# 57-11-61 1:57 ## Nos frères d'Algérie S. Exc. Mgr Alfred Ancel, évêque auxiliaire de Lyon et Supérieur des Prêtres du Prado, a fait un voyage en Afrique du Nord au début de l'année. Aux Français d'Algérie, il a « promis qu'il essayerait de les faire comprendre et aimer par les Français de la Métropole ». Voici ce qu'en écrit S. Exc. Mgr Ancel (texte reproduit d'après la « Semaine religieuse de Paris » du 23 septembre) : « *Je ne sais pas si nous avons suffisamment compris en France la situation des Européens qui se trouvent en Afrique du Nord !* *Je ne veux surtout pas me placer à un point de vue politique, je me placerai uniquement au point de vue de la charité fraternelle.* *Quand j'ai passé en Afrique du Nord au mois de janvier dernier, j'ai pu m'entretenir avec un certain nombre de ceux que nous appelons des* « *Pieds noirs* ». *Alors j'ai compris à quel point nous passions à côté de leurs vrais problèmes. Le plus souvent, quand on parle en France des Européens d'Algérie, on pense à des gens qui se sont enrichis aux dépens de tous les pauvres du pays. Certes, il y en a là-bas. Mais il n'est pas nécessaire de traverser la mer pour voir des gens qui s'enrichissent aux dépens des pauvres. Malgré tout, c'est le petit nombre ! L'immense majorité des Européens en Afrique du Nord, ce sont des salariés qui vivent comme on vit en France et pas toujours aussi bien. Beaucoup sont nés là-bas. D'autres sont venus d'Europe mais ne pourront pas retourner dans leurs pays d'origine. Tous, ils se demandent ce que l'avenir leur réserve. Si vous saviez leur angoisse devant l'avenir, vous ne pourriez pas les juger.* 2:57 *J'ai promis à ceux que j'ai vus là-bas que j'essayerai de les faire comprendre et aimer par les Français de la Métropole. Je veux aujourd'hui commencer à tenir ma promesse. J'aurai l'occasion d'y revenir.* *Mais dès maintenant, je vous demande à tous d'avoir à leur égard une attitude vraiment évangélique. Nous n'avons pas à les juger. Nous les avons trouvés trop durs vis-à-vis des Arabes : mais avons-nous été assez fraternels avec les Nord-Africains qui étaient en France ? Nous les trouvons égoïstes. Mais n'y a-t-il pas de l'égoïsme dans notre manière de les juger ? Au fond n'est-ce pas parce qu'ils nous gênent que nous sommes durs pour eux ?* *Ce sont nos frères dans le Christ Jésus. Aimons-les d'abord. Préparons-nous à leur rendre service. Ne les jugeons pas. Alors peu à peu nous les comprendrons. A ce moment-là, seulement, nous pourrons vraiment les aider.* » \*\*\* D'autre part, en France métropolitaine, les cas tragiques se multiplient de familles sans ressources, de représailles (indirectes ou non) contre les femmes et les enfants, de mesures arbitraires et cruelles. Sous la présidence de M. Jean La Hargue s'est constituée une organisation de solidarité et de charité pour secourir ces victimes ; 1.800 personnalités du Clergé, de l'Université, de la Magistrature, du Barreau et 85 parlementaires, y ont adhéré : c'est le S.P.E.S. (Secours populaire par l'entraide et la solidarité), 42, rue de Tocqueville, Paris-17^e^. Nos lecteurs s'adresseront utilement au S.P.E.S. pour connaître la réalité de ces souffrances et pour contribuer, par leur aide fraternelle, à y porter secours. 3:57 ## ÉDITORIAUX ### Réflexions sur la structure de « Mater et Magistra » par Marcel CLÉMENT #### I A plusieurs reprises, les correspondants romains des journaux nous ont entretenus des conditions dans lesquelles, sous la direction personnelle du Pape Jean XXIII, la rédaction de l'Encyclique *Mater et Magistra* avait été assurée. On a parlé de projet initial, puis de rédaction définitive. Des noms, même, ont été avancés. Le Pape lui-même indique, à la fin du document, que c'est « *avec la collaboration de prêtres et de laïcs avertis* » que le Magistère a mis au point une doctrine sociale. Ce faisceau d'indications, spontanément, incite à redouter qu'un document résultant de collaborations nombreuses, et successives, ne souffre un peu dans son unité de composition de l'avantage incontestable qu'apportent par ailleurs le nombre et la qualité des collaborateurs. La chose déjà a d'ailleurs pu se produire, c'est bien certain, dans le passé. Quoi qu'il en soit, *Mater et Magistra* nous est donnée comme un document ample dont le Pape lui-même a décrit la structure interne dans le discours qu'il a prononcé le 15 mai 1961 ([^1]) : « *Le solennel document qui, dans quelques semaines, sera la joie de vos yeux et la nourriture sainte et substantielle de vos âmes, se divise en quatre tableaux bien distincts :* 4:57 1 -- *La synthèse des enseignements de trois Papes :* *Léon XIII, Pie XI et Pie XII.* 2 -- *La présentation d'un premier groupe de problèmes d'action sociale dont la pression n'a pas cessé de causer un devoir depuis 70 ans.* 3 -- *L'exposition des nouveaux problèmes, graves et parfois dangereux, surgis depuis lors.* 4 -- *Enfin, la remise en ordre des rapports de la coexistence sociale, à la lumière de l'enseignement de la Sainte Église.* » A s'en tenir à ces seules lignes de présentation, les craintes relatives à l'harmonie de la composition, il faut l'avouer, sont loin d'être dissipées. A une première partie consacrée à l'historique de la doctrine, semblent devoir succéder deux parties consacrées à des problèmes d'action sociale, qui ne se différencient l'une de l'autre que par leur date d'apparition. Enfin, une quatrième partie semble devoir concerner les principes les plus élevés de l'enseignement chrétien sur l'ordre social. Rien de bien logique, à première vue, dans un tel plan. On a plutôt l'impression d'une construction empirique, née de la nécessité de faire tenir bout à bout un certain nombre de développements jugés d'actualité. Le sujet de l'Encyclique lui-même, qui porte sur « *les récents développements de la question sociale à la lumière de la doctrine chrétienne* », vient encore confirmer cette impression. Il s'agit d'un document d'actualité, évoquant quelques-unes des difficultés contemporaines et leur appliquant les principes chrétiens. Délibérément, la présentation de l'Encyclique tend à mettre en relief son caractère contingent, étroitement dépendant des vicissitudes de notre temps. Jean XXIII semble laisser à ses prédécesseurs et au temps de leur pontificat les soucis proprement doctrinaux. Pour lui, il semble plus soucieux de traiter des problèmes d'action sociale, sinon même de politique économique. D'un seul chœur, les premiers commentateurs affirmèrent qu'il s'agissait d'un document pastoral beaucoup plus que doctrinal. Cette présentation, ce plan, ces commentaires et jusqu'au mouvement même du style font incontestablement de *Mater et Magistra* un document qui établit, sous plusieurs rapports, une rupture avec l'ensemble des textes antérieurs, qu'ils soient de Léon XIII, de Pie XI et Pie XII. Tous les lecteurs l'ont senti, que ce soit pour s'en réjouir ou pour le déplorer. 5:57 La question n'aurait pas d'autre importance, si elle ne devait pas entraîner des conséquences pratiques dans la méthode même de lecture et d'étude du document. S'il ne s'agit en effet que d'une suite de développements cousus ensemble, avec plus ou moins de bonheur, il suffit de prendre ces développements un par un, de les examiner, de voir les problèmes qu'ils posent, de retenir les orientations prudentielles, accessoirement techniques qu'ils donnent, dans la mesure où celles-ci sont nettes. Si au contraire il s'agit d'un document fortement charpenté, dont la structure interne, quoique peu visible, commande profondément le sens plénier, alors il est prudent, sans pour autant mépriser l'étude analytique, de prendre du recul et de considérer l'ensemble de l'édifice. Comme, dans une maison, l'ordre et la disposition réciproque des pièces commandent en quelque façon l'utilisation de chacune d'elles séparément, dans une œuvre de l'esprit, l'ordre et l'agencement organique des idées entre elles est peut-être plus important encore que l'examen de chacune d'elles isolément. Est-ce le cas pour l'Encyclique *Mater et Magistra *? Doit-elle être considérée comme un simple rapport de synthèse des travaux des différents rédacteurs ou, malgré tout, comme un document marqué par une conception d'unité ? Non pas, cela va sans dire, qu'un document pontifical aussi solennel puisse manquer de l'unité d'inspiration que l'on note généralement même dans les actes qui ne sont pas couverts du privilège de l'infaillibilité. Mais, plus humblement, de cette unité que, dans une cathédrale, la clé de voûte communique à toutes les parties architecturales qui lui sont subordonnées et qui expriment dans l'ordre du développement des idées, une eurythmie dont la portée, peut-être, n'est pas simplement pédagogique. Nombreux sans doute sont les esprits qui déjà se sont posé le problème. Et quelques-uns même ont tenté de le résoudre. Le R.P. Vallin, s.j., commentant dans *Témoignage Chrétien* le document peu de jours après la publication, prolongeait, en l'accentuant, la présentation que le Pape lui-même en avait donné. Il reconnaissait dans la première partie les problèmes du passé, dans la deuxième, les problèmes du présent, dans la troisième les problèmes de l'avenir et qualifiait l'ensemble du document de « post-marxiste ». 6:57 Cette insertion réciproque de l'histoire des faits dans le document, et du document dans l'histoire des doctrines témoigne, de manière d'ailleurs intéressante, de ce besoin d'appréhender organiquement un travail dont la dimension elle-même appelle, en quelque façon, une explication d'ensemble. #### II N'y aurait-il pas néanmoins, tissé à l'intérieur même de cette trajectoire historique des diverses parties de l'Encyclique, comme un mouvement architectonique, moins apparent sans doute mais non moins réel, et dont l'infrastructure dévoilée permettrait d'éclairer davantage les diverses parties les unes par les autres ? C'est ce que nous voudrions tenter d'examiner. Déjà, une première observation s'impose : l'introduction et la conclusion de l'Encyclique sont en résonance. Plus : elles enveloppent pour ainsi dire l'ensemble du document d'une pensée générale qui lui donne ses horizons les plus vastes. Cette pensée générale, c'est que l'Église est la mère et l'éducatrice de tous les peuples et qu'à ce titre, comme le souligne l'introduction, elle est soucieuse non seulement de sanctifier les âmes, mais soucieuse aussi des exigences de la vie quotidienne, même dans le domaine économique. Cette maternité de l'Église multiplie le nombre des fils adoptifs de Dieu. C'est pourquoi, dans les toutes dernières pages de sa lettre, Jean XXIII souligne qu'il ne peut pas « *conclure cette Encyclique sans rappeler une autre vérité qui est en même temps une sublime réalité, c'est-à-dire que nous sommes les membres vivants du corps Mystique du Christ qui est l'Église.* » Ainsi, au début comme à la fin de la lettre, le Pape nous invite à prendre fortement conscience du fait que nous sommes fils du Père en même temps que fils de l'Église, et que nous sommes frères dans le Christ, vivant de sa vie, membres de son Corps Mystique. Dans son mouvement le plus fondamental, cette Encyclique traitant des points contingents en matière économico-sociale, plonge profondément ses racines dans l'Unique nécessaire. 7:57 Du simple point de vue de la composition, l'Encyclique s'ouvre sur le rappel de la maternelle fécondité de l'Église et elle se referme sur la vocation de ses fils à ne constituer qu'un seul corps dont le Christ est la tête. Cet équilibre intentionnel situe dans leur perspective chrétienne tous les développements intermédiaires. Il est un premier élément de réponse à la question posée. Quant à ces développements intermédiaires, nous l'avons rappelé, ils sont distribués en quatre parties. Ici encore, on pourrait sans trop d'artifice découvrir une correspondance entre la première et la quatrième, une autre entre la seconde et la troisième. Sur la première partie, aucun doute n'est possible. Elle constitue l'évocation historique de la doctrine pontificale formulée par *Rerum Novarum* de Léon XIII, suivie de *Quadragesimo Anno* de Pie XI, puis du Message : « *la Solennita* », en la Pentecôte 1941, de Pie XII. Toutefois, on ne saurait voir dans cette première partie qu'un simple rappel doctrinal, qu'une pure synthèse d'ailleurs incomplète, sans doute volontairement, de l'enseignement donné par ces trois Papes. Les notations historiques y abondent, relatives aux faits et aux circonstances dans lesquelles certains documents ont été publiés. Ce souci de montrer le dialogue qui s'est poursuivi historiquement entre les problèmes posés par les faits eux-mêmes et certaines des réponses chrétiennes données par les Papes marque très fortement toute la première partie. Or, ce même souci inspire la quatrième partie. Celle-ci, dans son élan d'ensemble, témoigne de la volonté de rétablir les liens entre la foi et la vie, entre la doctrine et l'action sociale, entre la théorie et la pratique. Elle évoque successivement les idéologies modernes qui présentent l'homme séparé de Dieu, la doctrine sociale de l'Église qui fonde sur Dieu la dignité de la personne, la place de cette doctrine dans la conception chrétienne de la vie dont elle est partie intégrante, la nécessité d'une éducation chrétienne qui tienne compte de cette doctrine, le rôle particulier qui en résulte pour l'apostolat des laïcs. En bref, si la première partie évoque la dialectique de la doctrine et de l'histoire telle qu'elle s'est établie dans le passé, la quatrième partie précise selon quelle méthode les chrétiens doivent travailler à développer une telle dialectique dans l'avenir afin de « *collaborer chacun pour notre part à la réalisation du règne du Christ sur la terre* ». 8:57 Restent la deuxième et la troisième partie. La deuxième concerne un premier groupe de problèmes d'action sociale qui se sont posés depuis 70 ans. La troisième un second groupe qui se sont posés de façon plus récente... Mais il se trouve que les problèmes qui se sont posés depuis 70 ans sont ceux qui concernent essentiellement l'économie industrielle, et l'organisation sociale que cette économie, en se développant, a rendu nécessaire. Il se trouve par ailleurs que les problèmes apparus plus récemment sont ceux qui concernent l'économie rurale et la réintégration équitable de cette économie rurale dans l'économie nationale, problèmes communs aux pays déjà équipés comme à ceux qui sont en voie de développement, entre lesquels une solidarité efficace doit s'établir. De ce fait, il n'est pas artificiel de considérer que la deuxième partie de *Mater et Magistra* concerne les principes d'organisation sociale de l'économie industrielle en regard de l'intervention de l'État et que la troisième partie traite des principes de l'organisation sociale de l'économie rurale, sur le plan national et international. L'examen du problème de la croissance démographique, enfin, est envisagé dans la perspective totale du développement économique. Ainsi, malgré les inquiétudes notées plus haut, on peut se demander si elles n'existent pas, les lignes profondes qui soutiennent et unissent les divers développements, s'articulant les unes aux autres de façon profondément cohérente. L'introduction et la conclusion évoquent la maternité et la fécondité historique de l'Église. La première et la quatrième partie posent le fait et la nécessité de la nécessaire dialectique entre la doctrine et l'action sociale, -- le fait dans le passé, la nécessité et le moyen d'y parvenir, dans l'avenir. Enfin, la deuxième et la troisième partie brossent la fresque des conditions de l'ordre social et d'un progrès économique respectueux du développement humain, dans l'économie industrielle et dans l'économie rurale, réciproquement harmonisées. #### III Si telle était bien la structure réelle de l'Encyclique *Mater et Magistra,* un dernier problème se poserait, et qui se trouverait le plus important. 9:57 Si ces harmonies, si ces correspondances, si ces fresques ne sont pas pure hypothèse de notre part, mais soutiennent vraiment, comme une charpente singulière, l'ensemble des développements qui se succèdent, *dans quel dessein,* en vue de quel but essentiel cette architecture a-t-elle été conçue, -- ou à quelle inspiration profonde a-t-elle correspondu ? De ce qui précède, on peut déduire que trois idées centrales s'entrecroisent à travers l'Encyclique. LA PREMIÈRE, qui s'articule profondément sur l'introduction et sur la conclusion, tend profondément à rattacher d'une façon vivante dans les esprits la *subordination* de l'édifice économique temporel au but éternel de l'histoire : la multiplication et la croissance des membres du Corps Mystique du Christ, que nous sommes, jusqu'à la plénitude de l'âge de chacun d'eux et jusqu'à ce que le nombre des élus soit complet. LA SECONDE, qui s'articule sur la première et la quatrième partie, tend elle, à rattacher la théorie à la pratique, la doctrine à l'action sociale, et par le fait même à *réconcilier deux familles d'esprit tendant traditionnellement à s'opposer l'une à l'autre.* Ne faut-il pas déplorer, trop souvent, qu'à droite d'une certaine ligne médiane, on soit sensible à la doctrine plus qu'à l'action sociale, et qu'à la gauche de cette même ligne, on se satisfasse parfois sans réserve de réalisations concrètes pourtant insuffisamment soucieuses de certaines exigences de la vraie liberté de la personne ? LA TROISIÈME, qui s'articule sur la deuxième et la troisième partie tend à *renouveler radicalement le schématisme traditionnel des idées sociales.* Ici, nous devons développer quelque peu. C'est le spectacle même du monde contemporain qui incite à concevoir que deux systèmes s'opposent, dans l'organisation sociale de l'économie : le capitalisme et le communisme. Or, le capitalisme comme système social, n'est pas nommé une seule fois dans l'Encyclique de Jean XXIII. Du communisme, il est dit, en une phrase, que son opposition avec le christianisme plonge jusqu'aux racines mêmes. C'est tout. A cette opposition classique, les thèmes développés par l'Encyclique semblent en substituer une autre : l'opposition entre la *diffusion de la propriété privée,* artisanale, agricole, industrielle, -- et la *destruction de cette propriété privée,* 10:57 qu'elle soit le résultat de l'autofinancement cumulatif dans la grande entreprise capitaliste, ou qu'elle soit le résultat du caractère public des entreprises nationalisées ou étatisées systématiquement dans un régime à tendance collectiviste. Quels sont les thèmes essentiels, en effet, de la deuxième partie de l'Encyclique ? 1. -- L'affirmation que le monde économique résulte de *l'initiative personnelle* des particuliers ; 2. -- que la socialisation n'est bonne qu'à la condition de favoriser le développement *personnel* de la *responsabilité* de chacun ; 3. -- que la distribution des salaires doit être équitable, et que les travailleurs doivent être appelés à *participer à la propriété des entreprises* à prendre une *part active* dans l'organisation de celles-ci, et des niveaux supérieurs, professionnels, nationaux et internationaux ; 4. -- que la *propriété privée* soit effectivement diffusée parmi *toutes* les classes sociales. Parallèlement, quels sont les thèmes essentiels de la troisième partie de l'Encyclique ? 1. -- l'affirmation de la nécessité d'un *niveau de vie* plus élevé des agriculteurs ; 2. -- l'affirmation que l'entreprise à *dimension familiale* est viable, et qu'il s'agit d'un *idéal* auquel il faut donner les moyens techniques et économiques nécessaires ; 3. -- l'affirmation que *l'équilibre* économique et social entre régions d'un même pays peut ou doit revenir à *l'initiative privée ;* 4. -- l'analyse des moyens pour restaurer *l'équité entre le niveau de vie* des différents pays et les conditions de la soumission aux *lois de la vie* sur le plan démographique. Lorsque l'on parcourt d'un regard ces thèmes fondamentaux, ils semblent tous manifester un souci fondamental : restaurer dans l'artisanat et dans l'industrie comme dans l'agriculture, dans toutes les familles et dans toutes les nations, d'une part, un *niveau de vie* décent et le moyen d'élever des enfants ; d'autre part, une *responsabilité personnelle,* la plus grande possible pour chacun, dans la constitution de l'ordre économique ; en troisième lieu, une *propriété personnelle,* largement diffusée entre toutes les familles, que ce soit grâce à l'atelier artisanal, à l'exploitation agricole, à la participation des salariés aux bénéfices ou à la propriété de l'entreprise. 11:57 D'autre part, que ce soit à propos des réglementations qui transforment les hommes en automates, des vastes concentrations qu'elles soient capitalistes ou collectivistes, il semble que Jean XXIII manifeste de la réserve. Les unes et les autres sont défavorables à la diffusion de la propriété privée. Selon des degrés divers, et par des moyens différents, elles tendent à l'anonymat de la gestion, à la mécanisation de la vie sociale, à la confusion du politique et de l'économique. La ligne de séparation serait donc entre la responsabilité personnelle, l'initiative privée, l'enracinement propriétaire de la multitude des hommes de toutes classes d'une part, et les formules dépersonnalisantes de la concentration capitaliste et de la concentration collectiviste d'autre part. Elle n'est pas, de toutes façons, entre capitalisme et communisme. \*\*\* RESTAURER l'activité économique dans la perspective des destinées chrétiennes de l'homme, relier l'affirmation des vérités doctrinales aux réalisations concrètes contingentes, rétablir le sens personnel du travail, de la propriété, de la responsabilité, de toute la vie sociale et économique au sein de la communauté, voilà donc, si notre hypothèse est juste, la portée architectonique de *Mater et Magistra.* La dignité de la personne dans la communauté, le réalisme de la pensée dans l'efficacité de l'action, la subordination de l'économique et du social à la croissance du Christ dans les âmes, et des sociétés dans le Christ, en vue « de la réalisation de Son Règne sur la terre », telle serait, en définitive, la signification historique fondamentale de cette Encyclique dont les premiers mots sont choisis précisément pour nous rappeler que, dans tous ces domaines, nous sommes soumis à un ordre qui vient de plus haut que nous et qui nous emporte plus loin que nos horizons familiers. A cause de cela, il est bon, et nous devons en remercier le Seigneur, que depuis deux mille ans son Église ait été providentiellement ordonnée comme Mère et Éducatrice de tous les peuples, au long des âges. Marcel CLÉMENT. 12:57 ### La société des États par Luc BARESTA LES MALHEURS -- et les scandales -- de l'O.N.U., pour regrettables et détestables qu'ils soient, ne doivent cependant point laisser les esprits en repos, ni autoriser les citoyens du monde écœurés de la mondialisation, à se replier, comme Candide, sur leur jardin. De plus, certains passages de l'Encyclique *Mater et Magistra* veulent manifestement, à ce sujet, maintenir les catholiques en éveil. Tout d'abord, il est bien certain que les peuples d'aujourd'hui se signalent par une « interdépendance » croissante, suscitée et favorisée par les progrès des sciences et des techniques. L'audace, pour l'humanité d'aujourd'hui, ne consiste plus à se lancer, avec les « Conquérants » vers « les bords mystérieux du monde occidental », mais à se lancer, avec les cosmonautes, vers les bords mystérieux de l'espace céleste. Notre époque a pris, selon le mot de Luc Durtain, « le globe sous le bras ». Et si l'on songe que ni Thiers, ni Cavour, ni Bismarck n'avaient traversé l'Atlantique, on peut saisir, dans les voyages des hommes politiques d'aujourd'hui, la dimension nouvelle qu'ont prise les grands problèmes temporels : c'est une dimension mondiale. Telle est la donnée de fait, et nous ne songeons pas à la contester. Mais cette donnée de fait est souvent interprétée dans la plus grande confusion, et devient le support d'un faux prophétisme dont les images, fortes des grands noms qui les signent, échappent trop souvent à une indispensable critique. L'aquarium ? Retenons au passage quelques-unes de ces images « mondialisantes », parmi les plus récentes de celles que nous ayons rencontrées. Elles sont d'ordre géographique. 