# 59-01-62 1:59 ## Élévation sur le Sacré-Cœur Que le Seigneur me préserve d'édulcorer ce mystère ou de le durcir. Je songe à la parole du prophète Zacharie : *videbunt in quem transfixerunt,* les hommes regarderont celui qu'ils ont transpercé. Puissent-ils le regarder pour leur salut. Nous voyons le Fils de l'Homme, dans la force de sa jeunesse, ayant prêché les paroles mêmes du Père dont il est le Fils consubstantiel, ayant semé la lumière et les miracles, nous voyons ce Fils de l'Homme crucifié par son peuple, délaissé de la plupart des siens, agonisant et mourant dans un supplice terrible. Puis le soldat romain, pour vérifier s'il est mort, ouvre son côté d'un coup de lance. Voilà comment le cœur du Christ apparaît au monde. Il apparaît au monde lorsque le Fils de l'Homme infiniment innocent, infiniment saint, vient d'expirer sur une croix. Dépassant le spectacle immédiat je crois que ce cœur est plein d'amour ; que la raison dernière qui explique sa mort c'est son amour pour les hommes, la volonté de nous délivrer du péché en souffrant la peine que nous avons méritée ; je crois que cet amour est efficace, qu'il nous délivre réellement, comme la résurrection en sera le signe manifeste. *Videbunt in quem transfixerunt.* Je vois le supplice le plus pitoyable, l'injustice la plus horrible, et je crois en un amour infini qui assume, purifie, rachète toute l'humanité. \*\*\* 2:59 Nous pensons à tant de vies humaines magnifiques, nobles et pures, qui s'avançaient vers leur plénitude. Brusquement les voilà fauchées. Caprice d'un tyran, méchanceté d'un ennemi jaloux, absurdité de la machine de ce monde, quelle qu'en soit la cause immédiate l'effet est le même : de splendides exemplaires de notre humanité, laquelle est si souvent médiocre, sont arrachés à cette terre. Que dire à ces jeunes qui sont fauchés d'une manière absurde ? que dire à ceux qui les aiment et ne se consolent pas ? Regardez celui qui a été transpercé. En présence du Fils de l'Homme crucifié à trente-trois ans, que la douleur s'apaise et que l'amour s'élève vers lui ! \*\*\* Nous pensons à tant de pauvres hommes qui rencontrent des difficultés incroyables à persévérer dans un chemin de droiture et de courage ; à tant d'autres qui, trahis et bafoués par la vie, dans leurs sentiments les plus purs, les plus certainement inspirés par Dieu, sont tentés de démissionner, de désespoir ou de haine. S'ils écoutent la parole de l'Évangile, s'ils regardent celui qui a été transpercé, ils retrouveront le courage ; leur volonté de droiture et de justice deviendra une offrande d'amour à celui qui a aimé jusqu'au supplice de la croix. Se souvenant que le Père l'a ressuscité d'entre les morts ils ne douteront pas de la victoire de l'amour. \*\*\* Nous regarderons éternellement celui qui a été transpercé à cause de nous. La comédie de ce monde passera. A travers cette épreuve nous aurons persévéré dans la noblesse, la pureté, la sainteté, grâce à l'eucharistie, grâce à l'Église et à l'Évangile. 3:59 La mort viendra et nous découvrirons enfin combien Jésus nous a aimés. Le dernier jugement viendra. Plus rien ne subsistera de la comédie de ce monde, car l'emprise du diable sur les choses de ce monde et sur les hommes sera complètement desserrée. Alors, et sans que rien ni personne puisse nous en détourner, pour toute l'éternité, *vidibimus in eum qui transfixus est,* nous regarderons celui qui a été transpercé. D'ici là toutes les épreuves venues du monde, des démons et des hommes nous sont une occasion de lever les yeux vers le Seigneur et de croire encore plus à son amour. La Vierge dont le Cœur Immaculé a toujours battu à l'unisson du cœur de son Fils nous apprend doucement à faire attention à l'amour infini de ce Cœur. Fr. R.-Th. CALMEL, O. P. 4:59 ## ÉDITORIAL ### La crise interne du communisme LE XXII^e^ Congrès du P.C.U.S. ([^1]), qui s'est tenu à Moscou l'automne dernier, a été celui de la crise ouverte et avouée. Le monstre n'est pas mort. Il demeure redoutable. Il peut à tout instant entraîner le monde dans un déluge thermonucléaire pour ne pas mourir seul. Mais ce XXII^e^ Congrès a manifesté que le communisme soviétique porte en lui les causes actives de son effondrement désormais prochain. Le nuage « idéologique » Pour apercevoir les ressorts du drame, il faut dissiper l'idéologie publicitaire qui camoufle la réalité communiste. Les dirigeants du communisme soviétique ne sont pas des doctrinaires. Ils ont probablement une conception du monde, parce qu'il faut bien en avoir une, et cette conception est plus ou moins vaguement marxiste-léniniste, parce qu'ils n'en connaissent pas d'autre. Ils ne sont aucunement des hommes cherchant à « appliquer une doctrine » ; le voudraient-ils, ils ne le pourraient pas, car précisément leur « doctrine » les en empêcherait. D'après leurs propres principes, le Parti n'est pas un instrument au service de la théorie marxiste-léniniste C'est la théorie, et son « rôle organisateur, mobilisateur et transformateur », qui sont au service du Parti et de son système de domination. Le communisme est un matérialisme et non pas un idéalisme. Quand on se met à l'interpréter selon un schéma idéaliste, on n'y comprend plus rien. Les arguments théoriques qu'avancent les dirigeants communistes ne sont jamais la *cause* de leurs décisions ; ils en sont la *traduction* énoncée pour *organiser et mobiliser* les militants et les masses en vue de l'exécution. 5:59 Nous avons expliqué comment et pourquoi, non seulement en fait, mais aussi en vertu de ses principes, le communisme est un opportunisme fondamental, une volonté de puissance révoltée jusqu'à l'intrinsèque perversité d'un pur arbitraire ([^2]). C'est pourquoi l'opposition survenue entre la Chine et l'U.R.S.S. SE MANIFESTE par une discorde « idéologique » : mais il serait chimérique de prendre les arguments publics de la controverse pour les motifs réels de l'opposition. Autant prétendre découvrir dans les *Questions du léninisme* de Staline les raisons pour lesquelles il fit assassiner Kirov. Ces faux-semblants détournent l'attention de l'essentiel, et de ce que l'on sait, ou devrait savoir, de science certaine : ce qui s'est visiblement passé à Moscou, au XXII^e^ Congrès, est IMPOSSIBLE à l'intérieur d'un appareil communiste fonctionnant normalement. La réalité :\ le système\ du noyau dirigeant Si l'on prend le Parti communiste pour une académie de philosophes principalement préoccupés du développement et de l'application du « marxisme-léninisme » on n'aperçoit rien d'anormal. Le propre des philosophes, surtout quand ils appartiennent à la même école, est d'argumenter inlassablement les uns contre les autres. Si, d'autre part, l'on prend l' « attachement » à Moscou des divers partis communistes pour un attachement idéologique et sentimental, -- analogue par exemple à celui des mouvements libéraux, dans l'Europe du XIX^e^, à l'égard de la Révolution française, -- on n'aperçoit toujours rien d'anormal dans les divergences d'interprétation ou les dépits amoureux qui peuvent venir obscurcir des relations supposées purement sentimentales et idéologiques. Mais si l'on se réfère à la réalité constitutive du Parti communiste, c'est autre chose. Cette réalité constitutive est inscrite dans les cinq principes léninistes en matière d'organisation, pratiquement résumés par l'article 126 de la Constitution soviétique, et d'autre part, illustrés et précisés par les révélations techniques contenues dans la lettre de Trotski du 30 mai 1940 au Procureur général du Mexique ([^3]). 6:59 Il y a *un seul* Parti communiste dans le monde entier, un seul Parti que la technique des noyaux dirigeants à tiroirs réduit à un rôle strictement instrumental aux mains du « Politburo » de Moscou, aujourd'hui baptisé « Præsidium du Comité central ». Si bien qu'il n'existe nulle part dans le mouvement communiste de « critique » ni d' « auto-critique » exprimées qui n'aient été préalablement télécommandées d'en haut. La première grande anomalie dans le fonctionnement du système fut celle de Tito. Il connaissait parfaitement la technique sociologique de l'esclavage communiste. Il continuait à l'appliquer en Yougoslavie (il continue toujours) au profit de sa domination. Il fit simplement ceci : il neutralisa au sein de son parti communiste les noyaux dirigeants soviétiques qui le maintenaient organiquement à la botte de Moscou. C'est tout. Mais comme d'habitude cet épisode très technique se manifesta publiquement par une controverse « idéologique » et une excommunication « doctrinale » qui intéressèrent beaucoup et fourvoyèrent complètement les commentateurs occidentaux. Tito, d'ailleurs, ne voulait point sortir du « camp socialiste » : il en fut chassé par la fureur de Staline, mais il désirait y rester comme un allié autonome et non plus comme un instrument inconditionnel. Inexpiable hérésie, ou plutôt, *schisme* intolérable dans le fonctionnement unitaire de l'appareil. Quand l'appareil fonctionne normalement, un Tito, un Chou En Laï, un Mao n'ont aucune possibilité de mener publiquement une opposition « idéologique » non autorisée. Au sein même de leur Comité central, au sein de leur Bureau politique, le noyau dirigeant soviétique les élimine sans délai, et plutôt d'avance qu'après coup. Rompre l' « attachement » qui relie à Moscou un parti communiste n'est pas rompre une liaison sentimentale, mais neutraliser chirurgicalement le noyau dirigeant soviétique installé dans les centres nerveux de chaque organisation communiste. L'arrivée au pouvoir, en Europe et en Asie, de ces partis communistes organiquement dépendants de Moscou, a posé de nouveaux problèmes au fonctionnement de l'appareil. Partis d'opposition, ils étaient entièrement dans la main de l'U.R.S.S., notamment au point de vue financier. Devenus maîtres d'un État, d'une police, d'un trésor public, d'une armée, ils eurent dès lors la tentation et les moyens, avec de l'audace et de la chance, de liquider le noyau dirigeant soviétique installé au cœur même de leur appareil. 7:59 En Hongrie, il fallut l'intervention ouverte des chars soviétiques pour rétablir la toute-puissance du système contre des chefs communistes qui, tels Nagy, s'étaient libérés en coupant la courroie de transmission ([^4]). En Pologne, le jeu fut plus subtil, et il est malaisé d'y faire exactement le point. Il est évident qu'en Albanie le noyau dirigeant soviétique a été liquidé à l'intérieur du Parti. Il est probable que, faute de mieux, Krouchtchev y eût rétabli le système par les armes, comme en Hongrie, si les représentants du Comité central chinois n'avaient été sur place, manifestant clairement leur présence et leur protectorat. Et surtout, il est évident qu'en Chine le Parti communiste n'est plus aux mains d'un noyau dirigeant soviétique. La Chine n'est pas, ou n'est plus, une colonie soviétique au même titre que la Hongrie ou la Tchécoslovaquie : la Chine n'est pas, ou n'est plus, *colonisée de l'intérieur même des organes dirigeants de son Parti communiste,* comme le veut le système et comme il est appliqué en Ukraine, en Lituanie ou en Bulgarie. L'appareil mondial du communisme A PERDU SON UNITÉ EN TANT QU'APPAREIL. L'alliance ne remplace pas\ la colonisation organique Les spéculations sur un conflit éventuel entre la Chine et l'U.R.S.S. sont radicalement viciées par leur point de départ erroné : elles croient analyser *une crise survenue* DANS L'ALLIANCE *sino-soviétique,* Or la crise est autre. Elle consiste très exactement en ce que les rapports sino-soviétique SOIENT DEVENUS DES RAPPORTS D'ALLIANCE. Les deux pays peuvent bien se réconcilier spectaculairement, comme il est possible, et manifester demain une entente redevenue totale, la crise n'en restera pas moins entière. Car la crise est dans l'échec du projet communiste sur le monde. Ce projet n'est absolument pas d'avoir des *alliés* communistes, fussent-ils cordiaux, fidèles et dévoués. Il est d'installer dans l'univers entier un appareil unique, ayant un seul centre, une seule tête. -- non pas métaphoriquement, non pas sentimentalement, non pas idéologiquement, mais bien un seul commandement, une seule caste dirigeante, une seule impulsion qui soit partout *organiquement imposée* et par suite *inconditionnellement obéie.* 8:59 Même si elle redevient étroite et solide, l'ALLIANCE sino-soviétique restera en elle-même un échec du communisme, parce que le communisme exclut, par principe et par nécessité interne de son système, toute idée d'*alliance* entre partis communistes ou entre pays communistes : ce type de rapports N'EST PLUS LE COMMUNISME. Attachement inconditionnel :\ mais auquel des deux ? Il y a maintenant deux obédiences dans le communisme international. Deux obédiences sentimentales, idéologiques, c'est sans importance, ou plutôt ce n'est que la traduction et le reflet d'une dualité dans l'appareil. La « *pierre de touche de l'internationalisme prolétarien* » pour parler le jargon de l'orthodoxie officielle, est entièrement et uniquement dans « *l'attachement inconditionnel à l'U.R.S.S.* », -- attachement qui désigne en fait le fonctionnement d'un téléguidage organique, strict et absolu. L' « allié » chinois connaît parfaitement la technique du noyau dirigeant. C'est la technique de sa domination sur la Chine. C'est la technique dont il a coupé au point voulu la courroie de transmission soviétique afin de libérer son Parti de l'obéissance inconditionnelle à Moscou. Mais c'est aussi LA TECHNIQUE QU'IL EST SUSCEPTIBLE DE METTRE EN ŒUVRE A SON PROFIT DANS TOUTES LES ORGANISATIONS COMMUNISTES DU MONDE. Même dans le cas où l'allié chinois et l'allié soviétique tombent parfaitement d'accord sur les modalités de la stratégie et de la tactique à suivre contre le « monde capitaliste », ils sont en rupture complète sur le fondement communiste de toute tactique et de toute stratégie communistes, parce que la question est posée, et qu'elle va se poser de plus en plus : -- *De qui* chaque parti communiste, l'albanais, le français, le vietnamien, l'indien, l'italien, *relève-t-il organiquement et inconditionnellement *? De Moscou ou de Pékin ? Souvent, nous ne le saurons pas avec certitude. Mais les apparatchiks et les tchékistes des deux bords le savent, et se manœuvrent ou s'entretuent dans l'ombre. L'alliance ne résout pas le schisme, elle l'implante au contraire, et le rend inextricable. Naturellement, nous en convenons volontiers, les considérations que nous proposons ici risquent d'être inintelligibles aux esprits qui n'ont pas une idée précise de cette réalité que nous avons nommée « la pratique de la dialectique » et de cette réalité connexe que nous avons nommée « la technique de l'esclavage ». 9:59 C'est seulement *par rapport* à cette pratique et à cette technique, c'est-à-dire par rapport à la réalité sociologique constituant le communisme, que l'on peut évaluer l'importance et la signification des processus actuellement en cours. Tandis que, par rapport à la « doctrine marxiste » il ne se passe apparemment rien. Le communisme\ se détruit lui-même Le projet de domination mondiale du P.C.U.S. est donc fondamentalement contrarié par l'existence, devenue manifeste, d'un second centre d'attachement inconditionnel et de téléguidage organique. Au moment même où il doit faire face à cette catastrophe, il ébranle ce qui lui reste de son propre appareil par une autre crise, celle de la « déstalinisation ». Tous les aspects, et plus encore tous les motifs, sont loin d'en être connus. Dans ce que nous pouvons savoir, c'est le plus énorme et le plus capital qui, comme toujours, risque de passer inaperçu. La thèse officielle du P.C.U.S., imposée comme orthodoxie obligatoire à tous les partis relevant de l'obédience soviétique ([^5]), est maintenant que l'U.R.S.S. et par suite tout le mouvement communiste *ont été depuis* 1924 *dirigés soit par des criminels soit par des ennemis du communisme.* Du point de vue de la philosophie spéculative, on admirera cette réalisation intégrale de l'ALIÉNATION. Nous avons souvent dit, sous une forme ou sous une autre, que le communisme ne remédie pas aux « aliénations » qu'il prétend combattre, mais qu'au contraire il les multiplie, les approfondit, avec une diabolique perfection, les poussant monstrueusement à la limite. Le chef-d'œuvre extrême de l'aliénation consiste à dépouiller même de leur personnalité communiste les sombres héros du communisme, avec une régularité qui n'est plus un simple accident mais devient comme une loi sociologique du système. Ceux qui ont dirigé depuis trente-cinq ans, avec une effroyable efficacité et un succès formidable, l'extension du communisme soviétique sur le monde, perdent le mérite communiste et la gloire communiste d'avoir mené cette entreprise. Il ne leur reste rien. Il ne reste rien de leur œuvre et de leur destin qui ne leur soit enlevé. Ils sont abolis, anéantis. Le communisme, qui dévore les peuples esclaves, qui dévore les militants écrasés dans l'appareil, dévore jusqu'à ses chefs et défigure jusqu'à ses figures de proue. Selon l'orthodoxie officielle, le communisme soviétique n'a pas eu à sa tête depuis 1924 un seul *nom,* une seule *personne* qui demeure présentable et honorable dans la liturgie communiste. 10:59 Rien sauf le Krouchtchev de passage, qui lui-même attend son tour, sa condamnation et son déshonneur. Quand il a tout aliéné, le communisme s'aliène lui-même ; quand il a tout détruit, il se détruit lui-même. L'homme demeure,\ et sa soif d'espérance Le communisme transforme en robots ses militants, ses apparatchiks et ses tchékistes. Mais point *définitivement.* Un Marty, un Tillon, un Lecœur, un Imre Nagy montrent que même après dix, vingt ou trente ans de service instrumental dans l'appareil, il demeure dans l'homme quelque chose d'humain, qui se réveille et qui se révolte. Un sentiment noble ou une passion basse, mais quelque chose de *naturel* qui a survécu et qui brise les chaînes. Une idée, un instinct, une colère, une concupiscence, la trace d'une vertu ou le désir d'un péché qui se situent hors des prises du système matérialiste, hors de la pratique de la dialectique, hors de la technique sociologique de l'esclavage, et qui font grincer ou sauter la machinerie. Le militant communiste n'est jamais totalement réduit au seul rôle d'instrument de -- l'appareil. Il accepte le rôle parce que son cœur, son âme, sa conscience sont simultanément drogués par des mythes messianiques, par une espérance fabriquée, par la promesse d'un avenir. Le militant communiste conserve une psychologie. Or nul ne peut aujourd'hui mesurer le retentissement psychologique de la déstalinisation. Mais on peut prédire que d'une manière ou d'une autre, sans doute inattendue, ce retentissement sera immense et durable, et probablement décisif. La timide esquisse de déstalinisation semi-clandestine du XX^e^ Congrès avait suffi à provoquer le tumulte polonais, la révolte hongroise*,* des troubles dans le parti italien et le parti français. Cette fois, ce sera peut-être d'abord moins rapide, moins spectaculaire. Mais ce qui va cheminer dans les profondeurs est susceptible de tout faire voler en éclats. Les communistes sont des hommes, les communistes sont des femmes. Idéologiquement drogués, mais des âmes. Voici que l'orthodoxie officielle et le commandement souverain les obligent à s'expliquer à eux-mêmes, à expliquer à leurs sympathisants, à expliquer à leurs adversaires que depuis 1924 ils ont été dirigés par des traîtres et par des criminels. Que tous les principaux héros de leur mouvement depuis 1924 n'ont été que des criminels et des traîtres. Qu'il ne subsiste pas un seul dirigeant central de l'U.R.S.S, et du communisme international depuis 1924 qui soit défendable. Sauf Krouchtchev, qui est visiblement destiné au même sort avant peu. 11:59 Que tout ce qui s'est fait en U.R.S.S. et dans le communisme mondial depuis 1924 a été accompli en obéissance inconditionnelle à des hommes qui étaient tous, en définitive, des traîtres et des criminels. Et que ce système, qui engendre régulièrement dans son sein et qui porte sélectivement à sa tête des criminels et des traîtres, est pourtant le seul système auquel faire confiance ; le seul pour lequel il faille combattre, souffrir, mourir. Aucun système n'y pourrait résister. Ne sous-estimons pas la nature humaine : il est certain que ce système ne peut plus tenir. Le XXII^e^ Congrès a inauguré la liquidation du communisme. Ce système ne tiendra encore, éventuellement, que par l'inexpiable soif de vengeance de ces hommes et de ces femmes, si personne maintenant ne venait apporter une autre réponse à leur espérance. J. M. 12:59 ## CHRONIQUES 13:59 ### Une nouvelle philosophie pour l'économie *La situation américaine impose au monde occidental\ d'inventer une autre pensée économique* par Vittorio VACCARI Vittorio Vaccari, homme d'action, chef d'entreprise, organisateur et militant catholique, est connu dans le monde entier. Il dirige à Rome une revue d'économie sociale : *Operare.* Il est un des esprits les plus originaux de ce temps. Nous le remercions très cordialement de nous apporter sa collaboration. POUR QUE L'ÉCONOMIE DEVIENNE un moyen au service de l'homme au lieu de demeurer un but à atteindre, une nouvelle méditation philosophique est nécessaire. Elle doit cette fois parcourir en sens inverse le chemin qu'avait suivi la philosophie économique, et remonter jusqu'aux origines, la nature de l'homme, sa destinée, ses limites, en reconnaissant d'abord que le perfectionnement matériel du genre humain ne peut constituer une fin en soi. A la base du développement des sciences sociales, et de la pensée économique occidentale, on trouve un ensemble de postulats dont l'origine se situe aux dix dernières années du XIX^e^ siècle et aux dix premières du XX^e^ : 14:59 importance prééminente de la science, en général -- méthodologie empirique dans la recherche économique, sociologique et même philosophique -- grande considération des conséquences pratiques de la recherche scientifique -- conception organistique de toutes les expériences -- découverte de la psychologie de groupe et de masse -- attitude systématiquement favorable envers les réformes -- optimisme plaçant une confiance aveugle dans le « progrès » et la « démocratie » -- pensée économique tendant à s'inspirer surtout de la réalité américaine considérée isolément. Le rationalisme, l'optimisme et la foi dans le progrès furent les facteurs dynamiques de la sorte de croisade intellectuelle qui commence vers 1890 aux États-Unis : caractéristiques pour une part naïves d'une pensée qui, dans le « nouveau monde », dans une société sans traditions anciennes qui lui soient propres, cherchait à s'affirmer dans l'autonomie de son développement et de son progrès. Cette croisade visait des objectifs particuliers à la réalité américaine, mais elle avait l'intention secrète de servir de modèle au progrès de la civilisation universelle. Elle allait rencontrer, comme une contradiction et un défi, le culte de l'irrationnel et la tentative totalitaire de manipulation des masses. Les sciences sociales américaines ont pris conscience de ce défi. Ces dix dernières années, elles se sont mises à étudier le comportement des masses et les moyens employés pour l'influencer (presse de propagande, radio, cinéma, télévision) dans l'intention d'y dominer l'irrationnel et d'y promouvoir au contraire la rationalité : car pour les Américains, l'irrationnel signifie dictature, paralysie des forces sociales, régression, tandis que le rationnel est pour eux synonyme de liberté, de dynamisme social, de progrès. Pour situer cette psychologie américaine, il faut observer que le développement de l'industrialisation moderne passe généralement par les cinq phases suivantes : 1. -- Une phase de rupture avec la société traditionnelle : les rapports internes, les relations sociales propres a une économie extensive et statique sont remplacés par des rapports nouveaux, orientés vers une économie dynamique où la société s'ouvre à l'évolution et au mélange des classes économiques. 2. -- Une phase préparant le développement économique : phase caractérisée par une première accumulation de capital mercantile et de capital social, ce dernier sous forme d'infrastructures et d'adaptation du milieu aux nouvelles exigences du développement. 15:59 3. -- Une phase de véritable développement et d'industrialisation, caractérisée par la formation et la multiplication incessantes de nouvelles entreprises industrielles, et par le déplacement en masse de populations de la campagne à la ville, de l'agriculture à l'industrie. 4. -- Une phase de maturité, où l'économie est à même de produire tout ce qu'il est possible de produire, grâce au niveau technique atteint. 5. -- Une phase de production de masse où chaque production, y compris celle des biens de consommation durables, atteint des proportions gigantesques et se trouve en mesure de mettre ses produits à la portée de l'ensemble des consommateurs. Or il est à remarquer que les États-Unis d'Amérique, et quelques autres pays comme le Canada, l'Australie et la Nouvelle Zélande, ont eu l'avantage de pouvoir surmonter aisément la phase la plus difficile et la plus longue, la première, celle de la rupture avec la société traditionnelle. Les conditions particulières\ du développement économique\ aux États-Unis. A la fin du XIX^e^ siècle, l'Europe se heurte à certaines limites qui font obstacle à la continuation d'une expansion économique rapide, tandis que les États-Unis commencent à peine à prendre conscience de leur énorme potentiel industriel. Simultanément le « transcendentalisme », affirmant la suprématie des valeurs morales et esthétiques sur les valeurs matérielles, constituait en Europe une réaction contre l'industrialisation et le mercantilisme ; au contraire, en Amérique, le mouvement de pensée né vers 1890 ne se préoccupe pas de contrarier le mercantilisme et l'industrialisation, mais plutôt de le dominer et de le transformer. Pour cette raison, la vie intellectuelle américaine allait prendre une physionomie particulière et unique. 16:59 Bien qu'aucun des éléments qui composent le développement économique et intellectuel des Américains n'ait eu son origine en Amérique, le résultat en fut une réalité économique, sociale et culturelle absolument nouvelle, chargée d'une vitalité exceptionnelle. Cette réalité explique la rébellion intellectuelle des Nord-Américains contre le traditionnel formalisme méthodologique et contre l'empirisme britannique, et le visage inédit, parce qu'exempt de l'influence d'un passé féodal et d'une tradition rurale, qui fut le visage du capitalisme, organisation du système américain de production. Ainsi, autour de 1900, l'attitude intellectuelle des Américains et celle des Européens sont deux attitudes contraires. Ce fait favorisa l'émigration vers les États-Unis de nombreux capitaux européens. Si bien que, pour cette raison, même la phase de développement ou industrialisation fut en Amérique plus rapide et plus prospère. Puis la première guerre mondiale accentua les caractères fondamentaux du système économique américain et contribua à les rendre productifs au maximum. De sorte que, durant le conflit, le centre de l'économie mondiale se déplace de l'Europe aux États-Unis et ceux-ci, de pays débiteur, deviennent la plus grande nation créditrice. Cette ascension rapide confirme les Américains dans leur croyance à la suprématie de la science et de la technique, à l'infinie perfectibilité économique du genre humain, à leur incessante faculté de réforme et de renouvellement. Mais l'existence d'une réalité plus complexe que cette croyance ne tarda pas à se manifester à l'intérieur même des États-Unis : le développement des grandes sociétés par actions, des « trusts » et des monopoles, le progrès de la corruption dans la vie politique, la croissance soudaine des grandes villes, les problèmes multiples posés par la vie urbaine, par les syndicats, par de nouvelles forces politiques, la manifestation de diverses formes de conflits internes, autant de facteurs qui requièrent une analyse plus nuancée des phénomènes économiques et de leurs limites. D'où une vaste et florissante littérature que l'on peut dire d'inspiration « sociale », jusqu'au moment où l'on atteint la grande crise de 1929-19933. Pour les Américains, elle fut le plus dramatique rappel des limites du pouvoir de l'homme dans le domaine de la vie en général et dans celui de l'économie en particulier. Les années qui suivirent furent propices à une féconde méditation, spécialement bénéfique pour la philosophie économique. 17:59 La philosophie économique\ des Américains. Cependant, en raison des situations précédentes qui avaient influencé la philosophie économique américaine, cette méditation ne sut pas prendre un objet plus vaste que la réalité particulière des États-Unis, bien que celle-ci, devenue gigantesque, ait fini par détraquer l'économie mondiale tout entière. Ainsi, même après 1929, la philosophie économique américaine se laissa inspirer et informer surtout par les nécessités d'un développement autonome des États-Unis. Pendant la seconde guerre mondiale, c'est l'économie américaine qui alimente principalement l'effort des Alliés (y compris des Soviétiques) : la victoire renforce la confiance en eux-mêmes des Américains ; et, après la victoire, les dirigeants de l'économie américaine se tournent vers le parachèvement de la phase (ci-dessus, phase n° 5) de production de masse. La philosophie économique proportionne ses enseignements aux exigences de cette phase de développement : il s'agit toujours de certitudes relatives et d'enseignements limités au lieu et au temps d'une réalité particulière, la réalité économique américaine, qui s'appuie sur des forces autonomes et demeure non intégrée au reste de l'économie occidentale où les développements sont inégaux et sans coordination. Certes, pendant ce temps, se manifestent des preuves tangibles de la générosité américaine : loi de prêts-bails, plan Marshall, aide militaire et économique dans le cadre de l'OTAN et de la SEATO. On aurait pu en conclure à une fondamentale prise en considération de la réalité économique, sociale et politique du monde extérieur. En 1957 se produit la troisième récession de la seconde après guerre. La philosophie économique américaine, parce qu'elle s'est formée, développée et maintenue dans les perspectives d'une économie particulière et autonome, n'est pas en mesure de comprendre pleinement les causes de ces dérangements économiques, ni d'y proposer des remèdes. 18:59 La récession de 1957 est en effet diagnostiquée et soignée de la même façon que les deux précédentes, celle de 1949 et celle de 1954, sans que les Américains aient réussi à en analyser la véritable signification. A la fin du printemps de l'année 1958, les correctifs internes appliqués massivement, surtout il travers le bilan fédéral et la politique de crédit, font croire à une reprise. Et il faudra attendre 1961 pour que le monde officiel des États-Unis constate que la récession de 1957 a engendré une stagnation préoccupante. A ce point, les Américains se trouvent placés devant la nécessité de renouveler fondamentalement les orientations majeures de leur culture intellectuelle et de leur pensée économique, par une prise en considération de la nature et de la finalité de l'homme, de l'État, de l'économie, du perfectionnement matériel. Le besoin qui se manifeste est celui d'un nouvel humanisme, se rattachant aux certitudes universelles et aux origines mêmes de la civilisation chrétienne. Le développement matériel de la gigantesque construction américaine avait été facilité par un siècle et demi d'isolement, d'autonomie théorique et pratique : mais pour donner une âme à cette construction, pour lui donner l'âme qui lui est indispensable si elle veut faire face aux attaques de ses ennemis et résister aux détériorations du temps, il lui faut maintenant retrouver l'essentiel de la civilisation chrétienne, son fondement, son esprit. Tel est le problème fondamental pour une nouvelle philosophie économique américaine. Il en dépend une meilleure conscience de l'interdépendance, une interpénétration des États-Unis avec le reste du monde, une intégration : mais cette intégration économique, avant de se présenter aux Américains comme un but autonome de leur propre économie, se présente à eux et à nous comme une exigence spirituelle, concernant l'affirmation, la défense, la rénovation d'une civilisation commune. C'est pourquoi la recherche d'une nouvelle philosophie économique n'intéresse pas seulement les États-Unis, mais tous les pays du monde libre. La nouvelle philosophie économique dont les États-Unis ont présentement besoin ne peut plus être aujourd'hui qu'une philosophie économique valable en commun pour tous les peuples disposés à coordonner leurs travaux et leur défense face au défi du communisme athée, totalitaire et niveleur. 19:59 Les ajustements nouveaux\ de l'économie américaine. Le système économique américain comporte des aspects nouveaux qui sont à l'origine des difficultés actuelles et qui réclament un nouvel esprit, une nouvelle philosophie. Le premier facteur, entièrement différent des problèmes antérieurs, réside dans la disproportion entre le marché intérieur américain et l'immense capacité de production du système économique. Ce fait nouveau a été mis en relief par la récession de 1957 et par la stagnation qui a suivi. Sa conséquence est que les remèdes intérieurs, dans le genre de ceux qui ont été expérimentés par le « New Deal », n'ont plus désormais aucune efficacité ; ils peuvent freiner une récession, ils ne peuvent empêcher l'installation dans la stagnation. Le second facteur nouveau est constitué par l'impossibilité où se trouvent les États-Unis de perpétuer, entre les profits et les salaires, le partage actuellement artificiel des biens résultant de l'accroissement de la production. Ce partage s'effectue entre intérêts de secteurs, au lieu de s'effectuer au profit de la communauté comme il advient quand l'augmentation de la productivité se traduit en coûts moins élevés et en prix moins élevés. Ce second facteur, que l'on analyse à partir des nécessités internes du système américain, peut également être analysé à partir du problème des débouchés extérieurs, et de la nécessité de se mettre au niveau de la capacité de production croissante qui est celle des pays européens et du Japon. Le troisième facteur qui appelle l'apparition d'une nouvelle philosophie économique est constitué par l'abus, déjà ancien aux États-Unis, des procédés d'autofinancement. Ces abus troublent la politique de crédit, limitent l'efficacité de la politique anti-conjoncturelle et en définitive, renforçant le système des prix, empêchent d'ajourner la distribution du revenu national en fonction d'une demande globale équilibrée. Le pire, dans ces abus, est qu'ils engendrent des formes dangereuses de collectivisme privé, précisément dans la partie la plus délicate du système économique : dans le type d'accumulation du capital. Les grandes coopératives justifient ces abus par la difficulté de se procurer d'une autre manière les gros capitaux dont elles ont besoin. 20:59 Les défenseurs de cette procédure ne voient pas qu'elle est analogue à la procédure nivelante du socialisme qui lui-même, d'une façon plus générale encore et plus systématique, trouve la source unique de l'accumulation collective dans la différence globale entre les prix et les coûts nivelés. Ces abus de l'autofinancement constituent la cause principale du divorce qui s'aggrave entre la propriété et la gestion dans les grandes sociétés par actions et les grandes coopératives : nécessairement les propriétaires actionnaires se trouvent dans l'obligation de déléguer à une minorité le pouvoir de contrôle et de décision. On renonce ainsi à l'exercice des responsabilités personnelles ; on crée une réalité économique, sociale et politique où les choses et les structures dépassent l'échelle humaine et finissent par dominer les hommes, au lieu que ce soient les hommes qui les dominent. Tel est dans une certaine mesure le processus américain, où l'homme semble devenir prisonnier de l'œuvre qu'il a créée. Pour le moment, l'Américain moyen n'a pas encore pris conscience de l'état étrange dans lequel il se trouve, mais il commence à en ressentir un malaise sans pouvoir encore lui donner un nom et en comprendre la raison. La pensée économique est donc appelée à caractériser les violations subies par l'ordre naturel dans la construction d'une réalité gigantesque, -- réalité prodigieuse et même à beaucoup d'égards merveilleuse, mais qui ne saurait échapper aux exigences de l'ordre naturel : et cet ordre naturel réclame que *l'œuvre de l'homme soit moyen et occasion de rédemption,* et non pas moyen et occasion de démission et de perdition. C'est pourquoi, l'âme qui manque à la gigantesque construction américaine, l'âme que doivent rechercher la culture en général et la philosophie économique en particulier, dépend de ceci : l'espace vital nécessaire à l'homme pour qu'il puisse, dans la méditation et la solitude, retrouver les racines d'un exercice de sa responsabilité personnelle. Jusqu'à présent, le système économique américain a empêché cette recherche en peuplant la solitude de l'homme par mille formes d'évasion. Or la solitude est indispensable à l'homme pour découvrir la vérité. 21:59 Si sa solitude est peuplée et vaincue par l'évasion -- qui est devenue le produit de consommation le plus important de l'industrie moderne -- l'homme est amené à renoncer à ses propres idées et à se servir d'idées toutes faites que d'autres s'empressent de lui fournir. Ces idées toutes faites ne peuvent être que des lieux communs, elle n'ont pas été pensées par une personne en particulier, elles ne peuvent représenter une marche personnelle vers la vérité. Pour dominer le monde, le communisme ne demande pas mieux que de parler à des hommes ainsi massifiés et conditionnés. Simultanément, la découverte incessante de nouveaux produits et la création de nouveaux besoins constituent de nouvelles évasions. A la découverte de ces nouveaux produits, à la création de ces nouveaux besoins, on emploie des milliards de dollars, alors que les besoins vitaux de millions et de millions d'hommes ne sont pas satisfaits dans les régions arriérées du monde. Par là se définit l'aspect le plus paradoxal du développement autonome de l'économie américaine : un développement presque complètement indépendant des besoins réels du reste du monde et de l'aide qu'il convient d'y apporter. Ou plutôt, l'économie américaine s'insère dans le reste de l'économie mondiale de la manière la plus catastrophique : car la découverte de nouveaux produits et la création de nouveaux besoins y ont un retentissement et une influence, et viennent y dévier et y retarder le développement économique en bouleversant la hiérarchie des besoins et des exigences, hiérarchie qui est une condition fondamentale d'une économie au service de l'homme. Dépassement\ du capitalisme. Des considérations qui précèdent, il ressort l'importance capitale de préserver et de multiplier les occasions et les situations où les hommes peuvent exercer leur responsabilité personnelle. Les immenses possibilités matérielles du système économique américain doivent alors être orientées vers un dépassement de la phase de sécurité économique collective pour atteindre un système où l'exercice de la responsabilité personnelle sera au cœur de la sécurité économique. 22:59 Pour cela, il faut que l'accumulation du capital perde son caractère centralisateur et que sa diffusion ne demeure plus occasionnelle et partielle, mais qu'y participe l'ensemble des producteurs. A cette fin, la philosophie économique doit suggérer de nouvelles institutions, *où l'accumulation du capital puisse être décentralisée, diffusée au maximum* et, comme telle, véritablement « démocratique ». Si cette condition n'était pas d'abord réalisée, il pourrait être extrêmement dangereux d'ouvrir les portes à une interpénétration ou une intégration de l'économie américaine avec le reste du monde libre. Car l'emploi de toute la capacité productive américaine -- actuelle et potentielle -- et le placement plus aisé de la production excédentaire, sous forme de prêts et de placements directs, pourraient être une occasion de renforcement du processus d'accumulation centralisée du capital. Ce processus d'accumulation trouverait ainsi, à l'extérieur des États-Unis, un nouveau champ d'application et de nouveaux moyens de développement. Les conséquences en seraient, d'une part, une aggravation des malfaçons dans la distribution des richesses à l'intérieur du système américain, d'autre part le développement d'un impérialisme économique, au profit de l'économie la plus forte, par les procédures ordinaires du capitalisme centralisateur et financier. Au contraire, si les Américains, pour étendre leurs placements et leurs prêts à l'étranger, se fondent sur *un type institutionnel bien précis d'accumulation diffuse et décentralisée du capital,* on tourne alors le dos à l'impérialisme économique et au capitalisme libéral. Ainsi placée devant de nouveaux objectifs intérieurs et extérieurs, l'économie américaine n'aurait plus besoin de perpétuer les nombreux artifices de son développement économique quasiment autonome. Elle n'aurait plus besoin non plus de rechercher continuellement à inventer de nouveaux produits et à créer de nouveaux besoins, trouvant désormais son élan et sa durée dans de plus vastes débouchés. D'autre part, une accumulation du capital qui serait diffusé et décentralisée au maximum supprimerait tout prétexte pour légitimer les formes imprudentes ou abusives d'autofinancement. Et le système économique américain sortirait enfin d'une autonomie de développement qui ne correspond plus aux nécessités économiques et sociales de la solidarité et de la coopération du monde libre. 23:59 Nous connaissons suffisamment l'état d'esprit des Américains, et leur philosophie économique, pour ne pas nous dissimuler que les perspectives énoncées se heurtent à d'immenses difficultés psychologiques et matérielles. Mais si les États-Unis veulent se tirer de leur embarras présent, se libérer de ce qui freine le développement ultérieur de leur économie et se sauver des périls d'une longue stagnation, ils n'ont pas beaucoup d'autres voies devant eux. Ces autres voies, théoriquement ouvertes, seraient en réalité funestes : une fiscalité plus lourde, un collectivisme plus prononcé dans les procédures de sécurité sociale et d'accumulation du capital, une plus grande rigidité dans les structures des coûts et des prix, autant de solutions peu favorables à une comparaison idéologique entre le système américain et le système soviétique. -- Si, au contraire, la philosophie économique américaine prend conscience de la nécessité d'engager l'économie dans une nouvelle phase de son développement, et d'inclure cette phase dans un processus d'interpénétration avec toutes les économies du monde libre, elle sera conduite à des conclusions équivalentes ou analogues à celles dont nous venons de parler. L'avènement\ d'un nouvel ordre. L'accession du sénateur Kennedy à la Présidence des États-Unis a été saluée par beaucoup comme un retour certain à la politique économique et sociale du « New Deal ». Mais le « New Deal » a fait son temps. Les buts de cette politique, les moyens de la réaliser étaient exclusivement internes. Aujourd'hui au contraire prévalent des objectifs qui sont extérieurs à la réalité américaine ; et c'est également à l'extérieur que se trouvent les grandes opportunités susceptibles d'être utilisées pour donner une vigueur et un élan nouveaux à l'économie des États-Unis. Ce n'est plus une « ère nouvelle » qui est en question, mais un « ordre nouveau », dont les États-Unis ont besoin pour trois raisons. Premièrement, pour consolider et développer chez eux un système économique, social et politique qui soit au service et non au détriment de la liberté de l'homme. Secondement, pour pouvoir offrir ce nouvel ordre comme modèle, espoir, et point d'arrivée du processus de développement, aux pays plus ou moins arriérés du monde libre. 24:59 Troisièmement, pour stopper, à l'intérieur de cette nouvelle réalité économique et sociale, la montée du socialisme marxiste. Nous sommes bien au moment où une nouvelle philosophie économique est nécessaire. Depuis 1957, qui était le signal de cette nécessité, quatre années ont été perdues, dans la stagnation économique et les difficultés financières ; il s'en est fallu de peu qu'une dévaluation du dollar vienne démolir tout le système monétaire occidental. Beaucoup d'Américains pensent encore qu'un programme généreux de travaux publics et municipaux, l'argent à meilleur marché et de nouvelles facilités d'assurance sociale pourraient redonner un nouvel élan à leur économie. Ces remèdes inspirés par le succès du « New Deal » sont dépassés, ils ne peuvent plus que freiner la dépression sans arriver à surmonter la stagnation. Or la stagnation est contraire à la mentalité américaine ; elle est en outre dangereuse dans une période qui se caractérise par l'extension croissante des processus d'automation. En effet, dans un système productif insuffisamment dynamique, l'automation risque de devenir un facteur de chômage. C'est encore une raison qui appelle une nouvelle pensée économique. Nous pouvons donc conclure de cette conjoncture, de ses incertitudes et de ses difficultés, qu'une analyse attentive, jointe à une philosophie économique véritable, discerne l'occasion et réclame la réalisation énergique d'un nouvel ordre social. Vittorio VACCARI. 25:59 ### La propriété dans l'Encyclique "Mater et Magistra" par Louis SALLERON LE CARACTÈRE plus « pastoral » que « doctrinal » de l'encyclique *Mater et Magistra* a été noté par tous ses commentateurs. Jean XXIII s'est contenté de rappeler -- avec d'ailleurs autant de fermeté que de précision -- les points de doctrine établis par ses prédécesseurs. « Évangélisation, évangélisation toujours, écrit Mgr J. Lamoot ([^6]), c'est le but de *Mater et Magistra.* Le Pape ne parle pas en sociologue, encore moins en doctrinaire, mais en pasteur, en Père qui s'adresse à ses fils. » Une exception, particulièrement remarquable, confirme cette observation générale. L'encyclique consacre d'importants développements à la *propriété --* sur quoi Léon XIII et Pie XI s'étaient déjà prononcés avec beaucoup de vigueur et qui avait donné lieu à des interventions très nombreuses et très pressantes de Pie XII. S'agit-il d'un « enseignement nouveau », comme le dit le R.P. Villain ? ([^7]) Non, bien sûr, si l'on voulait prendre le mot « nouveau » au sens de « différent ». Oui, certainement, si on l'entend comme signifiant : « chargé de précisions inédites ». Tout d'abord, la propriété est étudiée d'affilée dans une série de paragraphes qui n'occupent pas moins de cinq pages et demie dans la traduction française de la « Bonne Presse ». D'autre part, elle est évoquée, implicitement ou explicitement, dans plusieurs parties de l'encyclique. \*\*\* 26:59 APRÈS AVOIR RAPPELÉ, dans la première partie de l'encyclique, l'enseignement sur la propriété, de Léon XIII (p. 10) ([^8]), de Pie XI (p. 12) et de Pie XII (pp. 15-16), Jean XXIII pose l'affirmation catégorique : « Le droit de propriété même des biens de production a valeur permanente, pour cette raison précise qu'il est un droit naturel, fondé sur la priorité, ontologique et téléologique, des individus sur la société » (p. 35). De cette affirmation de base découlent quantité de conséquences que le Pape indique explicitement ou sur lesquelles il attire rapidement notre attention. Pour plus de clarté, nous noterons nous-même les thèmes principaux sur lesquels l'encyclique fournit des orientations très nettes et nous invite à la réflexion. 1°) Propriété et liberté. -- « ...il serait vain, dit l'encyclique, de revendiquer l'initiative personnelle et autonome en matière économique, si n'était pas reconnue à cette initiative la libre disposition des moyens indispensables à son affirmation. L'histoire et l'expérience attestent, de plus, que sous les régimes politiques qui ne reconnaissent pas le droit de propriété privée des biens de production, les expressions fondamentales de la liberté sont comprimées ou étouffées. Il est, par suite, légitime d'en déduire qu'elles trouvent en ce droit garantie et stimulant » (pp. 35-36). L'allusion au communisme est claire. Il semble que le paragraphe qui suit immédiatement vise particulièrement certaines prises de position récentes du socialisme allemand : « Cela explique pourquoi des mouvements sociaux et politiques, qui se proposent de concilier dans la vie commune justice et liberté, hier encore nettement opposés à la propriété privée des moyens de production, aujourd'hui mieux instruits de la réalité sociale, reconsidèrent leur position et prennent à l'égard de ce droit une attitude substantiellement positive » (p. 36). 