# 60-02-62 1:60 ### L'appel pour la presse catholique ON A BEAUCOUP PARLÉ d'un certain communiqué du C.N.P.C. (Centre national de presse catholique) publié au cours de la première quinzaine de janvier. Des journaux même non catholiques, et la radio elle-même, y ont fait allusion. Les diocèses, les paroisses, les mouvements et organisations ont été alertés. En voici le texte intégral ; il lance à tout le public catholique un cri d'alerte et d'alarme qui doit être entendu : Par suite des augmentations de toute sorte subies ces derniers mois par la presse -- imprimerie, messageries, salaires, élévation du plafond de la Sécurité Sociale, etc. -- les périodiques catholiques à diffusion nationale se trouvent dans l'obligation, comme beaucoup d'autres publications hebdomadaires ou mensuelles, d'augmenter leur prix de vente. Certains d'entre nous viennent de le faire, d'autres le feront dans des délais plus ou moins proches. Nous tenons à assurer tous les diffuseurs de la presse catholique, tous nos lecteurs et amis, que si nous avons décidé de procéder à des augmentations, c'est après avoir cherché tous les moyens de les éviter. La presse catholique n'a pas pour objet de faire des bénéfices. Elle est une presse totalement indépendante. Elle ne peut vivre sans équilibrer son budget. Nous ne pouvons plus nous soustraire à une mesure de plus en plus générale. Nous faisons donc appel à tous nos amis pour que, comprenant cette situation, ils ne cessent pas d'être fidèles à des journaux dont le seul but est de faire mieux connaître et mieux vivre le message chrétien. La presse catholique reste le moyen privilégié de l'apostolat auprès de l'opinion publique. Son importance est plus grande que jamais parmi les courants de pensée qui travaillent et souvent paganisent les mentalités. Il faut la faire circuler, il faut la faire pénétrer dans tous les foyers. 2:60 Ce communiqué porte la signature des publications suivantes : -- *Âmes vaillantes.* -- *Cœurs vaillants.* -- *Fripounet et Marisette.* -- *Jeunes forces rurales.* -- *La Croix du dimanche.* -- *La France catholique.* -- *La Vie catholique illustrée.* -- *L'Homme nouveau* *-- L'Avenir catholique.* -- *Le Pèlerin.* -- *Panorama chrétien.* -- *Perlin et Pinpin.* -- *Promesses.* -- *Rallye-jeunesse.* -- *Télérama.* -- *Témoignage chrétien.* Du point de vue technique et professionnel, ce communiqué est exact et utile. Il est vrai que, malgré les promesses ministérielles et les invitations gouvernementales à ne pas augmenter les prix de vente, la réalité est toute différente des propos officiels. Les prix de revient ont augmenté sans cesse, et souvent -- en ce qui concerne la presse -- ils ont augmenté en conséquence directe de mesures décrétées par le gouvernement lui-même. \*\*\* Mais deux points de ce communiqué appellent des réserves explicites. D'abord, il affirme une fois encore la prétention du C.N.P.C. à être « la » presse catholique, à représenter « les » périodiques catholiques à diffusion nationale, et à parler en leur nom. Or *la plupart* des périodiques catholiques à diffusion nationale *ne sont pas* adhérents au C.N.P.C. D'après l'annuaire de la presse catholique contenu dans l'excellent *Guide pratique des catholiques de France* ([^1]), il existe plus de *deux cents* (200) périodiques catholiques à diffusion nationale, représentant l'extrême diversité des vocations, des activités, à des spécialisations dans la complexité croissante de la vie moderne. 3:60 Or il n'y en a que *seize* (16) qui ont signé le communiqué. Même pas 8 %. Est-on « représentatif » et de quelle « représentativité » quand on ne groupe même pas 8 % des périodiques catholiques à diffusion nationale ? Que l'on n'aille pas croire que ces moins de 8 % seraient « les plus importants », et que les périodiques qui n'adhèrent pas au C.N.P.C. seraient en quelque sorte négligeables. Du point de vue de la PENSÉE CHRÉTIENNE, ce sont précisément la plupart des organes LES PLUS IMPORTANTS qui *ne sont pas* adhérents au C.N.P.C. Qu'on approuve ou non la totalité de leurs positions et de leurs attitudes, il faut en tous cas reconnaître que des publications comme la *Revue de l'Action populaire,* ou comme la *Revue thomiste,* ou comme *Verbe,* organe de La Cité catholique, ou comme la *Chronique sociale* de Joseph Folliet, ou comme *L'Anneau d'or* de l'abbé Caffarel, ou comme *La Vie spirituelle* des Dominicains de Latour-Maubourg, ou comme *Économie et humanisme,* etc., etc., ont une IMPORTANCE de premier plan. Ces publications ne font point partie du C.N.P.C. Dans le domaine précis qui est le nôtre, celui de la *culture générale chrétienne,* il existe -- d'après l'annuaire cité -- très exactement sept publications catholiques à diffusion nationale, celles-ci : -- *Bulletin des cercles d'études d'Angers.* -- *Eaux vives.* -- *Études.* -- *Itinéraires.* -- *Recherches et débats.* -- *Signes du temps - La vie intellectuelle.* -- *Verbe* ([^2]). On constate qu'aucune de ces publications n'est adhérente au C.N.P.C. 4:60 Au moment où, en raison de l'aggravation des circonstances économiques, toutes les publications indépendantes ont plus particulièrement besoin d'être aidées, soutenues, diffusées par un public ardemment mobilisé, -- en un moment où il y va de l'existence même de chaque publication, -- il est grave, il est contraire à l'esprit naturel de confraternité et contraire à l'esprit surnaturel de fraternité chrétienne, et à ce titre il est inacceptable, que l'attention, le soutien, l'aide du public catholique soient appelés unilatéralement, soient monopolisés au profit de certains organes seulement, et au détriment de tous les autres. Nous reviendrons plus loin sur ce point capital. \*\*\* La seconde réserve que nous formulerons vise un autre aspect du communiqué publié par le C.N.P.C. : les seize périodiques qui l'ont rédigé, signé et diffusé se décernent à eux-mêmes le brevet d'avoir pour *seul but* de faire mieux connaître et mieux vivre le message chrétien. Que cela soit leur seule intention au for interne, on n'y contredira point. Dieu le sait. Mais s'agissant des buts objectivement analysables et effectivement poursuivis, nous constatons qu'il y a sur la liste des signataires un hebdomadaire qui, -- quels que soient par ailleurs ses mérites et ses défauts -- ne saurait manifestement recevoir le brevet de travailler au « seul but » mentionné. Quand cet hebdomadaire suggère l'unité d'action avec le Parti communiste, et quand il publie des délations calomnieuses contre d'autres catholiques, en cela il ne contribue aucunement à « faire mieux connaître et mieux vivre le message chrétien ». \*\*\* Appel\ à tous nos amis. Nous nous tournons maintenant vers nos lecteurs, vers nos abonnés, vers nos amis. Spécialement depuis le début de cette année 1962, vous avez entendu et vous allez entendre toute sorte d'appels vous invitant à soutenir la presse catholique et vous expliquant pourquoi elle a un besoin urgent et vital de ce soutien. Le communiqué du C.N.P.C. a été et sera répercuté, commenté, développé de toutes les manières. 5:60 Chaque fois, ce sera pour vous l'occasion de vous rappeler ceci : Les publications dont *on ne vous parle pas* sont celles qui ont *le plus* besoin de votre soutien. Elles en ont davantage besoin d'abord pour cette raison même que l'on ne vous en parle pas, tandis que la publicité des autres est puissamment organisée en commun dans et par les sphères sociologiquement installées du catholicisme français. En vous parlant de soutenir la presse catholique, la plupart du temps on ne vous parlera que de certaines publications, pour annexer -- en fait sinon en intention -- à leur seul profit votre générosité et votre dévouement. Et assurément, plusieurs des périodiques qui ont signé le communiqué du C.N.P.C. sont parfaitement dignes de votre appui. Cette dignité, toutefois, ne va pas jusqu'à être exclusive, elles n'ont pas le monopole du droit à l'existence. En outre, les publications dont on omet généralement de vous parler, dans les appels en faveur de la presse catholique, sont presque toujours des publications de culture, de pensée, de doctrine, dont la diffusion est naturellement moins facile que celle des journaux et magazines qui s'adressent aux sensations et aux passions. Tout ce que l'on vous dit sur les difficiles conditions d'existence de la presse catholique en France est absolument vrai : mais *encore plus vrai,* pensez-y chaque fois, pour les publications les plus sérieuses, intellectuellement les plus solides, celles qui travaillent en profondeur et non à fleur de peau de l'actualité, celles qui travaillent dans les domaines essentiels de la doctrine, de la pensée, de la culture intellectuelle, de la vie spirituelle. Aussi, nous ne songeons nullement à détourner nos lecteurs de participer aux campagnes d'aide et de soutien à la presse catholique. Mais nous attirons leur attention sur un point que l'on omet trop souvent de leur signaler. Nous les invitons à réserver l*e principal* de leur effort et de leurs moyens pour les organes qui en ont *le plus* besoin : ceux qui ne bénéficient pas des publicités sociologiquement installées, ceux qui travaillent à l'approfondissement spirituel et doctrinal, ceux qui défendent et développent une *pensée* chrétienne. 6:60 Il n'est pas question de nier l'utilité, sans doute moins grande et moins profonde qu'on ne le dit couramment, mais réelle à sa place et dans son ordre, des magazines illustrés. Il n'est pas question de mépriser systématiquement les techniques « audio-visuelles » ni le journalisme approximatif. Mais enfin les images, les « digests », et toute la hâte fébrile et passionnée des journaux « qui font choc », ne peuvent *remplacer* la réflexion morale. Or les publications *où* s'effectue ce travail sérieux et en profondeur sont LES PLUS menacées par l'accroissement des difficultés économiques qui assaillent la presse française. Elles ont DAVANTAGE ENCORE que les autres un besoin urgent et vital d'être soutenues activement par le public catholique. Sans ce soutien, elles seraient les premières à être asphyxiées. Et leur asphyxie, leur effacement, leur disparition laisseraient un vide qu'aucune technique « audio-visuelle » jamais ne pourrait combler. \*\*\* Dans la « présentation » de nos tables et index de six années, 1956-1961 (numéro 58 de décembre dernier), nous vous disions, -- et nous vous répétons avec une gravité accrue : *Au milieu de tant de crimes et de tant de deuils, au milieu de tant de cruautés, le boulanger continue à faire son pain, fût-ce la mort dans l'âme, -- ou les poings serrés d'indignation. L'étudiant continue à étudier les protides, les acides aminés, Eschyle et la bataille de Marignan.* *Face à la barbarie qui menace de tout interrompre, il faut en laisser interrompre le moins possible, il faut continuer. Nous continuons donc une revue de culture générale, -- et de combat spirituel.* 7:60 Mais chaque fois que vous entendez les magazines illustrés ou les journaux d'information de la presse catholique française appeler votre aide urgente, votre effort de diffusion, votre indispensable soutien, pensez, oui, pensez chaque fois qu'une revue comme *Itinéraires* connaît à plus forte raison des difficultés encore plus grandes, et a encore plus besoin d'être matériellement aidée, soutenue, diffusée par une mobilisation intense des dévouements et des générosités. \*\*\* Précisions pratiques. L'augmentation désormais inévitable des tarifs interviendra, pour la revue *Itinéraires,* au printemps prochain, dans des proportions et à une date qui ne sont pas encore fixées. *Les abonnements en cours n'en subiront aucune modification de prix ou de durée.* Tous nos amis doivent donc intensifier maintenant la campagne « *abonner le prochain* », en profitant au maximum des dernières semaines où le prix de l'abonnement reste encore fixé à 30 NF (étranger : 35 NF). Après la prochaine augmentation de nos tarifs, « abonner le prochain » deviendra une beaucoup plus lourde charge. *Abonnez le prochain...* avant l'augmentation du prix d'abonnement. *C'est en ce moment l'aide principale que vous demande la revue.* 8:60 ## ÉDITORIAUX ### Un Concile pour le salut de l'humanité UNE PAROLE HUMAINE est prononcée, elle vient du centre et du sommet de l'Église. Une parole humaine, sincère et vraie, en un monde où ailleurs, presque partout, les paroles des dirigeants politiques, et pas seulement politiques, ne sont plus des paroles de vérité, de sincérité, d'humanité, mais en revêtent l'apparence pour tromper la confiance des peuples et pour l'exploiter. Où donc n'y a-t-il pas aujourd'hui « malaise » et « crise de conscience » ? Cette crise et ce malaise ont pour cause le fait que ceux qui Commandent ne disent pas la vérité, ne tiennent pas leur parole, ne servent pas le bien commun. Le sentiment de l'honneur et le sentiment de la justice ne sont plus manifestes chez ceux qui dirigent nos sociétés : c'est plutôt l'absence de justice et d'honneur qui paraît évidente. Ainsi pensent les peuples, plus ou moins confusément. Ainsi pense, sans doute, le Pape lui aussi, qui à Noël disait aux hommes d'État : « Un grand pouvoir vous a été donné, non pour détruire, mais pour construire, non pour diviser, mais pour unir, non pour faire couler les larmes, mais pour assurer travail et sécurité. » Cela va sans dire. Mais quand le Pape le dit, c'est probablement que cela ne va plus sans dire. Et que la conduite des affaires du monde se trouve livrée à des chefs devenus non pas accidentellement mais habituellement indignes de leur vocation et de leur fonction. C'est l'un des plus redoutables malheurs qui puissent survenir à l'humanité. \*\*\* LE CONCILE SE RÉUNIRA EN 1962, et la Bulle pontificale qui annonce cette décision est la Bulle *Humanae salutis.* Beaucoup nous parlent du salut de l'homme, et du salut de l'humanité, de Krouchtchev à Nehru, et nous ne les croyons pas. 9:60 Nous savons qu'ils nous mentent. Nous savons que les cités temporelles sont pour la plupart aujourd'hui, gouvernées par des hommes qui, selon les catégories définies par Péguy, s'inspirent davantage des méthodes de Philippe le Bel que des vertus de saint Louis. Nous savons aussi, et si nous ne le savions pas nous aurions maintenant quelques occasions de l'apprendre, que le belphilippisme trouve toujours des docteurs, des légistes, des théologiens pour entrer à son service et pour justifier ses crimes par des grimaces de doctrine morale. Mais l'Église détient les paroles et les sacrements du salut. Les hommes d'Église sont de pauvres hommes comme les autres, avec des grâces en plus, auxquelles ils ne sont pas toujours plus fidèles que les autres hommes. Mais l'Église en tant que telle *est* une, sainte, catholique, apostolique, et quand l'Église parle en tant que telle, c'est une parole sainte devant Dieu, c'est une parole de salut pour l'humanité. Le mystère d'iniquité grandit dans le monde, et même dans ce que l'Église contient de mondain et d'humain. Le mystère de charité grandit dans l'Église en étant que telle, une, sainte, catholique, apostolique. L'unique nécessaire, en face de la croissance du mystère d'iniquité, est la croissance du mystère de charité. En 1962 commencera le Concile, et tout le reste par surcroît. \*\*\* AU REGARD DE LA RAISON NATURELLE et au regard de la foi, il y a les petits problèmes quotidiens et les grands problèmes mondiaux. En réalité cela ne fait pas deux catégories : la plupart des hommes ne vivent les grands problèmes mondiaux qu'à travers leurs petits problèmes quotidiens. Nous aurions, comme tout un chacun, diverses requêtes à filialement adresser aux Pères du Concile. Mais peut-être sont-ce des rêveries inconsistantes, et nous en tairons la plupart. Nous ferons plus ou moins exception pour quelques questions où l'expérience quotidienne de notre état de vie nous fait apercevoir des grains de sable, minuscules injustices, mais ce qui est minuscule dans l'ordre du quantitatif ou au regard des grandeurs d'établissement peut avoir une dimension spirituelle, et donc réelle, toute différente. Cependant, si nous croyons avoir à formuler quelque requête précise, nous n'en ferons pas une revendication tapageuse : le moyen de s'exprimer avec discrétion et sans exciter les passions est bien simple ; il est souhaitable que les publicistes chrétiens s'en avisent. ([^3]) \*\*\* 10:60 POUR LES GRANDS PROBLÈMES. nous ignorons comme tout le monde ceux qui seront effectivement étudiés par le Concile, et nous n'avons ni requête ni suggestion. Nous constatons seulement que les grands problèmes sont le domaine privilégié du mensonge et de l'injustice d'aujourd'hui -- un mensonge et une injustice qui se présentent sous les dehors de l'argumentation morale -- et que le salut de l'humanité est d'être défendue contre cette imposture qui désintègre tout. La manière dont les grands de ce monde, et leurs légistes, et leurs théologiens de service, traitent les grands problèmes est en notre siècle un exemple permanent d'iniquité. La conscience des peuples en est pervertie. Les grands problèmes sont le domaine où les grands de ce monde, et leurs théologiens en service commandé, font de la morale un usage immoral : un usage inique et à plat-ventre. On brandit les grands principes contre le péché des pauvres et des faibles, on reste silencieux devant le crime des riches et des puissants. On parle de morale, mais pour se ranger ostensiblement avec les forts contre les faibles. On accable de condamnations morales les excès auxquels se portent ceux qui sont persécutés, traqués, emprisonnés ; on ne dit rien de l'injustice des bourreaux. On favorise la plus grande iniquité. Car enfin le crime est toujours le crime, mais il est le plus grave quand il est commis au nom de l'autorité, de la morale et du bien commun national ou international. On a raison de nous dire que « la fin ne justifie pas les moyens ». Mais on n'a pas raison de nous le dire *unilatéralement.* Quand il s'agit de l'O.N.U., les mêmes admettent en pratique que les moyens criminels sont justifiés par la fin légitime. Ils admettent par leur silence ou même ils approuvent par leurs paroles les crimes que commet l'O.N.U. pour instituer juridiquement et réellement une société internationale. Les pillages, les viols, les tortures, les massacres du Katanga, s'ils avaient été commis par une troupe française en état de légitime défense, auraient fait surgir de toutes parts des dizaines de sermons, de communiqués, de notes théologiques déclarant qu'une cause même juste se déshonore en utilisant des procédés immoraux, et que l'emploi de moyens criminels dessert l'idéal que l'on prétend servir. Qui l'a dit des troupes de l'O.N.U. ? Personne. S'agissant de l'O.N.U., on tient couramment le langage *contraire.* On excuse les crimes au nom de la fin poursuivie. On nous dit que l'O.N.U. « a le mérite d'exister » et qu'il faut, compte tenu du but, soutenir son action. Ce qui revient à professer en acte que la fin justifie les moyens. \*\*\* 11:60 QUE L'ÉTAT SOIT NÉCESSAIRE à la vie en société, cela n'a jamais justifié ni absous les crimes de Caligula, de Néron, d'Hitler ou de Staline (pour ne nommer que des morts). Inversement, les crimes de Staline, d'Hitler, de Néron ou de Caligula ne justifient pas la thèse anarchiste réclamant la suppression de l'État. Il en est de même, analogiquement, de la *société des États* ([^4]) : sa nécessité n'absout pas les crimes de l'O.N.U. ; les crimes de l'O.N.U. ne retranchent rien à sa nécessité. Ceux qui tirent argument des crimes de l'O.N.U. pour conclure que la « société des États » est une chimère dangereuse ou contre nature commettent une *erreur.* Mais ceux qui tirent argument du caractère naturel et nécessaire de la « société des États » pour nous faire pratiquement admettre les crimes de l'O.N.U. commettent une *immoralité.* Précisément l'immoralité pour laquelle ils condamnent les faibles qui ont recours à la violence contre leurs persécuteurs, mais dont ils absolvent lâchement les puissants de ce monde. \*\*\* AIDER à l'équipement des pays sous-développés est un *devoir de justice.* Cela n'a pas encore été suffisamment compris par plusieurs des pays les mieux équipés ni par certains de leurs dirigeants. Mais ce devoir de justice, il est à l'égard des peuples. Et non point à l'égard des gouvernements totalitaires, racistes, impérialistes qui oppriment et qui exploitent plusieurs de ces peuples. Ces gouvernants totalitaires, oppresseurs de peuples sous-développés, ne sont nullement, eux, des « pauvres » ni des « faibles ». Ils sont à peu près maîtres de l'O.N.U., ils en sont souvent les arbitres, situés au confluent du machiavélisme soviétique et de l'aveuglement américain, et c'est *leur puissance* que courtisent, avec une servilité menteusement inscrite sous la rubrique de la charité, ceux dont la philosophie pratique et la théologie morale consistent en définitive à se mettre toujours du côté du manche. Les tyrans totalitaires de plusieurs pays sous-développés utilisent les méthodes de propagande et de gouvernement qui furent celles d'Hitler et de Staline. Tout le monde le sait. Mais quelle autorité morale le dit ? On stigmatise le « colonialisme » occidental *parce qu'il est vaincu.* On n'en disait pas autant, il s'en faut, *quand il était puissant.* 12:60 Il est facile d'anathématiser à retardement un colonialisme occidental qui a renoncé lui-même à se défendre et à se prolonger, et qui n'existe pratiquement plus. On ne court aucun risque à prêcher dans cette direction la théologie morale. Il serait plus utile de dire la vérité sur le colonialisme qui monte, sur le racisme qui monte, sur le totalitarisme qui monte, et qui ne sont pas le fait de l'Occident, mais des despotes qui oppriment le monde soviétique et plusieurs pays du Tiers-Monde. Ce serait plus utile mais ce serait plus dangereux. En raison de la puissance militaire des uns, et de la majorité que tous ensemble ils détiennent à l'O.N.U., on s'abstient d'appeler crimes leurs crimes. \*\*\* LACHETÉ PHYSIQUE ; mais surtout, lâcheté morale et intellectuelle. Il faudrait aller contre les mythes et les propagandes qui conditionnent l'opinion au niveau des masses ou au niveau des fausses élites massifiées. Le XVIII^e^ siècle a eu son mythe du « bon sauvage ». Le mythe du XX^e^ siècle en est une variante inattendue, qui fait tenir pour bons, et pour justifiés d'avance quoi qu'ils fassent, des clans d'anthropophages avec leurs sorciers. Il est de fait que *la seule chose un peu précise* qui ait été articulée jusqu'ici pour répondre à une situation où le viol des religieuses est devenu une occupation ordinaire, ce fut d'examiner si dans ce cas elles ne pourraient pas être autorisées à l'absorption préventive de produits contraceptifs. Telle est l'unique considération « constructive que le comportement des tribus congolaises et des troupes de l'O.N.U. a inspirée à la théologie morale. L'histoire retiendra ce trait. Ou ne le retiendra pas, si l'on descend, comme on s'y prépare, plus bas encore. \*\*\* LES VÉRITÉS MORALES que l'on nous enseigne sur l'aide aux pays sous-développés sont absolument certaines dans leur principe, a un détail près. Quand un pays sous-développé utilise l'aide reçue à forger un instrument militaire d'impérialisme et d'agression, y a-t-il *devoir de justice* à être aveugle, à être complice ? Ce que l'Inde fait de l'aide reçue, on le sait depuis longtemps. Et ceux qui ne le savaient point auraient pu l'apprendre par exemple dans *Itinéraires* de mai 1960, où Michel Tissot écrivait ([^5]) : 13:60 « L'Inde, dont neuf sur dix des habitants vivent de l'agriculture directement ou prochainement, *s'est laissée égarer par un rêve* de *puissance industrielle* (...). Ciment et acier sont des causes très lointaines de sous-développement, au moment où un très grand nombre de causes immédiates demandent remède (...). L'inde a préféré, plutôt que de pratiquer une politique d'alliances susceptibles d'assurer sa sécurité, *développer une armée* fort importante et beaucoup trop luxueuse en égard aux conditions économiques générales du pays. Non seulement la partie du budget national consacrée à la défense se situe entre un cinquième et un quart, mais encore de nombreuses industries d'État à l'intérieur des plans quinquennaux, ont été choisies *en raison de leur seul intérêt stratégique.* » L'aide apportée à l'Inde -- et ce n'est qu'un exemple parmi d'autres -- a servi non point à faire reculer la famine, mais par priorité à construire un instrument militaire d'agression impérialiste. Cela ne supprime pas le devoir de justice des nations équipées à l'égard des nations sous-équipées. Mais cela est susceptible d'en paralyser l'application. A moins que l'on n'entende faire aux nations occidentales un *devoir* de fournir aux tyrans sous-développés les moyens matériels de leurs crimes. On a continué à prêcher aux Occidentaux une assistance en quelque sorte aveugle et inconditionnelle, en fermant les yeux sur son utilisation exacte. On prêchait la justice ? Non : on courtisait Nehru. Ne confondons pas. \*\*\* LA « MORALE CHRÉTIENNE » qui est indulgente aux crimes de Nehru, parce que Nehru est puissant dans la machinerie de l'O.N.U., et qui est implacable pour les imperfections du régime portugais, parce que Salazar est politiquement isolé ; la « morale chrétienne » qui se vautre aux pieds de l'impérialisme hindou en Asie et en Afrique, et qui prend d'un cœur léger son parti de voir déchirer par la violence les droits du Portugal parce qu'il est tenu pour négligeable dans le calcul des forces, -- cette prétendue morale chrétienne n'est ni chrétienne ni morale, et ceux qui nous la prêchent sont des charlatans. Ce charlatanisme n'est pas une exception. Il est devenu un comportement fréquent dans la vie internationale et dans la vie nationale. Il apporte au plus fort l'appui inconditionnel du discours soi-disant moral. Il se tait quand les droits bafoués sont ceux du plus faible. Comment les peuples croiront-ils à la justice, au droit, à la morale, si on continue à leur en présenter une caricature qui est une tromperie et qui est un piège au service des puissants ? 14:60 Pour détourner les hommes de s'entretuer, il n'y a qu'un moyen : les convaincre d'agir par amour dans le respect du droit et de la justice, au lieu d'agir par crainte dans le respect de celui qui paraît provisoirement le plus fort. Mais les grands de ce monde et les moralistes à leur service donnent l'exemple contraire. C'est pourquoi on va, dans la vie nationale et dans la vie internationale, s'entre-tuant de plus en plus. \*\*\* TROP D'ACCENTS CHARITABLES, depuis trop longtemps, sont le contraire de la charité, parce qu'ils sont doux aux crimes certains des puissants et durs aux éventuelles violences des victimes. Péguy déjà le disait, et depuis Péguy cela n'a point changé, sinon pour empirer jusqu'au paroxysme actuel. Aussi le citerons-nous une fois encore : « *Je n'aime pas, mon jeune camarde, je n'aime pas et pour dire le vrai je ne veux rien savoir d'une charité chrétienne qui serait une capitulation perpétuelle devant les puissants de ce monde. Je ne veux rien savoir d'une charité chrétienne qui serait une capitulation constante du spirituel devant les puissances temporelles. Je ne veux rien savoir d'une charité chrétienne qui serait une capitulation constante devant les princes, et les riches, et les puissances d'argent.* » C'est sans doute l'iniquité fondamentale, l'imposture centrale du monde moderne. Ce n'est plus la sauvagerie spontanée d'un monde pré-chrétien, mais la méchanceté calculatrice et pleutre, argumentatrice et théologienne, d'un univers qui asservit le Spirituel, c'est-à-dire qui utilise l'apparence de la charité au profit de ses propagandes, de ses dominations installées, de ses injustices. \*\*\* LE MONDE ACTUEL est empoisonné par cet usage calculateur, servile, imposteur, de la justice et de la vérité ; et de la charité. Le monde actuel va au massacre, en gros ou en détail, artisanal ou thermonucléaire. La pâte n'est sans doute pas meilleure ni plus mauvaise qu'en d'autres temps ; mais le sel s'est affadi. Comme toujours, et comme à chaque heure de la vie quotidienne, il y aura pour le Concile des questions à trancher des tâches à assumer. La Providence nous pose des questions pour que nous les tranchions et nous propose des tâches pour que nous les assumions, -- mais tout ensemble aussi pour qu'en les tranchant et en les assumant nous avancions sur le chemin de la conversion. 15:60 Le désordre intellectuel et moral, l'arbitraire, l'injustice, la perversion trop « opportune » du discours moral appellent de saines mesures en quelque sorte administratives, qui sont assurément indispensables. Mais on n'a pas encore trouvé le moyen d'agir sainement sans la volonté ferme et constante d'agir saintement. Réunis sous la direction du Souverain Pontife et sous l'inspiration de l'Esprit Saint, les Pères du Concile se convertiront tous ensemble et seront plus aptes à nous convertir. Leur progrès dans la conversion préparera le nôtre. Et le salut de l'humanité, nous le savons bien, est dans sa conversion. J. M. 16:60 ### Une fausse image de l'Église : Le centre qui freine et la périphérie motrice par Luc BARESTA IL EST UNE IMAGE que l'on aurait crue périmée, et qui persiste. Elle s'applique à la vie de l'Église. C'est l'image du frein et du moteur. Nous la vîmes, nous l'entendîmes crisser et gronder, dans une certaine presse, tout au long de l'affaire des « prêtres-ouvriers » et notamment après la parution de la « note » du Cardinal Pizzardo. Ainsi la « barque de Pierre », son gouvernail et sa voile gonflée du vent de l'Esprit firent place, et malheureusement font encore place, dans le vocabulaire de notre temps, à une élémentaire mécanique. Hommes-moteurs et hommes-freins ? Selon cette vue simple, le centre de l'Église, qui est Rome, aurait pour fonction de freiner. Bien sûr, on ne nie pas qu'il peut être bon d'avoir de bons freins. Mais ce frein-ci, en l'occurrence, n'attire aucune sympathie. Il est même des cas où l'image signale un profond ressentiment. Commençons par ces griefs extrêmes. Non seulement on reproche au frein d'être frein, mais encore d'agir injustement et a contre-temps. Cette main romaine qui freine, dit-on, est sotte, rétrograde, exaspérante, guidée non plus par l'Esprit Saint, dont on affirme qu'il souffle ailleurs, mais par un esprit épais et timoré qui, se manifesterait notamment, selon les termes mêmes de l'une de ces curieuses lettres anonymes que publie de temps en temps le journal « Le Monde », par une « *incompréhension surprenante des problèmes français, une orientation remarquable par sa volonté stérilisante* ». On précise même que ces hommes-freins seraient « *d'un autre âge* ». 17:60 Par contre, bien qu'affligée de ce centre fâcheux, l'Église serait pourvue d'une périphérie dynamique où se rencontreraient l'intelligence des situations et l'audace apostolique. Il y aurait donc loin du centre un lieu de la religion vivante, où s'exercerait la poussée véritable de l'Esprit. Il y aurait un moteur. Malheureusement, dit-on encore, la main qui freine, « *engoncée dans les routines et les traditions* », gêne ou paralyse le moteur. Et la France serait particulièrement prolifique en « hommes-moteurs » victimes des « hommes-freins ». Cette image apparaît aussi dans des propos moins vindicatifs, encore que l'opposition qu'elle suggère reste la plupart du temps vigoureusement affirmée. François Mauriac inscrivit naguère, sur son « Bloc-notes », la remarque suivante : jamais il n'aperçoit, dans le pare-brise de sa voiture, l'inscription « *freins puissants* » d'un « poids lourd » roulant devant lui, sans penser à l'Église. Et dans la revue « *Choisir* » de juillet dernier, revue publiée à Fribourg et Genève, Pierre-Henri Simon commente très favorablement ce propos. « *Il est vrai,* écrit-il, *que l'Église, qui doit traîner à longueur de siècle, à travers les accidents de l'Histoire, une charge énorme de responsabilités temporelles et éternelles, s'exposerait à la catastrophe si elle se laissait gagner par la pente et si un système efficace et compliqué de freinage venait à lui manquer* ». Mais cette concession faite, il s'agit, bien entendu, de plaider pour le moteur. « *Encore faut-il avancer* », précise Pierre-Henri Simon. Et cette image le ramène, par exemple, à cet été 1937, où Rome demanda que la publication de l'hebdomadaire « Sept » fût suspendue. « *Coup de frein* » écrit Pierre-Henri Simon ; et il ironise : coup de frein assorti du pieux mensonge diplomatique et de la salutation irénique ; coup de frein et déjà le « rembrayage » (à « Sept » succéda « Temps Présent »). Conflit du dépôt et du message ? Il faut croire que François Mauriac tient à l'image du frein, car il n'hésite pas à la relancer par un gros tirage. Il l'a confiée au dernier numéro de Noël de « Paris-Match ». Deux natures d'esprit, a-t-il alors répété, s'opposent dans l'Église catholique. D'une part, il y a les hommes du dépôt : « *Ils considèrent qu'ils ont reçu en dépôt la vérité révélée, et n'ont pas d'autre souci que de garder ce dépôt intact. Ce sont les traditionalistes* ». 18:60 D'autre part, il y a les hommes du message : « *Ils ne cherchent qu'à évangéliser le monde, en renouvelant les méthodes d'apostolat* ». Bien entendu, ceux-ci sont le moteur ; on les aime. Ceux-là sont le frein ; on les aime beaucoup moins. François Mauriac n'éprouve pas le besoin de préciser, comme il le fit pourtant à la « Semaine des Intellectuels », qu'il doit bien y avoir tout de même quelque chose comme une continuité entre dépôt et message, donc une manière autre et sans doute plus profonde de considérer la vie de l'Église. Car enfin, si la foi est « déposée » au sein de l'Église, ce n'est point pour être enfermée dans les armoires des camériers du Pape. C'est pour être, d'un seul mouvement, et maintenue intacte et développée, et communiquée. De même, si l'on veut parler de « message », il ne s'agit pas du message de n'importe quoi, transmis n'importe comment, par n'importe qui. Le levain est fait pour la pâte ; mais c'est un certain levain que le levain du Royaume ; l'eau coule ; mais c'est une certaine eau, que cette eau vive qui étanche la plus profonde soif de l'être ; et le blé, on le sème, il croît et mûrit ; mais c'est un certain blé, que celui de cette semence et de cette moisson. François Mauriac préfère renvoyer les lecteurs de « Paris-Match » à la mécanique. Il y a « *lutte* », dit-il, entre l'esprit de message et l'esprit de dépôt : « *Il est bien certain que les hommes du dépôt, de la conservation, qui ont une méfiance invétérée de tout ce qui vient du dehors, tiennent les leviers de commande et freinent. On voit quelquefois, sur les routes, des camions qui portent l'inscription* « *freins puissants* ». *Eh bien, l'Église est essentiellement armée de ces freins puissants.* » Mises en mouvement Ces évocations terminées, nous sommes cependant enclins à croire que de récents événements « romains » ont contribué à rendre suspecte cette image dans bien des esprits, et même à la rendre assez démodée dans la presse. Des événements romains qui sont précisément des mises en mouvement. Par exemple, l'Encyclique « Mater et Magistra ». A la lire, à lire aussi ses principaux commentateurs français, comment en effet ne pas éprouver, selon l'excellente remarque de l'un d'eux « *cette impression dominante qui est celle d'un point de départ, d'une volonté de mise en mouvement, d'un préambule et d'une ouverture à une époque de transition incertaine et plus encore de bouleversements prochains -- en direction d'une multitude de travaux théoriques et pratiques. Par delà une* « *époque envahie et pénétrée d'erreurs fondamentales, en proie à de profonds désordres* », *l'Encyclique donne rendez-vous à l'avenir.* » ([^6]) 19:60 Et puis, il y a l'événement de janvier 1959 : l'annonce, par Sa Sainteté Jean XXIII, de la convocation d'un Concile œcuménique. On l'a souvent remarqué, cette annonce a surpris. Elle a surpris ceux qui, comme certains théologiens au lendemain du premier Concile du Vatican, pensaient que le dogme de l'infaillibilité pontificale rendait impossible ou vaine la tenue d'un Concile œcuménique. Elle a même surpris, a-t-on écrit, le Pape Jean XXIII lui-même : « *Une inspiration,* avouait-il, *Nous a frappé comme un coup soudain et imprévu, dans l'humilité de notre âme.* » Inspiration, illumination, « motion » de l'Esprit : il se trouve donc, et d'une manière particulièrement manifeste, que le « mouvement », le dynamisme, l'initiative, apparaissent non plus en périphérie, mais au centre même. Et comment les catholiques -- et beaucoup de non-catholiques -- ne seraient-ils pas frappés par l'importance historique considérable de cette initiative « romaine » ? Voici que va s'ouvrir une grande délibération de l'Église, dans une assemblée solennelle de tous ses évêques, cardinaux, abbés et supérieurs de grands ordres religieux ; participation qui, cette fois, n'est plus seulement européenne ou « méditerranéenne », mais universelle, issue de tous les continents et de toutes les races. Elle aura pour but principal, selon les termes mêmes de l'Encyclique Ad Petri Cathedram de juin 59, « *la croissance de la Foi catholique, un renouvellement salutaire du peuple chrétien, ra mise à jour de la discipline ecclésiastique conformément aux nécessités de notre temps* ». Il s'agit encore, déclare le Saint Père dans la Bulle « Humanae Salutis », de « *mettre le monde moderne au contact des énergies vivifiantes et permanentes de l'Évangile* ». Le temps du Concile Ainsi, en cette époque singulière d'accélération historique, de crise gigantesque, où se manifestent contradictoirement une aspiration à l'unité mondiale et la montée de nationalismes violents, en cette époque où l'humanité prend conscience à la fois de sa puissance et de sa fragilité, et où sévissent, avec la faim et la servitude, de grandes injustices et d'implacables totalitarismes, l'Église catholique, à l'appel et sous l'autorité du Souverain Pontife, va se recueillir et se concentrer, s'interroger sur le monde et sur elle-même, invoquer l'Esprit et supplier le Père. Elle va porter dans ses prières, dans ses préoccupations et ses travaux, tout le poids de cette misère physique et spirituelle dont souffre notre temps, afin de faire en sorte que, par plus de vérité, de justice et d'amour, il s'allège. 20:60 Bien sûr il y a aussi, catholiques français, nos divisions. Mais nous avons trop parlé de cette crise de notre unité ; nous nous y sommes installés ; le Concile nous dérange ; il a raison. Eh quoi, il est bien vrai que nous en sommes toujours, entre nous, depuis plusieurs années, aux conciliabules ; il va falloir que nous passions au temps de purification et d'élévation qui sera le temps du Concile. Et puis, il faudra aussi que cette crise de notre unité prenne sa vraie taille, qui n'est pas dérisoire, certes, mais apparaîtra peut-être plus modeste que nous le pensons, lorsqu'elle sera replacée parmi la multiplicité des angoissants problèmes qui se posent pour la Foi, l'Espérance et la Charité, dans l'ensemble du monde. Et puis voici qu'une perspective à plus long terme s'offre à nos regards, à nos prières : le Souverain Pontife espère que cet effort d'authenticité de l'Église catholique ne sera pas sans retentir chez les chrétiens séparés de Rome ; que ceux-ci y verront une invitation « à *chercher et à rejoindre cette unité pour laquelle Jésus-Christ a adressé à son Père Céleste une si ardente prière* ». Ainsi, après le processus de déchirement qui dure depuis un millier d'années, il faut que le mouvement inverse de ré-unité se dessine enfin ; qu'à l'occasion du Concile et par lui, il se précise. Un changement est donc apporté dans la procédure, dans le climat. Un « *Secrétariat pour l'unité des Chrétiens* » a été créé : il doit aider, dans un but immédiat, les chrétiens « séparés » à suivre les travaux du Concile ; et dans un but plus lointain, il doit les aider à progresser vers l'unité avec l'Église romaine. Non, tout cela n'est pas sous le signe du frein. Le texte de la Bulle L'image du « frein » est donc bien démodée, c'est entendu, malgré « Paris-Match », malgré l'obstination de l'illustre automobiliste. Et pourtant, à lire ou à entendre certains propos tenus en cette période préconciliaire, et à faire quelques comparaisons, on peut redouter, compte tenu d'un temps d'éclipse relative, que l'image, un beau jour, pendant le Concile ou après, ne revienne en force. 21:60 Nous avons bien lu dans le texte de la Bulle « Humanæ Salutis » que c'est *le monde moderne* qui se trouve « *en état de grave indigence spirituelle* » ; et qu'au moment même où il s'exalte dans ses conquêtes scientifiques et techniques, « *il porte aussi en soi les conséquences d'un ordre temporel que certains ont voulu réorganiser en faisant abstraction de Dieu* » ; que l'aspiration vers les valeurs de l'esprit s'y affaiblit ; que la poussée matérialiste s'y accentue ; qu'en conséquence un fait « nouveau déconcertant » s'impose à notre attention : « *l'existence d'un athéisme militant opérant à l'échelle mondiale* ». Autre conséquence également : « *les souffrances immenses de chrétientés entières qui paient l'attachement à leur foi par des persécutions de tout genre, et qui révèlent des héroïsmes semblables à ceux des périodes les plus glorieuses de l'Église* ». Nous avons lu dans ce même texte que c'est bien ce *monde moderne* qu'il fallait « *mettre au contact des énergies vivantes et permanentes de l'Évangile* » ; que ce monde a besoin d'être sauvé, que le Sauveur du monde est venu, a racheté ce monde et ne l'a pas quitté ; qu'à ce sujet, *l'Église,* pour être confrontée à de tragiques problèmes, n'en manifeste pas moins une « *vitalité* » fortifiée dans les épreuves, et capable d'apporter à l'humanité d'aujourd'hui, en ce « tournant d'une ère nouvelle » où nous sommes, la lumière, l'orientation, le service, dont il a un urgent besoin ; que c'est bien *l'Église* qui est « *maîtresse de vérité et moyen de salut* » ; que certains aspects de ce monde moderne sont comme des appels ou des dispositions favorables à l'effort apostolique de l'Église : l'échec de nombreuses idéologies à travers « tant d'expériences amères » ; le progrès technique en certaines de ses conséquences : il a placé l'humanité devant l'éventualité d'un suicide atomique ; il a « *forcé les êtres humains à s'en inquiéter, plus conscients de leurs propres limites, désireux d'avoir la paix, plus attentifs à l'importance des valeurs spirituelles* » ; enfin, il pousse à la collaboration, et même à « *l'intégration réciproque* », les individus, les classes, les nations. Toutes choses qui « *facilitent l'apostolat de l'Église* ». Une perspective autre C'est bien cela que nous lisons dans le texte de la Bulle « Humanæ Salutis ». Par contre, en d'autres propos, qui sont des réponses suscitées par des enquêtes auprès des catholiques français, nous lisons parfois tout autre chose ; nous lisons même l'inverse. Dans cette autre manière de voir les choses, le monde moderne est l'objet d'une étrange faveur. C'est lui qui va bien ; c'est lui qui manifeste une « vitalité vibrante » ; c'est lui qui porte toute jeunesse et toute nouveauté. C'est lui qui élabore, dans un bouillonnement créateur, les valeurs spirituelles nouvelles, qui sont et seront indispensables à tout homme et à toute société d'aujourd'hui et de demain. 22:60 C'est lui qui sauve. C'est lui qui va sauver l'Église et il faut que l'Église consente à être sauvée par le monde moderne si elle veut survivre. Car c'est elle qui est malade ; c'est elle qui agonise. Elle étouffe sous le poids de son passé, elle retarde, elle meurt. Il faut qu'elle se laisse saisir et conduire par ce mouvement historique inéluctable qui va la tonifier, la rajeunir. La « crise » qu'elle subit, « *c'est une remise en question radicale d'un statut d'existence qui avait accédé à une certaine stabilité et à une certaine unité, qui semblait à l'abri de contestations majeures. Telle est bien la situation :* *après la stabilité d'existence de l'Église dans le monde occidental, spécialement durant la longue période de chrétienté, il est évident pour beaucoup que la survie de l'Église ne pourra s'établir en continuité historique et sociologique avec ce qu'elle était hier.* » Reverrons-nous la mécanique ? C'est tout de même un peu fort. Bien sûr, le Souverain Pontife a lui-même fixé, comme l'un des buts du Concile « *la mise à jour de la discipline ecclésiastique conformément aux nécessités de ce temps* ». Bien sûr, le texte de la Bulle affirme, en incidente, que l'Église « *épouse le rythme de son temps* ». Bien sûr, le monde actuel voit se développer des énergies qui sont celles-là même que le Créateur a mises dans la Création, et que le Rédempteur, qui est le même Dieu, est venu restaurer et sauver. Mais enfin, épouser un rythme n'est peut être pas épouser toute la chanson. Car ces épousailles n'empêchent pas, selon une autre expression du texte pontifical, que si l'Église, à chaque siècle, rayonne de nouvelles lumières, c'est en demeurant « *semblable à elle-même* », fidèle à l'image imprimée sur son visage par le Fils de Dieu. Certes l'Église « *s'ouvre au monde moderne* », à la *nature humaine* qui, bien que blessée, s'y trouve encore et toujours. Et elle va s'y ouvrir spécialement à l'occasion de ce Concile. Mais enfin, cela ne veut pas dire que ce monde moderne va l'envahir tout de go, lui donner d'autres fondations et s'installer sur ses autels aux lieu et place du véritable Sauveur. Cela ne veut pas dire que Vatican II va inventer une Trinité numéro deux, une Incarnation autre que celle du Verbe, une vie du Christ sans la Croix, une Vierge Marie qui ne serait pas la « Mère de Dieu ». Cela ne veut pas dire que le Concile va reléguer au musée des accessoires le dogme du péché originel ou même le concept (très occidental) de transsubstantiation. 23:60 Cela ne veut pas dire que, pour plus « d'adaptation » au monde arabe ou africain, l'Église va admettre la polygamie, et, pour plus d'adaptation au monde occidental et américain, le divorce ; que devant les problèmes posés par l'accroissement démographique, elle va préconiser les pharmacies contraceptives. Cela ne veut pas dire que, pour plus d'adaptation à certains régimes modernes, elle va renoncer au principe de subsidiarité de l'État, ou baptiser le communisme, ou légitimer le nationalisme exacerbé. D'ailleurs, sur tous ces problèmes, l'Église a déjà donné un enseignement considérable. Sans doute le Concile ne fera pas que le résumer ou le répéter ; il s'efforcera d'aller plus loin encore, dans l'approfondissement de la doctrine et l'intelligence des situations. Mais ce sera dans une direction déjà prise. Alors, en souhaitant une rupture par où le « monde d'aujourd'hui » déferlerait dans l'Église, en idéalisant ce monde au point d'en faire le véhicule du salut, et l'Église actuelle une institution essoufflée à remettre dans le train du devenir cosmique, on s'apercevra que les conclusions conciliaires ne réaliseront point ces vœux. On considèrera que le mouvement du salut, que l'on aura ainsi conçu, est contrarié. Le reproche de freinage réapparaîtra. Nous reverrons la mécanique. Le « Journal d'une mission ouvrière » Et ce sera dommage. Ce sera très dommage, parce que cette image superficielle et d'apparence commode, prise sous ce rapport d'un centre-frein et d'une périphérie motrice, est une image fausse. Non, l'Église n'est pas un camion poids lourd engagé sur une pente ; non, l'Église n'est pas une sorte de soucoupe à demi volante. Nous retiendrons ici le témoignage donné par le R.P. Loew dans son « Journal d'une Mission ouvrière : 1949-1959 ». Ce témoignage est d'un haut prix, puisque Jacques Loew a connu l'expérience des prêtres-ouvriers de l'intérieur. Il fut, pendant douze ans, parmi les dockers, ce docker singulier dont les épaules portaient et dont les mains consacraient. Il vécut si profondément cette expérience, il en connut si exactement les difficultés, il y fut si accordé à la pensée de l'Église comme à la vie du peuple ouvrier que les faits ne cessèrent de confirmer sa clairvoyance. Et lorsque cette forme d'apostolat fut stoppée, ce fut pour des motifs que Jacques Loew, dans sa propre vie et de sa propre réflexion apostolique avait depuis longtemps découverts ou pressentis. Ce que la « *naturalisation dans la patrie ouvrière* », la pratique de la « *lutte de classes* », le « *compagnonnage marxiste* » pouvaient recouvrir d'altération du sacerdoce et de l'esprit apostolique, le P. Loew l'avait discerné, en avait alerté son équipe, donnant ainsi la preuve combien précieuse qu'il n'est pas impossible d'aimer et d'être en même temps lucide. 24:60 (D'ailleurs, du grain mort de la première expérience, et de la fécondité de toutes ces épreuves acceptées, une tige nouvelle a surgi, qui porte fruit et semence.) Si le R.P. Loew avait accepté l'image du frein et du moteur, il aurait eu quelque motif à se placer dans la périphérie dynamique, et parmi les victimes d'un scandaleux freinage. Mais il n'acceptait pas cette image ; il considérait avec une grande sévérité cette manière de concevoir la vie de l'Église. Il a noté ces propos du Père général des Dominicains, qu'il entendit lors d'un voyage à Rome : « *En France, on a usé à tort de l'image -- soufflée par le diable, disait-il -- opposant dans l'Église* « *la périphérie et le centre* », *la périphérie* (*les prêtres missionnaires, les laïcs engagés*)*, allant de l'avant, le centre* (*Rome*) *freinant. Cette image, disait-il encore, n'est pas dans l'Évangile.