13:57 Et leur auteur n'est autre qu'Arnold Toynbee, l'historien des civilisations. La grande révolution du XX^e^ siècle, écrit Toynbee, se définit par ce fait que désormais, la Volga se jette dans le Mississipi. Pour user de cette géographie audacieuse, Toynbee se réclame d'un prédécesseur, le poète latin Juvénal qui, célébrant l'ordre romain, faisait communiquer une rivière syrienne et une rivière italienne. Grâce à la « pax romana », en effet, que d'échanges, de confluences : « *L'Oronte,* disait Juvénal, *est venue se jeter dans le Tibre.* » Aujourd'hui, nous assisterions, selon Toynbee, à un phénomène semblable, mais de bien plus grande ampleur. C'est l'univers tout entier qui serait devenu « *conductif* », assimilateur, homogène. Dès lors la confluence Tibre-Oronte serait relayée par de grosses eaux : « *Nous pouvons déjà voir,* écrit Toynbee, *que la Tamise se jette dans l'Hudson, le Rhin dans le Potomac et -- spectacle plus étrange encore -- la Volga dans le Mississipi.* » Ainsi donc le monde serait en train de devenir ce vaste aquarium. Et d'avance, l'historien des civilisations y fait la planche. Car cet âge nouveau est précisément marqué, dit-il, par « la fin des civilisations distinctes ». La fin des petits bains. Le commencement de la grande civilisation liquide, inondante et unitaire. La civilisation du grand bain. « *La fusion sociale complète,* dit-il, *de toutes les tribus, nations, civilisations et religions.* » Et bien que le « *véritable État mondial* », écrit Toynbee, n'apparaisse pas encore à l'horizon, on peut tout de même en pressentir la venue ; il est dans la perspective, au-dessus du grand mélange, émanant de lui et le favorisant. Cet avènement serait inéluctable, malgré les frontières, les douanes, les rideaux de fer. Et quiconque ne l'accepterait point devrait écouter la leçon que, voici neuf siècles, le roi Knut, selon la légende, aurait donnée à ses courtisans : leur ayant fait placer son trône face à la marée montante, il leur démontra que le flux ne consentait pas à s'arrêter, fût-ce à son injonction royale. Ainsi, quoi que puissent faire les gouvernements d'aujourd'hui, écrit Toynbee, « *le flux moderne amenant l'unification du monde continuera son cours d'une manière irrésistible* ». Un autre phénomène interviendrait d'ailleurs dans ce processus pour l'affermir et l'accélérer : les grandes nations du monde se rendent compte de ce que seraient les conséquences d'une guerre nucléaire. 14:57 Donc, la grande confluence unificatrice ou le génocide, tel serait le dilemme, « *aujourd'hui que la technique occidentale a simultanément aboli les distances et inventé la bombe atomique* ». Distinctions. En premier lieu, confessons que ce dilemme nous paraît bien mal défini. Non point certes en sa seconde proposition, puisque l'arme atomique a rendu techniquement possible l'anéantissement de la race humaine, donc la disparition des problèmes par volatilisation de ceux qui les posent. Mais la première ? Comment se satisfaire de ces perspectives fusionnantes, annonçant une grande liquéfaction universelle, où se mêleront les esturgeons et les crocodiles, et où la vérité perdant son essence et ses contours, devra elle aussi se dissoudre ? Si tel était le flux de l'histoire, c'est alors qu'il ne s'agirait pas de s'asseoir, comme le roi Knut, face à la marée montante. C'est alors que les nations, avec toute leur diversité préservée, devraient plus que jamais rejoindre certain navire pourvu d'une proue solide et d'une voilure gonflée d'un vent supérieur ; non pour suivre le flux et s'y perdre, mais avancer contre lui. On le comprend au plan des religions, des doctrines, des principes, où la distinction du vrai et du faux, du bien et du mal, ne peut être abolie ; on le comprend au plan de la civilisation, dont les expressions variées sont une richesse à sauvegarder ; on le comprend au plan des libertés individuelles, qui doivent être maintenues envers et contre toute menace de confluence totalitaire. Et le débat doit comporter d'autres distinctions encore. Par exemple, une interdépendance des peuples s'est en effet réalisée de nos jours. Mais il faut bien préciser son domaine actuel. C'est celui de la technique, et des communications qu'elle permet ; c'est aussi, à un certain degré, celui de la vie économique. C'est-à-dire un domaine matériel, où l'interdépendance est davantage commandée par des déterminismes naturels que par des libertés. En ce sens limité, on peut admettre, sans doute, l'expression de « flux historique ». 15:57 Mais le problème posé par une institution comme l'O.N.U. ou défini dans le dilemme Toynbee déborde largement la question de l'interdépendance matérielle. Ce problème comporte, en outre, et même surtout, celui de l'unification politique mondiale ou, en d'autres termes, celui d'une société des États, et d'une autorité universelle faisant exister celle-ci. Or l'unification politique, bien plus que « l'interdépendance » précédemment évoquée, est du domaine de la liberté, c'est-à-dire du domaine de la raison jugeant les fins de l'existence humaine, réglant un ordre de relations entre les hommes, entre les peuples, entre les États. A ce titre, cette unification mondiale n'est pas le fruit d'un processus historique inéluctable. Certes, l'humanité n'est pas sans aspirer à cette unification. Et les deux tentatives « d'organisation » mondiale qu'elle a déjà connues, la S.D.N. et l'O.N.U., attestent qu'elle est consciente de cette aspiration ; qu'elle l'a manifestée par un projet, une intention précise, et un commencement d'expérience concrète. Et cette unification politique n'est pas sans relations, certes, avec l'interdépendance matérielle puisqu'elle est rendue possible et d'une certaine manière appelée par celle-ci. Mais elle demande à être voulue, pensée, spécifiée, en même temps que réalisée. Ce n'est pas en vertu d'un flux fatal ou d'une loi mécanique de croissance sociale qu'elle se fera, et qu'elle se fera comme elle doit se faire. La crainte ne suffit pas. Nous ne voulons pas oublier que l'argumentation de Toynbee ne porte pas seulement sur l'interdépendance matérielle des peuples d'aujourd'hui (« la technique occidentale a aboli les distances »), mais aussi sur le danger de génocide (« elle a inventé la bombe atomique »). Mais les termes par lesquels Toynbee définit son alternative -- l'unité fusionnante ou la mort atomique -- relève beaucoup plus de l'emphase que du réalisme. Pour cette bonne raison que la volonté d'éviter les grandes dévastations thermonucléaires n'exclut pas totalement la volonté de provoquer des dévastations moindres, c'est-à-dire des destructions localisées et de style classique. Bien sûr, la solution de continuité entre guerre classique et guerre nucléaire tend de plus en plus à se réduire, en raison de cette « escalade » qui, partant des armes traditionnelles, peut conduire, de palier en palier, au grand coup de torchon atomique. 16:57 Mais la conscience de ce danger n'est point telle que les risques soient systématiquement repoussés. Ils sont systématiquement calculés, ce qui est très différent ; ce qui est tout autre chose qu'une marche à l'unité mondiale. Aussi le Communisme, bien qu'il pratique avec la rudesse que l'on sait le chantage aux mégatonnes, a écarté jusqu'à présent tout usage effectif de ses explosifs atomiques. Mais ce n'est point pour cela qu'il s'est mis à se liquéfier et à couler vers les vallées occidentales. Ce n'est point pour cela qu'il s'est mis à « converger », si ce n'est par ruse, et pour mieux réduire ou détruire. Il récuse une manière de faire la guerre, mais il en connaît cent autres, et il les pratique. Par exemple, cette « coexistence pacifique » que le dernier congrès du Parti communiste « français » définissait comme « *une forme supérieure de la lutte de classes entre socialisme et capitalisme* ». Mais allons plus loin encore dans la critique du dilemme Toynbee. Plaçons-nous dans l'hypothèse où l'humanité craindrait non seulement la guerre atomique, mais toute guerre ; plaçons-nous dans l'hypothèse où cette crainte serait assez puissante et assez universelle pour écarter toute forme de conflit. On doit bien constater que même dans cette hypothèse, la société des États ne serait pas réalisée pour autant. La crainte de la guerre n'a jamais suffi à engendrer une société politique. Ou plutôt, à l'échelle mondiale, cette crainte exhaustive et idéale aboutirait sans doute à une société des États, mais dont il convient de préciser qu'elle serait alors *inorganique.* C'est-à-dire qu'elle se définirait beaucoup plus par une juxtaposition tolérante que par des relations constructives. Chaque État s'y interdirait de porter atteinte au territoire, aux droits, à la souveraineté du voisin. Les obligations réciproques y seraient donc négatives. Mais le problème posé est plus vaste et plus complexe : c'est celui de l'élaboration d'une société politique mondiale qui soit *organique.* C'est-à-dire où les États ne soient pas seulement juxtaposés mais animés d'une volonté de vivre ensemble et, par suite, associés dans une communauté juridique capable de les faire collaborer pour une œuvre de paix et de progrès humain à l'échelle du monde. 17:57 Exigences de départ. On voit que la réflexion politique concernant une société organique des États peut et doit se développer selon deux mouvements. Un premier mouvement la conduit des États à la société des États, et à l'autorité qui doit s'exercer à travers celle-ci. Puis, par un second mouvement, inverse du premier, la réflexion part de cette autorité mondiale et revient aux États particuliers. Il est évident que le point de départ du premier mouvement revêt une grande importance. C'est d'abord la conception que chaque État particulier se fait de lui-même qui le dispose ou non à entrer dans une véritable société politique mondiale, et le qualifie ou non pour l'édification de celle-ci. A ce sujet, plusieurs exigences apparaissent. Tout d'abord celle d'une distinction entre « État » et « Nation », la nation n'étant pas, de soi, une réalité politique, mais une communauté de valeurs spirituelles, morales et culturelles. En ce sens, plusieurs « nations » peuvent se développer sous un même État. Inversement, une même nation peut déborder les frontières d'un État, donc s'étendre sous plusieurs États. La « nation » ainsi entendue se présente donc, vis-à-vis de l'État, avec un caractère d'autonomie que celui-ci doit respecter. Un État qui absorbe la vie nationale, et l'utilise à des fins d'expansion et de domination, fait de cette vie nationale ainsi exploitée un principe dissolvant dans l'édification d'une société politique mondiale. Le respect, par l'État, de la vie nationale, nous conduit à considérer plus directement encore le caractère de *subsidiarité* que doit présenter chaque État particulier dans son activité interne. Car l'État ne doit aucunement se substituer aux familles, aux organisations professionnelles ou interprofessionnelles, aux initiatives privées, et assurer les fonctions qu'elles sont capables d'assurer elles-mêmes. Son rôle est de coordination, d'arbitrage, de stimulation, de suppléance. Il consiste à aider les membres du corps social, non à les absorber. Un État qui pratiquerait cette substitution et cette absorption manifesterait une tendance totalitaire. Et un corps social qui s'y prêterait volontairement ne serait plus un véritable corps social ; il ne serait plus un peuple de personnes conscientes de leur autonomie et de leur responsabilité, et s'exprimant en des organes civiques appropriés ; il serait une « masse ». 18:57 Or, c'est dans la mesure où chaque État particulier rejettera le totalitarisme, c'est-à-dire aura le sens des limites de son activité interne, qu'il pourra aussi avoir le sens de ses limites externes ; et par là, se trouvera qualifié pour contribuer à l'édification d'une société des États. L'exigence de départ peut trouver une formulation plus radicale encore si l'on aborde la question de la souveraineté de l'État. Cette souveraineté n'est pas absolue. L'État ne doit pas se comporter comme s'il était le sommet des hiérarchies et des valeurs temporelles ; comme s'il n'y avait rien au-dessus de lui ; comme si un bien commun universel ne devait pas primer sur le bien commun d'une société particulière (sans aucunement le supprimer) ; autrement dit, comme si la souveraineté politique n'était pas subordonnée au droit naturel et au droit des gens. Dans son important ouvrage intitulé *De la justice sociale* ([^2]) Jean Madiran a rappelé cette exigence, entre beaucoup d'autres d'ailleurs, puisque six propositions, à la fin de son étude, se rapportent directement à notre sujet. Tout en demandant à nos lecteurs de se reporter à l'ensemble de ces propositions et même à l'ouvrage tout entier, nous retiendrons notamment ces lignes : « *Concevoir la souveraineté de l'État comme absolue est l'erreur que Pie XII a nommée* « *l'absolutisme d'État* » *qui a un triple inconvénient :* 1 -- *de vicier les relations internationales,* 2 -- *de briser l'unité de la société des États,* 3 -- *d'ôter son fondement et sa valeur au droit.* » Une société subsidiaire\ et non totalitaire. Ainsi les États particuliers chacun d'eux ayant circonscrit ses fonctions et subordonné sa souveraineté aux : impératifs moraux et juridiques -- se trouvent-ils aptes à entrer en société, à édifier ensemble le système d'institutions qui a pour origine, fondement et fin, le bien commun universel. Non seulement ils sont aptes à le faire, mais ils doivent le faire. 19:57 Car la société des États, comme l'État, est une société naturelle et nécessaire. C'est en elle qu'ils coopèreront en permanence « *pour atteindre,* écrit Jean Madiran, *un degré de civilisation supérieur* (*supérieur à celui que chacun peut atteindre isolément et par soi seul*)*, et pour rendre ce degré de civilisation accessible a chaque État* en *particulier : outre le maintien de la paix, condition des autres réalisations, il s'agit de mettre méthodiquement en commun les conquêtes spirituelles, scientifiques et matérielles de l'humanité, et spécialement de porter ainsi remède, par la collaboration internationale, au chômage et au sous-équipement* ». Il apparaît donc que si chaque État, pour entrer dans la société des États, doit consentir une limitation effective de souveraineté, il n'est pas pour autant condamné à s'y dégrader ou à s'y abolir. Il ne s'agit aucunement pour lui de s'abandonner à la prétendue nécessité historique liquéfiante et fusionnante que célèbre Toynbee. Bien au contraire. L'édification d'une véritable société des États doit avoir pour conséquence de développer sainement l'existence de chaque État particulier, de protéger sa souveraineté mieux que celui-ci ne le ferait dans l'isolement. Ainsi la société des États n'est-elle pas faite pour remplacer les États particuliers, ou se surimposer à leur vie propre en la dominant et en l'entravant. A ce niveau supérieur, « *le principe de subsidiarité* », comme l'écrit Jean Madiran, « *garde toute sa force obligatoire* ». Ce qui est donc à exclure, c'est *un Super-État se dressant sur les décombres des États ;* c'est une société des États évoluant vers un pouvoir politique à l'image de cet Ugolin qui, selon l'humoriste, mange ses enfants pour leur conserver un père. On mesure ici tout le danger que représentent, pour une véritable société politique mondiale, des États unitaires, centralisateurs et « massifs ». Ou bien ils projettent sur elle leur propre conception unitaire, centralisatrice et massive ; et, s'ils arrivent à dominer, inclinent la société des États à l'impérialisme. La société des États ne doit pas être l'occasion, la chance contemporaine, le moyen enfin adéquat, de réaliser l'antique rêve et l'antique menace de l'Empire universel. Le totalitarisme est là qui guette sans cesse, sur cette terre désormais tout entière à sa portée, le moment où il sera intronisé au sommet du monde. Il peut l'être de très diverses façons, plus ou moins avouées. 20:57 Il peut l'être par l'installation progressive, à travers la société politique mondiale, d'un système à la fois idéologique et technocratique, où un humanisme pseudo-libéral et athée appuyé sur les banques, les trusts et une diplomatie secrètement acquise, prend en charge, selon d'innombrables ramifications, le destin des peuples. Ainsi, au point de vue idéologique par exemple, Wilson avait eu, en se vouant à la S.D.N., cette parole révélatrice : « *Le christianisme a échoué dans son œuvre, j'espère réussir à sa place par la société des Nations.* » Et l'on peut craindre que ces ferveurs wilsonniennes, refroidies après l'échec de la S.D.N., ne se soient réchauffées et prolongées sous d'autres formes avec cette S.D.N. recommençante qu'est, sous bien des aspects, l'actuelle O.N.U. Que le totalitarisme guette la société des États pour s'en emparer et se servir d'elle, on le constate enfin en considérant le communisme, sa structure internationale et son projet universel. On voit alors le risque dans toute son ampleur : celui d'une colonisation nouvelle, au sens le plus mauvais du terme, de la planète tout entière ; une colonisation universelle, suprême et monstrueuse. En dépit des évocations aquatiques chères à Toynbee, un tel ordre apporterait le désert. Tacite disait des excès des Romains : « *cum solitudinem faciunt, pacem appelant* ». Lorsqu'ils ont fait le désert, ils appellent la paix. Comme cette expression s'appliquerait davantage encore à un totalitarisme s'installant sur le monde par une société des États. Mais les conflits se réveillent au fond des déserts, et l'histoire en frémit secrètement, jusqu'à ce qu'elle soit à nouveau brisée. Lumière romaine. Une lumière nous vient, sur la subsidiarité nécessaire de la société des États par rapport aux États particuliers, de l'Encyclique *Mater et Magistra.* Sans traiter formellement le sujet de la société des États, l'Encyclique l'aborde incidemment à propos des relations entre pays inégalement développés. C'est en effet une exigence de la justice et de la charité que les déséquilibres internationaux soient réduits ou éliminés. Certaines communautés politiques, dit l'Encyclique, jouissent d'un niveau de vie élevé. Par exemple, en ces pays les hommes sont rares et les terres cultivables abondent. 21:57 D'autres communautés politiques souffrent de privations souvent graves ; dans ce cas, les hommes abondent et les terres cultivables sont rares. Il revient à une autorité mondiale, fût-elle équivoque en plusieurs de ses aspects et loin de réaliser une véritable société des États, de prendre des initiatives qui contribuent à réduire les déséquilibres. Relevons à ce sujet le paragraphe : « *Nous voulons exprimer ici Notre sincère estime envers l'œuvre, hautement bienfaisante, exercée par l'Organisation des Nations Unies pour l'alimentation et l'agriculture* (*F.A.O.*) ; *elle s'emploie à favoriser entre peuples une entente féconde, à promouvoir la modernisation des cultures, surtout dans les pays en voie de développement, à soulager la misère des populations sous-alimentées.* » Cependant il apparaît assez bien que, dans la pensée de l'Encyclique, les organisations mondiales émanant des « Nations Unies » ne doivent pas avoir le monopole de ces initiatives. Nous lisons plus loin : « *Des organisations mondiales et régionales des États, des fondations, des sociétés privées* » offrent (et doivent offrir) aux pays insuffisamment développés leur coopération technique dans tous les domaines de la production. D'autre part, l'Encyclique souligne fortement que ces initiatives doivent garder un caractère subsidiaire, c'est-à-dire celui d'un secours désintéressé, qui s'applique à respecter l'individualité des communautés politiques secourues, et à éviter que ne s'établisse, par cette action, une colonisation d'un genre nouveau. Elle déclare notamment : « *Les communautés politiques en voie de développement ont, d'ordinaire leur individualité qui ne peut être confondue ; qu'il s'agisse de leurs ressources, des caractères spécifiques de leur milieu naturel, de leurs traditions souvent riches de valeurs humaines, des qualités typiques de leurs membres.* *Les pays économiquement développés, leur venant en aide, doivent discerner, respecter cette individualité, vaincre la tentation qui les porte à projeter leur propre image sur les pays en voie de développement.* » Le drame actuel. Enfin, les aspects bienfaisants de l'O.N.U. en ses organisations annexes du type F.A.O. ne nous font point oublier les échecs, ni l'imposture fondamentale, qui caractérisent ses organes politiques centraux : 22:57 Assemblée générale, Conseil de sécurité, secrétariat général. Et les oublierions-nous que des événements récents nous les rappelleraient. Par exemple, l'attaque du Katanga, par les « casques bleus ». Elle fut grave, cette opération où l'O.N.U. sortit de son rôle d'arbitrage, et ouvrit le feu sur un pays dont elle sous-estimait les forces et qu'elle croyait rapidement réduire. Mais au nom de qui, de quoi, les « casques bleus » ont-ils attaqué ? Le Katanga, les Katangais seraient-ils seuls à n'avoir pas droit à l'autodétermination ? Et par ailleurs, comment ne pas comparer cette opération rapide et violente au retard, aux négligences, et à l'impuissance finale de l'O.N.U. devant l'écrasement du peuple hongrois par les troupes soviétiques ? Mais nous abordons ici l'imposture de l'O.N.U. : Kadar y siège comme représentant une Hongrie dite indépendante. Il y rencontre ses semblables : le représentant d'une Biélorussie dite indépendante ; le représentant d'une Ukraine dite indépendante. Ceux-là et les autres ; bref, tous les représentants de la colonisation communiste mondiale sont acceptés à l'O.N.U. Sauf un : le représentant chinois. Pour s'opposer à l'admission de celui-ci, les U.S.A. et leurs amis ont donné la raison suivante : dès sa création, l'O.N.U. décidait de n'admettre que les nations amies de la paix, prêtes à assumer les obligations de la Charte et à s'y conformer, or la Chine communiste n'est pas amie de la paix ; c'est une puissance révolutionnaire, orientée vers la révolution mondiale. Alors, et l'U.R.S.S. ? Et les autres pays du « bloc communiste » ? Mais voici que leurs représentants s'assoient à l'O.N.U. -- sur l'O.N.U. -- et prétendent dire le droit. Mais ce droit n'est pas celui dont se réclament les pays non-communistes et qui, à quelque degré, plus ou moins exactement ressortit au droit naturel. Ce droit que « disent » les représentants du communisme à l'O.N.U. ne transcende aucunement le pouvoir révolutionnaire, mais est créé par lui. Le drame est là : *une société des États ouverte à de tels États se détruit comme société véritable.* Nous ne voulons pas dire qu'une société véritable est réalisable immédiatement, et dans sa perfection. Si chaque État particulier a lui-même finalement trouvé quelque consistance et quelque authenticité, c'est à travers toute sorte d'efforts, de tribulations, de recommencements et même de mensonges et de crimes. 23:57 Cependant, ce n'est point parce qu'il y eut Néron et Hitler, qu'il ne doit pas y avoir d'État. Ce n'est pas parce qu'il y a l'actuelle imposture de l'O.N.U. qu'il faut renoncer à l'élaboration d'une société des États. Mais il n'est pas certain que le progrès vers cette société exige le maintien de l'actuelle organisation mondiale. Il peut passer par son éclatement. Luc BARESTA. 