# 56-09-61 1:56 ## ÉDITORIAL ### Dissocier le spirituel du totalitaire I. -- L'attraction du totalitaire. -- Le « principe de subsidiarité » plutôt que le « pluralisme ». -- La frontière économique entre le totalitarisme et la liberté. -- La solution est en avant. II. -- L'heure de la propriété collective privée. -- Brève histoire de la co-gestion. -- Feu vert. -- La main passe. -- Urgent : la co-propriété. III. -- L'unité du genre humain. -- Un processus historique. -- La pression des pays en voie de développement. -- Le bien commun universel. -- Le totalitaire dans l'organisation internationale. -- La paix du monde. COMME L'ÉTAIT DÉJÀ l'Encyclique *Quadragesimo anno,* la nouvelle Encyclique sociale, l'Encyclique *Mater et Magistra,* est adressée non seulement à la Hiérarchie apostolique, non seulement à « tout le clergé », mais encore « *aux fidèles du monde entier* ». L'Encyclique *Rerum novarum* de Léon XIII était « sur la condition des ouvriers ». 2:56 L'Encyclique *Quadragesimo anno* de Pie XI, « sur la restauration de l'ordre social et sur son perfectionnement en conformité avec les préceptes de l'Évangile ». L'Encyclique *Mater et Magistra* de Jean XXIII est « sur les récents développements de la question sociale à la lumière de la doctrine chrétienne » ([^1]). Elle a un double objectif. Premièrement : « rappeler et préciser des points de doctrine qui ont été déjà exposés ». Secondement : « expliquer la pensée de l'Église du Christ sur les nouveaux problèmes du moment ». \*\*\* LA DOCTRINE SOCIALE de l'Église est « mise au point », est-il énoncé au début de la IV^e^ partie, par « le Magistère de l'Église avec la collaboration de prêtres et de laïcs avertis ». Ce n'était pas un secret, surtout depuis la publication des états successifs de *Rerum Novarum.* Néanmoins cette confirmation trouve officiellement place pour la première fois dans une Encyclique. Peut-être faut-il y voir le signe que la collaboration des laïcs a été particulièrement étendue cette fois-ci. Pour cette raison ou pour une autre, la manière de *Mater et Magistra* est très nouvelle par rapport aux Encycliques de Léon XIII et de Pie XI. Elle se situe beaucoup plus dans une perspective d'exposition historique que dans un mode philosophique d'expression. Le « rappel » de plusieurs enseignements déjà contenus dans les documents pontificaux antérieurs se présente non pas comme une synthèse au sens doctrinal du terme, mais plutôt comme un récit chronologique de leur occasion et de leur impact effectif. La nouvelle Encyclique est, pour la doctrine déjà acquise, davantage une « histoire » qu'un « traité » ; et, pour l'action présente, son point de vue est plus fréquemment « pastoral » que « dogmatique ». Elle s'applique plutôt à susciter les activités intellectuelles et sociales qu'à leur proposer des conclusions en forme. La plupart des Encycliques antérieures donnaient l'impression d'une synthèse mettant au net un ou plusieurs chapitres du savoir. 3:56 Au contraire, pour *Mater et Magistra,* l'impression dominante est celle d'un point de départ, d'une volonté de mise en mouvement, d'un préambule et d'une ouverture -- à un moment de transition incertaine ou plus encore de bouleversements prochains -- en direction d'une multitude de travaux théoriques et pratiques. Par delà une « époque envahie et pénétrée d'erreurs fondamentales, en proie à de profonds désordres » l'Encyclique donne rendez-vous à l'avenir. Plus qu'aucune autre, l'Encyclique *Mater et Magistra* fait donc appel à la réflexion personnelle, à la recherche, à la pensée, à l'action. Elle n'est pas systématique. On peut la lire sans doute selon plusieurs lignes de visée. En voici quelques-unes, qui ne se prétendent ni exclusives ni supérieures, mais sont plus directement accordées aux tâches, aux préoccupations, aux angoisses et aux espérances qui sont les nôtres, à cette place intellectuelle et géographique où nous nous trouvons, en l'an de grâce 1961. 4:56 ### I. -- L'attraction du totalitaire L'ENCYCLIQUE ATTEINT EN LEUR RACINE les *techniques* ÉCONOMIQUES *de l'esclavage totalitaire.* Elles les atteint en les rejetant. Mais surtout, elle les atteint par ce qu'elle affirme. Et décisivement par deux affirmations. Premièrement : le *principe de subsidiarité,* autrement dit : la vie des *corps intermédiaires.* Secondement : la *propriété* individuelle ou collective mais en tous cas *privée* des biens de production. A partir de là peut être exorcisée cette « singulière attraction exercée sur les catholiques par les régimes totalitaires » que Bernanos dénonçait en 1946. Il précisait : « Il y a dix ans, la masse catholique penchait dangereusement vers le totalitarisme de droite, avec une élite jeune et dynamique déjà gagnée par le fascisme. Aujourd'hui la même masse penche vers le totalitarisme de gauche, avec une élite jeune et dynamique déjà gagnée au marxisme. Inutile de dire qu'entre temps le prestige de la force était passé de droite à gauche... » Jamais peut-être il n'a été aussi urgent, aussi dramatiquement nécessaire de *dissocier le spirituel du totalitaire.* L'Encyclique nouvelle ouvre des voies dans cette direction. #### Le « principe de subsidiarité » plutôt que le « pluralisme ». Il est bon que les principes aient un nom, ne serait-ce que pour les désigner commodément. Voici que le *principe de subsidiarité,* pour la première fois dans un document pontifical, reçoit le sien. Ce nom, déjà couramment employé par plusieurs auteurs, et devenu familier aux lecteurs d'*Itinéraires,* a été préféré à celui de « pluralisme », souvent utilisé plus ou moins équivalemment ([^2]). 5:56 Mais le terme de « pluralisme », qui désigne des choses diverses et d'ailleurs souvent excellentes, recouvre aussi, ou risque d'évoquer, une tendance, une idéologie, un système plus ou moins ambigus. Or il s'agit d'un *principe :* énonçant que « toute activité sociale est *par nature* « subsidiaire », c'est-à-dire doit servir de soutien aux membres du corps social et ne jamais les détruire ni même les absorber » ([^3]). Ce principe avait été énoncé par Pie XI aux paragraphes 86 et 87 de *Quadragesimo anno*. L'Encyclique *Mater et Magistra* a tenu à reproduire cet énoncé : « On ne saurait changer ni ébranler ce principe si grave de philosophie sociale : de même qu'on ne peut pas enlever aux particuliers, pour les transférer à la communauté, les attributions dont ils sont capables de s'acquitter de leur seule initiative et par leurs propres moyens, ainsi ce serait commettre une injustice, en même temps que troubler d'une manière très dommageable l'ordre social, que de retirer aux groupements d'ordre inférieur, pour les confier à une collectivité plus vaste et d'un rang plus élevé, les fonctions qu'ils sont en mesure de remplir eux-mêmes. L'objet naturel de toute intervention en matière sociale est d'aider les membres du corps social, et non pas de les détruire ni de les absorber. » Principe si grave en effet, si enraciné dans la nature même des choses sociales, que Pie XII en disait qu' « il vaut pour la vie sociale à tous ses degrés et aussi pour la vie de l'Église » ([^4]). Principe, donc, de philosophie sociale, énonçant abstraitement et universellement une obligation morale. Il définit un devoir, tout en liant étroitement la non-observation de ce devoir moral à un désordre social qui en est la conséquence ([^5]). Il situe sur son plan le plus général et le plus impérieux l'opposition irréductible au totalitarisme. *On dit la même chose concrètement* quand on réclame, comme le fait l'Encyclique, « la reconstruction des corps intermédiaires autonomes, à but économique et professionnel, non imposés par l'État, mais créés spontanément par leurs membres ». 6:56 Le principe de subsidiarité formule abstraitement l'impératif moral qui protège la vie autonome des corps intermédiaires. Les moralistes et les philosophes sont plus spontanément attentifs à la vérité générale et à la « valeur directive » du *principe.* Les hommes d'action sont plus directement sensibles à la nécessité, qu'ils perçoivent expérimentalement, de cette *vie autonome.* Les uns et les autres parlent, quelquefois sans le savoir, de la même chose : les premiers dans le langage du savoir universel et de l'obligation morale, les seconds dans le langage de l'expérience vécue. Ils pourraient utilement opérer la jonction de la philosophie morale et de la pratique expérimentale. #### La frontière économique entre le totalitarisme et la liberté. Principe de subsidiarité, corps intermédiaires, propriété privée des biens de production, Jean XXIII y revient plusieurs fois avec insistance. Il y revient notamment à propos de la « socialisation », qui est une des caractéristiques de notre temps : elle se manifeste par « *une multiplication progressive des relations dans la vie en commun* » ([^6]), comportant « des formes diverses de vie et d'activités associées et l'instauration d'institutions juridiques », et entraînant « une intervention croissante des pouvoirs publics, même dans les domaines les plus délicats ». La socialisation ne doit pas être considérée comme le résultat de forces naturelles mues par un déterminisme. Ce n'est pas, comme on disait parfois, et même un peu trop, « l'inévitable socialisation ». Elle est « œuvre des hommes », elle doit être dirigée « de manière à en tirer les avantages qu'elle comporte, et conjurer ou comprimer ses effets négatifs ». C'est en somme la *socialisation sans le socialisme,* c'est-à-dire en y DISSOCIANT LE SOCIAL DU TOTALITAIRE. Ce qui est possible par la vitalité, la vigueur, la liberté des corps intermédiaires : « Nous estimons nécessaire, dit Jean XXIII, que les corps intermédiaires et les initiatives sociales diverses, par lesquelles surtout s'exprime et se réalise la « socialisation », jouissent d'une autonomie efficace devant les pouvoirs publics... » la frontière économique entre le totalitarisme et la liberté est marquée par le principe de subsidiarité et par le droit de propriété privée des biens de production : 7:56 1. -- « L'expérience enseigne que là où fait défaut l'initiative personnelle des individus surgit la tyrannie politique, mais languissent aussi les secteurs économiques orientés surtout à produire la gamme indéfinie des biens de consommation et services satisfaisant en plus des besoins matériels les exigences de l'esprit : biens et services qui engagent de façon spéciale le génie créateur des individus ». 2. -- « L'histoire et l'expérience attestent que sous les régimes politiques qui ne reconnaissent pas le droit de propriété privée des biens de production, les expressions fondamentales de la liberté sont comprimées ou étouffées. Il est par suite légitime d'en déduire qu'elles trouvent en ce droit garantie et stimulant. » Les deux points sont liés. Le principe de subsidiarité est inséparable du droit de propriété privée (individuelle et collective) des biens de production reconnu comme un droit naturel ayant une valeur permanente : car « il serait vain de revendiquer l'initiative personnelle et autonome en matière économique si n'était pas reconnue à cette initiative la libre disposition des moyens indispensables à son affirmation ». Nous sommes ici à la racine totalitaire des techniques modernes d'esclavage économique. M. Claude Harmel ([^7]) remarquait, à la veille de la parution de l'Encyclique : « Le socialisme porte en lui un germe de tyrannie qui a toujours préoccupé les penseurs socialistes français. » Il ajoutait que « sans doute collectivisme et despotisme sont consubstantiels ». Ce GERME DE TYRANNIE est dans la réduction *économique* de l'espace vital de la personne. Une telle réduction répond certainement (mais répond certainement mal) à des aspirations et des impératifs de justice sociale. On veut réaliser l'équité, la sécurité, le mieux-être, mais *en échange* des conditions économiques de la liberté : en échange ou au détriment du « droit qui, dit Jean XXIII, appartient à chaque personne humaine d'être et de demeurer normalement *responsable* de son entretien et de celui de sa famille ». 8:56 #### La solution est en avant. Les aspirations à une justice réelle, à une charité efficace, à un progrès social ORGANISÉ et même PLANIFIÉ sont naturelles et légitimes. Le moyen apparemment court de les satisfaire est d'en charger l'État : mais les citoyens se retrouvent alors en situation d'esclaves. L'Encyclique *Mater et Magistra* ne condamne ni les aspirations, ni la socialisation, ni l'intervention de l'État. Elle ne bloque pas la légitimité des desseins avec l'issue incertaine ou négative des réalisations. Certes, « notre époque est envahie et pénétrée d'erreurs fondamentales, elle est en proie à de profonds désordres ». Épouser son temps ne saurait consister en une intimité adultère avec les profonds désordres et les erreurs fondamentales. Mais l'Encyclique n'invite pas les chrétiens à une lutte défensive s'exprimant dans un refus global. Elle remarque que c'est aussi « une époque qui ouvre à l'Église des possibilités immenses de faire le bien » : c'est cela qu'il faut épouser. Elle encourage une participation croissante des salariés à la propriété et aux responsabilités des entreprises. Elle avalise et elle adopte la socialisation (dissociée du socialisme). Elle appelle l'intervention de l'État : pour aider les corps sociaux dans leur développement et non pour les réduire. Elle justifie les nationalisations, non comme système généralisé et oppressif, mais comme moyen de faire cesser le pouvoir abusif d'un monopole de fait. Elle ne s'oppose à aucune des forces, des formes, des institutions, à aucun des moyens et des mouvements de la vie sociale, elle engage les chrétiens à y entrer hardiment et à leur infuser un esprit nouveau, le contraire de l'esprit totalitaire. Elle invite à opérer partout ce que nous appelons une *dissociation,* avant tout au niveau des motivations et des finalités spirituelles. 9:56 Car le social chrétien n'est pas séparable du spirituel et de sa primauté. La nature de l'homme et la nature des choses y sont acceptées et assumées en raison de leur Créateur et Fin dernière. La relation naturelle et la relation surnaturelle de l'homme avec Dieu sont le principe, le critère, l'âme de tout « projet social » chrétien. Si l'action sociale a été depuis vingt ou trente ans largement annexée par le totalitarisme, c'est parce que la contamination totalitaire avait atteint le spirituel lui-même. Compte tenu de l'état effectif des pensées, des institutions, de l'orientation la plus habituelle des idéologies et des législations, il apparaît que *dissocier le spirituel du totalitaire* est maintenant la grande tâche et le grand combat du catholicisme social. 10:56 ### II. -- L'heure de la propriété collective privée SUR LA PARTICIPATION des salariés à la gestion sociale, à la gestion économique et à la propriété des entreprises, l'Encyclique *Mater et Magistra* marque un changement de rythme, une soudaine accélération. La sérénité tranquille de l'exposé peut dissimuler au premier abord, ou pour le lecteur non averti, la nouveauté de ce qui est moins un changement de direction qu'une mise en mouvement brusque et spectaculaire. #### Brève histoire de la co-gestion. La participation des salariés à la gestion et à la propriété de l'entreprise a une histoire dans l'enseignement pontifical. Elle commence avec *Quadragesimo anno.* Au paragraphe 71, Pie XI rejetait « la profonde erreur de ceux qui déclarent essentiellement injuste le contrat de louage et prétendent *qu'il faut* lui substituer un contrat de société ». Puis il ajoutait au paragraphe 72 : « Nous estimons cependant plus approprié aux conditions présentes de la vie sociale de tempérer quelque peu, dans la mesure du possible, le contrat de travail par des éléments empruntés au contrat de société. C'est ce que l'on a déjà commencé à faire sous des formes variées, non sans profit sensible pour les travailleurs et pour les possesseurs du capital. Ainsi les ouvriers et employés ont été appelés à participer en quelque manière à la propriété et à la gestion de l'entreprise, ou aux profits qu'elle apporte. » 11:56 Pie XII ne mentionna presque jamais cette appréciation de Pie XI sans en restreindre la portée d'une manière ou d'une autre. Il la rappelait dans son Message du 1^er^ septembre 1944, mais la circonscrivait « là où la grande propriété continue de se montrer plus heureusement productive ». A plusieurs reprises, il enseigna que les bénéfices de l'entreprise sont un bien privé du propriétaire individuel, *ou des co-propriétaires collectifs,* et non pas un bien qui serait commun à tous les membres de l'entreprise et qui relèverait de la justice distributive. En outre, la participation des salariés aux revenus et à la gestion *de l'économie nationale* lui paraissait beaucoup plus souhaitable et beaucoup plus importante qu'une participation à la gestion et aux bénéfices *de l'entreprise* ([^8]). Dans cette perspective donnant le pas à une promotion opérée *au niveau de l'économie nationale,* Pie XII alla jusqu'à professer ([^9]) que la remarque de Pie XI sur le contrat de société n'était qu' « *une observation tout à fait accessoire* », et que lui donner « le poids et l'importance d'un programme social de l'Église » ne pouvait qu' « altérer » et « dénaturer » la signification de *Quadragesimo anno.* Certes, Pie XII avait dit une fois ([^10]) : « L'Église voit d'un bon œil et elle encourage tout ce qui, dans les limites permises par les circonstances, vise à introduire des éléments du contrat de société dans le contrat de travail ». Mais cette appréciation générale restait dans le cadre tracé par les précautions, restrictions et conditions formulées d'autre part. Et les « limites permises par les circonstances » étaient apparemment conçues comme assez étroites. L'accent était mis le plus souvent sur d'autres considérations. Pie XII insistait sur le fait que l'établissement d'un contrat de société n'est pas en soi un *droit* dont le respect s'impose en *justice ;* c'est une possibilité facultative, opportune ou dangereuse selon les circonstances, et réservée surtout aux grandes entreprises ([^11]). 12:56 Dans l'ensemble Pie XII mettait surtout en garde contre les périls d'une revendication de co-gestion qui prétendrait se fonder sur le droit naturel ou qui tendrait prématurément à devenir générale et systématique. Il soulignait notamment le risque de voir par ce biais l'économie évoluer vers un collectivisme anonyme. L'orientation de l'Encyclique *Mater et Magistra* n'est pas la même. Remarquons que ce n'est pas un point de doctrine qui est en question, mais d'opportunité. Au sujet des restrictions de Pie XII, le P. Jean Villain assurait en 1954 : « Le même Pape ne se serait pas exprimé de la même manière il y a cinquante ans, il parlerait autrement dans un siècle » ([^12]). Ce n'a été l'affaire ni d'un siècle ni d'un demi-siècle : en moins d'une dizaine d'années le jugement du P. Villain a été vérifié. En effet, l'Encyclique de Jean XXIII fait disparaître les restrictions, ne parle plus des dangers, et oriente l'action sociale catholique vers la co-propriété des entreprises. #### Feu vert. La participation à la gestion n'est plus envisagée seulement ou principalement dans les grandes entreprises, mais dans toute entreprise en tant que telle, -- étant entendu qu' « on ne peut déterminer à l'avance le genre et le degré de cette participation, car ils sont en rapport avec la situation concrète de chaque entreprise », et qu' « il n'est pas possible de fixer dans leur détail les structures qui répondent le mieux à la dignité de l'homme ». Ce « contrat de société » jugé en 1952 *tout à fait accessoire* est proposé en 1961 au premier rang des objectifs qu'il convient d'atteindre sans retard. On pourrait même, sans le contexte des documents pontificaux antérieurs, se demander si l'Encyclique *Mater et Magistra* n'en fait pas sous certains rapports une obligation de justice ([^13]). Ceux qui estiment l'Encyclique « conservatrice » ou « peu audacieuse » n'ont apparemment aucune idée de ce qui est ici en question, ni de la portée décisive qu'aura en fait la poussée unanime et dynamique de toutes les forces catholiques dans ce sens. 13:56 Il est visible que l'Encyclique n'ignore pas les dangers du contrat de société tels que les indiquait Pie XII. Ces dangers sont mentionnés, mais en eux-mêmes, dans d'autres passages du document, et sans rapport explicite avec la participation à la gestion. Si bien que la nécessité de veiller à ces dangers est manifestement formulée d'une manière qui ne puisse plus ralentir ou embarrasser en rien les revendications de co-gestion. L'Encyclique est rédigée de façon à libérer sur ce point un dynamisme réel, efficace, sans craintes et sans complexes. C'est donc le feu vert. Il n'est aucunement exclu qu'il y ait « dans un siècle », comme disait le P. Villain, ou dans moins de dix ans, comme il vient de se produire, une nouvelle orientation, un retour au feu rouge, ou au feu orange, un arrêt sur les positions qui auront alors été conquises. Mais il est vraisemblable qu'entre-temps les rapports sociaux auront été fondamentalement transformés par le feu vert de 1961 et n'auront plus grande ressemblance avec ce qu'ils sont aujourd'hui. #### La main passe. Si le mouvement social catholique ne pèse que dans le sens de la co-gestion, *sans passer par la co-propriété privée,* c'est-à-dire sans réussir à DISSOCIER LE SPIRITUEL (et le social) DU TOTALITAIRE, nous nous retrouverons en pleine tyrannie collectiviste. Mais le collectivisme totalitaire, *nous y allons de toutes manières.* Nous sommes en chemin ; nous y avançons rapidement. Le régime économique et social actuel, que j'ai appelé « socialo-capitaliste » ou « capitalo-socialiste », conduit au communisme soviétique, il en est l'antichambre et non pas l'antidote. Le communisme n'en est pas le contraire, il en est l'aboutissement ; il en recueille sélectivement les tares et les injustices, il les approfondit, les systématise, les pousse à la limite, jusqu'à une extraordinaire et monstrueuse perfection. La soviétisation n'est pas seulement au bout de l'évolution actuelle des structures et des mœurs. Elle est au bout des aspirations, mal orientées mais légitimes et irrépressibles, à la promotion et à la participation. 14:56 Elle est au bout de la force explosive accumulée par une répartition des richesses économiques qui frustre les salariés en ne leur attribuant, au total et en définitive, qu'une part intolérablement insuffisante du revenu national : une part plus ou moins insuffisante du *revenu distribué,* cela peut se discuter selon les cas, mais une part certainement insuffisante, voire inexistante, du *revenu investi.* André Frossard a eu raison de rappeler le mot profond de Chesterton : « Ce que je reproche au capitalisme, ce n'est pas qu'il y ait trop de capitalistes, mais qu'il n'y en ait pas assez. » Seulement, nous ne sommes déjà plus en régime capitaliste ; et d'autre part les salariés ne croient pas au bon vouloir des classes possédantes. Ils ont quelques raisons justifiées de n'y pas croire. On peut penser que -- sans oublier certes des exceptions honorables ou admirables, mais restées finalement trop exceptionnelles -- l'Église n'y croit pas non plus. L'Encyclique *Mater et Magistra* est sévère pour « les hommes les plus responsables » et pour « l'exploitation des faibles par les forts moins scrupuleux, qui croissent en toute terre et en tout temps, comme l'ivraie dans le froment ». Le Saint-Siège a quelques motifs de connaître la mauvaise volonté, ou l'attentisme borné, des classes économiquement dirigeantes. Elles étaient peut-être excusables de n'avoir pas, en 1891, accepté *Rerum novarum* du premier coup. On ne voit pas comment elles le seraient d'avoir, en 1931 et dans les années suivantes, pratiquement bloqué les directives de *Quadragesimo anno* ([^14]). Les réformes que réclame la justice ont longtemps été attendues de l'initiative patronale : mais celle-ci est restée globalement trop insuffisante, trop inefficace ou trop lente dans les pays catholiques. Voici plus d'un demi-siècle, voici deux ou trois générations que l'on envisage, que l'on projette, et que l'on attend toujours, qu'une fraction croissante du capital soit transférée aux « travailleurs ». Ce transfert, progressif au point d'être immobile, ne peut plus être maintenant qu'un transfert accéléré. Les réformes trop différées par l'initiative patronale, l'Église aujourd'hui les demande plus nettement à l'action syndicale et à l'intervention de l'État. 15:56 Par suite, bien sûr, ce ne seront pas identiquement les mêmes réformes quant à leur structure technique et quant à leur degré de progressivité. La grande propriété, qui n'est pas en soi illégitime, a peu de chances pratiques de survivre beaucoup sous une forme absolument individuelle. L'heure qui vient désormais est celle de la copropriété collective. Qui sera fictive, et d'État. Ou réelle, et privée. Si le mouvement social catholique, qui se trouve porté à la pointe des revendications de participation aux responsabilités et à la propriété, est *simultanément* au travail pour DISSOCIER LE SPIRITUEL (et le social chrétien) DU TOTALITAIRE sur les terrains mêmes où se réalise la co-propriété, ce sont les processus du collectivisme totalitaire et de la soviétisation qui en seront inversés ou désintégrés de l'intérieur. L'objectif est de trouver les moyens pratiques de *restituer* la propriété à ceux qui *doivent* (et auraient dû depuis longtemps) ÊTRE PROPRIÉTAIRES. Leur restituer la propriété, c'est inévitablement leur donner le pouvoir économique, spécialement dans l'entreprise. « *Le propriétaire des moyens de production doit rester maître de ses décisions économiques* » disait Pie XII, mais il disait aussi que ce propriétaire peut fort bien être une « *association de tous les ouvriers comme copropriétaires* » ([^15]). La défense nécessaire de la propriété privée, de la liberté d'initiative et de l'autonomie de décision du chef d'entreprise n'est NULLEMENT LIÉE AU MAINTIEN DE CETTE PROPRIÉTÉ ET DE CE POUVOIR DANS LES MÊMES MAINS, elle ne bloque aucunement la réforme de la propriété ni la passation du pouvoir. Réforme et passation qui étaient présentes dans l'enseignement de Pie XII : mais en quelque sorte comme un peu tenues en réserve. Jean XXIII demande maintenant d'en *urger* la réalisation. #### Urgent : la co-propriété. Pour la première fois, l' « ordre corporatif professionnel de l'ensemble de l'économie » n'est plus au premier plan du projet social de l'Église. 16:56 Il est mentionné équivalemment, pour mémoire. Pour mémoire, c'est-à-dire pour après-demain. La société occidentale est coupable d'avoir manqué l'occasion -- plusieurs occasions -- de le réaliser. Pie XII, précisément à ce sujet, reprochait au patronat « ces occasions opportunes qu'on laisse échapper faute de les saisir à temps » ([^16]). Pour réaliser les projets sociaux doctrinalement les mieux fondés et les plus nécessaires, il y a des occasions favorables : si on les laisse échapper, elles ne se représentent pas automatiquement. Mais la vie continue. Pie XI et Pie XII commentant Pie XI, estimaient que la société occidentale pouvait entre 1931 et 1939 réaliser (ou commencer à réaliser) un « ordre corporatif professionnel de l'ensemble de l'économie ». Cette réalisation peut rester *nécessaire* en droit sans être *également ou aussi immédiatement possible* en fait à tout moment historique. Plusieurs jugeaient que si sa nécessité restait entière pour l'avenir, sa possibilité présente avait peu à peu disparu ([^17]). Cette possibilité est aujourd'hui, je suppose, estimée à peu près nulle dans l'immédiat, d'où la mention effacée qu'en fait *Mater et Magistra.* Rien dans l'Encyclique ne contredit ou ne retranche les affirmations répétées de Pie XI et de Pie XII selon lesquelles il est *impossible* que l'exercice de la charité et de la justice trouve sa véritable extension dans les relations économiques et sociales si l'on ne construit pas d'une manière ou d'une autre cet « ordre corporatif professionnel de l'ensemble de l'économie » ([^18]). 17:56 Mais ces affirmations répétées ne voulaient ni ne pouvaient signifier que, faute de cette organisation professionnelle et inter-professionnelle, ou en attendant de l'avoir réalisée, il n'y avait rien à faire pour la charité, rien à faire pour la justice. La justice et la charité sociales n'attendent pas : tout ne leur est pas possible en tout temps, mais en tout temps quelque chose leur est possible. Des réformes partielles, éparses, ont vu le jour, et beaucoup d'autres doivent être entreprises, qui ne trouveront leur vraie signification et ne porteront leurs fruits authentiques que dans un ensemble organique. L'impossibilité de mettre immédiatement sur pied cet ensemble organique ne dispense pas d'accomplir entre temps la totalité des actions sociales présentement possibles. L'accent principal de *Mater et Magistra* s'inscrit, semble-t-il, dans cette perspective. L'attention est constamment attirée sur le devoir et sur l'urgence de réaliser immédiatement ce qui est immédiatement réalisable. Les réformes mises le plus en relief sont souvent des réformes fragmentaires et dispersées : mais importantes, et même décisives à leur manière et dans leur domaine ; elles transformeront profondément les données de la situation sociale et amèneront sans doute la promotion effective de nouvelles catégories et de nouvelles équipes Au social comme au spirituel, par la réunion du Concile comme par la promulgation de *Mater et Magistra,* on va « vers un immense brassage des idées, des courants et des forces de la chrétienté », dit Louis Salleron, car visiblement « notre Pape n'a pas peur des courants d'air » ([^19]). Quant à la « restauration de l'ordre social » dans son ensemble et dans son harmonie organique, principale visée de *Quadragesimo anno,* et qui a été manquée (ou méprisée) dans les années qui précédèrent la guerre, et dans celles qui suivirent, elle n'est plus aujourd'hui aussi directement, aussi instamment proposée. 