# 55-07-61 5:55 ## ÉDITORIAL ### Actualités I. -- L'état d'esprit de l'armée. II\. -- Hors du droit naturel. III\. -- D'une conception nouvelle de la légitimité. IV\. -- Le processus de soviétisation. A CETTE PLACE, nous avons rappelé et répété plusieurs fois dans quel esprit nous analysons et commentons l'actualité même politique : *Notre rôle n'est pas de promouvoir une politique plutôt qu'une autre, ni de soutenir une équipe politique contre une autre. Le voudrions-nous, nous n'y ferions rien, car une revue mensuelle de culture générale serait inadéquate à un tel dessein. En matière proprement politique, notre propos essentiel, clairement énoncé, est de défendre et promouvoir* LES VALEURS, LES VERTUS, LES PRINCIPES QUI SONT ANTÉRIEURS ET SUPÉRIEURS A TOUS LES GOUVERNEMENTS ET A TOUTES LES POLITIQUES, *et qui doivent ou qui devraient leur être communs à tous* ([^1]). -- Or voici, nous semble-t-il, que ces principes, ces vertus, ces valeurs sont désormais sans autorité sur la politique que l'on fait ; et même sans influence sur les formulations, justifications verbales et perspectives énoncées de cette politique. La « grandeur » l' « ambition française » et la sorte précise de « légitimité nationale » dont se réclame la doctrine officielle nous paraissent des expressions parfaitement creuses. Non pas forcément et toujours creuses en elles-mêmes : mais creuses en l'espèce, pour la raison qu'elles ne se rattachent en fait, et ne cherchent à se rattacher dans leur théorie proclamée, à aucune finalité supérieure. La volonté de puissance est permise à une nation ; elle est légitime ; à la condition d'être *pour* autre chose que soi-même. La grandeur nationale et l'ambition collective qui sont proposées aux Français, nous n'y apercevons aucune ordination réelle à une morale et à un droit précis ; pas même une ordination à une conception quelconque de la loi naturelle. 6:55 C'est en ce sens que la politique actuelle nous paraît amorale et autocratique : fondée sur sa seule volonté de puissance. Avec l'alibi d'incarner en outre une « volonté nationale » ou « volonté populaire » qui n'a reçu aucune définition théorique ; et qui, en pratique, ne correspond à rien d'autre qu'aux suffrages d'ailleurs variables obtenus dans l'équivoque par une orchestration publicitaire opérée au moment opportun. Sous un voile verbal au demeurant très superficiel, le pouvoir ne se fonde sur rien d'autre que sur lui-même, et en tous cas sur aucune vue supérieure et intangible du droit. N'ayant ni autorité pour prononcer ou suggérer l'anathème, ni la prétention de condamner avec ou sans appel, nous *disons* simplement, nous disons tout uniment ce que nous voyons. Nous voyons aussi, et nous le disons, que telle n'est point l'appréciation de notre journal catholique. Peut-être sommeille-t-il de temps en temps, comme le « bonus Homerus ». Peut-être voit-il mieux que nous. Peut-être notre conception de « la morale » est-elle en politique une extrapolation. Pour sa part il écrit éditorialement : « *Notre rôle n'est pas de prendre position, il est de projeter sur le débat les lumières de la morale* » ([^2]). Les lumières de la morale conduisent-elles donc à ne pas prendre position dans des débats qui ne sont certainement point d'ordre « technique » mais qui engagent le cœur, l'honneur et la vie ? La morale naturelle et la morale chrétienne ne peuvent pas, nous semble-t-il, n'avoir aucune position à l'égard du vide capital, et précisément moral, qui se manifeste dans la constitution générale et dans la pratique actuelle de l'État français. Notre régime politique n'est pas dans son comportement un régime de droit écrit, ni dans son inspiration un régime de droit moral. Nous ne pouvons pas nous déclarer d'accord avec les fondements et les mœurs d'une telle politique, qui est non pas hostile sans doute, on peut l'espérer du moins, mais superbement étrangère aux valeurs fondamentales sur lesquelles repose toute communauté humaine. Nous ne sommes pas des révolutionnaires. Ni des courtisans. Nous respectons le pouvoir établi dans toute la mesure qu'impose et dans toute la limite que permet la morale chrétienne. Plus encore : bien qu'il n'y aurait à cela rien d'illicite, nous ne dépendons d'aucun parti ou groupement politique, et nous n'en soutenons aucun. Quand il nous arrive de commenter l'actualité politique, c'est pour l'analyser du point de vue de la philosophie naturelle et s'il se peut de la philosophie chrétienne. Nous serions très heureux que l'on pût nous convaincre que nous errons, et qu'en réalité la France est présentement sur la voie de la renaissance, de l'unité fraternelle et du progrès. 7:55 #### I. -- L'état d'esprit de l'armée Parfois l'on nous a reproché d'avoir écrit, dans les *Pages de journal,* à la date du 21 décembre 1960 (publié dans *Itinéraires* de février) ces lignes que l'on peut relire aujourd'hui : Moralement, l'armée française est *cassée* (pour combien de temps, c'est une autre question). L'État l'a voulu... l'État a gagné. Elle était admirable, cette armée, par son moral : pour le reste, pour les armes, les camions, les avions, les forces de frappe, c'est affaire de finances et d'usines. Mais cette armée française était une chevalerie (avec sans doute une proportion de soudards et de bandits, comme dans les armées des croisades, comme dans les armées de Jeanne d'Arc : je crains qu'aujourd'hui beaucoup d'hommes d'Église n'aient vu que les soudards et n'aient pas aperçu la chevalerie, ce qui serait infiniment fâcheux, triste, tragique, même et surtout du point de vue religieux). Le meilleur de la France servait sous l'uniforme ou dans les couvents. Cette armée française était une armée selon le cœur de Péguy. Une armée qui méritait et appelait un saint Louis. Armée sacrifiée. Non pas dans le sacrifice de la mort physique qui est naturel pour le soldat et accepté d'avance : beaucoup sont morts depuis l'Indochine (et morts Sans beaucoup de fleurs, de couronnes ni d'homélies). Aujourd'hui pour toute l'armée c'est la mort morale ; et la mort lente. Dans *Le Monde* d'hier soir : « Beaucoup d'officiers, parmi les meilleurs, abandonnent depuis quelques mois le métier des armes. Cette hémorragie risque de s'aggraver. » Une armée de chevalerie ne peut servir que dans la discipline. Mais elle ne peut pas toujours servir sous les ordres de Philippe le Bel. Même dans le belphilippisme, il y a des degrés. Ceux qui se consolent aisément du départ des meilleurs, en pensant qu'ils ne sont pas perdus pour autant, et qu'ils n'ont qu'à entrer dans l'Action catholique, je crois qu'ils sont un peu à côté de la question... 8:55 Quelques lecteurs trouvèrent ce propos pessimiste ; exagéré ; ou inopportun. Nous nous efforcions seulement de voir et de comprendre (et s'il se peut d'avertir). Ce qu'a dit le général Challe lors de son procès apporte une radiographie morale de l'état d'esprit actuel de l'armée française : « *j'avoue humblement que nous ne pensions pas que les tièdes seraient aussi nombreux, non pas chez les jeunes, mais chez les chefs qui avaient les places les plus importantes... Ceux qui ont dit* « *non* » *carrément, on les compte sur les doigts des deux mains. Les autres ont attendu. Pourquoi *? *Parce qu'ils sont découragés, désespérés, parce qu'ils ne croient plus à rien ni à personne, ni au gouvernement, ni à moi, ni à d'autres : à personne. L'unité de l'armée, aujourd'hui, ne réside plus que dans la désespérance.* » Résumé en quelques mots par le général Challe, voici le drame de l'armée française après sept ans de guerre en Indochine et sept ans de guerre en Algérie : « *Ceux qui nous ont suivi et ceux qui ne nous ont pas suivi, depuis des années ont dans les yeux et dans les oreilles les regards et les cris de tous ceux que, aux quatre coins du monde, nous avons abandonnés. Ce sont les catholiques du Tonkin, les Thaï, les Méo, un nombre important de Vietnamiens, les Berbères du Maroc, les Arabes en très grand nombre, les Tunisiens. Aujourd'hui ce sont les Algériens. Ces gens-là étaient venus voir des milliers d'officiers et de sous-officiers. Ils leur avaient dit :* « Nous aimons la France, nous voulons rester à ses côtés. Nous nous ferons tuer pour elle. Mais protégez-nous. Jurez-nous que vous allez rester avec nous, que vous ne nous abandonnerez pas, ni nous, ni nos familles. » *Nos officiers et nos sous-officiers ont juré. Et puis, ils ont amené leur drapeau. Depuis des années, cela se passe ainsi. Et ils sont partis avec, dans les yeux, les regards de douleur et de mépris de ceux que nous abandonnions. On nous dit :* « *Obéissance, discipline, devoir.* » *Obéissance, discipline, devoir *? *Oui, jusqu'à la mort. Jusqu'à la mort inclusivement, mais pas jusqu'au parjure. Il n'y a pas de loi au monde, il n'y a pas de raison d'État qui puisse imposer à un homme de faire du parjure son pain quotidien.* » Un tel déchirement, on aurait tort de croire qu'il est possible de l'annuler, de s'en débarrasser, en disant que l'armée n'avait point à prendre d'engagements, que l'engagement appartenait à l'État, et que l'armée n'avait qu'à obéir. Car précisément l'armée a obéi et précisément c'est l'État qui a engagé l'armée. Ce que l'on a nommé « le serment du 13 mai » était une chose, accomplie dans l'absence de l'État, dans le « vide politique complet » qui régnait alors à Paris. Autre chose est le serment prononcé par l'armée sous l'autorité, avec le consentement, sur l'ordre de l'État et même après le discours du 16 septembre 1959 sur l'autodétermination ; et même en 1960 après l'affaire des barricades. 9:55 Quand l'autodétermination est proclamée, le Général Challe réclame des « directives d'application ». Le délégué général Delouvrier, qui était « la France en Algérie » pas moins, s'informe à son tour, interroge le gouvernement, et transmet : « *Je reviens de Paris, j'ai vu M. le Premier ministre : vous* POUVEZ DIRE *que l'armée française continuera à se battre pour que l'Algérie reste terre française.* » Trois hypothèses seulement sont possibles, on n'en voit guère d'autre : le gouvernement rusait et cachait à l'armée ses desseins véritables, l'engageant sciemment à contresens de sa politique ; ou bien il disait ses intentions réelles, mais il en a changé sans s'expliquer sur ce changement ni l'annoncer en temps utile (la thèse gouvernementale officielle est même qu'il n'y a jamais eu changement...) ; ou encore, il était lui-même dans l'incertitude et l'équivoque. Quelle que soit l'hypothèse qui corresponde à la vérité, il apparaît dans tous les cas que le désarroi et le désespoir de l'armée ont été créés par le gouvernement lui-même. L'État n'a pas ignoré, il a successivement ordonné, approuvé, toléré le serment de l'armée. Cela ne s'est point passé dans le domaine des suppositions, des mythes, des imaginations. Cela s'est passé en fait. L'un des journaux parisiens qui a le plus constamment contrecarré, attaqué, diffamé l'armée française, *Témoignage chrétien,* écrit le 2 juin sous la plume de son directeur Georges Montaron, à propos du procès fait au général Challe : « *C'est aussi le procès d'un gouvernement qui n'a pas indiqué clairement les raisons des efforts qu'il demandait à son armée. A force de louvoyer, de jouer sur les mots, de finasser, il n'a pas été compris. La politique du silence et de la solitude va toujours aux drames et souvent à l'échec. En tout cas elle enfonçait ces hommes courageux dans la plus terrible des désespérances.* » Ainsi, même *Témoignage chrétien* le constate. Cette constatation ne suffit pas à rendre légal ce qui fut illégal. Mais elle atteste, elle confirme, formulée par des adversaires de l'armée, que l'état d'esprit et les mobiles des insurgés militaires n'étaient point chimériques ; elle atteste et elle confirme que l'armée était réellement acculée par le gouvernement non seulement au trouble de conscience, mais au désespoir. De cette coupure, de cette opposition, ou au moins de ce malentendu tragique survenus entre l'État et l'armée, c'est à l'État qu'incombe la responsabilité. L'illégalité de l'insurrection militaire, la condamnation des insurgés sont une chose : qui ne diminue point, qui ne fait nullement disparaître, d'autre part, la responsabilité de l'État. Le moins qu'on en puisse dire est que la manière dont la politique de la France a été conduite n'était pas la bonne. L'insurrection militaire d'Alger, en avril 1961, a fait la preuve de son propre échec. Mais elle a fait aussi la preuve d'une malfaçon (voire d'une injustice) fondamentale dans la politique gouvernementale. 10:55 Quelques jours plus tôt, à la conférence de presse élyséenne du 11 avril, la conférence du « cœur tranquille » une seule question véritable avait été posée, celle de Pierre Boutang, la seule à laquelle il ne fut pas répondu : « *Les variations de la politique française en Algérie depuis le* 16 *septembre* 1959 *sont-elles compatibles avec l'unité nationale *? » L'événement a montré qu'il eût mieux valu prêter attention à la question posée. Un certain mépris, qui croit avoir grande allure, glace le cœur qui méprise, et ferme son entendement. Fort significative, la déposition du général Valluy : « *Si j'avais été de près ou de loin dans cette affaire, j'aurais dit à Challe et à Zeller :* *ce que vous faites est complètement déraisonnable. Mais je ne puis m'empêcher d'être de cœur avec vous.* » M. Beuve-Méry n'est pas précisément un ami de cette armée nouvelle, de cette armée de chevalerie qui s'était forgée dans les épreuves physiques, morales, spirituelles, de quinze années de guerre contre la subversion, en Indochine et en Afrique. Mais l'évidence est si tragiquement manifeste qu'il en vient à écrire dans *Le Monde* du 2 juin : « *Nulle armée au monde ne saurait accepter indéfiniment des sacrifices apparemment inutiles.* » Si les éléments les plus nobles, les plus courageux, les plus lucides de l'armée se trouvent aujourd'hui, virtuellement, moralement, en état de rupture désespérée, c'est, dit encore M. Beuve-Méry, « *parce que le pouvoir a feint trop souvent d'ignorer leurs préoccupations les plus profondes ou, ce qui est pis, leur donnait l'impression d'approuver en secret ce qui était officiellement condamné* ». Le directeur du *Monde* ne croit possible aucun remède « *aussi longtemps que le vide ou la contradiction demeureront aux plus hauts postes, au cœur de l'État* ». L'État a perdu le cœur de l'armée. Et s'il l'a perdu, ce n'est point parce que l'armée aurait été d'avance universellement prévenue contre lui, ni d'emblée opposante systématique. L'État a perdu le cœur de l'armée par sa propre faute. Un homme comme le général Challe était « gaulliste » depuis la Résistance, il l'était resté après l'autodétermination, il l'était encore après avoir été relevé de son commandement en Algérie. Il apparaît que l'État n'a pas su commander l'armée de la France, parce qu'il a voulu davantage l'utiliser comme un outil sans conscience que la diriger comme un corps intelligent et responsable. Cela est vrai aussi pour les autres corps de l'État et pour l'ensemble des corps sociaux. L'État montre partout (sauf, il est vrai, à l'égard de l'appareil communiste) une incomparable habileté pour réduire et pour soumettre. On n'aperçoit nulle part une chance raisonnable de se dresser contre lui sans être brisé. Et cela n'est pas entièrement négatif : la guerre civile peut s'en trouver découragée d'avance. Mais enfin, réduire et soumettre, ce n'est pas le tout d'un gouvernement. 11:55 De celui-ci, nous en sommes encore à attendre quelque innovation heureuse, quelque décret constructif, quelque invention d'avenir. On ne voit pas quelle création lui attribuer, en dehors d'une loi scolaire inquiétante et d'un article 16 étonnamment extensible dans l'espace et dans le temps. Réduire, soumettre, l'État y déploie une virtuosité exceptionnelle, une efficacité manifeste et comme surhumaine. Mais est-ce un État rassembleur et constructeur ? Le désespoir de l'armée, même si l'on se refuse à le comprendre, et même si l'État s'obstine à ne pas voir qu'il l'a provoqué lui-même, retient l'attention parce que l'armée dispose de la force publique. Mais combien de corps sociaux qui n'ont point de force matérielle, et dont la crise est aussi grave ? L'État pourra encore plus facilement les réduire et les soumettre dans l'immédiat. Et même les casser. Et même les stériliser. Et après ? \*\*\* Le jugement qui condamne les généraux Challe et Zeller les déclare coupables d'avoir « *sur le territoire national...* ». En Algérie : SUR LE TERRITOIRE NATIONAL. L'équivoque continue. L'Algérie n'est plus, pour la politique de l'État, un « territoire national » ; elle l'est encore pour le Tribunal d'État, qui condamne ceux qui ont *dirigé et organisé un mouvement insurrectionnel...* Un mouvement INSURRECTIONNEL. Le mouvement insurrectionnel dirigé et organisé par les généraux Challe et Zeller sur le territoire national les conduit à la détention criminelle. Mais ce n'est plus le TERRITOIRE NATIONAL, et ce n'est plus un MOUVEMENT INSURRECTIONNEL sur lequel « la justice passe » quand il s'agit des dirigeants du F.L.N., qui sont conduits à la dignité d'interlocuteurs... Il ne nous échappe point que de telles comparaisons ont quelque chose de purement logique, de purement formel, qui ne suffirait certes pas à fonder une politique. Mais ces comparaisons ne sont pas non plus un pur néant. On peut choisir entre la politique de rigueur d'un Richelieu et la politique de réconciliation d'un Henri IV. Mais quand on mène à la fois la politique d'Henri IV à l'égard des ennemis de la France, et la politique de Richelieu à l'égard des Français, alors ce n'est plus ni la politique de Richelieu ni celle d'Henri IV. Ni la justice. C'est la confusion universelle, où plus personne ne comprend ni ne reconnaît personne, et où le langage articulé lui-même risque de n'avoir plus aucune signification. 12:55 #### II. -- Hors du droit naturel Réconciliation en Algérie, collaboration ? Entre qui, avec qui, et sous quelle loi ? Il ne suffit pas de dire : *la paix,* ni de constituer un parti de la paix, comme s'il y avait en France un parti de la guerre, ou comme si la continuation de la guerre avait pour cause la mauvaise volonté de la France. Dans la « Déclaration fondamentale » de la revue *Itinéraires,* nous avons inscrit au chapitre VII : *La France est aujourd'hui en situation de montrer par la parole et par l'exemple, d'abord en Afrique, que les peuples, les races, les civilisations, quelle que soit leur diversité, trouvent dans le Décalogue une règle commune et un commun langage.* Il n'y a pas de dialogue honnêtement *possible,* ni de compromis, ni d'accord, avec un interlocuteur qui se définit par une négation radicale du Décalogue, c'est-à-dire de la loi naturelle. Réconcilier les diverses communautés algériennes n'est pas la même chose qu'accepter la domination du F.L.N. sous prétexte de réconciliation. Le F.L.N. n'est pas une insurrection nationale classique, une entreprise ayant *en outre,* fût-ce fréquemment, mais accidentellement, ses excès, comme les ont eus toutes les entreprises humaines, ses mensonges occasionnels. Le F.L.N. est essentiellement construit sur le mensonge et sur le crime. Sur le mensonge d'une nationalité et d'une souveraineté algériennes qui existeront peut-être un jour, mais qui n'ont jamais existé jusqu'à présent, à aucun moment de l'histoire, et qui n'ont donc été en tant que telles ni offensées ni opprimées. Le crime d'un terrorisme délibéré, systématique, organisé, jamais désavoué, méthode fondamentale et constitutive. Ce n'est pas seulement l'impureté plus ou moins grande des intentions et des moyens, comme il est ordinaire dans les entreprises temporelles, et qui accompagne ou hypothèque même la plupart de celles qui sont inspirées par la sainteté la plus certaine. Ce n'est pas seulement la violence inévitable d'une insurrection de libération nationale. C'est une entreprise de barbarie et d'oppression qui n'a rien à voir, sinon par prétexte et occasion, avec la tutelle et l'indépendance, l'association ou la sécession. La France a les moyens militaires de défendre l'Algérie. Peut-être n'en a-t-elle plus les moyens politiques. Sans doute n'en a-t-elle guère la volonté. Mais ce n'est pas un abandon pur et simple que réclame le F.L.N. ; ce n'est pas non plus la seule reconnaissance d'une souveraineté algérienne, ni seulement qu'elle lui soit remise. Il réclame la reconnaissance de sa légitimité : la reconnaissance par la France, comme légitimes, des mensonges de la propagande et des crimes du terrorisme. 13:55 Il réclame que la France se reconnaisse vaincue par « l'invincible armée de libération nationale » celle que le F.L.N. garde précieusement au Maroc et en Tunisie, la réservant pour les mises en scène des défilés de la victoire et pour l'établissement sur les populations d'un pouvoir totalitaire. Le F.L.N. réclame que la France le reconnaisse vainqueur de la guerre ; et à partir de ce mensonge il réclame plus encore : que la France reconnaisse le bon droit du F.L.N. et confesse le mauvais droit, l'absence de droit, l'usurpation, le crime de la France. Qu'il soit solennellement décrété et proclamé que le terrorisme était entièrement légitime en tous ses aspects et que la défense contre le terrorisme était intrinsèquement illégitime et criminelle. Que soit déshonorée la justice et que le terrorisme devienne l'honneur. Cette transmutation des valeurs, divers docteurs, même catholiques, et Monsieur Mandouze au nom de saint Augustin, l'ont accomplie déjà en leur âme et conscience, dans leurs écrits et dans leurs discours. Il y a quelque chose d'héroïque non pas dans la politique française, mais dans la situation réelle de la France aux prises avec une horrible monstruosité. Quoi qu'il en soit des politiques imaginées, des négociations mises sur pied, des statuts proposés ou espérés, tout vient butter contre l'essence constitutive du F.L.N., totalitaire et terroriste, et contre une réalité qui ne dépend de personne : l'existence de Français nés en Algérie de parents nés en Algérie, et qui ont le droit naturel de rester en Algérie et d'y rester Français. La *garantie* éventuellement donnée à ces Français qu'ils pourront rester Français et rester en Algérie est substantiellement incompatible avec l'essence totalitaire, terroriste, révolutionnaire, subversive du F.L.N. : si le F.L.N. n'était pas ce qu'il est, s'il était une insurrection nationale de type classique, il pourrait consentir à donner une telle garantie et à l'inscrire organiquement dans les institutions d'une Algérie indépendante. La condition de la communauté française serait plus ou moins bonne, plus ou moins diminuée, mais non pas inexistante. Si le F.L.N. n'était pas essentiellement totalitaire et subversif, il ne refuserait de donner une telle garantie que par colère et par passion, deux choses que le temps, l'apaisement, la négociation, le compromis peuvent entamer ou dépasser. Mais c'est par principe et comme par instinct vital, c'est parce qu'il y va de son existence même, que le F.L.N. refuse et refusera sinon peut-être l'apparence, du moins la réalité d'une telle garantie. Totalitaire, il ne peut et ne veut connaître que des citoyens algériens tous égaux, tous également soumis à son pouvoir absolu, et nullement des communautés organiques diverses. Subversif, il ne connaît et ne reconnaît absolument rien du droit naturel, sinon par occasionnelle grimace de propagande ou provisoire rouerie diplomatique : il ne reconnaît pas le droit naturel comme un droit intangible. 14:55 Il invoque le seul « droit des peuples à disposer d'eux-mêmes » il l'invoque comme un absolu, comme l'unique absolu : or précisément le « droit des peuples à disposer d'eux-mêmes », qui n'est pas en soi radicalement inexistant, est ce qui offense et supprime le plus violemment le droit naturel quand il devient un absolu quand il s'érige en droit unique ou suprême. Mais les docteurs eux-mêmes, j'entends les nôtres, nos docteurs chrétiens de France, le savent-ils encore ou l'ont-ils oublié ? Ils ignorent apparemment que le droit tout relatif des peuples à disposer d'eux-mêmes est subordonné aux *valeurs absolues* du droit naturel, et non l'inverse. Ils semblent ne pas apercevoir que, chaque fois que l'on fait du « droit des peuples à disposer d'eux-mêmes » un droit supérieur ou suprême, les valeurs absolues s'en trouvent forcément défigurées et anéanties. Ils n'aperçoivent pas cela dans leurs cogitations, mais d'autres, qui cogitent sans doute beaucoup moins, le vivent, le souffrent -- et en meurent -- sur le terrain. Que signifierait même la collaboration supposée la plus anodine, la « collaboration culturelle » avec la subversion comme telle ? Collaboration culturelle ? Les instituteurs français devraient enseigner et glorifier en Algérie, comme autant de faits glorieux, les hauts faits du terrorisme massacrant les femmes et les enfants. On trouvera bien quelques instituteurs communistes, et avec eux Monsieur Mandouze, pour pratiquer cette « collaboration culturelle » avec le F.L.N. : ils devront enseigner que la colonisation française fut ignoble, infâme, que l'armée française était une armée d'oppresseurs, et qu'elle a été « vaincue » par les armes ; que la nation algérienne existait depuis toujours, qu'elle a été depuis cent trente ans exploitée, annexée, écrasée par la France. Ils devront enseigner le mensonge et le crime. Déjà quelques auteurs ont fait des livres pour nous les enseigner en métropole. Croit-on que le F.L.N. va renoncer à son essence de crime et de mensonge ? Croit-on qu'il va tout d'un coup se convertir ? Si on le croit, qu'on le dise : mais qu'on ne cache pas où il en est présentement, ce qu'il est jusqu'à présent, ce qu'il demeure jusqu'à nouvel ordre. Certes, nous entendons dire : *On a parfois manqué à la vérité en considérant les rebelles algériens, que le Marxisme, trop certainement, essaie d'utiliser et de coiffer, comme des communistes purs et en assimilant leur guerre à la guerre subversive que le Marxisme conduit avec persévérance dans le monde occidental.* Un tel discours croit écarter une confusion, en réalité il en fabrique, il en avalise une autre, beaucoup plus lourde. Il tend à accréditer l'idée que le F.L.N. ne serait pas essentiellement subversif, que sa guerre ne serait pas fondamentalement subversive, puisqu'il n'est pas communiste, ou du moins, « purement communiste ». 15:55 Or la subversion se définit NON POINT PAR L'ACCEPTATION EXPLICITE OU IMPLICITE DE L'OBÉDIENCE COMMUNISTE, MAIS PAR LE REJET ESSENTIEL ET MÉTHODIQUE DE LA LOI NATURELLE. Toute subversion peut évidemment être utilisée par le communisme, et même profiter au communisme spontanément, hors de toute utilisation politiquement organisée, parce que le communisme est présentement la subversion la plus forte, et que l'eau va au moulin : mais ce n'est même point par là que se reconnaît ce qui est subversif. La subversion existe aussi en dehors du communisme. Le F.L.N. n'est pas communiste : nous l'avons dit ici, et non pas sur de vagues impressions ou des affirmations plus ou moins gratuites, mais en étudiant avec précision la technique communiste de l'esclavage, les critères de ce qui la constitue et les moyens de son fonctionnement, qui se résument dans le noyautage clandestin directement dirigé par Moscou : « Le F.L.N. n'est pas, ou pas encore, noyauté : les communistes le pénètrent, le manœuvrent de l'intérieur *et* de l'extérieur, leur influence y est plus ou moins importante, elle n'est pas automatiquement prédominante à coup sûr » ([^3]). Les « rebelles algériens » pris individuellement avec leur psychologie, leurs motivations personnelles, on ne les confond nullement avec le communisme, ni non plus avec l'organisme subversif, on voit bien, comme l'a dit Pierre Boutang, notamment dans *Itinéraires* ([^4]), « les raisons qui ont jeté des Algériens fiers et braves dans les maquis ». Il est tout de même un peu trop facile, pour nier ou taire l'essence subversive du F.L.N., d'aller déclarer que ceux qui la dénoncent sont en somme des imbéciles, « immoraux » de surcroît, qui *simplifient,* et qui diraient en substance : le F.L.N. *c'est l*e Parti communiste. Oui, il est trop facile, et trop inexact, d'aller épiloguer sur le travers qui consiste à *découvrir des communistes qui s'ignorent, à prodiguer le qualificatif de* « *crypto* » *à rejeter dans le Marxisme tous ceux qui ne professent pas à son égard une opposition sans nuance.* Ce n'est pas la question. La question est celle de l'accord, présumé « pacifique » et « constructif » avec le F.L.N. en tant que tel. S'il est des gens qui croient le F.L.N. « purement communiste », ils se trompent en cela, ils donnent un faux nom à la subversion qu'ils ont raison d'apercevoir, mais ils *se trompent moins* que ceux qui n'aperçoivent pas le caractère essentiellement subversif du F.L.N. ou qui, en tous cas, raisonnent et discourent, et même agissent, comme s'ils ne l'apercevaient pas. Plus encore qu'un ennemi et qu'une menace, le F.L.N. est une tentation pour une vieille nation chrétienne qui ne sait plus guère, parfois, de quel esprit elle est : la tentation d'un accord *possible,* mais possible dans le mensonge et dans le crime. 16:55 Cet accord-là ou aucun accord ; cet accord-là ou le risque d'une guerre continuée sans issue qui, soit désormais humainement perceptible. On peut toujours s'entendre, faire la paix, on a toujours pu se réconcilier avec un ennemi même cruel, mais ne rejetant point par sa nature, par sa constitution, les fondements et les principes du droit naturel. Avec un ennemi subversif et totalitaire, on ne peut que subir sa violence ou la refuser par la force. Les mots permettent de voiler un temps le caractère tragique d'un tel affrontement. Ils ne peuvent ni le supprimer ni l'atténuer. #### III. -- D'une conception nouvelle de la légitimité Plusieurs fois le F.L.N. s'est comparé lui-même à la résistance gaulliste et au général de Gaulle en 1940-1944. Cette prétention paraît d'abord grotesque. Elle l'est ; sur tous les points sauf un seul. Divers commentateurs ont comparé la position du général de Gaulle en 1960-1961 à la position du maréchal Pétain en 1942-1944. Cette assimilation paradoxale n'est nullement fondée ; sur aucun point ; sauf un seul, le même. Tout le reste est différent, les personnes, le style, les circonstances, tout sauf ce point précis, cette analogie unique. En 1944 le maréchal Pétain souhaitait que le général de Gaulle reçût le pouvoir de ses mains, ou du moins en accord avec lui, qu'ainsi pût être assurée une transmission régulière, une continuité, n'excluant pas de larges renouvellements, mais écartant une révolution radicale. Tels étaient en substance le sens et le contenu de la mission Auphan. « Au moment où j'arrivais à Paris, le 25 août 1944, m'était remise une communication d'un représentant du maréchal Pétain. Le représentant avait, en vertu d'un ordre écrit daté du 11 août, tous pouvoirs pour rechercher avec moi « une solution de nature à éviter la guerre civile ». J'ai éconduit le représentant. » ([^5]). 17:55 La mission de l'amiral Auphan avait en somme pour but de tourner la page sur les oppositions, sur les déchirements fratricides du passé immédiat et, dans une réconciliation nationale et une conversion vers l'avenir, de suspendre la recherche rétrospective, de taire la proclamation rétroactive du *droit* et du *tort* des deux parties en présence. Maître du pouvoir, le général de Gaulle a, au contraire, pris les mesures exceptionnelles et institué les tribunaux d'exception propres à inscrire dans la renommée, dans la législation et dans les mœurs politiques, le *tort* entier du maréchal Pétain, son illégitimité absolue, et le *droit* intégral, l'absolue légitimité du général de Gaulle. A la réconciliation bilatérale par composition fut préférée la domination unilatérale par épuration. Ce qui ne visait pas seulement les personnes, mais les institutions : toute l'œuvre législative de l'État du maréchal Pétain, y compris celle qui n'avait aucun rapport avec l'occupation allemande, fut enveloppée dans la disqualification pour « collaborationnisme » frappée en bloc d'invalidité et quasiment d'inexistence. Le pouvoir nouveau s'établit en 1944 non point à partir des institutions, des lois, des réalités sociales existantes, quitte à faire un tri, à y ajouter ou à les réformer plus ou moins profondément : il les écarte radicalement, aussi bien celles qui venaient de la III^e^ République que celles qui venaient de l'État français de Vichy, il refuse de *prendre la suite,* il repart d'une table rase. C'est exactement ce que le F.L.N. veut imposer à l'Algérie. Il veut y remporter sur la France et les Français une victoire de même nature que celle remportée par le général de Gaulle sur le maréchal Pétain en 1944 : la victoire qui condamne, déshonore, supprime, anéantit le vaincu et son œuvre, y compris ce qu'elle comportait, en tout état de cause, d'utile et d'assimilable même au point de vue du vainqueur. Le F.L.N. veut envelopper dans la disqualification pour « colonialisme » frapper d'invalidité et quasiment d'inexistence toute l'œuvre française en Algérie, et jusqu'à celle qui n'a manifestement aucun rapport avec un statut colonial. Le F.L.N. aspire avant tout à faire décréter solennellement et à faire reconnaître par la France elle-même le *tort* intrinsèque et dirimant de TOUT ce que la France a fait en Algérie et le *droit* absolu et absolutoire de sa propre entreprise à TOUS ses moments et en TOUTES ses modalités. Ce n'est pas le combat pour un simple pouvoir de fait : qui supporterait des compromis, des transitions, des évolutions progressives. C'est le combat pour construire une légitimité qui soit radicalement exclusive de tout ce qui ne l'avait point reconnue au temps où elle n'existait pas encore. Le F.L.N. lui aussi veut pouvoir dire en Algérie : « Je n'ai pas de prédécesseurs ». Il ne veut pas plus de transition et de transmission que le général de Gaulle n'en a voulu en 1944 entre le maréchal Pétain et lui-même. Il ne veut pas plus de réconciliation avec l'adversaire que le général de Gaulle n'en a voulu en 1944, et les années suivantes, avec les hommes qui avaient servi l'État français de Vichy ou méconnu qu'il incarnait depuis le 18 juin 1940, lui seul et en totalité, et à jamais, la « légitimité nationale ». 18:55 Dans un cas comme dans l'autre, il y a exigence de détruire tout ce qui a été fait par l'adversaire, de frapper rétroactivement son pouvoir et son existence même d'une illégitimité radicale. Dans un cas comme dans l'autre, il y a l*e* dessein de fonder l'unité nationale non point sur la réconciliation et sur la composition, mais sur l'exclusion et la soumission. \*\*\* Les historiens et les docteurs ont tout le temps pour débattre à loisir du *tort* et du *droit* dans les conflits du passé. Les plus sérieux et les plus sereins acceptent bien rarement, lorsqu'ils scrutent les grands déchirements de l'Histoire, de reconnaître un *droit* absolu et absolutoire d'un côté, un *tort* intrinsèque et universellement dirimant de l'autre : un absolutisme aussi totalitaire est plutôt le langage de la passion furieuse -- ou de la subversion -- que celui de la raison morale. Et de même pour la *légitimité.