# 54-06-61
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## ÉDITORIAL
### En ce même jour ils devinrent amis
#### I
La peine et l'histoire des hommes ne se mesurent pas selon le système métrique, qui réduit à un même poids matériel la croix que l'on porte et le boulet auquel on est enchaîné. La croix n'est pas moins lourde que le boulet, et d'aimer sa croix ne la rend pas moins lourde non plus, mais permet d'avancer sur le chemin. Transfiguration opérée silencieusement dans le cœur, qui ne change rien, qui change tout. Le poids tragique de l'Algérie, il est le boulet au pied de la France, il l'embarrasse, la paralyse, la retarde, il l'empêche d'aller ailleurs où son destin l'appelle. Ou bien il est la croix, scandale et folie, et sa passion qui sauve. Les pharisiens imposaient aux autres des poids insupportables, ils les enchaînaient à des boulets en leur disant que c'était le salut, et ils s'en dispensaient eux-mêmes. Une politique est théoriquement possible, qui écarterait l'Algérie comme un boulet, et qui s'en déferait, qui briserait la chaîne, imposant un poids insupportable à quelques-uns seulement, à une « minorité », au seul soldat et au seul colon, boucs émissaires pour notre délivrance, sacrifiés sur les autels d'une nécessité sans âme et sans visage, sans conscience.
L'Algérie est le boulet de la France ou bien elle est sa croix. Si elle n'était qu'un boulet, un sédiment accidentel, une adhérence d'occasion, il deviendrait facile de s'en débarrasser sans histoires et sans remords. Mais si elle est notre croix, nous aurons beau faire nous n'arriverons pas à déposer ce fardeau. La croix, celui qui la refuse ne peut plus qu'en être écrasé.
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Croix ou boulet, cela fait deux politiques contraires. Non pas des politiques, et non pas contraires au sens des statuts et des traités, des idéologies et des partis : mais au sens où par la politique même il peut arriver à la France, selon Péguy, d'être en état de grâce ou en état de péché. Dans la vie des nations comme dans la vie des hommes, il est des cas où la conscience ne reproche rien et où le cœur reproche tout. Il est bon de ne pas enfreindre les règles instituées, les lois en vigueur, les décisions qualifiées, et dans le doute la présomption est en faveur du pouvoir établi. Mais c'est l'esprit qui importe ; c'est l'esprit qui emporte tout ; l'esprit, l'âme, ce que les chrétiens appellent le cœur. « Si notre cœur ne nous condamne pas, nous avons pleine assurance devant Dieu » (I Jean, III, 21). Mais si notre cœur nous condamne, aucune apparence extérieure de régularité juridique ne nous relèvera de la condamnation.
Des politiques et des solutions pour l'Algérie, il en existe plusieurs sur le papier et dans les mots. Elles n'ont leur sens et leur vertu que dans le secret des cœurs : des cœurs qui se donnent ou des cœurs qui s'absentent. L'intégration, l'association, la décolonisation, l'indépendance, sans qu'il y ait rien à changer aux mots qui les décrivent, peuvent envelopper pareillement une astuce pour nier le problème, tourner le dos à la souffrance, rejeter le boulet, ou bien une humble et farouche résolution de prendre la croix offerte. La France métropolitaine a longtemps ignoré l'Algérie, elle a ignoré toute l'aventure coloniale, ses explorateurs, ses marchands, ses administrateurs, ses missionnaires, ignoré ses héros et ses exploiteurs, elle a ignoré tous ces peuples immobiles dans une attente qui paraissait sans fin et ignoré ces communautés françaises d'outre-mer, actives et distraites. Il n'en arrivait qu'un écho lointain de gloire et de puissance ; de richesse parfois. Mais depuis 1940 et depuis 1942 Alger est entrée visiblement dans le destin de la France, et sa place au cœur de ce destin n'a cessé de grandir, d'affirmer sa présence, de développer son exigence, d'aggraver son poids. La France métropolitaine ne peut plus ignorer aujourd'hui ; elle n'ignore plus. Elle s'est tournée vers Alger il y a vingt ans et n'arrive plus à s'en détourner. Il n'est pas une famille ayant un fils arrivant à l'âge d'homme qui n'ait été convoquée sur la terre d'Algérie pour voir et pour connaître, pour servir et quelquefois pour mourir.
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L'Algérie, voici que la France ne peut plus que l'aimer dans la douleur. Ou la haïr dans la colère.
Il faut librement aimer sa croix. Ou alors, de toute nécessité, on ne peut plus que la haïr.
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C'est l'amour qui est libre, et lui seul. L'amour donné ou l'amour refusé. Mais le refus assumé détermine la haine et tous ses enchaînements implacables. Celui qui était libre de ne point aimer l'Algérie n'est plus libre ensuite, il ne peut plus s'abstraire ni s'échapper, il ne peut pas faire comme si l'Algérie n'existait pas, et de n'avoir pas voulu être prisonnier de l'amour il est prisonnier de la haine. Alger s'est établie au cœur du mystère français : et l'on peut renoncer à une province, quoi qu'en dise le nationalisme jacobin, l'on peut renoncer à une province, saint Louis l'a fait : quel prince est plus grand que saint Louis, quel prince est plus juste, quel prince est plus saint ? Et qui élèvera la voix contre saint Louis ? L'on peut renoncer à une province mais l'on ne se débarrasse pas d'un mystère. Visiblement depuis 1940 et depuis 1942 les destinées de la France passent par Alger : on voit, ou l'on croit voir, les circonstances, 1943, 1944, et 1955, et février 1956, et mai 1958, les ressorts politiques, les agencements de hasard et d'aventure, chacun d'entre eux paraît très raisonnablement explicable à ceux qui ne s'étonnent jamais de rien et font profession de tout comprendre et de tout expliquer, de préférence avec des chiffres et des graphiques. Mais personne ne nous explique, sinon par des fables grossières, qu'au moment d'interrompre et de défaire les liens visibles et mesurables, analysables et explicables, on ne puisse tourner la page, et l'on se heurte à une réalité mystique, partout présente et partout insaisissable. Un mystère d'amour et un mystère de haine. Un mystère d'iniquité et un mystère de charité.
Savoir si la France gardera les pétroles du Sahara est assurément une question très intéressante. Mais que les économistes veuillent bien m'en excuser, je comprends un peu les Français qui n'ont aucune envie d'aller mourir pour des pétroles ; pour leur possession ; ou pour leur maintien dans la zone franc. Au lieu de se plaindre que quelques jeunes soldats, ou leur famille, manquent d'esprit de sacrifice, il faudrait d'abord se demander si l'on ne leur tient pas un langage incroyablement bas.
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Donner sa vie pour la balance des comptes extérieurs, c'est une atroce plaisanterie. Non point que je conteste l'importance des pétroles : ceux du Sahara sont à mes yeux infiniment plus importants qu'ils ne peuvent l'être dans tous les calculs de tous les économistes du monde. A cause de la manière dont ils nous ont été donnés : par surcroît. Au prix du travail intelligent et pénible qui les a fait surgir du sol, bien sûr, mais enfin par surcroît : ce n'est pas pour du pétrole que la France est allée jusqu'au Sahara. Les pétroles, nous les garderons peut-être, ou nous les perdrons, mais certainement comme nous les avons eus et de nulle autre manière, nous les garderons par surcroît ou nous ne les garderons point. Ni Charles de Foucauld ni d'ailleurs Laperrine n'étaient des prospecteurs de pétrole, -- métier honorable mais qui vient après. Chaque chose a sa place et son temps. Du Hoggar nous ne ramènerons pas la dépouille mortelle de Charles de Foucauld, les plus extraordinaires cérémonies civiles et religieuses ne seraient qu'un geste vain, qu'un geste faux, qu'un geste menteur : car il a donné sa vie là et non ailleurs, pour le temps et pour l'éternité, et rien jamais n'effacera la destination de l'amour des Français qui ont donné leur vie sur la terre d'Afrique. On peut ramener les fonctionnaires, on peut retirer les régiments, on peut transférer jusqu'aux tombes et peut-être déplacer des populations entières. On peut tout faire et tout consentir, on peut ordonner et interdire, on peut transformer la nature ou la formule des relations politiques, on peut être vainqueur ou vaincu, c'est la monnaie courante de l'Histoire, on ne peut pas reprendre les vies données, ni dénouer les liens mystiques tissés sous le regard de Dieu.
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Cela ne saurait être enfermé ni défini dans les systèmes de colonisation ou de décolonisation : ils sont pour l'heure tous également impuissants à dominer l'événement, peut-être même vont-ils être impuissants à éviter le pire ; par eux-mêmes et à eux seuls, ils ne répondent pas à la question. Ils ont pourtant leur consistance et leur valeur. Ils sont ce que l'on peut voir et toucher. Mais ils sont signes et traduction, ombres qui passent sur les parois de la caverne, expression réelle et figurée tout à la fois d'une tragédie qui se noue à un autre niveau. L'Algérie attend, l'Algérie appelle, l'Algérie demande. Elle demande à la France son cœur : et tout le reste par surcroît.
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L'Algérie attend de la France une œuvre d'amour ou un processus de désaffection. Qu'importe, oui qu'importe maintenant -- et cela a-t-il jamais été vraiment important ? c'était notre distraction et notre divertissement -- que la colonisation et la tutelle se prolongent ou s'effacent selon un statut ou selon un autre. L'amour trouve toujours ses voies. La haine aura ses moyens jusqu'à la consommation des siècles. C'est le cœur de la France qui est en question, et tout le reste en dépend. C'est le cœur de la France qui importe, le cœur incertain, le cœur divisé contre lui-même, le cœur plein de tentations et de ressentiments, le cœur brisé, le cœur vivant, le cœur et son secret. Une administration anonyme, un État sans visage sont malhabiles et impuissants quand il s'agit non plus de compter et d'organiser, mais d'abord de donner ou de refuser l'amour, d'exprimer le mouvement le plus profond du cœur. Par une occurrence qui est le signe d'une vocation, l'État est devenu personnel absolument, pour le meilleur et pour le pire, pour incarner le mouvement du cœur, pour donner ou refuser à l'Algérie l'amour de la France. On pouvait auparavant donner des budgets et mobiliser des armées, édicter des lois et construire des écoles, ouvrir des hôpitaux et des prisons, et tout le train ordinaire du gouvernement des sociétés. Mais l'Algérie attend de la France son cœur.
Ce ne sont pas des noces de Cana, ce ne sont plus des épousailles de printemps, la France a laissé passer les jours et les saisons. L'Algérie fut notre gloire et peut-être notre avantage, le lieu des grandeurs et aussi des hontes, mais comme la France était distraite, comme la France était absente ! L'Algérie est maintenant le signe de contradiction et elle est la croix, pour la France entière, pour la France qui tout entière le sait et le sent, dans la colère et le chagrin : la France devenue impatiente de ce fardeau plus lourd jour après jour, -- mais la France peut-elle déposer le fardeau sur les seules épaules des Français d'Algérie, les en écraser tout seuls, et s'en laver les mains, pour s'évader ailleurs ? A l'heure qu'il est il n'y a pas *d'ailleurs* pour la France, ni d'autre tâche ni d'autre vocation, là est son lot, son sort, son destin, sa passion.
Quoi que décident les politiques, et ce n'est pas notre affaire, il y a devant nous le chemin montant du calvaire, et sur ce chemin le doute et l'effroi, la douleur et le sang, les ténèbres et le désarroi des cœurs fidèles ; il y a les ricanements et les injures des docteurs ; il y a la patrie déchirée. Déchirée ? Non pas : la patrie crucifiée.
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Et c'est la même tentation ; la seule, l'éternelle tentation ; le défi menteur : « Descends de ta croix et nous croirons en toi ». Le monde est là tout autour, les peuples sont assemblés, ils sont prêts à croire en la France, *disent-ils,* ils sont prêts à l'applaudir comme à un numéro de cirque, si par quelque souplesse acrobatique, par quelque tour de prestidigitation, elle descend de sa croix.
#### II
Avril 1961 : insurrection militaire. Mai 1961 : répression. Au temps de la répression, il est bon que s'élève la voix de la clémence. Elle est gratuite. Elle est noble. Elle est habile aussi, elle est politique. Elle est humaine.
Mais ce n'est point d'elle que je veux parler.
La clémence s'exerce à partir de la justice, elle en mesure et elle en tempère les effets répressifs ; elle ne peut pas s'exercer à partir de l'injustice, l'effacer sans l'avoir rectifiée. Il en est de la clémence, « qui approche le plus de la charité », comme de la charité elle-même, elle doit premièrement se conformer à la justice et non pas permettre de s'en dispenser : « La charité n'est authentique qu'à la condition d'être en règle avec la justice, selon la parole de l'Apôtre : celui qui aime son prochain a de ce fait accompli la loi... Il n'est permis à personne de se dérober aux devoirs de justice en les remplaçant par de petits dons charitables. »
Je veux parler de la justice.
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Il existe un système de liberté de la presse, le plus ordinairement admis dans les mots sinon dans les mœurs, selon lequel toute opinion peut s'exprimer dans le cadre des lois préexistantes, et aucun journal ne saurait être interdit ou confisqué. Il existe un autre système, -- et je parle du système moral beaucoup plus que de la lettre juridique, -- un second système selon lequel va de soi l'interdiction autoritaire d'un journal manifestement contraire au bien commun.
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Ce second système peut avoir sa cohérence et même sa justice ; il peut avoir, sous réserve qu'aucune autorité humaine n'est infaillible ni forcément exempte d'arbitraire, plus de justice que le premier. Mais, dans ce second système et à son propre point de vue, il n'apparaît ni juste ni même cohérent de supprimer *L'Écho d'Alger* tout en tolérant *L'Humanité.* L'organe du Parti communiste, et ce Parti lui-même, ont pour but manifeste et permanent de renverser l'État, de subvertir la société, d'abolir radicalement les droits les plus intangibles de la personne, de placer la France sous la plus stricte domination de l'impérialisme soviétique ; ils n'expriment pas un réformisme plus ou moins audacieux, ni des vues révolutionnaires purement théoriques, ils sont les instruments adéquats d'une subversion proprement dite, active et organisée ; ils ne sont pas des insurgés PAR ACCIDENT, mais des rebelles PAR ESSENCE. On peut comprendre la position corporative de la Fédération de la presse, qui défend la libre existence des journaux quels qu'ils soient. On ne peut pas comprendre le système autoritaire qui frappe avec une entière rigueur des journaux accidentellement insurgés dans le temps même où il supporte et admet les journaux essentiellement subversifs.
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Les insurgés militaires d'Alger vont être jugés par l'État contre lequel ils se sont insurgés. Il n'y a rien à redire à cela ; pas même du point de vue de l'insurrection, dont le chef, le général Challe, s'est mis à la disposition de la justice, sans chercher à la fuir ni prétendre la récuser. C'est que cette insurrection contre le pouvoir établi était une insurrection, certes, mais une insurrection *par accident* et non point *par essence.* L'action communiste est au contraire essentiellement insurrectionnelle ; elle tente d'échapper à la justice du pouvoir établi ou elle prétend la récuser ; elle est intrinsèquement subversive.
Paradoxe peut-être mais singularité incontestable d'une insurrection par accident. Les insurgés militaires d'Alger n'étaient pas -- je veux dire précisément dans leur insurrection même -- ils n'étaient pas des ennemis de la France. Ils n'avaient pas dessein d'asservir l'État à un impérialisme étranger. La rébellion n'était pas non plus leur moyen d'action ordinaire et habituel : ils ne l'ont employée ni par principe, ni par méthode, ni de gaîté de cœur. Ils ont employé ce moyen illégal, c'est un fait : leur action était certainement illégale. Mais non moins certainement, elle était illégale accidentellement.
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On peut même penser que dans leur esprit trouvait place une considération particulièrement attentive de l'existence en France d'une entreprise qui est *par essence* subversive, et qui a jusqu'ici échappé à peu près complètement à la justice qu'elle défie et à l'État qu'elle bafoue. En outre, selon le mot d'ordre rapporté de Moscou et attesté sans contestation possible -- notamment par une enquête judiciaire à laquelle les gouvernements de la IV^e^ République n'osèrent donner aucune suite -- cette entreprise communiste a depuis des années l'objectif immédiat et prioritaire de « *travailler à la défaite de l'armée française partout où elle se bat* ».
Ainsi, la comparaison avec ce qui est subversif PAR ESSENCE permet de mieux situer et comprendre ce qui est insurrectionnel seulement PAR ACCIDENT. Cette distinction très classique entre ce qui est « par accident » et ce qui est « par essence » est une distinction un peu philosophique, et par suite les passions peuvent aisément feindre de ne point l'entendre ou de la récuser. Mais cette philosophie très classique se définit comme la philosophie même du sens commun, c'est-à-dire *du bon sens* tant invoqué, après Aristote, par plusieurs qui ne sont pas tous d'un autre temps. Et le bon sens, même s'il ne parle pas le langage explicite de l'accident et de l'essence, n'est nullement insensible au scandale, au danger, à l'immoralité d'une situation où la subversion essentielle, laissée libre de ses mouvements, utilise présentement cette liberté à réclamer, elle dit même à *imposer,* un châtiment de la dernière rigueur pour une insurrection accidentelle. J'ignore quelles conséquences juridiques peut comporter ou ne pas comporter une telle situation. Mais cette situation est à coup sûr contraire à la justice, à l'ordre public, à la santé morale du pays.
#### III
Sur le devant de la scène, et malgré toutes les déclarations contraires, personne en France n'est d'accord avec personne, et chacun est seul.
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Et dans cette solitude, est-il quelqu'un qui se sente et qui soit d'accord avec lui-même ? La France métropolitaine autant que l'Algérie est privée, du moins dans ses sphères politiques, de cette unité qui est l'œuvre de l'amour. Le désert français, c'est d'abord cette aridité par en haut : cette aridité des cœurs là où l'on parle et là où l'on est entendu. Assurément le principal de l'histoire humaine n'est pas ce qui s'inscrit en la première page des journaux. Mais la première page des journaux compte aussi dans l'histoire humaine et dans la destinée d'une nation. L'épouvantable n'est pas qu'il s'y imprime tant de sottises et d'un tel volume, mais que la charité en soit radicalement absente. D'ailleurs la charité qui s'absente et la sottise qui envahit tout ne sont pas deux phénomènes sans rapport.
Et alors l'atroce se déguise sous les dehors du grotesque.
Les objecteurs de conscience et les théoriciens du droit à l'insoumission, du même souffle et dans la même foulée, se sont mis à publier des communiqués catégoriques sur la fidélité inconditionnelle au pouvoir établi. Et toute cette partie de notre presse catholique qui était une presse de refus d'obéissance, de libre examen, excusant ou justifiant toutes les insurrections, celle du F.L.N., celle de Galvao, celle de l'Angola, est devenue en un tournemain une presse de C.R.S. et de raison d'État. Toutes les variations sont permises, quand elles s'expliquent et se motivent ; toutes les variations et surtout toutes les conversions. Mais ce demi-tour en marche collectif et instantané ressemblait moins à une conversion dans l'amour qu'à son contraire, l'immédiat, l'implacable opportunisme carnassier de la haine. Et de la peur qui l'accompagne ou la précède ; de la peur, car selon le mot de l'Apôtre « la charité seule ne craint point ».
Les adversaires du pouvoir personnel ont acclamé dans l'article 16 la formule même, le moyen et le résumé de la défense des libertés républicaines. L'article 16, au demeurant, est ainsi conçu : « *Toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a pas de Constitution* ». Mais oui, authentique et intégral, tel est l'article 16 soi-même, l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, pour vous servir. Dieu sait que je n'ai aucun fétichisme de la séparation des pouvoirs, et que cette Déclaration des droits n'est pas exactement la mienne (la mienne est plus ancienne, et plus durable, et c'est le Décalogue). Mais enfin, d'un article 16 à l'autre, il a bien dû se passer quelque chose que l'on ne nous a pas dit, quelque chose qui était de l'ordre de la conversion ou de l'ordre du calembour.
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Dans plusieurs journaux je lis que « le traitement réservé en 1961 aux quartiers européens d'Alger fait penser à celui qu'avait connu notamment la Casbah en 1956 ». Cela est vrai ou cela est faux, je n'en sais rien. Mais les journaux le savent sans doute, ou l'appellent ; en tous cas ils prétendent le savoir et ils s'emploient à nous le faire savoir. Ils nous expliquaient, ils nous enseignaient, les mêmes, que ce « traitement réservé » était un tissu de « moyens intrinsèquement pervers », donc illégitimes et criminels dans tous les cas et quelles que soient les circonstances. Les circonstances ayant changé, ils admettent, ils approuvent ; ils protestaient en 1956 au nom de la conscience morale supérieure à la raison d'État, ils applaudissent en 1961 au nom de la raison d'État supérieure à toute loi morale. Ils ont changé d'avis ; ils ont même changé de conscience. Est-ce une conversion dans l'amour ? Ou une persévérance dans l'imposture ? Ils ne sont pas d'accord avec eux-mêmes. Ils ont perdu jusqu'à la cohérence de leurs propos. Il leur reste une autre sorte de cohérence, la cohérence propre à un mensonge qui se poursuit.
On nous avait appris qu'en face d'une révolte il faut considérer avant tout les causes profondes, la réalité humaine, les circonstances atténuantes ou absolutoires : qu'il faut guérir et non pas réprimer. Et que disent-ils maintenant, devant la révolte d'Alger ? D'ailleurs nous les écoutions, nous écoutions leur chanson, sensibles à une certaine vérité, mais nous étions gênés par les chanteurs, par quelques dissonances, la chanson n'était pas fausse mais il nous semblait que les chanteurs chantaient faux. Et si leurs ténors montaient très haut, il arrivait aussi que leurs basses descendent vraiment très bas : aucun crime politique et même aucun crime crapuleux qui ne trouvât ces marchands de papier à musique résolument du côté des assassins, contre le pouvoir établi et sa justice, disqualifiant d'avance toute esquisse ou toute apparence de répression. Tout ce qui allait contre la loi écrite ou contre la loi morale, et même les ravisseurs de l'enfant Peugeot, méritait les honneurs attendris et compréhensifs de la première page des journaux, Il ne fallait condamner rien ni personne -- sauf la société, l'ordre et les gendarmes, -- mais expliquer, excuser, absoudre. Il fallait transformer les prisons en colonies de vacances et abolir la peine de mort.
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Qu'allaient-ils dire, ces non-violents, du général Challe ? Ils ont dit : « Au poteau ! » Ils voulaient décorer Galvao et destituer Salazar. Sont-ils aujourd'hui d'accord avec eux-mêmes, ou sont-ils persévérants dans le mensonge ? Sont-ils d'accord entre eux dans l'amour, ou rassemblés par la haine et par la peur ?
La peur et la haine. Elles fondent elles aussi une sorte d'accord et d'unité. « En ce même jour, Hérode et Pilate devinrent amis, d'ennemis qu'ils étaient auparavant » (Luc XXIII, 12). Cette sorte d'unité politique, ou d'unité nationale, est une contre-façon de la Vérité.
Jean MADIRAN.
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### Correspondance : deux lettres
*Lettre de François Miron,\
Prévôt des marchands,\
à Henri IV*
> Cher Sire,
Permettez que je me retire : en jurant fidélité au Roy, j'ai promis soutenir la Royauté.
Or Votre Majesté me commande un acte pernicieux à la Royauté. Je refuse. Je le répète à mon cher Maître et Souverain bien aimé.
C'est une malheureuse idée de bastir des quartiers à usage exclusif d'artisans et d'ouvriers.
Dans une capitale où se trouve le Souverain, il ne faut pas que les petis soient d'un côté et les gros et dodus de l'autre. C'est beaucoup mieux et sûrement quand tout est mélangé. Nos quartiers povres deviendront des citadelles qui bloqueraient nos quartiers riches. Or, comme le Louvre est la partie belle, il pourrait se faire que les balles vinssent ricocher sur vostre Couronne.
Je ne veux pas, Sire, être le complice de cette mesure.
15:54
*Réponse\
du Roi Henri IV*
Compère, vous estes vif comme un hanneton, mais à la fin du compte un brave et loyal sujet.
Soyez content, on fera vos volontés et le Roy de France ira longtemps à votre belle école de sagesse et de prud'homie.
Je vous attends à souper et vous embrasse.
16:54
## CHRONIQUES
17:54
### La grande pitié
par Pierre BOUTANG
L'ANGE LUI RACONTAIT la grande pitié ; oui, il lui disait aussi d'être bonne enfant, et que Dieu l'aiderait, que le roi l'attendait... Mais le cœur de sa « doctrine », comme demande à Jeanne le juge Jean de La Fontaine, c'était *la grande pitié.*
A ce point, les clercs ne comprennent plus saint Michel, ou bien Jeanne est en train de mentir ; objectivement, en 1428, il n'y a pas plus grande pitié au royaume que d'habitude ; moins peut-être : depuis 1415, tout est simple, tout est en voie de se résoudre, avec deux grands peuples unis sous le roi anglais. Notre roi Henri VI, diront les juges de Rouen, et ils auront le cœur tranquille, avec le sens de l'histoire et le traité de Troyes qui parlent pour eux. On ne va pas recommencer ; on ne va pas continuer ; cela a assez duré comme ça ; même à Bourges on le sait sans l'avouer. Il y a autre chose à faire que de pleurer sur les occasions perdues. La France, avec un fils de Saint Louis, un roi à elle, ce n'était pas impossible, jusqu'à Troyes ; maintenant, cela coûterait trop cher : ce qu'on ne faisait plus pour le tombeau du Christ, on n'irait pas le tenter pour la Sainte Chapelle.
#### Le jugement des Juges
C'est vrai ; comme l'a écrit le R.P. Riquet, jésuite, « on pouvait s'y tromper » ; et l'on s'y trompe jusqu'aux flammes de Rouen, un dernier jour de mai.
Le procès avait été théologique dans les mots, politique dans les passions. Et sur le signe donné au roi de Bourges, comme sur la manière dont saint Michel s'avançait vers Jeanne, les réponses n'avaient pas été claires. De même, cette façon de tenir au vêtement d'homme, à un uniforme...
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Quant au fait, quant aux chances, l'échec était visible, et l'Université de Paris avait eu bien raison de condamner l'aventure. Peut-être même Mgr l'Évêque de Beauvais, dans un mandement lu en chaire, dès que Jeanne fut prise, avait-il rappelé les règles d'obéissance au pouvoir légitime d'Henri VI, dont il était le conseiller.
Voilà pourquoi rien n'est jamais fini, en France, avec les procès. Voilà pourquoi, lorsqu'il s'agit vraiment d'un cas de conscience, qui est aussi un « cas de nation », les juges sont toujours jugés, la raison d'État toujours contrainte d'approfondir son langage, et de prendre à son compte la lutte et l'espérance de ceux qu'elle a vaincus.
La justice d'État peut être sans appel, comme le tribunal de Rouen ; mais la France s'est faite au-dessus des flammes du vieux marché, autant qu'à travers la réhabilitation de 1456. Plus personne ne tient le rôle de Jeanne, dans les procès d'État et de patrie où la France continue, parce que cela fut une fois et que c'est assez ; assez d'une fois pour que la France ait été introduite pour toujours dans une existence singulière, qui n'est exactement celle d'aucune autre nation, mais à la jointure du temporel et du spirituel, au-delà du droit seul et de la seule race ; dans une existence assez mystérieuse pour exiger l'humilité de n'importe quel Français, fût-il le premier, et pour exorciser toute fausse grandeur. Personne ne tient le rôle de Jeanne, mais chaque juge d'État doit redouter la ressemblance avec Cauchon ou Loyseleur. Chaque juge doit se demander si son jugement ne sera pas jugé en 1986, comme les juges de 1431 furent jugés en 1456. Avant, peut-être.
#### La patrie et l'État
Charles de Gaulle, nul ne l'ignore, a beaucoup réfléchi sur le cas de Jeanne d'Arc. Il lui est même arrivé de penser que, somme toute, les choses avaient été plus « faciles » à Jeanne qu'à lui-même. Car il y avait Bourges, et il y avait le roi. « Moi, je n'avais rien », a-t-il dit un jour. *Rien,* mais la volonté tenace, la dissimulation, la chance. Pas la grâce. La légitimité de son aventure, Jeanne la connaît par ses voix. Un de Gaulle l'incarne, assure-t-il, depuis vingt ans, avec pour seule preuve sa superbe raison. Mais en un moment, à l'origine, il est seul ; il prend des commandements que ni l'autorité « légale », ni le suffrage universel ne lui ont attribués, renouant avec l'idée d'une légitimité du bien commun, ou du salut public.
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Dix-huit ans après, sans que l'armée soit hors de combat, il sanctionne un « coup de nation » de l'armée en Algérie, le prend à son compte, et *initie* souverainement (comme si la IV^e^ République était dépourvue de réalité légitime), *entame* un « processus » qui le ramène au pouvoir. Les autorités militaires, civiles, et finalement l'autorité du peuple, par le vote, approuveront ensuite l'idée qu'il s'est faite de lui-même et de l'État. Que l'on m'entende ! Je ne reviens pas sur ce passé pour le regretter, ni dans l'espérance qu'il soit aboli. Et je sais ce qu'un État ainsi restauré, s'il parvient à résoudre le problème de la succession du fondateur (ce que la Rome du I^er^ siècle réussit dans les équivoques du principat) a de solide grandeur. Son premier mérite est de croire assez en soi, et de mettre à si haut prix la guerre civile que les amateurs en soient découragés. De plus, l'idée de composer enfin de manière durable la « légitimité nationale », qui exige le souci monarchique du salut public, et soustrait aux forces de l'opinion ou de l'argent les grandes affaires d'État, et la « légitimité républicaine », c'est-à-dire le consentement populaire recherché et obtenu par des moyens loyaux, cette idée était féconde, nécessaire. Sans sacrifier l'honneur et l'intérêt de la France en Algérie, nous n'avons cessé, depuis bientôt trois ans -- encore avions-nous devancé l'événement -- de lui rendre justice.
Mais ce projet même sera emporté comme un songe, et avec le songeur, si le « miracle » que nous évoquions ne s'accomplit pas. L'obstacle principal est dans le cœur et l'esprit du Chef de l'État. On me le dit *invincible.* Alors, nous serons perdus, avec lui ; toutefois, les voies de la grâce et du surnaturel sont les mêmes -- relisez le procès de Jeanne -- que celles du bon sens ; il suffirait donc que l'orgueil fût distrait une minute pour que cette vérité, cette question en vérité *passât,* et courbât ou assouplit la nuque la plus raide du siècle :
« Une idée de la France, aussi impérieuse que celle dont il fut le serviteur au point de coïncider avec elle, n'aurait-elle pas *saisi* les hommes qu'il va faire juger demain ? »
Dans cette hypothèse, la raison d'État aura beau crier ; elle ne mettra pas le prix à ces choses que sont l'angoisse, la volonté désespérée de sauver l'existence même et l'avenir de la patrie.
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Et comme toute idée vive et profonde de la nation résorbe l'État qu'elle nie, le frappe d'illégitimité, c'est l'idée seule qui peut répondre à l'idée. Oui, c'est l'idée de la France, incarnée dans l'État, qui doit se faire mémoire de son cours ancien, *comprendre* l'idée nouvelle qui la met tragiquement en question, et la prenant en soi, reconnaître, au sein de sa victoire de fait, la faute ou le défaut qui ont créé l'épreuve.
#### Deux idées, deux passions de la France.
« Ce n'est pas la colère de l'homme qui peut opérer la justice de Dieu », écrit saint Jacques dans l'épître lue le quatrième dimanche après Pâques. La colère est le sentiment que l'on a subi un outrage, et la colère de l'homme, outragé dans sa « dignité » d'homme, est invincible et juste dans le monde païen ; le Christ, en assumant les outrages, malgré sa nature divine, a chassé cette colère du champ de la justice de Dieu. Mais la colère de l'homme qui incarne l'État, et ne peut accepter que cet État soit bafoué, opère ou peut opérer une justice tout humaine. Nous savons qu'un État doit se défendre, et la colère gaulliste, pendant la crise, ne nous a ni surpris ni indignés.