18:56 Son occasion, sa possibilité se sont *éloignées* pour un temps. Elles reviendront sans doute, et sans doute avec un visage inattendu. D'ici là, il y a des tâches urgentes. Tâches qui se présentent comme des pièces et morceaux, ainsi qu'il arrive aux époques de transition accélérée ou de bouleversements majeurs. Pour l'heure ces tâches sont celles qui figurent à l'ordre du jour : la revendication plus instante, la réalisation beaucoup plus étendue et beaucoup plus rapide de la co-propriété privée des biens de production. Les chrétiens doivent être « sur le tas » à l'avant-garde du possible, et dans les circonstances actuelles la témérité leur sera moins difficilement pardonnée que l'attentisme ou l'excès de précautions. Le temps n'est plus aux ménagements à l'égard d'un ordre, celui du « socialo-capitalisme », que son pourrissement finit par rendre indigne même du nom trop indulgent de « désordre établi ». Dans ce combat, et à condition d'être partout les plus présents, les plus dynamiques, les plus audacieux dans l'assaut donné aux forteresses sociales de l'injustice et de l'exploitation des faibles par les forts, LES CHRÉTIENS GAGNERONT UNE EXPÉRIENCE CONCRÈTE, UNE QUALIFICATION, UN SAVOIR-FAIRE. Ils affirmeront leur originalité, leur âme, la marque de leur esprit en *dissociant le spirituel du totalitaire,* en désintégrant la liaison qui s'est nouée entre le progrès technique et l'esclavage collectiviste. Ils s'éduqueront eux-mêmes et se formeront par ces responsabilités pratiques. *Après,* un ordre redeviendra possible. Un ordre, c'est-à-dire une harmonie organique des corps sociaux. *Après,* parce que finalement cela est juste ainsi. Entre temps on parlera beaucoup moins d' « ordre corporatif professionnel de l'ensemble de l'économie ». On en a trop parlé, sans le réaliser aucunement, comme alibi pour remettre indéfiniment, ou ralentir exagérément, l'accession progressive des salariés à une part convenable des responsabilités économiques et des richesses nationales. Le patronat avait plus ou moins salué l'idée d'une organisation professionnelle et d'une réforme des structures en ce sens. Mais *il n'y a pas* de réforme de structure sans réforme de la propriété. En paralysant la réforme de la propriété on paralysait toute réelle réforme de structure. C'est pourquoi l'effort va plus directement porter sur la réforme de la propriété : et, compte tenu des résistances et des incompréhensions, du retard et de l'urgence, il faudra bien sans doute que ce soit parfois un effort de rupture. 19:56 Une participation aux responsabilités et aux revenus investis, et une organisation professionnelle de cette participation, eussent été possibles pourtant en régime *capitaliste :* régime qui n'est pas en sol injuste ni impraticable, et qui est seulement en son essence le système où les apporteurs de capital sont distincts des apporteurs de travail, la gestion appartenant aux propriétaires et l'exécution aux salariés ([^20]). Mais le capitalisme a évolue dans un tout autre sens que celui de l'organisation professionnelle et inter-professionnelle : il a évolué vers le socialisme anonyme, technocratique, étatiste. *Cette évolution l'a rendu impuissant à nous défendre véritablement contre le totalitarisme d'État :* il pactise avec lui, il incline dans sa direction, et par là il s'est mis hors de course. Sa prolongation serait l'implantation de plus en plus profonde des causes de soviétisation économique. 20:56 Il s'est hybridé à l'intérieur d'un régime, le « socialo-capitalisme », qui de son propre poids et sur sa propre lancée conduit au communisme ([^21]). Au point où nous en sommes, la propriété du capital et la gestion de l'entreprise ne peuvent plus ne pas changer de main. Elles iront à l'État. Ou elles iront aux travailleurs, sous forme de co-gestion *autonome* et de co-propriété *privée.* Peut-être est-ce une course de vitesse. Il faut URGER CETTE DIFFUSION DE LA PROPRIÉTÉ, dit Jean XXIII. Il ne suffit plus de *concevoir une doctrine* qui dépasse à la fois le capitalisme et le socialisme, il faut *réaliser ce dépassement* dans les faits. L'appel pontifical à une action urgente respecte les conditions mêmes de l'action : en lui laissant la plus large liberté. On fera comme on voudra, comme on pourra ; l'important est de faire effectivement, et de faire vite. De toutes les manières possibles et imaginables, et principalement selon les méthodes qui ont déjà fait l'objet d'expériences fructueuses. L'Encyclique veut « susciter des initiatives, mettre en branle une *politique économique et sociale* qui encourage et facilite une *plus ample accession à la propriété privée des biens durables* ». Quand cette transformation fondamentale sera suffisamment accomplie, fût-ce avec des bavures et des à-coups, comme il est humainement peu évitable, on parlera de restaurer dans son ensemble l'unité organique du corps social. Mais que cette transformation ne puisse se faire sans détriment pour le soi-disant « ordre établi » n'a plus, à l'heure actuelle, d'importance véritable. 21:56 ### III. -- L'unité du genre humain NOTRE INTENTION n'est évidemment pas de faire d'un coup le tour de l'Encyclique, ni d'établir un recensement complet des sujets qu'elle aborde. Encore moins d'en proposer un commentaire définitif. La revue *Itinéraires* y reviendra, implicitement et explicitement, dans les mois et s'il plaît à Dieu dans les années à venir. Mais, dans la perspective même de notre propos actuel s'inscrit la conscience de l'unité du genre humain. L'unité du genre humain est une idée très ancienne, mais qui arrivait mal à devenir explicite et consciente avant que l'évolution du monde n'en donnât des signes visibles et tangibles de moins en moins récusables. C'est d'abord une idée naturelle, fondée sur la commune essence de toutes les créatures humaines. C'est ensuite une idée surnaturelle, fondée sur la commune adoption divine qui s'est opérée et manifestée au centre de l'histoire. L'idée surnaturelle soutient, assume (et transfigure sans la dénaturer) l'idée naturelle. Socrate savait qu'il était « citoyen du monde » en même temps que « citoyen d'Athènes ». Mais c'est surtout sous l'influence du christianisme que l'on a admis plus ou moins consciemment ce que Pie XII nommait « l'unité du genre humain et de la famille des nations ». #### Un processus historique. Cette vue morale parut longtemps n'entraîner que peu de conséquences pratiques, et alimenter surtout les projets « utopiques » de quelques philosophes, juristes ou théologiens. Le développement scientifique, technique, économique lui donne depuis un siècle une actualité dont l'évidence et la pression sont constamment croissantes. L'Encyclique *Mater et Magistra* note « l'interdépendance de plus en plus étroite entre les peuples », une « interdépendance toujours plus profonde et vitale ». 22:56 Elle remarque que « tout problème humain de quelque importance, quel qu'en soit le contenu, scientifique, technique, économique, social, politique, culturel, revêt aujourd'hui des dimensions supranationales et souvent mondiales » ; et que, « prises isolément, les communautés politiques ([^22]) ne sont plus à même de résoudre convenablement leurs plus grands problèmes par elles-mêmes et avec leurs seules forces ». Ces conditions nouvelles, l'Église d'une part, la société profane d'autre part en ont pris conscience depuis un siècle, parallèlement en quelque sorte, et séparément. L'Église n'a pas été entendue de la société profane, et celle-ci, faute de principes sûrs, s'est fréquemment égarée dans la recherche des moyens et des institutions capables de contribuer à ce que l'Encyclique appelle « la formation d'une communauté mondiale ». En 1899, au moment où se tenait la Conférence de La Haye, la Secrétairerie d'État de Léon XIII soulignait l'absence dommageable, dans les rapports entre États, d' « un système de moyens légaux et moraux propres à déterminer à faire prévaloir le droit de chacun ». Pendant la première guerre mondiale, en avril 1917, six mois avant le président Wilson, Benoît XV préconisait « l'institution de l'arbitrage » dans les relations internationales ; et en mai 1920 (Encyclique *Pacem*) il demandait que *les États entrent en société.* Au début de la seconde guerre mondiale, quatre années avant tout projet de réorganisation internationale, Pie XII appelait une organisation juridique stable susceptible d'assurer l'indépendance des peuples grands et petits. L'Encyclique *Mater et Magistra* revient sur ces idées, principalement sous l'angle des problèmes posés par le déséquilibre mondial entre les stades très différents de développement atteints par les divers pays. #### La pression des pays en voie de développement. Le problème du sous-développement est « peut-être, dit Jean XXIII, le plus important de notre époque ». Problème entièrement distinct du problème de la colonisation, et qui pose un devoir de justice ([^23]) : 23:56 « La solidarité qui unit tous les hommes en une seule famille impose aux nations qui surabondent en moyens de subsistance le devoir de n'être pas indifférentes à l'égard des pays dont les membres se débattent dans les difficultés de l'indigence, de la misère et de la faim (...). Les États économiquement développés doivent veiller avec le plus grand soin, tandis qu'ils viennent en aide aux pays en voie de développement, à ne pas chercher en cela leur avantage politique, en esprit de domination (...). Il est donc indispensable, et la justice exige, que cette aide technique et financière soit apportée dans le désintéressement politique le plus sincère. Elle doit avoir pour objet de mettre les communautés en voie de développement économique à même de réaliser par leur propre effort leur montée économique et sociale. » La pression de cette nécessité, et de ce devoir de justice, sera l'occasion et le moyen d' « une contribution précieuse à la formation d'une communauté mondiale, dont tous les membres seront sujets conscients de leurs devoirs et de leurs droits, travailleront en situation d'égalité ([^24]) à la réalisation du bien commun universel ([^25]) ». Pression *croissante,* en ce que ces problèmes, qui ne sont pas tous d'aujourd'hui, commencent aujourd'hui à ne plus paraître radicalement insolubles ([^26]). 24:56 #### Le bien commun universel. L'idée d'un bien commun du genre humain n'est pas nouvelle non plus. Présente plus ou moins implicitement dans toute la tradition théologique et philosophique du christianisme, elle affirme maintenant son nom de *bien commun.* Pie XII en avait beaucoup parlé sans le nommer. On découvre sous sa plume le « bien commun international » une fois, en 1932, dans la lettre qu'il écrivait aux Semaines sociales de France, au nom de Pie XI, en qualité de Secrétaire d'État ([^27]). Il ne semble pas qu'il l'ait *nommé* une autre fois, ni qu'on en trouve le nom dans un autre acte pontifical avant ou après 1932. L'Encyclique *Mater et Magistra,* parlant du « bien commun universel » et du « bien commun mondial », fixe un point de langage, avalise la dénomination et par suite précise la notion elle-même ([^28]). L'existence reconnue et déclarée d'un bien commun universel pose nécessairement la question d'un ordre juridique et d'un système d'institutions ayant ce bien commun pour origine, pour fondement et pour fin. Tout l'enseignement de Pie XII à ce sujet se trouve implicitement ou explicitement réaffirmé par *Mater et Magistra.* #### Dans l'organisation internationale : dissocier le spirituel du totalitaire. Ici aussi, il devient de plus en plus nécessaire de DISSOCIER LE SPIRITUEL DU TOTALITAIRE. 25:56 Dans l'ordre international, le « totalitaire » consiste essentiellement à considérer que ce sont *les nations* qui doivent entrer en *société.* « Société des Nations », « Organisation des Nations », ce peut être une simple erreur, bénigne en soi, de nomenclature. Mais ce peut être aussi une manifestation de l'arrière-pensée, d'ailleurs parfois avouée, d'aller vers *l'institution d'un État mondial, unique, omnipotent, se substituant aux divers États qui seraient appelés à dépérir et à disparaître.* Cette vue totalitaire est constamment à l'œuvre pour contaminer ou annexer l'aspiration naturelle et chrétienne à l'unité du genre humain. L'Église invite *les États* à entrer en société, non pour y disparaître, mais au contraire pour développer, mieux que dans l'isolement, leur existence ; NON POUR SE FONDRE EN UN SEUL ÉTAT, MAIS POUR ENTRER CHACUN DANS UNE HARMONIE SUPÉRIEURE. Qu'il ne s'agisse pas de fusion, mais de développement, l'Encyclique *Mater et Magistra* le signale quand elle affirme que chacune des « communautés politiques » ([^29]), aujourd'hui, « se *développe* en contribuant au développement des autres » ; quand elle indique que chacune a « une individualité qui ne peut être confondue » et qu'il faut « discerner, respecter cette individualité ». A lui seul, déjà, le principe de subsidiarité réclame clairement que le but d'une organisation juridique mondiale ne soit pas de réduire et d'absorber les États qui en sont membres, mais au contraire de protéger leur indépendance. Dans la ligne même des enseignements pontificaux, il faut souhaiter un développement de la philosophie sociale : celle-ci est en possession de tous les principes qui lui sont nécessaires, mais plusieurs de ses domaines sont encore à peu près en friche. La distinction entre la « famille des nations » et la « société des États » a sans doute besoin d'être explorée avec plus de précision. Les relations ne sont pas les mêmes dans les *communautés* fondées sur l'UNION DES SEMBLABLES (classe sociale, nation, famille des nations) et dans les *sociétés* fondées sur l'UNION DES COMPLÉMENTAIRES (famille, État, société des États) : relations qui s'entrecroisent à différents niveaux, puisque la famille est à la fois une communauté et une société ([^30]) ; puisque la nation et l'État peuvent coïncider ([^31]) ; et puisque, enfin, la « famille des nations » et la « société des États » distinctes par leur nature, ont néanmoins, en droit, la même extension. 26:56 Ces différences, parfois délicates, et qui ont des conséquences pratiques souvent décisives, sont à l'opposé de l'esprit totalitaire : celui-ci les lamine en réduisant à la limite tous les hommes au commun dénominateur d'être les esclaves d'une domination unique. Le communisme lui aussi a ses vues sur l'unité du genre humain. #### La paix du monde. Les relations et les constructions internationales sont viciées, dit l'Encyclique, par « l'absence de confiance réciproque ». Mais cette confiance est elle-même *impossible* dans certains cas. Jean XXIII en parle avec une gravité, avec une sévérité manifestes : « L'absence de confiance réciproque trouve son explication dans le fait que les hommes, les plus responsables surtout, s'inspirent dans leurs activités de conceptions de vie différentes ou radicalement opposées. Malheureusement, certaines de ces conceptions ne reconnaissent pas l'existence d'un ordre moral, d'un ordre transcendant, universel, absolu, d'égale valeur pour tous. Il devient alors *impossible* de se rencontrer et de se mettre pleinement d'accord, avec sécurité, à la lumière d'une loi de justice admise et suivie par tous (...). La confiance réciproque entre les peuples et les États ne peut naître et se renforcer que dans la reconnaissance et le respect de l'ordre moral. Mais l'ordre moral ne peut s'édifier que sur Dieu : séparé de Dieu, il se désintègre. » Le matérialisme pratique de trop d'idéologies occidentales, de trop de dirigeants occidentaux, de trop de mœurs occidentales se trouve ainsi mis en cause. Mais surtout, *l'impossibilité* qui résulte de l'existence du communisme soviétique est clairement définie. Elle est précisée en ces termes : 27:56 « Quel que soit le progrès technique et économique, il n'y aura dans le monde ni *justice* ni *paix* tant que les hommes ne retrouveront pas le sens de leur dignité de créatures et fils de Dieu, première et dernière raison d'être de toute la création. L'homme séparé de Dieu devient inhumain envers lui-même et envers les autres. » Pas plus qu'au niveau économique, le communisme n'est à ce niveau *le contraire* du monde occidental : il est l'hypertrophie sélective de ses tares. L'athéisme né en Occident, il l'a *perfectionné* dans toutes ses dimensions et dans toutes ses conséquences, en une systématisation logique et pratique sans précédent. Et alors ? Et maintenant ? Eh ! bien, maintenant, « ni justice ni paix » dans un monde qui, à l'Est, renie Dieu, et qui, à l'Ouest, l'oublie. Il existe une interdépendance et une intercausalité réciproques, au plan naturel et au plan surnaturel, entre l'ordre social de chaque nation et la paix internationale. Un quart de siècle après *Rerum novarum :* la première guerre mondiale et la première révolution soviétique. Huit ans après *Quadragesimo anno :* la seconde guerre mondiale et sa révolution planétaire. Après *Mater et Magistra,* cela est, pour une part et pour quelque temps encore, entre nos mains. Jean MADIRAN. 28:56 ### Histoire et marxisme par Joseph HOURS LE SUJET de l'épreuve écrite d'histoire au dernier concours d'entrée à l'École Normale Supérieure était ainsi rédigé : « Pourquoi et dans quelle mesure la bourgeoisie française est-elle en 1789 une classe révolutionnaire ? » On remarquera qu'il y a là une affirmation et que la qualité « révolutionnaire » de la « classe » constituée en 1789 par la bourgeoisie française est donnée non comme une hypothèse mais comme un fait. Il y a là matière à des réflexions non dépourvues d'intérêt sur l'état actuel de l'enseignement de l'histoire en notre pays. Je n'ai pas l'honneur de connaître personnellement les deux membres du jury qui ont rédigé ce sujet. Je n'en suis que plus à l'aise pour déclarer que je les tiens *a priori* pour des esprits fort distingués et que je considère comme à peu près nulle la probabilité qu'ils soient inscrits au parti communiste. D'autant plus en ressort la gravité du péril qui menace par leur entremise l'esprit français. Le concours d'entrée à l'École Normale supérieure est, avec le concours d'agrégation dans chaque discipline littéraire, une des épreuves qui contribuent à former le plus l'esprit du corps enseignant français et par lui des générations successives des élèves de l'enseignement secondaire. Le choix des sujets, les termes dans lesquels on les exprime, la philosophie implicite qu'ils contiennent, tout cela oriente vraiment plusieurs promotions de candidats. Les vainqueurs sont naturellement ceux de qui la pensée admet le plus facilement cette philosophie. Quant aux autres, les candidats malheureux, ils profitent de la leçon et s'efforcent désormais (avec parfois une ardeur que le jury n'escomptait guère) de penser suivant les normes qu'ils croient leur avoir été imposées. Il est grave dans ces conditions que le texte cité plus haut soit pénétré de marxisme au point d'être une affirmation implicite de cette doctrine si bien qu'un non marxiste se trouve gêné dans la tâche de la traiter tandis qu'un marxiste s'y trouve à son aise comme poisson dans l'eau, qu'il y retrouve tous les termes connus et plus encore la présentation des événements à laquelle il est habitué (toute la problématique, dirions-nous, si nous tenions à employer le jargon à la mode). On en arrive même en fin de compte à se demander dans quelle mesure un tel sujet, favorisant les uns aux dépens des autres, n'en vient pas à mettre en cause la neutralité universitaire. 29:56 Je n'ai pas un instant la pensée que cela ait été voulu. Universitaire moi-même je connais trop bien la maison pour penser que les honorables membres du jury aient jamais nourri un dessein de propagande secrète et j'imagine volontiers que si par quelque hasard ces lignes tombaient sous leurs yeux ils seraient bien amusés par cette hypothèse ou peut-être même (suivant l'humeur) indignés. Il est non moins certain qu'ils n'ont reçu aucune mission de diffuser un tel état d'esprit et que les hauts fonctionnaires de qui ils tiennent leur nomination, ne poursuivaient aucun but caché et probablement même aucun but du tout. Et c'est précisément pourquoi l'état de choses que je signale est d'autant plus grave car cela prouve que le marxisme s'infiltre dans l'Université non par un combat victorieux mais au contraire sans aucun combat, comme par une sorte de pesanteur et par la force des choses, dans l'inattention générale, moins par l'ardeur de ses partisans (ils n'ont en effet jamais été plus faibles, plus dénués de talent et de prestige et les plus connus ont été d'ailleurs expulsés du parti) que par la nonchalance et l'absence d'opposition de ceux qui se disent étrangers à lui, parfois même ses adversaires. Cette histoire, assez pénible, n'est d'ailleurs pas le fait du seul enseignement public et il n'y a pas lieu de la rattacher à la question si difficile du « conflit » entre Université et enseignement libre. Non que j'ignore cette importante question ni surtout les enseignements sur ce point du Saint-Siège et du corps de l'Épiscopat. Je dis seulement que le sujet dont j'entends parler ici est vraiment autre. Il est la pénétration de la doctrine marxiste dans la pensée française. Croit-on que cette pénétration ait épargné l'enseignement libre ? (Il suffirait pour en douter, de penser à cet égard aux nombreux étudiants à qui il confie, sans toujours beaucoup de précautions, des enseignements divers et notamment celui de l'histoire, peu privilégié, comme chacun sait). Croit-on que les milieux ecclésiastiques eux-mêmes soient nécessairement à l'abri de cette contagion ? L'histoire des prêtres ouvriers, celle plus récente encore des évolutions de la C.F.T.C., tout cela pouvait suffire à nous montrer que le problème de l'influence marxiste est tout autre que celui de l'École libre et ne pourrait-on parfois, reprenant un mot célèbre se demander à ce propos : « La liberté ? pour quoi faire ? » Revenant à notre propos, si l'on vient à rechercher où se trouve le marxisme du texte visé, la démonstration n'est guère laborieuse. La notion de « classe révolutionnaire » autour de laquelle tourne, comme autour d'un pivot, tout le problème posé, n'y est pas définie. On suppose évidemment qu'elle est familière à tous et qu'elle constitue, pour ainsi dire, le bien commun de tous les candidats. Le texte qui leur était distribué ne mettait d'ailleurs nullement autour de ces deux mots les guillemets qui eussent laissé entendre que le jury, reprenant ici une expression dans l'usage, trouvée commode, ne la prenait pas pour autant à son propre compte... L'absence de guillemets « officialisait » pour ainsi dire le terme. 30:56 Il en résulte que les mots de « classe révolutionnaire » désignent une chose habituelle, normale. Il y a ainsi à tout instant une « classe révolutionnaire ». Le cours de l'histoire devient de ce fait le cours même de la Révolution, et pour tout dire la Révolution est la grande œuvre à laquelle travaille l'histoire. Elle se fait, cette Révolution permanente, par révolutions successives dont chacune utilise (et épuise car il est bien clair que révolutionnaire « en 1789 », la bourgeoisie ne le restera pas toujours) la vigueur de la classe révolutionnaire du moment. Le terme de classe est donc essentiel à l'étude de l'Histoire, c'est l'entrée en scène des diverses classes, leur succession et leur lutte qui est le moteur de l'Histoire. La société apparaît ainsi comme fondamentalement divisée en classes, dont chacune a bien entendu un fondement économique et est formée par la nature même du travail d'où elle tire son existence. Tous les membres de la société sont nécessairement répartis dans ces classes. Une société ne peut se décomposer autrement. On ne peut même la « penser » autrement. De telles vues ne sont pas seulement « du » marxisme, elles sont *le* marxisme même, inconscient sans doute, mais d'autant plus profond et actif. Si puissant qu'on peut se demander quelle place il peut laisser dans l'explication des faits historiques à ce qui n'est pas le marxisme et qui ne rentre pas dans ses catégories, à l'élément religieux par exemple. Si profonde est l'imprégnation que nous signalons ici qu'elle amène les rédacteurs du sujet à franchir, bien involontairement sans doute, les limites de leur discipline. Le sujet qu'ils ont donné est un sujet proprement sociologique (caractère révolutionnaire *supposé certain* d'une classe sociale déterminée, en l'espèce la bourgeoisie française de 1789). Ils ouvrent un débat sur ce point à l'aide d'un recours aux faits supposés connus. Or l'activité propre de l'historien est toute autre. Elle n'est pas de puiser des arguments dans un magasin de faits (Qu'est-ce qu'un fait ? pourrait à juste titre demander le philosophe, et y a-t-il des « faits » tant que l'esprit humain n'a pas réuni et isolé sous ce nom un certain ensemble de sensations éprouvées par ceux qui en ont ensuite porté témoignage) elle est en fin de compte d'établir ces faits et ensuite de les énoncer. Si par exemple, nous tirons de l'*Encyclopédie* de Diderot la définition de l'Histoire donnée par Voltaire à l'article Histoire et qui a l'avantage d'être courte et claire, nous lisons ceci : « L'Histoire est le récit des faits donnés pour vrais » (Voltaire ajoute curieusement : « par opposition à la fable qui est le récit des faits donnés pour faux »). Récit, terme essentiel qui signifie mise en *ordre.* Il y a une « logique du récit ». Les éléments qu'il contient doivent se succéder dans le temps comme ont fait dans la réalité les événements dont la narration est une reproduction, mais cette narration est aussi « intelligence », et c'est pourquoi chaque fait retenu comme essentiel doit s'expliquer par ses précédents et doit contribuer à son tour à expliquer les suivants. Là où il n'y a pas récit, c'est-à-dire ordre chronologique, il n'y a pas d'histoire. 31:56 Ainsi toute tentative du sociologue de prendre dans le passé tel élément isolé en négligeant son unicité essentielle, le point précis du temps où il s'est produit ainsi que la série de ses antécédents et de ses suites, rencontre presque aussitôt la défiance de l'historien. Il est donc hautement significatif que la préoccupation sociologique des rédacteurs de notre texte ait été assez intense pour leur faire adopter dans la contemplation du passé un point de vue proprement étranger à l'histoire. \*\*\* CONSTATER le fait a son intérêt. Plus intéressant encore serait-il de se demander comment on en est venu là. La question ainsi posée est immense et nous pensons ici en la formulant bien plus à ouvrir un débat qu'à annoncer une réponse définitive. Reconnaissons pourtant, pour commencer, que dans la mesure où l'histoire est récit, c'est-à-dire mise en ordre, elle suppose une philosophie préalable car il n'est d'ordre, c'est-à-dire de classement, que par rapport à un principe préexistant. Une histoire absolument neutre serait impossible car ne disposant d'aucun critère pour attribuer à ses éléments (à ces fameux « faits » qu'elle serait d'ailleurs bien en peine de constituer) une importance relative quelconque, elle serait dans l'incapacité de les choisir et de les disposer dans son récit. Les premiers chroniqueurs, sans se poser de questions plus profondes, ordonnaient leur récit par rapport à l'intérêt du prince ou de la dynastie qu'ils servaient. Les historiens du XIX^e^ siècle, généralement fonctionnaires et professeurs, passés du service d'une dynastie à celui d'une nation, écrivirent des histoires nationale. Mais quand la nation à son tour parut se rétrécir et qu'il fallut la situer dans l'humanité entière, la question se posa de trouver une philosophie adaptée à la tâche d'écrire une histoire humaine. Le marxisme se trouvait là. Il était d'emploi *commode.* L'historien y trouvait un vocabulaire complet, une vue d'ensemble de l'histoire humaine qui lui donnait une synthèse des connaissances déjà acquises, un cadre où les connaissances futures pourraient à l'avance trouver leur place. L'économie qu'il prenait comme principe d'explication de toute l'évolution humaine avait un aspect positif et scientifique. Les faits auxquels elle faisait allusion pouvaient être constatés et surtout mesurés. Les statistiques auxquelles elle recourait lui permettaient de se barder de chiffres et de justifier enfin l'ambition déjà ancienne de figurer en tant que science à côté des disciplines mathématiques. En avançant en outre des affirmations d'apparence incontestable, elles lui permettaient de se garantir de toute accusation portée au nom de la neutralité. 