* » Sortir de cette opposition Il faut donc abandonner l'image, sortir de cette opposition mécanique, trouver un point supérieur de compréhension de la vie de l'Église, s'approcher de son mystère historique. Bien sûr, on peut toujours, quand on envisage l'Église se déployant dans le temps, souligner ses conditionnements sociologiques variables, marquer sa relation aux époques successives, montrer que chacun des Conciles du passé a été tributaire de son temps ; que le III^e^ Concile de Latran, par exemple, enjoignit à chaque archevêque, pour ses visites épiscopales, de ne pas amener avec lui plus de quarante à cinquante chevaux, et de ne point profiter de l'occasion pour chasser avec chiens ou faucons. Il n'est pas question de nier qu'il y ait là une dimension variable et contingente de l'histoire de l'Église, et qui prend toute son importance lorsque l'on considère non seulement les moyens de transport et les loisirs, mais les structures mêmes des sociétés. Nous avons d'ailleurs déjà fait en nos propos, la part des « nécessités du temps » des débats qu'elles peuvent susciter. Mais il est indispensable aussi, et il devient très indispensable en France actuellement -- où, à côté d'un anticléricalisme de gauche qui persiste, se développe, et parfois violemment, un anticléricalisme de droite -- d'élever nos méditations jusqu'à la considération du redoutable et grand mystère qui, au-delà des revêtements historiques contingents et offerts à la controverse, suscite la structure essentielle et essentiellement vivante de l'Église. 25:60 Alors nous laissons l'image du frein pour considérer un mystère qui n'est point statique mais agissant, et qui est le mystère proprement « *apostolique* », c'est-à-dire, selon l'étymologie même de cet adjectif, le mystère de *l'envoi.* Et il nous faut pour cela revenir à l'Évangile. Le mystère de l'envoi Nous constatons en effet que le Christ est maintes et maintes fois désigné dans le Nouveau Testament comme l'Envoyé du Père. Tel est en effet « l'envoi » initial, ce mouvement prodigieux qui naît du mystère même de la vie trinitaire, et qui est le don de Dieu livré aux hommes. Si le Père, en effet, envoie son Fils dans cette vaste maison qui est la sienne et qui s'appelle l'univers, c'est un autre Lui-même qui vient ainsi parmi nous ; et il est tellement, ce Fils, le fondé de pouvoir du Père, qu'il a pu dire : « *Celui qui m'accueille, accueille Celui qui m'a envoyé.* » Et encore : « *Qui me rejette, rejette Celui qui m'al envoyé.* » « *Nous avons contemplé, dit saint Jean, et nos attestons que le Père a envoyé le Fils comme Sauveur du monde.* » Et voici que le mystérieux et prodigieux mouvement se prolonge. Voici que le Fils, l'Envoyé par excellence envoie à son tour des fondés de pouvoir, et les engage dans le monde, non pas seulement « *en son Nom* », mais « *pour* » la Personne qu'il est, c'est-à-dire la seconde de la Trinité. « *Qui vous accueille,* leur dit-il, *m'accueille.* » Ainsi l'Envoi primordial rebondit en la personne du Fils, se communique à ceux qu'elle choisit. Ainsi, les apôtres sont-ils ces « envoyés » (apostolos) du Fils et, à travers le Fils, les envoyés du Père, qui est l'Envoyeur initial. « *Comme le Père m'a envoyé, moi aussi je vous envoie.* » Et voici que des apôtres eux-mêmes, et de leurs successeurs qui sont les évêques, l'envoi se propage encore de proche en proche, pour gagner toute l'Église : prêtres et, à un degré différent, mais évident par les sacrements de Baptême et de Confirmation, les laïcs eux-mêmes. Quant à l'Esprit Saint, il anime chacun selon son rôle et sa situation, et dans la singularité personnelle de chaque âme qui Le reçoit. Il ne s'agit donc point là de l'image du « frein ». Il s'agit d'un mouvement fondamental, et qui n'est autre que la communication, la « livraison » du don que Dieu fait de Lui-même à l'humanité, et qui, repris d'envoi en envoi, se transmet à toute l'Église, cette Envoyée de Dieu en marche, sur notre terre, vers le terme des temps. 26:60 Succession et hiérarchie Il faut donc retrouver, en nos méditations, la succession de ces envois. Et aussi leur hiérarchie. Tant il est vrai que celui qui est envoyé n'est pas plus grand que celui qui envoie. Tant il est vrai que, parmi les envoyés du Fils, il en est un qui a la primauté : Pierre, sur qui s'est centré le collège des apôtres, comme se centre aujourd'hui sur son successeur le collège des évêques. Pierre, l'apôtre par excellence : il est, après le Fils, le premier envoyé-envoyeur, « *princeps apostolorum* ». Sa Sainteté Jean XXIII, dans son encyclique pour le quinzième centenaire de la mort de St Léon, a renouvelé une justification de cette primauté qui n'est ni usurpée ni récente. Il a cité notamment ce texte du grand Pape du V^e^ siècle : « *Dans le monde entier, seul Pierre est élu pour présider toutes les nations appelées tous les apôtres et tous les Pères de l'Église, en sorte que, bien qu'il y ait dans le peuple de Dieu grand nombre d'évêques et grand nombre de pasteurs, tous soient à proprement parler régis par Pierre, comme ils sont régis principalement par le Christ. Grande chose et admirable, bien-aimés, que la condescendance de Dieu ait accordé à cet homme de partager son pouvoir ; et si Dieu a consenti que les autres chefs aient quelque chose en commun avec lui, il n'a jamais accordé que par lui ce qu'il n'a pas refusé aux autres.* » Mais ce mouvement fondamental des envois successifs se fait dans une direction déterminée, pour une fin qui est le salut du monde, la réalisation du dessein de Dieu dans l'histoire. Même si, comme Claudel l'a dit en exergue du « Soulier de satin », Dieu écrit droit avec des lignes courbes, il existe, à travers la sinuosité qu'il peut permettre, une orientations générale et sous-jacente à tenir coûte que coûte. Ainsi, ceux qui « envoient » sont-ils en même temps *juges de l'envoi et de la voie.* Et parce qu'ils sont envoyés eux-mêmes par primauté et par plénitude, le Pape, puis les évêques, sont aussi ceux qui veillent (episkopos) sur la voie de ceux qu'ils ont envoyés. Tout au long du chemin, des obstacles, ou des illusions, ou des fautes peuvent écarter de la voie. Seuls, ceux qui s'assoient sur le bord de la route, et dorment, sont à l'abri des risques du mouvement. Mais ce sont des cadavres commençants. Quant à ceux qui s'avancent très loin et très vite, n'est-il pas nécessaire qu'ils soient d'autant plus attentifs aux signes que leur font ceux qui les envoient qui sont en marche eux aussi ? Et tout d'abord aux signes que leur fait celui qui est en tête ? 27:60 Un témoin suprême de la voie Et comment ces temps préconciliaires n'inciteraient-ils pas à une redécouverte -- ou à une découverte -- de ce bien essentiel qu'est l'autorité spirituelle suprême, résidant d'abord tout entière dans le Pape seul, puis participée par les évêques en tant qu'associés au Souverain Pontife et formant avec lui le collège épiscopal ; et assurant ainsi l'unité de la Foi commune ? Comment, dans cette année privilégiée du Concile, ne serait-on pas incité, dans un domaine capital qui est celui du salut, et où est en jeu, à travers tant de vicissitudes historiques et de contestations, le bien commun de l'Église fondée par le Christ, à prendre une plus vive conscience -- ou à prendre conscience tout simplement -- de ce bienfait que constitue une autorité arbitrale supérieure ? Telle est l'affirmation qu'il faut substituer à l'image erronée du frein et du moteur : s'il n'y avait pas d'envoyeurs, il n'y aurait pas d'envoyés. S'il n'y avait pas de témoin suprême de la voie, de cette voie qui est en même temps vérité et vie, s'il n'y avait point cette fonction de vigilance et d'arbitrage, s'il n'y avait point ce haut lieu qui soit pour tous un centre de convergence au cœur de cette Église affrontée à tous les espaces du monde et à tous les temps de l'histoire, alors il y aurait tant de voies qu'il n'y aurait plus la voie ; tant de vérités qu'il n'y aurait plus la vérité ; tant de vies, que celle de Dieu en serait absente ; tant de poussées mystiques innovatrices que la vraie mystique essentielle, qui fait « toutes choses nouvelles » serait promise à la pulvérisation. Mais, précisément, par son Vicaire sur terre, le Christ, tête du Corps mystique, gouverne son Église visiblement et ordinairement. Luc BARESTA. 28:60 ## CHRONIQUES 29:60 ### De licentia edendi par Jean MADIRAN ON DEMANDE AUX LAÏCS de parler du Concile. On les invite même à ne pas craindre d'exprimer leurs aspirations et leurs besoins de manière constructive. Quand ils le font, on constate qu'ils parlent un peu à tort et à travers de choses dont ils n'ont pas une connaissance directe, ou de problèmes qui les dépassent, et qu'ils ont mis en circulation dans le public des idées susceptibles de troubler inutilement les personnes peu averties. Quelques clercs, d'ailleurs, n'ont pas fait beaucoup mieux que les laïcs à cet égard. Pour éviter ce double inconvénient : 1. -- Nous parlons de choses modestes sans doute, mais dont nous avons l'expérience par notre état de vie. Il s'agit donc d'un témoignage soumis à la réflexion des gens compétents, et non pas d'un projet de réforme ecclésiastique qui n'est pas notre affaire. 2. -- Nous écrivons notre article en latin : ce qui assurera suffisamment, et même au-delà, la discrétion nécessaire. ([^7]) DE licentia illa edendi agimus qualem Codex juris canonici in 1385 *o* capite et sq. descripsit. Tantum abest ut nobis sit propositum negare Ecclesiam quantum sibi in disciplinas naturales sit imperium ipsam suo jure constituere, ut nisi per idem imperium non possint laici necessitate liberari libros philosophiæ naturalis edendi licentiae. Multi jam sunt anni cum hac in civitate illi 1385 *o* capite repugnat consuetudo, quae et legis vim habere et legem abolere et legum interpretatrix esse dicitur. Quo explorato, minime tamen dijudicare cogitamus utrum mala sit consuetudo illa, cui sit obsistendum, an digna quae lege scripta jam sanciatur. 30:60 Nam optimis quibusdam catholicis philosophis quod opera sua, et ea quidem sacram doctrinam spectantia, nulla licentia edendi ediderunt nemo objecit ; qui ut perrexerunt, sic pergunt. Quorum opera cum de fide vel moribus nullam in vituperationem venire omnes uno ore consentirent, tamen caput illud codicis juris canonici 1385 *um* et aperte et adsidue neglexerunt. Atqui catholico scriptori Ordinarium suum consulenti etiamnunc respondetur licentiam impetrandam esse suos libros edendi eosque philosophiam naturalem spectantes, ita ut aliquo incommodo is adficiatur qui diligentior fuerit. Eum vero diligentiorem ne quis hanc percipere commoditatem putet ut opus ejus intellegenter recognoscatur. Quod fieri non potest nisi duabus his condicionibus, una ut judicibus sit tempus ad librum penitus perspiciendum, altera ut revera sint intellegentes. Eos autem cum tempus deficit quia editorum multitudo librorum maximum impedimentum efficit, cujus exitus Ordinariis ipsis notiores sunt quam ut plura dicere oporteat, tum intellegentes esse non est exploratum. Nam cum disciplinas omnes humanas nonnumquam non noverint hac ætate multo auctas, de operibus vere judicare nequeunt vel verbis vel rebus non sibi notissimis, tot alire notiones et alia verba omni disciplina creantur, prout multae et variae fiunt, verbi gratia, eae res, conditiones, instituta quae humani cultus civilisque scientiis demonstrantur. Alteram illud difficultatem adfert, atque majorem, quod lex est ut his condicionibus ab Ordinario, re quidem vera a quo ejus legato, concedatur licentia edenti, non solum ne quicquam habeat opus fidei vel moribus contrarii, sed etiam ne intempestivum existimetur. Quae condicio altera, cum cogitatione justissima sit, re tamen fieri potest ut sit iniqua, quoniam scriptor, cum Ordinarium ipsum appellare perraro possit quem talia tempus curandi hac ætate ferme deficiat, in cujusquam legati arbitrium venit animo nonnunquam angustissimo de tempore ([^8]) judicantis, ita ut multo facilius quam parvi pretii opera illa intempestiva existimentur quae insigni nervosaque et sententia et oratione sunt praedita. 31:60 Quin etiam, quia non sunt eadem omnibus in disciplinis opportuna, fieri potest, atque hac ætate, nostra quidem in civitate, saepe fit ut de pastorali religionis ratione intempestivum judicetur id opus, et reipsa sit, quod nihil fidei vel moribus contrarii habeat sed contra in disciplina sua opportunissimum sit atque maxime necessarium. Praeterea, quid sit in dioecese opportunum ab Ordinario aut legato judicatur cum interea ad alia loca alio tempore multa opus ferme scriptum sit. Non dubium est quin illud, in hujus moribus ætatis, ad fratres a nobis separatos et ad bonae voluntatis infideles sit invidiosum, qui non patiuntur laïcum ullum catholicum ab Ordinario prohiberi posse eum librum philosophiae naturalis edere qui tamen nihil habere fidei vel moribus contrarii concedatur, intempestativus vero tantum existimetur. Quod ut clericis praescribi possunt pati, sic non laïcis, ita ut catholici doctores scriptoresque collegis ceterarum suis confessionum tantae causas severitatis proferre nesciant. Illud ipsum quomodo, salvo meliore judicio, corrigatur subjici posse videtur. Laïcis illis aut facultas aut lex sit qui de theologia naturali et ethica sociali et ceteris disciplinis naturalibus scribunt ne opera sua ad Ordinarium referant nisi ut, dum nihil obstare pronuntiat, nihil inesse fidei vel moribus contrarii significet. Si facultas sit, laïcis nulla sit ergo jam licentia edendi ; sin lex, quaedam licentia edendi vere maneat, quam prioris dissimilem nunquam ullo modo de tempore judicare dilucide et sine exceptione edici possit. Ut aliter dicamus, licentia edendi jam non sit neganda nisi libro aliquid habenti fidei vel moribus contrarii, nec ob aliam causam ullam. Ita laïci scriptores licentiam edendi in gratiam recipiant, e qua petenda hanc commoditatem exspectent ut vitent ne quid certi imprudentes vel ignari negent ad fidem vel mores pertinens, neque ullum jam sit periculum ne per quod temporis judicium prohibeantur edere perdifficile et saepe specie quidem libidinosum. Ordinarius ipse, dum imprimatur sinit, jam ob metum non hæreat ne librum opportunum esse vel non intempestivum testificari videatur. 32:60 Remaneat illa prior licentia edendi integra eis de libris qui divinas scripturas, sacram theologiam, jus canonicum spectant, sicut de libris precum, devotionis vel doctrinæ institutionisque religiosæ. Quæ rursus historia ecclesiastica nominata est hujus fortasse legis beneficio uti possit, quod eos laïcos qui historiam scribunt incitet ad curam majorem in historiam religionis audacter et copiose conferendam, quam idcirco libenter hodie neglegunt quia metunt, si de ea disserunt, ne cui temporis judicio obœdiendum sit tumultuoso, ut sibi videtur, et libidinoso. Ad summam, hoc modo vel quo alio aptiore forsitan laïcis licentia edendi mutari possit dum Codex juris canonici, ut est nuntiatum, corrigitur. Quæ licentia edendi nulla alia ratione negetur nisi fidei morumque. Temporis autem æstimationem scriptor unus atque solus præstare sinatur. Gratissime mutatio illa accipiatur, atque modo quodam huic ætati accommodato fortasse ostendat quæ sit scriptorum catholicorum oboedientia quæque libertas. Jean MADIRAN. 33:60 *Après « Mater et Magistra »* ### La participation des salariés à la propriété du capital des entreprises Quel est le fondement du droit à cette participation ? par Louis SALLERON L'ENCYCLIQUE *Mater et Magistra* affirme que « le droit de propriété, même des biens de production, a valeur permanente, pour cette raison précise qu'il est un droit naturel, fondé sur la priorité, ontologique et téléologique, des individus sur la société » ([^9]). Elle ajoute qu' « affirmer que le caractère naturel du droit de propriété privée concerne aussi les biens de production ne suffit pas : il faut insister, en outre, pour qu'elle soit effectivement diffusée parmi toutes les classes sociales » ([^10]). La phrase est parfaitement claire : ce n'est pas seulement la propriété, mais la propriété *des biens de production* qui doit être diffusée dans *toutes les classes sociales.* Les deux paragraphes qui suivent immédiatement sont les suivants : 34:60 « Comme le déclare Notre Prédécesseur Pie XII : « *La dignité de la personne humaine exige normalement, comme fondement naturel pour vivre, le droit à l'usage des biens de la terre ; à ce droit correspond l'obligation fondamentale d'accorder une propriété privée autant que possible à tous.* » (*Nuntiuis radiophonicus,* 24 déc. 1942 ; cf. A.A.S. XXXV*,* 1943, p. 17). D'autre part, il faut placer parmi les exigences qui résultent de la noblesse du travail : « *la conservation et le perfectionnement d'un ordre social qui rende possible et assurée, si modeste qu'elle soit, une propriété privée, à toutes les classes du peuple* » (cf. id., p. 20). « Il faut d'autant plus urger cette diffusion de la propriété en notre époque où, Nous l'avons remarqué, les structures économiques de pays de plus en plus nombreux se développent rapidement. C'est pourquoi, si on recourt avec prudence aux techniques qui ont fait preuve d'efficacité, il ne sera pas difficile de susciter des initiatives, de mettre en branle une politique économique et sociale qui encourage et facilite une plus ample accession à la propriété privée des biens durables : une maison, une terre, un outillage artisanal, l'équipement d'une ferme familiale, quelques actions d'entreprises moyennes ou grandes. Certains pays, économiquement développés et socialement avancés, en ont fait l'heureuse expérience » ([^11]). De ces deux paragraphes, le premier apparaît un peu comme une parenthèse rappelant les enseignements de Pie XII sur la propriété *en général* et la nécessité de sa diffusion. Le second se relie, au contraire, directement au paragraphe antérieur et vise la diffusion de la propriété *du capital --* qu'il s'agisse du capital en biens de consommation (biens durables, maison) ou du capital en biens de production, qu'il s'agisse du capital immobilier ou du capital mobilier, qu'il s'agisse du capital correspondant à la production individuelle ou à la production collective. (La traduction française est légèrement inexacte. Il faut lire « ...une plus ample accession à la propriété privée de biens tels que : biens durables, maison, terre » etc. Le texte latin est, en effet : «* ...ad privatim possidendas huius exempli res : bona usu haud statim peritura ; domum ; prædium ; *» etc.). Dans l'énumération : biens durables, maison, terre, outillage artisanal, équipement de ferme, actions d'entreprises, il y a une gradation qui est manifestement voulue. Sans entrer dans le débat si difficile de la nature du capital, l'encyclique part de ce qui est le plus proche de l'individu et de la consommation pour aller à ce qui est le plus proche du collectif et de la production -- de tous les biens durables, et de la maison en particulier, jusqu'aux actions des sociétés anonymes. Cette gradation signifie implicitement que la propriété, étant toujours identique à elle-même dans sa nature profonde, les mêmes raisons la justifient et justifient sa diffusion, qu'il s'agisse de biens de consommation ou de biens de production, de biens immeubles ou meubles, de biens de type ancien ou de type nouveau. 35:60 La première phrase du second paragraphe, assez obscure, -- « il faut d'autant plus urger cette diffusion... » etc. -- s'interprète au mieux, selon nous, de la manière suivante : l'économie moderne multiplie les biens -- à l'aide de structures nouvelles qui exigent que le droit de propriété s'y adapte non pas seulement au profit de quelques-uns mais au profit de tous. La diffusion de la propriété doit être totale, c'est-à-dire qu'il faut diffuser *à toutes les classes sociales toutes les formes de la propriété.* \*\*\* LE POINT D'APPLICATION le plus difficile de cette diffusion se trouve à la société anonyme. On peut envisager que l'augmentation des salaires permette, dans certains cas, aux travailleurs « de se constituer un patrimoine » (p. 36). Rien n'empêche que ce patrimoine ne comporte des valeurs mobilières. Mais ce procédé est insuffisant. C'est pourquoi l'encyclique indique d'autres directions. Voici les trois paragraphes les plus importants sur ce sujet : « Nous ne saurions ici négliger le fait que de nos jours les grandes et moyennes entreprises obtiennent fréquemment, en de nombreuses économies, une capacité de production rapidement et considérablement accrue, grâce à l'autofinancement. En ce cas, Nous estimons pouvoir affirmer que l'entreprise doit reconnaître un titre de crédit aux travailleurs qu'elle emploie, surtout s'ils reçoivent une rémunération qui ne dépasse pas le salaire minimum. « Nous rappelons à ce sujet le principe exprimé par Notre Prédécesseur Pie XI dans l'encyclique *Quadragesimo anno :* « *Il serait donc radicalement faux de voir soit dans le seul capital, soit dans le seul travail, la cause unique de tout ce que produit leur effort combiné *; *c'est bien injustement que l'une des parties, contestant à l'autre toute efficacité, en revendiquerait pour soi tout le fruit.* » (A.A.S. XXIII, 1931, p. 195.) « Il peut être satisfait à cette exigence de justice en bien des manières que suggère l'expérience. L'une d'elles, et des plus désirables, consiste à faire en sorte que les travailleurs arrivent à participer à la propriété des entreprises, dans les formes et les mesures les plus convenables. Aussi bien, de nos jours plus qu'au temps de Notre Prédécesseur, « *il faut donc tout mettre en œuvre afin que, dans l'avenir du moins, la part des biens qui s'accumule aux mains des capitalistes soit réduite à une plus équitable mesure et qu'il s'en répande une suffisante abondance parmi les ouvriers* » (Id. p. 198) ([^12]). 36:60 Ces trois paragraphes feront vraisemblablement couler beaucoup d'encre, car si on veut les éplucher pour en tirer des conclusions qui, de la doctrine sociale, descendraient jusqu'au droit des sociétés et à la comptabilité, on n'en finirait pas de discuter. L'idée centrale est très claire. Elle est celle d'une *participation plus large des travailleurs salariés à l'accroissement général des biens,* et cela notamment par la voie de leur *participation à la propriété des entreprises.* Est-ce que le premier paragraphe, où il est question de l'autofinancement, apporte à cet égard une précision formelle ? Oui et non. *Oui,* en ce qui concerne la *participation à l'accroissement général des biens,* quand c'est l'autofinancement qui en est une cause majeure. En ce cas les salariés ont droit à un « titre de crédit » sur ces biens, surtout si l'autofinancement suppose un écrasement des salaires, car une compensation est alors due aux salariés. *Non,* (ou du moins, pas certainement) en ce qui concerne la *propriété de l'entreprise,* car si le titre de crédit peut être effectivement accordé sous forme de droit de propriété, il peut l'être sous d'autres formes juridiques, y compris celle d'un salaire différé -- qui n'est toujours que du salaire. Mais ici nous devons ouvrir une longue parenthèse, dont l'importance est capitale. COMME LA CELLULE FONDAMENTALE de la production des richesses est l'entreprise, nous avons une tendance presque invincible, lorsqu'il s'agit d'entreprise sociétaire, à chercher ce qui revient au capital et ce qui revient au travail dans le produit final de leur association. *Or cette ventilation est strictement impossible.* Comme le dit fort bien Pie XI, c'est l' « effort combiné » (ou plutôt l' « efficience » combinée -- *collata efficiencia*) du capital et du travail qui obtient le produit. *Aucun calcul ne permet d'imputer la part exacte due à chacun de ces deux facteurs de la production* (pas plus que dans la gerbe de blé on ne peut imputer exactement ce qui revient à la nature et ce qui revient à l'homme et, dans ce qui revient à l'homme, ce qui est de son travail et ce qui est de la charrue). Si on tombe d'accord sur ce point, on tombera nécessairement d'accord sur le fait qu'il n'existe pas de critère certain pour attribuer au travail ce qui lui reviendrait en justice absolue dans le produit commun de l'entreprise. Autrement dit, on ne peut dire avec certitude ce qui, dans le *produit de l'entreprise,* est le *produit du travail* (qui devrait donc, en justice, revenir au travail). 37:60 Karl Marx lui-même l'avait bien vu. Dans sa « critique du programme de Gotha » (*Lettre d'envoi de Karl Marx à W.* *Bracke,* du 5 mai 1875) ([^13]), il écrit : « ...Qu'est-ce que c'est que le « produit du travail » ? ... « ...Qu'est-ce que le « partage équitable » ? « Les bourgeois ne soutiennent-ils pas que le partage actuel est « équitable » ? Et en fait, sur la base du mode actuel de production, n'est-ce pas le seul partage « équitable » ? ... « ...Si nous prenons d'abord le mot « produit du travail » (*Arbeitsertrag*) dans le sens d'objet créé par le travail (*Produkt der Arbeit*)*,* alors le produit du travail de la communauté, c'est « la totalité du produit social ». « Là-dessus, il faut défalquer : « Premièrement : de quoi remplacer les moyens de production usagés ; « Deuxièmement : une fraction supplémentaire pour accroître la production ; « Troisièmement : un fonds de réserve ou d'assurance contre les accidents, les perturbations dues à des phénomènes naturels, etc. « Ces défalcations sur « le produit intégral du travail » sont une nécessité économique, dont l'importance se détermine d'après l'état des moyens et des forces en jeu, en vertu, partiellement, du calcul des probabilités ; en tout cas, elles n'ont rien à voir avec l'équité. « Reste l'autre partie du produit total, destinée à la consommation. « Mais avant de procéder à la répartition individuelle, il faut encore retrancher : « Premièrement : *les frais généraux d'administration, qui sont indépendants de la production.* « Cette fraction, comparativement à ce qu'il en est dans la société actuelle, se trouve aussitôt réduite et elle décroît à mesure que se développe la société nouvelle. « Deuxièmement : *ce qui est destiné à satisfaire les besoins de la communauté :* écoles, installations sanitaires, etc. « Cette fraction grandit immédiatement en importance, comparativement à ce qui se passe dans la société actuelle, et cette importance s'accroît à mesure que se développe la société nouvelle. 38:60 « Troisièmement : *le fonds nécessaire à ceux qui sont incapables de travailler,* etc., bref ce qui relève de ce qu'on nomme aujourd'hui l'Assistance publique officielle. « Maintenant enfin, nous arrivons au seul « partage » que, de façon étroite, sous l'influence de Lassalle, le programme ait en vue, c'est-à-dire à cette fraction des objets de consommation qui est répartie individuellement entre les producteurs de la collectivité. « Le « produit intégral du travail » s'est déjà métamorphosé entre nos mains en « produit partiel », bien que ce qui est enlevé au producteur, en tant qu'individu, il le retrouve, directement ou non, en tant que membre de la société. « De même que la locution de « produit intégral du travail » s'est évanouie, de même nous allons voir s'évanouir celle de « produit du travail » en général... » Nous ne reproduirons pas ici la démonstration qui suit. Elle est trop longue et elle est particulièrement obscure. Elle exige, en outre, une connaissance approfondie des idées de Marx sur la différence qu'il établit entre le travail et la valeur du travail, entre le produit et la valeur du produit. Mais les deux derniers paragraphes de cette démonstration suffisent à indiquer le fil directeur de sa pensée : « ...Abstraction faite de ce qui vient d'être dit, c'était une erreur que de faire, de ce qu'on nomme le *partage,* la chose essentielle et de mettre sur lui l'accent. « A toute époque, la répartition (*Verteilung*) des objets de consommation n'est que la conséquence de la manière dont sont réparties les conditions de la production elles-mêmes. Or cette dernière répartition est un caractère du mode même de production. Le mode de production capitaliste, par exemple, consiste en ceci que les conditions matérielles de la production sont attribuées aux non-travailleurs sous forme de propriété capitaliste et de propriété foncière, tandis que la masse ne possède que les conditions personnelles de production -- la force de travail. Les éléments de la production sont distribués de telle sorte que la répartition actuelle des objets de consommation s'ensuit d'elle-même. Que les conditions matérielles de la production soient la propriété collective des travailleurs eux-mêmes, une répartition des objets de consommation différente de celle d'aujourd'hui s'ensuivra pareillement. Le socialisme vulgaire (et par lui, à son tour, une fraction de la démocratie) a hérité des économistes bourgeois l'habitude de considérer et de traiter la répartition comme chose indépendante du mode de production et en conséquence de représenter le socialisme comme tournant essentiellement autour de la répartition. Les rapports réels ayant été depuis longtemps élucidés, pourquoi revenir en arrière ? » ([^14]) 39:60 Marx est toujours horriblement verbeux et confus. Néanmoins, dans le cas présent, on discerne assez bien sa pensée. Il estime, d'une part, qu'à l'entreprise on ne peut espérer donner au travail ce qui serait son produit propre (vu que ce produit propre n'existe pas). Il estime, d'autre part, et plus généralement, que le système de production détermine nécessairement le système de répartition. Étant donnée l'injustice du système capitaliste de production, c'est un leurre de vouloir corriger le système de répartition qui en procède. Ce système de répartition est et sera toujours injuste, car il est la conséquence du premier. Comme l'injustice du système capitaliste c'est la propriété privée des moyens de production, il faut abolir cette propriété. La répartition deviendra juste parce que la justice aura été instituée dans la production. Ce que dit Marx de l'impossibilité de définir le produit du travail, c'est-à-dire d'imputer au travail sa part propre dans le produit commun du capital et du travail (quoique son raisonnement ne s'établisse pas exactement dans cette ligne) est incontestable. Tous les économistes disent la même chose. Faut-il admettre, par contre, la relation nécessaire qu'il établit entre un système de production donné et le système de répartition qui l'accompagne ? Je serais tenté, pour ma part, de répondre par l'affirmative, production et répartition n'étant que l'avers et le revers de la même réalité économique. Mais cette réponse affirmative ne serait que celle de la logique pure. Il resterait à s'entendre sur ce qu'on appelle « système » (ou « mode », ou « structure ») de production et de répartition. Pour Marx, le « mode de production capitaliste » tient tout entier dans la propriété privée des moyens de production. Il en déduit, très correctement, que tant que cette propriété privée ne sera pas abolie la répartition ne changera pas, c'est-à-dire sera toujours aussi injuste. L'Histoire, comme la plus simple réflexion, démentent cette conclusion. Pourquoi ? Parce que le capitalisme ne consiste pas dans la seule propriété privée des moyens de production, mais dans cette propriété *en régime concurrentiel, individualiste et libéral.* Le jour où le droit de coalition et le droit de grève ont été reconnus aux salariés, les rapports de force entre ceux-ci et les patrons ont été complètement modifiés, et les salaires ont monté. D'autre part, la législation sociale a eu pour objet et pour effet de transformer la condition ouvrière. 40:60 Diminution de la durée du travail, réglementation du travail des femmes et des enfants, allocations familiales, sécurité sociale, etc., assurent aux salariés du XX^e^ siècle une vie qui n'est en rien comparable à celles que connaissaient leurs arrière-grands-parents du XIX^e^. L'évolution s'est faite principalement par la voie de la répartition, mais elle affecte également la production et la répartition. Elle s'est faite *principalement* par la voie de la répartition (allocations familiales, sécurité sociale, etc.), mais non pas *exclusivement* (car on peut estimer que le droit de grève et tout ce qui en est résulté touche d'abord la production). Elle affecte également la production et la répartition. Pour la répartition, c'est évident ; mais pour la production ce ne l'est pas moins. D'une part, en effet, le salaire et les conditions du travail sont, à l'entreprise, une donnée de la production. D'autre part, l'évolution du machinisme et, plus généralement, du progrès technique, est, en grande partie, une conséquence de l'accroissement des salaires et de l'amélioration des conditions du travail. Au plan national, c'est encore plus vrai. Si nous convenons d'appeler *progrès économique* l'augmentation du revenu national et *progrès social* l'amélioration de la condition des travailleurs, nous pouvons dire que progrès économique et progrès social sont en dépendance réciproque, ou du moins qu'ils l'ont été jusqu'ici. Nous disons bien en dépendance *réciproque,* car s'il ne peut y avoir progrès social (au sens indiqué) que dans la mesure où il y a progrès économique, le progrès social imposé peut être la cause du progrès économique qui le rendra possible. (A condition, bien entendu, que les équilibres nécessaires soient respectés ; sans quoi il n'y aurait qu'à décréter la semaine de six heures et le millionariat pour tous.) Il est très remarquable que le lieu de la planète où la condition du travailleur s'est le plus améliorée est l'Amérique. Or l'Amérique est le lieu du capitalisme par excellence, et celui où en plein XX^e^ siècle il est resté apparemment le plus proche de ce qu'il était au XIX^e^. La *propriété* privée des moyens de production, la *liberté* d'entreprise et la *concurrence* continuent de le marquer d'un signe distinctif par rapport à celui des nations européennes. Si les ouvriers y sont beaucoup mieux pourvus qu'ailleurs, c'est par la seule puissance de leur *syndicalisme.* On peut donc, nous le répétons, admettre qu'il existe une relation nécessaire entre la production et la répartition, mais on ne peut en déduire que la répartition ne changera pas (et que la condition des travailleurs ne s'améliorera pas) tant que le « mode de production capitaliste » subsistera -- pour la bonne raison que le mode de production capitaliste n'est pas une réalité figée et immuable. 41:60 Ou bien il faut définir le « mode de production capitaliste » par tous les traits (sans en oublier un seul) qui le caractérisent au moment où on l'évoque, et alors il va de soi que le mode de répartition qui l'accompagne demeure le même -- puisque rien ne bouge -- mais c'est une hypothèse purement abstraite -- puisque la vie est changement. Ou bien on définit le mode de production capitaliste par la seule propriété des moyens de production (comme fait Marx) et alors il est absurde de dire que la répartition ne peut pas changer, étant donné, d'une part, que la propriété peut revêtir mille formes très diverses et que, d'autre part, la propriété n'est qu'un élément du mode de production. En fin de compte, et pour résumer, nous pouvons émettre les deux propositions suivantes : 1°) Tout produit étant le résultat conjoint de l'association du capital et du travail, il est impossible de déterminer la part du capital et la part du travail. 2°) Production et répartition étant l'avers et le revers de la même réalité économique, on peut dire qu'à toute structure donnée de la production correspond une structure de la répartition qui y est liée par un rapport de nécessité -- et réciproquement. Mais comme les structures économiques incluent ou reflètent toutes les réalités matérielles et spirituelles qui composent la réalité sociale, elles sont en perpétuelle évolution. La structure de la production et la structure de la répartition se transforment ensemble -- par un jeu cybernétique où l' « information » est tantôt à l'une, tantôt à l'autre -- à partir des évolutions matérielles et spirituelles qui se manifestent dans la société (la « société » économique globale étant elle-même en relation cybernétique avec l'ensemble de la société humaine). \*\*\* UNE QUESTION, CEPENDANT, SE POSE. Si, dans le *produit,* on ne peut déterminer la part du capital et la part du travail, n'en est-il pas différemment dans le *bénéfice *? On pourrait, en effet, raisonner de la manière suivante. Si le produit total est le résultat de l'association du capital et du travail, le bénéfice, brut ou net, est *aussi* le résultat de cette même association. Peut-être est-il impossible de déterminer la *part* de chacun, mais chacun a un *droit.* On pourrait même aller plus loin et dire : le capital n'a droit qu'à un salaire fixe et tout le bénéfice appartient au travail -- le salaire n'étant qu'une avance sur ce bénéfice. 42:60 On pourrait dire tout cela, en effet. Et dans le second cas nous nous trouvons en présence d'une formule qui existe : c'est la société coopérative. Malheureusement, la réalité n'est pas si simple, ni si logique. Par exemple, la doctrine coopérative a bien pu faire des adeptes, elle ne s'est jamais répandue beaucoup. Pourquoi ? Parce que si la formule qu'elle préconise correspond bien à certaines activités, elle ne correspond pas aux autres. Il y a, selon l'expression d'un théoricien de la coopération, un « secteur coopératif ». Ce secteur, très délimité, n'a jamais pu déborder sur les autres secteurs de l'Économie. Dans le monde entier on trouve des coopératives agricoles et des coopératives de consommation. Nulle part, on ne trouve de coopératives de fabrication d'automobiles ou de production de pétrole. Jusqu'à présent, dans le monde « capitaliste », c'est la société de capitaux qui s'est révélée la formule la plus simple pour suivre le progrès technique et multiplier la richesse. *L'entreprise,* qui est la cellule de ce monde, repose sur le capital et donne aux propriétaires du *capital* l'initiative et le gouvernement. Le *travail* a ses droits définis par la loi et le *contrat.* En dehors de la loi et du contrat il n'a aucun droit. *Durus est hic sermo *? Attention ! Le Droit -- le droit positif -- a pour objet de créer l'ordre social, fondement de la justice sociale. Les injustices marginales qu'il engendre ne doivent pas masquer cette justice générale qu'il protège. Certes l'évolution de la société permet et recommande que le Droit lui-même évolue, et qu'à certains moments il « mue » en institutions radicalement nouvelles. Encore faut-il veiller avec soin aux évolutions nécessaires et n'innover qu' « en tremblant ». Car sous prétexte d'abolir des injustices on risque d'en créer d'autres beaucoup plus nombreuses et plus graves. Le mariage crée parfois des situations dramatiques. Faut-il supprimer le mariage et instaurer l'union libre ? Toutes les sociétés qui s'y sont risquées sont revenues au mariage ; et le débat n'est plus qu'entre la possibilité plus ou moins grande de le rompre ou de constater son inexistence. Il en est de même pour la propriété. Si le communisme a aboli la propriété privée des moyens de production, ç'a été dans le dessein très précis de « libérer » les travailleurs et de leur faire une vie plus juste et plus agréable. En réalité, les ouvriers soviétiques ont des conditions de vie très inférieures à celles des ouvriers « capitalistes » ; et si l'économie soviétique connaît certains succès spectaculaires, ce n'est pas sur le plan de la « répartition des objets de consommation » (dont parle Marx), mais sur le plan de la puissance collective et de la domination de la nature. 43:60 On peut *réformer* le système capitaliste. Nous allons y revenir. On l'a d'ailleurs déjà réformé profondément. Mais tant qu'il existe, l'entreprise obéit à des lois qui ne permettent pas de transformer substantiellement la nature du *salaire,* lequel procède d'un *contrat qui épuise les droits du salarié,* au sein du régime légal en vigueur. Deux points doivent être soulignés à cet égard. D'une part, le salaire peut revêtir les formes les plus diverses, y compris la participation aux bénéfices, mais c'est en tant que cette participation est contractuelle qu'elle devient un droit, et non pas pour une autre raison. D'autre part, qui dit salaire ne dit pas pour autant rémunération minimisée. Il peut y avoir de hauts salaires, et même de très hauts salaires. Le *caractère du salaire* doit être complètement distingué de l'*importance de la rémunération.* Bref, et pour en terminer avec cette question, dans le système capitaliste tel qu'il est, c'est-à-dire dans le régime juridique où il se meut, *les droits du salarié dans l'entreprise sont ceux qu'il tient du contrat* (individuel ou collectif) ou *de la loi.* Il n'y en a pas d'autres. Au *plan matériel,* ces droits peuvent être considérables. Ils peuvent même être aussi ou plus importants que ceux que, pour un revenu national donné, dégagerait tout autre système. Au *plan spirituel,* on peut estimer qu'ils ne correspondent pas parfaitement à la justice sociale -- en entendant par « justice sociale » un ensemble de relations correspondant à l'ordre juridique qui favorise le mieux dans un état social donné l'épanouissement de la personne humaine. Mais en ce cas, les réformes à effectuer ne se situent pas *d'abord* à l'entreprise ; elles se situent *d'abord* à la société. Le point d'application, voire le point de départ, peut en être l'entreprise, mais ce n'est pas l'entreprise qui est en mesure de les imposer en ordre général. L'exemple des allocations familiales est ici tout à fait caractéristique. *Une* entreprise, puis *quelques* entreprises ont commencé à majorer les salaires en fonction des charges de famille des salariés. Elles ont peu à peu développé un mode de rémunération plus conforme à la justice sociale que celui qui existait précédemment. Mais la loi a dû intervenir un jour pour sanctionner leur effort. Sans *la loi juridique, les lois économiques --* celles du « marché » -- auraient fini par faire échec aux allocations familiales. Le droit du salarié aux allocations familiales n'est un droit que depuis qu'il correspond à une obligation légale pour le chef d'entreprise. 44:60 Il l'eût été de même s'il avait été le résultat d'un contrat individuel ou d'une convention collective. Mais sans la loi ou le contrat le droit n'existe pas. Il faut bien voir que si, dans le Droit positif, il y a corrélation entre le *droit* personnel de l'un et l'*obligation* de l'autre, l'ordre moral comporte des obligations auxquelles ne correspond aucun droit. C'est une idée chère à Simone Weil, et parfaitement juste, que l'obligation est, en quelque sorte, la condition humaine. L'homme n'est qu'obligation -- obligation à Dieu et à autrui. Les droits se développent et se multiplient à mesure que les obligations deviennent plus profondément et généralement conscientes ; et le droit positif s'améliore à mesure que la justice sociale est plus vivement et plus parfaitement ressentie comme obligation. C'est en quoi consiste le progrès social -- progrès difficile à réaliser, car il peut y avoir les perversions de l'intelligence et de la volonté suscitant des droits générateurs de désordre et d'injustice ; il peut même y avoir cette perversion fondamentale qui consiste à placer le droit avant l'obligation et à faire dépendre celle-ci de celui-là ; on débouche alors dans l'injustice sociale institutionnalisée. Si le salarié n'a aucun droit sur les bénéfices de l'entreprise, le chef d'entreprise n'a-t-il pas, lui, des obligations quant à l'usage de ces bénéfices ? Certainement, mais ces obligations ne sont pas nécessairement à l'égard de son personnel. Elles peuvent être à l'égard de l'entreprise elle-même, à l'égard des actionnaires, à l'égard des consommateurs, à l'égard de la profession, de la région, de la société tout entière. Les bénéfices eux-mêmes, pour être identiquement des bénéfices en termes de comptabilité, peuvent être de nature très variée. Ils peuvent être licites ou illicites. Ils peuvent être importants ou minimes. Ils peuvent survenir après une période de déficits ou s'inscrire en suite de bénéfices très constants. Ils peuvent se situer dans une courbe croissante ou décroissante, etc., etc. On objectera peut-être à ces vues la phrase de l'Encyclique où le pape déclare que quand la « capacité de production » est « rapidement et considérablement accrue grâce à l'autofinancement », il « \[estime\] pouvoir affirmer que l'entreprise doit reconnaître un titre de crédit aux travailleurs qu'elle emploie, surtout s'ils reçoivent une rémunération qui ne dépasse pas le salaire minimum ». A notre avis, selon la distinction que nous avons posée ci-dessus, cette phrase indique une obligation morale pour l'entreprise et non pas un droit pour les salariés. Elle est, à cet égard, intéressante, ouvrant des perspectives qui nous semblent particulièrement heureuses -- comme on le verra plus loin. \*\*\* 45:60 DEPUIS QUELQUES ANNÉES il est beaucoup question d'intéressement du personnel aux résultats de l'entreprise. Intéressement à la productivité, aux économies, au chiffre d'affaires, aux bénéfices, au capital. L'idée qui préside aux exhortations officielles et officieuses prodiguées en faveur de cet intéressement n'est pas parfaitement claire. Il semble qu'elle soit double. Il s'agit, d'une part, d'augmenter la rémunération des salariés. Il s'agit, d'autre part, d'associer ceux-ci de manière plus intime à la vie des entreprises. Le succès n'a guère couronné les efforts poursuivis. En fait, un très grand nombre d'entreprises pratiquaient déjà des systèmes de salaires variables qui étaient, sous une forme ou sous une autre, des systèmes d'intéressement. Mais, pour le salarié, toute rémunération qui s'ajoute à un salaire de base est considéré comme un sursalaire ou un complément de salaire qu'elle qu'en soit la cause : heures supplémentaires, dépassement de normes, primes diverses (individuelles ou collectives), participations variées aux résultats globaux de l'entreprise. Quand des compléments de salaire deviennent suffisamment réguliers pour que le salarié les escompte avec une quasi-certitude, il en fait une part du salaire qu'il considère assez vite comme un dû. La raison de cet état d'esprit est compréhensible. Le salarié vit de son salaire. C'est sur son salaire qu'il bâtit son budget. Il peut être parfaitement consciencieux et même *s'intéresser* vivement à son travail, il ne *s'intéressera* jamais à l'entreprise pour des raisons d'argent dont l'origine tient à une gestion sur laquelle il est sans pouvoir et à laquelle il ne peut rien comprendre. Simplement trouvera-t-il naturel et juste de recevoir plus d'argent si les affaires marchent bien. A cet égard, son baromètre sera beaucoup moins les résultats comptables qu'on lui produira, et qui lui sont aussi mystérieux qu'ils peuvent l'être à l'actionnaire moyen, que le mouvement des heures supplémentaires et celui de l'embauche ou des licenciements. \*\*\* NOUS VOILÀ APPAREMMENT BIEN LOIN DU SUJET indiqué par le titre de cette étude. Pourtant, ce déblayage était nécessaire pour une meilleure compréhension de la suite. Les pages précédentes éclairent ce point qui nous paraît essentiel : *toute réforme tendant à assurer la diffusion de la propriété capitaliste chez les salariés est vouée à l'échec si elle se fonde sur l'idée que ceux-ci doivent recevoir, dans l'entreprise, la part exacte qui leur revient du fait de leur travail.* 46:60 L'erreur globale de cette conception est l'addition d'une suite d'erreurs diverses dont nous avons déjà indiqué les premières et qui résultent d'une analyse incorrecte de la réalité. L'analyse correcte s'établit dans la chaîne suivante : 1°) Il est impossible, dans le produit commun du capital et du travail, d'imputer ce qui revient au capital et ce qui revient au travail ; 2°) Le salaire est un *revenu.* Chaque fois qu'à un salaire de départ s'ajoutent des éléments nouveaux de rémunération, ces éléments sont encore du revenu pour les salariés, qui tendent à en faire du salaire. 3°) Quelle que soit la définition qu'on donne du revenu et du capital, et quelles que soient les frontières du revenu et du capital dans le domaine de l'argent, chacun sait ou sent que le revenu est ce qui sert à la dépense courante (essentiellement pour les biens de consommation ou pour des biens peu durables) et que le capital (en argent) est ce qui est conservé (soit sur un long temps en argent ou en biens mobiliers, soit pour l'acquisition de biens durables ou de production). 4°) Pour que le salarié acquière de la *propriété en général,* il faut dans tous les cas : -- *a*) que son salaire soit suffisant pour qu'il puisse épargner -- *b*) qu'il ait conscience de l'intérêt qu'il a à épargner. Dans la plupart des cas, il faut qu'il soit encouragé à l'épargne -- *a*) par l'information, l'éducation et la propagande -- *b*) par des avantages concédés aux modalités de l'épargne qui lui sont proposées. 