24:57 ### Le judaïsme du « Coran » Sur l'œuvre de Hanna Zakarias, son contenu, sa portée, et le contexte psychologique dans lequel elle est accueillie, le R.P. Calmel a déjà publié une « note critique » dans notre numéro 53, et un premier « dialogue » dans notre numéro 55. L'ABBÉ. -- Dans ce jardin de presbytère bien tranquille nous pouvons nous promener en écoutant chanter les rossignols. Nous serons quand même beaucoup mieux que dans la micheline de Saint-Pons pour discuter sur le « Coran » et les découvertes du P. Théry. Figurez-vous, mon Père, que j'ai beaucoup réfléchi depuis notre rencontre et même je suis allé voir des religieux. LE DOMINICAIN. -- Eh ! bien, que vous ont-ils dit ? L'ABBÉ. -- Ils trouvent la question de l'auteur dénuée d'intérêt. Le texte serait d'une beauté littéraire et religieuse peu commune et c'est le texte qui doit retenir notre attention. Se poser la question historique de l'auteur ce serait faire diversion à l'essentiel. LE DOMINICAIN. -- Vous le pensez vraiment ? L'ABBÉ. -- En fait de beauté littéraire et tout en reconnaissant la splendeur de certaines pages, ce qui m'est encore le plus sensible c'est le fouillis et les répétitions. Je doute fort que l'on puisse lire à la suite sans éprouver de l'ennui les dix premiers chapitres du Coran. Ils ne soutiennent certainement pas la comparaison avec les premiers chapitres d'aucun de nos Évangiles. 25:57 Quoi d'étonnant quand on sait de quelle manière absurde et par quelle méthode sauvage -- en les mesurant au centimètre -- les sourates ou même les groupes de versets ont été ajoutés les uns à la suite des autres ? De plus pour un livre religieux, ou plus exactement un livre qui se donne comme base d'une religion, j'estime capitale la question de savoir s'il vient ou ne vient pas de Dieu, s'il est révélé par Dieu ou fabriqué par un simple mortel. Il n'en est pas du Coran comme d'une chanson de geste. Nous admirerons toujours la grandeur héroïque de la Chanson de Roland, qu'elle nous vienne de Thérolde ou d'un autre : Son dextre gant lors à Dieu il offrit Et de sa main saint Gabriel le prit... Jointes ses mains est allé à sa fin Dieu lui envoie son ange chérubin Et avec eux saint Gabriel y vint L'âme du Comte portent en Paradis. Mais pour le Coran... LE DOMINICAIN. -- Eh ! bien, nous n'accorderons pas le même crédit à ce livre selon que l'identité de l'auteur sera telle ou telle ; soit Dieu en personne révélant son mystère à Mahomet ; soit Mahomet fabriquant les sourates de son propre cru, tandis que les Mahométans prétendent qu'il les tient de Dieu en personne ; soit quelque Juif innommé qui aura converti Mahomet au judaïsme, qui se sera servi de lui pour judaïser les Arabes et qui nous aura laissé les notes de ses entretiens. Du reste l'hypothèse du Juif innommé qui rédige des notes pour son disciple, est encore la meilleure explication que je trouve à la multiplication des doublets et aux répétitions fastidieuses. Le Juif qui forme Mahomet aura noté les schémas de la doctrine qu'il lui inculque et des arguments dont il le fournit. Comme le prosélytisme de Mahomet se poursuit parmi les mêmes luttes toujours renaissantes, il est bien forcé que les schémas préparés par le « rabbin » à son intention se répètent très souvent. Plus tard, à Médine, lorsque le « rabbin » aura obtenu, grâce à Mahomet, une judaïsation très appréciable, il se mettra à rédiger, mais toujours dans un climat de lutte, les règles juridiques pour la jeune communauté ; voyez surtout les premières sourates du Coran et vérifiez que ces règles sont conformes au judaïsme ; la rédaction est entrecoupée de nouvelles ripostes aux objections des Arabes idolâtres ou anti-juifs, objections semblables à celles de la Mecque, mais dans un climat nouveau. 26:57 De toute façon, *quand il s'agit d'un livre tenu pour sacré c'est une légèreté véritable de soutenir que la question de l'auteur est très secondaire.* Les choses changent du tout au tout si c'est Dieu qui nous instruit par l'intermédiaire d'un homme, si c'est un homme qui se fait passer mensongèrement pour l'envoyé de Dieu, ou même si c'est le fidèle d'une religion déjà existante qui s'efforce de transmettre ce qu'il connaît et ce qu'il pratique. L'ABBÉ. -- Évidemment. Et aucun chrétien réfléchi n'oserait dire par exemple : « peu nous importe l'auteur de la Genèse ; que ces merveilleux récits soient révélation divine ou fiction humaine : cela nous est égal ; c'est beau et cela suffit ». Cela ne suffit aucunement. Nous aurons une idée toute différente du Seigneur Dieu, de la vie et de la mort, selon que nous pourrons ou ne pourrons pas dire *c'est vrai* au sujet de la création d'un seul couple, de l'état d'innocence et de justice originelle, du premier péché et de la première annonce du Sauveur, -- cet extraordinaire proto-évangile qui fait entrevoir le Libérateur et le Rédempteur dès la première journée d'esclavage et d'exil. Il serait affreux que nous soyons condamnés au doute, que nous en soyons réduits à l'aveu désespérant : « c'est bien beau ; mais est-ce vrai ? nous ne savons pas ». Toutes proportions gardées il en va de même du Coran. Est-il révélé par Dieu ou forgé par un homme ? Ou bien encore est-il la prédication, plus exactement les notes de prédication en langue arabe, d'un Juif très savant, très zélé, nourri dans la religion qui fut révélée à Moïse, mais qui fut ensuite durcie, déformée et comprise tout de travers par un certain judaïsme ? LE DOMINICAIN. -- Vous savez déjà la réponse du P. Théry, les arguments critiques sur lesquels elle se fonde et comment la personnalité de l'auteur, quoi qu'il en soit de son nom, est décelable par une lecture attentive du texte. Car le texte du Coran étant donné sa forme, qui est une chronique et non pas un traité, étant donné l'érudition talmudique qu'il renferme malgré l'état incontestable d'idolâtrie et d'inculture des Arabes, 27:57 étant donné par-dessus tout *l'intention* qu'il manifeste de prêcher le Dieu de Moïse, le texte du Coran nous renvoie non pas à l'Arabe Mahomet mais à un Juif versé dans l'Écriture et les Talmuds. Le Coran est rédigé de telle manière qu'il apparaît clairement que Mahomet n'a point prêché un Coran rédigé d'avance. Le Coran fait songer à une chronique à l'intérieur de laquelle sont insérées des prédications ; les prédications de la doctrine tenant d'ailleurs beaucoup plus de place que l'indication des circonstances. -- Vous voyez pourquoi, dans une certaine mesure, et du point de vue de la forme, on peut comparer le « Coran » avec les Actes des Apôtres, encore qu'il soit fort éloigné d'avoir la précision historique des Actes des Apôtres pour ne rien dire de l'ordre et du développement. Vous voyez pourquoi le P. Théry utilise si volontiers l'expression « Actes de l'Islam ». Reportons-nous au texte. Relisons les passages sur Médine ou sur les femmes du prophète. Ce sont là des notations d'événements. Les supposerons-nous écrites à l'avance ? Allons-nous soutenir que Mahomet encore à la Mecque aura prophétisé un beau jour son départ pour Médine ou son inconduite avec les femmes ? Cela paraît impossible. De même pour la prédication. Il paraît impossible qu'elle ait été composée et mise au point au début de l'apostolat de Mahomet. Aussi bien les textes ne supportent pas cette interprétation. La question décisive est celle de *l'intention* du Coran. Si nous trouvons la réponse nous éclairerons aussitôt une foule de points obscurs. Or d'après les textes mêmes l'intention est de judaïser des idolâtres. Certains répondent : Nullement. L'intention est d'enseigner une religion originale, une religion qui soit un compromis entre judaïsme et christianisme, une sorte de mélange des deux. Malheureusement l'affirmation n'est pas fondée. Le « Coran » ne saurait être un mélange de christianisme et de judaïsme pour la bonne raison que le Jésus véritable n'existe pas pour le « Coran ». Jésus n'est qu'une belle figure parmi les prophètes de Dieu au cours des âges. Comme les autres il n'eût à faire qu'une seule chose : rappeler le message de Moïse et la vérité de l'Écriture donnée sur le Sinaï. Lorsque le « Coran » nous parle de Jésus ce n'est point pour reconnaître sa mission de Sauveur des hommes, Fils unique du Père, conduisant à leur plénitude la Loi et les Prophètes. 28:57 C'est au contraire pour le faire rentrer dans le rang des simples envoyés de Dieu, pour le réduire à ce rôle interchangeable, déjà assumé par beaucoup d'autres, de prédicateur exact de la loi mosaïque. Plus on relira le Coran, plus on s'apercevra de son intention de tourner les idolâtres vers le judaïsme. On objectera : « Tout repose, sur la seule critique interne. » Hélas ! et je connais bien les infirmités de la critique interne. Cependant sur deux points, on le concèdera, une telle critique peut aboutir à la certitude : l'intention d'un ouvrage et les références qu'il contient. Vous auriez beau ignorer quel est l'auteur des *Pensées* vous n'hésiteriez pas sur son intention qui n'est pas (comme le répètent avec une légèreté incroyable certains manuels de littérature) d'enseigner une philosophie ni de faire progresser la psychologie concrète, mais de convertir les hommes au Dieu vivant et vrai, et à son Fils unique Jésus-Christ, notre Rédempteur Eh ! Bien, pour le « Coran », rabbin ou pas rabbin, l'intention invariable est évidente, qui n'est pas de fonder une religion nouvelle mais de convertir à une religion antérieure, de faire accéder au monothéisme mosaïque les Arabes idolâtres. -- De plus le Coran se réfère d'innombrables fois au Pentateuque comme au livre, au « Coran » par excellence, et aussi aux commentaires talmudiques. Pour tâtonnante que soit la critique coranique, sur les deux questions de l'intention et des références, elle est ferme et ne bronche pas. Mais je ne reprendrai pas maintenant toute l'argumentation du P. Théry. Souvenez-vous de ce que nous disions dans la micheline. L'ABBÉ. -- Je n'ai pas oublié. J'avais bien compris pourquoi l'on doit conclure que Mahomet n'a rien inventé, mais qu'il a été formé par un Juif de sorte que l'islamisme n'est pas original. Mais enfin comment expliquez-vous cet appauvrissement du judaïsme dans l'enseignement du « rabbin de la Mecque » cette perte de substance, et surtout ce gauchissement. Nulle attente messianique. Pas de religion intérieure. Seulement la répétition indéfinie qu'il n'y a de Dieu que Dieu, que les idolâtres seront punis, les fidèles récompensés et que l'histoire du peuple juif en rend témoignage. Ajoutez-y des préceptes moraux semblables à ceux de l'Ancien Testament et une législation selon les mœurs juives et c'est à peu près tout. L'Ancien Testament est tellement plus riche. 29:57 LE DOMINICAIN. -- L'Ancien Testament n'est pas le Judaïsme. L'Ancien Testament n'est évidemment pas ce judaïsme aveugle et égaré d'après la consommation de la suprême infidélité d'Israël, lorsque le Messie, le Fils de Dieu Sauveur fut venu parmi les siens et que les siens ne voulurent pas le recevoir. *Et lux in tenebris lucet. Et tenebrae eam non comprehenderunt... Et sui Eum non receperunt...* Mais l'Ancien Testament ne se confond pas non plus avec le judaïsme tel qu'il était quelques siècles avant Jésus-Christ ou bien à l'époque même de l'Évangile. Si la religion prêchée et pratiquée en Israël *la quinzième année du règne de Tibère César, Ponce-Pilate étant gouverneur de la Judée, Hérode tétrarque de la ; Galilée,* si le judaïsme du temps du Précurseur avait été conforme à l'Ancien Testament, alors le message du Baptiste aurait été reçu par les scribes et les Pharisiens et ils se seraient tournés vers Celui qui venait *nous baptiser par l'Esprit Saint et par le Feu.* (Luc, III, 16.) En réalité ce judaïsme adorait bien le Dieu unique et le Créateur Tout-Puissant, mais avec plus de crainte et de formalisme que de véritable amour. Il méconnaissait la tendresse de Dieu et son inclination à se communiquer. Surtout la conception du Messie était misérablement charnelle. Le Messie attendu était indigne de la sainteté de Dieu, indigne de la misère de l'homme car il ne rachetait pas nos péchés. Comme le dit Pascal (*Pensées* n° 675) « il faut distinguer la doctrine des Juifs d'avec la doctrine de la loi des Juifs », La conception messianique du Judaïsme n'est pas celle de l'Ancien Testament. Le messianisme de l'Ancien Testament était messianisme de conversion, de pureté intérieure, de victoire sur les passions, de royauté universelle sur les âmes purifiées par un descendant de David qui serait aussi serviteur souffrant, broyé à cause de nos péchés ; Daniel dans une vision mystérieuse le laissait entrevoir comme un fils d'homme qui pourrait être Fils de Dieu. Cependant Israël, mis à part « le petit reste » et avant tout la Vierge Immaculée qui devait enfanter le Fils de Dieu, Israël, sans doute dans sa majorité, attendait un Messie temporel qui ferait triompher des ennemis, qui établirait à jamais la suprématie du peuple de l'Alliance sur les Nations païennes, enfin humiliées et réduites en servitude. 30:57 Comme de juste, ce Messie national et guerrier veillerait à la stricte observation de la loi de Moïse, mais il n'aurait pas la mission de la compléter, de l'élargir, de lui conférer l'approfondissement qu'elle attendait. La Thora se suffisait à elle-même. (Notez à ce propos que le Jésus de notre « Coran » se définit uniquement par rapport à l'enseignement de la loi. Il est méconnu en ce qui précisément le fait être Lui : Fils de Dieu incarné ayant pour mission *d'achever la Loi et les Prophètes* et de racheter les péchés des hommes.) Ainsi le judaïsme du temps du Seigneur non seulement se trompait sur le Messie prophétisé dans les Écritures, mais encore il comprenait mal le mystère du Dieu unique, la surabondance de dilection qui est en lui (*sic Deus dilexit mundum ut Filium suum unigenitum daret...*) le culte intérieur qu'il attend des hommes, l'adoration *en esprit et en vérité.* Le judaïsme du temps du Seigneur se trompait en grande partie sur l'essentiel de l'Ancien Testament. L'ABBÉ. -- Et vous en tirez la conclusion que le judaïsme prêché à Mahomet et dont il s'est fait à son tour le prédicateur n'est autre que le judaïsme durci et déformé des scribes, des Pharisiens et des docteurs de la Loi qui ont condamné au nom de l'Ancien Testament Celui vers lequel les orientait l'Ancien Testament. « Jésus-Christ que les deux Testaments regardent : l'Ancien comme son attente, le nouveau comme son modèle, tous deux comme leur centre » (Pascal n° 740). LE DOMINICAIN. -- Il faut dire plus. Il faut aller plus loin. Le judaïsme enseigné à Mahomet est encore plus durci, encore plus pétrifié que celui des Docteurs de la Loi dont parle l'Évangile. C'est le judaïsme d'après le rejet du peuple juif, celui des Talmuds et des Targums, raidi farouchement dans son adoration du Dieu unique, son légalisme, son mépris de la Gentilité idolâtre et particulièrement des chrétiens, se butant au scandale du salut par la croix et au mystère d'une religion qui ne serait pas indivisiblement une puissance terrestre et une théocratie. 31:57 Lisez le « Coran » et le relisez. Vous n'y trouverez pas une religion originale. Vous y trouverez le judaïsme tel que je vous le décris. Ceux qui renvoient les chrétiens au Coran pour approfondir à l'école de Mahomet (ou plutôt du rabbin qui a formé Mahomet) le sens de l'adoration *du Dieu Très-Puissaut, très Miséricordieux,* ceux-là seraient tout aussi bien inspirés de nous conduire à la synagogue pour nous faire comprendre l'Évangile. L'adoration en esprit et en vérité, l'adoration mystique, c'est Jésus-Christ qui nous l'a révélée et qui la mettra dans notre cœur, ce ne sont pas les docteurs de la loi, les compilateurs des talmuds et l'auteur du « Coran ». Du reste le témoignage de quelqu'un qui connaissait bien l'Islam est ici décisif : « le fondement de l'amour, de l'adoration, écrivait le Père de Foucauld à Henri de Castries, c'est de se perdre, de s'abîmer en ce qu'on aime et de regarder tout le reste comme néant. L'islamisme n'a pas assez de mépris pour les créatures pour *pouvoir enseigner un amour de Dieu digne de Dieu ; sans la chasteté et la pauvreté l'amour et l'adoration restent très imparfaits.* » Je n'ignore pas qu'il y a des mystiques, de grands mystiques parmi les Juifs qui fréquentent les synagogues. Mais pourquoi ? En vertu de leur fidélité à l'Ancien Testament ou en vertu de leur asservissement au judaïsme ? C'est toute la question. Et les mystiques de l'Islam est-ce qu'ils sont tels pour avoir suivi le Coran ou pour avoir été fidèles, malgré le Coran, aux lumières de Celui *qui éclaire tout homme venant en ce monde.* L'ABBÉ. -- Si je vous comprends bien, le judaïsme qui ne s'est pas ouvert à Jésus-Christ, qui n'a pas fructifié en christianisme est un judaïsme déformé, dévié, aberrant. Puisque son messianisme est charnel il s'enferme dans l'idée d'une religion théocratique, il s'endurcit dans la méconnaissance de cette distinction fondamentale et qui oblige forcément à une religion intérieure ([^3]), entre les choses de Dieu et les choses de César. Je comprends maintenant la raison pour laquelle l'instructeur de Mahomet a établi les Arabes en théocratie. Puisqu'il refusait les possibilités d'évolution contenue dans le judaïsme de Moïse (possibilités menées à terme par l'Évangile) il s'obligeait à prêcher une religion théocratique. Il ne pouvait judaïser les Arabes sans jeter les bases d'une théocratie. 32:57 Mais enfin qu'est-ce qui l'empêchait de faire connaître à Mahomet les prophètes et leurs oracles ? Pourquoi lui enseigner uniquement la Thora et les Talmuds. LE DOMINICAIN. -- Il me semble que c'est la même raison. Parce que leur judaïsme était charnel, les Juifs d'après la ruine du Temple (et même bien avant) ne lisaient point les prophéties dans les perspectives d'un Libérateur religieux qui rachèterait les péchés et fonderait une communauté de foi et d'amour. Ils donnaient au contraire des prophéties les plus manifestement religieuses et universelles ([^4]) une interprétation jalousement nationaliste. Par cela même ils s'interdisaient de les annoncer aux peuples qu'ils voulaient judaïser. Comment judaïser les Arabes en leur faisant connaître des oracles qui prédisaient (soi-disant) la mainmise des Juifs sur les autres peuples y compris les Arabes ? On aurait fait fuir ceux-là même que l'on voulait attirer. Avec la Thora, le risque était moins grand. Il reste que même la Thora à cause de l'interprétation trop charnelle qu'ils en donnaient et du fait d'être présentée dans des perspectives fermées et théocratiques devait un jour, et fatalement, allumer chez les Arabes la flamme dévorante du nationalisme religieux. Les Juifs en seraient les premières victimes. L'ABBÉ. -- Ainsi donc, à cause de l'interprétation erronée des prophéties, on s'explique fort bien que le maître de Mahomet lui ait appris un judaïsme sans les prophètes. De même à cause de l'aveuglement de la synagogue et de son intelligence charnelle des Écritures inspirées on s'explique très bien que enseigner le judaïsme ce n'était point la même chose que enseigner l'Ancien Testament en esprit et en vérité. LE DOMINICAIN. -- Et c'est bien pourquoi l'une des plus fortes objections avancées contre le P. Théry s'avère inefficace. Comment, demande-t-on, un rabbin serait-il l'auteur du Coran ? 33:57 Il y a tout de même plus et autre chose dans la Bible que dans le Coran ? On le reconnaît sans difficulté. Mais aussi on fait observer qu'un rabbin du VII^e^ s. qui enseignait l'Ancien Testament n'enseignait pas l'Ancien Testament de la Bible mais celui du judaïsme. Et s'il gardait le silence sur certains livres comme les prophètes, nous en avons vu le motif. En reprenant tout l'ensemble de notre propos nous obtenons ceci : pas d'originalité religieuse dans le Coran ; on ne trouve à peu près rien dans ce livre qui ne soit déjà renfermé dans une partie de l'Ancien Testament et dans les Talmuds ; la part de Bible présentée dans le Coran s'y trouve *avec l'intention* manifeste de judaïser ; au lieu que les citations de la Bible dans le Nouveau Testament sont insérées là avec l'intention manifeste d'apporter une confirmation à une religion nouvelle et originale (encore qu'elle accomplisse la religion de l'Ancien Testament) ; étant donné à la fois la part immense de Bible et de Talmud contenue dans le Coran, l'état de profonde inculture littéraire et religieuse des Arabes du VII^e^ s. et surtout l'intention éclatante de judaïser les Arabes on ne peut penser attribuer la composition du Coran à un Mahomet arabe et idolâtre ; enfin la détestable habitude de la synagogue de donner aux prophéties un sens nationaliste et charnel explique suffisamment pourquoi le maître de Mahomet lui a présenté un judaïsme mutilé auquel on avait arraché les grandes ailes de la prophétie. D'ailleurs, d'après le Talmud, Moïse est non seulement le grand Législateur mais encore le grand Prophète ; il a prononcé les paroles des autres prophètes aussi bien que les siennes ; quiconque prophétisa ne fit que répéter Moïse. La fonction du Messie était d'instaurer le règne de la Thora, car « le temps doit venir où seront abolis prophètes et hagiographes *mais non le Pentateuque.* » ([^5]) -- N'oublions pas que le Talmud n'a pas interprété la Bible d'un point de vue chrétien et nous ne serons pas étonnés des silences du « rabbin de la Mecque ». Rompu à la science talmudique comment ne se serait-il pas attaché avant tout au Pentateuque et à Moïse ? Ce n'était point sans doute par calcul ; c'était par judaïsme, en vertu de la déformation talmudique. 34:57 On dit quelquefois : « S'il est vrai qu'un Juif a formé Mahomet comment a-t-il changé l'Ancien Testament dans son intention la plus profonde ? » Je répondrai seulement ceci : Le judaïsme du temps de l'Évangile n'avait-il pas déjà opéré ce changement, à tel point que les Juifs crucifièrent le Messie au nom de la Thora ? Imaginez-vous le rabbin de la Mecque enseignant le judaïsme dans les perspectives véritables ? Mais il serait alors missionnaire de Jésus-Christ et non pas rabbin. -- En réalité, *le* « *Coran* » *c'est le Judaïsme du* VII^e^ *siècle traduit en Arabe.* L'ABBÉ. -- Étrange destinée du judaïsme. LE DOMINICAIN. -- Plus étrange sans doute que nous ne pouvons supposer. Israël n'est devenu ce que nous le connaissons, ce peuple errant et persécuté depuis deux millénaires, porteur indéfectible à travers ses vicissitudes de livres inspirés dont la signification lui échappe. Israël n'a pris ce visage que pour avoir refusé le Messie. Mystère de l'aveugle synagogue. De même qu'elle a crucifié le Messie, le Sauveur du monde, en vertu de son attachement forcené à un messianisme charnel, de même elle a persécuté l'Église de Jésus-Christ chaque fois qu'il lui a été possible, chaque fois que son judaïsme a pu s'organiser et réussir. L'ABBÉ. -- Je vous entends. Vous voulez dire que l'Islam est un judaïsme qui a réussi et que c'est la raison profonde pour laquelle les sectateurs de Mahomet ont été à l'égard des chrétiens des ennemis féroces. S'il est vrai que le judaïsme implique obligatoirement un nationalisme religieux, ce judaïsme transposé et traduit en arabe qui s'appelle l'Islam ne pouvait que combattre la religion sainte de Jésus-Christ qui est tout à fait incompatible avec un messianisme charnel. Mais enfin tous les torts ne sont peut-être pas d'un seul côté ; et pour nous en tenir aux seuls Juifs, est-ce qu'ils n'ont jamais eu à se plaindre des chrétiens ? *Vous voici désormais entre tant de fripouilles* *Entre le mauvais Juif et le mauvais chrétien* *Ils sont tous deux pareils et se cherchent des brouilles.