* Elle s'établit et se manifeste ordinairement avec le temps, à l'épreuve du temps, qui fait la part de la réalité et celle de l'apparence dans les services rendus au bien commun dont se réclament les uns ou les autres. L'Église, qui prêche instamment, en règle générale, l'obéissance aux pouvoirs publics dès lors qu'ils sont constitués, établis, et qu'ils fonctionnent, ne se hâte pas de leur reconnaître pour autant une LÉGITIMITÉ déclarée et incontestable. Encore faut-il distinguer, comme le faisait, non sans un sourire implicite, semble-t-il, le P. de Montcheuil, entre l'indépendance solide des « plus hautes autorités » de l'Église et l'opportunité pressante que subissent parfois des autorités moins hautes : « L'Église, qui traite avec les gouvernements dès qu'ils lui paraissent établis, se montre très réservée, au moins dans ses plus hautes autorités, lorsqu'il s'agit de demander aux catholiques d'attribuer à un gouvernement le qualificatif précis de légitime » ([^6]). Accepter les pouvoirs constitués, reconnaître les pouvoirs établis, requérir qu'ils soient obéis dans les limites naturelles de leur juridiction, mais laisser en suspens un assez long temps la proclamation de leur pleine et entière *légitimité, --* et même enseigner positivement que si les changements politiques sont dans l'ordre des choses, *ces changements sont loin d'être toujours légitimes à l'origine et qu'il est même difficile qu'ils le soient* ([^7]), -- cela ne retarde en rien « l'acceptation de ces nouveaux gouvernements établis en fait » : mais cela incline à retarder ou à suspendre la tendance qu'ils pourraient avoir à prononcer une condamnation *d'illégitimité* radicale frappant de mort civile ou physique les personnes et les œuvres de leurs prédécesseurs ; cela leur évite de dire « Je n'ai pas de prédécesseurs » avec trop d'arrogance, ou de prendre cette formule trop au sérieux. 19:55 En remettant sagement à plus tard les appréciations absolues et définitives sur le *droit,* le *tort* et la *légitimité* des parties en présence, lorsqu'il s'agit de changements dans la nature et les titulaires du pouvoir politique, on invite ce pouvoir à ne pas fonder d'emblée ses actes souverains sur la logique meurtrière de telles appréciations. Henri IV, Louis XVIII ne doutaient aucunement de leur bon droit et de leur légitimité : mais ils ne commencèrent point par massacrer, exclure ou disqualifier ceux qui avaient tardé à reconnaître cette légitimité et ce bon droit, ou qui les avaient contestés, ou qui n'étaient pas très chauds pour s'y rallier sans réserves. Ils ont réussi la réconciliation nationale dans la mesure où ils firent taire la querelle rétrospective du *droit* et du *tort ;* et dans la mesure où ils limitèrent, ou interdirent, les dispositions rétroactives tendant à invalider radicalement l'œuvre de leurs prédécesseurs, fussent-ils tenus pour des usurpateurs. La Révolution de 1789, la Convention elle-même, qui ont réformé ou détruit plus d'une institution d'Ancien Régime, n'ont pas eu le dessein de les supprimer *toutes* et *en bloc* par un décret général d'illégitimité. Nos révolutions de 1830, de 1848, de 1871, ni la « révolution nationale » de 1940, n'ont pas non plus frappé d'illégitimité radicale et universelle les œuvres du régime qu'elles renversaient. Louis XVIII pouvait bien affirmer la préexistence de sa légitimité et dater de la dix-neuvième année de son règne la première année de son pouvoir effectif : il n'a pas annulé en totalité la législation et les institutions napoléoniennes, il y a touché le moins possible, il n'est pas revenu non plus sur les appropriations de biens issues d'exactions révolutionnaires. La préexistence même, la préexistence affirmée de sa légitimité n'était pas énoncée en un sens de négation et d'exclusion, comme on le fait aujourd'hui, mais au contraire en un sens de composition, de remembrement, d'apaisement : « En disant : Je règne depuis dix-neuf ans, Louis XVIII reprenait à son compte tout le passé révolutionnaire et impérial. Il maintenait la continuité française ; il ôtait à son avènement le caractère d'une rupture ; il affirmait la validité de la dette, la permanence des lois, de la justice, de l'administration, de la monnaie. Il couvrait de sa protection ceux-là mêmes qui affectaient le plus de s'indigner. » ([^8]) L'installation d'un nouveau pouvoir proclamant sa légitimité principalement par un décret d'illégitimité radicale et universelle frappant les hommes, les institutions, les œuvres, les mœurs du régime précédent, est au XX^e^ siècle le propre du communisme. 20:55 Mais point du communisme tout seul. Il entre dans la pratique d'une époque qui, notamment par ses mœurs politiques, retourne à la barbarie. Ce sont les civilisations qui *prennent la suite,* et même les unes des autres. Le décret d'illégitimité s'affirme en France, en 1944, comme il s'est affirmé d'une autre manière dans la Russie de 1917 et comme il a été imposé aux pays d'Europe orientale colonisés par le communisme soviétique. Il est la revendication fondamentale, en 1961, du F.L.N. pour l'Algérie : et comme le F.L.N. n'est pas en mesure de l'imposer par la force sur le terrain, il tente de l'imposer politiquement par la reconnaissance et le contreseing de la France. Dans l'extension, au XX^e^ siècle, de cette conception nouvelle de la « légitimité » qui se définit et se manifeste essentiellement par l'anéantissement du prédécesseur, frappé d'infamie, disqualifié et annulé, on peut voir le signe, l'annonce, le moyen d'immenses bouleversements en chaîne et en cascades, l'équivalent sociologique d'un nouveau Déluge, d'un évanouissement dans le néant pour les nations qui refusent de se convertir. Le Déluge de l'Ancien Testament frappait dans leur existence individuelle tous les êtres vivants, à la seule exception de l'Arche de Noé. Mais aujourd'hui ce sont les nations qui sont apostates, l'apostasie est techniquement et collectivement sociologique : le nouveau Déluge menace les sociétés dans leur être social, elles sont toutes frappées de désintégration, à la seule exception de l'Église. Et de cette désintégration, elles sont elles-mêmes les ouvrières. Les légitimités anciennes s'installaient *pour* ajouter à l'édifice social plus que pour y retrancher ; pour (re)former, pour (re)composer, pour (re)corporer. Les légitimités actuelles s'installent *par* la négation et l'anéantissement de ce qui les a précédées, et souvent même *pour* cela : pour décréter, réputer, proclamer que le prédécesseur n'eut aucune légitimité, aucun droit, à la limite aucune existence, et qu'il n'en doit rien subsister. « Je n'ai pas eu de prédécesseur » : ce mot est profond ; peut-être surhumain. La conception nouvelle de cette légitimité d'exclusion, de cette légitimité de destruction, de cette légitimité carnassière est essentiellement subversive. Elle semble s'étendre et s'approfondir dans le monde. Elle est commode à tous les gouvernements d'aventure. Elle aura, elle a des adeptes et des imitateurs. Ainsi les voies et moyens d'anéantissement sociologique de l'œuvre sociale des hommes ont fait des progrès décisifs. 21:55 #### IV. -- Le processus de soviétisation On prête à M. Guy Mollet ce mot incisif : « *Si le choix était entre Thorez et Challe, je choisirais Challe* ». Mais justement : le choix n'est pas entre Thorez et Challe, il importe au communisme que le choix ne soit jamais tel, et il y parvient assez efficacement. Nous voyons les adversaires du communisme disparaître les uns après les autres, disparaître de la scène, disparaître du pouvoir, perdre leurs fonctions et leurs moyens d'action, et ce n'est point dans un combat contre le communisme qu'ils ont été vaincus ou disqualifiés. Quand l'un des membres de l'alternative sera enfin le communisme comme tel, l'autre ne sera plus que le néant. Il y avait à Cuba beaucoup d'adversaires du communisme, beaucoup plus nombreux et beaucoup plus influents que les communistes : ils ont été éliminés avec de bonnes ou de mauvaises raisons, mais où n'intervenait point la considération du communisme et de l'anticommunisme. Le communisme, on n'en parlait même pas, ou l'on en parlait pour certifier, démontrer et jurer que Castro et son mouvement n'avaient absolument rien de communiste : et c'était peut-être vrai à l'époque. On a parlé du communisme à Cuba, on a parlé de choisir ou de refuser le communisme, seulement à partir du moment où en face du communisme il n'y avait plus rien ; et où ses adversaires étaient soit éliminés, soit sans pouvoir désormais pour résister. M. Guy Mollet, paraît-il, serait prêt à choisir même Challe, si la question était de refuser Thorez. Mais le jour où la question sera de refuser Thorez, il n'y aura plus Challe, ni personne, ni rien. On comprend bien que ce n'est pas d'abord la personne du général Challe (et encore moins celle de Maurice Thorez) qui est en cause dans le mot attribué à M. Guy Mollet, mais la formulation symbolique d'une attitude politique. Et c'est bien ainsi que nous l'entendons. Dans une situation extrême, pour barrer aux communistes la route du pouvoir, un socialiste comme Guy Mollet préférerait sans doute être chef du gouvernement : mais à défaut, et en cas de force majeure, il accepterait un gouvernement de salut public qui serait celui des « généraux » ou des « colonels », ou des « réactionnaires » ou des « conservateurs », au sens péjoratif que ces vocables ont pris dans la terminologie de la première page des journaux. Nous ne sous-estimons certainement pas l'importance de tels sentiments chez le chef du parti socialiste. Mais l'occurrence envisagée est précisément celle qui a le moins de chances de se produire, et qui vraisemblablement ne se produira pas. 22:55 Les communistes aussi savent parfaitement que cette occurrence leur serait contraire, ils le savent par constitution et par essence, par méthode et par stratégie, ils le savent depuis Lénine. Ils savent fort bien que si le combat politique et la ligne de démarcation sont entre le communisme et le refus du communisme, ils sont presque à coup sûr vaincus. Aussi leur effort est-il en permanence d'empêcher que la ligne de démarcation du combat politique passe, dans le rapport des forces en présence et dans les consciences, entre communistes et non-communistes. Ils n'ont d'ailleurs pas grand mal à y parvenir. Les non-communistes sont très occupés à faire *comme si* le communisme n'existait pas, ou comme s'il était sans importance, et à se déchirer entre eux ; à se détruire les uns les autres ; à se disqualifier, s'emprisonner ou se massacrer réciproquement, dans l'ordre des relations internationales comme à l'intérieur de plusieurs nations. Le 1^er^ juin 1958, les chances d'une soviétisation prochaine de la France étaient nulles. Il y avait un État, il y avait une armée, l'un et l'autre hors des prises du communisme. Celle-ci plus solide que celui-là, en ce que l'État actuel est tout entier suspendu à l'existence d'un seul homme, le problème de sa succession, de sa durée, restant toujours sans solution. L'armée en revanche était un corps constitué capable de survivre même à l'hypothèse extrême d'un effondrement de l'État : et un corps dynamique, de haute qualité, instruit (probablement mieux que n'importe quel autre corps constitué et que n'importe quel État dans le monde libre) des réalités de la guerre subversive que nous fait le communisme. Le communisme ne pouvait avoir qu'une chance, la France ne pouvait redouter qu'une catastrophe : que l'État et l'armée soient séparés, opposés, tournés l'un contre l'autre, et qu'advienne une situation telle que l'armée détruise l'État, ou que l'État réduise l'armée. Or cela précisément est advenu sans que personne, dans le monde politique, et pas même le gouvernement, ait paru apercevoir qu'il fallait à tout prix l'éviter. Personne sauf *La Nation française* de Pierre Boutang, dont ce fut tout l'effort depuis trois ans, toute la pensée, toute la politique, pas toujours comprise, souvent insultée, comme il arrive à ceux qui tentent de tenir « les deux bouts de la chaîne ». Pour divers motifs qui en eux-mêmes n'étaient pas infondés ni négligeables, beaucoup de « politiques » ne rêvaient que de voir l'armé renverser le gouvernement, ou de voir le gouvernement humilier et casser l'armée ; et beaucoup d'autres ne rêvaient ni ne pensaient à rien. Le plus grand malheur était qu'une opposition dialectique fût introduite et développée entre l'État et l'armée. Le plus grand malheur est accompli. La plus remarquable réussite de la pratique de la dialectique. 23:55 Et réussie, c'est un comble, sans que les communistes y soient pour rien, ou presque rien, sinon comme accélérateurs, de l'extérieur. La pratique de la dialectique est un instrument parfaitement apte à opérer la désagrégation des sociétés : mais combien efficace quand ce sont des sociétés qui se désagrègent d'elles-mêmes. On dira, on dit, que l'essentiel est sauf, puisque l'État est debout, fût-ce au prix de la désintégration de l'armée. On risque de se faire sur ce point de grandes illusions. Quand l'État était celui du Roi de France sacré à Reims, et assuré de la durée par la transmission héréditaire, il avait un poids : il avait un *être* auquel, à la limite, on pouvait presque sacrifier tout le reste pour garantir uniquement par lui, s'il le fallait, la survivance de la patrie. Quand l'État est suspendu à la vie d'un seul homme, et que sa Constitution elle-même, si judicieuse qu'on la trouve sur le papier, n'est pas entrée dans les mœurs et n'arrive même pas à assurer son propre « fonctionnement régulier » il n'est pas sûr que l'essentiel soit de maintenir coûte que coûte son apparence et sa réalité, fût-ce au prix de la désagrégation morale d'une armée même virtuellement insurgée. L'essentiel était d'éviter l'affrontement. Plus qu'aucun autre, l'État actuel aurait *besoin* des grands corps d'État et des grands (et petits) corps sociaux pour établir une stabilité, une continuité, une légalité qui partout font question et qui de toutes parts, d'une manière ou d'une autre, se heurtent à la contestation. Or nous voyons tout le contraire : un État qui ne s'affirme qu'en *réduisant* les corps d'État (pour ne rien dire des corps sociaux, qui continuent à être laminés) ; un État occupé à RÉDUIRE plutôt qu'à CONDUIRE. A travers mille occurrences et circonstances où il n'est jamais question du communisme, et où le communisme n'est parfois que spectateur, nous évoluons, tantôt progressivement, tantôt par secousses, vers le communisme lui-même. Il n'aura servi à rien de « maintenir l'État » si au bout du compte on a maintenu l'État *tout seul,* dans l'abaissement, la désagrégation ou la suppression des corps d'État et des corps intermédiaires. C'est-à-dire l'État tout seul dans un désert social. Un tel État ne serait plus que l'appareil administratif nécessaire à la domination bureaucratique du communisme sur une masse inorganique. Une telle évolution est le processus même, le processus sociologique de la soviétisation : s'opérant sans que les communistes aient pouvoir ni possibilité d'y mettre la main avant le dernier stade, celui où, dans le désert français, il n'y aura plus que le communisme ou rien. \*\*\* Qu'on n'aille pas croire que nous brandissions le communisme comme un épouvantail. C'est un épouvantail inopérant, bien qu'il soit réellement épouvantable et qu'il y ait véritablement lieu d'être épouvanté. Il n'épouvante à peu près personne, dans l'anesthésie idéologique et sociologique où nous vivons. 24:55 Et l'épouvante elle-même ne suffirait à rien. Le ressort des oppositions dialectiques qui désintègrent les sociétés n'est pas seulement la mise en œuvre opérée par l'appareil communiste. Le ressort est dans les processus de *désunité* qui frappent les personnes et les sociétés privées de leur finalité naturelle et de leur finalité surnaturelle. L'ambition collective, la volonté de puissance, la grandeur nationale sont de fort belles choses lorsqu'elles demeurent ordonnées selon la loi naturelle et selon la loi de charité. *La vérité comme fondement, la justice comme objectif, l'amour comme élément dynamique :* le seul désir d'échapper à l'horreur communiste ne suffit pas à les rendre aux sociétés qui les ont perdus, et qui précisément pour les avoir perdus sont entrées dans les processus de DÉSUNITÉ, de désintégration sociologique, dont le communisme est le profiteur plus encore que le machinateur. Les sociétés qui se désagrègent sont promises au communisme parce que le communisme est là pour s'emparer de leur désagrégation et la pétrifier sous sa domination. Si le communisme n'existait pas, elles n'en pourriraient pas moins sur place, un peu moins vite peut-être, à travers des soubresauts qui sont de plus en plus dépourvus de signification propre. C'est l'inconsistance à grand fracas et à grand spectacle d'un univers crépusculaire. La nuit approche. L'évanouissement est au bout. Dans quel délai ? Nul ne pourrait le dire : mais c'est le délai de plus en plus court laissé encore aux sociétés pour leur conversion. Le reste est du vent. « Institutions publiques et États ont beau paraître établis sur les fondements mêmes de l'univers, s'ils ne sont pas édifiés sur la foi en Dieu et s'ils ne sont pas soutenus par des hommes pourvus d'un profond amour de Dieu, il faut les considérer comme irrémédiablement voués à la destruction » ([^9]). J. M. 25:55 ## CHRONIQUES 26:55 D'une république à l'autre ### La question de l'État par Luc BARESTA « IL EST CLAIR *qu'aujourd'hui, une France atteinte à la tête glisserait vers le chaos. Mais l'État est là.* » Cette affirmation du général de Gaulle, et qui remonte à novembre 60, a été, depuis lors, mise à l'épreuve. A diverses épreuves : les unes éphémères, partielles, et surtout circonscrites à l'Algérie ; une autre permanente et totale : l'action du communisme. L'affirmation du général de Gaulle a-t-elle tenu ? Une comparaison nous incline de prime abord vers une réponse positive : la comparaison avec la IV^e^ République en ses derniers moments, où l'État, précisément, n'était pas « là », pour cette bonne raison que d'État, il n'y en avait guère ; que d'État, il n'y en avait pas. « *La IV^e^ République meurt beaucoup moins des coups qui lui sont portés que de son inaptitude à vivre* », écrivait « Le Monde », en mai 1958 ; et « La Croix » : « *On comprend mieux que le régime n'est vraiment renversé par personne, qu'il finit de se désagréger : c'est à Paris le vide politique complet.* » Un État depuis, nous est arrivé. Non que ce soit l'armée qui l'ait installé. Comme l'a fait très justement remarquer la revue ITINÉRAIRES (n° 47, novembre 1960), l'armée française, en mai 1958, n'a pas renversé le pouvoir établi pour en établir un autre à sa convenance. Elle a tout d'abord pris acte de l'inexistence du pouvoir politique. 27:55 Et comme le principe de l'obéissance « *ne va pas et ne peut aller jusqu'à imposer respect et fidélité envers un vide politique complet,* l'armée, d'une part, s'est trouvée dans la situation d'assumer en Algérie des pouvoirs qui, en métropole, atteignaient le dernier stade de leur décomposition interne ; puis, elle s'est tournée vers la République « *non pour la renverser, ni pour lui demander des comptes concernant le passé, mais un gouvernement pour l'avenir. Elle a demandé qu'un gouvernement soit enfin constitué par la République, selon les procédures et avec les hommes dont la République pouvait encore disposer.* » Une extrême instabilité. Et si nous examinons les éléments de décomposition interne de cette quatrième République, nos lecteurs nous accorderont volontiers que le plus tristement spectaculaire fut son extrême instabilité. La contradiction était très visiblement dans les mots : un État instable se nie comme État. État et stable sont des mots semblables, procédant à l'origine, de la même image : se tenir debout, se maintenir dressé dans son être propre, durer dans la fidélité à soi-même, à sa stature, à son statut d'existence ; fidélité, pour l'État, à ce statut qui règle et relie son vouloir en l'ordonnant au Bien Commun, et en l'accordant aux vouloirs divers du peuple en ses organes, qu'il fédère, discipline, oriente par l'acte de gouverner. « *L'État démocratique, qu'il soit monarchique ou républicain,* disait Sa Sainteté Pie XII, dans son radio-message sur la démocratie, *doit, comme n'importe quelle autre forme de gouvernement, être investi du pouvoir de commander avec une autorité vraie et effective.* » Or, sous la IV^e^ République, la contradiction des mots reflétait exactement la contradiction des choses : l'État s'était pratiquement nié comme État au cours de multiples crises. Il avait progressivement vidé son pouvoir de commander, de toute autorité vraie et effective. Le régime d'assemblée engendrait une telle dépendance de l'exécutif à l'égard du législatif, et celui-ci s'exprimait en des majorités si hétéroclites et si capricieuses, que cette confusion des pouvoirs avait entraîné la désagrégation du pouvoir. Il ne faudrait tout de même pas oublier cette pente encombrée mais sûre qui conduisit la IV^e^ République à la grande vacuité du 13 mai 1958. Car enfin c'était bien après vingt-trois crises ministérielles que nous arrivions à ce néant. 28:55 Et la première avait duré vingt-quatre heures, la seconde quarante-huit heures, la troisième trois jours, la quatrième cinq jours ; avec la chute du cabinet Bourgès-Maunoury nous atteignions les trente jours. Par contre, l'Allemagne fédérale était gouvernée depuis 1948 par le même chancelier. Et pendant les neufs années où cette Allemagne avait eu le même ministre de l'Économie nationale et le même ministre du Budget, la France avait appelé successivement seize ministres des Finances. Ces tristes et dangereux cortèges finissaient au bord du vide. Mérite indirect. On peut toujours essayer, bien sûr, de mettre quelque chose à l'actif de cette République évanescente, et la bonne volonté découvrira quelque mérite indirect à cette évanescence même. Par rapport à d'autres excès du monde moderne, la quatrième République avait en effet les avantages de ses inconvénients, la qualité, si j'ose dire, de son considérable défaut. Il est en effet de plus en plus évident que notre époque s'abandonne souvent, en politique, à des poussées d'idolâtrie. Ces frémissements collectifs sont manifestement dus à un déplacement d'espérance : on attend de l'État, de la politique, et surtout du grand homme qui les incarne avec éclat, le salut de la société. Pour cette fausse rédemption, de grands pays ont inventé des liturgies nouvelles. Non point que le phénomène soit de nos jours substantiellement différent de ce qu'il fut dans le passé. S'il s'habille de mots nouveaux, S'il exige d'autres rites, s'il rassemble d'autres foules et leur procure des sensations inéprouvées, il reste cependant l'essentiel de ce qu'il fut : la substitution de dévotions dévoyées à la dévotion véritable et l'usurpation, par le temporel, des prérogatives de l'éternel. Il serait très imprudent de croire la France invulnérable à de telles fièvres divinisantes. Elle a dans son passé bien des années de mystique haletante et coûteuse. Je me souviens d'avoir revu dans les dernières années de la IV^e^, le premier film qu'Abel Gance consacra à la Révolution Française et à Bonaparte, et qu'il conçut pour un écran triptyque. Images violentes, et pénétrées, comme le voulait leur auteur, d'une « âme ». Mais quelle âme : passionnément, triomphalement égarée. 29:55 En même temps que le cinéma fruste et pur, ce fim enseignait, à travers les visages véhéments des Conventionnels, et celui du général de l'armée d'Italie, la mystique révolutionnaire fruste et pure. Abel Gance avait filmé des dieux. C'est alors qu'apparaissaient les mérites relatifs de la Quatrième. Non qu'elle écartât par principe toute tentative d'idolâtrie collective. Mais elle la rendait pratiquement impossible. Rarement, dans notre histoire, des hommes politiques s'étaient moins prêtés à la vénération du peuple. Grâce à eux, cette part de la France qui se définit par une propension dangereuse aux mystiques séculières, se savait assurée de ne courir aucun risque. Quiconque considérait avec loyauté les cent dix-neuf députés qui, sur les six cents de l'Assemblée, eurent un jour ou l'autre un ministère, admettait facilement qu'aucun d'eux ne pouvait supporter la divinisation. On eût été sans charité que l'on eût aisément compris François Mauriac lorsque, se penchant sur l'hémicycle, il citait Baudelaire : « Contemple-les, mon âme, ils sont vraiment affreux. » Mais par rapport à des excès inverses, ces mots de blâme prenaient valeur d'éloges. Il a pu arriver, bien entendu, qu'une personnalité, malgré tout, chatouillât au cœur des Français la fibre oubliée. Il y eut le cas Mendès-France, l'illusion passagère d'une grande politique. On pouvait d'ailleurs, à l'approche de la tentation, consulter cet excellent baromètre que constituait l'enthousiasme naissant de François Mauriac : la vibration du style enregistrait la poussée laudative mieux qu'un sismographe une perturbation de l'écorce terrestre. Mais l'incantation se voyait neutralisée, à l'Assemblée, par le jeu des « majorités en sauts de mouton ». On s'apercevait que l'autorité du grand homme possible ne reposait que sur l'addition de groupes hostiles. Et l'on ne voyait pas pourquoi ni comment la vie politique française aurait dû perdre un jour cette mobilité divertissante. Voilà qui était tout à fait propre à réapprendre aux Français, en matière politique, le sens des limites humaines. Un test du Pouvoir. Imaginons un instant que cette déperdition d'État dans une instabilité prolongée n'ait été qu'un accident de la vie sociale française, seulement imputable à des défauts institutionnels. 30:55 On pourrait supposer que, sous un État tellement subsidiaire qu'il en était devenu débonnaire et valétudinaire, les Français se fussent employés avec une grande énergie, redoublée pour être compensatrice, à transformer leurs mœurs, à corporer sainement le pays en ses familles, ses métiers, ses régions. Mais ce n'était précisément point le cas. Si des efforts, précieux et rares, existaient en ce sens, ils étaient très largement débordés par des règnes occultes ou visibles, des féodalités installées. En même temps que l'autorité s'amenuisait, les libertés s'altéraient sous le poids des administrations d'État ; les partis politiques tenaient lieu de représentation populaire, c'est-à-dire supplantaient la représentation naturelle par des embrigadements idéologiques et des artifices démagogiques. Un secteur important des techniques dites « d'influence », fort de ses privilèges de fait, servait les partis, orientait les esprits dans un certain « sens » de l'Histoire, flattait des mœurs avilies, pratiquait avec un romantisme au rabais toutes les formes d'évasion psychologique ; bref, fabriquait cette grande rumeur faussement libérale où les énergies d'un peuple risquent de se dissoudre. Dans cette situation historique, le Parti communiste se trouvait à l'aise. Au Parlement d'abord, à travers la confusion du législatif et de l'exécutif, car il y agissait par le truchement d'une importante minorité. Dans le pays, où il se livrait au culte contagieux de ses divinités, répercuté avec toutes les nuances désirables, sur plusieurs caisses de résonance. De congrès en cérémonies anniversaires de la « Révolution d'octobre », de la C.G.T. aux Combattants de la Paix, il entraînait à une pratique efficace de sa « dialectique ». Entre la désagrégation du Pouvoir et ces pouvoirs désagrégeants, un rapport existait, qui n'était pas de simultanéité fortuite, mais, encore une fois, de causalité réciproque. C'est un fait que, dans les pays non communistes, la consistance du Pouvoir se mesure à sa capacité d'affronter les activités communistes se développant sous sa propre loi. Comme l'a montré fort justement Jules Monnerot, *le communisme est le test du Pouvoir au XX^e^ siècle, comme les châteaux forts et les armées privées l'étaient au Moyen-Age, comme les places de sûreté l'étaient au XVI^e^ et au XVII^e^ siècles. Aujourd'hui, les féodalités ne sont pas territoriales mais fonctionnelles.* 31:55 C'est pourquoi lorsque l'État non-communiste, quel que soit le nom qu'il se donne, subit à l'intérieur du pays un communisme fort, à l'œuvre non seulement au Parlement mais dans les services publics, dans l'organisation des travailleurs, dans les activités d'influence psychologique, lorsque le communisme fort profite d'un préjugé collectif de non-résistance, de non-dénonciation, et même de non-description, cet État n'est plus un État à part entière. Or pour la IV^e^ République le test était particulièrement révélateur : d'un côté, un État affaibli à l'extrême ; de l'autre, un appareil communiste renforcé à la « Libération », et depuis ce moment accepté, subsistant, actif. Plus digne de ce nom. Un État, donc, nous arriva, appelé par le sursaut algérien et, semblait-il, dans la lancée de celui-ci, qui s'était communiquée à la métropole. Un État plus digne de ce nom que le précédent. La Constitution soumise à nos suffrages confiait au Président de la. République des pouvoirs réels, nécessaires à l'exercice d'un arbitrage national. Elle écartait résolument le spectre d'un gouvernement menacé à chaque instant dans son existence. Notre droit parlementaire, qui s'est formé sous la Restauration et sous la Monarchie de Juillet, puis avec l'Assemblée Nationale de 1875, était fait pour limiter la puissance de l'exécutif : la Constitution de 1958 allait en sens inverse, et plaçait constamment le gouvernement en position de force. Quand au peuple algérien, l'État qui nous arrivait le définissait comme un peuple de « Français à part entière » et la terre algérienne était proclamée terre « organiquement française ». Cet État qui nous arrivait avec un tel relief et de tels engagements suscitait la violente hostilité du communisme. J'ai vu et entendu, le 4 septembre 1958, boulevard Turbigo, des dizaines de milliers de communistes manifester, hurler, se battre. J'ai vu leurs tracts, leurs petits ballons tricolores enlevant dans les airs leur « non » sur un calicot ; et aussi leur sang sous les matraques des C.R.S. attaqués. Le Parti Communiste était la formation politique la plus nombreuse et la plus dynamique à l'œuvre pour les « non ». Et si les « non » avaient été victorieux, c'eût été sans doute pour son unique profit. Le F.L.N. lui, déclenchait en Algérie une action terroriste pour imposer l'abstention. 32:55 Cependant, cet État qui nous arrivait, ne nous arrivait pas tout à fait. Je veux dire qu'il ne nous arrivait pas avec toute la promesse de stabilité désirée. En effet, dans ce Radio-message que nous avons déjà cité, Pie XII a souligné une connexion qui doit être clairement perçue, respectée, exprimée pour que l'État trouve une réelle stabilité. Cette connexion se définit ainsi : la dignité de l'autorité politique est la dignité de sa participation à l'autorité de Dieu. « *Aucune forme d'État,* a déclaré Pie XII, *ne saurait se dispenser d'avoir égard à cette intime et indissoluble connexion ; moins que tout autre la démocratie. Par conséquent si celui qui détient le pouvoir public ne la voit pas, ou s'il la néglige plus ou moins il ébranle dans ses bases sa propre autorité.* » Immobilisme. On pouvait espérer que la V^e^ République qui nous arrivait, arrivât jusqu'à cette connexion. Qu'elle la comprit enfin, qu'elle la dît : non point avec tapage et provocation, mais fermement. Il n'en fut rien. La connexion fut explicitement écartée. Le texte constitutionnel la négligeait totalement, et toutes les déclarations qui suivirent, dans une République devenue le règne du mot et de l'exégèse, la répudièrent. La V^e^ République crut, par cette absence, assurer à la Constitution et à son autorité naissante, un plus large appui, et notamment du côté de la « gauche ». Par ailleurs pouvait-elle, devait-elle considérer que la France, autrefois chrétienne, était devenue un pays si profondément marqué dans les faits par la division des conceptions philosophiques et la division des croyances que l'exigence naturelle d'une référence à Dieu ne pouvait trouver d'expression institutionnelle ? Dans l'affirmative, le silence des textes révélait un mal affectant la substance même du pays, et conséquemment, affectant la substance même de l'État. La V^e^ République pouvait alors entendre et méditer ces paroles d'un grand Cardinal français du XIX^e^ siècle : *Si le moment n'est pas encore venu pour Dieu de régner, alors le moment n'est pas encore venu pour les gouvernements de durer.* 33:55 On pouvait espérer également que le rappel emphatique, par M. Malraux, le 4 septembre 1958, des « grands principes » de la Révolution ne fût qu'une affabulation coutumière dont la nocivité d'origine se trouvait atténuée en la circonstance. Mais cet espoir était vain. La V^e^ République s'est montrée, comme les précédentes, assujettie à l'idéologie de ce passé, comme à ses institutions (avec une préférence pour le type consulaire), comme si ces institutions devaient servir au-delà de leur limite d'âge. La V^e^ République dont on espérait qu'elle romprait avec l'immobilisme, s'immobilisait en ces survivances pétrifiées. La République abstraite, uniformisée, centralisée, forçant les diversités régionales, se paralyse dans la projection sclérosée d'un ordre artificiel. Elle est incapable d'accueillir la souplesse de la vie. L'avenir devait montrer que la cinquième du nom ne pouvait finalement concevoir, dans la question algérienne, que deux voies ; celle d'une extension à l'Algérie du même ordre abstrait : c'est la voie du jacobinisme conquérant ; ou alors, laisser le soin à l'Algérie de se l'imposer elle-même par un État centralisé algérien la jetant dans l'indépendance : c'est la voie du jacobinisme fatigué et généreux. Une courbe. C'est ainsi que le Communisme, sans se départir d'une opposition inévitable, mais dont la vigueur, en maintes circonstances, s'atténuait jusqu'au silence devant l'évolution d'une politique officielle qui, à bien des égards, le comblait, put mesurer à quel point ses craintes initiales étaient mal fondées. Bien sûr, le système électoral adopté l'a presque dépouillé de sa représentation parlementaire. Mais les autres représentations parlementaires, dans ce qu'est devenu le Parlement, n'ont-elles pas été dépouillées d'elles-mêmes ? Si le communisme n'a souffert ici que d'un dommage très partagé, que de satisfactions, cependant, il a pu trouver par ailleurs, et que ses adversaires ne trouvaient point. Par exemple, avec le voyage de Krouchtchev à travers la France : occasion remarquable, brusquement et gratuitement offerte au premier agitateur du communisme international. Quelle meilleure acclimatation de la mystique révolutionnaire pouvait être imaginée ? Autre exemple : au sein de la V^e^ République, une instabilité nouvelle, une nouvelle déperdition d'État. 34:55 Non seulement la V^e^ République n'est pas arrivée tout à fait, mais il semble bien que, depuis lors, elle se soit quelque peu en allée. L'instabilité qui a contribué à dévaluer son pouvoir ne s'est certes pas exprimée par des crises ministérielles. Mais elle s'est traduite dans la succession des déclarations officielles en un régime où les déclarations officielles sont devenues précisément les articulations fondamentales de la vie politique. Partant de la paix des braves, passant par l'autodétermination, puis par le projet d'un État algérien, par la proposition d'association, par la négociation sans couteaux, puis même avec couteaux, aboutissant, donc, à Evian, les oscillations de cette politique se sont effectuées le long d'une courbe que le communisme estime favorable. Il proclame que cette courbe aboutit à des thèses et à des situations qu'il a toujours préconisées concernant l'Algérie. Il chante victoire. Le tract qu'il a publié aux premiers jours d'Evian s'exprime ainsi : « *Un grand succès des forces de paix ; un nouveau recul des forces du pouvoir gaulliste ; si l'on avait écouté les communistes, il n'y aurait pas eu ces sept années d'une guerre cruelle, imbécile et sans issue.