32:56 Ainsi peut-on se marxiser comme à plaisir sans jamais bien entendu *affirmer* le marxisme mais beaucoup plus en le vivant de sorte qu'on pût le suggérer sans même y penser. Une récente collection historique, *Histoire générale des civilisations,* est dirigée par M. l'inspecteur général Crouzet qui y a lui-même rédigé le dernier volume, portant sur l'histoire de la première moitié du XX^e^ siècle. La jaquette du volume oppose deux vues en couleurs. L'une fantastique, inquiétante, redoutable montre au milieu de la nuit les gigantesques gratte-ciel de New York et les lumières quasi irréelles qui les habitent. L'autre claire et radieuse montre la jeunesse soviétique étudiant dans les jardins d'une Université. On ne peut dire que prise isolément chacune des deux vues soit totalement fausse. Mais du choix qui les oppose qui niera qu'il ne ressorte un état d'esprit ? Contre le jeu de telles influences, le jeune étudiant catholique est mal protégé et il faut le dire. Les milieux catholiques où il a fait ses classes secondaires négligent en général l'étude de l'Histoire. Leur point de vue est intemporel. Pour eux l'abstrait est supérieur au concret. Tout ce qui se situe dans le temps et l'espace les intéresse peu et leur paraît facilement méprisable. Il y a une philosophie catholique où l'étudiant peut trouver un secours. Il y a çà et là des ouvrages d'histoire écrits par des catholiques (encore l'étudiant en entendra-il peu parler**,** et n'aura-t-il guère l'occasion de les consulter). Il n'y a guère d'Histoire catholique et les auteurs catholiques ont d'ailleurs une peine réelle à former un *milieu* culturel. L'effort de constituer, pour traiter des questions historiques, un vocabulaire indépendant du marxisme n'a pas été mené à bien. A-t-il même été tenté ? A-t-on essayé, tout en reconnaissant les incontestables lumières que donne pour l'intelligence du passé la connaissance de son économie, de rechercher les limites de l'aide qu'elle apporte ? S'est-on occupé de montrer comment dans l'histoire de l'homme la nature humaine introduit un élément nécessairement spirituel ? L'homme n'a-t-il pas eu en quelque sorte l'expérience de Dieu ? Dieu, s'il ne se laisse pas « observer » et fixer sous le regard comme un « objet » d'étude n'agit-il pas pourtant et ne se laisse-t-il pas reconnaître, suivant l'expression de Claudel « à la trace ». L'Histoire pour le chrétien n'est-elle pas chargée de spirituel et palpitante d'action divine. Peut-il penser qu'une civilisation non chrétienne, islamique par exemple, ne se distingue en rien au regard d'une civilisation pénétrée de l'esprit du Christ ? L'insertion du surnaturel dans le naturel et par exemple le cas privilégié de la carrière de Jeanne d'Arc, étudié tout récemment par M. Jean Guitton avec tant de sagacité, ont-ils attiré suffisamment l'attention des chrétiens historiens ? Ce sont là bien des questions auxquelles je ne saurais répondre par des affirmations décidées. 33:56 Tout au plus pourrait-on avancer que si l'état de choses actuel s'est établi, où le vocabulaire et la pensée marxistes semblent avoir possession d'état dans les milieux d'historiens et y régner paisiblement, les catholiques auraient grand tort de s'indigner avant de s'être sérieusement demandé si leur nonchalance n'y est pas pour quelque chose. Il y a là un travail à faire, analogue à celui que faisait récemment M. Gilson sur l'attitude du philosophe devant la théologie. Sans doute l'histoire ne devra-t-elle jamais traiter comme objet de science ce qui est objet de Foi, mais le catholique sachant que le domaine de la Foi existe doit veiller à ne pas le nier implicitement dans une étude historique. De même que les cartes géographiques du XVI^e^ siècle laissaient en blanc l'espace à des « terrae incognitae » dont l'auteur soupçonnait l'existence bien qu'il n'eût pas sur elles de témoignages, il importe que l'histoire du catholique prétende ne pas tout expliquer et laisse à l'esprit le champ nécessaire pour s'avancer à la rencontre de l'action de Dieu. Ce qui se passe là est une commune aventure. Pour ne pas s'être gardés suffisamment sur le terrain des études historiques les catholiques ont été sur ce même terrain exposés à des attaques dangereuses. Le marxisme, en effet, pour s'être établi sur l'histoire comme sur son terrain propre et s'être donné comme son explication, jouissait sur les esprits peu expérimentés d'avantages certains en un temps où le changement et l'évolution paraissent être la loi suprême. Sur ce point comme sur tant d'autres c'est la connaissance de l'histoire qui permet de connaître les limites de son domaine et d'échapper à la tentation de cet évolutionnisme généralisé qu'on appelle parfois historicisme. C'est faute d'une telle connaissance que certains esprits ont pu être enivrés tout à coup par la découverte des temps et l'aspect « historique » de l'univers et surtout de l'humanité. Le marxisme était prêt à en profiter. La tentation eût été plus facilement écartée si l'on eût eu présente à l'esprit la proposition XXX et dernière du Syllabus : « Le pontife romain peut et doit se réconcilier et transiger avec le progrès, le libéralisme, et la civilisation moderne. » Elle ne signifie pas que le pontife romain doive être l'ennemi de toute nouveauté et de tout courant d'idée à la mode. Elle signifie simplement que le cours des événements ne comporte pas de révélation implicite, que plus profond que les agitations de surface il y a les principes essentiels qui maintiennent le monde dans son existence, et que l'Église qui détient leur enseignement juge les faits au lieu d'être jugée par eux. L'Histoire ne peut d'elle-même trouver son propre « sens ». Une philosophie seule peut Se proposer une telle tâche. La philosophie du chrétien est éclairée par sa Foi. Joseph HOURS. 34:56 ### LA SEMAINE SOCIALE DE REIMS *La montée des jeunes\ dans la communauté des générations* par Luc BAREST**A** LES « SEMAINES SOCIALES » on le sait, se définissent volontiers comme une université itinérante. D'année en année, elles vont de ville en ville et, pourrait-on dire, de fil en aiguille : donc, pas tout à fait au hasard. Mais le fil n'est jamais noué. Il s'est à peine fixé quelques jours que déjà on le relance. Il y a toujours, comme dit Joseph Folliet, une « *semaine prochaine* ». A la longue, le fil revient sur lui-même, les mêmes villes sont visitées ; on assiste, et même quelquefois d'une année sur l'autre, au retour des mêmes têtes professorales, ce qui d'ailleurs n'est pas toujours un dommage. Les Semaines Sociales, ces voyageuses, ne répugnent pas à un certain esprit sédentaire. Elles ne sont qu'à demi nomades. Traces saintes et moins saintes. Les lieux divers qui les accueillent offrent aux « semainiers » des commodités. Ou plutôt les organisateurs y vont de tout leur dévouement pour qu'il en soit ainsi, compte tenu des circonstances. C'est ainsi que les « Semaines Sociales » ont parfois recours aux locaux d'un grand collège. D'un grand collège qui peut s'appeler, comme ce fut le cas cette année, collège Saint-Joseph. Les propos de certains semainiers partisans d'un monopole laïque de l'enseignement y prennent alors un tour d'autant plus paradoxal. Mais la ville ou la région choisie offre aussi des symboles. Voici deux ans, la quarante-sixième session consacrée aux problèmes du sous-développement, eut lieu en Anjou, ce pays de France « où l'on mange le mieux » : elle jouait du contraste, parlait aux bien nourris des mal nourris. 35:56 Celle de 1960, qui traita de la « socialisation » se tint à Grenoble et s'abrita sous d'immenses carcasses de ciment baptisées : « palais de la houille blanche » : Choix judicieux puisque la houille blanche comme chacun sait, socialise. La quarante-huitième, qui s'est tenue en juillet dernier, avait pour thème : « *La montée des jeunes dans la communauté des générations* ». Reims fut élue. Les semainiers s'y trouvaient sur diverses traces. Et tout d'abord celles de Jeanne d'Arc, cette jeune fille : cette libre jeune fille surgie dans une histoire satisfaite pour en faire une histoire stupéfaite, et la conduire. La conduire jusqu'à la ville du sacre, afin qu'y fut retrouvé le lien charnel et spirituel d'un royaume et du Royaume, d'une terre et du Ciel. Traces, aussi, de St Jean-Baptiste de la Salle, qui, bien avant les Semaines Sociales, se préoccupa de la « montée des jeunes » et la favorisa par le développement de l'école chrétienne. Traces saintes, traces « sociales », notamment avec le souvenir du Cardinal Langénieux qui, à la fin du XIX^e^ siècle, fut l'un des inspirateurs de *Rerum Novarum.* Enfin, à Reims, les semainiers se trouvaient sur des traces plus récentes encore : celles de Nikita Krouchtchev. La V^e^ République avait en effet conduit sur ce saint lieu de France le prince rond et sarcastique de l'athéisme persécuteur, lui laissant le loisir d'y proclamer que le communisme, cet autre visage du « vieil homme » était la jeunesse du monde. Survie des adultes ? Une très concrète image du sujet de cette « Semaine » était constituée par le public lui-même. Une « montée des jeunes » s'y affirmait, portant à 64 % la proportion des moins de quarante ans, contre 62 à Grenoble et 50 à Bordeaux en 1958. La vingtième année, et ses voisines, s'y trouvaient en force. Jeunesse attentive, qui prenait au moins autant de notes que de croquis humoristiques ; et turbulente en de justes limites. Elle se contenta, en fin de semaine, d'une modeste motion-canular, usant des hauts-parleurs officiels pour proposer une Semaine Sociale qui aurait pour thème non plus la montée des jeunes mais la survie des adultes, D'ailleurs les adultes survivaient déjà. Car le public illustrait aussi la seconde partie du titre, c'est-à-dire la communauté des générations. Le jeune ouvrier, le jeune agriculteur, l'étudiant, le séminariste y croisaient d'autres âges : semainiers blanchis de fidélité, dames dévouées, religieuses en tenue blanche ou noire, ou grise, ou bleue, religieux franciscains, religieux dominicains, membres d'une Haute Autorité, membres d'autorités moyennes ou atténuées, députés, conseillers confédéraux, généraux ou municipaux, présidents, vice-présidents, directeurs, sous-directeurs, dirigeants, dirigés, et même, des ministres de la V^e^ République. 36:56 Enfin, la répartition des travaux éclairait le sens du sujet traité. Les jeunes, certes, pouvaient dire eux-mêmes ce qu'ils pensaient de leur « montée », ce qu'ils pensaient des problèmes de leur temps et de leur avenir. Ils le pouvaient dans ces réunions annexes qu'on appelle « *carrefours* », et qui sollicitaient leurs avis sur diverses questions : loisirs, vie publique, opinion publique, université, jeunesse des jeunes nations. Mais les adulte régnaient à la tribune des « *leçons* ». Car il s'agissait moins, comme le précisa, dès l'ouverture, Alain Barrère, d'étudier la jeunesse en elle-même, que « *la génération adulte devant la jeunesse* ». Au fond, c'était assez normal. Les bouleversements de l'ère nouvelle n'ont tout de même pas affecté le cours des choses au point que, désormais, ce soient les fils qui engendrent les pères, sinon dans certains cas, au sens figuré. D'ordinaire c'est l'inverse qui a lieu le plus souvent. Il s'ensuit que, si la jeunesse est, pour une part, ce qu'elle veut être, elle est aussi, pour une autre part, ce que les adultes la font ; elle a des auteurs. Des auteurs qui ne peuvent s'isoler de l'œuvre : devant elle comme à travers elle ils sont en cause. Pyramides en main. Tout d'abord cette jeunesse fut faite nombreuse. C'est ce qu'il fallut constater, pyramides en main. M. Henri Guitton aime les pyramides des âges. Il en lance quelques-unes à ses auditeurs émerveillés. Elles n'ont pas pour lui de secrets, qu'elles soient en « as de pique » ou en « meule de paille », avec entailles ou cicatrices. Les semainiers pouvaient retenir de cet épluchage la mise en valeur de quelques singularités notables de notre temps. Par exemple, on ne comprend pas grand'chose au monde où nous sommes si l'on ne tient pas compte de ce fait que, brutalement, depuis une cinquantaine d'années, l'humanité est entrée dans une phase d'accroissement rapide, diversement accéléré, certes, selon les pays, mais dans l'ensemble impérieux. La démographie du globe s'est mise à « galoper ». Celle de la France, pour animée qu'elle soit, n'en est tout de même pas au galop. Disons qu'elle trotte, et qu'il n'y a pas bien longtemps. C'est en effet pendant la seconde guerre mondiale que la France a connu un renversement de sa tendance démographique. Tendance jusque là inquiétante, dont l'origine remonte à la fin de l'Ancien Régime, et qui recevait de J. B. Say l'encouragement connu : « Faites des épargnes et non des enfants. » Dès le milieu du XIX^e^ siècle, les générations françaises n'assurent qu'avec peine leur propre remplacement. Et tandis qu'une atmosphère dépressive gagne tous les secteurs de la vie nationale, la tendance aboutit, dans les années 1930, à la dépopulation. Les choses changent à partir des années 1942-43, où se dessine une offensive des berceaux. Les tombes sont à nouveau débordées. La France se repeuple. 37:56 Ce n'est pas un raz-de-marée : avec une moyenne de huit cent mille bébés par an, le pays se contente de retrouver son ancienne vitalité ; mais ce n'est pas si mal. Les jeunes qui atteignent cette année dix-sept ou dix-huit ans sont donc issus du démarrage de l'offensive. Mais s'ils sont nombreux, les beaucoup moins jeunes le sont aussi, puisque leur origine, plus lointaine, est antérieure à la phase extrême du déclin démographique. La Semaine Sociale donne des chiffres. J'apprends qu'en cent ans, le groupe des plus de soixante-cinq ans a doublé ; que celui des moins de vingt ans, qui représentait 35,8 % de la population il y a un siècle, se réduisait à 29,5 % en 1946, pour remonter progressivement à 32,5 % aujourd'hui. La population française actuelle se signale donc d'abord par un phénomène d'accroissement : ces classes d'âge comportent en moyenne deux cent mille individus de plus que celle d'avant-guerre. Ensuite, par la coexistence d'un rajeunissement et d'un vieillissement. D'où la position délicate de la génération intermédiaire, au carrefour du passé et de l'avenir : elle a des responsabilités accrues dans ces deux directions. On préconise donc une politique de la jeunesse et conjointement une politique de la vieillesse : il ne suffit pas de préparer l'entrée dans la vie, il faut aussi organiser la sortie de l'activité. Banalités ? Peut-être ; mais il est bon de les redire. Il est bon de saisir les occasions de redire la justice et la charité ; d'envisager leurs exigences non seulement à travers l'espace mais à travers la durée. Curieux rapprochement. Que pouvait-on encore entendre, à la Semaine Sociale, sur cette « montée des jeunes » ? Des considérations physiques. Ainsi les jeunes d'aujourd'hui montent-ils de taille. Cinq centimètres en moyenne depuis 1960. Ou encore : la puberté apparaît de nos jours avec une avance d'un an ; d'où un « *décalage entre la maturité physique et la maturité sociale* ». Étrange époque. Mais voici des considérations psychologiques, ou plutôt, comme on dit, « psycho-sociologiques ». Cette jeunesse est lancée dans un monde qui agrandit le champ des connaissances et des influences, sort de deux guerres mondiales, remanie la carte des nations, pratique le chantage aux mégatonnes. Un monde bruité, secoué, où des peuples sont menacés de volatilisation. Comment la jeunesse n'en serait-elle point marquée ? On la dit méfiante et je veux bien le croire ; hostile aux idéologies, à l'éloquence, aux embrigadements ; tournée vers le réalisme, l'efficacité technique, le sport, le bonheur. Par contre, d'autres diront que le bonheur est précisément ce qu'elle déteste le plus. Mais comment parler d'une jeunesse ? Il y a des jeunesses. Il y en a une pour les fusées, une sur les stades, une dans les voitures ; une, bien sûr, qui transpire avec Johnny Hallyday et s'exalte aux transes de cet oiseau vibreur. 38:56 Une pour le désespoir, réel dans certains cas et bien porté dans certains autres. Une pour l'agressivité. Une dans les organisations communistes. Une jeunesse, aussi, dans l'Église. Une jeunesse, évidemment, dans les « Semaines Sociales ». Et une jeunesse pensante, et une jeunesse délinquante, et une jeunesse indifférente, sauf à son plaisir ; une jeunesse flottante. A ce sujet, un orateur rapporte les résultats d'une enquête, « *Seuls,* dit-il, *les militants chrétiens et communistes sont* SPIRITUELLEMENT EXIGEANTS. » Curieux rapprochement. Comment ne pas éprouver le besoin de le critiquer ? On voit trop que l'enquêteur a forcé cette ressemblance. Mais sur quoi la fonde-t-il ? Sur ce fait, sans doute, que l'un et l'autre des deux « engagements » demande un dévouement, un renoncement à certaines tranquillités et satisfactions. En ce sens, par exemple, on pourrait semblablement affirmer qu'un jeune nazi était spirituellement exigeant. L'enquêteur veut sans doute dire aussi que, dans son dévouement au Parti, le militant de base croit servir la justice, la liberté, la paix. Mais comment ne pas voir qu'en fait il est amené, en tant que militant, à pratiquer la dialectique matérialiste, ce qui est tout autre chose. Ce qui est aussi tout autre chose que de se dévouer, malgré l'indignité humaine, au dessein de Dieu, et d'essayer de ne point faire obstacle à son Amour. C'est même fondamentalement différent. Si bien qu'à beaucoup d'égards l'exigence communiste, en tant qu'elle est communiste, est radicalement *anti-spirituelle.* Donc, curieux rapprochement. Mais passons. Un autre professeur de la Semaine constatera qu'il y a aussi une jeunesse dans les... « mouvements de jeunesse ». Elle y trouve des responsabilités commençantes, une réponse à son besoin d'être appréciée. Quelle est exactement l'extension de ces mouvements de jeunesse ? On précise qu'ils touchent le quart et parfois le tiers de la « tranche d'âge » à laquelle ils s'adressent. Les semainiers sont tentés de penser que c'est peu. Mais non, il paraît que c'est considérable : cela donne à ces mouvements, dans leur milieu, *une audience double de celle des syndicats dans le monde du travail.* Changer l'état d'esprit. Il est bien évident que notre époque a lancé dans la presse et sur les écrans des images truquées de la jeunesse actuelle. Et même si certaines d'entre elles, marquées de violence et de sexualité, sont partiellement vraies, On devrait éprouver quelque inquiétude à donner aussi fréquemment à la jeunesse la formulation de ses instincts. Mais le succès efface l'inquiétude. La jeunesse truquée a un vaste public. Elle est d'un bon rapport. Et le règne du truquage fait oublier qu'il existe de vrais jeunes. 39:56 C'est surtout en France, affirme M. Roger Lavialle, que cette vraie jeunesse est ignorée ou contrée. Ailleurs, on sait l'accueillir ou l'estimer. Par exemple, c'est un jeune Chinois de moins de trente ans qui a découvert le principe de la non-parité des particules fondamentales. Silence admiratif. L'auditoire de la Semaine est impressionné, la plupart des semainiers et des semainières se sentant fort éloignés de trouver par eux-mêmes, ou avec l'aide d'autrui, le principe de la non-parité des particules fondamentales. Ou encore : un jeune Anglais, qui s'intéresse aux fusées, a l'idée d'un carburant. Il soumet son idée aux autorités compétentes. Et voici que sa formule de carburant est adoptée pour la première fusée à trois étages. La France ? Voyez Jeux Olympiques, où le sport français illustre si facilement la devise de Pierre de Coubertin : « *l'essentiel n'est pas de gagner* ». M. Roger Lavialle réclame une nouvelle politique de la jeunesse. La France est condamnée, dit-il, à redevenir jeune ; à ne point seulement s'occuper de ses jeunes pour favoriser leurs loisirs, mais pour favoriser l'apprentissage de leurs responsabilités sociales. Cela suppose un changement dans l'état d'esprit, et l'abandon d'une conception statique de la société. M. Lavialle a cette citation : « *Chaque fois qu'une génération apparaît à la terrasse de la vie, il semble que la symphonie du monde doive attaquer un temps nouveau.* » Bien sûr, l'attaque du temps nouveau n'est point facile et fait quelque peu souffrir l'harmonieuse métaphore. Car l'aigu qui s'élance affronte le grave qui s'accroche, sur un fond de sourde résistance des basses. La Semaine Sociale s'oriente alors d'une manière plus précise vers l'étude des conflits que fait naître la « montée des jeunes ». Conflit aigu en milieu rural. Son intérêt se porte en particulier sur un milieu social où la tension est vive, plus vive que partout ailleurs : le milieu rural. Louis Estrangin le reconnaît bien. Il est lui-même à la tête d'une exploitation agricole. Il s'efforce de décrire la différence de mentalité qui est à l'origine du conflit des générations dans les campagnes françaises. Pour les pères, dit-il, le métier de la terre est un « état » traditionnel ; un travail dur, avec de longues heures passées sans qu'on lève les yeux ; c'est aussi un individualisme technique, une défiance dans les relations sociales. I^e^s pères jugent honteux d'emprunter. Leur ambition est d'étendre les surfaces. Mais pour les fils, le travail de la terre est en train de changer de signification. Ils veulent en faire, au lieu d'un état que l'on subit, une profession librement choisie ; que l'on doit apprendre ; où l'on peut se perfectionner ; dont il n'est pas interdit d'être fier. Ils refusent d' « endurer » passivement et longuement, avec le corps à la fatigue et l'esprit immobile. Ils plaident pour l'information, la réflexion. 40:56 Ils sont curieux des transformations actuelles du monde, prennent des critères de références hors du milieu rural, et le plus souvent dans le milieu salarié des villes. Ils épargnent leur temps, mesurent l'importance des loisirs dans la vie moderne, voyagent. Ils visent moins à l'extension des surfaces qu'aux progrès de la production : ils se soucient de la méthode et de l'équipement. Pour aller plus vite, ils utilisent le crédit sans sourciller. Des amitiés, des solidarités nouvelles s'affirment, qui rompent l'isolement. Des milliers de petits groupes se constituent, et de grandes organisations. Les jeunes remettent en cause les mécanismes économiques traditionnels, et notamment les réseaux commerciaux. La contestation des jeunes porte aussi sur certains aspects de l'entreprise agricole familiale. S'il existe, entre les générations, de beaux exemples d'entente, il existe aussi de nombreux cas où les fils souffrent de l'autocratie des pères. Louis Estrangin rapporte cette réflexion d'un agriculteur : « Mon père ne m'a jamais laissé semer le blé... jusqu'à sa mort. Et il est mort à quatre-vingts ans. » Dure autorité, surtout lorsqu'elle maintient la confusion, le fils n'ayant aucun statut bien établi, et pouvant être conduit à quitter la ferme sans un sou vaillant, même après y avoir travaillé des années sans percevoir aucun salaire. Selon la formule d'une protestation fréquente les jeunes ne veulent pas que « *l'exploitation familiale soit une exploitation des enfants par la famille* ». Enfin les jeunes mettent en question la cohabitation, dont on devine les problèmes, puisqu'elle va jusqu'à rassembler trois générations autour d'un seul feu. L'autorité s'y trouve d'autant plus durement ressentie qu'elle s'exerce sur des adultes qui sont eux-mêmes pères ou mères de famille. Et la condition de la femme y est trop souvent celle de servante humiliée. La souffrance du monde rural est ici maximum, souligne Louis Estrangin : jeunes filles et jeunes femmes sont trop souvent les victimes de cette situation dégradée pour qu'elles la choisissent ou qu'elles y consentent. Louis Estrangin rapporte un chiffre révélateur : dans le milieu rural, 80 % des divorces sont dus à la cohabitation. Les jeunes agriculteurs, bien sûr, ne doivent point refuser toute autorité. Croient-ils qu'en usine, il n'y en ait point ? Mais comment ne pas comprendre, comme le fit Louis Estrangin, que les jeunes puissent souhaiter un statut à l'âge de 14-15 ans ; que ce statut comporte l'attribution d'un salaire, ou même s'oriente vers une association ; qu'une politique du logement remédie aux méfaits de la cohabitation, ce « crime » affirme l'orateur ; enfin que des retraites acceptables soient ménagées aux anciens afin qu'ils puissent assez tôt passer la main ? La leçon de Louis Estrangin fut l'une de celles qui eut le plus d'effet sur les semainiers. L'effervescence à la sortie le signalait. Dans son arrière-plan se profilait le souvenir, tout proche, des grandes manifestations paysannes, la mobilisation des tracteurs, les vingt-cinq ans d'Alexis Gouvernec, son arrestation puis le non-lieu ; oui, le monde rural français a bien franchi un seuil. 41:56 Pendant le dîner, les -- conversations des semainiers vont bon train. Bien sûr une opposition aux manifestations des paysans s'esquisse. Mais elle est bien faible. Un aumônier de la J.A.C. fait remarquer : « *Une loi d'orientation agricole était votée depuis dix mois. Pendant ces dix mois calmes, trois textes d'application sont sortis. En dix jours de révolte, nous en avons vu sortir vingt-deux.* » Telle est bien en effet notre actuelle démocratie : pourvue d'une tête mais dépourvue de corps intermédiaires solides, suffisamment ordonnés par le peuple, et respectés par le pouvoir : le vide est comblé par des manifestations de masse et leurs violences bien ou mal calculées. Aspects modernes du mythe. La critique de la génération établie fut reprise par d'autres orateurs. Ce fut en effet cette génération qui, à des degrés divers, mais constamment, encaissa, à la Semaine Sociale, les principaux coups. S'il lui arriva de plaider sa propre cause, elle plaida coupable. Je songeai à la réflexion de Péguy : « *Tout père sur qui son fils lève la main est coupable, d'avoir fait un fils qui leva la main sur lui.* » Ce genre de considérations n'est pas sans risques. Il n'est pas non plus sans utilité. Avec l'exposé de Joseph Folliet, le problème se nuança. L'exposé de Joseph Folliet constitue depuis longtemps, à la Semaine Sociale, un grand moment et un bon moment. Il est attendu par les semainiers et je partage leur impatience. Non point que Joseph Folliet n'ait de contact avec les semainiers que pendant l'heure de son cours. On le voit assez souvent surgir du secrétariat, nanti de renseignements précis sur le comportement des semainiers hébergés, et apparaître à la tribune en fin de matinée : il agit alors, dit-il, selon cette coutume des séminaires, qui propose aux consciences « *l'examen particulier* » à l'heure où l'humanité entière prend l'apéritif. Alors Joseph Folliet pose des questions : « Ne sommes-nous pas arrivés en retard ? Avons-nous vraiment payé nos repas ? ... » Plusieurs semainiers battent leur coulpe. Dans son exposé de cette année, Joseph Folliet a critiqué les aspects modernes du « *mythe* » de la jeunesse. Ce mythe, sans doute, a des origines lointaines et profondes, et s'enracine jusque dans la subconscience humaine. Mythologie, folklore, littérature en portent témoignage, qu'il s'agisse de la fontaine de Jouvence ou de la légende de Faust. Ce mythe porte en lui, sans doute, une conscience de la jeunesse, de son originalité, de sa précarité. Cette conscience s'est d'ailleurs toujours manifestée : antagonisme du roi et du dauphin, ou encore, chez Molière, celui du tendron Agnès et du barbon Arnolphe, ce vieillard de quarante ans ; enfin, de nos jours, avec les enquêtes sur la « *nouvelle vague* ». 42:56 Joseph Folliet a d'ailleurs lui-même procédé à ce genre de consultation lorsque dans *L'Aube* il questionnait des jeunes parmi lesquels Emmanuel Mounier, Daniel-Rops, Georges Bidault et Jean Luchaire ; « *ces noms,* précise-t-il, *suffisent à mesurer le chemin parcouru* ». Mais le mythe est plus que la prise de conscience. Il exalte une réalité, en dégage une idée-force, donne à celle-ci la portée d'un symbole, et la charge d'un potentiel d'affectivité. C'est surtout au XX^e^ siècle qu'il semble avoir pris un large essor. On peut l'apercevoir partout où se signale un refus d'accepter le cours naturel de l'existence, comme si devenir adulte, et vieillir, c'était trahir : « *vieillards qui refusent de* « *dételer* » *hommes faits qui jouent aux jeunes, femmes plus que mûres qui veulent être les sœurs aînées -- tout juste aînées -- de leurs filles* ». C'est lui qui pousse parfois certains mouvements de jeunesse à se fermer sur eux-mêmes et à garder des jeunes de moins en moins jeunes. D'où un phénomène assez nouveau, souligne Joseph Folliet, l'apparition de jeunes « *vocationnels* » voire « *professionnels* ». On voit ainsi des adultes faire, dans la jeunesse, une carrière bénévole ou rémunératrice. Mounier lui-même dénonçait le « scouticisme ». Mais ce sont les mouvements totalitaires, qu'il s'agisse du fascisme ou du communisme, qui ont à la fois manifesté et utilisé l'expansion du mythe dans ses formes extrêmes et les plus dangereuses. Les jeunes doivent se défier de cette flagornerie qu'exercent, à l'égard de la jeunesse, les idoles modernes. La critique du mythe s'enrichit aussi de cette constatation que la jeunesse ne suffit pas à qualifier un homme ; ni intellectuellement, ni moralement. Selon toute vraisemblance, note Joseph Folliet, un jeune imbécile ne fera qu'un vieil imbécile. La jeunesse n'est pas par elle-même un état, ou un terme. Elle est un passage, un acheminement. Elle tend vers l'âge adulte qui est celui des responsabilités. Mais la critique du mythe ne doit pas porter à nier d'authentiques valeurs. Joseph Folliet s'efforce alors de mettre en lumière les valeurs constantes de la jeunesse, bref d'évoquer un peu ce qu'on peut bien appeler son mystère. Commence alors le dialogue de la valeur et du mythe, du mystère et de sa dégradation. Car l'innocence de l'intellect est une chose, l'inexpérience en est une autre, l'incompétence aussi. La disponibilité, la souplesse, sont des valeurs de la jeunesse ; la complaisance dans l'indétermination, un danger qui la guette. Le refus du compromis dresse à bon droit la jeunesse, mais il ne doit pas sombrer dans l'impuissance et la destruction. Enfin l'espoir véritable est étranger à l'illusion. Les valeurs de la jeunesse doivent donc être préservées. Et tout d'abord préservées du mythe. Mythifier la jeunesse, c'est la mystifier. 