# 51-03-61 2:51 ## ÉDITORIAL ### Sixième année QUAND REVIENT L'ANNIVERSAIRE de la fondation d'*Itinéraires,* nous nous interrogeons sur le chemin parcouru et sur celui qui s'ouvre devant nous. A chaque année nouvelle, nous avons fait part au lecteur de quelques-unes de ces réflexions. On peut les retrouver à leur place ([^1]) : dans nos numéros 10, 20, 31 et 40. Jointes à la « Déclaration fondamentale » de la revue ([^2]), elles constituent un ensemble suffisant pour le lecteur, l'ami, l'adversaire désireux de savoir ce que nous disons de nous-mêmes et comment se formulent nos intentions conscientes, délibérées, explicites. Il nous semble que la revue a grandi ; que ses perspectives se sont élargies ; qu'au fil des jours et des mois l'expérience n'a pas été vaine : nous avons tâché d'en recueillir les leçons, réconfortantes ou amères, instructives toujours. Plus particulièrement en ce moment où les périls et les espérances, pour le monde chrétien et pour l'univers tout entier, paraissent grandir simultanément, la revue s'efforce d'être présente au mouvement des idées et des âmes, et de remplir sa fonction. Attentifs à déceler ce qui nous manque, nous ne faisons point la part petite aux imperfections et aux insuffisances de la rédaction. Du moins aura-t-on remarqué que cette rédaction se renforce : lentement, mais continûment. Nous pensons publier dans quelque temps, peut-être à la fin de l'année 1961, peut-être pour l'entrée de la revue en sa septième année c'est-à-dire en février ou mars de l'année prochaine), une table des matières générale et des index : ils faciliteront l'étude et la recherche, ils permettront aussi d'apercevoir quelle somme de travaux divers a été publiée en quelques années. 3:51 Si l'on considère en effet la collection complète d'*Itinéraires* depuis mars 1956, on peut prendre une mesure, plus exacte que sur un ou deux numéros isolés, de l'ampleur et de la continuité du travail accompli, et donc de la signification réelle, de la portée effective de la revue. \*\*\* Mais, au seuil de cette sixième année, ce n'est point de cela que nous voudrions entretenir le lecteur. Au public si divers, et souvent même dispersé, de la revue *Itinéraires,* c'est de lui-même, de son activité, de son dynamisme que nous désirons surtout parler cette fois. Un public associé A cette assemblée invisible et presque toujours muette, nous avons demandé son aide. Plus que jamais, nous sentons le besoin, la nécessité, l'urgence d'un public qui, d'une manière plus étroite, soit spirituellement, intellectuellement, matériellement associé à notre action. Plus étroitement associé : plus réellement, plus vitalement. Il s'agit de réalité vivante et non de construction juridique. Nous ne voulons fonder aucune association : ni une confrérie spirituelle, ni un cercle intellectuel, ni une organisation civique. Il en existe suffisamment pour répondre à la diversité des vocations personnelles. En revanche, il n'existe en France aucune autre publication qui soit analogue ou comparable à la revue *Itinéraires :* si l'on veut qu'elle continue d'exister et de travailler, il faut AIDER à son existence et à son travail. Une aide spirituelle Nous avons demandé -- mais nous avons plusieurs fois vérifié que cette demande était, paradoxalement, passée inaperçue de la plupart -- que nos lecteurs nous apportent d'abord et avant tout leur aide spirituelle. Chaque dernier vendredi du mois, les rédacteurs, les amis de la revue, et les lecteurs qui le veulent bien, vont à la messe dans leur paroisse, ou là où ils sont, priant les uns pour les autres et pour l'œuvre de réforme intellectuelle et morale entreprise par *Itinéraires.* 4:51 L'importance que nous attachons à ce rendez-vous mensuel de prière ne saurait se dire avec des mots. Une aide intellectuelle Il nous est précieux de connaître l'avis du lecteur, ses observations, ses réactions, ses critiques, l'usage qu'il fait de la revue et l'intérêt plus ou moins grand qu'il trouve aux divers aspects de son contenu. A la fin de l'année 1957, nous avions institué une « enquête auprès de nos lecteurs ». Les réponses nous furent fort utiles. Sans lancer à nouveau une enquête systématique, nous demandons au lecteur de nous écrire spontanément ce qu'il pense de la revue, ce qu'il y trouve et ce qu'il regrette de ne pas y trouver, ce qu'il en attend. Il nous arrive de ne pas répondre aux lettres qui ne comportent aucune question à laquelle nous puissions faire une réponse utile. Que nos correspondants veuillent bien ne pas s'en formaliser : cette parcimonieuse économie de temps et de travail nous est indispensable et limite le nombre de réponses personnelles que nous leur faisons. Qu'ils sachent du moins que toutes leurs lettres sont lues avec la plus exacte attention, et que nous les en remercions. Une aide dans l'action Spirituellement et intellectuellement associé à la revue, le public d'*Itinéraires* doit l'être aussi à sa diffusion. Nous avons fait plusieurs choix. Nous les avons fait connaître, avec leurs motifs. Nous tenons résolument la revue à l'écart des publicités, des propagandes, des rivalités, des concurrences, des contestations publiques. Nous refusons toute publicité payante dans nos colonnes. Nous avons dit pourquoi. Ces choix supposent et réclament, indispensablement, *que nos lecteurs les comprennent et s'y associent activement.* C'est-à-dire *qu'ils procurent eux-mêmes à la revue des moyens,* notamment de diffusion, *qui viennent suppléer et remplacer iceux dont nous avons fermement décidé de nous passer.* 5:51 Plutôt que d'accepter les ressources de la publicité commerciale (qui ne nous paraissent pas compatibles avec notre indépendance temporelle), et plutôt que de faire entrer la revue dans le vacarme et les disputes des méthodes spectaculaires de diffusion (qui ne nous paraissent pas compatibles avec la nature exacte et la portée réelle de notre travail), nous avons fait confiance au public d'*Itinéraires.* Nous attendons de lui l'AUTO-DIFFUSION de la revue : en la faisant circuler de proche en proche, non sur la place publique, ni dans les assemblées, mais à l'intérieur des relations privées, dans le calme et le sérieux des contacts personnels. Cela est vital. C'est la signification même de la revue qui est en cause. Nous attendons du public d'*Itinéraires* qu'il se mette, non par exception comme jusqu'ici, mais intensivement, à ABONNER SON PROCHAIN EN LUI DISANT POURQUOI. Continuer ?\ Alors, tous ensemble. L'aide spirituelle que le lecteur apporte à la revue restera le secret de chacun. L'aide intellectuelle ne se mesure pas en chiffres. En revanche, c'est seulement en chiffres, c'est seulement au regard des chiffres que l'aide apportée à la diffusion de la revue prend une signification. Or l'insuffisance de ces chiffres quant à la souscription d' « abonnements de soutien », et leur quasi-stagnation quant aux « abonnements nouveaux », sont actuellement manifestes et nous posent une grave et décisive question. On peut se reporter à la « note de gérance » du présent numéro pour les détails techniques. Cette sixième année d'*Itinéraires* doit être celle d'une association beaucoup plus étroite et beaucoup plus active du public à la vie spirituelle, intellectuelle et matérielle de la revue. Il ne s'agit pas de nous *dire* que nous devons « continuer ». Il s'agit pour l'ensemble de nos lecteurs de *continuer avec nous.* Il s'agit pour chacun d'avoir le souci et de trouver le moyen de faire connaître la revue à son prochain. 6:51 Vers le prochain Nous le disons très simplement : une revue intellectuelle comme la nôtre, nous voyons bien, à de nombreux témoignages, ce qu'elle apporte à celui qui l'étudie personnellement. Et cela bien sûr est son premier usage et sa première signification. Mais s'il se révélait que la revue est surtout un objet de délectation individuelle, et qu'elle n'a pas éveillé dans l'ensemble de son public le souci intellectuel du prochain, le désir de lui faire partager ce que l'on a, la volonté de lui transmettre ce que l'on reçoit, alors nous estimerions avoir échoué. Non pas matériellement : mais intellectuellement, mais spirituellement. Nous demandons au lecteur d'*Itinéraires* d'aller cette année vers son prochain, en commençant par le plus proche. Au demeurant nous ne disons pas que rien n'ait été fait. Il s'agit de faire mieux et davantage. Il s'agit d'un effort de renouvellement et d'intensification. Il s'agit d'avancer tous ensemble. La tâche pratique de la sixième année est d'abonner son prochain en lui expliquant pourquoi : nous y appelons chacun de nos lecteurs. 7:51 ## CHRONIQUES 8:51 ### Ni repli, ni blocage par Luc BARESTA NOUS OSERONS, cette fois, une connivence de langage avec notre temps. Des lecteurs s'en étonneront peut-être et diront : « Comment ? Vous pestez contre la rumeur du siècle, et vous lui empruntez du vocabulaire ? Repli, blocage, vous parlez donc comme tout le monde ? » Certes, répondrons-nous, ces mots sont d'aujourd'hui et, partis de grands maîtres, de Mounier peut-être, ils voyagent dans l'air du temps. Mais c'est dans la presse catholique française qu'ils passent le plus souvent et cette presse n'est pas, que je sache, l'organe de la rumeur. Elle a justement pour mission de rompre avec les confusions de celle-ci, d'y faire surgir un relief de vérité. Accordons, en conséquence, un préjugé favorable à ces deux termes qui nous mettent en garde contre deux tentations. Il est toujours bon d'être averti de certaines tentations, et il est meilleur encore de réussir à les surmonter. Cependant, ces deux vocables voyageurs n'émanant pas du magistère infaillible, on nous permettra de les recevoir très librement, et même de leur proposer un « itinéraire » de notre façon. #### Chimiquement pure ? Par exemple, nous dirons qu'en effet il existe une tentation de « repli » et qu'elle prend dans certains cas un caractère proprement religieux. 9:51 Cette tentation est ressentie par le chrétien devant l'ambiguïté des situations temporelles, le mélange inextricable et mouvant de bien et de mal qu'elles constituent. Et il est bien vrai que la foi domine le temps, et qu'à moins d'accepter de se corrompre, elle doit se garder de certains mélanges et voisinages de la terre. Ce sera même notre second propos. Mais notre premier désigne un retrait si excessif qu'il pourrait bien être une démission déguisée. Noblement déguisée, puisque c'est d'une exigence de pureté qu'elle se couvre. D'intériorité aussi. La foi qu'alors on veut servir et protéger est une *foi* si dépouillée, si personnelle, et si secrète que rien n'en doit transparaître dans les affaires humaines : elle se souillerait à leur contact. Romano Guardini a employé quelque part l'expression de « *foi chimiquement pure* ». Elle convient ici ; elle désigne bien une *foi* qui s'est transformée en chose ; en chose de laboratoire que l'on croit définitivement acquise parce qu'on l'a soigneusement bouchée dans les bocaux de la fausse perfection, sur l'étagère d'un compendium secret ; une certaine quantité de ciel intérieur, bien fermé, protégé du contact de l'air, et où séjourne le meilleur de soi-même, comme un ludion sacré. A moins que ce faux ange ne soit la paresse, ou l'orgueil. Tout se passe comme si, dans cette pureté factice, un commandement nouveau était donné à Dieu et aux hommes ; à Dieu, celui de rester loin des affaires humaines ; et aux hommes, celui de ne pas trop s'intéresser aux affaires de Dieu. Un éminent religieux qui s'étonnait, naguère, de voir cette attitude assez répandue, et même préconisée avec hauteur et intransigeance, se demandait s'il n'assistait pas à l'apparition d'une nouvelle génération de cathares. Succédant aux montanistes, aux tertullianistes, aux albigeois, aux calvinistes, aux puritains, aux quiétistes, aux jansénistes, et même aux intégristes, elle inventerait, pour notre temps, une séduisante manière de se tromper sur la transcendance divine. On peut même jouer à pousser jusqu'au bout la logique de ces fausses purifications. 10:51 N'exigerait-elle pas que l'Église non seulement se dépouillât de sa doctrine de l'ordre temporel chrétien, qui précise les prolongements sociaux de l'Évangile, mais qu'elle renonçât, pour la sauvegarde de son essence spirituelle, à toute institution chrétienne, et même à toute expression visible, ou audible ? Par exemple aux écoles catholiques, aux aumôneries, aux missions, et aussi, pourquoi pas, aux formules de catéchisme, aux sacrements, aux lieux de culte ? On voit ce qu'il faudrait alors oublier : que Dieu s'est fait homme ; que l'homme, s'il n'est pas une bête, n'est pas un ange non plus ; que Dieu s'est abaissé jusqu'à s'associer personnellement cette nature humaine ; qu'Il en a assumé la misère ; bref qu'Il a habité parmi les hommes afin que les hommes habitent en Lui. #### De l'inéluctable à l'hexagonal. Pratiquement, qu'elle soit commandée par le découragement, la paresse, ou les arguments du purisme, l'attitude de repli a pour conséquence l'abandon du temporel à ce qu'on appelle pudiquement le « *mouvement du monde* »*.* Ce temporel qui se trouve ainsi soustrait aux exigences de contestation, d'orientation, d'illumination que contient la Foi, ne fait que s'alourdir et s'étaler davantage en ses déterminismes. Non seulement l'attitude de repli s'accommode des fatalités de l'Histoire, mais elle les met à l'aise ; et même elle donne du champ aux forces athées, aux idoles organisatrices. Par exemple au communisme ; dans certains cas, il semble bien qu'elle ait pour lui des préférences et qu'elle devienne d'autant plus « pure » qu'elle peut davantage le favoriser. D'une manière générale, on pourrait dire que l'attitude de repli, plus précisément le fait de retirer au temporel le spirituel dont il a besoin, conduit pratiquement, dans les affaires de la cité, à un comportement « massif ». L'homme des masses, en politique, est mû de l'extérieur : par le « mouvement du monde » ou par l'homme fort qui s'en fait l'interprète. 11:51 Examinons une actualité précise, par exemple l'état d'esprit des Français à l'égard du problème algérien. Comment ne pas remarquer que l'attitude de repli (qui rejoint dans les faits l'attitude laïciste), et cette attitude laïciste elle-même, et le comportement « massif » qui si souvent va de pair avec elles, sont devenus les composantes conjuguées et fréquentes de l'opinion métropolitaine ? C'est ainsi que la foi « chimiquement pure » s'accompagne d'une « physique » de la décolonisation. On ne sort donc pas du laboratoire, qu'il soit religieux ou politique. Et comme la foi, l'espérance et la charité « chimiquement » entendues, les faits sociaux eux aussi ne sont que choses. Mais si les premières sont privées et cachées, les secondes sont publiques et impératives : la « force des choses », alors, il faut bien, s'écrie-t-on, la subir. Elle est « *inéluctable* ». Voici le grand mot lâché. Il s'impose un peu partout, avec ou sans foi « chimique ». Par lui, une partie de l'opinion publique retourne à l'âge antique où le « fatum » du destin gouvernait les hommes et même les dieux. Mais ce destin n'inspire ici ni terreur ni pitié. Ou bien on le célèbre ; ou bien on le trouve très commode pour la justification d'un autre repli : le repli du cœur et de l'esprit sur un hexagone national prospère et tranquille. Et de toute façon, quoi que fasse le « mouvement du monde », on l'innocente : quand il fait la révolution mondiale, il faut bien que ses chars écrasent quelque fleur, ou quelque peuple ; quand il décolonise, il faut bien qu'il assassine quelque enfant, ou quelque infirmière, ou quelque prêtre, sur quelque route de la Mitidja. Il faut bien qu'il bouscule des minorités : ce sont les « *pauvres gens* » de l'Histoire. Par exemple, les Européens d'Algérie. Ce petit million de victimes, qu'il se l'offre donc. Les repliés de l'hexagone s'en lavent les mains. Ils ont les mains blanches : et les « pieds-noirs » les importunent. Cette communauté dite européenne mérite-t-elle seulement notre pitié, se demandent nos hexagonaux. 12:51 Il ne tenait qu'à elle de se soumettre au « mouvement du monde », d'en préparer les voies. Elle ne l'a pas fait : qu'elle pâtisse donc ! Que le destin l'emporte, et avec elle ces populations musulmanes misérables et prolifiques, qui grouillent dans le sous-développement. La métropole respirera mieux quand elle se sera dégagée de ces millions de pauvres accrochés à ses basques. Et puisqu'elle dispose d'un homme fort, qui justement a « épousé son époque », alors que l'homme fort frappe et tranche ! Par un heureux concours de circonstances qui est comme le curieux sourire du destin, tout est maintenant réuni pour le succès du repli. Il y a tout ce qu'il faut ; si l'on veut discuter : la justification par l'inéluctable ; si l'on veut se disculper : la mission du grand homme ; si l'on veut un bouc émissaire : l'Européen d'Algérie. La bonne conscience connaît en métropole un remarquable essor. #### La tentation du blocage. Allons maintenant à notre second propos. L'on voit bien que, s'il existe une tentation du repli spirituel, qui consiste à reléguer la foi et à désincarner l'Incarnation, il en existe une autre, de sens inverse, et qui conduit à ce non moins grave méfait : la foi est si bien aspirée par le temporel qu'elle se plaque sur lui, se « bloque » avec lui et, par cette adhérence, se trouve profondément altérée. Ce n'est plus la foi isolée, c'est la foi réquisitionnée. Elle se trouve brutalement associée à des intérêts, des positions, des préférences qui n'en découlent pas nécessairement ou qui, pis encore, sont en contradiction avec elle. La question de la « *civilisation chrétienne* » retient ici notre attention. La première attitude envisagée, celle du repli, conduisait à nier l'existence et la possibilité d'une civilisation chrétienne. Et certes, l'Incarnation, cet événement divin, est infiniment plus que la « civilisation chrétienne ». Mais il la suscite, par surcroît, et selon des expressions variables dans l'espace et le temps, à la mesure de l'accueil que lui font les hommes. 13:51 Il la suscite comme l'ébauche imparfaite, fragile, et provisoire de ce que seront, à l'achèvement des temps, les « *nouveaux cieux et la nouvelle terre* ». Il en fait un actuel et humble devoir. Si bien que la première tentation de blocage serait de projeter sur une situation historique donnée la réalisation transhistorique de la « nouvelle terre ». Elle comporterait, en quelque sorte, une invite à nier le temps. Ensuite, même lorsque la « civilisation chrétienne » est exactement située, c'est-à-dire en deçà de la plénitude finale du Royaume de Dieu, un « blocage » peut intervenir lorsque la notion de « civilisation chrétienne » elle-même est projetée dans un monde qui, par toute sorte d'aspects, lui échappe ou même la trahit ; ou qui, s'en étant plus ou moins approché dans le passé, s'en éloigne aujourd'hui. Ou encore le blocage intervient lorsque tel ou tel combat politique cherche à se justifier par une allusion sommaire à la « civilisation chrétienne » ou même à la « doctrine sociale chrétienne » sans que les exigences de celles-ci soient clairement comprises ou vraiment voulues. Pour prendre un exemple général, on saisit aisément tout ce que peut avoir de contestable l'identification de la civilisation chrétienne à ce qu'on appelle aujourd'hui le « *monde libre* ». Et le blocage est assez, souvent fait parce que, devant la menace de l'empire communiste et de ses séductions à distance, on cherche de nobles motifs pour lui résister. Nous ne pensons d'ailleurs pas que le « monde libre » soit rigoureusement, par rapport à l'empire communiste, son semblable en nocivité. Cette liberté dont il se réclame avec emphase, il est loin de la connaître réellement ; cependant il en admet souvent une forme dégradée qui nous apparaît, comparée à ce que devient la liberté en démocratie dite « populaire », comme un moindre mal : il s'efforce de préserver en lui un certain vide, un certain espace de réelles possibilités. C'est ainsi que dans ce vide préservé, les chrétiens ont des franchises. L'action catholique, la presse catholique, le projet d'un ordre social chrétien n'y sont point, en général, interdits. 14:51 Et il arrive même que les effets d'une imprégnation chrétienne s'y fassent sentir. Mais par ailleurs comment ne pas voir que ce vide est pour une large part occupé par le pire : laïcisme, étatisme, technocratie, dépersonnalisation, obsession du standing et « birth control », bidonvilles et « dolce vita », bref un matérialisme aussi, des préparations du communisme et même des partis communistes. La « civilisation chrétienne », c'est tout de même autre chose. Dans ce monde « libre » elle est peut-être à construire, et il semble qu'un délai de liberté relative soit encore laissé aux chrétiens pour qu'ils s'y efforcent. Mais elle n'est pas encore faite. #### Présence française. présence chrétienne ? Autre exemple : comment admettre que, dans les faits, la présence et la fonction de la France en Algérie soient purement et simplement identifiables à une promotion de « civilisation chrétienne » ? Et pourtant, nous ne sommes pas de ceux qui condamnent par principe toute colonisation. La colonisation trouvait une raison très recevable dans le droit de « *communication et de société* » qui est aussi un droit « *d'universelle circulation et d'universelle transmigration* ». Mais elle la trouvait surtout dans les devoirs qu'elle comportait et qui lui donnaient la dignité d'un service, d'une mission d'éducation : faire accéder des peuples à une vie meilleure, à des responsabilités nouvelles, réduire des décalages historiques, tirer au jour des richesses matérielles inexploitées, mais aussi des virtualités spirituelles enfouies. Nous pensons même que, depuis les années où les colons français, des « prolétaires », se mirent à remuer le sol algérien jusque là satisfait de palmiers nains, de lentisques et d'abris à pirates, la France a conquis sur les fièvres, les ophtalmies, les sauterelles et l'anarchie, la justification d'une présence durable. 15:51 Mais comment ne pas mesurer par ailleurs les graves méfaits imputables aux mythes laïcistes, à l'individualisme en matière sociale, et aussi aux faiblesses et aux négligences des chrétiens, c'est-à-dire à une France infidèle à sa vocation profonde ? Voici que l'idéologie de la république française une et indivisible a enfanté l'idéologie de la république algérienne une et indivisible, qui s'exprime dans la haine et le sang. Et que dire de ces « *conditions de vie si souvent inhumaines* » qu'ont dénoncées les évêques d'Algérie ? Et de ce cri « *jailli de la misère* », disent encore ces mêmes évêques, et qui monte vers Dieu mais aussi vers nous, « *de quelque manière nous accusant tous* » ? Entendent-ils cela, les repliés de l'hexagone, les pieds blancs ? Est-ce avec leurs beaux pieds qu'ils écoutent ? Et si la voix des évêques ne leur suffit pas, qu'ils apprennent donc ce qu'Albert Camus disait de ces Européens d'Algérie dont ils font si tranquillement et si « massivement » les coupables à sacrifier : « *Faut-il donc que ces Français laborieux soient offerts au massacre pour expier les immenses péchés de la France colonisatrice *? *Ceux qui pensent ainsi doivent d'abord le dire et aller s'exposer eux-mêmes en victimes expiatoires... Qui, en effet, depuis trente ans, a naufragé les projets de réforme, sinon le Parlement élu par des Français *? *Qui fermait ses oreilles aux cris de la misère arabe, qui a permis que la répression de* 1945 *se passe dans l'indifférence, sinon la presse française dans son immense majorité *? *Qui, enfin, sinon la France, a attendu, avec une dégoûtante bonne conscience, que l'Algérie saigne pour s'apercevoir enfin qu'elle existe *? » #### Un blocage de gauche. Nous ne pouvons donc souscrire, dans l'évaluation des faits, au blocage « présence française -- présence chrétienne ». Mais nous ne pouvons non plus souscrire à l'autre blocage, celui qui se rencontre « à gauche », et qui met Dieu, et même le Christ, du côté des fellaghas et de leurs amis français. Une expression assez nette de ce blocage a été fournie lors du procès intenté au « réseau de soutien » du F.L.N. 16:51 *Le Monde* a rapporté une intervention « catholique » dont il loua la hauteur de vues. Elle invoquait, en faveur des inculpés, l'exemple « *d'un certain Jésus-Christ qui a posé par sa vie et par sa mort une question analogue à celle qui était soumise en ce jour à la justice. Il disait : Malheur à celui par qui le scandale arrive, et lui-même a fait scandale, pour répondre à un autre scandale.* » Or, il s'agit bien d'un « blocage » avec tout ce qu'il comporte d'altération en profondeur. Car il y a scandale et scandale, et le scandale qu'on peut attribuer au Christ est en opposition radicale avec celui que voulait comprendre ou défendre l'auteur des propos cités. Il se trouve en effet que, précisément, la Palestine au temps du Christ était sous pouvoir romain, sous une administration romaine. Et l'historien Josèphe parle abondamment de ces partisans du « zélotisme » fondé par Judas le Gaulonite, et dont l'objectif était l'indépendance d'Israël. Ce parti suscitait de faux messies libérateurs. Il armait des fanatiques appelés « sicaires » dont la mission était d'abattre tout romain passant à portée de poignard. D'ailleurs, la tentation d'Israël ne fut-elle pas d'attendre un Messie terrestre, qui l'aurait rétabli dans son antique splendeur, libéré du joug étranger ? Et les apôtres n'ont-ils pas partagé quelque peu l'erreur commune ? Mais rien, dans les paroles ou l'attitude du Christ, ne laisse supposer la moindre intelligence avec les « zélotes » et leurs « sicaires ». Au contraire. Au début de sa vie publique, il a voilé son caractère messianique afin d'éviter qu'on le prenne pour ce que, dans notre langage de 1960, nous appellerions un militant de la décolonisation. Sur la question du tribut à César, on sait qu'il n'a pas répondu par un manifeste palestino-asiatique, ni par la création d'un réseau de soutien prozélote. Après la multiplication des pains, les militants de l'indépendance voyaient en lui un élément capable et actif : il s'est dérobé à leur tactique. On le revit seulement le lendemain, dans la synagogue de Capharnaum, où il annonça le grand mystère du Pain vivant. 17:51 Le Christ est donc venu pour un autre témoignage, pour une autre mission : il est venu pour un grand mystère de vie et de salut. S'il fit scandale, c'est lorsqu'il s'affirma comme Fils de Dieu, annonçant le Royaume de Dieu aux représentants officiels des royaumes de ce monde, qui le refusèrent. Son scandale fut d'amour et de don, non de haine et de meurtre. Et de même qu'il est venu témoigner de son Père, le Christ est venu témoigner de l'homme. Il a révélé l'homme à lui-même. Il a révélé de l'homme quelque chose qui est à la fois supérieur et antérieur à toute indépendance comme à toute tutelle politique : la dignité de cet être appelé à une participation de la vie divine. Cette vocation de l'homme, naturelle et surnaturelle, fonde ses droits primordiaux. #### Défiances communes et accueil réciproque. Et c'est bien dans cette perspective, hors du repli et du blocage, que l'Église, qui est le Christ continué, veut engager les esprits et les cœurs. Par la voix de son Souverain Pontife, elle s'est prononcée plusieurs fois sur les conflits qui opposent les peuples d'Europe à ceux qui, outre-mer et particulièrement en Afrique, « *traversent une phase d'évolution sociale, économique et politique, de grande importance pour leur avenir* ». Et ces déclarations, nous ne les rencontrons pas à l'état isolé. Pie XII n'en a pas fait l'objet de documents spéciaux. Elles font corps, dans les radio-messages de Noël, ou l'Encyclique *Fidei donum,* avec la méditation permanente de l'Église. Elles sont quelques moments d'une préoccupation incessante : la paix du monde, manifestation du don de Dieu reçu par les libertés humaines. Et comment ne prendraient-elles pas une valeur exceptionnelle venant d'une Église qui a des fils et des filles dans tous les continents, dans toutes les races, et dont l'attention de justice et d'amour s'exerce à l'égard de tous les groupes sans être accaparée par aucun ? 