils ne le soient pas, cela est de moins en moins contestable, après tout ce que l'on a fait, de toutes les manières, pour qu'ils ne le soient pas -- l'État devrait donc, tout en s'efforçant de donner à tous la justice, accorder une sollicitude et une faveur plus marquées à ceux qui, en Algérie, sont ses propres ressortissants. Il fait le contraire. Le ressentiment contre les Français qui ont été irrémédiablement déçus et révoltés par les promesses non tenues passe, dans l'attitude de l'État, avant la considération de leur qualité de Français. Ce comportement de l'État n'est compatible avec aucune conception de sa « légitimité nationale ». 44:50 Samedi 17 décembre. La fin ne justifie pas les moyens : jamais, jamais une conscience chrétienne ou simplement honnête ne pourra l'admettre. Cette formidable accumulation de machinations, de provocations, de fabrications -- on en découvre chaque jour de nouvelles -- employées contre le 13 mai et contre les « ultras » d'Algérie condamnerait la meilleure des politiques. Il est loin d'être sûr que la politique suivie soit la meilleure : mais, pour autant du moins qu'on puisse la connaître ou plutôt la deviner, elle avait sa chance elle aussi, et son bien-fondé, ou elle aurait pu les avoir, mais quelle importance maintenant ? Cette politique s'est perdue elle-même, parce que ses exécutants les plus efficaces, sur ordre ou sans ordre, cela on le saura peut-être un jour, ont agi en dehors de l'honnêteté et de l'honneur. La déposition du général Massu au procès des barricades apporte enfin la lumière sur le guet-apens, et le manquement à la parole donnée, par Lesquels on a fabriqué le prétexte pour l'écarter. Tant que Massu était à Alger, on ne pouvait ni dresser les deux communautés l'une contre l'autre, ni mettre sur pied les provocations destinées à briser la résistance française. La politique « de la France » a été conduite en Algérie par des hommes sans cœur et sans morale, sans foi ni loi, mais non pas sans haine, et par des procédés sordides et criminels. Aucune raison d'État ne saurait justifier ce long agencement de pièges, de manœuvres, de mensonges, de parjures, de ruses déloyales, d'infamies. Cela, non, cela n'est pas la France. Dimanche 18 décembre. Sur ma table j'ai toujours le cendrier qu'André Clément m'avait donné au début de 1959, souvenir de notre tournée « itinérante » de Toulouse à Castres, avec Marcel et Francis : de l'accueil fraternel de la Mission Saints Pierre et Paul jusqu'au « camp retranché » (*castra*) où nous avions subi l'assaut public d'un religieux déchaîné, prototype d'une certaine catégorie ecclésiastique et de ses sentiments pacifiques à notre endroit... 45:50 L'autre cendrier est plus ancien, avec la croix de bois il me vient de Guy, il me vient de Maslacq. Guy est entré dans la règle de l'*ora et labora* de saint Benoît, il travaille et il prie, toujours fraternel, donné à Notre-Dame dont en religion il porte maintenant le nom. Présence absente et présente, présence priante... Le cendrier d'André Clément est un cendrier-témoin. Il l'avait acheté en janvier 1959, ni à Paris ni à Alger, mais dans la province profonde et calme, loin des modes et des illusionnismes du moment, à Carcassonne. Ce cendrier carcassonnais de 1959 rassemble et réunit quatre symboles : un V bleu contenant une croix de Lorraine rouge, « Alger » au-dessus et « 13 mai 1958 » au-dessous. Cette synthèse que j'ai tous les jours sous les yeux, il n'y a guère de jour où elle n'ait accroché mon attention. Les symboles se sont séparés, ils ont volé en éclats chacun de son côté. Cet objet ornemental, je me suis mis à l'utiliser, peu à peu la cendre recouvre les inscriptions. Il ne reste qu'un cendrier, avec sous la cendre le témoignage de ce qui fut l'espérance de tout un peuple, et qui n'était que le mensonge qu'on lui faisait. Lundi 19 décembre. La boucle est bouclée, la dernière étape accomplie : le 13 mai est hors la loi, il n'a même plus droit à la parole, et cela définit un régime. Un régime où les représentants politiques du Parti communiste auront droit à la R.T.F. et aux panneaux d'affichage, mais point les représentants politiques du 13 mai. L'État a choisi et décidé. Pour la campagne du référendum, il donne la parole, à ses frais, à nos frais, à tous les partis qui composaient ce « régime des partis » dont on disait ne plus vouloir. Par un acte que l'on peut appeler souverain, ou arbitraire, le seul groupement et les seuls hommes politiques qui se réclament du 13 mai sont exclus du privilège de l'affichage et de la radio. La question n'est pas de savoir si la politique de Soustelle et de Bidault est bonne ou mauvaise ; ni de savoir si le 13 mai 1958 comportait effectivement une politique et si cette politique était la meilleure. La question est qu'au groupe Soustelle, seul à se réclamer du 13 mai, l'État refuse les moyens de propagande qui sont attribués au Parti communiste sans l'ombre d'un scrupule ni d'une difficulté. 46:50 Le 13 mai que toute la presse insulte et diffame, j'en retiens deux choses : il n'avait fait couler aucun sang, il avait pacifiquement et irrésistiblement fondé le régime actuel et l'État nouveau. L'État le renie ; et il lui retire ce qu'il accorde à la libre propagation du communisme. C'est une autre révolution. Et c'est d'abord, et c'est surtout, et c'est essentiellement à cette révolution-là que le referendum du 8 janvier, sans le savoir bien sûr, répondra OUI. Mardi 20 décembre. Son discours est bon. Je veux dire : techniquement. Car pour le fond des choses, il n'y a plus rien que l'on puisse en dire. Le Pouvoir depuis deux ans a délibérément, patiemment, laborieusement créé une situation qui, sauf imprévu, rend inévitable un État algérien dominé par le F.L.N., et très probablement chimériques toutes les garanties d'ailleurs toujours non précisées qui seraient promises à la communauté française d'Algérie. Avec deux autres discours du même ton, du même tonus et de la même farine, il aura son oui, et pas seulement à 55 %. Mais pas le mien. Philippe le Bel prend le langage, bien sûr, de saint Louis : c'est une expérience déjà faite, et cette annexion du langage, et le succès qu'elle peut remporter, n'ajoute rien ne change rien à la question. Ni à la réponse. Mercredi 21 décembre. Moralement, l'armée française est *cassée* (pour combien de temps, c'est une autre question). L'État l'a voulu, l'État la détestait, l'État a gagné. Elle était admirable, cette armée, par son moral : pour le reste, pour les armes, les camions, les avions, les forces de frappe, c'est affaire de finances et d'usines. Mais cette armée française était une chevalerie (avec sans doute une proportion de soudards et de bandits, comme dans les armées des croisades, comme dans les armées de Jeanne d'Arc : je crains qu'aujourd'hui beaucoup d'hommes d'Église n'aient vu que les soudards, 47:50 et n'aient pas aperçu la chevalerie, ce qui serait infiniment fâcheux, triste, tragique, même et surtout du point de vue religieux). Le meilleur de la France servait sous l'uniforme ou dans les couvents. Cette armée française était une armée selon le cœur de Péguy. Une armée qui méritait et appelait un saint Louis. Armée sacrifiée. Non dans le sacrifice de la mort physique qui est naturel pour le soldat et accepté d'avance : beaucoup sont morts depuis l'Indochine (et morts sans beaucoup de fleurs, de couronnes ni d'homélies). Aujourd'hui pour toute l'armée c'est la mort morale ; et la mort lente. Dans *Le Monde* d'hier soir : « Beaucoup d'officiers, parmi les meilleurs, abandonnent depuis quelques mois le métier des armes. Cette hémorragie risque de s'aggraver. » Une armée de chevalerie ne peut servir que dans la discipline. Mais elle ne peut pas toujours servir sous les ordres de Philippe le Bel. Même dans le belphilippisme, il y a des degrés. Ceux qui se consolent aisément du départ des meilleurs, en pensant qu'ils ne sont pas perdus pour autant, et qu'ils n'ont qu'à entrer dans l'Action catholique, je crois qu'ils sont un peu à côté de la question... Dimanche 25 décembre. Message de Noël du Souverain Pontife : tout entier sur « la vérité ». Qui fait tellement défaut. Le mensonge n'a jamais été aussi universel, aussi installé. Nous vivons dans le monde clos du mensonge. Du mensonge, et non pas seulement de l'erreur : dans la Bible comme dans les réalités naturelles, le contraire de la vérité n'est pas l'erreur, mais bien le mensonge. Jean XXIII nous invite à la paix du cœur, non point parce que nous aurions la garantie que les catastrophes temporelles nous seront évitées, mais parce que le chrétien vit dans la paix du Christ même sous la menace et même à l'intérieur des catastrophes. Si elles arrivent, dit le Saint Père, avec la grâce de Dieu nous marcherons sur les eaux, au milieu de la tempête. A la seule condition que notre foi ne défaille pas. Amen. Venez Seigneur Jésus. 48:50 Dimanche 30 décembre. Le problème principal, le problème central d'*Itinéraires* est un problème de diffusion. Ceux qui se veulent nos adversaires, eux du moins l'ont compris : ils ne s'occupent aucunement du contenu de la revue, ils ne s'emploient qu'à l'empêcher d'étendre son audience, à lui fermer les portes et les cœurs. Le fort et le faible des travaux que nous publions, ils s'en moquent. Ils savent simplement, et cela leur suffit, que nous ne composons pas avec les intrigues (et surtout pas les intrigues ecclésiastiques), les manœuvres, les clans, les factions de « droite », de « gauche », du centre ou d'ailleurs ; que nous ne sommes pas de la catégorie des courtisans et des complices ; qu'aucun opportunisme ne peut compter sur nous ; que nous sommes hétérogènes à l'univers du socialo-capitalisme, à son ordre intellectuel établi, à ses conformismes, à son glissement, sous anesthésie, au communisme soviétique. Notre existence constitue donc un scandale qu'ils veulent réduire en tout état de cause, quoi que nous fassions, quoi que nous disions. Ce qui est en question, ce n'est pas l'amélioration du contenu de la revue (encore que nous y travaillions autant que nous pouvons), mais c'est d'abord, c'est avant tout son existence et sa diffusion. Comment arriver à ce que tous nos amis le comprennent eux aussi ? \*\*\* Comment arriver à ce qu'ils aperçoivent les moyens d'action qui sont à la portée de chacun d'eux... et qui sont immenses... Malgré toutes les explications données et redonnées, ce sont des habitudes d'esprit contraires, et inadéquates, qui incessamment recommencent à l'emporter dans leur esprit. Habitudes dont le trait le plus général est de formuler sans fin des *projets* concernant ce que l'on pourrait (peut-être) obtenir *d'autrui,* au lieu de se mettre à réaliser ce que chacun peut *accomplir lui-même.* Les uns me disent : il faudrait que *La France catholique* cite chaque mois le sommaire d'*Itinéraires* (avec la même régularité élogieuse et détaillée que *La Croix* met, chaque mois, à recommander le sommaire *d'Esprit*)*.* 49:50 D'autres me pressent de publier des lettres d' « autorités » approuvant ou encourageant la revue, pour couper court aux campagnes de dénigrement plus ou moins chuchotées, certainement orchestrées, incompréhensiblement tolérées à l'intérieur de la communauté chrétienne, qui nous font tant de tort, spécialement auprès du clergé (ils n'aperçoivent pas que c'est une expérience déjà faite : *La Cité catholique* de Jean Ousset est sans doute l'organisation française qui a publié le plus d'approbations pontificales, cardinalices, épiscopales à son endroit ; cela a-t-il désarmé les haines entretenues en milieu catholique, diminué les hostilités ecclésiastiques, apaisé les suspicions calomnieuses, arrêté les mauvais procédés, ouvert la voie à une attitude critique peut-être, mais fraternelle ? Point du tout.) Au lieu de se livrer à des supputations de haute stratégie, l'urgent est d'élargir la base solide des abonnés, en les recrutant un par un, sans bruit mais sans relâche, chacun dans son entourage et parmi ses connaissances. Pour une action de réforme intellectuelle et morale comme la nôtre, les abonnés sont les points fixes dans Les mouvances de l'opinion. Avec eux est établie une relation régulière et stable : condition morale, condition matérielle de notre travail. Mais ce n'est pas dans les nuages que l'on trouve des abonnés. Il faut *oser* parler à son prochain, en commençant par le plus proche. Souvent aussi, il faut souscrire pour lui le premier abonnement en lui expliquant pourquoi. Ce qui prend finalement beaucoup moins de temps et même d'argent que d'organiser des réunions, d'imprimer des tracts, de lancer des invitations à une conférence, ou que n'importe quels autres procédés publicitaires. Déjà, dans les familles, combien d'étudiants à qui l'on pourrait offrir, pour Noël ou pour leur fête, un abonnement à *Itinéraires...* Et combien de relations d'affaires, d'amitié ou de voisinage, qui seraient sensibles à un tel cadeau, présenté avec simplicité et bonne grâce... C'est de proche en proche (de prochain et prochain), d'homme à homme, et par l'abonnement, que la vraie diffusion progresse et s'étend. Sans agitations inutiles ni confabulations superflues ; sans incidents ni heurts ; et surtout sans participer aux contestations passionnées ou violentes qui actuellement divisent tant de paroisses autour des tables de presse : mais en restant à l'intérieur des relations privées, des conversations personnelles, des échanges de correspondance. D'amitié en amitié, on peut faire le tour de France, et même du monde. 50:50 Samedi 31 décembre. Second des trois discours électoraux. Il vaut le premier. -- Vous ne croyez donc pas à ce qu'il dit ! -- Au contraire : il m'arrive souvent d'y croire. Il aura dit beaucoup de paroles exactes sur le présent et sur l'avenir. Mais je n'ai plus l'assurance ni la conviction qu'il y croie lui-même, qu'il s'estime engagé par ce qu'il a dit, même et surtout quand il a dit, et bien dit, des choses qui me tiennent à cœur. Je n'ai pas le sentiment qu'une parole prononcée avec éclat et solennité ait la valeur d'une parole donnée (j'ai même, fondé sur l'expérience de trente mois, le sentiment contraire). Ceux qui ont cru aux paroles de mai et juin 1958 sont aujourd'hui pourchassés, poursuivis, injuriés ; privés des droits d'expression et de propagande qui sont accordés au Parti communiste, Ceux qui maintenant vont croire aux paroles également de circonstance prononcées en vue du référendum verront bien, et avant longtemps, s'ils seront plus heureux. C'est de la politique ? Je n'en crois rien. En tous cas, ce n'est pas la mienne. Ce n'est pas celle que j'ai le cœur d'approuver. On ne me demande rien d'autre que de -- dire par oui ou par non si je fais mienne cette politique. Il m'est impossible en conscience de la faire mienne. Je réponds à la question posée, -- sans me lancer dans aucune campagne électorale, ayant autre chose à faire, et certainement point cela. \*\*\* Non : ce n'est pas « la politique ». Une politique se proclamant fondée sur la confiance, et qui ne me demande rien d'autre que l'expression de ma confiance, quand on ne peut plus lui faire confiance précisément, elle pourrait bien avoir tout le reste, elle n'a plus rien. \*\*\* Non : pour les discours et la confiance, pas deux fois de suite et surtout pas deux fois le même. Ce qui s'est passé depuis le 1^er^ juin 1958, ce qui est devenu entièrement manifeste depuis le 4 novembre 1960 était prévisible. Et même prévu. Non pas certain ; ni réglé d'avance. C'était une possibilité. Une éventualité visible. 51:50 Savoir si elle se produirait, *c'était la seule question.* Et pour ma part je me suis gardé d'anticiper sur la réponse. Mais comment feindre d'ignorer que la réponse est venue ? En juillet-août 1958, j'écrivais dans mon *Brasillach* (paru en décembre 1958) : *La première fois désormais que viendra un chef français qui mérite qu'on le croie sur parole, personne ne le croira. Ou il lui faudra trouver des accents bien extraordinaires. Même les accents extraordinaires ont été employés à nous dire autre chose que la vérité* (...)*. Lors de son arrivée à Alger, après le* 13 *mai* 1958*, le général de Gaulle déclara :* « *Je vous ai compris. Je sais ce qui s'est passé ici... Ce que vous avez fait a été bien fait... J'en prends acte au nom de la France.* » *J'écris ces lignes en un moment où plusieurs espèrent que ce furent des paroles de ruse, tandis que d'autres seraient bouleversés et mortellement révoltés qu'elles n'aient point été des paroles de vérité. Selon la tradition et les mœurs de notre politique, les déclarations officielles ne sont pas des engagements. Si bien que le premier homme qui prendra des engagements véritables, on craindra de n'y voir que des déclarations officielles. Et pendant un temps encore, on ne saura si l'on est déjà dans la rénovation essentielle ou toujours dans la mauvaise tradition.* *Mais nous mourons de mensonge, et ne plus mentir est bien la rénovation essentielle qu'attend le peuple français* (...)*. Il n'y aura pas de politique qui ne soit un avilissement et une asphyxie croissante pour l'âme de la France, tant qu'une parole prononcée ne sera pas une parole donnée.* Je n'ai pas autre chose, au fond, à écrire sur la politique française. Dimanche 1^er^ janvier Ces justes vivacités présidentielles qui hier à la radio mettaient en accusation l'impérialisme et le colonialisme soviétiques... Mais depuis trente mois et encore aujourd'hui, on n'aperçoit rien qui y corresponde dans la politique effectivement suivie. On voit au contraire la démoralisation de l'armée, le démantèlement systématique de ses services d'action anti-subversive, la dispersion ou le découragement de tous et de tout ce qui aurait pu tenir et résister, d'une manière cohérente, à la montée du communisme. 