43:56 Champagnisation et philosophie. Le lecteur pensera peut-être qu'au rythme de trois cours par jour, le semainier se fatiguait. Et qu'en ce pays de Champagne, il préférait le bavardage autour d'une flûte à deux francs. Ceci ne fut que rarement vrai. Tout au long de cette semaine, les travées de la salle des séances se sont peu dégarnies. En tous cas moins que pendant les « semaines » précédentes. Bien sûr, le célèbre vin qui, joyeusement, illustre l'insertion du spirituel dans le temporel, puisqu'on doit son procédé de fabrication à Dom Pérignon, cellérier de l'abbaye d'Hauvilliers, contribuait à faire mousser quelque peu la Semaine Sociale, notamment autour du bar. Mais dans un sens plus symbolique encore, on peut dire que la Semaine Sociale se champagnisait d'heureuse manière. On sait que la préparation du bon Champagne exige le concours de quatre cépages représentés en des grappes soigneusement triées. C'est de leurs influences réciproques, de leur fermentation commune et de l'apport du sucre de canne que se dégage peu à peu, et à travers les variations de température, la qualité du crû. La Semaine Sociale comporte des cépages variés et actifs. Le cépage philosophique, et le théologique, sont indispensables à sa réussite. Aussi la philosophie intervint en force avec l'exposé d'Étienne Borne, sur le sujet de la « *solidarité* » des générations. Pensée riche et qui explore d'une manière pathétique, en des flux successifs, le devenir de l'humanité, s'efforce d'en préciser les orientations souhaitables. Il n'est point facile de l'évoquer, même en se limitant à ses temps forts. Si l'on me permet cette audace, je vais essayer de retrouver quelques-uns de ceux-ci, en m'aidant du « sommaire » des cours. Tout d'abord la « solidarité des générations » ne va pas de soi. Elle ne doit pas être une hypocrite et paresseuse allégation à l'usage des patriciens, des bourgeois, et de la génération établie pour écarter toute contestation des plébéiens, des pauvres et des jeunes. Il ne s'agit pas d'apprivoiser la montée des jeunes. La génération nouvelle est « *engendrée* » pour vivre dans l'autonomie, et non « *fabriquée* » comme si elle devait se mouvoir à la manière d'un robot mécanique et conditionné. Mais par ailleurs il est une mythologie de la table rase qui ferait de la montée d'une génération une aventure pure, et détruirait la fécondité d'une négation en la portant à l'absolu. Donc le conflit des générations ne saurait être aboli ; mais il s'agit de l'empêcher de se dégrader en oppression d'un côté, et en révolte de l'autre. Il s'agit de l'accepter et de le sauver dans une tension créatrice. C'est en cela que réside la véritable « solidarité » des générations, une solidarité militante et souffrante qui trouvera laborieusement son chemin en passant par une « *voie étroite, amère et salubre* ». 44:56 Elle exclut toute solution totalitaire, celle-ci absorbant dans son panthéisme une jeunesse mystifiée et exploitée. Elle exclut aussi l'anarchisme, ce désespoir camouflé. Elle doit être recherchée non pas comme l'objet d'un savoir, mais comme celui d'une « *foi philosophique* ». Ainsi, à travers et par le moyen du conflit, à travers et par le moyen du risque, la solidarité ainsi entendue peut accueillir « *du passé la souvenance, et la foi dans l'an qui vient* ». Certains semainiers m'ont paru un peu désorientés par l'exposé d'Étienne Borne. Ils eussent sans doute attendu que, sous le vocable de solidarité, la communication indispensable des générations fût plus fortement marquée. Et sans doute une orientation différente de la pensée eût conduit, compte tenu de l'importance d'une saine diversité des générations, à l'importance, plus grande encore, de leur communication dans l'être, et dans ce qui s'enracine en lui, c'est-à-dire la vérité, le bien, la beauté. A ce sujet, on pouvait dire que la communication entre les générations (et même à l'intérieur d'une génération) est œuvre de l'intelligence, qui précisément domine le temps ; et qu'elle est donc du domaine de l'esprit. Si les générations restent dans le monde de leurs besoins sensibles, de leur volonté de puissance et de sécurité, elles auront beau se raconter les unes aux autres, elles ne se comprendront pas, même si, dans les familles, les travaux, la nation, elles se côtoient. C'est l'esprit qui réunit les hommes ; qui réunit les générations. Cette manière de penser n'est point radicalement étrangère à celle d'Étienne Borne, qui précisément conçoit une transmission des valeurs, donc une œuvre de l'esprit et une communication dans sa lumière. Mais cette transmission ne doit pas être une morne répétition, dit-il ; elle doit comporter invention, renouvellement. Tu mourras insolvable. Et puis la Semaine Sociale, que voulez-vous, a non seulement différents cépages, mais des versants cultivés sous des ensoleillements divers. D'ailleurs, les semainiers devaient retrouver, dans l'exposé du R.P. Congar, l'étude de quelques-unes des continuités humaines qui s'affirment à travers la succession des générations. Il s'agissait des continuités assurées par la patrie, cette « terre des pères » et par la nation, cette communauté d'hommes qui vivent un certain destin historique, en participant à une même culture, donc à un même héritage spirituel ; communauté qui, de plus, tend à s'exprimer dans la forme juridico-politique d'un État, sans toutefois se confondre avec elle. 45:56 Or dans cette patrie et cette communauté nationale, associées en une même réalité paternelle et maternelle, les fils ont reçu non seulement la vie, mais une vie *qualifiée.* Avant que je naquisse, dit le R.P. Congar, il y avait pour m'accueillir ce paysage sur lequel mes yeux se sont reposés ; et puis la langue qui a formé mon esprit car « *la langue maternelle est autre chose et plus que la langue de la mère, elle est elle-même la langue de l'être spirituel* » ; enfin, toute l'organisation de la vie : connaissance, travaux, loisirs, équilibre entre les franchises et autorité. « *Ce ne sont pas la choses extérieures à mon humanité. C'est moi-même. C'est la sève de ma vie, qui est montée en moi avec l'existence.* » « *L'homme doit avoir un sol sous ses pieds, sinon son cœur se dessèche.* » Dès lors, ce que les fils doivent à leur pays dépasse tout ce qu'ils pourront lui rendre. Le R.P. Congar a cité Chamfort qui, dans ses « Anecdotes », raconte l'histoire d'un grand de son temps : saisi d'une maladie grave, il commence devant ses amis la longue litanie de ses dettes : « *Ce que je dois à Dieu, ce que je dois au Roi, ce que je dois à l'État...* » Mais l'un de ses auditeurs lui crie : « *Tais-toi, tu mourras insolvable !* » Il existe, souligne le R.P. Congar, une vertu malheureusement menacée aujourd'hui et qui se rattache à la vertu principale de justice, c'est la « *piété* ». Elle vise, comme la justice, à rendre un dû ; mais elle ne peut satisfaire à la stricte et pleine notion de justice, parce que ce dû ne pourra jamais être rendu complètement : c'est celui que l'on doit à Dieu, aux parents, à la patrie ; donc à ceux de qui on a reçu l'existence même. D'autre part, l'impératif élémentaire de la communauté nationale est la durée ; il faut qu'elle continue, en sorte que chaque génération assure à celle qui naît les chances qu'elle a elle-même héritées. La vie dans une nation est donc fondée sur le *service* et l'une des formes de ce service est le service des armes ; le R.P. Congar ajoute même que, dans les conditions où la loi du pays l'impose, ce service des armes est un « *service majeur* » et, pour les jeunes, « *le* » service majeur de la nation. Sans doute ce service serait-il superflu si un désarmement général était universellement accepté et rendu effectif ; si l'humanité pacifiée adoptait une organisation planétaire de contrôle, d'arbitrage et de police. Mais ce n'est pas le cas. Car la paix entre les hommes dépend « *de la fidélité de ceux-ci à répondre à l'amour que Dieu leur offre de partager en Jésus-Christ* ». Et nous vivons dans un monde infidèle, désordonné, où les patrimoines nationaux doivent être défendus par la force. Certaines thèses du désarmement font penser à la fable des loups qui vinrent trouver le berger et lui promirent de respecter les moutons pourvu qu'on leur livrât les chiens. Or « *il y a encore des loups* », souligna le R.P. Congar ; « *et l'on ne peut faire un pari sur leur bonne disposition* ». 46:56 L'Armée et la Nation. L'exposé du R.P. Congar contenait tout cela, et autre chose qui ne présentait pas le même caractère d'objectivité, mais forçait l'attention. Il faut d'ailleurs noter que l'orateur insista sur l'aspect de témoignage personnel donné à ses affirmations. Il répudia une certaine conception de la nation qu'il avait connue et adoptée, dans son enfance (il avait dix ans en 1914), en lisant le « *Livre d'or de la Patrie* » : cette conception fait de la nation l'absolu et du drapeau l'emblème de l'idole. Non point que cette conception fût sans grandeur. Mais, depuis, ajoute le R.P. Congar : « *j'ai été, je crois touché et dérangé par Jésus-Christ* ». Par ailleurs, notre temps ne permet guère un patriotisme simpliste. Le monde y cherche son unité. Une critique s'y exerce à l'égard des « *motifs sublimes* » portés dans les plis du drapeau : ils ne doivent pas recouvrir n'importe quoi. Puis le R.P. Congar, dans la dernière partie de son cours, s'efforça d'analyser la crise actuelle de l'Armée. Voici quelques-unes de ses remarques. L'Armée, a-t-il dit, s'est trouvée « *engagée en Indochine et en Algérie dans des guerres non seulement lointaines mais mauvaises* ». A son exil physique s'est ajouté « *une sorte d'exil moral fait d'un manque de compréhension dont la responsabilité se ventile un peu sur tout le monde* ». L'Armée a eu, elle a le sentiment d'avoir été trahie. Mais, selon le R.P. Congar, l'Armée « *abstrait et simplifie* » ; elle n'a pas fait « *une analyse et une critique du colonialisme* ». Par contre son analyse de la « *guerre subversive était juste et impressionnante* ». Mais, ajoute le R.P., posé en ces termes (de conflit d'idées et de régime social), le problème dépassait l'Armée ; et d'autre part, la nation n'a pas suivi ; et l'Armée n'a guère cherché l'accord de la Nation, « *qui n'a pas bien su ce qui était en jeu, ou n'y a pas prêté attention* »*.* Or, l'Armée est seconde par rapport à la Nation, et toute relative à elle. Il faut qu'elle retrouve, par le dialogue, « *une coïncidence entre ce qu'elle est et fait, et la conscience de la Nation* ». Je voudrais poser ici au Père Congar les questions qu'après son cours il n'avait guère le temps d'écouter. Tout d'abord : l'Armée s'est trouvée « *engagée* » en Indochine et en Algérie ; mais par qui, sinon par des gouvernements appuyés sur des parlements, donc par une autorité émanant du suffrage universel de la Nation, ou approuvée par lui ? Faut-il ignorer que, même après la proclamation du droit à l'autodétermination, les « *directives d'application* » transmises à l'Armée en Algérie par le Délégué général affirmait comme but aux combats : « *l'Algérie terre française* » ? Faut-il ignorer qu'il existe une relation de l'État français à l'Armée française ? Que c'est l'État qui a engagé l'Armée ? Que, si les variations de la haute politique s'inscrivaient à Paris avec des mots, elles s'inscrivaient, elles s'inscrivent, pour l'homme d'armes en Algérie, sur la poussière, avec son sang, et dans l'honneur ou le parjure à l'égard des Algériens qui ont demandé et obtenu la promesse de sa protection ? 47:56 Faut-il ignorer que l'Armée s'est battue en Algérie non pour protéger les yachts de plaisance et les coffre-forts de certaines familles, mais précisément pour une transformation des rapports humains établis par la colonisation ? C'est-à-dire pour donner leurs chances aux droits, aux libertés, à la prospérité de tous les Algériens ? Ensuite il s'agit, pour le Père Congar de guerres lointaines et « *mauvaises* ». Mais fallait-il abandonner tout le Viet-Nam au communisme ? Une personnalité du Viet-Nam a déclaré naguère : « *S'il y a un Viet-Nam libre, c'est aux sacrifices obscurs de cent mille Français qu'on le doit.* » L'usage de cette liberté est une autre question. Il n'empêche que l'Armée de la France a finalement fait en sorte que soit préservée, au sud du 17° parallèle, un espace de réelles possibilités. Semblablement fallait-il, faut-il abandonner l'Algérie à l'agression du F.L.N., abandonner les populations à l'organisation terroriste et totalitaire qui veut leur imposer sa « *révolution* » ? Par ailleurs, la « *conscience* » de la Nation avec qui l'Armée doit retrouver par le dialogue une « *coïncidence* » est-elle une conscience homogène ? La Nation est-elle ordonnée tout entière à une même finalité supérieure capable de la rassembler ? N'y a-t-il pas, dans une partie de la nation, une autre forme d'exil qui est l'exil à l'intérieur ? Ou plutôt des exils ? Raymond Aron n'écrit-il pas justement : « *L'Allemagne est physiquement partagée :* *d'autres pays, en particulier la France et l'Italie, le sont moralement. Une minorité d'électeurs votent pour le parti qui se réclame d'une idée internationale, confondue en fait avec le destin d'un État étranger. Les communistes parlent et agissent comme s'ils adhéraient à une idéologie avant d'appartenir à une nation.* » Enfin, je ne me situe pas dans la génération du R.P. Congar mais dans la suivante. Je ne sais s'il s'agit d'une anomalie dans ma génération, mais j'ai l'impression de ne pas être le seul à penser que la véritable famille humaine, la vraie fraternité universelle, si elle réclame le respect des nations passées, présentes ou à venir, est précisément autre chose que ce qui se fait sous couvert de « *l'internationale* » et même de la « *décolonisation* ». Je me sens porté à la critique de ces nouveaux « *motifs sublimes* » qui ont pris la succession de ceux que la génération du R.P. Congar a mis en doute en son temps. Je remarque d'ailleurs que le drapeau tissu Boussac ne répugne pas à s'associer, pour couvrir bien des affaires, à celui de l'internationalisme prolétarien. La plus héritière et la plus originelle. Ce n'est pas seulement dans la patrie et la communauté nationale que la jeunesse est à la fois recevante et reçue, conjuguant l'être et le devenir. 48:56 C'est aussi dans l'humanité, ainsi que le montra l'exposé du chanoine Lalande. Il convient de se demander si cette humanité n'est qu'un pur concept, un mot recouvrant une poussière d'individus plus ou moins ressemblants, ou encore, un être en soi se divinisant lui-même, selon cette « *religion de l'humanité* » qu'ont inspiré Auguste Comte, Hegel, Durkheim, et qui a servi de base aux idolâtries totalitaires. Or l'humanité vraie est autre chose que cela. Elle est une assemblée de personnes qui communiquent dans la recherche de leurs fins naturelles et surnaturelles, c'est-à-dire qui trouvent leur unité en recevant le don de Dieu. Sans l'Église, a précisé le chanoine Lalande, nous ne « *saurions* » pas, nous ne « *serions* » pas l'humanité. Il faut donc étudier la « montée des jeunes » comme une montée à l'intérieur de ce don que Dieu fait de Lui-même à l'humanité, celle-ci étant constituée dans ce don, qui est le Christ, comme un peuple en marche et comme un corps en croissance. Ici, la montée des jeunes ne se traduit ni par une juxtaposition ni par une fusion, mais par une incorporation mystérieuse. Dans l'eau du Baptême, génération et régénération sont une seule et même chose. Par cette jeunesse montante, l'humanité passe de l'état de dégénérescence à l'état de vie. C'est ainsi que les nouveaux baptisés reproduisent l'Église. C'est ainsi qu'avec ces générations-régénérations, le Corps mystique se construit. Aussi bien, lorsqu'elle est fidèle à sa vocation, la jeunesse exerce dans le « corps » en croissance une fonction biologique de renouvellement ; et dans le peuple en marche, une mission prophétique. D'une part, chaque jeune génération est la dernière venue ; elle est donc la plus « *héritière* » et la plus mûre, puisque la plus éloignée des origines ; et en même temps, elle est la plus « *originelle* » puisque la plus proche des Derniers temps, où tout commence. Dans ses fils et ses filles « *venus de l'avenir* » a dit le chanoine Lalande, l'humanité découvre et reçoit les arrhes de sa condition plénière définitive. Un dernier cépage. Enfin, un dernier « cépage » de la « Semaine » s'intègre peu à peu. Lui aussi vient d'horizons variées. C'est en effet avec plusieurs leçons nouvelles que, l'effort d'analyse et de doctrine étant fait, la « Semaine Sociale » propose une recherche d'orientation pratique. Les leçons de cette Semaine-ci, dans leur ensemble, repoussaient à la fois « *l'esprit malthusien qui sacrifie les générations futures au bien-être de la génération présente, et le marxisme qui sacrifie la génération présente, au bonheur hypothétique des générations futures* ». Elles comportaient une calme exhortation à la jeunesse, invitée à être elle-même, c'est-à-dire à la fois héritière et créatrice. 49:56 Les exposés d' « orientation » mettaient surtout la « génération établie » devant ses responsabilités. Le plus grand tort de celle-ci serait peut-être, finalement, qu'elle n'ait rien à transmettre, ou qu'elle transmît un héritage de faillite et de dégradation. Cette volonté des aînés de s'interroger, pendant plusieurs jours, sur leurs devoirs d'aînés a constitué, me semble-il, un exemple dont les jeunes, malgré l'ironie qui convient à cet âge, se souviendront dans l'avenir, lorsqu'à leur tour, ayant mûri, tenant tribune, ils se trouveront devant la génération suivante. Les responsabilités en question existent donc d'abord dans les familles où les parents, comme le souligna le Dr Kohler, doivent « *pouvoir* » et aussi « *savoir* » exercer leur fonction éducative. Elles existent dans le domaine scolaire, où il faut remédier, en France, à tant d'insuffisances et de retards ; dans la vie professionnelle, où l'orientation, la préparation technique des jeunes et leur avancement exigent une préparation psychologique des cadres, comme le souligna M. Roger Reynaud. Responsabilités dans la vie économique où s'impose, comme le montra M. Maurice Byé, un « *devoir d'anticipation* » non seulement au plan national, mais en vue des « *développements* » souhaitables dans la communauté internationale. Que de tâches, que d'investissements, d'équipements de tous ordres au profit de l'éducation, du travail, de l'urbanisme, des loisirs et, comme le souligna Raymond Lebescond, « *de la promotion culturelle en milieu populaire* » sont nécessaires devant l'essor d'une nouvelle et nombreuse génération. Que de malheurs à éviter ; et notamment, cette situation injuste et souvent masquée de mauvaise littérature, qui est encore trop souvent faite à la jeunesse féminine : cette jeunesse eut à la Semaine, en la personne de Mlle Cheroutre, commissaire générale des Guides de France, une vigoureuse avocate. Responsabilités apostoliques enfin : l'abbé Petit, aumônier national de la F.F.E.C., s'inquiéta d'un certain essoufflement de l'apostolat actuel en dépit d'un « *positif* » incontestable. La question de la santé de la Foi chez les jeunes nous renvoie à la manière dont le chrétien adulte se situe dans l'Église et dans le monde : il importe que cette manière soit la manière « *active, missionnaire* » non celle d'un christianisme passif où l'Église n'est qu'une institution vénérable et statique. Les perspectives d'avenir, dit-il encore, resteront positives dans la mesure où la « *mission* » sera ouverte à la jeunesse, où les mouvements des adultes entraîneront, en les prenant en charge, les mouvements de jeunes, malgré les coupures des classes, des âges, des spécialités. Tâches multiples donc, et c'est en y participant aussi, avec ses propres valeurs, que la génération montante montera vraiment, réveillant dans la génération des aînés la jeunesse qui s'y trouve enfouie ou s'y associant lorsqu'elle vit encore. La lettre de Rome, adressée au président des « Semaines Sociales de France » Alain Barrère, déclarait notamment : 50:56 « *La jeunesse aura à cœur de développer en elle les précieuses qualités qui faciliteront grandement son heureuse insertion dans le monde adulte : apprendre la docilité et la patience, tout en formant son caractère, afin de dépasser les oppositions instinctives et stériles de l'adolescence ; cultiver les dons de l'esprit et du cœur, acquérir compétence, largeur de vue, persévérance et ténacité, respect de soi-même et des hommes sous le regard de Dieu, tel est le programme qui attend les jeunes d'aujourd'hui et fera d'eux les adultes dont le monde de demain aura besoin.* » Diversions. Bien sûr nous n'avons pas eu, dans ce reportage, la prétention de « rendre compte » exhaustivement de la Semaine Sociale. Il faudra guetter, si l'on veut plus d'exactitude, la parution en volume, dans quelques mois, des textes complets. Nous pourrons aussi donner rendez-vous à nos lecteurs pour la « Semaine prochaine » qui aura lieu à Strasbourg et aura pour sujet : « *l'Europe des personnes et des peuples* ». A Reims, la Semaine sociale connut une diversion : l'arrivée au stand de presse du numéro de *La Croix* qui contenait la traduction de l'Encyclique *Mater et Magistra.* On se précipita. Ce n'était d'ailleurs pas une diversion : l'encyclique constituait à elle seule plusieurs « leçons » supplémentaires, et qui plus est, données avec une autorité majeure. Les semainiers pouvaient d'ailleurs y retrouver bon nombre des préoccupations et des orientations des « Semaines Sociales » précédentes, et notamment de celle de l'an dernier, sur le sujet de la socialisation et des corps intermédiaires. Enfin la Semaine Sociale connut une autre diversion, mais bien réelle cette fois : la retransmission télévisée (toujours au stand de *La Croix*) d'une allocution du chef de l'État. Il faut dire que pour beaucoup de semainiers, l'intérêt de cette initiative s'effaça devant celui des chansons : ce soir-là, le Père Duval et... Joseph Folliet chantaient en ville. Mais l'allocution présidentielle reprit l'avantage le lendemain matin. Pour ma part, écoutant cette voix qui, pourtant, traitait de sujets qui recoupaient souvent celui de la Semaine Sociale, j'eus bien l'impression d'une diversion, en effet, et même d'une bifurcation. Car la Semaine Sociale appelait ses auditeurs à considérer les réalités, leurs défaillances, leurs drames : réalités qui sont « rugueuses à étreindre » qu'il faut décrire, et aussi dans bien des cas, dénoncer. Et puis, il y a les valeurs, les fins ; l'inquiétude de justice et de fraternité ; le service, le don. Cela aussi, et même surtout, était dans le propos de la Semaine Sociale, dans son atmosphère. 51:56 Avec la déclaration officielle de notre V^e^ République nouvelle manière, nous recevions quelque chose d'hétérogène ; nous passions à un monde froid : celui de l'intérêt national, du profit, de la puissance, voulus pour eux-mêmes ; les vraies fins, qui doivent les subordonner, manquaient ; cela donnait du marchandage, du « dégagement ». Et puis une étrange satisfaction de soi-même, une grandiloquence couvrant les plus dramatiques réalités. Cette voix pourtant prestigieuse, était hélas devenue celle d'un songe tristement et dangereusement tranquille. Alors, le dernier jour, tandis que l'on démontait les stands de presse, tandis que se vidaient les dernières flûtes et s'éteignait le pétillement de la Semaine Sociale, ce n'était pas une simple peine qui prenait les cœurs. Ce n'était pas seulement le moment où cessait un heureux -- et utile -- dépaysement. Malgré l'horizon des vacances d'été, le semainier français qui se hâtait, sa valise à la main, vers la gare et les réalités quotidiennes, sentait se réveiller en lui, après l'étude des « principes » et des « orientations » la conscience d'une difficulté. La difficulté de l'application concrète ; ou, si l'on veut, la difficulté non plus de penser mais de vivre. Et, plus profondément encore, cette souffrance un instant assagie, mais vite rouverte, qui était celle de son pays blessé. Luc BARESTA. Nous pouvons nous tromper dans la bataille sur ce que défend l'autre et sur ce que nous défendons. Mais nous ne nous trompons jamais en priant pour l'ennemi. Pierre BOUTANG. *La Nation française,* du 20 septembre 1961. 52:56 ### Note doctrinale sur le mystère du Christ-Roi COMME LE MYSTÈRE du Christ-Sauveur ou du Christ Souverain-Prêtre, le mystère du Christ-Roi est une vérité révélée. Si nous voulons le considérer utilement il est donc essentiel de partir de la Révélation telle qu'elle est contenue dans l'Écriture, telle qu'elle est explicitée par le Magistère, notamment par l'Encyclique *Quas Primas.* En réfléchissant conformément à l'analogie de la foi, nous verrons alors la nature particulière de la royauté du Christ et la manière dont elle s'étend au genre humain. Dans notre réflexion nous risquons de nous briser à un double écueil : ou bien nous comprenons *l'essentiel* de la royauté de Jésus-Christ qui est de convertir les âmes et de les unir à leur Sauveur, mais nous négligeons l'extension de cette royauté qui est de bâtir selon les contingences historiques une civilisation d'un certain esprit et d'une certaine forme ; ou bien, tout au contraire, ayant saisi que les hommes ne sont pas des anges et que les structures de la cité les aident terriblement à se perdre ou à se convertir, nous comprenons *l'extension* du règne de Jésus-Christ aux valeurs de civilisation mais nous perdons plus ou moins de vue *l'essentiel* de cette royauté, nous n'en voyons plus que l'aspect social. Les uns situent en son lieu propre qui est *l'ordre de la Charité* le royaume de Jésus-Christ mais ils ne voient pas qu'il ne peut éviter de répandre ses bienfaits *sur l'ordre des esprits et sur l'ordre des corps.* Les autres ont l'évidence que le royaume de Jésus-Christ doit se trouver présent même dans l'ordre des esprits et des corps mais ils comprennent mal que c'est par dérivation et surabondance. Car l'aspect social de la royauté du Christ, qui est bien réel certes, et incontestable, demeure malgré tout dérivé. Mais cette dérivation n'est pas artificielle, elle appartient à la nature des choses. Parce qu'il est roi intérieur, roi dans le secret des âmes, roi de conversion, Jésus-Christ doit être roi dans l'ordre domestique et professionnel, économique et politique. 53:56 Disons tout de suite que l'ordre domestique et professionnel, économique et politique étant régi par des lois propres qui ne sont pas exactement celles de la vie intérieure et de la conversion du cœur, la régence du Christ en ces divers domaines n'exigera pas seulement la vie religieuse des chrétiens mais aussi la reconnaissance des lois propres à ces divers domaines. Bien mieux, la vie religieuse ne mériterait pas son nom si elle trichait avec ces lois propres ou les tenait pour insignifiantes. EN LISANT L'ÉCRITURE, le vieux Testament et l'Évangile, il est impossible de n'être pas frappé par la différence entre l'accomplissement du royaume de Dieu dans l'Évangile et sa prédiction dans les psaumes et les prophètes. Certes les voyants inspirés avaient laissé entendre que Dieu régnerait par la sainteté et la pureté du cœur, et même par les humiliations et par la croix. Le *regnavit a ligno Deus* de la liturgie chrétienne résume bien un des aspects de l'ancienne prophétie. Mais ce n'est qu'un des aspects. Il y avait un autre point de vue et qui tenait une place très marquée ; le règne de Dieu devait coïncider avec une transformation politique éblouissante et radicale. C'était l'attente de beaucoup d'Israélites et elle se trouvait en harmonie, au moins partielle, avec les « oracles de Yaweh ». Eh ! bien, à cette aspiration véhémente et qui faisait souvent beaucoup trop de volume, Jésus-Christ s'est toujours refusé à donner satisfaction. Chaque fois que les disciples ont voulu le faire roi et l'amener à jouer un rôle sur le terrain proprement politique il s'est dérobé. Il avait du reste répondu à Satan qui lui offrait la terre et ses royaumes au début de son ministère public : *Vade retro Satana : Arrière Satan.* Réfléchissant sur la manière inattendue et souvent déconcertante dont s'étaient accomplies les prédictions inspirées d'Israël, et considérant le décalage entre la figure et la réalité, le Père Lagrange devait écrire cette page lumineuse : « Au moment où Jésus-Christ parut toute la question qui se posa, comme Pascal l'a compris, c'était de savoir si Dieu attachait plus d'importance à la gloire humaine des Juifs qu'au salut des âmes, au bonheur temporel d'une nation qu'à la réforme morale de tous les peuples, au triomphe des armes juives qu'à la victoire que chacun remporterait par la grâce sur les passions et sur le péché. Quand les apôtres eurent reconnu en Jésus de Nazareth celui que Dieu avait envoyé sur la terre pour enseigner aux hommes à aimer Dieu et leurs frères, ce qui était toute la loi, pour leur apprendre à être parfaits comme leur Père céleste est parfait, pour les réconcilier avec Dieu par son sang et par sa mort, quand ils eurent constaté qu'étant ressuscité il était monté au ciel, étant vraiment Fils de Dieu, ils ont estimé devant ce don de Dieu suprême, inespéré, ineffable, que tout ce qu'Israël avait rêvé pâlissait comme une espérance charnelle, étroite, peu digne de Dieu. Ayant vécu avec le Fils de Dieu ils jugèrent qu'un roi glorieux eût fait auprès de lui petite figure. 