18:51 Cette voix s'adresse donc au partenaire européen et au partenaire africain. Et puisqu'il faut résumer son propos, disons qu'elle leur recommande d'une manière très pressante ce que nous pourrions appeler tout d'abord de communes défiances. C'est que le mal, en effet, est lui aussi à l'œuvre ; il est à l'œuvre par exemple dans les formes absolues du nationalisme, et la concorde ne viendra que si chacun des deux partenaires sait se purifier de ces démesures. Ils auront aussi à se rejoindre dans un autre commun refus : celui du matérialisme athée. La voix qui les appelle à la clairvoyance est aussi ferme devant ce danger-ci que devant l'autre. Le communisme, leur dit-elle, « *attise les passions, dressant les uns contre les autres peuples et races, prenant appui sur des difficultés réelles pour séduire les esprits par de faciles mirages* ». Et la voix ne se contente pas de mettre en garde les deux partenaires contre les dangers qui les menacent semblablement. Aux défiances communes, elle demande que l'on ajoute un accueil réciproque. Il revient au partenaire européen d'accueillir les aspirations légitimes du partenaire africain, donc de favoriser l'accession de celui-ci à la liberté politique. Pie XII, par deux fois, dans son radio-message de Noël 55 et dans l'encyclique *Fidei donum* a demandé qu'en Afrique « *une liberté politique juste et progressive ne soit pas refusée aux peuples qui y aspirent, et qu'on n'y mette pas d'obstacle* ». Réciproquement, le partenaire africain doit accueillir l'influence du partenaire européen : « *Sans l'influence de l'Europe, étendue à tous les domaines,* affirme Pie XII, *les peuples* d'Afrique *pourraient être entraînés par un nationalisme aveugle à se jeter dans le chaos ou dans l'esclavage* ». Après les déclarations pontificales, en voici d'épiscopales. Rappelant à son tour des « *exigences qui ressortissent à la justice* » la déclaration des Cardinaux et Archevêques de novembre dernier se situait dans la voie ouverte par Pie XII. Et cette direction est le préalable fondamental qu'il faut fermement tenir, parce que précisément, et selon la forte expression des Cardinaux, « *ces exigences ne dépendent pas du libre choix des hommes* ». 19:51 Donc, même si le « *statut futur de l'Algérie doit être consacré par l'adhésion libre de la population* », il ne revient pas à l'autodétermination de déterminer ces exigences fondamentales. Elles priment sur les scrutins, comme elles priment sur les négociations, si négociations il y a. « *Elles devront,* précise la déclaration des Cardinaux, *être respectées en tout état de cause* ». Elles concernent les droits solidaires des communautés, le respect de la diversité des civilisations (donc le refus de tout totalitarisme), le mieux-être matériel pour l'ensemble du pays ; et enfin, « *au-dessus de toutes les susceptibilités réciproques* », elles comportent le devoir de réaliser en Algérie cette « *collaboration constructive que Pie XII souhaitait ardemment voir régner entre l*'*Europe et l'Afrique* ». #### Les fausses paix. Les déclarations pontificales et épiscopales que nous avons citées sont susceptibles, nous semble-t-il, d'éclairer le chroniqueur sur la question de la paix en Algérie. Et tout d'abord, elles l'aident à préciser ce que serait une fausse paix. Par exemple, les propos de Pie XII lui laissent le loisir de conclure que la fausse paix pourrait exister sous plusieurs formes. Il y aurait tout d'abord fausse paix si la métropole, par un impérialisme victorieux, rejetait elle-même l'attitude d'accueil réciproque, refusait qu'une liberté juste et progressive soit accordée aux peuples d'Algérie ; bref, si elle écartait le caractère éducatif, donc évolutif, d'un statut qu'elle considérerait alors comme à jamais fixé. Nous ne croyons pas que cette fausse paix soit voulue, ni par la métropole, ni par les Européens d'Algérie, ni par les musulmans qui souhaitent encore rester Français. Ou encore : il y aurait fausse paix si cette liberté était accordée, non pas progressivement et selon un ordre juste, mais immédiatement et sans qu'elle soit ordonnée au bien commun des diverses communautés d'Algérie, ni à celui de l'ensemble Algérie-métropole. 20:51 Ou encore, il y aurait fausse paix si, devant l'indispensable et progressif renouvellement des rapports entre l'Algérie et la métropole, celle-ci décidait, pour en finir plus vite, non de les renouveler mais de les rompre, et de se dérober, par égoïsme « hexagonal » à la « collaboration constructive » et au devoir « *d'influence* » éducatrice dans tous les domaines ; bref, si elle se débarrassait de l'Algérie. Mais on ne se débarrasse pas de son prochain. On ne se débarrasse pas de ses frères. On ne se débarrasse pas de la misère d'un peuple. On ne se débarrasse pas de soi-même. Notre patrie, notre communauté nationale ont droit à un amour de préférence. Mais justement cette patrie française, cette communauté nationale ont sur la terre algérienne des prolongements et des devoirs tels, que ce serait, pour le peuple français, sombrer dans une terrible nuit que de leur retirer l'attention de sa conscience et de son amour, et les services qu'ils réclament. Cette nuit rejoindrait d'ailleurs une autre nuit. Car il y aurait fausse paix si l'Algérie était confiée à un *nationalisme algérien aveugle* qui, refusant lui-même la collaboration constructive de la France, conduirait l'Algérie « *au chaos et à l'esclavage* ». En bref encore, il y aurait une fausse paix commune à toutes ces fausses paix que nous venons d'évoquer, parce que les « exigences qui ressortissent à la justice » et doivent primer sur les scrutins et les négociations, seraient, en tout état de cause, bafouées. #### Seuil critique. Dans l'allusion au « nationalisme aveugle », nous songions au F.L.N. C'est bien vrai. La force rebelle est-elle capable de sortir de cette cécité, de cette fureur ? Son passé ne nous incite guère à le penser. Et même si comme on le dit, comme on essaie de le prouver, des tendances modérées s'y manifestaient, quelle espérance avons-nous qu'elles ne seraient point subjuguées ou détruites par les tendances extrêmes, qui tiennent leur forte position de la nature même du combat mené par le F.L.N., c'est-à-dire la guerre révolutionnaire ? 21:51 Par des attaches extérieures assez évidentes, qui le marquent du panarabisme inspiré du Caire, et le font trop utile et trop associé au communisme mondial inspiré de Moscou et de Pékin, n'est-il pas déjà engagé dans une collaboration constructive et destructive avec ces puissances qui « attisent les passions, dressant les uns contre les autres peuples et races, prenant appui sur des difficultés réelles pour séduire les esprits par de faciles mirages » ? Ce n'est pas cela qui apportera la vraie paix. La vraie paix attend, comme négociateurs, des partenaires devenus ensemble médiateurs du bien commun ; non des terroristes ou des totalitaires camouflés, mais des hommes capables de comprendre, de soigner, de guérir. Au moment où nous écrivons, beaucoup pensent que seul, le maintien total des positions militaires françaises actuelles en Algérie permet d'éviter le pire, c'est-à-dire la plus fausse des fausses paix. Un ultime seuil critique serait atteint, pensent-ils, si des négociations devaient aboutir bientôt à une diminution, voire à un abandon de ces positions. Ils ont peut-être raison. Ce que cet effacement susciterait alors, dans l'activité des réseaux de terrorisme et l'organisation politique et administrative du F.L.N., on peut en effet le redouter. Semblablement, l'on peut redouter ce qu'il susciterait au sein de l'armée française elle-même, et d'une partie de la métropole : le sentiment national blessé peut-il indéfiniment souffrir dans le silence plutôt que la colère ? Mais a-t-on suffisamment songé que, si l'abandon des positions militaires françaises peut être une manière d'aller à la fausse paix, il en est une autre, plus sûre et plus profonde d'y aller et c'est, pour la France, d'abandonner ses positions spirituelles ? C'est d'abandonner la relation singulière qu'elle entretient, par son histoire et son baptême, avec le dessein de Dieu sur le monde ? 22:51 Dans les « circonstances » actuelles de mœurs, de vie spirituelle, de civilisation, quelle grande politique peut surgir en France ? Hélas ! Dans cette situation de valeurs fondantes, dans cette crise des raisons d'être, n'y a-t-il pas aussi un seuil critique de la catastrophe ? Est-il atteint, celui-là ? Dépassé ? S'adressant à des journalistes français, Pie XII déclarait : « *La vraie force de la France est dans les valeurs spirituelles. Tant que celles-ci se maintiendront dans leur vigueur, aucun revers ne saurait définitivement l'abattre, et de toutes les crises elle pourra sortir purifiée, rajeunie, plus grande et apte à s'acquitter de sa mission. Mais si jamais* -- *Dieu nous garde d'accueillir un tel pressentiment -- elle venait à y être infidèle, les dons merveilleux qu'elle a reçu du Ciel à son baptême de Reims seraient désormais stériles ; son prestige moral resterait affaibli et le monde, qui comptait et qui compte toujours sur une France forte : et pleine de vie, contemplant avec effroi son déclin, sentirait qu'elle lui manque !* » Luc BARESTA. 23:51 ### L'Ève de Péguy et l'ordre temporel chrétien LA VISION DU MONDE de Péguy est tout le contraire d'une vision laïcisée. Dans toute notre littérature on trouverait difficilement un grand poème qui nous donne autant que *Ève* le sens du sacré. Dans cette évocation immense et ordonnée de la chute et de la rédemption, -- du péché, de la grâce et de la mort, -- de notre patrie charnelle et du monde moderne, le sens du sacré est présent et jaillissant du commencement à la fin, sans effort ni recherche, avec un naturel et une spontanéité admirables. Si vous en doutez relisez plutôt les quatrains sans nombre qui s'avancent en une belle procession ; laissez-vous emporter sur les flots intarissables de cette poésie. Vous connaissez probablement les strophes véhémentes contre le monde moderne. Péguy se montre intraitable à l'égard de sa prétention absurde de nous être de quelque utilité *au jour du dernier jour et du dernier trépas.* Il se redit à lui-même avec force, avec tranquillité, avec satisfaction, parfois avec bonne humeur, que ces messieurs des sciences physiques, biologiques et historiques ne peuvent rien, absolument rien contre la mort et le péché, pour apaiser la détresse du cœur et pour laver les souillures de l'âme. Dès qu'il s'agit de ce que nous portons en nous de plus vrai, de plus profond, de plus humain, les sciences ne sont d'aucun secours, d'aucun remède. Elles ne sont pas à la mesure de l'éternel qui est en nous. Notre seul recours assuré, notre seul espoir certain c'est la Passion du Christ, l'intercession de Notre-Dame, notre prière aussi infirme soit-elle, nos sacrifices même donnés à contre-cœur. Hors de là, la mort humaine est absurde et intolérable. De ne pas le savoir, de ne pas vouloir l'admettre le monde moderne est à la fois ridicule et répugnant. Voilà ce que Péguy tenait à lui dire et à se dire à lui-même. 24:51 Il n'y a pas le moindre sens, dit-il en substance, à laïciser la mort, à ne pas la voir comme elle est ; elle est sacrée et elle est chrétienne ; il n'y a pas de sens à la dépouiller de son caractère sacré et de son caractère chrétien ([^3]). Et ce n'est pas des cartes de géographies Que nous emporterons au jour du jugement. Et ce n'est pas des plans et des topographies Que nous emporterons sur notre bâtiment. (p. 733) Ce n'est pas un fatras de physiologies Que nous emporterons le jour de la colère. Ce n'est pas un ramas de généalogies Que nous emporterons pour le jour du salaire. (p. 734) Ce n'est pas des savants et des anthropologues Qui rameront pour nous sur une humble galère. Ce n'est pas des talents doublés de psychologues, Le jour du règlement et le jour du salaire. (p. 735) Un autre lèvera des registres d'écrous Nos prénoms et nos noms et nos états-civils, Un autre arrachera de la peau de nos cous Le sang et le sillon de nos colliers d'exils. (p. 736) Un autre brisera les registres d'écrous. Un autre brisera les portes de la geôle. Un autre effacera de notre maigre épaule La poussière et le sang descendus de nos cous. (p. 737) Un autre, un Dieu rompra les registres d'écrous. Un autre, un Dieu rompra les deux portes d'airains. Un autre effacera de la peau de nos reins La poussière et le sang descendus de nos cous. Un autre effacera de la peau de nos cous Le bleuâtre sillon de nos colliers de force. Un autre effacera de notre vieille écorce L'antique inscription des prénoms les plus doux. 25:51 Un autre effacera de nos livres de peine La trace de la ronce et de la fleur de mai. Un autre effacera de l'écorce du chêne La trace du seul nom que nous ayons aimé. (p. 738) Et ce n'est pas les poids qu'ils ont dans leurs balances Qui diront notre poids quand nous serons pesés. Et ce n'est pas leurs lois et leurs équipollences Qui feront notre loi quand nous serons jugés. (p. 739) Advocata nostra*,* ce que nous chercherons, C'est le recouvrement d'un illustre manteau. Et spes nostra, salve, ce que nous trouverons, C'est la porte et l'accès d'un illustre château. (p. 743) Et nous ne fierons rien qu'aux voiles de prière Parce que c'est Jésus qui nous les a tendues. Et nous ne fierons rien qu'aux voiles de misère Parce que c'est Jésus qui nous les a pendues. (p. 747) On ne s'arrêterait pas. Il y a une ivresse véritable à se redire ces quatrains si bien jointés, si organiquement reliés les uns aux autres, si lourds de sentiments vrais et justes, de sentiments qui n'ont pas cherché diversion et évasion hors de la profondeur de notre âme. On ne peut quand même tout transcrire. Et puis nous avons hâte d'ajouter que ce n'est pas de la mort seulement que Péguy nous donne de percevoir le caractère sacré. La misère et la détresse humaine ; les humbles institutions aussi perdurables que le genre humain ; famille, métier, patrie ; les pauvres nécessités de notre condition comme la guerre ou le gouvernement, bref tout l'ensemble de la réalité humaine Péguy en perçoit intensément la qualité sacrée et la destination chrétienne. J'écris intensément, la perception de Péguy est intense en effet ; elle est exactement l'opposé du relâché et du superficiel ; mais elle est aussi l'opposé du tendu et du recherché. Que l'on ne s'imagine pas une expérience contrainte et qui sentirait l'exercice. C'est avec une parfaite simplicité au contraire que Péguy ressent les choses humaines comme étant des choses sacrées. Disons qu'il a une sensibilité telle que doit être une sensibilité normale, telle que devrait être la sensibilité de tout chrétien quand elle n'est pas stérilisée, rendue inféconde, par le virus d'un laïcisme et d'un matérialisme diffus. 26:51 Le lecteur s'étonnera peut-être, il se prendra peut-être à songer : voulez-vous dire que notre sensibilité doive toujours réagir d'une manière religieuse en présence de la vie des hommes et de leur destin si souvent bizarre et bigarré ? Pensez-vous que le rire doive être banni, que nous ne devons pas être accessibles au comique et au baroque, que notre sensibilité doive devenir imperméable à tout ce qu'il y a de *farcesque* comme disait Montaigne, de saugrenu, de drôle et d'ébouriffant dans les institutions même vénérables, dans les situations même graves ? Certes ce n'est pas moi qui vais écarter le comique et la comédie. Si j'affirme qu'une sensibilité normale perçoit spontanément la dimension sacrée de la vie et de la mort, des institutions honnêtes et des devoirs élémentaires, je n'affirme pas pour autant que la dimension religieuse soit la seule. Il y a du bouffon, du ridicule et du *picaresque* dans notre vie d'ici-bas. Une sensibilité constituée humainement est sensible à cet aspect de notre condition. J'affirme seulement deux choses : d'abord le fait d'avoir le sens du comique n'empêche pas d'avoir le sens du sacré ; l'un et l'autre ensemble. Mais surtout, à moins d'une matérialisation desséchante et déformante, l'être humain parce qu'il vient de Dieu doit deviner le caractère sacré des choses qui le concernent, du moins quand il fait attention à leur réalité la plus réelle ; et le chrétien, parce qu'il croit en Jésus-Christ et qu'il est façonné par son Église, devine l'orientation surnaturelle non seulement des rites et des offices mais aussi de toutes les choses profanes, des travaux et des jours, de tout le temporel qui doit être offert à Notre-Seigneur et rendu convenable pour lui être présenté. On dirait à voir beaucoup de contemporains que la vérité religieuse de notre condition ne leur est plus perceptible. On dirait qu'ils peuvent aimer et fonder un foyer, voir mourir leurs semblables ou exercer sur eux une autorité, percevoir les erreurs de leur conduite ou les iniquités du sort sans que rien de tout cela n'émeuve dans leur âme le point secret de la prière et de l'offrande, sans éprouver que rien de tout cela ne peut échapper à Dieu, et que Dieu nous a délivrés par la Passion de son Fils. Eh bien ! donc, pour nous tous, qui que nous soyons, l'intérêt majeur de la fréquentation de Péguy est d'approcher un poète chrétien qui nous fait sentir immédiatement et sans effort le caractère sacré de la vie et de l'histoire, parce que lui-même ne cesse pas de le sentir. Chez lui, et encore une fois rien de plus normal, le sentiment du sacré est un sentiment de source ; non pas amené d'ailleurs mais jaillissant de sa vie et de son âme. 27:51 Nulle théologie abstraite, nulle démonstration enchaînée ; ce n'est pas son métier ; mais le contact vivant et le don de nous mettre en contact dans nos forces vives avec ces mystères que la théologie considère et nous expose : mystère de la rédemption par le sang de la croix, mystère de la référence à Jésus-Christ, non seulement du péché et de la misère de l'homme et de ce que nous appelons le spirituel mais aussi des cités charnelles et de leur grandeur périssable. Il est temps de reprendre la lecture des quatrains. D'autant que mes gloses et considérations ne tendent à rien d'autre que de faciliter la lecture. Une première série de citations nous permettra de voir, du moins je l'espère, comment le péché de l'homme, et même sa médiocrité, et même ce qu'il présente de ridicule et de décevant, ne sont pas étrangers à Dieu et ne doivent pas être cachés et soustraits à sa miséricorde. A mesure que se prolonge la litanie douloureuse « *et par là vous savez...* » nous avons envie de crier merci ; la détresse est si profonde, la désolation paraît tellement irrémédiable que nous n'en pouvons plus. Pourtant nous ne sommes pas désespérés d'abord parce que *tant de honte et tant de flétrissure* sont ressenties *in conspectu Dei ;* ensuite parce qu'une autre litanie (celle des *il allait hériter*) à mesure qu'elle s'avancera vers la fin nous donnera l'assurance que nous sommes délivrés, que la honte ou l'absurdité, malgré les apparences, ne sont pas irrémédiables ; en effet « *Il allait hériter de tout ce qu'on relègue* « *Et de ce qu'on méprise au marché du mérite...* Et par là vous savez ce que tout homme suit : Et par là vous savez où tout homme retourne : Et c'est au vieux péché couvé dans le vieux cœur. Et c'est au vieux palais d'antique turpitude. Et c'est aux vieux genoux de l'antique habitude. Et c'est aux vieux lacets du plus ancien traqueur. (p. 594) Le peu qu'il fait de bon, ce n'est que par hasard Et par le double jeu de sa double fortune. Mais ce qu'il fait tout seul c'est sa basse rancune, Sa tête de carton et son cœur de bazar. (p. 596) 28:51 Et par là vous savez combien l'homme exagère Quand il dit qu'il atteste et quand il dit qu'il ment ; Et qu'il n'est point de place en sa tête légère Ni pour un grand respect ni pour un grand serment. (p. 626) Et par là vous savez ce que tout homme tente : C'est de garder son cœur des reprises de Dieu. C'est de garer son âme et la mettre en un lieu Qu'il n'ait plus qu'à dormir pour en toucher la rente. (p. 627) Et par là vous savez de quoi l'homme se mêle, Et que ce n'est jamais de son pauvre devoir, Et que ce n'est jamais de son maigre pouvoir. Et que ce n'est jamais que de quelque cautèle. (p. 631) Et par là vous savez le peu que l'homme pèse, Et le peu qu'il figure entre les mains de Dieu, Et le peu qu'il détient dans le temps et le lieu Depuis qu'il fut pétri de la première glaise. Mais vous savez aussi de quoi l'homme déroge, C'est de son origine et c'est de sa noblesse. Et de sa hauteur d'homme et c'est de sa hautesse, Et par là vous savez ce que l'homme s'arroge : C'est le droit d'être bas quand la règle est trop haute. Et le droit d'être haut quand la règle est trop basse. Et le droit de pécher sans commettre de faute. Et le droit de passer quand la règle se lasse. Et par là vous savez par quoi l'homme se perd. Il veut se dire grand et ne pas voir qu'il baisse. Il veut se dire fort quand il cède et s'affaisse. Il veut se dire libre, et ne pas voir qu'il sert. Et par là vous savez à quoi l'homme se prend. C'est à quelque fantôme issu de sa cervelle. A quelques pas dansé sur une herbe nouvelle. Et par là vous savez le peu que l'homme rend. (p. 632) Et par là vous savez ce que l'homme découvre. C'est que tout souvenir est un point de douleur. Et que tout avenir est un puits de malheur. Et que toute blessure est présente et se œuvre. Et par là vous savez de quoi l'homme se doute. C'est qu'il est un pauvre être et que tout finit mal. Et par là vous savez ce que l'homme redoute. C'est d'être malheureux comme un morne animal... 29:51 Et vous savez surtout de quoi l'homme se venge : C'est du bien qu'on lui fait et du bien qu'on lui veut. Et cet arrière-goût pour l'ordure et la fange. Et de faire le mal par les moyens qu'il peut. Et vous savez pourquoi tout homme se lamente. Il veut jouer deux jeux dans le jeu temporel. Il veut prendre son aise, il veut suivre sa pente, Et cependant gagner son salut éternel. (p. 633) Et par là vous savez combien l'homme exagère Quand il dit qu'il recule et qu'il dit qu'il avance, Et qu'il n'est point de place en sa tête légère Ni pour un grand refus ni pour une observance. Mais vous savez aussi qu'il n'exagère pas Quand il dit qu'il est nu et quand il dit qu'il tremble. Et qu'il est malheureux et qu'il est tout ensemble Sous le coup de la mort et le coup des frimas. (p. 634) Mais vous savez aussi qu'il n'exagère pas Quand il dit qu'il est faible et quand il dit qu'il tremble. Et qu'il fait peine à voir et qu'il est tout ensemble Sous le coup de la vie et le coup du trépas. Quand il dit qu'il grelotte et quand il dit qu'il tremble. Et qu'il est vagabond sans asile et sans feu, Et qu'il est à la porte et qu'il est tout ensemble Et sous les coups de l'homme et sous les coups de Dieu. (p. 635) Seule vous le savez, nos acclamations Ne s'élèvent jamais devers le roi du ciel. Nous n'apportons jamais au roi des nations Que des cœurs pleins d'écume et des cœurs pleins de fiel. Seule vous le savez, nos réclamations Ne réclament jamais pour le pauvre et le juste. Nous n'apportons jamais sur une table auguste Que des cœurs et des vœux creusés d'ambitions. (p. 660) Il allait hériter de cette pauvre femme. Et celui qui n'a rien, c'est lui qui donne tout. Il allait hériter des pauvretés de l'âme. Et celui qui n'a rien, c'est lui qui meurt debout. Il allait hériter de tout ce qui se donne, Des tendresses de l'âme et des grâces du cœur. Il allait hériter d'une pâle couronne Effeuillée aux genoux d'un absurde vainqueur. 30:51 Il allait hériter de tout ce qui se lègue Et celui qui n'a rien, Jésus seul en hérite. Il allait hériter de tout ce qu'on relègue Et de ce qu'on méprise aux marchés du mérite. J'ai parlé des cités charnelles et de leurs institutions, Dans *Ève* elles tiennent une grande, une très grande place et l'idée qu'elles seraient neutres ou laïques est aussi éloignée qu'il est possible du poète qui célébrait Jeanne d'Arc et du pèlerin qui présentait la Beauce à Notre-Dame de Chartres. Du reste il n'est pas question le moins du monde de je ne sais quelle emprise ou inféodation cléricale. Mais c'est en elles-mêmes, par ce qui est essentiel à leur nature, par leur droit naturel si l'on veut, que les cités charnelles sont ouvertes à Dieu (c'est Dieu en effet qui les a voulues pour les faibles humains) ; de même elles sont reliées à l'Église du Christ, à la cité de Dieu (c'est que Jésus-Christ en effet n'a pas fait une Église de fidèles éthérés et qui n'auraient besoin, en aucune façon, d'être soutenus par le terrestre dans leur vie spirituelle même). La mort pour les cités charnelles n'est évidemment pas identique au martyre souffert pour la foi ; cependant elle ne laisse pas d'être sacrée car elle se réfère à beaucoup plus que la défense d'une valeur terrestre ; ou plutôt cette valeur terrestre, ces patries charnelles ne sont pas fermées et closes sur elles-mêmes. « *Car elles sont l'image et le commencement* « *Et le corps et l'essai de la maison de Dieu.* » Une telle mort *dans l'étreinte d'honneur et le terrestre aveu* peut n'être pas absolument pure ; Péguy ne se fait pas d'illusion à ce sujet et ne nous prend pas pour des créatures angéliques ; il n'en demeure pas moins que le sang répandu pour une cause temporelle honnête et juste a reçu pour caution le sang même d'un Dieu. Du reste comment Dieu ne prendrait-il pas en pitié les êtres fragiles et impurs, que nous sommes tous, puisque c'est lui-même qui a façonné notre misérable substance. Comme nous répétons avec le psalmiste (dans les Complies du samedi) : *Ipse cognovit figmentum nostrum ; recordatus est quoniam pulvis sumus ; homo sicut fœnum dies ejus. Lui-même sait de quoi nous sommes façonnés. Il se souvient que nous sommes poussière. Les jours de l'homme ressemblent à l'herbe des champs.