52:50 L'esprit public, la nation tout entière abordent l'année 1961 plus démunis, plus incertains, plus désarmés en face du communisme soviétique qu'ils ne l'étaient au premier jour de 1960. Les tâches de la résistance au communisme s'annoncent plus urgentes et plus difficiles ; et souvent incomprises de ceux qui devraient en prendre activement la tête. Tâches d'information et d'enseignement avant tout (le plus grand auxiliaire du communisme est l'ignorance de sa véritable nature). Il y a plus de deux ans, un esprit très éminent me disait à Rome : « L'erreur du catholicisme français est de ne pas vouloir organiser méthodiquement une résistance active au communisme. » L'État, l'État nouveau non plus, n'a rien fait. Le proche avenir risque d'être incommode. Lundi 2 janvier Miracle : pour la première fois depuis fort longtemps, la France possède enfin un gouvernement *incontestablement légitime* au regard de la théologie catholique. Au regard de la politique des politiciens au pouvoir, bien entendu, cela est tout à fait fréquent. Au jugement de l'Église, c'est une autre affaire. La « note théologique » que reproduit la *Documentation catholique* pour commencer l'année s'avance beaucoup en proclamant (col. 39) qu'aujourd'hui, en France, « *la légitimité du pouvoir ne saurait être sérieusement contestée* ». La légitimité du Pouvoir, c'est d'abord celle qu'il définit et qu'il revendique : « La légitimité nationale que j'incarne depuis vingt ans », a dit le Président de la République en janvier 1960. A moins de parler dans les nuages, c'est sur cette légitimité-là, telle qu'elle se présente et s'affirme elle-même, qu'une « note théologique » devrait premièrement se prononcer. Ou alors, passer sous silence toute question de LÉGITIMITÉ du pouvoir actuel. Le P. de Montcheuil, dont la pensée m'apparaît très supérieure aux utilisations hâtives ou partisanes qu'en ont faites ses amis politiques, écrivait sagement : « L'Église, qui traite avec les gouvernements dès qu'ils lui paraissent établis, se montre très réservée, au moins dans ses plus hautes autorités, lorsqu'il s'agit de demander aux catholiques d'attribuer à un gouvernement le qualificatif précis de LÉGITIME. » ([^4]). 53:50 La saine doctrine se nuançait exactement d'un demi-sourire : « au moins dans ses plus hautes autorités ». On se souvient peut-être que sous le Second Empire un estimable Évêque, dans son apologie du régime, était allé jusqu'à inscrire au nombre des dons du Ciel « la beauté de l'Impératrice ». Que cette beauté ait été un don du Ciel, voilà une vue théologique irréprochable. Elle exposa pourtant l'Évêque à s'entendre publiquement demander, par un publiciste irrévérencieux, si la plénitude du sacerdoce comportait des lumières spéciales pour juger de la beauté féminine. Un zèle excessif envers le pouvoir temporel provoque toujours des réactions ironiques (ou indignées). « Au moins dans ses plus hautes autorités... », disait donc, avec une malicieuse finesse, le P. de Montcheuil. La « note théologique » reproduite par la *Documentation catholique* n'émane d'ailleurs d'aucune autorité, fût-ce la moins haute. Et elle ne se montre pas du tout réservée. Le P. de Montcheuil -- s'appuyant explicitement sur l'enseignement fondamental en la matière, qui se trouve dans les Encycliques de Léon XIII, qu'apparemment personne ne lit plus, et que d'ailleurs il faudrait lire en latin, vu l'état de la traduction française ([^5]) -- le P. de Montcheuil soulignait qu'un gouvernement peut être « établi » qu'il peut être « de fait », et n'être aucunement tyrannique, et avoir droit à l'obéissance légale des citoyens, sans détenir pour autant avec une certitude manifeste ou incontestable la note de « légitimité ». Ces nuances, ces distinctions, ces degrés sont classiques et devraient être connus. La « note théologique » serait venue me dire que les pouvoirs actuellement établis doivent être respectés sans idolâtrie, obéis sans servilité, et que toute illégalité doit être formellement déconseillée en règle générale, j'en serais d'accord : et même d'avance. Mais affirmer soudainement une *légitimité qui ne saurait être sérieusement contestée...* Pauvre théologie... \*\*\* 54:50 Pauvres « théologiens », qui ont tout un chapitre sur les « activités subversives », et qui n'y mentionnent aucunement le communisme... Les « activités subversives » principalement visées sont celles... des catholiques qui dans leur opposition au pouvoir « mettent en avant des motifs religieux ». C'est, pontifie la « note », une « grave confusion du politique et du religieux ». Mais la même « note » ne dit rien de ceux qui mettent en avant des « motifs religieux » dans leur adulation du pouvoir établi, dans leur opportunisme à plat-ventre, dans leur servilité inconditionnelle. Cette « théologie » prend pour règle morale une règle de circulation urbaine : l'institution du sens unique. Cette théologie impose le respect de la Constitution aux gouvernés, mais point aux gouvernants. N'allons pas nous indigner. Il a toujours existé des « théologiens » de cette sorte, il n'y a donc aucune raison pour que d'un seul coup il cesse d'y en avoir. Mais, pour l'honneur de Dieu et de sa sainte Église, il a toujours existé aussi, et il existe toujours, des théologiens d'une autre sorte. Mardi 3 janvier. Ces « notes théologiques » qui viennent périodiquement nous enseigner, avec quelle hauteur tranchante, les « *aspects moraux* » d'un problème temporel, il faudrait une bonne fois préciser leur portée, leur autorité, et même leur nature (qui *n'est pas* entièrement théologique ni morale), au lieu de nous Les asséner dans l'équivoque. Pour leur autorité, il semble bien, et *salvo meliore judicio,* qu'il s'agisse presque toujours de textes relevant de la catégorie « consultations de théologiens privés », ayant donc l'autorité morale qui est celle de leurs auteurs. Comme leurs auteurs sont en général anonymes, on ne sait même pas à qui on a affaire, et l'autorité morale qui se fonde sur la personne des auteurs est donc pratiquement nulle en l'occurrence. Reste l'autorité de leur contenu et de leur argumentation. 55:50 Ces « notes théologiques » ont pour caractéristique commune, et d'ailleurs inévitable en l'espèce, de s'appuyer sur une « analyse de la situation actuelle ». Or une telle analyse ne relève pas de la théologie et n'a aucune autorité morale ou théologique particulière : c'est elle pourtant qui commande tout le développement et toutes les conclusions qui nous sont présentées comme s'imposant au nom de la théologie morale catholique. Les principes invoqués sont (en général) impeccables. Mais les faits auxquels on les applique ont été analysés unilatéralement ; voire dans une perspective nettement partisane. Et ce n'est pas la théologie morale en tant que telle qui peut décider si l' « analyse de la situation » est correcte ou inadéquate. Un docteur en théologie morale est l'homme le mieux préparé à nous dire par exemple à quelles conditions un gouvernement est légitime : mais il n'est pas du tout l'homme le mieux placé ni le plus compétent pour nous dire dans quelle mesure ces conditions se trouvent effectivement réalisées dans chaque cas particulier. Il n'est nullement le plus qualifié pour faire l' « analyse de la situation actuelle ». Il peut fort bien être personnellement capable d'une telle analyse : mais ce n'est pas au titre de sa compétence en théologie. Si bien qu'il y a une équivoque certaine, sinon un abus de confiance, à faire figurer une « analyse de la situation actuelle » comme partie intégrante des « aspects moraux » définis par une « note théologique ». Ces réserves de principe, qui gagneraient à être explicitement rappelées, ne sont que trop illustrées en fait. On nous assène le principe juste du respect de la Constitution, mais en ayant omis de remarquer que c'est le gouvernement lui-même qui l'a, et le premier, dès l'origine, le plus constamment négligée, méprisée, bafouée. Le gouvernement l'a-t-il fait, oui ou non ? La « situation » et son analyse seront fondamentalement différentes selon qu'il a respecté ou violé la lettre et l'esprit des lois constitutionnelles. On peut soutenir qu'il ne les a aucunement violées : mais le soutenir ou le contester ne relève pas spécifiquement des compétences de la théologie morale. -- On nous explique qu'il ne faut être ni « illégal » ni « subversif », mais sans apercevoir ni mentionner le principal -- et de loin -- appareil subversif fonctionnant dans une illégalité permanente : l'appareil communiste. A partir d'une « analyse de la situation » qui est aussi manifestement partiale, la meilleure théologie du monde ne peut aboutir qu'à des conclusions fausses. 56:50 Comparaison : Beuve-Méry dans *Le Monde* de ce soir. Son « *Sirius* » est précisément une « analyse de la situation actuelle ». Mise en parallèle avec celle de la « note théologique », la sienne apparaît comme un chef d'œuvre d'objectivité, d'impartialité, de sérénité, de lucidité. Je suis loin pourtant de voir habituellement les choses comme Beuve-Méry les voit. Mais ce qui me frappe avant tout, c'est la comparaison, et c'est la différence quant au ton, à la dignité, à l'équilibre objectif de l'analyse et du jugement : différence énorme, toute en faveur et à l'honneur de Beuve-Méry. Peut-être sommes-nous injustes à l'égard du directeur du *Monde ;* non que certains griefs concernant sa politique et l'orientation de son journal m'apparaissent incertains ou mal fondés ; mais enfin, même quand il soutient -- ou suggère -- des thèses que je conteste absolument, il y met beaucoup moins d'esprit partisan, beaucoup moins de partialité, beaucoup moins d'esprit d'injustice que certaines « notes théologiques » et que plusieurs « journaux catholiques ». Nous avons coutume de ne pas nier les qualités du *Monde,* mais de dire qu'au pays des aveugles les borgnes sont rois, et nous l'entendons comme une épigramme ou une critique, ou au moins une restriction*.* Il est équitable de l'entendre aussi en sens inverse, et d'apprécier sans parcimonie trop grincheuse des qualités que leur rareté dans la presse rend d'autant plus précieuses et d'autant plus louables. D'apprécier aussi, même si elle s'inspire d'autres motifs que les nôtres, une juste indépendance à l'égard du pouvoir temporel : indépendance qui me paraît beaucoup plus nette chez Beuve-Méry que chez les théologiens de la « note théologique », où je ne l'aperçois pas du tout. \*\*\* D'ailleurs, et très précisément, Beuve-Méry dit presque tout ce que la « note théologique » a ignoré ou passé sous silence, et qui aurait dû être pris *aussi* en considération pour l'établissement d'un jugement équitable, valable et « théologique » sur les « aspects moraux » de la situation. Concernant l'Algérie, Beuve-Méry remarque qu'à partir du moment où l'on a reconnu son droit à l'indépendance, la tâche principale et le plus grand devoir de l'État changent et se précisent : « Il ne s'agit plus de maintenir dans l'obédience de la métropole un immense territoire et les populations qui l'habitent, *mais d'assurer avant tout la liberté, le travail, la vie d'un million de Français de souche ou naturalisés et des musulmans qui ne veulent pas se séparer d'eux* ». 57:50 L'indifférence au moins apparente de l'État à l'égard de son devoir principal en Algérie fait partie de l' « analyse de la situation », et même de ses « aspects moraux » et appelle un jugement « théologique » qui soit prononce autrement que par omission. -- Beuve-Méry ne cache pas que notre monarque, ou monocrate, avait pensé régler l'affaire algérienne au moyen de « la neutralité bienveillante, peut-être même le concours actif du maître du Kremlin ». Voilà un point qui serait susceptible d'entrer en ligne de compte dans le jugement moral porté par un théologien catholique, au lieu d'être entièrement passé sous silence. Mais savoir si ce point est exact, comme l'affirme Beuve-Méry et comme je le crois, ce n'est pas la théologie morale en tant que telle qui peut en décider : et pourtant cela importe passablement au jugement moral et théologique sur ce gouvernement... Beuve-Méry, lui du moins, ne cache pas non plus que, depuis trente mois, « peu à peu les interlocuteurs privilégiés de l'Élysée se sont émus de propos plus ou moins contradictoires tenus aux uns et aux autres », et que « les foules pressées sur le passage du chef prestigieux, les auditeurs attentifs devant leur récepteur de radio ou de télévision, *se* sont pris à douter d'assurances trop catégoriques et de trop belles promesses ». C'est le système du belphilippisme, autrement dit : d'une parole politique qui, si solennelle soit-elle, croit avoir le droit (ou même le devoir, par suite d'une certaine conception de la « raison d'État ») de n'être ni une parole de vérité ni une parole d'honneur. Beuve-Méry ajoute même : « Le prochain référendum apparaît comme un procédé assez machiavélique, un piège à capter les suffrages sinon une machine à violer les consciences ». Et cela devrait compter pour rien quand on étudie « théologiquement » les « aspects moraux » de la situation ? Un peu partout, des gens très différents (et si l'on veut, pour fixer les idées, des gens aussi différents que le directeur *d'Esprit,* le directeur du *Monde* et le directeur d'*Itinéraires*) en viennent à penser que le mensonge est habituellement et méthodiquement au cœur du système gouvernemental actuel : et des théologiens trouvent que cela n'a aucune importance pour l' « analyse de la situation » et la définition de ses « aspects moraux » ? 58:50 Le gouvernement établi en France, qui a tous les droits d'un gouvernement établi, et je ne lui en conteste aucun, est un régime de fait et non un régime de légitimité ; un régime d'aventure et non un régime d'investiture ; un régime de domination et non un régime de confiance. On peut s'en apercevoir en lisant Beuve-Méry : on serait à cent lieues de seulement le soupçonner si l'on s'en tenait à l' « analyse de la situation actuelle » sur laquelle raisonne la « note théologique ». Mercredi 4 janvier. Pierre Limagne, éditorialiste politique de *La Croix,* finira par nous agacer sérieusement en évoquant, invoquant et dénigrant ce qu'il appelle maintenant « le coup d'État du 13 mai 1958 » -- et en inventant deux ans après coup que ce prétendu coup d'État « sans la présence en réserve du général de Gaulle, aurait dressé face à face le peuple et ce que l'on est convenu d'appeler l'armée ». Qu'est-ce que cette version revue et corrigée, d'où vient-elle ? Est-ce la version de l'Élysée ? Ou de qui ? Point celle de Pierre Limagne, en tous cas, ni de *La Croix.* Qui écrivaient le 1^er^ juin 1958 : « On comprend mieux que le régime n'est vraiment renversé par personne, qu'il finit de se désagréger : c'est à Paris le vide politique complet. » Jeudi 5 janvier Le « mouvement catholique » (sic) *Vie nouvelle,* dans un éditorial signé de ses dirigeants (reproduit par *Le Monde* du 4), déclare : « Il ne faut jamais, en politique, perdre de vue l'ennemi. » Forte maxime. Maxime chrétienne ? Oui, peut-être, s'il s'agit de *l'ennemi* ainsi nommé dans la Bible et par les Papes : l'ennemi du genre humain. Le Mal. Le Prince du Mal. Ne jamais perdre de vue en politique que l'histoire humaine est en définitive l'histoire de l'affrontement du bien et du mal. Mais non : « *l'ennemi* » et le seul ennemi, pour ces jeunes gens catholiques très « nouvelle vague », ce sont « les tenants de l'Algérie française ». 59:50 Rarement une politique chrétienne aura réussi en si peu de mots à définir une attitude aussi pleinement impolitique et non chrétienne. Elle se trompe quant à l'identité de « l'ennemi », et surtout elle se trompe quant à la nature de l'inimitié. L'ennemi c'est le communisme : l'Église l'enseigne solennellement, « avec plus de fréquence et de force persuasive que tout autre pouvoir public sur la terre », disait Pie XI, avec une « insistance » que notait Emmanuel Mounier ([^6]), et tout « mouvement catholique » devrait être tenu de le savoir. Mais surtout, pour un chrétien, l'ennemi, même en politique, ne peut jamais être constitué par *des hommes *; par des personnes : par des frères. Est-on opposé à l'Algérie française, un chrétien ne peut absolument pas voir « l'ennemi » dans ceux qui en sont « Les tenants » : et qui sont pour lui, tout au plus, des adversaires. Je crois, *credo,* je crois fermement que l'attitude politique la plus certainement contraire au christianisme est celle-là : celle qui voit un « ennemi », ou « l'ennemi », dans les personnes qui tiennent pour une politique opposée. Je crois fermement que cette attitude politique est existentiellement ce qu'il peut y avoir de plus contraire à la vie chrétienne ; de plus inacceptable, de plus horrible, en politique, pour un chrétien. On peut se tromper sur « l'ennemi », ne pas le voir où l'Église enseigne à le voir. Ce n'est qu'ignorance ou sottise. Ce n'est rien auprès de ce comportement vitalement et habituellement anti-chrétien qui désigne comme *l'ennemi* des hommes créés à l'image de Dieu et éventuellement baptisés, membres de la même communauté nationale et peut-être de la même Église. Brasillach, dès avant son retour explicite à la foi, ne voulait connaître en politique que de « fraternels adversaires ». Quel recul dans la sauvagerie, quand c'est un « mouvement catholique » qui vient enseigner à voir et à traiter en *ennemi* les personnes, « les tenants » de la politique qui lui paraît mauvaise... Nous qui, selon les indications de l'Église, de la philosophie sociale et du bon sens, désignons le communisme comme « l'ennemi » il ne nous viendrait pas à l'idée de dire que l'ennemi est constitué par « les tenants du communisme ». 60:50 Les tenants du communisme eux-mêmes sont nos frères, comme sont nos frères ceux qui écrivent de telles horreurs dans *Vie nouvelle. --* Comment peut-on donc être chrétien, pourvu sans doute de bons sentiments, muni d'aumôniers, et nourrir en soi une telle férocité méthodologique qui traite les personnes humaines, qui traite des catégories (artificiellement politiques) de personnes humaines en ennemis ? Ce qu'il y a d'intrinsèquement pervers dans la pratique communiste de la lutte politique (ou « pratique de la dialectique »), c'est précisément de considérer par méthode l'adversaire non comme un frère à convertir (et d'abord à respecter), mais comme un ennemi à liquider. Ils iront loin, ces catholiques, s'ils continuent à traiter leurs compatriotes et leurs frères dans la foi comme *l'ennemi.