# 52-04-61
1:52
### La Rédemption du désert
*Pèlerinage pascal au Hoggar*
par Luc BARESTA
EN CE MATIN frais du 22 mars cinquante-neuf, nous volions vers Alger. C'était bien vrai. Nous avions décollé du Bourget à 10 heures et pris la direction de Moulins, du Cap Creus, des Baléares. Les distances, déjà, s'apprivoisaient. Nous passions à un autre registre d'existence. Une prière s'éleva dans l'avion : à 3.000 mètres d'altitude, frileusement mais sûrement, le pèlerinage de vingt-sept hommes aux lieux d'Afrique où vécut Charles de Foucauld commençait. C'était donc possible.
Un appareil ventru.
Possible, cet arrachement à la ville où tant de captivités, brutales ou insidieuses, nous retenaient. Pourtant, à l'aérodrome, nous n'avions pas eu l'impression d'une discontinuité. La civilisation d'aujourd'hui nous brinqueballe si souvent d'un véhicule à l'autre qu'il n'y avait rien d'étonnant à se trouver assis provisoirement quelque part dans quelque chose qui allait bouger, fût-ce un peu plus haut et un peu plus vite. Ce quelque chose était un « Noratlas », appelé encore, sur les papiers officiels, Nord 2501. Le « Noratlas » est un appareil ventru. Ses deux moteurs se prolongent en fuseaux que joint, à l'arrière, un empennage. La coque centrale, plus courte, s'arrondit comme une panse d'insecte. Cette comparaison n'est point humiliante : notre 4 CV. Renault ne tient-elle pas du batracien, et le métro du reptile et du mille-pattes ?
2:52
Avec le Noratlas, qui procède assez exactement du bourdon et de la camionnette, nous ne sortions pas de la faune des véhicules.
A 3.000 mètres, cependant, les impressions évoluaient. Bientôt nous vîmes, par les hublots, notre nouvel univers s'éclaircir. Quelques renseignements filtraient de la cabine de pilotage. Nous franchissions les monts du Cantal, qui, par endroits blanchissaient encore de quelque neige attardée. Nous comprenions peu à peu que nous n'étions pas dans un autobus ordinaire. Installé sur la ligne de vol, le gros insecte fonçait. Le bruit des moteurs nous parvenait comme un battement d'élytres parfaites. Le bourdon, peu à peu, devenait cigale. Il forçait le sud, entrait dans L'immense flaque de soleil. A l'intérieur, les corps et les âmes commençaient à se dépayser.
Possible aussi, l'organisation matérielle de cet « itinéraire » africain, dont le tracé n'était pas sans audace. Après Alger, première escale, venait El Goléa, L'oasis. Puis la boucle passait le tropique, touchait Tamanrasset, s'y attardait, revenait par Hassi-Messaoud et Bône. C'est au Hoggar que se situait l'épreuve principale : trois jours de marche vers l'Assékrem, ce haut lieu où, par deux fois, Charles de Foucauld séjourna.
Alger paisible.
Bientôt le Tell apparut, brun et bossué, interrompant la mer. Cette Méditerranée qui insistait si peu, comment la considérer comme une séparation ? Et pourtant violence était faite à la France pour qu'elle dissociât les deux rives. Quelles traces de ce drame allions-nous trouver ? Au fur et à mesure que l'avion se rapprochait du sol, et engageait son ombre dans les champs et les vignes, des curiosités s'aiguisaient au cœur des passagers. Étaient-elles convenables, ces curiosités dans un pèlerinage ? Mais qu'est-ce qu'un pèlerinage ? N'est-il pas une quête du sacré, et par cette démarche même, une découverte de l'homme ? Puisque le pèlerin écoute, le long de sa route, jusqu'au murmure de la Grâce, pourquoi n'écouterait-il point ce langage que Dieu parle par sa Création, par ces images de lui-même dont il a ensemencé le monde ? Ce monde, en Algérie nous le savions blessé.
3:52
Or, nous découvrîmes une ville paisible. Ce fut l'impression dominante. Bien sûr, au relais de l'avion, dans nos voitures, montèrent des soldats en armes. Et les pèlerins canadiens s'en émurent. Mais les Canadiens ne devaient-ils pas s'en émouvoir spécialement, eux qui ne connaissaient point de service militaire obligatoire ? Ce qu'ils voyaient, disaient-ils, n'était point la paix. Pour nous ce n'était point la guerre.
Non : ces rues calmes qui, en ce dimanche après-midi, fleurissaient de voiles blancs et de corsages, ces aimables flâneurs moins séparés par la diversité de leurs origines qu'unis par de belles heures de printemps, tout cela n'évoquait point deux communautés dressées l'une contre l'autre, et passant leur temps à s'épier ou se défier. Non : elles passaient le temps, tout simplement. C'était dimanche. Au voisinage du stade nous parvint la rumeur d'une liesse connue. Les gestes d'Alger la Blanche, ce jour-là, signalaient le loisir, non l'horreur. Et dans cette libre respiration de la grande ville nous pouvions mesurer ce qui était alors l'échec du F.L.N. Ce que nous suggérait ce premier contact, les jours suivants le confirmèrent. Même à Bône, où l'entrée des restaurants est pourvue de chicanes pour décourager le terrorisme.
Bien sûr, nous ne prétendions pas que cette Algérie ne fût qu'idylliques images. Nous pûmes nous recueillir, le soir, parmi les eucalyptus et les micocouliers, dans les jardins du collège Notre-Dame d'Afrique. Le ciment d'un préau, paisiblement, accueillit notre sommeil. Cependant, à cinq cents mètres, la veine de notre arrivée, une grenade avait éclaté dans un café, blessant deux marins français. Les attentats étaient en effet toujours possibles. Multiplement possibles. Indéfiniment possibles. A chaque instant du jour ou de la nuit, à chaque point de l'espace. Ils étaient cela, et ils étaient rares.
Ce qui flottait encore dans l'air d'Alger, c'était la grâce du treize, ou plutôt du seize mai, ce jour où effleura une amitié nouvelle. Mais ce sourire qui persistait en Algérie, comme nous le sentions déjà menacé de l'extérieur. Nous savions quels efforts avaient été déployés par les instigateurs de la « dialectique » pour essayer de réintroduire le principe de contradiction entre les communautés. Et la politique de la V^e^ République comportait déjà de l'ambiguïté.
4:52
Nous sentions l'importance de ces deux réalités distinctes, et dont les relations allaient commander l'avenir algérien : la politique de Paris d'une part et d'autre part, l'armée de la France, avec les liens qui s'étaient tisses entre elle et le peuple algérien. Bientôt une nouvelle nous rejoignit : Moscou et Pékin viennent de recevoir des délégations F.L.N. Que sur de graves problèmes humains, l'étranger ait greffé, en Algérie, une guerre artificielle, extrinsèque, nourrie d'un fanatisme marginal par rapport au peuple algérien dans son ensemble, voilà qui apparaissait avec évidence.
Un pullulement d'enfants.
Et cette évidence n'effaçait point celle, aussi forte, des problèmes humains permanents. Dès les premiers pas dans la ville ils sont visibles : un pullulement d'enfants dépenaillés les annoncent interminablement, et l'on peut se demander comment mûrira cette vigne innombrable. Se contenteront-ils, ces jeunes, de rester inlassablement assis, comme tant de leurs aînés, sur tout ce qui est marche, bordure, murette ? Faut-il que le sous-emploi soit comme un état de nature qu'ils devront inéluctablement subir ? Et si les ressources de l'Algérie doivent croître en même temps que la population, comment rattraper cette démographie qui « galope » et atteindra au rythme actuel, selon les estimations officielles, dix-huit millions en 1980 ? Le « plan de Constantine » et les 2.000 milliards que la France doit y consacrer en cinq ans sont bien un commencement de réponse, à condition qu'il ne dispense point de réformes plus profondes encore et d'ordre agraire. Mais l'état d'esprit des Français est-il suffisamment orienté vers ces services indispensables ? Mettra-t-il seulement au compte d'un pétrole abondant la réalisation d'une mission que L'histoire, dans un moment unique, lui a confiée ?
Alger reste imprégnée, par endroits, d'un passé oriental presque intact. Cependant, des constructions toutes récentes, et dont plusieurs furent destinées aux Musulmans, attestent qu'elle ne se résigne plus à la présence d'une extrême misère. C'est sur la route de la clairvoyance et de l'espoir que nous avons retrouvé le souvenir de Charles de Foucauld. « *Faire enfin notre devoir de frères* », écrivait-il à propos de l'Algérie en 1907, estimant déjà que nous avions trop tardé.
5:52
A Notre-Dame d'Afrique, les souvenirs de son passage nous invitaient à leur manière, à une méditation de ce que l'on appelle aujourd'hui si commodément « le sens de l'histoire ». Ce n'étaient pourtant que des ex-voto. Et les événements qui avaient inspiré cette reconnaissance, exprimée selon le vieil usage, étaient religieux : le Saint-Sacrement à Béni-Abbès, la première messe à Tamanrasset. Mais justement, les grandeurs de l'ordre de l'intelligence et de l'ordre des corps, appelées aujourd'hui par toute l'Afrique, et nécessaires, ne sont pas pour autant les plus fondamentales. Il faut aller jusqu'aux grandeurs de Charité, engendrées par les actions sacramentaires, qui deviennent ainsi les événements majeurs de l'histoire de toujours, y compris de l'histoire présente. Ainsi, dès Alger le message de Charles de Foucauld s'affirmait singulièrement : à travers les vicissitudes économiques et politiques, et les tâches multiples qu'elles réclament, l'histoire véritable est substantiellement faite du propos de Dieu et de la réponse de l'homme. De cette histoire profonde, les grands protagonistes sont les saints.
Drapé dans\
son grand erg occidental.
Vint le jour d'El Goléa, l'étape saharienne. Depuis la veille, le grand espace prestigieux, grand comme quatre fois la France, ne nous était plus étranger. Nous l'avions déjà quelque peu foulé en esprit : nous avions écouté deux officiers sahariens. Oui, la conviction de ces hommes était contagieuse. Cette terre singulière s'était tellement incorporée à leur vie, et les races qui l'habitent étaient tellement devenues leur famille, qu'elle s'était mise brusquement, dans la voix de ces soldats, à bruire, à palpiter. Le Sahara, nous disaient-ils, était en train de quitter l'âge biblique pour entrer dans l'âge atomique. Raccourci difficile ! Les nouvelles activités faisaient éclater les structures tribales reçues du fond des âges. Quelles communautés proposions-nous pour leur remplacement ? Quelles élites ? Que deviendraient les autochtones engagés dans les compagnies pétrolières lorsque, les installations achevées, un grand nombre d'entre eux seraient rendus au désert ? Cette armée d'Afrique appliquée aux problèmes sociaux, cette éducatrice des immensités, nous la reconnaissions. La lignée des grands Africains français continuait dans cette passion utile.
6:52
L'étape d'El Goléa fut pour nous l'étape du Sahara connu, du Sahara conforme. Drapé dans son grand Erg occidental, il soignait sa réputation. Il avait son compte de dunes de vent, de soleil, de palmiers, de cigognes. Il ressemblait à son mythe. Il avait son oasis délicieuse, alvéolée, où l'eau coulait à l'ombre, dans les parfums. Charles de Foucauld avait logé chez les Sœurs blanches. Sa dépouille repose à quatre kilomètres de là, près du village chrétien de « Saint-Joseph », dans un tombeau que bat le vent de sable. Quelques tombes basses sont proches. Nous lisons le nom de Boris Kovaltchouk, dont le père était un orthodoxe russe et la mère une musulmane mozabite. Boris, naturalisé français, était de religion catholique. Ces morts sous le dur soleil, attendant avec le Frère universel ces jardins derniers qui, selon le texte d'Isaïe, naîtront du désert, voilà qui rendait modeste notre âge atomique.
Vers la capitale\
de terre séchée.
Nous visitâmes l'école tenue par les Sœurs blanches. Et aussi l'ouvroir. Des jeunes filles (sont-elles Chambas, Haratines, Zénètes, métisses ?) y apprennent assises devant de larges métiers verticaux, à tisser d'amples tentures où leurs doigts dansent pinçant le fil. Une sœur sait le secret des teintes, et les prépare elle-même. Les Pères Blancs, eux aussi, ont une école et un centre d'apprentissage pour mécaniciens. Leur outillage est pauvre. Il faut dire que les Pères, de même que les Sœurs Blanches, n'avaient reçu jusqu'à ce jour aucun secours de la République, pas même les maigres crédits de la loi Barangé, puisqu'elle ne s'appliquait pas aux territoires africains.
Une vieille forteresse berbère, le Ksar, juchée sur une colline, domine l'oasis. Nous y montâmes. Des enfants nous poursuivaient tirant de leurs guenilles, pour un pauvre marché, des roses de sable. Au retour, la palmeraie : nous y apprîmes que le temps de la pollinisation approchait. L'événement pour les musulmans tient de l'acrobatie et du rite. Le jour venu, ils grimpent au faîte des palmiers mâles, en cueillent les fleurs, qu'ils vont ensuite fixer sur les palmiers femelles. Pendant ces noces végétales, des prières chantées, demandant à Dieu que la récolte soit bonne, montent vers les palmes.
7:52
Le dernier bond du « Noratlas » en direction du sud nous porte par-delà les sables et le plateau de Tadémaït, jusqu'à Tamanrasset. Cette belle capitale de terre séchée, qui s'affaire autour de ses puits, de ses canaux d'irrigation, de ses jardins fleuris où croît, à côté des grenadiers, un blé déjà haut, est-ce bien le Tamanrasset de Charles de Foucauld ? Cheminant sous le vert vaporeux des tamaris, puis traversant l'oued asséché, découvrant enfin, après une halte à l'hôtellerie des « Petits Frères », le long rectangle de l'ermitage, nous devons finalement en convenir.
Nous sommes à peine arrivés que déjà de très modernes techniciens de l'image, en combinaison bleu ciel, nous traquent de toutes leurs caméras. Singulier désert. Il s'agit de la télévision italienne qui termine un reportage, et profite exagérément de notre cortège docile et divers. Le soir au départ de la caravane, les « techniciens » reviendront à la charge, inquiétant nos chameaux.
Oui, l'ermitage est bien là, tout en longueur, et restituant dans sa nudité le dépouillement de l'étonnant amour qui brûla dans ses murs. A l'extrémité de l'étroite construction subsiste l'oratoire de six mètres carrés du Frère Charles de Jésus. Il nous était facile de l'imaginer là, à genoux sur ce sable où nous étions, et tout entier livré, pendant de longues heures silencieuses, à cette vie divine, en lui communiquée, et qui le consumait.
Les basaltes de l'Atakor.
Mais un pèlerinage consiste moins à séjourner qu'à être en mouvement. Il est une route, longue, faite surtout à pied, difficile, et qui enseigne la fugacité des choses, la fragilité de l'homme et la grandeur de Dieu. Il est une marche. Or, jusqu'à ce jour, nous n'avions guère marché. Pour pérégriner vraiment, il fallait le Hoggar, et la lente ascension qui, sur 90 kilomètres, à travers le massif de l'Atakor devait nous conduire de l'altitude 1500 de Tamanrasset, à l'altitude 3000, celle de l'Assekrem. Ce haut-lieu, Charles de Foucauld nous le désignait lui-même, puisqu'il y avait prié, travaillé.
Au soir du Mercredi Saint, dès l'accalmie de la chaleur, douze chameaux sont rassemblés devant le « Jardin botanique ». Nos sacs, nos couvertures, sont arrimés sur les bêtes dont la bonne humeur est précaire. Nos guides équilibrent les bagages avec, difficulté. Ils chargent les fagots de bois.
8:52
La provision d'eau est contenue dans des peaux de chèvre qui, ainsi gonflées, rappellent curieusement la forme de l'animal : ce sont des « guerbas ». Nous partons à la nuit, et prenons le rythme des chameaux qui avancent majestueusement. Après un kilomètre, ils s'arrêtent et avec un ensemble solennel libèrent une urine légère et sonore.
Notre expédition a un chef, Mohammed. Son origine raciale, nous ne la connaissons guère. Peu importe. Pour nous, c'est un Targui. Une sympathie s'établit. Au fur et à mesure que nous nous enfonçons dans la nuit du Hoggar, que peuplent des ombres géantes, Mohammed devient le bon génie de la caravane. Il gouverne avec une douce autorité, qui tombe comme une manne de Sa haute et fine stature. A la halte, un feu crépite. Tandis que les deux chameliers dosent et goûtent, suivant un rite complexe, le thé à la menthe, Mohammed prépare notre repas. Ses gestes sûrs et presque gracieux exercent sur le cercle des pèlerins réunis autour du feu une sorte de fascination. Quelqu'un parle : « Mohammed, et les scorpions ? » Mohammed répond : « Pourquoi tu t'occupes des scorpions ? Si Dieu veut que le scorpion te pique, le scorpion te piquera. Si Dieu ne veut pas, le scorpion ne te piquera pas. Alors laisse le scorpion tranquille. Moi je surveille le camp, je ne m'occupe pas du scorpion. »
La lune s'est levée. Elle joue sur les basaltes, y découpe de purs contours. Nous dormons au pied du pic Laperrine, la face lavée par le vent nocturne.
La malédiction et l'Amour.
Au matin du Jeudi Saint, le réveil est frais dans ce paysage figé qui semble s'être arrêté hors du temps, immobilisant les laves en de hiératiques figures.
Mais assez vite la fournaise s'allume. Les points d'eau distancés, nous allons connaître l'embrasement du Hoggar, quelque chose de cette Afrique implacable et que Claudel désignait comme un « *immense carreau de feu que la terre a sur le ventre* ». Une douleur muette semble alors traverser l'espace étouffant et comme frappé d'une terrible absence. Au matin, nous avons lu des psaumes, et pendant la marche exténuante, quelques paroles me reviennent en mémoire. Ce sont des imprécations : « *Change, Seigneur, leur enclos en désert ! Qu'il n'y ait plus d'habitant sous leur tente !* »
9:52
Oui, le désert est bien le signe d'une malédiction et ce four de pierres brûlées et brûlantes une préfigure de l'enfer. Il ne s'annonce d'ailleurs pas seulement comme le règne du feu, mais aussi celui de l'épine, de la pointe. Notre parcours est jalonné de ces arbustes à épines longues et droites, assez semblables à celles qui durent ensanglanter le front du Christ. Cette ressemblance me poursuit. Peut-être même ces arbustes sont-ils les frères de ce jujubier qui servit à composer le diadème de souffrance et de dérision. La condition désertique du monde, le Christ l'a prise en lui complètement, et jusqu'à son détail physique.
Tout au long de cette route de feu, il nous a été donné de comprendre davantage cette assumation, non seulement à partir de l'épine, mais à partir de la soif. Le tourment de la soif commence. L'on cueille ici et là quelques feuilles de cette « oseille du désert » qui communiquent une légère acidité. Mais l'on ne peut guère tricher longtemps. Le sourd appel des entrailles oubliées monte jusqu'à la gorge, jusqu'à la langue qui perd la consistance de la chair et devient, elle aussi, sable. Comment ne pas songer au : « J'ai soif » du Christ en croix ? Cette plainte montant de la gorge même du Verbe de Dieu, cette soif exprimée par Celui qui est pourtant la Source, quelle assumation de désert ! Dieu lui-même entrant dans ce règne désolé, touchant le fond de la détresse humaine, par cet amour qui est plus fort encore que la malédiction, et qui a soif d'un amour, le nôtre !
Une messe\
sur un volcan.
Des touffes vertes signalent un nouveau point d'eau. C'est la halte. L'eau est souterraine, il faut creuser. Elle apparaît jaunâtre, chargée de sable qui, peu à peu, s'élimine. Quand la surface paraît assez claire, l'on boit. Si le Sahara : est en train de passer de l'âge biblique à l'âge atomique, nous faisons, nous, le mouvement inverse. Nous remontons le cours des temps. Mohammed fait du pain. La farine, dans ses mains, prend la forme de boule, puis de galette. Il l'enfouit dans la cendre et la braise, et retrouve, pour cela, de très anciens gestes.
10:52
M. l'Abbé Richard, qui est parmi nous, conduit les méditations. Vers dix-sept heures, il célèbre la messe. Dès que la chaleur tombe, le Hoggar est pacifié. La douceur le métamorphose. Nous construisons un autel. Prodige de ces monts délivrés du feu : l'intercession des pierres. L'évangile des Rameaux hante les mémoires : « *Les pierres crieront* ». Voici que les pierres crient ! Innombrables, multiplement éclatées pendant le gel nocturne et, pendant cette heure, convoquées pour l'adoration, elles semblent déléguer au Saint-Sacrifice la vingtaine -- d'entre elles qui, groupées en table, vont recevoir pour la première fois, la seule peut-être en ces solitudes élevées, le Corps du Christ ! Des palmes, cueillies au point d'eau, et fixées entre les blocs, sont l'intercession de la vie élémentaire. Et voici que, dans les surrections immenses et tumultueuses des roches, dans ces blocs fantastiques de matière explosée ou écaillée se produit, par l'élévation de cette petite parcelle de pain ronde et blanche, l'assomption du monde créé, le rachat du désert.
Après la messe, départ. Nous avançons sur les croupes caillouteuses piquées au loin de points noirs, troupeaux de brebis que garde une femme targuie. C'est elle qui, à la fin du repas de midi, nous apporta une grande jatte, de ce lait aigre dont nous bûmes par sympathie. La nuit vient, épaisse. Cette marche dans l'obscurité sur un sol capricieux est cruelle. Nous arrivons exténués, désarticulés, les orteils mâchés. Le terre-plein où nous dormirons apparaît, flaque blafarde dans la nuit noire. Les chameaux, arrivés les premiers s'y soulagent démesurément. Il nous faut du pied écarter leurs traces, ainsi que des cailloux épars, qui roulent à regret, délogés de leur lit millénaire. Une heure plus tard, la lune enfin se lève, la lune amie, tant espérée. Voici sa bonne lumière, qui garde, pendant la nuit, consistance et paix au monde.
Notre marche, elle aussi, devenait rite, et comme les rites se répètent, se répétaient les épreuves et les joies. L'épreuve du soleil et de la soif revint le Vendredi Saint dans les terribles heures autour de midi. L'enchevêtrement, en ces lieux, des basaltes et des tables de granit ménageait détroits couloirs d'ombre où nous trouvâmes un semblant de répit. Le thermomètre, pendant la marche, accusait quarante-deux degrés. Et pourtant l'altitude augmentait. Le prophète Élie en marche vers l'Horeb, nous revenait lui-aussi en mémoire : « *Il marcha dans le désert,* dit la Bible, *un jour de chemin et il alla s'asseoir sous un genêt. Il souhaita de mourir et dit :* « *C'en est assez, maintenant, Yawhé ! Prends ma vie car je ne suis pas meilleur que mes pères !* ».
11:52
Le printemps au Hoggar.
Par contre une joie revenait aussi, aux douces heures : c'était la conversation avec Mohammed, qui pourtant se livrait peu. Son père avait connu Charles de Foucauld. « *Charles de Foucauld,* disait Mohammed, *c'était quelque chose* ». Il nous parla du Père Jean-Marie, qui vit à l'Assekrem. « *Le père Jean-Marie,* disait Mohammed, *c'est aussi quelque chose* ». Nous étions sans doute de trop récents compagnons pour qu'il précise davantage. Plus tard à Tamanrasset, une Sœur blanche me dit quelle était la pensée religieuse de Mohammed. « *Dieu,* lui avait-il confié, *est comme une montagne entourée de la mer. Les religions, la tienne, la mienne, les autres, sont des oueds qui descendent de la montagne et vont se perdre dans la mer. Tous les oueds ont la même direction, et c'est la même eau qui coule* ». Comment faire comprendre à Mohammed que la religion du Christ n'est aucun de ces oueds semblables ? Qu'elle apporte une nouveauté radicale, la nouvelle des nouvelles, qui est un Événement ? Un Événement qui n'est plus le mouvement de l'homme cherchant Dieu, mais le mouvement inverse : Dieu cherchant et trouvant l'homme, Dieu franchissant Lui-même l'abîme infranchissable ?
Quand nous lui fîmes nos adieux, à Tamanrasset, Mohammed dit seulement : « *Au Hoggar, l'amitié a poussé dans le cœur* ». Il avait raison. Nous l'aimions.
Les fleurs poussaient aussi. Le Samedi Saint, alors que nous allions toucher au but, le printemps, par des fastes inattendus, enchantait les pentes. Des milliers de tiges légères portaient de minces corolles violettes : c'était le « chou du chameau », la tanaisie jaillissait autour des pierres, dans un vert cru ponctué d'or. Parfois, entre des buissons mauves, surgissait le thyrse éclatant de la cistanche. Quant à l'oseille du désert, qui fleurit rouge, elle était si vivace que certains versants en étaient empourprés. Ainsi l'aridité, ni la souffrance, n'avaient le dernier mot dans ces âpres lieux flagellés de soleil. Comment ne seraient-elles pas émouvantes, ces floraisons improbables surgies quand même de la sécheresse, et qu'environne le néant ? Une sorte de tendresse naissait au cœur des caravaniers.
12:52
Leur file indienne, en de telles rencontres, se rompait. Le Hoggar perdait, pour eux, son allure de continent irrémédiable, de murailles brûlées où l'on aurait crié la mort. Courant du rumex à la zilla spinosa, ils s'égaillaient dans cette brusque clémence du monde. Des pluies de mars les avaient donc précédés, et les symboles simples revenaient en leurs pensées. Ils avançaient dans le mystère de l'eau féconde. Le Hoggar, lui aussi, recevait du printemps ce baptême naturel dont la grâce immémoriale se traduisait en fleurs. La désolation des rocs ne pouvait empêcher que ce signe leur fût donné : celui du printemps comme retour des premiers temps, anniversaire des origines Bien loin d'être exclu de la fête, le Hoggar, tout éprouvé qu'il fût, lui donnait un frémissement singulier. Même et surtout en ces déserts, Dieu avait voulu que le voyageur se souvint, devant quelque fleur nouvelle, de la Création du monde.
Tout près de la piste chamelière, une cistanche nous retint. Haute d'un tiers de mètre, musculeuse, elle avait, pour grandir, déplacé la pierre grosse comme une brique au bord de laquelle elle avait germé. L'empreinte du caillou subsistait. Et la fleur, victorieuse, dressait l'ordre parfait de son prodigieux enroulement au milieu du grand désordre minéral.
Nous rencontrâmes ce matin-là les Petites sœurs de Charles de Foucauld. Des sœurs nomades. Le hasard des pâturages avait croisé leur route et la nôtre. Nous vîmes leurs tentes basses, faites de peaux tannées et cousues : la tente-chapelle, la tente-clôture et la tente-parloir. Trois sœurs étaient présentes. Deux autres accompagnaient le troupeau de brebis et de chèvres. Qu'il soit possible de mener une vie à la fois nomade et chrétienne voilà ce que leur « Fraternité » désirait montrer aux familles touareg ; et les familles touareg avaient déjà consenti, au sein de leur société voyageuse, une place pour ces filles priantes, elles aussi vêtues de bleu, et qui n'avaient pas ici-bas de cité permanente.
L'autre printemps était là, dans ces âmes-sources où l'Évangile semblait couler à l'état pur.
Le feu nouveau.
L'espace et le temps s'étaient bien conjugués. Parvenus au pied de l'Assekrem, nous touchions à l'imminence de la Vigile.
13:52
Nous gravîmes la montagne et la nuit, par un chemin raide, ouvert au flanc des roches. Lorsque nos pas achoppaient, il arrivait que les pierres, des phonolithes, donnent dans un choc un son clair. Elles jonchaient aussi le sommet de cette table géante où se dressait comme l'une d'entre elles qui aurait été plus grosse et taillée, un peu hérissée, l'ermitage. Elles avaient fourni le matériau de construction : pour les cellules en contre-bas, où logeaient le Père Jean-Marie et le frère Marcel, un laïc ; et aussi pour l'ermitage lui-même. De la terre séchée comblait les creux. « *Mais s'il pleut *? demanda quelqu'un -- *La terre s'en va,* répondit le Père Jean-Marie -- *Alors ?* -- *Alors,* répondit-il encore, *on la remet* ».
Nous foulions enfin le sommet de la montagne sainte. Nous le foulions fourbus. Il fallut une pause. Et bientôt, à l'entrée de l'ermitage enténébrée, ce fut la bénédiction du feu nouveau.
Nous avions souffert de deux éléments : le feu et l'eau. Le feu de la terre parce que ses laves d'autrefois, ses chaos de cailloux et de scories avaient blessé notre marche ; le feu du soleil parce que trop intense, dans l'épreuve des heures embrasées ; l'eau enfin parce que rare, ou marquée du goût des guerbas. Ces éléments, nous allions les retrouver dans cette nuit mystérieuse. Mais avec un tout autre sens. Nous allions assister à la mutation des signes. Repris à la déchéance du monde, ils allaient annoncer sa régénération ; arrachés au désert, témoigner de son antithèse.
Il était bien nouveau, ce feu allumé sur l'Assekrem, devant l'ermitage. Nouveau par rapport aux heures brûlées de l'Atakor. Nouveau par rapport au désert ; nouveau par rapport au péché. Les midis torrides sur les cailloux calcinés de soleil n'étaient qu'un vieux feu vaincu, cette nuit-là, par cette flamme légère. Avant qu'il s'y allume, le Cierge pascal recevait en ses flancs le dessin de la Croix, puis l'alpha et l'oméga, puis le millésime de l'année. Il recevait le signe du grand printemps, prince et principe des temps : « *Le Christ hier et aujourd'hui, commencement et fin, Alpha et Omega : à Lui sont les temps et les siècles *; *à Lui la gloire et l'empire dans tous les siècles éternels !* ». Sur le cierge allumé, le point de lumière dansait, éclairant faiblement les pierres de l'ermitage. Et pourtant il semblait qu'en ce point palpitant venaient converger, pour y fondre, les immenses captivités de la matière et de la nuit que nous devinions autour de nous dans ce boursouflement de cataclysmes éteints.
14:52
C'était pour cette terre figée, cassée, pelée, pour les corps brisés et promis à la mort, pour les âmes elles-aussi captives, que montait l'Exultet de la grande métamorphose.
L'eau nouvelle\
et le Paradis.
Elle était tout aussi nouvelle, cette eau baptismale multiplement ensemencée, plus féconde encore que les pluies de mars. Elle en provenait sans doute, comme celle que nous avions découverte ce jour, délicieuse, et qu'une vasque naturelle, sur le bord ombreux d'un roc, avait gardée fraîche. Mais ici, divisée en croix par la main du prêtre, fécondée par le souffle appelant sur elle la puissance de l'Esprit, elle quittait l'ancienne Création pour préparer la nouvelle. Ces rites de l'eau, comme ils épousaient les rites de la lumière pour arracher le monde créé au règne du désert ! Quels combats ils menaient contre la puissance déchue qui, un moment victorieuse « *par le péché d'un seul* », avait saisi le monde pour « *l'asservir au vide* ». Rite des croix, insufflation, immersion du cierge pascal, il fallait, par ces gestes sacrés, que le don de Dieu investît les eaux choisies, les préserve de l'Adversaire, les purifie « *par le départ de toute vanité* ». Alors, purifiées et purifiantes, elles deviendraient fontaine, fonts, source pour laver et pour enfanter. Pour ensevelir dans la mort du Christ et faire renaître en sa Résurrection. Pour le bain de régénération, où Dieu sauvait le monde du désert, l'appelait en son Fils au Jardin retrouvé. « *Ouvre, Seigneur,* disait la liturgie, *la source du baptême, à tout l'orbe de la terre, pour que les nations y soient renouvelées !* »
Si notre pèlerinage comportait une leçon, elle était bien là, dans cette relation du désert au paradis. La liturgie baptismale de cette nuit de Pâques, au bout de nos quatre-vingt-dix kilomètres, semblait y insister spécialement pour nous. Le prêtre avait pris de l'eau dans sa main pour la verser en direction des quatre parties du monde : « *Par ce Dieu, avait-il dit, qui te fit jaillir de la source du Paradis, et te prescrivit d'arroser toute la terre de quatre fleuves* -- *par ce Dieu qui, dans le désert, alors que tu étais amère, te rendit ta douceur et te fit propre à être bue, et qui te fit jaillir du rocher pour apaiser la soif de ton peuple...* »
15:52
Le Paradis puis l'exil au désert ; et du désert, le retour au paradis : tels étaient les deux grands mouvements où se jouait l'histoire spirituelle du monde. Telle était la dialectique de la Rédemption. Le Hoggar nous avait invités à découvrir les profondeurs de l'exil. Voici que, sur l'un de ses plateaux pierreux, la célébration du mystère pascal exprimait les splendeurs du retour. L'on pouvait songer à ces mots de Cyrille de Jérusalem s'adressant à un futur baptisé : « *Tu es hors du Paradis, ô catéchumène, tu partages l'exil d'Adam, notre premier père : maintenant la porte s'ouvre. Reviens d'où tu étais sorti...* ». Et voici que la Messe reprenait le mémorial de la Rédemption. Mémorial de la croix, ce désert assumé. Mémorial de la Résurrection, ce paradis définitif dont nous avons, dès à présent, la promesse et les arrhes. Et l'axe de ce prodige, le Fils en son amour, voici qu'il était devant nous, sous les apparences du pain. Voici qu'il s'offrait pour la nourriture des hommes « *jusqu'à ce qu'il revienne* », avait dit l'apôtre. Car Il reviendrait. Alors ce paradis dès maintenant acquis, mais encore voilé pendant ce délai de participation laissé à nos libertés, se manifesterait en gloire : et les montagnes, y compris les plus pauvres et les plus étranges de ces croupes volcaniques où nous avions évolué, bondiraient de joie.
Le délai.
Un délai de participation c'est-à-dire un délai d'amour, n'était-ce pas un temps ainsi compris qu'avait voulu vivre Charles de Foucauld ? Une lumière intérieure, dès sa conversion, lui avait fait entrevoir, pour sa vie entière, combien tout temps occupé d'autre chose que cet amour est un atroce gaspillage. Et nous, comme nous gaspillons ! Et Charles de Foucauld, dans l'amour passionné qu'il a voué à la personne du Christ, a regroupé, recentré ce temps que de si nombreux mirages, en ce monde moderne, nous invitent à disperser, à tuer même.