27:59 Rappelant en outre la parole de Pie XII, selon laquelle « l'Église vise plutôt à faire en sorte que l'institution de la propriété devienne ce qu'elle doit être, selon les plans de la sagesse divine et selon le vœu de la nature », Jean XXIII commente : « C'est dire qu'elle doit être à la fois garantie de la liberté essentielle de la personne humaine et élément indispensable de l'ordre social » (p 36). Parfaitement simple et clair, cet enseignement nous rappelle que si la propriété est, en elle-même ; un bien, elle peut être corrompue par des institutions juridiques ou des cristallisations de fait qui la détournent de sa nature et de ses fins. Il faut qu'elle soit ce qu'elle doit être. Bien conçue, elle est le support de la liberté. Il faut donc qu'elle soit, concrètement, le support de la liberté. Est-il nécessaire de souligner, à cet égard, que tous ceux, catholiques ou non, qui se font en paroles, les champions de la liberté et qui veulent ou acceptent la suppression de la propriété, travaillent en réalité à la destruction de la liberté ? 2°) *Propriété privée et propriété publique. --* La propriété est privée par nature. La propriété, c'est la propriété privée. Jean XXIII rappelle le « principe d'ordre économique et social fermement enseigné et défendu par ses prédécesseurs à savoir le principe de droit naturel de la *propriété privée...* » (p. 35). Il dit : « Affirmer que le caractère naturel du droit de *propriété privée* concerne aussi les biens de production ne suffit pas... » (p. 37). Au début de l'encyclique, résumant la pensée de Léon XIII, il écrit : « La *propriété privée,* même des biens de production, est un droit naturel que l'État ne peut supprimer » (p. 10). (Objectera-t-on le texte que nous avons cité plus haut : « Le droit de *propriété,* même des biens de production, a valeur permanente... » (p. 35) ? N'est-ce pas à dessein qu'il n'est pas question ici de propriété *privée *? Objection vaine, car la propriété, c'est par définition la propriété privée. Objection vaine encore, car il s'agit vraisemblablement, dans la traduction française, d'un *lapsus calami* ou d'une erreur typographique. En effet, le texte latin est « ...jus privati domini ». La traduction italienne est « Il diritto di proprietà privata... ». La traduction anglaise est « The right of private ownership... ».) 28:59 Ceci dit, l'État et les établissements publics peuvent eux aussi, détenir en propriété légitime des biens de production, spécialement Lorsque ceux-ci, comme l'avait indiqué *Quadragesimo* anno « en viennent à conférer une puissance économique telle qu'elle ne peut, sans danger pour le bien public, être laissée entre les mains de personnes privées » (p. 38). Aussi bien, « notre temps marque une tendance à l'expansion de la propriété publique : État et collectivités. Le fait s'explique par les attributions plus étendues que le bien commun confère aux pouvoirs publics » (p. 38). 3°) *Le principe de subsidiarité. --* L'encyclique dit les conditions qui légitiment la propriété publique. Ces conditions en tracent du même coup les limites. Nous retrouvons, dans le domaine de la propriété, l'application du principe de subsidiarité sur l'exposé duquel s'ouvre la deuxième partie de l'encyclique (après les rappels historiques qui composent la première partie). « Qu'il soit entendu avant toute chose que le monde économique résulte de l'initiative personnelle des particuliers, qu'ils agissent individuellement ou associés de manières diverses à la poursuite d'intérêts communs... « ...\[L'action des pouvoirs publics\] a un caractère d'orientation, de stimulant, de suppléance et d'intégration. Elle doit être inspirée par le *principe de subsidiarité,* formulé par Pie XI dans l'encyclique *Quadragesimo anno :* « Il n'en reste pas moins indiscutable qu'on ne saurait ni changer ni ébranler ce principe si grave de philosophie sociale : de même qu'on ne peut enlever aux particuliers pour les transférer à la communauté les attributions dont ils sont capables de s'acquitter de leur seule initiative pt par leurs propres moyens, ainsi ce serait commettre une injustice, en même temps que troubler d'une manière très dommageable l'ordre social, que de retirer aux groupements d'ordre inférieur, pour les confier à une collectivité plus vaste et d'un rang plus élevé, les fonctions qu'ils sont en mesure de remplir eux-mêmes. L'objet naturel de toute intervention en matière sociale est d'aider les membres du corps social, et non pas de les détruire ni de les absorber » (pp. 19, 20). 29:59 Ce principe général vaut pour la propriété, et l'encyclique le dit expressément. Si la propriété publique est légitime « cependant il convient, ici encore, de se conformer au principe de subsidiarité sus-énoncé. Aussi bien l'État et les établissements de droit public ne doivent étendre leur domaine que dans les limites évidemment exigées par des raisons de bien commun, nullement à seule fin de réduire, pire encore, de supprimer la propriété privée » (p. 38). On pourrait résumer la pensée de Jean XXIII (et celle de ses prédécesseurs) dans les termes suivants : L'ordre économique est du domaine privé. La propriété, réalité économique par excellence, est du domaine privé. Dans la distinction entre ce qu'on appelle parfois l' « administration des choses » et le « gouvernement des hommes », l'administration des choses ressortit normalement à l'ordre économique et relève du droit privé ; le gouvernement des hommes ressortit à l'ordre politique et relève du droit public. Ce n'est que dans la mesure où l'activité économique et la propriété risquent de devenir des phénomènes de pouvoir politique qu'il appartient à l'État, gérant du bien commun, de mettre des bornes à leur développement. Normalement, l'État y parvient par ses moyens propres, qui sont ceux de la loi et de la puissance publique. Mais il peut être exceptionnellement fondé à insérer son action dans les modalités du droit privé si le fait économique d'administration des choses arrive à coïncider pratiquement avec la réalité du gouvernement des hommes. La « socialisation », comme dit l'encyclique dans la traduction française (pp. 2124), c'est-à-dire l'accroissement de la complexification sociale, tend à cette confusion de l'Économique et du Politique. C'est une raison de plus pour respecter le principe de subsidiarité, vrai rempart contre le totalitarisme (qui est, fondamentalement, la confusion totale de l'Économique et du Politique, c'est-à-dire la subordination totale de l'individu et de ses associations à l'État). 4°) *Diffusion de la propriété. --* Quand l'entreprise est à l'échelle individuelle, elle ne soulève pas de problèmes particuliers du point de vue de la propriété. Simplement sa faiblesse invite-t-elle les propriétaires à s'unir entre eux. Le Pape rappelle, à cet égard, et développe l'enseignement de Pie XII en soulignant les bienfaits de la coopération agricole et artisanale (pp. 29, 30). 30:59 Les grandes entreprises, au contraire, en se constituant normalement sous la forme de sociétés de capitaux créent le problème redoutable de la séparation du capital et du travail, qui aboutit à faire, d'un côté, une classe de propriétaires et, de l'autre côté, une classe de travailleurs non-propriétaires. Les difficultés qui naissent de cet état de chose sont nombreuses. Elles concernent principalement le pouvoir de décision et la propriété. Les problèmes de propriété liés au développement de la grande entreprise et, plus généralement, à l'augmentation de la production et de la richesse, se posent à des plans différents. Où qu'ils se posent, la voie de la solution est la même : diffusion de la propriété. « Affirmer que le caractère naturel du droit de propriété privée concerne aussi les biens de production, ne suffit pas : il faut insister, en outre, pour qu'elle soit effectivement diffusée parmi toutes les classes sociales » (p. 37). Il s'agit ici de la diffusion de la propriété des biens de production ; et comme cette diffusion doit être faite « parmi toutes les classes sociales », il en résulte que les salariés doivent pouvoir devenir, sous une forme ou une autre, capitalistes. L'encyclique ne le dit pas expressément, mais elle le laisse entendre dans ce paragraphe -- qui suit, après un autre, celui que nous venons de citer : « Il faut d'autant plus urger cette diffusion de la propriété en notre époque où, nous l'avons remarqué, les structures économiques de pays de plus en plus nombreux se développent rapidement. C'est pourquoi, si on recourt avec prudence aux techniques qui ont fait preuve d'efficacité, il ne sera pas difficile de susciter des initiatives, de mettre en branle une politique économique et sociale qui encourage et facilite une plus ample accession à la propriété privée des biens durables : une maison, une terre, un outillage artisanal, l'équipement d'une ferme familiale, quelques actions d'entreprises moyennes ou grandes... » (p. 37.) (La traduction serrerait de plus près le texte latin en disant : « ...une plus ample accession à la propriété privée de choses telles que : biens durables, maison, outillage artisanal, équipement d'une ferme familiale, actions d'entreprises moyennes ou grandes. ») On voit la graduation -- du bien durable d'usage (qui est déjà un capital) au capital des sociétés anonymes, en passant par le capital d'exploitation de l'entreprise personnelle. 31:59 Laissons de côté la propriété personnelle des biens durables et des petites entreprises. Comment peut se développer la propriété des « actions » parmi les salariés ? Eh ! bien, tout d'abord par l'épargne, et son affectation à ce genre de propriété. C'est plus facile aujourd'hui qu'hier, en raison de l'augmentation générale de la richesse, du moins dans les pays les plus évolués. Sans établir de lien entre l'épargne et sa possible conversion en « capital » l'encyclique souligne son accroissement (p. 36). Mais en dehors de l'épargne individuelle, l'encyclique indique une autre voie. « Nous ne saurions ici négliger le fait, dit Jean XXIII, que de nos jours les grandes et moyennes entreprises obtiennent fréquemment, en de nombreuses économies, une capacité de production rapidement et considérablement accrue, grâce à l'autofinancement. En ce cas nous estimons pouvoir affirmer que l'entreprise doit reconnaître un titre de crédit aux travailleurs qu'elle emploie, surtout s'ils reçoivent une rémunération qui ne dépasse pas le salaire minimum. » (p. 27.) Une exigence de justice, « et des plus désirables, consiste à faire en sorte que les travailleurs arrivent à participer à la propriété des entreprises, dans les formes et les mesures les plus convenables » (p. 27). Pie XII avait déjà dit, et Jean XXIII le rappelle, qu'il faut « tout mettre en œuvre afin que, dans l'avenir du moins, la part des biens qui s'accumulent aux mains des capitalistes soit réduite à une plus équitable mesure et qu'il s'en répande une suffisante abondance parmi les ouvriers », mais l'idée est aujourd'hui exprimée avec beaucoup plus de précision. Ces textes très brefs appelleraient des commentaires très longs. Ce n'est pas ici le lieu. Retenons seulement la pensée pontificale, parfaitement nette et claire, sur l'urgente nécessité d'une diffusion de la propriété dans toutes les classes de la société. Cette diffusion doit se faire notamment par l'ouverture de la propriété capitaliste aux salariés, non seulement en les y intéressant comme épargnants mais en leur créant des droits sur le capital en formation. Quant aux voies et moyens de ce progrès social, le pape les laisse à l'initiative des laïcs. 5°) *Propriété et sécurité. --* De même qu'elle est le support de la liberté personnelle, la propriété est, pour la même raison, le support de la sécurité. Le prolétaire ne connaît ni liberté, ni sécurité, parce qu'il est sans propriété. 32:59 L'encyclique rappelle ce caractère de la propriété. La « possession d'un patrimoine, fût-il modeste » permettait autrefois de « considérer l'avenir avec sécurité » (p. 54). Elle le permet encore, mais la sécurité du plus grand nombre tient aujourd'hui au réseau d'institutions sociales qui assurent aux travailleurs les garanties multiples qu'évoque justement l'expression de « sécurité sociale ». (Cf. pp. 21-24 et 34, 35). Ceci n'infirme pas la valeur de la propriété, mais pose un problème dont il faut dire quelques mots. 6°) *Propriété et travail. --* Dans l'article auquel nous avons fait plus haut allusion (cf. note 2), le R.P. Villain écrit : « Jusqu'à nos jours... l'Église considérait la propriété privée généralement née de l'épargne, comme le seul moyen pour un homme d'assurer efficacement la sécurité de son existence et de la dominer. Ainsi pensait Pie XI en 1931. Mais déjà en 1937, dans l'encyclique *Divini Redemptoris,* sa pensée s'était enrichie, et l'on peut regretter que *Mater et Magistra* n'ait pas cité le texte dans lequel Pie XI demandait que l'on institue pour les salariés « un système d'assurances publiques ou privées qui les protègent au temps de la vieillesse, de la maladie, ou du chômage ». « Une brèche était ainsi ouverte dans le monopole attribué à la propriété privée pour assurer la sécurité. Cette brèche, Jean XXIII va l'élargir. En regardant le monde, il ne peut pas ne pas voir que l'ensemble de nos contemporains, au lieu de compter, pour faire face aux difficultés de la vie, sur les revenus d'un patrimoine, préfèrent de plus en plus s'appuyer sur la Sécurité sociale et sur les divers régimes d'assurances et de retraites qui se multiplient. Allant plus loin, il doit constater « qu'aujourd'hui, on aspire à conquérir une capacité professionnelle plus qu'à posséder des biens » ; et tout père de famille avisé n'hésitera pas à se priver pour faire faire à ses enfants des études sérieuses, afin qu'ils puissent acquérir un bon diplôme ou un métier considéré : il estime leur préparer ainsi un meilleur héritage que s'il leur laissait après sa mort quelques actions ou quelques billets. Comme le dit encore le Pape, « on a confiance en des ressources qui prennent leur origine dans le travail ou des droits fondés sur le travail, plus qu'en des revenus qui auraient leur source dans le capital, ou des droits fondés sur le capital. » 33:59 « C'est en présence de cette évolution des esprits que Jean XXIII juge indispensable de rappeler solennellement « le principe de droit naturel de la propriété privée, y compris des biens de production » qui n'a perdu ni « sa force » ni « sa puissance ». Mais il ajoute que, malgré tout, cette évolution est « l'indice d'un progrès de l'humanité » ; la raison en est dans « le caractère propre du travail qui, procédant directement de la personne, doit passer avant l'abondance des biens extérieurs qui, par leur nature, doivent avoir valeur d'instrument. » « Nous sommes ici à un tournant de la doctrine de l'Église, vers lequel Jean XXIII nous a conduits, selon son habitude, sans élever la voix. *Sans jamais perdre de vue le rôle capital de la propriété privée sur le plan personnel comme sur le plan social* ([^9]), nous sommes autorisés à penser que la société doit se centrer de plus ne plus sur le travail : c'est à lui surtout qu'il faut, directement ou indirectement, demander à la fois l'épanouissement de l'homme, les biens nécessaires à son existence, la sécurité pour l'ensemble de sa vie. Il semble qu'à côté de la vénérable, institution de la propriété privée, s'en dresse une autre qu'il faut bien appeler, faute d'un vocabulaire consacré, la « propriété » du métier, dont le rôle apparaît analogue à celui de la propriété des biens. Structure au fond plus humaine, insinue le Souverain Pontife, qui fait reposer l'existence de la personne et de la société sur la capacité professionnelle, le métier, le travail. « Nous sommes là sur un terrain mouvant et inexploré. Ne serait-il pas désirable que des théologiens et des moralistes approfondissent ces idées au contact des réalités actuelles, pour préciser la place que doit tenir le travail, que doit tenir la « propriété » du métier dans notre société, et tracer ainsi les grandes lignes d'une sorte de « travaillisme » chrétien, qui répondrait si bien aux aspirations de notre temps ? » ([^10]) Cette page du P. Villain est très intéressante, et c'est pourquoi nous avons tenu à la reproduire *in extenso.* Elle correspond à l'opinion générale des catholiques, et nous sommes très certain que ceux qui la liront y trouveront l'écho de leur propre pensée. 34:59 Quoi de plus honnête, quoi de plus évident que de vouloir centrer de plus en plus la société sur le travail ? Oui, bien sûr, mais il faut s'entendre. Plus je lis et relis l'encyclique, plus je vois ses prolongements dans un sens non seulement différent de celui qu'indique le P, Villain, mais exactement opposé. Car, à travers son exhortation pastorale permanente, quel est le rappel doctrinal constant de Jean XXIII ? Il est celui-ci : tenez-vous ferme à la *propriété* et au *principe de subsidiarité,* dans l'ensemble de l'activité économique qui est, par nature, *privée.* L'accélération de l'Histoire et du Progrès technique nous aspire dans un tourbillon dont les effets spontanés sont, politiquement, la prépotence du Pouvoir étatique et, économiquement, la prépotence des systèmes financiers de répartition. La jonction de ces deux prépotences trouve sa formule dans le totalitarisme, dont l'expression la plus rationnelle est le communisme. Sans être déterministe, sans croire au Mouvement de l'Histoire, sans voir nécessairement la catastrophe ou l'âge d'or au bout d'une évolution, on constate des changements dans les rapports sociaux. Ces changements comportent normalement une part de bon et une part de mauvais (à moins qu'ils soient parfaitement neutres) ; il nous appartient de les orienter pour que le bon l'emporte sur le mauvais. L'encyclique *constate* donc « la brèche » qui va s'élargissant « entre propriété des biens de production et responsabilité de direction dans les grands organismes économiques » ; elle *constate* que « de nos jours, nombreux sont les citoyens... qui, du fait qu'ils appartiennent à des organismes d'assurances ou de sécurité sociale, en tirent argument pour considérer l'avenir avec sérénité ; sérénité qui s'appuyait autrefois sur la possession d'un patrimoine, fût-il modeste » ; elle *constate* qu'aujourd'hui « on a confiance en des ressources qui prennent leur origine dans le travail ou des droits fondés sur le travail, plus qu'en des revenus qui auraient leur source dans le capital, ou des droits fondés sur le capital » (pp. 34-35). 35:59 L'encyclique *constate* tout cela. Elle voit même, dans la place donnée au travail par rapport au capital, « l'indice d'un progrès de l'humanité » (p. 35). Mais précisément parce qu'elle *constate* cette évolution et qu'elle en voit ce qui peut en constituer le bon côté si l'évolution est intelligemment dirigée, elle pose nettement la question : « Ces aspects du monde économique ont certainement contribué à répandre le doute suivant : est-ce que, dans la conjoncture présente, un principe d'ordre économique et social fermement enseigné et défendu par Nos Prédécesseurs, à savoir le principe de droit naturel de la propriété privée, y compris celle des biens de production, n'aurait pas perdu sa force, ou ne serait pas de moindre importance ? » Et la réponse, aussi nette que vigoureuse, est immédiate : « Ce doute n'est pas fondé. Le droit de propriété, même des biens de production, a valeur permanente, pour cette raison précise qu'il est un droit naturel, fondé sur la priorité, ontologique et téléologique, des individus sur la société » (p. 35). C'est clair, comme sont clairs les développements qui suivent et que nous avons signalés. Peut-être le P. Villain dira-t-il -- ou pensera-t-il *in petto --* que le simple fait, pour l'encyclique, de *constater* les traits principaux de l'évolution sociale au regard de la propriété signifie déjà une adhésion virtuelle et annonce un renversement futur. C'est-à-dire que le Pape de 1970 ou de 1980, au lieu de dire : « Il y a ceci et il y a cela, *mais* la propriété demeure fondamentale », dirait, dans un éclairage inverse : « Il y a toujours la propriété, *mais* c'est le travail qui, etc. » C'est cet avenir qu'annonce et qu'espère (semble-t-il) le P. Villain. Il en a bien le droit, que je ne songe nullement à lui contester. Il a même le droit de croire qu'en nous livrant sa pensée, c'est la pensée de Jean XXIII qu'il ne fait qu'exprimer. Je suis convaincu pour ma part qu'il se trompe. Je suis convaincu que la pensée de Jean XXIII n'est pas celle qu'il croit. J'estime qu'il fait dire à l'encyclique non seulement ce qu'elle ne dit pas mais le contraire de ce qu'elle dit (en ce qui concerne son orientation vers l'avenir). Je suis enfin convaincu que le « travaillisme » chrétien dont il rêve n'apporterait rien de bon, -- à moins de donner à ce mot un sens très différent de tout ce qu'il évoque présentement à l'esprit (ce qui signifierait une doctrine parfaitement sûre du travail). Aussi bien, il est caractéristique que, quand il cherche à valoriser la notion de travail, il ne trouve pas d'autre mot que celui de « propriété » pour y parvenir. « ...à côté de la vénérable institution de la propriété privée, s'en dresse une autre qu'il faut bien appeler, faute d'un vocabulaire consacré, la « propriété » du métier, dont le rôle apparaît analogue à celui de la propriété des biens. » 36:59 Ceux qui, depuis un demi-siècle, emploient l'expression « propriété du métier » se réjouiront de la découverte du P. Villain. Les voilà « dédouanés » de leur affreuse appartenance « corporatiste » ! Le P. Villain a-t-il oublié qu'à côté de la « vénérable » institution de la propriété il y a une institution non moins vénérable et non moins ancienne qui s'appelle l'institution corporative et dont la propriété du métier (sous ce nom ou sous un autre) est un des piliers ? Je ne crois pas que La Tour du Pin employait l'expression « propriété du métier ». Il disait plutôt « possession d'état », mais l'idée était la même. « Le capital, écrit-il, n'est pas d'ailleurs l'unique forme de propriété dont un homme puisse tirer légitimement avantage en vertu d'un droit propre. La possession d'une carrière, d'un métier peut aussi revêtir le caractère d'une propriété... » (*Vers un ordre social chrétien,* sixième éd., p, 29.) Pour lui, « le droit du travail... n'est pas moins légitime ni d'une autre essence que le droit de propriété » (*id.* p. 495). Il est d'accord avec Henri Lorin, le fondateur des *Semaines sociales,* dont il cite la « parole divinatoire », bien connue : « Jusqu'ici, dans notre pays, l'organisation politique ne tient compte que d'où sont les gens, l'organisation économique que de ce qu'ils ont : le temps doit venir où celle-ci aura pour base et celle-là pour ressort important ce qu'ils font » (*id.,* p. 509). A ce point, je vois le P. Villain lever les bras au ciel, et je l'entends s'exclamer : « Mais alors nous sommes d'accord ! » Je le souhaite, sans en être bien sûr. Car si j'ignore la pensée profonde d'Henri Lorin -- pensée qui se dégage mal d'un texte d'une densité redoutable -- par contre je connais bien celle de La Tour du Pin. Je connais mieux encore la mienne propre. Je pense qu'on ne peut mettre en opposition, parce qu'on ne peut les mettre exactement en balance, la propriété et le travail. Je pense qu'il est donc vain de songer à substituer une organisation sociale fondée sur, le travail à une organisation sociale fondée sur la propriété, je pense enfin et surtout que, pour donner au travail toute sa valeur et tous ses droits, il faut le relier par tous les moyens possibles à la propriété -- et je pense que c'est cela la pensée du Pape, qui, autrement, n'aurait pas insisté comme il le fait sur l'importance de la propriété et *l'urgence* de sa diffusion. 37:59 Il ne faut pas poser l'alternative « travail » *ou* « propriété » ; il faut, avec le travail, faire de la propriété. Il faut éviter de bâtir sur le seul travail un système politique, économique et social qui semblerait devoir rendre inutile la propriété. Un tel système n'a qu'une formule et n'a qu'un nom : c'est le communisme -- lequel, rappelons-le après Marx, peut se résumer dans l' « abolition de la propriété privée ». Je crois que le P. Villain, en opposant le travail à la propriété -- alors que le contraire du travail, c'est le loisir, ou le chômage, ou la paresse, et que le contraire de la propriété, c'est la non-propriété, ou la communauté, ou l'indigence -- s'abandonne aux images de la propriété et du travail du XIX^e^ siècle. Plus précisément encore il voit, derrière la *propriété,* le *propriétaire --* le capitaliste, le boutiquier ou « Monsieur Vautour » -- et derrière le *travail,* le *travailleur --* l'ouvrier, le prolétaire, le mal logé. Ses sentiments de justice et de charité le portent du côté du déshérité. C'est compréhensible et c'est heureux. Mais de ses sentiments il tire un mauvais raisonnement. Si la propriété, déformée dans sa nature et déviée de ses fins légitimes, a engendré de cruelles injustices, il ne faut pas l'abolir, il faut la réformer. C'est cette réforme à laquelle le Pape nous invite, en nous en indiquant l'orientation. Aussi bien la notion de travail est terriblement équivoque. J'ai eu déjà l'occasion d'en parler ici-même incidemment ([^11]). « ...il n'est pas inutile, disais-je, de rappeler à ceux qui exaltent le « Travail » pour faire pièce au « Capitalisme » que c'est précisément le capitalisme qui est à l'origine de l'exaltation du travail. « Le capitalisme est essentiellement un travaillisme. « Le travaillisme actuel, de coloration socialiste ou communiste, est l'héritier du capitalisme, en partie par opposition (travail contre capital), en partie et bien davantage par filiation directe. 38:59 « Le catholicisme avait promu le travail à la dignité par la condamnation de l'esclavage, par la mise au rang des péchés capitaux de la paresse, par la place donnée au travail manuel dans les règles monastiques, par la double signification de châtiment et de rédemption attachée au « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front ». Il n'avait pas été au-delà ; et dans la concurrence entre l'action et la contemplation, il tranchait en faveur de la contemplation. « Marie a choisi la meilleure part... » Rien n'a changé dans cette hiérarchie. « C'est le protestantisme qui, dans son contexte hollandais, puis anglo-saxon, a donné la première part au travail dans le capitalisme dont il est devenu la religion. (Je parle ici en termes sociologiques.) « Ce sont les pays protestants et capitalistes, Hollande, Angleterre, États-Unis, qui ont été les pays du travail le plus acharné. « Dans les pays catholiques, ce sont les milieux protestants et les classes capitalistes qui ont été les milieux et les classes du travail le plus acharné. « Mais surtout le travail prend un éclairage nouveau dans le capitalisme protestant. Il n'est plus seulement un labeur pénible ; il devient un labeur industrieux et productif. Autrement dit, il se pénètre d'une *finalité économique.* « Cette finalité prendra vite sa référence dans *l'argent,* mais même si elle a un aspect subjectif désintéressé, elle vise essentiellement à la *transformation de la nature.* C'est-à-dire qu'elle se détourne de la contemplation. Elle n'en est plus le complément ou l'humble approche. Elle en est en quelque sorte l'opposé. Non plus une peine rédemptrice, mais une sorte de damnation acceptée, dans l'attente de la Justice divine. Le marxisme n'aura qu'à prendre la suite de tout cela pour en faire sa doctrine propre, la volonté de puissance du travail balayant Dieu, l'individu et l'argent pour installer directement l'homme et son œuvre dans un matérialisme athée parfaitement logique. » Tenter aujourd'hui d'instaurer un « travaillisme » chrétien, tenter surtout de l'instaurer en opposant l'idée de travail à celle de propriété me paraît une entreprise doublement hasardeuse. D'une part, le travaillisme est trop pénétré de socialisme pour qu'on puisse en faire le contexte institutionnel d'une conception neuve du travail ; d'autre part, le travail lui-même, indépendamment de l'image qu'on s'en fait communément, est en train de se modifier trop substantiellement pour qu'on n'ait pas intérêt à bâtir directement sur la réalité technico-économique qui naît sous nos yeux. 39:59 Peut-être eût-il été possible d'envisager ce travaillisme chrétien il y a cent ans, ou même au début du XX^e^ siècle. Maintenant, je crois que c'est trop tard. Comme le socialisme, d'ailleurs, le travaillisme est moribond. Demain il y aura, d'un côté, le communisme et, de l'autre côté, ce que nous ferons. C'est à faire cet inédit que nous convie l'encyclique. Or l'analyse de la réalité technico-économique nous révèle que le « travail » change de jour en jour et que l'image traditionnelle qu'il évoque -- celle de l'ouvrier d'usine -- sera d'ici peu une image d'Épinal, aussi éloignée des faits de production de l'an 2000, ou même de 1980, que pouvait être de l'ouvrier des « manufactures » l'image du compagnon du Tour de France qui prévalait en 1848 au moment même où Marx lançait son Manifeste. Faut-il rappeler les études de Colin Clark et de Fourastié ? Si le progrès technique pousse à une diminution permanente de la population agricole (le secteur primaire), il fait croître d'abord mais décroître ensuite le secteur secondaire (production industrielle directe) tandis que le secteur des services (tertiaire) croît continuellement. Le tableau suivant que, d'après Colin Clark, nous donne Fourastié, est très caractéristique. Il montre, en pourcentage, l'évolution des trois secteurs aux États-Unis, de 1850 à 1935 ([^12]). -------- ------------ -------------- ------------ --------------- --------   Primaire Secondaire Tertiaire Revenus\ Total immobiliers 1850  32 19 42 7 100 1900  19 30 44 7 100 1935  9 25 60 6 100 -------- ------------ -------------- ------------ --------------- -------- 40:59 Depuis 1935, l'évolution a continué dans le même sens. J'ignore les chiffres de 1961, mais je ne serais pas étonné qu'ils soient 7, 20, 67, 6. Fourastié estime qu'on va vers un 80 % de tertiaire ([^13]). Si le « plancher » du primaire ne semble pas devoir descendre au-dessous de 5 % on aurait donc, dans un avenir assez proche, les pourcentages suivants : ------------- ---------------- ------------- ------------------ -------- Primaire Secondaire Tertiaire Revenus\ Total immobiliers 5 10 80 5 100 ------------- ---------------- ------------- ------------------ -------- Ces 10 p. 100 du secteur secondaire, c'est l'industrie proprement dite, c'est le travail industriel. Et de quel travail s'agit-il ? D'un travail qui se modifie si rapidement dans sa nature que bientôt c'est la notion même de « secondaire » qu'il va falloir réviser, tant ce secondaire se pénètre de « tertiaire » non seulement au sein de l'entreprise, mais au sein de l'usine et de l'atelier. Sur ce sujet, le mot « automation » dit tout. Nous l'employons seul ; les Américains disent plus exactement : *Automation and Technological Change.* C'est tout le progrès technique qui transforme le travailleur manuel en « technicien », et l'ouvrier en « opérateur », tandis qu'il multiplie l'employé, le chercheur, le commerçant, etc. J'ai cité quantité de chiffres dans mon petit livre sur « l'automation » ([^14]). Mais les chiffres de cette nature ruissellent dans tous les articles et dans tous les rapports syndicaux. En voici quelques-uns, très récents, qui font la comparaison, aux États-Unis, du nombre des travailleurs de production et d'entretien avec les autres travailleurs, de 1953 à 1960, dans les principales branches de l'industrie ([^15]) : 41:59 +--------------------------------------------------+--------------------------------------------+--------------------+ | - | Travailleurs de production et d'entretien  | Autres\ | | | | travailleurs | +--------------------------------------------------+--------------------------------------------+--------------------+ | Textiles  | -- 246.000  | -- 2.000 | +--------------------------------------------------+--------------------------------------------+--------------------+ | Produits chimiques et assimilés  | -- 13.000  | \+ 79.000 | +--------------------------------------------------+--------------------------------------------+--------------------+ | Raffineries de pétrole et produits charbonniers  | -- 32.000  | \+ 4.000 | +--------------------------------------------------+--------------------------------------------+--------------------+ | Sidérurgie  | -- 52.600  | \+ 16.300 | +--------------------------------------------------+--------------------------------------------+--------------------+ | Machines électriques  | -- 89.000  | \+ 136.000 | +--------------------------------------------------+--------------------------------------------+--------------------+ | Véhicules à moteur et équipements  | -- 201.800  | \+ 9.500 | +--------------------------------------------------+--------------------------------------------+--------------------+ | Aviation  | -- 169.000  | \+ 63.500 | +--------------------------------------------------+--------------------------------------------+--------------------+ Le président de l'A.F.L.-C.I.O., George Meany, dit que, pendant le même temps, semble-t-il, dans les industries de transformation les ouvriers de production et d'entretien ont diminué de 1.500.000 alors que les « white collars » ont augmenté de 700.000. Et notre « quatrième Plan » ne prévoit-il pas, de 1961 à 1965, une augmentation de 640.000 emplois dans le secteur tertiaire contre 300.000 seulement dans l'industrie ? Tous ces chiffres tracent la courbe du « mouvement de l'histoire » -- l'histoire du travail, tout au moins. On dira peut-être que, pour changer, le travail n'en demeure pas moins du travail. Évidemment. Et il était déjà du travail au temps des Cro-Magnons et des Néandertaliens. Mais le mot ne nomme plus la même chose qu'hier alors qu'il évoque l'image d'hier. Plaqué sur cette image, que représente le « travaillisme », fils mal venu du capitalisme et du socialisme ? Allons-nous vraiment lui confier les lendemains d'un christianisme qui se veut conquérant ? Ma querelle -- très irénique et sympathique -- avec le P. Villain porte uniquement sur ce point : alors qu'il semble croire que l'encyclique concède à la propriété ce que les bonnes manières exigent qu'on concède à une « vénérable institution », tout en entrebâillant, pour les fils du tonnerre, la porte d'un avenir travailliste, je pense, à l'inverse, que, face aux bouleversements techniques, économiques, sociaux et politiques qui annoncent, sans les dessiner précisément des modes de vie nouveaux, le Pape nous avertit avec force de rattacher à la propriété et à l'association (subsidiarité) tout ce que nous pouvons y rattacher. 42:59 Si la personne humaine ne pouvait plus s'inscrire dans ces relations premières où se manifestent, s'affirment et s'instituent sa liberté, sa capacité d'initiative et d'engagement, sa responsabilité et, pour tout dire, sa nature même et les premiers degrés de ses fins suprêmes, elle serait emportée. Pour que la « socialisation » ne devienne pas « socialisme », il faut la propriété, comme il faut toutes *ces* formes de mutualité, de coopération, d'association, de groupement volontaire qui vont à la rencontre des lois de l'État et de ses institutions de répartition. En tout, aujourd'hui, ce qui menace l'homme, c'est le Léviathan, c'est le Monstre, c'est le Nombre, c'est la Bureaucratie, c'est l'Automate. Pour dominer cette Matière subtile qui l'investit de toutes parts, il doit, au plan naturel, s'assurer *d'abord* d'un enracinement plus profond. Il doit sauvegarder les prolongements naturels de son être dans les choses -- c'est la propriété -- et dans ses semblables -- c'est le contrat, la réciprocité des engagements à partir des plus proches et des plus directs vers les plus lointains et les plus éloignés. Allons-nous oublier ou nier ces vérités fondamentales au moment où les redécouvrent capitalisme et communisme ? Le capitalisme -- qui, dans les grandes entreprises, s'efforce, par mille moyens, de décentraliser, de favoriser les responsabilités subalternes et d' « intéresser » les salariés ; le communisme -- en faisant à peu près la même chose et en réformant, depuis 1957, la structure de la planification soviétique dans un sens nettement régionaliste. Puisque les cautions marxistes sont aujourd'hui les bienvenues je prendrai celle de Claude Lévi-Strauss. (J'ignore, à vrai dire, son degré d'orthodoxie.) Voici ce que dit l'auteur de *Tristes Tropiques* (un des plus beaux livres de ces dernières années) : « ...Si l'ethnologue osait se permettre de jouer les réformateurs, de dire : « voilà à quoi votre expérience de milliers de sociétés peut vous servir, à vous, les hommes d'aujourd'hui », il préconiserait sans doute une décentralisation sur tous les plans, pour faire en sorte que le plus grand nombre d'activités sociales et économiques s'accomplissent à ces niveaux d'authenticité où les groupes sont constitués d'hommes qui ont une connaissance concrète les uns des autres. » ([^16]) 43:59 Claude Lévi-Strauss retrouve, et exprime en termes à la fois très simples et très nobles, le principe de subsidiarité. Retrouvera-t-il la propriété ? Espérons-le. En tous cas, mieux vaut ne pas l'attendre. L'insistance du Pape, les précisions doctrinales et concrètes de son enseignement doivent tout de même donner à réfléchir à ceux qui doutent encore des vertus de la propriété ([^17]). Une voie d'avenir nous est nettement tracée. Ce n'est peut-être pas celle du progressisme ; mais c'est certainement celle du progrès. Louis SALLERON. 44:59 ### Trois points de « Mater et Magistra » qui font difficulté par Marcel CLEMENT *Plus je relis l'encyclique* « *Mater et Magistra* », m'écrit un chef d'entreprise, *et plus je suis perplexe. Non que le document ne soit pas clair. Il donne une orientation vaste et profonde à l'action sociale. Mais je ne puis me défendre d'un malaise. J'ai l'impression que Jean XXIII se sépare de Pie XII sur plusieurs points et j'en souffre, d'autant plus qu'un ou deux articles que j'ai lus le soulignent avec une satisfaction qui fait mal. Même si l'enseignement pontifical n'est pas infaillible, je l'avais jusqu'ici accueilli dans un esprit filial. Mais si, sur des points importants, on a l'impression qu'un pontificat succède à un autre comme une tendance à une autre, on se sent désorienté. Je sais bien que le dogme ne change pas pour autant...* » Je cite cette lettre, en priant mon correspondant de m'en excuser, parce qu'elle formule assez nettement des réactions qui se sont manifestées discrètement, ici ou là ; je la cite aussi parce que c'est un moyen pour moi de m'adresser, en même temps qu'à ce chef d'entreprise, à tous ceux qui, plus ou moins confusément, ont un sentiment comparable ; je la cite enfin parce que l'énumération qu'elle donne des « *points qui font difficulté* » me semble bien poser le problème. Voici : 45:59 « 1° -- *Pie XII et Jean XXIII ont-ils vraiment la même doctrine en ce qui concerne la question de la participation aux profits, à la gestion ou à la propriété de l'entreprise. Pie XII semblait redouter que cette orientation conduise au collectivisme. Jean XXIII*, *au contraire, semble faire d'une telle évolution un devoir pour le patron. Les circonstances ont-elles à ce point évolué entre la fin du Pontificat de Pie XII et le début de celui de Jean XXIII qu'elles puissent justifier un tel renversement de perspectives ? *» « 2° -- *Pie XII et Jean XXIII ont-ils la même doctrine en ce qui concerne la corporation. Instinctivement opposé au mot, et aussi à la chose* (*peut-être par individualisme*) *j'avais fini par m'y rallier après que Pie XII ait déclaré, sans équivoque, que l'ordre corporatif professionnel constituait le programme social de l'Église. Or l'encyclique* « *Mater et Magistra* » *évite visiblement le mot, et s'exprime à propos de la socialisation de façon si enveloppée que je ne parviens pas, en conscience, à savoir s'il s'agit d'un* « *décrochage* » *progressif, d'un* « *écho* » *assourdi, ou d'une* « *prudente rentrée en scène* » *de la doctrine corporative. Dois-je revenir à mon néo-libéralisme antérieur *? *Ou comprendre que c'est le développement d'un certain collectivisme dans l'entreprise qui tient désormais la place de l'organisation professionnelle *? » « 3° -- *Pie XII et Jean XXIII ont-ils la même doctrine en ce qui concerne la sécurité sociale *? *Le premier, me semble-t-il, se défiait de cette organisation dans la mesure où elle signifiait la sécurité* « *par la société* ». *L'encyclique* « *Mater et Magistra* » *semble l'accepter sous cette forme comme un fait d'évolution historique acquis et recommande son extension, spécialement dans l'agriculture. Bien que ce point n'entraîne pas pour moi de responsabilités à prendre, je dois vous avouer qu'il reste cependant un point douloureux dans ma conscience.* » Tels sont les points qui font difficultés. Efforçons-nous de les regarder en face. #### I. -- Deux exigences de la dignité humaine Pour réfléchir sur les trois questions posées, il me semble qu'il convient avant tout de les situer dans le contexte d'ensemble de la doctrine sociale chrétienne. 46:59 Ce serait une mauvaise méthode que de confronter des membres de phrases, souvent traduites, des deux pontifes, pour tenter une exégèse analytique. En élargissant les perspectives, en rappelant le dessein d'ensemble, les chances augmentent de ne pas durcir des passages particuliers, de les comprendre chacun dans la lumière de son temps, de son style, du document dont il est extrait. Le Pape Jean XXIII, dans la quatrième partie de « Mater et Magistra », formule le principe de base qui résume de façon synthétique la conception naturelle et chrétienne de la vie sociale : « *Les êtres humains sont et doivent être fondement, but et sujets de toutes les institutions où se manifeste la vie sociale.* » La personne, donc, « *fundamentum, causam et finem* », point d'appui, agent et fin de l'ordre social... Ces trois mots contiennent tout l'élan de la doctrine chrétienne, le germe des difficultés qu'elle soulève et le principe de la solution qu'il faut y apporter. Ils contiennent tout l'élan de la doctrine. En effet, « *la doctrine sociale chrétienne est partie intégrante de la conception chrétienne de la vie* ». Autrement dit, c'est en raison de l'origine et de la fin de l'homme, chrétiennement définies, que l'Église donne un enseignement sur l'organisation de la vie temporelle, notamment dans le domaine de l'économie sociale. C'est parce que la personne, élevée par le baptême à la vie de la grâce, est appelée non seulement à un bonheur naturel, mais aussi à la vision béatifique, que l'Église maintient à travers les siècles, en dépit de toutes les attaques, les exigences de la dignité de l'homme et du fils adoptif de Dieu. En ce sens, les êtres humains, considérés dans leur nature et avec leur dignité, leur origine et leur fin, sont et doivent être le *fondement* de l'ordre social. Pour cela, deux conditions essentielles sont requises, dont la nécessité égale forme le germe de toutes les difficultés que soulève, dans les applications surtout, la conception chrétienne de la vie sociale. La première des deux conditions demande que l'homme soit le *but* des institutions, de toute l'organisation de la vie sociale et économique. Sous ce rapport, la société est *pour* l'homme. En particulier, dans le domaine économique, cette exigence requiert que la juste distribution des biens matériels soit assurée. « *Si une telle juste distribution de biens n'était pas réalisée, ou n'était qu'imparfaitement assurée, le vrai but de l'économie nationale ne serait pas atteint.* » ([^18]) 47:59 La seconde des deux conditions demande que l'homme soit le *sujet* de la vie économique, de toute la vie sociale. Sous ce rapport, la société est *par* l'homme. Chaque personne doit être l'agent, libre et responsable pour sa part, de la constitution et du dynamisme permanent de la vie sociale. « *En regard de la fin de l'économie sociale, tout membre producteur est sujet, et non pas objet de la vie économique.* » ([^19]) La nécessité égale de respecter en même temps ces deux conditions fait problème. Car en tant qu'il est sujet de ses actes, l'homme est libre, ses actes contingents. Il peut les ordonner conformément à la raison, et dans ce cas, respecter les droits des autres. Il peut, à l'inverse, s'écarter du respect des droits des autres ; dès lors, chacun demeure en droit le sujet de ses actes, mais ceux dont les droits sont lésés ne sont plus, en fait, la *fin* de la vie sociale. Si ceux qui possèdent davantage de biens en usent selon la justice, l'équité, la charité, tous sont, par le fait même, considérés à leur juste place de « fins » de la vie sociale. Si le contraire se produit, les victimes des injustices cessent d'être considérées comme des « fins » pour devenir des « moyens » qu'utilisent les plus habiles ou les plus forts. Dire que les institutions, comme le fait Jean XXIII, doivent respecter la personne comme fondement, but et sujet de la vie sociale, contient donc bien effectivement toute la conception de la vie sociale -- naturelle et surnaturelle. Elles doivent en effet, pour y parvenir *a*) respecter l'initiative, la liberté, la responsabilité personnelle qui fait de l'homme le sujet de l'économie, *b*) protéger et même promouvoir les droits de chacun et de tous, au cas où l'initiative personnelle et la liberté de chacun seraient utilisées en contravention avec ces droits. L'équilibre est difficile. Si l'on met l'accent un peu plus fortement sur l'initiative et la responsabilité dans l'économie, les actes humains demeurant ceux d'hommes pécheurs, il y a des chances pour que la juste distribution des richesses en souffre. Les salaires, les prix, les profits, les dividendes seront vite des moyens de pression et d'oppression. 48:59 Si, là contre, on insiste surtout sur la justice dans la distribution des biens, la nécessité de ne pas courir trop sérieusement le risque du mauvais usage de la liberté conduit à restreindre celle-ci et l'intervention des pouvoirs publics risque alors d'excéder, peu ou beaucoup, ce que requiert l'exigence qui veut que chaque homme producteur (que son travail soit ou non dépendant) reste sujet de l'économie sociale. Ces deux « déplacements d'accents » sont souvent réalisés à l'insu de ceux qui les commettent. Certains, par exemple, ont vu principalement dans la doctrine de l'Église une « conception montante ». Ils imaginent une société où tous les hommes, soucieux de leur initiative et conscients de leur libre responsabilité, *collaboreraient* de façon organique à tous les niveaux de la vie sociale et se corporeraient de façon permanente pour atteindre les buts de l'économie. La doctrine sociale de l'Église, pour eux, c'est d'abord cela. Ceux-là retiennent surtout que le Pape Pie XII a dit que « *le programme social de l'Église* » consiste dans la réalisation de « *l'ordre corporatif professionnel de toute l'économie* » ([^20]). D'autres ont considéré l'enseignement social de l'Église comme une « conception descendante ». Ils travaillent à l'avènement d'une société où les lois et en général les institutions seraient ordonnées de telle sorte que tous et chacun *recevraient,* soit par la distribution que réalise la vie économique, soit par une re-distribution plus ou moins administrative ou autoritaire, une équitable part du produit national. L'enseignement social de l'Église pour eux, c'est d'abord cela. Ils se défient de l'initiative et de la responsabilité, personnelle ou collective, et préfèrent que l'on développe des institutions revêtant un caractère plus mécanique, plus automatique. Ceux-là retiennent surtout que le Pape Pie XII a mis au centre de la doctrine sociale de l'Église le « *point fondamental qui consiste dans l'affirmation de l'imprescriptible exigence que tous les biens créés par Dieu pour tous les hommes soient également à la disposition de tous, selon les principes de la justice et de la charité* » ([^21]). La « vision montante » fait de l'homme le fondement de la doctrine en tant que sujet, agent, cause efficiente. La « vision descendante » fait de l'homme le fondement de la doctrine en tant que but, cause finale, ayant besoin d'un minimum de bien être (pour pratiquer la vertu). 