5°) Pour que le salarié acquière de la *propriété capitaliste*, c'est-à-dire pour qu'il devienne propriétaire de valeurs mobilières, il faut -- dans l'état actuel de la société économique et du régime juridique qui la gouverne -- que l'information, l'éducation, la propagande et les avantages convergent pour l'orienter dans cette voie. 6°) Pour que le salarié acquière *une part de propriété dans son entreprise,* il faut qu'il en ait la possibilité et le désir, si son entreprise est une société dont les actions sont en vente libre. En ce cas, il les achète en Bourse comme tout le monde. En fait, dans l'immense majorité des cas, il n'acquerra des actions (cotées ou non cotées) de sa propre entreprise que si celle-ci lui rend l'opération aussi facile que manifestement avantageuse. Bref, ouvrir la propriété capitaliste aux salariés, soit d'une manière générale, soit dans leur propre entreprise, est aujourd'hui une tâche ardue. Juridiquement, le salarié n'a aucun droit sur la propriété de l'entreprise et psychologiquement, il est aussi mal préparé que possible à la propriété capitaliste. 47:60 C'est pourquoi les chefs d'entreprise qui, par un louable souci social, essaient de mettre la propriété capitaliste à la portée de leurs salariés se heurtent a mille obstacles. Et c'est pourquoi, surtout, on n'aboutira à rien en voulant généraliser les expériences réussies par le très petit nombre de ceux que des moyens exceptionnellement puissants mettent à même de les tenter et de les mener à bien. *Pour que la propriété capitaliste soit pleinement ouverte aux salariés il faut, et il suffit :* I\) *qu'une doctrine justifie la diffusion de la propriété capitaliste *; II\) *que des réformes de structure soient apportées à l'économie capitaliste.* Voyons ces deux points. **I. --** *Une doctrine.* Pourquoi ouvrir la propriété capitaliste aux salariés ? Est-ce pour augmenter leurs gains ? Non. Nous l'avons dit plus haut : par le salaire, l'ouvrier ou l'employé peuvent obtenir une rémunération égale ou même supérieure au revenu qu'ils obtiendraient par un autre mode de répartition. Ils peuvent même obtenir plus qu'il ne leur revient en justice ([^15]). Ce qui justifie la diffusion de la propriété capitaliste c'est tout simplement que la propriété est bonne en elle-même et que les biens qui résultent du progrès technique étant, de plus en plus, de nature collective, leur appropriation ne peut se faire que par la voie capitaliste. Celle-ci étant une voie étroite, dans le régime juridique actuel, il est nécessaire de l'élargir, sans quoi c'est la propriété elle-même qui sautera. De nationalisation en nationalisation, on débouche dans le communisme qui constitue, pour les individus et leurs associations, une diminution de richesse et une perte de liberté. Tout le débat tourne autour de la propriété elle-même. Non pas de la propriété telle qu'elle est juridiquement instituée *hic et nunc,* mais de la propriété considérée dans son essence et dans ses possibilités. Vaut-il mieux une société où la propriété soit reconnue et instituée ? Ou vaut-il mieux une société où elle soit abolie -- c'est-à-dire une société communiste ? 48:60 Le débat est ouvert depuis des siècles, depuis des millénaires. L'immense majorité des philosophes et des penseurs de toutes disciplines ont affirmé les vertus de la propriété, et d'ailleurs son caractère naturel. L'Histoire révèle, d'autre part, que le progrès social a toujours été de pair avec la plus grande diffusion et le meilleur aménagement de la propriété. Certes on peut être partisan de l'abolition de la propriété en général, ou simplement de la propriété des biens de production. On peut être partisan de n'importe quoi. Nous disons simplement que si l'on admet le caractère naturel et les vertus de la propriété -- bref si l'on est, comme on dit, « partisan de la propriété » -- la nature présente et future des biens appropriables appelle une diffusion de la propriété capitaliste. Ce n'est donc pas *dans l'entreprise* qu'il faut chercher d'abord la justification de la propriété capitaliste pour les salariés, mais *dans la société.* *Une société où la propriété est largement répartie est une société plus juste, plus pacifique et mieux équilibrée.* *Le droit des salariés à la propriété capitaliste n'est donc qu'un droit latent, un droit virtuel qui prend sa source* *dans le bien commun de la société et non pas dans l'équitable répartition des fruits de l'entreprise.* Il y a cependant une seconde raison qui fonde le droit des salariés à la propriété capitaliste : c'est que la plus profonde justification de la propriété est le travail et qu'en conséquence, corrélativement, le travail doit pouvoir déboucher dans la propriété. Les institutions juridiques ont pour objet de favoriser cet accès à la propriété. Il ne peut être question que chacun soit propriétaire de ce qu'il fait, sans quoi le salariat et plus généralement l'association serait impossible. Mais dans le domaine des activités à l'échelle de l'individu le salarié peut espérer devenir propriétaire de ses moyens de production par l'épargne et le crédit. Tandis que dans le domaine des activités à l'échelle des collectivités, ou du moins des collectivités importantes, le salarié ne peut habituellement espérer devenir propriétaire de ses propres moyens de production. Encore une fois, on peut répondre que la propriété des objets de consommation suffit et qu'on peut vivre heureux et dans l'aisance en restant salarié toute sa vie. C'est, de nouveau, le débat sur la propriété ; et on revient à l'alternative : ou bien l'abolition de la propriété privée des moyens collectifs de production, ou bien la diffusion de cette propriété. 49:60 Si on croit, comme nous le croyons, que le communisme engendre des maux immenses par la confusion qu'il institue entre les mêmes mains de la propriété économique et de l'autorité politique, il faut donc faire en sorte que la propriété du capital ne soit pas réservée au petit nombre mais qu'elle s'étende au plus grand nombre. Cependant comme, d'autre part, il faut que la puissance du capital puisse être concentrée pour répondre aux nécessités de la technique moderne, il est nécessaire d'envisager, à la fois, la possibilité de la diffusion de la propriété capitaliste et la possibilité de la concentration de son usage. Ce qui revient à dire que le système des sociétés de capitaux doit être maintenu, mais que la propriété des capitaux doit être diffusée par des moyens nouveaux, car cette propriété tend aujourd'hui à rester dans les mêmes mains. Le capitalisme moderne, dans nos institutions, fait une société close des capitalistes. Il faut en faire une société ouverte ([^16]). Ce qui exige des réformes de structure. **II. --** *Des réformes de structure.* Pour faire des réformes de structure valables, on doit prendre conscience avec beaucoup de précision du but que l'on vise. Qu'est-ce qui est souhaitable ? Il est souhaitable 1°) que le salarié puisse trouver l'épanouissement de sa personnalité et les conditions premières de sa liberté dans la propriété des objets de consommation semi-durables qui sont le cadre de sa vie et dans la propriété d'une maison d'habitation permanente ou de vacances ; 2°) qu'il soit relié à son entreprise par la co-propriété d'un patrimoine commun ; 3°) qu'il participe à la propriété du capital général qui est de nos jours l'instrument principal du progrès technique et du développement économique. *Le premier point* n'appelle pas d'observations bien nombreuses. Il appartient au salarié d'acheter à son gré les biens semi-durables qu'il désire. Il peut être simplement informé et guidé par des groupements privés. En ce qui concerne la maison, l'État devrait favoriser, par la fiscalité et le crédit, une acquisition qui est aujourd'hui très difficile. *Le second point* est très important. Pour diverses raisons que nous avons dites ailleurs il n'est pas habituellement souhaitable, et il serait du reste extrêmement difficile, que les salariés acquièrent une part importante du capital de l'entreprise où ils travaillent. 50:60 Il est, par contre, souhaitable qu'ils soient co-propriétaires collectivement de ce qui constitue le cadre permanent de leur travail, qui entre dans la catégorie de ce qu'on appelle le « social » c'est-à-dire de ce qui n'est pas en rapport direct avec la production. Pour ce faire, la meilleure manière est de constituer deux personnes morales : l'une qui est la société de capitaux traditionnelle, l'autre qui serait la communauté des travailleurs de l'entreprise. Chacune aurait son patrimoine propre : Les règles de constitution et d'alimentation du patrimoine communautaire seraient posées par la loi. Il y faudrait la plus grande souplesse. Le *troisième point* concerne la propriété capitaliste proprement dite. Nous avons dit ailleurs comment la diffusion nous paraissait pouvoir en être assurée parmi les salariés grâce à des sociétés d'investissement (ou des fonds de placement), dont les salariés recevraient des parts selon des barèmes à mettre au point. Quoique la création de telles sociétés d'investissement soient dès maintenant juridiquement possible, les difficultés et les frais sont tels qu'on ne peut escompter leur floraison que si l'État prend les dispositions nécessaires, fiscales notamment, pour que les entreprises puissent s'engager dans cette voie. La loi est d'ailleurs indispensable si l'on envisage, comme nous l'estimons utile, que les entreprises affectent obligatoirement une part de leurs ressources à l'alimentation de ces sociétés d'investissement. \*\*\* ON VOIT À QUEL POINT ce schéma s'éloigne de celui qui est présenté sous l'expression de l' « intéressement du personnel aux résultats de l'entreprise ». L'intéressement, tel qu'on le conçoit, n'est qu'une augmentation de salaire déguisée, et il ne peut guère être autre chose, l'entreprise n'ayant que des possibilités limitées d'action au sein d'un régime juridique et fiscal qui la gouverne étroitement. Quand Marx disait que la condition *matérielle* des travailleurs ne peut être améliorée en régime capitaliste parce que les modalités de la répartition sont fonction des modalités de la production, il se trompait, car des obligations ou même des possibilités légales instituées à la répartition permettent une transformation profonde de la rémunération et du bien-être. Mais il voyait juste quant à la condition sociale des salariés, en ce sens que les réformes de structure sont toujours d'abord des réformes concernant la *propriété,* parce que c'est la propriété qui est la *catégorie fondamentale* de l'Économie. Il en déduisait la nécessité de *l'abolition* de la propriété. Nous en déduisons la nécessité de sa *diffusion.* 51:60 La diffusion de la propriété capitaliste peut se faire de diverses manières. Si on la fonde principalement sur la relation du travail au produit, c'est au sein de l'entreprise qu'on développera cette propriété. Si on la fonde davantage sur le bien commun de la société, c'est à l'extérieur de l'entreprise qu'on la développera (par des sociétés d'investissement). Les deux formules sont acceptables, (on peut d'ailleurs les combiner), mais la seconde nous paraît préférable en raison de la rapidité prodigieuse du progrès technique. L'Encyclique *Mater et Magistra* semble incliner à la première, tant par le paragraphe où il est question de l'autofinancement que par celui où il est proclamé désirable « que les travailleurs arrivent à participer à la propriété des entreprises » ([^17]) -- c'est-à-dire : de leurs entreprises respectives (le texte latin est : *optandum est ut... opifices in partem possessionis sensim veniant suae cujusque societatis*)*.* Même si on préfère la première formule, il est évident que la seconde vaut mieux, en tout cas, que la nationalisation. C'est pourquoi nous l'avons nous-même vigoureusement soutenue à l'époque où les nationalisations étaient à la mode ([^18]). Ce qu'il importe de ne pas oublier -- et on l'oublie généralement -- c'est que la justice sociale ne concerne pas uniquement, ni même principalement l'argent. Certes la justice consiste à rendre à chacun son dû, *reddere cuique suum,* mais ce dû n'est pas nécessairement de nature pécuniaire. Les tribunaux, qui rendent la justice, arbitrent mille débats où les intérêts matériels sont inexistants ou ne sont qu'accessoires. La diffusion et le bon aménagement de la propriété sont le meilleur moyen de la plus juste répartition des biens matériels, mais ils sont aussi le meilleur moyen de la plus juste répartition des biens spirituels qui sont liés normalement à l'usage des choses : bien-être, liberté, bonheur, sens des responsabilités, accomplissement des facultés actives de l'homme. S'il ne s'agissait que de pain, de vacances et de sécurité, le régime salarial du capitalisme n'aurait pas à être modifié et le communisme lui-même aurait peut-être des vertus. Mais il s'agit d'autre chose, et presque du contraire. Il s'agit d'aider l'homme à libérer ce qu'il a de meilleur en lui. La propriété comporte autant d'obligations que de droits ; et le droit à la propriété est davantage le droit à assumer ces obligations qu'à recevoir des avantages dont les aspects matériels peuvent être obtenus autrement. 52:60 Il est d'ailleurs remarquable que tous les textes pontificaux insistent sur ce point. La justification, profonde de la propriété et du principe de subsidiarité, « est pour Jean XXIII comme pour ses prédécesseurs, *la participation du plus grand nombre au sentiment et à la réalisation du bien commun.* C'est de là qu'il faut partir pour la construction de tout système qui assurera aux salariés leur participation au capital des entreprises ([^19]). Louis SALLERON. 53:60 Une anticipation de Louis Veuillot ### Du « canon rayé* *» à la bombe atomique par Henri MASSIS de l'Académie Française. DEUX MATÉRIALISMES, enivrés de progrès technique et fascinés par la Machine, se disputent l'Empire du Monde. Il ne s'agit, pour l'un comme pour l'autre, que de productivité. Mais le matérialisme totalitaire de Moscou a sur le matérialisme capitaliste de Washington l'avantage d'exercer sur les masses une emprise que n'a point celui qui est fondé sur le seul pouvoir de l'argent. Les principes rigides du puritanisme qui ont longtemps servi de règle à la société américaine, ces principes sont battus en brèche, et le faux libéralisme, issu de la philosophie du XVIII^e^ siècle, n'a rien à leur opposer d'efficace. La vie morale de l'Amérique s'est ralentie dans la mesure même où sa prospérité matérielle s'est accrue, et le matérialisme américain est devenu pour le monde un danger en tant qu'il s'y répand comme un désir de jouissance, un abandon à la facilité, une forme contagieuse de non-résistance au mal, un vice de la volonté. Si la Russie des Soviets, elle aussi, s'américanise, le matérialisme russe, lui, est d'essence religieuse : il a fait de la Machine une religion sans surnaturel ; il l'a adoptée comme une sorte de Révélation technocratique, où l'homme s'adjuge le rôle d'arbitre de la Création et préordonne le futur au nom du Sens de l'Histoire, -- de l'Histoire hypostasiée, érigée en divinité dans l'esprit des masses converties, de l'Histoire « qui propose au genre humain un *ersatz* de Dieu ». C'est le type de société nouvelle et d'homme nouveau que l'idéologie communiste entend, en effet, établir ; et, à cet égard, elle se présente comme « une idée totale qui transforme en un sens religieux et magique le désir matériel des sociétés ». 54:60 Il s'agit, en effet, pour le communisme soviétique de « changer l'homme », afin d'évincer le Dieu transcendant dont il est l'image ; il s'agit de créer un être humain qui soit lui-même le Dieu, sans nul attribut supratemporel, un être humain qu'il faut tout d'abord désindividualiser, et dont la joie sera de se dévouer au *tout,* d'être un organe de la communauté révolutionnaire, en attendant le jour où il trouvera dans le triomphe de l'Homme collectif sur la nature une personnalité transfigurée. C'est parce que l'idéologie communiste est une religion qui répond à une religion. D'une religion, le matérialisme russe a la foi. Sûr de détenir la vérité, ses affirmations sont des dogmes. D'une religion, il a aussi l'espérance -- une espérance qu'il sait propager. Aussi bien le messianisme slave est-il d'une certaine manière aussi vivace dans sa volonté d'organisation matérielle du monde que le christianisme russe de jadis. Certes, « ce monde exemplaire appuie ses thèmes de propagande et sa superstructure idéologique sur le marxisme-léninisme », dit Alberto Marinelli ; mais, ajoute-t-il fort justement, « son âme consiste en une ethnie expansionniste, où la langue, la littérature, la mentalité, la tradition populaire slaves restent l'élément premier ». Il y a là, en effet, une disposition profonde de l'âme russe, secrètement accordée aux appétits de domination du panslavisme. C'est une sorte d'impérialisme théocratique athée que, dans son éternel désir *d'expansion,* la Russie des Soviets prétend instaurer sur la terre ; et c'est avec une espèce d'ivresse mystique qu'elle se propose d'être la Troisième Rome, qu'elle s'arroge un pouvoir papal -- opposé sans doute à celui de cette Troisième Rome que prophétisaient les voyants de la Sainte Russie, mais c'est au fond la même croyance en sa mission historique -- mission qui a pour objet, en édifiant la Russie communiste, d'unifier l'univers, de consacrer cette universalité terrestre comme un nouvel Absolu à la portée de l'homme, de promouvoir une Nouvelle Alliance, et de livrer ainsi à l'humanité les clefs de son royaume. C'est cette Rome future, c'est une préfiguration de l'avenir de toute l'humanité en marche vers la *terre promise,* c'est la promesse de l'Age d'Or que M. Krouchtchev, dans son discours du 31 juillet dernier, a annoncée sur un ton qui était celui d'un mage et presque d'un thaumaturge. Détenteur de l'autorité spirituelle qui guide et anime le grand corps soviétique, il y parla de la mise en commun des biens matériels comme on parlerait de la mise en commun des mérites et des grâces. C'est une *charte du bonheur* qu'il y élabore pour les prochaines décennies, et cela sous les espèces d'un développement constant de la science et de la technique, où toutes les richesses couleront à flot. 55:60 Oui, un grand bonheur futur, l'assurance matérielle pour tous, l'homme affranchi de la pauvreté et de l'insécurité : augmentation des salaires, suppression des impôts, accroissement des fonds publics distribués à la population sans qu'il soit tenu compte de son travail, gratuité totale des écoles, des soins médicaux, des retraites, gratuité des services publics, des transports, passage progressif à la gratuité des repas, que sais-je encore ! Bref, et grâce à l'application bureaucratique et administrative d'un « bonheur au cadastre », le réveil de la vieille espérance d'un paradis terrestre, où les biens matériels seront produits et distribués « comme l'eau, le gaz et l'électricité » ([^20]). Et M. Krouchtchev, de dénoncer du même coup la vanité des croyances religieuses, nées dans le passé de l'asservissement des hommes, de l'oppression sociale, de la méconnaissance des phénomènes naturels, car « la science moderne, dit-il, ne laisse pas de place pour les inventions fantastiques relatives à des forces surnaturelles » ! Elle ne connaît, en effet, que les « inventions fantastiques » de forces matérielles qui sont des forces de Néant ! Cette puissance explosive que le Russe communique à tout ce qu'il touche prend ici un caractère infernal, et l'on imagine, au terme, le suicide général de cette humanité qui aura perdu son âme à la recherche des moyens les plus perfectionnés de vivre et qui, les ayant trouvés, fera sauter la machine, car on ne violente pas, au-delà de certaines limites, les conditions de l'humaine nature. Trois mois ne s'étaient pas passés depuis le discours enchanteur de M. Krouchtchev qu'éclatait la bombe soviétique de 50 mégatonnes. Mais, en l'occurrence, une guerre mondiale serait-elle autre chose qu'une péripétie pour l'établissement du socialisme qui doit apporter le bonheur sur la terre ! ... Voilà ce qu'il y a cent ans, le génie divinatoire d'un Louis Veuillot avait annoncé dans un avertissement où se formulent, non sans angoisse, des vues d'une ampleur surprenante. Le grand écrivain catholique avait d'ores et déjà montré que « l'athéisme de ceux qui idolâtrent la technique et le développement mécanique des événements finit par devenir ennemi de la vraie liberté humaine, car il traite l'homme comme les choses inanimées d'un laboratoire. » ([^21]) Cette anticipation parut le 21 juillet 1859 dans l'*Univers.* 56:60 Soucieux qu'il n'était que de l'humanité, de toute l'humanité, Veuillot avait donné pour titre à ses considérations : *le Canon rayé* ([^22]), cette arme que la « nouvelle artillerie » venait d'inventer et qui était alors l'arme absolue, l'arme de la décision, comme on le dit aujourd'hui de l'arme nucléaire. Veuillot y montre la puissance monolithique d'un État fondé sur la force, le socialisme devenu l'instrument de l'impérialisme universel, l'appareil militaire, bureaucratique et policier d'une formidable puissance qui réduit le peuple au silence, l'homme rendu passif, conditionné, sans initiative, sans *liberté !* Tout y est, tout est dit, et il suffit, en le lisant, de faire, dans l'ordre des inventions techniques, les transpositions qui d'elles-mêmes s'Imposent. Il n'y a pas jusqu'à l'électricité dont Veuillot ne prédise l'emploi ! (La victoire du régime communiste, selon Lénine cité par Krouchtchev, n'implique-t-elle pas *l'électrification totale *?) Aussi croyons-nous devoir reproduire ce texte prémonitoire : \*\*\* #### LE CANON RAYÉ L'humanité veut jouir (M. V. Considérant, Disc. à l'Assemblée Nationale, 1848). La Révolution est une doctrine philanthropique. Elle a de grandes vues sur le bonheur du genre humain... Ce sera, comme on sait, l'affranchissement universel, l'égalité universelle, la fraternité et le bonheur universels. Nous avouerons de bonne foi que ce programme ne nous semble plus absolument chimérique. Pour le remplir, l'humanité s'est débarrassée de beaucoup d'entraves qui semblaient invincibles ; elle a trouvé des moyens d'exécution imprévus, particulièrement la *nouvelle artillerie...* Avec cet engin, il est vrai, l'art de donner la mort, toujours si cultivé des hommes, a fait un pas de géant. La Révolution ne s'en afflige pas : dès longtemps elle a découvert que le progrès a besoin de la mort ; elle s'y résigne. 57:60 Nous pouvons maintenant entrevoir comment le mépris de toute règle ancienne, l'amour enthousiaste de toute nouveauté en tout genre, la décadence simultanée des préjugés, des souverainetés et des magistratures, mettront l'ordre sur la terre ; comment, alors, la terre entrera dans une paix générale et profonde, comment il n'y aura plus de guerre, plus de sédition, plus de misères et même plus de crimes... ni de vertus... Moyennant cette force nouvelle, des théories naguère extravagantes deviennent plausibles, des préjugés naguère puissants, presque à l'épreuve de la presse, sont décidément anéantis. Éclairés par l'instinct suprême des doctrines qui doivent triompher, les socialistes pressentaient que quelque chose d'irrésistible leur viendrait en aide du côté de la matière et que le Messie sortirait d'un alambic. Ils se tournaient vers ce qu'ils appellent *la Science,* ils lui demandaient un engin : ils savaient que l'humanité qui « veut jouir » n'est plus une humanité faite pour résister à la force. L'homme qui possède la presse, la vapeur, l'électricité et enfin la nouvelle artillerie, diffère essentiellement de celui que l'on avait jusqu'à présent connu et qui servait de base à des raisonnements désormais abrogés. Ces forces, que l'homme d'aujourd'hui possède, elles le possèdent aussi ; elles l'engagent dans des faiblesses démesurées comme son orgueil et qui achèvent de le changer du tout au tout. L'homme est devenu trop fort pour pouvoir se dompter sur le goût des jouissances matérielles. L'homme n'a plus le tempérament que l'Évangile lui avait fait ; il ne veut plus de la destinée que l'Évangile lui promet, il en cherche une autre. A moins que Dieu n'intervienne, cette autre destinée se prépare. L'homme s'est dégagé des idées de famille, de religion, de patrie. On compte ceux qui ont encore un foyer, un autel, des tombeaux ; qui souhaitent de mourir au lieu de leur naissance, qui voudraient conserver quelque chose de leur père, léguer quelque chose d'eux à leurs enfants. Il y a de vieilles fiertés, de vieilles décences qui passent tout à fait de mode ; de vieux titres et de vieux usages qui ont perdu tout leur prix, parce qu'ils sont *vieux.* En tout, la vieillesse fait horreur, mais surtout la vieillesse des principes et des institutions. Les patries sont vieilles, la Monarchie a quatorze cents ans, la Papauté dix-neuf cents ans, le Mariage dix-neuf cents ans, la Paternité six mille ans ; le travail, les soucis, les freins et les contraintes ne remontent guère moins haut ; Dieu, dont le nom seul renferme toutes ces gênes, Dieu, *qui est le mal,* a dit impunément l'Impie -- Dieu est depuis toujours ! C'est bien vieux. N'en finira-t-on pas ? Ne serons-nous pas déchargés du travail, de l'inégalité, des intempéries, du respect filial, du bonheur conjugal, du poids des enfants, de toutes les servitudes domestiques ? Ne pourrons-nous pas discipliner le globe de façon à nous le donner vraiment pour demeure, une demeure où l'on trouvera partout des cuisines, des théâtres et des almées et Dieu seulement quand on le voudra ! 58:60 Ainsi, depuis cent ans, se lamentaient les sages, protestant et prouvant qu'ils ne demandaient rien que de juste et de possible. Ils ont eu des disciples partout : dans la littérature, dans les arts, dans les sciences, dans l'État. Ils ont rendu impopulaires toutes les vérités qu'ils attaquaient. Ils ont, pièce à pièce, tantôt par les révolutions et les destructions, tantôt sous prétexte de restauration et de reconstruction, démantelé, ruiné, pulvérisé le vieil édifice. Ils ont, couche par couche, imbibé l'esprit public de leurs idées ; ils ont fait les lois, ils ont fait les mœurs, ils ont fait les coutumes, ils ont fait les désirs... Il ne leur manquait qu'une force à laquelle rien ne pût résister, là où l'esprit de changement et de trahison hésitait encore devant l'impossible. Cette force fait présentement son entrée dans le monde. Lorsque les nations chrétiennes auront plus ou moins joué du « canon rayé », et se seront à ce jeu de plus en plus déchristianisées, nécessairement un jour viendra où une seule nation, c'est-à-dire une seule race, possèdera plus de canons rayés que toutes les autres. Jour mémorable dans l'histoire des hommes. Ce jour-là sera instituée la fraternité des peuples ; sur les débris de toutes les nationalités abolies, et l'on pourra dire : *l'Empire est fait,* Ce sera l'Empire du monde. Ce sera cet empire universel, ce rêve ancien de la folie humaine, dont aucune raison ne redoutait l'accomplissement, parce qu'aucune raison ne jugeait possible que Dieu voulût abandonner et flageller le monde à ce point de le mettre tout entier sous le pouvoir d'un homme qui ne craindrait pas Dieu... Quand l'heure de l'Empire universel viendra, où se trouveront les bras pour résister, mais surtout où se trouveront les cœurs ? La force aura fait sauter toutes les frontières en même temps que tous les remparts ; il n'y aura plus de rochers, plus de cavernes, plus d'îles ni de déserts où la liberté puisse espérer un refuge ; mais ce qui manquera surtout, ce seront les volontés, ce seront les âmes. La fleur fière et virile des populations sera tombée sur les champs de bataille. Dans le demeurant, le fléau des doctrines aura fait d'autres ravages. En même temps que les sociétés auront subi les batailles, elles auront aussi passé par les révolutions. La Révolution aura frappé, dépossédé, insulté, démoralisé ; elle aura violenté et dégradé les âmes. Dans l'âme qui s'est soustraite à l'autorité de Dieu, plus de remparts contre l'autorité de l'homme ; à côté de l'orgueil incrédule, plus de noble et sainte fierté, plus d'espérance du ciel, mais un attachement lâche à la vie et aux plus basses jouissances de la vie. Cela, c'est l'immuable nature humaine, que rien ne changera. L'homme ainsi fait ne demande plus à la société qu'une police qui protège sa vie et qui le laisse jouir. Or, après ces fatigues de la guerre et ces aveuglements et ces terreurs de la Révolution, le suprême vainqueur donnera et promettra mieux. 59:60 Partout le vainqueur trouvera une chose, partout la même, la seule que la guerre et la Révolution n'auront nulle part renversée, la Bureaucratie ! Partout les Bureaux lui auront préparé la voie, partout ils l'attendront avec un servile empressement. Il s'appuiera sur eux, et l'Empire universel sera par excellence l'Empire de l'Administration ; ajoutant sans cesse à cette machine précieuse, il la portera à un point de puissance incomparable. Ainsi perfectionnée, l'Administration satisfera tout à la fois son propre génie et les desseins du Maître, en s'appliquant à deux œuvres capitales : la réalisation de l'égalité et du bien-être matériel jusqu'à des limites inouïes ; la suppression de la liberté jusqu'à des limites inouïes. Ces deux propositions n'ont rien d'inconciliable. Lorsque, en pleine Assemblée constituante, Fourier, ce Mahomet de cuisine, s'écriait : *l'Humanité veut jouir !* c'est absolument comme s'il avait dit : *L'Humanité veut être esclave.* Car la liberté chrétienne, la seule liberté véritable, implique dans une large mesure la répudiation de ces jouissances, dont il faut nécessairement que la dignité humaine paie le prix... Lisez les écrits des philosophes les plus brutaux, des socialistes les plus fous... Ces hommes nouveaux ont insulté à la vieille nature humaine, à tout ce qu'elle avait de pur, à tout ce qu'elle faisait de grand, à tout ce qu'elle honorait de bon. Ils l'ont diffamée, opposant superbement à sa règle austère leurs fangeuses utopies... Lisez leurs livres... Lisez-les. C'est cet Évangile qui établira dans le monde le possesseur futur de la force révolutionnaire, mais par les mains de l'Administration ! Et l'Humanité sera venue à ce point d'ignominie de l'accepter et de la bénir ! Voilà donc que la force règne et ne veut plus de contrepoids dans les consciences. Le Vicaire de Jésus-Christ, le représentant de la Miséricorde et de l'amour redescend aux catacombes. Là, surveillé, méprisé, il garde fidèlement la lumière, que l'on a pu bannir mais que rien ne peut éteindre. Il y a encore un Pape : c'est un fantôme, réduit à une telle impuissance et si abandonné que l'on peut croire qu'il n'est plus. A la place du Pape, pour pasteur de l'humanité, il y a ce maître de la Force, ce représentant du Prince des ténèbres qui est aussi le Prince du monde, ce vicaire du diable, ce César universel ! ... Le vieux rêve de Byzance, le rêve de tous les schismes et de toutes les hérésies est enfin accompli comme il devait s'accomplir, par la coalition de toutes les incrédulités : l'Empereur est pontife, c'est le vrai pape. Un pape à cheval : un collège de cardinaux à épée, grands surintendants de police, des évêques porteurs de sabres, grands commissaires de police ; un clergé porteur de bâtons, formant le corps ou plutôt l'armée de la police, armée dont on ne voit aujourd'hui que le linéament et l'ébauche. 60:60 Dans le peuple, une dévotion prompte, profonde, ardente : *la terreur.* Assurez-vous bien que le culte du pape sera très suivi. Le pape pourra se dire infaillible : il aura pour foudre, dans son Vatican, le canon rayé. Par cette bouche qui s'ouvrira partout, il publiera ses bulles et décrets, et aucun conseil n'aura l'envie d'y biffer aucune clause contraire aux libertés nationales. Il ne se contentera pas d'être respecté, il voudra être adoré. Il le sera autant qu'il le voudra, dans la forme qu'il voudra. Sa police vole sur les chemins de fer, ses décrets volent sur le fil électrique. Le fil électrique ! Les hommes d'aujourd'hui sont fort entichés de cette machine... « Le télégraphe électrique, disent-ils, porte nos pensées avec la rapidité de la foudre » ... Un jour, le télégraphe électrique vous portera les pensées du Maître, c'est-à-dire ses ordres ; et il rapportera vos protestations d'obéissance qui seront vos seules pensées... Quel que soit le caprice du Maître, quelque insulte qu'il se plaise de faire à l'espèce humaine, l'espèce humaine obéira par le télégraphe électrique ; et il y aura toujours une prime proposée au savant qui trouvera quelque chose de plus prompt. ...On verra les savants, les orateurs, les poètes à ses pieds ! Quel zèle pour amuser le maître ! Quel génie pour le flatter et pour le servir ! Quelle émulation pour entrer dans sa police, pour lui dénoncer les rebelles, pour les juger, pour les frapper, pour les déshonorer après le supplice ! Et s'il veut que l'on boive leur sang, on le boira ; et s'il veut que l'on mange leur chair, on la mangera ! Mais il ne le voudra point ; il sera *philanthrope.* Il n'emploiera que des répressions douces ; la science lui fournira les moyens de condamner un homme à la maladie, à l'infirmité, à l'imbécillité ; il en pourra condamner au plaisir, il en pourra condamner à la vertu : peu se verront accorder la mort. Ce sera un État très-régulier, une civilisation très-brillante. Les sciences, en continuel progrès, entasseront miracles sur miracles. La perfection de la police et de l'administration fera régner une égalité parfaite... Tout homme pourra toujours monter, toujours descendre ; nul n'aura d'ancêtres ni de postérité, il ne possèdera rien qui ne soit au public. Force gens de lettres, force artistes, force histrions, des mimes, des bouffons dans tous les carrefours, sur des théâtres magnifiques. Savants, artistes, gens de lettres, histrions, bouffons et mimes s'efforceront d'inventer des jouissances et de mettre en appétit tous les sens qui auront toute liberté. La police prendra soin que l'on s'amuse, et ses freins ne devront jamais gêner la chair. 61:60 L'Administration dispensera le citoyen de tout souci. Elle fixera sa situation, son habitation, sa vocation, ses occupations. Elle l'habillera et lui attribuera la quantité d'air qu'il doit respirer. Elle lui aura choisi sa mère, elle lui choisira son épouse temporaire, elle élèvera ses enfants. Elle le soignera dans ses maladies. Elle ensevelira et brûlera son corps et déposera ses cendres dans un casier avec son nom et son numéro. Lorsqu'il voudra se rendre en promenade à l'une ou l'autre des extrémités de la terre, rien ne lui sera plus facile. Il n'aura, comme pour faire toute autre chose, qu'à obtenir la permission de la police. Mais pourquoi changerait-il de lieux et de climats ? Il n'y aura plus de lieux différents, ni de différents climats, ni aucune curiosité nulle part. L'homme trouvera partout la même température modérée, les mêmes usages, les mêmes règles d'administration, et infailliblement la même police, prenant de lui les mêmes soins. Partout on parlera la même langue, les bayadères danseront partout le même ballet. L'ancienne diversité serait un souvenir de l'ancienne liberté, un outrage à l'égalité nouvelle, un outrage plus grand aux Bureaux qui seraient soupçonnés de ne pas pouvoir établir partout l'uniformité ! Leur fierté ne souffrira point cela. Tout sera fait à l'image du chef-lieu de l'Empire et du monde. Il n'y aura plus de guerre, puisque le « canon rayé » aura percé et fait sauter toutes les frontières. Il n'y aura plus de révolutions : pourquoi et comment des révolutions ? Pourquoi des révolutions puisque l'égalité sera générale et absolue ? ... Puisque l'on sera nourri, chauffé, vêtu, amusé ? Puisqu'il n'y aura ni tien, ni mien en quoi que ce soit ? Puisque l'on aura éteint la superstition, suivant l'évangile matérialiste ? Puisque tous les gens de lettres, tous les artistes, tous les philosophes seront dans la police se surveillant les uns les autres ? Comment des révolutions puisque l'Administration sera partout, possédant l'électricité pour être avertie, la vapeur pour accourir, les armes de précision pour frapper ? Puisqu'il n'y aura plus de recoin ignoré dans le monde tout entier enveloppé de sa cage de fils électriques ; plus de rues tortueuses dans les villes, plus de cave au soupirail de laquelle ne veille un homme de police fidèle, investi de pouvoirs illimités. Alors, aucune voix ne sera autorisée à parler sur la terre qui ne dise : tout est bien. Les vœux de l'Humanité sont accomplis : l'Humanité boit, mange et s'amuse ; elle est affranchie de la superstition et de l'inégalité. Elle règne chez elle et sur elle-même. Elle possède tous les biens que tous les sages ont désirés : l'Humanité est Dieu ! Et il n'y aura pas une voix qui, entendant cette voix, ose ne pas répondre : *Amen !* C'est une erreur de croire que l'Humanité, sans la religion et sans la famille, deviendrait une bête féroce ; bien administrée, elle deviendra simplement une bête lâche. 62:60 Sans doute, au milieu de ces perfections et de ces jouissances, quelques esprits sentiront qu'ils ont encore une chose à désirer et formeront encore un vœu : celui de mourir. Ces insensés et ces téméraires seront rares, et leurs vœux appelleront en vain la mort. Ne mourra pas qui voudrait mourir : *Et in diebus illis quærent homines mortem, et non invenient eam et desiderabunt mori, et fugiet mors ab eis.* Quoi donc, les savants de l'État se laisseraient vaincre et ne sauraient pas empêcher les hommes de vivre ou de mourir sans la permission de l'État ! Lorsque l'Administration voudra qu'un homme meure, il mourra ; lorsqu'elle aura décrété sa vie, il lui faudra vivre. Non, non, un pervers n'aura pas congé de se soustraire volontairement à ces joies, à ce beau spectacle, à cette police adorée, et de se faire tuer pour avoir le plaisir de désobéir au Maître et d'enlever un administré à l'Administration. Il y en aura quelques-uns peut-être, quelques fanatiques inévitables qui diront au Maître : « Tu as renversé toutes les murailles, tous les empires et toutes les institutions ; tu as été plus fort que les armées, que les nationalités et que les races ; tu as vaincu le genre humain. Tu es la force, mais tu n'es que la force, et il y a quelque chose de plus fort que toi. C'est ma conscience ; tu ne la vaincras pas, et elle ne t'adorera pas ». On livrera ces misérables à la Police judiciaire et les huées du public devanceront le juste arrêt qui les enverra faire les fiers dans un hospice de fous... EN LISANT CES PAGES DE VEUILLOT, comment ne pas rappeler les paroles de Dostoïevski : « Les hommes n'ont pas de plus cuisant souci que de se débarrasser de leur liberté ». C'est bien, en effet, à *la liberté,* à la liberté sans laquelle l'homme perd non seulement sa dignité, mais jusqu'à son *identité* que le communisme soviétique porte atteinte par la formidable puissance d'un appareil militaire et policier qui réduit les peuples au silence. Et c'est le même Dostoïevski qui, dans les *Démons,* fait dire à Pierre Stepanovitch : « La masse, il faut l'asservir ! Le despotisme qui suivra la catastrophe sera inouï. Mais sur cent millions d'hommes, il y aura dix mille hommes libres et dix mille surhommes. Le peuple asservi ne connaîtra plus l'angoisse, on le forcera à être heureux. Nous resterons nous seuls, nous qui sommes résolus à prendre le pouvoir en main. Nous nous rallierons les intelligents. Quant aux imbéciles, nous en ferons des bêtes de somme ! » C'est là ce que Veuillot prophétisait dans son article de 1859. Mais, en l'écrivant, Veuillot ne songeait-il pas déjà à la Russie ? Il est à tout le moins permis de le supposer, si l'on se souvient qu'en cette même année 1859 il venait de présenter la traduction française des *Œuvres Complètes* de Donoso Cortès, du grand homme d'État espagnol qui avait écrit dès 1852 « *L'astre de la Russie se lève* », et qui avait insisté sur la force d'expansion de cet empire qui couvrait à l'époque la troisième partie du monde civilisé. 63:60 Donoso Cortès avait aussi prévu que la Russie pourrait d'autant mieux établir un despotisme durable sur les pays de vieille civilisation que leur résistance morale lui paraissait plus entamée : « *Lorsque les révolutions socialistes,* disait-il, *auront éteint le patriotisme en Europe, lorsque, dans l'Occident, il n'y aura plus que deux armées, celle des spoliés et celle ders spoliateurs, alors l'heure de la Russie sonnera, alors la Russie pourra se promener tranquillement, l'arme au bras, en Europe *; *alors le monde assistera au plus grand châtiment qu'ait enregistré l'histoire.* » Quand cette heure sonnera-t-elle et comment ce châtiment arrivera-t-il ? « *Lorsque le communisme aura étendu sa démagogie aux dernières limites de la terre* », répondait Donoso Cortès dans une lettre datée de Paris, le 19 juin 1852, au Cardinal Fornari et destinée au Pape Pie IX : « *Quand on considère attentivement ces abominables doctrines,* lui écrivait-il, *il me semble impossible de ne pas voir quelque chose du signe mystérieux, mais visible, dont l'heure sera marquée aux temps annoncés par l*'*Apocalypse* ». « *Si une crainte religieuse,* ajoutait Donoso Cortès, *ne m'empêchait de chercher à soulever le voile qui couvre ces temps redoutables, je pourrais peut-être appuyer sur de puissantes raisons d'analogie que le grand Empire antichrétien sera un empire démagogique colossal, gouverné par un plébéien de grandeur satanique :* l'homme du péché. » N'est-ce pas cette anticipation visionnaire que Veuillot avait interprétée et paraphrasée dans son article de l'*Univers *? S'il n'y nomme pas expressément la Russie, la volonté d'expansion des Tsars l'avait déjà beaucoup frappé. Dès la guerre de Crimée, il en avait montré les progrès et les périls ; et qu'est donc le communisme soviétique, sinon l'héritier et le continuateur de l'impérialisme russe, dont il est devenu l'instrument ? Voilà ce qui donne à ces pages de Veuillot une *actualité* étonnante. Mais comment Louis Veuillot voyait-il la fin ? « Oui, il y aura une fin, dit-il. Il sera prouvé au Maître du Monde, seul et unique possesseur du « canon rayé » qu'il n'est qu'un homme et à l'Administration qu'elle n'est qu'une œuvre humaine. A la fin, une trompette sonnera dans le Ciel, et Satan, le menteur et le parodiste, ayant accompli pour lui et à sa manière cette promesse donnée à l'humanité qu'elle ne formerait qu'un seul troupeau sous la houlette d'un seul pasteur, aura fait son dernier mensonge et joué sa dernière parodie. » 64:60 Mais en dépit des catastrophes qu'il prévoyait et qui humainement lui semblaient inévitables, Veuillot avait terminé son article sur le *Canon rayé* en formulant le vœu que « la force terrible, créée par la science du siècle, pût servir, s'ils le voulaient, à ceux qui en étaient dépositaires pour agrandir, unifier et véritablement libérer le monde ». UN AN PLUS TARD, Veuillot revint sur ces questions qui laissaient encore place au doute dans un article qu'il ne put faire paraître, l'*Univers* ayant été supprimé pour avoir publié en dépit d'une interdiction formelle du gouvernement impérial, l'Encyclique *Nullis Certe,* où Pie IX dénonçait à la Chrétienté la duplicité de Napoléon III dans ses rapports avec le Saint-Siège. C'est en décembre 1860, au lendemain de la bataille de Castelfidardo où les troupes pontificales avaient été battues, que Veuillot écrivit ces pages recueillies dans ses *Mélanges* et qui s'achèvent sur cette prophétie annonciatrice d'espoir et de certitude : « Je ne crois pas à la fin du pouvoir temporel de la Papauté, parce que je ne crois pas à la fin de la Papauté, parce que je ne crois pas à la fin prochaine du monde. Je crois à la fin de la civilisation moderne dans une prompte et profonde barbarie, conséquence inévitable des principes dont cette société a favorisé le développement et dont nous voyons présentement l'application. Le genre humain ne sera tiré de cette barbarie que par la seule main de l'Église, avec les seules données de son immuable foi. Ce sera un accroissement du Christianisme et un rajeunissement de la terre. Les catastrophes qui vont se précipiter emporteront les hérésies. Elles les emporteront sur des torrents de sang catholique peut-être, mais elle les emporteront ; et le Vicaire de Jésus-Christ, pontife et roi, sera le pasteur du genre humain. On parle tant de progrès ; voilà le seul progrès possible et celui que j'attends. Je l'attendrai d'une espérance inébranlable au milieu de l'écroulement de toutes les institutions humaines, je l'attendrai dans la mort. L'Église rachètera le genre humain, ou il subira les horreurs de l'esclavage ; elle rallumera l'astre du Christ, la liberté ; elle fera ce grand travail sans verser d'autre sang que le sien, fidèle à son œuvre unique qui est de donner la vie. L'Église est le chef-d'œuvre de Dieu... Fût-ce au milieu des abîmes de l'apostasie, par cette faible main de l'Église, Il ressaisira l'imbécile humanité, Il la rendra témoin des merveilles de Sa parole... A la force brutale, aux coups précipités de la passion, aux calculs de l'astuce, aux conceptions humaines du délire, sans même que Sa main soit visible pour d'indignes regards, Dieu opposera ces dispositions victorieuses qu'il a mises au fond de la nature humaine et qui l'obligent d'accomplir ses desseins. Il écrasera ses ennemis avec les armes qu'ils auront forgées pour le vaincre, Il les ramènera par la pente des routes où ils s'égarent. Ce sera la *force des choses* qui rétablira l'Église dans le domaine agrandi que la force des choses lui a fait. Mais ceux-là seulement que Dieu voudra bénir sauront que la force des choses est la force de Dieu. » 65:60 Oui, « l'Église du Christ ne redoute ni le barbare ni le tyran ; elle ne plie pas devant eux, elle ne meurt pas comme eux » ([^23]) et le monde ne finira pas que la Parole n'ait été portée à tous les hommes. Quoi que fasse la Révolution, telle est la destinée du monde, soit dans le siècle présent, soit dans les siècles futurs. Aussi bien est-ce « quand tout croule, quand l'erreur triomphe, quand l'anarchie bat son plein et quand le monde manifeste la réalité de sa condition désespérée que l'Espérance, d'une manière certaine, nous attache à l'Immuable ». Mais, comme le disait Veuillot à la fin de son article sur le *Canon rayé :* « La haute et vaste position de l'humanité qui croit en Jésus-Christ n'a-t-elle plus rien à faire que d'attendre, et faut-il désespérer de réaliser par l'Amour une noble ébauche de ce Règne futur que la force divine installera pour jamais sur les débris de la force humaine à jamais vaincue ? Laisserons-nous le communisme qui, tout à la fois, nie les droits du Dieu du Calvaire et s'y substitue en parodiant sa doctrine et ses lois, établir son empire sur le monde et en venir à ce point de triomphe de ne pouvoir plus être arrêté dans ses plans mortels ? » C'est là que tout se ramène. « La seule espérance réside aujourd'hui dans une violente réaction catholique contre la scandaleuse fortune de Marx et de Hegel, écrivait Maurras en 1951 ; mais, ajoutait-il ([^24]), ce n'est pas avec de vagues distinctions entre « le communisme avec Dieu » et le « communisme sans Dieu » que se fera la reconquête de l'intelligence sur la planète... La moelle du lion y sera nécessaire. » Henri MASSIS, . *de l'Académie Française.* 67:60 ### Réflexions sur la C. F. T. C. par Georges DUMOULIN IL FAUT SAVOIR GRÉ À CLAUDE HARMEL d'avoir signalé au monde syndical les dangers qui n'ont pas cessé de croître depuis plusieurs années au sein de la C.F.T.C. L'analyse de Claude Harmel s'alimente par des textes, des motions, des comptes rendus de Congrès, des déclarations et des fragments de discours émanant des chefs responsables et aussi par les attitudes d'hommes et de groupements de tendances ([^25]). Les réflexions qui vont suivre ont pour objet d'aborder le fond de certains problèmes et de faire apparaître divers aspects des passions et des inquiétudes morales auxquelles sont en proie certaines fractions militantes de cette Centrale ouvrière. Mes réflexions s'appuient sur les expériences que j'ai vécues, sur les tableaux que j'ai eus sous les yeux, sur les décisions que j'ai proposées concernant les scissions syndicales auxquelles j'ai été mêlé. J'y ajoute les observations que j'ai pu faire au cours de quarante années de vie militante. SELON MOI, LA C.F.T.C. N'EST PAS NÉE SPONTANÉMENT comme une graine oubliée dans la terre et qui lève dans l'inattendu. Sa naissance, sa formation son développement, sont l'œuvre de l'Église catholique. Elle résulte d'un effort missionnaire et d'une volonté d'avoir en France une Organisation ouvrière chrétienne analogue à celles qui existaient dans les autres pays de l'Occident européen. L'Église agissait ainsi dans l'esprit des encycliques pontificales en demeurant attentive aux événements sociaux de l'époque. L'effort missionnaire de l'Église était appelé à rencontrer le sentiment actif des pionniers ouvriers soumis à l'influence des faits et à la pression des nécessités sociales. 