* 31:51 Il est beau que celui qui devait être moissonné pour la France dans sa pleine maturité, il est beau que ce poète français, lorsqu'il nous parle de la patrie et des maisons paternelles, ne puisse nous parler de tout ce temporel sinon relié à Dieu et à son Christ ; non pas certes idéalisé et sans souillure mais cependant consacré et chrétiennement consacré. Heureux ceux qui sont morts pour des cités charnelles. Car elles sont le corps et la cité de Dieu. Heureux ceux qui sont morts pour leur âtre et leur feu Et les pauvres honneurs des maisons paternelles. Car elles sont l'image et le commencement Et le corps et l'essai de la maison de Dieu. Heureux ceux qui sont morts dans cet embrassement, Dans l'étreinte d'honneur et le terrestre aveu. (p. 664) Heureux les grands vainqueurs. Paix aux hommes de guerre. Qu'ils soient ensevelis dans un dernier silence. Que Dieu mette avec eux dans la juste balance Un peu de ce terreau d'ordure et de poussière. Mère voici vos fils qui se sont tant battus. Vous les voyez couchés parmi les nations. Que Dieu ménage un peu ces êtres débattus, Ces mœurs pleins de tristesse et d'hésitations. Que Dieu ménage un peu ces êtres combattus, Qu'il rappelle sa grâce et sa miséricorde. Qu'il considère un peu ce sac et cette corde Et ces poignets liés et ces reins courbatus. (p. 666) Mère voici vos fils qui se sont tant battus. Qu'ils ne soient pas pesés comme Dieu pèse un ange. Que Dieu mette avec eux un peu de cette fange Qu'ils étaient au principe et sont redevenus. Mère voici vos fils qui se sont tant perdus. Qu'ils ne soient pas jugés sur une basse intrigue. Qu'ils soient réintégrés comme l'enfant prodigue. Qu'ils viennent s'écrouler entre deux bras tendus. (p. 667) Que Dieu leur soit clément et que Dieu leur pardonne Pour avoir tant aimé la terre périssable. C'est qu'ils en étaient faits. Cette boue et ce sable, C'est là leur origine et leur pauvre couronne. (p. 669) 32:51 C'est le sang de la messe et le sang du calice Et le sang du martyr sur les bras du bourreau Et le sang qui s'écaille au fond du tombereau, Et le sang qui jaillit aux pointes du cilice. (p. 670) Le sang que j'ai versé sous la lance romaine, Le sang que j'ai versé sous la ronce et les clous ; Et quand je suis tombé par ma faiblesse humaine Sur les paumes des mains et sur les deux genoux ; (p. 671) Le sang que j'ai versé le jour de la promesse Le sang que j'ai versé sur le premier autel ; Et le sang que je verse aux tables de la messe, Le sang inépuisable et le sacramentel ; Le sang que j'ai versé le lendemain du jour Que je fus embrassé par un malheureux traître ; Et ce sang d'un égal et d'un nouvel amour Que je verse et refais aux mains d'un nouveau prêtre ; (p. 672) Seigneur qui les avez pétris de cette terre Ne vous étonnez pas qu'ils soient trouvés terreux. Vous les avez pétris de vase et de poussière Ne vous étonnez pas qu'ils marchent poussiéreux. La longue séquence sur les *listes cadastrales* est autre chose qu'un beau défilé de rimes somptueuses. C'est l'évocation en présence du Seigneur, qui est le roi universel des siècles et des hommes, de ce que nous appelons les institutions de la société civile ; la propriété, les groupes régionaux, les pouvoirs constitués avec leurs insuffisances et leurs préséances. Rien de tout cela n'est divin et adorable. De la baronnie, du fief et des magistratures le fils des humbles vignerons de l'Orléanais connaît profondément *les titres de rancune et de précarité.* Cependant il ne peut en parler comme d'institutions qui ne mettraient pas en cause Dieu lui-même et son Fils unique né dans une crèche. Il ne peut considérer le Fils de Marie, *cet enfant qui dormait dans son* *premier Noël* sans lui faire hommage non seulement de nos péchés et de notre bonne volonté (c'est-à-dire du spirituel) mais aussi de ce qui est très lourdement temporel : le *duché d'Aquitaine et les pauvres baillages.* Non seulement il s'examine, il fait un examen de conscience en présence de l'Enfant de la Crèche sur ce que notre âme apporte ou refuse, péchés personnels ou bonne volonté personnelle ; mais encore il lui fait hommage de l'histoire de la gentilité et des institutions de la chrétienté. 33:51 Et les pauvres moutons eussent donné leur laine Avant que nous n'eussions donné notre tunique. Et ces deux gros pandours donnaient vraiment leur peine. Et nous qu'avons-nous mis aux pieds du fils unique. Avons-nous répandu les cendres de nos haines Comme un manteau d'argent sous des pieds adorés. Avons-nous répandu le sable de nos peines Comme un tapis d'argent aux reflets mordorés. (p. 692) Avons-nous déposé sous les pieds les plus chers L'écheveau démêlé d'un immense concours. Avons-nous apporté notre faible secours Et notre aide débile à de plus pauvres clercs. (p. 693) Il allait hériter du monde occidental, Des horizons perdus au loin des promontoires Et des peuples perdus au large des histoires Et des antiquités du monde oriental. (p. 708) Il allait hériter des rondes basiliques Et du palais des rois et des pauvres cabanes. Il allait hériter des grandes républiques Et des peuples sacrés et des peuples profanes. (p. 709) Il allait hériter du duché d'Aquitaine. Il allait hériter de notre pauvre amour. Il allait devenir le plus grand capitaine. Et le plus besogneux des barons d'alentour. (p. 710) Il allait hériter des listes cadastrales, Qui nous font rois d'un jour dans un quartier de terre, Et maîtres de marcher dans un sentier de pierre, Et maîtres de dormir aux pieds des cathédrales. Il allait hériter des listes cadastrales, Des départagements de nos parts de misère Et des lotissements de nos lots de poussière Et de nos lots d'orgueil au pied des cathédrales. (p. 713) Il allait hériter des listes cadastrales Qui nous font redoutés dans un pauvre canton, Et maîtres de l'honneur et du qu'en dira-t-on, Et maîtres de pourrir aux pieds des cathédrales. (p. 714) 34:51 Il allait retrouver aux souches cadastrales Nos titres de roture et de légalité, Nos titres de noblesse et de fatalité, Le droit que nous avons aux chambres sépulcrales. (p. 715) Et puis, même si les institutions temporelles doivent faire retour à Jésus-Christ (un philosophe expliquerait : par leur conformité au droit naturel, un droit naturel ouvert à l'Évangile), il n'empêche que le service de ces institutions est lamentablement insuffisant pour notre salut, notre paix, notre libération intérieure. Il n'y a pas de proportion. Péguy est exempt de toute idolâtrie du temporel. Au dernier moment qu'est-ce qui va nous purifier, nous délivrer, nous introduire auprès de Dieu ? La prière d'abord, ensuite les sacrifices que nous avons faits pour demeurer fidèles au Seigneur, soit dans le temporel, soit dans le spirituel. « *Et nous ne fierons rien qu'aux voiles de prière* « *Parce que c'est Jésus qui nous les a tissées.* « *Et nous ne fierons rien qu'aux voiles de misère* « *Parce que c'est Jésus qui nous les a hissées.* En effet, même la prière, même le sacrifice ne nous se raient d'aucun secours en dehors des mérites de Jésus-Christ et de l'intercession de Notre-Dame. En véritable chrétien, Péguy sait honorer le temporel et le tenir pour sacré mais il comprend son insuffisance radicale pour le salut et la délivrance de notre âme. A l'égard du temporel il n'éprouve pas de mépris ou de haine, pas davantage d'idolâtrie, pas non plus d'indifférence ; il le voit référé à Dieu et à ce titre digne d'honneur mais aussi : caduc, périssable, impuissant par lui-même à réaliser notre salut. Cette attitude à l'égard du temporel nous fait penser à l'équilibre d'une Jeanne d'Arc ou d'un saint Louis ; un équilibre héroïque et saint qui transcende à la fois le fanatisme déchaîné et le désabusement pusillanime. Seigneur qui classerez pour un dernier cadastre Nos titres de fortune et de vulgarité, Seigneur qui rangerez dans ce commun désastre Nos titres de rancune et de précarité : 35:51 Veuillez nous rechercher pour ce dernier cadastre Des biens moins temporels, des titres moins vulgaires. Veuillez nous rechercher dans ce commun désastre Dans le surnaturel des titres moins précaires. Veuillez nous rechercher pour ce dernier cadastre Et pour le règlement des comptes de misères, Veuillez nous rechercher dans ce commun désastre Des biens qui ne soient pas nos châteaux et nos terres. (p. 724) Veuillez nous dépouiller de nos vieilles rancunes. Veuillez nous revêtir de vos désarmements. Veuillez nous ménager des rades opportunes. Veuillez nous préparer de grands débarquements. Veuillez nous rechercher des biens intemporels Qui nous soient gracieux et ne soient pas de nous. Seigneur nous n'avons rien que nos biens naturels Et le fléchissement de nos raides genoux. Veuillez nous procurer ce que nous n'ayons pas, Maître des biens caducs et des impérissables. Après le dernier jour et le dernier trépas, Veuillez nous révéler les biens infranchissables. (p. 725) Veuillez nous procurer ce que nous n'avons pas. Veuillez nous révéler, roi des biens périssables, Après le dernier jour et le dernier trépas, La porte et le perron des biens infranchissables. (p. 725) C'est pour avoir mis le temporel à sa place, ni confondu avec le spirituel, ni séparé du spirituel, mais droitement, noblement référé au spirituel que Péguy a su nous dire comme personne que les liens terrestres n'étaient pas abolis dans la communion des saints et comment ils étaient perdurables. Et nous autres Français nous en suivrons la nôtre. La plus appareillée aux dons du Saint-Esprit, La plus appareillée au livre de l'Apôtre, La plus appareillée au cœur de Jésus-Christ. (p. 796) Et ce grand général qui prit tout un royaume ; (et ce n'était pas rien, le royaume de France), Dans le dernier climat et sous le dernier dôme N'aura pas plus vieilli que la jeune espérance. (p. 807) 36:51 Heureux qui la verra dans cette autre lumière. Le front plus découvert que les saints Innocents, Telle qu'on la voyait au seuil de sa chaumière, Ou parmi ses troupeaux frêles et bondissants. Et ce grand général qui prenait des bastilles Ainsi qu'on prend le ciel, c'est en sautant dedans, N'était devant la herse et parmi les redans Qu'une enfant échappée à de pauvres familles. Et ce grand général qui ramassait des bourgs Comme on gaule des noix avec un grand épieu N'était qu'une humble enfant perdue en deux amours, L'amour de son pays parmi l'amour de Dieu. (p. 808) Heureux ceux d'entre nous qui la verront paraître, Le regard plus ouvert que d'une âme d'enfant Quand ce grand général et ce chef triomphant Rassemblera sa troupe aux pieds de notre maître. Il est sûr que depuis une quinzaine d'années un mouvement qui croît toujours s'est développé en France et au dehors pour rendre aux chrétiens le sens du sacré dans le temporel lui-même. On poursuit vaillamment l'étude de la royauté du Christ sur les diverses institutions, son fondement et ses conséquences. Cet effort proprement intellectuel est indispensable et il aidera, si Dieu veut, à redresser les esprits, à déraciner les préjugés et les faux dogmes d'un laïcisme diffus ou doctrinaire. Pourtant les imaginations et les sensibilités ont besoin de purification autant que les intellects. Et si la sensibilité -- j'entends d'abord la sensibilité spirituelle -- n'est pas convertie et purifiée, pour justes que soient les idées elles ne parviendront pas à déterminer un style de vie ; car un style de vie est affaire de sensibilité spirituelle autant que d'idée pure ([^4]). C'est pourquoi le service que peut nous rendre Péguy est inappréciable pour nous acheminer à sentir chrétiennement au sujet de l'ordre temporel, pour nous permettre de retrouver ainsi des coutumes et des mœurs de chrétienté. Fr. R.-Th. CALMEL, o. p. 37:51 ### Chronique sociale d'un temps passé par Claude FRANCHET IL N'Y A PAS TANT D'ANNÉES et d'années encore, mais le monde a tellement changé. Songer que j'ai pu voir semer et récolter le chanvre, le mettre à rouir, le tiller et le filer au rouet les veillées d'hiver, à la lueur du feu et du luceron pendu à la tablette de la cheminée... Et comme j'étais petite fille, les fileuses détachaient de leur sabot un petit morceau de boue pour y coller une braise sur le côté de la roue qui faisait un cercle magique. Le lendemain je guetterais par sa fenêtre sur la rue un autre magicien, le tisserand dans sa chambre basse bonne à garder frais et moins cassant le fil de l'an dernier. Et une partie de mes après-midi de jeudis, l'hiver encore, je les passais sur un vieux cheval de ferme qui tournait pesamment sur l'aire de la grange pour battre l'avoine de ses pieds : comme au temps du roi David les bœufs et les ânes. C'est pour dire, pour situer. Parce que cela c'était au fond de nos campagnes champenoises, en pays aubois, le temps de la vraie civilisation dans les mœurs et dans les cœurs, de la charité simple, familière, hospitalière, où chacun donnait et presque autant celui qui recevait. Cette hospitalité courtoise, je la revois chez mes grand'tantes, l'hôte installé au coin du feu le plus honorable, celui qui regardait la porte et la fenêtre, avec la moitié de fagot jeté sur la flamme basse et la bonne femme disant : « Approchez-vous (ou approche-toi) bon feu belle mine ! » comme elle l'avait appris de sa mère et la mère-grand. 38:51 Puis, autre politesse, elle promenait devant l'âtre la balayette de bouleau ou de roseau, et enfin : « Qu'allez-vous prendre ? » Et le visiteur, après des façons, « prenait ». Lui, c'était quelque connaissance d'un autre village, ou de la parenté. Il allait plus loin mais il s'était donc arrêté. Il fallait bien demander et donner des nouvelles ; c'était aussi une honnêteté à faire. Et il était peut-être content de prendre un peu de repos s'il était à pied, ce qui était souvent le cas. On marchait tant en ce temps-là. On en avait l'habitude, même les enfants ; je me vois encore faire deux lieues à la main de mon grand-père qui pour m'encourager me chantait les *Olivettes* ou *La Belle Barbière.* Parfois, cependant, le parent avait pris la voiture à l'herbe pour les bêtes, qui servait aussi à ses voyages ; on n'était pas glorieux, seuls avaient un cabriolet ceux qui avaient mis leur garçon en pension ou voulaient *bien* marier leur fille : et qui le pouvaient ; alors on les respectait plus qu'on ne les jalousait. Tout allait ainsi plan-plan. De toute façon, venu à pied ou en voiture, le visiteur n'était pas fâché de « réconter un peu » avec la cousine. Et quand le cousin revenait des champs il poussait des exclamations et on retenait l'autre à dîner : le repas de midi. J'ai oublié de dire que généralement celui qui était entré avait dit : « Bonjour cousine, et la compagnie ! » parce qu'il faut toujours saluer avec le monde l'ange gardien qui est là aussi. Cela se dit encore à l'occasion, mais on ne sait plus pourquoi. CE SALUT, les mendiants le faisaient comme les autres. Mais ce n'étaient pas des mendiants, c'étaient des pauvres ; par délicatesse on ne parlait jamais d'eux autrement. Il y en avait de deux sortes. Les passants, les inconnus, qu'on ne reverrait pas, ou peu souvent. A ceux-là on faisait place, bien sûr, auprès du feu, on donnait la soupe ; puis, sans attendre longtemps puisqu'on n'avait rien à se raconter, le maître de maison demandait non leurs papiers, c'était l'affaire des gendarmes sur les routes, mais leur couteau et leur boîte d'allumettes qu'il déposait sur la tablette, à côté de la Vierge en couleurs s'il y en avait une, au vu de tout le monde. Cela se faisait très simplement, sans air de défiance. C'était la coutume. Aussi bien d'aucuns faisaient le dépôt d'eux-mêmes, sans attendre. Après quoi ils allaient dormir dans la paille ou le foin et repartaient le lendemain matin après une bonne soupe encore et du pain dans le bissac : quelque chose avec si la maîtresse était large, car malgré l'hospitalité il y en avait de regardantes. 39:51 Pour les autres, les habitués, c'étaient « nos pauvres ». Presque chaque maison avait les siens, distingués par ce « nos » qui loin d'être un titre de possession supérieur et indulgent, en faisait comme des parents, me disait hier encore une personne d'âge aussi, et dont la venue réjouissait. Ils arrivaient un après-midi d'été ou d'hiver, les uns deux fois dans l'année, les autres une seulement et c'était du côté de la mi-novembre : surtout ceux qui avaient un petit commerce, de quoi les retenir en nos pays jusqu'au carême. Bien entendu, en maison plus dévote ils faisaient les dévots, mais il y en avait pour de vrai. Quoiqu'il en fût gens convenables, et qui savaient les usages. Si on s'empressait : faisant quelque manière, s'excusant : « C'est encore moi, ma bonne dame... » ou s'ils étaient vraiment familiers donnant du prénom suivi du nom de famille pour paraître moins effrontés. Et on pouvait laisser les enfants tourner autour d'eux, s'asseoir pour les entendre, assister à la veillée : comme tout le monde en ce temps ils avaient le respect de l'enfance. Et un passant se serait-il laissé aller, croyant plaire, à quelque plaisanterie déshonnête, il y avait toujours une vieille pour dire : « Arrêtez, il y a ici des oreilles chastes. » Les enfants, d'autre part, étaient enseignés à respecter les pauvres. Alors, ce passage était leur joie, n'ayant de tout l'hiver d'autre vue du dehors, sauf au jour de l'an quand on les emmenait enveloppés de châles, une chaufferette aux pieds, souhaiter la bonne année aux grands-parents d'ailleurs, dans la carriole à soubresauts. Le jour du pauvre ils en dansaient, et si quelqu'un avait petit garçon ou fille avec lui ou elle, comme c'était le cas de l'ange Gabriel, c'était un comble de pouvoir jouer en un coin de la cuisine tout en tendant l'oreille à ce qui se disait autour du feu. Parce qu'après le souper c'était l'heure des nouvelles. Les pauvres en demandaient, surtout en apportaient : L'ange Gabriel, qui donc était une femme, ainsi nommée parce qu'au seuil avant d'entrer elle marmonnait une prière dont on ne distinguait rien sinon l'ange ; Courre-Boulins, parce que les boulins sont les bouleaux dont il coupait aux bois des branchettes pour les vendre en balais ; 40:51 Job, comme le plus pauvre de tous ; et, sans compter d'autres moins remarquables, Catherine de son vrai nom, qui avait été cantinière et malgré sa petite pension ne pouvait s'empêcher de voyager. Celle-là frappait les imaginations. Elle arrivait d'un pas guerrier en brandissant un grand parapluie bleu, son panier au bras, et sur son bonnet blanc un chapeau noir, l'ensemble paraissant hors de bon sens parce qu'en nos pays cela ne se faisait pas : depuis j'ai vu en Auvergne de chères femmes ainsi coiffées du matin au soir -- je me demandais si ce n'était aussi du soir au matin -- par tous les temps et toutes les saisons, avec ce geste touchant, en un pèlerinage, de quitter leur chapeau pour paraître à la sainte table « in veste candida » en vêtement candide... Catherine avait peut-être connu l'Auvergne. On l'aimait d'ailleurs telle quelle. Seulement un jour de Fête-Dieu elle s'avisa de suivre la procession munie de tous ses attributs au joyeux ébahissement d'une paroisse très protocolaire. Quant à Courre-Boulins, il alla certain dimanche à la messe où il y eut un beau sermon, mais quand on voulut l'en faire parler il dit avec simplicité : « Oh moi, vous savez, je ne suis pas de ces plus curieux ; je n'ai pas écouté. » Le mot est si bien resté qu'on me l'a répété cinquante ans après. ILS DONNAIENT DONC LES NOUVELLES, celles qui couraient sur les routes et celles qu'on attendait, de la parenté au loin, à l'autre bout du département. Car on ne s'écrivait guète et allait se voir encore moins. Alors on attendait Job, ou l'ange Gabriel, ou Courre-Boulins qui avaient passé par là, ou Catherine qui savait le mieux dire : « La grand'tante vous fait savoir que la petite-cousine Claire a un garçon du mois de juin. » Et pour faire plus plaisant elle ajoutait que le poupon était gros et beau. Ou : « La pauvre mère Gérardot, de la Périère, a trépassé ce printemps » et on se signait. Puis : « Le vieux de chez les Péquinot s'est bravement cassé la jambe en descendant du grenier, il marche avec deux crosses (des béquilles), on dit qu'il en a pour le restant de sa vie. » « On vous fait bien saluer de la Grosse-Haie. » Alors on disait aussi ce qu'il faudrait « réciter » au prochain passage chez tout ce monde, des mois après. Et Catherine, décidément la plus futée, donnait après cela des nouvelles des bêtes, combien de vaches, de moutons, et si les maisons avaient été agrandies, les grand'portes repeintes, ce qui lui aurait fait humer un mariage dans l'air. 41:51 AVEC LES SAVOYARDS il en allait un peu autrement. Parce qu'il y avait aussi « les Savoyards », on ne disait pas nos pauvres. C'étaient deux colporteurs, deux frères, qui venaient de leur montagne en poussant chacun devant soi une brouette avec une grande caisse plate qui se remplissait sur leur route d'aller de toute la pacotille qu'ils auraient à vendre chez nous, depuis le fil, les aiguilles, les jarretières, jusqu'à l'almanach du *Gros Bavard* et les couteaux de Langres. Ceux-là fricotaient eux-mêmes leur cuisine (comme d'ailleurs toutes les femmes) sur la braise de l'âtre, des pommes de terre et du lard. Bien sûr dans leur maison on les en aurait fourni, comme de pain, mais ils mettaient leur point d'honneur à paraître avoir payé en quittant un peu sur le prix de la marchandise. En réalité chaque pratique avait été généreuse. Même durant quelques années ils avaient trouvé la bonne méthode en amenant avec eux leur autre frère vite surnommé Jean-le-bête, qui n'étant pas capable de commercer « demandait » en faisant rire par ses simplicités, et ainsi Étienne et Martin trouvaient par les rues double profit. Ce qui était encore autrement, c'étaient les veillées, beaucoup plus palpitantes qu'avec les autres. Presque toute la rue venait y assister. Quand ce n'étaient pas de bonnes farces, ou la comédie, ou des tours (un soir ils prétendirent faire apparaître le diable, mais grand'tante Joséphine les fit manquer en jetant un chapelet sur eux) c'étaient des contées de leur pays qui paraissait aux écoutants quasi dans la lune. Ainsi, pour plus de récriements, on leur faisait répéter chaque année qu'on y faisait le pain pour six mois d'hiver -- oh, s'exclamaient les bonnes femmes qui le faisaient au plus, de seigle, pour quinze jours ! -- et, horreur qu'on y gardait les morts, congelés, sur les toits, en attendant de pouvoir les enterrer au printemps. Et que les greniers étaient comme de grosses ruches en bois loin de la maison, sur quatre pattes, pour y garer de la vermine les habits et le grain. Et ceci, et cela. Et après c'en était sur les pays de leur route, la Bourgogne surtout ; la richesse, les vignes, les gens plus forts en couleur que ces Champenois (mais pas plus malins, ils s'en doutaient à l'air de malice qui dansait dans les yeux). 42:51 Et des histoires sur ces gens, les familles par là. Celle, le souvenir m'en est toujours resté, de la belle fille qui dans une maison venait de tomber morte, et on la leur avait montrée sur son lit avec son voile de première communion et entourée de quatre chandelles. Nos « vieux ancêtres les Gaulois » étaient terriblement curieux, nous a-t-on appris. Nous le sommes tous restés. Ces gens que nous n'avions jamais vus nous intéressaient à ce point que d'une année à l'autre personne ne les avait oubliés, et c'étaient des demandes sans fin comme s'ils étaient aussi de la parenté : « Martin, ce vieux dans un moulin ? Il allait sur ses cent ans... » Et on apprenait que le vieux était mort tout au seuil de son nouveau siècle, alors que la commune s'apprêtait à lui faire de grands honneurs avec sa photographie dans le journal. Et il y avait encore beaucoup à savoir, chacun ayant ses souvenirs. Et on tendait le cou, les rouets ne tournaient plus, les hommes ne raccommodaient comme à l'accoutumée ces soirs d'hiver ni les harnais, ni les paniers, ni ne remplaçaient les dents cassées des râteaux ; les enfants ne recevaient pas de tapes mais ils n'en méritaient pas, sages comme des images avec leurs yeux écarquillés ; et on riait de leurs questions inattendues pour des choses que personne ne se rappelait. Enfin un air d'entente s'était établi, d'égalité ; et chez ceux qui rêvaient, peut-être sans s'en douter quelque chose de plus. Ainsi une églogue éclose dans le décor du luceron, des landiers, des sabots, de la balle de colporteur, des bouches ouvertes pour mieux entendre ? Pour tout dire un peu de l'âge d'or, un monde à la Jean-Jacques ? Que non pas, personne n'était si sot que d'y croire et chacun connaissait sa clientèle à ne parler que des hôtes. Il y avait, parmi, ceux qu'on pouvait recevoir en toute confiance, *les* presque amis ; mais ceux aussi dont à l'annonce on en allait lever les œufs dans les nids, compter les poules et les lapins, fermer à clé la porte de la cave : après tout irait bien. L'ange Gabriel, on le savait, n'avait pas toujours mené une vie angélique. On s'attendait aussi aux mensonges, sans d'ailleurs trop les craindre, les ayant d'avance attendus. Sauf moi, une première fois, longtemps après et venant fraîchement d'atterrir dans (mot pompeux) ma nouvelle résidence. 43:51 Une marchande de paniers s'était présentée gémissante à notre porte avec « ses pauvres petits enfants » et comme je faisais des tartines sous son œil maternel je lui demandai : « Vous en avez d'autres encore ? -- J'en ai huit en tout, ma bonne dame ! Huit ! » Mais l'année suivante : « Voyez, ma pauvre dame, j'attends mon sixième ! ... » J'étais bien étonnée. Aujourd'hui j'entre dans le jeu, me souvenant d'autrefois. Car leurs mensonges on les connaissait donc, et ils étaient plutôt une convention, de leur part une routine à laquelle il leur fallait se soumettre, et les autres, admettre. Enfin, c'est assez triste à dire, comme une marque de leur état. Et il y eut pis : un moment, après l'assassinat dans son lit et pour quelques sous d'une vieille aux environs, on prononça tout bas un nom, deux noms de ceux qui fréquentaient le pays. La vérité est qu'on ne revit plus les meurtriers (sous le manteau) sauf une ou deux fois, revenus, disait-on, par bravade. L'AGE D'OR dans les cœurs ! Entre les cœurs ! Quand je le dirais on ne me croirait pas. Et je ne songe pas à le dire. Mais je sais bien à quoi répondait la sorte d'égalité en ces soirs anciens : à ce que je pensais plus haut sur le comportement des hôtes ; hors des œuvres, des lois, des institutions de charité, très obscurément souvent, tout au fond des esprits, quelque chose de très grand malgré la simplicité, la familiarité du lieu et des propos, cette vieille idée, venue de l'Église, d'un certain respect dû aux pauvres en vertu de leur « éminente dignité » dans cette même Église. Et je ne crois pas me tromper. Claude FRANCHET. 44:51 ### Le P. Chevrier et les prêtres du Prado par Antoine LESTRA LE 10 DÉCEMBRE 1960 le Prado a fêté son centenaire par des fêtes religieuses que présida le Cardinal Gerlier et par une fête civile où le maire de Lyon donna le nom du Père Chevrier à la rue où depuis cent ans le Prado travaille au règne de Dieu. Le 10 décembre 1860 le Père Chevrier y entrait. C'était le bal public le plus mal famé de la ville ; on l'appelait le bal des Vaches. Un homme avait été tué d'un coup de couteau la veille de ce jour où le Père Chevrier passant devant ce bouge y vit une affiche : « A vendre ou à louer ». Il pensait à fonder une œuvre dans ce quartier, le plus pauvre et le plus déchristianisé de Lyon. Il n'hésita pas : « Il y avait plus d'un an, a-t-il écrit, que j'avais remarqué cette maison et que je l'avais regardée avec convoitise ; plus d'une fois dans mes prières j'avais poussé vers Dieu des soupirs un peu hardis qui pouvaient se traduire ainsi : « Mon Dieu, donnez-moi cette maison et je vous donnerai des âmes. » Il loue aussitôt avec les fonds d'un prêtre ami qu'il court avertir, et s'installe sans crier gare. Aucun avis n'annonce la fin du bal. Les clients s'y présentent, et restent frappés de stupeur à se voir reçus par « un curé ». Le Père Chevrier aimait à raconter cette histoire : « Ils prenaient leurs jambes à leur cou, et se mettaient à courir comme s'ils avaient vu le Diable. » Mais le Diable s'enfuyait avec eux. Le Père transforme la salle de danse en chapelle, et met l'autel à l'endroit de l'orchestre. Satan conduisait le bal ; désormais ce sera le Seigneur, comme sur les prairies célestes de *l'Angelico.