49:59 Selon que, pour des raisons d'opportunité, de formation, de milieu, d'habitudes intellectuelles, éventuellement d'amour-propre, l'on s'attache davantage à l'une des deux visions, il en résulte une tendance, plus ou moins consciente, à oublier l'autre, -- ou à en atténuer l'importance. On peut ainsi lire les encycliques et les allocutions pontificales de Léon XIII à Pie XI et de Pie XII à Jean XXIII en dégageant de préférence tout ce qui confirme ou développe celle des visions que l'on cultive. Des polémiques, des querelles, des silences prolongés et des réveils soudains s'expliquent peut-être ainsi, entre des hommes également loyaux, mais inégalement sensibles à l'une des deux exigences de la dignité humaine. Toutefois, en ce qui concerne la doctrine enseignée par Pie XII puis par Jean XXIII, elle est, sous le rapport de l'équilibre entre ces deux exigences, rigoureusement unique. Bien plus, de 1891 à 1961, c'est sans aucune défaillance, sans même aucune « nuance » que « *le principe de base de cette conception* » est que « *les êtres humains sont et doivent être fondement, but et sujets de toutes les institutions où se manifeste la vie sociale* ». Avant tout, il faut dire et rappeler cela qui, en toute vérité, permet d'éviter que l'on ose opposer Jean XXIII à Pie XII et de croire que des « tendances » opposées les ont annexés. Sur la synthèse de ces tendances, sur l'équilibre nécessaire du « montant » et du « descendant », les deux Papes sont en accord absolu. Puissent, Dieu aidant, les fils les imiter... #### II. -- La vision « descendante » La question de savoir si Pie XII et Jean XXIII ont la même doctrine en ce qui concerne la question de la participation aux profits, à la gestion ou à la propriété de l'entreprise est un point particulier de la vision « descendante ». Dans les institutions et les mœurs qui tendent à réaliser comme fin une juste répartition des conditions matérielles de la vie, quelle place tient, dans l'enseignement de chacun des deux pontifes, le « moyen » de la participation aux profits, à la gestion, à la propriété de l'entreprise ? 50:59 Rappelons pour commencer que c'est le Pape Pie XI qui avait, le premier en 1931 affirmé que, sans pour autant contester la légitimité du contrat de salariat, il estimait « *cependant plus approprié aux conditions présentes de la vie sociale de tempérer quelque peu, dans la mesure du possible, le contrat de travail par des éléments empruntés au contrat de société* ». Ainsi, c'est dans le même passage où Pie XI développe les trois conditions du *juste salaire*, que ce même Pontife ouvre aussi la voie à une nouvelle formule contractuelle venant *tempérer le contrat* de salariat. On peut se demander à quelles « *conditions présentes de la vie sociale* » correspond cette éventualité d'un double fondement juridique à la répartition des biens, à savoir 1 -- le contrat de salariat et 2 -- des éléments empruntés au contrat l'association. Le Pape ne le précisait pas. Mais si l'on se réfère à l'ensemble de sa lettre, on est amené à se demander si ce n'est pas en considérant la croissance annuelle du produit national qui devenait déjà sensible en 1931, que Pie XI donne cette orientation. Le contrat de salariat a pour but de donner au salarié une sécurité, de soustraire sa rémunération aux risques que courent, en de nombreux cas, les entreprises. Mais ce contrat entraîne, par le fait même, une certaine « viscosité » des salaires en regard de l'augmentation de la productivité, de la production et des profits. A qui considère la nécessité de proportionner continuellement non seulement les profits et les dividendes, mais aussi les revenus du travail au développement graduel de l'économie, l'opportunité de compléter le contrat de salariat par des éléments empruntés au contrat de société apparaît clairement. D'une part, il en résulte une augmentation du pouvoir d'achat qui diminue le risque de crise ou de récession. D'autre part, cela évite les à-coups périodiques des troubles sociaux comme moyen de réajuster les revenus du travail. Cette orientation de Pie XI n'a jamais cessé d'être reprise par Pie XII. Ce dernier l'a même accentuée : « *La où la grande exploitation continue de se montrer plus heureusement productive, elle doit offrir la possibilité de tempérer le contrat de travail par un contrat de société* », affirme-t-il le 1^er^ septembre 1944. 51:59 « *L'Église voit d'un bon œil, et même elle favorise tout ce qui, dans la mesure où les circonstances le permettent, tend à* *introduire des éléments du contrat de société dans le contrat de travail* » dit-il encore le 11 mars 1951, c'est-à-dire postérieurement aux discours du 7 mai 1949 et du 3 juin 1950. Ce sont en effet ces deux discours qui ont contribué à faire croire que le Pape Pie XII « *redoutait que cette orientation ne conduise au collectivisme* ». Il ne semble point que ce soit le cas. Ce n'est nullement aux *réalisations communautaires* dans l'entreprise que Pie XII s'est opposé, puisqu'il les a lui-même encouragées avant et après ces deux allocutions de 1949 et 1950 ; c'est à une *déviation doctrinale* précise, qui s'était infiltrée sous son pontificat, et qui semble aujourd'hui avoir perdu toute vigueur. Cette déviation doctrinale consistait à affirmer que « *toute entreprise particulière est par sa nature, une société, de manière que les rapports entre participants y soient déterminés par les règles de la justice distributive, en sorte que tous indistinctement* -- *propriétaires ou non des moyens de production -- auraient droit à leur part de la propriété ou tout au moins des bénéfices de l'entreprise* » ([^22]). Autre chose est d'encourager des réalisations communautaires, dans le cadre du droit privé, *résultant d'un libre contrat de société* tenant compte des possibilités et des circonstances, autre chose d'affirmer que *l'entreprise est, par sa nature, une société.* Pie XII repousse cette dernière thèse comme il repousse, l'année suivante, le droit naturel de co-gestion économique des salariés, autre présentation de la même idée ([^23]). Mais il terminait l'allocution de 1949 en précisant bien que ses paroles ne s'appliquent « *qu'à la nature juridique de l'entreprise comme telle *; *mais l'entreprise peut comporter encore toute une catégorie d'autres rapports personnels entre participants, dont il faut aussi tenir compte, même des rapports de commune responsabilité* ». Il terminait de même l'allocution de 1950 en indiquant qu'il « ne *méconnaît pas, pour autant, l'utilité de* ce *qui a été jusqu'ici réalisé en ce sens, de diverses manières au commun avantage des ouvriers et des propriétaires* ». Ainsi, ce qui aux yeux de Pie XII conduit à une évolution vers des « *formes anonymes collectives* »*,* ce ne sont pas de libres réalisations communautaires fondées sur un *contrat de société.* C'est au contraire la doctrine qui nie la nécessité de ce contrat, dans le cadre du droit privé, en affirmant que l'entreprise est par nature une société. 52:59 Or, Jean XXIII n'a pas écrit une ligne qui soit, en quelque façon, en contradiction avec cet enseignement. Il ne revient pas sur les discours de 1949 et 1950, on peut le penser, pour ne pas réveiller une polémique sur un point qui est, par ailleurs, acquis, et alors que l'heure est venue de redonner tout son dynamisme à l'orientation communautaire inaugurée par Pie XI. En effet, « *de nos jours* PLUS QU'AU TEMPS DE NOTRE PRÉDÉCESSEUR, affirme Jean XXIII dans Mater et Magistra, *il faut tout mettre en œuvre afin que, dans l'avenir du moins, la part des biens qui s'accumulent aux mains des capitalistes soit réduite à une plus équitable mesure et qu'il s'en répande une suffisante abondance parmi les ouvriers* ». Plus qu'au temps de Pie XI, en effet, dans les divers pays, anciennement ou récemment équipés, l'expansion économique se réalise à un rythme toujours plus rapide. Si donc les catégories sociales possédantes sont, par la structure même du régime capitaliste, les premières sinon les seules à bénéficier de cette expansion, non seulement il en résultera malaises et tensions sur le plan social, mais les récessions se succèderont, profondes parfois, sur le plan économique, avec leur cortège de chômage et de faillites. C'est seulement si le pouvoir d'achat est bien réparti entre toutes les classes, et s'il s'accroît en proportion de l'augmentation du P.N.B. ([^24]) que les quantités accrues de biens et de services peuvent être absorbées. « *Le progrès social,* pose en principe Jean XXIII, *doit accompagner et rejoindre le développement économique de telle sorte que toutes les catégories sociales aient leur part des produits accrus.* » Quant à la manière dont ce but peut être atteint, elle demeure un problème de prudence pour ceux dont cela dépend. L'essentiel est que la part du travail et la part du capital soit conforme à la justice et à l'équité. Mais « *il peut être satisfait à cette exigence de justice en bien des manières que suggère l'expérience* ». Le Pape toutefois en note une, « *et des plus désirables* », qui consiste à faire en sorte « *que les travailleurs arrivent à participer à la propriété des entreprises dans les formes et les mesures les plus convenables* ». 53:59 Pie XII, le 1^er^ septembre 1944, avait consacré un long discours à cette réforme. Jean XXIII avance dans la même direction avec un dynamisme accru : c'est que le développement démographique, l'expansion économique, l'élévation du niveau de vie matérielle et culturelle s'effectuent aujourd'hui à un rythme où la moindre erreur d'aiguillage risque de se terminer dans de sérieux troubles sociaux et économiques. Or, la grande directive, pour ce qui est de la « vision descendante », c'est-à-dire de la juste répartition du « tas » des biens et services à tous les membres du corps social, c'est non seulement d'obtenir pour chaque famille un pouvoir d'achat proportionné en regard du P.N.B. mais de permettre à chacune d'elle de s'enraciner dans une propriété privée, que ce soit celle de la maison, de la terre, d'un outillage, ou des actions de l'entreprise même où le père va travailler. Jean XXIII, par conséquent, qui rappelle que « *le droit de propriété privée,* MÊME DES BIENS DE PRODUCTION, A VALEUR PERMANENTE » n'est pas moins opposé que Pie XII au collectivisme. Mais il encourage, comme Pie XII, une évolution qui permette d'une part une meilleure répartition des richesses dans la nation et d'autre part, qui ouvre aux salariés l'accession à la propriété collective des entreprises déjà réalisée par la large diffusion des actions dans certaines autres catégories sociales. Affirmer universellement que toute entreprise est une société conduit au collectivisme. Ouvrir, dans la liberté, la porte plus grande à la diffusion contemporaine de la propriété collective *privée,* c'est permettre à des multitudes d'hommes d'éviter la tentation du collectivisme. #### III. -- La vision « montante » Établissons d'abord que la vision « montante » de la doctrine sociale chrétienne tient autant de place dans « Mater et Magistra » que dans l'enseignement de Pie XII. Pie XII pose, dans le message de Noël 1942, que « *l'homme lui-même, loin d'être l'objet et comme un élément passif de la vie sociale en est au contraire et doit en être et demeurer le sujet* ». 54:59 Jean XXIII, lui, commence la deuxième partie de son Encyclique par une (presque) coupante déclaration de principe : « *Qu'il soit entendu avant toute chose que le monde économique résulte de l'initiative personnelle des participants, qu'ils agissent individuellement ou associés de manières diverses à la poursuite d'intérêts communs.* » Comment ces initiatives, orientées, stimulées, suppléées le cas échéant et coordonnées par les pouvoirs publics doivent-elles se hiérarchiser ? Par le principe de subsidiarité répondent Pie XI dans « Quadragesimo anno », Pie XII (entre autres occasions) le 19 juillet 1947 et Jean XXIII dans « Mater et Magistra ». Les groupements d'ordre inférieur doivent assumer les responsabilités dont ils sont capables de s'acquitter, et non en être dépouillés au profit d'un groupement de rang supérieur ou de l'État. Ce principe n'est qu'une application, généralisée, de l'exigence qui requiert que l'homme soit sujet responsable de ses actes, et non un simple objet dont disposent les gouvernants ou les technocrates. Ces groupements, nés d'une saine application du principe de subsidiarité sont-ils, dans la pensée de Jean XXIII, identiques à ceux que Pie XI nommait des « groupements corporatifs » ou bien en sont-ils formellement distincts ? Telle est la question qu'il faut résoudre pour savoir si Pie XII et Jean XXIII ont la même doctrine (c'est-à-dire celle de Pie XI) en ce qui concerne ce point important dont Pie XII disait qu'il constituait « *la principale partie de l'Encyclique Quadragesimo anno* ». Pour tenter d'apprécier ce point, il faut d'abord comprendre quelle est l'essence profonde de l'idée corporative. On peut sans doute interroger sur ce point l'œuvre de l'un des penseurs sociaux les plus étroitement lié au développement de cette idée à la fin du dix-neuvième siècle. « *Le principe du régime corporatif nous paraît consister dans la reconnaissance d'un droit propre, tant à chaque membre de l'association qu'à celle-ci dans l'État et à l'État envers celle-ci... Ce qu'il y a de plus caractéristique dans le régime corporatif, après la garantie du droit individuel, c'est celle du droit propre de l'association. Celle-ci n'est pas, comme on l'aurait voulu dans ces derniers temps, une société purement privée, sans lien avec la chose publique...* 55:59 *La corporation est, comme la commune, un état dans l'État, c'est-à-dire qu'elle est liée à lui par un contrat moral comportant des attributions et des obligations réciproques.* » ([^25]) Étant donné le développement que Jean XXIII consacre au respect du principe de subsidiarité, il est inutile de se demander s'il attache la même importance que Pie XI à la saine vitalité des corps sociaux, des sociétés intermédiaires : la question ne souffre aucune discussion. Ce qui donc est en question, pour savoir s'il reprend ou ne reprend pas l'enseignement de Pie XI et de Pie XII sur l'ordre corporatif professionnel, c'est de savoir si, à ces sociétés inférieures à buts économiques et sociaux, à ces corps intermédiaires, Jean XXIII souhaite que l'État reconnaisse un droit propre. Si oui, il nous semble que l'on peut affirmer que l'enseignement est identique. Sinon, pour des raisons qui seraient à examiner, Jean XXIII n'a pas, sur ce point, repris l'enseignement de ses prédécesseurs. La question est d'importance, plus encore aujourd'hui, qu'à l'époque de la publication de « Quadragesimo anno ». En 1931, en effet, c'était principalement aux conditions de travail que Pie XI pensait lorsqu'il exposait que la nature incline les membres d'un même métier ou d'une même profession, quelle qu'elle soit, à créer des groupements corporatifs. Depuis, le développement d'une intervention croissante des pouvoirs publics dans le domaine des soins médicaux, de l'instruction et de l'orientation professionnelle, des loisirs et de l'éducation des adultes, de la prévoyance et de la mutualité, des allocations familiales, de la sécurité sociale etc. a posé un problème encore plus vaste qu'il y a trente ans. C'est tout cet ensemble de garanties des droits personnels dans le domaine économique et social, que ce soit à propos ou en dehors des conditions de travail, qui doit être édifié soit par les corps intermédiaires munis de pouvoirs juridiques propres, soit par l'État, réglementant selon ses desseins les activités soit des individus, soit de ces corps intermédiaires. Lorsqu'on étudie la traduction française de l'encyclique « Mater et Magistra », on demeure perplexe. Deux caractères apparaissent nettement. 56:59 En premier lieu, les mots « corporation » « corporatif », n'apparaissent nulle part. Dans le résumé que la première partie du document donne de « Quadragesimo anno » il semble que la volonté de les éviter soit manifeste. On y explique, à la place, que la nouvelle insertion du monde économique dans la morale « *comporte, selon l'enseignement de Pie XI, le remaniement de la vie en commun moyennant la reconstruction des corps intermédiaires autonomes à buts économiques et professionnels, non imposés par l'État, mais créés spontanément par leurs membres* » *et* « *la reprise de l'autorité par les pouvoirs publics pour assurer les tâches qui leur reviennent* ». On y explique aussi que Pie XI « *recommande la création d'un ordre juridique, national et international, doté d'institutions stables, publiques et privées, qui s'inspire de la justice sociale et auquel doit se conformer l'économie* ». Les mots « corporation », « corporatif » n'apparaissent pas davantage dans la traduction française du développement sur la socialisation, spécialement dans la phrase où, à première vue, on est tenté de croire que Jean XXIII reprend l'enseignement de Pie XI, en estimant « *nécessaire que les corps intermédiaires et les initiatives sociales, diverses, par lesquelles surtout s'exprime et se réalise la* « *socialisation* », *jouissent d'une autonomie efficace devant les pouvoirs publics, qu'ils poursuivent leurs intérêts spécifiques en rapports de collaboration loyale entre eux, et de subordination aux exigences du bien commun* ». Une première conclusion s'impose donc. Les traducteurs de l'encyclique n'ont pas voulu employer dans aucun des textes français, anglais, italien, etc., un mot qui puisse rappeler les polémiques qui se sont élevées naguère autour du mot « corporation », et que Pie XII résumait en rappelant que « *ce point de l'encyclique fut l'objet d'une levée de boucliers ; les uns y voyaient une concession aux courants politiques modernes* ([^26]), *les autres, un retour au Moyen Age* ». Mais la question de fond reste entière. Il n'est pas exclu que, par délicatesse, et pour éviter de réveiller des passions, le Saint-Père ait décidé de renoncer à un vocable qui, loin de favoriser la pensée et la discussion, les a rendues presque impossibles, comme l'imperméabilité des esprits aux déclarations et aux commentaires de Pie XII à ce sujet l'a clairement établi. 57:59 Cela ne signifie pas que Jean XXIII ait renoncé à la chose elle-même. Souhaite-t-il donc, dans « Mater et Magistra » que ces corps intermédiaires, « *par lesquels surtout s'exprime et se réalise la socialisation* » aient ou non des pouvoirs juridiques propres ? Si oui, il présente sous le nom de socialisation le programme que Pie XI présentait sous le nom de corporation, -- mais appliqué et élargi à toutes les initiatives sociales et économiques qui se sont multipliées depuis trente ans. Sinon, il renonce à cette forme du « programme social de l'Église », juge que le moment favorable à son application est passé et que l'on peut concéder de laisser aux pouvoirs publics le plus grand nombre des décisions juridiques que Pie XI envisageait de faire régler par les corps intermédiaires munis de pouvoirs Juridiques. Eh bien ! ... le texte de la traduction française ne permet pas de trancher ce point à coup sûr (et c'est le cas aussi des traductions italienne, anglaise...). Comme on l'a noté peut-être en lisant les passages cités plus haut, les deux endroits « critiques » : celui qui résume « Quadragesimo anno » et celui qui traite de la socialisation parlent non de pouvoirs juridiques propres, mais, d'une façon ouatée et assourdie, d'autonomie. Le premier passage parle de « *la reconstruction des corps intermédiaires autonomes* » le second, des corps intermédiaires jouissant « *d'une autonomie efficace devant les pouvoirs publics* ». Il y a là juste assez pour que des lecteurs (convaincus) de « Quadragesimo anno » affirment que Jean XXIII reprend l'enseignement de Pie XI avec d'autres mots, juste assez aussi pour que d'autres lecteurs (non convaincus) de « Quadragesimo anno » affirment que Jean XXIII renonce à l'enseignement de Pie XI. C'est d'ailleurs ce qui s'est produit, depuis six mois que l'encyclique est parue. En Italie, en Espagne, en Amérique du Sud, les « corporatistes » ont salué l'encyclique de la fidélité, cependant qu'en France, en Italie, au Canada, les catholiques d'autres « tendances » ont salué l'encyclique du dépassement des vieilles idées corporatistes et de l'acceptation réaliste du processus de socialisation... Pour mettre tout le monde d'accord, la « *Vie catholique illustrée* » du 1^er^ septembre 1961 rapporte une analyse de la « Civiltà Cattolica » signée du P. Mulder, s.j. selon laquelle « Quadragesimo anno » assignait aux « ordres » professionnels une position très en relief et autonome dans l'organisation sociale tandis que, pour « Mater et Magistra », ils sont plutôt « *comme une partie de l'ensemble complexe des modes d'association de la vie humaine* ». 58:59 Faut-il donc donner raison à ceux qui se demandent, comme mon correspondant, s'il s'agit d'un « décrochage » progressif, d'un « écho » assourdi ou d'une « prudente rentrée en scène » de l'enseignement de Pie XI ? Et admettre que, dans cette incertitude, il est loisible, en *conscience,* pour ceux qui s'étaient, avec plus ou moins de difficulté, ralliés à l'enseignement de Pie XI et de Pie XII, de revenir à leurs préférences antérieures, c'est-à-dire au néo-libéralisme, ou de céder à un mouvement de socialisation qui, sans pouvoirs juridiques des corps intermédiaires, entraînera normalement une croissante réglementation administrative du travail, des échanges, de la sécurité sociale et des autres formes de la vie sociale contemporaine ? Nous ne le pensons pas. Pour trois raisons d'inégale importance, mais qui vont dans le même sens. 1° -- Si c'est par une volonté expresse du Pape que les traductions de l'encyclique ne comportent pas le mot de « corporation », c'est donc que le *premier but prudent en la matière,* au jugement de l'homme le plus qualifié pour en juger, n'est pas d'affirmer le mot, mais de désamorcer les passions qui s'affrontent et empêchent la réflexion dès que le mot est prononcé. Dans l'hypothèse où il s'agirait d'une « prudente rentrée en scène », sous un autre nom et dans un autre contexte social, la première attitude chrétienne est de suivre le Pape non seulement dans ses enseignements de fond, mais aussi dans les moyens prudentiels qu'il juge opportuns. Dans l'hypothèse où il s'agirait d'un « décrochage » progressif, nous avons toute l'encyclique « Mater et Magistra » pour savoir que l'Église n'est pas prête à admettre pour autant un mouvement de socialisation qui reviendrait à soumettre toute l'économie à une administration opprimante, réduisant sans cesse davantage « *le rayon d'action libre des individus* ». Ce serait donc qu'une possibilité d'équilibre social respectant le principe de subsidiarité pourrait être réalisé sans pouvoirs juridiques des corps intermédiaires, et qu'au jugement pratique de l'Église, c'est un point que les circonstances, avec le développement des fruits du Concile, éclaireront en leur temps. 59:59 S'il s'agit enfin d'un « écho assourdi », c'est que le Pape estime que le problème le plus urgent n'étant pas celui-là, mais les questions de diffusion de la propriété privée dans une meilleure répartition des biens, il est opportun de le laisser, pour l'instant dans la pénombre. Ces trois solutions sont, nous semble-t-il, également acceptables par le chrétien qui souffre dans sa conscience de ne pas avoir une plus grande certitude. Elles peuvent ne pas le combler de joie, mais au moins lui donner la paix. 2° -- Il faut, en second lieu, considérer que la corporation est un fruit dont la semence est la dignité de la personne, but et cause des institutions, et dont la tige est le principe de subsidiarité. Or, la plante se développe selon sa nature, mais aussi selon la terre et le climat. Sous ce rapport, il faut considérer les époques -- 1891-1931-1961 -- de publication des trois encycliques sociales. Léon XIII a affirmé la nécessité des corps sociaux et la vision organique de la société. « *Dans le corps humain, les membres, malgré leur diversité, s'adaptent merveilleusement l'un à* *l'autre de façon à former un tout exactement proportionné et qu'on pourrait appeler symétrique. Aussi dans la société...* » ([^27]). Cette nécessité, il l'a affirmée dans le contexte d'une société encore très profondément individualiste, qui niait plus ou moins directement le droit d'association et le droit, pour l'État, de jouer son rôle dans l'organisation sociale. De ce fait, Léon XIII ne développe pas en 1891 toute la pensée organique dont son encyclique, pourtant, donne la semence. « *Aux travailleurs* », affirme son Encyclique, « *on reconnaît le droit naturel de créer des associations pour ouvriers seuls, ou pour ouvriers et patrons, comme aussi le droit de leur donner la structure organique qu'ils estimeront la plus apte à la poursuite de leurs intérêts légitimes, économiques et professionnels...* » ([^28]) C'est donc à un *début* de mise en valeur, selon le principe de subsidiarité, de l'homme, but et sujet de l'économie, que procède Léon XIII. Il conseille l'association à chaque, classe, -- premier pas pour sortir de l'individualisme. Il se borne à *suggérer,* en termes facultatifs, le regroupement des classes. Autrement dit, compte tenu de l'état des esprits et des mœurs, il mesure le travail de restauration sociale à la capacité d'évolution de son époque. 60:59 Pie XI a affirmé la nécessité des corps sociaux comme formule concrète de mise en valeur du principe de subsidiarité dans le contexte d'une société où le droit d'association avait largement repris son importance et ses expressions concrètes. Mais dans le domaine du travail, il constate que « *la société reste plongée dans un état violent, partout instable et chancelant, puisqu'elle se fonde sur des classes que des appétits contradictoires mettent en conflit* ». Aussi « *on ne saurait arriver à une guérison parfaite que si, à ces classes opposées, on substitue des organes bien constitués, des* « *ordres* » *ou des professions... La nature incline les membres d'un même métier, ou d'une même profession quelle qu'elle soit, à créer des groupements corporatifs* ». On peut dire que ce projet de restauration de l'ordre social continue ce que Léon XIII avait ébauché. Des associations pour ouvriers seuls, ou pour ouvriers et patrons, Pie XI passe à l'union organique des uns et des autres dans des « *ordres* », c'est-à-dire des corps intermédiaires ayant un pouvoir réglementaire, à la manière des municipalités, mais ne mettant ce pouvoir en œuvre que s'il en est besoin, d'après le principe de subsidiarité même. Jean XXIII a publié son encyclique après le « *développement des assurances sociales et dans certains pays économiquement mieux développés l'instauration de régimes de sécurité sociale... l'extension et la pénétration de l'action des pouvoirs publics dans le domaine économique et social...* » la mise en œuvre par des administrations du « *droit aux moyens indispensables à un entretien vraiment humain, aux soins médicaux, à une instruction de base plus élevée, à une formation professionnelle plus adéquate, au logement, au travail, à un repos convenable, à la récréation* ». ([^29]) Autrement dit, Léon XIII devait mettre en œuvre le principe de subsidiarité dans le contexte d'une société individualiste : il a préconisé l'association, première étape. Pie XI devait mettre en œuvre le principe de subsidiarité dans le contexte d'une société en partie reconstituée, mais où des groupes hostiles se forment : il a préconisé le dépassement de la lutte des classes par l'instauration d'un ordre organique unissant patrons et ouvriers. 61:59 Jean XXIII doit mettre en œuvre le principe de subsidiarité dans le contexte d'une société en voie de socialisation, poursuivant des buts sociaux bons ou même indispensables mais, parfois ou souvent, par des moyens qui entraînent l'abus de l'organisation, rendent de plus en plus minutieuse la réglementation juridique et administrative en tous domaines. Dès lors, il s'agit évidemment moins d'insister sur les pouvoirs juridiques des corps intermédiaires grâce auxquels l'homme peut rester fin et sujet des institutions économiques et sociales que sur leur vitalité. D'une part en effet le Pape « *estime nécessaire que les corps intermédiaires et les initiatives sociales diverses,* PAR LESQUELS SURTOUT *s'exprime et se réalise la* « *socialisation* » *jouissent d'une autonomie efficace devant les pouvoirs publics* », et, d'autre part, il rappelle qu' « *il n'est pas moins nécessaire que ces corps sociaux soient composés de membres* « *considérés et traités* COMME DES PERSONNES, *stimulés a participer activement à leur vie* ». Les pouvoirs juridiques des corps sociaux sont un instrument au service du dynamisme des membres. La tendance actuelle étant d'user et d'abuser de la socialisation dans le sens d'une organisation juridique et administrative, Jean XXIII lui rend sa véritable portée d'application du principe de subsidiarité. Cette leçon n'est pas moins nécessaire aux chrétiens qui voient dans la corporation avant tout une structure juridique qu'à ceux qui ne voient en elle qu'un obstacle à l'extension de l'administration de l'État par l'économie. Les uns et les autres oublient l'essentiel : que la vitalité des personnes, des groupes, des sociétés inférieures, des corps intermédiaires pour réaliser les fins de la socialisation -- celle donc, entre autre, de la sécurité sociale -- est aujourd'hui comme hier un point de la doctrine sociale de l'Église. Pour cela, ces corps intermédiaires doivent avoir une « autonomie efficace » devant les pouvoirs publics. A ce point de réflexion, et compte tenu de la complexité de la société contemporaine, on est évidemment amené à penser que des initiatives sociales, professionnelles, économiques, qu'elles portent sur les salaires, l'hygiène, la prévoyance, la mutualité, la sécurité familiale ou sociale, ne peuvent jouir d'une « autonomie efficace » si elles ne reçoivent pas, de l'État, des pouvoirs juridiques propres. 62:59 Mais le problème immédiat est de faire valoir (sans nier pour autant les fonctions irremplaçables de l'État pour inspirer, coordonner, promouvoir et suppléer les initiatives) la vitalité des corps sociaux. Il est à remarquer que Jean XXIII n'attaque pas l'État, même si celui-ci déborde sa tâche propre. Simplement, en face des fins et des moyens du processus de socialisation, il rappelle le rôle dynamique de la personne, non seulement fin, mais aussi sujet des institutions, et la convenance des corps intermédiaires pour permettre à la personne de rester dans ce rôle dynamique dans le développement même du processus contemporain de socialisation. 3° -- Il y a, enfin... le texte latin. A plusieurs reprises, des notes ont paru, ici ou là, pour souligner que seul le texte latin est officiel et fait foi. Si tel est le cas, et si nous comprenons le latin, la question, finalement, ne fait plus doute du tout. « *Nous estimons nécessaire,* dit la traduction française, *que les corps intermédiaires et les initiatives sociales diverses, par lesquelles surtout s'exprime et se réalise la* « *socialisation* », *jouissent d'une autonomie efficace devant les pouvoirs publics, qu'ils poursuivent leurs intérêts spécifiques en rapport de collaboration loyale entre eux, et de subordination, aux exigences du bien commun.* » Nous estimons nécessaire, dit le texte officiel latin, « *ut collegia seu corpora ceteraque multiplicia incepta, ex quibus potissimum socialium rationum incrementa constent,* SUIS LEGIBUS *re ipsa regantur* ». Comme l'ont remarqué divers commentateurs, les mots «* collegia seu corpora *» sont ceux-là précisément qu'utilise l'encyclique « Quadragesimo anno » et que la traduction officielle rendait, en 1931, par « groupements corporatifs » ([^30]). Mais ce n'est pas là l'essentiel. L'essentiel est que ces groupements s'administrent «* suis legibus *», d'après leurs propres lois. Ce sont ces mots que la traduction française rend par « *autonomie efficace devant les pouvoirs publics* », ce qui est philosophiquement suffisant, mais juridiquement équivoque. 63:59 Une question reste à poser. Pourquoi, sur un point aussi important, le texte latin est-il si précis, la traduction à la fois aussi indiscutable quant à l'idée, et aussi incertaine quant à sa portée juridique ? On peut faire diverses hypothèses. Peut-être en va-t-il des encycliques comme des missels. Le latin maintient le stable et le solide, cependant que la traduction reflète la couleur du temps et les modes du langage, voire de la pensée. L'intelligence du lecteur -- espérons-le -- ne s'en ouvre que plus facilement, lorsqu'on lui parle d'abord la langue qu'il utilise lui-même quotidiennement, le conduisant ainsi à des approfondissements qu'il n'avait peut-être pas, au premier abord, entrevus. Peut-être aussi ce point ne devait-il pas être mis en relief maintenant, mais plus tard, -- avec le Concile par exemple. Le texte latin sera alors normalement la base de référence pour une explication progressive des thèmes de l'encyclique. CAR, et c'est ce sur quoi je voudrais terminer cette réponse à mon correspondant, IL N'EN FAUT PAS MOINS SOULIGNER UNE CHOSE. C'est que la visée première et immédiate de « Mater et Magistra » *n'est pas la même* que celle de « Quadragesimo anno ». En 1931, Pie XI a fait une encyclique au moment opportun. Le libéralisme économique agonisait. La crise de 1929 lui avait donné le coup de grâce. C'était désormais, ou les corps intermédiaires à pouvoirs juridiques propres, -- ou le socialisme. Le socialisme l'a emporté. Il s'est répandu en de nombreux pays soit dans les institutions, soit dans les mœurs. Il revient à donner au citoyen tous les droits économiques et sociaux, à l'État, tous les devoirs corrélatifs. La personne reste sous un rapport « fin » des institutions. Elle cesse d'en être le « sujet », l'agent. Il me semble que la visée essentielle de « Mater et Magistra » est double : 64:59 1\) dans la vision « descendante », elle est de secouer la conscience mondiale devant les droits insatisfaits des personnes, des catégories sociales, des secteurs déprimés, des nations sous-équipées, d'obtenir la satisfaction de ces droits et l'enracinement dans une propriété privée. 2\) dans la vision « montante » elle est de secouer l'extension de la mentalité qui fait du citoyen un enfant assisté par l'État, et de restaurer dans les mœurs le dynamisme des personnes et des groupes, spécialement pour l'organisation et la défense des droits économiques et sociaux. C'est dans le développement concret de cette double orientation que, par la force même des choses, l'évolution vers la socialisation corporative s'accentuera progressivement. Marcel CLÉMENT. 65:59 ### Note sémantique sur la socialisation *et sur quelques autres vocables\ de* «* Mater et Magistra *» par Jean MADIRAN Préambule : quelques précédents : p. 66. I. Le mot « socialisation ». -- L'usage catholique. -- Un autre usage catholique. -- Pour la première fois en 1961 ? -- Le texte de « Mater et Magistra » sur la socialisation. -- Conclusions provisoires : p. 69. II\. Autres vocables. -- Ordre corporatif et organisation professionnelle. -- La prudence. -- La justice sociale. -- Un mot intéressant : « compages ». -- Autofinancement, amortissements bénéfices. -- Droits et devoirs sociaux : p. 82. III\. A la recherche de la raison des effets. -- La doctrine sociale ne doit pas se constituer en un ésotérisme. -- Distinction entre la doctrine sociale de l'Église et la philosophie sociale chrétienne. -- L'ésotérisme au niveau du vocabulaire : p. 104. PARLANT AVEC QUELQUE SOLENNITÉ de la socialisation, Pie XII, le 14 septembre 1952, s'exprimait en ces termes : « Il faut empêcher la personne et la famille de se laisser entraîner dans l'abîme où tend à les jeter la socialisation de toutes choses, socialisation au terme de laquelle la terrifiante image du Léviathan deviendrait une horrible réalité. C'est avec la dernière énergie que l'Église livrera cette bataille où sont en jeu des valeurs suprêmes : dignité de l'homme et salut éternel des âmes. » Moins de dix ans plus tard, dans l'Encyclique *Mater et Magistra,* Jean XXIII déclare que la socialisation est « le fruit et l'expression d'une tendance naturelle », qu'elle « apporte beaucoup d'avantages » et « permet d'obtenir la satisfaction de nombreux droits personnels », et qu'elle « peut et doit être réalisée de manière à en tirer les avantages qu'elle comporte, et conjurer ou comprimer ses effets négatifs ». 66:59 Quelle conclusions en tirer ? Disons d'abord quelle conclusion ne pas en tirer ; celle qui énoncerait par exemple : -- *Il y a dix ans encore, certains catholiques, et à leur tête le Pape d'alors, se voilaient la face avec effroi quand on prononçait le mot de socialisation. Ils confondaient socialisation et étatisation, et ils prétendaient excommunier ceux de leurs coreligionnaires qui avaient l'audace de porter sur la socialisation un jugement favorable.* Cette conclusion ne serait pas la bonne, pour cette raison manifeste que le mot SOCIALISATION n'est pas employé dans le même sens par Pie XII et par la traduction française de Jean XXIII. #### Préambule : quelques précédents. Le vocabulaire des documents pontificaux est beaucoup moins figé et même beaucoup moins fixé qu'on ne le croit généralement. D'un Pape à l'autre, la terminologie n'est pas toujours la même. Des vocables péjoratifs cessent de l'être, et inversement. Non point (seulement) parce que certaines appréciations prudentielles -- et notamment l'estimation du moindre mal -- sont par nature changeantes selon les lieux, les temps, les circonstances, mais encore parce que les termes employés en matière sociale n'ont pas, comme ceux employés en matière dogmatique, une définition et une signification immuables. Le 10 mars 1791, le Pape Pie VI niait avec la dernière énergie que « LA LIBERTÉ DE PENSER » soit « un droit imprescriptible de la nature », il la déclarait « un droit chimérique, contraire aux droits du Créateur suprême ». Aujourd'hui la *liberté de penser* n'est plus considérée du tout comme une chimère sacrilège. Des esprits légers estiment que l'Église a changé de doctrine. Elle a changé de vocabulaire. La *liberté* qu'elle défend maintenant (et qu'elle a toujours défendue) n'est pas la même que celle qu'elle entendait condamner en 1791 (et qu'elle condamne toujours). 67:59 Le 15 août 1832, dans l'Encyclique *Mirari vos,* le Pape Grégoire XVI flétrissait la LIBERTÉ DE LA PRESSE, dont il disait : « *Liberté la plus funeste, liberté exécrable, pour laquelle on n'aura jamais assez d'horreur* ». Les défenseurs de la liberté de la presse étaient appelés « *des hommes emportés par un tel excès d'impudence* », « *des hommes déloyaux* », ayant un « *orgueil démesuré* ». Le contexte explicite montre que le Souverain Pontife en avait à cette « *passion sans règle et sans frein pour une liberté qui ose tout* » : cette passion, l'enseignement de l'Église la condamne toujours ; mais elle ne la condamne plus sous le nom de LIBERTÉ DE LA PRESSE. Tout cela est un peu ancien, et d'un autre sièc**l**e ? Passons au nô**t**re. Le 8 janvier 1901, dans l'Encyclique *Graves de communi,* le Pape Léon XIII fixait la sémantique catholique et l'emploi légitime de l'expression DÉMOCRATIE CHRÉTIENNE : « Il serait condamnable de détourner à un sens politique le terme de démocratie chrétienne » ([^31]). Il est manifeste que, sur ce point encore, la sémantique a changé. Le 25 août 1910, dans sa Lettre *Notre charge apostolique,* saint Pie X formulait cet axiome : « Les vrais amis du peuple ne sont ni révolutionnaires ni novateurs, mais traditionalistes ». Ce que voulait dire saint Pie X, le Saint-Siège le dit encore, mais avec d'autres mots. Le 18 janvier 1924, dans son Encyclique *Maximam gravissimamque* adressée au clergé et au peuple de France, le Pape Pie XI s'élevait contre LA LAÏCITÉ : « Toutes les fois que par laïcité on entend un sentiment ou une intention contraire *ou étrangère* ([^32]) à Dieu et à la religion, nous réprouvons entièrement cette laïcité et nous déclarons hautement qu'elle doit être réprouvée. » 68:59 Tout en laissant entendre que le mot de *laïcité* pouvait avoir plusieurs sens, Pie XI l'employait donc en un sens péjoratif. Et Pie XII dénonçait « la déviation des grands mots équivoques de neutralité et de laïcité » ([^33]). Or ce terme péjoratif chez Pie XI, ce mot équivoque et dévié chez Pie XII, fut brusquement choisi par Pie XII lui-même pour désigner désormais une doctrine d'Église : « La saine et légitime laïcité de l'État est un des principes de la doctrine catholique » ([^34]). Changement de vocabulaire d'autant plus frappant que les assistants entendirent le Souverain Pontife prononcer « la laïcité de l'État » tout court ; c'est au moment de la publication, dans un second mouvement, qu'il ajouta la restriction : « saine et légitime ». On pourrait multiplier les exemples analogues. Le dernier cité paraît le plus net. Voilà un vocable, *laïcité* qui avait une résonance principalement et habituellement péjorative pour un esprit catholique, et une signification multiple, variable, confuse. Dans un effort de clarification qui est peut-être l'origine lointaine de l'adoption opérée par Pie XII, l'Assemblée des Cardinaux et Archevêques de France ([^35]) distinguait en 1945 trois sens radicalement différents. Et le même Pape, Pie XII, qui avait déclaré ce mot « équivoque », à sept ans de distance s'en empare soudain pour en faire, *sans le définir,* le nom d'un principe catholique immuable. La manière des Papes n'est pas celle des professeurs. J'allais ajouter : ni celle des philosophes. Encore faut-il se souvenir de la désinvolture souveraine avec laquelle saint Thomas annexe sans avertissement des vocables de toutes traditions pour leur faire dire non ce qu'ils disaient jusqu'alors, mais ce qu'il veut. C'est la liberté même de l'Esprit se servant des mots comme il l'entend. Jamais on ne l'empêchera et d'ailleurs il n'y a pas lieu de l'empêcher. Certes, tout savoir tend à organiser « une langue bien faite » : mais cela même est toujours à recommencer, parce que les mots bougent et qu'il n'y a rien à y faire. 69:59 La langue humaine n'est pas un système algébrique, mais une réalité vivante (et mystérieuse) ; et un moyen d'expression approximatif. #### I. Le mot « socialisation » L'apparition du terme SOCIALISATION dans *Mater et Magistra* n'est donc pas un phénomène sans précédent. C'est au contraire un phénomène courant dans la vie des mots et dans la terminologie inévitablement variable des documents pontificaux en matière sociale. S'il est invraisemblable que des termes comme *Trinité, création* ou *rédemption* aient à changer (encore qu'il n'y ait pas une immobilité absolue dans d'autres domaines du vocabulaire dogmatique lui-même), en revanche le vocabulaire social est normalement soumis à des évolutions et à des mutations de grande amplitude et de rapidité variable. L'important est d'essayer de comprendre ce que l'on dit. *Socialisation* n'est pas dans Littré. Dans le Larousse ([^36]), une définition qui est assez bonne, car elle met immédiatement en lumière deux sens distincts, et même divergents, précisément la dualité qui est à l'origine des équivoques et des confusions : « SOCIALISATION : action de mettre en société ; action d'attribuer à la collectivité. » « SOCIALISER : rendre social ; réunir en société. Placer dans le régime de l'association. » On peut donc « rendre social » de deux manières : 1. -- en plaçant dans un régime d' « association », de « société » ; 2. -- en attribuant à la collectivité, c'est-à-dire à l'État. 70:59 La même dualité existe d'ailleurs pour le mot *socialisme.* On se souvient qu'à la fin du XIX^e^ siècle, des esprits aux antipodes du parti socialiste, et par exemple Charles Maurras, furent sur le point d'adopter le terme « socialiste ». Le même Larousse en dit : « SOCIALISME : système de réformes sociales, visant surtout une nouvelle distribution des richesses sociales. En opposition avec l'individualisme, le socialisme fait consister le progrès dans : 1. -- la socialisation immédiate ou progressive, volontaire ou forcée, des moyens de production (...). » Socialisme au sens large peut désigner n'importe quoi (« réformes visant à une nouvelle distribution des richesses... »). Le Larousse cité mentionne même un *socialisme chrétien* ainsi défini : « théorie qui propose des réformes par l'accord entre patrons et ouvriers dans un esprit de charité ». Ce sens large n'a pas prévalu (encore qu'il ait gardé une consistance et une influence sentimentales). Léon XIII, Pie XI, Pie XII et Jean XXIII n'auraient évidemment pas rejeté l'idée d'un *socialisme chrétien* ainsi entendu. Et dans vingt ans, ou beaucoup moins, le socialisme marxiste ayant achevé de dépérir, un Pape pourra fort bien se déclarer *socialiste* en un sens analogue à celui du « socialisme chrétien » enregistré par le Larousse. Ce Pape éventuel ne sera pour autant ni plus « socialiste », ni moins, que ses prédécesseurs. Mais on remarquera aussi que pour décrire le *socialisme,* le Larousse fait très vite intervenir la *socialisation* des moyens de production, c'est-à-dire la suppression de la propriété privée. Dans *socialisme* et dans *socialisation* il y a le plus souvent une orientation -- que l'étymologie n'impliquait pas -- vers l'étatisation. « Socialiser », ce sera *ou bien* augmenter le nombre, la compétence, le pouvoir des « sociétés », c'est-à-dire des associations, c'est-à-dire des corps intermédiaires, *ou bien au contraire* augmenter l'omnipotence de la collectivité entendue comme représentée par l'État. M. Plinio Correa de Oliveira a mis en lumière cette dualité sémantique : « Le mot *socialisation* a plusieurs sens, dont deux sont radicalement opposés. D'une part il désigne la croissante absorption de la vie sociale par l'État, et en ce sens il indique la marche vers le socialisme. D'autre part il désigne la formation et le développement des groupes sociaux intermédiaires entre l'individu et l'État, groupes qui sont précisément destinés à satisfaire aux nécessités de l'individu sans qu'il soit obligé d'en appeler à l'État ; en ce sens c'est le contraire du socialisme » ([^37]). 71:59 Telle est donc l'équivoque, et plus que l'équivoque, du mot « socialisation ». Selon les dictionnaires, selon la logique, selon l'usage, il peut désigner deux mouvements *inverses :* un mouvement vers l'étatisation, un mouvement aux antipodes de l'étatisme. Il faut en outre reconnaître que l'usage le plus courant était celui qui, par « socialisation », désignait la marche vers le socialisme étatiste. Une édition du Larousse plus récente et plus résumée que celle précédemment citée, donne des définitions beaucoup plus abruptes et unilatérales ([^38]) : « SOCIALISATION : mise en commun des moyens de production et d'échange. » « SOCIALISER : déposséder par rachat, expropriation ou réquisition, les personnes propriétaires de certains moyens de production ou d'échange, au bénéfice d'une collectivité. » D'où la surprise de trouver dans *Mater et Magistra* un éloge de la socialisation. L'usage catholique. Dans l'usage catholique, le mot « socialisation » était un mot péjoratif, synonyme de *dépersonnalisation* et de *réduction en esclavage,* au profit de l'État, ou de tyrannies anonymes. Le philosophe, le sociologue et l'historien de la socialisation, c'est Augustin Cochin. Son ouvrage classique sur *La révolution et la libre-pensée* ([^39]) est divisé en trois parties : la *socialisation* de la pensée, la *socialisation* de la personne, la *socialisation* des biens. Comme, d'autre part, penseurs et propagandistes socialistes ont constamment réclamé une « socialisation » correspondant en somme à ce qu'Augustin Cochin avait défini, analysé et critiqué, il semblait bien établi que ce mot désignait le collectivisme anonyme et étatiste. 72:59 Parallèlement, nous apercevons trois emplois du mot par Pie XII : le 11 mars 1945 dans son allocution aux ouvriers catholiques, le 7 mai 1949 dans son discours en français aux chefs d'entreprise, et enfin dans le texte que nous avons cité en commençant. Dans ce dernier texte, il lui donne un sens général, et entièrement péjoratif, qui est manifestement, en gros, le sens d'Augustin Cochin. Dans l'allocution du 11 mars 1945, il entend socialisation au sens courant, admis, usuel de « nationalisation » ou « étatisation » ([^40]). De même dans le discours du 7 mai 1949. C'était d'ailleurs une terminologie conforme à celle de *Quadragesimo anno,* où Pie XI (§ 129) condamnait « cette atteinte portée à la dignité humaine dans l'organisation *socialisée* de la production ». Dans le troisième tome de *La loi du Christ,* paru en France en 1959, le P. Bernard Häring emploie de même « socialisation » au seul sens de « nationalisation » ou « étatisation » (pp. 610-611). Le *Précis de morale chrétienne* de J. Stelzenberger, paru en 1960, entend lui aussi par « socialisation » la suppression de la propriété privée des moyens de production : « Le socialisme radical (marxisme, communisme, bolchevisme) nie le droit à la propriété privée et tend à la *socialisation* de tous les moyens de production... » (p. 353). Comme en témoigne un article de *La France catholique* de 1956, sur lequel nous reviendrons, il était normalement et couramment admis que « *la socialisation suppose la suppression de la propriété privée des biens de production* ». Le P. Georges Ducoin, dans son ouvrage *Pour une économie du bien commun,* paru en 1960, entend socialisation « au sens où toute initiative personnelle ou familiale serait supprimée, et où toute la vie du citoyen serait étatisée » (p. 107). Tel était donc, en français, l'usage le plus anciennement établi et le plus constamment reçu. 73:59 Un autre\ usage catholique L'apparition d'un usage catholique et *non péjoratif* du terme « socialisation » demanderait à être étudiée. Peut-être parce que notre recherche n'a pas été poussée assez loin, il nous semble que c'est une apparition modeste et insensible, presque anonyme. On voit poindre peu à peu une nouvelle acception. On ne sait pas d'où elle sort. Elle n'est pas avancée par un écrivain créateur de mots, par un penseur proposant un nouveau système ou une analyse différente, prenant le contre-pied d'Augustin Cochin. Elle surgit comme allant de soi, ou comme empruntée au langage parlé dans des groupes non désignés (voire dans des milieux sociologiques qu'Augustin Cochin aurait appelés des « sociétés de pensée »). Et, chose fort remarquable, c'est en substance l'acception qui sera celle de *Mater et Magistra.