68:60 C'est ainsi qu'est née la C.F.T.C. Elle ne pouvait pas nier ses origines, ni les dissimuler par des artifices. Ses hommes s'exposaient donc à être la cible de l'intolérance dont les Français furent parfois prodigues. Les pionniers du Syndicalisme chrétien furent traités de « jaunes » parce qu'ils préconisaient les ententes négociées avec les patrons au lieu de prêcher la lutte des classes, et la haine sociale. Ils furent traités de calotins, de curés, et de réactionnaires. On peut résister pendant plusieurs années aux sarcasmes et à l'hostilité des adversaires quand on n'oublie pas ses origines et que l'on demeure fidèle au point de départ. Ce fut le cas des premières générations de syndiqués chrétiens qui surent résister à la peur des coups, en méprisant les injures. Mais quand vinrent les nouveaux éléments issus de la seconde guerre mondiale ; quand ces éléments nouveaux furent entraînés dans les remous de la libération du territoire, dans les affrontements avec le syndicalisme de classe que représentait la vieille C.G.T., les sentiments changèrent parmi les syndiqués de la C.F.T.C. On ne voulut plus être traités de « jaunes », de curés, et de vendus. Chose curieuse, ce n'est pas tellement la peur qui modifia les sentiments, mais une sorte de honte concernant les origines et le fondement moral de l'Organisation. Le premier épisode du drame vient de cette honte d'elle-même à laquelle la C.F.T.C. est en proie. Mais ce premier épisode en appelle d'autres. Entre temps, la scission est intervenue au sein de la vieille C.G.T. ; une nouvelle Centrale est née qui s'appelle Force Ouvrière. La vieille C.G.T. s'est esclavagée en réglant sa conduite sur celle du Parti Communiste dont elle n'est qu'une filiale. La vieille C.G.T. n'est plus le syndicalisme et les deux autres centrales se sont proclamées « libres » et ont été versées comme telles dans le domaine public. Mais les deux Centrales dites « libres » ont-elles une conception exacte de leur liberté ? Ne les voit-on pas souvent obéir à des influences très extérieures à elles-mêmes ? Ne sont-elles pas mêlées à des campagnes et à des agitations politiques étrangères à leur mission ? La C.F.T.C. pour son compte ne pratique-t-elle pas constamment le jeu des ententes locales, régionales et nationales avec les ressortissants de la vieille C.G.T. ? Pour répondre à ces questions, c'est alors qu'intervient le second épisode du drame qui secoue la C.F.T.C. et la pousse dans la voie de la déchristianisation. Car les rapports entre les deux Centrales qui se disent « libres » sont loin d'être fraternels. La jalousie, l'envie, l'orgueil animent les hommes dans les deux camps. S'il advient que l'on signe en commun des accords de salaires comme c'est le cas dans les Charbonnages de France, les signataires ouvriers s'efforcent respectivement et unilatéralement de s'en attribuer le mérite. S'il arrive que l'on pratique ensemble un débrayage temporaire ou une série de grèves surprises et tournantes et que cette pratique échoue et devienne lamentable, les deux associés s'attachent à être, chacun pour leur compte, celui qui n'a pas trahi. Aucune loyauté ne préside à ces jeux de cirque. 69:60 Les rivalités et les hostilités s'aggravent sur le plan de ce que l'on appelle aujourd'hui la « représentativité », laquelle permet d'accéder à des postes et à des fonctions dans les Organismes nationaux et internationaux prodiguant du prestige et des jetons de présence confortables. -- Sur ce plan, les appétits communs sont réciproquement remarquables. Pour son compte la C.F.T.C. entend n'être pas privée de sa part et elle connaît parfaitement les entrées qui conduisent aux avenues de l'influence. Elle connaît aussi la manière d'emprunter les voies d'accès vers les ministères, les audiences, les réceptions, les déjeuners ministériels et les tables rondes. Mais dans ce domaine du syndicalisme salonard, il arrive à la C.F.T.C. de douter d'elle-même, de se sentir gênée une fois encore par ses origines, par son titre, par son second « C » qui contrarient les visées et les ambitions de certains de ses minoritaires. Elle n'ignore pas que les lieux qu'elle fréquente, les autorités quelle aborde, les administrations qu'elle sollicite sont toujours peuplées de ces vénérables protecteurs de la santé bourgeoise. Elle n'ignore pas davantage que ces séquelles d'un certain monde maçonnique se trouvent curieusement mêlées avec les nouvelles déités du pouvoir actuel. Elle sait pertinemment que dans la pratique du syndicalisme salonard la C.G.T.-F.O., privée de l'adhésion ouvrière, animée par les bataillons de fonctionnaires budgétisant la politique, est une redoutable concurrence qui sait exploiter à son profit le second « C » de sa rivale. Mais un troisième épisode vient renforcer le caractère du drame en le rendant plus profond. Nous sommes ici en présence d'une opération destructive par le moyen d'une subversion morale. Il s'agit d'anéantir les principes qui ont servi de base à la doctrine de la C.F.T.C. c'est-à-dire sa spiritualité chrétienne, son rattachement au Fils de Dieu. Les destructeurs, après avoir anéanti, se proposent de construire leur Centrale syndicale sur des fondements politiques en lui donnant l'armature d'un Parti et en la coiffant d'une toiture portant l'emblème du « socialisme démocratique ». Ces constructivistes nourrissent une chimère et inconsciemment, sans doute, cultivent une imposture. Car on ne voit pas comment pourrait s'instaurer un socialisme différent de celui qui a passé sur le monde occidental pour aller se loger dans le bolchevisme soviétique et en devenir un instrument de despotisme et un statut de l'esclavage. -- Le socialisme qui a passé sur notre Occident a terminé sa carrière ; il a laissé des traces de son dirigisme, de ses nationalisations, de son despotisme technocratique, de sa bureaucratie sociale. Notre civilisation porte sa marque qui n'est pas la meilleure. Ces hommes éminents, épris d'humanisme, ont su exprimer par les moyens de l'éloquence ce que le réel accordait à l'idéal, ce que l'arbitraire concédait à la justice, ce que la contrainte rendait à la liberté. 70:60 Ils avaient admis qu'il soit fait usage de la dictature du prolétariat à l'issue d'une insurrection victorieuse mais ils estimaient que cette période dictatoriale serait de courte durée et purement accidentelle. Aujourd'hui, ce socialisme est une dictature permanente, s'accompagnant de pratiques totalitaires. Cela ne veut pas dire qu'il n'y aura pas dans l'avenir d'autres expériences de socialisation. Cela ne signifie pas que la structure actuelle de nos Entreprises est immuable ; que la propriété individuelle et collective doit demeurer éternellement ce qu'elle est ; qu'il n'y aura pas une véritable co-gestion dans le développement du travail et de la production. L'Église catholique, pour sa part, répond victorieusement à ces préoccupations. Mais ces préoccupations ne sont pas celles qui animent les constructivistes de la C.F.T.C. Ils veulent un Parti se réclamant d'un socialisme particulier qui ne peut être qu'une boursouflure du socialisme traditionnel. Ils prennent la précaution de l'appeler démocratique, pour éviter l'assimilation à la tyrannie soviétique. Précaution inutile parce que leur socialisme de circonstance ne peut pas être différent de l'autre. Précaution vaine pour ceux qui savent à quoi s'en tenir sur les meneurs du jeu. Il est clair que M. Vignaud, pour ne parler que de lui, est ébloui par plusieurs mirages. Il fait partie de cette catégorie intellectuelle qui s'ennuie dans un pays où les dimensions territoriales manquent d'étendue. Il aimerait de vastes steppes, des Volgas, des Dnieppr, d'immenses forêts comme ils en ont là-bas. Il aimerait des spoutniks, des astronautes, des voyages dans l'espace. Pour trouver le gigantesque il regarde en l'air dans le cosmos. Et quand il voit le mirage, il le met au compte du socialisme, du sien et de celui des Russes. Les éblouis de cette espèce sont des naïfs qui mélangent tout, la science avec la politique, les savants avec les kolkhoziens, les maîtres avec les esclaves, les réalités avec le tintamarre publicitaire. En plus de ce mirage séducteur. M. Vignaud et les siens connaissent d'autres éblouissements. Ne sont-ils pas engagés dans le sillage du P.S.U., lequel est animé par un groupe insatisfait de n'avoir pratiqué le culte du pouvoir que pendant une période trop courte et qui ne fut pas bénéfique pour notre pays. Il plaît à M. Vignaud de s'éblouir en présence d'un gros monsieur confortablement nanti et qui voudrait que l'on croie à sa condition prolétarienne. Il lui plaît encore de s'éblouir devant ce transfuge radical qui propose à la France un Club de spectres et de fantômes en vue de donner une suite au Monarque défaillant. Éblouissement et mirage tels sont les éléments radioactifs qui s'agitent dans le complexe cérébral de ce camarade professeur. Mais je ne lui en veux pas parce qu'il est professeur. Et même je dois dire que je ne lui en veux pas du tout. Son métier est aussi honorable que les autres métiers. Le paysan cultive des champs ; lui cultive des cerveaux. Il se peut que le paysan cultive mal ; il se peut également que le professeur ne cultive pas bien. 71:60 Mais ceci n'entre pas dans *mon* propos et ne concerne pas le drame dont souffre la C.F.T.C. lequel drame appelle autre chose qu'une vaine et médiocre querelle entre manuels et intellectuels. Je dis que M. Vignaud n'est pas syndicaliste parce qu'il ne pouvait pas l'être. Surtout, il ne pouvait pas être syndicaliste chrétien. Ce qu'il croit être n'est qu'un produit *livresque*, un rassemblement de formules littéraires. ET CE N'EST PAS DE SA FAUTE. Ce n'est pas de sa faute si sa profession est venue l'une des dernières au mouvement syndical des ouvriers. Le syndicalisme, tel qu'il fut dans la seconde moitié du XIX^e^ siècle et dans le premier quart du vingtième, se réclame d'un processus historique qui eut son point de départ dans les corporations de métiers. Le syndicalisme est un phénomène de rénovation par lequel les travailleurs ont réparé l'erreur des législateurs de 1791 qui avaient aboli les corporations de métiers. Ils ont ainsi ressuscité leur *droit de coalition* à travers les mutuelles, les sociétés de résistance et le compagnonnage. Cette renaissance ouvrière inspirée par le souvenir des corporations s'opéra *sur la base des métiers*, lesquels étaient tous des *métiers manuels*. La vieille C.G.T. en réalisant son unité en 1905 fut d'abord une Centrale groupant les Fédérations Nationales *de métiers*. Charpentiers, menuisiers, tailleurs de pierres, bouchers, boulangers, sculpteurs sur bois, ébénistes, bronziers, ciseleurs, tisserands, foulons, typographes, relieurs, figurent parmi les premiers métiers organisés. Puis vinrent les mineurs, les marins, les dockers, les céramistes, les mécaniciens, les bijoutiers, les opticiens. Puis vinrent enfin les cheminots, les allumettiers et ceux des manufactures de tabac, des arsenaux et des usines d'armement. Puis vinrent encore les postiers, les instituteurs, les employés du commerce et des industries. Puis vinrent enfin les gros contingents du textile, de la grosse métallurgie, de la construction mécanique, de l'industrie chimique. Tous ces apports sont venus les uns après les autres au gré des événements. Le syndicat de métiers se transforma en groupements industriels ; la Fédération Nationale *de métiers* devint Fédération Nationale *d'industrie *; des Unions Départementales prirent la forme de C.G.T. régionales. Tout cela était fait au moment où la profession de M. Vignaud avait enfin admis qu'elle devait s'affilier au mouvement syndical. Tout cela était appelé à se défaire au moment où les salariés du professorat abordaient le syndicalisme parvenu au bout des différents périples qui avaient marqué les phases successives de son évolution. Ainsi le syndicalisme avait connu et vécu la phase des métiers puis celle des groupements industriels, puis celle de la Concentration confédérale, puis la période du romantisme révolutionnaire de la lutte des classes ; et de l'anarchisme prolétarien. 72:60 Tout cela était *défait* à l'heure où les hommes de l'espèce de M. Vignaud sont venus au syndicat. A cause des conséquences de deux guerres mondiales, à cause surtout de l'intervention de Moscou dans les affaires du monde occidental, le syndicalisme français n'est plus ce qu'il a été et ne peut plus être ce qu'il fut. La vieille C.G.T. ne le représente plus ; elle représente Moscou ; elle est « de l'Est ». Les deux autres Centrales, celle qui paraît lasse d'être chrétienne et celle qui ne parvient pas à se donner une structure ouvrière, forment des groupements de négociateurs et d'hommes d'affaires. Elles sont l'une et l'autre sur le plan de la conjoncture économique, dans le cadre institutionnel d'une société capitaliste qui s'européanise en investissant ses capitaux selon les données de l'expansionnisme. Elles sont représentatives de ceux qui réclament une plus grande part dans le revenu national et cette part est réclamée par des moyens que l'ancien syndicalisme n'aurait pas admis. M. Vignaud est là-dedans plus que jamais ébloui. Comme il n'a rien connu du passé et que tout le processus historique lui échappe, il a construit pour lui et les siens une pseudo-doctrine à l'usage des temps présents. Il conteste à la société d'être ce qu'elle est et de se donner une fin en soi. C'est cette contestation qui explique ses éblouissements et ses mirages en le conduisant à Moscou dans des fourgons du P.S.U. PRENONS POUR CONCLURE les réalités comme elles sont. A la C.F.T.C. les partisans de la suppression du deuxième « C » sont dans la situation qu'occupait Gaston Montmousseau en 1921. Montmousseau et les siens sont allés à la dissidence puis à la scission parce qu'ils ont regardé vers Moscou. Les opposants de la C.F.T.C. sont en dissidence parce qu'ils regardent également vers Moscou. Bien sûr, leur façon de regarder n'est pas directe, elle est oblique ; elle va de biais ; elle ricoche sur un « socialisme » d'occasion en se nourrissant d'éblouissants mirages. L'état de dissidence conduira les opposants à la scission. Ils formeront alors une Centrale hybride, socialo-syndicale qui ne pourra pas s'intégrer dans la C.G.T.-F.O. Il y aura ainsi deux Centrales disposées à s'accorder sur le laïcisme et la condamnation du christianisme. Mais ces deux centrales seront en complet désaccord sur tout le reste, autrement dit sur le comportement du syndicalisme institutionnel. Je ne crois pas que les opposants de la C.F.T.C. deviendront majoritaires dans leur centrale actuelle. Si le hasard voulait qu'ils deviennent majoritaires, ils seraient tout de même des dissidents et des scissionnistes Car quoiqu'il arrive, la C.F.T.C. restera chrétienne et conservera sa place dans le pays, dans la nation, dans le peuple, dans le monde pour que la volonté de Dieu soit faite. Georges DUMOULIN. 73:60 ### Le mensonge mondial de la limitation des naissances par Michel TISSOT LE PROBLÈME de la population terrestre est souvent abordé par la presse à grand tirage car c'est un sujet qui fait recette, mais sur lequel il a été parfois écrit de véritables énormités. Ainsi, Marc Heimer précisait naguère ([^26]) que le vendredi 13 novembre 2026 « ...lorsque chaque décimètre carré de surface terrestre sera recouvert par les plantes des pieds d'un homme, alors on peut logiquement penser qu'il ne faudra que quelques naissances nouvelles pour resserrer l'humanité sur elle-même jusqu'à l'étouffement ». Marc Heimer donne ses sources : un physicien américain, Heinz von Foerster. Le caractère précis et superstitieux de la date aurait dû inciter le lecteur à la prudence et lui faire apercevoir l'inanité du propos. En effet, ou bien l'image est mal choisie, ou bien *une erreur s'est glissée dans le calcul,* car si les terres émergées portaient un homme par mètre carré, ce qui n'est pas encore l'étouffement, la population mondiale serait de cent cinquante mille milliards. Cet exemple est pris un peu au hasard, mais se retrouve souvent quoique sous des formes différentes, et présente l'un des aspects actuels de notre presse à sensation qui crée autour de nous une ambiance de science-fiction ou de prophétisme en traitant avec la même assurance des surhommes qui seront bientôt engendrés par la génétique de J. Rostand, des bébés-éprouvette du Professeur Petrucci, de la naissance du monde, ou de sa fin par la transformation du soleil en quelque supernova. 74:60 Toute cette littérature n'a qu'un point commun, l'absence de référence à Dieu et la méconnaissance totale des lois naturelles posées par Lui lors de la Création. C'est ainsi que l'on s'habitue trop facilement à voir l'humanité traitée comme une quelconque famille d'ammonites, promise soit à la disparition pure et simple par prolifération désordonnée soit même à l'esclavage d'une race supérieure que l'homme aurait lui-même créée. Cette injure faite à Dieu, ou plus précisément ce blasphème conduit à de lourdes erreurs de jugement qui peuvent engager l'avenir de toute l'humanité. Mathématique et démographie Même lorsque les calculs des spécialistes sont plus sérieux et que leurs résultats sont plus vraisemblables que l'exemple donné plus haut, ils n'en restent pas moins fortement sujet à caution et révocables en doute, mais de plus, *ils préjugent en général d'une évolution presque prédéterminée de l'excédent des naissances,* fort éloignée de l'équilibre que la nature maintient en toutes choses puisqu'il a sa source dans les lois divines déjà mentionnées. Pour déceler cet équilibre, il faut entrer plus avant dans le mécanisme de la poussée démographique. L'augmentation de la population mondiale s'est fortement accélérée tout au long du siècle dernier et plus encore depuis le début du XX^e^ siècle. La première des causes est simple : les progrès de l'hygiène et de la médecine se sont traduits par l'allongement notable de la durée de la vie humaine. Or *à nombre égal de naissances la population croît d'une manière exactement proportionnelle à la longévité moyenne,* et CE FAIT A LUI SEUL EXPLIQUE POUR UNE TRÈS LARGE PART LE DOUBLEMENT DE LA POPULATION MONDIALE OBSERVÉ DEPUIS UN SIÈCLE. Cette remarque n'est pas suffisante en elle-même, car ni les naissances, ni leur excédent ne restent égaux en nombre ou en pourcentage, et ceci tient à l'évolution de la pyramide des âges. En pays sous-développé où la longévité était et est encore faible, la mortalité infantile décroît rapidement de même que celle des adolescents et des jeunes adultes ; l'homme atteint plus fréquemment l'âge sénile. Il résulte de ce fait que la tranche de population susceptible d'engendrer augmente de deux façons : immédiatement par les adultes échappant à une mort jeune, et à terme par les enfants non décédés en bas âge. La natalité s'accroît alors rapidement au moment précis où la mortalité décroît, et la différence, c'est-à-dire l'excédent des naissances, augmente de façon impressionnante. 75:60 Par contre, en pays fortement évolué, en particulier sous l'angle de la médecine et de l'hygiène, les mortalités infantile et de jeunes adultes sont pratiquement stabilisées au niveau le plus bas, et l'allongement de la vie se produit surtout au profit de la tranche sénile ou en passe de l'être, à *des âges tels qu'ils n'apportent plus ou presque plus de nouvelles naissances.* Ainsi, LA NATALITÉ SE STABILISE et les excédents se maintiennent ou même fléchissent. Il n'y a pas d'autre raison au fait que les populations américaine, suédoise et française croissent bien plus faiblement que celles de la Chine, de l'Inde ou du Japon. Il est donc erroné de croire que le monde sous-développé s'accroît en raison de son incontinence ou d'une vitalité aussi exceptionnelle qu'inexplicable. Les faits sont clairs en eux-mêmes, et d'ailleurs, on peut remarquer que toutes les nations ne se rangent pas exclusivement dans l'une ou l'autre catégorie, mais qu'il y a de nombreuses situations intermédiaires des extrêmes cités. Les calculs prévisionnels devraient impérativement *tenir compte de cette évolution de la pyramide des âges* et tout au moins des variations relatives des trois tranches de population : enfantine, adulte et sénile. Ils devraient également tenir compte de facteurs plus subtils, tels que les variations de l'âge lors des épousailles, la migration des ruraux vers les centres urbains, le statut social de la famille, le niveau de vie, pour n'en mentionner que quelques-uns parmi les plus importants. Or ces divers facteurs sont *très mal connus sinon totalement ignorés, même au niveau des statistiques* ce qui entache les calculs d'erreur, surtout si l'on raisonne sur les seuls excédents des naissances, et non pas séparément sur les variations respectives des naissances et des décès. Il est facile de voir qu'en changeant très peu les hypothèses de calcul, le résultat peut être divisé ou multiplié par deux. Ce fait fondamental doit inciter à la prudence et faire éviter de participer à la panique créée par les modernes marchands d'orviétan, mais il doit aussi faire réfléchir plus profondément encore. *Le monde animé ne se prête pas au calcul de la même manière que la matière inerte,* et s'il est possible de déterminer par exemple un pont métallique et une trajectoire, la vie nous est en fait presque insaisissable par ce mode de connaissance, et l'on ne peut calculer à l'avance une récolte ou le nombre de tel insecte. En effet, la Providence s'est réservé des moyens d'action et en particulier tout un réseau d'équilibres naturels qu'il est très facile de rompre, mais presque impossible de rétablir, par exemple les équilibres oiseaux-insectes dans nos pays, félins-herbivores dans l'Asie du sud-est, piranhas-caïmans dans les rivières brésiliennes. 76:60 Nous avons tout lieu de croire qu'il en ira de même pour l'espèce humaine, et que *des correctifs naturels viendront modifier les données de la poussée démographique comme c'est déjà presque le cas en France actuellement.* Mais de plus, dans un monde rétréci où la circulation des hommes est de plus en plus intense et rapide, des pandémies mortelles peuvent se répandre de telle sorte que la parade soit lente ou inefficace : il suffit de se rappeler la progression de la récente grippe asiatique pour juger des conséquences possibles d'une maladie mortelle se propageant aussi vite. La situation démographique pourrait alors se renverser et deviendrait très difficile à corriger, car s'il est relativement facile de limiter les naissances, les augmenter poserait des difficultés bien plus grandes, à moins que l'on en vienne à l'insémination artificielle et aux bébés-éprouvette, ce qui serait le comble de l'incohérence ! Démographie et économie Quittons le domaine du seul nombre pour celui des biens. Malthus au début du siècle dernier expliquait que la population croissait géométriquement et la production arithmétiquement. Il s'ensuivait que le décalage n'irait qu'en augmentant pour aboutir à l'impossibilité. Sa théorie a été abandonnée depuis car les faits ont amplement démontré que sa proposition était fausse. Elle revient pourtant, insinuante, dans les prophéties contemporaines, bien qu'elle soit exactement à l'inverse des notions de productivité individuelle et collective. L'expansion de l'économie dans l'ancien comme dans le nouveau monde en est la preuve indéniable, et si l'U.R.S.S. et la Chine ne suivent pas cette règle, cela tient à leur politique de puissance et non pas de bien être. Les échecs que ces deux pays ont annoncés naguère avec retentissement ne changent pas la nature des faits. Les démographes et économistes spécialisés s'en rendent tellement bien compte *qu'ils n'osent plus mettre l'accent sur le manique de production à venir,* qu'ils taisent systématiquement les progrès qu'une technique se développant avec une vitesse toujours accrue permettraient de réaliser si l'on s'en donnait la peine, et qu'au contraire, ils tendent à nous faire accroire que le monde est trop petit pour l'humanité future. Ils insistent en prenant pour règle générale un cas particulier, celui du Japon, et une telle méthode de raisonnement s'appelle *un abus de confiance.* Un tableau succinct de quelques densités de populations, en habitants par kilomètre carré, aidera à voir clair. 77:60 -------------------------------------- ----- ---------------- ------ --------------------- ------ Europe 55 Pays-Bas 333  Chine 64 Asie 35 Belgique 291  Empire Britannique 20,5 Amérique N. 9,8 Royaume Uni 245  U.S.A. 19,2 Afrique 7,3 Japon  242  Ex-Union Française  10 Amérique S. 7,1 Allemagne 200  U.R.S.S. 8,9 Australie et\ 1,7 Corée 136  Canada 1,4 Océanie. Inde 121  Australie 1,2 Monde entier sans l'Antarctique : 14 France : 82 -------------------------------------- ----- ---------------- ------ --------------------- ------ Les conclusions sont fort diverses et nous n'en tirerons que quelques-unes seulement. Par exemple, le monde peuplé à la même densité que les Pays-Bas porterait quinze fois plus d'habitants qu'aujourd'hui : or les Pays Bas vivent sans étouffement, vivent bien sur leur sol et sont renommés dans toute l'Europe pour les fleurs qu'ils cultivent abondamment en plus d'une agriculture et d'un élevage fort riches. Remarquons aussi que les Empires des quatre grands se situent très en dessous de la moyenne mondiale, et que d'ailleurs, si les deux larrons communistes, U.R.S.S. et Chine, s'entendaient sur leurs terres d'expansion, ils ne dépasseraient cette moyenne que de quelques unités, mais ce serait la fin du « Drang nach Osten » soviétique ! Mais observons aussi que les grandes terres d'expansion, Amérique, Afrique et Australie ont été réservées par l'Occident, sauf la Sibérie, et qu'elles font pour la plupart l'objet d'une protection draconienne contre l'immigration, surtout les pays du Commonwealth, les U.S.A. et cette même Sibérie, sans oublier l'Afrique du Sud ! Cette politique a des conséquences d'autant plus lourdes que, mise à part l'Europe Occidentale qui est riche, les grosses masses de population de l'Asie du Sud-Est sont les plus resserrées, et se sont vu en quelque sorte, voler leurs possibilités d'émigration. Dans un domaine plus strictement économique, il convient encore de ne pas être victime d'experts en malheur. En effet on se complait à nous donner encore des informations viciées sur la pénurie dont souffrent en particulier les pays d'Asie. Les Organismes spécialisés de l'O.N.U. ou les services américains *calculent la plupart du temps les rations moyennes sur lesquelles ils basent leurs études, en prenant comme étalon l'Américain moyen, dont la suralimentation est aussi incontestable que le gaspillage.* Il en va de même, quoique dans une moindre mesure, du Français moyen, et il suffirait de prendre l'Anglais ou l'Allemand comme référence pour voir se réduire dans des proportions importantes les déficits publiés. 78:60 Il faudrait aussi tenir compte que *les besoins en pays tropicaux sont inférieurs à ceux imposés par nos climats plus froids.* Nous ne voulons pas prétendre par là que l'Asie ne souffre pas de la faim, mais nous voulons dénoncer une nouvelle distorsion des faits, toujours dans le même sens que les précédentes. Ce problème de la faim présente en outre bien d'autres aspects. Par exemple, l'alimentation américaine ou française est très fortement carnée, ce que l'on préconise parfois comme remède à la disette. Rien n'est plus faux, car *les terres réservées à l'élevage sont d'un très mauvais rendement énergétique :* un kilo de viande nécessite la consommation de 40 kilos de végétaux, ce qui constitue une dilapidation de biens considérables chaque fois que les terres sont polyvalentes. Même lorsque la production laitière est importante, la productivité de l'élevage est très basse. Ce fait a une importance d'autant plus grande que les mers et océans sont très mal exploités, et pourraient apporter des suppléments carnés fort appréciables. Le Japon en est une preuve, dont les pêcheries très développées améliorent grandement un équilibre alimentaire précaire. Mais dans un autre sens, l'Inde apporte la preuve que les régimes totalement végétariens sont parfaitement viables. Enfin, et surtout, n'oublions pas que *de nombreuses agricultures nationales travaillent avec des rendements dérisoires.* La production céréalière de l'Inde est inférieure à 7 quintaux par hectare, alors que celle de la France dépasse 40. De plus l'Inde comme beaucoup d'autres pays tropicaux a la possibilité de faire, sur une bonne partie de ses terres cultivables, deux et même trois récoltes par an, or cette possibilité n'est exploitée qu'à dix ou vingt pour cent selon les provinces et les années. Nous avons ainsi tout lieu de penser que *l'Inde, convenablement exploitée, pourrait faire vivre décemment presque un milliard d'habitants.* Les paysans japonais en seraient certainement capables. En Chine, il en est de même, en U.R.S.S. également. Quant aux États-Unis, il suffit de savoir ce que sont leurs surplus. *Nous affirmons* en conséquence *que nous sommes largement trompés chaque fois qu'a est question de démographie, et que la terre, notre planète, est très loin de ses capacités maximales de peuplement,* sans avoir même à mettre en œuvre les nourritures synthétiques que certains savants recherchent. \*\*\* Nous voudrions souligner, pour clore ces questions économiques, une conséquence très grave de la limitation des naissances dont il est rarement fait état. Il est apparu, lors de l'examen de l'évolution de la pyramide des âges, *qu'en pays peu évolué, la tranche adulte de population s'accroît rapidement,* mais *qu'il en va à l'inverse dans les pays développés.* 79:60 Si maintenant nous faisons l'hypothèse d'une limitation des naissances intense comme au Japon pendant par exemple vingt ans, le raisonnement que nous avons fait se trouve inversé, et avec d'autant plus d'effet que la longévité accrue se reportera en plus grande proportion sur les tranches âgées de population. A terme, dans ces conditions, *la partie de population non productive augmentera bien plus rapidement que la population active,* et il n'est pas impossible de concevoir que d'ici quelques décennies, le Japon puisse manquer de bras, car un tel phénomène irait en s'amplifiant. Quel sera alors le recours ? Nous n'avons pas le droit de nous en désintéresser, car les générations sont solidaires, certainement plus qu'on ne le croit généralement. Aspects politiques Si l'idée de la limitation des naissances ([^27]) est actuellement répandue à l'initiative de l'O.N.U., l'origine vraie se situe en France avec Malthus, mais sans effet sérieux car, malgré tous ses reniements, notre morale est encore fondamentalement chrétienne à la base. Les pays nordiques ont eu le triste privilège d'être les pionniers en cette affaire, mais ce sont surtout les U.S.A. qui ont porté cette méthode à la connaissance universelle. Or il convient d'observer l'attitude communiste à ce propos. Tous les partis communistes ont sur la limitation des naissances une attitude double. Après avoir cru quelque temps à l'efficacité réelle de la méthode dans l'usage interne, la Chine en particulier a fait volte-face, au grand dam peut-être de son complice moscovite, car elle s'est vite rendu compte du préjudice qu'elle portait ainsi à sa politique de puissance. Les autres partis des démocraties populaires ont cette même optique, mais non pas, bien entendu, pour des raisons morales ou plus élevées. Par contre, en dehors du rideau de fer ou de bambou, l'attitude est inverse. Il est bon pour Moscou et Pékin de faire chorus à toutes les tribunes internationales possibles, car la limitation des naissances est un moyen de diminution et un signe de mort, et sert de ce fait le matérialisme dialectique chaque fois que cela vaut pour l'Occident et ses fidèles, mais nous devons être convaincus que si d'aventure l'Inde tombait un jour dans l'orbite de Pékin, il n'y aurait bientôt plus de surpeuplement, ni de clinique de stérilisation et d'avortement ! 80:60 Bien au contraire, la limitation des naissances se trouverait ramenée à l'un des signes les plus indiscutables de l'oppression colonialiste et de la décadence capitaliste. Une fois encore, l'affirmation communiste serait vraie, mais cette vérité serait annoncée avec toute la déviation d'un but et d'un motif pervers. Aspects moraux et sociaux Il y a quelque dix ans, une jeune et jolie femme de la haute société indienne s'était fait stériliser pour pouvoir, disait-elle publiquement, jouir de la vie sans en subir les inconvénients. Un immense scandale en était résulté, la réprobation était générale. A ce moment, Nehru se battait contre une proposition de loi allant à l'encontre des plus vieilles traditions de son peuple, une loi sur le divorce. Maintenant, le divorce est devenu légal, la presse du cœur sévit dans toute sa splendeur, et l'ouverture en plein centre de Bombay d'une clinique de stérilisation n'a provoqué d'autre réaction qu'une campagne intense de propagande car, semble-t-il, les clients manquent. En d'autres termes, le scandale a disparu sous la banalité, et il nous faut croire qu'il est très facile de mithridatiser un peuple entier, même de plusieurs millions d'habitants ! Ce fait montre très amplement la dégradation morale provoquée par une telle propagande, qui a d'ailleurs utilisé les services d'organismes privés américains spécialisés, et pour lesquels seul le résultat compte. L'accent n'a pas été mis sur l'intérêt national, le bien commun, mais au contraire *sur l'aisance matérielle d'une famille sans enfant.* Une fois encore, le raisonnement économique prévaut sur toute autre considération, d'autant que l'on sait souligner par allusion la liberté sexuelle donnée par les anti-conceptuels ou les abortifs. Cela est extrêmement séduisant, surtout pour les jeunes formés par la presse du cœur, par le cinéma dans le climat de violence, c'est-à-dire sans retenue morale, dans lequel nous vivons quotidiennement. Il faut dire à la décharge de ces victimes, car ce sont vraiment des victimes, que l'on s'est abstenu de leur dire que l'enfant est la fin naturelle du mariage, qu'il est la justification sociale de cet ordre, et qu'il est aussi, à un niveau différent, la joie et la continuation de soi-même dans l'avenir ; qu'il est souvent aussi le support et la consolation de la vieillesse. Pour s'en convaincre, il suffit souvent de voir la détresse et la douleur cachée des foyers stériles contre leur gré. 81:60 On s'abstient à plus forte raison de dire à ces victimes que la limitation des naissances implique une dénaturation de leur corps (stérilisation), ou de ses fonctions naturelles (anticonceptionnels), soit encore un meurtre (avortements chimiques ou chirurgicaux). Il apparaît ainsi que la limitation des naissances a non seulement *son origine dans une immense tromperie,* mais encore *s'appuie sur des crimes* dans l'ordre moral en ce qui concerne les méthodes. Sur le plan social le désordre est tout aussi grand. Le mariage a trois fins naturelles qui sont : le don de soi entre époux, la procréation qui est le don de vie biologique, et l'éducation, don de vie morale et spirituelle. Il nous faut constater que divorce et presse du cœur sont des agressions permanentes contre le premier de ces dons, le laïcisme et l'athéisme contre le troisième, et il ne manquait plus que *l'acharnement contre le don de vie* pour achever la destruction de la famille dans la mentalité contemporaine. Ceci est extrêmement grave car nous ne voyons pas comment une société digne pourrait subsister alors qu'elle détruit ses propres cellules de base. L'U.R.S.S. et la Chine s'en sont bien rendu compte, l'une avec l'union libre, l'autre avec les villages communautaires, et elles ont dû faire rapidement marche arrière car elles se sont aperçues que toute transgression de la loi naturelle implique quasi automatiquement la punition corollaire. Il n'est pas surprenant, donc, de constater que l'intrinsèque perversion laisse s'engager l'Occident dans cette voie perfide, et l'y pousse même, sans souci aucun des pays neutralistes où cette initiative se révèlera à terme la plus lourde de conséquences. Aspects spirituels Le seul fait que l'Église enseigne une doctrine sociale implique que tout acte social posé par l'homme a des résonances spirituelles, et nous voudrions rechercher comment la limitation des naissances se présente sous cet angle. Nous avons vu que les promoteurs de cet acte social se réclament, selon le cas, de deux bases distinctes : soit le *remède au sous-développement,* soit la *crainte de voir l'humanité s'accroître hors de proportion avec les possibilités matérielles* de notre planète. Dans la première de ces hypothèses, le temporel passe avant le spirituel et l'économique avant le moral et le social. Nous constatons un renversement total de l'ordre des valeurs qui contribue, comme bien d'autres faits en notre siècle, à l'abaissement et non pas à l'élévation de notre vision du monde. 82:60 Dans l'autre cas, il y a désespérance, au sens inverse de l'acte d'Espérance : nous ne croyons plus aux desseins de Dieu sur le monde et nous nous mettons en état de rébellion. Nous sommes à l'inverse de la deuxième des vertus théologales et commettons un véritable péché contre l'Esprit. En effet, tout traité de démonologie enseigne que la tromperie, la dénaturation, le mensonge et le meurtre sont simultanément ou séparément, des signes indiscutables de l'Ange déchu, sa signature même, pourrait-on dire, et *l'ensemble de ces signes* se trouve lorsque l'on veut examiner sincèrement *l'essence de la limitation des naissances.* En même temps, nous allons à l'encontre du caractère apostolique de l'Église, dont le souci premier est le salut des âmes, ce qui présuppose leur existence en nombre voulu par le Créateur, et non pas limité par nous. Ceci présuppose de la même manière que nous n'induisions pas les infidèles en tentation, ce qui est malheureusement le cas de nos jours. Nous chrétiens, et plus spécialement catholiques, nous sommes comptables de nos frères devant Dieu quelles que soient nos opinions ou nos prévisions économiques. Il ne faut donc pas crier sur les toits que la limitation des naissances est la seule solution, car nous pouvons affirmer DE FOI que *tout* problème humain a au moins *une* solution chrétienne qui nous sera donnée de surcroît si nous cherchons d'abord le Royaume de Dieu. Michel TISSOT. 83:60 ### La seule passion toujours fidèle par J.-B. MORVAN IL N'EST PAS VRAI de dire avec les Jansénistes que le chrétien meurt toujours seul ; mais il n'est pas possible de nier qu'une moitié de sa vie terrestre se déroule dans une certaine solitude. Je consentirais à la nommer « asile » ou « retraite » si le mot « solitude » paraissait négatif et diminuant. Mais elle n'est pas désolation, elle éveille en moi l'image d'un plan d'herbe entre des peupliers, autour d'un calvaire, et la lumière de la théologie possède la douceur ambrée d'un crépuscule, je trouve que « solitude » a pour l'oreille de l'âme une sonorité irremplaçable. « Asile » et « retraite » sont des rideaux qui protègent le repos ; « solitude » implique la silhouette de l'homme cherchant ce que nul autre que lui-même ne peut pareillement chercher. La solitude est le lieu de la passion. Aucune génération n'a échappé à la solitude ; il faut chercher la passion qui en est digne. \*\*\* IL N'Y A PAS de « droits sacrés de la passion », contrairement à l'allégation romantique ; mais il existe un droit sacré à la passion suprême, qui ne peut être que sacrée. N'espérons pas trouver l'homme sans passion ; gardons-nous de croire qu'un nivellement des âmes émousserait l'aptitude passionnelle et serait par là moralisateur. Combien s'efforcent aujourd'hui de ruser avec les passions des sens et du monde, en pensant qu'ils pourront extraire de leurs envahissantes sédimentations le grain d'or du spirituel ! Car, disent-ils, tout cela, c'est l'homme, c'est le limon dont il est fait ; il est impossible qu'il gise dans une totale déréliction. 84:60 Dieu doit donc être encore quelque part dans les incohérences de tel film ou de tel roman dépourvu de tout appel apparent, et même de toute raison... En fait on méconnaît les passions, leur nature, leur hiérarchie simplement terrestre : tout le travail des génies du dix-septième siècle est oublié. Indulgence à l'amour, sévérité pour la passion de la patrie : toutes ces masses sont des pauvresses tremblantes, assises sur le même banc. On dénie à l'une les promesses spirituelles qu'elle passait jusque là pour receler ; on suppose à une autre un sens élevé ou une angoisse féconde qu'elle n'offre que rarement. Théologie fréquente dans les discussions de ciné-club... ON OUBLIE qu'il faut apporter à l'homme la religion comme une passion, la passion riche de toutes les musiques de l'âme. Une image s'est imposée à moi, elle réunit sans doute les paysages de Chateaubriand à la hiérarchie classique des passions : une clairière de forêt a pour fond un rideau de frondaisons agitées par le vent ; le soleil éclaire les masses mouvantes et indifférenciées de ce décor quotidien de passions flottantes, d'humeurs et d'aspirations secrètes. Plus près, une colonnade d'arbres, un début de futaie, élève les verticales chantantes des passions que l'âme a reconnues et cultivées. Au milieu une chapelle ouverte laisse apparaître un orgue, répondant au plus profond désir d'élan et d'harmonie que le cadre suggérait sans y parvenir : la passion de Dieu. LA PASSION CHRÉTIENNE est linéaire et continue, ce que les autres passions s'efforcent confusément d'être. La passion chrétienne ne saurait s'identifier absolument avec ces prises de position pour ou contre, que nous offre chaque jour ou chaque semaine le journal fraîchement imprimé, si chrétien qu'il soit. Ces attitudes peuvent êtres généreuses, aussi louables qu'on voudra, indispensables même. Mais elles ne répondent pas à la soif passionnelle profonde qui se reporte communément sur les sylphides de la photographie et de l'écran, et sur l'histoire de leurs drames de cœur. La petite bonne suit de mois en mois, d'année en année, les amours réelles ou fictives d'une princesse, non à titre de divertissement immédiat et fugace, mais en obéissant à une hantise de continuité, à travers les rythmes décevants, les émotions hachées de la vie quotidienne. Des censeurs radiophoniques s'en gaussent à leur micro : c'est bien facile. Quelle passion centrale, quel arbre noble de l'âme comptent-ils leur donner en échange ? 85:60 NOUS CHERCHONS un mouvement ascendant à travers nos jours, une durée personnelle en même temps qu'une cause splendide vous souvient-il de ces qualificatifs chers aux Précieux : « nonpareille, à nulle autre pareille » qu'ils appliquaient à leurs belles ? Il y a au moins en notre âme une moitié qui ne saurait se nourrir de la ration uniforme puisée à la louche dans la bassine d'une religion « communautaire » jusque dans le domaine du cœur. Il nous est impossible de nous en satisfaire en nous répétant : « C'est bon parce que c'est la même chose pour tout le monde. » Ce qui est la même chose, c'est justement la possibilité pour chacun de taire croître un arbre qui n'ait pas son pareil. J'attends sa poussée printanière ou automnale comme aucun autre chrétien ne l'attendra. La fraternité, c'est que je sais que chaque chrétien y écoutera chanter les oiseaux de son propre mystère, et qu'il en sera heureux. La fraternité communautaire, c'est que je crains qu'il n'ait pas son arbre à lui. Elle réside encore dans la crainte qu'il ait le même arbre que moi, qu'il ne l'aime pas et que les oiseaux ne s'y posent pas. Je propose volontiers les modalités extérieures de mon catholicisme, je ne voudrais pas les imposer. Je crierais volontiers : « Attention, faites que votre foi soit bien à vous. Liez-la à tout ce qui est de vous et que je ne puis, ni ne dois, ni ne souhaite connaître. » CAR IL Y A une Carte du Tendre du chrétien. Cette idée de la géographie symbolique d'une histoire intérieure n'a jamais pu m'arracher aucun sarcasme. Les morts y ont leur place. « Arrêtez-vous un instant et nommez les personnes pour qui vous voulez prier » dit mon vieux paroissien. « Les morts », c'est un mot ; mais je nommerai aujourd'hui M. et Mme Pinson, deux vieux paysans de Saint-Moré en Bourgogne. Bonnes gens et bons chrétiens, fidèles à l'église jusqu'à leur mort. Je commençais à les oublier ; et pourtant que de fois suis-je allé dans leur petite maison ! Ils sont aux racines de mes souvenirs ; et il doit toujours y avoir dans le chrétien un enfant qui sait dire merci. Notre siècle a consacré une grande place au mystère de l'enfance dans la poésie, sans d'ailleurs inventer ce que Pétrarque et Dante avaient vu jadis. La passion du chrétien pour Dieu détient seule le vert paradis des amours enfantines, le vrai. 86:60 Elle aspire à se nourrir d'enfance immémoriale. Les conversions sont belles sans doute, et elles ont le prestige du tragique ; mais ne répondaient-elles pas à une nostalgie du chant profond, de la passion continue ? C'est pourquoi l'ouvrier de la onzième heure peut être payé d'un travail secret et ignoré de lui-même. « Flammes, chaînes » : nous sourions de ces vieilles métaphores. Mais une passion se cultive pour devenir humaine ; le premier rayon de l'enthousiasme, de la générosité, de quelque sainte colère, est brutal et demande à être réfracté dans les miroirs de l'âme qui sont la méditation et le souvenir. Les flammes ne suffisent pas ; nous aspirons au lien, nous voulons trouver entre les élans une chaîne de certitude intérieure. Les visages, les voix, les paysages changent, le cœur a ses intermittences et l'âme ses landes désertes. A certaines heures nous sommes laissés à notre fond d'ingratitude et nous nous trouvons portés à mépriser ce qui jadis suscita notre enthousiasme et nous éleva un temps au-dessus de nous-mêmes ; et comme nous nous y étions fortement engagés, nous arrivons à douter du bien-fondé de nos générosités passées, nous considérons notre cœur avec ironie. Il n'est pas vrai que l'homme s'aime toujours trop, ni qu'il s'aime suffisamment. Car il ne peut s'aimer vraiment sans penser que Dieu l'aime, que Dieu créateur a aimé infiniment plus que lui les -- êtres et les causes auxquels il s'est naguère dévoué. Dieu les aime toujours, il est le gardien et le veilleur, même si nous ne pouvons pas veiller une heure avec lui. Toutes les passions contiennent un désir d'éternelle jeunesse auquel nous ne renonçons jamais ; le monde se chargerait de le décevoir jusqu'au désespoir absolu. C'est alors que le Crucifix au mur rappelle la seule passion toujours fidèle, la source et le relais de la vie, celle qui peut dire au moment de suprême amertume : « Dormez maintenant, et reposez-vous. » Jean-Baptiste MORVAN. 87:60 ### L'Église de Jésus-Christ et l'ordre temporel SI J'ÉCOUTAIS mon inclination naturelle j'écrirais plus volontiers sur le mystère de la Rédemption et de l'Église ou même sur la signification concrète des grands principes théologiques que sur les rapports de l'Évangile avec la constitution naturelle des sociétés. Mais voici que des correspondants venus de divers côtés me demandent, me redemandent de traiter encore ([^28]) des rapports de l'Évangile et de l'Église avec l'ordre social et politique. Je les remercie d'autant plus de leur insistance que je vois l'utilité pour les âmes d'un semblable exposé. Je vais donc essayer d'exprimer sur ce sujet ce qui apparaît à une considération chrétienne. J'ai tout à fait conscience de l'objection qui viendra à l'esprit de plus d'un lecteur avant même de commencer mon propos car, d'innombrables fois, elle s'est présentée aussi à mon esprit. « Les questions sociales et politiques, cela n'est pas l'affaire des clercs. Ils n'ont ni femme, ni enfants ; ils exercent un ministère spirituel et non pas un métier ; leurs responsabilités ne sont pas de ce côté-là. Qu'ils laissent donc les laïcs s'arranger tout seuls. A se mêler de ces problèmes ils risquent de parler sans savoir le poids des mots, de compromettre l'Évangile, d'exercer sur les consciences une pression odieuse. » 88:60 En une foule d'exemples, reculés ou contemporains, l'histoire a montré le bien-fondé de ces objections et comment les clercs, à vouloir s'occuper de politique directe, n'avaient rien à gagner cependant que *les* laïcs avaient beaucoup à perdre ; le spirituel ne trouvait aucun avantage et le temporel était exposé à beaucoup d'inconvénients. Seulement, je le demande, n'est-il possible de s'occuper de politique que d'une manière directe ? Il est vrai, et sans parler des amères leçons de l'histoire, l'instinct de la foi avertit le chrétien qu'il est contre-indiqué pour un clerc, sauf rarissimes exceptions, de gérer les affaires de la cité : cependant le même instinct de la foi avertit également le chrétien que le clerc trahirait son office et deviendrait prévaricateur qui laisserait tout dire et tout faire dans l'ordre social et politique, C'est entendu, par état, par vocation, par choix, le clerc n'a pas la charge directe des choses politiques et sociales. Ce sont les laïcs. C'est sur leurs épaules que retombe le fardeau de la famille, du métier, de l'État. Pourtant, de ce même fardeau, le clerc est-il déchargé absolument et à tous points de vue ? Pasteur des âmes, ministre de la vie éternelle, lui sera-t-il jamais possible de ne pas voir, si du moins il a des yeux pour voir et l'esprit de foi pour juger, que les questions de la famille, de l'entreprise, de l'école, du gouvernement, mettent en jeu, à leur manière, la sanctification des hommes, leur dignité, leur vie d'enfants de Dieu ? Il est des conditions de travail scandaleuses. Scandaleuses non seulement par la malice personnelle du compagnon d'atelier mais en vertu de l'organisation d'ensemble, de l'idée sociale, ou plutôt anti-sociale qui préside à l'entreprise. Il est des conditions d'enseignement et d'éducation qui sont ruineuses pour la foi de l'enfant et sa formation morale ; non par la faute de tel ou tel maître qui peut être excellent, mais par une conséquence directe des principes totalitaires, monopolisateurs et laïcisants qui se sont insinués dans l'institution scolaire. Il est des conditions de gouvernement qui sont néfastes pour le citoyen, lui enlèvent le goût de la liberté, atrophient le sens du risque, le détournent de prendre en charge ce dont sa nature d'homme lui fait un devoir de se charger c'est-à-dire sa famille, sa profession, son avenir ; il est des conditions de gouvernement qui conduisent l'homme à démissionner de sa dignité d'homme, et cela moins par la méchanceté du chef que par une application plus ou moins suave ou savante de la théorie totalitaire et jacobine qui inspire et qui déforme la constitution de l'État. Ce que je veux faire comprendre, ce que doit comprendre le chrétien qui réfléchit c'est que les questions sociales et politiques importent certainement, à leur manière et dans leur ordre, au salut des âmes et à la vie éternelle. Le chrétien ne relève pas seulement de l'Église, de la Cité sainte dont il est une pierre vivante, 89:60 > *Tunsionibus pressuris* > > *Expoliti lapides* > > *Suis coaptantur locis.