* Vendredi 6 janvier. Je n'arrive pas à partager la satisfaction de ceux qui se réjouissent lorsqu'ils arrivent à faire cohabiter dans leur paroisse, sur leur table de presse, *La France catholique* et *Témoignage chrétien.* Ils croient avoir résolu le problème. Je pense au contraire qu'ils ont créé une situation redoutable. Mais après tout, ce n'est pas à moi d'en juger. La dualité n'est pas la diversité : la dualité n'est pas la pluralité. Il n'existe en France que deux « hebdomadaires catholiques d'opinion », et par postulat méthodologique, ils sont mis sur le même plan (ou du moins, on considère le problème comme résolu chaque fois que l'on arrive à le faire admettre). Or cela me semble infiniment dangereux. Ils pourraient n'être que deux, s'ils n'étaient pas mis sur le même plan ; et ils pourraient être mis sur le même plan, s'ils étaient plus de deux : s'ils étaient quatorze ; ou trois, de « tendance » réellement différente. (On peut par parenthèse se demander si c'est une justice profonde ou une commodité superficielle qui a décidé de placer sur le même plan ces deux hebdomadaires : l'un met visiblement l'accent principal sur sa *différence* d'opinion, l'autre sur la communauté *d'Église ;* ce qui fait deux attitudes distinctes ; et permises ; réputer la divergence entre ces deux attitudes comme une divergence se produisant à un même niveau, et ce niveau comme étant celui de la liberté des opinions, aura des conséquences pédagogiques permanentes, dans l'ordre spirituel, qui ne seront peut-être pas celles que l'on espérait. Mais passons.) 61:50 Quatorze tendances, ou trois, ne feraient pas une division mortelle. Les divisions mortelles naissent de préférence entre *deux :* deux camps, deux groupes, deux communautés, et un fossé entre les deux. J'entends bien que les « tendances » réelles du catholicisme français se subdivisent et s'émiettent presque à l'infini. Mais pour rendre manifeste la juste liberté d'opinion des catholiques, et pour leur apprendre la tolérance réciproque, on n'a que *deux* organes à présenter sur un même plan. La « droite » et la « gauche », en somme. Sur cette sorte de dualité, la pratique communiste de la dialectique réussit presque toujours à embrayer en prise directe. Un quotidien unique, pas plus, c'est la fausse unité. Deux hebdomadaires d'opinion, pas plus, c'est la fausse pluralité. L'unité réelle et la diversité réelle, l'unité dans la diversité, commencent obligatoirement à *trois.* C'est du moins ainsi que je sens les choses, et je pourrais écrire cinquante ou cinq cents pages pour les expliquer, dans l'ordre naturel et dans l'ordre surnaturel (l'unité c'est l'amour, et l'amour n'est pas un, l'amour n'est pas deux, l'amour est *trois,* et davantage). Mais à quoi bon ? Ce secteur est actuellement colonisé par une logomachie effrayante. Et les dangers sociologiques et surnaturels que j'y aperçois, à peu près à coup sûr je ne serais pas entendu si j'essayais de les analyser. Dès que l'on aborde ce sujet réellement *tabou,* un « tabou » comme chez les sauvages, ce sont effectivement de si sauvages cris, des passions telles, des hurlements si frénétiques qu'il devient impossible de prononcer une parole raisonnable. Dimanche 8 janvier Cette période ouverte le 4 novembre en direction du référendum du 8 janvier aura été sans doute une décisive vigile. Le Pouvoir y a beaucoup fait pour bousculer, neutraliser et réduire ceux qui en France sont ses adversaires (ou du moins, ses adversaires « de droite »), il a fait beaucoup aussi pour que le cours prochain des événements échappe à son contrôle. 62:50 Car enfin l'État algérien indépendant, avec ses institutions et ses lois, de quelque manière qu'on l'envisage, et si indispensable qu'On l'imagine -- il me paraît maintenant inévitable -- sera moins une action qu'un renoncement de la France ; moins une création française qu'une démission française. L'État s'est employé surtout à préparer cette démission, à vaincre les Français qui voulaient y faire obstacle, mais ce n'est pas cette sorte de victoire qui lui donnera prise sur l'événement, au contraire il s'est placé lui-même en situation de ne plus guère pouvoir qu'accepter et subir. Cette longue guerre d'Algérie va voir se réaliser à peu près tous les buts de guerre du F.L.N., à peu près aucun des buts de guerre de la France. La défaite s'annonce aussi grande qu'en Indochine et peut-être plus grande. Martyre d'une armée qui n'avait pas démérité. Sort incertain, ou trop certain, de nos compatriotes, dont on n'aperçoit pas comment l'État français pourra défendre leurs droits et leur vie à partir du moment *où* leurs terres, leurs maisons, leurs métiers, leurs personnes seront sous la loi d'une souveraineté étrangère. Des garanties ? Est-il permis de remarquer, sans risquer de créer des complications internationales, que « le monde arabe », de Nasser à Mohammed V, ne s'est pas jusqu'ici montré fort enclin à respecter les traités concernant les droits des Européens ? J'aperçois pour l'armée une crise de conscience qui risque d'être plus débilitante, plus désintégrante que celle qui suivit la défaite d'Indochine. Du moins alors restait-il la volonté et l'espoir de tirer la leçon des batailles perdues. Quand le F.L.N., avec ou sans les Soviets, sera installé à Alger, que proposera-t-on à une armée de chevalerie, qui a tant donné d'elle-même sur la terre d'Algérie ? Une dérisoire et horrible force de frappe atomique ? Combattre à mort pour la liberté de Berlin, quand on n'a plus voulu combattre pour la liberté d'Alger ? \*\*\* L' « Algérie française » devenue impossible en fait, on veut en outre que le pays y renonce d'une manière éclatante par le vote d'aujourd'hui. Mais ce n'est pas un renoncement : car le pays n'en a jamais voulu, et même n'en a jamais quasiment rien su. Toute cette page de notre histoire avait été écrite en marge de la volonté du plus grand nombre. 63:50 A tout moment, depuis 1830, -- depuis la conquête d'Alger qui n'avait pas sauvé le régime alors au pouvoir, mais au contraire précipité sa chute, -- à tout moment un référendum aurait condamné à coup sur l'expansion coloniale de la France. A tout moment l'État, monarchique, impérial ou républicain, pour stopper net cette expansion, aurait été en mesure de s'appuyer sur une consultation populaire. Cette page de notre histoire, avec ses gloires et ses ombres, n'a en tous cas certainement pas été écrite par « la volonté nationale » au sens où on l'entend, où on l'invoque et où elle peut se manifester par une majorité numérique de suffrages exprimés. Ni Jules Ferry « le Tonkinois », ni Lyautey n'avaient pour eux l'opinion. C'est dans l'indifférence et l'incompréhension du pays, c'est souvent dans l'indifférence, l'incompréhension, la négligence de l'État lui-même que s'était poursuivie l'expansion coloniale de la France, avec quelques soldats, quelques missionnaires, quelques médecins, quelques administrateurs, trop peu en général, -- et un peu trop de commerçants et d'hommes d'affaires. Magnifique *colonie de peuplement* située aux portes mêmes de la France, l'Algérie n'a jamais été peuplée comme elle aurait pu l'être. Sans l'indifférence, l'incompréhension, l'ignorance du pays et de ses gouvernements successifs, il y aurait eu dès 1930-1940 cinq à dix millions de Français de souche installés en Algérie. On peut au demeurant étudier les docteurs et scruter ce qui, à l'époque coloniale, fondait le droit de colonisation : n'était-ce pas en définitive d'apporter la civilisation ? On verra bien quelle civilisation nous avons apportée et inculquée aux chefs, cadres, animateurs du F.L.N. sortis de nos écoles pharmaciens, médecins, avocats. La France, par ses missionnaires et selon sa vocation, annonçait l'Évangile aux peuples coloniaux : en sens contraire l'administration française arabisait, islamisait toute l'Afrique du Nord, quand elle ne pouvait pas « laïciser » des peuples fondamentalement spiritualistes et théistes... L'évangélisation de l'Afrique passera désormais par d'autres voies (et par d'autres traverses) que celles d'une France juridique, d'une France officielle, d'une France politique qui a été une France infidèle. \*\*\* Il serait normal, moral et juste que le Pouvoir issu de la révolution pacifique du 13 mai 1958 s'effondrât sous une majorité de *non* au moment où il a rendu public, manifeste, éclatant qu'il renie ses origines et qu'il combat l'esprit même qui présidait à sa fondation. 64:50 Mais il me paraît au moins aussi juste, aussi moral, aussi normal que le pouvoir qui a voulu créer la situation algérienne où nous sommes maintenant y soit attaché jusqu'au dénouement et en porte jusqu'au bout la responsabilité. Puisque de toutes façons sa politique : ne peut plus désormais (à vues humaines) être inversée, je souhaite au Pouvoir un nombre suffisant de *oui* pour qu'il demeure aux affaires jusqu'à ce que l'Algérie ait été conduite sous sa présidence au terme et aux conséquences de la sorte d'évolution qu'il lui a choisie. Personnellement je suis ainsi fait qu'il m'est et me sera toujours impossible de ne pas dire *non* au système du belphilippisme reconnu et avoué. Dans un tel état d'esprit, je serais bien incapable d'entrer dans les passions et les factions qui opposent les « oui » et les « non ». Mon état d'esprit rejoint assez exactement celui de *La France catholique,* celui de la *Nation française,* celui de *L'Homme nouveau* qui exposent à leurs lecteurs les raisons du « oui » et celles du « non », sans trancher par aucune « consigne ». Boutang, dans *La Nation française* écrivait la semaine dernière : « Nous ne nous laisserons pas diviser par je ne sais quelle affaire de Gaulle, comme hier par l'affaire du maréchal Pétain, et avant-hier par l'affaire Dreyfus. » Les chefs d'État ne sont pas les seuls maîtres de l'histoire. Le nôtre me semble l'être de moins en moins. Après m'avoir inquiété, cette constatation me rassurerait plutôt. \*\*\* Terminons comme il se doit sur les dernières nouvelles. Les dernières nouvelles qui, on le sait, sont dans saint Paul. En ce dimanche de la Sainte Famille, l'Église nous fait lire dans la lettre aux chrétiens de Colosses : « Revêtez-vous de cordiale piété, de bonté, d'humilité, de douceur, de patience ; supportez-vous les uns les autres et pardonnez-vous mutuellement si l'un a contre l'autre quelque sujet de plainte : le Seigneur vous a pardonné, faites de même à votre tour... Que la paix du Christ ; règne dans vos cœurs : cette paix à laquelle vous avez été appelés en étant rassemblés en un seul Corps. 65:50 « Soyez dans l'action de grâce. Que la parole du Christ réside en vous en abondance. En toute sagesse, instruisez-vous par des admonitions réciproques. Chantez pour Dieu dans vos cœurs, par des psaumes, des hymnes, des cantiques spirituels. Et tout ce que vous faites, en parole ou en acte, tout cela faites-le au nom du Seigneur Jésus, rendant grâce par lui à Dieu le Père. » Jean MADIRAN. 66:50 ### Ce que n'a pas dit le rapport Rueff-Armand par Henri CHARLIER ON NE S'ATTEND PAS à ce que nous étudiions dans tous ses détails le Rapport de la Commission Rueff-Armand. Nous n'avons que des relations très fugitives avec les notaires, les avoués, les taxis et les meuniers. Nous remarquons simplement, pour commencer, *qu'il n'y a ni notaire, ni avoué, ni chauffeur, ni meunier dans le Comité.* L'étonnant est que les Français ne s'aperçoivent pas que ce Comité FAIT L'ŒUVRE DE CEUX QUI DEVRAIENT ÊTRE LEURS REPRÉSENTANTS NATURELS. *Ce Comité escamote la représentation nationale.* Vous me direz que les députés, à part quelques-uns, sont bien incapables de s'occuper de ces questions ; ils sont élus comme représentants de partis politiques, la plupart artificiels ; *leur mode d'élection aboutit à éliminer* LES ÉLITES NATURELLES *du monde ouvrier, paysan, commerçant, industriel,* pour les remplacer par des hommes à tout faire, dont la plupart, s'ils avaient un métier, ne l'aimaient pas. Il faut dire que ce système a été inventé *pour* éliminer les élites naturelles. La vraie représentation nationale devrait être de ceux qui *aiment leur métier et le font bien *; celle des familles, des corps de métier, des intérêts *parfaitement légitimes et avoués ouvertement* des familles, des métiers, des provinces ; la représentation dont nous jouissons favorise tous les intérêts inavouables, ceux des financiers, des affairistes et de l'étranger. Les intérêts légitimes ne peuvent se faire entendre par les voies légales ; le gouvernement peut passer par-dessus sans discussion, et si les assemblées parlementaires s'en mêlent tout problème devient une question de parti, non de justice et de bien commun. Telle est l'absurdité fondamentale du régime parlementaire. 67:50 EN FAIT les seize hommes composant le Comité se proposent de *réformer l'économie française en la mettant entièrement dans les mains de l'État.* Le Journal *La Croix* écrit naïvement : « M. Rueff avait le souci de ne pas s'exposer aux critiques formulées contre son premier comité, où les technocrates étaient largement représentés. C'est pourquoi on trouve trois syndicalistes dans son conseil. » L'un d'eux est représentant des cadres, il est peut-être raisonnable, mais certainement impuissant. Les deux autres sont des représentants de la lutte des classes que tout vrai gouvernement devrait s'efforcer de limiter et d'abolir ; ils n'auront souci que de l'entretenir, car elle est leur seule raison d'exister. Si un ordre véritable s'instaurait dans notre société, ces hommes seraient remplacés par une élite ouvrière vraiment compétente dans les questions professionnelles, élite qui existe en puissance et que tout le monde se refuse à former. Car la majorité, dans les syndicats, appartient au manœuvre-balai et au manœuvre spécialisé, et non pas à l'élite ouvrière qui, comme toutes les véritables élites, ne désire s'élever que par son intelligence, sa compétence et son travail. Proudhon écrivait aux socialistes, utopiques de son temps, comme était Cabet (*Voyage en Icarie*) : « *Mes chers maîtres, prenez donc note de ce que je vais vous dire... et qui est vieux comme le monde : c'est que le travail, de même que l'amour, dont il est une forme, porte en soi son attrait *; *qu'il n'a besoin ni de variété, ni de courte séance, ni de musique, ni de confabulations, ni de processions, ni de doux repos, ni de rivalités, ni de sergents de ville, mais seulement de liberté, et d'intelligence *; *qu'il nous intéresse, nous plaît, nous passionne par l'émission de vie et d'esprit qu'il exige ; que son plus fort auxiliaire est ; le recueillement, comme son plus grand ennemi la distraction...* « *Annoncez enfin que par le travail, comme par le mariage, la personnalité de l'homme est incessamment portée à son maximum d'énergie et d'indépendance, ce qui élimine la dernière probabilité du communisme. Toutes ces vérités sont l'ABC de la science économique, la philosophie pure du travail, la partie la mieux démontrée de l'histoire naturelle de l'homme.* » (Contradictions écon., ch. XII). C'est précisément du manque de liberté et d'intelligence dans le travail que souffre réellement notre élite ouvrière dans la grande industrie. Les livres de Hyacinthe DUBREUIL, qui est un ancien ouvrier, expliquent comment avancer dans la solution de ce problème (*l'Équipe et le Ballon *; *l'Exemple de chez* BAT'A). 68:50 Au contraire, les deux syndicalistes du Comité sont partisans du socialisme d'État qui amène fatalement la sclérose de la production, l'abaissement du moral des travailleurs de toute espèce et la suppression de l'esprit civique. Ces deux syndicalistes ne peuvent qu'abonder dans le sens des technocrates qui nous gouvernent abusivement. On trouve aussi dans le Comité deux industriels. Ce sont probablement des hommes qui croient bon pour défendre leurs métiers de s'introduire dans la politique, ou bien des observateurs envoyés par leur profession, impuissants certes contre l'étatisme. Un financier qui est un ancien homme politique et ancien fonctionnaire : car la politique est un moyen d'entrer dans la caste par nous décrite dans un récent article ([^7]). C'est ainsi qu'un ancien vétérinaire, après avoir été collaborateur de M. Guy Mollet pendant le ministère de celui-ci, est aujourd'hui président des Charbonnages de France et membre du Comité Rueff-Armand. Depuis l'arrivée au pouvoir des radicaux en 1904 l'habitude est prise de coiffer les administrations par des chefs issus de cabinets ministériels, sans aucune compétence évidemment. La mainmise de l'État sur toutes les administrations n'a pas d'autre raison, et les nationalisations ont pour but d'augmenter le nombre des places à distribuer et des possibilités d'entrer dans la caste. Le ministère actuel ne fera sous différents prétextes qu'augmenter la mainmise de l'État sur l'économie, comme nous le verrons. Au grand détriment de la nation. Le communisme ne ferait que remplacer une caste par une autre, avec les mêmes moyens encore plus grossièrement employés. Le chef de l'État laisse faire la pire des entreprises contre l'organisation naturelle d'une nation ; et à cause de lui la caste n'a jamais eu une autorité aussi forte. C'est le secteur public\ qui bloque l'économie :\ l'exemple des transports. Car ce Comité constitué « afin d'examiner les situations de fait et de droit qui constituent d'une manière injustifiée un obstacle à l'expansion de l'économie » a soigneusement mis de côté tout ce qui touche aux services que l'État administre abusivement et qui représentent aujourd'hui 30 % de l'économie. 