Mais comme tout cela était pour lui dénué de tout calcul. Cela tenait plutôt d'une logique simple : imiter Celui qu'on aime. Et d'abord être avec Lui, à ses pieds. Être avec le Saint-Sacrement, très longtemps. Marie-Madeleine, disait-il, n'est pas restée dans la pièce à côté. Et puis se configurer le plus possible à ce que fut Son passage parmi nous.
16:52
Son passage crucifié. Son assumation de la condition désertique de l'homme. Souffrir comme Il a souffert. S'abaisser comme Il s'est abaissé. Faire de cette configuration la déclaration d'amour quotidienne, et plus que quotidienne. « *Aussi souvent répétée que l'épreuve -- non une déclaration seulement, mais une déclaration avec preuve* ». Ce frère Charles, quelle minute de vérité il propose au voyageur. Quelle mesure, aussi, des distractions, des trahisons. Mais Dieu sait bien, disait-il, de quelle boue nous sommes pétris ! « *La vue même de mon néant,* disait-il encore, *m'aide à m'oublier et à ne penser qu'à Celui qui est tout* ».
Et nous retrouvions ici, comme à Tamanrasset, le témoignage de son amour fraternel. Car c'était là l'autre leçon, et elle était quelque peu paradoxale en ces étendues silencieuses : nous n'avons pas à choisir entre Dieu et l'homme. Aimant le Père, il aima les frères. Et le frère Charles voyait en tout humain « *un enfant de Dieu, une âme rachetée par* le *sang de Jésus, aimée de lui* ». Et c'est aussi d'un désert intérieur qu'à ses yeux souffraient les âmes éloignées du Dieu vivant. Il fallait leur apprendre la Source. C'est-à-dire Charité et Vérité ensemble. Et il savait par où commencer. Évangéliser consiste d'abord, disait-il, « *à donner à tant de pays délaissés le bienfait d'une Messe* ». Près de la porte basse de l'ermitage, sur la paroi de l'étroit couloir où s'adossait la chapelle, un texte du frère Charles était exposé : « *J'espère que Dieu aura pitié de ce pays, qu'il m'enverra un ou des compagnons, ou du moins un ou des successeurs et qu'on dira la Sainte Messe sur cet autel longtemps après ma mort* ». Donc, Charité et Vérité, le frère Charles ne les dissocia point et il les servit dans ces cheminements mystérieux et lents qui sont souvent les leurs.
L'ermitage est pourvu d'une petite bibliothèque, où nous avons pu consulter le dictionnaire touareg-français établi par le frère Charles. Il s'agit de quatre énormes volumes de cinq cents pages chacun. Nulle imprimerie ne possédait les caractères requis par la langue étudiée : seule, la photogravure, qui pouvait reproduire directement le manuscrit, a pu être utilisée. Quel labeur, en ces pages étranges et serrées : enquête, collationnement mise au point scientifique, recopiage, qui saura de quelle qualité d'amour, pendant des heures innombrables, fut portée ici la linguistique ?
17:52
La vitesse ordinaire.
Le retour nous réinséra dans la civilisation de la roue et du moteur. Trois camions militaires, prêtés par une unité saharienne, stoppèrent au creux du col, et nous fûmes repris par la vitesse ordinaire du monde.
Nous lançâmes des adieux bruyants au Père Jean-Marie et au frère Marcel qui, à nous voir si mobiles, ne paraissaient point nous envier. Les camions patientèrent un instant tandis que s'élevait, du convoi rassemblé, le chant du Magnificat. Mais quand il s'engagea dans la piste-auto, et que, derrière nous, l'ermitage s'abolit peu à peu, comme un pavé dérisoire sur ce continent de cailloux, l'exaltation tomba. Ce fut comme un silence déchiré, que couvraient les efforts des machines. Nous étions un peu semblables à des hommes qui, ayant séjourné en des espaces où la pression est différente de la pression normale, doivent se réadapter progressivement à celle-ci. Nous n'avions cependant nul scaphandre, sinon celui que constituait l'épaisse poussière enveloppant les voitures, et dont le nuage agressif imprégnait vêtements et visages. Comme elle fut bienvenue, la halte aux « Grandes Gueltas ». Ici le Hoggar enchâsse entre les blocs, sous des réservoirs d'ombre, de vastes piscines naturelles qui s'enfoncent en s'étageant au cœur de la faille ; les eaux, tièdes à la première, fraîchissent aux suivantes, et sont si bonnes que les pèlerins plongent et nagent !
A Tamanrasset nous dînâmes encore d'un méchoui et comme d'habitude, au ras du sol. Mais le sol était pourvu de tapis et comble de civilisation, de nappes et d'assiettes. La transition s'opérait.
Elle fut encore plus effective lorsque le lendemain, après un bond de mille kilomètres, notre Noratlas nous posa en plein confort, en pleine technique, je veux dire en pleine cité pétrolière.
Hassi-Messaoud signifie, dit-on, « *puits de la chance* »*.* Des Français avaient délivré cette chance. Ils avaient exigé de ces surfaces nulles et chaudes le pétrole, l'eau, et l'ombre. Ils les avaient obtenus. Nous étions à six cents kilomètres du Tell, au bord du Grand Erg oriental, et nous circulions dans une cité moderne, aux matériaux légers et clairs.
18:52
Elle avait des centaines de cabines climatisées ; un jardin multicolore, et dont l'humus même était importé ; une salle de cinéma, un terrain de football, une piscine, artificielle celle-là ; un complexe hôtelier, qui servait mille repas par jour et servit le nôtre, à la parisienne. Près d'un carrefour, un tableau signalait la situation des sondes : jours de forage, profondeur atteinte. Pour l'un d'eux : 63 jours et 3.400 mètres. Au loin se dressaient les derricks. Ainsi, tout autour de nous, l'homme continuait à délivrer la chance. Nous vîmes sur un puits les quatre puissants Diesels entraînant la rotation des tiges. Il faut ces monstres pour qu'à l'extrémité le trépan tourne, tête chercheuse armée de diamants.
La Bible et Prométhée.
Deux Saharas s'offraient donc à notre méditation : le technique et le mystique. Mais le derrick et l'ermitage n'étaient pas forcément des signes contraires. Il pouvait y avoir entre eux communication, et même dialogue. L'ermitage résumait le grand jeu du monde et de la vie en un geste fondamental, qui fait remonter vers le Père, par le sacrifice parfait du Fils, la Création réconciliée. Il était la plus sûre fécondité. Il était la manifestation commencée des enfants de Dieu, que la Création tout entière attend. Mais le derrick pouvait ne point sortir de la Bible. Dans la Genèse, il était chez lui. Car le Dieu qui racheta le monde et viendra définitivement le refaire est aussi celui qui le créa. Et si la Providence a voulu que, dans les épaisseurs du désert, naquît cette huile précieuse, c'est bien pour que nous en fassions quelque chose. C'est bien que le désert, pour Elle, n'est que relatif, et possède déjà les symboles matériels de sa métamorphose définitive. Claudel disait, dans ses « Conversations du Loir-et-Cher » : « *Il faut que la nature, jusqu'au fond de ses entrailles, entende cet ordre que nous lui apportons au nom de son Créateur. Il faut que le Verbe Rédempteur se fasse entendre à tout ce que le Verbe Créateur a suscité et que rien ne soit étranger à sa révélation dans la gloire.* »
Et Prométhée lui-même fût-il intervenu dans ce dialogue qu'il ne l'eût point rompu. Je pense même qu'il eût été accueilli avec sympathie. Car enfin, quels étaient donc ces dieux contre qui le héros se dressa, sinon de très périssables figures ? Sans doute exprimaient-ils, aux yeux de l'homme antique, quelque transcendance, quelque mystère ; mais aussi combien de fabulations y trahissaient à la fois Dieu et l'homme ?
19:52
On comprend que Prométhée ait attaqué ces démiurges prolifiques et jaloux ; qu'il leur ait repris le bien, le règne de l'homme : la maîtrise du monde, les travaux et les arts. Mais, quittant ces dieux morts, Prométhée se tournerait-il vers le Dieu vivant qui, lui, donne à l'homme l'empire du cosmos, la mission de soumettre l'univers ? Et l'ordre que les hommes font retentir jusqu'aux entrailles du désert, sauront-ils le porter au nom du Créateur ? Ou bien deviendront-ils à leur tour d'autres démiurges, ivres d'eux-mêmes, nouveaux dieux à la triste et périssable figure ? Et ces richesses recueillies, en feront-ils un juste et bon usage ? Les hommes de cette seconde moitié du XX^e^ siècle avaient délivré la chance. Mais avaient-ils songé, songions-nous assez, à délivrer la vérité ?
Une France essentielle.
Avaient-ils songé, songions-nous assez, à délivrer la justice ? « *Sans la justice, que sont en effet les royaumes, sinon du brigandage en grand !* » avait dit Saint Augustin, vers qui nous allions. Ces méditations pouvaient nous occuper dans l'avion qui, par-dessus les Aurès, nous conduisait vers notre dernière escale africaine : Bône et plus exactement Hippone. Mais ces images sahariennes qui, dans le recueillement du vol régulier, renaissaient au gré du souvenir, nous convenions qu'elles ne condamnaient point la France.
Non : sa présence n'avait pas été du brigandage. D'ailleurs, le désert lui-même aurait suffi à empêcher l'installation des imposteurs. Et les aurait-il attirés ? Certes le pétrole enfin forcé dans ses secrets, et jaillissant en abondance, réveillait des convoitises. Et cette richesse nouvelle ne devait pas aller aux plus riches. Mais la colonisation se justifie par un service : en quels lieux pouvait-elle trouver une légitimité plus grande qu'en ces immensités jusqu'alors déshéritées et presque vides ? La France leur avait fait un don de courage et d'amitié ; de technique aussi. Malgré des fautes, elle avait reçu, en retour, la noble amitié des peuples du désert, leur hospitalité, leur concours. Enfin, de la part d'une France plus essentielle, et nourrie de l'Évangile, était-il, au-delà de la colonisation, un meilleur don, un don plus pur que celui-ci : la vie et la mort du frère Charles de Jésus !
20:52
Car la France vivait en lui. Il avait souffert avec sa patrie menacée, puis blessée. Il n'avait point renié ses frères anciens pour aller vers des frères nouveaux.
J'ai aimé ce jour où l'Abbé Richard, dans la cathédrale de Bône, évoqua Charles de Foucauld, Français et frère universel, et les liens mystérieux qui, par-delà les siècles, unissaient l'ermite du Hoggar à Saint Augustin : même jeunesse orageuse ne laissant au cœur qu'ennui et dégoût ; même logique de conversion qui, à partir de Dieu retrouvé, va jusqu'au don total. Et Saint Augustin, quoique Berbère de race, était romain par toute sa culture : il ne voyait pas sans un serrement de cœur l'abaissement de sa patrie terrestre, cet empire romain du V^e^ siècle. Mais le sens qu'il avait de la Cité de Dieu l'avait tenu debout comme l'homme de la véritable Espérance.
Des ruines d'Hippone\
au Bourget.
Les ruines d'Hippone-la-Royale, en leur langage magnifique et brisé, prolongèrent cette méditation. Elle disaient ce que fut la splendeur de la ville romaine. Elles le disaient avec leur haut trophée de bronze ; avec le fût de quelques colonnes, sur un forum qui est le plus ancien et le plus vaste qu'on ait trouvé en Afrique du Nord. Elles le disaient ici par la bouche ouverte d'une Gorgone chue de quelque fontaine monumentale ; et là, par des mosaïques presque intactes, vestiges de villas. Il suffisait d'humecter la surface et de vives couleurs apparaissaient : triomphe d'Amphitrite, ou guirlande, ou musicien, ou masque. Et dans le quartier chrétien, l'on repérait aisément le tracé de la « Basilica Major », avec ses trois nefs. Au centre de l'abside semi-circulaire, l'on repérait l'emplacement de la chaire épiscopale.
Mais sur cette splendeur devinée, que de blessures, de dévastations. En bien des endroits, tout n'était que tronçons, torses, inscriptions mutilées : l'œuvre du temps, mais aussi les traces d'une fureur.
Le grand évêque d'Hippone avait donc vécu en ces lieux. Il avait connu leur splendeur. Il avait marché sur ces dalles, sur ces pavements ornementaux, qui furent somptueux.
21:52
A l'entour, sa vue portait sur les vignes et les myrtes. Il avait disputé son diocèse au schisme donatiste. Il avait fait d'Hippone un prestigieux foyer de vie intellectuelle, une capitale religieuse où se tinrent les conciles de l'Église d'Afrique.
Mais c'est aussi en ces lieux mêmes qu'il avait appris la chute de Rome. Le centre du monde civilisé avait succombé, le 24 août 410, devant les Wisigoths d'Alaric. Et vingt ans plus tard, les Vandales assiégeaient Hippone. Sur leur passage, ils brûlaient et pillaient, détruisaient les moissons, coupaient les vignes. Saint Augustin ranima les courages, mais la mort survint : celle de l'évêque, celle de la ville aussi, un an après. Les hordes avaient gagné. Il y eut donc une Hippone vandale, puis byzantine. Ce fut ensuite l'invasion arabe.
Nous avions devant nous cette ville morte, et c'est ici qu'il eût fallu lire ou relire maintes pages de *La Cité de Dieu.* Avec quelle force, quelle étrangeté parfois, Saint Augustin veut incliner les âmes vers les vrais biens, la vie essentielle, celle qui échappe au temps, à la corruption, à la mort. Comme il exhortait à considérer « *la stabilité de l'éternelle demeure* ». Mais les remous de l'histoire, ses crises, ses progrès ou ses chutes, ou ce qui nous semble tel, nous affectent exagérément. Comme si l'échec d'un empire terrestre, ou d'une forme politique, signifiait la fin du monde. C'est que l'orgueil veille, et inspire. Il pousse en des voies qui sont seulement humaines. Il s'accroche au transitoire.
Ce qu'il faut alors c'est, dit saint Augustin, « *par-delà toutes les grandeurs terrestres, éphémères, mobiles, instables, nous élever sur une hauteur qui n'est point une usurpation de l'orgueil humain, mais un don de la grâce divine* ». Sans nier pour autant la nécessité d'un ordre temporel, saint Augustin a lancé dans l'assemblée chrétienne la grande méditation du transitoire et de l'éternel. Il a contribué à éduquer une perception chrétienne de l'Histoire : celle qui fait saisir dans les pouvoirs de la terre, les civilisations, les réussites de l'homme, une vulnérabilité fondamentale. L'éternel est ailleurs. La vraie vie est ailleurs, dans la plénitude où s'achèveront les temps. Mais elle est dès ici-bas et maintenant ensemencée. Plus le monde s'agite, plus l'homme devrait accueillir en lui-même l'éternité. C'est, pour lui, le plus sûr moyen de faire mûrir véritablement l'histoire et de préparer l'avenir, même temporel.
22:52
Bône-Le Bourget : lorsque le Noratlas, sur la piste d'atterrissage, eut bouclé la boucle, Paris nous récupéra. La glande foule urbaine s'ouvrit à nous. Cette foule dont Paul Valéry disait qu'elle est une multiplication de solitudes.
La capitale, elle aussi, a ses déserts.
Luc BARESTA.
23:52
### Mon dernier tête-à-tête avec le P. de Foucauld
par le Commandant de la FARGUE.
REÇU COMMUNICATION de Mgr Nouet, Évêque apostolique du Sahara, me disant :
« Commandant, j'apprends que vous montez une expédition Centre Sahara-Hoggar-Tibesti, avec le Prince Sixte de Bourbon, pour le printemps prochain. Auriez-vous une place dans vos voitures pour moi et le Père Joyeux -- ce dernier chargé d'instruire à Rome le procès de canonisation du Père de Foucauld. Nous sommes sans bagages, légers de poids et faciles à nourrir. »
Je connaissais depuis longtemps l'ascétisme de Mgr Nouet et sa résistance saharienne. Je répondis par une acceptation empressée, en prévenant à Paris le Prince Sixte et en indiquant El Goléa -- fin mars 1927 -- comme point de rassemblement de la mission automobile.
Mgr Nouet m'apprenait en outre qu'il avait trouvé un deuxième témoin ayant bien connu le Père de Foucauld (pour signer au procès-verbal d'identification des restes), en la personne du commandant Augérias -- héros du raid transversal, à méhara, Hoggar-Mauritanie -- qui voulait prendre sa retraite à El Goléa.
\*\*\*
En ce temps-là, monter une expédition automobile dans le Sahara n'était pas affaire courante.
L'exploit de Georges Estienne, traversant en raid éclair le Tanezrouft -- de Reggan à Gao -- seul à bord de sa petite voiture, en fondant au passage le fameux Bidon V, était dans toutes les mémoires.
24:52
Quelques buggatistes enragés, les capitaines Loiseau et Malterre, avaient aussi tenté leur chance.
A cette époque, dans le Sahara central presqu'inviolé, il n'y avait ni pistes de balisage, ni relais d'essence, ni terrains d'atterrissage, ni points d'eau intermédiaires.
Il fallait constituer patiemment son réseau de ravitaillement en l'envoyant par avance en convoi... et c'est au pas lent des caravanes, balançant leurs caisses de bois renfermant les deux bidons carrés en fer blanc (ces bidons si précieux pour leur usage domestique saharien, depuis le toit en feuilles aplaties jusqu'au seau de pluie) que la chaîne de ravitaillement se constituait plusieurs mois à l'avance, le long des points d'eau...
\*\*\*
El Goléa. Rassemblement de la mission. Une triste nouvelle nous attendait : le Prince Sixte, arrivé avant nous avec Mgr Nouet et le P. Joyeux, était obligé de renoncer à nous accompagner, trop éprouvé par les premières atteintes du mal qui devait, quelques années plus tard, l'emporter au retour de sa grande expédition Centre Afrique-Tibesti... J'allai voir mon vieil ami Joseph Kada, le seul chrétien noir d'El Goléa, racheté au marché des esclaves de Timimoun par le Cardinal Lavigerie.
C'était dans cette famille chrétienne que le Père de Foucauld prenait plaisir à séjourner quand il remontait du Hoggar vers l'Algérie. Marie Kada lavait le linge du Père, pendant que Joseph taillait sa barbe et ses cheveux et pieusement enfouissait les touffes de poils dans le mur, en les recouvrant d'un peu de plâtre...
\*\*\*
Tamanrasset. Arrivée spectaculaire dans la capitale du Hoggar. Maisons basses, quelques monuments administratifs en toub. Une tornade, il y a trois jours, les a endommagés et le capitaine s'excuse de l'escalier de son bordj qui a fondu sous la pluie.
L'Aménokal Moussa Aganastane, entouré d'une vingtaine de guerriers nobles, est venu nous saluer. Garde impressionnante, tous ces hommes dépassant les deux mètres ; chèche en toile bleue, raide, posé en formé de diadème.
25:52
Certains même, par coquetterie, augmentent cette impression de gigantisme en couronnant leur chèche d'un tour en plumes d'autruche. Tous ces géants bleu-sombre nous regardent avec leurs grands yeux noirs agrandis par le khôl.
Une nouvelle stupéfiante nous attendait : le capitaine nous annonçait que le noir Paul ([^1]), disparu depuis cinq ans du Hoggar, était apparu ces jours-ci à Tamanrasset, venant du Soudan. Il était installé à une demi-journée de marche, au campement de Tit ; le capitaine l'avait convoqué. C'était le point central de notre mission qui était là au rendez-vous. Mais par quel mystère ? L'expédition ecclésiastique n'avait été décidée que depuis trois mois et le Capitaine Résident n'était officiellement averti de la venue de l'Évêque que depuis un mois. Par quel miracle saharien de télépathie ou de téléphonie nomade le message de notre venue avait-il pu atteindre Paul en plein Soudan ? Mystère saharien...
...Nous avons convoqué Paul devant la petite casbah fortifiée qui abritait le Père pendant la Grande Guerre et devant laquelle il avait été assassiné, le 1^er^ décembre 1916.
Mais avant d'entendre le récit de Paul, un retour en arrière, sur les événements sahariens de 1916, est nécessaire.
La grande offensive allemande battait son plein... Verdun, avec Pétain, résistait à tous les assauts. L'Allemagne attaquait de toutes parts, en particulier sur le front de Tripolitaine : officiers allemands et turcs, matériel de guerre, munitions, débarquaient de sous-marins à Zouara, venant de Constantinople, passant à travers les mailles de la flotte anglo-française basée à Malte.
Le front sud-tunisien était menacé ; le massacre de la garnison de Remada, les incursions des fellagha tripolitains vers le Djebel tunisien des Matmata, la révolte de l'Aurès (3.000 Berbères descendant des montagnes et brûlant à Mac-Mahon le sous-préfet et l'administrateur), les infiltrations vers la Grande Kabylie, montraient un plan général qui tendait au soulèvement de l'Algérie, pour atteindre ensuite le Maroc, où Lyautey gardait le pays avec quatre bataillons de territoriaux...
26:52
Le grand S'Noussi -- de son oasis de Koufra, dans le Fezzan -- orchestrait l'offensive avec les Turco-Allemands basés en Tripolitaine.
Les régiments prélevés sur le front français et un groupe d'aviation sud-tunisienne -- dont j'avais le commandement -- colmata rapidement la brèche par les bombardements massifs du djebel tripolitain.
Mais la tâche S'Noussi s'étendait dans le sud du Sahara. En effet, le grand S'Noussi avait déclaré la Guerre Sainte, et son mot d'ordre était :
« Allah donnera la victoire si le grand Marabout des Français ([^2]) est tué. Il a la Baraka ([^3]). »
C'est ainsi que chez les Toubbous (en dépit des Touaregs Hoggar restés, grâce au Père et à Laperrine, fidèles à la France) fut ourdi l'assassinat du Père Charles. Revenons maintenant au récit du noir Paul :
« Le Père habitait là (il désignait la casbah) ; il se méfiait, car il n'y avait plus de Français à Tamanrasset que les deux sans filistes du Fort Motylinski... à une journée de méhari du bordj.
« Il tenait toujours sa porte fermée avec une grosse chaîne qui permettait de passer le bras pour prendre les vivres.
« Il vivait là ; il avait son autel et quelques livres ; il couchait par terre, et les femmes de Tamanrasset lui apportaient l'eau et la farine...
« Un jour, à la tombée de la nuit, les hommes du Tibesti sont arrivés. Tout le monde s'est enfermé dans Tamanrasset, le village était vide. Les Toubbous sont arrivés sur leurs méharas, à la tombée de la nuit ; ils ont crié au Père : « Bouchat » ([^4]).
« Le Père sans méfiance a passé le bras à travers la porte (comme cela... et Paul imitait le Père), pour prendre le courrier.
« Les deux Toubbous ont pris son bras et, comme il était si maigre et si chibani (vieux), en le tirant ils ont fait passer sa tête, puis son corps, à travers l'entrebâillement.
27:52
« Alors ils lui lièrent les mains et les bras dans le dos. Le Père a fermé les yeux et il s'est mis en prière. Les Toubbous lui ont dit pendant toute la nuit : « Récite la chaada ([^5]) et tu seras sauvé ». Mais le Père, les yeux fermés, ne répondait pas : il priait.
« Comme la nuit était froide, ils ont fait un petit feu et se sont accroupis auprès de lui avec leurs fusils... Le village était muet, tout le monde enfermé...
« A un moment il y eut un grand bruit dans le fond du village, du côté de l'arrivée : c'était le vrai Bouchat qui montait à Motylinski.
« Les Toubbous ont cru que c'étaient les Français qui arrivaient pour délivrer le Père. Alors l'un d'eux a appuyé le fusil sur le cou du Père et a tiré... La balle s'écrasa là, contre le mur (et Paul, qui mimait la scène, nous montrait la trace dans le pisé du mur, où la balle s'était enfoncée, en faisant un petit entonnoir), et vite, ils sautèrent sur leurs méharas et ils s'enfuirent.
« Le Père était tombé sur le côté, comme ça, agenouillé...
« Au matin j'ai appelé les femmes Targuias (tous les hommes étaient partis pour la guerre) ; elles m'ont aidé à enterrer le Père.
« On l'a mis dans l'oued, parce qu'avec les mains, le sable était facile à gratter, et on l'a couché comme il était, dans sa djellaba blanche, avec les mains liées... Il n'était pas grand et ce fut facile... »
\*\*\*
Le Père Joyeux, qui notait chaque détail, se tourna vers le capitaine, interrogeant :
-- Et après la sépulture de l'oued ?
-- Après la sépulture de l'oued, répondit le capitaine, quand les Français eurent repris le dessus dans le Sahara, le premier chef de poste -- le lieutenant de Beaumont -- en arrivant, fit déterrer le Père, l'enveloppant dans un drap de l'infirmerie, lui donnant une nouvelle sépulture dans un cercueil de bois de l'Administration, ici, devant le bordj.
28:52
Puis, lorsqu'il y a trois ans le corps du général Laperrine, mort de soif et d'épuisement auprès de l'avion de l'adjudant Bernard, fut ramené, nous avons eu l'idée de mettre les deux frères d'armes côte à côte, sur la Grande Place, et d'ériger cet obélisque en leur honneur.
-- Et comment était le Père à l'inhumation ?
-- Nous n'avons pas regardé : il était dans son cercueil avec le drap d'hôpital.
\*\*\*
Exhumation. Nous voici rassemblés de bonne heure devant le bordj, autour de l'obélisque qui protège les deux tombes. Les officiers du poste, les méharistes de l'Aménokal avec sa garde noble -- masse bleu indigo impressionnante -- sont là, silencieux. Deux soldats méharistes, avec leur petite pelle de campagne, creusent... creusent...
Enfin, à 1 m. 50 du sol, apparaissent les premières planches du cercueil. Mgr Nouet et le P. Joyeux descendent dans le trou et enlèvent le couvercle du cercueil...
On distingue vaguement d'en haut une masse blanche ; c'est le suaire...
Les deux Pères sont maintenant accroupis ; on ne voit d'en haut que leur chéchia rouge et leur burnous.
Un silence impressionnant règne sur la place...
Soudain, le Père Joyeux remonte, le visage bouleversé d'émotion, et me dit à voix basse :
-- Monseigneur vous demande.
En quelques secondes, je suis accroupi auprès du prélat et je me trouve face à face avec le corps du Père de Foucauld, dont Mgr Nouet vient d'écarter avec soin le suaire.
Je suis hypnotisé : là, devant moi, à quelques centimètres, le Père dormait...
Il dormait, ou mieux : il priait encore...
Sous la peau desséchée par le soleil saharien, le sang semblait circuler. La barbe intacte, grisonnante, encadrait son visage ascétique...
Mais chose hallucinante (et Mgr Nouet à voix basse me la désignait) on voyait sur le cou la plaie encore rose de la sortie de la balle, les chairs délabrées, avec les traces de sang noir coagulé...
Tel que le coup de feu du Toubbou l'avait foudroyé, agenouillé en prière, tel était là... le Père, devant nous.
\*\*\*
29:52
A voix basse, Mgr Nouet se relevant demandait à l'assistance un mètre. Le prélat mesura le corps : 1 m. 52 à peine, ce qui était explicable étant donné la position agenouillée où la mort l'avait surpris, les bras liés par derrière, position dans laquelle les inhumants successifs avaient par respect, laissé le Père.
Les dernières constatations faites, les dernières signatures apposées au procès-verbal de reconnaissance par les témoins, on recouvrit pieusement le corps du suaire, on remit les planches et à nouveau le Père s'endormait dans le calme de sa dernière retraite, pendant que les méharistes rendaient les honneurs et que Mgr Nouet récitait les prières ; et le noir Paul, agenouillé, pleurait son maître...
Max de la FARGUE.
30:52
### Pour le Musée de l'Homme
*Lettre d'André Frossard*
Cette lettre d'André Frossard est datée du 8 février 1961. Elle a pour occasion les articles parus dans *Itinéraires,* numéro 45, pages 72 à 79. Les deux ouvrages mentionnés d'André Frossard ont paru : *Les Greniers du Vatican* en 1960 aux Éditions Fayard, *Votre très humble serviteur Vincent de Paul* la même année aux Éditions Bloud et Gay.
JE VIENS DE RELIRE, mon cher Madiran, le numéro d'*Itinéraires* où le R.P. Calmel critique *Les Greniers du Vatican* assez durement parfois, mais toujours avec bienveillance, et où vous parlez de *Votre très humble serviteur Vincent de Paul* en des termes qui m'ont profondément touché.
Vous m'apprenez que certains révérends pères raillent ma « bonne volonté » et mes « intentions édifiantes » : le jour où nous aurons à rendre compte de nos écrits, puissé-je bénéficier des mêmes attendus ! Et pourquoi me plaindrais-je d'un jugement qui me donnerait tant de joie, s'il était rendu par celui que ces messieurs représentent sur la terre ? Au surplus, je ne cherche pas à passer pour profond auprès des révérends pères qui font leur métier d'ange à l'envers, et qui, au lieu de transmettre dans un langage compréhensible aux esprits inférieurs que nous sommes les grandes vérités dont ils sont les dépositaires, s'acharnent au contraire à traduire les lieux communs les plus passants dans une langue inintelligible aux séraphins eux-mêmes.
31:52
Je cherche à émouvoir, comme je suis ému moi-même chaque fois qu'il me faut prononcer le nom de Jésus-Christ ; c'est toute mon ambition, mon témoignage et mon plaidoyer. Et ma joie. D'ailleurs, je vous le demande : qu'est-ce qu'une religion qui n'émeut personne, comme celle qu'on est en train de nous fabriquer avec de l'anthropologie et de la cosmologie pour l'offrir, je pense, au Musée de l'Homme ?
JE NE ME DÉFENDRAI contre le R.P. Calmel que sur deux -- petits -- points ; et sur un autre contre vous, mon cher Madiran.
Le R.P. Calmel montre quelque agacement des petits bonshommes sans visage qui se promènent dans mes livres. Mais si nos contemporains ont des yeux et ne voient pas, des oreilles et n'entendent pas, un nez -- organe du flair, de l'inspiration, de la prophétie ! la narine dilatée d'Isaïe, au ciel de la Sixtine ! -- et ne sentent rien venir, à quoi bon dessiner ces attributs en chômage ? Reste la bouche, qui avale n'importe quoi ; aussi mes bonshommes ont-ils une bouche.
D'autres part ce n'est certes pas une réhabilitation esthétique des « bondieuseries » que j'ai tentée. J'ai simplement voulu dire ceci, que j'ai probablement mal dit : les cœurs amoureux s'expriment comme ils peuvent ; par du Shakespeare quelquefois, plus souvent par des platitudes ; c'est toute la différence entre l'objet d'art et l'objet de piété.
CE QUE VOUS ME DITES des blessures que j'inflige à ceux qui ont de l'affection pour moi me peine et m'inquiète.
Mais d'où vient que les convertis se sentent si bien chez eux dans l'Église, et parfois si mal à l'aise parmi les catholiques ? Je ne parle pas des convertis qui reviennent au catholicisme après avoir, comme on dit, « perdu la foi » ; ceux-là font partie de la famille et reprennent tout naturellement leur place à table, où leur couvert n'a jamais cessé d'être mis. Je parle des autres, qui viennent des terres arides et lointaines de l'athéisme, comme c'était mon cas lorsque j'ai quitté le marxisme juste à temps pour entendre les révérends pères m'enseigner Karl Marx ! Oh ! je ne prétends pas qu'on nous maltraite.
32:52
Mais il semble que l'on garde, à droite, un rien de défiance à l'égard de ces esprits changeants qui ont trempé trop longtemps dans l'erreur pour n'en garder pas quelques traces ; les antécédents -- n'est-ce pas logique ? -- ont beaucoup d'importance chez les traditionalistes.
A gauche, on considère d'un œil un peu surpris ces marxistes assez inconséquents pour abandonner une aussi belle religion que la leur, et c'est tout juste si on ne les traite pas en renégats. Leur conversion n'impressionne guère ; on leur dirait plutôt : « Ah ! Ah ! Vous vous trompiez hier, dites-vous ; qu'est-ce qui nous prouve que vous ne vous trompez pas aujourd'hui ? ». La politique accapare et divise si profondément la nouvelle famille qui nous a été donnée par Dieu, que nous prenons toute sorte de précautions pour nous en mêler et que nous blessons, ainsi, en craignant de blesser.
UN CONVERTI est un homme qui découvre l'Amérique chez des Américains tout occupés à découvrir l'Europe. Car ils en font, depuis quelque temps, des découvertes, les catholiques ! Le Monde, la Nature, la Science, le Sexe, que sais-je encore ? Toutes choses séculairement usuelles que les convertis n'ont aucune envie de redécouvrir avec eux. Alors, nous parlons de Dieu, avec l'étonnement de ceux qui viennent d'apprendre son existence, ou -- et vous savez que ce fut mon cas -- de le rencontrer brusquement au détour du chemin. La naïveté de notre émerveillement fait rire les révérends pères ; mais qu'importe, si elle vient à toucher un cœur, un seul, parmi tous ceux que les fournisseurs du Musée de l'Homme laissent aujourd'hui sans espérance ?
Croyez-moi, mon cher Madiran, très reconnaissant de l'amitié que votre revue témoigne à mes livres, et bien cordialement vôtre,
André FROSSARD.
33:52
### De la terre au ciel
En ce mois d'avril, on pourra se reporter notamment aux articles : « Ce grand jour » (numéro 22) et « Demeure avec nous car la soirée s'avance » (numéro 24).
Pour le Premier Mai, fête de saint Joseph artisan, fête chrétienne du travail, voir :
-- Marcel CLÉMENT : *La fête chrétienne du travail* (numéro 5).
-- D. MINIMUS : *Saint Joseph artisan* (numéro 12, reproduit dans le numéro 32).
-- *Préparons le Premier Mai* (éditorial du numéro 12 et du numéro 22).
-- *Saint Joseph artisan dans nos Missels* (numéro 33).
-- Benjamin LEJONNE : *Saint Joseph artisan* (numéro 42).