* La balustrade qui séparait les musiciens des danseurs, voilà cent ans qu'elle sert de table de communion. 45:51 Derrière l'autel, le Christ en croix se détache avec la Sainte Vierge, saint Jean et sainte Madeleine, sur le mur du fond. Dans les dépendances, deux sanctuaires latéraux : la crèche, le sépulcre, avec des statues de grandeur naturelle. Des images et des inscriptions partout : ainsi les murs cessent d'inviter au péché pour illustrer les pages du catéchisme. « A quoi bon, disait le Père Chevrier, des ornements qui n'apprennent rien ? » Il a converti les murs, il convertira les hommes dont la tête ou le cœur sont quelquefois plus durs que les pierres. On descend dans la chapelle comme dans une catacombe, et cela suffit pour abolir les siècles ; on se retrouve dans la primitive église, quand saint Pierre et saint Paul évangélisaient Rome, saint Pothin et saint Irénée Lyon, capitale des Gaules. Rien n'est beau, ni par la matière ni par l'art, mais tout le devient par la sainte pauvreté qui transfigure tout comme le soleil aux rayons de son feu intérieur. L'art doit être l'œuvre du prêtre et sa matière, si nous osons dire, les âmes. Le P. Chevrier n'en repousse aucune, il en confessera ou dirigera beaucoup dans tous les milieux sociaux ; mais celles qu'il préfère, parce qu'il se sent appelé par Dieu vers elles, sont celles qui répondent à trois conditions : « Ne rien avoir, ne rien savoir, ne rien valoir. » POUR LES ATTEINDRE, il s'impose une pauvreté réelle et visible. « Avoir le nécessaire, et savoir s'en contenter », a-t-il prescrit à ses fils. « Nous devons retrancher de notre table, de notre logement, de notre vêtement, de nos habitudes, tout ce qui n'est pas de la condition des pauvres. Il ne faut pas qu'en entrant chez nous on puisse dire : il est bien. » Il ajoutait, pour substituer l'esprit de charité à l'esprit de propriété : « Le Prado appartient aux pauvres ; ils sont ici chez eux, et si nous ne les servions pas bien, ils auraient le droit et même le devoir de nous mettre à la porte... Tout est à eux ; nous sommes leurs humbles serviteurs : ils peuvent disposer de nous, et de tout ce qui est à notre usage : notre santé, notre temps, notre vie leur appartiennent. » Il appelait la pauvreté : « le premier pas dans la vie parfaite ». Lorsqu'il priait Notre-Seigneur, « c'est par elle que vous venez à moi, lui disait-il, c'est aussi par elle que je veux aller à vous ». 46:51 Ce « grand homme d'action pour l'Église », comme l'appelait Pie XI dans une audience qu'il daignait nous accorder, était un grand mystique qui vivait de Jésus-Christ pour Le donner. Il s'abandonnait à l'Esprit de Dieu, qui l'avait visité dans la nuit de Noël 1856, pendant qu'il méditait devant la crèche, après avoir célébré la messe de minuit, la phrase de saint Jean : « Le Verbe s'est fait chair, et Il a habité parmi nous. » Nous le savons par quelques phrases échappées à son humilité : « C'est la fête de Noël qui m'a converti. C'est à Saint-André qu'est né le Prado. C'est en méditant la nuit de Noël sur la pauvreté et l'humilité de Notre-Seigneur que j'ai résolu de tout quitter et de vivre le plus pauvrement possible. Je me disais : le Fils de Dieu est descendu sur la terre pour sauver les hommes et convertir les pécheurs. Alors je me suis décidé à suivre Notre-Seigneur Jésus-Christ de plus près, pour me rendre plus capable de travailler efficacement au salut des âmes. » COMME IL SAIT que le Démon se fait parfois ange de lumière, il va consulter au début de 1857 le curé d'Ars sur son cas de conscience précisé par écrit : « J'ai constamment présentes à la mémoire ces paroles de l'Évangile : « Si vous voulez être parfait, allez, vendez ce que vous avez, donnez-en le fruit aux pauvres, et suivez-moi. Quiconque ne renonce pas à tout ce qu'il possède ne peut être mon disciple. » Il me semble que Dieu m'appelle à cette vie de pauvreté et de perfection ; cependant je ne voudrais pas renoncer au ministère paroissial ; sans cela je n'hésiterais point à entrer dans un ordre religieux. » Le Père Chevrier n'a point noté la réponse, mais au retour d'Ars il ne doutait plus que sa vocation, confirmée par Monsieur Vianney, vînt de Dieu. Nous ne connaissons qu'une phrase de M. Vianney : l'abbé Rougemont, missionnaire d'Ars, l'a rapportée au procès canonique de son ancien curé, d'après la confidence que lui en avait faite le P. Chevrier. Comme il demandait à M. Vianney s'il devait former une œuvre, étant sans ressources pour la tenir : « Oui, mon ami, dit le saint, mais rappelez-vous que vous ne serez riche qu'autant que vous ne compterez que sur la Providence. » Le Père Chevrier y était bien décidé. « Notre caractère particulier de pauvreté dans le monde, lit-on dans le *But fondamental de l'Association des prêtres du Prado,* est de ne rien demander à personne, nous appuyant sur cette parole du Divin Maître : *Quaerite primum regnum Dei et justitiam ejus, et haec omnia adjicientur vobis.* Quand on donne la vie spirituelle, Dieu donne toujours la vie temporelle. » 47:51 Quant à M. Vianney, nous savons ce qu'il pensait du Père Chevrier. Dans le courant de 1857, Mme Laffay, veuve et mère de plusieurs enfants, fait le voyage d'Ars pour demander prières et conseils au curé. « Vous habitez Lyon, lui répondit-il. Alors pourquoi venir si loin ? Vous avez un saint près de vous. -- Ah ! mais qui donc ? -- L'abbé Chevrier. -- Je n'ai jamais entendu parler de lui. -- C'est qu'il est jeune, mais cela ne fait rien. C'est mon enfant, je l'aime beaucoup. Adressez-vous à lui, il vous mènera dans le bon chemin. -- Je ne demande pas mieux, où habite-t-il ? -- A Saint-André de la Guillotière ; il est vicaire de la paroisse. Mais il la quittera bientôt pour aller demeurer derrière la chapelle des Martyrs ([^5]). Il a des projets, vous pouvez l'aider. Dites-lui que c'est moi qui vous envoie. » Mme Laffay, qui n'avait rien pour écrire, prit une image dans son livre de messe et la perça de trous avec l'épingle de son chapeau pour inscrire le nom et l'adresse. Rentrée à Lyon, elle s'y présenta de la part de M. Vianney. Deux de ses fils seront prêtres du Prado : l'un d'eux deviendra leur Supérieur général. Nous tenons de sa bouche ce récit que sa mère lui avait souvent répété. NOUS NE RAPPELONS PAS ICI la vie du P. Chevrier, toujours simple en des postes très humbles, mais toujours docile à l'Esprit de Dieu. Elle brille par la seule lumière de la grâce ([^6]). Né le 16 avril 1826 à Lyon, il y mourut au Prado le 2 octobre 1879, sans avoir quitté sa ville natale, sinon pour des retraites fermées, des séjours de convalescence à la campagne chez sa mère et pour quatre voyages à Rome où Pie IX lui dit en 1877 : « Évangéliser les pauvres, rendre au peuple la connaissance et l'amour de Jésus-Christ, c'est bien là l'œuvre du jour. Ce pauvre peuple, comme on le trompe, comme on l'exploite, comme on le rend malheureux en lui ôtant les espérances célestes sans pouvoir lui donner les jouissances terrestres qu'on lui promet ! 48:51 Nous espérons que votre zèle ne s'arrêtera pas à la seule ville de Lyon. Il faudrait des maisons comme la vôtre dans tous les centres ouvriers. » Déclaré vénérable par saint Pie X le 11 juin 1913, proposé aussitôt à ses prêtres par le Cardinal Sevin comme « leur modèle et leur patron », le Père Chevrier n'est pas encore béatifié, mais le curé d'Ars s'y connaissait, et nous attendons avec confiance. DEPUIS LE 28 OCTOBRE 1959, l'Institut des Prêtres du Prado est érigé par décret de la Sacrée Congrégation des Religieux en Institut de Droit Pontifical. Il comprend aujourd'hui 600 membres, dans 83 diocèses de France et de l'étranger. La plupart des prêtres, 186 curés, 205 vicaires, évangélisent des paroisses pauvres et déchristianisées de la campagne ou de la ville, de préférence des paroisses communautaires : 12 à Lyon et dans sa banlieue, 4 dans le diocèse de Paris (2 à Saint-Denis, une à Vitry, une à Vanves), 3 à Strasbourg, une dans la banlieue de Rome, la Borghesiana, dont l'église fut construite par Mgr Roche, supérieur général de l'Institut séculier du Cénacle, qui la desservait avant eux. Un certain nombre de Pradosiens sont encore isolés, mais à la campagne même ils cherchent à se grouper pour le travail apostolique, par exemple dans les diocèses d'Autun, de Clermont, de Limoges. D'autres sont professeurs de grands ou de petits séminaires, de collèges chrétiens, aumôniers de lycée, aumôniers de l'Action catholique, missionnaires en Afrique, au Japon, au Viet-Nam. Le décret du 28 octobre 1959 approuvé par S.S. Jean XXIII rappelle les origines et donne force juridique au statut voulu par le P. Chevrier : « Réunir de véritables disciples, qui imiteraient le Divin Modèle, spécialement dans les Mystères de la Nativité, du Calvaire et de l'Eucharistie. Les membres de sa Société, le P. Chevrier désirait que, tout en vivant les conseils évangéliques, ils restent dans le corps du clergé séculier : prêtres pauvres que les Ordinaires auraient bien en main, pour évangéliser et catéchiser les paroisses abandonnées. » 49:51 Abandonnées, c'est-à-dire pauvres, soit parce qu'elles sont composées d'hommes sans ressources humaines, soit parce que leurs habitants sont en majorité païens ou déchristianisés. Assez souvent les paroisses abandonnées présentent cette double forme de la pauvreté. Elle est l'esprit du Prado. LA CARACTÉRISTIQUE DE L'INSTITUT c'est que, tout en devenant un Institut de Droit Pontifical, c'est-à-dire dépendant immédiatement du Saint-Siège, les Pradosiens restent des prêtres diocésains dépendant totalement de leurs Évêques, et vivant dans la pratique des conseils évangéliques, réalisant ainsi la grande idée de leur fondateur. Il leur a laissé, dans le tableau de la perfection sacerdotale écrit au goudron sur les murs de l'étable de Saint-Fons où il donnait des retraites à ses séminaristes, la règle fondamentale de leur vie d'apôtres : « Le prêtre est un homme dépouillé (crèche) ; le prêtre est un homme crucifié (croix) ; le prêtre est un homme mangé : il faut devenir du bon pain (tabernacle). » Il leur a laissé un exemple. Antoine LESTRA. 50:51 ### Grâces de l'Incarnation En ce mois de mars, on pourra se reporter notamment aux articles : « Mourons avec lui » (numéro 17), « Le Carême » (numéro 21), « Mystères » (numéro 31) et « La Grande Semaine » (numéro 42). NOUS FINISSIONS notre dernier entretien par ces paroles de S. Louis Grignion de Montfort, parlant de la dévotion à la Sainte Vierge : « *C'est un chemin frayé par Jésus-Christ.* » Ce noble et énergique langage nous rappelle que Notre-Seigneur s'est nourri de la Vierge Marie. « Du temps de S. Grégoire on chantait à Rome une préface où s'adressant à Marie, l'Église lui disait : *Lacta, Mater, cibum nostrum *; ô Mère, allaite notre nourriture. » Quel doux mystère de voir le Verbe Éternel demander à une créature les éléments de sa vie terrestre ! Quel privilège, ô Marie, d'être ainsi appelée à donner votre propre vie pour que « germe notre Sauveur » ! Car Jésus a dépendu de votre sang avant de dépendre de votre lait. Comme Créateur il vous donnait ce lait et ce sang ; comme créature le petit homme qui se formant en vous vivait de votre sang, le petit cœur qu'il se créait ne battait que du battement de votre cœur. 51:51 Votre sang était nécessaire pour qu'il pût se construire des yeux afin de voir un jour Jérusalem et pleurer sur elle ; afin de vous voir au pied de la Croix avec St Jean. De votre sang se formait la bouche dont il vous dit : « Femme voici ton fils » et à St Jean : « Fils, voici ta Mère ». Et Marie dès l'Incarnation, ô Jésus, avant que vous n'eussiez une bouche et des yeux, ne s'entretenait-elle pas doucement avec vous, pleine de reconnaissance pour son propre Sauveur ? Elle savait par l'ange le nom que vous deviez porter, et elle vous nommait dans le secret de son cœur ; dès ce moment première missionnaire du monde, épouse du St Esprit, elle vous menait à la conquête des âmes avant que vous n'eussiez même des jambes déjà bien formées ; les siennes étaient les vôtres. Élisabeth reçut votre visite et du coup devint prophète ; du coup le Précurseur fut sanctifié dans le sein de sa mère... Et nous refuserions de prendre *le chemin frayé par Jésus *? De demander à Marie de former en nous l'œil de l'âme ? l'oreille de la foi ? la bouche de la confession ? Car tous les mystères de la vie de Jésus sont pour nous un modèle ; ils ont tous une application particulière à notre propre vie et c'est pour cela que Jésus a voulu vivre une vie comme la nôtre. Ce peut être la vie d'un bon homme qui va tous les jours de sa maison à son champ, à sa vigne, à son bois, élève ses enfants dans la crainte et l'amour de Dieu et meurt un jour très simplement sur son dernier fagot ; personne n'en parlera jamais, sinon quelques vieux camarades qui le soir sur le banc devant la porte se distrayaient avec lui en se racontant leurs misères. Mais cet homme, mais chaque homme, comme Notre-Seigneur, a eu son enfance, sa présentation, sa montée au Temple, sa tentation, sa passion et sa croix ; et tout le monde de même, ni plus ni moins suivant ses forces, ses dons, ses grâces et sa place dans l'orbe du monde. Et pas un, s'il veut imiter Jésus, qui n'ait à passer par Marie, comme Jésus lui-même. L'ENFANT JÉSUS fait donc en naissant comme tous les enfants du monde ; il vagit et il pleure ; c'est une nécessité de la nature pour chasser de la bouche et des bronches jusqu'alors incluses dans un liquide ce qui pourrait s'opposer au premier souffle d'air. 52:51 Le Livre de la Sagesse (VII, 1-6) met dans la bouche de Salomon des paroles que les anciens Pères ont rapportées à la naissance du Sauveur : « *Je suis moi-même un mortel semblable à tous et descendant du premier qui fut formé... Moi aussi à ma naissance j'ai respiré l'air commun à tous, je suis tombé sur la même terre, et, comme celui de tous, mon premier cri fut un gémissement.* « *J'ai été élevé dans des langes avec des soins infinis. Aucun roi n'a eu un autre commencement d'existence. Il n'y a pour tous qu'une seule : manière d'entrer dans la vie et d'en sortir.* » Huit jours après cette bienheureuse naissance annoncée aux bergers par les anges qui en chantaient la gloire, le petit enfant reçut son nom de « Jésus » qui signifie « sauveur » et il fut circoncis. C'était le signe de l'alliance perpétuelle entre Dieu, Abraham et sa race. « Un mâle incirconcis sera retranché de son peuple, il aura violé mon alliance. » Jésus qui venait « accomplir les promesses de la loi » s'est soumis à cette humiliation. Le sens de ce mystère nous semble bien obnubilé chez *les* chrétiens et il est en conséquence inutilisé alors qu'il est plein de sens. La Providence agit par la nature comme dans la surnature, C'est le même homme qui vit suivant sa nature et reçoit en elle, sur elle, la vie surnaturelle. Le support naturel en est non pas détruit mais magnifié. C'est le cas dans ce mystère. Beaucoup de peuples encore pratiquent la circoncision qui n'ont rien à voir avec Abraham. En Afrique noire elle est pratiquée sur les adolescents lors d'une cérémonie d' « initiation » qui dit assez quel souci ont ces peuples de préparer la jeunesse à l'entrée dans la vie. Et nous savons que les prêtres africains pensent à conserver dans les mœurs de leurs populations converties cette sage coutume d'une initiation des adolescents. D'où venait la circoncision elle-même ? Probablement du désir d'assurer à chaque enfant une descendance. Cet organe présente souvent de petites anomalies superficielles sans gravité mais qui peuvent en empêcher l'usage pour la génération. L'antiquité faisait un rite des précautions à prendre contre ces incapacités. Nous avons inventé l'examen prénuptial. 53:51 Mais revenons au point de vue moral qui n'a jamais été absent de l'humanité la plus ancienne ; nous savons que cet organe est à l'origine des désordres moraux les plus fréquents, de difficultés morales innombrables. En acceptant ce rite ancien, cette humiliation profonde et cette douleur, Notre-Seigneur nous acheta ce jour-là la possibilité de surmonter les misères dont cet organe est la cause, la possibilité, suivant l'expression de St Paul « de garder notre vase dans l'honneur ». Le mystère de la Circoncision si négligé, est donc, comme tous les autres, mais autant que les autres, une réalité permanente et non pas un simple souvenir historique. « Chaque mystère, écrit M. Olier, en cela disciple de Bérulle, a acquis à l'Église la grâce sanctifiante et diversité d'états et de grâces particulières que Dieu répand dans les âmes. » Les jeunes gens et les hommes devraient donc demander au mystère de la Circoncision les grâces de leur état, et s'ils ont à « crucifier leur chair » se souvenir que Jésus l'a fait pour eux dès son enfance afin qu'ils puissent passer de la crucifixion de la chair à la Circoncision du cœur. Et de la seconde à la première. DANS NOS FAMILLES CHRÉTIENNES c'est le père qui est chargé d'instruire ses fils des mystères de la vie et des moyens de conserver la pureté. L'entrée en matière toute simple est le mystère de la Circoncision et la force vient des grâces qui découlent du mystère. Mais en Afrique où les familles chrétiennes sont encore le petit nombre, où bien des jeunes chrétiens ont des parents païens, il n'est pas étonnant qu'on pense pour la jeunesse à trouver une forme chrétienne à l'initiation traditionnelle. ON PEUT DIRE que d'une manière générale les chrétiens ne profitent pas des trésors qui leur sont offerts par Notre-Seigneur. Nous lisions récemment, pour les prêter à une jeune fille, deux brochures sur le mariage, brochures choisies avec soin entre beaucoup d'autres par un prêtre plein d'expérience : il n'y était fait aucune allusion à la Sainte Famille ! Or le mariage de St Joseph et de Marie est un vrai mariage ; car le mariage consiste pour les époux à se donner l'un à l'autre complètement et de manière indissoluble. 54:51 Si d'un commun accord ils gardent la chasteté, le don de l'un à l'autre demeure et l'amour ne peut être moindre ; la sainteté exceptionnelle des époux ne fait que rendre plus significatif l'enseignement qui en découle. Le miracle même de la conception de l'Enfant Jésus nous dit : *le mariage est fait pour l'enfant par les époux.* Dieu a mis un attrait naturel des sexes l'un pour l'autre, mais c'est évidemment dans le but de propager l'espèce. La Providence divine s'exerce sur la nature comme sur la vie de la grâce. La grâce a fait de la Sainte Famille une exception dans la vie de la grâce, mais la Sainte Famille ne laisse pas d'être aussi un modèle naturel : c'est l'enfant qui est son but. Cet enfant est le Verbe incarné, mais il lui faut une famille humaine car la nature le veut ainsi, et parce que le but de la famille c'est l'enfant. IL EST DONC NÉCESSAIRE de penser à l'enfant dans la préparation du mariage. Pour maintenir la qualité d'une race d'animaux, on ne la laisse pas se reproduire au hasard. Dans la race des hommes ce sont l'honneur, la vertu, le travail, la tradition, l'éducation familiale qui permettent autant qu'il est possible de préparer la naissance d'enfants qui honoreront leurs ancêtres devant Dieu. Les hommes supérieurs naissent généralement à la suite de plusieurs générations de bons mariages, très humbles peut-être socialement, mais entre personnes vertueuses et intelligentes. Les tares se transmettent. On n'épouse pas qu'une fille ou un garçon ; on épouse un sang, une race, une famille. Aussi le mariage de Marie avait été préparé avec grand soin par des gens qui ignoraient pourtant son privilège et sa mission, peut-être même par son parent Zacharie. On avait choisi un jeune homme exemplaire appartenant lui aussi à la famille de David et qui se montra capable des sacrifices particuliers demandés par la mission de la jeune épouse. Car il faut aller plus loin. Les ouvrages récents sur le mariage ont tendance à ancrer la jeunesse dans cette idée qui lui est naturelle que c'est l'entrée dans le Paradis Terrestre. Le mariage est certes d'institution divine et de deux manières : par une loi de la nature et surnaturellement par le sacrement qui rattache l'union des deux époux au mystère de l'union du Christ et de son Église : le mariage devient ainsi un lieu privilégié pour accomplir ce que St Paul dit des chrétiens que tous sont les membres du corps du Christ. Et Jésus lui-même dit : « Soyez un comme mon Père et moi nous sommes un. » 55:51 Or cet effort vers l'unité par le Christ est d'une nécessité absolue dans le mariage. Car le mariage est indissoluble à cause de la parole du Christ et à cause des enfants. En dehors du mariage on peut choisir, et on peut aussi quitter les partenaires avec lesquels s'essayer à cette unité : confrères, voisins, amis, enfants des patronages, toutes œuvres chrétiennes, et même grands monastères où le silence aide beaucoup ; dans toutes ces sociétés il existe un choix, et la réalisation de l'unité est bien rarement très poussée. Dans le mariage, une fois décidé le choix primitif, il est obligatoire de réussir parfaitement cette unité demandée par le Christ et il n'en est pas de plus intime ; par conséquent de plus difficile. Le mariage est donc l'entrée dans une *ascèse sociale,* propre à l'espèce humaine, pour laquelle elle reçoit des grâces spéciales, bien entendu, mais cela est généralement peu compris de la jeunesse parce que cela lui est peu enseigné. L'enfant, sa nourriture et son éducation sont si bien le but de la famille, que l'Enfant Jésus ayant été conçu d'une manière miraculeuse, les époux demeurèrent chastes. Or, il est beaucoup de circonstances dans le mariage où la chasteté s'impose. Très souvent à propos des enfants ou bien à cause de l'éloignement ou des maladies. Où nous retrouvons les grâces attachées au mystère de la Circoncision. Pourquoi ne pas en avertir ? La Sainte Vierge dès son enfance s'était donnée entièrement à Dieu, et ce n'était pas conforme à la pensée des femmes juives qui toutes estimaient la stérilité une malédiction divine ; et celles qui étaient de la race de David (comme Marie) pouvaient espérer et espéraient que d'elles pouvait naître le Messie. Marie, dans sa profonde humilité, y avait renoncé. La grâce mi avait donné une idée si juste de Dieu et de sa faiblesse à elle, qu'après l'Annonciation elle s'écrie : « Dieu a regardé la bassesse de sa servante. » Cette humilité était sa grâce de vérité. JÉSUS APPARTINT donc à une famille humaine qui lui fut préparée par la prudence humaine et surnaturelle de la famille de ses parents, et l'Écriture termine en disant : « Il redescendit avec eux de Jérusalem à Nazareth et *il leur était soumis.* » 56:51 Hélas que de parents se croient intelligents et bien modernes en abandonnant leurs enfants à la liberté de leurs instincts ! Or une éducation est manquée, et presque toujours pour toute la vie, lorsqu'à six ans l'enfant n'est pas habitué à l'obéissance et au travail. La vertu est une habitude acquise. L'enfant de six ans qui est habitué à l'obéissance et à une vie régulière de travail est déjà vertueux. Et quand il s'agit du mariage, les enfants habitués à l'indépendance dans le choix de leurs camarades, de leurs sorties et de leurs relations, épouseront au hasard des rencontres, ce qui est la source de tant de divorces et autres misères. Car ils sont sans expérience. Le mariage est une *sélection ;* un peuple qui abandonne au hasard la formation des familles est voué à une prompte décadence et même à un *abâtardissement physiologique.* Depuis la Révolution nos maîtres s'acharnent à détruire la famille, ils tarissent ainsi la source d'où sortent les élites, les vraies ; car la véritable promotion sociale se fait par l'élévation graduelle des familles, et celle-ci par une suite de mariages honnêtes et raisonnables, où la bonne éducation est de tradition. Dieu est intervenu dans le monde par des familles, celle d'Abraham, puis celle de Jessé qui devint celle de David. Et la « promotion » de cette famille, déjà élevée, aboutit à un mystère où la famille chrétienne doit trouver son exemple et sa force. Toute éducation est difficile parce qu'il ne faut contraindre les enfants que dans le petit âge, ensuite il faut les former à savoir user de la liberté qui est celle de l'âge de raison. L'exemple, comme pour la foi elle-même, est le plus sûr moyen de former les adolescents au bon usage d'une liberté qui est toujours limitée dans la condition humaine. Cette liberté n'est même qu'un mythe, prise au sens vulgaire pu mot. Il faut donc que la famille soit une société complète où l'usage des libertés personnelles soit, comme dans toute société, limité par celle des autres mais s'enrichisse au contact d'autrui. Les parents doivent donc *choisir leurs relations de manière à ce que leurs enfants puissent épouser librement dans des familles où il est souhaitable qu'ils le fassent.* Mais il faut aussi qu'ils trouvent dans leur famille et les plaisirs de leur âge et les distractions nécessaires à l'esprit humain. 57:51 Les loisirs et les jeux sont le meilleur moyen d'union entre les enfants et les parents, et un élément nécessaire de l'éducation. Car il ne faut pas que les parents soient seulement les nourrisseurs, les surveillants du travail et de la morale ; ils doivent être la source d'expansion de leurs enfants dont le jeu est la principale. Ils sont aussi l'exemple complet de la vie sociale, Car le jeu est l'apprentissage de la vie pour les enfants (jouer à la marchande, à la maman, jouer au gendarme et au voleur, aux gages, aux charades, et puis aux jeux d'adresse). Il faut entrer délibérément dans leurs jeux comme un égal pour que les enfants se sentent compris et ouvrent leur cœur. Cette égalité est dans le « faire », elle ne peut être dans la pensée, mais elle est un moyen de diriger sans qu'il y paraisse. C'est donc une très grosse faute pour les parents d'abandonner les loisirs de leurs enfants à autrui, souvent à des personnes trop jeunes. On peut être certain que S. Joseph et la Vierge ne l'ont pas fait. Joseph a fait de petits moulins à vent pour l'enfant Jésus, qui a couru de l'un à l'autre en riant pour ses premiers pas. Jésus a fait de petits appuis de bois pour les pieds de sa Mère, qui s'en est servie non par besoin mais par amour. Ils priaient ensemble chaque matin et chaque soir, ce qui est le fondement de l'union des cœurs, car la prière les met devant la réalité : parents et enfants disent ensemble Notre Père... à la même personne. La Sainte Famille allait en même temps à la synagogue et au retour s'entretenait de ce qui s'y était dit. Enfin l'Enfant Jésus comme tous nos petits paysans a appris à travailler en jouant à travailler à côté de S. Joseph. NOUS AVONS DIT en commençant que chacun des mystères de Notre-Seigneur demeurait une source de grâces particulières et actuelles répondant à chacun des états par lesquels nous devons passer. Nous ne sommes pas bien loin dans la vie de Notre-Seigneur puisque nous nous sommes arrêtés à sa petite enfance et à sa famille. Mais puisque nous tombons « comme mars en Carême » rappelons que huit jours après sa naissance, Jésus a commencé à verser son sang pour notre salut, qu'il eut déjà la fièvre des jours et des jours de la blessure faite par la main des hommes. S'il eût pu parler il eût dit ce qu'il disait à Jean lors d'un baptême aussi étrange que sa Circoncision, car S. Jean prêchait un baptême pour la rémission des péchés et Notre-Seigneur s'est présenté comme un pécheur parmi d'autres pécheurs. 