69:50 Et il l'avoue, parce qu'il n'y peut rien et que la majorité de fonctionnaires qui le composent sont justement là pour pousser plus avant la socialisation de l'économie. Tout le monde sait, y compris les fonctionnaires qui en font partie, que ces administrations d'État sont très coûteuses. L'Angleterre, où la fabrication du tabac est libre, gagne plus par l'impôt sur le tabac que notre État en le fabriquant lui-même. A l'étranger on donne des allumettes pour rien à tout acheteur (et elles prennent), tandis qu'il a fallu chez nous renoncer à acheter les allumettes ordinaires de la Régie. On a dépensé 10 milliards pour faire gagner une demi-heure au rapide de la Côte d'Azur. Nos chemins de fer sont techniquement superbes mais nous en payons le déficit. Les entreprises nationalisées ont bénéficié de dotations en capital les libérant de leurs dettes envers le trésor : Charbonnages : 265 milliards. E.D.F. : 315 milliards. Gaz de France : 70 milliards. Gaz d'Algérie : 41 milliards. On a payé les sociétés nationalisées à moitié de leur valeur aux actionnaires, et maintenant le bon peuple est obligé de fournir un capital indispensable malgré son nom méprisé. Or c'est le secteur public qui bloque l'économie. Cela est très sensible pour les transports : les transporteurs par camions sont surchargés d'impôts et limités en nombre par l'administration pour limiter la concurrence qu'ils font au chemin de fer. Le nombre de camions à grande distance est pratiquement maintenu à son niveau de 1934. Il est vrai que l'État s'étant laissé prendre de court pour refaire les routes, on se demande où ils passeraient s'il y en avait davantage. Aujourd'hui, pour mettre en circulation un nouveau camion de 10 tonnes, il faut acheter une « carte de transport » au prix de 3 millions. Une profession se développe qui vit grassement de la location de « cartes de transport » à 50.000 francs par homme et par an. Le « malthusianisme » dont on accuse notre économie ne vient pas des gens énergiques qui entendent demeurer libres, mais bien de l'État. 70:50 A Paris, le nombre des habitants a doublé et on a diminué de moitié le nombre des taxis qui était de 28.000 en 1938. L'État, par ses réglementations abusives, créée lui-même *tous les défauts de nature inhérents aux corporations* (qui sont de sacrifier le bien public aux intérêts corporatifs) sans leur laisser aucun des avantages sociaux et économiques qu'elles représentent : entre autres celui de pouvoir créer des institutions communes aux patrons et aux ouvriers, et de s'administrer elles-mêmes sans dépenses pour l'État. En accaparant tant de fonctions qui ne lui reviennent pas, l'État se fait juge et partie. Au lieu d'être arbitre entre les transports routiers et le chemin de fer, il défend le chemin de fer contre les transports routiers. Pour cela il maintient le prix de l'essence et du gazoil plus cher qu'il n'est partout en Europe ; il sait bien qu'on brûlerait deux fois plus d'essence si elle était moins chère, mais il songe à ses chemins de fer. Mais qui empêcherait la S.N.C.F. d'avoir des camions qui fassent une concurrence rentable, sur les bonnes lignes, aux autres transporteurs ? Dès la fin de la guerre, lorsque les armateurs ont vu que les progrès de l'avion allaient enlever des voyageurs à leurs paquebots, ils ont fondé des compagnies de transports aériens ou pris des intérêts dans celles qui se fondaient. Ce qu'ils perdaient d'un côté ils le regagnaient de l'autre. Pourquoi la S.N.C.F. n'a-t-elle pas fait de même ? Parce qu'elle est étatisée. Peut-être avait-elle au moment où il eût fallu le faire un vétérinaire socialiste pour directeur. Et si son chef y a pensé, il n'a quand même pas pu en décider. Et pour en décider, de bureau en bureau et de ministère en ministère, il faudra encore dix ans. Les armateurs se sont décidés en trois semaines, en moins de temps peut-être. Et si la S.N.C.F. s'outille en camions, ils coûteront plus cher que ceux des transporteurs libres ; le budget comblera le déficit ou bien on augmentera les impôts sur les camions des hommes libres. La maison Berliet a envoyé une caravane de ses gros camions jusqu'au Tchad aller et retour, et elle a déclaré que si le pétrole lui était laissé au prix coûtant (on sait que le pétrole d'Edjelé peut être brûlé dans les moteurs diesels tel qu'il sort de terre) les transports de l'Algérie au Tchad seraient rentables. 71:50 Rien ne serait plus utile à la République du Tchad comme à la France que ce renouveau des caravanes : car, si l'on ne trouve un moyen de la relier à l'Algérie, cette République du Tchad est destinée, par sa position géographique, à devenir un satellite soit du Soudan soit de la Nigéria. Il suffirait de donner la même franchise à tous les transporteurs sérieux pour que ce privilège soit justifié. Mais cette *adaptation aux lieux et aux circonstances* qui nous paraît si naturelle est en horreur aux administrations, pour qui les règles les plus simples et les plus générales sont évidemment l'idéal, même si elles tuent la poule aux œufs d'or. Une politique mûrement délibérée\ tendant à favoriser\ les transports publics. La III^e^ République avait fait la sottise (mais il doit y avoir là-dessous une histoire de la caste) de louer le canal du Midi à la compagnie de chemins de fer de la même région. Le résultat fut que la compagnie de chemins de fer mit des tarifs élevés aux transports par eau pour que l'on préférât le chemin de fer. Et le canal, qui est le moyen de transport le moins onéreux, s'est envasé doucement sans que personne ne s'en occupe. L'État est toujours en retard. Les esprits entreprenants et les hommes qui ont des idées n'ont pas coutume de se précipiter dans les administrations. Aujourd'hui on reparle des canaux. En Belgique on y fait naviguer des chalands de 1.200 tonnes et chez nous des chalands de 300 tonnes (comme en 1883 sous le ministère Freycinet). C'est encore le chemin de fer qui en est cause. Avec le Marché commun il faut tout de même se mettre à refaire nos canaux. Et bien entendu ils feront concurrence aux chemin de fer. On leur imposera des tarifs pour éviter au maximum qu'ils ne concurrencent *une administration qui a plus de retraités que de travailleurs et qui continue à mettre une partie de son personnel à la retraite à* CINQUANTE ANS. Des données véritables du problème des transports, il est fort peu parlé dans la presse ; car la S.N.C.F. distribue beaucoup de publicité ; elle donne des permis de circulation aux directeurs de journaux, de revue, et aux journalistes : 72:50 *En chemin, il vit le cou du chien pelé...* *Le collier dont je suis attaché* *De ce que vous voyez est peut-être la cause...* N'insistons pas ; le veau d'or est toujours debout. Il ne faut pas s'étonner de voir des camions allemands ou belges sur nos routes. Ils trouvent un fret de retour parce qu'ils prennent moins cher, à cause du prix du combustible chez eux ; et parce qu'ils sont moins chargés de taxes. M. Rueff, dans son Rapport, explique : « Dans la réalité, la seule façon d'obtenir d'un commerçant qu'il baisse ses taux de marque c'est de lui susciter un concurrent qui pour développer son affaire vendra à des prix plus bas ». Mais le Comité se garde bien de PROPOSER CE SYSTÈME A L'ÉTAT LUI-MÊME ; et celui-ci ne cache pas sa pensée : aux transporteurs routiers qui lui demandaient de les aider à acquérir une position concurrentielle sur le marché européen, le ministre a répondu : « Certes, la charge fiscale imposée aux transports privés est plus importante que celle qui est appliquée aux transports publics. Mais c'est là le résultat *d'une politique mûrement délibérée, tendant à favoriser la productivité des transports publics.* » Voilà ce qui se passe quand l'État, au lieu d'être arbitre, est juge et partie. Les producteurs libres, qui administrent au plus juste prix, sont sacrifiés à ceux qui n'ont aucune responsabilité pécuniaire véritable. Ce que l'on appelle « favoriser la productivité des transports publics », c'est pallier leur aptitude congénitale au déficit régulier. C'est la même hypocrisie de langage qui conduit à appeler « impasse » le déficit du budget, « économie concertée » la mainmise des fonctionnaires sur la production ; et l'inquisition de ces fonctionnaires est nommée « économie transparente ». M. Jeanneney (fils ou petits-fils), hôte d'honneur du Cercle « Horizons », a défini l' « économie concertée » comme étant l'expression de la démocratie dans l'économie. Après avoir dit que cette économie devait être essentiellement transparente, chacun jouant cartes sur table, le ministre a insisté sur le rôle de l'État « chef d'orchestre et arbitre », et sur celui du ministre (lui en ce moment) qui « dans la mesure où l'État a quelque chose à faire dans l'économie concertée, doit être seul à prendre les responsabilités ». Sauf bien entendu la responsabilité financière : celle des déficits. M. Jeanneney, s'il commet de grosses erreurs, aura toujours son traitement assuré. 73:50 Le vrai rôle de l'État :\ diriger l'économie\ et non l'administrer. Nous n'avons jamais nié, bien au contraire, le rôle de l'État pour *diriger l'économie.* Entre les intérêts divergents des différentes professions il est réellement le seul arbitre possible. Mais s'il veut *administrer* lui-même l'économie, il outrepasse ses droits, il méconnaît son rôle, il veut entreprendre une tâche dans laquelle il est incompétent, irresponsable, et qui lui donne des soucis incroyables et complètement inutiles. Il y a plus de 500 sociétés dans lesquelles l'État a une participation majoritaire. On devait les liquider en 1958. Elles sont aujourd'hui, paraît-il, au nombre de 602. Une administration\ sans responsabilité. Tout cela nous amène à parler de la responsabilité des fonctionnaires. Elle est nulle ; ils sont soustraits à la justice civile et justiciables seulement de tribunaux administratifs. On l'a vu pour ce remède, le Stalinon, qui a causé tant de morts. Les fonctionnaires qui en ont autorisé l'emploi eussent été en Angleterre condamnés à l'amende et à la prison. De même pour les barrage de Malpasset. Les études préliminaires étaient manifestement insuffisantes : la responsabilité en incombe-t-elle au Génie rural ou aux Travaux publics ? Nous ne le saurons jamais. Cela relève des tribunaux administratifs. Peut-être ces fonctionnaires ont-ils été soumis à des pressions politiques ? Fréjus et Saint-Raphaël voulaient avoir de l'eau pour la saison d'été... Des ingénieurs indépendants ne s'y seraient certainement pas prêtés : leur responsabilité est trop lourde, et sanctionnée par les tribunaux de droit commun... Il en est de même des responsabilités des fonctionnaires *chargés d'acheter et de vendre* les stocks conçus pour équilibrer les marchés. Acheter et vendre présentent des risques ; seuls ceux qui les supportent pécuniairement sont aptes à le faire avec discernement. 74:50 Le cas du F.O.R.M.A. On voit où *le goût de la domination* et celui *des profits sans responsabilité* entraînent nos gouvernants. Gouverner devient un terrible casse-tête. La tâche se trouve embrouillée et compliquée à l'extrême. Et sans doute un certain nombre de fonctionnaires croient sincèrement que si tout ne va pas bien, c'est parce qu'ils n'ont pas tout en main et parce qu'il y a encore des hommes libres qui agissent à leur gré. Or le mal vient de ce que l'État a tellement étendu ses attributions économiques et sociales qu'aucune administration ne peut s'y adapter. J'ai montré un jour un directeur d'école libre créant à un certain niveau une classe de « rattrapage ». Un proviseur ne peut le faire : elle n'est d'ailleurs pas utile dans toutes les écoles. Régler tout cela de Paris, uniformément pour toute la France, est une sottise. Et voici à quels monstres aboutira le Rapport Rueff-Armand digéré par le ministère. On va constituer un « Fonds *d'Orientation* et de Régularisation des Marchés agricoles » (F.O.R.M.A.). Vous croyez que la grosse difficulté pour l'organiser est de trouver des gens très compétents ? non pas des ingénieurs agronomes diplômés, -- mais des hommes qui aient cultivé avec succès, élevé et vendu du bétail, fabriqué beurre et fromage, et consentant à quitter leur entreprise ? -- Pas du tout. Les fonctionnaires sont là. Et la difficulté vient « des chevauchements d'attributions » entre les différents ministères. L'un des ministres sera bien gestionnaire du Fonds, mais il lui faudra le contreseing de ses collègues chaque fois « qu'une décision intéressera l'un ou l'autre des secteurs de notre économie ». Cela promet une grande rapidité... Quand on sait *l'esprit de décision* nécessaire pour *acheter et vendre au bon moment,* on peut être sûr que ce F.O.R.M.A. ne fera que gêner les producteurs sans pouvoir, à cause de son incompétence, les diriger efficacement. Il y aura bien dans son bureau autant de représentants des organisations agricoles que des pouvoirs publics, *mais* c'est le ministre (après avoir obtenu le contre-seing de ses collègues...) qui décidera. 75:50 L'exemple du port\ le plus important du monde. Le port le plus important du monde, le port de Londres, si important *pour l'État* anglais lui-même d'un point de vue non-commercial, puisqu'il est ville capitale, -- le port de Londres est administré par une société qui ne doit pas faire de profits et *où les représentants du gouvernement ne sont que* LE TIERS *des membres du bureau.* Un embouteillage monstre\ pour toute la réglementation\ des transports. Les organisations étatiques succombent sous la variété des faits et la nécessité pour leur propre existence de trouver des règles les plus générales et les plus simples possibles. *Le comble* de cette erreur nous est donné par la loi-cadre pour la coordination des transports. Nous prions ceux de nos lecteurs qui veulent s'informer à fond de lire ce texte : il prépare un embouteillage monstre de toute la réglementation des transports. Il est prévu : 1° *un organe d'élaboration et d'exécution :* « *L'organe d'élaboration et d'exécution doit s'appuyer essentiellement sur le ministère des Travaux publics et des Transports, et notamment sur le service des Affaires économiques nouvellement créé à qui il convient de confier un rôle effectif et efficace :* *-- en lui donnant les moyens techniques nécessaires ;* *-- en lui adjoignant la Commission des Comptes Transports de la nation, préalablement renforcée, pour permettre des études plus rapides et plus directement utilisables en matière de coordination* (*critères de répartition des charges, études de prix de revient, études d'investissements, analyses de trafic, fiscalité...*) ; *-- en lui assurant des relations étroites et précises avec les services du ministère chargés de l'application, et avec le Commissariat général au plan responsable des orientations d'ensemble.* 76:50 *Dans la phase de préparation des textes, une liaison organique bien définie avec les ministères techniques intéressés* (*Construction, Industrie et Commerce, Agriculture*)*, sous l'impulsion du ministre des Affaires économiques et financières et du ministre des Travaux publics et des Transports* (*comité permanent*) *apparaît également nécessaire pour assurer la cohérence de la réforme.* » Il est prévu 2° *une loi-cadre de procédure :* mot évidemment impropre puisqu'il veut signifier en quels temps successifs on procédera à l'application de la loi. Il s'agit là d'habituer progressivement les transporteurs de toute nature à n'être plus que des fonctionnaires. 3° *Un contrôle de la coordination,* en étendant la compétence du conseil supérieur des Transports : -- en y faisant participer des personnalités choisies uniquement pour leur « compétence », *sans représentation directe des intérêts* de l'un ou de l'autre mode de transport ; c'est-à-dire l'arbitraire le plus absolu ; -- en lui donnant la possibilité de saisir directement les tribunaux répressifs : mais, pour LES USAGERS des transports, toujours aucune possibilité LÉGALE de se faire entendre. Ajoutez à cela les bureaux statistiques que M. Sauvy demande de voir développés partout, voilà qui nous promet une belle administration de plus et le gonflement de l' « impasse budgétaire ». Il y aurait un *statisticien fonctionnaire* dans chaque grande usine ; et quand un statisticien diplômé de M. Sauvy sera d'office secrétaire de mairie de nos villages, il ira compter les poules dans les cours comme les Allemands pendant l'occupation, il suivra les moissonneuses-batteuses pour s'assurer du rendement. Sans doute il y en aura un certain nombre d'assommés, ou qui périront dans un « accident de chasse », mais on aura réussi à installer le régime policier vers lequel nous allons à grands pas. La coordination des transports s'établirait sans frais pour l'État si on laissait les transporteurs s'arranger entre eux. Donnant-donnant, ils s'arrangeraient. Le rôle de l'État serait de veiller à ce qu'ils ne s'arrangent point sur le dos du public. Mais la S.N.C.F. n'est libre ni de supprimer les lignes inutiles qu'un député important de la majorité veut maintenir, ni de s'entendre avec les transporteurs privés soit *par* route soit par eau. 77:50 « Le comble de la stupidité »,\ dit le Rapport Rueff-Armand. Sans doute, le Rapport Rueff-Armand contient de bonnes choses, d'une manière en quelque sorte négative, en conseillant la suppression de sottises ou d'anomalies criantes. M. Rueff dit : « *Le comble de la stupidité était illustré dans cette réponse de l'Administration à un meunier d'Eure-et-Loir : il avait deux moulins, chacun travaillant à* 50* % de sa capacité. L'un des deux moulins avait été détruit par faits de guerre. Le meunier demanda alors à faire travailler le moulin restant à* 100* % de sa capacité et à ne pas reconstruire le moulin détruit. L'Administration répondit que ce serait contraire à la loi ; qu'il fallait reconstruire le premier moulin et que chacun d'eux travaille à* 50* %.