* » Cette courbe de la politique algérienne a suscité les graves résistances que l'on sait, en Algérie même, et dans une partie de l'Armée. Sans plaider aucunement ici pour les formes que prirent ces résistances, on peut toutefois comprendre qu'elles aient existé. On peut le comprendre, ne serait-ce qu'en fonction de cette différence de densité que prennent les mots en France d'une part, où la politique se calcule, et en Algérie d'autre part, où elle se vit face au terrorisme et à la subversion. On peut le comprendre au moins autant que Jules Roy qui, dans *L'Express,* rapportant le témoignage d'un lieutenant du 1^er^ R.E.P, au procès Challe, conclut ainsi : « *C'est pour ce lieutenant et ceux qui lui ressemblent que Vigny a écrit :* *La parole, qui trop souvent n'est qu'un mot pour l'homme de haute politique, devient un fait terrible pour l'homme d'armes ; ce que l'un dit légèrement ou avec perfidie, l'autre l'écrit sur la poussière avec son sang, et c'est pour cela que beaucoup doivent baisser les yeux devant lui* ». Ces résistances dont nous parlons, le communisme a exigé que l'État les brise, et s'est réjoui qu'il les ait brisées : ce sont autant de forces anti-communistes en moins. Cependant, l'appareil du Parti, lui, est toujours accepté, toujours actif dans les différents secteurs de la vie nationale. 35:55 XVIe Congrès du P.C. Actif, notamment, dans l'Armée. On peut en croire le XVI^e^ Congrès du Parti communiste qui s'est tenu en mai dernier à Saint-Denis. Les déclarations principales faites au cours de ce genre d'assises du communisme français sont d'autant plus révélatrices que ces congrès, précisément, ne sont point des assemblées délibérantes, où la « ligne du parti », les consignes pour l'action, sont mises en question. Ce ne sont point des congrès pour discuter, mais des congrès pour approuver. Ligne et consignes sont préfabriquées. Elles viennent d'autres instances, qui ne sont point seulement « nationales ». La participation des « délégués » se résume donc essentiellement dans leur réceptivité. Réceptifs ils le sont sans doute en raison de leur adhésion personnelle au dogme de l'infaillibilité du Parti ; mais ils le sont aussi par profession. Le Parti est en effet structuré par des révolutionnaires précisément professionnels ; des fonctionnaires du communisme ; rétribués par lui. Dans les Congrès, ils fonctionnent donc. Le rapport du Comité central a été présenté par Waldeck-Rochet, Secrétaire général adjoint, ou encore bras droit, et peut-être dauphin, de Thorez. Ce rapport souligne, à propos de la tentative insurrectionnelle d'avril dernier, le « *travail* » des communistes dans l'Armée. Il rappelle la distinction entre une opposition du genre objection de conscience, qui refuse le service armé, et une activité à l'intérieur des troupes, tâche essentielle. Il déclare : « *Une grande leçon des journées d'avril, c'est le rôle important joué par les soldats du contingent dans la lutte contre les officiers factieux, rôle qui apporte une pleine confirmation de la justesse de la position communiste sur le travail de masse dans l'armée.* « *Tout en rendant hommage au geste des jeunes soldats communistes emprisonnés pour leur opposition à la guerre et en affirmant notre entière solidarité avec ces combattants courageux, nous n'avons cessé de soutenir que la tâche essentielle pour les jeunes communistes mobilisés, c'est d'accomplir leur travail de communistes dans l'armée parmi la masse des soldats de toutes opinions.* 36:55 « *Effectivement, les jeunes soldats communistes ont accompli parmi les soldats du contingent une tâche positive et cela non seulement dans la lutte contre les officiers factieux, mais aussi en faveur de la paix, car la lutte contre les officiers ultras, partisans de la guerre à outrance, débouche tout naturellement sur l'action pour la négociation et la paix.* » Retenons encore de ce rapport la réaffirmation claire et vigoureuse des principales propositions communistes concernant, par exemple, la coexistence pacifique : « *La coexistence pacifique entre États ayant des systèmes sociaux différents ne signifie nullement comme l'affirment les opportunistes, l'abandon de la lutte de classe, mais elle est au contraire une forme supérieure de la lutte de classes entre le socialisme et le capitalisme.* » Ou encore, concernant le pouvoir politique : « *L'expérience a amplement démontré que la thèse réformiste est fausse et que pour passer réellement du capitalisme au socialisme, il faut nécessairement que la classe ouvrière renverse la domination capitaliste, s'empare du pouvoir politique et utilise ensuite celui-ci pour faire la transformation socialiste* ». Systole et diastole. Par ailleurs, on peut considérer que, si l'État subit le test du communisme sur le territoire métropolitain lui-même, il le subit également pour sa grande politique occidentale et mondiale ; il le subit, outre-mer, à propos des modalités de la décolonisation. On sait par exemple que, selon une version officielle, la décolonisation serait due non seulement à une volonté d'émancipation manifestée par les peuples qui connurent la tutelle européenne, mais aussi à une nouvelle manière, pour les peuples européens eux-mêmes, de concevoir leur propre puissance, leur propre influence. Cette manière nouvelle comporterait deux mouvements : un mouvement de retrait sur soi-même, pour un meilleur auto-développement. Puis un mouvement expansif, une influence recommençante, mais dans le sens d'une coopération avec les pays naguère colonisés. Bref une systole en vue d'une diastole. Ainsi la France dans ses relations nouvelles avec l'Afrique Noire. Ainsi la France dans ses relations futures avec l'Algérie. 37:55 La France serait amenée à se replier sur son hexagone non point pour s'y confiner mais tout en contraire pour s'y recueillir, pour y ramasser ses forces en vue d'une influence nouvelle sous une forme nouvelle. Et l'on voit ce malheur qu'est, dans cette perspective, le problème algérien actuel : il gêne à la fois la systole et la diastole. On ne peut nier que cette perspective comporte de la grandeur, et un souci persistant, bien que transformé, de la vocation française. Mais comment ne pas voir aussi qu'une systole comprise purement et simplement à l'hexagonale, et entraînant actuellement le retrait de l'armée française, laisserait le champ libre à d'autres diastoles, jusque là contenues, et qui menaceraient alors l'Algérie de leurs flots solidaires ? Le panarabisme lui aussi est en « diastole ». Et l'Internationale communiste, précisément. Elle surtout, puisque le premier, comme l'a si bien fait remarquer Camus dans *Actuelles III,* a pour effet de favoriser stratégiquement la seconde. C'est ainsi que, si le Parti communiste pèse de toutes ses forces sur l'État français pour qu'il satisfasse les exigences de la force rebelle algérienne, c'est pour deux fins complémentaires. Pour une systole française, mais d'abord et surtout pour une diastole simultanée de l'Internationale rouge. C'est ce qu'en d'autres termes le rapport de Waldeck-Rochet ne manque pas aussi d'affirmer. « *En luttant pour imposer,* déclare-t-il, *la négociation directe avec le G.P.R.A. -- qui est le seul interlocuteur qualifié pour négocier au nom du peuple algérien en lutte -- notre Parti se place à la fois du point de vue de l'internationalisme prolétarien et des intérêts de la France* ». Et l'on sait que la question de l'intérêt national, dans la perspective et la pratique du communisme, présente précisément ce caractère fondamental d'être rigoureusement subordonnée à la question de l'internationalisme prolétarien, c'est-à-dire de la révolution mondiale. Quant au Parti Communiste algérien, qui réserve, aux côtés du F.L.N., les possibilités d'une communisation plus directe encore de l'Algérie, et qu'on a vu notamment à l'œuvre dans l'agitation musulmane de décembre 1960, il s'est lui aussi manifesté au cours du XVI^e^ Congrès. Il a adressé un message au Parti Communiste français. « *Nous savons que,* déclarait-il, *dans le pays même qui nous fait la guerre, nous possédons des alliés éprouvés, des frères de combat, vous, chers camarades, que nous espérons saluer de vive voix au cours de votre prochain congrès.* » 38:55 Oui, test du communisme : la V^e^ République s'engage dans un combat en Algérie, et tolérant qu'en métropole un Parti soit ouvertement l'allié de ceux contre qui la France organise sa défense, et sacrifie le sang de ses fils. Enfin, test du communisme pour la « systole française » : il se pourrait bien qu'au moment de la diastole, les vaisseaux algériens soient bouchés. Le défaut d'une qualité. Ajoutons sur cette question de l'État, que si l'État connaît avec la cinquième République quelque altération, ce n'est pas seulement en raison de ce qu'en révèle le test communiste. C'est aussi en raison d'une faiblesse qui affecte l'ensemble du pays et qui est l'absence d'un véritable corps social. Alors qu'avec de la bonne volonté, on pouvait découvrir, pour la quatrième République, la qualité de son défaut, la cinquième, par contre, a très tôt manifesté, puis accentué, le défaut de sa qualité. Sa qualité principale, on s'en souvient, était d'avoir une tête, en quoi elle différait considérablement de la quatrième qui, précisément, n'en avait pas. Mais l'on a pu très vite déplorer que l'effort pour retrouver une tête se soit accompagné de négligence à l'égard du corps, qui restait flasque de structure et de contour. Le corps que le pays aurait dû donner à cette tête, c'était un peuple organisé dans sa vie civique ; organisé, c'est-à-dire pourvu d'organes spécialisés, habilités à se régir eux-mêmes, et où se fussent exprimés en permanence auprès du pouvoir des compétences rassemblées, des responsabilités, reflétant la vie réelle du pays. De la communication vitale de cette tête et de ce corps dépendait la santé politique de la nation. Or, la Cinquième République, pourvue enfin d'une tête, n'avait pas un vrai corps. Elle avait encore un Parlement. Certes, par rapport au précédent, ce Parlement n'était que très modérément parlementaire. Mais la vie organique du peuple s'y exprimait comme par le passé, c'est-à-dire difficilement, et indirectement à travers des groupes d'opinion, des partis et non de véritables organes. Et même ceux qui considéraient, tout grossier qu'il fût, ce simulacre de corps comme préférable au pur vide, se virent peu à peu saisis par la déception. Ce quelque chose qu'ils croyaient voir sous la tête disparaissait progressivement. 39:55 Et pour la plupart des problèmes importants que doit actuellement traiter la V^e^ République, seule compte la tête. Ce n'est pas seulement de l'exécutif renforcé, c'est de l'exécutif isolé. Et il semble bien que certains secteurs de la vie populaire, privés de véritable médiation, ne peuvent rompre cette solitude que par un retour à une sorte de démocratie directe et bruyante, faite de manifestations publiques et de grèves. Mais par ailleurs se développe un phénomène qui est tout le contraire de l'édification d'un vrai corps social. C'est ce phénomène par lequel un peuple perd sa consistance de *peuple* et de plus en plus devient *masse.* Un vrai peuple vit de la plénitude de vie des hommes qui le composent dont chacun, à la place et à la manière qui lui sont propres, est une personnalité consciente de ses propres responsabilités et de ses convictions. Le peuple rassemble donc des « personnes » à travers les communautés naturelles qui sont nécessaires à leur épanouissement, et qui s'expriment en des organes civiques appropriés. Par contre, la masse est par elle-même inerte ; elle ne peut être mue que de l'extérieur. Elle s'en remet une fois pour toute à la personnalité prestigieuse que « l'histoire » a porté au plus haut pouvoir. Elle transfère toute responsabilité civique à la tête. Elle se confie au chef « charismatique ». Je ne veux pas dire que commence ou recommence avec la V^e^ République ce que la IV^e^ avait rendu pratiquement impossible : une poussée idolâtrique. Si l'on prétend que cette poussée a lieu, il faut bien admettre que c'est sous des formes relativement discrètes, en comparaison des débordements extrêmes que notre époque a par ailleurs connus. Par contre il semble bien qu'avec cette V^e^ République, la « massification » se soit progressivement aggravée, avec tout ce qu'elle comporte de passivité civique, de transfert de responsabilités, de bonne conscience. Le jour que nous appelons. Nous avons vu que l'État s'altérait en récusant une « connexion » fondamentale. Et voici que, tête sans corps véritable, il risque de s'altérer par hypertrophie. Mais à bien des égards, un peuple a l'État qu'il mérite. Et c'est aux citoyens de faire en sorte que l'État soit ce qu'il doit être. Pour ce qui est de la « connexion fondamentale », et de son expression institutionnelle, les Cardinaux français se sont exprimés en septembre 1958. 40:55 Sans considérer que l'absence de référence à Dieu, dans la Constitution proposée, suffirait à justifier un « non », ils ont toutefois conclu en appelant de tous leurs vœux « *le jour où il serait possible, dans l'accord de tous les citoyens, de faire figurer le nom de Dieu dans le texte des institutions de la France* ». Si un tel jour doit être appelé ce n'est pas que cette « référence à Dieu » de la France légale doive être considérée comme une sorte d'étiquette collée de force ou par surprise, indifférente à ce qu'elle couvre ; ou un drapeau qu'on pourrait placer sur n'importe quel bateau. Si un tel jour doit être appelé c'est que, lorsque l'État et les citoyens, ensemble, considèrent l'autorité temporelle comme une participation de l'autorité divine, l'État prend une majesté, et trouve un respect, qui lui assurent une stabilité bienfaisante. Mais c'est aussi, et peut-être surtout, que Dieu finalise l'homme individuel et l'homme social ; et ce faisant, il fonde leur dignité, il les arrache au règne de la masse. Il les oriente vers un destin de personnes se réalisant à travers des communautés, des corps sociaux, un corps social, un vrai peuple, qui prennent à leur tour leur dignité, leur importance. C'est donc à cette redécouverte en profondeur que devrait être conduit le pays, et l'on voit la responsabilité qui revient aux chrétiens, au témoignage de leur parole et de leur vie. Si un large « accord » des citoyens pouvait peu à peu se réaliser dans cette redécouverte, on pourrait alors espérer que l'État, les personnes, les corps sociaux, trouvent leur vraie consistance, leurs vrais rapports, leurs finalités respectives. On pourrait alors espérer que l'État soit capable, d'une part, d'éviter le mal de l'inconsistance ; de jouer sans démission son rôle de coordination et d'arbitrage, en responsable du Bien Commun ; et qu'il ne risque point de s'abâtardir en subissant la pression de groupes d'intérêts ou la « pratique de la dialectique » révolutionnaire. On pourrait espérer que l'État soit capable, d'autre part, d'éviter le danger d'hypertrophie ; de laisser aux personnes et aux corps sociaux les initiatives et les responsabilités qui sont les leurs, et de se limiter à sa fonction de subsidiarité. Bref, on pourrait espérer un État qui soit capable d'être ce qu'il doit être : pleinement lui-même, -- et rien que lui-même. Luc BARESTA. 41:55 ### Par Moïse vers Jésus-Christ *Les livres de Hanna Zakarias\ *«* De Moïse à Mohammed *»*.* Le R.P. Camel a déjà publié une première « note critique » sur l'œuvre de Hanna Zakarias -- et sur le contexte psychologique dans lequel elle est accueillie -- dans *Itinéraires,* numéro 53. PAR CETTE CLAIRE MATINÉE *de printemps la micheline de Saint-Pons et Bédarrieux roulait sans se presser à travers la campagne toulousaine. Après Montastruc, le Dominicain se pencha un moment à la portière pour admirer les vallonnements harmonieux et les arbres fleuris ; il laissa traîner sur la banquette le gros livre qu'il étudiait vaillamment :* de Moïse à Mohammed, tome 1^er^* : la conversion de Mohammed au Judaïsme... par Hanna Zakarias. Lorsqu'il reprit sa place sur la banquette, le jeune abbé qui était assis à côté de lui demanda sans autre forme d'entrée en matière :* -- Mais enfin, mon Père, vous ne trouvez pas que le Père Théry marche dans le sillage de tant d'historiens, de critiques et d'érudits qui déploient des trésors de science et de logique, sinon d'illogisme, pour démontrer que les grandes œuvres se sont composées toutes seules, par la rencontre fortuite des influences insoupçonnées et des courants de pensées invisibles ? Il veut expliquer le *Coran* sans Mahomet comme d'autres l'Iliade sans Homère et *Macbeth* sans Shakespeare. 42:55 LE DOMINICAIN. -- Pas du tout, Monsieur l'Abbé, le Père Théry n'explique pas le Coran sans personne. D'abord il reconnaît, comme chacun de nous, la place considérable occupée par Mahomet dans ce livre. Seulement, d'après lui, ce n'est pas la place de l'auteur. Il est simplement le disciple d'un juif lequel est l'auteur véritable du Coran. En lisant ce livre de près vous verrez qu'il y est parlé de Mahomet comme du disciple d'un autre, et du reste un disciple qui ne se borne pas à apprendre pour lui-même mais qui doit communiquer ce qu'il apprend à ses compatriotes idolâtres, qui doit essayer de convertir les Arabes au Dieu de Moïse. Ainsi Mahomet n'est pas écarté purement et simplement : et il s'en faut de beaucoup. Seulement sa place ni son rôle ne sont pas ce que l'on imagine d'habitude. Pour le Coran, on ne dit pas qu'il serait le résultat inattendu de quelque fermentation religieuse au sein de tribus primitives. On lui reconnaît une source bien précise, on l'attribue à un auteur bien déterminé : un juif, un rabbin, versé dans l'Ancien Testament et les talmuds ([^10]). L'ABBÊ. -- Je vous entends et a priori votre explication ne me paraît pas impossible. Il reste que Mahomet est dépossédé. LE DOMINICAIN. -- C'est sûr, et cela peut surprendre à première vue. Mais si la lecture du Coran nous montre que le texte n'appartient pas à Mahomet comment faire autrement que de le déposséder ? L'ABBÉ. -- Il est vrai ; la lecture attentive du livre de Jonas nous a bien démontré ([^11]) qu'il fallait en déposséder Jonas et cependant nous n'avons pas jeté les hauts-cris. Nous n'avons point pensé que ce changement d'attribution puisse faire nier l'existence d'un prophète Jonas affirmée au livre des Rois ([^12]) et moins encore puisse faire méconnaître les leçons si cordiales et si intelligentes que nous propose cette parabole de la miséricorde divine. 43:55 LE DOMINICAIN. -- Votre comparaison est excellente. Sans doute le Coran tient-il infiniment plus de place dans la religion des mahométans que dans la nôtre les quelques chapitres de l'un des douze *petits prophètes.* Il n'en reste pas moins que, dans les deux cas, la critique littéraire peut amener à réviser jusqu'à un certain point certaines positions tenues pour assurées. L'ABBÉ. -- Justement puisque vous parlez de critique littéraire quelles sont en ce domaine les conclusions des Mahométans ? LE DOMINICAIN. -- Hélas ! elles sont inexistantes. Les Mahométans n'ont jamais soumis à la critique leurs livres religieux. Ils penseraient les profaner et commettre un sacrilège. Du moment qu'un livre chez eux est tenu pour révélé de Dieu, on n'admet pas, du moins jusqu'à maintenant, qu'il soit pénétré par la réflexion historique de l'homme. Nous ne sommes pas habitués à cette manière de voir et le catholique ne comprend pas que l'on pose un principe de séparation entre la foi divine et la raison historienne ou philosophante. Le catholique a été formé au principe de l'union intime, encore que hiérarchisée, entre la foi et la raison : *fides quærens intellectum* (la foi cherche à se rendre compte) ; chez le musulman rien de semblable. Là où il s'imagine qu'il y a révélation, l'histoire perd ses droits. Les pourquoi de l'historien ou du philosophe doivent faire silence. Chez nous autres la Révélation divine reçoit non seulement ([^13]) l'hommage de notre âme, l'adhésion inconditionnelle de notre esprit et de notre cœur, mais cette Révélation éveille et met en branle la tendance naturelle de l'intelligence à rechercher, comparer, approfondir, scruter les contingences historiques de la Parole de Dieu et plus encore ses suprêmes convenances théologiques. Du reste notre réflexion se poursuit non pour le plaisir de faire fonctionner notre intellect mais par amour de la vérité divine que nous contemplons. Nous ne mettons pas d'opposition, au sujet de nos livres saints, entre le discours historique et le silence mystique. Mais jusqu'ici, pour les Mahométans, au sujet de leur livre, les deux attitudes sont incompatibles. 44:55 L'ABBÉ. -- Ne pensez-vous pas que les œuvres du P. Théry vont les amener à changer ? LE DOMINICAIN. -- Je le voudrais bien et le P. Théry le désirait très ardemment. Il répétait à qui voulait l'entendre qu'un grand pas serait fait vers la lumière le jour où ils consentiraient enfin à s'interroger critiquement sur leur livre sacré comme nous le faisons nous-mêmes sur les nôtres depuis des siècles. Malheureusement les gouvernements de Rabat et du Caire ne paraissent pas du même avis, et ils ont interdit sur les territoires de leur ressort la pénétration des ouvrages du P. Théry. L'ABBÉ. -- Après tout c'est peut-être une réaction de saine défense et un moyen de préserver la foi islamique. LE DOMINICAIN. -- Vous êtes très compréhensif. Moi aussi j'admets, du reste, j'ai dû l'écrire quelque part ([^14]), que le recours à la force est parfois indispensable pour sauvegarder les droits de l'esprit. Il reste que, dans le domaine de la pensée, l'usage de la force, même indispensable, ne peut suffire par lui-même et qu'il est subordonné à l'usage des armes intellectuelles. Le P. Théry a porté l'étude du Coran sur le terrain de la critique. C'est sur ce terrain qu'il faut lui répondre. Les mesures policières, même en les supposant légitimes, ne tiennent pas lieu de réponse. L'ABBÉ. -- Mais ne craignez-vous pas pour la foi des Mahométans ? Ne croyez-vous pas que s'ils mettent le doigt dans l'engrenage de la critique leur foi court le risque d'être pulvérisée ; d'être désintégrée, comme l'on dit maintenant ? LE DOMINICAIN. -- Je ne le crois pas. Car enfin la critique ne démontre pas, certes ! l'absence de religion dans le Coran mais la présence partielle d'une grande religion, la religion de Moïse, la religion révélée par Yaweh sur le Sinaï. Il est vrai que le judaïsme consigné par le Coran est non seulement incomplet, appauvri, sommaire, mais surtout, il est durci, clos, fermé dans son monothéisme sublime ; il ignore l'attente messianique des grands prophètes ; il n'espère pas de Rédempteur. Bref, c'est le judaïsme, je suppose, de beaucoup d'israélites après que fut consommée la rupture du peuple de l'Alliance. 45:55 Eh ! bien, si les Mahométans reconnaissent un tel judaïsme cela ne va pas abolir leur religion. La critique leur ayant démontré que le Coran renvoie au Pentateuque ou plus exactement que, pour tout ce qu'il renferme d'enseignement religieux, de « révélation » comme ils disent, le Coran n'est rien d'autre qu'une partie de la Thora et des Talmuds, résumée et mise en Arabe, les Mahométans, par une conséquence normale de leur découverte, devront s'appliquer à l'étude du Pentateuque dans sa version intégrale ; s'apercevoir que le Pentateuque n'est qu'un fragment de la Révélation judaïque, comprendre surtout que le judaïsme débouche sur le Messie, sur le Fils de Dieu né de la Vierge ; sinon le judaïsme se déforme, se durcit et s'empoisonne. En résumé, cher abbé, si la critique du P. Théry dépossède Mahomet de la composition du Coran elle ne supprime pas (j'y reviendrai) le rôle primordial et irremplaçable de Mahomet dans la naissance de l'Islam, encore que ce rôle ne soit pas celui d'un mystique ni d'un véritable fondateur. Mais surtout le P. Théry ne dépossède pas les Mahométans de leur religion ; il leur en révèle simplement le vrai visage, le visage judaïque -- un judaïsme mutilé, durci, abâtardi. Par là même il les oblige à s'interroger sur le contenu intégral, la signification suprême du judaïsme. En faisant la preuve que le Coran, dans ses textes de doctrine, n'est rien d'autre que la *Thora,* la Loi de Moïse, il amène les Mahométans à réfléchir sur le prologue du quatrième Évangile : *la Loi a été donnée par Moïse mais la grâce et la vérité sont venues par Jésus-Christ.* L'ABBÉ. -- J'en tombe d'accord. Mais enfin ces fameuses conclusions présentent-elles des garanties véritables ? Reposent-elles sur un fondement éprouvé ? Si souvent j'ai entendu reprocher au Père de n'être pas un spécialiste de l'Arabe que je garde quelque méfiance. LE DOMINICAIN. -- Essayons de lire ensemble dans ce Coran de Blachères. La typographie est assez nette et puisque la micheline ne balance pas trop nous arriverons à lire l'un et l'autre sans trop de difficulté. *Ils lurent ainsi les sourates* 43 : « *Récite-leur l'histoire d'Abraham* » ; *la sourate* 28 : « *Dis-leur :* *qu'en pensez-vous *? » ; *la sourate* 21 : « *Nous avons fait descendre vers vous une Écriture* », *et bien d'autres passages.* 46:55 *Ils étaient seulement distraits de temps à autre par les proclamations retentissantes, en pur accent toulousain, du nom enchanteur des petites stations languedociennes : Damiatte-saint-Paul, Viemur-sur-Agoût, la Créimade...* L'ABBÉ. -- Comme ce livre est étrange ; quel fatras. On m'avait assuré que les chapitres avaient été classés par rang de taille, le Khalife Othman les ayant faits passer à la toise, comme une troupe de conscrits ; en tête les plus grands. Je me rends compte maintenant du beau résultat. Je vous admire de prolonger la lecture de ces propos désordonnés. Dans son rangement actuel ce Coran n'est évidemment pas une suite cohérente de « révélations » et pas davantage le récit d'une expérience spirituelle, la relation émouvante de la communion ineffable entre un pauvre pécheur et le Dieu trois fois saint. Ce livre ne me rappelle ni les épîtres de saint Paul, ni les Évangiles, ni les Psaumes et pas davantage les sermons de Tauler ou *la Subida del monte Carmelo.* Je pense plutôt à une sorte de chronique de prédication, d'ailleurs imparfaitement circonstanciée, et qui rapporterait, en même temps que les péripéties de l'apostolat, un très grand nombre de discours du prédicateur : du reste dépourvus d'originalité, car ils *se* bornent à reproduire, en la résumant, la Révélation du Pentateuque. Comment expliquer ce phénomène ? LE DOMINICAIN. -- Je l'explique comme le P. Théry. J'ai été convaincu par les raisons qu'il donne. Le seul ennui c'est qu'il n'ait pas repris son argumentation dans les deux petits livres que connaît surtout le public : *Vrai Mohammed et faux Coran* ([^15]), *L'Islam et la critique historique* ([^16]). Ces deux ouvrages m'avaient d'abord dérouté beaucoup moins du reste par les cocasseries du style que par des affirmations dont je ne voyais pas le fondement. Or le fondement existe ; les conclusions présentées au grand public dans *Vrai Mohammed et faux Coran* reposent sur l'analyse détaillée des sourates et sur l'argumentation critique de ces études monumentales intitulées *de Moïse à Mohammed.* La grande habileté et peut-être l'astuce des contradicteurs du P. Théry c'est d'avoir feint d'ignorer sa puissante argumentation critique. 47:55 Ils ont laissé croire que ses conclusions déconcertantes a première vue, étaient entièrement gratuites ; ou même qu'elles étaient inspirées par des passions racistes. L'ABBÉ. -- Puisque *je* n'ai pas le loisir pour le moment de m'attaquer à ces grosses briques de *Moïse à Mohammed,* voudriez-vous je vous prie me les exposer ? LE DOMINICAIN. -- Les arguments du P. Théry peuvent se ramener à trois ; la forme du Coran, son contenu, l'État du monde arabe au moment de sa composition. La forme a quelque chose d'insolite, vous l'avez vu. Laissons de côté les répétitions fastidieuses, les redites innombrables, et le chaos dans la répartition des chapitres. Retenons les formules qui donnent un commandement et qui introduisent une citation ou une réminiscence : *dis-leur, réponds-leur, avertis-les.* A maintes reprises ces tournures reviennent et chaque fois, ou peu s'en faut elles sont suivies d'un rappel plus ou moins explicite de l'Ancien Testament. « Dis-leur que Yahvé est le seul Dieu et que les idolâtres seront rôtis ; cela est écrit dans un livre que nous autres (Juifs) nous détenons, alors que vous autres (Arabes) n'avez pas de livres. Réponds-leur que tu n'es pas le premier à prêcher à des idolâtres et à essuyer leur mauvais vouloir et leur opposition. Raconte-leur l'histoire de Moïse, d'Abraham, de Loth, de Noé et de tant d'autres. » Eh ! bien, vous représentez-vous, alors que vous composeriez un livre, vous impérant à vous-mêmes, à longueur de chapitres : « réponds ceci ; avertis de cela ; éclaire sur ce point. » Pour ma part, je ne me vois pas écrivant de cette façon. Je me vois fort bien au contraire répondre à un ami qui me presserait de le pourvoir d'arguments et de répliques pour une controverse : tu leur diras ceci ; s'ils te font telle objection, tu leur répondras cela. C'est un peu ce que faisait le rabbin. Il avait très vite compris combien sa nationalité juive était un obstacle pour convertir les Arabes au Dieu de Moïse. C'est donc par un des leurs qu'il avait commencé à tirer de l'idolâtrie, c'est par Mahomet qu'il essayait *de* les atteindre. Pour permettre à Mahomet, tout récemment converti et très ignorant des vérités religieuses, de prêcher à ses compatriotes, de les réfuter, de les convertir, il lui préparait les réponses et les discours. 48:55 Si l'on ne se représente pas Mahomet rédigeant son livre en multipliant la formule : dis-leur, avertis-les, par contre ces formules s'expliquent naturellement si c'est un rabbin qui écrit des notes pour instruire Mahomet et pour lui permettre à son tour d'instruire et de convaincre Mecquois et Médinois. L'ABBÉ. -- Je vous entend. Mais y a-t-il une vraie nécessité de déranger un rabbin ? J'ai trouvé dans un petit livre bourré de renseignements, une sorte d'encyclopédie, que le rabbin de la Mecque était un personnage mythique. LE DOMINICAIN. -- Eh ! bien, acceptons l'hypothèse ; écartons le rabbin. Le mystère de l'origine du Coran n'est pas écarté pour cela et même il devient impénétrable. Bien sûr vous pouvez supposer que Mahomet connaît à la perfection la Thora et les Talmuds, puisque les sourates témoignent d'une science peu commune en cette matière. Même si votre Coran comme c'est le cas pour l'édition Blacbères, ne porte presque jamais de références bibliques et talmudiques, pour peu que vous soyez familiarisé avec la Bible vous vous apercevrez que l'auteur des sourates l'était au moins autant que vous. De plus, comme le montre apodictiquement le P. Théry, il était versé dans les écrits talmudiques. Est-ce à Mahomet que vous ferez l'honneur d'une telle compétence ? Mais il était un idolâtre dans un peuple inculte. Votre petit livre, si j'ai bonne mémoire, nous avertit que le Coran est le premier texte arabe en prose que nous connaissons. L'ABBÉ. -- Mais s'il existait des textes en vers ? LE DOMINICAIN. -- Il y avait sans doute des poètes. Une société sans poète n'est pas une société. C'est un groupement infra-humain. Mais une chose est la présence des poètes parmi ces chameliers de la Mecque et de Médine, une autre chose la rédaction écrite de leurs poèmes et de leurs chants. En tous cas les écrits poétiques arabes que l'on nous donne parfois comme antérieurs au Coran, mais sans l'ombre d'une preuve, sont une chose insignifiante et n'ont rien à voir avec la littérature. Nous en revenons au même point : un idolâtre du VII^e^ siècle après Jésus-Christ, dans un peuple idolâtre et inculte aurait été capable par ses seules forces non seulement d'enseigner le monothéisme (ce qui peut se concevoir) mais aussi de connaître à fond le Pentateuque et les Talmuds et de mettre au jour un livre religieux, digne d'un docteur de la loi. 49:55 En traitant de mythique le rabbin de la Mecque, ce pauvre rabbin qu'un théologien surnomme par plaisanterie Hanna Zakarias, en excluant le rabbin, vous aboutissez à ce paradoxe : si le Coran eût été composé par un rabbin d'Arabie du VII^e^ siècle qui eût voulu convertir au judaïsme les tribus polythéistes, ce livre serait exactement comme il est ; malgré cela ce n'est pas un rabbin qui l'a composé, c'est Mahomet en personne. L'ABBÉ. -- Vous me faites penser à Chesterton. Les Anglais, disait-il, sont tellement intelligents, tellement perspicaces, tellement férus de méthode historique que leurs équipes de chercheurs ont abouti à cette conclusion révolutionnaire : les drames de Shakespeare ne sont pas de Shakespeare, mais d'un poète anglais inconnu qui vivait exactement à la même époque et qui a composé les mêmes drames. Ainsi, le Coran, serait-il écrit par un Arabe idolâtre qui se serait converti tout seul, qui se serait donné tout seul une formation rabbinique, qui s'exprimerait à la manière rabbinique ; mais ce ne serait pas un rabbin. On peut l'admettre comme on peut admettre les conclusions révolutionnaires des érudits anglais. Cependant l'une des grandes objections des contradicteurs du P. Théry c'est qu'il n'était pas un spécialiste de l'Arabe et qu'il a commis des erreurs de lecture. LE DOMINICAIN. -- Il y a du vrai. -- Le P. Théry connaissait l'arabe, il n'était pas spécialisé dans cette langue. Mais d'abord n'ayons pas la superstition des spécialistes. Ils sont utiles ; mais quand ils ne sont pas en même temps *honnête homme* ils sont capables des pires sottises. Si l'application minutieuse aux particularités linguistiques d'un ouvrage vous détourne du contenu de l'ouvrage, si par exemple vous connaissez à fond le vocabulaire, la syntaxe et la stylistique de celui que l'on appelle le deutéro-Isaïe et que cependant vous ne percevez pas dans le chapitre du *Serviteur souffrant* l'un des sommets de l'antique prophétie, à quoi bon votre compétence de spécialiste ? Vous méconnaissez scientifiquement l'objet. Vous perdez votre temps, quoique d'une manière scientifique et vous le faites perdre aux autres. Le P. Théry a dû commettre des erreurs de lecture. Croyez-vous que les spécialistes en soient préservés ? Confrontez plutôt les traductions de Montet et de Blachères. 