Si nous tenons la mansuétude, la modération intime de cette colère, pour indispensable aujourd'hui, c'est que l'outrage subi par l'État n'est pas *nouveau,* et que tout le monde le sait, bien que personne n'ose clairement le dire ; l'État de Charles de Gaulle s'est vu faire (a vu tenter de faire) ce qu'il a fait lui-même, quand il n'était qu'une idée exigeante et absolue de la France, à l'État précédent. Il est injuste, il est enfantin de dire : « Ça n'est pas la même chose, puisque c'est *moi* », car ça n'est *jamais* la même chose, et la justice ne bégaie pas ses vengeances. En particulier, ça n'est pas la *même* chose parce que le Général Olié, à la place où était le Général Ely en 1958, n'a pas eu la même idée de ce qu'il pouvait ou devait faire ; et parce que les avions « dérobés » par le complot de mai ne l'ont pas été dans celui d'avril ; ce n'est pas la même chose parce que de Gaulle n'est pas Pflimlin, ni la France d'aujourd'hui celle d'il y a trois ans.
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Mais c'est la même chose pour l'essentiel : des hommes passionnés de la France, informés -- aux plus hautes responsabilités -- des conditions de sa survie, ont pu croire que le risque de la subversion devait être couru. Une partie de l'armée, la plus combattante, la plus soucieuse de la patrie, les a suivis, ou ne s'est pas opposée à eux. Et comme l'admettait, au *Monde,* M. Viansson-Ponté, « de nombreux cadres de l'armée qui sont demeurés loyaux n'étaient pas loin de partager les vues des mutins, les comprenaient et souvent les approuvaient, s'ils ne les suivaient pas ».
Alors, nous pouvons aller de procès en procès, de désespoir en désespoir. L'État peut livrer à l'action communiste, déjà forte, efficace, les soldats d'une armée déchirée ou rompue. Il peut, au contraire, user de sa victoire, profiter du moment de silence, d'attente, d'accueil, précédant de nouvelles aventures, chez ceux qu'il a *réduits* et ceux, plus nombreux, qui ont déjà honte d'avoir laissé réduire leurs compagnons d'armes, pour leur faire entendre son idée de la grandeur et de la paix françaises, et pour y insérer *la leur,* pour les convaincre que ces deux idées sont compatibles, qu'elles méritent d'être composées.
#### Les « Vœux de succès » des fellaga.
L'attitude de Charles de Gaulle en face de la rébellion algérienne sera d'ailleurs décisive pour cela.
Par une dérision de l'histoire, le Chef de l'État, dans ses actes et ses discours, semble mettre en pratique la dialectique, que j'ai définie ci-dessus, à l'égard des seuls rebelles qui entendent séparer l'Algérie de la France. Il *semble,* certes ; peut-être feint-il... En tout cas, il a toujours mieux « compris » et presque assumé dans son idée du rôle de la France dans le monde, l'idée de la rébellion. Sans doute l'armée, et les « pieds noirs » avaient-ils, eux aussi, dans l'ivresse de leur victoire de mai 1958, « intégré » les raisons « légitimes » qui ont jeté des Algériens fiers et braves dans les maquis. Et *l'intégration* signifiait cela. En renonçant à l'intégration, l'État a plus que rompu une promesse ; il a rompu un élan ; un élan qui n'était pas le sien, qui ne venait pas de « l'idée de la France » de Charles de Gaulle, qui, même, en plusieurs aspects, s'opposait à elle.
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Il a, dès lors -- sans avoir le courage et la sincérité de déclarer aux Français que l'objectif était brutalement changé, en trompant tout le monde, en faisant servir la parole humaine à l'usage de mensonge qui empoisonne les sources et produit les révoltes -- tenté d' « intégrer » l'adversaire, lui aussi, mais à son idée de la puissance ou du « rayonnement » de la France dans un monde « décolonisé ».
Le malheur est que cette intégration-là doit rater, ne peut que rater. Ce qu'on prétend intégrer ne peut être composé avec ce qui intègre, et l'entreprise revient à une sorte de calembour historique, dont la formulation parfaite est de M. Pierre Limagne dans un éditorial de *La Croix :*
« Pendant les journées où les insurgés d'Alger l'emportaient, les membres de l' « Organisation extérieure » ont compris d'une part à quel point cette affaire les concernait ; d'autre part qu'ils s'étaient trompés en se considérant comme tellement étrangers au peuple de France. Nous arrivons aujourd'hui à cette situation invraisemblable d'un de Gaulle obligé de faire poursuivre dans les djebels des fellaga dont les chefs -- et eux aussi d'ailleurs -- ont formulé hier des vœux pour son succès. »
Les « membres de l'organisation extérieure » se seraient donc « intégrés » à la France, en tant qu' « ennemis de nos ennemis » (*sic*)*.* Et ces *ennemis,* selon Pierre Limagne, ce sont les soldats qui leur ont infligé les coups les plus durs. La victoire remportée par Charles de Gaulle sur le Général Challe et le Commandant de Saint-Marc conduirait donc à la paix, malgré des anachronismes regrettables comme les opérations où meurent encore des Français !
Toutefois, cette réconciliation lyrique, sur la base des illusions du Grand Palais, ou de la sacralisation de la « quille » du contingent, risque d'être sans lendemain, à supposer qu'elle soit un aujourd'hui. La colère désespérée des Algériens qui se veulent français, la rébellion morale et mentale d'une Armée qui voit les choses -- à tort -- comme Pierre Limagne, et juge les intentions du Chef de l'État sur des textes d'une furieuse bassesse, enfin l'exigence totalitaire du F.L.N., qui ne peut ni ne veut de l'indépendance sans renversement révolutionnaire de la société *réelle* en Algérie... Telles sont les données constantes auxquelles le coup désespéré du 22 avril ne change rien.
Pierre BOUTANG.
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### Invention à deux voix
par André CHARLIER
Nos plus anciens lecteurs connaissent déjà ce dialogue des deux officiers. Il a été écrit en 1958 et a paru dans notre numéro 32 d'avril 1959. Aussi ne s'étonnera-t-on pas de n'y point trouver d'allusions, fût-ce implicites, aux plus récents événements. Nous publions à nouveau cette méditation austère et déchirée sur la condition du soldat, du soldat français : « Un vrai soldat est un homme qui a rencontré Jeanne d'Arc : j'entends un soldat français ». Cette méditation peut aujourd'hui s'accorder à nos pensées, et les élever à cette dimension mystique qui transfigure tout : la croix et l'espérance.
> L'ASPIRANT
Tout est disposé selon vos ordres, mon Capitaine. Voici la nuit tombée, et, quoique vous ayez donné les consignes les plus sévères et que notre escadron soit un des meilleurs du régiment, je ne pense pas que vous ayez l'intention de dormir. Ce poste d'El Hourane est très exposé : c'est ici qu'a commandé le lieutenant Dubos, et nous avons beaucoup de raisons d'être prudents.
> LE CAPITAINE
Cependant il me paraît sans inconvénient de laisser la fenêtre ouverte, malgré le froid qui va nous gagner tout à l'heure, sur cette lune amie qui monte la garde comme nous. Notre dispositif de sûreté est très, serré. Veillez seulement à ce que personne ne s'endorme ici. Peut-être Dubos ne s'est-il pas suffisamment gardé. Quand la vocation de la mort vous tient, elle vous détache des règles de la prudence pour vous donner une liberté dangereuse. Je ferai moi même une ronde vers minuit, et jusque là il n'y a rien d'autre à faire qu'à écouter battre le cœur de la nuit.
24:54
> L'ASPIRANT
Ou à échanger de ces pensées qui prennent par la grâce du silence des formes inattendues, comme les choses par celle de l'ombre. Je ne puis détacher mon esprit du lieutenant Dubos. Au fond ce n'était pas un soldat, mais un mystique, à qui le métier militaire a ouvert la porte vers ce royaume secret que la médiocrité de la vie lui interdisait d'atteindre, et que pourtant il pressentait. Un mystique a toujours l'âme ailleurs. Un soldat ne doit pas se permettre cela, car lorsqu'on est ailleurs on ne peut voir le danger qui cerne le lieu où se posent nos pieds.
> LE CAPITAINE
Mais un soldat ne peut être qu'un mystique, et un vrai mystique ; pour avoir l'âme ailleurs, il ne cesse cependant pas d'être ici. J'entends bien que ce mot de « mystique », comme tous les grands mots, est singulièrement frelaté aujourd'hui. Peut-être la vie des hommes retrouverait-elle un sens si l'on parvenait à rendre un sens exact à quelques grands mots usés : il ne s'en faut que de cela, mais ce serait une grande révolution spirituelle, quelque chose comme une renaissance de la chevalerie.
> L'ASPIRANT
Je sais, mon Capitaine, tout ce que signifie pour vous votre métier de soldat. Mais vous me permettrez d'user de la liberté que vous avez bien voulu accorder aux propos que nous échangeons en dehors du service : j'ai bien peur que vous soyez le seul de votre espèce. Vais-je vous faire de la peine ? Il faut pourtant vous dire que vous autres, soldats de métier, vous n'êtes plus des chevaliers, mais des fonctionnaires. Vous êtes aussi dévalués que la monnaie, et vous n'y pouvez rien. Voyez-vous, j'ai entendu dans l'armée trop de mots creux sur la discipline qui fait la force principale des armées, sur la patrie et le drapeau, sur le rôle de la France dans le monde.
25:54
Les évidentes bonnes intentions qu'il y avait là-dessous ne pouvaient me dissimuler que tout cela ne correspondait plus à rien. L'armée à laquelle vous croyez n'existe plus. Il n'y a plus de chevalerie parce qu'il n'y a plus d'âme chevaleresque. Voyez l'exemple des Américains. Ils ont battu les Allemands en 45 et pourtant ils ne savaient guère pourquoi ils se battaient. Ils ont fait une guerre de techniciens : l'armée moderne n'est plus qu'une usine à tuer des hommes, il s'agit seulement que l'usine soit rationnellement organisée.
> LE CAPITAINE
Il est certes humiliant que les hommes voués aux plus nobles tâches soient réduits à être fonctionnaires, que le sacrifice accepté de la vie trouve sa place dans le barème des traitements avec les chefs de gare, les contrôleurs des contributions et les receveurs des postes. Mais en somme n'est-ce pas un consentement à la pauvreté ? Je trouve que c'est une noblesse singulière dans un monde qui ne vit que pour l'argent : il convient dans ce siècle que la noblesse soit cachée. Vous parlez des Américains : leurs soldats ont des soldes royales, mais ils n'ont pas de traditions militaires ; comment le mot de « chevalerie » pourrait-il avoir un sens chez eux ? Ils ont conçu en effet leur armée comme une usine. Pour nous, nous sommes d'une autre race. Vos propos sont des propos d'enfant : vous répétez ce que vous entendez dire. On préfère croire qu'il n'y a plus de chevalerie : c'est que notre siècle aurait trop peur si par hasard il y avait encore des chevaliers, sa quiétude en serait troublée.
> L'ASPIRANT
Je sais ce que c'est que les traditions, mon Capitaine, mais ne croyez-vous pas qu'il faut être lucide, et reconnaître qu'elles sont mortes quand elles le sont ?
> LE CAPITAINE
Dans tous les temps on a essayé de les tuer quand elles commençaient à devenir gênantes. Partout elles ont toujours été menacées. Je crois qu'elles ne peuvent vivre que si quelques hommes ne consentent pas à ce qu'elles meurent : il n'est pas nécessaire qu'ils soient très nombreux.
26:54
> L'ASPIRANT
Mais si vous êtes seul à ne pas consentir ?
> LE CAPITAINE
Mais il faut consentir à être seul, après quoi on s'aperçoit qu'on ne l'est pas.
> L'ASPIRANT
Franchement, mon Capitaine, je voudrais avoir la foi comme vous, mais j'ai l'impression que nous ne sommes plus qu'une police qui défend un ordre auquel elle n'est plus sûre de croire.
> LE CAPITAINE
Je vois que vos universités vous ont appris surtout à démolir par les jeux de l'esprit les réalités les plus simples et les plus certaines. Ces réalités sont devant vos yeux, et cependant vous ne les voyez plus. Il en est ainsi des psychologues, qui se perdent dans de telles subtilités d'analyse qu'ils ne discernent plus l'âme vivante. Vous n'avez donc pas envie de mourir pour quelque chose ?
> L'ASPIRANT
Mon Dieu, je suis capable de me faire tuer comme un autre, et peut-être me donnerez-vous tout à l'heure une mission dont je ne reviendrai pas. Je vous dirai un secret : je suis capable de penser, quand le moment sera venu, que c'est une assez bonne solution au problème de l'existence. Mais ma petite expérience me dit qu'on est toujours trompé.
> LE CAPITAINE
Ah ! que vous êtes bien français ! Vous avez toujours peur d'être dupe, et vous ne repoussez qu'avec peine la tentation du scepticisme. Mais la chevalerie existe, même si vous n'avez pas d'assez bons yeux pour la voir. N'existât-elle que dans le cœur de trois généraux, de dix colonels et de cent capitaines, cela suffit et tout ce qui *doit* être sauvé peut l'être. Les armées des Croisades ne comprenaient pas que des Godefroi de Bouillon : elles traînaient avec elles passablement d'aventuriers et quelques bandits. Pourtant ce n'est pas moi qui médirai des Croisades, quoique ce soit assez la mode aujourd'hui.
27:54
Voyez-vous, les grandes choses de l'histoire humaine ont toujours été faites à travers la médiocrité générale par quelques hommes obscurs, parfaitement ignorés, aussi ignorés que nous qui montons la garde dans ce djebel ingrat, qui n'ont pas consenti à la médiocrité.
> L'ASPIRANT
Permettez-moi de vous poser une question, mon Capitaine. Elle me tourmente depuis longtemps. Vous qui avez fait la guerre, croyez-vous que l'héroïsme existe ?
> LE CAPITAINE
Oui, mais non comme les images d'Épinal le représentent. « Héroïsme » est aussi un mot frelaté. Celui qui joue sa vie dans un risque, même si le risque est mortel, n'est pas un héros, parce qu'il *joue* comme qui dirait à la roulette. Il met le hasard dans son jeu, et il espère bien gagner. L'héroïsme n'est pas dans l'acte lui-même, mais dans la disposition intérieure. Le héros, en abandonnant sa vie, sait que le hasard n'existe pas et s'en remet à Dieu du soin de la prendre ou de la laisser. Il joue peut-être aussi, mais c'est Dieu qu'il met dans son jeu. Et gagner pour lui ne signifie rien : c'est la seule chose à laquelle il ne pense pas, il rougirait même d'y penser.
> L'ASPIRANT
En somme, pour vous l'héroïsme n'est point différent de la sainteté ?
> LE CAPITAINE
A vrai dire la sainteté suppose des vertus dites héroïques. Mais je ne sais pas pourquoi je me suis laissé entraîner à vous suivre sur ce terrain. Il faut que vous sachiez que le mot « héroïsme » ne figure pas dans le vocabulaire d'un soldat. Je conçois bien qu'on aspire à être un saint, mais aspirer à être un héros me paraîtrait une chose absolument ridicule. C'est un terme littéraire à l'usage des historiens et des romanciers. Tout est simple et ordinaire dans la vie d'un soldat, parce que tout s'y fait par obéissance. Cette discipline que vous jugez ridicule instaure un ordre dans lequel les grandes actions deviennent possibles à un homme ordinaire. -- On en pourrait dire autant, -- sur un autre plan --, de la vie monastique.
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D'ailleurs il n'y a sans doute pas de grandes actions : quand vous aurez un peu d'expérience, vous vous apercevrez qu'à la guerre un soldat est généralement placé dans des circonstances telles qu'*il n'a pas le choix.* Notre conduite nous est très clairement dictée par notre mission. La lâcheté est une défaillance d'entrailles qui doit nous être imputée à faiblesse, mais de n'y point céder ne peut nous conférer aucune gloire, puisque notre devoir est là qui nous porte et que le courage se réduit strictement à lui obéir. Ainsi dit-on du chrétien qu'il se suffit à soi-même pour pécher, mais que le moindre de ses bons mouvements est un effet de la grâce divine. Aussi ne puis-je que déplorer l'abus qu'on fait des citations et des décorations qui les accompagnent. Malheureusement la vanité est un levier trop puissant pour que ceux qui ont à soulever une masse humaine hésitent à s'en servir. Nous sommes un ordre de chevalerie et non des moines. Encore, chez les moines même, la vanité trouve-t-elle quelque aspérité du cœur, non encore broyée par la pénitence, où s'accrocher.
> L'ASPIRANT
J'aime ce que vous dites là et j'y trouve une confirmation de mes propres pensées. Dès qu'on se met à employer certains grands mots, j'entre aussitôt en défiance.
> LE CAPITAINE
Vous redoutez les mots précisément parce que vous croyez aux choses plus que vous le dites, et vous êtes plus soldat qu'il ne paraît à vos discours. Ce qu'ils ont d'amer n'est que de l'amour déçu.
> L'ASPIRANT
Il est vrai qu'il y a dans le métier militaire une simplicité que j'aime. Ce n'est pas que je sois un mystique comme le lieutenant Dubos ou comme vous-même. Mais j'ai du sang latin dans les veines et je suis prêt à me battre pour défendre l'héritage, que je vois d'ailleurs si menacé du dehors, mais bien davantage encore à l'intérieur des âmes. Je n'ai pas l'illusion de pouvoir le sauver ; je me battrai cependant pour l'honneur : c'est une consolation qui en vaut une autre. A vrai dire, j'ai un mépris total pour les stupidités que j'entends répéter sans cesse sur l'indépendance des peuples et le droit qu'ils pourraient avoir à disposer d'eux-mêmes.
29:54
Tout cela me paraît d'une telle bêtise que par contraste j'estime la force une vertu fort bienfaisante, et bien plus morale que les idées fausses. Aussi j'éprouve une grande sérénité à penser que notre escadron fait régner la paix, une paix humaine, sur ce coin de terre, malgré les chacals qui dans l'ombre voudraient nous égorger. Paix précaire sans doute, mais enfin nous ne travaillons pas pour l'éternité. Nos hommes savent leur métier, nos auto-mitrailleuses sont excellentes, et nous sommes assez bien fortifiés pour nous permettre de disserter toute la nuit sur la mort des civilisations en laissant la clarté de la lune pénétrer par cette fenêtre ouverte. Quand je compare la vie que je mène à celle de mes amis qui s'initient aux mystères de la banque ou des sciences politiques, je me trouve parfaitement heureux. Le risque que nous courons à chaque minute nous garde de l'écœurante banalité de la vie moderne.
> LE CAPITAINE
Vous voyez bien que nous sommes, grâce à Dieu, autre chose que des fonctionnaires.
> L'ASPIRANT
Vous m'accusiez tout à l'heure d'être sceptique : ce n'est peut-être pas très juste, mon Capitaine. J'essaye simplement d'avoir de la clairvoyance. Je vois que bien des principes sur lesquels ont vécu les siècles passés sont en train de s'effacer et je crains que ce soit pour toujours. La patrie est un de ceux-là. Ne croyez pas pour autant que je sois détaché de la mienne : j'y tiens au contraire par toute sorte de fibres secrètes, mais mon cœur en porte le deuil. Une armé digne de ce nom ne peut subsister sans la foi : sans elle, elle descendrait au rang d'une police. Or je vois bien de la naïveté dans la foi des soldats, j'entend chez ceux que je respecte le plus. On continue à croire, ou plutôt à croire qu'on croit. Cela manque de conviction.
> LE CAPITAINE
Vous souffrez du désarroi de notre siècle. Les valeurs supérieures dont l'homme se nourrit et pour lesquelles il donne sa vie ne cessent pas d'être vraies parce que vous vous apercevez que nos contemporains s'en détachent. Il ne dépend pas de nous que la réalité soit ou ne soit pas ce qu'elle est.
30:54
> L'ASPIRANT
Vous voyez que nous retombons encore dans la mystique. C'est pour une raison mystique que le lieutenant Dubos reprend du service, avec au fond de lui l'idée d'aller à la rencontre de la mort à laquelle il se sent destiné. J'avoue que cette raison qui va contre l'a raison m'irrite.
> LE CAPITAINE
Il est possible que cela vous irrite, mais on ne vit et on ne meurt que pour des raisons mystiques. Vous le sentez confusément et c'est pourquoi la pensée du lieutenant Dubos ne cesse de vous poursuivre malgré vous. Je me demande pourquoi une raison mystique ne serait pas une raison comme une autre ? A votre avis, quelle raison raisonnable a pu forcer Jeanne d'Arc à quitter Domrémy ?
> L'ASPIRANT
Sait-on jamais pourquoi on vit et pourquoi on meurt ? Si j'avais vécu au temps de Jeanne d'Arc, je ne me serais pas posé de questions. Je l'aurais rencontrée au bord d'un gué, au moment où l'on fait la grand halte, à l'heure de midi, j'aurais partagé mon pain avec elle et je ne l'aurais plus quittée. Mais je vis dans un temps où il faut se poser tant de questions que les questions finissent par dissoudre leur objet. Si je la rencontrais aujourd'hui. Vous me faites dire des choses auxquelles je n'ai jamais pensé.
> LE CAPITAINE
Un vrai soldat est un homme qui a rencontré Jeanne d'Arc. J'entends un soldat français. Vous n'avez pas tort de dire que les armées modernes sont semblables à des usines. Il suffit d'une bonne technique pour monter une usine, et vous savez comme les techniques sont rapidement assimilées et exploitées. La valeur humaine a moins d'importance parce que l'homme qui sert une machine devient machine lui aussi : c'est à quoi tend un entraînement rationnel. L'homme doit cumuler les vertus de l'être pensant et celles de la machine, mais n'avez-vous pas remarqué qu'on lui demande de penser de moins en moins ? La machine assume de plus en plus de fonctions.
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Le courage reste quand même une valeur qui compte, bien sûr ; mais les bonshommes enfermés dans un char ont intérêt à n'en pas sortir et à accomplir leur mission. On sera surpris de voir dans peu de temps que les Égyptiens, qu'Israël a mis en déroute avec tant d'aisance, sont devenus des soldats passables, pour peu que la fièvre nationaliste leur échauffe le sang. Cette fièvre se développe dans notre siècle avec une violence croissante et déchaîne dans le cœur des peuples des orages passionnés. Elle fait délirer certains de ces peuples qui jusqu'à hier faisaient tranquillement paître leurs troupeau, et vivaient assez misérablement. Combinez-la avec la foi marxiste et vous transformerez ces hommes paisibles en des héros sauvages. Il se construit un peu partout dans le monde ce que vous appelez des usines à tuer, et le jour où elles se mettront à fonctionner, vous jugez quel cataclysme se déchaînera. Au milieu de tout cela l'armée française est une armée où il y a encore des chevaliers, dont beaucoup s'ignorent, comme vous. Le chef est celui qui leur découvre qui ils sont, et qui tire d'eux les actes qui dormaient au fond de leur âme assoupie.
> L'ASPIRANT
Où est le chef qui saura tirer de l'armée française des actes qui ne soient pas indignes de la vocation de la France ?
> LE CAPITAINE
Je ne sais s'il nous sera donné : un pays a les chefs qu'il mérite. Voyez-vous, il faut que vous sachiez que nous sommes plus nombreux que vous croyez, qui avons la passion de la France, et vous pourriez vous en douter, puisque nous avons bu sans sourciller le calice des hontes que la politique française nous a fait boire. Même ces officiers médiocres qui vous agacent ont au fond du cœur quelque chose que vous ne soupçonnez pas (et je reconnais qu'un officier médiocre est plus agaçant qu'un pékin quelconque). Nous n'avons rien compris à nos pères qui ont fait la première grande guerre. Il faut dire à notre décharge que la période d'entre deux guerres a été une des plus bêtes et des plus honteuses de notre histoire, et je reproche à ceux qui ont eu à cette époque la responsabilité de l'armée française de ne pas avoir crié leur dégoût et leur refus...
32:54
Quand je vois des combattants de 14-18 assister à la messe du 11 novembre et écouter l'appel des morts, retrouvant un instant des gestes militaires, mes yeux ne s'arrêtent qu'une seconde aux décorations qui barrent leur poitrine ; ils montent plus haut et cherchent leur regard. Il y a une lumière dans ce regard, et c'est maintenant seulement que je commence à savoir ce qu'elle veut dire. Ces yeux-là ont mis toute leur vie à comprendre ce qu'ils ont fait aux jours de leur jeunesse. Voyez-vous, mon cher, je n'ai que dix ans de plus que vous, mais ma campagne d'Indochine, et les maladies que j'ai ramassées dans le delta du Tonkin, et les blessures que j'ai reçues en me battant contre des gens que j'aimais, mais qui ne voulaient plus du drapeau français, parce qu'ils ne voyaient plus en nous que des fonctionnaires véreux et des marchands retors, ajoutez-y mes deux ans d'Algérie : tout cela fait une expérience qui ne manque pas de poids. Eh bien, je me rends compte maintenant que ces combattants de 14-18 ont simplement découvert la France, à une époque où il y avait à la redécouvrir. Mais nous sommes trop impatients, nous voulons cueillir des fruits quand le germe à peine commence de naître. Or c'est aujourd'hui seulement que ce qu'ils ont fait commence à prendre un sens. A votre âge, vous n'avez encore rien découvert, pas même l'amour. Vous représentez-vous ce que cela peut être pour une génération que de découvrir la France ? Quel saisissement. Il faut du temps pour s'en remettre. Vous parliez tout à l'heure de traditions mortes. Mais vous ne pouvez pas savoir à quel point un peuple comme le nôtre est de la vieille race, et la race a des trucs à elle pour remonter, alors qu'on la croit enfouie sous une épaisseur de générations mortes. Quand toutes les formes de la politique jouent contre elle, il ne faut pas s'étonner qu'elle ait du mal à remonter, et Dieu sait si elles ont joué !
> L'ASPIRANT
Allez doucement, mon Capitaine, je ne vous suis plus très bien. Vais-je paraître irrévérencieux ? Le 11 novembre et la Madelon, cela me paraît bien loin. Presque autant que la bataille de Bouvines. J'ai l'impression d'entendre mon arrière-grand-père.
33:54
> LE CAPITAINE
Justement je suis votre arrière-grand-père, qui a fait la campagne de Crimée, le malheureux, pour la gloire de Badinguet, mais il comprend mieux que vous ce qui se passe sous vos yeux. Vous avez entendu trop de mots creux dans l'armée, dites-vous. Je sais bien que les militaires ne sont pas très intelligents et que leur style n'a pas la nudité étincelante de celui de Paul Valéry, mais il faut croire tout de même que ces mots creux recouvrent quelque chose pour qu'on ait vu se produire les événements dont l'Algérie est le théâtre depuis le 13 mai, et dont vous êtes le témoin. Et nous voici cette nuit veillant dans cette ferme transformée en blockhaus pour que les Berbères de ce coin de terre puissent dormir tranquilles, exactement pareils aux chevaliers de jadis qui protégeaient les Lieux Saints contre les ancêtres de ces mêmes Arabes qui ont colonisé et stérilisé cette terre. La chevalerie ressort avec la race. Nous avons beau être motorisés, mécanisés, et tout ce que vous voudrez, il faut que ce qu'il y a de plus ancien remonte à la surface avec une force irrésistible. Vous voyez bien que les affreux systèmes modernes ont étendu sur le monde une carapace de mort qui l'étouffe : étatisation, fonctionnarisme, bureaucratisme, travail à la chaîne, horaires, loisirs commandés, standardisation, orientation, et tout ce qui s'en suit. Nous étions sur le point de périr, mais voici que la vie commence à se venger et à faire sauter la carapace, la vie vraie, c'est-à-dire les forces qui remontent du plus loin, du fond même de la race : elles seules en sont capables. Et c'est le peuple français qui va faire sauter tout, parce que c'est le plus vieux peuple. Et c'est le soldat français qui va soulever la France, parce que, si bête que vous le croyez, il a la fidélité enfoncée dans le corps, il est même le seul aujourd'hui qui soit encore fidèle à autre chose qu'aux codes impitoyables du monde moderne. Le lieutenant Dubos a senti juste quand il est parti comme un chevalier qui se croise à la voix de Saint Bernard.
> L'ASPIRANT
Doucement, mon Capitaine, doucement. Voici que minuit approche et il va être l'heure de votre ronde.
> LE CAPITAINE
La lune n'est pas encore couchée et je préfère que la nuit soit bien noire. C'est curieux que vous ne sachiez pas, à votre âge, doué comme vous l'êtes d'une certaine culture, vous qui êtes ce qu'on appelle un garçon « bien né », ce que c'est que la passion de la France.
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Cela n'a rien à voir avec cette espèce de fureur aveugle qui éclate parfois dans les foules, quand un homme a trouvé le secret de les électriser. C'est un sentiment silencieux, c'est le besoin de descendre au fond de soi-même et de faire des gestes de sa race, des gestes *vrais.* Vous ne savez pas, mon cher, à quel point la France est une aventure unique : il n'est pas étonnant que les étrangers n'y comprennent rien. Et c'est une aventure qui n'est pas finie, parce que, bien que ce mot vous déplaise, c'est une aventure mystique. C'est ce qui vous explique que Jeanne d'Arc ait été possible, et je ne crains pas d'ajouter qu'elle n'était possible que chez nous. Pour comprendre ce que je vous dis là, il faut avoir un peu réfléchi sur l'amour. Les amours des hommes doivent passer à travers la chair et le sang, puisque nous sommes sang et chair, mais ils *passent* pour aller au-delà, emportés vers ils ne savent pas bien quoi. Quand vous aimez une femme, je pense que ça vous est arrivé, non ? c'est sans doute elle que vous désirez, mais vous sentez bien que l'amour vous porte au-delà d'elle et au-delà de vous-même. Cet au-delà est une zone vague et immense, indécise et trouble, où l'homme, dans la confusion de ses sentiments, mélange la passion charnelle et les aspirations idéales. Il en vient à s'interroger sur l'objet *réel* de son amour. De là vient que le langage que la littérature fait parler à la passion est ordinairement insoutenable, à la fois boursouflé et grossier : trop de mots et jamais le mot juste, trop de sentiments et jamais le sentiment vrai. Les grands poètes français ont été les seuls à atteindre le sentiment de l'amour dans sa réalité, et vous imaginez bien que ce n'est pas aux Romantiques que je pense : car ce qu'ils appelaient, d'un mot très vague, « idéal » leur faisait perdre de vue le réel. Les poètes français se sont posé la seule question importante : l'amour est-il possible ? Alors vous voyez tout de suite que, si l'amour est possible, il est dans Corneille, parce que son théâtre est la tragédie du dépassement et non de l'assouvissement : l'amour est une invitation, chez les êtres qui s'aiment, à se dépasser. Corneille avait saisi la réalité de l'amour, et c'est pourquoi chez lui l'amour humain reste possible, tandis qu'il ne l'est pas chez Racine. Le théâtre de Racine est celui de l'impossibilité de l'amour -- l'affreux amour impraticable, comme dira plus tard Claudel --. Les critiques se demandent toujours pourquoi Racine a renoncé au théâtre après sa conversion, et ils vont chercher toute sorte de raisons sauf la vraie :
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c'est simplement que Racine converti avait trouvé la voie de l'amour véritable et qu'il s'est aperçu que l'amour tel qu'il l'avait dépeint était un amour découronné, sans issue, et voué à une catastrophe fatale. Dès lors il n'y avait plus qu'à tirer un trait au-dessous du dernier vers de Phèdre et à penser à autre chose. Je viens de nommer Claudel : je ne puis pas en effet ne pas le rencontrer sur mon chemin, car son théâtre est aussi le drame de l'impossibilité de l'amour humain, mais justement chez lui l'amour, après tous les déchirements de l'impossibilité, trouve dans la voie mystique sa transfiguration et sa plénitude. Pensez à Violaine, à Sygne, à Pensée, à Prouhèze, ces femmes crucifiées. Si l'amour va au bout de lui-même, il ne peut être finalement que cloué sur la Croix : c'est une nécessité de la vocation de l'homme. Comment Racine, qui en grand poète avait un sens si juste de l'harmonie, n'aurait-il pas senti que le sombre inachèvement dont son théâtre nous donne le spectacle forme une dissonance choquante et offre une image fausse de l'amour ? L'amour de la patrie passe aussi à travers la chair et le sang, et le sang de la race enivre comme un vin fort. Nous retrouvons ici cette zone trouble dont je vous parlais à l'instant, où toutes les folies sont possibles et d'autant plus terribles qu'elles soulèvent un peuple entier. L'Allemagne nous en a donné un bel exemple, deux fois en quarante ans. Mais c'est le propre de la France de faire de l'esprit même avec ce qu'il y a de plus charnel, et elle ne peut s'empêcher d'en faire même en ce siècle qui est contre l'esprit. Je connais deux races d'hommes : il y a ceux qui se nourrissent de leurs sentiments et de leurs pensées et qui ne peuvent jamais aller au-delà, c'est-à-dire qu'ils se nourrissent d'eux-mêmes, et comment à la fin n'auraient-ils pas la nausée de ce plat insipide et sans variété ? Il y a ceux, moins nombreux que les premiers, qui, étant allés jusqu'au bout de leurs pensées et de leurs sentiments, s'aperçoivent qu'il y a encore une part d'eux-mêmes qu'ils ne soupçonnaient pas et qui est disponible : c'est là que naissent ces pensées *qui ne viennent pas de nous,* et de qui viendraient-elles sinon de Dieu ? Les Français sont obstinés. Ils veulent toujours aller au bout d'eux-mêmes et vous savez qu'ils ont cette manie, qui est presque une maladie, de *voir clair.* Ils veulent déblayer les brouillards et les ténèbres, ils ne veulent pas, ni qu'on leur en fasse accroire, ni s'en faire accroire à eux-mêmes.