* » Mais ce n'est tout de même pas le meunier qui est coupable. C'est l'État qu'il faudrait surveiller, car c'est lui-même qui fabrique des « goulots d'étranglement » à l'expansion. Et ce « comble de stupidité », comme dit M. Rueff, se retrouve partout. Le jeune homme venu chez moi réparer notre chaudière est marié depuis trois ans, il fait bâtir une maison. Étant donnée sa profession, il y installe à bon compte le chauffage central avec la possibilité d'installer à son défaut un gros poêle chauffant toutes les pièces. Malgré cela, l'administration lui impose de faire une cheminée dans chaque pièce ; c'est la loi ; coût : 125.000 francs dépensés inutilement par un jeune ouvrier. Au même endroit l'E.D.F. a installé à grands frais d'hommes et de matériels un poteau spécial pour cette maison, alors qu'il suffirait d'une tranchée de 3 m. 50 pour rejoindre le poteau voisin. De telles absurdités se répètent chaque jour, et *elles échapperont par nature aux statisticiens* de M. Sauvy. Elles n'échappent pas à un patron. Seule une comparaison avec une entreprise libre permettrait de découvrir ces choses. Mais il n'y a pas de comparaison de cette sorte. L'électricien de mon village sait bien qu'il ferait avec un compagnon telle installation provisoire que la R.T.F. vient de faire avec six hommes : et cela ne l'engage pas à respecter le gouvernement. 78:50 L'erreur fondamentale\ est sur le point où doit porter\ la réforme sociale. Que conclure de tout cela ? Nous avons limité notre examen, à quelques cas significatifs. Nous n'avons pas examiné ce qui concerne l'enseignement, où l'on est aussi loin qu'il est possible d'une vraie liberté, même pour les Universités de l'État. Nous sommes en présence d'une mainmise des fonctionnaires et d'une caste issue de la III^e^ République sur toutes les activités de la nation. Ce qui ne peut que gêner l'expansion qu'il est question de « relancer » : elle demande initiative et liberté. Un lecteur d'*Itinéraires* nous a fort aimablement fait remarquer que les « intéressés » sont bien plus souvent consultés qu'il n'y paraît. Nous l'en croyons car il est informé. Cependant : d'une part, ces consultations ne sont pas *légales ;* on fait de ces avis ce qu'on veut, puisque les personnes consultées ne représentent pas légalement les Français. L'État ici n'est pas un arbitre, mais un despote qui peut ne tenir aucun compte de remarques très fondées et de projets de réformes qui seraient utiles au bien commun. La représentation légale, profondément incompétente, celle des assemblées parlementaires, est constituée en dépit du bon sens, comme pour organiser la guerre civile au sein du pays. D'autre part, Le Play nous en a avertis, en empiétant sur les libertés civiles les plus nécessaires, les légistes et les fonctionnaires « ont détruit les meilleurs germes de la liberté politique. Privé, par ces empiétements, du droit de gouverner la famille et la paroisse, le citoyen a bientôt perdu les aptitudes que développe l'exercice de ce droit ; à plus forte raison est-il devenu incapable de gouverner la province et l'État. C'est à ce triste résultat qu'aboutit l'œuvre des légistes ; plus cette œuvre avance, moins les citoyens sont aptes à accomplir la réforme par leur libre arbitre. Celle impuissance augmente en même temps que la nécessité des réformes se fait sentir plus vivement ; elle a nécessairement pour effet de développer sans cesse l'esprit de révolution. » (*Organisation du travail,* § 54). Cet esprit de révolution, nous le voyons renaître en ce moment. Un peuple qui change quinze fois de Constitution en 170 ans est assurément UN PEUPLE QUI SE TROMPE SUR LE POINT OÙ DOIT PORTER LA RÉFORME. Nous venons d'en changer deux fois en vingt ans, *preuve que le vrai problème n'est pas abordé.* 79:50 L'absence de formation civique s'accentue ; notre régime supprime les citoyens ; plus ce régime se prolonge, moins ils deviennent capables de voir comment remédier au mal. C'est ainsi que les paysans, réellement brimés dans la nation au profit des ouvriers d'usine, réclament souvent des choses contradictoires. Au lieu de les aider à sortir d'une crise qui n'est nullement de leur faute, à s'adapter à un nouvel état de l'économie dont ils sont les seuls à souffrir réellement, on cherche à en supprimer le plus possible (ce qui est un crime national) et on veut asservir les autres. Cette erreur fondamentale\ est l'erreur commune\ à toutes les décadences. Ce n'est pas la première fois dans l'histoire que la classe dirigeante s'aveugle sur les défauts de son gouvernement. L'Empire des tzars était gouverné par des fonctionnaires, comme l'Empire romain. Nous avons parlé de ce dernier dans un récent numéro ([^8]). Notre caste de fonctionnaires et de politiciens fait les mêmes erreurs que les *illustres,* les *illustriores,* les *illustrissimi* (tels étaient les grades) de Constantinople et de Rome. Les amis de saint Jérôme étaient de hauts fonctionnaires de l'Empire, et très bons chrétiens ; ils ont vu la prise de Rome par Alaric. Il y avait certes, de même qu'aujourd'hui, des esprits clairvoyants, comme ce saint Synesius, dernier Évêque de la Cyrénaïque après mille ans de colonisation grecque ; nous avons cité sa lettre à Arcadius dans un des premiers numéros de cette revue ([^9]). Les situations ne sont, bien entendu, jamais les mêmes, rien ne s'est jamais reproduit exactement, mais tout est *analogue.* Cette notion d' « analogie », si profonde, répondant si bien à *l'unité du divers,* semble avoir disparu de la philosophie pour le malheur de celle-ci. Elle a disparu en même temps de l'histoire et de la politique. Une logique où entre l'analogie est trop délicate à manier pour des esprits mathématiciens. 80:50 Le célèbre chancelier suédois Oxenstiern disait : « Quel serait l'étonnement des peuples s'ils savaient par quels imbéciles ils sont conduits ». Et Louis XIV dit à peu près dans ses Mémoires : Je sais bien qu'il y a dans mon royaume des hommes plus capables que ceux que j'emploie de diriger les affaires de l'État. Mais je ne les connais pas. Je suis bien obligé de prendre parmi ceux qui m'entourent... Ceux qui l'entouraient étaient, dans leur majorité, plus ambitieux de places que soucieux de servir. Il y eut entre Fouquet et Colbert un ministre des finances qui dura six mois. Quand on lui annonça qu'il était remplacé, il dit : « Ils ont tort, j'avais fait mes affaires, j'allais faire les leurs ». Au moins ce n'était pas hypocrite. -- Il est de vrais ambitieux, comme Richelieu et Mazarin, qui ont en même temps une haute valeur intellectuelle et visent au bien commun. Ils sont plus rares en cette situation qu'en tout autre métier. Car les sages, même doués des qualités utiles en ces fonctions, les fuient, s'ils n'y sont pas contraints, comme saint Louis ou Louis XIII. Sauf exception, la profonde médiocrité des hommes politiques est donc la règle. Ils ne peuvent être choisis généralement qu'entre des ambitieux, des arrivistes, des affairistes, des camarades ou des fils, neveux, gendres d'arrivistes, affairistes et camarades. Constantes et anticipations\ de Frédéric Le Play. Pour prouver que ce que nous avançons est vrai pour tous les pays du monde, -- pour prouver aussi que nous ne rappelons point par marotte, à l'attention de nos lecteurs, la pensée de Le Play, -- nous citons des extraits de la préface de son livre sur *l'Organisation de la famille.* Cette préface a paru en juillet 1870, avant la déclaration de guerre de la France à la Prusse. Voici : « ...De vastes contrées, autrefois désertes ou parcourues par des nomades dégradés, se couvrent depuis deux siècles de populations sédentaires. Déjà même, plusieurs de ces contrées commencent à revendiquer la prééminence. 81:50 Au nord de l'ancien continent, la Russie s'assimile patiemment les meilleures méthodes d'enseignement et de travail. En Europe, elle occupe déjà la majeure partie du territoire. En Asie, elle domine jusqu'aux mers de Chine et du Japon ; et elle étend chaque jour son patronage sur cette immense terre des herbes où se forme le personnel des invasions historiques. Elle fonde ainsi, avec ses races religieuses fécondes et dociles, le plus grand Empire qui ait jamais existé. Au nord de l'Amérique, de nombreux États, groupés en deux confédérations, ont pris de même leurs modèles dans notre Occident. Les Américains du nord grandissent plus rapidement que les Russes : car disposant comme eux de territoires illimités, ils reçoivent de l'Europe non seulement les idées et les arts, mais encore les rejetons des races Les plus énergiques. Enfin un courant nouveau d'émigration britannique (...)*.* Les vieux Empires de l'Orient qui sommeillaient en quelque sorte, sous l'influence de leurs traditions patriarcales, semblent eux-mêmes appelés à de nouvelles destinées (...). L'éternelle lutte, féconde en maux comme en bienfaits, que suscite le désir de la prééminence, va donc se modifier par l'avènement ou la régénération de ces Empires. Dans cette situation, les Occidentaux devraient développer sans relâche les forces morales et intellectuelles qui permirent autrefois aux petits États de la Grèce de résister aux grands Empires de l'Asie. Mais ils ne peuvent trouver le succès que dans une émulation pacifique : en évitant les dissensions qui perdirent les anciens Grecs ; en fondant des alliances durables sur la pratique de la loi morale et sur l'union des intérêts légitimes. C'est pour eux le seul moyen de compenser l'énorme différence qui naîtra prochainement de l'exiguïté relative de leurs territoires. On ne saurait trop leur recommander ce plan de conduite ; car ils continuent à s'affaiblir par un antagonisme stérile, tandis que leurs deux principaux émules mettent toutes leurs forces à profit. » Et Le Play ajoute en note : « Je suis loin de prétendre que les deux grands États du nord aient dès à présent conçu des projets de domination universelle ; mais ces tendances se feront jour tôt ou tard, s'ils conservent la paix intérieure pendant que l'esprit de discorde se développerait en Occident. Les grandes invasions historiques ont, en général, été provoquées par les désordres et la corruption des peuples envahis, plutôt que par l'ambition des envahisseurs. » 82:50 Quel homme politique de France, d'Angleterre, d'Allemagne, de Russie ou d'Amérique eut jamais une vue aussi nette de la situation de l'Europe et de la politique générale à suivre ? Ils n'ont même pas compris quarante ans plus tard, après la guerre de 1914. Ils commencent seulement à s'en aviser. A partir de 1870 nous ne comptons plus pour la politique étrangère ; l'Angleterre domine, et la Prusse, « le chien enragé de l'Europe ». Donoso Cortès, ambassadeur d'Espagne à Paris, disait à l'ambassadeur d'Allemagne, en 1852, qu'il ne voyait aucune raison valable à l'existence de la Prusse. Il voulait dire qu'elle s'était introduite comme une sorte de corps étranger entre les nations de civilisation chrétienne ; aussi Dieu vient de la supprimer pendant le temps où doit se faire l'Europe. L'Angleterre, disait encore Donoso Cortès, est le ferment de la révolution en Europe. C'était déjà vrai au temps de la guerre de Cent Ans ; elle soutenait les communes de Flandre contre les seigneurs terriens, et dans le Bordelais les partis populaires contre les seigneurs d'Aquitaine. Pendant le XIX^e^ siècle, elle a recueilli et protégé tous les révolutionnaires européens qui lui demandaient asile, pour les reverser sur le continent au moment propice. Le droit de l'économiquement fort était si bien établi en Angleterre, le paupérisme une plaie si grave, l'insouciance des hommes au pouvoir devant ces injustices et ces misères était si visible que Marx s'imaginait naïvement que la révolution communiste commencerait en Angleterre car, dit Le Play, « les Anglais ont *assimilé les lois sociales qui fixent les salaire des ouvriers aux lois économiques qui règlent l'échange des denrées.* Par là, ils ont introduit dans le travail un germe de désorganisation : car ils ont amené les patrons à *s'exempter en toute sûreté de conscience des plus salutaires obligations de la coutume.* » Or la coutume était fondée sur le Décalogue. Mais il restait suffisamment d'esprit et d'institutions traditionnels en Angleterre pour éviter la révolution. Celle-ci a éclaté chez un peuple arriéré, gouverné depuis trois siècles par des fonctionnaires et habitué au régime despotique ; il a changé de tyran. L'Angleterre n'a jamais songé qu'à diviser et troubler l'Europe ; nous venons de voir sa fureur, qu'elle n'a su cacher, devant l'entente européenne. Or son sort est lié à celui de l'Europe ; elle est aveuglée par son mercantilisme. 83:50 L'homme vraiment clairvoyant en Europe est un catholique éminent, le chancelier Adenauer. L'Europe qui se constitue est une Europe catholique. Mais nous sommes gouvernés, en France, par des gens qui ne peuvent pas se rendre compte que *le problème européen est un problème d'unité chrétienne.* Les uns sont positivistes, opportunistes, affairistes ; Les autres, par intervention certainement diabolique, ont en horreur cette unité. Quant aux catholiques du gouvernement, ils ont l'esprit faussé par toutes les erreurs politiques et sociales issues de Jean-Jacques Rousseau ; ou bien, ils croient devoir les accepter pour « être de leur temps », c'est-à-dire partager les erreurs de leur temps sans le dire ; ils rejettent les enseignements du Saint-Siège si régulièrement mis en lumière dans cette revue par Marcel Clément. La plus vieille et la plus constante\ erreur de l'humanité. Pour finir, nous prions nos lecteurs de remarquer que les problèmes paraissent toujours doubles : matériels, économiques, politiques d'un côté ; moraux et spirituels de l'autre. Et les premiers dépendent des seconds et les seconds dépendent des premiers ; car l'homme est fait d'une âme et d'un corps ; non pas séparés, non pas unis malgré eux. Ce n'est pas une âme qui se désole d'être unie à un corps qui l'entraîne sans qu'elle soit coupable. Non, l'âme préside au développement du corps, même physique ; et c'est pourquoi les arts plastiques peuvent avoir un sens spirituel, eux qui n'ont comme moyen d'expression que les effets de l'âme sur le comportement physiologique du corps. L'âme est donc responsable, elle est avec le corps une seule et même personne, à qui tous les actes du corps et ceux de l'âme sont attribués, car ils sont les actes de l'une et de l'autre à la fois. Mais pour *parler* de ces actes si complexes, même pour la conscience, il est obligatoire de diviser, de distinguer et de donner à toutes les observations une forme successive qui ne vient que des nécessités du langage. Grand danger, grand sujet de confusions, de questions vaines et de vains débats. Nous avons donc montré pendant tout le cours de cette étude la nécessité d'une vue politique et d'une action politique préalables par rapport à l'économie et à la sociologie. 84:50 Car la pensée politique de ceux qui nous gouvernent est très fausse, et nous avons dit en quoi ; ce sont des erreurs sur les éléments naturels de toute société, qu'ils tentent de dissocier et de détruire, contre le bien commun, contre leur propre équilibre mental, contre la sagesse. Mais l'élément fondamental de ces erreurs, dans l'esprit, est la croyance en un progrès continu et fatal effaçant le passé. C'est une *erreur de l'âme,* due au vieil orgueil. Péguy disait à peu près (dans *Zangwill*) que Taine et Renan sont tombés dans LA PLUS VIEILLE ERREUR DE L'HUMANITÉ : elle est de *croire qu'on n'avait jamais rien vu de mieux qu'eux-mêmes* « *dans le genre* ». C'est-à-dire qu'ils faisaient l'hypothèse d'une amélioration constante et fatale de l'espèce humaine, et *qu'étant les derniers, ils étaient les meilleurs.* Or l'histoire ne dit pas que les progrès moraux vont de pair avec les progrès du savoir et de la puissance ; elle dit au contraire que les progrès matériels s'accumulent et que la valeur morale peut se perdre. Nos hommes d'État méprisent donc la tradition, l'expérience et les enseignements de l'histoire (qu'ils ne connaissent pas, en général). En admettant que nos ministres catholiques ne soient pas du tout ambitieux, qu'ils méprisent les bonnes places et souffrent d'être mis sur le chandelier, ils ont à réformer leurs idées sur la constitution naturelle des sociétés. Celles-ci changent de vêtements et non pas de membres ; ces membres sont les sociétés élémentaires qui les constituent, famille, commune, paroisse, métier et province. Changer leur structure, c'est vouloir leur lier ou leur couper les membres. Savoir reconnaître le véritable usage des membres, leur donner la liberté d'agir conformément à leur nature sans que l'un embarrasse l'autre est souvent délicat. Ma mère me donnait des claques de sa main droite ; mais j'allais chez ma grand'mère, celle-ci donnait des claques de la main gauche. J'y étais toujours pris la première fois ; je me garais du mauvais côté. Ce genre de connaissance n'est pas une connaissance religieuse, on me l'accordera ; il est nécessaire pourtant. Savoir raisonner, savoir se servir de ses mains n'est pas un savoir surnaturel, et la grâce ne détruit pas la nature, elle la glorifie. 85:50 Si donc on a une idée fausse de la structure naturelle des sociétés, cette société tombera, comme il est arrivé à l'Empire de Russie dont le souverain était bon, pieux et bien intentionné, et comme il est arrivé à l'Empire Romain, si chrétien qu'il fût. C'est pourquoi la réforme intellectuelle est aussi nécessaire que la conversion pour l'existence de la cité. Bien entendu, nous pouvons nous désintéresser de la cité pour ne penser qu'à notre salut personnel ; mais en ce cas, avons-nous accompli tous nos devoirs ? Henri CHARLIER. 86:50 ### Chronique de la rumeur par Luc BARESTA « DES RUMEURS CIRCULENT... ». Que voilà bien l'une des expressions qui définit notre République cinquième du nom. La quatrième et la troisième furent celles des ministères tombés, ou plutôt des ministères coupés. Mais les ministères repoussaient, sarments éphémères sur un cep malade. La cinquième est la République des rumeurs. Des rumeurs lancées, coupées, et qui, elles aussi, repoussent. Ces rumeurs existent à tous les échelons de la vie nationale. Il y a les rumeurs de base et les rumeurs de sommet. J'allais dire les rumeurs du corps social, mais il n'y a pas de corps : seulement une masse et une tête. Donc, rumeurs de masse et rumeurs de tête. Dans ce régime « d'exécutif renforcé » ce sont les rumeurs de tâte, bien entendu, qui priment. Dès lors la vie politique se distribue selon trois temps : le premier temps est celui des ; rumeurs préalables à la déclaration présidentielle ; le second, celui des significations fondantes, c'est-à-dire celui de la déclaration elle-même. Un troisième enfin, est le temps de l'exégèse. Ces rumeurs-là sont relativement précises, et parfois conformes à la réalité. Elles trottent quelque temps dans l'espace, avivent un instant les angoisses, ou réveillent les colères, ou les apaisent pour les narguer ensuite. Elles jouent avec les espoirs et les désespoirs. Puis elles s'en vont. Elles sont les rumeurs. L'édredon. Mais il y a aussi « la » rumeur. Oui, les rumeurs s'agitent au sein d'une rumeur fondamentale, habituelle, enveloppante, et qui semble bien être une caractéristique de notre temps. 