50:55 Seulement autre chose de lire de travers un mot ou un verset, autre chose de se méprendre sur l'intention profonde de l'ensemble des sourates. Prenons *Les Pensées* de Pascal. Il se peut que j'interprète mal un fragment isolé et qu'il n'ait pas cette signification de vie mystique que je lui trouve ; mais si je prends l'ensemble des *Pensées* je ne me trompe pas en y voyant une vie mystique véritable et l'intention de préparer l'esprit et le cœur à une religion de conversion et d'union avec Dieu. De même, à considérer l'ensemble du Coran, même si l'on est incertain sur la signification de tel ou tel verset on ne se trompe pas en voyant dans l'œuvre entière une composition rabbinique. L'ABBÉ. -- Cependant on a mis beaucoup de temps à s'en apercevoir. LE DOMINICAIN. -- Chez les Mahométans rien en cela que de très naturel, puisque jusqu'ici, ils refusent la critique. Chez d'autres coranisants cet aveuglement étonne beaucoup plus. On a l'impression que le Coran les a médusés, qu'il les a privés d'une liberté d'esprit élémentaire. Depuis longtemps nous assistons à ce paradoxe d'une certaine exégèse universitaire qui se lance dans les hypothèses les plus aventureuses et les plus extravagantes au sujet de l'Écriture Sainte et qui au sujet du Livre sacré des Mahométans est incapable de faire un pas en dehors des ornières croupissantes du conformisme officiel. Vous verrez dans Théry, les citations justificatives tirées de Tor Andrae ou de Gaudefroy-Demombynes. L'ABBÉ. -- Mais enfin comment expliquez-vous que les Mahométans se soient trompés (et nous aient trompés) pendant des siècles et des siècles, puisque, d'après le P. Théry, leur livre n'est pas de Mahomet mais d'un autre qui a converti Mahomet et eux-mêmes par Mahomet. Ils auraient pu quand même le dire, et sans le moindre déshonneur puisque le rôle de Mahomet reste considérable. LE DOMINICAIN. -- Ils auraient pu, ils auraient dû ; mais la volonté de domination politique fut plus forte que l'amour de la vérité. Cela se voit ailleurs que chez les Sarrazins. Songez plutôt aux premiers débuts de l'Islam. Mahomet seconde tellement bien son maître que nombre d'Arabes passent au judaïsme. Ces tribus dispersées et rivales se trouvent soudain unifiées par la religion -- et par une religion théocratique. 51:55 L'instinct de conquête qui leur est déjà naturel est encore renforcé par l'unité qui vient de se faire. Pensez-vous que les cavaliers de Mahomet vont partir en campagne en confessant que leur religion n'est autre que la judaïque, en disant humblement aux populations : « Nous ne sommes que des judaïsés. Vous êtes invités vous aussi à embrasser le judaïsme. » Il détestent trop les Juifs pour agir de la sorte. Malgré tout, un livre écrit peut leur être fort précieux pour assurer leur cohésion. Qu'à cela ne tienne : ils feront copier les notes du rabbin, ils classeront les chapitres d'après un ordre entièrement étranger à la pensée puisqu'ils les disposeront par rang de taille, ils publieront partout que l'auteur est Mahomet lequel aurait écrit sous la dictée de Dieu. Ce fut le grand exploit du Khalife Othman. C'était de meilleur rapport pour le prestige des envahisseurs que de déclarer la vérité sur l'auteur du livre ou de répandre une version arabe du Vieux Testament. L'ABBÉ. -- Ainsi d'après vous les Mahométans devraient non pas dédaigner le Vieux Testament comme ils le font presque tous mais se replonger dans la Thora et se reconnaître dans la Thora. LE DOMINICAIN. -- Non seulement dans la Thora mais dans tout l'ensemble du Vieux Testament. De cette manières ils seraient dans la vérité de leur livre et ils auraient beaucoup plus de chance de rencontrer le Messie d'Israël et le Rédempteur du genre humain. Car la seule raison de l'Ancien Testament est de préparer le Nouveau ; la seule raison de l'Israël selon la chair est de préparer l'Israël selon l'esprit, la Sainte Église de Notre-Seigneur. L'ABBÉ. -- En somme vous estimez comme le P. Théry qu'il faut réduire de trois à deux les formes de monothéisme du pourtour méditerranéen. Non pas Judaïsme, Christianisme, Islam, mais plutôt Judaïsme et Christianisme, l'Islam n'étant rien d'autre qu'un Judaïsme tronqué, arabisé, abâtardi du début du VII^e^ siècle. LE DOMINICAIN. -- Après les trois arguments que je développais tout à l'heure je ne crois pas que l'on puisse échapper à cette conclusion. Du reste, quelle est la nouveauté de l'Islam par rapport au Judaïsme tel qu'il était devenu quelques siècles après Jésus-Christ ? 52:55 Ce Judaïsme enseignait l'unité et la majesté de Dieu telle qu'elle fut révélée aux premiers patriarches et surtout à Moïse ; il combattait le culte des idoles et prêchait l'adoration de Yaweh comme le premier devoir de l'homme. Or le Coran fait exactement pareil. Ce Judaïsme repoussait farouchement la Trinité des personnes divines et l'incarnation du Verbe ; il tenait en abomination la croyance en Jésus-Christ comme Fils de Dieu et en Marie comme Mère de Dieu. Trouvez-vous dans le Coran une moindre répugnance à reconnaître que Jésus est Fils de Dieu Rédempteur et que Marie est Mère de Dieu ? Ce Judaïsme était une théocratie et n'admettait pas la distinction entre les choses de Dieu et celles de César. Cette idée théocratique de la religion n'est-elle pas essentielle au Coran ? Ce Judaïsme il est vrai méditait les prophètes et les plus pieux d'entre les juifs tournaient leur espérance vers le Sauveur qui doit venir. Or dans le Coran aucune trace de cette espérance. Aucune. Mais justement il s'agit d'un manque et non pas d'un complément, d'une explicitation. D'une sorte que le Judaïsme coranique est mutilé, appauvri, par rapport au Judaïsme originel, mais il ne constitue pas une nouvelle religion. Tout le contenu religieux du Coran est déjà renfermé dans l'Ancien Testament et les Talmuds. Seulement il y a bien davantage dans l'Ancien Testament et les Talmuds que ce que le Coran en a gardé. En tout cas, il ne s'agit pas de religion nouvelle. C'est la religion antérieure mais tronquée, durcie, appauvrie. L'ABBÉ. -- Ainsi l'Islam n'est pas une religion originale ? LE DOMINICAIN. -- Je ne ramène pas l'Islam au Judaïsme purement et simplement. Comme groupement religieux il est sûr que les Mahométans se distinguent des Juifs et même qu'ils se sont opposés et qu'ils s'opposent toujours, hélas ! avec une haine vigilante. Il reste que, en fait de doctrine religieuse les Mahométans n'ont rien apporté. Ils ont démarqué et appauvri ce qui était connu depuis Moïse. Bien sûr les Mahométans ne manquent pas d'originalité en certains domaines. Et le P. Théry qui connaissait bien leurs philosophes du Moyen-Age ne cachait pas son admiration pour leur effort métaphysique. Mais enfin, comme religion, l'Islam n'est pas original. L'ABBÉ. -- Je veux bien. Mais le P. Théry aurait pu le leur dire sur un autre ton. 53:55 LE DOMINICAIN. -- Je sais. Si vous connaissiez les balivernes de gros et de petit calibre que débitent effrontément certains pontifes officiels, ceux-là mêmes « qui s'adonnent, disait quelqu'un, d'une manière désintéressée aux études d'islamologie », si vous voyiez les stupidités solennelles qu'ils prétendent imposer au public, je suis persuadé que le ton du P. Théry vous choquerait moins. Il a voulu briser un carcan, rompre les chaînes du désordre scientifique établi. Quand des spécialistes se moquent du public trouvez-vous mauvais qu'un autre spécialiste leur dise leur fait devant le public ? Nous rions sans arrière-pensée lorsque Molière couvre de ridicule la médecine louis-quatorzième : or, s'il est permis de rire des faux dogmes d'une certaine médecine qui empoisonne dans les règles au lieu de chercher les règles de la guérison, est-il obligatoire de prendre très au sérieux les fausses doctrines d'une certaine science qui mystifie au lieu d'éclairer ? Seulement c'est toujours pareil. S'agit-il des positions du P. Théry ? Ses contradicteurs se contentent de les résumer et gardent le silence sur les arguments qui les justifient. Ces positions apparaissent alors fantaisistes et saugrenues et il devient très facile de suggérer au lecteur que le P. Théry ne travaillait pas sérieusement. C'est très facile ; est-ce de bonne guerre ? S'agit-il du ton ? C'est encore le même procédé. Pas la moindre référence aux affirmations incroyables de tel de ces messieurs. Pourtant nombre de ces affirmations sont reproduites dans les deux volumes *de Moïse à Mohammed.* Les contradicteurs du P. Théry n'en disent rien. Silence pudique sur les ridicules d'une certaine science officielle, après quoi on crie au manque de charité contre l'honnête homme qui se permet de relever ces ridicules. Cette vertueuse indignation ne trompera pas ceux qui prendront la peine d'aller y voir de près. Mais justement, comme le prévoyait le P. Théry dans *l'Islam et la critique historique* on veut détourner le public d'aller y voir de près. Encore une fois, est-ce de bonne guerre ? Je vous enverrai prochainement un petit papier où je m'explique sur ces questions ainsi que sur les « dialogues et ouvertures », -- Nous approchons de Labastide-Rouairoux et malheureusement je serai obligé de changer de train. Auparavant je vous laisse cette copie d'une lettre du P. de Foucauld où il parle de l'Islam. Évidemment il sait ce qu'il dit, ayant l'expérience de Dieu et l'expérience du monde islamique. Vous verrez que son jugement tout inspiré par la charité du Christ ne supprime pas les angles et ne les arrondit pas. 54:55 Quant au dialogue avec des Mahométans s'il n'ose jamais aborder de front les oppositions majeures et les incompatibilités entre l'Église et l'Islamisme, il offre encore moins d'intérêt qu'un bavardage mondain autour d'une bouteille de vin mousseux de Gaillac. On nous demande une large compréhension pour les valeurs de la civilisation musulmane. On a sans doute raison ; mais enfin cette compréhension tournerait à la duperie si elle nous empêchait de voir les déviations essentielles (tout en admirant les richesses véritables). Par exemple, la femme, le respect de la femme, les droits de la femme, que sont-ils en droit *et* en fait, qu'est-ce qu'ils ont été en fait et en droit, sinon dans le Coran, à tout le moins dans la société fondée sur le Coran ? Comment se fait-il que les Mahométans acceptent depuis douze siècles ces chapitres de leur livre qui leur proposent le bonheur du ciel comme une véritable coucherie ? Ces sourates honteuses sont-elles à leur honneur ? à l'honneur de la femme ? Et cependant elles ne sont toujours pas à l'index du « magistère » coranique ([^17]). D'autre part est-ce que le Coran permet de distinguer le pouvoir civil et le pouvoir spirituel, distinction sans laquelle : nous sommes condamnés au totalitarisme ; qui est le contraire d'une civilisation digne de ce titre ? Nous admirons les éléments de culture que renferme la société islamique. Mais ce n'est pas dans l'Islam que nous trouverons les principes et les germes d'une culture qui fasse pleinement droit à la nature humaine. C'est dans l'Évangile et dans l'Église. Que les Chrétiens aient souvent trahi l'Évangile dans l'ordre de la civilisation, comme dans le domaine purement spirituel, ce n'est hélas ! que trop vrai. Mais d'abord il n'y a pas que des trahisons et il s'en faut. Ensuite ce sont eux, ce n'est pas l'Islam, qui détiennent les vérités et les vertus capables de faire surgir une civilisation digne de l'homme. Plus on désire le dialogue avec les Mahométans, plus il faut être ferme sur ces positions. Fr. R.-Th. CALMEL, o. p. 55:55 *P. S.* Le grand intérêt de la lettre du P. de Foucauld à Henri de Castries en date du 15 juillet 1901 est de montrer que l'adoration des Mahométans est *en elle-même* (car nous ne saurions préjuger des cas individuels) beaucoup plus ritualiste que mystique, n'exigeant pas la conversion de l'âme, la purification intérieure. Ce n'est pas, de soi, *l'adoration en esprit et en vérité* que le Sauveur révélait à la Samaritaine. Une des raisons du succès de l'Islam c'est de répondre aux besoins religieux de l'homme, à sa tendance à adorer le Dieu Unique et Souverain, et cependant de ne point toucher aux passions désordonnées. En tout cas voici la lettre du P. de Foucault : « ...le fondement de l'Amour, de l'adoration, c'est de se perdre, de s'abîmer en ce qu'on aime et de regarder tout le reste comme néant. L'islamisme n'a pas assez de mépris pour les créatures pour pouvoir enseigner un amour de Dieu digne de Dieu ; *sans la chasteté et la pauvreté, l'amour et l'adoration restent très imparfaits...* » Mais, objectera-t-on, et les mystiques musulmans ? Voici ce que disait une Revue d'après « une documentation strictement privée » : « Ce n'est pas trahir la vérité par exemple, que de soutenir qu'Al Hallaj ([^18]) est une figure très en marge de l'Islam courant, celui vécu par des millions de musulmans, donc celui qui seul entre en jeu lorsqu'il s'agit de leur salut. La Revue de l'université Al Azhar... faisait allusion à ce mouvement de mystique qui lit les livres révélés à la lumière de ses sympathies alhajiennes, d'où le désaccord possible entre son interprétation et celle des ulémas. » 56:55 ### Avec Marie APRÈS AVOIR dans notre dernier entretien parlé du Saint-Esprit en nous et de son action sanctifiante, nous avons eu regret de n'avoir pas à ce sujet parlé de la Très Sainte Vierge, fille du Père, Mère du Fils, épouse du Saint-Esprit et sanctuaire de la Très Sainte Trinité. Or nous voici au temps où l'Église célèbre la Visitation de la Vierge Marie ; c'est le temps de reprendre le cours de ces pensées. Car la Sainte Vierge ne cesse de nous visiter : parfois en de grandes et solennelles apparitions réservées presque toujours à des enfants très jeunes et que l'Église confirme, communément par le résultat de sa constante intercession auprès de la Très Sainte Trinité et l'exemple de sa vie. Nous voudrions en parler avec sagesse. Hélas, comme nous pourrons. Il faut éviter les excès dans l'expression des idées quand nous parlons de la Sainte Vierge car, bien entendu, nous serons toujours trop pauvres en amour et les excès dans l'expression cachent souvent une sorte d'excitation intellectuelle qui n'est qu'un avant-coureur de l'amour ou bien un défaut d'éducation. 57:55 Comme le dit si bien S. Louis Grignion de Montfort, la Sainte Vierge est moins que rien comparée à l'Éternelle Puissance de la Majesté Divine, et nous sommes très sûrs de plaire à la Sainte Vierge en le rappelant car Marie était sans tache, il n'y avait en elle aucune ombre de nos misères intellectuelles et morales, elle était, elle restait dans la vérité, elle vivait, elle respirait, déjà toute petite, pour la gloire de la Vérité divine, son cœur était un brasier d'amour pour la Sainte Trinité avant qu'elle eût révélation des mystères auxquels Dieu voulait la mêler, et nous avons la preuve de son humilité dans son Magnificat lui-même. Nous tenons cette humilité pour un mérite ; sans doute, mais c'est aussi avant tout un témoignage à la vérité, et la Sainte Vierge qui pleure à la Salette sur nos refus de la Grâce peut bien soupirer sur certains éloges qu'on fait d'elle. Ils ne sont pas excessifs car jamais nos cœurs salis et nos esprits imbéciles ne pourront louer suffisamment Marie ; mais essayer de la louer justement c'est pénétrer plus avant dans l'amour de la grâce que Dieu fit à notre Mère. Car Dieu le Père n'est pas le père de Jésus comme homme et Marie n'est pas sa mère comme Dieu ; mais c'est pénétrer dans la « gloire de la grâce » que d'admirer ce que Dieu peut faire d'une femme et ce qu'une femme a pu faire pour Dieu. Aussi toutes les expressions sont des analogies et non des rapports exacts au sens de nos savants. L'analogie n'est pas une simple manière de dire ou de parler par image, c'est la forme même de l'action divine dans la Création. Dieu a créé l'homme à son image, cette image n'est pas semblable, elle est analogue. La Sainte Trinité a pour image en nous, mémoire, intelligence, volonté : puissances de notre âme bien distinctes et se combattant parfois malgré l'unité de notre moi ; ce ne sont pas des personnes. Il y a analogie et non similitude. Il en est ainsi dans toute la création. Les sociétés si parfaites, nous semble-t-il, des insectes ne sont qu'analogues aux sociétés humaines et la perfection d'une société humaine n'est qu'analogue à celle d'une société animale. La vie est faite pour lutter contre l'entropie du monde physique, et les moyens de sa propagation en chaque genre sont analogues et non semblables. L'homme n'est qu'analogue à la femme. Les savants cherchent la similitude et se trouvent sans la voir en présence de l'analogie. 58:55 L'analogie est le caractère de tout ce qui passe de l'éternité dans le temps. Il y aura toujours un mystère entre ce qui aura été pensé hors du temps par Dieu mais accompli dans le temps. Le temps est une manière d'être de ce qui est créé ; il est indéfinissable ; seul l'instant présent existe réellement. La suite du temps n'existe que pour l'âme par la mémoire : il est aussi mystérieux que l'éternité, et Dieu l'a créé comme une fabrique d'éternité. MARIE CONÇUE AVANT LES ABÎMES et les fontaines, Marie conçue avant le temps y est entrée vers la fin des temps. Le Saint-Esprit a « couvert Marie de son ombre ». Mais comme les trois personnes, en dehors de la Sainte Trinité elle-même, agissent toujours ensemble, Marie s'est trouvée lors de l'Incarnation comme englobée dans l'amour des trois personnes l'une pour l'autre ; alors le Verbe Éternel s'est incarné au sein de la fille du Père. Rappeler que Marie est une infime créature ne diminue donc ni sa grandeur ni sa place dans la pensée divine ; au contraire ; car cette demeure de Marie dans l'amour des Trois personnes subsiste ; le temps qui s'est écoulé depuis l'Incarnation jusqu'à l'Assomption a servi à amplifier en Marie la participation à l'œuvre de Dieu et à l'amour divin. Aujourd'hui dans la béatitude, hors du temps, c'est comme créature qu'elle rentre dans le temps pour nous visiter soit dans ses grandes manifestations soit simplement dans nos âmes. Car Marie est Mère. Il est très remarquable que saint Jean fait suivre immédiatement les paroles « Mère voici ton fils, Fils voici ta mère » de celles-ci : « Après cela, sachant que désormais tout était consommé, afin que fût consommée l'Écriture, il dit : J'ai soif ». Saint Jean considère que Jésus a consommé sa tâche lorsqu'il lui a donné Marie pour mère ; et par là même aux apôtres et à nous. L'évangéliste prend bien soin de dire que Marie, Mère de Jésus, était avec les apôtres assidue à la prière. Entre l'Ascension et la Pentecôte, elle était la seule véritablement instruite des enseignements de Jésus qui pût les soutenir dans leur attente encore aveugle. C'est donc en mourant que Jésus donne Marie pour mère au disciple comme un testament et une délégation du Verbe Éternel. 59:55 La maternité consiste à propager en autrui sa vie propre ; l'état de Marie, englobée dans l'amour des Trois Personnes, la fait l'introductrice de cet état dans nos âmes, et le Saint-Esprit se complaît dans les âmes où il trouve l'amour de la Très Sainte Vierge parce qu'il s'est complu en Marie. ON N'EXPLIQUE PAS LES MYSTÈRES ; à les contempler ils n'en sont que plus mystérieux. C'est ainsi que l'Évangile lui-même nous donne les tâches comme partagées entre les Trois Personnes puisque le Verbe incarné, qui pouvait tout, s'efface en quelque sorte devant le Saint-Esprit pour convertir les élus. Et cependant nous savons que la Très Sainte Trinité dans sa création agit toujours unanimement, car nous chantons : Bénie soit la Sainte Trinité et son indivisible unité. C'est le cas de dire avec saint Paul : « Ô profondeur des richesses de la sagesse et de la science de Dieu ! Ses jugements sont insondables, et ses voies impénétrables ! » Un mystère d'amour qui a son origine et sa fin en dehors du temps ne saurait avoir une explication temporelle alors que le temps lui-même est un mystère : Marie est comme toutes les mères l'éducatrice de ses enfants, elle est l'éducatrice de nos âmes où elle entretient par son exemple les vertus théologales, l'humilité et l'amour. Elle nous fait aspirer à sortir du temps pour entrer dans le royaume où elle est Reine, en dehors du temps. Dans tout l'univers on lui répète : « Maintenant et à l'heure de notre mort », à l'heure où nous quittons le temps pour nous revêtir d'éternité. L'intelligence et l'amour de ces biens est entièrement en dehors de nos moyens naturels mais il est dit : « Demandez et vous recevrez. Frappez et l'on vous ouvrira ». La portière, par grâce, c'est Marie. Et souvenons-nous que dès ce monde, pour nous préparer à l'autre, Jésus a dit : « La vie éternelle c'est qu'ils te connaissent, toi, le seul vrai Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus-Christ ». Comment mieux connaître Jésus que par sa Mère ? L'âme maternelle de Marie s'évanouit d'amour dans la lumière divine et Dieu accomplit tous les désirs de cette âme pour notre conversion. 60:55 Instrument privilégié de la grâce divine, Marie continue de remplir sa tâche providentielle et d'attirer par son amour le Saint-Esprit en ses enfants. Saint Paul s'écrie parlant aux Galates : « Mes petits enfants ! pour qui je suis en travail jusqu'à ce que le Christ soit formé en vous ! » Marie par son intercession au sein de la Très Sainte Trinité forme en nous le Christ par le Saint-Esprit. Elle l'a fait jadis pour les apôtres. D'après la tradition elle a vécu vingt-cinq ans environ avec saint Jean jusqu'à sa glorieuse Assomption. Le quatrième évangile composé après cette longue intimité avec la Reine des Cieux a reçu son caractère théologique de la présence auprès de Jean du Siège de la Sagesse, de l'Arche d'Alliance et de l'Étoile du Matin. D. MINIMUS. 61:55 ### La nouvelle Histoire du Parti communiste de l'U.R.S.S. par Branko LAZITCH Branko Lazitch est l'un des meilleurs historiens de l'Internationale communiste. Ses deux principaux ouvrages font autorité : Lénine et la III^e^ Internationale (préface de Raymond Aron, Éditons de la Baconnière, Neuchâtel, 1950), et Les Partis communistes d'Europe, 1919-1955 (Plon, 1956). On lui doit aussi, sur la Yougoslavie pendant et après la guerre, plusieurs livres dont le plus connu est Tito et la révolution yougoslave (Fasquelle, 1957). Dans l'étude que l'on va lire, les références renvoient à la pagination de l'édition officielle en langue russe de l'Histoire du Parti communiste de l'Union soviétique. PLUS LE « MARXISME-LÉNINISME » dans sa version officielle soviétique devenait primaire, plus il lui fallait avoir son ABC, à l'exclusion de toute œuvre originale. La perfection, dans ce sens, fut atteinte par Staline : pour expliquer la soi-disant doctrine, il fabriqua « Les bases du léninisme » et pour enseigner à tous les communistes l'histoire du parti communiste russe, il commanda la rédaction du célèbre « Précis d'histoire du parti communiste (bolchevik) de l'U.R.S.S ». Ainsi, pendant près de 30 ans, le livre de Staline offrit aux communistes soviétiques et étrangers une version rudimentaire tant dans la forme que dans le fond du marxisme-léninisme ; de même, pendant près de 20 ans, le « Précis d'histoire du parti communiste », qui eut un des plus forts tirages du XX^e^ siècle, érigeait en vérité historique et objective les plus grossières falsifications que l'histoire ait connues. 62:55 L'écrasante majorité des hauts dirigeants du parti communiste soviétique et de tous les autres partis communistes, ainsi que la presque totalité des cadres moyens, ont été formés à cette école, comme en témoigne l'extrême indigence de leurs discours et de leurs écrits. Puis, subitement, au fameux XX^e^ congrès du parti communiste de l'U.R.S.S., en février 1956, Pankratova, membre du comité central et historienne de métier, après avoir participé à toutes les falsifications historiques de l'époque stalinienne, fit allusion dans son discours aux insuffisances de l'école historique soviétique. Elle fut d'ailleurs précédée par Krouchtchev lui-même qui déclara dans son rapport politique : « Il est nécessaire de rédiger un manuel marxiste d'histoire du parti, basé sur les faits historiques ». Mikoyan alla un peu plus loin et il mit ouvertement en cause ce fameux livre, commandé par Staline : « L'étude du marxisme-léninisme se réduit chez nous au Précis d'histoire du parti communiste. C'est évidemment une erreur. Si nos historiens s'avisaient d'étudier sérieusement et à fond les faits et les événements de l'histoire de notre parti en régime soviétique et ceux d'ailleurs qui sont exposés dans le précis de l'histoire du parti..., ils pourraient mieux éclairer maintenant, à la lumière du léninisme, bien des faits et des événements relatés dans cet ouvrage ». Ces paroles ne reflétaient pas, bien entendu, une tendance anti-stalinienne, dirigée par Mikoyan, contre les « staliniens » et encore moins une manœuvre de Krouchtchev, obligé de suivre le mouvement déclenché par Mikoyan, comme l'écrivirent à maintes reprises à cette époque Isaac Deutscher et d'autres « kremlinologues ». Il s'agissait simplement d'annoncer et d'exécuter une décision prise par la direction du parti, à savoir que le « Précis d'histoire » et les « Bases du léninisme » de Staline étaient au rebut et qu'ils devaient être remplacés par deux nouveaux manuels. Cette tâche fut confiée à deux équipes spéciales : celle pour la nouvelle histoire du parti, dirigée par B.N. Ponomarev, membre du comité central et l'un des principaux scribes du Kremlin pour les questions idéologiques -- et celle pour les bases du marxisme-léninisme, dirigée par O. W. Kuusinen, membre du présidium (politburo) du comité central et co-responsable avec Souslov des affaires du mouvement communiste international. Il semble que ces deux ouvrages auraient dû être prêts en 1958, mais le plan n'ayant pu être exécuté, ils sortirent, avec quelques mois de décalage, en 1959. 63:55 Désormais *ces deux ouvrages constituent la vérité officielle* telle qu'elle est décrétée par la direction collective de Krouchtchev et leurs conséquences auront une longue portée à la fois en Union soviétique et dans le mouvement communiste international. En U.R.S.S., la nouvelle « Histoire du parti communiste de l'Union soviétique » aura force de loi : toutes les universités, les instituts, les écoles, les journaux et les périodiques qui auront à traiter à n'importe quel moment de l'histoire russe de la fin du siècle dernier jusqu'en 1959, devront chercher la ligne générale dans cet ouvrage de base. Quant à son usage en dehors des frontières soviétiques, ce livre publié dans toutes les langues étrangères importantes deviendra le manuel obligatoire dans les écoles communistes du monde entier. Par ses rééditions successives et par ses affirmations ce livre finira sans doute par influencer, directement ou indirectement, même les milieux non-communistes, comme ce fut le cas avec la version stalinienne de l'histoire bolchevique. C'est dire que l'importance, sinon scientifique, du moins politique, de cet ouvrage ira en grandissant dans les années à venir. #### Les principes directeurs de l'ouvrage. Krouchtchev et Mikoyan, dans leurs discours au XX^e^ congrès, formulèrent une double exigence pour la rédaction de la nouvelle histoire du parti : mieux respecter les faits historiques et mieux les éclairer à « la lumière du léninisme ». Cet ouvrage collectif a donc le mérite d'indiquer comment le Kremlin voit les événements historiques et comment il les explique. Dans les dix premières années qui suivirent la victoire bolchevique en Russie, plusieurs auteurs écrivirent l'histoire du parti, dont certains, comme par exemple Zinoviev et Boubnov, exercèrent les plus hautes fonctions dans l'appareil du parti. Mais avec la montée de Staline, obsédé par l'idée fixe de sa grandeur historique, tous ces livres furent jugés coupables de ne pas avoir fait une place importante -- et pour cause -- à Staline ; ils furent donc retirés de la circulation et détruits. Un autre dirigeant bolchevik, E. Iaroslavski, se chargea de la besogne ingrate d'écrire une nouvelle version de cette histoire, conformément à la situation de fait à la fin des années 26-30, Staline étant le seul vainqueur et tous les autres compagnons de Lénine étant calomniés. Mais lorsque la liquidation physique des compagnons de Lénine succéda à leur liquidation politique la version de Iaroslavski fut jugée insuffisante et à son tour ce livre fut retiré. Finalement, en 1938, fut publié le « Précis d'histoire du parti bolchevik », écrit sous la surveillance étroite de Staline, qui n'hésita pas plus tard à se proclamer même l'auteur du livre. 64:55 Or -- et cette première constatation suffit déjà à situer la valeur du nouvel ouvrage -- les rédacteurs de cette nouvelle histoire ont pris pour base de leur travail précisément la version la plus mensongère publiée sur l'histoire du parti bolchevik. S'ils avaient vraiment voulu rapporter les événements et les faits historiques en toute vérité et objectivité, ils auraient dû suivre l'une des deux méthodes suivantes : se servir de toutes les versions de l'histoire du parti bolchevik publiées depuis 1917, ou les écarter toutes en raison de leur partialité et remonter aux sources pour écrire un ouvrage véritablement scientifique. Ils ont rejeté ces deux méthodes et ont basé leur travail sur le « Précis » stalinien, c'est-à-dire sur la plus grande falsification historique du siècle. La structure de la nouvelle *Histoire du parti* est rigoureusement identique à celle du *Précis *; les chapitres ont la même répartition chronologique et les mêmes titres. Le chapitre IV du *Précis* s'intitulait : « Menchéviks et bolchéviks pendant la période de la réaction stolypinienne » et le chapitre IV de la nouvelle histoire s'intitule « La lutte des bolcheviks contre la réaction ». Le chapitre suivant était, dans le Précis : « Le parti bolchevik dans les années d'essor du mouvement ouvrier à la veille de la première guerre impérialiste » et, dans la nouvelle histoire : « Le parti bolchevik dans les années du nouvel essor révolutionnaire ». Les sous-chapitres sont calqués également sur le modèle stalinien, de même que très fréquemment, des paragraphes entiers et des phrases tout simplement copiés du Précis stalinien. Il suffit d'ouvrir au hasard les deux livres pour trouver des affirmations identiques, reproduites à la lettre. Ainsi par exemple, à propos du V^e^ congrès du Parti réuni à Londres, en 1907, en présence des bolchéviks et des menchéviks, le Précis stalinien écrivait : « Dans son article « Notes d'un délégué », paru en 1907 ... le camarade Staline cite des données relatives à la composition du congrès. Il établit que les délégués bolcheviks avaient été envoyés au congrès principalement par les grandes régions industrielles (Pétersbourg, Moscou, Oural, Ivanovo Vornessensk, etc.). Quant aux menchéviks, ils avaient été délégués au congrès par les régions de petite production, où prédominaient les artisans, les semi-prolétaires, ainsi que par une série de régions essentiellement paysannes ». La même phrase se trouve à la page 112 de la nouvelle histoire, mais le nom de Staline y est supprimé. 65:55 Dans l'ancien Précis stalinien, l'entrée de Trotski et du groupe « mejrayontsy » (inter-rayons) au parti bolchévik, en 1917, était rapportée de la manière suivante : « En effet, certains *mejrayontsy*, par exemple Volodarski, Ouritski, d'autres encore, sont devenus par la suite des bolcheviks. Quant à Trotski et à certains de ses proches amis, ils étaient entrés dans le parti, comme on l'a su plus tard, non pour travailler au profit du parti, mais pour le disloquer, le faire sauter du dedans ». La nouvelle version est légèrement différente : « Comme cela a été montré dans la pratique, certains « inter-rayons » comme par exemple Volodarski, Ouritski, ont effectivement rompu avec leurs hésitations centristes ; quant à Trotski, entouré d'un groupe peu important de partisans... il est entré dans le parti pour y combattre de l'intérieur le léninisme et y imposer sa politique opportuniste et anti-socialiste. » (p. 222). \*\*\* Une fois établie *l'identité fondamentale* des deux versions, il faut constater que leur caractéristique principale est la même : le mensonge illimité et systématique. Cette nouvelle histoire n'a rien à voir ni avec la « science socialiste » ni avec la science tout court. Ceux qui prennent à la lettre le « marxisme-léninisme » dans sa version officielle, sont souvent portés à discuter des soi-disant conceptions matérialistes-historiques des soviétiques. Cet ouvrage montre clairement comment cette haute équipe est capable de produire un manuel où la conception matérialiste de l'histoire est remplacée par le culte du héros et la relation des événements subordonnée aux considérations de politique actuelle. Avant l'ère stalinienne, l'école historique soviétique, dont le représentant le plus marquant fut Prokrovski, s'efforçait d'appliquer la méthode du matérialisme historique dans les recherches. Ces travaux donnaient alors lieu à une double discussion : la méthode matérialiste était-elle bien maniée et les événements historiques étaient-ils complètement et exactement expliqués ? Mais ils ne ramenaient jamais le débat à la question : les faits historiques avaient-ils été falsifiés ? Cet abaissement ne fut atteint qu'avec Staline et la nouvelle version de cette histoire reste entièrement dans la tradition stalinienne. Il serait inimaginable qu'un historien « bourgeois » écrive l'histoire du 18 Brumaire sans mentionner une seule fois Napoléon. Or cette histoire bolchevique parle du coup d'État du 7 novembre 1917 à Pétrograd, sans jamais dire que Trotski en était le principal artisan. Il serait également impossible de supposer qu'un historien puisse écrire sur le Directoire ou le Consulat sans jamais mentionner les Consuls et les Directeurs ; mais cette histoire bolchevique parle de la Révolution de 1917 sans indiquer ni les noms des chefs bolcheviks (membres du politburo et du comité militaire-révolutionnaire) qui ont fait la révolution, ni les noms de ceux qui ont formé le premier gouvernement révolutionnaire soviétique. 66:55 Dans toutes les histoires, y compris celle que Trotski a écrite sur la révolution russe, le principe directeur est que la présentation des faits (dates, événements, hommes) doit être stricte et que leur interprétation reste libre. Dans cette histoire, c'est l'inverse : la présentation des faits est libre (ou plus précisément leur choix est arbitraire) et leur interprétation est strictement conforme aux directives. Toutefois, par rapport à l'ancien *Précis* stalinien, l'échafaudage des mensonges a été souvent modifié dans deux sens différents ; certains mensonges ont été affaiblis, mais d'autres ont été renforcés. A la première catégorie appartient le jugement sur toute la vieille garde bolchevique, liquidée par Staline. Les vieux bolcheviks sont restés, dans la nouvelle histoire comme dans celle de Staline, les adversaires jurés et constants de Lénine et du parti, mais ils ne sont plus qualifiés d' « espions impérialistes » et leurs procès sont passés sous silence. Par conséquent la situation des anciens compagnons de Lénine, dans cette nouvelle histoire, se présente de la curieuse manière suivante : a\) Zinoviev, Kamenev, Boukharine, Rykov, etc. ne figurent jamais parmi les chefs du parti, membres du politburo et du gouvernement soviétique ; b\) Ils n'apparaissent pas une seule fois comme compagnons de Lénine, même à l'époque où par exemple Zinoviev était seul avec Lénine, au sens littéral du terme (comme en Suisse au cours de la première guerre mondiale ou dans l'été de 1917 lors de la clandestinité de Lénine) ; c\) Chaque fois qu'ils ont manifesté, même timidement, le moindre désaccord tactique avec Lénine, le fait est monté en épingle et présenté comme preuve de leur activité antiparti ; d\) Rien n'indique quand ils sont entrés dans l'histoire du parti bolchevik, ni comment s'est achevée leur vie politique et leur vie tout court. La différence dans la méthode du mensonge entre le *Précis* et la nouvelle *Histoire* se mesure le mieux par l'importance attribuée à Lénine et à Staline. Dans l'ancien *Précis,* Staline s'efforçait de décupler son rôle par rapport à celui de Lénine ; dans la nouvelle *Histoire,* Staline est ramené à de plus justes proportions, mais Lénine et son parti atteignent la toute-puissance divine. Jamais l'adage de Carlyle, à savoir que « l'histoire est la biographie des hommes célèbres », n'a été aussi bien illustré que par ce que cette histoire « matérialiste » a fait de la personne de Lénine. 