QU'EST-CE *qu'un homme sur la terre parmi un milliard d'autres *? *Rien. Connu d'un nombre infime de ses contemporains, tôt oublié de ses proches, plus vite encore de ses descendants, l'homme* ne compte que par Jésus-Christ. *Sans doute il reçoit en naissant une charge naturelle comme le mulet qui suit l'armée, une petite mission comme le rocher qui détourne le ruisseau ou l'arbre qui en défend les rives* (*pour un temps lui aussi, le temps qu'il plaira à Dieu*)*.*
34:52
*Il ne sait pas pourquoi il est là plutôt qu'ailleurs, sa part de choix est si légère, ni pourquoi la besogne dont il est chargé est celle-là plutôt qu'une autre.* Il ne le sait que par Jésus-Christ *seul modèle pour sa destinée. Qu'il soit balayeur ou ministre d'État, il lui faut porter une charge, bien jusqu'au bout. Différents chemins s'offrent à lui qui sont libres, il peut choisir la route aisée ou le raccourci. Savoir où il va et comment il choisit,* il ne le comprend que par Jésus-Christ.
*C'est dire que la foi seule ouvre l'intelligence au mystère de notre destinée. Les incroyants qui réfléchissent voient assez bien qu'il est des problèmes inaccessibles à la raison livrée à ses seules forces, et que la foi les résout ; mais ils trouvent cela trop commode. Ils ont oublié comment ils ont acquis même les connaissances d'ordre naturel qu'ils peuvent avoir ; car ils ont eu foi en leur mère et en leurs maîtres pour acquérir les connaissances fondamentales. Et même dans l'âge adulte, qui sait par raison et par expérience que la terre est ronde ? Celui qui est parti par l'Ouest et revenu par l'Est ? Il y en a peu. Celui qui a vu l'ombre de la terre sur la lune ? C'est un acte de foi pour tous ceux qui n'ont pas fait les calculs des astronomes.*
*Enfin pour tous les hommes la connaissance des père et mère reste toujours un acte de foi. La parole des parents est notre seule certitude de ce que notre père est notre père, de ce que notre mère est notre mère. Heureuse certitude qui nous place d'emblée dans l'amour. Heureuses certitudes de la foi qui nous amènent à comprendre la manière extraordinaire dont Dieu agit avec nous, puisqu'il a pardonné à l'espèce humaine* quand son propre Fils fut mort sous nos coups.
*Oui, c'est au moment même du dernier cri, quand régnaient les ténèbres et tremblait la terre, quand le voile du Temple se déchira en deux du haut jusqu'en bas, c'est alors que les âmes des justes qui avaient vécu sur la terre depuis Adam reçurent la visite de l'âme du Christ leur communiquant la gloire. C'est à partir de ces moments que les vivants purent s'unir à Jésus, participer à sa Passion et à sa vie divine.*
35:52
CETTE *aventure extraordinaire fut incomprise de tous sauf de la Très Sainte Vierge. Pour tous, sauf pour elle, c'était un désastre, celui des espérances purement humaines. Tout cependant avait été annoncé d'avance par les prophètes, mais d'une manière encore obscure puisque* ce « *Fils de l'Homme* », *ce* « *Fils de David* » *n'était pas désigné plus exactement.*
*Mais Jésus en se désignant lui-même annonça sa Passion et sa mort trois fois avant qu'elles n'arrivent. Et la première fois S. Pierre le réprimanda et s'entendit répondre :* « *Arrière de moi Satan, car tes sentiments ne sont pas ceux de Dieu mais des hommes.* »
*La réaction de S. Pierre qui n'avait pas encore reçu le Saint-Esprit est malheureusement celle encore de beaucoup de chrétiens qui ont, eux, reçu le Saint-Esprit :* *tout plutôt que la Passion. Or Jésus étant* « *la voie, la vérité, la vie* », *sa voie passe par la Passion et la vie éternelle ne s'obtient pas sans une Passion proportionnée à nos forces. Mais il nous faut l'accepter avec joie, et la prévoir.* Seule la vie de Jésus-Christ nous permet de comprendre la nôtre.
*Ainsi le Père Éternel a voulu que le Verbe Incarné souffrît et mourut comme le dernier des pécheurs afin que le dernier des pécheurs imitant son Fils pût comme* ce *Fils ressusciter dans la gloire. Beaucoup de personnes disent pieusement l'*Angelus. *Réfléchissent-elles sérieusement à tout ce qu'implique l'oraison qui termine cette prière* « ...*afin qu'ayant connu par la voix de l'Ange l'incarnation de Jésus votre Fils, nous arrivions* par sa passion et par sa croix à la gloire de sa résurrection ». *Il ne s'agit pas seulement de profiter de la Passion et de la Croix* (*qui seules en effet permettent l'espérance*) *mais d'arriver au terme* par sa passion *et* par sa croix, *par une passion et une croix qui nous soient personnelles. D'ailleurs lorsque nous nous couvrons d'un signe de Croix nous acceptons en même temps d'être placé sur la Croix avec Jésus. Que cela ne vous effraie pas. Dieu mesure le vent à la brebis tondue. Dieu est amour, Amour mystérieux dans sa toute puissance, suave, violent, et pénétrant *; *toujours éclairant et pacifiant. Il n'abandonne aucun de ses enfants que cet enfant ne le renie, et rien n'a de sens dans notre vie que par la vie de Jésus-Christ.*
36:52
*Aussi Jésus est-il ressuscité nous ouvrant la vie éternelle.* « S'il a été crucifié dans son infirmité d'homme, c'est par la puissance de Dieu qu'il est revenu à la vie » (1 *Cor.* 13, 4). *Il communique ainsi à toute l'espèce humaine les possibilités de résurrection et de gloire qu'il lui avait acquises. Dès maintenant nous jouissons par la foi de l'amitié du* premier-né d'entre les morts, *qui seul nous permet de sortir du péché* « abolissant la cédule de condamnation et l'attachant à la Croix ».
*Le soir du Samedi Saint, l'Église exultant de joie fait chanter au diacre :*
« *Que se réjouisse la terre, irradiée de si vives clartés *; *qu'illumine par la splendeur du roi éternel, elle se sente dégagée des ténèbres qui couvraient l'univers !*
*La voici donc cette Nuit dont la colonne lumineuse dissipe les ténèbres du péché !*
*La Nuit où le Christ brisant les liens de la mort est remonté des enfers en vainqueur.*
*...Ô grandeur admirable de votre tendresse envers nous.*
*Ô inestimable amour de charité qui pour sauver l'esclave livre son Fils !*
*...Ô heureuse faute qui nous a valu d'avoir un tel et si grand Rédempteur !*
*...Ô Nuit vraiment heureuse qui seule a mérité de connaître le temps et l'heure où le Christ est ressuscité des morts...* »
*Car c'est là un fait historique constaté par des centaines de témoins qui sont morts martyrs plutôt que s'en dédire. Et si pour nous c'est un acte de foi, souvenons-nous qu'au trop rationaliste Thomas, Notre-Seigneur a dit :* « Tu as cru parce que tu as vu ! Heureux ceux qui n'ont pas vu et qui ont cru ».
*Car Dieu leur a donné par la foi une intelligence de son œuvre et de sa miséricorde qui dépasse toutes les possibilités de la raison. Or nous sommes nous-mêmes par le baptême et la vie sacramentelle* ressuscités avec le Christ pour mener une vie nouvelle.
37:52
*Et c'est pourquoi l'apôtre nous dit* (*Col.* 3) : « Si donc vous êtes ressuscités avec le Christ, cherchez les choses d'en haut, où est assis le Christ à la droite de Dieu. Affectionnez-vous aux choses d'en haut, non à celles de la terre. Car vous êtes morts et votre vie est cachée avec le Christ en Dieu ».
D. MINIMUS.
38:52
## NOTES CRITIQUES
### Comment on livre un pays au communisme
Nous lisons dans les *Informations catholiques internationales* en date du 1^er^ mars 1959 (page 25) :
« Communiste, Fidel Castro et son « Mouvement du 26 juillet » ? Question-clef. Dans le numéro spécial de *La Quincena* ([^6]), le P. Lucas Iruretagoyena, aumônier franciscain dans les rangs des rebelles, répond : « De communisme, pas de trace. En tant que prêtre, je n'ai eu que des facilités pour l'exercice de mon ministère et j'ai trouvé parmi les troupes, avec un moral élevé, un esprit chrétien partout répandu. »
Même réponse du P. Angel Rivas, également aumônier du maquis.
Même réponse encore d'un troisième prêtre, le P. Luis de Zabala.
Les catholiques cubains sont ainsi manifestement disposés à croire en la parole de Fidel Castro qui déclarait, dans la première interview qu'il accordait au jour de sa victoire : « Le Mouvement du 26 juillet ne doit rien aux communistes ». Le chef rebelle, aujourd'hui chef du gouvernement, n'est d'ailleurs pas, on le sait, un inconnu pour l'Église. Il n'a pas passé onze ans de sa jeunesse chez les jésuites sans laisser de souvenirs. On se souvient de lui comme d'un homme idéaliste et impulsif, mais ([^7]) aussi généreux et honnête. »
Et plus loin (p. 26) :
« Fidel Castro lui-même a précisé, dans son interview au *Diario de la Marina,* rapporté par le R.P. Llorente : « Cuba inaugure une ère chrétienne qui ira dans le sens chrétien ». Mais il ajoutait bientôt après : « Il faudra aller lentement, car les esprits ne sont pas encore prêts. »
39:52
Dans les *Informations catholiques internationales* du 1^er^ février 1961, nous lisons un éditorial de M. Georges Hourdin :
« La révolution castriste était justifiée (...). Il y a deux ans que cette révolution nécessaire a triomphé. Elle était dirigée par un chrétien. Elle comptait dans ses rangs beaucoup d'autres chrétiens (...). Une double injustice avait été levée grâce à l'action politique de catholiques, et cela avec l'approbation et l'encouragement de l'Église.
« Tout était donc bien. Nous nous réjouissions sans arrière-pensée, avec fierté. Aujourd'hui tout a changé. Peu de chrétiens restent fidèles à Castro. Celui-ci, en effet, a méconnu deux fois ses promesses. Il n'a pas rétabli la démocratie pluraliste comme il avait promis de le faire. Il s'appuie chaque jour davantage sur les communistes dans sa lutte contre les États-Unis d'Amérique. Il livre aux communistes, peu à peu, sans le reconnaître officiellement, les principaux leviers de commande (...). La foi est menacée car le peuple qu'on ne fait pas entrer dans les coulisses du jeu politique ne comprend pas ce qui se passe. Il suivra les consignes gouvernementales. Le communisme, avec son cortège d'athéisme et de dictature, risque d'être gagnant grâce à un terrible malentendu (...). « Ceux qui, là-bas, représentent officiellement l'Église, ne semblent pas mériter de reproches, et ce ne serait pas à nous à les leur adresser... »
(Sans doute. Mais la question est ailleurs. Elle est de savoir si l'on va essayer enfin de tirer la leçon d'une bataille perdue -- une de plus.)
« ...Ils ont soutenu la Révolution quand il fallait le faire. Ils ont défendu la justice, et lorsqu'ils protestent maintenant contre la menace que constitue, pour la foi, un athéisme officiel, ils prennent soin d'établir la discrimination nécessaire entre ce qui est du domaine politique et ce qui est du domaine des libertés nécessaires à l'Église (...).
Le monde entier passera-t-il ainsi, peu à peu, sous la domination communiste ? Nous ne pouvons accepter, sans révolte, cette perspective. Y a-t-il donc une fatalité dans ce XX^e^ siècle finissant, où un certain nombre de transformations sociales et politiques sont inévitables, qui fasse que les communistes sont toujours gagnants, une certaine forme de liberté toujours perdante ? ...
Suit un reportage (non signé), où nous lisons notamment :
« Fidel serait-il un communiste camouflé ? Il y a indubitablement aujourd'hui une imposture dans son attitude : c'est le communisme qui règne à Cuba ; mais le chef de la Révolution, loin de l'avouer jamais, entretient la population dans l'illusion d'une Révolution « chrétienne ».
40:52
Il ne peut pas ne pas savoir que s'il disait un jour que c'est le communisme qui s'est établi à Cuba, il perdrait la quasi totalité des supporters qui lui restent encore.
Est-il devenu ou était-il déjà communiste au départ ? Personne ne peut répondre avec certitude à cette question. Mais il semble que ce soit à la seconde hypothèse qu'il faille se ranger. »
Il nous semble que ces événements, et les citations qui viennent d'être faites, fournissent matière à de multiples réflexions.
\*\*\*
On ne saurait rester insensible aux cris d'angoisse de M. Georges Hourdin : « *Le monde entier passera-t-il sous la domination communiste ? ... y a-t-il une fatalité qui fasse que les communistes sont toujours gagnants ? ... Il nous appartient de vouloir la justice sociale, de tenter de la réaliser, et de refuser dans cette action d'être bernés par les communistes.* »
Ce qui trop souvent manque manifestement aux chrétiens « bernés » ce n'est pas LA VOLONTÉ de refuser d'être bernés par les communistes. Ce qui manque, ce sont les MOYENS, les REPÈRES, les CRITÈRES permettant de discerner la tromperie, d'apercevoir en quoi consiste l'action réelle du communisme pour imposer sa domination à un pays. Il est malheureusement évident que le catholicisme cubain n'avait à peu près aucune idée de ces critères et de ces repères.
On peut se demander si ces critères sont tellement mieux connus dans beaucoup d'autres pays...
Il serait souhaitable, il apparaît urgent de se mettre enfin à étudier sérieusement ces questions pratiques. Jusqu'ici on s'est surtout contenté d'apercevoir qu'il y a dans « le marxisme » une « idéologie athée » : mais cela, les catholiques cubains eux-mêmes le savaient sans doute. C'était même probablement leur seul critère. Munis de ce critère, ils avaient diagnostiqué que l'action révolutionnaire de Fidel Castro n'était pas communiste, qu'il n'y avait « pas trace de communisme » et que l'on pouvait collaborer...
\*\*\*
On rassemble toutes les chances humaines pour que « le monde entier passe sous la domination communiste » pour que « les communistes soient toujours gagnants » et pour que les catholiques soient tragiquement « bernés », selon les expressions angoissées de M. Georges Hourdin, *quand on s'occupe de réaliser la justice sociale en faisant systématiquement* COMME SI *le communisme n'existait pas, comme s'il n'était pas présent* PAR SON ACTION *sur le terrain même des réformes sociales.*
41:52
On livre un pays au communisme QUAND ON NE LUI PARLE JAMAIS des méthodes de propagande, d'agitation et d'organisation qui sont celles de l'appareil communiste international.
Il n'y a pas d'un côté des « réformes sociales » et d'un autre côté l'influence « idéologique » ou magique, ou fatale, d'un « marxisme athée ». Il y a la *méthodique colonisation par le communisme de toute action sociale* qui n'est pas CONSCIEMMENT PRÉMUNIE ET CONSTAMMENT VIGILANTE contre cette colonisation communiste. Et comment une action sociale pourrait-elle être vigilante, comment pourrait-elle être prémunie, *si on ne lui a jamais parlé des méthodes de cette colonisation *?
Puisse l'angoisse, même tardive, conduire enfin ceux qui orientent l'opinion, ceux qui guident l'esprit public, ceux qui informent les consciences, à comprendre qu'il ne s'agit pas seulement de critiquer ou condamner l' « idéologie athée » du « marxisme » mais qu'il s'agit de montrer ce que font réellement les communistes : *la pratique de la dialectique,* et ce qui est le vrai visage du communisme : *la technique de l'esclavage.*
==============
### Une loi totalitaire.
Une loi ? Plus exactement une ordonnance, d'un incroyable totalitarisme, l'ordonnance du 2 février 1961, modifiant les conditions dans lesquelles la nationalité française peut être retirée à un citoyen français. (On dit, mais c'est une information invérifiable, encore que tout à fait plausible, que le Conseil d'État avait donné un avis défavorable.)
Comme le rappelle M. Jean Bloch dans *La Nation française* du 15 février, il ne s'agit pas d'une innovation absolue : depuis longtemps, « assez paradoxalement dans un pays où le *jus sanguinis* détermine l'appartenance à la collectivité, la nationalité française peut se perdre de diverses manières ». Il y avait eu l'article 17 du Code civil de 1804. Et la loi du 26 juin 1889. Et l'ordonnance du 19 octobre 1945 sur le « Code de la nationalité française ». Il s'agissait en substance de Français qui, sans l'autorisation ou contre l'avis du gouvernement français acceptaient des fonctions publiques (civiles ou militaires) conférées par un gouvernement étranger.
Mais voici le texte nouveau :
« *Perd la nationalité française le Français qui, occupant un emploi dans une armée ou un service public étranger, ou dans une organisation internationale dont la France ne fait pas partie, ou plus généralement leur apportant son concours, n'a pas résigné son emploi ou cessé son concours nonobstant l'injonction qui lui en aura été faite par le gouvernement.* »
42:52
M. Jean Bloch remarque combien est dangereuse l'imprécision des termes employés. Cette ordonnance pourra être utilisée demain, par n'importe quel gouvernement d'aventure, contre les Français qui appartiennent ou apportent leur concours à la Compagnie de Jésus, à l'Ordre souverain de Malte, ou plus généralement à l'Église catholique. L'arbitraire gouvernemental sera seul juge. L'ordonnance pourra servir à essayer d'empêcher les Évêques français de participer au prochain Concile du Vatican. Hypothèses invraisemblables ? Mais alors, pourquoi avoir pris une ordonnance dont le texte n'exclut pas de telles hypothèses ?
A renforcer continûment et sans limites le pouvoir arbitraire de l'État sur les citoyens on prépare un appareil législatif qu'un gouvernement de « démocratie populaire » pourrait utiliser sans modification.
Il n'est jamais bon que l'État ait de tels pouvoirs sur les personnes. Car il n'est jamais sûr qu'il ne sera pas tenté d'en user et d'en abuser.
\*\*\*
Cette ordonnance exorbitante n'est pas une mesure isolée.
Il y en a d'autres, qui renforcent l'emprise policière de l'État sur les personnes. C'est ainsi que nous lisons dans *La Nation française* du 1^er^ mars : « *La* garde à vue *est prolongée à* 120 *heures* (*cinq jours et cinq nuits*) *en matière d'atteinte à la sûreté de l'État. Cinq jours et cinq nuits pendant lesquels la police peut* « *établir* » *le complot, en paralysant le coupable ou, au besoin, la victime. Cinq jours sans avocat, sans lien avec l'extérieur. Alors, que l'État avoue donc qu'il entend se défendre -- et même attaquer -- férocement. Qu'il ne se déguise pas en défenseur de la personne humaine !* »
Ce totalitarisme policier n'est pas seulement théorique : il passe dans les mœurs, même judiciaires. On le comprendra par exemple en comparant ces deux cas et ces deux décisions :
« *Un pauvre type voit fondre sur lui cinq ou six escarpes, avec mitraillettes, qui veulent le* « *contrôler* ». *Il croit comprendre à qui il a affaire, s'échappe, monte chez lui, tire de sa fenêtre au fusil de chasse, tue un de ses agresseurs. Or, c'étaient des policiers, dans leur mise en scène. Le pauvre type, trop bon public, a été condamné à trois ans de prison ferme.*
*On sait d'autre part que l'agent D... tua un voisin, par erreur et colère, et fut condamné à deux ans avec sursis. Sa victime n'était pas déguisée en voyou.* »
Toutes ces choses apparemment très diverses ont entre elles un rapport étroit. En catimini s'installent les procédés, les jurisprudences, les mœurs de l'État totalitaire et policier.
43:52
### Notules
- MISSIONS ET COLONISATION. -- Du livre de Robert Delavignette *Christianisme et colonisation* (Fayard 1960)*,* la revue dominicaine *Signes du temps* (février) a extrait un texte trop peu connu : celui des « instructions à l'usage des vicaires apostoliques en partance pour les royaumes du Tonkin et de Cochinchine ». Ce texte est du XVII^e^ siècle, très précisément de 1659. Il enjoint :
« Ne mettez aucun zèle, n'avancez aucun argument pour convaincre ces peuples de changer leurs rites, leurs coutumes et leurs mœurs, à moins qu'elles ne soient évidemment contraires à la religion et à la morale. Quoi de plus absurde que de transporter chez les Chinois la France, l'Espagne, l'Italie ou quelque autre pays d'Europe ? N'introduisez pas nos pays, mais la foi. »
*Autre citation du même texte :*
« N'introduisez pas chez eux (les autochtones) nos pays, mais la foi, cette foi qui ne repousse ni ne blesse les rites ni les usages d'aucun peuple, pourvu qu'ils ne soient pas détestables, mais qui bien au contraire veut qu'on les garde et qu'on les protège. Il est pour ainsi dire inscrit dans la nature de tous les hommes d'estimer, de mettre par-dessus tout au monde les traditions de leur pays et ce pays lui-même. Aussi n'y a-t-il pas de plus puissantes causes d'éloignement et de haine que d'apporter des changements aux coutumes propres à une nation, principalement à celles qui y ont été pratiquées aussi loin que remontent les souvenirs des anciens. Que sera-ce si, les ayant abrogées, vous cherchez à mettre à leur place les mœurs de votre pays, introduites du dehors ? Ne mettez donc jamais en parallèle les usages de ces peuples avec ceux de l'Europe ; bien au contraire, empressez-vous de vous y habituer. »
*Comme quoi l'on constate, une fois encore, que ce n'est point le Saint-Siège qui est* « *en retard* ».
\*\*\*
- XXV^e^ ANNIVERSAIRE. -- Dans les « Notes hebdomadaires de la Centrale Technique de l'Information Catholique » (C.T.I.C.), numéro du 24 février :
« Les Foyers de Charité constituent des initiatives se développant très discrètement, mais solidement, et dont les fondations se multiplient même hors de France.
Le premier de ces Foyers vient de fêter son XXV^e^ anniversaire. L'Archevêque de Lyon, l'Archevêque d'Avignon, l'Évêque de Valence vinrent présider la fête. Cela suffit à dire l'importance de l'événement ; la présence de nombreuses personnalités ecclésiastiques et religieuses l'aurait confirmée si cela avait été nécessaire. Ce Foyer, dont le Directeur est M. le Chanoine Finet (déjà chanoine de Lyon, et que Mgr de Valence vient de nommer chanoine de sa cathédrale), est situé à Châteauneuf de Galaure (Drôme), petit village du Dauphiné, et il est devenu un des grands centres de formation, d'éducation, d'exercices spirituels de France. A Paris, les amis de Châteauneuf constituent une cohorte nombreuse et discrète, qui réunit de nombreuses personnalités catholiques.
44:52
Les fêtes mirent en évidence le rayonnement et la bienfaisance des Foyers de Charité, mais celles-ci respectèrent la consigne de discrétion entourant la personne dont l'influence discrète, les souffrances, la prière furent pour beaucoup dans ce mouvement...
Les retraitants de Châteauneuf de Galaure essaiment chaque année un peu plus dans notre pays ; ils montrent l'influence d'une action surnaturelle et éducative. Ils se sont réjouis de ces fêtes attestant dans notre siècle de technique le primat de l'action surnaturelle. »
\*\*\*
- ATTITUDE DE L'ÉGLISE... ET ATTITUDE DES CHRÉTIENS. -- On pourra lire, relire et méditer les remarques parues dans *La Nation française* du 1^er^ février :
« ...Les catholiques cherchent dans l'enseignement de l'Église ce qui ne s'y trouve pas, et devrait se trouver dans une presse librement fidèle. On en vient à ne plus considérer cet enseignement comme un ensemble de textes qui veulent dire ce qu'ils disent, mais comme un jeu de directives et de prises de position implicites que les personnes informées peuvent expliciter et appliquer ici ou là selon qu'il est jugé opportun : rare aubaine pour les pêcheurs en eau trouble (...)
L'objection que l'on rencontre est inévitablement toujours la même : Du moment que l'on supporte une propagande qui fausse tout, du moment que l'on supporte que cette propagande se couvre du nom chrétien, et qu'on nous oblige à le supporter (ne fût-ce que du fait que l'ordre, inévitablement, *protège ce qu'il tolère*), il y a au fond de tout ce que l'on nous prêche quelque chose qui ne va pas.
Telle est l'objection cruciale, qu'il faut absolument regarder en face.
La réponse, heureusement, est claire : l'Église professe un enseignement explicite et vrai dans son ordre, étranger aux propagandes de pression, étranger aux doctrines équivoques. Il est même arrivé souvent qu'elle condamne expressément ces doctrines.
Ne nous faisons pas d'illusions, les condamnations ne suffisent pas : quand une doctrine mensongère ou équivoque a servi à faire pression sur les consciences, *la doctrine peut ensuite être passée sous silence et la pression maintenue,* si les catholiques demeurent passifs. S'imagine-t-on que l'autorité apostolique a le loisir et le moyen de pourchasser indéfiniment toutes les méthodes de propagande qui peuvent être employées, condamner des échos, des ballons d'essai de toute sorte, des lettres de lecteurs triées, des « témoignages » anonymes, des calomnies colportées sous prétexte de demander une enquête ?
Il faut, dira-t-on, condamner un journal ; mais il est arrivé que l'Église condamne diverses publications périodiques, qui n'ont fait que changer de titre. S'imagine-t-on que l'Église peut se livrer à un jeu de condamnations tournantes, contre des journaux dont les collaborateurs peuvent se disperser et se regrouper comme ils veulent ?
Sachons donc que *la résistance que nous devons opposer nous incombe entièrement,* et que l'Église nous donne ce qu'elle seule a pouvoir de donner, et qu'*elle ne peut rien pour nous si nous renonçons à notre part de combat.*
Ne cherchons surtout pas à nous appuyer au hasard sur elle, en mettant l'étiquette de doctrines condamnées sur des moyens de propagande qui, bien souvent, ne *contiennent en toute rigueur aucune doctrine* ni même aucune affirmation claire.
45:52
Ce serait l'offenser, car elle exige justement que l'on respecte son vocabulaire dans toute sa précision. Bien au contraire, luttons à notre place contre les entreprises de chantage moral et d'intimidation.
Nous pouvons le faire sans crainte ; nous pouvons dire ouvertement et publiquement que des journaux d'étiquette catholique sont devenus depuis des années les boîtes aux lettres de la calomnie... »
\*\*\*
- LECTURES. -- *Une bonne nouvelle, que nous apporte Montvallon dans Témoignage chrétien du 3 février :*
« Hier, ceux qu'on nomme les « colonels » lisaient Mao Tsé Tung. Ils lisent aujourd'hui Cicéron, saint Paul, saint Thomas d'Aquin et Jean Madiran dans le texte. »
*Toutefois Montvallon n'a pas l'air pleinement satisfait. On se demande pourquoi.*
\*\*\*
- TIBET. -- Une enquête a été menée par la Commission Internationale des Juristes. (Ne pas la confondre avec la communiste Association Internationale des Juristes.) Elle n'a pu entrer au Tibet, dont le territoire lui a été interdit par le gouvernement chinois. Elle a interrogé en Inde des réfugiés tibétains. Les résultats de cette enquête sont présentés et commentés par le P. Bonnichon dans les *Études* de mars.
\*\*\*
- LES ASSASSINS. -- De M. Pierre Limagne, dans *La Croix* du 15 février 1961 (page 3) :
« Épurée, enfin commandée, la police algéroise commence à arrêter des assassins. Il faut saluer cet événement sensationnel. »
*Avant le mois de février* 1961, *la police algéroise n'était pas commandée ; en tous cas, elle n'était pas épurée. Et elle n'arrêtait pas d'assassins. Elle n'arrêtait que des fellagha, terroristes, poseurs de bombes, massacreurs de civils et d'enfants. Qui n'étaient donc pas des assassins.*
\*\*\*
- SI LACORDAIDE REVENAIT. -- « Si le Père Lacordaire revenait, je ne sais trop quel accueil lui feraient ses frères et ses fils de 1961 », écrit Mauriac dans son « Bloc-Notes » publié le 23 février. Il suppose que Lacordaire serait pris entre la pince intégriste et la pince progressiste du Thomisme dominicain »*.*
*A moins, ajouterons-nous, qu'il ne persuade les uns et les autres de laisser tomber la pince progressiste et la pince intégriste, et de ne plus pincer personne. Mais au fait, existe-t-il vraiment une* « *pince intégriste* », *existe-t-il quelque part une* « *pince progressiste* » *du Thomisme dominicain ? Intégrisme et progressisme* (*au sens où ces deux termes ont été définis par des documents officiels de l'Épiscopat français*) *apparaissent tout à fait étrangers à l'esprit de saint Dominique et de saint Thomas d'Aquin.*
\*\*\*
*Mais si Lacordaire revenait, serait-il épargné par Mauriac lui-même ? Et se comprendraient-ils l'un l'autre autant que Mauriac semble le supposer ? Imaginons Lacordaire lisant dans le* « *Bloc-Notes* » *publié le* 2 *mars :*
46:52
« ...Il y a là un prêtre de la Mission de France, prêtre-ouvrier en chômage forcé, que je sens triste et avec qui j'aurais parlé volontiers, si nous avions été seuls... »
*Définir un prêtre de la Mission de France comme un* « *prêtre-ouvrier en chômage* »*, est-ce possible, est-ce vrai ? Entretenir cette équivoque, labourer cette plaie encore sensible, de quel esprit cela procède-t-il donc ?*
\*\*\*
- COMME CHEZ LES SOVIETS. -- *Le ministre de l'Information du Maroc a déclaré* (*journaux du* 23 *février*) :
« Nous ne sommes pas anti-juifs, nous sommes anti-sionistes. »
*Cela aura sans doute apporté un grand soulagement aux Juifs marocains d'apprendre que les mesures* « *administratives* » *prises contre eux sont simplement* « *anti-sionistes* » *et pas du tout* « *anti-juives* ».
\*\*\*
- QUINZE. -- Dans son numéro du 2 mars, *Témoignage chrétien* publie la liste nominale de « ceux qui font *Témoignage chrétien* »*.* Parmi eux, quinze ecclésiastiques, dont sept religieux. C'est beaucoup. C'est plus qu'à *L'Action française* d'avant 1914. C'est même probablement l'hebdomadaire politique qui, actuellement, a dans sa rédaction la participation numérique la plus importante du clergé français. Un record, autrement dit. Un record et même plusieurs...
47:52
## La PRATIQUE de la dialectique
NOUS ÉTUDIONS ICI le comportement du communisme dans les pays qui ne sont pas (*pas encore,* dit-il) sous domination soviétique ([^8]). Nous disons que ce comportement est « dialectique ». Nous l'appelons : « pratique de la dialectique ».
Avant d'aborder notre objet principal : ce comportement concret par lequel le communisme étend progressivement sa domination, il faut définir le sens communiste du mot « dialectique » et examiner brièvement le contenu communiste de la « théorie dialectique » : ce sera notre première partie ; il faut situer comment, dans le communisme, s'opère le passage de la « théorie » à la « pratique » : ce sera notre seconde partie.
Une fois données ces précisions indispensables, nous pourrons étudier les problèmes pratiques, qui occuperont la troisième, la quatrième et la cinquième partie.
48:52
#### Avertissement
*Les périls de la situation, le désarroi des esprits, la non-résistance au communisme, trop manifestes pour qu'il soit utile d'y insister, nous ont conduit à reprendre, remanier, compléter, mettre à jour et rééditer notre étude de* « *la pratique de la dialectique* ».
*Elle avait paru dans notre numéro spécial sur le communisme* (n° 41 *de mars* 1960) *qui se trouva aussitôt épuisé, et que l'on n'a pas cessé de nous demander.*
*Ce numéro contenait en outre la* PREMIÈRE TRADUCTION FRANÇAISE INTÉGRALE DU TEXTE LATIN *de l'Encyclique* Divini Redemptoris *sur le communisme athée. Cette traduction paraît en brochure aux Nouvelles Éditions Latines, dans la collection des* « *Documents du Centre Français de Sociologie* ».
*Quant à* la pratique de la dialectique, *nous l'avons :*
1\. *remaniée et complétée, en y ajoutant une étudie de la* « *théorie dialectique* » et *une étude du* « *passage de la théorie à* *la pratique* » *qui sont inédites ;*
2\. *mise à jour en utilisant les dernières publications officielles :* *nouvelle édition de l'Histoire du Parti communiste soviétique, Déclaration de la Conférence des* 81 *Partis communistes à Moscou en novembre* 1960, *rapport Krouchtchev du* 6 *janvier* 1961.
*Un tiré à part en sera publié à la fin de ce mois* ([^9]).
49:52
I. -- Le théorie.
-- Signification communiste du mot « dialectique ».
-- La théorie dialectique.
-- Non pas une erreur intellectuelle, mais un refus de la volonté.
II. -- Le passage de la théorie à la pratique.
-- « Utilisation » de la théorie.
-- L' « intérêt vital » de l'U.R.S.S.
-- Stratégie.
-- Les intellectuels.
-- Réalité inversée.
-- Distinctions.
-- Ce qui n'était pas inscrit d'avance : les fins intermédiaires.
III. -- Le pratique.
-- D'abord l'extension d'une pratique et non la diffusion d'une doctrine.
-- Il faut deux camps.
-- Contre le même, au même moment.
-- Comment se pratique la dialectique.
IV. -- Les repères.
-- Deux glissements.
-- Symptômes du conditionnement.
-- Un renfort honnête.
-- Les trois conditions simultanées.
-- Le possible et le nécessaire.
V. -- Impact : l'Espérance.
-- Les gestes des deux péchés contre l'Espérance.
-- La Foi sans l'Espérance.
-- Unique, le Parti.
50:52
### I. -- La théorie
1. -- Le mot lui-même est à la fois connu et obscur. Littré, après avoir savamment rappelé que *dialectique* avait trois sens distincts chez Platon, ajoutait et concluait :
« Pour Aristote, la dialectique est en général l'art de discuter ; sens qui est devenu et resté le sens actuel. »
En effet. Encore aujourd'hui, par « brillant dialecticien », on veut dire : discuteur habile. Et, parlant de la dialectique des communistes, la plupart entendent simplement qu'ils ont tout un arsenal d'arguments et une grande aptitude à présenter des raisonnements dont les conclusions sont inattendues. Quels que soient les « tournants » de la « ligne » du Parti, le propagandiste ou l'orateur communiste n'en éprouve apparemment pas grand embarras, et n'en démontre pas moins qu'il a raison. Cette « dialectique » est une gymnastique intellectuelle et rhétorique dont on constate, on admire ou on redoute la cynique virtuosité.