87:50 Comment la définir ? Et d'abord d'où vient-elle ? Elle monte des hommes, bien sûr, et surtout des villes d'aujourd'hui, où le propos humain épouse le ronronnement des machines ; et ce mélange, les techniques dites d'information ou pis encore d'influence, l'étendent, l'épaississent, l'installent. Cette rumeur est faite de sons, de mots, d'images immensément mêlés. Elle est écrite, et parlée, et affichée, et télévisée, et cinématographiée ; la presse, les spectacles, les manifestations, les conversations, les argumentations, les justifications, les déclarations, les proclamations, les débats, les tables rondes, les carrefours, Les conférences, les dialogues, les colloques alimentent sans aucun répit cette rumeur essentielle du siècle, ce bourdonnement persistant et neutralisateur qui baigne nos têtes. Neutralisateur : tout est accepté, tout est bon, pour cette masse floconneuse de sons étouffés et d'idées épuisées qui enveloppe nos villes, et insinue dans les esprits un doux et lent poison. En ce sens, les citadins du XX^e^ siècle qui consentent à la « rumeur » sont bien des « bruités ». Des bruités légers, de petits bruités, et cependant atteints de cette dévitalisation qui, par l'accueil de la rumeur, ôte progressivement le sens du vrai et du faux, le sens du bien et du mal, de la mesure et de la démesure. Ôte même au langage une bonne part de sa valeur d'expression et de communication. Il semble bien, en effet que, dans la rumeur d'Occident, la condition faite à toute parole écrite ou dite soit telle que cette parole, dès que formulée, s'évapore. Elle rejoint la grande nappe indifférenciée et s'y perd. Il n'est pas jusqu'aux cris, jusqu'aux appels, même les plus terribles, même les plus atroces, qui ne viennent y mourir. Par exemple, les derniers mots lancés par la radio de la Hongrie libre, en novembre 1956, eussent dû nous torturer. Leur chute sur l'édredon occidental de la rumeur les a ralentis, amortis, apprivoisés. Ils sont devenus pour beaucoup d'Occidentaux des mots comme les autres, des mots calmes et flous comme tous les autres mots de la rumeur. Nul relief, en effet, dans ce phénomène fluide : ni relief sonore, ni relief de silence, ou de pensée, ou de destin. Toutes les oppositions mollissent, toutes les pensées se fondent, tous les destins se valent. Max Picard a écrit des pages remarquables sur cette fonction de « *nivellement* » propre à la rumeur moderne. 88:50 Événements désagrégés. Ce ne sont point seulement les paroles qui perdent consistance dans la rumeur, mais aussi les événements. Leur singularité s'estompe. Péguy est le philosophe de l'anti-rumeur lorsqu'il s'étonne de la valeur propre, mystérieuse, par quoi chaque événement historique se distingue d'un autre, se manifeste comme « *irrévocable, irréversible* », affecté d'une « *différence absolue* ». La rumeur absorbe cette « différence absolue ». Elle brouille l'histoire. Comme avec les mots et les idées, elle accoutume à de fausses équivalences. Par exemple, elle mettra sur un même plan l'occupation de la France par les troupes nazies et la présence actuelle, en Algérie, de l'armée française. Ou encore, pour vider l'événement de sa teneur singulière, la rumeur se développe en explications : « *De même que la parole se désagrège en rumeur,* écrit Max Picard, *de même un fait se désagrège en explications, en rumeurs d'explications* ». Bien sûr, il est des explications qui, loin de dissoudre l'événement font au contraire apparaître plus intensément son acuité. Mais dans la rumeur d'explications il s'effiloche, tiraillé de l'intérieur entre une multiplicité de causes cachées invérifiables, de prétendus ressorts psychologiques, de circonstances ajoutées : le fictif s'insinue et entraîne. Ainsi, lors de la révolution hongroise d'octobre-novembre 1956, et immédiatement après elle, ces explications où s'évanouissait le caractère essentiellement populaire de l'insurrection : on admettait peu à peu de concéder qu'il s'agissait dans cette révolte, du retour d'éléments « *fascistes* » à la faveur, disait-on, d'une « *libéralisation* » du régime, qu'il s'agissait de paysans arriérés, de féodalités anciennes. Pourtant les soldats soviétiques, devant les cadavres en vestes de travail ou en imperméables, devant les manteaux ensanglantés jetés sur des jeunes filles tuées, savaient bien qu'ils n'avaient pas tiré sur des féodaux, *mais sur un peuple.* Un peuple brusquement levé : avec sa jeunesse, qui n'avait connu, sinon dans la petite enfance, d'autre régime que le régime communiste ; ses ouvriers, qui furent les combattants les plus résolus, les derniers à déposer les armes ; ses paysans, que la collectivisation devait « libérer » : mais ils préféraient se libérer eux-mêmes, et précisément du communisme. Un peuple tout entier levé ; un peuple tout entier broyé. Mais la rumeur occidentale a fait son œuvre : l'événement, désagrégé par elle, est devenu acceptable, confortable. 89:50 Il n'embarrasse plus le monde. Il n'embarrasse plus l'Organisation des Nations Unies. Les Nations Unies reçoivent Janos Kadar. Elles acceptent assez tranquillement celui qui les a bafouées. D'ailleurs, n'avaient-elles pas hésité à condamner ses maîtres ? On se souvient de ces deux poids deux mesures où s'éprouva, en novembre 1956, la bien fragile équité des responsables de l'ordre mondial. Pour condamner la légitime défense de l'État d'Israël et l'essai d'opération policière franco-britannique en Égypte, que de célérité ! Comme il fut protégé, ce régime de colonel dictateur dont les provocations se comptaient plus. Par contre, pour défendre le peuple hongrois soulevé, quelle lâche lenteur. Imre Nagy avait fait appel le 1^er^ novembre à l'O.N.U. afin qu'elle garantisse la neutralité de la Hongrie. C'est seulement après les grands massacres du dimanche 4, quand les avions et les chars soviétiques eurent détruit une nation, que MM. les responsables de l'ordre mondial s'inquiétèrent enfin de ce cas de « perturbation ». Mais Kadar, enjambant les cadavres, était déjà en place. Il ne réclamait pas, lui, l'intervention des Nations Unies. Elles pouvaient bien rester tranquilles. Elles votèrent des résolutions. Retrait des troupes soviétiques, arrêt des mesures de répression, élections libres, qu'en fut-il, de ces recommandations molles ? Kadar eut le front de refuser même des observateurs. Il put réprimer à grande échelle et sans gêneurs. Aujourd'hui : c'est lui qui va observer les Nations Unies. Il va s'y asseoir. Ou plutôt il s'assoit sur elles. Il parle, il vote. Il réclame la décolonisation pour autrui, lui qui a si bien pratiqué la recolonisation pour lui-même. Il juge et condamne, bien entendu, la présence française en Algérie. La rumeur du monde, cette mousse de l'Histoire, s'est enrichie de ces étranges bulles. Une « relaxation ». Le communisme, dans la rumeur, est donc à son aise. Elle est pour lui un milieu favorable où le souvenir de l'esclavage qu'il planifie, et du sang qu'il fait couler, lui aussi s'évapore. Un milieu favorable où il peut se glisser, se reposer, se détendre. Il y trouve, sans repentance aucune, comme une absolution facile, et même une réhabilitation diffuse et heureuse. Il y reprend un visage bon enfant, une allure ordinaire. La rumeur est la « relaxation » du communisme. 90:50 Mais le communisme ne s'endort pas dans la relaxation. Les bienfaits de celle-ci le poussent au contraire vers de nouvelles audaces. Cette rumeur qui l'accueille, qui l'allège et le couvre, comment ne serait-il pas tenté d'en user davantage, de l'orienter plus sûrement ? Alors un communisme frais et, pourrait-on dire, rose, bombe à nouveau le torse, commence par quelques accords commerciaux, fait des voyages. La rumeur s'emplit à nouveau des politesses de la « coexistence pacifique » mais ignore délibérément ce qu'est en réalité cette coexistence, c'est-à-dire *un moyen, autre que la guerre directe et générale, de poursuivre la subversion du* « *monde libre* ». Mais le « monde libre », en sa rumeur, a fait de Krouchtchev un Chef d'État comme les autres. Il l'a reçu, promené, fêté. Il lui a fait visiter la cathédrale de Reims. Alors, les congratulations terminées, le communisme prend de l'assurance. Il se permet des éclats. Il est redevenu subrepticement la « conscience » du monde. Il peut abattre un U 2. La rumeur ne dira pas que les U.S.A. ont proposé l'inspection aérienne réciproque afin d'éliminer la crainte d'une attaque surprise. La rumeur ne dira pas que l'U.R.S.S. a refusé ce moyen sérieux de contrôle. La rumeur ne dira pas que le refus persistant de l'U.R.S.S. a mis le « monde libre » dans une position de méfiance nécessaire. La rumeur dira que l'État soviétique est un État ordinaire, et que les U.S.A. ont des militaires maladroits. Alors le communisme pourra monter une affaire de l'U 2 pour accabler Eisenhower ; puis décider qu'il n'y pense plus : ce sera pour flatter Kennedy. Le communisme pourra frapper de son soulier les Nations Unies : il entendra ces mêmes Nations Unies répondre, comme Martine chez Molière, à leurs défenseurs indignés : « Et s'il nous plaît à nous d'être battues » ? Il pourra même, en France, régenter un moment la République des Lettres. Le premier\ moustique national. Oui, cette République dont Beaumarchais disait déjà, en son temps, qu'elle était assaillie d'insectes, de moustiques, de cousins, de maringouins, de feuillistes et de censeurs, voici qu'elle vient s'incliner devant un maître-insecte, un grand cousin, un prince maringouin, censeur et feuilliste en chef. 91:50 Pour l'attribution du Prix Goncourt 1960, le Parti Communiste, en son organe *L'Humanité,* vient d'être promu au rang de premier moustique national. Il pique et il gagne. Le choix du Goncourt s'était porté sur un livre de Vintila Horia : *Dieu est né en exil.* Au lendemain de l'élection, le grand moustique prit son vol dans la rumeur. *L'Humanité* publia le fac-similé d'un article paru le 2 *Février* 1941 dans un hebdomadaire roumain où Vintila Horia tenait un langage pro-hitlérien et antisémite. Qui sera convié à cette réception, disait *L'Humanité *? Les représentants des déportés ? Les associations juives ? « *Sérieusement,* concluait-elle, *c'est bien vrai que Messieurs du Goncourt vont remettre ce prix à cet individu *? *Avec des pincettes...* *alors *? ». Vintila Horia répondit. Vintila Horia précisa qu'il n'avait jamais appartenu à la « Garde de Fer » ; jamais écrit pour elle : qu'il avait été limogé de ses fonctions officielles de diplomate en 1940 ; envoyé dans un camp de concentration par les nazis en 1944. Il s'étonna qu'on lui fît grief de quelques articles parus voici vingt ans ; que l'on choisît ceux-là, parmi des centaines, plutôt que ceux qu'il avait écrits, précisément, contre le nazisme. Il parla d'erreurs de jeunesse, d'un passé devenu lointain. Mais *L'Humanité* affirmait qu'il s'agissait d'un « *passé vivant* ». Et la rumeur d'aujourd'hui n'a pas de pincettes pour prendre les informations et les prétentions du communisme. Elle n'a pas de pincettes pour le premier moustique. Elle le craint et elle l'écoute. Elle entérine son bruit, et même le diffuse. « *L'Humanité* *a été fort citée hier à la radio* » constatait avec satisfaction le cousin feuilliste. Quelques jours plus tard, les Goncourt déléguaient Philippe Hériat pour faire le communiqué suivant : « *Au cours de l'assemblée générale, le Président a donné lecture d'une lettre de Vintila Horia, lauréat de* 1960, *déclarant renoncer au Prix Goncourt, dans une volonté d'apaisement. Dans la même volonté d'apaisement, et cette renonciation étant intervenue entre le vote préparatoire et la déclaration officielle du lauréat, l'Académie Goncourt décide, à l'unanimité, de ne pas décerner de prix en* 1960 ». Une date,\ une époque. Mais quoi ! La rumeur serait-elle le seul univers mental possible en la société française d'aujourd'hui ? S'efforcer de se placer hors la rumeur serait donc déjà se mettre hors-la-loi ? 92:50 Ou bien ne serait-ce pas, au contraire, se mettre en mesure d'entendre plus exactement la leçon du réel ? Tentons l'expérience. Allons à ce passé que *L'Humanité* dit encore « vivant ». Quelle époque est évoquée par cette date : 2 février 1941 ? N'est-ce pas celle de « l'occupation allemande » avant l'attaque de l'U.R.S.S. par les forces nazies ? Et quelle fut, durant ces mois, et jusqu'au 21 juin 1941, l'attitude du Parti Communiste ? Quels furent les propos de *L'Humanité *? Le Parti et les propos de son organe clandestin sont alors dans la ligne des accords germano-soviétiques. *L'Humanité* du 4 juillet 1940 écrit : « *Le peuple de France veut la paix. Il demande d'énergiques mesures contre ceux qui, par ordre de l'Angleterre impérialiste, voudraient entraîner les Français dans la guerre* ». Celle du 13 juillet préconise la « *fraternité franco-allemande* ». Elle écrit : « *Les conversations amicales entre travailleurs parisiens et soldats allemands se multiplient. Nous en sommes heureux.* » S'agit-il alors, pour le Parti Communiste, de juger de la guerre uniquement en fonction de la France et de l'Allemagne ? Certainement pas. La question nationale, pour le communisme, est toujours subordonnée. Elle le fut avant cette période, pendant, et après : subordination aux exigences de « l'internationalisme prolétarien », c'est-à-dire pratiquement aux exigences de la nation-guide de la révolution mondiale, l'U.R.S.S. Donc, pendant cette période, la « politique » du Parti Communiste, passant par Moscou, rejoignait Berlin. Qu'en fut-il au jour de l'attaque allemande contre la Russie ? Le numéro de *L'Humanité* clandestine qui annonce l'événement est significatif. Il fut composé avant que la ruée allemande vers l'Est n'ait été connue. Aussi contient-il les consignes de la période collaboratrice : « *La reconstruction de l'Europe,* dit-elle, *ne peut se faire sans la participation active de l'U.R.S.S. et sans la collaboration de Moscou et de Berlin* ». Mais, en « dernière heure » on annonce : « *Ce numéro de* « *L'Humanité* » *était déjà composé lorsque nous avons appris la triste nouvelle du conflit éclaté entre le Reich et l'U.R.S.S.... Hitler, par un geste unilatéral, a déchiré le pacte d'amitié germano-soviétique conclu en août* 1939. *C'est lui seul qui porte la responsabilité d'une pareille trahison ; c'est lui seul qui a rendu impossible la politique d'amitié germano-soviétique que Staline avait poursuivie avec fermeté et loyauté.* » 93:50 Alors ? Alors, sortons de la rumeur complice. Et que *L'Humanité* d'aujourd'hui laisse en paix le Vintila Horia du 2 février 1941 : ces souvenirs sont dangereux pour elle. L'antisémitisme soviétique. La moindre tentative pour cheminer hors-la-rumeur, en avant de la rumeur, réserve bien des surprises. Laissant derrière nous l'habituelle protection, elle nous rend vulnérables aux appels, aux cris, avant même qu'ils ne s'amortissent et ne se dissolvent dans la confusion paresseuse de ce siècle « audio-visuel » et mystifié. Alors, sur ces chemins dégagés, nous nous apercevons, parce que Léon Leneman nous le dit, nous le crie, qu'il existe, selon le titre même de son livre, une « *Tragédie des Juifs en U.R.S.S* »*.* Voilà qui rend un autre son que les avantages tirés par le Parti communiste de ses indignations bien calculées devant d'anciens propos antisémites. Si ces propos furent, pour Vintila Horia, de regrettables erreurs de jeunesse, que dire alors de la « *conspiration du silence* » ou plutôt de la conspiration de la rumeur faite autour de l'antisémitisme soviétique, sinon qu'elle est, pour notre société, une erreur persistante ou un cynisme bien mûr ? Léon Leneman est un journaliste juif né à Varsovie. Au moment de l'invasion nazie, il s'est réfugié en U.R.S.S. Cette tragédie dont il parle, il l'a donc vue, vécue, sur place. La Grande Encyclopédie soviétique, parue en 1945, qui a donné la pensée du régime sur le sionisme, « *idéal de la bourgeoisie juive réactionnaire dont le but est de détourner, comme l'avait fait observer Lénine, les masses ouvrières juives de la lutte de classes de la révolution et du socialisme... La révolution d'octobre a totalement liquidé le sionisme en assurant aux masses juives la liberté et la possibilité de construire le socialisme* ». Ce que recouvre cette phrase tragique, Léon Leneman nous le dit : « *trente cinq années d'un combat permanent, de dures et longues années de peines et de souffrances, de déportation de dizaines de milliers de juifs dans la taïga sibérienne, dans les forêts de la Région Autonome Socialiste Soviétique de Komi, dans les steppes du Kazakstan et dans les mines de charbon de Vorkouta, où souffrent, en ce moment même, des milliers de juifs abandonnés* ». L'ampleur de la persécution est avérée par les faits que rapporte cette première relation historique complète de l'antisémitisme soviétique : assassinat des écrivains yiddish, destruction des institutions juives en U.R.S.S., pratique croissante de discrimination, et cette campagne de haine par laquelle Staline a préparé le procès des « assassins en blouse blanche ». 