67:55 #### Le Parti jusqu'à la prise du pouvoir. La première page introductive donne le ton du livre : « Le parti communiste a conduit les peuples de Russie à travers les trois révolutions : bourgeoise-démocratique de 1905-1907, bourgeoise-démocratique de février 1917 et la grande révolution socialiste d'Octobre... » (p. 3). Aucune des histoires précédentes du parti, y compris celle de Staline, n'a jamais osé attribuer aux bolcheviks les mérites des deux premières révolutions. Le Précis stalinien d'histoire écrivait dans son introduction : « L'histoire du parti communiste de l'U.R.S.S. est l'histoire de trois révolutions : révolution démocratique bourgeoise de 1905, révolution démocratique bourgeoise de février 1917 et révolution socialiste d'octobre 1917 ». Les prédécesseurs de Staline ne songeaient nullement à falsifier ces faits historiques notoirement connus et avouaient tout simplement l'état inférieur du parti bolchevik. Ainsi, par exemple, Zinoviev écrivait à propos de la première révolution de 1905 : « Le 9 janvier et les événements ultérieurs mirent au premier plan quelques personnalités sans-parti. Le fait est tout à fait compréhensible, car notre parti, alors clandestin, ne pouvait se lier aussi étroitement qu'il l'aurait fallu à la masse ouvrière soulevée ». (*Histoire du parti communiste russe,* Librairie de *l'Humanité,* Paris, 1926, p. 107). Quant à la révolution de février-mars 1917, Zinoviev était encore plus catégorique (en quoi il ne faisait que répéter une vérité connue de tous) : « *Notre parti ne joua pas un rôle décisif dans la révolution de mars* 1917, *et il ne pouvait le faire car la classe ouvrière était alors pour la défense nationale* » (p. 175). Dans les histoires du parti bolchevik, antérieures à celle de Staline, les auteurs admettaient que Lénine et son parti traversèrent des moments difficiles, qu'ils furent souvent sinon toujours minoritaires par rapport aux deux autres partis socialistes : menchéviks et socialistes-révolutionnaires, que des discussions et des divisions graves secouèrent souvent le parti, que Lénine lui-même dut quelquefois, en raison des circonstances, changer de tactique et même de conceptions fondamentales (comme par exemple dans la question agraire ou dans la transformation de la révolution bourgeoise-démocratique en révolution prolétarienne-socialiste). Tout cela, bien entendu, a complètement disparu sous la plume de Staline d'abord et sous celle de cette nouvelle équipe d'historiens post-staliniens aujourd'hui. Désormais il est dit que Lénine eut toujours raison, que ses arguments furent les meilleurs, que sa fraction fut plus nombreuse que les autres groupements socialistes, qu'il fut infaillible et invincible à tout moment. 68:55 Et pour comble d'absurdité, les auteurs de cette mythologie, à laquelle Lénine Lui-même fut toujours hostile, se proclament non seulement ses fidèles disciples, mais aussi les adeptes du « socialisme scientifique » et de la « conception matérialiste » de l'histoire ! \*\*\* Évidemment, pour corroborer ce mythe, les auteurs de l'ouvrage sont obligés de mentir à la fois sur les événements et sur le développement interne du parti bolchevik. A cet égard, il suffit de constater que tout au long de ces centaines de pages, le parti est sans cesse glorifié, mais que *pas une seule fois,* depuis sa fondation jusqu'en 1957, *la composition de son organisme dirigeant n'est intégralement donnée.* A l'occasion du V^e^ congrès du parti social-démocrate de Russie (nom officiel du parti à l'époque où les menchéviks et les bolchéviks en faisaient officiellement partie), qui eut lieu en 1907 à Londres, cette histoire dit : « Le congrès a élu le comité central, dans lequel les partisans de la ligne léniniste avaient remporté la majorité » (p. 114). Mais l'histoire passe sous silence que le premier élu, outre Lénine, au nom des bolcheviks « partisans de la ligne léniniste » était précisément Zinoviev, qui venait d'entrer pour la première fois dans le comité central, dont il sera membre pendant 20 ans. En janvier 1912, une vingtaine de bolcheviks se réunirent à Prague, décidèrent de se séparer même formellement des menchéviks et formèrent leur propre comité central. Lénine y fut élu, suivi de Zinoviev et quelques autres auxquels fut adjoint Staline par cooptation. Ce dernier, dans son Précis d'histoire, désireux de s'octroyer un droit d'ancienneté, écrivait qu'il fut élu membre du comité central lors de cette conférence, mais d'autre part il se tut sur l'élection de Zinoviev. La nouvelle histoire conserve un silence mensonger sur Zinoviev, mais rétablit la vérité sur Staline, coopté plus tard au comité central (p. 153). Lorsqu'en 1914 éclata la première guerre mondiale, les bolcheviks furent placés dans une situation dramatique, à la fois dans le pays et à l'étranger, comme l'écrivit Zinoviev dans son histoire du parti : « La guerre amena la destruction presque complète du parti... Durant les années 1915 et 1916, nous ne fûmes qu'une minorité insignifiante qui s'efforçait de renouer les liens internationaux et de rester en contact avec le mouvement russe » (pp. 166 à 172). La nouvelle version historique brosse un tableau entièrement différent des bolcheviks, qui auraient préparé fiévreusement en 1914-15 l'avènement de la révolution de 1917 ! 69:55 Avec l'année 1917, les deux procédés complémentaires de cette histoire : défigurer les événements et taire les noms des collaborateurs intimes de Lénine, ne connaissent plus de bornes. Lorsque, à son retour à Pétrograd, Lénine convoqua la célèbre conférence d'avril 1917 pour reprendre en mains la direction du parti, il fit élire à la fin de ses travaux un comité central dont la composition était la suivante : Lénine, Zinoviev, Kamenev, Milioutine, Noguine, Sverdlov, Smilga, Staline et Fédorov. La nouvelle histoire ne mentionne qu'un nom, celui de Lénine. Lorsqu'en juillet 1917, le VII^e^ congrès du parti bolchevik se réunit en l'absence de Lénine, obligé de se cacher, il élut un comité central dont la composition était la suivante : Lénine, Zinoviev, Kamenev, Trotski, Noguine, Kollontaï, Staline, Sverdlov, Rykov, Boukharine, Artem, Ouritski, Milioutine, Berzine, Boubnov, Dzerjinski, Krestinski, Mouranov, Smilga, Sokolnikov et Chaoumian. La majorité d'entre eux fut liquidée par Staline ; aussi leurs noms ne furent pas mentionnés dans le Précis d'histoire. Mais comme ces victimes de Staline n'ont pas été réhabilitées par Krouchtchev, leurs noms continuent de ne pas figurer parmi les membres du comité central. Toutefois, c'est dans les journées d'octobre 1917 que les falsifications de la nouvelle histoire culminent et s'identifient à celles du Précis stalinien. Lorsque le soviet de Pétrograd passe aux mains des bolcheviks et élit Trotski comme président, la nouvelle histoire passe sous silence cette élection. Le 23 octobre (calendrier grégorien) le plénum du comité central bolchevik se réunit en présence de Lénine, rentré clandestinement à Pétrograd. Sur les instances de son chef, le plénum décide l'insurrection armée, à laquelle ne s'opposent que deux membres du comité central : Zinoviev et Kamenev. Trotski jugeait utile de faire coïncider cet événement avec l'ouverture du congrès des Soviets fixé au 7 novembre. Sa position fut qualifiée a posteriori par Staline, dans le Précis d'histoire, d'équivalente à une trahison et cette calomnie à peine atténuée est maintenue dans la nouvelle histoire. Le 26 octobre fut formé un comité militaire-révolutionnaire chargé de préparer l'insurrection armée et Trotski cumula la double fonction du président du soviet et de ce comité ; ce fait est soigneusement escamoté à la fois par l'ancien Précis et par la nouvelle histoire. Le 29 octobre fut créé un autre organisme, centre du parti, dont faisait partie Staline ; celui-ci en prit prétexte pour s'attribuer vingt ans plus tard le mérite de l'insurrection du 7 novembre, oubliant ses propres paroles à l'occasion du premier anniversaire de ce même évènement : 70:55 « Toute l'activité concernant l'organisation pratique de l'insurrection se mena sous la direction immédiate du président du soviet de Pétrograd, le camarade Trotski ». Dans son Précis, Staline attribua un rôle entièrement différent à Trotski : « En séance du Soviet de Pétrograd, Trotski, par vantardise, livra à l'ennemi la date arrêtée par les bolcheviks pour déclencher l'insurrection... » Cette calomnie a disparu dans la nouvelle histoire, mais la vérité sur le rôle de Trotski n'a pas pour autant été rétablie, la direction effective du coup de force d'Octobre ayant été cette fois attribuée à Lénine. La nouvelle histoire, à l'instar de l'ancien Précis stalinien, ne souffle mot de ce que le 7 novembre au soir à l'ouverture du 2^e^ congrès des soviets, Trotski proclama, au nom des bolcheviks, la prise du pouvoir à Pétrograd, de même qu'elle refuse de donner les noms des membres du premier conseil des commissaires du peuple, formé le 8 novembre. La raison en est simple : sur ces 15 ministres du premier gouvernement soviétique, quatre eurent la chance de mourir de mort naturelle ou d'accident et les neuf autres furent liquidés par Staline. La majeure partie de ces victimes n'étant pas réhabilitée par la direction actuelle de Krouchtchev, ils ont tout simplement cessé d'exister dans l'histoire soviétique. Chaque fois que cette histoire doit invoquer la création d'une institution révolutionnaire, elle tait le nom de ses dirigeants, mais chaque fois qu'elle évoque un événement ou une décision, elle l'attribue invariablement à Lénine, quitte à l'inventer. Ainsi, à propos du décret du 15 janvier 1918 sur la création de l'armée rouge, le nom de son fondateur, Trotski, est oublié et le mérite en est désormais attribué à Lénine ! En fait, il n'y a pas un seul événement dont le déroulement ait été décrit conformément à la vérité matérielle et dont les protagonistes soient exactement mentionnés, ce qui n'empêche nullement les rédacteurs de cet ouvrage collectif d'écrire, dans leur introduction, que « l'étude de l'histoire du parti aide à se rendre maître du marxisme-léninisme ». #### De 1917 à 1924. *L'Histoire du parti communiste de l'U.R.S.S.* depuis la prise du pouvoir, à Pétrograd, le 7 novembre 1917, jusqu'à la mort de Lénine, en janvier 1924, est construite sur deux postulats remarquablement simples : *identification du parti au peuple* et *attribution à Lénine de tout* ce que le parti a réalisé. 71:55 Dès le début du chapitre VII, consacré aux événements au lendemain du 7 novembre, ces deux propositions sont érigées en vérités indiscutables : « Le prolétariat est devenu la classe dominante... Derrière le pouvoir soviétique s'est rangée la majorité écrasante du peuple : ouvriers, soldats, paysannerie travailleuse. A la tête de ce puissant camp du peuple travailleur se trouvait le parti bolchévik. Le camp des ennemis du pouvoir soviétique se composait des gros propriétaires fonciers, des capitalistes, des Koulaks et des représentants de leurs intérêts : monarchistes, cadets, socialistes-révolutionnaires, menchéviks, anarchistes et nationalistes bourgeois » (p. 244). Mais les auteurs de cet ouvrage doivent reconnaître, quelques pages plus loin, dans les deux brefs paragraphes consacrés à la dissolution de l'Assemblée constituante, que cette image d'Épinal s'accorde difficilement avec la réalité. Après avoir écrit, sans nullement essayer de s'appuyer sur les faits, que le peuple était derrière les bolchéviks, les auteurs avouent qu'*immédiatement après le* 7 *novembre ce même peuple vota à une majorité écrasante contre le pouvoir bolchévik.* Cependant ce fait historique, à savoir le faible pourcentage des suffrages exprimés au profit des bolchéviks (25 % contre 58 % pour les socialistes-révolutionnaires ou S.R.), est tout simplement escamoté par *l'affirmation gratuite que le peuple avait approuvé la décision bolchévique de dissoudre la Constituante.* La manière dont l'événement est raconté et justifié dans cette nouvelle Bible ILLUSTRE MAGISTRALEMENT A QUOI SERVENT LA « DIALECTIQUE » ET LE « MATÉRIALISME HISTORIQUE » PANS LEUR USAGE POST-STALINIEN : « Le parti a fait échouer le plan contre-révolutionnaire visant à renverser le pouvoir soviétique par l'intermédiaire de l'Assemblée constituante. Les élections à l'Assemblée ont eu lieu en novembre d'après les listes dressées avant la Révolution d'octobre. Elles se sont déroulées dans la situation où une partie considérable du peuple n'avait pas encore saisi le sens de la révolution socialiste. Les S.R. de droite en profitèrent et réussirent à recueillir la majorité des voix dans les régions et les provinces éloignées de la capitale et des centres industriels... Le 6 janvier, par décret du comité exécutif, l'Assemblée constituante fut dissoute. Le peuple approuva la dissolution de cette assemblée bourgeoise... » (pp. 252-53). Ces assertions ne résistent ni à un examen des faits ni à une analyse logique. Elles parlent d'une majorité des suffrages non-bolchéviks dans les régions éloignées et sous-développées, alors qu'à Pétrograd, par exemple, où ils exerçaient déjà leur terreur, les bolchéviks étaient en minorité, avec 45 % des voix. 72:55 D'autre part elles n'expliquent pas cette contradiction logique fondamentale : *comment ce peuple, déclaré entièrement acquis aux bolchéviks, a pu ce même mois de novembre* 1917 *voter par* 75 % *contre eux.* Pas davantage elles n'expliquent -- et pour cause -- comment ce même peuple a approuvé un mois plus tard l'acte de violence contre la Constituante, qu'il avait lui-même librement élue. Quant à Lénine, le chapitre VII définit son rôle surnaturel et omniprésent, lui attribuant non seulement ses mérites réels, mais aussi ceux de tous ses proches collaborateurs, liquidés plus tard par Staline et maintenus en état de disgrâce posthume par Krouchtchev : « Au cours de la Révolution d'octobre et de l'édification du pouvoir soviétique, le génie d'organisation de Lénine s'est manifesté avec une force exceptionnelle. A la tête du conseil des commissaires du peuple, Lénine a dirigé directement la création de l'appareil central du pouvoir soviétique et guidé l'édification du régime soviétique à l'échelle du pays tout entier » (p. 248). Personne au monde n'a nié le rôle prépondérant de Lénine dans le parti bolchévik d'abord et dans l'État soviétique ensuite, mais personne -- sauf l'école stalinienne et post-stalinienne -- n'a songé à le parer des mérites des autres chefs de la Révolution d'octobre. C'est pourquoi un chapitre d'importance capitale : *la création de l'armée rouge et sa victoire dans la guerre civile,* ne peut être traité scientifiquement qu'en Occident « capitaliste », alors que dans le « premier pays du socialisme » il reste l'objet d'une falsification illimitée, comme le montre cette nouvelle histoire. Dans cet ouvrage (comme dans l'ancien Précis stalinien) *le nom de Trotski ne doit apparaître qu'en coupable.* Par conséquent, l'histoire officielle l'ignore en toutes occasions : quant à sa nomination au poste de commissaire à la guerre et de président du Conseil révolutionnaire de guerre, quant à sa participation dans la guerre civile, en particulier à la bataille de Pétrograd. Mais l'ouvrage indique subitement qu'en 1925 Trotski fut relevé de ses fonctions dirigeantes de l'armée rouge. De même, le fameux « testament » de Lénine, bien que publié intégralement dans le *Kommunist* en 1956, se trouve tronqué en ce qui concerne Trotski. Les paroles de Lénine sont rapportées fidèlement dans la mesure où elles expriment un jugement plutôt réservé sur Trotski : son non-bolchévisme d'autrefois, son assurance en soi-même et son penchant vers le côté administratif des choses ; mais le passage où Lénine dit que « personnellement Trotski est, indiscutablement, l'homme le plus capable du comité central actuel » n'y figure pas. 73:55 #### Staline au service du Parti. Si le principe décidé à l'égard de Trotski (garder en général le silence sur son rôle historique et le mentionner accessoirement en tant qu' « élément anti-parti ») est relativement facile à appliquer, ce procédé est inapplicable à Staline. La nouvelle version de l'histoire ne peut ni maintenir l'ancienne apothéose de Staline, contenue dans le Précis, ni évidemment situer Staline à sa véritable place (ce qui ferait apparaître immédiatement tous les Krouchtchev, Mikoyan et consorts comme complices d'un bourreau sans précédent), ni éliminer le nom de Staline de 30 ans d'histoire du parti (comme c'est le cas pour les autres compagnons de Lénine). Il fallait donc éviter ce triple écueil et essayer de trouver une solution intermédiaire. Désormais toute la glorification démentielle de Staline est supprimée de l'histoire du parti et le terme « génial », employé constamment pour Lénine, ne figure pas une seule fois pour Staline. Selon la nouvelle version, *ce n'est pas Staline* qui a régné en tyran tout-puissant du parti et du pays pendant près de 30 ans, mais *le Parti,* dont Staline *n'était qu'un agent d'exécution.* Le dosage savamment pratiqué à l'égard de Staline présente son rôle dans le parti de la manière suivante : Tout d'abord, la moindre mention de ses exploits bolchéviks antérieurs à 1906 est supprimée et son nom ne figure que modestement parmi une douzaine de « révolutionnaires professionnels », formés à l'école de l'action révolutionnaire au début du siècle. La première apparition dans les cercles dirigeants du parti remonte au IV^e^ congrès, tenu en 1906 à Stockholm, mais la nouvelle « Histoire » écrit qu'à l'occasion de la discussion sur la question agraire, sa position erronée fut critiquée par Lénine. En mars 1917, à la veille du retour de Lénine de Suisse, Staline prit à l'égard du gouvernement provisoire une position que la nouvelle *Histoire* définit, à juste titre, comme étant en désaccord avec celle de Lénine (p. 201), en se hâtant de préciser, dans la même phrase, que Staline abandonna rapidement cette position et se rallia à celle de Lénine. En ce qui concerne la conférence d'avril du parti, l'Histoire dans sa nouvelle version, ne mentionne qu'un seul dirigeant ayant présenté un rapport dans l'esprit léniniste : Staline (les autres orateurs, tus que Kamenev ou Piatakov étant qualifiés d'anti-léninistes). Staline figure par la suite parmi les compagnons fidèles de Lénine dans le conflit qui l'opposa à la majorité du comité central lors de la conclusion du traité de paix de Brest-Litovsk, de même qu'il compte parmi les dirigeants bolchéviks qui menèrent à bien la guerre civile. 74:55 L'ouvrage indique exactement qu'à l'issue du XI^e^ congrès, en avril 1922, Staline fut élu secrétaire général du comité central, fait que l'ancien Précis stalinien passait sous silence. La nouvelle version raconte la lutte pour la succession de Lénine comme un conflit entre le Parti (représenté par Staline) et les anti-parti, (groupant tous les autres membres du politburo). Le début de cette lutte, engagée avant la mort de Lénine, est décrit comme suit : « Profitant de ce que le chef du parti, Lénine, gravement malade, dut se retirer, Trotski recommença sa lutte contre le comité central léniniste, contre le parti » (p. 357). Tel est le principe directeur choisi pour narrer les phases de cette lutte ; ce qui en résulte est souvent étrange. Ainsi, le fait que Zinoviev et Kamenev formèrent avec Staline, le triumvirat (« troïka ») pour éliminer Trotski, est entièrement oublié, mais dès le moment où Zinoviev et Kamenev rompirent avec Staline pour se rallier à Trotski, le fait est rapporté et sert à les classer dans le camp des « anti-parti ». \*\*\* Le tour de force le plus surprenant est néanmoins la tentative d'expliquer cette situation totalement contraire à la thèse principale sur Staline, disciple fidèle de Lénine, et respectueux de la volonté du parti : comment le XIII^e^ congrès, réuni trois mois après la mort du grand chef et entièrement composé de « léninistes », sans une seule voix d'opposition, a pu ne pas respecter le conseil exprimé, dans son Testament, sur l'élimination de Staline du secrétariat ? *L'Histoire* s'en tire par cette pirouette : « Après avoir examiné la lettre de Lénine, les délégations, ayant pris en considération les mérites de Staline, sa lutte inébranlable contre le trotskisme et contre les autres groupements anti-parti, se prononcèrent sur le maintien de Staline au poste de secrétaire général, à condition toutefois que Staline tienne compte de la critique de Lénine et en tire les conclusions qui s'imposent. Le parti prit en considération le fait que les trotskistes avaient concentré leur feu en particulier contre Staline, lequel défendait le léninisme avec fermeté et d'une manière suivie. Dans ces conditions, le retrait de Staline de son poste de secrétaire général du comité central aurait pu être exploité par les trotskistes au détriment du parti, du marxisme-léninisme et de l'édification du socialisme en U.R.S.S. » (p. 363). 75:55 Dépouillés de leur phraséologie sur le marxisme-léninisme et sur l'édification du socialisme, ces propos comportent une vérité essentielle : l'élimination de Staline aurait entraîné en effet le départ de ses partisans et créatures dont il avait déjà peuplé l'appareil du parti et dont il avait composé ce « congrès monolithique » de 1.164 délégués. Placés devant le dilemme : suivre le conseil du chef déjà mort, ou se ranger derrière le nouveau maître, auquel ils étaient en grande partie redevables de leur carrière, les délégués bolchéviks optèrent pour le second terme. Tout le reste n'est que littérature, en particulier la thèse fabriquée a posteriori au Kremlin selon laquelle la lutte entre Staline et Trotski était un conflit idéologique entre le premier, qui voulait « l'édification du socialisme dans un pays » et le second qui préconisait « la révolution permanente », version qui finit par être définitivement admise même en Occident. Il n'est pas étonnant que la nouvelle *Histoire* la maintienne intégralement : « La question des possibilités d'édification du socialisme en U.R.S.S. était la question principale sur laquelle se séparèrent de Lénine et du parti tous les opportunistes, tous les groupes et toutes les fractions. Les plus fervents adversaires de la théorie léniniste de l'édification du socialisme dans le pays soviétique étaient Trotski, Kamenev, Zinoviev, Radek » (p. 371). Tout est mensonge dans ces lignes, mais le point culminant est indiscutablement l'introduction dans l'exposé de ce conflit, situé vers la fin de 1925, de Lénine qui était mort depuis près de deux ans. Car selon la thèse désormais officielle la victoire ne s'est pas faite au profit exclusif *de Staline *; ce sont l'esprit et les idées *de Lénine* qui ont triomphé de Trotski et de tous les autres, comme l'indique cette *Histoire* au moment où Staline expulse du parti Trotski, Zinoviev et autres compagnons de Lénine : « Le bloc anti-parti fut battu à plate couture. La politique léniniste du parti avait vaincu » (p. 387). L'Histoire escamote, bien entendu, le fait que les deux principaux postulats « idéologiques » de l'édification du socialisme (la collectivisation et l'industrialisation) avaient été préconisés plusieurs années durant par Trotski, alors que Staline les combattait (pour les imposer ensuite, dès que Trotski fut éliminé). L'opération politique que les maîtres actuels du Kremlin escomptent de l'histoire du parti se résume en ceci : ils tiennent à *la légitimé de leur pouvoir hérité de Staline,* celui-ci l'ayant exercé légitimement au nom du parti pendant près de 30 ans. En vertu de ce principe, la liquidation de la vieille garde de Lénine est approuvée en tant qu'œuvre de salubrité révolutionnaire et léniniste et les éloges à Staline pour l'exécution de cette haute besogne ne manquent pas. 76:55 Tous les rapports qu'il a présentés aux congrès du parti, depuis son accession au secrétariat du comité central, sont dûment signalés. Invariablement, pour les 15^e^, 16^e^ et 17^e^ congrès du parti, les historiens emploient des phrases stéréotypées : « Le rapport du comité central fut présenté par Staline. Le congrès approuva l'activité du comité central sur le plan politique et d'organisation » (p. 394). Quant à « la contribution idéologique » de Staline, elle non plus, n'est pas négligée et l'ouvrage exalte à maintes reprises ses mérites. Cette *Histoire* complimente ainsi Staline pour *son* premier manuel de léninisme élémentaire : « L'étude de l'histoire du parti a armé les communistes du marxisme-léninisme. Dans ce sens, a beaucoup servi le livre publié en 1924 par Staline sur « les bases du léninisme », où sont exposées sommairement et clairement les questions fondamentales du léninisme, de la théorie et de la pratique de la révolution prolétarienne et de la dictature du prolétariat, en même temps qu'il souligne ce que Lénine a apporté de neuf au marxisme » (p. 359). A propos des deux « études » que Staline publia également en 1924 contre le trotskisme, le livre souligne que ce travail a joué « un grand rôle pour démasquer le trotskisme », que Staline a « défendu le léninisme » et « démontré l'essence antimarxiste de la théorie trotskiste de la révolution permanente » (p. 366). Quelques pages plus loin, on note comme un événement très important, la parution en janvier 1926, du livre de Staline sur *Les questions du léninisme,* avec les mêmes formules : il a défendu le léninisme, joué un grand rôle, démasqué Trotski et Zinoviev, etc. Bref, Staline apparaît en tant que disciple de Lénine non seulement dans la défense du parti, mais aussi dans la défense de la doctrine « marxiste-léniniste » ; l'écrasement par lui de toute la vieille garde est salué comme un événement décisif : « Le mérite du parti consiste dans le fait d'avoir détruit jusqu'au bout le trotskisme, d'avoir armé les masses populaires d'un clair programme léniniste pour la victoire du socialisme en U.R.S.S. et d'avoir organisé cette victoire » (p. 398). #### Les procès monstres. L'inauguration des plans quinquennaux, marquant la soi-disant édification du socialisme en U.R.S.S. a ouvert l'ère des procès monstres, fabriqués de toutes pièces : les aveux les plus incroyables remplaçaient les preuves, les accusés glorifiaient les mérites du régime qu'ils étaient censés avoir voulu renverser, de prétendus témoins sortaient des prisons, les avocats rivalisaient avec le procureur public pour exiger un châtiment exemplaire. 77:55 Selon l'engrenage bien connu, les premières victimes de ces procès furent des non-bolchéviks, puis ceux qui s'étaient ralliés au bolchévisme et enfin les anciens chefs bolchéviks, compagnons de Lénine. Comment la nouvelle *Histoire* traite-elle ce chapitre sanglant de la vie soviétique ? Le premier procès eut lieu dès 1928 contre « l'organisation des ingénieurs-saboteurs dans la région minière de Donetz » (procès de Chakhty) et comportait déjà tous les éléments mensongers, caractéristiques de ce genre de procès. L'ancien Précis stalinien en parlait, bien entendu et la nouvelle *Histoire* (p. 401) le répète en termes presque identiques, mais sans citer toutefois le nom du principal accusé. Trois autres farces judiciaires des années 1930-31 trouvent également leur place dans la nouvelle version. Le premier procès fut celui du « parti industriel », impliquant le professeur Ramzine qui reconnut avoir voulu renverser le pouvoir soviétique et avoir projeté d'instituer le gouvernement d'un parti industriel capitaliste, crime pour lequel il fut condamné à mort. Mais cette fois les Soviétiques ne transformèrent pas cette farce en tragédie : la peine du professeur Ramzine fut commuée en 10 ans de prison et, peu après il reprit même ses fonctions, fut décoré en 1943 de l'Ordre de Lénine et récompensé par Staline d'un prix spécial de 150.000 roubles, pour ses « mérites du travail » (le même travail qui lui avait valu d'être condamné à mort). Il mourut en 1948 et trouva une place très honorable dans la Grande encyclopédie soviétique ! Cela n'empêche pas la nouvelle « Histoire » de maintenir les accusations absurdes sur le « rôle pernicieux » du parti industriel (alors que l'ancien Précis stalinien avait passé ce procès sous silence). La nouvelle « Histoire » parle également du procès des menchéviks, en réalité transfuges de ce parti et ralliés au pouvoir soviétique, bien que l'absurdité des accusations et des preuves fût pleinement démontrée à l'époque, en particulier par le fait que le procureur (en guise de preuve) et les accusés (en guise d'aveux) s'appuyèrent sur une prétendue visite clandestine à Moscou de R. Abramovitch, présent, à la date indiquée, au congrès de l'Internationale socialiste à Bruxelles ! Mais la nouvelle Bible donne la pleine mesure de son mépris pour la vérité quand elle en arrive à l'assassinat de Kirov à Leningrad, le 1^er^ décembre 1934, qui marqua le début des grands massacres en U.R.S.S. Le crime est rapporté presque de la même manière dans les deux « Histoires » bolcheviques : dans le Précis stalinien, l'assassin était un « adhérent du groupe anti-soviétique Zinoviev », mais selon la nouvelle version il était « en rapports avec certains anciens adhérents du groupe anti-parti Zinoviev », affirmation qui rend entièrement responsable l'ancienne opposition et ne souffle mot des circonstances troubles de cet assassinat, auquel Staline n'aurait pas été entièrement étranger, comme le laissa entendre Krouchtchev lui-même dans son discours secret au XX^e^ congrès : 78:55 « Il faut avouer que jusqu'à maintenant les circonstances entourant l'assassinat de Kirov dissimulent beaucoup de choses qui sont inexplicables et mystérieuses et exigent un examen des plus attentifs. Il y a quelque raison de croire que le meurtrier de Kirov, Nicolaïev, a été aidé par l'un de ceux dont la mission était de protéger la personne de Kirov. » Dans l'ancien Précis stalinien, à l'assassinat de Kirov succédait le premier grand procès monstre du groupe Zinoviev-Kamenev, ce qui était d'ailleurs conforme à l'évolution des événements en U.R.S.S. Mais dans la nouvelle version, décidée par la direction collective actuelle, ces procès monstres ne doivent ni être étalés au grand jour (comme sous Staline), ni être condamnés (comme l'exigerait le moindre sentiment de justice) ; en conséquence ils doivent disparaître. Ainsi là où l'ouvrage devrait évoquer le procès contre Zinoviev-Kamenev au cours des événements de 1935-36, le silence est total et deux pages sont consacrées à la vérification et à l'échange des cartes du parti ! Le même silence est observé pour deux autres procès monstres, en 1937 et en 1938 : aucune allusion n'est faite à l'exécution du maréchal Toukhatchevski et des autres chefs de l'armée rouge. #### La critique de Staline. Dans cette nouvelle histoire officielle, *seuls quatre faits figurent au passif de Staline :* 1\) Vers 1937-38 son activité est marquée par une rupture entre la théorie et la pratique, conduisant au culte de sa personnalité, qui à son tour provoqua deux méfaits : « la violation de la légalité socialiste et la répression en masse, qui portèrent un préjudice sérieux au parti communiste » (p. 484). On avoue que « la répression a fait souffrir nombre de communistes et de sans-parti honnêtes qui n'étaient nullement coupables » (p. 484), mais on ajoute immédiatement que la responsabilité en incombe surtout à Béria et à Iéjov. Le dosage jugé politiquement opportun a commandé cette présentation de la « grande purge », sans tenir aucun compte, bien entendu, de la vérité matérielle. Ainsi, toutes les victimes de Staline avant cette date ont été implicitement reconnues coupables et la réhabilitation de 1945-55 mentionnée dans l'ouvrage ne *joue pas pour la vieille garde de Lénine, mais exclusivement au profit des staliniens fidèles, tombés victimes de la fureur homicide de Staline.* 79:55 D'autre part, sur deux commissaires du N.K.V.D. à l'époque des grands massacres, l' « Histoire » ne mentionne pas le premier, Iagoda, accable le second, Iéjov, mais le place après Béria, promu chef de la police seulement en 1939, au moment précisément où les massacres touchaient à leur fin. 2\) Le deuxième reproche se rapporte à *la surprise causée au Kremlin par l'attaque allemande,* le 22 juin 1941. Il est écrit à ce sujet : « L'agression de l'Allemagne fasciste n'était pas totalement inattendue pour l'U.R.S.S. Le parti, le gouvernement et le peuple soviétique savaient qu'en dépit de l'existence du pacte germano-soviétique de non-agression, l'Allemagne fasciste déclencherait tôt ou tard la guerre contre l'U.R.S.S. » (p. 518). Mais *malgré cette perspicacité du parti, du gouvernement et du peuple, l'attaque a provoqué une surprise par la faute d'un seul homme :* Staline, « aux mains duquel se trouvait la direction suprême du pays et du parti et qui disposait de données authentiques sur la concentration et le déploiement en ordre de combat des armées allemandes-fascistes aux frontières occidentales de l'U.R.S.S. et sur leur capacité de déclencher l'agression contre le territoire soviétique. Toutefois il jugeait les informations authentiques comme de la provocation » (p. 519). 3\) Après la résolution du Kominform contre Tito, en 1948, résolution « juste dans ses positions fondamentales » (p. 614), Staline commit une erreur sérieuse, *élargissant le conflit du domaine marxiste-léniniste à celui des rapports étatiques et diplomatiques* entre l'U.R.S.S. et la Yougoslavie. Mais la responsabilité de Staline est immédiatement réduite dans la phrase suivante, par l'introduction du « bouc émissaire » inévitable, Béria, coupable d'actes hostiles envers la Yougoslavie. En d'autres termes, l' « Histoire » proclame comme version officielle et authentique le mensonge prononcé pour la première fois par Krouchtchev à sa descente d'avion à Belgrade, en 1955, mensonge qui fit rire tout le monde, y compris Tito lui-même. 4\) Les intentions homicides de Staline, à la veille de sa mort, à l'égard des anciens membres du politburo, intentions dont Krouchtchev a confirmé l'existence dans son discours secret, ne sont pas l'objet de la moindre allusion. Mais par un autre biais, les auteurs aux ordres de la direction du parti font naître l'idée que Staline se préparait à la même action qu'en 1937-38 : les formules du « culte de la personnalité » et de ses « conséquences négatives » réapparaissent à la veille du congrès de 1952 (comme elles avaient été employées précédemment pour la période sanglante de 1937-38). 