54:56 « L'immense effusion de grâces dont ils étaient les instruments leur parut une œuvre divine qui rendait superflu les agrandissements territoriaux d'Israël. Pouvait-on reprocher à Dieu de n'avoir pas tenu sa promesse envers son peuple, quand c'était à lui qu'il confiait d'appeler tous les peuples au véritable salut ? Pour comprendre tout cela... il suffisait d'avoir l'âme religieuse, de désirer que Dieu fût connu et aimé, de mettre sa gloire à plus haut prix que celle d'Israël. C'est bien ce que veut dire Pascal, et c'est lui qu'il faut entendre : « Dans ces promesses-là chacun trouve ce qu'il a dans le fond de son cœur les biens temporels ou les biens spirituels, Dieu ou les créatures ; mais avec cette différence que ceux qui y cherchent les créatures les y trouvent, mais avec plusieurs contradictions, avec la défense de les aimer, avec l'ordre de n'adorer que Dieu et de n'aimer que lui, ce qui n'est qu'une même chose, et qu'enfin il n'est point venu de Messie pour eux ; au lieu que ceux qui y cherchent Dieu le trouvent, et sans aucune contradiction, avec commandement de n'aimer que lui, et qu'il est venu un Messie dans le temps prédit pour leur donner les biens qu'ils demandent. » (Brunschvicg, n° 675 ; Lagrange, o.p. *Revue Biblique,* octobre 1906, Pascal et les prophéties messianiques, p. 550.) QUE JÉSUS-CHRIST soit le Souverain Prêtre cela ne fait pas de difficulté pour nous. Nous savons en effet que Jésus-Christ est venu selon l'ordre religieux qui est l'ordre de la prière, du pardon des péchés, des rites qui nous rapprochent de Dieu. Nous entrevoyons que le titre de prêtre lui convient pleinement lorsque par exemple nous écoutons sa réponse à la Samaritaine : « L'heure vient où les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité » ; lorsque nous le voyons remettre les péchés de la Madeleine ou du paralytique. Enfin lorsqu'il donna aux Apôtres le pouvoir de pardonner les péchés à leur tour et lorsqu'il établit le rite de la nouvelle alliance en son sang, *dans le calice de son sang répandu pour la multitude humaine,* nous ne pouvons douter qu'il détienne et qu'il exerce un pouvoir proprement sacerdotal. Il est possible que pour les Juifs de *l'Épître aux Hébreux* le sacerdoce de Jésus fût objet de doutes ou de difficultés du fait de ses différences profondes et fondamentales avec le sacerdoce lévitique. Pour nous, après vingt siècles de foi chrétienne, après la destruction du Temple de Jérusalem et la disparition du culte qui s'y célébrait, la question du sacerdoce lévitique ne présente qu'un intérêt rétrospectif et ne nous empêche aucunement de saisir le bien-fondé de ce point de notre croyance : le Christ est véritablement prêtre ; il est prêtre souverain. Au contraire, s'agit-il du point de notre croyance relatif au Christ-Roi nous pouvons avoir des difficultés à le comprendre, du fait que le titre de roi ne s'applique pas d'abord à une réalité religieuse. Alors que prêtre est un vocable du domaine religieux, roi est un vocable du domaine politique. 55:56 Prêtre fait penser à prière, rite, groupe religieux. Roi évoque les idées de groupe politique, concorde, organisation sociale bonne et honnête. Or (quel chrétien pourrait en douter ?) Jésus-Christ est venu selon l'ordre religieux ; sa personne et sa mission se situent dans l'ordre religieux et non pas dans l'ordre politique. Dès lors comment devons-nous entendre son titre de roi ? D'autant que nous ne pouvons éluder la question : lui-même en effet revendique ce titre devant Pilate ; et l'Église catholique, son Épouse parfaitement intelligente et inspirée, a institué une fête pour célébrer sa dignité royale. Quelle que soit la difficulté nous devons éviter de concevoir la royauté de Notre-Seigneur sur un type politique. Les textes ne le supporteraient pas et nous ferions violence à la commune tradition du christianisme. Il faut nier résolument que Jésus-Christ soit un roi politique, et qu'il exerce un pouvoir au sens des gouvernements de ce monde. Je sais bien que l'on parle beaucoup de la royauté sociale de Notre-Seigneur. Nous verrons que c'est normal et légitime ; nous verrons également que cette seigneurie sur la société civile, toute réelle qu'elle soit, n'est assimilable à la seigneurie d'aucun roi, empereur, gouverneur dictateur ; elle est autre chose que la seigneurie des grands de ce monde ; elle est de nature spirituelle, pour nécessaires et inévitables que soient ses répercussions sur les réalités temporelles. Vous penserez peut-être que je fais le jeu du laïcisme et de la laïcisation des institutions civiles en refusant toute conception politique de la royauté du Seigneur. Ayez un peu de patience, vous verrez que non, vous saisirez que le laïcisme n'est pas du tout favorisé, qu'il est réfuté au contraire, par l'affirmation de la nature propre du règne de Jésus-Christ. Plus nous voulons combattre les idées de ceux qui répètent avec les Juifs infidèles : *nous ne voulons pas que celui-ci règne sur nous,* plus nous voulons essayer de convaincre ceux qui s'égarent, et plus nous devons veiller à leur présenter le véritable visage du règne de Jésus-Christ. Or c'est un règne intérieur ; c'est un règne d'ordre religieux. Vous me direz peut-être : dans le domaine religieux vous nous avez dit que Jésus-Christ est prêtre ; cela n'est-il pas suffisant ? Quel besoin d'ajouter qu'il est roi ? En vérité, l'excellence du Fils de Dieu, Sauveur des hommes, est tellement éminente que nous avons besoin de plusieurs termes pour la comprendre ; de sorte que le vocable de roi ne fait pas double emploi avec celui de prêtre. Il y ajoute. Il y ajoute notamment l'idée suivante : de même que le roi se caractérise par le gouvernement d'un groupe politique, ordonné par le moyen d'une loi, de même Jésus-Christ gouverne, d'un gouvernement de sanctification, la multitude des hommes par une loi de grâce et par le Saint-Esprit, et d'autre part ce gouvernement ne peut pas demeurer étranger aux sociétés terrestres. Bref, le terme de roi appliqué à Notre-Seigneur complète le terme de prêtre en ajoutant des notions non seulement d'universalité et de loi de grâce mais aussi l'influence sur la société civile. 56:56 Il faut en venir au texte capital, à cette réponse de Jésus à Ponce-Pilate qui ne laisse pas le moindre doute sur la nature intérieure du royaume qu'il est venu fonder. Déjà son refus de Se laisser proclamer roi par la foule des Juifs, après le miracle de la multiplication des pains, et plus nettement encore son invective à Satan quand celui-ci lui offrait les royaumes de la terre, avaient situé dans ses vraies perspectives le royaume qu'il venait instaurer. Mais le dialogue avec le gouverneur romain, à l'heure même de la condamnation à mort, est encore plus net et plus explicite : « Jésus lui répondit : mon royaume n'est pas de ce monde ; si mon royaume était de ce monde mes serviteurs auraient combattu pour m'éviter d'être livré aux juifs. Mais mon royaume n'est pas d'ici-bas. -- Alors Pilate lui dit : Tu es donc roi ? -- Jésus lui répondit : Tu dis bien, je suis roi, je suis né et je suis venu dans le monde pour rendre témoignage à la vérité. Quiconque est de la vérité écoute ma voix. » Évidemment ces paroles veulent dire que le royaume de Jésus n'est pas assimilable aux autres, à aucun autre. Il ne se défend pas par les mêmes moyens. Et surtout il n'est pas situé au même niveau : il est situé à l'intime du cœur de l'homme, à cette profondeur où l'homme écoute la vérité qui vient d'en haut, la parole de vie qui le délivre, le convertit et le sauve. INTÉRIEUR ET SPIRITUEL et situé dans le secret du cœur, dans ce sanctuaire où l'homme entend la voix de la grâce, le règne de Jésus-Christ est en même temps ecclésial ; il se réalise indivisiblement dans l'intime de nos âmes et dans toute l'Église. Cela se comprend sans difficulté. Dans l'Église en effet intériorité et société ne s'opposent pas mais coïncident. L'Église est la seule société qui se situe au niveau du secret des cœurs, à ce recès dernier où l'âme communique avec Dieu ; car les paroles que dit l'Église ne sont autres que les paroles de Dieu ; et les sentiments qui se développent dans l'Église et par elle ne sont autres que ceux de la grâce et de l'amour divin. Eh ! bien donc, le règne du Christ est indissolublement intérieur et ecclésial, et même si l'attitude scandaleuse de tel chrétien nous révoltait et nous induisait en tentation nous ne devons pas mettre d'antinomie entre la vie intérieure personnelle et la vie dans l'Église. Bien plutôt, que l'enseignement de l'Évangile nous suffise. Assurément, et nous l'avons déjà dit, le règne que Jésus est venu instaurer est religieux et d'une religion de conversion et de communion avec Dieu. L'Évangile le proclame ou l'insinue à toutes les pages. Cependant pour intérieur qu'il soit ce règne de Dieu, et même secret, caché, mystique, Jésus n'a jamais laissé entendre qu'il pouvait se passer de rites et de ministres, qu'il était au-delà de l'Église ou à côté. La religion intérieure que Jésus a fondée est en même temps ecclésiale. 57:56 Arrachez de l'Évangile (et de saint Paul) ce qui concerne l'Eucharistie et le sacerdoce, la prédication assistée par l'Esprit Saint et la hiérarchie qui ne doit pas s'écrouler, supprimez de l'Évangile les passages qui montrent la connexion entre le pain vivant et la vie théologale, entre l'union avec Dieu et les pouvoirs divins de la hiérarchie, bref, essayez de retenir de l'Évangile uniquement ce qui est intérieur en rejetant ce qui est ecclésial et vous laissez échapper même ce qui est intérieur. Votre Évangile n'est plus le véritable. Dans l'Évangile tel qu'il est écrit et que nous le lisons le règne de Jésus-Christ apparaît en même temps intérieur et ecclésial et intérieur parce qu'il est ecclésial. Du reste le sens chrétien n'hésite pas là-dessus. Le chrétien qui aspire à la douceur et à l'humilité, à la pureté et au service désintéressé de son prochain, *à être seul avec le seul,* totalement livré pour l'amour de son Dieu et pour le salut de ses frères, bref le chrétien qui aspire à la sainteté et à l'imitation de Jésus-Christ ne pensera pas qu'il peut négliger l'Eucharistie et laisser de côté la doctrine et les enseignements que lui transmet la hiérarchie sacerdotale. Les prêtres peuvent être décevants ; comme déjà au temps de saint Paul les ministres de l'Évangile peuvent mêler tellement leurs passions et leurs intérêts à l'annonce du message sacré ([^32]) qu'il soit difficile de distinguer celui-ci et que l'on ne puisse pas s'y reconnaître sans une simplicité d'enfant et une générosité héroïque ; il n'en demeure pas moins que le chrétien disciple de Jésus-Christ qui aspire à *la sanctification de son nom et à la venue de son règne* ne pensera jamais à se soustraire à l'Église. Plus il fera l'expérience que l'Église ne se confond pas avec la faiblesse ou la malice de certains de ses membres, plus également il voudra vivre de l'Église et fera ce qui est en lui, au-dedans et au dehors, pour que l'Église s'accroisse en mérite et en nombre ([^33]) tant il est vrai que d'un même mouvement et par une même démarche nous comprenons que le règne de Jésus-Christ est intérieur et qu'il est ecclésial. « TOUT CELA EST BIEN BEAU et c'est même vrai, pourra dire tel père ou telle mère de famille ; en attendant les lois et les coutumes de mon pays rendent extrêmement difficile la tâche de l'éducation des enfants déjà assez ardue par elle-même. Le divorce qui se généralise, le pullulement des films infects, un régime scolaire qui tend vers le monopole d'État, tout cet ensemble crée une pression sociale écrasante qui ne favorise guère le règne de Jésus-Christ dans l'âme des petits. J'entends bien que, en tout état de cause et même dans l'hypothèse la meilleure, les petits (et aussi les grands) seront un jour ou l'autre excités à mal penser et à mal faire aussi bien par la faute des méchants que par la faute de ceux qui se disent « les bons ». 58:56 Mais autre chose être incliné au mal par une rencontre individuelle ; autre chose être scandalisé par tout l'ensemble de la vie en société. Le scandale reçoit des coutumes et des lois une virulence, une ampleur, un crédit que ne saurait lui conférer une personne seule : mis en loi, mis en idée, mis en œuvre d'art le scandale accroît prodigieusement sa force. Vous nous rappelez avec raison que Jésus-Christ n'a pas voulu un règne politique et qu'il a refusé la puissance de César. Un père de famille devrait-il en tirer la conclusion de former ses enfants à la vie spirituelle sans se préoccuper d'une société qui les scandalise ? » Il faut répondre non. Il faut répondre que les humains n'étant pas des esprits désincarnés le salut des âmes même demande que la royauté de Jésus-Christ s'étende sur la société. L'exemple du père ou de la mère de famille que je viens de proposer est immédiatement perceptible, même pour celui qui manque d'expérience politique. Mais une foule d'autres exemples sont également faciles à saisir. Ainsi remarquons la situation faite en France à la médecine, ou aux entreprises industrielles ou à la représentation des corps intermédiaires. La médecine est en passe de n'être plus qu'une ex-profession libérale et les médecins sont exposés à tomber dans le fonctionnariat ; en beaucoup d'entreprises, l'État devient l'actionnaire principal et se substitue aux citoyens dans la tâche de direction ; la représentation des corps intermédiaires du pays est extrêmement mal assurée. Tout cela est le signe certain de l'étatisme envahissant, d'un empiètement de l'État sur des terres qui ne sont pas les siennes, d'une espèce de tyrannie qui pour être relativement douce et dissimulée n'en est pas moins réelle. Dirons-nous que ce sont des abus, sans doute regrettables, mais qu'ils n'ont pas de lien avec la royauté de Jésus-Christ ou que leur lien est très lâche et très mince ? Si nous avons le sens de la religion intérieure nous inclinerons peut-être à penser comme cela. Mais si notre sens de la religion intérieure devient plus affiné et plus pur, alors nous changerons d'avis. Qui aspire au règne de Jésus-Christ dans son propre cœur et dans le cœur de ses frères ne s'accommodera pas de savoir ses frères scandalisés par leur milieu, exposés à la corruption du cœur par le statut de la société. Il refusera farouchement une société scandaleuse. Or une société de forme étatiste est une société scandaleuse. Elle tend à rabaisser l'être humain au niveau d'administré de moins en moins responsable ; elle transforme l'homme en une espèce de rouage. La vertu, l'honneur, la droiture, la générosité ne peuvent en être favorisés, au contraire ([^34]). 59:56 C'est tellement vrai que la Sainte Église qui est le royaume de Dieu parmi les hommes ne cesse pas depuis un siècle de dénoncer l'étatisme. Et si elle mène la lutte pour une constitution des États non point scandaleuse mais conforme au droit naturel, c'est au nom même du salut éternel de ses enfants. C'est aussi au nom de la paix et du bonheur de la société civile. Pourtant la raison principale de ses interventions, instructions, exhortations, c'est bien le salut éternel des âmes et le règne mystique de son Époux. Il n'est que de lire et d'écouter. De sorte que, exposant le mystère du Christ-Roi, j'ai la certitude de ne point passer à côté si je vais chercher, en plus des révélations mystiques des Écritures, les notions élémentaires du droit naturel et si je fais allusion par exemple au statut des professions libérales, des entreprises industrielles ou de la représentation des citoyens. Semblablement, il y a un siècle de cela, les crocheteurs du port de Marseille ne pensaient pas qu'il leur suffisait pour vivre en chrétiens d'assister à la messe le jour des saints patrons de la corporation : leur foi dans le Seigneur et leur volonté de le servir les avaient conduits à élaborer « sous les glorieux titres des saints Pierre et Paul et de Notre-Dame de Grâce » une belle charte réaliste, conforme aux humbles exigences de leur rude métier. Vouloir une société conforme au droit naturel est une conséquence de la vie intérieure. L'homme en effet qui aura reçu la vérité du Christ, qui le laissera purifier et convertir son âme, qui dès lors sera pleinement d'Église -- un tel homme qui acceptera la royauté intérieure de Jésus, quand il mettra la main aux activités profanes ne pourra pas le faire comme s'il n'était pas donné au Christ. Qu'il remplisse sa mission de père de famille ou de chef d'entreprise, de poète ou de médecin, il essaiera de rendre hommage dans l'accomplissement de ces tâches terrestres à Jésus-Christ qui vit en lui, qui est son roi et son tout. 60:56 Comment lui rendra-t-il cet hommage, et comment va-t-il manifester qu'il le reconnaît comme roi dans ses activités profanes elles-mêmes ? Par une offrande religieuse et en priant au début de ses actions ? Sans doute. Mais enfin ses actions ont une certaine loi propre. Actions de médecin ou de poète, de père de famille ou de chef d'entreprise, elle doivent être droites ; elles sont régies par un certain droit naturel. Dès lors, c'est en accomplissant ces tâches terrestres conformément au droit naturel et non seulement en leur donnant Un encadrement religieux, que le chrétien manifestera la royauté du Christ sur ses activités profanes. J'ai considéré le chrétien individuellement. Dans la réalité, les choses ne se passent pas ainsi, l'homme n'est pas une monade sans porte ni fenêtre ; le chrétien vit en société. Dès lors le règne intérieur de Jésus-Christ demandera non seulement que les actions personnelles soient accomplies dans la religion et l'amour et conformes au droit naturel, mais aussi que les mœurs, les coutumes, les lois soient conformes au droit naturel. Si le règne du Christ est intérieur et ecclésial il s'ensuit inévitablement qu'il est social ; non pas en ce sens que le Christ exercerait par lui-même ou par des ministres qu'il aurait institués une autorité politique ; non pas en ce sens qu'il aurait établi la législation et les coutumes des sociétés temporelles, mais en ce sens que sa royauté intérieure ou ecclésiale oriente dans un certain sens, dans le sens de la fidélité à la loi divine les activités profanes et tend à donner une certaine forme aux lois et aux coutumes ; en bannit certaines, en développe d'autres. Au reste l'histoire politique depuis la première annonce de l'Évangile prouve surabondamment que la Sainte Église qui est la même chose que le royaume spirituel de Jésus ne peut pas éviter de faire naître et de préserver un certain type de civilisation. L'Église tend à se prolonger en chrétienté dans la mesure même où les membres de l'Église sont engagés dans la société civile, y exercent un office, y détiennent une responsabilité. J'entends bien que l'Église transcende les civilisations et ne s'identifie à aucune d'elle. Mais à travers des civilisations différentes, l'Église, le royaume spirituel de Jésus, tend à faire valoir les normes constantes du droit naturel, quelles que soient les vicissitudes historiques. On pourrait faire observer que, dans sa réponse à Pilate, le Seigneur Jésus ne fait pas la moindre allusion aux conséquences sociales de son règne spirituel. La remarque est juste assurément. Nous répondrons que la révélation du Seigneur comme il l'a déclaré à plusieurs reprises ([^35]) devait être explicitée par son Épouse, par l'Église sainte et inspirée ; ensuite qu'il convenait par-dessus tout de ne laisser pas la moindre équivoque sur la nature très particulière de sa royauté. 61:56 Si la qualité religieuse et sainte en était reconnue les conséquences sociales se tireraient comme d'elles-mêmes. On le voit, le laïcisme n'a pas à glaner la miette la plus petite dans la réponse de Jésus à Ponce-Pilate dans l'Évangile de la messe du Christ-Roi. La théorie qui définit les réalités profanes et les choses de César comme étrangères au royaume spirituel du Seigneur, à sa doctrine et à sa grâce (à l'Église qui est son achèvement mystique, qui transmet sa doctrine et communique sa grâce) bref la théorie de la laïcisation de la cité ne peut d'aucune façon et par aucune exégèse sérieuse se réclamer de l'Évangile. ON POURRAIT M'OBJECTER : « Vous allez chercher trop loin, en des régions trop mystiques pour une chose aussi simple que l'ordre normal et honnête des institutions. Pourquoi donc remonter aux Évangiles et aux mystères de la vie surnaturelle ? Vous désirez une société qui soit d'aplomb ? Eh ! bien, mais cette rectitude est une question d'observation, de réflexion et de bon sens. Libre à vous de recourir à la révélation et à la mystique, mais ce n'est peut-être pas nécessaire. » Je saisis l'objection ; je saisis surtout qu'elle ne tient pas compte de l'état concret de notre nature. L'objection méconnaît la position existentielle de notre nature, l'état de fait dans lequel se trouve notre nature et ce qui est droit pour elle, ce qui constitue son droit naturel. Car notre nature et son droit naturel sont placés de fait dans un état de chute et de rédemption ; nous sommes blessés en Adam et rachetés en Jésus-Christ. C'est pourquoi, s'il refuse le règne intérieur de Jésus-Christ, l'homme ne travaillera pas longtemps ou bien il travaillera de travers à l'instauration et à la sauvegarde d'un ordre de la cité normale et honnête. Il faudrait ne pas connaître l'homme, l'homme en son privé et l'homme en sa vie publique, son triste penchant à voir mal et à faire mal, il faudrait ignorer aussi que le diable s'occupe activement à démolir, à corroder, à corrompre toute institution honnête, pour imaginer que nous serons capables sans la grâce du Christ de ne pas répondre au mal par le mal ; sans le désir de sainteté en nos pensées et nos actions, un jour ou l'autre nous prendrons des armes de sottise et d'iniquité pour soutenir des institutions d'intelligence et de justice et pour autant nous travaillerons à leur ruine. Longuement nous nous sommes expliqués là-dessus : « Il faut se garder de dire : les institutions suffisent, après tout l'ordre de la cité étant un effet politique il suffit, pour l'assurer, de cette cause politique que représentent les bonnes institutions. Car enfin les institutions sont établies par des hommes ; des hommes pécheurs et rachetés qui, par le pire d'eux-mêmes comme par le meilleur, dépassent infiniment l'ordre politique et ses institutions ; des hommes qui, tout en étant engagés dans l'ordre politique ne s'y réduisent aucunement. 62:56 C'est pourquoi il ne faut pas seulement dire : à effet politique cause politique, il faut ajouter : à effet politique cause politique et surpolitique ; à effet politique conforme au droit naturel : héroïsme chrétien et justes institutions. » (*Sur nos Routes d'Exil, p. 1*53.) Que l'histoire vienne ici nous éclairer. Rappelons nos lectures sur la guerre de Cent Ans, le règne de Charles VI, les débuts du règne de Charles VII. Nous voyons bien que des résultats politiques, aussi purement politiques que l'indépendance d'un royaume, la fin du régime des partis, la reconnaissance devant Dieu et à cause de Dieu du souverain légitime, ces résultats de nature politique n'ont été obtenus que par la sainteté de la Pucelle et n'auraient pas été obtenus par d'autres moyens. Une sagesse et une générosité qui n'auraient point procédé de l'union à Jésus-Christ auraient été vaines et sans effet ([^36]). Aussi bien, dans la condition présente de l'homme, les résultats, même simplement politiques, mettent-ils en cause un homme et une cité qui ne sont plus dans leur état de nature, qui sont situés en régime chrétien. Ou, d'un autre point de vue, le droit naturel formule bien les lois naturelles de l'être humain et de la société d'ici-bas ; mais ces lois naturelles ne sont pratiquées et praticables (et même pleinement connaissables) que dans un régime chrétien. C'est pourquoi du reste je me sers ordinairement de l'expression droit naturel en régime chrétien, ou droit naturel ouvert à l'Évangile. Dans notre état de fait le droit naturel n'est pas clos, il ne peut pas l'être. Il est le droit d'une nature qui n'est pas close mais qui est gâtée par le diable et vivifiée par la grâce de la croix rédemptrice. Dans ces conditions comment arriverons-nous à mettre en pratique un droit naturel ouvert à l'Évangile, un droit naturel en régime chrétien si nous sommes fermés à l'Évangile, si nous ne laissons pas Jésus-Christ régner librement sur notre âme et notre esprit, notre cœur et toutes nos forces ? Songez au mariage et à la famille ; à l'éducation des enfants ; aux conditions du travail et au rôle de l'argent : comment voulez-vous, dans la situation de fait de notre nature, que des institutions qui ne seront pas ouvertes à l'Évangile parviennent à ordonner droitement les réalités familiales et scolaires, professionnelles et économiques ? Le bon sens ne sentira tout à fait bien au sujet de ces réalités que s'il est aidé par le sens chrétien. La bonne volonté ne réussira à instaurer de belles coutumes que si elle est purifiée et confortée par la grâce de Jésus-Christ. JE NE VOUDRAIS PAS PROLONGER outre mesure un article déjà trop long ni demander un excès d'attention au très patient lecteur. Je me hâte de conclure par le rappel et le commentaire d'un passage souvent allégué de l'encyclique *Quas primas* ([^37]) : 63:56 « A l'égard (de l'universalité de l'empire du Christ) il n'y a lieu de faire aucune différence entre les individus, les familles et les États, car les hommes ne sont pas moins soumis à l'autorité du Christ dans leur vie collective que dans leur vie privée. » *Pas moins* parce que la loi du Christ et l'action de sa grâce les atteignent dans leur vie collective aussi bien que dans leur vie privée. Pas moins, mais *d'une manière autre.* Il est quand même évident, pour prendre un exemple, que si la loi du Christ et l'influence de sa grâce viennent toucher à l'intime de leur cœur un peintre ou un architecte pour les éveiller à la vie de prière et à l'union avec Dieu, cependant l'action vivifiante et transformante du Christ ne révèleront pas à ces artistes les règles de leur art, ni même le statut le plus sage de leur profession. L'action spirituelle du Christ et de son Église exercera une influence certaine sur le statut de leur profession afin de le rendre conforme à la justice (en tenant compte de la situation historique concrète). Mais l'action spirituelle du Christ et de son Église ne définira pas ce statut. De même l'action spirituelle du Christ et de son Église en purifiant l'imagination créatrice permettra à leur art de donner ses plus beaux fruits ; mais elle ne transformera pas directement l'imagination créatrice, En ce qui touche la vie collective, c'est-à-dire la politique, la culture et la civilisation, l'autorité du Christ revêt une autre forme que dans le domaine de la vie privée, dans le domaine de la vie intérieure, du secret des cœurs, de la communion avec Dieu au sein de l'Église. C'est pourquoi le Seigneur a refusé inflexiblement d'être roi comme les rois de ce monde. On dit quelquefois que sa royauté n'est pas de ce monde mais qu'elle est sur ce monde. C'est très vrai. Encore faut-il entendre que cette royauté sur les choses de ce monde, par exemple sur les techniques, les cultures et les gouvernements, ne ressemble pas à sa royauté sur l'Église, à sa royauté dans l'ordre de la conversion et de la vie théologale. De cette royauté de Jésus-Christ sur les choses de ce monde quels sont les caractères et comment parvient-elle à se réaliser ? Tout d'abord le Christ sanctifie les personnes assez profondément pour qu'elles remplissent avec sainteté, et donc en faisant tout ce qui est juste, les offices divers de leur vie en ce monde, dans la famille, la profession et le gouvernement. Ensuite le Christ, par son Église, garde et explique le droit naturel -- un droit naturel chrétien ; l'Église, Épouse du Christ, non seulement proclame la Révélation mais encore elle *dit* le droit naturel, de telle sorte que la famille, la profession, l'État pratiquent la justice chrétienne et favorisent ainsi le bien humain et la vie théologale. Enfin, dans certaines occasions le Christ, par son Église, intervient d'autorité en des questions de soi temporelles, mais qui sont devenues questions d'Église, questions spirituelles *ratione peccati* ([^38]). 64:56 L'appartenance à un syndicat par exemple est en elle-même une question temporelle ; or dans certaines circonstances, *ratione peccati,* l'Église peut interdire, au nom de Jésus-Christ, l'appartenance à tel syndicat. DE TOUT CECI on comprendra sans peine les conséquences. Alors que la royauté du Christ dans le domaine religieux, dans l'ordre de la conversion et de la vie théologale, se réalise avant tout par le sacerdoce, puisque c'est le prêtre qui est ministre de la grâce et de l'Évangile, la royauté du Christ sur les choses de ce monde se réalise avant tout par le laïcat. C'est la mission propre des laïcs de susciter et de maintenir des institutions temporelles conformes à la justice chrétienne. Dans cette œuvre difficile et toujours à reprendre qu'ils ne se laissent pas égarer par la tentation du laïcisme ; mais aussi qu'ils repoussent résolument les intrusions abusives des clercs et les cléricalismes de toute farine ([^39]), y compris ce cléricalisme inversé qui se répand de nos jours, où l'on voit des prêtres du Seigneur se réclamer de la religion et de l'Évangile pour dégoûter les laïcs de promouvoir un ordre temporel en accord avec la religion et l'Évangile. Pourtant la trahison des clercs n'abolit pas la cléricature. Avec ses clercs et sa hiérarchie l'Église restera toujours l'Épouse intelligente et fidèle qui ne saurait jamais altérer la parole de son Époux. L'Église répète, avec une sûreté infaillible, et en le traduisant pour chaque génération nouvelle, le message évangélique : les Béatitudes, la purification du cœur, le culte en esprit et en vérité, le primat de la contemplation. Que les défauts des clercs n'empêchent pas les laïcs d'entendre ce message -- que les clercs du reste devraient être les premiers à entendre. Que les laïcs, afin de travailler à la royauté du Christ dans l'ordre social, prêtent l'oreille à la doctrine et à l'enseignement de l'Église sur l'ordre social chrétien, *mais d'abord à son enseignement sur l'ordre religieux chrétien ;* et qu'ils fassent le lien entre l'un et l'autre ; ou plutôt le lien est fait ; qu'ils le considèrent donc attentivement. 