* LE DOMINICAIN. -- C'est entendu. Mais je veux dire qu'il est de la nature propre de l'aveugle synagogue de persécuter l'Église, du moins lorsqu'elle réussit comme synagogue, tandis qu'il est de la nature propre de l'Église -- le royaume du messianisme spirituel -- d'empêcher ses enfants de persécuter les Juifs. 35:57 L'ABBÉ. -- Et le juif Karl Marx ? LE DOMINICAIN. -- Gardons-nous de rêver. Ne tombons pas dans les équivalences simplistes. Il serait quand même inadmissible de raisonner de cette façon : le plus grand ennemi socialement organisé de l'Église et du nom chrétien est désormais le communisme, le communisme a trouvé un juif pour initiateur, donc le judaïsme contemporain est la même chose que le communisme. Il reste que le communisme étant la réalisation actuelle la plus formidable d'un messianisme inversé, rien d'étonnant à ce qu'il ait été déchaîné à travers le monde par un fils d'Israël. Sans doute était-il nécessaire d'avoir le messianisme judaïque dans les moelles pour être capable de le porter à ce degré de corruption et de virulence. Tenez, nous pourrions peut-être nous asseoir un peu, depuis que nous faisons les cent pas. Regardons un peu la nature si calme, les pêchers et les pommiers dans leur habit de fête. Levez donc vos regards sur les oiseaux du ciel. Considérez les lis des champs... \*\*\* Après une pause, LE DOMINICAIN continua son propos sur le messianisme. Il lut un petit papier que, disait-il, il destinait à la publication. L'ABBÉ. -- Je vois que vous n'êtes pas anti-sémite. LE DOMINICAIN. -- Il y aurait beaucoup à dire sur la situation politique qui a été faite aux Juifs depuis la Révolution de 1789. Ce sera peut-être pour une autre fois. -- Nous voici à quelques jours de la Semaine Sainte. J'ai encore dans l'oreille la ritournelle des grandes oraisons du Vendredi Saint. Je pense souvent à ces supplications extraordinaires. Si j'avais quelque tentation d'antisémitisme je serais obligé de la combattre et d'en triompher à cause de la solennelle invocation de l'épouse de Jésus-Christ : *ut Deus et Dominus noster auferat velamen de cordibus eorum,* que le Seigneur notre Dieu ôte le voile de leur cœur et qu'ils reconnaissent avec nous Notre-Seigneur Jésus-Christ. 36:57 Du reste chaque jour après la consécration et lorsque le Christ vient d'offrir au Père du Ciel le Sacrifice qui rachète de ses péchés la multitude humaine, tout prêtre, tout ministre du Christ qui prononce avec conscience et bonne volonté le *supra quae propitio ac sereno vultu* ne peut pas être antisémite, il ne peut que désirer la conversion d'Israël. « Acceptez cette offrande comme vous avez accepté les présents de votre serviteur Abel le juste, le sacrifice de notre père Abraham, l'oblation de votre souverain prêtre Melchisédech. » Le judaïsme, pour reprendre la distinction de Pascal, n'est pas la doctrine de la Loi des Juifs mais bien la doctrine des Juifs. C'est cette déformation religieuse qui a conduit le peuple élu, dépositaire des révélations divines à méconnaître la signification véritable de ces révélations. Au VII^e^ siècle un Juif fidèle au judaïsme charnel c'est-à-dire infidèle à l'âme de la loi juive nous aura fabriqué Mahomet et l'Islamisme ; et au XIX^e^ siècle ce sera un autre Juif, infiniment plus infidèle et celui-là rigoureusement athée ([^6]), qui nous aura fabriqué le messianisme terrestre et antireligieux le plus effroyable qu'on ait jamais connu, le communisme intrinsèquement pervers. Mais il serait injuste de rappeler de tels égarements si l'on gardait le silence sur la défection religieuse des nations chrétiennes, si l'on oubliait que souvent et gravement elles ont trahi l'Évangile. On ne peut penser en particulier au progrès du communisme et à l'avènement des États totalitaires sans reconnaître la faute des pays chrétiens. La judaïsation des Arabes fut théocratique comme toute judaïsation qui se respecte car le judaïsme, dès avant l'Évangile, mais surtout depuis qu'il s'était détourné du vrai Messie, le seul qui sera jamais, continuait de vouloir et de rechercher un messianisme terrestre pour les fils d'Abraham, une théocratie. Or il est dans la nature des théocraties que la politique se mélange avec la religion mais aussi qu'elle la dévore. Du moment que les Arabes judaïsés devenaient un État théocratique ils devaient écarter les Juifs et, pour mieux les écarter, interdire leurs Écritures. 37:57 Une fois monté leur État théocratique comment les Arabes n'auraient-ils pas refoulé le peuple juif qui avait lui aussi, lui d'abord, des ambitions théocratiques ? Comment n'auraient-ils pas renié leurs livres, écarté leurs prophéties et refusé leur magistère ? Comment ne se seraient-ils pas détournés de leurs origines, choisissant de se dénommer non pas judaïsme mais islamisme ? Si la religion reçue par les Arabes n'avait pas eu de telles ambitions, si elle se fût limitée au spirituel, le distinguant du temporel, elle n'eût pas trouvé gênant d'accueillir la Bible dans sa totalité, elle eût proclamé avec reconnaissance recevoir son livre du peuple d'Israël. C'est ainsi en effet que fait la Sainte Église à l'égard de la Bible et du peuple de la Bible. Le grand péché et le grand malheur d'Israël c'est de vouloir un Messie qui soit conforme à ses rêves ambitieux. C'est de rêver, au nom de sa religion, d'une domination terrestre de ce monde et d'enseigner ou d'insinuer au monde que le salut est de cet ordre-là. Lorsque le monde comprend cette leçon et la met en pratique il est inévitable qu'il se retourne contre les Juifs ; si la religion comporte la domination il n'y a point de place pour deux dominateurs. Que l'islamisme non seulement se reconnaisse comme une théocratie mais qu'il admette que cette théocratie qui Lui vient du judaïsme est une trahison incontestable de la loi des Juifs et de l'intention de la Bible, alors peut-être se renoncera-t-il lui-même. Toute la question est de savoir que l'antique prophétie, et plus encore son accomplissement dans le Christ Jésus, a ouvert pour l'humanité le chemin salutaire d'un messianisme spirituel et non charnel. Au reste lorsque nous parlons du judaïsme, la grande erreur serait de considérer cette déviation religieuse et les fructifications qu'elle a produites au cours de l'histoire comme si elle était à jamais refermée sur elle-même, comme si elle ne devait pas bientôt s'ouvrir sur des perspectives de conversion et de réconciliation ([^7]). On regrette que Pascal ait ignoré ces perspectives, lui qui nous a parlé du mystère d'Israël avec tant de pénétration et de profondeur. Cette vue sur l'avenir n'est pas un rêve : la prédiction de l'Apôtre des Gentils n'est pas un rêve. Lorsque saint Paul livre toute sa pensée, qui est une pensée inspirée, au sujet du peuple juif, il ne parle pas seulement en fonction de son égarement. 38:57 Saint Paul dans l'Épître aux Romains tourne notre regard vers cette réconciliation future et définitive, que la Sainte Église ne cesse de hâter par sa prière et sa prédication. Comment sur ce point capital ne serions-nous pas de dignes fils de l'Église ? Les bienfaits et la gloire d'Israël converti seront en proportion non seulement des tribulations incroyables (et des méfaits) d'Israël rejeté, mais encore et surtout ils seront en harmonie avec les promesses divines qui sont sans repentance. Que sera leur retour si ce n'est une résurrection d'entre les morts ? « La conversion des Juifs sera le signal d'une grande rénovation spirituelle précédant la résurrection générale... une épiphanie de la catholicité de l'Église... Il importe avant tout de distinguer ici le principal du secondaire. Le secondaire c'est la date de la réintégration des Juifs : Est-ce tout à la fin du monde ? Est-ce avant la fin du monde ? Nous ne pouvons sortir ici de la conjecture. Le principal c'est ce que Paul nous annonce clairement à deux reprises (Rom XI, 11, 15 et 25-26) la conversion de cet Israël (dont il parle dès Rom. IX, 2-5) qui est de sa race, à qui sont les alliances, la loi, le culte, les promesses, les patriarches, de qui est issu le Christ selon la chair, de cet Israël qui méconnaît son Christ, qui est maintenant ennemi selon l'Évangile, mais aimé selon l'élection à cause de ses pères » ([^8]). L'ABBÉ. -- Je crois que *l'Angelus* ne va pas tarder à sonner, et Marguerite, la nouvelle bonne de Monsieur le Curé qui est épouvantablement ponctuelle, nous appellera aussitôt après, pour le repas de midi. En attendant pourriez-vous m'expliquer pourquoi le Juif qui instruisit Mahomet osa lui proposer un paradis aussi répugnant que celui que nous savons. LE DOMINICAIN. -- Je pense avec le P. Théry que l'affaire capitale pour le « rabbin de la Mecque » était de délivrer les Arabes de leur idolâtrie. Dans son peu d'estime pour ces sauvages, il ne fut pas regardant sur les moyens. 39:57 Il leur proposa au début de sa prédication une éternité grossière, des plaisirs intarissables, des festins plantureux, des houris toujours fraîches, espérant sans doute que ces appâts provocants les détourneraient de leurs idoles. La fin justifiait les moyens. Il ne trouvait aucune trace (inutile de le dire) de ce Paradis horrifique ni dans Moïse ni dans les Talmuds. Il osa cependant faire cette violence à la Loi pour gagner au judaïsme des idolâtres sensuels. Il faut d'ailleurs reconnaître que ces histoires de houris appartiennent seulement aux premières sourates. A mesure que progresse l'apostolat et que s'accroît en nombre et en solidité le groupe des judaïsés, le rabbin prêche un paradis spirituel moins indigne d'un sens religieux authentique, encore qu'il ne s'agisse pas de la vision de Dieu. Mais les Talmuds ne connaissent pas la vision béatifique. L'ABBÉ. -- Vous admettez donc un mensonge provisoire du rabbin ? LE DOMINICAIN. -- Je vous en explique la raison. Je sais que l'on a opposé à la thèse du P. Théry : Mahomet judaïsé par un rabbin, la difficulté suivante : comment un rabbin enseignerait-il une doctrine non-rabbinique ? C'est vrai, sur quelques points la doctrine n'est pas rabbinique. Mais nous croyons savoir la raison. Dès lors les objections ne nous impressionnent pas. L'objection de la présence des houris dans les premières sourates ne me semble pas plus décisive contre la thèse du P. Théry que l'absence des prophètes dans toutes les sourates. Car c'est le Coran tout entier, y compris ces deux anomalies, qui s'explique de façon satisfaisante si on l'attribue à un Juif ; un Juif qui écrit ses notes de prédication et catéchise Mahomet ; tandis que rien, ou presque rien, dans le Coran, ne serait explicable de façon satisfaisante en supposant ce livre fabriqué par Mahomet. Fr. R.-Th. CALMEL, o. p. 40:57 ## NOTES CRITIQUES ### Perplexités sur l'histoire et la postérité de l'hebdomadaire « Sept » (II) Pourquoi la suppression brutale de *Sept,* en août 1937 ? Le journal disparut, « étranglé entre deux courants d'air, dans un corridor noir, par un fantôme inconnu », écrivit un jour Joseph Folliet ([^9]) qui évoquait en outre « la suite tragique de cette disparition, à savoir la mort prématurée du Père Bernadot, tué par le chagrin ». Bernanos répondait à Folliet : « Je n'ai jamais reproché aux directeurs de *Sept* d'avoir obéi, j'en aurais fait autant à leur place, je les ai blâmés d'avoir menti par ordre. Mais c'est dans ce mensonge arraché à leur conscience qu'est précisément tout le drame. Ayant sabordé leur journal, ils ont dû consentir à déclarer, contre la vérité, publiquement, qu'il cessait de paraître faute d'argent. Que voulez-vous ? Je suis peut-être excusable de n'avoir vu là-dedans qu'une de ces petites combinaisons qui ne font que des dupes, et quand vous me dites qu'elle a fait un mort, je me dis que les catholiques ont maintenant une idée de l'obéissance que je ne trouve pas dans mon catéchisme, mais que je trouve très bien dans le livre de Koestler, et qu'une perversion si profonde (...) de la notion d'autorité explique trop la singulière attraction exercée sur eux par les régimes totalitaires. Il y a dix ans ([^10]), la masse catholique penchait dangereusement vers le totalitarisme de droite, avec une élite jeune et dynamique déjà gagnée au fascisme. Aujourd'hui la même masse penche vers le totalitarisme de gauche, avec une élite jeune et dynamique déjà gagnée au marxisme. Inutile de dire qu'entre temps le prestige de la force était passé de droite à gauche... » ([^11]). \*\*\* 41:57 Le chapitre de Mlle Aline Coutrot sur la « disparition du journal » ne prétend apporter aucune lumière certaine ([^12]). Du moins sur les motifs. Car sur la procédure, et l'autorité dont l'ordre émanait, Mlle Coutrot donne plusieurs précisions. Quant aux raisons, elle forme des hypothèses, elle présente des probabilités mais, avec une grande probité, elle les affecte explicitement d'un coefficient d'incertitude. La disparition de *Sept* demeure inexpliquée par les historiens. Nous n'apercevons rien à ce sujet chez MM. Dansette et Rémond. M. Georges Hourdin voile jusqu'au fait lui-même, ainsi présenté dans sa Chronologie de la presse catholique en France : « Le R.P. Bernadot fonde *Sept,* journal hebdomadaire dont les Dominicains de Juvisy devaient *cesser de s'occuper* en 1937 » ([^13]). Mlle Coutrot publie ([^14]) le télégramme du Rme P. Gillet, Maître Général des Dominicains, au P. Padé, Provincial, en date du 24 août 1937, intimant l'ordre : « *Dernier numéro, causes économiques, reprendrez plus tard formule nouvelle.* » Pourquoi ? « Le télégramme du P. Gillet n'était, semble-t-il, que l'exécution d'une décision du Saint-Office ; « sur ordre de Rome et sans que l'épiscopat français en ait été averti » ; « le P. Gillet (...) aurait reçu l'ordre venu de Rome alors qu'il était en France, fin juillet. Le 24 août il regagne Rome et envoie au P. Padé le télégramme » ([^15]). « Il paraît probable (...) que c'est un ordre du Saint-Office qui avait instruit l'affaire qui amena cette décision » ([^16]). « Les Pères directeurs de l'hebdomadaire interrompaient (la parution de *Sept*) pour des raisons de discipline intérieure à leur Ordre » ([^17]). \*\*\* Parmi les raisons probables ou vraisemblables figure l'attitude à l'égard du communisme, -- l'attitude pratique et non pas les positions théoriques ([^18]) ; et l'interview (par Maurice Schumann) de Léon Blum, alors président du Conseil des ministres. Non seulement l'interview en elle-même, mais sans doute l'éventualité de relations équivoques. Mlle Coutrot relève : « *L'Action française* du 1^er^ juin affirme que Léon Blum aurait envoyé 100.000 francs à *Sept.* » 42:57 Sur quoi Mlle Coutrot remarque que l'on ne peut « trouver ni confirmation ni démenti de cette libéralité ». Peut-être est-ce un peu trop vite trancher ce point comme inconnaissable. Dans un ouvrage que mentionne la bibliographie de Mlle Coutrot ([^19]), l'affaire est racontée un peu différemment, et avec une source tout autre que *L'Action française :* « Le R.P. Chéry (l'un des Dominicains de *Sept*) venait de révéler, dans une conférence publique, à Clermont-Ferrand, que M. Léon Blum avait offert 100.000 francs à leur hebdomadaire *Sept.* « L'argent fut noblement refusé » avait-il ajouté, mais M. Maurice Vallet, qui racontait l'anecdote dans *L'Avenir du Plateau Central,* faisait remarquer qu'on ne pouvait tout de même féliciter *Sept* d'avoir procuré au chef du gouvernement du Front populaire l'impression qu'il aurait pu accepter. « On ne peut s'empêcher de songer, disait-il : que M. Léon Blum n'est pas un imbécile ni un prodigue, et que cet argent gouvernemental devait bien, dans sa pensée, servir à quelque chose. » Il s'agirait donc non pas d'une « libéralité » effective, et dont on n'aurait « ni confirmation ni démenti » comme l'écrit Mlle Coutrot : mais d'une offre, refusée, inquiétante pourtant par sa seule existence. Cet épisode eût mérité une recherche plus exacte et une plus complète élucidation. \*\*\* L'une des probabilités évoquées par Mlle Coutrot est la tension intérieure à l'Ordre dominicain provoquée par *Sept,* et même par la *Vie intellectuelle :* pour sauver cette dernière, « il fallut, dit-on, toute l'autorité du Cardinal Liénart » ([^20]). L'ambassadeur du gouvernement français se mêle de l'affaire, prenant la défense de *Sept.* En théorie par sollicitude pour « les catholiques français » en tant que tels, et quelle que soit leur tendance, sollicitude qui n'est pas en soi incompréhensible, ni même absolument déplacée sous tous les rapports. Mais il n'apparaît pas que l'ambassade ait eu cette sollicitude, quelques années plus tôt, au sujet de l'Action française. L'histoire n'est pas écrite, ni même esquissée, des pressions que la III^e^ République (pour ne point parler de la IV^e^ ou de la V^e^...) a effectuées sur l'Église en faveur des catholiques « de gauche » avec des succès divers. En l'occurrence, l'ambassadeur Charles Roux est très préoccupé d'éviter que le Saint-Siège paraisse « désavouer une fraction des catholiques français » ([^21]). 43:57 Il a dans cette intention des entretiens avec le Rme P. Gillet et avec le Cardinal Pacelli, Secrétaire d'État. Une telle sollicitude gouvernementale -- et d'un gouvernement qui n'est pas, c'est le moins que l'on puisse dire, religieusement soucieux de l'unité et de la concorde des catholiques français -- fournira quelque matière à réflexion, sinon pour les historiens de l'école Dansette-Rémond, du moins pour les historiens futurs. Le Rme P. Gillet déclara en substance à l'ambassadeur Charles Roux que la suppression de *Sept* résultait notamment « d'une mesure de discipline intérieure à l'Ordre qui a été menacé de divisions intérieures par l'attitude du journal ». Le Maître général des Dominicains « reçoit actuellement des lettres de protestation des supérieurs de Londres qui « ne supporteraient pas » qu'on pût attribuer à l'Ordre entier des jugements du journal d'une Province elle-même divisée dans ses appréciations sur le journal ». Comment cette difficulté ne se serait-elle point produite ? D'après le livre de Mlle Aline Coutrot, le Rme Père Gillet, Maître général des Dominicains, avait engagé son autorité au profit de *Sept.* Le Pape lui-même... Cela allait de soi, puisque *Sept* était fondé pour être « le défenseur de la pensée du Saint Père » et le « propagandiste zélé de ses directives » ([^22]) : mais voici que sur certains points, plusieurs articles de *Sept* et même plusieurs articles de la *Vie intellectuelle* deviennent vivement contraires à cette pensée et à ces directives. Mlle Coutrot a le mérite de ne pas dissimuler cette opposition, que la postérité de *Sept* préfère ordinairement passer sous silence. Elle ne dissimule pas ([^23]) que l'on a toutes les raisons de penser que « Pie XI aurait été personnellement très irrité » par l'article que la *Vie intellectuelle* publia en manière de protestation implicite contre la suppression de *Sept.* Elle montre aussi que les dirigeants de *Sept* et de la *Vie intellectuelle* étaient au courant, non dans le détail précis, mais du moins en ce qui concerne l'orientation générale, de la volonté du Saint-Père cherchant non pas à maintenir éternellement la condamnation de l'Action française, mais à trouver une solution dans la « soumission » ou la « conversion » de Maurras : et ils s'efforcèrent de rendre impossible une telle éventualité. Ils se plaçaient là délibérément à contresens de la charité apostolique du Souverain Pontife, -- mais en continuant d'user des influences et des appuis que leur avait valus leur position de « défenseurs de la pensée du Saint Père » : bien évidemment, leur situation devenait anormale, ou abusive, en cela et sur quelques autres points plus ou moins analogues, connexes ou différents. -- D'une manière générale, Mlle Coutrot donne une perspective plus large, plus nuancée et plus complète que celle qui a été produite, par un très proche collaborateur, pourtant, du P. Bernadot : 44:57 « La coalition des mouvements catholiques conservateurs de France, des autorités ecclésiastiques d'Espagne et des représentants de la politique italienne auprès du Vatican entraînèrent ([^24]) au mois d'août 1917 l'interdiction de *Sept.* » ([^25]) Le livre de Mlle Coutrot semble bien établir justement, en tout cas, que ce ne fut pas si simple. Et que ceux qui sont prompts à mettre en cause l'intervention des « représentants de la politique » de tel ou tel pays étranger ne devraient pas ignorer, et probablement, d'ailleurs, n'ignorent pas, que l'intervention des « représentants de la politique » française n'a pas manqué d'avoir lieu elle aussi, mais en leur faveur ; voire à l'encontre de ceux qu'ils désignaient comme leurs adversaires... \*\*\* Du moins, *Sept* avait manifesté quelles équivoques peuvent hypothéquer et parfois empoisonner les relations des religieux avec les laïcs et des catholiques avec une presse dont on ne sait pas toujours si elle leur est proposée ou imposée... La question apparue en 1937 est une question d'organisation, de réglementation, de procédure en quelque sorte, mais en même temps une question de conscience, qui trouble l'esprit et fait hésiter la plume en face de plus d'un journal et de plus d'une revue : -- *Faut-il attribuer à l'ordre tout entier les jugements publiés par un organe d'une Province de l'ordre, Province qui est divisée au sujet de cet organe *? Il serait d'ailleurs inexact de croire et injuste de dire que cette question se pose seulement à propos de l'Ordre dominicain. Il serait également injuste de ne pas apercevoir tout ce qui a été fait pour clarifier la situation en théorie, un peu partout, et que résument et manifestent des mentions telles que celles qui figurent en tête des *Études :* « revue fondée par *des pères* de la Compagnie de Jésus » ou en tête de *Christus :* « revue dirigée par *des* Pères de la Compagnie de Jésus ». Formules parfaitement satisfaisantes, mais la réalité qu'elles expriment, la restriction qu'elles traduisent ne sont point passées dans les mœurs. 45:57 En outre, on a vu apparaître un style agressif qui (à en juger d'après le livre de Mlle Coutrot) était absent de *Sept,* où l'on respectait la dignité et la pensée des personnes même quand il s'agissait d'adversaires. Un religieux, dans la *Vie intellectuelle* de février 1956, mettait en accusation le « cynisme des intellectuels de droite » qui selon lui « ont abdiqué leur mission de direction sans vouloir abdiquer leurs privilèges » qui « ne croient plus à rien ni à personne, et surtout pas à eux-mêmes, mais veulent prolonger leur règne de quelque temps encore » ... Il ne disait pas : « certains » intellectuels de droite. Il les accablait tous instinctivement. Pour ma part j'ignore dans quelle mesure je suis ou non « de droite » dans quelle mesure je suis ou non un « intellectuel » je n'ai aucune prétention, aucun titre ni aucune envie m'inclinant à parler au nom des « intellectuels de droite ». Mais je connais, comme tout le monde, des Dominicains qui sont apparemment des « intellectuels » et qui personnellement paraissent plutôt « de droite ». Eux aussi (eux d'abord ?) tomberaient donc sous le coup des anathèmes fulminés par la *Vie intellectuelle.* N'importe quel spectateur, à plus forte raison n'importe quel historien, sans parler d'autres personnes, posera, comme on la posait pour *Sept,* la question : -- *Faut-il attribuer à l'Ordre tout entier les jugements d'une publication d'une Province qui est elle-même divisée au sujet de cette publication *? Un moment interrompue, la *Vie intellectuelle* a reparu sous le double titre : *Signes du temps -- la Vie intellectuelle.