80:55 Ce jugement historique sur Staline, formulé par ses successeurs, est devenu obligatoire pour tous les communistes. Ainsi cette « Histoire » ne fait que reproduire la *Grande encyclopédie soviétique* de 1957, de même que Maurice Thorez, dans sa nouvelle version de *Fils du peuple,* paraphrase simplement les deux textes soviétiques. #### Krouchtchev et les autres dirigeants. Les événements de l'époque de Lénine sont relatés de telle manière qu'on ne peut éviter de se poser une question capitale, à laquelle l'ouvrage n'esquisse aucune réponse : *comment se fait-il que Lénine, chef génial et infaillible, fut durant toute son action entouré d'un politburo dont tous les membres, sauf Staline, étaient des* « *éléments antiparti* » ? Une question analogue se pose à propos du règne de Staline : *comment expliquer que la majorité des membres de son politburo ne mérite plus la moindre mention *? La réponse est simple : les compagnons de Lénine étant exterminés par Staline et les courtisans de celui-ci étant éliminés par Krouchtchev, les uns et les autres n'ont plus aucun droit à figurer dans l'histoire. L'application de cette décision devait forcément conduire les auteurs à énoncer des contre-vérités absurdes dont voici un échantillon : l'ouvrage note (p. 526) la création, le 30 juin 1941, du comité d'État pour la défense nationale, chargé de diriger la guerre, mais tous les membres, sauf Staline (c'est-à-dire Molotov, Vorochilov, Malenkov et Béria) ont disparu de cet organisme. Cependant, cinq pages plus loin à peine, figurent les noms de deux membres nommés ultérieurement : Mikoyan et Voznessenski (celui-ci réhabilité en 1956). De tous les dirigeants actuels, c'est Krouchtchev qui a droit au plus grand nombre de mentions. Il figure parmi les chefs bolcheviks formés dans la guerre civile (p. 314) (mensonge que Staline avait introduit dans son *Précis*) et parmi les dirigeants qui luttèrent « contre les trotskistes et autres capitulards » ; au cours de la deuxième guerre mondiale, Krouchtchev est l'un des cinq chefs du parti auxquels est confié un travail à l'armée ; son nom est mentionné comme orateur au 19^e^ Congrès (octobre 1952), alors qu'à l'exception de Staline tous les autres sont passés sous silence. 81:55 Mais depuis la mort de Staline, le nom de Krouchtchev se fait plus fréquent (à commencer par sa nomination au poste de premier secrétaire du comité central, en septembre 1953) avec l'indication de ses nombreux mérites dont le plus important est le suivant : « Le parti et son comité central, sur l'initiative de Krouchtchev, ont dévoilé le préjudice porté par le culte de la personnalité de Staline, les erreurs et les défauts qui en découlaient et ont engagé contre eux une lutte énergique » (p. 628). Depuis, le nom de Krouchtchev apparaît à tout propos et hors de propos. Quant aux membres de la « *direction collective* » instituée depuis la mort de Staline, ils ne bénéficient que de cette mention collective. Le cas le plus curieux est certainement celui de Vorochilov. On lui attribue deux mérites historiques : la bataille de Tsaritsine pendant la guerre civile (p. 282) et la conduite de l'assaut, à la tête des délégués du X^e^ congrès de Kronstadt (p. 322), mais son nom est le seul à ne pas figurer parmi les membres et membres suppléants du présidium du comité central ayant accordé, en 1957, leur appui à Krouchtchev dans l'élimination du groupe anti-parti Malenkov, Molotov et autres. Même pour ces deux dirigeants écartés, un dosage calculé les distingue : Molotov bénéficie du droit à rester dans l'histoire alors que Malenkov est voué à l'oubli. Molotov ne figure pas pour l'année 1917 à Pétrograd ni pour l'année 1921 quand il précéda Staline au poste de secrétaire du parti. Son nom apparaît seulement lors de la lutte contre les trotskistes-zinoviévistes, d'abord à Pétrograd (p. 373) et ensuite sur la liste des staliniens ayant aidé à la destruction du trotskisme (p. 384) ; sa promotion à la présidence du conseil des commissaires du peuple, en décembre 1930, à la place de Rykov, est également notée (p. 436). Mais ensuite rien n'est dit à son sujet, ni dans la période des purges, ni dans celles de la guerre et de l'après-guerre, jusqu'à sa chute en juin 1957. Malenkov est totalement ignoré. Alors que l'ouvrage consacre deux pages à la conférence du parti de février 1941, il ne dit pas que le rapporteur principal fut Malenkov, de même il n'est mentionné ni parmi les membres du comité d'État pour la défense nationale, ni comme rapporteur au 19^e^ congrès en 1952 (alors que le rapport accessoire de Krouchtchev sur les statuts du parti est largement souligné). Il n'indique pas que Malenkov succéda à Staline à la présidence du conseil et qu'il perdit cette place au profit de Boulganine ; le lecteur apprend subitement (p. 655) que Boulganine est limogé et remplacé par Krouchtchev (p. 679). En d'autres termes, l'accession de Krouchtchev à la présidence du conseil est d'ordre historique, mais pas celle de Malenkov ni de Boulganine. 82:55 A part Krouchtchev, un seul chef communiste est mentionné à maintes reprises : Mao-Tsé-Toung. Quand on sait à quel point la rédaction de cette « Histoire » répond aux objectifs politiques du Kremlin, ce fait est hautement caractéristique. Il signifie que l'importance de Mao n'a pas diminué dans le P.C. chinois et que Mao n'est pas sur le point d'être en désaccord avec le Kremlin, deux hypothèses qui circulent sans trêve parmi les soi-disant « observateurs occidentaux ». Autrement, Moscou ne lui aurait jamais accordé cet honneur et n'aurait pas mis l'accent sur le rôle exceptionnel de Mao-Tsé-Toung et du parti communiste chinois. En notant la fondation du P.C. chinois, cette « Histoire » affirme que Mao fut « l'un des fondateurs » (p. 336) ; elle le classe en toute première place dans « le noyau marxiste-léniniste » de l'Internationale communiste qui lutta « contre le trotskisme et l'opportunisme droitier » (p. 452) ; elle signale sa nomination au poste de secrétaire du comité central, en janvier 1935 (p. 453) et elle le récompense par deux de ses citations, l'une relative à « l'aide soviétique à la Chine » et l'autre à la nécessité d'étudier l'expérience soviétique ! #### Événements internationaux selon la nouvelle version. Il serait faux de croire que la nouvelle version falsifie uniquement les événements liés à la vie du parti communiste et que, pour les autres, elle tienne davantage compte de la vérité matérielle et des données historiques. Les falsifications résultent de l'optique « léniniste », adaptée aux besoins de la politique du Kremlin et, par conséquent, tout ce qui est traité subit l'effet déformateur. Pour s'en rendre compte, il suffit de voir comment sont traités certains chapitres relativement récents de l'histoire internationale, comme par exemple la deuxième guerre mondiale. Le livre rapporte dans les termes suivants ces trois actes de la dernière guerre : 1\) La « résistance » était l'œuvre exclusive du parti communiste et les patriotes français ont combattu sous sa direction, la mention de tout autre facteur politique et militaire français (y compris le général de Gaulle) étant exclue : « Les forces anglo-américaines ont été aidées par les patriotes français, combattant vaillamment sous la direction du parti communiste français contre les occupants. La capitale de la France, Paris, a été libérée par les patriotes français le 25 août à la veille de l'entrée des troupes anglo-américaines » (pp. 567-68), affirmation d'autant plus mensongère que la division du général Leclerc entra la première dans Paris. 83:55 2\) La libération de l'Europe est l'œuvre de l'armée rouge : « Par sa lutte pleine d'abnégation, le peuple soviétique a sauvé l'Europe du joug de l'impérialisme allemand. L'armée rouge, s'appuyant sur l'aide des peuples européens, a chassé les envahisseurs fascistes-allemands de Pologne, de Tchécoslovaquie, de Yougoslavie, de Bulgarie, de Roumanie, de Hongrie, d'Autriche, du Danemark, de la Norvège du Nord, remplissant avec honneur sa mission libératrice » (pp. 572-73). A propos de cette liste des pays « libérés », il est caractéristique de signaler que dans la « Chronologie officielle de l'U.R.S.S. », intégrée à la Grande encyclopédie soviétique et publiée dans deux éditions : stalinienne en 1948 et post-stalinienne en 1957, aucune date -- et pour cause -- n'est fournie sur la libération du Danemark par l'armée rouge. 3\) La victoire en Extrême-Orient est également l'œuvre de l'armée rouge : « Ce n'est pas l'emploi par les États-Unis d'Amérique des armes atomiques contre une population pacifique, mais l'anéantissement par l'armée rouge des principales forces armées japonaises en Mandchourie qui mit rapidement fin à la guerre en Extrême-Orient » (p. 572). Les derniers développements de la politique mondiale sont traités dans le style de la propagande grossière de Krouchtchev et de tous autres communistes. Les « impérialistes américains » sont coupables d'avoir provoqué la guerre froide, d'avoir voulu déclencher une troisième guerre mondiale et formé « le bloc agressif militaire sous le nom de Pacte atlantique » (p. 585), d'avoir commencé la guerre agressive contre le peuple coréen et « organisé la rébellion contre-révolutionnaire en Hongrie » (p. 623) ! Telle est la vérité « marxiste-léniniste », obligatoire pour les communistes du monde entier, publiée en été 1959, en pleine « détente » et à la veille du voyage de Krouchtchev aux États-Unis. \*\*\* TOUS LES MEMBRES-CORRESPONDANTS de l'Académie soviétique, docteurs ou licenciés ès-sciences historiques, ont été mobilisés par le comité central du parti, non pour écrire un ouvrage scientifique, mais pour fabriquer un manuel politique dont l'importance capitale est une fois de plus soulignée dans la résolution du comité central du 10 janvier 1960 sur les objectifs de la propagande du parti : « Pour former une conception du monde marxiste-léniniste, pour assurer l'éducation communiste des travailleurs, il importe de connaître l'histoire du P.C. de l'Union soviétique, d'organiser sur une vaste échelle, dans le système de l'instruction politique, l'étude de l'histoire du P.C. de l'Union soviétique, avec des méthodes et des cycles variés ». 84:55 C'est précisément dans la mesure où cet ouvrage n'est pas seulement un faux historique, mais aussi et surtout « la conception marxiste-léniniste du monde », qu'il offre un intérêt pour le monde non-communiste, à la fois sur un plan étroit, purement scientifique, et sur un plan plus large, politique. Depuis la décision du Kremlin de procéder à divers échanges, dans la mesure où ceux-ci lui sont profitables, les historiens soviétiques ont pris contact avec leurs collègues occidentaux, sous les auspices de diverses institutions, telles que l'U.N.E.S.C.O. ou les associations internationales d'historiens. En 1956, environ 100 historiens soviétiques ont rendu visite à leurs collègues occidentaux et en 1957, plus de 150 historiens du monde non-communiste ont séjourné en U.R.S.S. Or, quand on sait qu'un historien soviétique n'ose pas s'éloigner de la version officielle de l'histoire et qu'il doit soutenir à tout prix les mensonges déguisés en « marxisme-léninisme », on peut juger de l'intérêt scientifique de telles rencontres. Sur le plan politique, l'ouvrage prouve une nouvelle fois et d'une manière éclatante que le « marxisme-léninisme » ne sert qu'à déformer les faits matériels les plus notoires et les moins contestables. Les Soviétiques, dans leur politique actuelle et quotidienne, ont constamment recours à ce genre de méthode, qu'ils imputent pompeusement à l'application du marxisme-léninisme, alors qu'il s'agit simplement d'un système de falsification. A cet égard un exemple récent suffit : l'entretien de Krouchtchev avec les syndicalistes américains fut enregistré sur un magnétophone ; il ne pouvait par conséquent pas y avoir deux versions contradictoires de cette rencontre. Or, le texte publié dans les journaux soviétiques n'a pas même pas d'analogie élémentaire avec l'enregistrement. Visiblement, une fois de plus, pour les Soviétiques, la vérité n'est pas ce qui avait été dit et immédiatement retenu, mais bien ce qu'ils décidèrent après coup de proclamer vrai et incontestable. Car la prétention des communistes n'est pas seulement de faire l'histoire, ni même de la refaire a posteriori ; elle est aussi de déformer les faits et les événements au jour le jour, ce qui montre la valeur des rencontres intellectuelles et politiques préconisées en Occident avec de tels interlocuteurs. Branko LAZITCH. 85:55 ## NOTES CRITIQUES ### « L'actualité historique » du R.P. Fessard Pourquoi bouder contre son plaisir ? J'ai dégusté « l'actualité historique » de Gaston Fessard ([^19]). Trop long, bien sûr (800 pages). Mais tellement intelligent, tellement vivant ! On n'a pas l'occasion tous les matins de se mettre un pareil gâteau sous la dent, surtout dans la littérature cléricale. J'en parlerai brièvement parce que je ne puis en parler savamment. On connaît la position curieuse du P. Fessard dans le monde des idées. Il est hégélien, et c'est à partir de la philosophie de Hegel qu'il pourfend le marxisme, le communisme et le progressisme. Pour l'approuver ou le condamner en pleine connaissance de cause, il faut donc être théologien et philosophe. Il faut ne rien ignorer de Hegel, dont j'ignore presque tout. Mais le bon sens étant la chose au monde la mieux partagée, j'estime qu'il est un titre suffisant à avancer son propre point de vue sur un ouvrage de cette sorte. Aussi bien, réserve faite de la science du spécialiste, nous ne sommes point étrangers aux problèmes abordés par l'auteur. L'ouvrage comporte deux volumes. Le premier -- *A la recherche d'une méthode --* plus spéculatif, groupe quatre anciens essais (Direction de conscience, Du sens de l'Histoire, Théologie et Histoire, Esquisse du mystère de la Société et de l'Histoire) et deux essais nouveaux (Pour et contre la dialectique du Païen et du Juif, La division de la théologie et la dialectique du Païen et du Juif). 86:55 Le second -- *Progressisme chrétien et apostolat ouvrier --* plus concret, se divise en trois parties : Genèse et méfaits du progressisme, Raisons d'un échec, La « classe ouvrière », péril pour l'apostolat ouvrier. Comment résumer tout cela ? Tout d'abord, que signifie cette expression à la fois toute simple et un peu mystérieuse *d'actualité historique *? Contentons-nous de citer ces quelques lignes du début du second volume : « *Actualité historique.* Cette expression paraît énigmatique à première vue parce que ses deux termes semblent vouloir allier de façon incohérente l'éphémère et le mémorable. En réalité, elle entend au contraire faire ressortir l'aspect sous lequel leur union paradoxale vise une totalité de sens, l'historique chassant de l'actualité tout ce qui la rend non seulement éphémère, mais « vulgaire et méprisable » celle-ci devenant en retour capable de redonner l'intérêt du présent et le piquant de l'unique à tout ce qui reste digne de mémoire, parce que noble et respectable, dans le passé disparu. En d'autres termes, cette expression désigne à mes yeux le *hic et nunc* où la libre décision de l'être essentiellement historique que nous sommes se pose à l'intersection du temps et de l'éternité, et y constitue toute la réalité humaine, tant sociale qu'individuelle » (t. II, pp. 7 et 8). En accolant les deux mots *actualité* et *histoire* pour faire une expression synthétique de leur relative contradiction, le P. Fessard s'attaque à un problème plus ou moins analogue à celui qu'on pourrait tenter (sur d'autres plans) pour concilier *contingence* et *nécessité, particulier* et *général, individuel* et *social, instant* et *éternité, liberté* et *grâce,* etc. C'est dans les *Exercices spirituels* de saint Ignace qu'il a trouvé la racine de sa dialectique. Si leur structure « expose les divers moments de l'acte libre et contient une analyse du temps et de l'histoire, il est clair que l'actualité historique trouve en elle la toile de fond sur laquelle elle se détache et que la dialectique ignatienne doit constituer l'un de ses pôles, celui qui regarde le moi en situation et la décision par laquelle il doit surmonter ses conflits ». Mais la méthode ignatienne est conçue pour le « choix d'un état de vie » ou de sa « réforme ». Il s'agissait donc de l'universaliser afin de la rendre « applicable en tout domaine, qu'il soit purement spéculatif ou au contraire principalement politique et social » (t. I, p. 294). N'insistons pas, et contentons-nous de dire que le P. Fessard nous propose une philosophie de l'Histoire au triple plan *naturel, humain et surnaturel.* Ce sont les couples antithétiques Homme-Femme (au plan naturel), Maître-Esclave (au plan historique humain) et Païen-Juif (au plan surnaturel) qui nous permettent de prendre, dans leur mouvement dialectique, une vue intelligible de l'Histoire. 87:55 De même que saint Ignace donne au P. Fessard sa méthode spirituelle, c'est Hegel qui lui donne sa méthode philosophique, et c'est saint Paul qui lui donne la clef du mystère de l'Histoire. On pourrait dire que d'une certaine manière le P. Fessard se livre, au plan de l'Histoire, à une tentative semblable à celle que poursuit le P. Teilhard de Chardin au plan du Cosmos. Teilhard de Chardin, c'est la réponse chrétienne à la dialectique matérialiste de Marx. Fessard, c'est la réponse chrétienne à sa dialectique historique. L'un compte par millions ou milliards d'années. L'autre se contente de siècles ou de millénaires. L'un et l'autre trouvent en saint Paul leur référence suprême. Mais tandis que le P. Teilhard de Chardin entend se placer à un point de vue purement scientifique pour constater que le christianisme coïncide merveilleusement avec son monisme naturaliste, le P. Fessard, à l'inverse, considérant que le christianisme est essentiellement un fait historique, le situe au cœur de sa philosophie de l'Histoire, tellement qu'on pourrait presque le taxer de monisme théologique. (Je ne me dissimule pas qu'un théologien ou un philosophe me dira probablement que l'expression « monisme théologique » n'a pas grand sens. C'est possible. Elle me vient à l'esprit par opposition à « monisme naturaliste » qui en a un, et qui permet de comprendre ce que je veux dire. Il me manque ici les connaissances et le vocabulaire pour signifier ce que j'entrevois, plus que je ne le vois clairement. Il me semble que la place que le P. Fessard fait à la « catastrophe » historique du christianisme tend à absorber sinon à abolir les dialectiques subalternes de l'humain et du naturel, sans parler des relations qui, par hypothèse, ne seraient pas dialectiques. Autrement dit, je crains un certain « concordisme » qui, finalement, pour être très *up to date,* ne serait pas nécessairement plus valable que celui du *Discours sur l'Histoire universelle* de Bossuet -- exactement comme le concordisme de Teilhard de Chardin n'a pas plus de valeur à mes yeux que celui de Bernardin de Saint-Pierre. Je m'empresse d'ajouter que cette critique -- d'ailleurs pas très assurée -- ne vise que la démarche philosophique du P. Fessard et non pas son attitude spirituelle qui me paraît fondamentalement juste). Quoi qu'il en soit, le point de départ des réflexions du P. Fessard, c'est que l'Histoire est aujourd'hui une catégorie que la théologie, pas plus que la philosophie, ne peut laisser de côté. Il veut faire une « théologie de l'historicité surnaturelle » et cela en s'appuyant principalement sur Hegel, en qui il voit « celui qui est pour notre temps le Philosophe, comme le fut autrefois Aristote » (note, p. 290 du t. II). 88:55 Pourquoi Hegel et pas saint Thomas ? Parce que saint Thomas n'apporte pratiquement rien sur l'Histoire. Son « indifférence... envers l'histoire a été prodigieuse » dit Gilson lui-même, peu suspect de partialité (t. I, p. 20). Ici, bien sûr, les questions pleuvent. Peut-il y avoir une théologie de l'histoire, ou de l'historicité ? Que faut-il entendre exactement par l'histoire, par l'historicité ? Si saint Thomas a été indifférent à l'histoire *au sens où l'histoire nous saisit aujourd'hui,* sa philosophie est-elle incapable de répondre aux problèmes qu'elle pose ? Hegel est-il vraiment le Philosophe de notre temps ? ([^20]), etc. etc. Je me garderai bien de mettre seulement le petit doigt dans un débat pareil qui, à tous égards, me dépasse. Je dirai simplement que je prends un plaisir sans réserve aux dissertations étincelantes du P. Fessard. J'attribue beaucoup plus à son intelligence qu'à sa philosophie les lumières qu'il projette sur l'histoire de notre temps, et comme c'est une vue intégralement chrétienne qu'il a de cette histoire je me sens très indifférent à ce qu'il peut apporter d'hégélien dans sa présentation. A mes yeux, ce n'est qu'un procédé technique, aussi *légitime* que *non nécessaire.* *Légitime --* sans aucun doute. Les voies d'approche de la vérité sont nombreuses ; et je ne vois pas pourquoi celle que choisit le P. Fessard serait interdite. (Évidemment, on peut soutenir qu'une « méthode » -- ou une « logique » ou une « dialectique » -- doit coïncider, à la limite, avec une métaphysique, et qu'ainsi, si la métaphysique de Hegel est fausse, sa dialectique doit l'être aussi. C'est, je pense, le sens de la réflexion de Maritain que nous citons en note. Nous n'avons rien à objecter à cette proposition, dans l'absolu. C'est même en vertu d'elle que nous pensons que le marxisme ne fait qu'un avec son athéisme et qu'un marxisme chrétien est impensable. Mais il y a logique et logique, dialectique et dialectique, méthode et méthode. Par exemple, le thomisme, confessé comme la métaphysique la plus sûre, n'impose pas, pour l'approfondir ou pour la prolonger, la « méthode » de la Somme. A l'inverse l'excellente méthode de Descartes, ou celle de Claude Bernard, ou la maïeutique de Platon, n'impliquent pas la métaphysique cartésienne, ou « bernardine », ou platonicienne. 89:55 Et, de même encore, il y a à prendre dans Marx pour un certain type d'analyse -- mais on est loin du marxisme. Il se peut que le P. Fessard dépasse la mesure -- je n'en suis pas juge -- mais *l'usage* qu'il fait de la méthode hégélienne serait au moins innocent s'il ne proclamait pas avec force son hégélianisme, ou plutôt ce qu'il doit à Hegel.) *Non nécessaire --* car la critique qu'il fait du progressisme dans son second volume pourrait être faite sans recourir à Hegel. La preuve en est qu'il cite surabondamment, avec une juste admiration, le P. Loew et M. Debrêl qui pensent comme lui, sans rien devoir à Hegel. Peut-être nous dirait-il qu'il *explique* des choses que le P. Loew et M. Debrêl *voient* simplement. Mais une telle affirmation serait discutable, car les uns et les autres voient et expliquent également, et leur même et unique référence de vision et d'explication est purement et simplement le christianisme. En réalité, ce qui peut paraître suspect dans le P. Fessard, c'est moins son hégélianisme que son anti-thomisme. Mais il protesterait qu'il n'est nullement anti-thomiste. Simplement déclarerait-il que saint Thomas ne lui apporte rien pour l'enquête à laquelle il s'emploie. Il craint que son cas ne soit pas unique, car les thomistes qui condamnent communisme, marxisme et progressisme, portent leur condamnation d'une tour d'ivoire où l'histoire est ignorée, et ceux qui tiennent compte de cette « dimension » nouvelle -- nouvelle au moins par son ampleur et son accélération -- glissent insensiblement du côté du progressisme. Tel est le cas, notamment, de Jacques Maritain et du P. Chenu. Sur ce terrain-là, si on a un minimum de bonne foi, il faut reconnaître que la position du P. Fessard est extrêmement forte. Elle ne vaut rien contre le thomisme, mais elle vaut son poids de vérité contre les thomistes. Il appartient donc aux thomistes de relever le défi. (Ce que n'a pas fait le P. Nicolas dans deux articles qu'il m'a été donné par hasard de lire -- l'un où il se défend personnellement, et à bon droit, contre des pointes du P. Fessard, l'autre où il passe à côté de la question.) Il n'y a qu'un point sur lequel je ne me sente pas d'accord avec le P. Fessard, c'est sur la permanence qu'il accorde à la dialectique du Juif et du Païen. A mes yeux, la coupure Juif-Gentil est inscrite à la naissance du christianisme et ne se prolonge dans le temps, avec des éclairages variables, que selon sa signification originelle : car le fait juif est irréductible à tout autre. Le P. Fessard donne aux deux termes un sens universel, Un peu comme on pourrait faire de « pharisien » et de « publicain » qui, de leur sens premier (historiquement daté), se sont élargis en concepts ou en images valables pour tous les temps et tous les lieux. Mais mon désaccord ne me gêne pas moi-même, car avec d'autres mots « élu » et « idolâtre », « baptisé » et « non-baptisé »), les raisonnements restent les mêmes ([^21]). 90:55 Aussi bien, tout cela n'est pas de mon propos. Ce qui m'intéresse dans l'ouvrage du P. Fessard, c'est son analyse du marxisme et du progressisme, dans leur « actualité historique » c'est-à-dire pratiquement tout le second volume. On lirait difficilement quelque chose de plus intelligent, de plus solide et de plus pertinent. Que « l'erreur progressiste » soit ou non « dévoilée par la dialectique du Païen et du Juif », en tous cas elle est mise à nu de main de maître par le P. Fessard. Il en trouve très justement l'origine dans certains courants d'avant-guerre, et notamment dans *Humanisme intégral* de Jacques Maritain. Certes, il n'entend pas faire de Maritain le père du progressisme. Il loue son anti-marxisme, son anti-communisme, mais Maritain croit à la « mission historique du prolétariat » et cet « acte de foi » c'est déjà « un hommage rendu à la fausse transcendance du marxisme » (t. II, p. 190), De même le P. Fessard montre comment le P. Chenu, en acceptant le concept de « classe » tel qu'il est pratiquement défini par le marxisme, tend sans le vouloir à favoriser celui-ci (t. II, pp. 191 et suiv.). Mais les intellectuels du temps du Front populaire n'étaient que des enfants de chœur à côté de ceux qui allaient occuper le devant de la scène avec la Libération ([^22]). Ici, nous ne pouvons que renvoyer aux centaines de pages où le P. Fessard rappelle l'expérience des prêtres-ouvriers et la littérature aussi délirante qu'abondante qui a imprégné de marxisme, jusqu'à la moelle, le christianisme français. En dehors des idées exprimées, il y a les mots, les simples mots, -- *prolétariat, classe ouvrière, mouvement de l'histoire,* etc. -- qui, lancés par le marxisme, le véhiculent quand ils sont utilisés sans rime ni raison par des adversaires mous, lesquels sont, bien sûr, contre le communisme, « mais pas comme vous ». Le P. Fessard signale le danger de ces expressions « dont prêtres et théologiens, soucieux d'apostolat ouvrier, usent couramment aujourd'hui et avec d'autant plus de sécurité que la Hiérarchie semble en avoir avalisé l'usage » (t. II, p. 298). \*\*\* 91:55 Ne serait-ce que pour avoir sous la main une multitude de textes capitaux difficiles à rassembler ou même à retrouver, il faut se procurer *De l'actualité historique.* Mais il ne suffit pas de le mettre dans sa bibliothèque, en vue d'y chercher une référence dont on aurait besoin éventuellement. Il faut le lire de bout en bout. J'ai dit son défaut majeur : le livre est trop long. Un volume aurait suffi. Du moins ne s'y ennuie-t-on à aucun moment. J'ajoute que c'est un livre de bonne foi, où la polémique -- s'il faut appeler ainsi le combat pour les idées -- est aussi indemne de méchanceté que d'hypocrite papelardise. Même si on peut reprocher au P. Fessard quelques coups d'épingles -- bien légers et bien peu nombreux -- on est beaucoup plus sensible au courage et à la charité qu'il manifeste dans le déploiement de son attaque de grand style contre le progressisme chrétien. De toute évidence, il ne cherche que la vérité et n'a d'autre souci que de la faire triompher. Ce n'est pas pour le plaisir de faire briller ses dons ou de provoquer l'adversaire qu'il écrit, mais pour dissiper le nuage d'erreurs dans lequel baigne le catholicisme français depuis 1945. La seule critique que je lui ferais est d'ordre intellectuel. Il a une telle habileté « dialectique » (au sens traditionnel de l'épithète) et une telle facilité d'écriture qu'il cède trop souvent à la tentation de commenter en cinquante lignes ce que cinquante mots suffiraient à nous faire comprendre. Un texte est pour lui comme une éponge qu'il n'a jamais fini de presser pour en tirer tout le flot de ses impuretés. Je ne vois guère que Madiran pour être aussi expert et aussi vigoureux dans cet art de dégorgement. On pourrait s'étonner qu'une œuvre aussi importante et aussi magistrale ne soit pas devenue le centre d'un débat entre journaux et revues. Mais si on réfléchit que tout ce qui est progressiste ou progressisant fait toujours la conspiration du silence sur ce qui le touche, et que d'autre part les zélateurs du thomisme (parmi lesquels j'aime pourtant à me ranger) ne sont pas près de chanter les louanges d'un hégélien, on comprendra que, finalement, il ne reste pas beaucoup de monde pour parler de ce livre. Tout au plus lui cornera-t-on une petite carte de visite. Mais je répète qu'il faut le lire. Je répète également que je ne me prononce pas sur le fond du débat -- essentiel -- qu'il soulève (la philosophie de l'Histoire, saint Thomas et Hegel) et que je souhaite voir traiter par une plume qualifiée. 92:55 Je répète enfin que, même si le recours à Hegel est une erreur, les démonstrations, analyses et élucidations du P. Fessard ne perdent rien (ou pas grand chose) de leur valeur, tout bonnement parce qu'à l'explication *marxiste* de l'Histoire il *oppose* l'explication *chrétienne* (et non pas une explication hégélienne, -- la dialectique de Hegel n'intervenant que comme un instrument de raisonnement ou d'approfondissement dans l'explication de la « raison » du christianisme) ([^23]). C'est le livre chrétien qui me plaît, ce sont les vérités politiques et sociales qu'il défend que je goûte, c'est son intelligence qui me séduit, c'est sa liberté et son absence de conformisme qui m'enchantent. Le reste m'est indifférent. Louis SALLERON. ============== ### Les états de vie et les spiritualités Dans un compte rendu critique des *Études* du mois de février 1961 le P. Daniélou s.j. attire justement l'attention sur une distinction importante et souvent négligée : d'une part les états de vie, la traduction de l'unique idéal évangélique dans les états de vie ; et par ailleurs « les grandes inspirations spirituelles dans lesquelles se diversifie cet unique idéal évangélique et qui valent aussi bien pour des laïques que pour des prêtres et des religieux » (p. 273). Cette distinction est facile à saisir. En observant en effet la vie de l'Église on remarque d'abord qu'il y a de larges courants de spiritualité (comme par exemple ceux de saint Benoît, de saint François d'Assise, de saint Jean de la Croix) ensuite on peut constater que ces styles particuliers de l'imitation de Jésus-Christ (car une spiritualité n'est pas autre chose) ne changent rien, du moins pour l'essentiel, aux différents états de vie. Le fait, par exemple, pour des parents chrétiens d'aimer saint François d'un amour de prédilection et de vivre d'une animation franciscaine ne changera rien, pour l'essentiel, à leur état de vie, qui est celui de parents chrétiens. L'animation franciscaine ne transformera pas en religieux des chrétiens ayant une famille, pas plus que l'animation dominicaine ne changera en frères prêcheurs des éducatrices paroissiales, pas plus que l'animation bénédictine ne fera devenir moine un prêtre du clergé séculier, chargé de paroisse et responsable d'œuvres multiples. 93:55 Or cette distinction entre genre de vie et spiritualité est souvent méconnue. C'est pour cela que l'on entend des propos comme ceux-ci : « Nous sommes mariés, nous essayons de trouver une vie spirituelle adaptée à notre état ; pourquoi donc aller nous rapprocher de saint Benoît ou de saint Ignace ? Nous sommes prêtres séculiers ; une spiritualité conforme à notre divine fonction, une spiritualité sacerdotale c'est tout ce qu'il nous faut : à quoi bon aller chercher auprès de tel ou tel initiateur d'une forme de vie évangélique ? » A quoi bon, dites-vous ? Cela peut être bon et même excellent, nous allons le voir. Mais bien sûr vous êtes absolument libres. C'est une question d'attrait. Et Les attraits ne se commandent pas. Mais commençons par comprendre l'objection. Elle procède du sentiment aigu de l'importance primordiale de l'état de vie d'un chacun ; ce sentiment est juste ; ce sentiment doit être respecté par toute aspiration à la vie spirituelle parfaite. Bien plus ce sentiment est consacré par toute aspiration authentique à la perfection. Car il n'y aurait point de perfection pour des chrétiens mariés qui considéreraient leur mariage comme adventice. De même l'aspiration à la sainteté chez un prêtre de paroisse serait-elle une illusion des plus pernicieuses, s'il n'attachait qu'une valeur toute relative et secondaire à sa grâce sacerdotale et aux fonctions de son ministère. Tout cela est vrai. Mais tout cela ne saurait empêcher les chrétiens, clercs ou laïcs, de se rattacher s'il en ont le goût à une spiritualité particulière ; non certes pour méconnaître leur état de vie ; non pour faire escamoter les exigences précises de la fidélité à Dieu dans cet état de vie ; mais au contraire pour les faire mieux reconnaître ; pour en tenir compte avec plus d'amour. Car l'insertion dans une grande famille spirituelle permet de recevoir l'esprit particulier à cette famille, mais c'est pour en manifester la bienfaisance dans un état de vie déterminé. L'insertion dans une famille spirituelle comporte une double signification : d'une part la reconnaissance et l'observation des lois propres en régime chrétien à tel genre de vie, tel état ou telle fonction ; d'autre part la docilité, dans un état de vie reconnu pour ce qu'il est, à ce mode d'inspiration évangélique qui caractérise tel ou tel maître spirituel. L'insertion dans la famille spirituelle d'un saint n'aurait pas beaucoup de sens, ou plutôt elle serait un contresens, si elle faisait oublier les lois propres d'un certain genre de vie au nom de la spiritualité du saint. Cette contrefaçon peut malheureusement se produire : c'est ainsi que des laïcs rattachés à une grande famille spirituelle imaginent leur vie comme un décalque de la vie des religieux qui appartiennent à la même famille spirituelle ; la vie laïque est conçue comme une sorte de modèle réduit de la vie religieuse. 94:55 Plus elle s'en rapprocherait, plus elle serait parfaite. La spécificité, la nature propre du laïcat est perdue de vue. On le réduit à devenir une approximation de l'état religieux, sous prétexte de suivre la spiritualité de tel fondateur qui, lui, était religieux. Mais enfin toutes ces déformations, qui agacent ou qui font rire, et qui témoignent peut-être surtout d'une maladresse touchante par faute de lumière, toutes ces déformations ne devraient pas empêcher de reconnaître la vérité avec les trois aspects qu'elle présente : d'abord, autre chose le genre de vie, autre chose l'appartenance à une école ou plus exactement une famille spirituelle ; ensuite, le premier effet pour un chrétien de l'appartenance à une famille spirituelle est de se laisser modeler du dedans par l'inspiration évangélique qui caractérise le saint fondateur de la famille spirituelle ; enfin la docilité à cette inspiration évangélique non seulement est compatible avec l'observation des lois propres à tel genre de vie ; mais encore on discerne d'autant mieux ces lois et on les pratique d'autant mieux que l'on est davantage enraciné dans une certaine famille et marqué plus profondément par une certaine race spirituelle. \*\*\* Nous pouvons conclure avec le P. Daniélou : « ...les grandes inspirations spirituelles dans lesquelles se diversifie l'unique idéal évangélique... valent aussi bien pour des laïques que pour des prêtres ou des religieux. » Si cela est bien vu, on peut espérer que les Tiers-Ordres recommenceront à jouer dans l'Église le rôle de ferment évangélique qui leur revient par leur nature même. Ils cesseront d'être regardés comme des organes témoins ou des pièces, peut-être de grande valeur, mais en tout cas parfaitement inutilisables. Ce disant on pourrait penser que je prêche pour ma paroisse. Évidemment je ne prêche pas contre. Mais il s'agit de beaucoup plus que de « ma paroisse » dominicaine. Il s'agit de la ferveur de l'Église et de l'imitation de Jésus-Christ. Sans doute l'imitation de Jésus-Christ n'est liée à aucun tiers-ordre, on s'excuse de le dire. Une Sainte *aussi appareillée au cœur de Jésus-Christ* que sainte Jeanne d'Arc n'était pas une tertiaire ([^24]). Il reste que les initiateurs des grands ordres et des grands courants spirituels n'ont pas été suscités vainement par l'Esprit de Dieu. Leur mission, qui dure toujours, est de permettre à beaucoup d'âmes de manifester l'une ou l'autre des modalités si nombreuses de la conformité à l'Évangile. 