* On l'aperçoit sous la plume du Chanoine Lanquetin en octobre 1950, dans les *Cahiers du clergé rural ;* il définit la socialisation : « le phénomène d'extension dans l'espace et d'intensification dans le temps des rapports sociaux, inséparable du développement de l'appareil juridique qui en est la conséquence ». Entre guillemets, la socialisation figure en 1957 dans le livre de Mgr Guerry sur *La doctrine sociale de l'Église :* « ...On assistait à un développement rapide de la « socialisation » de la vie humaine, de l'interdépendance et de la solidarité des hommes entre eux, des groupes, des professions et des peuples ». C'était déjà la sémantique qui serait en 1960 celle de la Semaine sociale de Grenoble et en 1961 celle de *Mater et Magistra.* Il y avait donc en présence *deux socialisations :* 1. -- l'une ayant un sens inacceptable et une sonorité péjorative (péjorative en milieu catholique) : l'étatisation systématique des biens de production réclamée par le socialisme ; 2. -- l'autre, plus récente, moins courante, ayant un sens acceptable et une sonorité non péjorative, désignant « l'extension progressive des rapports sociaux ». Mais ce n'est pas tout. 74:59 Une troisième acception avait commencé à faire carrière en même temps que la seconde : elle conservait le sens inacceptable de la première, mais annexait la sonorité non-péjorative procurée par la seconde. Autrement dit : profitant de ce qu'une définition *non-socialiste* de la « socialisation » commençait à rendre ce mot acceptable pour des oreilles catholiques, on tentait de FAIRE ACCEPTER DU MÊME COUP la socialisation *au sens socialiste.* Le point de repère est un article paru dans *Le Monde* du 8 janvier 1956 sous la signature d'un auteur catholique qui est pour beaucoup une autorité et une garantie. On y lisait notamment, au sujet des socialistes français : « ...Leur marxisme, déjà bien tempéré au temps de Jaurès et de Blum par l'idéalisme kantien et l'humanisme libéral, s'est brisé comme une chimère de jeunesse au contact brutal du totalitarisme stalinien. Eux aussi ont choisi de préférer la liberté de conscience et de réaliser progressivement dans la paix l'inévitable socialisation de la société. » La socialisation est ainsi admise comme *inévitable* (c'est-à-dire comme le résultat d'un déterminisme automatique et non d'un libre choix des hommes). Elle est admise non plus parce qu'on lui donne un sens et un contenu *non étatistes,* mais parce que *l'étatisme intégral sera réalisé progressivement et dans la paix* au lieu de l'être dans la violence. Cela va très loin. Cela peut couvrir jusqu'au *régime économique du communisme,* à la seule condition qu'il soit établi par étapes et sans brutalité. Cela recoupe exactement la définition du « progressisme » politique telle que l'avait donnée le chef de file des « progressistes », le président de leur groupe parlementaire, M. Pierre Cot : « Je ne suis pas communiste, mais je considère que le communisme est un mouvement irrésistible (...). Notre devoir est de préparer une période d'évolution pacifique comme en connaissent maintenant les démocraties populaires. Tel est le rôle du progressisme. » ([^41]). 75:59 L' « inévitable socialisation de la société » est alors celle du « sens de l'histoire » tel que le conçoivent les communistes, et elle est la réalisation *du socialisme au sens où les communistes entendent le socialisme.* Le rôle des chrétiens, et avec eux des « humanistes libéraux » et des hommes de bonne volonté, n'est pas de s'opposer à cette « inévitable socialisation » et à ce « mouvement irrésistible », mais de faire en sorte qu'ils s'effectuent avec une pacifique progressivité. C'est bien ainsi que fut interprété l'article du *Monde* du 8 janvier 1956. Le Chanoine Vancourt, dans *La France catholique* du 6 juillet 1956, citait à son sujet le commentaire d'un correspondant : « Si je comprends bien, la socialisation suppose la suppression de la propriété privée des biens de production, bref le collectivisme ; il suffirait donc que nous y soyons amenés autrement que par la violence pour que soient tranquillisées les consciences chrétiennes. » Tels étaient exactement, en effet, les termes du débat. *Socialisation* signifiait *marche vers le socialisme,* et le socialisme était entendu *au sens économique et social où l'entendent les communistes.* Les hérauts de l' « inévitable socialisation de la société » ne disaient point du tout qu'il fallait ENTENDRE AUTREMENT la « socialisation ». Ils l'entendaient au sens même où Pie XII disait que l'Église se battrait contre elle avec la dernière énergie. Ils ne niaient point que ce soit la mainmise de l'État sur tous les biens de production. Ils l'estimaient inévitable et acceptable ; ou même souhaitable. Ils stipulaient seulement que cela devrait se faire en douceur. *Comme dans les démocraties populaires,* ajoutaient-ils parfois, ce qui, pour la douceur, pour la paix, pour la non-violence, est évidemment une référence de haut prix. Le débat sur la socialisation, le débat dans lequel les uns étaient « pour » et les autres « contre », n'était nullement un débat sur la « multiplication progressive des rapports sociaux ». Ce n'était nullement un débat sur la socialisation au sens où en parlèrent le chanoine Lanquetin, Mgr Guerry et plus tard la Semaine sociale de Grenoble. Ce n'était en rien un débat sur la socialisation dont parle *Mater et Magistra.* C'était un débat sur la propriété privée des biens de production. Les partisans de cette propriété privée étaient contre la socialisation. 76:59 Les adversaires de cette propriété privée étaient pour la socialisation. L'Encyclique *Mater et Magistra* s'est prononcée catégoriquement et absolument CONTRE LA SOCIALISATION ainsi entendue : elle réaffirme avec une vigueur redoublée que le droit de propriété privée des biens de production est un droit naturel, à fondement ontologique et téléologique, ayant donc valeur permanente, et au demeurant confirmé par l'expérience, en ceci que l'étatisation des biens de production engendre régulièrement la tyrannie sociale et politique. Mais, se prononçant CONTRE LA SOCIALISATION telle qu'on l'entendait le plus couramment et en tous cas telle qu'on l'entendait dans les débats « pour » ou « contre », l'Encyclique *Mater et Magistra* adopte, propose, consacre la socialisation EN UN AUTRE SENS, qui est celui de la Semaine sociale de Grenoble, et qui n'avait pas fait l'objet de prises de position contradictoires. C'est une socialisation, dit l'Encyclique, qui *se réalise surtout par les corps intermédiaires et les initiatives sociales diverses.* C'est une socialisation aux antipodes (oui, vraiment, absolument LE CONTRAIRE) du projet socialiste et progressiste de « réaliser progressivement dans la paix » la même « inévitable socialisation de la société » que les communistes réalisent dans la violence. Pour la première fois\ en 1961 ? Nous avons jusqu'ici suivi le texte français de *Mater et Magistra.* Les choses se compliquent si l'on se reporte maintenant au texte latin, le seul officiel, le seul ayant autorité. Pour la première fois en 1961, a-t-on dit, un document pontifical adopte favorablement le mot de *socialisation.* Mais cela est doublement inexact. D'une part, la première fois est la Lettre envoyée à la Semaine sociale de Grenoble, en 1960, au nom du Saint Père, par le Cardinal Tardini, Secrétaire d'État. Il est vrai que cette Lettre n'a point figuré aux *Acta Apostolicae Sedis.* 77:59 Secondement, le mot « socialisation » N'EST PAS DANS LE TEXTE de l'Encyclique *Mater* et *Magistra.* Il est dans la traduction italienne ; dans la traduction française ; dans la traduction anglaise, on trouve *social-action,* expression qui, me disent plusieurs anglicistes, rend un tout autre son que le mot français « socialisation ». Mais dans le texte latin, point. Voilà une difficulté, et probablement insoluble. Insolubilité qui n'a rien de choquant : la sémantique n'est pas l'algèbre, avons-nous dit. Encore moins l'enseignement pontifical en matière sociale peut-il se traduire en formules quasiment algébriques. Nous croyons savoir qu'avant le texte latin, qui a seul autorité, le texte italien fut le texte de travail : « socialisation » y figure. D'autre part, il est difficile de supposer que les traducteurs auraient pris sous leur bonnet d'imposer au mot « socialisation » une acception peu courante et d'introduire ce mot contesté et contestable dans la traduction d'un texte pontifical où il ne figurait pas. On peut raisonnablement admettre qu'en un tel cas, les traducteurs n'ont pas pris une telle initiative sans en référer. Mais on doit d'autre part fermement tenir, c'est la tradition, c'est la règle, c'est le droit, et Jean XXIII l'a rappelé précisément pour *Mater et Magistra,* que seul le texte latin a autorité. Si bien qu'à cette difficulté il n'existe pas de solution qui soit mathématiquement certaine. On connaît le texte français de l'Encyclique. Nous avons tenté une traduction du texte latin concernant la socialisation. Elle n'a, bien entendu, aucune autre valeur que d'aider éventuellement le lecteur à lire lui-même le texte original. Le texte de « Mater et Magistra »\ sur la socialisation § 59. -- L'un des caractères principaux de notre temps est assurément le développement des relations sociales : c'est-à-dire des liens mutuels, de jour en jour accrus, entre citoyens ; liens qui ont introduit dans la vie et dans l'action des formes multiples d'association, la plupart du temps reconnues en droit privé ou en droit public. Il semble que ce phénomène ait plusieurs origines contemporaines : notamment le développement des sciences et des techniques, les systèmes plus efficaces d'organisation de la production, un mode de vie plus civilisé. 78:59 § 60. -- De tels développements de la vie sociale sont la manifestation et la cause de l'action croissante par laquelle l'État intervient de plus en plus en des domaines qui, touchant au plus intime de la personne humaine, ne sont pas de peu d'importance, ni sans péril : par exemple les soins médicaux, l'instruction et l'éducation de la jeunesse, l'orientation professionnelle, les moyens et méthodes de récupération et de réadaptation des sujets physiquement ou mentalement diminués. D'autre part un tel phénomène est l'expression et la conséquence d'une tendance naturelle, quasiment incoercible, de l'âme humaine : tendance par laquelle les hommes sont spontanément portés à entrer en société les uns avec les autres quand il s'agit d'avoir des biens que chacun désire et qu'il est incapable d'obtenir tout seul. Cette tendance, surtout ces derniers temps, a fait que partout on a créé tout un éventail de mouvements, d'associations et d'institutions à buts économiques et sociaux, culturels et récréatifs, sportifs, professionnels, politiques, au plan national et au plan mondial. § 61. -- Il est certain qu'un tel développement des relations sociales procure beaucoup de commodités et d'avantages. On peut ainsi satisfaire à de nombreux droits de la personne humaine, surtout en matière économique et sociale ; principalement en ce qui concerne le minimum vital, les soins médicaux, une meilleure instruction élémentaire, une formation professionnelle plus adéquate, le logement, le travail, un repos convenable et des loisirs honnêtes ([^42]). En outre, l'organisation croissante des techniques modernes de diffusion -- édition, cinéma, radio, T.V. -- permet aux hommes, en n'importe quel point de la terre, d'assister quasiment en spectateurs aux événements les plus éloignés. § 62. -- Mais cette multiplication et ce développement quotidien de diverses formes d'association a simultanément une autre conséquence : une trop grande part de l'activité humaine est envahie par un nombre croissant de règlements, de lois, qui gouvernent et délimitent les rapports mutuels des citoyens. Il s'ensuit que la liberté d'initiative est trop réduite à la portion congrue. Les techniques, les méthodes, les conditionnements sont tels qu'il est extrêmement difficile à chacun d'échapper à la pression extérieure pour penser et décider par soi-même, mener soi-même ses affaires, réclamer ses droits et remplir ses devoirs comme il convient, manifester et cultiver ses facultés intellectuelles et morales. Les relations sociales se développant de plus en plus, l'homme sera-t-il transformé en objet, cessera-t-il d'être sujet de droits ? C'est cela qu'il faut catégoriquement refuser. 79:59 § 63. -- En réalité, les développements de la vie sociale ne sont aucunement le résultat d'un aveugle déterminisme. Au contraire, comme nous l'avons déclaré, ils sont œuvre des hommes : qui sont doués de liberté et portés par nature à agir en êtres responsables ; même s'ils doivent d'autre part reconnaître les lois du progrès de l'humanité et le mouvement économique, et en quelque sorte y obéir ; et même s'il ne leur est pas possible d'échapper entièrement à la pression du milieu. § 64. -- C'est pourquoi il est possible, et c'est donc un devoir, de développer les relations sociales selon les voies qui apportent le maximum d'avantages tout en écartant partout les inconvénients, ou du moins en les atténuant. § 65. -- Mais, pour y parvenir plus facilement, il faut que les gouvernants connaissent avec certitude la juste notion du bien commun : elle embrasse les conditions de vie sociale par lesquelles les hommes peuvent réaliser plus pleinement et plus aisément leur perfection personnelle. De plus, nous estimons nécessaire que les associations, les corps sociaux, et toute la diversité des institutions, qui sont le principal élément constitutif du développement des relations sociales, s'administrent selon leurs propres lois et, au profit du bien commun, poursuivent leurs objectifs particuliers dans une concorde loyale. Il n'est pas moins nécessaire que ces corps sociaux aient en quelque sorte la structure d'une vraie communauté : ce qui a pour condition qu'ils traitent toujours leurs membres comme des personnes et qu'ils les amènent à prendre part à leurs affaires. § 66. -- Donc, des liens mutuels se développant de plus en plus entre les hommes de notre temps, les États atteindront à un ordre juste d'autant plus facilement qu'ils veilleront à équilibrer réciproquement les deux facteurs suivants : premièrement, bien entendu, le pouvoir des individus et de leurs associations de s'administrer eux-mêmes ; secondement, l'action de l'État coordonnant et soutenant opportunément les institutions privées. 80:59 § 67. -- Si les relations sociales s'établissent selon ces règles, et selon la loi morale, leur développement n'apportera nullement par lui-même de graves difficultés ni de trop lourdes charges à la personne des citoyens. Au contraire, on devra en espérer non seulement le perfectionnement des qualités naturelles de chaque homme, mais encore un juste remembrement de la société humaine. Ce remembrement désiré, comme l'enseigne Pie XI dans Quadragesimo anno, est indispensable pour répondre pleinement aux devoirs et aux droits de la vie sociale. Conclusions provisoires\ sur la socialisation Le terme « socialisation » n'apparaît donc pas dans le texte latin. Qu'on n'imagine point qu'il ne l'aurait pas pu, et qu'il fallait obligatoirement une périphrase. Le latin pontifical crée les mots qu'il a besoin de créer. L'Encyclique *Mater et Magistra* parle des communistes (*communistae*) et des socialistes (*socialistae*) inconnus dans le latin de Cicéron, dans celui de la Vulgate ou dans saint Thomas. Le vocable SOCIALISER existe déjà dans le latin pontifical, d'ailleurs dans un sens péjoratif conforme à l'usage catholique le plus courant des langues vulgaires. Au § 129 de *Quadragesimo anno,* on trouve l'adjectif *socialisatus* (socialisé). Le substantif correspondant, *socialisatio,* était donc possible et même normal. L'Encyclique l'a évité. De quoi nous tirerons une conclusion non point négative, mais positive : les périphrases latines qui correspondent au mot « socialisation » de la traduction française CONSTITUENT DONC LA DÉFINITION du sens dans lequel il faut entendre le mot. Le mot -- *socialisation* apparaît neuf fois dans la traduction : 1. -- Au début du § 59, il traduit « *socialum rationum incrementa* » : le développement (littéralement : les développements) des relations sociales. 2. -- Au début du § 60, il traduit « *socialis vitae processus.* » On lit : « *qui socialis vitae processus* », ce qui indique que ces mots désignent bien le même phénomène mentionné avec d'autres mots au paragraphe précédent. Ici, littéralement, ce sont « les progrès de la vie sociale ». 81:59 3. -- Au début du § 61 : «* hujusmodi rationum socialum progressione *», -- *hujusmodi* indiquant qu'il s'agit toujours du même phénomène. Littéralement : « le progrès des relations sociales ». 4. -- Au début du § 62 : «* multiplicatis et cotidie progredientibus variis illarum consociationum formis *» : multiplication et développement quotidien des diverses formes d'association. 5. -- A la fin du même paragraphe : «* magis magisque increbrescentibus socialis vitae rationibus *», -- « les relations sociales se développant de plus en plus ». 6. -- Au début du § 63 : «* socialis vitae incrementa *» (contraction des formules 1 et 2). 7. -- Au début du paragraphe 64, : «* socialum rationum progressus *». 8. -- Vers la fin du § 65 : «* socialum rationum incrementa *». 9. -- Au début de l'alinéa 67 du texte latin (qui est l'alinéa 68 du texte français, édition en brochure de la Bonne Presse) : «* sociales rationes *» et «* earum incrementa. *» Ainsi définie, la « socialisation » ne signifie pas l'étatisation des biens de production. Le développement des rapports sociaux correspond à une tendance naturelle ; il procure des avantages ; il entraîne une extension des réglementations et une intervention croissante de l'État. Cette extension, cette intervention ne sont pas condamnables en soi ; elles sont nécessaires, encore que n'allant pas sans inconvénients qu'il faut connaître ; elles peuvent transformer l'homme en objet, en automate, en robot. C'est l'inspiration, ce sont les modalités, c'est la finalité de cette extension, de cette intervention, qui doivent être mises en cause. Elles doivent tendre à développer et non à réduire l'autonomie responsable des personnes et des corps intermédiaires. Elles doivent en cela, et plus généralement en tous domaines, respecter la loi morale. Il faut les régler par une application vigilante, constante, universelle, du principe de subsidiarité. Il nous apparaît donc, d'après les textes : 82:59 1. -- que l'on peut employer le terme *socialisation,* selon l'exemple donné par la traduction française, au niveau de la vulgarisation globale, de l'approximation journalistique et de la rhétorique sentimentale, tout en veillant à lui conserver le sens finalement très simple et très clair qui correspond au texte latin de l'Encyclique. 2. -- Que l'on peut se dispenser d'employer ce terme, selon l'exemple donné par le texte latin, au niveau de la philosophie sociale, de l'enseignement méthodique, de l'approfondissement doctrinal. #### II. ##### Autres vocables : ordre corporatif et organisation professionnelle On sait quelles controverses opposèrent ceux qui disaient « ordre corporatif » et ceux qui prononçaient « organisation professionnelle ». Ou plutôt, -- parenthèse, -- on ne le sait pas du tout. On connaît une fausse histoire, qui est une légende, dans laquelle de méchants polémistes, au nombre desquels on me range quelquefois, et pas toujours implicitement, auraient machiné l'entreprise perverse *d'imposer* l'emploi obligatoire du *mot* « corporation », ou « ordre corporatif », et de décréter hérétiques ceux qui s'y refuseraient. Cette version a été répandue avec de tels moyens de publicité et d'intrigue qu'elle a trouvé un grand crédit, même auprès d'esprits éminents et impartiaux par état, et elle a été reproduite de bonne foi par des plumes qualifiées. Il a été dit, écrit et répété que des controverses partisanes avaient soulevé une querelle de vocabulaire, insistant sur le mot lui-même de *corporation,* et sur l'expression d'*ordre corporatif professionnel,* et accusant ceux qui ne les prononçaient pas d'être infidèles à la doctrine de l'Église. 83:59 Voilà quatre et cinq ans que cette présentation des faits est constamment imprimée, et paraît bénéficier d'un consentement universel qui accroît sa vraisemblance sans pouvoir néanmoins lui conférer une exactitude qu'elle n'a pas. Pendant des années je n'ai rien dit de cette légende qui a le tort de maltraiter plusieurs personnes, dont moi-même. Je peux bien aujourd'hui, avec je crois une entière sérénité, et puisque l'occasion s'en présente, rétablir la vérité, qui est précisément l'inverse. La polémique a été menée *contre ceux qui parlaient d'* « *ordre corporatif* », *et pour le leur interdire par intimidation ou par diffamation.* On les accusait de fascisme ; ou de médiévalisme rétrograde. Cette polémique que l'on a, semble-t-il, omis de remarquer, ne remonte pas à quatre ou cinq ans. Elle est permanente depuis 1945. Et en 1945 elle n'était pas nouvelle, c'était un héritage et une résurgence de l'avant-guerre. Elle a pris naissance au lendemain de *Quadragesimo anno.* J'exagère pourtant quand je dis que personne ne l'a remarquée. Personne ne l'a remarquée sauf le Pape. Il l'a remarquée, et il l'a publiquement enregistrée. Il a remarqué aussi qu'elle visait ouvertement l' « ordre corporatif » mais tout autant, en réalité -- puisque c'est la même chose -- l' « organisation professionnelle ». Dans son discours du 7 mai 1949, Pie XII notait (et regrettait) que ce point de l'Encyclique *Quadragesimo anno* ait été « l'objet d'une levée de boucliers : les uns y voyaient une concession aux courants politiques modernes, les autres un retour au Moyen Age ». C'est-à-dire que, dans cette levée de boucliers, les uns l'accusaient de fascisme, ou de maurrassisme, les autres d'obscurantisme moyenâgeux. Après la guerre, on y ajouta l'accusation de « vichysme ». Il a ainsi existé -- veut-on les références ? -- une avalanche multiforme de quolibets méprisants et d'algarades agressives à l'égard du « corporatisme » et des « corporatistes » : on les réputait relevant d'une tradition historique dépassée, ou d'une inspiration maurrassienne, ou d'une nostalgie fasciste, ou d'une compromission vichyste, *et non pas* (car on ajoutait, on précisait : ET NON PAS) ET NON PAS DE LA DOCTRINE SOCIALE DE L'ÉGLISE. Face à cette pression publicitaire, diffamatrice, polémique, la contre-offensive fut toute de défense. Elle ne cherchait pas à *imposer* quoi que ce soit aux anti-corporatistes, mais seulement à *permettre* aux corporatistes de dire « corporation » sans se faire automatiquement insulter par des inquisiteurs sans mandat qui les décrétaient, pour ce seul mot, étrangers à la doctrine sociale chrétienne. 84:59 Cette contre-offensive ne prétendait pas que l'on devait parler de « corporation » *plutôt* que d' « organisation professionnelle », mais simplement, et inversement, que l'on n'avait pas le droit *d'imposer* la dénomination d' « organisation professionnelle », sous peine d'excommunication, à ceux qui préféraient prononcer : « ordre corporatif ». Contre-offensive, donc, qui visait à rétablir la liberté du langage, et non à en priver qui que ce soit. Elle visait aussi à défendre la réputation injustement diffamée de ceux qui étaient réputés *ne pas* s'inspirer de la pensée chrétienne *pour la seule raison* qu'ils avaient prononcé le mot de « corporation ». A ceux qui prétendaient, comme on le prétendit assez couramment entre 1945 et 1955, que « depuis Léon XIII l'Église ne parlait plus de corporation », il était démontré, textes en main, que le Pape en parlait toujours, avec une insistance assez fréquente, allant même jusqu'à désigner l' « ordre corporatif », selon les termes de Pie XII dans son discours du 31 janvier 1952, comme « le programme social de l'Église ». Cette polémique-là, si l'on tient à l'appeler polémique, était une polémique toute de défense, nullement d'agression. Elle obtint des résultats appréciables. On peut même dire qu'elle gagna la partie : puisque l'on renonça à interdire l'emploi du mot « corporation », et que les agresseurs s'établirent alors sur une position entièrement différente. Ils se mirent à déclarer soudain qu'on n'avait pas le droit de leur imposer un tel mot. Comme ce n'était nullement en question, on les laissa dire et on n'y pensa plus. Mais leur position nouvelle accrédita la légende selon laquelle toute l'affaire aurait consisté dans le refus qu'ils opposaient aux corporatistes d'adopter leur terminologie. Or les textes imprimés existent toujours, à leur place, et à la disposition de ceux qui auront la curiosité d'aller y voir. Pour notre part, nous n'étions d'ailleurs pas les tenants d'un « *corporatisme* », ayant la plus grande méfiance de tout ce qui, tournant au système, à l'idéologie ou à la manie, se décore soi-même d'un « isme » superflu ou dangereux. Et nous écrivions en 1955 : « *J'entends bien que* « *corporatisme* », *avec sa désinence en* « *isme* », *peut être entendu en un sens péjoratif ; qu'il s'agit alors d'une déviation de l'ordre corporatif catholique ; que toute déviation doit être énergiquement flétrie comme une* « *tentation* » *ou une* « *duperie* ». *Cette interprétation ne doit pas être exclue.* » 85:59 Et en 1956 nous précisions : « *Pour la* CORPORATION, *d'ailleurs, le mot m'est bien égal. Je l'emploie parce que c'est celui du Pape. Qui lui-même en emploie parfois un autre. C'est la chose qui nous importe. Et dans la chose c'est d'abord son esprit.* » On voit mal comment un tel langage, comment une telle position auraient pu exprimer le dessein agressif d'imposer à qui que ce soit de dire « corporation » plutôt qu' « organisation professionnelle ». Mais nous n'acceptions pas qu'on voulût nous imposer arbitrairement la préférence inverse. Et quand certains professaient qu'en France « corporation » était un mot chargé de compromissions politiques par les événements, nous faisions remarquer qu' « organisation professionnelle » l'était tout autant. Fin de la parenthèse. Si querelle de mots il y a eu, la voici tranchée. L'Encyclique *Mater et Magistra* ne parle plus ni d' « ordre corporatif » ni d' « organisation professionnelle ». Les deux expressions sont, ou ne sont pas, aussi bonnes ou aussi mauvaises l'une que l'autre. Certains *comptaient* combien de fois l'une, combien de fois l'autre dans les documents pontificaux. Le compte, dans *Mater et Magistra,* est zéro pour l'une et zéro pour l'autre. Nous en conclurons que désormais l'on pourra *librement* se servir ou ne pas se servir de l'une, de l'autre ou des deux, sans être automatiquement accusé par d'autres catholiques de trahir la doctrine sociale de l'Église. Et que l'on pourra enfin dépasser les querelles de mots et les procès de tendance, pour en venir au contenu des idées et à la structure des réalités. ##### La prudence La violence faite par l'Encyclique *Mater et Magistra* à la vertu de prudence est, au premier abord, tout à fait surprenante. On lit en effet dans le texte français, vers la fin de la quatrième partie (au milieu de la page 76 de la brochure de la Bonne Presse) : 86:59 « Il serait cependant erroné de déduire de ce que Nous avons brièvement exposé ci-dessus que Nos fils, surtout les laïcs, doivent chercher avec prudence à diminuer leur engagement chrétien dans le monde. Ils doivent au contraire le renouveler et l'accentuer. » Pour la première fois dans un document pontifical, « prudence » est employé péjorativement. *Il serait erroné de conclure qu'ils doivent chercher* AVEC PRUDENCE... *Ils doivent* AU CONTRAIRE... Le mouvement de la phrase, la place des mots ne laissent aucun doute sur la disqualification de la « prudence » ainsi opérée. Elle n'est opérée ni dans le texte italien, ni dans le texte latin. C'est une particularité tout à fait propre à la traduction française. Voici le latin (alinéa 254) : « Sed ex his quae modo breviter tetigimus, ne quis colligat, filios Nostros, e laicorum ordine potissimum, se prudenter agere, si ad res, quae ad fluxam hanc vitam spectent, operam christianorum propriam remissus conferant ; quin immo confirmamus, etc. » C'est donc *pour agir avec prudence* qu'il faut non pas diminuer son engagement, mais au contraire le renouveler et l'accentuer. Ainsi s'expriment le texte latin et le texte italien. Le texte français, disant *qu'on ne doit pas chercher avec prudence..., mais au contraire...,* a déplacé d'un membre de phrase dans un autre le « prudenter » du latin. Ce qui a l'inconvénient de disqualifier la « prudence », et d'avaliser le faux sens courant qui garde le nom d'une vertu, mais le vide de son contenu et en fait le synonyme d'un défaut... Le mot « prudence » en effet, dans le langage catholique, désigne une vertu qui n'a rien à voir avec la timidité, la pusillanimité ou la lâcheté. La vertu de prudence est la rectitude habituelle du jugement pratique qui choisit et fait prendre les moyens adéquats en vue d'une fin honnête. Vertu qu'illustre le « prud'homme » et à laquelle fait allusion le mot de saint Louis : « Prud'homme vaut mieux que bigot ». Agir *prudemment,* c'est agir héroïquement quand il le faut. Accepter le martyre est une décision de la vertu de prudence ([^43]). 87:59 Néanmoins, c'est une question posée, et non résolue, de savoir si la *prudentia* de saint Thomas (ou la « prudence » au sens qu'elle avait encore dans Littré, mais qu'elle n'a plus du tout chez Larousse) peut encore être nommée *prudence* en français sans provoquer d'inévitables, d'inexplicables contresens. La traduction française de *Mater et Magistra,* infidèle au latin sur ce point, est néanmoins conforme à l'usage courant. Le terme de « prudence » a pris peu à peu un sens d'abord timide et restrictif, ensuite plus ou moins péjoratif. Faut-il se battre là-dessus ? Faut-il mordicus s'acharner à restaurer la signification première ? A supposer que l'on y parvienne auprès des élites intellectuelles, on aura simplement réussi à les doter d'un terme ésotérique, radicalement inintelligible au vulgaire dans le sens où on l'emploiera. Si le lecteur trouve mon scepticisme trop grand sur ce point je le renverrai à un texte vénérable et déjà ancien, qui donne singulièrement à réfléchir. C'est un texte de saint Pie X. Il date de 1910. Il est écrit en français ([^44]) : la Lettre *Notre charge apostolique* à l'Épiscopat français. On y lit, vers la fin : « *Dans le premier cas* (...). *Dans le second, vous devriez agir en conséquence, avec prudence,* MAIS *avec fermeté.* » Le mot « prudence » n'est pas employé là en un sens péjoratif, bien au contraire. Mais déjà en un sens appauvri, de l'appauvrissement même d'où est partie l'évolution péjorative. Saint Thomas n'aurait pas écrit : « *Avec prudence,* MAIS *avec fermeté* ». En doctrine et sémantique thomistes, il n'existe aucune opposition, aucune « tension », certains diraient aujourd'hui aucune « dialectique », entre, d'une part, la fermeté, c'est-à-dire la vertu de force, et d'autre part la vertu de prudence. Prudence et fermeté ne sont pas antithétiques, ni d'ailleurs situées au même niveau. La fermeté est au niveau des vertus morales qui s'exercent non pas en opposition ni même en composition avec la prudence, mais sous son gouvernement. Il appartient à la prudence de décider si et quand et jusqu'à quel point il convient d'être ferme. Du moins, cela appartient à la « vertu de prudence » au sens où l'on en parlait depuis Aristote en grec, depuis Cicéron en latin, et en français jusqu'à la fin du XIX^e^ siècle ([^45]), mais que quasiment personne aujourd'hui n'entend plus. 88:59 Il faut restaurer la vertu de prudence ? Certes. Mais restaurer aussi le mot est une autre question. On ne le trouve guère dans les documents pontificaux ou épiscopaux du XX^e^ siècle. On le trouve dans saint Pie X, comme nous venons de le voir, avec une signification déjà amputée, conformément à l'usage profane. Je ne vois pas que Pie XII en ait parlé d'une manière un peu nette, sauf une fois, c'était par référence, pour recommander le « traité de la prudence » de saint Thomas : il ne pouvait évidemment le désigner que sous ce nom. Hors ce cas précis, il parle souvent de prudence, mais implicitement, sans lui donner aucun nom. On pourrait faire des observations analogues sur l'évolution sémantique du mot « force » : l'acception reçue n'est plus celle de la vertu cardinale de force mais, souvent, celle de force matérielle et même de force brutale. Qu'à ceux qui étudient (vraiment, dans le texte) la doctrine de saint Thomas, il soit indispensable de comprendre ce que signifient dans sa langue *prudence, force,* etc., bien sûr. Il ne s'ensuit pas qu'il faille imposer à tous les chrétiens la tâche (probablement impossible) de rendre à ces mots leur sens traditionnel. Il n'est pas sûr non plus qu'il faille maintenir éternellement dans le catéchisme élémentaire des vocables que l'enseignement pontifical, s'adressant pourtant à un niveau supérieur à celui du petit catéchisme, a renoncé à employer et a laissé tomber en désuétude ; surtout quand ces vocables sont inévitablement générateurs de contresens au niveau de la conscience commune, et ne peuvent garder leur signification correcte que dans un usage ésotérique. Mais n'anticipons pas sur les conclusions de la présente « note sémantique ». ##### La justice sociale A ce point, on pourrait penser que les modifications de vocabulaire intervenues en tout temps dans les documents pontificaux, et d'une manière plus sensible et plus rapide depuis la désintégration sémantique des grandes langues occidentales au XX^e^ siècle, se contentent en somme de suivre l'usage ; 89:59 de renoncer à des mots originellement innocents et bons, mais devenus porteurs d'équivoques péjoratives ; d'adopter, sous réserve de leur donner un sens acceptable, les termes qui sont en faveur. Cela existe sans doute. L'apparition de « justice sociale » le confirme : il s'agissait de la justice « générale », ou « légale », de saint Thomas. Plus personne n'entendait ce qu'elle voulait dire : ignorée sous l'étiquette de « générale », elle était, sous l'étiquette de « légale », contaminée par le positivisme juridique. Comme quoi l'on peut changer les noms, et faire un jour à la « prudence » ce que Pie XI fit à la « justice générale ». Mais il y a encore autre chose : car la « justice sociale » va maintenant s'effaçant. Le P. Jean Villain a noté cet effacement ([^46]) : « Après des discussions et des mises au point qui s'étaient prolongées pendant près d'un siècle, l'expression « justice sociale » avait reçu droit de cité en 1931, et définitivement semblait-il, dans le vocabulaire pontifical (...). J.-Y. Calvez et J. Perrin, dans leur ouvrage *Église et société économique,* consacrent deux importantes annexes (25 pages au total) à étudier le sens de l'expression « justice sociale » et son histoire de 1840 à nos jours ; ils écrivent sans hésiter (en 1959) qu'après une histoire mouvementée l'expression « justice sociale » est finalement entrée dans le vocabulaire pontifical ». « On est donc surpris de ne rencontrer que très rarement cette expression « justice sociale » dans *Mater et Magistra.* Sauf erreur, dans les deux premières parties nous ne l'avons trouvée que trois fois... » Et encore ces trois fois sont-elles celles du texte français. Deux d'entre elles traduisent un texte latin qui dit concrètement *les droits et devoirs sociaux* et non pas « la justice sociale ». Or l'expression JUSTICE SOCIALE présentait ce double caractère -- ce double avantage -- d'être à la fois parfaitement reçue par l'usage et d'être d'origine catholique ([^47]). 90:59 Il n'est pas si courant qu'en matière sociale un mot *catholique* soit aussi un mot *populaire.* Le P. Bigo, toutefois, est d'un autre avis ([^48]) : « Le mot *justice* a un sens très riche, notamment dans les milieux populaires : le plus souvent l'expression *justice sociale* n'ajoute rien. » Il nous semble plutôt que l'expression « justice sociale » avait une très large et très profonde résonance. Mais il est vrai, comme l'ajoute le P. Bigo, qu'elle avait suscité des interprétations divergentes parmi les théologiens, et que l'une des « préoccupations caractéristiques de la nouvelle Encyclique et du nouveau pontificat » est manifestement de « parler le langage commun et éviter les controverses ». L'explication du P. Bigo est la suivante : « Depuis Léon XIII les Papes, renouant avec la grande tradition de l'Église, n'ont cessé de restituer à la justice ses vraies dimensions. Pour y parvenir, *Quadragesimo anno* s'est servi d'un vocabulaire nouveau : « justice sociale ». Il le fallait pour sortir d'une conception déformée et étriquée de la justice. Aujourd'hui, *Mater et Magistra s*e contente du vocable courant, et c'est maintenant possible. Le nouvel usage a l'avantage de faire apparaître ceci : que la justice qui fonde le droit de la communauté et de la nécessité fait partie intégrante de la simple justice et qu'elle n'est pas moins stricte que la justice dans l'échange. Mais il n'y a pas dans cela la moindre innovation doctrinale. » Il est parfaitement vrai que la « justice sociale » n'était pas *une autre* justice, s'ajoutant plus ou moins obligatoirement à la simple et stricte justice : ni une justice nouvelle venue un jour compléter l'ancienne. La justice proprement dite comporte la justice sociale (ou générale) et la justice particulière (distributive et commutative). Au demeurant saint Thomas parle d'abord de la justice générale : (ou sociale), et ensuite seulement de la justice particulière. Une fois qu'il est de nouveau bien net pour tous que la « justice » ne se réduit pas à la « justice commutative » il n'est plus indispensable de préciser davantage. 91:59 Précisions et distinctions resteront cependant nécessaires à la théologie, à la philosophie, à l'enseignement de la morale, ainsi qu'à la solution de quantité de difficultés particulières. C'est parce que ces distinctions et précisions s'étaient une première fois estompées qu'on en était venu à ne plus savoir très bien ce qu'est la justice. Le P. Jean Villain, de son côté, attend « un commentaire autorisé » avant de se prononcer lui-même : il n'y en aura peut-être aucun. Rien n'interdit aux sociologues, aux moralistes, aux philosophes, de conserver et d'approfondir la notion de « justice sociale » : si elle n'existait pas il faudrait l'inventer. De même qu'il faudra inventer une expression pour désigner la « vertu de prudence ». Mais enfin, les termes et les langages, comme les civilisations, sont mortels. ##### Un mot intéressant : « compages ». Le passage de *Mater et Magistra* sur la socialisation se termine ainsi (alinéa 68 de la traduction française, p. 24 de la brochure de la Bonne Presse) : « Si la « socialisation » s'exerçait dans le domaine moral suivant les lignes indiquées, elle ne comporterait pas par nature de périls graves d'étouffement aux dépens des particuliers. Elle favoriserait, au contraire, le développement en eux des qualités propres à la personne. Elle réorganiserait même la vie commune, telle que Notre Prédécesseur Pie XI la préconisait dans l'Encyclique *Quadragesimo anno* comme condition indispensable en vue de satisfaire les exigences de la justice sociale. » Le passage correspondant est l'alinéa 67 du texte latin, et l'on aura remarqué que notre traduction de ce § 67 est assez différente. Là où le texte français dit une seule fois « vie commune », nous disons deux fois *remembrement,* parce que le texte latin dit deux fois *Compages, e*t précise qu'il s'agit de la sorte de «* compages *» désignée comme INDISPENSABLE (*omnino necessaria est*) par l'Encyclique *Quadragesimo anno :* 92:59 « Quin etiam est in spe ponendum fore ut id, non solum ad homini insitas dotes excolendas perficiendasque, sed etiam ad congruentem humani convictus compaginem feliciter conducat ; quae optata compages, quemadmodum Decessor Noster f. r. Pius XI in Encyclicis Litteris Quadragesimo anno monet, omnino necessaria est ad socialis vitae juribus et officiis cumulate satisfaciendum. » Ce mot *compages* est, nous semble-t-il, un mot nouveau dans le vocabulaire pontifical. Il signifie : « jointure, construction, formée par un assemblage de pièces ». *Compages humana,* chez Lucrèce, c'est « l'organisme ». Le verbe *compingere* veut dire chez Virgile « fabriquer par assemblage » ; chez Cicéron, *compactus* est employé au sens de « bien assemblé, où toutes les parties se tiennent ». D'autre part, quel est cet « assemblage » qui, d'après *Quadragesimo anno,* est absolument indispensable pour satisfaire à la justice ? C'est la corporation. C'est-à-dire l'unité organique du corps social et des corps sociaux qui le composent. La *corporation* au sens transitif ; au sens qui a été plusieurs fois proposé par l'école française de sociologie, corporation = *acte de corporer* ([^49]). Constituer ou reconstituer des *corps* sociaux, corporer la société de manière que l'on puisse, énonce *Quadragesimo anno,* lui appliquer « en quelque manière », analogiquement, ce que saint Paul dit du Corps mystique. Si bien que nous aurions pu traduire « compages » par « corporation ». Mais cela eût fait hurler ; et en outre n'eût pas correspondu à l'emploi d'un mot nouveau dans le texte pontifical. C'est pourquoi nous avons proposé « remembrement », qui lui non plus n'a guère été employé dans ce sens-là mais qui, par la notion de « membre », évoque et conserve l'idée de *corps* social. En cela nous n'excluons aucunement que l'on puisse trouver un mot meilleur pour traduire « compages ». Il ne serait nullement paradoxal d'affirmer : pour *Mater et Magistra,* LA SOCIALISATION C'EST LA CORPORATION. Les mots grincent, ou feront grincer, parce qu'ils seront mal entendus. Ne les avançons donc point, Ne nous attachons pas aux signes, mais à la chose signifiée. 93:59 Dans son article sur l'Encyclique, le P. Bigo remarque avec une judicieuse sérénité ([^50]) : « ...L'idée de participation trouve une autre application dans la doctrine des corps intermédiaires. On s'est demandé si cette doctrine gardait encore sa place fondamentale dans l'enseignement de l'Église étant donné le silence relatif de *Mater et Magistra* à son égard. Nous sommes dans un cas où l'encyclique demande, semble-t-il, à être interprétée d'une manière obvie, sans excessive subtilité. Le silence relatif de *Mater et Magistra* sur la corporation s'explique largement par le souvenir laissé, en Italie notamment, par des versions étatiques ou patronales de la corporation où l'Église n'a pas reconnu son idée. Mais le principe que les relations sociales doivent être conçues d'une manière organique dans des institutions qui ne sont pas des collectivités publiques, et qui ne sont pas non plus de droit privé, n'est nullement abandonné, et elle est souvent explicite dans *Quadragesimo anno.* Ce que l'on peut dire, c'est que la doctrine corporative des encycliques ne se présente plus ni comme un grand souvenir qu'il faudrait faire revivre, ni comme un système qu'il suffirait d'appliquer pour porter remède à tous les maux, mais comme une réalisation progressive à travers des réalités complexes et changeantes, sans que l'on puisse en prévoir a priori les visages. La convention collective, qui est expressément mentionnée par *Mater et Magistra,* représente une pierre d'attente de cet ordre conforme à la pensée de l'Église : elle a déjà en effet ce caractère institutionnel puisqu'elle peut obliger même ceux qui n'adhèrent pas aux organisations professionnelles qui l'ont signée ; elle n'a cependant aucunement un caractère étatique, et par définition elle est paritaire : autant de traits qui la recommandent comme type de réalité authentiquement corporative. *Mater et Magistra* se montre surtout attentive à ce que « ces corps sociaux se présentent en forme de vraie communauté : cela signifie que leurs membres seront considérés et traités comme des personnes, stimulées à participer activement à leur vie ». Nous retrouvons donc ici le thème fondamental du rôle et de la communauté. » On comprendra l'importance d'un tel commentaire doctrinal et pratique sous la plume du P. Bigo. 94:59 Quoi qu'il en soit du passé, et des mots du passé, et de l'interprétation du passé, ou même de telle « expression » qui ne serait « pas exacte » ([^51]), l'important est que, par la grâce de *Mater et Magistra,* les malentendus se dissipent ou s'écartent au moins quant à la direction, l'inspiration, la cohérence d'une action sociale chrétienne dans le présent et pour l'avenir. Cette cohérence est en vue, c'est vers elle qu'il faut aller. ##### Autofinancement, amortissements bénéfices. Le terme *autofinancement* apparaît à l'alinéa 77 de la traduction française : « Nous ne saurions ici négliger le fait que de nos jours les grandes et moyennes entreprises obtiennent fréquemment, en de nombreuses économies, une capacité de production rapidement et considérablement accrue, grâce à l'autofinancement. En ce cas, Nous estimons pouvoir affirmer que l'entreprise doit reconnaître un titre de crédit aux travailleurs qu'elle emploie, surtout s'ils reçoivent une rémunération qui ne dépasse pas le salaire minimum. » Le paragraphe correspondant est l'alinéa 75 du texte latin : « *Quo loco animadvertum est, hodie in multis civitatibus rerum œconomicarum rationem ejusmodi esse, ut societates bonis giqnendis, quae vel magni vel medii ordinis sint, maximis auctibus propterea crescant, quod sibimetipsis ex reditibus suis numerent pecuniam ad suae industriae instrumenta renovanda ac perficienda. Quod ubi contingat, hos statui posse putamus, ut hac de causa societates eaedem nomen aliquod a se solvendum opificibus agnoscant, si maxime eam mercedem ipsis persolvant, cujus modus modum salarii infimum non excedat. *» 95:59 Nous traduirions volontiers ainsi : § 75. -- Ici, il faut remarquer qu'aujourd'hui, dans de nombreux pays, les grandes et moyennes entreprises industrielles réalisent leurs plus grands développements en finançant sur leurs propres revenus le renouvellement et le perfectionnement de leur outillage. Quand cela se produit, Nous pensons pouvoir poser en principe que ces entreprises y reconnaissent un titre de crédit aux travailleurs, surtout si leur rémunération ne dépasse pas le salaire minimum. Une entreprise qui « finance sur ses propres revenus le renouvellement et le perfectionnement de son outillage », cela a-t-il exactement même compréhension et même extension que *l'autofinancement *? Faut-il admettre que le Pape et ses collaborateurs ont pensé « autofinancement », mais l'ont mal traduit en latin ? Ou faut-il croire qu'il est bien question des *industriae instrumenta renovanda ac perficienda *? Le P. Bigo a posé la question et l'a tranchée en faveur du premier membre de l'alternative : « La périphrase qui remplace ce terme (autofinancement) dans le texte latin est singulièrement longue, et elle n'est pas tout à fait exacte : prise au pied de la lettre, cette expression donnerait même à penser que le salarié pourrait avoir un droit non seulement sur les sommes prélevées sur les bénéfices, mais aussi sur celles qui sont consacrées à l'amortissement, ce qui n'est manifestement pas dans la pensée du Pape. Le texte latin dit en effet : les sommes consacrées au renouvellement et à l'accroissement du matériel, *ad industriae instrumenta renovanda ac perficienda.* Cela montre combien est difficile le problème de la traduction de l'Encyclique. Seul le texte latin fait autorité. Mais il n'est souvent intelligible qu'en référence aux textes en langues vivantes et modernes qui se séparent de lui et entre eux sur plusieurs points notables. » La solution du P. Bigo est vraisemblable. Est-elle certaine et définitive ? Son fil conducteur est qu'il « n'est manifestement pas dans la pensée du Pape » de reconnaître aux salariés un titre de crédit sur les « amortissements ». Mais peut-être faudrait-il distinguer entre diverses sortes et aspects de l'amortissement, à divers niveaux et sous divers rapports, avant d'accorder en bloc qu'en aucun cas et d'aucune manière les salariés ne peuvent avoir de droit sur les « amortissements ». 