#### Signification communiste du mot « dialectique »
2. -- Mais cela n'est que l'extérieur de ce que le marxisme-léninisme entend par dialectique. La dialectique est pour lui beaucoup plus : elle est une théorie et une pratique, ou plutôt *la* théorie et *la* pratique.
51:52
Présentons donc la dialectique dans les termes mêmes où elle est présentée au militant communiste ([^10]) :
« Dialectique provient du mot grec *dialego* qui signifie s'entretenir, polémiquer. Dans l'antiquité on entendait par dialectique l'art d'atteindre la vérité en découvrant les contradictions renfermées dans le raisonnement de l'adversaire et en les surmontant. Certains philosophes de l'Antiquité estimaient que la découverte des contradictions dans la pensée et le choc des opinions contraires étaient le meilleur moyen de découvrir la vérité.
52:52
Ce mode dialectique de pensée, étendu par la suite aux phénomènes de la nature, est devenu la méthode dialectique de la connaissance de la nature ; d'après cette méthode, les phénomènes de la nature sont éternellement mouvants et changeants, et le développement de la nature est le résultat du développement des contradictions de la nature, le résultat de l'action réciproque des forces contraires de la nature. » ([^11])
La dialectique communiste est donc premièrement la *connaissance* des contradictions ; mais non plus des contradictions dans la pensée, des contradictions entre arguments opposés qu'affronte et éventuellement résout une discussion contradictoire : la dialectique communiste est la connaissance des contradictions qui sont dans les choses.
Commentant précisément ce texte, Maritain en conclut que « dans l'orthodoxie officielle du marxisme, le tour d'escamotage par lequel le mot dialectique saute des contradictions logiques dans le discours aux contradictions réelles de la nature est exécuté comme une chose toute naturelle et ne posant aucun problème » ([^12]).
« La dialectique considère le processus du développement non comme un simple processus de croissance, où les changements quantitatifs n'aboutissent pas à des changements qualitatifs, mais comme un développement qui passe des changements quantitatifs insignifiants et latents à des changements apparents et radicaux, à des changements qualitatifs ; où les changements qualitatifs sont non pas graduels, mais rapides, soudains, et s'opèrent par bonds, d'un état à un autre ; ces changements ne sont pas contingents mais nécessaires ; ils sont le résultat de l'accumulation de changements quantitatifs insensibles et graduels. » ([^13])
53:52
« La dialectique part du point de vue que les objets et les phénomènes de la nature impliquent des contradictions internes (...) ; la lutte de ces contraires, la lutte entre l'ancien et le nouveau, entre ce qui meurt et ce qui naît, entre ce qui dépérit et ce qui se développe, est le contenu interne du processus de développement, de la conversion des changements quantitatifs en changements qualitatifs. C'est pourquoi la méthode dialectique considère que le processus du développement de l'inférieur au supérieur ne s'effectue pas sur le plan d'une évolution harmonieuse des phénomènes, mais sur celui de la mise à jour des contradictions inhérentes aux objets, aux phénomènes, sur le plan d'une « lutte » des tendances contraires qui agissent sur la base de ces contradictions. » ([^14])
« *La dialectique au sens propre du mot,* dit Lénine, *est l'étude des contradictions* DANS L'ESSENCE MÊME DES CHOSES. » ([^15])
Marcel Clément a situé la portée fondamentale d'une telle *dialectique :* « Il n'y a rien de définitif, d'absolu, de sacré devant la dialectique. Elle réduit toutes choses, même les plus saintes, à l'évolution d'un devenir, à la tension d'un conflit. La mise en pratique habituelle de cette méthode rend l'intelligence pour ainsi dire incapable de comprendre le monde, la société et l'histoire autrement que comme un système en évolution de forces en conflit. Toute analyse scientifique qui ne met pas en relief un conflit sera tenue pour métaphysique, méprisable, sans valeur. » « Le Créateur du monde, c'est Dieu. Et, nous dit saint Jean, Dieu est Amour. Selon Karl Marx, le principe créateur du monde, c'est la matière en évolution. Et l'essence de la matière, c'est le conflit, le refus de l'autre, -- la Haine. » ([^16])
54:52
#### La théorie dialectique
3. -- Ici ni plus loin, nous ne nous occupons nullement de savoir si nous tenons bien la pensée de Marx ou d'Engels, ou celle de Lénine, et si cette interprétation de la dialectique est logique et authentique. En multipliant des citations *officielles* que les philosophes peuvent trouver rudimentaire, notre dessein est de cerner, situer et comprendre quelle est la théorie *du Parti,* dans le texte même qui fait foi et qui, depuis environ un quart de siècle, sert de Bible et de base à l'enseignement théorique dispensé d'un bout à l'autre du monde aux militants et aux cadres de l'appareil. Nous n'étudions pas le « marxisme » en soi ni l'une ou l'autre « école marxiste » : nous étudions le communisme, réalité idéologique et sociale strictement unifiée et centralisée par une très forte hiérarchie totalitaire.
4. -- La dialectique est ce que l'on peut appeler la « doctrine » du communisme, et qu'il appelle plus volontiers sa *théorie,* sa méthode de connaissance. La dialectique est aussi et en même temps sa *pratique,* la règle et la clef de son comportement, de sa stratégie, de sa tactique.
Dialectique matérialiste et non idéaliste : c'est pourquoi la théorie communiste est nommée « matérialisme dialectique », s'appliquant à tout ce qui existe ; l'application du matérialisme dialectique aux phénomènes sociaux se nomme « matérialisme historique » :
« Le matérialisme dialectique est la théorie générale du parti marxiste-léniniste. Le matérialisme dialectique est ainsi nommé parce que sa façon de considérer les phénomènes de la nature, sa méthode de connaissance et d'investigation, est *dialectique,* et son interprétation, sa conception des phénomènes de la nature est *matérialiste.*
55:52
« Le matérialisme *historique* étend les principes du matérialisme dialectique à l'étude de la vie sociale ; il applique ces principes aux phénomènes de la vie sociale, à l'étude de la société, à l'étude de l'histoire de la société. » ([^17])
5. -- Puisque, selon la théorie dialectique, « le monde se meut et se développe perpétuellement », puisque « la disparition de l'ancien et la naissance du nouveau sont une loi du développement », il s'ensuit « qu'il n'est plus de régimes sociaux « immuables », de « principes éternels » de propriété privée et d'exploitation » ([^18]). Et puisque « le développement se fait par la mise à jour des contradictions internes, par le conflit des forces contraires sur la base de ces contradictions », il s'ensuit que « la lutte de classe du prolétariat est un phénomène parfaitement naturel, inévitable. » ([^19])
6. -- Or « la liaison des phénomènes de la nature et leur conditionnement réciproque sont des lois nécessaires du développement de la nature » : il s'ensuit que « la liaison et le conditionnement réciproque des phénomènes de la vie sociale, eux aussi, ne sont pas des contingences, mais des lois nécessaires du développement social ». Par conséquent, « la vie sociale, l'histoire de la société cesse d'être une accumulation de « contingences », car l'histoire de la société devient un développement nécessaire de la société et l'étude de l'histoire devient une science ».
56:52
Et puisque « le monde matériel est une réalité objective existant indépendamment de la conscience des hommes, tandis que la science est un reflet de cette réalité objective », on en conclut que « la vie matérielle de la société est une réalité objective existant indépendamment de la volonté de l'homme, tandis que la vie spirituelle de la société est un reflet de cette réalité objective » ; par suite, « il faut chercher la source de la vie spirituelle de la société, l'origine des idées sociales, des théories sociales, des opinions politiques, des institutions politiques, non pas dans les idées, théories, opinions et institutions elles-mêmes, mais dans les conditions de la vie matérielle de la société. » ([^20])
7. -- Par conditions de la vie matérielle de la société, il faut entendre essentiellement le « mode d'obtention des moyens d'existence nécessaires à la vie de l'homme », le « mode de production des biens matériels » ([^21]). « La clé qui permet de découvrir les lois de l'histoire de la société doit être cherchée non dans le cerveau des hommes, non dans les opinions et les idées de la société, mais dans le mode de production pratiqué par la société. » Ce qui est décisif, ce sont « les lois du développement économique de la société » ([^22]). Mais « les nouvelles forces productives et les rapports de production qui leur correspondent n'apparaissent pas en dehors du régime ancien, après sa disparition ; ils apparaissent au sein même du vieux régime ; ils ne sont pas l'effet d'une action consciente, préméditée, des hommes ; ils surgissent spontanément » ; « en perfectionnant tel ou tel instrument de production, tel ou tel élément des forces productives, les hommes n'ont pas conscience des résultats *sociaux* auxquels ces perfectionnements doivent aboutir ; ils ne les comprennent pas et ils n'y songent pas ; ils ne songent qu'à leurs intérêts quotidiens, ils ne pensent qu'à rendre leur travail plus facile et à obtenir un avantage immédiat et tangible. » ([^23])
57:52
Cependant, quand les forces productives nouvelles sont « venues à maturité », alors « les rapports de production existants et les classes dominantes qui les personnifient se transforment en une barrière qui ne peut être écartée que par l'activité consciente des classes nouvelles, par l'action violente de ces classes, par la révolution » ; « le processus spontané de développement cède la place à l'activité consciente des hommes ; le développement pacifique, à un bouleversement violent ; l'évolution, à la révolution » ([^24]). Ce sera le passage de la théorie à la pratique.
#### Non pas une erreur de l'intelligence, mais un refus de la volonté
8. -- Notre propos n'est pas de critiquer philosophiquement la théorie dialectique : c'est à l'analyse de la pratique de la dialectique que nous allons. Une critique philosophique de la théorie dialectique serait philosophiquement facile, mais ne serait pas réellement au cœur du problème. Charles De Koninck en a exposé la raison : « la sagesse philosophique est ici impuissante » (impuissante non pas à réfuter, mais à convaincre) ; et « le philosophe chrétien doit le savoir ». La seule critique théorique que l'on pourrait utilement faire du matérialisme dialectique serait une critique théologique, elle-même inopérante sans la conversion du cœur.
58:52
Bien sûr, expose Charles De Koninck ([^25]), la négation du principe de contradiction constitue le premier principe de la philosophie moderne de la révolution. « Contrairement à la métaphysique, la dialectique part du point de vue que les objets et les phénomènes de la nature impliquent des contradictions internes ». « La dialectique au sens propre du mot est l'étude des contradictions *dans l'essence même* des choses ». La matière devient principe primordial. Nous ne sommes plus régis par une intelligence parfaite et une volonté infiniment bonne ; nous sommes déterminés exclusivement par les conditions de vie matérielle. Il n'y a plus de finalité. La contradiction de la matière éclate dans le mouvement de la matière, lui-même parfaitement contradictoire. Toutes choses prennent naissance de la contradiction, c'est-à-dire par destruction ; ainsi se manifeste la fécondité de la contradiction, c'est-à-dire du non-être. Il faut pousser les conflits jusqu'à l'exaspération. Une fois que l'homme aura brisé tous ses liens avec quoi que ce soit, il pourra se mouvoir, selon la formule de Marx, « autour de lui-même, de son véritable soleil ». Ce qui est au fond de la négation initiale du principe de contradiction, c'est le *non serviam.*
59:52
A ce point, Charles De Koninck fait une remarque que nous croyons capitale. On ne peut, dit-il, expliquer ces positions à la seule lumière de la philosophie. On peut sans doute indiquer des erreurs *techniques* (des erreurs de technique philosophique) : mais une critique de cette sorte n'atteint pas la théorie dialectique à sa racine. Nous n'avons pas affaire à des erreurs accidentelles de la pensée dans sa recherche d'une vérité toujours plus ample, comme ce fut le cas pour les philosophies grecques. *Ces erreurs ont leur racine dans l'appétit.* La force pratique avec laquelle ces théoriciens et leurs disciples adhèrent à leurs erreurs NE PEUT S'EXPLIQUER QUE PAR UN AMOUR DE CES ERREURS « PUISSANT COMME LA MORT. »
9. -- Cette observation fondamentale de Charles De Koninck peut être illustrée par les remarques de Marcel Clément :
« Ce n'est pas Karl Marx qui a révélé au monde qu'il y avait un ferment « dialectique » dans l'humanité... C'est Dieu lui-même. Il suffit d'ouvrir la Genèse pour découvrir que précisément les conséquences du péché originel furent d'introduire la division dans l'homme lui-même, dans le couple, dans toutes les relations sociales (...). Karl Marx interprète le travail comme un conflit dialectique entre l'homme et la nature. C'est par un effort pénible, c'est par une lutte que l'homme arrache à l'univers ses secrets et parvient à le dominer. Mais n'est-ce pas ici encore le résultat de la chute ? « Maudit soit le sol à cause de toi. Ce n'est qu'au prix du travail pénible que tu en tireras ta nourriture tous les jours de ta vie » (Gen., III, 17). Il n'en était pas ainsi avant la chute. La contradiction n'est pas dans l'essence des choses. Elle est le fruit de l'infidélité de l'homme (...). Marx interprète les relations internationales elles-mêmes comme l'application aux peuples riches et aux peuples pauvres du schéma de la lutte des classes.
60:52
Or l'Écriture, ici encore, nous montre lors de la tour de Babel la mésentente internationale comme l'un des fruits empoisonnés du péché (...). Pour Marx, le conflit n'est pas la conséquence du péché ; il est la condition du progrès. Il n'est pas la conséquence du mal ; il est la condition du bien. C'est donc logiquement par la multiplication des conflits sociaux que l'on conduira l'humanité au terme de son effort (...). Marx décrit le mal comme étant le bien. Le principe de toute rédemption, c'est la haine fraternelle. » ([^26])
« Affirmer que le mouvement inhérent à la matière en évolution est un mouvement dialectique » qui serait « l'essence dynamique de toutes choses », revient à affirmer que « l'essence de toutes choses est la haine ». « Expliquer l'histoire de l'humanité comme reflétant essentiellement l'histoire de la lutte des classes » c'est « ramener l'histoire de l'humanité à une histoire générale de la haine. » ([^27])
10. -- La théorie dialectique n'est pas une erreur philosophique. L'erreur est un accident affectant la recherche de la vérité. La théorie dialectique n'est pas un accident de la recherche de la vérité, elle est le contraire de la vérité.
Le contraire de la vérité n'est pas l'erreur, mais le mensonge. L'erreur est une défaillance de l'intelligence recherchant la vérité. Le mensonge est une révolte de la volonté refusant la vérité ; il ne relève pas de la critique philosophique, mais de la conversion du cœur.
61:52
Dès ce niveau théorique, il nous apparaît que la défense contre le communisme passe non par la critique philosophique du marxisme mais par la conversion des communistes, et que celle-ci n'est pas essentiellement dans la dépendance de celle-là. Et inversement, la progression du communisme passe non par l'argumentation convaincante de la théorie dialectique, mais par la tentation et la contagion organisées de la pratique de la dialectique.
C'est cela même qui va constituer l'essentiel de notre propos.
62:52
### II. -- Le passage de la théorie à la pratique
1. -- Reprenons l'exposé officiel. C'est au moment où les choses sont « suffisamment mûres » que se produit le passage de la théorie dialectique à la pratique consciente de la dialectique : « C'est alors qu'apparaît de façon saisissante le rôle immense des nouvelles idées sociales, des nouvelles institutions politiques, du nouveau pouvoir politique, appelés à supprimer par la force les rapports de production anciens » ; « ces nouvelles idées organisent et mobilisent les masses, celles-ci s'unissent dans une nouvelle armée politique, créent un nouveau pouvoir révolutionnaire et s'en servent pour supprimer par la force l'ancien état de choses. » ([^28])
#### « Utilisation » de la théorie
2. -- On aurait pu croire que les *idées* demeuraient cantonnées dans leur rôle passif de « reflet ». Non pas. Car en disant que « la vie spirituelle de la société est le reflet des conditions de sa vie matérielle », on parle de l' « *origine* » des idées, de leur « apparition » : on n'entend point nier « leur rôle et leur importance considérables dans la vie sociale ».
63:52
Il y a d'une part les idées qui « servent les intérêts des forces dépérissantes de la société » : « leur importance est qu'elles freinent le développement de la société ». D'autre part, il y a les « idées et théories nouvelles, d'avant-garde, qui servent les intérêts des forces d'avant-garde de la société » : « leur importance est qu'elles facilitent le développement de la société » ; elles sont « une force de la plus haute importance » ; elles ont un « *rôle organisateur, mobilisateur et transformateur* »*.* « Ce qui fait la force et la vitalité du marxisme-léninisme, c'est qu'il s'appuie sur une théorie d'avant-garde qui reflète exactement les besoins du développement de la vie matérielle de la société ; c'est qu'il place la théorie au rang élevé qui lui revient, et considère comme son devoir *d'utiliser à fond* ([^29]) sa force mobilisatrice, organisatrice et transformatrice » ([^30]).
Le communisme n'est pas au service d'une idée, c'est l'inverse : l'idée est à son service. La théorie dialectique a une force mobilisatrice, organisatrice, transformatrice : mais non point directrice. Sa force doit être *utilisée à fond.* Utilisée par qui, au profit de quoi ? Dans une perspective abstraitement et purement marxiste, cette question n'aurait pas un sens manifeste et ne comporterait pas une réponse aisée. Dans le texte cité lui-même, ce serait « le marxisme-léninisme » qui « utiliserait à fond » la force transformatrice de la théorie. Mais « le marxisme-léninisme », quelle est donc cette entité ? Qu'est-il d'autre, ce « marxisme-léninisme », qu'une théorie précisément, c'est-à-dire qu'une force qui doit être utilisée à fond ? Cette force à utiliser serait-elle en même temps et sous un autre rapport la force utilisatrice ?
64:52
La réponse n'est pas clairement explicite dans l'enseignement officiel. Elle prête à contestations infinies en « philosophie marxiste » : on est même allé jusqu'à supposer que la force transformatrice de la théorie serait au service de l'homme, et d'un « humanisme » implicite et sous-jacent. Mais la réponse est fort claire au regard d'une psychologie chrétienne : la théorie dialectique est au service de la volonté perverse qui est à la racine du mensonge dialectique, à la racine du refus arbitraire de la vérité. La réponse n'est pas moins claire dans la réalité communiste : la théorie dialectique est au service du « mouvement communiste international », c'est-à-dire de la volonté de puissance et de domination du Parti lui-même. Le Parti communiste a été créé pour mettre en œuvre la théorie dialectique : mais, conformément à la théorie dialectique, celle-ci est devenue dans l'instant un instrument au service du Parti. Le Parti n'est pas au service de sa « doctrine », qui n'est elle-même que la traduction et la conséquence intellectuelles d'une attitude arbitraire de la volonté ; c'est la « doctrine » qui est en permanence au service du Parti.
Déjà l'analyse théorique de ce qu'est la dialectique marxiste a permis à Jean Daujat de discerner avec pleine raison que « le marxisme est la recherche de l'action matérielle la plus puissante et que « la seule réalité du marxisme c'est l'action » ([^31]). L'action de qui ? Le sujet de cette action qu'est le marxisme c'est, dans le communisme, le Parti.
On l'appellera, ce Parti, « classe ouvrière » (plus exactement : « avant garde et guide de la classe ouvrière ») ou « camp du socialisme » : rhétorique de propagande, car la classe ouvrière n'est jamais le sujet de l'action communiste, mais son instrument. C'est le Parti qui décide, conduit, contrôle l'action. C'est lui qui « l'utilise à fond ».
65:52
#### L' « intérêt vital » de l'U.R.S.S.
3. -- En octobre 1917, « la classe ouvrière a triomphé du capitalisme *politiquement,* en instaurant sa dictature politique » ([^32]). Entendez : la classe ouvrière représentée et dirigée par le Parti. Depuis lors s'est développée la « construction du socialisme ». Mais cette construction s'opérait à l'intérieur de « l'encerclement capitaliste ». Par ses seules forces, le peuple soviétique ne peut « évidemment pas » écarter cette pression extérieure, encore que toute intervention recevrait une « riposte méritée » l'Armée rouge étant pratiquement invincible ([^33]) : invincible en raison de « la politique juste du pouvoir des Soviets ».
Appelée à être automatiquement vaincue si elle se concrétise en invasion militaire, l' « intervention capitaliste » est appelée néanmoins à être toujours menaçante, tant que sa cause, l'encerclement capitaliste, existera. « On ne peut supprimer l'encerclement capitaliste qu'à la suite d'une révolution prolétarienne victorieuse au moins dans plusieurs pays » ; « *il suit de là que les travailleurs de l'U.R.S.S. ont un* INTÉRÊT VITAL, *à la victoire de la révolution prolétarienne dans les pays capitalistes.* » ([^34])
C'est-à-dire que l'action du Parti communiste d'un bout à l'autre du monde sera étroitement subordonnée à *l'intérêt vital* de l'U.R.S.S. et à la diplomatie soviétique.
66:52
4. -- L'U.R.S.S., depuis 1939 ou depuis 1945, a réalisé la « construction du socialisme » dans son territoire et s'occupe désormais d'y « créer la base matérielle du communisme » ([^35]). Au temps de la construction du socialisme « au milieu d'un encerclement capitaliste hostile, gagner l'appui de millions de travailleurs dans le monde était *une question vitale* » pour l'U.R.S.S., et cette construction du socialisme en U.R.S.S. était « la cause des prolétaires du monde entier » ([^36]). La situation s'est modifiée avec la fin de l'isolement soviétique et l'apparition d'un « camp socialiste », qui « comprend l'U.R.S.S. et les démocraties populaires d'Europe et d'Asie » et qui bénéficie du « soutien actif de l'ensemble du mouvement ouvrier mondial » ([^37]). Il ne s'agit plus désormais de défendre une U.R.S.S. encerclée et isolée, il s'agit de sauver la paix mondiale, menacée par le « camp impérialiste » : « L'internationalisme prolétarien exige que les intérêts de la lutte prolétarienne dans un pays soient *indissolublement liés* à ceux de cette lutte dans les autres pays, aux intérêts de tout le mouvement ouvrier international » ; aujourd'hui encore, « le prolétariat international, voyant dans l'Union soviétique sa brigade de choc, considère comme son *devoir primordial* la défense de ce rempart de l'humanité progressiste » ([^38]).
L'action communiste en tous temps et en tous lieux est ainsi placée dans la dépendance des intérêts soviétiques, de la politique soviétique, de la puissance soviétique. Naguère, c'était *l'intérêt vital* de l'U.R.S.S. elle-même ; aujourd'hui, l'accent est mis plutôt sur *le devoir primordial* des « prolétaires » du monde entier. La réalité reste la même.
67:52
#### Stratégie.
5. -- Le but final, nécessaire, et au demeurant présenté comme inévitable, est bien toujours que « *le communisme l'emporte dans le monde entier* », ainsi que Krouchtchev le répète en toutes occasions et de toutes les manières ([^39]). Mais l'U.R.S.S. ne pouvait ATTENDRE tranquillement que le communisme l'emporte tout seul. Son *intérêt vital* était d'ACCÉLÉRER le processus révolutionnaire chez l'ennemi ; mais aussi, simultanément, de le RALENTIR au contraire dans certains pays « capitalistes » dont on espérait l'alliance provisoire, ou que l'on comptait dresser contre les autres : afin d'empêcher la constitution d'une coalition universelle contre l'U.R.S.S. ([^40]). Tel est toujours l'intérêt vital du « camp du socialisme ». Ces manœuvres ont utilisé la théorie dialectique d'une manière fort inattendue pour ceux qui s'en seraient tenus à l'analyse logique et abstraite de cette théorie. La théorie dialectique s'est trouvée placée au service de l'impérialisme soviétique, lui-même au service de la caste dirigeante constituée par le Parti.
68:52
6. -- Un exemple. L'Allemagne a souvent constitué pour les Soviets, depuis 1917, « la pièce maîtresse de leur stratégie internationale » ([^41]). Le traité de Rappalo a été signé du temps de Lénine, le 16 avril 1922 ; du temps de Staline, le traité d'amitié et de neutralité du 24 avril 1926. A Hitler, Staline a très consciemment *sacrifié le parti communiste allemand* en 1932-1933, neutralisant sa résistance au nazisme (en la fourvoyant par des surenchères qui sabotèrent la constitution d'un front commun anti-nazi) et même en livrant positivement ses principaux dirigeants à la répression hitlérienne, de 1933 à 1939. Comme quoi il n'est pas vrai que l'U.R.S.S. soutienne, renforce, arme partout et toujours les divers partis communistes qui relèvent de sa direction ; elle les conduit aussi bien à la défaite, elle les paralyse ou les fourvoie volontairement, le but n'étant nullement de prendre le pouvoir dans n'importe quel pays, n'importe comment et à n'importe quel moment. *Les intérêts de la lutte prolétarienne dans un pays sont indissolublement liés aux intérêts de tout le mouvement ouvrier international,* et *le devoir primordial est la défense de l'U.R.S.S.* (ou du camp socialiste dirigé par l'U.R.S.S.) : c'est-à-dire, pratiquement, que les divers partis communistes sont utilisés, et éventuellement sacrifiés, en fonction des intérêts politiques de l'impérialisme soviétique.
Le mouvement communiste international a toujours été nommé, notamment par Lénine, et il est encore aujourd'hui nommé dans les textes les plus officiels : *une armée politique.* Dans une armée, il peut y avoir des missions de sacrifice. Ce qui compte n'est pas la sauvegarde, la prospérité, la victoire de chaque section, mais la stratégie d'ensemble.
69:52
7. -- Autres exemples. Cherchant à nouer des relations économiques avec la France, en 1927-1928, et voulant dans cette intention favoriser une certaine droite, Staline impose au Parti communiste français, aux élections de 1928, la tactique dite « classe contre classe » qui consistait à présenter et maintenir partout ses candidats, refusant tout désistement au profit d'un candidat de gauche plus favorisé ; la défaite électorale du « cartel des gauches » était ainsi assurée. Les motifs invoqués pour imposer cette attitude au Parti communiste étaient tirés de la théorie dialectique (condamnant comme bassement « opportuniste » et « contre-révolutionnaire » l'idée de se désister au second tour en faveur d'un candidat socialiste ; de même, quand cette tactique fut abandonnée, ce fut encore au nom de la théorie dialectique, condamnant comme une déviation « sectaire » une telle attitude) ; à aucun moment ne fut mentionné l'intérêt politique de l'U.R.S.S. : mais cet intérêt de l'État soviétique était le motif déterminant, et la théorie dialectique était *utilisée* à son service, jusque et y compris dans le gouvernement par Moscou de l'appareil communiste français.
En 1935-1936, l'U.R.S.S. ayant besoin d'une contre-assurance française à l'égard de l'Allemagne, Staline reçoit Laval à Moscou et simultanément met fin à l'anti-militarisme du P.C.F. ; dans cette même perspective, Moscou s'inquiète quelques mois plus tard du mouvement de grève qui marque l'arrivée au pouvoir du Front Populaire, et dans lequel les bourgeois français voient les prodromes d'un coup de force communiste : mais c'est Maurice Thorez, sur l'injonction de Moscou, qui arrête tout en lançant le mot d'ordre : « Il faut savoir terminer une grève ». Alors quelques bourgeois français, beaucoup moins nombreux qu'ils ne le seront en 1945, commencent à remarquer la « sagesse » et la « mesure » de Thorez, et à se demander s'il n'aurait pas l'étoffe d'un véritable homme d'État.
70:52
A la fin de 1944, Moscou donne l'ordre aux communistes français de laisser dissoudre leurs « Milices patriotiques » (groupements armés) et de ne rien tenter pour prendre le pouvoir, Staline craignant qu'une telle provocation n'entraîne une riposte militaire américaine : cet épisode est l'origine de l'affaire Tillon-Marty, ceux-ci ne devant jamais pardonner à Moscou, et à son commis Thorez, d'avoir laissé passer l'occasion de prendre le pouvoir en France ([^42]).
8. -- Une interprétation erronée voit dans de tels faits la preuve que l'impérialisme soviétique est devenu un impérialisme classique, utilisant la mythologie communiste sans plus se soucier véritablement du triomphe mondial du communisme. A l'inverse, une vue trop dogmatique néglige absolument les faits de cette sorte et professe que Moscou pousse uniformément, directement et en somme aveuglément au « mûrissement » des contradictions en vue de la révolution mondiale.
En réalité, le but final demeure, mais il est recherché par une stratégie qui n'a nullement pour clé unique ou principale le « degré d'évolution » économique des diverses nations plus ou moins « mûres » pour la révolution. Ces considérations dialectiques seront toujours *utilisées,* fort arbitrairement, pour présenter et justifier les décisions, les tournants, les manœuvres, les consignes. « *Aucun de nos mots d'ordre qui ne soit le résultat d'un principe doctrinal* » ([^43]), répète-t-on sous toutes les formes, en toutes les occasions, partout dans le mouvement communiste international.
71:52
L'omnipotence de Staline et ce qu'il est convenu maintenant d'appeler un « culte de la personnalité » dont il bénéficia indûment ([^44]) ne l'avaient jamais, fût-ce dans leurs plus grands excès, présenté comme un chef absolu, comme un dirigeant unique et tout-puissant, comme une autorité politique, administrative et policière : il était présenté simplement comme l'interprète le meilleur de la théorie dialectique, comme le théoricien infaillible qui « développait le léninisme » et dans chaque cas discernait l'application exacte de la doctrine et en persuadait ses disciples... Son dernier article du *Bolchévick,* paru quelques semaines avant le XIX^e^ Congrès du Parti communiste soviétique, fut officiellement donné pour « une contribution décisive à *la science* »*.* Staline était « le coryphée des sciences ». A ses obsèques, marchant sur la vitesse acquise, Malenkov le saluait comme « le grand penseur de notre époque » et Molotov comme « le maître de la science marxiste-léniniste ». Il est intéressant de remarquer qu'avec des expressions moins emphatiques et moins exclusives (pour ne pas retomber manifestement dans « le culte de la personnalité »), c'est encore au titre de la « science », au titre de l'interprétation lumineuse et adaptée de la théorie dialectique, que la nouvelle édition de l'officielle *Histoire du P.C.U.S.* met en avant et en relief le rôle dirigeant de Krouchtchev.
72:52
Dans son rapport du 6 janvier 1961, Krouchtchev ([^45]) proclame que « le Parti communiste de l'Union soviétique ne dirige pas les autres partis » (les autres partis communistes dans le monde). Il précise qu' « à l'heure actuelle il n'y a pas de statuts réglementant les relations entre nos partis », ce qui est matériellement exact, depuis la dissolution de l'Internationale communiste en tant qu'organisme visiblement constitué. Il existe seulement, dit-il, un « mouvement communiste international », à l'intérieur duquel les divers partis communistes sont « égaux et solidaires », « égaux et indépendants » : « il n'y a pas de partis *dominants* et de partis *subordonnés* ». Il se trouve seulement que l'U.R.S.S. est « le pays le plus puissant du système socialiste mondial », et que « le Parti communiste de l'U.R.S.S. a toujours été et reste l'avant-garde reconnue du mouvement communiste international ». En somme, le primat de la direction communiste de Moscou EST PRÉSENTÉ COMME UN PRIMAT PUREMENT INTELLECTUEL ET MORAL. En outre, assure Krouchtchev apparemment sans rire, il serait « impossible d'assumer d'un centre quelconque la direction de tous les pays socialistes et de tous les partis communistes ». « C'est une chose absolument impossible et d'ailleurs inutile ». La solidarité et l'unité du mouvement communiste international sont fondées uniquement sur « des cadres marxistes-léninistes aguerris » et sur « une idéologie marxiste-léniniste commune ».
Toutefois, précise Krouchtchev, lors de la « Conférence des 81 partis communistes et ouvriers » tenue à Moscou en novembre 1960, les divers partis ont « réglé leurs montres » :
73:52
« En effet, entre pays socialistes, entre partis communistes, il est nécessaire de régler les montres. Si une montre avance ou retarde, on la règle pour qu'elle marche bien. De même, dans le mouvement communiste, il faut vérifier l'heure afin que notre puissante armée avance au coude à coude et s'achemine avec assurance vers le communisme. »
Mais *qui* règle les montres, et *sur quoi* les règle-t-on ? Nous retrouvons la même question qui s'était posée lorsqu'il s'agissait d' « utiliser à fond » la force mobilisatrice, organisatrice et transformatrice de la théorie dialectique : *qui* l'utilise ? Qui est *sujet* de l'action ? Krouchtchev répond :
« Ce qui nous sert ici de carillon, c'est le marxisme-léninisme, ainsi que les documents élaborés en commun par les conférences communistes internationales. Dès lors qu'à une telle conférence, tous les partis communistes et ouvriers du monde ont élaboré unanimement des résolutions, chaque parti y conforme strictement et scrupuleusement toute son activité. »
La réalité du commandement unique est ainsi inscrite au compte de la seule « idéologie » et de son hégémonie purement intellectuelle et morale. Si les divers partis communistes marchent du même pas et ont la même heure à leur montre, c'est parce qu'ils déduisent « en commun », et « unanimement », les applications de la théorie dialectique à chaque cas particulier...
La théorie dialectique sert à tout, couvre tout, explique tout, justifie tout : mais non point parce qu'elle serait la doctrine souveraine : parce qu'elle est « utilisée à fond ». On passe plus ou moins sous silence les raisons de fait qui déterminent la décision politique. Les justifications doctrinales tirées du marxisme-léninisme sont construites après la décision : mais celle-ci est toujours imposée dogmatiquement comme une conséquence rigoureuse et obligatoire des principes.