95:55 En se mettant à la suite des grands maîtres spirituels, *à la condition d'en avoir l'attrait,* on ne sera pas détourné de l'Évangile, on sera d'autant plus incliné à s'y conformer. En marchant à la suite de ces grands maîtres spirituels on marchera d'autant plus sûrement sur les traces de Jésus-Christ. Encore faut-il, évidemment, que les Tiers-Ordres ne soient pas imaginés, ainsi qu'il arrive parfois, comme un décalque des grands Ordres. Car le genre de vie des tertiaires, qui est généralement celui de laïcs ou de clercs séculiers, ne saurait être une copie réduite du genre de vie des clercs réguliers ou des moniales. Contrairement à ce que l'on aurait tendance à penser depuis la « redécouverte » de l'importance du laïcat ou de l'éminente dignité du clergé séculier il n'y a pas opposition d'un côté entre « spiritualité du mariage, spiritualité étudiante, spiritualité sacerdotale » ([^25]) et d'un autre côté spiritualité carmélitaine ou ignatienne, tiers-ordre franciscain ou dominicain. Il peut même y avoir, pour un certain nombre de clercs ou de laïcs, très grande convenance et confortation mutuelle. Les spiritualités diverses, notamment les spiritualités des grands fondateurs d'Ordre, ne bouleversent pas les états de vire, ne tendent pas à les « desessencier » ne transforment pas en religieux les personnes mariées ni le clergé séculier en régulier ; mais ces spiritualités, tout en consacrant les formes propres des divers genres de vie, les pénètrent d'une certaine animation évangélique ([^26]). Fr. R.-Th. CALMEL, o. p. ============== ### La thèse du P. Maton sur Blanc de Saint-Bonnet Si le Père Maton m'avait moins bien traité dans son introduction générale, il me serait plus facile de dire tout le bien que je pense de son livre ([^27]). Mais comment ne le remercier point d'avoir ressuscité Blanc de Saint-Bonnet ? C'était un beau nom sur une pierre tombale, le type de l'écrivain que son ami Louis Veuillot disait « assez connu comme ignoré ». 96:55 La plume du Père Maton ressemble à la baguette des fées. Elle commence par nous ouvrir un chemin à travers la forêt où dans son château Blanc de Saint-Bonnet réunissait quelques amis, anciens élèves de son maître l'abbé Noirot ; décidés à former la grande école de Lyon. Voyez-le parcourir ses bois à la conquête de sa pensée. A force de la méditer devant Dieu, il la sent percer comme une fleur la mousse, et s'épanouir peu à peu jusqu'à l'heure d'être cueillie. Ainsi Mistral passera-t-il la fin de ses journées à marcher à travers les champs entre les cyprès de Maillante pour amener à leur perfection les chefs-d'œuvre qu'il portait dans sa tête, avant de nous en offrir un tous les sept ans ; il confiait ses vers à sa mémoire qui les décantait pendant la nuit, et chaque matin il écrivait les strophes dont l'harmonie et l'envol nés d'une longue patience répondaient au rythme de son souffle et de son pas. Blanc de Saint-Bonnet n'a pas ce génie ailé qui fait de Mistral, plutôt qu'un nouvel Homère, un autre Virgile, mais ils ont en commun, sur un plan différent, le dessein de libérer leur peuple, de le rendre à lui-même. Le poète altissime relève au son de sa lyre, comme Amphion, les murs de la cité. Le philosophe a le double but de restaurer la pensée chrétienne et l'ordre social chrétien, en ce milieu du XIX^e^ siècle qui n'a malheureusement pas été touché par le renouveau du thomisme. Saint Thomas l'eût préservé d'une certaine confusion entre la vie naturelle et la vie surnaturelle qui donnera l'occasion à Dom Guéranger de l'amener à corriger quelques-uns de ses textes, auteur sans orgueil, animé par le seul amour de la vérité. Pour la trouver, l'écrivain ne nous épargne pas l'effort de partager ses peines, mais quand il l'a conquise au bout de trop longues pages, il l'exprime en termes inoubliables, en chapitres étincelants comme des phares dans la nuit des temps modernes où des lueurs factices essaient trop souvent de cacher la lumière du ciel. \*\*\* En 1841 paraît son premier grand ouvrage : *De l'unité spirituelle de la société et de son but au-delà du temps.* Sa correspondance inédite avec Léon Bloy, qu'on lira dans la thèse du P. Maton, en explique la genèse. Il nous y donne le plus solide anti-Rousseau. Le lien social, nous démontre-t-il, ne vient pas d'un contrat, mais *de l'adhésion au plan divin.* Il l'expose en partant de la faute originelle. Elle a fait perdre à la nature humaine la relation supérieure et transcendante que Dieu lui avait concédée avec sa propre nature par un acte purement gratuit de son amour. Cet amour infini est devenu rédempteur à la vue de notre misère. Par un mystère ineffable, la seconde personne de la Sainte Trinité s'est incarnée, et Notre-Seigneur Jésus-Christ rétablit sur la Croix, pour tous les hommes, cette relation surnaturelle entre la nature divine et la nature humaine, distinctes mais à jamais unies en la personne du Verbe. 97:55 Notre nature reste blessée par le péché. Mais avec la grâce méritée par le sacrifice du Sauveur, notre liberté, qui reste maîtresse de se refuser aux conditions du salut éternel, peut et doit rentrer dans l'ordre nouveau du plan divin selon le Décalogue et l'Évangile, règles qui s'imposent à tous dans la vie sociale comme dans la vie privée. Suivant l'ordre naturel, œuvre divine comme l'ordre surnaturel, les hommes remplissent normalement ce devoir d'autant mieux qu'ils appartiennent à une société temporelle où l'autorité ferme et paternelle se considère comme « le ministre de Dieu pour le bien » et favorise l'enseignement de ces vérités essentielles. « Au point où en sont les esprits et où se trouve la civilisation » Blanc de Saint-Bonnet voit dans une telle société la condition du retour de l'humanité à ces vérités qui seules peuvent nous sauver. Son livre *De la Douleur* (1847), qui sera son plus grand succès, nous ouvre les perspectives de l'éternité glorieuse au bout de notre chemin de Croix. \*\*\* C'est une joie d'étudier de tels ouvrages avec le P. Maton, qui sait élaguer l'accessoire et donner tout son relief au principal. Elle n'est pas moindre à le suivre dans son analyse des livres où Blanc de Saint-Bonnet s'attachera désormais à résoudre les problèmes sociaux et politiques, les nôtres autant que ceux de son époque, car on y trouve en des termes d'une clarté souvent fulgurante, les solutions chrétiennes dont le fond ne change pas, la Révélation et notre nature restant toujours identiques à elles-mêmes. Sa fidélité à l'Église nous garantit la solidité de sa doctrine. Les prédicateurs peuvent le citer en chaire, aujourd'hui comme en 1859 le Père Félix à Notre-Dame. Son expérience est l'autre source de sa pensée. Ne le prenons pas pour un abstracteur de quintessence. L'exploitation directe de plusieurs centaines d'hectares dans sa montagne l'obligeait à garder toujours les pieds sur la terre. Pour remonter aux principes il part des observations que lui suggère le métier de vivre à cultiver a terre au contact perpétuel des hommes les plus différents, et des événements auxquels il était très attendu. En 1851, il publie la première édition de *Restauration française* et l'envoie au petit-fils de Charles X, proclamé sous le nom d'Henri V à Rambouillet le 30 juillet 1830, dépouillé de son trône par le duc d'Orléans, et qui portait en exil le nom de comte de Chambord. Dans sa conclusion, il le salue comme le roi légitime de la France au-dessus de tous les partis et de ses propres partisans. « Il faut qu'il arrive, écrit-il, éclatant de puissance et rayonnant de bonté. » 98:55 Nous sommes heureux de pouvoir enrichir l'ouvrage du Père Maton de la lettre inédite que Blanc de Saint-Bonnet joignit à son envoi. Le Prince Jacques de Bourbon, dépositaire à Frohsdorf des archives royales comme chef de la branche aînée de la Maison de France, nous avait permis d'en prendre copie : *Sire,* *A qui offrir le premier hommage de ce livre sinon à l'âme qui offre tous les jours à Dieu les douleurs de l'exil en expiation des erreurs de son peuple ? Ah ! il faut croire à l'avenir parce que celui-là seul qui est en pouvoir de le fonder est le seul qui soit resté dans l'intégrité des principes religieux, des principes politiques et des principes sociaux !* *Sire, l'autorité, comme tous les principes fondés en vue de Dieu, a été détruite par une science faite au point de vue de l'homme. Depuis Luther, toutes les sciences ont été refaites par l'orgueil, et particulièrement les sciences économiques, à peu près nées dans ce laps de temps. L'erreur a pris les devants sur les points importants. Refaire en ce moment la science est au-dessus de la tâche d'un livre, mais à la faveur du bon sens le plus visible, ramener le point de vue d'après lequel la science économique et politique doit être, reprise, est d'une urgente nécessité. On a malheureusement trouvé le moyen de faire profiter au mal une partie des forces religieuses de la France, en mariant l'esprit révolutionnaire avec l'esprit de l'Évangile. Il circule dans les jeunes têtes une sorte de christianisme démocratique et social qui, bien qu'occulte, vit là comme un germe plein de force.* *Sire, voici toutes mes craintes, s'il m'est permis d'oser les mettre sous les yeux de Votre Majesté : qu'au moment d'une révolution, ces principes réveillent au sein du jeune clergé un schisme ; quelque borné qu'il fût, ce schisme amènerait un tel ébranlement dans les âmes incertaines, qu'il déterminerait l'écroulement de ce qui reste de l'ancienne société, c'est-à-dire de la véritable société, de celle-là seule qui, retenant les âmes dans l'obéissance, favorise leur mouvement vers Dieu. Il faut que le jeune clergé sache que ses pieux devanciers ont répandu les vrais principes politiques et les vrais principes économiques quand ils défendaient les vrais principes religieux.* Le souvenir était très vif alors de la violation de notre Constitution traditionnelle aux États généraux de 1789, par l'union au Tiers État des mauvais éléments du clergé, qui ouvrit la porte à la révolution ; et de la *Constitution civile du clergé* qui dès 1790 fit entrer la démocratie dans l'Église. Ce n'est pas une digression de noter avec quelle force Blanc de Saint-Bonnet insiste, dans cette lettre à son roi, sur l'obligation pour le clergé de ne s'enliser jamais dans une action politique ou sociale. « L'œuvre du prêtre doit être toute spirituelle » : c'est une maxime du Père Chevrier qui disait, en voyant gaspiller le temps et le zèle sacerdotal en travaux inutiles sinon nuisibles : 99:55 « La maison est en feu, et l'on s'amuse à des niaiseries. Il y a de quoi pleurer : les enfants ont demandé du pain, et il n'y a personne pour le leur rompre. » Langage d'apôtre, « vrais principes religieux » que dans le chapitre XXVII^e^ de *Restauration française* intitulé : « Contact du Clergé avec les mœurs de la Bourgeoisie » Blanc de Saint-Bonnet précise en termes d'avance pradosiens : « *La pensée païenne a complété chez nous un monde à son image. L'horreur, la vérité ne sont plus l'idole des cœurs, c'est le bien-être. Il est passé le but de l'homme. On ramasse autour de soi les commodités de la vie avec plus de sécurité de conscience qu'on n'en trouvait autrefois à recueillir les moyens de gagner le ciel. Sorti de notre sang et saisi dans ces mœurs bourgeoises qui nous couvrent d'un manteau de plomb, le clergé n'a plus su leur opposer par les austérités de sa vie une réaction suffisante.* « *La commodité dans la maison du prêtre justifie le luxe dans la maison des grands ; et le peuple perd son doux modèle de douleurs et de misères. Ce fut un grand malheur le jour où le pauvre ne put plus voir en lui un frère, mais plutôt un frère du riche. Dès ce moment, le peuple ne fut plus à lui. Je crois fortement que les malheurs qui le frappèrent, surtout cet inénarrable malheur de n'avoir plus le cœur de l'homme, sont venus de ce qu'il laissa grandir ses richesses et son bien-être en proportion de son pouvoir. Il faudrait que l'Église eût la moitié des richesses de la terre pour faire le bien, et que le clergé restât pauvre.* » Or écoutons le Père Chevrier : « Si je savais que vous deviez devenir un jour des prêtres bourgeois, je vous casserais le cou à tous ». On connaît cette apostrophe à ses séminaristes. Il leur adoucissait la menace par un sourire d'amour. Mais il voulait qu'ils fissent de la pauvreté le grand levier de leur apostolat, une pauvreté réelle et visible. « Avoir le nécessaire, leur prescrit-il, et savoir s'en contenter. » Tout doit être propre et rien ne doit nuire à la santé dont le prêtre a besoin pour « gagner sa vie à montrer Jésus-Christ au monde ». Mais « nous devons supprimer de la maison tout ce qui choquerait la pauvreté et retrancher de notre table, de notre logement, de notre vêtement, de nos habitudes, tout ce qui n'est pas de la condition des pauvres ». L'expérience servira de règle : « Il ne faut pas qu'en entrant chez nous, on puisse dire : *Il est bien !* » Ces lignes sont certainement postérieures à la fondation du Prado le 10 décembre 1860. *Restauration française* était parue depuis 1851 et c'est dans le même chapitre, comme pour montrer le fruit de cette austère pauvreté, qu'on avait lu la phrase célèbre : 100:55 « *Nous ne périssons que parce que nous n'avons plus assez de saints. Le clergé simplement honnête ne laissera que des impies, le clergé vertueux produira des gens honnêtes, et le saint des cœurs vertueux : Jésus-Christ seul, produira des saints*. » Du prêtre saint, le Père Chevrier donnera la définition, plus célèbre encore, dans son *Tableau de la perfection sacerdotale* par l'imitation totale de Jésus-Christ : « Le prêtre est un homme dépouillé, le prêtre est un homme crucifié, le prêtre est un homme mangé ». Blanc de Saint-Bonnet avait donc compris d'avance la nécessité de l'apostolat tel que le voudra le Père Chevrier. Ils se connurent, soit à Lyon, soit dans le Beaujolais, à Lantignié, où le fondateur du Prado fit des séjours pour travailler au *Véritable disciple,* chez Amédée Chanuet, beau-frère de Blanc de Saint-Bonnet. Nous ne savons pas ce qu'ils se dirent, mais la parenté de leur pensée est évidente : elle se nourrit de l'Évangile, elle suit l'enseignement et l'exemple de Notre-Seigneur en toute obéissance à l'Église. Comment s'étonner qu'ils se ressemblent ? Ils avaient le même modèle. Le philosophe, qui était un laïc, tirait de ses principes des conséquences politiques et sociales dans lesquelles le Père Chevrier n'entrait pas, retenu par une vocation plus haute. Blanc de Saint-Bonnet comprenait la primauté du spirituel ; il avait horreur du paupérisme, la charité lui faisait l'impérieux devoir d'y remédier. Il voyait dans la démocratie une aggravation du désordre et préconisait l'union entre l'aristocratie des « hautes classes » fidèles à leur devoir d'aristocratie du travail. Le comte de Chambord en trouvera la formule dans sa Lettre du 20 avril 1865 sur les ouvriers. C'est dans cette perspective qu'il faut lire la fin de la lettre par laquelle Blanc de Saint-Bonnet présente *Restauration française* à son roi : « *Ce livre, Sire, est offert ensuite à l'Aristocratie pour faire entendre que c'est elle qui peut d'élever le peuple et non la démocratie. En vain le clergé prêche la doctrine, si l'exemple ne descend pas des hautes classes pour achever l'enseignement. Je crois, Sire, que nous périssons parce que nous manquons d'une aristocratie véritable. On ne pourra sauver le peuple que par l'exemple de la sainteté, et la plus puissante autorité. L'ordre politique ne dispose pas des forces de l'ordre moral ; celui qui refuse de concourir à fonder ce dernier, n'aime point le Roi.* 101:55 « *Le troisième livre, dans cet ouvrage, est celui,* *Sire, que Votre Majesté lira avec le plus d'intérêt parce qu'il traite des véritables principes sociaux. Mais j'oserai appeler l'attention de Votre Majesté sur le livre premier ; il traite des véritables principes économiques ; Votre Majesté verra comment les sources de la richesse ont été perverties par l'école libérale, et d'où est né le paupérisme, On comprendra enfin que le passé a eu raison ; que votre glorieuse, à jamais glorieuse race, en le fondant a été inspirée par la Providence ; qu'enfin, comme en elle tout est légitime ; qu'aujourd'hui son précieux rejeton n'a à recevoir le conseil de personne, ni des temps nouveaux, ni de la Révolution, quand il peut puiser dans les instincts en quelque sorte infaillibles de son sang et compter sur les grâces d'état de la divine Providence. Elle se sert du bras de celui qui lui a donné son âme ; elle livre à leurs forces ceux qui agissent pour leur propre compte.* « *Selon l'espoir que Dieu voulut bien bénir ce travail dans le sens de son utilité pour les hommes, je désire qu'il porte un contentement dans le cœur de Votre Majesté, la priant ici d'agréer l'hommage de la très haute vénération et du très profond respect avec lesquels j'ai le bonheur d'être,* *Sire,* *de Votre Majesté le très humble, très obéissant et très fidèle sujet.* » *Ant. Blanc de Saint-Bonnet* ([^28]) Le Prince répondit qu'avant de recevoir le livre « il avait déjà donné l'ordre de le faire venir ». Ce fut le début d'une confiance réciproque qui dura jusqu'à la mort de Blanc de Saint-Bonnet en 1880. Pourquoi faut-il qu'ils aient tous deux parlé dans un désert d'hommes fascinés, comme l'alouette au miroir, par les faux dogmes de 1789 ? Quand le manifeste de Chambord en 1871 soulève les critiques de ceux qui se nomment modestement les « habiles », Blanc de Saint-Bonnet envoie à son roi une adhésion enthousiaste et se lance dans l'action, qui pour un homme comme lui se fait la plume à la main. Il ne se contente pas de rééditer *Restauration française en* 1872, mais il publie en 1873 La *Légitimité* qui met en garde les légitimistes contre les déviations de la politique parlementaire, et qui veut préparer le rétablissement d'Henri V sur le trône sans aucune condition préalable, car le roi très chrétien doit être libre pour être fort dans une France rendue à ses droits et à ses libertés, conçus selon l'ordre divin dans l'esprit de l'Évangile. Pie IX répond dans la même intention à l'hommage du livre par un Bref d'éloges où nous lisons : 102:55 « *Nous avons reçu des mains de Notre bien-aimé fils le Cardinal Jean-Baptiste Pitra, l'ouvrage que vous avez composé sous le titre La Légitimité en même temps que la lettre où vous Nous offrez, avec amour filial, ce gage de votre affection et de votre dévouement*. « *Nous avons pour très agréables les sentiments qu'exprime cette lettre. Ils montrent que vous réprouvez avec raison les doctrines perverses de ces hommes qui immolent à la fausse liberté de ce siècle les droits sacrés de la religion et de la vérité, doctrines condamnées par Nous-même, et que vous comprenez parfaitement combien est grand le mal que font à l'Église et à la société civile les fauteurs de doctrines qui ravivent les germes pernicieux de tant de maux, et deviennent pour les fidèles une source de calamités*. « *Or Nous sommes persuadé que cet ouvrage sorti de vos mains répond pleinement au zèle éclatant qui vous anime pour la cause de l'Église et de l'ordre social, ainsi qu'à votre dévouement pour ce Siége apostolique ; et Nous en acquerrons certainement la preuve dès que Nos occupations nous permettront d'en goûter quelques points*. » Mais Orléanistes et libéraux opposent leurs préjugés et leurs erreurs, que nous venons de voir condamnés une nouvelle fois par le Pape, à cette Restauration qui les eût atteints dans leurs privilèges sociaux, économiques, financiers, par la législation chrétienne qu'aurait instituée un Prince en avance de près d'un siècle sur son temps. « L'histoire nous le dit en effet : s'il n'a pas régné, c'est parce qu'il voulait tenir en main l'autorité de faire les réformes que certains comprenaient trop, et que d'autres ne comprenaient pas assez, mais qui nous eussent sauvés de tant de malheurs » ([^29]). L'affaire du drapeau, dans son fond, c'est cela. Le maréchal de Mac-Mahon n'a pas l'envergure de s'effacer devant le comte de Chambord. Les « habiles » répandent alors le bruit que le roi se soumet à leurs exigences fondées sur « les faux dogmes de 1789 ». Neuf jours après l'entrevue du 5 août 1873 entre le comte de Chambord et le comte de Paris, le duc Decazes avait écrit (le 14 août) au comte Bernard d'Harcourt : « Les journaux ont été ici ce qu'il fallait qu'ils fussent. Nous avons mêlé le vrai et le faux de manière à leur permettre de nous servir en se contredisant, et nous avons ainsi détourné à notre profit le premier mouvement de surprise. » A réagir en exposant sur qu'elles vérités fondamentales symbolisées par le drapeau blanc, ce « drapeau sacré » comme La Mennais l'appelait sous la Restauration, le roi voulait réédifier la France nouvelle restaurée dans le Christ, Blanc de Saint-Bonnet répondait au sentiment spontané de tout notre peuple chrétien. 103:55 Nous en trouvons une preuve dans la correspondance familiale de Mme Zélie Martin, la mère de la petite sainte Thérèse de l'Enfant Jésus. Toute à l'éducation de ses enfants et à son commerce de dentelles, elle ne faisait certes pas de politique ; mais le jour où le comte de Chambord rétablit les choses par sa lettre à Chesnelong du 27 octobre 1873, elle envoie à son frère Guérin quelques lignes où elle condamne avec son simple bon sens la manœuvre de ceux qui tendent leur piège au roi très chrétien pour ne l'en laisser sortir que travesti en conservateur libéral et laïcisé sous les couleurs de la Révolution, à la manière de Louis-Philippe. « Je vois que vous êtes effrayé de l'avenir. Il est certain qu'il n'est pas superbe et que tôt ou tard il faudra passer par une terrible épreuve. Pour moi, je n'ai pas cru un instant qu'Henri V pourrait venir présentement ; je ne crois pas non plus à cette indigne calomnie qu'il aurait transigé avec ses convictions pour adopter les principes de la Révolution ; je ne le croirai que lorsqu'il aura envoyé une proclamation en ce sens. » ([^30]) La lettre à Chesnelong disait le contraire et répondait à l'attente de Mme Zélie Martin, en laquelle nous venons d'entendre le peuple fidèle. Les « habiles » se hâtèrent d'évincer le prince qui refusait d'être « le roi légitime de la Révolution ». Puis ils s'empressèrent d'établir sur le mirage de leurs illusions, dans un régime sans tête, leur règne d'un jour dont la France n'a pas fini de pâtir. « Ils ont mal fait le bien et bien fait le mal », écrira d'eux Louis Veuillot. \*\*\* Histoire pleine de leçons. Cependant la portée de *La Léqitimité* dépasse de beaucoup ces événements trop oubliés. Blanc de Saint-Bonnet y définit « les lois d'or de la société » avec une puissance de pensée et de style qui nous pénètre. Elles s'appliquent à tous les pays, à tous les temps. Pour lui, le mot « légitimité » ne désigne pas seulement celle du trône, mais celle de tout l'ordre social chrétien. Il prouve splendidement la nécessité de fonder la société sur la famille, d'assurer à chaque famille la sécurité de son travail et la propriété du capital qu'elle produit, de promouvoir dans la paix le progrès social. Tout repose sur le Droit divin qui est à tous les degrés de la société, la conformité au droit naturel et à l'ordre surnaturel voulu par Dieu. Dans l'Église le Pape et les Évêques exercent l'autorité légitime ; dans la famille, le père ; dans l'État français, le roi qui doit être assez fort et sage pour devenir « l'élément politique de la restauration de la foi dans les âmes » sans violer jamais leur liberté. \*\*\* 104:55 Le bienheureux Eymard, fondateur des « Pères du Saint-Sacrement » avait une grande admiration pour l'auteur d'une telle synthèse de l'ordre social chrétien, son intime ami. « Vos livres, lui écrivit-il, restent gravés dans l'esprit ; ils sont dans la Vérité ; ils deviennent comme un principe pratique malgré soi. Quand on travaille pour enfanter une nouvelle société, il faut une génération et demie : une qui reçoit et qui germe, et l'autre qui s'en nourrit. » Cela sans doute explique que son temps les ait méconnus. Mais nous sommes à l'âge de nous en nourrir, et ce n'est pas le besoin qui nous manque. Par ce jugement d'un prêtre que l'Église a mis sur les autels, on voit quelle citadelle Blanc de Saint-Bonnet a construite sur sa montagne, et quelles armes nous y trouvons contre la Révolution anti-chrétienne. Nous devons au Père Maton le grand service d'avoir tiré de l'ombre et porté avec tant de bonheur devant la Sorbonne cette œuvre géniale, à l'heure où nous avons le plus de raisons d'y chercher la lumière. Grâce à lui, Blanc de Saint-Bonnet ne nous apparaît plus, comme à Barbey d'Aurevilly un « prophète du passé » mais un constructeur de l'avenir, parce qu'il a voulu toujours être, suivant la parole divine, « un scribe initié au royaume des cieux, semblable à un père de famille qui tire de son trésor des choses anciennes et nouvelles ». Antoine LESTRA. ============== ### « Une chrétienté d'outremer » Ceux qu'intéressent la question des colonies ou simplement l'Espagne et l'Amérique latine auront intérêt à lire cette monographie historico-théologique du P. Jean Terradas (Nouvelles Éditions Latines, 1960, préface du général Weygand). La deuxième section notamment nous éclaire beaucoup sur l'attitude humaine et chrétienne de la Mère-Patrie à l'égard de ses provinces d'Amérique. La législation du *Conseil des Indes,* qui nous est bien exposée, se révèle comme un monument de justice et l'une des gloires les plus pures de la catholique Espagne. Quoi qu'il en soit de la *légende noire,* l'Espagne colonisait sans commettre de « colonialisme ». Pour s'en convaincre il suffit de lire les chapitres sur la *politique coloniale,* la *civilisation coloniale,* la *société éduquée,* la *vie économique.* 105:55 A vrai dire, la question la plus angoissante dans la conquête et l'évangélisation des Indes Occidentales n'est pas celle des Indiens, mais plutôt celle des Noirs, leur déportation et leur esclavage. Nous voyons bien le poids des considérations très averties du Père Terradas ; malgré tout nous n'arrivons pas à comprendre qu'il espère justifier *en droit* l'odieuse traite des Nègres. Par contre nous sommes tout à fait d'accord avec lui quand il expose les rapports extrêmement profonds qui existent *entre la France et l'Hispanité,* la vocation chrétienne et complémentaire de nos deux nations, les moyens à mettre en œuvre pour que cette complémentarité devienne effective. Ce chapitre sur la France, l'Espagne et l'Hispanité, écrit avec une sûre pénétration et un amour sans complicité, doit faire réfléchir et amener aux réalisations un grand nombre de lecteurs des deux côtés des Pyrénées : nous nous ignorons tellement, alors que nous sommes faits pour nous compléter et travailler ensemble. -- Le chapitre premier de la troisième partie mérite particulièrement de retenir l'attention. Le Père Terradas met en relief à propos de l'émancipation de l'Amérique Latine l'une des astuces diaboliques de la franc-maçonnerie qui est d'annexer au service de la Révolution les forces anti-révolutionnaires elles-mêmes. Bernard Faÿ avait fait des observations semblables dans son étude monumentale sur la *Grande Révolution* (Paris, Le livre contemporain). En poursuivant la lecture du P. Terradas une pensée qui revient constamment à l'esprit est celle de la progressive laïcisation des vieilles patries baptisées. Quelles en sont les causes ; et les remèdes ? Des chrétiens simplistes expliquent tout en deux mots : ce n'est pas du tout notre faute et nous n'y sommes pour rien ; la faute est aux francs-maçons et aux communistes ; que l'on reconnaisse la royauté sociale du Christ et tout rentre dans l'ordre ; à quoi répondent d'autres chrétiens, pénétrés plus ou moins gravement par le virus révolutionnaire ; c'est notre faute, c'est la faute de l'Église qui a manqué les virages de l'histoire et méconnu les aspirations des peuples, à supposer qu'un remède existe ; il ne se trouve pas dans la reconnaissance de l'autorité du Christ sur les choses de la cité car les choses de la cité sont en dehors du pur spirituel. A notre avis la vérité réside au-delà et au-dessus de ces deux positions ; nous la résumerons ainsi : la responsabilité des chrétiens est immense dans la désagrégation de la *chrétienté d'outre-mer* ou de la chrétienté d'Europe. Cependant il s'en faut de beaucoup qu'ils soient les seuls coupables. L'action est terriblement nuisante des sociétés subversives telles que la franc-maçonnerie et le communisme. Quant à l'Église, elle est sage, sainte et sanctifiante malgré les sottises et les péchés de ses fils. C'est par la reconnaissance de la loi du Christ dans le domaine social que se refera une société chrétienne ; mais n'oublions pas que *dans le concret* cette reconnaissance se traduit par l'héroïsme chrétien ; Souvenons-nous encore qu'une société chrétienne sera toujours menacée du dedans, attaquée du dehors, précaire, très imparfaite, n'étant capable de subsister et de se rénover que grâce aux moyens purs qui lui ont permis d'exister. Fr. R.-Th. CALMEL, o. p. 106:55 ### Notules - LES EFFECTIFS DU PARTI COMMUNISTE*. --* *Ceux des partis au pouvoir dans l'Empire soviétique sont officiellement connus : ils représentent, on le sait,* 2 *à* 4 % *de la population totale, le Parti constituant la caste dirigeante, recrutée* (*en fait*) *par cooptation*. *En revanche, les effectifs du Parti communiste français ne sont pas connus avec certitude.* « *Aujourd'hui notre Parti compte 900.000 membres* », *écrivait encore Maurice Thorez dans l'édition de* 1954 *de* Fils du peuple (*page 249*). *C'est, identique, la phrase qui figurait dans l'édition de* 1949 (*même page*)*. En 1947*, *point culminant, on avait déclaré que le million d'adhérents était atteint. Mais quand le livre de Thorez reproduit en* 1954 *la phrase de l'édition précédente sur les* « *900.000 membres aujourd'hui* », *il exagère fortement :* *car en 1954 le nombre d'adhérents est déjà tombé, très vraisemblablement, au-dessous de 500.000*. *En raison de la baisse constante des effectifs depuis 1947, le P.C.F. ne publie plus le nombre de ses* ADHÉRENTS. *Il publie seulement le nombre de* CARTES *délivrées par l'organisation centrale du Parti. Cette année, lors du Congrès national, le nouveau secrétaire à l'organisation Georges* Marchais a donné le chiffre de 407.000 cartes, en précisant que ce chiffre est inférieur de 7.000 *à celui de l'année précédente.* *La presse a généralement reproduit ce chiffre sans aucun examen critique, et comme s'il indiquait l'ordre de grandeur des effectifs. Or ce chiffre peut seulement être utilisé comme point de départ d'une évaluation approximative. Il est bien connu* (*sauf dans les journaux*) *qu'entre le nombre de cartes* DÉLIVRÉES *par l'organisation centrale et le nombre de cartes effectivement* PLACÉES *interviennent en cascade, à trois niveaux différents, des déchets successifs :* *premièrement, de la direction centrale à la Fédération départementale ; secondement, de la Fédération à la section *; *troisièmement, de la section à la cellule. On estime que chacun de ces déchets est de l'ordre de* 10 *à* 20 %, *et éventuellement davantage. Si bien que le nombre d'adhérents au P.C.F. se situe très probablement aujourd'hui entre 200.000 et 280.000, la tendance à la baisse régulière continuant à s'affirmer.* *Avant de connaître le chiffre des cartes publié lors du dernier Congrès communiste, dans* La Pratique de la dialectique -- *page 34 du tiré à part -- nous estimions à* «* environ 200.000 *» *le nombre des adhérents au P.C.F.* \*\*\* *Bien entendu, ce nombre d'*ADHÉRENTS *est distinct du nombre de* SUFFRAGES *que le P.C.F. obtient aux élections générales, et qui se situe entre* 4 *et* 6 *millions. D'autre part, et quelle que soit l'importance des adhésions, leur diminution ne doit pas faire croire que le P.C.F. aurait perdu se force essentielle, qui réside dans* l'APPAREIL *de ses* PERMANENTS*, ou* « *révolutionnaires professionnels* ». *Enfin l'on remarque que, malgré de continuels et spectaculaires efforts de propagande, la diffusion de* L'Humanité, *organe central du Parti, reste nettement inférieure au nombre d'adhérents. Tout cela révèle des réalités plus complexes, et en tous cas moins figées, qu'on ne le croit ordinairement.* 107:55 *Quand on dit :* « *les communistes* »*, on imagine volontiers un bloc monolithique. Il s'agit pourtant d'un univers qui a ses crises profondes, ses contradictions internes non surmontées, et qui n'est nullement invulnérable.* \*\*\* - UN MILLION D'ANCIENS COMMUNISTES*. -- En chiffres absolus, depuis 1947, le P.C.F. a* *perdu* 700.000 *à* 800.000 *adhérents. Mais en outre les adhésions nouvelles n'ont pas cessé pour autant.* *Elles sont de l'ordre de* 20.000 *à* 30.000 *par an.* Ce *qui fait qu'environ* UN MILLION D'ADHÉRENTS *au P.C.F. l'ont quitté depuis* 1947. (*Chiffre certainement minimum, et probablement trop bas :* 980.000. *Chiffre certainement maximum, et probablement trop élevé :* 1.220.000). *Autrement dit, il existe actuellement quatre à cinq fois plus d'anciens membres du Parti que d'adhérents effectifs. Et la masse du Parti est composée principalement -- à part les* « *permanents* » *de l'appareil -- de militants qui adhèrent* UN MOMENT, *qui sont des* MEMBRES PROVISOIRES *du P.C.F., puis s'en vont, lassés, déçus ou révoltés.* *Cette situation, et les conséquences sociales, politiques, apostoliques qu'elle pourrait comporter, s*i *l'on y était activement attentif, sont ordinairement méconnues de tous ceux qui croient* « *s'informer* » *ou* « *s'instruire* » *dans les journaux et les magazines illustrés. Elles sont le plus souvent ignorées* ou *méconnues, malheureusement, de ceux-là qui ont pour fonction et pour devoir* de *s'en préoccuper.* *Sur cette question, le lecteur se reportera utilement :* -- *aux deux articles d'Henri Barbé :* « *Qu'avez-vous fait des communistes convertis *? » Itinéraires, *numéro* 36 *et numéro* 37 ; -- *à* La Pratique de la dialectique, *chapitre second, paragraphe* 11 (*pages* 31 *à* 36 *du tiré à part*)*.