65:56 S'ils écoutent la voix de l'Épouse ils apprendront à ne mettre en œuvre que des moyens purs. Et ceci est d'une capitale importance. En effet l'ordre social chrétien étant un ordre de vérité et de justice comment le servir, comment y travailler sans hypocrisie, si l'on ne veillait pas à utiliser uniquement des armes de vérité et de justice ? Cependant on ne saurait utiliser de telles armes, on ne saurait même les discerner, si l'on ne désire pas ardemment la pureté du cœur, si la prière ne pénètre pas peu à peu toute la zone des sentiments. *Cherchez d'abord le royaume de Dieu et sa justice.* Pureté des moyens, primauté effective de la contemplation, effort réaliste pour susciter ou défendre des institutions honnêtes, ces trois choses sont liées. Dans le nécessaire combat pour rendre à Jésus-Christ les choses de la vie sociale et politique que les laïcs ne se laissent pas détourner de l'intérieur, qu'ils sachent que l'effort temporel pour assainir les institutions demeurerait très insuffisant si l'on ne désirait pas d'être purifié, et d'être purifié au travers de cet effort temporel même. Enfin puissent-ils comprendre qu'il est une façon de poursuivre cet effort temporel qui approfondit la purification du cœur et la prière. L'ORDRE TEMPOREL CHRÉTIEN, c'est-à-dire la civilisation chrétienne avec ses styles différents tout au long de l'histoire, n'obtiendra jamais le même degré de pureté que l'ordre spirituel chrétien c'est-à-dire la Sainte Église. Alors par exemple que l'Église demande de ses enfants pour qu'ils soient pleinement ses enfants, *d'être parfaits comme le Père céleste est parfait ;* alors qu'elle leur donne de réaliser la sainteté qu'elle leur demande, une patrie même chrétienne, Un groupement professionnel même chrétien, ne peuvent pas, en tant que patrie ou groupement, demander la sainteté. A la différence de l'Église en effet, la patrie ou le groupement professionnel ne sont pas situés au niveau de la communion avec Dieu et de la grâce rédemptrice. La royauté du Christ sur le temporel, même dans ses réalisations splendides, n'aura jamais la beauté sans tache de sa royauté sur le spirituel seule la *cité sainte* est toute belle (*Eph.* V, 27). Imparfait quant à son degré de pureté, l'ordre temporel chrétien l'est encore pour une autre raison. Au dehors il est toujours en butte aux persécutions et aux attaques, et le pharisaïsme cherche à le miner de l'intérieur. Devons-nous renoncer pour autant à faire naître ou à préserver un ordre temporel chrétien ? A Dieu ne plaise, et nous avons montré assez longuement que les institutions doivent être rendues dignes de Jésus-Christ de façon à aider son règne intérieur dans les âmes, son règne ecclésial. 66:56 Dès lors encore que la civilisation chrétienne, avec ses styles différents au cours de l'histoire, doive toujours demeurer imparfaite, nous ne nous engageons pas imparfaitement à son service. Nous mènerons le combat de tout notre cœur en nous servant avec pureté des armes convenables ([^40]). Il en est de l'effort du chrétien au plan temporel comme de l'effort d'une mère pour la guérison de son fils malade. Elle a beau savoir que la santé, même si elle revient, sera insuffisante et menacée, la mère ne soigne pas simplement à peu près. L'amour de son fils autant que la fidélité à Dieu lui demandent de s'engager tout entière. Son dévouement maternel, sans affolement et sans fureur, pénétré au contraire de paix et d'abandon, n'en est pas moins un dévouement total. R.-Th. CALMEL., o. p. 67:56 ## NOTES CRITIQUES ### Perplexités sur l'histoire et sur la postérité de l'hebdomadaire « Sept » (I) Avec l'école de MM. Dansette et Rémond, notre désaccord est fondamental, et quasiment total, en matière d'histoire religieuse de la France contemporaine. Je le rappelle pour mémoire, ou plutôt pour situer, et peut-être mettre en relief, le grand intérêt trouvé à la lecture de l'ouvrage publié aux Éditions du Cerf par Mlle Aline Coutrot : *Un courant de la pensée catholique, l'hebdomadaire* « *Sept* ». Cet ouvrage se rattache à l'école Dansette-Rémond : il est une thèse de doctorat suggérée par M. René Rémond et « réalisée sous sa direction » « dans le cadre du Cycle supérieur d'Études politiques de la Fondation nationale des Sciences politiques ». Notre désaccord avec cette école historique s'est exprimé en détail à plusieurs reprises ([^41]). \*\*\* Nous nous sentons beaucoup plus en accord et en sympathie avec le livre de Mlle Aline Coutrot. Commençons néanmoins par quelques réserves. Nous n'en voyons guère que deux. Et la première concerne un trait qui est fort excusable. L'auteur adopte les postulats des maîtres de son école. Cela est naturel, mais ne va pas sans soulever des difficultés. On nous répète (p. 56) ce que M. Rémond avait déjà repris de M. Dansette, et qui devient un refrain (un refrain qui prend de l'assurance à être répété année après année sans jamais rencontrer de contestation) : le P. Bernadot, paraît-il, aurait été l'inspirateur des nominations épiscopales. Quand les mêmes auteurs nous disent ensuite que ces nouveaux Évêques, ainsi nommés, furent très favorables aux positions du P. Bernadot, cela nous laisse tout de même un peu rêveur. 68:56 La seconde réserve concerne la documentation parfois étonnamment fragmentaire et unilatérale de Mlle Coutrot. Un exemple. Page 293, elle avance avec précaution, « d'après un religieux en relations avec le Saint-Office » que Laval aurait parlé de l'Action française lors de l'audience pontificale de janvier 1935. Or cet épisode n'est ni incertain ni mystérieux, il est archi-connu. Massis en parle dans *Maurras et notre temps* ([^42]) ; et surtout, Maurras l'a raconté dans *Le Bienheureux Pie X* ([^43]). Quant à la substance des propos de Laval, *supposée* par Mlle Coutrot, ou par son « religieux en relations » elle est tendancieuse et fort différente de la substance réelle, et connue. Cette substance est d'ailleurs rappelée dans la lettre que Maurras écrivit à Pie XI le 6 janvier 1937, lettre que l'on peut trouver, notamment, dans *La vie intérieure de Charles Maurras,* par le chanoine Cormier ([^44]). Mais ce sont apparemment des livres dont on ignore l'existence dans l'école historique Dansette-Rémond. De même, lorsque Mlle Aline Coutrot cherchera les motifs de la suppression de *Sept,* elle s'interrogera (p. 294) sur la réalité d' « un changement dans l'orientation du pontificat de Pie XI quelques années avant sa mort » ; parmi les motifs ou les éléments d'un tel changement d'orientation, elle place en 1936 « la préoccupation d'une soumission de Maurras d' « une conversion possible de Maurras ». Or il est connu que cette « préoccupation » est bien antérieure et remonte au moins à 1929 : c'est le 19 février 1929 que Pie XI a demandé spécialement au Carmel de Lisieux des prières quotidiennes à cette intention. Ce qui est vrai, c'est que les adversaires de Maurras l'ignoraient à cette époque, et que leurs calculs redoutaient une « soumission » ou une « conversion » de Maurras beaucoup plus que leur charité ne l'appelait ou ne la désirait... \*\*\* Sous réserve de quelques imperfections documentaires de ce genre, le livre de Mlle Aline Coutrot est passionnant. Érudit, « scientifique » comme il convient à une « thèse de doctorat » il est plein de vie ; animé par une chaleureuse sympathie pour les Dominicains et pour les laïcs de *Sept,* sympathie communicative et qu'à la lecture on partage tout naturellement. Voilà un problème. Je n'ai jamais tenu entre mes mains, me semble-t-il, un seul numéro de *Sept.* Je n'ai pas connu le P. Bernadot, mort en 1941, et je ne me souviens pas d'avoir jamais rien lu de lui. Quand je scrute tout ce qu'en dit Mlle Aline Coutrot (et même ce qu'en dit Georges Hourdin dans les *Informations catholiques internationales* du 1^er^ juillet), je n'aperçois que des motifs d'accord et même de communion. 69:56 Y a-t-il autre chose, et que l'on ne nous dit pas ? Abstraction faite de l'état religieux, l'itinéraire intellectuel et spirituel du P. Bernadot tel qu'il nous est décrit est identique au mien, et à celui de plusieurs autres, de mon âge ou plus jeunes, qui travaillent avec moi à la revue *Itinéraires.* Où est la faille, où est la solution de continuité ? Si *Sept* fut tel qu'on nous le présente, je ne la vois pas. Des divergences ? Très supportables, et pas plus profondes que celles qui distinguaient les uns des autres les divers rédacteurs de *Sept.* *Sept* s'annonçait comme « le journal de l'ordre catholique ». Quel ordre catholique ? Gilson fut chargé de le définir en une suite d'articles qui ont été recueillis en volume : *Pour un ordre catholique* ([^45]). Ce livre est un de ceux que la revue *Itinéraires* recommande à ses lecteurs, comme l'exemple même, et un exemple trop rare, mais d'autant plus précieux, d'une *christiana philosophia socialis* appliquée et « engagée ». Sans doute, les jugements de Mlle Coutrot sur Gilson sont un peu flottants (pages 94 et 95, page 99) : « pensée souvent déroutante et qui échappe à toute tentative de classification ». Et cette assertion surprenante, en tous cas non expliquée : « Entre Gilson et Maritain, *Sept* a choisi ce dernier. » La solution de continuité est-elle dans l'*Humanisme intégral* de Maritain ? Mais les thèses fondamentales d'*Humanisme intégral* ont été extérieures à *Sept,* au moins matériellement ; ce qui en a paru dans *Sept* (l'annexe sur la structure de l'action) eut une influence considérable sur toute la pensée catholique française, mais à un niveau secondaire et terminologique ; on peut n'être pas entièrement d'accord, on n'y voit pas matière à des choix déchirants. Et puis, les précisions nous manquent sur ce choix mystérieux qui aurait été effectué entre Maritain et Gilson. La seule précision donnée par Mlle Coutrot en restreint la portée : « *Sept* n'a jamais désavoué les vues exprimées par E. Gilson » (p. 99). Nouveau motif de perplexité : il nous est dit que *Sept* « se considérera toujours comme le défenseur de la pensée du Saint Père contre certains catholiques et une partie du clergé français (p. 27), comme le « propagandiste zélé des directives du Saint Père » (p. 32). Attitude qui sans doute risque d'être ressentie comme un peu provocante : défendre la pensée du Saint Père *contre* une partie du clergé français... Nous n'aurions pas l'idée, quant à nous, de nous ériger en inquisiteurs de cette sorte, ni de nous attribuer un monopole de cette nature. Mais l'attitude de *Sept* était explicable même dans ce qu'elle pouvait revêtir d'excessif : sans être « mandaté » au sens strict, ce journal était tout de même plus ou moins chargé de mission par le Pape lui-même. A une place beaucoup plus modeste, dans l'indépendance qui convient à des laïcs, et en nous gardant de prétendre faire la leçon à qui que ce soit, nous ne sommes pas étrangers à des préoccupations analogues. A contempler ce portrait de *Sept,* nous ressentons davantage une communion qu'une différence. \*\*\* 70:56 J'ai entendu dire, rétrospectivement, beaucoup de mal de *Sept.* Exactement ce que Mlle Coutrot relève et recense des attaques portées à l'époque contre cet hebdomadaire. En substance : qu'il trahissait la patrie française, qu'il était contaminé par le marxisme, qu'il favorisait le communisme. Du moins dans le livre de Mlle Coutrot, je n'aperçois rien qui justifie de telles accusations. Mais comment ne pas remarquer que ces accusations ont une résonance familière et nous rappellent quelque chose. La revue *Itinéraires* et son directeur ont subi les mêmes attaques ; pour les mêmes raisons ; et venant de mêmes régions politiques. Des campagnes de presse nous ont accusés de « travailler à la destruction de la France en tant que nation » d'être « teintés de marxisme » et de « faire le jeu du communisme ». A vingt ans de distance, la même histoire. La différence étant que nous l'avons vécue à un rang beaucoup plus humble : je ne pense pas qu'aucun historien futur ira supposer à mon sujet, comme on le fait pour le P. Bernadot, que j'étais chargé de mission par le Pape en personne, que je décidais du choix des Évêques, etc. Réserve faite de cette différence de rang, la conjoncture intellectuelle et morale est identique, l'esprit est le même. Il s'agit encore et toujours de la primauté du spirituel et du débat sur les urgences. Autre différence, conséquence sans doute de la première, explicable par la modestie de notre rang : ceux qui nous accusaient de trahir la France, d'être imprégnés de marxisme et de faire le jeu du communisme pouvaient nous assassiner en toute tranquillité et dans l'indifférence générale, personne n'a levé le petit doigt pour notre défense. Les polémiques calomnieuses sont assez généralement réprimées dans la communauté catholique, sauf quand il s'agit de polémiques calomnieuses contre la revue *Itinéraires.* Chaque fois nous avons dû nous défendre absolument seuls. Personne jamais ne s'est avancé pour nous apporter son témoignage public ou son secours actif quand nous étions en butte aux injustices et aux coups bas, aux suspicions et aux délations. *Deus autem fidelis est.* Peut-être voulait-on par là nous manifester implicitement que l'on nous tient pour fort capables de faire nous-mêmes victorieusement front à toutes les attaques. Cette pensée nous honore sans nous secourir ; c'est une pensée commode. 71:56 Quoi qu'il en soit, l'analogie est assez remarquable. Mais il est non moins remarquable qu'elle n'ait apparemment pas été remarquée par ceux ([^46]) qui avaient, avant nous, vécu les mêmes labeurs (*labores*)*.* Est-ce distraction de leur part ? Ou bien ne sont-ils plus fidèles au même esprit ? \*\*\* Notre « anti-communisme » coïncide assez exactement avec l' « anti-communisme constructif » que cherchait à définir l'hebdomadaire *Sept, --* du moins si l'on s'en rapporte à l'ouvrage de Mlle Coutrot (p. 188) : « Combattre le communisme est sans effet, aux yeux de *Sept,* si on ne s'attaque pas en même temps aux injustices sociales qui ont favorisé son essor. » Nous dirons : aux injustices *sociales,* certes, *et autres...* Mais nous disons à coup sûr : *en même temps.* La formule schématique de Mlle Coutrot est excellente. Elle rejoint ce que nous pensons de la *primauté du spirituel,* qui ne consiste pas à se retirer du monde (à moins d'en avoir la vocation, comme par exemple le Chartreux), mais qui donne son âme*,* son esprit, sa finalité à la *simultanéité des tâches temporelles :* mentales, morales, sociales, politiques, économiques... Simultanéité que la philosophie naturelle établit en remarquant que la causalité dans le réel n'est pas linéaire (comme elle l'est dans le discours logique), mais qu'il y a interdépendance et intercausalité des causes. Nous ne reviendrons pas ici sur ce point de doctrine, que nous avons longuement et fréquemment exposé ([^47]). Simplement je veux dire que nous avons des motifs très pesés de penser qu'il ne convient pas de combattre *d'abord* le communisme pour s'attaquer seulement *ensuite* aux injustices. Ni l'inverse. Car la formule de Mlle Coutrot peut se retourner, et être énoncée ainsi : « Combattre les injustices (notamment sociales) risque d'être sans effet, si l'on ne s'attaque pas *en même temps* au communisme. » \*\*\* Voilà peut-être le point ; voilà peut-être le lieu où découvrir la racine d'une solution de continuité. L'esprit de la revue *Itinéraires*, les positions défendues, les principes invoqués sont identiques à ceux de l'hebdomadaire *Sept.* Et pourtant, ceux qui aujourd'hui ([^48]) se réclament de *Sept,* de sa tradition, ceux qui en sont les survivants, la pensée continuée, la postérité, s'honorent de nous combattre avec un acharnement inouï et auquel nous avouons volontiers ne rien comprendre. Cela peut être simplement quiproquo et malentendu. 72:56 Mais le malentendu, le quiproquo, à eux seuls, peuvent-ils expliquer tant d'ardeurs, de violences, d'inimitiés ? Une sorte d'hostilité constante, d'état de guerre ? Nous n'en savons rien. Nous constatons la guerre que l'on nous fait, l'inimitié violente que l'on nous manifeste. Quant aux motifs, nous cherchons. L' « anti-communisme constructif » de *Sept,* le « en même temps » formulé par Mlle Coutrot, où nous voyons une *simultanéité* qui à nos yeux est fondée en philosophie naturelle, peuvent être interprétés de deux manières : comme une PENSÉE véritable ou comme un PRÉTEXTE provisoire. Qu'on veuille bien ne pas s'offusquer du mot « prétexte » : il s'agit simplement d'une hypothèse de raisonnement. Voyons cela de près. *Sept,* selon Mlle Coutrot, disait donc en substance, relisons : « Combattre le communisme est sans effet si on ne s'attaque pas *en même temps* aux injustices sociales qui ont favorisé son essor. » Il n'était nullement recommandé de *cesser de combattre* le communisme : mais de faire *aussi,* et *en même temps,* autre chose. Il n'était point dit : la « meilleure » ou la « seule » manière de combattre le communisme est de s'attaquer aux injustices. Il était prescrit de faire l'un et l'autre simultanément. *Oportet haec facere et illa non omittere.* Mais aujourd'hui on nous dit en substance : « Il faut s'attaquer aux injustices sociales *et non pas* combattre le communisme. » On nous dit là AUTRE CHOSE que ce que disait *Sept.* On a parfaitement le droit d'avoir changé d'avis depuis le temps de *Sept ;* ou encore, on peut estimer que l'on a développé, approfondi ce que *Sept* avait seulement esquissé. Bien. Mais a-t-on conscience de la nature et de l'étendue du chemin ainsi parcouru ? Réserve faite, bien entendu, de la bonne foi des personnes, la position de *Sept* peut apparaître « objectivement » comme un PRÉTEXTE PROVISOIRE, comme une étape dans une évolution qui, le voulant ou non, devait finalement conduire *ailleurs* qu'au but alors énoncé. Ce qu'énonçait *Sept,* c'était un RENFORCEMENT de la résistance au communisme et du combat contre lui. A ceux qui combattaient le communisme, *Sept* disait en somme : -- Pour que votre combat soit authentique, et pour qu'il ne soit pas « sans effet » il faut faire *aussi* autre chose. Et l'on a abouti à faire *seulement* cette autre chose (ou à la rêver, ou à la parler), et à *ne plus* combattre du tout le communisme. La suppression de *Sept* reste partiellement inexpliquée. Mlle Coutrot assemble les incertitudes, les indices et les suppositions. Elle pense en tous cas que cette suppression n'est pas sans rapport avec l'accent mis de plus en plus fortement, dans « l'orientation du pontificat » sur la résistance au communisme. 73:56 On peut se demander si le Saint-Siège n'a pas estimé (entre autres motifs) que le *prétexte,* même sincère, ou disons la volonté nécessaire de s'attaquer aux injustices, avait pour conséquence, non certes en soi, mais dans le cas particulier de *Sept*, de conduire en fait à ne plus suffisamment « combattre » le communisme ? L'évolution ultérieure de certains protagonistes peut donner a posteriori du poids à une telle considération. \*\*\* Nous sommes là au centre de préoccupations toujours actuelles. Il est fondamental de s'en prendre directement aux causes de *désunité* qui désintègrent les personnes et les sociétés, et dont profite l'action communiste. Avec ou sans communisme, d'ailleurs, le devoir de justice et celui de charité sont toujours aussi pressants. Mais cela *empêche-t-il,* ou *dispense-t-il,* de SIMULTANÉMENT résister aux entreprises du communisme, de travailler à directement les contrecarrer, de démasquer ses impostures, de faire obstacle à ses crimes ou au moins de les dénoncer comme tels ? Doit-on faire *comme si* le communisme n'existait pas, ou *comme si* le communisme n'était pas criminel ? Intrinsèquement ? Plus encore : peut-on considérer (comme des clercs et des docteurs nous l'enseignent ([^49]) maintenant) que le Parti communiste a occasionnellement des objectifs légitimes, qu'il les poursuit par des moyens licites, et que l'on a dès lors le *devoir* de collaborer avec lui ? Sur tous ces points, la confrontation, la discussion, le dialogue étaient possibles avec *Sept*, si nous en jugeons d'après le livre de Mlle Aline Coutrot. Il y avait là une ouverture, un accueil, une curiosité intellectuelle, une recherche doctrinale, un respect du contradicteur, une attention à l'objection, un désir de conversation que nous n'avons plus rencontrés une vingtaine d'années plus tard. \*\*\* Un désaccord, même grave, sur l'interprétation de la réalité communiste, ne devrait pas être cause de rupture et de guerre entre chrétiens. Cause de déchirement, certes : de déchirement intérieur, de crucifixion morale. Ce que nous écrivons sur le communisme est souvent fort semblable à ce que l'on en écrivait dans *Sept* en 1934-1937, et fort différent de ce qu'en écrit aujourd'hui la postérité de *Sept.* Nous avons coutume de nous reporter à un point de repère très visible : l'article d'Étienne Borne sur le P. Maydieu, paru au lendemain de sa mort dans *Le Monde* du 4 mai 1955. 74:56 Étienne Borne était de *Sept* et de la *Vie intellectuelle,* deux publications dont Mlle Coutrot expose que, quant aux principes et à la pensée, c'était tout un. Le P. Maydieu en était aussi. Parlant de la *Vie intellectuelle,* Étienne Borne précisait : « On y a contesté, et avec quel éclat, les prétentions à nous révéler le sens de l'histoire qu'affichaient alors le fascisme et le nazisme. » Puis, plus loin, parlant du P. Maydieu, Étienne Borne ajoutait : « ...Philosophe de vocation et admirateur du meilleur Hegel, il n'avait jamais fait de concessions au bas marxisme du progressisme vulgaire. » Depuis la parution de cet article, je n'ai cessé d'en chercher l'explication et je ne l'ai pas trouvée. On ne m'en a proposée aucune. Pourquoi cette dissymétrie ? Pourquoi n'avoir pas *contesté* avec autant *d'éclat* les prétentions DU COMMUNISME à nous révéler le sens de l'histoire ? Pourquoi cette *absence, --* absence de concessions, certes, mais aussi de contestation ? Pourquoi cette timidité et cet embarras en face du communisme, et cette précision redoublée, mais qui redouble la perplexité, que l'on n'a point fait de concessions au *bas* marxisme du progressisme *vulgaire *? Personnellement, d'ailleurs, Étienne Borne est vigoureusement anti-communiste, il est anti-communiste même *politiquement,* comme on peut le voir par ses articles de l'hebdomadaire politique *Forces nouvelles.* Il ne rejette ni ne dénigre systématiquement « l'anti-communisme politique ». En outre, s'agissant de la *Vie intellectuelle* d'avant la guerre, ou en tous cas de *Sept* selon le portrait de Mlle Coutrot, il me semble qu'on pourrait parfaitement dire qu'on y a contesté, et avec éclat, les prétentions du communisme. Mais cette contestation s'est comme atténuée avec le temps. Avec le temps présent, sans jeu de mot. De l' « anti-communisme constructif » de *Sept,* on ne nous parle plus guère : était-ce donc une erreur de jeunesse ? Ou plutôt, on nous en parle uniquement pour démontrer que ceux qui attaquaient *Sept* avaient tort ; on nous en parle au chapitre des reproches injustes ; point à celui des titres d'honneur ou des services rendus. Pourquoi ? Quand on nous dit que *Sept* a inauguré « une tendance du catholicisme français » qui s'épanouira « après la seconde guerre mondiale », ce n'est pas à l'anti-communisme que l'on pense, ce n'est pas l'anti-communisme que l'on allègue. L' « anti-communisme constructif » de *Sept* a débouché au contraire sur le rejet systématique de toutes les formes possibles et imaginables d'anti-communisme, -- l'anticommunisme étant réputé par essence, en tant que tel, « négatif » et « stérile ». 75:56 Et même un écrivain comme Étienne Borne, resté quant à lui activement anti-communiste, lorsqu'il écrit l'éloge funèbre du P. Maydieu, il nuance et dispose l'accent de la manière dissymétrique que l'on vient de voir. \*\*\* Veut-on des points de repère plus récents ? Il en est qui ne remontent qu'à juillet dernier. Le plus proche collaborateur du P. Bernadot, dans un « hommage pour le vingtième anniversaire de sa mort » parlant de son action, et spécialement de la *Vie intellectuelle,* la définit : « Antifasciste, antinazie, anticapitaliste, la revue l'était violemment, mais on voit pour quels motifs *relligieux.* » On le voit en effet. Ce que l'on ne voit pas, c'est pourquoi elle ne fut pas (ou pourquoi, si elle le fut, on n'ose plus le dire) aussi « *violemment* » *anti-communiste,* pour des motifs également *religieux.* On nous dit que « le communisme était évidemment condamné à cause de sa doctrine totalitaire et athée » mais on n'envisage nulle part une *activité anti-communiste* analogue à l'activité anti-fasciste, à l'activité anti-nazie, à l'activité anti-capitaliste. Nous cherchons en vain le mot de l'énigme. On peut l'imaginer peut-être (au risque de se tromper). En tous cas, il ne nous est pas explicitement donné. Au même lieu, à la même date, cette remarque éditoriale : « L'affrontement au communisme ne peut plus se contenter d'excommunications et de débats théoriques. Il faut pour sauver la liberté de l'Esprit, inventer une infrastructure économique et sociale plus efficace et plus séduisante que celle élaborée par les marxistes. » On sera entièrement d'accord pour l'invention d'une « infrastructure économique », et même pour beaucoup plus que cela : pour une réforme fondamentale, non seulement économique et sociale, mais encore intellectuelle et morale, et politique, tout est lié. Je me demande au passage si la structure, ou « infrastructure » économique et sociale du communisme est *efficace* et surtout si elle est *séduisante,* ou si la séduction ne vient pas plutôt *de ce que la propagande en dit* (mensongèrement) *et de ce qu'elle promet* (fallacieusement). A Berlin, seul endroit du monde où les travailleurs puissent comparer de leurs yeux (et non d'après des discours) les structures communistes et les structures occidentales, ils choisissent en masse les structures occidentales, quels que soient leurs défauts. Mais enfin, admettons, passons. 76:56 Il demeure une question, toujours la même, toujours sans réponse : inventer et construire de nouvelles structures, oui, nous en sommes volontiers, et spontanément, et sans attendre personne sur ce terrain, ni être à la remorque de qui que ce soit, ni avoir besoin, semble-t-il, que l'on nous réveille d'une torpeur résignée ; le régime installé, nous sommes *contre,* le « désordre établi » nous sommes *contre,* et peut-être beaucoup plus fondamentalement que certains de ses contempteurs... Je dis que la question demeure néanmoins : cela *dispense-t-il* de combattre le communisme ? De le combattre *aussi *? De le combattre SIMULTANÉMENT ? Nous répétons : *oportet haec facere et illa non omittere *? Faut-il *ne pas* combattre le communisme ? \*\*\* Telles sont nos perplexités. Le livre si réussi de Mlle Aline Coutrot appelle et suscite de telles réflexions (et bien d'autres encore). Il confirme et renforce la sympathie que l'on éprouvait déjà pour ce type de religieux remuants, inspirés, mystiques et actifs à la fois, théologiens et apôtres ; non pas infaillibles certes, il s'en faut, mais qui l'est ? Il est dommage, je le dis avec tristesse, que plusieurs d'entre eux soient aujourd'hui peu doués pour la conversation et, atteints d'une sorte de complexe de persécution, s'imaginent qu'on leur veut du mal, ou qu'on les offense, chaque fois qu'on ne dit pas comme eux. Les mauvaises langues assurent qu'ils sont rancuniers. Est-ce croyable ? Quoi qu'il en soit des personnes, et de leur comportement où l'on regrette de ne pas trouver plus d'ouverture, il y a les problèmes ; il y a leur dégradation accélérée ; il y a les progrès de la confusion des esprits et de la désunion des cœurs. Cela finira *mal,* si l'on ne recrée pas, dans la confrontation des pensées divergentes, les conditions du travail intellectuel, de la coopération des complémentaires, et de la concorde ([^50]). J. M. ============== ### Les machinations contre « La Cité catholique » Le n° 112 de *Verbe,* daté de juin 1961 et paru à la fin du mois de juillet, pose -- avec beaucoup de sérénité, mais d'une manière irrécusable -- une question douloureuse, dramatique, fondamentale ; et difficilement supportable : celle de la diffamation et de la délation organisées à l'intérieur de la communauté chrétienne. 