* > > *Per manus Artificis* ([^29]) ; il relève encore de la société civile, il appartient à une cité terrestre. A ce titre, en tant que sujet de cette cité, il est soutenu ou scandalisé dans sa vie avec Dieu non seulement par telle rencontre individuelle, par l'honnêteté ou la malhonnêteté de telle personne qui se présente sur sa route, mais bien par la bonté ou la perversité d'une organisation d'ensemble, disons par la droiture ou l'aberration des institutions, des coutumes et des lois. Les exemples que j'ai rapportés permettent de l'entrevoir. Tel étant, en fait et en droit, le rapport entre les institutions et la vie éternelle, le ministre de la vie éternelle, le prêtre, encore qu'il n'ait pas à organiser directement les institutions de la cité, est chargé de prêcher, au nom de l'Église et avec elle, la saine doctrine sur la justice ou l'iniquité, la justesse ou la fausseté des institutions temporelles. C'est là une conséquence de la mission qui est la sienne : faire accéder les âmes à la vie éternelle et à la rédemption dans le Christ Jésus. L'ingérence abusive des clercs dans le domaine politique est une chose mauvaise et condamnable ; c'est le péché de cléricalisme ; mais la proclamation, l'exposé de la morale politique, vitalement reliée à l'Évangile du Seigneur, n'est pas une ingérence abusive des clercs. C'est une exigence naturelle de la mission religieuse qui leur incombe. C'EST ENTENDU, le Seigneur, une fois pour toutes et jusqu'à la fin des siècles, nous a appris à ne pas mélanger les choses de Dieu et les choses de César. Mais il n'a jamais dit qu'elles doivent demeurer chacune close dans sa sphère et incommunicante. Jamais il n'a dit que les choses de César n'importent pas à Dieu, jamais il n'a exempté César de rendre hommage à Dieu et de le servir, non seulement à titre privé, mais comme responsable d'un certain état social, d'un certain ordre politique. L'Église c'est Jésus-Christ continué ; l'Église, c'est l'Évangile continué jusqu'à la fin des siècles et communiqué à tous les hommes. Les clercs dans l'Église, par office propre, sont chargés d'annoncer l'Évangile, de donner la grâce des sacrements, de célébrer le culte nouveau de *l'Alliance nouvelle et éternelle.* 90:60 Cette charge est assez lourde et assez sublime (malheur à eux s'ils ne l'éprouvent pas !) pour les dispenser des charges ordinaires de la société civile. Or l'Église qui continue Jésus-Christ, les clercs qui sont d'une manière tout à fait spéciale ministres de l'Église, annoncent par exemple l'Évangile du mariage, ou celui de la dignité des plus petits d'entre nous, parce que ce qui lui est fait est fait au Seigneur en personne. Eh ! bien, est-il possible de prêcher la sainteté du mariage et de ne pas réprouver des institutions qui sont combinées et mises au point pour disloquer la famille et la corrompre ? Est-il possible de prêcher la dignité de l'enfance, de rappeler la formidable parole du *maître doux et humble : mieux vaudrait être précipité au fond des mers avec une meule à son cou que de scandaliser un de ces petits qui croient en moi,* est-il possible de rappeler cette terrible condamnation sans condamner en même temps un type d'organisation scolaire qui, dans la mesure même où il est laïciste et monopolisateur, est un danger continuel pour l'âme des enfants ? Est-il possible de prêcher sur la grandeur du moindre d'entre nous et de trouver convenable et juste un ensemble d'institutions qui rabaissent la créature humaine, faite à l'image de Dieu et rachetée par Jésus-Christ, à la condition de robot, à la situation anti-naturelle, non pas même d'esclave, mais de mécanique perfectionnée ? Ainsi, comme elle enseigne l'Évangile, et par une conséquence nécessaire, l'Église enseigne la morale politique car celle-ci est ordonnée à l'Évangile. Cet enseignement qui incombe certainement aux clercs n'est pas leur monopole. Par ailleurs lorsqu'il s'agit des laïcs et de l'art de conduire leurs affaires temporelles l'Église ne leur enseigne pas cet art très humain ; ils doivent l'acquérir par la réflexion sur la nature des choses et des êtres et grâce à l'expérience ; mais l'Église les inspire dans l'exercice de cet art, afin que leur cœur reste pur ou qu'il le redevienne ; afin qu'ils suivent également une certaine ligne précise, invariable et qui, pour n'être point rigide, pour épouser les situations historiques neuves, n'est pas quand même ployable dans tous les sens : « La religion et la réalité du passé enseignent que les structures sociales comme le mariage et la famille, la communauté et les corporations professionnelles, l'union sociale dans la propriété personnelle, sont des cellules essentielles qui assurent la liberté de l'homme et par là son rôle dans l'histoire. Elles sont donc *intangibles* et leur subsistance ne peut être sujette à révision... » ([^30]) 91:60 Il est évident que l'Église ne va pas déléguer les laïcs pour occuper tel poste ministériel ou mettre sur pied avec intelligence une exploitation qui fasse honneur au chef et aux ouvriers. L'Église ordonne ses prêtres pour le ministère des âmes, elle n'ordonne pas ses laïcs pour leur métier terrestre. L'Église n'a jamais fait de théocratie. Mais qu'est-ce que cela prouve ? Qu'elle n'est pas en ce monde pour organiser la vie politique de ses enfants. Elle ne s'en désintéresse pas pour cela. Il lui incombe de l'inspirer. Inspirer n'est pas organiser. C'est à deux titres, et même à un troisième qu'elle s'y intéresse : elle sanctifie ses enfants non seulement dans leur prière mais à l'intérieur de leurs tâches temporelles ; ensuite elle dit le droit ; enfin, en des occasions plus rares, elle dicte d'autorité les détails de l'attitude à tenir, lorsque des questions de soi temporelles deviennent questions d'Église, questions spirituelles, en raison de leur connexion intrinsèque, à un moment donné, avec les réalités spirituelles. On l'a vu encore récemment lors de la décision de l'Église sur l'obligation de refuser le vote à tout candidat qui accepterait la collaboration avec les communistes, bien que n'étant pas communiste lui-même ([^31]). Il s'en faut, il s'en faut de beaucoup que l'action de l'Église dans l'ordre politique se limite à la *subordination accidentelle* « *ratione peccati* » ([^32]), et comme disent certains théologiens à l'exercice du *pouvoir indirect.* Ce qui fait partie du train ordinaire de sa vie, ce qui appartient à sa vie de tous les jours c'est d'instruire les hommes des vérités qui mettent en ordre les institutions politiques, c'est de leur communiquer la grâce pour conformer leur conduite à ces vérités. Si nous comprenons ces choses nous comprendrons aussi la signification du sacre des rois et la portée du langage de Jeanne d'Arc qui parlait toujours du *saint royaume de France.* Le sacre des rois n'était pas l'équivalent de l'ordination des prêtres ; il n'avait pas non plus une intention théocratique, Il ne correspondait pas à je ne sais quelle régression anachronique vers les rites abolis de l'Ancien Testament. C'était en vérité cérémonie d'Église et du Testament nouveau où les choses de Dieu et celles de César sont à jamais distinguées, mais non pas ennemies et incommunicantes. Le sacre n'agrégeait pas au corps sacerdotal et hiérarchique un chrétien armé du glaive et dépositaire de la puissance séculière ; le sacre manifestait au roi ce que représente dans telle société donnée le maniement chrétien du glaive et l'usage chrétien de la puissance séculière ; et il implorait la bénédiction du Roi des rois sur un pauvre pécheur devenu souverain et justicier. 92:60 Le sacre était une liturgie d'investiture et non pas d'ordination ([^33]). On ne sacre plus les rois, et les princes ne sont pas nombreux en ces temps ingrats de despotisme camouflé et de démocraties populaires. Il reste que tout chrétien ayant charge temporelle, depuis le chef d'État jusqu'au simple berger, a reçu vocation de remplir cette charge avec l'esprit du sacre ; reconnaître que cette charge n'est pas n'importe quoi, qu'elle tient une certaine nature définie et qu'elle oblige à la pratique d'une justice véritable imprégnée d'esprit chrétien ; tout ceci ne représente rien d'incompréhensible et je suis toujours étonné qu'on en fasse mystère. Par ailleurs, lorsque Jeanne d'Arc parle du *saint royaume de France* n'allons pas supposer qu'elle se trompe, qu'elle confond, qu'elle brouille les termes et qu'elle réalise un « blocage » désastreux (comme l'on dit aujourd'hui) entre l'Église et la patrie. Ici comme toujours le parler de sainte Jeanne est juste et sans défaut, sans obscurité ni bavure. L'expression saint royaume de France signifie non pas que la France est la même chose que le royaume surnaturel, la cité sainte, l'Église de Jésus-Christ mais que ce royaume terrestre, et qui est fait pour le bien-vivre terrestre, doit accomplir *chrétiennement* sa destinée terrestre et sa mission temporelle. Pourquoi ? Pour la raison qu'il est composé de chrétiens. Le bien-vivre qu'il permet, qu'il assure, qu'il défend doit être pénétré de foi, d'espérance et de charité. Il n'y a rien de plus mais aussi il n'y a rien de moins dans l'expression familière de sainte Jeanne d'Arc ([^34]). 93:60 L'UNE DES QUESTIONS TRÈS PRÉOCCUPANTES parmi les chrétiens de notre rays est celle de leur union au plan de la morale politique et de la conception chrétienne des institutions. Il y a trop longtemps que l'on colle les étiquettes partisanes : idées politiques de droite, idées politiques de gauche, sur des idées politiques simplement justes, naturelles, chrétiennes. Cette qualification ne se tient pas, ne peut pas se tenir dans le ciel serein des abstractions pures ; elle tombe dans la vie courante pour y porter la haine, la stérilité, la mort. -- Qu'un chrétien défende les libertés universitaires et se réclame de *Divini illius Magistri --* qu'un autre expose les raisons démonstratives de combattre activement le communisme en conformité avec *Divini Redemptoris, --* qu'un troisième propose des réformes sages et concertées fidèles aux *radiomessages* de Pie XII pour échapper à l'étatisme, au capitalisme d'État et redonner forme et vie aux corps intermédiaires, les uns comme les autres se voient alors accusés de propager des idées politiques de droite. Or ils ont simplement des idées politiques chrétiennes, qui sont en liaison vitale avec les idées de l'Évangile (nous l'avons indiqué plus haut) et sur laquelle les chrétiens d'un pays, de tous les pays devraient se mettre d'accord. *Divini Redemptoris* n'est pas destinée aux chrétiens soi-disant de droite et *Quadragesimo anno* aux chrétiens soi-disant de gauche. Mettons au panier ces pauvres étiquettes. On comprend que les chrétiens diffèrent sur *la façon* de réaliser des institutions fondamentales conformes au droit naturel. On comprend moins qu'ils s'opposent ou se déchirent sur *la nature* des institutions qui sont à réaliser. En effet, tombant sur le terrain politique, avez-vous pensé une seconde que la semence de l'Évangile (*semen Verbum Dei*) pouvait y faire naître par hasard le monopole scolaire, le fonctionnarisme généralisé ou la sympathie au communisme ? Si vous l'aviez imaginé c'est que vous n'aviez pas suffisamment réfléchi à l'un des deux termes en cause : soit les institutions et les orientations politiques que je dénonce, soit l'Évangile auquel nous croyons. Sinon vous auriez vu qu'ils sont incompatibles. 94:60 Vous auriez vu non pas certes que tel mode d'action politique concrète découle obligatoirement de l'Évangile (ce ne serait vrai que dans les cas exceptionnels, relativement rares, de l'exercice du *pouvoir indirect ;* encore une fois l'Évangile n'a pas institué une théocratie, il l'a même rendue à jamais impossible) ; mais vous auriez compris que certaines institutions politiques, -- les institutions qui incarnent le droit naturel politique -- sont en connexion nécessaire avec l'Évangile ; les institutions expliquées et justifiées dans *Rerum Novarum* et *Quadragesimo anno, Divini illius Magistri, Divini Redemptoris, Mater et Magistra* et *tous les radiomessages de Noël.* EN FRANCE cette notion de droit naturel est très habituellement méconnue. Aussitôt que l'on prononce le mot « politique », la plupart des Français pensent à la démocratie, aux partis, à la droite et à la gauche. Ils pensent ainsi parce qu'on les a ainsi formés, ou plutôt déformés ; parce qu'on n'a pas su (ou pas voulu) leur montrer que *la politique* n'est rien d'autre que la mise en œuvre, dans le domaine de la vie publique, des lois fondamentales de notre nature considérée par rapport à cette vie publique. Ce que nous appelons en deux mots *droit naturel* désigne ces lois fondamentales de notre nature. Le droit naturel désigne ce qui est conforme à notre nature quand elle est droite ; ce qui va dans la droite ligne de notre nature. Bien entendu, étant donné notre état concret de chute et de rédemption, le droit naturel dont il est question est ouvert à l'Évangile ; c'est un droit naturel chrétien. -- A vrai dire, tous les pays ne sont pas aussi déshérités que la France dans leurs conceptions politiques. En Espagne par exemple, dans la conversation courante entre des Espagnols moyennement cultivés, l'expression *droit naturel* revient aussi souvent que chez nous autres les termes de « démocratie », « droite » ou « gauche ». Nos frères d'Espagne doivent peut-être cet avantage à l'influence toujours vivante des théologiens-juristes du *siècle d'or* dans l'Université de Salamanque ; de même que nous autres, nous devons à la grande Révolution la corruption de notre vocabulaire politique. Quoi qu'il en soit, et sous peine de discourir dans le vide et sans aucun point d'appui assuré, essayons de penser les réalités politiques en termes de droit naturel, et de droit naturel chrétien. 95:60 QUE TEL DÉFENSEUR de cette doctrine sociale et politique (et peut-être nous-même) n'en perçoive pas suffisamment la liaison vivante avec l'Évangile du Salut, que dans son esprit et son cœur les principes du droit naturel ne soient pas assez vitalement chrétiens, c'est fort possible et il faut y remédier ; il faut que les vérités politiques naturelles loin d'être closes, autonomes, repliées agressivement sur elles-mêmes, séparées de la Révélation, en soient au contraire tout illuminées, vivifiées et détendues. C'est vrai. Mais il importe encore de voir que les vérités politiques naturelles sont naturelles en effet, justes, reliées à l'Évangile qui est destiné à tous, et non pas droitistes ou gauchardes. Le Vicaire de Jésus-Christ lorsqu'il les proclame (et cela lui arrive encore assez souvent) ne prêche pas une doctrine de droite ou une doctrine de gauche. Il prêche, comme étant dans une relation intime avec l'Évangile, une doctrine de droit naturel chrétien ; une doctrine à la fois traditionnelle et vivante ; faite pour tous les siècles mais capable de s'adapter aux situations historiques nouvelles, de provoquer les réformes qui s'imposent, de faire naître des formes jamais encore apparues. (Car ce serait le signe d'une lamentable légèreté d'esprit de supposer une incompatibilité entre l'attachement aux vérités immuables et le sens des renouvellements nécessaires ; ou de mettre une équivalence entre doctrine fixe et sclérose de la doctrine). ON VOIT EN QUEL SENS l'Église s'occupe de la vie politique. Elle dit quelles conditions la société civile doit remplir pour être conforme au droit, pour nous aider, dans son ordre, à vivre en enfants de Dieu. Par ailleurs elle éclaire, elle inspire l'action des laïcs afin qu'ils remplissent leur tâche temporelle comme des membres du *Peuple de Dieu* (*laïc* ne veut pas dire autre chose que membre du peuple de Dieu : *laos*)*.* Il reste que, même en apportant ces précisions, l'Église ne S'occupe pas d'abord et premièrement de la vie politique. Voici ce qui l'intéresse par-dessus tout : annoncer aux hommes la Rédemption dans le Christ et les huit béatitudes ; les purifier de leurs péchés et les introduire dans la voie d'enfance ; leur faire goûter la joie du Christ que rien ne peut enlever et les consolations de l'Esprit Paraclet ; leur apprendre à écouter la voix de l'unique Pasteur ; leur donner le zèle d'attirer à l'unique bercail les innombrables brebis errantes et blessées. La mission première de l'Église, la mission pour laquelle elle reçoit indéfectiblement l'assistance de son Époux, c'est de faire entendre à tout homme venant sur la terre la Bonne Nouvelle de la Rédemption et d'apporter chaque jour à ce monde qui se perd le sacrifice du Golgotha sous les espèces eucharistiques. C'est en vue de la prédication, de la messe et des sacrements que l'Église a été constituée, qu'elle est établie à jamais *jusqu'à la consommation des siècles.* 96:60 Mais parce que les hommes à qui elle apporte l'Eucharistie et l'Évangile commencent par être les membres d'une société terrestre, parce que nous sommes engendrés en Adam avant d'être régénérés en Jésus-Christ, parce que les institutions de la société terrestre selon leur droiture ou leur dérèglement constituent un soutien ou un scandale pour vivre de l'Eucharistie et de l'Évangile, pour cette seule raison l'Église, la Sainte Église, s'occupe de la vie politique. Ce qui l'intéresse par-dessus tout c'est la vie théologale. Elle s'occupe de la vie politique seulement à cause de la vie théologale. « SI VOUS Y TENEZ, m'objectera-t-on peut-être. Mais c'est aller bien loin et se mettre en frais de beaucoup de mystique. Une société normale ou désordonnée, saine, malade ou corrompue, nous voulons bien après tout que l'Église en ait souci puisqu'elle estime que l'éternité, d'une certaine manière, est en jeu. Malgré tout, en de telles questions, ce qui compte d'abord ce sont les bons principes et la justesse d'esprit. L'attachement mystique à l'Église, l'attitude d'âme évangélique importent beaucoup moins à la vie d'une société que les idées justes sur les institutions qui conviennent. » Assurément les lois de la structure naturelle des sociétés sont lois (morales) naturelles. L'expérience de Dieu par elle-même ne les fait pas découvrir. Mais qu'est-ce que cela prouve ? Que la connaissance des lois (morales) naturelles qui président à la constitution des sociétés n'est pas de l'ordre de la grâce ; non pas que la vie de la grâce et la purification intérieure n'exercent pas une influence, et souvent décisive, pour faire découvrir et appliquer les principes de la sagesse sur la constitution naturelle des sociétés. N'est-il pas manifeste par exemple, et du reste la vérification est facile, que c'est à cause de la force de leur vie théologale qu'une poignée d'intellectuels, chefs d'entreprises et législateurs du XIX^e^ siècle, surent imaginer des réformes essentielles dans l'économie libérale et forcèrent un capitalisme tyrannique à renoncer à quelques-unes au moins : de ses prétentions monstrueuses, également contraires à la justice et au bon sens ? Nous croyons au primat de la conversion. Nous pensons que la pureté évangélique, du moins a un certain degré de transparence, prépare et permet la droiture des idées au sujet des institutions temporelles. > *Si votre cœur est simple et votre âme très pure* > > *Venez il est permis de le dire tout bas* > > *De toutes les grandeurs vous êtes la mesure* > > *Un ciel intérieur illumine vos pas.* 97:60 La piété, si elle est vraie, nous ouvre les yeux non seulement sur notre impureté personnelle mais sur l'impureté socialisée et codifiée que constituent les mauvaises institutions (et je ne parle pas, on le devine, des seules institutions qui donnent force de loi à la luxure et aux appétits de la convoitise). Les chrétiens d'un pays, même quand leur esprit est déformé par des idées sociales aberrantes, s'ils viennent à se convertir profondément, ne tardent pas à secouer le joug du mensonge et de la sottise et ne se laisseront pas longtemps égarer par les docteurs d'imposture et les inventeurs de chimère. Si la vie théologale se développe chez les chrétiens d'un pays ils finiront bien par devenir sensibles à ce qui menace, à ce qui ruine la vie théologale dans les institutions du pays ; ils finiront bien par s'unir afin de faire barrage là-contre, lutter, vaincre, organiser la victoire, préserver dans le succès la pureté du combat. Nous croyons que si par principe et universellement (je ne parle pas des cas particuliers) on veut commencer par mettre les chrétiens d'accord sur les principes de la constitution normale des sociétés au lieu d'essayer premièrement de les éveiller à la ferveur évangélique, alors sans doute on marche à l'aventure sinon à l'échec et à la catastrophe, surtout lorsque les esprits sont imbibés depuis longtemps par les poisons tenaces de la propagande révolution**n**aire. En sens inverse nous croyons que la vie théologale vraie doit déterminer la guérison de l'esprit et un puissant redressement dans les conceptions politiques même. QUELQU'UN ME SOUFFLE : « Oui, parce qu'alors on écoutera le Pape ». Non pas seulement parce qu'on écoutera le Pape. Non pas seulement parce qu'on pratiquera l'obéissance. Non pas seulement parce qu'on ne chicanera plus l'autorité du Vicaire de Jésus-Christ dans son enseignement *sur la communauté humaine selon l'esprit chrétien* ([^35]). Si l'approfondissement de la vie avec Dieu et la ferveur évangélique détermine un redressement de l'esprit, même dans les conceptions temporelles, c'est par un effet propre des vertus théologales. Et la docilité à la parole du Vicaire de Jésus-Christ n'est elle-même qu'un effet de cette vie théologale. LA VIE DIVINE en nous est comparée à une graine vivante, et encore à un levain mêlé à trois mesures de farine. Semée dans le cœur d'un homme qui perçoit la douce invitation de l'amour et qui aspire à fonder une famille, il est inévitable que la vie théologale, la foi, l'espérance et la charité dans le Christ pénètrent son inclination et le vif de son sentiment et déterminent des pensées et une attitude conformes à la conception honnête et chrétienne du mariage. 98:60 Semée dans le cœur d'un homme que soulève la puissance véhémente de l'imagination créatrice et qui veut mettre au jour une œuvre d'art et de poésie, il est inévitable que la vie théologale, la vie dans le Christ, descende jusque dans les forces vives de son imagination et lui fasse trouver la forme honnête et chrétienne de la composition poétique. Semée dans le cœur d'un homme qui détient des responsabilités dans le temporel, ouvrier ou chef d'entreprise, instituteur ou professeur, il est inévitable que la vie théologale, le désir de conformité à Jésus-Christ le conduise à réfléchir sur la nature de ses responsabilités et, comme disait Péguy, sur la *situation faite* à l'entreprise, au travail, à l'enseignement par le monde contemporain. La vie dans le Christ le prépare à discerner les points essentiels de la constitution naturelle des sociétés ; lui permet de recevoir la saine doctrine, surtout quand elle lui est donnée par le Vicaire même du Christ. MAIS ENFIN l'intelligence des lois naturelles de la cité n'est pas d'abord affaire d'obéissance. Ce qui nous est demandé d'abord ce n'est pas de courber la tête sous l'argument d'autorité ; c'est de laisser la vie théologale imprégner toutes nos forces vives d'intelligence, d'imagination et de désir. Plus l'imprégnation sera profonde, plus nous aurons de chance de rejeter les « erreurs modernes » dont nous sommes peut-être victimes à notre insu, comme le laïcisme ou les troubles théories des messianismes révolutionnaires. L'Église n'est pas une société à peu près pareille aux autres, mais établie dans la sphère religieuse. L'Église est une société radicalement différente de toutes les autres ; société de conversion du cœur, de communion théologale, de vie surnaturelle et mystique. Certes il n'y aurait pas d'Église sans autorité ni obéissance, mais c'est la charité qui est première et qui détermine et soutient l'obéissance. L'Église est une société dans laquelle l'organisme juridique : les pouvoirs d'ordre et de juridiction, loin d'être replié sur lui-même est tout entier relatif à la vie théologale. (Du reste même dans la société civile ce qui est premier ce n'est pas l'ordre juridique ; c'est la force de l'attachement à la patrie et du lien entre les hommes : *Ô patrie, Ô concorde entre les citoyens*.) 99:60 Il suffit d'avoir lu les encycliques et écouté les radiomessages pour s'apercevoir que les Papes, de Léon XIII à Jean XXIII, tous sans exception, ont tenu en matière sociale et politique un rôle analogue à celui que tenait saint Léon le Grand, au milieu du V^e^ siècle, en matière christologique. De même que saint Léon au sujet du Christ et de l'assomption de la nature humaine dans l'unité de la personne divine n'a pas seulement tranché, déclaré, défini, mais qu'il a exposé, expliqué, justifié, en un mot rempli l'office du docteur et du théologien, de même les Papes du début du XX^e^ siècle ont-ils fait une œuvre de docteurs, de philosophes et de théologiens, au sujet de la famille et de l'enseignement, de l'entreprise et des corps intermédiaires, de l'État et de l'union entre les États ; ils ont mis sur pied un véritable traité sur la constitution naturelle des sociétés. Si l'on est chrétien, et même simplement si l'on éprouve de la curiosité en ces matières, mieux vaut assurément ne pas négliger les exposés pontificaux. Je ne pense pas qu'ils suffisent en tout et toujours. Je constate simplement qu'ils ont une ampleur, une sérénité, une hauteur de vue, une animation spirituelle qui les recommandent universellement. Du reste il arrive assez souvent que les Papes les adressent non seulement à la hiérarchie épiscopale et à l'ensemble des laïcs mais à tous les hommes de bonne volonté. En plus des qualités qui les signalent à tous : travail bien fait, œuvre de philosophie chrétienne construite de maîtresse main, les traités pontificaux relatifs au temporel s'imposent a chaque chrétien par le crédit de leur auteur, par son autorité de Vicaire du Christ. Dans ces conditions il faut bien dire que les chrétiens font preuve de légèreté, sinon d'une insuffisance de vie théologale, quand ils les écartent et les sous-estiment. ON NE REMARQUE PAS ASSEZ que les traités pontificaux relatifs au temporel sont connexes avec la Révélation. Lisez par exemple *Divini Redemptoris* ([^36]) et vous verrez à quel point cette encyclique contre le communisme est en liaison vitale avec l'Évangile, illuminée par les citations textuelles des paroles même du Seigneur. Eh ! bien, plus nous accueillons filialement la révélation évangélique, plus elle s'intériorise dans notre cœur, plus aussi nous recevons docilement la doctrine politique qui s'y rattache intimement ([^37]) surtout quand elle est formulée par le Vicaire même du Christ. DU RESTE pour faire notre éducation sociale chrétienne il n'est pas indispensable de nous limiter à la seule lecture des encycliques et des radiomessages, nous plongeant sans lever la tête dans les seuls documents pontificaux. 100:60 Il est normal au contraire de regarder au-delà et tout autour ; d'aller voir par exemple dans saint Thomas, ne serait-ce que pour trouver des principes justificatifs plus profondément mis en lumière et le puissant équilibre d'une synthèse œcuménique. Il est normal de lire en même temps les grands poètes chrétiens afin que nous devenions chrétiens dans nos puissances d'imagination et de sensibilité. Car tout est lié dans un homme et pour que notre réflexion soit tout à fait chrétienne il ne suffit pas d'être chrétien dans notre seul intellect. Si un homme parvient à la santé et à la clarté dans ses idées politiques et sociales et que son imagination demeure rationaliste et laïcisée je me méfie de la qualité chrétienne de ses idées ; et surtout de la qualité chrétienne des applications qu'il peut en faire. Du reste une société chrétienne est affaire de sensibilité spirituelle et pas seulement d'idées pures. Les poètes et les romanciers qui ont rompu avec le laïcisme ([^38]), qui ont permis à la grâce d'atteindre jusqu'à la source de leur art ont travaillé tout autant que les philosophes -- quoique d'une manière indirecte ([^39]) -- à redonner aux hommes le sens d'une organisation de la cité qui fasse honneur à l'Évangile. Car la réalisation d'une cité chrétienne n'est pas seulement application d'idées justes et œuvre juridique. Ce qu'elle comporte de juridique n'est que la mise en forme, au plan de la constitution et des lois, des exigences antérieures et supérieures de la vie. C'est ainsi par exemple que la chevalerie fut une traduction institutionnelle du sens chrétien de l'honneur et de l'esprit chrétien dans l'usage de la force ; mais cet esprit avait précédé l'institution et la rendait possible. Les institutions sont précédées par la vie. Les institutions peuvent être aussi justes qu'on voudra, elles seront de peu de prix si les chrétiens ne sont pas vivants. AINSI DONC pour édifier une cité chrétienne connaissons les exposés pontificaux. Ne nous limitons pas à la lecture de ces textes. Et vivons d'une vie théologale. Plus s'approfondit en notre cœur la vie théologale, plus aussi nous faisons un accueil vivant et intelligent à la doctrine de l'Église relative au temporel, apprenant à repérer et à combattre avec elle les plus redoutables ennemis du nom chrétien. 101:60 On comprend que je fais allusion au communisme. Le chrétien qui veut vivre selon l'Évangile s'en détourne farouchement et le combat de toutes ses forces, non seulement parce que le Pape l'a dit mais parce qu'il perçoit d'instinct (de toute la sûreté de l'instinct surnaturel) la malice intrinsèque de cet appareil *dialectique,* de cette machine sociale montée à la perfection pour fabriquer des apostats en dépersonnalisant les hommes. Le Pape l'a dit. La parole du Pape rejoint dans le cœur du chrétien l'instinct lumineux de la foi, sa compassion pour les frères persécutés, son zèle sans connivence pour la conversion des persécuteurs inimaginables ([^40]). Si les chrétiens écoutent le Pape quand il parle de la nature du communisme *intrinsèquement pervers* et de la résistance qui s'impose, ce n'est point en vertu d'un morne assujettissement à je ne sais quelle forme de discipline militaire transposée sur le plan religieux, mais par une inclination naturelle de la vie théologale. La docilité des chrétiens au message inspiré de l'Église est avant tout un effet de la vie théologale ; que ce message annonce les vérités révélées ou expose les vérités humaines, les vérités du droit naturel, qui lui sont connexes. SITUÉES À CE NIVEAU la pensée et l'action des chrétiens, même dans l'ordre de la civilisation, ne risquent pas de s'abîmer dans une mystique irréelle et qui ne toucherait pas la terre ; car rien n'est moins vaporeux que la vie théologale ; rien n'est plus réaliste que la mystique de l'Évangile. Situées à ce niveau d'Évangile la pensée et la vie des chrétiens deviendront capables de surmonter les conflits grinçants, les aigres disputes, les divisions apparemment sans remède. Les chrétiens cesseront de s'accuser et de s'opposer comme des frères ennemis ; de se renvoyer dans un circuit sans fin les griefs empoisonnés : « Oui, dit l'un, vous manquez d'obéissance : vous faites comme si vous ne croyiez pas à la hiérarchie et à ses pouvoirs divins. » -- L'autre répond : « Et quel est votre mandat, s'il vous plaît, pour m'attaquer de la sorte ? Vos titres et vos papiers ? » -- Un troisième renchérit : « Je n'ai rien contre le Pape ; je serais même plutôt pour. Mais il est si mal servi. Regardez un peu du côté de ceux qui sont préposés aux transmissions et aux exécutions. » 102:60 Il serait vain, et souvent il serait désastreux, de nier le fondement réel de ces querelles pénibles ; mais ne pas les dépasser témoignerait d'un manque de foi et d'une vitalité spirituelle amoindrie et fléchissante. La foi, la foi vive, la foi dans le Christ crucifié et ressuscité nous persuade en effet, et nous fait ressouvenir au moment qu'il faut, de ces deux vérités premières complémentaires : la hiérarchie étant toujours assistée dans l'exercice de ses pouvoirs, l'Église entière (les clercs et les laïcs) ne cesse pas de recevoir, grâce à la hiérarchie, lumière et sainteté ; d'autre part nous sommes tous pécheurs sans privilège pour personne ; dès lors il y a toujours des mauvais maîtres et des serviteurs indignes ; des têtes folles et des mauvaises têtes ; des cœurs lâches et des consciences faussées ; mais parce que nous sommes rachetés il y a toujours la visite efficace de la grâce de Jésus-Christ, par le moyen des pouvoirs qu'il a institués, même si les dépositaires se montrent indignes ; dès lors la condition humiliée d'une Église sanctifiante mais composée de pécheurs, loin de nous scandaliser, nous permet au contraire de nous construire et de nous purifier, en triomphant du mal par le bien, en laissant la grâce déborder là où l'horreur arrive jusqu'au bord. Touchant le donné de la foi aussi bien que les saines idées politiques sur l'ordre temporel, l'accord entre les chrétiens ne se trouvera pas au terme d'une mystique invertébrée ni d'un caporalisme simpliste, mais au terme d'un approfondissement de la vie évangélique. C'est en vivant de la vie théologale au sein de l'Église et par elle que les chrétiens parviendront à comprendre le message de l'Église, même lorsqu'il touche l'ordre temporel. La solution à tant de disputes et de batailles est là et pas ailleurs. La solution évangélique seule ne sera ni croulante ni caduque. EN CONCLUSION : même sans avoir la tête politique, si nous vivons l'Évangile nous nous apercevrons tôt ou tard que ce n'est pas dans un esprit désincarné que germe et s'épanouit la vie évangélique, mais dans une personne humaine dépendante de la société et de ses institutions ; parmi ces institutions les unes sont justes, honnêtes, bonnes et s'accordent à la vie selon l'Évangile ; les autres non. Semblablement si nous avons le sens de la chose politique et que, en même temps, nous essayons de vivre selon l'Évangile, nous prenons garde à ce que le sens politique ne s'affirme et ne se développe en dehors de l'adhésion à Jésus-Christ ; notre réalisme temporel est pénétré et transfiguré par le sens du Christ et par l'intelligence de l'homme pécheur et racheté. 103:60 Nous avons vu la liaison entre l'Évangile et de saines institutions temporelles. Dès lors il convient que les prêtres, eux qui ont la charge spéciale d'annoncer l'Évangile, ne sous-estiment pas ou ne méprisent pas la saine morale politique ; il convient aussi évidemment qu'ils se rendent compte des entreprises actuelles du démon dans ce domaine. Car si le démon à toutes les époques travaille à égarer et à perdre les âmes par le scandale individuel, il met en œuvre à notre époque plus que par le passé le scandale institutionnalisé ; observons plutôt l'organisation sociologique du matérialisme doux (celui de la plupart des pays « libres ») et l'appareil sociologique encore plus redoutable du matérialisme dialectique (celui des pays étouffés par le communisme). Les chrétiens n'ont pas attendu vingt siècles pour essayer de mettre debout un ordre politique qui fût digne de l'Évangile ; de même le Malin n'a pas attendu notre temps pour tenter de substituer le régime totalitaire de la Bête à un régime temporel digne du Christ-Roi. Dès lors pour mieux pénétrer la véritable nature de l'ordre temporel chrétien il est extrêmement utile d'en connaître les vicissitudes. Un minimum d'étude historique paraît à peu près indispensable ; en particulier un minimum d'étude sur deux événements décisifs et très révélateurs de la tactique de Satan : la Révolution française et la Révolution russe. Je n'ignore pas que les ouvrages historiques sur la Révolution française, qui, sans cesser de faire œuvre d'histoire, se permettent de juger au nom de critères absolus sont par le fait même réputés suspects et frappés de discrédit. Cependant il y a des critères absolus en histoire, absolus comme la définition de notre nature et des institutions fondamentales qui lui conviennent. C'est sagesse de ne pas s'en laisser imposer par ceux qui ne savent pas ou ne veulent pas le comprendre. La vie évangélique, c'est-à-dire la vie que nous donne l'Église, ne s'éteindra jamais sur la face de la terre. Par suite l'ordre temporel chrétien, puisqu'il est une conséquence normale de cette vie évangélique, ne sera jamais entièrement aboli. Jusqu'à la fin ; l'Église qui est l'Évangile continué et communiqué, le maintiendra ou le fera resurgir, serait-ce à la manière des petites îles qui apparaissent dans l'immense mer. Et jusqu'à la fin non seulement la vie évangélique, mais l'ordre temporel chrétien qui en dérive normalement, sera le don très gracieux, maternel et royal du Cœur Immaculé de Notre-Dame. Fr. R.-Th. CALMEL, o. p. 104:60 ### La conscience chrétienne devant l'Islam par Joseph HOURS L'AUTEUR DE CET ARTICLE avoue n'être pas qualifié pour l'écrire, n'étant pas arabisant. S'il ose pourtant entreprendre cette tâche c'est qu'il est des dangers si pressants qu'il faut les signaler dès qu'on les aperçoit, fût-on le premier venu. Je ne veux ici point d'autre titre que celui de premier -- ou si l'on veut, dernier -- venu. Mon but n'est point d'ajouter à nos connaissances mais bien d'alerter mes concitoyens et mes frères en la Foi. Le danger dont il est ici question est celui de l'Islam. Il n'est pas neuf et l'on pourrait s'étonner à bon droit qu'il soit à ce point ignoré après s'être imposé si longtemps à toute la Chrétienté. Tel est pourtant le fait. Pour essayer de le comprendre essayons d'aller de son aspect extérieur jusqu'à son intention plus intime, du dehors au-dedans. #### I Dès la mort de Mahomet en 632, l'Islam commençait des conquêtes d'une rapidité inouïe et dont il n'y a pas eu depuis d'autre exemple. Pour nous en tenir à l'Occident (laissant de côté l'Orient non chrétien, étranger à notre propos) il conquérait presque immédiatement la Syrie et l'Égypte. Vingt ans plus tard il abordait la Tunisie en 711 il renversait en Espagne la monarchie des Wisigoths, en 718 il s'emparait de Saragosse. En 732 enfin un siècle tout juste après la mort du Prophète il était arrêté à Poitiers. 105:60 Chose étrange, des résultats si rapides furent pourtant durables. Perdue en quelques années, l'Espagne coûta aux chrétiens huit siècles de « reconquête ». En Syrie comme en Égypte des populations chrétiennes passèrent dans leur ensemble à l'Islam. Des églises jadis florissantes, justement fières des noms de saint Ignace d'Antioche ou de saint Athanase d'Alexandrie furent réduites à de petites communautés humiliées atteintes jusqu'au cœur par la perte de toute liberté de prédication et d'expansion, repliées sur elles-mêmes et sans cesse en lutte les unes avec les autres, coupées enfin, matériellement du moins, de la vie de l'Église Universelle. En Afrique du Nord la disparition fut totale. Il convient de s'arrêter sur ces faits. Ils constituent la plus grande, et presque la seule défaite subie par le christianisme dans son histoire. L'Islam seul a pu la lui infliger et cette défaite devrait être pour nous une douleur et un scandale permanents. Les lieux où vécut et souffrit le Christ, où fut rachetée l'humanité et fondée l'Église, ces lieux sont aujourd'hui (à part le mince territoire d'Israël) aux mains de l'Islam. On a si bien pris l'habitude de considérer cela comme normal qu'on n'en mesure pas les conséquences, pourtant prodigieuses. Par la perte de si vastes régions, l'Église Chrétienne s'est trouvée rejetée vers le Nord-Ouest et pour ainsi dire « occidentalisée ». Le déséquilibre géographique ainsi établi a facilité grandement le schisme byzantin. On peut même être surpris que certains, si prompts à reprocher à l'Église cette « occidentalisation » témoignent d'une telle négligence à en étudier les causes. Dès lors un vaste « croissant » musulman entoure le monde chrétien par le Sud et l'Est, lui interdisant presque tout contact avec le reste du monde (sauf en Russie) et mettant à l'action missionnaire, si essentielle, un obstacle quasi-total. La Foi chrétienne s'était répandue jusqu'alors par « contagion » faisant pour ainsi dire tache d'huile et gagnant de proche en proche gouvernements puis par eux sociétés entières. Ainsi en fut-il encore au X^e^ siècle en Russie, puis sur les bords de la Baltique. Mais en terre d'Islam, l'organisation politique, religieuse et sociale formait un bloc d'une telle cohésion que jamais le christianisme ne put s'y implanter. Il ne put donc s'étendre que par mer, au-delà de cet anneau musulman qui entourait la chrétienté. Les vaisseaux où prenaient passage ses missionnaires ne pouvaient être ceux de l'Église mais bien ceux d'États déterminés. C'est en compagnie de marchands et de soldats nécessaires à la protection des voyageurs que les missionnaires chrétiens commençaient leur prédication. Il n'y a certes pas à en rougir et l'indignation de ceux qui reprochent aujourd'hui à l'Église les conditions inévitables dans lesquelles elle devait agir ne va pas sans une certaine hypocrisie. C'est pourtant un fait que ces conditions ont comporté de lourds inconvénients. 106:60 La foi brusquement surgie d'au-delà des mers surprenait les populations à qui on la présentait et gardait quelque chose de plus étrange que si on avait pu la connaître par voisinage. Les missionnaires, de leur côté, au contact de mœurs totalement inconnues avaient besoin d'une longue adaptation au cours de laquelle bien des faux pas étaient possibles. Soumise aux nécessités de l'expansion européenne outre-mer, l'évangélisation restait elle aussi œuvre de quelques individus isolés, et, pour ainsi dire « coloniale ». C'est l'Islam qui est à l'origine de cet état de choses. L'histoire de l'évangélisation du monde, c'est-à-dire en grande partie l'histoire de l'Église, est aujourd'hui encore commandée par le problème central qu'est le problème musulman et l'on peut s'étonner que, parmi les chrétiens, on n'y ait pas prêté plus attention. Menacée d'étouffement, la chrétienté chercha à se donner de l'air. Consciente de sa jeunesse inexpérimentée et rude, elle aspirait au contact avec cet Orient chargé de souvenirs et de traditions où avait grandi l'Église. Ce fut l'origine du grand mouvement des Croisades. On est parvenu à rendre odieux aux catholiques d'aujourd'hui le nom même de Croisade. Force est bien pourtant de constater que, des siècles durant, l'Église a non seulement toléré mais encore approuvé et encouragé ces expéditions. Faut-il penser qu'elle ait été tout ce temps privée de l'assistance de l'Esprit saint ? et si elle avait si longtemps guidé vers l'erreur ceux qui écoutaient sa parole, pourrait-on encore l'entendre avec confiance ? Dans quelle mesure une société chrétienne peut-elle donc recourir à la force contre un adversaire qui attaque par la force la vie même de l'Église ou les droits essentiels de l'homme ? Il y a là des questions, longtemps laissées dans l'ombre, et que les événements forcent à se poser aujourd'hui. Le moins qu'on puisse dire est que les consciences chrétiennes y sont prises au dépourvu... Quel que soit, en tous cas, le jugement porté sur elles, c'est un fait que les Croisades ont échoué. L'Orient est demeuré musulman. Alors que le monde arabe tombait dans un déclin évident et que la monarchie espagnole expulsait peu à peu les Maures qu'elle n'avait pu convertir, la relève de l'Islam était assurée à partir du XIV^e^ siècle par les Turcs. Cette nouvelle vague mahométane, après avoir détruit l'empire byzantin, vint menacer sur le Danube l'Europe occidentale elle-même. La résistance vint d'abord de la Pologne et de la Hongrie, boulevards, dès ce temps-là, de la chrétienté latine, puis de la monarchie des Habsbourg. La chrétienté jusqu'à la fin du XVIII^e^ siècle resta sur la défensive et le Turc continua jusqu'à la veille de la première guerre mondiale à dominer les chrétiens conquis. 107:60 Ainsi la nécessité de la défense militaire écartait toute idée de prédication et même toute étude doctrinale de l'Islam. En face des armées ottomanes le seul souci était de vivre et tout dessein d'évangélisation eût semblé irréel. Le péril passé, l'habitude prise resta. En Méditerranée comme sur le Danube, les chrétiens en étaient venus à penser que le musulman était inconvertissable. Sans bien se rendre compte qu'il y avait là un affaiblissement de leur Foi, ils se résignaient à l'échec de la parole du Christ. Les musulmans par contre, malgré les reculs qu'ils avaient dû effectuer, en Sicile, en Espagne, dans les Balkans, gardaient un état d'esprit de vainqueurs. Privés du sens de l'évolution historique, peu capables de comprendre les causes qui dès ce moment menaient l'empire turc à la ruine et préparaient la conquête du globe par l'Europe, fort sensibles au souvenir glorieux du premier siècle de l'hégire, ils y voyaient l'attestation de la protection d'Allah, la justification du droit de l'Islam. Écoutons de quelle façon en parle Nasser, maître actuel de l'Égypte, dans la préface Qu'il a donnée au manuel de la « révolution égyptienne », *L'Afrique du Nord dans le passé, le présent et le futur :* « Aux jours lointains de la lointaine histoire, les pas de nos pères se sont ordonnés dans le cortège de la conquête depuis le cœur de l'Arabie jusqu'à la Palestine, l'Égypte, Barka, Kairouan et Fez, jusqu'aux plages où se brisent les vagues sur les rivages de l'Atlas, jusqu'à Cordoue, Séville et Lisbonne, jusqu'à Lyon en terre de France. Aucun d'eux n'est retourné plus tard en Arabie parce qu'ils ne se sentaient en rien étrangers dans les pays qu'ils avaient conquis, parce que les habitants des pays qu'ils avaient conquis ne les considéraient pas comme des étrangers parmi eux... ([^41]) » Pour le musulman la conquête est dans l'ordre des choses ; le chrétien, par nature, est un vaincu ; le musulman, de droit, un maître. Le renversement de ces rapports est un désordre qui ne saurait être que momentané. En 1830 encore cette représentation du monde n'avait pas subi la contradiction des faits. Aujourd'hui même la voix qui proclame la grandeur et la supériorité de l'Islam agite ces populations d'Afrique du Nord, islamisées en surface seulement lors de la conquête, malgré l'influence française plus que séculaire qu'elles ont subie depuis. Et c'est là encore un nouveau défi à la conscience chrétienne. 108:60 On sait comment, au cours du siècle dernier, s'écroula l'équilibre qu'on croyait établi à la fin du XVIII^e^ siècle entre les mondes chrétien et mahométan. En moins de cent ans la conquête européenne recouvrit toute la terre et il y eut entre 1919 et 1920 un instant très court où l'on put penser qu'aucune terre musulmane ne lui échapperait. L'expansion nouvelle n'était pas la suite des Croisades. Elle ne se faisait pas au nom de la Foi. Elle semblait plutôt un effet de la force des choses et l'on eût dit que le désordre économique et politique maintenu dans les pays mahométans y créait une sorte de vide que les États européens venaient remplir parce qu'il n'y avait pas d'autre moyen de garder avec des populations musulmanes des relations et un commerce réguliers. Nulle part la situation ainsi créée ne fut plus claire qu'en Algérie et c'est pourquoi nous nous y attacherons particulièrement. On sait que de juillet 1830 à l'instauration en France du régime républicain en 1879, les divers régimes qui s'y succédèrent laissèrent en Algérie le pouvoir à l'Armée qui y devint en quelque sorte une puissance permanente avec ses traditions propres. Au premier rang, figura très tôt l'interdiction, érigée en une sorte de dogme, de travailler à la christianisation des musulmans. Les causes n'en sont pas très claires. Sans doute l'armée du temps, toute pénétrée des traditions de la Révolution et de l'Empire, n'était-elle guère croyante et n'avait-elle aucune envie de passer pour la milice du Christ et encore moins de l'Église. On peut penser que la conduite si favorable à l'Islam suivie en Égypte par Bonaparte pendant son court séjour devait apparaître aux soldats de la Monarchie de juillet comme un modèle indiscutable. Ils n'étaient probablement pas insincères en déclarant redouter une propagande imprudente. Mais on peut se demander si, dans leur subconscient, ils ne craignaient pas dans cette Algérie qu'ils considéraient un peu comme -- leur chose, de perdre de leur liberté de mouvements le jour où les « Arabes » deviendraient par leur conversion des citoyens français de plein droit pouvant requérir la protection de l'État et compter même par avance sur la protection que l'Église ne manquerait pas d'exercer sur ses néophytes. Un calcul semblable, à peine conscient et, bien entendu, jamais avoué parce qu'inavouable, pourrait bien avoir été à l'origine de l'inertie des populations civiles à l'égard du problème de la conversion des « indigènes ». 