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Quand on est allé au bout de soi-même, que tout est balayé, nettoyé, et qu'on commence à y voir clair, puisqu'il y a encore autre chose, qu'est-ce qu'on trouve ? Alors ces Don Juan et les bourreaux des cœurs s'aperçoivent qu'ils n'ont rien donné et rien reçu. Ils croyaient que tout était fini, et voici que tout recommence, tout, c'est-à-dire l'amour vrai qui est enfin possible. Et ces grands discuteurs, ces logiciens, ces sceptiques, ces rationalistes -- dont vous êtes --, ayant tout pesé dans leurs balances, fondé quelques certitudes et délimité les zones du doute, finissent par se casser les dents sur quelque chose ou quelqu'un de dur, qu'ils n'avaient pas prévu, qui ne se laisse pas peser et qu'ils sont bien obligés d'appeler Dieu. Quelqu'un de coriace, qu'on ne peut pas tortiller à sa fantaisie comme les idées, et Dieu sait si nous sommes passés maîtres dans cet art ! Nous sommes des gens impossibles, mon cher, avec notre manie de vouloir tout comprendre, et, comme on dit, de ne jamais lâcher le morceau. A la fois téméraires et patients, nous ne cédons jamais rien. Et quand nous cédons, c'est que tout a été épuisé et que nous avons usé de toutes nos armes.
Si on essaye de pénétrer le sens de notre histoire, on s'aperçoit qu'elle a un caractère très particulier : c'est que tous ces grands débats que nous avons eus avec les autres peuples et avec nous-mêmes ne s'expliquent que par un autre débat plus profond qui nous a tenus dans un état de tension et de lutte constante. Tout au long de notre histoire nous n'avons jamais cessé de nous mesurer avec Dieu : telle est la grande aventure de la France. Dieu s'est tellement occupé de nous que nous ne cessons pas de nous occuper de Lui, et spécialement quand nous avons l'air de L'exclure de nos affaires, c'est-à-dire lorsque nous inventons de laïciser et de débaptiser et de démocratiser. Voilà ce qu'il faut comprendre. Si nous sommes tellement soucieux de mettre Dieu dehors, c'est parce que nous savons très bien qu'Il est dedans, qu'Il est dans notre histoire et qu'Il ne nous lâche pas. Vous qui n'aimez pas les mystères ; en voilà un qui est plutôt corsé et que je propose à vos réflexions. Nous sommes infidèles avec une volonté tenace. Ou plutôt disons, si vous voulez, que nos infidélités sont des fidélités à rebours. Souriez tant que vous voudrez, mais ce n'est pas la même chose, car Dieu n'aura qu'à les retourner quand Il voudra, elles seront aussi droites que l'épée de Saint Louis.
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Alors vous comprenez : nous avions cru et vous aviez cru comme tout le monde que le sentiment de la patrie était quelque chose de simple, disons un peu vieillot, car tout ce qui se pense aujourd'hui doit être à l'échelle du monde. Et puis nous nous apercevons que ce n'est pas si simple, parce que nous avons trouvé Dieu dedans, pas un de ces dieux que les hommes aiment tant à se fabriquer, pas une divination de la race : Dieu. Voilà pourquoi l'amour de la patrie a chez nous un goût si particulier. Un écrivain allemand, au lendemain de la première grande guerre, a pu donner à un de ses livres ce titre ironique « *Dieu est-il français* ». Nous n'annexons pas Dieu, mais nous ne cessons pas de nous battre avec Lui. Il faut reconnaître que nous avions fait tout ce qu'il faut pour nous débarrasser de Lui, mais il n'y a pas moyen ! Faites la liste de tous les régimes depuis la Révolution : tous, depuis les grands ancêtres jusqu'au guignol combiste et jusqu'au front popu (quelle dégringolade, grand Dieu ! quelle décadence !), malgré la pâle Restauration, ont fait de leur mieux pour nettoyer la place et interdire à Dieu de se mêler des affaires d'un peuple qui se considérait comme « majeur ». Les catholiques eux-mêmes ont gentiment collaboré au nettoyage et ont fait tout ce qu'ils ont pu pour se mettre au goût du jour. Eh bien, c'est extraordinaire, on se croyait enfin débarrassé : pas du tout. C'est la République quatrième qui se trouve nettoyée en moins de rien et le peuple français, balayant, à la surprise générale, ce qui paraissait intangible, montre par le vote massif du référendum qu'il demeure sensible à on ne sait quelle voix mystérieuse. Les hommes politiques constatent le fait avec irritation sans rien comprendre à ce qui se passe.
Voici le paysage qui insensiblement s'enfonce dans l'ombre et la lune n'éclaire plus que le sommet des arbres : il va être temps que je fasse le tour de nos postes. Il y a une profonde vérité dans le mot du psalmiste : *Nox illuminatio mea,* ne trouvez vous pas ? Cette nuit paisible, d'une paix menacée comme toutes les choses humaines, nous donne des clartés inattendues : il semble qu'elle nous ouvre un grand livre que le jour dans quelques heures va refermer. Je vois actuellement la France redevenue sensible à quelque chose de très ancien, qu'elle avait oublié et qu'elle cherche confusément depuis longtemps. Il y a des moments où un homme dans sa vie, sous l'influence de circonstances très visiblement concertées par quelqu'un d'autre que nous, descend tout d'un coup au fond de soi-même. Il en est de même des peuples, et je crois qu'un moment de ce genre est en train de naître pour la France.
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Nous ne sommes rationalistes et logiciens qu'à la surface : si peu que nous consentions à vaincre cette attitude d'esprit et à descendre en nous-mêmes, aussitôt nous sommes emportés par un besoin invincible de ressaisir les réalités que nous avions niées auparavant, même celles qui nous sont le plus désagréables à reconnaître ; celles qui ont l'air d'être contre la raison, mais qui sont simplement une raison supérieure. Il n'y a pas de peuple pour qui la lutte contre soi-même ait été aussi constante et ait revêtu une telle grandeur. Il n'y a pas de peuple qui ait à chaque période de son histoire une volonté aussi opiniâtre de remettre en question toutes les valeurs.
J'ai quelques idées sur l'homme moderne qui ne doivent pas ressembler aux vôtres : vous verrez quand vous aurez seulement dix ans de plus. Chose curieuse, le développement de la science et de la technique se concilie très bien avec une dégradation extraordinaire dans l'aptitude de l'homme à penser d'une façon personnelle : la science et la technique n'intéressent qu'un champ limité de l'esprit, mais les résultats obtenus sont si passionnants que l'homme ne songe plus à sortir de ce champ. Il faut bien reconnaître qu'il n'y a plus de vraie formation de l'esprit. On ne cherche que des formations particulières : il semble que cette faculté que possède l'esprit de s'élever aux idées les plus générales soit entièrement méconnue. De là vient que la très grande majorité des hommes ne sait plus s'exprimer d'aucune manière. Le peuple français est atteint comme les autres peuples par la décadence générale, quoiqu'il se donne encore les apparences d'être quelque chose au milieu de la médiocrité universelle. Baudelaire disait s'ennuyer en France parce que tout le monde y ressemble à Voltaire. Que dirait-il aujourd'hui ? Voltaire est devenu un modèle inaccessible, un dieu de la pensée. Tout le monde y ressemble au journal de ce matin. Mais je vous l'ai dit : l'aventure de la France est une aventure mystique : elle ne se déroule pas sur le plan intellectuel ni moral. Il y a quelque chose qui bouge dans les profondeurs de l'âme de la France, et il faudra bien que cela sorte un jour ou l'autre, je ne saurais vous dire comment. Il y a un certain nombre d'années que je commande de jeunes Français : si avachis soient-ils, quand ils sont pris dans l'appareil militaire et qu'ils sont bien commandés, je vous assure que leur rendement est étonnant, parce que l'armée leur apporte une règle, mais oui, cette discipline qui fait la force principale des armées et qui excite votre ironie.
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Vous avez déjà dû vous apercevoir que la règle engendre la liberté, la vraie liberté, mais elle suppose aussi de vrais chefs ; voilà d'ailleurs ce qui embête très fort les politiciens, et peut-être aussi les curés qui croient à la démocratie plus qu'à l'Évangile.
Au fond nous sommes de la race des mauvais garnements, ou plutôt d'une certaine espèce de mauvais garnements, ceux qui font un beau jour précisément la chose qu'ils s'étaient juré de ne pas faire.
La règle militaire sera sans doute l'instrument de notre salut, parce qu'elle repose sur la foi dans la valeur des vertus traditionnelles. Les militaires sont des gens simples, trop simples pour les intellectuels comme vous ; leur foi est obscure et naïve, ils seraient incapables de vous suivre dans vos divagations sur le sens de l'histoire. C'est pour cela qu'ils sont solides --, et peut-être sont-ils le seul élément solide dans un monde où tout se décompose. Vous ne comprenez donc pas que nous ne pourrons jamais être une usine ? Nous évoluons quant à la technique, et je crois que sous ce rapport nous sommes assez à la page ; mais nous n'évoluons pas quant au reste, et c'est ce reste-là qui est la seule chose importante, parce que c'est de lui qu'on peut vivre.
Vous ne dites plus rien.
> L'ASPIRANT
Je vous écoute, mon Capitaine, et vous ne vous laissez pas interrompre. La nuit est tout à fait noire et je commence à avoir froid : cela gèle en moi le génie de la répartie. Ce « reste », dont vous dites que c'est la seule chose dont on peut vivre, et dont précisément je me demande si jamais on pourra recommencer à vivre, voilà pour moi la grande interrogation. D'autre part il y a une chose dans vos paroles, qui m'a frappé : vous avez parlé du besoin qu'on éprouve, à un certain moment, de faire des gestes *vrais.* Là je crois que vous touchez juste. Nous vivons aujourd'hui de telle façon que nous sentons bien que tous nos gestes sont faux : c'est le mal moderne, et il n'y a que les purs intellectuels qui ne s'en rendent pas compte. Cette fois, vous m'éclairez tout à fait sur le lieutenant Dubos : il a cherché une issue vers quelque chose où il pourrait enfin faire des gestes vrais.
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> LE CAPITAINE
Et vous voyez que, cherchant cette issue, c'est vers l'armée qu'il s'est tourné. Et pourtant, quand je l'ai connu à Maslacq vers ses dix-huit ans (et je n'en avais pas plus), rien n'indiquait qu'il eût une vocation militaire. Vous me disiez tout à l'heure que ce que vous aimiez dans le métier militaire, c'était sa simplicité. Tout en effet y est simple et vrai, et les hommes s'y montrent ce qu'ils sont, sans aucun masque. Notre simplicité vient de ce que nous croyons encore à des choses auxquelles personne ne croit plus, et notre force de ce que ces réalités commencent à se venger d'avoir été méconnues.
> L'ASPIRANT
Peut-être. A vrai dire, je sens que mes gestes sont faux, mais je me demande, à supposer qu'ils deviennent vrais, à quoi je m'apercevrai qu'ils le sont.
> LE CAPITAINE
Il y a un sentiment intérieur qui ne trompe pas. Quand Jeanne d'Arc est apparue, tous les gens simples ont compris qu'ils allaient enfin faire des gestes vrais, les gens simples, c'est-à-dire l'armée, -- y compris Dunois et La Hire -- et le peuple. Il était naturel que les politiques et les théologiens fussent contre elle : ce sont des gens que leurs spéculations séparent du réel, à moins qu'ils ne soient de très grands esprits. La vérité des gestes se reconnaît à ce qu'ils sont en accord avec la réalité profonde de la race : cela se sent exactement comme on sent en musique qu'une proportion harmonique est juste. Quand nous lisons les paroles authentiques de Jeanne, nous sentons que c'est la sainteté qui parle, mais aussi la race, sans qu'on puisse séparer ce qui est de la race et ce qui est de la sainteté. Pour nous ce n'est pas de l'histoire, c'est-à-dire une page tournée dans un vieux livre, *c'est vraiment nous,* et nous *aujourd'hui.* Et nous sommes beaucoup qui sentons ainsi. Vous-même, quand vous vous serez débarrassé de ce que vous avez appris dans les livres, quand vous aurez compris qu'il y a quelque chose qui résiste à l'esprit d'analyse, vous sentirez comme moi. Il y a un certain son des paroles humaines qui ne trompe pas et qui a pour moi la même valeur qu'une preuve pour un logicien.
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Quand la France s'exprime par la voix de Jeanne d'Arc, elle prononce des paroles uniques, qui sont vraies dans un sens divin et humain à la fois et -- je vais sans doute vous étonner -- des paroles qui ne peuvent être dites que par elle. Pour moi c'est un signe indubitable de sa vocation Cela a été possible au quinzième siècle, mais mon sang me dit que cela est encore possible après-demain. Notre race est toujours capable de parler et d'agir dans le sens qui est le sien.
> L'ASPIRANT
Vous avez appris beaucoup de choses qui ne sont pas dans les règlements militaires, mon Capitaine.
> LE CAPITAINE
Heureusement. C'est la réflexion sur mon métier qui me les a apprises.
> L'ASPIRANT
Vous avez raison : c'est tout de même un beau métier, parce qu'il ne peut pas se permettre d'être médiocre.
> LE CAPITAINE
Mais tous les métiers sont beaux. Seulement vous comprenez maintenant pourquoi, si nous ne sommes pas des chevaliers, nous ne sommes rien : nous descendons, comme vous dites, au rang d'une police.
Cette fois, il est temps de partir. Interrompez la belote de nos hommes et rassemblez-les dehors.
> L'ASPIRANT
Un mot seulement, mon Capitaine, vous avez dit : « une aventure mystique ». Il faudrait donc avoir la foi, comme vous l'avez. Mais peut-on retrouver la foi ?
> LE CAPITAINE
Il faut simplement découvrir que les réalités les plus certaines ne sont pas celles qui vous paraissent les plus évidentes. La règle la plus importante de la vie spirituelle est qu'il nous faut sans cesse rafraîchir le regard que nous devons porter sur les choses essentielles. Naturellement il faut d'abord savoir qu'il y a des choses essentielles et d'autres qui ne le sont pas.
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Depuis qu'il y a des hommes qui pensent, toute leur préoccupation, d'âge en âge, a été de découvrir celles qui le sont, et parmi elles, s'il n'y en aurait pas une qui serait plus essentielle que les autres. La démarche du lieutenant Dubos est la seule raisonnable : elle procède simplement d'un *regard neuf* qu'il jeta, un jour qui n'était pas fait comme les autres, sur le monde qui l'entourait. Elle vous paraît étrange à cause de cette familiarité avec la mort où il s'établit très vite, au point qu'elle semble avoir eu pour lui un attrait invincible. Mais cette familiarité fait partie de notre métier. La mort est une réalité très proche, et pourquoi même ne serait-elle pas une réalité aimable ?
André CHARLIER.
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### Babel et le cosmonaute
par Luc BARESTA
IL PARAÎT QUE L'HOMME est admirable puisqu'il est capable d'aller dans l'espace. Il paraît que le communisme est admirable parce qu'il a éduqué Youri Gagarine.
Voici qu'on nous commande des admirations mélangées. Alors, encore une fois, nous décidons de désobéir à la rumeur, de refuser le mélange.
Ce n'est point que nous soyons « allergiques » aux merveilles spatiales, dans le sens où Jean-Paul Sartre, par exemple, fuyant des prairies pourtant belles, se dit allergique à la verdure.
Bien sûr, les œuvres humaines qui s'éploient dans l'espace extérieur à l'homme ne sont point les seules à susciter l'admiration. Il en est qui naissent et s'éploient dans son espace intérieur, qui sont tout aussi surprenantes, et même davantage. Et l'admiration se diversifie sans doute en fonction de ce que Jung appelle tendance à l'extraversion et tendance à l'introversion. L'extraversion est faite d'un intérêt dominant porté au monde extérieur, à ses sollicitations, à ses défis, à l'action qui l'utilise ou le transforme. L'introversion tourne l'intérêt dominant vers le monde intérieur où s'exprime la vie secrète de l'esprit et de l'âme, et où l'univers physique et biologique est perçu non point comme un objet à exploiter mais comme un signe à déchiffrer. L'une et l'autre ont leurs crises, leurs maladies. Et aussi leurs réussites. L'introversion, sans doute, voit en notre temps ses chances diminuer. Mais plus ou moins partagée dans la société des hommes, elle fera toujours que certains d'entre eux admireront davantage telle ou telle symphonie, septième ou neuvième, tel concerto ou poème, qu'un tour de terre.
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A vrai dire, s'il existe un cours normal de la vie, il est sans doute fait d'une alternance rythmique de ces deux tendances. D'ailleurs, elles ne sont pas sans communiquer entre elles. Et puisqu'en ce printemps 1961, le cosmonaute est roi, consentons à l'extérieur. Allons-y.
\*\*\*
Une plus grande mobilité.
Faire le tour de la terre dans les conditions où l'a fait Youri Gagarine, c'est-à-dire premièrement très haut -- cent soixante-quinze kilomètres au périgée, trois cent deux à l'apogée -- et deuxièmement très vite -- huit kilomètres à la seconde -- représente incontestablement une nouveauté par rapport aux modes traditionnels de déplacement humain, même les plus accélérés, et par rapport aux lieux coutumiers de nos voyages, même les plus aptes à nous dépayser.
Comme on l'a fait remarquer à propos de nos gloires du passé, l'humanité, très longtemps, n'a été capable que d'une très modeste mobilité. C'est ainsi que Napoléon, par exemple, n'allait pas plus vite que Jules César. Tous deux utilisaient semblablement pour leurs déplacements, des voitures légères, tirées par des chevaux, avec des relais méthodiquement organisés. Dix-huit siècles n'y avaient pas changé grand-chose. Bien sûr, le fait de remplacer, dans le système d'attelage, le collier de gorge par le collier d'épaules constituait déjà un progrès. De même, sur mer, le renforcement des proues, l'audace des voilures, et la substitution du gouvernail d'étambot à la rame de direction. Il n'en reste pas moins que, pendant ces nombreux siècles, l'homme ne connut de plus grande vitesse que celle du cheval, ou du vent poussant les voiles. Pour ce qui est de l'individualisation du transport il conçut, certes, la vinaigrette, cette cabine montée sur roues, et tirée à bras ; et plus tard la draisienne, propulsée au pied : elle précède le bicycle. Mais il fallut la machine à vapeur, puis le moteur à explosion, pour que l'humanité se dépêchât un peu.
Mme de Sévigné mettait huit jours pour se rendre aux « Rochers ». Actuellement, sur une semblable distance, quiconque se confie à seulement deux chevaux-vapeur, met huit heures. Ainsi l'espace terrestre, même parcouru par le plus modeste et le plus laid des véhicules de fabrication française, résiste-t-il vingt-quatre fois moins à l'homme -- et à la femme -- d'aujourd'hui, qu'aux contemporains du grand Roi et qu'au grand Roi lui-même.
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Et puis, on a décollé du sol. Ce n'était point facile avec le plus léger que l'air : le feu avait pris à la nacelle du pauvre Pilâtre, et brûlé son gros ballon de papier. Ce n'était point facile avec le plus lourd. Alors quand le plus lourd que l'air fonça, se vissa dans l'atmosphère avec une vélocité croissante, ce fut en effet admirable. Et voici que l'on décolle aussi de l'atmosphère.
Le sang bousculé.
C'est une audace et un exploit. D'abord parce que l'homme, dans l'ensemble du cosmos, est un animal des profondeurs atmosphériques. Tiré de son océan d'air, il est comme le poisson tiré de son océan d'eau, c'est-à-dire dans une situation pour le moins anormale. Ce milieu prestigieux et immense qu'on appelle l'espace présente cette particularité notable d'être radicalement antibiologique. A qui se serait distrait de cette évidence, les journaux ont offert de méditer sur un accident. On sait que la température à laquelle un liquide commence à bouillir dépend de la pression atmosphérique ; et que, vers le vingtième kilomètre d'altitude, la pression baisse de telle sorte que le sang soumis à ce phénomène connaît à 37° une ébullition spontanée. Il se transforme en mousse rouge, la chair se gonfle, la peau éclate. Un exemple d'une telle mort a été signalé : celle d'un lieutenant américain qui, s'étant enfermé dans une chambre de décompression, et sans que l'on sût s'il s'agissait d'un suicide ou d'un geste maladroit, mit en marche l'appareil à raréfier l'atmosphère.
Donc, cet « espace » est, dès son abord, redoutable par une absence ; et aussi par des présences : celle du rayonnement cosmique primaire, celle de météorites imprévisibles. Enfin, si le cosmonaute est menacé, ce n'est pas seulement en raison des lieux qu'il fréquente, mais aussi des vitesses auxquelles il est soumis. Moments dangereux et pénibles de l'accélération, puis de la décélération avec entre-temps l'euphorie de la non-pesanteur. Le sang est bousculé, le cœur à l'épreuve : on enregistre ses battements à des milliers de kilomètres, sur des bandes magnétiques.
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Mais voici Youri Gagarine. Le cosmonaute est revenu vivant. Tout a bien joué son rôle. Et d'abord l'engin de cinq tonnes, formidable et piaffant de tous ses propergols ; puis le scaphandre de Gagarine, voyageur averti, qui avait emporté de quoi fabriquer son atmosphère et calmer son sang fouetté par la vitesse. Ensuite la cabine étanche, bien conditionnée, tiède à l'intérieur et capable, sur ses parois, de supporter les échauffements prévus. Enfin le radioguidage, minutieusement obéi, soit qu'il décroche un étage, satellise l'engin, ou l'incline de l'angle précis sous lequel il doit, au retour, trouver dans l'atmosphère son « corridor de rentrée ».
Un contraste.
Mais si l'événement pris en lui-même est une chose, et admirable, encore que cette admiration n'aille pas sans inquiétude, le sens qu'on lui attribue pour le destin de l'humanité en est une autre, qui devrait éveiller me semble-t-il, davantage de réticences qu'elle ne l'a fait.
Car l'exploit de Gagarine a donné lieu à une sorte de mystification à étages, mauvaise fusée idéologique dans les champs d'expérience de la servitude.
Au premier étage de cette mystification, on chante les merveilles du communisme ; merveilles scientifiques ; merveilles politiques, économiques et sociales. Mais ce tapage n'a que trop duré. Accordons, pour qu'il cesse, ces mérites réclamés : puisqu'il a fallu, pour réussir le premier voyage du cosmonaute, la convergence de multiples sciences, la chimie et la physique pour la propulsion, l'électronique et l'astronomie pour le guidage, la métallurgie pour la résistance de l'engin, l'anatomie et la physiologie pour le comportement du voyageur, admettons que chacune de ces science a été créée et développée par Popov, membre du Parti. Qu'il l'a inventée comme ça, tout seul, d'inspiration, par la seule vertu du communisme, et sans que rien ne lui vienne du passé, cette table rase, comme dit la chanson. D'ailleurs, si Popov accordait quelque génie ou quelque mérite à Pascal, à Newton, Planck, ou Einstein, ne devrait-il pas, en raison de cette relation qu'établit le Parti entre le progrès scientifique et le régime politique et social célébrer à travers Pascal l'excellence du Grand règne, à travers Newton celle de la monarchie anglaise, à travers Planck celle de l'empereur Guillaume, et à travers Einstein celle de la société américaine ?
47:54
Mais non. Toute science commence avec Popov, donc avec le régime communiste. Et si vous voulez savoir ce qu'est ce régime, regardez en l'air, et même plus loin que l'air. Regardez Vostok. La scène du ciel est merveilleuse.
Mais la scène au sol l'est beaucoup moins. Le journal « Le Monde » appelle cela un contraste. En effet, il relève en U.R.S.S. des « difficultés alimentaires ». De l'année cinquante-neuf à l'année soixante, la production de céréales a perdu quinze millions de tonnes. Les dirigeants s'efforcent en vain de corriger les vices du système ; d'une année à l'autre, ce sont les mêmes plaintes : une partie importante de la récolte est perdue parce que les kolkhozes ou les sovkhozes n'ont pu l'engranger ; les machines arrivent en retard, et parfois elles sont immobilisées au moment des grands travaux ; enfin les paysans semblent bien affectionner davantage leur petit lopin de terre que les exploitations collectives. En Chine, ont sévi des calamités naturelles. Dans les pays non-communistes, les calamités naturelles signalent d'abord, selon la presse communiste, l'impuissance du capitalisme. On le vit lors de la rupture des digues hollandaises, et lors de la catastrophe de Marcinelle. En Chine, elles ne signalent seulement que des calamités naturelles. En 1960, cinquante pour cent des surfaces cultivées du pays ont été ravagées par les sécheresses et les inondations. Bien entendu la calamité artificielle qui provoque l'asservissement systématique des peuples, il n'en est pas question dans les statistiques officielles. Elle n'en continue pas moins d'exister.
« Haïssez les Américains ».
Il n'y est pas question non plus de la « pratique de la dialectique », mise en œuvre par le communisme international dans les pays non-communistes et tout spécialement dans ce « Tiers monde » qui souffre de « sous-développement ». Mais voyez Cuba ; voyez le Laos ; voyez, à propos de l'Algérie, l'appui que le F.L.N. trouve à l'Est. Il s'agit d'abord de faire en sorte que joue, à l'égard des pays occidentaux le principe de contradiction et de lutte. Fidel Castro a remarquablement compris et vécu cette dialectique, lui qui a lancé l'an dernier ce mot d'ordre à la population cubaine : « Haïssez les Américains ! ».
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Ensuite la dialectique doit être introduite, à moins qu'elle ne s'y trouve déjà, -- auquel cas il suffit de l'exacerber -- à l'intérieur même de chaque pays du « Tiers Monde ». Jusqu'à ce qu'elle aboutisse à ce point de rupture où les obstacles au pouvoir communiste sont éliminés et où les structures de la cité deviennent celles d'une « démocratie populaire ». Et l'on peut voir que ceux qui mettent en œuvre, consciemment ou non, cette dialectique, ne restent pas longtemps démunis : leur arrivent de l'Est armes, marchandises, techniciens tchèques, militants autochtones formés en Europe, camions, avions au besoin et, bien entendu, de l'O.N.U. des suffrages.
Mais non ; levez le nez ; voyez plutôt Gagarine, célébrez la merveille. Le communisme planétaire et interplanétaire exerce avec un rare bonheur l'art de la diversion. Diversion pendant que fonctionne la technique de l'esclavage et se pratique la dialectique. Diversion pendant que se réinstalle sur les peuples qui commençaient à l'ébranler, l'athéisme persécuteur et organisé : cet athéisme accuse la religion d'être un opium du peuple, mais il use, lui, au cœur même de la misère des peuples, de ce qui est bien une manière d'opium, et dont les sortilèges se déploient en ellipses.
A moins que, plus prosaïquement, on considère le voyage de Gagarine comme un petit tour de propriétaire. Un petit tour de propriétaire autour de la propriété présente, et aussi de la propriété à venir. Car le communisme a toujours l'intention d'agrandir son bien, d'arrondir ses terres. D'arrondir ses terres jusqu'à la Terre tout entière, et même jusqu'à la Lune. Il a des ambitions question planètes. Alors il promène Gagarine au-dessus de chez lui et au-dessus de chez le voisin. C'est-à-dire du côté déjà socialiste et aussi de l'autre, qui est le côté du socialisme futur, sur ce globe et sa banlieue. Encore un peu de temps, pense-t-il, et il y aura des satellites partout.
Csillag.
J'ai retrouvé la traduction de l'étonnant poème d'un jeune hongrois « communiste », Karoly Jobaggy ; poème qui fut publié en avril cinquante-six, c'est-à-dire bien avant l'envoi du « Vostok » ou même du « Spoutnik » dans l'espace. C'est la revue *Csillag* (l'Étoile) de Budapest, qui a donné ce texte presque inconnu, et pourtant digne d'entrer dans toute mémoire humaine, d'y revivre au moment même ou s'ouvre l'ère du cosmonaute :
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« *Oh ! ne me parlez pas de navires intersidéraux !*
*Ni des prochaines promenades à Mars ou sur la Lune,*
*Ni de la vie à l'âge atomique.*
*Nos chars à bœufs sont embourbés dans une mer de boue.*
*La boue est partout sur nos routes, nos champs, nos pâturages,*
*Vous, vous festoyez autour de marmites pleines à Budapest,*
*Et vous regardez avec un froid dédain les poètes*
*Que vous couronneriez, s'ils consentaient seulement à chanter vos louanges.*
*-- Oh ! ne me dites pas :* « *C'est bien pire en Afrique* »*.*
*Moi, je vis en Europe, ma peau est blanche.*
*Qui donc se penchera sur moi pour m'embrasser*
*Et me faire sentir que je suis encore un homme ?* »
Mais, précisément, le communisme n'a pas écouté le poète hongrois. Il l'a peut-être emprisonné, ou déporté ou tué, en réprimant l'insurrection qui suivit de quelques mois la publication du poème. Et si Karoly Jobaggy est toujours en vie, le communisme lui parle encore, et plus que jamais du Spoutnik, et du Vostok. Et plus il lui en parle, plus il lui ôte l'espérance. Qu'attend en effet le poète sinon quelque chose d'autre que l'humanité « spatiale », quelqu'un d'autre que le cosmonaute ? Mais le communisme répond au poète que cet homme est indépassable, qu'il est la plus haute possibilité de salut, et cela parce qu'il est dieu, le seul dieu, et donc la seule excellence sur quoi l'homme inquiet et meurtri puisse compter dans l'acte d'espérer. Les termes décisifs que la poésie officielle du communisme prête à Gagarine, et qui ont été prononcés à la télévision soviétique, les voici : « Je quitte la terre pour le bien de la terre, et mon seul dieu, c'est l'homme ».
L'étage extrême de Babel ?
Ainsi le communisme annonce-t-il un monde fermé. Sans doute son cosmonaute a-t-il « décollé » de l'atmosphère ; sans doute s'est-il brutalement dépaysé en allant au-delà de l'épaisseur bleue qui jusque là l'enveloppait. Mais il n'a finalement voyagé que dans un même monde ; un monde qui, jusqu'à la plus lointaine étoile, est substantiellement semblable à celui qu'il connaît déjà. Alors, s'il n'est de dieu qu'en l'homme, tout y est déjà, dans ce monde.
50:54
Tout y est enfermé. Avec pour toute divinisation, cet orgueil, cette hybris, qui s'agite au sein de ce grand rassemblement de matière, et bute contre toute limite, et bute contre la mort.