77:56 On en trouvera les éléments dans deux textes de Jean Ousset : principalement aux pages XV à XIX de son éditorial, et aux pages 15 à 20 et 31 à 33 de son article « Variations sur l'idée de tolérance ». La place nous manque pour évoquer cette fois-ci en détail les faits eux-mêmes. Nous aurons sans doute, hélas, l'occasion d'y revenir avec toutes les précisions souhaitables. Nous avons d'ailleurs pour notre part un ensemble de faits aussi nombreux, aussi caractéristiques, aussi violemment injustes que ceux mentionnés par Jean Ousset : nous nous abstenons *depuis des années* d'en faire état publiquement. Nous attendons patiemment que les champions théoriques de la tolérance cessent de nous faire subir tous les mauvais procédés de l'intolérance sectaire, et que les champions théoriques de la charité fraternelle cessent de nous cracher au visage ou de nous poignarder dans le dos. Mais si nous sommes seuls juges du volume des injustices que nous pouvons nous-mêmes, à l'intérieur de la communauté catholique, subir sans mot dire, nous n'avons ni le droit, ni d'ailleurs l'envie, de manquer à la solidarité active que nous devons à d'autres. Jean Ousset demande en substance comment il peut se faire que *Verbe* soit accusé avec tant d'insistance de « trop » prendre des positions politiques sur les événements contingents, ou de le faire avec trop de partialité, alors précisément que *Verbe* n'en dit PAS UN MOT, -- et ne se permet même pas les appréciations et jugements portés en tous sens dans le reste de la presse catholique. De plus, Jean Ousset montre que cette campagne contre *Verbe* et contre *La Cité catholique* est relancée par des organes catholiques CHAQUE FOIS qu'en France la police *arrête* des personnes, et que cette campagne prend chaque fois le caractère manifeste d'une *délation* visant (jusqu'ici sans effet) à faire emprisonner les dirigeants de *La Cité catholique.* Sur ces manœuvres odieuses, nous avons eu l'occasion de donner notre avis et d'apporter notre témoignage dans la « Lettre à Jean Ousset » (parue dans notre numéro 42 ; tire à part toujours en vente à nos bureaux, 4 NF les dix exemplaires franco). Nous demeurons extrêmement attentifs aux développements de ces machinations qui créent une situation d'une gravité croissante. Face aux intrigues, aux délations, aux persécutions, nous assurons Jean Ousset de notre solidarité entière. Nous aiderons autant qu'il est en nous à faire connaître tout ce que *La Cité catholique* estimera nécessaire de rendre public. ============== ### Notules diverses - LA LOI DU CHRIST. -- *La traduction française de cet ouvrage du P. Bernard Häring a paru comme on le sait, en trois volumes chez Desclée et Cie* (1955, 1957, 1959). *Cette œuvre est un capital point de repère ; elle* «* marque une date *», *écrit le P. Labourdette dans la* Revue thomiste (*numéro d'avril-juin* 1961), *en reprenant les éloges et les réserves qu'il avait formulés à l'occasion des deux premiers volumes.* 78:56 *Le P. Labourdette rend hommage aux qualités de ce* « *maître-livre* », *qui* « *ouvre une voie* », *et qui a le mérite principal d'avoir réussi un exposé d'ensemble de la morale centré non pas sur la réglementation à laquelle se conformer et sur le péché à éviter, mais sur la vie dans le Christ. Cela nous paraît en effet l'une des caractéristiques les plus nettes et les plus positives de la spiritualité de notre temps, dont l'ouvrage du P. Häring rassemble et exprime quelques-uns des traits les meilleurs. Néanmoins le P. Labourdette avance quelques objections, et principalement* (*croyons-nous*) *celle-ci :* « ...Nous sommes gêné par le relatif effacement de l'idée de *nature* et par conséquent de *droit naturel* au profit d'un personnalisme qui, en définitive, n'y gagne pas. Qu'il y ait une réaction contre une certaine manière d'évoquer le droit naturel, c'est facile à comprendre ; mais la tendance des réactions est de se porter à l'extrême et nous pensons, pour notre part, que l'idée de nature précisément est à restaurer à sa juste place ; elle ne compromet en rien les « conquêtes » du personnalisme, à condition de savoir distinguer les plans, de ne pas considérer comme aussitôt maléfiques les idées et les mots d'*essence,* de *nature,* d'*amour de soi,* etc., et de ne pas faire un emploi quasi magique des mots *existence, personne, don, réciprocité,* etc. » \*\*\* *Comme antidote -- pourrait-on dire, si le mot n'était un peu gros -- aux déficiences de l'ouvrage du P. Häring, le P. Labourdette propose le petit livre de l'abbé Henry Bars :* Trois vertus-clefs (*foi, espérance, charité*) *paru en* 1960 *chez Fayard dans la collection* « *Je sais, je crois* ». *L'auteur ne nous est nullement sympathique et tient énormément à ne nous l'être pas. Il a des dons philosophiques *; *mais il est capable d'un sectarisme, d'une agressivité qui nous étonnent, comme nous l'avons dit* (*dans notre numéro* 42 : « *A propos de Maritain* »). *La manière injuste dont il a maltraité Henri Massis et Gustave Thibon, insulté Louis Salleron, risque de nous rendre passablement aphone au moment où il conviendrait de louer ce qu'il y a de louable dans son œuvre. Mais d'autre part* ce *serait manquer à la justice que de passer sous silence son opuscule. Aussi laissons la parole au P.* *Labourdette, qui en a écrit :* « Le titre (...) ne laisse pas deviner ce qu'on va trouver en ouvrant le livre. Or ce qu'on trouve, c'est tout simplement un chef-d'œuvre. On n'a pas souvent cette joie, commençant un livre parce qu'on doit le lire, d'être pris au piège de sa lecture ; c'est avec un progressif émerveillement que je suis allé jusqu'au bout (...). D'une façon très personnelle, en un style plein de nuances et de chaleur à la fois, M. Bars réussit ce tour de force de présenter la plus riche doctrine théologique, dans la continuité des textes de l'Écriture, en un minimum de pages (...). C'est toute la substance des traités de la foi, de l'espérance et de la charité, qui se trouve ici présentée... » *Cet auteur a donc fait un très bon livre. Eh ! bien, honneur au livre.* \*\*\* 79:56 - UNE ERREUR... DE JEUNESSE ? -- *A propos de l'attribution du grand prix de littérature de l'Académie à Jacques Maritain,* La Croix *a publié le 24 juin une bibliographie du philosophe où l'on apprend :* « Il fut l'ami de jeunesse de Péguy, Le Dantec, Psichari, Massis... » *L'ami de jeunesse de Massis *? *Maritain a rencontré Massis pour la première fois* en 1913, *c'est-à-dire à* 31 *ans.* *Après la guerre se situe la période d'étroite collaboration et de grande amitié entre Massis et Maritain, à la* Revue universelle (*de* 1920 *à* 1926) *et au* Roseau d'or (*de* 1925 *à* 1932) : *c'est-à-dire de la* 38^e^ *à la* 50^e^ *année de Maritain.* *Amitié de jeunesse *? \*\*\* - SUR L' « ÉCONOMIE CONCERTÉE ». -- *Un important numéro spécial de* Verbe (*n°* 121 *de mai* 1961) *que l'on peut se procurer à* La Cité catholique. 3, *rue Copernic, Paris XVI^e^ ; avec des études de Gilbert Tournier, J.E. Eichenberger, J. Labastie, H. Dannaud, Ph. Ribot et J. Malbranke*. *L'* « *économie concertée *» *telle qu'elle est envisagée organise un face-à-face* « *État-entreprise *», *sans profession organisée. Grave erreur d'orientation, qui peut avoir des conséquences inaperçues de certains de ses promoteurs, ou appelées par certains autres*. \*\*\* - UN « JEUNE » QUI NOUS ARRIVE : MAURICE BLONDEL. -- *Constatant, à propos de la Semaine sociale de Reims, le *« *rajeunissement *» *des Semaines sociales, M. Henri Fesquet, dans* Le Monde *du* 18 *juillet, l'explique comme suit :* « Il est permis d'attribuer ce rajeunissement évident des Semaines sociales à l'héritage spirituel et intellectuel de Maurice Blondel, qui a fortement marqué les organisateurs. » *Maurice Blondel est né voici tout juste cent ans : en* 1861. *Il a écrit sa thèse sur* L'Action *en* 1893. *Il fut nommé en* 1897 *à la chaire de philosophie d'Aix-en-Provence. Ses interventions à propos de la Semaine sociale de Bordeaux* (1909) *furent notables et demeurent célèbres.* *C'est du tout nouveau. La dernière vague.* *Ultérieurement, un nouveau* « *rajeunissement* », *encore plus audacieux, mais qui serait sans doute prématuré pour le moment, poussera jusqu'à la génération suivante, celle de Gilson et de Maritain.* *Plus tard, le* « *rajeunissement* » *fera une place à la génération de Joseph Folliet.* *Et beaucoup plus tard, à celle du P. Calvez et de Marcel Clément.* *Du moins, s'il fallait prendre à la lettre ce qu'on nous raconte...* ============== 80:56 ## DOCUMENTS ### Bibliographie : Jacques Maritain La place de Maritain est considérable dans la philosophie chrétienne au XX^e^ siècle. Nous avons eu plusieurs fois l'occasion d'en écrire et nous y renvoyons le lecteur : -- n° 19, pages 63 à 80 : « Notule sur Maritain et sur la philosophie chrétienne ». -- n° 42, pages 95 à 120 : « A propos de Maritain. -- Maritain et la Résistance. -- Maritain, Péguy et le parti intellectuel. -- Maritain et les adorateurs de l'histoire. -- Comment on interprète Maritain. » -- Dans notre numéro spécial sur Henri Massis (n° 49 de janvier 1961), quantité de textes et de faits des « Documents » et de la « Chronologie biographique » se rapportent à Maritain. Œuvre discutée, comme il est naturel. Œuvre qui a subi une éclipse : « il est infiniment regrettable que les générations d'après-guerre s'en nourrissent si peu » notaient en octobre-novembre 1957 les *Cahiers universitaires catholiques.* A la même époque, dans la *Chronique sociale* du 15 novembre 1957, Joseph Folliet remarquait : « Depuis la guerre et depuis qu'il réside aux États-Unis, Jacques Maritain est trop oublié en France. Certains jeunes étudiants le croient même mort et le situent dans le passé avec Bergson et Blondel. » Il y eut une part certaine d'injustice, et d'esprit partisan, dans cet oubli concerté et organisé. Fabrègues écrivait dans son livre *La Révolution ou la Foi* (p. 48) : « M. Maritain a publié il y a quelques années une plaquette sur *l'athéisme contemporain* qui ne nous paraît pas du tout avoir eu le retentissement qu'elle méritait, trop ignorée qu'elle a été, à droite parce qu'elle était signée de M. Maritain, à gauche parce qu'elle marquait des points de repère qui rendaient impossibles quelques-unes des confusions majeures au milieu desquelles nous nous retrouvons aujourd'hui. » 81:56 L'éclipse de Maritain a-t-elle eu pour *cause* son départ de France ? Ou pour *effet *? Peu à peu Maritain s'était senti privé en France des *conditions normales* du travail et de l'enseignement. Dans ses *Réflexions sur l'Amérique* (traduction française en 1958 chez Fayard), il a lui-même précisé (pp. 157 et suiv.) : « Je suis, comme vous le savez peut-être, un philosophe thomiste. Il y a eu en France, avant la guerre, un fort mouvement thomiste, mais il résultait de l'effort de quelques rebelles qui avaient un talent pour crier la vérité sur les toits ; la politique solidement établie des cercles intellectuels officiels était, et est encore, de refuser de reconnaître l'existence même de leur travail -- qu'est-ce qu'on peut bien attendre en effet pour la philosophie d'aujourd'hui d'un homme -- d'un théologien ! d'un saint ! -- qui a vécu au XIII^e^ siècle ? En Amérique aujourd'hui, des philosophes qui tiennent saint Thomas d'Aquin pour un penseur contemporain, enseignent non seulement dans les Universités catholiques, mais aussi dans des Universités laïques ou « séculières » (...) Dans aucune Université européenne, je n'aurais trouvé l'esprit de liberté et de sympathie que j'ai trouvé à Princeton en enseignant la philosophie morale à la lumière de Thomas d'Aquin (...). Le fait est que dans les revues philosophiques aux tendances les plus différentes il est objectivement reconnu que le « néo-thomisme », comme on dit, est un des courants vivants de la philosophie américaine d'aujourd'hui. La *National Society for the Study of Education* a demandé à un philosophe thomiste d'écrire un chapitre de son Annuaire, intitulé « Les Philosophies modernes et l'éducation ». C'est admettre du même coup que le thomisme se range au nombre des philosophies modernes. M. Émile Bréhier et ses collègues de la Sorbonne n'ont jamais reconnu ce fait. » Étienne Gilson, dans *Le philosophe et la théologie,* a évoqué le « silence hargneux » dont nos élites installées ont entouré l'œuvre de Maritain (p. 219) : « Il n'est pas nécessaire de lire longtemps n'importe quel livre de Jacques Maritain pour s'apercevoir qu'on a affaire avec un des tout premiers écrivains de notre temps. Assurément, notre philosophe n'est pas toujours facile à comprendre et ceux à qui sa pensée échappe sont excusables de rester insensibles (...). Ses conclusions ne plaisent pas ? Soit, mais comment se fait-il que leur manière de ne pas plaire leur vaille le silence hargneux dont on entoure son œuvre ? Dans *La Philosophie française entre les deux guerres,* livre publié en 1942, l'auteur ne trouve rien à dire de Jacques Maritain, sauf qu'il a critiqué Descartes. 82:56 Dans un *Tableau de la philosophie française* publié en 1946, un autre philosophe trouve pourtant à lui consacrer la phrase que voici : « D'autres se rattachent au thomisme avec Jacques Maritain. » \*\*\* L'Académie française, en décernant au début de cet été son grand prix de littérature à Jacques Maritain, aura peut-être contribué à entamer le mur du « silence hargneux ». A cette occasion, Fabrègues déclare que sans Maritain et son influence il n'y aurait pas eu *La France catholique* telle qu'elle est : « Quelles qu'aient pu être les divergences, même si elles subsistent, nous avons un devoir à remplir, une dette de reconnaissance à honorer, nous le ferons avec joie (...). Pour beaucoup d'hommes de la génération qui eut vingt ans entre 1925 et 1930, c'est de la plus haute et de la plus profonde reconnaissance qu'il s'agit. Beaucoup d'entre eux doivent leur foi catholique à Maritain, un plus grand nombre encore lui doivent d'avoir *pensé* cette foi... » (*La France catholique,* 30 juin 1961). Et Mauriac, dans le *Figaro littéraire* du 1^er^ juillet : « Je salue avec affection, avec admiration, avec un tendre respect le plus noble et le plus pur des esprits qu'il m'a été donné de connaître dans ce sombre monde. » L'œuvre de Maritain, bien sûr, prête à discussions et à débats. Sans revenir pour le moment sur ces débats toujours ouverts, et nécessaires, nous présentons ici au lecteur une bibliographie d'ensemble. \*\*\* 1. -- LA PHILOSOPHIE BERGSONIENNE (Rivière 1913). Nouvelles éditions, largement modifiées et complétées, en 1930 et en 1948 (Téqui). 2. -- ÉLÉMENTS DE PHILOSOPHIE : I. -- INTRODUCTION GÉNÉRALE A LA PHILOSOPHIE (Téqui 1920). 3. -- ART ET SCOLASTIQUE (Rouart 1920). 4. -- THÉONAS OU LES ENTRETIENS D'UN SAGE ET DE DEUX PHILOSOPHES (Nouvelle Librairie Nationale 1921). 5. -- DE LA VIE D'ORAISON (Saint-Maurice 1922 et Rouart 1924). En collaboration avec Raïssa Maritain. 6. -- ANTIMODERNE (Éditions de la Revue des Jeunes 1922). 7. -- ÉLÉMENTS DE PHILOSOPHIE : II. -- L'ORDRE DES CONCEPTS (Téqui 1923). 8. -- RÉFLEXIONS SUR L'INTELLIGENCE ET SUR SA VIE PROPRE (Nouvelle Librairie Nationale 1924). 83:56 9. -- TROIS RÉFORMATEURS : LUTHER, DESCARTES, ROUSSEAU (Le Roseau d'Or 1925). 10. -- RÉPONSE A JEAN COCTEAU (Stock 1926). 11. -- UNE OPINION SUR CHARLES MAURRAS ET LE DEVOIR DES CATHOLIQUES (Plon 1926). 12. -- PRIMAUTÉ DU SPIRITUEL (Roseau d'Or 1927). 13. -- POURQUOI ROME A PARLÉ (Spes 1927). En collaboration avec P. Doncœur, V. Bernadat, E. Lajeunie, D. Lallement, F. X. Maquart. 14. -- CLAIRVOYANCE DE ROME (Spes 1929). En collaboration avec les mêmes que pour l'ouvrage précédent. 15. -- LE DOCTEUR ANGÉLIQUE (Desclée de Brouwer 1930). 16. -- RELIGION ET CULTURE (Desclée de Brouwer 1930). 17. -- LE SONGE DE DESCARTES (Corréa 1932). 18. -- DISTINGUER POUR UNIR OU LES DEGRÉS DU SAVOIR (Desclée de Brouwer 1932). 19. -- DE LA PHILOSOPHIE CHRÉTIENNE (Desclée de Brouwer 1933). 20. -- DU RÉGIME TEMPOREL ET DE LA LIBERTÉ (Desclée de Brouwer 1933). 21. -- SEPT LEÇONS SUR L'ÊTRE ET SUR LES PREMIERS PRINCIPES DE LA RAISON SPÉCULATIVE (Téqui 1934). 22. -- FRONTIÈRES DE LA POÉSIE (Rouart 1935). 23. -- SCIENCE ET SAGESSE (Labergerie 1935). 24. -- LA PHILOSOPHIE DE LA NATURE, ESSAI CRITIQUE SUR SES FRONTIÈRES ET SON OBJET (Téqui 1935). 25. -- LETTRE SUR L'INDÉPENDANCE (Desclée de Brouwer 1935). 26. -- HUMANISME INTÉGRAL (Aubier 1936 ; nouvelle édition Aubier 1946). 27. -- LES JUIFS PARMI LES NATIONS (Éditions du Cerf 1938). 28. -- QUESTIONS DE CONSCIENCE (Desclée de Brouwer 1938). 29. -- SITUATION DE LA POÉSIE (Desclée de Brouwer 1938). En collaboration avec Raïssa Maritain. 30. -- QUATRE ESSAIS SUR L'ESPRIT DANS SA CONDITION CHARNELLE (Desclée de Brouwer 1939). 31. -- LE CRÉPUSCULE DE LA CIVILISATION (Nouvelles Lettres 1939). 32. -- DE LA JUSTICE POLITIQUE : NOTES SUR LA PRÉSENTE GUERRE (Plon 1940). 33. -- A TRAVERS LE DÉSASTRE (New York 1941 ; Éditions des Deux-Rives 1946). 34. -- CONFESSION DE FOI (New York 1941). 84:56 35. -- LA PENSÉE DE SAINT PAUL (New York 1941 ; Corréa 1947). 36. -- LES DROITS DE L'HOMME ET LA LOI NATURELLE (New York 1942 ; Hartmann 1947). 37. -- CHRISTIANISME ET DÉMOCRATIE (New York 1943 ; Hartmann 1945). 38. -- DE BERGSON A THOMAS D'AQUIN : ESSAIS DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE (New York 1944 ; Hartmann 1947). 39. -- PRINCIPES D'UNE POLITIQUE HUMANISTE (New York 1944 ; Hartmann 1945). 40. -- A TRAVERS LA VICTOIRE (Hartmann 1945). 41. -- MESSAGES 1941-1944 (Hartmann 1945). 42. -- POUR LA JUSTICE (New York 1945). 43. -- L'ÉDUCATION A LA CROISÉE DES CHEMINS (Librairie universelle de France 1947). 44. -- COURT TRAITÉ DE L'EXISTENCE ET DE L'EXISTANT (Hartmann 1947). 45. -- LA PERSONNE ET LE BIEN COMMUN (Desclée de Brouwer 1947). 46. -- RAISON ET RAISONS (Librairie universelle de France 1948). 47. -- LA SIGNIFICATION DE L'ATHÉISME CONTEMPORAIN (Desclée de Brouwer 1949). 48. -- NEUF LEÇONS SUR LES NOTIONS PREMIÈRES DE LA PHILOSOPHIE MORALE (Téqui 1951). 49. -- L'HOMME ET L'ÉTAT (Presses universitaires de France 1953). 50. -- APPROCHES DE DIEU (Alsatia 1953). 51. -- POUR UNE PHILOSOPHIE DE L'HISTOIRE (Seuil 1957). 52. -- RÉFLEXIONS SUR L'AMÉRIQUE (Fayard 1958). 53. -- POUR UNE PHILOSOPHIE DE L'ÉDUCATION (Fayard 1959). 54. -- LITURGIE ET CONTEMPLATION (Desclée de Brouwer 1959). En collaboration avec Raïssa Maritain. 55. -- LE PHILOSOPHE DANS LA CITÉ (Alsatia 1960). 56. -- LA PHILOSOPHIE MORALE : I. -- EXAMEN HISTORIQUE ET CRITIQUE DES GRANDS SYSTÈMES (Gallimard 1960). ============== 85:56 ### Le drame de la C.F.T.C. : doctrine chrétienne ou doctrine socialiste ? Le XXXI^e^ Congrès de la C.F.T.C. (Confédération Française des Travailleurs Chrétiens) s'est déroulé du 1^er^ au 4 juin à Issy-les-Moulineaux. Les comptes rendus de presse ont été en général anodins, soit parce que leurs auteurs n'avaient pas compris, soit parce qu'ils s'efforçaient de dissimuler la réalité du drame qui étreint la C.F.T.C. Il faut remarquer en outre qu'un grand nombre de militants eux-mêmes sont tenus à l'écart de la réalité de ce drame, et que tout est mis en œuvre, comme on va le voir, pour les maintenir hors du circuit... M. Claude HARMEL y a consacré dans les « Études sociales et syndicales » une analyse détaillée dont nous reproduisons d'importants passages (les intertitres sont de notre rédaction). Comme on le sait, M. Claude Harmel et sa revue « Études sociales et syndicales » sont à l'avant-garde du mouvement de pensée qui travaille à tirer l'action syndicale des conformismes routiniers et des ornières totalitaires où elle s'enlise depuis quelques années. Le diagnostic d'un spécialiste aussi qualifié, d'un observateur aussi pénétrant appelle l'étude la plus attentive. Les débats, les votes, le Congrès tout entier ont été dominés par une seule question, une question qui pourtant ne figurait pas à l'ordre du jour, qui en avait été expressément écartée par une décision du Bureau confédéral, une question autour de laquelle tout s'est ordonné, -- non seulement les propos qui en traitèrent directement, en dépit de l'interdiction, mais aussi ceux qui en semblaient fort éloignés, et qui apparemment parlaient seulement de salaires, de nationalisation, de grève, de sécurité sociale. Cette question, on s'en doute, c'est celle de l'*orientation doctrinale* de la C.F.T.C., c'est celle du « second « » du sigle confédéral et de la « référence statutaire » ... C'est la question de savoir si la Confédération restera celle des « travailleurs chrétiens » si son action continuera à s'inspirer explicitement de la « morale sociale chrétienne ». 86:56 Deux âmes, deux cœurs,\ deux doctrines. D'ores et déjà la C.F.T.C. a deux âmes, deux esprits, deux cœurs. A cette dualité, son unité physique ne résistera pas. Si fortement cimentée qu'elle soit par une organisation matérielle particulièrement forte et par la multiplicité des liens d'amitié, et parfois de famille, que l'action, la vie en commun dans une organisation qui vécut longtemps sinon close, du moins repliée sur elle-même, a tissés entre bien des militants qui en sont aujourd'hui à ne plus oser parler de la Confédération ou de syndicalisme quand ils se rencontrent... La vraie question n'est plus de savoir où passera la ligne de partage, s'il y aura vraiment scission ou seulement expulsion, si ceux qui veulent demeurer des syndicalistes chrétiens et continuer à le dire conserveront la « vieille maison » ou si, emmenant seulement le titre confédéral, ils devront constituer une autre Confédération ; si ceux qui ne sont plus des syndicalistes chrétiens et ceux qui consentent à ne plus dire qu'ils le sont, seront assez nombreux, assez habiles pour conserver l'armature matérielle de la Confédération sans son titre, ou s'il leur faudra tenter de créer une nouvelle Centrale. Tel est le problème posé, et l'on conviendra qu'il a assez d'importance pour qu'on n'observe pas à son sujet la même discrétion que le compte rendu officiel. Citons ce qu'il en dit. Ce sera bientôt fait : « Le problème de l'évolution de la C.F.T.C. a aussi été soulevé, bien qu'il ne fût pas inscrit à l'ordre du jour. Des délégués se sont déclarés contre tout changement dans les statuts ou la référence statutaire. D'autres ont exprimé leur accord avec la procédure utilisée : celle de la commission d'études qui a commencé ses travaux à ce sujet et d'une vaste confrontation dans tout le mouvement, le problème étant tranché en dernier ressort par tous les organismes de base. » (*Syndicalisme-Magazine,* 10 juin 1961). Ce n'est pas d'aujourd'hui que la question du « second C » est posée : la suppression de la « quatrième lettre » a été demandée par certains militants dès les premières années de l'après-guerre. Mais les promoteurs de cette revendication l'avaient laissée jusqu'à ces derniers temps sinon en sommeil, du moins à l'arrière-plan. Les résultats\ d'un travail « fractionnel ». Leur savante manœuvre visait à enlever les unes après les autres les positions de ceux que nous appellerons les « traditionalistes » sans réclamer un choix sur le fond même de la doctrine, pour ne pas heurter les hésitants et ne pas les amener à se prononcer avant que leur siège n'eût été entièrement fait. 87:56 Grâce à l'organisation -- que les communistes diraient « fractionnelle » -- des « Groupes Reconstruction » ils ont peu à peu porté leurs hommes à des postes importants, au secrétariat de certaines Unions départementales, et non des moindres, et de certaines Fédérations. Plus efficacement encore, et très subtilement, ils ont travaillé à substituer, sur des points particuliers, certaines conceptions doctrinales, certaines expressions ou certaines positions à celles qui étaient admises jusque là, sans que ces nouveautés heurtent de front la philosophie chrétienne de l'homme et de la société, mais sans non plus *jamais permettre qu'elles fussent examinées profondément à la lumière de cette philosophie.* Ainsi, la Confédération aurait -- elle a déjà en partie -- CHANGÉ DE PENSÉE PRESQUE SANS S'EN APERCEVOIR ; après quoi l'étiquette serait tombée d'elle-même, ou par une simple secousse, comme une feuille morte. Les meneurs de ce jeu ont-ils pensé que le moment était venu de pousser plus avant ? Ont-ils été débordés par leurs propres extrémistes, qui avaient fait sentir leur existence dès le Congrès de 1959 ? Toujours est-il qu'en mars 1960 le Conseil du syndicat parisien C.F.T.C. des Industries chimiques, en conclusion d'une réunion consacrée à la « déconfessionnalisation » de la C.F.T.C., demandait à ses sections d'examiner quelles conséquences devaient avoir « sur les statuts et sur le titre » de la Confédération les positions prise par elle « pour la défense des valeurs communes du mouvement ouvrier, la promotion collective des travailleurs, l'instauration d'un socialisme démocratique, la possibilité permanente de contester le pouvoir ». Dans les mois qui suivirent, d'autres syndicats prirent des positions analogues et, en octobre 1960, le XII^e^ Congrès de la Fédération C.F.T.C. des Industries chimiques donnait mandat nu Bureau fédéral de « prendre les mesures utiles afin d'éliminer de la dénomination confédérale et de l'article 1^er^ des statuts confédéraux toute référence confessionnelle ». Ainsi, il ne s'agissait plus seulement, comme par le passé, de l'expression *d'opinions individuelles.* Des *organisations* affiliées régulièrement à la Confédération prenaient position par la voix de leurs organes statutaires. Le Bureau confédéral\ veut éviter le débat. Le Bureau confédéral réagit d'une façon que les « traditionalistes » ont pu trouver étrange. 88:56 Avant le Congrès fédéral des Industries chimiques, il invita les secrétaires des Fédérations et des Unions départementales à se réunir pour une session d'études au village d'Albé, dans les Vosges. De multiples allusions furent faites à cette session par les orateurs au cours du Congrès, sans qu'aucun entrât dans les détails. Et on n'exagérera pas en écrivant que nombre de congressistes ne savaient pas au juste de quoi il s'agissait. D'après ce qu'on a pu apprendre, les conclusions auxquelles parvinrent les groupes de travail des sessionnaires d'Albé *rejoignaient étonnamment* les thèses de « Reconstruction ». Et plusieurs militants rentrèrent chez eux avec le sentiment que l'opération avait été savamment utilisée, sinon montée, par cette fraction. A quelques semaines de là, à la fin d'octobre 1960, le Comité national était mis au courant d'une décision que venait de prendre le Bureau confédéral. Le journal de la Confédération n'a pas fourni sur elle beaucoup de précisions, le président et le secrétaire général ne se sont pas montrés beaucoup plus explicites devant le Congrès. On sait donc qu'il a été créé *une commission de sept membres --* dont la composition exacte n'a pas été rendue publique -- qui a pour mission de s'informer, « avec patience » a dit Bouladoux, sur l'opinion de l'ensemble des militants et de chacun. Elle a préparé un questionnaire que quelques organisations avaient déjà reçu et étudié au moment du Congrès. Quand elle aura toutes les réponses, la commission élaborera à partir d'elles un « document de travail » et c'est sur ce document que toutes les organisations auront à se prononcer. En attendant, le président a fait savoir au Congrès que, d'accord avec la majorité du Bureau confédéral, il souhaitait qu'aucun débat ne s'engageât à la tribune du Congrès ni sur le titre de la Confédération ni sur l'article premier des statuts. Voici tout ce que dit à ce sujet le rapport d'activité : « Il ne fait pas de doute qu'une fois de plus, ainsi que cela se fit à plusieurs reprises dans le passé, hors du tumulte des passions et des improvisations, la C.F.T.C, doit faire un examen sérieux d'une situation qui s'est fortement modifiée depuis quinze ans et examiner le meilleur moyen d'y faire face. Le moment venu, la commission qui a été désignée pour examiner cela et qui, depuis 1960, a commencé une consultation générale qui sera longue et minutieuse, présentera ses conclusions aux organismes directeurs de la C.F.T.C. Et comme à l'accoutumée, chaque dirigeant et chaque organisation auront à cœur de prendre alors leurs responsabilités. » 89:56 Qui a eu l'idée de cette procédure ? Elle correspond à ce qu'on peut appeler le « centre » et dont les représentants les plus marquants sont Bouladoux, Levard, Théo Braun. Leur désir est de maintenir l'unité de la Centrale et, pour cela, de ne pas laisser le règlement de l'affaire à « un vote passionné au cours d'un Congrès confédéral » mais de faire traîner les choses en longueur, de donner aux esprits le temps de s'apaiser, aux positions extrêmes celui de perdre de leur âpreté. Sur le fond des choses, leurs idées sont, pour l'essentiel, celles des « traditionalistes » : ils sont des syndicalistes chrétiens. Bouladoux a répété une fois de plus que ceux qui parlent de « déconfessionnaliser » la C.F.T.C. posent un faux problème, parce qu'il y a longtemps que la C.F.T.C. n'est plus une organisation confessionnelle, et il y a plus longtemps encore qu'elle a renoncé aux intentions d'apostolat religieux qui furent celles des fondateurs des premiers syndicats chrétiens. Mais, tout en parlant lui aussi d' « humanisme intégral » il a rappelé, en des termes précis (mais qu'on chercherait en vain dans le compte rendu de *Syndicalisme-Magazine*) que « les valeurs fondamentales sur lesquelles (fut) fondée la C.F.T.C. découlent de la morale sociale chrétienne, qu'on le veuille ou non ». C'est là « le point fixe et le fil conducteur ». Même ceux qui veulent « aller de l'avant » doivent bâtir à partir de la « référence statutaire ». Il n'est pas besoin d'évoquer, pour expliquer ces déclarations, la candidature de Bouladoux à la présidence de la C.I.S.C. (Confédération internationale des syndicats chrétiens) présidence que les Centrales autres que française ne confieraient certainement pas à un partisan de la suppression du « second C ». Ce langage, Bouladoux l'a toujours tenu, c'est celui de sa conviction ; et les autres « centristes » le tiendraient avec la même conviction que lui. On peut pourtant penser que *la tactique adoptée par le* « *centre* » *a servi la* « *gauche* » -- qui l'a approuvée -- plus que les « traditionalistes », et qu'elle comporte au moins une innovation de grande importance. La tradition, les statuts font du président de la C.F.T.C. (fonction qui n'existe pas, sinon de façon accidentelle, dans les autres centrales syndicales) le gardien de la doctrine. Et les « traditionalistes » -- ils ne l'ont pas caché -- auraient voulu que Bouladoux intervint pour condamner et interdire, dès que la revendication de l'abandon du syndicalisme chrétien est *passée du plan des opinions individuelles à celui des organisations.