58:51 A S. Jean tout interdit de le voir s'humilier ainsi, Jésus répondit : « C'est ainsi qu'il nous convient de parfaire toute justice. » Et c'est pour cela aussi qu'il versa son sang à l'âge de huit jours pour être nommé « Sauveur » : *Et ce sang qui devait un jour sur le Calvaire* *Tomber comme une ardente et tragique rosée* *N'était dans cette heureuse et paisible misère* *Qu'un filet transparent sur la lèvre rosée.* *L'âne ne savait pas par quel chemin de palmes* *Un jour il porterait jusqu'en Jérusalem* *Dans la foule à genoux et dans des matins calmes* *L'enfant alors éclos aux murs de Bethléem.* *Ainsi l'enfant dormait dans son premier matin.* *Il allait commencer Dieu sait quelle journée* *Il allait commencer une éternelle année* *Il allait commencer quel immense destin !* Après Péguy voici S. Bernard : « Étudions-nous donc à devenir comme ce petit enfant... afin qu'il ne devienne pas sans cause de grand Dieu petit homme, qu'il ne meure pas pour rien, qu'il ne soit pas vainement crucifié, afin que nous nous unissions à ses souffrances, et que nous puissions l'offrir comme intercesseur pour nos péchés, car c'est pour cela qu'il est né. » D. MINIMUS. 59:51 ## NOTES CRITIQUES ### En quel sens existe-t-il en France des « syndicats chrétiens » ? On se demande, ou plutôt on se redemande depuis 1960 si la C.F.T.C. (Confédération Française des Travailleurs Chrétiens) va devenir la C.F.T. : c'est-à-dire si elle va supprimer de son titre la mention chrétienne, et de ses statuts la référence à la morale chrétienne. Ce débat aura pu contribuer à mettre en lumière certaines équivoques de la C.F.T.C., -- équivoques qui existent *avant* même une éventuelle suppression de l'étiquette « chrétienne ». Le titre\ et les statuts. De fait, l'appellation de Confédération Française *des Travailleurs Chrétiens* n'est pas absolument exacte, et ceux qui, dans une intention que nous n'avons pas à juger, veulent supprimer cette appellation, ont objectivement pour eux les requêtes de l'exactitude la plus rigoureuse. La C.F.T.C., nous allons revenir en détail sur ce point, n'est ni « une organisation chrétienne ouverte aux seuls chrétiens » ni « une organisation chrétienne ouverte aussi à des non-chrétiens ». En fait, et d'ailleurs dans la définition qu'elle donne le plus souvent d'elle-même, elle est *autre chose.* Quant aux statuts, ils manifestaient, jusqu'à une date récente, que la C.F.T.C. était une organisation fondée, dirigée, animée par des catholiques. Ils définissaient la doctrine de la C.F.T.C. comme étant la doctrine sociale des Papes en leurs Encycliques. Cette définition a été supprimée et remplacée par une simple « référence » à la « morale sociale chrétienne » ([^7]). 60:51 La C.F.T.C.\ et la Hiérarchie apostolique. Des militants syndicalistes chrétiens ont consulté, l'année dernière, le Secrétaire de l'Assemblée des Cardinaux et Archevêques. Mgr Guerry, au début d'août 1960, leur a répondu notamment : « *On vous dit que la Hiérarchie aurait changé sa position vis-à-vis de la C.F.T.C. et qu'elle serait prête à accepter l'abandon du deuxième* « *C* »*. C'est là une erreur de fait. Les membres de la Hiérarchie n'ont nullement modifié leur position. Comment pourraient-ils accepter l'abandon des signes d'une référence à la doctrine du christianisme et de l'Église ! Ils sont au contraire très inquiets de constater que tout un courant cherche à entraîner la C.F.T.C. dans la voie de l'abandon.* » Cette lettre de Mgr Guerry a été citée au congrès C.F.T.C. de la Fédération des industries chimiques, en octobre 1960. M. Maurice Bouladoux, président de la C.F.T.C., fit à ce propos la déclaration suivante : « *Il n'y a pas besoin de déconfessionnaliser ce qui n'est pas confessionnel. La C.F.T.C. ne prend ses directives nulle part à l'extérieur du mouvement. S'il en avait été ainsi, je ne serais pas resté une minute de plus à mon poste.* » Cela met fortement en lumière l'équivoque d'une situation assez complexe. La Hiérarchie apostolique estime qu'il lui appartient d'accepter ou de refuser l'abandon du deuxième « C » qu'elle considère comme une référence à la doctrine du christianisme *et de l'Église.* Les dirigeants de la C.F.T.C., AVANT même toute éventuelle suppression du deuxième « C » et même s'ils ne sont pas partisans de cette suppression, considèrent au contraire que cela ne regarde en rien la Hiérarchie apostolique. Ils considèrent en outre que leurs statuts ne font aucune référence à la doctrine *de l'Église,* puisqu'ils les ont modifiés précisément dans cette perspective, et y ont délibérément remplacé la mention de la doctrine sociale des Papes par la mention d'une « morale sociale chrétienne ». 61:51 Précisons en outre que M. Bouladoux, président en exercice de la C.F.T.C., qui en définit ainsi la position, n'est nullement un partisan de la suppression du deuxième « C » : *au contraire,* il y est opposé. Il a déclaré nettement : « Il n'est pas question pour la C.F.T.C. de modifier ni son titre ni sa référence doctrinale ». C'est donc bien la C.F.T.C. *non modifiée,* la C.F.T.C. telle qu'elle existe actuellement, qui se trouve dans une situation équivoque en ce qui concerne sa place parmi les « organisations chrétiennes » instamment (voire obligatoirement) recommandées à l'adhésion des fidèles. Type exact\ de l'organisation. Les rapports entre la Hiérarchie apostolique et la C.F.T.C. peuvent donc paraître obscurs. Selon la terminologie quasiment officielle de l'Église de France, qui distingue les mouvements « catholiques » (mandatés) et les mouvements « d'inspiration chrétienne » (non mandatés, agissant sous leur responsabilité, mais évidemment tenus, comme tous les catholiques, de suivre les directives générales de la Hiérarchie, et éventuellement de déférer aux recommandations particulières qui pourraient leur être adressées en propre), -- la C.F.T.C. serait un mouvement du second type. Mais il ne semble pas du tout que la C.F.T.C. accepte, en ce qui la concerne, de telles catégories, -- ni les obligations qu'elles comportent. Selon la terminologie de la C.F.T.C., il existe quatre types possibles d'organisation syndicale, entre lesquels elle peut choisir sa voie : 1. -- Organisation chrétienne destinée aux chrétiens. 2. -- Organisation chrétienne ouverte aux non-chrétiens. 3. -- Organisation indépendante se référant à la morale sociale chrétienne. 4. -- Centrale syndicale s'inspirant de valeurs partagées par des chrétiens, des socialistes, des humanistes. Cette terminologie et ces catégories sont celles que l'on trouve mentionnées par exemple dans le rapport présenté en septembre 1960, au congrès de la Fédération C.F.T.C. des métaux, sur « l'unité ouvrière et l'évolution de la C.F.T.C ». Or cette terminologie et ces catégories ont l'avantage de situer exactement où se trouve l'équivoque. La Hiérarchie apostolique considère la C.F.T.C. comme une organisation du type n° 2 (organisation chrétienne ouverte aux non-chrétiens), qui s'interrogerait sur l'opportunité de passer maintenant au type n° 3. Pour les dirigeants de la C.F.T.C. -- et même, soulignons-le encore, pour ceux d'entre eux qui ne sont pas favorables à une suppression du deuxième « C » -- en tout état de cause, d'ores et déjà, et depuis plusieurs années, la C.F.T.C. se considère et agit comme une organisation du type n° 3, qui se demande s'il lui est opportun, ou non, de passer au type n° 4. 62:51 Conséquences\ de l'équivoque. L'opinion en général, et un grand nombre d'adhérents, considèrent la C.F.T.C. comme une organisation chrétienne ouverte aux non-chrétiens (type n° 2) et non pas comme une organisation indépendante se référant à la morale chrétienne (type n° 3). Dans les paroisses, dans l'Action catholique, dans les journaux, dans la direction de conscience et dans les déclarations épiscopales, il est constamment rappelé aux fidèles qu'ils ont, sauf contre-indication particulière, le devoir de se syndiquer, et qu'ils doivent, sauf impossibilité circonstancielle, *adhérer et militer au syndicat chrétien.* C'est au demeurant l'une des *sources du recrutement de la C.F.T.C.* Mais *il n'existe pas* en France de syndicats chrétiens du type n° 1 ou n° 2. Il existe une C.F.T.C. qui se considère comme une organisation du type n° 3, -- et la question vaudrait d'être examinée en elle-même de savoir si une organisation du type n° 3 est encore, ou n'est plus tout à fait, ou n'est plus du tout un « syndicat chrétien » rentrant dans la catégorie des mouvements dits « d'inspiration chrétienne » ([^8]). Fonder\ un syndicat chrétien. On peut en quelque sorte faire une contre-épreuve pratique. Essayez, dans votre profession, de *fonder un syndicat chrétien* du type n° 1 ou n° 2. Les lois civiles le permettent. 63:51 Consultez les aumôniers de la branche correspondante d'Action catholique : ils vous détourneront d'un tel projet, en vous disant que ce syndicat existe déjà, que ce serait ridicule ou aberrant, que cela ferait « double emploi ». Ils vous répondront unanimement que vous devez rejoindre l'organisation existante, *le syndicat chrétien destiné aux chrétiens* (*et ouvert aux non-chrétiens*) (types n° 1 et n° 2). Or l'organisation syndicale ainsi désignée et recommandée par la Hiérarchie ne se reconnaît point comme telle : elle *n'est pas* une ORGANISATION CHRÉTIENNE, elle prétend être une ORGANISATION INDÉPENDANTE (se référant à la morale chrétienne). Paradoxal quiproquo, qu'il serait pourtant indispensable d'éclaircir en lui-même et tel qu'il est avant de se prononcer sur une éventuelle « évolution » de la C.F.T.C. : pour comprendre en quoi consisterait exactement l'évolution future, il faut commencer par bien situer en quoi a consisté l'évolution déjà réalisée. Les fausses questions. Parce que l'on n'a pas exactement saisi *où en est effectivement* la C.F.T.C., on risque d'embrouiller la question actuellement posée d'une nouvelle évolution. 1. -- La question n'est pas du tout celle de l'ouverture aux non-chrétiens (passage du type n° 1 au type n° 2). La C.F.T.C. est très largement ouverte, et depuis longtemps, à un grand nombre de non-chrétiens qui s'y sentent parfaitement à l'aise, -- et au demeurant ce ne sont pas en général ces non-chrétiens qui demandent la suppression du deuxième « C ». Comme l'a souligné, non sans quelque humour, M. Marcel Poimbœuf dans la *France catholique* du 4 novembre 1960, cette réclamation vient de « manuels » ou plus souvent d' « intellectuels » qui « ont fréquenté ou fréquentent des groupes d'Action catholique spécialisée » et leur « chef de file » est « l'un des poulains de choix d'un célèbre jésuite bordelais ». -- On invoque le cas des travailleurs musulmans. Ceux-ci sont entrés à la C.F.T.C. sans attendre la suppression du deuxième « C ». Dans beaucoup de cas, les musulmans (s'ils sont effectivement musulmans) préfèrent s'affilier à un syndicat de *croyants* plutôt qu'à un syndicat athée. 2. -- La question n'est absolument pas celle d'une « déconfesionnalisation ». Il y a longtemps que cette question ne se pose plus. M. Maurice Bouladoux, président de la C.F.T.C., a pleinement raison de dire : « *Il n'y a pas besoin de déconfessionnaliser ce qui n'est pas confessionnel.* » La C.F.T.C. n'est absolument pas un organisme « mandaté ». 64:51 3. -- La question n'est pas non plus celle de transformer un syndicat *chrétien* en un syndicat *indépendant :* cela est DÉJÀ FAIT, bien que la Hiérarchie apostolique n'en ait pas, semble-t-il pris acte officiellement et publiquement, et qu'une grande partie de l'opinion publique et des militants eux-mêmes n'en aient pas une claire conscience (ou même n'en aient pas conscience du tout). C'est très précisément à l'adresse de la Hiérarchie apostolique, et de son intervention éventuelle pour ou contre la modification du titre et des statuts, que le président en exercice de la C.F.T.C. a déclaré : « *La C.F.T.C. ne prend ses directives nulle part à l'extérieur du mouvement.* » -- La question posée n'est nullement de savoir si la C.F.T.C. va cesser d'être une organisation du type n° 2 : elle a cessé de l'être et elle le proclame depuis des années. Elle n'accepte *en aucun cas* de recevoir des directives de la Hiérarchie ; elle se déclare *entièrement indépendante* à l'égard de l'Église catholique. Un mouvement aussi totalement indépendant n'est (croyons-nous) ni impossible ni illégitime ; il n'est certes pas interdit à des catholiques de concevoir et de réaliser un mouvement de ce genre. Mais dans quelle mesure un tel mouvement peut-il encore correspondre aux critères qui caractérisent un « mouvement d'inspiration chrétienne » et un « syndicat chrétien » ? Situation inouïe. Beaucoup plus qu'une éventuelle et future suppression du deuxième « C » *la situation déjà existante* mérite de retenir surtout notre attention. Et le refus, qui n'est pas improbable, d'une telle suppression, apaisera les inquiétudes les plus superficielles de l'opinion, mais ne réglera rien du tout. -- Au contraire, la suppression du deuxième « C » aurait l'avantage de mettre fin à l'équivoque et de laisser clairement la place à la reconstitution en France de syndicats chrétiens. Actuellement, le clergé des paroisses, les aumôniers d'Action catholique, les confesseurs, agissant conformément aux directives de la Hiérarchie, orientent les fidèles vers l'adhésion aux syndicats chrétiens. Mais quand les fidèles entrent dans les syndicats qui portent effectivement ce nom, et qu'on leur désigne comme tels, ils découvrent (s'ils s'informent) que la réalité ne correspond pas au titre. La C.F.T.C. n'est ni une organisation chrétienne ouverte aux *seuls* chrétiens (type n° 1), ni une organisation chrétienne ouverte aussi aux non-chrétiens (type n° 2). Elle déclare et proclame *qu'elle n'est pas cela,* c'est à ce titre pourtant que l'on donne aux catholiques *le conseil* ou même qu'on leur fait très souvent *le devoir* d'y aller. Et ils vont à quelque chose qui n'est pas cela, qui ne veut pas l'être, et qui le dit. 65:51 Chrétienne, la C.F.T.C. l'est sous un rapport, puisqu'elle « se réfère à la morale chrétienne ». Il nous semble que l'on peut dire que *la C.F.T.C., sur le plan syndical, n'est ni plus ni moins chrétienne que le M.R.P. sur le plan politique.* Mais sur le plan politique les choses sont plus claires : nul catholique n'est obligé d'adhérer au M.R.P., nul catholique n'est empêché de fonder un autre parti qui soit chrétien au même titre que le M.R.P. et de la même façon. Sur le plan syndical existe au contraire un blocage. Savoir ce que l'on peut faire à une telle situation (peut-être rien dans l'immédiat ?) est une chose. Mais c'est une toute autre chose de voir, ou de ne pas voir, cette situation telle qu'elle est. ============== ### Nouveaux points de vue *Ce titre fait allusion aux premiers* « *Points de vue* » *publiés, sur des sujets voisins ou analogues, dans les* « *Notes critiques* » *de notre numéro* 47*. On pourra s'y reporter, car ceci est en quelque sorte une reprise, ou une suite, du même propos.* Au moment de la mort de Raïssa Maritain, Mauriac a écrit, le 10 novembre 1960 : « Les Maritain... Ils demeuraient les derniers de cette génération catholique qui nous semble grande, à mesure qu'elle s'efface et que derrière elle rien n'apparaît plus, ni personne. Qui s'est levé derrière Péguy ? Qui donc a allumé son flambeau à ceux de Bernanos et de Claudel avant qu'ils ne s'éteignent ? J'ai parfois l'impression ou plutôt, je veux le croire, l'illusion que la relève en France ne se fait plus. Au vrai, elle se fait, il le faut bien, elle ne peut pas ne pas se faire dans l'ordre de la Grâce -- mais sur un plan très différent de celui où mon propre destin s'est noué. Quelle voix chrétienne retentit dans les lettres ? Existe-t-il quelque part l'équivalent de la maison des Maritain à Meudon, où tant d'écrivains, de poètes, d'artistes, de jeunes prêtres sont venus s'asseoir pour écouter une parole ou pour s'unir à une prière dans l'étroite chapelle du premier étage ? (...) » « Durant notre jeunesse, les signes étaient éclatants. Que de convertis dans les lettres ! Autour de Gide le luciférien, quel remous de grâce ! Claudel, Jammes, Copeau, Ghéon, Rivière, Du Bos, pour ne nommer que les illustres, mais beaucoup d'autres avec eux, ont tressailli de joie dans le milieu de leur vie. Tous ont chanté selon leur style et sur leur mode : « *Et exultavit spiritus meus in Deo salutari meo* ». 66:51 De Bloy à Huysmans, et à Claudel, le « Magnificat » n'a pas cessé de retentir dans les lettres françaises. Et maintenant c'est le silence ! Un silence que trouble seul l'acide voix de Zazie et le « Tu causes ! tu causes ! » de son perroquet, et ses mots brefs. » La page est émouvante et belle. Elle est du meilleur Mauriac, ou de l'un des meilleurs, l'écrivain catholique qui est sensible aux « mouvements de la nature et de la grâce » et qui n'est pas incapable de les nommer par leur nom, car il fréquente *L'Imitation.* Et cette page éveille en nous des résonances et des réflexions. Cette « génération des Maritain » comprenait d'abord, en son centre, les deux amis, les deux frères de « Jacques » que Mauriac ne mentionne pas. Ils étaient tous trois partis vers la vie, vers l'œuvre, vers la coopération à la Rédemption des hommes et à l'avancée du Royaume de Dieu, avec la bénédiction du prêtre qui leur disait : « Il faut en tous cas que vous demeuriez très unis et vous aidiez mutuellement à avancer dans l'absolue fidélité d'esprit et de cœur. » L'un des trois était Psichari. Six mois plus tard, le 22 août 1914, il était tué à l'ennemi. \*\*\* Après la parution de son livre *L'Appel,* Psichari notait dans son Journal, à la date du 27 mai 1913 : « *Le métier d'homme de lettres est* LE PLUS VIL *qui soit... Comment s'étonner, après la petite expérience que je fais en ce moment, de ce que si peu d'écrivains soient chrétiens.* » C'était avant l'autre guerre. On a depuis lors fait quelques progrès sensibles dans l'abjection. Ce milieu est infect absolument, l'âme ne peut y respirer. Ce métier, déjà *le plus vil* pour Psichari, a continué sur sa lancée. Je ne parle pas seulement de l'aspect tripot, lupanar, mise en vente et mise aux enchères des âmes et des corps. Cela est dans Balzac (*Les Illusions perdues* et *Splendeur et misère*)*.* Mais ce n'est pas la licence du milieu qui en fait la plus grande ignominie : c'est son esclavage. Dans l'édition, y compris souvent celle qui est dite catholique, dans le journalisme, et d'ailleurs dans l'enseignement, tout est organisé pour que le non-conformisme intellectuel, qui est la marque souvent incommode, mais inévitable, d'une pensée vivante, soit un accident qui ne puisse plus se produire, ou qui soit canalisé dans les cadres préfabriqués du régime capitalo-socialiste. Maritain lui-même, comment Mauriac arrive-t-il à oublier, ou à ne pas voir, ce que Gilson en a expliqué dans son dernier livre : qu'il a été moralement, sociologiquement exilé hors de France par les soi-disant élites installées dans l'édition, la presse et l'enseignement. On fit de lui, un moment, un ambassadeur (au Vatican). Mais on ne lui laissa aucune des conditions morales et sociales qui lui auraient permis de travailler. 67:51 Gilson et Maritain n'ont plus trouvé en France, et n'ont pu retrouver qu'en Amérique, les moyens normaux de travail et d'enseignement nécessaires à leur entreprise de restauration de la philosophie chrétienne. Le *parti intellectuel* décrit par Péguy, et son *système de domination temporelle en matière intellectuelle,* se sont renforcés au point de tout étouffer. \*\*\* Ce n'est pas vrai ? Sans doute ces choses ne sont pas objet de démonstration mathématique, et il est malaisé de les rendre manifestes à ceux qui ne les aperçoivent pas. Ce « parti intellectuel » n'est pas une organisation ayant un siège social, un programme et un président ; ni non plus une société secrète. Peut-être en cela Péguy l'a-t-il mal nommé, d'un terme qui fait image, une image qui alerte l'esprit mais le déroute. On peut lire plusieurs fois les « situations » ([^9]) où Péguy en parle sans saisir exactement ce qu'il veut dire ; je ne crois pas que l'on puisse ne pas pressentir au moins qu'il avait mis le doigt sur une formidable réalité. L'extérieur des mœurs et des circonstances s'est transformé, au point que l'on peut étudier les « situations » sans y rien entendre, ni voir ce qu'elles ont de toujours actuel. Elles constituent la plus géniale analyse « sociologique » (pour employer un mot que Péguy n'aimait point) des cérémonies, des procédures, des dominations qui ont cours dans le monde intellectuel contemporain, édition, presse, école (publicité, radio, cinéma, télévision). Le lecteur qui les feuillettera d'un doigt rapide aura toutes chances de les avoir lues sans profit. Mais qu'est-ce que lire ? On rapporte qu'Avicenne, ayant l'intuition des profondeurs de la *Métaphysique* d'Aristote, la relut quarante fois, au point de la savoir quasiment par cœur sans arriver à la comprendre. La quarante et unième seulement fut la bonne. La difficulté de la *Métaphysique* d'Aristote est dans son haut degré d'abstraction. La difficulté des « situations » de Péguy est dans la complexité des pratiques, mécanismes, institutions, mœurs sociologiques qu'il détecte. Des esprits plus courts arrêtent en chemin leur analyse, et se contentent de déclarer que le ministère dit de l'Éducation nationale est un bastion maçonnique ; ou que l'édition française est, avec le cinéma, la profession où se rencontre la plus forte densité de pédérastes au mètre carré, encore plus solidaires les uns des autres que les francs-maçons. 68:51 Tout cela est vrai, bien sûr, et même fort connu, -- et même annoncé et expliqué par saint Paul pour ce qui est de la colonisation par les pédérastes, -- et tout cela compte, mais tout cela n'est qu'une partie du système. \*\*\* Il arrive que ceux qui nient l'existence actuelle du « système de domination temporelle en matière intellectuelle » soient aussi ceux qui en apportent une preuve par le fait. Étienne Borne, si nous comprenons bien ce qu'il en a écrit plus ou moins allusivement ces dernières années, a compris assez exactement les « situations » de Péguy, et il estime que Péguy avait raison de son temps, mais que cela n'est plus. Or Étienne Borne a été le fondateur et l'animateur de la seule revue intellectuelle « de gauche » pour parler comme on parle, « de gauche chrétienne », depuis 1945, qui ait eu le sens du mouvement et de la vie, le goût de la liberté de l'esprit, quelque contenu intellectuel et quelque valeur littéraire. Nous n'étions pas d'accord avec ce qu'elle racontait, mais cela est une autre question. Eh ! bien, cette revue n'a pas pu vivre dans la société actuelle. Que lui a-t-il manqué ? Point le talent, puisque c'était Étienne Borne. Point la possibilité d'obtenir dans la société contemporaine considération et appui : non seulement elle était « de gauche » mais encore Étienne Borne était membre des organismes dirigeants d'un parti, le M.R.P., qui se trouvait au pouvoir. Mais cette revue n'était pas esclave du conformisme intellectuel qui règne, et assure son règne, et le défend jalousement, dans la presse, l'édition et l'enseignement : elle n'y a pas survécu. Mauriac peut écrire « avec éclat » dans le *Figaro* ou dans *L'Express,* organes installés du conformisme socialo-capitaliste, et contredire en esprit, plus profondément encore qu'en boutades explicites, l'esprit de l'une et de l'autre maison. Il est l'exception que l'on tolère, de même que les anti-sémites classiques (et même parfois les anti-sémites nazis) avaient chacun « son » « bon » Juif. Mais ce n'est pas Mauriac qui a fait le *Figaro* ni *L'Express.* Et s'il voulait, tout illustre qu'il soit, fonder une publication, quotidienne ou trimestrielle, elle ne vivrait pas davantage que la revue d'Étienne Borne. \*\*\* Un journal, un hebdomadaire, une revue qui aient été fondés et qui soient dirigés par des écrivains, ou même par des « journalistes » -- si vous entendez par là des gens qui *pensent et écrivent* des articles de journaux -- cela n'existe pas. Ou c'est l'exception, promise à une existence chétive ou incertaine, hors du cercle des gens sérieux, puissants et installés. 69:51 La presse est une industrie capitaliste. Elle est dirigée par des industriels d'un genre spécial. C'est une industrie capitaliste même « à gauche ». Avant la dernière guerre, on avait tenté « à gauche » de faire un journal dirigé par des gens ayant pour but d'écrire des articles de journaux. Ce fut *Vendredi,* journal fondé et dirigé par des journalistes et des écrivains, disait-il, conscient de réaliser une exception inouïe. Il allait « de Gide à Maritain » ce qui fit scandale, mais un scandale qui avait tout pour plaire à une clientèle « de gauche ». Il était, en son genre, intelligemment fait. Il mourut presqu'aussitôt. On dira que les écrivains ne sont pas forcément aptes à assumer la direction commerciale d'une publication : et cela est souvent vrai. Mais on en profite du même coup pour leur ôter toute part réelle de direction intellectuelle et littéraire. Les « grands journalistes » ou si vous préférez les « grands du journalisme » dans le vocabulaire parisien actuel, ce sont des industriels de presse, directeurs d'une publication, et qui d'aventure ne dédaignent pas de signer un article qu'ils n'ont pas écrit : il y a des esclaves pour cela. \*\*\* Le public « de droite » surtout catholique, imagine souvent que ses publications sont spécialement brimées, tenues en suspicion par les corps constitués et, par exemple, systématiquement exclues des milieux d'Action catholique : ce qui est passablement vrai, mais n'est qu'une partie de la vérité. Le public « de gauche » croit que ses publications sont plus spécialement suspectes aux magistrats, aux militaires, et aux notables de province (ou à ce qu'il en reste) : cela n'est pas faux non plus, mais également partiel. Enfin, il y a ceux qui se trompent tout à fait : ceux qui supposent que « le capitalisme » ou « les financiers » soutiennent les publications « de droite » et boycottent les publications « de gauche ». Financiers et capitalistes, au moins sous forme de « publicité » pour ne point parler du reste, donnent beaucoup d'argent aux journaux même communistes, parce qu'ils ont peur et croient prendre une « garantie » ou une « assurance », les imbéciles : ils donnent incomparablement plus d'argent à la presse communiste qu'à *La Nation française.* La vraie question, que dissimulent les vérités partielles et les légendes, n'est ici ni de droite ni de gauche. La vraie question est que la LIBERTÉ DE L'ESPRIT, qu'elle se classe ou soit classée à gauche, à droite ou ailleurs, est hétérogène, plus qu'elle ne l'a jamais été, aux structures établies, aux mœurs officielles et aux calculs très conscients des soi-disant élites installées aux postes dirigeants ou influents de l'actuelle société : qui est une société très exactement SOCIALO-CAPITALISTE, ou CAPITALO-SOCIALISTE, comme vous voudrez. 