109:60 De ce fait, bridé par l'armée, peu soutenu par les « colons », le clergé de l'Église naissante d'Algérie n'eut pas le loisir de travailler a l'évangélisation. Il en prit son parti... trop facilement peut-être ? Qui sommes-nous pour en juger aujourd'hui ? Toujours est-il que sauf exceptions (la plus connue est celle de Mgr Lavigerie de qui les démêlés sur ce point avec le Maréchal de Mac-Mahon, gouverneur d'Algérie à la fin du Second Empire, sont restes fameux), les évêques se résignèrent assez facilement, en fonctionnaires dociles, à faire de leurs prêtres les simples aumôniers de la population européenne. Population peu instruite dans sa Foi, absorbée par un dur labeur longtemps infructueux (la prospérité de l'Algérie en effet n'est pas antérieure à la grande guerre) et qui ne donnait de vocations que très insuffisamment. Sans doute eut-on pu faire plus et mieux. Un musulman cultivé, agrégé d'arabe, disait un jour à un ami chrétien qui m'a rapporté le propos : « Vous avez eu tort quand vous nous avez conquis de ne pas nous imposer votre christianisme. Si vous l'aviez fait, nous ne formerions plus avec vous qu'un seul et même peuple. Mais vous n'avez pas eu la Foi suffisante pour le faire et le mal est aujourd'hui sans remède. » Je ne reprends pas le propos à mon compte. Il ignore que l'acte de Foi doit être libre et se trouve ainsi trop imprégné d'islamisme. (Encore est-il précieux comme indication sur l'État d'esprit musulman.) Il contient pourtant des indications utiles. D'abord que la christianisation de l'Afrique du Nord était peut-être moins impossible que nous l'avons cru. Ses habitants, vers 1830, étaient bien moins arabisés et par suite islamisés qu'aujourd'hui. Une action librement exercée, poursuivie avec continuité et bénéficiant de la sympathie du pouvoir pouvait sans doute obtenir des résultats favorables. Et qui donc pourrait avec autorité contester ce que pense à ce sujet un musulman même ? Un autre avertissement c'est que, pour un esprit formé par l'Islam, le respect témoigné à cette religion même n'est de la part d'un incroyant qu'aveu de faiblesse, de scepticisme ou de fourberie. « Si tu trouves bon l'Islam, pense-t-il, pourquoi donc n'y rentres-tu pas ? ou tu n'oses pas imposer ta Foi parce que tu te sens faible, ou tu n'y crois pas vraiment, ou enfin tu cherches à me tromper à des fins obscures. » Ne trouvant nulle part dans l'enseignement coranique le sens de la dignité humaine, il ne peut s'expliquer que par des raisons défavorables le fait que le chrétien victorieux n'aille pas au bout de sa victoire. Dans la phrase que nous avons citée plus haut, perce même une certaine nostalgie, un désir étrange d'être contraint à faire ce que l'on voudrait faire sans l'oser : « Tu ne tiens donc pas à nous puisque tu ne veux pas nous avoir, même de force ». La politique établie par l'armée, le gouvernement civil après le triomphe de la République n'y changea rien. Cela permettait à l'anticléricalisme officiel de traiter sur pied d'égalité et dans une égale indifférence, avec un égal respect apparent, toutes les religions. 110:60 Ainsi nos administrateurs multipliaient-ils envers l'Islam les témoignages de sympathie, répétant à satiété la fameuse formule : « France, grande puissance musulmane ». Ils s'obstinaient à entretenir des mosquées, à fournir des traitements aux muftis, voire à organiser officiellement des pèlerinages à la Mecque. Inutile d'ajouter que cela ne leur valait aucune considération auprès des musulmans qui se rendaient parfaitement compte que cette politique n'avait d'autre but que de désavouer le Christianisme et pour qui un incroyant est bien pire et plus méprisable qu'un chrétien. Pour des hommes rompus aux petites ruses, cette politique pouvait pourtant paraître habile. Elle permettait de former parmi les notables musulmans, chefs de tribus ou de clans, chefs de confréries religieuses, descendants de saints personnages, toute une clientèle qui encadrait la population et, croyait-on, assurait sa fidélité. C'était se faire sur la valeur de ces cadres bien des illusions. Mais quoi ? Ce fut toujours la tentation des conquérants que d'utiliser à leur profit les cadres sociaux traditionnels des conquis sans comprendre que s'ils avaient pu être soumis c'est précisément parce que les chefs qui auraient dû les défendre avaient montré leur peu de valeur et perdu ainsi leur prestige. Ne soyons donc pas surpris de constater qu'en Afrique noire, lorsque allant de la côte à l'intérieur, nos administrateurs rencontrèrent des musulmans, ils reprirent sans hésiter la politique élaborée en Algérie et affichèrent pour l'Islam au Sénégal, au Soudan, au Tchad, une sympathie bien imprudente. Là pourtant, plus encore qu'en Algérie, l'islamisation était récente et sans racines. Mais elle semblait rendre les populations plus faciles à gouverner, leur faisant faire un progrès soudain, leur donnant, par exemple, le souci du vêtement, les arrachant à leur isolement pour les mettre en contact avec une civilisation étendue sur de vastes espaces, leur donnant par là de nombreuses connaissances et permettant aussi d'user de l'influence de chefs plus puissants, intermédiaires entre le gouvernement de la colonie et les petits groupes locaux. Erreur sans doute, mais que tous les peuples européens ont faite. L'Angleterre d'abord, aux Indes, en Égypte, en Afrique Orientale ou la Nigéria, la Hollande en Indonésie. Mussolini, en Libye, n'hésita pas à brandir théâtralement « l'épée de l'Islam » et Franco, faisant de ses cavaliers marocains le corps privilégié de sa garde, ne songeait certes pas à les convertir. Partout ces espoirs ont abouti à des résultats décevants. L'Angleterre par exemple n'a rien gagné à l'action du fameux Lawrence, pourtant si admirée chez nous... 111:60 #### II L'échec vient toujours d'une mauvaise évaluation des faits. Les peuples chrétiens se sont trompés sur l'Islam et cela sans doute dans la mesure où, malgré une sympathie apparente, ils n'aimaient pas vraiment les musulmans. S'ils se sont trompés ce n'est pas faute d'efforts, ni de dépenses. Depuis qu'au XVIII^e^ siècle, quelques savants européens ont commencé à constituer les disciplines orientalistes, leur travail a été poursuivi sans arrêt. Il a malheureusement souffert de graves inconvénients. D'abord (et comment ici ne pas penser d'abord à la France) la carence des catholiques. Peu d'entre eux, jusqu'au lendemain de la première guerre mondiale, ont porté aux études islamiques un intérêt ardent, et surtout nul ne s'est soucié d'instruire des résultats de leur travail, la masse du peuple chrétien. Peut-être une formation gréco-latine un peu étroite avait-elle conduit à un dédain rapide et excessif pour tout ce qui restait étranger. Peut-être la conviction que le musulman était impossible à convertir, le sentiment qu'après tout cela était sans importance puisque l'Islam n'était plus dangereux, contribuaient-ils tous deux à cette inertie ? Le fait, en tous cas, est déplorable. Un chrétien convaincu, catholique surtout, eût compris qu'il fallait pour étudier l'Islam s'établir au centre de son inspiration, c'est-à-dire sa notion de Dieu. Faute de cette lumière, beaucoup d'incroyants ont appliqué à cette matière nouvelle, des méthodes trop anciennes. Ils se sont enfoncés dans la philologie et la langue arabe ne s'y prêtait que trop. Ils se sont perdus dans les détails du droit musulman qui n'en manquait pas. Trop souvent leur incroyance leur a caché ce fait primordial que l'Islam est d'abord une religion. Les israélites, nombreux parmi eux, étaient évidemment mal placés pour procéder par confrontation avec le christianisme. Ainsi, perdant de vue l'essentiel pour s'attacher aux détails, partageant les scrupules de l'enseignement supérieur qui par respect de la science trop souvent s'interdit toute conclusion et plus encore toute action pratique, de très grands savants ont-ils pu ne pas éclairer leur peuple sur ce problème musulman auquel il avait affaire. Parfois même, isolés par leur volonté même, en face de la civilisation puissante qu'ils étudiaient, ils en ont été fascinés et ont pu donner l'impression qu'ils en subissaient l'attrait. 112:60 En face des hommes de science, les hommes d'action. L'armée surtout, depuis près de cent cinquante ans, en a compté beaucoup d'une pénétration et d'une sagacité singulières (qu'il suffise de citer ici les noms du regretté Robert Montagne et du général Rondot). Que dire des esthètes ou dilettantes qui, séduits par tel ou tel détail, attitudes, éloquence ou poésie du langage, formes de politesse, voire élégance du vêtement ou couleur du décor, s'enthousiasmaient pour la vie orientale allant parfois jusqu'à se faire musulmans, (piètres croyants d'ailleurs). Tel fut par exemple le cas d'Isabelle Eberhardt qui éveilla si étrangement l'admiration de Lyautey (sur qui même il y aurait tant à dire) ou encore du peintre Dinet. Quant à Gide, les raisons de son islamophilie étaient évidemment d'un autre ordre. Un chrétien ne peut à ce propos éviter le triste problème des renégats. Il y en eut de tout temps. Des chrétiens, possesseurs de telle ou telle technique, pouvaient faire fortune en terre d'Islam en y portant leurs connaissances. Beaucoup n'hésitèrent pas, pour s'y établir magnifiquement, à se faire mahométans. Les « raïs », chefs des entreprises de piraterie d'Alger, comptèrent à certains moments près de la moitié de renégats. L'inverse ne se produisait pas. Qu'aurait eu à gagner un musulman à venir au christianisme ? Vers la fin du XIX^e^ siècle apparurent d'autres raisons. On vit en effet se multiplier des désaxés, privés de toute Foi, ne trouvant plus dans la société où ils avaient grandi ni point d'appui ni direction. Certains subirent ici ou là l'attraction de cette force qu'ils croyaient trouver dans le bloc jouissant et pour ainsi dire monolithique de l'Islam. A mépriser son pays et sa foi d'origine, on se donnait à bon compte un air de profonde expérience et de sereine largeur de vues. A mépriser les siens on s'imaginait se relever soi-même. Ainsi voyait-on se développer une islamophilie sentimentale sans base solide, qui a pourtant beaucoup contribué à faire perdre à l'Europe cette confiance en soi-même si nécessaire à la volonté de vivre et par là à la vie même. C'est précisément en ce temps où le christianisme de tant d'Européens se révélait si friable que paradoxalement le problème de la conversion des musulmans allait être enfin formulé dans toute son ampleur. Il convient de rappeler d'abord le nom du cardinal Lavigerie. Comme nous l'avons vu il osa le premier, malgré l'autorité militaire du temps, commencer une action missionnaire. Il obtint en Kabylie des résultats et fonda l'ordre religieux des Pères blancs. C'était déjà beaucoup, mais dans l'ordre de l'action plus que dans celui de la pensée. Un grand pas fut fait dans cette direction avec Charles de Foucauld. On peut dire que la pensée de l'Islam à convertir est liée à sa conversion et à sa vie spirituelle. 113:60 C'est du Maroc qu'il a rapporté cette inquiétude que seul Dieu pouvait apaiser. C'est le souci missionnaire qui l'a empêché de se fixer à la Trappe et qui l'a soumis à cette instabilité apparente dont M. l'abbé Six ([^42]) a si bien montré l'implacable logique interne. C'est le désir d'évangélisation qui l'a fait avancer, toujours plus loin, du Sud Oranais au Hoggar. Tout cela, on le sait. On sait moins que Charles de Foucauld, ce gentilhomme, officier de cavalerie, en son jeune temps si peu travailleur, fut depuis sa conversion un homme d'études et un grand savant. Sur tous les terrains, philologie arabe et berbère, géographie, sociologie musulmane, théologie dogmatique et mystique, il a travaille sans relâche et son action missionnaire se fonde sur des bases doctrinales d'une admirable solidité. Il convient de s'arrêter un instant à cet enseignement, le seul qui, jusqu'à présent, ait donné une théologie de l'action chrétienne en milieu musulman ([^43]). A la base une affirmation. La conversion des musulmans est possible : « Puisqu'ils doivent se convertir, ils le peuvent. Tous les peuples sont appelés à la Foi du Christ et par conséquent tous peuvent y aller. » Paroles simples et qui contiennent pourtant la solution de l'immense problème. Il n'est autre que celui de notre Foi. Croyons-nous que Jésus est mort pour tous les hommes et que tous doivent aller à Lui ? Désespérer de la conversion de certains peuples, des musulmans, par exemple, n'est-ce pas déjà perdre la Foi ? La négligence des chrétiens devant le défi permanent posé à leur Foi par l'Islam ne prouve-t-elle pas la parole citée plus haut « qu'ils n'ont pas une Foi suffisante » ? Possible en droit, la conversion l'est en fait, Charles de Foucauld n'en doute pas. Il écrit dès le 25 novembre 1911 dans la première lettre à son correspondant : « Peut-on envisager a une échéance plus ou moins lointaine la conversion de l'Islam au Christianisme ? Oui et non. -- Oui, si on y travaille beaucoup et bien. Non si on y travaille peu ou mal. Si l'on ne fait pas plus que ce qu'on fait maintenant, on ne peut prévoir qu'ils se convertissent jamais (...) Les résultats très consolants obtenus en Kabylie prouvent surabondamment ce que le raisonnement suffirait à prouver, que les musulmans se convertissent dès qu'on s'occupe d'eux beaucoup et bien. Comment se convertiraient-ils, si l'on s'en occupe peu ou mal ? » 114:60 Par quels moyens y arriver ? Le Père de Foucauld écarte la prédication directe immédiate et la controverse. Il tient, certes, l'Islam pour « l'ombre de la mort », mais il sait aussi que les musulmans sont incapables de discuter. « L'ignorance profonde de la presque totalité de la population (...) lui rend impossible toute discussion religieuse ; faute de connaissance historique et de culture intellectuelle, elle ne peut ni reconnaître la fausseté de sa religion ni la vérité de la nôtre. Elle reçoit sa religion par autorité, parce que tout ce qui l'entoure la pratique. Dans son état intellectuel présent, elle ne peut changer que par autorité. Pour faire changer un musulman de religion, il faudrait qu'un chrétien lui inspirât plus de confiance que ses parents, ses amis, les représentants de sa religion, tout ce qu'il a toujours aimé, respecté, cru. Cela peut arriver et si les chrétiens répandus au milieu des musulmans font leur devoir, cela arrivera, mais ce n'est pas l'œuvre d'un jour. » « Avant de leur parler du dogme chrétien, il faut leur parler de religion naturelle, les amener à l'Amour de Dieu, à l'acte d'amour parfait. Quand ils en seront à faire des actes d'amour parfait et à demander à Dieu la lumière de tout leur cœur, ils seront bien près d'être convertis. Demander la lumière ; quand ils verront des hommes plus vertueux qu'eux, plus savants qu'eux, parlant de Dieu mieux qu'eux, être chrétiens, ils seront bien près de se dire que ces hommes ne sont peut-être pas dans l'erreur et bien près de demander à Dieu la lumière. » Ainsi s'explique la conduite de Charles de Foucauld à l'égard de la France et cette collaboration avec ses représentants qui fait difficulté aujourd'hui pour nombre d'esprits tant on a réussi à rendre suspect l'amour de la Patrie. Puisqu'il est aujourd'hui nécessaire d'aborder ce sujet, disons d'abord que le P. de Foucauld a pleine conscience d'être Français et de n'être pas exclu de la nation par son sacerdoce. Il entend bien aimer sa Patrie et lui rendre ce qu'il lui doit. Ajoutons qu'à ses yeux l'autorité française en Afrique du Nord est sans aucun doute légitime. Sa possession d'état longue, paisible et bienfaisante est telle qu'il n'y a pas besoin de démonstration. Un tel état de choses est pour lui providentiel, non qu'il appartienne à l'État français d'évangéliser, mais parce que sa présence permet aux chrétiens d'agir, de parler, de montrer par leur exemple ce qu'est le christianisme et de le faire librement, avec une autorité morale que n'auraient pas les membres d'une minorité faible et méprisée. Celui qui enseigne doit être assuré d'un respect suffisant pour que la vérité ne soit pas bafouée du seul fait qu'elle sort de sa bouche. 115:60 Et c'est ce qui risque de se produire en tout pays ou l'Islam règne en maître. Et c'est pourquoi travailler à expulser la France d'Afrique du Nord c'est aussi travailler à y détruire l'Église. Et le P. de Foucauld d'écrire en conclusion : « J'appelle de tous mes désirs la venue parmi ces enfants de France que sont les musulmans d'Afrique, d'évangélisateurs ecclésiastiques et laïcs, venant non pour prêcher mais montrer en eux la vie chrétienne et aimer le prochain que sont les infidèles comme eux-mêmes, en faisant de leur salut l'œuvre de leur vie, en cherchant à sauver leurs âmes, comme ils sauvent leurs propres âmes. » Ce que Charles de Foucauld apportait à l'Église était immense. Pour la première fois la question de l'Islam était traitée dans toute son ampleur. Une méthode d'action était proposée, fondée sur des bases de valeur scientifique certaine. On ne le redira jamais assez en effet, Charles de Foucauld, non *quoique* mais *parce que mystique* était aussi un grand savant et il croit l'instruction bonne par elle-même pour les musulmans, même s'il fallait déplorer qu'elle ne fût pas officiellement chrétienne. L'exploitation de ces trésors demeura pourtant assez décevante. Et d'abord ils ne furent qu'assez lentement connus. A sa mort, le 1^er^ décembre 1916, Charles de Foucauld était ignoré de tous sauf quelques correspondants et amis. René Bazin révéla assez soudainement cette grande figure mais il fallut bien du temps pour recueillir et publier des œuvres abondantes, dispersées et rarement accessibles ([^44]). En outre le personnage un peu romantique de l'ermite du désert touchait les imaginations plus que le savant et l'homme d'action de la réalité. La préoccupation de l'Islam, essentielle à ses yeux, fut après sa mort située au milieu de bien d'autres et perdit peu à peu de son relief. Faut-il ajouter que la situation de l'Afrique du Nord n'était guère favorable à de telles préoccupations. Une grande prospérité y régna d'abord, celle des « folles années 20 » comme disent les Anglo-saxons, plus sensible encore, s'il se peut, en Afrique du Nord qu'ailleurs. « Tout le monde a de l'argent, tout le monde est heureux, tout le monde s'amuse » telle était alors l'impression qu'un bon observateur me rapportait d'un séjour de plus de deux ans en Algérie. Ces circonstances ne facilitaient évidemment pas l'intelligence du message de Charles de Foucauld. Sans doute fut-il perdu entre 1920 et 1930 un temps précieux. On pouvait peut-être dire à ce moment certaines choses dont l'occasion ne devait pas se représenter par la suite. Grande a été sans doute la responsabilité de ces chrétiens d'Afrique du Nord sur qui comptait tant Charles de Foucauld. 116:60 Ceux pourtant qui seraient tentés de les accabler devraient se demander quels avertissements les milieux qu'ils représentent ont su faire entendre à cette époque. La population d'Algérie a-t-elle entendu alors ces rappels à la charité qu'elle reçoit aujourd'hui pour toute consolation, alors qu'elle est humiliée et foulée aux pieds ? Ne pénétrant en France que peu à peu et de façon partielle, la pensée de Charles de Foucauld y fut comprise selon les préoccupations du moment et peut-être assez vite déformée. Le catholicisme français connaissait alors une grande mutation. En quelques années sentiments, opinions, doctrines changeaient du tout au tout. Au lieu d'une religion plutôt sévère, convaincue de la faiblesse humaine, insistant sur la nécessité des disciplines sociales dans l'ordre naturel de la famille et de l'État comme dans l'ordre surnaturel de l'Église, on voyait soudain apparaître une religion ouverte, d'un optimisme généreux et sensible à cet appel au surnaturel qu'elle entendait s'élever du fond même de la nature humaine. Les effets d'une telle mutation devaient se faire sentir en tous les domaines, celui de l'action missionnaire comme les autres. Ils furent surtout dans ce dernier domaine l'œuvre d'un homme dont il faut dire ici quelques mots : le Révérend Père Aupiais, des « Missions Africaines ». C'est en 1926 que le R.P. Aupiais rentrait en France après vingt-trois ans passés au Dahomey. Dans ce grand bouillonnement d'idées qui suivait alors la condamnation de *l'Action Française,* l'instant était favorable au succès de ce religieux. Ayant eu la faveur de le connaître personnellement, je tiens à dire quel souvenir j'en garde et combien je pense que son action fut providentielle. Il y avait bien sans doute à ce moment le désir de dégager l'action missionnaire de toute préoccupation nationale excessive et surtout de promouvoir partout la formation d'un clergé autochtone produisant au plus tôt son propre épiscopat. Personne, bien entendu, ne le niait en principe mais peut-être prévoyait-on pour la réalisation de cet idéal de longs délais en s'en exagérant de bonne foi les difficultés. Depuis quelque temps le Saint-Siège multipliait à ce sujet les avertissements. Benoît XV (*Maximum illud*) détournait les missionnaires de placer « dans leurs préoccupations leur Patrie d'ici bas avant celle du ciel et de témoigner d'un zèle indiscret pour le développement de la puissance de leur pays, le rayonnement et l'extension de sa gloire au-dessus de tout ». Il ajoutait que ces dispositions seraient pour l'apostolat « une peste affreuse ». 117:60 Pie XI de même (*Ab ipsis pontificatus exordus,* 19 juin 1926) rappelait que les missionnaires ne sont pas « les hérauts des hommes mais les hérauts de Dieu », qu'ils ont donc le devoir « de ne point favoriser les intérêts de leur Patrie mais de s'efforcer... de procurer uniquement la gloire de Dieu et le salut des âmes ». Ces enseignements doctrinaux, ce fut l'œuvre propre du P. Aupiais de les faire passer dans la conscience et pour ainsi dire dans la sensibilité des catholiques français. Sa généreuse conviction, sa bonté souriante, son infatigable ardeur entraînaient les sympathies et finissaient par emporter les résistances. Car il y en eut, provoquées parfois par l'excès même de son enthousiasme. Il aimait ses chers noirs au point de les présenter, sans trop y penser, comme supérieurs en tous points à ses compatriotes et à insister sur les « prédispositions naturelles » qui chez eux favorisaient, pensait-il, « l'acceptation de l'Évangile et l'épanouissement de la vie chrétienne ». De telles formules, pour saines qu'elles fussent dans l'esprit du maître, n'allaient pas sans dangers dans celui des disciples. Or le P. Aupiais eut des disciples et même, hélas ! des partisans. Du fait même des contradictions qu'il subit, il fut enrôlé, bien à tort croyons-nous, dans l'un des deux camps où se rangent les catholiques français et qui pour lors, dans la crise de *l'Action Française,* s'opposaient avec plus d'ardeur que jamais. Le succès de sa campagne devait avoir en ce qui concerne l'Islam des suites considérables. Le P. Aupiais, dans sa carrière missionnaire, n'avait pas rencontré l'Islam. Aussi n'en parlait-il pas. Il était tout entier à ses chers Noirs. Transformer les vues d'un homme enthousiaste et généreux en un système rigoureux, applicable à l'évangélisation de tous les non chrétiens était déjà audacieux. Appliquer ce système, sans effort d'adaptation, au cas particulier de l'Islam était pousser l'audace jusqu'à l'imprudence. Le démon de l'abstraction, tentateur coutumier des esprits français (des catholiques, hélas ! au moins autant que les autres), les entraîna bien vite à franchir ce pas. C'est dans ces dispositions d'esprit que furent accueillies, comprises, interprétées les leçons de Charles de Foucauld. Sa pensée, à notre humble avis, en fut assez vite déformée. Alors que, pour lui, la Révélation contenait le jugement de toutes choses, une bienveillance systématique amena à voir la grâce abonder dans la nature même dont elle était comme la floraison, progrès ultime de l'évolution. L'Islam, aux yeux du P. de Foucauld, « ombre de la mort », devenait à son tour une « prédestination » à l'Évangile. La France, qu'il aimait d'un amour simple et naturel, devenait l'objet d'un soupçon quasi malveillant. 118:60 Les Européens d'Afrique du Nord, qu'il appelait au contact fraternel avec les musulmans, étaient tenus presque automatiquement pour suspects. J'ai entendu moi-même une personne de vocation religieuse qui s'occupait en Algérie d'étudiantes musulmanes exposer comment elle s'interdisait à elle-même tout contact avec les Européens et comment des étudiantes européennes lui ayant demandé à entrer en relations avec ses pensionnaires elle le leur avait refusé. Une fois de plus l'idée de pureté, poussée jusqu'à ses conséquences ultimes, produisait ses ravages accoutumés. S'il est vrai en effet que l'action du missionnaire n'ait pas pour but l'avantage de sa Patrie terrestre, elle l'a le plus souvent pour effet, par surcroît. Car le christianisme n'est observable que dans des humains pourvus chacun d'une éducation première, c'est-à-dire d'une famille, d'une langue, d'une culture déterminées. Tout cela le missionnaire l'a reçu dans une Patrie qu'il évoque par sa présence même et qu'il rayonne autour de lui sans le vouloir. Si c'est cela qu'on devait lui reprocher, autant vaudrait lui reprocher son existence et rendre ainsi impossible son apostolat. Voulût-il arracher de sa mémoire et de son cœur l'amour des siens et les traces de son éducation première, il lui serait d'abord impossible d'y arriver, il lui faudrait en outre pousser jusqu'à la haine des siens, bien plus jusqu'à la haine de soi-même, considérer sa naissance comme une tache originelle et avouer enfin que son origine étrangère lui enlève tout droit de prêcher à ceux près de qui il est envoyé. C'est bien là d'ailleurs qu'on en vient en de nombreux pays d'outre-mer, à la suite d'une propagande dont les dangers n'ont peut-être pas toujours été vus assez tôt. Trop souvent elle a été accueillie avec naïveté et ceux qui se croyaient ennemis farouches du nationalisme ne s'apercevaient pas qu'ils étaient prêts à approuver tous les excès nationalistes pourvu qu'ils fussent tournés contre leur propre pays. C'est dans l'intervalle entre les deux guerres mondiales que se précisèrent ces orientations. Déjà se dessinait le courant qui amenait en France de nombreux travailleurs algériens musulmans. Le fait avait de quoi arrêter les esprits. Il était sans précédent. Jamais encore on n'avait vu des musulmans venir en grand nombre, mais par initiative individuelle, en un pays non musulman pour y séjourner ou même s'y établir, jamais surtout on ne les avait vus y vivre dans une situation sociale nettement subordonnée. Pour la première fois se formait en pays de tradition chrétienne une minorité musulmane humble et non conquérante. Cet aspect essentiel ne retint guère l'attention. Il semblait qu'on eût perdu en France l'habitude de considérer l'aspect religieux d'un mouvement social. On vit surtout la misère de cette population et son dénuement éveilla une pitié spontanée qui contribua au grand courant d'islamophilie dont la France fut traversée dès avant et plus encore après la deuxième guerre mondiale. 119:60 Il n'est guère possible ici de ne pas prononcer le nom de M. Louis Massignon. Je ne dirai rien du savant. Mon ignorance de l'arabe m'enlève jusqu'au droit de l'admirer. Je me bornerai donc à rappeler quel hommage lui rendent unanimement tous les arabisants. Mais s'il est savant, M. Massignon est aussi chrétien. Il a même été un certain temps le seul grand islamisant qui ait été aussi chrétien et de ce fait il a exercé quant à la formation des catholiques français sur la question musulmane un véritable monopole. La question se pose de savoir en quel sens il l'a exercé. Un monopole est une situation toujours dangereuse comme l'est toujours toute solitude. La suite devait en donner plusieurs preuves. Notons par exemple au passage l'histoire d'Al Hallaj. M. Massignon, profondément mystique, avait étudié pour sa thèse ce mystique musulman qui avait osé dans l'Islam du XI^e^ siècle enseigner la doctrine de l'amour de Dieu et fut pour cela supplicié. Sur la foi de M. Massignon, bien des Français ont vu, voient encore peut-être en ce pieux personnage l'incarnation même de la perfection islamique, alors que l'Islam le considéra comme blasphémateur (aimer Dieu, dans une perspective musulmane, est blasphémer), se hâta bien vite de l'oublier et que si l'on en croit les islamisants il n'ouvre aucun accès à l'Islam contemporain. C'est une disposition naturelle du chercheur que d'aimer l'objet de ses études. A force d'aimer les musulmans, M. Massignon en est venu à aimer l'Islam, ce qui présente plus de difficultés. On sait avec quel zèle il organise prières, cérémonies, pèlerinages, communs aux musulmans et aux chrétiens. Il semble bien que ce soit pour lui l'occasion donnée aux uns et aux autres de prendre conscience de la proximité de leurs deux religions et peut-être même de l'unité profonde de leur inspiration. J'ai entendu moi-même, dans une conférence donnée à un auditoire assez restreint, M. Massignon parler de « ces langues sémitiques que Dieu a choisies pour s'adresser aux hommes », ajoutant d'ailleurs avec quelque dédain : « Nos langues indo-européennes sont des langues d'idolâtres » (on demande en ce cas ce qu'est le grec du Nouveau Testament ?) Quelles sont donc ces langues sémitiques choisies par Dieu ? L'emploi du pluriel semble indiquer qu'elles sont au moins au nombre de deux. Que l'une soit l'hébreu de l'Ancien Testament ne fait difficulté pour personne. Mais où donc est l'autre ? Sans doute peut-on penser à l'araméen qu'employa le Christ. Mais après avoir entendu M. Massignon, il n'est guère possible de douter que sa pensée ne vise l'arabe du Coran. 120:60 Bien que notre auteur n'ait guère explicité sa pensée sur ce point on ne saurait douter qu'en ce moment même, sur la foi de ses propos, nombre de jeunes catholiques français pensent que dans le Coran c'est bien Dieu qui s'est adressé a l'homme et qu'il y a bien dans cet ouvrage une véritable révélation divine. Il est certain qu'une telle opinion si elle est vraiment admise n'est pas acceptable par la Foi chrétienne. Ainsi devait-on en venir à cette islamophilie déconcertante, irraisonnée et passionnelle qui coule aujourd'hui à pleins bords. Construite dans l'irréel, en dehors de toute observation et expérience, on comprend qu'elle ait surpris nos compatriotes d'Afrique du Nord de qui les sentiments, par malheur, présentaient trop souvent les défauts inverses. Le cas n'est pas rare de ce partisan exalté du F.L.N. qui fit scandale par ses excès et qui, après plusieurs années passées en Afrique du Nord, ne s'était informé en rien de la religion, de la pensée et des mœurs de ceux dont il se déclarait farouche partisan. Il n'avait pas même songé à apprendre l'arabe. A un tel point, le raisonnement n'a plus de place. #### III Une pareille situation nous établit enfin au cœur de ce sujet dont nous faisons depuis si longtemps le tour et elle nous y fixe en nous interdisant de le quitter. Oui, pour un chrétien, c'est ici la foi qui est en cause et toute autre considération passe dès lors au second plan. L'Islam se donne comme une religion fondée sur la parole de Dieu. Dès lors, pour un chrétien, ou il peut se ramener au christianisme, ou il est inacceptable. Pour choisir entre les deux termes de cette alternative, force nous est d'examiner l'Islam en lui-même, non par une de ces enquêtes exhaustives auxquelles une vie ne suffit point, mais par le rappel de certaines notions fondamentales simples dont l'Islam ne fait aucun mystère et dont tout homme cultivé peut être informé. Nous ne nous arrêterons pas à l'ingénieuse hypothèse émise par le R.P. Théry, o.p. (aujourd'hui décédé) sous le nom de Hanna Zakarias. On sait qu'elle fait de l'Islam une simple « excroissance » du judaïsme, véritable hérésie juive, prêchée par un pieux rabbin désireux de convertir le monde arabe et qui aurait eu pour disciple Mahomet. Ce dernier aurait par la suite séparé l'Islam du judaïsme et le Coran actuel, édition nouvelle profondément remaniée d'un original perdu, exprimerait cette séparation. 121:60 Cette hypothèse attire à juste titre l'attention sur tout ce qu'il y a de judaïque dans l'Islam actuel depuis son monothéisme intransigeant et la simplicité quasi totale de son dogme jusqu'à la rigueur casuistique de ses prescriptions d'ordre pratique. Elle nous permet aussi de mieux comprendre l'esprit polémique dont l'Islam est animé à l'égard du christianisme. Venue après ce dernier, la religion nouvelle se trouvait prise dès sa naissance dans cette lutte acharnée que le christianisme soutenait contre un judaïsme attaché à la lettre de sa loi dont il ne voulait pas reconnaître l'accomplissement. Cette lutte a tenu dans l'histoire des premiers siècles de l'Église une place immense qu'on oublie peut-être trop facilement. L'Islam, mêlé dès ses débuts à la vie juive, bien plus qu'à la vie chrétienne, héritait par là d'une orientation antichrétienne. Mais des raisons de convenance ne peuvent suffire à imposer une opinion. Il y faut encore des preuves. On sait la réponse fameuse de Fustel de Coulanges aux chercheurs qui sollicitaient son approbation : « Avez-vous un texte ? » Jusqu'à ce que des textes aient été produits à l'appui de l'opinion du P. Théry elle ne peut rester pour nous qu'une hypothèse dont on ne peut faire usage comme d'un fait. Rien de plus simple que l'Islam. Il tient tout entier dans la profession de foi célèbre : « Il n'est d'autre Dieu que Dieu. Mahomet est l'envoyé de Dieu. » Jésus de Nazareth traité avec bienveillance, comme un grand prophète, le plus grand des prophètes (après Mahomet bien sûr, dans l'ordre de la dignité, puisque venu avant lui dans le temps), Jésus de Nazareth n'est pas Dieu. Ainsi dès le début, pour un chrétien la question est-elle entendue. Nous sommes les disciples du Christ et plus encore les membres de Son Église, c'est-à-dire Son corps mystique, nous ne vivons que de Sa vie. Là où Il n'est pas reconnu, s'étend pour nous, suivant l'expression de Charles de Foucauld, l'ombre de la mort. L'Islam est la religion qui, ayant eu connaissance du Christ, a refusé de le reconnaître pour Dieu. S'il est vrai, comme le dit Henri Rambaud, que la pire forme du mensonge est celle qui, en apparence, contredit le moins la vérité, le mensonge qui consiste à dire du Christ tout le bien possible, sauf qu'il est Dieu, est le plus redoutable de tous. C'est certes un grand malheur que de marcher sans lumière au milieu des ténèbres. Mais combien plus grave est-il quand on vous a remis une lumière de la rejeter sur le sol et de la fouler aux pieds ? C'est ce que fait l'Islam et c'est pourquoi il est un si effroyable danger. 122:60 Que cette évidence n'ait pas été perçue par tant d'esprits chrétiens cela ne serait-il pas un signe de la crise aujourd'hui traversée par le christianisme européen ? Il n'est de salut que par le Christ. Rejeter le Christ ne saurait se faire impunément ni sans redoutables conséquences. Il convient de s'arrêter, ne fût-ce que quelques instants, à peser ces conséquences. Et d'abord Jésus, Dieu-Homme, par la possession de ces deux natures est essentiellement Médiateur. Entre le Créateur et sa créature, il ouvre des relations qui permettent à celle-ci d'entendre l'appel du Seigneur et de connaître sa propre vocation à l'Amour Divin. L'Islam, supprimant toute médiation, rend Dieu inaccessible à l'homme. Il fait de Dieu l'arbitraire pur et inconnaissable avec lequel tout rapport est impossible et plus que tout autre l'Amour. Ce n'est donc point par un simple hasard que dans l'Iran du XI^e^ siècle Al Hallaj fut supplicié pour avoir crié son amour de Dieu. Car cet amour dans la logique musulmane était très exactement un blasphème. De l'homme à Dieu point de société possible. Dieu étant inconnaissable et, pour nous, arbitraire pur, l'homme n'a pas le droit de se dire créé à l'image divine. Pas de raison pour que l'Univers, créé par Dieu, l'ait été sur un plan que nous puissions lire car entre notre intelligence et celle de Dieu, il n'est pas d'analogie. Dans le monde, comme dans le cours des événements, il n'y a donc pas d'intelligible. Les affirmations que nous appelons des lois ne s'imposent à Dieu ni dans l'ordre physique ni dans l'ordre moral. C'est la négation de l'effort scientifique et de chaque science particulière autant que de « la Science » elle-même. Rien d'inexplicable dès lors dans l'inertie de l'Islam à tout effort de recherche scientifique de même qu'à toute œuvre d'application des découvertes de la science. Même au prix de regrettables longueurs, on ne saurait aller plus loin sans répondre à une objection qui est déjà sur toutes les lèvres. Comment nier l'aptitude de l'Islam à l'activité scientifique alors que c'est lui qui au temps du haut Moyen Age pendant près de cinq siècles a reçu des Grecs le flambeau de la recherche pour le transmettre par la suite, à nous-mêmes, alors qu'en tous domaines, de la philosophie aux mathématiques et à « l'algèbre » des sciences naturelles et de la médecine jusqu'à « l'alchimie », nous lui devons tant de connaissances et que notre langue elle-même conserve encore le souvenir de cette dette. 123:60 Il y a bien longtemps (et notamment dans une conférence en Sorbonne du 29 mars 1883) que Renan répondait à cette objection. Il montrait que si l'étendue des conquêtes arabes permit l'entrée en contact de civilisations diverses, de l'indienne à la grecque et à l'andalouse, en passant par l'iranienne, que si ces contacts favorisèrent sur nombre de points l'accroissement des connaissances, ils ne furent généralement pas l'œuvre d'Arabes proprement dits et que l'élément arabe fournit seulement à cette activité une langue véhiculaire. Elle se poursuivit non par l'effet de l'Islam mais en dehors de lui et sans sa sympathie ; et la puissante réaction musulmane (à laquelle succombait déjà un Al Hallaj) allait arrêter ce mouvement pour l'éteindre bientôt tout à fait. Et Renan concluait : « Les libéraux qui défendent l'Islam ne le connaissent pas. L'Islam c'est l'union indiscernable du spirituel et du temporel, c'est le règne d'un dogme, c'est la chaîne la plus lourde que l'humanité ait jamais portée ; Dans la première moitié du Moyen Age... (il) ... a supporté la philosophie parce qu'il n'a pas pu l'empêcher... Mais quand l'Islam a disposé de masses ardemment croyantes, il a tout détruit. » Ces idées ne sont guère originales et nous pourrions nommer à leur appui bien des islamisants d'aujourd'hui. S'il nous a plu de citer Renan c'est que ses conclusions déjà anciennes n'ont pas été ruinées et surtout parce que nul ne l'accusera jamais d'avoir pris position par fanatisme national ou religieux. Pas plus que la science, la morale ne peut prendre appui sur l'Islam. Le seul principe sur lequel se fonde la dignité humaine, c'est la création de l'homme par Dieu et à Son Image... C'est, plus encore, le message, apporté par la Révélation, que Dieu a aimé l'homme au point que le Christ-Dieu a donné Sa vie pour le racheter. L'Islam rejetant tout cet enseignement n'a pas le sens de la dignité humaine. Devant Dieu, pour lui, l'homme n'est rien qu'esclave. Il n'est donc pas de Droits de l'Homme ; les affirmer est un blasphème. Il n'est pas de Loi naturelle, il n'est que les ordres impératifs et singuliers de Dieu. L'ordre surnaturel, autour de soi-même a tout détruit. Plus profond encore descend l'œuvre de destruction. Sans secours divin, sans point d'appui permanent tel que la notion d'ordre naturel, l'homme se retrouve seul devant lui-même en toute sa faiblesse. A peine sa personnalité peut-elle se construire. Le Dieu despotique qui règne au Ciel ne l'aide pas dans cette œuvre, il l'écrase plutôt. De là cette instabilité, cette impuissance à atteindre le vrai, à acquérir la notion même de vérité, à se donner une ligne de conduite et à s'y maintenir, cette inconsistance en un mot qui frappe tous ceux qui ont été en contact avec l'Islam et dont les chefs musulmans d'aujourd'hui nous donnent tant de témoignages déconcertants. 124:60 Peu d'affirmations sont, sur ce point, aussi émouvantes que celle de Mgr Mulla Zadé. Ce turc de Crète, étudiant en philosophie à Aix-en-Provence sous Maurice Blondel, y reçut la grâce de la Foi Chrétienne. Devenu prêtre, appelé à Rome par le Pape Pie XI et fait par lui prélat romain, il donnait à la Semaine sociale de Marseille en 1931 une leçon d'une singulière ampleur. S'arrêtant à cette inconsistance dont souffre tant le musulman, et dont il sait bien voir que l'homme de formation chrétienne ne l'a pas au même degré, Mgr Mulla Zadé n'hésitait pas à dire que le chrétien, dans tout son être, par l'effet de toute la civilisation où il vit, reçoit les heureux effets de la Foi en l'Incarnation. Ainsi apparaît en pleine lumière la richesse, la profusion même des grâces reçues avec la parole du Christ. Ce qui est vrai de l'homme individuel ne l'est pas moins de la société. Venu après le Christianisme et formé par de puissantes influences juives, l'Islam comme ses prédécesseurs a forgé lui aussi une société et un peuple, copie de l'Église chrétienne, selon la loi qui veut que l'erreur copie toujours la vérité. Les pratiques rituelles imposées par le Coran établissent déjà entre tous les musulmans un lien puissant. Mais il y a plus encore. Mahomet n'a pas seulement apporté à l'individu une philosophie et une règle de vie. Il a formé une communauté, encadrée dans ce que nous appellerions une Église et un État. A la vérité, ces mots sont inapplicables aux réalités musulmanes précisément parce que suivant le mot de Renan, pour l'esprit musulman, temporel et spirituel sont « indiscernables ». Il n'est pour lui qu'un Dieu, maître arbitraire et tout puissant, de qui l'homme est l'esclave. Les croyants ont donc pour maître unique Dieu lui-même et, comme il est invisible, on lui obéit par l'intermédiaire de son lieutenant ou Khalife, lui-même maître absolu. En dehors de la volonté du moment de ce maître, ni institutions ni lois. Et si par le malheur des temps et l'insondable volonté de Dieu, les terres où règne l'Islam sont divisées entre plusieurs maîtres ou même temporairement soumises à l'infidèle, on doit toujours espérer le retour à l'ordre où un seul Khalife commandera tous les croyants et, qui sait même, s'imposera à toute la terre. Tout chef musulman peut espérer être un jour ce glorieux vainqueur comme l'a espéré quelque temps Nasser lui-même. Il n'est pas en effet de légitimité qui s'oppose à ses ambitions. Comment une légitimité pourrait-elle enchaîner la volonté de Dieu ? Dès lors la société musulmane est-elle comme nous le montrait la Turquie de jadis « le despotisme tempéré par l'assassinat ». Les « États » musulmans nouvellement venus à l'indépendance en sont venus au même point, non par une suite de hasards malencontreux ou par inexpérience temporaire, mais bien par l'effet d'une implacable logique. 125:60 Dans une pareille vision des choses, il est clair que celui qui ne reconnaît pas la volonté de Dieu c'est-à-dire l'Islam, est de fondation l'esclave des esclaves de Dieu, c'est-à-dire des musulmans ; et s'il est vrai que le Coran témoigne de quelque indulgence à l'égard des « hommes du livre » (chrétiens et juifs) qui ont jadis reçu une parole divine sans avoir su, depuis, reconnaître celle qui efface toutes les autres et demeure la seule vraie, encore est-il que le statut de protégé qui leur est concédé marque fortement leur infériorité et surtout qu'il est précaire, disparaissant dès qu'à son abri les progrès des infidèles menacent la primauté des musulmans et surtout leur foi. On ne saurait donc imaginer qu'une terre où règne l'Islam soit jamais pour le non-musulman une demeure hospitalière, une Patrie où l'on vive le front haut avec des droits définis et reconnus. Sans doute des siècles durant, les restes des Églises chrétiennes, jadis florissantes, ont-ils pu subsister en Syrie, en Palestine, en Égypte, en Mésopotamie même, et avec moins de peine dans les pays d'Europe occupés par les Turcs. Et des hommes à l'échine souple, habiles à deviner les faiblesses du maître, ont pu trouver dans l'avilissement un certain confort, parfois même l'occasion de faire fortune en distribuant là où il fallait des pourboires opportuns. Mais ce qui ne s'est pas vu c'est que le non-musulman ait trouvé sous la domination de l'Islam la possibilité de mener une vie libre et honorable. A un homme né « chrétien et français » tout ce que nous venons de dire paraît à peine croyable. Toutes ses habitudes de pensée sont renversées. Il lui faudrait reconstruire patiemment toute une mentalité qui lui est étrangère. L'œuvre est sans doute ardue. On préfère s'en dispenser et croire plutôt que tout ce qu'on vient d'entendre sur l'Islam est une pure construction intellectuelle dépourvue de toute réalité. Comment et pourquoi après tout, un musulman serait-il donc si différent des hommes que nous avons l'habitude de rencontrer ? Il est plus commode d'accuser de « racisme » celui qui vous donne des informations gênantes, oubliant que le terme de racisme ne saurait être employé ici puisque le musulman n'est d'aucune « race » particulière et que la mentalité qu'on trouve chez lui ne vient pas de la race mais de la religion. Pour vider le différend, il n'est que d'observer les faits. Une étude du sort des chrétiens dans le Proche-Orient, une connaissance même limitée à ses grands traits de l'histoire des peuples musulmans, une information non pas minutieuse peut-être mais honnête sur l'Islam d'aujourd'hui, son comportement général, l'état d'esprit et les procédés de ses chefs, tout cela permettrait de vérifier ou récuser les conclusions auxquelles nous venons d'arriver. Pourquoi faut-il donc qu'on s'y refuse obstinément ? 126:60 Depuis bien des années la politique des grands États européens et d'abord de la France repose sur ce fondement que l'on peut traiter avec les musulmans comme avec des chrétiens et en partant des principes communs, qu'il n'y a pas à attendre chez les premiers d'autres réactions que chez les seconds. Les résultats parlent d'eux-mêmes. Et pourtant on continue avec l'énergie du désespoir de lutter contre l'évidence. Pourquoi une telle obstination ? Nous sommes ici ramenés à ce point central dont on voudrait en vain s'écarter. L'Islam est une religion. Le problème des rapports avec lui est un problème religieux. Tout ce qui nous déconcerte et nous déçoit dans le comportement de ses fidèles s'explique par l'éducation qu'ils ont reçue sur Dieu, le monde, l'homme et la société et qui diffère du tout au tout de la nôtre. Et nous voilà ici bien forcés d'avouer tout ce que nous devons au Christ. Oui tous les principes essentiels sur lesquels se fonde notre civilisation, auxquels nous croyons, même si, çà et là, un de nous les viole par entraînement passionnel, la dignité essentielle de l'homme, l'amour universel des humains (même déguisé sous le nom de Fraternité) tout cela nous vient de l'Évangile et de la Révélation du Christ. Renan qui s'y connaissait et qu'on ne saurait taxer de partialité déclarait qu'en fait de morale « nous vivons du parfum d'un vase vide » et Chesterton avec non moins de vérité, observait que le monde était plein aujourd'hui de « vertus chrétiennes devenues folles ». Notre désarroi devant l'Islam provient de ce que, pour la première fois, nous sommes en contact étroit (et non comme en Extrême Orient réduit à quelques impressions de voyageurs) avec une « civilisation » qui n'a jamais reçu le message du Christ et n'en possède rien. Il se peut que les jours de la foi mahométane soient comptés. Il se peut (qui est en droit de prédire l'avenir ?) qu'elle s'évapore au contact de la civilisation matérielle venue de l'Occident ou qu'elle s'effondre sous les coups de la propagande voire de la domination communiste. Même dans ce cas, le problème demeurerait entier ; et l'Islam agirait encore par sa tradition, par l'ignorance du Christ où il maintenu les musulmans. Ne pensons pas, en effet, qu'un incroyant venu de l'Islam soit le même homme qu'un chrétien devenu incroyant. Toute l'influence du Christianisme reçu jadis par le premier, l'autre en demeure privé. Ainsi en est-il des civilisations. Ce n'est pas en vain que pendant des siècles, le Christ a été reçu sur une terre, que les Églises y ont été multipliées, la Croix partout représentée, que Jésus lui-même y est chaque matin descendu sur l'autel. Et le communisme implanté en Chine où jamais ne régna le Christ a pour nous une saveur autre et plus sauvage encore que le communisme implanté dans la Sainte Russie. Que serait, que pourrait être un communisme établi en pays musulman ? 