* Il en a jugé autrement, et du même coup il a profondément transformé la fonction présidentielle. Le président n'est plus CELUI QUI MAINTIENT LA DOCTRINE, mais un arbitre, un compositeur, qui offre ses BONS OFFICES POUR ARRANGER LES CHOSES. 90:56 Sans doute cette métamorphose n'est-elle pas achevée, mais la tendance est nette. Que ce soit, de la part de Bouladoux, le fait du tempérament, de la « situation » ou d'une idée arrêtée, ce fait est à ranger sans conteste parmi les grandes transformations apportées depuis 1945 aux méthodes, aux structures, à l'esprit même de la C.F.T.C. D'autre part, afin de mieux « arranger les choses » et d'abord d'empêcher qu'elles ne s'enveniment, les « centristes » ont tout naturellement *tendance à n'en pas parler,* à empêcher qu'on en parle, à en RÉDUIRE L'IMPORTANCE. Le résultat est qu'au Congrès, par suite de l'attitude adoptée par les « traditionalistes » et qui visait à rompre la consigne de silence ou de discrétion, plus d'un délégué « centriste » ont eu la *révélation* de la *gravité* de la situation ; et quelques-uns n'ont pas caché, dans les couloirs, leur surprise de n'avoir pas été mieux informés... En d'autres termes, la tactique temporisatrice des « centristes » est apparue comme *une concession sans contre-partie* à la « gauche ». La Résistance chrétienne\ s'organise. Ceux qui veulent maintenir le syndicalisme chrétien et qui ne croient pas aux vertus de la temporisation sont aujourd'hui organisés au sein de la C.F.T.C. : ils se sont organisés pour la défendre, pour la reconquérir à elle-même. Il existe désormais des « équipes syndicalistes chrétiennes » -- c'est le nom de leur bulletin, -- comme il existait depuis quinze ans des « Groupes Reconstruction ». Il suffisait de comparer par la pensée les débats de ce Congrès à ceux des Congrès antérieurs pour se rendre compte qu'un fait nouveau était intervenu. Les mainteneurs de la tradition ne se battaient plus en ordre dispersé. Tout au long du débat sur le rapport d'activité, leurs orateurs sont intervenus à la tribune sur ce point précis, réaffirmant leur attachement au syndicalisme chrétien, condamnant la procédure adoptée, faisant savoir, afin d'éviter tout malentendu, qu'ils ne pourraient pas rester dans la Centrale si elle cessait de se dire chrétienne. Ainsi en fut-il du moins jusqu'à ce qu'une motion d'ordre, comme on verra plus loin, eût invité le président de séance à retirer la parole à ceux qui parleraient du sujet défendu. Les « traditionalistes » faisaient d'abord valoir ce qu'on pourrait appeler la partialité de la procédure. A leurs yeux, *C'est déjà prendre position en faveur de la* « *gauche* » *et de ses revendications, que de consulter les militants et les organisations sur le* « *second C* ». 91:56 Ce faisant, ON RECONNAÎT LA LÉGITIMITÉ de leur revendication, et donc la légitimité de la « *déchristianisation* » de la C.F.T.C. La question ne devait pas être posée et le président, mainteneur de la doctrine, aurait dû prier ceux qui ne veulent plus être des syndicalistes chrétiens -- ce qui est parfaitement leur droit -- d'aller dans une autre organisation poursuivre leur action syndicale. Le coup de la « commission » :\ il y a un précédent. Un autre argument a été avancé, notamment par Henri Vanhove (du syndicat des agents de maîtrise de Roubaix-Tourcoing) : on craint que *la commission ne recommence l'opération menée avec le* « *secteur politique* » *créé à la direction de la Confédération.* Cédant à ceux qui réclamaient un engagement politique des syndicats, la majorité avait admis la constitution d'un organisme qui *étudierait le contexte politique* des problème syndicaux et qui *informerait* les militants afin qu'ils ne fussent pas ignorants de situations qui, pour une part, commandait leur action. Cette besogne *d'information* et presque de culture pouvait être poursuivie dans le respect de l' « apolitisme » traditionnel de la C.F.T.C. Mais, peu à peu, AU LIEU D'INFORMER, on a essayé de former. En particulier, selon Vanhove, le « secteur politique » aurait profité des stages à Bierville pour *donner aux jeunes une orientation politique.* Puis la C.F.T.C a fini par prendre des positions politiques, ET TOUJOURS DANS LE MÊME SENS. Elle ne s'est pas engagée dans les débats scolaires, invoquant pour cela la neutralité syndicale. Mais elle a pris parti à fond sur le problème algérien. Or *cette évolution s'est faite insensiblement,* SANS QU'UN CONGRÈS AIT EU A EN DÉCIDER, sans que les militants aient été invités à *réfléchir sur toutes les implications et les conséquences de ce glissement vers l'action politique.* Selon l'expression à la mode, que Vanhove a reprise, la C.F.T.C. a été « *mise en condition* ». Et c'est une semblable « mise en condition » qu'il redoute aujourd'hui, SUR LE PLAN DOCTRINAL, après le refus du débat « à ciel ouvert ». En d'autres termes, la C.F.T.C. risque de cesser d'être chrétienne *comme elle a cessé d'être politiquement neutre :* SANS S'EN APERCEVOIR. La tactique des « traditionalistes » est donc de poser le problème. Et leur conviction est qu'une fois le problème clairement posé, la réponse de la Confédération leur sera favorable : la majorité des militants, des adhérents, des électeurs de la C.F.T.C. demeure, selon eux, fidèle au syndicalisme chrétien. Il s'agit seulement de l'éclairer sur ce qui se passe et de la rassembler. 92:56 Cela demande du temps et c'est pourquoi, en dépit de leur hostilité à la procédure en cours, et malgré la volonté de résistance qu'ils ont affirmée à la tribune, les « traditionalistes » n'avaient pas l'intention, semble-t-il, de faire trancher la question par ce Congrès. Eux aussi, ils préfèrent que la question soit remise à plus tard. Le temps ne travaille peut-être pas pour eux, mais ils ont besoin de temps pour travailler. Tactique de la « gauche »\ au Congrès. Obéissant à la discipline de leur fraction, les orateurs de la « gauche » commençaient leurs interventions en déclarant qu'ils étaient d'accord avec « la procédure de révision des statuts » ainsi qu'a dit Paul Vignaux, et que par conséquent ils n'aborderaient pas la question du « second C ». Quand ils se sont aperçus que les « traditionalistes » traitaient plus à fond le problème, un des leurs, Gaspard, du S.G.E.N. (Syndicat général de l'éducation nationale) a déposé une motion d'ordre, déclarant que le Bureau confédéral avait, à la quasi-unanimité, mis au point une procédure qui excluait le débat sur le fond et que lui et ses amis viendraient défendre leur position si les orateurs de l'autre tendance continuaient de le faire pour leur compte. Le président de séance, G. Esperet, lui en donna acte et déclara qu'il ne laisserait pas les orateurs intervenir en la matière sur un autre point que l'opportunité de la procédure adoptée. On peut écrire sans médire d'elle que la « gauche » a adopté cette procédure moins par souci de conciliation que par conviction d'en être la principale bénéficiaire. Elle préfère une procédure qui lui permet d'agir par insinuation, par *substitution insensible* des idées du SOCIALISME DÉMOCRATIQUE À CELLES DU SYNDICALISME CHRÉTIEN. Cette procédure, respectée à la lettre, aurait empêché les « traditionalistes » de parler à la tribune de « morale sociale chrétienne » alors que les orateurs de la gauche pouvaient développer à leur aise les thèses du « socialisme démocratique » sur lesquelles ne pesait aucun interdit confédéral. On était à deux doigts de cette situation paradoxale : *permission de parler de tout, au Congrès de la C.F.T.C., sauf du syndicalisme chrétien.* On n'en est pas tenu tout à fait là, par suite de l'indiscipline des « traditionalistes » ; mais le fait qu'on ait frôlé cette situation en dit long sur le chemin parcouru par la C.F.T.C. Le « socialisme démocratique ». La « procédure adoptée » n'a pas permis le déroulement d'un vaste débat doctrinal, mais -- pour les raisons ci-dessus évoquées -- la plupart des interventions ont abordé des questions de doctrine. 93:56 Les orateurs de la « gauche » ont abondamment parlé de leur « socialisme démocratique ». Les « traditionalistes » se sont efforcés de préciser ce qui fait l'originalité du syndicalisme chrétien. On pourrait ainsi a l'aide de ces débats, reconstituer presque jusque dans le détail l'édifice des *deux doctrines qui se disputent la C.F.T.C.* Toute une partie de la « gauche » de la C.F.T.C., non seulement refuse de chercher dans la « morale sociale chrétienne » l'inspiration de son action syndicale, mais encore n'a plus la moindre idée de ce que peuvent bien signifier ces trois mots. Il ne faudrait pas presser beaucoup certains d'entre eux pour les amener à déclarer que la « morale sociale chrétienne » n'est que l'enseignement de la résignation sociale, de l'acceptation par les déshérités de leur sort malheureux en échange des récompenses de la vie éternelle, bref la philosophie assez ignoble qui, au XIX^e^ siècle, fut propagée non par des chrétiens, mais par les bourgeois voltairiens à la façon de M. Thiers. Pour la « gauche » la « morale sociale chrétienne » est moins encore que le « parfum d'un vase vide » dont parlait Renan. Le vase a perdu à la fois sa liqueur et son parfum, et c'est d'ailleurs pourquoi tant de militants de cette tendance semblent en quelque sorte étouffer à l'intérieur du syndicalisme chrétien, qu'ils dénoncent comme un monde « clos » dont ils réclament à chaque instant « l'ouverture » : ils n'y trouvent plus d'atmosphère. On comprend mieux -- quand on a conscience de cette espèce d'asphyxie intellectuelle -- qu'ils aient accueilli comme une bouffée d'air pur, comme le vent vivifiant du large, les relents d'un socialisme dont ceux qui y vivent depuis toujours éprouvent jusqu'à la nausée le besoin d'en renouveler l'air, d'en rajeunir l'âme. Qu'entendent par socialisme ces syndicalistes qui ne se veulent plus chrétiens ? Leur tendance, leur sourd désir, est que leur socialisme soit aussi semblable que possible à ce qu'on a toujours entendu sous ce vocable. Mais, dans la crise présente de la doctrine socialiste (voire de l'idée socialiste elle-même), cette identification n'apporte pas une réponse suffisante. Le « socialisme démocratique » tend\ vers un communisme de salon Leur mentor à tous, le professeur Paul Vignaux, qualifie de « socialiste » l'économie soviétique et en vante la supériorité sur l'économie libérale, -- supériorité démontrée paraît-il par l'envol des spoutniks « dans le ciel de notre siècle ». 94:56 Quel admirable exemple de sophisme et d'ignorance professorale ! M. Vignaux est-il certain que l'on ait dès le départ cherché en U.R.S.S. et aux U.S.A. le même résultat, à savoir le lancement au plus vite d'un satellite terrestre, ce qui serait nécessaire pour que la comparaison de ce qui a été obtenu des deux côtés sur ce point ait une signification véritable ? Croit-il, d'autre part, que la recherche en ces matières ait été placée aux États-Unis sous le signe de l'économie libérale ? Les services de l'armée et de la marine qui procèdent aux recherches et aux fabrications en question n'appartiennent en aucune façon au secteur de l'économie de marché. Enfin, l'économie soviétique qu'on prétend socialiste devrait être jugée d'après des critères socialistes : est-elle plus respectueuse de la liberté des travailleurs et de leur bien-être que l'économie libérale, tant dans la production que dans la distribution des richesses ? Si les spoutniks, comme les pyramides, supposent la servitude et la misère des masses, ils démontrent peut-être la supériorité *technique* de la « société socialiste » ; ils ne démontrent pas sa supériorité *socialiste.* Un autre délégué, Bourdiot, du syndicat de l'armement de Vernon, déclare que « sans socialisme, la planification est impossible » : ce qui semble bien vouloir dire que, pour lui comme pour Vignaux, le socialisme, c'est la collectivisation universelle, à la manière soviétique. Bourdiot parle du « crétinisme parlementaire » formule de Lénine qu'on n'apprend guère que dans les écoles du Parti communiste et préconise le front unique « sans exclusive » sans lequel selon lui, il serait impossible de réaliser le socialisme... Il est vrai que Bourdiot appartient à la « gauche de la gauche » à cette aile extrémiste dont on ne sait si elle harcèle, contraint et entraîne le reste de la gauche ou si elle agit de connivence avec elle. Mais on peut dire que c'est vers ce collectivisme que tend toute la gauche. On peut en voir une preuve indirecte dans l'insistance que mettent ces militants à préciser que leur socialisme sera « démocratique ». L'adjectif, n'en doutons pas, est une critique indirecte du communisme. A l'U.R.S.S., *ils ne reprochent pas son régime économique et social,* mais son régime politique. Ils veulent, eux, le collectivisme, la planification et le dirigisme, mais avec la liberté. Ils prennent donc rang dans cette « petite gauche » qui, en France, s'est manifestée et organisée surtout depuis 1956 et qui prétend réaliser toutes les promesses du socialisme (défini à la manière du communisme), mais sans asservissement du mouvement révolutionnaire à un pouvoir extérieur et sans sombrer dans le despotisme après la prise du pouvoir (sinon dans le temps « très court » essentiellement « provisoire » comme chacun sait, de la « dictature du prolétariat » ...) Leur orientation générale est, on le voit, celle du P.S.U. (parti socialiste unifié), auquel, d'ailleurs, ils fournissent le principal de ses militants à qui ils apportent, par leur propre cohésion et leur sens de l'organisation, une possibilité de durée que n'ont jamais connue les groupements qui, dans le passé, ont eu la même localisation politique, entre le parti socialiste S.F.I.O. et le Parti communiste, et la même orientation doctrinale. 95:56 Quand le président de séance donna la liste des organisations qui adressaient leur salut au Congrès et, non sans intention, nomma en dernier lieu le P.S.U., ce nom fut salué par une partie du Congrès de longs applaudissements. A l'estimation de certains, on aurait pu compter, parmi les congressistes, de deux cents à deux cent cinquante membres du P.S.U. Les « socialistes » de ce type demeurent à ce point prisonniers des formules doctrinales qu'ils refusent de voir le *lien* qui existe entre le système économique de l'U.R.S.S. et son système politique. Parce qu'ils sont des *néophytes dans le socialisme* ils ne voient pas que le socialisme porte en lui un germe de tyrannie qui a toujours préoccupé les penseurs socialistes français, et d'autres, et que sans doute collectivisme et despotisme sont consubstantiels. Ils veulent bien admettre que le problème se pose de savoir -- comme Gilbert Declerq lui-même l'a dit au Congrès -- si le socialisme sera démocratique ou s'il sera totalitaire, mais, pour eux, comme ce fut le cas de socialistes plus au fait des questions doctrinales, tel Léon Blum, l'étroite union du socialisme et du despotisme que l'on constate en U.R.S.S. revêt un caractère accidentel : elle ne fait pas la preuve. Ils se préparent ainsi à donner les yeux fermés dans les abominations qu'ils reprochent au régime soviétique, à juste titre, mais dont ils ne veulent pas voir l'origine véritable. ============== fin du numéro 56. [^1]:  -- (1). Dans la traduction française. Le texte latin dit : « *de recentoribus rerum socialum processibus ad christiana praecepta componendis* ». [^2]:  -- (1). Voir par exemple le cours du P. Sigmond à l'Angelicum : *Philosophia socialis* (Angelicum 1959), p. 96 : « Idem principium (sic dicto subsidiaritatis) ab aliis auctorihus vocatur etiam pluralismus socialis ». [^3]:  -- (2). PIE XII, discours aux Cardinaux, 20 février 1946. [^4]:  -- (3). *Ibid.* Dans sa lettre aux Semaines sociales de France du 19 juillet 1947, Pie XII affirmait la « *valeur directive* » de ce principe. [^5]:  -- (4). Voir Marcel Clément : « Le principe de subsidiarité », *Itinéraires,* n° 25, pp. 41 a 47. [^6]:  -- (5). Ou plutôt, il s'agit là de sa *définition* même au sens où ce mot doit être entendu dans l'usage qu'en fait l'Encyclique. Car le mot de *socialisation,* employé par la traduction française et par la traduction italienne, n'est pas dans le texte latin, qui utilise une périphrase : « *socialum rationum incrementa* » ou « *socialum rationum progressus* », -- les « développements des rapports sociaux ». [^7]:  -- (6). Article cité dans les « Documents » du présent numéro. [^8]:  -- (7). Voir principalement le discours du 7 *m*ai 1949 et la lettre aux Semaines sociales de France du 7 juillet 1942. Bien entendu, tout cela reste vrai : le contrat de louage n'est pas injuste en soi ; les profits de l'entreprise ne sont pas un bien commun relevant de la justice distributive ; et la philosophie sociale eu tant que telle situe légitimement sa réflexion au niveau d'une participation au bien commun de l'économie nationale (et internationale). [^9]:  -- (8). Discours du 31 janvier 1952. [^10]:  -- (9). Discours du 11 mars 1951. [^11]:  -- (10). Comme le confirme la lettre adressée le 21 septembre 1952 aux Semaines sociales d'Italie, au nom du Saint Père, par Mgr Montini, alors Substitut à la Secrétairerie d'État. [^12]:  -- (11). R.P. Jean Villain, s.j. : *L'Enseignement social de l'Église,* tome III, Spes, 1954, p. 72. [^13]:  -- (12). Sans doute sera-t-on amené à considérer que si ce n'est pas une obligation de justice *en soi,* cela peut l'être *dans certains cas,* et très probablement dans le cas particulier (mais devenu de plus en plus fréquent) des entreprises qui pratiquent *l'autofinancement.* [^14]:  -- (13). Pie XI écrivait à ce sujet, eu 1937 (dans *Divini Redemptoris.* § 50) : « Que penser des agissements de ceux qui, en quelques endroits, ont réussi à empêcher la lecture de *Quadragesimo anno* dans leur église paroissiale ? Que penser de ces chefs d'entreprise catholiques qui se sont opposés jusqu'ici à ce que se constituent les organisations de défense ouvrière que Nous avons Nous-même recommandées. ? Ne faut-il pas déplorer que le droit de propriété, reconnu par l'Église, ait été employé à frustrer les travailleurs de leurs salaires et de leurs droits sociaux ? » [^15]:  -- (14). PIE XII, discours du 7 mai 1949. [^16]:  -- (15). Discours aux chefs d'entreprise, 7 mai 1949. Il vaut la peine de relire le passage, en étant attentif aux articulations et au mouvement de la pensée (c'est nous qui soulignons) : « ...Cette communauté d'intérêt et de responsabilité dans l'œuvre de l'économie nationale, Pie XI en avait suggéré la formule concrète et opportune lorsque, dans son Encyclique *Quadragesimo anno,* il recommandait l' « organisation professionnelle » dans les diverses branches de la production (...). Ce point de l'Encyclique fut l'objet d'une levée de boucliers ; les uns y voyaient une concession aux courants politiques modernes, les autres un retour au Moyen Age. Il eût été incomparablement plus sage de déposer les vieux préjugés inconsistants et de se mettre de bonne foi et de bon cœur à la réalisation de la chose elle-même et de ses multiples applications pratiques. *Mais à présent* cette partie de l'Encyclique semble *malheureusement nous fournir un exemple de ces occasions opportunes qu'on laisse échapper faute de les saisir à temps.* » [^17]:  -- (16). C'était l'avis développé par Marcel De Corte en 1957 : voir dans *Itinéraires,* n° 11 de mars 1957, son article : « L'ordre corporatif et les obstacles qu'il rencontre ». [^18]:  -- (17). Voir par exemple Pie XI, *Divini Redemptoris,* § 54 : « Si l'on considère l'ensemble de l'économie, on peut voir -- nous l'avons déjà dit dans *Quadragesimo anno -- *que l'exercice de la charité et de la justice est impossible dans les relations économiques et sociales, à moins que des organisations dites professionnelles et interprofessionnelles, solidement fondées sur la doctrine chrétienne, ne réalisent, compte tenu des particularités de temps et de lieu, ces institutions que l'on nommait les corporations. » [^19]:  -- (18). Louis Salleron, dans *Carrefour* du 19 juillet 1961. [^20]:  -- (19). Cf. *Quadragesimo anno*, §§ 108 et 109. [^21]:  -- (20). On peut assez bien définir ce « capitalo-socialisme », ou « socialo-capitalisme », par une citation de Louis Salleron (un peu détournée de son contexte) : « La tare du capitalisme c'est qu'il consacre le triomphe du matérialisme dans la société tant qu'il demeure libéral, et qu'il l'installe au pouvoir quand il devient socialiste » (*Les catholiques et le capitalisme,* La Palatine, 1951, p. 67). Cette évolution du capitalisme vers le « capitalo-socialisme » était prévue, par La Tour du Pin notamment, quand il remarquait que « la puissance et l'irresponsabilité du capital anonyme » conduisent, « *par voie de conséquence,* au retour de ce capital à la collectivité la plus étendue, c'est-à-dire à l'État » (*Vers un ordre social chrétien,* p. 231). Répondant à une enquête (dans *Carrefour* du 9 janvier 1951), le P. Bruckberger déclarait : « Le communisme n'aspire qu'à résoudre nos problèmes politiques et économiques, et il les résoudra fort bien *dans la ligne propre où ils se posent* (...). Les institutions européennes sont essentiellement jacobines et positivistes. Le communisme ne fait que les pousser à leur franche maturité. » J'ajouterai cependant qu'*il s'en faut d'un rien* que le déclin du communisme soviétique ne soit décisivement commencé et que son écroulement devienne rapide. Tout est extraordinairement en suspens dans un équilibre instable. Tout peut basculer *très vite* d'un côté ou de l'autre. [^22]:  -- (21). On attendrait ici, un vocabulaire strict, les *sociétés* politiques, L'expression « communautés politiques » n'est pas dans le texte latin, qui dit « *civitates* » et « *respublicae* ». [^23]:  -- (22). Qu'il s'agisse d'un *devoir de justice,* et que d'autre part l'une des difficultés à y répondre provienne du fait que l'agriculture *a toujours été la parente pauvre du monde moderne,* ce sont là des idées déjà familières à nos lecteurs. Voir l'étude de Michel Tissot : « Problèmes posés par le sous-développement » (*Itinéraires,* n° 53). Voir aussi notre numéro spécial : « Sous-développement et ordre temporel chrétien » (n° 43). [^24]:  -- (23). « *Pari ratione* » Il n'est pas précisé s'il s'agit d'une égalité arithmétique sous certains rapports, et sous certains autres d'une égalité de proportionnalité. Voilà un sujet de recherche pour la philosophie sociale. [^25]:  -- (24). « *Omnium populorum prosperitatem* » : exception à ce qui est dit *infra* à la note 27. [^26]:  -- (25). *Cf.* PIE XII, discours à la F.A.O. du 10 novembre 1955 : « *Alors que jadis le problème de la faim apparaissait insoluble il est permis à l'heure présente de le regarder en face* ». [^27]:  -- (26). Au sujet de l' « ensemble des vérités capitales qui doivent constituer l'armature spirituelle d'une saine économie internationale » : « C'est d'abord l'unité foncière de la grande famille humaine (...), C'est en outre, pour toutes les nations, l'obligation de pratiquer les unes vis-à-vis des autres la justice et la charité ; c'est *surtout,* pour tous les États ensemble, *le bien commun international* à promouvoir et à servir comme les citoyens et les gouvernements de chacun d'eux ont à promouvoir et à servir un bien commun plus proche et moins étendu ; et c'est du même coup pour tous les peuples la nécessité de prendre conscience de leur interdépendance... » [^28]:  -- (27). Sauf dans le passage cité plus haut à la note 24, ces expressions correspondent en effet exactement au texte latin, qui dit : « *bonum* totius humanae societatis *commune* », et « communi boni necessitates sivo singularum rerumpublicarum sive cunctarum simul civitatum ». [^29]:  -- (28). Voir plus haut la note 21. [^30]:  -- (29). Une société « imparfaite », une « cellule sociale ». [^31]:  -- (30). Mais ne coïncident pas nécessairement : un État peut être plurinational ; une seule et même nation peut s'étendre au-delà des frontières d'un seul État. [^32]:  -- (1). Philippiens 1,17. [^33]:  -- (2). Ut populus christianus et numero et merito augeatur (diverses oraisons du Missel). [^34]:  -- (1). Les effets de l'étatisme sont moralement aussi désastreux, malgré la différence de style, que les effets du capitalisme libéral. Sur les ruines morales accumulées par le capitalisme libéral citons cette page admirable d'un porte-faix marseillais : « Vous avez dit (vous, c'est le défenseur du dock contre l'association des portefaix) : avec cinq cents hommes nous ferons le travail de dix mille. Aux yeux du public nous ferons ressortir l'avantage de ce nouveau procédé. Mais nous aurons bien soin de lui cacher que l'avantage sera pour nous et non pour le commerce. Vous avez dit encore, les portefaix, les emballeurs, les acconiers... prospèrent ; tous ces ouvriers gagnent honnêtement leur vie ; approprions-nous leur industrie et nous accumulerons leurs bénéfices dans notre caisse. Il est vrai qu'en remplaçant l'ouvrier *libre* par le salarié, l'entrepreneur par le journalier, *nombre de familles seront ruinées, que le niveau moral des populations s'abaissera, que le sentiment de la dignité individuelle s'affaiblira avec celui de la responsabilité ; qu'au lieu d'hommes de confiance dévoués à ses intérêts, le commerce n'aura plus que des mercenaires hostiles ou indifférents *; mais qu'importe, nos actionnaires s'enrichiront et quand nous aurons produit la misère nous appellerons cela du progrès et de la haute administration. » *La question des portefaix* par J.-J. Merle. 1865 ; cité dans le livre du Père Loew sur les *dockers de Marseille* p.*3*8, édit. *Économie et humanisme* à Caluire (Rhône). Le lecteur connaît peut-être, sinon nous nous faisons un devoir de la lui signaler, la conférence du P. Loew au Centre français du patronat chrétien. Cette conférence est aussi remarquable par l'équilibre humain que par le sens évangélique. *Documentation catholique* du 21 août 1960, surtout les colonnes 1014 et 1015. [^35]:  -- (1). Parabole du grain de sénevé, du levain, et Discours après la Cène. Jo. 16,12. [^36]:  -- (1). Sur cette question voir par exemple les ouvrages de O. Leray sur Jeanne d'Arc (Alsatia) ou l'excellent petit livre de Régine Pernoud, *Jeanne d'Arc,* (au Seuil). [^37]:  -- (2). Dans le recueil d'Encycliques de Marmy : *La communauté humaine selon l'esprit chrétien,* (éditions Saint Paul, Fribourg), n° 1075. [^38]:  -- (1). La juridiction de l'Église sur la cité n'est qu'un des aspects de la royauté du Christ sur la cité. Le lecteur désireux d'approfondir la nature propre de la *juridiction de l'Église sur la cité* pourra étudier l'ouvrage classique de Mgr Journet qui porte justement ce titre (Desclée de B. 1931) surtout pages 113 et 114 et 123 à 136. Voir aussi du même, l'*Église du Verbe Incarné, tome II* (Desclée de B.) sur le royaume du Christ, pages 154 à 171. [^39]:  -- (2). Sur les empiètements des clercs et leurs abus il est roboratif de relire un ancien texte de Maritain, toujours d'actualité au bout de trente ans : « Nous rendons hommage aux intentions généreuses de l'auteur... Mais nous sommes obligés de le remarquer : les religieux bienheureusement séparés des orages du monde par leurs trois vœux ont mieux à faire que de *platoniser sur Éros.* La vie moins protégée des laïcs qui combattent dans cette vallée de larmes leur *assure du moins de certains sujets une plus sûre expérience.* » *Les Degrés du Savoir, p. 5*60, en note. [^40]:  -- (1). Nous avons parlé souvent de la victoire infaillible et incessante de l'Église de Jésus-Christ et montré que, en vertu de cette victoire, toujours serait préservé au moins un minimum d'ordre temporel chrétien. Le royaume spirituel du chrétien, c'est-à-dire l'Église, maintiendra toujours une part, serait-elle réduite, de civilisation chrétienne. En nous plaçant au point de vue des hommes nous pourrions ainsi caractériser la royauté du Christ : soumission jaillissante et spontanée, grâce aux vertus théologales au sein de l'Église, de notre âme et de notre activité à la lumière et l'action sanctifiante du Fils de Dieu notre Sauveur. C'est lui-même qui nous communique la vie théologale dans et par son Église, et cette vie théologale, par sa nature même, fait sentir son influence sur toute notre activité, qu'elle soit relative aux choses de Dieu ou aux choses de César. [^41]:  -- (1). Voir notamment : « Problèmes historiques et actuels du catholicisme français » (*Itinéraires,* n° 46) ; et le chap. V de notre ouvrage : *On ne se moque pas de Dieu* (Nouvelles Éditions Latines 1957). [^42]:  -- (2). Page 281 de la nouvelle édition. On y lit la date de 1936 : c'est bien 1935 qu'il faut lire. [^43]:  -- (3). Pages 58 et 59. [^44]:  -- (4). Pages 123-125. [^45]:  -- (5). Desclée de Brouwer. Cet ouvrage n'est pas épuisé. [^46]:  -- (6). A la seule exception de Joseph Folliet. [^47]:  -- (7). Notamment dans notre n° 23, pages 51 à 61. [^48]:  -- (8). A la seule exception -- la seule connue de nous -- de Joseph Folliet. [^49]:  -- (9). Voir *Itinéraires,* n° 52, pp. 134 et suiv. : « Enfin. une proposition nette et claire : l'Église permet une collaboration avec le Communisme ». [^50]:  -- (10). Le second article sur le même sujet paraîtra dans notre prochain numéro.