94:50 Krouchtchev ? C'est Ilya Ehrenbourg lui-même qui l'a défini, un « *anti-juif ukrainien typique* ». Le livre de Léon Leneman est préfacé par Manès Sperber : « *il sert à faire connaître,* affirme cette préface, *la vérité la plus systématiquement bafouée, à faire entendre le cri d'alarme de tout un peuple. Nous n'avons pas le droit de ne pas entendre le cri, uniquement parce qu'il est étouffé,* affirme Léon Leneman. E*n effet, après son livre, nul ne pourra plus prétendre a l'ignorance, cet alibi de la lâcheté* ». Nous ne prétendons pas ici que le cri d'alarme, même étouffé, ne soit jamais entendu. La conférence tenue le 16 septembre dernier à Paris, et dont l'objectif était la défense des juifs d'U.R.S.S., suffirait à le prouver. Une motion fut transmise à l'Ambassadeur Vinogradov. Elle prie le gouvernement de Moscou de mettre fin aux restrictions culturelles et religieuses auxquelles est soumise la communauté hébraïque de l'Union soviétique. Elle recommande particulièrement aux autorités soviétiques « *de permettre aux juifs séparés de leurs familles par suite de la dernière guerre de rejoindre les croyants qui sont à l'étranger* ». Avant de mourir fusillé par les Soviétiques, en août 1952, David Bergelson emprunta sa dernière parole au psalmiste : « *Terre, oh ! terre, ne recouvre pas mon sang* ». Mais ce que la terre ne fera pas, l'on peut bien craindre que la confortable rumeur de l'Occident ne le fasse. Comment les catholiques ne le craindraient-ils pas, eux qui savent comment cette même rumeur absorbe le souvenir et le témoignage des chrétiens moqués, traqués, emprisonnés, déportés, qui, en pays communiste, refusent de faire de leur Église un paillasson des nouveaux esclavagistes ? Permanence\ d'un univers concentrationnaire. Autre surprise du cheminement « hors la rumeur » : nous y rencontrons précisément d'anciens déportés, mais qui n'auraient peut-être pas considéré *L'Humanité* comme un guide sûr en matière de protestation. Nous sommes loin d'être toujours d'accord avec ce qu'écrit David Roussel, mais il nous faut bien admettre que son témoignage sur « *l'univers concentrationnaire* » est d'une grande, force. 95:50 On sait avec quelle précision d'anatomiste il fit connaître, au lendemain de la Libération, les mécanismes de la déshumanisation propre aux camps de concentration nazis. Or, les lois qui régissaient cet univers singulier, il en décela aussi l'existence dans les réalités soviétiques. Il les reconnut dans le recours fréquent au travail forcé. Il en vit l'application dans le fait de la répression politique : par le réemploi des opposants, cette répression devient un facteur important de la production économique et de la réalisation des plans. On ne peut plus contester que le régime stalinien ait voulu disposer d'une population concentrationnaire nombreuse. A tel point qu'il s'agissait beaucoup moins pour lui, comme on l'a dit d'inventer des institutions pour éduquer des coupables, que d'inventer des coupables pour alimenter les institutions. La notion de crime se trouvait alors ordinairement élargie au délit d'opinion. Mais une question se pose : cet univers concentrationnaire qui s'est constitué sous Staline a-t-il survécu à son créateur ? Se maintient-il de nos jours ? La réponse nous est donnée dans le remarquable « document » où David Rousset et Paul Barton, avec une très grande rigueur dans la preuve et le témoignage nous ont donné, en 1959, une véritable histoire du monde concentrationnaire soviétique. Manifestement, ce monde a évolué. Devant son taux excessif de mortalité, les chefs soviétiques sont intervenus pour améliorer les conditions de vie. Les grèves des détenus, l'amnistie limitée de 1953, ont contribué à un certain allègement de l'institution. Mais la conclusion de Paul Barton est positive : le système se maintient quant à l'essentiel. Aucun des grands « *complexes concentrationnaires,* précise-t-il, *n'a été dissous* » et la répression politique ne cesse de peupler ce que l'on a appelé les « tombeaux d'esclaves » de l'U.R.S.S. Quant à la République populaire de Chine, elle pousse le système concentrationnaire jusqu'à une sorte de cynique perfection. Plus encore qu'en U.R.S.S., l'entreprise y apparaît avec « *Un caractère délibéré, préconçu, en quelque sorte planifié* ». Ainsi s'exprime David Rousset, qui ne semble pas partager tout à fait l'engouement actuel pour « l'efficacité chinoise ». Le travail forcé en « Chine populaire » est donc tout simplement l'un des fondements du régime. Il existe, précise David Rousset, sous toutes les formes. Ses formes classiques : inquisition et transfert de populations paysannes, rafle massive et déportation de la population mouvante des grandes villes. 96:50 Mais la main-d'œuvre ordinaire du travail forcé est formée par les délinquants politiques, affectés aux « corps de rééducation », *qui étendent sur tout le continent un véritable réseau de camps, permanents ou mobiles.* Le système chinois comporte cependant une originalité : il semble bien qu'il aille, avec les techniques de rééducation, au-delà de toutes les expériences réalisées jusque là dans ce domaine. Ce qu'il vise à obtenir de l'individu « rééduqué », c'est plus qu'un sentiment de culpabilité : c'est à partir d'un vide mental provoqué, l'insufflation d'une personnalité nouvelle artificielle et conforme. David Rousset constate encore qu'au fond de notre temps réside une contradiction majeure. Le phénomène concentrationnaire, où l'homme s'aliène et s'avilit, en constitue le second terme. Le premier est dans la maîtrise accrue des forces de production, où l'homme se grandit. Singulière clairvoyance. Il semble bien en effet que jamais dans l'histoire, l'homme n'ait été à la fois tant exalté et tant méprisé. Ni dans les idéologies, ni dans les situations concrètes qui lui sont faites aujourd'hui, il ne semble trouver son exacte mesure et son exacte place. Ovide exilé. Enfin, dans le cheminement hors la rumeur, nous rencontrons le livre même de Vintila Horia. Et lorsque *L'Humanité* en fait un « *mauvais livre... qui convertit rétrospectivement au christianisme le poète latin Ovide avant même que Jésus-Christ n'ait, selon les croyances chrétiennes, atteint sa majorité* », ne fait-elle pas une discrimination qui, cette fois, révèle un dessein plus profond ? Que Vintila Horia se fût tourné, non vers le christianisme, mais vers le communisme ou ses franges progressistes, et on lui aurait pardonné ses textes anciens. On lui aurait trouvé du talent. La rumeur lui eût été favorable. Mais il n'en est pas ainsi. Vintila Horia n'a pas accepté la domination communiste. Vintila Horia décrit une expérience spirituelle, qui est celle de l'exil et de l'attente : le pressentiment du Dieu qui vient. Il lui donne la forme apocryphe d'un journal qu'Ovide aurait écrit, après la sentence d'Auguste l'exilant au pays des Gètes, sur le Pont-Euxin. 97:50 Ce journal d'une évolution intérieure terminée sur l'annonce du Messie serait-il donc mauvais parce que Dieu est venu en Israël ? Les chrétiens, ces « sémites spirituels » seraient-ils donc victimes aussi d'un « antisémitisme » d'une essence particulière, c'est-à-dire antispirituelle ? Il est bien attachant cet Ovide solitaire, et anxieux, embarrassé de ses dernières amours. Il a peur et il a froid, et les dieux se sont évanouis. « *Sais-tu Dokia, dit-il, que je possédais tout ce qu'un homme peut désirer et que je n'étais pas heureux* » ? Le soleil et la neige le visitent, et quelques femmes, et les souvenirs des joies romaines. Mais tout, maintenant, n'est qu'amertume. D'ailleurs, l'auteur de « l'Art d'aimer » a-t-il jamais aimé ? Il se surprend à attendre, mais quoi ? mais qui ? Et c'est le monde entier qui attend. Ils attendent, ces Gèles, qui font la guerre, assiègent la ville. « *Des hommes comme moi crevaient de faim,* dit Ovide *et, avant même de les écouter nous les avons reçus avec des flèches. Ils n'avaient pas su nous parler et nous n'avions pas su les entendre* ». Ce qui est attendu, c'est un nouveau langage. C'est la réponse à un insatiable désir. L'âme des hommes, se demande Ovide, comment la tranquilliser ? « *Une pluie de pain et de lait n'aurait pas suffi à les apaiser car ils auraient cherché plus loin, pour trouver des pommes d'or et la source de l'éternelle jeunesse, et en les trouvant, ils auraient continué leur fuite vers autre chose. Leur faim et leur soif étaient pareilles à la mienne, peut-être à celle de Corinne et de Dokia, d'Honorius et de Mécaporus, des femmes de Rome et d'Alexandrie. On avançait les uns vers les autres, en se trompant d'appétit.* » Et l'épreuve intérieure, ce dur privilège de l'exil, se poursuit, éclairée par instants d'une lumière commençante et fragile. Le poète, lentement et laborieusement s'y purifie. La foi du peuple des Gètes en un Dieu unique le préoccupe. Un prêtre de cette religion essaie de l'aider dans sa quête angoissée. Sous les pommiers de Scorys, le poète goûte un instant de paix, une joie qui lui était inconnue, paradis entrevu dans la calme harmonie de l'âme et du monde. « *Avant j'ignorais ce que j'attendais. Depuis que je suis à Tomes, et surtout après le voyage au-delà du Danube, je le sais. Cette certitude n'est pas pour me rassurer, car des milliers d'hommes avant moi, Virgile parmi eux, mais aussi Sophocle et Platon, Pythagore et Thalès, ont attendu sans doute la même chose, la même réponse.* 98:50 *Et comme elle ne venait pas, ils ont répondu seuls à leur angoisse, mais ce ne fut sans accent toujours, qu'un chemin nouveau vers la même attente, une nouvelle manière de se planter, face au ciel, l'âme tendue vers qui ne voulait pas répondre.* *On attend plus que jamais... L'attente est devenue une torture générale, nous vivons au siècle de l'attente, et aucune solution humaine n'est plus acceptable et possible* ». L'exil va-t-il se figer dans une immobile tragédie, suspendu entre une origine perdue et une fin qui ne se laisse pas entrevoir ? Mais voici qu'Ovide rencontre Théodore, le médecin grec. Et Théodore a vu le Messie. Dieu est né à Bethléem de Judée. Toutes les doctrines et toutes les sagesses ne seront désormais que des « *ailes mortes* ». Qu'est-ce que le Messie dira aux hommes ? se demande Ovide. « *Tout le reste,* ajoute-t-il, *devient tout à coup d'une petitesse effroyable* ». Luc BARESTA. 99:50 ### Paul Faure par Georges DUMOULIN L'article de Georges Dumoulin se passe aisément de présentation ou d'introduction. Si l'on désirait néanmoins quelque chose qui pût éventuellement en tenir lieu, on le trouvera plus haut, dans les « Pages de journal » à la date du 21 novembre 1960. J. M. NOUS ÉTIONS LIÉS par quarante années d'efforts communs, lui sur le plan politique, moi sur le plan syndical. Notre communauté d'efforts avait formé notre amitié en donnant le même souffle à nos âmes. Le socialisme de Paul Faure était avant tout humain et solidaire ; j'irai jusqu'à dire que la charité n'en était pas absente. Son socialisme n'avait de valeur qu'autant qu'il était capable d'établir la paix entre les peuples et les États. Ce fils de paysans, issu des coteaux boisés du Périgord, instruit par quelques années de scolarité secondaire, avait tout de suite compris qu'il devait se mettre au service de la justice en adhérent à un parti qui lui donnerait l'occasion de se vouer à une tâche de propagande. Il était naturel qu'en s'engageant très jeune dans cette voie, l'enfant de la Dordogne puisât les premiers éléments de sa discipline intellectuelle dans la masse informe et confuse du marxisme étranger que l'on diffusait en France à l'aide de formules élémentaires. Mais à mesure que le plan humain de son socialisme s'élargissait, c'était au détriment de ses connaissances marxistes qui ne lui donnaient que des notions fausses sur l'antagonisme des intérêts opposant les catégories sociales. 100:50 Ainsi quand vint ce fameux congrès de Tours en 1920, lequel provoqua la scission au sein du Parti socialiste français, Paul Faure se trouva parmi ceux qui refusèrent de s'incliner devant les vingt et une conditions imposées par Moscou et qui du même coup s'opposaient à la constitution d'un Parti bolchevick en France en rejetant l'adhésion à la troisième Internationale. Mais un grand nombre de socialistes français, parmi lesquels les inévitables intellectuels, obéirent à l'ukase de Lénine et fondèrent le Parti qui devait être celui de M. Maurice Thorez. Très affaibli par cette rupture, par le désarroi du monde ouvrier, par l'ébranlement du mouvement syndical qui devait se scinder un an plus tard, le Parti socialiste assura sa survie et organisa son redressement. Et ce fut Paul Faure, ce petit homme maigre, brun de peau, au regard fiévreux, à la voix ardente qui fut l'artisan de ce miracle. Vingt années durant, il parcourut le pays et fit sonner son verbe clair sur les plateaux des tribunes populaires, parmi la fièvre des hommes et les passions électorales. A ses heures et à son corps défendant, il fit de la politique et devint député d'une citadelle réputée imprenable en dénonçant les abus et les privilèges des « marchands de canons » qui s'étaient fait les fourriers et les fournisseurs des conflits internationaux. Il ne fut pas ce député médiocre commissionnaire et démarcheur, quémandeur de médailles et quêteur d'emploi. Il fut l'élu qui utilise la tribune parlementaire comme un tremplin de propagande. Quoique sans illusions sur les vertus foncières de la troisième république, il ne fut pas celui qui s'acharne contre un régime dans le seul dessein de le renverser par la force. On ne le vit dans aucun complot, dans aucune formation subversive visant à détruire les fondements de la Constitution de 1875. Il avait mission d'être le secrétaire général de son parti ; il l'a été clairement, honnêtement, noblement pendant vingt ans de 1920 à 1940. Il l'a été par la parole sans jamais salir ou déshonorer une tribune. Il l'a été par la plume, en donnant aux éditoriaux de l'organe quotidien de son parti, un ton respectueux et cette allure de jeunesse de la langue de notre pays dont il connaissait la richesse et dont il savait les origines. Vinrent pour lui comme pour beaucoup d'autres, les années sombres. Pour lui, la guerre était un fléau qu'il fallait écarter même en traitant « avec le diable ». Pour d'autres, la guerre semblait être une nécessité imposée par l'expansion de l'hitlérisme. Il était ainsi devenu le secrétaire d'un parti déchiré au sein duquel se heurtaient les munichois et les anti-munichois, les pacifistes et les belliqueux. 101:50 La guerre vint avec d'autres déchirements et l'occupation du territoire avec d'autres troubles. Puis, ce fut l'armistice avec une autre république, un autre État, un grand Chef, d'autres hommes de gouvernement. Devant les événements, en présence de l'occupant, parmi les douleurs d'un pays crucifié, la conduite de Paul Faure conserva son honnêteté et sa rectitude. Il fit confiance à celui qui avait accepté de diriger le destin de la France. Il sut pendant l'occupation se tenir à l'écart des intrigues en préférant le silence aux agitations. Il sût être serviable sans se compromettre et sauver des vies humaines sans recourir aux contacts inutiles. Vinrent contre lui, au moment de la Libération, les heures de la vengeance et de la vindicte. Lui et ses amis furent chassés de leur parti, bannis pour toujours, condamnés sans jugement, frappés illégalement d'inéligibilité parlementaire, injuriés et salis. Ce fut pour Paul Faure un nouveau calvaire de vingt ans de 1940 à 1960. Mais l'homme avait le cœur d'un apôtre et l'âme d'un saint. A défaut d'un parti, il prit la tête d'une phalange qui osa, à travers toutes les euphories du nouveau régime, dénoncer les tares d'un système qui n'avait pas reculé devant le mensonge et l'imposture. Et ce fut *la République Libre* que Paul Faure rédigeait et auquel ses amis collaboraient : un petit journal paraissant d'abord toutes les semaines, puis tous les quinze jours, bien écrit, ardent, sympathiquement accueilli dans tous les coins du pays par une élite fidèle. C'est ainsi qu'autour de Paul Faure et de son journal se créèrent des sympathies nouvelles, des amitiés inattendues ; il ne s'agissait plus seulement de personnes ayant plus particulièrement leur place « à gauche », car ces amitiés et ces sympathies nouvelles venaient de personnes dont l'horizon politique était à l'opposé de celui du parti socialiste traditionnel. Il y avait là des hommes « de droite » portant des noms à particule, des prêtres, dont le Chanoine Desgrange. Pour Paul Faure, c'est une fin qui n'a pas été dépourvue d'espérance et de charité. On a conduit ses restes dans son village natal pour qu'il repose en paix dans la terre où il est né. Georges DUMOULIN. 102:50 ### A propos de la Hongrie catholique *Lettre de Pierre Andreu à Jean Madiran* Mon cher ami, J'ai peu de choses à ajouter aux excellentes notes dont *Itinéraires* a accompagné la publication des articles de *Témoignage chrétien* et du *Monde* sur la situation de l'Église en Hongrie ([^10]). Il y a toutefois un point que je désirerais relever. Aussi bien *Le Monde* que *Témoignage chrétien,* opposent avec satisfaction la pratique religieuse en Hongrie communiste et en France « capitaliste », pratique qui serait nettement plus élevée en terre communiste. *Le Monde* écrit : « *On estime à* 30* % environ le nombre des catholiques accomplissant régulièrement tous les devoirs culturels* (*sic*) *et sacramentels de leur religion, ce qui, ajoute Mgr Varkonyi avec une pointe d'ironie, nous paraît une proportion supérieure à celle des catholiques français.* » Et *Témoignage chrétien,* qui semble avoir pris à son compte, sans plus de vérification, l'affirmation du prélat hongrois : « *La pratique religieuse reste élevée, trois fois plus forte qu'en France, puisqu'elle atteint* 30* %.