* Dans son numéro d'avril 1960, un religieux condamnait les protestations qui s'étaient élevées contre l'invitation faite à Krouchtchev de circuler en France au mois de mars 1960 et d'y prononcer partout des discours de propagande communiste. Ces protestations étaient qualifiées de « réactions intempestives dans leur caractère tapageur » et leurs promoteurs étaient pris à partie en termes surprenants par l'écrivain religieux : « Pour être fondées sur des faits que nous condamnons nous aussi, elles n'expriment guère dans leurs bruyants excès que les convulsions de couches sociales dépassées par les événements, vestiges de temps révolus qui se cherchent des raisons de vivre dans les attitudes surannées du corporatisme et les équivoques d'une croisade ; leurs agitations rappellent les puérilités furibondes des vieillards mal résignés aux approches de leur disparition. » Ces amabilités figuraient dans une « Lettre à Nikita Krouchtchev » qui, par les traits qu'on vient de lire comme par son contenu tout entier, plongeait le lecteur dans une grande perplexité sur le point de savoir *s'il faut attribuer à l'Ordre entier la politique et la polémique de la publication d'une Province qui est elle-même divisée au sujet de cette publication...* 46:57 Cette question vient non du présent, mais de l'Histoire, puisque c'est la question posée déjà à propos de *Sept* et puisque *Sept* est entré dans l'Histoire et devenu matière à études historiques. Je crois qu'elle menace de prendre aujourd'hui une valeur et une portée nouvelles. Car nous sommes entrés dans le temps des questions sans réponse et de la fuite universelle des débats au fond. Cette fuite, ce n'est point par désir, qui en soi serait louable, d'éviter les controverses : on polémique plus que jamais, avec une vigueur ou une verdeur dans l'invective qui au demeurant ne me scandalise pas, mais dont je dois bien constater qu'elle se concilie mal avec le prétexte invoqué d'éviter les risques de polémique. Ceux qui fuient les débats au fond ne s'abstiennent pas pour autant, bien au contraire, de fulminer insultes et anathèmes... Ces invectives ne me feraient ni chaud ni froid si derrière elles on trouvait un homme prêt à en rendre raison. Mais on ne trouve plus jamais personne. Et par *en rendre raison,* je n'entends point un duel à l'épée ou au pistolet, ni un tournoi rhétorique, mais une explication contradictoire, de préférence amiable et cordiale, en tous cas sérieuse et tâchant d'aller au fond des choses. L'hebdomadaire *Sept,* tel du moins que le portrait tracé par Mlle Coutrot m'apprend à le connaître, l'hebdomadaire *Sept* du P. Bernadot et d'Étienne Gilson, de Joseph Folliet et de Daniel-Rops, du P. Boisselot et de Maritain (etc.), n'était jamais à court de raisons et prenait clairement ses responsabilités. La postérité de *Sept* est souvent agressive, mais les coups qu'elle fait pleuvoir sur ceux qui ont le malheur de lui déplaire, c'est presque anonymement qu'elle les décoche ou, pour parler comme Folliet, c'est « entre deux courants d'air, dans un corridor noir, par un fantôme inconnu ». On ne trouve pas en face de soi un interlocuteur, mais une série de dérobades et de coups-fourrés. \*\*\* Tout se passe parfois comme si la postérité religieuse de *Sept* avait juré de faire subir aux autres les procédés douloureux et indignes qu'elle croit (à tort ou à raison) avoir elle-même subis. Nous lisons ([^26]) quelques fragments du journal intime écrit par le P. Bernadot à la fin de sa vie. Il se plaint de la « *méfiance perpétuelle* » à laquelle il s'est heurté : « *Les Supérieurs se méfient. Ils ne croient pas que j'ai cherché avant tout la gloire du Christ. Ils croient que j'ai été guidé par des idées politiques. Jamais ce n'a été vrai.* » 47:57 Ici, la perplexité atteint au sentiment du mystère. Comment ceux qui ont été témoins de cette souffrance du P. Bernadot, et même qui l'ont partagée, et qui apparemment en sont encore marqués, voire douloureux, peuvent-ils donc vouloir INFLIGER cette même souffrance à d'autres plutôt que de s'efforcer de la leur ÉVITER ? Car eux, oui, *eux,* EUX, ils ont organisé et ils organisent cette « méfiance perpétuelle » et ce même soupçon, et ce même dénigrement majeur, ils représentent comme guidés par des idées politiques, par des idées partisanes, tels qui cherchent avant tout la gloire du Christ : qui la cherchent à un rang inférieur à celui du P. Bernadot et selon les voies différentes qui conviennent à des laïcs, -- mais avant tout la gloire du Christ selon l'état de vie qui est le leur. Que pensent donc, que veulent donc ces religieux ? Appliquer la loi du talion ? Mais en ce cas ils l'appliquent de manière aberrante. Ils l'appliquent à des gens qui n'ont jamais connu le P. Bernadot, jamais rien écrit ni rien fait contre lui, ne serait-ce qu'en raison de leur âge ; ils l'appliquent à des gens que leur formation intellectuelle, leurs préférences personnelles, l'accent propre de leurs goûts et de leur spiritualité rapprochent particulièrement des Dominicains, et cela d'autant plus naturellement que c'est souvent à des Dominicains qu'ils les doivent... Vraiment, on imaginerait difficilement une aberration aussi complète, une méprise aussi totale, un contresens aussi formidable ; et un aussi déplorable gâchis. J'ai rencontré une fois, il y a plus de cinq ans, un écrivain, laïc celui-là, qui fut l'un des plus importants de *Sept,* bien qu'il ne soit aucun de ceux qui ont été nommés plus haut ou sont nommés plus bas ; dans la conversation, et alors que je n'avais encore quasiment rien dit de tant soit peu caractéristique, il me déclara brusquement : « Vous autres, catholiques de droite... » (il me classait parmi les catholiques de droite) « ...vous autres, catholiques de droite, je vous déteste depuis cinquante ans. » ([^27]) Or cinquante ans est un âge que je n'ai pas encore atteint aujourd'hui, il s'en faut. Et voilà donc ces haines, ou du moins ces détestations, qui ont leur origine et leur motif ailleurs qu'en nous, en des épisodes où nous ne fûmes pour rien, n'étant même pas né à l'époque ; voilà ces haines, ou du moins ces détestations, qui viennent s'attacher à nous, et se venger sur nous de choses que nous ignorons. Allons ! Allez-vous en finir, ou allez-vous mourir dans cet état ? Figurez-vous que ce ne sont ni la timidité ni la crainte qui nous poussent à écrire ce que nous écrivons ici. Figurez-vous, et d'ailleurs quelques-uns ont quelques raisons de le savoir, que nous sommes bâti d'une manière qui nous donne assez de facilité pour rendre avec honneur les coups reçus. Mais enfin c'est absurde. Cela ne nous amuse pas du tout et au fond cela ne doit pas vous amuser tellement non plus. 48:57 Je ne vois aucun inconvénient (encore que je vous souhaite la grâce d'un sort meilleur) à ce que vous gardiez au cœur une vive détestation pour les « catholiques de droite » d'il y a cinquante ans ; et même d'il y a vingt-cinq ans ; mais déjà c'est une histoire pour les historiens, laissez-la leur ; et les morts enterrer les morts. Je ne vous propose pas un baiser Lamourette ; et d'ailleurs je ne vous propose (plus) rien. Mais je continue à espérer, -- fût-ce contre toute espérance humaine, -- qu'il redeviendra possible un jour, entre chrétiens de France, non pas même de mener des controverses honnêtes, ni des dialogues plus ou moins spectaculaires, mais simplement de *travailler* dans la concorde, dans la coopération des complémentaires. Je l'espère non pas pour moi, à qui les hautes températures de vos bagarres procurent toujours une inspiration supplémentaire, et rarement sans effet ; je l'espère pour vous, car je ne vous hais point, ni ne vous déteste ; je l'espère surtout pour l'Église ; pour la communauté catholique en France ; pour la France elle-même. \*\*\* Il est un texte d'Étienne Borne ([^28]) que l'on a relu un peu partout au début de cet été, sans doute parce que Mlle Coutrot l'avait exhumé dans son livre ([^29]). Parlant « des années qui suivirent la condamnation de l'Action française » Étienne Borne notait : « Le dynamisme changeait de camp. L'avenir pouvait être du côté de ceux qui avaient été jusqu'alors traités en suspects. » Ces renversements de « tendance » d' « orientation » et de « dynamisme » sont dans la nature des choses. Faut-il qu'ils s'accompagnent toujours de l'état de guerre, de la division en « camps » irréductiblement hostiles, qu'il y ait éternellement un vainqueur abusif et un vaincu systématiquement traité en suspect ? La guerre, toujours la guerre ? Rien que la guerre ? Le P. Boisselot expose que la *Vie intellectuelle* fut fondée parce que « Pie XI voulait une revue qui expliquât les raisons profondes de son acte de condamnation » ([^30]), -- de condamnation de l'Action française. C'est tout de même (me semble-t-il) restreindre beaucoup la portée de la *Vie intellectuelle ;* c'est surtout l'enfermer bien étroitement dans une conjoncture déterminée, et lui rendre d'avance la vie fort difficile, comme ce fut d'ailleurs le cas, dans une autre conjoncture, celle où la condamnation de l'Action Française était levée. 49:57 Perspective bien limitée et bien occasionnelle, qui contribuerait à expliquer aussi que *Sept* n'ait pas survécu à une situation où l'on s'orientait vers la « soumission » ou la « conversion » de Maurras ([^31]). Parmi les facteurs qui « accroissent les difficultés du P. Bernadot » il faudrait compter, selon les *Informations catholiques internationales* ([^32]), « la levée des sanctions contre l'Action française ». Comment ? Pourquoi ? Le P. Bernadot n'avait-il pas les bras grand ouverts ? Dans cette « levée des sanctions », vit-il vraiment un accroissement des difficultés, et non pas un motif de joie immense ? Souhaitait-il tant de mal à ses adversaires qu'il eût désiré jusqu'à leur damnation ? Non, cela ne lui ressemblait pas. N'y avait-il pas plus de joie pour un maurrassien qui faisait pénitence que pour quatre-vingt-dix-neuf Dominicains de *Sept* n'ayant (peut-être) pas besoin de faire pénitence ? Tout cela est *chrétiennement* incompréhensible, ou alors *chrétiennement* affreux. Va-t-on en sortir ? Aujourd'hui, demain, je vous en avise, *le dynamisme peut changer de camp,* et *revenir peut être* (un moment, car ces choses durent l'espace d'une génération, d'une demi-génération, ou moins encore) *du côté de ceux que vous traitez et* FAITES TRAITER *en suspects.* Je n'en sais rien : mais je répète que ces retournements ou renversements sont dans la nature des choses. Vous tenez donc à augmenter considérablement nos mérites, en accroissant continuellement la somme des ressentiments que nous aurons à surmonter pour ne pas exercer alors, selon l'exemple qui nous est donné aujourd'hui comme hier, d'inexpiables vengeances ? Oui, tout cela est absurde et aberrant. Et tellement contraire à l'amitié chrétienne dont nous avons faim et soif, objet de notre espérance. Que de graves questions nous opposent, c'est le train ordinaire de la vie. Mais que cette opposition soit exclusion et guerre systématique, au lieu d'être effort vers les harmonies complémentaires d'un même chant à la gloire de Dieu, voilà qui est intolérable, *irrespirable,* et sans excuse. Georges Hourdin expose ([^33]) qu'en 1919 il trouvait dans le catholicisme français « une atmosphère *étouffante* » et il explique pourquoi, il a tort ou raison, c'est du passé, -- c'est de l'histoire, du moins pour nous qui n'étions pas né en 1919 ; il trouvait une *atmosphère étouffante qui l'empêchait de discerner le vrai visage de l'Église du Christ.* Nous pourrions aujourd'hui reprendre plusieurs de ses paroles et plusieurs des vôtres pour décrire et pour qualifier le climat irrespirable que vous fabriquez pour nous étouffer. 50:57 Vous devriez pourtant constater que nous étouffer, vous n'y arrivez pas. Alors... ? \*\*\* J'ai dit que les positions de la revue *Itinéraires* sont identiques dans l'ensemble aux positions, telles que les recense Mlle Aline Coutrot, autour desquelles s'était fait le rassemblement de *Sept.* Et que le cheminement intellectuel et spirituel de plusieurs de nos collaborateurs, spécialement des plus jeunes, et le mien, sont plus qu'analogues à celui, tel qu'il nous est raconté, qui conduisit le P. Bernadot à la fondation de la *Vie intellectuelle* puis de *Sept.* Cela demanderait peut-être quelques explications ; ou quelques exemples ; j'en ai au moins donné un, concernant l' « anti-communisme constructif » ([^34]). Il faudrait aussi préciser davantage ce que l'on entend par « postérité de *Sept* ». Nous l'entendons comme Mlle Aline Coutrot : « Les Éditions du Cerf... *Signes du temps...* La florissante *Vie catholique illustrée* (où s'exerce) l'influence discrète des Pères Dominicains... Les *Informations catholiques internationales...* » (pp. 313-314). Sous réserve pourtant de quelques nuances et de quelques distinctions. *Sept* fut fondé et dirigé par le P. Bernadot, que l'on ne sépare pas des Pères Boisselot, Lajeunie, Maydieu, Avril, Chéry, Louvel, Carré, Duployé (p. 52). Parmi les laïcs : Joseph Folliet, Daniel-Rops, P.-H. Simon, Madaule, Mauriac, Maritain, Gilson, Pourrat, Maurice Schumann, Étienne Borne, Bernanos, etc. : « une quarantaine de noms peuvent être considérés comme ceux des véritables collaborateurs du journal par la fréquence de leur apport et l'importance des sujets qu'ils traitent » (p. 61). Or beaucoup de ces laïcs n'ont plus après 1945 que des rapports lointains avec la postérité de *Sept* au sens où l'entend Mlle Coutrot. Cette postérité, là où il y a filiation directe, existence organique, action poursuivie en commun, paraît avoir pris des distances assez grandes avec ceux qui étaient les deux philosophes les plus illustres de *Sept :* Gilson et Maritain. Qu'il soit exact ou non qu'à l'époque *Sept* ait finalement « choisi » entre Maritain et Gilson, il est assez visible qu'aujourd'hui, derrière les marques de déférence ou d'amitié, la postérité de *Sept* ne choisit ni l'un ni l'autre. Les « vues exprimées par Gilson » sur *un ordre catholique* ne sont manifestement plus au programme. Quant aux idées récentes de Maritain sur la résistance au communisme ([^35]), la postérité de *Sept* n'y a fait aucun écho, et elle exprime habituellement des idées fort différentes ou même fort opposées. Elle est plutôt, pour l'histoire religieuse, en consonance avec Dansette, qui n'était point de *Sept,* qu'avec Daniel-Rops, qui en était : tandis que nous sommes beaucoup plus en accord avec l'histoire de Daniel-Rops qu'avec celle de Dansette. 51:57 La pensée de Bernanos trouve plus de sympathie, et plus active, et plus explicite, chez nous que chez elle. Et Henri Pourrat apporta ses encouragements, ses approbations, sa collaboration à la revue *Itinéraires.* Par quoi l'on peut toucher du doigt que nous ne rêvons pas quand nous reconnaissons de grandes analogies, et même de grandes coïncidences, entre nos positions et celles qui étaient défendues par un journal dont Henri Pourrat, Georges Bernanos, Daniel-Rops, Étienne Gilson et Jacques Maritain étaient des collaborateurs de tout premier rang « par la fréquence de leur apport et l'importance des sujets ». Les positions de *Sept --* et je précise : les positions déclarées autour desquelles avaient été rassemblés ceux qui formèrent les équipes rédactionnelles et les équipes propagandistes de *Sept --* ce n'est point nous qui les avons abandonnées, oubliées ou estompées, mais plutôt une grande partie de sa postérité. Semble-t-il. Cette apparence est-elle trompeuse, l'interprétons-nous mal ? Nous ne demandons qu'à nous instruire à ce sujet. Mais où sont les interlocuteurs ? Ils sont sans voix et quasiment sans visage, comme je l'ai déjà constaté. Ou alors ils tirent sur nous à boulets rouges, mais sans explication aucune (car ce n'est pas une explication de nous dire qu'on déteste nos personnes *depuis cinquante ans...*)*,* et ils s'emploient fébrilement contre nous, derrière notre dos, à des choses que je sais, et qui ne resteront pas éternellement secrètes, même si ce n'est pas moi qui les publie : car enfin ils ont creusé beaucoup de sapes contre la revue *Itinéraires, --* qui ne cherchait pour sa part que la conversation avec eux, -- ils ont tenté de dresser contre elle beaucoup de monde, et il en restera quelque trace, même pour l'histoire, sinon en raison de notre importance, du moins en raison de leur qualité et de leur rang, et du remue-ménage et du volume des miquemacs qu'ils ont organisés. Peut-être finalement sont-ils pris à leur propre piège et s'imaginent-ils que, sachant ce que je sais, je leur en veuille mortellement pour tant de mal opéré ou tenté. Qu'ils se rassurent alors. Je ne leur en veux point. Je ne leur veux rien. Je ne veux rien d'autre que la concorde et la coopération à l'intérieur de la communauté catholique. Et j'en donne, il me semble, depuis des années, non seulement des déclarations d'intention, mais des preuves certaines. Sont-ils aveugles et sourds ? Ou leur pensée et leur cœur sont-ils tels qu'ils estiment radicalement invraisemblable, voire suspect, que quelqu'un place avant tout et par-dessus tout l'unité chrétienne ? \*\*\* 52:57 Si nous comprenons bien l'itinéraire intellectuel et spirituel qui a mené le P. Bernadot et ses amis jusqu'à *Sept,* et si nous sommes en accord et communion avec cet itinéraire, il est vrai que nous nous interrogeons sur la nature du chemin parcouru depuis lors. Nous nous interrogeons et nous interrogeons, je crois, sans malveillance ni arrière-pensée. Le P. Boisselot fut un collaborateur direct et intime du P. Bernadot. D'où l'importance de son témoignage. Et entre autres, d'un tel propos sous sa plume ([^36]) : « ...Apparaîtraient enfin les chances de ce que nous appelions, avec Jacques Maritain, une nouvelle chrétienté. Voilà lâché le mot important qui explique notre avant-guerre : nous ne faisions pas seulement une revue, nous posions -- et il faut redire les mots désuets et vieillots de notre cher langage d'alors -- les pierres d'attente de la chrétienté de demain. » On hésite, on relit. L'ambiguïté est saisissante. N'était-ce donc qu'un « langage », un langage désormais « vieillot » désormais « désuet » ? Quels *mots* sont ainsi disqualifiés, comme de simples *mots,* comme des vocables morts ? Les « pierres d'attente de la chrétienté de demain » ? La « nouvelle chrétienté » ? Ou les seules *pierres d'attente *? Nous n'en saurons sans doute rien. On nous ne le dira probablement pas. Un autre auteur, dans la même revue, six mois plus tôt ([^37]), tranchait dans le vif : « *En réalité il n'y a jamais eu de civilisation chrétienne* (...). *Évitons de parler de civilisation chrétienne* (...). *Regrettons même qu'on en ait jamais parlé.* » Ce sont pourtant tous les Papes modernes et contemporains qui en ont parlé : précision donnée non point pour aucunement faire jouer un « argument d'autorité » mais pour situer à qui s'adresse ce regret. On voit quel chemin, depuis *Sept,* a été effectivement parcouru... (Et par parenthèse : l'enseignement pontifical édictant que la collaboration avec le communisme n'est possible en rien (*nulla in re*) perd alors toute signification, puisqu'il stipule : « il ne faut collaborer en rien avec le communisme *quand on veut sauver de la destruction la civilisation chrétienne...* »). Nous croyons que l'Église de Jésus-Christ incessamment travaille à créer de nouvelles chrétientés : qui ne sont évidemment pas des fins dernières, mais des fins intermédiaires parfaitement licites, nullement déshonorantes ou indignes, ni des chimères. 53:57 Nous croyons que l'aspiration active à une nouvelle chrétienté n'était pas simplement un langage provisoire pour Jacques Maritain et qu'il n'en a pas abandonné aujourd'hui le dessein et l'espérance, encore inscrits dans ses livres les plus récents aux pages sur le contenu desquelles la postérité de *Sept* fait silence. Nous croyons qu'un Étienne Borne, qu'un Gilson, que plusieurs autres collaborateurs laïcs de *Sept* continuent de regarder et de travailler en direction d'une nouvelle chrétienté. Ils peuvent avoir entre eux, et avec nous, à ce sujet, des différences d'appréciation, mais des différences qui ne sont pas plus insurmontables que celles qui ne les avaient pas empêchés de coopérer à un même journal. C'est à la création d'une chrétienté nouvelle que nous travaillons pour notre part. Nous ne demanderions pas mieux que d'y travailler de concert avec les religieux qui représentent aujourd'hui la postérité de *Sept :* un concert qui n'irait évidemment pas tout seul, mais que nous n'avons, quant à nous, jamais récusé. S'ils ne sont plus d'accord sur l'objectif, s'ils ne croient plus à une « nouvelle chrétienté » ils pourraient cependant admettre une coexistence que nous n'avons, quant à nous, jamais exclue, et qu'il ne leur reste qu'à supporter de bon cœur et dans la concorde, puisque l'expérience leur montre qu'ils ne parviennent pas à nous écraser. A défaut, et au moins, ils pourraient nous faire la grâce et avoir l'élégance de cesser d'entretenir à notre endroit une « méfiance perpétuelle » auprès de divers « Supérieurs dominicains » pour reprendre les expressions par lesquelles le P. Bernadot décrivait les obstacles fabriqués contre lui. Non que nous soyons nous-même d'humeur à en « mourir de chagrin ». Mais enfin, l'état de choses actuel, machiné contre la revue *Itinéraires,* est indigne de ceux qui l'ont établi ; et j'ose dire qu'il est indigne de nous ; et plus généralement qu'il est indigne de notre commune appartenance au Christ et à son Église. Il fallait, me semble-t-il, que cela fût au moins une fois formulé noir sur blanc. Voilà qui est fait. J. M. ### Notules bibliographiques #### « La Harka » de Thadée Chamski Si connaître c'est aimer, il s'agit bien d'une expérience de ce genre pour « Philippe Mercier » jeune Français appelé comme tant d'autres à servir dans les Djebels en Algérie. C'est par « la Harka » (qui donne son titre au roman de Thadée Chamski) qu'accès lui sera donné à un monde déroutant et difficile à connaître : aux Algériens F.L.N. s'affrontent d'autres Algériens ralliés, les Harkis, organisés pour mener la lutte sur un pied d'égalité d'esprit et de moyens. 54:57 Mercier se rappelle son instinctif mouvement de recul du début, « et maintenant, depuis six mois que nous travaillons ensemble, dit-il, je préfère ces hommes à bien d'autres ». Le livre est le carnet de bord d'une semaine décisive pour le poste de Bou-Barseur. L'action est successivement centrée sur deux personnages, les deux cousins. Berrabah, capturés l'un après l'autre, agents de la cellule F.L.N., ennemi insaisissable contre lequel se bat l'équipe de Bou-Barseur. Philippe Mercier réalise combien il est étranger au sein de cette partie qui se joue entre Algériens et dont l'enjeu, qu'ils soient pour ou contre la France, est la construction de leur patrie. Étranger aussi quant à l'appréciation des méthodes... Envoyé pour mener ce combat bien spécial, Philippe Mercier ressent jusqu'à la honte, lui qui comprend et qui aime ces hommes, l'indignation toute littéraire de ceux qui de l'autre côté de la Méditerranée se dressent contre « les tueurs ». Il se sent pris en tenaille entre l'efficacité de sa mission et les valeurs traditionnelles françaises. Pour reprendre les paroles de l'adjudant dans leur crudité : « Ils ont mis la m... Ils nous ont envoyés et, quand nous revenons, ils nous crachent à la gueule parce qu'on pue. » Tout cela ressort directement des faits, car rien n'est plus étranger à ce document que la philosophie ; l'action ne laisse place à aucun verbiage, surtout dans la deuxième partie qui, après un démarrage un peu lent, est très bien menée, centrée sur l'interrogatoire du second Berradah et sur l'épisode de la mine qui tient en haleine. Les lieux sont indiqués par des traits nets. L'ambiance du bled est sobrement, justement évoquée. Les personnages sont bien campés, les Algériens surtout, harkis et rebelles ; la mort du sergent constitue l'un des passages les mieux venus, restituant dans toute sa pureté réaliste une scène comme il doit s'en passer hélas bien d'autres. Seule la silhouette du narrateur paraît un peu falote ; peut-être est-ce à dessein, n'incarne-t-il pas les hésitations, voire le désarroi d'un jeune métropolitain affronté avec une réalité en divorce complet avec ce qui lui a été enseigné ? Ce dépouillement, cette sincérité ne sont pas le moindre attrait de ce témoignage vécu, réduit aux faits, en ces temps d'interprétation, de littérature abusive et de partis pris (Éditions R. Laffont). F. B. #### L'Église et son mystère par André de Bovis s.j. « Il ne faut pas demander à un livre de tenir les promesses qu'il ne fait pas », dit le P. André de Bovis dans l'avertissement. Présenter un tel sujet en moins de cent cinquante pages exige un choix. 