74:52
#### Les intellectuels.
9. -- Parenthèse. Ce masque doctrinal jamais déposé est ce qui séduit tant d'intellectuels dans le communisme ([^46]). Ils sont attirés par une action politique apparemment déterminée, dans tous les cas, par la seule logique d'une doctrine, -- une action qui semble donc supposer, en conséquence, un rôle privilégié, déterminant, décisif, des hommes de doctrine, des intellectuels. C'est aussi ce qui les rend souvent incapables de devenir ou de rester longtemps de véritables militants du Parti. Car ils ne peuvent facilement renoncer à tirer eux-mêmes les conséquences des principes, et à se croire plus aptes à cet exercice, qui est leur spécialité, que les policiers tchékistes. Ils se trouvent vite en désaccord avec une « ligne » changeante dont l'inspiration réelle est l'opportunisme dominateur d'une volonté de puissance.
L'intellectuel véritablement communiste est celui qui arrive à comprendre la primauté réelle de l'appareil sur la doctrine, de la décision politique sur la logique des principes ; à comprendre que le rôle de l'intellectuel est de construire après coup la justification du pouvoir (selon une certaine tradition bien antérieure au communisme, une certaine tradition d'une certaine catégorie de juristes, légistes et théologiens, ceux qui plient le droit et la justice au service du Philippe le Bel en place).
75:52
Mais l'intellectuel communiste qui l'a compris ne peut jamais l'avouer, fût-ce à des collègues de son rang. Les augures doivent se regarder sans rire, même en privé, car la police rôde. C'est pourquoi l'intellectuel risque toujours d'être un mauvais communiste : sa vocation et son penchant restent d'exprimer ce qu'il a compris ; ou, à un niveau inférieur, de justifier par des raisons personnelles ce qu'il accepte d'avaler.
Le pouvoir absolu de l'appareil du Parti est occulte dans ses moyens, clandestin dans son essence ([^47]) ; il ne montre pas son visage. On n'en voit que les effets. Le communisme a inventé de présenter et d'expliquer les effets visibles comme le résultat d'une influence intellectuelle. Les ralliements, les soumissions, les alliances, les renforts obtenus dans l'ombre par des procédés policiers, on les dit résultats d'une persuasion idéologique.
Le communisme, le « mouvement communiste international » et l' « internationalisme prolétarien » n'ont pas cessé de se faire passer essentiellement pour un mouvement idéologique et pour une école, mais essentiellement ils sont un appareil clandestin de type militaire, administratif et policier.
#### Réalité inversée.
10. -- Le gouvernement par Moscou des divers partis communistes -- c'est-à-dire des sections nationales de l'unique Parti -- abonde en épisodes qui, correctement analysés, confirment que les rapports entre la théorie dialectique et l'action politique sont exactement l'inverse de la présentation que le communisme en fait.
76:52
Une déviation ou dissidence dans la direction locale d'un parti communiste est ordinairement (ordinairement : c'est-à-dire abstraction faite des incidents personnels et anecdotiques, qui existent eux aussi, bien entendu, dans le communisme comme ailleurs), -- est ordinairement une spéculation plus ou moins consciente sur le prochain « tournant » qui sera imposé par Moscou, et qui peut être non pas déduit à partir de la théorie dialectique, mais prévu à partir de l'évolution de la situation concrète et des impératifs de la stratégie soviétique.
L'affaire Doriot, en 1934, est éclairante. Doriot s'oriente alors vers une politique de Front populaire et d'unité anti-fasciste. Du point de vue soviétique, il a raison : mais il a raison trop tôt, et sans autorisation préalable. Au nom de la théorie dialectique, Thorez combat les erreurs de Doriot et liquide politiquement sa personne. Quelques mois plus tard, au nom de la même théorie dialectique, Thorez reprend au compte du Parti la politique même qui avait été préconisée par Doriot. Thorez n'avait rien prévu ni pressenti ([^48]) mais, le moment venu et la consigne donnée, il n'hésita point à présenter comme requis par la théorie dialectique le contraire de ce qu'il avait dit. Rien n'avait changé dans la situation objective, rien sauf l'orientation venue de Moscou. Sur cette orientation, il n'est permis d'être ni en retard ni en avance.
77:52
L'appareil communiste recherche, sélectionne et utilise non point des hommes aptes à tirer eux-mêmes de la théorie dialectique la règle de leur comportement politique, mais des hommes ayant accepté une fois pour toutes d'exécuter les décisions de Moscou en tant que décisions de Moscou et pour ce seul motif (étant entendu assurément que la puissance soviétique est finalement ordonnée au triomphe mondial du communisme) ; et qui aient également compris une fois pour toutes que ce motif doit toujours être passé sous silence et remplacé dans la formulation par des considérations tirées de la théorie dialectique. La formation communiste est une école de mensonge. Mais non point de cynisme arbitraire et gratuit : une école de mensonge cohérent et efficace. L'univers communiste est le monde clos du mensonge, et sa cohérence apparaît si l'on s'avise de sa plus profonde nécessité : de même que la vérité ne peut être servie que par la vérité, de même le mensonge ne peut être servi que par le mensonge.
#### Distinctions.
11. -- La distinction souvent proposée entre la *doctrine* communiste et les *personnes* communistes (c'est-à-dire entre *le communisme,* qui est une tromperie, et *les communistes,* qui se trompent mais sont supposés sincères) est une distinction sommaire et inadéquate. Elle devient même une distinction dangereuse quand elle va jusqu'à mettre d'un côté la « doctrine marxiste », qu'il faut refuser, et d'autre part l' « action des communistes », avec laquelle on pourrait éventuellement coopérer, en invoquant les règles de la théologie morale, chaque fois que cette action communiste poursuit des buts légitimes par des moyens licites. Duperie d'invoquer la théologie morale : car s'il est vrai en théologie morale que l'on peut, à certaines conditions, coopérer en vue d'un but légitime recherché par des moyens licites, cette hypothèse est une supposition entièrement arbitraire qui ne se trouve jamais réalisée dans l'action communiste.
78:52
Nous y reviendrons. Pour le moment remarquons, comme l'a fortement noté Jean Daujat, que « cela n'aurait aucun sens de dire que l'on collabore ou s'allie à l'action des marxistes tout en rejetant la doctrine marxiste : le marxisme s'identifiant à l'action marxiste, collaborer ou s'allier à l'action marxiste, c'est collaborer ou s'allier au marxisme lui-même » ([^49]).
La distinction sommaire et inadéquate entre « le communisme » et « les communistes » aboutirait à admettre que le communisme est bien un mensonge, mais qu'il n'existerait pas de menteurs ; que le communisme est criminel, mais qu'il n'y aurait pas de coupables. Et la conséquence finale en serait qu'il faudrait *convaincre* les communistes (par exemple d'accepter ou de promouvoir une « évolution libérale du communisme ») au lieu de chercher à les *convertir.*
Il faut distinguer : mais d'une distinction exacte, et non pas d'une distinction commode (commode à toutes les paresses et même à toutes les lâchetés).
L'Église distingue. Mais elle distingue ainsi :
« Nous n'avons dans l'esprit aucune condamnation universelle des peuples de l'U.R.S.S. Nous avons pour eux l'intense charité d'un Père. Nous savons que beaucoup parmi eux subissent contre leur gré la domination esclavagiste d'hommes qui se préoccupent surtout d'autre chose que de leur véritable intérêt national. Nous savons que beaucoup d'autres ont été abusés par des promesses trompeuses.
79:52
Nous condamnons le système, ses auteurs et ses responsables, qui choisirent la Russie comme terrain favorable pour y implanter une doctrine élaborée depuis longtemps, et comme plate-forme pour la répandre dans le monde entier. » ([^50])
La distinction n'est donc pas entre « le communisme » et « les communistes ». Elle n'est pas double, elle est triple. Elle considère trois cas :
*a*) Les victimes de la contrainte, qui subissent l'esclavage communiste sans y adhérer de cœur et d'esprit (qui le subissent et qui même le servent activement, contre leur gré, étant esclaves).
*b*) Les victimes du mensonge, qui sont communistes avec une sincérité abusée.
*c*) Les chefs communistes : la caste dirigeante du Parti, bénéficiaire du régime esclavagiste.
En effet, il faudrait s'entendre sur ce que l'on appelle « les communistes », et distinguer les catégories. Il faudra même s'entendre sur ce que l'on appelle « les chefs » communistes. Le plus souvent les bons apôtres qui nous vantent indistinctement la sincérité « des communistes », et leur générosité, et leur aspiration à la justice, n'en ont jamais rencontré un vrai en chair et en os. Ils n'ont jamais rencontré un militant responsable de l'appareil. Ils pensent à un lecteur de *L'Humanité-Dimanche,* à un syndicaliste cégétiste, à un électeur communiste : parmi lesquels il n'y a évidemment pas plus de criminels ou de pharisiens qu'ailleurs, et peut-être moins. Un adhérent au Parti, c'est déjà autre chose : et même ici il faut distinguer.
80:52
Il y a en France des *centaines de milliers* de braves gens, voire de militants généreux, qui ont adhéré *un moment* au Parti communiste et qui en sont sortis au cours des quinze dernières années. On nous désigne « les communistes » comme un bloc immuable d'individus standard, c'est une erreur, c'est même un mensonge, et un mensonge communiste. Le P.C.F. est un « parti passoire », selon l'expression consacrée. Il approchait un million d'adhérents en 1945-1946 ; en 1961, il en a environ 200.000. Et la soustraction pure et simple, le déficit arithmétique ne suffit pas à rendre compte de la réalité. Il n'a pas seulement perdu près de 800.000 adhérents en quinze ans, mais beaucoup plus, car les adhésions nouvelles n'ont jamais cessé elles non plus, et 800.000 est simplement la différence entre le flot des adhésions et le flot des départs ([^51]). La quasi-totalité de ces démissionnaires, qui sont beaucoup plus de 800.000, ne sont devenus ni chrétiens, ni libéraux, ni conservateurs ; ils sont restés à la C.G.T., ils sont restés quelquefois lecteurs plus ou moins épisodiques de *L'Humanité-Dimanche,* ou ils sont simplement rentrés chez eux, renonçant à toute action politique et sociale. En règle générale personne ne s'occupe d'eux, ni ne prend en considération ou même ne soupçonne seulement leur existence ; les salons, les journaux, les congrès, les docteurs, les capitalistes à tête de bœuf et les mouvements dits sociaux les ignorent, on trouve beaucoup plus important de réserver son intérêt pour « les communistes », des communistes mythiques, des *membres provisoires du Parti,* qui demain disparaîtront semblablement de la scène politique et sociale : et du même coup ils disparaîtront des préoccupations sociales et apostoliques.
81:52
Le Parti les décrète « renégats » : et automatiquement tout le monde (tout le monde pourrissant, les milieux politiquement dirigeants, socialement dirigeants, économiquement dirigeants, syndicalement dirigeants, moralement dirigeants de notre univers socialo-capitaliste) semble admettre que ces individus qui ont quitté spontanément le Parti sont des personnages peu intéressants ; et qu'il vaut mieux faire comme s'ils n'existaient pas ; et conserver le mythe, continuer à regarder vers « les communistes ».
Parmi ces centaines de milliers d'hommes qui ont quitté le Parti, un nombre infime s'est converti à la religion chrétienne, demandant le baptême ou retrouvant la foi de l'enfance : presque toujours ils se sont convertis quasiment tout seuls (tout seuls avec Dieu), et ils ont été laissés de côté par les organisations sociales ou apostoliques, parce qu'ils n'entrent pas dans leurs schémas préétablis sur « le communisme » et « les communistes » ([^52]). On ne paraît même pas avoir jamais eu l'idée que ceux qui ont quitté spontanément le Parti, mais ont conservé plus ou moins vaguement des croyances plus ou moins communistes, pourraient constituer un objectif particulièrement intéressant pour l'action sociale et pour l'action missionnaire...
Quoi qu'il en soit, ces « communistes »-là, même pendant les deux ou trois années où ils sont membres du Parti, n'ont à peu près rien de commun avec l' « apparatchick aguerri » avec le « tchékiste » confirmé ([^53]). Et ils ne méritent que très approximativement d'être appelés « les communistes ».
82:52
Quant aux *chefs communistes,* cette expression peu orthodoxe, mais suffisamment exacte, ne désigne pas seulement trois ou quatre personnes. Il y a une *caste dirigeante du communisme,* et cette caste dirigeante *c'est le Parti,* mais le vrai : l'appareil. En France on peut considérer à bon droit que cette caste dirigeante est assez réduite, qu'elle n'englobe certainement pas les « militants de base » du parti-passoire, ni même la totalité des 20.000 à 25.000 « permanents », c'est-à-dire « révolutionnaires professionnels » appointés par le Parti : même parmi eux, il y a du « passage » et tous ne sont pas des communistes confirmés et aguerris. Mais il en va tout autrement dans « le camp du socialisme », dans les pays où le communisme est au pouvoir. Là, le Parti représente, d'après les chiffres officiels, 2 à 4 % de la population totale ([^54]). Il est *tout entier* LA *caste dirigeante,* recrutée par cooptation selon les intérêts du maintien de sa domination et de l'exploitation des travailleurs à son profit ([^55]). Si bien que lorsqu'on distingue, avec pleine raison, « les chefs communistes » des autres, il ne faut pas ignorer qu'en pays communiste la totalité des membres du Parti entre de plein droit dans cette catégorie. Encore que celle-ci comporte inévitablement ses grands ducs et ses petits hobereaux.
83:52
#### Ce qui n'était pas inscrit d'avance : les fins intermédiaires.
12. -- En face de ces réalités complexes, et même *tordues,* il y a quelque légèreté dans l'assurance de ceux qui disent : « Nous connaissons bien le danger du marxisme ». L'étude spéculative des textes de Karl Marx ne laisse pas prévoir la réalité communiste, ou ne la laisse entrevoir qu'aux esprits spéculativement formés et puissants, ayant une profonde connaissance tout à la fois de la psychologie, de la philosophie, de la théologie, non séparées d'une connaissance par connaturalité de la vie intérieure et de la vie sociale... Un spéculatif simplement moyen aura les plus grandes chances de découvrir dans l'étude abstraite du seul marxisme autre chose que le communisme existant et fonctionnant réellement. En outre, Lénine était un marxiste, mais sa personne et son action ne se réduisent pas à une simple déduction logique tirée du marxisme. Staline était marxiste-léniniste, mais sa personne et son action ne se réduisent pas à une déduction tirée du marxisme-léninisme, logiquement et obligatoirement prévisible. Assurément, les communistes professent « le marxisme », le communisme est « marxiste », et la connaissance du marxisme n'est pas inutile pour comprendre la réalité communiste. Mais d'abord, la connaissance de *quel* marxisme ? Maritain a raison de désigner « L'orthodoxie officielle du marxisme » ([^56]). L'Encyclique *Divini Redemptoris,* résumant très brièvement « la doctrine communiste », notait qu'elle « se fonde sur les principes de Karl Marx », mais ajoutait aussitôt : « Les théoriciens du bolchevisme prétendent être seuls à en détenir l'interprétation authentique » (§ 9) ; son analyse visait cette interprétation effective et officielle, et non pas les œuvres complètes ou la pensée authentique de Karl Marx.
84:52
Il existe des marxistes non-communistes et même anti-soviétiques : quel que soit l'intérêt théorique de leurs travaux, cette divergence d'école n'est d'aucun poids en face du communisme. Démontrer abstraitement que l'on aurait pu interpréter et continuer Marx autrement que ne le firent Lénine et Staline, ou prouver que l'orthodoxie officielle prend des libertés indues avec la lettre ou avec l'esprit du marxisme authentique (ou avec tel marxisme possible) a la valeur et la portée d'un jeu de l'esprit ; à moins que ce ne soit une manière de divertir les chrétiens et leur résistance au communisme.
13. -- Ce qui n'était pas inscrit d'avance dans la théorie dialectique, ce qui n'en sort point par une déduction logique et obligatoire, c'est l'apparition en 1917 de l'U.R.S.S. ([^57])
85:52
Depuis 1917, la « révolution mondiale » et la « prise du pouvoir dans chaque pays » *ne sont plus* le but *directement poursuivi* par le communisme. Entre ce but final et l'action communiste est venue s'interposer UNE FIN INTERMÉDIAIRE, indispensable, *vitale :* la défense de l'U.R.S.S. et l'accroissement permanent de sa puissance mondiale. Cette fin intermédiaire est servie par tous les moyens, *y compris* ceux de la diplomatie classique, du militarisme classique, de l'impérialisme classique. Depuis 1945, UNE SECONDE FIN INTERMÉDIAIRE a fait son apparition : « le camp socialiste dirigé par l'U.R.S.S ».
86:52
Actuellement, toute l'action communiste dans le monde est *directement ordonnée* au service (et à l'extension) du « camp socialiste », dont la politique est elle-même *directement ordonnée* à la puissance de l'U.R.S.S.
Les esprits « réalistes », qui ne connaissent pas la nature spécifique du communisme, ne voient que les fins intermédiaires, et l'ordination du « mouvement communiste international » au service de ces fins. Voyant cela, ils voient une réalité. Ils n'ont pas tort non plus d'apercevoir à l'intérieur du « camp socialiste » les préoccupations et les difficultés propres à une coalition ou plutôt à un Empire colonial. Mais ils font un faux calcul quand ils imaginent que cet impérialisme et ce colonialisme pourraient consentir à des compromis durables, à des partages du monde en zones d'influence, à une coexistence pacifique dans le statu quo territorial et politique. Ils se trompent quand ils croient que la garantie (d'ailleurs immorale, mais ils s'en moquent) donnée à l'impérialisme soviétique de ne pas remettre en cause ses conquêtes acquises obtiendrait en contre-partie qu'il renonce à toute conquête nouvelle. Avec un impérialisme classique, ce jeu serait plus ou moins risqué, mais politiquement jouable. Avec le communisme il n'a aucun sens, sinon de favoriser l'anesthésie des prochaines victimes de l'expansionnisme soviétique.
D'autre part, les esprits « doctrinaires », qui ne connaissent du communisme que le marxisme-léninisme livresque, en donnent une interprétation abstraite, systématique, logique, qui passe à côté de toutes les réalités commandées par l'existence des « fins intermédiaires ». Ils croient sur parole le communisme quand celui-ci prétend que toutes ses démarches sont guidées par la théorie dialectique et par exemple que le degré de virulence communiste dans un pays donné dépend du degré de « mûrissement » objectif atteint par ses « contradictions internes », -- l'action communiste travaillant à accélérer ce « mûrissement » sans jamais le devancer (ni le ralentir).
87:52
Or le « mouvement communiste international » n'est point occupé simplement à accélérer uniformément le « mûrissement ». Il accélère ou bien il freine, en dépendance de la politique et de la stratégie impérialistes de l'U.R.S.S., et d'abord en dépendance directe des intérêts du « camp socialiste ». Les esprits « dogmatiques » risquent en permanence d'être victimes de la même tromperie que les militants communistes : la mise en avant de la seule théorie dialectique, dissimulant les fins intermédiaires et le service des intérêts de leur caste dirigeante.
La *stratégie mondiale* du Parti n'est pas DIRECTEMENT ORDONNÉE au triomphe mondial du communisme.
Elle est ordonnée directement à l'existence, à la sauvegarde, au renforcement, à l'extension du « camp socialiste ».
Le « camp socialiste » est directement ordonné à la puissance de l'U.R.S.S.
Et c'est la puissance de l'U.R.S.S. qui est et demeure ordonnée à l'installation du communisme dans le monde entier.
88:52
### III. -- La pratique
1. -- Pie XI et Lénine ont dit l'un et l'autre que la montée du communisme n'est pas la diffusion d'une doctrine, progressant par la puissance de son argumentation et la force intrinsèque de son idéologie.
La force de l'idéologie, la puissance de la doctrine, comme cause unique ou principale de la progression du communisme, voilà un mythe qui ne peut plus (ou qui ne devrait plus) abuser personne.
Le problème n'est pas doctrinal, il est pratique. Nous voulons dire que le communisme et sa progression ne posent pas un problème qui serait principalement de philosophie spéculative (physique ou métaphysique), mais un problème de *philosophie morale spéculativement pratique,* et une série de *problèmes prudentiels.* Le marxisme ne soulève pour la philosophie chrétienne aucune difficulté physique (au sens aristotélicien du terme) ou métaphysique. Il est d'une grossièreté philosophique qui s'accroît encore dans l' « orthodoxie officielle » qu'en présente le communisme. Il n'est pas une séduction au niveau de l'intelligence. Il est la formulation intellectuelle d'une tentation au niveau de la volonté, comme l'a indiqué en substance Charles De Koninck ([^58]). Il se maintient non par la vertu de l'intelligence, mais par l'arbitraire de la volonté.
89:52
L'importance objective du marxisme est due tout entière à des raisons extra-philosophiques ([^59]). C'est en ce sens qu'elle pose un problème non point doctrinal, mais pratique :
« Comment se fait-il, écrivait Pie XI déjà en 1937, que cette doctrine depuis longtemps dépassée scientifiquement et complètement réfutée par l'expérience quotidienne puisse se répandre si rapidement dans le monde entier ? » ([^60])
90:52
Selon Lénine, de même, ce n'est pas en *enseignant* la théorie dialectique que le communisme doit l'emporter dans le monde entier. La théorie est enseignée aux cadres de l'appareil. Mais elle n'a aucunement pour but de former des professeurs de marxisme qui à leur tour enseigneront la théorie pour former d'autres professeurs et d'autres disciples, et ainsi de suite. L'enseignement de la théorie a pour but de former des instruments qui auront non pas à *enseigner la dialectique selon Marx, mais à la pratiquer selon les consignes du Parti,* et à la faire pratiquer à ceux-mêmes qui n'en ont jamais entendu parler. Il ne s'agit pas d'attirer les esprits à une argumentation abstraite, mais de conditionner les réflexes psychologiques en vue d'une pratique concrète.
#### D'abord l'extension d'une pratique et non la diffusion d'une doctrine
2. -- C'est peut-être à propos de la lutte contre la religion que Lénine l'a le plus clairement expliqué :
91:52
« Nous devons combattre la religion. C'est l'ABC de tout matérialisme et, partant, du marxisme. Mais le marxisme n'est pas un matérialisme qui s'en tient à l'ABC. Le marxisme va plus loin. Il dit : il faut *savoir* lutter contre la religion ; or pour cela il faut expliquer, dans le sens matérialiste, la source de la foi et de la religion des masses. On ne doit pas confiner la lutte contre la religion dans une prédication idéologique abstraite ; on ne doit pas la réduire à une prédication de cette nature, il faut lier cette lutte à la pratique concrète du mouvement de classe visant à faire disparaître les racines sociales de la religion. » ([^61])
Lénine entend que, la religion étant un produit du système économique, elle disparaîtra avec lui ([^62]). Mais il entend autre chose et davantage :
« La propagande athée du socialisme doit être *soumise* à sa tâche fondamentale, à savoir : au développement de la lutte de classe des masses exploitées contre les exploiteurs. » ([^63])
« *La lutte de classe, dans les conditions de la société capitaliste moderne, amènera les ouvriers chrétiens au socialisme et à l'athéisme cent fois mieux qu'un sermon athée tout court.* » ([^64])
92:52
Il ne s'agit plus ici d'obtenir au préalable la destruction du régime économique qui est la « cause » du sentiment religieux. Il s'agit d'une pédagogie pratique, qui conduit à l'athéisme « dans les conditions de la société capitaliste » non encore détruite.
Lénine dit encore :
« Le marxisme doit être matérialiste, c'est-à-dire ennemi de la religion, mais matérialiste dialectique, c'est-à-dire envisageant la lutte contre la religion non pas de façon abstraite, non pas sur le terrain d'abstraction purement théorique d'une propagande toujours égale à elle-même, mais de façon *concrète,* sur le terrain de la lutte de classe réellement en marche, et *qui éduque les masses plus et mieux que tout.* »
93:52
Pascal disait à l'incroyant : « Prenez de l'eau bénite... ». Le communisme, lui aussi, fait pratiquer d'abord. Pendant que les philosophes s'emploient à critiquer « le marxisme » par raison démonstrative, les communistes invitent et entraînent même leurs adversaires théoriques à une pratique concrète, qui les « *éduquera plus et mieux que tout* »*.*
3. -- La « lutte des classes » qu'il s'agit de « pratiquer » s'éloigne d'ailleurs de plus en plus de la réalité des classes sociales. Cette réalité a évolué dans un sens tout différent de celui que prévoyait la théorie marxiste (qui pour cette raison notamment est *scientifiquement dépassée,* comme disait Pie XI) : on n'a pas vu se poursuivre et s'aggraver le processus de « concentration capitaliste » ni celui de « paupérisation relative et absolue des classes laborieuses ». On n'a pas vu augmenter sans cesse l'écart entre une classe capitaliste et une classe prolétarienne. Le régime économique dit « capitaliste » a connu une évolution de sens très différent ; il a été (pour le meilleur et pour le pire) largement pénétré de socialisme ; il a vu apparaître des formes nouvelles d'organisation qui le placent parfois, selon le mot de Maritain, « au-delà du capitalisme et au-delà du socialisme » ([^65]). C'est la formulation verbale de la propagande communiste qui demeure systématiquement « prolétarienne » et « anti-capitaliste ».
94:52
Que cette lutte soit *de classe,* c'est la mythologie publicitaire. Mais elle reste *dialectique,* c'est-à-dire exacerbant et exploitant les contradictions.
#### Il faut deux camps.
4. -- La théorie dialectique considère, nous l'avons vu, que dans toute réalité se trouve une contradiction interne, clé de son évolution ultérieure. On peut admettre cette théorie ou ne pas l'admettre : *cela n'a aucune importance pour l'action communiste.* Le communisme se moque bien de nous persuader qu'il en est ainsi. Il veut seulement nous entraîner dans la pratique de cette dialectique.
La réalité concrète de cette pratique consiste à exploiter les contradictions internes inhérentes à toute société humaine dans l'univers du péché originel ([^66]) ; elle consiste à exploiter l'existence de *deux camps politiques* à propos de chaque contradiction, ou à créer ces deux camps s'ils n'existent pas, -- l'un des deux camps étant baptisé camp « de la classe ouvrière » (ou « du socialisme », ou « de la paix ») et devant en principe lutter contre l'autre jusqu'à son élimination totale.
La ligne de partage entre les deux camps peut être plus ou moins arbitraire : il suffit que le Parti communiste soit en mesure d'imposer aux consciences, par le volume de sa publicité, d'adopter la ligne de démarcation qu'il a lui-même tracée ou acceptée, et non une autre. Cette ligne de démarcation n'est jamais présentée comme étant entre le communisme et ses amis ou alliés d'une part, et les non-communistes ou anti-communistes d'autre part : car c'est la seule ligne de démarcation qui empêcherait d'organiser la collaboration en fait.
95:52
La démarcation inventée ou exploitée est entre prolétariat et bourgeoisie, entre gauche et droite, entre républicains et réactionnaires, entre laïques et cléricaux, entre colonisés et colonialistes, la seule condition étant précisément que communisme et anti-communisme n'interviennent jamais explicitement en tant que tels pour situer la démarcation. La propagande persuade alors les consciences de ceux qui sont dans un camp que les autres sont l'ennemi à abattre. Et il suffit, pour le fonctionnement de la dialectique, qu'il y ait des adversaires de l'idéologie communiste qui acceptent d'adopter comme objectif concret, provisoire, limité, ce qui est l'objectif communiste du moment : l'élimination politique de l'ennemi désigné.
5. -- Entre les deux camps, la propagande communiste excite et développe ainsi la tension, pour accélérer le processus de l'évolution sociale. Mais elle ne se contente pas d'accélérer ; le Parti communiste n'accélère pas au hasard ni partout à la fois : il organise. C'est-à-dire qu'il n'excite pas n'importe quelle contradiction interne dans n'importe quelle réalité sociale. Il ne s'occupe pas de toutes les contradictions en même temps ; il ne s'attache pas non plus en priorité à celles qui se présentent objectivement comme les plus actuelles. Il choisit. Il choisit selon une stratégie mondiale. Le caractère mondial et organisé de cette « stratégie » est dissimulé par « la tactique » : celle-ci, -- la seule qui vous atteigne, la seule qui vous sollicite, -- ne vous parle point de participer à une évolution universelle dont l'accélération est *dosée* en tous lieux par un commandement unique, en vue de sauvegarder et de renforcer la puissance de l'U.R.S.S. ; elle vous dit simplement qu'il y a quelque part une injustice, et que *c'est celle-là et non une autre qu'il faut combattre pour le moment.*
96:52
Peu importe qu'au départ l'on ne soit point « marxiste » : car c'est ainsi que, par surcroît et peu à peu, on le devient, d'abord sans le savoir. C'est par cette propagande, propagande d'action politique concrète plus que d'idéologie abstraite, que le marxisme-léninisme « pénètre peu à peu dans tous les milieux, *y compris les meilleurs* » ([^67]). Ce n'est point par la conversion individuelle des consciences à un matérialisme dialectique abstraitement enseigné que le communisme progresse. Il progresse moins en prêchant la dialectique qu'en la faisant pratiquer. En la faisant pratiquer d'abord *sur un point limité, pour un objectif provisoire.* Le communisme progresse dans la mesure où, TOUTE IDÉOLOGIE SOI-DISANT MISE A PART, des non-communistes acceptent de *lutter,* fût-ce de leur côté et par d'autres moyens, *contre l'ennemi désigné du moment.*
#### Contre le même, au même moment.
6. -- Toute vie en société comporte une multitude de « contradictions » : parmi ces contradictions, il en est une, ou quelques-unes, que la propagande communiste met en relief, excite et exacerbe, présente comme insupportable, transforme en urgence première, et traite par un combat politique. Dans des pays comme la France et l'Italie, où la propagande communiste dispose d'un volume matériel plus important à lui seul que toutes les autres propagandes politiques réunies (sans parler des complicités actives et des complicités passives dans le capitalisme de presse et en général dans les milieux intellectuels souvent pourris jusqu'aux moelles de l'Occident), le Parti arrive fréquemment à obtenir que l'on considère comme l'injustice numéro un du moment celle qu'il présente pour telle.
97:52
Il peut aussi, parfois, n'y point parvenir. En ce dernier cas, sa tactique est de « coller » à la revendication qui s'est imposée en dehors de lui et malgré lui, d'y « coller » étroitement (à moins qu'elle ne soit contraire à la politique soviétique) jusqu'à ce qu'il puisse reprendre l'initiative.
Dans cette perspective, le Parti communiste demande simplement aux chrétiens de mener au même moment un combat politique contre le même ennemi.
Le reste suivra.
Le reste suivra, parce que le communisme est une pratique : et c'est pourquoi IL PRÉFÈRE TOUJOURS UN « ANTI-MARXISTE » QUI PRATIQUE, AU MÊME MOMENT, UN COMBAT POLITIQUE CONTRE LE MÊME ENNEMI, PLUTÔT QU'UN « MARXISTE » EN DÉSACCORD ACTUEL SUR L'OPPORTUNITÉ TACTIQUE ET L'OBJECTIF CONCRET. Le communisme progresse dans la mesure où sa propagande emploie « toute sorte de tromperies qui dissimulent leur dessein sous des idées en elles-mêmes justes et séduisantes », mettant même en avant « des projets en tous points conformes à l'esprit chrétien et à la doctrine de l'Église » ([^68]) : il ne s'agit jamais pour le Parti communiste de réaliser effectivement les prétextes « justes et séduisants » ni les « projets en tous points conformes à l'esprit chrétien » sous lesquels il *dissimule son propre dessein.* Il s'agit, par ce prétexte, d'entraîner des non-communistes à pratiquer et à vivre un moment de la « lutte de classe ».
7. -- C'est ainsi que, plus ou moins vite, plus ou moins complètement, le matérialisme dialectique « pénètre peu à peu tous les milieux, y compris les meilleurs », -- y compris les milieux chrétiens. Car le christianisme est une vie. Il consiste à vivre en chrétien.
98:52
Or le communisme est une *pratique politique* qui est contraire à la *vie chrétienne.* Il amène des chrétiens, sous un prétexte politique, à vivre autrement qu'en chrétiens. C'est, si l'on veut, une « gymnastique ». C'est un entraînement pratique non point à formuler ou à accepter consciemment le mensonge, mais à le vivre.
-- *Restez chrétiens,* dit en substance le Parti communiste : *mais protestez contre les responsables de l'injustice que je combats en ce moment.*
L'injustice du moment, celle que la tactique communiste choisit, celle que la publicité communiste met en relief et impose en priorité absolue à l'attention publique, est soit exagérée, soit inventée par la propagande. Souvent il s'agit d'une injustice réelle, qui réclame vraiment des remèdes et des réformes. C'est pourquoi la propagande communiste est « une science certainement criminelle ». Elle ne conduit ni à des réformes ni à des remèdes mais toujours, essentiellement, à abattre un ennemi.
Vous n'êtes pas « marxiste ». Vous êtes même « anti-marxiste » et c'est fort bien. On ne vous demande aucune concession à la théorie dialectique. On vous laisse entières toutes vos croyances. On vous invite seulement à participer à l'action du moment. On vous demande, pour les motifs qui sont les vôtres, peu importe, de donner, fût-ce de votre côté et à votre manière, ça ne fait rien, votre renfort pour atteindre l'objectif tactique actuel. On ne vous demande rien de plus. Le communisme est pleinement satisfait de cette collaboration-là.
A ne considérer que « le marxisme », à ne voir les choses que du point de vue de « la doctrine », vous risquerez de ne comprendre jamais en quoi vous avez bien pu -- en contribuant à « combattre une injustice » -- collaborer avec le communisme. Vous avez collaboré à l'extension d'une pratique et non à la diffusion d'une doctrine.
99:52
#### Comment se pratique la dialectique.
8. -- Maïs il faut bien combattre les injustices, rétorque-t-on. Ce n'est point parce que les communistes les combattent que l'on va se mettre à les défendre. Si les communistes s'en prennent à des injustices réelles, on a tout de même le devoir de poursuivre « les mêmes objectifs » par des « voies parallèles ».
Or justement : il y a des injustices réelles parmi celles que dénonce la propagande communiste, maïs le communiste *exploite* ces injustices, il ne les *combat* pas. Il combat seulement les hommes qu'il en rend plus ou moins arbitrairement responsables. Ce n'est pas *le même* objectif. Son action tactique tend à éliminer non pas certaines catégories d'injustices mais certaines catégories d'individus. Le communisme n'est pas « réformiste », il le dit assez haut : il n'est pas réformiste, cela veut dire qu'il ne croit pas aux réformes sociales à l'intérieur d'une société non-communiste ([^69]). Les réformes sociales risquent chaque fois de ralentir ou d'atténuer la « lutte de classe », de diminuer la « combativité de la classe ouvrière », et tout l'effort communiste est de les intensifier. Le Parti communiste manœuvre pour empêcher les réformes sociales d'aboutir.