127:60 Dès aujourd'hui et avant même toute victoire communiste, l'Islam est déjà un péril assez menaçant pour attirer l'attention de tous les chrétiens. A l'instant où j'écris ces lignes, le bulletin bimestriel de l'Œuvre d'Orient nous avertit que « dans tous ces pays musulmans, l'Islam a entrepris contre le christianisme une lutte qui s'amplifie et prend la forme d'une véritable croisade (...) Aucun effort n'est épargné ni en ressources ni en hommes pour conquérir le monde arabe et y imposer l'Islam. Être chrétiens dans plusieurs de ces pays, c'est déjà être officiellement regardé comme un étranger. Et le temps n'est peut-être pas éloigné où nos frères dans la foi se verront privés du droit qu'ils ont de gagner leur vie pour élever leurs enfants, sauf à apostasier ». Peut-on penser que dans une Algérie livrée au F.L.N. la situation serait meilleure et que des garanties promises à nos compatriotes pourraient les protéger mieux qu'un chiffon de papier ? Les informations reçues de Tunisie et du Maroc ne pourraient-elles donc éclairer les esprits sur ce qu'il y a lieu d'attendre dans ce cas ? Osons donc enfin ne pas nous mentir à nous-mêmes. Oui, le départ de la France d'Algérie, c'est non seulement pour un million d'Européens de souche la déportation contre tout droit, c'est encore et surtout la domination totale de l'Islam, et par suite l'interdiction à l'Église de prêcher sa Foi, la violation pour tout musulman du droit qu'il a de rencontrer l'expression de la vérité, d'entendre la parole du Christ et de la suivre. C'est la disparition de la Croix d'une terre où elle a été plantée depuis plus de cent trente ans, c'est l'absence du Christ de ces églises où quotidiennement depuis si longtemps il est descendu sur l'autel. Comment des chrétiens ont-ils pu depuis des années ne pas comprendre ces choses ? Comment ont-ils pu soit dans la presse progressisante, soit même dans des organes officiellement catholiques travailler à les réaliser, c'est-à-dire à détruire l'Église en Afrique du Nord ? Qu'on n'imagine pas d'ailleurs pouvoir arrêter facilement les suites d'une telle catastrophe. Le retentissement dans toute l'Afrique en serait immense. L'ardeur de la propagande musulmane parmi les populations noires en serait redoublée, la pression venue du Caire ou de l'Algérie à travers un Sahara désormais au pouvoir de l'Islam ne pourrait plus être contenue, l'œuvre missionnaire chrétienne deviendrait sans doute très difficile sinon impossible et l'islamisation totale de l'Afrique noire serait désormais menaçante. 128:60 Nul n'a jusqu'ici contesté ces redoutables éventualités mais pourquoi dès lors se boucher les yeux devant le péril qu'elles représentent et refuser de voir les dangers évidents. Devant eux le silence des chrétiens n'est pas le seul à provoquer quelque inquiétude. On s'étonne de voir les défenseurs habituels des Droits de l'Homme abandonner eux aussi leur tradition. Reconnaître à l'Islam le droit d'établir sur les territoires où il est le maître l'inégalité des hommes suivant leur religion, ou tout au moins de leur imposer un statut humiliant qui leur rendrait la vie intolérable, c'est en effet renier les Droits de l'Homme. Et il ne sert de rien d'objecter qu'on s'est prononcé dans des motions de Congrès contre de telles mesures si l'on travaille effectivement à remettre le pouvoir à ceux dont on sait fort bien qu'ils les prendront, qu'ils ne peuvent pas ne pas les prendre et dont on sait aussi qu'on ne leur résistera pas. Les Droits de l'Homme ont été proclamés comme valables en tout temps et en tous lieux. Bien des fois par la suite on a voulu voir en eux une sorte de révélation, de caractère supranaturel, annonçant pour l'humanité une ère nouvelle. Abandonner les Droits de l'Homme, bien plus prendre parti pour ceux qui veulent les détruire, avouer qu'ils ne valent que pour certaines contrées et que l'Islam est fondé à les abolir, c'est avouer aussi qu'ils peuvent l'être demain dans notre pays même. Car dès lors qu'ils n'ont plus de valeur universelle, ils n'en ont plus aucune. Par là, la « gauche » française se renie elle-même. On n'a pas assez mis en valeur l'importance historique d'un tel suicide. Il doit être clair désormais que la « gauche » française n'existe plus, que le parti socialiste et les groupes divers formés autour de la presse progressisante n'ont plus le droit de se réclamer de sa tradition. (Au fait la Ligue des Droits de l'Homme existe-t-elle encore ? et n'a-t-elle pas son mot à dire en cette affaire ?) Libre à eux s'ils le veulent de se chercher un autre nom mais la plus simple pudeur devrait leur interdire d'utiliser celui de « gauche » ou de se prétendre héritiers de la Révolution française. Nous avons bien le droit de le constater, d'enregistrer le déclin d'une tradition qui fut jadis prestigieuse et de rappeler aussi que la dignité humaine est mieux défendue par le Christianisme que par ceux qui ont voulu s'en détacher. ARRIVÉS AU TERME de cette étude où les multiples aspects du sujet n'ont guère pu être qu'effleurés, le problème central qui s'impose à nous de façon obsédante est encore celui même qui dès le début de notre examen avait surgi devant nos yeux. 129:60 C'est celui de l'impuissance de la civilisation occidentale, matériellement si forte, devant un système religieux qui paraît plus médiocre à mesure qu'on le connaît mieux, qui n'a donné lieu à aucun effort philosophique ou même simplement intellectuel digne de forcer l'admiration, dont la valeur morale ne saurait nous en imposer et dont les plus saints personnages ne supportent guère la comparaison avec un Augustin, un François d'Assise, une Thérèse d'Avila ou un Vincent de Paul, sans parler de tant d'autres. Cette impuissance paraît s'accentuer aujourd'hui même si bien que le catholicisme français, fier a juste titre de son organisation, de sa vie intellectuelle, de sa presse, de ses efforts matériels de charité, semble assister dans une torpeur désespérée à la destruction jugée inévitable de tout ce qui a été édifié en Afrique du Nord pendant cent trente ans de vie de l'Église. Ce n'est pas la force matérielle de l'Islam qui lui prépare cette victoire, On l'a dit, il faut le redire, c'est à Paris que peut se perdre l'Algérie (et nous espérons bien qu'elle ne se perdra pas), c'est à Paris que peut être détruite l'Église d'Afrique du Nord et il ne manque pas de chrétiens pour travailler à cette œuvre. L'état d'esprit qui pousse à une telle action est lui-même le produit d'une habile et savante activité. On a fait croire que l'affirmation de la Foi était orgueil et que la lâcheté, s'appelait charité. On a systématiquement donné aux chrétiens « mauvaise conscience », on a sous prétexte d'amour, fait naître chez eux une admiration de principe pour tout ce qui naissait en dehors de l'Église, réservant pour toute manifestation de vie chrétienne une sévérité inquisitoriale Nous en sommes venus au point de ne plus croire à la surabondante richesse des dons reçus de Dieu. Bien plus on dirait que nous en avons honte. Une fausse humilité et une fausse charité nous retiennent de reconnaître tout simplement le don de la Foi et tout ce qu'il nous a apporté par surcroît. Nous n'osons pas affirmer la valeur de notre civilisation parce que chrétienne, cette vigueur et cette cohésion de la personnalité que des non chrétiens, au dire de Mgr Mulla, reconnaissent comme un fruit du christianisme, nous croyons y avoir accédé par nos propres forces, nous pensons qu'elles sont un simple effet de la culture de la nature humaine et nous attendons qu'en dehors même du christianisme les mêmes causes produisent les mêmes effets par la seule volonté de l'homme. 130:60 Ainsi serions-nous dispensés du devoir de rendre grâces et surtout de rayonner dans le monde le Christ que nous avons reçu sans aucun droit, la lumière dont nous sommes les très indignes porteurs. Plutôt que de reconnaître en nous cette force qui ne vient pas de nous, nous préférons nier son existence, plutôt que de faire l'effort exigé par l'honorable dépôt de la Foi dont nous avons été constitués détenteurs, nous préférons crier notre faiblesse, nous préférons dire que l'héritage du Christ est sans valeur, que ceux à qui nous devrions le porter n'en ont pas besoin parce qu'ils sont aussi riches que nous. Et pour le prouver nous acceptons de nous agenouiller devant eux et de proclamer nous-mêmes notre défaite. La cause de cette défaite est en nous-mêmes. Elle a nom « affaiblissement de notre Foi ». Joseph HOURS. 131:60 ### L' « ouvrier », cet inconnu par Hyacinthe DUBREUIL « L'HOMME, CET INCONNU » : à cette image bien connue de Carrel, on peut ajouter qu'il y a quelqu'un de beaucoup plus inconnu que l'homme pris en général. C'est lorsque cet homme est qualifié d' « ouvrier ». Ce dernier terme a encore ici toute sa valeur, tout son sens de séparation d'avec les autres humains, qui ont eu la chance de naître en dehors du milieu populaire. Car je crois bien qu'il n'y a qu'un pays dans lequel notre mot ouvrier, avec le sens social qu'il comporte, n'a pas son équivalent. C'est aux États-Unis, tout simplement à cause de l'extrême instabilité des situations, dans lesquelles on ne peut se maintenir qu'au prix d'une lutte de tous les instants ([^45]). Il paraît d'ailleurs que cela devient de moins en moins vrai. Mais il faut revenir à cet inconnu entre les inconnus. Il faut sans doute être né et avoir vécu dans le milieu ouvrier pour mesurer, ou plutôt *sentir*, à quel point la plus grande partie des écrits relatifs à la situation ouvrière passent à côté de la vérité. Aussi est-il extrêmement rare que des hommes dont la « naissance » fut différente, soient capables d'exprimer des vues justes à ce sujet. Ce cas rare peut être constaté dans un petit Bulletin écrit par des ingénieurs, celui de l'*Association des Cadres Dirigeants de l'Industrie et du Commerce* (A.C.A.D.I.), n° de septembre 1959. La division sociale de ce pays y est dépeinte avec une parfaite exactitude par un ingénieur bien connu, M. de Longevialle. L'observation y est faite que l'on peut parfois constater que des hommes nés au bas de l'échelle sociale sont montés à son sommet, mais qu'il est extrêmement rare qu'un homme né en haut puisse descendre tout à fait en bas. L'auteur dit plaisamment qu'il est peu probable que le fils de M. Aragon -- s'il en a un -- soit manœuvre chez Citroën. 132:60 Le manœuvre de chez Citroën, voilà précisément l'inconnu que notre littérature ignore, malgré la quantité des personnes de bonne volonté qui prétendent s'intéresser à son sort. Car si chaque homme est un mystère, où gisent des possibilités inconnues, c'est bien pour celui-là que le sens de ce mot est à son maximum. Pourtant, comme je viens de le dire, quelle littérature considérable a-t-elle été déjà consacrée aux ouvriers ! Depuis qu'ils y sont entrés, au XIX^e^ siècle, des bibliothèques entières ont été remplies par des écrivains qui ont vu chacun l'ouvrier à leur manière. Georges Ohnet les a mis au théâtre comme les patrons désiraient les voir en 1850. Mme de Ségur, ce qui paraîtra inattendu, les a mis en scène dans l'un des moins connus de ses petits livres, *La Fortune de Gaspard*. On y voit un patron auquel un certain nombre de ses successeurs s'efforcent de ne pas ressembler ! Zola a vu les mineurs de *Germinal*, assez bien peints, de même qu'un certain nombre d'autres ouvriers dispersés dans ses romans, et pour lesquels il s'efforçait de recueillir des documents sûrs. Par exemple lisant *Le Sublime*, de Denis Poulot, un contremaître qui a rédigé de curieux souvenirs sur les mœurs des ateliers du Second Empire. C'est ainsi qu'il lui avait emprunté les fameux surnoms qu'on trouve dans l'*Assommoir*. George Sand a « romancé » la vie d'un *compagnon* idéalisé. Enfin, il y a eu les prêtres dits « ouvriers », et chacun sait combien d'entre eux virent les travailleurs à travers les lunettes marxistes... Faut-il ajouter à cette petite liste Simone Weil ? Je remarquerai seulement qu'elle fait généralement les délices d' « intellectuels » qui n'ont aucune connaissance directe de la vie des ateliers. Un ouvrier de mes amis qui l'a connue et hébergée chez lui m'a dit, selon une expression tout à fait ouvrière, qu'il n'avait jamais vu de personne plus « gauche », c'est-à-dire maladroite de ses mains. Cette seule remarque dit beaucoup. Mais si les ouvriers sont entrés dans la littérature par les soins d'écrivains de profession, que dirait-on s'ils y apparaissaient par leurs propres moyens ? C'est-à-dire en prenant la plume eux-mêmes. Or, c'est peut-être ce qui arrive historiquement, ainsi que nous le révèle en ce moment un homme qui s'est donné pour tâche de faire connaître des écrivains-ouvriers, afin de nous donner une connaissance de ce que peuvent penser des travailleurs authentiques. Ainsi, une fois de plus, on peut constater ce qui peut sortir de cet inconnu, l'homme, quand il lui arrive d'avoir tout à coup *une idée*. 133:60 Le Père Feller a eu une de ces idées : Celle de rechercher et de faire connaître cette sorte d'écrivains, c'est-à-dire d'hommes qui ont dû tout d'abord travailler pour gagner leur vie, avant de prendre sur leurs loisirs le temps de s'exprimer avec une plume. Le Père Feller s'est donné cette tâche depuis plusieurs années, en réunissant déjà plus de deux mille volumes au contenu varié, mais de caractère évidemment original. De valeur évidemment aussi inégale. Car on peut reconnaître qu'il en est de médiocres. Mais qui oserait les railler ? De haute valeur aussi, *La Vie d'un simple*, œuvre d'Émile Guillaumin, paysan de l'Allier, découvert par Daniel Halévy. En fait, il ne s'agit pas de la découverte de quelques individus, mais d'un monde ignoré. Car ceux qui composent ce qu'on appelle les « classes cultivées » restent sur ce sujet dans une ignorance totale, entretenue par une complète indifférence. Lyautey, dans son célèbre article de jeunesse sur le rôle social de l'officier, avait sévèrement rappelé à l'ordre ceux de ses camarades qui affectaient de connaître le nom de leurs chevaux, et non celui de leurs hommes. Il y a un peu de ce mépris dans l'ignorance que je constate. Et c'est pourquoi l'on peut dire que la population ouvrière est aussi inconnue que celle des tribus primitives que l'on trouve encore dans le monde. La population ouvrière, c'est-à-dire des millions d'hommes. Une sorte d'énorme « réserve » qui recèle sans aucun doute des valeurs destinées à rester à jamais enfouies dans l'obscurité. Carlyle avait déjà fait à ce propos de généreuses remarques sur le sort du paysan : « Frère si durement traité ! C'est pour nous que ton dos fut courbé. Pour nous que tes membres furent déformés... En toi aussi il y avait une Forme d'origine divine, mais qui ne put jamais s'épanouir, paralysée qu'elle fut par le poids du travail. Aussi ton âme comme ton corps n'ont pas connu la liberté... Tu es « de service » ... Tu peines pour ce qui est le plus indispensable, notre pain quotidien... » Et contrairement au mépris dont parle Lyautey, il s'incline et salue : « Vénérable est pour moi ta main calleuse... » Un *Ecclésiaste*, réputé « apocryphe », dit cependant de sages paroles sur la position des ouvriers : > « Aucune cité ne saurait être constituée sans eux, > > Et sans eux personne ne saurait y vivre, > > Car c'est leur travail qui maintient la trame de ce monde, > > Et la pratique de leur métier est leur prière. > > ... ... ... ... ... ... ... ... > > Ils ne sont pas admis dans les conseils de la nation, > > Ni honorés dans les Assemblées... > > Car c'est dans leurs mains qu'ils placent leur confiance, > > Et s'ils expriment quelque sagesse, c'est en des termes qui leur sont propres. » C'est bien ainsi que ces ouvriers se mettent à *écrire*, en faisant tout à coup irruption dans la « littérature », sans être passés par l'Université. 134:60 S'ils en ont connu une, ce fut seulement celle dont parle le pauvre Van Gogh, lorsqu'il rappelle qu'il est passé par « les cours gratuits de l'Université de la misère ». \*\*\* On sait peut-être qu'il est de mode aujourd'hui de parler de « promotion ». La promotion ouvrière est à l'ordre du jour, même officiellement. Évidemment, l'idée est louable, de vouloir s'efforcer de mettre à la portée des ouvriers qui n'ont pas eu la chance de passer par les Écoles Techniques les moyens de s'instruire pour monter dans la hiérarchie industrielle. Car c'est de cela qu'il s'agit. Ce qui permet de constater que la promotion est surtout comprise dans le sens de « monter en grade », c'est-à-dire dans son sens militaire. Or, il y a une autre manière de comprendre la promotion. Une manière plus large. Celle d'une sorte de mouvement de front animé par l'idée d'une *élévation*, non d'une élite de privilégiés, mais de tous ces inconnus que recèle la masse populaire, et que la promotion, conçue à la manière militaire, pourra laisser comme des « traînards » condamnés à rester dans une vie inférieure. La littérature spéciale que rassemble le Père Feller arrive donc à point pour nous permettre de rectifier et de mettre au point l'idée de la promotion, car les écrivains qu'il a déjà réunis n'auraient peut-être pas été reconnus dignes de gravir les degrés de la vie économique et industrielle. Ce sont des gens qui révèlent qu'ils pouvaient, comme on dit, je crois, être promus « sur place », y émergeant pour des raisons qui n'entrent pas dans la catégorie des valeurs cotables en Bourse. Ils n'ont pas désiré « monter en grade ». Seulement monter au-dessus d'eux-mêmes. Ils ont écrit, bien ou mal. Plus souvent mal sans doute, au point de vue « gens-de-lettres » qui prendra souvent à leur égard l'attitude du « pion ». A ces derniers on peut dire : Reculez-vous et découvrez-vous. Cet homme qui a pris la plume a dû franchir des obstacles dont vous n'avez pas la moindre idée, quelle que soit l'agilité de votre imagination. Alors taisez-vous. Relisez plutôt ce que Péguy a écrit pour comparer la pauvreté et la misère. Et comprenez si vous pouvez. Le Père Feller, lui, a compris. Aussi la tâche qu'il s'est donnée est-elle, en réalité, une œuvre de dévotion... Hyacinthe DUBREUIL. Faut-il ajouter que le Père Feller a besoin d'aide ? (6, rue Auber, Lille.) 135:60 ### A la suite de l'Enfant-Jésus NOUS AVONS DIT le mois dernier que la vie spirituelle devait être conçue de manière à être à la portée de l'enfance et de tous ceux qui d'une manière ou d'une autre restaient voisins de l'enfance. Tous ceux qui connaissent vraiment le peuple savent qu'il dispose de très peu de mots, que son ignorance est profonde et qu'elle le sera toujours. Parfois très savant et adroit dans son métier, et même fort intelligent, l'homme du peuple est peu fait pour les notions intellectuelles ; les lui imposer, c'est le dégoûter. On vient de prolonger les études pour tout le monde. Ces études seront conçues par des intellectuels, alors qu'elles devraient être pour l'ensemble de ces enfants conçues comme l'apprentissage d'un métier. Alors les idées générales deviendraient vivantes pour eux et entreraient dans leur pensée. Mais ces enfants, ces hommes simples peuvent être des élus, des temples du Saint-Esprit, donc capables de l'union à Dieu et d'une vie spirituelle très haute et intense, mais simple. Or cette vie spirituelle simple qui atteint directement son objet et sa cause est aussi le but des plus savants et des plus instruits, qui ont seulement plus de mal à se débarrasser de leurs habitudes scolaires et des entortillements de la pensée notionnelle, qu'ils prennent pour la vie spirituelle. 136:60 C'est pourquoi sainte Thérèse de Lisieux est venue enseigner à notre temps pourri de loquacité ce qu'elle a appelé sa PETITE VOIE, sous l'invocation de l'Enfant Jésus. LE TEMPS DE NOËL EST PASSÉ, les crèches reposent jusqu'à l'an prochain en quelque grotte obscure des sacristies ou des greniers ; mais Jésus vient seulement d'être présenté au Temple, il n'a que, cinq ou six semaines, on peut parler encore de son enfance qui fut le modèle de la sœur Thérèse. On peut même remonter plus haut pour admirer l'humilité et la simplicité du Verbe se faisant chair. Car cette âme parfaite, unie mystérieusement à Dieu pour ne faire qu'une personne avec le Verbe divin, a été placée en un simple germe pour l'amener progressivement à la plénitude de l'âge parfait ; c'est le rôle naturel de l'âme de diriger la formation et la croissance du corps. L'âme de Jésus s'est donc formé un corps, des yeux, des oreilles, une bouche pour pouvoir volontairement sentir, souffrir et mourir. Et avant même que cette sainte âme ait pu tirer de ses sens aucun savoir, sa seule expérience était celle des battements du cœur de Marie, qui formaient et nourrissaient son propre Cœur. Quelle entrée dans la vie du Verbe incarné ! Il dépend entièrement de la vie de sa Mère. Quelle leçon pour nous sur le lien de Marie et de Jésus ! Marie avait été créée parfaite pour donner naissance à l' « Homme nouveau » et le Nouvel Adam devait payer de sa mort le privilège de sa Mère. Et aujourd'hui, les battements du cœur de Marie demeurent le moyen de Jésus pour entretenir son Corps mystique. Elle voit ce que Dieu lui donne de voir dans les enfants de sa miséricorde ; une fillette en pays wallon qui a manqué la messe par négligence en ce matin même de Dimanche et qui par la fenêtre, regarde la nuit ; trois enfants dans Un ravin sauvage du Portugal ; lui Juif dans une église de Rome ; et tant d'inconnus ! Dieu inspire, et le cœur de Marie, enflammé d'amour, comme aux noces de Cana, dit aux bergers, dit au Juif : «* Faites tout ce qu'il vous dira *». 137:60 «* Le torrent impétueux de la bonté infinie de Dieu,* dit saint Louis-Marie de Montfort, *arrêté violemment par les péchés des hommes depuis le commencement du monde, se décharge avec impétuosité et en plénitude dans le cœur de Marie. La Sagesse éternelle lui donne toutes les grâces qu'Adam et ses descendants, s'ils étaient demeurés dans la justice originelle auraient reçues de sa libéralité. *» Marie n'est qu'un moyen de salut, mais quel moyen aimé de Dieu ! Nous ne nous souvenons pas de ces mois obscurs qui ont précédé notre naissance, ni de notre premier cri à la lumière du jour ; mais Dieu qui sait le nombre des cheveux de notre tête sait aussi le nombre des battements du cœur de Marie qui nourrissaient sa croissance. Son propre Cœur continue d'associer le Cœur de sa Mère à l'œuvre de notre salut. Marie n'y aurait pas droit peut-être, rationnellement, si on veut partir de l' «* Unus increatus et unus immensus *» et puis déduire. Mais Dieu est amour ; son œuvre n'est pas déduite et le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas, si bien que la raison n'est raisonnable qu'appuyée sur l'amour. VOICI L'ENFANT JÉSUS grandissant. Il apprend à marcher et à parler. Tous ceux qui ont vu vivre les petits enfants savent combien est rapide chez eux le développement de l'intelligence, bien avant qu'ils ne sachent parler. On voit leurs yeux observer et comparer. Ils savent rapidement ce qu'ils peuvent et ne peuvent pas atteindre ; ils crient parce que c'est là le seul moyen pour eux de faire connaître leurs petites douleurs ou leurs petits désirs. L'enfant Jésus a crié, mais il a lui aussi ses parents faire leur prière et il a voulu la faire avec eux. On a joint ses petites mains pour lui apprendre la tenue convenable et il a obéi. C'est en imitant les grandes personnes que les enfants se forment. L'Enfant Jésus, comme Dieu, savait tout ; il savart ce qu'est l'eau et ce qu'est le corps ; l'atome n'avait pas de secrets pour lui. (Si toutefois l'atome n'est pas un de ces tout se passe comme si dont la science est pleine.) Mais seul l'homme sait ce qu'est la sensationnel de l'eau sur la main. Le Verbe, pour le savoir comme le sait un homme, a dû s'incarner ; Jésus l'a appris par l'expérience, comme tous les hommes. La mort fut pour lui une nouveauté après tant d'autres et une expérience aussi étrange et effrayante pour lui que pour tous les hommes, bien qu'il sût qu'en la subissant, il vaincrait la mort. 138:60 Mais la confiance et l'obéissance étaient le pain béni de sa vie quotidienne. En cela il était, mais à la perfection, comme tous les enfants en dehors même de la fol surnaturelle. Un enfant est bien obligé de croire que son père est son père et que sa mère est sa mère, et il devra le croire toute sa vie sans jamais le savoir. Il croit aussi que ses parents savent tout, car ils ont prévenu tous ses besoins. Précieuse et nécessaire disposition de la nature qui met la nécessité de croire avant la possibilité de connaître. La foi surnaturelle fait de même ; elle précède notre rencontre face à face avec Dieu au-delà de la mort. Vraiment la nature est préparée pour la grâce. Quelle responsabilité ont les parents dans la première éducation des tout-petits ! Quel crime ce serait de gâcher des dispositions aussi admirables. Ah ! ils n'ont pas de meilleur moyen de bien faire que de nourrir leur vie de la même confiance et de suivre eux-mêmes la voie d'enfance spirituelle qu'ils voient suivre à leurs enfants. Ils sont, vis-à-vis du Père céleste, à qui ils ont à obéir, infiniment moins que ne sont leurs enfants vis-à-vis d'eux. L'enfant Jésus voyait ses parents faire leur prière : quelle autre manière de donner aux enfants les premiers sentiments de la présence de Dieu que la pose modeste et sérieuse de parents agenouillés devant le Crucifix ? Car l'exercice de la présence de Dieu est le point fondamental de toute vie spirituelle et il n'y a pas de petits moyens pour s'aider à s'en souvenir. Cet exercice vous ramènera à la confiance et à l'obéissance des petits enfants. L'Enfant Jésus était soumis à ses parents, l'Écriture le dit. Et pourtant, il était vis à vis d'eux comme vis à vis du vieillard, Siméon, dont l'Église nous dit : «* Le vieillard portait l'enfant, et l'enfant gouvernait le vieillard *». Mais Jésus voulait être entièrement ce que nous sommes pour que nous nous efforcions d'être ce qu'il était. 139:60 VOUS DITES : « BON POUR LES ENFANTS, mais garder la confiance et l'obéissance dans l'âge mûr, avec l'expérience de la vie ! » Il ne s'agit pas d'avoir confiance dans les hommes, mais d'avoir confiance en Dieu en toutes circonstances ; cette confiance nous place dans la vérité. Tout est connu de Dieu, présent en nous-mêmes comme partout ; c'est une raison d'être courageux ; l'épreuve est d'abord une épreuve de notre foi. Vous continuez : « L'obéissance, c'est bien beau, mais je suis obligé tout le temps de commander ». Les hommes ont à obéir à Dieu et à obéir à leur devoir d'état. Si leur devoir d'état est de commander, ils doivent obéir de plus près encore à la morale dont ils sont l'exemple pour leurs subordonnés, sans compter ce que demande la conscience professionnelle. Mais le devoir d'état s'étend bien au-delà du métier même ; le premier devoir d'état du père de famille est dans l'éducation de ses enfants. C'est le vrai but, naturel et surnaturel, du mariage ; combien rarement envisagé dans la préparation de ce dernier. Combien de parents ne veulent plus se gêner pour leurs enfants, combien sont ravis de les donner à des œuvres pour passer tranquillement leurs loisirs ! Ils n'obéissent pas à leur devoir d'état et leurs enfants ayant reçu (plus ou moins) leur éducation en dehors de la famille ne sauront pas eux-mêmes la donner chez eux. L'obéissance est assurément plus claire et plus facile dans la vie religieuse ou dans l'armée. Oui, dans l'armée, nous avons pu y observer combien cette obéissance laisse l'âme entièrement libre pour la vie spirituelle, plus libre que partout ailleurs. La vie du commun des hommes est certainement plus difficile parce que l'obéissance à Dieu y est plus compliquée, l'obéissance au devoir d'état demande des jugements plus subtils. Le père qui rentre de son travail est plus porté à jouir de ses enfants qu'à surveiller leur besogne ou à réprimander, s'il le faut. C'est à ce moment qu'il faut se rappeler la présence de Dieu et les fins éternelles de tous ces petits. Plus le père sera lui-même comme un petit enfant devant le Père, mieux il saura être un vrai père pour ses enfants. 140:60 Heureux si sa propre vie spirituelle est la même que celle de ses enfants. «* En vérité, je vous le dis, si vous ne changez pas et ne devenez comme les petits enfants, vous n'entrerez pas dans le Royaume des Cieux. Celui donc qui se fera humble comme cet enfant, c'est celui-là qui est le plus grand dans le Royaume des cieux. *» (Matt, XVIII, 34.) D. MINIMUS. 141:60 ## NOTES CRITIQUES ### Littérature à l'emporte-pièce Il y a de cela quelques années je lisais avec admiration les *Libertés Universitaires* de Jean Rolin et ses *Drogues de Police* ([^46]) et dès que je les retrouverai je reprendrai ces livres, qui défendent contre l'État totalitaire les libertés fondamentales du maître d'école et du juge. Vers 1950 lorsque le freudisme faisait rage dans certaines revues de spiritualité, la publication par Louis Jugnet de *Rudolf Allers ou l'anti-Freud* ([^47]) fut un soulagement parce que l'auteur récusait avec énergie l'identification ridicule que certains prétendaient imposer entre psychiatrie et psychanalyse freudienne. Quelques temps après, une traduction faite par Dupuy de *la Pudeur* de Max Scheler ([^48]) démontrait une fois de plus les grossières confusions de Sigmund Freud et proposait une analyse des instincts, assurément objective, sinon exempte de lourdeur. Voici que m'arrivent maintenant deux petits livres de critique, admirables de santé et parfaitement indemnes des conformismes du jour en matière littéraire *Littérature à l'emporte-pièce,* 1^re^ et 2^e^ série, par Jacques Vier, Éditions du Cèdre, Paris. Rolin, Jugnet, Vier, pourquoi rapprocher tous ces noms ? (Et sans nul doute la liste est fort incomplète et il ne s'agit pas d'un palmarès.) Pourquoi rapprocher ces auteurs ? Parce que ce sont tous des universitaires ; et pour rappeler au bienveillant lecteur (peut-être même pour lui apprendre) que l'Université française s'illustre toujours de posséder des esprits solides, amis du vrai, des hommes libres qui ne s'inquiètent pas de suivre la mode et qui ne renoncent pas à mener le combat chrétien, même lorsqu'il ne leur est pas rendu justice par ceux qui devraient être leurs naturels alliés. Plusieurs fois j'ai redit dans cette revue ce grand désir, que nous sommes beaucoup à éprouver : que les chrétiens de France, clercs et laïcs, finissent donc par se reconnaître, non seulement dans l'Église, mais à la sortie de l'Église. Qu'ils se sentent frères et se comportent fraternellement même dans l'ordre temporel. Cela commencera de se faire du jour où nous saurons tous, clercs et laïcs, avec véhémence, avec pureté, qu'il existe un droit naturel ouvert à l'Évangile. 142:60 Les vaines querelles, les disputes insensées entre chrétiens de France iront s'atténuant et commenceront d'être liquidées du jour où nombre d'entre eux sauront en vérité que l'ordre social et temporel, l'ensemble des institutions, doivent être pensés en termes de droit naturel ouvert à l'Évangile et non pas en termes de rivalité et de compétition d'un parti contre un autre parti. Il est vrai que pour le savoir en vérité, la formation doctrinale, qui est certainement nécessaire, n'est pas suffisante sans l'héroïsme chrétien. C'est sûr ; mais ce n'est pas décourageant parce que l'héroïsme chrétien demeure à la portée de ceux qui sont baptisés dans le Christ. C'est même leur vocation. Du reste cette « reconnaissance » entre chrétiens dans le domaine temporel, cette concorde, n'a rien de commun avec l'embrigadement et le caporalisme. La concorde n'étouffe pas les cœurs, elle les dilate et les réjouit. L'accord des intelligences sur une doctrine vraie, sur le droit naturel ouvert à l'Évangile, ne raidit pas, ne durcit pas les intelligences mais les invite à se déployer avec leur originalité irréductible. Que le lecteur me permette de reproduire ici -- car c'est valable à condition de le transposer quelque peu -- ce que je disais sur l'unité du corps enseignant dans une école chrétienne : « Rien autant qu'une synthèse vraie ne permet à chaque intelligence de jouer avec son originalité propre, ne permet à tout un corps de maîtres et de maîtresses de respirer le vrai et de le dire avec une diversité jaillissante et foisonnante comme la vie. *Car si une synthèse théologique et philosophique vraie est amie de l'esprit, amie de la vie de l'esprit, -- l'esprit est vivant que je sache -- c'est dire qu'elle stimule la vie propre de chaque esprit, la diversité et l'originalité de chacun ;* et non point dans un sens d'anarchie mais dans une convergence harmonieuse de toutes les pensées et réflexions vers de grands points lumineux, incontestables et sauveurs. » ([^49]) Quelqu'un me demandait un jour si c'était par vertu que je citais, dans mes articles, des revues et des auteurs qui d'habitude ne sont pas cités ensemble et qui paraissent même s'ignorer entre eux. Je répondis que « la vertu » n'avait rien à faire dans mon cas, ce n'était rien de plus qu'une question de sentiment (de sentiment non coupable et même « vertueux » si l'on y tient) ; je n'avais aucune raison de faire silence sur ceux auxquels j'étais redevable ; par ailleurs je ne citais pas au hasard et dans un concordisme qui noyait tout et tous ; j'avais par-devers moi quelques principes de discernement, que je tiens surtout de l'école thomiste dominicaine et de la doctrine politique des Papes ; enfin ne me consolant pas que des chrétiens de France, clercs et laïcs, faits naturellement pour se comprendre et se compléter, notamment au plan des institutions temporelles, 143:60 se traitent entre eux pas les procédés étranges de la prétérition méprisante ou du silence morose de certains enterrements, je remédiais autant que possible à ce grand malheur en les faisant cohabiter en paix dans mon esprit et dans mon âme, puis en les citant chaque fois que mes articles m'en fournissaient une occasion. Je voyais du reste à ce procédé l'avantage appréciable de faire espérer à mon lecteur que l'union, j'entends l'union à la sortie de l'église, et non seulement dans l'église et à la table sainte, ne devait pas être une cause désespérée, même après une longue période de luttes fratricides. La parution des livres de Jacques Vier, naguère professeur à Louis-le-Grand, aujourd'hui professeur à la faculté de Rennes, m'ayant rappelé ces vérités j'ai cru qu'il n'y avait rien de mieux à faire que de les redire. -- J'ai hâte d'en venir aux ouvrages de critique littéraire de Jacques Vier. Même si je ne partage pas tel ou tel de ses points de vue, du moins sur l'ensemble de son propos, sur l'ensemble de ses deux livres, je suis bien d'accord. Il a voulu nous donner une *critique intégrale,* il y a réussi ; une critique dans laquelle le spécialiste n'a pas dévoré l'homme ; une critique qui n'estime pas indispensable d'être amorphe pour être compréhensif, ni invertébré pour être souple ; une *critique* qui ne manque pas de *critères, --* ces critères essentiels, mais de nos jours généralement méprisés, que représentent une sensibilité saine, le bon sens, l'instinct de la foi, la formation doctrinale. Jacques Vier livre et gagne le combat contre cette critique contemporaine qui « se fait volontiers démarcheuse... introduit le vice, décortique le scandale, aménage l'impudeur. » (1^re^ série, page 6.) Ceci dit, et qui est de beaucoup ce qui importe le plus, je ne peux m'empêcher de regretter l'admiration de l'auteur pour le théâtre de Montherlant ; je pense que ce dramaturge, loin de « défendre au théâtre l'honneur de Dieu » porte sur la scène un christianisme truqué, une mystique démarquée. Par ailleurs les pages consacrées à Bernanos sont un peu rapides. Mais elles sont loin d'exprimer toute la pensée de Jacques Vier. En particulier l'étude récente au sujet de *Français si vous saviez* corrige et complète ce qui est dit ici sur le *Soleil de Satan. --* Les chapitres qui me paraissent les mieux venus, les plus mordants et qui témoignent le plus de la santé spirituelle du critique me semblent être : *la dissolution du langage* (2^e^ série), *le théâtre contemporain* (1^re^ série), *monstres sacrés et triptyque mauriacien* (2^e^ *série*)*.* 144:60 A raison de leur force je me permets de recommander ([^50]) les deux volumes. C'est l'honneur de la revue pédagogique *l'École* (11, rue de Sèvres, Paris VI^e^) d'avoir accueilli sans hésiter ces études à *l'emporte-pièce,* comme c'est l'honneur des *éditions du Cèdre* de les avoir présentées à un large public. L'honnête homme s'intéressant aux belles-lettres, théâtre, poésie, romans, qui fréquentera les écrits de Jacques Vier, y trouvera le grand avantage de s'ouvrir aux valeurs littéraires en fortifiant au-dedans de soi, au lieu de l'endormir ou de le fausser, le sens moral et l'esprit chrétien. R.-Th. CALMEL, o. p. ============== ### La vie et le message de madame Royer Elle fut l'initiatrice de l'Archiconfrérie de prière et de pénitence érigée à Montmartre pour la France, étendue à l'Église universelle par Léon XIII en 1894, et lorsque les prêtres y formèrent une « branche sacerdotale » en 1914, Saint Pie X s'y inscrivit le premier. Lorsqu'elle mourut en 1924, quelques personnes seulement qui gardaient le silence imposé par Dieu, savaient la place qu'elle avait tenue, et voici que l'archevêché de Paris juge par son imprimatur le moment arrivé de permettre à un prêtre qualifié pour ce travail de nous livrer les secrets confiés par Notre-Seigneur à cette âme si mortifiée et si humble. Le chanoine Despiney, M. Maurice Berthon avaient déjà soulevé quelques coins du voile. Le Père Charles Boissard nous donne aujourd'hui *La vie et le message de Madame Royer* ([^51]). Par ce livre, qui pourrait être mieux composé, mais qui est fortement charpenté sur documents conservés dans la famille, nous connaissons la continuatrice de Sainte Marguerite-Marie chargée par le Sacré-Cœur de susciter dans l'Église une forme nouvelle de son culte, à la condition de rester jusqu'à sa mort inconnue de tous, sauf des autorités religieuses appelées à juger ses révélations. \*\*\* Pour y voir clair, rappelons quelques vérités fondamentales. Nous ne sommes pas sortis des mains du Créateur, ni rachetés par le Rédempteur, pour vivre dans l'ordre naturel, dont nous devons respecter les lois parce qu'elles sont divines, mais dans l'ordre surnaturel. Notre âme divinisée par la grâce est élevée au niveau de la vie même de Dieu, et « la mystique est l'état normal du chrétien », étant entendu par-là que pour être « effectivement ce qu'il doit être, c'est-à-dire parfaitement docile à la volonté de Dieu, il faut qu'il se laisse mouvoir par un principe qui introduise en lui autre chose que les insuffisances congénitales de sa raison : la certitude parfaite d'un instinct qui se dirige infailliblement vers son but : l'instinct du Saint-Esprit ». 145:60 Ce principe, c'est le Saint-Esprit lui-même, Amour substantiel du Père et du Fils, qui fait sa demeure dans le Cœur de Jésus, organe de l'amour, pour venir habiter dans chacun de nous. Telle est la voie ordinaire dans laquelle nous sommes tous appelés à vivre. Si des baptisés en doutaient, contaminés par le naturalisme et le laïcisme qui rejettent *a priori* la notion du surnaturel, ils trouveraient ce qu'ils doivent savoir en deux admirables petits livres dont nous venons de citer deux phrases : moins de cent pages suffisent dans l'un et l'autre à Mgr André Combes, professeur à l'Université du Latran, membre de l'Académie pontificale de théologie, pour nous faire connaître, autant que l'intelligence humaine en est capable, *le Saint-Esprit dans notre vie spirituelle,* puis *Dieu et le bonheur du chrétien* ([^52]). On y verra que la religion, qui a certes sa morale obligatoire, n'est pas un moralisme, mais qu'elle consiste essentiellement, suivant l'expression prodigieuse de Saint Thomas d'Aquin, à nous rendre par la grâce « les conjoints de Dieu » ([^53]). \*\*\* Les voies extraordinaires au contraire se reconnaissaient à des faits mystiques qui n'atteignent que certaines âmes. Selon une tradition constante, le Saint-Siège ne se prononce pas sur la réalité de ces faits parce qu'ils n'appartiennent point au dépôt de la foi ; mais les évêques peuvent en autoriser la publication, après des examens approfondis et beaucoup de prières, s'ils la croient de nature à faire grandir les âmes dans les vertus théologales pour la gloire de Dieu et pour leur salut éternel. Les catholiques éclairés se gardent bien de prendre une attitude antiscientifique en niant des faits certains qui sont humainement inexplicables. Lorsque ces faits sont établis selon la stricte méthode de l'histoire, ou de la science dont ils dépendent, et que l'évêque qui a juridiction déclare, toute cause naturelle étant exclue, leur caractère surnaturel, son jugement fait loi, si le Pape ne le réforme point. A ceux que Dieu choisit avec une liberté souveraine pour suivre une voie extraordinaire, il confie généralement une mission à remplir. Il dispense à chacun ses lumières. Mme Royer en reçut beaucoup. Le P. Boissard nous les découvre avec beaucoup de sagesse telles que cette âme privilégiée les avoue en ses écrits. Il n'ajoute que les remarques nécessaires pour replacer les faits dans leurs circonstances, et pour nous les rendre accessibles sans rien laisser dans l'ombre. On ne résume pas des textes si denses, et d'une telle origine. Il faut lire tout l'ouvrage, ample matière à méditation. 146:60 On y trouve d'abord, des vues prophétiques sur l'Église, sur la France, spécialement à propos des guerres de 1870 et de 1914. Nous n'y insisterons pas. Quelques-unes, fort rares, ne se sont pas vérifiées. Les autres, d'une justesse frappante, s'appliquent à des évènements dont on peut dire, quelles que soient les leçons et les conséquences à tirer dans l'ordre naturel. *Toutes ces choses sont passées* *Comme l'ombre et comme le vent.* C'est la trame de l'histoire humaine que la Providence avait tissée bonne, mais que la liberté de l'homme a trop souvent rendu mauvaise par la faute ou la sottise de notre nature blessée par le péché. Nous nous arrêterons aux visions et aux révélations touchant au fond de la religion. \*\*\* Le 21 juillet 1870 Mme Royer avait sa première apparition. « Je n'ai pas vu Notre-Seigneur des yeux du corps, écrira-t-elle à son directeur, M. l'abbé Lalourcey, curé de Saint-Rémy, dans le diocèse de Dijon, mais pourtant d'une manière bien plus frappante et plus claire que si je l'avais vu corporellement. » Ce sera le caractère de toutes les visions qui se multiplièrent en 1873, la grande année des pèlerinages à Paray-le-Monial. Mme Royer y va le 10 juin avec les pèlerins de Bourgogne qui rencontrent ceux de Lyon. Dans la chapelle de la Visitation, le Sacré-Cœur se manifeste à elle. Il la purifie de ses moindres fautes, et la charge, rendue à l'innocence baptismale, d'obtenir la fondation par l'Église d'une œuvre de prières et de pénitences analogues à celles qu'il lui avait demandé en 1870 de pratiquer dans sa vie personnelle, et dont elle reçoit la mission d'instruire, tout en restant cachée, une élite d'adorateurs. Après cette extase, sainte Marguerite-Marie lui apparaît, et lui dit que l'œuvre nouvelle complètera le message de Paray-le-Monial et fera produire au culte du Sacré-Cœur tous ses fruits en levant les obstacles opposés aux desseins de la miséricorde divine par le matérialisme, la sensualité, la mollesse qui, sous l'influence des erreurs révolutionnaires et libérales, gagnent les milieux chrétiens. « Si je pouvais revivre, lui dit-elle, je serais la première à déclarer bien haut que le Sacré-Cœur ne peut sauver les hommes sans la pénitence. L'amour envers le Cœur de Jésus ne doit pas se témoigner uniquement par la confiance en sa miséricorde, par les prières, les communions, les pèlerinages. Je crierais qu'il faut à ces manifestations joindre la pratique de la pénitence, et non seulement des dispositions intérieures à la pénitence, mais encore des actes extérieurs et positifs de mortification proportionnés aux grâces de chacune des âmes. » 147:60 C'est le commencement de colloques surnaturels qui se prolongent, après le retour chez elle de Mme Royer, jusqu'à la fin du mois, notamment les 26 et 27 juin où elle reçoit les statuts définitifs, et l'ordre de communiquer ces révélations à son évêque Mgr Rivet, et même au Pape. Elle obéit après avoir consulté son directeur, et n'obtient aucune réponse ; mais elle ne se décourage pas, soutenue par la présence fréquente de Notre-Seigneur. Le 25 mai 1875, Il lui apparaît avec une majesté royale tel qu'Il veut être représenté sur l'emblème de l'Œuvre : les bras étendus pour recevoir tous les hommes dans ses mains percées de clous, le Cœur resplendissant sur la poitrine, la tête auréolée, les pieds écrasant sous leurs plaies le démon terrassé qui gît au milieu des instruments de la Passion. Comme elle exprime la crainte d'effrayer les âmes par cette couronne, ces épines, ces clous, ces fouets, ce calice de l'agonie : « Je les ai bien pris pour moi, répond le Christ. Ce sont les témoignages de mon amour, il se trouvera bien quelques âmes qui les ramasseront, les cacheront dans leur cœur, et ces âmes seront de plus près mes bien-aimées. » Images et statues ont répandu dans le monde entier cet emblème choisi pour l'archiconfrérie future par Dieu lui-même sans que personne dans le public s'en soit douté, tant Mme Rover fut fidèle à s'ensevelir dans l'humilité totale, exigée par le Seigneur. \*\*\* Au sentiment du devoir qu'aurait eu tout évêque de procéder avec la plus grande prudence surnaturelle en matière si haute et si délicate, l'évêque de Dijon, Mgr Rivet, ajoutait une extrême défiance des voies extraordinaires. Son tour d'esprit, très concordataire, le prédisposait-il à prendre comme une infraction grave aux règles hiérarchiques, qu'une brebis du troupeau se mît en tête d'instruire son premier pasteur des desseins de Dieu ? Mais l'Esprit souffle où il veut. Au bout de neuf ans, Mgr Rivet se décide enfin à nommer une commission d'enquête. De juin 1879 au 19 janvier 1880, elle tient dix-huit séances et le supérieur du grand séminaire, M. Thibault, dépose un rapport qui conclut à l'unanimité par ces deux articles : « Il nous est impossible d'expliquer autrement que par une intervention surnaturelle et divine le fait des révélations qui demandent l'institution par l'autorité ecclésiastique d'une association de pénitence et de prière en union avec le Sacré-Cœur de Jésus. « A cette impossibilité de donner une autre explication à ces révélations, se joignent des preuves positives ayant elles-mêmes un caractère divin, et nous donnant l'assurance calme, raisonnée et profonde, que cette œuvre est bien de Dieu. » 148:60 La commission déclare que les visions de Mme Royer sont des visions intellectuelles ([^54]), celles qui échappent le mieux au sens propre et à l'illusion. Elle propose donc à l'évêque, en qualité de « tribunal canonique » non seulement d'approuver sous le titre indiqué par Notre-Seigneur, l'Association de pénitence et de prière en union avec le Sacré-Cœur de Jésus, mais, pour répondre « à ce que réclament les révélations » d'autoriser les médailles, les statues, les images conformes à la description de la voyante et de les répandre partout. « Étant donnée la vérité des visions de Mme Royer, ces moyens de promouvoir l'œuvre et d'en favoriser le succès sont indiqués par Notre-Seigneur lui-même. » Le 23 février 1880, Mgr Rivet érige l'Association dans son diocèse, sans que rien en décèle l'origine. Le 21 avril 1881, le Cardinal Guibert l'intègre à l'archiconfrérie du Vœu national de Montmartre. Le Cardinal Richard l'en sépare le 28 mars 1894, suivant le désir de Léon XIII qui, dès le 18 avril, moins d'un mois après, l'élève par Bref à la dignité d'archiconfrérie universelle. Un inviolable silence gardera « sous le suaire » jusqu'à sa mort Mme Royer. \*\*\* Nonobstant ce silence, et comme pour le confirmer, Mme Royer eut, dans le secret, une influence considérable dont le P. Boissard donne les preuves, sur trois grands apôtres du Sacré-Cœur : 1°) Le P. Marie-Clément, assomptionniste, délégué de l'archi-confrérie au Canada et aux États-Unis où il organisa les retraites du Sacré-Cœur ; 2°) La Mère Marie du Saint-Sacrement, co-fondatrice et supérieure générale des *Petites Sœurs de l'Assomption *; 3°) Le troisième était inconnu jusqu'à ce jour. Le livre l'appelle : M. l'abbé X. La mort qui vient de le frapper au mois de juin 1961, nous permet d'écrire ici, pour la première fois, le nom de M. Domain, chanoine titulaire de Paris. 