96:59 Si, comme Louis Salleron, on définit l'amortissement comme correspondant au « *remplacement du capital qui s'use par un capital neuf* », la perspective se déplace, et la réponse sera plus nuancée ; mieux en accord, aussi, avec la lettre du texte latin. Notre propos est de ne pas dépasser, ou guère, le niveau de la sémantique (mais parfois la sémantique implique déjà, à sa manière, tout le reste). Le terme de *bénéfices,* employé par le P. Bigo dans le passage cité, fait question lui aussi. Et une question qui va fort loin, le P. Bigo l'a très fortement mis en lumière, en remarquant un peu plus loin : « Si l'entreprise « doit reconnaître » un « titre de crédit » aux salariés dans le cas où les bénéfices sont laissés dans l'entreprise, bénéfices qui revenaient selon la loi aux actionnaires, n'est-ce pas que l'entreprise devrait aussi plus largement reconnaître aux salariés un droit sur une part des bénéfices, qu'ils soient ou non laissés dans l'entreprise ? On ne voit pas comment échapper à cette conclusion et elle nous paraît légitime. Faudra-t-il dire alors que les salariés ont un droit systématique et général en toute hypothèse sur les bénéfices ? Pie XII, dans son discours du 7 mai 1949, a répondu négativement... » Peut-être la notion et le terme de *bénéfices,* comme ceux d'*amortissements,* appellent-ils des distinctions et des mises au point. Avec la notion globale, actuellement reçue (actuellement reçue par les moralistes), de *bénéfices,* on est enfermé dans une alternative. *Ou bien* les salariés n'ont aucun droit sur les bénéfices, comme Pie XII l'a énoncé en doctrine, formellement, ainsi que le rappelle le P. Bigo. Mais alors, on ne voit pas comment se fonderait leur droit à un titre de crédit sur l'autofinancement, *si* l'autofinancement est défini comme des *bénéfices* laissés dans l'entreprise. Et c'est d'ailleurs pourquoi beaucoup d'esprits, avant *Mater et Magistra,* et même après, pensent qu'il est inévitable en doctrine de refuser ce droit. Le propriétaire des « bénéfices » en reste propriétaire, quel que soit l'usage qu'il en fait. *Ou bien* les salariés ont un droit sur les « bénéfices laissée dans l'entreprise », mais pourquoi n'en auraient-ils pas un, dès lors, sur tous les bénéfices en tant que tels ? 97:59 Autrement dit : le propriétaire de l'entreprise peut mettre « les bénéfices » dans sa poche ou les « laisser dans l'entreprise » : si les bénéfices sont bien sa propriété, on ne voit pas pourquoi il perdrait cette propriété du seul fait qu'il les réinvestit plutôt que de les jouer aux courses. Et inversement, si les salariés ont un droit sur les bénéfices réinvestis dans l'entreprise, on ne voit pas pourquoi ils perdraient ce droit dès que le propriétaire de l'entreprise -- revenant par exemple sur son intention première et son premier mouvement -- choisirait décidément de ne pas les réinvestir. Il y aurait même quelque immoralité à limiter et à situer de cette manière le « droit » des salariés sur les « bénéfices ». Seulement, toute la difficulté n'est-elle pas ici purement verbale, et ne provient-elle pas de l'emploi non critique du mot « bénéfices », avec lequel on construit en réalité des syllogismes à quatre termes ? Considérer le réinvestissement comme des « bénéfices laissés dans l'entreprise », c'est l'analyser comme un acte arbitraire, sans rapport direct avec les intérêts matériels et moraux de l'entreprise. Si l'on considérait de même la fixation des salaires comme résultant d'un pur arbitraire, on pourrait dire de la même façon que toute augmentation des salaires est prise sur les bénéfices, qu'elle est une part de bénéfice « laissée dans l'entreprise » à des fins de rémunération supérieure du personnel. Et de même, toute diminution du prix de vente. On n'a pas coutume d'analyser les augmentations de salaires ni les diminutions du prix de vente en termes de « bénéfices distribués » aux travailleurs ou aux consommateurs (bien qu'elles diminuent les bénéfices), non point parce que ces augmentations et diminutions sont chronologiquement antérieures au décompte des bénéfices, mais bien plutôt parce qu'elles sont décidées en fonction de tout un ensemble de considérations techniques, économiques et morales au détriment desquelles ce serait un non-sens ou une injustice de vouloir « faire des bénéfices ». 98:59 Or, à partir du moment où la réflexion morale, prenant mieux conscience de la réalité économique, analysera l'autofinancement non plus comme un pur arbitraire, un geste fastueux et gratuit, ou une fantaisie sans cause et sans mesure (survenant comme une mode, comme la longueur des robes ou la forme des chapeaux), mais comme une décision prise en fonction de motifs techniques et moraux inhérents à la bonne marche, à la prospérité, au développement de l'entreprise, alors il deviendra impossible de considérer que les sommes attribuées à l'autofinancement sont purement et simplement des « bénéfices » réinvestis, bien que ce réinvestissement soit conçu abstraitement, par les moralistes, comme chronologiquement postérieur au décompte des profits réalisés. Sera proprement *bénéfice,* au sens traditionnel du terme, seulement ce qui restera après soustraction du réinvestissement. Ce qui est encore, d'ailleurs, trop peu dire, et n'est qu'une première approche. Car la comptabilité ne sait plus toujours très bien aujourd'hui ce qui est « bénéfice », et les législations le définissent de manières diverses. Ici le philosophe social pourrait contribuer à un travail de clarification intellectuelle en évitant que les termes soient employés avec une artificielle univocité. Une seule et même chose peut « en même temps », mais *sous un rapport différent,* être et n'être pas ce qu'elle est : ce qui n'est nullement de la dialectique hégélienne, mais simple et immédiate application du principe d'identité. Une somme qui est « bénéfice » sous un rapport ne l'est plus sous un autre. Raisonner géométriquement sur une notion globale et immuable de « bénéfice » comme on raisonne sur la notion de triangle ou de droites parallèles risquerait de conduire la réflexion morale à des impasses. ##### Droits et devoirs de la vie sociale. Le défaut de la traduction française, au point de vue de la sémantique, est de ne donner à peu près aucune idée du vocabulaire employé par l'Encyclique *Mater et Magistra.* La traduction française atténue constamment la nouveauté et surtout la liberté du vocabulaire pontifical. 99:59 La traduction française des documents pontificaux a toujours été déficiente ; plus ou moins selon les cas mais, semble-t-il, beaucoup plus qu'il n'eût été normal. C'est un travail difficile. Une certaine marge d'approximation, voire de malfaçon, est donc inévitable, excusable, admissible. Cette marge a été fréquemment dépassée depuis plus d'un demi-siècle : et apparemment dans l'indifférence générale. On aurait dit que personne ne s'en souciait, ni ne se préoccupait d'y porter remède. Assurément, il était connu que seul le texte latin fait foi ; telle est la règle juridique et pratique. Encore pour la dernière Encyclique, la *Documentation catholique,* tout en rappelant l'importance visible que Jean XXIII avait attachée à la publication simultanée et immédiate des traductions dans les principales langues parlées, publiait cet avertissement : « Évidemment, toute étude approfondie de *Mater et Magistra* doit se faire sur le texte latin » ([^52]). Et les Pères de l'Action populaire, dans leurs *Cahiers d'action religieuse et sociale,* ont immédiatement remarqué que « la traduction française (de *Mater et Magistra*) publiée par les Presses vaticanes s'éloigne en plusieurs points du texte latin » ([^53]). Et le P. Bigo a constaté que les textes en langues vivantes « se séparent » du texte latin et « se séparent entre eux sur plusieurs points notables » ([^54]). Ce n'est pas la première fois... Sans doute supposait-on, ou suppose-t-on encore, que les docteurs, les professeurs d'université, les intellectuels, les séminaristes étudient les Encycliques dans leur texte latin. C'est une grande illusion. Il est arrivé que même des docteurs qualifiés, des exégètes autorisés, des compétences reconnues, publient des articles ou des ouvrages de doctrine sociale, dans un passé plus ou moins lointain, et plus récemment à propos de *Mater et Magistra,* où le commentaire de la pensée pontificale analyse et développe des nuances, voire plus que des nuances, qui figurent bien dans la traduction française, mais qui ne sont pas du tout dans le texte latin. Nous ne leur jetons pas la pierre, cela nous est arrivé à nous-même. Du moins cela nous a-t-il conduit à nous méfier systématiquement, ou plutôt *méthodiquement,* des traductions françaises, qui sont parfois très bonnes, certes ; mais parfois très mauvaises. 100:59 Quand nous avons composé une traduction française (la première faite directement sur le texte latin) de l'Encyclique *Divini Redemptoris* ([^55]), nous avons été d'abord considérablement et longuement gêné par le crédit bien établi d'une solide légende : celle de l'existence de « traductions françaises *officielles* » des documents pontificaux. Sauf dans des cas particuliers, et en tous cas depuis longtemps, IL N'Y A PAS de traductions officielles. Mais on le croit, on le dit et même on l'imprime. Il est regrettable que, dans ses commodes et si précieuses éditions en brochure, la Maison de la Bonne Presse s'obstine à maintenir des mentions flatteuses sans doute, mais inexactes. En note à la première page du texte français de *Quadragesimo anno,* la brochure de la Bonne Presse annonce (c'est nous qui soulignons) : « La traduction que nous reproduisons est la traduction française *officielle* publiée par la Typographie vaticane ». Ce n'est pas vrai : il n'y a pas de traduction française OFFICIELLE. A la première page de l'Encyclique *Mystici Corporis* la brochure de la Bonne Presse, déclare : « La traduction française que nous donnons de l'Encyclique est celle-là même qui a été publiée *officiellement* à Rome par l'imprimerie polyglotte vaticane ». C'est un cléricalisme himalayen, et naïf, de réputer *officielle* une traduction pour la seule raison que sa fabrication matérielle est opérée par l'imprimerie vaticane. A ce compte, on devrait aussi tenir pour *officielles* chaque ligne de *L'Osservatore romano* et chaque parole de Radio-Vatican. Pour l'Encyclique *Mit brennender Sorge,* la brochure de la Bonne Presse affirme catégoriquement : « *Traduction officielle de l'Encyclique* ». Et pour *Divini Redemptoris,* la mention est moins nette, mais suggère que le texte français est bien un texte officiel ([^56]). Ainsi la légende s'est répandue et installée. Elle donnait bonne conscience à certains commentateurs qui allaient, en toute confiance, jusqu'à préciser que tel mot (français) était bien celui du texte *officiel* (français). Elle encourageait la paresse de ceux (et on les comprend) qui trouvent beaucoup plus commode de travailler sur un texte français que sur un texte latin. 101:59 Néanmoins, quelques-uns s'étaient aperçus que ces traductions françaises soi-disant officielles étaient vraiment peu satisfaisantes. En 1958, la brochure de la Bonne Presse publiant l'Encyclique *Meminisse juvat* annonçait : « Traduit du latin par le R.P. Rémy Munsch » ([^57]). Voilà donc enfin la bonne méthode. Le même religieux a commencé à *refaire* la traduction française de certaines brochures, par exemple celle de l'Encyclique *Divinum illud* de Léon XIII ([^58]). De leur côté les Bénédictins de Solesmes, dans leur collection des *Enseignements pontificaux,* se mettaient à corriger, d'une main légère, les traductions reçues : trop peu souvent à notre sens ; mais enfin c'était, silencieusement mis sur le chantier, un heureux début. La grande foule, et même beaucoup de docteurs, n'en savaient rien. Quand nous avions soulevé la question, nous avions provoqué une sainte horreur chez ceux qui redoutaient avec effroi qu'un téméraire pût se permettre de lever une main sacrilège sur « la traduction officielle ». Maintenant du moins la chose est connue, elle est publique, elle n'est plus contestée. Dès la parution de *Mater et Magistra,* le P. Jean Villain a jeté dans la balance son autorité morale ([^59]) : « Par malheur la traduction française, qui a dû être réalisée assez rapidement pour ne pas retarder la parution de l'Encyclique, est très imparfaite. Dès maintenant, pour lever certains doutes, il faut se reporter à la version italienne, en attendant la publication par les *Acta Apostolicae Sedis* du texte latin définitif. Il y a des années que les catholiques de France se plaignent du mauvais français dans lequel leur sont présentés les documents pontificaux (...). Aussi nous permettons-nous d'émettre très filialement le vœu qu'un effort soit fait dans l'avenir... » 102:59 Un effort a déjà été fait. La traduction française de *Mater et Magistra,* en plusieurs passages, a l'air non d'une traduction, mais d'un texte directement pensé et écrit en français : ce qui est l'idéal d'une bonne traduction, et rend la lecture plus facile, voire plus attrayante. L'autre idéal d'une bonne traduction est son exactitude. Ici nous retrouvons l'observation des *Cahiers d'action religieuse et sociale,* prévenant le lecteur que la traduction de *Mater et Magistra* « s'éloigne en plusieurs points du texte latin ». Au début de l'alinéa 67 du texte français, qui traduit l'alinéa 66 du texte latin ([^60]), on lit ceci : « Les organisations de la société contemporaine se développent et l'ordre s'y réalise de plus en plus, grâce à un équilibre renouvelé... » Cette phrase comporte clairement l'affirmation catégorique que *l'ordre se réalise de plus en plus dans les organisations de la société contemporaine.* Et cette affirmation n'est pas sans portée. Le Pape en juge ainsi. Les commentateurs chercheront à découvrir et à expliquer en quoi l'ordre se réalise de plus en plus. On a souvent vu, précédemment, des commentateurs scruter des indications pontificales trouvées dans la traduction française et en tirer toute sorte de conclusions suggestives. Seulement, je veux bien offrir en prime mes œuvres complètes à toute personne qui me montrera que cette affirmation figure dans le texte latin correspondant. \*\*\* Ces précisions un peu longues avaient pour intention principale d'expliquer comment il peut se faire que la traduction ne donne aucune idée, ou donne, une idée insuffisante, du vocabulaire à plusieurs égards nouveau employé par *Mater et Magistra.* Nouveauté qui a été justement notée par le P. Jean Villain ([^61]) : 103:59 « Bien des lecteurs, ceux surtout qui sont familiarisés avec les écrits pontificaux, auront été déroutés par le vocabulaire de *Mater et Magistra...* ...(L'Encyclique) modifie un vocabulaire auquel l'ensemble des catholiques était habitué. » Nous n'en faisons pas ici un recensement complet. Mais nous voudrions signaler les *droits et devoirs de la vie sociale.* Cette expression est l'une de celles qui reviennent le plus souvent dans l'Encyclique. Elle n'a rien d'inédit ou d'inattendu, mais elle est plus *concrète* et plus *morale, --* ou *plus manifestement* concrète et morale -- que les expressions plus ou moins équivalentes ordinairement employées, et en tous cas que les formules d'ailleurs très diverses par lesquelles elle est traduite en français. On peut se demander, d'ailleurs, s'il n'y a pas là une véritable faute de traduction. Quand, surtout dans un texte doctrinal, un même mot est employé à plusieurs reprises dans le même sens, il devrait être traduit chaque fois par le même mot français ; et à plus forte raison quand il s'agit d'un mot fréquent, d'un mot-clef donc, l'un de ceux qui donnent son *accent* au texte que l'on traduit. Jean XXIII dit et répète : *jura officiaque sociala,* les droits et devoirs sociaux, ou *vitae socialis jura officiaque,* les droits et devoirs de la vie sociale. La traduction dit grosso modo la même chose, mais avec des mots beaucoup plus abstraits et sans cesse changeants. Elle dit « justice sociale » en son alinéa 68 (paragraphe 67 du latin), elle dit « doctrine sociale chrétienne » au paragraphe 41. Elle n'emploie pas en cela des mots étrangers à l'Encyclique : *justitia socialis* figure par exemple au paragraphe 40, et *Ecclesiae doctrina et actio socialis* au paragraphe 6 (etc.). Et cela ne change rien à la doctrine ni aux orientations pratiques. Mais cela importe au *style* d'un enseignement. Celui de Jean XXIII nous paraît, par les *vitale socialis jura officiaque* et par d'autres traits analogues, plus immédiatement tourné vers les obligations morales concrètes de la vie quotidienne. 104:59 #### III. ##### A la recherche de la raison des effets. Quand on constate qu'il pleut, qu'il gèle ou qu'il fait soleil, il ne sert pas à grand chose de se demander pourquoi. Je veux dire que la connaissance des causes, si elle permet parfois de prévoir ces phénomènes météorologiques, ne change rien aux conséquences pratiques de leur arrivée, elle ne modifie pas la nécessité pour le jardinier d'arroser ses fleurs, la marque de l'antigel que l'automobiliste verse dans son radiateur ni l'urgence de rentrer le foin. Mais quand on constate des changements dans la *manière* pontificale de parler des « droits et devoirs de la vie sociale », ce n'est pas tout à fait la même chose. On peut naturellement penser que chaque Pape a son style et son tempérament ; on peut surnaturellement penser que chaque tempérament et chaque style, dans les desseins de la Providence, a été voulu et préparé en fonction d'une époque. Assurément. Néanmoins nous ne croyons pas rêver quand il nous paraît que les documents pontificaux en matière sociale, quant à leur *manière,* pourraient se diviser en deux grandes catégories : d'une part ceux de Léon XIII à Pie XI, en passant par saint Pie X et Benoît XV, ce qui fait tout de même des époques, des styles, des hommes divers ; et d'autre part l'Encyclique *Mater et Magistra.* Nous n'oublions point Pie XII, mais il ne se laisse enfermer ni dans l'une ni dans l'autre ; son enseignement social qui, à part *Summi Pontificatus,* évite de s'exprimer en Encycliques, semble CONCLURE LA DOCTRINE des documents pontificaux de la première catégorie, et ANNONCER LA MANIÈRE de la seconde catégorie. 105:59 Non, nous ne croyons pas rêver, car nous voyons que le sentiment d'un changement est un sentiment général. Le penseur protestant René Gillouin l'a exprimé avec des attendus peut-être excessifs ([^62]), mais si l'on peut contester certains aspects de son intéressante interprétation, on ne contestera pas le fait lui-même. Les principaux commentateurs catholiques l'ont immédiatement senti. Le P. Jean Villain estime que l'Encyclique aura « dérouté ceux qui sont familiers avec les écrits pontificaux » ([^63]), et Louis Salleron remarque équivalemment qu'elle « déroutera surtout les intellectuels » ; elle est « plus concrète, plus familière que savante, théorique et didactique » ([^64]). Et Marcel Clément précise qu'elle « tend à renouveler radicalement le schématisme traditionnel des idées sociales » ([^65]). Parmi toutes les raisons possibles de ce *changement de manière,* il en est une qui nous paraît évidente. Elle est la raison commune (mais point forcément la seule) des diverses particularités analysées dans la présente « note sémantique ». Son exposé en sera donc la conclusion. ##### La doctrine sociale ne doit pas se constituer en un ésotérisme La première partie de *Mater et Magistra* n'est certainement pas une SYNTHÈSE, au sens doctrinal du terme, de l'enseignement social de l'Église jusqu'à la mort de Pie XII. Des aspects essentiels (doctrinalement, philosophiquement essentiels), et non caducs, de *Rerum novarum* et de *Quadragesimo anno* n'y sont pas mentionnés. Le Message de la Pentecôte 1941, seul document de Pie XII qui soit vraiment mis en vedette dans l'Encyclique, est important par son contenu, et en ce qu'il marque le cinquantième anniversaire de *Rerum novarum :* il n'est ni le sommet ni le résumé de l'enseignement social de Pie XII. « *Un lecteur peu averti,* note le P. Jean Villain, *se demanderait* (en lisant *Mater et Magistra*) *si Pie XII avait renoncé depuis* 1944 *à parler des questions sociales* » ([^66]). 106:59 Or c'est à partir de 1944, au contraire, que l'enseignement social de Pie XII a pris toute son ampleur, toute son extension, tant par la solution hardie de problèmes plus ou moins nouveaux que par le tracé des immenses perspectives qui, notamment dans les Messages de Noël élèvent la terre vers le Ciel et font descendre le Ciel sur la terre. « Voulant résumer et prolonger l'enseignement de l'Église, De *Rerum novarum* à nos jours, Jean XXIII ne fait appel... qu'à une fraction restreinte des interventions sociales, écrites ou orales, de ses prédécesseurs (...). Ce serait donc une erreur que de vouloir rechercher dans *Mater et Magistra* un exposé complet, dans les moindres détails, de l'enseignement social de l'Église. » ([^67]). Pourquoi donc ? Parce que -- mais il ne semble pas qu'on l'ait remarqué -- IL EÛT ÉTÉ IMPOSSIBLE DE FAIRE AUTREMENT. Les documents pontificaux en matière sociale ? *Il y en a plusieurs centaines.* La manière de parler courante, qui avant *Mater* et *Magistra* disait : LES DEUX grandes Encycliques sociales (c'est-à-dire *Rerum novarum* et *Quadragesimo anno*) est scientifiquement tout à fait inexacte. Et pourtant *Mater et Magistra l'a* adopté. Nous allons essayer de voir pourquoi. L'Encyclique *Divini Redemptoris* ne serait-elle pas une « Encyclique sociale » ? Que serait-elle donc ? Ou bien, elle ne serait pas « grande » ? Pourquoi ? Et l'Encyclique *Mit brennender Sorge *? Examinons les choses avec plus de précision. Léon XIII a publié ; *douze* (DOUZE) *Encycliques sociales.* La première en date est l'Encyclique *Inscrutabili* du 21 avril 1878. Elle est « SUR LES MAUX DE LA SOCIÉTÊ, LEURS CAUSES ET LEURS REMÈDES ». Si ce n'est pas une « Encyclique *sociale* », je demande ce que c'est donc. Puis *Diuturnum* sur L'ORIGINE DU POUVOIR CIVIL (29 juin 1881) ; *Humanum genus* sur LA FRANC-MAÇONNERIE (20 avril 1884) ; *Immortale Dei* sur LA CONCEPTION CHRÉTIENNE DES ÉTATS (1^er^ novembre 1885) ; *Libertas,* sur LA LIBERTÉ HUMAINE, notamment sociale et politique (20 juin 1888) ; *Sapientiae christianae* sur LES DEVOIRS CIVIQUES (10 janvier 1890) ; *Rerum novaram,* bien entendu (16 mai 1891) ; *Graves de communi* sur LA DÉMOCRATIE CHRÉTIENNE (18 janvier 1901). 107:59 On peut écarter (et encore) de la liste des Encycliques « sociales » *Nobilissima Gallorum gens,* qui est principalement sur la question « religieuse » en France, et qui cependant touche à beaucoup de points que nous appelons aujourd'hui de doctrine sociale ; mais l'Encyclique *In plurimis* aux Évêques du Brésil sur L'ABOLITION DE L'ESCLAVAGE ? et l'Encyclique *Saepe nos* sur LE BOYCOTTAGE ? Et les deux Encycliques *Au milieu des sollicitudes* (16 février 1892) et *Notre consolation* (3 mai 1892) ? De saint Pie X, l'Encyclique *Il fermo proposito* (11 juin 1905) est adressée aux Évêques d'Italie : mais c'est bien une Encyclique de doctrine sociale. De même, la Lettre *Notre charge apostolique* (25 août 1910). De Benoît XV, aurait-on oublié l'Encyclique *Ad beatissimi* (1^er^ novembre 1914), et tout ce qu'elle dit de la guerre, de l'autorité temporelle, de la lutte des classes, des grèves, du socialisme ? Et son Encyclique *Pacem* (23 mai 1920) ? Nous voici donc en présence de SEIZE Encycliques sociales, avant même d'avoir abordé Pie XI. Et nous en omettons, de saint Pie X et de Léon XIII, qui ne sont pas entièrement ou principalement « sociales », mais auxquelles se reportent fréquemment, pour tel ou tel passage, tel ou tel paragraphe, les familiers de la doctrine sociale de l'Église. Nous avons omis aussi, par exemple, l'Encyclique *Laetitiae sanctae,* de Léon XIII (8 septembre 1893) : elle est « sur le Rosaire de Marie » ; elle n'est donc pas sociale ? Et pourtant : elle traite des maux de la société moderne (et précisément de ceux qui, en grandissant, ont abouti au communisme soviétique), et du Rosaire, prière et méditation, comme source de la découverte et de la mise en place des remèdes que l'Église propose. Elle analyse les « TROIS FACTEURS PRINCIPAUX QUI TRAVAILLENT A LA DÉSAGRÉGATION DU BIEN COMMUN TEMPOREL ». Du point de vue de la doctrine sociale, j'ai trouvé beaucoup de profit -- et de peine, et de joie -- à en faire une traduction française ([^68]) ; je la suggérerais volontiers comme texte fondamental, constitutif, ou régulateur, aux Instituts sociaux catholiques ([^69]). 108:59 Il ne fait aucun doute qu'elle est *entièrement sociale ;* sociale chrétienne ; la doctrine sociale méditée dans et par le Rosaire. Mais la traduction française de l'époque, non officielle certes, celle que cependant le *Moniteur de Rome* du 15 septembre 1893 déclarait « authentique », est évidemment devenue, avec le temps, imbuvable. Pour Pie XI, et si l'on s'en tient aux principales, il faut mentionner au moins : naturellement *Quadragesimo anno* (15 mai 1931) ; *Nova impendet,* sur LA CRISE ÉCONOMIQUE ET LE CHOMAGE (2 octobre 1931) ; *Divini Redemptoris* (19 mars 1937) ; *Mit brennender Sorge* (14 mars 1937). Nous arrivons ainsi à VINGT Encycliques sociales. Parmi les Encycliques de Pie XI, il en est plusieurs autres que, pour tout ou partie de leur contenu, quiconque étudie un peu à fond la doctrine sociale ne saurait ignorer : *Ubi arcano* (23 décembre 1922), *Quas primas* (11 décembre 1925), *Divini illius Magistri,* (31 décembre 1929), *Ad salutem* (20 avril 1930), *Casti connubii* (31 décembre 1930), -- et nous n'avons pas compté les Encycliques de Léon XIII sur le même sujet, -- *Caritate Christi* (3 mai 1932). Peut-on exclure du « social » l'Encyclique *Vigilanti cura* (29 juin 1936) sur le cinéma ? (et l'Encyclique *Miranda prorsus* de Pie XII ?) La première Encyclique de Pie XII, *Summi Pontificatus,* est pour une part (importante), elle aussi, une Encyclique sociale. Des Encycliques sociales depuis Léon XIII, il y en a donc *vingt au bas mot.* Il y en a au total *trente ou davantage* qui sont importantes pour une connaissance approfondie de la doctrine sociale de l'Église. Et cela, seulement jusqu'à la guerre, ou à l'année de la guerre (*Summi Pontificatus* est d'octobre 1939). Tout l'enseignement social de Pie XII à partir de 1940 a été dispensé autrement que par des Encycliques. 109:59 Récapitulant en 1953 l'enseignement de Pie XII en matière *d'économie sociale* (qui n'est qu'une partie de la doctrine sociale), Marcel Clément recensait et recueillait *quatre-vingt-quatre* documents ([^70]). Le recueil des Éditions Saint-Paul ([^71]), qui va jusqu'en 1956, comporte PLUS DE DEUX MILLE PAGES de textes de Pie XII concernant la doctrine sociale. Quand on demande à tous les chrétiens d'acquérir une connaissance profonde et complète de la doctrine sociale de l'Église, veut-on dire qu'ils doivent avoir étudié tout cela ? Évidemment non. L' « examen de conscience » publié par l'excellent *Missel biblique* contient une indication qui m'a toujours laissé rêveur. Les Pères Lebret et Suavet, au chapitre des *péchés envers l'Église,* m'invitent à m'interroger sur celui-ci : « *Ne pas connaître les enseignements pontificaux depuis Léon XIII* ». Je comprends bien l'intention louable et juste des auteurs ; et je ne passe pas ordinairement pour sous-estimer l'importance et la valeur des enseignements pontificaux ; on m'accuserait plutôt du contraire. Mais je trouve la formule un peu raide. Pour les enseignements des Papes en matière sociale, et même en quelques autres matières, il m'a été donné de consacrer beaucoup de temps à leur étude depuis une vingtaine d'années. Je suis fort loin de pouvoir affirmer que je les connais tous. Que si l'on se limite aux enseignements sociaux (mais le péché défini par les Pères Lebret et Suavet ne comporte pas cette limitation), on vient de voir que la liste est longue et qu'il y a du pain sur la planche. Mon inquiétude s'accroît quand je vois que l' « examen de conscience » du *Missel biblique* s'adresse non pas à l' « intellectuel catholique », mais à tout fidèle, quels que soient son métier et sa formation. Je me demande s'il existe un seul séminariste à la fin de ses études, -- et même s'il existe beaucoup de prêtres, -- qui aient une connaissance véritable des 20 à 30 Encycliques sociales depuis Léon XIII et des 2.000 pages et plus de Pie XII sur les mêmes sujets. 110:59 Je me demande même si, parmi les plus savants docteurs sociaux, fussent-ils ecclésiastiques, beaucoup ne seraient pas interloqués, et ne resteraient pas sans voix, pour peu que quelqu'un interrompît leur discours en leur demandant par exemple : -- Mais dans tout ce que vous exposez, que faites-vous de l'Encyclique *Inscrutabili,* de l'Encyclique *Saepte nos* et de l'Encyclique *Nova impendet *? La masse matérielle des documents du Magistère est devenue telle depuis 1878, c'est-à-dire depuis plus de quatre-vingts années, qu'il faut tout de même mesurer ce que l'on dit quand on parle de CONNAÎTRE LES ENSEIGNEMENTS PONTIFICAUX DEPUIS LÉON XIII, se limiterait-on aux seuls enseignements « sociaux ». Il n'est pas à la portée de tous les esprits de les connaître tous. Il n'est pas donné à toutes les vies d'avoir eu le temps de les étudier. Pratiquement, aujourd'hui, il n'est pas aisément à la portée de tous les bibliophiles, même habiles et compétents en matière de librairie, de se procurer, du moins en France, la totalité de ces textes. Interrogez votre libraire. Parce qu'il n'est pas aisé de trouver ces documents, parce qu'il n'est pas simple de les étudier, parce qu'il n'est pas facile de les comprendre ([^72]), la doctrine sociale de l'Église était directement menacée de devenir une science ésotérique. Que fallait-il donc, y faire ? Il fallait faire *Mater et Magistra.* ##### Distinction entre la doctrine sociale de l'Église et la philosophie sociale chrétienne N'en concluons pas que tous ces documents sociaux, non mentionnés dans *Mater et Magistra,* se trouvent dès lors périmés, déclassés, renvoyés aux archives. Ils demeurent (presque) tous soit indispensables soit, au moins, utiles. Mais point forcément au niveau de la proclamation actuelle de la doctrine sociale de l'Église. 111:59 La philosophie chrétienne doit beaucoup à l'Église : mais la fonction de l'Église n'est pas d'édifier une philosophie chrétienne ; elle est en ce domaine de rejeter les erreurs profanes qui pourraient nuire au salut des âmes, d'encourager l'explicitation des vérités qui préparent, soutiennent ou favorisent la foi. La philosophie chrétienne n'est pas sans rapport avec le catéchisme : cependant elle n'est pas dans le catéchisme, même Supérieur. De même pour cette partie de la philosophie chrétienne qu'est la philosophie sociale. Et de même, et plus encore, pour cette partie du savoir qu'est la sociologie. Les Papes depuis Léon XIII ont souvent fait œuvre de philosophes sociaux (et quelquefois même de sociologues), plus ou moins incidemment : ils l'ont fait en raison de la carence presque générale de la philosophie sociale depuis un siècle et plus ; mais ils ne l'ont pas fait pour édifier un corpus de philosophie sociale ; ils l'ont fait dans la mesure où ils avaient besoin de mettre en relief certaines vérités naturelles utiles à l'énoncé de la doctrine sociale de l'Église. Et par exemple, s'ils ont affirmé la « valeur directive » du principe de subsidiarité, défini comme un « grave principe de philosophie sociale », ils n'en ont pas établi les fondements philosophiques. Il est extrêmement utile à la culture, à la civilisation, à la cité, qu'une saine philosophie sociale existe et se développe. Mais ce n'est pas l'Église qui la fera. Ce sont les sociétés, ce sont les philosophes, ce sont les penseurs, qui la feront ou qui ne la feront pas. L'Église souhaite qu'on la fasse, et elle y aide. Mais il ne dépend pas d'elle qu'on la fasse ou non. Si on persiste à ne quasiment point la faire, l'Église le regrettera sans doute, elle n'en continuera pas moins son chemin, y compris son enseignement d'une doctrine sociale chrétienne. Les cités, les civilisations, les cultures pâtiront, comme elles pâtissent, de laisser en friche les domaines de la philosophie sociale, L'Église ne constituera pas, ne développera pas une philosophie sociale à leur place. En matière sociale, elle continuera à définir les *droits et devoirs sociaux* les plus importants ; et cela comporte une philosophie, souvent implicite, parfois explicite. Mais la mission de l'Église n'est pas de faire de la philosophie. Ni de la sociologie. 112:59 D'autre part, la formation et l'activité d'un esprit ne procèdent pas normalement par voie d'érudition et de compilation. Un minimum de compilation et d'érudition, variable selon les circonstances et les individus, est souvent utile ; encore cela dépend-il de l'usage qu'on en fait. Il importe que l'intelligence ne soit pas écrasée sous la compilation, enfermée dans l'érudition, et comme téléguidée sur les rails immuables de la lettre qui tue : l'activité créatrice de l'esprit s'y trouverait étouffée. Ce point, simplement signalé au passage, mériterait de plus amples développements. Un exemple à peine latéral : les travaux de Louis Salleron sur la propriété, de 1944 à 1958, pouvaient paraître en marge de la doctrine sociale énoncée par Pie XII à la même époque ; non certes en contradiction ; procédant au contraire, assurément, des mêmes principes ; mais enfin, en dehors des perspectives immédiates auxquelles le Pape apportait Sa plus grande insistance. Un attachement trop littéral et trop exclusif à l'enseignement pontifical contemporain aurait détourné un Salleron d'explorer les raisons et les modalités d'une réforme radicale de la propriété capitaliste ; et ce même attachement aurait pu empêcher les esprits d'apercevoir l'importance et le bien-fondé des idées mises en circulation par Salleron. Or leur bien-fondé, leur importance, leur actualité, du point de vue même de la stricte doctrine sociale de l'Église, sont devenus manifestes avec la promulgation de *Mater et Magistra.* Ce qui démontre que le progrès de la recherche philosophique, même en matière de philosophie sociale, ne saurait être limité par les orientations pastorales, fût-ce une « pastorale d'ensemble », fût-ce la pastorale sociale du Souverain Pontife (sauf dans le cas précis, mais en fait rarissime, où cette ; pastorale prendrait formellement pour objet la philosophie elle-même). Quand la DOCTRINE SOCIALE de l'Église *ne parle pas* de quelque chose, cela ne signifie aucunement que la PHILOSOPHIE SOCIALE CHRÉTIENNE et la SOCIOLOGIE CHRÉTIENNE de la même époque *ne doivent pas* s'en occuper. Les Encycliques sociales et les orientations pastorales n'ont pas pour intention de diriger le travail créateur des savants, des philosophes, des penseurs, des poètes, des artistes, à la manière dont un adjudant guide la manœuvre à pied d'un détachement d'infanterie. 113:59 Et d'ailleurs, dans une perspective plus directement religieuse, si le Saint Père convoque autour de lui un Concile œcuménique, ce n'est évidemment pas pour que les Pères du Concile viennent contredire les « enseignements pontificaux depuis Léon XIII » : mais ce n'est assurément pas non plus pour qu'ils viennent simplement les réciter ou les résumer. \*\*\* Pour la plupart des esprits, même moyennement cultivés, il existe désormais *trop* de textes pontificaux en matière sociale. A ce point de vue, on pourrait dire en somme que l'Encyclique *Mater et Magistra* retient ce qui est actuellement d'intérêt pastoral, et au niveau d'une culture générale chrétienne plutôt que d'un savoir spécialisé. Ce que *Mater et Magistra* ne retient pas n'est pas déclassé pour autant, mais laissé aux spécialistes, aux philosophes, aux sociologues, et aux cas particuliers (car il existe toujours plus de cas particuliers et d'exceptions dans le Ciel et sur la terre que dans n'importe quelle philosophie). Cette remarque elle-même n'a de valeur qu'à la condition de ne pas être prise systématiquement à la lettre et de ne pas devenir un théorème automatique et universel. Principalement pastorale, l'Encyclique *Mater et Magistra* n'en contient pas moins, comme le P. Jean Villain l'a souligné avec raison ([^73]), des « apports doctrinaux » qui lui sont propres. Elle n'est pas un rudiment ni un « digest ». Mais elle parle presque uniquement, et presque toujours en termes simples et concrets, des choses plus ou moins connues de tous. Elle ne donne pas au lecteur ordinaire l'impression qu'elle appartiendrait à un univers impénétrable, *ésotérique,* comme ç'eût été le cas si elle avait mentionné que la doctrine sociale de l'Église comporte vingt à trente Encycliques depuis Léon XIII et deux à trois mille pages de Pie XII. Elle parle de *Rerum novarum* et de *Quadragesimo anno* parce que tout le monde les connaît, au moins de nom. 114:59 Elle ne parle guère, explicitement, de l'enseignement social de Pie XII parce que, d'une manière qui laisse entière l'innocence de beaucoup mais qui engage gravement la responsabilité de quelques-uns, cet enseignement a été ignoré à l'époque : ce fut lamentable, mais c'est fait, cela ne regarde plus que le jugement de Dieu, et sa miséricorde ; la page est tournée. Les rédacteurs de l'Encyclique ont beaucoup puisé dans l'enseignement de Pie XII, les Pères du Concile y puiseront assurément, les esprits avertis, même non catholiques, ne cessent de s'y reporter. Mais il est remarquable que l'enseignement le plus solennel de Pie XII aura fructifié dans les âmes silencieusement : c'est un mystère douloureux ; c'est aussi un mystère glorieux. L'Encyclique *Mater et Magistra* n'a pas pour but de changer quoi que ce soit à ce qui a existé dans l'ordre de l'érudition, de la compilation, de la diffusion publicitaire. Elle regarde en avant. Elle est un moment de l'humanité en marche, dans et par l'Église, vers le nouvel avènement de Jésus-Christ. ##### L'ésotérisme au niveau du vocabulaire. La doctrine sociale de l'Église, telle qu'elle est annoncée à tout homme venant en ce monde, ne peut pas être une *scolastique.* Au sens péjoratif du terme. Ni même au sens non-péjoratif. Son mode d'expression, de proclamation, tendra toujours à ressembler ou à revenir au mode d'expression évangélique. L'Évangile n'empêche ni n'interdit la théologie, bien au contraire. La théologie est utile et même d'une manière ou d'une autre indispensable à la proclamation de l'Évangile. Mais ce n'est pas la théologie *modo theoloqico* que l'on annonce à tout homme venant en ce monde, c'est l'Évangile. Ce n'est par non plus une science sociale *modo philosophico* que l'Église annonce à l'humanité : ce sont les DROITS ET DEVOIRS DE LA VIE SOCIALE. La science sociale, la philosophie sociale, la philosophie chrétienne et même la théologie n'ont pas les paroles de la vie éternelle : mais l'Église seule, l'Église annonçant l'Évangile. La théologie elle-même a traversé dans l'histoire des périodes d'abaissement, de confusion, de démembrement, et c'était un grand malheur : l'Église continuait cependant à détenir et à distribuer les paroles et les sacrements du salut. 115:59 L'Encyclique *Mater et Magistra* marque comme une sorte de rupture entre la doctrine sociale de l'Église, d'une part, et d'autre part la philosophie et la science sociales. Non par une rupture hostile. Une distinction. Une plus nette différentiation. La doctrine sociale de l'Église touche à la sociologie, à la philosophie, elle ne les ignore pas (elle leur apporte même, implicitement, ou indirectement et quelquefois directement et explicitement de quoi progresser), mais *elle est souverainement libre à l'égard de leur décadence ou de leur renaissance.* Et elle ne s'adresse pas aux hommes par l'intermédiaire des philosophes et des sociologues (encore qu'elle nuisse emprunter aussi cette voie). Elle est libre à l'égard de leur langage. Elle est libre à l'égard même de son propre langage. A la veille de *Mater et Magistra,* la doctrine sociale de l'Église était, semblait-il, en train de se constituer en une scolastique. En faire la synthèse, c'était faire quelque chose comme ce monument utile et plein de mérites qui s'appelle *Église et société économique,* sous-titre : *L'enseignement social des Papes de Léon XIII à Pie XII,* par les Pères Calvez et Perrin (et quinze autres collaborateurs). Ce gros volume est plein de mots et d'expressions dont il faut parfois trois ou vingt pages pour expliquer le sens exact. C'est un travail de sociologie et de philosophie. Il en faut. Il en faudra d'autres. Mais il me semble que l'Encyclique *Mater et Magistra* inaugure des temps où la proclamation par l'Église des « droits et devoirs de la vie sociale » sera plus explicitement distincte de l'édification d'un SAVOIR sociologique et philosophique, ce savoir fût-il édifié strictement *à partir* des documents pontificaux, ou plus largement *sous leur inspiration.* Ce savoir se bornerait-il à exposer la même chose qu'énonce l'Église, sa vocation est de dire SAVAMMENT ce que l'Église dit SURNATURELLEMENT. Non seulement l'Encyclique *Mater et Magistra* rompt avec la tentation de l'ésotérisme dans le vocabulaire, mais encore elle rend désormais impossible que les querelles de mots -- toujours plus passionnées que les controverses d'idées, parce qu'il y a beaucoup plus de monde qui croit entendre de quoi il est question -- elle rend, dis-je, impossible désormais que les querelles de mots soient des querelles procédant PAR ARGUMENT D'AUTORITÉ alléguant la lettre des documents pontificaux. 116:59 Quand cette lettre conservait un vocabulaire relativement homogène, à peu près permanent, apparemment immuable, la tentation était constante d'imposer ce vocabulaire, et de sonder les reins et les cœurs selon le seul critère de leur conformisme ou de leur non-conformisme terminologique. Un conformisme terminologique est beaucoup plus facilement constatable qu'une conformité en esprit et en vérité. Après *Mater et Magistra,* on ne pourra plus s'en sortir avec seulement des mots et la pagination de référence. On sera condamné à quelque chose de beaucoup plus malaisé et de beaucoup plus vivant, qui s'appelle PENSER et qui s'appelle AGIR. Tant mieux. *Deo gratias.* Jean MADIRAN. 117:59 ### La Semaine des intellectuels catholiques «* Catholicisme un et divers *» par Luc BARESTA IL Y A, COMME CHACUN SAIT, des saisons pour les manifestations catholiques. La « Semaine Sociale » s'installe dans les lumières de l'été, à côté des bals du 14 juillet, sur le chemin des grandes vacances. Mais l'automne, lui aussi, a sa « Semaine » qui se glisse dans la grisaille parisienne et voisine avec la rentrée des Facultés. C'est la « Semaine des Intellectuels catholiques ». Et ces deux « Semaines » qui se suivent ne se ressemblent guère. Non point que la « Semaine Sociale » soit anti-intellectuelle. Non point que la « Semaine des Intellectuels catholiques » soit anti-sociale. Mais l'atmosphère est différente. La Semaine Sociale est une sorte de campement universitaire qui tient, sur ses franges, de la kermesse et du festival. Et ses séances sont diurnes. Chaque matin en comporte deux, ce qui permet de les aborder avec un esprit frais. Les séances de la Semaine des Intellectuels sont nocturnes. Elles commencent à vingt et une heure et se terminent à vingt-trois heures, parfois vingt-trois heures trente. Sauf le samedi, où elles occupent l'après-midi. On s'y rend donc pendant plusieurs jours après le travail et le dîner. C'est pour y entendre deux grands exposés ou plus exactement deux grandes lectures. Et des lectures dont il arrive qu'elles soient mal faites, lorsque le texte, par exemple est débité à une cadence de mitraillette, ou lâché comme un magma sonore et compact sous lequel bien des attentions faiblissent. Il n'est pas rare de voir sur chaque travée, des têtes vaincues trouvant refuge dans la somnolence. 118:59 Contradiction muette. Donc, en ce soir du mardi 14 novembre 1961, à Paris, la XIV^e^ Semaine des Intellectuels catholiques s'achève. Elle s'achève dans la petite salle de la Mutualité. Elle avait commencé dans la grande. La grande fut trop grande. Mais la petite ne me parut guère plus emplie. Je songe à ces paradoxes du théâtre et du public dont parla un jour André Roussin. On est tenté de croire qu'une pièce qui ne fait chaque soir que la moitié d'une grande salle emplirait la totalité d'une salle deux fois moins étendue. Mais non : le rapport, paraît-il, reste le même, et la pièce qui n'a rempli que la moitié de la grande salle ne remplira que la moitié de la petite. Je ne veux pas dire que la XIV^e^ « Semaine des Intellectuels catholiques » fut en tous points comparable aux pièces de théâtre qui « font » des moitiés ou des tiers de salle. Mais la proportion des vides resta, d'un lieu à l'autre, sinon identique, du moins impressionnante. Il doit y avoir des raisons à cela. Donc, travées pleines et travées désertes, cette XIV^e^ Semaine s'achève. Sur l'asphalte mouillé, nulle autre animation que le mouvement rapide des auditeurs vers le métro Maubert. Que reste-t-il en chacun de nous de ces témoignages d' « intellectuels » dispensés pendant sept jours sur ce thème : « Catholicisme, un et divers » ? Sommes-nous maintenant persuadés de l'unité du catholicisme à travers sa diversité ? Il me semble brusquement que la Mutualité elle-même, la rue St-Victor, et le métro Maubert continuent dans la nuit une contradiction muette. Naguère, des étudiants se réunirent en ces lieux pour accuser là France de génocide, conspuer son armée, acclamer la rébellion algérienne. Il y avait parmi eux des catholiques. Dans deux jours, les hommes du Comité de Vincennes, et leurs amis, tiendront séance en ces mêmes lieux pour exalter la personnalité française de l'Algérie, dénoncer l'abandon, réaffirmer des serments. Il y aura parmi eux des catholiques. Ce soir, le public s'égaille rapidement. Peu de discussion. Peu de chaleur. Les gens aspirent au sommeil. J'allais dire à un sommeil réparateur, comme s'il y avait, dans cette XIV^e^ Semaine, quelque chose à réparer. Après tout, oui, peut-être. Arrivé à destination, vais-je reprendre le stylo, malgré l'heure tardive ? Il faudrait le stimulant d'un enthousiasme. Mais le moindre effort de rétrospection sur cette « Semaine » me place devant une telle accumulation de mots et d'idées que j'en reste perplexe. Je vais me coucher. 119:59 Un titre qui fait illusion. Quelques jours passent avant que je ne reprenne goût à ces notes saisies au grand galop des conférences. J'essaie de les rassembler, de les ordonner ; j'y ajoute les comptes rendus parus dans *La Croix.* Mais voici que le titre général, à nouveau, émerge et intrigue. Et tout d'abord, pourquoi « catholicisme » ? Il semble bien que, si les organisateurs ont choisi cet « *isme* » c'est qu'ils ont voulu désigner, non l'Église, en elle-même, dans son plus profond mystère, et dont l'unité est à la fois don divin et signe caractéristique, mais cet ensemble que constituent les catholiques, avec leurs idées, leurs attitudes, leurs actes. Il s'agirait donc du catholicisme des catholiques, et notamment des catholiques d'aujourd'hui. Or, si le substantif est ainsi entendu, comment ne pas voir que l'ensemble du titre, par l'affirmation tranquille de ses deux adjectifs, et leur place, fait illusion ? Dire que ce catholicisme des catholiques est premièrement « *un* » comme si cette unité allait de soi, et secondement « *divers* » comme si leur diversité était seulement une diversité légitime de richesse et d'explicitation, c'est supposer résolu un problème -- ou plutôt dénouée une crise -- qui ne l'est pas en réalité. Et qui ne l'a pas été par cette « Semaine des Intellectuels catholiques ». Car enfin, comment oublier cette donnée de fait, douloureuse, mais à regarder en face, qui est, dans le catholicisme des catholiques, une *crise de l'unité *? Ou encore, si l'on veut employer l'autre terme, une *crise de la diversité,* c'est-à-dire une situation inquiétante et embrouillée où il s'agit de faire le départ entre une diversité de richesse et une diversité de rupture ? L'unité menacée. On répondra peut-être qu'il y a toujours eu dans le « catholicisme » considéré historiquement, une crise de l'unité, avec des degrés variables d'intensité. Mais il y a toujours eu, aussi, pour les catholiques, vocation principale à l'unité. Et pour faire progresser cette vocation, il importe, certes, de ne pas exagérer le caractère dramatique de l'épreuve. Il importe de ne pas exaspérer les divergences. Mais il importe aussi d'en prendre conscience. Ni la mollesse, ni le masque d'une pieuse fiction ne servent l'unité véritable. Or, les indices de la crise actuelle sont nombreux et publics. On pourrait se souvenir ici du rapport doctrinal présenté par Mgr Joseph Lefebvre à l'Assemblée plénière de l'Épiscopat français en 1957, et se demander si, en quatre ans, les méfaits alors identifiés et provenant de la pression des faux-humanismes sur la pensée chrétienne, ont tout à fait disparu ; ou bien se demander si ce rapport doctrinal, dans sa manière de les aborder, est aujourd'hui tout à fait périmé. On pourrait se souvenir encore du livre publié par le R.P. Bouyer en 1958, sous le titre *Humain ou chrétien* et qui lançait « *un cri d'inquiétude, sinon un cri d'alarme* ». 