55:57 Ce choix constitue l'essentiel de la doctrine qu'un laïc chrétien doit parfaitement posséder pour sa propre édification et pour justifier sa foi auprès des indifférents et des incroyants. Une pensée claire, un style précis. Professeur de théologie dogmatique, animateur de sessions théologiques et spirituelles destinées aux prêtres, autant de titres qui manifestent la qualité de l'enseignement du R.P. André de Bovis (Librairie Arthème Fayard). Th. L. #### Fénelon ce méconnu (textes choisis) Présenté en deux cent pages extrêmement attachantes, voici le portrait de Monsieur de Cambrai, en vérité tracé par lui-même : les textes choisis par Marie-Pia Chaintreuil éclairent cette personnalité puissante et fine, admirée, délaissée, dont Saint-Simon, qui ne l'aimait guère, disait : « Il fallait faire effort pour cesser de le regarder. » Bossuet lui reconnaissait « de l'esprit à faire peur ». Daniel-Rops préface ce livre : Fénelon rayonnant de génie, « sensible jusqu'à la souffrance, passionné jusqu'à l'angoisse, généreux jusqu'à l'imprudence ». Les textes cités concernent tour à tour : la bataille du quiétisme, drame du désaveu par Rome de la doctrine exposée par Fénelon dans *Explications des maximes des saints :* le 9 avril 1699, l'évêque de Cambrai déclarait en chaire se soumettre à la condamnation du Saint Père dans les vingt-trois propositions de son Bref ; l'attitude de Fénelon devant le jansénisme ; Fénelon pédagogue dans le préceptorat du duc de Bourgogne ; le traité de l'éducation des filles ; l'esprit politique du prélat sur le plan social et les grandes affaires de l'État ; l'œuvre littéraire : académicien en 1693, il proposait à ses confrères un programme de travaux sur l'enrichissement de la langue et de la poésie ; enfin l'âme de Fénelon s'exprimait dans l'abandon en Dieu. « En l'abordant, dit Daniel-Rops, on pensait trouver un classique, on trouve un homme » (Librairie Arthème Fayard). Th. L. #### Sur la Franc-Maçonnerie. Les Éditions Mame ont publié au printemps de cette année un ouvrage au titre percutant : *Nos frères séparés les francs-maçons.* L'auteur, Alec Mellor, avocat à la Cour de Paris, et déjà connu pour divers travaux historiques, est un auteur catholique. 56:57 Il s'est soumis aux règles canoniques concernant la *licentia edendi.* Son ouvrage porte le *nihil obstat* du P. Bonnichon s.j. (ancien missionnaire en Chine, aujourd'hui l'un des plus distingués et des plus écoutés des rédacteurs des *Études*)*,* et l'*imprimatur* de l'Archevêché de Paris. Ce qui ne signifie point, au demeurant, que sa thèse doit forcément être tenue pour juste, mais qu'aux yeux de l'autorité ecclésiastique elle ne contient rien qui soit contraire à la foi, aux mœurs ou à l'opportunité présente. Cette thèse est la suivante : « Tout le problème des rapports entre l'Église et la Franc-Maçonnerie se trouve renouvelé de fond en comble, et cela à une époque où la Franc-Maçonnerie est en pleine crise intérieure. A la veille du Concile œcuménique, on ne peut s'empêcher d'adresser une pensée particulière à ces frères séparés. » Dans son n° 123 de juillet-août, *Verbe* s'élève contre cet optimisme excessif. La Franc-Maçonnerie, malgré les apparences, n'a rien abandonné de ses objectifs traditionnels : « Destruction de la famille par la propagande malthusienne... Destruction des patries et nivellement de l'humanité sous le joug d'un super-État... Combat acharné contre l'Église romaine... » Le numéro cité de *Verbe* reproduit l'Encyclique *Humanum genus* de Léon XIII et tout un ensemble de documents du plus haut intérêt ; parmi lesquels un article de Joseph Folliet, paru dans *La Croix* du 28 décembre 1957, qui est, dit *Verbe,* « une exacte mise au point ». 57:57 ## Dans la ligne de « Mater et Magistra »  ### La réforme Salleron LES TRAVAUX DE LOUIS SALLERON sur la réforme de la propriété, et sur ce qu'il appelle « restituer la propriété à ceux qui doivent être propriétaires », ont été publiés de 1944 à 1958. Quand on les relit aujourd'hui, on y fait une découverte extraordinairement frappante. Quantité de pages semblent être l'écho direct, le commentaire théorique ou le prolongement pratique de ce qu'il y a de plus neuf sur ce même sujet, dans l'Encyclique *Mater et Magistra*. Voilà une rencontre qui, à elle seule, suffirait à manifester l'importance et l'actualité des ouvrages de Salleron, et qui invite à en étudier attentivement le contenu. \*\*\* Ce que nous appelons, sans sa permission, mais qu'il faut bien appeler « la réforme Salleron », on en trouve la première esquisse dans un livre qu'il publiait en 1944 chez Desclée de Brouwer : *Réflexions sur le régime à naître*. 58:57 Cette réforme de la propriété est étudiée, aux divers plans de la philosophie sociale, du droit, de l'économie politique, de l'expérience historique, dans son livre paru en 1947 : Six études sur la propriété collective (Éditions du Portulan). En 1951, son ouvrage Les catholiques et le capitalisme en reprend et en approfondit l'exposé. En 1953, il en résume la substance, il en présente lui-même, en quelque sorte, le « digest », en huit articles de *La France catholique*. Au début de l'année 1958, enfin, il fait au Bureau d'études du C.E.P.E.C. une communication intitulée : *Signification politique de la propriété*. \*\*\* Comme Salleron le disait lui-même dans sa communication de 1958, ses idées n'avaient « guère eu d'écho ». Tel est souvent le sort des précurseurs. Mais en 1961, d'une manière qui a été pour beaucoup inattendue, surprenante, voire au premier abord incompréhensible pour les esprits non préparés, l'Encyclique Mater et Magistra vient brusquement donner, au sujet de la propriété des entreprises, des orientations impératives et pressantes qui coïncident avec les lignes générales et qui recoupent les points principaux de la « réforme Salleron ». 59:57 Et Jean XXIII ne formule pas à ce sujet de simples vœux plus ou moins vagues. Il demande d'URGER la diffusion effective de la propriété, la participation croissante et réelle des salariés au capital et aux responsabilités de l'entre prise. Dans l'éditorial de notre précédent numéro, « Dissocier le spirituel du totalitaire », nous avons commenté notamment cet aspect de l'Encyclique ([^38]). \*\*\* Bien entendu, pour répondre aux requêtes instantes de l'Encyclique sur ce point, il n'existe pas une voie unique et systématique de réalisation. L'Encyclique laisse une grande liberté d'action, selon les situations et les circonstances. D'autres formules que celles de la « réforme Salleron » sont sans doute également viables : mais ces autres formules restent encore à inventer. Celles de Salleron ont le mérite d'exister et d'exister depuis quinze ans. Il importe donc de les connaître et de les faire connaître : fût-ce, comme il se doit, pour les modifier ou compléter plus ou moins, en les appliquant, selon les leçons de l'expérience. Il importe de les faire connaître aussi, ou peut-être d'abord, pour montrer et démontrer que les requêtes de l'Encyclique sur la propriété ne sont nullement chimériques, puisque voilà quinze ans que Salleron en étudie et en propose des moyens pratiques de réalisation. \*\*\* 60:57 Les ouvrages de Louis Salleron sur la propriété sont épuisés ([^39]). C'est pourquoi nous présentons au lecteur dans les pages suivantes, un recueil de quelques-uns des textes les plus significatifs, susceptibles de donner une idée d'ensemble de la pensée de Louis Salleron sur la réforme en question. Ainsi l'on pourra juger sur pièces et, nous l'espérons, y prendre plus d'une idée pour mettre au point les réalisations qu'il importe d' « urger ». On voudra bien me permettre d'ajouter encore un mot. Nous trouvons quelques motifs de joie et de fierté dans le fait que le philosophe social, l'économiste, le penseur dont l'œuvre se trouve brusquement et justement mise en vedette, soit professeur (aujourd'hui honoraire) à l'Institut catholique de Paris, où il a enseigné l'économie politique pendant dix-neuf années. Et dans le fait, aussi, qu'il soit un collaborateur de la première heure et un ami ardent de la revue *Itinéraires*. J. M. 61:57 ### Les salariés doivent devenir propriétaires Voici d'abord des textes extraits de l'ouvrage de Louis Salleron : *Les catholiques et le capitalisme* (paru en 1951). Leur morcellement leur donne ici l'apparence d'une suite d'axiomes isolés. C'était peu évitable, car nous avons choisi en quelque sorte des points de repère essentiels. On trouvera les exposés suivis et les développements explicatifs dans l'ouvrage lui-même. Ce premier groupe d'extraits a été composé en vue d'un premier contact, pour permettre au lecteur de commencer à situer l'ensemble de la pensée de Salleron sur le problème de la propriété. LE DRAME DU CAPITALISME, c'est l'absence de freins qui a caractérisé son éclosion. Il a écrasé les masses pauvres et il a dégradé les plus hautes valeurs sociales par la primauté qu'il assignait à l'argent. Malheureusement, ce n'est pas son erreur qu'on combat généralement quand on le dénonce. Le socialisme contemporain, en transférant à l'État les buts matérialistes du capitalisme privé, rend celui-ci plus oppresseur encore, tout en diminuant son efficacité. Entre le capitalisme américain et le capitalisme soviétique, nul doute que ce dernier soit dix fois plus condamnable que l'autre. La tare du capitalisme c'est qu'il consacre le triomphe du matérialisme dans la société, tant qu'il demeure libéral, et qu'il l'installe au pouvoir, quand il devient socialiste. \*\*\* 62:57 Depuis 1914, on peut établir comme une loi -- rigoureusement contraire au schéma marxiste -- que le socialisme prolifère en proportion inverse du capital existant, ou plus exactement, car le phénomène est dynamique, en proportion directe du capital détruit. Ce sont les pays les moins capitalistes, ce sont les pays où le capital est le plus détruit, ce sont les pays les plus pauvres et les moins évolués qui sont le plus sensibles au socialisme. \*\*\* L'idée de lier la *rémunération* individuelle à la production est absolument juste, mais l'idée d'y lier le *salaire* risque d'être fausse pour plusieurs raisons. Tout d'abord parce que « production » ne veut pas dire nécessairement « production de biens consommables ». Mais il y a une autre raison (qui, au fond, revient au même) : c'est que nous sommes dans la nécessité de refaire notre capital détruit, c'est-à-dire de travailler plus sans consommer davantage, c'est-à-dire encore d'investir notre épargne dans la production de biens d'équipement au lieu de l'investir dans la production de biens de consommation. Si donc au départ les indices sont : Production : 100 Coût de la vie : 100 Salaires : 100 ils devront être un peu plus tard (et le plus tôt possible) : Production : 150 Coût de la vie : 100 Salaires : 100 -- Mais, dira-t-on, si la production passe de 100 à 150, cette augmentation représente la création de biens nouveaux. C'est-à-dire que la valeur de la production nationale passe, par exemple, de 10.000 milliards à 15.000. -- Évidemment. -- Ces 5.000 milliards appartiennent à quelqu'un. -- Évidemment. -- A qui donc ? 63:57 -- A l'État, qui est le plus gros propriétaire des biens d'équipement, et aux particuliers. -- Ces particuliers sont des capitalistes. -- Évidemment. -- L'État et les capitalistes se sont donc enrichis, sinon en revenus, du moins en capital. -- Exactement. -- Tandis que les salariés ne gagnent rien à l'opération puisque leur revenu reste identique et qu'ils ne reçoivent aucune part de ce capital. -- Exactement. -- Vous trouvez ça juste ? -- Non. -- Alors augmentez les salaires des salariés, de même que vous augmentez le capital des capitalistes. -- Ce n'est pas possible, nous l'avons vu. -- Alors ? Quelle solution ? -- Je n'en vois qu'une. Puisque les salariés ne peuvent pas augmenter leur part dans le revenu distribué, il faut qu'ils touchent une part dans le revenu investi, c'est-à-dire qu'ils deviennent propriétaires d'une part du capital nouveau. -- Ça leur fera une belle jambe. -- Ça leur fera une jambe capitaliste. Propriétaires de capital, ils auront le sort de tous les propriétaires de capital. Ils toucheront des dividendes quand ce capital en distribuera. Ils pourront vendre leur titre de capital quand ils en auront besoin (au bout d'un certain temps du moins, pour ne pas créer d'inflation). Au total ils se seront enrichis de la seule manière possible. La solution que nous indiquons correspond particulièrement à la situation française. Mais elle est valable pour toute l'économie moderne. Les formidables investissements que celle-ci exige, dans un rythme trépidant de progrès technique, tendent à déraciner la propriété individuelle au profit de l'État. Par des processus divers on débouche fatalement à long terme dans un socialisme omnipotent, dont la forme cohérente est le communisme. On peut, bien entendu, envisager théoriquement un communisme respectueux des droits individuels (tel un travaillisme britannique). Mais il semble à tous égards préférable que ces droits individuels soient étayés par le droit de propriété qui est un des plus sûrs garants de la liberté. Une économie intégralement salariale serait difficilement capable d'échapper au despotisme. 64:57 Une économie où le travailleur salarié serait aussi travailleur-propriétaire aurait beaucoup plus de chances d'assurer la liberté individuelle tout en portant au maximum la part de revenu de chacun. \*\*\* Nous affirmons la nécessité de faire accéder les salariés à la propriété. Cette solution s'impose, selon nous, d'une part parce qu'elle est seule conforme à la justice, d'autre part parce qu'elle est seule susceptible de sauver la liberté. Faute de l'adopter, on va à l'atrophie complète du sens de la responsabilité chez les salariés, avec la conséquence inéluctable d'un totalitarisme étatique. \*\*\* Le droit de propriété a su s'adapter avec une souplesse merveilleuse au développement du capitalisme. Si les salariés n'en ont pas profité, ce n'est pas à cause des infirmités de l'appareil juridique, mais pour la raison beaucoup plus simple que l'individualisme libéral a créé, pendant plus de cent ans, des rapports de force si désavantageux pour le salarié qu'il était pratiquement dans l'impossibilité de devenir propriétaire. L'initiative, aujourd'hui, doit donc revenir à la loi et à la propagande. Elle doit par ailleurs s'insérer dans un schéma rationnel de l'évolution économique et dans une conception correcte de la propriété. Le problème se ramène à savoir qui doit être propriétaire. Il s'agit de restituer la propriété à ceux qui doivent être propriétaires. \*\*\* Dissocier l'autorité de la propriété dans le domaine économique, c'est associer la propriété à l'autorité dans le domaine politique. La propriété qui normalement est le rempart de la liberté contre l'autorité de l'État, devient l'auxiliaire de celle-ci pour désarmer l'individu. Une autorité qui, dans le domaine économique, ne procéderait plus de la propriété, ne pourrait plus procéder que de l'État. Ce qui est le caractère le plus foncier du totalitarisme. 65:57 Si le communisme exige la suppression de la propriété privée, la civilisation exige sa conservation, étant entendu que pour conserver il faut savoir transformer et adapter. \*\*\* De même que l'ouvrier est propriétaire de sa chemise, de son veston et des meubles qui ornent son logement, de même il devrait être propriétaire de l'immeuble où se meut sa liberté familiale. Il devrait être propriétaire d'une maison et, normalement, d'un jardin. L'espace vital d'une famille est de l'ordre de la propriété (quelles que puissent être éventuellement les modalités juridiques de cette propriété). Dans toute entreprise, il y a une part qui ne concerne que ceux qui y travaillent. Ce sont ce qu'on appelait traditionnellement les « œuvres sociales » : crèches, cantines, maisons de repos, salles de repos, salles de lecture, de jeu ou de sport, bref tout ce qui est pour le personnel seul en dehors de l'objet social de l'entreprise. Tous ces biens devraient devenir progressivement patrimoine corporatif et sortir du patrimoine social de l'entreprise. Ainsi les salariés seraient chez eux dans leur cantine, dans leur salle de lecture, etc. Il reste à aborder le problème de la propriété sociale, celle des « moyens de production » dans le monde économique moderne. Nous trouvons anormal que le salarié soit sans rapport de propriété avec le lieu et le moyen permanent de son travail. Que le mécanicien de locomotive, le conducteur d'autobus, l'ouvrier de tel ou tel atelier soit juridiquement aussi étranger à sa locomotive, à son autobus, à l'outillage de son atelier que Pierre, Paul ou Jean, nous semble anormal. Il est nécessaire qu'un droit réel -- au sens juridique du terme -- donne aux salariés de l'industrie une relation première et exclusive aux instruments de production qu'ils mettent en œuvre. Pratiquement nous croyons que les salariés d'une entreprise devraient : 1° devenir collectivement co-propriétaires partiels de cette entreprise ; 2° devenir collectivement copropriétaires partiels du capital nouveau créé dans la société. En quelque vingt-cinq ou cinquante ans le régime capitaliste, considéré comme distinguant le monde du travail du capital, serait aboli. Ils subsisterait par ailleurs intégralement du point de vue technique. \*\*\* 66:57 L'abolition de la propriété privée supprime évidemment les capitalistes. Elle ne supprime pas pour autant le salariat qu'au contraire elle généralise. Là où il y avait auparavant des salariés et des capitalistes, il n'y a plus désormais que des salariés. D'un point de vue économique pur, il peut sembler finalement assez indifférent, pour la masse des salariés, que le régime soit capitaliste ou communiste. C'est une illusion, car tôt ou tard le communisme est appelé à manifester son caractère oppresseur à cause de l'abolition de la propriété privée. Nous sommes tellement habitués à la propriété que nous finissons par en oublier le bienfait essentiel ou, pour mieux dire encore, la réalité essentielle : elle est l'incarnation économique de la liberté. Être propriétaire, c'est être libre. Non que la liberté se confonde avec la propriété. Il y a mille degrés de liberté. Mais dans le domaine des choses, celui qui est propriétaire dispose d'une portion tangible de liberté. Il ne dépend ni de l'État ni d'autrui quant aux biens dont il a la propriété. \*\*\* C'est donc du côté de la propriété qu'il faut se tourner pour trouver la solution du problème (au plan économique). On observera d'ailleurs que c'est à quoi aboutissent toujours, intuitivement ou consciemment, réformateurs et révolutionnaires. Si le socialisme, puis le communisme, ont posé le principe de l'abolition de la propriété privée, cette position radicale recommande un remède pire que le mal, mais ne se trompe pas sur le point précis où le changement doit être apporté. Qui dit réforme de structure dit nécessairement réforme de la propriété, pour la bonne raison que la propriété est la catégorie juridique fondamentale du fait économique. Sur quel point allons-nous faire porter notre réforme ? Sur la *généralisation* de la propriété et sur *l'accélération* de son passage d'une main dans une autre. \*\*\* 67:57 Au cours des siècles et des millénaires le problème social a toujours été celui-là. A un moment donné, la fluidité du fait propriétiste se trouve compromise. Il y a deux classes face à face, l'une possédante, l'autre prolétarienne ; et la rigidité des structures est telle qu'aucune modification dans le rapport de ces deux classes n'apparaît plus possible par le seul jeu des échanges économiques. D'où les révoltes ou les réformes agraires, d'où les remises de dettes, d'où les attributions de terres, d'où aussi les révolutions. Ce que nous proposons est simple : nous envisageons que la loi rende obligatoire le transfert annuel d'une fraction du capital des mains des capitalistes aux mains des travailleurs. Les modalités concrètes de ce transfert peuvent être infiniment diverses. Leur mise au point est affaire de spécialistes. Mais leur principe est extrêmement simple. Toute société procède, chaque année, à des amortissements. L'amortissement correspond au remplacement du capital qui s'use par un capital neuf. Il suffirait, pour assurer la réforme que nous préconisons, de virer au monde du travail un pourcentage déterminé de la somme prévue pour les amortissements. \*\*\* On objectera peut-être que, pour chaque salarié, la différence de situation ne sera pas considérable ; mais cette objection est vaine, puisqu'aucun miracle ne permettra jamais de répartir plus qu'il n'est produit. Le véritable problème, le seul problème est qu'il n'y ait pas enrichissement indu d'une classe, ce que favorise le capitalisme pur. Cette injustice levée, le partage entre investissement et consommation, entre capital et salaire, est affaire technique ; toute choses étant égales, le salaire moyen d'un pays sera toujours déterminé par sa richesse. \*\*\* Ce qu'il est très important de souligner, c'est que faute de recourir à la solution que nous proposons, on est obligé de tomber dans les nationalisations et finalement dans le collectivisme intégral. Ce collectivisme a le double inconvénient de supprimer la liberté en remettant la Propriété économique et le Pouvoir politique entre les mêmes mains et de rendre les travailleurs insensibles ou indifférents à la réalité du problème économique. 68:57 Le débat production-consommation, investissement-salaire, loisir-travail est permanent. Il ne doit pas être tranché par une classe contre une autre classe ni par l'État-Providence (Tyran) contre le citoyen-esclave ; il doit être, au contraire, soumis au citoyen « conscient et organisé » qui se prononcera avec plus de sagesse quand il saura que ce qu'il perd comme salarié il le gagne comme propriétaire et que ce qu'il perd au comptant il le gagne à terme. \*\*\* Le « jeu » capitaliste n'a pas été joué correctement en France. Nous en avons pris ses aspects sordides beaucoup plus que ses aspects nobles. Si le capitaliste britannique, puis américain, est dur pour les autres, il l'est d'abord pour soi. Il vise le profit. Mais ce profit, quand il l'obtient, ce n'est pas pour s'adonner au repos. Il en tire le maximum de confort, mais non sans continuer de travailler comme devant, en investissant, en s'agrandissant, en dotant la communauté de toute sorte d'institutions sociales. Jusqu'à sa mort, il est entrepreneur et pionnier. Le capitaliste français pense habituellement à « se retirer des affaires » dès qu'il aura fait fortune. Il ne vise pas le *profit *; il vise la *rente* dont ce profit, un jour, lui permettra de jouir. Son individualisme le rend, pratiquement, égoïste. On conçoit que, dans un tel climat, le capitalisme soit peu à peu devenu haïssable aux salariés. Car non seulement il ne leur donnait pas leur part, mais encore il leur montrait la « classe » adverse s'installant dans la jouissance d'une situation rentière. C'est la seule chose qu'ils ne puissent jamais accepter. \*\*\* Trois réformes paraissent indiquées : a\) L'augmentation des salaires doit être recherchée systématiquement soit dans des formules (auxquelles nous ne croyons guère) de participation aux bénéfices, soit dans des formules de participation à la *productivité.