C'est pourquoi le rapprochement qu'on a voulu faire entre Christophe Colomb découvreur de terres nouvelles et le cosmonaute communiste découvreur de « l'espace » est spirituellement impossible. Christophe Colomb élevait sa pensée jusqu'au Dieu Créateur et Rédempteur. C'est en hommage à Dieu que le navigateur appela sa première terre découverte San Salvador, Saint Sauveur. En hommage à Celui dont il est dit qu'un jour il s'éleva ; et qu'une nuée vint le soustraire aux regards ; et ces paroles furent dites : « Hommes de Galilée, pourquoi restez-vous là à regarder le ciel ? Celui qui vous a été enlevé reviendra comme cela, de la même manière dont vous l'avez vu partir ». Mais le communisme, au soir de « l'exploit », a célébré le ciel visible en narguant le ciel invisible ; il a célébré le cosmonaute en raillant le Sauveur du monde. « *C'est la fête de l'Ascension,* a osé s'écrier Mme Veermersch. *Ce n'est pas l'ascension d'un être supposé, inventé, miraculeusement envolé. Non, c'est un robuste et beau garçon de vingt-sept ans, un jeune homme communiste* ».
Alors, s'il est un rapprochement à faire à propos du cosmonaute communiste ce n'est pas à Christophe Colomb qu'il faut aller. Mais c'est peut-être bien, dans la Bible, au chapitre de la Tour de Babel. Comme les hommes se déplaçaient « à l'Orient », bâtissons-nous, dirent-ils une ville, *et* une tour « *dont le sommet pénètre dans les cieux* ». Le communisme a-t-il voulu faire du « Vostok » pénétrant dans les cieux l'étage extrême et extrêmement mobile de la tour de Babel ? Qu'il redoute, alors, la suite des événements. Car ce point maximum de son triomphe pourrait bien annoncer sa chute. Et cette « langue commune » qu'est la dialectique de son internationale pourrait être bientôt confondue.
Témoin d'un « cosmos ».
Que voilà donc, dira peut-être le lecteur, un propos rétrograde ; vous voulez donc, en matière de vitesse et de voyage, revenir à la draisienne et à la vinaigrette ?
51:54
Non point. Je voudrais précisément pour terminer ces réflexions, revenir au cosmonaute, mais en le considérant eu lui-même, hors de cette signification qu'a voulu lui donner le communisme. Et revenir aussi au poète hongrois.
Je ne sais plus qui disait au siècle dernier : « Je suis catholique jusqu'à l'Himalaya ». Il voulait par là souligner l'ampleur que recouvrait l'épithète catholique. Mais l'expression nous paraît ici bien insuffisante. On dirait aujourd'hui : « catholique depuis le plus subtil proton jusqu'à la plus lointaine galaxie. » Une vision « catholique » est universelle au point d'embrasser l'infiniment grand et l'infiniment petit ; et d'embrasser aussi, l'œuvre de l'homme, connaissante et transformatrice s'exerçant en ces domaines. C'est pourquoi l'exploit du cosmonaute, pris en lui-même, ne gêne pas un regard catholique. Mais si le cosmonaute est bien parti, s'il est bien revenu, si tout a bien fonctionné, n'est-ce point d'abord la preuve que cet univers où il a circulé, et dont on dit de nos jours qu'il est un jeu de radiations et d'ondes, s'affirme cependant comme le contraire d'un chaos ? C'est-à-dire, précisément comme un cosmos, un monde où se manifeste un tissu de relations connaissables, vérifiables, utilisables, bref un monde marqué, pétri d'intelligence ?
Le cosmonaute est donc d'abord le témoin d'un cosmos*.* Et puisque l'on s'émerveille de Vostok, de l'intelligence et du savoir qui l'ont conçu, qu'est donc Vostok par rapport à l'immense jeu des milliards de soleils dans une galaxie, et des centaines de millions de galaxies dans notre univers ? Que sont la course et les minutes de Vostok au regards des milliards d'années-lumière qui s'organisent au fond du ciel ? Si l'intelligence est belle, qui conçut l'envol d'une poussière satellite, que dire alors de l'Esprit qui, avec un luxe indéchiffrable, a lancé dans leur existence ordonnée les mondes ? Et que dire de l'Intelligence qui non seulement a conçu et ordonné les mondes, mais a conçu l'intelligence de l'homme capable de concevoir le navire spatial, capable d'y prendre place ?
Dans son plus haut bond.
C'est bien jusqu'à cette Source que le poète hongrois doit remonter pour trouver cet Autre qui le révèlera à lui-même, Lui fera sentir qu'il est encore un homme. Ainsi le poète s'efforcera-t-il de considérer l'ascendance, l'origine.
52:54
Et si, dans l'ascendance de l'homme, on ne trouvait finalement, que cette boue dont parlait Karoly Jobaggy, si l'on ne rencontrait que matière, une matière existant depuis toujours, qui se serait, on ne sait pourquoi, ni comment, perfectionnée, mais ne ferait dans ses multiples combinaisons que se répéter -- une matière où cette humanité serait destinée par la mort à s'anéantir -- alors la dignité de l'homme s'évanouirait alors le cri du poète serait absurde. Mais dans cette recherche proposée, l'Église va jusqu'à l'Existence-Source qui est Dieu. Et voici que Celui qui, par son Ascension sortit du monde visible, a envoyé l'Esprit. Alors la fusée spatiale dans son plus haut bond, dans son plus lointain voyage, alors l'univers dans ses plus formidables constellations peuvent être d'emblée dépassés par le moindre *mouvement de charité* que tous les corps ensemble, et tous les esprits ensemble, et toutes leurs productions, ne vaudront jamais.
Ainsi même et surtout à l'âge spatial, l'Église reste l'assemblée, la voix, l'amour capable de dire au jeune poète « communiste » hongrois qu'il est encore un homme, qu'il le sera à jamais. Et non seulement Elle donne un sens sacré imprescriptible et que la mort même ne saurait atteindre, à la personne humaine, mais elle le donne d'une manière sur éminente, puisqu'en Elle et par Elle, cette Église appelle tout homme à s'élever jusqu'à cette participation de la vie divine en son mystère trinitaire, et que Dieu, dans une libre effusion de son Amour, a rendue possible par la communication de son Fils.
Et ce que l'Église dit du jeune poète hongrois, elle le dit de tout homme : non seulement de tout homme qui vit en Europe et dont la peau est blanche. Mais de tout homme qui vit sur toute terre.
Luc BARESTA.
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### Le « Socrate » d'Erik Satie
par Henri CHARLIER
VOICI, enfin mis à la portée du public français, le *Socrate* d'Erik Satie. La société CEPEDIC vient de l'éditer en un disque n° 601 qui est d'une excellente qualité. Il a fallu plus de quarante ans pour que cette œuvre magistrale, une des plus importantes de la pensée française au XX^e^ siècle, ait la possibilité d'être connue.
\*\*\*
A quoi tient cette incompréhension ? A la décadence intellectuelle de la société occidentale et particulièrement de la France que ses « intellectuels » continuent à détourner des vraies voies d'une réforme. A l'importance très exagérée que prennent tous ceux qui *vivent de l'art sans en faire.* Quand un lecteur lit dans son journal à propos de l'œuvre dont nous parlons cette critique de Jean Marnold après la 1^re^ audition en 1920 : « Impuissance serait trop dire pour un néant de cette totalité » (entre nous quel style !) ce lecteur n'est pas près d'aller écouter *Socrate* ou d'acheter la partition, ou maintenant d'acheter le disque.
Même des musiciens, comme Rolland Manuel, osent dire que « l'importance de Satie ne repose pas tant dans ce qu'il a fait que ce dans ce qu'il a fait faire ». Et cependant rien dans toute la production contemporaine n'égale en qualité et profondeur les œuvres de Satie. Stravinsky lui-même, malgré ses dons, s'amuse avec la musique plutôt qu'il ne la sert, et il est manifestement incapable d'autre chose. Chez lui la sauce est très originale et très séduisante, mais la pensée est médiocre.
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Ne nous étonnons pas. Debussy lui-même, qui vécut avec Satie pendant quinze ans dans une véritable intimité, ne comprenait pas la valeur éminente de son ami. Voici la dédicace qu'il mit pour Satie sur un exemplaire des poèmes de Baudelaire :
« Pour Erik Satie, Musicien médiéval et doux, égaré dans ce siècle pour la joie de son bien amical Claude Debussy, 27 oct. 1892. »
Or, il connaissait les *Trois Sarabandes* écrites en 1887, les *Gnossiennes* (1890), le *Fils des Étoiles* (1891) et les *Sonneries de la Rose-Croix* qui sont de 1892. Si la profondeur des *Gnossiennes* peut être cachée par leur charme, la grandeur des *Sarabandes* est fort éloignée d'une « douceur médiévale ». Le don de Debussy est autre ; il n'a peut-être jamais senti la grandeur. Il n'y en a qu'un exemple dans son œuvre, le *Paradis* du *Martyre de saint Sébastien.* C'est tout à son honneur, puisque c'est une œuvre de la fin de sa carrière. Or la grandeur est comme naturelle à Satie (ainsi qu'à Rameau). Elle vient si naturellement, sans éclat, avec tant de simplicité, qu'elle peut passer inaperçue. Mais les auditeurs de *La Mort de Socrate* dans le disque dont nous parlons ne pourront manquer de la sentir.
Il est arrivé à Satie ce qui est arrivé à La Fontaine. Tous les Boileau de la musique l'ont éliminé de leur *art poétique.* Où le mettre ? Comment comparer ces petites pièces pour piano de deux ou trois pages avec les solennelles compositions exigeant cent musiciens, où tout est bien développé suivant les formules chères aux conservatoires des deux rives de la Seine ? Ils n'ont pas compris que *la fidélité à la liberté de l'inspiration* était sans prix auprès du savoir scolaire. Si on peut aller dans l'intime du cœur avec deux ou trois instruments et une voix, pourquoi étouffer sous le bruit les délicatesses d'un contrepoint pénétrant ?
Nous avons donc eu réellement un La Fontaine de la musique et les Français ne l'ont pas su parce que les musiciens ne s'en sont pas aperçus. Il est vrai que lorsque Satie débuta pour le grand public avec *Parade,* en 1917, il avait cinquante et un ans ; et les jeunes qui voulurent le faire connaître (Cocteau, Picasso) s'y prirent de manière à surtout faire parler d'eux par des excentricités sans rapport avec la musique. Dans *Relâche* qui est une des dernières œuvres de Satie, une femme entre en scène avec une brouette et, ce qui est une stupidité plastique, danse avec.
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Or la musique a tant de grandeur que nous pouvons la jouer à l'orgue le jour de Pâques sans faute de goût. Eh bien, un critique a dit que Satie « avait réussi sans beaucoup d'effort une réplique parfaite de la plus basse musique de cabaret » ...
Mais *Socrate* est une œuvre plus accessible. Satie en avait assez, disait-il, de la « sauce coctique ». Il en a pris le livret dans les dialogues de Platon, et il a mis quelqu'humour à choisir la traduction de Victor Cousin. Sous ses airs bohêmes, Satie était beaucoup plus cultivé que la plupart des musiciens ses contemporains. Il a choisi pour peindre Socrate trois dialogues de Platon, dans lesquels il a découpé avec beaucoup d'intelligence des textes forcément courts, convenables à une œuvre musicale. Ce sont : un épisode du *Banquet,* celui où Alcibiade fait l'éloge de Socrate ; dans *Phèdre,* la promenade de Socrate et de Phèdre le long des bords de l'Illissus où ils se baisaient les pieds tout en marchant. Enfin le troisième fragment, le plus important, est le récit de mort de Socrate dans le *Phédon.*
Nous avons là, comme dans notre chant grégorien, de la musique vocale écrite sur de la prose en un rythme entièrement libre. L'accompagnement est mesuré, mais si libre dans la mesure, avec une invention contrapunctique si délicate et si expressive, que nous sommes en présence d'un chef-d'œuvre et d'un chef-d'œuvre exceptionnel.
Car s'attaquer à un pareil texte, n'y être pas inférieur ; lui rendre cette musique qu'il a en grec et ne saurait avoir dans une traduction, l'avoir débarrassé des misères de la pensée et des mœurs des païens (elles abondent dans les deux premiers de ces dialogues) pour grandir encore Socrate, c'est non seulement se montrer musicien de génie, mais un grand honnête homme remuant en son esprit comme ces grands anciens les problèmes de la pensée.
Nous souhaitons donc voir tous les professeurs de philosophie acquérir ce disque pour leur classe. Ils feraient connaître ainsi Platon et Socrate beaucoup plus sûrement et mieux que par des lectures ânonnées dans des traductions souvent piteuses. Il faut un homme de génie pour que la traduction vaille le texte comme c'est le cas de celles de Bossuet sur la Vulgate. Le *Socrate* d'Erik Satie montre des hommes d'il y a deux mille ans, bien vivants et s'entretenant familièrement de la vie et de la mort en paroles qui dureront autant *que* la terre.
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Personnellement nous détestons la dialectique de Socrate et de Platon ; elle est un attrape-nigauds. Et à part peut-être les spécialistes de la pensée de Platon, on ne sait jamais au juste ce qu'il propose, ou suppose, ou croit, et même s'il a une opinion. C'est d'ailleurs une grave erreur, tout simplement, de prendre comme il l'a fait la forme du langage pour la forme de l'être ; et cette erreur est à l'origine de sa dialectique, car la fixité de l'idée vient de la fixité du mot.
Mais les aspirations et les vues de ces grands esprits sont belles et précieuses comme l' « Attente » d'une révélation surnaturelle. Ce ne sont guère que ces aspirations vers le beau et le bien et l'auteur de tout bien qu'on peut transmettre aux jeunes gens ; l'allégorie de la Caverne est là pour montrer que les sens ne font que renseigner sur des choses qui les dépassent. La spiritualité de la conscience et le fait qu'elle appartient à un ordre irréductible à la matière est affirmée partout. Enfin Socrate préfère à la vie la justice et la vérité.
L'art est tout indiqué pour suggérer ces vues vivantes et ces aspirations. C'est pourquoi nous conseillons ce disque à tout le monde et aux jeunes philosophes en particulier.
\*\*\*
L'œuvre est très grande, mais nous ne recommanderions pas le disque s'il n'était excellent pour l'interprétation et l'exécution. Mme Anne Laloé y chante avec un sens si juste du texte et de la musique, une articulation si parfaite, qu'on ne saurait mieux faire. Nous trouvons la seconde partie, les *Bords de l'Illissus,* jouée trop vite ; on l'a dirigée comme un allegretto de symphonie, et le charme s'évanouit. Mais les techniciens du disque ont si bien travaillé qu'il suffit de serrer à 20-22 tours environ l'électrophone pour avoir, de ce second dialogue, une exécution parfaite et qui ne laisse rien perdre des délicatesses de l'harmonie et du chant.
Henri CHARLIER.
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### Veni, Sancte Spiritus
NOUS AVONS INTERROMPU le mois dernier notre propos sur le Saint-Esprit pour parler de Jeanne d'Arc : comment au mois de mai ne pas penser à elle ? Comment ne pas demander son intercession en des moments si graves pour ce qui reste de la chrétienté et pour la France ? Car sous toute sorte de prétextes les chrétiens s'évertuent à ne plus l'être. Ils recherchent obstinément le Paradis sur terre ; comme le docteur Faust, l'ami de Méphistophélès, ils disent : « Au commencement était l'Action ».
Or l'exemple de la plus active de toutes les saintes, de cette enfant de dix-sept ans qui commanda les armées du roi de France, nous dit tout le contraire. Sa vie publique, si courte, fut précédée d'une vie de prière et de pénitence six fois plus longue ; au milieu de l'action, elle se rejetait tant qu'elle pouvait dans la vie intérieure, car pour les saints, dit Péguy, ces missions extérieures sont « disons le mot, comme des corvées extrêmement désagréables, qu'il fallait bien faire, parce que tel était l'ordre de Dieu, et qu'il avait ses raisons, mais qui étaient certainement la plus grande épreuve que Dieu pût envoyer à des saints » (*Laudet,* p. 48). Et la vie de Jeanne d'Arc n'est-elle pas comme un décalque de la vie de Jésus dont la vie publique fut si brève, elle aussi ?
58:54
Les nations occidentales dans leur ensemble sont toutes gagnées par l'esprit mercantile, c'est-à-dire par Mammon ; elles rejettent sans le dire ouvertement l'appel du Christ et de sa Croix, car elles ne cherchent qu'à s'enrichir pour jouir davantage et cette corruption a gagné beaucoup de vrais chrétiens, qui s'en défendent assez mal. Les nations occidentales sont donc menacées prochainement d'une chute analogue à celle de Jérusalem. Le crédit bancaire sur lequel repose leur richesse est chose très fragile. Son effondrement, dans une seule des nations importantes, provoquerait une misère générale. On pensera peut-être alors aux paroles d'Isaïe : « *La terre est pleine d'or et d'argent ; il n'y a pas de fin à leurs trésors. La terre est pleine de leurs chevaux et de leurs chars. La terre est pleine aussi de leurs idoles* (ne sont elles pas aujourd'hui l'argent et la science ?). *Ils adorent l'œuvre de leurs mains, ce qu'ont fait leurs doigts* (les satellites). *Et l'homme s'est courbé et s'est humilié de peur de mourir.* (IV) » (La tyrannie communiste).
Et à ce que dit l'Apocalypse (XVIII) : « *Parce que toutes les nations ont bu du vin de la fureur de sa fornication* (de la grande Babylone) *parce que les rois de la terre avec elle ont forniqué et que les marchands de la terre par l'exubérance de son luxe se sont enrichis.* Sortez du milieu d'elle, mon peuple, afin de ne point participer à ses péchés : *et les marchands de la terre pleureront et se lamenteront sur elle parce que leur marchandise nul ne l'achètera plus.* »
Cette « récession » nous menace à brève échéance. Mais le Saint-Esprit nous permet de sortir du milieu de la grande Babylone tout en demeurant où Dieu nous a placés.
Dans notre précédent entretien nous avons vu que Notre-Seigneur, qui pouvait tout, a laissé volontairement au Saint-Esprit le soin de convertir et d'être notre Défenseur contre le prince de ce monde. Les trois mille, les cinq mille convertis à la parole de l'apôtre au coq avaient probablement connu Jésus. Beaucoup d'entre eux étaient entrés triomphalement avec lui dans le Temple en chantant : « Hosanna au fils de David ! ». Surpris par l'extrême brièveté des événements du Vendredi Saint, aussi décontenancés que les apôtres, il fallut l'avènement du Saint-Esprit pour leur ouvrir les yeux à ce que leur cœur avait obscurément ressenti. Et pour consoler les pécheurs ignorants que nous sommes, il se trouve qu'avant les apôtres, avant la Pentecôte, le premier homme qui (à part la Sainte Vierge) ait compris ce qu'était le royaume de Dieu, fut le bon Larron, parce qu'il était sur la Croix.
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De nos jours donc la mission du Christ continue, son sacrifice continue, la Sainte Cène du Jeudi Saint continue ; les Chrétiens y restent aussi attachés qu'ils le peuvent : mais la mission du Saint-Esprit est un peu négligée. Or elle renouvelle et complète en nous la vie même de la Très Sainte Trinité, en nous unissant par l'amour au Père et au Fils. Le Verbe ne vit pas seul en nous. Le Christ est notre modèle, mais le Saint-Esprit est en nous l'amour du modèle. L'apôtre nous le répète maintes fois : « Qui des hommes connaît ces choses de l'homme, sinon l'esprit de l'homme qui est en lui ? Ainsi non plus personne ne connaît les choses de Dieu sinon l'esprit de Dieu ? Pour nous ce n'est pas l'esprit du monde que nous avons reçu, mais l'Esprit qui vient de Dieu afin que nous connaissions ce dont Dieu nous a gratifiés. » (I Cor.).
« L'esprit aussi soutient notre faiblesse. Car que demander pour prier comme il faut ? Nous ne le savons. Mais l'Esprit lui-même intercède par des gémissements inexprimables. Et celui qui scrute les cœurs sait quels sont les désirs de l'Esprit qui prie selon Dieu pour les saints. » (Rom. VII, 26).
Ainsi la présence de Dieu, qui est la base de toute vie spirituelle, n'est pas seulement une présence universelle extérieure à l'homme. Elle est intérieure à son esprit même, elle s'y présente silencieusement et donne à l'âme un respect immense pour cette présence, majestueuse et pleine de mystère, qui serait même redoutable si on ne la savait être l'Amour divin. Et c'est par le Saint-Esprit habitant en nous que nous avons quelque ressemblance analogique avec ce qu'il y a de plus profond dans l'être de Jésus : l'union de son âme d'homme à la divinité !
Ici il faudrait chanter seulement pour éviter les mots qui découpent l'Être et le décomposent ; mais le souci d'être utile nous fait ajouter : c'est pourquoi les péchés contre le Saint-Esprit sont si graves.
Le premier qui englobe tous les autres est le mensonge dont nos contemporains usent si habituellement et qu'ils estiment pratiquement comme légitime. Pour se défendre ; pour conquérir ; pour gagner. Ce n'est autre que l'arme de guerre du Malin pour diviser les enfants de Dieu et les en séparer.
Notre-Seigneur ne parle pas de tout péché contre le Saint-Esprit mais du blasphème : « C'est pourquoi je vous dis : tout péché et blasphème sera remis aux hommes ; *mais le blasphème contre l'Esprit ne sera pas remis.*
60:54
Et quiconque dira une parole contre le Fils de l'homme, cela lui sera remis ; mais quiconque dira une parole contre le l'Esprit Saint, cela ne lui sera remis ni dans ce siècle ni dans le siècle à venir ». (Matt. XII, 31).
Tout est grâce, et la source de la grâce c'est le Saint-Esprit qui habite en nous, et devient « *une source d'eau jaillissant en vie éternelle* ». La Samaritaine, à qui ce fut dit, s'en alla aussitôt annoncer le Messie. Les Pharisiens accusaient le Saint-Esprit d'être un démon ; ils rejetaient Celui-là qui seul peut donner la contrition, et c'est pourquoi par nature ce péché est irrémissible.
Jésus nous avertit donc d'être attentifs au Saint-Esprit. Les blasphèmes contre Dieu sont remis, et contre Jésus aussi. Les blasphèmes contre le Saint-Esprit ne le sont pas. Ils portent atteinte dans les âmes au mystère de la Sainte Trinité qui est le mystère fondamental de notre foi.
Saint Paul a blasphémé et a été pardonné, il le dit lui-même : « Je rends grâce à celui qui m'a rendu fort, au Christ Jésus Notre-Seigneur, de m'avoir rendu fidèle en m'établissant pour le ministère, moi qui auparavant étais blasphémateur, persécuteur, insulteur. Mais j'ai trouvé miséricorde parce que j'avais agi par ignorance, dans l'incrédulité, et la grâce de Dieu a surabondé avec la foi et l'amour dans le Christ Jésus. »
Deux ans après la Résurrection, jeune homme encore, il assistait au martyre de S. Étienne ; il fut chargé de garder les habits de ceux qui lapidaient le premier martyr ; et « Saul était consentant à son exécution ». Ceux qui discutaient avec Étienne « étaient incapables de résister à la sagesse et à *l'Esprit par lequel il parlait* ». Mais en fait les Juifs l'ont lapidé parce qu'il disait que Jésus était Dieu et parce qu'il les traitait « d'hommes au cou raide, incirconcis de cœur et d'oreilles, qui *toujours résistez à l'Esprit Saint* ». Or Étienne pria Dieu que le péché commis en le lapidant « ne leur fût point imputé » et Saul fut pardonné.
LES JUGES DE JEANNE d'Arc ont-ils blasphémé contre le Saint-Esprit ?
Ceux qui paraissent les plus coupables étaient des âmes très basses, qui désiraient gagner des « bénéfices » et plaire pour cela au pouvoir temporel ; ils étaient des « politiques » passionnés.
Mais les autres ? qui ont réellement cru que ses voix étaient diaboliques, ou bien l'ont condamnée par routine, simplement, parce qu'elle récusait en fait leur autorité ?
61:54
Ils n'avaient pas *vu* Jeanne d'Arc à Orléans et, à Patay, *vu* les miracles, entendu les prédictions ; tandis que les Juifs avaient vu d'innombrables miracles de Notre-Seigneur. A quel point et comment ils sont coupables, Dieu seul le sait. Tremblons donc d'être infidèles. Au sujet du blasphème contre le Saint-Esprit, saint Basile écrit (Reg. brevior 273) : « Tels sont ceux qui attribuent à l'Adversaire, à l'Esprit immonde, les fruits et les actions du Saint-Esprit, ce que la plupart d'entre nous faisons lorsque nous appelons « ambitieux » un homme zélé, lorsque nous acculions de colère celui que meut le zèle et une juste indignation, lorsque, menés par des soupçons injustes, nous traitons faussement quelqu'un de noms mensongers ». Ce sont là des péchés contre le Saint-Esprit, non des blasphèmes, qui demandent une conscience plus nette et une malice plus profonde, mais c'est le chemin pour y arriver.
Il est donc difficile de distinguer le blasphème contre le Saint-Esprit et nous devrons être d'autant plus attentif à la mystérieuse présence en nous de Celui qui est l'Amour du Père et du Fils.
SAINT PAUL dans l'épître aux Hébreux parlant du repos du septième jour explique qu'il est l'origine du sabbat, mais qu'il s'agit là cependant d'une invitation de Dieu à quelqu'état plus mystérieux et plus profond puisque Dieu a dit : « Toujours ils errent de cœur et ils n'ont point reconnu mes voies, en sorte que j'ai juré dans ma colère : Ils n'entreront point en mon repos ». (Ps. 94 dit Psaume invitatoire).
« Or Josué n'a pas fait entrer les Hébreux dans le repos puisque si longtemps après lui, David détermine un nouvel *Aujourd'hui* disant : « *Aujourd'hui, si vous entendez sa voix, n'endurcissez point vos cœurs... Ils reste donc à venir un repos sabbatique pour le peuple de Dieu.* Empressons-nous donc d'entrer dans ce repos... »
Les exégètes s'accordent à reconnaître dans ce repos la vie éternelle. Mais nous pensons que l'Apôtre l'envisage aussi pour cette vie comme en témoigne la dernière phrase citée. Le repos sabbatique du peuple de Dieu n'exclut pas l'action, car si Dieu est entré en son repos au septième jour, il a dit aussi par la bouche de Jésus : « Mon Père œuvre toujours, et moi j'œuvre aussi ».
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Ce repos est un repos mystique dans lequel nous pouvons tous entrer, c'est la vie des dons du Saint-Esprit résidant en nous. Il est figuré déjà au commencement du monde par le début de la Genèse : « La terre était informe et vide ; les ténèbres couvraient l'abîme et l'Esprit de Dieu se mouvait au-dessus des eaux ».
Les ténèbres de l'ignorance, de l'erreur et du péché recouvrent la face de la terre et l'Esprit Saint, qui habite en nous, nous introduit dans le repos sabbatique où l'Amour de Dieu désire que nous entrions.
Isaïe déclare (LXVI, 1, 2) : « Le Ciel est mon trône, la terre est l'escabeau de mes pieds. Quelle maison me bâtirez-vous, ou *quel sera le lieu de mon repos *? ». Le cœur des fidèles, à l'imitation du Cœur de Jésus en qui reposait « l'Esprit de Dieu, esprit de sagesse et d'intelligence, esprit de conseil et de force, esprit de connaissance et de crainte de Dieu ». (Isaïe, XI, 2).
Ce repos est spirituel, il n'est pas l'inaction ; voici les dernières paroles de saint François de Sales à ses filles de la Visitation de Lyon, deux jours avant sa sainte mort qu'il savait bien être proche. Elles résument notre pensée :
« Nous n'avons rien à désirer que l'union de notre âme avec Dieu... »
« Comme il vit les flambeaux allumés pour le reconduire, il dit avec étonnement à ses gens :
« Hé ! Que voulez-vous faire, vous autres ? Je passerais bien ici toute la nuit sans y penser. Il faut donc s'en aller ; voici l'obéissance qui m'appelle. A Dieu, mes chères Filles ; je vous emporte toutes dans mon cœur, et je vous le laisse pour gage de mon amitié. »
« Lors notre Mère le supplia très humblement de nous dire ce qu'il désirait qui nous demeurât plus avant gravé dans l'esprit. Il répondit : « Que voulez-vous que je vous dise ma chère fille ? Je vous ai tout dit en ces deux paroles : Ne désirez rien et ne refusez rien... » (*Entretiens*)*.*
« Nous n'avons rien à désirer que l'union de notre âme avec Dieu » et que « la lumière bienheureuse du Saint-Esprit emplisse jusqu'au fond le cœur de ses fidèles ».
D. MINIMUS.
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## NOTES CRITIQUES
### Vers le Concile
M. Georges Huber, correspondant romain de *La Croix,* vient de publier un petit livre de 126 pages qui est excellent ([^1]). Il apporte au lecteur l'essentiel de ce qu'il faut savoir sur le Concile, et il l'apporte sous la forme alerte de dialogues. On recommandera cet ouvrage à tous ceux qui désirent s'informer d'une manière sérieuse et *sentire cum Ecclesia.* La presse a déjà publié tant de rumeurs et de sottises, créé tant de confusions, qu'il devenait indispensable de faire le point, d'une manière qui soit à la fois accessible au grand public et suffisamment complète. Le livre de M. Huber y pourvoit.
Il était bon de rappeler l'origine du Concile :
« (Le Saint Père) a révélé que c'est pendant la prière que Dieu fit surgir dans son esprit, inattendue, l'idée d'un Concile œcuménique (...). Le texte latin du document, paru dans les *Acta Apostolicæ Sedis,* me semble encore plus expressif (...) : « Alors que Nous vaquions humblement à la prière, Nous avons entendu, dans l'intimité et la simplicité de notre esprit, une invitation divine à réunir un Concile œcuménique » (...). Jean XXIII révèle que cette idée s'est présentée comme la fleur spontanée d'un printemps inattendu (...). Il a même déclaré qu'à cette occasion, comme les deux disciples d'Emmaüs, il avait eu une perception vive de la présence de Notre-Seigneur (...). Jean XXIII a révélé que c'était en janvier 1959, pendant la Semaine de l'Unité (...). Il fut frappé, comme d'une intuition, de ce « coup soudain et inattendu » : la voie de l'unité passera par un Concile œcuménique. » (pp. 16-18)
Toutefois le Concile n'a pas pour objet propre l'union des chrétiens, mais le renouveau catholique, ainsi que l'a expose Jean XXIII dans l'Encyclique *Ad Petri Cathedram :* « Le but principal du Concile consistera à promouvoir le développement de la foi catholique, le renouveau moral de la vie chrétienne des fidèles, l'adaptation de la discipline ecclésiastique aux besoins et aux méthodes de notre temps. Le Concile sera assurément un admirable spectacle de vérité, d'unité et de charité.
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Nous avons confiance que la vue de ce spectacle sera, pour les chrétiens séparés de Rome, une douce invitation à rechercher et à trouver l'unité pour laquelle le Christ a adressé à son Père une ardente prière. »
M. Georges Huber explique :
« Le Concile sera une sorte de réforme du catholicisme, une opération de ressourcement, un retour à l'esprit chrétien authentique, une répression des abus, un rejet des formes et usages superfétatoires, une extirpation des malfaçons et des contrefaçons, l'adoption de méthodes pastorales et de structures juridiques sainement modernes (...).
C'est seulement dans un deuxième temps, lorsque sera accomplie cette purification, que l'Église catholique se présentera aux communautés séparées pour les inviter à rentrer dans la maison qui fut celle de leurs pères. » (pp. 38-39)
« La voie de l'union des chrétiens passe par un renouveau du catholicisme et une mise à jour de ses structures, dans la fidélité aux traditions et dans la conformité aux exigences des temps actuels. Ce sera une œuvre de longue, de très longue haleine. » (p. 41)
« Le but direct, immédiat, est le renouveau de l'Église catholique ; le but indirect, éloigné, est la réunion des chrétiens dans l'unique Église du Christ. » (p. 71)
L'auteur n'esquive pas certains aspects psychologiques (ou pédagogiques) :
« Les évêques exécuteront avec plus de conviction et plus d'empressement des décisions qu'ils ont prises eux-mêmes, en union avec le Pape, à la suite de débats approfondis, que si ces décisions émanaient uniquement du Chef de l'Église. » (p. 55).