70:51 J'en ai déjà parlé dans l'avant-propos de notre numéro spécial sur Henri Massis (n° 49). Je n'y reviens pas autrement pour le moment. \*\*\* On ne peut pas dire que le monde catholique ait beaucoup soutenu Péguy, quand Péguy était vivant (et vingt années après sa mort, on a opéré dans le monde catholique un *détournement de l'héritage spirituel* de Péguy, comme l'a dit Fabrègues, mais trop rapidement). On ne peut pas dire que le monde catholique ait longtemps soutenu Gilson et Maritain, qui furent bientôt moralement isolés, expulsés, exilés. On ne peut pas dire qu'il ait facilement ni rapidement reconnu Claudel. Je parle des *élites intellectuelles,* ou soi-disant telles, du monde catholique : des élites sociologiquement installées dans la presse et l'édition, avec la fonction de « guider » d' « orienter » le goût, l'opinion, la pensée. On ne peut pas dire que le monde catholique ait particulièrement reconnu et soutenu, dans les divers domaines de la pensée, de la littérature et de l'art, Massis, Henri Pourrat, Dom Bellot, Henri Charlier, Claude Duboscq ... Mais parlons de la presse. Les plus brillants, les plus profonds journalistes catholiques de notre temps, ceux qui avec Mauriac sont plus ou moins du premier rang, Frossard, Salleron, Boutang, Borne, sont tous en dehors de ces fameux « journaux catholiques » d'appellation contrôlée. Par exception, et peut-être parce qu'il est « de gauche », circonstance atténuante à son non-conformisme, seul d'entre eux Étienne Borne est admis à publier en moyenne un article par an dans un quotidien catholique. Par exception encore, le plus brillant et le plus solide de la jeune génération, Luc Baresta, est rédacteur régulier à *L'Homme nouveau :* mais, comme on le sait bien, c'est tout *L'Homme nouveau* qui est réputé « suspect » affreux, impossible, et tenu en fait à l'écart de la plupart des organisations catholiques. Par exception enfin, Robert de Montvallon est en poste à *Témoignage chrétien, --* et l'on se demande s'il y restera longtemps, ou si le journal où il écrit pourra conserver, sans le sacrifier, les entrées privilégiées dont il dispose encore à l'intérieur de l'Action catholique. \*\*\* Bien sûr, la gauche la moins tendre veut éliminer la droite, et inversement. Cela fait quelquefois du bruit et retient l'attention. Mais surtout, cela détourne d'apercevoir que le système en place tend à automatiquement éliminer et réduire au silence tout esprit libre et toute pensée vivante. 71:51 Le « journaliste-catholique » qui est le prototype, l'exemple, l'idéal du journaliste tel qu'il est conçu et voulu aujourd'hui, félicité, décoré, admiré, c'est M. Pierre Limagne. Fort bien. J'ai beaucoup de respect pour la personne privée de M. Limagne et pour la conscience laborieuse que visiblement il apporte à faire de son mieux. Simplement, cela étant, Mauriac n'a pas lieu de s'étonner qu'on n'entende plus beaucoup dans les lettres française la « voix éclatante » et qu'on n'y aperçoive plus le « flambeau » qu'il regrette. Un choix a été fait. Pour un temps, bien sûr, et probablement point sans retour. Mais pour le moment un choix a été fait, et ce n'est pas celui des œuvres de l'esprit, de l'art ni du talent. Cherchant des termes qui ne puissent offenser personne, mais qui ne trahissent pas la vérité, je dirai qu'un choix a été fait entre deux manières. A la manière qui est celle des Mauriac, des Frossard, des Salleron, des Boutang, des Borne, des Baresta, des Montvallon, on a consciemment et délibérément préféré la manière de M. Pierre Limagne. On l'a préférée comme réalité présente et comme idéal pour l'avenir immédiat. Les jeunes gens qui veulent faire du journalisme chrétien sont, en fait, mais très instamment, invités à prendre pour modèle M. Limagne, et non pas Mauriac, Frossard, Péguy ni (encore moins !) Bernanos. La... manière qui a cours dans la presse catholique fait dire à Mauriac qu'il n'entend plus que *le silence.* C'est une approximation, bien sûr ; exagérée, sans doute ? Alors, prêtons l'oreille... \*\*\* L'indépendance temporelle, le talent, le caractère, *la pensée* sont en quarantaine. D'ailleurs cela se traduit jusque dans le vocabulaire, par la dévalorisation et la dépréciation de ce que l'on nomme l' « option personnelle » et de tout ce qui est « sans mandat ». Cette dépréciation a sans doute ses raisons sociales, ou tactiques, ou opportunes, ou que sais-je, que je ne conteste aucunement. Mais elle a aussi ses conséquences, que nous avons sous les yeux. Car enfin, comment la poésie, la littérature, la pensée pourraient-elles être « mandatées » comment pourraient-elles n'être point *personnelles *? On croit, on dit qu'un tel propos est porteur d'indiscipline et d'anarchie. C'est se tromper du tout au tout, y compris sur l'obéissance elle-même, qui elle aussi est PERSONNELLE ou n'est plus rien. Quand on ne veut plus de pensée personnelle, on n'a plus de pensée du tout. On s'est organisé pour que ne risquent plus d'apparaître dans la presse et dans l'édition installées des accidents gênants comme Péguy, comme Bernanos, comme Mounier. Certes ils ne sont pas de tout repos : mais la vie est-elle de tout repos ? Certes ils ne sont pas automatiquement exempts d'erreur. On a trouvé un procédé radical (radical sauf contre l'erreur elle-même, qui n'a jamais tant fleuri, mais rampante) : exclure des moyens sociaux d'expression la liberté de la pensée. 72:51 La presse et l'édition catholiques auraient pu, dans l'univers du socialo-capitalisme, constituer une oasis de liberté. Mais cela eût comporté des risques, évidemment, et des incommodités ; cela eût été une singularité éclatante dans le monde du capitalisme socialiste et technocratique ; c'eût été ne point faire comme les autres ; refuser l'esclavage du conformisme intellectuel organisé qui caractérise notre temps, c'eût été ne pas être de son temps, suprême disgrâce. On a pris ses précautions, fait des choix, fixé des orientations. Dans le monde catholique de la presse et de l'édition ne pourrait plus apparaître aujourd'hui un phénomène équivalent ou analogue à Mounier, à Bernanos, à Péguy. Comme il s'en produit malgré tout, comme il s'en produit toujours plus ou moins, parce que c'est inévitable, parce c'est la vie même de la pensée, et la vie tout court, les « signes » qui apparaissent dans les lettres, comme dit Mauriac, sont maintenant condamnés à ne plus être sociologiquement « éclatants », ils sont tenus et maintenus en dehors des circuits de diffusion et des organes d'information du monde catholique. \*\*\* Nous comprenons fort bien que l'on fasse des *programmes d'année* et une *pastorale d'ensemble,* et que l'on invite les catholiques à y apporter la contribution qu'ils peuvent y donner selon leurs moyens, leurs dons, leur état de vie ; et qu'ils ne s'en aillent point en ordre dispersé pour conquérir le monde contemporain suivant chacun son inspiration personnelle. Mais en revanche on devrait comprendre que cela ne peut tout couvrir ni enrégimenter tout et que, D'AUTRE PART, les œuvres de l'esprit, philosophiques, littéraires, artistiques, ne sont pas toutes susceptibles d'être créées à la commande selon des schémas de cercles d'études ; on devrait comprendre que l'unique critère pour juger de leur valeur ou même de leur « opportunité » n'est pas leur degré de correspondance avec la « pastorale d'ensemble » du moment ni avec le « programme d'année ». L'inspiration individuelle a été écartée des œuvres apostoliques ; nous voyons bien quels peuvent être ses excès ; et au demeurant ce n'est ni notre affaire ni notre propos. Mais il y a l'inspiration poétique et aussi (même si cela paraît du chinois aux auteurs de manuels) l'inspiration philosophique ; au vrai, il n'existe aucune œuvre de l'esprit sans une inspiration qui est forcément une inspiration individuelle. Les œuvres philosophiques, littéraires, artistiques (et aussi les *œuvres journalistiques,* dans la mesure où elles ne sont pas complètement étrangères à toute philosophie, à toute littérature, à tout art, à tout esprit créateur) ne peuvent être enrégimentées dans aucun programme préalable, car leur nature même est de répondre non à un programme extérieur, mais à une exigence intérieure. Il est loisible de refuser et d'exclure ce qui est leur nature même : il n'est pas possible de ne pas leur refuser du même coup l'existence. 73:51 D'ailleurs, cela se voit. Suffisamment. Cruellement. Avec toutes les bonnes raisons que l'on voudra, on a fabriqué un univers intellectuel qui est un univers crépusculaire et désertique. \*\*\* A toutes les époques, la France et le catholicisme français (et cela doit sans doute se vérifier aussi dans les autres pays) ont eu tous les hommes qu'il leur fallait. La société installée les a accueillis ou repoussés, soutenus ou contrecarrés ; et eux-mêmes ont été plus ou moins fidèles à la vocation reçue. -- La société installée les a aidés à être fidèles à leur vocation ou bien, par les injustices qu'elle leur a fait subir, elle porte une part de responsabilité dans le plus ou moins grand détournement de ces vocations. \*\*\* Quant à Mauriac, nous n'avons jamais caché, nous avons plusieurs fois écrit (et même en détail) que nous nous sentions avec lui quelques désaccords fondamentaux, et quelques accords non moins fondamentaux. Ne serait-ce que pour les questions qu'il se pose et qu'il pose, quand les élites installées pensent, déclarent, professent qu'on n'a jamais vu d'aussi sensationnels progrès intellectuels et moraux que depuis leur propre installation. Les gens en place, les illustres et les efficaces -- qui ne sont pas toujours les mêmes -- estiment que toute crise doit être réputée crise de croissance (il est vrai qu'il n'y a pas de croissances sans crises, mais l'inverse n'est pas assuré, il y a des crises qui sont des effondrements), et que tout va bien du moment qu'ils sont en place. Mauriac est d'un autre avis (*Mémoires intérieurs, p. 2*06) : « *Je me suis demandé parfois comment Péguy, qui a donné sa vie en pleine remontée française, eût réagi à ce dont Bernanos fut le témoin, à la décadence précipitée de l'entre deux guerres et à cette descente lugubre qui, depuis la Libération, ne s'est plus un seul jour interrompue.* » Dans ce désert que Mauriac semble croire spontané, et que nous croyons organisé, allons-nous de surcroît gaspiller ce qui nous reste, mépriser ce qui renaît, ne pas reconnaître ceux qui, en ordre dispersé, en des lieux divers ou inattendus, et au milieu d'autres considérations, tiennent avec honneur un langage chrétien ? Mauriac sait bien qu'il est, entre autres choses, le journaliste catholique vivant, ou survivant, le plus illustre et le plus brillant de sa génération. Or des écrivains et journalistes catholiques des générations suivantes que nous avons mentionnés, de Borne à Boutang, aucun sans doute n'est exactement de sa paroisse : mais il ne s'est jamais aperçu de leur existence que pour tenter de les écraser. 74:51 Parce que ceux-ci l'avaient « attaqué » ? Si c'est cela, c'est bien le plus frivole, le plus futile et le plus indigne des motifs. J. M. ============== ### Avis : Bernanos. Voici le livre de Bernanos qui aura été le plus attendu. Et attendu le plus longtemps. Si longtemps qu'on s'est peut-être lassé de l'attendre, qu'on a peut-être fini de l'attendre, et que l'on ne sait plus du tout de quoi il s'agit. « *Ce volume attendu...* » : ce sont les premiers mots de l' « Avertissement ». Un avertissement anonyme, et au fond on ne sait pas qui a rassemblé les textes de ce volume ni qui l'édite. Gallimard, bien sûr. Et en somme, juridiquement, c'est M. Gaston Gallimard qui a écrit l'Avertissement. Mais il est trop évidemment impossible que cette fiction juridique soit aussi une réalité. « *Ce volume attendu...* ». Presque tout le monde peut-être avait oublié, sauf les inconnus anonymes qui, à défaut de remords, ne peuvent complètement cacher quelque chose comme une inquiétude d'avoir retardé (ou laissé retarder) pendant plus de douze ans la parution d'un livre qui ne présentait aucune difficulté d'édition. Bernanos est mort le 5 juillet 1948. Le livre paraît le 19 janvier 1961. « *Ce volume attendu...* » En effet. On ne nous ôtera pas de l'idée que, derrière l'inquiétude, il y a aussi, quelque part, la sale espérance qu'après douze années plus personne n'attend encore quoi que ce soit. \*\*\* Ce sont les articles de Bernanos parus dans la presse française entre le mois de juillet 1945 et le mois de juin 1948. Ils sont reproduits « tels que les journaux les imprimèrent » précise l'Avertissement anonyme, car les manuscrits n'en ont pas été retrouvés. Il fallait donc deux mois de recherche, un mois d'impression, et le brochage : et ils ont mis douze ans. Une « introduction » a été rédigée par M. André Rousseaux, « suivant le vœu d'Albert Béguin ». Du moins n'a-t-on pas touché aux textes, et si l'Avertissement s'en explique en ces termes, c'est que cela ne dut point aller tout seul : « *Il ne pouvait être question d'atténuer ou de retrancher ce qui dans ces lignes relève de ce qu'on appelle la violence polémique de Bernanos. Ce recueil n'a rien de* « *pages choisies* » : *il prétend à une publication intégrale, il est soumis à l'obligation d'une exactitude rigoureuse, il veut faire foi.* » 75:51 L'anonyme avertisseur parle comme s'il était l'ordonnateur inconnu, et en outre le témoin de manigances auxquelles il a mis fin. « Ce volume attendu » nous dit-il, « Albert Béguin en avait prévu la parution pour marquer le dixième anniversaire de la mort de l'écrivain ». Pour le *dixième,* oui. On n'était pas plus pressé. Et si l'on s'étonne de tomber d'abord sur la prose introductive de M. André Rousseaux, qu'on sache du moins que ce n'est pas une idée saugrenue de l'ordonnateur ; ni de Gaston ; c'était déjà réglé ; ce n'est que l'accomplissement posthume d'un vœu d'Albert Béguin. Mais c'est un trait de génie. L'introduction de M. André Rousseaux, il faut la garder pour la fin ; la lire après le livre, comme une post-face, ou plutôt comme un document annexe. C'est une illustration et peut-être le meilleur exemple que l'on pouvait trouver. Le lecteur qui garderait le sentiment que Bernanos « exagère », au chapitre des intellectuels et à celui des générations les plus médiocres de notre histoire, ne refermera pas le volume sur ce sentiment s'il termine par le début : par l'introduction. Ces pages de M. André Rousseaux sont là pour témoigner par le fait qu'il serait injuste d'accuser Bernanos d'avoir exagéré. Il était plutôt au-dessous de la vérité : il n'avait pas prévu que son propos serait illustré par une telle préface. Une preuve quasiment mathématique. Un document sans réplique. La sorte de bafouillage, mais poussée jusqu'à la caricature, que Bernanos vomissait. Non, on n'aurait pu trouver mieux. \*\*\* La prose de M. André Rousseaux donne tellement raison aux fureurs éclatantes de Bernanos qu'elle finirait par leur donner trop raison. Car tout le monde n'était pas André Rousseaux. Il y a des outrances : mais magnifiques, et mille fois préférables aux outrances inverses. (Il n'est pas vrai que toutes les outrances se valent et s'équivalent. Il n'est pas vrai que l'outrance de la douleur et l'outrance de l'indifférence, que l'outrance de l'amour et l'outrance de la médiocrité, l'outrance du génie et l'outrance de la sottise soient des « excès opposés » et équivalents.) On retrouve dans ces pages la phrase que, l'ayant lue une fois, on savait par cœur pour toujours : « Plus décoré que Gœring et plus riche que Turelure, ce vieil imposteur de Claudel. » On peut penser que cette phrase extraordinaire de percussion, de nombre et de solidité n'exprime pas toute la vérité sur Claudel, ni la vérité principale. Mais elle dit quelque chose qui est vrai *aussi,* et qui au demeurant ne nous importe pas tellement en ce qui concerne Claudel. Ce qui nous importe, c'est qu'il y ait quelqu'un pour parler ainsi aux riches, aux puissants, aux académiciens, le jour de leur élection, au temps de leur puissance, au sommet de leur richesse. Mais Bernanos est mort. Ne faisons pas nous-mêmes les farauds. Oserions-nous seulement redire après lui ses vérités les plus certaines, les plus brûlantes, les plus nécessaires ? Nous ne demandons pas autre chose, nous ne souhaitons pas au lecteur autre chose que la grâce de lire ce livre en silence, la tête basse. 76:51 Les pages les plus puissantes que Bernanos ait écrites sur l'Église, les hommes d'Église et les chrétiens sont peut-être là ; et dans son *Saint Dominique.* Mais justement : son *Saint Dominique* nous fait comprendre pourquoi c'est dans le silence qu'il faut lire *Français, si vous saviez.* \*\*\* C'est pourquoi nous ne disons rien de ce par quoi *Français, si vous saviez* nous tient le plus à cœur. Nous n'allons pas commenter un tel livre, le monnayer en menue monnaie. Il fallait saluer et surtout annoncer sa parution. Le reste est une affaire absolument personnelle entre Bernanos et chacun de ses lecteurs. Nous n'avons donc écrit rien d'autre qu'un avis au public. Avis : Bernanos est revenu. Il est là. Le volume vient de paraître. C'est cela que nous voulons faire savoir. En l'accompagnant, pour meubler la conversation, de remarques sans grande importance. \*\*\* A la fin du livre, la série « Le général vous parle » est faite de *messages imaginaires* tenant le langage que Bernanos aurait voulu entendre tenir au général en question. Ils sont prophétiques, parce que le héros imaginaire que Bernanos fait ainsi parler est le contraire du héros réel qui, dix ans plus tard, a repris en main les destinées de la France : et le héros réel a fait exactement ce que les messages du héros imaginaire avaient répudié, -- ce que Bernanos l'avait averti de ne surtout pas faire : « *Français, ceux qui osent vous assurer, en mon nom, que ma seule présence à la tête de l'État rétablirait vos affaires sont des menteurs. Ils feignent de croire que c'est l'État et non la société tout entière qui se dissout. Certes, le peuple français, l'admirable matière humaine formée par les siècles, doit disposer encore de puissantes ressources, mais la société française est en pleine décomposition. Aussi longtemps qu'on n'aura pas assaini et restauré la société française, l'État, quel qu'en soit le chef ne sera jamais que ce qu'il est aujourd'hui : l'abcès qui draine tous les poisons d'un organisme profondément corrompu.* » Et encore : « *Français, à entendre les imbéciles, on croirait que ce qui vous manque seulement c'est un chef de l'État capable de défendre celui-ci contre les usurpations et l'indiscipline de la nation. Au lieu que la nation n'a jamais eu plus besoin d'un chef capable d'organiser sa défense contre l'État, et ce chef ne peut être que le chef du peuple français. Avant de restaurer l'État, il importe que je restaure la nation, sous peine de revoir celle-ci refaire indéfiniment son cancer.* » Et enfin : « *Français, comme je vous le disais dans un de mes derniers messages, le plus frappant symptôme du déclin des sociétés humaines est dans cette profonde altération de l'État qui fait de lui un monstre. Vous auriez souhaité qu'en* 1945 *je m'emparasse de ce monstre. Mais quiconque est assez fou pour prétendre se servir d'un monstre doit le nourrir. Les imbéciles, dont la stupidité simplifie tout, penseront évidemment que, disposant de l'État, rien ne m'eût été plus facile que de limiter son appétit.* 77:51 *Hélas ! Il* *aurait fallu d'abord limiter depuis bien longtemps votre sottise !* Car l'État ne vous a jamais rien pris que ce que vous le forciez de prendre. *Oui, vous avez voulu qu'il assumât vos risques, tous vos risques, même ceux qu'un homme ne saurait renoncer sans déchoir, de ces risques qui tiennent pour ainsi dire à la peau. Chaque fois qu'un de ces risques disparaissait dans la gueule béante, vous battiez des mains sans vous apercevoir qu'il y restait attaché un lambeau de votre propre chair... Imbéciles ! Déjà vous attendiez de l'État presque tout. Lorsque vous en attendrez tout, vous ne serez plus rien.* » Il ne faudrait pas prendre Bernanos pour un naïf, et supposer ou (c'est un comble) garantir qu'il pouvait faire tenir au héros imaginaire un langage exactement opposé à celui que tenait à l'époque le héros réel -- on peut vérifier ligne à ligne -- sans lui-même s'en être aperçu... Mais enfin cela même n'est qu'anecdotique. Tout ce que disait là Bernanos était déjà chez Le Play (qu'il n'avait peut-être jamais lu). Les Français n'ont pas entendu le langage « scientifique » ou philosophique, de Le Play. Ils ne paraissent pas tellement mieux disposés à entendre, ni même à supporter le langage « prophétique » de Bernanos. Après la faillite des héros, restés trop inférieurs à leur vocation, après l'insuccès des sages et des prophètes, dont la voix a été recouverte par le mépris et le mensonge des imbéciles, il nous semble que Bernanos nous dirait aujourd'hui, comme il l'a toujours suggéré, de n'attendre et n'espérer désormais plus rien, même au temporel, que des saints. ============== ### Notules - LA DIFFUSION DES PUBLICATIONS CATHOLIQUES ET LE PROBLÈME DU C.N.P.C. -- Dans les « Notes hebdomadaires de la Centrale technique de l'information catholique » (C.T.I.C.), dirigées par M. Jean Mondange, numéro du 19 janvier, on pouvait lire l'importante mise au point que voici : « Dans les notes du 29 décembre, nous avons souhaité que les maisons d'édition catholiques puissent trouver auprès des diocèses et des paroisses l'appui dont elles ont besoin pour développer au maximum leur propagande. Mais une précision sur les Associations qui les regroupent au plan technique pouvait laisser entendre que les seules maisons d'édition catholiques étaient celles qui appartiennent au Centre National de la Presse Catholique et à l'Association Nationale des Périodiques Catholiques de Province. Une aimable remarque d'un éditeur de revue catholique nous a signalé la possibilité de cette interprétation, d'où notre note de ce jour. Il ne peut s'agir de définir « *maison d'édition catholique* » seulement celles qui adhèrent aux deux Associations qui regroupent les publications à diffusion nationale ou à diffusion diocésaine. 78:51 La chose est à la fois plus simple et plus compliquée. Tous ceux qui ont tenté en des congrès internationaux de définir le journal catholique ont constaté combien la chose était difficile. Le dernier débat auquel nous avons assisté s'est borné à définir publication catholique *celle qui est reconnue comme telle par les milieux catholiques.* En France, un débat sur ce thème donnerait vraisemblablement une définition plus précise avec une référence à l'opinion de la Hiérarchie. Mais l'opinion publique accorde l'épithète catholique à des publications bien plus nombreuses que celles qui regroupent des titres ayant des caractéristiques techniques communes. Les mensuels et les revues ne sont pas admis dans les Associations précitées, pourtant il existe une floraison de publications soucieuses de servir la pensée chrétienne, l'Église, Dieu : Messages, les Études, la Pensée catholique, la Chronique, la Chronique sociale, les Cahiers d'action religieuse et sociale. Écho des Françaises, Christus, Itinéraires, Missi, la Maison Dieu, Verbe, Signe des temps, les revues missionnaires, les organes de mouvement. Il en existe plusieurs centaines, parmi lesquelles près de 100 qui représentent une puissance éducative et rayonnante certaine, qui sont considérées chez les catholiques et hors des milieux catholiques comme des publications au service des idées catholiques et de l'Église. Il n'existe aucun regroupement entre elles : certaines le souhaiteraient, pour une entraide technique, un échange de renseignements, mais leur titre de catholique n'est pas discuté, bien qu'il n'existe aucune définition ou décision leur accordant ce titre. L'Église n'intervient pas, à ce plan, automatiquement. La Hiérarchie peut, si elle le juge à propos, déclarer qu'une publication est ou n'est pas catholique. Souhaitons que les diffuseurs de la pensée chrétienne ne négligent pas ces publications. Bien des âmes peuvent tirer profit de leur lecture et y rencontrer une famille intellectuelle et religieuse leur permettant de découvrir leur engagement pour servir... » *Cette mise au point si équilibrée pose le problème du déséquilibre actuel de la* « *diffusion de la presse catholique* ». *Pour les publications à diffusion nationale, on considère couramment -- par manque d'information, ou pour d'autres motifs* -- *qu'il s'agit de diffuser les organes de presse qui font partie du C.N.P.C.* (*Centre National de Presse Catholique*)*. Nous avions remarqué que cette limitation arbitraire se retrouvait dans la brochure documentaire éditée par l'A.C.G.H. :* « *Comment diffuser la presse catholique* » (*voir* Itinéraires, *n°* 39, *pages* 82-83). *Considérer comme* « *catholiques* » *seulement les publications adhérentes au C.N.P.C. est une grave erreur. On peut regretter que les bénéficiaires de cette erreur la laissent s'étendre avec une complaisante passivité.* *Il importe de savoir que* LA PLUPART *des publications catholiques à diffusion nationale* NE SONT PAS *adhérentes au C.N.P.C.* *Après la mise au point opportunément publiée par M. Jean Mondange dans les* « *Notes hebdomadaires de la C.T.I.C.* », *le problème est donc maintenant ouvertement et clairement posé :* -- *d'une part, d'une information plus exacte, et moins unilatéralement au profit du seul C*.*N.P.C., des diocèses et des paroisses *; -- *d'autre part, soit d'une refonte radicale du C.N.P.C., soit de la fondation d'un autre organisme.* \*\*\* 79:51 *Nous avons suffisamment traité de ces questions pour nous dispenser d'y revenir pour le moment. Le lecteur pourra s'y reporter :* -- *Numéro 39, pages 82-83.* *-- Numéro 45, pages 16 à 28.* *-- Numéro 50, pages 2 à 9.* \*\*\* - UNE SELECTION DE CINQUANTE LIVRES. -- Nous lisons en quatorzième page de *Témoignage chrétien* du 27 janvier : « Comme chaque année un jury composé des RR. PP. Dalmais, o.p., de Parvillez s.j., Odil a.a., et de MM. Étienne Borne, Stanislas Fumet, Paul-André Lesort, vient de sélectionner 50 livres religieux parus en France en 1960. Auparavant cette sélection se présentait comme celle des 50 *meilleurs livres catholiques* et, fort justement, ses promoteurs ont préféré l'intituler désormais *sélection catholique de 50 livres religieux.* Inévitablement une sélection limitée à cinquante ouvrages doit éliminer des titres valables et est amenée à considérer des facteurs tels que les noms des auteurs et éditeurs déjà représentés dans cette liste... » *Nous sommes entièrement d'accord avec* Témoignage chrétien *pour estimer que la modification du titre de la sélection a été opérée* « *fort justement* », *et nous en félicitons* « *ses promoteurs* ». \*\*\* - LE BULLETIN DU CERCLE SAINT JEAN-BAPTISTE. -- *Le Cercle Saint Jean Baptiste* (*12, rue Saint-Jean-Baptiste de la Salle, Paris VI^e^*)*, dont l'aumônier est le Père Daniélou s.j., inaugure une nouvelle série de son Bulletin, désormais imprimé : huit numéros de 48 pages par an, paraissant d'octobre à juin.