100:52
Ou bien il feint de s'y associer, quand il ne peut faire autrement, mais non pas pour les réaliser : pour les annexer, pour détourner et exploiter à son profit le mouvement d'opinion créé à leur propos. Ce sont seulement les réformes réalisées sans lui et malgré lui, mais effectivement entrées en vigueur, qu'il approuve alors bruyamment : il s'incline devant le fait accompli, et pour sa propagande il s'en prétend l'auteur principal. C'est toute l'histoire, par exemple, des assurances sociales en France. C'est l'histoire de la plupart des contrats collectifs, négociés et signés malgré l'opposition ou le sabotage de la C.G.T. : après coup, n'ayant pu les empêcher, la C.G.T. fait tout pour être admise comme co-signataire ; elle compte ensuite sur le volume de sa propagande, incomparablement plus fort que tous les autres, pour faire croire à la longue qu'elle en eut tout le mérite.
Les réformes inscrites au programme du Parti communiste ont en vue l'exercice du pouvoir, l'établissement de l'esclavage au profit d'une caste dirigeante, et sont gardées en réserve pour n'être accomplies que sous le contrôle du pouvoir communiste. Rien peut-être ne le montre mieux que *la réforme agraire.* On sait à quel point elle est nécessaire dans certains pays du monde non-communiste, à quel point il est scandaleux et dangereux qu'elle n'ait été ni entreprise ni même clairement conçue. La propagande communiste ne manque pas d'alléguer que la réforme agraire a été réalisée dans les « démocraties populaires ». Seulement elle ne précise pas, et tout le monde semble méconnaître, du moins dans la « presse bourgeoise » ignorante ou corrompue, ou probablement les deux à la fois, que la réforme agraire inscrite au programme communiste est une réforme agraire *calculée pour rendre impossible, par un morcellement excessif, l'exploitation familiale.* Elle promet la terre aux paysans pour les faire entrer dans la lutte de classe. Elle la leur donne de manière à les placer devant l'impossibilité pratique et constatable de vivre sur leur terre.
101:52
Et c'est pourquoi le communisme répète partout le principe selon lequel la collectivisation des terres, qui est le stade suivant de son programme, ne sera jamais contrainte mais toujours volontaire. *La réforme agraire est calculée en vue de son échec* et pour ne laisser aux paysans qu'une issue : le remembrement collectiviste ; l'encasernement et l'esclavage.
Le communisme ne combat pas les injustices, il fait semblant : c'est ce qui explique la remarque célèbre et profonde de François Mauriac, selon laquelle dans le communisme « *il ne peut rien y avoir de bon, puisque ce qui en paraît bon sert à tromper et à perdre les âmes* » ([^70]). Le communisme ne veut pas faire disparaître les injustices ni apporter aucune amélioration réelle tant qu'il n'est pas lui-même au pouvoir ([^71]) ; il a besoin des injustices, il les entretient, il les exaspère, comme autant de moteurs pour la dialectique. Et le mécontentement suscité par l'injustice subie, il *l'oriente* vers autre chose que la rectification de l'injustice : il l'oriente constamment vers la *liquidation politique* des responsables qu'il désigne.
9. -- La lutte politique est rarement belle et pure. Entre les mains du Parti communiste, elle devient intrinsèquement perverse : car elle implique alors toute l'idéologie que le Parti communiste ne peut faire admettre théoriquement aux chrétiens, mais qu'il leur fait vivre.
Le chrétien, lui, est « réformiste »*.* Il est révolutionnaire en esprit, c'est-à-dire dans l'ordre spirituel ; le christianisme est un ferment incessant de révolution intérieure, de révision de vie, de conversion permanente, d'exigence de perfection.
102:52
Le chrétien est homme de violence spirituelle, il n'est pas habituellement homme de violence politique et sociale. Il sait que l'injustice sociale relève essentiellement du péché et du pardon, de la conversion intérieure, de la justice qui consiste à s'efforcer d'être juste et non pas uniquement ni d'abord à protester contre l'injustice du voisin ([^72]) : c'est dans Cette perspective que le chrétien travaille, en commençant par soi, à réformer les cœurs, les consciences, les mœurs, les lois et les institutions.
A cette attitude *de l'âme,* la pratique communiste en substitue une autre, qui est entièrement inverse : l'injustice relève spécifiquement de la lutte politique, elle a pour cause non point un pécheur à convertir mais un ennemi à abattre. La lutte *entre le bien et le mal* se transforme en une *lutte politique entre* « *les bons* » *et* « *les mauvais* ». Et sans doute une telle tentation n'est pas nouvelle : elle a toujours et partout existé. Avec le communisme elle reçoit une systématisation et une organisation sans précédent, elle est exploitée par « une science de la propagande qui est certainement criminelle », qui distingue arbitrairement « les mauvais » qu'elle désigne et « les bons » qu'elle mobilise pour les combattre.
Et cette dialectique est introduite jusqu'à l'intérieur de l'Église. Pas toujours aussi ouvertement, aussi grossièrement que *L'Humanité* du 9 janvier 1960 appelant « les chrétiens dans leur masse au « combat » contre le Cardinal Ottaviani et les « Torquemada du Saint-Office ». L'appel du *L'Humanité* ne serait d'ailleurs rien en lui-même. L'important est qu'il soit repris par des chrétiens. L'important est qu'il y ait DEUX CAMPS POLITIQUES jusqu'à l'intérieur de l'Église, et que leur affrontement dialectique prenne le pas sur l'unité.
103:52
Pour créer à tout prix l'affrontement mortel entre deux camps politiques, les communistes utilisent « toute sorte de tromperies qui dissimulent leur dessein sous des idées en elles-mêmes justes et attrayantes », ils mettent en avant « des projets en tous points conformes à l'esprit chrétien et à la doctrine de l'Église » : par de telles « tromperies », des chrétiens sont entraînés à poursuivre en fait, par des voies parallèles (ou même par une coopération plus étroite), l'objectif du moment, précis et limité, que propose le Parti communiste. Ce faisant, ils rencontrent l'opposition d'autres chrétiens : opposition de chrétiens plus *clairvoyants,* ou bien même opposition de chrétiens *égoïstes,* mais ce n'est pas cela qui importe au fonctionnement de la dialectique. Ce qui lui importe, c'est que des chrétiens en viennent à considérer d'autres chrétiens *non plus comme des pécheurs, leurs semblables, leurs frères, à convertir religieusement, mais comme des ennemis à abattre politiquement :* alors le communisme a gagné sa principale bataille contre l'Église du Christ. Car ainsi, par pratique politique, des chrétiens sont amenés à ordinairement *vivre le contraire* de l'Évangile. Ils lapident « les coupables » politiques sans se demander qui peut jeter la première pierre. Ils introduisent dans la communauté chrétienne une discrimination arbitraire et systématique entre « les bons » et « les mauvais ». Ils se croient eux-mêmes politiquement « bons ». Leur préoccupation de combattre et d'éliminer politiquement « les mauvais » prend habituellement le pas sur la préoccupation de leur conversion personnelle et de la conversion de leurs frères ennemis, et sur leur vocation à vivre avec eux dans l'unité. *Ils ne vivent plus en chrétiens leur vie politique et sociale.* Et la politisation croissante de leur conscience entame de plus en plus profondément leur vie chrétienne.
104:52
10. -- Cela s'est passé en Chine comme ailleurs. Mais on l'a mieux connu pour la Chine, en raison du nombre et de la qualité des témoins qui l'ont vu, qui l'ont vécu, qui l'ont analysé et qui l'ont exposé au monde : les missionnaires. Aucun processus de conquête communiste n'est connu aussi scientifiquement (au regard de la plus exigeante critique du témoignage). Et c'est pourquoi il était d'un intérêt vital pour le communisme de discréditer le témoignage des missionnaires de Chine, ou d'en détourner l'attention. Ce témoignage, s'il fallait en résumer l'essentiel en quelques mots, tiendrait dans le schéma suivant :
a\) l'action anti-religieuse du communisme a pour ressort principal d'instituer une discrimination entre les chrétiens politiquement bons et les chrétiens politiquement mauvais ;
b\) les « mauvais » chrétiens sont ceux que le Parti communiste, pour une raison politique, désigne comme tels ;
c\) les « bons » chrétiens sont ceux qui mènent à l'intérieur de la communauté chrétienne un combat politique pour l'élimination des « mauvais ».
C'est tout : cela suffit.
L'objectif du moment, la ligne de démarcation peuvent concerner la réforme agraire, l'indépendance nationale, la lutte pour la paix, la « politique impérialiste » du Vatican, les « tendances intégristes et réactionnaires » du Saint-Siège : tous prétextes circonstanciels qui ont pour objectif réel l'élimination politique, voire la liquidation physique d'une catégorie de citoyens plus ou moins arbitrairement délimitée. L'objectif du moment peut être la lutte contre le colonialisme, la défense de la République, la liberté de la presse, la laïcité de l'école, n'importe quoi, pourvu que ce soit bien l'objectif du moment et non pas celui d'hier ou d'après-demain.
105:52
Autour de cet objectif-là et non d'un autre, la *seule* collaboration que le Parti communiste attend véritablement des chrétiens est qu'ils *introduisent dans l'Église cette contradiction, cette discrimination, cette lutte politiques,* affectées d'un coefficient prioritaire qui en fasse l'urgence provisoire numéro un. Cela ne s'opère évidemment pas sans agents conscients, auxiliaires inconscients, courroies de transmission, noyautages internes et pressions publicitaires externes, dont les résultats visibles sont bruyamment attribués à l' « influence du marxisme », au « sens de l'histoire » et à la « pression des masses populaires » mais qui relèvent en réalité du plus formidable appareil de pénétration, d'espionnage, de corruption, de manipulation, d'intoxication et de chantage qui ait jamais existé.
106:52
### IV. -- Les repères
1. -- Dans la tactique communiste, donc, l'injustice a pour cause un ennemi à abattre. En soi l'injustice est profitable, elle est le moteur de l'évolution sociale. Ce qu'il faut haïr et combattre, ce sont les responsables désignés par la propagande du Parti ; et les « liquider ».
Mais la tactique communiste ne choisit pas son objectif du moment selon la nature, l'importance, l'urgence des injustices en présence, -- pour ensuite en rechercher les responsables réels ou supposés.
Sa démarche est inverse. La tactique communiste dépend d'une stratégie mondiale qui détermine QUELLE CATÉGORIE SOCIALE IL IMPORTE DE LIQUIDER D'ABORD, ou au moins D'ATTAQUER A UN CERTAIN MOMENT : et *en conséquence,* les communistes recherchent de quelle injustice, réelle ou fictive, on pourrait, à tort ou à raison, rendre responsable cette catégorie sociale. L'agitation et la propagande communistes mettent alors en relief cette injustice, présentée comme la plus grave, comme la plus immédiatement insupportable. Les motifs réels du choix tactique ne sont pas tirés de l'importance objective des injustices subies : ils sont tirés de la stratégie, qui désigne les hommes contre lesquels il faut en priorité exciter l'opinion et mener un combat politique à un moment donné.
107:52
#### Deux glissements.
2. -- *Le premier glissement pratique* est de ne pas apercevoir que le choix est arbitraire, en ce sens qu'il n'est pas fondé sur la considération de l'injustice subie, mais qu'il est commandé par la détermination préalable de l'ennemi à attaquer. Ce choix relève uniquement d'une stratégie politique visant à la domination mondiale. Le glissement, pour un non-communiste, consiste à mettre au premier plan précisément la sorte d'injustices que l'agitation et la propagande communistes mettent en relief ; à estomper la considération d'autres injustices, aussi graves ou plus graves, que le communisme met tactiquement entre parenthèses parce qu'elles relèvent de responsables, supposés ou réels, qu'il n'a pas dessein d'attaquer pour le moment.
*Le second glissement pratique* du non-communiste est, au nom de cette injustice à combattre, d'aider l'action communiste à discréditer, à disqualifier, à éliminer la catégorie de « responsables » qu'elle désigne à la colère publique. Car pour la réalité de l'action communiste, qui s'occupe prétendument de soulager les souffrances et d'atténuer les injustices, il s'agit toujours d'autre chose, il s'agit toujours de FAIRE CAMPAGNE CONTRE QUELQU'UN, contre un homme, une classe, une catégorie, un corps social, arbitrairement désignés et délimités par la propagande, selon les seuls besoins de la stratégie politique mondiale. Ce second glissement consiste donc dans le passage de l'action pour une réforme (invoquée comme prétexte) à l'action contre des hommes, qui sont des compatriotes, des collègues, les membres d'une même société, d'une même profession : une action tendant à les « liquider politiquement » ; ou à défaut, à *rendre permanente et insurmontable une* RUPTURE D'UNITÉ *à l'intérieur des cellules et des organismes du corps social.*
108:52
On n'est point « marxiste » pour cela. On ne pense point en marxiste. Mais on pratique la dialectique, sans le savoir. A force de la pratiquer habituellement, il pourra se faire que, conformément au dessein de Lénine, on devienne marxiste peu à peu. Mais ce marxisme auquel on aboutit n'est pas cause ; il est conséquence et point d'arrivée.
#### Symptômes du conditionnement.
3. -- Étant donné que le choix communiste de l'injustice à mettre en relief à un moment donné est fondé uniquement sur des considérations stratégiques, il est fort rare que, *s'il* n'a *pas été conditionné par la propagande communiste,* le non-communiste, et spécialement le militant chrétien, trouve dans une considération objective de la situation sociale des raisons d'adopter le même ordre d'urgence. Quand un non-communiste constate que son choix des urgences, sa plus forte insistance, son accent principal coïncident *habituellement* avec ceux des communistes, il peut trouver dans une telle constatation un symptôme incontestable de son propre conditionnement.
Étant donné, d'autre part, que l'essence même de l'esprit social chrétien est de réformer les hommes et les institutions en vue de restaurer l'unité organique du corps social, il est fort rare que la situation objective du moment réclame véritablement des militants chrétiens un *combat politique contre* l'ennemi numéro un désigné comme tel par le Parti communiste. Quand un militant chrétien constate que son « engagement politique » l'entraîne habituellement ou fréquemment à attaquer et à combattre, au même moment, les mêmes adversaires que le Parti communiste, il peut trouver dans cette constatation le second symptôme certain de son propre conditionnement.
109:52
#### Un renfort honnête
4. -- Le combat communiste ayant pour ressort la haine, et ne s'en cachant pas, on a imaginé parfois, et même souvent, qu'il suffisait de ne point partager sa haine ; qu'être vigilant et prémuni contre la haine constituait la condition nécessaire et suffisante pour ne pas favoriser la dialectique communiste. Et que, sous réserve de ne point haïr l'ennemi, mais de prier pour lui, on pouvait sans crainte le combattre en même temps que le communisme le combat.
Mais peu importe à la tactique communiste que vous meniez contre l'adversaire du moment un combat loyal et sans haine. Ce qui importe, c'est *votre renfort,* contre LE MÊME et AU MÊME MOMENT.
Peu importe qu'au lieu des exagérations ou des calomnies communistes vous ne prononciez que des critiques honnêtes. Peu importe qu'au lieu de liquider l'ennemi, vous cherchiez seulement à exclure l'adversaire. Ce qui importe, c'est la convergence dans l'espace et dans le temps, c'est la simultanéité. Ce qui importe, c'est que vous soyez d'accord pour dénoncer comme responsables n° 1 de l'injustice n° 1 ceux que le Parti communiste dénonce lui-même comme tels. Votre manière est différente ; elle ne veut tuer personnes, ni violer aucun droit. Mais justement : de vous, chrétiens, *c'est d'abord une contribution honnête, c'est d'abord un renfort parfaitement moral dans son intention et dans ses moyens que la dialectique communiste attend de préférence.* Telle est la diabolique tentation. On ne vous demande pour commencer que d'être CONTRE, et contre UN HOMME OU UNE CATÉGORIE SOCIALE. Il est parfois nécessaire de se prononcer contre des hommes. Il est vingt manières de le faire en respectant la justice et la morale. Faites-le donc comme vous l'entendez. La seule condition est que ce soit au même moment, contre le même.
110:52
Il arrivera en outre qu'il soit réellement difficile de bien s'y reconnaître, parce que le Parti communiste ne *lance* pas toujours lui-même une campagne politique : se tenant d'abord officiellement à l'écart, comme distrait et occupé d'autre chose, il la fait lancer par d'autres, « qui ne sont pas marxistes ». Il y emploie ses complices conscients et ses auxiliaires inconscients. L'origine véritablement communiste n'apparaît pas et semble même démentie par la chronologie. Ce sont des « républicains » des « démocrates » des « patriotes » ou des « chrétiens » qui, les premiers, ont mis en mouvement telle campagne de presse, de pétitions, de protestations, tel mouvement revendicatif ou telle « affaire ». Le Parti communiste n'entre visiblement en ligne que dans un second temps, apportant son volume publicitaire apparemment en renfort désintéressé à un mouvement d'opinion qui semble n'être pas venu de lui. Il est donc parfois malaisé de ne pas s'y laisser prendre, au moins au début.
C'est pourquoi il faut éviter de dénoncer comme complice conscient des communistes quiconque se sera trouvé involontairement en conjonction accidentelle ou en convergence d'un instant avec eux. Pour parler selon la nomenclature politique, disons que, de la « droite » à la « gauche », cela a bien pu arriver une fois ou l'autre à tout le monde, ou presque. Toutefois, dans chaque cas, fût-il isolé, cette convergence est extrêmement dangereuse et doit être tenue pour telle.
#### Les trois conditions simultanées.
5. -- L'important est de savoir que cela n'est pas indifférent, et ne doit se produire ni habituellement ni même fréquemment.
111:52
Le grave, est que l'attention de beaucoup ne soit guère attirée sur ce point capital ou même ne le soit pas du tout. En un temps où la pression publicitaire de la propagande communiste, ouverte ou masquée, est considérable dans tous les milieux, il est extravagant que l'on fasse comme si elle n'existait pas et n'appelait point une vigilance explicite et constante. Il est d'une terrible imprudence de lancer ou de laisser dans l' « engagement politique » derrière certains journaux ou certaines organisations « qui ne sont pas marxistes » des militants qui n'ont pas reçu les moyens de reconnaître le conditionnement communiste : reconnaître le conditionnement communiste d'action politique concrète, et le reconnaître sur eux-mêmes s'il vient à se produire. On les a plus ou moins prévenus que « le marxisme » est « matérialiste et athée » ; on leur a trop souvent laissé ignorer comment se pratique la dialectique et comment, sans aucune concession de principe à l'idéologie matérialiste, ils peuvent néanmoins y être entraînés en acte.
On ne leur a pas appris que, dans l'ordre pratique, le point capital est d'éviter d'être :
1. -- *contre*
2. -- *le même*
3. -- *au même moment.*
C'est LA RÉALISATION HABITUELLE OU FRÉQUENTE de ces trois conditions SIMULTANÉES qui constitue en fait la collaboration. Elle constitue, il faut y insister, non pas une collaboration somme toute lointaine et accidentelle, mais *précisément celle* que le Parti communiste s'efforce en permanence de susciter, de conditionner, d'organiser parmi ceux qui « ne sont pas marxistes ».
112:52
#### Le possible et le nécessaire.
6. -- Vous pouvez dénoncer une injustice, si elle est réelle, que les communistes ont dénoncée avant-hier et qu'ils prendront peut-être à nouveau comme cheval de bataille après-demain.
Vous pouvez dénoncer la même injustice au même moment si, non pas à voix basse mais aussi fort, vous niez que les responsables en soient ceux que désigne le Parti communiste.
Vous pouvez, c'est peut-être inévitable parfois, mener un combat politique contre des hommes dont l'injustice porte atteinte au bien commun : mais à la condition que ce ne soient pas ceux que le Parti communiste attaque au même moment.
Vous pouvez enfin, au même moment, mettant en cause les responsables effectifs de la même injustice réelle, les traiter néanmoins comme des pécheurs à convertir et vous opposer à ce que l'on en fasse des ennemis à abattre.
Telles sont les « précautions », non pas annexes mais primordiales, constantes et décisives, auxquelles il faut veiller, surtout lorsqu'on se trouve « engagé » dans une action politique ou syndicale qui se développe à proximité du communisme. Elles exigent une résistance permanente à l'agitation, à la propagande, au conditionnement et à l'organisation communistes.
Il faut y ajouter encore l'expression publique d'une nette opposition quand la propagande communiste excite l'opinion autour d'injustices fictives, ou quand elle attaque injustement de prétendus coupables. Les personnes, les mœurs et les institutions sont loin d'être parfaites : mais cela ne saurait être un motif pour laisser passivement les communistes les calomnier.
113:52
Il faut y ajouter enfin la prise en considération des injustices que jamais le communisme ne met en cause, et qui sont en général les injustices les plus graves du monde moderne. La plus grande et la plus totale injustice sociale de l'univers contemporain est constituée par le communisme lui-même, qui *aggrave, développe et perfectionne à son profit toutes les tares du capitalisme.* La réduction soviétique des travailleurs en esclavage est incomparablement plus stricte et plus cruelle que dans les fabriques et manufactures du XIX^e^ siècle. Le colonialisme soviétique est incomparablement plus lourd et criminel que le colonialisme classique, et sans aucune contre-partie civilisatrice. Jamais l'exploitation de l'homme par l'homme n'avait atteint le degré d'horrible perfection auquel la porte le régime communiste ([^73]).
114:52
Passer systématiquement sous silence cette catégorie d'injustices, la plus atroce et la plus menaçante du monde contemporain, ou la mentionner simplement pour mémoire, est aussi une forme de collaboration, passive mais effective et efficace, avec le communisme. La non-résistance est proprement criminelle. Le seul nom de personne qui jusqu'à la fin des temps restera, dans le *Credo,* attaché à la Passion du Christ, n'est pas celui des juges et des bourreaux, mais celui de Ponce-Pilate. Face à la montée universelle du communisme, les moins coupables ne sont pas ceux qui, pouvant se prononcer, pouvant agir, pouvant rendre témoignage à la vérité et défendre la justice, n'en soufflent jamais un mot, s'en lavent les mains et s'en vont parler d'autre chose. Ils portent devant Dieu et devant les hommes une terrible responsabilité. Il n'est pas une des victimes passées, présentes ou futures du communisme qui ne viendra leur en demander compte, en ce monde ou au jour de la Résurrection.
Tout cela est difficile, certes. Car cela réclame un discernement qui est parfois malaisé ; une connaissance, qui ne court pas les rues, des réalités de l'action communiste ; une vigilance qui ne s'endorme jamais ; un constant effort à contre-courant pour annuler les réflexes créés et entretenus par le conditionnement à la non-résistance. Et de la force d'âme. Du courage. De la patience. Cela réclame foi, espérance et charité. *Major autem horum est caritas* (I Cor. XIII, 13).
115:52
La charité, car le communisme blesse toutes les formes de l'unité, qui sont les réalisations de l'amour. Si l'amour était plus vivant et plus fort, il se traduirait moins par les larmoyants bavardages d'un sentimentalisme pathétique, et davantage par le sens de l'unité du Corps mystique et de l'unité du corps social.
116:52
### V. -- Impact : l'Espérance
1. -- Pour détruire la Foi, le communisme commence par la « respecter », c'est-à-dire par la mettre entre parenthèses. Pour détruire l'Amour, il l'annexe et l'exploite. C'est au niveau de la vertu d'Espérance que portent son attaque frontale et son effort de rupture.
On peut entrer dans le jeu communiste sans le savoir, avec une Foi qui paraît entière, et sans avoir conscience qu'elle est tournée puis atteinte par l'Ennemi. On peut entrer dans le jeu communiste avec l'Amour, sans apercevoir que l'Amour est insensiblement dévié. Avec la Foi et la Charité, on peut entrer dans cette lutte politique pour liquider les responsables supposés de l'injustice du moment, sans distinguer comment cette lutte politique contredit et blesse la Charité et la Foi. On peut mener, par des voies différentes, un combat parallèle au combat communiste contre l'ennemi politique du moment désigné par le Parti. Mais on ne peut pas le faire sans rompre avec l'Espérance ou sans l'avoir oubliée.
#### Les gestes extérieurs des deux péchés contre l'Espérance.
2. -- Car cette pratique politique, qui atteint indirectement la Foi, qui pervertit clandestinement la Charité, substitue clairement et directement à l'Espérance une autre espérance.
117:52
Cette pratique politique atteint la Foi *dans ses œuvres,* elle fait mettre en œuvre une autre espérance que l'Espérance œuvre de la Foi.
Cette pratique politique, qui implique secrètement le contraire de la Foi et le contraire de la Charité (et l'on ne s'en aperçoit pas d'abord, et l'on risque ensuite d'être anesthésié), implique ouvertement et dès le début l'espérance d'une autre rédemption, d'un autre rachat du mal et de l'injustice dans le monde, -- cette pratique supprime l'Espérance parce qu'elle la remplace en acte. Elle ne remplace pas la Foi, et ne semble pas d'abord l'atteindre, s'installant à un autre niveau. Elle ne remplace pas la Charité, mais réussit à la séduire, et c'est par amour qu'elle entraîne souvent des chrétiens à organiser une lutte politique pour la défense des victimes et des opprimés : ils ne voient pas qu'une seule catégorie d'opprimés et de victimes, tactiquement opportune, est proposée en priorité à leur charité par une propagande obsédante, ils ne voient pas non plus que cette pratique politique les conduit à combattre et à détester non plus l'injustice, mais ses responsables supposés ou réels.
Les victoires du communisme sont remportées directement sur la vertu d'Espérance.
3. -- Sur la vertu d'Espérance : parce que cette pratique politique fait accomplir les gestes, au moins extérieurs pour commencer, des deux péchés contre l'Espérance.
On pèche par PRÉSOMPTION contre l'Espérance quand on compte sur ses propres forces pour faire le bien et éviter le mal ([^74]).
118:52
Or cette pratique politique consiste à lutter contre l'injustice *comme si* l'on comptait sur ses propres forces pour faire le bien et pour éviter le mal : elle invite « celui qui croit au Ciel et celui qui n'y croit pas » à la même action soi-disant suffisante et décisive contre l'injustice ; action supposée identique pour celui qui ne croit pas et pour celui qui croit.
On pèche pas DÉSESPOIR contre l'Espérance quand on perd confiance en la bonté et Dieu et qu'on ne croit pas pouvoir aller au Ciel : or cette pratique politique demande « à celui qui croit au Ciel et à celui qui n'y croit pas » de lutter ensemble contre l'injustice *comme si* la justice et l'injustice sociales étaient sans rapport avec la bonté de Dieu et le salut éternel. Cette pratique politique substitue un paradis à un autre, non pas d'abord au niveau de la Foi, mais d'abord au niveau de l'Espérance : « L'unité de la lutte réellement révolutionnaire de la classe opprimée pour se créer un paradis sur la terre, a écrit Lénine, nous importe plus que l'unité d'opinion des prolétaires sur le paradis du ciel. Voilà pourquoi nous ne proclamons ni ne devons proclamer notre athéisme dans notre programme. » ([^75]) La pratique de la dialectique n'impose pas aux chrétiens de renoncer à *croire* au Ciel : elle les entraîne simplement à mener leur action temporelle non plus DANS LA PENSÉE d'aller au Ciel, mais DANS LA PENSÉE de construire un paradis sur la terre. « *Toutes* nos actions et *toutes* nos pensées, a écrit Pascal, doivent prendre des routes *si différentes* selon qu'il y aura *des biens éternels à espérer,* ou non, qu'il est impossible de faire une démarche avec sens et jugement, qu'en *la réglant par* la vue de ce point, qui doit être notre premier objet. »
119:52
#### La Foi sans l'Espérance.
4. -- D'ailleurs, qui parle aujourd'hui d' « *aller au Ciel* » ? La Foi parle encore, souvent l'Espérance se tait. Ce n'est pas dans le silence de la Foi que la diffusion du communisme s'explique par « une science de la propagande qui est certainement criminelle », c'est dans le silence de l'Espérance.
La Foi, l'Espérance et la Charité ne sont pleinement elle-mêmes que toutes trois ensemble. Mais la première qui soit directement atteinte par la pratique communiste est l'Espérance. Et s'il ne peut y avoir de chrétiens sans foi chrétienne, il peut y avoir des chrétiens sans espérance chrétienne : la foi peut demeurer quand l'espérance s'en est allée ([^76]). La pratique de la dialectique multiplie les chrétiens qui croient encore en Jésus-Christ, qui le reconnaissent comme celui qui a apporté l'amour fraternel sur la terre, mais qui ont évacué la sainte espérance hors du champ de leur action quotidienne.
5. -- Avant que n'apparaisse le communisme, la brèche était ouverte : il l'a seulement élargie et colonisée. Les blessures reçues, les batailles perdues sur le front de l'Espérance ont été innombrables et profondes depuis l'entrée dans l'âge moderne. La politisation des consciences, avec son étonnant mélange de vrai cynisme et de faux messianisme, le communisme ne l'a pas inventée, il l'annexe et la systématise.
120:52
Voilà longtemps que nous ne parlons plus beaucoup, au fil des jours et sans attendre la dernière heure, d' « aller au Ciel », non point parce que nous serions devenus plus savants et tiendrions un langage plus théologique où il serait question d'ordonner chaque instant de notre action présente en vue de la « fin dernière » et de la « vision béatifique ». Nous n'en parlons plus parce qu'au fil des jours et des tâches temporelles nous n'y pensons plus tellement.
Mais nous pensons à beaucoup de choses, et même à faire progresser la Foi. Nous concevons les tâches apostoliques et missionnaires en y donnant une place croissante à une méthodologie, à une stratégie, à une organisation empruntées à celles de la propagande des partis politiques : elles conduisent en somme à publicitairement se faire bien voir, comme si l'on recherchait des suffrages ([^77]), plutôt qu'à enseigner aux hommes qu'ils sont tous pécheurs et que le salut du genre humain est venu sur la terre. A la limite, elles prêcheraient un Sauveur qui serait venu pour les justes ; et pour les libérer d'injustices dont ils seraient seulement les victimes et nullement les responsables ; et pour les encourager, dans la lapidation des coupables politiques et sociaux, à jeter la première pierre.
Nous recherchons toujours plus ou moins le Royaume de Dieu, et nous le recherchons dans la Foi, mais l'œil de l'espérance fixé sur nos affaires temporelles ; nous le recherchons *pour* avoir tout le reste (y compris les succès apostoliques matériellement visibles) et en considérant qu'en quelque sorte il nous est dû : notre espérance prend de plus en plus pour objet ce qui « sera donné par surcroît » et *c'est vrai* que le surcroît est promis et donné, et qu'il faut simultanément y travailler de ses mains et à la sueur de son front, mais il *n'est pas* l'objet essentiel de l'Espérance.
121:52
Il n'est pas non plus toujours celui que nous avions imaginé et espéré. Il ne l'est même quasiment jamais. Il est souvent autre et toujours mystérieusement meilleur.
#### Unique, le Parti...
6. -- La constante fondamentale de l'action communiste est de faire éclater les communautés naturelles et surnaturelles en les divisant politiquement contre elles-mêmes, -- ou en exploitant mortellement les divisions politiques qu'elles portaient déjà en elles, -- et en persuadant les consciences, par le moyen d'une propagande sans précédent, de voir les contradictions internes plutôt que la vocation à l'unité. La destruction des liens familiaux, professionnels, nationaux, religieux ne laisse plus subsister finalement qu'une sorte de collectivité organisée : le Parti et ses dépendances.
La lutte politique est intrinsèquement perverse quand sa nature est de *prendre inconditionnellement le pas* sur toutes les autres réalités, -- fût-ce sous le prétexte de les « défendre ». La lutte politique que suscite, soutient et développe la propagande communiste, « toute idéologie mise à part », faisant marcher du même pas « celui qui croit au Ciel et celui qui n'y croit pas », s'installe dans une famille quand la division politique, passe habituellement avant le lien familial. Elle s'installe dans le métier quand la lutte de classe prend ordinairement le pas sur le bien commun de l'entreprise et de la profession. Elle s'installe dans la nation quand les oppositions politiques y prennent constamment le pas sur le bien commun national et sur l'union des cœurs. Elle s'installe dans la vie internationale quand les nationalismes ou les impérialismes y prennent inconditionnellement le pas sur le bien commun de la famille humaine.
122:52
Elle s'installe dans l'Église quand les divisions politiques y ont le pas sur la réalité du Corps mystique. Le communisme ne demande pas aux chrétiens que cette priorité soit conçue et professée comme inconditionnelle : la plupart s'y refuseraient. Il faut et il suffit au communisme que cette priorité soit *habituellement pratiquée :* et beaucoup la pratiquent sans savoir ce qu'ils font.
\*\*\*
Notre-Dame de la Sainte-Espérance, convertissez-nous.
Jean MADIRAN.
123:52
## DOCUMENTS
### Une collaboration « catholique ».
*Ce nouveau document sur la collaboration, et sur la manière dont elle est présentée en Occident, est une longue* « *information* » *publiée dans les* Informations catholiques internationales *du* 1^er^ *mars* 1961. *Il concerne la Pologne. Il a substantiellement le même contenu que les articles sur la Hongrie publiés par* Témoignage chrétien *du* 7 *octobre* 1960 *et par* Le Monde *du* 3 *novembre* 1960. *Nous le reproduisons intégralement, y compris son titre et ses inter-titres.*
*Toutes les notes en bas de page sont de nous.*
124:52
#### Le mouvement Pax dans une situation nouvelle.
Au début du mois de février, le gouvernement a décidé d'imposer les nombreuses entreprises industrielles et commerciales du mouvement catholique ([^78]) Pax, au même titre que les sociétés privées. C'est un coup très dur, car les bénéfices de ces entreprises procuraient au mouvement les ressources nécessaires à son activité politique, sociale, éditrice, etc.