Cela est dit avec une délicatesse de touche qui n'ôte rien à la netteté de ce qui est dit...
M. Huber ne dissimule pas non plus que la célébration d'un Concile répond à une crise particulièrement grave :
« Les grands maux appellent les grands remèdes. Or parmi les grands remèdes aux maux de l'humanité, l'Église compte les Conciles œcuméniques. Plutôt que de porter sur des points précis comme les autres Conciles, le prochain aura pour but de renouveler la vie chrétienne dans son ensemble. » (p. 74)
« L'étude de l'histoire des Conciles révèle que ces assemblées générales eurent toujours lieu à des époques où l'Église se trouvait menacée par de graves dangers. » (p. 96)
A l'occasion l'auteur évoque audacieusement, mais avec beaucoup de pertinence, des perspectives d'avenir :
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« Un des grands mérites du Concile de Trente fut la création de séminaires diocésains. Jusqu'alors, eu effet, la formation des futurs prêtres laissait pas mal à désirer. L'œuvre des séminaires contribua puissamment au renouveau chrétien. Or pourquoi le deuxième Concile du Vatican n'envisagerait-il pas la fondation d'écoles supérieures pour la formation religieuse des dirigeants laïcs catholiques, sur le plan diocésain ou inter-diocésain ? (...) Un laïc théologien est une rareté, ce n'est pas une anomalie (...). Une des plaies du catholicisme contemporain est précisément l'effarante disproportion, chez beaucoup d'intellectuels catholiques, entre les connaissances profanes et la formation religieuse. Les connaissances profanes peuvent être de qualité universitaire tandis que, trop souvent, la formation religieuse en est restée au stade primaire. Une tête d'enfant dans un corps de géant ! Dans ces conditions, pourquoi s'étonner des incertitudes et des incohérences de tant de nos intellectuels catholiques, de leurs complexes d'infériorité devant le marxisme, de leur désemparement face aux erreurs des philosophies modernes ?
« La solution préconisée par les Papes contemporains : de l'Encyclique *Æterni Patris* promulguée par Lêon XIII au début de son pontificat, à un récent discours de Jean XXIII à des journalistes catholiques, ce sont, avec une insistance croissante, des exhortations continuelles à l'étude de la philosophie et de la théologie de saint Thomas. Exhortations qui, notez-le bien, s'adressent non seulement au clergé, mais aussi aux laïcs cultivés. » (pp. 105-107)
On trouve au passage, dans ce livre, des réflexions d'une grande opportunité :
« On se fait parfois, au sujet de l'apostolat, de graves illusions, en le ramenant essentiellement à des questions de contact, de travail d'organisation. « J'ai contacté un tel, dit-on avec fierté, j'ai pu rencontrer telles personnes, etc... ». Un cierge allumé peut communiquer le feu à un autre cierge, mais un cierge éteint est incapable de le faire. On ne donne pas ce que l'on ne possède point (....).
Voyez la leçon que nous donne le Pape de l'Action catholique en nommant Thérèse de l'Enfant Jésus patronne secondaire des missions. La jeune Carmélite n'a jamais « contacté aucun jaune, elle n'a peut-être jamais vu un noir ; hormis son pèlerinage à Rome, elle n'a jamais quitté sa Normandie. Et pourtant l'Église l'a choisie comme patronne des missions. C'est que l'efficacité de l'action apostolique dépend avant tout du degré de l'amour de Dieu et de l'amour surnaturel des âmes, c'est-à-dire de l'intensité de la vie du Christ en nous (...).
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« Cette vie intérieure a ses exigences, tout comme la vie physique. Elle a besoin d'une nourriture quotidienne. Négligée, sous-alimentée, elle est vouée à l'étiolement et au dépérissement. Privé de son ressort secret, l' « apostolat tourne en propagande, et l'Action catholique dégénère en agitation. » (p. 10.)
Ces quelques citations auront suffisamment montré que, sous réserve d'un vocabulaire parfois un peu lâche, l'ouvrage de M. Georges Huber est sérieux et utile.
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### L'aide « théorique et pratique » des communistes à des « mouvements chrétiens »
On sait comment les *Informations catholiques internationales* ont tenté d'accréditer que le mouvement polonais « Pax », dirigé par Boleslaw Piasecki, serait un « mouvement catholique », que ce mouvement ne serait « pas condamné » et qu'à son égard l'Épiscopat polonais manifesterait « moins d'intransigeance ». Nous avons reproduit le texte intégral de cette présentation tendancieuse, et nous avons analysé, une fois de plus, sur ce texte même, comment s'insinue en fait une propagande de non-résistance et collaboration ([^2]).
De son côté, *L'Osservatore romano* (édition française du 7 avril 1961) a fait une allusion transparente et sévère à cette erreur commise par « une revue catholique française d'informations religieuses » et l'a commentée en ces termes : « *On ne comprend pas pourquoi des périodiques bien intentionnés tentent d'accréditer à l'étranger des activités, des personnes et des contaminations idéologiques, condamnées depuis des années par des décrets solennels de l'Église.* »
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L'article des *Informations catholiques internationales* avait mentionné abondamment les déclarations faites par Boleslaw Piasecki à l'assemblée générale du XV^e^ anniversaire du mouvement « Pax ».
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Mais un passage de ces déclarations est d'une portée qui semble avoir échappé aux *Informations catholiques internationales,* car elles ne l'ont ni reproduit ni commenté.
Ce passage très suggestif est cité par M. François Bernard dans *La Croix* du 14 avril 1961. Il faut le lire avec toute l'attention qu'il mérite. Le voici :
« Notre mouvement a certainement le devoir de venir en aide, aussi bien en théorie qu'en pratique, aux mouvements sociaux progressistes, particulièrement aux mouvements chrétiens en Europe occidentale et dans le monde. »
Le mouvement « Pax » n'est pas seulement un mouvement « idéologique ». C'est une puissance financière. Outre son Institut d'Éditions au budget annuel (avoué) de 750 millions de zlotys, « il tire ses ressources de l'activité de plusieurs entreprises industrielles et commerciales » et ces entreprises étaient exemptes, jusqu'en février 1961, de payer des impôts « au même titre que les sociétés privées » ; « les bénéfices de ces entreprises procuraient au mouvement les ressources nécessaires à son activité politique, sociale, éditrice, etc. » ainsi que le notaient les *Informations catholiques internationales* du 1^er^ mars 1961 sans en tirer explicitement ni paraître en apercevoir aucune conséquence.
Le mouvement « Pax » est une énorme entreprise capitaliste. Après l'installation du communisme au pouvoir, les entreprises privées qui ne sont pas brutalement nationalisées sont du moins assaillies d'impôts, de taxes, de restrictions administratives qui préparent une mainmise ultérieure de l'État. L'étatisation est souvent progressive et s'étend sur plusieurs années. Mais cette période transitoire n'est nullement destinée à permettre aux entreprises privées provisoirement subsistantes de développer leur existence et leurs bénéfices : au contraire. Font exception néanmoins celles qui servent la politique communiste au-dedans et plus souvent au dehors. Le mouvement « Pax » faisait exception en qualité d'instrument politique du communisme : et un instrument manifestement lié au plus authentique appareil policier soviétique. On sait qu'il était aligné sur le stalinisme le plus « orthodoxe » et que, même après le rapport Krouchtchev sur la (relative et partielle) « déstalinisation », il demeura en arrière. Il était opposé au retour de Gomulka au pouvoir, -- retour concédé aux Polonais, mais non point délibérément voulu par Moscou. Le mouvement « Pax » n'était même pas du côté des chefs communistes que l'on considère (avec une grotesque exagération) comme des « libéraux », des « mous » ou des « doux » : et encore moins du côté des Polonais qui réclamaient une atténuation du totalitarisme esclavagiste.
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Le mouvement « Pax », instrument de la politique la plus stalinienne, était donc une entreprise capitaliste prospère et bénéficiaire. Cette prospérité, ces bénéfices auraient été tolérés par le communisme en considération des œuvres philanthropiques qui trouvaient là leurs ressources ? Une aussi aimable mythologie ne tient pas debout.
La puissance financière du mouvement « Pax » est en Pologne un instrument de corruption. Nous avons dit plusieurs fois que le communisme n'est pas *à l'opposé* du capitalisme, mais qu'au contraire il en reprend à son compte, il en exploite à son profit, en les renforçant par un monstrueux passage à la limite, toutes les tares. Il peut les utiliser aussi sous leur forme la plus classique : le capitalisme du mouvement « Pax » est un moyen de domination, de pénétration, d'asservissement, spécialement destiné à corrompre les catholiques polonais.
Mais point seulement polonais.
La puissance financière de « Pax » est destinée aussi à *venir en aide, aussi bien en théorie qu'en pratique, aux mouvements sociaux progressistes, particulièrement aux mouvements chrétiens en Europe occidentale et dans le monde.*
Oui ou non, cette déclaration de Boleslaw Piasecki appelle-t-elle une attentive considération ?
\*\*\*
Ne nous laissons pas prendre néanmoins à l'invocation des bénéfices effectifs et avoués, si considérables soient-ils. Les mœurs financières de l'appareil soviétique en la matière sont assez connues. Leurs sociétés commerciales (telles qu'elles existent, par exemple, plus ou moins implantées dans diverses nations non-communistes) sont toujours une *couverture* ayant des buts politiques, notamment de corruption et d'espionnage : et quand ces fins politiques sont en cause, le financement n'est pas conditionné par l'État réel des bénéfices ou des déficits. Le mouvement « Pax » dispose, par ses bénéfices avoués, de grands moyens financiers : mais sous ce prétexte et sous cette couverture, il dispose de moyens financiers encore plus considérables, et que l'on peut considérer comme pratiquement inépuisables, chaque fois que l'appareil soviétique estime que cela en vaut la peine.
Quand donc un Boleslaw Piasecki parle *d'une aide théorique* ET PRATIQUE *à des mouvements chrétiens d'Europe occidentale et du monde entier,* on peut être sûr que ce n'est pas une parole en l'air.
Nous ne savons pas quels sont les « *mouvements chrétiens *» d'Europe occidentale qui reçoivent effectivement l'aide théorique *et pratique* de l'instrument capitaliste, au service du communisme, qu'est le mouvement « Pax ».
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Mais il faudrait singulièrement méconnaître le communisme pour aller supposer que cette aide théorique *et pratique* serait une vantardise ou une galéjade, et pour aller croire qu'elle n'ait jamais été réellement donnée ou qu'elle n'ait été nulle part effectivement reçue.
\*\*\*
Le mouvement « Pax » peut très bien disparaître : les mesures gouvernementales de février 1961, supprimant la dispense d'impôts dont bénéficiaient ses entreprises industrielles et commerciales, sont peut-être frime et comédie ; elles sont peut-être au contraire le signe que cet instrument a cessé de convenir à ceux qui l'utilisent. On peut éventuellement supprimer « Pax » : on ne cessera pas de faire, sous un autre nom, la même chose.
La même chose : et l'important est de savoir en quoi cette chose consiste. L'important est de savoir qu'elle comporte *une aide théorique* ET PRATIQUE *à des mouvements chrétiens en Europe occidentale et dans le monde.*
L'important est de savoir que le communisme s'occupe d'influencer, de corrompre, de financer, par personnes à peine interposées, des « mouvements chrétiens ».
\*\*\*
Les mouvements qui sont en Tchécoslovaquie et en Hongrie les homologues du mouvement polonais « Pax » ont à coup sûr la même fonction à l'égard des catholiques de l'Europe occidentale et du monde non-communiste : nous en avons la certitude morale, nous n'en avons pas la preuve, une preuve aussi irrécusable que la déclaration faite par Piasecki lui-même.
Pour le mouvement « Pax », cela dure depuis quinze ans, puisqu'il a quinze ans d'existence. Il faudrait beaucoup d'ignorance pour supposer que depuis quinze années le communisme ait cherché à influencer, à corrompre, à financer, -- et qu'il n'y ait eu *absolument personne* pour se laisser financer, corrompre et influencer.
Il faudrait beaucoup d'ignorance pour supposer que les représentants du mouvement « Pax » ne soient jamais venus par exemple « en Europe occidentale » ou n'aient jamais réussi à y prendre des contacts et à y nouer des relations.
Voici plus de quatre ans, Fabrègues écrivait dans *La France catholique,* le 9 novembre 1956, ces lignes qui prennent, à la lumière de ce que nous savons maintenant, un poids encore plus terrible :
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« L'un des premiers gestes significatifs de la Pologne à l'heure où elle se trouvait sur le chemin de la liberté a été l'exclusion de son sein, par l'Association des Écrivains polonais, du comte Piasecki, chef des chrétiens progressistes. Les Polonais, ce faisant, savaient ce qu'ils faisaient...
« Il y a deux ans, on nous avait amené à Paris M. Piasecki et ses semblables. Et l'on nous avait dit : « Il faut les entendre, il faut les comprendre »**.** La voix de Rome avait déjà répondu. Mais aujourd'hui une autre voix répond : c'est Varsovie vomissant les Piasecki, c'est la Hongrie ruisselante de sang (...).
« Et vous, qui aviez été parmi nous les répondants, les imitateurs et les introducteurs des Piasecki... »
Arrêtons ici la citation. Cinq années ont passé : il y a toujours parmi nous des « répondants, imitateurs et introducteurs des Piasecki ». Ils n'ont pas cessé. Ils continuent. Ils se taisent six mois, un an, deux ans, ils parlent ostensiblement d'autre chose, et puis ils reprennent obstinément leur tâche au même point, avec les mêmes méthodes, aux mêmes lieux. Ils s'excusent un temps, ils s'excusent point trop fort, à mi-voix, en privé, d'avoir commis par « inadvertance » une simple « maladresse » un simple « faux-pas ». Ils promettent d'être désormais attentifs, prudents, circonspects. On les suppose amendés. On n'y pense plus. Et alors ils recommencent. Ils enfoncent le même clou. Ils poussent toujours dans le même sens. Si l'on considère avec un recul de plusieurs années leurs positions théoriques et leurs attitudes pratiques dans les questions où le communisme est en cause, on y discerne une substantielle permanence, une tragique identité à travers les plus ou moins longs silences intercalés.
Jamais ils n'ont accepté que l'on examine en face et clairement la situation créée par le fait, déjà noté en 1937 par Pie XI dans l'Encyclique *Divini Redemptoris,* que le communisme pénètre tous les milieux, « y compris les meilleurs » et qu'il s'infiltre « jusque dans des organisations catholiques ». Chaque fois que la question s'est trouvée posée d'une manière ou d'une autre, ils ont constitué un puissant barrage de rumeurs et d'imprécations, ils ont crié haro sur... l'anti-communisme, ils ont proclamé et répété *qu'il ne faut pas voir des progressistes partout :* ils l'ont répété de manière et jusqu'à ce que l'on n'en aperçoive plus nulle part. S'ils ont quelquefois admis qu'il pouvait y avoir une légère influence, purement « idéologique » bien sûr, du « marxisme », ce fut toujours pour détourner l'attention du NOYAUTAGE tenté par des AGENTS COMMUNISTES, connus et repérés comme de purs et simples *agents politiques,* ou même *agents policiers,* du type Piasecki ;
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ce fut pour détourner l'attention des TECHNIQUES SOCIOLOGIQUES, des courroies de transmission, de la mise en place des noyaux dirigeants, par lesquelles le communisme s'implante jusque dans des milieux chrétiens. Cette persévérance sans faille pendant dix et quinze années a quelque chose d'extraordinaire et de surhumain.
On était très largement fixé, il y a cinq ans déjà, et davantage, sur le compte de Piasecki et du mouvement « Pax ». Il y a presque cinq ans maintenant, l'article de Fabrègues dans *La France catholique* du 9 novembre 1956 avait retenti comme un coup de tonnerre, il avait fait rentrer sous terre les « répondants, imitateurs et introducteurs des Piasecki ». On les supposait accablés par la honte et le remords, et l'on avait eu la générosité, ou plus simplement la discrétion, de les laisser à leur silence, de les laisser parler d'autre chose, ils n'en parlaient pas toujours avec plus de bonheur, mais c'était en général en des matières moins graves, ou moins nocives, qu'ils semblaient vouloir désormais exercer leurs talents. On ne les supposait pas à l'abri de toute rechute ; mais on aurait bien volontiers certifié que, du moins, ils ne se feraient plus les « répondants, imitateurs et introducteurs des Piasecki ». Or là-dessus *ils n'ont pas bougé d'un pouce,* dans les mêmes termes et sous les mêmes prétextes qu'il y a cinq ou dix ans, ils sont à nouveau, ou plutôt ils n'ont pas cessé d'être les « répondants, imitateurs et introducteurs des Piasecki ». La plus vieille rengaine, la plus usée, ils la ressortent, inchangée. Comme s'ils escomptaient qu'entre temps on avait oublié ce qu'est le mouvement « Pax » comme s'ils n'avaient attendu et espéré que cet oubli. Comme si vraiment leur fonction de « répondants, imitateurs et introducteurs » devait être immuable jusqu'à leur mort, comme s'ils étaient définitivement rivés à cette mission, comme s'il leur était impossible de renoncer à cette besogne. Les années ont pu passer, ils n'ont pas changé.
Aujourd'hui, nous ne supposons pas, nous SAVONS *qu'il existe dans le communisme une entreprise de corruption idéologique et...* PRATIQUE *qui vise les* « *mouvements chrétiens* » *d'Europe occidentale et du monde non-communiste.* Nous SAVONS, par la déclaration de Piasecki lui-même, que le mouvement « Pax » est l'un des instruments de cette entreprise de corruption.
Malgré quoi, aujourd'hui encore, cet instrument, celui-là précisément, est toujours présenté au public catholique français, par les mêmes, comme étant un « mouvement catholique » qui n'est « pas condamné » !
Ce sont là d'autres aspects, ordinairement négligés, mais certainement point négligeables, de cette technique clandestine de pénétration et de noyautage que nous avons nommée la technique sociologique de l'esclavage.
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### Notules
- VIE DE JÉSUS. -- Les Éditions Mame publient une *Vie de Jésus* par Mgr Fulton J. Sheen, traduction française de l'Abbé Giraud. Quatre ouvrages du célèbre Évêque américain ont déjà paru dans la même collection. Théologien, philosophe, historien, écrivain de grand talent, Mgr Fulton I. Sheen est une des personnalités les plus fortes et les plus séduisantes du catholicisme américain et de l'Église au XX^e^ siècle. C'est un maître de vie intérieure et d'apostolat.
*Cette* Vie de Jésus, *un volume de* 670 *pages, prendra place désormais dans toutes les bibliothèques de langue française.*
\*\*\*
- UN AUTRE OUVRAGE DE GILSON. -- La parution, l'année dernière, du livre de Gilson : *Le philosophe et la théologie,* a comme éclipsé un autre ouvrage du même auteur, sorti au même moment : *Introduction à la philosophie chrétienne.* On a finalement fait grand accueil dans la presse au premier de ces deux volumes, élégamment édité par Fayard (nous l'avons analysé dans notre numéro *44*)*.* Le second est passé inaperçu. L'extrême manque de courtoisie de son éditeur, la « Librairie philosophique J*.* Vrin », doit y être pour beaucoup. Du point de vue de l'édition, le volume est d'ailleurs mal fichu au possible, terriblement desservi par sa présentation matérielle, d'une lecture incommode et fatigante. C'est fort dommage : l'ouvrage est capital, bien venu, éclairant. Il est enfermé dans un format et une typographie non interlignée indignes de sa substance.
\*\*\*
- LA TECHNIQUE DE L'ESCLAVAGE A CUBA. -- On a beaucoup parlé de Cuba, pour dire que l'on n'y comprenait rien : comment en un plomb vil l'or pur s'est-il changé ? Voici tous les faits, en un volume de 250 pages : *Castro l'infidèle,* par Yves Guilbert (Table ronde). Écrit d'une plume alerte et précise, l'ouvrage montre comment ont fonctionné à Cuba ce que nous appelons la « pratique de la dialectique » et la « technique de l'esclavage »*.* Ce livre réunit la vivacité d'un reportage et l'érudition d'une encyclopédie. C'est « Cuba comme si vous y étiez »*.* Aucun pays n'est à l'abri d'un coup analogue. Il serait bon de s'instruire, avant qu'il *ne soit* trop tard.
\*\*\*
- LE STATUT OCTROYÉ PAR L'ÉTAT. -- On se reportera utilement à l'article de M. François Gousseau, dans *Verbe* (n° *119*)*,* édité en tiré à part sous le titre : « Du statut octroyé à l'enseignement libre » (en vente à *La Cité catholique, 3,* rue Copernic, Paris-16^e^).
On *dit quelquefois que la loi scolaire résulte d'un nécessaire* COMPROMIS : *il apparaît tout au contraire qu'il s'agit d'un statut* OCTROYÉ *par l'État de manière entièrement unilatérale et arbitraire. Mgr Puech précisait dans sa déclaration du* 20 *août* 1960 :
« Jamais l'Épiscopat n'a pris part à l'élaboration de la loi ou des décrets, qui sont entièrement dus à l'initiative du gouvernement. »
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*On devra toujours garder présente à l'esprit cette précision capitale. L'Église de France n'a pas été consultée, du moins dans ses organes hiérarchiques qualifiés : Mgr Puech, membre de la Commission épiscopale de l'enseignement, en a porté un témoignage public.*
\*\*\*
- THOMISME ET PROGRESSISME (SUITE)*. --* Le numéro de janvier-mars *1961* de la *Revue thomiste* commence la publication d'une longue étude du P. Marie-Martin Cottier : « Hegel, la théologie et l'histoire »*,* « à propos de *L'Actualité historique du* P. Fessard »*.* Cette étude semble partie pour ne pas esquiver les questions.
(*Sur l'ensemble du débat ouvert par le P. Fessard, voir les références données dans notre numéro* 51, *page* 80).
\*\*\*
- SUR TEILHARD. -- L'abbé Paul Grenet, professeur à l'Institut catholique de Paris, a publié l'année dernière chez Beauchesne : *Teilhard ou le philosophe malgré lui ;* et cette année aux Éditions Seghers : *Teilhard de Chardin, un évolutionniste chrétien.* Deux livres indispensables, le premier pour ceux qui se préoccupent du contenu et de la portée du « teilhardisme »*,* le second pour ceux qui inclinent à scruter plutôt la personne et la destinée de l'homme lui-même.
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## DOCUMENTS
### Pour une réforme fondamentale de la Sécurité sociale
La Sécurité sociale telle qu'elle est actuellement organisée en France est un système totalitaire et contre nature. Les avantages qu'elle apporte, les services qu'elle rend ne sont pas niables : mais ces services et ces avantages sont payés beaucoup trop cher, tant au point de vue proprement financier qu'au point de vue de la santé morale du corps social et des libertés des groupes qui le composent.
Ce système totalitaire a été mis en place et imposé sans aucune nécessité : sans aucune autre nécessité que les idéologies crépusculaires, les intérêts technocratiques, les privilèges politiciens des milieux dirigeants de notre régime socialo-capitaliste (ou capitalo-socialiste). Il est possible de conserver et même de développer tout ce que la Sécurité sociale réalise de positif, et d'en corriger les inconvénients graves. Mais il y faudra une réforme fondamentale de l'esprit et des méthodes qui ont présidé à son établissement.
Il existe une « Association pour une meilleure Sécurité sociale » (A.P.M.S.S.), dont le siège est 18, rue de l'Université à Paris, qui a pour président le Professeur Berger-Vacheron et pour secrétaire général le Docteur Raymond Bernard. Elle publie une revue : *Réforme : de la Sécurité sociale* (même adresse).
Il importe de faire connaître et de soutenir l'action très utile entreprise par l'A.P.M.S.S.
Au mois de février dernier, l'A.P.M.S.S. a tenu son deuxième congrès, avec la participation de MM. Marcel PELLENC, François SAINT-PIERRE, Philippe VAYRON, Louis SALLERON, Guy JARROSSON, Gilbert TOURNIER, Jean DAUJAT, Hyacinthe DUBREUIL, etc.
Les communications faites à ce Congrès représentent une somme considérable de connaissances pratiques des réalités sociales. Elles constitueraient un précieux volume, dont il faut souhaiter la publication intégrale et prochaine.
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Nous reproduisons ci-après d'importants extraits des notes prises au cours de quelques-unes de ces communications. Elles apportent des renseignements, des orientations, des réflexions d'une très grande valeur pour éclairer une action sociale s'occupant des réalités humaines et non des nuages idéologiques. Elles mettent en relief, avec discrétion souvent, mais avec netteté, ce que nous ne craignons pas d'appeler le caractère profondément *asocial,* voire *anti-social,* de l'organisation actuelle de la S.S. ; elles sont susceptibles d'informer et d'alerter ceux qui ont des responsabilités sociales, et de les inciter à se grouper pour défendre leurs droits fondamentaux violés et bafoués par le totalitarisme actuel. A ce totalitarisme, elles opposent des vues très positives et très pratiques.
Une réforme progressive mais radicale de la Sécurité sociale est absolument nécessaire. Si les Français n'imposent pas la réforme de la S.S., alors la S.S. actuelle, antichambre du communisme soviétique, leur imposera de plus en plus son esclavage.
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### La Sécurité sociale et l'erreur des syndicats
M. Claude Harmel est le directeur de la revue *Études sociales et syndicales,* qui fait autorité dans les milieux préoccupés de tirer l'action syndicale des conformismes, des routines et du négativisme où elle s'enlise de plus en plus. Nous reproduisons le texte intégral de sa magistrale communication du 12 février 1961.
Il m'a souvent semblé, en écoutant traiter de la Sécurité sociale, qu'il était institué une sorte de rite. Quiconque en parle commence par dire qu'il ne s'agit pas pour lui de contester les principaux fondamentaux de l'institution. L'orateur craindrait d'indisposer son auditoire s'il ne prononçait pas tout d'abord ces paroles rassurantes. Je ne me plierai pas à cet usage. Vous ne m'en voudrez pas ; même si j'estimais que tous les principes dont se compose la philosophie de la Sécurité sociale sont excellents -- ce qui n'est pas -- je me refuserais à faire des génuflexions devant eux. L'esprit s'ankylose en de telles pratiques et l'idée ainsi révérée se transforme en idole -- ce qui n'est bon pour personne.
A force de révérences, de génuflexions devant elle, de complaisance à son égard, la Sécurité sociale est devenue une espèce d'idole que la prosternation universelle incite à se faire chaque jour plus dominatrice, à se transformer en une de ces divinités hindoues ou phéniciennes qui exigeaient des sacrifices humains. Il faut surveiller les dieux quand ils sont faits de main d'homme, sinon ils finissent par dévorer leurs adorateurs.
On en est arrivé à peu près là avec la Sécurité sociale, à force de complaisances adulatrices, et c'est pourquoi je me permettrai de mettre en contestation, ne serait-ce que pour les mettre en lumière, ces fameux principes qu'un respect de commande laisse dans une demi-obscurité propice à tous les subterfuges. Après tout, il n'est pas impossible que le colosse d'airain ait des pieds d'argile...
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Ce faisant, je ne m'écarterai pas du sujet dont je suis chargé, à savoir les effets que pourraient avoir sur le mouvement syndical la réforme que nous proposons de la Sécurité sociale, -- puisque les syndicaux offrent précisément le meilleur exemple de ces adorateurs sur le point d'être dévorés par l'idole qu'ils ont construite de leurs mains.
Eux-mêmes, ou leurs prédécesseurs, ont été les initiateurs de ce qui est devenu la Sécurité sociale. Pendant des années, des dizaines d'années, ils ont lutté pour que les institutions qu'ils avaient créées ou aidé à construire ne devinssent pas le Moloch dont nous dénonçons l'avènement ; mais ils sont aujourd'hui comme paralysés, pris au piège des concessions qu'ils ont faites -- par lassitude ou par ce qu'ils croyaient de l'habileté -- à une idéologie autrefois combattue, et ils se laissent enlever le peu de droits et d'initiative qui leur restait encore.
Il me semble toutefois -- et je ne crois pas prendre là mes désirs pour des réalités -- qu'il se dessine dans les syndicats un mouvement pour se dégager de cette emprise qui, à la longue, serait pour eux mortelle. Peut-être en le soulignant, en le mettant en lumière, l'aiderons-nous à prendre conscience un peu mieux de lui-même. C'est en tout cas notre ambition, oh ! très modeste...
#### Premier principe : l'entraide.
Il est des hommes selon qui la Sécurité sociale serait née au lendemain de la guerre, des ordonnances ou des lois de 1945 et 1946. Il est vrai que les institutions de Sécurité sociale furent alors revêtues de la forme et de l'esprit que nous combattons ; mais elles ont derrière elles une bien longue histoire.
Elles sont nées, comme les syndicats eux-mêmes avec lesquels elles se sont d'abord confondues, au début de l'autre siècle, par réaction contre la philosophie de la révolution française, contre le droit qui en était issu. On a dit longtemps -- on dit encore -- que le fils de 1789 c'est le libéralisme. Ce n'est vrai qu'en partie, hélas ! Car ce que la révolution répandit, imposa à la société française et de proche en proche à toutes les sociétés européennes, ce fut avant tout l'individualisme, la décomposition de tous les groupes sociaux, qui laissa les individus isolés non seulement en face de l'État mais en face de leurs pareils et, si je puis dire, en face d'eux-mêmes. Il se présentait, cet individualisme, sous le masque de la liberté. Et c'est par suite de cette confusion désastreuse que le socialisme, cette réaction saine, moralement saine, socialement saine, économiquement saine -- que, pour ma part, je ne renierai jamais dans sa donnée première -- c'est, dis-je, par suite de cette confusion que le socialisme s'est peu à peu tourné vers le despotisme étatique et l'anéantissement des libertés.
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On a cité hier, pour le louer, l'axiome que Lacordaire lança un jour du haut de la chaire de Notre-Dame : « Dans la lutte entre le fort et le faible, c'est la liberté qui opprime et c'est la loi qui affranchit ». Je veux bien le louer, mais sans excès. L'intention était généreuse, évidemment, mais il en est pavé, l'enfer communiste, des ces bonnes intentions-là. Car dans la lutte il n'y a pas que la loi qui affranchisse. L'association, elle aussi, affranchit parce qu'elle donne au faible qui n'est faible que parce qu'il est seul, la force du fort.
Certes, le législateur a son mot à dire ; certes, l'intervention du pouvoir est nécessaire, mais ce doit être pour stimuler les libertés, non pour les supprimer ; pour inciter les hommes à « faire leurs affaires eux-mêmes » et pour les aider à en trouver les moyens, non pas pour se substituer à eux et faire à leur place leurs propres affaires.
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Or, tandis que le scandaleux Dominicain, animé d'un zèle charitable mais aveugle, apportait ainsi sa pierre aux fondations des bastilles de notre temps et donnait sa formule à l'esclavage moderne, des hommes obscurs inventaient d'instinct ou retrouvaient dans leur mémoire les mots et les institutions qui fondent les libertés véritables. Quand, dès les premières années de la Restauration, les dockers -- on disait alors les portefaix -- de Dunkerque ou de Marseille réclamaient au préfet de leur département qui le faisait savoir au ministre « le droit de former des corps » il se souvenaient assurément des corporations que la Révolution française avait abolies ; mais ce faisant ils ne cédaient pas à une préférence idéologique, ils n'obéissaient pas à un esprit de système, ils trouvaient dans ce que leur mémoire avait gardé de l'ancienne institution la solution des difficultés auxquelles ils se heurtaient dans leur existence quotidienne de travailleurs.
Isolés les uns des autres, frappés, comme tous les citoyens, de l'interdiction de s'associer, les ouvriers de ces temps-là -- surtout ceux qui ne possédaient pas de qualification technique -- se livraient une concurrence redoutable dans la recherche du travail. C'était à qui offrirait ses services à quelques sous de moins ; et le niveau des salaires se trouvait ainsi sans cesse ramené au plus bas.