120:59 L'éminent théologien plaidait pour les recherches de l'intelligence, s'en prenait au climat de méfiance qui décourage ceux qui travaillent. Mais aussi et surtout, avec quelle vigueur il refusait « *l'espèce de démagogie intellectuelle qui précipite à baptiser toutes les modes de l'esprit, à peine se sont-elles dessinées* ». On pourrait se souvenir semblablement du livre d'Ugo Rahner, publié un peu plus tard sous le titre : « *Dangers dans le catholicisme d'aujourd'hui* » et de ses remarques sur ce mépris silencieux où des catholiques tiennent -- sans aller jusqu'à les nier ouvertement -- certaines réalités dogmatiques de leur foi ; et se demander où en est actuellement cette « *hérésie informulée* ». Mais sans remonter jusque là, on pourrait citer, pour évoquer certains aspects des difficultés rencontrées par l'unité, un article de Georges Hourdin paru dans *L'Express* trois mois avant l'ouverture de cette XIV^e^ Semaine. Georges Hourdin donne de ces aspects dramatiques l'interprétation suivante : « *Dans les fraîches basiliques romaines, j'ai vu les fidèles italiens, toujours évangéliques, mais moins fantaisistes qu'autrefois, participer au Sacrifice de la messe qui est le centre de l'Église vivante. C'était la même messe que partout ailleurs dans le monde. L'* « *agapé* » *existe, toujours immuable, à travers les temps historiques. La communion au Christ a été maintenue.* *Seulement -- et c'est le fait nouveau et formidable dont Jean XXIII semble seul, ici, nettement conscient -- cette unité est aujourd'hui menacée. Il n'y a plus partout coïncidence exacte entre l'Église institution et l'Église apostolique des pays communistes ou sous-développés. En Chine, en Pologne, à Cuba, en France peut-être, des groupes de fidèles et de prêtres ont commencé de vivre, en dehors de Rome, une vie religieuse non méprisable, non suspecte d'être intéressée, parce qu'ils ne pouvaient faire autrement ou qu'ils avaient plus ou moins délibérément accepté de le faire, pressés qu'ils étaient par les circonstances.* » Facteurs de division. Nos propos critiques visent donc l'optimisme apparent d'une formule : celle du thème de cette XIV^e^ Semaine. Mais visent-ils semblablement ce qu'elle recouvre, c'est-à-dire les exposés eux-mêmes ? Non. Ou plutôt beaucoup moins. Ce n'est point que les conférenciers aient abordé la crise de l'unité par les aspects que nous venons de rappeler. Mais il y a tant de choses dans ces exposés qu'il y a aussi du réalisme. D'ailleurs, nos lecteurs pourront savoir exactement ce que contenaient ces textes, écrits pour être plutôt consultés qu'entendus, en se procurant le livre qui les réunira. 121:59 Il faut, de plus, mettre un peu à part les conférences d'ouverture et de clôture, pour cette raison qu'elles n'émanent pas d'intellectuels catholiques ordinaires mais d'archevêques : l'une, du Cardinal Feltin, et l'autre, de son coadjuteur, S. Exc. Mgr Veuillot. Et précisément, le Cardinal Feltin ouvrit cette « Semaine » en exprimant son angoisse de pasteur devant les facteurs de division que notre époque s'applique à multiplier. Un phénomène de « *dispersion* » dû, par exemple, au grand nombre des initiatives, au foisonnement des œuvres, et même aux distances matérielles qui séparent les chrétientés d'aujourd'hui, ne fait pas que témoigner pour une vitalité certaine : il rend malaisé le maintien de l'unité. De même, la « *spécialisation* » dans l'Action catholique, pour utile qu'elle soit, risque d'entraîner un « *cloisonnement dangereux, rendant de plus en plus difficile la collaboration fraternelle* ». Enfin, des oppositions graves surgissent dans l'attitude des catholiques à l'égard du mouvement du monde et ses manifestations actuelles. « *Entre ceux qui s'attachent prudemment aux formes du passé, et ceux qui s'avancent témérairement à la pointe du progrès,* a remarqué le Cardinal Feltin, *il y a une si profonde divergence de mentalités qu'il leur faudrait beaucoup de charité pour ne pas se heurter parfois avec violence.* » Familles d'esprits. Concédons que cet effort de réalisme ne fut point seulement, durant cette Semaine, le fait de l'Église enseignante. Des laïcs s'y associèrent, notamment René Rémond et Joseph Hours, qui interrogèrent l'histoire du « catholicisme ». Car les divisions actuelles s'expliquent en partie par les divisions passées. Un héritage nous est légué : il « *pèse* » sur nous. C'est un héritage où les diversités s'alourdissent de dissentiments et de ressentiments. Et ce n'est pas là phénomène propre aux seuls Français. Des dualités significatives existent dans toute la chrétienté. L'Angleterre a Manning et Newman, l'Espagne, Balmès et Donoso Cortès, comme nous avons Bossuet et Fénelon. Et René Rémond de se demander à juste titre si les divisions ne tiennent pas davantage des « *options fondamentales d'ordre théologique, philosophique et spirituel* », que des différences nationales ou des intérêts de groupe. Joseph Hours, examinant plus spécialement la question des rapports entre l'Église et l'État, suivit pas à pas l'évolution historique des divergences. Divergences dans la chrétienté médiévale où la société civile et la société religieuse se dégagent peu à peu l'une de l'autre, par la contestation réciproque et les chicanes incessantes entre les clercs et légistes. Querelles qui se poursuivent au-delà des guerres de religion, jusque dans les temps classiques, marqués par les discussions sur les droits du roi et les droits du Pape. 122:59 Le gallicanisme s'y fait encore menaçant. Il évoluera, lui, vers l'incroyance, dans un mouvement accéléré par la Révolution, tandis que le royalisme français s'en détachera et se tournera davantage vers Rome. Mais Rome demande aux catholiques français, en 1892, de continuer la défense de l'Église sur le terrain républicain lui-même. Fermentation des options politiques, condamnations des unes, puis des autres, illustrent au début du XX^e^ siècle la continuité des divergences dans le « catholicisme français ». Qu'en est-il de nos jours ? Qu'en sera-t-il demain ? Joseph Hours pense que, si l'objet du débat a beaucoup changé, et changera encore, le débat demeure, et s'explique par l'affrontement de deux familles d'esprits. Et la cause de leur conflit n'est pas mesquine. Elle peut se définir, pense Joseph Hours, « *par la façon dont ces familles d'esprits considèrent l'extension, dans l'ordre naturel, du message de la Révélation* ». Question d'âge. Enfin, le réalisme, ou plutôt le pessimisme, connut des moments extrêmes dans l'étrange communication de M. François Mauriac. Du moins dans quelques-uns de ses paragraphes, d'autres paragraphes apportant à ceux-ci, comme on pouvait le prévoir, une heureuse contradiction. Retrouvons le très sombre vocabulaire. Divisions, divergences, sont des mots qui ne suffisent pas à l'illustre et pathétique académicien. « *Pour un esprit fait comme le mien,* dit-il, *c'est une contradiction absolue et irréductible* » qui existe entre les catholiques à l'intérieur du catholicisme. Et cet « esprit » ainsi fait ne peut chercher et concevoir d'unité, dit-il, que « par-delà *les frontières visibles de la Sainte Église* » en des « *rencontres à mi-hauteur* », avec des « *frères séparés de toutes races et de toutes confessions, et quelquefois même avec des athées déclarés et militants mais qui cherchent en dehors de tout intérêt déclaré le royaume de Dieu et sa justice.* » Car ces rencontres sont celles « *d'adorateurs en esprit et en vérité, et qui se reconnaissent à un signe* ». Et dont il fait partie, lui, M. Mauriac. Bien entendu. Lui qui est pur de tout racisme, de tout antisémitisme, et de toute aversion, sauf de l'aversion qu'il a pour d'innombrables frères dans la foi. Lui qui semble bien faire cette prière : « Je te rends grâce, ô mon Dieu, de ce que je ne suis point comme le reste des catholiques ». Il ne s'agit heureusement que de quelques paragraphes. Cependant, l'autre évidence demeure : Les catholiques ont une vocation à l'unité dans l'Église elle-même. Et si des dissensions déchirent cette vocation, les catholiques ne doivent pas en prendre leur parti. Ils n'ont pas le droit de s'installer dans la crise. Mais alors, comment sortir de la crise ? Comment, au moins, faire en sorte qu'elle s'atténue ? 123:59 Voici que de nouveaux paragraphes donnent une solution Mauriac. Oui, car en dépit des « oppositions irréductibles et absolues », M. Mauriac a brusquement une solution. Et cette solution, c'est d'attendre la vieillesse. « *C'est une vérité consolante, et que l'on découvre à mon âge* », explique soudain le surprenant académicien. « *Nous nous apercevons qu'en réalité nous ne détestons pas les hommes que nous croyons détester et que la réciproque est vraie. Nous confondons bien souvent haine et exaspération* ». Alors « *au soir de la vie, lorsque la poussière des anciens combats est retombée, il arrive que nous rencontrions un adversaire d'autrefois. Nous nous apercevons que nous ressentons un certain plaisir à être ensemble...* » Et voici l'unité qui commence. « *Un des bienfaits de la vieillesse* » dit encore François Mauriac. Excellente idée. D'autant plus importante qu'actuellement, s'il y a beaucoup de jeunes en France, il y a aussi beaucoup de vieux. Or, on a bien créé des mouvements de jeunesse catholique. Pourquoi ne pas lancer, au bénéfice de l'unité, des mouvements de vieillesse catholique ? Cependant il se trouve que la vocation à l'unité vaut pour tous les âges. Comment donc nous éveiller davantage à ses exigences permanentes, comment leur être fidèle ? Aspiration et vocation à l'unité. Un point de départ se trouve en nous-mêmes, dans les catholiques d'aujourd'hui, si opposés fussent-ils. Plus ou moins enfoui, et aussi, dans bien des cas, explicite, ce point de départ est une aptitude, et même une aspiration caractéristique de notre temps. Le Cardinal Feltin, dans une seconde partie de son exposé, désigna les manifestations actuelles de ce besoin profond d'unité. Par exemple, cette « *pastorale d'ensemble* » qui tend à regrouper et à coordonner. Par exemple encore, de multiples redécouvertes : celle du caractère social de l'Eucharistie, celle du rôle de l'Évêque. Ou encore : l'ampleur du mouvement œcuménique. En convoquant le Concile du Vatican, S.S. Jean XXIII ne répond-il pas aussi au vœu d'unité suscité par l'Esprit dans le cœur des chrétiens ? Et dans le domaine intellectuel, ajouta le Cardinal Feltin, « *il me semble très significatif de constater l'attrait qu'exerce sur beaucoup d'esprits un effort de vision synthétique des choses* ». Ainsi s'expliquerait le prestige de l'œuvre de Teilhard de Chardin : « *Sans doute plusieurs de ses affirmations sont contestables ; sans doute ses conclusions ne satisfont pas pleinement ni le savant, ni le philosophe, ni le théologien, mais ce qui séduit dans ses travaux, c'est le projet merveilleux de tenter une vision globale de l'univers où matière et esprit, corps et âme, nature et surnaturel, science et foi, trouvent leur unité dans le Christ.* » \*\*\* 124:59 Le second point de départ se trouve dans le dessein même de Dieu sur nous. C'est un dessein d'unité parce que c'est un dessein d'amour. Et notre premier devoir est de considérer qu'à ce titre, la vocation à l'unité est fondamentale, primordiale. Elle a été révélée par Notre-Seigneur lui-même dans sa prière sacerdotale : « *Que tous soient un comme toi, Père, tu es en moi et moi en toi, qu'eux aussi soient un en nous, afin que le monde croie que tu m'as envoyé* » (Jean, XVII 23). Il apparaît ainsi que la vocation à l'unité est la vocation de tous les catholiques au don de Dieu ; leur vocation à une communion dans cette vie divine qui leur est offerte, et qui construit avec eux l'Église, ce grand Peuple, ce Corps mystique en croissance. Il était donc dans le propos de cette XIV^e^ Semaine de tourner les esprits vers les richesses de ce don de Dieu, d'en favoriser une connaissance plus profonde et plus exacte. On attendait qu'elle enseignât la théologie de l'unité, c'est-à-dire du Corps mystique du Christ ; et en conséquence, la théologie de l'autorité et de la liberté. Maladies et contre-façons. L'a-t-elle fait suffisamment ? Il ne semble pas. Sans doute le R.P. Congar a-t-il montré que le principe d'unité se trouvait en Dieu même, et que le rapport du principe d'unité au principe personnel, donc au principe de diversité, se trouvait supérieurement et mystérieusement établi d'abord au plus profond de la vie divine dans les relations trinitaires. Le remarquable exposé d'Olivier Lacombe, en fin de « Semaine », nous convia, lui aussi, à la découverte, à la contemplation plutôt, de cette lumière propre aux dogmes, et qui est mystérieuse parce que son intensité déborde ce que peuvent nos regards. Elle n'est pas, cette lumière dogmatique, sans projeter une clarté précise sur ce problème de l'un et du multiple qui fut une des croix de la raison raisonnante. Issue des dogmes de la Trinité et de l'Incarnation, elle a entraîné une élucidation et un enrichissement de la notion de personne, à travers, certes, les difficultés de l'intelligence humaine et les contestations de l'hérésie, mais dans une remarquable fructification : ce sens d'une « personne » qui distingue réellement sans diviser, qui unit effectivement sans confondre. Comparé par exemple à la pensée religieuse hindoue sur la triple personnification divine et la descente de la divinité dans la condition temporelle, l'apport chrétien est d'une haute et riche originalité. 125:59 Cependant, avec le recul, et considérant l'ensemble des exposés, je me demande si, sur cette question de « l'unité » la « Semaine » n'a pas souffert d'une disproportion. Il me semble qu'elle a en général beaucoup plus insisté, par exemple, sur les « maladies » et les « contre-façons » de l'unité que sur la théologie proprement dite de l'unité. Elle a davantage insisté (d'une manière critique) sur l'exercice de l'autorité dans l'Église que sur la théologie de l'autorité dans l'Église. Il est dommage, me semble-t-il, qu'elle ait, sur la question de l'unité, fait tant de négatif, alors que l'exigence de positif était si grande. Non que le négatif soit nuisible. Il n'était pas inutile, certes, de dénoncer les maladies du « principe d'unité » comme d'ailleurs celles du « principe de diversité ». Il faut d'ailleurs constater que c'est sur la dénonciation des premières que se firent principalement les convergences, les recoupements et les répétitions. Et il n'était pas inutile de rappeler plusieurs fois que l'unité des catholiques ne doit pas être conçue comme celle d'un parti politique totalitaire ; ni comme celle d'une armée ; ni comme celle qu'imposerait une Église réduite à une sorte de gendarmerie spirituelle. Unité et personne. Car il est bien vrai que le principe d'unité, Dieu, lorsqu'il est reçu dans une âme, doit être reçu non par une chose, mais par quelqu'un, par une personne qui est sujet d'attribution et de vie, centre originel de synthèse. Ce fut un point principal de l'exposé du R.P. Congar. Chacun de nous doit avoir un rapport personnel, unique, avec les personnes divines. Donc l'unité, qui suppose et engage le principe personnel des sujets, s'accomplit dans la diversité. Mais il faut à cette unité des critères externes. Les protestants par exemple, disent que l'Esprit doit être conjoint à l'Écriture. Et la tradition catholique ne s'arrête pas là. Elle va jusqu'à une autorité reçue du Christ. Mais, précisa l'orateur, « *l'autorité de forme externe et sociale doit être subordonnée au rapport personnel de foi et d'amour* ». Là encore, ajouta le R.P. Congar, il faut prendre garde à ne pas laisser les forces spirituelles se dégrader en choses. Et c'est une unité dégradée que celle qu'on obtient par la simple pression extérieure de l'autorité. Il existe, dit le R.P. Congar, une hypertrophie du principe d'unité qui, dans sa forme ecclésiale, est dangereuse. Dans sa forme transcendante, certes, elle ne l'est point ; ou alors c'est une maladie dont il ne faut point guérir : la sainteté. Mais dans sa forme ecclésiale, dit-il, elle peut conduire à l'impérialisme et au légalisme, à « *l'écrasement des motivations personnelles par une motivation formelle* ». 126:59 Il existe aussi une hypertrophie du principe de diversité : elle se traduit dans l'individualisme, l'esprit de corps, la tendance vers une église d'élection qui prévaut sur l'Église tout court, le schisme. Et le Père Congar cite de Pascal un propos dont on peut penser qu'il est moins une conclusion qu'un repère dans un grand débat : « *la multitude qui ne se réduit pas à l'unité est confusion, l'unité qui ne dépend pas de la multitude est tyrannie* ». Ces propos du Père Congar, donnés sur le mode de la réflexion tranquille, furent particulièrement confirmés, trois jours plus tard, par Henri Marrou sur le mode frondeur, et par le Père Liégé sur le mode fervent. L'autorité ecclésiastique se trouvait décidément visée : non pas en elle-même, mais dans ce que Marrou appelle son style, ou encore ses tentations. Il ne suffit pas d'exercer l'autorité, dit-il notamment, il faut la faire comprendre. Et il est salutaire pour elle de sentir des résistances. L'attitude qu'elle doit attendre des fidèles et favoriser en eux n'est point la crédulité mais la docilité : un mouvement profond de l'esprit par lequel l'intelligence se soumet à la volonté manifestée, explicitée, rendue assimilable. J'ai comme l'impression que, si des bénédictions hiérarchiques avaient été données ce soir-là sur cette tribune à épines, elles s'y fussent égratignées. Heureusement Joseph Folliet présidait : sans se priver lui-même de quelques pointes, il en émoussa bon nombre dans ce qui avait été dit. Un Esprit, des spiritualités. Ainsi, au fur et à mesure que se composent les souvenirs de cette XIV^e^ Semaine, et dans la mesure où ils sont exacts, il me semble que l'accent fut mis à la fois sur la critique des fausses unités et sur l'importance de la diversité. Reconnaissons d'ailleurs que l'acceptation des diversités légitimes, leur explicitation, leur défense, contribuent en effet à une prise de conscience de la véritable unité. Mais aussi, on conviendra qu'il est une zone difficile de la réflexion où les diversités légitimes côtoient des divergences ou des mélanges nuisibles à l'unité véritable. Et manifestement, cette XIV^e^ Semaine se préoccupa surtout, mais non exclusivement, de promouvoir les diversités ; et à un degré moindre d'établir à partir de quel moment de trop grands risques s'accumulent, qu'ils orientent vers des singularités séparatrices ou vers les facilités dissolvantes du syncrétisme. Jean Guitton, par exemple, traita de la diversité des spiritualités en commençant par distinguer l'être et la manière d'être. Il montra comment cette distinction pouvait être faite lorsque l'on considère le mystère du « moi » : on s'aperçoit qu'être ne suffit pas, qu'il faut être à sa manière, trouver son style de vie, sa physionomie. 127:59 Et la manière d'être, pour qu'elle soit effective, implique une part d'invention, de création personnelle. Ainsi en est-il de l'Église. L'être global de l'Église donne naissance à des manières d'être différentes. L'Esprit, qui est un, suscite des spiritualités multiples, qui sont autant de symbioses originales du divin et de l'humain. Chacune d'elle manifeste son authenticité en évitant le durcissement, l'incompréhension à l'égard des autres. Pour ce qui est des chrétiens « séparés » Jean Guitton se demanda si, malgré la disparité des conceptions touchant le dogme, une communication souterraine n'existait pas entre les spiritualités des différentes églises, comme si se réalisait ainsi une sorte de concile secret et permanent, idée réconfortante à la veille du grand Concile. Et puis, notre temps connaît sans doute, et connaîtra, des spiritualités nouvelles. N'est-ce pas la naissance et le développement de l'une d'elles qu'il découvre dans cette manière d'aimer le Christ qui fut celle d'un Charles de Foucauld, dont l'héritage spirituel, tout d'abord enfoui dans la mort solitaire de l'homme du désert, est aujourd'hui recueilli et fructifie ? Le cosmologique et l'existentiel. Cette soirée consacrée aux spiritualités fut précédée d'une soirée consacrée à la pluralité de la pensée chrétienne. Et celle-ci comme celle-là contribuèrent à renforcer l'accent mis par la Semaine tout entière sur la « diversité ». Étienne Borne invita son auditoire à saisir dans la pluralité de la pensée humaine, et celle de la pensée chrétienne, une épreuve nécessaire. Il présenta ce qu'il appela deux versants de la pensée philosophique, qui se prolongent en deux versants de la pensée chrétienne. Le premier correspond au type de pensée qu'Étienne Borne appelle pensée « *cosmologique* ». Cette pensée est surtout le fait d'hommes de science et d'hommes d'action. Elle se préoccupe du tout de la réalité, de sa montée historique, à travers les conflits, vers l'accord de l'homme et du monde, et de l'homme avec l'homme. Dans la forme chrétienne d'une telle pensée, Dieu est le point Oméga, le terme fixe, la cible qui explique la courbe de la flèche. Le second versant est celui de la pensée « *existentielle* ». Celle-ci est davantage accordée, dit Étienne Borne, aux poètes et aux humanistes. Elle se méfie d'une tendance scientifique et technique qui arriverait à donner comme objet ce qui est présence mystérieuse. Cette pensée insiste sur la contingence, la singularité, le désaccord entre l'homme et le monde, entre l'homme et l'homme. Elle est une philosophie du monde cassé, où la réconciliation ne pourra se faire que dans le mystère. 128:59 Ces deux pensées, dit Étienne Borne, ne peuvent ni s'ignorer, ni se combattre, ni s'ajuster. Chacune doit accueillir comme un aiguillon salubre la contestation de l'autre. Ainsi, pense Étienne Borne, et c'est une constante de sa recherche intellectuelle, la vérité doit-elle être conçue, ou plutôt éprouvée, comme une tension, une convergence souffrante, écartelée, inéluctable cependant. Une élaboration nécessaire à notre temps. Avec le R.P. Daniélou, le problème de la pluralité de la pensée chrétienne fut envisagé dans le domaine théologique. Et tout d'abord à propos de la diversité linguistique. Si l'intégralité de la Vérité est donnée dans le Verbe, elle n'est pas sans se réfracter dans le prisme des langues. C'est là une question considérable et le Père Daniélou en suggéra quelques difficultés, en passant de l'expression sémitique à l'expression grecque et latine. Si ces difficultés existèrent dans le passé, au départ de la pensée théologique et de l'évangélisation, comment ne pas voir qu'elles existent tout spécialement de nos jours, où une plus large rencontre des civilisations du monde entier, et l'extension de l'évangélisation, appellent une expression chinoise, arabe, africaine, du donné théologique ? Et le R.P. Daniélou nous invite à espérer de ces formulations futures, et commencées, un enrichissement de la théologie. Il cite ce que Dom Lou disait à ce sujet : « *le Prologue de saint Jean trouve, pour son affirmation de la* « *vie* » (« *En Lui était la* « *vie* ») *de plus riches résonances en chinois qu'en français* ». Et si nous allons ensuite de la linguistique à la philosophie, le problème s'élargit. C'est celui des ressources, des instruments intellectuels, des vérités naturelles que les philosophies diverses ont pu, n'ont pas pu, ou pourront proposer pour l'explicitation théologique. La théologie de saint Thomas, précise le R.P. Daniélou, a été un moment capital de ce développement, et un moment exemplaire. Saint Thomas a manifesté en effet une puissance d'accueil aux vérités contenues dans les traditions philosophiques de son temps, et notamment la tradition aristotélicienne. Il l'a manifestée en même temps qu'une confiance dans l'intelligence humaine et la capacité qu'elle a de connaître le réel. Enfin la recherche de saint Thomas se fit dans une constante référence au donné révélé. Partant des acquisitions de ce grand moment, et d'une tradition théologique dont le contenu doit être maintenu, le R.P. Daniélou souhaite que les pensées philosophiques du XIX^e^ et du XX^e^ siècles trouvent les grands moments d'un accueil catholique, avec toutes les purifications, les décantations et les fidélités requises pour cette élaboration nécessaire à notre temps, et dont il constate qu'avec plusieurs travaux d'aujourd'hui, elle est déjà, elle aussi, commencée. 129:59 Recherche ou enseignement ? On le voit, plusieurs exposés de la « Semaine » par leur qualité même, et la vie intellectuelle dont ils témoignent, POSENT LE PROBLÈME DU PUBLIC VISÉ PAR CES SOIRÉES. Il faudrait peut-être savoir plus distinctement si l'on veut faire de ces réunions une mise en commun de recherches intellectuelles, faites en diverses disciplines, avec la part de résultats et aussi d'hypothèses et de risques tout à fait légitimes qu'elles comportent, ou si l'on veut en faire une activité d'enseignement proprement dit. Ce qui est valable au plan de la recherche intellectuelle ne l'est pas forcément au plan de la diffusion publique. Et l'ambiguïté d'une formule mixte peut être gênante à la fois pour l'exposé de recherche, qui sera contraint à des simplifications, et pour l'exposé d'enseignement, qui, dans le désir de témoigner aussi d'une recherche originale, *passera sous silence, en les croyant connues, des données fondamentales dont le public a besoin.* Et je m'aperçois qu'en effet une partie des critiques qui peuvent être faites à la « Semaine des Intellectuels » viennent de ce que l'on opte pour l'une ou l'autre des deux conceptions. Pour ma part, étant donné le sujet choisi, le lieu choisi, et la situation actuelle du « catholicisme » français, j'aurais souhaité une activité qui fût davantage et plus directement d'enseignement. De toute façon, qu'il s'agisse de recherche ou de diffusion, la grande tâche demeure. Selon la profonde formule que Pierre Joulia donna dès le premier soir, dans un exposé d'une grande richesse, « *l'unité est d'essence militante* ». Luc BARESTA. 130:59 ### Le Concile et la Semaine de l'Unité L'ANNONCE DU CONCILE a donné de la joie à tous les chrétiens : Ces assises solennelles de l'Église que sont les Conciles marquent son histoire d'une vive lumière. Et comme l'histoire de l'Église est l'histoire de l'action directe de Dieu dans le monde, sans même parfois s'en rendre compte, les païens, les infidèles et les athées eux-mêmes, deviennent attentifs, s'interrogent et surveillent. La *Semaine de l'universelle prière pour l'Unité* a lieu du 18 au 25 janvier. C'est pour avertir nos lecteurs que nous en parlons, afin qu'ils puissent s'y associer. Elle a eu lieu chaque année depuis 1936 où l'abbé Couturier de Lyon en exposa pour la première fois la pensée et Son Éminence le cardinal Gerlier lui donna aussitôt son patronage. Cette œuvre n'a fait que s'amplifier depuis à travers le monde entier. Les protestants, les anglicans, les orthodoxes s'y associent, Or c'est un grand point pour tous les chrétiens de reconnaître que Dieu seul refera leur unité, les débarrassera de leurs préventions, de leurs préjugés, et que l'unité ne sera pas accordée à autre chose qu'à la prière. 131:59 Pourquoi ? Parce que, dit Pascal, la prière a été instituée par Dieu *pour nous faire participer à sa causalité.* Profonde parole : Dieu donne la grâce de prier, l'homme prie selon sa personnalité libre, et cette prière entre dans la plénitude de l'éternel vouloir de Dieu. Et nous joignons ces pensées à celle du Concile parce que l'objet de la *Semaine de l'Universelle Prière* n'est pas étranger à celui du Concile, ni même probablement à sa naissance dans l'esprit du Saint-Père. Car lui-même a déclaré : « Nous avons annoncé un Concile œcuménique en suivant une inspiration, dont la spontanéité Nous a frappé comme un coup soudain et imprévu dans l'humilité de notre âme. » Sept mois plus tard (nov. 59) il ajoutait : « L'idée du Concile n'a pas mûri comme le fruit d'une considération prolongée, mais elle est éclose comme la fleur spontanée d'un printemps inattendu. » Or cette inspiration est venue au Saint-Père au second jour de la Semaine de Prière. Et le cardinal Agagianan à Milan témoigne de ce que : « Dans la pensée de Jean XXIII, le Concile ne vise pas seulement l'édification du peuple chrétien, mais surtout la recherche de l'unité religieuse des Églises chrétiennes séparées ». (*Oss. Romano,* 13 mars 60). Disons en passant que cette initiative extraordinaire remet à leur place de manière éclatante les propos des journalistes lors du dernier Conclave. Récoltant les ragots de couloir et les déceptions d'esprits trop passionnés, ils parlaient d'un « pape de transition ». Les « transitions » du Saint-Esprit ne manquent pas d'envergure et d'énergie. Bien entendu le deuxième concile du Vatican aura bien d'autres soucis. Il reprendra les études là où le premier les a abandonnées. Le diable en déchaînant la guerre de 70 a certainement nui à la chrétienté tout entière, mais en retardant ainsi la solution des problèmes posés au concile, il a porté pierre ; ces problèmes ont mûri et seront résolus plus opportunément. Dieu veuille qu'une nouvelle guerre, hélas trop possible, ne vienne pas arrêter ce nouveau concile, promesse de paix et d'union entre tous les chrétiens. Car même avant d'entrer dans les explications utiles sur le *mouvement œcuménique* dans les Églises séparées et pour prouver l'intérêt que ces Églises portent au Concile, nous allons citer ce qu'en dit le R.P. Maurice Villain dans son livre : *Introduction à l'Œcuménisme* (Casterman). 132:59 Nous en conseillons la lecture à tous nos lecteurs. L'institut de Bossey dont il parle est un centre universitaire œcuménique situé près de Genève dont la direction est assurée actuellement par un luthérien, un presbytérien et un orthodoxe : pendant le semestre d'hiver 58-59 quatre théologiens catholiques furent invités à donner des leçons d'ecclésiologie, de missiologie et d'œcuménisme d'après les normes de la doctrine romaine ; ce qu'ils firent avec l'agrément, bien entendu, de leurs supérieurs ecclésiastiques. Pendant la *Semaine de l'Unité* le métropolite Iarovos vint célébrer une liturgie byzantine ; le dimanche la communauté se rendit au culte à Genève et se retrouvait le soir à la cathédrale St-Pierre, tandis que plusieurs personnalités du Conseil avaient assisté le matin en la primatiale de Lyon à un office solennel présidé par le cardinal Gerlier. Comme on le voit, il s'agit de « se connaître ». Nous laissons la parole au R.P. Villain : « Lorsque le 25 janvier 1959, à la clôture de la Semaine de Prière, S.S. Jean XXIII déclara son intention de réunir un Concile œcuménique dans la perspective de l'Unité, la chrétienté entière tressaillit. Certes les sentiments s'échelonnaient sur une gamme étendue et nuancée. Si les catholiques saluèrent la nouvelle avec enthousiasme, les orthodoxes se montrèrent, au premier choc, assez réservés, voire inquiets ; mais, au-delà de cette réserve ou cette inquiétude, se trahissait dans l'ensemble un intérêt qui dépassait de beaucoup la curiosité -- signe d'une attente et comme d'une intense aspiration. « Le signataire de ce livre ne saurait oublier l'heure « historique » qu'il vécut à l'Institut de Bossey dans la matinée du lundi 6 janvier. Le Dr Visser't Hooft venait inaugurer un cours, dont le titre était, par une singulière coïncidence : « Les relations de l'Église catholique Romaine avec le Mouvement œcuménique. » Avant de commencer il déplia le journal *La Suisse* et lut le communiqué de Radio-Vatican. Il se fit dans la salle un silence religieux. Après quelques réflexions prudentes concernant *l'invitation* aux communautés séparées, dont la note faisait état (on se souvient que la presse avait commis une erreur de transcription, donnant prise à une grave équivoque) ([^74]), le Dr Visser't Hooft demanda aux professeurs et aux étudiants qui composaient l'auditoire quelles étaient leurs réactions. 133:59 L'émotion était intense. Plus on s'interrogeait et plus les obstacles s'amoncelaient. Une chose cependant demeurait certaine : c'est que le Pape venait de faire un grand acte de foi de style inédit, guidé par l'Esprit Saint. Y aurait-il dialogue, en ce concile, entre l'Église et les Églises dissidentes, et quel pourrait être ce dialogue ? On se perdait en conjectures ; mais on avait nettement l'impression que Dieu appelait le monde chrétien à entrer dans un climat nouveau, lequel ne pourrait s'établir que par la collaboration de tous, par la conquête du cœur et de l'esprit. En ces chrétiens de provenance et de dénominations si diverses, -- admirablement préparés, il est vrai, par une semaine d'intercession -- la parole de Jean XXIII opérait, au niveau supérieur de la foi en la toute-puissance de la prière, une profonde unanimité. » LE DÉSIR D'UNITÉ s'est manifesté d'abord dans les confessions protestantes, ce qui n'est pas surprenant ; elles voient en effet se créer en elles-mêmes chaque jour de nouvelles sectes, sans qu'aucune autorité puisse départager qui que ce soit ; ou bien elles tolèrent dans leur sein même des opinions si opposées qu'elles vont à détruire la foi comme les Unitariens dans l'Église Anglicane. Leur unité interne même leur est un problème. Aussi ce fut un évêque luthérien d'Upsal, Nathan Söderblom, qui en 1918 lança l'idée d'un *Conseil d'Églises* pour traiter de l'Unité. Les bons chrétiens de toutes ces confessions sont forcément anxieux de voir si peu réalisée la prière du Christ après la Cène et juste avant l'Agonie : « Je prie... afin que tous soient un, comme toi-même ô Père, tu es en moi et moi en toi afin qu'eux aussi soient en nous... » (Jean XVII, 21.) Et assurément les catholiques doivent avoir le même souci spirituel que les protestants, mais la division leur apparaît moins, surtout dans les pays à grande majorité catholique. Il y eut à Stockholm, en 1925, une grande réunion de 600 délégués représentant 31 communions différentes et 37 nations ; pour la première fois depuis la Réforme elles s'humilièrent ensemble devant Dieu et implorèrent la grâce de l'union. 134:59 Il y eut depuis des conférences à Oxford (1937), Lausanne, Édimbourg. En 1946 un *Conseil œcuménique provisoire* fut fondé à Genève et en 1947 fut fondé le Centre universitaire œcuménique de Bossey. Nos lecteurs trouveront le détail de ces essais et de leurs progrès dans le livre du R.P. Maurice Villain. A la conférence de Lund, l'Église catholique envoya trois observateurs. LES CATHOLIQUES ROMAINS ne peuvent rester indifférents devant ces efforts sincères et surtout rester insensibles à ce fait que depuis quatre siècles la robe du Christ tissée sans coutures a été déchirée. Aussi est-ce à un prêtre lyonnais, l'abbé Couturier, qu'est due l'heureuse orientation des entretiens interconfessionnels à propos de l'Unité et l'institution de la *Semaine universelle de Prière* à laquelle se sont associées la plupart des confessions séparées. De l'année 1935 où il en eut l'idée jusqu'à sa mort, le 24 mars 1953, l'abbé Couturier n'a cessé d'en développer la pensée et les moyens, toujours d'accord avec son évêque le cardinal Gerlier. Cette pensée est de dégager la question de l'unité des controverses purement intellectuelles ; elles sont comme figées depuis trois siècles ; les controversistes et les apologistes de toutes les confessions les connaissent sur le bout du doigt ; et comme les syllogismes, sans qu'on ait l'air de s'en apercevoir, sont toujours *dirigés,* devant les Mystères ils aboutissent à des impasses. Pour faire comprendre ce que nous voulons dire voici un exemple : jamais on ne pourra déduire, logiquement, la liberté de l'homme de la Toute-Puissance de Dieu. Mais à l'inverse si on part de la liberté de l'homme, jamais on ne pourra en déduire logiquement la toute puissance de Dieu. La liberté de l'homme (comme ses mérites) est un don gracieux de l'Amour qui n'enlève rien à l'Amour Tout Puissant. L'Amour, ni les effets de l'amour, ne se prouvent par raison démonstrative. La grande et profonde pensée de l'abbé Couturier est d'avoir fait du problème de l'Unité une *question de prière,* de lui avoir rendu son vrai caractère religieux, *qui est de réaliser le corps mystique du Christ.* 135:59 Tous les chrétiens seront d'accord pour reconnaître que nous ne pouvons y travailler sérieusement sans que chacun essaie d'abord d'avancer dans la voie de sa propre conversion et sans demander premièrement, comme le dit l'oraison du treizième Dimanche : « que Dieu augmente en nous la fol, l'espérance et la charité, et pour que nous méritions d'obtenir ce que vous promettez, faites-nous aimer ce que vous commandez ». Toutes ces oraisons des Dimanches après la Pentecôte mettent la grâce à la base du salut. Une logique simpliste s'y brisera toujours, car l'Amour se dérobe à la logique. On peut être un brillant controversiste sans être jamais entré dans les voies spirituelles, être un théologien très instruit et y être moins avancé que telle bonne femme de village. L'abbé Couturier a donc conçu la recherche de l'unité comme une *émulation spirituelle* de toutes les communautés chrétiennes pour demander simplement « *l'Unité que le Christ veut pour son Église, et par les moyens qu'Il voudra* ». Bien sûr, il faudra quelque jour parler dogme et ecclésiologie. Mais quand ? Ce ne sera pas utile avant que les âmes se connaissent et reçoivent des grâces d'illumination que la prière seule peut leur attirer. Le Père M. Villain dit lui-même : « Un catholique ne peut se dispenser d'admettre intégralement les dogmes de l'Église romaine, un catholique éclairé doit même leur porter une attention très spéciale non seulement comme à des normes qui le préserveront d'errer, mais comme un trésor inestimable de vérité, chaque dogme représentant à ses yeux une facette du mystère divin, une prise de contact avec le Verbe Révélateur. » Mais il faut remarquer que le baptême, même celui des réformés, est presque toujours valide... Les chrétiens des sectes dissidentes sont des baptisés ; s'ils conservent l'innocence baptismale ils font partie des élus. Est-ce impossible en dehors de l'Église catholique et de l'Orthodoxie ? Certainement pas, car la grâce de Dieu le peut faire et Dieu seul sait ce qui en est. Sans doute les fondateurs de la Réforme étaient des orgueilleux qui ont causé des maux sans nombre... Mais le jeune protestant baptisé dans une famille pieuse, qu'a-t-il à voir avec ces hommes qui ont vécu il y a quatre siècles ? Il est un innocent et un saint. Le restera-t-il ? Hélas, les promesses du baptême sont bien peu observées dans le monde catholique même : « *Renoncez-vous aux vanités de Satan ? J'y renonce.* » Voyez quelle est la conduite des femmes chrétiennes vis-à-vis de cette promesse ! 136:59 Certes la plupart des Églises séparées n'ont pas les moyens puissants que sont les sacrements pour s'aider à sortir de notre misère congénitale, mais la grâce de Dieu peut tout, partout et toujours. Les conversions miraculeuses parmi les païens eux-mêmes sont loin d'être sans exemple : « Ce que nous appelons l'Église, a dit St Augustin, a toujours existé. » Il est impensable que Dieu qui est Amour ait laissé les hommes pendant cinq cent mille ans sans aucune perche tendue pour leur salut. En effet l'Église est essentiellement composée de ceux qui espèrent en *un salut venant de Dieu.* Il y en eut avant Abraham, avant Moïse, témoin Melchisédech. La Loi fut donnée, dit St Paul ; pour faire connaître ce qui était péché. En dehors des Patriarches et du peuple élu, les païens étaient certainement fort ignorants à ce sujet, mais il y a des exemples de leurs aspirations à un salut. M. Henri Charlier dans son livre *Culture, École, Métier* fait remarquer que la « *fatalité* » telle que l'ont conçue les Grecs, n'est autre que le nom qu'ils donnaient au péché originel dont ils étaient conscients de ne pouvoir sortir par eux-mêmes. Mais, dit-il, Eschyle est un prophète du monde païen. Qui en effet sauve Oreste d'un châtiment mérité ? Qui le fait *échapper à la fatalité *? Les vieux Dieux (c'est le nom que donne Eschyle au Érinyes) exigent le sang de celui qui a versé le sang. Le tribunal se partage en deux : autant de boules blanches que de boules noires. Les jeunes Dieux (toujours suivant le langage d'Eschyle) veulent le sauver. Athéna, la pensée divine, sortie toute armée du cerveau du Père des Dieux met une boule blanche dans l'urne, et Oreste est *sauvé.* Eschyle est plus grand que Socrate, Platon, Aristote, et bien plus près de nous car il a manifestement appartenu à la troupe de ceux qui attendaient *un salut venant de Dieu.* Il vivait à peu près au temps d'Esdras : il y avait donc déjà en ce temps une Église visible que formait le peuple juif, et une Église invisible dont faisait partie Eschyle. Comment donc si nous aimons Eschyle comme un frère, ne pas aimer les chrétiens séparés et comment ne pas s'unir à *la prière pour l'unité *? D'autant que les Églises séparées ont beaucoup évolué depuis un siècle. Elles commencent à se rendre compte du rôle éminent de la Très Sainte Vierge ; enfin les plus importantes renferment toutes un groupe nombreux qui s'est rapproché du catholicisme. 137:59 En sont témoins toutes les communautés religieuses qui se sont fondées depuis un siècle et demi dans l'Église anglicane et depuis une trentaine d'années dans le monde protestant. Or Luther et Calvin ont violemment condamné la vie cénobitique. Luther prétend que les vœux sont contraires à la foi, à la liberté évangélique, opposés aux commandements de Dieu. Et Calvin déclare le mariage supérieur à la virginité. Manifestement les communautés cénobitiques des pays de la Réforme ont approfondi la vie spirituelle qu'ils peuvent tenir de leur éducation traditionnelle. C'est une grâce dont la « causalité divine » a enrichi la prière des saints. Sans doute ces communautés ne sont guère que tolérées par leurs Églises ; et dans le même temps, dans un autre groupe, il y a un retour à la logique étroite de Calvin, mais ces communautés sont un signe de ce que le Saint-Esprit agit pour préparer (quand Dieu le voudra) une union disposée par l'Amour. CECI NOUS AMÈNERA à parler spiritualité. Dans le livre du P. Maurice Villain qu'en fait nous ne faisons guère que recenser il y a toute une partie, la deuxième, qui a pour titre : « *Connaître nos frères chrétiens.* » Ces chapitres décrivent la spiritualité des différentes confessions. « *Les approches spirituelles* » du protestantisme, de l'anglicanisme, de l'orthodoxie. Nous y renvoyons le lecteur. Ces descriptions sont excellentes et d'ailleurs approuvées par les diverses communautés qui en sont la source ; mais nous sommes très étonné des étonnements de l'auteur devant ces spiritualités soi-disant très différentes de la nôtre. La lecture attentive de ces chapitres d' « approche spirituelle » nous ferait dire plutôt : il n'y a qu'une spiritualité qui est de se conformer au Christ, exemplaire et auteur du salut, qui a mené une vie d'homme pour nous montrer la voie pour être la voie, la vérité, la vie. Il nous fait, par sa grâce, participer à la vie de la Très Sainte Trinité et nous sommes sur la terre le temple du Saint-Esprit. « La Création souffre et est comme dans l'enfantement, dans l'attente de la liberté des enfants de Dieu. » Le monde entier est lié au sort de l'humanité. Le seul exercice nécessaire est celui de la présence de Dieu, à l'instant, en ce moment, en nous, partout, en tous. 138:59 C'est la chose la plus simple du monde, possible à tout chrétien, parmi les besognes les plus diverses et plus facilement encore dans les besognes les plus machinales et routinières qui laissent l'âme très libre. Elle est plus difficile aux savants qu'aux petits et aux humbles. Malheureusement elle est peu enseignée ; PAR UNE ERREUR SCOLAIRE D'INTELLECTUELS, ELLE EST CONSIDÉRÉE COMME UN ABOUTISSEMENT, ALORS QU'ELLE EST UN DÉPART ET UNE BASE. On fait grand état de la prière de Jésus, dans l'Orthodoxie : « *Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu, ayez pitié de moi, pécheur* » répétée indéfiniment, et simplifiée même jusqu'à ne répéter que : « Jésus ». C'est notre oraison jaculatoire. On peut affirmer que « Mon Jésus » était celle de la Vierge Marie, et rien ne nous empêche de nous en contenter, ni de la répéter incessamment. La vraie vie d'oraison est enfantine par sa méthode, et elle doit l'être pour être accessible à tous. Le théologien anglican Villiam Law, interrogé par John Wesley sur la religion, lui répondit : « Vous cherchez, Monsieur, une religion philosophique, mais cela n'existe pas. La religion est la chose la plus simple du monde : nous aimons Dieu parce que Lui-même nous a aimés le premier. » Et S. François de Sales disait dans son dernier entretien, deux jours avant sa mort : « L'oraison est pure attention de notre esprit en Dieu ; tant plus elle est simple et dénuée de sentiment, et plus elle est oraison. Peu de personnes entendent cette vérité. Il faut se tenir bien coi en la présence de Dieu, croyant qu'il est plus en nous que nous-même... Oh qu'il est bien raisonnable que nous nous privions des contentements du monde pour Dieu, puisqu'il se prive de sa gloire pour nous ! » Si l'église catholique n'apparaît pas aussi contemplative au R.P. Villain que l'église orthodoxe, c'est peut-être qu'il ne connaît pas les petites gens pratiquant souvent sans savoir la définir cette vie d'oraison. Enfin, si, comme le dit S. François de Sales, « peu de personnes entendent cette vérité », c'est qu'elles n'est pas enseignée. Les classements LOGIQUES la font placer à l'extrémité d'une longue file d'exercices, alors qu'elle est accessible à l'enfant ; la foi telle qu'il peut l'avoir est susceptible d'une vie contemplative ayant la même simplicité. Et ainsi tout au long de l'échelle du développement de l'esprit. La systématisation présente comme *successifs* des états qui sont en fait ou peuvent être *simultanés.* 139:59 Enfin, le R.P. Villain semble découvrir dans l'Église orthodoxe ce que la liturgie est chez nous. « La prière liturgique », dit-il « est la plus haute expression de l'âme orthodoxe ». Mais ne le serait-elle pas chez nous ? Car enfin, ici et là, la liturgie est l'œuvre du Saint-Esprit qui inspire son Église. A cause de cela, elle est une source de grâce, elle est une conversation avec Dieu. Dieu y parle par la bouche des prophètes, des Apôtres et de Notre-Seigneur, et l'homme répond ; l'homme demande et Dieu donne. L'auteur parle du « pouvoir éducatif de ces vieux rites ». Les nôtres ont exactement la même ancienneté et le même pouvoir ; *il suffirait que le clergé daignât s'en servir et d'abord essaye d'en vivre.* L'auteur parle encore « de ces rudes mélopées chaldéennes ». Ne sait-il pas qu'il y a dans notre kyriale des mélodies en pure *doristi* qui datent du temps d'Hésiode ? Qu'il y a dans notre office de la nuit de Noël des chants qu'ont joués sur leur flûte les pâtres du Latium, les contemporains d'Évandre ? Certainement la liturgie de l'Église catholique n'a pas la place qui devrait être la sienne dans l'éducation chrétienne. Elle devrait être le cœur de la vie religieuse d'une paroisse, le catéchisme annuel, le grand moyen d'instruction et de formation des âmes à la pensée et aux désirs du Saint-Esprit. Elle seule donne réellement une formation commune capable d'unir les cœurs, les esprits et les corps autour du trône de l'Agneau. Car à la grand'messe les fidèles font ce qu'ils feront au ciel et dom Guéranger donnait pour titre au petit livre qu'il écrivit pour les oblats bénédictins : « *L'Église, ou la société de la louange divine* ». Ce qui correspond à la première demande du *Pater,* la plus générale et résumant tout : *que votre nom soit sanctifié !* Le R.P. Villain écrit de l'Orthodoxie qu' « *elle est la plus proche de nous par sa structure, quoique la plus lointaine peut-être par sa mentalité* ». Or cette mentalité est celle de l'ordre bénédictin et de tous les fidèles qui sont attachés à notre liturgie et soupirant de la voir si maltraitée. Il n'est pas étonnant que ce soit un bénédictin, dom Lambert Beauduin, qui ait travaillé très effectivement au rapprochement de l'Église catholique et de l'Église orthodoxe. D'autre part il est significatif que l'œuvre la plus extraordinaire, la plus durable et la plus efficace de conversion d'une paroisse déchristianisée, dans la deuxième moitié du XIX^e^ siècle, soit celle d'un bénédictin, le P. Emmanuel, curé du Mesnil-Saint-Loup. 140:59 Ce qui entretient cette conversion, c'est assurément une dévotion très éclairée à la T. S. Vierge ; elle est invoquée comme Notre-Dame de la Sainte-Espérance et on lui dit : « Convertissez-nous ». La grande œuvre de la foi, c'est l'espérance du Ciel ; la conversion fait gagner en charité et désirer l'unité ; or cette conversion est entretenue au Mesnil-Saint-Loup par une inviolable *fidélité à l'esprit liturgique *; les offices des grandes fêtes y sont intégralement chantés avec zèle et joie ; le P. Emmanuel expliquait le livre d'Esther au mois de Marie. Il fut probablement le plus grand *homme d'Église* de son siècle en ce sens qu'il a su former non seulement des chrétiens, mais une société chrétienne. Former une paroisse c'est réaliser le Corps mystique du Christ ; cela ne saurait se faire en divisant les familles en de multiples œuvres disparates, mais en unissant tous leurs membres dans une prière commune par la sainte liturgie. Or le P. Emmanuel fut en même temps le premier en son temps qui ait travaillé à l'union des églises orthodoxes. Modeste curé de village, humble prieur d'une toute petite communauté, il fonda vers 1880 la *Revue de l'Église grecque unie.