Cette mesure était d'autant plus inattendue que quelques jours plus tôt les dirigeants de Pax avaient été reçus par M. Gomulka. *Trybuna Ludu,* organe officiel du Parti ouvrier polonais unifié ([^79]), avait alors mentionné cette rencontre -- ce qui n'est pas sans importance, car un tel fait est rapporté par ce journal pour la première fois depuis 1956, date de la « révolution d'octobre » qui a amené M. Gomulka au pouvoir -- ce à quoi était opposé alors M. Piasecki, président de Pax.
Plusieurs hypothèses ont été émises après cette entrevue qui -- il faut le souligner -- se situait à deux mois et demi des élections au Parlement (*Sejm*) et aux Conseils populaires, prévues pour le 16 avril. Rapportant les échos qui ont circulé à ce sujet à Varsovie, le correspondant du Monde a souligné que cette entrevue « a été une déception considérable pour les dirigeants de Pax en général et pour son chef, Boleslaw Piasecki, en particulier », sans toutefois être en mesure d'apporter des précisions plus explicites.
125:52
Si le gouvernement a décidé de frapper Pax, il a choisi à dessein son moment. Encouragé, semble-t-il, par le manque de réaction des parents catholiques après la suppression de l'enseignement religieux dans beaucoup d'écoles, il a voulu montrer qu'il ne désire pas, comme en 1956, rechercher à l'approche des élections l'appui de l'Église, ni même celui de Pax -- son aile « progressiste » ([^80]) -- dont les membres se réclament d'une part de l'Église par leurs convictions religieuses, d'autre part du socialisme par leurs sentiments patriotiques.
126:52
#### Qu'est-ce que Pax ?
Sans être à strictement parler ([^81]) un mouvement confessionnel, Pax compte parmi ses membres 90 % de catholiques. Il fut fondé en 1945 par M. Boleslaw Piasecki, qui le préside. Outre l'activité politique et sociale de plusieurs centaines de cercles disséminés à travers le pays, il déploie une impressionnante activité éditrice, en publiant de nombreux journaux, dont le seul quotidien catholique en Pologne *Slowo powszechne,* et des livres.
Au cours des onze dernières années, l'Institut d'Édition Pax a publié plus de 8 millions d'exemplaires de livres : 360 titres de littérature polonaise et étrangère, 185 titres de littérature religieuse et de sciences religieuses. Le tirage global de la Sainte Écriture a atteint le chiffre de 305.000 exemplaires, celui des manuels d'instruction religieuse s'est élevé à 400.000 et enfin celui des missels à près de 1,5 million. Le budget annuel de l'Institut d'Édition est de 750 millions de zlotys ([^82]).
Le mouvement Pax possède en outre des services médico-sociaux et artistiques. Il tire ses ressources de l'activité de plusieurs entreprises industrielles ou commerciales.
Si, jusqu'à ces dernières semaines, le gouvernement polonais et, plus particulièrement l'ambassade soviétique à Varsovie, ont constamment prodigué leurs faveurs à Pax ([^83]), il n'en a pas été de même de la part de la hiérarchie ecclésiastique.
127:52
En juin 1955, un décret du Saint-Office condamnait l'hebdomadaire du mouvement *Dzis i Jutro* et l'ouvrage de B. Piasecki : *Problèmes essentiels.* A l'heure actuelle, les clercs n'ont pas le droit de se faire éditer chez Pax. Cependant, le mouvement n'a pas lui-même été condamné ([^84]). Plusieurs indices donnent à penser que l'épiscopat polonais manifeste à son égard moins d'intransigeance ([^85]).
#### Les thèses
Le mouvement Pax se définit lui-même dans ses « Directives » comme un courant intérieur du camp socialiste ; il se considère, non pas comme un mouvement confessionnel, mais comme un mouvement idéologique et politique. C'est à ce titre qu'il ouvre ses rangs aussi bien à ceux qui professent la foi catholique qu'à ceux qui ne la reconnaissent pas.
128:52
Le mouvement Pax se déclare nettement l'allié du Parti ouvrier unifié ([^86]). Cependant cette situation d'allié du Parti « n'existe jusqu'à présent que de fait et elle n'a pas encore trouvé une expression suffisante, ni dans la déclaration théorique du Parti, ni dans la pratique de la vie à l'échelle nationale » ([^87]).
Quant aux véritables bases du mouvement, M. Piasecki parlant lors de la célébration du XV^e^ anniversaire de Pax à Varsovie à la mi-décembre, a précisé qu'il les voit dans la rencontre du patriotisme et du socialisme avec le catholicisme.
129:52
« Le mouvement social -- c'est ainsi que Pax est désigné -- s'est fixé pour tâche de donner une importance égale à l'engagement patriotique du Polonais contemporain et à son engagement socialiste. »
M. Piasecki a souligné ensuite que Pax reconnaît « le principe de la pluralité et du caractère différent de la doctrine professée par le mouvement par rapport au matérialisme philosophique » ([^88]). Parlant de « la nécessité de l'engagement philosophique de la nation » et en soulignant que l'on n'a pas le droit d'imposer une doctrine à qui que ce soit à l'encontre de sa volonté, il a dit que le principe fondamental du mouvement est la pluralité des conceptions philosophiques.
« Le rôle constructif que la pluralité des conceptions philosophiques joue dans la pratique et en théorie dans L'édification du socialisme consiste en cela qu'il universalise le socialisme ([^89]). La théorie de la pluralité des conceptions philosophiques de l'édification du socialisme, lorsqu'elle aura droit de cité dans le monde socialiste, peut ([^90]) constituer l'apport polonais au progrès, car c'est sur notre sol que, pour la première fois a eu lieu la rencontre de la révolution marxiste et de toute une nation dont une très grande partie est engagée dans une doctrine chrétienne. Et le résultat de cette rencontre, c'est l'édification de la Pologne socialiste, grâce aux forces de tous ses citoyens. »
130:52
C'est « selon l'attitude des catholiques laïques dans leur travail consacré à l'édification du socialisme, dans leur travail réalisant les commandements du patriotisme contemporain que le Parti ouvrier polonais unifié apprécie la fonction sociale de la religion » a encore précisé M. Piasecki ([^91]).
Il a tenu cependant à faire remarquer que Pax étant un mouvement idéologique et politique des catholiques laïques ne peut engager la responsabilité de l'Église. Il considère toutefois le mouvement « indissolublement lié à la partie du clergé qui lui est favorable » ...
#### Contre toute « idée de schisme »
« Dans le clergé, le mouvement social trouve des prêtres dont la sympathie pour les principes idéologiques et politiques, pour le travail concret du mouvement est indispensable en tant que complément renforçant par son autorité morale et intellectuelle notre attitude idéologique et morale. Pour nous, les membres du clergé sont des citoyens de la Pologne populaire, jouissant de tous droits, des citoyens dont le rôle est d'autant plus important qu'ils remplissent une mission pastorale. Et celle-ci, à côté de son rôle sacramentel éternel, a également une grande importance dans la pratique pour les besoins patriotiques de la nation engagée dans le socialisme. »
131:52
Abordant ensuite la question des relations entre le clergé et l'épiscopat, M. Piasecki a dit : « De même que l'on ne peut séparer du clergé le mouvement social des catholiques laïques, de même il n'est pas possible de parler d'un clergé socialement progressiste détaché de l'épiscopat. Le mouvement social n'a jamais tendu à dresser à l'intérieur de l'Église le clergé qui sympathise avec lui » ([^92]).
M. Piasecki s'est également défendu de jamais mettre en doute « L'attitude doctrinale inflexible, l'attitude juridique de l'épiscopat polonais ».
« Nous nous rendons compte -- a-t-il poursuivi -- des grandes difficultés auxquelles se heurte l'épiscopat en dirigeant l'Église catholique dans les conditions de la dictature du prolétariat. Mais il s'agit de conflits administratifs ; ces difficultés disparaîtront ([^93]), lorsque l'engagement social des catholiques laïques dans l'édification du socialisme aura atteint toute sa portée, lorsque l'engagement du clergé dans sa mission pastorale donnera des fruits abondants. »
132:52
Enfin, en affirmant que son mouvement combattra « les idées de schisme et d'une Église nationale », M. Piasecki s'est déclaré pleinement conscient de toutes les conséquences qui découlent du fait que la vie de l'Église catholique en Pologne populaire ne peut être détachée de la vie de l'Église universelle ; il veut également tenir compte de ses liens étroits avec le Saint-Siège. En rendant hommage à l'autorité suprême du pape -- autorité unique pour les catholiques du monde entier --, M. Piasecki a déclaré qu'elle est reconnue pleinement ([^94]) par son mouvement en ce qui concerne le domaine de la foi, de la morale ([^95]) et de la juridiction sur toute l'Église universelle.
============
133:52
CONCLUSION. -- Comme on le voit, ces remarques ([^96]) reprennent quelques-unes des observations essentielles que nous avons formulées à propos de l'article de *Témoignage chrétien* du 7 octobre 1960 et de l'article du *Monde* du 3 novembre 1960 : l'imposture qui vient de Pologne est fondamentalement identique à l'imposture qui vient de Hongrie, et l'une et l'autre tendent à accréditer en Occident le sentiment qu'il doit bien être possible et permis à des catholiques de collaborer au régime « social » du communisme, c'est-à-dire à l'esclavage. L'avenir de l'Église ne serait dans aucune forme de résistance au communisme, mais dans une certaine forme de collaboration.
Les indications que nous avons apportées en note sont celles qui ne trouvent jamais place dans une certaine « information catholique ». Ces indications appartenant pourtant à l' « information » elle-même : au moins en ceci qu'une information qui les omet et les dissimule systématiquement (peut-être par ignorance) devient une information fausse.
L'article que nous venons de reproduire et d'annoter *aurait pu paraître en Pologne, sous la censure communiste, sans subir aucune modification importante.*
134:52
## ÉDITORIAL
*Enfin une proposition nette et claire :*
### L'Église permet une collaboration avec le communisme
EN 1949, le Cardinal Suhard déclarait que « *l'Église ne saurait admettre une collaboration habituelle et profonde* » avec le communisme. Il avait précisé : « *Il pourra arriver que les circonstances conduisent les catholiques à mener leur action parallèlement à celle des communistes.* »
Le sens exact que le Cardinal Suhard entendait donner à ces formules n'était probablement pas celui qu'on leur a donné avec une insistance grandissante. L'action *parallèle,* dans des circonstances exceptionnelles, pose toute sorte de problèmes, mais elle n'est pas COLLABORATION, ni ACCORD, ni CARTEL D'ACTION : le propre des « parallèles » est de ne se rejoindre nulle part (ou de se rejoindre seulement à l'infini). Mais une interprétation de plus en plus répandue, surtout après la mort du Cardinal, a cru pouvoir trouver dans sa déclaration de 1949 l'invitation implicite à rechercher et à organiser avec le Parti communiste une collaboration « occasionnelle », et même « fréquente », pourvu qu'elle ne soit pas « habituelle ». Cependant l'on demeurait en général dans le sous-entendu, l'imprécis, l'insaisissable. On agissait : mais dans l'équivoque et sans ordinairement élever au rang de principe énoncé en règle d'une telle collaboration.
135:52
Or voici que l'interprétation aventurée, qui était vécue plutôt qu'affirmée, devient explicite et impérative. La collaboration avec le Parti communiste fait l'objet de définitions de principe. On cite et on allègue le communiqué du Cardinal Suhard du 31 janvier 1949 ; on se fonde sur une Lettre de la Sacrée Congrégation du Concile en date du 5 juin 1929 ; et sur l'Encyclique *Divini Redemptoris* elle-même. Cette thèse collaborationniste, présentée comme doctrine de l'Église, est de plus en plus largement reçue, ouvertement affirmée, dogmatiquement enseignée.
Il importe donc d'examiner cette thèse avec la plus exacte attention, dans le seul souci de contribuer à rechercher (ou à retrouver) la vérité spéculative et pratique.
Une proposition\
terriblement nette.
On en est venu en effet à ÉNONCER UNE PROPOSITION nette et catégorique, qui est vraie ou qui est fausse, qui appelle le *oui* ou le *non.*
Elle est ainsi formulée :
« *L'Église n'interdit pas aux chrétiens une collaboration partielle pour des buts précis et limités.* »
Plus développée, cette même proposition est énoncée et imprimée en ces termes :
« *En raison des objectifs légitimes du communisme, l'Église n'interdit pas aux chrétiens une collaboration partielle pour des buts précis et limités.* »
136:52
Ceux qui énoncent cette proposition n'enseignent pas une vague collaboration avec *des* communistes dans des cas-limites, incertains, discutables ou anodins ; ils n'enseignent pas non plus seulement une collaboration éventuelle au plan syndical ; ils précisent qu'il s'agit de collaborer « *avec le Parti Communiste* » lui-même, de conclure des « *accords temporaires* », de constituer avec lui de « *fructueux cartels d'action* ».
Deux arguments sont invoqués à l'appui de cette thèse collaborationniste.
Premier argument :\
Pie XI « reconnaît ».
Qu'est-ce donc qui permet d'affirmer que l'Église reconnaît au communisme des objectifs légitimes ?
C'est, nous dit-on, Pie XI qui l'a déclaré dans l'Encyclique *Divini Redemptoris,* Pie XI qui l'a « reconnu » : « *Pie XI reconnaît qu'il y a parfois dans le communisme des objectifs parfaitement légitimes.* »
Et l'on commente ainsi :
« *Toutes les équivoques sur le communisme viennent de là : d'une part, une doctrine matérialiste et athée qui imprègne toute l'action, et donc est à rejeter totalement ; d'autre part certains projets de réforme, certains cléments de programme qui peuvent être également poursuivis par les chrétiens et donc acceptables.* »
Une telle interprétation de ce que Pie XI enseigne dans l'Encyclique *Divini Redemptoris* est aujourd'hui extrêmement courante. Elle nous paraît contraire à la lettre et à l'esprit de l'Encyclique.
Pie XI en effet écrit au § 57 de *Divini Redemptoris :* « Il arrive en quelques endroits que, sans rien abandonner de leur doctrine, ils (les chefs communistes) proposent à des catholiques une collaboration humanitaire ou charitable ; ils avancent alors des projets en tous points conformes à l'esprit chrétien et à la doctrine de l'Église. »
137:52
Mais cela, Pie XI ne le « RECONNAIT » pas comme un bon point ou une circonstance atténuante à l'actif du communisme intrinsèquement pervers : au contraire il le DÉNONCE comme un *mensonge,* comme un *piège,* et c'est pour cette raison qu'il conclut aussitôt : il ne faut collaborer en rien, *nulla in re,* avec le communisme.
Car la tentation de collaborer avec le communisme ne surgit pas quand il propose une injustice manifeste ou un crime évident. La tentation de collaborer avec le communisme surgit quand il met en avant un objectif précis et limité apparemment conforme à la doctrine de l'Église ; c'est dans ce cas, c'est pour ce cas que Pie XI a précisé : *nulla in re,* en rien, jamais il n'est permis de collaborer.
Pie XI a parlé des objectifs légitimes du communisme pour les dénoncer comme une imposture : « Il s'efforce de gagner les foules par toutes sort ès de tromperies qui dissimulent leur dessein sous des idées en elles-mêmes justes et séduisantes ».
Or voici qu'aujourd'hui on se réfère explicitement a cet enseignement de Pie XI en taisant la conclusion qu'en tirait le Souverain Pontife ; et même en FORMULANT LA CONCLUSION CONTRAIRE : en autorisant une collaboration occasionnelle à cause de ces « objectifs légitimes », et en plaçant cette conclusion contraire précisément sous l'autorité et la garantie invoquées de l'Encyclique *Divini Redemptoris.*
\*\*\*
Le « oui » et le « non » ne sont pas ici possibles simultanément et sous le même rapport.
138:52
Nous lisons dans l'Encyclique *Divini Redemptoris* que Pie XI dénonce les soi-disant objectifs légitimes du communisme comme autant de prétextes, de mensonges, de tromperies, de pièges, et que la collaboration avec un communisme qui propose de tels objectifs « légitimes » n'est possible *nulla in re,* en aucun cas : paragraphes 57 et 58.
Mais nous voyons bien que l'on a tendance en France à lire autrement le même passage ; qu'on lui trouve de plus en plus un sens diamétralement opposé ; que l'on enseigne aux catholiques français : Pie XI a *reconnu* qu'en raison des objectifs légitimes qui sont occasionnellement ceux du communisme, il convient de ne pas refuser une collaboration limitée avec le Parti communiste.
Second argument :\
la Lettre\
de la Congrégation du Concile.
Depuis des années, nous avions cru remarquer que les arguments insinués plus ou moins ouvertement en faveur d'une collaboration plus ou moins limitée avec le Parti communiste s'inspiraient de formules figurant dans la Lettre de la Sacrée Congrégation du Concile en date du 5 juin 1929, communément nommée « sur les syndicats chrétiens » ([^97]).
Ce n'est plus maintenant une simple supposition.
139:52
Nous sommes désormais en présence, ici encore, d'une PROPOSITION ÉNONCÉE, imprimée, diffusée et enseignée. On nous invite à ne pas refuser de constituer avec le Parti communiste des « *cartels d'action fructueux* »* :* on nous y invite au nom de cette Lettre explicitement invoquée. On applique aux *cartels d'action politique avec le Parti communiste* les recommandations que la Lettre énonçait pour les *cartels syndicaux avec des* « *syndicats neutres ou même socialistes* ».
Citant les termes mêmes de la Lettre, mais les appliquant aux ententes *avec le Parti communiste,* on nous enseigne que ces ententes seront licites à condition « qu'elles se fassent seulement dans certains cas particuliers, que la cause qu'on veut défendre soit juste, qu'il s'agisse d'un accord temporaire et que l'on prenne toutes les précautions pour éviter les périls qui pourraient provenir d'un tel rapprochement. »
Une telle utilisation de la Lettre de la Sacrée congrégation du Concile se heurte pourtant à trois objections principales :
1. -- La Lettre parlait d'ententes *syndicales* et non pas d'ententes *politiques.*
2. -- Le texte de la Lettre invite à penser que, même au plan syndical, les organisations communistes sont *exclues* de ces ententes occasionnellement permises. En effet la Lettre parle de cartels temporaires avec des « syndicats NEUTRES ou même SOCIALISTES » : et le contexte montre que « socialiste », dans le vocabulaire de la Lettre, est employé au sens où ce terme est distinct du terme « communiste » : car la Lettre nomme plus loin, pour mettre en garde contre eux, le « socialisme *et le communisme* ». Quand la Lettre dit : « socialiste », sans ajouter : « et communiste », il apparaît donc que les organisations « communistes » ne sont pas inclues dans ce qui est dit au sujet des organisations « socialistes ».
140:52
3. -- Si l'on rejetait les deux objections précédentes et si l'on admettait que la Lettre a fixé des règles de collaboration qui valent pour l'entente non seulement avec un SYNDICAT SOCIALISTE, mais aussi AVEC LE PARTI COMMUNISTE, il resterait à savoir comment résoudre alors la contradiction entre la Lettre de 1929 et l'Encyclique *Divini Redemptoris* de 1937. A notre avis, et pour les raisons qui viennent d'être dites, il n'y a aucune contradiction. Mais ceux qui croient en voir une, ceux qui professent que la Lettre de 1929 autorise la collaboration AVEC LE PARTI COMMUNISTE, comment font-ils pour lui *donner le pas* sur le NULLA IN RE prononcé par l'Encyclique *Divini Redemptoris *?
Ils ne se sont pas posé la question ; ou du moins, ils l'ont tranchée en passant purement et simplement sous silence le *nulla in re* de l'Encyclique.
On entend dire parfois que l'attitude de l'Église a *évolué* (en raison par exemple d'une évolution du communisme lui-même) : mais dans ce cas, c'est à des documents du Saint-Siège POSTÉRIEURS à l'Encyclique *Divini Redemptoris* que l'on devrait se référer pour attester et prouver une telle évolution. On se réfère au contraire à un document qui est ANTÉRIEUR de huit années. Dans l'hypothèse (extrême et irrecevable selon nous) où l'on aurait raison d'interpréter la Lettre de la Sacrée Congrégation du Concile comme autorisant une certaine collaboration avec le communisme, il faudrait alors reconnaître que cette autorisation a été *révoquée* par un document plus *récent* et plus *solennel.*
Antérieur ou postérieur à l'Encyclique *Divini Redemptoris,* il n'existe en réalité aucun document du Saint-Siège qui envisage, autorise ou tolère aucune espèce de collaboration avec le Parti communiste, fût-elle temporaire et limitée. Mais il existe, non révoqué, le NULLA IN RE de l'Encyclique *Divini Redemptoris.*
141:52
Ce NULLA IN RE jamais révoqué a été en quelque sorte, au contraire, aggravé et renforcé. Pie XII, dans son Message de Noël 1956, prononçait une stricte interdiction non plus seulement de la collaboration active, mais encore des simples « colloques » et « rencontres » avec les chefs communistes.
\*\*\*
A l'appui de la proposition énoncée et enseignée (« *en raison des objectifs légitimes du communisme, l'Église n'interdit pas aux chrétiens une collaboration partielle pour des buts précis et limités* »), les deux arguments invoqués sont donc entièrement erronés.
La collaboration présentée comme occasionnellement permise étant en outre explicitement *avec le Parti communiste* lui-même, la proposition dogmatiquement énoncée et enseignée comme un principe universel est spécialement dangereuse : c'est ce qu'il nous reste à dire.
Chaque fois\
ce sera\
l'exception.
Ceux qui enseignent une telle collaboration avec le Parti communiste ne sont point des esprits soudainement gagnés par les formules classiques du « progressisme » que nous avons connues depuis 1945. Au contraire : ils manifestent, en matière de connaissance du communisme, un net progrès, sur des points importants, par rapport aux illusions trop fréquemment entretenues dans la conscience commune des catholiques français ;
142:52
ils manifestent simultanément une connaissance des enseignements du Saint-Siège souvent plus exacte que les semi-vérités, les ambiguïtés, les approximations qui ont eu tellement cours.
Mais en même temps, ce qui était jusqu'ici, en général, une tendance implicite à la collaboration, une faiblesse, une équivoque, prend maintenant la forme d'une proposition catégoriquement énoncée, ouvertement enseignée avec assurance, et présentée comme étant la doctrine même du Saint-Siège.
Et c'est l'essentiel de l'attitude concrète, pratique, effective des chrétiens en face du Parti communiste qui risque de se trouver fondamentalement modifiée.
Car enfin, de quoi s'agit-il en réalité ?
Il ne s'agit ni de l'adhésion au Parti communiste ni de la collaboration, avec ou sans adhésion, à des injustices évidentes.
Le Parti communiste ne propose pas aux chrétiens de coopérer au triomphe universel de l'athéisme. Il ne leur dit pas non plus : « Collaborez avec nous pour établir un régime d'esclavage social ». Il ne demande ordinairement point aux chrétiens une « collaboration habituelle » pour des objectifs manifestement anti-chrétiens ni ouvertement criminels. Il ne tient pas un tel langage. Mais il suggère précisément un *accord temporaire,* une *collaboration limitée,* un *cartel d'action* provisoire, pour un *objectif légitime.* C'est cela et non autre chose que le Parti communiste demande aux chrétiens. C'est *cette collaboration-là* qui est réellement en question, c'est celle-là qu'il s'agit d'accepter ou de refuser.
On nous enseigne dogmatiquement que *cette collaboration-là* n'est pas interdite par l'Église. On ajoute qu'elle doit être occasionnelle. On pourrait même ajouter qu'elle ne peut être qu'exceptionnelle : qu'importe, puisque *c'est l'exception qui se présente en fait.*
143:52
C'est toujours « l'exception ». En offrant la collaboration, le Parti communiste propose des « objectifs » qui puissent paraître « légitimes » ; il parle de justice et de paix. Seulement ces objectifs ne sont pas véritables : le Parti communiste cherche non point à RÉALISER LES OBJECTIFS LÉGITIMES qu'il a mis en avant, mais au contraire, sous leur couvert, à RÉALISER UNE TROMPERIE.
Énoncer en principe que l'on peut collaborer avec le Parti communiste « seulement » dans le cas où il propose un objectif légitime à atteindre par des moyens licites, c'est risquer de *se condamner à collaborer avec lui chaque fois qu'il le voudra.* Car chaque fois que le Parti communiste recherche la collaboration des chrétiens, il s'efforce de leur présenter des moyens licites et un objectif légitime. Il va, enseignait Pie XI, jusqu'à mettre en avant « des projets en tous points conformes à l'esprit chrétien et à la doctrine de l'Église ». Mais la légitimité de l'objectif et la licéité des moyens proposés sont toujours, de la part *du Parti communiste,* une mise en scène, une apparence trompeuse, un piège diabolique. Le communisme est intrinsèquement pervers.
Et accepter la collaboration, ce sera non point collaborer à la réalisation de l'objectif allégué, mais collaborer à la tromperie communiste.
Dernières précisions.
Il n'y a pas d'équivoque et il ne saurait y en avoir. Il ne s'agit pas ici du cas particulier et épouvantable où le communisme est maître de l'État et où la collaboration acceptée ou refusée est avec le pouvoir civil de fait. Il ne s'agit pas du cas difficile et parfois contestable d'une collaboration avec un syndicat plus ou moins pénétré par des communistes.
144:52
Il ne s'agit pas non plus d'une action dite parallèle, mais sans contacts et par d'autres moyens. Toutes ces questions se posent certes, et appellent chacune des réponses, en doctrine et en prudence, parfois délicates. Mais ces questions-là ne sont pas en cause ici.
Il ne s'agit pas davantage d'une action commune avec *des* communistes dans une circonstance impérieuse et non politique : sauver un noyé, éteindre un incendie, secourir les victimes d'une inondation. Enfin, il ne s'agit pas d'apporter l'Évangile aux communistes, nécessité apostolique absolument urgente, mais qui ne passe certainement point par une collaboration politique avec le Parti.
Il s'agit de la proposition avancée, énoncée, enseignée, qui reçoit un assentiment implicite ou même explicite allant actuellement grandissant : EN RAISON DES OBJECTIFS LÉGITIMES DU COMMUNISME, L'ÉGLISE N'INTERDIT PAS UNE COLLABORATION POLITIQUE LIMITÉE AVEC LE PARTI COMMUNISTE.
Pour les raisons qui ont été dites, nous concluons que cette proposition est erronée et inacceptable.
============== fin du numéro 52.
[^1]: -- (1). Le noir Paul avait été baptisé et élevé en chrétien par le Père de Foucauld. Il était parti depuis cinq ans pour le Soudan.
[^2]: -- (1). Père de Foucauld.
[^3]: -- (2). L'aide de Dieu, qui donne la victoire.
[^4]: -- (3). Déformation en touareg du mot « bousta » et « poste » : portant la poste.
[^5]: -- (1). Acte de foi de l'Islam.
[^6]: -- (1). Organe catholique.
[^7]: -- (2). Sic. Cet : « idéaliste mais honnête » est du même tonneau que le fameux : « pauvre mais honnête ».
[^8]: -- (1). Quant à cette domination, et au système de gouvernement qui s'y pratique (d'ailleurs identique au système de gouvernement par lequel Moscou dirige les partis communistes et les autres organisations communistes du monde non-communiste), nous l'avons étudié dans La technique de l'esclavage (tiré à part de la revue *Itinéraires*, en vente aux bureaux de la revue).
[^9]: -- (1). « La pratique de la dialectique », tiré à part du présent article. En vente aux bureaux de la revue à partir de la fin du mois d'avril. Envoi franco contre 3 NF en chèque, mandat, virement ou versement postal adressé à « Itinéraires », C.C.P. Paris, 13.355.73.
-- L'ouvrage de Marcel Clément : « Le communisme face à Dieu », et la traduction de l'Encyclique « *Divini Redemptoris* » ne sont pas en vente nos bureaux, mais aux Nouvelles Éditions Latines, 1 rue Palatine, Paris VI^e^.
[^10]: -- (1). Nous nous référons à l'*Histoire du P.C.* (*b*) *de l'U.R.S.S.*, édition française de 1939, chapitre : « Le matérialisme dialectique et le matérialisme historique ».
Comme l'a remarqué le R.P. Chambre dans son livre *De Karl Marx à Mao Tsé Tung* (Spes 1959, p. 255), cet exposé « sert actuellement de fondement à tous les exposés communistes du matérialisme historique et dialectique » et il « a cours encore actuellement » (p. 256). Il n'est pas reproduit dans la nouvelle édition de l'*Histoire du Parti*, mais il inspire toujours l'enseignement communiste du marxisme ; il est au demeurant édité à part, sous le titre *Matérialisme dialectique et matérialisme historique*, Éditions sociales (communistes), Paris, 1950.
REMARQUE BIBLIOGRAPHIQUE. -- Dans les pages qui suivent, nous utilisons les deux éditions de l'*Histoire du Parti *; on les distinguera par leurs titres différents :
-- *Histoire du P.C.* (*b*) *de l'U.R.S.S.* (c'est-à-dire du Parti communiste (bolchévique) de l'U.R.S.S.) : édition française publiée en 1939 par le Bureau d'éditions (communistes) de Paris.
-- *Histoire du P.C.U.S.* (c'est-à-dire du Parti communiste de l'Union Soviétique), publiée par les Éditions en langues étrangères de Moscou, 1960. Cette édition est en vente dans toutes les librairies communistes.
[^11]: -- (2). *Histoire du P.C.* (*b*) *de l'U.R.S.S.* pp. 99-100.
[^12]: -- (3). Jacques Maritain, *La philosophie morale*, tome I, Gallimard, 1960, p. 280, en note.
[^13]: -- (4). *Histoire du P.C.* (*b*) *de l'U.R.S.S.*, p. 101.
[^14]: -- (5). *Op. cit*., p. 102.
[^15]: -- (6). *Op. cit*., p. 103.
[^16]: -- (7). Marcel Clément, *Le communisme face à Dieu*, Nouvelles Éditions Latines 1960, p. 28.
[^17]: -- (8). *Op. cit*., p. 98.
[^18]: -- (9). *Op. cit*., pp. 103-104.
[^19]: -- (10). *Op. cit*., p. 104.
[^20]: -- (11). *Op. cit*., pp. 108-109.
[^21]: -- (12). *Op. cit*., p. 113.
[^22]: -- (13). *Op. cit*., p. 115.
[^23]: -- (14). *Op. cit*., p. 121.
[^24]: -- (15). *Op. cit*., p. 123.
[^25]: -- (16). Charles de Koninck, *La primauté du bien commun*, Éditions Fidès, 1943, chapitre ; *Et facta est nox*. Voir aussi, du même auteur : « Un paradoxe du devenir par contradiction », *Laval théologique et philosophique*, année 1956, vol. XII, n° 1. -- Charles de Koninck est, à notre connaissance, le premier philosophe et théologien thomiste qui ait étudié la « dialectique » non seulement dans les écrits de Hegel, de Marx, de Engels, mais encore dans l'orthodoxie officielle lénino-stalinienne, c'est-à-dire qui se soit référé à l'enseignement communiste du marxisme. Peut-être sans savoir (en tous cas sans indiquer explicitement) que le chapitre : « Matérialisme dialectique et matérialisme historique » de l'*Histoire du P.C.* (*b*) *de l'U.R.S.S.* était en fait la Bible de tout l'enseignement communiste du matérialisme dialectique (et le demeure aujourd'hui), Charles de Koninck a saisi au moins par intuition son importance fondamentale et l'a utilisé dès 1943 comme texte de référence. Toute la connaissance expérimentale et historique des réalités concrètes du communisme soviétique confirme pleinement le bien-fondé de la démarche philosophique de Charles de Koninck.
[^26]: -- (17). Marcel Clément, *Le communisme face à Dieu*, Nouvelles Éditions Latines, 1960, pp. 43-44.
[^27]: -- (18). *Op. cit*., pp. 165-166.
[^28]: -- (1). *Histoire du P.C.* (*b*) *de l'U.R.S.S.*, p. 123.
[^29]: -- (2). C'est nous qui soulignons, comme en général dans les autres citations.
[^30]: -- (3). *Op. cit*., pp. 110-111.
[^31]: -- (4). Jean Daujat, *Connaître le communisme*, Éditions de la Colombe, 1950, pp. 24-25.
[^32]: -- (5). *Histoire du P.C.* (*b*) *de l'U.R.S.S.*, p. 257.
[^33]: -- (6). Déjà en 1920 ; selon l'ouvrage cité, écrit en 1938.
[^34]: -- (7). *Op. cit*., pp. 258-259.
[^35]: -- (8). *Histoire du P.C.U.S.* (sur cet ouvrage, voir la fin de la note 1 du chapitre premier : « Remarque bibliographique »), pp. 579-581, 725, 836 et suiv.
[^36]: -- (9). *Op. cit*., p. 460.
[^37]: -- (10). *Op. cit*., p. 704.
[^38]: -- (11). *Op. cit*., p. 870.
[^39]: -- (12). Voir, entre autres, le toast porté par Krouchtchev, en 1956, à l'ambassade de France à Moscou, où il était reçu par le président du conseil français Guy Mollet : « Il y a une chose dont nous sommes sûrs : le communisme triomphera dans le monde. Nous le croyons et nous le voulons. » (Sur ce toast, cf. notre ouvrage *On ne se moque pas de Dieu*, Nouvelles Éditions Latines, 1957, p. 12).
[^40]: -- (13). Le plus sûr moyen de détourner les pays dits « capitalistes » ou « impérialistes » (c'est-à-dire non communistes) de se coaliser contre l'U.R.S.S. est d'exploiter leurs rivalités et contradictions pour les faire s'opposer -- voire se battre -- entre eux : tel est le sens pratique de la thèse de Staline (1952) sur « l'inévitabilité des guerres entre les pays capitalistes » ; voir Staline, *Derniers écrits*, Éditions sociales (communistes), Paris, 1953, pp. 122-126.
[^41]: -- (14). A. Rossi, *Deux ans d'alliance germano-soviétique*, Fayard, 1949, p. 14.