Marx et ses successeurs ont insisté dans leur doctrine sur le prélèvement que l'employeur opère sur le produit du travail, sur la guerre que le capitalisme fait aux ouvriers. Ce n'est qu'un côté du problème. On ne comprend rien à la situation de ce temps-là, ni au socialisme ni au syndicalisme dans leur premier élan, si l'on oublie la guerre que les ouvriers se faisaient entre eux à la recherche des places.
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On comprend donc que les dockers aient demandé le droit de former des « corps » des associations ouvrières qui auraient fait disparaître cette concurrence meurtrière sur le marché du travail. On comprend aussi les tentatives faites un peu plus tard, à la fin de la monarchie de juillet, pour créer des « bourses du travail ». Elles devaient être, dans l'esprit de ceux qui les proposaient, une façon d'organiser le marché du travail selon le principe de l'unité du marché. Car l'unité du marché, lorsqu'il s'agit de marchandises, empêche les marchands soumis à une concurrence immédiate de vendre au-dessus du prix ; en matière de travail, elle aurait empêché celui qui cherchait de l'embauche -- fut-il réduit à la dernière extrémité -- de proposer ses services au-dessous du prix, au su et au vu de ses camarades.
Eh bien ! c'est de cet esprit de solidarité -- qui se retrouvait, ou cherchait à se retrouver là où sa destruction par les révolutionnaires avait fait le plus de ravages -- que sont nées, à peu près spontanément, les premières institutions que nous appellerons par anachronisme, de sécurité sociale, ces *sociétés de secours mutuel* qui, contre une cotisation qui était vraiment une quote-part, versaient aux sociétaires, en cas de maladie, des secours et dans leur vieillesse des rentes, les uns et les autres assurément bien faibles mais qui n'en apportaient pas moins un élément de sécurité dans une condition, la condition ouvrière, dont la tare était moins la médiocrité des ressources que leur caractère aléatoire, que l'incertitude du lendemain, que l'insécurité.
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Beaucoup, aujourd'hui, éprouvent une sourde hostilité à l'égard des organisations mutualistes et, pour certains, c'est parce qu'ils sont particulièrement sensibles au caractère parasitaire que la mutualité prend maintenant qu'elle est expulsée des charges qui étaient les siennes. Elle est contrainte de vivre en marge de la Sécurité sociale et, pour une part, à ses dépens. Mais on n'a pas le droit d'oublier ce qu'elle fut, ni la force, ni -- j'ose le dire -- la grandeur morale du principe qui l'anima. Ce principe, celui de la mutualité, celui de l'entraide réciproque, il reste à nos yeux un des fondements de toute Sécurité sociale qui se voudrait humaine, et non administrative, et qui chercherait à montrer à chacun qu'il vient en aide aux autres et que les autres lui viennent en aide -- au lieu de lui laisser croire qu'une puissance anonyme -- sans doute bienfaisante, mais envers qui on ne se sent vraiment que des droits -- déverse sur lui des secours qu'elle finance on ne sait au juste comment.
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Effort personnel d'épargne, esprit d'entraide, qui fait accepter qu'une partie de l'épargne faite (et, si le sort le veut, la totalité de cette épargne) serve à d'autres, le sentiment que l'on n'est pas seul, orphelin dans la vie, mais qu'on peut compter sur d'autres dans les moments difficiles comme d'autres peuvent compter sur vous, c'est là l'esprit vrai de la mutualité, c'est là dans son essence le principe mutualiste ; et nous le tenons, quant à nous, en si haute estime (en premier lieu parce qu'il moralise les rapports sociaux, qu'il leur confère un caractère moral, le caractère d'une création humaine, alors qu'ils seraient sans cela de simples faits de nature), nous le tenons dis-je en si haute estime que nous n'hésitons pas à réclamer qu'il retrouve dans la Sécurité sociale la place et le rôle fondamentaux qu'il y a à peu près perdus.
D'autres réformateurs souhaitent que l'on oriente la Sécurité sociale vers des formules du type de l'assurance commerciale, et cela est loin d'être inconcevable. Nous préférons maintenir et faire revivre l'esprit de la mutualité.
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Un mot encore sur la mutualité d'autrefois ou de naguère, un mot c'est-à-dire quelques chiffres, et quelques commentaires de ces chiffres.
En 1889, les sociétés de secours mutuels englobaient 1.400.000 mutualistes. Elles comptaient 8.200.000 membres en 1930 au moment où entrait en vigueur la loi sur les assurances sociales. Ce sont là des nombres impressionnants. Ils prouvent l'étonnante, l'admirable fécondité du sol social dans une France qui n'est pas encore si loin de nous.
Il y avait là, dans cette création spontanée, dans cette libre expansion de la mutualité, une indication que le pouvoir aurait dû comprendre. Il était de sa mission de trouver que les mutuelles n'étaient pas encore assez nombreuses et que les services qu'elles rendaient étaient insuffisants. Mais l'expérience prouvait qu'il était possible de demander à des associations libres une couverture plus satisfaisante des risques de la vie.
On a préféré, on préfère toujours, les voies de la centralisation, de l'étatisme, de la gestion bureaucratique. Mais comment les syndicaux peuvent-ils, eux, ne pas éprouver la nostalgie des idées, de la morale qui furent celles de leurs prédécesseurs dans le syndicalisme ?
#### Second principe : l'obligation.
Sauf erreur, la législation la plus ancienne en matière de sécurité sociale concerne les accidents du travail. Elle offre deux caractères principaux dont l'un au moins nous intéresse ici de façon directe, car il constitue la première apparition d'un des principes fondamentaux que j'essaie de définir et qui composaient l'ancienne philosophie syndicale de l'assurance sociale : l'obligation.
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Si l'on excepte un certain nombre de cas, ce n'est pas l'esprit de la mutualité qui inspira la législation des assurances en matière d'accidents du travail. Obligation fut faite aux patrons d'assurer, sur leurs deniers, les assurés qu'ils employaient contre les risques d'accidents survenus du fait de leur travail ou de maladies dues à l'exercice de la profession ; et pour cela les employeurs en question s'adressèrent aux compagnies d'assurance. A la forme mutualiste de la sécurité sociale s'ajoutait donc une forme que j'appellerais commerciale de cette même sécurité sociale.
A vrai dire, l'idée d'entraide n'est pas étrangère à l'idée d'assurance. Quand furent signés, au XIV^e^ siècle en Italie, au XV^e^ siècle en Espagne, au XVII^e^ siècle en France les premiers contrats d'assurance entre les armateurs -- car c'est l'assurance maritime qui est l'aînée, ou la mère, de toutes les autres -- un esprit qu'on peut dire de mutualité inspirait cette entreprise, un esprit particulièrement vigoureux même, puisque somme toute il s'agissait de venir en aide aux concurrents malheureux. N'est-ce pas un assez beau moment que celui où, interrompant la lutte acharnée qu'ils se livrent les uns aux autres, les entrepreneurs de navigation en haute mer conviennent plus ou moins directement de mettre au point un système, alimenté par eux-mêmes, qui sauvera de la ruine celui d'entre eux dont les vaisseaux viendraient à faire naufrage ?
Ce n'est pas médire toutefois en disant que cette inspiration première n'anime plus guère nos compagnies d'assurances, et, si celles-ci font encore appel à des vertus individuelles précieuses comme la prévoyance, elles ne font absolument pas appel au sens social, à l'esprit de solidarité, et leurs clients -- car clients il y a -- n'ont pas le sentiment d'accomplir en s'assurant un acte très différent de celui qu'ils font lorsqu'ils vont chez l'épicier.
Est-ce à dire que l'idée de passer par les compagnies d'assurance pour couvrir les risques d'accidents du travail fut immorale ou désastreuse ? Je ne le pense pas. Et je vais même jusqu'à reconnaître que la généralisation de ce système à l'ensemble des assurances sociales, à la maladie, à la vieillesse, n'est pas du tout inconcevable. On peut même penser que, sur le plan technique, les résultats seraient supérieurs à ceux que nous connaissons.
En 1945 on a décidé que l'assurance contre les accidents de travail serait enlevée aux compagnies d'assurances (cela même, ô logique ! au moment où l'on nationalisait une partie de celles-ci et où on les soumettait toutes à un contrôle plus étroit), et qu'elle formerait désormais une partie de l'ensemble gigantesque que l'on entendait constituer.
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J'avoue n'avoir jamais trouvé aucune raison valable à cette réforme, qui fut onéreuse et que d'ailleurs il ne fut pas possible de mener à son terme, aucune raison autre que l'esprit de système qui s'était mis à sévir avec plus de virulence que jamais au parlement et au ministère.
Commerciale, l'assurance contre les accidents du travail était aussi *obligatoire,* et elle était la première à présenter ce caractère, ce qui permet de souligner au passage que le fait de l'obligation n'entraîne nullement celui de l'étatisation. L'obligation, il faut en convenir, n'est pas un fait très libéral ou « démocratique » comme on dit d'ordinaire par suite d'une confusion redoutable des notions car la démocratie n'est aucunement libérale par essence ; elle ne l'est même que par accident, dans la mesure où elle conduit à l'affaiblissement du pouvoir. Ce qui est vrai, c'est que l'obligation est contraire à la philosophie de la démocratie, à la conception démocratique de l'homme selon laquelle l'individu est naturellement bon, clairvoyant, capable de vouloir lui-même son bien, de le voir et de le faire. Admettre l'obligation, c'est admettre que les individus ne possèdent pas ces aptitudes au degré qu'il faudrait. Eh bien ! -- tant pis pour Rousseau, la philosophie du siècle des lumières et la démocratie -- nous admettons qu'il faut parfois obliger et contraindre (et encore plus souvent interdire). Cela n'est nullement contraire au respect que nous professons pour les libertés personnelles et civiques.
L'obligation, en matière d'accidents du travail, fut admise aisément par les syndicaux parce qu'elle s'appliquait aux employeurs, espèce naturellement mauvaise, sinon par nature, du moins par état... Il en alla tout autrement quand on envisagea de faire porter l'obligation sur les salariés eux-mêmes. Ce fut lors des interminables débats qui aboutirent aux lois de 1910 et 1912 sur les *retraites ouvrières et paysannes.* Dans l'esprit du législateur, le système était obligatoire pour quiconque gagnait moins de 3.000 francs par an -- c'était des francs-or -- fonctionnait selon le principe de la capitalisation et comportait deux cotisations, l'une ouvrière, l'autre patronale, chacune de 3 centimes par jour de travail, -- à quoi venait s'ajouter une contribution de l'État.
Ces projets, et les lois définitivement votées, furent attaqués avec une violence sans pareille par la majorité des syndicalistes. Loin de moi l'idée de rejeter tous les arguments que Merrheim et ses camarades de la C.G.T. opposaient aux partisans de la loi, -- dont Jaurès n'était pas le moindre. Nous sommes payés pour savoir qu'ils ne formulaient pas de vaines craintes quand ils demandaient ce que deviendraient les capitaux accumulés et si l'État résisterait à la tentation de les accaparer.
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Mais il faut bien mettre sur le compte d'un véritable aveuglement idéologique la peur qu'ils avaient du mot « capitalisation », la crainte qu'ils manifestaient de voir les ouvriers intégrés par ce biais dans la société capitaliste, leur opposition à toute cotisation ouvrière, certains allant même jusqu'à demander que l'État seul alimentât par l'impôt les caisses de retraite.
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Ce n'est pas là une page bien glorieuse de l'histoire syndicale, encore qu'elle soit utile à méditer tant elle met en évidence les méfaits de l'esprit révolutionnaire qui, cette fois-là comme tant d'autres, retarda le progrès social et l'amélioration de la condition ouvrière. L'hostilité des syndicalistes à la loi fut telle, en effet, qu'en fin de compte il fallut laisser en fait au versement des cotisations un caractère facultatif. Aucune sanction n'était prévue contre les salariés qui ne versaient pas leur quote-part ; et quand des patrons voulurent la retenir sur les salaires, la Cour de Cassation leur donna tort. Quelques-uns payèrent eux-mêmes les deux cotisations. La plupart laissèrent aller. En 1926 sur 8 millions d'inscrits, le nombre des cotisants dépassait légèrement 1.600.000. Le résultat n'était pas médiocre si l'on tient compte de l'hostilité des syndicats aux R.O.P. et du fait aussi que le système intéressait les salariés les plus pauvres.
Il n'en paraissait pas moins évident qu'on n'arriverait pas à une généralisation assez rapide si l'on n'en venait pas à l'obligation.
Les lois de 1928 et de 1930 qui créaient les assurances sociales (comprenant la vieillesse, la maladie, la maternité et le décès) -- comportèrent ce caractère obligatoire. J'ose dire qu'en créant cette obligation l'État ne sortait pas de ses attributions traditionnelles, parmi lesquelles entre le maintien de l'ordre public : il restait dans son droit en contraignant les citoyens à faire l'effort nécessaire pour ne pas tomber dans la misère, c'est-à-dire à la charge du public et de l'État, dans les périodes de leur vie où, par suite de la maladie et de l'âge, ils ne pourraient plus subvenir à leurs besoins par leur travail.
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Je veux souligner un fait qui me paraît significatif : l'obligation d'être assuré social ne touchait que les salariés dont la rémunération annuelle demeurait inférieure à un certain total (qui varia de 15.000 à 25.000 francs). Il faut voir là, me semble-t-il, l'origine de notre actuel plafond des cotisations de sécurité sociale. Mais ce n'est là qu'une remarque secondaire. Ce qui compte, c'est que cette limitation du ressort de l'assurance sociale obligatoire traduit l'influence d'une pensée encore libérale. L'État ne contraignait pas à s'assurer ceux pour qui le risque d'être un jour démunis de ressources paraissait à peu près nul.
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Il ne cherchait pas à redistribuer les revenus par le moyen de l'assurance sociale ; encore moins essayait-il de prendre lui-même en charge la couverture de tous les risques de tous les individus. Il jugeait qu'il avait assez fait en ayant rendu obligatoire l'assurance sociale pour ceux qui en avaient besoin, de veiller à ce qu'ils eussent effectivement la possibilité matérielle et institutionnelle de remplir l'obligation qui leur était imposée. La notion de cotisation patronale alors avait un sens. Elle signifiait un supplément de salaire pour les plus pauvres, un supplément d'épargne.
Ce principe de l'obligation, nous l'acceptons sans peine au même titre que celui de la mutualité, étant bien entendu que l'obligation doit être réelle, c'est-à-dire consciente, comme la mutualité elle aussi doit être consciente. J'entends par là que l'assuré doit savoir qu'il paie, combien il paie, et qu'il paie non seulement pour lui-même mais pour autrui.
#### Troisième principe : le gestionnaire.
L'ancienne législation comportait un troisième principe, aujourd'hui en passe de disparition complète, et qui d'ailleurs n'avait pas été adopté sans peine : celui de la gestion des assurances sociales par les intéressés eux-mêmes.
Je ne ferai pas l'histoire de la gestion des assurances sociales entre les deux guerres. Je ne rappellerai pas comment le retour de l'Alsace-Lorraine à la France contraignit nos gouvernements à étendre à l'ensemble du territoire une législation analogue à celle dont Bismarck avait doté les provinces annexées en même temps que le reste de l'Allemagne. Je ne montrerai pas non plus qu'une partie des syndicalistes, éclairés par leurs expériences de syndicalisme constructif du temps de la guerre, prirent une part active à la création des institutions nouvelles, tandis que ceux qui avaient pris la relève de l'esprit révolutionnaire, les communistes, menaient contre les projets de loi une campagne d'une violence inouïe, qu'ils n'aiment guère qu'on leur rappelle aujourd'hui. La révolution demeurait, avec eux, ce qu'elle a toujours été, ce qu'elle est par nature : destructive, stérile.
Je ne retiendrai que le débat long et acharné auquel donna lieu le problème de la gestion. Le gouvernement -- les gouvernements successifs -- et les fonctionnaires des ministères rêvaient déjà d'un système centralisé, étatique, dans lequel les assurés n'auraient eu d'autre rôle que de payer leurs cotisations et de toucher leurs prestations.
Qu'on n'aille pas croire que cette conception leur était en quelque façon suggérée, dictée par le système que l'Allemagne avait laissé en Alsace : les assurances alsaciennes étaient beaucoup plus décentralisées, beaucoup plus proches de l'usager et soumises à son contrôle que ne l'auraient été celles que les bureaux ministériels voulaient imposer.
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Non, en matière de centralisme les Français n'ont besoin des leçons de personne. On se trouve là devant une des tares de la pensée politique française ; la haine des corps intermédiaires, la manie de tout concentrer dans les mains de l'État.
Les syndicalistes réclamaient au contraire l'institution de caisses autonomes, gérées par les assurés ; et finalement, à force d'insistance, ils obtinrent la mise en place d'un système qui juxtaposait des institutions relevant des deux conceptions : il y aurait dans chaque département une caisse d'État -- dite caisse départementale -- et, en nombre variable, des caisses primaires librement constituées et gérées selon les méthodes de la mutualité. A ces caisses primaires, l'adhésion des salariés ou des entreprises serait libre. On les appelait des *caisses d'affinité.* La Caisse départementale, elle, recueillerait les assurés qui, pour des raisons diverses, n'auraient pas fait choix d'une autre caisse. On l'appelait la *caisse des résidus.* Dans l'esprit des syndicalistes et des mutualistes, les caisses d'affinité devaient progressivement recueillir la grande majorité des assurés, et, de ce fait, la grande majorité des assurés participeraient dans une certaine mesure à la gestion des assurances, puisque les caisses par eux choisies seraient gérées comme des mutuelles par des hommes qu'ils auraient également choisis.
On a dit abondamment, au lendemain de la guerre, que l'expérience avait démontré l'échec des caisses d'affinité, parce qu'elles n'avaient pas absorbé alors la totalité de l'effectif des assurés. C'est bien loin d'être vrai.
Certes, en 1945, les caisses départementales gardaient encore à peu près la moitié des assurés, mais la progression du nombre des assurés « par affinité » croissait sans cesse, et, si dans certains départements, -- ceux du midi surtout -- les assurés aux caisses départementales formaient les trois quarts de l'ensemble, il en allait autrement ailleurs. Citons d'après Gaston Tessier, l'exemple du Pas-de-Calais. En 1941, à en juger d'après les cotisations :
- la caisse départementale comptait 28 % des assurés,
- les caisses familiales 27 %
- les caisses interprofessionnelles 23 %
- les caisses mutualistes 13 %
- les caisses de travail de la C.G. T. 9 %
28 % d'un côté (du côté de l'État), 72 % de l'autre (du côté des groupes libres). Un tel résultat est à nos yeux des plus encourageants et il ne permet pas de douter de la capacité des corps sociaux intermédiaires de gérer leurs affaires, au lieu d'en faire assurer la gestion par une administration de type étatique, en attendant qu'elle soit complètement intégrée dans l'appareil de l'État.
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C'est précisément sur ce principe de la gestion des assurances sociales par les assurés eux-mêmes groupés dans des corps sociaux élémentaires selon des affinités diverses, que repose pour l'essentiel la réforme que propose notre association, la meilleure Sécurité sociale que nous préconisons.
#### Une nouvelle philosophie.
Telle était, dans les grandes lignes, la philosophie générale des assurances sociales en France jusqu'en 1944. L'État ne se désintéressait pas de la sécurité sociale des individus mais il n'en prenait pas la charge ; il n'enlevait pas aux individus la charge de leur sécurité sociale. Car la pensée qui dominait encore, si compromise qu'elle fut déjà dans toute une partie de l'opinion, c'est que la société doit être considérée comme une association d'individus ou de groupes d'individus, disons mieux : de personnes ou de groupes de personnes, et que ces individus ne sont vraiment des personnes que s'ils assument eux-mêmes tout ce qui peut l'être par eux-mêmes du gouvernement de leur vie.
Le rôle de l'État, c'était de rendre à chacun possible cette participation à la gestion de sa propre existence, en créant, ou en permettant créer les institutions nécessaires à cette fin, en permettant aussi que soient allégées les charges de la vie pour ceux pour qui elles constituaient un fardeau trop lourd. Et l'entraide était un des moyens d'y parvenir, en intervenant enfin pour éviter, ou réprimer, les abus des individus ou des groupes. En ce sens, la gestion de la Sécurité sociale était vraiment sociale ; elle était le fait de la société, et d'une société qui était conçue comme essentiellement diverse, complexe, composite, qui surtout était conçue comme indépendante de l'État, d'une autre nature que lui.
Or, en 1944, tout changea. Et sans doute fut-ce sous l'effet des circonstances politiques qui amenèrent au pouvoir des hommes qui concevaient de tout autre façon les rapports de l'individu et de la société, de la société et de l'État. Mais la métamorphose qu'ils imposèrent aux assurances sociales se heurtait, on le verra, à de telles difficultés matérielles et psychologiques qu'on serait en droit de s'étonner que les assemblées parlementaires se fussent engagées en cette voie si l'on ne savait qu'alors s'était installé au poste convenable un homme qui avait fait de l'étatisation de la Sécurité sociale sa chose : j'ai nommé M. Pierre Laroque.
Notre meilleur historien du syndicalisme, M. Georges Lefranc, a écrit que M. Laroque avait un moment songé à réaliser une réforme de ce genre en 1940, alors qu'il collaborait à la rédaction des textes préparés par René Belin. La tentative échoua, et M. Laroque dut attendre la Libération pour réaliser ce qu'il n'avait pu réussir sous Vichy.
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Ainsi vit le jour « le système français de Sécurité sociale » -- comme si M. Laroque c'était la France -- dont l'idée fondamentale est que la Sécurité sociale doit être un service public. Dans ce système, les individus sont privés du droit, et, ce qui est bien plus grave, sont privés du devoir d'assurer leur sécurité sociale. Leur devoir, en la matière, est remplacé par une extension du devoir fiscal : ils paieront plus d'impôts pour que l'État assure leur sécurité sociale.
Quand à leurs droits, ils seront remplacés par celui -- mirifique -- d'exiger de l'État des prestations.
Jouant sur la confusion entre les notions de société, de nation et d'État, l'évangile des temps présents qui s'exprime dans la Constitution de 1946 et dans la Déclaration universelle des droits de l'homme -- l'évangile le plus anachronique et le plus invraisemblable qui soit puisqu'il fut proclamé par des gens qui croyaient ainsi lutter contre l'État totalitaire alors qu'il y conduit tout droit -- cet évangile proclama donc non seulement que toute personne avait droit à la sécurité sociale « en tant que membre de la société » (notez bien cela : en tant que membre de la société et non pas en tant que personne), mais que ce droit, la nation ou la collectivité (ces masques de l'État) doivent le leur garantir, en prendre à charge les conséquences pratiques.
Selon cette philosophie et son interprétation « laroquienne », l'État devrait prendre en charge les dépenses que les enfants imposent aux familles, les soins et l'entretien des individus lorsque la maladie les empêche de travailler, leur entretien égaiement quand l'âge ou l'infirmité leur interdit le travail. Et ce devoir de l'État serait universel : il couvrirait tous les risques de tout les individus, quels qu'ils soient, riches ou pauvres.
Une large partie des besoins des hommes (de leurs besoins individuels) serait désormais satisfaite par l'État, en attendant sans doute le jour merveilleux où ils le seraient tous, où, selon la formule des communistes du début de l'autre siècle, chacun recevrait de la société selon ses besoins et lui donnerait selon ses moyens.
Qu'on ne parle pas de la générosité de cette philosophie. Elle n'est qu'apparente, comme n'est qu'apparent le prétendu respect en chaque homme de la dignité humaine que ses partisans invoquent. Car s'il est bien vrai que l'individu écrasé de misère résiste mal aux fatalités de la déchéance, il est tout aussi vrai que l'on n'exalte pas l'homme, qu'on l'abaisse au contraire, en le considérant comme un mineur, en lui retirant le soin de s'occuper de lui-même comme de venir en aide à ses semblables.
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Nous voulons, nous, une organisation de la Sécurité sociale qui apporte à chacun des avantages matériels analogues à ceux que lui procurent les institutions présentes, mais qui ne soit pas anonyme, et qui fasse participer chacun -- directement ou indirectement, mais toujours consciemment -- à la gestion des institutions qui sont le plus proches de lui comme à la gestion de l'ensemble.
De cette philosophie découlait, vous le savez, tout un système dont, heureusement, des obstacles divers ont empêché la réalisation totale.
La Sécurité sociale devait être un service public, doté d'un budget unique alimenté par l'impôt, qui assurerait à tous les Français, quels qu'ils soient, un revenu pendant leur enfance, le maintien de leur salaire en cas de maladie et de chômage, le remboursement de leurs frais de maladie, une retraite au temps de leur vieillesse. Les citoyens n'auraient pour bénéficier de ces avantages qu'à prouver qu'ils se trouvent dans les conditions requises par la loi. En échange, on ne leur demanderait que de payer leurs impôts ; encore s'arrangerait-on pour qu'ils ne sachent pas trop qu'ils paient cet impôt, car le citoyen de la société « socialiste » se caractérise par une atrophie croissante du sens du devoir civique...
Il n'a pas été possible de réaliser cet ambitieux programme. Une partie en est restée dans les cartons du ministère. Il a fallu se contenter d'un système qui englobait les salariés du commerce, de l'industrie et de la fonction publique. On en a créé d'autres -- moins avantageux -- pour l'agriculture (et, en ce qui concerne les allocations familiales, pour les employeurs et travailleurs indépendants). D'autres catégories sont demeurées à l'écart.
Ainsi, la diversité sociale -- si précieuse à tant d'égards -- a-t-elle fait subir un premier échec aux centralisateurs ; il aurait fallu beaucoup trop d'argent pour réussir cette « généralisation » dont ils rêvaient.
Pour la même raison, ils ont dû laisser leur autonomie, ou une semi-autonomie, aux régimes que l'on appelle aujourd'hui « spéciaux » ou « divers ». Certaines catégories jouissaient déjà -- et souvent depuis fort longtemps, les mineurs par exemple, ou les fonctionnaires -- d'institutions de sécurité sociale fort avantageuses. Leurs bénéficiaires auraient perdu au change si on les avait intégrés au régime général car il n'était pas question (faute de ressources) d'aligner l'ensemble des prestations sur celles qui étaient servies par les institutions les plus généreuses.
De même, il a fallu maintenir plusieurs budgets nu sein de la Sécurité sociale. La protestation des familiaux a forcé nos réformateurs à conserver aux caisses familiales une certaine existence autonome. De même, les travailleurs attachaient trop de prix aux assurances contre les accidents du travail pour que les fauteurs de la réforme puissent en disposer à leur gré. Ils ont pu enlever aux compagnies privées le droit d'assurer ce risque, mais ils ont été obligés de lui faire une place à part, et en particulier de lui conserver un système de cotisation affectée, variable selon les dépenses, parfaitement contraire à leurs principes.
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Enfin, ils ont dû renoncer (oh ! de façon très temporaire) à ce qu'on appelle abominablement la « fiscalisation » des ressources de la Sécurité sociale, le financement des prestations sociales par l'impôt.
Aujourd'hui encore c'est de cotisations dont les salaires sont l'assiette que la Sécurité sociale tire ses moyens de paiement.
#### L'attitude des syndicats.
Ce qui étonne peut-être le plus, dans cette entreprise, c'est qu'elle n'ait rencontré à peu près aucune résistance de la part des syndicalistes.
Gaston Tessier, dont je citais le nom tout à l'heure, et qui alors entraînait derrière lui tous les syndicats chrétiens, fut à peu près le seul à se battre pour essayer de maintenir la pluralité des caisses. Certaines fédérations syndicales intervinrent aussi, celles qui groupaient des travailleurs bénéficiant déjà de régimes qu'ils ne se souciaient guère de voir disparaître.
Ce fut à peu près tout. Ceux que j'appellerai les syndicalistes traditionnels -- les héritiers, les représentants d'une idée syndicale qui ne portait ni étiquette philosophique ni enseigne politique -- ceux-là n'émirent aucune protestation. Bien au contraire, ils poussèrent à la roue. La raison principale en était peut-être que ceux qui, parmi eux, avaient été les partisans les plus décidés et les plus combatifs de l'autonomie des caisses se trouvaient écartés du mouvement syndical, victimes de l'invasion communiste des syndicats, quand ce n'était pas de l'épuration... Beaucoup d'entr'eux étaient administrateurs des caisses syndicales d'assurances sociales. Ils avaient continué de les gérer durant l'occupation. Quel admirable prétexte pour les inviter à se retirer de toute action, quand ce n'était pas pour les envoyer en prison.
Il faut sans doute chercher aussi une cause à ce revirement dans l'espèce de contamination qui s'était peu à peu produite, malgré de farouches résistances, de l'esprit syndical par l'esprit du socialisme, d'un certain socialisme, le socialisme étatiste et nationalisateur.
Voici à peu près cent ans, un ouvrier bronzier qui s'appelait Tolain donnait au syndicalisme français, avant même qu'il fût vraiment né, ce qui demeure son maître-mot. Le Pouvoir d'alors, plein lui aussi de bonne volonté pas très bien éclairée à l'égard des ouvriers, avait convié certains membres en vue des chambres syndicales ou des sociétés de secours mutuel à venir conférer avec lui de l'organisation de délégations ouvrières qui se rendraient à l'Exposition universelle de Londres.
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Et Tolain, au nom d'eux tous, avait répondu par une lettre ouverte demeurée célèbre, qui déclarait : « Ce que nous demandons au pouvoir, c'est qu'il nous dise : « Faites vos affaires vous-mêmes ».
Eh ! bien, en 1945 et en 1946, les syndicalistes français, infidèles à leur tradition, infidèles à leur propre pensée, renoncèrent à « faire leurs affaires eux-mêmes » en matière de sécurité sociale.
Peut-être se leurraient-ils de l'espoir que la gestion leur serait confiée de cet immense appareil administratif dont ils encourageaient la construction. Les caisses, espéraient-ils, seraient gérées par des conseils d'administration dont les membres seraient désignés par les syndicats et nommés par les ministres. Grâce à l'obstination de la C.F.T.C. et à G. Bidault, il fut décidé qu'ils seraient élus, mais ainsi encore leur influence pouvait être décisive, et c'est afin de la renforcer qu'ils créèrent la F.N.O.S.S.
Selon une formule dont ont usé à nouveau, voici peu, les syndicalistes chrétiens, de plus en plus infidèles à l'esprit de Gaston Tessier, la Sécurité sociale devait être « un service public à gestion privée ». C'était une illusion. Tout service public revient fatalement à l'État. C'est « service social » qu'il aurait fallu dire. Et il aurait fallu aussi empêcher la constitution de cette énorme machine et de son énorme budget : le budget de la Sécurité est à peu près égal au tiers de celui de l'État ; il est supérieur au budget de plusieurs États européens. Il était illusoire de penser que l'État n'interviendrait pas dans la gestion d'une masse budgétaire d'une telle importance, dont les mouvements ne pouvaient manquer d'avoir des répercussions sur sa politique économique ou financière.
La nationalisation de la Sécurité sociale est inscrite dans la philosophie qui a présidé à la création du « Système français ». Et les syndicalistes, quoiqu'ils prétendent, poussent à cette nationalisation par certaines de leurs revendications. Ils réclament depuis quelques années une *double assiette* pour les ressources de la Sécurité sociale. Ils voudraient qu'on ajoutât des recettes fiscales aux cotisations assises sur les salaires. Et ce n'est pas trahir leur pensée que de dire qu'ils verraient sans peine la substitution totale des ressources fiscales aux cotisations. Or, s'il en était ainsi, la Sécurité sociale perdrait inévitablement le peu d'autonomie qui lui reste et risquerait fort de passer sous la tutelle du ministère des Finances.
\*\*\*
Ouvrons ici une parenthèse : hier M. le Sénateur Pellenc nous faisait observer : qu'auraient donc à invoquer les syndicalistes pour justifier leur droit de participer à la gestion de la Sécurité sociale quand celle-ci ne serait plus financée par les salaires mais par l'État ?