149:60 Il était vicaire à Saint-Pierre-du-Gros-Caillou lorsque Mme Royer le prit pour directeur pendant les séjours qu'elle faisait chez l'une de ses filles mariées à Paris. Elle s'ouvrit à lui sous la condition qu'il garderait un secret absolu sur tout ce qu'il saurait d'elle. Une fois cependant elle le chargea d'annoncer, sans la nommer, le 4 juin 1914 aux pèlerins de Paris à Paray-le-Monial, dans quelle terrible épreuve la France allait entrer. Pendant l'Heure Sainte, au moment de faire méditer l'agonie de Jésus à Gethsémani, l'abbé Domain dit qu'il avait à communiquer de la part d'une sainte âme dont il répondait un message qu'elle tenait du Sauveur Lui-même : c'était l'annonce de la guerre. « L'impression fut telle, écrit le P. Boissard, que tous se levèrent d'un mouvement spontané. » Mme Royer avait été autorisée par le Seigneur à publier de cette manière la grande vision prophétique de nos malheurs, suivie de la promesse de notre relèvement, telle que saint Pie X l'avait faite dans son allocution célèbre au Consistoire du 29 novembre 1911. Sauf dans cette circonstance, l'abbé Domain reçut du Divin Maître par sa pénitente la consigne de maintenir son apostolat dans l'humilité pour le rendre fécond. Les communions de la paroisse où il resta vingt ans vicaire, -- un vicaire au confessionnal assiégé, -- passèrent de cent cinquante à cinq cents par jour. Il mérita, témoigne le P. Boissard, « d'être proposé comme l'apôtre exemplaire du Sacré-Cœur en milieu paroissial ». C'est à lui que l'église Saint-Pierre-du-Gros-Caillou doit la statue, œuvre du sculpteur Graf, placée dans le chœur après que Mme Royer eût dit : « N'y changez plus rien ». \*\*\* Lorsque le curé de Saint-Rémy vint pour la première fois en 1871 avertir Mgr Rivet qu'une de ses paroissiennes et dirigées se livrait à des mortifications et à des jeûnes très sévères, réglés par Notre-Seigneur qui lui apparaissait, qui lui avait révélé d'avance les malheurs de l'Église et de la France, et qui lui avait donné mission de faire instituer une association de pénitence et de prière pour obtenir de son Cœur Sacré notre pardon et notre relèvement : « Cette femme mariée, interrompit l'évêque, remplit-elle seulement ses devoirs conjugaux ? » -- « Monseigneur, elle est enceinte, et prête à mettre au monde son troisième enfant. » Personne n'aurait pu comme le P. Boissard, qui joint l'autorité d'un témoin des faits à la probité de l'historien, nous initier, avec quelle délicatesse ! à cette vie de famille où l'épouse, la mère, la grand'mère ne brille pas moins par les vertus de son état en Mme Royer que la confidente du Sacré-Cœur. « Sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus, nous dit le P. Boissard, a écrit dans son autobiographie, que bien des pages « ne s'en liraient jamais sur cette terre ». Si dans la vie d'une religieuse cloîtrée il est tant d'épisodes destinés à rester dans le secret de Dieu, la trame des journées d'une femme mariée et mère de famille est tissée d'éléments dont une grande part aussi ne saurait être décrite. La sainteté dans le mariage doit attendre pour être dévoilée publiquement dans tous ses traits le jugement final des justes. » 150:60 Mgr Aubé, recteur de la basilique de Montmartre, qui était dans les secrets, montrait en tête du petit livre de M. Berthon, et le P. Boissard met en pleine évidence, que Mme Royer « interprète aussi humble que persévérante des volontés du Sacré-Cœur » avait été l'instrument dont Il s'était servi pour enseigner « qu'il ne faut jamais séparer de l'adoration la pénitence » et pour étendre le bienfait de l'une et de l'autre à toute la chrétienté. L'archiconfrérie fondée sur les instances de Mme Royer, comme une « sœur cadette de celle du Vœu national », « a donné à Montmartre son rayonnement universel ». Notre-Seigneur a voulu, suivant les paroles de Benoît XV, « du haut de ce temple magnifique, combler de grâces non seulement la France, mais le genre humain tout entier ». Vocation chrétienne de la France célébrée dans la chaire de Notre-Dame de Paris par le futur Pie XII. A cette première mission directement venue de Dieu, Mme Royer en ajoute une autre par sa vie. La commission d'enquête de Dijon n'hésitait pas à la donner comme « un modèle aux épouses, aux mères, et aux maîtresses de maison » en raison de sa fidélité à ses devoirs d'état, où elle plaçait le point de départ irremplaçable de la vertu de pénitence. Nous devons au chanoine Domain, qui fut son dernier directeur, de connaître quelques-unes des paroles où elle résumait l'expérience de sa longue vie éclairée par le Seigneur Lui-même : « Faire aimer d'abord Notre-Seigneur, prêcher sa divine Personne, si peu connue : la pénitence viendra ensuite. « La pénitence ne consiste pas à s'ingénier dans la recherche de sacrifices ou de voies extraordinaires, mais c'est dire *amen* à toutes les occasions de se mortifier que la vie se charge de nous proposer sans cesse. C'est accepter la croix que Dieu pose continuellement sur nos épaules. » Telle est l'âme de tout apostolat. Il n'est pas de leçon dont ait plus besoin notre temps, où l'agitation dévore la vie intérieure. « La dévotion au Sacré-Cœur, disait encore Mme Royer, n'est pas une pratique de piété qui s'ajoute à d'autres pratiques pieuses. C'est la vie tout entière embrasée par l'amour divin. » Nous sommes au fond de la religion, au grand secret de notre salut. « Le Cœur de Jésus demeure le dernier refuge de l'humanité en péril. » C'est le suprême enseignement de saint Pie X. Antoine LESTRA. ============== 151:60 ### Une édition commentée de « Mater et magistra » En France, la première édition commentée de l'Encyclique est celle que publie l'Abbé Pierre Haubtmann, aumôner national d'A.C.O. : un volume de trois cents pages aux Éditions Fleurus. *L'Imprimatur* est du 3 octobre et l' « achevé d'imprimer » du 25 octobre. Le texte français de l'Encyclique est numéroté par alinéas. Dans l'ample commentaire introductif comme dans les commentaires en bas de page, l'auteur se réfère fréquemment au texte latin. Il constate, comme l'ont signalé les PP. Villain et Bigo, que les traductions diffèrent entre elles et diffèrent du texte officiel. D'où cette remarque : « Il serait souhaitable que toutes (les traductions) soient harmonisées de façon à ce qu'il n'y ait pas plusieurs encycliques en circulation ! » Par son juste et fréquent souci de reproduire le texte latin quand il est littéralement différent de la traduction, l'abbé Haubtmann met d'autant plus en relief une abstention inattendue : il ne donne pas le texte latin correspondant au mot « socialisation » ; il ne donne pas non plus une bien nette définition du terme, et son commentaire sur ce point n'exclut pas toute équivoque. L'adjonction de quelques précisions serait bienvenue dans une prochaine édition. Le commentaire introductif occupe les 130 premières pages de l'ouvrage. En plusieurs endroits il s'inspire fidèlement de la pensée du P. Jean Villain, notamment en ce qui concerne « la propriété du métier » très vieille idée de la pensée sociale chrétienne qui avait été complètement perdue de vue, et que l'école sociologique contemporaine redécouvre en lui conférant les prestiges et l'attrait d'une nouveauté absolue : ce qui est psychologiquement plein d'avantages (mais en dit long sur l'oubli de notre patrimoine moral, intellectuel, chrétien). Les mauvaises habitudes d'esprit font que certains militants, et peut-être leurs aumôniers, auraient une crise d'allergie si on leur parlait de reprendre une idée de La Tour du Pin sur la propriété du métier. La même idée, présentée comme une idée du P. Jean Villain, comme une idée tout à fait nouvelle qu'il faut découvrir et explorer, a beaucoup plus de chances de ne pas heurter les préjugés aveugles, et disons-le comme cela est : les préjugés *socialistes* qui ont colonisé certaines organisations syndicales ou apostoliques. On souhaite au commentaire de l'abbé Haubtmann un franc et large succès dans cette direction. Il a composé, comme il en avait l'intention, « un instrument de travail discret et efficace » qui pourra être particulièrement utile pour faire connaître la doctrine de l'Église dans des milieux, même catholiques, où elle est méconnue, et où l'influence du socialisme et les passions politiques ont, par leur langage, leurs préjugés, leurs intolérances, accumulé les obstacles intellectuels. Ces obstacles, le commentaire s'applique à les tourner sans les bousculer. ============== 152:60 ### Un remarquable numéro de « La Route » C'est le numéro de septembre 1961. Il s'agit bien de *La Route des Scouts de France.* On peut se procurer ce numéro 10, rue de Dantzig à Paris 15^e^, pour la somme de 1 NF. Ce numéro est un « essai de synthèse sur ce qu'un Routier doit savoir sur la politique en 1961 ». Cette réalisation manifeste une bonne volonté évidente, et même admirable. Tout le numéro est composé avec une ouverture d'esprit, une recherche d'objectivité, une absence de passion partisane qui sont véritablement remarquables. Il manifeste tout aussi remarquablement, au point de vue intellectuel, moral et religieux, une inculture significative. Le mouvement S.D.F. et sa « branche aînée » la Route sont des organisations catholiques. Ce numéro de *La Route* n'est pas n'importe quoi, mais l'instrument de travail et de réflexion d'un grand mouvement « aîné » : une *synthèse.* Que la morale politique du christianisme en soit presque totalement absente, que la doctrine chrétienne y soit passée sous silence, même dans la documentation bibliographique, est tout à fait surprenant. \*\*\* Quelques notes à titre d'exemples. On énumère « les droits fondamentaux de la personne ». Mais on ne dit aucunement d'où ils viennent ni ce qui les fonde. On ne suggère même pas qu'ils pourraient avoir un rapport avec la volonté de Dieu ni avec la nature qu'Il a donnée à l'homme. On énonce ceci : « La majeure partie de ces droits ont été définis en 1789 dans la Déclaration des Droits de l'homme et du citoyen et, en 1948, dans la Déclaration universelle des droits de l'homme adoptée par les Nations Unies. » Ainsi les droits de l'homme apparaissent comme décrétés par l'homme lui-même. Ils apparaissent en outre comme n'ayant pas deux siècles d'âge. On pourra supposer que les dix-huit premiers siècles du christianisme ont vécu dans une ignorance complète de la dignité humaine lot de ses droits. Aucune mention n'est faite à ce sujet du Décalogue, comme si celui-ci n'avait aucun rapport avec les droits de l'homme, comme s'il n'en était pas la première proclamation -- et la plus autorisée (tandis que la formulation de 1789 est jugée par l'Église imparfaite et gravement viciée, ce que *La Route* semble ignorer). Tout cela pourtant appartient au rudiment, et au rudiment le plus indispensable. \*\*\* Au chapitre des régimes politiques, on trouve cette citation de Léon XIII : « Il n'est pas défendu de préférer des gouvernements modérés de forme populaire, pourvu que reste sauve la doctrine catholique sur l'origine et l'exercice du pouvoir public ». 153:60 Cette citation suggérera au lecteur qu'IL EXISTE DONC une *doctrine catholique sur l'origine et l'exercice du pouvoir public.* Mais, à part cette citation de Léon XIII, nulle part le numéro de *La Route* ne reparle plus d'une telle doctrine ; il n'indique pas non plus, pas même dans sa bibliographie, où l'on peut la trouver. Sans aller jusqu'aux dernières abstractions de la philosophie et de la théologie, on aurait pu indiquer au moins, par exemple, la distinction fondamentale faite par la doctrine catholique entre *gouvernement* et *législation :* c'est une distinction simple, claire, très pratique, ayant des conséquences concrètes sur le comportement civique ; elle relève elle aussi du plus indispensable rudiment. \*\*\* Ni dans le numéro, ni dans l'extraordinaire « bibliographie » qui le termine, on ne voit indiqué *un seul* ouvrage donnant une vue chrétienne de la morale politique et sociale. Aucune Encyclique non plus. S'adressant à des « aînés » que l'on estime capables de lire le *Manifeste communiste* de Karl Marx, et à qui l'on indique et recommande cette lecture (à titre documentaire assurément), il est incroyable que l'on n'indique absolument aucun ouvrage susceptible de *faire le poids,* et même le contre-poids, en face de Marx : aucun ouvrage de doctrine chrétienne en regard de la doctrine marxiste. A ce propos il est tout à fait frappant que la bibliographie mentionne le *Tu seras orateur* de Joseph Folliet : ouvrage qui N'EST PAS une initiation civique et politique, alors que précisément le même auteur a publié une *Initiation civique* que l'on s'abstient de mentionner. Si l'on ne veut pas laisser les esprits désarmés en face du *Manifeste communiste* qu'on leur suggère de lire, c'est au moins *l'Initiation civique* de Folliet, et non pas son *Tu seras orateur,* qu'il fallait recommander. Mais non : aucun ouvrage catholique, pas un seul, de morale civique, sociale et politique. Il est vrai néanmoins que l'on conseille la *Revue de l'Action populaire.* Mais si les auteurs de ce numéro de *La Route* avaient suivi le conseil qu'ils donnent, c'est-à-dire s'ils avaient eux-mêmes pratiqué quelque peu studieusement la *Revue de l'Action populaire,* ils y auraient certainement trouvé des éléments bibliographiques et doctrinaux susceptibles de ne pas laisser leurs lecteurs dans l'état de DÉSARMEMENT MORAL où les placera ce numéro, s'il est vraiment leur instrument de travail. \*\*\* Beaucoup se plaignent, dans des registres divers, que des Scouts et des Routiers, et principalement les meilleurs, lorsqu'ils commencent à se poser des questions d' « adultes » ou au moins d' « aînés » soient attirés par exemple par *La Cité catholique ;* d'autres se plaignent qu'ils soient entraînés dans le sillage de *Vie nouvelle.* Mais il est simplement normal qu'un jeune chrétien désire, et cherche où il peut, précisément tout ce qui manque si spectaculairement, si cruellement, à ce numéro de *La Route.* ============== 154:60 ### Ces anachroniques croisés, ces croisades dépassées... Les *Nouvelles de Chrétienté* (numéro du 30 novembre 1961) ont commenté un mot du P. Avril d'une manière très judicieuse et qui invite à la réflexion. Mais citons d'abord : « *Répétant les* Informations catholiques internationales *du* 15 *novembre* 1961, L'Express *du* 23 *cite sous la rubrique :* « *Notes politiques* », *un texte du R.P. Avril, dominicain dont la phrase-clef est celle-ci :* « *Toutes les atrocités sont abominables. Mais celles-là seules qui sont perpétrées en notre nom nous déshonorent* ». *Peu importe l'application que le R.P. et surtout* L'Express *font de ce principe, il a l'avantage de nous sortir par la bonne porte de cet éternel :* « *Nous sommes contre la torture d'où qu'elle vienne* » *dans lequel on croit devoir nous enfermer. Ceux qui refusent la* « *mise en balance* » *perpétuelle de leur Patrie et des autres, comme une faiblesse du jugement politique, devraient bien plus encore que* L'Express *proclamer et propager l'excellente formule du R.P. Avril sous peine de faire preuve d'un jugement moral singulièrement insuffisant et vraiment indigne non seulement d'un chrétien mais d'un Français. Ce n'est pas d'aujourd'hui qu'on le pense. Le bon Joinville racontant la vie de saint Louis rapporte qu'à Damas, un vieil homme, assis dans le bazar, demanda à Jean l'Ermin, qui était artilleur du roi, s'il était chrétien. Oui, fit le croisé. Et le vieil homme de constater que les chrétiens faisaient beaucoup de péchés* « *Alors, Jean l'Ermin lui dit qu'il se devait bien taire sur les péchés des chrétiens, à cause des péchés que les Sarrasins faisaient, qui sont beaucoup plus grands. Et le Sarrasin répondit qu'il avait répondu follement. Et Jean lui demanda pourquoi. Et il lui dit qu'il le lui dirait, mais qu'il lui ferait avant une demande. Et il lui demanda s'il avait un enfant. Et Jean lui dit :* « *Oui, un fils* ». *Et le Sarrasin lui demanda de quoi il se chagrinerait le plus, s'il recevait un soufflet de lui ou de son fils. Et Jean lui dit qu'il serait plus irrité contre son fils, s'il le frappait, que contre lui.* « Or je te fais, dit le Sarrasin, ma réponse en telle manière : c'est que vous autres chrétiens, vous êtes fils de Dieu, et de son nom de Christ vous êtes appelés chrétiens ; et il vous fait une telle grâce qu'il vous a baillé des docteurs par qui vous sachiez quand vous faites le bien et quand vous faites le mal. C'est pourquoi Dieu vous fait plus mauvais gré d'un petit péché quand vous le faites, que d'un grand à nous, qui ne connaissons rien, et qui sommes si aveugles que nous croyons êtres quittes de tous nos péchés, si nous pouvons nous laver dans l'eau avant que nous mourions, parce que Mahomet nous dit qu'à la mort nous serions sauvés par l'eau ». *On peut soupçonner que Jean l'Ermin a un petit peu développé la réflexion du vieux Sarrasin, mais c'est qu'il la trouvait très juste. Et Joinville la rapporte avec admiration. Aumônier des croisés, le P. Avril n'eût pas eu de peine à se faire entendre de ces rudes batailleurs qui ne lisaient pas l*'Express. » 155:60 Ce fameux « esprit des croisades » que des inquisiteurs sans mandat, et surtout des inquisiteurs ignorants, se plaisent à anathématiser avec une grande ardeur rhétorique, c'est l'esprit dont porte témoignage la chronique de Joinville. Péguy sut en parler honnêtement. Ce n'est pas un esprit *dépassé :* en tout cas, il n'est certainement pas dépassé *par notre temps* de terrorisme et de contre-terrorisme. Temps orgueilleux, mais dont l'esprit (et la morale) en ces matières, reste trop manifestement en *deçà* de celui des croisades... ============== ### Précisions variables sur l'intégrisme - UN ARTICLE DU P. ROUQUETTE*. --* *A propos du Cardinal Tardini, le P. Rouquette a été amené* (*dans les* Études *d'octobre* 1961, pp. 101-102) à préciser ce qu'il entend par « intégrisme »*.* *On notera que l'* « *intégrisme* » *n'a jamais été* DÉFINI, *sauf par le Rapport doctrinal de l'Épiscopat français* (*avril* 1957). *Mais après comme avant cette définition, beaucoup d'auteurs n'ont pas cessé d'employer* INTÉGRISME *dans les sens les plus divers et les plus subjectifs, le plus souvent sans* « *déclarer* » *de manière explicite et nette ce qu'ils entendent précisément par ce mot. Ce qui est cause de confusions et de malentendus, et donne même aux pêcheurs en eau trouble des occasions de diffamation et de délation calomnieuse.* *Voici donc selon le P. Rouquette, ce qu'est l'* « *intégrisme* » : « Une certaine presse française a prétendu qu'il (le Cardinal Tardini) était « intégriste ». C'est une erreur de perspective. Ce mot français évoque un des pires aspects des querelles modernistes ; il recouvre une réalité qui n'a pas son homologue exact, sinon en Italie, du moins à Rome. Le mot est, d'ailleurs, bien mal choisi ; nous sommes tous, non pas « intégristes », mais « intégralistes » -- à moins de sortir de l'Église ou de vivre dans une insupportable hypocrisie -- en ce sens que nous reconnaissons dans l'Église une maîtresse infaillible de vérité, et que nous acceptons l'*intégralité* de son message et de sa discipline. Mais par « intégrisme », en France, on entend le fanatisme dont font preuve certaines petites revues d'inspiration autant politique que religieuse, souvent plus ou moins héritières d'une Action française veuve des grands esprit qui l'animaient. Cet intégrisme est caractérisé par le refus systématique de tout développement politique, scripturaire, théologique, pastoral, par l'attachement à un passé mythique. Dans les cas les plus extrêmes on tend à une sorte de théocratie en préconisant en faveur de la foi et de la discipline catholiques une action des puissances séculières qui ne respecte pas la distinction nécessaire des fins et des moyens de l'Église et de l'État, une action qui, en tout cas, si elle était tentée par je ne sais quelle dictature éphémère, irait contre son but. 156:60 Les feuilles où s'expriment ces petits mouvements se couvrent d'un respect éperdu pour la personne du Pape et prétendent à une exclusive fidélité aux enseignements pontificaux. En fait, elles ne soulignent qu'un aspect des doctrines officielles et par là même en faussent l'équilibre. Elles passent pudiquement sous silence les aspects sociaux ou politiques qui leur déplaisent dans les directives romaines, en particulier ce qui a trait aux problèmes de la décolonisation. Par leurs excès même, par leur fanatisme, ces mouvements et ces revus ne trompent pas longtemps la sagesse et la prudence traditionnelles de Rome. On ne saurait donc appliquer l'étiquette injurieuse d'intégrisme à un homme comme Tardini. » - ET LE P. CONGAR. -- *Une autre manière de définir l'intégrisme, mais celle-ci se présentant comme* « *en profondeur *»*.* C'est celle du P. Yves J.-M. Congar dans Esprit *de décembre* 1961*, p. *697 *:* les intégristes sont ceux qui « *veulent que tout, dans l'Église, soit déterminé d'en haut* »*.* Ce « d'en haut »*,* ajoute l'auteur, n'est d'ailleurs pas toujours Jésus-Christ, mais souvent des « représentants humains qui n'ont pas les mêmes garanties d'amplitude universelle »* ;* ou encore il s'agit de traditions « remontant tantôt à quelques décades, tantôt à un passé lointain et périmé »*.* - ET ENCORE. -- *Dans le même numéro, p*. 701, *le Père P. A. Liégé, confrère du Père Congar, donne une autre définition. Il définit l'intégrisme par rapport à la* « *crise *». *La crise c'est, dit-il,* « *la remise en question radicale d'un statut d'existence qui avait accédé à une stabilité et à une certaine unité* »*. Or l'Église est en situation de crise ; et* « ...le refus de la crise et des questions qui la provoquent habite une grande masse des catholiques qui se situe du *côté* de l'intégrisme. » - ET LE P. CHENU. -- *Un troisième Dominicain, dans le même numéro, p. *680*, le Père M.-D. Chenu, appelle intégrisme le fait que* « *la foi n'est plus que l'insaisissable absolu d'une lumière intérieure, trouvant son assiette dans une pleine obéissance aux énoncés extérieurs d'un magistère* »* ; c'est alors une* « *décomposition de l'intelligence, dans un blocage de dogmatisme et de mystique* »*.* \*\*\* - QUE CONCLURE ? -- *Sans doute absolument rien. La doctrine sur l'intégrisme ne paraît pas bien fixée. On en est encore au stade de la* « *recherche* »*. A moins que la recherche ne soit même pas commencée. Il n'existe dans la bibliographie française aucune étude historique et critique de l'intégrisme : tout le monde en parle, mais personne ne l'a étudié d'une manière sérieuse, suivie, objective,* « *scientifique* »* : à part de simples articles de revues, et encore très peu nombreux. Quelques historiens, quelques théologiens, y font des allusions occasionnelles, de préférence tranchantes et définitives. A quoi se référent-ils ? A rien en général. Pas même au rapport doctrinal de l'Épiscopat français.* *Le mot* « *intégrisme* » *a fait en* 1957 *son entrée dans le vocabulaire officiel de l'Église de France.* On *l'avait vu auparavant dans une Lettre pastorale du Cardinal Suhard. Vers* 1960 *il a fait aussi son entrée dans le Petit Larousse. On ne l'a encore jamais aperçu dans les documents pontificaux. Sociologues, historiens et théologiens ont négligé d'étudier ce phénomène.* 157:60 *On emploie généralement ce mot d'une manière non-critique, comme une étiquette commode, péjorative et imprécise ; il permet à la plupart de ceux qui l'emploient de penser vaguement, c'est-à-dire de ne pas penser du tout. Le P. Rouquette est apparemment celui qui serre de plus près la vérité en notant qu'* « *intégrisme* » *est une* « ÉTIQUETTE INJURIEUSE ». ============== ### Notules diverses - PAS DE LAÏCS AU CONCILE*. -- La meilleure raison* (*non pas la plus théologique, mais la plus parlante*) *a été donnée par Robert de Montvallon dans* Esprit (*décembre* 1961, *p. *707). *S'il y avait des laïcs appelés à participer au Concile,* « *Ils seraient inévitablement choisis parmi ceux qui renchérissent sur le cléricalisme des clercs* »*. Car, précise-t-il plus loin* (*p.* 712)*,* « *on ne compte plus les laïcs, doués d'une vocation de chanoine, qui sont à l'Église ce que les courtisans sont à la monarchie : des domestiques décorés* »*.* \*\*\* - LE NÉO-LIBÉRALISME*. -- Qu'est-ce donc et qu'entend-on par là ? Un opuscule du Père Arthur Utz, o.p., professeur à l'Université de Fribourg, va au fond du problème. L'édition française de cet opuscule a été établie par le Père H.-Th. Conus sous le titre :* Les fondements philosophiques de la politique économique et sociale. (*Volume publié aux Éditions Valores, Fribourg, Suisse, et aux Éditions E. Nauwelearts, Louvain, Belgique.*) \*\*\* - L'ÉCONOMIE DE LA LOI DE NATURE*. --* *Dans la* Revue thomiste *d'octobre-décembre* 1961, *fin de l'importante étude publiée sous ce titre par Mgr Charles Journet*. *Toujours point la suite de* « *Hegel, la théologie et l'histoire* » *du Père M.-M. Cottier, dont le début avait paru dans la* Revue thomiste *de janvier-mars* 1961. \*\*\* - SUR LA NOTION DE CLASSE OUVRIÈRE. -- *Dans* Nova et Vetera *d'octobre-décembre* 1961, *une réponse du P. Fessard au P. Cottier, et la réponse de ce dernier. Le tout tient en deux pages seulement* (310-311) *; mais ces deux pages sont très instructives pour qui les lit attentivement.* \*\*\* - UN NOUVEAU LIVRE DE MARITAIN*. --* *Chez Fayard, Collection Le Signe *: La responsabilité de l'artiste. *Cet ouvrage doit son origine à six conférences prononcées à l'Université de Princeton en* 1951. *Il a paru aux États-Unis en* 1960. *La* « *version française* »*, sortie en novembre* 1961, *est de Georges et Christiane Brazzola. Ce n'est pas la première fois que nous avons ainsi du Maritain* « *traduit de l'anglais* ». Pour une philosophie de l'histoire *et les* Réflexions sur l'Amérique *étaient déjà des traductions*. 158:60 *Si l'on comprend très bien que Maritain parle et écrive en anglais lorsqu'il s'adresse au public de langue anglaise, on ne comprend pas du tout, en revanche, pourquoi il renonce à écrire lui-même la* « *version française* » *de ses ouvrages quand il décide de les éditer en France. Maritain était un bon écrivain de langue française, récemment honoré du Grand Prix de littérature de l'Académie française. Alors pourquoi ? Par mépris, par ressentiment contre le pays qui l'avait moralement condamné à l'exil *? *Mais en renonçant à la langue française, c'est surtout lui-même que Maritain punit.* \*\*\* - BLONDEL ET MARITAIN*. --* *Dans* l'Ami du Clergé *du* 30 *novembre* 1961, *présenté par l'abbé Paul Grenet, un ingénieux article du P. André Hagen s.j., qui prend place parmi les plus récentes réflexions -- et plus constructives -- provoquées par l'œuvre de Maurice Blondel.* *Au passage une remarque de détail : le P. Hagen assure que* « *l'appellation de philosophie chrétienne se trouve dans le titre de l'Encyclique* (Æterni Patris), *mais ne reparaît pas dans le texte* ». *Cela est inexact. L'expression* N'EST PAS *dans le titre de l'Encyclique, qui est :* « de philosophia scolastica ». *C'est la traduction française qui dit* « *philosophie chrétienne* », *mais cette formule ne figure en réalité ni dans le texte latin ni dans le titre latin. Abstention qui paraît au demeurant ne manifester aucune intention particulière, car Léon XIII et ses successeurs ont fréquemment parlé, dans d'autres Encycliques, de la* « *philosophia christiana* ». \*\*\* - LA JUSTICE DU CENTENAIRE*. -- Il y avait eu déjà, dans* L'Ami du clergé, *l'article de l'abbé Paul Grenet mentionné dans les* « *Notes critiques* » *de notre précédent numéro. L'heure du centenaire est pour Maurice Blondel l'heure de l'équité. A travers des discussions qui ne sont pas closes, une appréciation critique plus juste, moins polémique, plus véritablement* « *thomiste* »*, est enfin venue. Dans* La France catholique *du* 22 *décembre, Fabrègues remarque que Blondel a mal compris la renaissance thomiste et ne lui a pas rendu justice, mais c'est qu'il* « *n'a rencontré le vrai thomisme qu'à la fin de sa vie* »*. Auparavant il s'était heurté trop souvent à des controversistes simplistes. Fabrègues conclut :* « *Blondel apportait une lumière qui devrait servir encore dans nos débats d'aujourd'hui, et grandement* »*.* \*\*\* *Le lecteur pourra se reporter, dans le même sens, aux* « *Notes critiques* » *de notre* n° 17 (*pages* 49 *à* 59)*, à propos de la correspondance Blondel-Valensin.* \*\*\* - VIOLENCES ANONYMES*.* *Commentant l'attentat par explosif perpétré contre* La Chronique sociale*, Joseph Folliet écrit dans* La Croix du 1^er^ *janvier *: « Non seulement (l'équipe de *La Chronique sociale*) n'a jamais anathématisé personne, ni les musulmans, ni les nationalistes algériens, ni les Pieds-noirs, ni l'armée, ni la police, ni les « non-violents », mais elle a cherché à les comprendre tous et à les faire comprendre. Non seulement elle n'a rompu avec personne, mais elle s'est attachée à garder avec tous des liens fraternels en prévision des reconstructions à venir. 159:60 Non seulement elle n'a jamais imposé « sa » solution au conflit algérien, mais elle n'a même pas essayé de proposer des solutions proprement politiques, estimant qu'elle n'avait point les informations et les compétences nécessaires. Elle a simplement indiqué les règles morales et les conditions spirituelles indispensables à toute vraie solution et rappelé l'indispensable proportion des moyens employés aux fins poursuivies, repoussant tous les terrorismes d'où qu'ils vinssent, toutes les atteintes à la dignité de la personne humaine, quels qu'en fussent les auteurs ou les victimes. C'est pour cela que des inconnus l'ont jugée digne d'une action à la fois punitive et préventive. » *Qu'il s'agisse de violences physiques ou de violences morales, il est remarquable qu'elles soient de plus en plus perpétrées par des inconnus et des irresponsables. On ne sait pas qui a provoqué des dégâts matériels, heureusement réparables, aux locaux de* La Chronique sociale. *On ne sait pas qui est à l'origine des atteintes, difficilement réparables, qui au même moment ont été portées à* *la réputation des dirigeants de* La Cité catholique, *autre équipe qui, également, s'occupe d'enseigner les règles morales et les conditions spirituelles de la vie en société sans davantage proposer de solutions proprement politiques.* *Joseph Folliet ajoute avec raison :* « Notre temps conjoint, en les poussant à leurs extrêmes, le manque de convictions profondes et l'intolérance. Le manque de convictions profondes, car beaucoup de nos contemporains n'ont plus d'armature intellectuelle, -- ni sur le plan politique ni sur le plan moral et spirituel. Ils ne connaissent plus qu'une morale de situation, oscillant au gré de leurs instincts collectifs ou de leurs passions momentanées, successives et contradictoires, voire de leurs ressentiments et de leurs rancunes. Ce défaut de convictions n'empêche pas une intolérance massive, pire peut-être que toutes celles dont l'humanité a pâti jusqu'à présent... » *Ces remarques de Joseph Folliet s'appliquent d'abord, et directement, à la plupart des gouvernants politiques du monde actuel. Qu'on les relise dans cette perspective, on sera frappé de leur saisissante vérité. Ce sont ces gouvernants, par leurs exemples, par leur comportement, par leur manière d'être, qui sont les premiers responsables des progrès de la sauvagerie universelle.* \*\*\* - PAROLES DU CINQUANTENAIRE*. --* *Voici quelques extraits d'un texte paru dans* L'Almanach du Pèlerin, *année* 1934*, au sujet du cinquantenaire du journal* La Croix *:* « ...L'apparition de ce journal qui, pour la première fois osa reproduire sur la première page la figure du Dieu crucifié, causa tout d'abord, dans certains milieux, un véritable scandale. « Le Christ tuera *La Croix* »*,* disaient les timorés. Le P. Bailly n'en eut cure et continua. Mais les clameurs redoublèrent ; on ne voulait à aucun prix de ce Crucifix, sous prétexte que c'était exposer aux insultes et aux railleries le signe adorable de la Rédemption. Le cardinal Guibert, archevêque de Paris, avait été saisi de ces plaintes ; il s'en effraya mais, n'osant pas agir directement en usant de son autorité épiscopale, il écrivit à Rome, au cardinal Pitra dont il connaissait les rapports étroits avec les Augustins de l'Assomption, le priant d'user de son influence pour leur faire abandonner ce trophée en tête du journal. 160:60 Le cardinal Pitra n'était pas de l'avis du cardinal Guibert ; néanmoins, par déférence pour le vénérable archevêque, il fit communiquer la lettre à *La Croix,* la laissant libre de sa décision. *La Croix* supprima alors son Crucifix. On était le 2 février 1884. Au bout de deux mois, le P. Vincent de Paul (Bailly) écrivit au cardinal Pitra pour lui indiquer les résultats obtenus. Avec le Crucifix le tirage était de 30.000 ; depuis, il était progressivement descendu à 14.000, et on ne savait où s'arrêterait le fléchissement. Sans consulter cette fois le Cardinal de Paris, le cardinal Pitra fit simplement répondre ce qui était le désir de son cœur : « Reprenez le Crucifix ». Ce fut aussi l'avis du cardinal Guibert, et le grand, Crucifix reparut le 5 avril 1884, dimanche des Rameaux. Les abonnements se multiplièrent aussitôt. L'effroyable dégringolade s'arrêta net. Les 30.000 abonnements revinrent et montèrent sans cesse ; ils sont arrivés jusqu'à 200.000 et marchent depuis quelques années vers les 300.000. C'était la réponse du ciel. L'expérience était décisive. Non, le Crucifix ne nuisait pas à *La Croix.* Il était au contraire manifeste que Dieu voulait que cet étendard présidât à la bataille du journalisme quotidien... » *Ainsi pensait-on en* 1934 : *il y a un peu plus d'un quart de siècle. Cette* « *mentalité* » *d'alors a presque complètement disparu, du moins dans la presse catholique, en l'espace d'une génération. Pourtant, le récit que l'on vient de lire rappelle que dès* 1883 *l'autre* « *mentalité* » *existait aussi, et en somme aussi puissante, ou même davantage : celle qui aujourd'hui croit être née de la dernière pluie. Souvent, croyant avancer, on ne tait que tourner en rond autour des mêmes problèmes *; *quand ce n'est pas autour des mêmes faux problèmes.* 161:60 ## Note de gérance #### Abonner le prochain. résultats actuels. VOICI LES CHIFFRES. Nous avons reçu 1.141 abonnements nouveaux entrant dans la catégorie « abonner le prochain ». Sur ces 1.141, il y a 682 abonnements à 10 NF : abonnements de propagande à prix réduit et à durée réduite, qui étaient à souscrire obligatoirement avant le 31 décembre 1961. L'institution de cet abonnement de propagande répondait donc aux désirs de nos lecteurs, puisqu'en moins de deux mois, 682 abonnements à 10 NF furent souscrits, dépassant nettement les 459 abonnements d'un an enregistrés depuis mars 1961. Nous remercions cordialement tous ceux de nos lecteurs qui ont accompli cet effort d'abonnement. Ils ont efficacement travaillé à la diffusion de la revue. Nous leur avions souvent dit : « Seul l'abonnement nous aide vraiment. » Financièrement, cela est vrai de l'abonnement à part entière. En revanche l'abonnement de propagande à prix réduit est pour la revue, en même temps qu'un moyen de diffusion, une lourde charge, en raison précisément de son prix réduit. Nous envisagerons d'instituer dans quelques mois une nouvelle campagne d'abonnements de propagande à prix réduit, puisque cette formule rencontre un succès certain. Pour le moment nous ne le pouvons pas. \*\*\* 162:60 Selon le nombre d'abonnements de soutien à 100 NF, nous pourrons ou nous ne pourrons pas recommencer prochainement une campagne d'abonnements de propagande à prix réduit. En juin 1959, nous avions 524 abonnements de soutien. Leur nombre étant tombé au-dessous de 200, nous avions, en décembre 1960, lancé un appel qui fut suivi d'un certain effet, encore qu'insuffisant. Leur nombre s'était régulièrement accru de décembre 1960 à juin 1961 remontant jusqu'à 320. Depuis juin, il monte et il descend, il flotte entre 291 et 306. Si donc la situation s'est nettement améliorée à cet égard depuis décembre 1960, nous restons encore loin du chiffre de 500 qui avait été atteint et dépassé en 1959. \*\*\* Seul l'abonnement nous aide vraiment : cela veut dire l'abonnement à plein tarif (30 NF, étranger 35) ou, mieux encore, l'abonnement de soutien à 100 NF. Pour éventuellement pouvoir recommencer une autre campagne d'abonnements de propagande à prix réduit, et déjà pour ne pas succomber sous le poids des charges représentées par les 682 abonnements à prix réduit actuellement en service, il faut que le dynamisme de nos amis ne s'endorme point. Le 1^er^ mars 1962, nous ferons le compte définitif d'une année de campagne « abonner le prochain ». Les résultats actuels sont encourageants, à condition que l'effort entrepris se continue et se développe. Il nous faut d'autres abonnements de soutien à 100 NF. Et il faut encore « abonner le prochain » : le chiffre de 1141 (dont 682, c'est-à-dire plus de la moitié, à prix réduit) devrait être très largement dépassé d'ici le 1^er^ mars prochain. ============== fin du numéro 60. [^1]:  -- (1). Édité (avec l'*imprimatur*) par l'Office National de Publications Catholiques (O.N.P.C.), 58, Galerie Vivienne, Paris-2^e^. [^2]:  -- (1). Sur ces sept publications, on trouvera des renseignements dans notre numéro 45, page 25. [^3]:  -- (1). Voir dans le présent numéro l'avant-propos (en français) de l'article : *De licentia edendi.* [^4]:  -- (2). Sur l'O.N.U. et sur la *société des États.* voir : -- l'éditorial de notre numéro 47 ; -- la troisième partie de l'éditorial de notre numéro 56 : « L'unité du genre humain » ; -- le second éditorial de notre numéro 57 : « La société des États ». [^5]:  -- (3). *Itinéraires,* numéro spécial : « Sous-développement et ordre temporel chrétien » (n° 43 de mai 1960), article de Michel Tissot : *L'Inde, pays sous-développé.* [^6]:  -- (1). *Itinéraires,* n° 56, p. 3. [^7]: **\*** -- Voir It. 79, pp. 100 sv. [^8]:  -- (1). Id est *quid sit opportunum*. [^9]:  -- (1). p. 35. -- La pagination à laquelle nous renvoyons est celle de la publication des « Éditions Bonne Presse ». [^10]:  -- (2). p. 37. [^11]:  -- (3). p. 37. [^12]:  -- (4). p. 27. [^13]:  -- (5). Je cite d'après la traduction faite ou revue par Bracke-Desrousseaux dans une brochure : « Programme socialiste », aux *Éditions de la Liberté,* 6, Boulevard Poissonnière, Paris, 1947. [^14]:  -- (6). *Op. cit.,* pp. 19-25. [^15]:  -- (7). La théorie classique -- celle de Ricardo comme celle de Marx -- considère que le partage du revenu global se fait, selon le rapport des forces, entre le profit et le salaire, mais aujourd'hui, la part nationale du salaire est très inégalement répartie entre les salariés, selon le rapport des forces qui existe entre les différentes catégories de salariés -- comme aussi bien l'ensemble du revenu national peut être très inégalement réparti entre la totalité des salariés et d'autres classes sociales, telles, par exemple, que les paysans. [^16]:  -- (8). Nous ne donnons ici que les raisons foncières pour lesquelles il faut ouvrir la propriété capitaliste aux salariés. Nous avons dit longuement ailleurs pourquoi le fait général de la tendance à l'accumulation capitaliste dans la même classe et le fait particulier de la nécessité d'investissements massifs à notre époque créaient une obligation de justice à l'égard des salariés en ce qui concerne leur participation à la propriété capitaliste. Nous n'y revenons donc pas. Notons que le passage de l'encyclique où il est question de l'autofinancement semble s'inspirer de cette idée. [^17]:  -- (9). p. 27. [^18]:  -- (10). *Cf. Six études sur la propriété collective,* notamment ch. IV et VI. [^19]:  -- (11). C'est parce qu'il faut partir de là que nous avons si longuement insisté, dans cet article, sur l'erreur qui consiste à chercher un mode d'intéressement au capital dans l'idée directrice d'une plus juste répartition des fruits de l'entreprise. Nous opposons un *principe* qui est vraiment un *point de départ,* à un point de départ... dont le principe est vague et contestable. Ce fondement premier du droit à la propriété capitaliste pour les salariés -- la participation au bien commun -- n'altère ni ne diminue, mais au contraire confirme et rend plus évidente l'idée sur laquelle nous nous sommes étendu dans de nombreuses études : à savoir, que le travail, en créant perpétuellement un capital neuf qui remplace l'ancien ou s'y ajoute, acquière un droit progressif de propriété sur ce capital. C'est la consécration de ce droit que doivent assurer les réformes de structure que nous demandons. [^20]:  -- (1). Marcel De Corte. [^21]:  -- (2). PIE XII. [^22]:  -- (3). La guerre d'Italie venait de consacrer les *canons rayés* qui avaient paru, pour la première fois, sur les champs de bataille de Magenta et Solférino. Dans la seconde de ces journées, le « canon rayé » joua un rôle décisif, et les troupes françaises lui durent la victoire. Il avait donné des portées exactes de plus de 3.000 mètres, désorganisé les réserves de l'ennemi avant même que les lignes avancées fussent atteintes. A partir de cette époque, toutes les nations militaires adoptèrent l'artillerie rayée dont parle Veuillot. [^23]:  -- (1). André Charlier : « *De populo barbaro* » in Questions, 1956. [^24]:  -- (2). Lettre à Dino Frescobaldi, auteur de *la Contrarevoluzione*, Florence, 1950. [^25]:  -- (1). Étude de Claude Harmel reproduite dans les « Documents » du numéro 56 *d'Itinéraires.* [^26]:  -- (1). *Paris-Match,* n° 626 du 8 avril 1961. [^27]:  -- (1). L'expression *limitation des naissances* recouvre souvent deux acceptions différentes : d'une part, un moyen d'action au niveau de l'économie politique, et c'est en ce sens que nous en parlons ici ; d'autre part, la planification familiale, qui n'est pas de notre propos. [^28]:  -- (1). Voici quelques-unes de nos précédentes études (outre la troisième partie de *Sur nos routes d'exil,* (Nouvelles Éditions Latines), et la troisième partie de *École Chrétienne Renouvelée* (Téqui édit.) « Le Cœur Immaculé de Marie et la Paix du Monde » (*Itin.* déc. 59) ; « Propositions sur la lutte de Satan contre l'Église » (*Itin.* mars 60) ; « Apport et limite de l'Apocalypse dans l'histoire du salut » (*Itin.* juin 60) ; « Sur quatre notes » (*Itin.* juil.-août 60) ; les articles sur l'enseignement pontifical (*Itin.* de avril et mai 1960) ; « Note doctrinale sur le mystère du Christ-Roi » (novembre 1961). [^29]:  -- (1). Par la blessure du ciseau chaque pierre est travaillée ; chacune est mise au lieu qu'il faut par le divin ouvrier (Hymne de la Dédicace des églises, rite dominicain). [^30]:  -- (1). PIE XII radiomessage de Noël 1956. Cité par Marcel Clément dans son article sur Mounier (*Itinéraires* juin 1959). [^31]:  -- (1). Texte de ce décret du St Office en date du 4 avril 1959 dans *Itinéraires,* n° 35, pages 9 et 10. [^32]:  -- (2). Étude systématique de la question dans Journet : *Juridiction de l'Église sur la Cité* (Desclée de B. 1931), surtout p. 124, 185, 210. [^33]:  -- (1). Étude détaillée dans la *Sainte Jeanne d'Arc* du Père Clérissac, o.p. rééditée et préfacée par Le P. Doncœur, s.j. (Lyon 1941, éditions de l'Abeille, fusionnée après 1944 avec les éditions du Cerf, Paris) et dans le livre de Pierre Virion : *Le Christ qui est roi de France* (N.E.L. Paris). [^34]:  -- (2). Un ordre temporel même conforme à l'Évangile est toujours très imparfait, souillé par l'injustice, obscurci par le pharisaïsme. Ce que le chrétien remarque surtout ce n'est pas qu'un tel ordre soit imparfait ; -- il le sait de reste, il ne se berce pas des illusions mortelles du messianisme terrestre ; -- ce que remarque surtout le chrétien c'est l'incompatibilité radicale entre la profession de vie chrétienne et le consentement à l'injustice de l'ordre temporel. Certes le chrétien pratique la tolérance ; mais contrairement à ce qui arrive chez la plupart des personnes dites tolérantes, cette tolérance est héroïque ; c'est-à-dire qu'elle sait attendre et supporter mais en demeurant en communauté de destin avec les victimes les plus misérables du malheur et de l'injustice. Une tolérance de cette nature provoque les réformes loin de les empêcher ; elle invite sans repos à un réajustement vivant des institutions d'après les exigences de la justice et les situations historiques neuves. Plus encore que l'instinct prophétique du peuple juif, dont Péguy remarquait la perpétuelle insatisfaction temporelle, inquiétude dévorante, le sens prophétique des disciples de Jésus-Christ ne leur permet pas de se résigner à l'iniquité, de se satisfaire d'un ordre hypocrite. Pourtant cette insatisfaction n'est pas révolutionnaire et destructrice. Celui qui en est atteint (et tout chrétien devrait l'être) ne demande pas à l'Ordre politique les béatitudes et la pureté que seule nous apporte la communion théologale. Demander ces biens suprêmes à l'ordre politique c'est le désorbiter, le fausser, le précipiter à sa ruine. Le chrétien demande seulement à l'ordre politique (mais une telle exigence ne laisse pas en repos) que tout en restant politique il manifeste sa liaison vitale avec l'Évangile du Seigneur. Voilà ce qui fait comprendre la mission de Jeanne d'Arc. Telle est la situation assurément peu confortable d'une cité digne du Christ-Roi. Telle est la signification certainement non idyllique du « règne social » de Jésus-Christ. Sur l'héroïsme chrétien et la tolérance héroïque nous nous sommes expliqués dans *Sur nos routes d'exil*). [^35]:  -- (1). C'est le titre de l'excellent recueil de textes pontificaux de l'abbé Marmy, édit. Saint Paul (Fribourg-Paris.) [^36]:  -- (1). La seule traduction établie sur le texte latin original est celle de Madiran, aux Nouvelles Éditions Latines, Paris. [^37]:  -- (2). Sur cette question de la connexion avec le donné révélé, on peut lire les remarques du Père Holstein s.j. dans sa lettre à Madiran (*Itinéraires,* mars 1961). [^38]:  -- (1). J'ai parlé plusieurs fois des *classiques chrétiens contemporains :* Hello, Léon Bloy, Péguy, Henri Ghéon, Bernanos, Gustave Thibon, Jacques Maritain et d'autres. Je ne les prends pas pour des Pères de l'Église et je ne crois pas avoir d'illusion sur les limites qu'ils peuvent avoir. Je tiens leur fréquentation pour extrêmement utile si l'on veut avoir une véritable intelligence des caractères particuliers dans notre conjoncture historique d'un ordre temporel chrétien. [^39]:  -- (2). Nous nous permettons de renvoyer à notre traité de l'imagination, *École Chrétienne Renouvelée* (Téqui édit.) pp. 123 à 130. [^40]:  -- (1). Nous ne saurions trop recommander les réflexions d'une grande puissance du P. Bruckberger, o.p. sur le communisme et l'Église : *Les Cosaques et le Saint-Esprit* (édit. de la Jeune Parque, Paris, 1951). Ce livre fut peut-être le seul à cette époque, en France, qui fit écho à la décision du Saint Office du 1^er^ juillet 1949, renouvelant les anathèmes contre le communisme. [^41]:  -- (1). Traduction Norbert Lejeune -- in *Études,* avril 1955, pp. 33-44, article *Point de vue arabe sur l'Afrique du Nord.* [^42]:  -- (1). Abbé Jean François Six : *Itinéraire spirituel de Charles de Foucauld.* Le Seuil, Paris, 1958. [^43]:  -- (2). L'auteur de l'article ayant le privilège de disposer des lettres écrites à son propre père par Charles de Foucauld entre 1911 et 1916, s'y réfère dans les pages suivantes, sans pour autant ignorer l'abondante production de Charles de Foucauld sur ces questions. M. l'abbé Six estime pourtant que les lettres à M. Joseph Hours sont parmi les plus importantes. [^44]:  -- (1). Comment, ne pas signaler ici l'action du R.P. Gorrec qui consacra sa vie à l'étude de Charles de Foucauld et de son activité. [^45]:  -- (1). Les mots *worker* et *laborer* ne traduisent pas exactement le sens français du mot ouvrier. Par exemple, *social worker* désigne des occupations du genre de celles de nos assistantes sociales. *Laborer* désigne plus spécialement celui qui accomplit un travail physique. Mais il ne qualifiera pas tout à fait un homme de métier, un *craftman.* [^46]:  -- (1). Plon, Éditeur, Paris. [^47]:  -- (2). Éditions du Cèdre, Paris. [^48]:  -- (3). Éditions Aubier, Paris. [^49]:  -- (1). *École Chrétienne Renouvelée* (chez Téqui, à Paris), p. 30. [^50]:  -- (2). Il est à souhaiter également qu'on lise et fasse lire un autre critique chrétien qui vient hélas de mourir récemment, encore assez jeune : Roger Pons. *Son* recueil *d'Iseult* à *Violaine* (Anneau d'Or, éditions du Feu Nouveau, Paris), est remarquable par l'harmonie du ton, la délicatesse de l'analyse, un sens de l'amour et du mariage digne de l'Épître aux Éphésiens. [^51]:  -- (1). Aux Éditions Lethielleux, 10, rue Cassette, Paris VI^e^. [^52]:  -- (2). Aux Éditions du Cèdre, 13, rue Mazarine, Paris. [^53]:  -- (3). « *Per gratiam efficimur ipsi Deo conjuncti.* » I. dist. XIV, 9,3, Scriptum super libros sententiarum. [^54]:  -- (1). « Les visions intellectuelles sont celles où l'esprit perçoit une vérité spirituelle sans formes sensibles », écrit Tanquerey (*Précis de théologie ascétique et mystique*, n° 1493, p. 935). Il en donne pour exemple, la vision de la Sainte Trinité par Sainte Thérèse à qui les Trois Personnes se découvrirent : « Ce que nous croyons par la foi, l'âme, on peut le dire, le perçoit ici par la vue, en a-t-elle témoigné dans *le Château de l'âme,* (6^e^ Dem., ch. I, pp. 279-281). Et cependant, l'on ne voit rien, ni des yeux du corps, ni des yeux de l'âme, parce que ce n'est pas ici une vision imaginaire. Alors les Personnes divines se communiquent toutes trois à l'âme, elles lui parlent et lui découvrent le sens de ce passage de l'Évangile où Notre-Seigneur annonce qu'Il viendra, avec le Père et l'Esprit Saint, habiter dans l'âme qui l'aime et garde ses commandements, ô Dieu ! Quelle différence entre écouter ces paroles, les croire même, ou comprendre, par la voie que je viens de dire, à quel point elles sont vraies. »