* La marge de progrès technique étant considérable surtout dans notre pays, la productivité offre une source très importante d'amélioration du niveau de vie des travailleurs. 69:57 b\) Le transfert d'une fraction de la propriété capitaliste doit être organisé juridiquement au bénéfice des salariés. Autant la collectivisation nous paraît nuisible, autant la constitution progressive d'un patrimoine pour les salariés serait une mesure heureuse. c\) Le moteur du régime capitaliste n'ayant jamais été pleinement chez nous le profit, il y aurait lieu de prendre nettement conscience de ce fait -- qui s'accentue partout, au point de devenir universel -- et de donner aux ingénieurs, entrepreneurs, managers et patrons de toute sorte l'esprit du capitalisme nouveau (si on peut lui laisser le nom de capitalisme). Quel esprit ? Celui de l'organisation rationnelle du progrès technique au service de l'humanité. \*\*\* Ce dernier point nous paraît capital. On tend à considérer qu'il n'y a que deux moteurs de l'Économie : le profit (capitalisme) et la contrainte (collectivisme). En fait, le schéma est simplifié à l'excès. Dans le collectivisme, il n'y a pas que la contrainte. Dans le capitalisme, il n'y a pas que le profit. Même en Amérique, dernière terre d'élection du capitalisme, l'esprit de record (et même l'esprit de service) est au moins aussi puissant que l'esprit de profit. En France, nos équipes d'ingénieurs qui assurent dans les transports, dans l'électricité, dans les mines, un travail créateur de premier ordre, n'ont que le goût de bien faire pour les animer. Il n'en est pas très différemment dans l'industrie privée. \*\*\* Il y a, d'une part, l'âme d'une société qu'il faut arracher au matérialisme. Il y a, d'autre part, une société économique à transformer pour que chacun y ait sa juste place en s'y trouvant *intéressé* pleinement, à la mesure de ses moyens. L'intéressement du salarié est de l'ordre de l'argent ; il est aussi de l'ordre de l'intelligence, de la volonté, de l'initiative, de la responsabilité. Le péché du capitalisme, surtout en France, c'est qu'il n'a associé les salariés que chichement aux résultats de leur travail et à l'œuvre même à laquelle ils concouraient. 70:57 ### Propriété collective, mais privée. Les passages ci-dessous sont extraits de la communication faite par Louis Salleron, le 14 janvier 1958, au Bureau d'études du C.E.P.E.C. (Centre d'études politiques et civiques, 25, boulevard des Italiens, Paris-2^e^). Le texte intégral de cette communication a été édité en un opuscule que l'on peut se procurer au C.E.P.E.C. PEUT-ON RÉFORMER la propriété moderne et notamment la propriété capitaliste ? On le peut sans aucun doute et c'est précisément parce que cette réforme est possible qu'il faut la faire. Elle seule nous évitera une révolution qui nous replongerait dans des servitudes de fait dont bien peu semblent avoir conscience, non seulement chez les salariés mais chez les patrons et même chez les intellectuels. L'examen de cette réforme exigerait de très longs développements. Je voudrais rendre sensible sa nécessité en soulignant les deux tares de notre structure actuelle. *Première tare :* l'accumulation du capital dans un trop petit nombre de mains. *Deuxième tare :* le trop grand nombre de petites propriétés du type XIX^e^ siècle, dans le triple domaine paysan, artisanal et commercial. Ces deux tares dont les aspects sont contraires ont une même cause : *l'absence de mobilité, de fluidité de la propriété actuelle.* Parce que notre régime de propriété n'a pas évolué, dans son esprit du moins, une masse considérable d'individus est extérieure à la propriété capitaliste avec le double inconvénient du sentiment de classe qui en résulte et de la méconnaissance des lois les plus élémentaires du progrès économique. 71:57 Pour la même raison et grâce à un système électoral lamentable, les innombrables titulaires de petits moyens de production conservent leurs droits contre le progrès technique au détriment de tous et de chacun, sans exclure eux-mêmes. Autrement dit, nous vivons dans un *conservatisme juridique* ahurissant qui aboutit à un *conservatisme économique et technique* d'une telle dimension que nous risquons d'être emportés demain au premier choc de l'événement. \*\*\* DÉFENDRE LA PROPRIÉTÉ, sauver la propriété, c'est aujourd'hui *réformer* et *multiplier* la propriété, sans quoi il sera à peu près certain que le communisme rasera tout. Les trois directions que j'aperçois sont les suivantes : 1° Ouvrir la propriété capitaliste aux salariés. 2° Rétablir le maximum de liberté concurrentielle dans la propriété non capitaliste, et notamment dans le secteur commercial. 3° Faciliter l'accession à la propriété personnelle de la maison familiale. Les modes de réalisation des réformes supposent l'art politique. On ne peut tout réformer à la fois. La meilleure manière de commencer serait à mon sens d'ouvrir la propriété capitaliste aux salariés parce que c'est, bizarrement, *la réforme la plus facile à faire, --* je dirais volontiers : sans que personne s'en aperçoive. On peut ouvrir la propriété capitaliste aux salariés de bien des façons. On peut le faire *sans aucune loi par la simple initiative capitaliste,* c'est ce qui se fait jusqu'à un certain point aux États-Unis et en Grande-Bretagne par la propagande, par la publicité et par l'initiative de grandes firmes qui distribuent des actions à leur personnel, ou lui en facilitent l'acquisition. Il est dommage que la documentation soit si rare à ce sujet ; et celle qui existe est peu connue. Je donnerai ici quelques références qui, je l'espère, seront utilisées par vous. 72:57 En Grande-Bretagne une documentation intéressante nous est fournie par les numéros de mars et avril 1956 de la revue *The Manager* (traduction, pour l'essentiel, dans *Travail et Méthodes* de février 1957). Aux États-Unis, on pourra consulter les deux articles d'Alfred G. Larke dans Dun's Review (août et novembre 1955), ainsi que diverses brochures (Stock Ownership Plans for Workers, étude n° 132 du National Industrial Conference Board ; Employee Savings and Investment Plans étude n° 133 du même bureau ; A Survey of Various Employee Saving Plans, etc., avec suppléments, Pandick Press Inc. ; Stock Ownership Plans for Employees publié par le New-York Exchange, etc.) En Allemagne et en Autriche se poursuivent des réformes mi-spontanées, mi-légales, sur lesquelles nous sommes extrêmement mal informés. En France, à part des tentatives spontanées d'une valeur symbolique puissante mais d'un champ très limité, comme celle de M. Bernard Jousset, on ne peut rien signaler de sensationnel. Je noterai simplement qu'une certaine nécessité pousse à la répartition du capital. Je fais allusion ici aux certificats pétroliers. J'ai exposé à plusieurs reprises ([^40]) en quoi consistait l'ouverture du capitalisme au salariat, ce qui la fondait moralement et comment elle était réalisable pratiquement. Ce qui la fonde moralement c'est, je le répète, la course impossible entre l'enrichissement par la voie du salaire et l'enrichissement par la voie de l'accumulation du capital. Reportons-nous à l'époque de l'étalon-or et de la stabilité monétaire. De 1857 à 1907, un capital placé en valeurs à revenu fixe passait de 100 à 922 et en valeurs à revenu variable de 100 à 902, c'est-à-dire qu'en 50 ans une fortune décuplait presque. Cela représente un taux d'intérêt d'environ 4 1/2 %. Le décuplement de la fortune que j'indique est un décuplement constaté et non pas imaginaire ([^41]). 73:57 On peut donc établir que dans un régime sans inflation : -- qui est tout de même celui qui me paraît préférable -- le capital tend à décupler en 50 ans. Je pense, du reste, que la période envisagée est exceptionnelle car le taux d'intérêt normal sur la longue durée ne peut pas être 4 1/2 %. Si nous retenions 3 % qui coïncide à peu près avec le taux du progrès technique, le capital ne ferait qu'un peu plus que quadrupler, ce qui n'est déjà pas mal. Qu'on n'objecte pas les échecs individuels, ou l'inflation, régime malsain, ou les destructions. Si l'enrichissement individuel par l'accumulation capitaliste reste aléatoire, l'enrichissement d'une certaine classe sociale reste certain -- en temps de paix et sans inflation. Je répète *qu'on ne peur pas compter sur la guerre, sur l'inflation ou sur les catastrophes pour atténuer ou corriger un tel système.* Il faut trouver, au contraire, un ordre juste pour une situation désirable, c'est-à-dire celle de la paix et de la stabilité monétaire. Voilà le fondement moral de l'ouverture de la propriété capitaliste aux salariés. Vérité permanente en régime de progrès technique et de structure capitaliste, le phénomène est plus nécessaire encore en période d'investissements intenses, quand ces investissements sont requis par l'importance du progrès et la concurrence étrangère, ce qui est notre cas pour de longues années. \*\*\* EN GROS le système est simple. Il consisterait à attribuer chaque année, aux salaries, *une part du capital en formation.* Cette part ne devrait d'ailleurs pas leur être attribuée individuellement, sous peine de se volatiliser en revenu et en consommation. Elle devrait aller à des sociétés d'investissements -- « investment trusts » -- spécialement constituées à cet effet et dont les titulaires d'actions seraient les salariés. En une dizaine d'années tous les employés et ouvriers seraient devenus capitalistes et le trouveraient fort bon. Je préconise cette idée depuis la fin de la guerre. Elle n'a eu guère d'échos, ce qui ne m'empêche pas de la trouver bonne. J'ai été heureux, et flatté, de la retrouver dans une interview du Comte de Paris à la *Vie française* (29 nov. 1957). Voici ce que déclare le Comte de Paris : 74:57 « ...dans l'ordre économique, une association des salariés au partage des fruits de l'entreprise supposerait qu'ils participent aussi à la plus-value non distribuée, celle qui, sous le nom d'autofinancement, fabrique la substance des entreprises pour demain. Mais alors qu'il est impossible d'accroître, par exemple, du jour au lendemain, de quatre à cinq cents milliards la masse des salaires et émoluments distribués, sans risquer soit l'inflation galopante si les prix ne sont pas bloqués, soit l'étiolement des entreprises s'ils le sont, et si ces sommes sont prises sur l'autofinancement, donc sur les investissements, -- l'attribution aux salariés d'une pareille créance dans l'autofinancement n'aurait aucun effet économique dangereux et aurait, je pense, un retentissement social considérable. » Nous allons vers des formes concentrées de la production qui impliquent une « collectivisation » de la propriété. La « collectivisation » peut se faire de deux manières : par la multiplication, intelligemment construite, des droits et du contenu économique de cette propriété, ou par la nationalisation. C'est évidemment la première manière qui est la bonne. En France, une fraction considérable du capital productif a été nationalisée. Pour sauver le reste et pour dénationaliser ce qui l'a été, il faut répartir la propriété. \*\*\* SI NOUS ALLIONS AU CŒUR de l'ensemble des problèmes qui sont liés à la structure actuelle de la propriété française, nous trouverions un sentiment inconscient qui est le suivant : *Plus conservatrice dans les faits et plus révolutionnaire dans les idées qu'aucun autre pays, la France est très malhabile aux réformes.* La répugnance aux réformes est entretenue dans une complicité secrète par les conservateurs qui tiennent à ne rien changer et par les révolutionnaires qui craignent que des réformes sérieuses empêchent une révolution radicale. En matière de propriété, le phénomène joue à plein. Tous ceux qui bénéficient aujourd'hui des droits de la propriété capitaliste, de la propriété du code civil et de toutes les déviations de cette dernière (propriété commerciale, occupation des locaux, situations acquises, etc.) redoutent qu'on change quoi que ce soit à un système dont ils espèrent qu'il durera autant qu'eux. 75:57 En face, les communistes n'ont qu'un désir : c'est qu'effectivement ce système achève de pourrir en discréditant la propriété et qu'ainsi puisse se faire l'abolition totale de la propriété privée, suivant l'exemple donné par l'U.R.S.S. Comme notre système électoral et parlementaire joue toujours en fonction des situations acquises et en fonction de la vieillesse, les gouvernements ne font rien. C'est la même réalité sociale qui empêche les jeunes de se loger et la propriété d'être réformée. Il suffit de considérer la pyramide des âges pour que nous sachions que l'arrivée *supplémentaire* de 200.000 jeunes chaque année, aux alentours de 1965, fera exploser cette situation. Si rien n'a été fait d'ici là, les solutions, quelles qu'elles soient, seront de tendance socialiste et peut-être directement communiste. Les Français auront alors quelques décades devant eux pour apprendre amèrement en quoi la propriété est le support de la liberté... Si, au contraire, on s'y prend dès maintenant, si on ouvre la propriété capitaliste aux salariés, et si on rend les chefs de famille propriétaires de leur habitation, notre société pourra évoluer facilement dans un accroissement de progrès technique qui ne bouleversera ni l'ordre ni la justice. Formons le vœu que les élites de nos concitoyens en prennent conscience afin d'amorcer les réformes nécessaires ; parmi tous les moyens qui doivent nous permettre de dépasser simultanément l'ancien capitalisme libéral et le communisme, celui d'une réforme profonde de la propriété est un moyen privilégié. 76:57 ### Ouvrir aux salariés la propriété capitaliste En juin 1951, dans la revue *Fédération,* dont il était alors rédacteur en chef, Louis Salleron conduisit une enquête sur l'accession des salariés à la propriété capitaliste. Le texte initial de l'enquête, reproduit ci-dessous, pose la question dans ses termes les plus actuels et les plus pressants. IL EST BEAUCOUP QUESTION de « réformes de structures ». Mais quand on regarde de près les réformes qui sont proposées sous cette étiquette, ce ne sont généralement pas des réformes de « structure » ; ce sont simplement des modifications au régime des salaires. Ces modifications sont louables, et on ne peut que les encourager. Elles laissent intact le problème des « structures ». Qui dit « capitalisme » dit régime économique dans lequel il y a fossé entre le monde du capital et le monde du travail. Le *climat* peut combler partiellement, ou momentanément, ce fossé. Le dynamisme du patronat américain, le sens communautaire de nombreux patrons français atténuent ou abolissent les zones d'antagonisme que crée la structure capitaliste. Mais le problème du capitalisme n'est pas résolu pour autant. Il n'est que différé. Quel est exactement ce problème ? Le voici. 77:57 La course impossible\ entre le propriétaire capitaliste\ et le travailleur salarié En régime capitaliste normal, c'est-à-dire en période d'expansion géographique ou technique, la richesse du *propriétaire de capital* tend à s'accroître exagérément par rapport à la richesse du *travailleur salarié.* Reprenons les chiffres que nous avons déjà cités en les empruntant à l'excellent petit livre de M. Gaél Fain sur « les placements » (Collection *Que sais-je *?), qui les avait lui-même puisés à l'Institut de Conjoncture. Chiffrant l'évolution sur la base du coût de la vie, d'un capital placé entre 1857 et 1907 et grossi de ses intérêts accumulés, en valeurs à revenu fixe et valeurs à revenu variable, l'Institut de Conjoncture dresse le tableau suivant : ------------- -------------------------- ------------------------------- *Valeurs à revenu fixe * *Valeurs à revenu variable* 1857  100  100 1867  154,8  142 1877  229,3  248,4 1887  423  376,3 1897  743  633 1907  922  902 ------------- -------------------------- ------------------------------- En cinquante ans, le capitaliste a donc multiplié par 9 son capital -- et conséquemment son revenu. Le travailleur, pendant ce temps, n'a peut-être pas doublé son salaire. En l'absence de guerre, d'inflation et de dévaluation, la course est impossible entre le propriétaire capitaliste et le travailleur salarié. Le second est vaincu d'avance. Premières objections\ et premières réponses. On nous dira : -- Vous prenez une période de stabilité monétaire et d'enrichissement inouï. Mais prenez la période 1914-1951, vous observez le contraire, car c'est le « capitaliste » qui se ruine tandis que le salarié défend, vaille que vaille, son pouvoir d'achat. 78:57 L'observation est exacte, mais ne fait qu'enregistrer des phénomènes *extérieurs au régime capitaliste* proprement dit. Deux guerres et une inflation permanente ont ruiné complètement le rentier, partiellement l'épargnant. Le capital français ayant été détruit, il est évident que les propriétaires de ce capital ont été dépouillés de leur avoir. Mais de deux choses l'une : -- ou vous admettez que ce processus est exceptionnel, et vous ne pouvez en tirer aucune conclusion relative aux structures économiques ; -- ou vous admettez qu'il est normal : et alors il est à réviser. Car si c'est à la guerre et à l'inflation que vous demandez la correction des injustices du capitalisme, vous êtes bien fou. Ces maux *ruinent le propriétaire sans enrichir le salarié.* Il y a mieux à trouver. La propriété est depuis toujours\ le problème « structurel » fondamental. La vérité est la suivante. A toutes les époques, depuis la plus haute antiquité, le problème *structurel* fondamental a été celui de la propriété. Il n'y a pas de société sans propriété. Car il n'y a pas d'organisation sociale qui puisse subsister, il n'y a pas de liberté personnelle qui puisse s'instituer, si celui qui créé la richesse n'y trouve sa récompense par la propriété. Mais la propriété est difficile à réaliser d'une manière équilibrée : -- car si elle est *trop précaire,* elle perd de son intérêt et décourage l'activité créatrice ; -- et si elle *se cristallise* entre les mains d'un trop petit nombre, elle appauvrit le plus grand nombre et ruine la société à travers des soubresauts politiques de nature révolutionnaire. 79:57 A cet égard, les problèmes soulevés par ce qu'on appelle « le capitalisme » ne sont pas le moins du monde nouveaux. Ils ont toujours existé. *Toutes les civilisations ont été secouées --* et certaines en sont mortes -- *par le fait de l'accumulation capitaliste.* Les terres (les *latifundia*)*,* le négoce, la marine marchande, le grand commerce, les mines, les colonies, les trésors de l'Orient ont suscité vingt fois, dans le cours de l'Histoire, des crises « capitalistes » qui ont été à l'origine des dévaluations monétaires, des inflations, des remises massives de dettes, des révolutions. Ces troubles et ces désordres auraient pu être évités si la propriété avait été plus accessible aux travailleurs. On ne détruit pas, volontairement, sa propre maison. La différence\ entre hier et aujourd'hui\ une différence de vitesse. La seule différence qu'il y ait entre hier et aujourd'hui, entre les phénomènes économiques des temps anciens et les phénomènes économiques des temps modernes, est une différence de vitesse. Le capital, jadis, s'accumulait très lentement faute de progrès technique. L'instrument de la capitalisation était, normalement, l'usure, à quoi la réalité faisait obstacle. Il fallait un très long temps et une situation générale insupportable pour que le capitalisme créât un problème politique. En fait, depuis l'ère chrétienne, les maux propres à l'accumulation capitaliste ne furent pas considérables, jusqu'au XIX^e^ siècle, pour deux raisons : 1° En ce qui concerne *la terre,* les « latifundia » furent évités et la propriété, sous des noms divers, devint générale (en Europe occidentale du moins). Par les partages, les successions, les amodiations, les achats et les ventes, il y eut une *fluidité suffisante* du capital foncier. 2° En ce qui concerne *le commerce,* la cristallisation propriétiste ne se fit jamais. Échecs et faillites permirent un *changement perpétuel,* un brassage constant des individus et des familles. Le jeu capitaliste n'offrait, en ce secteur, que des avantages, sans presque aucun inconvénient. 80:57 A l'aube de la grande industrie, l'Occident ne connaissait pas le problème capitaliste. Du XIXe au XXe siècle. Le XIX^e^ siècle a retrouvé ce problème qui a pris une acuité telle que le mot « capitalisme » a été inventé pour le nommer, sinon dans sa nouveauté, du moins dans la nouveauté de son éclat. Le progrès technique, en effet, en multipliant les biens, multipliait la richesse. La propriété tendait à s'accroître à l'infini, *non plus* grâce à *l'usure, mais grâce au plus légitime intérêt.* Le capitaliste, propriétaire du capital, devenait de plus en plus riche sans violer aucune loi morale dans son comportement personnel. Le fossé des classes se creusait entre le salarié et le capitaliste comme il s'était creusé autrefois entre le paysan endetté et le propriétaire de la terre. Marx devient le héraut de la guerre des classes. On est en droit de se demander comment cette situation a pu durer pendant tout le XIX^e^ siècle sans qu'aucune secousse sociale véritablement sérieuse se soit produite. Les raisons de ce calme relatif sont très simples : 1° Les salariés ne se sont rendu compte que très tardivement du phénomène qui les écrasait. Pratiquement, ce n'est qu'après l'échec de 1848 qu'ils ont pris conscience de s'enfoncer dans un tunnel. 2° La prodigieuse expansion du XIX^e^ siècle offrait des chances sinon au plus grand nombre, du moins à un très grand nombre. La concentration n'étant pas encore très développée, un travailleur énergique pouvait devenir patron. Dans son ensemble, la population pauvre était plus sensibilisée par la transformation technique de la société et les avantages qu'elle en pouvait tirer que par sa propre misère. 3° La propagande politique assurant le prolétariat, par la voix puissante de l'école, de la presse et du tréteau électoral, que la démocratie l'avait libéré de l'esclavage des siècles antérieurs, le prolétariat finissait par le croire. 4° Enfin, il n'est pas douteux que, quel que fût l'écart de situation entre le riche et le pauvre, entre le capitaliste et le salarié, l'immense accroissement de la richesse collective, après un siècle et demi d'industrie, bénéficiait à tous. La législation sociale, simultanément, rendait plus douce la condition du travailleur. L'accumulation capitaliste était supportée. 81:57 Cependant, au début du XX^e^ siècle, la concentration commençait à se développer sérieusement et depuis cinquante ans, les *chances individuelles* de devenir indépendant ont graduellement diminué. Sociologiquement, il y a toujours le très important secteur de l'agriculture, du commerce et de l'artisanat. Mais dans l'industrie proprement dite et dans la zone « tertiaire » de la banque, de l'assurance, des services de toute sorte (comptabilité, organisation, dactylographie, contentieux, etc.), le salarié est salarié pour la vie. C'est *la moitié de la population.* Ce que signifient\ les nationalisations La destruction du capital conduit toujours à des mesures de socialisation. La nécessité où est l'État d'assurer le maintien d'un minimum de revenu à la majorité pauvre des citoyens l'oblige à une redistribution autoritaire des revenus les plus importants, ou même à la conversion en revenu d'une fraction du capital subsistant. Pratiquement c'est l'inflation qui est l'instrument d'une telle politique. Néanmoins, le ressentiment et l'idéologie aidant, il n'a pas suffi, dans des pays comme la France, et même la Grande-Bretagne, de redistribuer la richesse ; il a fallu encore manifester publiquement que les propriétaires du capital seraient dépossédés. C'est tout le sens des nationalisations. Un grand pan de propriété est tombé. C'est peut-être une bonne chose. Il semble que c'en eût été une meilleure *si cette propriété avait été reçue par des mains nouvelles.