* » 103:50 Or les chiffres réels de la pratique religieuse en France, comme l'a montré sans discussion possible le Chanoine Boulard (*Premiers itinéraires en sociologie religieuse,* p. 24) avoisinent ou même dépassent ce pourcentage. Le Chanoine Boulard, tout en contestant jusqu'à un certain point l'intérêt de ces moyennes globales qui assimilent des données très différentes -- là nous sommes en pays de chrétienté où la pratique est presque totale, et là en terre de mission où l'indifférence règne en maîtresse -- a montré que sur 31.700.000 Français de plus de 14 ans, 10.500.000 faisaient leurs Pâques, ce qui nous donne -- défalcation faite d'environ 1.000.000 de non catholiques -- un coefficient de 34,2 % de pascalisants. Là-dessus, si l'on tient compte des équivalences habituelles de pourcentages entre adolescents de 14 à 21 ans et adultes, on obtient en gros -- il s'agit, ne l'oublions pas, de la France entière, grandes villes paganisées comprises -- un coefficient de 30 % d'adultes pascalisants. Quant au fond de la question, je me permets de vous signaler dans *Le Monde* du 3 décembre 1960 le résumé du rapport de sir Leslie Munro sur la Hongrie ([^11]) qui jette un jour effrayant sur les propos et sur les silences de ces responsables de l'Église hongroise... Vous avez bien raison, cher ami, d'écrire qu'il ne suffit pas de dire : « C'est une infamie de *Témoignage chrétien* » ; pourtant comme l'on comprend les hommes qui trouvent un apaisement à le dire. Pierre ANDREU. 104:50 ### La Purification CETTE FÊTE est davantage celle de la Présentation de Jésus au Temple que celle de la Purification de Marie, purification légale mais inutile, on le sait ; et qui fut l'occasion pour Jésus de prendre possession du temple du vrai Dieu, de l'unique temple sur la terre du vrai Dieu son Père. Mais dans quelle humilité ! C'est un petit enfant d'un mois et dix jours exactement, tout emmitouflé qui monte à Jérusalem en fin d'hiver. Or Jérusalem est à 800 mètres au-dessus du niveau de la Méditerranée ; elle est exposée au froid. On se souvient que Chesterton, parti pour l'Orient aux environs de Noël, pour éviter la chaleur probablement, et passant par l'Égypte, d'abord, eut l'étonnement de trouver Jérusalem sous la neige et « semblable, avec ses tours crénelées, dit-il, au Mont Saint-Michel ». Ses rois et ses prophètes aussi ont vu Jérusalem sous la neige. C'est dans le psaume qui commence par ces mots : « Rends gloire au Seigneur, Jérusalem, loue ton Dieu ô Sion » que se trouvent ces paroles de louange : « *qui dat nivem sicut lanam...* (Dieu) donne la neige comme une laine, il répand le givre comme de la cendre ». Ce psaume fut probablement composé en hiver et fait partie des vêpres de la Sainte Vierge. Marie et Joseph marchèrent donc d'un bon pas pour franchir les dix kilomètres qui séparent Bethléem de Jérusalem. Et comme ils étaient très jeunes tous deux et pleins de joie, ils chantèrent tous deux, non par devoir, mais dans l'amour, ou mieux dans un devoir d'amour et l'amour du devoir (le langage ici est impuissant). 105:50 Ils chantèrent les « cantiques des montées » que les Juifs psalmodiaient pendant leurs pèlerinages à la cité sainte. La procession de la Chandeleur rappelle ce premier voyage de Jésus avec ses parents : « *Orne ta demeure, Sion, pour accueillir le Christ ton Roi. Reçois Marie, la porte du ciel...* » Mais Joseph et Marie chantaient humblement comme tout leur peuple et Joseph chef de la famille entonnait. JOSEPH. -- Je lève les yeux vers les montagnes : D'où me viendra le secours ? MARIE. -- Mon secours viendra de Yaweh Qui a fait le ciel et la terre. JOSEPH. -- Il ne permettra pas que ton pied trébuche, Celui qui te garde ne sommeillera pas. MARIE. -- Non, il ne sommeille ni ne dort Celui qui garde Israël. JOSEPH. -- Yaweh est ton gardien Yaweh est ton abri, toujours à ta droite. MARIE. -- Pendant le jour le soleil ne te brûlera pas Ni la lune pendant la nuit. JOSEPH. -- Yaweh te gardera de tout mal Il gardera ton âme. MARIE. -- Yaweh gardera ton départ et ton arrivée maintenant et à jamais... Et puis quand ils approchèrent de Jérusalem ils firent une petite pause et entonnèrent le psaume 121 : JOSEPH. -- Je me suis réjoui de ce qu'on m'a dit : Nous irons dans la maison du Seigneur. MARIE. -- Nos pieds s'arrêtent Devant tes portes, ô Jérusalem. JOSEPH. -- Jérusalem, tu es bâtie comme une ville Où tout se tient ensemble (siège de l'unité ?). MARIE. -- Là montent les tribus de Yaweh Selon le commandement, pour rendre gloire au Seigneur. 106:50 JOSEPH. -- Car là se tiennent les sièges pour le jugement Les sièges pour la maison de David. MARIE. -- Demandez la paix pour Jérusalem l'abondance pour ceux qui l'aiment. JOSEPH, -- Que la paix soit en tes murs l'abondance dans tes tours. MARIE. -- A cause de mes frères et de mes amis Je demande pour toi la paix, JOSEPH. -- A cause de la maison du Seigneur notre Dieu J'ai cherché le bien pour toi. C'est ainsi que Joseph et Marie entrèrent dans le temple. Et le psaume qu'ils chantaient, nous le chantons maintenant aux vêpres de la Sainte Vierge ; car avant le temple de Jérusalem, Marie a été le temple du Verbe incarné ; elle est la cité du grand Roi. C'est en son cœur qu'il règne comme nulle part ailleurs, car Marie a été conçue dans la grâce « avant les siècles, dès le commencement ». Mais elle est aussi comme l'exemplaire de l'Église par qui nous recevons Jésus, et elle continue à demander la paix pour Jérusalem. LA SAINTE FAMILLE entra dans le temple par une des portes orientales, dite « des Nouveaux Nés » car la liturgie en Israël était très bien réglementée, observée et très aimée, comme chez tous les peuples qui se rendent compte que le vrai lien social est celui de la religion. Ils achetèrent deux petites colombes et traversèrent le parvis des gentils, donnèrent les colombes à un prêtre, versèrent pour le rachat du premier-né cinq sicles d'argent et Marie monta sur la galerie des femmes où elle avait journellement suivi les offices pendant toute sa jeunesse puis elle vit le prêtre sacrifier et brûler l'une des colombes sur l'autel. Ainsi Jésus, maître de la Loi, suivait la loi. Comme celui des hommes, tout premier-né des animaux devait être racheté aussi : nous pensons que les anciens hommes qui sous l'inspiration divine avaient établi cette règle, se rendaient compte du mystère de la création et l'honoraient. Ce mystère demeure ; mais perdus au milieu des *gènes,* des *hormones,* des *protéines,* des *lipides,* des *glucides etc.* nos contemporains, même catholiques, oublient le mystère et ne l'honorent plus. 107:50 A L'image de Marie se présentant pour être purifiée, les jeunes mères chrétiennes demandent-elles encore en grand nombre la bénédiction des relevailles qu'elles peuvent recevoir des leurs premières sorties ? « Entrez dans le temple de Dieu et adorez le fils de la Bienheureuse Vierge Marie qui vous al donné une heureuse fécondité. » « Jetez un regard de bonté sur votre servante qui vient avec joie vous rendre grâce en votre Saint Temple, et faites par les mérites et l'intercession de la Bienheureuse Vierge Marie, qu'elle mérite après cette vie d'arriver avec son enfant aux joies de l'éternelle béatitude. » Peut-être Marie et Joseph s'étaient-ils arrangés pour assister au sacrifice quotidien du matin, vers neuf heures. Neuf coups de trompette l'annonçaient (Les trompettes d'argent du Vatican reproduisent celles du temple de Jérusalem qu'on voit figurer sur l'arc de Titus). Tous les lévites de la section de service entrent sur le Parvis, puis neuf officiants ; les trois premiers étaient prêtres, coiffés de mitres d'or et pieds nus. En tête marchait le sacrificateur. La grand'messe quotidienne de nos monastères bénédictins est la suite de la cérémonie du temple de Jérusalem ; elle représente la plus fidèle tradition de l'humanité. Le même sacrifice se renouvelait le soir ; ce sont nos vêpres. Mais les Juifs n'avaient que des figures. Seule Marie, ce jour-là, portait dans ses bras le véritable agneau de Dieu, capable de satisfaire par amour à la justice du Père. Et nous aussi nous l'avons ; lui-même. D'après l'Évangile ce serait au moment même où la Sainte Famille entrait dans le Temple que le vieillard Siméon « conduit par l'Esprit » prit l'Enfant dans ses bras, bénit Dieu et dit : « ...mes yeux ont vu ton salut, ...lumière pour éclairer Les Nations et gloire de ton peuple d'Israël. » « Et son père et sa mère étaient étonnés de ce qui avait été dit de lui ». Car les merveilles succèdaient aux merveilles. Joseph avait été averti par un ange. Élisabeth avait reconnu dès la Visitation la Mère du Sauveur. Saint Jean avait été sanctifié dans le sein de sa mère par la visite de Jésus. Zacharie avait, pour prophétiser, recouvré l'ouie et la voix à la naissance du Précurseur. Il y avait juste quarante jours les bergers avertis par un ange étaient venus reconnaître le Sauveur : *Ce ne fut pas sous un lambris* *Ce fut dans un taudis* *Deux bêtes y hébergeaient à peine...* dit le vieux Noël. 108:50 Mais les bergers ne s'en étaient pas étonnés. D'abord l'ange l'avait dit ; et puis eux-mêmes s'y seraient trouvés mieux qu'à garder des bêtes dehors dans la nuit. Dans une étable les bêtes tiennent au chaud. Enfin pendant des centaines de siècles les hommes étaient nés et avaient vécu dans des grottes : Jésus donnait ce signe qu'il était venu aussi pour eux. Mais voici Jésus reconnu non plus par ces innocents bergers, mais par une notabilité de Jérusalem, un homme « juste, timoré, attendant la consolation d'Israël ». Les parents de Jésus s'étonnaient non d'apprendre ce qu'ils savaient, mais de l'intention de Dieu de manifester Jésus. Ainsi se réalisait la parole du prophète que « viendrait le Désiré des Nations et que la maison du Seigneur serait remplie de Gloire ». LE VIEILLARD PRIT L'ENFANT dans ses bras et l'Église nous dit : « Le vieillard portait l'Enfant, mais c'était l'enfant qui menait le vieillard ». Trente ans plus tard c'étaient les bras de la Croix qui à quelque deux cents pas de là recevaient le « Désiré des Nations ». Mais qui doute que c'était là encore le Roi de Gloire qui menait ses bourreaux ? Car il a continué et continue ce sacrifice. La présentation au temple s'accomplit tous les jours ; tous les jours à l'autel un vieillard Siméon prend Jésus dans ses bras et l'offre au Père. Mais la terre tourne et présente à chaque instant dans la fraîcheur du matin des terres nouvelles aux premiers rayons du soleil. A chaque instant des messes se préparent, se célèbrent, et le sacrifice s'accomplit sans intermission sous le soleil de justice. MARIE DANS LE CIEL contemple cette continuation du Sacrifice du Calvaire avec un amour éperdu. Jésus, dit Pascal, est en agonie jusqu'à la fin des temps. Jusqu'à la fin des temps Marie est au pied de la Croix dans l'émerveillement de l'amour. Et comme Dieu le Père l'a choisie pour être son moyen d'action entre Sa justice et Sa miséricorde, Il lui montre en même temps où elle doit agir, où elle doit paraître. Chargée d'enfanter le Salut du monde, elle commande aux anges et enfante les âmes à la vie spirituelle et les prépare à la vie éternelle. Car après avoir donné le jour au Sauveur elle a préparé à vivre de la vie des hommes ce petit bonhomme qui était le Verbe incarné ; elle l'a nourri, l'a garé du feu, lui a enseigné le nom de Yahveh dans la langue de ses pères. 109:50 Les dons de Dieu sont sans repentance. Marie continue. S. Augustin dit que tous les prédestinés pour être conformes à l'image du fils de Dieu sont en ce monde cachés dans le sein de la Vierge Marie où ils sont gardés, nourris, entretenus et agrandis par cette bonne Mère jusqu'à ce qu'elle les enfante à la gloire après la mort, qui est le jour de naissance des saints. C'est, dit saint Louis de Montfort, *le chemin frayé par Jésus-Christ.* D. MINIMUS. 110:50 ### Mise au point : Le G. E. T. E. S. (et cetera) Voici un an s'ouvrait dans une certaine presse catholique une campagne de diffamations contre diverses associations et publications catholiques, au nombre desquelles était visée la revue *Itinéraires.* La revue *Itinéraires* n'a encore fait aucune riposte publique. Nous nous sommes, comme on le sait, occupés d'abord d'aider publiquement à la défense immédiate d'un homme dont la personne et l'œuvre étaient encore plus attaquées que nous-mêmes (voir notre numéro 42 : « Lettre à Jean Ousset »). Cela ne signifie pas que nous ayons renoncé à défendre notre droit. Beaucoup de nos lecteurs nous firent part de leur émotion, voire de leur indignation extrême, et nous invitèrent à répliquer avec la dernière énergie. Il nous parut plus sage de laisser les passions (y compris éventuellement les nôtres) se calmer, et d'examiner dans un esprit d'objectivité et de sérénité la situation qui se révélait ainsi. Après une année entière, le moment est venu de faire le point sur cette affaire, et d'en donner un bref compte rendu à nos lecteurs. \*\*\* Premièrement, les calomnies publiées contre nous étaient si manifestement contraires à la vérité et à la justice, que nous avons voulu observer ce qui se produit en pareil cas dans notre communauté chrétienne. Nous abstenant de nous défendre nous-mêmes, nous laissions la voie entièrement libre au maintien, ou au rétablissement, de la justice et de la vérité dans la communauté. Disons sur ce premier point qu'après douze mois d'attente patiente, nous savons maintenant ce qui se produit (et ce qui ne se produit pas) dans notre communauté chrétienne quand des écrivains catholiques y sont publiquement, manifestement diffamés et calomniés comme nous l'avons été. \*\*\* 111:50 Secondement. Nous avions remarqué que les calomnies mises en circulation contre nous avaient une source unique, d'ailleurs invoquée et citée en référence par les organes catholiques qui les ont reproduites : le « dossier du G.E.T.E.S. » ; c'est-à-dire le dossier de délation calomnieuse établi et diffusé par le G.E.T.E.S., ou « Groupement d'études économiques et sociales » association dont le siège est : 74, rue Saint-Honoré, Paris 1^er^. Cette association discrète, dont il est difficile de connaître les tenants et les aboutissants exacts, les activités réelles et les dirigeants responsables, était recommandée par les mêmes organes catholiques comme ayant pour but de relever le niveau des mœurs civiques et professionnelles des élites de la nation. Noble intention, dont nous avons voulu tenir compte. Supposant *a fortiori* la bonne foi de cet organisme, sachant que l'erreur sincère est toujours possible, et préférant à tous autres les moyens pacifiques, nous nous sommes donc adressés au G.E.T.E.S. pour le prier, conformément à l'usage, à l'honnêteté, et d'ailleurs à la loi, de rectifier les assertions contraires à la vérité qu'il avait mises en circulation au sujet de la revue *Itinéraires.* Procédure d'autant plus pacifique qu'elle nous évitait le risque, en multipliant les répliques dans toutes les directions, de créer tapage ou tumulte. Le G.E.T.E.S. rectifiant, et donnant à sa rectification exactement la même diffusion qu'il avait donnée à ses accusations erronées, l'incident était réglé de lui-même à la satisfaction générale. Nous avons donc adressé au G.E.T.E.S. *cinq* lettres successives en ce sens : les 20 février 1960, 14 mars 1960, 15 juillet 1960, 9 septembre 1960 et 15 octobre 1960. Nous n'avons obtenu aucune rectification. \*\*\* Nous en prenons acte : 1° Pour ce qui est des mœurs civiques et professionnelles, nous voilà fixés sur celles du G.E.T.E.S., et sur la valeur des recommandations élogieuses dont il a fait l'objet dans certains organes catholiques. 2° Pour ce qui est des moyens *pacifiques :* nous les avons employés, comme il est recommandé, avec une patience qui a duré un an. Nous ne croyons pas que, dans une affaire de cette sorte, on ait souvent consenti à un aussi large délai et à une patience aussi longue. Il est des personnes, il est des organismes, il est des diffamations, il est des procédés en face desquels les moyens pacifiques sont inadéquats et inefficaces. \*\*\* 112:50 *Pratiquement,* donc, nous constatons que les moyens pacifiques sont sans effet sur les circuits de diffamation qui se sont installés et organisés où l'on sait. Ou plutôt, le seul effet réel de ces moyens pacifiques est de laisser tout loisir aux calomnies de courir, aux diffamations de s'implanter, pendant que l'on perd son temps à des demandes de rectification qui, par cette voie pacifique, ne parviendront jamais au public auprès duquel on a été diffamé : au mieux, elles ne lui parviendront pas en temps utile. La démonstration est faite. Pour qu'elle soit faite avec cette clarté, il a seulement fallu que nous acceptions d'y subir un grave détriment. Mais ce détriment, nous l'acceptons de bon cœur, tout compte fait il n'est que particulier et personnel, il n'atteint que nous. Et il a permis une démonstration utile à tous, une démonstration qui importe au bien public. Cette démonstration si parlante nous a paru devoir être portée à la connaissance de tous ceux qu'elle peut intéresser, et notamment de nos lecteurs. ============== fin du numéro 50. [^1]:  -- (1). A ce propos, voir la mise au point qui est à la fin du présent numéro. [^2]:  -- (1). Notamment, dans le numéro qui a publié la Déclaration fondamentale de la revue : numéro 28 de décembre 1958. [^3]:  -- (1). Sur les trois livres de Jean Servier consacrés à l'Algérie, voir l'étude d'Henri Charlier dans le numéro 47 d'*Itinéraires* : « L'avenir de l'Algérie : non l'industrialisation, mais la réforme agraire. » [^4]:  -- (1). R.P. Yves de Montcheuil, s.j. : L'Église et le monde actuel, Éditions Témoignage chrétien, 1945, pp. 188-189. [^5]:  -- (2). Mais on pourrait lire au moins celles qui ont été écrites en français, spécialement à l'intention des Français... [^6]:  -- (1). Voir *Itinéraires*, numéro 48, pages 13 et 14. [^7]:  -- (1). Voir *Itinéraires*, n° 46 : « Du régime temporel : comment on supprime les citoyens ». [^8]:  -- (1). Voir *Itinéraires*, n° 46 : « Du régime temporel », spécialement pages 59-61 : « Un grand exemple historique ». [^9]:  -- (2). Voir *Itinéraires*, n° 4 : « La barbarie autrefois et aujourd'hui » ; la lettre de saint Synesius est pages 32 et 33. [^10]:  -- (1). Voir les « Documents » de notre numéro 48 : ils sont reproduits dans la nouvelle édition du tiré à part intitulé : La technique de l'esclavage (N.D.L.R.). [^11]:  -- (1). Sur ce rapport, voir plus haut les « Pages de journal », à la date du 6 décembre 1960. (N.D.L.R.).