* Il y traduisait la liturgie grecque et en expliquait les usages. Il accomplissait ce que demande le mouvement œcuménique : faire connaître nos frères. La revue ne dura que quelques années, faute d'argent. Mais elle avait donné de grandes espérances aux chrétiens d'Orient, qui trouvaient pour la première fois en Occident un écho sympathique à leur pensée. Notons que le Père Emmanuel définissait son œuvre apostolique dans la paroisse : *faire revivre les grâces du baptême chez les baptisés.* N'est-ce pas aussi la hase d'un mouvement d'union chez les chrétiens séparés ? Faire revivre les grâces du baptême, c'est se pénétrer d'humilité, de foi, d'espérance et de charité, n'est-ce pas le seul véritable moyen de l'union ? ENFIN UNE RÉFORME INTELLECTUELLE est indispensable. Il y a surabondance à l'heure présente d'intellectuels qui N'ONT JAMAIS PENSÉ DE LEUR VIE et pour qui les idées ne sont que des CATALOGUES DE FORMULES qu'on sert à point nommé. Pour peu qu'ils aient de la logique, ce sont d'admirables controversistes, et bien entendu cela ne peut mener à rien. 141:59 Or Péguy, dans un écrit anonyme qu'il fit pour présenter son « *Ève* » aux lecteurs du Bulletin de Lotte (Bulletin des Professeurs catholiques de l'Université) disait : « Péguy est descendu à ces profondeurs de la pensée où la proposition liturgique, la proposition théologique ne sont pas encore distinguées. » (Nous citons malheureusement de mémoire.) Il se plaçait dans l'ordre véritable. La pensée précède sa formule verbale. Lorsqu'on cherche le mot convenable pour l'exprimer, on compare ce qu'un mot peut signifier à une pensée préalable non encore formulée, mais si précise pourtant qu'elle nous fait rejeter ceux-ci et choisir celui-là. La pensée est chose entièrement spirituelle ; les mots ne sont qu'un moyen de la communiquer ; ils ne la traduisent jamais qu'imparfaitement, et il est très fréquent de rencontrer des gens donnant la preuve qu'ils pensent clair et juste sans qu'ils sachent l'exprimer avec des mots. Nous voici ramenés à la philosophie. Que Dieu nous donne le grand philosophe qui saura débrouiller cette question de la pensée et de son expression, qui est à l'heure actuelle la question qu'il serait le plus opportun de traiter en philosophie. Car les philosophes ne savent pas qu'ils se servent d'un art très conventionnel ; ils confondent la pensée et le langage. M. Gilson, au début et à la fin de son livre sur *l'Être et l'Essence* a commencé cette étude d'une manière très pertinente. Que ne s'est-il aperçu de l'importance fondamentale d'un problème qu'il abordait si heureusement ! En en parlant nous ne nous sommes pas écartés de notre sujet. Le calvinisme est antihumaniste avec violence ; l'histoire, l'expérience et l'expérience de l'histoire le contredisent. Une pure philosophie de la pensée et du langage fondée sur leur nature mieux connue, contribuerait à ouvrir des fenêtres pour se parler de maison à maison. L'étude de ce problème donnerait des clartés sur nos formulations théologiques. On sait qu'aux premiers siècles de l'Église certains conflits ont été causés par des mots grecs ou latins, mal compris des Latins ou des Grecs. Comment voulez-vous qu'un Allemand et un Français s'entendent facilement sur le *devenir,* quand le premier dit au futur : « *Je deviens aimer* » et le second : « *j'ai à aimer* » ? Car c'est ainsi que se créent dès l'enfance des *modes* de penser très opposées. Or les deux expressions ont leur part de vérité et elles sont grammaticalement irréductibles l'une à l'autre ; elles ne peuvent s'additionner : telle est la misère du langage. 142:59 Nous voyons par là à quel point la voie suivie par l'abbé Couturier est la bonne : celle de la prière. Elle est conforme à celle de S. Pierre : « Pour nous, dit-il, nous nous appliquerons entièrement à la prière et au ministère de la parole. » La prière vient en tête. Unissons-nous donc à la *Semaine de Prière pour l'Unité chrétienne.* Nous suivrons ainsi la méthode de S. Pierre. Elle reste celle du Saint Père qui nous dit dans son Encyclique *Ad Petri cathedram :* « Le succès du futur Concile œcuménique, bien plus que de l'activité de l'industrie humaine dépend de cette sainte rivalité de prières ardentes et communes. Nous y invitons aussi de grand cœur ceux qui, bien que n'appartenant pas à ce bercail, respectent Dieu cependant et l'honorent, et s'efforcent avec bonne volonté d'obéir à ses commandements. » D. MINIMUS. P.S. -- Le meilleur moyen de s'associer à la semaine de l'unité chrétienne est de célébrer ou faire célébrer quand les rubriques le permettent la messe « ad tollendum schisma » qui se peut traduire, dans l'esprit de la collecte : « messe pour l'unité des chrétiens ». Elle est l'œuvre d'un pape français au temps du grand schisme d'Occident. Elle fait partie des messes votives. Les représentants des Églises séparées qui s'associent à la semaine de prière pour l'unité, ont accepté d'en prendre les principaux textes comme base de leur propre prière. 143:59 ## NOTES CRITIQUES ### Le « christianisme » du *Cardinal d'Espagne *de Montherlant Le jeune roi Charles (Charles I^er^ de Castille et Léon et Charles Quint d'Autriche) va venir prendre possession de son royaume d'Espagne. Sa mère, la triste Jeanne la Folle, étant tout à fait incapable de gouverner, c'est le cardinal Cisneros (Jimenez de Cisneros) qui détient la régence et exerce le pouvoir. Dans une entrevue avec la reine le Cardinal voudrait la décider à recevoir, avec toute la pompe désirable, le roi son fils qui est sur le point d'arriver. Refus catégorique de la reine et justification de ce refus par des théories absurdes ; elle soutient en effet que toute action serait inutile, que l'inaction et le néant seraient le but véritable de notre vie et nous permettraient en eux-mêmes de trouver Dieu. Le Cardinal est ébranlé par ces paroles étranges et dans une grande scène du 3^e^ acte, il complète cette mystique démarquée et truquée par des gloses diverses qui sont elles-mêmes un démarcage des maximes des saints. A la fin, le roi Charles ayant fait annoncer, en même temps que sa venue immédiate la destitution du Cardinal-Régent, celui-ci, qui semblait aspirer à la retraite, tombe mort sur le coup pour avoir appris sa mise à la retraite. -- C'est ainsi que se déroule cette pièce en trois actes et en prose. -- Elle est commentée et plus ou moins éclairée par une post-face, quatre notes annexes et de nombreuses références historiques. Le titre des œuvres de Montherlant qui occupait déjà la première page du livre remplit encore la dernière et tout le verso de la couverture. La postface nous confirme dans l'impression, ressentie à la lecture, que l'auteur a prétendu nous montrer, dans la personne d'un homme d'Église, une grande lutte intérieure, le conflit aigu entre les exigences de l'action et l'appel à la contemplation. Un pareil conflit, c'est certain, méritait d'être porté sur la scène. Peut-être même n'était-il pas impossible, étant donné les ressources de la fiction dramatique, que ce conflit prenne naissance à partir de la rencontre entre une reine folle et un Cardinal ministre. De toute façon ce n'est pas l'invention d'une telle rencontre qui me gêne, mais bien les propos échangés dans cette rencontre et la pseudo-mystique des deux personnages. 144:59 Il y a place au théâtre, et en général dans toute œuvre d'imagination, pour le débat de conscience du mauvais prêtre, pour l'inquiétude, l'angoisse, le déchirement du ministre de Jésus-Christ qui fut profondément infidèle aux pouvoirs conférés et aux grâces reçues le jour de son ordination. Encore faut-il que l'auteur, quel que soit son talent, la force de son style et l'habileté de la mise en scène n'élude pas le principal, qui est la trahison de l'amour de Jésus-Christ et le scandale donné au prochain ; encore faut-il que l'auteur appelle les choses par leur nom, qu'il sache nommer de leur nom chrétien le péché, le repentir, la miséricorde. La parfaite déception que nous procure la pièce de Montherlant trouve sa cause dans la parfaite méconnaissance de l'objet ; il n'est question en réalité ni d'un vrai prêtre de Jésus-Christ, ni des péchés véritables de ce prêtre, ni des véritables invitations de la grâce. Le drame essentiel du Cardinal Cisneros est continuellement escamoté. D'un bout à l'autre de la pièce nous sommes mystifiés, nous évoluons dans un univers de trompe-l'œil, je veux dire que les inventions de théâtre à travers lesquelles on nous promène diligemment nous trompent sur la réalité, alors que les inventions d'un théâtre digne de ce nom doivent nous faire pénétrer à l'intime de la réalité. Encore qu'il ait multiplié les iniquités, ce prêtre de Montherlant ne demande jamais pardon de ses péchés ; le mot péché lui est inconnu. Le prêtre de Montherlant se dégoûte de l'action mais il n'a pas le moindre sentiment d'avoir offensé Jésus-Christ à travers l'action. Le prêtre de Montherlant aspire à la solitude, ce n'est pas pour se recueillir en Jésus-Christ et se convertir à son amour, mais pour trouver *sa* solitude (p. 162) Voici quelques-unes de ses paroles ([^75]) : « L'indifférence aux choses de ce monde est toujours une chose sainte et -- *même quand Dieu en est absent --* une chose *essentiellement* divine... Ceux qui ont regardé ce que (la reine) appelle *le rien et que j'appelle Dieu* ont le même regard » (p. 167). -- « Je vis dans la douleur. La *cause* de cette douleur c'est que tout ce que j'ai fait m'échappe : le sol s'entrouvre sous moi » (p. 170) 145:59 -- « Les hommes sont *le mal.* Comment ferait-on le bien sans les contraindre ? Et puis d'autant ils ont souffert par moi, d'autant je les ai rapprochés de Dieu » (p. 174) -- Voilà comment s'exprime le Cardinal de Montherlant lorsqu'il vient de sentir en lui « cette masse de *contemplation* qui se pousse pour être » (p. 162) -- Manifestement la contemplation n'a rien à voir dans son cas, ni le sacerdoce, ni l'Église. Avant de parler d'action et de contemplation, la religion chrétienne nous parle de Jésus-Christ, de la grâce et du péché. Considérée du point de vue de l'action et de la contemplation, la Bonne Nouvelle de l'Évangile ne vient pas nous annoncer que l'action serait mauvaise et que seule la contemplation serait bonne, sainte, digne de Dieu ; la Bonne Nouvelle -- de l'Évangile est toute différente : elle nous apprend que l'action doit procéder de l'amour ; tant vaudra l'amour qui la pénètre et la purifie, tant vaudra notre action ; de même la contemplation doit-elle procéder de l'amour. Sans doute la contemplation chrétienne est meilleure *que* l'action chrétienne, c'est la doctrine constante de la tradition. Mais pourquoi, sinon parce que la contemplation chrétienne est plus adaptée à l'amour et parce qu'il est encore meilleur d'aimer Dieu que d'aimer le prochain de Dieu. Cependant ces deux mouvements de l'amour sont unis indissolublement malgré leur distinction. Il est bien impossible d'aimer Dieu en vérité sans aimer nos frères en Dieu, nos frères en Jésus-Christ. De sorte que chez les chrétiens, et cela à cause de la charité, il n'y a pas séparation, à plus forte raison incompatibilité entre l'action et la contemplation. L'action, c'est-à-dire le service temporel des hommes et les œuvres extérieures des arts et des techniques demandent à dériver de l'union à Dieu en Jésus-Christ : et l'union à Dieu en Jésus-Christ demande à pénétrer et purifier la vie au milieu des hommes et les occupations extérieures. Il en est ainsi parce que « en cela consiste la charité que celui qui aime Dieu aime également son prochain » ; inversement « celui qui prétend aimer Dieu qu'il ne voit pas et n'aime pas son frère qu'il voit, celui-là se trompe lui-même et comment l'amour de Dieu demeurerait-il en lui ? » ([^76]). Il est vrai : c'est l'amour de Dieu qui commence ; c'est la fidélité à Dieu qui est première ; mais enfin cet amour de Dieu dérive obligatoirement en amour du prochain et la fidélité à Dieu conduit obligatoirement à assumer, dans l'honneur, nos responsabilités à l'égard du prochain. Ces responsabilités, cette prise en charge existent toujours, prendraient-elles certaines formes cachées, mais combien réelles et indispensables : pénitence de l'ermite, immolation du malade, oraison et cantiques de la vierge consacrée. 146:59 En régime chrétien si l'on ne pose pas le problème de l'action et de la contemplation en termes de charité et dans les perspectives de l'amour de Dieu en Jésus-Christ, on se condamne à ne plus comprendre et l'on imagine des incompatibilités et des oppositions, là où n'existent en fait que des liens très intimes et de paisibles dérivations. Il y a vingt-ans, en plein midi de la renaissance thomiste, ces vérités de base avaient été exposées, justifiées, illustrées par Jacques Maritain. Nous sommes assurément un certain nombre de clercs et de laïques qui avons été éclairés par lui d'une manière inoubliable. Il nous avait donné de la vie active et contemplative, dans la seconde partie de la Somme, une exégèse particulièrement vigoureuse et profondément chrétienne dont nous nous souvenons encore ([^77]). Pour de semblables travaux, malgré les désaccords sur d'autres questions, nous ne cesserons pas de dire à Maritain notre reconnaissance et nous ferons ce qui est en nous pour que cette doctrine fondamentale redevienne le patrimoine commun, la commune richesse du monde chrétien. Car si l'on refuse les analyses chrétiennes sur l'action et la contemplation, serait-ce au nom d'une théologie de la charité, c'est la nature même de la charité, son ordre et ses exigences que l'on s'expose à méconnaître ; ce sont les maximes de l'Évangile que l'on risque de détourner et de corrompre. Comme on pouvait le penser, lorsque l'auteur des *Jeunes filles* ou de *La rose de sable* a prétendu évoquer le conflit dans un cœur de prêtre entre une certaine action et une certaine retraite, il n'a pas même entrevu de quoi il s'agissait, cruelle est proprement l'action du prêtre et quels sont les péchés dans cette action ; de même pour la retraite et la solitude. Plus profondément ce qui échappe à ce dramaturge c'est la nature propre de l'action du chrétien, de la prière et du recueillement du chrétien. \*\*\* Et cependant il était possible de porter à la scène le vrai drame, le tourment chrétien du Cardinal Cisneros, ou en tout cas de certains hommes d'Église qui ont trahi à longueur d'existence leur mission sacerdotale et qui, au dernier moment, à l'heure de paraître devant le juge suprême, le prêtre souverain, le sauveur infiniment miséricordieux, deviennent lucides sur leur péché. Il était possible de faire saisir dans une pièce de théâtre comment le mauvais prêtre, le mauvais pontife peuvent être sauvés in-extremis à cause des souffrances et de l'intercession de leurs pitoyables victimes, par la vertu de l'Église -- parce que l'Église est la communion des saints en Jésus-Christ. Il était possible de faire comprendre comment de simples fidèles qui furent écrasés par les abus du pouvoir ou par les iniquités multiformes de certains prêtres ou de certains pontifes prirent occasion de leurs souffrances pour se purifier s'attacher plus purement à l'Église et mériter la conversion du prêtre ou du pontife prévaricateur. 147:59 C'est l'indice d'une imagination bien pauvre dans les choses du royaume de Dieu de ne pouvoir évoquer rien d'autre, en présence de Cisneros mourant, que la haine démoniaque de ceux qu'il avait scandalisés lui-même par sa haine et sa méchanceté. Une des plus grandes fonctions du théâtre et du roman est de nous remémorer ce grand mystère du monde moral : les âmes se font équilibre. Ce que Gertrude von Lefort nous a dit avec une justesse et une sûreté parfaite sur les rapports de « corédemption » entre deux moniales, il est possible de l'étendre aux rapports analogues entre le clerc et les laïques, le prélat et les fidèles. Bernanos avait commencé de le dire et il est à prévoir que le théâtre chrétien continuera dans cette voie lumineuse. Le drame, non pas peut-être de Cisneros que je ne connais pas, mais de tel ou tel autre cardinal eût été de devenir conscient de ses péchés d'homme d'Église, puis de dépasser le remords et d'accéder imprévisiblement à la liberté du repentir et de la conversion, en vertu de l'intercession de ses victimes, agréée par la Miséricorde infiniment gratuite du Rédempteur : « J'ai abusé de mes pouvoirs, dirait ce personnage du drame auquel je pense ; j'ai scandalisé les âmes par mes abus de pouvoir. Si tels et tels se sont opiniâtrés dans leur erreur c'est à la suite de la cautèle, de la feinte et de la traîtrise que j'ai apportées constamment dans mon zèle à servit l'orthodoxie. L'injustice de mon gouvernement a rendu stérile la vérité de mon enseignement. Tout en servant l'Église j'ai voulu satisfaire mes ambitions personnelles, ma volonté de prestige et les réclamations interminables de la *libido dominandi.* Et quels dégâts spirituels n'ai-je pas accumulés. Si j'ai gardé scrupuleusement les apparences et le rituel de la justice, nul ne sait mieux que moi ce que signifie l'épouvantable maxime *summum jus summa injuria* ». J'ignore quels furent les sentiments de Richelieu à son lit de mort, mais sans doute ils ne manquèrent pas d'être très amers, si du moins il prit conscience in *conspectu Dei* de certaines de ses méchancetés cléricales, de certaines horreurs particulièrement indignes du pouvoir et de la grâce du prêtre ([^78]). 148:59 Quoi qu'il en soit de Richelieu, ce serait la noble mission d'un auteur dramatique de montrer comment non seulement l'homme d'Église risque de se perdre par l'abus du pouvoir, mais aussi comment l'homme d'Église ainsi perdu peut être sauvé (il ne l'est pas toujours) par la souffrance et la mort de ceux dont il avait abusé. L'auteur des *Jeunes Filles* et de *Pitié pour les femmes* a-t-il le moyen de nous restituer au théâtre le drame du chrétien en tant que chrétien, du pontife en tant que pontife ? Les personnages de Montherlant m'apparaissent comme des fantômes de tourne-en-rond ; ils tournent consciencieusement dans les conflits psychologiques d'un cœur vide, sans profondeur et sans ouverture ([^79]). L'écrivain est-il capable d'exprimer des conflits psychologiques ouverts et tenant compte du lien inévitable entre l'homme et son Rédempteur ? Je l'ignore. J'affirme simplement que son *Cardinal d'Espagne* n'a même pas entrevu ce mystère. Fr. R.-Th. CALMEL, o. p. ============== #### NOTULES #### Surprise et scandale au Congrès de Montréal Les Universités anglophones à travers le monde, de Sydney à Oxford, de Hong-Kong à Toronto, avaient depuis longtemps établi entre elles des relations régulières. Les Universités de langue française restaient isolées les unes des autres. L'initiative est venue de Montréal qui est, après Paris, la plus grande ville universitaire de langue française (22.000 étudiants). En octobre 1959, le Conseil national du secteur canadien de l'Union culturelle française avait émis le vœu que soit institué un lien organique et permanent entre toutes les Universités de langue française. Le Recteur de l'Université de Montréal se consacra efficacement à la réalisation du projet. C'est ainsi que du 8 au 13 septembre 1961 s'est tenu à l'Université de Montréal un congrès réunissant pour la première fois les représentants des Universités dont le français est la langue d'enseignement (langue unique ou langue principale). 149:59 Quinze pays, une quarantaine d'Universités étaient représentés ; notamment les Universités de France (sauf celles de Toulouse et de Strasbourg). Les délégués de l'Afrique noire d'expression française se firent remarquer par l'aisance et la pureté de leur langue. La confrontation des points de vue, des programmes et des besoins fut extrêmement instructive. Mais le plus remarquable peut-être fut la surprise, et même le scandale, de certains délégués français chez qui l'habitude de la fonctionnarisation de l'esprit a créé comme une seconde nature. Surprise, scandale d'apprendre qu'une Université canadienne n'a pas pour chef suprême un ministre du gouvernement, qu'elle peut par exemple *reconnaître l'équivalence d'un grade étranger* par sa propre décision et sans avoir besoin d'un « arrêté ministériel », et qu'enfin elle est LIBRE au sens ordinaire et véritable du terme. On s'indignerait en France que le gouvernement prétendît ouvertement être le propriétaire de tous les journaux, le patron et l'employeur de tous les journalistes. Mais on s'est habitué à ce que le gouvernement soit le patron de l'enseignement et l'employeur des professeurs, qu'il soit le maître des carrières universitaires et des programmes d'enseignement. Certains délégués français ont ainsi découvert à Montréal l'idée qu'il serait peut-être utile de rechercher les moyens pratiques de rendre aux Universités françaises une légitime autonomie. ============== #### Le Petit Larousse entre l'intégrisme et le progressisme Le « Petit Larousse » a introduit vers 1960 dans sa nomenclature un mot nouveau, vieux d'une cinquantaine d'années, mais qu'il avait ignoré jusque là : *intégrisme.* Il est intéressant de noter la date d'entrée de ce mot dans le « Petit Larousse ». En 1953, il ne figurait pas encore dans l'édition plus complète, en deux volumes, du « Nouveau Larousse universel ». Ces dates appelleraient quelques remarques psychologiques, sociologiques et sémantiques. C'est entre 1950 et 1960 que l'usage intensif et extensif du mot « intégrisme » est devenu tel que le Larousse l'a enfin enregistré. Que s'est-il donc passé de *nouveau* à ce propos entre 1950 et 1960 ? Mais ce n'est pas notre propos. Nous livrons simplement ces dates à la curiosité des chercheurs. La définition du « Petit Larousse » est assez accentuée et même assez marquée : « INTÉGRISME. -- Tendance doctrinale des catholiques qui refusent toute adaptation de l'apostolat ou de l'action sociale et politique aux conditions de la société moderne. » 150:59 On remarquera que cette définition fait de l'intégrisme une tendance *doctrinale* (sic) qui refuserait *toute* (sic) adaptation : ce qui ne s'accorde guère avec le reproche fait partout aux intégristes d'avoir repris à leur compte les méthodes communistes... On remarquera aussi que cette définition n'a quasiment rien à voir avec *la seule* définition de l'intégrisme donnée par la Hiérarchie apostolique : celle qui figure dans le Rapport doctrinal publié en 1957 par l'Épiscopat français. S'agissant d'un phénomène qu'il déclare « catholique » le Petit Larousse a choisi d'en donner une autre définition que la définition catholique. A « intégrisme » on oppose « progressisme ». Cherchons donc ce que le même dictionnaire énonce au sujet du PROGRESSISME. A ce mot, il renvoie à PROGRESSISTE, où il est dit : « PROGRESSISTE. -- Partisan du progrès. Ancien nom des républicains modérés. Aujourd'hui, personne qui a des idées politiques et sociales avancées. » Or « aujourd'hui » et cela depuis 1945, *progressiste* s'entend principalement et couramment d'une certaine attitude à l'égard du communisme soviétique. Le Petit Larousse n'y fait aucune allusion. On dirait que pour définir le « progressiste » il a consulté... des progressistes, ce qui n'est pas en soi une mauvaise méthode, mais que pour définir l' « intégrisme » il a consulté... encore et toujours des progressistes. Bref, d'une part une définition péjorative de l'intégrisme, d'autre part une définition anodine du progressisme. Une définition caricaturale et polémique de l'intégrisme, une définition honorable et flatteuse du progressisme. Faut-il voir dans cet infléchissement partial le résultat des attaques publiquement lancées par l'extrême-gauche, ces dernières années, contre la Maison Larousse ? Faudra-t-il, pour rétablir son impartialité, que soient organisées contre elle des campagnes de sens inverse ? ============== #### Controverses catholiques sur la Franc-Maçonnerie Nous avons précédemment signalé la parution du livre d'Alec Mellor : *Nos frères séparés les Francs-Maçons,* et celle du numéro 123 de *Verbe* qui, en regard de cet ouvrage, mais sans le prendre à partie, rassemble et publie les principaux documents du Magistère romain sur la Franc-Maçonnerie. 151:59 Depuis lors *La Pensée catholique,* dans son numéro 74, a critiqué le livre d'Alec Mellor reprochant à l'auteur de « traiter avec légèreté les documents pontificaux » de les « minimiser et escamoter » de « se croire autorisé à donner des leçons au Pape ». D'une part, il paraît indiscutable qu'Alec Mellor « minimise » l'Encyclique *Humanum genus* de Léon XIII sur la Franc-Maçonnerie : il la présente comme concernant la Franc-Maçonnerie *italienne* de l'époque. Thèse peu soutenable, et d'abord pour une raison simple qui, semble-t-il, n'a pas été remarquée dans ce débat. Léon XIII a écrit *une autre* Encyclique, consacrée celle-là à la Franc-Maçonnerie italienne : l'Encyclique *Inimica vis,* adressée à ce sujet aux Archevêques et Évêques d'Italie. Mais d'autre part, l'Encyclique *Humanum genus* est de 1884. Que la Franc-Maçonnerie ait depuis lors évolué ou non, ce n'est évidemment pas par l'Encyclique *Humanum genus* que l'on peut le savoir. Comme pour répondre à *La Pensée catholique,* dans son numéro du 12 octobre (page 6) *La Croix* a publié un compte rendu entièrement favorable du livre d'Alec Mellor, écrivant notamment : « Le titre peut faire choc en climat d'œcuménisme. Il est justifié par les conclusions auxquelles aboutit cette étude historique savamment menée par un avocat de la cour de Paris, dont l'orthodoxie catholique, d'ailleurs garantie par l'imprimatur, apparaît tout au long. » Selon *La Croix,* c'est depuis le gaullisme que tout a changé : « On peut faire remonter aux camps nazis de concentration la naissance d'une ère nouvelle dans les rapports entre Francs-Maçons et catholiques : nouveau style de jeunes Frères et regards neufs de catholiques mieux informés de l'histoire. » A vrai dire, on ne sait comment interpréter les derniers mots cités : « mieux informés de l'histoire ». Ils semblent supposer premièrement qu'une mauvaise connaissance de l'histoire était la cause de l'hostilité des catholiques à la Franc-Maçonnerie, et secondement que c'est dans les camps de concentration qu'ils ont acquis une meilleure connaissance de l'histoire. Voilà qui est assez bizarre. Mais à part ces derniers mots, on aperçoit ce qu'entend dire *La Croix.* Le même phénomène s'était produit dans les rapports entre des chrétiens et des communistes... Ce genre d'évolution psychologique n'est pas rien ; elle n'est pas tout non plus ; elle peut en outre être une duperie, comme elle l'a été avec le communisme, quand la sympathie à l'égard des personnes a entraîné une sorte de désarmement intellectuel à l'égard de l'idéologie et de l'appareil. Concernant le « laïcisme » de la Maçonnerie, des questions restent posées. Le « laïcisme » peut éventuellement devenir moins sectaire, plus courtois, passer d'un laïcisme de combat à un laïcisme de dialogue : cette évolution souhaitable serait-elle générale (ce qui n'apparaît pas certain), elle ne suffirait pas à faire qu'il devienne louable. Si Alec Mellor avait conclu simplement en faveur *d'un autre style* (par exemple plus *apostolique*) dans l'opposition chrétienne au maçonnisme, son livre aurait provoqué moins de réactions. Mais il va bien au-delà... 152:59 Le principal argument de *La Croix* est évidemment que le livre d'Alec Mellor a obtenu *l'imprimatur* de l'Archevêché de Paris. Il y a manifestement quelque chose de changé, depuis *Humanum genus,* dans l'attitude de l'Église à l'égard de la Maçonnerie : au moins en ceci que l'*imprimatur* n'aurait pas été consenti, il y a cinquante ans, à l'interprétation qu'Alec Mellor donne d'*Humanum genus* précisément. Répétons toutefois, comme nous l'avons indiqué déjà dans notre numéro 57, qu'un *nihil obstat* et un *imprimatur* n'ont ni pour fonction ni pour intention de rendre obligatoires toutes les thèses contenues dans un ouvrage ainsi revêtu de la *licentia edenti.* Le débat reste donc ouvert. Notamment sur le point de savoir si la sorte de désarmement idéologique que l'on suggère aux catholiques à l'égard de la Maçonnerie est un désarmement simultané, ou un désarmement unilatéral. De toutes façons, un certain anti-maçonnisme, primaire et furibond, voire hypo-maniaque ou délirant, n'est pas à recommander. Le numéro cité de *Verbe* (n° 123) a raison de mettre en garde contre « *le simplisme de certaines explications des courants révolutionnaires par l'affirmation péremptoire :* *les Francs-Maçons* ». Il a raison aussi d'indiquer nettement que « *l'action des forces occultes ne doit pas faire négliger nos propres carences* » et de déconseiller un « *attachement désuet à des formes d'action inefficaces* ». On notera dans le même numéro (p. 83) la distance prise à l'égard des « *anti-maçons systématiques* » et l'approbation donnée aux articles de Folliet sur la Maçonnerie, présentés comme « *une exacte mise au point sur l'échelle des valeurs dans le domaine des sectes* ». ============== #### Divers - RECHERCHES SUR LE SENS DE L'HISTOIRE*. --* *Dans la Revue thomiste de juillet-septembre 1961, la première partie d'une importante étude de Mgr Charles Journet :* « *L'économie de la loi de nature* »*. Utile contribution à une philosophie et -- si l'on peut dire -- à une* « *théologie* » *de l'histoire.* *Sur le même chapitre, on attend la suite de* « *Hegel, la théologie et l'histoire* »*, dont la publication, commencée par le P. M.-M. Cottier dans la* Revue thomiste *de janvier-mars* 1961, *paraît provisoirement interrompue.* *En revanche le P. M.-M. Cottier publie dans la revue* Nova et Vetera *de juillet-septembre* 1961 : « *Peut-on parler de classe ouvrière *? » *Ces recherches thomistes font suite à la publication de l'ouvrage du P. Gaston Fessard :* De l'actualité historique. 153:59 - FACE A LA VIOLENCE. -- *Voici comment l'éditorialiste religieux de la revue* Signes du temps *définit l'attitude chrétienne qu'il convient d'adopter en face de l'O.A.S.* (*numéro de novembre* 1961) : « Si, au lieu de répondre à la violence par une violence plus grande, on cherchait à comprendre les raisons qui l'ont suscitée ? Si derrière les revendications abstraites on cherchait les pensées et les soucis qui ont amené à les formuler ? Peut-être, alors, trouverait-on à opposer à la violence la force d'une proposition de vie plus juste et plus fraternelle. » -- *Mais, dira-t-on, ce n'est pas du tout à l'O.A.S. que pensait l'auteur.* -- *Pourquoi donc *? - PRESSE ET FINANCES. -- *Un trait du P. Rouquette, dans les* Études *d'octobre* 1961 (*page* 101)*, un trait bref qui en dit long :* « Nous restons toujours un peu sceptique devant les oraisons funèbres trop élogieuses ; c'est ainsi que la mort récente du Cardinal Canali, grand maître des finances, a été saluée par des dithyrambes dans toute la presse catholique. » - AUTRE QUESTION SUR LA PRESSE. -- *Curieuse constatation : les journaux catholiques qui anathématisent avec le moins de nuances le* « *capitalisme* » *sont souvent des journaux qui appliquent à leur propre structure et à leur propre fonctionnement, en toute rigueur et sans corrections, les pratiques les plus typiques du capitalisme libéral.* *Que vaut la prédication de la doctrine sociale de l'Église, quand elle est faite par des* « *instruments de diffusion* » *qui proposent cette doctrine* AUX AUTRES, mais *trouvent le capitalisme libéral fort bon pour eux-mêmes *? *C'est une question soumise à la sagacité des philosophes sociaux et des théologiens.* - ARTICLES SUR « MATER ET MAGISTRA »*. -- Les études et commentaires ne sont pas très nombreux dans la presse de langue française, -- nous voulons dire ceux qui s'efforcent d'aller au fond des questions. Aux publications de l'Action populaire et aux articles des Pères Jean Villain et Pierre Bigo, cités par ailleurs dans le présent numéro, vient s'ajouter une étude du P. Thiérry dans la Nouvelle Revue théologique* (*novembre* 1961) *publiée par le Collège philosophique et théologique des Jésuites de Louvain. Voir aussi, dans les Études d'octobre,* « *Mater et Magistra et les documents antérieurs* »*, par Georges Jariot.* - BLONDEL. -- « *Pour le centenaire de Maurice Blondel* »*, très important article de l'abbé Paul Grenet dans* L'Ami du clergé *du 16 novembre 1961 : il faut s'y reporter si l'on veut faire le point de l'état actuel de la question. L'abbé Grenet montre très bien que la position du thomisme en face de Blondel ne peut plus* (*et n'aurait jamais dû*) *être celle du P. de Tonquédec ni même celle de Jacques Maritain.* *Il montre aussi quelle fut la faiblesse de Blondel, tout entière contenue, en somme, dans le programme initial qu'il s'était tracé :* « *Prendre le catéchisme et le traduire philosophiquement* »*. Le traduire dans quelle philosophie ? L'abbé Grenet précise :* 154:59 « Nous pensons que ce n'est point calomnier ni même caricaturer le jeune Maurice Blondel que de dire : il connaissait la philosophie moderne d'une part, le catéchisme et l'Évangile de l'autre. Mais si, de ce côté, fort important, il y avait une lacune, d'un autre il y avait chez le jeune Blondel une foi très profonde nourrie par la lecture de nombreux auteurs spirituels engendrant en son âme une brûlante charité intellectuelle (...). Ce jeune penseur qui veut être chrétien en philosophie, et qui veut éclairer le christianisme sans sortir des préoccupations et des ressources de la philosophie de son temps, sent l'impérieuse nécessité de dire des choses que personne avant lui n'a dites ; et il ne trouve devant lui aucun langage existant pour les dire. Alors, il s'invente une langue (...). Ce ne sera pas l'un des moindres mérites du philosophe vieillissant que cette refonte patiente et humble de sa terminologie, pour la rendre tantôt plus conforme à la manière traditionnelle de s'exprimer, tantôt simplement plus adéquate à ses propres intentions... » *L'abbé Grenet pose en terminant la seule question intéressante :* « *Ce que Blondel voulait dire, mais qu'il disait mal, sommes-nous arrivés, grâce à lui, à le dire mieux que lui ?* » 155:59 ## DOCUMENTS ### Les machinations contre « La Cité catholique » Nos lecteurs ont déjà lu ce titre dans notre numéro 56 (page 76). « Nous aurons sans doute, hélas, l'occasion d'y revenir », disions-nous dans cette brève note. Nous pensions à l'acharnement inouï, et sans cesse renouvelé, des ennemis de « La Cité catholique ». « Nous demeurons extrêmement attentifs, écrivions-nous, aux développements de ces machinations qui créent une situation d'une gravité exceptionnelle. » Périodiquement depuis 1959, une ou deux fois par an ou davantage, est orchestrée une campagne publique contre « La Cité catholique ». Si c'était pour lui reprocher ce qu'elle fait et lui démontrer qu'elle a tort, on examinerait les raisons alléguées. Mais c'est pour mettre en circulation, avec la manifeste INTENTION DE NUIRE, un extraordinaire paquet de contre-vérités matérielles et morales, souvent injurieuses et diffamatrices, qui relèvent non de la discussion mais du démenti ; et qui, au demeurant, ne tiennent systématiquement aucun compte des démentis motivés et des mises au point circonstanciées que Jean Ousset a été amené à publier depuis 1959. L'INTENTION DE NUIRE se manifeste principalement par le fait que ces campagnes diffamatrices contre les dirigeants de « La Cité catholique » tirent ouvertement par la manche les autorités policières en leur disant en substance : « Arrêtez-les ». Et ces campagnes tirent par la manche les autorités spirituelles en leur insinuant : « Condamnez-les ». Le caractère DÉLATEUR et POLICIER de ces campagnes concertées est constant. \*\*\* 156:59 Un jour qui n'est pas si ancien, c'était le 15 octobre 1957, en éditorial des « Informations catholiques internationales », M. Georges Hourdin écrivait : « L'Église en France est transformée par moments en une sorte de régime de basse police. » L'Église, non. Mais certains alentours de l'Église. La communauté catholique en France est investie par des machinations politico-policières sordides et féroces. Voici la dernière, qui a éclaté au début de novembre 1961. #### L'origine du document. Un document confidentiel a été frauduleusement soustrait à ses destinataires, les Évêques. Ce document concerne « La Cité catholique ». Il est le résumé ou l'analytique d'un rapport oral présenté à l'Assemblée des Cardinaux et Archevêques en mars 1960. Il exprime des louanges, des réserves et diverses observations. Son texte intégral est très nuancé, et serait d'interprétation difficile, ou d'interprétation impossible, si l'on voulait y voir une décision promulguée ou une proclamation. C'est un document de travail. Et ce n'est pas un document public. La fonction de l'Assemblée des Cardinaux et Archevêques de France (A.C.A.) est, on le sait, ainsi définie : « Elle n'est pas une autorité juridique, mais seulement morale ; elle ne peut donc légiférer comme le ferait un Concile ; elle étudie les problèmes au plan national afin de dégager de cette étude des orientations ; elle se borne ensuite à exprimer des vœux, à présenter des suggestions, à formuler des recommandations dont elle fait part aux Évêques (ces différents actes ne sont pas rendus publics par l'A.C.A.). L'Assemblée publie aussi des communiqués ou des déclarations qui ont tout le prestige que comporte la dignité de ses membres. » Autrement dit, l'A.C.A. n'a aucune autorité canonique sur les autres Évêques, sur le clergé et sur les fidèles : sauf en ceci que, « agissant par une sorte de délégation implicite de tous les Évêques de France, elle nomme aux fonctions de l'échelon national les responsables laïcs et les aumôniers des groupements et organismes dont l'activité s'exerce sur l'ensemble ou une partie importante du territoire national ». 157:59 L'A.C.A. « désigne en son sein un Secrétaire qui est secondé par le Directeur du secrétariat de l'Épiscopat ». Le Secrétaire de l'A.C.A. est « habilité à recevoir et écouter les dirigeants des grands mouvements de pensée ou d'action, les hommes qui portent de lourdes responsabilités sur le plan national et qui veulent être entendus par un membre de la Hiérarchie ». Le Directeur du secrétariat de l'Épiscopat est « lui aussi un interlocuteur qualifié pour les personnes physiques ou morales qui veulent prendre contact à l'échelon national avec l'Autorité ecclésiastique » ([^80]). Dans le langage canonique, les termes de « Hiérarchie apostolique » désignent le Pape et les Évêques en communion avec le Pape. Dans le langage courant, on appelle « la Hiérarchie » plus spécialement les organismes ci-dessus, par distinction d'avec le Pape et les autres Évêques. C'est cette particularité du langage courant qui explique ce que signifie, par exemple, une formule apparemment paradoxale comme celle-ci : « Adressez-vous donc à la Hiérarchie plutôt qu'à tous les Évêques » ; ou comme celle-ci : « Consultez la Hiérarchie avant de prendre contact avec les Évêques ». Ces expressions, qui en langage strict seraient de purs non-sens, sont devenues assez habituelles dans le langage ordinaire, et leur signification est celle qui vient d'être expliquée. \*\*\* Le document concernant « La Cité catholique » n'était ni un communiqué ni une déclaration. Il n'a été rendu public par aucune autorité religieuse : ni par une autorité canonique, ni par une autorité morale. Il n'était pas non plus un avertissement ou un conseil adressé en privé aux dirigeants de « La Cité catholique ». Il était adressé aux Évêques et à eux seuls. D'autre part, ce document de travail adressé aux seuls Évêques affirmait son intention bienveillante en ces termes explicites : 158:59 « En résumé, on ne peut que louer le désir très légitime de laïcs résolus à s'engager dans une action temporelle. D'autre part il existe une bonne volonté manifeste chez les dirigeants (de La Cité catholique) de se montrer pleinement catholiques et soucieux d'une vraie formation doctrinale : il convient de les éclairer et de les aider... » #### L'utilisation frauduleuse L'utilisation frauduleuse du document a commencé au printemps 1960. Ce texte non destiné à la publicité circule anonymement, sous forme ronéotypée, dans des feuilles qui l'attribuent à « l'Épiscopat français », dans l'intention évidente de nuire aux dirigeants de « La Cité catholique » en portant atteinte à leur réputation. Cette diffusion clandestine, opérée à la base, vise à détacher de leurs dirigeants les militants de « La Cité catholique », ou tout au moins à les décourager et à les discréditer. Ces manœuvres ont été signalées principalement à Reims, à Toulouse, à Caen, dans le Pas-de-Calais et dans le Morbihan. Informés de cette diffusion clandestine, les dirigeants de « La Cité catholique » (qui ne connaissent pas autrement ce document, puisque celui-ci n'était même pas un avertissement qui leur aurait été destiné en privé) effectuent dans le courant de l'année 1960, auprès de la Hiérarchie apostolique, les démarches normales et filiales que la situation comporte. Et, en juillet 1960, le Cardinal Feltin, archevêque de Paris, se fait représenter par Mgr Hamayon au Congrès de « La Cité catholique ». #### L'utilisation dans la presse Quand, en novembre 1961, ces feuilles anonymes et clandestines sont apportées par des mains pieuses à une certaine presse -- et d'abord à des journaux anti-cléricaux -- il s'agissait donc d'une vieille affaire, d'une fraude déjà ancienne, et que l'on pouvait croire réglée. La fameuse note attribuée à « l'Épiscopat français », la diffusion clandestine d'extraits choisis et habilement découpés ou « résumés », remontent alors à plus d'un an et demi. 159:59 Mais divers journaux -- la bonne foi de plusieurs d'entre eux ayant été vraisemblablement abusée par les promoteurs de la machination politico-policière, -- montent l'affaire en épingle comme s'il s'agissait d'un élément « nouveau » et d'une « information » inédite. Pour présenter cette « information » de manière à lui donner l'apparence d'une « mise en garde » que la Hiérarchie apostolique viendrait de prononcer contre « La Cité catholique », il a fallu procéder à trois truquages. #### Les trois truquages : le truquage de la date Premier truquage : la date. La date authentique, celle de mars 1960, est fort gênante pour la machination politico-policière. A elle seule, cette date met tout par terre, puisque quatre mois après mars 1960, le Cardinal Feltin s'est fait représenter par Mgr Hamayon au Congrès de « La Cité catholique » ([^81]). Ce qui montre péremptoirement que le document de mars 1960 n'était ni une condamnation, ni une mise en garde. Alors on truque la date. Au lieu de « mars 1960 », on inscrit : « mars 1961 ». « Le Monde » a reconnu après coup, le 15 novembre (page 11), cette erreur capitale. Il a seulement précisé que la date falsifiée de « mars 1961 » figurait « sur la copie » du document qu'il avait reçue. Il resterait à savoir ce qui a pu induire « Le Monde » à faire une confiance aveugle à la date et au texte de cette « copie », et à la présenter au public sans même formuler ce que l'on appelle les « réserves d'usage ». #### Second truquage : le truquage du texte Un document de cette sorte n'a de valeur que dans sa version intégrale. Il importait donc de s'assurer de son authenticité et de son intégralité. 160:59 Seuls le Secrétaire de l'A.C.A. ou le Directeur du secrétariat de l'Épiscopat étaient qualifiés pour les garantir. Ils s'y sont refusés. A ceux qui les ont interrogés, il a été répondu qu'un tel document n'étant pas destiné à la publication, il n'y aurait ni confirmation ni démenti à son sujet. C'est pourquoi il est inadmissible que des journaux se soient portés garants de l'authenticité d'un texte -- ou d'un résumé -- alors qu'ils étaient dans l'impossibilité de la vérifier. Il est inadmissible que « Le Monde » n'ait pas fait état du refus officiel de démentir ou de confirmer. Il est inadmissible que « Le Monde », ayant reconnu avoir été trompé sur le point capital de la date, ait continué à garantir l'authenticité du document. #### Troisième truquage : le truquage de la signification Mais le truquage le plus massif, le plus global, est celui qui a présenté ce document comme constituant une « mise en garde » ou une « condamnation » à l'encontre de « La Cité catholique ». Une « mise en garde », une « condamnation » existent en tant que telles à partir du moment où elles ont été promulguées. Dans l'hypothèse extrême où le document de travail de l'A.C.A. de mars 1960 serait interprété comme un PROJET de condamnation, il faut alors reconnaître que ce projet n'eut aucune suite : ce qui doit bien signifier quelque chose, et quelque chose de tout à fait contraire à ce que veulent faire croire les utilisateurs frauduleux. Certains journaux, désireux sans doute de battre leurs concurrents dans le record du mensonge, sont allés jusqu'à imprimer que cette « mise en garde » avait été « approuvée à l'unanimité, par l'Épiscopat ». « Le Monde », quant à lui, même après avoir été informé de la vérité, a continué à imprimer obstinément (16 novembre 1961) que « La Cité catholique a fait l'objet d'une mise en garde de la Hiérarchie ». L'important pour la conjuration, est de répéter et de la ire répéter partout que « La Cité catholique » a fait l'objet d'une « mise en garde ». Affirmez, affirmez, il en restera toujours quelque chose. 161:59 Mais on comprend mal quelle passion aveugle peut bien pousser certains rédacteurs du « Monde » à réaffirmer comme une vérité établie l'existence de cette « mise en garde », puisque ce journal reconnaît qu'elle « n'a pas été publiée ». Une « mise en garde » non publiée est comme un serment non prononcé, comme un contrat non signé, comme une loi non promulguée : toutes choses qui, par le fait même, n'ont valeur ni de loi, ni de contrat, ni de serment ; ni de « mise en garde ». #### Utilisation frauduleuse de « La Croix » Or ces manœuvres, se produisant soit aux frontières soit à l'intérieur de la communauté, catholique, prennent leurs véritables dimensions si l'on se souvient qu'elles se poursuivent, sous une forme ou sous une autre, depuis des années. Pour situer les choses dans leur vraie perspective ; on se reportera utilement à la « Lettre à Jean Ousset » ([^82]) que Jean Madiran écrivait le 7 mars 1960. L'épisode de novembre 1961, d'une manière spectaculaire, se situe cyniquement en dehors de toute honnêteté. Dès son numéro daté du 10 novembre, « La Croix » avait publié un entrefilet conçu en des termes qui auraient dû mettre fin aux utilisations frauduleuses et éclairer ceux dont la bonne foi avait été surprise : « Une étude doctrinale sur *Verbe* et sur *La Cité catholique* a été confiée à un membre de l'A.C.A. Ces notes doctrinales sont destinées aux seuls Évêques, maîtres de l'enseignement et juges de la foi dans leur diocèse. » Or cette note elle-même de « La Croix » a été aussitôt frauduleusement utilisée et présentée comme une confirmation. On peut la lire et la relire. Elle précise qu'un membre de l'A.C.A. a fait une étude doctrinale, et que cette étude a été adressée aux Évêques. Il n'est même pas dit, ni suggéré d'aucune manière, si cette note était favorable ou défavorable. 162:59 Et pourtant, les honorables et scrupuleux adversaires de « La Cité catholique » ont immédiatement déclaré, imprimé, diffusé que « La Croix » avait confirmé l'existence d'une « mise en garde de la Hiérarchie ». \*\*\* Il est regrettable d'avoir à le constater : dans le catholicisme français, n'importe qui peut impunément dire et écrire n'importe quoi, pourvu que ce soit avec l'excuse absolutoire de nuire à « La Cité catholique » et de diffamer ses dirigeants. #### L'article du « Monde » Le document volé, truqué, falsifié, a fait en quelques heures le tour de la presse, avec des fortunes diverses, des contenus variables, des interpolations multiples. On a vu reparaître le couplet des gens bien informés sur « Georges Sauge, directeur de la Cité catholique » ; et l'habituelle accusation empoisonnée, présentant Jean Ousset comme occupé à de clandestines conspirations politiques. Mais négligeons les aboyeurs et les diffamateurs professionnels, en notant seulement que, bien entendu, ils se sont à peu près tous mis de la partie. Et retenons l'article du « Monde », le premier, qui est daté du 10 novembre 1961 (c'est-à-dire paru dans l'après-midi du jeudi 9). Le voici : Des catholiques ont pu s'étonner en diverses occasions que la hiérarchie n'ait pas pris position à propos des directives politiques données par la revue *Verbe,* organe mensuel de la Cité catholique. Mais si aucune intervention publique n'a eu lieu, la question n'a pas échappé à la hiérarchie si l'on en juge par un rapport émanant de l'assemblée des cardinaux et archevêques de mars 1961. Ce document, qui circule depuis quelque temps dans les milieux intéressés, prend à plusieurs reprises le caractère d'une nette mise en garde. Ce texte de six feuillets dactylographiés analyse en détail « le but, les méthodes d'action et l'esprit » de la Cité catholique. Après avoir signalé le succès que *Verbe* a remporté dans des milieux de l'université et de l'armée, il énumère les « équivoques » de ce mouvement, qui se propose de réaliser l'unité des catholiques sur le terrain de la doctrine catholique « *alors qu'il n'a pas cette mission* ». 