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Comment expliquer leur attitude ? De deux façons sans doute. Ils pensent qu'il serait plus facile d'obtenir un relèvement des prestations si les ressources de la S.S. dépendaient du budget, c'est-à-dire des décisions gouvernementales ou parlementaires, de décisions sensibles à la pression des masses. Aujourd'hui, les recettes de la Sécurité sociale sont fonction de la masse des salaires : cela crée une limitation à ses largesses. D'autre part, les syndicaux ont adopté en grand nombre cette forme invisible de socialisme qui s'appelle la « redistribution des revenus par l'impôt ». Sans examiner plus avant cette idée, n'apparaît-il pas qu'il serait plus conforme à la tradition et à l'idée syndicale de chercher cette redistribution des revenus dans l'augmentation des salaires, du salaire individuel et du salaire collectif ou social ?
Nous l'avons vu hier ; nous cherchons, nous, à rendre à la cotisation patronale le caractère qui est le sien, à faire sentir qu'elle est *du salaire* et rien d'autre. N'est-il pas paradoxal que les syndicaux veuillent au contraire achever la transformation de cette part du salaire, et faire de la cotisation « patronale » un impôt, -- car c'est à cela finalement qu'aboutirait la « fiscalisation » des ressources de la Sécurité sociale.
\*\*\*
Autre exemple : dans les décrets qui s'abattirent l'an dernier sur la Sécurité sociale, l'un privait les conseils d'administration élus des caisses du plus clair des pouvoirs qui leur restaient. Les syndicaux protestèrent ; mais leur protestation fut molle. Pourquoi ? Parce que, avec une habileté diabolique, le ministre du Travail compensait, ou atténuait ce mauvais coup en apportant aux syndicaux non seulement la promesse du remboursement à 80 % des frais médicaux, mais aussi des mesures qui constituaient un premier pas vers cette nationalisation de la médecine, cette formation d'un service public de santé que, sous l'influence du socialisme, bien des syndicalistes ont fini par croire nécessaire.
Le mauvais tour joué aux médecins a fait passer celui qu'on leur jouait à eux-mêmes. Emportés par une passion idéologique, ils ne voient pas que le plat contre lequel ils ont vendu ce qui leur restait de leur droit d'aînesse contenait plus de cailloux que de lentilles. Ils s'imaginent que la transformation des médecins en fonctionnaires limitera les dépenses médicales : ils oublient que les médecins prolétarisés deviendront des médecins grévistes, qui disposeront ainsi du moyen de faire « rendre » à la Sécurité sociale plus qu'ils n'en retirent aujourd'hui.
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Loin de mettre un frein au renchérissement constant du service médical, la fonctionnarisation progressive de la médecine va supprimer ceux qui existent aujourd'hui et que l'économie libérale qualifie de naturels. Ainsi, la « nationalisation médicale » suivrait-elle le chemin de toutes les autres nationalisations, -- qui n'est pas celui de l'économie.
Je suis, quant à moi, convaincu qu'une Sécurité sociale à base mutualiste, dans laquelle le remboursement des frais serait fonction des ressources, aboutirait au rétablissement sur le corps médical d'une pression à la fois économique et morale qui limiterait les prétentions excessives qu'on reproche aujourd'hui non sans raison à certains de ses membres. Ainsi, obnubilés par l'idée d'obtenir plus de prestations et de payer moins de cotisations, les syndicaux agissent finalement à l'encontre du but qu'ils poursuivent et travaillent à cette étatisation de la Sécurité sociale qui les dépouillera de tout droit sur l'institution, et à laquelle ils sont, au fond d'eux-mêmes, hostiles.
Est-ce que je n'avais pas raison de dire, au début de cette intervention, qu'ils finissaient par être dévorés par l'idole Sécurité sociale dont ils sont les prêtres, que dis-je, les féticheurs les plus zélés.
#### Vers un redressement.
Cette politique vraiment aveugle des syndicaux ferait désespérer de l'aide qu'ils peuvent apporter au redressement des idées et des institutions en matière de Sécurité sociale si quelques faits significatifs ne permettaient pas de penser que le vieil esprit n'est pas mort -- qu'il n'est pas impossible de le voir renaître.
Il a existé, entre 1954 et 1958, sans qu'on lui attribue toute l'importance qu'il méritait : un grand effort d'innovation sociale. Employeurs et salariés se sont mis d'accord non seulement pour régler le mouvement des salaires mais aussi pour créer des institutions sociales de la plus haute importance. Ils l'ont fait d'eux-mêmes, sans faire intervenir le législateur. On a eu ainsi le spectacle, inconnu en France, de la profession tendant à s'organiser, de légiférer pour elle. Et les institutions ainsi créées ont été confiées à des conseils de gestion paritaires qui ont recruté eux-mêmes le personnel dont ils avaient besoin, et qui restent eux-mêmes placés sous le contrôle de l'espèce d'organisme paritaire encore virtuel qui tend à prendre corps dans chaque profession.
Parmi ces institutions, deux séries nous intéressent ici : les institutions de retraites complémentaires groupées dans l'U.N.I.R.S. et les associations pour la sécurité de l'emploi dans l'industrie et le commerce -- les Assedic -- qui versent aux salariés en chômage de substantielles indemnités en plus des secours officiels.
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En d'autres temps, ces institutions auraient été rattachées à la Sécurité sociale. Sans doute se serait-on contenté d'améliorer les retraites versées par la Sécurité sociale au lieu de créer des retraites complémentaires à caractère professionnel. Et il avait été question, en 1945, d'ajouter le chômage aux risques couverts par la S.S. D'ailleurs, quand commencèrent, en août 1958, les négociations sur l'indemnité de chômage, la C.G.T., fidèle à l'esprit de 1945, demanda la « création d'un fonds d'assurance-chômage dans le cadre de l'institution de la Sécurité sociale ». Or, dans les deux cas, ce fut une autre voie qui fut suivie, parce que les syndicaux et leurs mandants, aussi bien que les employeurs se méfiaient de la Sécurité sociale, craignant que les cotisations qu'ils étaient prêts à verser pour ces nouveaux services ne se perdissent dans la masse indistincte et confuse des ressources de la S.S. et enfin que la gestion des nouvelles institutions ne leur échappât, au bénéfice de ce qu'il faut bien appeler les fonctionnaires de la Sécurité sociale.
La méfiance à l'égard de la S.S. et de ses méthodes de gestion financière est telle que la C.G.T. dut faire marche arrière et souligner que dans son esprit, si l'assurance-chômage devait bien être une des branches de la Sécurité sociale, ses fonds n'en devaient pas moins être confiés à la Caisse des dépôts et consignations.
Effectivement, on tremble à la pensée de ce que seraient devenues les réserves que les Assedic ont constituées en application de la convention du 31 décembre 1958 si ces Assedic avaient été rattachés à la Sécurité sociale. Elles auraient déjà servi à combler une partie du déficit de l'assurance-maladie... Nous voudrions dire aux syndicaux qu'ils auraient tout intérêt à s'engager délibérément dans la voie des institutions d'origine contractuelle et d'esprit mutualiste, non seulement pour couvrir les risques que la Sécurité sociale ne couvre pas, mais pour la réformer profondément elle-même. C'est par la création d'institutions séparées, largement autonomes, qu'ils rendront possible la participation ouvrière à la gestion.
La participation des travailleurs à la gestion de l'économie est un de leurs objectifs. Ne voient-ils pas qu'ils doivent d'abord s'atteler à la gestion des institutions de Sécurité sociale ? Or, il n'y a pas de participation ouvrière possible à la gestion de la S.S. si celle-ci conserve son caractère massif et monolithique, si elle n'est pas divisée, morcelée, si, en dessous des organismes communs, on ne crée pas un premier étage d'institutions, de caisses à base professionnelle, géographique ou affinitaire qui rapprochera la Sécurité sociale des cotisants et des prestataires.
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Donner plus d'autonomie aux caisses régionales, aux caisses départementales, à des caisses locales, en laisser la responsabilité de la gestion aux intéressés eux-mêmes et à leurs représentants, pousser cette autonomie assez loin pour que, dans certaines limites, le montant des cotisations et des prestations soit fixé par des conseils paritaires de gestion des caisses, afin que leurs responsabilités soient réelles et que l'on puisse s'en prendre à eux et non à quelque anonyme et lointain pouvoir, voilà une réforme qui est conforme à l'esprit authentique du mouvement syndical, et nous sommes convaincus, quant à nous, que les syndicats ne prendront pas dans la société toute la place qui leur revient -- et qui est grande -- s'ils n'abandonnent pas les formules d'étatisation et de nationalisation auxquelles ils ont fini par se rallier jusque, et y compris, en matière de sécurité sociale, pour retrouver l'esprit d'association, d'entraide et de mutualité qui leur a donné naissance.
On peut dire que le sort de nos sociétés est pour une part entre leurs mains. Ou bien les institutions sociales dont il est aujourd'hui impossible de se passer passeront tout entières sous la coupe de l'État -- et ce sera la restriction progressive des libertés individuelles, des initiatives individuelles, des responsabilités individuelles. Ou bien les citoyens, groupés dans des organisations professionnelles ou autres assumeront pour l'essentiel la gestion de ces institutions, sauvegardant ainsi nos libertés. Et c'est ce que nous souhaitons, mais il faut pour cela que ces institutions retrouvent des dimensions plus restreintes qui rendent possible leur gestion par des corps sociaux élémentaires : c'est précisément ce que nous proposons.
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### Les cadres et la Sécurité sociale
M. H. Lyon est membre du Bureau national de la Confédération générale des cadres (C.G.C.), et vice-président de l'Association générale des institutions de retraites des cadres (A.G.I.R.C.). Voici les passages essentiels de la communication qu'il fit le 12 février 1961.
Un peu d'historique pour commencer.
On se souvient qu'antérieurement à 1946 tous les salariés dont le gain dépassait le plafond de la Sécurité Sociale n'étaient pas immatriculables.
Cela explique que les ingénieurs et les cadres désireux de se constituer une retraite, de se garantir pour le décès, l'invalidité, avaient œuvré pour établir en accord avec le patronat des régimes de prévoyance.
Créés de 1919 à 1936 les Syndicats d'ingénieurs après avoir discuté et conclu avec les organismes patronaux les premières conventions collectives de cadres et d'agents de maîtrise disputèrent avec les organisations patronales de branches professionnelles l'instauration de systèmes paritaires de cotisations. Ces accords dits accords de Mai 1937 étaient, pour la retraite, basés sur des régimes de retraites par capitalisation.
Mais, déjà, au cours de leur existence, ces régimes eurent à *subir des offensives de la part de la Sécurité Sociale.* On y para par des régimes dits d'équivalence qui, assez souvent, faisaient appel au concours d'organismes mutualistes complétant les prestations pour satisfaire aux exigences imposées.
En juillet 1946 ce fut l'extension obligatoire de la Sécurité Sociale à tous les salariés.
On se souvient de la position qui fut prise par les cadres, par tous les cadres, et de leur opposition à toute immatriculation, car on ne tenait aucun compte de l'effort qu'ils avaient accompli pour garantir leur sécurité.
Leur opposition aboutit, sur le plan parlementaire, à la présentation d'un projet de loi porté à la tribune du Parlement.
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Il me semble nécessaire de rappeler le débat qui s'instaura à l'Assemblée nationale le 8 août 1946 et qui donna lieu à une prise de position très nette du Ministre du travail de l'époque, Ambroise Croizat.
Des engagements précis furent alors pris et confirmés par écrit en particulier par une circulaire du 9 août 1946.
Dans cette déclaration le Ministre disait en particulier :
« J'ai d'ores et déjà, sur l'initiative des Syndicats représentatifs des cadres et ingénieurs, fort bien compris les avantages qu'il y avait à provoquer une conférence nationale qui permettra de concilier la nécessité de l'affiliation à la Sécurité Sociale avec le maintien d'un régime complémentaire qui sauvegardera, et même élargira, les avantages acquis à une partie des ingénieurs et cadres.
« Il n'est pas inutile d'ajouter que l'application du régime nouveau apportera aux cadres des avantages dont ils étaient jusqu'à ce jour privés, et dont la valeur ne peut être exactement chiffrée.
« Il leur apportera d'abord une assurance contre la variation du taux des salaires et du coût de la vie... »
A la suite de ces débats et des engagements pris une Commission paritaire se mit en devoir d'établir un régime complémentaire de retraites ayant pour plancher le plafond du régime général de la Sécurité Sociale.
\*\*\*
Les discussions étaient en cours lorsque parut le 28 décembre un décret substituant simplement la date du 1^er^ janvier 1947 à celle du 1^er^ juillet 1946 pour l'immatriculation obligatoire des cadres à la Sécurité Sociale.
Une réaction immédiate et puissante des cadres eut lieu et des motions furent remises au Ministre du travail.
Cette action eut pour résultat un nouveau débat à l'Assemblée et une nouvelle déclaration du Ministre.
Pour bien préciser sa pensée le Ministre adressait à chacune des organisations participant aux débats de la Commission paritaire une lettre dans laquelle, en particulier, il était bien spécifié :
« Le plafond des salaires soumis à contribution, actuellement fixé à 150.000 francs par an, devra être déterminé sur la base de 6.000 fois le salaire minimum légal du manœuvre ordinaire de l'industrie des métaux, de façon à conserver un rapport fixe avec le niveau des salaires. »
Cette proportionnalité de la variation du plafond du régime de Sécurité Sociale avec celle des salaires a même été maintenue en 1952 lorsque la libre discussion des salaires a de nouveau été possible.
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On s'est alors référé comme critère à l'indice trimestriel des salaires publié par le Ministère du travail.
C'est encore ce dernier critère qui est en vigueur et qui s'est appliqué aux variations récentes du plafond du régime de Sécurité Sociale.
\*\*\*
Le régime complémentaire de retraites des cadres issu de la Convention collective nationale du 14 mars 1947 et mis en application à partir du 1^e^ avril 1947 est un régime de retraites par répartition.
Lorsque la monnaie est stable il est bien évident qu'il y a tout intérêt à faire fructifier les fonds destinés à alimenter les retraites à servir.
Le capital initial grossit et permet de faire face aux exigibilités en ayant en outre des réserves substantielles.
La capitalisation obéit à des règles strictes et à une réglementation légale qui détermine en particulier l'importance de la réserve mathématique qui doit être constituée.
Tant que la monnaie reste stable ou ne subit que de faibles fluctuations la capitalisation garde toute son importance et toute sa valeur.
Les régimes mis en place en 1937 étant faits en capitalisation on se rendit compte en 1947 que le montant des retraites acquises ou liquidées ne correspondaient qu'à des résultats dérisoires et qu'il était -- inutile de persévérer dans une voie aussi décevante.
Théoriquement les retraites par répartition, elles, ont pour base la réserve mathématique qui doit être constituée.
Dans la période de démarrage, surtout, et dans une période assez longue un régime de retraites n'atteint pas le plein de ses charges.
Il peut paraître paradoxal qu'un tel régime puisse accumuler des réserves souvent importantes. Ces réserves peuvent être utiles au fur et à mesure que les charges augmentent et en attente de la marche normale du régime. Mais l'avantage le plus certain de la répartition c'est de permettre de *prendre en charge des carrières ou des portions de carrière antérieures à la mise en place du régime.*
Dans le cas du régime des cadres toutes les carrières antérieures à 1947 ont été valorisées dans la limite de 30 années la durée de la guerre de 1914-1918 s'y ajoutant avec un maximum de 5 ans.
\*\*\*
Que dire du régime ainsi instauré ?
Depuis 13 ans qu'il existe il a fonctionné à la satisfaction de tous et a réalisé toutes les promesses faites.
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La retraite est calculée en points et la valeur du point a suivi très sensiblement la variation des salaires.
Sous l'égide et le contrôle de l'Association Générale des Inst. de Retraites des Cadres (A.G.I.R.C.) près de 50 institutions de retraites appliquent le régime.
Annuellement les comptes du régime sont exposés et les prévisions faites pour les dix années à venir.
Une seule ombre à ce tableau : le régime des cadres est complémentaire de celui de la Sécurité Sociale et les variations de ce dernier régime peuvent influer sur l'avenir du régime complémentaire.
Tant que ces variations sont limitées à celles des salaires il y a déplacement du régime vers les hauts salaires. Les salariés repris par le régime général ont une portion plus importante de leur retraite servie par ce régime mais l'inconvénient majeur est que ces assurés s'ils voient leur rémunération augmenter peuvent repasser alternativement d'un régime à l'autre.
Il y a là pour cette frange d'assujettis une situation d'instabilité fâcheuse.
Malgré ces légers inconvénients le régime des cadres reposant sur une Convention collective librement débattue, rendue obligatoire et faisant l'objet d'arrêtés d'extension, est un régime interprofessionnel s'appliquant à tout le territoire métropolitain et pouvant agir, par la voie des extensions territoriales, pour toutes les entreprises et les cadres hors du territoire métropolitain.
\*\*\*
Ayant déjà franchi pas mal d'obstacles *le régime de retraites des cadres se trouve actuellement sérieusement menacé.*
La première de ces menaces n'est pas aussi grave qu'on peut le penser car on ne peut concevoir qu'un régime aussi sérieusement géré et ayant une base aussi étendue et aussi stable puisse être soumis à la même réglementation tatillonne que tels régimes dont le fonctionnement est visiblement générateur de graves difficultés dans le futur.
L'ordonnance n° 59-75 du 7 janvier 1959 relative à certaines opérations de prévoyance collective et d'assurance avait, comme son titre l'indique, deux objectifs bien distincts :
-- réglementer les régimes de retraites et de prévoyance,
-- apporter certaines novations à la législation relative aux opérations d'assurance.
Comme l'ordonnance ne prévoyait qu'un seul règlement d'administration publique pour son application on s'explique que le R.A.P. élaboré comporte 72 articles alors que 20 seulement nous intéressent.
Encore faut-il faire des réserves sur le texte que nous avons en mains.
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Comme nous l'ont copieusement expliqué des Ministres ignorants de son contenu il ne s'agit que d'un premier projet et à notre connaissance il en existe des variantes.
Prenant pour exact le texte diffusé par l'A.G.I.R.C. pour ses commissions et son conseil d'administration on peut dire que cette réglementation aurait pour premier effet d'imposer aux régimes de retraite par répartition une limitation à leur fonctionnement. Partant d'hypothèses actuarielles sur lesquelles nous avons pas aujourd'hui à nous étendre on arrive à limiter la valeur du point de retraite par des moyens différents.
Tout d'abord une notion de rendement par laquelle un régime de retraite par répartition ne doit pas donner plus de 10 francs de retraite par 100 francs versés.
On s'aperçoit de suite que ce rendement est tellement minime qu'on l'améliore immédiatement en le majorant de 51) % en disant que le rendement de 100 % peut atteindre 150 % à titre de marge de tolérance.
Ce rendement minimum devrait être atteint au cours d'une période transitoire d'une durée de dix ans.
On notera aussi que, pour le calcul de la valeur du point, on ne pourrait faire intervenir que les intérêts des réserves ce qui conduit à une inflation automatique de ces réserves.
A ces conditions de rendement s'ajoutent encore de nouvelles restrictions résultant de la nécessité de satisfaire à une condition d'inventaire (ou équation de trésorerie) dont le principe est de vérifier que les ressources à encaisser pendant les dix années à venir sont insuffisantes pour maintenir le point à la valeur qui lui est fixée.
Cette condition d'inventaire est assortie d'une menace non déguisée : les Institutions pour lesquelles l'inventaire ferait apparaître soit un rendement supérieur à la limite fixée, soit un déficit probable au cours des dix années à venir pourront se voir retirer l'agrément donné par le Ministre du travail. Telles sont les grandes lignes du texte que nous connaissons et qui n'est peut-être et sûrement pas celui qui existera en définitive.
Car il faut dire de la façon la plus nette s'il est nécessaire qu'en cette matière des régimes de retraites par répartition il existe des règles, ces règles doivent être telles qu'elles ne gênent pas le fonctionnement de régimes qui, eux, ont édicté et appliqué des modes de gestion assurant la sécurité de leur fonctionnement.
Le régime de retraites des cadres a déjà fait sa propre réglementation qui, en pratique, est bien voisine de celle que veut instaurer le R.A.P.
Les cadres ont tenu à protester énergiquement car il serait inique de traiter leur régime comme on le fait pour d'autres créations fort sensibles à une juste critique.
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Cette protestation a eu pour effet de *retarder* la mise en application du R.A.P. et maintenant il s'agit de veiller à la modification et à l'élaboration d'un texte amélioré : nous nous y employons.
\*\*\*
Cette première menace issue du projet de R.A.P. est cependant mineure, à mon avis, devant celle dont nos régimes sont encore menacés.
Au moment où j'écris ces lignes on ne peut affirmer que la menace existe ou non puisque nous n'avons pu avoir communication du texte d'un décret qui semble pourtant avoir été préparé et que nous connaîtrons peut-être en ce jour de Congrès. Le texte importe peu, du reste, puisqu'il s'agit, en bref, d'un *nouveau mode de fixation du plafond* de la Sécurité Sociale.
Si dans la première partie de cette communication j'ai insisté à diverses reprises sur les promesses qui nous ont été faites, sur ce parallélisme de variations salariales des deux régimes c'est parce que c'est une base essentielle pour la pérennité de notre œuvre.
Si dans un premier décret on dit que le plafond de cotisation au régime de Sécurité Sociale peut être *fixé par décret* et que la première application en soit faite *par un décret élevant purement et simplement ce plafond de 600 à 700 NF par mois* on renie des promesses faites et *on s'engage dans un arbitraire dont l'aboutissement logique est la suppression de tout plafond.*
On comprend que si les intentions gouvernementales prenaient corps, c'en serait fait de notre régime dont la base varierait à la volonté d'un régime avide d'argent.
La technique disparaît devant une démagogie inconsciente même de son propre avenir.
Car il faut le dire et le redire, le problème financier de la Sécurité Sociale ne peut être résolu par l'extension du nombre de ses assujettis : il est dans un examen sincère de ses charges, de ses ressources, de ses possibilités.
Si dans des périodes antérieures on a absorbé les excédents de la vieillesse pour équilibrer le déficit creusé par la maladie on se trouve maintenant devant le problème de la vieillesse dont la charge augmentera pour atteindre son maximum en 1965.
Les excédents des allocations familiales ont été aussi absorbés par les déficits antérieurs et il faudra aussi, un jour, réaliser au moins une partie des obligations que l'on avait esquissées peut-être trop grandement.
Les échéances se rapprochent, s'accumulent et on cherche à se procurer quelques centaines de milliards.
Cette recherche ne doit pas avoir pour base des procédés obliques et de bon plaisir du genre de celui dont nous avons eu connaissance.
101:54
Sur ce point l'unanimité est faite : *toutes les organisations signataires de la Convention collective du 14 mars 1947 sont unanimes dans leur opposition à la sortie d'un décret qui serait un reniement trop flagrant des promesses faites.*
Cette opposition pourrait prendre des formes très étendues car depuis 1947 des régimes complémentaires ont été mis en application pour de nombreux salariés.
La menace de base pour tous est le projet R.A.P. mais la deuxième menace est telle qu'elle assurera une complète cohésion entre tous les bénéficiaires des régimes précités.
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### La médecine sociale dans le cadre actuel de la Sécurité sociale
Le Professeur Raymond Villey est vice-président de l'Ordre National des Médecins. Nous reproduisons d'importants extraits de la communication qu'il prononça le 11 février 1961 au Congrès de l'A.P.M.S.S.
En donnant à la majeure partie de la population la possibilité de recevoir les soins nécessaires, de se procurer les médicaments prescrits, d'interrompre le travail en cas de maladie, d'avoir accès aux établissements hospitaliers, notre médecine sociale, de toute évidence, a favorisé considérablement l'exercice médical. Le médecin peut soigner ses malades sans se heurter à chaque instant à des objections d'impécuniosité, le chirurgien peut proposer une intervention sans semer la panique. Il n'y a plus de soins indispensables différés faute d'argent. Si l'on ajoute à cela que la Sécurité sociale française s'est efforcée d'une manière générale, au moins jusqu'à présent, de respecter le secret professionnel du médecin, la liberté du choix du praticien par le malade et la liberté de la thérapeutique, on ne peut que se réjouir de ses réalisations, en s'inquiétant seulement de savoir s'il sera possible longtemps de financer d'une façon presqu'illimitée comme on prétend le faire une médecine libre.
Mais l'assurance-maladie renferme en elle-même un facteur d'accélération. Les besoins augmentent parce qu'ils sont couverts par l'assurance. Voilà une difficulté qui ne se rencontre pas dans une assurance-incendie ou dans une assurance-automobile. Ici le risque est accru par l'assurance ; la consommation de médecine de l'assuré sera beaucoup plus importante que celle du non-assuré.
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Non seulement la médecine évolue, et l'on n'hésitera pas à mettre en œuvre, grâce à l'organisme payeur, les nouveaux moyens thérapeutiques qui coûtent cher ; non seulement la longévité des individus augmente ; non seulement on s'attaque de plus en plus, à grands frais, à des états réputés jadis incurables ; mais en outre, le fait même que l'assurance-maladie est là transforme les mentalités, et cette donnée psychologique est capable de bouleverser les prévisions statistiques. Ainsi que l'écrivait lui-même M. Laroque (janvier 53), « la psychologie des bénéficiaires comme celle des praticiens contribue à l'accroissement constant de la dépense ».
C'est sur ces incidences psychologiques de la médecine sociale que nous insisterons un peu. Nullement dans l'intention de dénigrer, mais au contraire avec le désir de désigner ce qui pourrait être amélioré et de mettre en garde contre certaines orientations mauvaises qui pourraient découler de l'état actuel.
Le malade.
L'aide financière de la Sécurité sociale est très substantielle et grâce à celle-ci les grands malades, les opérés, les blessés graves, ne voient plus leur avenir anéanti, leur famille en détresse, leur situation perdue comme cela pouvait être jadis.
Il y a bien à ceci une petite contre-partie : la nécessité d'être en règle avec la Caisse. Il faut que le dossier d'inscription soit à jour, que les cotisations aient été payées, que les feuilles maladie dûment remplies soient présentées dans les délais, que les « vignettes » des médicaments aient été conservées et collées au bon endroit, que l'on réponde aux convocations du contrôle et que celui-ci donne son accord... Toutes ces obligations ont un caractère impératif. Obtenir la « prise en charge » de la Caisse devient plus important que choisir le chirurgien. Et l'on n'admettrait pas que le médecin, avec son secret professionnel, fasse obstacle au règlement de toutes les prestations.
Mais ces inconvénients peuvent paraître, pour les grands malades, très secondaires, en regard de ce qu'apportent le remboursement des soins et les indemnités journalières.
Lorsqu'il s'agit, par contre, de petites maladies, de convalescences, de fatigue, d'accidents de travail légers, les formalités administratives prennent plus d'importance que la maladie. Et c'est là que nous voyons naître assez souvent une psychologie particulière, la psychologie de l'individu qui fait valoir ses droits et qui a bien compris, parce qu'on le lui a dit, que la société lui devait la santé pleine et entière. Psychologie d'irresponsabilité et de revendication devant la grande machine anonyme qui dépense l'argent.
L'assuré social a droit aux prestations. Mais s'il y a des gens pour se servir de ce droit à bon escient, il en est d'autres, revendicateurs par tempérament, qui apprendront à tirer parti au maximum de chaque occasion ; d'autres qui craignent toujours d'être lésés ;
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d'autres qui croient de très bonne foi que toute indisposition entraîne naturellement un arrêt de travail ; d'autres qui ne peuvent voir un voisin bénéficier d'un avantage sans désirer pour eux-mêmes une satisfaction analogue ; d'autres enfin toujours à la recherche d'un moyen de « toucher » quelque chose.
La Sécurité sociale française n'a pas voulu la gratuité totale des soins, sauf lorsque la maladie est très lourde. Elle a laissé à la charge des intéressés le « ticket modérateur », en principe de 20% (plus important, dans la pratique, entre 1945 et 1960). Mais un nombre croissant de mutuelles complémentaires prennent en charge la part qui reste ainsi à l'assuré, et il en résulte pour une catégorie de sujets l'entière gratuité. Il existe en outre des régimes spéciaux (mines, S.N.C.F.) où la gratuité est de principe. Elle l'est aussi pour les accidents du travail.
La gratuite des soins a bien entendu la faveur du public d'une façon générale ; et là où elle existe déjà il semblerait bien difficile de revenir en arrière. Mais on observe que, principalement lorsqu'elle se combine avec le « tiers-payant » et lorsque la gratuité des médicaments est elle aussi complète, elle a des répercussions fâcheuses sur la qualité de la médecine. Le recours trop facile au médecin, non seulement pour avoir un conseil ou quelques jours de repos plus ou moins indispensables, mais aussi simplement pour obtenir une prescription de pharmacie très banale, fait que les consultations sont surchargées, que le temps est perdu en besognes secondaires, et que la qualité et l'utilité du travail du médecin s'en ressentent. La médecine des Mines en a fourni l'exemple.
Mais d'une façon générale, dès lors qu'il existe une assurance-maladie, l'attitude du malade en face du médecin n'est plus exactement normale. Le médecin ne sait plus si le malade lui dit bien la vérité ; sa conscience lui commande d'être sur ses gardes ; il doit se méfier de son malade. Et cette méfiance et cette incertitude font un climat très anormal.
C'est que le médecin n'est plus seulement celui à qui l'on confie une angoisse ou un danger, et à qui l'on demande de guérir. C'est aussi celui par l'intermédiaire duquel on obtiendra les « avantages sociaux ». On l'appelle quand on est malade, mais aussi pour obtenir ces avantages.
Des gens se présentent à la consultation avec la feuille d'assurances sociales en se disant fatigués et en réclamant plus ou moins directement l'arrêt du travail. Ils insistent si celui-ci ne leur est pas proposé ; ils se fâchent s'il leur est refusé. Quoi qu'en pensent beaucoup de profanes, il n'est pas facile au médecin de savoir si les troubles allégués sont réels ; il est extrêmement imprudent d'affirmer qu' « il n'y a rien » sur la foi d'un examen objectif négatif. Le médecin ne craint pas seulement de déplaire à son client, il craint surtout de se tromper.
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Pour ne pas commettre d'imprudence, il faut ou bien se laisser faire en accordant le congé ou bien faire pratiquer toute une série d'examens de laboratoire et radiographies : qui, même négatifs, fortifieront l'assuré social dans l'idée qu'il est malade. Certes, il y a le contrôle médical des caisses. Mais il lui est plus difficile encore qu'au médecin-traitant de savoir si l'individu est de bonne foi, s'il s'agit d'un malade organique ou d'un anxieux. L'assuré social se présente au contrôle dans l'état d'esprit d'un soldat à la visite, lorsqu'il s'agit avant tout d'être « reconnu ». Dans son esprit, le médecin-traitant doit être l'allié qui vous aide à obtenir l'accord du médecin-contrôleur -- voire à tromper celui-ci.
On changera de médecin non pas parce que celui que l'on avait choisi vous a mal soigné, ou que l'on n'a plus confiance dans son diagnostic, mais parce qu'il ne vous a pas accordé les avantages désirés ou la cure thermale dont on estime avoir besoin, ou encore parce qu'il ne vous a pas bien « défendu » vis-à-vis de la caisse.
On choisit le médecin le plus rapproché même s'il ne vous inspire qu'à demi confiance parce que les visites des autres sont moins intégralement remboursées.
Certaines maladies donnent droit à des avantages spéciaux (couverture des frais médico-pharmaceutiques à 100 %, congés de longue durée). Il importe donc beaucoup aux assurés sociaux qui s'en croient justiciables d'être rangés dans la bonne catégorie. Aussi les asthéniques, les « déprimés » si nombreux à notre époque, les anxieux, demandent-ils à leur médecin d'appeler leur état « maladie mentale » parce qu'avec cette dénomination le repos de longue durée aux frais de la collectivité est facilement obtenu et prolongé. Alors que l'on comptait jadis sur la discrétion du médecin pour taire les troubles psychopathiques qui risquaient de nuire à leur réputation, on insiste maintenant pour être un malade mental.