* \*\*\* - ACQUITTEMENT ET ABSOLUTION*. --* Les généraux Challe et Zeller ayant été condamnés à 15 ans de détention criminelle, *L'Humanité* du 1^er^ juin commente : « Condamnation ridiculement faible, acquittement de fait (...). L'éponge passe là où aurait dû passer la justice (...). « La justice va passer », annonçait, dans son dernier discours, de Gaulle. Elle a passé. Elle a absous. » *Concernant les dirigeants communistes qui en permanence défient la justice et bafouent l'État, on saura donc quel tarif appliquer pour leur administrer ce qu'ils définissent eux-mêmes comme un* « *acquittement de fait* » *et comme une* « *absolution* ». \*\*\* - QUESTION DE DATES. -- Lu dans *Témoignage chrétien* du 2 juin, éditorial de Georges Montaron, à propos du général Challe : « On ne saurait oublier que sous l'autorité de cet bomme, alors commandant en chef, la torture s'est installée en Algérie. » *On ne saurait oublier non plus que* Témoignage chrétien *est dans la presse catholique, l'organe qui s'est prétendu le mieux informé sur les tortures et qui s'est fait gloire de les dénoncer avec une documentation scientifiquement établie* (*et avec beaucoup plus d'insistance et de persévérance qu'il ne mettait à dénoncer le terrorisme du F.L.N.*)*. C'est l'une de ses spécialités. Il connaît la question.* 108:55 *Or le général Challe fut commandant en chef en Algérie à partir de* 1958. *A cette époque, il y avait déjà des années que* Témoignage chrétien *affirmait savoir que la torture était installée et généralisée. En bonne logique :* *ou bien* Témoignage chrétien *mentait alors, ou bien il lance maintenant une calomnie particulièrement odieuse en attribuant à* « *l'autorité de cet homme* » *ce qui était antérieur à sa prise de commandement.* *Mais le plus vraisemblable n'est ni l'un ni l'autre. Il est plutôt que* Témoignage chrétien *utilise politiquement le thème des* « *tortures* », *n'importe comment et surtout* CONTRE *n'importe qui, selon l'opportunité, avec une légèreté qui se moque également de l'exactitude et de la dignité des personnes incriminées. Les journaux en général, et celui-là en particulier, croient avoir licence d'écrire n'importe quoi. La conscience des lecteurs est mobilisée au nom de la morale, mais dans la passion partisane, et sans grand souci de la vérité.* *Le plus lamentable est que des gens sérieux, encore qu'un peu naïfs, éventuellement chargés de grandes responsabilités, se laissent prendre trop souvent à ce qui s'écrit dans les journaux.* \*\*\* - SAINTE JEANNE D'ARC. -- Une brochure de 32 pages, abondamment illustrée, écrite par Joseph Thérol (Nouvelles Éditions Latines). L'auteur apprécié de *L'Évangile de Jeanne d'Arc,* l'animateur de l' « Association universelle des amis de sainte Jeanne d'Arc », donne sous ce format réduit, destiné à une grande diffusion, l'essentiel du message de Jeanne « pour l'Église universelle ». \*\*\* - ÉDUCATION FAMILIALE DU JEUNE HOMME. -- A propos de l'ouvrage de Marcel Clément paru sous ce titre, aux Éditions du Pélican à Québec, la *Revue des cercles d'études d'Angers* publie, dans son numéro de mai 1961, ces remarques et ces vœux : Les Évêques de la province de Québec ont estimé nécessaire de faire donner aux élèves des écoles catholiques de leurs diocèses, une formation familiale. Dans ce dessein, ils ont demandé à M. Marcel Clément de composer un manuel susceptible d'initier et de guider dans une telle formation. L'auteur s'est acquitté de sa tâche de manière très heureuse. Trente chapitres traitent successivement des différentes étapes et des divers problèmes rencontrés dans cette formation, et donnent pour chacun les précisions et les conseils indispensables. La famille, ce que le jeune homme en a reçu et ce qu'elle est en droit d'attendre de lui ; relations entre frères et sœurs, entre futurs époux ; devoir du père de famille, dans sa tâche éducatrice, économique, etc. ... Des citations des principaux textes pontificaux sur ces sujets montrent à la fois l'ampleur et la précision des enseignements donnés par les derniers papes sur toutes ces matières. On ne peut que souhaiter que nos écoles de France suivent l'exemple donné par la Province de Québec, et attirent l'attention des jeunes sur les devoirs qui sont ou seront les leurs par rapport à cette première cellule sociale qu'est la famille. \*\*\* 109:55 - LA CRITIQUE. -- Si l'on feuillette, dans une collection des *Études,* la chronique de « l'actualité religieuse » tenue par le P. Rouquette, on ne peut pas ne point remarquer avec quelle vigilance, avec quelle sévérité il critique *L'Osservatore romano*)*.* C'est un bel exemple de liberté de l'esprit. Peut-être est-il dommage qu'une juste analogie de proportionnalité ne puisse jouer en la matière, spécialement en France. *La Croix,* et même les *Études*, ne sont pas plus « officielles » en France que *L'Osservatore romano* ne l'est en la Cité du Vatican. Elles le seraient même plutôt nettement moins. Il devrait être -- mais il n'est guère *--* tenu pour licite de les critiquer au moins dans la même mesure et de la même manière que le P. Rouquette critique *L'Osservatore romano.* Or les milieux catholiques (et spécialement, trop souvent, les milieux ecclésiastiques) en France entendent la liberté de l'esprit à sens unique : comme un privilège leur permettant d'exercer la critique, mais les dispensant de la subir. Cela est humain, et l'on n'accordera à ces choses qu'une importance anecdotique : il vaut mieux en sourire que s'en indigner. Du moins tant que ces travers ne vont pas jusqu'à offenser gravement la justice. \*\*\* - QU'EST-CE QU'UN IMBÉCILE *?* -- Beaucoup d'auditeurs écoutent les radios dites « périphériques »*.* A l'une d'elles, ils peuvent entendre M*.* Jean Grandmoujin. Ce personnage était invité cette année au congrès de la *Vie catholique illustrée,* et il y a prononcé un discours qui est reproduit dans *Télérama* du *26* février. *Il y a dit notamment :* « Ceux qui jugent sans appel des événements sont ceux bien souvent qui n'y connaissent rien. Affirmer est une façon de déguiser son ignorance. Plus les gens sont primitifs, plus les opinions sont tranchées. » *Après quoi, il a déclaré :* « Dans les affaires du Congo, quand on a un compte en banque et un portefeuille d'actions, on est pour le Katanga et Tchombé. Sinon on est contre. » 110:55 ## DOCUMENTS ### Préface à la nouvelle Encyclique sociale : le discours de Jean XXIII du 15 mai 1961 Dans son discours du 15 mai aux travailleurs venus à Rome de tous les continents, pour le 70^e^ anniversaire de « Rerum novarum », Jean XXIII a résumé le contenu et indiqué la portée de la nouvelle Encyclique sociale. Ce discours constitue une présentation de l'Encyclique et comme une sorte de préface. Il introduit là l'étude de l'Encyclique elle-même. Voici la traduction française intégrale, publiée par « L'Osservatore romano » (édition française du 26 mai), de ce discours prononcé en italien. Les intertitres sont de notre rédaction. Spectacle incomparable qui dépasse tout ce que Nous aurions pu espérer, laissez-Nous saluer avec vous ce nouveau printemps de la Sainte Église. Vénérables frères, Chers fils ! Votre présence, dans la solennité et le respect, en même temps que débordante de vie et d'enthousiasme, auprès des souvenirs sacrés de saint Pierre, Prince des Apôtres, remplit nos cœurs d'une joie extraordinaire. Qui vous a conduits ici, en si grand nombre, venant de toutes les régions de la terre, appartenant à toutes les classes sociales, de tous les âges et de toutes les langues ? C'est le souvenir d'un grand Pape et d'une Lettre, d'une Lettre qu'il avait écrite et fait adresser au monde entier ; et non pas sur un sujet relevant du ministère pontifical habituel, comme par exemple celui d'inciter à la dévotion et à la piété chrétienne, 111:55 mais précisément sur un thème doctrinal et pratique, le travail aux champs et en usine, le travail qui absorbe les énergies humaines : bras, tête et cœur, corps et âme, afin de maintenir la vie, d'assurer la prospérité et d'accroître la richesse du monde entier. Léon XIII\ et l'Encyclique « Rerum novarum » En cette année 1891, l'humble pape, son successeur, qui vous parle, était un garçonnet de dix ans. Il se souvient toutefois très bien que, dans sa paroisse et tout autour de lui, les premières paroles de ce document « Rerum Novarum » (Nous en étions aux premiers éléments de la grammaire), ces paroles étaient répétées dans les églises et dans les rencontres, comme si elles étaient le titre d'un enseignement, non certes improvisé (il est aussi vieux que l'Évangile de Jésus Sauveur) pourtant mis, en ce mois de mai 1891, dans une lumière nouvelle et mieux appropriée aux modernes conjonctures du monde. Il était question de situations et de questions récentes, sur lesquelles chacun aimait à donner son avis, plusieurs parlant à tort et à travers, créant ainsi des dangers de confusion et des menaces de désordres sociaux. Le Pape Léon XIII, admirable Pontife, avait voulu extraire des trésors de l'enseignement séculaire de l'Église la doctrine juste et sainte, la vérité illuminatrice qui devait guider l'évolution de l'ordre social suivant les besoins de son temps. Cette Lettre Encyclique « Rerum Novarum », se plaçant avec un grand courage et en même temps avec clarté et décision, avant tout entre les positions des paysans et des ouvriers, des prolétaires comme l'on dit, d'une part et celles des propriétaires et des patrons, de l'autre, proclamait qu'il était indispensable de faire appel à la justice et à l'équité, pour le bénéfice et l'avantage des uns et des autres, tout en estimant nécessaire l'intervention de l'État et l'action honnête et loyale des intéressés, ouvriers et patrons. « Rerum Novarum » fut donc un premier et solennel rappel en cet ordre de principes, qui provoqua quelque émotion chez tous, et qui, tout en limitant sa portée à la question ouvrière, dans le cadre des rapports indiqués ci-dessus, eut le mérite d'ouvrir un horizon d'autant plus lumineux qu'il recevait lumière et rayonnement de la très pure doctrine de la Sainte Église Catholique, et de ses sources inépuisables que sont l'Ancien et le Nouveau Testament. 112:55 Pie XI\ et l'Encyclique « Quadragesimo anno » Les quarante années qui s'écoulèrent depuis la diffusion et la pénétration de cette doctrine, c'est-à-dire de 1891 à 1931, furent marquées par des événements si animés, si complexes et parfois si violents ; les modifications résultant des progrès matériels et des luttes de classes et de peuples, à la suite de la première guerre mondiale, devinrent si obscures et menaçantes qu'elles suggérèrent à l'esprit particulièrement brillant et au cœur très solide de Pie XI, de reprendre le colloque du Siège Apostolique avec le monde du travail, pour lui faire mieux connaître la doctrine sociale de l'Église, par rapport aux nouvelles positions imposées successivement par les conquêtes mêmes de l'esprit humain, par le progrès des techniques nouvelles, positions qui bouleversaient les formes traditionnelles, et devenaient pénibles pour les mêmes masses de travailleurs des champs et de l'usine. Et voici que paraît alors, rappelant, en les développant, les bases d'économie sociale posées par « Rerum Novarum », un autre document pontifical, « Quadragesimo anno » qui indique les étapes que doivent franchir, toujours dans la lumière des principes chrétiens, les nouvelles expériences, les nouveaux rapports de coopération mondiale des travailleurs, des familles et des nations. Il montre la route, oui, mais en encourageant la marche il la rectifie aussi pour un progrès heureux et profitable. Cet enseignement de Pie XI, dans « Quadragesimo anno » fut accueilli lui aussi avec grande joie. L'étude des nouveaux et graves problèmes du secteur industriel et leur solution qui faisaient l'objet de ce document, élargissaient l'horizon de la question sociale et l'illuminaient. Ce progrès était dû à la définition et au plus vif relief donné au travail, à la propriété, au salaire, dans leurs rapports avec les exigences du bien commun et donc sous l'aspect social. Au sommet trônait toujours le principe Suprême dont doit s'inspirer tout rapport, quel qu'il soit, c'est-à-dire non la libre concurrence effrénée, ni l'arbitraire économique, forces aveugles l'une comme l'autre, mais les raisons éternelles et sacrées de la justice et de la charité. Les exigences de la justice ne peuvent vraiment être satisfaites si la société ne se refait pas organiquement, par la reconstitution des corps intermédiaires à but économico-social. « Quadragesimo anno » fit apparaître comme une conséquence forte et bien importante l'étude patiente et incessante de la collaboration entre les nations petites et grandes. 113:55 L'enseignement social\ de Pie XII C'est ici qu'il nous plaît, chers fils, de rendre hommage également, après Léon XIII et Pie XI, à la mémoire sacrée et bénie du Saint-Père Pie XII qui, lui aussi, empruntant le chemin tracé par « Quadragesimo anno », fit profiter de son haut enseignement les différents secteurs de la sociologie dont il eut à s'occuper, en ce qui concerne la structure interne des différentes communautés politiques, ainsi que les rapports entre elles sur le plan mondial. Souvent sa parole, parlée et écrite, a été un enseignement occasionnel, caractérisé par l'ampleur des horizons abordés et découverts. Mais quelle richesse, à travers ses volumes qui méritent notre admiration et notre vénération, comme une collection toujours digne d'être consultée pour les pierres précieuses qui y abondent ! La nouvelle Encyclique.\ au-delà des deux précédentes Vénérables Frères et chers fils, dites-vous que tout ce qui précède ne constitue qu'une marche d'approche vers le point plus lumineux auquel Nous Nous proposons de vous conduire : au-delà de « Rerum Novarum », au-delà encore de « Quadragesimo anno » à un troisième document qui, en célébrant les deux précédents, et en y ajoutant les nouvelles expériences d'activité sociale, qui se sont multipliées à l'infini en ces trente dernières années, les couronne d'un complément encore plus riche de doctrine chrétienne ; cette doctrine que l'éternelle et féconde jeunesse de la Sainte Église, Une, Catholique, Apostolique et Romaine, tient toujours prête, comme lumière et guide des siècles et des peuples. Nous vous avouons franchement que Notre dessein était de pouvoir vous offrir et offrir à toute l'Église catholique, au jour même du très heureux 70^e^ anniversaire de « Rerum Novarum » -- 1891 -- 15 mai 1961 -- ce troisième document de portée générale, sous forme de Lettre Encyclique : ample et solennelle. Nous sommes heureux de pouvoir vous assurer que Notre promesse est maintenue ; l'Encyclique est prête : mais le souci que Nous avons de la faire parvenir à tous les fidèles du Christ et à toutes les âmes droites éparses dans le monde, à la même heure, dans le texte officiel latin et dans les différentes langues parlées dans le monde, Nous conseille de retarder un peu la transmission du dit texte. Entre temps, chers fils, permettez-Nous de vous le répéter. 114:55 Votre présence ici, à Rome, en ces jours, nous est tout particulièrement chère. Cette semaine nous conduit et nous prépare à la Pentecôte et veut que nous ayons un souvenir pour les hommes pieux réunis sur le mont Sion : « *viri religiosi ex omni natione quae sub caelo est* » (Actes 2, 5). Vous, chers fils, les descendants de ces braves catholiques qui, les premiers, accueillirent, il y a 70 ans, et en lui faisant grand honneur, la proclamation de doctrine catholique sociale du grand Pape Léon XIII, vous êtes ici les représentants de tous les travailleurs chrétiens de la terre. Vous méritez donc bien que, comme Pierre sur le mont Sion, son humble Successeur vous livre le secret et vous révèle sans plus, en un court résumé toutefois, le contenu de ce troisième document pontifical, qui sera bientôt le pain et la nourriture salutaire et délicieuse de vos âmes et, Nous l'espérons, de tous ceux qui croient en l'Église Sainte et bénie du Christ Jésus : *Magister et Salvator mundi* (Jean, 4, 42). Comme il arrive pour nous autres prêtres, dans la lecture du Bréviaire quotidien, qu'ainsi pour vous, en Nous écoutant, la grâce de l'Esprit Saint éclaire votre intelligence et vos cœurs : *Spiritus Sancti gratia illuminat sensus et corda nostra.* Les quatre parties\ de la nouvelle Encyclique Le solennel document donc, qui, dans quelques semaines, Nous aimons à le redire, sera la joie de vos yeux et la nourriture sainte et substantielle de vos âmes, se divise en quatre tableaux bien distincts. Premier : la synthèse des enseignements de trois Papes : Léon XIII, Pie XI et Pie XII. Deuxième : la présentation d'un premier groupe de problèmes d'action sociale dont la pression n'a pas cessé de poser un devoir depuis soixante-dix ans. Troisième : l'exposition des nouveaux problèmes, graves et parfois dangereux, surgis depuis lors. Quatrième enfin : la remise en ordre des rapports de la coexistence sociale, à la lumière de l'enseignement de la Sainte Église. Le premier tableau vous est déjà familier, à raison de ce que Nous vous avons dit au début de Notre propos. En lui resplendit la nature et le contour du bon cheminement de la doctrine pontificale indiqué par « Rerum Novarum » de Léon XIII, suivie de « Quadragesimo anno » de Pie XI et des notes de caractère social, éparses dans les manifestations parlées ou écrites de Pie XII. 115:55 Ces dernières années, se sont vérifiées de profondes innovations, aussi bien dans les structures intérieures des différentes communautés politiques que dans les rapports réciproques entre elles ; innovations et problèmes qui exigent des précisions ultérieures. Il faut développer des enseignements déjà fixés par « Rerum Novarum » en rapport, comme Nous l'avons déjà dit, avec les conditions modifiées du monde d'aujourd'hui. En passant au deuxième tableau, nous apercevons les nouveaux problèmes. Avant tout et précisément les problèmes regardant les rapports entre l'initiative privée et l'intervention des pouvoirs publics dans le domaine économique ; puis l'extension toujours plus grande des formes d'association dans les différentes manifestations de la vie ; la rémunération du travail ; les exigences de la justice en regard des structures de la production et le très grave sujet de la propriété privée. L'Encyclique imminente, dans l'étude et la solution de ces problèmes -- il n'est pas superflu de le répéter -- *tient* compte des développements que la doctrine connaît depuis l'enseignement de Léon XIII jusqu'à celui de Pie XI et des messages illuminés et savants de Pie XI. Et la doctrine de l'Encyclique est toujours dominée par le motif fondamental qui est une affirmation immuable et une défense énergique de la dignité et des droits de la personne humaine. Les problèmes du troisième tableau dont s'occupe l'Encyclique sont les plus évidents et les plus urgents du moment historique actuel. Ils confèrent à ce document pontifical, ton et couleur caractéristiques. L'agriculture\ victime de l'injustice En premier lieu se présente le problème de l'agriculture. L'agriculture était une fois -- que disons-Nous : était une fois ? -- fut, pendant des millénaires d'histoire, dès les premières pages de la sainte Bible, la richesse et l'éternel printemps se renouvelant chaque année sur la terre, la poésie et l'enchantement de la vie : et maintenant la voici réduite, et en train de réduire de très nombreuses communautés humaines, à un état de dépression, comme on a coutume de dire. Et ce qui compte au nombre des principales exigences de la justice, c'est précisément cette justice qui consiste à remettre en ordre l'équilibre économique et social entre les deux secteurs de la coexistence humaine. Notre document va donner les directives principales, s'inspirant de solidarité humaine et chrétienne, et qui sont considérées comme les plus efficaces pour atteindre ce grand et noble but. 116:55 Les pays sous-développés Un autre problème de proportions mondiales, qui mérite intérêt et appelle l'attention anxieuse de Notre ministère apostolique, ainsi que la collaboration de tous ceux qui croient au Christ et à son Église, et vivent le Christ et l'Église est constitué par l'état d'indigence, de misère et de faim dans lequel se débattent des millions et des millions de vies humaines. D'où le malaise qui, quelquefois est la cruelle réalité des rapports entre communautés politiques économiquement développés et celles qui sont économiquement sous-développées. Ce problème est appelé à juste titre celui des temps modernes, bien qu'à tout dire et à dire vrai si l'on étudie l'histoire des peuples, en remontant aux vicissitudes séculaires que connurent toutes les agglomérations humaines éparses dans le monde, il a pu, dans le passé, être considéré comme inexorable, étant donné les causes anciennes et permanentes du retard des systèmes économiques par rapport aux malheureuses conditions de nombreuses régions. Aussi, chers fils, importe-t-il, justement, saintement, de redire et d'exalter le principe de la solidarité entre tous les êtres humains, et de rappeler et de prêcher bien haut le devoir pour les communautés et aussi les particuliers qui disposent, plus qu'en suffisance, de moyens de subsistance, d'aider ceux qui, au contraire, se trouvent dans des conditions difficiles. Malheureusement le secours d'urgence ne supprime pas à la racine les causes de ces conditions difficiles. L'œuvre de collaboration sur le plan mondial s'impose donc, œuvre désintéressée, multiforme, prête à mettre à la disposition des pays économiquement sous-développés, d'importants capitaux et d'intelligentes compétences techniques, capables de faire marcher du même pas le développement économique et le progrès social, en ayant soin, grâce à une saine et bienfaisante perspicacité, d'intéresser les premiers et principaux protagonistes du travail humain eux-mêmes à leur propre élévation individuelle, familiale et sociale. Un ordre moral universel\ fondé sur Dieu. C'est là une grande entreprise, un objectif noble et urgent pour la paix même du monde. Pour la mener à bien, et lui infuser une vigueur incessante, sont exigés de façon absolue des rapports de sincère compréhension et d'active collaboration entre les peuples. 117:55 Et cela suppose -- et ici Nous avons plaisir à le confirmer de nouveau à la face de ce ciel bienveillant, et devant ce temple, le plus grand de la Chrétienté -- cela suppose, disons-Nous, le *praeceptum Domini,* qui affirme et proclame la reconnaissance et le respect d'un ordre moral qui soit valable pour tous, qui reconnaisse son fondement en Dieu, gardien et vengeur, distributeur de bien-être, de richesse et de miséricorde, dont le jugement inexorable en faveur de la justice et de l'équité ne laissera échapper personne. C'est sur ce motif de fond que s'inscrit et se dresse l'intervention de la religion et de la Sainte Église, même dans le domaine économique et social. Toujours le Décalogue, chers fils, toujours l'Évangile ! C'est de Jésus « voie, vérité, vie, lumière du monde », thaumaturge au service des infirmités et des besoins humains, martyr divin pour racheter les hommes, et roi victorieux et triomphant des siècles et des peuples, c'est de Lui que s'inspire l'effort de recherche de la justice, c'est par Lui qu'il devient puissant. La défense et l'élévation des faibles et des indigents voient s'épanouir les merveilles de la charité, qui assurent le salut et la résurrection des hommes et des groupes ethniques, la transformation des régions attardées et des secteurs languissants. C'est la grande responsabilité qui incombe à tous, oui à tous, et aucun des êtres vivants ne peut s'y soustraire. Le jugement dernier de l'univers, au terme de son destin, est celui-ci : *Venite benedicti, discedite maledicti* (Math. 25, 34, 41). Ces paroles résument et clôturent l'histoire du monde, consommée et décidée à travers l'énumération des formes les plus variées de l'assistance sociale d'homme à homme, de famille à famille, de peuple à peuple qui auront été soit accordées, soit refusées. Le quatrième tableau de la nouvelle Encyclique vous donnera une vision délicieuse de la remise en ordre de la coexistence humaine. L'étude de la nature de l'homme et de la doctrine de l'Église, sous la lumière de la Révélation, indique les voies sûres pour réaliser une coexistence humaine digne, pacifique et féconde. Il est bien naturel que cette doctrine, ayant la vérité comme fondement, la justice comme objectif, et l'amour comme élément dynamique, soit non seulement apprise, mais assimilée, diffusée et traduite dans les faits. Le document vaste et intéressant, se termine, sur quelques indications précieuses, utiles et aptes à alimenter et à rendre toujours plus agissante, en tous et en chacun, la conscience des devoirs sociaux. Chers fils, veuillez donc attendre l'Encyclique dans un désir joyeux et veuillez ensuite l'étudier. 118:55 Le développement\ de la doctrine sociale. Revenant maintenant sur tout ce qui vous a été dit, au cours de ce colloque prolongé du pasteur avec gon troupeau, avec un *cœur* sensible aux intérêts de l'esprit mais nullement oublieux des biens de la terre, nous voulons vous offrir une image qui vous plaira et vous instruira. Ce qui frappa tous les fidèles de la Sainte Église à l'annonce de « Rerum Novarum », de Léon XIII, en 1891, ce fut la surprise d'entendre comme la voix d'une nouvelle cloche qui, du haut de la tour antique de la paroisse, de toutes les paroisses du monde, de ville ou de village, venait se joindre au concert des autres airains, que connaissaient les bons fidèles familiarisés avec les habitudes antiques et pacifiques de la piété religieuse. Ce son de 1891 ne fut pas estimé discordant parmi le concert des autres cloches, mais tout au contraire harmonieux, vibrant et joyeux. Quarante années plus tard, en 1931, ce n'est pas une, mais plusieurs nouvelles cloches qui vinrent prendre place sur la tour de la paroisse. L'Encyclique « Quadragesimo anno » fut le grand geste de Pie XI, qui donna le signal et déclencha un heureux et plus large concert d'invitations et d'avertissements touchant la question sociale et les problèmes nouveaux et variés proposés à l'attention de toutes les âmes droites, qui s'inspirent des ressources éternelles de la doctrine évangélique, de signification universelle. La célébration, ces jours-ci, de l'anniversaire qui revient depuis soixante-dix ans exactement, de « Rerum Novarum » en ce temps où se développent plus largement les sollicitudes maternelles de l'Église, des Saints Pasteurs et de tant de membres du laïcat collaborant avec ardeur à la diffusion de la bonne doctrine et à son application immédiate et vaste, cette célébration, disons-Nous, est un motif de singulière allégresse et de vif et très joyeux encouragement. L'action Sociale apostolique. Notre allégresse vient de la constatation que Nous faisons : l'antique ferveur, suscitée par le geste de Léon XIII et renouvelée par ses Successeurs, perdure, soulève l'enthousiasme, et fortifie les sentiments et les résolutions de bon apostolat social. Désormais, de la tour antique et des nouvelles tours qui se multiplient dans la plaine, sur les monts, partout où la nature féconde attire et offre ses dons, ne tombe plus le tintement d'une, ni même de quelques cloches ; 119:55 c'est tout un concert, toute une fête de bronzes, de vibrantes harmonies à la gloire du Christ, gloire éclatant partout, du fils de Dieu, notre frère, notre maître, le rédempteur et le sauveur du genre humain, toujours tendu, dans les mystérieuses effusions de sa grâce sur les âmes, à préparer la mise en route vers les biens célestes, mais également penché sur les corps et sur tout ce qui est véritable bien-être en la vie d'ici-bas, dans l'ordre civil et social. L'encouragement qu'il nous est permis, qu'il nous sera utile de recueillir de cette commémoration et des autres manifestations qui succéderont à celle-ci, un peu partout dans le monde, veut s'inspirer des paroles que l'évangéliste Saint Jean, le privilégié du Seigneur, a écrit dans la première de ses trois Lettres et dont nous avons, précisément ce matin, goûté dans le Bréviaire, quelques passages impressionnants. Voici donc un enseignement rapporté par l'apôtre : « Dieu est lumière et il n'y a pas de ténèbres en Lui » (Jo. 1, 5). Il faut vivre dans cette lumière, en une communion réciproque avec Lui. Si nous venons à pécher, le sang de Jésus, son fils, nous purifie. C'est lui qui est victime de propitiation pour les péchés du monde entier. Et voici d'autres paroles pour nous persuader : « Il faut savoir vivre et marcher avec le Christ ». « *Qui dicit se in ipso manere, debet sicut ille ambulavit, et ipse ambulare* » (Jo. 2, 6). Quel magnifique programme que celui de la vie chrétienne et de l'activité sociale apostolique ! Vivre dans le Christ qui est lumière divine, charité universelle ; mettre ses pas dans les siens, et marcher en sa compagnie : *in ipso manere : cum ipso ambulare,* c'est une activité dynamique et tranquille, ordonnée et pacifique, à la louange de Dieu, au service de la justice, de l'équité, de la fraternité humaine et chrétienne. En agissant ainsi et en marchant de cette façon nous serons dans le vrai : disons-le humblement en empruntant les paroles mêmes de notre Saint Jean : Nous sommes dans le Vrai, c'est-à-dire en Dieu ; dans son fils Jésus-Christ, à qui soit gloire et bénédiction dans les siècles. Amen, Amen (cfr 1 Jo. 5, 20). 120:55 ## Note de gérance Au mois de mars, nous avons proposé à nos lecteurs, à nos amis, à nos abonnés ce que nous avons appelé *la tâche pratique de la sixième année :* abonner son prochain en lui expliquant pourquoi. Abonnement-persuasion, abonnement-propagande, abonnement-cadeau : il est cent manières de faire circuler la revue, de convaincre son prochain de s'abonner, ou de lui offrir soi-même un abonnement. Nous avons fait appel au dynamisme de nos amis. Depuis mars, quatre mois ont passé, c'est-à-dire *le premier tiers de cette sixième année ;* le premier tiers de cette année-test : de cette année où nous attendons une réponse de l'ensemble de notre public. Une réponse à la question : -- Devons-nous continuer à faire paraître la revue *Itinéraires *? Non point, nous l'avons dit, une réponse verbale : celle-là nous la recevons tous les jours, sous la forme d'un courrier ardent et enthousiaste (en paroles). Nous attendons au cours de cette sixième année *le test d'un dynamisme,* celui que nos amis peuvent mettre, ou non, à aller vers le prochain, à abonner le prochain. La mise en route paraît assez lente. Depuis quatre mois, les abonnements nouveaux entrant dans la catégorie « abonner son prochain » sont au nombre de 115 (cent quinze). ============== fin du numéro 55. [^1]:  -- (1). *Itinéraires,* éditorial de novembre 1960. [^2]:  -- (1). Numéro du 31 mai, en la fête de la Royauté de Marie. [^3]:  -- (1). *Itinéraires,* numéro 46, page 32. Voir page 6 du tiré à part : *La technique de l'esclavage.* [^4]:  -- (2). Numéro 54, page 21. [^5]:  -- (1). Discours du général de Gaulle à l'Assemblée consultative, le 2 mars 1945. *Mémoires de guerre,* tome III, p. 450. [^6]:  -- (1). R.P. Yves de Montcheuil, s.j. : *L'Église et le monde actuel,* Éditions Témoignage chrétien, 1945, pages 188-189. [^7]:  -- (2). Léon XIII, Encyclique *Notre consolation.* [^8]:  -- (1). Pierre Gaxotte, *Histoire des Français,* tome II, p. 367. [^9]:  -- (1). PIE XII, 17 juillet 1949. [^10]:  -- (1). *Talmuds :* recueils des traditions rabbiniques ; ces recueils sont postérieurs à la venue du Christ. On sait que *Sourate* signifie chapitre du Coran et *Thora,* loi de Moïse. [^11]:  -- (2). Voyez dans la Bible de Jérusalem (en un volume ou en plusieurs fascicules) l'introduction au livre de Jonas. [^12]:  -- (3). Second livre des Rois, XIV, 25. [^13]:  -- (1). Je m'en suis expliqué au chapitre III de *École chrétienne renouvelée* (Téqui). [^14]:  -- (1). Dans la troisième partie de *Sur nos Routes d'exil* (Nouvelles Éditions Latines). [^15]:  -- (1). Nouv. Édit. Latines, Paris. [^16]:  -- (2). Chez Hanna Zakarias, B. P. 46, Cahors (Lot) France -- Même adresse pour les deux tomes fondamentaux : *De Moïse à Mohammed.* [^17]:  -- (1). Voir traduction Blachères chez Maisonneuve. 198, Boulevard St-Germain Paris, à *l'index des notions, le* mot *houris ; e*t surtout dans *Nova et Vetera* oct.-déc. 1955, l'étude de Mademoiselle Goichon sur *la destinée de la femme selon l'Islam et selon St Paul.* [^18]:  -- (1). Cf. It. n° 60, p. 119 (note de 2001). [^19]:  -- (1). *De l'actualité historique* (2 vol. -- I. A la recherche d'une méthode. -- II. Progressisme chrétien et apostolat ouvrier), par Gaston Fessard. -- Desclée de Brouwer éd., Paris, 1960. Sur cet ouvrage du P. Fessard, et sur les premières réactions qu'il a soulevées, voir *Itinéraires :* -- Numéro 43, pages 120-121 ; -- Numéro 44, pages 64-67 ; -- Numéro 47, pages 74-77 ; -- Numéro 51, page 80 ; -- Numéro 54, page 73. [^20]:  -- (1). Dans sa *Philosophie morale,* Maritain écrit : « On entend parfois des apologistes très jeunes souhaiter qu'un nouveau Docteur Angélique fasse avec la philosophie de Hegel ce que saint Thomas d'Aquin a fait pour la foi chrétienne avec Aristote. Ils ne voient pas que la dernière hérésie chrétienne, la foi athée du marxisme, est précisément l'unique foi où un vestige réel du christianisme ait trouvé et puisse jamais trouver dans la dialectique hégélienne une systématique rationnelle » (cité par P. Serant dans sa chronique de la *Revue des Deux Mondes,* 15 avril 1961, p. 739). [^21]:  -- (1). En fait, si j'ai bien lu le P. Fessard, il y a une certaine contradiction dans l'usage qu'il fait de la dialectique du juif et du païen. Car tantôt il donne au fait juif un sens si certain et si exclusif qu'il en tire la conclusion que la conversion d'Israël dans le temps est impossible (t. I, p. 241, et *passim*) et tantôt il réintroduit au sein du christianisme une dialectique où le fait juif devient une simple attitude spirituelle engendrant une réalité sociologique étrangère à la réalité proprement judaïque ou israélienne. [^22]:  -- (2). Bartoli, Desroches, Domenach, Lacroix, Mandouze, Montuclard, Monnier, beaucoup d'autres, sont parfaitement situés par le P. Fessard. [^23]:  -- (1). Si toute *L'Actualité historique* est bâtie sur cette opposition *radicale et totale* du christianisme au marxisme, il me semble qu'on en trouve la meilleure synthèse aux pages 62-71 du second volume. C'est à travers la dialectique du Païen et du Juif que le P. Fessard opère sa démonstration, mais j'ai beau lire et relire, je vois, comme j'ai toujours vu, la contradiction absolue qui existe entre le marxisme et le christianisme, tandis que je n'arrive pas à voir ce qu'apporte de substantiel à l'exposé de cette contradiction la dialectique invoquée. [^24]:  -- (1). Olivier Leroy, *Sainte Jeanne d'Arc, son esprit, sa vie* (Alsatia, Paris, 1957). Annexe F, Jeanne d'Arc et les Franciscains. [^25]:  -- (1). Daniélou, *Études* février 1961, p. 273. [^26]:  -- (2). On se reportera utilement au discours du Pape XII aux Tertiaires Dominicains, lors du second congrès international à Rome, le 29 août 1958. -- Voir aussi, dans les *Études* de mars. la réponse du Père Bouyer au Père Daniélou. [^27]:  -- (3). Thèse de doctorat du Père Maton, des Pères de Bétharram. A paraître prochainement aux Éditions Emmanuel Vitte sous le titre : *Blanc de Saint-Bonnet.* [^28]:  -- (1). Lyon, II, rue Sala, le 1^er^ mai 1851. [^29]:  -- (1). *La République de tout le monde,* par Le prince Xavier de Bourbon, p. 20. [^30]:  -- (1). *Correspondance familiale* de Zélie Martin, mère de sainte Thérèse de l'Enfant Jésus, p. 179 (Éditions du Carmel de Lisieux).