[^42]: -- (15). Voir le communiqué du Bureau politique du P.C.F. publié dans *L'Humanité* du 4 octobre 1952. Parmi les fautes relevées dans ce document contre André Marty et Charles Tillon : ils ont reproché au Parti d'avoir respecté l'accord de Gaulle-Thorez, et d'avoir ainsi manqué l'occasion de prendre le pouvoir ; ils ont mis en cause l'U.R.S.S., accusée par eux d'avoir neutralisé le P.C.F. par crainte d'une réaction américaine.
[^43]: -- (16). *Cahiers du communisme*, « revue théorique du P.C.F. », décembre 1951.
[^44]: -- (17). Pour la critique communiste de Staline (critique limitée), voir l'*Histoire du P.C.U.S.*, pp. 583 et suiv., 627-628, 740, 754-755 et suiv., 771-774.
[^45]: -- (18). Rapport sur la Conférence internationale des 81 partis communistes tenue à Moscou en novembre 1960 (véritable Congrès de l'Internationale communiste) : « Rapport présenté à l'Assemblée des organisations du Parti communiste de l'Union soviétique, de l'École supérieure du Parti, de l'Académie des sciences sociales et de l'Institut du marxisme-léninisme près le Comité central ». La traduction française intégrale et officielle de ce rapport a paru dans le numéro de janvier 1961 de *La nouvelle revue internationale*, « revue de théorie et d'information des Partis communistes et ouvriers ». Nos citations du rapport sont extraites des pages 57 à 61 de ce numéro.
[^46]: -- (19). Sans sous-estimer une autre séduction, puissante sur les intellectuels : celle de la puissance matérielle pure et simple. Les intellectuels sont souvent habiles à trouver de bonnes raisons pour se placer « dans le camp » du vainqueur effectif ou du vainqueur apparemment probable. Cela est une des constantes les plus certaines de l'histoire. Et Mauriac inscrit dans son « Bloc-Notes » du 9 février 1961 : « Pauvres intellectuels, qui prétendez vous dresser dans le monde entier pour défendre le droit à l'insoumission et qui êtes les plus soumis de tous les hommes ». -- Sur le terme de « tchékiste » que nous employons dans ce paragraphe, voir plus loin la note 26.
[^47]: -- (20). Cette clandestinité essentielle, dérivant des « principes d'organisation du Parti », nous l'avons étudiée dans *La technique de l'esclavage*.
[^48]: -- (21). Thorez ne s'est apparemment jamais soucié de prévoir (et s'il a quelquefois pressenti, ce qui est loin d'être sûr, il n'en a jamais rien montré) aucun des grands « tournants » de la politique soviétique : ni le pacte Hitler-Staline, ni la « dissolution » du Komintern, ni la « création » du Kominform, ni la « dissolution » de celui-ci. Mais il a toujours exécuté impeccablement les demi-tours, une fois l'ordre arrivé. -- En Italie, Togliatti, sur la même attitude fondamentale, aime broder verbalement quelques partitions un peu personnelles, ce qui lui attire des difficultés avec la direction soviétique.
[^49]: -- (22). Jean Daujat, *Connaître le communisme*, éd. cit., p. 25.
[^50]: -- (23). Encyclique *Divini Redemptoris*, § 24 : « *Verum, mens Nobis non est foederatos illius Reipublicæ populos in universum improbare, quos immo potius paterna vehementique caritate complectimur. Novimus enim ex eis non paucos iniquo servilique homnum dominio premi, qui sunt maximan partem a veris illius gentis utilitatibus alieni ; aliosque plurimos fuisse fallacis spei pollicitationibus deceptos. Initas potius rerum rationes earumque auctores fautoresque reprobamus, qui nationem illam quasi aptissimum habuere campum, in quo suae disciplinæ semina jam diu comparata sererent, atque inde per universum terrarum partes disseminarent*. »
[^51]: -- (24). Sur ce point on se reportera utilement à l'étude d'Henri Barbé dans *Itinéraires*, n° 36 d'octobre 1959 et n° 37 de novembre 1959 : « Qu'avez-vous fait des communistes convertis ? »
[^52]: -- (25). Voir la note 24.
[^53]: -- (26). *Apparatchick :* membre de l'appareil. Tchékiste : policier communiste, le premier nom de la police politique soviétique étant la *Tchéka* (ultérieurement nommée Guépéou, N.K.V.D., etc.). Lénine disait : « Tout bon communiste doit être un bon tchékiste. » C'était une boutade, c'est-à-dire une formule à ne pas prendre absolument au pied de la lettre. Avec Staline, elle est devenue littéralement vraie. Avec Krouchtchev, elle garde au moins sa vérité de boutade.
[^54]: -- (27). En U.R.S.S. : 4 %. Cf. : *La technique de l'esclavage*. On trouvera le nombre officiel des membres du Parti communiste de l'U.R.S.S., à chaque époque, dans l'*Histoire du P.C.U.S.*, pp. 471, 524, 559, 619, 621, 634, 726, 731, 765, 803, 826, 849.
[^55]: -- (28). Sur la rigueur, au moins partiellement avouée, des conditions d'admission au Parti, voir l'*Histoire du P.C.U.S.*, pp. 268, 589, 620 et 726-727.
[^56]: -- (29). *Loc. cit. supra*, note 3 du chap. premier. Voir également la note 16 du même chap. premier.
[^57]: -- (30). On trouvera maintes observations parallèles, analogues, substantiellement identiques à celles du présent chapitre, dans l'ouvrage de Jean Ousset : *Le marxisme-léninisme*, éditions de « La Cité catholique », 1960 :
« Depuis que l'U.R.S.S. a pris en main la direction de l'impulsion communiste, ce sont les lois de la diplomatie soviétique, plans d'une stratégie très « politique », qui règlent la marche et les multiples itinéraires de la Révolution. Ainsi, des pays que l'évolution sociale, l'action idéologique semblaient ou semblent avoir conduits à ce degré de mûrissement subversif favorable au déclenchement de la révolution communiste seront, en fait, mis à l'arrêt, en attente, sinon rejetés en arrière par la politique pure et simple de Moscou. Que deviennent, dès lors, les lois « scientifiques » de l'histoire, le déterminisme de l'évolution sociale ? En fait la révolution communiste a été freinée, voire arrêtée dans certains pays, pendant que d'autres, très éloignés pourtant de cette « étape préalable nécessaire à l'instauration du socialisme » réclamée par Lénine, se voyaient imposer le communisme par le coup de force... » (p. 205)
« L'action révolutionnaire n'est pas pour lui une réalisation pratique de notions ou maximes réputées vraies... Ce n'est pas une vérité qui est appelée à régler l'action révolutionnaire du marxiste. C'est la pratique elle-même qui doit commander à la pratique. C'est l'action elle-même qui est et qui doit être la seule règle de l'action. » (pp. 76-77)
« ...Cela revient à enlever au mot théorie, au mot doctrine et à tout ce qui peut avoir un caractère dogmatique quelconque, la signification que le sens commun accordait jusqu'ici à de telles notions. Si la pratique elle-même est vraiment la seule règle de la pratique, et l'action la seule règle de l'action, cela ne peut vouloir dire qu'une chose, et c'est qu'on refuse d'admettre quoi que ce soit au-delà ou au-dessus des seules exigences, mouvantes et contradictoires, de l'action ou de la pratique envisagées. » (p. 79)
Avec cet ouvrage très remarquable nous avons une très nette et constante différence de vocabulaire qui est susceptible de dérouter plus ou moins le lecteur. Nous appelons « communiste » ce que Jean Ousset appelle « marxiste » : le véritable praticien de la dialectique. Sous une terminologie différente (et même inversée), Jean Ousset conduit le même propos que nous-même : montrer qu'il s'agit non point d'une doctrine, au sens usuel, inspirant et réglant l'action, non point de « la réalisation pratique de notions ou maximes réputées vraies) mais que c'est « la pratique elle-même qui doit commander à la pratique » : ce que nous appelons pour notre part l'opportunisme fondamental d'une volonté (arbitraire et révoltée) de puissance et de domination. -- Le lecteur qui se reportera au Marxisme-léninisme de Jean Ousset devra donc être très attentif aux définitions de mots qu'il donne pp. 8-13. -- Si nous préférons le terme « communiste » au terme « marxiste » pour désigner le praticien de la dialectique, c'est parce que le terme « communiste » a spontanément un accent plus pratique, suggérant une action politique, et le terme « marxiste » un accent plus doctrinal, suggérant l'enseignement théorique d'une philosophie.
[^58]: -- (1). *Loc. cit.* supra.
[^59]: -- (2). Cf. Maritain, *La philosophie morale*, tome I, éd. cit., p. 279 : « Il convient de noter la situation particulière créée dans l'histoire de la pensée par une philosophie qui devait s'imposer pour des raisons extra-philosophiques, et en vertu d'événements politiques et sociaux d'importance majeure, à des aires de population considérables, mais était de soi si hâtivement agencée qu'elle se caractérisait elle-même par deux notes incompatibles. C'est une contradiction vécue de prétendre à la fois scruter scientifiquement le réel (socialisme scientifique, à la manière des sciences de la nature) et l'expliquer dialectiquement (matérialisme dialectique) ». -- C'est ce que Maritain nomme plus loin « le tour d'escamotage par lequel le mot dialectique saute des contradictions logiques dans le discours aux contrariétés réelles de la nature ». -- Bien entendu, cette critique ne fait ni chaud ni froid aux théoriciens communistes : pas plus que n'importe quelle autre critique théorique possible ou imaginable. On ne RÉFUTE pas une attitude de la volonté. Mais il serait souhaitable que la critique de Maritain, et d'autres analogues, servent, auprès des non-communistes, à dissiper le mythe de la puissance idéologique ou de l'irréfutabilité du marxisme.
[^60]: -- (3). Encyclique *Divini Redemptoris*, § 15. Pie XI répondait : c'est principalement par l'organisation et la propagande du Parti, c'est-à-dire une pratique. D'où l'attitude de l'Église, exactement résumée par une remarque du P. Villain au sujet de Pie XII, et qui est déjà très largement valable pour Pie XI et pour l'Encyclique *Divini Redemptoris* : « Quand il parle du communisme, il se contente d'une allusion rapide à sa pensée doctrinale et il s'étend au contraire sur les dangers de sa propagande et sur les moyens de l'enrayer » (R.P. Jean Villain, *L'enseignement social de l'Église*, tome I, nouvelle édition Spes, 1955, p. 210).
Cf. les remarques de Jean Ousset (*op. cit*., p. 23, en note) : « On ne peut réfuter sérieusement que ce qui appartient à l'ordre de l'affirmation (et de la négation). Comment réfuter (au sens strict) celui qui n'affirme pas, ne nie pas, mais agit ? Comment réfuter celui pour lequel affirmations ou négations (apparentes, grammaticales) n'ont, de son plein aveu, aucune valeur réelle d'affirmation ou de négation (au sens traditionnel de ces deux termes), mais une valeur d'action, une simple vertu motrice. Le marxisme conscient est essentiellement cela, et veut être cela (...). Le marxisme est une action. Et la parole pour lui n'est pas l'expression de l'être, mais une force en vue de l'action. Aussi faut-il avoir entendu le rire des vrais marxistes quand on prétend que d'aucuns ont « réfuté » le marxisme. (Rappelons, comme nous l'avons signalé plus haut (note 30 du chap. II) que Jean Ousset nomme « marxiste » et « vrai marxiste » exactement ce que nous nommons » communiste » et « vrai communiste ».)
[^61]: -- (4). Lénine, *De la religion*, Bureau d'éditions (communiste), Paris, 1933, p. 15.
[^62]: -- (5). Cela ne se produisant point (point encore, disent les communistes), les régimes communistes modifieront alors leur tactique à l'égard de la religion, dans les pays dont ils sont les maîtres, de la manière que nous avons étudiée dans *La technique de l'esclavage*.
[^63]: -- (6). Lénine, *op. cit*., p. 17.
[^64]: -- (7). *Op. cit*., p. 18. On aura remarqué que Lénine précise : « dans les conditions de la société capitaliste moderne ». La « pratique de la dialectique » est le moyen spécifique de la lutte communiste contre la religion dans les pays non-communistes. Dans les pays communistes, le moyen spécifique de lutte contre la religion est ce que nous avons nommé « la technique de l'esclavage ».
Et c'est pourquoi nous avons distingué, et étudié séparément, la technique de l'esclavage (ou technique clandestine du noyau dirigeant) et la pratique de la dialectique. Mais bien entendu, ces deux aspects du communisme ne sont pas disjoints, et le lecteur aura remarqué que chacune de nos deux études renvoie fréquemment à l'autre.
Toutefois il est bien certain qu'à mesure que le communisme avance et s'étend, et que sa puissance augmente, on assiste en règle générale à un recul de la pratique de la dialectique au profit de la technique de l'esclavage. Il y a à cela des motifs évidents. Il faut bien stopper la dialectique pour qu'elle ne joue pas contre la caste dirigeante qui pratique et développe l'exploitation de l'homme par l'homme dans les régimes communistes. En outre, à mesure que cette caste dirigeante étend son pouvoir sur de plus grands territoires et sur de plus nombreuses populations, non seulement son risque augmente d'être prise comme « thèse » d'un nouveau mouvement dialectique, mais d'autre part, elle a moins besoin elle-même de se servir de la dialectique pour poursuivre sa marche à la domination mondiale. On voit apparaître de plus en plus l'idée, dans la dernière édition de l'*Histoire du P.C.U.S.*, dans la Déclaration de la Conférence des partis communistes de novembre 1960, dans le rapport Krouchtchev du 6 janvier 1961, qu'une rupture de l'équilibre des forces entre les « deux camps » mondiaux suffirait à régler la question. En effet, à supposer que le « camp socialiste » par son propre développement et par l'annexion du tiers-monde, dispose un jour d'une force matérielle indiscutablement plus puissante que l'autre « camp » les moyens de l'impérialisme et du militarisme classiques seraient alors suffisants pour que la domination communiste s'installe dans le monde entier.
Certes, une telle perspective soulève quantité de questions, et suppose résolus, au profit du communisme, divers problèmes politiques et économiques, intérieurs et extérieurs, qui sont loin de l'être, et qui peuvent aussi bien ne l'être jamais. Mais il nous semble déceler qu'une telle perspective est de moins en moins absente (encore qu'à l'arrière-plan, et pour une large part implicite et sous-entendue) des documents les plus officiels et les plus récents du communisme international.
[^65]: -- (8). Jacques Maritain, *Pour une philosophie de l'histoire*, Éditions du Seuil, 1959, p. 80.
[^66]: -- (9). Contradictions qui existent manifestement dans toute société, et plus encore dans la société communiste ; mais qui, contrairement à ce qu'affirme la théorie dialectique, ne sont pas dans l'essence même des choses.
[^67]: -- (10). Encyclique *Divini Redemptoris*, § 17,
[^68]: -- (11). Encyclique *Divini Redemptoris*, § 57.
[^69]: -- (12). *Histoire du P.C.* (*b*) *de l'U.R.S.S.*, pp. 104-105 :
« Le passage du capitalisme au socialisme et l'affranchissement de la classe ouvrière du joug capitaliste peuvent être réalisés, non par des changements lents, non par des réformes, mais uniquement par un changement qualitatif du régime capitaliste, par la révolution. »
« Pour ne pas se tromper en politique, il faut être un révolutionnaire et non un réformiste (...). Il faut suivre une politique prolétarienne de classe, intransigeante, et non une politique réformiste d'harmonie des intérêts du prolétariat et de la bourgeoisie, non pas une politique conciliatrice d' « intégration » du capitalisme dans le socialisme. »
[^70]: -- (13). Dans l'hebdomadaire belge *Soirées*, 25 août 1933. Noter la date. Soit quatre ans avant que l'Église ait explicitement déclaré le communisme « intrinsèquement pervers).
[^71]: -- (14). Quant à ce qui se passe après qu'il ait pris le pouvoir, cf. *La technique de l'esclavage*.
[^72]: -- (15). Voir notre opuscule : *De la justice sociale*, Nouvelles Éditions Latines 1961.
[^73]: -- (1). Nous avons analysé ce système sociologique d'exploitation dans *La technique de l'esclavage*. -- L'Église enseigne solennellement que le communisme est une barbarie plus épouvantable que celle même où se trouvaient les peuples les plus barbares avant la venue de Jésus-Christ. -- C'est par son refus théorique et pratique absolument total de la loi naturelle que le communisme est une barbarie plus barbare que celle de l'antiquité (une barbarie essentielle, et non pas une forme imparfaite de civilisation) ; c'est ce même rejet, plus ou moins partiel, plus ou moins implicite, plus ou moins conscient, qui caractérise le « désordre établi » du monde moderne non-communiste. Ce « désordre » est plus ou moins « établi » plus ou moins accidentel, plus ou moins complet, plus ou moins passager dans le « monde libre ». Par un effroyable passage à la limite, ce désordre, le même, atteint toute sa généralité, et une rigueur totale et définitive, dans le monde communiste ainsi que dans les mœurs politiques et sociales que la pratique de la dialectique impose aux communistes et à leurs alliés de fait des sociétés occidentales.
Ce critère décisif a été résumé par Charles De Koninck :
« La loi naturelle, qui doit être la norme de toutes nos lois humaines, se définit comme une participation de la loi éternelle qui est Dieu. Certes, la reconnaissance publique de la loi naturelle n'aura pas pour conséquence automatique l'observation de cette loi -- l'histoire est là pour le prouver, l'expérience individuelle comme celle des nations. Mais autre chose est de reconnaître que nous n'observons pas une loi connue comme devant être gardée, autre chose de prétendre qu'il n'y a nulle loi immuable et commune, et d'agir comme si elle n'existait pas. Par cette dernière attitude, nous instituons la barbarie la plus universelle qui soit. Les barbares, en effet, se définissent comme des gens qui ne vivent pas sous des lois. Or les barbares de l'antiquité n'ont jamais nié la loi naturelle dans toute sa généralité. L'homme, pour ce faire, et devenir le *pessimum omnium animalium* (saint Thomas, In I Pol., lect. 1) dans une mesure aussi draconienne, devait attendre le siècle de lumière. » (Charles De Koninck, article : « Deux tentatives de contourner par l'art les difficultés de l'action », *Laval théologique et philosophique*, vol. XI, n° 2, 1955, pp. 204-205.)
[^74]: -- (1). Définition du péché de présomption donnée par le *Catéchisme à l'usage des diocèses de France*, Éditions Tardy, édition revue et corrigée, 1947, p. 166. Saint Thomas distingue deux formes de la présomption (Somme théologique, II-II, question 21, articles 1 et 4). C'est évidemment de la première de ces deux formes que nous parlons ici.
[^75]: -- (2). Lénine, *De la religion*, éd. cit., p. 9. Les mots « dans notre programme » signifient ici : dans un programme tactique d'action commune. -- Cf. le R.P. Chambre : « Ce n'est pas le combat pour la justice et le bonheur de l'homme qui, de soi, l'amène à l'athéisme ; mais la manière dont le combat est conduit, dans une perspective sans Dieu, est pratiquement la négation de Dieu » (*De Karl Marx à Mao Tsé Tung*, éd. cit., p. 38).
[^76]: -- (3). « *Remota spe potest manere fides* » (saint Thomas, *Somme théologique*, II-II, 20, 2).
[^77]: -- (4). Voir sur ce point notre conférence sur *L'Unité*, texte publié en opuscule par les Nouvelles Éditions Latines (1960), p. 30.
[^78]: -- (1). MOUVEMENT CATHOLIQUE : première équivoque. Il nous sera dit plus loin que ce mouvement « se définit lui-même comme un courant intérieur au camp socialiste » et qu' « il se considère non pas comme un mouvement confessionnel, mais comme un mouvement idéologique et politique ». Pourquoi dès lors nous le présenter comme un mouvement catholique ?
[^79]: -- (2). C'est-à-dire le Parti communiste polonais : qui en Pologne, et dans quelques autres pays, ne s'intitule pas « communiste » mais « ouvrier unifié ». C'est pourquoi la Conférence des 81 partis communistes tenue à Moscou en novembre 1960 s'est intitulée Conférence des 81 « partis communistes et ouvriers ».
[^80]: -- (3). UNE AILE DE l'Église. -- Le mouvement Pax est présenté maintenant non plus seulement comme « catholique », mais bien, très précisément, comme « d'Église » : « une aile de l'Église ». Une « aile marchante » sans doute ? Une aile « progressiste » mais « progressiste » entre guillemets. On voit à quoi aboutissent les déclarations, en soi parfaitement justes, qu'il ne faut pas voir des progressistes partout : on a répété ce slogan jusqu'à en arriver à ne plus voir de progressistes nulle part. Il n'y a plus de progressistes. Même Piasecki n'est pas progressiste : il est « progressiste » entre guillemets, selon la typographie ordinairement employée pour désigner les militants généreux injustement accusés de progressisme par un conservatisme borné.
La présentation équivoque, et même carrément tendancieuse, consiste en outre à donner à entendre que le gouvernement communiste de Pologne englobe le Mouvement Pax dans son hostilité à l'égard de l'Église, et qu'il l'accable davantage quand il accable davantage l'Église. Trouvant une occasion propice pour lancer une nouvelle offensive contre l'Église, le gouvernement communiste en profiterait aussi (ou même d'abord) pour s'en prendre à cette aile de l'Église qu'est le Mouvement Pax.
Cette manière de présenter les choses est tout simplement et très exactement une manière de mentir.
Le Mouvement Pax n'est pas une partie ou une aile de l'Église, que le gouvernement attaque quand le moment lui paraît favorable à une attaque contre l'Église. Le Mouvement Pax est au contraire un instrument du communisme dans son effort pour asservir l'Église.
Le Parti communiste peut occasionnellement malmener cet instrument comme il malmène ses propres militants (il peut même éventuellement le supprimer, voir plus bas note 15). C'est la règle du communisme, personne n'est jamais définitivement à l'abri dans cette effroyable machine à dévorer jusqu'aux hommes qui composent le système. Le sort des Béria, des Malenkov, des Molotov, des Casanova, des Servin, un Boleslaw Piasecki peut lui aussi le subir. Cette éventuelle disgrâce ne constitue pas plus une caution chrétienne pour Piasecki que pour Casanova ou Béria.
[^81]: -- (4). A strictement parler ? Le Mouvement Pax ne l'est pas du tout. Mais on tient à nous le présenter comme un mouvement catholique (et même comme « une aile de l'Église »). C'est la constante d'une certaine « information religieuse » en Occident : nous présenter régulièrement comme « catholiques » ceux que de son côté le communisme veut faire prendre pour tels.
[^82]: -- (5). Ces éditions « religieuses » ne comportent aucun document pontifical enseignant que le communisme en tant que système social est intrinsèquement pervers et rejeté par l'Église pour des raisons religieuses.
La possibilité d'éditer la Sainte Écriture est (provisoirement) consentie, et administrativement facilitée, par le communisme, à de prétendus catholiques, ou à une certaine catégorie de catholiques : à ceux qui acceptent de taire, et même de nier que le communisme est dans le domaine social le contraire du Décalogue et de l'Évangile.
[^83]: -- (6). FAVEURS. -- A quelles conditions ces faveurs ? C'est toute la question ; celle sur laquelle il serait utile et urgent d' « informer ».
Et quelles faveurs ? Il serait plaisant, s'il n'était lamentable, de voir rapporter l' « impressionnante activité éditrice » les « bénéfices » les exemptions fiscales et le « budget annuel de L'Institut d'Édition de 750 millions de zlotys » sans que l'on paraisse remarquer que cette activité capitaliste est l'une des principales faveurs, et l'un des principaux moyens de corruption, dont se serve en l'occurrence le communisme pour recruter des collabos parmi les catholiques.
[^84]: -- (7). Qu'est-ce qu'il faudrait donc de plus aux *Informations catholiques internationales* pour qu'elles considèrent ce mouvement comme « condamné » ? Les mesures prises ne sont-elles pas assez claires ? Et ignorerait-on que, même sans ces mesures, une activité comme celle du Mouvement Pax est une activité *ipso facto* condamnée ?
[^85]: -- (8). Insinuation odieuse. Comme si l'Épiscopat polonais était entièrement libre de ses mouvements ! Comme si l'alliance et la collaboration avec le communisme n'étaient pas ipso facto condamnées ? Comme si l'Épiscopat polonais, qui doit SUBIR le régime esclavagiste du communisme, ACCEPTAIT de plein gré, fût-ce partiellement, quoi que ce soit de cet esclavagisme !
La situation d'un pays où le communisme est au pouvoir est une situation épouvantable, comportant d'inimaginables cas de conscience dans la recherche du moindre mal. L'Église n'y a pas la possibilité de dire tout ce qu'elle en pense. Il est véritablement abominable d'en tirer argument, en Occident, pour prétendre y trouver des « indices » d'une moindre intransigeance à l'égard de ce qui est intrinsèquement pervers.
[^86]: -- (9). C'est-à-dire du Parti communiste.
[^87]: -- (10). LES SERVITEURS NE SONT PAS LES MAÎTRES. -- Le système est substantiellement le même qu'en Hongrie et que dans les autres pays communistes. Les catholiques, même s'ils servent fidèlement « sur le plan social » le pouvoir esclavagiste, garderont toujours une situation officielle de seconde zone. Au demeurant, le communisme ne leur demande leurs services, et ne les agrée, que pendant une étape transitoire : c'est-à-dire tant que la liquidation pure et simple de toute religion ne lui paraît pas encore possible. Même pendant cette période transitoire, le Parti communiste n'admet pas que l'on puisse être simultanément un bon communiste et un vrai chrétien, et il attend de l'Église qu'elle maintienne et enseigne de son côté qu'on ne peut pas être en même temps un bon chrétien et un vrai communiste. Jamais le Parti communiste n'a admis que l'on puisse construire le « socialisme » tel qu'il l'entend en y donnant droit de cité à un autre fondement « philosophique » que le marxisme-léninisme. Les chrétiens sont à ses yeux idéologiquement prisonniers de « survivances bourgeoises » et de « superstitions » que le communisme entend faire complètement disparaître -- et nullement associer au marxisme dans un éventuel « pluralisme idéologique ».
Ce que le Parti communiste admet provisoirement, désire, organise, c'est que les chrétiens soient activement complices du système d'exploitation et de domination communiste baptisé « construction du socialisme ». C'est la collaboration de fait qu'il recherche, et non pas un renfort « idéologique » étranger au marxisme-léninisme. Le communisme -- surtout dans un pays presque unanimement catholique comme la Pologne -- veut que des catholiques aident à instaurer et à maintenir un régime social d'esclavage que l'Église condamne pour des raisons religieuses.
Ce que fait Piasecki, c'est collaborer à une réalité sociale totalitaire et esclavagiste, qui est contraire au Décalogue et à l'Évangile. Mais dans cette collaboration, un Piasecki n'appartient pas vraiment à la caste dirigeante, il n'appartient pas au Parti (2 à 4 % de la population dans les pays où le communisme est au pouvoir), infime minorité qui réduit les peuples en esclavage. Les grands ducs et les petits hobereaux de la caste dirigeante ont, sous eux, toute sorte de contremaîtres, de garde-chiourme et d'espions, pour encadrer les esclaves.
[^88]: -- (11). C'est-à-dire : tout en se réclamant d'une « doctrine » catholique, apporter son concours effectif de garde-chiourme au système de domination du communisme.
[^89]: -- (12). Rappelons une fois encore -- puisque ce piège de vocabulaire est constant, et qu'on ne se lasse pas de nous le tendre, ne nous lassons pas d'en dénoncer l'imposture -- rappelons qu'il s'agit en fait non de n'importe quel « socialisme » plus ou moins « humaniste » mais du communisme : du plus grand esclavage social de tous les temps, celui dont l'Église enseigne solennellement qu'il n'est pas une CIVILISATION plus ou moins imparfaite, mais une BARBARIE essentielle, une barbarie plus atroce, dit l'Encyclique *Divini Redemptoris*, que celle qui régnait sur les peuples les plus barbares avant la venue du Christ.
Cette équivoque autour du terme socialisme est IMPOSÉE dans l'Empire soviétique. En Occident, elle est librement insinuée et propagée par une certaine « information catholique).
[^90]: -- (13). Elle PEUT... lorsqu'elle AURA... Tel est l'un des sophismes de Piasecki. Car elle n'aura jamais, et donc ne pourra jamais, aussi longtemps que le communisme sera le communisme.
Et si un jour le communisme cesse d'être le communisme, ce ne sera point parce qu'il aura trouvé des complices, des valets, des collabos parmi les catholiques. Les collabos ne s'attirent jamais que le mépris de ceux qui les utilisent.
[^91]: -- (14). LA FONCTION SOCIALE DE LA RELIGION. -- La voici réduite à ce que le Parti communiste consent à en apprécier... La première fonction sociale de la religion face à l'esclavage est de travailler à son abolition : ou, faute de pouvoir y travailler positivement, du moins n'en être pas complice. N'être pas les auxiliaires des marchands d'esclaves. N'être pas les esclaves en chef commis par les marchands d'esclaves à la surveillance du troupeau.
Mais en sens contraire, le communisme fait croire aux chrétiens qu'ils seront « sociaux » dans la mesure où leur effort sera tel que le Parti communiste puisse l'apprécier. Et ce que le Parti communiste « apprécie » c'est le renfort apporté à son système de domination.
[^92]: -- (15). Parce que, lorsque le communisme est au pouvoir, il s'agit moins de continuer la « pratique de la dialectique » que de mettre en œuvre la « technique de l'esclavage ». Voir sur ce point notre tiré à part : La pratique de la dialectique, spécialement la note 7 du chapitre troisième.
La pratique de la dialectique a été employée en Chine après l'arrivée du communisme au pouvoir parce qu'il paraissait possible d'y liquider rapidement des minorités chrétiennes numériquement très peu importantes. Elle a été employée en U.R.S.S. contre l'Église orthodoxe : elle n'a pas réussi à supprimer le christianisme russe. En Pologne, le communisme est bien persuadé qu'il ne va pas liquider l'Église catholique du jour au lendemain. Il procède autrement : il emploie, ou essaie d'employer, la technique du noyau dirigeant, la « technique de l'esclavage » comme en U.R.S.S. depuis maintenant presque trente ans à l'égard de l'Église orthodoxe, comme en Hongrie, comme en Tchécoslovaquie. Le Mouvement Pax est le séminaire du « noyau dirigeant » que le communisme cherche depuis 1945 à installer dans l'Église polonaise. Jusqu'ici c'est un échec. Cet échec peut éventuellement entraîner la suppression du Mouvement Pax : ce qui, si cela se produit, ne sera pas à ranger dans la rubrique de l'hostilité à l'égard de l'Église, mais dans la rubrique de l'abandon d'un instrument n'ayant pas donné de résultats suffisants.
[^93]: -- (16). CONFLITS ADMINISTRATIFS, DIFFICULTÉS QUI DISPARAÎTRONT. -- La persécution communiste prend souvent une forme qui est réellement administrative ; mais c'est un sophisme d'en conclure que le motif de cette persécution tiendrait à une différence d'appréciation qui serait elle-même uniquement d'ordre administratif.
Les difficultés administratives faites à l'Église disparaîtront, ou s'atténueront, chaque fois que la condition imposée par le communisme sera acceptée : condition unique, permanente, universelle, qui n'est pas de renier Jésus-Christ en paroles, mais qui est de s'engager dans la collaboration sociale ; ce que Piasecki nomme « l'engagement dans l'édification du socialisme » ; c'est-à-dire la non-résistance et même l'appui effectif au système de domination installé par la caste dirigeante communiste, Ce que le communisme cherche à imposer aux chrétiens, c'est le reniement du Christ en fait, sur le plan social.
[^94]: -- (17). L'AUTORITÉ DU PAPE EST RECONNUE PLEINEMENT. -- Elle est reconnue par Boleslaw Piasecki en Pologne comme elle est reconnue en Hongrie par Mgr Varkonyi : sincèrement peut-être. Même dans le monde non-communiste, il existe des catholiques qui professent et qui croient « reconnaître pleinement » l'autorité du Pape, et qui cependant prônent telle ou telle forme, plus au moins partielle et occasionnelle, de collaboration avec le communisme, Ce phénomène de confusion mentale et de perversion des consciences est donc parfaitement possible, à plus forte raison, dans les pays sous domination communiste.
Mais le plus important n'est pas ici de supputer ce que peut être le for interne d'un Mgr Varkonyi ou d'un Boleslaw Piasecki. L'important est de comprendre que si de tels collabos cessaient de « reconnaître » l'autorité du Pape, ils n'intéresseraient plus le Parti communiste : dans une telle hypothèse, ils ne seraient manifestement plus catholiques, et deviendraient inutilisables pour l'organisation de la collaboration catholique et la mise en place d'un noyau dirigeant à l'intérieur de l'Église.
[^95]: -- (18). LA FOI ET LA MORALE. -- Si l'Église rejette le communisme comme intrinsèquement pervers, si elle rejette, d'une manière plus nuancée mais très ferme, « le socialisme » lui-même, c'est au nom de la foi et de la morale.
Tout en se déclarant fidèle au Saint-Siège en matière de foi et de morale, Boleslaw Piasecki, comme ses homologues laïcs ou ecclésiastiques de Hongrie, abandonne et même contredit toute une partie de l'enseignement moral et religieux du Saint-Siège : précisément cette partie que le communisme demande d'abandonner, parce qu'il voit pour lui, dans un tel abandon, le meilleur moyen de travailler à l'asservissement progressif du catholicisme.
La fidélité religieuse et morale à Rome, à condition d'être complète, a toujours été dans l'histoire le roc solide sur lequel les Églises locales ont pu résister aux pressions abusives du pouvoir temporel. De leur côté, les pouvoirs temporels tyranniques ou totalitaires, quand ils ont voulu mettre une Église locale dans leur dépendance, ont toujours cherché à distendre ou supprimer le lien de cette Église avec Rome. Cela se vérifie une fois encore avec le communisme, mais cette fois dans des conditions d'imposture et d'atrocité qui sont sans précédent.
[^96]: **\*** -- Dans l'original cette Conclusion figure en note de bas de page, à la suite de la note 18..
[^97]: -- (1). On trouvera commodément le texte intégral de ce document par exemple dans le recueil de l'Abbé Deroo : *Encycliques, messages et discours de Léon XII, Pie *XI*, Pie XII sur les questions sociales*. (Éditions de « la Croix du Nord », Lille).