Certaines habitudes administratives ont à ce sujet des répercussions très fâcheuses. Ainsi, la prolongation d'un état doit pour certains fonctionnaires être demandée plusieurs mois à l'avance : le « malade » par crainte de ne pas être en état de reprendre son travail à la date envisagée, demande par précaution une prolongation très inutile de son repos ; il en profitera le moment venu, puisque la chose a été par avance accordée. Et le fait qu'un congé de longue durée « puisse » être renouvelé de semestre en semestre pendant trois ans devient ainsi un « droit » à trois ans de repos.
On voit paraître au mois de décembre, dans les journaux, l'avis qui invite les bénéficiaires éventuels des cures thermales à constituer tôt leur dossier, en précisant qu'il n'en sera plus pris en considération après le 1^er^ avril. Par crainte de perdre un droit, les demandes sont bientôt préparées. Le désir de doubler le temps des vacances, pour ceux qui le peuvent, décidera de la cure beaucoup plus que l'état de santé...
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Nous ne devons pas perdre de vue que dans le passé les questions d'argent ont pesé lourd, d'une autre manière, sur la distribution des soins. Mais il faut aussi prendre conscience de la transformation de la mentalité qui se fait petit à petit du fait qu'il existe un organisme payeur, et que celui-ci est anonyme, officiel, immense, et que beaucoup d'individus ne se sentent pas de responsabilité vis-à-vis de lui, ni d'obligation de mesure ou de loyauté.
Le médecin.
Bénéfique pour le malade, l'assurance-maladie l'est aussi pour le médecin, auquel elle procure une clientèle solvable et qui n'hésitera pas à le consulter. Elle lui apporte surtout la certitude de pouvoir soigner ses malades sans obstacles matériels infranchissables.
Mais la mentalité médicale est, plus encore peut-être que la mentalité des malades, transformée par ces conditions nouvelles de l'exercice, et de plusieurs manières, qui nous semblent inquiétantes.
D'abord, il est exact que la Sécurité sociale permet aux médecins de vivre, mais on peut dire qu'elle le permet quelle que soit leur valeur. Les actes médicaux, bien remboursés, ne sont plus pour le malade une charge : ils peuvent être multipliés. Tout médecin -- ou à peu près -- est maintenant assuré de « tenir » même avec une clientèle assez restreinte. Visites assidues, séries de piqûres, viendront remplir les vides de l'emploi du temps... et cela sans qu'il s'agisse, à proprement parler, de fraude. Si les visites sont nombreuses, le malade sera soigné de plus près. Sur quel critère pourrait-on soutenir que telle affection bénigne ne mérite pas plus d'une visite ? Au nom de quoi le médecin-contrôleur pourrait avancer qu'une consultation était superflue ? Il se gardera bien de le faire, l'expérience l'a montré : le contrôle ne peut rien dire, à moins d'abus monstrueux. On peut affirmer que la Sécurité sociale prend très largement en charge les praticiens médiocres, et qu'elle a fait disparaître le facteur de concurrence qui limitait leur activité. En second lieu, les feuilles de maladie et la tarification de la médecine introduisent des habitudes de caractère commercial. Le paiement comptant n'existait guère autrefois en médecine, du moins lors des visites chez le malade. Il est maintenant entré dans les mœurs grâce à la feuille de maladie qu'il faut signer chaque fois, pour chaque acte. Les médecins ne sauraient s'en plaindre, car on oublie beaucoup moins souvent de régler leurs honoraires. Mais la dignité du médecin n'y a pas gagné. La visite se termine dans un échange de billets et de pièces ;
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le médecin rend la monnaie si son client n'a pas fait l'appoint. Après les recommandations concernant le malade ou quelques réserves touchant le pronostic, il lui faut parler du tarif appliqué.
C'est la nomenclature des actes médicaux qui indique au médecin ce que doivent être ses honoraires et aux caisses ce qu'elles doivent rembourser. Ce catalogue de symboles et de coefficients se consulte un peu comme un barème de menuiserie-quincaillerie du ministère de la construction. Toute la médecine y est figurée en C, en V, en PC, en IK, en K, en R. Le praticien est invité à le bien connaître s'il veut éviter les critiques du contrôle. Il se trouve même des esprits pour souhaiter qu'on l'enseigne aux étudiants, avec toute la législation des assurances sociales qui se perfectionne tous les trois mois.
Chaque acte médical se trouve ainsi flanqué de sa valeur marchande et la méthode thérapeutique choisie est automatiquement chiffrée dans le subconscient. Il devient presque impossible de ne pas penser à la question d'argent. Elle est là, toujours présente, comme un épiphénomène malsain.
La nomenclature est en outre assez démoralisante. Car, traitant la médecine comme une denrée, elle fait fatalement la part belle aux actes techniques, qui demandent un appareillage spécial, tandis qu'un diagnostic difficile, une grave responsabilité, une décision déterminante, qui ne se mesurent pas avec des chiffres, ne peuvent y trouver place. Ce qui sera bien payé, en médecine, ce n'est pas l'examen approfondi, la longue réflexion, la recherche bibliographique, l'attention consciencieuse, c'est l'acte technique, la série de piqûres, l'emploi des appareils. Il y a là un véritable renversement des valeurs.
La consultation simple peut être elle aussi « rentable » ... si elle est rapide et sommaire. L'organisme assureur invite lui-même le médecin à faire de ces simulacres hâtifs de consultation puisqu'il exige une visite pour toute prescription même s'il s'agit d'un renouvellement, puisqu'il demande qu'on ne prescrive pas pour plus de quinze jours, et puisque la délivrance d'un certificat est chose codifiée et remboursée. Il reste évidemment au médecin que ces pratiques choquent la possibilité d'inscrire une consultation gratuite.
Il serait excessif de dire que la Nomenclature des actes médicaux invite le médecin à bâcler son travail et ce serait faire une injure que la majorité du corps médical ne mérite pas. Mais il est vrai qu'elle met en situation défavorable le médecin consciencieux. Et dans la mesure où les médecins sont de plus en plus tenus de connaître et d'appliquer strictement les barèmes et les coefficients, elle n'apparaît pas comme un instrument moralisateur.
La médecine sociale a ses exigences administratives et le médecin français, on le sait, ne met pas beaucoup de bonne grâce à remplir et à signer tous les papiers qui lui sont demandés.
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On lui reproche sa mentalité artisanale et l'ou répète que chaque médecin devrait avoir un secrétaire qui le déchargerait. Mais cela n'est probablement pas possible pour tous les praticiens, et il existe en médecine un devoir de discrétion qui ne permet pas n'importe quelle organisation. En fait, le médecin est irrité qu'on exige de lui signatures et attestations dans les délais les plus courts ; pour lui, l'urgence c'est la vie en danger et il a tendance à faire peu de cas de l'urgence administrative. Il est choqué, d'autre part, qu'on lui demande de donner des renseignements sur ses malades. Il lui faut cependant céder, et il cède. Il aurait plus d'ennuis, de la part de la Caisse et de la part de ses clients, pour avoir négligé de remplir un papier que pour s'être trompé de diagnostic, pour avoir fait échouer par négligence une « prise en charge » que pour avoir laissé mourir un malade...
Le médecin prescrit trop. Malgré les avertissements des voix les plus autorisées c'est, à la moindre bronchite, une débauche d'antibiotiques, d'anti-inflammatoires et de fortifiants, qui coûtent cher et ne sont pas toujours inoffensifs. Le public, dans son impatience à voir tomber la fièvre ou revenir ses forces, est trop avide de prescriptions. Et le médecin croit bien faire en donnant le maximum, encouragé par la publicité pharmaceutique et le comportement des confrères voisins. Puisqu'aussi bien les médicaments seront remboursés...
C'est le remboursement qui dicte maintenant les habitudes. On voyage en ambulance, on va en maison de repos parce que cela est remboursé et non parce que c'est indispensable ; et le médecin-traitant ne peut guère faire autrement que d'y souscrire et de s'y prêter.
Mais la médecine générale sera bientôt délaissée. Les jeunes médecins se ruent vers les spécialités. Il y a plusieurs explications très valables de ce mouvement, mais parmi celles-ci un coefficient meilleur à la Nomenclature, l'espoir d'une vie professionnelle moins fatigante et mieux rémunérée.
Le contrôle.
Si l'assurance-maladie entraîne ainsi une transformation des mentalités, amenant certains malades à une conception abusive de leurs droits et certains médecins à une certaine complicité, on pourrait croire qu'une arme existe à ces déviations : le contrôle. N'est-il pas là pour s'opposer aux abus comme aux fraudes et pour freiner les excès ?
Nous ne pensons pas que le contrôle médical des Caisses de S.S. soit inutile et inopérant. Nous avons constaté que les médecins-conseils connaissent rapidement et jugent fort bien le corps médical qu'ils surveillent, à défaut de connaître les assurés qui sont trop nombreux. Le fait même qu'il existe un contrôle fait sentir qu'il y a des limites, et l'on peut quelquefois prendre des sanctions exemplaires.
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Mais c'est une erreur de penser charger le contrôle de ce qu'il ne peut pas faire. Et contre les déviations que nous avons signalées il est, dans la pratique, désarmé. Ceci pour deux raisons principales sur lesquelles il n'est pas nécessaire de s'étendre longuement.
-- En premier lieu, il y a la question du moment du contrôle et de la cadence du travail. Pour être efficace, le contrôle devrait pouvoir intervenir presque dans le même temps que les soins : il devrait suivre de très près l'intervention du médecin-traitant et travailler au même rythme. Ceci n'est presque jamais réalisé. Le contrôle se fait presque toujours après coup et très souvent sur pièces. Il ne peut guère qu'entériner, même dans les cas suspects, au bénéfice du doute. Lorsqu'un malade est convoqué au contrôle, la maladie, le plus souvent, est guérie.
-- Ensuite, et surtout, beaucoup de choses sont incontrôlables en médecine. L'idée qu'en examinant un malade on sait, on « voit » s'il a ou non besoin de repos, si ses troubles sont réels ou inventés, si la maladie est organique ou imaginaire, est une idée de profane. Rien n'est plus dangereux que de déclarer « non motivée » une consultation ou une thérapeutique. Rien n'est plus hasardeux que de dire d'un sujet qu'il n'a rien de pathologique. Il faudrait, pour oser le faire, rechercher par de très nombreux examens perfectionnés tout ce qui peut échapper, pendant un temps, à l'examen clinique le plus soigneux. Le médecin-contrôleur confirmera sans difficulté un diagnostic évident ; mais il n'infirmera pas un diagnostic douteux. Il voit ce qu'il voit. Il ne peut nier ce qui ne se voit pas mais est possible. Ou bien encore, il s'agit de questions d'école, de questions d'interprétation. Tel traitement demandé est discutable, mais certains auteurs l'ont préconisé. Tel médicament est peut-être superflu, mais qui peut le prouver ? Telle visite ne semble pas, a posteriori, avoir eu de raison d'être, mais n'était-elle pas légitimée par l'inquiétude de celui qui a appelé ?
Aussi toutes ces questions qui pourraient être posées au médecin-contrôleur pour endiguer le gaspillage et empêcher l'exploitation des Caisses resteront sans réponse efficace. On ne peut pas lui demander de dire autrement que de façon tout à fait arbitraire si un arrêt de travail, une cure thermale, un transport en ambulance, une série de piqûres, une consultation spéciale, étaient légitimes.
\*\*\*
Ces incidences fâcheuses de la médecine sociale sur l'exercice de la médecine, sur lesquelles nous nous sommes étendus, ne viennent pas dans notre esprit, répétons-le, en atténuation des avantages immenses que la Sécurité sociale a apportés. Nous souhaitons seulement qu'on en prenne conscience, que l'on sache qu'elles peuvent conduire l'assurance-maladie à la faillite, que l'on s'efforce d'y remédier et que l'on réalise plus particulièrement que le gigantisme du système actuel et l'esprit d'irresponsabilité qu'il donne aux bénéficiaires ne pouvaient pas ne pas entraîner ces conséquences.
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Tout ce que nous avons signalé est du reste très connu. Le principal danger tient à ce que certains, interprétant ces faits à leur manière *sans remonter aux causes,* proposent *des remèdes qui aggraveraient le mal.* Plutôt que de faire ce qui leur apparaît comme un retour en arrière, il est toujours tentant pour les théoriciens d'aller plus avant dans la réglementation.
Puisque certains assurés ont une conception abusive de leurs droits, on cherchera peut-être, comme on l'a fait si souvent, à les retenir dans des règlements plus stricts, dont pâtiront principalement les assurés honnêtes et raisonnables. Et ceci jusqu'à imposer par exemple l'avis de tel médecin ou l'usage exclusif de tel établissement.
Puisque certains médecins se servent habilement de la Nomenclature et font leur métier comme un commerce, pourquoi ne pas leur imposer Un tiers-payant très surveillé ou la rémunération forfaitaire ? Pourquoi ne pas généraliser cette médecine « de caisse » dans laquelle le praticien n'est plus qu'un employé docile et dépendant ? ou la formule de ces cliniques mutualistes qui, après avoir engagé les spécialistes qu'elles imposeront à leurs adhérents s'efforcent d'en obtenir un bon rendement quantitatif et leur versent un salaire mensuel tandis qu'elles encaissent « à l'acte » les remboursements de la Sécurité sociale ?
Puisque le contrôle n'évite pas les abus, on songera à le « renforcer », à lui indiquer des « normes », à codifier davantage et toujours.
Si enfin la médecine libre ne permet pas d'éviter un certain gaspillage, n'en viendra-t-on pas, puisque tout ne doit peut-être pas faire l'objet d'un remboursement, à essayer du Service de santé nationalisé ?
On peut être tenté par ces raisonnements. Et pourtant toutes ces mesures ne supprimeraient vraisemblablement pas les maux contre lesquels elles auraient été instituées et qui pourraient bien renaître avec quelque changement de forme. Mais elles nous auraient fait perdre les libertés que la Sécurité sociale française nous a jusqu'à maintenant gardées : la liberté pour le malade du choix de son médecin : la liberté pour le médecin de sa thérapeutique et de ses décisions. Or ces libertés sont les valeurs les plus authentiques du système imparfait que nous devons tâcher de perfectionner mais non détruire.
Hélas, l'opinion pourrait bien préférer, sans bien se rendre compte, *sacrifier les libertés.* Obsédés que sont tous les hommes de notre temps par la recherche de la « sécurité », beaucoup sont déjà prêts à vendre ce qu'on leur a donné de liberté. Une grande partie des médecins sont prêts, eux aussi, à céder sur les principes pour quelques avantages matériels passagers entrevus. Le danger est donc grand que l'évolution de la médecine soit abandonné aux seules considérations économiques.
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La couverture illimitée d'une médecine libre, qui est l'objectif généreux de la Sécurité sociale actuellement, est sans doute une gageure, dans la conception trop centralisée d'aujourd'hui et dans l'irresponsabilité de tous. *C'est presque obligatoirement la liberté qui sera sacrifiée si le système ne reçoit pas les modifications que nous souhaitons en fonction des données psychologiques* qu'il faut tenir pour aussi essentielles en la matière que les données techniques et économiques.
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### Pour un budget honnête de la Sécurité sociale
L'étude ci-dessous est encore de M. Claude Harmel (voir plus haut : « La Sécurité sociale et l'erreur des syndicats »).
Depuis douze ans, le Ministre du Travail et la F.N.O.S.S. trompent l'opinion en lui faisant croire que le budget de la Sécurité Sociale est équilibré, ou seulement en léger déficit. Cela est faux.
En réalité, il n'existe pas légalement *un* budget de la Sécurité Sociale, mais trois budgets différents, celui des *Allocations Familiales,* celui des *Accidents du Travail,* celui des *Assurances Sociales.* Chacun est doté par la loi de ses ressources propres, qui sont affectées à des dépenses que la loi précise.
De ces trois budgets, l'un est tantôt excédentaire, tantôt déficitaire : celui des accidents du travail ; l'autre est toujours déficitaire, celui des Assurances sociales ; le troisième, celui des Allocations familiales est toujours excédentaire.
C'est pour cacher la continuité et l'importance du déficit des assurances sociales (c'est-à-dire de l'assurance maladie) que les responsables parlent d'un budget global de la Sécurité Sociale. Une telle façon de dissimuler la réalité n'est nullement honnête.
Nous demandons que l'opinion soit mise en face de la situation réelle, grâce à une présentation loyale des budgets de la Sécurité Sociale.
113:54
L'autonomie financière
La confusion des budgets permet aux responsables de procéder à des opérations qui conduiraient en justice les particuliers qui les accompliraient.
On a vu que les ressources (cotisations) accordées par la loi aux différentes *branches* de la Sécurité Sociale étaient affectées. Les cotisations des Allocations familiales devraient donc servir uniquement au paiement des prestations familiales.
Or, depuis 1959, le budget des allocations familiales est régulièrement excédentaire. L'excédent a été de 106 milliards en 1958 : de 1949 à 1958 il a atteint un total de 385 milliards (total qui serait bien supérieur si l'on convertissait les francs courants en francs 1958 pour tenir compte de la dépréciation de la monnaie).
Ces centaines de milliards ont servi à couvrir le déficit de l'assurance-maladie, en contravention à la loi. Il y a eu là un véritable *détournement de fonds.*
Non seulement ces opérations ont été illégales, mais elles se sont opérées *au détriment des enfants et des familles,* car *les* prestations familiales ont été maintenues à un niveau très bas, là encore en contravention avec les prescriptions légales.
Pour mettre fin à ce *scandale* et à cette *injustice,* nous demandons d'imposer une *autonomie financière* rigoureuse aux différentes branches de la Sécurité sociale, chacune devant équilibrer son budget sans faire appel aux ressources des autres.
Une branche vieillesse
La branche assurances sociales couvre quatre risques maladie, maternité, décès et vieillesse. Elle est alimentée par une cotisation de 16 % des salaires, 18,50 % depuis le 1^er^ janvier 1959. Sur ces 16 % ou 18,5 % une part égale à 9 % des salaires est affectée par la loi à l'assurance vieillesse.
Or, depuis 1948, une très large part des ressources de l'assurance vieillesse, -- *plus du tiers --* est détournée de ses fins légales afin de couvrir les dépenses de l'assurance maladie. Ce détournement illégal est d'autant plus scandaleux que les pensions et allocations accordées aux vieux travailleurs sont dérisoirement faibles.
Pour que la totalité des ressources destinées aux vieux leur soit affectée, nous demandons que la branche assurances sociales soit divisée en deux branches rigoureusement autonomes du point de vue financier, *l'assurance-vieillesse* d'une part, les *assurances maladie-maternité-décès* de l'autre.
114:54
Réforme de l'assurance maladie
L'assurance maladie est le cancer qui dévore la Sécurité Sociale. Ses dépenses croissent sans cesse, plus vite que toutes les autres. Elles ont été multipliées par 6,2 de 1948 à 1958, tandis que celles de la vieillesse l'étaient par 4,3 et celles des Allocations familiales par 4,2. Chaque année, son déficit est égal à 50 % environ des ressources qui légalement lui reviennent. Cet accroissement constant est dû à des causes diverses (renchérissement des techniques médicales, abus des médecins et des malades, etc...).
Afin de rendre possible une réforme visant à l'équilibre du budget de l'assurance maladie, *réforme dont l'idée essentielle est d'en remettre aux assurés la gestion ou le contrôle en lui donnant une base mutualiste,* il faut isoler l'assurance maladie. L'autonomie de l'assurance maladie est la pièce maîtresse de toute réforme efficace de la Sécurité Sociale.
Autonomie des régimes divers
L'assurance maladie du régime général est grevée de dépenses supplémentaires que lui imposent les *régimes divers* qui vivent sur elles en *parasites.*
Les bénéficiaires de ces régimes (fonctionnaires, étudiants, ouvriers de l'État, personnel de l'Électricité et du Gaz de France, agents des collectivités locales) ne dépendent du régime général que pour les prestations en nature (médecin, pharmacien, hôpital) de l'assurance-maladie, et maternité, le risque vieillesse et les indemnités journalières étant pour eux à la charge de caisses particulières. De ce fait, ils versent au régime général une cotisation beaucoup plus faible.
L'expérience prouve que cette cotisation ne suffit pas à couvrir les dépenses qu'ils occasionnent au régime général et qui sont supérieures à la moyenne, parce qu'ils sont incités à « consommer » davantage de prestations par suite des avantages que leur consentent leur régime particulier (paiement intégral du salaire, remboursement du ticket modérateur). Le résultat est que les régimes divers effectuent un prélèvement sur le régime général, au détriment des salariés les moins favorisés. Pour supprimer cette injustice, nous réclamons *l'autonomie financière des régimes divers* afin qu'ils assument eux-mêmes à l'aide de leurs seules ressources la charge de la totalité des prestations qu'ils servent et nous souhaitons que ces régimes divers devenus autonomes soient gérés par les assurés eux-même par un système de forme mutualiste.
115:54
Autonomie des Caisses régionales\
de l'assurance maladie.
Dans toutes les régions, le budget de l'assurance maladie est en déficit, mais ce déficit varie considérablement d'une région à l'autre. Les prestations représentent 126 % des cotisations à Orléans, 133 % à Lille, mais 180 % à Montpellier et 192 % à Marseille.
La pratique de la compensation joue un rôle démoralisateur : elle incite à la dépense au lieu d'encourager à l'économie puisque le déficit est comblé par d'autres.
Nous demandons que les *caisses régionales de la maladie soient dotées de l'autonomie financière,* la compensation entre elles ne jouant plus que dans une marge relativement étroite, 15 % du budget de chacune.
Ce système permettrait d'adapter les dépenses aux ressources en fixant chaque année les taux de prestations en fonction des dépenses prévues, ce qui serait impraticable à l'échelle nationale.
La base mutualiste
La décentralisation de l'assurance maladie ainsi réalisée permettrait de remettre en vigueur *la formule mutualiste dans la gestion de la Sécurité sociale.*
Elle consiste à remettre dans une mesure aussi large que possible la gestion des prestations de l'assurance maladie aux assurés eux-mêmes, en les chargeant (eux ou leurs représentants directs) de fixer le taux des prestations, de procéder s'il y a lieu à des appels de cotisations supérieures à celles qui resteront fixées par décision gouvernementale, de surveiller l'emploi de ces fonds.
Pour cela, il convient de distinguer dans la Sécurité sociale trois parties bien distinctes :
-- l'administration proprement dite, avec sa caisse départementale et ses sections locales qui conserveraient le soin de centraliser les cotisations et de servir les prestations, dans la mesure où ce service ne serait pas effectué par des groupes de base ;
-- la gestion, c'est-à-dire la fixation du taux des prestations, des cotisations (dans des limites fixées par la loi) l'emploi des réserves, les ristournes, etc. ... qui serait assurée par des représentants des assurés ;
-- les groupes de base formés soit sur une base géographique, soit sur une base proportionnelle (l'entreprise par exemple), soit par affinités individuelles et responsables de la rentrée des cotisations et habilités à répartir les prestations aux ayants droit, à faire les démarches en leur nom, à bénéficier de ristournes en cas d'excédent des caisses et à en disposer selon la décision de leurs membres, etc. ...
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(Les assurés qui, pour une raison ou l'autre, n'appartiennent pas à un de ces groupes de base, relèveraient comme aujourd'hui directement des caisses primaires.)
Les conseils chargés de la gestion des caisses (et dotés de responsabilités beaucoup plus lourdes) seraient élus par les assurés et les groupes de base, dans lesquels des assurés auraient pu faire la preuve de leur capacité, joueraient un rôle important dans ces élections, soit qu'ils présentent des candidats, soit qu'ils désignent des grands électeurs pour des élections à deux degrés.
Publicité exacte\
des cotisations
Les cotisations de la Sécurité sociale sont de deux sortes :
-- les cotisations des salariés (6 % du salaire) ;
-- les cotisations patronales (14,25 % pour les allocations familiales, 12,5 % pour les assurances sociales et en moyenne 3,5 % pour les accidents du travail).
Personne ne conteste plus que la cotisation patronale ne soit du salaire indirect, une partie de la rémunération du travail.
Or, le salarié ignore qu'il gagne ce salaire indirect.
Ainsi, il croit que la Sécurité Sociale ne lui coûte presque rien, et il n'est pas incité à économiser les prestations.
*Nous demandons que les cotisations patronales soient mentionnées sur le bulletin de paie, au même titre que la cotisation ouvrière.*
\*\*\*
C'est une revendication légitime que celle d'une participation plus grande des assurés sociaux à la gestion de la Sécurité Sociale. Cela ne signifie évidemment pas que nous pensions, ou que nous souhaitions, que les dix millions d' « assujettis » comme on dit aujourd'hui significativement, prennent tous une part directe à la gestion des Caisses. C'est utopique et ce serait désastreux. Mais tous doivent au moins y participer intellectuellement ; tous doivent au moins savoir comment sont gérées la Sécurité Sociale dans son ensemble, ses différentes branches, ses caisses régionales ou locales ; tous doivent savoir non seulement ce qu'ils en reçoivent ou peuvent en recevoir, mais aussi *ce qu'ils lui donnent.*
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Il n'est pas besoin d'avoir l'habitude du langage des sociologues pour savoir que c'est là déjà participer, que cette connaissance est une participation.
Or, il est un point sur lequel tout le monde -- ou presque -- semble d'accord : c'est *la nécessité de cacher aux* « *assujettis* » ce *que leur coûte la sécurité sociale.*
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Sur la feuille de paye de chacun de ses salariés, l'employeur est tenu de faire figurer le montant de la cotisation ouvrière aux assurances sociales, cotisation qui se trouve ainsi prélevée à la source. Elle est, on le sait, de 6 %, et les salariés sont donc ainsi prévenus que sur 100 francs qu'ils gagnent, ils n'en perçoivent que 94, le reste allant à la Sécurité Sociale.
Il faut vraiment se retenir pour ne pas écrire que c'est là *un odieux mensonge.* Car, pratiquer de la sorte, c'est faire croire aux salariés que la Sécurité Sociale ne leur coûte pas davantage. Ils savent bien (la plupart d'ailleurs de façon fort vague) qu'il existe une cotisation patronale ; mais d'une part ils n'en connaissent pas le montant exact et d'autre part *ils s'imaginent que cette cotisation patronale est vraiment payée par le patron, par l'entreprise, qu'elle est autant de pris sur les bénéfices de l'entreprise.*
C'est là une erreur, et une erreur à nos yeux fort dangereuse. Les cotisations dites patronales à la Sécurité Sociale ne sont pas autre chose *qu'une partie de la rémunération du travail.* Elles constituent un salaire, la part la plus importante de ce qu'on appelle aujourd'hui *le salaire indirect,* qui est aussi, hélas ! du salaire invisible.
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De ce salaire, il n'est pas inutile de donner ici une idée précise. Nous emprunterons notre exemple à la Métallurgie parisienne, secteur pour lequel on dispose sur ce point d'informations régulières particulièrement précises, et ceci depuis fort longtemps.
Voici ce qu'étaient au mois de mai 1960, pour ce secteur professionnel, ce qu'il est de tradition d'appeler les « charges incidentes du salaire ».
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*Sécurité Sociale*
Acidents du travail 3,04 %
Allocations familiales 12,32 %
Assurances sociales (part patronale) 10,81 %
*Congés payés * 9,49 %
*1^er^ mai et jours fériés payés * 2,42 %
*Taxe d'apprentissage * 0,40 %
*Impôt sur les salaires * 5,00 %
*Indemnité de transport * 1,31 %
*Allocation spéciale de chômage total * 0,80 %
*Régime complémentaire de retraite* (part patronale) 1,98 %
Total des charges (en % des salaires) 47,57 %
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Ainsi quand un ouvrier a gagné 100 NF et qu'il a perçu 94 NF (une fois retenue la cotisation ouvrière aux assurances sociales), *il a en fait gagné* 147,57 NF*.* Sur ces 147 NF, il aura payé pour la Sécurité Sociale : directement et visiblement 6 NF + indirectement et invisiblement 26 NF, au total 32 NF.
21,7 % de son gain véritable est versé à la Sécurité Sociale. C'est appréciable.
Encore ne s'agit-il là que d'une moyenne qui donne une idée atténuée de la réalité.
On a remarqué que le taux des cotisations aux allocations familiales (12,32 %) et aux assurances sociales (10,81 %) sont inférieurs aux taux légaux, qui sont respectivement de 14,25 % et de 12,50 %. La raison en est que les statistiques de la métallurgie parisienne font état de moyennes. Or, on ne paye pas les cotisations à la S.S. sur la totalité du salaire, mais sur une partie seulement, celle qui est inférieure à 600 NF par mois. *Autrement dit, pour ceux qui gagnent 600 NF au moins par mois, le prélèvement global est d'environ* 36 %.
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Cacher ainsi aux salariés l'importance réelle du salaire indirect présente des inconvénients très graves. Ne parlons pas (parce que cela déborde du cadre de nos activités) du danger qu'il y a à laisser croire aux travailleurs que leur travail est payé moins cher qu'il ne l'est en réalité : il y a là une des causes du mécontentement social.
Du seul point de vue de la S.S., l'effet est tout aussi désastreux. Les assurés ont l'illusion que, pour l'essentiel, « c'est la princesse qui paye », et *qu'ils n'ont donc pas à se gêner,* le cas échéant, puisqu'ils ne font tort ainsi ni à eux-mêmes ni aux autres.
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A supposer même qu'ils ne soient pas encouragés aux abus par cet anonymat des ressources, ils acquièrent *une mentalité d'assistés,* ils se désintéressent de l'économie profonde de la Sécurité Sociale, ils ne savent plus que réclamer, et l'idée de *solidarité, --* qui était à l'origine des assurances sociales et de la mutualité -- disparaît complètement.
La S.S. a accompli ce tour de force : *elle fait l'aumône aux salariés avec leur propre argent.*
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Pourquoi les syndicalistes ouvriers, pour ne parler que d'eux, n'ont-ils pas réagi contre cette dissimulation hypocrite ? Jadis, ils pensaient que la cotisation patronale était vraiment prélevée sur les bénéfices des employeurs. Ils sont aujourd'hui suffisamment au fait des réalités économiques pour savoir que cette « cotisation patronale » *n'est qu'une partie du salaire.* Le dire leur donnerait même plus d'autorité pour soutenir leurs droits à gérer la Sécurité sociale. Seulement, s'ils le disaient, s'ils obtenaient que le décompte exact du salaire indirect figure sur le bulletin de paye, ils se heurteraient (du moins le craignent-ils) à de sérieuses difficultés du côté des salariés chaque fois qu'ils voudraient faire augmenter le salaire indirect. Il serait plus difficile pour les syndicats de réclamer un accroissement des prestations de la S.S., si cet accroissement devait se traduire sur le bulletin de paye par une cotisation accrue, s'il était dit aux travailleurs : vous verserez désormais 30 NF au lieu de 25. On peut soutenir qu'un minimum de « despotisme éclairé » est nécessaire en tout, et qu'il faut parfois faire le bien des gens en leur cachant une partie des sacrifices qu'on leur impose. Mais une telle pratique a des limites. On ne peut pas toujours traiter les salariés comme des enfants mineurs.
Le temps nous paraît venu de *donner aux salariés le sentiment de leur exacte participation financière à la Sécurité sociale.*
La meilleure Sécurité sociale ne saurait être seulement celle qui paye le plus ; mais celle qui développe le sentiment de la solidarité en même temps que celui de la sécurité ; celle qui donne à tous le sentiment qu'ils doivent leur sécurité sociale accrue non point à l'État anonyme ou à une heureuse conjonction des astres, mais à leur effort de solidarité. Alors la Sécurité sociale pourrait être non pas seulement un guichet, mais une école de civisme.
============== fin du numéro 54.
[^1]: -- (1). Georges Huber : *Vers le Concile,* Bonne Presse 1961.
[^2]: -- (1). *Itinéraires, n°* 52 : « Une collaboration catholique ». Texte reproduit dans la *troisième édition augmentée* de notre tiré à part : *La technique de l'esclavage,* pp. 79 et suiv. du tiré à part.