* *Son intention est de donner les bases d'une théologie et d'une spiritualité missionnaires et de rechercher* «* les valeurs spirituelles authentiques des diverses religions et civilisations afin de permettre aux catholiques d'engager un dialogue positif avec les non-chrétiens *»*. Dans chaque numéro, un éditorial du R.P. Daniélou cherchant à donner* «* le point de vue chrétien *» *sur un problème d'actualité, et* «* une méditation du Père Raguin sur un thème de spiritualité missionnaire *»*. Une part sera faite aux chroniques et à la bibliographie.* *Ce nouvel effort du cercle Saint Jean-Baptiste mérite d'être suivi avec attention et sympathie.* \*\*\* - REINE COLIN ET CHARLES MAURRAS. -- *Aux Éditions Beauchesne a paru en 1960 un petit ouvrage de 180 pages qui, à part une notice dans* L'Ami du Clergé *du 22 décembre 1960, ne paraît pas avoir encore retenu l'attention qu'il mérite : Reine Colin ou les merveilles de l'amour dans une âme, par le R.P. Isselé, Rédemptoriste.* L'Ami du Clergé, *dont on connaît la prudence et la sûreté, écrit notamment :* « C'est à l'Église seule qu'il appartient de porter un jugement sur l'authenticité des événements mystiques qui ont été si fréquents durant les dernières années (1927-1935) de Reine Colin (...). Cette fidélité à la grâce, accompagnée d'une indéniable sincérité personnelle, d'une complète ouverture de conscience à l'égard du guide spirituel et d'obéissance envers lui constituent l'indice le plus significatif de la probabilité du caractère surnaturel des faveurs extraordinaires dont le Ciel semble avoir comblée son élue. » 80:51 *Le chapitre sixième,* « *Victime pour Maurras et l'Action Française* », *est en tous cas à verser au dossier de ce grand drame religieux dont toutes les conséquences ne sont pas encore surmontées dans l'Église de France.* \*\*\* - THOMISME ET COMMUNISME. -- *Sur cette question ouverte comme l'on sait par l'ouvrage du P. Fessard : De l'actualité historique* (*voir* Itinéraires*, numéro 43, pages 120-121 ; numéro 44, pages 64-67 ; et numéro 47, pages 74-77*), *et sur laquelle nous reviendrons, signalons trois parutions récentes :* -- *Par Jean Daujat :* *deux articles en tous points remarquables, dans* La France catholique *du* 16 *et du* 30 *décembre* 1960 ; *ces deux articles, complétés par l'auteur, ont* été *reproduits dans* Doctrine et Vie, *organe du Centre d'études religieuses de Jean Daujat* (21, *rue des Boulangers, Paris Ve*)*.* -- *Par le Père M.-J. Nicolas :* « *Le théologien et l'histoire* », *dans la* Revue thomiste *d'octobre-décembre* 1960. *On ne séparera plus cette nouvelle étude de celle que le même auteur avait publiée dans* Économie et Humanisme *de novembre-décembre* 1956 *sous le titre* « *Le christianisme et l'histoire* ». *Très à l'aise en face de la philosophie hégélienne et de la philosophie marxiste considérées dans l'abstrait, l'auteur traite toujours par prétérition les problèmes que la* RÉALITÉ COMMUNISTE *pose* (*croyons-nous*) *au philosophe chrétien et au théologien catholique.* -- *La même remarque, mais à un moindre degré, s'applique au chapitre dixième :* « *Le matérialisme dialectique : Marx et son école* », *du premier tome de* La Philosophie morale *que Maritain vient de publier chez Gallimard. Sous l'influence, semble-t-il, de Charles De Koninck, qui dans son ouvrage* La Primauté du bien commun (*paru en 1943*) *fut le premier philosophe thomiste à considérer non seulement un* « *marxisme* » *abstraitement* « *authentique* », *mais le marxisme-léninisme réellement enseigné et vécu par le communisme, et à se référer au texte fondamental de référence, l'officielle* Histoire du P.C. de l'U.R.S.S. *Maritain à son tour fait entrer en ligne de compte dans son analyse* (*mais encore trop exceptionnellement*) *ce point de vue indispensable.* \*\*\* - L'HOMME SOVIÉTIQUE. -- *Sous ce titre, un ouvrage de Klaus Mehnert, paru chez Plon* (*traduit de l'allemand par Henriette Bourdeau-Petit*). *Probablement point un livre à mettre entre toutes les mains : les esprits accoutumés à voir dans le communisme une regrettable* «* idéologie athée *» *parasitant un admirable progrès économico-social tireront sans doute des conclusions erronées d'une telle lecture. En revanche les esprits formés, qui ont compris en quoi consistent la pratique communiste de la dialectique et sa technique de l'esclavage, liront avec le plus grand profit ces* «* choses vues *» *rapportées par un écrivain qui est bon observateur et homme de pensée.* \*\*\* - SUR L'AFFAIRE VINTILA HORIA. -- *Dans notre précédent numéro, les* Pages de journal *de Jean Madiran et l'article de Luc Baresta :* «* Chronique de la rumeur *» *ont analysé* «* l'affaire *» *scandaleusement montée par les communistes contre Vintila Horia.* 81:51 *A signaler sur le même sujet :* *l'article du R.P. Louis Barjon dans les* Études *de janvier* (*pages* 93-94) ; *et, dans le numéro de janvier de la* Revue des cercles d'études d'Angers (*revue bibliographique publiée* 4 *passage des Arènes à Angers*) *une bonne analyse du livre de Vintila Horia :* Dieu est né en exil (*Fayard éditeur*)*.* 82:51 ## DIALOGUE *Sur un livre du P. Holstein :* ### La Tradition dans l'Église En lisant l'ouvrage ([^10]) que vient de faire paraître le P. Henri Holstein, professeur de théologie et rédacteur en chef des *Études,* et tout spécialement en relisant et méditant son chapitre « Tradition et Magistère » je sentais une fois de plus à quel point nous manque un *traité du Pape.* L'ouvrage du P. Holstein se présente lui-même, selon la prière d'insérer, comme « de haute vulgarisation ». Il abonde en vues suggestives qu'accueille notre esprit et qui vont droit à notre cœur. Nous sommes *d'avance* convaincu, si je puis m'exprimer ainsi, quand il s'élève vigoureusement (par exemple aux pages 217-218) contre cette *caricature,* dit-il, qui consiste à *imaginer le fidèle attendant, dans une sorte d'indifférence amorphe, les directives ou les consignes venant d'en haut.* C'est pour nous une joie (et faut-il ajouter une consolation ?) de lire sous la plume du P. Holstein que « la parole hiérarchique est un stimulant à un effort personnel d'intelligence, par l'étude, la réflexion et la prière, du message des apôtres, pour une adaptation aux situations concrètes du moment ». Le rédacteur en chef des *Études* met en lumière ce « sens traditionnel » qui PERMET, précise-t-il, *qui permet aux catholiques de* JUGER *et de* DISCERNER, *en fonction de la tradition,* AVANT MÊME *que l'église hiérarchique se soit prononcée, les attitudes et les tendances doctrinales, morales ou spirituelles.* Cela est « permis » : cela même qui, selon ce que d'autres insinuent, apparaissait « défendu ». Le P. Holstein reproduit et reprend à son compte les remarques du P. de Montcheuil : 83:51 « Il appartient à l'Église de trouver -- la solution chrétienne aux problèmes de notre temps : mais à toute l'Église, à tous ses membres, chacun à son rang. Nous n'avons pas à tout attendre passivement de la hiérarchie. Vous êtes de l'Église. Les fidèles sont une partie nécessaire de l'Église. Ils ne doivent pas usurper la place de la hiérarchie, ou chercher à s'affranchir d'elle, ou s'obstiner contre elle dans leur sens propre. Mais c'est un devoir pour eux, selon leur moyen, d'être actifs, d'inventer, de proposer les solutions qu'elle jugera. Si elle estime que ces solutions ne tiennent pas compte de tout ce dont un chrétien doit se soucier, elle le dira : le fidèle alors s'inclinera et recommencera à chercher. Si elle les juge acceptables, elle les laissera passer, et peut-être après épreuve les recommandera-t-elle. Mais on ne peut se passer du travail, de la recherche active de toute l'Église. » Le P. Holstein va dans le même sens et commente en ces termes : « L'instinct de la foi, en effet, ne se contente pas de refuser ou de faire grise mise à des attitudes, spéculatives ou pratiques, qui ne vont pas dans la ligne de la tradition. Il crée dans le peuple chrétien des mouvements profonds, des appels, qui devancent parfois, et sollicitent les décisions hiérarchiques. » Quantité de pages de *La tradition dans l'Église* développent des pensées analogues. Réaction personnelle. Ces propos théologiques du P. Holstein ne peuvent être accueillis qu'avec une grande sympathie par une revue, la nôtre, qui se trouve être en France la seule revue catholique de culture générale fondée et dirigée par des laïcs ([^11]). En un temps où l'on parle tellement *du pluralisme* et *de la promotion du laïcat,* notamment dans la presse, il faut bien constater que dans la presse précisément les réalisations effectives ne sont guère nombreuses, et que l'on place ordinairement devant elles plus d'obstacles que de facilités. J'ignore ce que peut en penser la *Chronique sociale,* qui est de son côté la seule revue catholique d'économie sociale fondée et dirigée par des laïcs. Mais il me semble qu'au moment même où les revues ecclésiastiques prônent abondamment le pluralisme et la promotion du laïcat, elles ne joignent pas beaucoup le geste à la parole. Dans l'Action catholique, il n'y en a que pour les revues ecclésiastiques, *Signes du temps, Études, Économie et humanisme, Revue de l'Action populaire.* La promotion, le pluralisme du laïcat sont parlés par des religieux, et simultanément les très rares revues qui correspondent aux considérations plus haut citées du P. Holstein et du P. de Montcheuil sont systématiquement « snobées » (ou accablées de suspicions). 84:51 Ma mémoire commencerait-elle à connaître de graves défaillances ? Je ne me souviens pas d'avoir vu une seule fois le nom d'*Itinéraires* mentionné fraternellement (ou non) dans les *Études.* Ni dans la *Revue de l'Action populaire ;* ni dans *Signes du temps ;* ni dans *Parole et Mission,* dont nous avions confraternellement fait connaître l'apparition à nos lecteurs... Tout conspire à nous donner l'impression que nous n'existons pas, ou que nous ne devrions pas exister. La *Chronique sociale,* elle, ne cache pas qu'elle nous connaît ; mais justement : serait-ce par « solidarité des laïcs » en face de la réserve (on n'ose pas dire de la morgue) des revues ecclésiastiques ? Du moins le P. Holstein nous a-t-il adressé son livre avec son religieux hommage, ce qui nous encourage à penser que son attitude pratique est conforme à ses théories, et que nous pouvons risquer la conversation : ce que nous faisons présentement. La théorie et la vie. Ce qui est pour le P. Holstein objet de réflexion théologique est pour nous objet d'expérience vécue. Nous *sommes* précisément (au plan de la culture générale et de la réflexion méthodique au contact de l'expérience) ces fidèles qui ne se contentent pas d'attendre, dans une indifférence amorphe, les directives ou les consignes venues d'en haut. Et parce que cela est notre vie-même (notre vie de revue), nous sommes assez bien placés pour savoir quelles difficultés, quels malentendus, quelles calomnies on peut ainsi s'attirer. Nous sommes ces fidèles qui s'efforcent de « juger » et de « discerner », « en fonction de la tradition », « avant même que l'église hiérarchique ne se soif prononcée ». Ces formules du P. Holstein, nous ne les reprenons toutefois point exactement à notre compte, car ce sont les formules du théologien ; notre langage demeure plus modeste, plus proche de notre expérience. Un hebdomadaire, intitulé *Témoignage chrétien,* répète souvent : NUL EN DEHORS DES ÉVÊQUES N'A LE DROIT DE JUGER NOTRE DOCTRINE. -- Nous ne jugeons pas la doctrine de *Témoignage chrétien,* mais cette proposition si assurée nous a toujours paru farfelue ; et, si nous comprenons bien, le P. Holstein ne peut manquer lui non plus de la trouver insoutenable. Nous avons tous le droit, et le devoir, de « juger et discerner » la doctrine de *Témoignage chrétien* ou de n'importe quel autre journal. Simplement, notre jugement éventuel n'a évidemment pas la même valeur doctrinale et n'a aucunement la valeur disciplinaire du jugement des Évêques. Mais tout lecteur peut, et même doit « juger et discerner » ce qu'il lit, en tant que lecteur. 85:51 Tout professeur, tout père de famille, tout citoyen doit juger et discerner eu tant que tel. Tout écrivain peut « juger et discerner » en tant qu'écrivain. Je puis parfaitement écrire et imprimer, si telle est ma conviction : certaines positions sociales de *Témoignage chrétien* ne sont pas conformes à la doctrine sociale de l'Église. On pourra me répondre que j'ai raison ou que je me trompe, mais non point que je suis coupable d'avoir tenté et osé un tel « jugement », un tel « discernement » ; non point que j'ai commis un crime ou une faute ; non point que j'ai accompli un acte intellectuel qui serait réservé aux seuls Évêques. On pourra éventuellement me reprocher d'avoir jugé à la légère, sans information suffisante, sans compétence solide ; ou d'avoir mal interprété ce que j'avais lu ; ou encore d'avoir exprimé mon jugement en termes méchants ou outrageants. Mais la doctrine de *Témoignage chrétien --* qui pose en fait un problème de conscience à beaucoup de personnes -- je puis avoir à son sujet une opinion motivée, et la publier comme telle, sans attendre que l'Assemblée plénière de l'Épiscopat ait promulgué une décision. Cela du moins ressort des réflexions théologiques du P. Holstein. Mais, pratiquement, un tel « jugement » et un tel « discernement », quelque courtoisie et quelque bénignité que l'on y mette, restent très mal vus et même diffamés dans le catholicisme français. Autre exemple. L'exemple précédent risque de paraître « négatif », comme on dit, ou même, qui sait ? tendancieux. Prenons donc un exemple positif et tout à fait concret : l'attitude du chrétien dans la cité, dans la profession, dans l'université, dans la presse devant l'affrontement permanent qui nous est imposé par le communisme. Le lecteur se souvient peut-être qu'au mois de mars 1960, un groupe de catholiques sociaux avait lancé la proclamation suivante ([^12]) : « Les chrétiens de France auront à cœur de prier pour les persécutés et pour la conversion des persécuteurs. Mais ils prendront garde de ne pas se laisser abuser par des hommes ou des groupes sans mandat qui entendraient utiliser ce souci légitime à des fins partisanes. L'épiscopat a d'ailleurs donné en pareille matière des consignes très nettes qui seules serviront de ligne de conduite. » 86:51 Nous avions fait remarquer combien un tel langage était équivoque, et impropre à définir exactement l'attitude des chrétiens en face du communisme. Combien aussi un tel langage nous paraissait contraire à l'appel de Mgr Guerry : « L'Église compte sur le génie inventif des laïcs ». Nous avions montré que le langage de la proclamation citée risque d'être injuste en discréditant tout ce qui est *sans mandat,* et diffamatoire en le désignant comme poursuivant des *fins partisanes,* comme « utilisant » les sentiments légitimes et comme « abusant » les hommes de bonne foi... Nous rappelions pour quelles raisons *c'est l'Église elle-même qui fait aux catholiques un devoir certain d'agir sans mandat* dans tous les domaines où l'action des catholiques est et doit être, non point par tolérance mais normalement, une action « sans mandat ». -- Ajoutons que nous comprenons mal que l' « action sans mandat » soit réputée vile et affreusement « politique » s'il s'agit de M. Georges Sauge, mais simultanément soit désignée comme le plus noble des « engagements temporels » s'il s'agit du P.S.U. ; nous comprenons mal que, dans de trop nombreux mouvements d'Action catholique, sous l'influence directe des aumôniers, ce qui est un comble, l'adhésion chez M. Sauge soit traitée comme la peste dans le temps même où l'adhésion au P.S.U. se propage comme une coqueluche... On pourrait multiplier les exemples, anecdotiques ou moins bénins. J'ai seulement voulu marquer que cette catégorie de problèmes est de celles que nous vivons tous les jours, bien que n'étant nous-mêmes adhérents ni chez M. Sauge ni au P.S.U. ; que nous en avons une expérience assez étendue et tout à fait directe (précisément parce que nous sommes ce que le P. Holstein n'est pas : des laïcs) ; et que nous sommes heureux de trouver un professeur de théologie qui soit prêt à considérer nos travaux autrement que comme radicalement illégitimes et intrinsèquement pervers... Le Magistère. Nos travaux et notre expérience nous ont fait prendre une connaissance vécue du bienfait éminent, irremplaçable -- du moins pour nous, laïcs -- de l'enseignement pontifical. C'est pourquoi le chapitre déjà nommé du P. Holstein, « Tradition et Magistère », nous laisse sur notre faim. Le P. Holstein expose que « ce sont les successeurs des apôtres qui enseignent fidèlement la doctrine des apôtres » (p. 213), que « la transmission *magistérielle* de la tradition, par l'institution du Christ, est réservée aux successeurs des apôtres » et que « les évêques sont les gardiens authentiques, au plan du magistère, et les seuls interprètes autorisés de l'enseignement des apôtres » (p. 215). 87:51 Il expose où est l'infaillibilité du magistère ordinaire : « Cet accord des évêques dispersés à travers la terre, qui réalise l'infaillibilité du magistère ordinaire de l'épiscopat catholique, en union avec le Pape » (p. 216). « L'enseignement des apôtres, leur tradition, ne peut être transmis que par leurs successeurs, parlant en tant que successeurs des apôtres » (*ibid.*)*.* Tout cela est vrai et nous n'avons rien contre ce que dit le P. Holstein. Mais nous avouons être surpris par ce qu'il ne dit pas. Le Magistère du Souverain Pontife n'est pas mentionné, sinon en ce que les Évêques doivent évidemment être « en union avec le Pape » (texte cité), et implicitement en ce que le Pape est le premier des Évêques. Nous ne prétendrons pas que le P. Holstein présente le Pape, en substance, comme un simple président des Évêques, ou comme un simple secrétaire général de l'Épiscopat universel : mais c'est qu'il ne le présente pas du tout. La fonction pontificale, dans son exposé, est comme noyée dans la fonction épiscopale. Ou plutôt, le P. Holstein a deux phrases un peu précises sur le Pape. Voici la première (p. 208) : « Il est exact -- et nul catholique ne saurait mettre ce point en doute après le Concile du Vatican -- que le magistère des évêques successeurs des apôtres, et singulièrement celui du Souverain Pontife, successeur de Pierre et héritier de son primat, a charge et assistance du Saint-Esprit pour conserver et transmettre le message apostolique. » Le Magistère du Souverain Pontife est-il seulement un cas particulier, ou « singulier » du Magistère des successeurs des Apôtres ? Il est en outre, nous dit-on (mais sans souligner que cela est *en outre*)*, successeur de Pierre et héritier de son primat.* Le P. Holstein le dit ; il n'en dit pas plus. Dans son ouvrage de « haute vulgarisation » nous regrettons de ne rien trouver qui nous explique en quoi donc consiste ce « primat » et s'il comporte ou non une juridiction supérieure à celle des Évêques ou plus étendue que la leur. A ce propos l'on dit couramment que le Magistère de l'Église est une mission confiée par le Christ au Pape pour l'Église universelle, aux Évêques pour leur diocèse. A quoi l'on oppose la mission collégiale des successeurs des Apôtres, trop souvent sous-estimée. Le P. Holstein insiste fortement sur cette mission collégiale, et il est bon d'y insister, pour rétablir des perspectives qui avaient été plus ou moins déformées. Peut-être y insiste-t-il unilatéralement, y estompant quelque peu le pouvoir et la fonction du Souverain Pontife. Il omet d'indiquer explicitement que le pouvoir du Souverain Pontife est indépendant du Pouvoir des Évêques, tandis que le pouvoir des Évêques, même collégial, n'est ni égal à celui du Souverain Pontife, ni pleinement indépendant de lui. 88:51 Le P. Holstein n'y contredit pas : mais il le passe sous silence, mentionnant le « primat » sans expliciter son contenu. La seconde phrase du P. Holstein est en note, à la même page 208 : « A la suite d'une indiscrétion qui colporta une formule malheureuse, échappée à Pie IX dans un moment d'emportement, on prêta au Pape, durant le Concile du Vatican, la boutade : *La Tradizione, son'io*. » Le point d'histoire n'est pas clairement rapporté dans ces lignes. Si l'on « prêta » au Pape cette boutade, c'est qu'il ne l'avait point prononcée. Si c'est une « formule malheureuse » qui lui avait « échappé » on ne lui *prêta* rien du tout, on rapporta, indiscrètement peut-être, mais exactement, un mot historique. Pour autant que nous sachions, les historiens admettent l'authenticité du mot : « *La Tradition, c'est moi* » dit par Pie IX au Cardinal dominicain Guidi. Ce n'est point un mot choquant, étant entendu qu'il ne s'agit pas d'une définition théologique, mais d'une « boutade » précisément. Cette boutade est-elle en outre une « formule malheureuse » ? Ou bien a-t-elle au contraire sa vérité propre, sa vérité de « boutade » ? -- On incline plutôt à cette dernière hypothèse quand on lit tous les textes des Pontifes romains qui, en substance, et avec les nuances et précisions qu'une boutade ne peut comporter, disent en définitive à peu près la même chose. De toutes façons, nous aurions aimé que l'on mit en relief la part de vérité que cette boutade contient, au lieu de paraître la rejeter totalement comme « formule malheureuse ». Dans un ouvrage qui passe sous silence la fonction propre du Pape, cette note a l'allure, l'apparence (et la portée ?) d'une prise de position implicite. Un faux problème ? Derrière toutes ces considérations il y a -- non pas dans l'esprit du P. Holstein : nous n'en savons rien ; mais en général -- il y a la crainte de diminuer l'autorité des Évêques si l'on met l'accent sur l'autorité du Pape. Beaucoup d'esprits, on peut le constater chaque jour, redoutent qu'un « renforcement » des pouvoirs du Souverain Pontife entraîne un « affaiblissement » du pouvoir épiscopal. L'autorité du Pape ne serait faite en somme, pour eux, que de ce qui aurait été retiré à l'autorité des Évêques. Pour que les Évêques conservent la plénitude de leur pouvoir légitime, ils veulent éviter que l'on « étende » l'autorité du Saint-Siège, ou que l'on insiste trop sur sa réalité. 89:51 Nous croyons que cette vue -- qui d'ailleurs est très ancienne dans l'Église, -- et qui se manifesta notamment lors du premier Concile du Vatican, -- est une vue superficielle, fondée sur une crainte chimérique et posant un faux problème ; ou plus exactement : posant le problème à l'envers. Sans entrer dans la théologie de la question (qui comporte ses difficultés bien connues), d'un simple point de vue d'observation historique, nous ferons remarquer que le renforcement de l'autorité du Saint-Siège a pour conséquence ordinaire et normale non pas une diminution mais un renforcement de l'autorité épiscopale. Si l'on met à part des incidents anecdotiques et secondaires (voire parfois des vanités superficielles), il nous semble que l'autorité pontificale a pour constante la plus générale de s'exercer non pas *au détriment,* mais bien *au profit* de l'autorité épiscopale. Et inversement, si l'on estompe l'autorité du Pape, on s'aperçoit tôt ou tard que l'on n'a point renforcé l'autorité effective des Évêques, mais qu'en réalité on n'en a rien laissé subsister. Remarque modeste et quasiment empirique, mais à laquelle les théologiens, croyons-nous, pourraient découvrir aussi des raisons théologiques. Le cas du dogme\ de l'Assomption. En tout ce qui précède, nul désaccord ne nous oppose au P. Holstein. Il met fortement (et peut-être unilatéralement) l'accent sur un aspect qui lui paraît sans doute trop méconnu, et qui l'est en fait, parfois ou souvent. Nous trouvons qu'un autre aspect, l'autorité propre du Pape, est insuffisamment connu, peu enseigné, fréquemment omis, et que l'accent devrait y être mis aussi fortement. Ce qui ne fait pas un désaccord. Un désaccord, par parenthèse, en voici un peut-être. « Depuis le Moyen Age, écrit le P. Holstein, l'Assomption corporelle de Marie apparaissait aux théologiens comme une « pieuse croyance » qu'il était *téméraire* de mettre en doute. A la veille de la définition de 1950, plusieurs, tout en reconnaissant que cette « croyance » pouvait être définie, discutaient encore sur les modalités, comme sur l'opportunité, d'une définition dogmatique. » (pp. 227-228, en note.) Et plus loin (pp. 228-229) : « La parole attendue par la foi des fidèles, correctement exprimée et justifiée par la compétence du théologien, il appartient au seul magistère de la prononcer. Et, si l'Esprit Saint le suggère, cette parole pourra être une « définition » infaillible. Alors, il deviendra indiscutable -- au point que le mettre en doute serait s'écarter de la foi catholique -- que cette « opinion » chère au peuple chrétien fait partie du dépôt révélé. » 90:51 Or il ne semble pas que les choses se soient exactement passées ainsi. Entre la pieuse croyance du peuple chrétien, correctement exprimée par les théologiens, d'une part, et d'autre part la définition dogmatique, il existe un élément capital qui est omis : et cette omission va jusqu'à influer sur l'interprétation donnée à la portée de la définition dogmatique. En effet, à suivre le P. Holstein, l'Assomption de la T. S. Vierge n'aurait donc été, avant 1950, qu'une « pieuse croyance » qu'une simple « opinion » permise ou vraisemblable, qu'il eût été « téméraire » de contredire, mais qui enfin n'était ni *certaine* ni *indiscutable *? Le Magistère ordinaire enseignait expressément l'Assomption depuis des siècles. Il n'y avait pas seulement la pieuse croyance et les arguments des théologiens. Avant 1950, l'Assomption était déjà certaine « de foi divine et catholique ». Car, dit le Concile du Vatican, « sont à croire de foi divine et catholique toutes les choses contenues dans la parole de Dieu, soit écrite soit transmise, et que l'Église propose à croire comme étant divinement révélées, qu'elle le fasse soit par un jugement universel, soit par son Magistère ordinaire et universel ». Avant 1950, l'Assomption de Marie était célébrée dans la liturgie universelle, et le doute à son sujet n'était pas seulement *téméraire,* mais *blasphématoire.* La certitude de l'Assomption était une certitude de foi théologale. La définition dogmatique de 1950 n'a pas eu pour résultat -- nous semble-t-il -- de rendre « indiscutable » ce qui n'aurait été jusqu'alors qu'une « opinion » ; elle a eu pour résultat de faire que tout fidèle sache et soit tenu de savoir cette vérité qu'il pouvait jusqu'alors non pas rejeter, mais connaître plus ou moins ([^13]). Le cas\ de la doctrine sociale. Mais le désaccord éventuel qui précède n'est qu'une parenthèse, et en somme rétrospective, puisque nous ne sommes plus avant, mais après 1950. Plus immédiatement et pratiquement redoutables risquent d'être les doutes possibles concernant la doctrine sociale de l'Église. Pour parler sommairement, mais poser le problème, la doctrine sociale de l'Église doit-elle être dite celle qui est définie « par le Pape » ou celle qui est définie « par le magistère des successeurs des apôtres » ? 