* La nationalisation n'est pas, en effet, un *transfert* de propriété : c'est une *suppression* de propriété. La propriété publique n'est que l'absence de propriété. On la conçoit comme propriété parce qu'elle s'oppose à la propriété privée ; et elle a une certaine consistance de propriété *tant qu'elle baigne dans un milieu économique et juridique de propriété.* 82:57 Mais la propriété est « privée » par nature. C'est la limitation qui fait la propriété : ce qui est à moi n'est pas à toi. L'État peut être propriétaire *contre* les particuliers ; il ne peut être propriétaire absolu -- sauf à l'égard des autres États, comme un individu l'est à l'égard des autres individus. C'est pourquoi le communisme a toujours revendiqué *l'abolition de la propriété* par la remise à l'État de tous les biens de production. La propriété remise à l'État, c'est l'abolition de la propriété. Qui en profite ? Personne. Le métier de l'État est de *gouverner ;* le métier des citoyens est de *produire* et de *consommer* à travers le phénomène de *propriété.* Le choix est à faire\ entre deux formes\ de propriété collective. La moitié de la population qui est salariée ne deviendra jamais indépendante. Une grande partie de la production deviendra de plus en plus concentrée sur le plan financier. Les capitaux à investir et à réinvestir deviendront de plus en plus considérables dans le secteur de la grande industrie. On ne les trouvera que dans la voie de l'autofinancement, puisque la voie de l'épargne est bouchée, en même temps que celle du profit, pour la moitié de la population (en 1950, l'épargne n'a fourni que 10 % de l'investissement national). Dans ces conditions, l'avenir se dessine en traits que la logique impose et que le passé vérifie : -- ou on « laissera faire », ce qui implique, au gré des secousses futures, des nationalisations successives débouchant dans un communisme théorique et pratique ; -- ou on redistribuera systématiquement la propriété du capital concentré, en instituant légalement un régime d' « amortissement » de la propriété, c'est-à-dire une modalité de transfert graduel de la propriété des mains des possesseurs originels aux mains des possesseurs salariés. 83:57 Dans les deux cas il y a propriété collective. Mais, nous l'avons dit, la propriété collective *étatique* n'est que de la fausse propriété ; elle n'est que de la propriété abolie. Sous les espèces de la nationalisation, elle est routinière ou gaspilleuse. Sous les espèces du communisme, elle est gaspilleuse et tyrannique. La *propriété collective capitaliste* est, au contraire, de la véritable propriété, en ce sens qu'elle est *privée.* Elle est même la seule forme de propriété qu'on puisse concevoir pour le capital concentré. Ce qu'elle a eu de mauvais tient au fait qu'elle était CLOSE ; une fois OUVERTE, elle n'a plus que des qualités. Nécessités actuelles. La nécessité d'ouvrir systématiquement la propriété capitaliste aux salariés s'impose en tous temps pour les deux raisons que nous avons dites : 1° La course entre l'accumulation capitaliste et l' « accumulation » salariale ne laisse aucune chance au salarié. 2° La possibilité pour le salarié de devenir indépendant s'évanouit progressivement avec la concentration capitaliste. Mais à ces deux raisons s'en ajoute une troisième, qui vaut pour les années que nous traversons : c'est que la part du revenu national devant aller aux investissements sera, pendant assez longtemps, plus importante qu'en temps normal. Il est donc juste que ce qui ne peut être distribué en salaire le soit en propriété. Autres objections On objecte : transférer de la propriété capitaliste aux salariés est bel et bon, mais il faudrait au moins l'accord des intéressés ; or, capitalistes et salariés sont *contre.* C'est à voir. Que les propriétaires du capital ne tiennent pas à voir fondre leur capital et leur propriété, c'est bien normal. Mais la question n'est pas là. Les dévaluations, les inflations et la fiscalité ont dévoré une grande part de leur patrimoine ; les nationalisations en ont aboli une fraction entière. 84:57 Ne serait-il pas préférable pour eux de voir effectuer une réforme de structure parfaitement juste, et qui, en sauvant la propriété et le cadre capitaliste de cette propriété, leur serait une assurance bien plus qu'une pénalisation ? Quant aux salariés, il est certain qu'en général la propriété les intéresse peu. Mais c'est parce qu'ils ne pouvaient y accéder pratiquement. Leur pensée et leur action étaient donc tendues vers le salaire et le loisir. Les nationalisations ont pu les éclairer. Entre le capitaliste seul propriétaire et l'État seul propriétaire, il y a tout de même la tierce formule du salarié devenant *aussi propriétaire.* On ne voit pas en quoi, s'il y réfléchit, cette formule pourrait lui déplaire. Pratiquement... Pratiquement, que faire ? Pour répondre à cette question, il est d'abord nécessaire d'avoir bien présente à l'esprit la raison profonde qui commande la mesure préconisée. Cette raison est la suivante : *le travail crée du capital sur lequel il acquiert un droit de propriété.* Supposons une société au capital de *x* millions. Cette société distribue des *salaires* à son personnel et des *dividendes* (éventuels) à ses actionnaires. *Statiquement,* la justice est ainsi satisfaite, mais *dynamiquement* il n'en est plus de même, car, en réalité, le personnel crée, chaque année, un capital nouveau sur lequel il a un droit réel au même titre que les actionnaires. Il est donc normal qu'il en devienne propriétaire, pour sa part, ce qui se fera très aisément par le transfert régulier, à son bénéfice, d'une fraction du capital social. Qu'on nous permette de nous citer nous-même : « Imaginons, par exemple, neuf personnes morales, que nous appellerons « sociétés de gestion du capital travailliste » : trois pour les ouvriers, trois pour les employés, trois pour les cadres et dirigeants. Chaque salarié adhère à l'une des trois sociétés qui lui sont ouvertes. L'adhésion est gratuite, bien entendu. Elle n'a pas à être obligatoire puisqu'elle n'offre que des avantages. 85:57 Toute entreprise employant des salariés verse annuellement une « taxe » ([^42]) à un organisme central, qui repartit les sommes ainsi collectées aux neuf sociétés de gestion selon le principe suivant : chaque groupe (ouvrier, employé, cadre) reçoit une somme proportionnelle aux salaires qu'il représente et chaque société également. Supposons, par exemple, que la somme globale encaissée par la centrale répartitrice soit d'un milliard (chiffre absolument hypothétique) et que les salaires des ouvriers, des employés et des cadres s'établissent globalement, dans la nation, selon le rapport (hypothétique également) de 40, 40 et 20, le groupe ouvrier recevrait 400 millions, le groupe employé 400 millions et le groupe cadre 200 millions. Au sein de ces groupes, chaque société encaisserait une somme répartie selon le même principe, c'est-à-dire, *grosso modo,* selon le nombre de ses adhérents. Chaque société de gestion serait propriétaire, de sa part (qui irait chaque année en grossissant). Elle la gèrerait en capitaliste selon le procédé anglo-saxon de *l'investment trust* (société de placement). Au sein de la société dont il serait adhérent, chaque salarié serait dans la même situation où est chaque porteur d'action au sein d'une société capitaliste, ou chaque capitaliste, au sein de *l'investment trust* auquel il a confié son « portefeuille ». L'ampleur de ses droits serait déterminée par un certain nombre d'éléments tels que son salaire, son ancienneté salariale, sa situation de famille. Il disposerait ainsi, au bout de quelques années, d'une épargne consistante, indépendamment de celle qu'il aurait pu constituer personnellement. « Les avantages du système sont évidents. Très rapidement, en effet, les sociétés de gestion du capital travailliste seraient propriétaires non seulement de milliards, mais de dizaines et de centaines de milliards. Le « monde du travail », devenu collectivement capitaliste, aurait ainsi la satisfaction de ne plus se sentir extérieur au « monde du capital », en même temps qu'il prendrait directement conscience des problèmes économiques. « ...Certes, les travailleurs individuels se seront pas portés à réagir comme leurs propres sociétés de gestion. Toutefois, ils seront plus proches de celles-ci, et par les hommes qu'ils y délégueront, et par les intérêts qu'ils y auront, qu'ils ne sont du monde capitaliste constitué en face d'eux, ou qu'ils ne seraient d'un État socialiste dont ils se sentiraient vite les esclaves plutôt que les maîtres. 86:57 « Devenu capitaliste, le monde du travail deviendra forcément conservateur du capital qui sera le sien ; et en face d'un effort à faire pour augmenter ce capital, il hésitera moins, devant en recevoir un accroissement de richesses » ([^43]). Au fond, il s'agit tout simplement de faire en sorte que le débat, purement technique entre *investissement* et *consommation* ne soit pas faussé par le débat social entre *capital* (propriété-investissement) et *travail* (salaires-consommation). Le seul moyen est de rendre le salarié propriétaire. Telle est donc la réforme de structure que nous proposons, en invitant tout les intéressés -- patrons, cadres, ouvriers, employés, professeurs, intellectuels et « réformateurs » de tous ordres -- à nous communiquer leurs observations. C'est une simple *idée directrice* que nous mettons en avant. Elle peut être approuvée ou contestée. Elle appelle, de toute manière, des mises au point. 87:57 ### Pour une doctrine de la propriété Pour terminer, voici un texte très court et particulièrement dense. C'est le dernier des huit articles parus dans *La France catholique* en 1953. Salleron prévient qu'en cet article il « procède par affirmations, la place manquant pour expliquer ou justifier ». Explications et justifications sont développées dans toute son œuvre. Cette sorte de « digest », par l'auteur lui-même, donne une vue d'ensemble de sa doctrine de la propriété. **I. --** LA PROPRIÉTÉ EST LE PROLONGEMENT DE LA PERSONNE DANS LES CHOSES ou, si l'on préfère, ELLE EST LA FINALISATION DES CHOSES PAR LA PERSONNE. C'est l'idée traditionnelle et quiconque médite sur la question la retrouve nécessairement. Avec son style tendu et le frémissement qui la caractérise, Simone Weil dit très bien : « La propriété est un besoin vital de l'âme. L'âme est isolée, perdue, si elle n'est pas dans un entourage d'objets, qui soient pour elle comme un prolongement des membres du corps. Tout homme est invinciblement porté à s'approprier par la pensée tout ce dont il a fait longtemps et continuellement usage pour le travail, le plaisir ou les nécessités de la vie. » (*L'enracinement, p. 3*6). Telle doctrine de la personne et de la société, telle doctrine de la propriété. Une doctrine individualiste aboutit à faire de la propriété un absolu. C'est l'erreur du XIX^e^ siècle latente dans la définition du code civil. Une doctrine étatiste aboutit à la suppression de la propriété ou à sa minimisation. Une doctrine de la personne qui voit dans l'homme un être individuel et social, centre et faisceau de relations multiples, affecte toute propriété du caractère patrimonial (Cf. notre étude sur le patrimoine dans *Six études sur la propriété collective.*) 88:57 Le premier système de relations le plus universel, le plus dense et le plus naturel, c'est la famille. C'est pourquoi le mot « patrimoine » qui signifie « bien hérité des pères », coïncide presque, dans le langage courant, avec l'idée de propriété familiale. **II. --** Du fait qu'elle est liée à la personne et qu'elle est d'autant plus riche de substance qu'elle est plus proche de l'individu et de ses systèmes de relations les plus immédiats, LA PROPRIÉTÉ EST PRIVÉE PAR NATURE. Juridiquement, ceci signifie qu'elle évolue dans l'ordre du Droit privé. Qui dit *Propriété* dit *Droit privé.* Qui dit *Pouvoir* dit *Droit public.* Le rôle de l'État est de régler le jeu de la propriété non de l'assumer. L'État n'a vocation à la propriété que dans la mesure où son autorité en a besoin pour s'imposer au pouvoir de fait qui découle de la propriété des personnes. **III. --** LA PROPRIÉTÉ EST LE SUPPORT DE LA LIBERTÉ. Elle l'est naturellement, et en quelque sorte par définition, en ce sens qu'elle permet l'épanouissement de a personne. Elle l'est institutionnellement, en ce sens que le pouvoir de l'État s'arrête à la propriété de la personne. Elle l'est politiquement par l'équilibre qu'elle institue entre les forces de l'économie (secteur de la propriété) et celles de l'État (secteur du pouvoir). Le drame du communisme, c'est qu'en confondant entre les mêmes mains l'autorité politique et l'autorité économique, il désarme le citoyen et le prive de toute liberté. **IV. --** LA PROPRIÉTÉ SE CONÇOIT ET SE RÉALISE LE PLUS AISÉMENT QUAND LE SUJET EN EST L'INDIVIDU OU LA FAMILLE, ET L'OBJET TOUTE CHOSE A DIMENSION INDIVIDUELLE OU FAMILIALE. C'est pourquoi certains inclinent à ne reconnaître comme propriété légitime que celle qui s'inscrit dans l'orbe de cette dimension. Il y a là une grave erreur qui ressortit, en fin de compte, à l'individualisme ou au communisme. La vérité, c'est que *la personne, dans tous ses développements individuels ou collectifs doit s'accompagner de la propriété.* La propriété individuelle n'interdit pas la propriété collective, la petite propriété n'interdit pas la grande, la propriété de la terre n'interdit pas celle de l'argent, la propriété totale n'interdit pas le fermage ou l'usufruit. Ce qui importe, c'est que le Droit pose des règles telles que la propriété, dans ses aspects multiples, serve la personne au lieu de la desservir. *Le critère de la légitimité, en matière de propriété, est dans la personne. Est légitime toute propriété qui permet aux choses d'aider la personne à s'épanouir intégralement selon ses fins naturelles et surnaturelles individuelles, sociales et génériques.* 89:57 **V. --** LA PROPRIÉTÉ, ÉTANT DU DOMAINE DE L'AVOIR, OPPOSE A L'ÊTRE TOUTES LES CONTRADICTIONS QUE LUI OPPOSE L'AVOIR. C'est la condition humaine. Refuser, mépriser la propriété à cause des impuretés de l'Avoir, c'est refuser, mépriser la condition humaine. N'admettre la propriété que comme « service », comme « fonction sociale », c'est vouloir réserver le mariage aux anges ou aux corps glorieux. C'est du catharisme économique. L'angélisme est le piège le plus sûr pour faire tomber les chrétiens dans le matérialisme communiste. Qui veut faire l'ange... **VI. --** Parce qu'elle est du domaine de l'Avoir, LA PROPRIÉTÉ EST LA CATÉGORIE JURIDIQUE PAR EXCELLENCE DE L'ÉCONOMIE, MAIS SES JUSTIFICATIONS ÉCONOMIQUES N'ÉPUISENT PAS SA VERTU, car l'Économie n'est pas elle-même la fin ultime de la personne. Si, par exemple, on peut trouver mille raisons majeures de prôner la propriété paysanne parce qu'elle assure une exploitation rationnelle de la terre, d'autres raisons la recommanderont, qui n'auront rien d'économique ; et des raisons extra-économiques pourront la faire préférer à des modes d'exploitation plus rationnels excluant la propriété. « C'est un très grand honneur de posséder un champ », dit en un vers fameux, Charles de Pomairols. Il ne songe pas à la productivité. Le domaine, le champ, la maison, le jardin appellent la propriété pour des raisons d'équilibre personnel et familial où s'alimentent les meilleures chances de l'ordre social, de la paix et de la civilisation. L'Économie en bénéficiera ; mais elle n'y est intéressée ni en première ni en dernière instance. **VII. --** Parce que le capitalisme individualiste et libéral a privé de propriété un trop grand nombre d'individus, le communisme propose d'en priver tout le monde -- comme si la généralisation du mal constituait son remède. Il est évident que la bonne solution est inverse : ASSURER LA PROPRIÉTÉ A TOUT LE MONDE. *Patrimoine familial, patrimoine corporatif, patrimoine national et universel -- voilà la vraie formule.* L'argent ne fait obstacle à la propriété normale que si on le laisse évoluer en liberté. Mais rien n'est plus facile que d'assigner des règles à ses fantaisies. Le capitalisme n'a pris ce caractère odieux que parce qu'il est né et s'est développé dans une philosophie utilitariste. Un esprit nouveau et des structures modifiées peuvent parfaitement sauver les vérités qu'il contient en matière de propriété. 90:57 **VIII. --** Parce que la propriété manifeste les inégalités naturelles, on a tendance à voir en elle la cause de ces inégalités. La réalité est différente ; elle est même contraire. Car s'il est vrai que le libéralisme a pu faire de la propriété un instrument d'inégalité, LA PROPRIÉTÉ SAINEMENT COMPRISE ET ORIENTÉE AUX VRAIES FINS DE LA PERSONNE ATTÉNUE L'INÉGALITÉ. Dans la mesure même où elle est reconnue comme l'auxiliaire de la personne en vue de son achèvement, la propriété tempère, au bénéfice de la justice, les rythmes d'une évolution économique plus ou moins chaotique. Elle évite les catastrophes des régressions brutales (crises, guerres, etc.) grâce aux réserves qu'elle assure à tous les étages de la société. Elle modère le progrès technique naturellement désordonné, en l'inclinant à assurer la multiplicité des besoins humains. Elle favorise même le développement normal de la population, en associant à des fins subalternes légitimes les décisions procréatrices qui ne sauraient, pour le plus grand nombre, trouver dans la seule conscience ou dans la raison pure une balance normale à l'instinct biologique. Telle est la propriété, ou telle elle devrait être. On pense à la langue d'Ésope. Et de couper la langue arrête évidemment le bavardage et la médisance. Ce n'est pourtant pas le procédé généralement suivi par les éducateurs. Rien n'empêche de rendre à la propriété sa vertu. Il suffit d'une doctrine exacte, et de la volonté de faire passer cette doctrine dans la réalité. Louis SALLERON. 91:57 Ce numéro d'Itinéraires est en vente... \[...\] 95:57 ## Note de gérance #### Abonner le prochain. résultats actuels La « campagne d'année » d'Itinéraires, lancée au mois de mars, à l'occasion du 5^e^ anniversaire de la fondation de la revue, a été exposée en tête de notre n° 51 (pages 4 à 6) et rappelée en tête de notre n° 55 (pages 1 et 2). Ceux de nos amis qui auraient un peu oublié de quoi il est exactement question sont invités à s'y reporter attentivement. Il s'agit d' « abonner le prochain ». Il s'agit de faire ainsi la preuve d'un réel dynamisme intellectuel, et de mettre en œuvre une méthode de diffusion de proche en proche, à l'intérieur des relations privées, à l'écart des tumultes publics où s'affrontent les rivalités et les concurrences. Le nombre d'abonnements nouveaux entrant dans la catégorie « abonner le prochain » est maintenant 231 (deux cent trente et un). Que tous ceux qui ont consenti cet indispensable effort en soient ici remerciés. Néanmoins, si l'on considère l'ensemble, et les milliers de lecteurs et amis (théoriquement) enthousiastes auxquels s'adresse notre appel, il faut convenir que 231 abonnements en 8 mois, cela n'a rien d'extraordinaire et ne correspond pas du tout à ce qui leur est demandé ; ni à l'immense effort de diffusion que, plus que jamais, les circonstances requièrent. Il est temps de s'y mettre sérieusement, et sur un tout autre rythme. ============== fin du numéro 57. [^1]:  -- (1). Voir le texte intégral de ce discours dans *Itinéraires,* n° 55. [^2]:  -- (1). Paris, 1961. Cinquième volume de la Collection Itinéraires (Nouvelles Éditions Latines). [^3]:  -- (1). Je n'oppose pas religion intérieure à religion visible, mais à formalisme et encore à théocratie. La sainteté de l'Église est avant tout intérieure et elle n'a rien de commun avec une théocratie ; elle est visible cependant : et dans ses effets (le témoignage des saints) et dans ses causes (les sacrements et l'annonce de l'Évangile). [^4]:  -- (1). Voyez *Le Judaïsme avant Jésus-Christ* par le P. Lagrange, o.p. (Paris, Gabalda 1931), les précisions sur *le Sauveur attendu du judaïsme depuis la victoire des Macchabées, p. 3*84-387. [^5]:  -- (1). A. Cohen, *Le Talmud* (Paris, 1950), page 175. [^6]:  -- (1). Voir compte rendu de Mgr Journet sur le livre du P. Collier, o.p. *L*'*athéisme du jeune Marx* dans *Nova et Vetera* n° 4 de 1959. p. 302. [^7]:  -- (1). On peut voir Journet, t. II de *l*'*Église du Verbe Incarné* (D. de B.), p. 808-809. [^8]:  -- (1). Ch. Journet dans *Nova et Vetera* n° 3 de 1960, p. 220-221, critique de « l'actualité historique » du Père Fessard s.j. [^9]:  -- (1). *Temps présent* du 7 juin 1946. [^10]:  -- (2). C'est-à-dire en 1936. Ce texte de Bernanos a été publié d'abord dans *Temps présent,* le 21 juin 1946. [^11]:  -- (3). Bernanos, *Français si vous saviez,* Gallimard 1961, pp. 171-172. [^12]:  -- (4). Aline Coutrot, *Un courant de la pensée catholique, l*'*hebdomadaire* « *Sept* », Éd. du Cerf, 1961 ; sur cet ouvrage, voir notre précédent article (*Itinéraires.* n° 56). [^13]:  -- (5). G. Hourdin, *La Presse Catholique,* Fayard, p. 102. [^14]:  -- (6). Page 288. [^15]:  -- (7). Pages 288 et 289. [^16]:  -- (8). Page 291. [^17]:  -- (9). Page 303. [^18]:  -- (10). Voir notre article précédent. [^19]:  -- (11). Jacques Marteaux, *L'Église de France devant la révolution marxiste,* tome I, p. 333. [^20]:  -- (12). Coutrot, p. 301. De même, dans les *Informations catholiques internationales* du 1^er^ juillet 1961 : « La *Vie intellectuelle* est elle-même menacée et doit peut-être sa survie à des démarches de hauts dignitaires de l'Église ». [^21]:  -- (13). Coutrot, pages 290 et 291. [^22]:  -- (14). Coutrot, pages 27 et 32. [^23]:  -- (15). Page 301. [^24]:  -- (16). *Sic.* Nous pensons qu'il faut lire en réalité : *entraîne.* [^25]:  -- (17). R.P. Boisselot, *Signes du temps,* juillet 1961, p. 6. [^26]:  -- (18). *Signes du temps,* juillet 1961, p. 6. [^27]: **\*** -- Stanislas Fumet : cf. It. 31:337, note 3. [^28]:  -- (19). A propos de *Sept* et de la *Vie intellectuelle *; paru dans la *Vie intellectuelle* d'août-septembre 1956, pp. 103-104. [^29]:  -- (20). Page 31. [^30]:  -- (21). *Signes du temps,* juillet 1961, p. 3. [^31]:  -- (22). Ainsi que l'a noté Mlle Coutrot : voir notre précédent article. [^32]:  -- (23). Numéro du 1^er^ juillet 1961, p. 25. [^33]:  -- (24). *Informations catholiques* du 1^er^ juillet 1961, p. 1. [^34]:  -- (25). Voir notre précédent article. [^35]:  -- (26). Voir *Itinéraires, n°* 42, pp. 111 à 116. [^36]:  -- (27). *Signes du temps,* juillet 1961, p. 5. [^37]:  -- (28). Chanoine J. Leclerq, *Signes du temps,* janvier 1961, pp. 30 et 31. [^38]:  -- (1). Seconde partie de l'éditorial du n° 56 ; « *L'heure de la propriété collective privée.*. [^39]:  -- (1). A l'exception de sa communication de janvier 1958 sur la « *signification politique de la propriété* », que l'on peut se procurer au C.E.P.E.C., 25, Boulevard des Italiens, Paris 2^e^. [^40]:  -- (1). N.D.L.R. -- Principalement dans les ouvrages successifs : -- *Réflexions sur le régime à naître* (paru en 1944 chez Desclée de Brouwer). -- *Six études sur la propriété collective* (paru en 1947 aux Éditions du Portulan). -- *Les catholiques. et le capitalisme* (paru en 1951 à la Palatine).  -- Et dans les huit articles parus dans *La France catholique* en 1953. [^41]:  -- (2). Étude de l'institut de Conjoncture en 1942, citée par Gaël Fain dans *Les Placements,* p. 10 (Collection « Que sais-je ? » Paris, 1950). [^42]:  -- (1). Il s'agirait en fait, d'un prélèvement sur les bénéfices bruts, grâce auquel la société rachèterait ses propres actions pour les redistribuer aux salariés. [^43]:  -- (1). *Les catholiques et le* *capitalisme.* pp. 128.129.