163:59 La Cité catholique prétend également « faire cette unité sur le terrain de l'action temporelle, est-il ajouté, ce qui n'est *ni possible ni désirable,* parce qu'on risque de compromettre l'Église dans un domaine où elle n'entend pas s'engager et où *elle n'impose pas une solution au nom de sa doctrine* ». « L'esprit de la Cité catholique est l'esprit de la contre-révolution... poursuit le document. On entend par là, au sens large, toutes les erreurs, les courants de pensée qui tendent à rejeter Dieu, le Christ, de la société ; au sens précis, la révolution de 89, qui a incarné ces erreurs. L'Église apparaît comme la contre-révolution, la lutte contre Satan, qui anime la révolution. Il y a là un gravie péril pour la conception de la vraie mission de l'Église, d'abord mystère de salut éternel, communauté de foi et de charité \[...\] » « La Cité catholique veut prendre le contre-pied de la révolution. M. Ousset, ancien communiste, très frappé des méthodes marxistes, veut construire en face, et sur le propre terrain où se place le communisme, pour le combattre par ses moyens retournés : ici et là, « les cellules » « action capillaire » les « réseaux » ; ici et là, grand souci d'efficacité au plan temporel. Imitation des méthodes communistes. « La Cité catholique est très axée dans une certaine ligne politique : droite et extrême-droite. Certes ! c'est le droit de ses membres comme citoyens de choisir cette option politique ; mais comment rapprocher des catholiques qui ont d'autres opinions politiques, légitimes elles aussi. Le danger est alors de les juger au nom de la doctrine qu'on prétend incarner, de considérer que les options politiques sont condamnables, de suspecter leur orthodoxie. « En résumé on ne peut que louer le désir très légitime de laïques, résolus à s'engager dans une action temporelle. D'autre part il existe une bonne volonté manifeste chez les dirigeants de se montrer pleinement catholiques et soucieux d'une vraie formation doctrinale : il convient de les éclairer et de les aider en attirant leur attention sur plusieurs dangers qu'ils risquent de courir. » Le rapport estime « utile de rappeler la doctrine de Pie XII sur la saine laïcité de l'État » et tel passage de l'Encyclique *Summi Pontificatus* du même pape. Il précise enfin que conformément à l'encyclique de Pie XI sur la royauté sociale de Jésus, cette royauté s'exerce sur *les cœurs* et sur *les rapports* des hommes entre eux par la souveraineté de la *charité,* de sa charité. Ce document, il convient de le préciser, n'a pas été rendu public. Est-ce parce que la Cité catholique jouit au Vatican de certaines protections, par exemple celle du Cardinal Ottaviani, secrétaire du Saint-Office ? 164:59 #### La mise au point de Jean Ousset Directeur de « La Cité catholique », Jean Ousset adressa au « Monde » une mise au point. « Le Monde » du 15 novembre en publia d'importants extraits. Voici, non les extraits, mais le texte intégral de la mise au point de Jean Ousset : « 1 -- Il n'est pas vrai, comme le « Monde » le donne à penser, que l'Assemblée des Cardinaux et Archevêques de mars 1961 ait rédigé une « mise en garde » contre la Cité catholique. 2 -- Les feuilles ronéotypées auxquelles « Le Monde a fait allusion, (et qui circulent sous le manteau malgré les directions de la Hiérarchie les concernant) ont commencé à être répandues avant la fin du premier semestre 1960. Il y a donc 18 mois. Cette précision offre l'intérêt suivant : Elle permet de faire observer que, malgré la circulation de ces feuilles et la prétendue mise en garde annoncée par « Le Monde » la Cité catholique n'a jamais été, depuis cette date, aussi honorée par d'insignes témoignages de bienveillance et d'encouragements de la part de la Hiérarchie, en France et à l'étranger. C'est ainsi qu'à notre dernier congrès (juillet 1960) et, encore une fois, malgré la toute récente mise en circulation de ces feuilles, je recevais personnellement un télégramme du Saint-Père ; Son Éminence le Cardinal Feltin, de son côté, daignait se faire représenter officiellement à ces journées par Mgr Hamayon qui voulut bien y prononcer une allocution dont « Le Monde » (du 4 et 5 juillet) reproduisait les passages les plus élogieux. Dans le même temps (entendez toujours après la mise en circulation des dites feuilles ronéotypées), Son Em. le Cardinal Tien Ken Sin, Administrateur Apostolique de Taipei, et Son Excellence Mgr Bucko, Archevêque de Leucade et Visiteur apostolique pour les Ukrainiens catholiques d'Europe occidentale, daignaient encourager notre action par une très bienveillante préface à notre ouvrage « Le Marxisme-Léninisme ». Depuis, qu'il nous suffise d'énumérer les encouragements plus matériellement contrôlables, accordés à la Cité catholique par les membres les plus éminents de l'épiscopat étranger... ...Présidence du congrès sud-américain de la Cité catholique par S. Em. le Cardinal Caggiano, archevêque de Buenos Aires. 165:59 Encouragements renouvelés dans Son prologue à la traduction castillane de notre « Marxisme-Léninisme ». ...Préface de LL. Ex. l'Archevêque de Saragosse et l'Évêque de Bilbao à la traduction espagnole de notre livre « Pour qu'Il règne » ... etc. ([^83]) 3° -- Il n'est pas vrai que je sois un ancien communiste... Jusqu'à ma seconde incluse, je n'ai jamais cessé d'être l'élève d'institutions ou collèges catholiques. Contrairement aux rumeurs fantaisistes qui courent sur mon compte, je n'ai jamais perdu la foi, ni cessé de « pratiquer » ... Bien loin de chercher à appliquer des méthodes communistes à la construction d'un ordre social chrétien, j'ai tout au contraire rédigé un ouvrage pour dénoncer ce qu'il y a de ruineux, non seulement au plan de la morale, mais au plan de l'efficacité pratique dans l'emploi de moyens marxistes au service d'une cause catholique. On nous permettra de regretter que ces erreurs matérielles graves sur ma personne et ma pensée aient été aussi publiquement mises au compte de la Hiérarchie par un article du Monde. Je regrette que les dimensions légales de cette réponse ne me permettent pas d'aller plus au fond de ce qui a été avancé contre nous. Elle suffira, je pense, à éclairer le lecteur sur l'exactitude des informations présentées. » #### La réplique du « Monde » « Le Monde » crut devoir répliquer : mais en assurant que c'était « pour couper court à toute polémique ». Comme on va le voir, cette réplique prétend que « La Croix » aurait « analysé brièvement la note », ce qui est entièrement faux, et prétend en outre trouver dans « La Croix » une authentification du texte publié, ce qui est pure invention. Voici la réplique du « Monde » (15 novembre) : Cette mise au point en appelle une autre. Nous donnons acte à M. Ousset que deux erreurs ont été commises, non par nous, mais par le rédacteur de la note : 166:59 M. Ousset n'a pas été communiste, et la note remonte au début de 1960 et non à mars 1961, comme l'indiquait la copie du document que nous avons reçue. Mais ni l'existence, ni l'origine, ni l'authenticité de ce document ne sauraient être mises en doute. Pour couper court à toute polémique, nous renvoyons M. Ousset à *la Croix* du 8 novembre 1961 ([^84]), qui, après avoir analysé brièvement la note, a ajouté le commentaire suivant : « *Une étude doctrinale sur* Verbe *et* la Cité catholique *a été confiée à un membre de l'Assemblée des cardinaux et archevêques. Ces notes doctrinales sont destinées aux seuls évêques, maîtres de l'enseignement et juges de la foi dans leur diocèse.* » Il est donc inexact, comme l'écrit M. Ousset, que le document ait été « mis au compte » de la hiérarchie par *Le Monde.* On remarquera que les « deux erreurs » avouées par « Le Monde » sont attribuées par lui « au rédacteur de la note ». Cette attribution généreuse est reprise par « Témoignage chrétien » du 17 novembre. Bien entendu, tout « rédacteur », même si c'est un rédacteur revêtu de la dignité épiscopale, peut commettre des erreurs. Ce n'est pas a priori invraisemblable. Seulement, dans l'hypothèse où il serait exact que l'auteur épiscopal du rapport présenté à l'A.C.A. aurait lui-même commis les erreurs qu'on lui impute, c'est en mars 1960 qu'il les aurait commises. Et il ne les a pas publiées. On peut avoir la certitude morale qu'en novembre 1961 il ne maintiendrait pas les erreurs qu'il aurait pu commettre en mars 1960. En diffusant comme un document actuel, au mois de novembre 1961, un document ancien et non destiné à la publicité, c'est donc bien « Le Monde », ainsi que l'affirme à bon droit Jean Ousset, qui met au compte de la Hiérarchie les erreurs en question. #### L'appel de Jean Madiran « aux adversaires loyaux de Jean Ousset », « et à tous les hommes libres » Appel publié dans « La Nation française » du 15 novembre 1961 : 167:59 Les pressions politiques exercées sur l'Église, ouvertement dans la presse, gouvernementalement par d'autres voies, pour obtenir une condamnation du mouvement de Jean Ousset, ont visiblement fait long feu. Leur point de plus haute tension se situe en 1960. Manifestant avec éclat l'indépendance du spirituel, le cardinal Feltin, archevêque de Paris, délégua son représentant Mgr Hamayon au Congrès de *La Cité Catholique,* pour lui apporter officiellement un message d'estime et d'amitié qui fit grincer d'un dépit explicite et public l'hebdomadaire *Témoignage chrétien.* N'ayant pu obtenir une condamnation, les conjurés veulent aujourd'hui faire croire qu'ils l'ont obtenue. Mais qu'elle est restée secrète, comme si l'Église était une secte clandestine. Ils prétendent impossible que l'Église n'ait pas cédé à leur pression. Cette pression avouée est le premier mot du *Monde* dans sa publication suspecte : « *Des catholiques ont pu s'étonner en diverses occasions que la Hiérarchie n'ait pas pris position...* » Des catholiques qui se croient puissants par le capitalisme de presse, les intrigues de parti, les relations politiques, les machinations policières et tout l'attirail fantasmagorique d'une publicité diffamatrice : ils ont mis en circulation un portrait si monstrueux de *La Cité Catholique,* si consciemment provocateur, qu'ils trouvent inconcevable que la Hiérarchie ne soit pas tombée dans le piège de la provocation et n'ait pas encore anathématisé le monstre. Ils ont prié, supplié, sommé la Hiérarchie de condamner *La Cité Catholique.* L'événement n'ayant pas été conforme à leurs exigences, ils l'inventent alors, selon les mœurs ordinaires d'une presse que l'univers entier ne nous envie pas. Le journal *Le Monde,* d'ailleurs, paraît victime et point agent de la machination. La publication suspecte est apparue dans *Le Progrès de Lyon* du 5 novembre, puis dans *France Observateur* de jeudi dernier. On sait que l'hebdomadaire *France Observateur,* dont l'action religieuse, définie par l'un de ses directeurs (numéro de Noël, 24 décembre 1959), est de « *faire reculer l'Église catholique* », est le journal d'où partent le plus souvent les manœuvres contre l'unité de l'Église. *Le Monde* a cru sans doute « faire de l'information » en utilisant un texte de six feuillets dactylographiés, pas un de plus, daté de mars 1961, pas une année de moins, par lequel l'Assemblée des Cardinaux et Archevêques de France aurait clandestinement excommunié Jean Ousset et son mouvement. \*\*\* 168:59 Jean Ousset aurait été condamné en secret parce qu'il est un ancien communiste. Or Jean Ousset n'a jamais été communiste ; l'aurait-il été, sa conversion serait un motif de joie dans le Ciel et non pas de condamnation sur la terre. Du moins selon les pensées et les mœurs chrétiennes, qui paraissent entièrement étrangères aux provocateurs. Ancien communiste, Jean Ousset aurait introduit les méthodes communistes dans l'Église. Ces méthodes communistes, après les avoir analysées dans l'encyclique *Divini Redemptoris,* le pape Pie XI les synthétisait en une formule formidable et profonde : « La communion dans le crime. » Oui ou non, veut-on insinuer que le mouvement de Jean Ousset est une communion dans le crime ? « Imitation du communisme », parce que *La Cité Catholique* se constitue en « cellules » pour une « action capillaire ». Or ce sont les *cellules* recommandées par Pie XII pour *l'action capillaire* réclamée par Pie XII. Le vocabulaire et la méthode de Pie XII sont-ils le signe et la preuve d'une « imitation du communisme » ? Depuis 1946, beaucoup de journalistes, et même de docteurs, philosophes ou théologiens, ont parlé d' « emprunter au communisme ce qu'il a de bon ». Ces théoriciens de l'emprunt au communisme ne se situent pas exactement du côté de Jean Ousset, que je sache. Depuis 1946 au contraire, Jean Ousset et *La Cité Catholique* ont enseigné, avec une rigueur implacable qu'on leur avait plutôt reprochée, que le communisme étant « intrinsèquement pervers » il n'y avait absolument aucun emprunt économique, sociologique, méthodologique, psychologique ou politique à lui faire. C'est assez clair, non ? Par un sensationnel tour de passe-passe, on aurait enfin trouvé la cause principale des « infiltrations marxistes » qui se sont produites dans le catholicisme français depuis 1946. Le bouc émissaire, le responsable, le crypto, le progressiste, le seul, c'est Jean Ousset. Bravo, coup double ; car, bien entendu, si c'est Jean Ousset, ce n'est plus qui vous pensiez. Lorsqu'en 1959-1960, dans des intentions qui n'étaient pas spécialement bienveillantes, une certaine presse commença, en général à la suite de *L'Humanité,* à mener un fort tapage autour de *La Cité Catholique,* et à révéler au grand public l'existence d'un mouvement de pensée dont il ignorait tout, et dont les journalistes eux-mêmes ne savaient rien, les erreurs et les contresens étaient sans doute explicables, excusables. On pouvait à l'époque, en l'absence d'informations exactes, croire n'importe quoi, et prendre Jean Ousset pour un ancien communiste introduisant des méthodes marxistes dans la communauté catholique. Ces contresens et ces erreurs, et divers malentendus, ont pu alors prendre du crédit sur des esprits de bonne foi. Mais tout, depuis lors, a été tiré au clair. 169:59 Il n'y a certainement plus en novembre 1961, et il n'y avait certainement déjà plus en mars 1961, date donnée par *Le Monde,* un seul Évêque français pour croire que Jean Ousset son un ancien communiste indélébilement marqué dans sa jeunesse par les méthodes du Parti. \*\*\* Ce n'est d'ailleurs plus la question. La question est de savoir si, aujourd'hui, à partir d'un hebdomadaire ouvertement anticatholique, les Vautrins du capitalo-catholicisme de presse et des officines obscures constituées en maffias, réussiront à déshonorer dans l'esprit des catholiques un homme et un mouvement qui, eux du moins, n'ont jamais manqué à l'honneur. Il appartient aux catholiques de décider si la communauté catholique doit ou non être un lieu où les gens puissent être diffamés, discrédités et finalement, selon l'expression célèbre de Joseph Folliet, « *étranglés entre deux courants d'air, dans un corridor noir, par un fantôme inconnu* ». Il y va de l'essentiel. Il y va de tout. La machination politico-policière, qui s'honore de divulguer des documents soustraits à leurs destinataires, qui en manipule le sens, en tronque le contenu et en falsifie la portée, est issue de calculs trop vils et se développe par des procédés trop bas. Cela, non, cela ne peut, cela ne doit, à aucun prix avoir droit de cité dans une communauté chrétienne. Dans l'affaire, Jean Ousset devient un symbole. Non d'une infaillibilité à laquelle il n'a jamais prétendu, car ce chrétien tel que je le connais est un homme doux et humble de cœur. Mais Jean Ousset devient le symbole de l'honneur, de notre honneur, de l'honneur catholique français. Il a contre lui l'envers de la société contemporaine, les forces obscures des bas-fonds où la politique se fait police et où la police devient politique, en un temps qui est tel que Balzac, s'il écrivait aujourd'hui, situerait davantage encore la carrière de Vautrin dans le catholicisme ; mais plutôt dans le christiano-capitalisme de presse. Contre Jean Ousset, nous assistons à la mobilisation des fils spirituels de Vautrin. \*\*\* Il n'est plus possible de se taire ni de laisser faire. Nul ne peut s'en laver les mains. Au milieu de tant de crimes, de cruautés et d'impostures qui font que la France traverse maintenant l'une des plus grandes épreuves naturelles et surnaturelles de son histoire, nous n'allons pas sans rien dire nous laisser dépouiller aussi de notre honneur et de notre âme. 170:59 J'appelle tous ceux qui, comme moi, n'appartiennent pas à *La Cité Catholique,* j'appelle en premier lieu les adversaires eux-mêmes de Jean Ousset, ses adversaires loyaux, qui ont bien le droit de le critiquer, mais que l'on veut entraîner dans une opération infâme, j'appelle tous ceux qui ont le cœur droit à faire la chaîne contre les machinations ténébreuses et les armes empoisonnées par lesquelles des sectes ambitieuses veulent imposer leur loi et leurs ukases aux chrétiens de France. J'appelle tous les hommes libres à ne pas laisser des intérêts et des clans politiques trancher, au profit de leur domination, nos débats spirituels. Si nous laissions étrangler Jean Ousset « entre deux courants d'air, dans un corridor noir, par un fantôme inconnu », il ne nous resterait plus qu'à baisser définitivement la tête sous le poids du crime consenti, sous le joug des puissances obscures, avec notre honneur mort entre nos mains. #### Le second temps de la provocation Toute la presse parlait donc de la prétendue « mise en garde » ou « condamnation » portée à l'encontre de « La Cité catholique ». Il était absolument IMPOSSIBLE que même un lecteur peu studieux comprît qu'il était question au contraire d'une APPROBATION OFFICIELLE. Il n'est pas croyable que les « correspondants parisiens » de journaux de province et de journaux étrangers aient pu d'eux-mêmes faire un tel contresens : A moins de supposer que ces « correspondants parisiens » soient recrutés en priorité parmi les analphabètes. Pourtant, le contresens a été publié, en Algérie d'une part, dans certains pays étrangers d'autre part. C'est qu'ici commence le second temps de la provocation. Après avoir cherché à forcer la main de la Hiérarchie apostolique par la voie positive, on cherchait à lui forcer la main par la voie négative. 171:59 Le premier temps de la provocation consistait à falsifier et gonfler un document de l'A.C.A., et à le présenter comme une « mise en garde ». On espérait que, sous le coup de la surprise, l'embarras escompté de « La Croix », éventuellement de la Hiérarchie, pourrait être utilisé comme l'équivalent d'une confirmation. Quoiqu'aucun résultat bien net n'ait été obtenu dans cette voie, on fit chorus pour déclarer que « La Croix » avait confirmé. De même, « Témoignage chrétien » daté du 17 novembre (mais forcément rédigé quelques jours plus tôt) s'arrangeait pour rapporter et présenter les déclarations de Mgr Foucart, refusant de démentir ou de confirmer, d'une manière telle que le lecteur pût y voir une confirmation implicite : une « habileté » de cette sorte pose tout de même, à la conscience catholique, quelques problèmes moraux que l'on ne pourra indéfiniment ajourner. Le second temps de la provocation utilise une falsification inverse. On met en circulation un texte différemment tronqué, en le présentant cette fois comme une solennelle prise de position de l'Épiscopat français EN FAVEUR de « La Cité catholique ». En diffusant cette nouvelle version dans des diocèses où l'on croit savoir que l'Évêque n'aime pas « La Cité catholique », on escompte un éclat public. La « Dépêche d'Algérie » publie cette seconde version sous le titre fracassant : « L'Assemblée des Cardinaux approuve la revue Verbe. » Et aussitôt, « Le Monde » jette de l'huile sur le feu : La *Dépêche d'Algérie* a publié une brève analyse de la note parue dans *le Monde* sur la Cité catholique et sa revue *Verbe,* note qui a été suivie d'une mise au point de ce mouvement dans *le Monde* du 15 novembre. Mais, ne relevant que les passages favorables à certaines positions de la Cité catholique et omettant les réserves et les critiques, le journal algérois titre son information de la façon suivante : « *L'assemblée des cardinaux approuve la revue* Verbe. » Pour quiconque a lu le document original ([^85]), l'impression est, on le sait, bien différente sinon rigoureusement contraire. Mais les officiers, assez nombreux à être abonnés à *Verbe* en Algérie, n'en sauront rien s'ils ne lisent que la *Dépêche d'Algérie.* 172:59 La violence de la provocation arrache à l'Archevêché d'Alger le communiqué suivant (reproduit dans « La Croix » du 17 novembre) : « Un quotidien a publié récemment un article intitulé : « L'Assemblée des Cardinaux approuve la revue *Verbe.* » En fait, comme l'a écrit *La Croix* du 10 novembre, l'Assemblée des Cardinaux et Archevêques, en mars 1960, a rédigé une Note sur la Revue *Verbe,* destinée aux seuls Évêques. Cette Note, loin de constituer une approbation, est une mise en garde au sujet de cette Revue, tant en ce qui concerne son esprit que les méthodes d'action qu'elle préconise. » ([^86]) Ainsi, à la date du 16 novembre -- « La Croix » du 17 paraît le 16 dans l'après-midi -- la monstrueuse provocation semble enfin avoir atteint ses objectifs. Malgré l'étalage de ses procédés malhonnêtes, de son intention de nuire, de ses falsifications, elle n'a attiré sur elle aucune parole officielle pour la flétrir. En revanche, la parole officielle est prononcée à l'encontre de ceux que persécute la machination politico-policière. Elle affirme l'existence d'une mise en garde contre la revue « Verbe », « tant en ce qui concerne son esprit que les méthodes d'action qu'elle préconise ». Situation renversante que celle qui se trouve ainsi créée à la date du 16 novembre. Une « mise en garde » est officiellement affirmée, mais il est impossible de savoir en quoi elle consiste ni sur quoi elle attire l'attention. Il est impossible de savoir contre quelles erreurs ou quels dangers on est mis en garde. La seule ressource est de s'adresser aux officines clandestines qui, depuis le printemps 1960, font circuler anonymement des versions différentes, voire contradictoires, de cette « mise en garde ». Ou de se contenter des extraits et des résumés divergents parus dans les journaux ennemis de « La Cité catholique ». D'ailleurs, cette « mise en garde » est « destinée aux seuls Évêques », ce qui aboutirait à donner à entendre que SEULS les Évêques avaient besoin d'être « mis en garde » ... Quel imbroglio... Mais Jean Ousset se trouve ainsi écrasé sous une suspicion SANS MOTIF exprimé et SANS LIMITES explicites. 173:59 On peut donc, au soir du 16 novembre, vérifiant le mot tragique de Joseph Folliet qui aurait dû être entendu à temps, constater que Jean Ousset se trouve ainsi « étranglé entre deux courants d'air, dans un corridor noir, par un fantôme inconnu ». En fait de « méthodes d'action », les méthodes ténébreuses et provocatrices introduites dans le catholicisme français l'ont emporté. \*\*\* « ...Une mise en garde contre cette revue, tant en ce qui concerne son esprit que les méthodes d'action qu'elle préconise. » Cela est net, sans nuances et sans réserves. Le sens obvie est qu'il n'y a pas de circonstances atténuantes, et que « l'esprit » même de « La Cité catholique » n'est pas bon. Des erreurs, ce serait autre chose : tout le monde peut en commettre. Mais « l'esprit » lui-même, cela va très loin. Il faudrait donc en conclure que le passage bienveillant du document de travail de l'A.C.A., tel qu'il a été publié par « Le Monde », était un passage interpolé ? Passage où il était dit que les intentions des dirigeants de « La Cité catholique » sont des intentions louables, et qu' « il convient de les éclairer et de les aider » ... « Il convient de les éclairer et de les aider » : l'Archevêché d'Alger -- c'est son droit -- publie un communiqué qui n'apparaît pas spécialement destiné à « éclairer » ni à « aider » les dirigeants de « La Cité catholique ». Maître de l'enseignement et juge de la foi dans son diocèse, l'Archevêque d'Alger peut, de sa propre autorité, y prononcer des mises en garde ou y jeter l'interdit contre qui il l'entend. Mais l'imbroglio tragique est que le communiqué n'a pas fait cela. Il n'a pas, de son autorité, lancé une mise en garde. Il a fait autre chose. Il a authentifié comme « mise en garde » une note de l'A.C.A. « destinée aux seuls Évêques ». Alors « Le Monde » peut répercuter le communiqué de l'Archevêché d'Alger. Il le fait sous ce titre : « Mgr Duval : la note sur *La Cité catholique* est une mise en garde. » Désormais, dans les paroisses, dans les mouvements, dans les syndicats, dans toutes les organisations chrétiennes, les ennemis de « La Cité catholique » peuvent s'appuyer sur le témoignage du « Monde », sur celui de « La Croix », sur l'autorité de l'Archevêché d'Alger. 174:59 Tous ceux qui, au nom de la tolérance et de la charité, mènent une persécution systématique contre les militants de « la Cité catholique », -- cette « exquise persécution qu'est la persécution fraternelle », ainsi nommée par Jacques Maritain, -- tous ceux qui jusqu'alors n'avaient, pour étayer leurs dénigrements et leurs diffamations, que de petits papiers anonymes et clandestins, ont licence de sortir de l'ombre et de parler haut. Ceux qui avaient volé le document de travail des Évêques, ceux qui l'avaient falsifié, ceux qui l'avaient répandu, ceux qui l'avaient transformé en une prétendue « mise en garde », tous ces anonymes de la délation calomnieuse peuvent dire qu'ils avaient raison. Leurs dix-huit mois de manœuvres abjectes n'ont pas attiré sur leurs procédés infâmes une seule parole de réprobation, -- ni de « mise en garde ». Ils ont obtenu ce qu'ils voulaient : faire croire que « la Cité catholique » est une entreprise suspecte, dont la Hiérarchie apostolique condamne « l'esprit » et « les méthodes ». #### « La France Catholique » rétablit la vérité Mais l'affaire n'est pas close au soir du 16 novembre. Elle commence à peine. Quelle que soit l'habileté, quelle que soit la puissance des falsificateurs, ils se heurtent à quelque chose qui résiste et qui s'appelle l'honneur. Le 17 novembre, « La France catholique », en sa première page et sur trois colonnes, fait entendre la protestation de l'honneur chrétien. Et elle rétablit la vérité : « L'Assemblée des Cardinaux et Archevêques a effectivement transmis, mais en mars 1960, une note concernant *Verbe* et *La Cité catholique.* Préparée strictement pour l'information de NN. SS. les Évêques, elle était un document de travail nullement destiné à être rendu public et ne portant pas « condamnation ». Nous nous trouvons donc, une fois encore, devant l'utilisation (comment la qualifier ?), pour des fins polémiques, d'un document de travail intérieur. En changeant la date, en procédant à des amalgames (...), en introduisant sans preuves, dans un problème de doctrine religieuse, des implications politiques, enfin en parlant de « condamnation » où il n'y en a pas eu, on donne à un texte un sens et une valeur tout autres que ceux qu'il possède. » 175:59 En outre, « La France catholique » remarque que les « extraits » parus dans la presse ont été tendancieusement « choisis » et qu'ainsi, sur des problèmes essentiels de la vie catholique, sur la vraie mission de l'Église, sur la saine laïcité de l'État, ils mettent au compte de la Hiérarchie non pas une doctrine, mais une caricature de doctrine : « De tels découpages, sans traduire valablement la pensée épiscopale, fournissent un « résumé » de doctrine dont le schématisme devient caricatural. Ceci nous concerne tous. » \*\*\* Le 19 novembre, dans son éditorial de « L'Homme nouveau », l'abbé Richard exprime une pensée de portée générale et d'application immédiate : « Il arrive que quelques-uns de ceux-là mêmes qui proclament très fort : « Il faut s'accepter différents » jettent contre des frères catholiques de tendances différentes d'implacables exclusives qui éliminent toute possibilité de dialogue. » Plus loin, le même numéro de « l'Homme nouveau » espère que « la presse catholique ne manquera pas de protester contre des méthodes qui viseraient à discréditer des catholiques représentant cependant des tendances légitimes au sein du catholicisme et en tous cas présumées légitimes jusqu'à preuve officielle du contraire par la Hiérarchie ». Au vrai, la « presse catholique » n'a pas eu dans son ensemble l'attitude normale et honorable qu'espérait « L'Homme nouveau ». Le plus grand nombre de ses organes est demeuré indifférent ou complaisant en face des falsifications orchestrées. Aux yeux de la plupart des journaux, la malhonnêteté la plus manifeste est tolérable, voire bienvenue, quand elle peut contribuer à abattre Jean Ousset. Telles sont en fait les mœurs de la presse installée et de ceux qui la dirigent. #### La communauté catholique L'absence quasi-générale de protestation immédiate et spontanée met en un singulier relief cette anesthésie des consciences que les officines obscures et le capitalisme de presse manipulent, orientent, conditionnent en toute tranquillité. 176:59 Le couvercle de plomb d'un immense conformisme -- machiné et organisé -- enferme comme dans un cercueil le plus grand nombre des publicistes et des écrivains. On n'a pas vu se manifester les « adversaires loyaux » de Jean Ousset, et cette absence a valeur d'une terrible démonstration. Les adversaires de Jean Ousset sont loyaux ou ne le sont pas : pour chacun c'est le secret de sa conscience sous le regard de Dieu. Mais, loyaux ou non, tous confondus les uns avec les autres dans une même absence, ils ont préféré laisser courir, laisser s'installer la suspicion empoisonnée et sans limites répandue à l'encontre de « La Cité catholique ». Voilà donc à quelle communauté nous appartenons. Voilà donc avec quoi nous avons une irrécusable communauté de destin temporel et spirituel. On ne s'étonnera pas que de telles choses aient une influence sur notre réflexion, sur notre attitude, sur les modalités de notre action intellectuelle et morale. Pour parler en termes discrets, l'état de choses installé à l'intérieur de la communauté catholique en France est contraire à la justice, il est arbitraire et violent. Cette constatation comporte inévitablement des conséquences pratiques que nous tâcherons de discerner exactement. #### L'honneur n'est pas de vaincre soi-même Quelle que soit la puissance financière, publicitaire, policière des officines et des maffias qui colonisent les « instruments de diffusion » par lesquels on fabrique l'opinion, et qui répandent sans soulever de protestation des documents épiscopaux qu'elles ont préalablement volés et falsifiés, il existe un honneur catholique français qui ne capitule pas. Cet honneur n'est apparemment rien du tout dans le calcul des forces matérielles. Et il suffit d'en appeler à l'honneur pour que les puissants de la diffamation installée, pour que les riches du capitalisme de presse ricanent de cet inimitable ricanement propre aux riches et aux puissants. 177:59 Ils sont bien tranquilles avec l'honneur. Ils ne craignent rien de ce côté. Ils n'ont rien à voir avec cela. Votre honneur, ah ! ah ! disent-ils, combien donc a-t-il de milliards ? combien de journaux ? combien de policiers ? Bernanos a parlé de l'honneur d'un peuple en des termes qui conviennent exactement (et que nous dédions de tout cœur) au peuple persécuté, au peuple fidèle, au peuple chrétien de « La Cité catholique » : « L'honneur pour un peuple n'est pas de vaincre, mais de survivre, coûte que coûte, jusqu'au jour certain, inéluctable, où Dieu doit triompher à sa place. » 178:59 ### Centre d'études religieuses Le Centre d'études religieuses, 24, rue des Boulangers à Paris V^e^, a pour but de contribuer à l'œuvre de formation doctrinale et spirituelle des laïcs adultes. Il est dirigé par l'écrivain catholique Jean Daujat, ancien élève de l'École Normale Supérieure (sciences), docteur ès lettres. Comité de patronage : Mgr Guerry, les Pères Daniélou s.j. ; Eyselé s. m. ; Garrigou-Lagrange, o.p. ; R. Omez, o.p. ; Paul de la Croix, c.d. ; dom Frénaud o.s.b. ; MM. Le Cour Grandmaison, Marcel De Corte, Olivier Lacombe, Gustave Thibon, Jean Terray ; Mme Charles de Curel. Aumônier-conseil : R.P. Dugast s. v. Le Centre d'études religieuses organise : 1. -- Un cours complet de doctrine catholique en trois ans (première année : bases philosophiques ; seconde année : formation morale et sociale ; troisième année : théologie) au rythme de deux séances par mois le samedi après-midi ou le soir. 2. -- Une bibliothèque qui prête à domicile des ouvrages de doctrine et de spiritualité. 3. -- Des retraites fermées (pour adultes et pour enfants). 4. -- Des conférences sur *Les problèmes que nos contemporains se posent.* Ces conférences ont lieu le 2^e^ lundi de chaque mois, à 21 heures, à la Salle Pasteur, Domus Medica, 60 Bd Latour-Maubourg (entrée libre). Prochaines conférences : - Lundi 8 janvier : « La liberté est-elle la possibilité et le droit de tout faire ? Le Christianisme est-il contre la liberté ? » - Lundi 12 février : « Fréjus, Agadir, Chili, Clamart... Dieu nous aime-t-il ? La souffrance est-elle incompatible avec la bonté de Dieu ? » 179:59 - Lundi 12 mars : « L'autorité de l'Église est-elle compatible avec la liberté des enfants de Dieu affirmée par saint Paul ? Pourquoi un nouveau Concile ? » - Lundi 9 avril : « Catholiques et communistes peuvent-ils faire « un bout de chemin » ensemble ? L'Église condamne-t-elle définitivement le marxisme ? » - Lundi 14 mai. -- Séance de clôture sous la présidence de Mgr Bertoli, Nonce apostolique : « 13 % de pratiquants à Paris... pourquoi les progrès actuels de l'incroyance ? » ============== ============== fin du numéro 59. [^1]:  -- (1). Parti communiste de l'Union soviétique. Anciennement : P.C. (b) de l'U.R.S.S., c'est-à-dire Parti communiste (bolchévick) de l'U.R.S.S. [^2]:  -- (1). Voir *La Pratique de la dialectique,* spécialement le chapitre : « Le passage de la théorie à la pratique », pp. 16-41 du tiré à part. [^3]:  -- (1). Nous ne reprenons pas ici l'exposé de ces choses supposées connues. ELles sont en tout cas aisément connaissables, par exemple en se reportant à *La Technique de l'esclavage ;* pp. 2 et suiv. du tiré à part ; p. 11, la lettre de Trotski. [^4]:  -- (1). « Courroie de transmission » sert ordinairement à désigner l'utilisation par le Parti d' « organisations de masses » qui sont apparemment ou soi-disant « non-communistes ». Mais, ainsi que nous l'avons montré dans *La Technique de l'esclavage,* c'est La même technique, c'est L'Unique technique communiste de gouvernement, celle des noyaux dirigeants, qui sert à diriger les divers partis communistes, eux-mêmes « courroies de transmission » par rapport au P.C.U.S. et à son « Præsidium du Comité central », ci-devant « Politburo ». [^5]:  -- (1). C'est le cas du P.C.F. : voir le discours de Thorez à Gennevilliers publié dans *L'Humanité* du 22 novembre 1961. [^6]:  -- (1). Dans un article de *Professions* (n° 20, sept.-oct. 61), intitulé : « Une Encyclique doctrinale dans un esprit pastoral ». [^7]:  -- (2). Dans un article de la *Revue de l'Action populaire* (n° 151, sept-oct. 61) intitulé : « La nouvelle Encyclique sociale ». [^8]:  -- (3). La numérotation des pages est celle de la brochure éditée par les *Éditions Bonne Presse :* « Jean XXIII -- Les récents développements de la question sociale à la lumière de la doctrine chrétienne -- « Mater et Magistra » -- Lettre encyclique du 15 mai 1961 ». [^9]:  -- (4). C'est le P. Villain qui souligne. [^10]:  -- (5). Pp. 913 et 914 de la *Revue de l'Action populaire* (cf. note 2). [^11]:  -- (6). Cf. *Le travail et l'Argent,* in n° 16 *d'Itinéraires,* sept-oct. 1957. [^12]:  -- (7). *Le grand espoir du* XX^e^ *siècle,* 3. éd. p. 57. [^13]:  -- (8). *Le grand espoir du* XX^e^ *siècle,* 3^e^ éd., p. 90. [^14]:  -- (9). Éd. « *Que Sais-je ?* », aux P.U.F. [^15]:  -- (10). U.S. Bureau of the Census-Department of Labor. (Cité par M.-J. Dofny dans un article sur les « positions récentes des syndicats américains à l'égard de l'automation », in *Sociologie du Travail*, juill.-sept. 1961). [^16]:  -- (11). Georges Charbonnier : *Entretiens avec Claude Lévi-Strauss* (Plon-Julliard, Paris, 1961, p. 59). [^17]:  -- (12). La propriété a été réellement perdue de vue par quantité de milieux catholiques. Faut-il rappeler que dans le livre de base : *Église et société économique,* publié en 1959, par les RR. PP. Calvez et Perrin, avec la collaboration d'une douzaine de spécialistes jésuites, un chapitre intitulé : « Le projet social de l'Église », ne mentionnait même pas la propriété dans l'orientation que propose l'Église pour « une meilleure organisation de toute la société économique ». Or, de la part des auteurs, il n'y avait manifestement, dans cette omission, aucune intention. Non, c'était simplement un oubli. Plus que *toute* prise de position, un tel oubli en dit long sur l'appauvrissement de la pensée doctrinale du catholicisme français. [^18]:  -- (1). PIE XII : Message radiophonique du 1^er^ juin 1941. [^19]:  -- (2). PIE XII : Allocution du 7 mars 1948. [^20]:  -- (3). PIE XII : Allocution du 31 janvier 1952. [^21]:  -- (4). PIE XII : Message radiophonique du 1^er^ juin 1941. [^22]:  -- (5). PIE XII : Allocution du 7 mai 1949. [^23]:  -- (6). PIE XII : Allocution du 3 juin 1950. [^24]:  -- (7). Produit national brut. [^25]:  -- (8). La Tour du Pin, *Vers un ordre social chrétien,* pp. 22 à 24. [^26]:  -- (9). Le fascisme de Mussolini avait établi des « corporations » que d'ailleurs l'encyclique de Pie XI critiquait nettement. [^27]:  -- (10). Léon XIII : *Rerum Novarum,* § 15. [^28]:  -- (11). Mater et Magistra (1^re^ partie). [^29]:  -- (12). Mater et Magistra : fin de la 1^re^ partie et début de la deuxième. [^30]:  -- (13). Les mêmes mots, en 1962, sont rendus, dans la traduction officielle, non plus par les « groupements corporatifs », mais par les « corps intermédiaires ». En 1931., ces groupements sont « *jure proprio utentia* » : Ils ont des pouvoirs juridiques propres. En 1961, ces corps intermédiaires se gouvernent « *suis legibus* ». Aucune différence donc. [^31]:  -- (1). « Nefas sit christianæ democratiæ appellationem ad politica detorqueri. » [^32]:  -- (2). C'est nous qui soulignons. La traduction est celle des *Actes de S. S. Pie XI,* Bonne Presse, tome II, p. 23. Elle correspond fidèlement au latin. [^33]:  -- (3). Discours en français du 26 mars 1951. [^34]:  -- (4). Discours du 23 mars 1958. [^35]:  -- (5). Déclaration du 13 novembre 1945. On peut retrouver ce texte par exemple dans l'important ouvrage d'André Deroo : *L'Épiscopat français dans la mêlée de son temps,* 1930-1954, Bonne Presse, 1955, pp. 346 et suiv. [^36]:  -- (6). *Nouveau Larousse universel* en deux volumes, édition de 1948. [^37]:  -- (7). *Diario de Sao Paulo,* 7 septembre 1961. [^38]:  -- (8). *Petit Larousse,* 1960. [^39]:  -- (9). Première édition chez Plon en 1924. Réédition en 1955. [^40]:  -- (10). PIE XII parle en effet de « ce *que l'on appelle aujourd'hui nationalisation ou socialisation* de *l'entreprise* », et il déclare : « Les Associations chrétiennes n'admettent la socialisation que dans le cas où elle s'avère indispensable au bien commun, c'est-à-dire comme l'unique moyen véritablement efficace de remédier à un abus ou d'éviter un gaspillage des forces productives du pays (...). En outre elles reconnaissent que la socialisation implique dans tous les cas l'obligation d'une indemnité convenable (...). » [^41]:  -- (11). Déclaration au quotidien *Paris-Presse.* 16 juin 1951. [^42]:  -- (12). Le mouvement du texte incline à faire adopter la version française, bien que *leuamen* fasse difficulté. Littéralement, le texte latin dit plutôt : « repos convenable et honnête soulagement ». [^43]:  -- (1). Voir notre opuscule *Doctrine, prudence et options libres,* troisième fascicule des « Documents du Centre Français de sociologie », Nouvelle. Éditions Latines, 1960. [^44]:  -- (2). Ce n'et donc pas une erreur de traduction. [^45]:  -- (3). Sous réserve déjà de modifications introduites par Francisco Suarez. En retirant *l'imperium* à la vertu de prudence, il a probablement ouvert une brèche d'une portée considérable. [^46]:  -- (4). *Revue de l'Action populaire,* septembre-octobre 1961, p. 914. note 12. [^47]:  -- (5). Voir Pierre Vallin : « Aux origines de l'expression justice sociale.. dans la *Chronique sociale* du 31 juillet 1960. [^48]:  -- (6). *Revue de l'Action populaire* novembre 1961, article. L'Encyclique *Mater et Magistra* et ses applications » p. 1031. [^49]:  -- (7). Voir Marcel Clément, œuvres, *passim.* Voir Chanoine Henri Vial, *Chronique sociale* du 31 décembre 1957, p. 679. Voir R.P. Lucien Guissard, *Catholicisme et progrès social,* Fayard, 1959, pp. 104-105). Pour un exemple d'emploi transitif du mot « corporation » et du mot « corporer », voir la « Déclaration fondamentale » de la revue *Itinéraires*, chap. XII. [^50]:  -- (8). *Revue de l'Action populaire,* novembre 1961, article cité. [^51]:  -- (9). P. Bigo, *loc. cit.,* p. 1.039. [^52]:  -- (10). *Documentation catholique* du 6 août 1961, col. 945. [^53]:  -- (11). *Cahiers d'action religieuse et sociale,* 15 septembre 1961, p. 484. [^54]:  -- (12). P. Bigo, *Revue de l'Action populaire,* article cité. [^55]:  -- (13). Quatrième fascicule des « Documents du Centre Français de Sociologie », Nouvelles Éditions Latines 1961. [^56]:  -- (14). Les brochures de la Bonne Presse de date plus récente ont renoncé à cette mention inexacte. Mais il est regrettable qu'à l'occasion des nouveaux tirages, constamment effectués, de brochures anciennes, la mention inexacte n'ait pas encore été supprimée. [^57]:  -- (15). Le P. Rémy Munsch est un collaborateur de la Bonne Presse ; depuis qu'il s'y occupe de l'édition des documents pontificaux, des améliorations considérables, et toutes directement profitables au public catholique, se sont manifestées. [^58]:  -- (16). Pour Léon XIII, il s'y ajoute évidemment que, même en supposant parfaite la traduction existante, elle ne pouvait être que parfaite *à son époque,* et qu'après plus d'un demi-siècle, la langue ecclésiastique française de la fin du XIX^e^ siècle, avec ses modes, ses manies et ses tics particuliers, est devenue quasiment étrangère à une oreille contemporaine. [^59]:  -- (17). *Informations catholiques internationales* du 1^er^ septembre 1961. [^60]:  -- (18). Paragraphe 66 de notre traduction (*supra*) du passage sur la « socialisation ». [^61]:  -- (19). *Revue de l'Action populaire,* septemhre-octobre 1961, p. 914, note 12. [^62]:  -- (1). *Tant qu'il fait jour,* mensuel protestant français, n° d'août-septembre 1961, article : « Jean XXIII, pape réformateur et révolutionnaire ». [^63]:  -- (2). *Loc. cit.* [^64]:  -- (3). *Carrefour,* 19 juillet 1961. [^65]:  -- (4). *Itinéraires,* n. 57, p. 9. [^66]:  -- (5). *Loc. cit.* [^67]:  -- (6). P. Jean Villain, *loc. cit.* [^68]:  -- (7). Traduction publiée dans notre numéro spécial sur la Royauté de Marie (n° 38 de décembre 1959, *pp. *129 et suiv.). [^69]:  -- (8). D'où la dédicace (n° 38, p. 123) de cette traduction : « Nous dédions ce travail à tous les militants et apôtres sociaux, spécialement à ceux du Centre Français de Sociologie ; à tous ceux qui travaillent à l'évangélisation ouvrière ; et en particulier, nous le dédions respectueusement et fraternellement à la Mission ouvrière saints Pierre et Paul. » [^70]:  -- (9). Voir Marcel Clément : *L'économie sociale selon Pie Xll*, deux volumes. Nouvelles Éditions Latines 1953. [^71]:  -- (10). *Relations humaines et société contemporaine*, recueil des directives de Pie XII, version allemande par les Pères Utz et Groner, version française par Alain Savignat, préface du Cardinal Feltin, deux volumes, Éditions Saint-Paul 1956. [^72]:  -- (11). Compte tenu en outre des changements de circonstances, de vocabulaires, de « problématique » même, intervenus depuis quatre-vingt ans, et qui viennent compliquer la difficulté de l'interprétation. [^73]:  -- (12). *Revue de l'Action populaire*, n° d'août-septembre 1961, article cité. [^74]:  -- (1). Le texte officiel ne disait pas que le Pape inviterait les communautés séparées à assister au Concile, mais qu'il priait afin que « le concile fût une invitation aux fidèles des communautés séparées à entrer, elles aussi, dans cette recherche de l'unité ». [^75]:  -- (1). Je relève en passant une insulte éloquente à l'adresse de la Catholique Espagne « Quand (la reine) se désintéresse du royaume, quand elle l'entraînerait derrière son mépris sans borne de la réalité, qui nous dit qu'elle n'est pas alors le représentant le plus qualifié de son peuple et qu'elle n'apporte pas alors au monde l'essentiel de ce que peut lui apporter l'Espagne » (p. 161) Identifier le renoncement par amour, inséparable du réalisme chrétien. avec le nihilisme et l'irréalisme et prétendre que la vocation de l'Espagne est d'apporter au monde la bonne nouvelle du nihilisme, voilà bien une de ces élégantes stupidités que débite depuis un demi-siècle toute une littérature férue d'hispanisme. [^76]:  -- (1). Saint Jean, Première Épître. [^77]:  -- (1). Chapitre *Action et Contemplation* de *Questions de Conscience* Desclée de B.), publié d'abord dans la *Revue Thomiste* de 1938. [^78]:  -- (1). Par exempte refuser non seulement le médecin mais le confesseur à Marillac emprisonné. Voyez Mongrédien *La Journée des Dupes* (n.r.f.) page 170. Voyez dans le même auteur, page 96, la lettre horrible de Richelieu qui accompagne l'envoi d'un chapelet à Bassompierre détenu à la Bastille. Si la destinée d'un prêtre apostat comme par exemple La Mennais a quelque chose d'effrayant on n'est pas moins effrayé par l'absence de respect à l'égard de son sacerdoce dont témoigne Richelieu. [^79]:  -- (1). Alain Palante, *France Catholique* du 14 juillet 1961, parle avec raison de « la factice et creuse grandeur de Montherlant ». [^80]:  -- (1). Les citations concernant l'A.C.A. sont extraites des pages liminaires de l'excellent *Guide pratique des catholiques* de *Fronce,* ouvrage publié (avec *l'imprimatur*) par l'Office National de Publications Catholiques, 58, galerie Vivienne à Paris 2^e^. [^81]:  -- (1). Voir le texte de la déclaration de Mgr Hamayon au Congrès de « La Cité catholique » dans *Itinéraires ;* n° 46, pp. 102 et suiv. [^82]:  -- (1). Tiré à part en vente à nos bureaux. L'exemplaire : 1 NF. franco. Par 10 exemplaires, les dix : 4 NF. franco. [^83]:  -- (1). Il arrive que certains s'étonnent, et que d'autres fassent mine de s'indigner, de voir *La Cité catholique* recevoir des approbations d'Évêques *étrangers,* et en faire état. Mais les uns ignorent, et les autres feignent de ne pas savoir, que *La Cité catholique* est depuis plusieurs années déjà un mouvement *international,* dont l'implantation s'accélère constamment. Il n'est pas sans importance de connaître comment ce mouvement véritablement *catholique,* c'est-à-dire *universel,* et qui est actuellement en chemin pour s'étendre aux dimensions du monde, est accueilli dans les diocèses les plus divers de l'univers catholique. (Note *d'Itinéraires*)*.* [^84]:  -- (1). *Le Monde* a bien imprimé : *La Croix* du 8 (huit) novembre. Il s'agit en réalité de *La Croix* du 10 (dix) novembre. Il y a là, sans doute, une simple coquille typographique. [^85]:  -- (1). Ainsi, *Le Monde* ose écrire : « Pour quiconque a lu *le document original...* » Le document original ! Alors que *Le Monde* a dit reconnaître n'avoir eu en main qu'une *copie,* et une copie *falsifiée* au moins sur le point capital de la date... Vraiment, dans cette affaire, les ennemis de *La* Cité *catholique* écrivent n'importe quoi, pourvu que ce soit susceptible d'abattre Jean Ousset (Note *d'Itinéraires*)*.* [^86]:  -- (1). Nous reproduisons le texte paru dans la Semaine religieuse d'Alger. La reproduction faite par *La Croix* donne un texte légèrement différent par la ponctuation et par quelques variantes (mots ajoutés et mots omis) ; mais le sens n'en est pas modifié.