91:51 Si je soulève cette difficulté, c'est parce qu'il n'apparaît aucunement, dans le livre du P. Holstein, qu'il puisse y avoir une doctrine d'Église qui soit définie « par le Pape » tout seul. Et que pourtant c'est bien ainsi que se présente à nous la doctrine sociale catholique. D'où vient cette doctrine ? En un sens et sous un rapport, on peut en trouver une origine dans les travaux des théologiens, philosophes et sociologues. Mais, en ce sens et sous ce rapport, ces travaux, quelle que soit leur valeur, ne constituent pas encore une doctrine sociale « de l'Église ». On peut épiloguer longuement sur l'origine de certains des matériaux rassemblés par le Saint-Siège avant l'élaboration des Encycliques sociales ; on peut souligner le rôle des « catholiques sociaux » ou de divers théologiens, principalement de Taparelli, et de tel ou tel Évêque pris isolément. Mais, cela dit, ce ne sont pas les successeurs des Apôtres qui ont formulé la doctrine sociale de l'Église : c'est le successeur de Pierre. On rétorquera : peu importe. Le Pape s'adresse aux Évêques, et ce sont les Évêques qui ont normalement, et eux seuls, charge de faire connaître la doctrine sociale au clergé et aux fidèles. Or cela même n'est pas absolument exact, ni en droit ni en fait, du moins en ce qui concerne (et pour nous y limiter) les grandes Encycliques sociales. *En droit :* nous autres laïcs, nous sommes au nombre des DESTINATAIRES OFFICIELS de l'Encyclique *Quadragesimo anno* sur le devoir de restaurer l'ordre social et de le perfectionner selon l'Évangile. L'Encyclique est adressée « aux patriarches, primats, archevêques, évêques et autres ordinaires de lieu en paix et communion avec le Siège apostolique, et *à tous les fidèles catholiques* » (*itemque ad christifideles catholici orbis universos*)*.* Il est vrai qu'on ne nous l'avait point dit et même qu'on nous l'avait caché. La traduction française nous a omis, elle nous a supprimés de la liste des destinataires officiels de l'Encyclique. Elle nous a fait un tort grave, point seulement d'un point de vue honorifique ; un tort injuste et indu. Mais enfin nous y sommes, nous en sommes, en fin de liste bien sûr, à notre place, nous y figurons en toutes lettres. En toutes lettres latines. -- Secondement, *en fait :* dans une Encyclique sociale dont les destinataires officiels sont les membres de la Hiérarchie apostolique, comme l'Encyclique *Divini Redemptoris,* le Pape déclare : « Je m'adresse à vous laïcs... à vous, chefs d'entreprise... et maintenant à vous, ouvriers catholiques... à vous, militants chrétiens ». Et même aux incroyants de bonne foi. Le Père parle directement à ses enfants. Si le Pape le dit, l'écrit, ce doit bien être une réalité. Depuis Léon XIII, donc, les Papes ont élaboré cette explicitation particulière du dépôt révélé et du droit naturel qui constitue ce que nous appelons la doctrine sociale de l'Église. C'est le Pape, et principalement Pie XII, qui a précisé qu'il convenait bien de l'appeler « doctrine sociale de l'Église » et que nul fidèle ne peut s'en écarter sans péril pour la foi. 92:51 Plus d'un demi-siècle après *Rerum novarum,* Pie XII proclamait encore que cette doctrine sociale de l'Église se trouve DANS LES DOCUMENTS DU SAINT-SIÈGE, point c'est tout. Plusieurs théologiens ont alors commencé à dire que la doctrine sociale de l'Église est celle qui est définie « par le Pape et les Évêques ». Mais, jusqu'à présent tout au moins, ce n'est pas le Pape et ce ne sont pas non plus les Évêques qui ont ainsi ajouté : *et des Évêques.* Au contraire, les Évêques n'ont pas manqué de mettre en relief que la source, le texte de référence, l'expression authentique de la doctrine sociale est dans les documents pontificaux ([^14]). La doctrine sociale de l'Église *ne vient pas d'un enseignement explicite et unanime des Évêques que le Pape aurait synthétisé, résumé, confirmé, proclamé *; elle vient d'une initiative, aussi « personnelle » qu'elle peut l'être, des Souverains Pontifes depuis Léon XIII. Il ne paraît pas exagéré de dire qu'en matière sociale les Évêques enseignent et appliquent la doctrine « du Pape ». Telle est, *salvo meliore judicio,* la situation. Nous ne voyons pas comment le P. Holstein, du moins avec ce qu'il énonce explicitement dans son ouvrage, pourrait en rendre compte. C'est pourquoi nous nous demandons, et nous lui demandons, s'il ne lui apparaît pas, à la réflexion, que cet ouvrage comporte en somme comme une lacune, précisément au chapitre du « Magistère » qui risque de laisser le lecteur incertain ou désarmé sur un terrain qui est fort disputé, et pratiquement capital. Jean MADIRAN. 93:51 ### Réponse : une lettre du P. Holstein Monsieur, J'ai été sensible à la cordialité qui vous a inspiré de me communiquer, avant leur parution, les remarques et réflexions que vous a suggérées mon petit livre consacré à la Tradition. Je vous en remercie et, puisque vous m'invitez au dialogue, je me permets de vous dire, avec la même simplicité, quelques-unes de mes réactions. Votre réflexion a su -- oserai-je dire : extrapoler ? -- prolonger certaines de mes formules, et y trouver des applications auxquelles je n'avais pas spécialement songé. Par exemple, quand vous évoquez la situation de revues catholiques « fondées et dirigées par des laïcs ». Quelques phrases de ma conclusion sont, pour vous, l'occasion de parler d'*Itinéraires* et du maigre accueil qui semble, parfois, fait à certaines de vos démarches. Je suis d'accord avec vous sur l'intérêt, bien mieux, sur la nécessité que les baptisés (car enfin ce mot exprime mieux, ce me semble, que le vocable un peu équivoque de laïcs, ce que vous êtes dans l'Église, et quelles y sont vos responsabilités) prennent en charge, au plan de l'édition et des publications, leur devoir de chrétiens. On risque, parfois, d'abuser du mot de « mandat » et il est sûr que l'Église ne vous demande pas d'attendre, comme des enfants sages, que la hiérarchie vous souffle vos formules ou vous dicte vos articles. De ce point de vue, un effort comme celui que vous poursuivez ne peut que nous être sympathique. Encore est-il que nous autres théologiens avons à dire notre mot non pour vous faire la leçon, comme à des enfants (car le « dialogue » nous est profitable), mais pour rappeler, à l'occasion, que la théologie est une science, qui a son vocabulaire et ses exigences techniques. Toute science en est là, et c'est la condition d'un travail sérieux. C'est pourquoi, parfois, il nous arrive de faire remarquer qu'un recours à la tradition théologique s'impose, qu'une attention aux notes théologiques des thèses est indispensable, que certaine bonne volonté et désir du bien ne suffisent pas toujours ! 94:51 Sous cette réserve élémentaire, non seulement je ne juge pas l'effort de laïcs comme ceux que rassemble la revue *Itinéraires* « radicalement illégitime et intrinsèquement pervers » mais je souhaite de toute mon âme qu'il se développe et obtienne dans l'Église de France l'audience à laquelle il a droit. Du reste, permettez-moi, Monsieur, de vous faire remarquer (parlant à titre personnel et sans « engager » qui que ce soit) que des échanges de propos et des discussions ne signifient pas, dans l'Église, fin de non-recevoir. Nos « ancêtres » dans la science sacrée nous ont laissé des exemples que, parfois, nos émotivités actuelles gagneraient à se rappeler. Saint Thomas d'Aquin a critiqué saint Augustin, en professant pour lui le plus intelligent des respects, et il n'était pas toujours du même avis que son ami saint Bonaventure. Discussions fécondes, et que ces saints docteurs n'ont pas cherché à dirimer trop vite par un recours à des instances supérieures. Je dirais volontiers qu'elles sont la condition d'un « bien-être » théologique et spirituel : il faut, ce me semble, que cette « tradition » continue, et que les bons chrétiens soient détrompés, s'ils pensent qu'une divergence légitime est, de la part d'un des interlocuteurs, un signe de moindre conformité à la pensée de l'Église, et donc une attitude qui doive inspirer la défiance à son endroit. La théologie, a-t-on pu dire avec humour, vit de ces discussions ; si plusieurs points ont été, depuis le Moyen Age, déterminés, alors qu'ils pouvaient, alors, être objet de libres controverses, beaucoup d'autres demeurent le champ-clos où nous gagnons, avec charité et bienveillance réciproque, à nous affronter. C'est dire qu'une divergence de points de vue et de « conclusions » s'exprimant en critique, doit pouvoir se manifester, et qu'il est bon qu'il en soit ainsi. A ce titre, je trouve bon que vous portiez franchement un jugement spéculatif (ce qui n'implique aucunement dépréciation de la personne !) sur tel ou tel point que d'autres mettent en lumière, afin, comme dirait saint Ignace, « que la vérité soit connue, sans prétendre, pour autant, l'emporter sur son interlocuteur ». Ceci dit, je me permettrai de vous faire remarquer que vos pages semblent oublier que je n'ai pas voulu, dans mon chapitre intitulé « Tradition et Magistère » écrire un traité « du Magistère » mais seulement chercher à déterminer avec exactitude les rapports de la Tradition au Magistère. Que la Tradition ne puisse, purement et simplement, se ramener au Magistère, encore que celui-ci soit habilité à exprimer de manière irréformable (quand il le juge bon) la tradition, c'est tout ce que j'ai voulu mettre en lumière. Et, par là, je crois avoir énoncé une sorte de truisme théologique. Mais il ne m'était pas possible d'envisager tous les problèmes que pose un traité *De Magisterio.* 95:51 Si je parle du magistère des « successeurs des apôtres » c'est parce que je considère la succession apostolique dans son ensemble, sans entrer dans le détail des rapports du magistère du Souverain Pontife et de celui des évêques. Sans du tout « noyer la fonction pontificale dans la fonction épiscopale » et, bien au contraire, en supposant connues les précisions théologiques classiques, j'envisage le magistère de l'Église actuelle, par comparaison avec celui du collège apostolique, et non pas, à l'intérieur de ce magistère, les relations du Pape et du corps épiscopal. D'ailleurs, il ne faut pas oublier l'enseignement très ferme de la définition même de l'infaillibilité pontificale, au Concile du Vatican. Il est dit, vous le savez, que « le Pontife romain, définissant ex cathedra, jouit personnellement de l'infaillibilité que le Christ a promise et donnée à son Église ». L'infaillibilité de l'Église, considérée dans son Magistère collégial, est première, et c'est cette infaillibilité qui est présente et effective dans l'acte personnel du Pape définissant, en vertu de la plénitude de son pouvoir magistériel, un point concernant la foi et les mœurs. Je n'avais pas à expliciter le « contenu » magistériel du primat, ni à rappeler que, selon les formules de Mgr Gasser, présentant aux Pères du premier Concile du Vatican le projet de définition de l'infaillibilité du Pontife romain, « on ne doit jamais séparer le Pape de l'assentiment de l'Église, pourvu que cet assentiment ne soit pas exigé comme une condition véritable, soit antécédente, soit conséquente » (Coll. Lac. VII, col. 399-400). Dès lors, je ne puis admettre qu'on dise que « je passe sous silence la fonction propre du Pape » ; mais je n'y insiste pas, et suppose connue la théologie élémentaire sur ce point, car telle n'était pas l'optique de mon chapitre sur « tradition et magistère ». Je n'ai aucune peine, vous le savez, à admettre tout ce que vous dites sur le primat magistériel du Souverain Pontife, et je vous suis reconnaissant de reconnaître qu'il n'y a entre nous « aucun désaccord ». Quand je parle du magistère des évêques, je ne l'oppose pas au magistère personnel du Souverain Pontife, mais, envisageant le problème de la succession apostolique, je considère le Pape « à l'intérieur » du collège épiscopal, comme sa Tête ; sans accord avec le successeur de Pierre, il est clair qu'il ne saurait y avoir de magistère légitime, de la part de quelque évêque que ce soit, dans l'Église du Christ. Vous me reprochez d'avoir parlé de l'Assomption de Marie, avant la définition de 1950, comme d'une « *opinion* » ; j'ai pris le mot dans le sens scolastique et médiéval, qui est très fort, car il marque, dans l'éventail des certitudes, celle qui convient en propre à la foi. Celle-ci, en effet, pour saint Thomas, ne comporte pas, et ne peut comporter l'*évidence* d'une conclusion reliée, par une déduction stricte, aux premiers principes. Les théologiens, comme saint Robert Bellarmin, estiment qu'on peut qualifier d'*opinio* une doctrine théologique très sûre, et approuvée, tant qu'elle n'est pas l'objet d'une définition distincte : tel fut le cas de l'Immaculée Conception et de l'Assomption jusqu'aux définitions de 1854 et de 1950. 96:51 Mettre sciemment en question une telle *opinio,* c'est faire preuve de *témérité*. Il s'agit donc là de tout autre chose que de ce que notre français actuel désigne du nom de « simple opinion ». Que l'approbation de la fête et du culte liturgique donnent à cette « *opinio* » une importance réelle et, par le fait, rendent vraiment « téméraire » sa négation, cela est incontestable ; une fois encore, je suppose ces distinctions connues de mon lecteur. Il demeure que la définition peut seule faire passer au rang de vérité définie ce qui, jusque là, est justifié, au regard du théologien, par le raisonnement théologique qui rattache cette affirmation à l'ensemble du donné révélé : or le raisonnement théologique ne saurait imposer sa conclusion avec la même force indiscutable que l'acte du Magistère définissant cette conclusion comme « divinement révélée ». Un mot encore à propos de la « doctrine sociale » de l'Église. Il ne saurait y avoir de désaccord foncier, vous le devinez, entre nous, au sujet de ce qui est dit par votre recension. Du point de vue de la théologie du Magistère, je dirai seulement que le domaine social fait partie de l'objet *connexe* de l'enseignement pontifical et épiscopal et non pas de son objet propre qui est « la parole de Dieu révélée ». Cette connexion donne aux Souverains Pontifes et aux évêques, non seulement le droit de parler en matière sociale, mais crée le devoir corrélatif, pour les catholiques, d'une docilité très attentive à cet enseignement. L'enseignement de la hiérarchie en matière sociale est donné sous diverses formes ; les plus solennelles et les plus importantes sont les encycliques bien connues des récents Souverains Pontifes. Elles constituent des actes particulièrement graves du Magistère du Souverain Pontife et appartiennent à l'enseignement du Chef suprême de l'Église, docteur de la morale et de la vie chrétienne, autant que du dogme. Il semble, cependant, que non seulement les applications, mais aussi certains fondements de cette doctrine sociale ressortissent davantage au nécessaire rappel de la morale naturelle qu'à l'enseignement du révélé comme tel. Assurément, je n'oppose pas le droit naturel au dépôt de la révélation ; je n'ai aucune attache barthienne ! Mais, dans la ligne de ce que nous enseignons à nos étudiants de théologie, et exigeons qu'ils sachent, dans le traité du Magistère, je dis que l'enseignement du Souverain Pontife et des évêques en communion avec lui a pour objet premier et direct le révélé comme tel, et pour objet secondaire et indirect, en raison de la connexion qui unit le domaine social à la vie chrétienne, ce qu'on nomme « la doctrine sociale de l'Église » -- et qu'il vaudrait peut-être mieux appeler (car il ne s'agit pas d'une « doctrine » dont l'Église aurait le monopole, alors qu'elle rappelle des vérités que peut admettre tout homme loyal et de bonne foi) « l'enseignement de l'Église en matière sociale ». 97:51 Je voulais seulement, Monsieur, vous remercier de l'attention sympathique que vous avez accordée à mon travail modeste. Je m'aperçois que cette lettre a pris les dimensions d'une petite dissertation. Dans la mesure où c'est nécessaire, je vous prie de m'en excuser, vous demandant de comprendre avec quel plaisir j'ai saisi cette occasion de poursuivre avec vous un « dialogue » dont je souhaite la continuation. Veuillez agréer, Monsieur, etc. Henri HOLSTEIN, s.j. 98:51 ## Note de gérance Faisons à nouveau le point par rapport à la note de gérance parue il y a trois mois, dans notre numéro 48 de décembre 1960. Pendant cette période une partie de nos amis ont répondu aux appels que nous leur avions adressés par nos lettres aux abonnés du 27 novembre et du 8 décembre. Voici premièrement les résultats, à la date du 15 février. Les abonnements\ de soutien. Nous demandions « en priorité » un effort pour la souscription d'abonnements de soutien, dont le nombre était tombé de plus de 500 à 183. Leur nombre est remonté à 253. Nous remercions de tout cœur ceux qui ont généreusement et rapidement répondu à nos appels. Nous ne pouvons toutefois nous abstenir de constater que nous sommes encore fort loin de rejoindre ou d'approcher le chiffre de 500, et qu'il existe une disproportion certaine entre la demande et la réponse. Il existe une disproportion tout aussi manifeste entre l'enthousiasme chaleureux des lettres d'approbation et d'encouragement que nous recevons en grandes quantités, et le nombre limité de souscriptions reçues en réponse à nos appels. Ce serait se mentir à soi-même, et mentir au lecteur, que de s'installer dans l'illusion que la situation ainsi faite à la revue par son public lui-même est une situation moralement et matériellement satisfaisante. \*\*\* Osons regarder les choses en face. A part une *très petite* minorité d'amis actifs parmi nos lecteurs et abonnés, la plupart de ceux qui déclarent nous « approuver », voire nous « remercier », en paroles, manifestent dans leurs actes une apathie qui est véritablement décourageante. D'un bout à l'autre de la France (et à l'étranger) la revue soulève des échos souvent ardents mais, dans plus de neuf cas sur dix, finalement platoniques... 99:51 Osons regarder en face une vérité fort désagréable. Il ne servirait à rien de la cacher : et d'ailleurs, la vérité libère. La comparaison est réellement peu flatteuse avec la souscription que, dans le même temps, *Témoignage chrétien* avait lancée auprès de ses lecteurs. Le public de *Témoignage chrétien* soutient activement son journal. Le public d'*Itinéraires* envoie à sa revue des lettres sincères et émouvantes mais, sauf exception (une sur vingt environ), pas de soutien. De proche en proche,\ de prochain en prochain. Après cinq années d'expériences diverses, nous sommes en mesure de constater qu'en règle générale, il y a une méthode qui est adaptée à la diffusion d'*Itinéraires *; une méthode dont l'application est pour ainsi dire universelle. Elle peut se résumer en une phrase. Elle consiste à *abonner son prochain en lui disant pourquoi.* 1. -- L'ABONNER. C'est-à-dire souscrire pour lui le premier abonnement. Naturellement, la plupart de nos lecteurs n'ont pas les moyens matériels d'offrir autour d'eux des dizaines d'abonnements. Mais trois ? deux ? ou même *un* seulement, tout au long de l'année ? Il n'y a pas actuellement *un abonné sur vingt* qui le fasse. (Il s'agit du *premier* abonnement ; ensuite on n'a plus à s'en occuper du point de vue administratif : c'est par nos soins que l'abonné nouveau sera automatiquement averti en temps utile de l'arrivée à échéance de son abonnement, et invité à se réabonner lui-même.) 2. -- EN LUI DISANT POURQUOI. Non pas forcément en essayant de le convaincre de quoi que ce soit ; mais en lui annonçant, avec simplicité et bonne grâce, oralement ou par lettre personnelle, que l'on a eu la pensée de lui offrir amicalement un abonnement à la revue *Itinéraires,* parce qu'on en trouve la lecture intéressante et utile ([^15]). 100:51 Éventuellement, on pourra discuter avec lui du contenu de la revue, répondre à ses objections, etc. : cela est efficace mais n'est pas indispensable. L'important est qu'un nouvel abonné reçoive la revue et réagisse personnellement à sa lecture. \*\*\* Manière simple et modeste, manière pacifique et sans éclat, qui ne provoque ni incidents ni querelles, qui ne met en œuvre aucune publicité insolente, aucune propagande agressive, mais dont nous pouvons affirmer à tous, après cinq années d'attention précise et méthodique aux diverses expériences de diffusion et à leurs résultats, qu'elle est, de très loin, la manière la plus efficace dans les circonstances actuelles, et la mieux adaptée à une revue telle qu'*Itinéraires.* Le test de\ la sixième année. Si par malheur il se vérifiait que le public de la revue *Itinéraires* est un public incomparablement moins actif, moins généreux, moins ardent, moins dynamique que (par exemple) le public de *Témoignage chrétien,* cela nous poserait en termes graves la question de savoir s'il est utile et possible de continuer à faire paraître *Itinéraires.* La revue est faite pour circuler. Pour circuler d'homme à homme, de prochain en prochain. Elle est adaptée aux conditions actuelles, aux besoins intellectuels, aux nécessités présentes. Au milieu du développement des techniques « audiovisuelles » et des vacarmes publicitaires, la revue procure l'occasion et le moyen de sauver, de maintenir, de développer quelque chose qui restera toujours indispensable à l'homme équilibré, au chrétien conscient de sa vocation : une réflexion personnelle sérieuse, dans l'indépendance à l'égard des conditionnements, des propagandes, des conformismes. Mais l'existence et la fonction d'*Itinéraires* requièrent absolument que ses lecteurs apportent une collaboration active à sa diffusion. Sinon tous les lecteurs, du moins un beaucoup plus grand nombre d'entre eux. Parmi les milliers de lecteurs d'*Itinéraires,* nous n'en voyons que deux ou trois centaines, presque toujours les mêmes, pour nous apporter un concours réel : -- celui de l'abonnement de soutien, *qui seul nous aide vraiment *; -- celui de l'abonnement nouveau, *qui seul nous fait avancer.* Le moment est venu, cette année, de donner à la diffusion de la revue sa vraie, sa pleine dimension. 101:51 Que chacun de nos amis veuille bien s'interroger. Ceci s'adresse à tous ceux qui déclarent, à tous ceux qui pensent retirer de la lecture de la revue un profit intellectuel et spirituel. Trop souvent -- dans neuf cas sur dix, dans dix-neuf cas sur vingt, voire davantage encore, ils paraissent recevoir la revue comme un objet de délectation strictement personnelle. Le dynamisme de nos amis est-il inexistant ? Nous espérons plutôt qu'il est endormi ou diverti. Nous l'appelons à l'action : à l'action simple, modeste, nullement spectaculaire, mais efficace. Faire circuler la revue de proche en proche, abonner son prochain en lui disant pourquoi. ============== fin du numéro 51. [^1]:  -- (1). Les *collections complètes* de la revue *Itinéraires* sont en vente à la librairie des Chercheurs et des Curieux, 1, rue Palatine, Paris VI^e^, ainsi que des exemplaires de la plupart des numéros épuisés. [^2]:  -- (2). Numéro 28. [^3]:  --(1) La qualité chrétienne ne se juxtapose pas, à plus forte raison ne s'oppose pas à la qualité sacrée ; elle l'assume. La qualité chrétienne conférée par le baptême accomplit la qualité sacrée conférée par la création divine. C'est pour cela que le meilleur de l'âme antique se retrouve dans l'âme chrétienne. Nul n'aura célébré avec l'enthousiasme de Péguy la beauté de cet accomplissement. Les citations sont faites d'après l'édition de la Pléiade 1954. [^4]:  -- (1). Pour approfondir cette proposition voyez par exemple le *Rameau* de Henri Charlier (éditions Eise, de Lyon) surtout page 30 ; *Art et Scolastique* de Maritain (Librairie de l'art catholique à Paris), surtout le chapitre XI et les annexes ; et notre ouvrage sur *l'École Chrétienne Renouvelée* (Téqui) la section II du chapitre XVII. [^5]:  -- (1). Nom donné par la piété populaire à la chapelle où reposent les victimes de la Révolution. [^6]:  -- (2). Notre *Vie du P. Chevrier* est épuisée chez Flammarion qui l'avait éditée. On peut encore se la procurer chez l'auteur, Antoine Lestra, 37, cours d'Herbouville, Lyon, CCP. Lyon 1361.82. Ouvrage couronné par l'Académie française, 250 pages, 2,35 NF. franco. [^7]:  -- (1). On sait -- ou l'on devrait savoir -- quelle interprétation de cette attitude les communistes ont mise en circulation. Dans l'opuscule publié par le Parti : *Les marxistes répondent à leurs critiques catholiques* (Éditions sociales 1957), Roger Garaudy, membre du Comité central du PCF., écrit page 50 : « Le paternalisme foncier de cette Encyclique (*Rerum novarum*) est si discrédité de nos jours que les syndicats chrétiens de la C.F.T.C. ont supprimé toute référence à cette « doctrine sociale » de l'Église dans leurs statuts. » A notre connaissance du moins, il n'existe pas de réponse des syndicats C.F.T.C. à cette interprétation communiste. [^8]:  -- (1). Nous parlons bien de la *catégorie* à laquelle on a donné le nom de « mouvements d'inspiration chrétienne ». Nous ne mettons aucunement en doute le fait que les dirigeants de la C.F.T.C., même ceux qui sont partisans de la suppression de deuxième « C », entendent *s'inspirer* du christianisme. Mais la volonté effective de s'inspirer du christianisme ne suffit pas, à elle seule, pour constituer cette catégorie d'organisations catholiques que la Hiérarchie désigne ordinairement comme « organisations d'inspiration chrétienne ». Ces dernières organisations, non mandatées, n'engageant pas l'Église, mais seulement leur propre responsabilité, ne sont pas pour autant *indépendantes* de toutes les directives de la Hiérarchie ; elles y sont, au contraire, soumises : mais les appliquent sous leur seule responsabilité. Une organisation « d'inspiration chrétienne », en ce sens précis, ne peut pas dire qu'elle « ne prend ses directives nulle part à l'extérieur du mouvement ». [^9]:  -- (1). « De la situation faite à l'histoire et à la sociologie dans les temps modernes » ; « De la situation faite au parti intellectuel dans le monde moderne ». « De la situation faite au parti intellectuel dans le monde moderne devant les accidents de la gloire temporelle ». En outre, il ne faut pas étudier les « situations » isolément, mais les lire à la lumière, notamment, d'*Un nouveau théologien,* de *L'Argent,* de *L'Argent* (*suite*)*,* etc. [^10]:  -- (1). R.P. Henri Holstein, s.j. : *La tradition dans l'Église,* Grasset 1960. [^11]:  -- (1). Voir sur ce point notre numéro 45, pages 16 à 28. [^12]:  -- (1). Voir *Itinéraires,* n° 43, éditorial. Cet éditorial constitue la première partie de notre tiré à part : « Manifeste pour une résistance catholique ». [^13]:  -- (1). Voir sur ce point Charles De Koninck : « La certitude du Magistère de l'Église », dans le *Laval théologique et philosophique ;* 1952, pp. 136 et suiv. [^14]:  -- (1). Voir par exemple Mgr Guerry : *La doctrine sociale de l'Église,* Bonne Presse 1957, pages 15 et 16. [^15]:  -- (1). Souvent, les personnes qui bénéficient d'un abonnement gratuit sans savoir d'où il vient *refusent* la revue, parce qu'elles craignent qu'on leur réclame ensuite de l'argent en alléguant qu'elles ont accepté l'envoi. Il semble que plusieurs publications aient largement utilisé ce procédé financier douteux : d'où la méfiance du public. C'est pourquoi il est important d'avertir les bénéficiaires qu'on leur *offre* l'abonnement, sans engagement ni dette de leur part, et qu'ils auront seulement, au bout d'une année, à décider en toute liberté s'ils choisissent ou non de continuer l'abonnement, à leurs frais cette fois.